Zévaco_Michel

 

 

 

Michel Zévaco

 

 

 

LA FAUSTA

 

 

 

Les Pardaillan – Livre III

 

 

 

(1908)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PROLOGUE.. 5

I  VIOLETTE.. 14

II  LA PLACE DE GRÈVE.. 26

III  PARDAILLAN.. 49

IV  LE BOURREAU.. 65

V  LA MAISON DE LA CITÉ.. 77

VI  LA BONNE HÔTESSE.. 97

VII  L’ORGIE.. 117

VIII  DOUBLE CHASSE.. 134

IX  L’ABSOLUTION.. 141

X  LE PÈRE.. 151

XI  LE PACTE.. 164

XII  LA FAUSTA.. 172

XIII  LA REINE MÈRE.. 198

XIV  SIXTE QUINT.. 217

XV  SAÏZUMA.. 223

XVI  LA VISION DE JACQUES CLÉMENT.. 255

XVII  LA VISION DE JACQUES CLÉMENT (suite). 270

XVIII  LE MOULIN DE LA BUTTE SAINT-ROCH.. 283

XIX  LE MEUNIER.. 297

XX  L’ATTAQUE DU MOULIN.. 322

XXI  L’ABBAYE DE MONTMARTRE.. 337

XXII  LE CŒUR DE FAUSTA.. 344

XXIII  LE SPECTRE.. 351

XXIV  LA SŒUR PHILOMÈNE.. 368

XXV  L’ÉTÉ DE LA SAINT-MARTIN.. 377

XXVI  L’ENCLOS DU COUVENT.. 388

XXVII  LES AMANTS. 396

XXVIII  CONSEIL DE GUERRE.. 410

XXIX  LA VIERGE GUERRIÈRE.. 422

XXX  VIOLETTA.. 427

XXXI  LES FOURCAUDES. 434

XXXII  LE SECRET DE BELGODÈRE.. 446

XXXIII  LA CHEVALIÈRE.. 463

XXXIV  LES DEUX PÈRES. 486

XXXV  L’ÉPOPÉE.. 501

XXXVI  BELGODÈRE.. 537

XXXVII  CLAUDE.. 548

XXXVIII  LE TRIBUNAL SECRET.. 568

XXXIX  LE MARIAGE DE VIOLETTA.. 582

XL  LE MARIAGE DE VIOLETTA (suite). 597

XLI  LE MARIAGE DE VIOLETTA (fin). 616

XLII  COMMENT L’HERCULE CROASSE ET LE CHIEN PIPEAU LIÈRENT CONNAISSANCE   628

XLIII  HÉROÏSME DE PARDAILLAN.. 634

XLIV  CONSEIL DE FAMILLE.. 645

XLV  LE TIGRE AMOUREUX.. 665

XLVI  LA REVANCHE DE BUSSI-LECLERC.. 685

XLVII  MONOLOGUE DE PARDAILLAN.. 705

XLVIII  LA BASTILLE.. 708

XLIX  OÙ PARDAILLAN VISITE LA BASTILLE.. 726

L  L’AUBERGE DU PRESSOIR DE FER.. 757

LI  OÙ PARDAILLAN DÉCOUVRE QUE L’HÔTESSE EST PLUS BELLE QU’ELLE N’EN A L’AIR   775

LII  PIPEAU, CROASSE, PICOUIC ET CIE.. 785

LIII  LE PALAIS FAUSTA.. 803

À propos de cette édition électronique. 875

 

PROLOGUE


Décor : une nuit de printemps parfumée, mystérieuse et pure. Le parvis Notre-Dame. La cathédrale accroupie dans l’ombre comme un sphinx titanesque, et à l’autre bout, un seigneurial hôtel à façade sévère.

 

Au balcon gothique, sous la caresse des clartés astrales, une blanche apparition de charme et de grâce, pareille à une vierge vaporeuse détachée du vitrail.

 

Palpitante et radieuse, elle suit des yeux dans l’obscurité bleuâtre un élégant et fier gentilhomme qui s’éloigne.

 

Cette jeune fille, c’est Léonore, l’unique enfant du baron de Montaigues : l’ange de pitié finale qui, depuis la tragique journée de la Saint-Barthélemy où le vieux huguenot fut supplicié — aveuglé des deux yeux ! — lui prodigue d’inépuisables consolations.

 

Et ce seigneur à qui elle jette l’adieu passionné de ces baisers, c’est le fastueux et noble duc Jean de Kervilliers :

 

Son amant !

 

Lentement, à regret, lorsqu’il a disparu, elle rentre, ferme le balcon, et, dans cette chambre où ses rendez-vous nocturnes s’écoulent aussi rapides que les irréelles minutes d’un songe éblouissant, elle évoque le dernier épisode de son amour : il y a une heure, ici même, suspendue au cou de Jean, elle a murmuré le plus émouvant et le plus redoutable des aveux… Elle va être mère !

 

Comme elle a tremblé alors ! car le baron de Montaigues, l’aveugle, qui, à ce moment, dormait si paisible et confiant, ce père qu’elle adore, quelle serait son agonie de honte ! Que ferait-il s’il apprenait…

 

Léonore a entrevu des catastrophes…

 

À son premier mot, Kervilliers est devenu livide… de bonheur sans doute ; car il l’a enlacée d’une plus ardente étreinte et a balbutié de formelles assurances ; le vieillard ne saura pas. La faute réparée à temps sera ignorée de tous. Demain, lui, Jean, parlera ! Demain, elle sera sa fiancée ! Dans peu de jours, sa femme !

 

Voilà ce qui vient de se passer. Et maintenant qu’elle est seule dans ce réduit d’amour tout plein des souvenirs de l’amant, Léonore resplendit de félicité.

 

Elle est sûre de Jean comme on l’est du soleil qui rayonne. Son sein se gonfle, son front s’alourdit d’extase. Et ne sachant à qui confier le trop-plein de ce bonheur qui déborde, elle le redit au cher petit qui dans quelques mois viendra au monde. Et elle sourit à l’avenir, à demain, à cet ineffable demain, qui…

 

Tout à coup, un fracas retentit ! Une vitre du balcon a sauté, une pierre enveloppée d’un papier roule sur le tapis !

 

Léonore demeure d’abord immobile de stupeur et d’effroi… Puis, elle se rassure.

 

Ce papier, alors, la fascine et l’attire. Un billet ! Oh ! Elle ne le lira pas ! Elle le rejettera aux ténèbres d’où il vient ! Elle se baisse, le saisit, hésite et…

 

Elle le déplie : C’en est fait, d’un trait elle l’a parcouru ! Alors, elle pâlit.

 

Le papier tombe de ses mains glacées, son regard se voile, son cœur se serre, une plainte d’infinie détresse expire sur ses lèvres. Qu’a-t-elle lu ?… Voici :

 

« Monseigneur l’évêque prince Farnèse, qui demain célébrera la Pâque dans Notre-Dame, est le seul qui puisse vous dire pourquoi Jean, duc de Kervilliers, ne vous épousera jamais… jamais ! »

 

Qui a jeté la pierre ? Un jaloux d’amour ? Un ennemi de race ? Simplement un envieux ? Qu’importe ! Le délateur est ici un comparse, un de ces êtres obscurs qui rampent et font un geste que nul ne voit. Seulement, le geste sème la mort…

 

Et pendant que cet être, quel qu’il soit, écoute et regarde, pendant que la fille de Montaigues se débat, aux prises avec le désespoir, le duc de Kervilliers, rentré chez lui, tombe à genoux devant un portrait de Léonore et sanglote :

 

— Qu’a-t-elle dit ? qu’elle va être mère ? J’ai bien entendu ?… Perdue ! oh ! perdue !… Et moi !… Ah ! misérable ! pourquoi n’ai-je pas fui quand cette passion m’a mordu au cœur ? Pourquoi ne suis-je pas mort, plutôt !… Dire qu’elle m’attend demain pour parler à son père !… Que faire ? Que devenir ?… Fuir ! Fuir honteusement, lâchement… Fuir dès demain !…

 

* * * * *

 

Au coup de la grand-messe de ce dimanche de Pâques 1573 Léonore entre dans cette cathédrale dont, fille de huguenots, elle n’a jamais franchi le seuil.

 

Ce sont des heures d’inoubliable torture qu’elle vient de vivre. Mille suppositions affolantes ont traversé son esprit éperdu. Jean est-il marié à une autre ?

 

L’évêque va lui répondre !

 

Dans l’église, elle s’arrête défaillante, consciente à peine de ce qu’elle fait. Sa raison flotte, son regard vacille… et soudain se fixe sur le maître-autel, là-bas, par-delà l’immense nef, tout au fond où, dans la splendeur des cierges, environné d’étincelantes chasubles, couvert d’or, le prince Farnèse, légat du pape, entonne le Kyrie.

 

Léonore se met en marche. Par de lents efforts, elle se fraye un passage. Mais quand enfin elle atteint le chœur, elle est sans forces. Elle n’est plus soutenue que par l’idée fixe : attendre que la cérémonie finisse, interroger cet évêque, lui arracher son secret, savoir s’il est vrai que son Jean l’ait ainsi bafouée !

 

Dix pas, au plus, la séparent du prince-évêque. Tourné vers le tabernacle, il officie en des poses empreintes d’une solennelle dignité hiératique. Ah ! celui-là doit planer bien haut au-dessus des lâchetés humaines ! Celui-là ne mentira pas !

 

Et maintenant Léonore a peur.

 

Elle frissonne. L’approche de l’horrible réalité l’épouvante, elle se raccroche désespérément à son rêve d’amour, elle veut garder une illusion quelques minutes encore, un reste d’espérance ; elle veut reculer, s’en aller, sortir… soudain la sonnette résonne pour l’élévation !

 

Tout se tait, tout se prosterne… Léonore est debout, haletante, si pâle qu’il semble que la mort l’ait touchée de son aile…

 

Monseigneur Farnèse a saisi l’ostensoir, et flamboyant de sa majesté, il se retourne…

 

Une terrible secousse ébranle Léonore des pieds à la tête. Terreur et délire !… Cet évêque ! L’étrange jeunesse de ce visage de prélat !… Cette flamme des yeux !… Cette éclatante beauté !… Elle les connaît !… Elle les reconnaît !… Oh ! mais c’est…

 

Cet évêque !… Non ! L’hallucination est par trop insensée ! Il faut qu’elle s’assure, qu’elle voie de près ! Hagarde, rapide, elle franchit la grille, s’élance… et alors !…

 

Un suprême élan la pousse. Pantelante, elle monte les degrés de l’autel ! Ses deux mains convulsives s’abattent sur les épaules de l’évêque foudroyé, anéanti, et un lamentable cri déchire le silence :

 

— Puissances du ciel ! Jean ! mon amant ! C’est toi ! C’est toi !…

 

Un geste de malédiction suprême !

 

Et Léonore inanimée tombe en travers des marches, aux pieds de l’évêque pétrifié, blanc comme un marbre.

 

Une tempête de rumeurs se déchaîne. Profanation ! Sacrilège ! On accourt. On se précipite sur Léonore, on la saisit.

 

Et tandis qu’on l’entraîne, qu’on l’emporte, qu’on la jette au fond d’un cachot, le prince Farnèse, duc de Kervilliers, l’évêque, l’amant rugit dans sa conscience :

 

« Damné ! Maudit ! Je suis maudit ! »

 

* * * * *

 

Sur la place de Grève, dans la brumeuse matinée de novembre, un flot humain houle et roule autour d’un échafaudage de poutres grossières. Contre le poteau central est assis un géant silencieux, semblable à quelque formidable cariatide de Michel-Ange : c’est maître Claude… le bourreau ! Ce sinistre squelette de madriers, c’est le gibet ! Et ce peuple accouru des quatre horizons de Paris est là pour voir mourir Léonore condamnée pour mensonge diabolique et calomnie hérésiarque envers l’évêque.

 

Le procès a duré six mois.

 

Le jour même où Léonore a été arrêtée dans Notre-Dame, le baron de Montaigues son père s’est tué d’un coup de dague au cœur. Présumé complice du scandale — affirme le tribunal — il a ainsi échappé à la justice des hommes.

 

Quant à l’accusée, à toutes les questions elle a répondu par des regards sans vie, de ces regards qui donnent le vertige comme les abîmes : l’âme est morte ; l’official n’aura qu’un corps à livrer au supplice.

 

Elle est condamnée… Elle va mourir !

 

Neuf heures sonnent. Le glas tinte. On entend le De profundis : c’est le cortège.

 

Les moines, les confréries, les pénitents qui psalmodient, le médecin-juré, les gens du guet, le grand prévôt…

 

Puis, soutenue par deux prêtres, les cheveux épars, les pieds nus, la tête renversée sur l’épaule, c’est Léonore !

 

Et derrière elle, entourée d’inquisiteurs qui la surveillent, morne, vieilli, décomposé, marchant tout éveillé dans un rêve funèbre, lui ! l’amant !… Ordre implacable venu du Saint-Office de Rome : il faut que sa présence et son indifférence prouvent au monde que l’hérétique a menti en accusant un évêque au pied même du trône de Dieu !

 

De profonds remous agitent la multitude : Léonore vient de s’arrêter sous la potence.

 

Le prince Farnèse ferme les paupières et se raidit. Tous les fronts se découvrent…

 

Un long murmure de compassion fait onduler la surface de la Grève. Quoi ! si jeune et si belle, mourir de cette mort hideuse.

 

Soudain, tout s’immobilise dans un effrayant silence : le grand prévôt fait le signe fatal !

 

Le bourreau s’avance. Sa large main tombe sur l’épaule nue de la condamnée. Il l’empoigne, la traîne… Il va lui passer la corde au cou… l’instant est atroce…

 

À cette suprême seconde, Léonore, dans un spasme qui l’arrache à la monstrueuse étreinte, s’affaisse sur le sol, ses deux mains à ses flancs !… Et, coup sur coup, deux clameurs brèves, stridentes, déchirantes font explosion sur ses lèvres crispées !…

 

Et toutes les mères présentes sur la Grève chancellent d’horreur… Car ces clameurs… Ah ! ce n’est pas là le gémissement du dernier instinct devant la mort ! C’est le cri sublime et terrible de la souffrance devant la création !

 

Cette femme qui va mourir, eh bien, oui ! là, sous la corde qui se balance, elle se débat dans les douleurs de l’enfantement !

 

Claude, le bourreau, recule ! Le médecin-juré s’élance, s’agenouille, tandis qu’une rafale de frémissements balaie la Grève ! Et lorsqu’il se relève enfin, le peuple, aux côtés de Léonore prostrée, inerte, évanouie, aperçoit un tout petit être qui vagit, pleure, et vaguement tend ses pauvres menottes à cette foule immense comme pour dire :

 

— Mais je n’ai rien fait, moi !… Je suis innocent !… Laissez-moi vivre !…

 

— Une fille ! C’est une fille ! crie une femme.

 

La foule, tout autour de cette nouvelle-née si faible, si seule, demeure un instant pantelante. Puis, brusquement, la pitié déborde, éclate et gronde comme un fleuve qui roulerait des flots de détresse. Alors, c’est un orage d’émotion qui monte de la place ! on supplie, on menace, on crie grâce et miséricorde pour la mère ! Le grand prévôt hésite… puis, convaincu par l’immense compassion du peuple, il jette un ordre : la condamnée a vie sauve. Un délire soulève la multitude en acclamations ; des hommes pleurent, des femmes qui ne se connaissent pas s’embrassent. Léonore, sans connaissance, est emportée sur une civière, et l’enfant…

 

* * * * *

 

L’enfant demeure ? La condamnée n’a pas le droit de nourrir sa fille en prison ! L’innocente créature est abandonnée à la merci publique : une heure durant, elle sera exposée là où elle est née : sous le gibet ! La foule s’approche, les groupes défilent, et maintenant, c’est avec une crainte superstitieuse qu’on la contemple… pauvre toute petite qui attend qu’on lui fasse la charité d’une mère. Et tous et toutes la plaignent ; des larmes de pitié coulent de tous les yeux… mais personne n’ose l’adopter. Une fille d’hérétique, de criminelle, ce serait le malheur dans la maison !

 

Et Farnèse ! Jean de Kervilliers ! Le père ! Il est là, haletant, la sueur aux cheveux, dévorant des yeux cette chair de sa chair, courbé, enchaîné par l’effroyable obéissance à d’effroyables ordres supérieurs. Il veut prendre son enfant, l’emporter… il ne doit pas ! il ne peut pas ! Quoi ! la mère a été graciée… et la fille va donc mourir là ! Non ! oh ! non !… car voici quelqu’un, enfin !… quelqu’un qui s’approche d’elle, se penche, se baisse, avec un sourire tout mouillé de pleurs… Et celui qui donne au peuple cette leçon de pitié, très doucement, murmure :

 

— Pauvre petite violette poussée au pied de l’arbre d’infamie… nul ne veut, de toi… Eh bien ! c’est moi qui te prends… Viens… tu seras ma fille !…

 

Alors, avec des précautions délicates et tendres, ce quelqu’un enveloppe la frêle abandonnée dans un pan de son manteau. Puis, tandis que l’évêque brisé, contenu par les inquisiteurs, éclate en sanglots et tend les bras, l’homme, lentement, s’en va… emportant la fille du prince Farnèse… Et cet homme… c’est le bourreau !…

I

VIOLETTE



Le matin du 12 mai 1588, six gentilshommes, pareils à des oiseaux effarés qui fuient la tempête, montaient à fond de train les hauteurs de Chaillot. Sur le sommet, leur chef s’arrêta. Pâle de désespoir, il se retourna vers Paris qu’il contempla longuement.

 

D’étranges rumeurs, des bruits sourds d’arquebusades lui arrivèrent par bouffées, semblables au ressac lointain d’une mer démontée ou d’un peuple déchaîné. Un rauque sanglot déchira sa gorge. Ses deux poings se tendirent dans un geste de menace ; il se raidit, se haussa sur ses étriers comme pour mieux lancer un anathème, et hurla ces paroles qu’emporta le souffle du vent et que recueillit l’Histoire :

 

— Ville ingrate ! Ville déloyale ! Toi que j’ai aimée plus que ma propre femme ! Tremble, car je ne rentrerai dans tes murs que par la brèche !

 

À cet instant, deux cavaliers apparurent : l’un paraissant avoir dépassé la trentaine, admirable de vigueur, avec une de ces physionomies audacieuses et railleuses, étincelantes et mordantes, glaciales et géniales, qui laissent d’ineffaçables impressions ; l’autre, dix-huit ans, svelte, gracieux, merveilleux de beauté délicate et hardie.

 

Les cinq fidèles qui, tout blêmes, entouraient le fugitif, voyant s’arrêter ces deux inconnus, cherchèrent à l’entraîner. Mais lui, levant les bras au ciel, fit entendre un lugubre gémissement et cria :

 

— Malédiction sur moi ! Tout m’abandonne. Oh ! qui donc à présent voudra me prendre en pitié !

 

— Moi ! répondit une voix sonore.

 

Le fugitif vit le plus jeune des deux étrangers qui s’avançait… Alors une terreur subite, inexplicable, exorbita son regard affolé, ses mains frappèrent le vide comme pour repousser une affreuse vision et ses lèvres blanches bégayèrent :

 

— Toi ! Toi ! Charles ! Mon frère, es-tu donc sorti du tombeau pour m’accabler ?

 

— Vous vous trompez, répondit l’inconnu. Je ne suis pas celui qu’évoque votre remords, je ne suis pas Charles IX.

 

— Et qui donc es-tu alors ?…

 

— Je suis son fils. Je suis Charles, duc d’Angoulême.

 

— Ah ! gronda le fugitif, c’est toi l’enfant de Marie Touchet et de Charles ! C’est toi le bâtard d’Angoulême ! Eh ! bien, parle ! Que me veux-tu ? Que viens-tu demander à Henri III, roi de France ?

 

— Je vais vous le dire. J’ai quitté Orléans pour vous parler en face ! Il y a huit jours, Sire, j’ai atteint ma majorité. Ce jour-là, ma mère m’a conduit dans sa chambre et a découvert un portrait que j’avais toujours vu voilé d’un crêpe : j’ai reconnu Charles IX.

 

— Mon frère ! balbutia Henri III.

 

— Oui, votre frère !… Alors ma mère s’est agenouillée. Elle m’a raconté comment était mort l’homme qu’elle avait adoré. J’ai su l’effroyable agonie de mon père ! J’ai su que, désespéré, lamentable, poussé à la folie, chacun des soupirs de sa dernière heure fut une terrible accusation contre trois bourreaux, trois démons qu’elle me désigna… Et je suis parti pour dire au duc de Guise : Traître et rebelle, qu’as-tu fait de ton roi ?…

 

— Guise ! rugit Henri, tu le trouveras dans mon palais, sur mon trône, peut-être !

 

— Je suis parti pour crier à Catherine de Médicis : Mère infâme ! mère sans entrailles, qu’as-tu fait de ton fils ?

 

— La reine-mère ! sanglota Henri, tu la trouveras dans les prisons de Guise !

 

— Je suis parti pour trouver Henri de Valois, roi de France, et lui crier ce que durent crier jadis les enfants d’Abel à leur oncle… Caïn ! qu’as-tu fait de ton frère ?…

 

À cette dernière apostrophe, le roi, d’une violente saccade, fit reculer son cheval ; puis il s’affaissa sur lui-même, secoué d’un tremblement mortel, et sourdement répéta :

 

— Caïn !…

 

Une clameur alors éclata parmi les cinq gentilshommes qui vociférèrent :

 

— Le roi est toujours le roi ! Vive le roi ! À mort l’insulteur !

 

En même temps, ils dégainèrent… À cet instant, le compagnon du duc d’Angoulême bondit au milieu du groupe furieux, tira une longue rapière qui, au soleil levant, jeta un rapide éclair, et très calme :

 

— Messieurs, dit-il, ceci est une affaire intime. Laissez l’oncle et le neveu s’expliquer à la douce. Ou bien je croirai que vous êtes de la famille. Et dans ce cas, je serai forcé de croire que j’en suis aussi, moi !

 

Les cinq s’avancèrent, grinçants de fureur. Et les épées allaient s’entrechoquer, lorsque le roi fit un signe impérieux. Les gentilshommes s’arrêtèrent en grondant :

 

— On se retrouvera !… si toutefois monsieur ne cache pas son nom !

 

— Messieurs, dit froidement l’étranger sans relever cette insolence, mon épée et mon nom sont à votre disposition : je m’appelle le chevalier de Pardaillan !

 

Les cinq tressaillirent. Et ce nom jeté avec une glaciale simplicité leur apparut sans doute dans l’éclat fulgurant d’héroïques souvenirs, car ils répétèrent dans un murmure d’admiration et d’effroi :

 

— Le chevalier de Pardaillan !

 

Le chevalier ne parut pas avoir remarqué le prodigieux effet produit par son nom. Il se retira à l’écart, comme si cette scène violente eût cessé de l’intéresser. Et sifflotant entre les dents une fanfare de chasse du temps de Charles IX, il se mit à examiner une troupe de cavalerie qui, sortant de Paris, s’approchait de Chaillot — sans trop de hâte, d’ailleurs.

 

Le duc d’Angoulême n’avait pas bougé. Sombre comme une figure du remords, Henri III se tourna vers lui.

 

— Jeune homme, dit-il, il manquait à mon malheur de vous rencontrer sur le chemin de l’exil. Priez le ciel qu’au jour où je remonterai sur mon trône, je puisse oublier que vous avez insulté à ma misère !

 

— Ce jour-là, vous me verrez me dresser sur les marches de ce trône ! Je vous arracherai votre manteau royal ! Et quand je vous aurai mis à nu, je crierai encore : Voici Caïn qui tua son frère !

 

Henri III se mordit les poings et jeta dans l’espace un sourd gémissement.

 

— Jusque-là, continu Charles, je ne puis vous haïr ; vous n’avez droit qu’à ma pitié ! Paris vous chasse ; vous n’êtes plus qu’un fantôme de roi que hante le fantôme d’une victime. Allez donc, sire ! car voici qu’on se met à votre poursuite… Regardez !… Jusqu’à ce que vous soyez redevenu roi de France, le fils de Charles IX vous fait grâce !

 

Henri III, blême de rage, voulut balbutier quelques mots qui se perdirent dans un sanglot. Mais ses fidèles, apercevant le gros de cavaliers qui sortait de Paris, saisirent son cheval et l’entraînèrent. Bientôt leur troupe disparut comme un nuage de poussière que balaye l’orage.

 

Charles d’Angoulême demeura songeur, les yeux fixés sur Paris. Que se passait-il dans cette âme ! Pourquoi ce jeune homme ne suivait-il pas d’un dernier regard de haine le roi à qui il venait de jeter de tels défis ?

 

Oui ! Pourquoi ce regard qui eût dû lancer des éclairs était-il attiré vers la grande ville comme par un aimant de tendresse ?… Un nom avec une infinie douceur vint voltiger sur ses lèvres. Et ce nom c’était :

 

— Violetta !…

 

Peu à peu, par degrés, les derniers reflets des sentiments violents qui venaient de l’agiter s’éteignirent sur son visage qui s’éclaira alors d’un sourire très doux, comme l’apaisement du crépuscule remplace à l’horizon l’incendie du soleil couchant.

 

D’une voix d’extase, il murmura :

 

— Paris !… Oui, je viens y chercher la vengeance… mais je viens y chercher aussi l’amour ! Insensé ! Ose donc t’avouer à toi-même que, si Violetta était encore à Orléans, tu ne serais pas ici !… Paris ! C’est là que je vais te retrouver, chère inconnue qui emporta mon âme, Violetta… douce violette d’amour…

 

À ce moment, le chevalier de Pardaillan s’approcha de lui et le toucha à l’épaule. D’un geste large, il enveloppa Paris. Et regardant le fils de Charles IX dans les yeux, jusqu’au fond de l’âme, il prononça :

 

— Un trône à prendre, monseigneur !…

 

Charles d’Angoulême eut le tressaillement du rêveur qu’on arrache soudain au plus doux songe ; et il balbutia :

 

— Un trône !… Quoi ! Vous songeriez donc à vous emparer…

 

— Pas pour moi, monseigneur, dit le chevalier de sa voix paisible et mordante. J’ai autre chose à faire… deux mots à dire à un certain Maurevert que je cherche depuis une éternité… Et puis, il me faut des sièges solides à moi… Ce trône est trop lézardé… qui sait s’il ne s’effondrerait pas si l’idée me venait de m’y asseoir !

 

Peut-être le duc d’Angoulême, comme les gentilshommes d’Henri III, connaissait-il le formidable passé de cet homme : ses énormités lui semblèrent toutes naturelles venant de lui !

 

— Mais vous, reprenait le chevalier, vous pouvez, vous devez…

 

— Pardaillan ! Pardaillan ! que dites-vous ? murmura le jeune duc éperdu.

 

— Je dis simplement qu’Henri de Valois n’est plus roi de France, qu’Henri de Guise n’est encore que roi de Paris ; qu’Henri de Navarre jette par ici son regard de faucon qui cherche une proie, je dis que cela fait trois larrons pour la même couronne… et que cette couronne, il serait beau qu’elle puisse me servir, en la posant sur votre tête, à payer ma dette de reconnaissance à votre mère !

 

À ces mots, Pardaillan se lança sur un sentier qui courait autour de Paris et traversait les hameaux du Roule et de Monceaux pour aboutir au village de Montmartre.

 

— Violetta ! murmura le jeune homme, que n’ai-je en effet un trône à t’offrir…

 

Et palpitant, ébloui de ce qu’il entrevoyait dès lors, Charles d’Angoulême se jeta à la suite de son compagnon au moment où le gros de cavaliers qui était sorti de Paris montait les pentes de Chaillot. Celui qui marchait en tête de ces poursuivants était un homme de trente-huit ans, magnifique de costume et de taille, beau de visage, hautain de geste, sombre de physionomie, le front balafré par l’entaille d’une ancienne blessure, on ne sait quoi de majestueux, de rude et de violent dans l’attitude. C’était Henri de Lorraine, duc de Guise.

 

— Messieurs, dit-il en s’arrêtant, le roi est déjà loin. Il nous faut renoncer à l’espoir de le ramener à ses sujets…

 

— Dites un mot, fit un gentilhomme près de lui, à voix basse, donnez-moi dix bons chevaux, et je le ramène vif… ou mort !

 

— Maurevert, es-tu fou ! dit le duc sur le même ton. Laissons faire ! Laissons fuir ! Allons, Messieurs, ajouta-t-il tout haut, nous avons fait ce que nous avons pu… Holà, quelle est cette figure d’enfer ?

 

À ce moment, en effet, débouchait sur la hauteur, par un chemin de traverse, une longue et lourde voiture à demi détraquée, grinçante, geignante, déteinte par la pluie et le soleil, une façon de roulotte poussiéreuse traînée par un squelette de cheval…

 

Et près de la bête poussive marchait d’un pas de spectre une bohémienne masquée de rouge, portant avec une étrange noblesse son costume bariolé, enveloppée dans un manteau sur lequel retombaient ses cheveux d’un blond magnifique, une coulée d’or en lave. Avec son port de reine, sa démarche raidie, son masque rouge, son allure automatique, fantomale, sans un geste, c’était une apparition à donner le frisson.

 

— Qui es-tu ? demanda le duc de Guise en poussant vers elle son cheval ; sors-tu de chez Satan, ou bien retournes-tu à lui ?

 

La bohémienne s’arrêta. Mais elle ne dit pas un mot.

 

— Par le ciel ! s’écria le duc, je crois que cette gitane se moque…

 

Il n’acheva pas : à cette seconde, de l’intérieur de cette chose innommable qu’était la voiture s’échappait une mélodie : une voix d’une incomparable pureté chantait doucement. Et elle s’accompagnait d’une guitare dont les sonorités assourdies faisaient vibrer de profondes émotions.

 

Le duc de Guise, soudain pâli, frémissant, écoutait à demi penché, sous le charme :

 

— Oh ! cette voix ! C’est la sienne ! C’est elle !… Sorcière, qui chante là ? Parle ! Es-tu donc sourde, ou muette ?

 

Un homme, à cet instant, s’élança de la voiture et se courba en une pose de respect exorbitant et ironique.

 

— Le bohémien Belgodère ! murmura Henri de Guise, dont le front s’empourpra.

 

Et cherchant à cacher la violente émotion qui l’étreignait :

 

— Dis-moi, bohème : quelle est cette femme masquée, plus silencieuse que la nuit, plus mystérieuse que la tombe ?…

 

— Excusez-la, monseigneur ! C’est Saïzuma, une pauvre folle que j’ai recueillie un jour qu’elle sortait de prison… Sa folie c’est d’avoir le visage toujours couvert, afin, dit-elle, qu’on ne puisse voir sa honte… Elle vous dira pourtant la bonne aventure.

 

— Inutile ! Qui es-tu toi-même ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ?…

 

Le bohémien se campa, se drapa :

 

— D’où je viens, monseigneur ? Du bout du monde ! Où je vais ? À Paris, centre du monde ! Qui je suis ? Belgodère premier et dernier du nom, bateleur jongleur, avaleur de sabres et bon à tout métier. Vous faut-il le spectacle ? Je vous montrerai…

 

— Il suffit, bohème !… Dis-moi, n’étais-tu pas à Orléans il y a trois mois ?

 

— J’y étais, monseigneur ! dit Belgodère qui dissimula un sourire. J’y étais avec toute ma troupe, y compris la merveille des merveilles, la chanteuse Violetta, qui charme jusqu’aux rochers, comme le sieur Orpheus[1], jusqu’aux bêtes sauvages, que dis-je ! jusqu’aux princes ! Monseigneur va la voir ! Violetta ! Violetta mia ! Arrive, par l’enfer ! Ah ! la voilà !…

 

Une jeune fille de quinze ans apparut toute tremblante sur le devant de la voiture :

 

— Me voici, maître… me voici !…

 

Un murmure d’admiration parcourut les cinquante cavaliers rangés autour de Henri de Guise. Le duc demeura ébloui.

 

« Oui, c’est elle ! fit-il en lui-même. J’éprouve le même trouble que lorsque je la vis pour la première fois. Par les saints ! Qu’ai-je donc à m’émouvoir ainsi !… Cette fille de bohème sera à moi, si je veux ! »

 

Ah ! C’est que cette fille de bohème était vraiment une merveille, comme disait Belgodère. Elle était une magie de grâce, avec ses cheveux d’or — étrangement semblables à ceux de la bohémienne Saïzuma — épandus sur ses épaules demi-nues, ses yeux d’un bleu intense où semblait se refléter la pureté des aubes d’été, cette fierté timide qui la faisait comparer à une fleur sauvage.

 

Voyant ces étrangers qui fixaient sur elle des yeux étincelants, elle baissa la tête. Alors son regard rencontra celui du duc de Guise, et un geste de terreur lui échappa. Elle se recula, s’effaça derrière les rideaux de cuir et courut à une femme qui, étendue sur un matelas, la tête près d’une petite fenêtre ouverte au ras du plancher, livide comme une mourante, respirait péniblement.

 

— Mère ! Mère ! murmura Violetta, l’homme d’Orléans ! Il est là ! Oh ! j’ai peur ! Le malheur rôde autour de moi !

 

Et ce mot de mère semblait inexact, de cette fille exquise à cette femme aux traits communs quoique pleins de bonté, à peine affinée par la phtisie.

 

— Pauvre enfant ! râla-t-elle… bientôt… je n’y serai plus… pour te protéger… Puisse le ciel avoir pitié de toi… et te faire rencontrer… un sauveur…

 

— Un sauveur, mère ? Hélas ! Hélas !

 

— Espère. Violetta… ce jeune homme… qui n’osa jamais t’adresser la parole… je crois avoir lu dans son âme… il t’aime !…

 

Violetta poussa un cri, se couvrit le visage des deux mains…

 

— Violetta ! Violetta ! hurlait le bohémien. Attends ! je vais te chercher…

 

— Laisse cette enfant tranquille, ordonna le duc de Guise en se baissant vers Belgodère. Et réponds-moi. Tu vas à Paris ?

 

— Oui, monseigneur, et dès demain, jour du grand marché aux fleurs, je serai en place de Grève… avec Violetta.

 

— C’est bien, ramasse !

 

Le bohémien happa au vol la bourse pleine d’or que le duc laissa tomber. Henri de Guise se pencha davantage :

 

— Cette bourse contient dix ducats[2] d’or. Dix bourses pareilles, tu entends, si tu exécutes fidèlement tout ce que quelqu’un viendra demain te dire de ma part.

 

Belgodère s’inclina jusqu’à terre. Quand il se releva, il vit le duc qui s’étant mis à la tête de ses cavaliers, reprenait au grand trot le chemin de Paris… Alors, il se redressa de toute sa hauteur, jeta un coup d’œil oblique sur la voiture où avait disparu Violetta, et gronda :

 

— Je tiens ma vengeance !

II

LA PLACE DE GRÈVE



Au fond d’une vaste salle aux majestueuses tentures, aux meubles solennels, dans l’ombre d’un dais de soie brochée d’or, immobile en un fauteuil d’ébène précieusement sculpté, se tenait une femme.

 

Une femme !… un être de beauté prodigieuse, éblouissante et fatale : peut-être une sainte extatique, ou peut-être une étincelante magicienne, ou peut-être une somptueuse courtisane orientale. Des yeux larges et profonds, tantôt d’une angoissante douceur de fleurs de deuil, tantôt d’un funeste éclat de diamants noirs. Dans la suprême harmonie de ses traits et de ses attitudes, la violente poésie d’une âme excessive, la majesté d’une souveraine, la noble volupté d’une hétaïre antique, la dignité d’une vierge, l’audace d’une guerrière des temps barbares.

 

Un homme entra : opulent et sévère costume de cavalier, tout en velours noir, figure livide, pétrifiée lentement par une douleur qui ne pardonne jamais. Il s’arrêta devant la splendide inconnue et fléchit le genou.

 

Elle ne parut pas étonnée de cet hommage royal ou religieux et, dans un geste d’indicible autorité, tendit le bras vers une large fenêtre ouverte. Le gentilhomme se redressa et porta sa main crispée à son cœur.

 

— La place de Grève ! murmura-t-il, ô rêves tragiques de mes nuits, effroyables souvenirs de mes jours, il faut donc que je vous contemple face à face !

 

L’inconnue[3], alors, parla. Et aucune épithète ne pourrait traduire la force de pénétration de sa voix.

 

— Cardinal, dit-elle, je viens de vous donner un ordre. Obéissez.

 

Le cavalier frissonna ; et, simplement, comme s’il n’y eût rien eu dans ses paroles d’exorbitant, de stupéfiant, de fabuleux, oui, cet homme, à cette femme répondit :

 

— J’obéis à Votre Sainteté…

 

Votre Sainteté !… Comme au maître de la chrétienté ! Comme au souverain pontife !

 

— Cardinal, reprit-elle sans un tressaillement, vous venez de prononcer un mot terrible. N’oubliez pas que si, dans Rome, je suis celle que vous dites, l’héritière de la souveraineté pontificale de Jeanne, la chevalière de la grande tradition… ici, dans Paris, je ne suis que la descendante de Lucrèce Borgia : la princesse Fausta !…

 

Qu’était-ce donc que cette femme qui avait des gestes d’impératrice et parlait comme si elle eût porté la tiare sur sa tête superbe ! Fausta ?… Princesse Fausta ?…

 

Quelle mystérieuse, quelle incroyable destinée s’abritait sous ce nom ?… Et pourquoi, avec une si majestueuse autorité d’accent, évoquait-elle le nom de sa terrible, prestigieuse et sombre aïeule… Lucrèce Borgia !… Borgia !… La toute-puissance, l’incarnation de la Terreur, le Meurtre fait homme !… Lucrèce !… L’amour et les délires de la débauche ! Les poisons et les baisers ! L’éclat livide d’un météore dans les fêtes tragiques où des hommes mouraient de son sourire !…

 

Était-ce donc toute cette puissance, toute cette terreur, tout ce prestige qui étaient venus se réincarner en cette femme ?… Peut-être !…

 

Car le gentilhomme à qui elle donnait le titre de cardinal, bien qu’il ne portât pas l’habit religieux et fût armé d’une épée, cet homme qui pourtant semblait cuirassé par l’orgueil des vieilles races, dont les yeux s’illuminaient d’une magnifique intelligence et dont le front proclamait l’intrépide fierté, l’écouta comme la légende biblique nous montre Moïse écoutant la voix qui sortait des nuées du Sinaï. Et quand elle eut parlé, une inexprimable vénération le courba dans une attitude d’obéissance.

 

Alors, avec une sorte de désespoir concentré, il marcha à la fenêtre, et glacé par une secrète horreur, s’y appuya, domina la place…

 

C’était le lendemain de la journée des Barricades[4]. Et Paris qui venait de chasser son roi, Paris tout hérissé, Paris fumant encore des arquebusades de la veille, fêtait la violette et la rose ; car de tout temps, Paris adora l’émeute et les fleurs, grondement et sourire de sa rue. Ensoleillée, bruyante, la Grève, en cette radieuse matinée du grand marché annuel de mai, présentait un indescriptible mouvement de lignes et de couleurs, fouillis de promeneuses en atours, de mendiants en guenilles, de seigneurs et de bateleurs.

 

Sans doute le cardinal, qui planait sur cette féerie de joie, était descendu dans les ténèbres de son passé, évoquant quelques souvenirs effrayants, car il haletait. Mais sous ses yeux, soudain, aux deux extrémités de la place, un double mouvement de foule le fit tressaillir.

 

Sur sa droite, c’était une fantastique guimbarde que l’imagination surmenée d’un Callot[5] eût donnée pour carrosse à ses épiques sacripants : le véhicule de Belgodère qui, au pas branlant de sa haridelle fourbue, faisait son entrée sur la Grève.

 

Sur sa gauche, c’était un groupe de jeunes seigneurs cuirassés de buffle, l’épée de guerre aux flancs. Et au milieu d’eux, les dépassant de la tête, plus magnifique et plus sombre encore que la veille sur le plateau de Chaillot, pensif et formidable, le Balafré, le duc Henri de Guise, le roi de Paris !

 

Le redoutable capitaine semblait ne rien voir autour de lui, ni ce respect mêlé de terreur qui courbait les têtes sur son passage, ni l’angoisse de cette multitude attentive à surprendre quels rêves hantaient celui qui tenait dans ses mains les destinées d’une couronne et d’un peuple. Il ne voyait que la bohémienne Saïzuma qui, drapée dans son manteau, masquée de rouge, une main sur la bride du cheval, s’avançait, lente, raide, automatique, énigme vivante ; et près d’elle, Belgodère qui s’agitait, se démenait, vociférait :

 

— On commence ! On commence ! Chacun est libre ! Chacun est libre ! Chacun peut voir ! Voir quoi ? me direz-vous. D’abord le grand léopard empaillé qui me vient de la reine de Nubie ! Plus fort ! Vous verrez le célèbre Croasse ici présent se nourrir de cailloux ! Plus fort ! Vous verrez l’illustre Picouic se désaltérer avec des étoupes de feu !… On commence ! Suivez ! Approchez !…

 

Du haut de la fenêtre, le cardinal avait vu Guise marchant vers Belgodère, l’être terrible allant vers l’être grotesque… ou infâme ! Sans quitter son poste, il se tourna alors vers le fauteuil d’ébène, et dit :

 

— Ils sont venus !…

 

La mystérieuse inconnue qui s’appelait princesse Fausta se leva, et du pas d’une déesse de marbre qui descendrait de son socle, s’approcha.

 

— Violetta ! Violetta ! clamait à ce moment Belgodère en apercevant le duc de Guise qui venait à lui.

 

L’enfant, pareille à un rayonnement d’aurore, apparut sur le devant de la charrette, ses longs cheveux blonds épars sur ses épaules de neige, timide, craintive, effarouchée.

 

La princesse Fausta darda sur le duc un regard où couvait une flamme d’incendie. Puis ses yeux se reportèrent, comme d’un pôle à l’autre de sa pensée, sur cette vision de charme intense et pur qu’était Violetta. Et alors elle sourit — comme peut sourire la foudre qui va frapper.

 

— Henri, murmura-t-elle au plus profond d’elle-même, Henri de Guise, tu m’appartiens ! Tu seras roi parce que je veux être reine ! Tiare et couronne, ni mon front ni ma volonté ne faibliront sous ce double poids. Maîtresse de la France et de l’Italie, avec ces deux bras puissants, j’enlacerai l’univers… Henri, périsse donc tout ce qui t’empêche de m’aimer… moi, moi seule ! Périsse Catherine de Clèves, ta femme ! Périsse cette Violetta que tu adores !

 

Et d’une voix brève, soudain devenue métallique et dure :

 

— Cardinal, voici l’heure d’agir… Voyez cet homme sur qui reposent d’immenses espérances. Croyez-vous qu’il pense à ce trône qu’il touche enfin grâce à nous ? Aux engagements qu’il a pris pour le jour suprême ? Non, cardinal : depuis trois mois, depuis qu’à Orléans il a vu une pauvre fille de bohème dont il porte partout l’image, Guise soupire, Guise hésite : il nous échappe et il est perdu pour nous… si je ne lui arrache du cœur la racine même de cette passion ! Voyez-le. À l’heure même où sur toutes les routes nos courriers volent pour annoncer la chute de la dynastie de Valois, à l’heure où le monde attend le geste que va faire cet homme… regardez-le ! Frémissant, il s’arrête devant une voiture de bohémiens, prêt à s’agenouiller aux pieds d’une petite mendiante nomade, d’une Violetta !

 

Le cardinal posa son regard sur l’adorable enfant, et il frissonna longuement.

 

— Pauvre innocente ! murmura-t-il.

 

— La pitié est un crime souvent, une faiblesse toujours, dit la princesse Fausta, glaciale. Je tiens dans mes mains de femme le glaive flamboyant des archanges : je frappe !… Descendez, cardinal, et faites en sorte que le bohémien Belgodère m’amène cette petite en mon palais de la Cité…

 

Sans doute, le cardinal savait quelle effroyable sentence cachait cet ordre, car il baissa la tête, étendit les mains et balbutia :

 

— Frappez-donc, puisque la mort de cette infortunée créature est nécessaire ! Mais épargnez-moi l’affreuse besogne de vous la livrer ! Hélas ! vous savez combien mon cœur s’émeut pour les jeunes filles de cet âge…

 

— Cardinal, reprit-elle avec une terrible froideur, vous préviendrez maître Claude.

 

— Le bourreau ! haleta le cardinal. Madame, madame ! vous êtes la toute-puissance et la souveraineté ! Soyez généreuse. Ne me condamnez pas au hideux supplice de revoir l’homme qui m’arracha l’âme en me volant et en laissant mourir ma…

 

— Silence, cardinal Farnèse !…

 

Il y eut cette fois un tel grondement de tonnerre dans l’accent, une telle fulguration d’éclair dans les yeux de la princesse, que l’homme chancela, haletant, ébloui, dompté. Alors, calmée soudainement, paisible :

 

— Ce sera pour ce soir dix heures. Allez, cardinal. Agissez. Et en même temps, faites tenir cette lettre au duc de Guise.

 

Le gentilhomme saisit le pli cacheté, puis, plus morne encore, il sortit et descendit en râlant au fond de son cœur :

 

— Ah ! la malédiction pèse sur moi, toujours !… Marche, maudit ! Un crime de plus ! Qu’importe dans la funèbre série !…

 

Sur la Grève, à travers la foule qui formait cercle, le visage redevenu rigide, il marcha vers Belgodère. Sur l’avant de la voiture attendait Violetta, tremblante. Près du cheval, Saïzuma, immobile, énigmatique. À ce moment, le duc de Guise se penchait vers le sacripant et murmurait :

 

— Chien de bohème, tout à l’heure, un gentilhomme t’apportera mes ordres. Exécute-les, si tu ne veux avoir les os rompus.

 

— Je suis prêt, monseigneur. Ordonnez !

 

— Bien ! en ce cas, à toi les ducats… à moi la fille !… Et maintenant fais-la chanter afin que ma présence ait ici un prétexte.

 

— À l’instant même. Violetta ! Violetta !

 

La jeune fille tressaillit, arrachée à un rêve d’extase. Elle n’avait pas vu Guise, qui, le visage pourpre, la contemplait… Au loin, du fond de la place, un jeune seigneur s’avançait, les yeux fixés sur elle… Leur double regard chargé d’effluves magnétiques se cherchait, se croisait. Et ce gentilhomme, tout radieux de sa jeunesse et de son amour, c’était le fils du roi Charles IX, le duc d’Angoulême !

 

— Violetta ! vociféra Belgodère.

 

Un cri terrible l’interrompit… Un cri d’agonie ou d’épouvante qui jaillissait de la roulotte.

 

— Ma mère ! ma mère se meurt ! balbutia Violetta qui se rejeta dans l’intérieur.

 

L’agonisante, celle qu’elle appelait sa mère, les mains crispées sur le matelas pour se soulever, les yeux exorbités, tenait son visage collé à la petite fenêtre, comme fascinée par une effroyable apparition…

 

— Ma mère ! ma mère ! sanglota Violetta.

 

— Messeigneurs ! criait dehors Belgodère, un instant de patience, et je vous ramène la chanteuse. En attendant, la célèbre Saïzuma va vous dire la bonne aventure !

 

Saïzuma demeurait immobile. Ses yeux flamboyants du fond du masque rouge se rivaient sur le cardinal Farnèse… sur l’homme envoyé pour préparer la mort de Violetta… La bohémienne avait aperçu ce seigneur habillé de noir qui pénétrait dans le cercle à la seconde où, dans la voiture, la clameur de la mourante avait soudain retenti… Le cardinal avait vu cette femme masquée de rouge… Et tous les deux se regardaient, pareils à deux spectres qui s’interrogent sur des choses lointaines, effrayantes et mystérieuses.

 

— Violetta ! Violetta ! arrive à l’instant ! hurlait Belgodère en montant les marches.

 

— Mère ! mère ! balbutiait Violetta à genoux près de l’agonisante. Cette femme, alors, tourna vers elle un visage empreint d’une immense pitié :

 

— Ta mère ! râla-t-elle. Violetta, je vais mourir. Il faut que tu saches… je ne suis pas ta mère !…

 

— Oh ! sanglota la jeune fille éperdue, c’est un affreux vertige qui vous saisit. Revenez à vous, mère !

 

— Je ne suis pas ta mère !… Et ton père, Violetta, tu crois que ce fut maître Claude, dis ?… Tu le crois !… Eh bien, maître Claude n’est pas ton père !…

 

— C’est l’agonie ! murmura Violetta épouvantée. C’est le délire de la mort !…

 

— Ta mère, reprit la mourante dans un râle effrayant… je ne sais où elle est… Mais ton père, Violetta !… ton père !… veux-tu le connaître ?… Veux-tu le voir ?… Eh bien… tiens… regarde !…

 

Dans une effrayante convulsion, la mourante essaya de désigner l’homme sur qui elle dardait son regard.

 

— Saints et anges ! balbutia Violetta éperdue, prenez pitié de ma mère !

 

À cet instant, une sauvage imprécation éclata sur cette scène poignante, et Belgodère apparut, ramassé sur lui-même, serrant ses poings énormes. Il se jeta sur la jeune fille, l’empoigna par les deux épaules, et d’un geste furieux la remit debout.

 

— Dehors ! gronda-t-il. Au travail, la chanteuse !

 

— Regarde ! cria l’agonisante. Regarde ! Et souviens-toi !…

 

— Enfer ! vociféra le bohémien. Voici la Simonne qui s’en mêle maintenant ! Attends un peu, toi !

 

D’une violente poussée, il rejeta Violetta dans le fond de la roulotte et se rua sur celle qu’il appelait la Simonne — sur la mourante ! Il la renversa sur la couchette et lui plaqua une de ses formidables mains sur la bouche, l’autre sur la gorge…

 

La Simonne se débattit deux secondes… Soudain, elle eut un bref soupir, une petite secousse, et elle se tint immobile, tandis que son bras décharné, tordu comme un sarment, tendu vers la fenêtre, semblait montrer encore l’homme dans la foule… l’envoyé de Fausta ! le prince Farnèse ! l’amant de Léonore de Montaigues !… Le père de Violetta !

 

L’enfant, rudement poussée, était tombée s’écorchant le front ; elle n’avait rien vu de la hideuse tragédie : Belgodère, accroupi sur la poitrine de la malheureuse Simonne, ses doigts de fer incrustés à sa gorge… Lorsqu’elle se releva, déjà le sacripant debout, sombre, étonné de son crime, reculait et grommelait :

 

— J’ai serré un peu fort, peut-être ! Et puis, je n’ai rien tué, moi ! La mort était là qui rôdait, je l’ai aidée… Voilà tout !

 

Le premier regard de Violetta fut pour la Simonne blanche comme cire.

 

— Morte ! râla-t-elle. Ma mère est morte !…

 

— Elle dort, grogna le bohémien. Allons, dors bien, la Simonne, dors ton grand sommeil…

 

— Morte ! répéta l’enfant dont les larmes tombaient une à une sur le cadavre.

 

— Et moi, je te dis qu’elle dort ! ricana Belgodère. Dehors, la chanteuse, dehors ! Au travail.

 

Violetta s’abattit sur ses genoux et se prit à sangloter :

 

— Ô pauvre, pauvre maman Simonne, vous n’êtes donc plus ! Vous abandonnez donc votre petite Violetta ! Mère, vous ne me prendrez donc plus dans vos bras ? C’est vrai que tout est fini ? Vous me laissez donc seule devant la douleur et l’effroi ?… Quand je me réfugiais sur vos genoux et que nous pleurions ensemble, il me semblait que moins amères étaient mes larmes et que votre sourire me protégeait contre le mauvais sort de ma vie ! Et vous n’êtes plus !… Je n’avais plus de père… Voici que je n’ai plus de mère !…

 

À ce moment, la bohémienne Saïzuma, spectre rigide, apparut à l’entrée de la roulotte. Drapée dans les plis sculpturaux de son costume étoilé de médailles de cuivre, masquée de rouge, sa rayonnante chevelure blonde dénouée sur ses épaules, Saïzuma entra de son pas toujours égal, et sans paraître voir ni Belgodère, ni Violetta, ni la morte, alla s’asseoir dans le fond. Alors un long frisson l’agita, et elle murmura :

 

— Pourquoi cet homme m’a-t-il regardée ?… Pourquoi l’ai-je regardé, moi ?… Au fond de quel enfer ai-je déjà éprouvé la brûlure de ses yeux noirs fixés sur moi ? Oh ! déchirer ce voile funèbre qui recouvre ma pensée ! Percer l’opaque brouillard de mes souvenirs !… Seigneur ! quelles visions d’horreur palpitent sur le cadavre de mon âme morte !…

 

D’un geste de folie, elle pressa son front à deux mains ; et comme si son masque lui eût pesé, elle le dénoua, le laissa tomber sur ses genoux… son visage fut visible ! Étrange, avec ses traits qui paraissaient pétrifiés, immuables, sa pâleur de lys qui meurt, ses yeux sans vie où brûlait seulement la flamme d’un insondable désespoir, ce visage gardait une beauté qui n’était semblable à aucune autre beauté, avec on ne savait quoi de tragique, de mystérieux, d’infiniment doux et d’inconcevable…

 

Violetta, de sa voix pure brisée de pleurs, répandait sa douleur. Elle sanglotait doucement, sans bruit, les lèvres collées sur la main glacée de celle qu’elle nommait sa mère. Belgodère allait et venait, mâchonnait de sourds jurons, stupéfait de sa propre hésitation. Brusquement, il décrocha la guitare dont Violetta s’accompagnait d’habitude et grommela :

 

— En voilà assez ! Si tu pleures tant, tu ne pourras plus chanter. Allons, la chanteuse, on t’attend ! Des seigneurs, des ducs, des princes : noble compagnie, bonne récolte !

 

Violetta se releva, sans paraître avoir entendu.

 

— Adieu, murmura-t-elle, adieu, pauvre maman Simonne ! Je ne vous verrai plus ! Vous allez vous en aller toute seule au cimetière. Toute seule… Sans une fleur sur votre cercueil… puisque votre enfant n’a que des larmes à vous offrir…

 

Cette pensée soudaine qu’on allait dans quelques heures, emporter sa mère et qu’elle était trop pauvre pour déposer seulement un bouquet sur la tombe, cette idée du cercueil s’en allant par les rues sans une malheureuse rose de souvenir, comme un cercueil de pestiférée ou de damnée, cette vision bouleversa l’enfant, et fit déborder le deuil de son cœur : elle frémit et un sanglot plus atroce déchira sa gorge.

 

— Ah çà ! vociféra Belgodère. Vas-tu aller chanter, par tous les diables !

 

Violetta le regarda, affolée ; elle joignit les mains dans un geste d’horreur.

 

— Chanter ! râla-t-elle. Chanter quand ma mère morte est là encore ! Oh ! tuez-moi plutôt !

 

Le bohémien la saisit rudement par le bras, se pencha sur elle, et d’une voix blanche de fureur :

 

— Écoute bien, la chanteuse ! Je ne te tuerai pas…, car on t’attend… des princes, des ducs, te dis-je ! Seulement choisis ; ou tu vas prendre ta guitare et faire entendre ta jolie voix ou je me mets à fouetter… ta mère !

 

En même temps, le bandit saisit un fouet à chiens… Violetta jeta un cri d’épouvante insensée. Elle eut, autour d’elle, ce regard de la biche aux abois, qui exprime plus que de la douleur, plus que du désespoir… et ce regard s’arrêta sur Saïzuma !…

 

Belgodère, avec un sinistre ricanement, leva le fouet sur la morte !… La jeune fille courut à la bohémienne, lui saisit les deux mains, et d’une voix étranglée :

 

— Madame ! Madame ! Défendez-la ! Protégez-la ! Elle est morte, madame ! Souvenez-vous qu’elle vous a soignée ! Oh ! elle ne m’entend pas ! Allez-vous laisser frapper une morte ?… Ma mère !…

 

— Qui parle ici de mère ? dit la bohémienne, hagarde. Est-ce qu’il y a des mères ! Est-ce qu’il y a des enfants !…

 

— Pitié, madame ! Cet homme vous écoute et vous craint ! Un mot ! Dites un mot !

 

— Attention ! hurla Belgodère. Décide-toi !

 

Violetta se tordit les bras.

 

— Oh ! cria-t-elle affolée, vous n’avez pas de cœur, bohémienne !

 

— Pas de cœur ! dit sourdement Saïzuma. Il est perdu, mon cœur… J’en avais un… Il est resté là-bas… dans l’immense église… Jeune fille, écoute ! Prends garde à l’évêque voleur de cœurs !…

 

— Misérable folle ! sanglota l’enfant. Tu ne veux rien faire pour ma mère ! Eh bien, écoute à ton tour ! moi, la fille, je te maudis ! Entends-tu ! Maudite sois-tu ! par moi !…

 

Saïzuma éclata de rire !… Et lentement, elle remit son masque rouge sur son visage… Violetta se tourna vers le bohémien au moment où il laissait retomber le fouet… Elle bondit… Ce fut elle qui reçut le coup sur ses épaules…

 

— Grâce, Belgodère ! Je t’obéirai… j’irai chanter !…

 

— À la bonne heure ! dit froidement le sacripant qui tendit la guitare à l’enfant.

 

Elle la saisit lentement d’un mouvement de désespoir concentré, et le visage ruisselant de larmes, murmura :

 

— Chanter !… Près du corps de ma mère !… Ô ma pauvre maman, pardonne-moi ce sacrilège… Obéir !… Chanter devant cette foule pour gagner quelques pièces de monnaie… un peu d’argent !… De l’argent ! ajouta-t-elle en tressaillant soudain, illuminée par une profonde et touchante pensée. Mais avec de l’argent… je pourrais… oh ! ma mère ! … oui !… J’irai chanter !… Mais dût le bohémien me tuer, ce sera pour t’acheter un bouquet… ce sera pour fleurir ton pauvre cercueil !…

 

Elle s’inclina rapidement, baisa la morte au front, et s’élança au-dehors. Belgodère, lui jetant un regard de terrible joie, grinça entre ses dents :

 

— Va, fille de bourreau ! Cours au piège que je t’ai tendu ! Guise t’attend ! Demain tu seras infâme ! Et ton infamie de ribaude jetée par moi dans la couche du soudard, nul autre que moi ne la dira à ton père !… Ah ! maître Claude ! Ah ! bourreau ! C’est moi qui deviens ton bourreau ! Chacun son tour !

 

Et alors il descendit les marches branlantes du petit escalier en hurlant :

 

— Messeigneurs, voici la chanteuse ! Place, manants ! Place à l’illustre chanteuse Violetta ! Et vous, monsieur Picouic ! Et vous, monsieur Croasse ! Fainéants ! Faites ranger ce peuple…

 

Deux hercules qui, avec Saïzuma, diseuse de bonne aventure, et Violetta, chanteuse, complétaient la troupe de Belgodère, se mirent à distribuer au menu peuple force horions et bourrades, et bientôt un grand cercle se forma, au centre duquel la pauvre adorable créature accordait sa guitare sur laquelle tombaient des larmes silencieuses.

 

À deux pas de la petite chanteuse, un groupe de gentilshommes, favoris de Guise ; et en avant d’eux, le duc, pâle, agité, l’œil rivé sur cette enfant qui le faisait trembler… Sur sa gauche, le prince Farnèse, sombre et muet ; près de la roulotte, à laquelle il s’appuyait, le duc Charles d’Angoulême, plus tremblant, plus agité peut-être qu’Henri de Guise… Et là-haut, à la fenêtre, à demi cachée dans les rideaux, c’était une fatale apparition planant sur cette scène… la princesse Fausta !

 

Violetta ne voyait rien : son âme restée près de la morte ; ses yeux demeuraient baissés sur l’instrument ; et ses doigts fins, au dessin d’une étonnante pureté, se mirent à voltiger sur les cordes ; une ritournelle d’une grande douceur, d’un charme mélancolique de lointains pays s’exhala dans l’air embaumé par les éventaires du marché aux fleurs.

 

— Pour toi, mère chérie, murmura l’enfant… pour mettre un bouquet sur ta tombe…

 

Et sa voix, mélodie vivante qui pénétrait jusqu’au cœur, sa voix d’or commença une naïve complainte d’amour… mais dès la première strophe, elle s’arrêta, brisée par un sanglot… Le duc de Guise s’avança vivement. Il oubliait où il se trouvait, et que des milliers de regards pesaient sur lui ! La passion l’emportait ! Les larmes de Violetta la lui faisaient paraître cent fois plus belle.

 

— Vous pleurez ? demanda-t-il d’une voix altérée.

 

La chanteuse leva sur lui son suave regard noyé de douleur.

 

— Vous ! balbutia-t-elle frissonnante. Laissez-moi ! Oh ! par grâce, éloignez-vous !

 

— Tu pleures, jeune fille ! reprit le duc haletant. Si tu voulais… jamais plus tu ne pleurerais… car tu serais la plus fêtée, la plus choyée dans Paris… Écoute-moi, gronda-t-il avec plus de menaçante ardeur, ne te recules pas ainsi… Par le ciel ! il faut que tu saches que je t’aime… il faut.

 

À ce moment, comme Charles d’Angoulême, livide, la main à la garde de l’épée, s’avançait en frémissant, une éclatante fanfare de trompettes résonna sur la place de Grève… Des clameurs furieuses aussitôt s’élevèrent de la multitude qui reflua, tourbillonna…

 

— Les gardes du roi ! Les suisses de Crillon ! À mort !… À l’eau !…

 

Ces gardes, ces suisses, c’étaient ceux qui, la veille, avaient essayé d’enlever les barricades élevées par le peuple !… C’étaient ceux que les bandes de Brissac, de Crucé, de Bois-Dauphin avaient refoulés jusque dans l’Hôtel de Ville où ils s’étaient enfermés, où ils avaient passé la nuit, et d’où ils venaient de sortir, trompettes en tête !…

 

Le duc de Guise s’élança en poussant une imprécation. Ses gentilshommes le suivirent, l’épée à demi tirée… Le peuple, à la vue de ses ennemis de la veille, poussait des vociférations de rage… En un instant, la place, si paisible et joyeuse, fut remplie de hurlements, bousculades de bourgeois courant s’armer, cris de terreur des femmes qui s’évanouissaient…

 

— Aux armes ! À mort les suppôts d’Hérodes !…

 

— À l’eau, les gardes ! À l’eau, Crillon !…

 

Et ce fut dans ce tumulte de prise d’armes, à cette minute où les arquebusades allaient peut-être recommencer, ce fut dans le bouillonnement des foules autour de la roulotte, qu’eut lieu la première rencontre de Charles d’Angoulême et de Violetta…

 

En voyant Guise se précipiter vers Crillon, Charles avait renfoncé son épée et s’était arrêté près de l’enfant… Quelque chose comme une aurore d’espérance se leva dans les beaux yeux de Violetta… Ils étaient l’un devant l’autre, tous deux d’une exquise jeunesse, d’un charme intense dans la grande rumeur d’orage qui se déchaînait. Pour la première fois, ils se voyaient de près et se parlaient… ils étaient pâles : l’extase les faisait trembler…

 

— De grâce, dit-il doucement, ne craignez rien… Vous pleuriez… Est-ce que cet insolent gentilhomme…

 

— Non ! oh ! non, fit-elle avec effroi. Je pleurais… voyez-vous… parce que…

 

Elle inclina la tête, et d’une voix très basse, infiniment triste :

 

— Ma mère est morte !… Elle est là… toute seule !… Et nul ne se penche sur ce pauvre corps pour lui faire l’aumône d’une prière.

 

Elle se reprit à pleurer, une main devant ses yeux.

 

— Votre mère est là… morte ! dit Charles en pâlissant de pitié comme il avait pâli d’amour. Et vous, pauvre enfant, on vous forçait à chanter !… ceci est horrible !…

 

— Non, non ! dit-elle en jetant un regard de terreur sur Belgodère qui rôdait autour d’eux en grondant. Je chantais… pour acheter des fleurs à ma mère…

 

Le duc d’Angoulême frissonna. À cette minute, un grand silence solennel tomba sur la Grève. Les trompettes se taisaient. La multitude avait cessé ses clameurs ; Crillon et le duc de Guise échangeaient des paroles que chacun tâchait d’entendre…

 

Charles prit une main de Violetta qui, à ce contact, tressaillit… Il la conduisit à la roulotte, la fit monter et entra lui-même… Alors il aperçut le corps de la Simonne étendu sur sa couchette, et il s’inclina, la tête nue, tandis que Violetta s’agenouillait…

 

— Veillez votre mère, dit-il avec une expression d’immense pitié. Soyez l’ange qui se penche sur cette morte. Et quant à son cercueil, c’est moi qui le fleurirai, si vous daignez le permettre…

 

Violetta leva sur lui un regard éperdu de reconnaissance… Alors, troublé jusqu’au fond de l’âme, les yeux mouillés, le cœur palpitant, le jeune duc sortit et se dirigea droit vers un éventaire de fleurs devant lequel se tenait une bonne grosse commère. Sans rien dire, il jeta à la marchande stupéfaite un ducat d’or, et à pleins bras, il ramassa des fleurs, des gerbes de roses blanches et rouges, des brassées d’œillets aux senteurs pénétrantes, des jasmins délicats, des jonchées de lys et de giroflées… Et chargé de son fardeau parfumé, il rentra dans la roulotte, se mit à épandre les jasmins, les œillets, les roses autour du corps, sur le corps, qui bientôt disparut sous ce linceul fleuri…

 

Violetta, à genoux, les mains jointes, extasiée, douloureuse et ravie, regardait, croyant faire un beau rêve.

 

— Ce n’est ni le lieu ni l’heure de vous parler, dit alors Charles d’Angoulême. Mais dès maintenant, cessez de craindre quoi que ce soit… Il est impossible, ajouta-t-il avec une émotion croissante, que vous demeuriez avec ces bohémiens… Demain matin, je viendrai parler au maître de cette voiture…

 

— Qui est tout prêt à vous entendre, monseigneur, et à vous répondre ! dit près de Charles une voix ironique et rocailleuse.

 

Le jeune duc toisa le sacripant courbé en deux devant lui.

 

— Où pourrai-je te parler, mon maître ? demanda-t-il.

 

— Ici près, monseigneur : rue de la Tissanderie, à l’Auberge de l’Espérance, où je remise mon cheval, mon carrosse, mon léopard et mes gens.

 

— C’est bien. Attends-moi donc dès demain matin.

 

Charles d’Angoulême jeta un dernier regard sur Violetta prosternée, le visage dans les deux mains, puis sur la morte dont la pâle figure lui parut alors s’illuminer d’un sourire vague, pareil à quelque mystérieux remerciement.

 

— À la vengeance, maintenant ! murmura-t-il. Ô mon père, regarde ce que va faire ton fils !

 

Et il sortit, se dirigeant droit vers le duc de Guise !… Belgodère, debout sur le haut des marches, les bras croisés, ricanait :

 

— Viens demain, oui, je t’attendrai de pied ferme. Imbécile !… Demain ! Où sera demain Violetta ?

 

Il haussa les épaules et descendit en grognant :

 

— Il faut pourtant que j’aille prévenir qu’on me débarrasse du cadavre. Le plus tôt sera le mieux. Aujourd’hui même tu seras partie, la Simonne. Bon voyage !…

 

Et il allait s’élancer, lorsqu’au bas des marches il vit se dresser devant lui un homme vêtu de velours noir dont le visage livide semblait celui d’un mort qui vient de se lever du fond de la tombe. Et cet homme avait une de ces glaciales voix dont l’accent fait frissonner.

 

— C’est toi, demanda-t-il, qui es Belgodère, maître de cette voiture ?

 

« Voilà une infernale figure », songea le bohémien qui frémit malgré lui. Oui, mon gentilhomme, ajouta-t-il tout haut, je suis celui que vous dites. À votre service bien humblement.

 

La « figure infernale » se contracta sous l’effort de quelque suprême combat intérieur, comme la face de certains étangs noirs se moire parfois de rides mystérieuses venues de leur profondeur, sans qu’il y ait un souffle d’air.

 

— C’est donc toi, reprit-il lentement, qui es le maître de cette jeune chanteuse… Violetta ?

 

Belgodère tressaillit, se frappa le front, s’inclina plus profondément.

 

« J’y suis ! songea-t-il. C’est le gentilhomme que le duc de Guise devait m’envoyer pour me transmettre ses décisions ! Ah ! ah ! je te tiens enfin, Claude ! Tu vas savoir de mes nouvelles ! Et des nouvelles de ta fille ! »

 

Il se redressa, se drapa, et dit brusquement :

 

— J’attends ce que vous avez à me communiquer.

 

Le gentilhomme le saisit par un bras, se pencha, hésita puis, d’une voix sourde :

 

— Je te suis envoyé par un puissant personnage. Cette enfant… cette Violetta…

 

Il s’arrêta. Un terrible soupir gonfla sa poitrine. Et il murmura :

 

— Pauvre innocente victime ! Ah ! Fausta !… Sphinx effroyable ! Quand donc échapperai-je à ta griffe de fer incrustée sur mon âme…

 

— Violetta et moi, nous sommes au service de celui qui vous envoie, dit Belgodère. Vos ordres ?

 

— Les voici. Sache d’abord que si tu les exécutes fidèlement, il y aura pour toi…

 

— Dix bourses de dix ducats d’or ! Que faut-il faire ?

 

L’homme acquiesça d’un geste hautain, pensant que le bandit venait d’indiquer là le prix de ses services.

 

— Ce qu’il faut faire ? reprit-il, tandis que son front s’assombrissait encore. Écoute, il y a dans la Cité, derrière Notre-Dame, tout au bout de l’île surplombant le fleuve, une maison délabrée, presque en ruine, dont les fenêtres semblent des yeux qui pleurent et dont les murs suent de la tristesse… La porte est en fer, avec un marteau de bronze : c’est là… C’est là que ce soir, à neuf heures, tu devras amener cette jeune fille.

 

— Ce soir ! À neuf heures ! On y sera, par l’enfer !

 

Le gentilhomme noir demeura un instant abîmé dans une lointaine rêverie. Puis, avec un tressaillement de tout son être, d’une voix plus basse, plus tremblante, plus sourde encore, il demanda :

 

— Cette femme masquée de rouge… qui était là tout à l’heure… cette femme aux cheveux blonds… dis-moi, qui est-ce ?…

 

— Une bohémienne de ma tribu.

 

— Une bohémienne ?… Son nom ?…

 

— Saïzuma.

 

— Vraiment ?… Une bohémienne ?… Et elle s’appelle Saïzuma ?…

 

— Elle n’a pas d’autre nom.

 

Celui que le bohémien appelait une infernale figure se redressa. Il parut soulagé de quelque secrète épouvante, et son visage se détendit. Alors, il fit un signe d’adieu au bohémien. Puis tirant de son pourpoint la lettre que Fausta lui avait remise pour le duc de Guise, le gentilhomme noir… le prince Farnèse !… se glissa parmi la multitude où il disparut sans bruit, comme une pierre au fond de l’eau trouble… pendant que Belgodère répétait avec une joie sombre et furieuse :

 

— Ce soir, à neuf heures ! Dans la maison de la Cité… On y sera, monseigneur Guise !

III

PARDAILLAN



Tandis que se décidait ainsi la destinée de Violetta dans ce rapide et sinistre entretien de Belgodère et du prince Farnèse, Charles d’Angoulême marchait au duc de Guise.

 

Le fils du roi Charles IX était bouleversé d’une terrible colère qui l’emportait comme malgré lui. La scène si funèbre et si douce à la fois à laquelle il venait de prendre part dans la roulotte s’évanouissait de son esprit : il ne voyait plus que le Balafré se penchant sur Violetta dans une attitude qui ne laissait aucun doute !

 

Lorsque Guise avait parlé à voix basse à la jeune fille, il avait senti se lever dans son cœur un sentiment qui n’y était pas encore : la haine d’amour, la plus implacable des haines… Ce fut les poings serrés, les yeux fous, la figure ravagée par la tempête intérieure, qu’il fonça dans les rangs pressés de la multitude silencieuse, attentive aux gestes et aux paroles de Guise, son héros, son idole !

 

Tout à coup, il se sentit saisi par le bras. Il se retourna vivement :

 

— Le chevalier de Pardaillan ! fit-il avec une joie farouche. Ah ! vous tombez bien !…

 

— Oui ! j’arrive à temps pour vous empêcher de faire une folie ! dit Pardaillan. Où courez-vous de ce pas ? Insulter monseigneur le duc ?… le fils de David, comme disent nos bons badauds ! Peste ! vous êtes gourmand… Ils sont ici une armée de guisards !… Il n’y avait qu’un homme au monde capable de tenir tête à dix mille bourgeois qui n’ont rien tué depuis vingt-quatre heures et enragent du désir si doux de massacrer n’importe quoi… Cet homme est mort, mon prince : c’était mon père.

 

Tout en cherchant à étourdir Charles de ses paroles, Pardaillan essayait de l’entraîner hors la foule.

 

— Pardaillan, gronda le jeune duc d’un ton de désespoir concentré, je veux parler à cet homme !

 

— Eh ! par Pilate, comme disait feu monsieur de Pardaillan, la vie est bonne, au bout du compte ! Je ne veux pas me faire égorger, moi !… Du moins, pas avant d’avoir dit ma façon de penser — tiens ! moi aussi, la langue me démange ! — à ce digne sire de Maurevert ! Et à quelques autres ejusdem farinœ… c’est du grec ; cela veut dire : de même farine… Allons, venez, mordieu !… Comment ! vous ne venez pas ?…

 

— Allez donc, Pardaillan ! murmura Charles, tandis que des larmes de rage perlaient à ses paupières. Allez ! Moi, je vais à Guise !

 

Le chevalier jeta sur le jeune homme un regard ou il y avait comme une tendresse de grand frère.

 

— Vous le voulez absolument ! dit-il en saisissant une main de Charles.

 

— Je hais Guise ! Jamais je n’ai eu dans la tête de tels éclairs de haine. Malheur à lui, puisque je le trouve sur mon chemin !

 

— Amour ! Amour ! Folie et misère ! grommela le chevalier. Tâchons de sauver ce jeune fou !

 

Et tout haut, il ajouta :

 

— Par mon père ! allons donc, puisque vous le voulez ! Mais, vrai Dieu, la conversation va être drôle ! Giboulée, ma bonne vieille rapière, à toi la parole !…

 

Pardaillan se haussa sur la pointe des pieds, embrassa d’un rapide regard circulaire la foule énorme qui les enveloppait, assura d’un coup de poing son chapeau sur le coin de l’oreille, et se mit en marche !…

 

À coups de coude, à coups d’épaule, il se fraya un passage, et lorsqu’un bourgeois voulait protester, à la vue de cette figure étincelante de railleuse audace, de cette longue et large rapière sur le pommeau de laquelle se posait une main souple et nerveuse, le bourgeois rengainait son compliment et se rangeait. En quelques instants, le chevalier et son jeune compagnon atteignirent le premier rang, et ils virent alors le duc de Guise, le roi de Paris, qui, hautain, livide, l’œil strié de rouge, se tenait devant Crillon et hurlait quelques mots qui se perdaient dans une furieuse acclamation de la foule…

 

La minute était tragique… Voici ce qui venait de se passer : Crillon — celui-là même que Charles IX, au siège de Saint-Jean-d’Angély[6] avait surnommé le Brave — Crillon, brave et fidèle jusqu’à la mort, venait d’apprendre qu’Henri III avait fui de Paris. Et il était sorti de l’Hôtel de Ville où il était renfermé avec mille gardes et deux mille suisses, pour rejoindre son roi ! Il commandait les gardes ; les suisses étaient sous les ordres d’un colonel dont le nom nous échappe ; mais lorsque toute cette troupe, composée surtout de blessés, d’éclopés, bandés, boîteux, sanglants, s’était formée en colonne et avait débouché sur la Grève, Crillon s’était placé en tête et avait crié :

 

— Gardes françaises et suisses, en avant !…

 

Il y eut alors de vastes remous dans l’océan populaire ; un sourd grondement monta de ses profondeurs ; puis les hurlements, les vociférations, les cris de morts se croisèrent, cinglèrent, battirent l’air, mêlés à d’effroyables insultes, à des gémissements de femmes, à des cliquetis de hallebardes. Et puis, soudain, un silence lourd, un silence de plomb…

 

Guise venait d’accourir ! D’un signe, il enchaînait la foule idolâtre et la muselait. Et alors le duc s’avançait au-devant de Crillon. Le vieux capitaine, trapu, la moustache grise, la cuirasse bosselée, le visage sanglant, arrêta sa troupe, et d’un geste rude salua le duc.

 

— Je vois avec plaisir, dit Guise sur un ton mordant, que Louis de Crillon ramène ses gardes à Sa Majesté…

 

— Vous avez vu juste, monsieur le duc, riposta Crillon d’une voix de bataille.

 

— C’est donc au Louvre que vous vous rendez ?

 

Crillon éclata de rire :

 

— Cette fois vous faites erreur ! C’est au roi que je me rends !

 

— Prenez garde, capitaine ! gronda le Balafré, vous avez déjà commis une folle imprudence en sortant de l’Hôtel de Ville !

 

— Et vous voudriez m’en faire commettre une autre en m’y faisant rentrer ! Le roi est hors de Paris, monsieur le duc : je sortirai de Paris !

 

— On vous a trompé ! Le roi…

 

— Un mot ! un seul ! interrompit violemment Crillon : le chemin est-il libre ?

 

— Il l’est pour tous les vrais fidèles, éclata Guise. Et le roi…

 

— Vive le roi, monsieur ! hurla Crillon. Prenez garde vous-même, monseigneur ! Prenez garde à la forfaiture ! Nous avons tous deux l’ordre du Saint-Esprit ; en le recevant, nous avons juré fidélité au roi, notre grand-maître ! Pour mon serment, je sortirai, dussé-je passer sur le ventre à toute la Sainte Ligue ! Et vous, monsieur le duc ! Que faites-vous de votre serment ?

 

Un grondement de tonnerre roula sur la place de Grève démontée, agitée de furieuses vagues humaines.

 

Hosannah filio David ! Gloire au fils de David !…

 

— Mort à Hérodes !… (Henri III.)

 

— À l’eau les gardes ! À la Seine. Crillon !

 

Guise devenu affreusement pâle jetait autour de lui des ordres rapides. Et ses gentilshommes s’élançaient sur tous les points où les troupes de la Ligue étaient disséminées : l’Arsenal, la Bastille, le Temple, le Louvre, le Palais, le Grand Châtelet…

 

Crillon leva son épée… Ce fut à cet instant que Charles d’Angoulême et le chevalier de Pardaillan parvinrent au premier rang de cette foule tumultueuse qui tourbillonnait autour des gardes massés en un bloc impassible, hérissé de hallebardes et d’arquebuses.

 

Guise, l’idole de Paris, Guise, l’homme des attitudes magnifiques, Guise eut alors un grand geste large et superbe. Et la foule s’apaisa, écouta, avide de l’entendre, de l’admirer encore.

 

À ce moment, le colonel des suisses, qui jusqu’ici s’était tenu en arrière de Crillon, s’avança rapidement vers le duc, et dit à haute voix :

 

— Ni moi ni mes suisses ne sortirons de Paris !

 

— Colonel ! hurla Crillon, à votre rang ! Ou par le sang du Christ, il faut vous battre avec moi jusqu’à ce qu’un de nous deux tombe !

 

— Monseigneur, dit le colonel sans répondre, je me rends à la Ligue !… Suisses ! sortez des rangs !…

 

À ce moment, une voix jeune, sonore, vibrante, éclata… Et nul n’eut le temps d’exprimer sa pensée, ni Guise dont la main tendue vers le colonel s’arrêta en chemin, ni Crillon qui, prêt à se ruer, fut cloué sur place, ni les suisses qui, prêts à déserter, demeurèrent immobiles dans leurs rangs, ni la foule qui, prête à acclamer, se tut, frémissante, comprenant qu’un drame nouveau se jouait sous ses yeux… Car cette voix, à toute volée, venait de lancer ce cri :

 

— Traître ! tu te rends à un traître !…

 

Le colonel gronda une furieuse imprécation. Guise, la figure bouleversée de rage, tira à demi sa lourde épée et chercha des yeux l’audacieux insolent qui le souffletait de ce nom de traître !

 

Et il vit alors un jeune homme qui bondissait au milieu du cercle vide, repoussait le colonel des suisses d’un geste de souverain mépris, et se plantait devant lui, les bras croisés. Et dans le silence énorme, dans le lourd silence d’angoisse qui pesait sur cette scène étrange, pour ainsi dire fantastique, la voix de ce jeune homme s’élevait encore :

 

— Henri de Lorraine, duc de Guise ! meurtrier de mon père ! deux fois traître et rebelle ! moi, Charles d’Angoulême, fils de Charles IX, roi de France, je te déclare félon et te défie en champ clos, soit à la dague, soit à l’épée, à l’heure, au jour, au lieu qui te plairont !…

 

À l’instant, vingt gentilshommes se ruèrent sur Charles, le poignard levé. Mais Guise les contint d’un signe. Il haletait. Ses yeux étaient sanglants. Sa bouche écumait. Il cherchait une insulte avant de faire le geste qui livrerait le jeune homme à sa meute…

 

— Fils de Charles ! dit-il enfin avec un grincement de dogue en furie, j’accepte ton défi… Mais comme la lâcheté est héréditaire dans ta famille, comme tu pourrais essayer de fuir, je vais te faire précieusement garder jusqu’au jour où moi, le Balafré…

 

— Vous ne vous appelez pas le Balafré, monseigneur ! cria un homme, qui, à son tour, s’avança, mais calme, la lèvre ironique, les yeux pétillants d’une sorte de joie étincelante…

 

C’était Pardaillan !… D’un coup d’œil, il avait jugé la situation. De la foule houleuse, ce regard clair avait rebondi sur Guise, et de Guise sur les gardes de Crillon… Et il avait souri !… Immobile spectateur d’abord, il venait de comprendre que Guise allait jeter un ordre d’arrestation.

 

— Sauvons mon petit louveteau ! grommela-t-il.

 

Il marcha sur le duc de Guise à qui, d’une voix cinglante, il jeta ces mots :

 

— Pardon : vous ne vous appelez pas le Balafré !…

 

— Votre nom, à vous ! rugit Guise. Qui êtes-vous ?…

 

Pardaillan tendit son poing et dit :

 

— Ce n’est pas mon nom qui importe, c’est le vôtre, monseigneur ! Il y a seize ans, dans la cour d’un hôtel de la rue de Béthisy…

 

— La rue de Béthisy ! murmura Guise dont les yeux exorbités se posèrent avec épouvante sur Pardaillan. Oh ! si tu es celui que je crois… malheur à toi !… continue !…

 

— Je continue ! Donc, vous veniez d’assassiner l’amiral Coligny… Au moment où vous posiez le pied sur la face sanglante du cadavre, cette main que voilà, monseigneur…

 

Pardaillan ouvrit sa main toute large…

 

— Cette main s’appesantit sur votre face, à vous, et depuis lors, vous vous appelez le Souffleté !…

 

— C’est toi ! rugit Guise tandis qu’une terrible clameur de mort jaillissait de la foule… À moi ! À moi ! Arrêtez-les tous deux ! Prenez-les ! Vivants ! Il me les faut vivants !…

 

Alors, un effroyable tumulte se déchaîna. Les digues de l’océan populaire se rompirent… Crillon recula jusque sur ses gardes, emporté comme par un mascaret. Le colonel des suisses, le premier, mit rudement sa main sur l’épaule du duc d’Angoulême… Au même instant, il s’abattit comme une masse : Pardaillan venait de tirer sa rapière, et d’un coup de pommeau violemment asséné, lui avait fracassé le crâne…

 

— Guise ! Guise ! cria Charles, souviens-toi que tu as accepté mon défi !

 

— À mort ! À mort ! hurlait le rauque rugissement de la foule.

 

— Vivants ! Je les veux vivants ! vociférait Guise.

 

Ces cris, ces gestes, cette effroyable mêlée d’expressions sauvages, de figures sans humanité, de fauves hurlements, de regards pareils à des éclairs, de voix pareilles à des tonnerres, tout ce tableau de furie où fulgurait l’éclat livide des hallebardes, des épées et des poignards, toute cette scène convulsée que, de loin et de haut, dominait l’ardente et fatale figure de Fausta, penchée à sa fenêtre, tout ce vertigineux ensemble d’attitudes intraduisibles se développa dans la seconde même où le chevalier de Pardaillan avait jeté au roi de Paris cette formidable insulte :

 

— Tu t’appelles le Souffleté !…

 

Au moment où d’un coup de pommeau le chevalier abattait aux pieds de Guise le colonel des suisses, il saisit Charles, son louveteau, à pleins bras et se mit à bondir vers Crillon, vers la troupe des gardes immobiles et pâles… Il tenait sa rapière par la lame, et se servait du pommeau comme d’une massue. Et cette massue, dans cette main puissante, tourbillonnait, bondissait, frappait, enveloppée des éclairs de l’acier… Ce fut ainsi qu’il se fraya un passage jusqu’à la troupe de Crillon, parmi les gentilshommes de Guise rués sur lui…

 

— Rendez-vous, Crillon ! vociféra Maineville, un des fervents de Guise.

 

— Livre-moi ces deux sangliers ! hurla Guise. Et tu sortiras avec tes hommes d’armes !

 

À ce moment, Pardaillan se dressa sur la pointe des pieds et leva très haut, de son bras tendu, sa rapière vers le ciel. Il apparut ainsi, un inappréciable instant, les vêtements déchirés, du sang au front, étincelant, prodigieux d’audace et d’ironie, dans les rayons du soleil qui l’enveloppaient d’une gloire… Et alors, d’une voix qui résonna comme du bronze, à l’instant où Crillon éperdu se voyait débordé, où les gardes allaient se débander, où Guise, déjà, poussait un rugissement de triomphe, Pardaillan tonna :

 

— Trompettes ! sonnez la marche royale !…

 

Électrisés, soulevés par l’enthousiasme des grands chocs, les hommes d’armes hurlèrent dans un grand élan tragique :

 

— Vive le roi !…

 

Et se mirent en marche tandis que la fanfare royale éclatait, rebondissait, envoyait ses échos claironnants aux horizons de la Grève et dominait l’épouvantable tumulte…

 

Et en avant, l’épée haute, près de Charles qu’il entraînait, près de Crillon stupéfait qui l’admirait, en avant, pareil à quelque héros des antiques épopées d’Homère, le chevalier de Pardaillan marchait, fonçant dans la foule, entraînant les hommes d’armes, creusant un sillage à travers les masses des ligueurs et les infernales clameurs de mort…

 

Des coups d’arquebuse éclataient ; des groupes de bourgeois armés de piques se lançaient sur la troupe de Crillon… mais la fanfare, la marche royale couvrait tous les bruits, et la voix de Pardaillan retentissait :

 

— En avant ! En avant !…

 

— Mes hommes d’armes ! Mes ligueurs ! balbutiait Guise ivre de rage et de honte, chancelant de fureur…

 

Les hommes d’armes de la Ligue étaient disséminés aux quatre coins de Paris et n’apparaissaient pas encore ! Maintenant, devant la troupe de Crillon, devant ce long serpent hérissé de fer, devant ces blessés qui s’avançaient d’un pas pesant et régulier, la hallebarde croisée, les multitudes de bourgeois s’ouvraient, fuyaient, les uns courant s’armer, les autres déchargeant leurs pistolets au hasard de l’affolement…

 

Pardaillan avait remis sa rapière au fourreau. Il marchait en tête, d’un pas rude, et criait :

 

— Place au roi ! Place au roi !…

 

Et il y avait une telle ironie dans ce cri que ceux qui l’entendaient ne savaient de quel roi le chevalier voulait parler, ni si c’était vraiment pour le service d’un roi que flamboyait le regard de cet homme ! En quelques minutes, les hommes d’armes de Crillon furent hors la Grève, et déjà, par les quais, ils marchaient droit à la Porte-Neuve, tandis que le tumulte grandissait, que les profondeurs de la ville mugissaient, et qu’il y avait dans l’air comme un formidable frisson de bataille et d’assaut.

 

* * * * *

 

À ce moment, mille ligueurs, commandés par Bussi-Leclerc, armés d’arquebuses toutes chargées et prêtes à faire feu, débouchèrent au pas de course sur la place de Grève, venant de la Bastille.

 

— Enfin ! enfin ! rugit le duc de Guise avec un indescriptible accent de joie sauvage.

 

Il allait s’élancer vers Bussi-Leclerc ; une main, tout à coup, se posa sur son bras.

 

— Que voulez-vous ? gronda-t-il d’une voix rauque à celui qui venait d’arrêter son élan — un gentilhomme vêtu de velours noir qui, silencieux et sinistrement paisible dans toute cette rumeur, semblait un roc sévère autour duquel roule et gronde la mer furieuse.

 

— Lisez ceci, monseigneur duc, dit le gentilhomme qui tendit un pli fermé.

 

— Hé, monsieur ! vociféra Guise. Tout à l’heure… demain !

 

— Demain, il sera trop tard ! dit l’homme vêtu de noir. Cette lettre est de la princesse Fausta !…

 

Le duc qui s’élançait s’arrêta court, avec un profond tressaillement. Il saisit la lettre, d’un geste où il y avait comme du respect et une sourde terreur… Il brisa le cachet… Et il lut !… L’effet de cette lecture fut foudroyant. Le duc chancela… Son visage devint couleur de cendres. Ses yeux prirent une expression égarée. Un rauque soupir déchira sa gorge, et du revers de la main, il essuya son front couvert d’une sueur froide.

 

— Vos ordres, monseigneur ! cria Bussi-Leclerc en s’arrêtant devant lui.

 

— Mes ordres ! balbutia le duc dont les mains convulsives froissaient la lettre terrible.

 

Il jeta sur tout ce qui l’entourait un regard où luisait une folie de désespoir et peut-être de meurtre ; puis, d’une voix basse, pareille à un gémissement :

 

— À l’hôtel, messieurs ! Suivez-moi à l’hôtel de Guise !…

 

Et il s’élança d’un pas chancelant, suivi de ses gentilshommes stupéfaits, oubliant Bussi-Leclerc et ses mille ligueurs, oubliant Crillon, oubliant Pardaillan et le duc d’Angoulême, oubliant tout au monde, jusqu’à Belgodère à qui il voulait faire transmettre ses instructions, jusqu’à sa passion, jusqu’à Violetta !

 

* * * * *

 

Pardaillan avait continué sa marche foudroyante, entraînant Crillon et ses hommes d’armes. À travers des foules de ligueurs hurlants, mais qui, sans chefs, sans armes, n’osaient attaquer, la troupe de Crillon atteignit la Porte Neuve au moment où, des deux Châtelets, du Temple, de l’Arsenal, s’élançaient en courant vers la Grève les compagnies prévenues… La porte fut franchie… et lorsque les dernières gardes-françaises furent de l’autre côté du pont-levis, il y eut dans les masses profondes des bourgeois de longs cris de rage impuissante. Alors Crillon se jeta dans les bras de Pardaillan.

 

— Mon surnom de Brave n’est plus à moi, dit-il : il vous appartient !

 

— Partez vite, si vous m’en croyez, fit le chevalier, nous échangerons les salamalecs de rigueur un jour qu’il fera moins chaud…

 

— Oui ! mais de quel côté me diriger ?… J’ignore où est le roi !…

 

— Je l’ai vu hier fuyant et fort pâle… un triste sire, entre nous, monsieur de Crillon ! Quoi qu’il en soit, il prit la route de Chartres…

 

— Venez avec moi, monsieur, s’écria Crillon en admirant l’étincelante et fine physionomie de son sauveur ; le roi vous fera colonel !

 

— Eh ! monsieur ! fit tranquillement Pardaillan, je suis déjà maréchal moi-même, et c’est énorme. Pourquoi me faire colonel des autres ?

 

Crillon secoua sa crinière :

 

— Je ne vous comprends pas, dit-il ; n’importe, vous êtes un rude compagnon. Mort de ma vie ! Le roi, s’il avait dix serviteurs taillés sur votre modèle, serait demain sur son trône !… Allons, adieu !… Votre main ?

 

— La voici !

 

— Votre nom ?…

 

— Chevalier de Pardaillan ! Adieu, monsieur de Crillon. Dites au roi qu’il ne m’oublie pas dans ses prières à sa prochaine procession !

 

Le brave Crillon, ébahi, ne sachant si le chevalier avait parlé sérieusement, se tourna vers ses troupes, commanda : « En avant ! » et se mit en route en saluant une dernière fois de son épée cet homme dont l’intrépidité l’avait émerveillé et dont chaque parole le stupéfiait comme une énigme d’ironie.

 

Pardaillan prit le duc d’Angoulême par le bras, et simplement, comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé :

 

— Rentrons par la porte Montmartre et allons nous reposer en vidant un broc de Suresnes à la Devinière, chez cette bonne Dame Huguette Grégoire… une vieille connaissance à moi ! Le vin de la Devinière, monseigneur, a pour moi un grand charme : c’est que mon père l’aimait… Et quant à Huguette… elle m’aime !… Et cela me rappelle les temps radieux d’espérance ou j’aimais… moi aussi !…

 

Sur ces mots prononcés avec une mélancolie poignante qui ne lui était pas habituelle, Pardaillan entraîna Charles d’Angoulême tout étonné de surprendre dans le clair regard de son compagnon quelque chose comme une buée vite évaporée au soleil.

 

Laissons Pardaillan et Charles d’Angoulême rentrer dans Paris et revenons un instant au duc de Guise qui venait de s’élancer vers son hôtel, laissant Bussi-Leclerc, sans ordres, tout stupéfait au milieu de la place de Grève.

 

Sous ses allures de magnifique gentilhomme, sous l’ambition effrénée qui surchauffait son cerveau, sous cette passion même qui le brûlait pour une pauvre petite fille de bohème, Henri de Lorraine, duc de Guise, roi de Paris par la force, presque roi de France par l’immense désir de la Ligue — vaste œuvre qui avait étendu ses tentacules sur tout le royaume — cet homme, donc, sous des dehors de prospérité inouïe, poussé ou plutôt conduit par la main de la Fortune, prêt à monter sur le trône, cet homme qui faisait trembler des rois portait au cœur un mal terrible, un ulcère rongeur, qui, peut-être, fut un obstacle décisif à sa volonté d’entreprises politiques : la jalousie !

 

Guise faillit à sa propre fortune. L’Histoire, qui s’arrête aux gestes extérieurs, montre un étonnement naïf de ses hésitations ; elle constate avec stupeur ses brusques arrêts, ses reculs inconcevables… Sur la place de Grève, au lieu de se mettre à la tête des mille ligueurs que lui amène Bussi-Leclerc, il tremble, il abandonne la foule qui l’acclame, se retire, se sauve presque en son hôtel, et laisse sortir de Paris les trois mille hommes de Crillon qui allaient être le premier noyau de l’armée avec laquelle Henri III devait assiéger Paris !

 

Que s’était-il donc passé d’effroyable ? Quelle catastrophe s’était abattue sur cet esprit violent et le paralysait ? Tout simplement, Guise avait lu la lettre de la princesse Fausta, que le cardinal Farnèse lui remettait. Tout simplement, cette lettre contenait ces lignes :

 

« Le comte de Loignes n’est pas de ceux qui sont sortis de Paris à la suite d’Hérodes. La duchesse de Guise, que vous croyez sur la route de Lorraine et que vous avez conduite vous-même, il y a deux jours, jusqu’à Lagny, vient de rentrer dans Paris. Quelqu’un vous attend en votre hôtel pour vous expliquer ce double événement. »

IV

LE BOURREAU



Le soir de ce jour, sous la sérénité pâle du crépuscule, Paris gardait encore de profonds tressaillements. L’échauffourée du matin en place de Grève semblait se prolonger par des grondements qui parfois se répercutaient, on ne savait pourquoi ; des groupes de bourgeois cuirassés, casqués, la pique, la hallebarde ou l’arquebuse aux poings, s’entretenaient aux carrefours ; des patrouilles d’hommes d’armes passaient lourdement ; par moment, quelque seigneur suivi de son escorte de cavaliers trottait au long des chaussées. Bourgeois, soldats, seigneurs avaient la croix blanche de la Ligue sur la poitrine ou bien, autour du cou, le chapelet signal de ralliement ; car on venait de fonder la confrérie du Chapelet et tout Paris en était ; malheur à ceux qui ne portaient aucun de ces deux signes.

 

Il ne faisait plus jour, pas encore nuit ; peu à peu les bruits s’éteignaient, et du ciel, mêlées aux dernières clartés tombaient les premières ombres qui allaient envelopper la silhouette capricieuse et tourmentée du vieux Paris, ses toits aigus, ses ruelles étroites et tortueuses, ses hérissements de tourelles, de cloches et de girouettes, ce grand lac de tuiles verdies par les mousses, parsemé de ces îlots formidables, sombres et menaçants qui s’appelaient le Temple, le Louvre, le Grand Châtelet, la Bastille…

 

Ce fut à cette heure indécise que quatre hommes portant une civière s’approchèrent de la voiture de Belgodère demeurée sur la place de Grève. Sur la civière, il y avait un cercueil vide.

 

Dans la roulotte, une torche de résine était allumée ; ses lueurs fuligineuses jetaient de vagues reflets rouges sur le corps de la Simonne étendue toute raide sur sa couchette et, se jouant parmi les fleurs épandues, allaient lécher de leurs rapides et funèbres caresses le visage livide de la morte. Près de la torche, Violetta agenouillée, affaissée, les yeux fixés sur la figure aimée de celle qu’elle appelait sa mère ; parfois sa main, doucement, arrangeait les fleurs ou les cheveux, ou bien touchait le front glacé, comme d’un furtif baiser ; elle ne pleurait pas, n’ayant plus de larmes…

 

L’ombre, lentement, grimpait aux coins de la roulotte. Dans cette ombre, au fond, Saïzuma la bohémienne, assise, immobile, muette statue de l’indifférence, loin, bien loin de ces choses, perdue dans le chaos de ses douleurs obscures. Près d’elle debout, les bras croisés, la lèvre crispée par la haine satisfaite, l’œil rivé sur Violetta, avec d’étranges et brusques lueurs rouges, Belgodère guettait…

 

Les quatre hommes entrèrent et déposèrent le cercueil au long de la morte.

 

— Voilà ! fit l’un ; nous venons enlever cette hérétique de bohème…

 

— Bien entendu, ajouta un autre, il n’y a pas de prêtre ; la défunte s’en est passée pendant sa vie : elle s’en passera pour sa dernière promenade.

 

Belgodère approuva d’un signe de tête et dit simplement :

 

— Hâtons-nous…

 

— Oh ! ricana un porteur, vous êtes pressé, mon compère ! Il paraît que vous ne voulez pas faire attendre messire Satan !… Allons, la belle enfant, gare !…

 

Violetta, secouée d’un long frisson, s’était jetée sur la Simonne, et doucement, à mots imperceptibles, brisés de sanglots, lui parlait, lui disait l’éternel adieu… Rudement, Belgodère l’arracha à la funèbre étreinte : Violetta se releva, recula, les mains sur les paupières, le cœur défaillant, balbutiant encore :

 

— Adieu, maman… ma pauvre maman Simonne… adieu pour toujours…

 

Lorsqu’elle osa regarder, la Simonne était dans le cercueil !… Alors l’enfant eut un grand cri. Sa douleur jaillit, fusa, éclata… Elle retomba à genoux, toute palpitante, les lèvres tremblantes, et se mit, à pleines brassées, à entasser des roses dans la bière. L’instant d’après, ce fut fini ! Le couvercle était jeté sur la morte. La Simonne avait disparu à jamais. Et le secret que son agonie avait voulu crier, le secret de la naissance de Violetta était cloué avec elle dans la bière !…

 

D’eux-mêmes, les porteurs placèrent le reste des fleurs sur le cercueil. Ils le descendirent… le déposèrent sur la civière. Et déjà, ils se mettaient en route.

 

— Viens, dit alors Belgodère d’une voix étrange.

 

Violetta jeta sur lui des yeux égarés par le désespoir de cette minute affreuse.

 

— Viens donc ! reprit le bohémien avec un sourire effrayant. Tu ne veux pas laisser ta mère s’en aller toute seule !… Allons, je te permets de l’accompagner…

 

Ce fut presque un cri de joie qui râla dans la gorge de la jeune fille. Pour la première fois depuis de longues années, elle leva sur Belgodère un regard où il y avait une aube de reconnaissance étonnée…

 

— Je ne suis pas aussi mauvais diable que tu le penses ! grommela le bohémien en haussant les épaules.

 

Violetta s’élança…

 

Accompagner sa mère jusqu’au cimetière ! Pour cette pauvre enfant, c’était une consolation… triste consolation ! Et les patrouilles qui sillonnaient Paris purent voir avec un frisson d’étonnement et de pitié ce pauvre cercueil fleuri comme un cercueil de princesse, qui s’en allait par les rues déjà obscures, suivi seulement par une jeune fille qui marchait en pleurant…

 

Belgodère avait quitté la roulotte en disant à ses deux hercules assis sur les marches :

 

— Ramenez la voiture à l’auberge. Peut-être ne rentrerai-je pas cette nuit… Et quant à Violetta, ajouta-t-il plus sourdement, elle ne rentrera jamais !…

 

Il s’éloigna alors à grandes enjambées, et d’assez loin, sombre, oblique, rasant les murs, se mit à suivre Violetta qu’il couvait de son œil luisant, comme la bête de proie suit sa victime à la piste, sans bruit, dans la nuit des grands bois solitaires.

 

* * * * *

 

Au moment où Violetta se mit en marche derrière la lugubre civière, un homme abrité sous l’auvent d’une maison de la place, la tête couverte d’une cape noire qui retombait sur son visage, à demi penché, palpitant, la suivit d’un morne regard jusqu’à ce qu’elle eût disparu.

 

— La victime est en route, murmura-t-il alors. Il me reste à prévenir le sacrificateur ! Effroyable besogne !… Pauvre infortunée ! Le hideux bohémien te mène… et là-bas, t’attend Fausta, l’implacable Fausta !…

 

Cet homme frissonna comme s’il eût fait grand froid. Alors il quitta le recoin d’où il avait guetté le départ de Belgodère et de Violetta, se dirigea vers le pont de Notre-Dame qu’il franchit, et pénétra dans le dédale de la Cité.

 

* * * * *

 

Entre la cathédrale, formidable de son silence, et le Palais d’où sortaient les sourdes rumeurs du Parlement assemblé en séance de nuit, vers le milieu de la rue Calandre, dans un terrain vague en bordure du Marché Neuf achevé depuis deux mois, s’élevait une maison basse, honteuse, un logis écarté, en quarantaine parmi les logis voisins.

 

Le jour, les hommes s’écartaient de cette demeure en grondant une imprécation. Les femmes qui passaient par là pâlissaient et faisaient un signe de croix. En ce logis, dans une pièce froide, aux meubles sévères, aux murailles nues qui s’ornaient seulement d’une grande croix d’ébène, une sorte de colosse pensif était assis dans un large fauteuil, le coude sur une table servie, le front dans la main, tandis qu’une vieille servante allait et venait à pas furtifs.

 

— Vous ne mangez donc pas, maître Claude ? demanda la femme en s’arrêtant.

 

Le géant fit un geste d’indifférence et de lassitude.

 

— Toujours ces affreux souvenirs de votre ancien métier, reprit-elle au bout d’un silence.

 

— Non, dit sourdement Claude en secouant la tête.

 

— Oh !… alors, c’est que vous pensez à l’enfant !…

 

— Toujours ! soupira Claude comme s’il se fût parlé à lui-même. Les minutes où les spectres de mes victimes ne viennent pas m’assiéger sont encore, peut-être, les plus terribles pour moi… Car alors, c’est son image, à elle, qui se dresse devant mes yeux. Huit ans, dame Gilberte ! huit ans écoulés presque jour pour jour depuis qu’elle disparut comme un beau songe qui s’évanouit… Ô mon enfant, ma suave violette qui embauma ces trop courtes années de ma terrible existence, qu’es-tu devenue ?… Où sont tes jolis yeux d’azur ?… Où est le radieux sourire de tes lèvres ?… Tout en moi, autour de moi, n’est plus que ténèbres depuis que tu ne jettes plus tes petits bras autour de mon cou en gazouillant ce nom de père qui me faisait frémir de bonheur jusqu’au fond des entrailles.

 

Maître Claude laissa lentement retomber son poing noueux, pareil à une masse. Un soupir gonfla et souleva son vaste poitrail. Et cet homme, qui semblait l’incarnation de la force animale, reprit avec une étrange douceur :

 

— Il paraît que je n’étais pas fait pour tant de bonheur, et que j’étais condamné aux solitudes maudites ! Pourtant… rappelez-vous, dame Gilberte, je n’en abusais pas de ce bonheur !… Je n’allais voir l’enfant que deux fois par semaine… c’étaient mes grandes fêtes à moi !… Mais quelles fêtes que ces jeudis et ces dimanches ! ajouta-t-il avec un rayonnement sur sa physionomie fatale… Avec quels délices j’abandonnais la sinistre livrée ! Avec quelle joie, dès l’aube, je mettais les habits de bourgeois sous lesquels elle me connaissait !…

 

— Allons, allons, maître Claude, fuyez ces souvenirs qui vous tuent !…

 

— Avec quel enivrement, continua Claude, sans entendre, je courais à Meudon !…, Le cœur palpitant, j’entrais dans le jardin. La bonne Simonne venait au-devant de moi… Et l’enfant ?… Ah ! la voici ! Ses jolis bras tendus, elle accourt, je la saisis, je la hisse, elle me serre le cou, elle grimpe sur mes épaules en riant, en me tirant les cheveux, et en criant comme une petite folle : Mère Simonne ! voici papa !… Ah ! quel bon rire…

 

Maître Claude couvrit son visage de ses deux mains… Il pleurait doucement, sans bruit…

 

— À quoi bon vous mettre le cœur à l’envers ? dit dame Gilberte.

 

— Mon cœur !… L’enfant l’a emporté dans ses petites menottes qui si souvent ont caressé mon front !… Un matin… jour d’épouvante, jour de malédiction ! C’était un jeudi… toute la vie, je m’en souviendrai… il faisait beau… cela sentait bon la fraîcheur, sous les ombrages de Meudon… j’arrive, j’appelle… pas de réponse… Bon ! elles sont descendues à la Seine, sans doute ? Et pourtant !… Enfin, je ne voulais pas avoir peur… J’entre dans le jardin ! Pas de Simonne ! Encore moins d’enfant ! Je pénètre dans la maison… tout est bouleversé comme par une lutte… je veux appeler, ma voix s’étrangle… je me sens devenir fou. … je sors, je crie, je hurle… rien, toujours rien !… Je cours à la Seine, je bondis dans le bois, je reviens à la maison… rien ! toujours rien ! L’effroyable journée !… Je tombe, le soir, sans connaissance… et lorsque je reviens à moi, je vois une femme qui me soigne… Mon enfant ! Où est mon enfant !… Oh ! on ne sait pas ? Nul ne sait !… Tout ce qu’on sait dans le voisinage, c’est que la veille, on a vu passer une troupe de bohémiens… Comment ne suis-je pas mort !

 

— Vous avez bien failli mourir, maître Claude, fit dame Gilberte ; et lorsque vous m’êtes revenu huit jours après, tremblant la fièvre… j’ai bien cru…

 

Un coup frappé à la porte interrompit la vieille servante et réveilla de longs échos dans la maison. Gilberte demeura immobile, saisie de stupeur… Claude se redressa violemment, le poing sur la table, le cou tendu, les yeux hagards.

 

— Qui peut venir ici ? murmura la vieille en pâlissant.

 

— Depuis huit ans, nul n’a frappé à cette porte ! gronda Claude. Qui cela peut être, sinon le malheur qui passe ?…

 

Un deuxième coup plus rude du heurtoir retentit, sourdement. Maître Claude retomba pesamment dans son fauteuil et fit un signe impérieux à la servante qui sortit. Et il demeura les yeux fixés sur la porte de la salle. L’instant d’après il entendit le bruit de la barre de fer qu’on décadenassait, de la chaîne qu’on laissait tomber, des verrous qui grinçaient… Puis il y eut un silence…

 

Tout à coup, dans l’encadrement de la porte, un homme parut la tête couverte d’une cape noire… Claude se leva, et d’un ton raide et craintif à la fois, demanda :

 

— Qui êtes-vous ?… Homme ou spectre… que voulez-vous de moi ?…

 

L’inconnu s’avança lentement de quelques pas… Un tremblement convulsif l’agitait… Il demeura une minute sans parler ; puis d’une voix basse et rauque, il prononça :

 

— Maître, je viens requérir les services de ta profession…

 

Claude fut secoué d’un tressaillement terrible. Un sourire livide crispa ses lèvres. Il se secoua comme pour rejeter le fardeau de ses souvenirs et il dit :

 

— Du temps que j’exerçais mon sinistre métier, l’official et le grand prévôt seuls pouvaient me requérir. Vous n’êtes ni l’official[7], ni le grand prévôt… sans quoi vous sauriez que depuis huit ans, je me suis fait relever de mes fonctions… Allez en paix, qui que vous soyez, vous qui cachez votre visage à l’ancien bourreau de Paris !…

 

L’inconnu ne broncha pas. D’une voix plus basse, plus rauque, il laissa tomber ces mots :

 

— Pour moi, pour celle qui m’envoie, tu n’es pas relevé de ta fonction. Pour moi, pour celle à qui tu dois obéissance, tu es encore le bourreau… regarde !

 

Alors il sortit de dessous son manteau sa main droite qu’il tendit. Au médius de cette main, il y avait un large anneau couronné par un énorme chaton de fer sur lequel étaient tracés des signes mystérieux. Claude jeta un coup d’œil sur ces signes. Alors un frémissement le fit chanceler !

 

Alors aussi, il s’inclina, se courba très bas, dans une attitude de profonde humilité !…

 

— Tu obéis ?… demanda l’inconnu.

 

— J’obéis monseigneur !… répondit Claude d’une voix étranglée.

 

— Bien. Rends-toi à la maison du bout de l’île, derrière Notre-Dame. L’exécution est pour dix heures… Y seras-tu ?

 

— J’y serai, monseigneur !… fit Claude dans un soupir qui ressemblait à un râle. Mais dites à ceux qui vous envoient que je suis las, bien las… que l’horreur pèse sur mes nuits d’un poids trop lourd… que dussé-je être tué moi-même, je ne veux plus tuer… et que je déchirerai demain le pacte qui m’enchaîne.

 

Il se redressa de toute sa hauteur et ajouta :

 

— Cela dit, monseigneur, ne comptez plus sur moi… cette exécution sera la dernière !…

 

— La dernière ! fit l’homme. Soit !… Maintenant, Claude, je vais te montrer ce visage que tu me reprochais de tenir caché…

 

— Qu’importe votre visage ! gronda Claude. Puisque j’ai vu votre main… puisque j’ai vu l’effroyable anneau de fer, cela suffit !… Allez en paix, monseigneur !…

 

— Il faut pourtant que tu me voies face à face, dit l’inconnu dans un sanglot. Car maintenant ce n’est plus au bourreau que je parle ! Ce n’est plus l’envoyé de la souveraine qui te parle !…

 

D’un geste rapide, il fit tomber sa cape et son visage apparut, pâle d’une pâleur spectrale. Claude recula, haletant, et murmura avec un indicible accent où il y avait de la terreur, du défi, du remords peut-être :

 

— L’évêque !… Le prince Farnèse !… Le père de l’enfant !…

 

— De l’enfant que tu me volas ! gronda Farnèse. Oui, c’est moi ! Moi qui t’ai maudit ! Moi qui viens de te maudire encore, puisque tu n’as pas eu pitié de mon malheur ! Ou plutôt, non ! je ne te maudis pas. Une espérance insensée m’a soutenu jusqu’à ce jour. Oui, j’espère encore ! C’est en suppliant que je viens… Écoute ! Dis-moi la vérité ! Sois homme une fois dans ta vie !

 

Claude hésita un instant… puis secoua la tête. Farnèse attendait, pantelant.

 

— La vérité ! gronda enfin Claude. Je vous l’ai dite le jour que vous êtes venu, il y a près de quinze ans !

 

Farnèse baissa la tête, comme écrasé, et chancela…

 

— Elle est morte ! reprit Claude d’une voix glaciale. Morte trois jours après que je la recueillis au pied du gibet… morte dans les bras de la femme à qui je la confiai…

 

Le cardinal prince Farnèse ne dit plus rien. Il leva les bras au ciel et les laissa lourdement retomber. Puis il ramena sa cape sur sa tête et, avec un lugubre gémissement, se dirigea vers la porte. Claude, rapidement, jeta un manteau sur ses épaules, suivit Farnèse et le rejoignit au moment où il mettait le pied dans la rue. Il le toucha au bras, et d’un accent de timidité farouche :

 

— Pardon… un mot encore…

 

Farnèse frissonna, violemment arraché à sa pensée d’insondable amertume :

 

— Que veux-tu ?

 

— Vous ne m’avez pas dit qui je dois exécuter ce soir !…

 

— J’ignore !… dit Farnèse, morne et glacé.

 

— Est-ce un homme ?… Une femme ?…

 

— Une femme !… Une jeune fille !…

 

Claude frémit d’angoisse… Une jeune fille… Un être de grâce et de faiblesse qu’il allait supprimer !…

 

— L’infortunée ! murmura-t-il.

 

À ce moment, le bronze de Notre-Dame tinta dans la nuit, et les ondulations sonores s’épandirent sur la Cité endormie en hululements d’une infinie tristesse… Les deux hommes, le cardinal et le bourreau, demeurèrent immobiles, comptant les coups. Et quand la voix de la cathédrale se tut, celle du cardinal s’éleva :

 

— L’heure de l’exécution ! dit-il sourdement.

 

Puis, Farnèse leva la main comme pour jeter un ordre suprême, et lentement, de son pas silencieux, la tête penchée, les épaules frissonnantes, il s’en alla dans la direction du Petit-Pont. Le bourreau essuya la sueur qui inondait son front… Et il s’élança vers Notre-Dame, vers l’extrémité de l’île, vers la mystérieuse maison de la princesse Fausta, en grondant :

 

— La dernière exécution… La dernière victime !…

V

LA MAISON DE LA CITÉ



La Simonne fut enterrée dans le plus proche cimetière, c’est-à-dire aux Innocents. Comme de juste, elle fut jetée dans le coin des hérétiques ; et aucune croix ne surmontait l’endroit où elle reposait, vu qu’elle avait fait partie d’une troupe de baladins, bohèmes, faiseurs de tours, gens excommuniés de plein droit, mécréants et damnés.

 

Lorsque le cercueil eut été mis en terre, et que le fossoyeur commença à rejeter les premières pelletées, Belgodère saisit Violetta par la main et l’entraîna. La jeune fille le suivit sans résistance. Elle était mortellement triste. Sa main glacée tremblait dans celle du bohème. Il faisait nuit noire. La ville lui apparaissait comme une solitude affreuse. Elle marchait sans se rendre compte du trajet qu’elle accomplissait. Pourtant, au fond de son cœur empli de ténèbres rayonnait doucement une image consolatrice qui semblait l’escorter pour la protéger, et lui murmurer qu’elle n’était pas seule au monde.

 

Ce jeune seigneur au regard limpide, à la voix caressante… reviendrait-il ? Hélas ! Elle ignorait jusqu’à son nom… Mais il l’avait regardée avec une si fraternelle expression de pitié, elle l’avait vu si beau, si touchant, lorsqu’il était entré dans la roulotte, les bras chargés de fleurs, que son sein de vierge palpitait à ce souvenir, et qu’à son deuil filial se mêlait un émoi inconscient et très pur…

 

Oui, il reviendra !… puisqu’il l’a dit !… Demain !… Demain matin, elle le reverra !… Et les presque dernières paroles de la Simonne murmurent à son cœur une consolation :

 

— Ce jeune homme… ce sera ton sauveur… car il t’aime !…

 

Être aimée de lui !… Quel rêve !…

 

Tout à coup, elle s’aperçut que Belgodère ne se dirigeait ni vers la place de Grève, ni vers la rue de la Tissanderie où se trouvait l’Auberge de l’Espérance.

 

— Où me conduisez-vous ? balbutia-t-elle, prise d’un nouvel effroi.

 

Le bohémien, sans rien dire, serra plus fort la main de Violetta et marcha plus vite. Il passa entre la double rangée des maisons d’un pont et, le fleuve franchi, tourna à gauche : l’endroit était sinistre ; c’étaient les noires et tortueuses ruelles des Ursins, d’Enfer, et enfin du Cloître… C’était la Cité !…

 

La Cité — l’île du Palais — se terminait par deux promontoires : l’un à l’ouest, c’était le terre-plein sur lequel s’appuyaient alors les premières constructions d’un nouveau pont inachevé où vingt-six ans plus tard devait s’élever le cheval de bronze portant la statue d’Henri IV, et qui continue encore, nous ne savons pourquoi à s’appeler le Pont-Neuf ; à l’est, c’était, derrière Notre-Dame et le palais archiépiscopal, une langue de terre sur laquelle se dressaient côte à côte deux constructions pareilles à deux sœurs se tenant par la main… mais deux sœurs dont l’une était une mignonne créature, et l’autre un monstre de hideur.

 

La première, petite, accorte, plaisante, ses fenêtres ornées de jolis vitraux, portait au-dessus de son perron une enseigne pimpante, enguirlandée, sur laquelle on pouvait lire ces mots assez bizarres qui peut-être faisaient allusion à la cuve où l’on presse le raisin… ou peut-être à quelque événement passé :

 

AUBERGE DU PRESSOIR DE FER

tenue par la Roussotte et Pâquette

 

L’autre maison, très grande, avait une face muette, effrayante, des murs pourris, lépreux, lézardés, de rares fenêtres clignotantes ; elle paraissait prête à s’effondrer de vétusté, d’abandon, de ruine ; elle suintait la tristesse, elle suait l’épouvante ; et son portail de fer, avec son énorme marteau de bronze, lui donnait une apparence de forteresse… une forteresse qui eût gardé des morts, des secrets monstrueux.

 

Le promontoire a disparu, rongé par les eaux patientes ; la maison terrible n’existe plus ; à sa place — ou presque — émerge timidement aujourd’hui un bâtiment humble et bas aux pieds duquel la Seine se lamente, comme alors, en clapotis d’effroi, et qui semble perpétuer l’horreur dans ce coin de Paris… La morgue !…

 

Belgodère, tenant toujours Violetta par la main, s’arrêta un instant devant l’Auberge du Pressoir de Fer ; mais, secouant la tête, il marcha droit au formidable portail de la construction voisine.

 

— Où sommes-nous ? bégaya Violetta en jetant autour d’elle un regard éperdu.

 

Belgodère ne répondit pas. Il heurta le lourd marteau de bronze.

 

— J’ai peur ! Oh ! j’ai peur !…

 

La porte de fer s’ouvrit sans bruit. Violetta voulut se rejeter en arrière ; le bohémien la harponna solidement ; dans la seconde qui suivit, elle se vit dans un vaste vestibule dallé, aux hautes murailles nues, faiblement éclairé, où se tenaient deux hommes masqués, la dague nue à la ceinture.

 

— Où suis-je ! Où suis-je !… palpita la jeune fille.

 

— Voici la petite que moi, Belgodère, devais amener ici. C’est bien ici ? fit le bohémien.

 

— C’est ici ! dit l’un des deux gardes.

 

Au même instant, cet homme jeta sur la tête de Violetta un sac de toile noire qu’il serra au cou par un cordon. Sans un cri, sans un souffle, paralysée par une de ces terreurs extraordinaires comme on n’en a que dans certains hideux cauchemars, Violetta se sentit soulevée, entraînée, emportée elle ne savait où !… L’autre géant masqué tendit à Belgodère une bourse bien gonflée :

 

— Voici les cent ducats d’or que tu as demandés…

 

— Ce n’est pas moi qui les ai demandés, grommela le sacripant. C’est monseigneur le duc qui m’a dit la chose : dix bourses contenant chacune dix ducats…

 

— Monseigneur le duc ? demanda l’homme avec étonnement. Tu veux dire : le prince ?…

 

— Duc, prince si vous voulez. Peu importe. L’essentiel est que ma besogne est faite.

 

— C’est vraiment l’essentiel. Prends ton or, et file ! Un instant, l’ami : si tu veux avoir la langue arrachée, si tu veux être écorché vif, tu n’as qu’à souffler à âme qui vive un mot de ce que tu viens de faire… Encore un conseil : tâche d’oublier si bien cette maison que jamais on ne te voie rôder par ici… Et maintenant, au large !

 

Le bohémien s’inclina jusqu’à terre, avec un sourire narquois, et sortant à reculons, s’évanouit dans la nuit.

 

* * * * *

 

Dix heures sonnèrent à Notre-Dame. Belgodère avait disparu depuis longtemps. Ce fut à ce moment que maître Claude, s’approchant à son tour de la terrible maison, heurta le marteau de bronze, comme avait heurté le bohémien.

 

Comme pour le bohémien… comme pour Violetta ! La porte de fer s’ouvrit sans bruit. Après la victime, le bourreau !… Sans doute les deux hommes masqués le reconnurent, car l’un d’eux, lui faisant signe de le suivre, se mit à le précéder dans l’intérieur de la maison. Et sans doute, aussi, maître Claude connaissait cet intérieur… car il ne manifesta aucun étonnement de ce qu’il voyait.

 

Et pourtant, il y avait là de quoi stupéfier l’esprit, et affoler l’imagination !

 

Dès le vestibule franchi, cette maison hideuse dont la façade branlait, dont les murs extérieurs poussiéreux, noircis et rongés par la lèpre des siècles tombaient en ruine, oui, cette maison devenait un fabuleux palais de monarque asiatique, une succession de pièces vastes et ornées avec une magnificence inouïe, aboutissant à une salle immense au fond de laquelle, sous un dais, s’élevait un trône d’or, merveille de sculpture et de ciselure…

 

Les plafonds de ces pièces peints à fresque, les hautes murailles couvertes des toiles du Primatice, du Tintoret, d’Annibal, Carrache, de Raphaël, du Corrège, de Véronèse, les dressoirs de chêne précieusement fouillé, les admirables tapisseries des fauteuils, les mosaïques prestigieuses des parquets, les somptueuses tentures, les panoplies d’armes étincelantes, formaient un prodigieux ensemble d’un luxe écrasant, d’une beauté sévère, d’un goût très pur…

 

Dans la salle du trône, douze torchères en or massif supportant chacune douze flambeaux de cire rose, des colonnes alternativement de jaspe et de marbre, d’énormes vases de porphyre contenant de gigantesques bouquets aux fleurs radieuses, des tapisseries d’Arabie, soixante fauteuils aux dossiers très hauts, tous surmontés d’une tiare sculptée, tous portant une F brodée sous laquelle se croisaient deux clefs symboliques, les statues de marbre entre les colonnes, constituaient un décor fantastique, exorbitant, qui tenait du rêve et que semblaient garder, comme un trésor des Mille et une Nuits, vingt-quatre hommes d’armes vêtus d’acier, silencieux, immobiles, hallebarde au poing, douze à gauche du trône, douze à sa droite…

 

Et ce décor, dans sa splendeur, gardait on ne savait quoi de menaçant et de formidable, comme s’il eût été fait pour quelque souveraine orientale, pour quelque antique impératrice, distribuant autour d’elle selon son caprice l’amour ou la mort.

 

Le bourreau passa parmi ces merveilles sans un frémissement, suivant son conducteur muet. Il parvint ainsi, de salle en salle, jusqu’à une pièce qui devait se trouver aux confins de ce palais, vers la Seine, et faisait pendant au lugubre vestibule de l’entrée. Elle était nue, froide, humide, avec des murs en pierre grise, sans un meuble ; seulement, au long des murailles, il y avait des chaînes accrochées à des anneaux de fer, comme si d’une enchanteresse résidence de fée magicienne, on fût soudain passé dans un cachot servant d’antichambre au condamné qui va marcher au supplice !

 

Là se tenait une femme vêtue de noir, la tête couverte d’une mantille en dentelle noire. On ne voyait pas son visage ; mais à sa main étincelait un anneau pareil à celui du prince Farnèse, avec les mêmes signes ; seulement, tandis que l’anneau du cardinal était en fer, celui qui brillait à cette main de femme était en or pur ; et les caractères du chaton étaient tracés par des diamants qui fulguraient dans la pénombre.

 

Cette femme, c’était celle-là même que nous avons entrevue place de Grève, c’était celle que Farnèse avait appelée Sainteté… C’était Fausta !

 

Du premier coup, les yeux de Claude se portèrent sur l’anneau, comme s’il l’eût avidement cherché. Alors il frissonna et tomba à genoux en murmurant :

 

— La Souveraine !…

 

Et tremblant d’une terreur mêlée de vénération, il se prosterna, courba le front jusqu’à lui faire toucher les dalles. De cette voix qui berçait comme une mélodie d’amour et suscitait l’effroi comme le verbe d’un archange exterminateur, Fausta prononça avec une étrange et glaciale solennité :

 

— Bourreau ! Nous, grande-prêtresse de l’ordre auquel vous avez juré obéissance, avons jugé et condamné à mort une créature humaine de qui la vie était une menace pour les projets sacrés dont nous sommes la dépositaire. Bourreau ! vous avez accepté d’être l’exécuteur de secrètes sentences qui ne relèvent que de la divine justice… Entrez donc dans la chambre des exécutions où la condamnée attend et accomplissez votre œuvre…

 

Claude releva le front et tendit les mains vers Fausta.

 

— Vous avez à Nous parler !… Nous vous le permettons… dit Fausta. :

 

— Souveraine, dit Claude avec un tremblement convulsif, moi chétif et humble, j’ose adresser une supplique à l’éblouissante Majesté aux pieds de laquelle je me prosterne…

 

— Parlez, bourreau : Nous sommes sur cette terre pour punir, mais aussi pour consoler…

 

— Consoler !… Oui ! C’est de consolation dont j’ai besoin… Mes nuits sans sommeil sont peuplées de spectres. Le vent qui passe m’apporte les larmes et les malédictions de ceux que j’ai tués… En vain je me crie que je fus seulement un instrument de la justice humaine ! En vain j’implore de Dieu tout-puissant de rendre un peu d’apaisement à mon cœur ! Je vois la Mort avec une inexprimable terreur… sans quoi je me fusse tué !… J’ai peur, Souveraine ! J’ai peur de mourir sans cette absolution suprême qui me fut promise par votre envoyé !… Depuis deux ans que j’ai juré obéissance, par trois fois j’ai dû venir ici exercer mon terrible ministère… et la Seine n’a redit à personne le secret des trois cadavres que je lui ai jetés !…

 

Un effroyable sanglot râla dans la gorge de Claude, et cette figure monstrueuse parut bouleversée par toutes les affres d’une superstition délirante. Il frappa son vaste front sur les dalles, et, avec un désespoir insensé :

 

— J’ai consulté vingt docteurs, reprit-il. Et, en apprenant qui j’étais, aucun n’a voulu me répondre ! J’ai imploré la pitié de plus de cent prêtres : et aucun n’a voulu tracer sur ma tête le signe rédempteur qui m’eût rendu le repos !…, À votre envoyé, Souveraine, j’ai refusé l’or qu’il m’offrait… mais lorsqu’il m’a promis la sainte absolution, j’ai signé le pacte !… Par trois fois, dis-je, j’ai obéi, Souveraine ! Maintenant, je ne peux plus ; l’horreur me submerge, et je vois s’ouvrir devant moi les effroyables mystères de la damnation éternelle… Souveraine, ayez pitié de moi !…

 

— Vous avez bien fait de m’ouvrir votre âme, dit Fausta d’un accent de douceur pénétrante. Bourreau, l’épreuve est terminée. Allez demain dans Notre-Dame. Après la messe, vous serez entendu en confession générale, non pas par un simple prêtre, mais par un prince de l’Église muni, à votre seule intention, des pleins pouvoirs de Sa Sainteté… C’est donc Sa Sainteté elle-même qui répandra sur votre front le trésor des indulgences qui feront de vous un homme semblable aux autres, vous rendront le sommeil, écarteront de votre esprit les terreurs infernales, et vous berceront dans la sérénité des apaisements paradisiaques…

 

Et d’une voix de commandement suprême, tandis que son bras tendu désignait une porte, elle ajouta :

 

— Maintenant, bourreau, va !… Éteins cette vie encore !… À ce prix, demain, tu seras absous de tous tes meurtres, et délivré de tous tes spectres…

 

Claude se releva d’un bond, le visage resplendissant d’une épouvantable extase. Un changement terrible dans sa soudaineté se fit sur cette physionomie où domine une implacable et sauvage résolution.

 

— Vous dites, gronda-t-il, que je serai absous de tout mon passé ?…

 

— Tu seras absous !…

 

— Et que cette exécution est la dernière… qu’après cette femme, je ne tuerai plus personne ?…

 

— Cette femme sera ta dernière victime !

 

— Qu’elle meure donc ! rugit maître Claude, en se dirigeant vers la chambre des exécutions.

 

C’était un homme qui s’était prosterné aux pieds de Fausta : celui qui marchait maintenant vers la porte qu’on lui avait désignée, d’un pas rude de fauve, c’était le bourreau !… Il entra brusquement, refermant la porte derrière lui… Alors Fausta s’approcha, colla son visage à un invisible treillis, et regarda ce qui allait se passer dans la chambre des exécutions…

 

C’était une large pièce qui, greffée sur les murs de la maison, était suspendue au-dessus de la Seine. Il n’y avait pas de fenêtres. La lampe suspendue au plafond très élevé, au lieu d’éclairer ne faisait qu’accentuer les ténèbres, et, pour ainsi dire, donner un relief aux ombres entassées dans cet antre. Les parois étaient en bois mal équarri. De même le plancher…

 

Seulement, au milieu de ce plancher, apparaissaient les rainures d’une trappe fermée. Il y avait un anneau à cette trappe. Une corde y était adaptée ; elle montait droit au plafond, puis, par un système de poulies, descendait le long d’une paroi où elle était fixée à un gros clou par un nœud. Il n’y avait qu’à défaire ce nœud : la corde glissait dans ses poulies, et le couvercle de la trappe, n’étant pas soutenu par elle, s’abaissait, retombait…

 

Quiconque se trouvait alors sur ce couvercle était précipité… En bas, la Seine coulait, avec de sourdes lamentations, des froissements d’eau qui ressemblaient à des plaintes, des clapotis qui étaient pareils à des malédictions.

 

Le bourreau, en entrant, saisit un paquet de cordes… Il s’agissait de lier la victime, de l’étrangler d’un coup sec, puis de pousser le cadavre sur la trappe, et de laisser retomber le couvercle !… C’était là sa besogne !…

 

* * * * *

 

En entrant, le bourreau aperçut au milieu de la salle, dans la livide clarté diffuse, celle qu’il allait tuer. Elle était étendue sur le plancher, évanouie de terreur sans doute ; sa tête enveloppée d’un sac noir touchait au couvercle même de la trappe. Elle ne bougeait pas… Peut-être ne respirait-elle plus… Le bourreau eut comme un geste de déception… ou de honte !… Sa résolution tomba.

 

— Qui est cette malheureuse ? murmura-t-il. Qu’a-t-elle fait ? Pourquoi faut-il qu’elle meure ?… C’est moi qui vais la tuer !…

 

Il frissonna longuement. Aux trois exécutions précédentes, c’étaient des hommes, et la lutte… l’effroyable lutte réveillait en lui les instincts du carnassier, du fauve qui ne pardonne pas… mais là ! une femme… jeune, belle peut-être… innocente… qui savait ?… une malheureuse créature qu’il n’était même pas besoin de tuer !… qui se livrait, la tête déjà sur la trappe fatale… comme s’il n’y eût qu’à la pousser dans la mort !… Claude détourna la tête… ses yeux vacillèrent de pitié… Non ! jamais il n’aurait le courage de porter la main sur sa dernière victime !…

 

Il se dirigea vers le clou auquel était accrochée la corde qui soutenait la trappe !… Mais pour y aller, il fit un long détour, rasa les parois de bois, sans regarder la victime. Il marchait courbé, sur la pointe des pieds, haletant, formidable et pitoyable… la sueur coulait à grosses gouttes sur son visage… Et ce fut ainsi qu’il atteignit la corde. Sans oser se retourner, il porta une main tremblante sur le nœud, qu’il commença à défaire… À ce moment, la condamnée, la victime poussa un soupir qui résonna dans la tête du bourreau comme la clameur des trompettes du jugement dernier. Il eut un violent recul en arrière… et il demeura immobile, ramassé sur lui-même, écoutant, luttant contre cette pensée épouvantable :

 

— Elle se réveille… il faut que je la tue avant de la précipiter… Elle pourrait se sauver !…

 

Il ajouta en grelottant :

 

— Et puis… elle souffrirait trop… si elle se noyait tout de même… je dois tuer, non faire souffrir !…

 

Alors il se retourna, avec un rauque grondement, une violence, par quoi il cherchait à s’exciter, bondit jusqu’à la condamnée, et s’agenouilla ou plutôt s’accroupit près d’elle, disposant les cordelettes de l’étranglement !…

 

— Il faut qu’elle meure ! grogna-t-il, je dois agir… Encore celle-là !…

 

La victime fit un mouvement… Des paroles à peine bégayées parvinrent jusqu’à l’oreille du bourreau.

 

— Adieu, mère… ma mère chérie… Père ! Père !… Où es-tu ?…

 

— Elle appelle sa mère, haleta le bourreau, livide d’angoisse… elle appelle son père… Comme sa voix est douce et triste… et comme elle me remue le cœur !…

 

Une irrésistible curiosité s’emparait de lui ! Voir ! oh ! voir le visage de cette victime… de cette enfant étrangement vêtue comme une bohémienne… Oui… la voir !… lire peut-être sur sa figure le crime qui la condamnait. Il résistait encore à la tentation, que déjà ses doigts avaient délié le cordon qui maintenait le sac noir autour du cou, déjà il soulevait l’étoffe, déjà lui apparaissait l’adorable visage, les paupières closes sous ses longs cils, le front pur et la radieuse chevelure de Violetta… Il la contempla une longue minute, avec un indicible effarement devant cette parfaite harmonie de grâce, d’innocence et de beauté.

 

— Qu’elle est belle ! fit-il dans un souffle rauque. Et elle va mourir !…

 

Il devint pensif… Peu à peu, il oubliait ce qu’il faisait là et pourquoi il y était !…

 

Puis, à force de la regarder, il sentit tout à coup comme un battement sourd et profond de son cœur, quelque chose qui pleurait et riait en lui, une joie délirante et une douleur prodigieuse, un bouleversement de son âme qui — si les âmes ont des yeux ! — fermait ses yeux, éblouie par un jet d’aveuglante et surhumaine clarté !…

 

— Ah çà ! gronda-t-il en saisissant sa crinière de ses deux mains crispées, mais je deviens fou, moi !… Que vais-je imaginer là !… Seigneur Dieu ! Est-ce le châtiment suprême ! Vais-je sombrer dans la folie !… ce visage… oh ! ce visage !… il me rappelle… non !… c’est insensé !… l’enfant aurait cet âge-là ! elle aurait cette figure-là !… (Il eut un sanglot et un éclat de rire.) Ce sont bien ses cheveux, tout de même, ses beaux cheveux d’or… il n’y a pas à dire… c’est sa bouche… oh ! si je pouvais voir ses yeux ! (Le sanglot devint un rugissement, et le rire un râle.) Si c’était elle !… Ma fille ! hurla-t-il dans un cri terrible, en secouant la victime. Ma fille !… mon enfant !… Violetta ! Violetta !…

 

Violetta ouvrit les yeux, les posa, timides et craintifs, sur le bourreau… Ce fut une seconde indescriptible, où l’on n’eût pu entendre que le souffle tragique du colosse agenouillé. Les yeux de l’enfant, soudain, s’emplirent de lumière… Elle tendit vaguement les bras, comme jadis, au pied du gibet, et avec un infini ravissement, murmura :

 

— Mon père !… Mon bon petit papa Claude !…

 

Claude jeta une déchirante clameur qui fit trembler les parois de la chambre.

 

— Seigneur Dieu ! c’est elle ! c’est mon enfant !…

 

Il se redressa et recula, comme si la joie furieuse et le doute encore l’eussent enveloppé d’un tourbillon. Ses mains énormes, secouées d’un tremblement convulsif, se tendaient vers elle, puis se reculaient vivement. Il n’osait la toucher ! Il riait et pleurait. Et il grommelait :

 

— Comment, comment ! C’est mon enfant ?… Je ne suis pas fou ?… Oh !… Est-ce bien toi ?…

 

L’enfant sourit divinement :

 

— C’est moi, père !… C’est moi !

 

Puis il se rapprocha tout d’un coup. Alors, avec une sorte de rudesse, il empoigna la jeune fille dans ses bras puissants, la souleva comme une plume, l’emporta dans l’angle le plus éloigné de la trappe fatale, s’assit sur le plancher, et la mit sur ses genoux.

 

Il pleurait à grosses larmes ; ses lèvres barbouillées de pleurs, tremblotantes, bégayaient des choses incompréhensibles, et il y avait sur son visage monstrueux une irradiation de bonheur inouï, de prodigieux étonnement et de suprême extase… Violetta souriait et répétait :

 

— Mon père… mon bon père Claude… c’est vous… c’est bien vous… mon père…

 

Et quand elle put comprendre quelques mots de ce qu’il balbutiait, elle l’entendit qui disait :

 

— Oui… c’est ça… appelle-moi encore ainsi… encore… que j’entende ta voix… comme tu es belle !… mets-moi ton bras autour du cou… tu sais bien… Ah çà ! que s’est-il passé ? Non, tais-toi, tu me diras ça plus tard… Dire que c’est toi !… Je ne rêve pas, dis !… C’est toi ! Ce sont bien toujours tes chers yeux… tes beaux cheveux… mon enfant… ma vie… ma Violetta… Dire que ce que je tiens là dans mes bras… c’est mon enfant !…

 

Il sanglotait, ses énormes épaules toutes secouées… il oubliait le monde, le lieu où il se trouvait, et pourquoi il y était, et ce qu’il était venu y faire…

 

— Ah çà ! fit-il en riant avec délices, rentrons chez nous… Comprends-tu cela ?… chez nous ?…

 

— Dans notre bonne petite maison de Meudon…

 

— Non… c’est-à-dire, si fait… c’est là !… Que diable faisons-nous ici ?… Viens, rentrons…

 

— Ici ! murmura Violetta reprise par un frisson d’épouvante. Oh ! Père… qu’est-ce donc, ici ?…

 

— Ici !…

 

Claude jeta ce mot comme une clameur d’enfer. Son visage se convulsa Ses regards eurent des lueurs de folie. Il répéta en grelottant :

 

— Ici !… Nous sommes ici !…

 

— Père, père ! quelle horrible angoisse vous saisit ! Oh ! j’ai peur ! Qu’est-ce donc que cette maison ?…

 

— Ce que c’est ! gronda Claude qui tressaillit, passa une main sur son front et jeta autour de lui des yeux hagards. Ce que c’est !… Oh !… je me souviens !… Damnation ! Fuyons… vite, fuyons !…

 

Il se releva d’un bond, saisit par un bras la jeune fille terrifiée par cette expression d’horreur qui éclatait soudain dans la voix de son père… À ce moment la porte s’ouvrit. Fausta parut, voilée de noir.

 

* * * * *

 

Fausta fixa sur Violetta un regard d’ardente curiosité.

 

— C’est donc là, murmura-t-elle, l’enfant que recueillit le bourreau ! C’est donc la fille de Farnèse ! Nouvelle raison, plus puissante encore, pour qu’elle disparaisse !… qu’elle meure !

 

Claude s’était arrêté pétrifié. Fausta étendit les bras et dit avec une funèbre simplicité :

 

— Qu’attendez-vous ?…

 

Claude eut un recul de bête sauvage à l’instant de l’égorgement. Un soupir de damné s’exhala de sa vaste poitrine. Violetta, tremblante, fixait un regard éperdu sur cette femme vêtue de noir qui parlait si étrangement à son père. Fausta, de sa même voix affreusement simple, répéta :

 

— Qu’attendez-vous ?

 

Alors Claude frémit. D’un geste violent, il repoussa derrière lui Violetta comme pour une protection suprême. Puis il joignit ses mains énormes et, la tête perdue, balbutia d’une voix très basse :

 

— Mon enfant, madame, c’est mon enfant… ma fille ! Figurez-vous que je l’avais perdue… et je la retrouve ici !… Figurez-vous que vous avez perdu le paradis… et que vous le retrouvez dans l’enfer… Vous ne voudriez pas, n’est-ce pas ? maintenant que vous savez. Allons… laissez-nous passer…

 

— Maître Claude, dit Fausta, qu’attendez-vous pour faire votre besogne ?… Bourreau, qu’attends-tu pour exécuter la condamnée ?…

 

À ce mot de bourreau, Violetta regarda la femme noire avec stupeur… puis son père… avec épouvante ! Et un cri d’angoisse et d’horreur jaillit de sa gorge tandis qu’elle reculait en cachant son visage dans ses mains :

 

— Mon père !… Bourreau !… Mon père est bourreau !…

 

Claude entendit ce cri ! Et son visage devint couleur de cendres… Et il se replia, se tassa, les épaules basses, la tête tombée sur le poitrail, avec des soupirs affreusement tristes… Alors, il se tourna vers la jeune fille. Une sublime expression de désespoir s’étendit sur sa physionomie. Et d’un accent indiciblement navré, avec une immense lassitude de résignation :

 

— Ne t’effraye pas… je ne te toucherai plus, si tu veux… je ne te parlerai plus… je ne t’appellerai plus ma fille… mais ne t’effraye pas, allons… tu peux bien encore faire cela pour moi… Je t’en supplie, n’aie pas peur… Madame, gronda-t-il soudain en se retournant vers Fausta, vous venez de commettre un crime ; vous avez brisé le lien d’affection qui rattachait cette enfant à l’infortuné que je suis. Or, je vous le dis en face : ceci est une chose abominable que d’avoir révélé mon ignominie au seul être qui m’ait aimé en ce monde ! Et je vous le déclare : prenez garde, maintenant…

 

— Prends garde toi-même, bourreau ! interrompit Fausta sans colère, pareille à la Fatalité qui tue parce que c’est sa fonction de tuer. Finissons vite. Es-tu en rébellion ? Obéis-tu ?

 

— Obéir ! Ah çà ! vous ne comprenez donc pas ? Ma fille ! Je vous dis que c’est ma fille !… Ne crains rien, ma petite Violetta, ne crains rien, va… Je dis que tu es ma fille, mais je ne t’importunerai pas… tout ce qu’il faut, c’est que tu vives… Sortons d’ici !

 

— Bourreau ! dit Fausta d’une voix éclatante, choisis : de mourir avec elle, ou d’obéir !…

 

— Obéir, moi ! hurla Claude d’un accent sauvage. Assassiner ma fille, moi !… Vous êtes folle, ma Souveraine ! Place ! place, par l’enfer ! Ou ta dernière heure est venue !…

 

De son bras gauche, il entoura la taille de Violetta qu’il souleva, qu’il emporta… Et levant son bras droit, balançant dans l’espace son poing formidable, flamboyant il marcha sur Fausta…

 

Fausta vit venir sur elle l’homme, effroyable, pareil à quelque fauve des forêts. Elle ne recula pas, ne fit pas un mouvement de défense, mais d’un sifflet qu’elle portait à la ceinture elle tira un son bref et aigu… À l’instant même, quinze gardes armés d’arquebuses firent irruption dans la funèbre salle, et se rangèrent sur une seule ligne devant Fausta… Cette manœuvre s’était accomplie avec une foudroyante rapidité…

 

Claude, portant Violetta à demi évanouie dans ses bras, recula en grondant, montrant les dents comme un dogue furieux ; il s’accula à la paroi du fond, darda des yeux sanglants sur les gardes, et grogna quelques sons incompréhensibles, qui sans doute signifiaient :

 

— Venez-y donc ! Touchez-la, si vous osez…

 

Mais les gardiens n’avançaient pas : sans doute, Fausta leur avait donné ses ordres avant d’entrer. Ils n’avançaient pas !… Mais Claude les vit apprêter leurs armes !

 

— Comment ! comment ! Ils vont arquebuser ma fille ?… bégaya-t-il.

 

Les cheveux hérissés, le regard fou, les veines du front gonflées à éclater, il sentait craquer son cerveau, il entendait son cœur se briser, ses muscles se tordre et ses nerfs pleurer. Dans une effrayante tension d’esprit, il cherchait encore à cette minute définitive le moyen de sauver Violetta !…

 

— Attention ! commanda une voix rude.

 

À cet instant, les quinze gardes entendirent un hurlement qui se termina par un éclat de rire de tempête ; ils virent une ombre géante qui bondissait, d’un bond prodigieux ; dans la même seconde, ils firent feu ! Le tonnerre des quinze arquebuses éclata ! La sinistre chambre s’emplit d’une fumée noire !… Et les gardes, alors, sortirent…

 

Fausta demeura seule, immobile, un mystérieux sourire aux lèvres. Lentement, les volutes de fumée se dissipèrent… Alors, elle chercha les cadavres de Claude et de Violetta… du bourreau et de la condamnée ! Et elle ne les vit pas !… Violetta et Claude avaient disparu !…

 

Les yeux de Fausta errèrent, fouillèrent les coins sombres… et enfin, s’arrêtèrent sur la trappe, au milieu de la pièce… la trappe était ouverte !… Il y avait là comme l’ouverture béante d’un puits au fond duquel la Seine se lamentait… Fausta eut un imperceptible tressaillement : elle venait de comprendre ce cri et cet éclat de rire sauvage, et ce bondissement furieux de Claude !…

 

Fausta s’approcha de la trappe, se pencha, écouta et demeura là, inclinée sur ce gouffre noir, au fond duquel, sans doute, tournoyaient maintenant les deux cadavres enlacés… Et ce gouffre était moins noir, moins terrible que le gouffre de ses pensées !

VI

LA BONNE HÔTESSE



En se séparant de Crillon dans la plaine des Tuileries qui s’étendait au-delà de la Porte-Neuve, le chevalier de Pardaillan et le duc d’Angoulême passèrent au pied du moulin qui virait ses grands bras sur la butte Saint-Roch, longèrent les fossés et rentrèrent dans Paris par la porte Montmartre. Mais au lieu de se diriger à la Devinière comme l’avait proposé Pardaillan, ils traversèrent la ville, parvinrent dans la rue des Barrés située entre la Seine et Saint-Paul, et pénétrèrent dans une maison de bourgeoise apparence où, la veille, après leur rencontre avec Henri III, ils étaient descendus tout droit.

 

Cette maison appartenait à Marie Touchet, mère du jeune duc, et lui avait été donnée par Charles IX. Elle était donc toute pleine des souvenirs de ce roi mort si jeune, d’une mort si effrayante, après la sanglante tragédie de la Saint-Barthélemy.

 

Ces souvenirs, portraits, armes, cors de chasse, une toque et un pourpoint oubliés, un panneau de tapisserie qui portait en broderie la devise « Il charme tout », quelques livres des poésies de Ronsard annotés de la main royale, un gobelet de vermeil et d’autres menus objets, Charles d’Angoulême les contemplait, les touchait, avec des soupirs de mélancolie.

 

Si Charles avait entraîné Pardaillan jusque chez lui, c’est qu’il avait à lui raconter mille et mille choses qui pouvaient se résumer en une seule petite phrase :

 

— Je suis amoureux.

 

Charles, qui avait pour camarades une foule de jeunes seigneurs dans l’Orléanais et l’Île-de-France, ne se savait qu’un ami : Pardaillan. Et pourtant, ce Pardaillan, il ne le connaissait que depuis une dizaine de jours : un soir, le chevalier, venant on ne savait d’où et allant à Paris, était passé par Orléans et avait fait visite à l’amante du feu roi Charles IX. Marie Touchet avait pleuré en revoyant le chevalier dont la dernière visite remontait à plusieurs années, et qui, sans doute, faisait revivre en elle un passé d’une enivrante poésie. Elle l’avait accueilli comme un demi-dieu. Puis, elle avait raconté à son fils ce qu’elle savait de Pardaillan, et le jeune duc l’avait écoutée comme on écoute quelque héroïque passage d’un poème de chevalerie. Puis, lorsque le lendemain, après la scène où fut décidé son départ, Charles d’Angoulême s’était mis en route, Marie avait levé ses yeux suppliants sur le chevalier, comme pour lui dire :

 

— J’hésitais à laisser partir mon enfant… mais je n’aurai plus peur si vous lui accordez votre amitié.

 

— Madame, avait dit Pardaillan en baisant la main toujours belle de Marie Touchet, je vais à Paris où je compte séjourner quelque temps. J’espère que monseigneur le duc d’Angoulême voudra bien me compter parmi ses amis…

 

La mère de Charles avait compris ce qu’il pouvait y avoir de promesses dans ces mots et avait répondu par un regard où elle avait mis toute sa reconnaissance. Pendant la route, le duc s’était pris d’une sorte de passion pour son compagnon, dont il ne pouvait se lasser d’admirer l’allure insoucieuse, le rire sonore, les attitudes à la fois si aisées et si nobles, si simples et si éloquentes, la parole mordante, le calme et fin profil, les yeux audacieux et ironiques, enfin tout cet ensemble qui frappait du premier coup, qui faisait de Pardaillan un être à part, un de ces hommes qu’il est impossible de ne pas remarquer.

 

Enfin, la bagarre de la place de Grève, le geste étincelant du chevalier, le flamboiement de sa rapière devant la foule hurlante, l’éclat de cuivre de sa belle voix tonnant : Trompettes, sonnez la marche royale ! cet épisode de Pardaillan faisant sortir de Paris par un coup d’audace les blessés de Crillon, les restes de la défaite des Barricades avait inspiré au jeune duc un sentiment qui tenait de l’étonnement émerveillé, du respect, de la timidité et aussi de la reconnaissance — puisque, sans le chevalier, il eût été purement et simplement occis.

 

Donc, Charles considérait Pardaillan comme son unique ami — autant qu’il pouvait se dire l’ami de celui en qui il voyait un héros digne du temps de la Table ronde.

 

Or, lorsque après avoir longtemps ruminé, il se décida le soir, à table, à parler de Violetta, lorsqu’il eut raconté la scène du matin dans la roulotte de Belgodère, lorsqu’il eut dit sa formelle intention d’aller le lendemain à l’Auberge de l’Espérance, lorsqu’il eut chanté son amour, il se trouva que Charles rencontra dans Pardaillan le plus fraternel, le plus spirituel, le plus parfait des amis que puisse rêver un amoureux. C’est-à-dire que cinq heures durant, avec une patience inaltérable, Pardaillan l’écouta sans l’interrompre, sans arrêter d’un seul mot les effusions de son cœur. Et lorsqu’il eut enfin terminé, et que timidement il demanda un conseil, le chevalier répondit en vidant son verre :

 

— Aimez-la, morbleu ! et faites-vous aimer ! Et soyez heureux, tous deux ! Bohémienne ou princesse, du moment que vous l’aimez, elle est l’étoile qui vous guidera. L’amour, voyez-vous, monseigneur, c’est encore ce que les hommes ont trouvé de mieux pour faire semblant de s’intéresser à la vie !

 

Sur ces mots tant soit peu amers, Pardaillan s’alla coucher, non sans avoir annoncé à Charles qu’il se rendrait le lendemain matin à la Devinière, rue Saint-Denis, où il l’attendrait pour savoir le résultat de sa démarche auprès de Belgodère.

 

Quant à Charles transporté de joie, il regagna également son lit où, bien entendu, il ne put fermer l’œil de la nuit, en sorte qu’à l’aube, il était debout, et que vers sept heures il sortait… Le jeune duc sentait son cœur battre avec une douce violence… Une sorte de frémissement le secouait lorsqu’il évoquait l’image si pure et si harmonieuse de celle qu’il aimait de toute son âme…

 

— La revoir ! murmura-t-il en s’élançant enivré, la revoir et lui dire… oserai-je ?…

 

Pardaillan, lui, dormit comme un homme qui pour l’instant n’a rien de mieux à faire. Et au matin, vers neuf heures, il se rendit, comme il l’avait dit, à la Devinière, célèbre rôtisserie où jadis Rabelais avait fait des siennes, où plus tard avaient fréquenté les poètes de la Pléiade, et qui était alors le rendez-vous de la haute société galante qu’attiraient la solide réputation des petits pâtés de la maison et la beauté de l’hôtesse.

 

Lorsque le chevalier de Pardaillan gravit, non sans une sourde émotion, les quatre marches du perron de la Devinière et qu’il s’assit dans un coin obscur de la grande salle commune, cette hôtesse, les bras nus jusqu’aux coudes, le visage tout rose devant la haute flamme claire de la cuisine, le teint animé, les yeux brillants, surveillait justement deux ou trois rangs de bécassines et de sarcelles des marais de la Grange Batelière qui tournoyaient gravement et se doraient au feu, tandis qu’un chien de berger à poil rude et fauve, couché en rond non loin de l’âtre, considérait lesdites volailles d’un œil rêveur. Ce chien avait d’ailleurs un air de béatitude et de satisfaction qui sentait son chien gras, poli, revenu des illusions, philosophe, n’aspirant plus qu’au repos.

 

Huguette, la patronne de la Devinière, avait à cette époque un peu plus de trente-trois ans, ce qui est l’âge où les beautés à la Rubens sont dans le plein épanouissement de leur splendeur ; mais soit que son heureuse nature l’eût garantie de cet embonpoint qui fait que la plus jolie femme se transforme en commère, soit que sa notoire sagesse lui eût conservé cette fleur de la deuxième jeunesse plus charmante peut-être que la première, soit enfin pour tout autre motif, Huguette paraissait à peine vingt-six ans ; sa taille avait gardé de la ligne, ses traits avaient une finesse que plus d’une grande dame leur eût enviée, et ses yeux veloutés, naïfs et tendres s’éclairaient d’un lumineux sourire.

 

Tout à coup, le chien roux leva le nez, avec un tressaillement ; puis ses yeux bruns dorés s’emplirent d’une sorte d’angoisse, et il se dressa subitement sur ses pattes en reniflant…

 

— Eh bien, vieux Pipeau, fit Huguette, que se passe-t-il donc ?

 

Le chien répondit par un jappement où il y avait une joie folle, de l’étonnement, et du doute encore, puis, remuant avec frénésie son moignon de queue, se précipita comme une flèche dans la salle commune. Huguette saisit dans ses deux bras une pile d’assiettes et pénétra à son tour dans la salle pour commencer à disposer le couvert sur quelques tables destinées à des gentilshommes…

 

Au même moment, elle entendit Pipeau — le chien de berger — qui se répandait en gémissements brefs, en plaintes délirantes de joie.

 

Et Huguette le vit qui se roulait, tourbillonnait sur lui-même, exécutait mille extravagances, et enfin, avec un profond soupir, reposait sa tête sur les genoux d’un homme qui lui parlait doucement et lui prodiguait des caresses. Huguette s’arrêta net, ses yeux agrandis, fixés sur l’étranger. Elle pâlit.

 

— Jésus ! murmura-t-elle, est-ce que ce serait…

 

À l’instant, le chevalier leva la tête et elle le reconnut.

 

— C’est lui !…

 

On entendit un grand bruit de vaisselle brisée qui fit accourir les servantes : c’était Huguette qui, pour porter la main à son cœur, venait de lâcher sa pile d’assiettes. Elle s’avança, le sein palpitant, et d’une voix faible :

 

— Mon Dieu ! monsieur le chevalier… est-ce bien vous ?…

 

Pardaillan se leva vivement, contempla une seconde l’hôtesse avec un sourire attendri, puis lui saisit les mains, et au grand ébahissement des servantes qui n’avaient jamais vu leur patronne permettre à personne une pareille familiarité, l’embrassa sur les deux joues.

 

— Il est écrit que toutes mes revenues en votre bonne hôtellerie vous coûteront deux ou trois douzaines d’assiettes ! fit le chevalier en riant, tandis que du coin de l’œil il désignait les débris qui jonchaient le carreau.

 

Huguette se mit à rire nerveusement.

 

— Il est de fait, dit-elle, que vous et monsieur votre père avez causé de grands ravages ici… en sorte que M. Grégoire, mon digne mari, ne vous voyait jamais arriver sans terreur…

 

— Et comment va-t-il, ce bon Grégoire ? demanda le chevalier pour essayez de donner le change à l’émotion visible de l’hôtesse.

 

— Dieu ait son âme, le pauvre cher homme ! il est mort, voici tantôt sept ans…

 

Et avec cette spéciale hypocrisie qu’on pardonne aux jolies femmes, Huguette profita de ce souvenir pour donner un libre cours aux larmes qui pointaient à ses paupières. Mais il eût été impossible de préciser si c’était bien la mort de son mari qui la faisait pleurer, ou la joie de ce retour imprévu du chevalier de Pardaillan.

 

— Et de quoi diable a-t-il pu mourir ? demanda le chevalier. Il avait une santé si florissante…

 

— Justement, dit Huguette en essuyant ses yeux. Il est mort de trop bien se porter…

 

— Ah ! oui… il était bien gras… je lui disais toujours que cela lui jouerait un mauvais tour tôt ou tard…

 

Ils parlaient, comme on dit, pour parler. Huguette examinait le chevalier à la dérobée ; et elle constatait, peut-être avec une arrière-pensée de satisfaction inavouée, qu’il n’avait pas dû faire fortune : à certains détails perceptibles seulement au coup d’œil sûr et profond de la femme qui aime, à ce pourpoint un peu fatigué, aux plumes du chapeau qui n’étaient pas de première fraîcheur, elle jugeait que si Pardaillan n’était plus le pauvre hère qu’elle avait connu jadis, il était loin d’être le magnifique seigneur qu’il était devenu, croyait-elle encore une heure auparavant.

 

—Vous rappelez-vous, monseigneur le chevalier, dit-elle, la dernière visite que vous fîtes à la Devinière ?… Quinze ans, presque… c’était en septante-trois… vous étiez triste… oh ! si triste !… et vous ne voulûtes pas me dire la cause de votre grand chagrin…

 

Pardaillan avait soulevé le rideau de la fenêtre près de laquelle il était placé, et un peu pâle, avait levé les yeux vers la façade d’une vieille maison sise vis-à-vis l’auberge.

 

— C’est là que je la connus, dit-il avec une grande douceur ! c’est là que je la vis pour la première fois…

 

« Loïse !… » murmura l’hôtesse en elle-même.

 

Pardaillan laissa retomber le rideau, et se mettant à rire de son bon rire sonore :

 

— Ah çà, dame Huguette, vous n’avez donc plus de ce vin si clair et si traître qu’affectionnait mon père ?…

 

L’hôtesse fit un signe ; une servante se précipita ; bientôt Huguette remplit à ras bord un gobelet que le chevalier lampa d’un trait.

 

— Fameux ! dit-il. Quand on en a trop bu, on n’en a pas assez bu…

 

Coup sur coup, il vida ainsi trois ou quatre verres, tandis que l’hôtesse, de sa voix câline, multipliait les questions et serrait de près l’esprit du chevalier, poussée par la curiosité… ou peut-être par cette arrière-pensée que nous avons signalée. L’œil de Pardaillan se troublait, ce regard si limpide devenait sombre ; ce front d’une si insoucieuse audace se voilait, et ces lèvres ironiques se crispaient.

 

— Tenez, Huguette, dit-il soudain en posant ses coudes sur la table, je n’ai plus personne au monde qui m’aime… que vous…

 

Le chien, à ce moment, fit entendre une plainte, comme s’il eût compris…

 

— Et toi ! fit Pardaillan qui caressa la belle tête expressive de Pipeau. Donc, puisque vous êtes tous deux seuls à m’aimer, je ne vois pas pourquoi je vous cacherais mon cœur. Et puis, je ne sais si c’est ce brave vin, ou les souvenirs qui se lèvent en foule sous mes pas… enfin, sachez donc, dame Huguette, que si j’étais si triste à mon dernier passage à Paris, c’est que je venais de perdre Loïse…

 

— Morte ! fit l’hôtesse avec une sincère et profonde douleur ! Morte ! Loïse de Montmorency !…

 

— Loïse de Pardaillan, comtesse de Margency, dit gravement le chevalier. Car elle était ma femme. Et moi, on m’avait fait comte de Margency. Oui, elle est morte… Le jour où nous quittâmes Paris, en ce jour d’horreur où nous marchions dans du sang, où nous étions comme fous dans la fournaise de la hideuse bataille…

 

— La Saint-Barthélemy ! murmura Huguette avec un frisson.

 

— Oui… Ce fut ce jour-là, cela du moins je vous l’ai dit, que mon père succomba à ses blessures… là-haut… sur la colline de Montmartre. Et ce fut à ce moment, à cette minute d’angoisse où je me penchais sur mon père étendu dans l’herbe, ce fut alors qu’un démon bondit et frappa Loïse d’un coup de poignard… Versez-moi donc à boire, ma jolie Huguette.

 

— Oh ! c’est affreux ! fit l’hôtesse. Voir mourir le même jour votre père et… celle que vous adoriez !…

 

— Non ! dit Pardaillan, qui se versa lui-même une rasade. Elle ne mourut pas ce jour-là. La blessure était insignifiante. Et Loïse en guérit rapidement…

 

— Alors ? balbutia l’hôtesse.

 

— Alors, je l’épousai… à Montmorency. Alors j’entrevis le parfait bonheur. Alors je crus que le paradis était descendu sur terre exprès pour moi. Car, vous l’avez dit (Huguette baissa les yeux), j’adorais Loïse comme j’adorerai jusqu’à mon dernier souffle le dernier souvenir que je garde d’elle… Je l’aimais, voyez-vous, comme l’ange qui se penche sur la vie d’un malheureux… Je l’avais conquise avec mon cœur et mon épée… elle était mon âme…

 

Pardaillan disait ces choses-là avec un léger tremblement, les yeux perdus au loin, dans son passé…

 

— Pauvre chevalier ! Pauvre Loïse ! dit Huguette, oubliant son propre amour par un miracle d’amour.

 

— Oui !… Trois mois après notre union, l’ange s’envola… Depuis quelques jours déjà, je voyais bien que Loïse dépérissait. Mais je me disais que je l’aimais tant… que la mort n’oserait la toucher !… Un soir, une fièvre ardente la prit… Le lendemain matin, elle jeta ses bras autour de mon cou, voulut prononcer quelques mots, et expira doucement, ses beaux yeux bleus fixés sur mes yeux…

 

Un long silence suivit ces paroles.

 

— Pauvre chevalier ! Pauvre Loïse ! répéta l’hôtesse avec une de ces voix de caresse qui sont aux douleurs de l’âme ce qu’un baume rafraîchissant est aux brûlures du corps.

 

Et comme le chevalier se taisait, elle reprit timidement :

 

— Elle a donc succombé à cette fièvre ?

 

Pardaillan la regarda avec une expression hagarde et secoua la tête :

 

— Si elle était simplement morte d’une fièvre, dit-il d’une voix étrangement rauque, n’ayant plus rien à faire au monde, je serais mort aussi, moi !… Or, j’ai vécu… et je vis… ajouta-t-il avec un accent terrible.

 

Il laissa retomber son verre vide sur la table et reprit :

 

— Loïse est morte assassinée…

 

— Assassinée ! balbutia Huguette.

 

— Oui : ce coup de poignard… sur la colline de Montmartre…

 

— Mais vous disiez, chevalier…

 

— Que la blessure était insignifiante. C’est vrai : une égratignure bientôt cicatrisée. Seulement, le poignard…

 

— Eh bien ?

 

— Eh bien !… le poignard était empoisonné !…

 

L’hôtesse frissonna.

 

— Alors, poursuivit le chevalier, je me mis en route pour rejoindre l’homme. C’est à cette époque que je vous vis, ma bonne Huguette, et que je vous confiai mon dernier ami… mon chien, mon brave Pipeau.

 

— Et… vous l’avez rejoint… l’homme ?…

 

— Pas encore. Il sait que je le cherche. Par quatre fois, j’avais réussi à l’acculer… je le tenais ! Mais la peur, Huguette, est une rude maîtresse, qui vous apprend tous les tours et détours du métier : l’homme, à chaque fois, m’a glissé dans les mains au dernier moment… Mais je le suis… il ne m’échappera pas… J’ai parcouru sur sa piste l’Italie, la Provence, la Bourgogne, tous les pays de France… J’ai vécu de la vie que m’avait enseignée mon père… J’étais parti de Montmorency fou de désespoir, abandonnant mes titres à la comté de Margency, n’emportant pas un écu. J’ai connu la misère des grandes routes, les étapes sans fin sous le ciel propice ou inclément, et souvent, Huguette, bien souvent, lorsque je me couchais sur une botte de paille sans manger, j’ai songé à la bonne hôtesse de la Devinière, qui avait toujours un dîner pour ma faim, un sourire pour mes joies, une larme pour mes douleurs…

 

— Hélas ! murmura Huguette toute pâle de ce qu’elle venait d’entendre, ce n’est pas souvent que l’hôtesse a pensé à vous… c’est toujours !… Mais à propos de dîner, monsieur le chevalier, se reprit-elle avec un soupir et un sourire, j’ose espérer…

 

— Comment donc, ma bonne Huguette ! Je fais plus que d’espérer : je réclame !… Que voulez-vous, ajouta le chevalier en éclatant de rire, il n’y a rien qui creuse l’estomac comme les souvenirs de jeunesse…

 

Et tandis que l’hôtesse, légère comme à ses vingt ans, courait à la cuisine pour préparer de ses mains un succulent dîner pour M. le chevalier, il achevait en lui-même :

 

« Oui, cela creuse l’appétit… appétit de vengeance… dîner sublime qui se mange froid et n’en est que meilleur… Or çà, je finira bien par rencontrer mon convive… À votre santé, monsieur de Maurevert !… »

 

Dans la cuisine, qui avait une porte particulière sur la rue, Huguette se heurta à deux seigneurs, dont l’un dit :

 

— Holà, l’hôtesse, un cabinet pour mon camarade et moi, quatre flacons de Beaugency, une ou deux de ces volailles, et le reste à l’avenant !

 

Huguette conduisit les deux gentilshommes dans le cabinet demandé et les quitta pour revenir à la cuisine en leur disant :

 

— Dans un instant vous allez être servis, monsieur Maineville et monsieur de Maurevert !…

 

— Comme deux bons clients ! cria la voix de Maineville tandis que l’hôtesse fermait la porte du cabinet.

 

Puis elle rentra dans la grande salle et se mit à dresser le couvert de Pardaillan. Comme elle achevait, un jeune gentilhomme entra, le visage bouleversé, parcourut la salle d’un coup d’œil, et apercevant le chevalier, courut à lui.

 

— Deux couverts, madame Grégoire ! dit Pardaillan en reconnaissant Charles d’Angoulême dans le nouveau venu.

 

Le jeune duc, très pâle, se laissa tomber sur un escabeau.

 

— Pardaillan, mon cher Pardaillan ! murmura-t-il, je suis perdu !

 

— Bah ! fit Pardaillan, que vous arrive-t-il ? Êtes-vous traqué par les ligueurs de M. de Guise ? La bonne reine Catherine vous aurait-elle invité à déjeuner chez elle ?

 

— Vous jouez avec ma douleur, Pardaillan !…

 

L’œil ironique du chevalier s’emplit d’éclairs. Il saisit une main de Charles, et baissant la voix :

 

— Jamais je n’ai plaisanté avec la douleur humaine. Jeune homme, prenez mes avis pour ce qu’ils valent. Mais faites bien attention que Guise poignarde et que la reine-mère empoisonne ! Faites attention que nous vivons dans une époque mystérieuse et terrible où la face du monde se renouvelle, où la mort en rut se promène dans Paris, où le poison sature jusqu’à l’air qu’on y respire, où dans tous les recoins d’ombre luisent des dagues, où les ruisseaux dans un instant peuvent se remettre à charrier du sang, comme j’ai vu, où nul ne peut se flatter de vivre plus que la seconde qu’il vit, où la farce devient tragédie, où les princes déchaînés aboient autour d’un trône, où le peuple hurle en demandant le maître qui demain posera sa botte sur sa tête, ou l’épouvante escorte chaque passant… et où les gens comme moi, enfin, ne peuvent s’empêcher de rire, ce qui est peut-être une façon de pleurer !… Et maintenant que vous êtes averti, mon prince, racontez-moi votre malheur…

 

— Eh bien, dit le jeune duc dont les yeux s’emplirent de larmes, cette jeune fille dont je vous ai parlé… cette enfant sans laquelle je ne puis vivre… celle que j’aime, Pardaillan !… elle a disparu !…

 

— Pauvre petit duc ! murmura le chevalier avec ce singulier attendrissement. Et que dit le bohémien ?

 

— Belgodère ? introuvable ! On ne l’a pas revu à l’Auberge de l’Espérance.

 

— Et que dit l’aubergiste ?

 

— Il jure ses grands dieux qu’il ne sait rien !

 

— Il fallait le rosser. Cela lui eût délié la langue. Après ?

 

— Après, Pardaillan ?… Sur de vagues indications, je suis parti comme un fou, j’ai exploré les rues qui avoisinent la Grève, je suis revenu à l’auberge, je suis reparti, et enfin, me voici… désespéré à la mort…

 

Pardaillan garda le silence. Il réfléchissait, caressant d’une main distraite la tête du chien posée sur ses genoux.

 

— Oui, gronda-t-il enfin, comme se parlant à lui-même, c’est bien le temps des rapts, des viols, des vols, des meurtres, des trames sombres. Qui peut avoir intérêt à faire disparaître une pauvre petite bohémienne ? Qui sait ?… Et qui sait aussi qui peut bien être cette enfant ?… Et qui sait les accointances que peut avoir ce Belgodère ?… J’ai vu sur les plages de la Méditerranée les crabes s’en aller, louches et tortueux, vers de noires tanières. Le bohémien ressemble à ces crabes… il a leur allure oblique, leur indéchiffrable physionomie…

 

— Pardaillan, Pardaillan, vous me faites frémir !

 

Le chevalier haussa les épaules. Tout à coup, ses yeux se fixèrent avec plus d’attention sur le chien. Il tressaillit, médita un instant, et relevant la tête :

 

— Auriez-vous d’aventure un objet quelconque ayant appartenu à cette jeune fille ?…

 

Le duc d’Angoulême rougit, soupira, et finit par tirer de son pourpoint une écharpe en soie brodée.

 

— Je l’ai… ramassée, hier, dans la voiture du bohémien, balbutia-t-il en la tendant au chevalier.

 

— Dites donc que vous l’avez volée, fit paisiblement Pardaillan qui fourra l’écharpe dans sa poche, se leva, reboucla sa rapière et ajouta : rentrez chez vous, monseigneur, et attendez-moi rue des Barrés. Peut-être ce soir ou demain matin vous apporterai-je des nouvelles… car j’ai un guide sûr.

 

— Un guide ?…interrogea Charles.

 

— En route, Pipeau ! commanda Pardaillan au chien qui poussa un aboi sonore. Te voilà bien vieux et goutteux, et sage, tel un bedeau, mon pauvre camarade ; mais je pense qu’il te reste assez de nez pour conduire encore ton maître… bien que ton maître ne soit ni aveugle, ni manchot, ni boîteux, ajouta-t-il en grommelant.

 

Pipeau remua gravement la queue. À ce moment, l’hôtesse déposait sur la table les premiers éléments d’un dîner qui devait être une merveille, petits pâtés de la maison, éperlans de Seine, bécassines lardées, jeunes canards à la casserole, cuissot de chevreuil des forêts de Compiègne, flans à la Devinière, gelées de fruits confits, sans compter mainte autre friandise, enfin, un repas comme on n’en eût préparé dans cette rôtisserie ni pour Sa Majesté le roi de France ni même pour cette autre Majesté Henri de Guise, lieutenant général de la Sainte Ligue.

 

— Eh quoi ! demanda Huguette d’une voix tremblante, vous partez ? Sans faire honneur à mon dîner ?…

 

— Dîner digne de deux empereurs, dit Pardaillan qui jeta un regard de regret sur les somptuosités gastronomiques d’où montaient des parfums délectables.

 

— Hélas ! il ne fut ordonné qu’à votre intention… Qui va être digne de le manger ?…

 

— Qui, ma chère Huguette ? Par Dieu ! s’écria Pardaillan dont l’œil s’illumina d’une flamme de bonté pour ainsi dire blagueuse, je veux aujourd’hui faire deux empereurs ! Promettez-moi de servir mes invités comme moi-même… pour l’amour de moi !

 

— Je vous le promets, monsieur le chevalier, dit l’hôtesse tout étourdie.

 

Pardaillan traversa majestueusement la salle qui commençait à s’emplir de buveurs : officiers, gentilshommes, écoliers, élégante et tapageuse clientèle ordinaire de la Devinière. Sur le perron, il s’arrêta et considéra un instant les passants, faisant son choix, et cherchant deux invités dignes de lui, dignes du merveilleux dîner d’Huguette.

 

— Hola ! cria-t-il soudain à deux hommes qui vinrent à passer. Veuillez entrer, messeigneurs… Oui, vous… vous, le grand noir au nez de corbeau, et vous, le grand échalas, aux yeux de vrille… c’est bien à vous que ce discours s’adresse ! Faites-moi l’honneur de venir dîner céans : je vous invite !

 

Les deux hères auxquels s’adressait le discours en question s’arrêtèrent stupéfaits, se regardèrent, puis timidement, redoublant les salutations à chaque marche, gravirent le perron.

 

C’étaient deux grands diables qui n’en finissaient plus de hauteur, mais tous deux d’une extravagante maigreur, faméliques, semblant s’être exclusivement nourris de cailloux depuis le jour de leur naissance, piteux, minables, avec leurs manteaux troués, effrangés, leurs semelles acculées, rapiécées, leurs plumes grotesques, détrempées et déchiquetées, vêtus d’emphatiques guenilles de baladins dans la misère.

 

À leur entrée dans la salle, il y eut des grognements de protestation. Mais Pardaillan fit circuler autour de lui un regard si étincelant que les grognements se changèrent en murmures de satisfaction, et les grimaces en sourires.

 

Alors il conduisit les deux gueux à la table resplendissante et leur fit signe de s’asseoir devant le féerique repas qu’elle supportait. Effarés, muets d’émotion, les narines larges ouvertes et l’œil obliquement braqué sur les chefs-d’œuvre d’Huguette, les deux lamentables sires obéirent, s’assirent de côté, posant chacun un quart de fesse sur leurs sièges. Et ils demeurèrent pantelants, croyant rêver.

 

— Comment vous appelez-vous, monsieur de la Vrille ? demanda Pardaillan à celui de ses invités qui paraissait le plus intelligent des deux : figure chafouine, petits yeux vifs voltant et virant, nez pointu, long cou, long buste, longs bras, longues jambes.

 

L’homme répondit en se courbant :

 

— Monseigneur, on m’appelle Picouic…

 

— Picouic ?… Jolivet mélancolique. Mais veuillez ne pas me monseigneuriser, s’il vous plaît !… Et vous, monsieur du Corbeau ?

 

L’autre, en effet, était une caricature de corbeau : cheveux noirs et plats sur le front, nez long, proéminent et osseux, menton fuyant, attitudes balourdes, allure un peu pédante et bégueule. Il répondit d’une voix lugubre :

 

— Monseigneur, on m’appelle Croasse…

 

— Croasse ? Admirable, par Pilate !… Mais ne me monseigneurisez donc pas !… Eh bien, monsieur Picouic et monsieur Croasse, attaquez-moi hardiment ces bécassines et ces pâtés… Mangez et buvez, vous êtes aujourd’hui les hôtes du chevalier de Pardaillan… Madame Grégoire, voici l’écot de mes deux camarades, ajouta le chevalier en déposant deux écus d’or dans la main de l’hôtesse.

 

Et sur un geste de refus esquissé par Huguette :

 

— Ma chère Huguette, fit-il doucement, vous savez que mes hôtes sont à moi et que je n’ai jamais permis à personne de s’en emparer, pas même à M. Grégoire, qui était de mes amis.

 

— Soit ! dit la belle hôtesse avec un soupir. Mais l’écot dépasse de beaucoup…

 

— Eh bien, vous rendrez le surplus à mes invités, dit Pardaillan.

 

Et saluant les deux hères d’un de ces grands gestes chevaleresques dont il avait le secret, le chevalier, suivi de Pipeau, rejoignit le duc d’Angoulême qui l’attendait dans la rue : cependant que MM. Croasse et Picouic, les deux « hercules » de Belgodère, hébétés d’admiration et doutant encore s’ils étaient éveillés, commençaient timidement l’attaque, qui bientôt devint une charge à fond…

 

À l’instant où Pardaillan, suivi d’un regard rêveur de la bonne hôtesse, franchissait le seuil de la Devinière, le rideau d’un cabinet qui s’ouvrait sur la cuisine et la salle tout à là fois, se souleva. Derrière les vitraux apparut une sombre figure qui le regarda descendre le perron… Et cette figure, convulsée de haine, livide d’épouvante, c’était celle de Maurevert, l’homme au poignard empoisonné, l’assassin de Loïse de Pardaillan, comtesse de Margency.

VII

L’ORGIE



S’il fallait chercher le mot synthétique capable de traduire le duc de Guise dans sa personnalité humaine, nous dirions que cet homme s’appelait Orgueil. L’orgueil dominait ses pensées de cœur et ses sentiments de cerveau ; l’orgueil était sans doute son attitude morale ; Guise, comme Achille, n’avait qu’un point vulnérable dans son âme cuirassée : on ne pouvait le blesser que dans son orgueil.

 

Or, ce capitaine qui pouvait réellement passer pour le plus beau gentilhomme de Paris, à qui toutes les grandes dames de l’époque écrivaient des lettres passionnées, à qui les bourgeoises jetaient des baisers et les femmes du peuple des fleurs dès qu’il paraissait dans la rue, cet homme qui fut plus idolâtré que Richelieu, plus admiré que Lauzun, ce triomphateur à qui nulle femme ne résistait, Henri de Guise était marié et trompé…

 

Ce fut le mari le plus outragé de son époque. Il eut des fureurs que ne connut pas Othello. Il eut des désespoirs d’orgueil — car, naturellement, il n’aimait pas sa femme dont il exigeait la fidélité : il voulait bien la tromper tous les jours, mais non en être bafoué. L’assassinat de Saint-Mégrin n’arrêta pas l’outrage : Catherine de Clèves, duchesse de Guise, pleura huit jours Saint-Mégrin et prit un autre amant, puis un autre, puis d’autres, en sorte que Guise continua à verser du sang et des larmes de rage. Cette pensée qu’il était architrompé empoisonna sa vie. Cela le stupéfiait, cela lui était la plus cruelle et la plus invraisemblable des humiliations. Jolie plutôt que belle, vive, légère, spirituelle, parfaitement dévergondée, Catherine de Clèves, duchesse de Guise, continuait ses fredaines avec une sérénité que rien ne parvenait à émouvoir…

 

Pour le moment, Henri de Guise ne connaissait pas l’amant de Catherine : pourtant, il était bien sûr qu’elle en avait un et il ne pouvait en être autrement. Mais qui était celui-là ?… Résolu à garder toute sa lucidité d’esprit, au moment où Paris commençait à gronder et où l’on pouvait prévoir l’orage qui allait éclater, il envoya Catherine en Lorraine, sous la garde d’une duègne dont il se croyait sûr… On a vu par la lettre de la princesse Fausta que Catherine était sortie par une porte et rentrée par une autre… Mais là devait s’arrêter la comédie… C’est sur un drame que le rideau allait se relever !…

 

Rentré en son hôtel, vaste et somptueuse forteresse qui occupait par ses bâtiments et ses jardins tout le quadrilatère formé par la Vieille Rue du Temple et la rue du Chaume, la rue de Paradis et la rue des Quatre-Fils, le duc de Guise se renferma dans son appartement et eut une longue conversation avec celui qui lui était annoncé dans la lettre de Fausta.

 

Le lendemain, il passa sa journée à dicter des lettres, à donner des ordres ; il nomma colonel de la Ligue Bois-Dauphin qui avait combattu sur les barricades, et fit de Bussi-Leclerc un gouverneur de la Bastille. Il dépêcha des ambassadeurs à la vieille reine-mère, bravement restée à Paris malgré l’émeute et la fuite de son fils, et à M. de Harlay, premier président du Parlement, pour les prévenir qu’il les irait voir. Il était inquiet, nerveux ; et sur son front qui eût dû rayonner, ses familiers voyaient clairement les marques de la tempête intérieure qui se déchaînait en lui.

 

* * * * *

 

Le soir de ce même jour où le chevalier de Pardaillan sortit de la Devinière dans l’intention de lancer le chien d’Huguette sur la piste de Violetta, vers la nuit close, deux hommes aux manteaux hermétiques s’arrêtaient à l’extrémité de la Cité, devant la maison lépreuse dont la façade en ruine dissimulait un féerique palais.

 

L’un d’eux frappa, et lorsque la porte de fer se fut ouverte, s’effaça devant son compagnon qui entra. À l’intérieur, ce dernier laissa retomber son manteau, et les deux gardes qui veillaient sans cesse dans le vestibule purent reconnaître la sombre et livide figure du duc de Guise.

 

Comme on avait fait la veille pour le bourreau, on fit traverser au duc la somptueuse enfilade de salles ornées avec un luxe délirant ; pas plus que maître Claude, Guise ne s’étonna de ces richesses auxquelles son regard était sans doute accoutumé. Mais au lieu d’être dirigé vers la sinistre antichambre de la mort, vers la pièce fatale qui surplombait la Seine, celui qu’on appelait le roi de Paris et que Paris eût voulu appeler roi de France fut conduit vers la gauche de ce palais, c’est-à-dire vers cette ligne où la maison Fausta et l’Auberge du Pressoir de Fer entraient en conjonction.

 

Là, dans une salle plus petite, moins sévère que les autres, mais aussi plus élégante, plus féminine, la princesse Fausta, harmonieusement habillée d’un costume de laine blanche aux plis hiératiques, semblable à une magnifique statue de marbre, était assise dans un fauteuil couvert de soie blanche ; ses pieds reposaient sur un coussin de velours blanc ; le dais qui surmontait le siège était en satin blanc, avec l’F et les clefs brochées blanc sur blanc. Dans cette blancheur immaculée, la beauté de Fausta resplendissait en un saisissant relief, et les diamants noirs de ses yeux voilés de longs cils brillaient d’un éclat étrange, hallucinant. De chaque côté du fauteuil, une femme debout manœuvrait en gestes lents et doux un immense éventail de plumes…

 

Henri de Guise entra brusquement, de cette allure violente, de ce pas rude et pesant par quoi il cherchait à imposer l’étonnement et presque la terreur dès son seul aspect. Mais devant Fausta, il s’arrêta court et, avec un frémissement de tout son être, s’inclina très bas. Lorsqu’il se redressa, son visage apparut en pleine lumière, si pâle que la cicatrice de sa balafre semblait d’un rouge sanglant. Ses yeux vacillants se posèrent un instant sur les deux femmes qui, impassibles, continuaient leur besogne.

 

— Vous pouvez parler, duc, dit la mystérieuse princesse avec un sourire qui était un poème de grâce ; Myrthis et Léa n’entendent ni le français ni aucune langue d’Europe… et d’ailleurs, elles savent qu’elles n’ont le droit ni de rien écouter, ni de rien voir…

 

— Madame, dit alors Henri de Guise d’une voix rauque, vous le voyez, je me rends à votre appel, et je…

 

Il s’arrêta un instant, suffoqué, grinçant, écumant.

 

— Votre émissaire, reprit-il, m’a tout dit. J’ai souffert depuis hier comme un damné… Des preuves, madame !… Je veux des preuves !…

 

— Vous… voulez ? dit Fausta d’un ton de suprême hauteur qui glaça Guise soudain courbé.

 

— Pardonnez-moi, bégaya-t-il. J’ai la tête perdue… Oh ! tenir ce comte de Loignes comme j’ai tenu Saint-Mégrin !… Vous ne savez pas que je n’ai pas d’ennemi plus cruel !… Vous ne savez pas que c’est l’un des Quarante-Cinq d’Henri III… le plus féroce, le plus hideux de ces chiens dressés par Valois à chasser dans l’ombre les meilleurs de mes amis !… Vous ne savez pas que je le haïssais déjà de toute mon âme, et que maintenant, cette haine est devenue de la frénésie !…

 

— Ainsi, dit doucement Fausta, si… on vous donnait… des preuves…

 

— Oh ! malheur à lui !… gronda Guise dont les yeux s’injectèrent.

 

— Mais elle ?… reprit Fausta en jouant avec la cordelière de sa robe. Elle ?… Pauvre femme ! Pauvre affolée d’amour !… J’espère que ce n’est pas sur elle que retomberait votre vengeance ?…

 

— Assez, madame, rugit Guise hors de lui, assez, par pitié !… Si la duchesse a poussé l’abjection jusqu’à aimer un Loignes, si elle m’a infligé cette honte suprême, il faut qu’elle meure !… il faut qu’ils meurent ensemble !…

 

La Fausta tressaillit ; une imperceptible rougeur monta à son front pur.

 

— Duc, dit-elle, souvenez-vous que des intérêts puissants vous sont confiés. Souvenez-vous que j’ai seulement voulu libérer votre esprit des pensées qui le paralysent. Souvenez-vous que vous êtes pour le peuple le Fils de David, et pour nous le Fils bien-aimé de notre Église, le roi de France !…

 

Sa voix, jusqu’ici grave, impérative et presque dure, reprit une intonation d’une enveloppante douceur :

 

— Allez, duc, continua-t-elle en frappant sur une sorte de large timbre, accomplissez l’acte nécessaire qui doit rendre enfin la paix à votre âme… suivez votre guide… vous verrez, vous entendrez, et vous serez convaincu…

 

Guise haletant, ivre de vengeance, gronda :

 

— Si je vous dois cela… je vous devrai plus que le trône !

 

À ces mots, il s’inclina avec ce respect religieux qui courbait tous ceux qui approchaient Fausta, et voyant un homme qui, au coup de timbre, venait d’entrer, le suivit précipitamment, la main au manche de sa dague.

 

Alors Fausta s’approcha d’une lourde tapisserie qu’elle souleva. Derrière la tapisserie il y avait une porte fermée, sur le panneau de laquelle s’ouvrait un judas… Et cette porte faisait communiquer la maison Fausta avec l’auberge voisine !

 

L’homme qui conduisait Guise sortit de la maison, et se dirigea droit sur l’entrée du Pressoir de Fer. L’auberge paraissait silencieuse et muette, toutes ses fenêtres éteintes. Mais l’homme gratta à la porte qui s’ouvrit et, quelques instants plus tard, le duc de Guise se trouvait dans l’intérieur de ce cabaret tenu, disait l’enseigne, par « La Roussotte et Pâquette ».

 

Deux grosses filles joufflues, très peintes, couvertes de bijoux et très court vêtues s’avancèrent au-devant de lui en souriant et exécutant des révérences qu’elles devaient croire de fort bon air.

 

— Qui êtes-vous, ribaudes ? gronda Guise dont la main tourmentait le manche de sa dague.

 

— Moi, dit l’une, qui malgré les cosmétiques paraissait la quarantaine, je suis la Roussotte, pour vous servir.

 

— Et moi, dit l’autre, d’une voix plus jeune et plus douce, on m’appelle Pâquette.

 

Le duc jeta autour de lui de sanglants regards ; toutes les fureurs de l’amour-propre ulcéré, de l’orgueil blessé à mort convulsaient son visage. Il cherchait comment il questionnerait les deux femmes sur le sujet qui le bouleversait ; mais il n’eut pas le temps de formuler sa pensée…

 

La Roussotte, toujours souriante et toujours révérencieuse, s’approcha de lui et lui appliqua sur la figure un masque de velours tel que les élégants en portaient alors soit en voyage soit à la promenade, pour se garantir du soleil, soit enfin lorsqu’ils pénétraient dans un lieu de réputation douteuse, pour ne pas être reconnus. Presque en même temps, Pâquette lui jetait sur les épaules un ample manteau de soie légère.

 

— Voici pour qu’on ne reconnaisse pas monseigneur au visage, dit la Roussotte.

 

— Voici pour qu’on ne reconnaisse pas monseigneur au costume, dit Pâquette.

 

Guise comprit que ces femmes étaient averties de sa visite et qu’elles savaient ce qu’il venait chercher à l’auberge du Pressoir de Fer. Une flamme, sous son masque, empourpra son visage ; la honte le fit chanceler, et des pensées de meurtre flamboyèrent dans sa tête. Mais déjà la Roussotte saisissait le duc par la main gauche, tandis que Pâquette le prenait par la main droite. Et elles l’entraînèrent dans la salle qui s’ouvrait sur le cabaret.

 

Là régnait une demi-obscurité. La pièce, tendue d’élégantes étoffes et meublée de larges fauteuils, était déserte ; mais de la salle voisine, arrivaient des éclats de rire, des voix excitées, tout un bruit d’orgie… Et Guise comprit alors que cette jolie maison, cabaret sur le devant, était en réalité un lieu de débauche, comme il y en avait tant dans les sombres ruelles de la Cité… de même que la grande maison attenante, ruine en façade, était un palais à l’intérieur… Et il entrevit que Fausta était une formidable organisatrice qui avait tout prévu…

 

— Monseigneur n’a qu’à entrer, murmura la Roussotte, on n’attend plus qu’un convive… ce convive ne viendra pas… c’est monseigneur qui vient à sa place…

 

— La partie de plaisir, dit Pâquette, consiste ce soir à garder son masque ; seulement, à dix heures, tous les masques devront tomber…

 

— Que monseigneur regarde ! reprit la Roussotte.

 

— Et que monseigneur écoute ! acheva Pâquette.

 

Elles poussèrent une porte, s’effacèrent et Guise entra. Tout d’abord, il demeura ébloui par l’éclat des lumières. Il sortait de l’ombre : il entrait dans une aveuglante clarté, il était brusquement poussé dans l’orgie la plus radieuse et la plus impudique. Et il lui apparut que tous ces personnages muets ou bruyants n’étaient que les inconscients comparses du drame dont il était, lui, l’acteur protagoniste et dont Fausta était la sombre, fatale et géniale metteuse en scène.

 

La pièce était vaste. Aux quatre angles, d’énormes brûle-parfums en bronze laissaient monter dans l’atmosphère alanguie des fumées pâles et capiteuses ; des flambeaux d’or supportaient des cires dont les flammes ardentes pétillaient et crépitaient, des statues de marbre ou de bois précieusement travaillé, figurant de lascives chimères, aux poses exorbitantes, portaient sur leurs têtes des fleurs mourantes telles que Guise n’en avait jamais vu ; aux murs, des tentures à reflets soyeux, parmi lesquelles s’encadraient des tableaux où l’imagination de peintres en délire avait représenté des bacchantes furieuses d’amour.

 

Au milieu de la pièce, une table somptueuse se dressait, chargée de vaisselle d’or, supportant des fruits rares, des friandises précieuses ; des vins aux tons de rubis chatoyaient dans des flacons aux formes étranges, et ces vins, c’était des servantes aux costumes impudiques qui, impassibles et souriantes, les versaient dans les coupes d’or des convives. Ces convives, le duc de Guise les compta, la tête en feu, la gorge angoissée. Ils étaient neuf : quatre hommes et cinq femmes.

 

Il y avait là quatre couples enlacés, les femmes sur les genoux des hommes, quatre couples dont les yeux flamboyaient ou se mouraient sous les masques, dont les lèvres bégayaient et riaient. C’est à peine s’ils firent attention à Guise qui entrait : un geste de bienvenue de l’un des hommes, une invitation à prendre place, et ce fut tout… Seulement, la cinquième femme, celle qui était seule, s’avança vivement vers lui, l’enlaça de ses deux bras nus et murmura :

 

— Enfin, vous voici, cher seigneur… vous venez bien tard…

 

Guise se sentit devenir insensé… Une irrésistible fureur fit craquer ses muscles… une seconde il eut la vision foudroyante de ce qu’il allait faire ; se ruer sur ces hommes, sur ces femmes, leur arracher leurs masques, les déchiqueter à coups de poignard… D’un geste fou, il voulut repousser la femme… mais plus étroitement, elle l’enlaça, le lia, le paralysa… une de ses mains arrêta sur sa bouche le cri de fureur… et de l’autre, elle lui indiquait un objet qu’il n’avait pas vu encore.

 

C’était une grande horloge qui scandait l’orgie d’un tic-tac ironique et dont les aiguilles figuraient des salamandres jetant du feu par leurs gueules. Guise jeta sur l’horloge un regard vacillant et vit qu’elle allait marquer dix heures !…

 

— Dix heures ! murmura la femme. L’heure où les masques vont tomber… Attendez, cher seigneur… Regardez !…

 

Le duc se laissa tomber sur un fauteuil et sous son masque, il sentit la sueur couler, abondante et froide, sur son visage. Une servante lui tendit une coupe qu’il vida d’un trait… Les quatre couples, dans une sorte d’apaisement précédant de nouveaux délires, demeuraient enlacés et murmuraient des choses confuses… Tout à coup, l’horloge sonna… Les dix coups tombèrent, grêles et sinistres, dans cette atmosphère de rêve…

 

Les couples tressaillirent, se détirèrent, parurent se réveiller… Un grand rire fusa, un rire où il y avait de l’hésitation, de la honte, comme s’ils eussent hésité maintenant à se découvrir !…

 

— Tant pis ! cria soudain une voix de femme, cristalline et balbutiante. Nous avons gagé de nous montrer !… Moi, je commence !…

 

Et brusquement, elle laissa tomber son masque, et arracha celui de l’homme au cou duquel elle était comme suspendue.

 

— La reine Margot ! murmura Guise, dont la fureur un instant, se nuança de stupéfaction.

 

— Puisque c’est convenu ! continua une autre femme au milieu des éclats de rire.

 

Et d’un geste plus hardi encore, elle imita Margot.

 

— Claudine de Beauvilliers ! gronda en lui-même Guise qui se sentait entraîné au vertige des étonnements prodigieux.

 

L’homme qui accompagnait Claudine lui était inconnu. Mais déjà la troisième femme venait de retirer son masque. Et celle-là riait d’un rire gamin plus frais, plus sonore… plus inconsciente et plus amusée que les autres, peut-être. Et cette fois, Guise fut secoué d’un frémissement de rage. Dans cette femme, il venait de reconnaître sa propre sœur !… La duchesse de Montpensier !…

 

Toute rieuse et s’efforçant de rougir, elle essayait de dénouer le masque de son compagnon : mais l’homme résistait, son ivresse dissipée soudain… tout à coup, elle y parvint… le visage de l’amant de la duchesse apparut… Et les rires qui avaient salué chaque visage qui se découvrait se figèrent… Car c’était une sombre et fatale figure qui venait de se montrer… l’amant de la duchesse de Montpensier s’était relevé soudain, les yeux hagards, le front empourpré…

 

C’était un jeune homme livide, au teint bilieux, aux traits convulsés, comme s’il eût porté la marque de quelque grand malheur… Il passa sur son front une main pâle, d’une pâleur d’ivoire et gronda.

 

— Qu’ai-je fait ? Que suis-je venu faire ici ?… Oh !… je meurs de honte !…

 

En même temps, il recula, tandis que la duchesse de Montpensier riait seule aux éclats ; il bondit vers la porte et, le visage dans les mains, titubant, avec un cri d’horreur, s’en alla, se sauva… Guise qui, d’un œil ardent, avait suivi toute cette scène fantastique, murmura :

 

— Jacques Clément !… Le moine Jacques Clément, amant de Marie !…

 

— À mon tour ! cria la quatrième femme d’une voix résolue, comme si toute hésitation de pudeur eût disparu de sa pensée. Aussitôt d’un geste de bravade, elle arracha son masque et fit tomber celui de son amant… Et alors Guise sentit sa tête tourner, ses yeux se fermer comme devant un hideux spectacle auquel il ne se fût pas attendu… Cet homme… c’était le comte de Loignes, son ennemi mortel ! Et cette ribaude impudique, au sourire provocateur, aux yeux chargés d’amour et de défis, c’était Catherine de Clèves, la duchesse de Guise, sa femme !…

 

Cette seconde de faiblesse chez le duc de Guise fit place à une réaction où la honte, encore, tenait la plus grande place. Il se redressa lentement et demeura immobile. La duchesse de Guise vit cette sorte de statue dont les yeux, du fond du masque, la prévint que la terreur allait s’emparer d’elle… Elle sourit pourtant et, hardie, demanda :

 

— Et vous, messire, ne tiendrez-vous pas la gageure ? Bas le masque, messire !… Allons vite… qu’on voie…

 

Elle s’arrêta net, la voix étranglée soudain : Guise venait de rejeter le manteau de soie qui cachait son costume. La duchesse devint très pâle.

 

— Eh ! monsieur, ricana le comte de Loignes, ôtez donc votre masque, puisque madame vous en prie.

 

Guise laissa tomber son masque. Au même instant, le comte de Loignes se redressa, livide, tandis que les deux autres hommes gagnaient la porte ; la duchesse de Montpensier se sauva ; Claudine de Beauvilliers s’évanouit, et la duchesse de Guise, malgré toute son audace, ne put retenir un faible gémissement.

 

Guise en effet, Guise silencieux, la lèvre tremblante, la dague à la main, avait une de ces physionomies comme elle lui en avait vu deux ou trois fois. Elle voulut se lever, faire un geste, balbutier une parole ; mais elle demeura paralysée, fascinée, se disant qu’elle allait mourir…

 

Le duc était d’un côté de la table ; de Loignes, en face, de l’autre côté. Ce furent deux ou trois secondes d’horreur dans ce funèbre silence.

 

— Monsieur, dit enfin le comte de Loignes, je dois vous dire que certaines apparences ne doivent… ne peuvent…

 

Il n’eut pas le temps d’en dire plus long. Sa voix avait pour ainsi dire brisé le charme qui, pour quelques instants, enchaînait Henri de Guise.

 

Au premier mot de Loignes, le duc se ramassa sur lui-même ; sa figure prit une expression à la fois lamentable et tragique, une sorte de rugissement sur ses lèvres ; d’un effort énorme, il écarta, renversa la lourde table et, dans la seconde qui suivit, il y eut le geste rapide, insaisissable d’un bras qui se lève et qui retombe… Un jet de sang inonda le parquet. Loignes tomba comme une masse, sans un cri.

 

Guise se baissa, hagard et, d’un geste violent, retira le poignard enfoncé jusqu’à la garde. Alors sa fureur se déchaîna ; la vue du sang, le meurtre accompli, ces parfums d’ivresse et d’orgie, la rage concentrée en lui-même, tout cela, en un inappréciable instant, le transforma en une bête sauvage… Il se retourna vers la duchesse, sa dague toute rouge à la main. Et il la vit qui bondissait affolée, franchissait la porte, s’enfuyait.

 

Il se rua…

 

Des insultes affreuses, des cris rauques éclatèrent. La duchesse, avec un long gémissement d’épouvante mortelle, franchit deux salles, arriva à la porte extérieure, l’ouvrit, se jeta au-dehors… Guise, avec les mêmes insultes proférées d’une voix de fauve, la poursuivit jusque dans la salle du cabaret ; là, il trébucha contre une table, sa tête tourna, il sentit le sol se dérober sous ses pas, et il s’affaissa, évanoui, assommé par le coup de fureur, tenant dans sa main crispée le poignard rouge.

 

* * * * *

 

Dans la pièce où le comte de Loignes gisait inanimé, une porte secrète, masquée par des tapisseries… une porte qui faisait communiquer l’auberge avec le palais… s’ouvrit sans bruit. Une femme entra. Elle jeta un regard à peine sur Loignes, traversa rapidement, et parvenue dans la salle de cabaret, vit la porte ouverte.

 

— Catherine de Clèves est morte ! murmura-t-elle. Henri de Guise sera roi de France, et moi reine !…

 

Un sourire terrible illumina son visage… Mais soudain, comme elle marchait à la porte, son pied heurta le duc de Guise évanoui, étendu sur le carreau. Elle le reconnut aussitôt… Son œil se dilata… Cette figure impassible, marmoréenne, parut un instant bouleversée ; mais, presque au même moment, elle s’apaisa.

 

— Catherine de Clèves a échappé ! dit sourdement Fausta. Un retard. Un obstacle. Il faut trouver autre chose !…

 

Alors, lentement, Fausta revint sur ses pas. Un homme agenouillé près du comte de Loignes sondait la blessure. La reine Margot et Claudine de Beauvilliers avaient disparu. La salle, avec ses lumières, ses parfums violents, sa table renversée, ce blessé sur lequel se penchait quelqu’un, la salle était lugubre. Fausta s’approcha de celui qui étudiait la blessure de Loignes, et le toucha à l’épaule. Le quelqu’un se redressa.

 

— Est-ce qu’il est mort ? demanda Fausta.

 

— Non, madame… et même, il ne mourra pas…

 

Fausta demeura pensive, roulant dans sa tête des combinaisons lointaines, indéchiffrables.

 

— Maître Ruggieri… reprit-elle, que faudrait-il pour que cet homme meure ?

 

— Vous pouvez le faire achever madame, dit avec une effrayante simplicité l’homme qu’on venait d’appeler Ruggieri.

 

Fausta secoua la tête.

 

— Maître, dit-elle, il faut que cette blessure soit suffisante sans que je m’en mêle…

 

— Alors, madame, il faut que le blessé soit transporté chez moi. Il suffira d’entretenir la fièvre qui va se déclarer. Pour cela, il est nécessaire que je puisse surveiller la marche du mal.

 

Fausta approuva d’un signe de tête et disparut par la porte qui faisait communiquer l’auberge et le mystérieux palais. Ruggieri la suivit d’un sourire qui peut-être eût glacé cette femme que rien n’effrayait.

 

« Sois tranquille, gronda-t-il alors en lui-même. Tu ne te doutes pas, Fausta, que j’ai deviné ta pensée !… Va-t-en rassurée et paisible, confiante en ma science !… »

 

Il ramena son regard sur le blessé.

 

— Moi aussi, continua-t-il, j’ai confiance en ma science !… Loignes vivra !… Et lorsque Guise et toi le croiront mort, c’est alors que vous le verrez se dresser sur votre route… et alors… qui sait ?…

 

À ce moment six hommes, sans doute prévenus par Fausta, entrèrent, déposèrent le comte de Loignes toujours évanoui sur un fauteuil et l’emportèrent hors de l’Auberge du Pressoir de Fer, guidés par Ruggieri.

 

* * * * *

 

Catherine de Clèves, duchesse de Guise, avait bondi hors de l’auberge, en proie à une terreur insensée. Elle entendait le pas lourd de son mari derrière elle. Elle croyait sentir sur sa nuque le froid de l’acier, et d’un geste instinctif, elle cherchait à garantir son cou, tandis qu’elle bégayait :

 

— Grâce ! Henri. Ne me tue pas !

 

Ses forces tout à coup défaillirent. Elle comprit qu’elle allait rouler sur le pavé. À ce moment, il lui sembla voir un homme arrêté devant la maison voisine. D’un effort suprême, elle se traîna jusqu’à cet inconnu et tomba dans ses bras en murmurant :

 

— Sauvez-moi ! Sauvez-moi !… On veut me tuer !

 

— Mordieu ! grommela l’homme, il pleut des femmes par ici ! Voyons si la pluie est seulement jolie.

 

Soutenant la fugitive tremblante comme une feuille, il s’approcha d’un rayon de lumière qui tombait de l’une des fenêtres de la maison Fausta.

 

— Par pitié, monsieur, qui que vous soyez, défendez-moi, sauvez-moi !…

 

La duchesse put encore balbutier ces mots, et elle s’évanouit tout à fait… L’homme, très embarrassé de ce fardeau et comprenant qu’un prompt secours était nécessaire à cette femme dont la jolie voix terrifiée l’avait ému, regarda autour de lui, et avisant la porte de la maison Fausta, souleva le heurtoir de bronze…

 

— Hum ! fit-il au bout de quelques instants, on ne répond pas ?…

 

Pourtant la maison est habitée, puisqu’il y a de la lumière…

 

Il frappa plus violemment et cria :

 

— Ouvrez donc, par Pilate ! Êtes-vous Turcs, êtes-vous Maures, vous qui laissez une femme se mourir sur votre seuil ?…

 

Cette fois la porte s’ouvrit… Et Pardaillan, sans d’ailleurs demander la moindre permission, entra, portant dans ses bras la duchesse de Guise évanouie. Et la porte de fer de la maison Fausta se referma sur lui !… Dehors un chien poussa dans la nuit un hurlement plaintif.

VIII

DOUBLE CHASSE



Le chevalier de Pardaillan avait quitté la Devinière, escorté par Charles d’Angoulême et suivi de Pipeau. Sur ses instances et presque sur ses ordres, le jeune duc le quitta pour aller l’attendre rue des Barrés. Pardaillan n’eut pas de peine à trouver l’Auberge de l’Espérance, et il y établit son quartier général pour la journée.

 

Il se mit en observation, interrogeant l’hôte, faisant bavarder les gens de basse mine, qui hantaient l’auberge. Quoi qu’il fît et qu’il dît, il ne put obtenir aucun renseignement positif sur la singulière disparition de la petite chanteuse de bohème. Il se décida donc à attendre la nuit pour entreprendre l’expédition qu’il méditait, et tua le temps en une longue conversation tantôt avec lui-même, tantôt avec le chien. Il sommeilla même quelque peu, le coude sur une table, devant un flacon qu’il vidait peu à peu.

 

Pardaillan n’était ni triste ni gai. Sa physionomie respirait le calme de la force et de la confiance en soi-même. Cette histoire de la petite bohémienne ne l’intéressait que relativement à Charles d’Angoulême. C’était en somme pour lui une banale aventure. Mais la douleur et l’affolement du jeune duc l’avaient touché plus qu’il n’eût voulu l’avouer… Il aimait la jeunesse. Les chagrins de cœur et les vicissitudes de sa vie errante ne lui avaient donné aucune amertume : ne pouvant plus ou ne voulant plus aimer puisque, selon ses propres paroles, il gardait un culte inviolable à celle qu’il avait perdue, il se plaisait tout de même à voir l’amour autour de lui.

 

La nuit venue, Pardaillan se secoua, s’ébroua, assura le ceinturon de sa rapière autour de ses reins, posa son chapeau à plumes sur le coin de l’oreille, selon sa manière, et il sortit, sifflotant un air de fanfare. Pipeau marchait gravement sur ses talons.

 

Dehors, le chevalier présenta au chien l’écharpe de Violetta et la lui fit flairer. Pipeau considéra l’écharpe d’un œil torve, la renifla un instant, et aboya avec une certaine mélancolie. Il avait tout de suite compris ce qu’on attendait de lui. Mais c’était un chien hypocrite, et il passa un quart d’heure à flairer, à examiner, à étudier, pourrait-on dire, l’écharpe de soie — dans l’espoir que le chevalier renoncerait à son entreprise. Il se mit alors à quêter, et bientôt, sans doute, il retrouva la voie, car son moignon de queue s’agita.

 

— Très bien, fit Pardaillan, nous y sommes. En avant !

 

Au premier croisement des rues, Pipeau fit une tentative désespérée : il feignit de prendre le change et fila comme une flèche dans la direction de la Devinière. Rappelé par un coup de sifflet énergique et menaçant, il revint en rampant. Alors, Pipeau quêta, chercha avec rage, avec frénésie, le bout du nez de travers.

 

* * * * *

 

À vingt pas derrière Pardaillan, dans l’ombre, se glissant le long des murs, trois hommes s’avançaient et suivaient tous ses mouvements. Deux d’entre eux tenaient à la main un solide poignard effilé ; le troisième les dirigeait et semblait guetter le moment de les lâcher sur Pardaillan.

 

Cet homme, c’était Maurevert.

 

Les deux autres, c’étaient les deux hercules de la troupe Belgodère : Croasse et Picouic.

 

Maurevert, au moment où le chevalier était sorti de la Devinière, s’était lancé sur ses traces et l’avait suivi jusqu’à la porte de l’Auberge de l’Espérance. Et tandis que Pardaillan guettait à l’intérieur l’arrivée espérée de Belgodère, Maurevert, dehors, avait guetté la sortie de Pardaillan.

 

Il était patient. Il eût attendu jusqu’au lendemain, s’il l’eût fallu. Mais, pour un empire, il ne fût pas entré dans la salle où se trouvait le chevalier. La seule pensée de se trouver face à face avec lui faisait pointer une sueur froide à son front.

 

Pardaillan à Paris !… C’était la mort assurée !… Et quelle mort ! Il imaginait un supplice raffiné, supposant au chevalier les mêmes pensées qui l’agitaient lui-même.

 

Où fuir encore !… Il faudrait donc recommencer cette course éperdue qui avait duré des années !… Où se cacher !… Vers quels confins du monde chercher enfin l’apaisement de cette épouvante qui le faisait vaciller à la seule évocation de l’image de Pardaillan, à son nom murmuré tout bas par sa conscience !

 

Que voulait-il ?… Il ne savait pas au juste. Il avait quitté précipitamment Maineville et s’était élancé derrière Pardaillan, fasciné, entraîné, avec le vague espoir que le hasard le lui livrait peut-être !…

 

Oh ! s’il pouvait le tuer !… Non pas qu’il désirât la mort du chevalier ; sa haine, certes, lui souhaitait non seulement la mort, mais d’affreuses souffrances. Mais il y avait en lui quelque chose de plus fort que la haine… C’était la peur… une peur de tous les instants… une peur qui, cent fois dans les rues, le faisait se retourner subitement avec la sensation que Pardaillan marchait derrière lui, qui, la nuit, l’éveillait brusquement et le tenait haletant, l’oreille aux écoutes, les yeux élargis…

 

Tuer Pardaillan, pour Maurevert, ce n’était donc plus assouvir une haine, se débarrasser d’un ennemi ; c’était se décharger de l’épouvante : tant que le chevalier vivrait, lui n’oserait vivre !…

 

Devant l’Auberge de l’Espérance, il se disait donc simplement que peut-être l’occasion se présentait enfin. Aurait-il la force de frapper lui-même ! le courage nécessaire pour s’approcher de Pardaillan ?… Voilà ce qu’il se demandait en frissonnant. Et il se disait sourdement qu’il n’oserait pas !… Brave, féroce même, il eût tenu tête à dix assaillants… mais attaquer Pardaillan !… Non, non, il n’oserait pas !…

 

La nuit était venue depuis quelque temps déjà, lorsqu’il aperçut deux hommes qui, se tenant par le bras, s’approchaient de l’auberge. Avec sa sûreté de coup d’œil expert en la matière, Maurevert reconnut en eux deux façons de truands, deux gueux capables de tout moyennant honnête rétribution, deux de ces sacripants comme il en pullulait alors et qui, pour quelques écus, dépêchaient leur homme en douceur et sans trop le faire crier. Maurevert fit donc un signe impérieux, auquel les deux hères se rendirent aussitôt.

 

— Voulez-vous gagner chacun cinquante bonnes livres bien comptées ? demanda Maurevert tout en continuant à surveiller du coin de l’œil la porte de l’auberge.

 

Les deux malandrins se poussèrent du coude.

 

— C’est le jour des heureuses fortunes ! dit l’un d’eux d’une voix aiguë.

 

— Nous allons devenir trop riches ! fit l’autre d’une voix lugubre.

 

— Que faut-il faire ? reprirent-ils en chœur.

 

Maurevert s’assura que les deux truands étaient armés d’une bonne dague, et ce, malgré les édits répétés : la vue des poignards amena un sourire livide sur ses lèvres décolorées.

 

— Comment vous appelez-vous, mes braves ? demanda-t-il.

 

— Moi, Picouic, et mon compagnon Croasse, répondit avec un salut le plus maigre, le plus décharné des deux.

 

— Noms de guerre, grommela Maurevert. Ce sont bien des tire-laine. Écoutez, mes braves ; ce qu’il faut faire, le voici : il y a là, dans cet auberge, un homme…

 

— Qui vous gêne, peut-être ? dit Picouic, voyant que Maurevert s’arrêtait.

 

— Tu es intelligent, l’ami, dit Maurevert.

 

— Et cet homme, reprit Picouic, il s’agirait de…

 

— Oui ! gronda Maurevert.

 

— Bon ! Ça nous va, dit Picouic. Cent livres pour nous deux, après l’opération : c’est entendu.

 

— Qu’est-ce qui est entendu ? demanda Croasse.

 

— Tu le sauras. Un instant, mon gentilhomme : le nom de votre… gêneur ?

 

— Qu’importe son nom… pourvu que tu le tues !…

 

— Au fait !… Pourvu que nous soyons appuyés !…

 

— Voici l’argent, dit Maurevert : je suis beau joueur, moi !

 

Picouic fit disparaître la bourse, s’inclina jusqu’à terre, et dit :

 

— Monseigneur va être servi à l’instant… Prépare ta dague, Croasse !

 

— Silence !… fit Maurevert.

 

La porte de l’auberge s’ouvrait. Les trois hommes s’aplatirent contre un mur. Dans le rai de lumière qui sortait du cabaret, Maurevert reconnut Pardaillan et se sentit blêmir… Lorsque le chevalier et le chien se furent mis en route, Maurevert donna ses instructions :

 

— Suivez-moi, dit-il à voix basse. Quand je vous dirai : « Allez ! » il sera temps. Vous vous jetterez sur l’homme. Mais ne le manquez pas du premier coup : sans quoi il ne vous manquera pas, lui !

 

Pour toute réponse, Picouic tira son poignard, et Croasse, ayant enfin compris ce dont il s’agissait, l’imita. Maurevert se mit en route. Les deux maigres hercules le suivaient, le poignard au poing. Vingt fois, Maurevert eût pu donner le signal ; vingt fois, il fut sur le point de le donner. Il n’osa pas !…

 

« S’ils le manquent !… s’il ne tombe pas du premier coup !… je suis perdu, moi !… »

 

C’est en roulant ces pensées de peur mortelle que combattait la haine que Maurevert, sur la piste de Pardaillan, atteignit le cimetière des Innocents… Puis, après de longs pourparlers avec son chien, Pardaillan revint sur ses pas… Les trois hommes le virent passer à trois pas et le suivirent encore jusque dans la Cité… au bout de l’île…

 

Là, Maurevert vit le chevalier s’arrêter devant une maison. Il ne se demandait pas ce que signifiait l’étrange allure de Pardaillan. Il cherchait seulement comment il pourrait fuir dès que ses deux acolytes se rueraient sur le chevalier. Dans la Cité, devant la mystérieuse maison, il crut enfin que l’occasion était propice, et il allait s’effacer, donner le signal, lorsqu’une femme échevelée sortit de l’auberge voisine et alla tomber dans les bras de Pardaillan… Quelques instants plus tard, le chevalier disparaissait avec l’inconnue dans la maison à laquelle il venait de frapper.

 

— Il nous échappe, dit Picouic. C’est de votre faute, mon gentilhomme !

 

— Attendons, répondit Maurevert…

IX

L’ABSOLUTION



Maître Claude, tenant Violetta évanouie dans ses bras puissants, s’était jeté dans la trappe. Il tomba. Et pendant les deux secondes que dura la chute, sa pensée suprême ne fut pas qu’il allait sans doute mourir.

 

« Elle sait que j’ai été bourreau !… »

 

Voilà ce qu’il songea en ce laps de temps si court où la pensée pouvait à peine prendre une forme.

 

En atteignant l’eau, Claude se sentit d’abord entraîné au fond, très loin. Il étreignit son enfant sur sa vaste poitrine, et, d’un rigoureux coup de talon, remonta à la surface de la Seine. Alors, tout ce qu’il avait de force et d’instinct vital fut employé à soutenir la tête de la jeune fille hors de l’eau. Tout à coup, il eut aux genoux la sensation d’un raclement et d’une écorchure ; d’un effort furieux, il se redressa… il avait pied !… Alors, il éleva l’enfant tout entière hors de l’eau et se prit à sangloter… Il la portait à bras tendus, la soulevant vers le ciel… et il marchait, soufflant fortement.

 

Quand il fut monté sur le haut de la berge, il vit qu’il se trouvait à peu près vers la rue de la Juiverie, au-dessous du pont Notre-Dame. Alors, il se mit à courir, et en quelques minutes atteignit son logis. Et comme, à ses coups redoublés, à ses appels, dame Gilberte, sa vieille gouvernante, n’arrivait pas assez vite, il appuya son épaule massive à la porte, qui craqua… À ce moment, la porte s’ouvrit ; dame Gilberte apparut une lampe à la main, tout effarée.

 

— Du feu ! haleta Claude d’une voix rauque : des linges chauds… vite, plus vite !…

 

Dans l’affolement, la porte demeura ouverte. Claude courut jusqu’à sa chambre, déposa Violetta sur son lit, et se pencha sur elle, hagard, grondant à mots entrecoupés :

 

— Est-elle morte ?… Faut-il que je la perde pour toujours quand je la retrouve ?… Eh bien, je mourrai, voilà tout !… Dame Gilberte, par l’enfer ! hâtez-vous !…

 

Dame Gilberte, dans la cuisine, allumait un grand feu…

 

Or, à l’instant où Claude pénétrait dans la maison, soit qu’il eût défoncé la porte, soit que dame Gilberte l’eût ouverte, un homme qui venait d’entrer dans la rue Calandre s’arrêtait devant le logis de l’ancien bourreau de Paris. C’était Belgodère…

 

La figure du sacripant avait un rayonnement terrible, quelque chose comme le reflet blafard d’une joie hideuse… Il vit la porte ouverte et s’arrêta un instant, perplexe. Puis, assurant une dague trapue dans son poing caché sous son manteau, il haussa les épaules et grommela :

 

« Tant mieux, après tout !… On dirait que Claude n’attend que moi !… Entrons !… Voyons, que vais-je lui dire ? Il faut que je dose la souffrance… il faut qu’il en meure sous mes yeux !… Comment, maître Claude ! vous ne me reconnaissez pas ? Vous avez roué et fouetté tant de gens dans votre vie !… Regardez-moi bien ! C’est moi que vous attachâtes au pilori, alors qu’il vous était si facile de me laisser fuir !… Maintenant, attention : c’est moi qui enlevai votre petite Violetta… Attendez, je vais vous raconter la chose !… Et savez-vous ce que j’en ai fait, de votre pure et chaste enfant, votre orgueil, votre joie, votre vie !… J’en ai fait une ribaude ! Allez la chercher dans le lit de Mgr de Guise !… Ah ! Ah ! que dites-vous de la farce, mon bon monsieur Claude ?… »

 

Le bandit ricanait et rugissait en se racontant ces choses à lui-même. Il entra, se redressant, l’œil mauvais, la lèvre crispée prête à l’insulte. Il vit des portes ouvertes devant lui, et continua à marcher… Tout à coup, il s’arrêta ; il venait d’apercevoir au fond d’une chambre Claude penché sur un lit, Claude qui, les épaules secouées de sanglots, râlait :

 

— Elle vit !… Seigneur Jésus qui avez pitié des pauvres gens, vous avez donc eu pitié de moi aussi !… Violetta, mon enfant, ouvre tes yeux… Allons, allons, ne t’effraie pas… c’est fini… te voilà sauvée… Dès la pointe du jour, nous fuirons… mais ouvre tes yeux, un peu seulement…

 

Belgodère demeura un instant frappé de stupeur. Puis, rapide et silencieux, il recula dans la pièce voisine qui était la salle à manger. Elle était obscure. Le bohémien, alors, gagna doucement la porte de la salle à manger, puis la porte extérieure, et il s’éloigna rapidement. D’instinct, et sans savoir au juste ce qu’il voulait faire, il se dirigea vers la maison Fausta. Là, il s’arrêta. La rage le faisait trembler. Mais il y avait en lui de l’étonnement plus que de la fureur.

 

— Voilà qui est étrange, grommela-t-il. Voyons, tâchons de voir clair en tout ceci… Guise m’envoie le gentilhomme noir. Bon. Je conduis la petite à l’endroit qui m’est indiqué. Il n’y a pas à dire, je l’ai conduite ; à preuve les ducats ; preuve indiscutable. Très bien. Je rôde tout joyeux dans l’île. Je me dis que j’irai demain raconter au bourreau ce que j’ai fait de sa fille… Bon. Puis, voici que je suis pris d’une fringale de vengeance. Attendre à demain ? Pourquoi faire ?… J’y vais ; je trouve la porte ouverte, j’entre et je vois qui ? Violetta sur un lit, toute mouillée… et le bourreau… Que s’est-il passé ?… Il a dit que, demain, ils fuiraient…

 

À force de se creuser la cervelle, Belgodère finit par imaginer cette scène : Violetta, pour échapper à Guise, avait dû fuir et se jeter à la Seine. Claude avait dû se trouver là par quelque fantastique hasard, et plonger pour sauver la petite.

 

En roulant ces pensées et ces suppositions dans sa tête, Belgodère s’était approché de la porte de fer à laquelle il se mit à frapper à coups redoublés. Dix minutes plus tard, après de confuses explications dans le vestibule, le bohémien était amené devant Fausta. Il y eut un long entretien au cours duquel la mystérieuse princesse, ayant frappé d’un petit marteau d’or sur un timbre, donna cet ordre à l’homme accouru :

 

— Qu’on aille à l’instant me chercher le prince Farnèse…

 

L’entretien terminé, Belgodère fut conduit à une chambre du palais où il fut enfermé à double tour. Mais sans doute le bohémien s’attendait à cet emprisonnement qui, au surplus, était probablement consenti, car il ne témoignait ni surprise ni terreur.

 

* * * * *

 

Grâce aux soins de dame Gilberte qui l’avait déshabillée, couchée et frictionnée, Violetta revint à elle. Et lorsque maître Claude put rentrer dans la chambre, il trouva l’enfant les yeux grands ouverts, pensive, rêveuse, semblant réfléchir à des choses douloureuses et graves.

 

— À quoi songe-t-elle ?

 

Claude, qui avait fait deux pas dans la chambre, en fit trois en arrière, et, tout pâle, frissonnant, avec un sourire d’une mortelle tristesse, murmura :

 

— Elle songe que je suis le bourreau !…

 

Il toussa comme pour prévenir Violetta de sa présence, et de loin, d’une voix humble et enrouée :

 

— Tâche de dormir ; ne pense plus à tout cela ; c’est fini, je te dis… Tu comprends, il faut que tu te reposes pour que demain à la première heure nous puissions partir… non, non, ne dis rien… tais-toi… ta voix me ferait trop de mal si… enfin… Sache seulement que lorsque nous serons loin de Paris, quand tu seras en sûreté… eh bien, tu seras libre de me voir ou de ne pas me voir…

 

Violetta voulut prononcer quelques mots… Mais déjà Claude avait disparu. Elle entendit seulement comme un soupir qui ressemblait à un sanglot.

 

Violetta ne s’endormit pas. Toute cette nuit, elle la passa les yeux ouverts, songeant toujours, immobile, ses petites mains pâles croisées sur sa poitrine, suivant l’une après l’autre les pensées qui évoluaient dans sa tête.

 

Lorsque les premiers rayons du soleil pénétrèrent dans la chambre, elle se leva, s’habilla et s’assit dans un fauteuil, les mains jointes, la tête penchée sur le sein. Ce fut à ce moment que maître Claude entra. Il était en habit de voyage. Il s’efforçait de montrer une sorte de gaieté, et souriait.

 

— Dans quelques minutes, dit-il, une bonne litière va venir. Tu y monteras avec dame Gilberte… Tu ne te souviens pas de dame Gilberte ?…. Suis-je bête ! Tu ne l’as vue qu’une fois, et tu étais si petite… Enfin, tu voyageras avec elle. Moi, je serai à cheval, et, tu sais, ne va pas avoir peur… tiens, regarde-moi ces bons pistolets pour mettre dans les arçons… et cette dague… Malheur au premier qui…

 

— Avant de partir, je voudrais vous parler, balbutia Violetta avec une émotion qui la faisait trembler.

 

Claude pâlit.

 

— Ah !… tu voudrais me parler ?…

 

Violetta fit oui de la tête.

 

« J’en étais sûr ! gronda Claude en lui-même. Pardieu ! C’eût été trop beau que cela finisse ainsi… Que veut-elle me dire ?… que je lui fais horreur, c’est bien simple, et qu’elle aime encore mieux mourir que de s’en venir avec moi… Qu’est-ce que je vais devenir, moi ?… Mourir ?… Me tuer ? Je n’ose pas !…Oh ! j’ai peur !… Peur de ce qu’il y a derrière la mort !… »

 

Violetta, cependant, se taisait. Elle avait baissé les yeux, et continuait à trembler. Claude, par un suprême effort de désespoir, souriait.

 

— Voyons, dit-il d’une voix qu’il crut très naturelle et qui était en réalité une sorte de grondement inarticulé ; voyons, parle, puisque tu as quelque chose à me dire… moi, vois-tu, je crois… je…

 

Brusquement, il tomba à genoux. Violetta frémit à voir cette face énorme bouleversée par une crise effrayante de désespoir.

 

— Écoute-moi, dit Claude dans un rugissement de sa douleur. Moi aussi, j’ai à te parler. Au fait, il vaut mieux que cela soit tout de suite… et que je t’explique… ou du moins, que je tâche… Tais-toi, ne bouge pas !… Eh bien, oui, j’ai tué… tué par ordre ! Ne pâlis pas ainsi, je t’en supplie… écoute-moi jusqu’au bout… Tu sais ce que je t’ai dit, n’est-ce pas ? que je ne te parlerai plus, que je ne t’approcherai plus si tu veux… je serai simplement le chien de garde qui veille à la porte d’une maison… Donc, ma petite Violetta, avant que la bonté du Seigneur ne t’eût mise dans ma vie comme un rayon de soleil, j’exerçais mon métier sans savoir. L’official venait ou m’envoyait un ordre. Tantôt à Montfaucon, tantôt en Grève, des fois à la Croix-du-Trahoir, ou ailleurs, j’allais… on me livrait le condamné, la condamnée… Est-ce que je savais, moi ?… La corde ou la hache, pour moi, ce n’étaient que deux instruments ; moi, j’étais le troisième instrument, voilà tout… Que veux-tu que je te dise ? Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père, tous avaient tué. J’ai fait comme eux. C’était le métier de la famille…

 

Violetta écoutait, dans un tel saisissement qu’il lui eût été impossible de faire un geste. Claude fronça violemment ses énormes sourcils comme pour rassembler ses idées. Il pleurait. Les larmes coulaient sur son visage sans qu’il parût s’en apercevoir.

 

— C’était ainsi, continua-t-il. Et voilà qu’un jour, je te pris, je te ramassai, toute frêle, toute petite, et si jolie… Tu ne sauras jamais ce qui s’est passé dans mon cœur à cette minute où tu tendais tes mains à la foule…

 

— Je tendais… mes mains… à la foule ?… murmura Violetta.

 

— Bien sûr ! Et c’est moi qui te pris, puisque tu n’avais pas de père…

 

— Pas de père ! cria Violetta secouée d’un tressaillement éperdu.

 

— C’est vrai… tu ne sais pas… je t’ai toujours menti…

 

Et avec un soupir atroce, tandis que Violetta, les yeux agrandis, le sein palpitant, le regardait avec une sorte d’épouvante, Claude, humblement, prononça :

 

— Je ne suis pas ton père…

 

Violetta porta vivement ses mains à ses yeux comme pour les garantir d’une lumière trop vive et murmura :

 

— Ô Simonne, ma pauvre mère Simonne, ton agonie a donc dit la vérité…

 

Elle demeura ainsi, le visage caché dans ses mains, tandis que Claude reprenait :

 

— Voilà. Je ne suis pas ton père. Tu vois que tu peux me quitter quand tu voudras. Maintenant, écoute. Avant que tu ne fusses mienne, avant que je ne t’eusse ramassée, pauvre petite abandonnée (Violetta frissonna), j’ignorais ce que c’est que la vie. Avais-je un cœur, une âme ? Je ne savais pas… Mais quand tu fus à moi, un jour, tout à coup, je m’aperçus que je n’étais plus le même… J’eus horreur de tuer… Il y avait en moi quelque chose qui n’y était pas auparavant… La vue d’un gibet me fit trembler… Déjà je songeais à ce que tu penserais, à ce que tu dirais, si jamais l’affreuse vérité t’était révélée… Je commençai à souffrir… Je vis des spectres qui me maudissaient… Je crus retrouver la paix en me faisant relever de mes horribles fonctions… Ah ! bien, oui ! Plus que jamais, les spectres rôdèrent autour de moi… En vain je multipliai les aumônes ; en vain, je fus assidu aux offices ; mon cœur portait dès lors une plaie qui jamais ne se guérira… Et ce n’est que près de toi, dans notre petite maison de Meudon, que je me sentais redevenir un homme… Alors, Violetta, quand tu me souriais, je n’étais plus le malheureux qui tremble et frissonne, qui a peur de s’aventurer la nuit dans une pièce sans lumières… Une extase m’envahissait… et… pardonne-moi… il y avait des moments où je me figurais que tu étais vraiment ma fille…

 

Un râle déchira la gorge de Claude. Mais avant que Violetta eût pu dire un mot, il se hâta de continuer :

 

— C’était trop de bonheur encore pour moi… je te perdis : Ce que j’ai souffert en ces années de solitude et de désespoir, moi-même sans doute je ne pourrais le dire… Et voici qu’à l’heure où je te retrouve, au moment, à la minute où je puis espérer revivre encore… voici que tu apprends ce que j’ai été !… Je comprends bien maintenant que je n’ai pas assez expié, et que l’heure de l’absolution n’a pas sonné pour moi… Voilà… tu sais tout… Ce que je voulais te demander seulement, c’est de me permettre de te sauver… de te mettre en sûreté… Et puis, après, tu me renverras. Je pense bien que maintenant… maintenant que tu sais… je n’ai plus le droit de regarder… et que vraiment, tu ne peux plus m’appeler ton père !…

 

Claude baissa la tête. À genoux, affaissé sur lui-même, il était semblable à ces infortunés qu’il avait vus sur l’échafaud, tendant leur cou à la hache. Violetta laissa tomber ses mains ; elle ouvrit ses yeux bleus où brilla une lueur d’aurore, et, de sa voix douce, câline et pure, de sa voix de jadis quand elle était toute petite, elle dit :

 

— Père… mon bon petit papa Claude… embrasse-moi… tu vois bien que tu me fais beaucoup de chagrin…

 

Claude releva brusquement le front. Il se mit à trembler.

 

— Q’as-tu dit ? bégaya-t-il.

 

Violetta, sans répondre, saisit de ses deux petites mains les mains formidables du bourreau, le força à se relever avec l’irrésistible puissance d’une fascination de douceur et d’infini bonheur, et lorsque Claude, éperdu, balbutiant, transfiguré, livide de joie fut tombé dans le fauteuil, elle s’assit sur ses genoux, jeta ses bras autour de son cou, posa sa tête adorable sur sa poitrine, et répéta :

 

— Père… mon bon père… embrassez votre fille !…

 

Renversé en arrière, les yeux fermés, l’âme noyée d’extase, Claude sanglotait.

X

LE PÈRE



L’heure qui suivit fut pour maître Claude un tel rayonnement de bonheur que son passé en fut comme effacé d’un trait. Cette heure valait une existence de joie. Il y eut en lui une transformation de son être. Une éblouissante lumière inonda cette âme obscure, et sa figure si sombre prit cette expression de franchise, de bonté, de bonne humeur riante qu’on voit aux gens dont on peut dire avec certitude :

 

— Celui-ci est un brave homme et c’est un homme heureux.

 

— Partons, fit-il tout à coup. Voilà que j’oublie tout, moi ! Ce n’est pas qu’il y ait du danger… car sûrement on nous croit morts… Ah ! ah ! crois-tu que c’est une bonne farce ! ajouta-t-il en riant aux éclats. Mort ? Plus vivant que je ne l’ai jamais été… Donc, nous pourrions d’autant mieux rester ici, que même si on ne nous croit pas morts, on ne supposera jamais que nous avons cherché un refuge ici-même… On nous cherchera partout, excepté dans cette maison… Mais elle me fait peur à présent cette maison ! J’y ai tant souffert !

 

— Pauvre père !… Vous ne souffrirez plus.

 

— Certes ! finie, la torture ! continua maître Claude. Ah ! ma Violetta, mon cœur saute dans ma poitrine… Qui m’eût jamais dit que je connaîtrais un tel bonheur… moi !… Mais assez bavardé… Partons !…

 

Violetta secoua doucement la tête.

 

— Comment ? Tu ne veux pas partir ?…

 

— Père, vous l’avez dit vous-même : il n’y a ici aucun danger ; nous y sommes mieux cachés que partout ailleurs, puisqu’on nous croit morts…

 

— C’est vrai… mais pourquoi ?…

 

— Je ne veux pas quitter Paris encore, fit Violetta en baissant les yeux. Restons ici tout au moins quelques jours.

 

— Tant que tu voudras. Elle est charmante, cette maison. Je te disais qu’elle me faisait peur… Ne fais pas attention, je dis des folies, c’est la joie, vois-tu !… Donc, nous restons, c’est entendu !… Dame Gilberte ! renvoyez cette litière et ce cheval. Quand je vous dis que l’enfant veut rester !…

 

La vieille servante qui, émerveillée, tournait autour de Claude et Violetta, s’empressa d’obéir.

 

— Ce n’est pas tout, père, dit alors Violetta avec un sourire, nous restons ; mais ce matin il faut que je sorte.

 

— Sortir ! toi ! fit Claude stupéfait.

 

— Pour aller à l’Auberge de l’Espérance… dit la jeune fille tout d’une voix.

 

— Ah bah !… Voyons… tout à l’heure, quand je te tenais dans mes bras, tu m’as raconté une foule de choses que j’entendais à peine… la pauvre Simonne morte… et puis… et puis ! Ah ! par la mort-dieu, j’y suis ! Le jeune homme qui a apporté des fleurs ?… C’est ça, hein ?… Voyons, dis-moi cela, un peu !… Son nom, d’abord… Tu rougis ? Pourquoi ?… Je l’aime ce jeune homme qui t’aime.

 

— Je n’ai pas dit ça, murmura la jeune fille en pâlissant.

 

— Mais moi, je devine ! Digne jeune homme ! Allons, comment s’appelle-t-il ?

 

— Je ne sais pas ! fit Violetta dans un souffle.

 

Claude éclata d’un bon rire qui fit trembler les vitraux. Il était exubérant. Il allait et venait, prenait la main de la jeune fille pour la baiser, s’asseyait, se relevait.

 

— Dépeins-le moi, au moins !…

 

Violetta, toute heureuse elle-même de cette joie débordante, entreprit une description que maître Claude lui arracha par lambeaux. Quand ce fut fini, Claude se leva.

 

— Je vais le chercher, dit-il. Dans une heure je te l’amène. Il faut que je voie ce jeune gentilhomme, que je lui parle, que je lise dans ses yeux s’il est capable d’aimer assez pour… Mais suffit, je m’entends. Toi, tu ne bouges pas… Dame Gilberte, en mon absence, portes et fenêtres closes ! Si l’on frappe, ne répondez pas ! la maison est déserte !

 

Claude serra Violetta dans ses bras, et sortit en courant, la laissant tout étourdie, n’ayant pas eu le temps de faire une objection. Et par la pensée, elle le suivait jusqu’à l’Auberge de l’Espérance, elle le voyait abordant le duc d’Angoulême, et le cœur battant, se demandait :

 

« Viendra-t-il ?… Oui ! il viendra !… Mais moi, que lui dirai-je ?… »

 

À ce moment, les vitraux d’une fenêtre du rez-de-chaussée volèrent en éclats ; plusieurs hommes sautèrent dans la maison, et Violetta, épouvantée, entendit crier ces mots :

 

— Si l’homme résiste, tuez-le !… Mais pas une égratignure à la petite !…

 

* * * * *

 

Maître Claude, ayant jeté un manteau sur ses épaules pour cacher son visage, s’était élancé vers la rue de la Tisseranderie et n’avait pas tardé à atteindre l’Auberge de l’Espérance. C’était le matin même où Charles d’Angoulême devait aller lui-même parler à Belgodère.

 

Claude ne se rencontra pas avec Charles d’Angoulême. L’aubergiste, truand de bas étage lui-même et tenu à la plus extrême prudence, ne lui donna que de maigres renseignements. Maître Claude attendit plus d’une heure. Puis il se dit que le jeune gentilhomme ne viendrait sans doute pas, et il frémit de la douleur qu’allait éprouver Violetta. Puis il se dit que la chose n’avait peut-être pas une importance réelle, que Violetta ne pouvait être attachée sérieusement à cet inconnu dont elle ignorait même le nom… enfin, il partit, se promettant de revenir.

 

Dix minutes plus tard, Charles rentrait dans l’auberge, après avoir inutilement exploré les environs…

 

Maître Claude, en somme, n’éprouva qu’une contrariété passagère. La joie immense qui submergeait son cœur ne laissait en lui place pour aucune autre émotion. Il allait revoir Violetta et il saurait bien la consoler. On le retrouverait, ce gentilhomme ! Il se faisait fort de bouleverser Paris. Mais, que diable, après tant d’années de douleur, il pouvait bien un seul jour connaître le bonheur ! Il souriait largement. Il donna un écu à une mendiante qu’il rencontra. Il allongeait le pas en fredonnant… Il eût voulu ne voir que du bonheur autour de lui…

 

Tout à coup, comme il venait de franchir le pont et qu’il rentrait dans Notre-Dame, il s’arrêta court. Un homme venait au-devant de lui… Et c’était une figure de malheur, une tête ravagée, vieillie, un corps courbé malgré la force et l’évidente noblesse des attitudes, comme si le poids des douleurs eût été trop lourd.

 

Une immense pitié envahit l’âme du bourreau qui murmura en pâlissant :

 

— Le père de Violetta !

 

C’était en effet le prince Farnèse !… Or, d’où venait-il ?… Il sortait du logis de Claude…

 

Appelé dans la nuit par Fausta, il en avait reçu une mission. Et cette mission, il avait cherché à la remplir en même temps que la maison de Claude était envahie… Farnèse n’avait pas trouvé le bourreau. Peut-être sa mission devenait-elle dès lors inutile. Car il avait quitté le logis maudit en jetant une dernière malédiction contre l’homme qui lui avait pris sa fille…

 

— Il pense à son enfant ! se dit Claude en l’apercevant. Pauvre homme ! Comme il a l’air triste !… Voyons !… En ce jour de si radieux bonheur, pour moi, est-ce que je ne puis pas faire une bonne action ?… Est-ce que je ne puis pas tout au moins lui dire… qu’elle est vivante., et qu’il espère !…

 

Soudain, la pensée lui vint que Farnèse était l’émissaire de la Fausta !… que si cet homme le voyait, Violetta était perdue peut-être !… Il voulut s’effacer, s’enfoncer dans une ruelle… trop tard ! Farnèse l’avait vu ! Farnèse l’avait reconnu ! Farnèse venait à lui !…

 

Mais tout de suite, Claude se rassura… Non ! Cet homme ne le menacerait pas ! Cet homme ne portait en lui que le deuil et le désespoir… Farnèse s’était arrêté devant lui. Claude se taisait, humble devant cette tristesse qui écrasait son bonheur.

 

— J’ai reçu hier l’ordre de vous entendre en confession générale, fit Farnèse.

 

Claude tressaillit. Une bouffée de honte monta à son cerveau.

 

— Ainsi, songea-t-il tout au fond de sa conscience, c’est lui qui devait me donner l’absolution !… Pour le malheur que je lui apporte, il m’offre la réconciliation suprême avec le ciel !… Je lui ai volé sa fille, et lui me rend à Dieu !…

 

Il s’inclina très bas.

 

— Monseigneur, balbutia-t-il, je ne veux pas vous tromper… Depuis hier… cette nuit même… il s’est passé un événement qui fait que… peut-être… je n’ai plus droit à votre bénédiction !…

 

— Je dois vous entendre, dit Farnèse d’une voix étrange ; peu importe ce qui a pu se passer. Puisque je vous trouve, venez !…

 

— Ô justice profonde du Seigneur qui nous voit et nous écoute ! murmura Claude. Serai-je moins généreux, moi ?… Ne ferai-je pas descendre un rayon de joie dans ce cœur ?… Je recevrai ta bénédiction, cardinal ! Et en échange, je transformerai ton deuil en allégresse : tu sauras que ta fille est vivante !…

 

Un inexprimable attendrissement noyait sa pensée…

 

Farnèse s’était mis en marche, comme s’il eût eu la certitude que Claude le suivrait, et, en effet Claude marchait à trois pas derrière lui, docile comme un enfant, songeant que, vraiment, la fin de ses malheurs et de ses terreurs était venue.

 

Par des ruelles détournées, Farnèse atteignait Notre-Dame. Maître Claude y entra à sa suite. Farnèse le conduisit jusqu’à un confessional et dit :

 

— Attendez-moi là… préparez votre conscience au grand acte…

 

Claude tomba à genoux et murmura :

 

— Mon Dieu, Seigneur ! N’est-ce pas que je ne puis pas me séparer de mon enfant ! N’est-ce pas que je puis la garder !… N’est-ce pas que c’est assez que je dise à votre ministre qu’il ne doit plus pleurer, et que, plus tard, il reverra l’enfant !… Seigneur, laissez-la moi pour quelques années… quelques mois seulement !…

 

Farnèse avait disparu dans la sacristie, il y était entré cavalier ; il en sortit cardinal… Lorsque Claude le revit soudain traversant la vaste nef silencieuse et obscure, il tressaillit. Farnèse en cavalier était un admirable gentilhomme. Farnèse en cardinal était, dans toute sa majesté imposante, ce que pouvait alors représenter ce mot : un prince de l’Église… Il portait, avec une dignité gracieuse et hautaine à la fois, la robe rouge aux plis harmonieux ; son attitude, sa démarche, son port de tête imposaient le respect et l’étonnement. Il semblait que ce cadre énorme, sévère et grandiose des voûtes de Notre-Dame eût été fait pour lui. Il était l’acteur prestigieux qui se meut dans un prodigieux décor.

 

Claude le reconnut à peine. Il trembla. Le sens de la religiosité s’élargit en lui, le domina, et il éprouva à l’approche du cardinal un trouble profond fait de crainte et de vénération.

 

Farnèse, en passant devant le maître-autel, fléchit le genou, peut-être autant par une faiblesse physique que par devoir religieux. Une sorte de gémissement sourd s’échappa de ses lèvres, et il baissa les yeux, n’osant regarder ces marches en travers desquelles était tombée Léonore…

 

« Ah ! cette horrible matinée du jour de Pâques de l’année 1573 !… »

 

Il la revécut, en cette seconde, avec l’effroyable intensité d’un cauchemar… Il se revit devant cet autel, faisant les gestes imposés par la tradition, mais songeant uniquement à elle… Son cœur brûlait d’amour, et son âme, avec une terreur insurmontable, envisageait la catastrophe.

 

Léonore allait être mère !… Léonore comptait que dans ce jour même il parlerait au vieux baron de Montaigues !… Et tandis que la noble assemblée silencieuse suivait ses mouvements, lui se demandait comment il allait fuir…

 

Fuir ! Gagner Rome ! Abandonner sa mission de légat ! S’ensevelir à jamais dans quelque couvent !… Et comme cette pensée l’apaisait, il se retournait pour présenter l’ostensoir d’or à la foule recueillie. Et il voyait Léonore !…

 

Livide de ces souvenirs, avec un rauque soupir, il se dirigea vers Claude agenouillé, là-bas, dans le grand confessionnal à la vaste architecture… Et alors, ce fut un autre sentiment qui se déchaîna en lui ! Ce fut une autre scène qui se présenta à son imagination !… Il revit le gibet de la place de Grève !… Il revit le bourreau s’emparant de son enfant !…

 

Une enfant… une fille ! C’est-à-dire la possibilité de vivre, d’aimer encore, de réparer peut-être… Non ! rien de tout cela n’avait été… Il se revit courant chez Claude, le suppliant, sanglotant à ses pieds… Il entendit le bourreau lui répéter :

 

— Votre fille n’a vécu que trois jours…

 

Et l’affreuse parole de mort, Claude l’avait répétée la veille. Cet homme avait laissé mourir sa fille… l’avait tuée peut-être ?… Qui savait !… Et ce sentiment qui grondait dans l’âme de Farnèse au moment où majestueux dans les plis de sa robe rouge, il marchait vers Claude prosterné, c’était la haine…

 

Oh ! faire souffrir cet homme comme il avait souffert, lui… Lui rendre douleur pour douleur, désespoir pour désespoir. Le tenir pantelant, sanglotant, suppliant à ses pieds, comme lui-même avait supplié et sangloté…

 

Il s’assit près de Claude, non pas à la place ordinaire du confesseur, de l’autre côté du grillage, mais près de lui, le touchant presque… Claude ne remarqua pas ce détail. Son visage rayonna lorsqu’il vit le cardinal Et même une sorte de malice joyeuse pétilla dans ses yeux.

 

« Si triste et sombre maintenant, comme il va être heureux tout à l’heure ! » songea-t-il.

 

— Je vous écoute, dit Farnèse, glacial.

 

Un frisson secoua les larges épaules de Claude. Mais il l’attribua à l’impression que dégageait l’immense église déserte et silencieuse où, si formidable, il se sentait si petit… Alors, il commença le hideux récit… ! sa confession de bourreau qui a horreur de tant de meurtres froidement accomplis.

 

Ce fut effroyable ; Farnèse vit couler du sang, entendit des os craquer, écouta des gémissements d’épouvante… et toute cette fantastique évocation, c’était la confession du bourreau qui, les cheveux hérissés, les yeux hagards, grondant et suant, racontait, racontait toujours, et parfois levait un regard de détresse sur le cardinal…

 

Et celui-ci demeurait glacial. Pas un mot, pas un geste ; Farnèse attendait que ce fût fini… Claude, enfin, s’arrêta, haletant.

 

— Ce sont bien là tous vos meurtres ? demanda Farnèse au bout d’un long silence.

 

— Tous, monseigneur, répondit Claude humblement. Je n’ai rien oublié…

 

Farnèse avait fermé les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, il darda un tel regard, et si aigu, si pareil à un coup de poignard, que Claude frissonna longuement, se ramassa sur lui-même comme à l’approche d’un malheur.

 

— Tu as oublié le plus hideux de tes meurtres, dit alors Farnèse. Tu as pendu des infortunés, ce n’est rien, cela ! Tu as fait voler la tête de quelques gentilshommes ; ce n’est rien, cela ! Tu as roué, tu as fouetté, tu as fait crier de la chair ; ce n’est rien cela ! Monstre, descends en toi-même, et cherche le véritable crime de ton existence abjecte !…

 

Claude, avec un frémissement d’épouvante et d’horreur, se releva… Au même instant, le cardinal fut debout et lui saisit la main.

 

— Ton crime, gronda-t-il d’une voix où il n’y avait plus d’intonation humaine, ton crime, Claude, n’est pas dans ces meurtres. Car tu n’étais qu’un instrument ! Tu n’étais pas plus coupable que ta hache ou ta corde ! Ton crime, c’est d’avoir tué un cœur d’homme, le mien !…

 

Claude voulut balbutier quelques mots. Mais déjà le cardinal poursuivait :

 

— Tu m’as volé ma fille ! Tu l’as laissée mourir ! Tu l’as tuée, dis-je ?… Réponds !… Non ! Tais-toi !… Misérable démon, moi, t’absoudre !… Écoute, écoute, puisque tu as une fille, puisque, toi aussi, tu as un cœur de père !…

 

Claude devint pâle comme un mort. Il sentit passer sur sa nuque le souffle terrible de l’Inévitable… Les yeux dilatés, la bouche ouverte, il considérait Farnèse sans pouvoir énoncer un mot… Le cardinal eut un rire effrayant et, de sa main, secoua violemment le bras de Claude.

 

— Ah ! tu as une fille, toi aussi ! Ah ! tu aimes, toi aussi !… Ta fille, monstre, c’est moi qui l’ai conduite dans la chambre des exécutions !… Oui, oui, je vois le ricanement de tes yeux ! Tu veux dire que tu l’as sauvée ? que tu as plongé dans la trappe !… que tu…

 

Un hurlement l’interrompit :

 

— Vous saviez ce qui s’est passé cette nuit !… rugit Claude.

 

— Oui, je le savais !… Et c’est pour cela… c’est pour te dire… écoute !… ta fille… en ce moment… tu m’entends ? démon !… Ta fille… elle est reprise ! Elle est aux mains de Fausta !… On la tue !… Et c’est moi qui ai fait cela !…

 

Farnèse, d’un geste rude, repoussa Claude et se croisa les bras, attendant, espérant peut-être que le formidable poing de Claude allait l’assommer. Mais Claude sous l’épouvantable parole, avait fléchi, ses deux mains à son visage, et demeurait sans un geste, sans une parole… On ne voyait rien de sa physionomie, on n’entendait rien de lui, sinon une sorte de râle très rauque.

 

Ce silence funèbre dura une seconde…

 

Lorsque Claude laissa retomber ses bras, il était méconnaissable… il était hideux… il était sublime… il était la personnification de la stupeur dans la douleur… D’abord, il ne regarda pas le cardinal… son regard tragique et sanglant alla jusqu’à l’autel, jusqu’à la Croix, jusqu’à Christ, jusqu’à Dieu… Et ce regard contenait une malédiction, une révolte de tout son être stupéfié par tant d’injustice… Et alors, seulement, il le ramena sur Farnèse… Et il dit… ou du moins, il grogna quelques mots… Farnèse seul pouvait comprendre, en un tel moment, une telle voix… Il dit ceci :

 

— Tu as fait cela, prêtre ?… Tu l’as fait ?…

 

— Oui, bourreau ! J’ai fait cela !…

 

— Tu as livré cette enfant ?… Dis ? C’est bien toi qui l’as livrée ?

 

— Oui ! Je l’ai livrée !…

 

— Et tu dis qu’on la tue ?…On la tue, n’est-ce pas ?… Elle est morte !…

 

— Morte !

 

Un gémissement, une plainte d’une étrange douceur monta jusqu’aux voûtes de la cathédrale. Puis ce gémissement s’enfla, se transforma, grandit, devint un grondement furieux, et Claude tonna :

 

— Cette enfant, prêtre !… Cette enfant que tu as fait assassiner !… sais-tu qui elle est ?

 

— Cette enfant ! balbutia Farnèse qui, à son tour, sentit son cœur défaillir, et ses cheveux se hérisser… Eh bien ?… cette enfant…

 

— Eh bien… hurla Claude, d’une voix déchirante, d’une voix mugissante, terrible et lamentable… Eh bien… cette enfant !… c’était ta fille !…

 

Et il s’en alla, titubant, emplissant la vaste nef de ses sanglots, sans regards derrière lui, sans voir ce que devenait le cardinal. Le cardinal s’était affaissé avec un râle bref, comme un bœuf à l’abattoir, assommé net, plus sûrement assommé que par le coup de massue du poing du bourreau ! Un jeune moine qui priait non loin de là s’approcha alors de lui, et ayant constaté qu’il vivait se mit à le soigner activement.

 

Ce moine s’appelait Jacques Clément.

XI

LE PACTE



Claude sortit de Notre-Dame. D’instinct, il contourna la cathédrale, marcha sur la maison Fausta, et frappa violemment du poing à la porte de fer, sans songer au heurtoir.

 

La porte ne s’ouvrit pas. La façade demeura muette, rigide et triste.

 

— On m’ouvrira bien, grognait Claude ; il faudra bien qu’on m’ouvre, il faudra bien qu’on me dise ce qu’est devenu mon enfant… Malédiction !… Ouvrirez-vous ?…

 

Des deux poings, il frappait… Cela résonnait sourdement, cela réveillait à l’intérieur de longs échos de bourdon en branle.

 

— Mais, mon bon monsieur, dit une voix, vous ne savez donc pas que la maison est déserte ?

 

C’était une femme du peuple qui passait et donnait ce charitable avis. Claude se retourna et dit :

 

— Je veux ma fille !… Je vous dis qu’ils ouvriront, moi !…

 

La femme recula, épouvantée de cette monstrueuse physionomie. Claude se remit à frapper avec rage ; parfois, il s’arrêtait et s’appuyait de tout son poids à la porte ; alors ses muscles saillissaient ; les veines de ses tempes gonflaient ; un râle s’échappait de ses lèvres tuméfiées ; arc-bouté des épaules géantes, les talons plantés aux pavés, il apparaissait comme un de ces colosses de pierre que la rude imagination des architectes de cette époque tourmentée plaçait aux contreforts des murailles, et les gens qui l’entouraient frémissaient.

 

Car un rassemblement s’était formé autour de lui. Bien peu reconnurent l’ancien bourreau, et ceux-là se gardèrent bien de dire son nom, car il ne faisait pas bon s’attirer la colère d’un tel personnage.

 

— C’est un fou…

 

Des gamins se mirent à huer… Maintenant, Claude essayait, de ses ongles, de trouver un joint… Ses ongles saignaient… et comme il ne réussissait pas il frappa de sa tête… Son front ruissela de sang…

 

— C’est un fou…

 

— Il faut aller chercher le guet.

 

Claude était tombé à genoux. Il appelait, criait, suppliait… Les gens s’écartaient à chacun de ses mouvements ; Claude sanglotait… Il disait des choses qu’on ne comprenait pas, mais sa voix faisait passer des frissons sur la nuque des femmes…

 

Un homme, à ce moment, un cavalier vêtu de noir, traversa les groupes sans rien voir, marchant d’un pas égal et rapide, et il pénétra dans la petite maison voisine, dans l’Auberge du Pressoir de Fer. Cet homme ne vit pas Claude, et Claude ne le vit pas…

 

Après l’abattement et les supplications, Claude eut une nouvelle crise de fureur… Longtemps encore, il se débattit, frappa, poussa ; et c’était effrayant cette lutte du géant contre la porte de fer immuable, impassible. Enfin, il s’en alla, la tête basse, toujours avec ce même râle qui gonflait son vaste poitrail et s’exhalait en un souffle rauque de fauve qui souffre.

 

Claude rentra dans son logis et se mit à errer. Dame Gilberte avait disparu ; toutes les portes étaient ouvertes : dans la chambre où avait dormi Violetta, il y avait des traces de lutte, des sièges renversés, un rideau arraché. Machinalement Claude se mit à tout remettre en place.

 

Il prononçait des mots sans suite, et serrait convulsivement dans ses mains les quelques objets qui avaient pu toucher Violetta… Cela dura deux ou trois heures… Parfois, il allait jusqu’à la porte extérieure qu’il avait laissée ouverte, et regardait dehors ; puis il rentrait précipitamment à l’intérieur, et courait jusqu’à la chambre… Il ne pleurait plus. Il finit par se jeter dans le fauteuil où s’était assise Violetta et ferma les yeux, essaya de réfléchir… Quelles pensées traversèrent alors cette tête douloureuse ?… Quels projets s’y agitèrent ?… Quelles résolutions suprêmes ?…

 

— C’est cela, murmura-t-il avec un indéfinissable sourire ; c’est cela pardieu !… Mourir !… Quelle bonne idée !… Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ?…

 

Il se releva avec une sorte d’empressement joyeux, et courut à une salle où il n’avait pas dû entrer depuis bien longtemps, car tout y sentait le moisi. Claude ouvrit violemment la fenêtre et rabattit les contrevents. La lumière éclatante du plein midi entra à flots dans cette pièce et éclaira soudain des haches rouillées, des masses, des maillets de bois, des couteaux, tout cela soigneusement accroché aux murs en bon ordre… Cette salle… c’était la salle aux outils… les sinistres outils de son ancien métier !…

 

Dans un coin des paquets de cordes toutes neuves ; quelques-unes de ces cordes étaient toutes préparées, avec le nœud coulant au bout. Claude en saisit une, et, tout courant, revint à la chambre de Violetta…

 

Là, il éprouva la solidité de la corde, ses mains ne tremblaient pas ; tous les détails de son métier lui revenaient d’instinct et, avec le plus grand soin, il se mit à graisser la corde aux abords du nœud coulant ; il s’assura que cela glissait bien, puis il planta un clou énorme assez haut dans le mur et y accrocha la corde… Alors, monté sur l’escabeau qui lui avait servi pour planter son clou, il jeta autour de lui un dernier regard ; un soupir gonfla sa poitrine, il murmura un mot, sans doute le nom de Violetta, et passa le nœud coulant autour de son cou.

 

Alors, d’un coup de pied, Claude fit basculer l’escabeau… Il tomba dans le vide.

 

* * * * *

 

Au même instant, quelqu’un parut au seuil de la chambre. Ce quelqu’un vit maître Claude pendu. Il tira son poignard, et, au-dessus de la tête, trancha la corde… Claude s’affaissa au long du mur… L’homme, avec la même résolution, desserra le nœud coulant et se mit à frictionner le bourreau qui, au bout de quelques minutes, commença à respirer et ouvrit les yeux… Cet homme, c’était le cavalier noir qui, trois heures auparavant avait pénétré dans l’Auberge du Pressoir de Fer, pendant que Claude essayait de défoncer la porte de la maison Fausta. Et ce cavalier noir, c’était le père de Violetta, le cardinal prince Farnèse…

 

* * * * *

 

Claude, en revenant à lui, reconnut le cardinal. Une bouffée de sang monta à sa tête. Un grognement bref s’échappa de ses lèvres, il se releva, repoussa rudement Farnèse, et avec un éclat de rire infernal, s’élança hors de la chambre. Quelques secondes plus tard, il reparaissait, une lourde hache au poing. Le cardinal n’avait pas bougé. Il était immobile à la place même où l’avait laissé Claude…

 

Dans cet instant où l’œil perçoit plus complètement et plus soudainement les choses. Claude s’aperçut alors d’une chose qu’il n’avait pas remarquée tout d’abord… Le matin dans la cathédrale, les longs et fins cheveux du cardinal et sa barbe soyeuse étaient presque noirs… Maintenant, cette barbe et ces cheveux étaient blancs… Le cardinal Farnèse avait vieilli de vingt ans en quelques heures…

 

Claude fit cette remarque sans y attacher aucune importance. Il s’avança sur Farnèse en grondant :

 

— Merci, prêtre ! Je t’avais oublié, tu viens me rappeler qu’avant de mourir !…

 

— Je viens te rappeler que tu as autre chose à faire que de mourir, dit Farnèse d’une voix étrangement calme.

 

La hache qui se levait demeura suspendue… La folie du meurtre fut enrayée un instant.

 

— Qu’ai-je donc à faire ? rugit Claude dont les yeux devenaient hagards. Dis ! Parle ! Souffrir ? Pleurer ? Te tuer avant de mourir ?…

 

— Tue-moi si tu veux : je venais te dire qu’il nous reste à venger l’enfant…

 

— La venger ? bégaya Claude qui trembla de la tête aux pieds dans un terrible tressaillement.

 

— Cette femme, dit Farnèse sans hausser ni baisser le ton ; cette femme qui a profité de ton absence dénoncée par je ne sais quel démon, cette femme aux pieds de laquelle je viens de me traîner deux heures durant, cette femme qui m’a employé, moi, au meurtre de l’enfant… cette femme que j’appelais Sainteté, que tu appelais Souveraine, l’assassin de ma fille… bourreau, veux-tu donc qu’elle vive ?…

 

Claude jeta sa hache, saisit le bras de Farnèse et le serra avec violence.

 

— Bourreau, continua Farnèse, je suis venu te dire ceci : veux-tu m’aider à frapper cette femme ? Elle représente une redoutable puissance. Son pouvoir est sans bornes. Son approche peut nous briser comme verre. Un signe d’elle peut nous tuer. Eh bien, aimais-tu assez l’enfant pour devenir mon aide ? mon aide pendant une seule année… Non seulement mon aide, mais mon esclave ? Car seul je sais les voies secrètes qui nous permettront de la frapper ?… Quand ce sera fait, tu cesseras d’être mon esclave, tu redeviendras le bourreau et je te dirai : Maintenant, tu peux me tuer… Le veux-tu ?

 

Claude haletant, sanglant, la figure dans la figure de Farnèse, avait écouté en frémissant de tout son être. Une sombre joie s’alluma dans ses yeux éperdus. Et, dans un souffle, il répondit :

 

— Monseigneur, à partir de cette minute, je vous appartiens corps et âme, comme vous m’appartiendrez corps et âme quand ce sera fait ! Elle d’abord ! Oui !… Vous avez raison ! Vous ensuite !…

 

— Bien, dit froidement Farnèse. Voici ma main. La tienne !

 

Claude eut une imperceptible hésitation. Puis il ferma ses yeux chargés d’une haine sauvage contre cet homme. Il ferma les yeux, et sa main tomba dans celle du cardinal… Alors le cardinal avisa une table sur laquelle se trouvaient des feuilles de parchemin, des plumes, une écritoire.

 

Avec une effroyable sérénité, Farnèse s’assit à la table et dit :

 

— Échangeons en ce cas les écritures nécessaires à notre ligue.

 

Sur une feuille de parchemin, il écrivit :

 

« Ce 14 mai de l’an 1588. Moi, prince Farnèse, cardinal, évêque de Modène, déclare et certifie : Dans un an, jour pour jour, ou avant ladite époque si la femme nommée Fausta succombe, m’engage à me présenter devant maître Claude, bourreau, à tel jour ou telle nuit qui lui plaira : à telle heure qui lui conviendra ; m’engage à lui obéir quoi qu’il me demande ; et lui donne permission de me tuer si bon lui semble. Et que je sois damné dans l’éternité si je tente de me refuser ou de fuir. Et je signe ; Jean, prince Farnèse, évêque et cardinal par la grâce de Dieu. »

 

Farnèse se leva, tendit le papier à Claude. Celui-ci le lut lentement, approuva d’un hochement de tête, plia le parchemin, et le mit dans sa poche.

 

— À ton tour ! dit alors le cardinal.

 

Claude s’assit à table, prit une feuille, et, de son énorme écriture irrégulière, traça ces mots :

 

« Ce 14 mai de l’an 1588. Moi, maître Claude, bourgeois de la Cité, ancien bourreau-juré de Paris, demeuré bourreau par l’âme, déclare et certifie : Pour atteindre la femme nommée Fausta, m’engage, pendant un an à dater de ce jour, à obéir aveuglément à Monseigneur prince et cardinal évêque Farnèse ; ne répugnant à tel ordre qu’il me donnera, et suivant ses instructions sans autre volonté que d’être son parfait esclave. Et que je sois damné dans l’éternité si une seule fois dans le cours de cet an je lui refuse obéissance. Et je signe… »

 

À ce moment, comme le front de Claude continuait à saigner, une large goutte de sang tomba sur le parchemin au-dessous du dernier mot. Claude tressaillit, sursauta, se recula… puis se pencha de nouveau. Et de son pouce il écrasa la goutte de sang ; et il en traça une croix rouge.

 

Alors il gronda :

 

— Ma signature, à moi !…

 

— Je la tiens pour valable ! dit Farnèse.

 

Le cardinal prit le papier, le relut, le plia, et le fit disparaître comme avait fait Claude. Un instant, les deux hommes, debout, face à face, livides, effrayants, se regardèrent. Puis le cardinal, sans un geste d’adieu, se retira, lent et silencieux, glissant comme un spectre, pendant que le bourreau appuyé du poing sur la table, les yeux exorbités, la tête penchée en avant, le regardait s’en aller et murmurait sourdement :

 

— La Souveraine… d’abord !… Et vous, ensuite… Monseigneur !…

XII

LA FAUSTA



Nous ramenons maintenant le spectateur de ces drames, notre lecteur, au mystérieux palais de la princesse Fausta, au moment où Pardaillan y vient d’entrer, c’est-à-dire quelques minutes après la scène d’orgie que nous avons essayé de retracer, c’est-à-dire le soir même du jour où Violetta a été saisie dans le logis de Claude, c’est-à-dire enfin quelques heures après le pacte qui vient de se conclure entre Farnèse et l’ancien bourreau.

 

Dehors, dans l’ombre, Maurevert guette la sortie du chevalier, avec Picouic et Croasse. Quant au chien Pipeau, soit paresse, soit tranquillité instinctive sur le sort de son maître, après avoir stationné et aboyé juste le temps nécessaire pour acquitter sa conscience, il a repris sournoisement le chemin de la Devinière.

 

Quant aux acteurs principaux que le lecteur a entrevus pendant l’orgie, ils sont au nombre de sept qui nous intéressent : trois hommes et quatre femmes.

 

Le duc de Guise : nous l’avons laissé évanoui de rage dans le cabaret où il est tombé en poursuivant Catherine de Clèves, duchesse de Guise…

 

Le moine Jacques Clément… celui-là même qui, dans Notre-Dame, a rappelé le cardinal Farnèse à la vie : nous avons vu qu’il s’est enfui dans la salle d’orgie — et nous le retrouverons.

 

Le comte de Loignes, amant de la duchesse : il a été transporté mourant au logis de Ruggieri.

 

Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier, sœur des Guise : par la porte de communication, elle a pénétré dans la maison Fausta.

 

Claudine de Beauvilliers (qu’est-ce que Claudine de Beauvilliers ? Nous le saurons bientôt) : elle a suivi le même chemin que la duchesse de Montpensier, c’est-à-dire que du cabaret de la Roussotte elle est passée dans le palais Fausta.

 

Marguerite, reine de Navarre, qu’on appelle encore la reine Margot : elle s’est élancée au-dehors et a disparu.

 

La duchesse de Guise enfin : elle est allée tomber dans les bras de Pardaillan, qui a frappé à la porte de fer, et qui vient d’entrer dans le sinistre vestibule où deux gardes veillent incessamment.

 

Fausta vient d’avoir un bref entretien avec Ruggieri, et elle rentre chez elle persuadée que le comte de Loignes va mourir. L’intérêt qu’elle peut avoir à la mort de l’un des plus redoutables séides d’Henri III se dégagera de lui-même dans la suite de ce récit.

 

La voici maintenant dans cette sorte d’élégant boudoir où elle a reçu Henri de Guise. Ses suivantes préférées : Myrthis et Léa sont là, guettant anxieusement un regard, un sourire de leur maîtresse. Mais le front de l’étrange princesse se couvre de nuages ; ses sourcils d’un beau noir se froncent, son sein palpite… et les deux femmes tremblent.

 

— Ah ! le misérable lâche ! gronde celle qu’on appelle tantôt Sainteté, tantôt Souveraine. Être l’homme qui fait trembler la France, s’appeler Guise, voir sa femme sur les genoux de son mortel ennemi… et s’évanouir !… Ce soudard a des faiblesses de ribaude…

 

Elle médita plus profondément.

 

— Qui sait, murmura-t-elle, si pour moi il ne vaut pas mieux que le futur roi de France soit ainsi ?… Mais cette femme… cette Catherine de Clèves… comment la ramener dans le vaste filet que j’avais tendu ?…

 

Elle sortit en adressant à ses deux suivantes quelques mots en une langue étrangère.

 

Le palais se divisait en trois parties bien distinctes. À droite, c’étaient les somptueuses pièces officielles entourant la salle du trône. À gauche, c’étaient les appartements privés, plus féminins, plus élégants, moins sévères. Au fond, c’étaient des logis de gardes et d’officiers et de serviteurs, et puis la chambre des exécutions… C’était plus qu’un palais… c’était une ville, un organisme complet… une sorte de Vatican… c’était Rome au cœur de Paris…

 

C’est dans la partie privée que se trouvait alors Fausta. Elle longea lentement un long couloir. Elle semblait avoir repris toute sa sérénité. Elle s’arrêta devant une porte et murmura, pensive :

 

— Ici, la petite bohémienne… nous verrons !

 

Plus loin, devant une autre porte, elle songea :

 

— Ici, Claudine de Beauvilliers… la solution, peut-être !

 

Plus loin encore, devant une troisième porte, elle dit :

 

— Ici, Marie de Lorraine m’attend… J’ai à lui parler du moine !…

 

Plus loin enfin, devant une quatrième porte, sur les confins de la partie réservée aux gardes :

 

— Ici, le bohémien Belgodère… Un bon limier à lancer sur Farnèse…

 

Ainsi, avec une effrayante lucidité, cette femme étiquetait pour ainsi dire sa multiple pensée ; son esprit se mouvait à l’aise dans le tourbillon de la vaste intrigue ; elle semblait dominer les événements, et d’avance assignait son rôle à chacun des personnages qu’elle avait sous la main et qui, sans se connaître, allaient manœuvrer sur la même scène, dans le formidable croisement des drames qu’elle agençait…

 

Comme elle revenait sur ses pas et qu’elle passait devant le grand vestibule, tout à coup une voix sonore et railleuse parvint jusqu’à elle. Chaque porte de ce palais était truquée ; chacune possédait un judas, un œil invisible… Fausta n’eut qu’à s’approcher pour voir ce qui se passait dans le vestibule. Elle eut une exclamation de joie et d’étonnement.

 

— Dieu est avec moi ! murmura-t-elle.

 

Au même instant elle fit un signe : et sans doute ses servantes ne la perdaient jamais de vue dans ses évolutions, car aussitôt deux femmes accoururent, deux femmes françaises, celles-là. Elle leur donna quelques ordres à voix basse et rapide, puis ouvrit toute grande la porte du vestibule, où Pardaillan, soutenant dans ses bras la duchesse de Guise, disait leur fait aux deux gardes et leur reprochait leur inhospitalité…

 

— À Dieu ne plaise, dit Fausta, que quelqu’un ait frappé à ce logis et qu’il n’y ait pas trouvé les secours qui se doivent entre chrétiens. Entrez, monsieur : vous êtes le bienvenu… Mes femmes vont donner les soins nécessaires à votre dame que je vois pâmée…

 

Pardaillan remit la duchesse de Guise aux bras des deux femmes qui s’avançaient et qui, à l’instant, disparurent dans l’intérieur, entraînant ou plutôt portant Catherine de Clèves sans connaissance. Alors Pardaillan se découvrit, salua de l’un de ses gestes où il y avait une charmante et naïve emphase, une politesse royale et une aisance cavalière de routier.

 

— Madame, dit-il, je vous dois mille grâces. Sans vous, je me fusse trouvé fort embarrassé. Cette noble dame n’est point mienne…

 

— Cela se peut-il ? dit Fausta, qui considérait le chevalier avec une attention soutenue.

 

— Voici l’histoire en deux mots : je passais, par hasard, devant cette maison, lorsque je vois accourir vers moi une femme qui crie et, fort effrayée par je ne sais quel danger, s’évanouit dans mes bras en implorant aide et assistance. Je vois ici une fenêtre éclairée. Je frappe. On m’ouvre enfin. J’explique la situation à deux dignes serviteurs que je m’excuse d’avoir quelque peu ébaubis. Et ladite situation, cette dame dans mes bras, vos deux domestiques effarés et complotant entre eux, moi réduit à l’impuissance et commençant à me trouver ridicule, la situation, dis-je, menaçait de devenir gênante, lorsque votre bonne grâce est venue tout arranger d’un mot et d’un sourire, ce dont le chevalier de Pardaillan a l’honneur de vous présenter sa gratitude émerveillée.

 

Ceci fut débité avec cette élégance de geste et de voix et cette imperceptible émotion comme poudrée de raillerie, qui n’appartenaient qu’à Pardaillan.

 

— Sire chevalier de Pardaillan, dit gravement Fausta de cette voix harmonieuse qui enveloppait comme une caresse, votre air et vos paroles me donnent le désir de vous connaître mieux que par l’échafaudage de quelques politesses. Ne me ferez-vous pas la faveur de vous reposer un instant chez la princesse Fausta-Borgia, étrangère venue à Paris pour s’y instruire des arts, des lettres, de la noble élégance de la gentilhommerie française…

 

Le chevalier jeta autour de lui ce rapide, profond et sûr coup d’œil de l’homme habitué à la prudence que donne le courage poussé à ses dernières limites.

 

« Qu’est ceci ? grommela-t-il en lui-même. Un lieu d’amour ?… Bien sinistre en tout cas !… Un coupe-gorge, peut-être ?… Hum !… Voilà aussi, par la mortdiable, une créature par trop délicieuse, et d’invraisemblable beauté pour un tel cadre… Ma foi, je me laisse tomber ! Tant pis s’il y a un précipice sous les fleurs !… »

 

Et s’inclinant avec une grâce altière, non sans laisser entrevoir une longueur démesurée de sa rapière, et appuyant sur la garde :

 

— Madame, dit-il, l’illustre nom de Borgia m’est garant qu’en fait d’arts et de lettres vous pourriez être notre éducatrice. Et quant à l’élégance, je ne pourrai guère vous offrir que celle d’un bon routier, qui n’a eu pour maîtres que la nécessité de l’heure, le hasard du jour, la tristesse et la joie de la solitude. Cela dit, madame, je me déclare à vos ordres.

 

Fausta fit un geste comme pour inviter le chevalier à la suivre, et pénétra dans l’intérieur. Pardaillan entra derrière elle.

 

« Oh ! oh ! songea-t-il par les magnificences au milieu desquelles il se trouvait soudain transporté, est-ce ici le Louvre royal ?… Non, car le roi de France n’est pas assez riche pour entasser de tels trésors… Est-ce la demeure d’une guerrière ?… Non, car ces parfums énervants sont plutôt ceux d’une magicienne d’amour. Est-ce le logis d’une courtisane ? Non, car ces panoplies d’armes que je vois rutiler aux murs sont l’ornement d’une combattante et non d’une amoureuse ! Que vois-je dans cette salle immense ?… Un trône ! Un trône d’or !… Oh !… Est-ce donc une reine ?… Oui, par le ciel ! car il y a une couronne au-dessus du trône !… Une couronne ?… Non pas !… par tous les diables… une tiare ! une tiare papale !… »

 

Pardaillan ébloui, transporté en pays de rêve et de mystère, palpitait. Pourquoi un trône ? Pourquoi une tiare ? Qu’était-ce que cette femme dont il admirait devant lui la démarche onduleuse et souple ?… Cependant, il ouvrait l’œil. Il avait maintenant la vague intuition qu’il se trouvait en présence d’une redoutable énigme.

 

Fausta s’arrêta dans cette façon de boudoir où elle avait reçu le duc de Guise et qui était sans doute destinée aux étrangers. Elle s’assit sur ce siège de satin blanc où sa beauté fatale prenait un relief de précieuse médaille comme patinée par la douleur ambiante. Et avant que Pardaillan fût revenu de cet étonnement qui le subjuguait :

 

— Monsieur le chevalier, dit-elle, c’est vous qui, sur la place de Grèves, avez tenu tête à M. le duc de Guise, et lui avez joué ce tour dont tout Paris a parlé et s’est émerveillé…

 

— Moi, madame ? s’écria Pardaillan jouant la stupéfaction et se demandant déjà s’il ne ferait pas mieux de s’en aller purement et simplement sans autre explication…

 

— C’est vous, monsieur le chevalier, qui avez entraîné Crillon à travers la foule des bourgeois, et avez conduit sa troupe jusqu’au-delà de la Porte-Neuve…

 

« Que la peste m’étouffe ! songea Pardaillan. Qu’avais-je besoin de secourir cette mijaurée qui m’est tombée dans les bras ! Madame, reprit-il tout haut, êtes-vous bien sûre que ce soit moi ?… »

 

— J’ai tout vu ; du haut d’une fenêtre, je prenais plaisir à voir la place encombrée de bateleurs et de marchands… j’ai tout vu, et je viens de vous reconnaître. Oui : c’est bien vous.

 

— En ce cas, madame, je me garderai bien de vous contredire. Ce serait en effet vous donner une piètre idée de cette gentilhommerie française que vous êtes venue étudier sur place.

 

Pardaillan, son premier étonnement passé, redevenait maître de lui-même. Il avait une physionomie de naïveté ingénue et paisible. Il regardait en face la princesse Fausta et n’en paraissait pas troublé. En réalité, il étudiait avec cette rapidité et cette sûreté que donne seule l’intuition et qu’aucune science ne peut faire acquérir. Quant à Fausta, il était impossible de savoir ce qu’elle pensait. Mais pour la première fois, elle voyait un homme soutenir son regard avec une dignité mêlée d’une impassible ironie… Et, à un battement plus rapide des cils, à un mouvement plus accentué du sein de marbre, peut-être eût-on pu deviner que pour la première fois elle était émue, et que la statue s’animait, à son insu sans doute…

 

— Monsieur, dit-elle, sur la place de Grève, je vous ai admiré…

 

— Parole précieuse, madame, car je vois à votre air que vos admirations doivent être rares.

 

— Votre épée est sûre, monsieur, dit Fausta surprise de tressaillir ; mais votre coup d’œil est encore plus sûr. En effet, je n’admire qu’à bon escient. Venons donc au fait. Je vois que vous êtes un de ces hommes avec qui la franchise devient l’habileté suprême…

 

— Que va-t-il m’arriver ? se dit Pardaillan.

 

— Lorsque, sur la place de Grève, je vous ai vu à l’œuvre, continua Fausta en essayant vainement de faire baisser les yeux du chevalier, j’ai pris aussitôt la résolution de m’enquérir de vous et de vous connaître. Le hasard me sert à souhait, et maintenant que je vous ai vu de près, je me confirme dans mes résolutions.

 

— Ah ! madame, vous m’aviez fait l’honneur de prendre des résolutions à mon égard ?…

 

— M. de Guise doit vous haïr de haine mortelle, dit lentement Fausta.

 

— De haine, oui ! fit le chevalier froidement ; de haine mortelle, non ; car si la haine de M. de Guise était mortelle, il y a longtemps que je serais mort…

 

— S’il vous hait depuis longtemps, raison de plus pour faire votre paix avec lui…

 

— Vous voulez dire, madame, qu’il serait sage à lui de faire sa paix avec moi ?

 

Fausta jeta un regard plus aigu sur la figure étincelante de cet homme qui osait parler ainsi du maître de Paris. Dans ces yeux d’acier, elle ne vit aucune fanfaronnade. Sur ce front calme, elle lut une sereine intrépidité…

 

— Monsieur, dit-elle tout à coup, si vous voulez mettre votre épée au service du duc de Guise, je vous jure, moi, que non seulement il oubliera tout ressentiment, mais encore qu’il fera de vous un puissant seigneur…

 

— Il faudra donc, dit paisiblement le chevalier, qu’il touche cette main que voici ?…

 

Et il tendit sa main droite.

 

— Il la touchera, fit-elle en souriant.

 

— Permettez-moi, madame, d’avoir meilleure opinion que vous d’un homme qui sera, demain peut-être, roi de France, dit Pardaillan avec cette tranquillité qui était son élégance, à lui. M. de Guise ne peut toucher la main qui l’a touché au visage…

 

Fausta éprouva un des ces frémissements qui venaient de l’agiter déjà deux ou trois fois.

 

— Vous avez fait cela ! murmura-t-elle, vous avez souffleté le duc de Guise !…

 

— Dans une circonstance qu’il vous racontera lui-même, si vous le lui demandez. Il vous dira que lui, chevalier de Lorraine, haut seigneur, le premier du royaume après les princes du sang et peut-être même avant, n’a pas hésité à pénétrer avec une troupe armée et nombreuse dans la maison d’un vieillard sans défense, blessé, presque mourant. Il vous confessera qu’il a eu ce courage, lui, Henri Ier de Lorraine, de faire assassiner dans son lit ce malheureux. Il vous dira qu’il poussa la magnanimité jusqu’à jeter par la fenêtre le cadavre sanglant de l’amiral Coligny. Il vous dira enfin que sur ce front livide du mort, lui, l’homme de la chevalerie élégante, posa son talon ; rude victoire, madame ! Et ce ne fut pas la payer trop cher, du soufflet qui jaillit alors, si j’ose dire, de la main que voici !…

 

— Le duc défendait la cause de l’Église ! dit sourdement Fausta.

 

— De quelle Église, madame ?… Il y en a au moins deux…

 

Pardaillan avait prononcé ces derniers mots sans autre intention qu’une innocente raillerie. Mais Fausta pâlit soudain.

 

— Comment savez-vous qu’il y a deux Églises, vous ? gronda-t-elle de cette voix si dure qu’à peine pouvait-on concevoir qu’elle sortît de cette bouche si délicate.

 

— Deux Églises ! murmura Pardaillan étourdi. Que veut dire cela ?… »

 

Est-ce que cet homme serait un espion ! » songeait Fausta.

 

« Oh ! oh ! se disait le chevalier, est-ce que cette femme serait le chef occulte de la Sainte Ligue… Est-ce que Guise ne serait qu’un instrument !… Est-ce que la Ligue serait une nouvelle Église !… Ce merveilleux palais, ce trône surmonté d’une tiare… ces clefs symboliques brodées sur les tentures… Oh ! mais, c’est fabuleux ce que je vais penser là !… Ce palais… ce serait donc… le palais d’un pape !… un autre pape que Sixte Quint !… Un pape installé à Paris !… Allons, allons, sornettes et visions !… »

 

Dans ce bref instant où ils songeaient ainsi, ils s’étaient regardés, plus profondément étudiés, tâtés comme deux lutteurs. Fausta avait rapidement pris son parti. De son examen, il résulta à ses yeux que Pardaillan devait être un de ces routiers comme il y en avait tant alors, s’attachant au plus offrant, et mourant pour le dernier enchérisseur… mais un routier héroïque, capable d’entreprises extraordinaires : une épée invincible qu’il s’agissait d’acheter à tout prix.

 

— Chevalier, reprit tout à coup Fausta, si vous ne pouvez être à M. de Guise peut-être ne refuseriez-vous pas de servir un autre maître ?

 

— Cela dépend du maître, madame, fit Pardaillan de son air le plus ingénu. Qu’est-ce que je suis, moi ? Un homme qui ne demande qu’à s’amuser, et qui s’ennuie dans la vie… J’avoue d’ailleurs que si je m’ennuie, c’est un peu par ma faute. J’ai rêvé jusqu’ici les hommes plus grands qu’ils ne sont. Ah ! si je tombais sur quelque terrible chevalier au cœur indomptable, à l’esprit de diamant, aux pensées vastes, qui me demanderait de l’aider à renouveler le monde !… Oui, cela m’amuserait… Mais je dois confesser que, comme Diogène, j’ai pris en vain ma lanterne. J’ai vu de très près des gens qui de loin me semblaient formidables soit par leur méchanceté, soit par leur générosité. Or, il s’est passé un phénomène bien curieux, madame… À mesure que je m’approchais, ces géants perdaient de leur taille et de leur envergure. Et quand enfin, arrivé près d’eux, j’ai levé la tête en tremblant, je ne les ai plus vus ! Je regardais trop haut, madame… Il m’a fallu baisser les yeux jusqu’à hauteur des miens… quand je n’ai pas dû les baisser plus bas… Voyons, madame, le maître que vous avez à me proposer est-il celui qu’attend le monde ?…

 

Pardaillan parlait avec cette large poésie qui lui était naturelle. Son visage gardait son habituelle expression d’ironie à froid ; parfois seulement, elle s’illuminait d’un rapide éclair. Et ce n’était pas seulement sa parole souple et nerveuse qui donnait cette impression d’étrangeté de force et en même temps de raillerie qui séduisait, étonnait et frappait l’imagination ; c’était toute son attitude, la noblesse de la physionomie, la sobriété du geste ; la beauté de cet homme si peu pareil aux autres hommes.

 

Fausta le regardait, l’écoutait. Et quand il eut fini de parler, quand elle s’interrogea, stupéfaite de sentir au fond d’elle-même elle ne savait quoi qui palpitait, elle gronda presque avec rage :

 

« Émue ! Moi ! Moi, émue !… Allons donc !… Par le ciel ! Fausta la Vierge ne connaîtra pas un homme capable de troubler sa pensée !… »

 

Et pourtant cette pensée, entraînée comme d’un coup d’aile par la pensée du chevalier, s’élevait soudain. Fausta se mettait au diapason de celui qui faisait vibrer en elle ces sensations inconnues…

 

— Le maître que j’ai à vous proposer, dit-elle en gardant cette majestueuse froideur qu’elle devait à une longue étude, a rêvé ce que vous avez rêvé, chevalier…

 

— Ah ! pardieu, madame, je serais bien aise de connaître un tel personnage !

 

— Vous l’avez devant vous, dit Fausta.

 

— Vous, madame !…

 

— Moi !… Moi, chevalier, moi qui cherche des hommes pour l’exécution de vastes entreprises capables de séduire les plus ambitieux… Voulez-vous être l’un de ces hommes ?… Je devine en vous la grandeur d’âme, la force d’un esprit supérieur, la pensée qui permet de dominer l’humanité… Si je vous disais, chevalier, tout ce que je porte dans ma tête ! Pourquoi suis-je entraînée à vous parler, à vous que je ne connais pas ?… Je ne sais… mais je crois, je vois que vous êtes celui que j’ai souhaité !…

 

« Malheur de moi ! songea le chevalier. Me voilà bien loti ! Il n’y a donc pas moyen de vivre en paix sa pauvre vie ?… »

 

— Sachez donc, continua Fausta d’une voix devenue ardente, sachez donc, ô vous que je ne connais pas, sachez mon rêve !… Sachez que je suis celle que des évêques, des cardinaux réunis en conclave secret ont élue pour conduire l’Église à ses destinées suprêmes !… Sachez que devant l’œuvre vertigineuse mon âme n’a pas tremblé. Aux princes qui m’offraient la plus éblouissantes des royautés, j’ai dit que je serais…

 

Elle s’arrêta palpitante… Soudain elle porta la main à son front. Et en elle-même, elle balbutia :

 

— Quoi ! Émue à ce point par ce routier ! Quoi ! Moi qui parle aux rois de France en despote, je me sens fléchir devant cet aventurier !… Malheureuse ! qu’ai-je dit ! qu’allais-je dire !…

 

Mais Pardaillan avait compris !… le voile de mystère qui enveloppait Fausta se déchirait en partie !… Il demeura un instant ébloui de ce qu’il entrevoyait, en proie à cet étonnement fabuleux qui saisit l’homme devant l’impossibilité réalisée, …

 

— Oh ! murmura-t-il, c’est donc vrai ! C’est bien le Vatican dans Paris !… Et ce trône que j’ai aperçu, s’il n’est pas pour un pape… eh bien !… il est donc pour la Papesse !

 

La Papesse !

 

Pardaillan frissonna. Une femme !… Oui, une femme qui se dressait devant Sixte Quint !… Une femme qui, devant le trône de l’implacable et terrible vieillard, dressait le trône où elle asseyait sa beauté radieuse !… Il y avait dans cette monstrueuse supposition une telle démence apparente que Pardaillan haussa violemment les épaules et, presque à haute voix, prononça :

 

— Impossible !…

 

« Il m’a devinée ! murmura Fausta au fond d’elle-même. Il faut que cet homme devienne sur l’heure un de mes serviteurs… ou qu’il ne sorte pas vivant de ce palais !… »

 

Les violentes émotions duraient peu chez Pardaillan. Ce fut avec plus de curiosité que d’effroi ou de vénération qu’il considéra l’étrange princesse.

 

— Madame, dit-il, puisque vous avez commencé à m’expliquer votre pensée, daignez achever… Je vois que vous êtes en France pour une œuvre que je ne connais pas, mais qui doit être terrible…

 

— Cette œuvre, dit alors Fausta redevenue maîtresse d’elle-même, vous en avez vu les premiers actes… Henri de Valois a succombé à nos premiers coups… il est en fuite… Le trône de France est inoccupé… Chevalier, que pensez-vous d’Henri III ?…

 

— Moi, madame ?… Mais je n’en pense rien, sinon qu’il est en fuite, comme vous venez de le dire.

 

— Oui… Mais avez-vous un motif quelconque de lui être dévoué ?… Parlez franchement…

 

— Je connais à peine le roi, madame. Je ne l’ai vu qu’une fois ou deux, alors qu’il s’appelait le duc d’Anjou, et j’avoue que je le tiens en médiocre estime…

 

Le visage de Fausta s’éclaira.

 

— Bien, dit-elle. Maintenant, tout ressentiment à part, que pensez-vous d’Henri de Guise ?

 

— Je pense, dit nettement le chevalier, qu’il est tout désigné pour monter sur le trône de France… C’est du moins l’opinion de tous les Parisiens.

 

— Oui ! dit Fausta. Mais ne pensez-vous pas aussi qu’il est plus digne de la couronne que n’importe quel gentilhomme de ce pays ? N’a-t-il pas la force d’âme, le courage, la générosité de pensée, l’intrépidité naturelle qui peuvent faire accomplir de grandes choses ?…

 

— Mon Dieu, madame, fit Pardaillan avec ce sourire de naïveté aiguë qui faisait qu’on ne savait jamais s’il plaisantait, je crois que vous voulez me demander si Henri de Guise sera un roi capable de mériter autour de lui les dévouements héroïques ?

 

— C’est bien ce que je vous demande, me faisant fort d’obliger le roi de France à oublier les insultes faites au duc de Guise…

 

— Mille grâces, madame ! dit Pardaillan qui s’inclina. Je souhaite et espère au contraire que Guise se souviendra. Quant à mon avis, le voici tout franc : j’estime d’abord que le trône de France serait admirable si aucun roi ne s’y asseyait. Que voulez-vous ! C’est une folle idée que j’ai ramassée le long des routes, en regardant le soleil qui est fait pour éclairer tout le monde, et en voyant que peu sont appelés à se chauffer à ses rayons !… Ensuite, s’il faut absolument qu’il y ait quelqu’un dans ce pays pour continuer à lever des impôts, occupation charmante, j’en conviens, il faudrait au moins que ce quelqu’un fût aimable, beau et généreux entre tous…

 

— N’est-ce pas le portrait d’Henri de Guise ? dit Fausta avec un regard aigu.

 

Pardaillan prit un visage des plus stupéfaits.

 

— Comment, madame, n’avez-vous donc pas entendu ce que j’ai eu l’honneur de vous dire ?… Comment l’homme qui pose son pied sur la tête d’un ennemi vaincu peut-il être généreux ?… Comment peut-il m’apparaître brave et beau, à moi qui l’ai souffleté !…

 

Pardaillan se leva et s’appuya sur sa rapière.

 

— Tenez, madame, jusqu’ici j’ai plaisanté, je crois… je vous supplie de me pardonner… c’est plus fort que moi, je ne puis prendre au sérieux ce que font les hommes. Je me contente de les aimer quand ils sont aimables, de les admirer quand ils agissent en véritables hommes, et de les mépriser et encore !… plus simplement, de m’écarter d’eux quand ils agissent en fauves… Guise est un fauve, madame. Je ne le blâme pas ; seulement, je le trouve hideux… Et puis… et puis…

 

— Achevez donc, chevalier, dit Fausta avec un sourire mortel.

 

— Soit ! Je voulais vous dire ceci : que faites-vous, vous-même ? Si belle, madame, si admirable de beauté, femme, admirablement femme, vous ne songez à rien de sérieux, c’est-à-dire à l’amour, au bonheur… Vous songez à des choses qui, d’avance, me font bâiller d’ennui… c’est-à-dire à des histoires de trône… Excusez-moi… Je vous le disais bien qu’avec moi vous ne connaîtriez pas les belles pensées de la gentilhommerie…

 

— Jamais je ne fus autant intéressée… continuez ! reprit Fausta dont le regard lança un sombre éclair.

 

— Merci, madame !… Je continue… Encore si ces histoires de trône offraient un amusement quelconque… Mais non. Cela se complique… Ce sont des choses assez laides que j’entrevois… Voulez-vous que je vous dise ?… Eh bien, Henri de Guise ne sera pas roi de France !…

 

— Pourquoi ?… Voyons… pourquoi ?…

 

— Parce que je ne veux pas, dit simplement Pardaillan. De grâce, madame, laissez-vous parler à cœur ouvert. Vous êtes venue en France pour accomplir cette œuvre. Eh bien, voyez-vous, ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous en retourner dans l’admirable pays où l’on respire l’amour et la joie, où chaque passant est peut-être un grand peintre ou un beau poète, où les femmes ont des sourires de déesses… Ici, madame, vous ne réussirez pas !

 

— Pourquoi ? gronda Fausta… pourquoi ?…

 

— Parce que je vous ai devinée, madame ! Parce qu’une femme qui rêve de s’appeler Papesse au lieu de s’appeler la Joie et l’Amour (Fausta pâlit horriblement) est une chose qui me blesse, moi, et me paraît extravagante ! parce que vous voulez, enfin, monter sur le trône auprès d’un homme que j’ai résolu d’écarter du trône !…

 

— Mais pourquoi ne réussirais-je pas ? dit Fausta d’une voix caressante.

 

— Parce que vous allez me trouver sur votre chemin, madame !

 

Sur ces mots, Pardaillan s’inclina profondément. À ce moment retentit un coup de sifflet strident. Et en se redressant, le chevalier put croire qu’il avait fait un rêve fantastique, car la mystérieuse Fausta avait disparu !… Il se retourna vivement.

 

— Ah ! ah ! s’écria-t-il en éclatant de rire, il paraît que la Papesse n’aime pas plus la vérité que le Pape ! Peste ! Trois… sept… douze !… Ça, messieurs, qu’êtes-vous ? Évêques ou cardinaux, ou marguilliers ?…

 

En parlant ainsi, Pardaillan, de ce geste qui le faisait si terrible dans l’action, avait tiré sa longue et large rapière, et s’acculant d’un bond à l’angle gauche de la pièce, était tombé en garde… En effet, au coup de sifflet, en même temps que Fausta disparaissait par une porte dissimulée derrière les tentures du dais, une douzaine d’hommes masqués s’étaient rués, l’épée où le poignard à la main… Ils ne disaient pas un mot, ne jetaient pas un cri…

 

À l’instant, la salle se remplit du cliquetis des fers froissés et choqués ; puis, coup sur coup, il y eut un gémissement bref et un hurlement prolongé : le gémissement venait de l’un des assaillants qui venait de tomber raide mort ; le hurlement venait d’un blessé qui se retirait de la bagarre.

 

Pardaillan, acculé à son angle, ramasse sur lui-même, l’œil calme et brillant, la physionomie étincelante d’une sorte de griserie, ne faisait que peu de gestes ; seulement chacun de ses gestes était un éclair de foudre. Les assaillants serrés lui portaient coup sur coup sans s’inquiéter de leurs blessés… Un instant le chevalier fit trois pas en avant et s’enveloppa d’un tel flamboiement d’acier qu’il y eut un recul…

 

— Messieurs, un conseil ! Voulez-vous ?

 

Les assaillants se taisaient ; ils frappaient seulement avec plus de rage, et si leurs visages n’eussent été couverts, on eût pu lire sur ces visages l’étonnement prodigieux que leur inspirait cet homme.

 

— Exorcisez-moi ! cria Pardaillan en portant un nouveau coup suivi d’un cri.

 

— Tue ! Tue ! crièrent les assaillants oubliant toute recommandation de silence.

 

— Arrière, messieurs les marguilliers ! cria Pardaillan.

 

Il n’avait pas une blessure. Parmi les assaillants, cinq étaient morts ou blessés. À ce moment, sept ou huit nouveaux combattants entrèrent en scène. Ceux-ci étaient armés de pistolets !… Pardaillan était perdu !

 

— J’aurais pourtant bien voulu dire un mot à Maurevert, avant de rejoindre Loïse dans le pays des rêves éternels ! murmura le chevalier.

 

À cet instant précis, et avant qu’un seul des pistolets eût fait feu, une porte s’ouvrit !… Dans l’encadrement de cette porte, un homme parut !… Pardaillan, échevelé, bondit comme un lion. D’une poussée terrible, il envoya l’homme rouler à dix pas, et il franchit la porte !

 

* * * * *

 

Cette porte, c’était celle qui faisait communiquer le palais Fausta avec l’Auberge du Pressoir de Fer ! Cet homme c’était le duc de Guise, que la Roussotte et Pâquette avaient rencontré et conduit jusque-là !…

 

Pardaillan se trouva dans la salle de l’orgie…

 

— Arrête ! Arrête, vociférèrent les bravi de Fausta.

 

En quelques secondes, le chevalier eut traversé deux salles et se trouva dans le cabaret : la porte par où avait fui la duchesse de Guise était entrouverte…

 

— Malédiction ! clama une voix que Pardaillan reconnut.

 

— Et moi, je vous bénis, madame ! fit le chevalier dans un cri éclatant.

 

Il se trouvait dans la ruelle… L’instant d’après, il s’effaçait dans l’ombre…

 

— Ouf ! dit-il en s’arrêtant au bout d’une centaine de pas. Au fond, je ne suis pas fâché d’avoir vu cela, moi !… Mais qu’est devenu maître Pipeau ?… Il a fui, le lâche !… Ce chien-là finira mal.

 

Il fit dix pas encore et s’arrêta soudain.

 

— Ah çà ! grommela-t-il, et la jeune personne qui s’est pâmée dans mes bras ?… Que devient-elle ?… Si j’allais la chercher ?… Au fait, je suis son cavalier ?… C’est peut-être une impolitesse de la planter là ! Tout de même, ce serait excessif de me faire mettre en charpie uniquement pour aller présenter mes hommages et mes adieux à une inconnue… Ce serait une bonne amie… une Huguette, par exemple, je ne dirais pas non… Allons, chevalier, un peu de sagesse, que diable !… Et la petite bohémienne ? Où vais-je reprendre sa piste ?…

 

Il se secoua et se remit tranquillement en route.

 

— Allons dormir, fit-il. J’ai toujours vu que mes bonnes idées me sont venues en dormant.

 

Et, ayant franchi le pont, il se dirigea, en remontant le fleuve, vers la rue des Barrés où l’attendait Charles d’Angoulême…

 

Depuis qu’il était sorti de l’Auberge du Pressoir de Fer, trois ombres le suivaient, s’attachant à ses pas, et suivant chacun de ses mouvements. C’étaient Picouic et Croasse. C’était Maurevert qui avait guetté avec la terrible patience de la haine et de la peur combinant leurs suggestions hideuses. Maurevert avait entendu le tumulte qui se déchaînait dans la maison, et il avait dressé l’oreille, reconnaissant au bruit une de ces bagarres comme la seule présence de Pardaillan semblait en provoquer.

 

— S’il pouvait crever là ! se dit-il, les dents serrées… Non ! le voilà ! Attention, vous deux !… Et vous savez, si l’homme succombe, vous aurez en moi un protecteur qui ne regarde ni aux coups ni à l’argent !

 

— Notre fortune est faite, alors ! dit Picouic.

 

Les trois hommes franchirent la Seine derrière Pardaillan et comme lui, tournèrent le long des berges désertes. Arrivé au port Saint-Paul le chevalier s’enfonça à gauche dans une sorte d’étroit boyau qui allait s’ouvrir à son autre extrémité sur la rue des Barrés.

 

— Voici le moment ! gronda Maurevert en s’arrêtant. Hardi !… Sus !… Sus !…

 

Les deux « hercules » s’élancèrent… Maurevert tira sa dague et s’apprêta à se ruer sur Pardaillan dès qu’il serait à terre ; il voulait lui porter le dernier coup, qui serait le bon !…

 

Le chevalier, maintenant, marchait insoucieusement, sa longue rapière lui battant les talons, les plumes de son chapeau au vent de la nuit… Tout à coup, il entendit derrière lui le glissement de deux pas rapides. Il se retourna et vit deux hommes qui arrivaient sur lui. Sa main se porta vivement à sa rapière.

 

— Oh ! dit-il, c’est une nuit de travail pour Giboulée !… Bon ! ajouta-t-il en renfonçant sa rapière, ce ne sont que deux truands !…

 

À l’instant, ils furent sur lui.

 

— La bourse ou la vie ! cria Picouic d’une voix glapissante.

 

— La bourse ou la vie ! dit Croasse lugubrement.

 

En même temps, ils levèrent leurs dagues. Mais avant que leurs bras se fussent abattus, tous deux poussèrent un hurlement de douleur. Simplement, Pardaillan avait détendu ses deux poings, l’un à droite l’autre à gauche… Le poing droit écrasa le nez de Croasse. Le poing gauche enfla subitement un œil de Picouic.

 

— À genoux, truands ! dit le chevalier, et demandez pardon au chevalier de Pardaillan…

 

Les deux hommes, malgré la douleur et l’effarement de cette réception à laquelle ils étaient loin de s’attendre, s’apprêtaient à porter quelque traître coup au chevalier ; mais à ce nom ainsi brusquement prononcé, ils s’arrêtèrent stupéfaits… Croasse jeta son poignard… Picouic rengaina le sien…

 

— Ah çà ! gronda le chevalier ; à genoux, vous dis-je !…

 

En même temps, il les saisit l’un et l’autre par le cou, selon une manœuvre qui lui était familière, et les deux fronts, irrésistiblement rapprochés, se cognèrent avec un bruit de bois que l’on frappe. Les deux malandrins tombèrent à genoux.

 

— Grâce, monsieur le chevalier, gémit l’un… je vous dirai tout !… Sachez seulement que je suis Picouic !…

 

— Et moi, monseigneur, dit l’autre, plutôt que de toucher à un de vos cheveux, j’aimerais mieux jeûner un mois de suite : Croasse a la reconnaissance du ventre !

 

— Croasse ? Picouic ? fit Pardaillan ; où ai-je entendu déjà ces deux noms de porte de grince et d’oiseau qui demande à boire ?… Çà ! levez-vous, mes drôles !… D’où sortez-vous ? Où vous ai-je vus ?

 

— Ce matin, monseigneur ! dit Picouic. En l’auberge de la Devinière

 

— Auberge du paradis, monseigneur ! ajouta Croasse. Auberge où vous nous fîtes manger et boire comme doivent boire et manger les bienheureux au ciel !…

 

— Hum ! je vous reconnais maintenant. Donc, pour prix de ce dîner préparé par les divines mains d’Huguette elle-même, vous me vouliez meurtrir ?

 

Picouic et Croasse répondirent ensemble :

 

— Ah ! si j’avais su que ce fût vous, monseigneur !…

 

— Qu’eussiez-vous fait ? Parlez, et je vous laisse aller sains et saufs, sans autre correction ; mais soyez francs !

 

— Monseigneur, dit Picouic à voix basse, nous vous suivons depuis la rue de la Tisseranderie…

 

— Bah ! Eh bien, mordieu, vous y mettez de la constance ! Ceci mériterait une plus belle réussite.

 

— Éloignons-nous, monseigneur ! dit à son tour Croasse ; éloignons-nous, car il pourrait tomber sur vous à l’improviste…

 

— Qui ça !… Il ?… Vous étiez donc trois ?…

 

— Celui qui nous a payés pour vous mettre à mal ! Ah ! je vous jure que si nous avions su…

 

Mais déjà Pardaillan n’écoutait plus. Il s’était élancé vers la Seine… Être attaqué par deux malandrins qui en voulaient à son argent, ce n’était rien… mais que quelqu’un eût payé ces gens pour le faire assassiner, c’était plus grave. Un ennemi que l’on ne connaît pas, c’est la menace perpétuelle… Pardaillan eut beau battre les environs, il ne trouva personne… Il revint donc simplement aux deux truands, qui étaient restés dans la ruelle. Il les retrouva à la même place — preuve évidente qu’ils étaient de bonne foi.

 

— L’homme a disparu, dit-il ; dépeignez-le moi un peu… c’est peut-être un de mes amis qui voulait m’amuser !…

 

Picouic et Croasse se regardèrent stupéfaits. Ils n’étaient pas habitués à ces façons de parler. Picouic, le plus intelligent des deux, entreprit alors une description de l’homme qui les avait payés. Il paraît que cette description fut assez exacte, et que Pardaillan finit par voir clairement de quoi il s’agissait, car peu à peu son visage s’enflamma, et un sourire crispa ses lèvres :

 

— Lui !… murmura-t-il. Ah ! il sait déjà que je suis à Paris !…

 

Il demeura rêveur quelques instants ; puis, redressant la tête :

 

— C’est bien, allez-vous-en vous faire pendre où vous voudrez…

 

— Monseigneur ! supplia Croasse de sa voix lugubre.

 

— Qu’y a-t-il ? fit Pardaillan qui déjà s’éloignait.

 

— Si monseigneur voulait nous permettre…, reprit Picouic.

 

— Quoi donc ?… Êtes-vous devenus muets ?…

 

— Voilà, fit Croasse : que nous puissions seulement escorter monseigneur…

 

Pardaillan éclata de rire.

 

— C’est-à-dire que vous avez peur !

 

— Heu !… Il y a un peu de cela, dit Picouic.

 

— C’est que cet homme avait vraiment une allure sinistre…, ajouta Croasse…

 

— Et vous craignez qu’il ne coure après vous. Ainsi c’est moi qui suis obligé d’escorter ceux qui me voulaient tuer ? Eh bien ! la chose me va… Par la mort-dieu, c’est trop drôle pour que je manque l’occasion… Marchez devant, mes braves ! Et ne redoutez rien : le chevalier de Pardaillan vous escorte…

 

Et Pardaillan, gravement, tira sa rapière et se mit à marcher derrière les deux malandrins…

 

— Pour cette nuit, dit-il, je vous offre l’hospitalité…

 

Pardaillan servit donc d’escorte aux deux truands qui avaient voulu l’occire. Par-dessus le marché, et comme pour jeter un dernier défi à toute morale, il les voulait héberger. La petite troupe, Pardaillan en tête, la rapière au vent, les deux gueux en serre-file, arrivèrent sans encombre à la maison de la rue des Barrés.

XIII

LA REINE MÈRE



Dans un vaste et sombre oratoire de l’hôtel de la reine, une femme, assise dans un fauteuil de vieux chêne, accoudée à une table d’ébène, feuilletait avec une profonde attention un gros volume écrit en latin, à la première page duquel on pouvait lire ce titre :

 

STEMMATA LOTHARINGIAE ET BARRI DUCUM

 

Généalogie des ducs de Lorraine et de Bar[8] !… C’était une interminable argumentation bourrée de documents plus ou moins apocryphes et de pièces justificatives. Le volume, grossièrement relié, comme un livre destiné à être répandu à un très grand nombre d’exemplaires, portait la signature de messire François de Rosières, archidiacre de Toul.

 

La liseuse parut s’absorber, les sourcils froncés et les lèvres pincées, dans les conclusions du livre qu’elle referma enfin d’un geste lent. Alors, sa tête pâle appuyée sur la main, elle murmura sourdement :

 

— Oui, René, voilà l’audace des Guise et de leurs partisans !… L’avocat David que j’ai fait tuer faisait remonter l’ascendance de Guise jusqu’à Charlemagne… Que ferai-je à ce Rosières à qui la ligne des Carlinges paraît insuffisante et qui donne Chlodion le Chevelu[9] pour père à Henri de Lorraine ?…

 

— Ne vous plaignez pas, madame, dit l’homme à qui ces mots s’adressaient, et qui, debout, appuyé à un bahut, immobile, contemplait fixement la liseuse, ne vous plaignez pas : c’est vous qui avez couvé ce vautour ; il fallait lui rogner les ailes quand je vous l’ai dit…

 

— Mon fils est un usurpateur ; les Valois sont des usurpateurs, reprit la femme comme si elle n’eût pas entendu ; la vraie race royale, c’est la race des Lorrains… le vrai roi de France, c’est Henri de Guise !…

 

— Songez au passé, Catherine ! Songez que vous avez laissé tout le beau rôle au duc de Guise pendant les journées de massacre que ce livre appelle les pieuses matines de Saint-Barthélemy…

 

Cette fois la femme tressaillit et redressa la tête. Un éclair jaillit de ses yeux. Un rayon de soleil filtrant à travers les épais vitraux de la fenêtre vint accentuer le relief de cette tête énergique et sombre, et le visage de Catherine de Médicis, mère d’Henri III, avait à cette époque bien près de soixante-dix ans. Elle paraissait très fatiguée ; il y avait dans ses gestes une lassitude de la vie, comme si vraiment elle eût vécu soixante-dix siècles, ou comme si ses pensées fussent devenues trop lourdes pour sa tête.

 

— La Saint-Barthélemy ! fit-elle dans un souffle.

 

— Oui, dit l’homme qu’on avait appelé René, d’une voix terriblement calme, la mort de mon fils !…

 

La vieille reine n’entendit pas, ou feignit de ne pas entendre.

 

— Ruggieri, dit-elle, tu as raison. La Saint-Barthélemy est la grande faute de ma vie…

 

— Avez-vous des remords, ma reine ?…

 

Une sinistre ironie éclatait dans ces mots. Catherine de Médicis ne la releva pas.

 

— J’eusse dû, continua-t-elle, me débarrasser des Guise d’abord. Et quand aux huguenots, il eût toujours été temps de les livrer à la sanglante pitié du peuple… Mais n’en parlons plus, René… Voici Guise maître de Paris… Mon fils a fui : le pauvre enfant n’a eu que le temps de franchir les portes, comptant sur sa mère pour tenir tête aux barricadiers… Ah ! qu’il me connaît bien ! Il savait que la vieille ne déserterait pas, elle !

 

Elle frappa violemment sur le volume de l’archidiacre Rosières.

 

— Qu’ils prouvent donc tout ce qu’ils voudront ! Qu’ils tentent, qu’ils essaient la grande révolte ! La vieille est là toujours. Et par le sang du Christ, tant que je serai debout, le trône de France est à nous. Il y a là, ajouta-t-elle en se frappant sur le front, de quoi répondre à toutes les malices.

 

Elle s’était redressée ; une flamme de haine mettait une auréole tragique sur ce front vieilli… Mais bientôt, elle retomba dans son fauteuil et demeura méditative, les mains jointes. Une grande horloge, à ce moment, sonna lentement neuf heures.

 

— Dans quelques minutes, reprit-elle, le visiteur sera ici. Tu auras soin, René, de le placer de façon qu’il voie et entende tout. Quant à Guise, tu le feras introduire dans cet oratoire. Va, mon bon René… À propos, ce Loignes, comment est-il ?… En réchappera-t-il ?…

 

— Oui, ma reine. Il vivra. Dans un mois, il sera debout…

 

— Tu me l’amèneras alors, que je sache ce qu’on peut tirer de cet homme. Va, et occupe-toi d’une digne réception pour celui qui doit venir… Veille surtout que pas un mot, pas un geste ne trahisse le nom de l’auguste vieillard qui a voulu voir et entendre par lui-même…

 

Ruggieri, au lieu de sortir, s’approcha de la vieille reine, sortit de sa poche un sachet de velours, et en tira une pierre ronde qu’avec précaution il déposa sur la table devant Catherine.

 

— Qu’est-ce que cela ? fit la reine dont les yeux se mirent à briller d’une joie enfantine. Un nouveau talisman ?…

 

— Oui, madame, dit gravement Ruggieri. J’ai pensé qu’en ces effrayantes conjonctures, Votre Majesté ne saurait être assez protégée contre les maléfices et le mauvais sort. Je tenais ce talisman en réserve pour quelque suprême occasion ; je vous l’offre… il vous sera d’un grand secours.

 

— Ah ! René, tu me sauves ! s’écria Catherine qui, de ses doigts tremblants, saisit la pierre et l’examina.

 

C’était un onyx rond, de deux couleurs, sur lequel était gravé un mot…

 

Publeni… épela la vieille reine, qui d’un regard interrogea Ruggieri.

 

— Un mot de cabale que j’ai trouvé dans le manuscrit de Nostradamus, répondit l’astrologue. Sa vertu est à peu près infinie. Lorsque vous serez embarrassée pour trouver l’idée victorieuse, la réponse sans réplique, il suffira que vous le prononciez trois fois à voix basse…

 

Publeni ! répéta Catherine de Médicis. Merci, mon bon René. Tu es vraiment une Providence pour la pauvre reine abandonnée…

 

Déjà Ruggieri avait sorti d’une trousse des pinces d’acier pareilles à celles dont se servent les bijoutiers. Catherine dégrafa un bracelet qu’elle portait au poignet gauche. Ce bracelet se composait déjà de neuf chatons que Ruggieri avait donnés à la reine en diverses circonstances. L’astrologue y joignit l’onyx qu’il venait d’offrir, et le bracelet se trouva ainsi composé :

 

1° Une pierre d’aigle ovale sur laquelle était gravé en creux un dragon ailé, avec cette date : 1559.

 

1559, c’était l’année où Henri II avait été tué dans un tournoi par le coup de lance de Montgomery.

 

2° Une agate à huit pans, percée de trous en forme de petits tubes.

 

3° Un bel onyx ovale de trois couleurs sur lequel étaient gravés ces noms : Gabriel, Raphaël, Michaël, Uriel.

 

4° Une turquoise ovale arrêtée par une bande d’or transversale.

 

5° Un morceau de marbre noir et blanc.

 

6° Une agate brune, ovale. Sur l’une des faces de cette pierre étaient gravés un croissant, une caducée et une étoile ; sur l’autre face la constellation du Serpent, entre le Soleil et le signe du Scorpion, le tout entouré de six planètes ; sur la tranche, la figure de Jéhovah avec plusieurs signes de cabale.

 

7° Un morceau de crâne humain carré.

 

8° Une crapaudine ovale.

 

9° Une morceau d’or arrondi ; sur la face convexe était représentée en relief une main de gloire sur un ombilic : la face concave représentait la Lune et le Soleil en conjonction.

 

10° Enfin, l’onyx que Ruggieri ajoutait aux neufs premiers chatons.

 

— Vous voilà solidement armée, ma reine, dit l’astrologue quand il eut terminé son travail et que Catherine eut remis le bracelet talismanique à un poignet. Voici une pierre d’aigle qui vous assure la puissance et la haute envolée d’un puissant affranchi de tutelle ; voici les tubes de l’agate qui absorbent les pensées de faiblesse ; voici Uriel, Michaël, Raphaël et Gabriel conjurés de vous secourir et tenus de vous entourer de leurs quatre épées invisibles ; voici la turquoise à bande d’or qui vous a donné la richesse ; voici le marbre qui vous assure la somptuosité du logis ; voici sur l’agate les signes du zodiaque invités à préparer la réussite de vos projets ; voici la crapaudine qui vous garantit contre les vices du sang ; voici l’or qui fait de vous une puissance égale aux puissances occultes ; voici enfin l’onyx qui doit vous inspirer dans les entretiens périlleux…

 

— Et ce morceau de crâne humain ? demanda Catherine palpitante.

 

— Je vous dirai plus tard d’où je l’ai tiré, répondit Ruggieri d’une voix sombre. Il suffit que vous soyez secourue par toutes les forces célestes.

 

— Et par les forces infernales ! dit Catherine. Tu oublies ce talisman que tu me donnas l’an dernier… le meilleur peut-être.

 

En même temps, elle tira de son sein une sorte de médaillon suspendu à une chaîne d’or…

 

— Oui, dit l’astrologue pensif, c’est peut-être là la meilleure de vos sauvegardes ; car peut-être les puissances d’enfer sont-elles plus fortes que les puissances du ciel… J’ai fait cette œuvre sous les constellations en rapport avec votre naissance, j’y ai fait entrer du sang humain et du sang de bouc ; j’y ai gravé votre image toute nue, afin que vous fussiez en communication plus directe avec les démons que j’ai invoqués et dont les noms magiques vous entourent…

 

Catherine, avec la même ferveur qu’elle eût mise à prier les saints, relut ces noms de démons et murmura :

 

— Elubeb, Asmodel, Haciel, Haniel, soyez-moi propices, et aidez-moi à convaincre celui qui va regarder et écouter.

 

Presque aussitôt, elle remit le talisman dans son sein et alla s’agenouiller sur un prie-dieu, continuant au Christ la prière qu’elle avait commencée aux quatre démons. Ruggieri était sorti…

 

— M. Peretti est-il arrivé ? demanda-t-il à un laquais.

 

— Il attend depuis dix minutes dans la salle des Nymphes.

 

Ruggieri s’avança précipitamment vers cette salle, ainsi nommée parce que Catherine de Médicis, demeurée artiste passionnée jusqu’à la fin de sa vie, avait entassé là une vingtaine de toiles italiennes représentant toutes les demi-déesses de la mythologie grecque.

 

Là, un homme vêtu comme un modeste bourgeois, assis dans un fauteuil à coussins, examinait ces peintures d’un regard de souverain mépris. C’était un vieillard à cheveux gris ; il pouvait avoir un peu plus de soixante-huit ans ; mais sa taille élevée se tenait droite dans une attitude de force et d’orgueil ; il y avait du défi dans son port de tête ; ses yeux violents et sa bouche amère donnaient à son masque une formidable physionomie de reître ou de condottiere qui ne ménage ni le stylet ni le poison, tandis que son front vaste indiquait l’ampleur des pensées et que ses maxillaires énormes dénotaient l’astuce poussée à ses dernières limites.

 

Tel était M. Peretti.

 

Au moment où Ruggieri entra, cette magnifique tête de vieillard, flamboyante et rude, s’adoucit ou, si nous osons dire, s’éteignit soudain. Son buste s’affaissa. Il se leva en gémissant, comme s’il eût eu beaucoup de peine à se mouvoir et, courbé, s’appuya sur une canne de sa main droite, tandis que de la gauche il pesait de tout son poids sur le bras que Ruggieri lui tendait avec respect.

 

L’astrologue, sans prononcer un mot, conduisit le visiteur jusqu’à une pièce qui communiquait avec l’oratoire de la reine. De la place où il s’assit, M. Peretti pouvait voir et entendre à travers une baie assez large qui, dans l’oratoire, était dissimulée par une tapisserie.

 

Catherine de Médicis venait à peine d’achever la fantastique prière où les anges Gabriel et Michaël se mêlaient si étrangement aux démons Asmodel et Elubeb, lorsque des acclamations du peuple retentirent au loin dans les rues. Elle se releva les poings serrés, et haletante, l’oreille tendue vers ces bruits de joie qui venaient de souffleter sa tristesse, gronda :

 

— Voici Henri de Guise qui vient ! On l’acclame, lui !… Il est le fils de David… Et mon fils à moi n’est plus qu’Hérode, le vilain Hérode contre qui les pierres se dressent en barricades !… Mais patience… Encore patience ! Tout n’est pas fini… Je suis venue à bout des huguenots, de Coligny, du Béarnais… je viendrai bien à bout des Lorrains !…

 

La rumeur des vivats grossit, se rapprocha, puis s’affaissa presque tout à coup : Henri de Guise venait de pénétrer dans l’hôtel de la reine. Quelques instants plus tard, Catherine entendit le bruit d’une nombreuse escorte, le cliquetis des éperons sur les parquets ; la porte de l’oratoire s’ouvrit ; un valet de chambre, sorte de majordome dans l’hôtel, apparut. Mais avant même qu’il eût ouvert la bouche, la reine dit à haute voix :

 

— Allez dire à M. le duc qu’il nous plaît lui donner audience comme au plus fidèle sujet de Sa Majesté le roi…

 

— Je remercie Votre Majesté, dit le duc en entrant, de me donner ce nom de fidèle sujet qui est le plus beau titre auquel puisse prétendre un loyal gentilhomme…

 

La porte s’était refermée. La suite de Guise était demeurée dans la pièce voisine.

 

La reine prit place dans son fauteuil. Guise demeura debout, mais dans une attitude si hautaine et si agressive qu’il était difficile de savoir s’il venait en sujet du roi ou en conquérant qui va dicter ses conditions.

 

Catherine de Médicis avait pris cette physionomie de majestueuse dignité qu’elle adaptait comme un masque sur son visage mobile. Guise s’attendait à la voir humiliée, abattue, prête à demander grâce pour son fils…

 

— Mon cousin, dit-elle avec une sérénité qui était vraiment du grand art, quelles sont vos intentions ? Nous sommes seuls. Nul ne peut nous écouter. Moi, je suis disposée à tout entendre et comprendre. Reine sans trône, épouse de l’époux qui m’attend au ciel, mère dont tous les enfants sont tombés l’un après l’autre et dont le dernier survivant vient de subir la plus effroyable catastrophe qui puisse atteindre un roi, vieille enfin et ne trouvant plus de repos que dans la prière, je suis peut-être la seule à qui vous puissiez parler franchement… Que vous ayez ou non voulu les barricades, vous n’en êtes pas moins le vainqueur des Valois. Duc, je vous le demande : jusqu’où prétendez-vous pousser la victoire ?

 

Henri de Guise, connaissant de longue date la fourberie de Catherine, avait préparé ses batteries en conséquence. Cette noble simplicité, cette netteté absolue des paroles de Catherine, cette tranquillité d’âme en pareil moment le déroutèrent, le déconcertèrent. Il chercha les motifs de cette attitude extraordinaire.

 

Sa véritable pensée fut celle-ci :

 

« Je suis le plus fort. La vieille reine épuisée par vingt ans de guerres sourdes ou déclarées abandonne la lutte. Si je fléchis, je perds tout le bénéfice de ma position. Si je parle en vainqueur, j’obtiens tout… et le reste ! »

 

— Madame, dit-il alors, ce n’est pas moi, vous le savez, qui ai fait les barricades. C’est le peuple de Paris qu’en vain j’ai essayé d’enchaîner. Ce qui a fait lever ce peuple, madame, vous le savez aussi : c’est la folie de votre malheureux fils livrant à M. d’O et à M. d’Épernon le droit de lever d’exorbitants impôts… les bourgeois étaient las de payer, madame.

 

La reine approuva d’un geste.

 

— Ce qui a exaspéré Paris, continua Guise en s’échauffant, c’est, pardonnez-moi, madame, d’obéir complètement à l’ordre que vous m’avez donné d’être franc, c’est l’hypocrisie de ce roi qui tantôt se donne à la Ligue et tantôt aux huguenots, c’est sa dépravation incroyable qui le fait s’entourer de mignons, c’est enfin l’immense souffle du royaume indigné réclamant un roi, un vrai roi…

 

— Et ce vrai roi… c’est vous !…

 

— Moi, madame !… Moi ou un autre ! gronda Guise perdant toute mesure. L’hérésie nous envahit. Il faudra recommencer la Saint-Barthélemy !… le peuple n’a plus d’argent ; les libertés des bourgeois sont supprimées, les seigneurs sont humiliés ; il faut sauver la France…

 

— Et le sauveur… c’est vous !…

 

— Moi, madame… Moi… ou un autre ! Qu’importe, pourvu que l’antique renom de la France ne sombre pas à tout jamais dans le ridicule et la honte des orgies entremêlées de processions hypocrites !…

 

La reine fit ce même geste d’approbation qui venait d’étonner Guise et l’avait incité à dire toute sa pensée.

 

— Tout ce que vous venez de dire, fit-elle, je le pensais. Mille fois j’ai prévenu mon fils. Mille fois je l’ai supplié de renvoyer ce d’Épernon et ce François d’O. Hélas ! on ne m’a pas écoutée… N’en parlons plus : je suis trop vieille et trop fatiguée pour lutter encore. Mais j’avoue que je mourrais le désespoir dans l’âme si cette affreuse calamité m’était réservée de voir passer le trône à un hérétique… à ce Béarnais maudit qui, en ce moment même, rassemble à La Rochelle une formidable armée…

 

Guise pâlit et chancela presque sous le coup terrible que Catherine venait de lui porter tout en levant au ciel ses yeux mouillés de larmes. Henri de Béarn, roi de Navarre, était le seul qui pût lui tenir tête. C’était son cauchemar.

 

La reine, qui avec une prodigieuse habileté semblait admettre que le trône de France était dès lors vacant, assomma donc Henri de Guise d’un vrai coup de massue en lui rappelant soudain ce redoutable compétiteur.

 

— Hélas ! continua-t-elle, qui donc est capable d’arrêter le huguenot dans sa marche à la couronne ?… Mon fils en fuite, presque proscrit, sans soldats, ne peut rien… Et vous, mon cousin, comment feriez-vous la guerre au Béarnais ? Vous n’avez pas de troupes suffisantes, et pas d’argent pour en lever !…

 

Ainsi, la question n’était plus de discuter les intérêts de Guise et d’Henri III… elle était d’empêcher le Béarnais de devenir roi de France !…

 

— Ah ! madame, s’écria Guise, je mettrai le royaume à feu et à sang… mais Henri de Navarre n’arrivera pas à Paris !…

 

— Quelle autorité avez-vous pour conduire à bien cette entreprise ? dit Catherine. Il faudrait donc tout d’abord vous faire proclamer roi ! C’est-à-dire déposer mon fils, ce qui serait un crime abominable…

 

— Quelle que soit ma répugnance à ce crime, il faudra pourtant le commettre, madame !…

 

Et le duc de Guise frappa du talon le parquet. Son visage s’enflamma. Ses yeux jetèrent de sombres éclairs.

 

— C’est la guerre civile déchaînée, dit Catherine, et Dieu sait au profit de qui elle tournera…

 

Une fois encore, elle semblait abandonner son fils !… Elle admettait la royauté de Guise !

 

— Voyez-vous un autre moyen d’arrêter le Béarnais ? demanda le duc avec une insolente ironie.

 

— Il y en a un, dit Catherine gravement, un seul… c’est d’attendre la mort de mon fils…

 

Guise tressaillit violemment. Catherine, à ce moment, paraissait auguste de douleur et de majesté. Elle poussa un profond soupir.

 

— Vous savez, dit-elle d’une voix infiniment douce et triste, que le pauvre enfant est condamné ; vous savez que les médecins les plus experts ne lui accordent pas plus d’un an à vivre maintenant… Duc, écoutez-moi… Ne voyez en moi qu’une mère affligée, une chrétienne qui veut mourir en paix, en accomplissant jusqu’au bout son devoir… Henri est mon dernier enfant… tous les autres sont morts… Après lui, la dynastie des Valois est donc éteinte.

 

Guise, maintenant, écoutait avec une telle attention que le chapeau qu’il tenait à la main lui glissa des doigts et roula jusqu’aux pieds de Catherine sans qu’il s’en aperçût… Sur ce chapeau, la reine posa le bout de son pied…

 

Un imperceptible sourire, rapide et livide comme un éclair d’orage, balafra ses lèvres minces.

 

— Mon fils meurt dans quelques mois, reprit-elle avec ce calme terrible d’une mère qui a renoncé à tout au monde en présence de la catastrophe attendue, qui va succéder à la race des Valois éteinte ?… Qui donc, sinon celui que le roi Henri III aura désigné lui-même ?…

 

— Achevez, madame, balbutia Guise en prenant une attitude plus respectueuse.

 

— Et qui donc Henri III désignera-t-il, sinon celui que je lui aurai nommé moi-même ? car grâce à Dieu, si je ne suis plus reine, je suis encore mère ; si je n’ai plus de pouvoir à la cour, j’ai gardé tout mon pouvoir sur le cœur de mon enfant… Il reste donc uniquement à savoir qui est celui que je désignerai !… Vous voyez, duc, que je puis encore beaucoup… et que moi morte… car je mourrai de la mort de mon fils… c’est encore celui qui m’aura agréé qui aura le plus de chance de régner sur ce pays…

 

— Et celui-là, madame, palpita Guise, qui est-il ?…

 

À ces mots, Catherine comprit que la victoire lui appartenait. Elle vit tout le travail qui venait de s’accomplir dans l’esprit de Guise, et qu’il se rendait à discrétion.

 

— Celui-là, dit-elle avec cette sorte d’indifférence qu’elle avait adoptée, celui-là, c’est celui qui m’aidera, je veux dire aidera mon fils à terrasser pour toujours le Béarnais… Par la naissance, la force, l’énergie et la grandeur, je ne vois qu’un homme capable de remplir ce rôle : c’est vous, mon cousin.

 

Guise s’inclina profondément, prêt à s’agenouiller devant cette femme si vraiment supérieure par sa connaissance du cœur humain. Le duc frémissait d’espoir et d’orgueil. Ce que lui offrait Catherine, c’était la royauté assurée, la royauté sans la conquête, sans la guerre avec Henri III, sans la guerre avec les huguenots, la victoire sûre, la reconnaissance de ses prétentions par le roi légitime !… Et pour cela, que lui demandait-on en revanche ?…

 

D’attendre que le roi fût mort.

 

Pas d’avantage. Un an à peine, et Guise était roi sans contestation possible. Un an ?… Qui savait ?… Et si la mort était trop lente au gré du prétendant, ne pouvait-on la hâter ?…

 

Voilà les effroyables pensées qui s’agitaient à cette minute dans l’esprit de Guise. Et il éprouvait un immense soulagement à se dire que l’intervention de la vieille reine arrangerait la situation d’un seul coup. Ainsi le duc de Guise, qui une heure avant était résolu à pousser sa victoire, à se faire sacrer roi et à commencer la guerre, songeait maintenant à faire de la diplomatie.

 

Guise était un loup : il oublia qu’il devait agir en loup… En cette minute, peut-être, il consentit sa perte ! Aux dernières paroles de Catherine, il répondit en se redressant :

 

— Madame, quand voulez-vous que j’aille chercher le roi pour le ramener triomphant à son Louvre ?

 

Catherine ferma un instant les paupières comme pour réfléchir, en réalité pour voiler l’éclair de malice et de gaieté sinistre qui pétillait dans ses yeux.

 

— Mon cousin, dit-elle, nous irons ensemble. Mais pour nos Parisiens, il faudra que la rentrée de mon fils soit précédée de quelque discussion. Ne craignez pas de demander beaucoup… pour vous et pour vos amis : il ne faut pas que vous ayez eu l’air de vous soumettre, si vous voulez que les ligueurs vous demeurent fidèles au jour… prochain hélas ! où vous serez sacré Majesté…

 

— Madame, dit Guise ébloui, j’admire la profondeur de votre génie. Il sera donc fait comme vous dites. Je me présenterai au roi en lieutenant-général de la Ligue… et non…

 

— Et non en sujet par trop fidèle ! acheva Catherine avec un sourire aigu. Seulement, prenez-y garde : vous aurez à combattre de redoutables malveillances… À propos, ajouta-t-elle en toussant et en jetant un rapide regard vers la tapisserie, il sera de toute nécessité de vous assurer le concours de Rome…

 

Le duc de Guise haussa les épaules.

 

— Rome ! fit-il sourdement. Tenez, madame, il est temps que le pape s’occupe un peu plus des affaires de l’Église et un peu moins des affaires de la France. Le roi votre fils a montré jusqu’ici une incroyable faiblesse vis-à-vis de Sixte…

 

— Le roi de France est le fils aîné de l’Église…

 

— Soit ! Mais à condition que le pape se montre bon père. Sixte est envahissant. Ce vieillard ombrageux, hypocrite et ambitieux à l’excès, rêve peut-être je ne sais quel asservissement du royaume. Il faudra compter…

 

— Prenez garde, mon fils… Sixte est puissant…

 

— Il l’a été, madame !… Nous pouvons aujourd’hui nous passer de lui. Par son despotisme, il s’est attiré la haine d’une foule de cardinaux. Qu’il prenne garde lui-même ! le gardeur de pourceaux a lassé la patience des princes : et je sais qu’un conclave secret…

 

Guise s’arrêta soudain.

 

— Eh bien ? fit Catherine. Achevez, duc, puisque nous sommes alliés !

 

— Ce que je pourrais dire à Votre Majesté est tellement incroyable que j’ose à peine le croire moi-même… Seulement sachez ceci : c’est que si la chrétienté a comme chef visible Sixte Quint, elle a aussi un chef occulte… Et c’est à ce dernier qu’obéira la Ligue, madame !… Sixte m’avait promis deux millions. Où sont-ils ? Sixte m’avait promis l’appui de Philippe d’Espagne, et Philippe me boude. Sixte joue double jeu. Quand je le voudrai… quand je le pourrai, du moins…

 

— C’est-à-dire quand vous aurez succédé à mon fils…

 

— Oui, madame ! dit Guise enivré. Eh bien, ce jour-là, Sixte verra se dresser devant lui un autre pape plus puissant.

 

— Oh ! ceci est impossible !… Un schisme !… Vous songeriez à un schisme !…

 

— Pourquoi pas, madame ! Si le schisme assure la prédominance du pouvoir royal !

 

— Hélas ! dit Catherine en secouant la tête. Je ne souhaite rien voir de ce que vous m’annoncez là… je ne souhaite plus qu’une seule chose au monde… C’est que mon fils vive à peu près tranquille les deux mois qui lui reste à vivre… après quoi je m’éteindrai, n’ayant plus rien à faire sur cette terre.

 

Guise s’inclina avec une apparente émotion. Puis il alla lui-même ouvrir la porte. Son escorte apparut aux yeux de la vieille reine… une quarantaine de seigneurs armés en guerre, cuirassés et prêts à monter à cheval.

 

— Messieurs, dit à haute voix le duc de Guise, Sa Majesté la reine a bien voulu me promettre en ce jour mémorable d’employer son crédit à faire cesser la guerre qui désole Paris et le royaume… Messieurs, vive la reine !…

 

Et Guise accompagna ces paroles d’un regard si impératif que ces gentilshommes, malgré leur stupéfaction, crièrent d’une seule voix :

 

— Vive la reine !…

 

— La reine, messieurs, reprit alors Guise, a accepté et promis de faire accepter par Sa Majesté le roi les articles les plus importants de notre Sainte Ligue. Chacun de nous ne peut trouver qu’honneur et profit à la paix qu’elle va nous préparer !

 

Cette fois, la stupéfaction s’accentua. Cette escorte qui était venue pour arrêter Catherine, pour en faire un otage, assistait avec stupeur et presque avec angoisse à cette réconciliation imprévue.

 

— Messieurs, dit alors Catherine, veuillez préparer un cahier de vos désirs : je réponds de le faire accepter par le roi. Je réponds de faire convoquer au plus tôt les états généraux.

 

— Vive la reine ! répéta le duc.

 

— Vive la reine ! crièrent les gens de Guise qui commencèrent aussitôt à se retirer.

 

La reine mère debout, appuyée à son fauteuil, les regardait s’éloigner en souriant. Lorsque le dernier d’entre eux eut disparu, elle abaissa lentement son regard sur le bracelet talismanique qu’elle portait au poignet gauche et murmura :

 

— Ruggieri n’a pas menti. Ces pierres diaboliques m’ont vraiment inspiré les paroles nécessaires… Oui, ajouta-t-elle avec un grondement de haine… les paroles qui tuent ! mon fils vivra !… mon fils régnera !… Et toi, misérable Lorrain, orgueilleux imbécile… prépare-toi à mourir !…

 

Alors, elle se dirigea vers la tapisserie qui masquait la baie par où M. Peretti invisible avait assisté à cette scène ; elle le trouva assis sur son fauteuil, à la même place où Ruggieri l’avait conduit. La reine Catherine de Médicis demeura debout devant ce bourgeois, comme Guise était demeuré debout devant elle.

 

— Votre Sainteté a vu et entendu ? demanda la Reine.

 

— Oui, ma fille, répondit M. Peretti, tout vu, tout entendu…

XIV

SIXTE QUINT



— Monsieur le duc de Guise, continua le pape, vous a rappelé que dans ma première jeunesse j’ai gardé des pourceaux. En effet, le maître chez qui j’étais domestique me jugeait tellement faible d’esprit et si peu apte à tout gouvernement qu’il n’avait même pas voulu me confier les vaches de son troupeau. On me donna les pourceaux à conduire à la pâture : c’est là, ma fille, que j’ai appris à conduire les hommes…

 

Sur cette parole d’une formidable amertume, Sixte Quint laissa un instant retomber son front sur sa poitrine.

 

— Devenu prêtre, continua-t-il comme s’il se fût parlé à lui-même, devenu cardinal, plus je montais, plus je m’apercevais que les hommes sont des pourceaux qu’il faut mener à coups de gaule. Lorsque Grégoire XIII mourut et qu’il s’agit de le remplacer, je me rappelai soudain que l’un des pourceaux que je gardais dans la campagne de Grotte-à-Mare était parvenu à imposer une sorte de despotisme sur tout le troupeau. Pourtant, il n’était ni le plus fort ni le plus violent. Au contraire, il tâchait de passer inaperçu, et même simulait la faiblesse : tandis que les autres se battaient, lui accaparait la meilleure place. Seulement quand ses camarades voulaient l’en déloger, alors il montrait un groin si terrible qu’aucun n’osait l’approcher. C’est ainsi que je suis devenu pape, ma fille !…

 

Il se mit à rire doucement, mis en gaieté par ces malicieux souvenirs.

 

— Savez-vous comment m’appelaient les cardinaux du conclave ?… Ils m’appelaient l’Âne !… Oui, ma fille, l’Âne de la Marche. Et c’est pour cela qu’ils m’ont élu… Et puis, ils croyaient que j’allais mourir, tellement j’étais courbé, penché vers la terre… Jugez de leur terreur lorsque je me redressai tout à coup, une fois élu !… Ce fut une bonne farce, ma fille. Cajetan seul me devina : « Sang du Christ, s’écria-t-il, l’Âne cherchait à terre les clefs de Saint-Pierre !… » Aussi j’aime bien Cajetan. C’est un homme. Votre Guise est pleutre, madame ! Votre Guise est un pourceau, madame !

 

Sixte Quint s’accommoda dans son fauteuil et répéta en grognant :

 

— Un pourceau…

 

Il parlait sans colère, sans tristesse, et peut-être même sans mépris. Il faisait des constatations, c’était tout.

 

— Les cardinaux ! reprit-il au bout d’un silence. Beau troupeau, oui ! Savez-vous pourquoi ils me haïssent ? Parce que j’ai voulu leur rappeler la doctrine du Christ, parce que j’ai dit aux prêtres que Pierre était pauvre. Je suis un mauvais pape, puisque je ne veux pas que les vicaires du Christ vivent comme des pourceaux…

 

Le vieillard eut à ce moment un éclair de malice dans les yeux.

 

— À des pourceaux, dit-il, il faut une Circé : ils en ont choisi une ! Les imbéciles ! Ils se figurent que je ne sais rien ! Ils me veulent la malemort, et pas un n’a eu le courage de sa haine ; pas un n’a accepté la redoutable mission de lutter contre Sixte Quint !… Il a fallu qu’une femme s’en mêlât, et c’est dans les ténèbres que la bataille est commencée…

 

Il ajouta avec une majesté violente, presque terrible, en levant son doigt dans un geste de menace…

 

— Je ne crains rien, puisque Dieu est avec moi !…

 

À ces mots, Sixte se leva — cette fois sans aucun gémissement, et sans le secours de sa canne. La taille droite, le pas assuré, il se mit à se promener lentement, les mains au dos. Catherine le contemplait avec une apparente vénération ; mais un mince sourire de scepticisme crispait sa lèvre.

 

— Une des plus fortes causes de la haine qui m’enveloppe, continua le pape, c’est que je suis parti des plus basses régions où croupit dans la misère la multitude de ceux qu’aimait Jésus. Le monde hait la pauvreté. Le monde adore la richesse. Il en sera longtemps ainsi : c’est vainement que le Christ a voulu naître dans une étable ; c’est vainement qu’il a choisi ses apôtres parmi des pêcheurs et des cordonniers. La multitude, ma fille, veut des maîtres d’opulente apparence. Ils me reprochent surtout d’avoir été valet de ferme… Comme s’il y avait vraiment une différence entre un conducteur d’hommes et un conducteur de porcs !…

 

Sixte se mit à rire doucement, mais si doux que fût ce rire, il était encore formidable. Catherine, malgré elle, frissonna. Le pape tout à coup, se tourna vers elle :

 

— Votre fils Henri, madame, est un pauvre prince. Lorsque Guise, malgré sa défense, est venu à Paris, lorsqu’il est allé le braver jusque dans le Louvre, c’était le moment pour le roi de se défaire d’un homme qui pouvait le perdre. Il fallait alors…

 

Il s’arrêta brusquement… Catherine s’était penchée comme pour recueillir avidement la parole qui autorisait, sanctifiait pour ainsi dire le meurtre du duc de Guise. La parole ne tomba pas, mais la vieille reine avait compris !

 

Guise, reprit le pape, m’a demandé de l’argent pour exterminer l’hérésie en France. Cet argent, je l’ai apporté, madame ; Cajetan vous dira que trente mules chargées d’or arrivent sur Paris.

 

La reine frémit.

 

— Je vous remercie, continua Sixte, de m’avoir révélé un Guise que je ne connaissais pas ; les millions qui viennent s’en retourneront à Rome.

 

La reine respira.

 

— C’est vrai, poursuivit le vieillard, j’ai eu peur d’Henri de Béarn. J’ai eu peur de voir l’hérésie s’asseoir avec cet homme sur le trône de France. J’ai vu que votre fils tout entier à l’orgie ne pouvait lutter avec le Huguenot. La France, perdue pour l’Église, madame, c’était une de ces catastrophes auxquelles les papes doivent parer coûte que coûte. Malgré toute mon affection pour vous, j’ai donc dû abandonner Henri III. Je l’ai fait en pleurant du chagrin que j’allais vous causer. Et je me suis tourné vers Guise… J’avoue que le duc m’apparaissait avec la Ligue comme le champion des destinées de l’Église. Je me suis trompé… vous venez de me le prouver… Et que dois-je faire à présent ?… Votre fils est faible… Qui donc va nous sauver de l’hérésie !…

 

Catherine, alors, se redressa lentement ; et elle qui n’avait encore rien dit, elle qui avait écouté en silence cette sorte de monologue du pape, répondit :

 

— Moi !… Me, me adsum !… Je suis là, moi !… Ce qui m’épouvantait, Saint-Père, ce qui me paralysait, c’était de savoir que Votre Sainteté n’était pas avec nous. Que dis-je !… Vous étiez contre nous ! Vous étiez avec l’ennemi mortel de ma maison, avec Guise !… Ah ! Saint-Père, que je sois simplement assurée de votre neutralité, je n’en demande pas plus, et vous me verrez à l’œuvre !… Est-ce que mon fils compte ? Ce qui compte, c’est moi ! J’ai de l’argent : je trouverai des hommes. Je me charge, à moi seule, vieille combattante, de fomenter la destruction de l’hérésie, de rétablir toute l’autorité de l’Église, et de cimenter l’autorité royale… Par le sang de mon père, mes mains ne tremblent pas… Quant à Guise, j’en fais mon affaire !

 

— Et que faut-il pour tout cela ? demanda Sixte en souriant.

 

— Votre neutralité, d’abord !…

 

— Elle vous est acquise : je ne me mêlerai des affaires de France que lorsque vous m’appellerez… Ensuite ?

 

— L’appui de Philippe d’Espagne !…

 

— Dès aujourd’hui j’enverrai Cajetan au roi Philippe et le sommerai de vous venir en aide… Ensuite ?…

 

— Votre bénédiction, Saint-Père ! dit Catherine en tombant à genoux.

 

Sixte Quint leva la main droite et bénit des trois doigts la reine prosternée. Et en même temps que la bénédiction, tombait sur Catherine le sourire énigmatique du vieillard.

 

— Saint-Père, dit la vieille reine en se relevant, pendant toute votre secrète présence à Paris, mon hôtel est à vous. Daignerez-vous accepter l’humble et pieuse hospitalité de la plus fervente et de la plus soumise de vos filles ?

 

— Oui, dit gaiement Sixte Quint. Je suis trop vieux pour me remettre en route sans avoir pris quelques jours de repos. Mais je ne serai votre hôte qu’à la condition expresse que vous continuerez à demeurer dans votre hôtel. Je me contenterai d’un appartement pour moi et ma suite…

 

Catherine s’inclina dans la plus majestueuse et la plus servante des révérences. Lorsqu’elle fut sortie, Sixte Quint s’assit à une table, demeura rêveur pendant quelques minutes, puis se mit à écrire longuement. Quant il eut terminé, il fit appeler Cajetan, le seul de ses cardinaux en qui il eût une confiance absolue.

 

— Cajetan, lui dit-il, vous allez partir à l’instant. Hors Paris, vous lirez avec attention ce papier qui renferme des instructions précises, puis vous le détruirez quand vous aurez compris…

 

— Où dois-je aller, Saint-Père ? demanda le cardinal.

 

— Il s’agit, mon bon Cajetan, de déployer toute votre diplomatie, tout cet esprit de finesse et de force qui fait de vous le plus ferme soutien de mon trône… Il s’agit de conquérir, d’amener à nous… le seul homme capable de tout entendre et de tout comprendre, capable de sauver l’Église et de restaurer l’autorité royale en France…

 

— Et qui est cet homme, Saint-Père ?…

 

Sixte Quint regarda fixement le cardinal et répondit :

 

— C’est un huguenot. Il s’appelle Henri de Bourbon. Il est roi de Navarre en attendant d’être roi de France… Allez, Cajetan !…

XV

SAÏZUMA



Pendant trois jours, le chevalier de Pardaillan et Charles d’Angoulême battirent Paris pour retrouver une trace quelconque de la petite bohémienne. Mais ce fut en vain. Pipeau lui-même, que le chevalier alla chercher à la Devinière, n’indiqua aucune piste, soit que les traces fussent inventées, soit que le chien eût perdu le flair.

 

— C’est fini, dit Charles avec abattement. Je ne la retrouverai plus.

 

— Pourquoi cela ? ripostait Pardaillan. Une femme se retrouve toujours, vous pouvez m’en croire.

 

— Pardaillan, je suis au désespoir, reprenait le jeune homme, qui en effet avait toutes les peines à dissimuler ses larmes.

 

Le chevalier le regarda avec une expression de fraternelle pitié. Et il soupira, comme s’il eût bien voulu, lui aussi, être à l’heureux âge où l’on pleure parce qu’une jolie fille a disparu.

 

— Ah ! çà, s’écria-t-il, je voudrais bien comprendre, moi ! Lorsque madame votre mère me fit l’insigne honneur de me prier de veiller sur vous, je croyais que vous veniez à Paris avec des pensées d’ambition… Sur le plateau de Chaillot, je vous ai proposé de conquérir le trône vacant…

 

— Le trône ! murmura le duc d’Angoulême en tressaillant.

 

— Eh ! oui, par tous les diables ! Pourquoi ne seriez-vous pas roi ? N’êtes-vous pas de sang royal ? Que manque-t-il à votre tête pour que vous ayez une figure de Majesté ? Une couronne, voilà tout !

 

Pardaillan examinait son jeune ami avec une sorte d’inquiétude.

 

— Non ! dit fermement le jeune homme. Non, Pardaillan, ce n’est pas pour cela que je suis venu à Paris !

 

Le visage du chevalier s’éclaira.

 

— Ainsi, dit-il, vous ne rêvez pas la royauté ?…

 

— Non, mon ami…

 

— Vraiment ! vous n’avez pas fait ce joyeux rêve ?…

 

— Peut-être, Pardaillan. Mais je me suis éveillé.

 

Le chevalier se mit à se promener dans la pièce où avait lieu cet entretien. Il souriait. Ses yeux brillaient de joie.

 

— Alors ! reprit-il tout à coup, qu’êtes-vous venu chercher à Paris ?… Simplement la vengeance ?…

 

Cette fois, l’œil du jeune duc s’alluma ; et Pardaillan qui l’examinait en dessous fut repris de cette bizarre anxiété que nous venons de signaler. Mais presque aussitôt, cette flamme s’éteignit sur le visage charmant de jeunesse, de grâce et d’abandon, et Charles répondit d’une voix tremblante :

 

— En vain je voudrais me parer à vos yeux d’un sentiment de force qui n’est pas dans mon âme… Méprisez-moi, Pardaillan : je ne suis ni le prince que votre audace a peut-être espéré lorsque vous avez cru que l’ambition de régner me poussait à Paris, ni l’homme de violence que votre esprit d’entreprise a souhaité sans doute lorsque d’après mes propres paroles et mon attitude vous avez pu croire que je cherchais la bataille et la vengeance… Pardaillan, vous êtes un héros, vous. Ce que vous allez penser de moi, je ne le pressens que trop ; mais justement parce que j’admire votre force d’âme qui vous emporte bien loin des pauvres sentiments que je puis éprouver, je ne mentirai pas ; cela m’étouffe, il faut que je parle… Pardaillan, il faut que vous me connaissiez tout entier.

 

Le chevalier s’était jeté dans un fauteuil, avait croisé les jambes l’une sur l’autre, sa grande rapière en bataille sur les genoux, la tête renversée sur le dossier, — et à travers ses paupières à demi closes, considérait le duc d’Angoulême qui, debout, appuyé à un antique dressoir, laissait déborder son cœur en paroles de douceur.

 

— Chevalier, continuait le duc d’Angoulême, je dois l’avouer. Lorsque d’un mot qui retentit encore dans mon esprit, vous m’avez laissé entrevoir que, moi aussi, je pouvais me jeter à la conquête de ce trône qu’assiègent de si formidables appétits, j’ai eu un instant d’éblouissement. J’ai cru une minute que j’étais un prince, et j’ai oublié que je suis simplement le Bâtard d’Angoulême.

 

Pardaillan fit un geste de large et bienfaisante indifférence.

 

— Vous êtes fils de roi, dit-il ; M. de Guise n’en peut dire autant, il a des merlettes sur son écu et vous y portez la fleur de lis.

 

— Fils de roi, oui, répondit Charles dont le front se voila, mais non fils de reine… Oh ! je n’ai pas besoin de vous dire, n’est-ce pas ? Vous me comprenez ? J’ai pour ma mère une affection et une vénération qui touchent à l’idolâtrie ; je mourrais plutôt que de lui faire un chagrin sérieux. J’aime mieux que ma mère s’appelle Marie Touchet, plutôt que de tel nom de reine. Je ne conçois pas de mère plus tendre, plus vraiment mère que n’a été, que n’est encore la mienne. Mais Marie Touchet n’était pas l’épouse de Charles IX et si je suis fils de roi, je ne puis être prince héritier… Voilà ce que vous m’avez fait oublier, chevalier, avec votre généreuse et ardente parole… Je suis rentré en moi-même, et j’ai vu l’inanité du fol espoir qui s’y levait…

 

— Est-ce donc pour cela que vous renoncez à la grande lutte que je vous offrais, que je vous offre encore ? demanda le chevalier qui regarda fixement le jeune homme.

 

Charles baissa les yeux. Une fugitive rougeur empourpra ses joues.

 

— Laissez-moi achever, dit-il, et vous me jugerez après, tel que je suis… Lorsque nous avons rencontré le roi, mon oncle, j’ai cru que la vengeance seule occupait mon cœur. Et pourtant, je sentais moi-même que mon cri de haine sonnait faux. Pardaillan, je dois vous le déclarer ; je me jugerais lâche et félon si je renonçais à punir ceux qui ont fait mourir mon père. Mais la vengeance n’est chez moi qu’un devoir filial. Elle ne jaillit pas du fond de mon âme…

 

— Et lorsque vous vous êtes trouvé nez à nez avec M. de Guise ? interrogea Pardaillan avec un malicieux sourire.

 

Le jeune prince pâlit.

 

— Ah ! fit-il sourdement, là, j’ai vraiment éprouvé le ravage que peut faire dans un cœur humain ce redoutable sentiment qui s’appelle la haine. Oui, Pardaillan, je veux frapper Henri III, véritable meurtrier de Charles IX par ses menées hypocrites qui ont poussé mon père à la folie… mais je ne le hais pas ! Oui, je veux frapper Catherine de Médicis… ma grand-mère ! Sombre esprit de maléfice qui a précipité le malheureux Charles IX aux abîmes du désespoir… mais je ne la hais pas ! Et je hais Guise, le moins coupable des trois… Et si je le hais, chevalier, si j’ai commencé à le haïr à l’instant où je l’ai vu, c’est qu’à cet instant il parlait avec le sourire insolent du triomphe à la pauvre bohémienne que j’aime, moi !… Maintenant, vous savez tout, Pardaillan. Ce n’est ni l’ambition ni la vengeance qui sont vraiment au fond de mon cœur : c’est l’amour…

 

Le duc d’Angoulême alla ouvrir la fenêtre toute grande.

 

— On étouffe ici, dit-il. Maintenant, chevalier, je vais vous dire une chose : quand j’ai quitté Orléans, j’étais sincère, je croyais vraiment que Violetta ne pouvait occuper toute ma vie et que d’autres soins plus sérieux, que d’autres pensées plus fortes me sollicitaient… Je me suis trompé, Pardaillan ; je vois clairement qu’il n’y a qu’une pensée qui compte pour moi : c’est mon amour ; il n’y a qu’une image qui se précise dans mon esprit : c’est celle de Violetta… Vous voyez que je ne suis pas du tout ce que vous pouviez penser, et que ce que vous avez de mieux à faire, c’est de m’abandonner…

 

Charles avait prononcé ces derniers mots d’une voix de plus en plus basse. À la fin, deux grosses larmes jaillirent de ses yeux.

 

— Pauvre petit ! murmura Pardaillan en le contemplant avec un admirable attendrissement.

 

Et il croyait se revoir lui-même, dans la fleur de sa jeunesse, pleurant et soupirant après celle qu’il aimait. Un sourire très doux vint voltiger sur ses lèvres. Car rien n’est cher au cœur de l’homme comme le souvenir inoubliable de ce qui fut son premier amour.

 

— Je vous fais honte, n’est-ce pas ? reprit Charles avec une sorte de fierté timide.

 

Pardaillan se leva, marcha au jeune homme et lui prit la main.

 

— Non, mon enfant, dit-il simplement. Et à ce mot « mon enfant », Charles se sentit frémir, tant il y avait de douceur consolatrice et puissante dans ce mot. Pourquoi vous mépriserais-je ? Pourquoi jugerais-je que vos pensées sont pauvres ?… De toutes les occupations, l’amour est la plus noble, la plus humaine, en ce sens que c’est elle qui fait le moins de mal aux autres hommes. L’ambitieux est un fauve. Un jour viendra où les hommes condamneront le crime d’ambition comme ils condamnent le crime de meurtre ou de vol…

 

— Pardaillan ! Pardaillan ! s’écria Charles éperdu, quelles sont ces pensées que je ne comprends pas ?…

 

— Quant à la vengeance, poursuivit le chevalier, j’avoue qu’elle peut procurer quelque satisfaction aux esprits inquiets. Mais l’amour, voyez-vous, mon prince, c’est la vie elle-même. Le reste est malfaisance ou néant. Par la mort-dieu, la conquête de la femme aimée est autrement précieuse et intéressante que la conquête d’un trône ! Vivez votre vie, morbleu ! Vivre ! c’est aimer tout ce qui est aimable. Le soleil et la pluie sont aimables. L’air pur des grandes plaines, les forêts vertes l’été, couvertes de neige l’hiver, la terre, la bête qui vous regarde d’un œil craintif et suppliant, le pauvre hère qui passe, mon camarade, mon ami… j’aime tout cela, moi ! Aimez donc, si vous voulez savoir la vie, aimez la vie partout où elle se trouve et, par-dessus tout, aimez votre Violetta, qui est bien, après celle que j’aimais, la créature la plus exquise que j’aie jamais vue dans le rayonnement de la lumière du jour…

 

Le fils de Charles IX frémissait. Son cœur se gonflait d’amour et de désespoir. Et c’était bien l’enfant de ce bon bourgeois un peu poète, un peu musicien, un peu fou qu’avait été Charles IX, lequel n’avait qu’un bonheur : c’était de fuir le Louvre et de venir reposer sa tête sur le sein de Marie Touchet.

 

— Pauvre petit ! répéta Pardaillan. Allons, reprit-il à haute voix, ne vous chagrinez pas ainsi. Il n’y a qu’une chose au monde qu’il n’y ait vraiment pas moyen de réparer : c’est la mort. Tout le reste s’arrange. Ah ! si votre Violetta était morte, je concevrais votre désespoir, mais…

 

— Qui sait si elle n’est pas morte ! fit sourdement Charles. Ou pis encore, Pardaillan ! qui sait si elle n’est pas au pouvoir de cet homme !…

 

— Bon ! Supposons même cela ! Eh bien, vous pouvez m’en croire, la femme qui aime est capable de toutes les malices et de tous les héroïsmes pour se garder à celui qu’elle a élu. Si Violetta vous aime, vous pouvez être assuré que vous la reverrez…

 

Longtemps encore, Pardaillan parla sur ce ton. Et pour ceux qui ne le connaissaient pas, qui ne l’avaient jamais vu que dans le flamboiement de l’épée, dans le tumulte des bagarres, c’était une chose étonnante que les paroles si bonnes et si simples par quoi il berçait la douleur de celui qu’il appelait pauvre petit.

 

Charles, écrasé de fatigue par ces journées de recherches ardentes et inutiles, s’était jeté dans un fauteuil. Peu à peu ses yeux se fermèrent. La nuit était venue. Pardaillan, doucement, referma la fenêtre, jeta un dernier regard de pitié sur son compagnon ; puis, ce regard de pitié, si nous pouvons dire, rejaillit sur lui-même :

 

— Et moi ? murmura-t-il, qui me consolera ?… Bah ! je n’ai pas besoin d’être consolé, moi !

 

Et il sortit sur la pointe des pieds.

 

Sur la gauche de l’hôtel de la rue des Barrés se trouvait une petite cour. Là, s’ouvrait l’écurie qui jadis avait abrité les mules de Marie Touchet et où maintenant les chevaux de Pardaillan et du duc d’Angoulême mâchonnaient du foin côte à côte. Le chevalier, traversant la petite cour, aperçut deux hommes sur la porte de cette écurie, assis sur une botte de paille et devisant entre eux assez mélancoliquement.

 

C’étaient Picouic et Croasse. Ils se levèrent ensemble à la vue de celui qu’ils avaient failli assassiner ; Pardaillan leur avait bien offert l’hospitalité pour une nuit. Mais au cours des journées qui venaient de s’écouler, il les avait oubliés, et les croyait envolés vers d’autres gîtes.

 

— Que diable faites-vous là ? demanda-t-il.

 

— Comme monseigneur peut voir, dit Picouic, nous prenons le frais.

 

— Je vois bien. Mais pourquoi ici plutôt que n’importe où ailleurs ?…

 

Picouic et Croasse parurent saisis d’une douloureuse stupéfaction.

 

— Monseigneur, fit Croasse en courbant sa longue échine, oublie-t-il donc qu’il a daigné nous inviter à nous reposer dans cette demeure ?

 

Pardaillan se mit à rire.

 

— En sorte que vous continuez à vous reposer, mes drôles ?… Il paraît que vous étiez bien fatigués !

 

— Monseigneur peut le croire ! Voilà du temps et du temps que nous menons une existence d’enfer. Coucher sur la dure, pousser aux roues de la voiture dans les montées, des travaux d’Hercule, monseigneur, et pour toute récompense, le bâton du maître ; pour toute nourriture, avaler des sabres et des cailloux : pour toute boisson, nous rafraîchir avec des étoupes enflammées… Nous en avions assez et nous avions juré qu’en arrivant à Paris, notre premier soin serait de chercher un maître qui eût autre chose à nous offrir que des coups de trique et surtout une nourriture…

 

— Moins indigeste ? fit Pardaillan.

 

— Oh ! nous digérons tout, dit Picouic. L’estomac est bon, Dieu merci. Je voulais dire une nourriture plus agréable.

 

— Je conçois en effet ce désir, si ambitieux qu’il paraisse d’abord, fit gravement le chevalier. Mais dites-moi, où avez-vous dormi, depuis que je vous ai introduits dans cette maison où je ne suis d’ailleurs moi-même qu’un hôte ?

 

— Ici ! dit Croasse en désignant l’écurie. Messeigneurs vos chevaux ont bien voulu nous céder quelques bottes d’excellent foin…

 

— C’est donc aussi de foin que vous vous êtes nourris ?…

 

— Ce ne serait pas la première fois, reprit Picouic. Mais grâce aux ordres que vous avez donnés l’autre nuit à ce digne serviteur, excellent homme, la perle des honnêtes gens… cet homme, dis-je, sur vos ordres…

 

— Je n’ai donné d’autre ordre que celui de vous héberger une nuit…

 

— Cet homme, continua Picouic froidement, nous a, matin et soir, apporté à dîner de fort honorable façon.

 

— En sorte que vous voilà installé ? Vous avez trouvé une maison de cocagne, et tout simplement, vous y restez ?

 

— Oh ! monseigneur, dit Croasse, nous comptions bien nous en aller, un jour ou l’autre. Il faut bien que nous nous mettions à la recherche d’un maître moins rude que Belgodère.

 

— Belgodère ? demanda Pardaillan qui tressaillit. Celui-là qui fait profession de bateleur et logeait rue de la Tisseranderie, à l’Auberge de l’Espérance !…

 

— Celui-là même !… Nous avons, l’autre jour, profité d’une absence qu’il a faite pour nous éloigner à l’aventure. Mais pour tout dire, nous étions fort embarrassés de notre personne et nous commencions à regretter la pâtée de Belgodère, si mauvaise qu’elle fût, lorsque notre bonne étoile nous a fait passer devant la Devinière… Maintenant, continua Picouic, si monseigneur daignait le permettre, je lui soumettrais une idée qui m’est venue en dormant sur le foin de cette écurie…

 

— Voyons l’idée, dit Pardaillan.

 

— Nous cherchons un maître, monseigneur, un maître qui ne nous rosse pas du matin au soir, ou qui, du moins, après la rossée, nous sustente autrement qu’avec des cailloux. Nous cherchons, dis-je, un maître qui sache reconnaître notre courage…

 

— Votre courage ?… Hum !…

 

— Notre intelligence, notre habileté, enfin toutes les qualités qui, comprimées en nous par une existence pitoyable, ne demandent qu’à prendre leur essor… Pourquoi ne seriez-vous pas ce maître ?…

 

— Dites-moi, fit Pardaillan qui avait suivi son idée à lui, puisque vous avez vécu avec ce Belgodère, qui était cette jeune fille, nommée… comment donc ?…

 

— Monseigneur veut parler de la chanteuse Violetta ?

 

— C’est cela même. Avez-vous un soupçon de ce qu’elle pouvait être et de l’intérêt que votre maître pouvait avoir à la garder avec lui ?…

 

— Nous ne la connaissons pas. Lorsque Belgodère nous a rencontrés il y a cinq ans et nous a engagés dans sa troupe en nous promettant une vie princière, voyages en voiture, travail facile, nourriture exquise, à ce moment Violetta et Saïzuma vivaient déjà avec le bohémien.

 

— Saïzuma ? demanda Pardaillan.

 

— Oui : la diseuse de bonne aventure… une folle.

 

— Et cette Saïzuma a-t-elle disparu aussi avec Belgodère ?

 

— Je l’ignore, monseigneur ; nous n’avons pas remis les pieds à l’Auberge de l’Espérance… Mais monseigneur n’a pas répondu à la demande que j’avais honneur de lui soumettre humblement.

 

— Ah ! oui… vous cherchez un maître, et il vous conviendrait que ce maître, ce fût moi ?… Eh bien, je vous répondrai là-dessus demain matin. Demeurez donc ici pour cette nuit encore, et nous verrons… Mais dites-moi, cette Saïzuma… vous dites que c’est une folle ?…

 

— Du moins, elle paraît telle. D’ailleurs, elle parle fort peu, si ce n’est pour exercer son métier qui est de lire dans la main des gens.

 

— Savez-vous si elle connaissait la petite chanteuse ?

 

— Qui peut savoir ce que pense Saïzuma ? Elle est un mystère vivant. Son visage même nous est inconnu, car elle porte toujours un masque. Si elle connaissait Violetta, si elle avait pour elle de l’affection ou de la haine, voilà ce qu’il est impossible de dire. La Simonne eût pu seule vous parler de Violetta, qu’elle appelait sa fille. Mais la Simonne est morte…

 

Pardaillan demeura silencieux et pensif. Cette mystérieuse bohémienne surexcitait sa curiosité. Qui était-elle ? Sans aucun doute, une complice de Belgodère… La pensée lui vint tout à coup que peut-être cette femme était encore à l’Auberge de l’Espérance. Il songea à la douleur de Charles d’Angoulême. Il se dit que s’il pouvait retrouver la piste de la disparue, s’il pouvait créer près de lui ce bonheur de deux amants réunis grâce à lui, ce lui serait une joie presque aussi puissante que de retrouver Maurevert.

 

Il se mit donc en route pour l’Auberge de l’Espérance et y pénétra au moment même où l’hôte fermait les portes, à cause du couvre-feu qui sonnait. Mais pour certains cabarets borgnes de Paris, alors comme aujourd’hui, la fermeture n’était qu’apparente. Au contraire, c’est une fois le couvre-feu sonné que le patron faisait ses meilleures affaires, grâce à la spéciale clientèle nocturne qui se glissait à ce moment dans la salle commune.

 

En entrant, le chevalier vit que cette salle était occupée par une vingtaine de buveurs, hommes ou femmes, et il alla s’installer à une table, comptant se renseigner aussitôt auprès de l’hôte. L’honorable assemblée qui s’abreuvait d’hypocras et de liqueurs pimentées se composait, bien entendu, de truands et de ribaudes. L’une de ces femmes, voyant le chevalier prendre place à une table isolée, quitta le groupe dont elle faisait l’ornement pour s’approcher de Pardaillan. Elle s’assit devant lui, les coudes sur la table et se mit à rire.

 

Devant ce rire, Pardaillan demeura grave et paisible. Alors la ribaude jugea que le moment était venu d’employer un discours qu’elle savait par cœur, attendu qu’il avait servi en des milliers d’occasions déjà.

 

— Beau gentilhomme, dit-elle, vous ne m’offrez rien à boire ?…

 

Admirable discours, en vérité, si complet, si éloquent si expressif, qu’il s’est transmis de génération en génération.

 

— Par la tête et le ventre ! cria à ce moment l’un des buveurs, veux-tu venir ici, Loïson !

 

Le chevalier tressaillit et pâlit. Ce nom brusquement jeté par une voix avinée à une fille de basse galanterie fit monter à son cerveau une bouffée de souvenirs.

 

— Tu t’appelles Loïson ? demanda-t-il à la ribaude.

 

— Loïse, mon prince…

 

— Loïse ! répéta sourdement le chevalier qui, d’un trait, avala le gobelet de vin qu’on venait de placer devant lui.

 

Un instant, il ferma les yeux. Puis, rudement, il secoua la tête.

 

— Ah çà ! gronda le buveur, truand trapu à la tignasse rouge, aux yeux sanglants, faudra-t-il que je vienne te chercher ?

 

— C’est bon, Rougeaud, grommela la ribaude, laisse-moi gagner ma vie… et la tienne !

 

— Tenez, ma fille, dit Pardaillan avec une grande douceur, prenez cet écu, et allez boire avec votre ami le Rougeaud…

 

Loïson fut stupéfaite. Elle prit l’écu que le chevalier lui tendait, baissa la tête, et chercha comment elle pourrait remercier une pareille générosité. Et comme elle ne trouvait pas, elle se contenta de murmurer :

 

— Je demeure dans la rue, la porte en face du cabaret…

 

La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Loïson n’ayant à donner aucune belle parole, se donnait elle-même ; ce lui était plus court et plus facile. Ayant ainsi fait preuve de reconnaissance, la ribaude se leva et rejoignit le Rougeaud qui, à la vue de l’écu, avait louché fortement et jeté un mauvais regard sur Pardaillan.

 

Celui-ci fit signe au patron du cabaret de venir à lui. L’hôte s’approcha avec empressement de ce client peu ordinaire, et le chevalier s’apprêtait à l’interroger sur Saïzuma, lorsque, de différents côtés, des cris s’élevèrent.

 

— Et la bohémienne ? disait l’un.

 

— Ohé ! cabaretier du diable, tu ne nous montres pas la diablesse rouge ? grognait un autre.

 

— La bonne aventure ! glapissaient des femmes.

 

— C’est bon, c’est bon, mes agneaux, répondit l’hôte, je vais chercher la femme au masque !… Tenez-vous en repos, et qu’on boive !… En payant d’avance, bien entendu !

 

— Qui est cette bohémienne qu’on vous réclame ? demanda Pardaillan.

 

— Une malheureuse, une folle, mon gentilhomme ! On me l’a laissée en gage.

 

— En gage ? Une femme ?…

 

— Figurez-vous qu’il y a quelques jours s’est installée dans mon honorable auberge une troupe de baladins. Ces gens mangeaient chacun comme quatre et buvaient comme six. En sorte que la note a pris en moins de rien des proportions mirifiques. Or, ils ont tout à coup disparu… Alors, vous comprenez ?…

 

— Je comprends, mais faites comme si je ne comprenais pas, dit Pardaillan.

 

— Eh bien, mes bateleurs ont oublié d’emmener la diseuse de bonne aventure. Et, pour me rembourser de mes frais, tous les soirs j’oblige cette femme à raconter à chacun la petite histoire qu’elle lit dans les mains : il en coûte deux deniers[10] par personne, et comme de juste…

 

— Vous empochez les deniers. C’est fort bien vu. Allez donc la chercher, car voici votre clientèle qui s’impatiente.

 

En effet, les cris et les jurons redoublaient d’intensité. Le cabaretier fendit la foule, disparut par une porte de derrière et revint bientôt accompagné de la bohémienne. À son aspect, le silence s’établit soudain et un frisson parcourut cette assemblée de ribaudes et de tire-laine.

 

Saïzuma, drapée dans ses vêtements bariolés, son masque rouge sur la figure, sa splendide chevelure éparse sur ses épaules, entra de ce pas majestueux et spectral que nous avons déjà signalé. Elle passa à travers les tables, tandis que les buveurs s’écartaient pour ne pas être frôlés par sa robe, et elle s’arrêta au milieu de la salle, dans un silence d’épouvante.

 

— Allons, bohémienne, dit tout à coup le cabaretier avec un rire contraint, raconte-nous un peu ton histoire…

 

— Non, non ! grommela le Rougeaud, qu’elle nous dise la bonne aventure !…

 

— Qu’elle dise l’une et l’autre ! cria un truand.

 

Puis le silence se rétablit plus profond : Saïzuma venait de faire un geste. Elle avait levé lé bras, lentement, puis ramenant la main à ses cheveux, elle en caressait doucement les boucles opulentes.

 

— Vous tous qui m’écoutez, dit-elle alors, seigneurs et hautes dames assemblés dans cette cathédrale, pourquoi me regardez-vous ainsi ? J’ai dit la vérité. L’imposture est sur les lèvres de l’évêque et non sur les miennes… Malheureuse ! Pourquoi l’ai-je aimé ?…

 

Elle parlait d’une voix morne et dont pourtant chaque syllabe se détachait par saccades. Cette voix d’une infinie douceur secouait des frissons dans l’air. Pardaillan l’écoutait avec l’étonnement qu’on éprouve en présence de ce qui est mystère.

 

— Écoutez, reprenait Saïzuma qui pressa son front dans ses deux mains Écoutez, puisque vous voulez savoir l’histoire du malheur. Cette histoire, qui me l’a contée à moi-même ? Je ne sais. Il y a une voix qui parle et que j’écoute. Que dit la voix ?

 

Elle pencha la tête comme pour écouter en effet. L’assemblée de sac et de corde haletait. Les ribaudes tremblaient et les truands frémissaient.

 

— C’est le soir, dit lentement la bohémienne. Tout est paisible dans le somptueux hôtel et par la grande fenêtre large ouverte apparaît la cathédrale que contemple la jeune fille… L’insensée ! C’est là, dans cette église, que le malheur devait se consommer. Pourquoi la jeune fille regardait-elle la face muette et menaçante de la cathédrale ?… La voici qui sourit doucement… Comme elle est heureuse !… Près d’elle, celui qu’elle aime est assis, et il lui tient les deux mains, et elle écoute, dans le ravissement de son âme, ce que lui dit le noble seigneur… Et cependant, au fond du somptueux hôtel, le vieux père aveugle se repose…

 

Saïzuma s’arrêta court. Ses yeux, à travers les trous du masque rouge, regardaient au loin, on ne savait quoi…

 

— Le vieux père aveugle se repose, reprit-elle en hochant la tête : confiant dans sa fille, il dort… Du moins, elle le croit. Et son amant le croit aussi. Et ils sont l’un près de l’autre, et leurs lèvres se rapprochent, et elles vont s’unir dans un baiser lorsque la porte s’ouvre…

 

— Malheur !… gronda une ribaude toute pâle.

 

— Qui a ouvert la porte ?… C’est le père… le vieux père aveugle qui s’avance, les mains étendues et appelle sa fille… L’amant s’est redressé… la fille tremble de terreur… « Ma fille, mon enfant… avec qui parlais-tu ?… — Avec personne, père !… Non, bien certainement, il n’y a personne dans la chambre de votre enfant… » Et l’amant ?… Ah ! comme il est adroit, silencieux et furtif !… Il s’est reculé jusqu’au fond de la chambre, et il ne semble même plus respirer… La jeune fille n’a même pas la force de se lever pour aller au-devant de l’aveugle… C’est lui qui vient à elle à pas tremblants, et enfin, il saisit ses mains… « Comme tes mains sont glacées, mon enfant ! — Père, c’est le soir… c’est le vent… c’est l’ombre qui tombe de cette cathédrale… — Comme ta voix tremble ! — Père, c’est la surprise, l’émotion de vous voir tout à coup… » Et les yeux de la jeune fille mourante d’effroi se portent sur l’amant immobile. Elle cherche un autre mensonge, toujours des mensonges.

 

— Pauvre demoiselle ! dit la ribaude qui s’appelait Loïson.

 

Saïzuma n’entendit pas. Et elle continua sa triste cantilène, car vraiment elle racontait comme elle eût chanté…

 

— Le front du père se voile : l’aveugle tourne autour de lui son regard mort, comme s’il espérait voir… Voir ! oh ! s’il avait vu !… « Ma fille, mon enfant, es-tu bien sûre qu’il n’y a personne ici ?… — Sûre, mon père ! oh ! tout à fait sûre !… — Jure-le, mon enfant !… Jure-le, sur mes cheveux blancs… jure-le sur la sainte Bible, et alors, je croirai seulement que tu étais seule… Car je sais que tu as l’âme haute et pure, et tu ne voudrais pas te charger d’un tel parjure !… » La jeune fille se débat… Il lui semble qu’elle va mourir… Jurer ! Jurer cela ! sur les cheveux blancs de l’aveugle !… Son regard va chercher le regard de l’amant, et le regard de l’amant répond : Jure, mais jure donc !… « Eh bien, ma fille ? » La voix du père, la voix de l’aveugle contient une affreuse angoisse. Et alors, sous le regard de l’amant, la jeune fille dit : « Mon père, sur vos cheveux blancs, sur la sainte Bible, je jure qu’il n’y a personne ici que nous deux… » Et le pauvre père sourit. Et il demande pardon à sa fille. Et elle, oh ! elle, la parjure, sent que le malheur, désormais, va la saisir et l’emporter aux abîmes…

 

— Pauvre fille ! répéta Loïson.

 

Saïzuma se tut.

 

— Encore ! demanda une autre ribaude. Qu’arriva-t-il ensuite ?…

 

Mais peut-être y avait-il eu une brusque saute de direction dans l’esprit de Saïzuma. D’une voix changée, emphatique et théâtrale, elle s’écria :

 

— À force de regarder en moi-même au fond du cachot j’ai appris à regarder dans l’âme des autres. Seigneurs et hautes dames, la bohémienne sait tout, voit tout, et l’avenir pour elle n’a pas de voiles. Qui veut connaître son avenir ? Qui veut la bonne aventure dite par l’illustre bohémienne Saïzuma ?…

 

Ces dernières paroles lui avaient sans doute été apprises par Belgodère, car elle les débitait comme une leçon.

 

— Approchez, dames et seigneurs, continua-t-elle sur le même ton.

 

— Moi, moi ! cria une ribaude qui tendit sa main dans un geste de résolution et de crainte.

 

— Tu vivras longtemps, dit Saïzuma, mais tu ne seras jamais ni riche, ni heureuse.

 

— Malédiction ! gronda la ribaude. Madame la bohémienne, ne pourriez-vous me donner quelque richesse en échange de quelques ans de vie ?

 

Mais déjà Loïson tendait sa main sur laquelle Saïzuma jetait un coup d’œil.

 

— Prends garde à celui que tu aimes, dit-elle, il te fera du mal.

 

— Bon ! grogna le Rougeaud, ce sera pain bénit.

 

Successivement, plusieurs ribaudes et quelques truands connurent en frémissant l’avenir révélé par la bohémienne. Elle disait à chacun son fait en une phrase brève… peut-être selon l’inspiration du moment, au hasard.

 

— Bientôt, dit-elle à un truand, tu porteras autour du cou une cravate de chanvre.

 

Et le truand devint livide en murmurant :

 

— Mon père et mes frères sont morts ainsi. Je sais bien que ce sera bientôt mon tour.

 

Le Rougeaud, lui aussi, tendit sa main.

 

— Ton sang va couler, dit Saïzuma. Prends garde à une épée plus subtile que ta dague.

 

— Bah ! tu mens, sorcière ! Ou tu te trompes. Lis donc mieux.

 

— J’ai dit ! fit Saïzuma.

 

— Et tu prétends qu’il y a dans Paris une épée plus subtile que ma dague ? gronda le truand en abattant son poing sur la table qui trembla.

 

— Ton sang va couler, te dis-je !…

 

Le Rougeaud avait peut-être bu plus que de raison. Ou peut-être, sous ses airs, était-il plus vivement frappé par la prophétie. Il pâlit soudain et poussa un juron. Puis son visage s’enflamma. Il se leva, saisit la bohémienne par le bras et gronda :

 

— Sorcière de malheur, si tu ne conjures à l’instant le mauvais sort, si tu ne déclares que tu as menti, c’est ton sang à toi qui va couler, et tu ne porteras plus malheur à personne !

 

Alors, il y eut un grand tumulte dans le cabaret. Ce Rougeaud était parmi ces gens une façon de terreur. On le redoutait pour sa sauvage violence, et nul n’eût osé lui tenir tête dans aucune truanderie. C’était une bestiale physionomie. En ce moment, il était convaincu que la bohémienne lui jetait un mauvais sort. Il l’avait violemment saisie au bras. Saïzuma, raide, immobile, ne fit pas un geste de défense.

 

— Déclare que tu as menti ! rugit le truand, tandis que les ribaudes s’écartaient épouvantées.

 

— J’ai dit ! répéta Saïzuma de sa voix morne.

 

Le Rougeaud leva le poing.

 

Au moment où ce poing, véritable massue, allait s’abattre sur la tête de la bohémienne, le truand sentit une main rude tomber sur son épaule. Il chancela et se retourna avec un furieux grognement.

 

— Ah ! ah ! fit-il en ricanant, l’amoureux de Loïse !…

 

Ce mot dont le truand ne pouvait soupçonner le sens profond, répercuté dans l’âme du chevalier, fit pâlir Pardaillan, qui demeura un instant suffoqué, et dont la main crispée à l’épaule du Rougeaud retomba alors.

 

— Eh ! Loïson ! cria le truand, voici ton amoureux qui t’abandonne pour la bohémienne !

 

Pardaillan haussa les épaules, prit Saïzuma par la main et la conduisit à la place qu’il venait de quitter. Le Rougeaud fut tellement stupéfait de cet acte d’audace qu’il en resta cloué sur place pendant une longue minute. Le Rougeaud était le roi de cet antre qui s’appelait l’Auberge de l’Espérance. Il y régnait en despote. Quand il avait parlé, les autres clients n’avaient qu’à obéir. Il se fit donc un grand silence dans la salle ; les truands attendirent ce qui allait se passer, prêts d’ailleurs à se ruer au secours de leur chef si besoin était. Les ribaudes regardèrent Pardaillan avec compassion. Loïson pâlit. Le chevalier s’était assis près de Saïzuma et, paisible, sans daigner se préoccuper de l’orage qui s’amassait sur sa tête :

 

— Madame, dit-il, vous plairait-il de me dire, à moi aussi, ma bonne aventure ?

 

— Madame ! fit sourdement Saïzuma qui tressaillit. Quand m’a-t-on appelé ainsi ?… Oh ! il y a longtemps, bien longtemps…

 

— Il ne me plaît pas, à moi, que la bohémienne vous dise la bonne aventure, gronda le Rougeaud en s’avançant alors.

 

Pardaillan redressa lentement la tête, toisa le truand et dit :

 

— Voulez-vous un bon conseil, l’ami ?…

 

— Je ne veux pas de conseil. Je ne veux rien de vous. Que faites-vous ici ? Messieurs de la gentilhommerie n’ont pas le droit d’entrer dans ce cabaret, si ce n’est avec ma permission. Sortez donc à l’instant.

 

Le calme relatif de Rougeaud fit frissonner l’assemblée, car ce calme dénonçait chez lui la rage portée à son paroxysme.

 

— Et si je ne sors pas, demanda Pardaillan avec un mince sourire, tandis que son regard commençait à pétiller.

 

— Alors c’est moi qui vais vous porter dehors ! rugit le truand.

 

En même temps ses deux poings velus se levèrent. Saïzuma demeura immobile. Loïson poussa un grand cri. Mais à l’instant même, un grondement de stupeur courut parmi les truands qui se levèrent dans un grand tumulte.

 

Les poings du Rougeaud n’avaient pas eu le temps de s’abattre… Pardaillan s’était vivement levé. Ses deux poings, à lui, se détendant comme deux catapultes, avaient frappé le truand en pleine poitrine… Et ce geste avait été si rapide, si sobre, si foudroyant qu’on put seulement voir le truand chanceler sur sa base en hurlant une imprécation et s’abattre contre une table qui roula avec ses pots de grès et ses gobelets d’étain. Dans le même instant, le Rougeaud se leva d’un bond et vociféra :

 

— En avant la truanderie ! Mort au gentilhomme !

 

— À mort ! À mort ! hurlèrent les truands.

 

Alors les dagues jetèrent des lueurs sinistres dans l’obscurité. Les ribaudes, par une prompte manœuvre qui leur était sans doute familière, se massaient dans un angle, tout en jetant des cris perçants. En un clin d’œil la salle se trouva débarrassée de ses tables poussées contre les murs, et les truands, le poignard à la main, s’avancèrent sur Pardaillan, le Rougeaud en tête.

 

Brusquement, il y eut dans cette troupe de forcenés un arrêt d’épouvante et d’admiration : dans l’instant même où les malandrins rués allaient atteindre le chevalier, un spectacle inouï vint les glacer de terreur… D’un geste formidable, Pardaillan empoigna le Rougeaud, le souleva dans ses bras puissants, le coucha sur la table, le maintint à la gorge d’une main, et de l’autre, tirant sa dague, en appuya la pointe sur la poitrine du truand…

 

— Un pas de plus, vous autres, dit-il froidement, et cet homme est mort !…

 

Sous l’étreinte de cette main de fer, le Rougeaud, d’abord hébété de stupeur et d’épouvante, comprenant à peine ce qui venait de se passer et comment il se trouvait là, le Rougeaud, fou de rage, eut un mouvement de reptile qui se tord.

 

— En avant ! hurla-t-il.

 

La dague s’enfonça !… Le sang jaillit !

 

— J’ai dit ! murmura Saïzuma.

 

Les truands reculèrent… Le Rougeaud fit un suprême effort, raidit ses muscles, tenta en vain de débarrasser sa gorge, et d’une voix qui cette fois ne fut qu’un râle, répéta :

 

— En avant !… Enfer !… Je meurs !… Je…

 

Et cette fois, cinq ou six des plus furieux ou des moins stupéfaits s’avancèrent en vociférant. Le tumulte éclata, plus violent.

 

— En avant les grands moyens ! tonna Pardaillan.

 

Et alors, on le vit saisir le Rougeaud presque évanoui et s’acculer au mur… Alors, cet être pantelant qui râlait et grouillait encore de ses jambes et de ses bras, le chevalier le souleva d’un effort furieux au-dessus de sa tête, le balança un inappréciable temps, et à l’instant où les truands allaient l’atteindre, à toute volée, le jeta, le lança, vivant projectile !… Quatre des truands roulèrent. Le Rougeaud demeura sur le carreau, étendu sans vie.

 

— Vive le gentilhomme ! crièrent les ribaudes enthousiasmées.

 

Il y eut parmi les truands un recul terrifié, une culbute désordonnée parmi des jurons furieux et des imprécations. Puis, dans ce court répit qui suivit, ils virent le chevalier debout, les bras croisés, riant silencieusement. Et avec son rire, ses yeux illuminés d’éclairs, son torse souple, dans cette attitude de force suprême et de dédaigneux défi, il leur apparut terrible, il leur sembla que c’était là un être à part contre lequel toute résistance était inutile. Plusieurs jetèrent leurs dagues.

 

— C’est le diable ! hurla l’un.

 

— Il a fait un pacte ! vociféra un autre.

 

— Vive le beau gentilhomme ! glapirent les ribaudes.

 

C’en était fait !… Pardaillan triomphait… Il s’assit paisiblement et attendit que le calme se fût rétabli. De loin, des truands le considéraient avec le respect dû à la force dans ce qu’elle a d’irrésistible et l’effroi dû à une puissance probablement d’essence magique.

 

— Madame, disait doucement Pardaillan à Saïzuma, comme si rien ne se fût passé, est-il quelque chose au monde que je puisse faire pour vous ?

 

— Oui, dit la bohémienne : me faire sortir d’ici…

 

Pardaillan se leva, chercha des yeux le cabaretier et dit :

 

— Ouvrez la porte.

 

Avant même que l’hôte eût fait un mouvement, la porte se trouva ouverte par deux ou trois de ses clients. Pardaillan ne put s’empêcher de rire. Alors il prit Saïzuma par la main et tous deux traversèrent la salle dans toute sa longueur. Les truands, sur leur passage, s’écartèrent. Sur le carreau, le Rougeaud sanglant, le visage noir, râlait. Loïson, à genoux, bassinait son front avec de l’eau fraîche, et pleurait. Le chevalier se pencha, examina le blessé et dit :

 

— Ne pleurez pas, mon enfant, il en reviendra… Vous m’en voulez, peut-être ?

 

La ribaude leva les yeux sur lui et répondit doucement :

 

— Je ne vous en veux pas…

 

Le chevalier lui glissa un écu d’or dans la main.

 

— Parce que vous vous appelez Loïson, murmura-t-il.

 

Et il continua son chemin jusqu’à la porte du cabaret. Sur le seuil, il se retourna, tira de sa poche une poignée de pièces de cuivre et d’argent mêlées, et il les jeta en pluie, en criant :

 

— Une autre fois, mes braves, vous y regarderez à deux fois ; pour ce soir, le chevalier de Pardaillan vous pardonne…

 

Et il sortit avec Saïzuma, tandis que dans la salle il y avait une ruée sur les pièces qui couraient et roulaient.

 

Il faisait nuit noire. La ville dormait, silencieuse. Les rues étroites qui formaient un réseau autour de l’Hôtel de Ville furent franchies, et Pardaillan arriva rue Montmartre, escortant la bohémienne, ou plutôt guidé par elle, car il la laissait aller et tourner à sa guise. Saïzuma paraissait l’avoir oublié. Maintenant, elle se dirigeait en droite ligne vers la porte Montmartre.

 

— Madame, dit alors le chevalier, vous voilà délivrée de ces gens. Mais où irez-vous à présent ? Si vous vouliez…

 

— Je voudrais, dit Saïzuma, sortir de cette ville. J’étouffe dans cette ville… Pourquoi y suis-je venue ?…

 

— Mais où irez-vous ensuite !… Pauvre femme… Suivez-moi… je connais non loin d’ici une auberge, une bonne auberge, et le bon cœur de l’hôtesse pansera les plaies de votre cœur… dites, le voulez-vous ?…

 

— Sortir ! murmura Saïzuma en secouant la tête. Oh ! m’échapper de cette ville où j’ai souffert… où je souffre !… Qui que vous soyez, avez-vous pitié de moi ?… Conduisez-moi hors d’ici… Et si vous ne voulez pas, je vous maudirai, car vous m’aurez abandonnée à la souffrance…

 

— Eh bien, soit !… Venez… dit Pardaillan ému jusqu’au fond de l’âme par l’accent de douleur étrange qui éclatait dans la supplication de cette inconnue.

 

Ils atteignirent la porte Montmartre… Elle était fermée. Mais Pardaillan savait comment on vient à bout de la consigne d’un sergent d’armes, et il lui en coûta tout juste deux livres tournois pour lever les scrupules dudit sergent, et en conséquence, pour faire baisser le pont-levis. Dix minutes plus tard, il se trouvait avec la bohémienne sur cette route mal entretenue qui, serpentant à travers des marais, s’en allait vers le pied de la montagne.

 

« Les sieurs Picouic et Croasse avaient dit juste, réfléchissait Pardaillan. Cette malheureuse est folle. Que pourrai-je tirer d’elle ? »

 

Cependant, il entreprit d’interroger la bohémienne.

 

— Vous avez, dit-il, longtemps vécu avec le bohémien Belgodère ?

 

— Belgodère ?… Oui : un homme dur et méchant. Mais qui dira jamais la dureté et la méchanceté de l’évêque ?

 

— Et Violetta ?… Vous l’avez connue aussi ?…

 

— Je ne la connais pas… je ne veux pas la connaître.

 

— Rappelez-vous, de grâce : Violetta… la chanteuse.

 

— Je ne veux pas la connaître, dit Saïzuma avec une sorte de rudesse farouche.

 

Pardaillan demeura perplexe.

 

— Mais pourquoi ? demanda-t-il. Vous haïssez donc cette pauvre petite ?

 

— Non. Je ne la hais pas. Je ne l’aime pas… je ne veux pas la connaître… Je ne puis pas la voir.

 

Elle s’arrêta tout à coup, saisit le chevalier par le bras et murmura sourdement :

 

— Elle a un visage qui me fait trop souffrir… qui me rappelle trop de choses… ne me parlez jamais d’elle… jamais !

 

Alors elle se remit en marche. Et Pardaillan comprit qu’en effet, il ne pourrait tirer aucun renseignement de la folle.

 

Ils arrivèrent enfin sur le haut de la colline. Là s’élevait l’abbaye des bénédictines qui, à cette époque, était presque en ruine, tant les nonnes qui l’habitaient mettaient peu de soin à entretenir ce couvent jadis très riche, mais qui, en pleine décadence, n’avait plus guère alors qu’un revenu de deux mille livres.

 

Pardaillan se demandait jusqu’où la fantaisie de la folle allait l’entraîner. Il ne voulait et ne pouvait s’écarter de Paris. D’autre part, il eût éprouvé un remords à abandonner cette malheureuse toute seule en pleine campagne. S’il pouvait la décider à demander l’hospitalité dans le couvent ! Non seulement, lui pourrait tranquillement regarder Paris, mais encore il saurait où retrouver cette femme pour l’interroger en des circonstances plus propices…

 

— Madame, dit-il alors, vous voici hors Paris.

 

— Oui, dit la bohémienne ici je respire. Ici j’étouffe moins sous le poids des pensées qui, là-bas, tourbillonnaient autour de ma tête comme des oiseaux funèbres… Pensées de folie, sans doute. Que suis-je ?… Saïzuma, pas autre chose. Je suis Saïzuma. Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure ? Qui êtes-vous ?…

 

— Un homme qui passe. Vous avez vos douleurs. J’ai les miennes… Un ami, si vous voulez.

 

— Un ami ?… Qui peut être l’ami de la bohémienne… de la maudite ?

 

— Celui qui a pitié, madame, parce qu’il a souffert, jadis, il y a longtemps, c’est vrai, mais qui se souvient.

 

— Oui, votre voix me calme et me berce. Je sens, je devine que votre cœur n’est pas un cœur d’homme, car tous les hommes portent en eux la cruauté… Qui êtes-vous ? Un brave, certes ! Comme vous avez saisi ce monstre, là-bas, dans la triste auberge ! Comme vous l’avez puissamment jeté sur les loups qui hurlaient ! Votre main ! Je veux voir votre main ?

 

Pardaillan offrit sa main à la diseuse de bonne aventure. C’était un esprit lucide, comme on a pu voir. Mais il était de son temps. Et ce ne fut pas sans quelque émotion secrète qu’il attendit la sentence de la bohémienne. Saïzuma hochait la tête.

 

— Si j’aimais un homme, dit-elle, moi qui n’aime pas, qui n’ai jamais aimé, et qui n’aimerai jamais, si j’aimais un homme, je voudrais qu’il eût une main pareille à la vôtre. Vous êtes gueux, peut-être, et vous êtes prince parmi les princes. Je vous plains, et je ne vous plains pas. Vous portez en vous le malheur, et vous semez autour de vous le bonheur…

 

Saïzuma laissa retomber la main de Pardaillan.

 

« Par Pilate ! songea le chevalier qui se secoua. Je porte en moi le malheur ?… Ouais ! C’est ce qu’il faudra voir. Voyons, pauvre femme, reprit-il, puisque vous paraissez me témoigner quelque confiance, voici une maison où c’est un devoir d’accorder l’hospitalité à ceux qui sont errants et vagabonds par le monde. Croyez-moi : il faut vous y reposer deux ou trois jours. Et puis, je viendrai vous chercher. »

 

— Vraiment ?… Vous me viendrez chercher ?

 

— Je vous le promets. Il est difficile de vous oublier, quand une fois on vous a vue, si toutefois cela peut s’appeler vous avoir vue, puisque votre visage est toujours masqué.

 

— Alors je consens à m’arrêter ici, dit Saïzuma, qui parut n’avoir pas entendu cette allusion à son masque rouge.

 

Le chevalier, craignant que la folle ne revînt bientôt sur sa détermination, s’empressa d’aller agiter la grosse cloche du couvent, opération qu’il dut répéter à diverses reprises avant que la porte ne s’ouvrît. Une femme parut, qui ne portait pas le costume de religieuse et qui, apercevant un gentilhomme de bonne mine, eut un étrange sourire et fit un geste comme pour l’inviter à entrer.

 

— Pardon, dit le chevalier étonné, c’est bien ici l’abbaye des bénédictines de Montmartre ? Je ne me trompe pas ?

 

— Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit la femme. C’est bien ici le couvent des bénédictines que dirige très haute et puissante dame Claudine de Beauvilliers, notre sainte abbesse…

 

— L’abbesse Claudine de Beauvilliers ? fit Pardaillan, à qui ce nom était parfaitement inconnu. C’est possible. En tout cas, ma digne femme, ce n’est pas pour moi que je réclame d’elle l’hospitalité, mais bien pour cette infortunée bohémienne…

 

Il s’effaça et désigna Saïzuma. La sœur — car malgré son costume civil, fort délabré d’ailleurs, ce ne pouvait être qu’une religieuse — la sœur, donc, examina la bohémienne d’un coup d’œil rapide, et dit :

 

— Notre révérende abbesse Claudine de Beauvilliers nous interdit de recevoir les hérétiques ailleurs que dans une partie du couvent où nous-mêmes, nous ne pénétrons pas. Je vais y conduire cette femme.

 

— Je viendrai la rechercher sous peu de jours, peut-être dès demain.

 

— Quand il vous plaira, mon gentilhomme.

 

Saïzuma entra. La religieuse jeta au chevalier un nouveau sourire qui le surprit autant que le premier. Puis la porte se referma. Et Pardaillan s’éloigna, non sans réfléchir avec une inquiète curiosité à ce singulier sourire, à cette religieuse laïque, à ce couvent délabré, et enfin à cette sorte de désinvolture étrange avec laquelle, malgré le respect des termes, la sœur portière avait parlé de l’abbesse des bénédictines… Claudine de Beauvilliers.

XVI

LA VISION DE JACQUES CLÉMENT



Les nécessités de notre récit nous ramènent dans Paris, à l’extrémité de la Cité, dans le palais de la princesse Fausta. En cette élégante petite salle où déjà nous avons vu la Fausta aux prises avec le génie du mal souffler d’abord au duc de Guise une pensée de meurtre, puis essayer d’entraîner Pardaillan dans l’orbite de feu qu’elle parcourt comme un météore, là, disons-nous, elle parle cette fois à une femme.

 

Et cette femme que nous avons entrevue dans la scène d’orgie que nous avons dû décrire, c’est justement Claudine de Beauvilliers, l’abbesse des bénédictines de Montmartre. L’entretien tirait sans doute à sa fin, car Claudine était debout, prête à se retirer.

 

— Ainsi, disait Fausta comme pour résumer ce qui venait d’être dit, la petite chanteuse ?

 

— En parfaite sûreté parmi les filles de ma maison. Et bien fin, madame, qui l’irait là découvrir. Elle est d’ailleurs gardée à vue par ce Belgodère.

 

— N’importe… Veillez. Vous me répondez de cette petite sur votre vie ?

 

— Sur ma vie, j’en réponds, madame… Mais il me reste à savoir ce que je dois en faire… il m’a semblé entrevoir… que vous désiriez…

 

— Parlez clairement, dit Fausta impérieuse. Voyons, qu’avez-vous entrevu ?

 

— Que vous avez condamné cette Violetta à mourir, madame.

 

— Elle est jugée. L’exécution n’est que retardée.

 

— Oui !… Mais ce n’est pas tout, reprit Claudine de Beauvilliers après un silence, il m’a semblé que si cette exécution était retardée, c’est que la petite Violetta ne devait pas seulement mourir… et qu’avant la mort… elle devait…

 

Claudine de Beauvilliers s’arrêta.

 

— Avant qu’elle ne meure du corps, dit gravement Fausta, je veux qu’elle meure de l’âme. Voilà ma pensée. Et voilà ce que vous n’osez dire parce que la faiblesse de votre esprit vous montre une faute où il n’y a qu’une nécessité ; que cette vierge devienne une fille impure. Qu’elle soit la plus vile des malheureuses qui, là-haut, ne pouvant plus vivre de prières, vivent de leurs corps. Voilà mes ordres…

 

L’abbesse des bénédictines s’inclina, comme courbée par cette voix glaciale.

 

— Quand cela sera, reprit Fausta, vous me préviendrez. Allez.

 

Claudine de Beauvilliers fit une nouvelle révérence, presque un agenouillement, puis se retira.

 

— Elles n’osent pas parler, murmura Fausta quand elle fut seule, et elles osent le reste ! Moi, vierge, qu’aucune pensée d’amour n’a jamais troublée, je sais dire ce qu’il faut, et j’emploie les mots nécessaires…

 

Elle s’arrêta court. Son visage pâlit soudain. Et son sein se souleva. Un instant, son regard éperdu demeura fixé sur une image qui, sans doute, flottait devant ses yeux… Il y eut dans l’esprit de cette femme une effroyable lutte qui se traduisit par les convulsions qui soudain ravagèrent cette figure d’habitude immuable :

 

— Ah ! murmura-t-elle dans un souffle d’épouvante, est-il bien vrai que j’ignore encore le trouble d’amour auquel sont sujettes les autres femmes !… Quoi ! Moi ! Moi !… Oh ! je m’arracherai plutôt le cœur !…

 

Et ses deux mains, ses mains admirables qui semblaient taillées dans le marbre le plus pur, par un sculpteur de génie, se posèrent sur son sein avec une rudesse violente ; ses ongles acérés menacèrent sa propre poitrine, comme si vraiment elle eût été prête à s’arracher le cœur…

 

Peu à peu, elle s’apaisa. Cette physionomie reprit la majesté sereine qui la faisait si absolument remarquable. Lorsque Fausta se fut calmée, elle appela et donna un ordre à la servante qui se présenta.

 

Quelques instants plus tard, une jolie femme, légère, gracieuse, vive dans ses gestes et ses mouvements, entra souriante ; et elle était si légère dans sa marche qu’il fallait y regarder à deux fois avant de s’apercevoir qu’elle boitait quelque peu. Celle qui venait d’entrer dans le boudoir de Fausta était Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier, sœur du duc de Guise, du duc de Mayenne et du cardinal de Guise.

 

— Quelles nouvelles ? demanda Fausta avec un sourire où il y avait peut-être une expression amicale qui ne lui était pas habituelle.

 

— Bonnes et mauvaises…

 

— Voyons d’abord les mauvaises…

 

— Parce qu’elles sont les plus redoutables ?

 

— Non, parce qu’elles sont généralement plus importantes…

 

— Eh bien, mon frère…

 

— Ah ! c’est le duc de Guise que concernent les mauvaises nouvelles ?

 

— Oui, ma reine… Là, il y a échec sur toute la ligne. D’abord Henri se réconcilie avec Catherine de Clèves, et ensuite il est plus que jamais épris de la petite chanteuse, surtout depuis sa disparition…

 

Fausta tressaillit. Et la duchesse de Montpensier put se rendre compte qu’elle venait en effet de lui porter un coup dur.

 

— Racontez, dit la princesse d’un ton bref.

 

— Eh bien, voici. Tout d’abord, sachez que mon frère a eu une entrevue avec la vieille reine.

 

— Je sais. Passez.

 

— Mais savez-vous aussi ce qui s’est passé dans cette entrevue ? Eh bien ! la Médicis s’est soumise !

 

— Vraiment ! dit Fausta sur un ton singulier.

 

— Je le tiens d’Henri lui-même.

 

— En sorte que voilà levé l’obstacle le plus redouté par le duc. Rien ne l’empêche donc de pousser sa victoire ?

 

— Oui. Et la preuve, madame, c’est qu’il veut s’emparer au plus tôt de la personne du roi.

 

— Vous êtes sûre que Guise va déployer une telle énergie ?

 

S’il y avait de l’ironie dans cette question, cette ironie était du moins si bien dissimulée que la duchesse de Montpensier n’en eut pas la perception. Elle répondit donc :

 

— Tout à fait sûre, madame. Mon frère m’a exposé son plan qui est admirable : feindre une soumission momentanée, aller trouver Valois sous prétexte de discussion et d’états généraux à assembler : y aller d’ailleurs avec des forces… nos plus intrépides ligueurs seront de la partie… J’en serai aussi, madame. Alors, on s’emparera de Valois, et… tout simplement, on l’enfermera en quelque bon couvent… non sans l’avoir tonsuré un peu.

 

Marie de Montpensier éclata d’un joli rire clair. Fausta demeura grave.

 

— C’est vraiment admirable, dit-elle simplement.

 

— Oh ! vous verrez, madame, continua follement la jolie duchesse, ce sera une haute comédie. Savez-vous qui tonsurera Valois ?… Moi, madame, moi-même !… J’ai déjà les ciseaux !

 

Et Marie de Montpensier agita dans un geste de menace les ciseaux d’or qu’elle portait suspendus à une chaînette.

 

— Vous en voulez donc bien au roi ? demanda Fausta.

 

— Au roi ?… Quel roi !… Vous voulez dire à frère Henri, madame ?… Oui, je lui en veux !… N’a-t-il pas eu l’audace de me conseiller devant toute la cour de me faire faire un soulier plus haut que l’autre ! Le misérable ! J’en ai pleuré de rage. J’entends encore le ricanement des mignons !

 

Et une larme pointa, en effet, aux yeux de la duchesse.

 

— Comme si je boitais ! reprit-elle. Voyez, madame, est-ce que je boite ? ajouta-t-elle en faisant quelques pas rapides et légers.

 

— Non, ma mignonne, vous ne boitez pas. Et il faut avoir l’âme perverse d’un Hérodes pour soutenir une telle monstruosité…

 

— N’est-ce pas ?…

 

Ce que ne disait pas la duchesse de Montpensier, ce que savait très probablement Fausta, ce que racontait en tout cas la chronique scandaleuse de cette époque où le scandale s’épanouissait en floraisons touffues, c’est que la belle duchesse avait eu un caprice pour Henri III ; que ce caprice, étourdie comme elle était, elle n’avait pu le dissimuler ; et qu’Henri III l’avait assez rudement repoussée.

 

— C’est donc entendu, reprit Fausta, c’est vous qui allez affliger à Henri de Valois…

 

— La tonsure ! s’écria la duchesse consolée.

 

— Oui. Est-ce là la bonne nouvelle que vous m’apportez ?…

 

— Non, madame, et puisqu’il faut vous dire tout de suite, sachez que ma mère est à Paris.

 

— La duchesse de Nemours est à Paris ! murmura Fausta soudain intéressée.

 

— Oui. Et je l’ai gagnée à votre cause !… Ma mère vient de Rome où elle a vu Sixte, il y a deux mois. Elle a eu un long entretien avec celui que les cardinaux rebelles persistent à appeler encore le pape.

 

— Et alors ? demanda Fausta qui suivait avec une profonde attention.

 

— Alors… ma mère est revenue avec la conviction que Sixte est un dangereux hypocrite décidé à ne travailler que pour lui-même. La voyant dans ces dispositions, je lui ai parlé de ce conclave secret où les plus ardents et les plus généreux des cardinaux se sont réunis pour choisir un nouveau chef… en sorte que l’Église romaine ferait exactement ce que nous voulons faire avec Henri de Valois… Et elle a accueilli l’idée de ce nouveau pape, du moment qu’il était tout acquis aux intérêts de notre maison.

 

— C’est vraiment là une bonne nouvelle, ma chère enfant ! dit Fausta dans les yeux de qui passa un éclair. Si la duchesse de Nemours est avec nous, je crois que de grandes choses s’accompliront avant peu…

 

Elle ferma les yeux, comme si, malgré toute la puissance de son caractère, elle eût été éblouie de sa vision.

 

— Seulement, reprit alors la duchesse de Montpensier, ma mère veut connaître ce nouveau pape avant de s’engager dans une aussi terrible aventure.

 

— Elle le connaîtra… vous pouvez le lui dire.

 

— Et qui le lui fera connaître ?

 

— Moi, dit Fausta.

 

Et comme si elle eût voulu échapper à de nouvelles questions elle reprit aussitôt :

 

— Mais vous deviez, disiez-vous, m’annoncer aussi de mauvaises nouvelles ?

 

— Je reprends donc mon récit : après son entrevue avec la reine mère, mon frère est rentré dans son hôtel. Il était si joyeux que nous avons tous vu qu’un grand événement avait dû arriver. Le lendemain, comme j’étais venue à nouveau à l’hôtel de Guise, mon frère me parla lui-même de la scène de l’autre soir ; il le fit sans colère… Du moment qu’il a tué, mon frère est apaisé. Loignes étant mort, Guise n’a plus de colère.

 

— J’ignorais, dit Fausta, que le duc fût à ce point généreux.

 

— Mais la duchesse de Guise ne l’ignore pas, madame !… C’est donc sans étonnement que j’ai vu tout à coup entrer Catherine de Clèves dans le cabinet de mon frère qui, d’abord, demeura stupéfait d’une pareille audace et porta la main à sa dague… La duchesse, sans un mot, se mit à genoux ; puis comme frère haletait, elle murmura :

 

« Loignes est mort ; morte ma folie… »

 

Elle savait bien ce qu’elle disait ; car la main de mon frère cessa de se crisper sur la poignée de sa dague ; la duchesse eut un sourire que seule je vis… Alors je sortis… mais de la pièce voisine j’entendis les éclats de voix de mon frère et les explications de Catherine… Cela dura deux longues heures ; puis peu à peu, cela s’apaisa. Alors je rentrai… Mon frère me dit qu’il exilait la duchesse de Guise en Lorraine, et ce fut tout.

 

— Ceci est un bel exemple de magnanimité, dit paisiblement Fausta.

 

— Je crois bien qu’il y a chez mon frère plus d’indifférence que de générosité. Ce qui le trouble, ce qui le bouleverse au point que j’ai vu des larmes dans ses yeux brûlés de fièvre, c’est la disparition de la petite chanteuse…

 

— Ainsi, il l’aime ?…

 

— C’est peu dire… Il a juré de fouiller tout Paris pour la retrouver et a fait commencer des recherches…

 

Un livide sourire passa sur la physionomie de Fausta.

 

— Ainsi, reprit-elle après un assez long silence méditatif, vous êtes sûre de tenir Henri de Valois ?…

 

— Je vous l’ai dit, madame, fit la duchesse de Montpensier étonnée de cette brusque saute.

 

— Et vous croyez que votre frère le duc de Guise va chercher à s’emparer du roi ?

 

— Il s’y prépare…

 

— Enfant ! Et si je vous disais que je suis renseignée, que je connais comme si je l’avais entendu l’entretien de Catherine de Médicis et du duc de Guise !

 

— Vous savez tant de choses, madame, que je ne m’étonnerais pas…

 

— Si je vous disais que la vieille Florentine, pétrie d’astuce, a joué votre frère !…

 

— Comment cela, madame ?

 

— Si je vous disais enfin que le duc a promis d’attendre patiemment la mort d’Henri III !…

 

— Oh ! madame, ce serait là une affreuse trahison de mon frère envers la Ligue et envers sa famille !

 

— Ce n’est pas une trahison, c’est un acte de diplomatie. Soldat, homme d’épée et de violence, Guise a voulu jouer au diplomate. Il y est enferré : Guise, pendant au moins une année, ne tentera rien contre Henri III.

 

— Alors… fit la duchesse de Montpensier dont le joli visage se convulsa, mais alors… ma vengeance m’échappe, à moi !…

 

— Non, si vous savez vouloir, si vous avez confiance en moi, si vous m’écoutez…

 

— Ma confiance en vous est sans borne, madame. Qui êtes-vous ? Je le sais à peine. Ce que vous voulez, je n’ose le sonder. Et pourtant vous êtes ma reine, ma vraie souveraine. Parlez donc, car je suis décidée à tout pour frapper Henri de Valois.

 

La Fausta parut réfléchir quelques minutes. Alors, avec cette voix d’étrange et pénétrante douceur qui lui donnait une si grande force de persuasion :

 

— Marie, dit-elle, vous êtes la forte tête de votre famille. C’est grâce à vous que les Valois s’éteindront et que la dynastie des Guise montera sur le trône. De vos trois frères, l’un, Mayenne, est trop gras pour avoir de l’esprit ; il vendrait son âme pour un bon pâté ; l’autre, le cardinal, est un soudard brutal qui ne peut pas coudre deux idées ensemble ; le troisième, enfin, le duc, est stupide d’amour ; cette passion pour une malheureuse bohémienne le rend incapable de conseil et d’action. Quant à votre mère, elle en est encore à Poltrot de Méré. C’est une noble créature, mais qui depuis l’assassinat de son mari, se figure par trop que l’univers ne doit avoir d’autre but que d’occire les huguenots… Vous seule, mon enfant, vous savez tout voir et tout comprendre. La situation est dangereuse. Voulez-vous tout sauver d’un coup ?…

 

— Je suis prête, madame… ordonnez… que faut-il ?…

 

— Il faut, dit Fausta, qu’Henri de Valois meure. C’est très joli de le vouloir tondre, et vous avez une grâce infinie à agiter vos ciseaux d’or. Mais si Henri III ne meurt pas, c’est une affreuse catastrophe que vous préparera Catherine de Médicis.

 

La jolie duchesse écoutait en frissonnant cette femme si belle qui parlait de meurtre, comme elle eût, elle, parlé d’un bijou. La Fausta parut méditer encore. Et cette méditation, bien que son visage demeurât pur et serein, devait sembler terrible à Marie de Montpensier, car elle n’osa l’interrompre.

 

— Comprenez-vous bien, reprit tout à coup Fausta, qu’Henri de Valois est condamné…

 

— À mourir, madame, demanda sourdement la duchesse.

 

— Oui, dit Fausta glaciale, je le condamne à mort.

 

— Et qui sera l’exécuteur, madame ? balbutia la duchesse.

 

— Vous ! répondit Fausta.

 

La duchesse de Montpensier pâlit.

 

— Voici la situation, dit froidement Fausta. Henri de Guise a juré à la Médicis d’attendre patiemment la mort d’Henri III. À ce prix, on lui a promis que le roi le désignerait pour son successeur. Valois peut vivre dix ans, vingt ans, malgré toutes les apparences. Et ne vécût-il même que quelques mois, c’en est assez. La vieille reine saura mettre ce temps à profit et fomentera la destruction des Guise comme elle a fomenté la destruction des Châtillon. Choisissez donc : ou de tuer, ou d’être tuée…

 

La belle duchesse frissonna.

 

— Il faut agir, continua âprement Fausta. Les temps sont révolus. Si vous reculez maintenant, prenez garde, vous allez tomber.

 

— Tuer ! murmura Montpensier, tuer de mes mains ! Oh ! je n’aurai jamais ce courage…

 

— Valois aura donc le courage de faire rouler votre belle tête sous la hache du bourreau ! Insensée ! Famille d’insensés qui ne veut pas voir ! Vous en avez trop fait, tous, pour que vous puissiez espérer l’oubli, lors même que vous renonceriez à vos prétentions. C’est un duel à mort que vous avez engagé. Si Henri III et la Médicis ne meurent pas, c’est la famille des Guise qui va s’éteindre dans quelque terrible aventure. Adieu, ma mignonne, allez réfléchir au dernier sourire que vous aurez lorsque vous poserez la tête sur le billot…

 

— Un mot, madame, s’écria la duchesse hors d’elle-même, un seul mot : je suis prête à agir ! Mais comment, moi, faible femme…

 

— Êtes-vous vraiment décidée ? demanda Fausta en reprenant sa place dans le fauteuil qu’elle venait de quitter.

 

— Je suis résolue à tout au monde pour frapper Valois, dit la duchesse avec une énergie qui contrastait avec le ton de mièvrerie qu’elle avait jusque-là conservé.

 

— Bien. Vous voilà telle que je vous souhaitais… Vous voilà dans l’état d’esprit nécessaire pour mener jusqu’au bout le grand œuvre. Et maintenant, je vous le demande, en quoi est-il nécessaire que vous plongiez vous-même vos jolies mains fines et délicates dans le sang du condamné ?

 

— Ah ! ah ! je commence à comprendre…

 

— Il suffit que vous inspiriez à quelqu’un la haine même qui vous anime…

 

La duchesse tressaillit.

 

— Quelqu’un ! murmura-t-elle. Où trouver l’homme en qui j’aurais assez de confiance pour lui dire ce que je n’ose pas me dire à moi-même ?… Il faudrait donc que ce quelqu’un porte déjà dans son cœur une haine terrible contre Valois…

 

— Ou un amour tout aussi terrible pour vous, dit Fausta négligemment. Cet homme existe…

 

Cette fois, Marie de Montpensier devint livide. Son sein palpita. Ses mains furent agitées d’un tremblement convulsif.

 

— Jacques ! balbutia-t-elle dans un souffle.

 

— Oui, le moine Jacques Clément, dit Fausta avec cette forte énergie d’accent qu’elle employait dans les grandes occasions. Jacques Clément vous aime d’une passion absolue. Vous êtes pour lui l’ange de la débauche qui fait frissonner la chair, et l’ange de l’amour qui verse au cœur les charmes tout-puissants…

 

— Pauvre ami ! murmura la duchesse tout bas.

 

La Fausta se leva.

 

— Voulez-vous que meure celui qui vous a insultée ? dit-elle d’une voix basse et ardente.

 

— Oui, je le veux ! haleta la duchesse avec un indescriptible accent de haine.

 

— Voulez-vous que votre frère soit roi ?… Voulez-vous être la première à la cour de France, humilier ceux et celles qui vous ont humiliée, triompher par le luxe et la puissance, régner peut-être sous le nom de ce frère ?…

 

— Oui, je le veux ! répéta la duchesse enivrée…

 

— Soyez donc fidèle et obéissante, dit alors la Fausta en se redressant, tandis qu’une auréole de majesté étincelait sur son front. Allez, ma fille… agissez sans discuter… obéissez à celle qui vous parle en ce moment…

 

— Oh ! s’écria la duchesse frappée d’une sorte d’effroi vertigineux, qui donc êtes-vous, madame, vous qui parlez comme si vous déteniez la souveraine puissance ? vous qui bouleversez mon esprit ? vous dont la voix me pénètre et dont les paroles me semblent un rêve ?…

 

— Je suis, dit Fausta qui se transfigura dans un rayonnement de grandeur, je suis celle qui vous est envoyée par le conclave secret ; je suis celle qui a été élue pour combattre Sixte, traître aux destinées de l’Église ! Je suis celle qui parle haut parce que la parole qu’elle vous apporte est la parole même de Dieu !… Je suis la papesse Fausta Ire

 

La duchesse de Montpensier, effarée, l’esprit exorbité par un immense étonnement, jeta un regard sur la femme qui parlait ainsi, et elle la vit si rayonnante, si suprêmement belle et majestueuse dans son attitude, qu’elle recula, ploya les genoux et se prosterna, éblouie, fascinée… La Fausta alla à elle, la releva doucement, la baisa au front et dit :

 

— Allez… vous serez un de mes anges !…

 

Et la duchesse de Montpensier, éperdue, obéissante comme une enfant, sortit à reculons, courbée sous le geste de Fausta, geste d’irrésistible autorité, geste de bénédiction, geste terrible qui épandait de la mort et armait le bras de Jacques Clément !…

XVII

LA VISION DE JACQUES CLÉMENT (suite)



Le couvent des Jacobins était situé rue Saint-Jacques et s’adossait presque aux murs d’enceinte ; à ses pieds se creusaient les fossés Saint-Michel qui ont laissé leur nom au boulevard actuel ; non loin du couvent s’ouvrait la porte Notre-Dame-des-Champs, au-delà de laquelle s’étendaient des jardins bien cultivés parmi lesquels commençaient à s’élever quelques maisons de plaisance. L’endroit était paisible et presque triste. On n’y voyait, comme rares passants, que des moines glissant silencieusement sur l’herbe poussée à l’ombre des maisons.

 

Le prieur des Jacobins s’appelait Bourgoing. C’était un homme grand et de forte corpulence, au visage réjoui, fort enclin à se mêler de politique, mais au demeurant, pas méchant. Il aimait ses aises. Il avait assez d’énergie pour soutenir avec âpreté les intérêts de son monastère qui se confondaient avec ses propres intérêts. C’était d’ailleurs un fanatique partisan de Guise et de la Ligue ; il tenait Henri de Valois en profonde horreur, il avait fortement contribué à fonder la vaste congrégation du Chapelet, et c’est lui qui avait mis à la mode ce dicton populaire :

 

Qui n’a pas de chapelet au cou

Mérite d’y avoir un licou.

 

C’était par moments un homme de plaisanterie. Quelques mois avant la journée des Barricades, alors que Paris commençait à s’échauffer fort contre le favori d’Henri III — le duc d’Épernon, grand mangeur et gaspilleur d’argent s’il en fût —, le prieur Bourgoing s’était un jour rencontré avec ledit duc d’Épernon et, à mots couverts, lui avait reproché ses dépenses extravagantes. À quoi d’Épernon avait répondu qu’il avait le droit de dépenser beaucoup d’argent, ayant dépensé beaucoup de sang pour exterminer les hérétiques, ce qui était un impudent mensonge.

 

Bourgoing ne répondit rien, mais, peu de jours après, répandit dans Paris une forte brochure sur la première page de laquelle s’étalait en gros caractères :

 

« Grands faits d’armes de M. le duc d’Épernon contre les hérétiques. »

 

Ceux qui achetaient la brochure l’ouvraient et trouvaient toutes les pages intérieures blanches. Sur chaque page, il n’y avait qu’un mot. Et ce mot, c’était :

 

— Rien.

 

Le prieur rit beaucoup de son innocente facétie, et d’Épernon faillit en avoir la jaunisse.

 

Le soir où nous pénétrons dans le couvent des Jacobins, le prieur, commodément installé sur les coussins d’un vaste fauteuil, les mains croisées sur son respectable ventre, les yeux mi-clos, écoutait un de ses moines qui semblait sa vivante antithèse. Maigre, de figure ascétique, un visage pâle illuminé par deux grands yeux brûlés de fièvre, la bouche sévère, tel était ce moine qui venait d’achever un récit où il avait dû confesser quelque grave péché, car il baissait la tête, tandis que le prieur souriait.

 

— Hum ! fit enfin messire Bourgoing, évidemment, mon fils, vous avez eu tort d’entrer dans cette caverne où vous risquiez de rencontrer Satan, toujours prêt à emporter une âme. Et vous dites, mon fils, que ces femmes se sont à demi déshabillées ?… Et que leurs attitudes impudiques ont déchaîné en vous tous les démons de la luxure ?

 

— Hélas ! mon révérend, il n’est que trop vrai ! dit le moine d’un ton de profond désespoir.

 

— Souviens-toi… que la chair est faible. Mais enfin, frère Clément, vous avez résisté ?

 

— Oui, mon révérend.

 

— Et triomphé ?… En somme, vous êtes sorti victorieux de cette épreuve ? ajouta le prieur avec une curiosité peut-être un peu échauffée.

 

— C’est bien là ce qui me console quelque peu, mon révérend. J’ai pu fuir…

 

— Tel le pur et candide Joseph laissant son manteau entre les mains de l’indigne et perverse Putiphar. Savez-vous que c’est fort beau, frère Clément ?… hum ! je veux dire qu’au bout du compte, vous n’avez péché que par imprudence.

 

— Votre Révérence est mille fois trop bonne, dit Jacques Clément en s’inclinant avec respect.

 

— Vous vous abstiendrez donc pendant quatre jours de toute nourriture, hormis le pain et l’eau : vous direz trois fois dans la nuit, à des heures convenablement espacées, le psaume de la pénitence, et pour le surplus je réfléchirai, mais je pense que ce pieux exercice pourra suffire à mettre en fuite les tentations périlleuses. Allez en paix…

 

Le moine s’inclina et sortit, les bras croisés sur la poitrine, le capuchon rabattu sur les yeux. Par les longs couloirs déserts, il regagna sa cellule. À peine fut-il sorti de chez le prieur que celui-ci se leva, alla ouvrir une porte, et alors une femme enveloppée entièrement d’un manteau sombre entra… C’était la duchesse de Montpensier.

 

— Vous avez entendu ? demanda Bourgoing.

 

— Oui, fit la duchesse avec un soupir ; ce pauvre jeune homme a bien peur du péché… Et pourtant, ajouta-t-elle avec un sourire, le péché ne se présente pas à lui sous une forme si effrayante…

 

— Ah ! madame, dit le prieur avec un autre soupir, que ne m’est-il donné d’avoir à éprouver ma résistance !… Mais, ajouta-t-il en reprenant soudain le ton qui convenait à son caractère et à la dignité dont il était revêtu, à quelles extrémités faut-il que nous en arrivions pour le salut de notre sainte Église !…

 

Cependant, Jacques Clément était arrivé à sa cellule dont, selon la règle, il laissa la porte ouverte. Il se mit à genoux sur le carreau et, levant les yeux vers un crucifix qui était l’unique ornement de la muraille, il commença ses oraisons. Mais bientôt, il baissa la tête avec une sorte de désespoir farouche et ferma les yeux.

 

— Le péché est en moi ! murmura-t-il. Ce n’est pas la divine figure que je vois, c’est son image, à elle !… Seigneur, Seigneur, ayez pitié de votre humble serviteur…

 

Il se courba lentement jusqu’à ce que son front allât toucher le carreau. Et il demeura dans cette position, immobile, silencieux… Seulement, un râle continu s’échappait de sa gorge. Et ce râle était un sanglot…

 

Le moine demeura ainsi, en une longue méditation, jusqu’au moment où la cloche sonna pour l’office nocturne. Alors il se releva, sortit de sa cellule, et descendit vers la chapelle. Le long des couloirs, d’autres moines marchaient silencieusement.

 

La chapelle, faiblement éclairée par de rares flambeaux, se remplit peu à peu, les moines prenant chacun leur place suivant leur grade dans la hiérarchie.

 

Oremus ! cria de nouveau le prieur. Mes frères, prions pour que le projet d’une puissante princesse favorable à notre Église soit couronné d’une pleine réussite.

 

Le même murmure se fit entendre à nouveau, suivi bientôt du même silence.

 

Oremus ! cria pour la troisième fois le prieur. Mes frères, prions pour le salut de l’un de nos frères qui a eu à soutenir un rude assaut du Malin, et qui va faire sa confession.

 

Jacques Clément quitta sa stalle, s’avança jusqu’au milieu du chœur, se prosterna et dit :

 

— Mes frères, je m’accuse d’avoir pénétré dans un lieu de perdition, et d’avoir rassasié mes yeux de la vue d’objets impurs.

 

Un frémissement imperceptible agita les frocs. Il se fit un grand silence. Du fond des capuchons, les yeux luisants se braquèrent sur frère Clément. Jacques Clément tremblait. Une âpre et douloureuse volupté l’étreignait à la gorge. Mais l’impitoyable prieur avait commandé : il fallait obéir.

 

— Mes frères, dit-il, ces objets impurs, c’étaient d’abord des tableaux licencieux dont vous ne pouvez avoir aucune idée et dont la vue provoqua en votre malheureux frère un trouble profond…

 

Oremus ! oremus ! tonitrua Bourgoing d’une voix que plus d’un moine jugea étrange.

 

— Mes frères, ce fut encore une table magnifiquement servie, où on me força de m’asseoir. Je dus manger de ces mets exquis, tels que poulardes rissolées dans leur jus, confitures fondantes sous le palais, et je m’accuse surtout du plaisir que je pris à un pâté de venaison dont chaque bouchée me mettait du feu à la langue…

 

Oremus ! oremus ! bégaya Bourgoing d’une voix pâteuse et pleine de salive.

 

Les moines qui venaient de dévorer leur portion de haricots cuits à l’eau et au sel reprirent leur oraison en se passant la langue sur les lèvres et se regardant l’un l’autre en hochant la tête.

 

— Quant aux vins, reprit Jacques Clément avec un sincère désespoir, il est certain qu’ils sortaient de quelque raisin démoniaque, tant ils paraissaient doux et parfumés, et tant ils répandaient une douce chaleur par tout le corps, en sorte que, et ceci est peut-être un semblant d’excuse, mes frères, en sorte, que dès le deuxième verre, j’étais vino perturbatus.

 

D’un mouvement machinal, le prieur Bourgoing claqua la langue. Mais se reprenant aussitôt :

 

Oremus ! oremus ! cria-t-il d’une voix étranglée par un accès de toux.

 

Et l’oraison des malheureux moines qui venaient, sur leur plat de haricots, de boire un verre de mauvaise piquette prit cette fois une allure désordonnée, comme si vraiment les vins de la confession leur eussent monté à la tête. Quant à Jacques Clément, il frappait sa poitrine à grands coups.

 

— Mes frères, dit-il, c’est le plus terrible qu’il me reste à confesser.

 

Les moines frissonnèrent, et plus d’un maudit de bon cœur la confession publique qui déchaînait en eux toutes les tentations défendues. Mais Bourgoing avait peut-être son idée…

 

— Ce que je vis enfin, reprit Jacques Clément, ce que je vis dans ce lieu de perdition, ce furent des femmes, mes frères… non des femmes telles que nous les voyons dans nos églises ou par les rues, décemment vêtues, mais des êtres sataniques, d’une beauté inconcevable, bien qu’elles fussent masquées, et si peu vêtues, mes frères, que ce n’est pas la peine de parler de leurs vêtements…

 

Ce fut un silence glacial qui s’établit parmi les moines… un silence d’où montaient des souffles rauques.

 

— Une surtout, continua le pénitent, une d’entre ces femmes détestables, m’enlaça de ses caresses… et là, mes frères, ah ! si je ne commis pas l’horrible péché, si je ne roulai pas dans les abîmes de honte, c’est que profitant d’une dernière lueur de chasteté, je rassemblai tout mon courage et pus m’enfuir…

 

Oremus ! oremus ! oremus ! balbutia le prieur en jetant des yeux hagards sur les figures congestionnées de ses moines dont plusieurs finirent par rabattre entièrement leurs capuchons sur leurs visages.

 

Cependant le prieur Bourgoing, ayant affermi sa voix, donnait maintenant ses ordres pour sauver l’âme en danger de perdition et chasser les démons acharnés sur le pauvre frère.

 

— Que chacun de vous, dit-il, récite par trois fois dans le courant de cette nuit sept Pater et sept Ave, et une fois le psaume de la pénitence. Pour ce surcroît de besogne, mes frères, vous serez dispensés des offices nocturnes ; que chacun demeure donc enfermé dans sa cellule. Quant à frère Clément, nous lui avons déjà indiqué en partie les actes de contrition qu’il aura à remplir. Nous lui compléterons demain sa pénitence, et en attendant, nous l’autorisons par grâce spéciale à demeurer seul au chœur de la chapelle jusqu’à ce que minuit sonne afin que seul avec lui-même, il puisse repasser les détails de sa faute et implorer son pardon.

 

Amen ! dirent les moines d’une seule voix.

 

Alors ils sortirent en rang, les mains croisées, la tête penchée. Puis le prieur sortit à son tour. Puis le sacristain éteignit les deux ou trois flambeaux qui brûlaient dans la chapelle. Dès lors, elle ne fut plus éclairée que par la veilleuse suspendue au plafond par une longue chaîne.

 

Jacques Clément, prosterné, essaya de prier comme il avait essayé dans sa cellule. Dans ce visage pâli par le jeûne qu’il s’imposait depuis qu’il avait pénétré dans la maison Fausta, les yeux brûlés de fièvre paraissaient seuls. Parfois un frisson le secouait.

 

Devant lui, ce n’était pas le tabernacle qu’il voyait et l’image de Dieu qu’il appelait avec la profonde ardeur d’une foi absolue, c’était l’image d’une femme qu’en vain il essayait d’écarter. Elle était jolie plutôt que belle, avec des lèvres rieuses et des yeux moqueurs, et une attitude décidée qui la faisait plus jolie encore… Et c’était l’image de Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier.

 

— Seigneur, murmurait le jeune homme, ainsi, malgré la pénitence, malgré la confession publique devant mes frères assemblés, malgré le jeûne et la prière, l’amour me dévore, l’amour me transporte… Seigneur, ayez pitié de moi !…

 

Il frappa les dalles de son front… Mais toujours la souriante image se balançait mollement devant lui et tendait ses bras, et il sentait sur ses lèvres la brûlure des baisers que jamais il ne pourrait oublier.

 

Peu à peu, dans ce cerveau vidé par le jeûne, exaspéré par l’amour, commencèrent à se produire les phénomènes d’hallucination. Les ténèbres, par moments, s’emplirent de lueurs. Au fond de la chapelle, il y eut des bruits qui le faisaient violemment tressaillir…

 

Tout à coup, Jacques Clément, qui jusque-là avait ardemment prié, fixa son attention sur ce fait : il était seul, dans la nuit, au fond de la chapelle… Et minuit allait sonner ! Dès lors une sourde terreur commença à monter en lui.

 

Jacques Clément était dans cette misérable situation d’esprit, où la pensée s’envole en lambeaux, où l’énergie se dissout, où les forces vives de l’homme se disloquent et s’effondrent.

 

Un bruit sec, lointain, venu de quelque part, il ne savait d’où, le fit sursauter. Ce bruit, c’était celui de l’horloge, précédant l’heure qui va sonner… Et dans le grand silence terrible qui enveloppait le moine, l’heure sonna avec une désespérante lenteur. Une sueur glaciale inonda son visage. Il compta les coups en frémissant, la gorge serrée par une inexprimable angoisse.

 

— Neuf !… Dix !… Onze !… Douze !…

 

Ses cheveux se hérissèrent sur sa tête… il fit un effort pour se lever et retomba à genoux, pétrifié, convulsé par une horreur sans nom… Car à ce douzième coup… à ce coup fatal du terrible minuit… la chapelle là-bas, au fond du chœur, à l’endroit même où se trouvait la porte des tombeaux souterrains, s’était éclairée d’une lueur étrange. D’une lueur que Jacques Clément comprit aussitôt ne pas être dans son imagination… une lueur réelle… extérieure à lui… Cela formait comme un nimbe très doux…

 

Un cri expira à ce moment dans sa gorge… La porte s’ouvrait !… Le prodige s’accomplissait… une apparition se montrait…

 

Mais au lieu du spectre qu’il attendait, ce que vit Jacques Clément, ce fut une éblouissante et radieuse figure… une femme jeune, adorablement belle, avec de grands cheveux blonds répandus sur ses épaules… et elle était vêtue de blanc… et elle tenait à la main une dague dont les reflets d’acier luisaient…

 

Jacques Clément, extasié, joignit les mains… Cette figure représentait celle de Marie de Montpensier !… celle qu’il adorait !…

 

Cependant l’apparition ne faisait aucun mouvement, ne s’avançait pas et regardait le moine en lui souriant d’un sourire infiniment doux, ou du moins qui semblait tel à Jacques Clément. Quelques secondes s’écoulèrent, pendant lesquelles cette horreur qui le paralysait se dissipa en partie.

 

— Qui es-tu ? dit-il alors d’une voix haletante, à peine compréhensible. Es-tu l’image de celle que j’aime !… Es-tu d’essence divine, ou bien est-ce l’enfer qui me soumet à une nouvelle épreuve ?…

 

L’apparition parla. D’une voix douce, bien timbrée, ou chaque mot sonnait clair, elle dit :

 

— Rassure-toi, Jacques Clément… Je ne suis pas un être d’enfer… et la preuve, la voici !…

 

À ces mots, l’apparition trempa sa main tout entière dans une vasque contenant de l’eau bénite.

 

— Qui es-tu alors ?… interrogea ardemment le moine…

 

— Je ne suis pas non plus d’essence divine… Je suis un de ces êtres aériens qui servent de messager au ciel et font que le Seigneur peut communiquer ses ordres aux hommes qu’il a choisis pour exécuter ses volontés… je suis ce que, sur terre, vous appelez un ange…

 

— Mais pourquoi, balbutia le moine transporté, pourquoi as-tu pris ce visage ?….

 

— Parce que c’est celui de l’être que tu aimes. Le Très-Haut a entendu tes prières. Il a pitié de toi… Et si j’ai pris la figure que tu me vois, c’est qu’il t’est permis d’aimer cette femme…

 

Jacques Clément poussa un cri rauque. Tout ce que la joie humaine peut exprimer de délices, d’étonnement, d’émerveillement, s’exhala dans ce cri :

 

— Il m’est permis de l’aimer ! bégaya-t-il.

 

— Oui… à condition que tu exécutes les ordres que je viens te communiquer…

 

Jacques Clément tendit ses bras raidis vers l’apparition. Ses yeux s’exorbitèrent. Sa tête pencha en arrière et son corps se plia légèrement en arc. Toute terreur avait disparu de son esprit…

 

— Parle ! dit-il d’une voix d’extase, parle encore, ô toi dont la vue m’enivre et dont la voix me charme…

 

L’ange eut un imperceptible sourire de malice et dit :

 

— Je suis le messager du Dieu tout-puissant et te viens avertir des ordres divins. Jacques, Jacques ! écoute… Là-haut, la couronne du martyre se prépare pour toi… Et ici-bas, c’est la couronne d’amour qui t’est promise !…

 

— Que dois-je donc faire ? s’écria le jeune moine transporté, transfiguré.

 

— Tu dois accomplir l’acte suprême, qui délivrera le peuple de France… le peuple de Dieu : tu as été choisi pour frapper Valois… Par toi le tyran doit être mis à mort…

 

À ces mots, et avant que Jacques Clément eût pu faire un geste, la forme blanche de l’apparition s’enfonça dans les ténèbres.

 

Le moine tomba la face contre les dalles. L’épouvante le reprit comme avant la vision. Il voulut fuir, et demeura cloué aux dalles, grelottant de tous ses membres, les cheveux hérissés, le front baigné d’une sueur glacée…

 

Une heure se passa avant qu’il pût reprendre ses esprits. À peu près calmé, il parvint à se relever péniblement… Alors, il se demanda s’il n’avait pas rêvé. Le silence profond de la chapelle, les choses habituelles à leur place, la porte des tombeaux bien fermée, tout lui prouvait qu’il avait été la proie d’une hallucination. Il en éprouva comme un regret…

 

— Le rêve eût été trop beau, murmura-t-il… le droit de l’aimer !…

 

Et comme il se mettait en marche, son pied heurta un objet qui rendit un son clair. Il se baissa, le ramassa, et un grondement de joie furieuse, de terreur aussi, expira sur ses lèvres bleues… Cet objet… c’était la dague que l’ange tenait à la main pendant l’apparition !… L’ange lui avait laissé une preuve matérielle de sa descente sur la terre !…

 

— Oh ! rugit le moine en serrant la dague dans sa main convulsée, je n’ai pas rêvé ! J’ai vu ! J’ai entendu !… J’ai le droit de l’aimer !… Car voici l’arme avec laquelle je dois tuer le tyran !…

 

Égaré, titubant, se heurtant aux bancs, il sortit à tâtons de la chapelle, regagna en courant sa cellule, et tomba haletant sur sa couchette où il s’évanouit, la dague dans sa main crispée.

XVIII

LE MOULIN DE LA BUTTE SAINT-ROCH



Picouic et Croasse avaient réalisé leur rêve et vu leurs sagaces efforts couronnés d’un plein succès : ils avaient été promus à la dignité de laquais de M. le duc d’Angoulême. Ce n’était pas tout à fait ce qu’ils avaient souhaité, puisque c’était surtout l’honneur de servir le chevalier de Pardaillan qu’ils avaient ambitionné. Mais Pardaillan et le jeune duc vivant d’une vie commune pour le quart d’heure, les anciens hercules de Belgodère s’étaient d’autant plus tenus pour satisfaits qu’en devenant les laquais de Charles d’Angoulême, ils espéraient être surtout les écuyers de Pardaillan pour qui ils éprouvaient une admiration sans bornes.

 

Le jour où la chose avait été discutée, le chevalier leur avait répondu que l’état de sa fortune et l’incertitude de sa vie errante lui défendaient le luxe d’un laquais, à plus forte raison de deux serviteurs.

 

— Mais, monseigneur, avait objecté Picouic…

 

— Et puis, interrompit Pardaillan, vous m’appelleriez tout le temps monseigneur, ce qui me rompt les oreilles.

 

— Qu’à cela ne tienne, dit Croasse, nous vous appellerons sire.

 

— « Monsieur » suffit, dit froidement Pardaillan.

 

— Comme pour le frère du roi, insinua Picouic.

 

— Tiens ! mais tu n’es pas bête, l’homme au nez pointu…

 

— J’ai fait mes humanités, fit modestement Picouic. Si monsieur veut nous mettre à l’essai, il verra qu’il n’aura pas lieu de s’en repentir.

 

— Mais avec moi vous n’avez que des coups à gagner. Courir les routes, coucher à la belle étoile, quand ce n’est pas à la mauvaise, s’endormir parfois le ventre vide, avoir plus souvent la rapière qu’un verre à la main, il n’y a rien là qui puisse vous séduire.

 

— En effet, dit Croasse avec une grimace.

 

— Avec vous, monsieur, reprit Picouic, en foudroyant son compagnon du regard, je risquerais volontiers de pires aventures.

 

Là-dessus, Charles d’Angoulême était survenu et, séance tenante, avait embauché les deux hères : ils avaient connu Violetta et ils pourraient sans doute lui donner de précieuses indications. Le jour même, les deux hercules furent installés dans la maison de la rue des Barrés et furent habillés de neuf.

 

— Brûlons nos vieilles hardes de baladins, proposa Croasse.

 

— Gardons-les, au contraire. On ne sait ce qui peut arriver. Ta nouvelle position sociale t’étouffe d’orgueil. Mais moi je sais prévoir l’avenir… J’ai le nez long.

 

— Oui, dit Croasse étonné.

 

Le lendemain de cet heureux jour où les deux pauvres diables trouvèrent ce que Picouic avait justement appelé une position sociale, c’est-à-dire la niche et la pâtée assurées pour longtemps, le chevalier de Pardaillan et le jeune duc sortirent dans l’intention de se rendre à l’abbaye de Montmartre pour essayer de tirer quelques renseignements de la bohémienne Saïzuma. Picouic et Croasse, fiers comme deux Artabans dans leurs habits tout battant neufs, et d’ailleurs armés jusqu’aux dents, suivaient leurs maîtres à dix pas.

 

Tout en donnant la réplique à Charles qui ne parlait, on s’en doute, que de Violetta, Pardaillan songeait à ce Maurevert qu’il était venu chercher à Paris après l’avoir cherché en Provence et en Bourgogne. Tout à coup, il le vit à quinze pas à peine, qui marchait devant lui, accompagné d’un homme.

 

Pardaillan pâlit légèrement. Ses yeux se plissèrent et sa main se crispa sur la garde de sa rapière. Mais il ne fit pas un pas plus vite. Aborder Maurevert, le forcer à dégaîner sur-le-champ et le tuer… cette pensée lui vint. Mais il la repoussa aussitôt. Ce n’était pas ainsi que Maurevert devait mourir !…

 

— Qu’avez-vous, cher ami ? lui demanda le petit duc. Vous êtes tout pâle.

 

— Rien, fit Pardaillan. Seulement, si vous voulez bien, nous remettrons à plus tard notre voyage à Montmartre.

 

— Soit. Que ferons-nous donc ?…

 

— Suivre ces deux hommes qui marchent là devant nous…

 

Et ils se mirent à suivre Maurevert et son compagnon.

 

* * * * *

 

Il fallait que Maurevert fût distrait par une bien puissante préoccupation. Car lui qui d’ordinaire avait constamment les yeux et les oreilles aux aguets semblait avoir oublié tout au monde pour s’absorber dans l’audition de ce compagnon qui lui parlait à voix basse. Cet homme était une façon de garçon meunier. Mais un œil exercé, sous ce costume, eut vite reconnu l’homme de guerre, à la marche lourde et violente, au port de tête orgueilleux. Cet homme, en effet, c’était Maineville, l’âme damnée du duc de Guise. Et Maineville disait :

 

— Le duc n’y croit pas. Malgré la précision de la lettre qui lui dénonce la chose, il ne veut pas croire…

 

— Et pourtant, reprit Maurevert, cette lettre lui vient de cette femme mystérieuse…

 

— À laquelle il obéit comme si elle était une souveraine, oui. Il faudra, Maurevert, que nous sachions qui est au juste cette Fausta.

 

— Nous le saurons. Et tu dis, Maineville, que c’est elle qui lui a écrit la chose ?…

 

— J’ai vu la lettre.

 

— Si c’était vrai, Maineville !… fit Maurevert en frissonnant.

 

— Ce serait la royauté assurée pour monseigneur le duc… car il ne lui manque que l’argent.

 

Maurevert marcha silencieusement pendant quelques pas. Et alors, regardant Maineville dans les yeux :

 

— Ce serait la royauté pour le duc, fit-il sourdement… ou bien… la fortune pour nous !

 

— Que veux-tu dire ? fit Maineville en tressaillant. Oh ! ajouta-t-il tout à coup, je te comprends, Maurevert ! Halte-là mon camarade ! Je suis dévoué au duc, à la vie, à la mort ! L’argent ? J’en ai plus que je n’en dépense… Ce que je veux, moi, ce n’est pas de l’or… c’est de l’honneur.

 

— Tu veux dire des honneurs, fit Maurevert avec un mince sourire.

 

— C’est la même chose. Tout ce que je sais, c’est que je suis connétable si Guise est roi.

 

— À la bonne heure, je conçois ton dévouement.

 

— Heu ! il faut bien qu’il y ait toujours quelque chose au bout d’un dévouement. Quoi qu’il en soit, je suis dévoué. Et s’il te prenait fantaisie de jouer un mauvais tour au duc en cette occasion, tout ton ami que je suis, je te passerais, à mon grand désespoir, mon épée à travers du corps.

 

— Aussi n’ai-je voulu que plaisanter, dit Maurevert. Je suis aussi dévoué au duc que tu peux l’être toi-même.

 

— Je le sais, hâtons-nous donc…

 

— Et dans une heure nous saurons si la lettre a dit vrai… Mais enfin, si c’est vrai ?…

 

— Eh bien, dit Maineville, nous courrons prévenir le duc, qui sait ce qu’il aura à faire.

 

Alors les deux hommes hâtèrent le pas.

 

Ils franchirent la porte Saint-Honoré et, laissant sur leur gauche le superbe château que Catherine de Médicis avait fait élever sur l’ancien emplacement des Tuileries, se dirigèrent vers une pauvre petite chapelle. Là, de rares chaumières de maraîchers s’élevaient de place en place, sur les terrains qu’on appelait Seconde-Culture-l’Évêque, par opposition à la Première-Culture-l’Évêque sise en bordure de la Seine. Entre ces deux cultures s’élevait le hameau de la Ville-l’Évêque.

 

La petite chapelle que nous venons de signaler était dédiée à saint Roch. Elle se dressait au pied d’une butte qui, en conséquence, s’appelait butte Saint-Roch. Au sommet de la colline, un joli moulin présentait ses grands bras ailés au souffle des brises, en sorte que le moulin dominait la chapelle et que les ailes formaient une grande croix tournante au-dessus de la petite croix immobile du clocheton. À la chapelle Saint-Roch commençait un sentier rocailleux qui, s’enfonçant à droite dans les terrains de culture, se mettait bientôt à grimper les flancs abrupts de la butte et serpentait jusqu’au moulin. Ce sentier était fort étroit et les ânes qui portaient le blé au moulin n’y pouvaient passer qu’un à un. Or, au moment où Maurevert et François de Roncherolles, sire de Maineville, arrivaient à la chapelle, un spectacle extraordinaire s’offrit à eux.

 

Sur le sentier, des mulets cheminaient et grimpaient à la file, d’un sabot hardi ; ces mulets portaient chacun un grand sac qui pouvait contenir de la farine ou du blé. Mais ce qui pouvait paraître étonnant, ce n’était pas que des mulets chargés de blé se rendissent au moulin, c’était que ces animaux — et il y en avait trente — étaient conduits par une dizaine de muletiers qui ressemblaient à des muletiers comme Maineville pouvait ressembler à un garçon meunier. Ces gens, poussiéreux et hâlés par le soleil comme s’ils eussent fait une longue étape, portaient à la ceinture de forts pistolets d’arçon et des dagues fort aiguisées que leurs manteaux jetés sur leurs épaules, malgré la chaleur, ne dissimulaient qu’à moitié.

 

— Ah ! ah ! fit Maineville, voilà bien la troupe de mulets signalée dans la lettre.

 

— Voilà du blé qui doit valoir son pesant d’or, dit Maurevert dont les yeux étincelaient.

 

— C’est ce dont il faut nous assurer. Suis-moi, Maurevert, et tiens-toi prêt.

 

Les deux hommes s’élancèrent à travers champs et, tout en courant, établirent leur plan. Ils atteignirent le sentier, à hauteur du dernier mulet derrière lequel marchait le dernier muletier de l’escorte.

 

— Au large ! dit le muletier d’une voix menaçante.

 

— Faquin ! cria Maurevert. Je vais t’apprendre le respect dû à un gentilhomme !

 

— Un instant, mon officier, intervint Maineville, ce brave homme ignore que je suis l’un des garçons du moulin et que vous êtes, vous, l’officier des meuneries royales. Allons, l’ami, nous t’escortons jusque là-haut.

 

— Vous êtes garçon meunier ? fit le muletier en jetant un regard soupçonneux sur Maineville.

 

— Il me semble que cela se voit assez, et ce gentilhomme que tu vois là est préposé au droit de mouture.

 

— Et de par mes fonctions, dit Maurevert, je veux voir quelle qualité de blé contient ce sac.

 

— À votre aise, mon officier, reprit Maineville. Ce brave homme ne voudra pas attirer une mauvaise affaire à mon patron, en résistant.

 

Le muletier jeta un rapide coup d’œil autour de lui. Il vit que ses camarades avaient marché pendant cette discussion ; il parut un instant vouloir les rappeler ; mais sans doute il se ravisa à la réflexion, car il reprit d’un ton de mauvaise humeur :

 

— Faites donc votre office. Je vais vous montrer mon blé.

 

Et il commença à défaire la cordelette qui nouait la tête du sac jeté en travers de la mule de façon qu’il pendait à droite et à gauche sur les flancs de la bête. Le muletier ayant entrouvert le sac en tira une poignée d’orge ; mais à ce moment, comme pour l’aider, Maineville se précipita et bouscula l’homme ; le sac s’ouvrit, l’orge se répandit sur le sentier, et le sac n’ayant plus de contrepoids tomba de l’autre côté. Le muletier, sans un mot, se rua. Mais déjà Maurevert avait plongé la main dans le sac à moitié délesté, et avait constaté au fond la présence d’un deuxième sac qu’il tâta rapidement.

 

Il se releva comme le muletier arrivait sur lui… Maurevert était tout pâle ! Ce deuxième sac, à son toucher, avait rendu un son de métal… et sous ses doigts, il avait senti des formes dures qui ne rappelaient que vaguement l’orge ou tout autre grain… c’étaient des ducats ou des écus !…

 

— C’est bien, dit-il froidement. Ramasse ton blé, mon brave homme.

 

Le muletier, sans répondre, tira un de ces pistolets et l’amorça.

 

— Au large, mon officier ! cria Maineville ; ce muletier est fou furieux.

 

Les deux hommes bondirent. Comme ils avaient gagné une vingtaine de pas, Maurevert sentit un choc au-dessus de sa tête, et son chapeau tomba : c’était le muletier qui venait de tirer… Maurevert et Maineville disparurent bientôt, et le muletier murmura :

 

— Qui sont ces deux hommes ?… Ont-ils dit la vérité ?… Je ne crois pas qu’ils aient eu le temps de…

 

Il plongea sa main au fond du sac et, ayant constaté que son contenu métallique était toujours en place, il se rassura, rechargea le sac sur le mulet et rejoignit ses camarades au moulin. Au pied de la butte, contre une haie vive, Maurevert et Maineville s’étaient arrêtés.

 

— Trente mulets chargés d’or ! dit Maurevert. Car il est évident que les vingt-neuf premiers sacs contiennent au fond ce que contient le trentième.

 

— Oui… il y a peut-être là plusieurs millions, dit Maineville pensif.

 

— Maineville !…

 

— Maurevert !…

 

Les deux agents de Guise se regardèrent. Maurevert était livide. Maineville paraissait calme. Il y eut une minute de silence. Puis Maineville posa sa main sur l’épaule de Maurevert et dit :

 

— Je te comprends, camarade. Tu veux dire que si nous voulions, au lieu de prévenir notre duc, nous pourrions conquérir deux ou trois de ces sacs. Et alors, nous aurions chacun une fortune à faire envie à d’Épernon lui-même. Mais voyons, si cela était, que ferais-tu de cet or ?

 

Maurevert jeta autour de lui un regard inquiet ; il lui avait semblé que la haie venait de s’agiter. Mais sans doute c’était le vent qui bruissait dans les feuilles… car il n’y avait personne. Du moins, il ne vit personne.

 

— Ce que je ferais, dit-il alors, je partirais, Maineville ! Je commence à me fatiguer de la guerre et des aventures. Et puis j’ai éprouvé l’ingratitude des grands. J’ai servi Charles IX, et Charles IX m’a oublié. J’ai servi Catherine de Médicis et lui ai rendu un de ces services qui sauvent une dynastie. La vieille Médicis m’a laissé gueux comme devant. J’ai servi enfin les Lorrains. Notre grand Henri m’a promis monts et merveilles. Et toujours j’attends que ces promesses sortent du domaine des rêves pour entrer dans celui des réalités. Si j’avais deux cent bonnes mille livres à moi, Maineville, je m’en irais ! Où ? Je ne sais… mais l’air de Paris ne me vaut rien pour le moment. Je n’ose plus m’y promener par les rues, de crainte d’y rencontrer…

 

— Quoi donc ? fit Maineville.

 

— Rien : un spectre. Tu ne crois pas aux revenants ? J’y crois, moi ! J’en ai vu un…

 

Et Maurevert frissonna comme frissonnaient les feuilles de la haie qui à ce moment s’agitaient de nouveau.

 

— Des spectres ! dit Maineville en haussant les épaules, quand j’en ai rencontré, je m’en suis débarrassé d’un bon coup de dague.

 

— J’ai essayé ! Mais mon spectre à moi a l’âme chevillée au corps. L’autre soir, j’ai mis deux truands à ses trousses…

 

— Eh bien ?

 

— Eh bien ! il a pris les truands chacun sous un de ses bras et les a emportés…

 

Maurevert passa une main sur son front.

 

— On dirait que tu as peur ! ricana Maineville. Moi, je n’ai peur de rien !

 

— Peur ! fit sourdement Maurevert. Tu me connais. Tu m’as vu dans vingt rencontres. Je me suis battu avec les plus terribles des Quarante-Cinq. Bussi-Leclerc déclare lui-même qu’il ne voudrait pas avoir affaire à mon épée. J’ai répandu mon sang, risqué ma vie mille fois dans les embuscades nocturnes et dans les combats au grand soleil. J’ai regardé la mort en face… Je n’ai jamais tremblé… Eh bien, Maineville, toutes les fois que je songe à cet homme, je sens un froid de glace me pénétrer jusqu’aux moelles ; si je suis dans la rue, je me hâte de rentrer ; si je suis chez moi, je me barricade !… Oui, Maineville, j’ai peur de cet homme !… Peur au point que je me tuerais pour échapper à cet horrible sentiment.

 

Maineville ne riait plus.

 

— Il faut que je me sauve, reprit sourdement Maurevert, que je m’en aille au bout du monde, s’il le faut… que je connaisse enfin la joie que je ne connais plus depuis seize ans ; dormir tranquille, n’avoir à redouter que des batailles, des coups, ou même la mort… oublier cet homme !… Et pour cela, il me faut de l’argent !… Maineville, qu’est-ce que deux cent mille livres ?… Laisse-moi les prendre…

 

— Écoute, dit alors Maineville… De grandes choses se préparent. Le duc sera roi de France. La grande conspiration commencée il y a bien longtemps… tu en étais, Maurevert… c’était à l’époque de la grande tuerie de huguenots. Eh bien, cette conspiration va aboutir. Que manque-t-il ? Presque rien : un peu d’or pour lever des hommes, réduire le Béarnais et forcer le Valois dans son dernier retranchement… Cet or, le pape nous l’avait promis… puis voici que ce vieux ladre se retire de nous. Il a peur d’on ne sait quoi… Et pourtant, l’or est là !… Cet or, Maurevert, c’est la Ligue sauvée, c’est la couronne pour Guise, et pour moi l’épée de connétable. Si nous en distrayons une partie, nous ne sommes plus que de misérables tire-laine. Guise nous chasse…

 

— Et que m’importe ! gronda Maurevert.

 

— Oui, mais il m’importe beaucoup, à moi !… Suis bien mon plan : nous nous adjoignons quelques hardis compagnons ; ce soir, nous revenons en force au moulin ; nous nous emparons des fameux sacs ; nous les transportons à l’hôtel de Guise. Et alors, je dis au duc : Monseigneur, l’argent est là. Pour moi, je ne demande rien. Mais il faut deux cent mille livres pour Maurevert. Sinon, il est capable de crier tout haut comment vous avez trouvé les millions qui vont vous permettre de lever une armée… Crois-tu que Guise te refusera cette somme ?…

 

Maurevert ne répondit pas : il réfléchissait à cette proposition.

 

— C’est tout ce que je puis faire, dit Maineville. Si tu essayais de prendre toi-même, à mon grand regret, Maurevert, je serais forcé de te tuer…

 

— Eh bien, oui ! Tu as raison !…

 

— Ainsi, nous faisons comme j’ai dit ?

 

— De point en point, fit Maurevert. À ce soir, donc !…

 

— Bien, cher ami. Seulement, d’ici ce soir, tu ne me quittes pas, voyons ! Mon Dieu, je me mets à ta place, va, et je comprends qu’en ce moment tu aies fort envie de m’étriper, puis de courir au moulin. Mais mets-toi à la mienne, Maurevert, et tu comprendras de ton côté que je sois décidé à te couper la gorge, à toi, mon meilleur ami ; que veux-tu… je n’ai pas de faiblesse d’esprit, tu le sais bien, et s’il s’agissait de piller tout autre que Guise, je serais ton homme. Mais que suis-je, moi ? Le dogue d’Henri. Si on approche mon duc, je grogne. Si on veut toucher à sa pitance, je sors mes crocs. Restons amis, Maurevert.

 

Maineville venait de parler avec toute sa sincérité de reître[11] qui s’est vendu corps et âme à un maître et mourra pour ce maître, à moins qu’il n’en trouve un qui lui rachète plus cher ce corps et cette âme. Il était admirable de franchise violente. Tandis qu’il tendait sa main droite ouverte en signe d’amitié, de la gauche il serrait le manche de son poignard, prêt à frapper.

 

Ce genre de dévouement sauvage que Maineville professait pour son maître était commun à cette époque : un bravo était fidèle, et quand il passait au camp ennemi, il y portait la même fidélité ; seulement il prévenait le maître de la veille qu’il eût à ne plus compter sur lui.

 

— Eh bien, soit ! dit Maurevert. Je ne te quitterai pas d’ici ce soir ; et bien que ton soupçon m’offense, voici ma main ; restons amis, Maineville !

 

Les deux bandits échangèrent une poignée de main que nous n’hésitons pas à qualifier de loyale.

 

— Mais, reprit Maurevert, il est entendu que tu te fais fort de m’obtenir deux cent mille livres ?

 

— Par la barbiche du pape Sixte, qui devient malgré lui notre pourvoyeur, je te le jure, Maurevert ! Il faudra que Guise t’ouvre les cordons de l’un de ces jolis sacs de blé. En sorte que tu pourras dès demain prendre ton vol vers d’autres pays, ce qui me chagrinera dans l’amitié que je te porte, mais ce qui me réjouira pour la paix que tu y gagneras. Sur ce, allons rendre compte à mon duc, et préparer notre expédition.

 

Ils s’éloignèrent rapidement vers Paris. Alors, du fond de la haie touffue qui bordait un champ d’avoine, et dont les ronces s’écartèrent doucement, une tête pâle apparut avec un sourire qui eût épouvanté Maurevert, et deux yeux ardents se fixèrent sur les deux hommes jusqu’à ce qu’ils eussent tourné au premier détour du chemin. Puis le corps à qui appartenait cette tête, ou, si l’on veut, qui appartenait à cette tête, sortit en rampant, se redressa, et le chevalier de Pardaillan demeura à cette place, immobile et pensif.

 

— Cette fois, murmura-t-il, je crois que je le tiens !…

XIX

LE MEUNIER



Pardaillan avait suivi Maineville et Maurevert dès l’instant où il les avait aperçus. Au-delà de la porte Saint-Honoré, il avait laissé Angoulême et ses deux nouveaux laquais qui l’attendirent en se dissimulant derrière une masure. De loin, il avait assisté à la discussion du muletier avec Maineville et Maurevert. Puis il avait vu ce dernier s’enfuir à toutes jambes, il avait entendu le coup de pistolet, et, rampant parmi les hautes avoines, il avait pu se glisser jusqu’à la haie près de laquelle avait eu lieu l’entretien que nous venons de rapporter. Alors le chevalier se dirigea vers la masure où il avait laissé Charles.

 

— Voulez-vous, lui dit-il, jouer un mauvais tour à monseigneur Guise ?

 

Charles interrogea Pardaillan du regard.

 

— Retournez à votre hôtel, reprit celui-ci, prenez-y des armes et des munitions. Montez à cheval avec ces deux dignes serviteurs qui brûlent du désir d’en découdre en votre honneur.

 

Picouic remua le bout de son nez pointu, et la mine de Croasse s’allongea.

 

— L’un d’eux, continua le chevalier, me ramènera mon destrier. Je vous attendrai dans le moulin que vous apercevez d’ici.

 

— Mais de quoi s’agit-il ?… demanda Charles.

 

— Je vous l’ai dit : de jouer un mauvais tour à Guise, et de lui porter un de ces coups dont il ne se relèvera pas.

 

Le petit duc n’en demanda pas davantage ; il avait en Pardaillan une confiance illimitée ; bien qu’il fût, lui, duc d’Angoulême, apparenté aux princes, neveu du roi de France, il obéissait tout naturellement au routier sans fortune et sans titres. Il partit aussitôt et Pardaillan reprit le chemin de la butte Saint-Roch.

 

Bientôt il s’engagea dans l’étroit sentier qui, une heure plus tôt, avait été suivi par les trente mulets. À son grand étonnement, le sentier était libre. Il put parvenir sur le plateau sans avoir été arrêté par aucune des sentinelles qu’il s’était attendu à rencontrer.

 

« Est-ce que les mulets portaient vraiment de l’orge ? songea-t-il. Est-ce que toute cette histoire de sommes d’argent au fond des sacs ne serait qu’une chimère ?… Hum ! Maurevert n’est pas homme à se tromper en pareille matière ! »

 

Les bords du moulin ne semblaient rien annoncer d’extraordinaire. Les grands bras ailés tournaient paisiblement sous la poussée d’une forte brise d’ouest qui soulevait des arômes de thym et de menthe parmi les herbes folles. Pardaillan entendait le bruit régulier et monotone de la roue broyant le blé. Des garçons tout blancs de farine passaient avec des sacs sur leurs épaules. Un cheval en liberté paissait l’herbe près de deux grands bœufs agenouillés qui s’émouchaient lentement de la queue. Mais de mulets, pas un ; de muletiers, pas l’apparence. Il entra dans le logis du meunier, dont la porte était grande ouverte.

 

— Décidément, Maurevert a rêvé, grommela-t-il en frappant du pommeau de sa rapière sur une table.

 

À cet appel, une servante rougeaude apparut et, d’un air étonné, s’enquit de ce que désirait ce visiteur armé de pied en cap, et tel que le moulin n’en avait jamais dû voir.

 

— Ma mignonne, dit à la grosse fille Pardaillan qui connaissait tout le pouvoir d’une adroite flatterie, ma mignonne, je voudrais parler à votre maître pour une affaire de farine, une véritable affaire d’or…

 

— Ah ! ah ! fit un homme qui entrait à ce moment, une affaire d’or, dites-vous, mon gentilhomme ?

 

Et le maître meunier, qui venait de pénétrer dans la salle, fixa sur Pardaillan un regard vif et perçant.

 

— Voyons l’affaire, reprit-il.

 

— Je veux simplement vous acheter quelques sacs de blé, mais en vous les payant dix fois le prix habituel.

 

— Dix fois le prix !…

 

— Oui, dit froidement le chevalier. Et notez qu’il m’en faut trente sacs. Vous le voyez, c’est une fortune…

 

— Trente sacs ? dit le meunier qui jeta sur l’étrange acheteur un regard plus perçant et plus soupçonneux que le premier.

 

— Oui. Et je ne mets au marché qu’une condition : c’est de choisir moi-même mes sacs.

 

— C’est trop juste, dit le meunier qui alors, sans avoir l’air de le faire exprès, referma la porte d’entrée.

 

— Vous pouvez même pousser le verrou, mon brave, fit Pardaillan narquois. Surtout quand vous saurez que les sacs que je veux vous acheter sont justement les trente qui vous ont été apportés tout à l’heure par trente mulets.

 

À ces mots, le meunier jeta un cri d’appel, et, de la pièce voisine, les muletiers, poignards et pistolets aux poings, firent irruption. Pardaillan tira sa rapière et le combat allait s’engager, lorsqu’une voix forte retentit :

 

— Bas les armes !…

 

Les muletiers s’arrêtèrent comme pétrifiés. Pardaillan, de son côté, baissa la pointe de sa rapière. Et alors il vit entrer un grand vieillard à l’attitude hautaine, aux yeux inquisiteurs, qui fit un geste de commandement. Les muletiers et le meunier disparurent. Pardaillan rengaina son épée. Le vieillard le considéra avec attention pendant quelques secondes, puis il dit :

 

— Monsieur, je suis le maître de ce moulin. Si vous avez une affaire à proposer, c’est donc avec moi que vous devez traiter.

 

— Ainsi, dit Pardaillan, le vrai meunier de la butte Saint-Roch, c’est vous ?

 

— C’est moi.

 

— Je le crois volontiers, monsieur, dit Pardaillan qui s’inclina avec cette courtoisie mêlée de respect qui chez lui avait tant de prix ; car ce soi-disant meunier lui apparaissait comme un homme de haute et noble envergure.

 

— Monsieur, dit-il alors, je crois inutile d’employer avec vous les détours. Je commence donc par vous déclarer que j’ai surpris votre secret : les mulets qui sont montés ici étaient chargés d’or.

 

— C’est exact, monsieur : il y en a pour trois millions…

 

Pardaillan fit un geste d’indifférence : l’énoncé de cette somme énorme ne semblait pas l’avoir touché, et dès lors, l’étrange maître du moulin le considéra avec plus d’attention encore.

 

— C’est donc vous, reprit celui-ci, qui, tout à l’heure, vous êtes donné pour l’officier des droits de mouture, et avez ouvert un de nos sacs ?…

 

— Non monsieur. Car jamais je ne me donne la peine de mentir. Mais j’ai surpris une conversation de cet homme, et j’ai su ainsi la vérité.

 

Le maître du moulin, ou celui qui se donnait pour tel, examina Pardaillan qui, de son côté, rendait examen pour examen. Il n’y avait pas sympathie. Mais chacun d’eux reconnaissait une force en son interlocuteur.

 

— Pourquoi, demanda tout à coup le chevalier, avez-vous empêché ces dignes muletiers de foncer sur moi ?

 

— Parce que votre figure m’a intéressé. J’eusse été fâché qu’il vous arrivât malheur. Et dès l’instant où je vous ai vu monter le sentier et entrer ici, j’ai désiré vous connaître. Voulez-vous me dire votre nom ?

 

— On m’appelle le chevalier de Pardaillan. Et vous ?

 

— Moi, je m’appelle M. Peretti, dit le vieillard après une courte hésitation. Et maintenant, dites-moi dans quelle intention êtes-vous monté au moulin ?

 

— Savez-vous, demanda Pardaillan, qui étaient ces deux hommes qui ont eu querelle avec un de vos muletiers ?

 

— Je crois avoir, de loin, reconnu l’un d’eux… celui qui était vêtu en garçon meunier : c’est le sire de Maineville, qui appartient à la maison de Guise.

 

En parlant ainsi, M. Peretti fouillait les yeux de Pardaillan. Le chevalier ne s’étonna pas que ce meunier exerçât une telle surveillance et qu’il connût les gens de Guise.

 

— Et vous, monsieur de Pardaillan, reprit M. Peretti, n’êtes-vous pas au duc ?

 

— Je vais vous dire, fit paisiblement le chevalier, dans quelle intention je suis monté au moulin. C’est cela que vous me demandiez, je crois ; c’est cela qui vous intéresse. Vous saurez donc, monsieur Peretti, que je suivais justement M. de Maineville et son compagnon.

 

— Qui était ce compagnon ? fit vivement M. Peretti.

 

— Vous avez deviné Maineville. Je vous ai dit mon nom à moi parce que vous me l’avez demandé. Quant à celui que vous ne connaissez pas et que je connais, moi, son nom vous est inutile, je le garde pour moi.

 

— Ah ! ah !… vous devez avoir une bien vive amitié pour cet homme !… Mais continuez, je vous prie ; vous m’intéressez de plus en plus.

 

— J’ai donc pu entendre la conversation de Maineville qui est à M. de Guise, comme vous l’avez dit. Or, ce que veut faire ce Maineville me déplaît fort, et je suis venu ici pour l’empêcher.

 

— Que veut-il donc faire ?…

 

— Il veut aller dire à son seigneur et maître que les millions promis par le pape Sixte sont arrivés…

 

Briccone ! murmura M. Peretti qui, cette fois, pâlit.

 

— Plaît-il ? fit Pardaillan.

 

— Rien… Poursuivez votre récit qui a pour moi un immense intérêt.

 

— Je m’en doute… Il paraîtrait donc que Sa Sainteté, après avoir promis, se dédit. Pourquoi ? Je n’en sais rien, et peu m’en chaut. Seulement, Maineville veut revenir ici en force, s’emparer des précieux sacs de Sa Sainteté, porter à M. de Guise tout ce blé poussé à l’ombre du Vatican et que le duc convertirait en un gâteau royal. Et cela m’ennuie.

 

— Parce que vous voulez votre part du gâteau ? fit M. Peretti en dardant son clair regard.

 

Pardaillan haussa les épaules.

 

— Si j’eusse voulu ma part, dit-il, je l’eusse prise. Non, je vous le répète ; il me déplaît que M. de Guise mange de ce pain-là. Et je suis venu dire au meunier de céans : Brave homme, ce soir on t’enlèvera ton trésor… à moins que je m’en mêle. J’ai donc fait signe à deux ou trois hardis compères qui, avec moi, seront là pour recevoir dignement les envoyés de M. le duc de Guise.

 

— Et pour ce service, dit M. Peretti, pour cette défense que vous m’offrez, que demandez-vous ?

 

— Rien, répondit Pardaillan.

 

M. Peretti tressaillit.

 

— Maître d’un pareil secret, et venant offrir vos services, pouvant exiger beaucoup, vous ne demandez rien… C’est bien beau, monsieur… Trop beau, peut-être !

 

Si bas que le vieillard eût prononcé ces derniers mots, Pardaillan les entendit et il dit :

 

— Évidemment, monsieur, vous pouvez soupçonnez une trahison sous ce désintéressement qui vous paraît beau, à vous, et qui me paraît à moi très simple puisque je n’ai nul besoin d’argent. Sans doute, vous pouvez vous demander si je ne suis pas un ennemi envoyé d’avance dans la place. Aussi n’ai-je à vous offrir que ma parole pour preuve de ma sincérité.

 

— Et si je ne vous croyais pas ?

 

— En ce cas, dit froidement le chevalier, je serais forcé de vous tuer, vous et vos muletiers, afin que je puisse ensuite empêcher le trésor pontifical de tomber dans les mains de Guise.

 

— Quoi ! Vous me tueriez ?

 

— Non sans quelque chagrin, je dois l’avouer ; car votre air me plaît.

 

— Eh bien, par les Saints et la Vierge, votre air à vous aussi me plaît fort. Jeune homme, j’ai confiance en vous. Je veux donc commencer par vous montrer où sont cachés les sacs. Venez…

 

Et M. Peretti grommela en lui-même :

 

— Cette fois, il faudra bien qu’il se découvre !…

 

Mais Pardaillan demeura assis et reprit tranquillement :

 

— Je n’ai nul besoin de savoir où est votre trésor, maître Peretti. Et même, si j’ai un bon conseil à vous donner, ce serait de faire recharger à l’instant vos sacs sur vos trente mulets, et de les faire filer.

 

M. Peretti était sans doute un homme très soupçonneux car il réfléchit que ce Pardaillan pouvait bien lui avoir été expédié pour attirer ses hommes dans une embuscade. D’autre part, cette physionomie étincelante d’audace et de loyauté lui inspirait confiance. Il résolut donc de ne pas remettre en route le trésor et d’accepter les services de Pardaillan.

 

— Vous êtes un brave chevalier, dit-il ; excusez mes défiances, elles vous sembleront naturelles quand vous saurez que je suis responsable de tout cet argent. Je parlerai de vous à notre Saint-Père, vous pouvez en être assuré, et il trouvera, lui, une récompense digne de vous.

 

— Ma récompense est toute trouvée, dit Pardaillan, narquois. Ne vous en inquiétez donc pas, je vous en prie.

 

M. Peretti, encore une fois, demeura perplexe.

 

« Quel diable d’homme est-ce là ? » songea-t-il avec étonnement.

 

Et, pour pénétrer le mystère, il pria le chevalier à dîner avec lui, ce que Pardaillan s’empressa d’accepter, vu que la matinale promenade lui avait fort aiguisé l’appétit.

 

Pendant ce repas, il remarqua plusieurs choses : d’abord que le dîner lui-même était de beaucoup trop délicat pour un simple meunier ; ensuite que M. Peretti était entouré d’un respect étrange. Il en conclut qu’il avait affaire à quelque haut et puissant seigneur au service de Sixte Quint. Quant à M. Peretti, il ne put rien remarquer chez son hôte, sinon qu’il possédait le plus robuste appétit, et qu’il avait la plus agréable causerie.

 

Le dîner finissait lorsque le duc d’Angoulême arriva, escorté de Picouic et Croasse. Les deux laquais portaient chacun deux mousquets, des pistolets, enfin tout un attirail de guerre qui fit sourire M. Peretti.

 

— Diable ! fit-il, je vois que vous êtes homme de précaution. Nous avons là de quoi soutenir un siège…

 

— Aussi bien, est-ce d’un siège qu’il s’agit.

 

— Quoi ! vous croyez vraiment que le duc de Guise…

 

— Je crois que ce soir il y aura une petite armée au pied de la butte Saint-Roch, voilà tout, fit Pardaillan, qui haussa les épaules.

 

Dès lors M. Peretti commença à se demander s’il ne ferait pas mieux de se retirer. Il ne doutait plus de Pardaillan. Mais jusque-là, il s’était volontiers bercé de cet espoir que le chevalier avait fort exagéré la situation. À la vue des armes de guerre, il commença à prendre au sérieux l’aventure.

 

« Ouais ! se dit-il, je serais mieux à mon aise dans l’hôtel de la vieille reine… Ma présence ici est-elle indispensable ?… Non, certes… Une balle s’égare… un coup de dague est vite donné… Et qu’arriverait-il, Seigneur, si demain le monde apprenait la mort de Sixte Quint !… »

 

Mais M. Peretti était brave sans doute. Et puis une irrésistible curiosité lui était venue de voir à l’œuvre cet homme extraordinaire qui venait défendre un trésor et qui ne voulait rien recevoir en échange. M. Peretti demeura donc.

 

La journée se passa sans incident. Vers la tombée du jour, Picouic et Croasse furent envoyés en sentinelles perdues, au pied de la butte, pour signaler l’approche de toute bande armée ou non. Picouic était guilleret. Mais Croasse était plus lugubre que jamais.

 

— Ah çà ! demanda le premier, qu’as-tu à soupirer ?

 

— J’ai, morbleu, que l’injustice du sort me révolte à la fin, dit Croasse.

 

— C’est toi qui es injuste. Comment ! tu échappes au Belgodère qui te rouait de coups, tu te trouves engagé dans une maison où l’on mange quatre fois par jour, sous un jeune maître qui te parle avec une exquise politesse, bien loin de te battre… et tu te plains ?

 

— Eh ! qu’importe tout cela, si je suis tué !

 

— Et pourquoi serais-tu tué, imbécile ?

 

— Mais parce que nous allons avoir bataille… Picouic, veux-tu que je te dise une idée qui me passe par la tête ?

 

— Voyons l’idée…

 

— Eh bien, ce M. de Pardaillan est un terrible homme qui ne rêve que plaies et bosses.

 

— Ceci me paraît assez juste. Après ?

 

— Après ? Eh bien, nous devrions nous en aller.

 

Picouic tira sa dague :

 

— Écoute, mon ami, dit-il. Si tu essayes de nous déshonorer en prenant lâchement la fuite avant même le combat, tu n’en mourras que plus vite, car je suis décidé à t’occire de mes propres mains.

 

Croasse fut immédiatement convaincu par le raisonnement limpide et frappant de Picouic ; il promit d’être brave comme un Ajax, mais tout en descendant vers la chapelle Saint-Roch où Pardaillan les envoyait en sentinelles, il soupirait fort et maugréait :

 

— À quoi nous servira d’être bien nourris, si nos corps doivent être percés à coups de lances, de flèche ou de balles de pistolet jusqu’à devenir des écumoires ?

 

— Cela nous servira toujours à mourir dignement dans la peau reluisante de deux hommes gros et gras.

 

Croasse estima ou fit semblant d’estimer que c’était là une consolation tout à fait digne de considération, et cessa ses plaintes. Les deux géants maigres s’installèrent donc aux abords de la chapelle Saint-Roch et se mirent à surveiller le terrain dans la direction de la porte Saint-Honoré. La nuit était venue et Croasse commençait à espérer que tout se passerait en douceur, lorsqu’une troupe sortit de Paris et se dirigea droit sur la chapelle. Elle se composait d’une quarantaine d’hommes d’armes et était suivie d’une lourde charrette que traînaient trois forts chevaux. Les hommes d’armes étaient pour intimider les gens du moulin, la charrette pour transporter à l’hôtel de Guise les trente précieux sacs.

 

L’expédition était conduite par Maineville. Près de Maineville marchaient Maurevert, Bussi-Leclerc et Crucé. Le reste se composait de soldats, cette sorte de razzia devant demeurer secrète. Mais mêlé à ces soldats, un gentilhomme masqué marchait silencieusement ; c’était le duc de Guise lui-même, qui avait voulu assister à l’opération, de crainte peut-être que l’un des sacs ne s’égarât en route.

 

Maineville, Bussi-Leclerc et Crucé étaient des intimes de Guise, des agents dévoués corps et âme, propres à toute besogne, et ils étaient là à l’exclusion de tous autres gentilshommes du duc.

 

On connaît Maineville et Maurevert.

 

Crucé était un bourgeois, ligueur enragé, parent de ce Crucé qui s’était distingué de si horrible façon pendant les massacres de la Saint-Barthélemy. Il avait rendu à Guise des services d’une nature spéciale en lui désignant ceux qui, au Parlement, pouvaient lui faire une opposition sérieuse. De plus, il jouait proprement à la dague.

 

Jean Leclerc, maître d’armes, créé par Guise gouverneur de la Bastille, était une sorte de bravo qui se vantait de n’avoir pas eu un seul duel qui n’eût été suivi de mort d’homme. À son nom de Leclerc, il avait ajouté celui de Bussi, en mémoire du fameux Bussi d’Amboise si misérablement assassiné par les mignons d’Henri III.

 

En somme, ces quatre hommes composaient le conseil secret d’Henri de Guise.

 

Guise, en marchant vers le moulin pour s’emparer des millions que Sixte Quint avait fait venir pour lui et qu’il lui refusait maintenant, frémissait d’espoir. Avec cette énorme somme, il pourrait fausser la parole donnée à Catherine de Médicis de ne rien tenter de violent contre Henri III. Il pourrait acheter les conseillers du Parlement qui lui tenaient tête. Il pourrait payer les arriérés de solde des deux ou trois régiments qui n’obéissaient plus qu’en grommelant. Il pourrait lever une armée, tenir la campagne, chasser Henri de Béarn jusque dans ses montagnes, capturer Henri III, le déposer et se faire couronner : enfin, c’était la reprise du plan large, vaste, énergique, échafaudé par la Fausta !…

 

Le duc de Guise, en montant au moulin, marchait donc réellement à la conquête de ce trône, objet de ses convoitises depuis vingt ans. Une sourde fureur l’animait contre ce pape Sixte dont il avait reçu l’envoyé venant lui annoncer que Sa Sainteté, épuisée par des pertes d’argent, était dans l’impossibilité de le secourir… Moins de deux heures après cet envoyé, qui avait prétendu venir de Rome en ligne directe, Guise avait reçu la lettre de la princesse Fausta lui disant que l’argent était là !… Maineville, envoyé pour s’assurer du fait, revenait bientôt le confirmer !… Et Guise, dévoré de rage et d’impatience, se perdait en suppositions sur les causes de cette brusque défection du pape… Car enfin, si l’argent était là, c’est pour lui qu’il était venu !…

 

— Eh bien, avait-il conclu, il n’y a qu’à prendre ce qu’on me refuse !… Et malheur à Sixte si un jour il me tombe sous la main !

 

L’expédition avait aussitôt été résolue ; le plan était d’une belle simplicité : marcher au moulin avec une troupe peu nombreuse pour ne pas donner l’éveil, tuer tout ce qu’on trouverait dans le moulin, charger les sacs sur une charrette et emporter le butin à l’hôtel de Guise.

 

Picouic et Croasse aperçurent la petite troupe qui s’avançait en bon ordre.

 

— Rentrons au moulin, maintenant, dit Picouic.

 

— Mais, objecta Croasse en jetant un regard terrifié sur les assaillants qui approchaient, ne vaudrait-il pas mieux laisser passer ces gens ? Nous continuerions à les surveiller par-derrière…

 

— Et si on se bat, ce qui va sans doute arriver, que ferions-nous, Croasse ?

 

— Eh bien, nous surveillerions la bataille, de loin. Monsieur le chevalier nous a envoyés pour surveiller.

 

— Croasse, tu me fais honte. Allons, courons prévenir que l’ennemi arrive…

 

Picouic s’élança, Croasse l’imita. Mais au bout de quelques pas, il buta — ou fit semblant — et tomba sur les genoux. Picouic continua seul son chemin en courant. Alors Croasse se releva et se remit à descendre à toutes jambes vers la chapelle Saint-Roch. Mais à ce moment la troupe signalée était sur le point d’atteindre elle-même cette chapelle. Croasse entendit les pas pesants des hommes d’armes cuirassés et casqués de fer. Il frémit et se vit perdu.

 

Mais au moment où la troupe de Guise commençait à tourner la chapelle pour s’engager dans le sentier où était assis Croasse, un dernier instinct de défense le galvanisa ; il se releva, bondit et se hissant sur une borne, put atteindre, grâce à ses longs bras, la fenêtre qui éclairait le chœur de la chapelle. D’un coup de coude, il défonça les vitraux et, bientôt, il se laissa glisser à l’intérieur. La troupe conduite par Maineville passa.

 

Tout autre que Croasse eût jugé que le danger était passé en même temps. Mais si Croasse ne brillait pas en général par l’imagination, à cette minute cette imagination surexcitée par la peur enfanta des incidents : il entendit des chuchotements autour de la chapelle, bien qu’il n’y eût personne. De toute évidence, on l’avait vu, et la troupe entière, changeant de destination et de tactique, se préparait à donner l’assaut à la chapelle.

 

Croasse chercha, éperdu, un trou de souris où se fourrer, et parcourut la chapelle dans l’obscurité, se heurtant aux bancs, aux sièges, qui dès lors devinrent des ennemis ; la chapelle avait été envahie, toute une armée aux trousses du seul Croasse… Il sentit son épouvante se décupler, et cette épouvante dépassant les limites, il devint brave, empoigna une chaise et se défendit. Alors ce fut une bataille extravagante du gigantesque Croasse contre des ennemis absents. La chaise au bout de ses longs bras faisait de terribles moulinets.

 

— Encore un par terre ! hurlait-il. Lâches ! Cent contre un !… Vlan ! un autre qui tombe ! À moi ! Au secours !… Grâce, messieurs ! au meurtre, au truand !…

 

Croasse, dans cette lutte fantastique contre rien, reculait. Soudain, il tomba tout de son long ; au même instant, une décharge d’arquebuses éclata au loin. Le bruit de l’arquebusade lointaine continua à surexciter sa terreur ; il se cramponna à un anneau de fer que ses mains rencontrèrent, et il s’arc-bouta à cet anneau comme un noyé s’accroche au fétu de bois. Or, à force de s’arc-bouter et dans les mouvements spasmodiques de sa frayeur, Croasse constata tout à coup que la dalle à laquelle était scellé l’anneau se soulevait.

 

Alors, avec la force de la panique, il acheva de soulever cette dalle ; un trou béait ; toujours convaincu qu’il avait des légions à ses trousses, affolé par le bruit de l’arquebusade, Croasse s’engouffra dans ce trou ; jamais lièvre ne se terra avec autant de précipitation ; ses pieds touchèrent les marches d’un escalier de pierre et, sans même songer à replacer la dalle pour protéger sa fuite, il descendit en hurlant ses appels et ses cris de miséricorde.

 

Une sorte de long boyau s’ouvrait devant lui. Il se précipita. L’obscurité était profonde, absolue. Où aboutissait ce souterrain ? Savait-il seulement qu’il se trouvait dans un souterrain ?… Croasse courut à perdre haleine et le bruit de ses pas répercutés lui prouva que les ennemis acharnés continuaient à le poursuivre. Soudain son front heurta contre quelque obstacle. Croasse eut la sensation d’avoir reçu sur le crâne un coup de masse d’armes. Il tomba et, s’abandonnant à son triste sort, s’évanouit…

 

Pendant cette mémorable bataille de Croasse dans la chapelle, Picouic avait continué sa course, et ce ne fut qu’en arrivant au moulin qu’il s’aperçut de la disparition de son compagnon.

 

— Le lâche a fui ! Ah ! Croasse, tu nous déshonores !…

 

Et comme Picouic ne voulait pas être déshonoré, il raconta à Pardaillan que Croasse s’était embusqué au pied du sentier pour tenter une diversion.

 

— Je fusse bien resté près de lui pour le soutenir, ajouta-t-il, mais il fallait vous prévenir de l’arrivée de l’ennemi.

 

Pardaillan fut convaincu que Picouic avait eu peur et que Croasse était pétri de bravoure. Le chevalier prit aussitôt ses dispositions et rassembla tout son monde dans la grande salle : c’est-à-dire le meunier, trois garçons meuniers, dix muletiers, ce qui, en comprenant le duc d’Angoulême et Picouic et lui-même, portait à dix-sept le nombre des défenseurs du moulin. Quant aux deux ou trois femmes du moulin, elles s’étaient renfermées dans une salle donnant sur les champs.

 

M. Peretti suivait de l’œil toutes les évolutions du chevalier. Une dernière hésitation se lisait sur le visage du vieillard. La nouvelle de l’approche de cette bande armée signalée par Picouic l’avait fait pâlir. Mais cette pâleur n’était nullement provoquée par la frayeur.

 

Pardaillan venait de faire sortir sa troupe. On entendait les pas des hommes de Guise qui montaient le sentier. Bientôt, on distingua leurs ombres confuses.

 

« Ce jeune homme est-il un traître ? réfléchissait M. Peretti. Ce Pardaillan est-il un envoyé de Guise ?… Je vais le savoir dans un instant… Ma destinée et celle du royaume de France sont dans les mains de cet inconnu… Si c’est un traître, mes millions sont à Guise… Guise est roi… et moi… prisonnier, peut-être !… Quelle aventure ! En quels temps vivons-nous, Seigneur !… Par le sang du Christ, nous verrons bien !… Le vieux gardeur de pourceaux a plus d’un tour dans son sac !… »

 

Pensif, il alla s’accouder contre les vitraux de la fenêtre, et assombri par ses soupçons, examina dans la nuit les dispositions prises par le chevalier de Pardaillan. Toutes les lumières avaient été éteintes…

 

— Dans un instant, je saurai ! murmura M. Peretti. Voyons… si ce Pardaillan me trahit, si Guise entre ici, que lui dirai-je… Je lui dirai…

 

Une violente détonation éclata soudain, l’éclair de la décharge illumina la nuit, et dans le sentier, on entendit le hurlement des blessés, la retraite précipitée des survivants…

 

— Ils en tiennent ! dit paisiblement le chevalier. Rechargez vos armes sans hâte… Ils vont en avoir pour une demi-heure à se concerter et à revenir de leur surprise.

 

M. Peretti entendit ces mots, et son visage s’éclaira d’un rapide sourire, comme la nuit s’était éclairée de la décharge des arquebuses et des pistolets.

 

— Ce n’est pas un traître, fit M. Peretti. Décidément M. de Guise n’aura pas mon argent. Le Béarnais sera roi !… Que n’est-il ici, au lieu d’être à La Rochelle ?…

 

Il ouvrit vivement la porte et appela le chevalier d’une voix caressante.

 

— Ne craignez rien, dit Pardaillan en s’approchant.

 

— Je n’ai pas peur, monsieur. Mais vous venez de dire que sans doute, il n’y aurait pas de nouvelle attaque avant une demi-heure ?

 

— Avant une heure, peut-être ! Eh bien ?…

 

— Eh bien, mon cher monsieur, le moment est venu de suivre l’excellent conseil que vous m’avez donné dans la journée… c’est-à-dire de faire filer mes trente mulets. Seulement… je crains… je redoute…

 

— Oui, vous craignez que M. de Guise, en trouvant le moulin vide, ne lance une bonne compagnie de cavaliers dont les chevaux auront vite fait de rattraper vos mulets…

 

— C’est cela même, mon noble ami… Vous me permettez, n’est-ce pas, de vous appeler ainsi ? Car vous venez de me rendre un service, voyez-vous… c’est que j’étais responsable, moi ! Et devant qui ? Devant notre Saint-Père lui-même !… Mais Sa Sainteté saura tout ce qu’elle doit au chevalier de Pardaillan !… Mais me voilà bien embarrassé ! si on me poursuit… il faudrait… ah ! mon digne et vaillant défenseur… il faudrait…

 

— Il faudrait, dit Pardaillan, que la troupe du duc soit arrêtée devant le moulin jusqu’au jour pour vous permettre de prendre de l’avance…

 

— Je n’ai jamais vu personne d’aussi intelligent que vous, dit M. Peretti avec l’accent de la plus vive admiration.

 

— C’est que je suis un vieux routier habitué à toutes les malices, dit Pardaillan avec un sourire. Eh bien, partez donc. Je me charge d’arrêter l’ennemi jusqu’à demain matin.

 

— Quoi ! vous consentez ! s’écria M. Peretti, cette fois avec une émotion sincère.

 

— Je vous ai dit que je voulais jouer un bon tour à M. de Guise.

 

— Quoi ! à vous seul, vous arrêterez cette bande bien armée !… Car je vous préviens que le meunier de céans et ses aides devront m’accompagner…

 

— Je m’en doute, car tous ces messieurs ressemblent à des meuniers comme je ressemble au pape.

 

M. Peretti tressaillit.

 

— Vous lui ressemblez peut-être plus que vous ne pensez… sinon par le visage, car notre Saint-Père est bien vieux, hélas… du moins par la force de caractère. Jeune homme, vous ne voulez pas de récompense, et je vois à votre air qu’il est inutile d’insister. Mais prenez cet anneau… et peut-être qu’en certaines occasions, il pourra vous être plus utile qu’une fortune…

 

À ces mots, M. Peretti glissa vivement une bague dans la main de Pardaillan, et sans y attacher d’autre importance, le chevalier la passa à un de ses doigts… Dix minutes plus tard, tandis que Picouic, Charles d’Angoulême et Pardaillan continuaient à tirer dans la nuit, au hasard, pour donner à l’ennemi l’impression que le moulin était bien défendu, les trente mulets rechargés de leurs précieux sacs sortaient par-derrière et se mettaient en route. M. Peretti suivait à cheval, escorté par le meunier et ses garçons transformés en gens de guerre. Quant aux servantes elles avaient pris à pied la route de Montmartre.

 

La caravane ayant atteint rapidement La Ville-l’Évêque, celui qui paraissait être le chef des muletiers s’approcha chapeau bas de M. Peretti et lui demanda :

 

— C’est bien la route d’Italie que nous reprenons ?

 

— Non, monsieur le comte, répondit M. Peretti : vous prendrez la route de La Rochelle…

 

Pardaillan, Charles d’Angoulême et Picouic étaient demeurés seuls dans le logis du meunier ; le moulin lui-même se dressait sur l’aile gauche de ce logis, et ils communiquaient par un escalier de bois qui, partant du rez-de-chaussée du logis, aboutissait à l’étage du moulin où se manœuvrait la meule, et où on pouvait mettre en mouvement les grands bras livrés à l’action du vent. De cet étage du moulin, par une simple trappe à laquelle aboutissait une échelle, on descendait à l’étage inférieur où se recueillait la farine. Tout cet ensemble était juché sur un cône de poutres solides et pouvait pivoter de façon qu’on pût profiter du vent, quelle que fût sa direction. Ce cône de poutres était recouvert d’un bâti de planches, en sorte que cela formait un réduit où on pouvait pénétrer au besoin.

 

Pardaillan parcourut rapidement le logis et le moulin et se rendit compte de ces diverses dispositions.

 

— Voici notre quartier général, dit-il en désignant le logis, et voici notre ligne de retraite, ajouta-t-il en montrant l’escalier qui conduisait au moulin.

 

— Nous allons donc nous battre ? demanda Picouic.

 

— Aurais-tu peur ? dit Charles.

 

— Non, monseigneur, mais comme les gens de céans sont partis, je supposais.

 

— Alerte ! cria Pardaillan.

 

La troupe de Guise, en effet, apparaissait à ce moment sur le petit plateau de la butte. Pardaillan ouvrit la fenêtre et cria :

 

— Holà messieurs ! qui êtes-vous ? que désirez-vous ?

 

— Qui êtes-vous vous-même ? fit dans la nuit une voix impérieuse.

 

— Ma foi, monseigneur duc, répondit Pardaillan, en reconnaissant la voix de Guise, je suis le meunier du joli moulin de la butte… Qu’y a-t-il pour votre service ?

 

— Meunier ou non, dit le duc, vous avez tout à l’heure tiré sur mes gens qui montaient le sentier sans autre intention que de patrouiller. Qui que vous soyez, je vous tiens pour responsable de cette violence, si vous êtes le chef des rebelles enfermés ici. En conséquence, je vous préviens que vous serez pendu haut et court, à moins que vous ne sortiez à l’instant. Auquel cas, il vous sera fait grâce de la vie et il vous sera permis d’emmener vos hommes.

 

— Un instant, monseigneur, me sera-t-il permis d’emporter aussi les trente sacs pleins d’or que vous venez piller ?

 

— Sortez, hurla le duc furieux, livrez-nous la place, ou nous allons vous donner l’assaut.

 

— Ah ! monseigneur, si vous menacez, nous allons être forcés de faire une sortie et de vous exterminer tous…

 

Guise qui allait jeter un ordre s’arrêta soudain avec un geste de rage.

 

— Ils sont peut-être cent là-dedans ! dit-il à Maineville.

 

Pardaillan entendit et cria :

 

— Nous sommes trois, monseigneur !… Trois, et c’est bien assez, savoir : M. le duc d’Angoulême, qui attend avec impatience la rencontre que vous lui avez promise ; le sieur Picouic, baladin de son métier, actuellement laquais de M. d’Angoulême, et enfin, votre serviteur chevalier de Pardaillan.

 

— Il ment ! dit une voix. Ils sont nombreux.

 

— Ma foi, venez-y voir, cria Pardaillan. Voyons, décidez-vous, venez… ou bien retirez-vous, car voici que nous allons mettre le moulin en branle et vous gênez le vent. Retirez-vous, ou par la mort-dieu, nous allons tirer.

 

Il y eut une vive débandade dans la troupe, chacun étant convaincu que le logis était défendu par une centaine d’arquebusiers. La présence du chevalier était une preuve de plus qu’une véritable armée était cachée là. Pardaillan éclata de rire et lança :

 

— Au revoir, monseigneur !

 

Et il referma tranquillement la fenêtre.

 

— Oui, au revoir ! gronda Guise pâle de fureur.

 

Et il donna aussitôt ses ordres. Avec les forces dont il disposait, il forma un large cercle de surveillance autour de la butte, chaque homme avait pour mission de surveiller, et non de se battre, il devait surtout prévenir au cas où on tenterait de faire sortir du moulin tout bagage qui ressemblerait à des sacs de blé. Puis il expédia un sergent à Paris.

 

Deux heures plus tard, ce sergent revenait, annonçant que les ordres du duc allaient s’exécuter, c’est-à-dire qu’une troupe de mille arquebusiers allait arriver.

 

Pendant ces deux heures, Pardaillan et ses deux compagnons s’étaient fortement barricadés. Cependant Maineville soupçonnait que le chevalier pouvait bien avoir dit la vérité ; il soupçonna surtout que les assiégés, quels qu’ils fussent, allaient cacher l’argent dans quelque réduit où il serait difficile ensuite de le trouver. Il résolut donc de pousser une pointe avec Bussi-Leclerc. Quant à Maurevert, il demeura près du duc de Guise, frémissant de joie ; il tenait enfin l’ennemi tant redouté et disait au duc :

 

— Monseigneur, vous m’avez promis deux cent mille livres sur le butin que vous allez faire ?

 

— C’est promis, Maurevert, tu les auras, foi de Guise !

 

— Eh bien, monseigneur, je veux vous proposer un échange : gardez les deux cent mille livres et donnez-moi l’homme qui vient de vous parler avec tant d’insolence.

 

— Je te comprends, Maurevert, dit Guise d’une voix assombrie, tu hais cet homme. Mais moi aussi, je le hais. Et nous avons un vieux compte à régler. Cela date de l’hôtel Coligny…

 

— Moi, c’est plus vieux encore, monseigneur.

 

— Bon ! Eh bien, tu garderas tes deux cent mille livres, et moi je garde l’homme. Seulement, si tu veux te contenter de cent mille livres, ce qui est encore un joli denier, tu auras permission d’assister à l’entretien que j’aurai avec le Pardaillan dès que nous l’aurons pris dans son terrier.

 

— Peste, monseigneur ! Vous voulez me faire payer cent mille livres le droit d’assister à ce spectacle !… Ce sera donc bien beau !

 

— Je te le jure ! gronda Guise.

 

— C’est égal, c’est un peu cher, dit Maurevert avec une joie furieuse.

 

— C’est cher mais sache que ledit entretien aura lieu dans la chambre des questions du grand Châtelet…

 

— Ah ! ah !… Eh bien, cela vaut en effet cent mille livres ! J’accepte, monseigneur !

 

— Je te donnerai le cadavre par-dessus le marché, dit Guise avec un grincement qui voulait être un éclat de rire.

 

— Alors, monseigneur, dit Maurevert livide de joie, je paye deux cent mille livres !…

XX

L’ATTAQUE DU MOULIN



Pendant que Guise attendait les mille hommes de renfort demandés et échangeait avec Maurevert ces macabres facéties, Maineville et Bussi-Leclerc s’approchaient en rampant du moulin, résolus qu’ils étaient à connaître le nombre exact des assiégés. C’étaient deux hardis compagnons, faisant bon marché de leur vie, et jusqu’alors, ils avaient passé à travers les dangers des escarmouches et des sièges, avec l’insolent bonheur qui s’attache aux joueurs audacieux.

 

Tout était silencieux et obscur dans le moulin. Mais dans le logis, une fenêtre était éclairée, comme un œil narquois fixé sur les assiégeants. Ce fut donc vers l’échelle du moulin que les deux hommes se dirigèrent ; bientôt, ils eurent atteint l’étage où se trouvait la meule.

 

En quelques minutes, ils eurent parcouru le moulin et furent convaincus qu’il ne s’y trouvait personne. Il était évident que toute la défense s’était concentrée dans le logis du meunier. Ils allaient donc redescendre, lorsque Maineville aperçut un léger rai de lumière au pied d’un mur : il saisit Bussi-Leclerc par le bras et lui souffla à l’oreille :

 

— Il y a là une porte de communication…

 

Ils s’approchèrent de ce rayon de lumière pâle, dans l’intention non pas d’ouvrir, mais d’écouter. Mais en touchant la porte, Bussi-Leclerc s’aperçut qu’elle était simplement poussée. Avec des précautions infinies, il l’attira à lui : la porte s’ouvrit sans bruit… les deux hommes s’accroupirent sur le haut de l’escalier et purent alors dominer la salle sur laquelle ils jetèrent un regard plein de curiosité. Et alors ils tressaillirent d’étonnement. Un étrange spectacle s’offrit à leurs yeux :

 

Assis à une table, le chevalier de Pardaillan et le duc d’Angoulême dévoraient à belles dents un superbe jambon, tandis qu’un pâté attendait son tour et que Picouic versait à boire !… Le long d’un mur étaient rangées en bon ordre une douzaine d’arquebuses toutes chargées. Sur une table voisine s’alignaient plusieurs pistolets. Tout en mangeant et en buvant, Pardaillan et Charles continuaient une conversation déjà commencée.

 

— Dès demain matin, disait le chevalier, nous irons visiter ce couvent. Il faudra bien que la bohémienne parle, et nous finirons par savoir ce qu’est devenue votre jolie petite Violette… Allons, soyez gai, mon prince… Monsieur Picouic, versez-nous de ce flacon que vous avez mis de côté pour vous… je vous ai bien vu…

 

— Oh ! monsieur, dit Picouic en s’empressant de verser, croyez bien que je ne me permettrais pas de boire du même que vous…

 

— Pourquoi, imbécile… puisqu’il y en a !… Tiens, bois et prends des forces… Tu n’as pas peur au moins ?…

 

— Heu !… Ce n’est pas précisément que j’aie peur… mais…

 

— Mais tu trembles, poltron ! Que n’es-tu aussi brave que ton ami Croasse !

 

— Le fait est que Croasse est très brave, dit Picouic avec la générosité d’un ami fidèle.

 

— Ainsi, Pardaillan, dit le duc d’Angoulême, vous pensez que cette Saïzuma en sait plus long qu’elle n’a voulu d’abord vous en dire ?…

 

— J’en suis sûr, dit Pardaillan. Et voilà maître Picouic qui, ayant vécu avec elle, vous dira… tiens ! tiens.’

 

Ces derniers mots, le chevalier les avait prononcés au moment où il se renversait sur le dossier de son siège pour examiner à la lumière la couleur du vin qu’il allait boire. Dans ce mouvement, sa tête s’était levée, et ses yeux avaient rencontré, au haut de l’escalier de bois, Maineville et Bussi-Leclerc, qui stupéfaits contemplaient ce spectacle. Pardaillan se mit à rire et désigna les deux hommes à Charles, qui bondit sur son épée tandis que Picouic saisissait un pistolet.

 

— Messieurs, dit Pardaillan, si le cœur vous en dit, je vous invite !…

 

Maineville et Bussi-Leclerc étaient braves, nous l’avons dit ; ils se consultèrent du regard ; ils n’avaient devant eux que trois hommes ; la même idée leur vint : s’emparer de Pardaillan et de ses deux compagnons, les amener pieds et poings liés au duc de Guise et lui dire :

 

— Monseigneur, voici toute la garnison prisonnière : le moulin est libre !…

 

Quel joli coup d’audace ! Et quel beau coup de fortune !… Ils se levèrent, saluèrent, et Maineville, le chapeau à la main, dit poliment :

 

— Monsieur de Pardaillan, ce sera avec plaisir que nous trinquerons avec vous si vous voulez porter la santé de M. le duc de Guise et nous accompagner ensuite auprès de lui.

 

Charles eut un mouvement comme pour s’élancer. Mais Pardaillan le retint.

 

— Monsieur de Maineville, dit-il, ce serait avec plaisir que je porterais la santé de votre maître si je ne craignais de désobliger M. d’Angoulême que voici, et qui, je ne sais pourquoi, ne peut souffrir les Lorrains ; quant à vous accompagner auprès de M. de Guise, c’est encore plus impossible, vu que nous n’avons pas fini de dîner.

 

— C’est avec désespoir que nous interrompons votre dîner, dit alors Bussi-Leclerc, mais, par la mort-dieu, morts ou vifs, vous nous suivrez ! En avant, Maineville !…

 

À ces mots les deux hommes, l’épée à la main, se précipitèrent. En quelques bonds, ils furent en bas de l’escalier, et Bussi-Leclerc porta sur le crâne de Picouic un tel coup de pommeau que le pauvre tomba évanoui. Entraînés par l’élan, ils se trouvèrent ainsi au milieu de la salle. Pardaillan se jeta au pied de l’escalier, leur coupant ainsi toute retraite. La porte était barricadée, comme nous croyons l’avoir dit.

 

Tout cela s’était passé en quelques secondes : Maineville se trouva en garde devant le duc d’Angoulême, Pardaillan devant Bussi-Leclerc… Au même instant, les épées s’engagèrent. Bussi-Leclerc porta coup sur coup deux ou trois de ses meilleures bottes : à son étonnement, elles furent parées par le chevalier, qui, tout en ferraillant, surveillait du coin de l’œil le duc d’Angoulême.

 

L’étonnement du fameux duelliste devint alors de la rage. Quoi !… il rencontrait donc un adversaire qui non seulement le tenait à distance, mais encore paraissait ne même pas regarder son jeu, et n’avait de regards que pour le duel voisin, comme s’il eût été simple spectateur !…

 

— À vous, monsieur, je vous tue ! rugit-il en se fendant à fond par un coup droit.

 

— Bravo, mon prince, dit Pardaillan qui, dédaignant de lui répondre, avait vivement paré. Poussez… c’est cela… fendez-vous… touché !

 

Maineville, touché au bras, saisit son épée de la main gauche et murmurant :

 

— Je crois que nous nous sommes fourvoyés !…

 

Et furieusement, il attaqua Charles, tandis que Bussi-Leclerc, ivre de rage devant le dédain de son adversaire, portait de son côté à Pardaillan des coups jusqu’ici réputés mortels.

 

— Allons, allons ! il faiblit ! disait Pardaillan comme si Bussi-Leclerc n’eût pas existé… Ne le tuez pas, mortdiable !… j’ai une idée… liez-lui sa rapière… bon !… ah ! désarmé !… tenez-le !… ficelez-le-moi ! nous allons rire !…

 

En effet, Charles, à ce moment, venait de désarmer Maineville qui, glissant sur le parquet, était tombé sur un genou. Il lui mettait sa pointe sur la gorge et lui disait :

 

— Vous rendez-vous, monsieur ?…

 

— Je me rends, fit Maineville, pâle du sang qu’il avait perdu, plus pâle encore de honte et de fureur.

 

À ce moment, Picouic, revenu de son évanouissement, se relevait, courait à Maineville, saisissant un paquet de cordelettes à nouer les sacs de blé, et en quelques secondes le ficelait proprement. Alors seulement Pardaillan regarda son adversaire qui, écumant, bondissait autour de lui et de sa voix la plus paisible :

 

— Et vous disiez donc, mon cher monsieur…

 

— Je disais, hurla Bussi-Leclerc, que je vais te clouer à ce mur !

 

Pardaillan, d’un battement sec, fit dévier la rapière dont la pointe érafla son pourpoint.

 

— Vous parlez de clouer, répondit-il. En effet, vous manœuvrez votre épée comme un clou. Tenez, je vais vous donner une leçon… regardez bien…

 

— Misérable ! rugit Bussi-Leclerc…

 

À ce moment son épée lui sauta des mains et alla tomber à dix pas. Il voulut courir la ramasser. Mais il se heurta à Picouic qui braquait sur lui un pistolet… Bussi-Leclerc se croisa les bras, baissa la tête et pleura… Il ne pleurait pas la vie qu’il allait perdre sans aucun doute, ni la fortune qu’il perdait plus sûrement si la vie lui était laissée ; il pleurait sa réputation d’invincible maître d’armes vaincu pour la première fois !… Et c’est à peine s’il s’aperçut que Picouic lui ficelait les jambes d’abord, puis les bras… puis le portait et retendait auprès de Maineville.

 

— Achevons de dîner, dit Pardaillan qui, ayant rengainé sa rapière, se remit à table. Ah ! ça maître Picouic, à quoi pensez-vous… mon verre est vide…

 

— Mais que diable voulez-vous faire de ces deux hommes ? demanda Charles encore tout ému de la bataille, plus ému encore de sa victoire.

 

— Vous l’allez voir, car voici le jour qui va se lever… En attendant, porte leur à boire, s’ils ont soif.

 

Picouic à qui ces derniers mots s’adressaient obéit. Maineville but d’un trait le verre de vin qui fut présenté à ses lèvres et cria :

 

— Merci, monsieur de Pardaillan, quand je vous tiendrai prisonnier, je tâcherai d’avoir aussi du bon vin à vous offrir avant de vous passer par les armes.

 

Et Maineville se mit à fredonner une chanson guisarde. Bussi-Leclerc, assombri par sa défaite, désespéré d’avoir trouvé un maître, refusa de boire et, farouche, tourna vers le chevalier des yeux pleins de larmes de rage, en disant :

 

— Hâtez-vous de nous occire, monsieur, car tout à l’heure vous allez être assailli par plus de mille hommes d’armes de la Ligue. Vous serez pris. Et je vous jure que je ne vous ferai pas grâce.

 

— Eh bien, moi, je vous fais grâce tout de même, dit Pardaillan.

 

— Je crois, cher ami, qu’il est temps de nous en aller, dit à ce moment Charles d’Angoulême qui venait de s’approcher de la fenêtre. Voyez…

 

Pardaillan alla voir. Aux lueurs de l’aube naissante, il aperçut au pied de la butte une troupe qui se déployait en ordre d’assaut. C’était une longue ligne d’arquebusiers flanquée à gauche et à droite par un double rang d’archers. Au loin, par la porte Saint-Honoré, arrivaient des bandes de bourgeois, la pertuisane au poing, qui hurlaient :

 

— Mort aux huguenots ! Vive la Ligue !…

 

Le bruit s’était en effet répandu dans la nuit que M. de Guise avait découvert un complot de huguenots et que les misérables parpaillots avaient pu fuir et s’enfermer dans le moulin de Saint-Roch, où le duc en personne se préparait à les enfumer. Guise, furieux de ce zèle qui lui inspirait de vives inquiétudes pour les précieux sacs, dut cependant faire bon visage et accueillir les volontaires, chacun voulant participer à l’assaut du moulin.

 

Il résulta de l’ensemble de ces circonstances qu’au soleil levant, il y avait autour de la butte quatre ou cinq mille hommes tant de troupes régulières que de bourgeois belliqueux sans compter une foule de populaire accouru pour voir la bataille. Un grand bruit d’armes entrechoquées et de murmures indistincts montait de cette armée.

 

— Diable ! fit Pardaillan, il est temps en effet de nous en aller ; mais je crois bien que pour le moment, c’est plus facile à dire qu’à faire.

 

— Cependant, observa doucement Charles, nous devions ce matin aller voir la bohémienne ; vous me l’avez promis, Pardaillan. Il faut nous en aller.

 

Le chevalier regarda le jeune duc avec admiration et non sans remords.

 

— Pauvre petit ! murmura-t-il.

 

— Trop tard ! reprit Charles. Trop tard ! Les voici qui montent de toutes parts !

 

— Bah ! nous nous en irons quand même, fit Pardaillan. Mais quels cris assourdissants !… Holà, maître Picouic, au travail ! Chargez sur votre dos M. de Maineville, moi je prends M. Bussi-Leclerc, qui est le plus lourd et qui sera flatté de m’avoir pour monture…

 

Des clameurs terribles s’élevaient maintenant de l’armée assiégeante qui se mettait en mouvement. Et cela formait autour de la butte comme un vaste cercle, qui montait, pareil à une marée d’acier, au milieu de laquelle le moulin n’était plus qu’une île. À mi-côte, les assiégeants s’arrêtèrent. Ils attendaient la décharge des assiégés et s’étonnaient de leur silence.

 

— Ils préparent quelque méchant coup, dit Guise à Maurevert. Mais où est Maineville ? Où est Bussi ?…

 

— Ils auront choisi quelque poste de combat, à leur idée.

 

Mais leurs voix furent couvertes par les cris des ligueurs qui piétinaient, tendaient le poing au moulin, vociféraient toutes les insultes qui avaient cours contre les parpaillots. Au loin, la foule augmentait. Il y avait du monde sur les remparts. Dans Paris, des cloches se mettaient à sonner le tocsin. Dans toutes les maisons, les bourgeois endossaient en hâte leurs casaques et leurs cottes de fer. Les capitaines de quartier couraient pour rassembler leurs hommes. Là-bas, autour de la butte, l’armée rugissait, indécise, attendant pour se ruer à l’assaut que l’ennemi eût fait feu le premier, ce qui était non pas de la générosité, mais simple tactique pour monter en sûreté, à cause du temps qu’il fallait pour recharger les arquebuses.

 

Et pendant ce temps, celui qui était la cause de tout ce tumulte, enfermé dans le moulin avec ses deux compagnons, se préparait froidement à quelque défense désespérée, puisqu’il lui était prouvé que toute issue était fermée. Picouic était de mauvaise humeur et regrettait de n’avoir pas suivi Croasse. Charles, avec son charmant sourire, invoquait le nom de Violetta et murmurait :

 

— Puisqu’elle est perdue pour moi, la vie est sans charme : autant mourir ici qu’ailleurs, et maintenant que dans vingt ans…

 

— Mourir, mourir ! grommela Pardaillan. Vous verrez que ce n’est pas peut-être aussi commode que vous pensez. Moi, j’ai essayé cent fois, je n’ai pas encore réussi…

 

Sous sa moustache hérissée, il avait ce sourire tendre et narquois, sceptique et étincelant, ironique et terrible qui, en certaines occasions, lui donnait une si spéciale physionomie. Sans hâte, il avait pratiqué des ouvertures à travers les planches mal jointes du moulin. Et toutes les arquebuses, il les avait calées, elles étaient toutes braquées et il n’y avait qu’à y mettre le feu… Après quoi, il y avait encore les pistolets. Quand il eut ainsi rangé son artillerie, Pardaillan se recula en plissant les yeux comme pour admirer un beau tableau, et il eut un rire silencieux.

 

Au-dehors, au moment où le soleil se levait, Guise donna tout à coup le signal de l’assaut. Il eut bien voulu d’abord renvoyer tout ce monde, mais Guise était prisonnier de sa popularité. Au risque, donc, de perdre dans la bagarre un ou deux des sacs de Sixte Quint, il se résolut à entrer dans le moulin. Au signal qu’il donna en levant son épée, une immense clameur retentit, et l’armée se mit en marche de toutes parts ; mais presque au même instant, il y eut un arrêt général, et un grand silence tomba tout à coup sur la butte et la plaine, un silence de stupeur, devant un spectacle extraordinaire que chacun put voir :

 

Trois hommes sortant du moulin en portaient un quatrième solidement garrotté. Et en un instant, cet homme ficelé fut attaché à l’extrémité d’une des ailes du moulin…

 

— C’est Maineville ! rugit Guise effaré, hébété de stupeur.

 

Déjà les trois assiégés avaient saisi un deuxième personnage également garrotté et, avec la même rapidité, ramenaient vers le sol l’aile opposée et y attachait l’infortuné.

 

— Bussi-Leclerc ! exclama Maurevert.

 

— Feu ! Feu sur ces démons ! hurla Guise.

 

Cent arquebuses partirent à la fois ; la pétarade se continua quelques minutes au risque d’atteindre les deux malheureux accrochés chacun à son aile de moulin ! Et lorsque l’opaque fumée se fut dissipée, on vit Pardaillan qui, sur la dernière marche de l’échelle, saluait d’un large coup de chapeau, puis rentrait dans le moulin et rejetait l’échelle à terre d’un coup de talon… Au même instant, les ailes du moulin se mirent à tourner !…

 

— À moi ! vociférait Maineville épouvanté de se sentir entraîné dans cette ronde exorbitante dans les airs.

 

— Au secours ! rugissait Bussi-Leclerc.

 

Les deux malheureux tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt la tête au ciel, tantôt renversée vers le sol, suivaient l’orbite implacable tracée par les ailes du moulin, haletants, frénétiques de terreur, entraînés dans une sorte de rêve fantastique !…

 

— En avant ! En avant ! hurla Guise fou furieux de rage devant l’extravagant spectacle de ses deux meilleurs serviteurs cloués à cet étrange pilori qui tourbillonnait dans l’air.

 

Une violente décharge partit du moulin. C’étaient les dix ou douze arquebuses de Pardaillan qui faisaient feu. Mais l’élan était donné… moins de deux minutes plus tard, au milieu d’effroyables hurlements, le logis du meunier était envahi… Pardaillan, Charles et Picouic déchargèrent les pistolets… Maintenant, autour du moulin, une foule énorme grouillait.

 

— À moi ! à moi ! râlaient Maineville et Bussi, entraînés toujours dans la ronde infernale des ailes du moulin.

 

— Tue ! tue ! vociféraient les arquebusiers, les bourgeois et les archers mêlés dans une cohue terrible dans le logis du meunier.

 

Et la stupeur tournait au délire. Dans ce logis, il n’y avait personne ! L’escalier qui conduisait au moulin fut aperçu. En un instant, vingt, cinquante, cent hommes d’armes se ruèrent et atteignirent l’étage supérieur du moulin.

 

Personne !…

 

Les trois assiégés étaient descendus à l’étage inférieur, Picouic armé des deux derniers pistolets, Pardaillan et Charles l’épée à la main. Autour d’eux, au-dessus d’eux, c’était le déchaînement d’un effroyable tumulte fait de mille jurons, des cris frénétiques, des hurlements de ces gens qui croyaient donner l’assaut à toute une petite armée solidement installée dans une forteresse, et ne trouvaient personne, rien !… et se heurtaient, se blessaient, s’injuriaient les uns les autres.

 

Pardaillan, parvenu tout en bas, souleva deux ou trois planches de cône sur lequel était bâti le moulin, et montra le chemin à ses deux compagnons qui s’y glissèrent… C’était le dernier refuge !… Il allait falloir mourir là, en vendant sa vie le plus chèrement !… Pardaillan, le dernier, se glissa dans le trou, et rajusta les planches tant bien que mal au-dessus de sa tête.

 

Maintenant, ils étaient sur le sol même. Les envahisseurs hésitaient à descendre à l’étage inférieur du moulin. On les entendait qui criaient :

 

— Attention ! Il doit y avoir là une mine qui va sauter !…

 

Enfin, l’un d’eux ayant regardé, et n’ayant vu personne, une bande se précipita et se trouva sur le plancher que les trois assiégés venaient de quitter !… C’était la fin !… On allait découvrir dans un instant l’étroit passage par lequel ils s’étaient faufilés, et on allait ou les tuer à coups d’arquebuses, ou les prendre comme des tigres au gîte…

 

Ce fut à ce moment terrible que Picouic sentit le sol vaciller sous ses pieds comme s’il eût tremblé… Il se baissa, tâta de ses mains dans l’obscurité. Et il sentit que ses mains touchaient une dalle, et que cette dalle basculait comme si, par-dessous de l’intérieur du sol, on l’eût poussée !… Picouic jeta un cri… En un instant, Pardaillan et Charles comprirent ce qui se passait, et tous trois appuyèrent de toutes leurs forces sur la dalle qui allait livrer passage aux assaillants !…

 

Et comme ils étaient à genoux, haletants, pesant sur la dalle, une voix creuse, lugubre, lointaine, leur parvint. Et cette voix disait :

 

— Ah ! les lâches ! Ils me bouchent la sortie ! Attendez que je vous extermine tous !…

 

— Croasse ! hurla Picouic. C’est Croasse !…

 

En une seconde, la dalle arrachée, soulevée par les trois hommes laissa voir un trou béant, où commençait un escalier de pierre moisie… Et dans ce trou, à la faible lueur du jour qui pénétrait par les planches de ce réduit, apparut la tête pâle, effarée, tragique et comique de Croasse…

 

Dans le même instant, et avant que Croasse fût revenu de sa stupeur, les trois hommes se précipitaient dans le trou et couraient le long d’un boyau noir, Picouic entraînant Croasse qui osait à peine se demander ce qui lui arrivait. Dix minutes plus tard, ils atteignaient l’autre extrémité du souterrain qui aboutissait à la chapelle Saint-Roch. À ce moment même, les assiégeants trouvaient la dalle soulevée et commencèrent à descendre avec précaution l’escalier de pierre…

 

L’existence de ce vieux souterrain était, sans aucun doute, ignorée des gens qui avaient habité le moulin. Il avait dû, probablement, servir plus d’une fois dans les guerres de religion d’autant mieux que quelques années auparavant le moulin était encore compris dans les dépendances de la chapelle. Quoi qu’il en soit, les quatre hommes aboutirent à la chapelle, ouvrirent la porte, en sortirent le plus paisiblement du monde et se mêlèrent à la foule qui tourbillonnait au pied de la butte, les yeux fixés sur le moulin. Ils passèrent inaperçus dans cette foule où personne ne les connaissait, et, en hâte, rentrèrent dans Paris, et atteignirent sans encombre la maison de la rue des Barrés.

 

Là, Croasse fut interrogé sur les événements qui l’avaient amené à devenir un sauveur aussi imprévu.

 

— Je venais de me battre dans la chapelle contre je ne sais combien d’ennemis que je mis en fuite, dit-il en commençant son récit, lorsque, saisi traîtreusement par sept ou huit forcenés, je fus précipité dans un trou noir où je fus laissé pour mort. Lorsque je m’éveillai, entendant des bruits de bataille, je résolus de me rapprocher de vous, messieurs, et alors…

 

Longtemps, Croasse poursuivit le récit, de sa belle voix large et creuse. Et quand il eut fini, quand il eut reçu les félicitations de Charles, quand Pardaillan, avec un sourire qu’il ne comprit pas, lui eut déclaré :

 

— Monsieur Croasse, vous êtes étonnant…

 

Quand enfin, Picouic lui eut serré les mains avec émotion, Croasse demeura perplexe et se demanda :

 

— Est-ce que vraiment je serais brave sans m’en douter. ? Malheur à moi, alors ! Il faudra que je me surveille !…

XXI

L’ABBAYE DE MONTMARTRE



Une litière couverte à l’extérieur de simples rideaux de cuir, mais ornée à l’intérieur de coussins de soie et toute tendue de la même étoffe venait de franchir le pont Notre-Dame. Une dizaine de cavaliers vêtus d’un costume sombre et bien armés escortaient cette litière. En avant marchait l’un d’eux. Les autres suivaient par-derrière à dix pas. Les yeux fixés sur la litière, un homme de haute taille et de forte carrure, enveloppé soigneusement dans un manteau, suivait à distance.

 

Cet homme, c’était maître Claude, l’ancien bourreau de Paris.

 

Cette litière, c’était celle de la princesse Fausta.

 

Elle traversa Paris, franchit la porte Montmartre et monta la côte raide par la route qui serpentait sous l’ombrage des hêtres séculaires. Enfin, elle s’arrêta devant le porche de l’abbaye des bénédictines. La princesse Fausta descendit de la litière et, comme si sa venue eût été attendue, la porte s’ouvrit aussitôt. Elle disparut dans l’intérieur de la vieille abbaye délabrée, presque en ruine.

 

Maître Claude s’était arrêté derrière un arbre. Alors, il se retourna, inspecta avec impatience les pentes de la colline, et, apercevant enfin un homme qui montait lentement, lui fit signe d’approcher. L’homme rejoignit maître Claude, et soulevant alors par un geste machinal les bords du feutre sous lesquels il dissimulait à demi son visage, montra la figure pâle et immobile du prince cardinal Farnèse.

 

Il portait un riche costume de velours violet, et, comme s’il eût dédaigné de se mettre en défense malgré le trouble des temps, malgré la position périlleuse où il s’était mis en engageant la lutte contre Fausta, il ne portait pour toute arme qu’une fine épée de parade à la poignée enrichie de diamants. Par une sorte de fatalisme, ou par un suprême dédain de la vie, issu de son désespoir, Farnèse se cachait à peine et ne prenait aucune précaution…

 

— Elle est là ! dit maître Claude en tendant le bras vers l’abbaye.

 

Farnèse jeta un regard sur l’escorte de Fausta, qui, ayant mis pied à terre, attendait devant la porte. Il n’eut pas un tressaillement, pas une hésitation, et dit :

 

— Bien. Es-tu décidé à agir ?…

 

— Je me suis vendu à vous pour un an, répondit maître Claude d’une voix sombre. Je vous appartiens, sinon de mon âme, du moins de mon corps. Ordonnez donc : j’obéirai… mais…

 

— Mais ?… demanda Farnèse, glacial.

 

Claude saisit le bras du cardinal, l’étreignit convulsivement, et gronda :

 

— N’oubliez pas qu’après la mort de la tigresse, vous m’appartenez, vous !…

 

Farnèse haussa les épaules et dit :

 

— Si je n’avais pour un temps raccroché ma vie à l’espoir de venger ma fille, je me livrerais à toi à l’instant, bourreau, et je te bénirais de me délivrer de la vie… Ne crains donc pas que j’essaie de déchirer le pacte qui nous lie…

 

— Ainsi, reprit Claude, si aujourd’hui, si tout à l’heure, la Fausta tombe sous mes coups…

 

— Aujourd’hui, tout à l’heure, je t’appartiendrai, bourreau !

 

— Bon ! commandez donc, et j’obéis !…

 

— Commençons par entrer dans ce couvent, dit Farnèse.

 

— Venez, répondit maître Claude.

 

Alors, à distance, et sous le couvert des vieux arbres, ils contournèrent l’abbaye.

 

Nous avons expliqué que le couvent était en triste état, comme si depuis des années déjà il eût été abandonné. Les murs, lézardés, tombaient en ruine par places ; les jardins jadis si beaux n’étaient plus qu’une forêt de ronces. Le potager qui se trouvait sur les derrières du couvent demeurait seul assez bien cultivé, les habitantes de ce lieu étrange se nourrissant principalement des légumes qu’elles faisaient pousser. Dans un large espace découvert, au fond duquel se dressait le rideau de verdure sombre d’un taillis de sapins, on voyait encore les ruines d’une sorte de vieille chapelle : il n’en restait plus que quelques colonnes debout : près de l’une de ces colonnes, à demi effritée, un siège en marbre, surélevé de plusieurs marches, avait résisté aux dents patientes du temps.

 

Ce potager était clos d’un mur d’enceinte comme le reste du couvent ; mais, à ce mur, il y avait de place en place de larges brèches qui, sous les pieds de mystérieux visiteurs, avaient fini par former de véritables passages ouverts.

 

Ce fut vers l’une de ces brèches que maître Claude se dirigea, suivi du prince Farnèse pensif.

 

Maître Claude était agité. Un frémissement, parfois, le parcourait. Il était pâle… Farnèse, plus pâle encore, était calme, pétrifié dans cette sorte d’indifférence glaciale qui semblait envelopper tous ses actes, ses mouvements ou ses gestes. Les deux hommes franchirent la brèche.

 

Non loin de cette brèche se trouvait un vieux pavillon d’élégante architecture jadis construit par quelque abbesse qui venait y chercher le repos et la solitude, mais qui, maintenant, verdi par les mousses, enfoui dans les églantiers grimpeurs, son fronton jeté bas, ses colonnes branlantes, son toit éventré, n’était plus lui-même qu’une ruine. Claude, d’un coup d’épaule défonça la porte vermoulue. Ils entrèrent.

 

— Attendez-moi là, dit maître Claude.

 

Farnèse acquiesça d’un signe de tête et demeura immobile tandis que l’ancien bourreau s’éloignait.

 

* * * * *

 

La princesse Fausta était entrée dans le couvent, c’est-à-dire dans le corps de logis principal, le seul qui fût encore habitable. Malgré l’incroyable puissance de caractère de cette femme, malgré tout son pouvoir sur elle-même, un trouble indéfinissable paraissait sur son visage. Elle était sombre — autant que pouvait paraître sombre cette figure irradiée de beauté. Quel tourment inconnu amassait donc la tempête dans cette âme ?…

 

Précédée de deux jeunes religieuses, à la physionomie plus mutine que dévote, aux yeux plus hardis qu’extatiques, Fausta, par de larges escaliers de pierre polie, restes d’une antique somptuosité, parvint au premier étage et sur l’immense palier où s’ouvrait un profond couloir, rencontra l’abbesse Claudine de Beauvilliers qui, prévenue, se hâtait de venir au-devant de son illustre visiteuse.

 

L’abbesse eut un agenouillement rapide, et Fausta leva la main, les trois premiers doigts ouverts, signe mystérieux que nous avons vu faire à Sixte Quint sur Catherine de Médicis prosternée… la bénédiction que seule peuvent donner les successeurs de saint Pierre ! Mais ce fut si rapide que les deux religieuses ne virent rien de ce geste.

 

Claudine déjà marchait devant Fausta et, lui montrant le chemin, la fit pénétrer dans une pièce meublée avec un luxe disparate… oratoire, peut-être, ou boudoir. Sur une table de marbre à coins rehaussés d’argent, c’était tout l’attirail des brosses, des pinceaux, des pots et des flacons, onguents et cosmétiques alors en usage non seulement pour les femmes mais aussi pour les hommes. Et au-dessus de cette table qui eût été mieux à sa place dans le cabinet de toilette d’une dame de la cour ou d’une riche ribaude, un Christ d’or étendait ses bras sur une croix de vermeil…

 

L’abbesse roula un large fauteuil, et lorsque Fausta se fut assise plaça sous ses pieds un coussin de velours. Elle-même demeura debout.

 

— Cette femme… cette bohémienne est toujours ici ? demanda alors Fausta.

 

— Oui, madame. Selon vos ordres, nous la surveillons étroitement. Mais ce n’est qu’une pauvre folle. Votre Sainteté désire-t-elle la voir ?…

 

Fausta demeura quelques minutes silencieuse et pensive, la tête appuyée sur sa main.

 

— Claudine, dit-elle enfin lentement, le temps n’est pas encore venu où vous pourrez m’appeler comme vous venez de le faire… ne l’oubliez pas…

 

— Oh ! pardon, murmura Claudine de Beauvilliers.

 

— Ma Sainteté ! reprit Fausta après un nouveau silence… Dérision !… Vingt-trois cardinaux réunis en conclave secret dans les catacombes de Rome ont résolu la guerre contre Sixte. Et déjà, devant l’exécution, ils tremblent. Dans les catacombes !… N’est-ce pas là tout un symbole ? Ma souveraineté pontificale est destinée à s’exercer dans les ténèbres, alors que mon âme aspire violemment au grand jour !… Ah ! Claudine, mon cœur déborde d’amertume. Vous êtes femme ! parfaitement femme… vous êtes celle que je chéris entre toutes et tous, malgré vos fautes peut-être !… Vous m’appelez Sainteté… Et lorsque je regarde en moi-même, je ne vois qu’une jeune fille épouvantée de voir que la nature s’est trompée en lui donnant le sexe qui est le nôtre, plus épouvantée encore de découvrir sous sa puissante pensée, sous ses aspirations insensées, la faiblesse d’une femme.

 

Claudine leva vers Fausta un regard d’ardente sympathie. Elle la vit pâle, agitée comme elle ne l’avait jamais vue. Elle la vit qui pressait son sein palpitant de ses deux belles mains sculptées dans le marbre le plus pur… Claudine s’agenouilla, saisit ces mains qu’elle baisa et murmura :

 

— Ah ! ma noble et radieuse souveraine, vous qui inspirez à la fois l’amour et le respect, vous que nul ne peut voir sans se courber sous l’intense irradiation de vos yeux, je vois qu’une douleur inconnue vous étreint… Que ne puis-je mourir pour vous éviter l’ombre d’une souffrance !…

 

Fausta, d’un geste plein de dignité, releva l’abbesse.

 

— Oui, dit-elle, vous êtes vraiment une apôtre, Claudine. Si votre chair est faible, votre âme est forte. Vous êtes la seule qui m’ayez comprise… Écoutez donc… car je suis lasse de planer dans des régions trop élevées peut-être.

 

Sur un signe de Fausta, Claudine de Beauvilliers, abbesse des bénédictines de Montmartre, s’assit, et elle se prépara à écouter comme jadis, au fond de la Judée, les apôtres favoris écoutaient Jésus…

XXII

LE CŒUR DE FAUSTA



— Est-ce que le règne pontifical de Jeanne est un rêve ! reprit Fausta comme si elle se fût parlé à elle-même. Quelle est la loi qui défend à une femme d’occuper le trône de Pierre ? Est-ce qu’il n’y a pas des saintes comme il y a des saints ? Est-ce que l’Église n’admet pas les vœux féminins et n’a pas établi une hiérarchie parmi les femmes qui portent la parole du Christ ?… Les écrits des moines compilateurs prouvent que Jeanne a régné. Je puis donc régner !… Le sexe féminin n’est pas un obstacle aux grandes conceptions, témoin la papesse Jeanne qui réforma une partie du culte. Il n’est pas un obstacle aux grandes actions, témoin la guerrière Jeanne d’Arc qui délivra le royaume de France… Est-ce qu’une femme ne peut pas être ce qu’ont été ces deux femmes ?

 

Claudine écoutait ardemment ces étranges paroles prononcées de cette voix pleine de chaudes caresses et d’indomptable volonté. Elle comprenait qu’elle n’avait ni à approuver ni à désapprouver. S’adressant plus directement à l’abbesse, Fausta continua :

 

— Donc, ils sont vingt-trois qui, fatigués de la tyrannie de Sixte, ont résolu d’élever une Église devant son Église, un trône devant son trône… Trois ans se sont écoulés depuis… J’habitais alors Rome, le palais qu’avait habité mon aïeule Lucrèce. Le sang des Borgia bouillonnait dans mes veines. Riche, belle, adulée, seule au monde, je voyais mon palais plein de seigneurs et de princes de l’Église… Mais je n’avais de joie qu’à compulser les écrits du vieux temps, à relire la terrible légende des Borgia mes ancêtres, à suivre d’un regard rêveur la trace fulgurante qu’ont laissée dans le ciel de l’histoire ces trois météores qui s’appellent Alexandre Borgia, César Borgia, Lucrèce Borgia… Et j’ai senti en moi l’esprit vaste d’Alexandre, la fougue conquérante de César, le cœur de Lucrèce. Être à moi seule ce qu’ils ont été à eux trois ! Sentir le monde chrétien palpiter sous ma parole comme il a palpité sous la parole d’Alexandre, le monde guerrier trembler sous mon glaive comme il a tremblé sous le glaive de César, le monde des courtisans s’incliner devant moi comme il s’est incliné devant la force et la beauté de Lucrèce… Oui, je faisais ce rêve inouï, lorsque je rencontrai Farnèse…

 

Fausta, à ce moment, tomba dans une songerie que Claudine se garda d’interrompre.

 

— Farnèse ! répéta seulement Fausta. C’est lui que je conquis le premier, et c’est lui qui le premier m’abandonne !…

 

— Quoi ! madame… le cardinal Farnèse !…

 

— Un soir, reprit Fausta sans répondre, Farnèse vint me chercher dans mon palais. Il connaissait mon rêve… Il en avait suivi le développement. Il me témoignait une sorte d’admiration… Ce soir-là, donc, l’ayant suivi, nous sortîmes de Rome et, par un antique tombeau de la Voie Appienne, nous pénétrâmes dans les Catacombes. Arrivé à un vaste carrefour éclairé de torches, je vis les vingt-trois revêtus de leurs simarres… « Voici celle que vous savez, dit Farnèse. Voici celle qui peut vous sauver… »

 

Alors les vingt-trois m’entourèrent. Je ne tremblai pas devant ce que j’entrevis à l’instant. Je n’eus pas peur de la proposition terrible que je devinai dans tous les yeux… Et lorsqu’elle fut enfin formulée, cette proposition, j’acceptai… Longtemps je parlai à ces hommes qui m’écoutèrent dans un effrayant silence… Et lorsque j’eus fini de parler, l’un après l’autre ils vinrent s’agenouiller devant moi et me baisèrent la main en signe de soumission… Alors l’un d’eux, le plus vieux, passa à mon doigt cet anneau…

 

Fausta allongea la main et montra l’anneau que nous avons signalé. L’abbesse s’inclina respectueusement et fit le signe de croix.

 

— Je me mis à l’œuvre, continua Fausta. En si peu de temps, j’ai bouleversé l’Italie dont presque tous les évêques sont prêts à me reconnaître. J’ai bouleversé la France, parce que son roi, aux premières ouvertures de Farnèse, haussa les épaules. Ce roi, je l’ai fait chasser. J’en ai choisi un autre…

 

Fausta retomba dans un morne silence.

 

— Il me semble, dit timidement Claudine, que les événements se déroulent bien selon vos plans…

 

— Voilà ce qui me déroute ! dit Fausta. Voilà ce qui m’épouvanterait si je pouvais l’être ! Les apparences sont telles qu’elles dépassent mes prévisions, et sous ces événements s’en trouvent d’autres qui m’arrêtent, me paralysent, me frappent d’impuissance… Les cardinaux du conclave secret ont peur devant l’acte définitif. Farnèse qui était celui sur lequel je m’appuyais vient de m’abandonner…

 

— Mais Guise ! Guise !…

 

— Guise est réconcilié avec la duchesse !… Je la tenais, pourtant !… Je l’ai renvoyée espérant qu’elle aurait assez d’audace pour se représenter une fois encore à l’hôtel de Guise, et qu’alors… Mais elle a eu l’audace prévue, elle a vu son mari… et le mari a pardonné !

 

Claudine de Beauvilliers réprima un sourire.

 

— Guise, reprit Fausta, Guise qui passe pour le type accompli de l’énergie violente, Guise n’est vraiment admirable que dans la bataille ; la lance ou l’estramaçon au poing, bardé d’acier de la tête aux pieds, monté sur quelque pesant destrier au poitrail de fer, à la tête d’un escadron, il est le chevalier des ruées furieuses, des grandes chevauchées à travers du sang… Guise, à la cour, est encore le gentilhomme le plus élégant ; le nœud de satin de son épée est inimitable ; il porte avec une grâce incomparable le manteau de velours cramoisi ; il a une majesté naturelle qui fait de lui la véritable figuration de la royauté… oui, ce sera dans la cérémonie un sire magnifique, et dans les combats un chef intrépide…

 

En parlant ainsi, Fausta, les yeux à demi fermés, semblait évoquer l’image qu’elle bâtissait… ou peut-être une autre image qui venait s’offrir en comparaison. Elle reprit avec un soupir :

 

— Mais une fois le casque et la cuirasse déposés, hors le champ de bataille ou le champ de cérémonies élégantes, j’aperçois dans Guise ce qu’il est en réalité : une belle statue qui parfois a un geste violent, qui jette un regard étincelant, mais qui n’est capable ni de haute pensée, ni de ferme résolution… Oui, il a pardonné à la duchesse de Guise, et ceci m’a déroutée, moi qui croyais… mais n’en parlons plus ! Il a laissé sortir de Paris trois mille hommes que ce Crillon a conduit à Henri de Valois, et ceci, c’est la guerre possible pour le roi fugitif… Il a parlé à Catherine de Médicis, et quelques mots de la vieille Florentine ont suffi pour faire écrouler l’échafaudage de résolutions que j’avais lentement élevé dans ce faible cerveau !… Enfin, pour comble, dénué d’argent, une occasion unique s’offre à lui de saisir le trésor qui lui permettra de conquérir le royaume ; renseignée par mes espions, je le lui indique. Il n’a qu’à le prendre… et au moulin de la butte Saint-Roch, il se fait jouer comme un enfant ! Il met sur pied une véritable armée pour entrer dans un moulin où il ne trouve personne, et quand on cherche, quand on fouille, le trésor est envolé…

 

Fausta ferma tout à fait les yeux. Son sein se souleva. Et très bas, si bas que Claudine ne l’entendit pas, elle murmura :

 

— Il est vrai que sur la place de Grève et à la butte Saint-Roch, Guise a eu affaire à forte partie… Pourquoi le duc de Guise n’a-t-il pas l’âme d’un Pardaillan ?… Avec un pareil levier, je soulèverais le monde…

 

Alors, comme si le secret qu’elle portait au cœur l’eût étouffée, elle reprit d’une voix qui tremblait presque.

 

— Ce n’est pas le corps qui doit être couvert d’acier dans les batailles, c’est l’âme. Le véritable chevalier des héroïques entreprises, ce n’est pas un Guise à l’armure étincelante ou au pourpoint de satin… je l’ai vu, le vrai chevalier, je le vois, celui qui pourrait monter à l’assaut du trône… Son buffle est un peu râpé, ses vêtements sont fatigués, sa rapière est longue et large, son visage est maigre et sa parole sans emphase ; il y a un étrange sourire dans son regard et sa forte simplicité m’étonne et m’émeut… Qui est-il ?… Oh ! que ne donnerais-je pas pour le mieux connaître, pour pénétrer sa vie, comprendre sa pensée… être enfin…

 

La Fausta s’arrêta soudain. Son visage pâlit et les ongles de ses mains s’incrustèrent dans les paumes, en l’effort qu’elle fit pour dompter son émotion. Mais Claudine avait vu, entendu… et elle avait deviné…

 

— Folie ! murmura Fausta. Je n’ai pas de cœur. Je ne veux pas avoir de cœur…

 

— Pourquoi, ma souveraine ? s’écria Claudine palpitante. Pourquoi ne pas descendre du nuage flamboyant qui vous porte, et vous rapprocher de l’humanité ?… Reine toute-puissante, pourquoi ne seriez-vous pas femme ?…

 

— Parce que, dit la Fausta, en reprenant toute sa majesté avec son sang-froid, je veux être la vierge qui ne connaît pas les faiblesses de la femme ; parce que capable de dominer, je ne veux pas être dominée par un homme… parce que personne au monde ne peut être le maître de Fausta !…

 

— Ah ! madame, dit Claudine avec la profonde émotion de la sincérité, c’est un maître d’une bien douce puissance que l’amour !…

 

— L’amour ! balbutia Fausta en tressaillant.

 

Elle baissa la tête et une larme brûlante pareille à un pur diamant gonfla ses paupières. Mais cette larme s’évapora au feu dévorant de ses joues, et lorsqu’elle releva la tête, son visage avait repris toute sa sérénité.

 

— Voilà donc où nous en sommes, continua-t-elle simplement, comme si ce qui venait d’être dit n’eût pas compté pour elle. Guise a reculé de dix ans en ces quelques jours, et Farnèse, pierre angulaire de mon édifice, Farnèse m’échappe !… Voyons donc cette Saïzuma… puisque vous croyez avoir découvert…

 

— Je n’assure rien, madame ; mais mon devoir n’est-il pas de vous avertir de tout ce qui peut vous aider ?…

 

— Je connais votre dévouement, Claudine ; vous serez royalement récompensée, je vous le jure, mais voyons cette femme.

 

L’abbesse frappa dans ses mains. Une porte s’ouvrit et une religieuse parut :

 

— Qu’on amène la bohémienne, dit Claudine.

XXIII

LE SPECTRE



Maître Claude, laissant le prince Farnèse dans le pavillon que nous avons signalé, s’était éloigné en traversant le potager. Deux ou trois vieilles femmes aux costumes sordides presque en haillons travaillaient dans ce terrain. Ces femmes aux traits flétris, c’étaient des religieuses du couvent. Elles virent parfaitement Claude qui passait. Mais, chose bizarre, elles ne firent aucune observation, bien que l’entrée du couvent fût interdite aux hommes.

 

Mais, nous l’avons dit, tout était étrange dans cette retraite qui ressemblait aussi peu que possible à une retraite monastique. Seulement l’une des vieilles, en enfonçant sa bêche dans la terre, d’un geste rude qui rappelait beaucoup mieux la paysanne des champs que la religieuse habituée à de pieux exercices, maugréa quelques sourdes paroles contre la jeunesse dévergondée, les malheurs du temps, et la dure extrémité où étaient réduites les bénédictines.

 

— Heu ! grommela la sœur à qui s’adressaient ces doléances, il ne faut pas trop nous plaindre. Que deviendrions-nous, si de temps à autre, quelque riche cavalier, entré par la brèche, puisque c’est le passage convenu, ne venait…

 

— Fi ! ma sœur !… Ah ! nous vivons dans une bien triste époque. Il n’y a plus de frein aux passions. Le couvent réduit à la misère doit encore, par surcroît, abriter le dévergondage de nos jeunes sœurs… quand ce n’est pas l’abbesse elle-même qui leur donne l’exemple !

 

— Hélas ! il faut se résigner, car sans cela, nous mourrions de faim, et il nous faudrait mendier comme l’an passé.

 

Claude connaissait sans doute les étranges mœurs de ce couvent qui, même en cette époque, était une exception, une sorte d’anomalie. Il ne semblait prendre aucun soin de se cacher. Ayant traversé le potager qui était assez bien entretenu et planté d’un certain nombre d’arbres fruitiers, maître Claude parvint aux bâtiments à demi effondrés. Il passa sous une voûte, et là se rencontra avec une jeune et jolie fille au costume laïque et quelque peu sommaire.

 

Et cette fille au sourire effronté, aux yeux hardis, qu’on n’eût pas été surpris de voir dans une des innombrables maisons de débauche qui pullulaient dans le vieux Paris, c’était encore une religieuse. Elle se planta résolument devant maître Claude et, d’une voix câline, demanda :

 

— Ce beau cavalier est sans doute de l’escorte qui vient de s’arrêter devant le grand porche ?

 

— En effet, dit maître Claude.

 

— Et vous avez passé… par la brèche ? fit-elle en clignant des yeux. L’entrée du porche est interdite aux hommes, mais ceux qui savent… vous saviez, sans doute ?

 

— Oui ; je suis passé par la brèche, parce que je savais.

 

— Et le beau cavalier, reprit la fille avec un sourire, vient sans doute voir une de nos sœurs ?

 

— Je viens voir madame l’abbesse, dit Claude.

 

— Oh ! quelle voix morne et quel mortel regard vous avez ! reprit la fille en frissonnant. Madame l’abbesse ? Elle est en conférence avec la noble princesse qui s’intéresse à notre pauvre maison.

 

— Justement. Je suis de la suite de la princesse, et j’ai ordre de venir la retrouver.

 

— Ah ! c’est différent. Passez, mon brave. Moi, je vais me promener un peu à la chapelle.

 

La chapelle, en effet, avait été transformée en une sorte de promenoir. La jolie fille, ayant esquissé une chiquenaude et pivoté gentiment, s’en alla. Mais, avant de s’éloigner, elle montra à Claude deux sœurs qui débouchaient sous la voûte, et lui dit :

 

— Si vous allez chez l’abbesse, vous n’avez qu’à suivre ces deux sœurs…

 

Celles-ci étaient vêtues en religieuses. Elles marchaient lentement, la tête baissée et les bras croisés. Car, chose plus fantastique encore que tout le reste, dans ce couvent, il y avait quelques sœurs demeurées pures, accomplissant avec zèle tous les exercices imposés à leur communauté par la règle. D’ailleurs, elles non plus ne parurent s’étonner ou se scandaliser de la présence d’un homme. Seulement, elles baissèrent davantage les yeux.

 

Entre ces deux femmes, marchait silencieuse, de son allure à la fois raide et glissante, la bohémienne au masque rouge… Saïzuma. Claude les laissa passer. Puis, quand il les vit monter un large escalier, il se mit à les suivre. Les deux religieuses longèrent un couloir et frappèrent à une porte qui s’ouvrit. Alors, elles prirent chacune Saïzuma par une main et entrèrent. Quelques instants plus tard, elles sortirent et s’éloignèrent lentement. Saïzuma était restée à l’intérieur. Alors, maître Claude s’approcha de la porte. Mais là il s’arrêta et passa ses deux mains sur son front. L’absence de tout obstacle, la facilité avec laquelle il marchait à l’événement terrible lui causaient une angoisse qu’il n’eût pas éprouvée s’il lui avait fallu traverser mille dangers pour arriver jusque-là… Et puis il éprouvait un sourd malaise qui ne venait pas de la situation elle-même, mais d’autre chose… de quoi ?

 

Claude avisa à quelques pas une porte entrouverte ; il y alla, poussa et se trouva dans une étroite pièce sans meubles où régnait une demi-obscurité. Dans cette solitude et cette obscurité, Claude, les bras croisés, la tête penchée, se prit à songer. Que venait-il faire là ?…

 

Tuer. Ou tout au moins s’emparer d’une femme qu’il allait livrer au prince Farnèse. Était-ce de cette pensée que lui venait ce malaise ?… Non ! Une haine terrible l’animait contre Fausta. La meurtrière de sa fille devait mourir. Alors, qu’avait-il vu qui eût frappé son imagination ? Il lui semblait que des souvenirs confus et lointains s’agitaient au fond de sa mémoire.

 

« Cette bohémienne, songea maître Claude, cette bohémienne qui marchait entre deux religieuses, a une allure que je reconnais ; il me semble que j’ai vu déjà ces cheveux ainsi dénoués et cette démarche… »

 

Il médita longtemps sur ce sujet, ayant oublié à ce moment Farnèse et Fausta.

 

« C’est étrange que l’aspect de cette inconnue m’ait frappé à ce point, reprit-il enfin en secouant la tête. Ah çà ! pourquoi ? Qu’est-ce que peut me faire à moi cette bohémienne ?… Allons ! »

 

* * * * *

 

Les deux religieuses conduisant Saïzuma étaient entrées chez l’abbesse. Elles s’inclinèrent froidement devant Fausta et avec tout le respect dû à une supérieure devant Claudine de Beauvilliers.

 

— C’est bien, mes sœurs, dit celle-ci, vous pouvez vous retirer.

 

— Madame, dit alors l’une des religieuses, deux hommes viennent encore d’entrer sur le territoire de la communauté.

 

— Hélas, fit Claudine, les murs de notre pauvre couvent sont en ruine. Comment pourrions-nous empêcher ces incursions de l’Amalécite ? Tout ce que nous pouvons faire, c’est de prier. Allez prier, mes sœurs, allez…

 

Cette réponse impudente, Claudine la fit sur un ton de douloureuse piété. Les deux sœurs, qui n’avaient d’ailleurs parlé que pour l’acquit de leur conscience, s’inclinèrent et sortirent. Sans doute Fausta était au courant des mœurs extraordinaires de ce couvent, car elle ne parut nullement étonnée. Seulement, tandis que les sœurs se retiraient, elle dit :

 

— Le jour est proche, madame l’abbesse, où vous pourrez relever les murs de Jérusalem et rebâtir le temple qui abrite ces saintes filles. N’oubliez pas qu’un revenu de cent mille livres est assuré à votre couvent, du jour où nos projets auront été bénis par Dieu.

 

L’œil de Claudine étincela. Fausta, déjà, s’était tournée vers Saïzuma et l’examinait en silence. La bohémienne s’approcha d’elle, lui prit la main, et lui dit de sa voix morne :

 

— Voulez-vous savoir votre bonne aventure ?…

 

— Non, dit Fausta. Mais si tu veux, je te dirai la tienne. Car moi aussi je sais lire dans la main les événements passés.

 

Saïzuma considéra avec étonnement la femme qui lui parlait ainsi avec une douceur d’accent qui fondait son cœur et une autorité qui la subjuguait.

 

— Qui es-tu ? demanda-t-elle. Es-tu de bohème comme moi ?…

 

— Peut-être, dit Fausta. Mais puisque je te parle à visage découvert, ne peux-tu retirer ton masque ?

 

Saïzuma secoua la tête.

 

— Mon masque est rouge, mais si je le retire, on verra que mon visage est pourpre de honte. Je ne veux pas qu’on voie ma honte et ma terreur… Tous ceux qui étaient dans l’église cathédrale et sur la place de Grève m’ont vue… Oh ! j’ai honte ! ajouta-t-elle en se cachant vivement le visage comme si son masque eût été insuffisant.

 

— L’église cathédrale ! murmura Fausta en tressaillant. La place de Grève !… Oh ! serait-ce bien elle ?…

 

Elle ajouta tout haut, en étudiant l’effet de ses paroles :

 

— Et puis, peut-être tu redouterais d’être reconnue par le bourreau ?

 

Saïzuma eut un geste d’indifférence et de dédain :

 

— Le bourreau n’est rien, dit-elle. Il ne m’a pas fait de mal. Il n’a pas broyé mon cœur. Que peut-il contre moi ? Il ne peut que m’enlever la vie. Celui que je redoute, c’est l’imposteur qui a tué mon âme…

 

Elle frissonna.

 

— Le nom de cet imposteur ? dit Fausta en suivant avec une attention passionnée l’effet de ses paroles. Peux-tu me le dire ?…

 

— Il est là ! répondit Saïzuma en posant la main sur son sein. Nul ne le saura. Pour le savoir, il faudra m’ouvrir le sein.

 

— Eh bien ! je le sais, moi !…

 

Saïzuma éclata de rire. Fausta saisit sa main, l’ouvrit, y jeta un regard, et d’une voix impérieuse :

 

— Les lignes de ta main m’ont révélé ta vie passée…

 

Saïzuma retira violemment sa main et la referma dans un mouvement de terreur convulsive.

 

— Trop tard ! continua Fausta. Je sais tout, maintenant ! Je sais que tu as aimé, pleuré, souffert ; je sais que c’est au pied de l’autel que ton cœur a été broyé par l’évêque…

 

— L’évêque ! palpita la bohémienne qui se mit à trembler.

 

— Oui, dit Fausta, l’évêque ! Celui que tu aimais ! Jean de Kervilliers !…

 

Saïzuma jeta un cri de détresse, tomba à genoux, et un long gémissement s’exhala de ses lèvres.

 

— C’est elle ! C’est bien elle ! murmura Fausta.

 

Et elle se pencha vers la bohémienne pour la relever. À ce moment, la porte s’ouvrit. Fausta vit entrer maître Claude… Elle ne frémit pas. Mais se redressant de toute sa hauteur :

 

— Que viens-tu chercher ici ? demanda-t-elle.

 

— Vous ! répondit Claude.

 

Claudine s’élança en disant :

 

— Les cavaliers de votre escorte suffiront pour vous débarrasser de cet homme.

 

Fausta l’arrêta.

 

— Un peu de patience, dit-elle. Cet homme a peut-être une supplique à m’adresser.

 

— En effet, dit Claude.

 

— Parle donc…

 

— Ma supplique est simple, madame. Je voulais vous prier de m’accompagner jusqu’au vieux pavillon qui se trouve derrière les jardins de ce couvent.

 

— Et si je refusais, bourreau ?

 

— Bourreau ! murmura Claudine stupéfaite et terrifiée.

 

— Si vous refusiez, madame, je serais forcé de vous tuer tout de suite.

 

En même temps il tira sa dague et, du dos, s’appuya à la porte fermée comme pour couper toute retraite.

 

— Mon maître, reprit-il, et je dis mon maître parce que je lui appartiens en ce moment, m’a ordonné de vous amener à lui dans ce pavillon. Je vous amènerai, morte ou vive.

 

Claudine, devant cette scène imprévue, était devenue livide d’épouvante. Fausta gardait cette admirable expression de majesté sereine qui lui était habituelle.

 

— Et ton maître, dit-elle, ou celui que tu appelles ainsi, qui est-ce ?…

 

— Monseigneur le cardinal prince Farnèse… Vous voyez, madame, qu’il vous est presque impossible de vous soustraire à l’entretien suprême que vous devez avoir avec lui… Vous deviez un peu vous attendre à revoir le cardinal…

 

Fausta avait violemment tressailli.

 

— Tu dis que le prince Farnèse m’attend au pavillon ? demanda-t-elle.

 

— Je dis que je dois vous conduire à lui, et que je vous conduirai, morte ou vive.

 

— Je te suis ! dit Fausta.

 

Si Claude fut étonné par ce peu de résistance, il ne le témoigna ni par un mot, ni par un geste. Fausta, d’un signe, avait rassuré Claudine. Puis, se penchant vers Saïzuma, elle la releva en murmurant à son oreille avec une expression d’infinie pitié :

 

— Venez, pauvre femme, venez avec moi… et vous ne souffrirez plus…

 

Maître Claude, sa dague nue à la main, ouvrit la porte. Fausta passa, s’appuyant sur le bras de Saïzuma, ou plutôt l’entraînant. L’abbesse voulut la suivre, mais Claude referma la porte à clef, en disant :

 

— Demeurez ici, madame. Sachez de plus que si vous appelez, si vous donniez l’éveil, l’unique chance de salut qui reste à la princesse Fausta s’évanouirait, et que je la poignarderais au premier cri.

 

Claudine demeura donc enfermée dans la chambre, à demi évanouie de terreur. Quant à Fausta, elle marchait d’un pas tranquille. Claude venait derrière elle, sa main crispée à la poignée de sa dague, et la dévorant des yeux. Il ne prêtait d’ailleurs aucune attention à Saïzuma. Lorsque Fausta fut arrivée au bas de l’escalier, elle se tourna vers Claude et lui dit :

 

— Conduisez-moi…

 

— Allez droit au fond du jardin, répondit Claude. Et n’oubliez pas qu’au premier cri, au premier geste, je vous égorge… comme vous avez sans doute fait égorger mon enfant…

 

Ces derniers mots se perdirent dans un sanglot.

 

Fausta se mit en marche vers le point qui lui avait été désigné. Elle atteignit le pavillon et entra. Claude entra derrière elle et ferma la porte.

 

Farnèse, demeuré à la même place, plongé dans une méditation, n’entendit pas le bruit de la porte qui grinçait, ni le bruit des pas qui craquaient sur le plancher pourri. Claude se dirigea vers lui. En cette seconde, Fausta conduisit la bohémienne dans un angle obscur et lui dit impétueusement :

 

— Si tu veux te libérer de la douleur qui étreint ta vie depuis que tu fus trahie par Jean de Kervilliers, demeure ici, en silence. Quoi que tu voies et entendes, tais-toi, ne fais pas un mouvement.

 

La recommandation était inutile. La bohémienne avait vu le cardinal Farnèse, et un profond tressaillement avait secoué tout son être.

 

— L’homme noir de la place de Grève ! murmura-t-elle. Pourquoi sa vue me cause-t-elle une telle horreur… une horreur pareille à celle que j’ai éprouvée jadis ?…

 

Fausta s’était vivement dirigée vers l’extrémité opposée de cette salle. Là, quelques magnifiques fauteuils aux tapisseries déchirées, aux bois moisis demeuraient alignés comme pour attester à la fois l’antique opulence et la ruine présente de l’abbaye des bénédictines. Fausta, sans souci de la poussière, prit place dans l’un d’eux et attendit. Sa physionomie s’était faite dure, plus impénétrable ; ses yeux plus noirs, d’un noir funeste, d’un insoutenable éclat ; elle était un peu pâle ; et ainsi, elle apparaissait alors comme le génie de quelque palais enchanté, endormi depuis des siècles…

 

Claude avait touché Farnèse à l’épaule. Farnèse tressaillit, s’éveilla du sombre rêve qui l’avait entraîné dans les profondeurs du passé et jeta autour de lui des yeux étonnés. À quoi songeait-il donc, en cette heure où il avait résolu de punir un meurtre par un autre meurtre ?… De Fausta sa pensée était remontée à Violetta… Et de Violetta, à la mère… à l’amante… éternel remords de sa vie.

 

— Monseigneur, dit Claude, elle est ici.

 

— Elle ! Qui, elle ? haleta Farnèse en bondissant.

 

— Celle qui a tué votre fille, celle que nous avons condamnée, celle qui va mourir… la voici.

 

Du doigt, Claude désigna Fausta que le cardinal aperçut alors.

 

— Ah ! oui !… murmura-t-il, Fausta ! Ce n’est que Fausta !

 

Il y avait comme un soupir de soulagement dans cette constatation. Dès lors, Farnèse parut reprendre ce visage pétrifié qui formait comme un masque à l’invisible douleur qui rongeait sa vie.

 

— Bourreau, dit-il d’une voix sinon paisible, du moins très calme, tu attendras dehors. Quand je t’appellerai, il sera temps. Tu entreras et tu exécuteras la sentence.

 

Claude s’inclina avec soumission. En se dirigeant vers la porte, il vit Saïzuma, pareille à quelque statue qui eût été oubliée là. Il eut un instant d’hésitation. Puis, haussant les épaules, il murmura :

 

— Qu’importe, après tout, que l’exécution se fasse devant témoins ?

 

Et étant sorti, il s’assit sur le seuil de pierre verdi par les mousses, comme autrefois il s’asseyait au pied de l’échafaud en attendant l’heure d’aller chercher le condamné… Farnèse, pendant quelques instants, contempla silencieusement Fausta.

 

— Madame, dit-il enfin, vous voilà en mon pouvoir. Je dois vous prévenir que j’ai l’intention de vous tuer comme on tue une bête féroce, sans haine ni colère, uniquement pour l’empêcher de mordre. Qu’avez-vous à dire à cela ?

 

— Cardinal, répondit Fausta, vous êtes en état de rébellion contre votre souveraine. J’eusse pu, d’un mot, livrer le bourreau que vous m’avez envoyé, et dont vous êtes devenu l’aide, vous, un Farnèse. Mais j’ai voulu voir jusqu’où irait votre audace. Et c’est pourquoi je suis ici. J’y suis de ma propre volonté. J’y suis seule, sans gardes, à votre entière merci. J’ai voulu venir ainsi. Car, sachez-le, je sortirai de cette maison sans que vous ayez touché un cheveu de ma tête. Maintenant, parlez.

 

Un instant, sous cette voix dominatrice, le cardinal faillit courber la tête. Devant cette assurance qui faisait Fausta plus mystérieuse, plus formidable que jamais, il trembla presque. Mais tout aussitôt, reprenant sa volonté, il continua.

 

— Une seule chose au monde peut vous sauver. Lorsque je me suis traîné à vos pieds, lorsque je vous ai crié que cette pauvre innocente sacrifiée à vos projets, c’était ma fille… ma fille, entendez-vous ; lorsque j’ai pleuré, supplié, je croyais encore parler à la Souveraine. J’ai vu alors que vous étiez seulement une femme d’une perversion un peu plus profonde que celle des scélérates que l’on pend. J’ai vu alors qu’il n’y avait en vous que de l’audace, et que cela seulement vous faisait forte. Pendant des années, je vous ai été aveuglément dévoué. J’ai obéi sans discuter vos ordres, même en pensée. Pour vous je me suis fait criminel, croyant agir pour le bien de la nouvelle Église. Et lorsque je vous ai demandé ma fille, vous m’avez dit : elle est morte… À ce moment-là je vous ai condamnée. J’ai décidé que vous mourriez aussi, vous. Rien ne peut donc vous sauver aujourd’hui, à moins que vous ne me prouviez que vous avez menti, et que ma fille n’est pas morte !

 

Le cardinal fixa un ardent regard sur Fausta. Un dernier espoir le faisait palpiter :

 

— Elle est morte, dit Fausta avec une implacable tranquillité.

 

Farnèse eut un rugissement de douleur, comme si pour la première fois il entendait l’affreuse parole.

 

— Elle est morte, continua Fausta. J’ai voulu savoir si vous, mon premier disciple, vous étiez assez dégagé des faiblesses humaines pour sacrifier même votre fille à la cause sacrée pour laquelle vous deviez dévouer votre sang jusqu’à sa dernière goutte, votre cœur jusqu’à sa dernière palpitation, votre âme jusqu’à sa dernière lueur… Si je vous avais vu tel que je vous espérais, Farnèse… qui sait de quoi j’eusse été capable, et quelle magnifique récompense j’eusse trouvée pour vous ! Qui sait même si un miracle ne vous eût pas rendu celle que vous pleurez !…

 

— Un miracle, madame ! gronda Farnèse dont les yeux devinrent sanglants. Il n’y a plus de miracles, s’il y en a jamais eu !

 

— Qu’en savez-vous, cardinal ? demanda Fausta d’une telle voix d’auguste majesté que Farnèse frissonna et chancela, éperdu.

 

Mais recouvrant son sang-froid avec sa douleur :

 

— Rêves insensés ! dit-il sourdement. N’espérez pas, madame, échapper à la sentence en me berçant d’un puéril espoir. Puisque ma fille est morte, nulle puissance ne me la rendra !… Et puisque vous l’avez tuée, je vais vous tuer !…

 

À ces mots, le cardinal fit un mouvement comme s’il allait appeler le bourreau. Mais en même temps, Fausta se leva. Et elle marcha si flamboyante dans sa sérénité, si terrible dans sa majesté, que le cardinal s’arrêta et qu’une secrète horreur l’envahit tout à coup. Fausta posa sa main sur le bras de Farnèse et prononça :

 

— Puisque votre rébellion vous damne, puisque vous n’avez pas voulu que fût tenté le miracle de joie, puisque, par votre révolte, celle qui pouvait être la résurrection de votre âme est à jamais perdue pour vous, eh bien… que s’accomplisse donc le miracle de désespoir, vivez avec celle qui est la mort de votre âme !

 

— Que voulez-vous dire ? balbutia Farnèse. Qui donc est celle que vous dites ?…

 

— Cherche en toi-même ! Tu la crois morte depuis seize ans !…

 

— Oui ! oui ! elle est morte !… dit Farnèse, avec un accent d’indicible terreur.

 

— Regarde ! dit Fausta.

 

Farnèse se tourna vers le point où marchait Fausta, et il vit Saïzuma.

 

— La bohémienne ! murmura-t-il sourdement.

 

Fausta, d’un geste rapide, fit tomber le masque de Saïzuma, et elle répéta :

 

— Regarde !…

 

— Léonore ! rugit Farnèse en reculant, tandis que Saïzuma s’avançait vers lui.

 

— Qui donc a prononcé mon nom ? demanda la bohémienne.

 

Farnèse livide, les yeux exorbités, les cheveux hérissés, reculait toujours… Il recula jusqu’à ce qu’il rencontrât le mur, et alors il s’y adossa, le visage dans les deux mains. Et quand Saïzuma fut tout près de lui, il tomba à genoux en bégayant :

 

— Léonore ! Léonore ! Est-ce toi ? » Es-tu un spectre sorti du tombeau ?…

 

À ce moment, la voix éclatante de Fausta s’éleva.

 

— Adieu, cardinal ! Je te mets aujourd’hui aux prises avec Léonore de Montaigues, ton amante !… Prends garde que je ne te mette un jour aux prises avec le spectre de ta fille !…

 

Mais Farnèse n’entendait pas. La vie était suspendue pour lui.

 

Il ne voyait même plus Fausta… il ne voyait que Saïzuma… Léonore… le spectre !…

 

Fausta s’était dirigée vers la porte sans hâter le pas. Là, elle trouva Claude qui attendait et qui, la voyant apparaître, demeura stupide d’étonnement. Que s’était-il donc passé ?… Farnèse avait-il pardonné ?… D’un bond le bourreau pénétra dans la salle, courut à Farnèse, et vit alors Saïzuma qui se penchait sur le cardinal.

 

— La mère de Violetta !… murmura-t-il pétrifié.

 

Et Claude recula de quelques pas, effaré, presque terrifié, par cette soudaine apparition de celle qu’il avait dû jadis, par un matin de novembre, exécuter sur la place de Grève. Alors, à l’attitude de Farnèse, de l’amant de Léonore, il comprit pourquoi Fausta avait pu sortir si tranquillement de cette salle où elle devait mourir. Mais la vue de Léonore de Montaigues ne pouvait produire sur lui le même effet qu’elle venait de produire sur le cardinal. Sa haine, qui un moment avait fait place à la stupéfaction, lui revint plus violente.

 

— Eh bien ! murmura-t-il, je serai donc seul à exécuter cette femme !

 

Et il s’élança au-dehors sur les traces de Fausta. Mais déjà celle-ci avait rejoint son escorte devant le grand porche du couvent. De loin, Claude vit la litière s’éloigner, entourée de cavaliers.

 

— Elle m’échappe ! gronda-t-il. C’est bien. Une autre fois, j’agirai seul !…

XXIV

LA SŒUR PHILOMÈNE



Maître Claude revint sur ses pas. Un instant, il s’arrêta devant le pavillon où il avait laissé le prince Farnèse aux prises avec ses remords et ses terreurs personnifiés par ce spectre du passé qui s’appelait Saïzuma. Mais bientôt, haussant les épaules, il se dirigea vers la brèche. Il songeait, en marchant lentement :

 

« Fausta sait que le cardinal Farnèse veut la tuer. C’est elle qui a amené la malheureuse Léonore au cardinal. Pourquoi ?… Elle avait une escorte suffisante pour faire saisir Farnèse… elle s’éloigne simplement. Pourquoi ?… Quelle est la pensée de cette femme ?… Pourquoi n’a-t-elle pas essayé de me saisir moi-même ?… »

 

Claude franchit la brèche par où il était entré avec le cardinal Farnèse et s’enfonça sous les beaux châtaigniers mêlés de hêtres, qui élevaient leurs masses touffues sur la montagne aujourd’hui couverte de maisons.

 

Comme Claude descendait les rampes abruptes, il vit monter quatre hommes qui marchaient en deux groupes. Il se demanda ce qu’ils venaient faire là et s’il ne devait pas les suivre jusqu’au couvent vers lequel ils paraissaient se diriger. Mais à quoi bon ?… Que lui étaient ces étrangers ? Et puis, dans le couvent, il n’y avait plus rien d’intéressant pour lui. Plus rien d’intéressant au monde, puisque Violetta était morte !…

 

Claude continua à descendre et croisa les deux premiers de ces inconnus qu’il salua gravement. Ils lui rendirent son salut, le plus âgé d’un signe de la main, le plus jeune en soulevant son chapeau. Et Claude continua son chemin vers Paris.

 

Ce jeune seigneur que Claude ne connaissait pas et qui venait de lui rendre son salut plus courtoisement que ne faisaient en général les gentilshommes à un simple bourgeois comme lui, c’était celui-là même qu’il avait été chercher à l’Auberge de l’Espérance pour le conduire auprès de Violetta… c’était Charles d’Angoulême.

 

Il rayonnait d’espoir, le petit duc ! Cette bouche d’or de Pardaillan lui avait si bien répété qu’il retrouverait Violetta, lui avait donné de si bonnes raisons, lui avait tant affirmé qu’en amour, il n’y a que la mort qui sépare pour de bon !…

 

Il montait donc fort allègrement les pentes de Montmartre, trouvant la nature charmante, Pardaillan le meilleur des compagnons, convaincu que là-haut il allait trouver la bohémienne Saïzuma, et que par la bohémienne, il finirait par savoir la retraite de Belgodère, et par conséquent de Violetta. Car selon toutes les apparences, Violetta devait se trouver où se trouvait le bohémien.

 

Les quatre hommes parvinrent à la brèche. Pardaillan passa le premier, et ne voyant rien d’anormal et d’inquiétant, fit signe à Charles qui le suivit aussitôt. Bientôt ils furent rejoints par Croasse et Picouic… Dans le jardin, les deux vieilles religieuses continuaient à bêcher sous le grand soleil, la tête abritée par un voile, seule partie de leurs pauvres vêtements en loques qui rappelât que c’étaient là des sœurs appartenant à une communauté de bénédictines.

 

La même vieille, qui avait tant grommelé lorsqu’elle avait aperçu maître Claude traversant tranquillement le potager, aperçut soudain les quatre nouveaux venus. Elle se redressa, s’appuya sur sa bêche et, avec un sourire amer, les désigna à sa compagne.

 

— Cela va bien, dit-elle, ils viennent à quatre, maintenant ! Jésus, dans un peu de temps, c’est toute une armée qui viendra s’installer au couvent !

 

— Allons, allons, sœur Philomène, dit l’autre religieuse plus sceptique ou plus résignée, à quoi sert-il que vous vous mettiez en colère ? Si nos jeunes sœurs se veulent damner, cela les regarde… nous n’y pouvons rien !

 

— Je sais que nous n’y pouvons rien, mais néanmoins, je pense, sœur Mariange, que c’est une honte, une abomination, une désolation et une extermination que des hommes puissent entrer librement dans notre communauté. Vertudieu ! — je puis bien jurer, nos jeunes sœurs font bien autre chose — vertudieu ! dis-je, aucun homme jamais ne m’adressa la parole. Ils voient bien, les sacripants, à qui ils ont affaire !

 

Sœur Mariange (Marie-Ange) opina d’un sourire aigre-doux.

 

— Ce n’est pas, reprit sœur Philomène, qu’on ait été toujours ce qu’on paraît aujourd’hui. Il n’y a pas bien longtemps encore, on avait des yeux et une taille digne d’être regardés et qui l’étaient. Mais on était sévère, selon la règle… Et même aujourd’hui, il me semble qu’on n’est pas si décatie. Mais on a de la vertu… et une langue !… Et si un homme, sœur Mariange, avait jamais l’audace de m’adresser une œillade, ou un mot, je vous jure bien qu’il en entendrait de dures…

 

— Le fait est, dit sœur Marie-Ange doucement, qu’en ce qui concerne la langue, Dieu vous fut prodigue de ses faveurs.

 

Sœur Philomène, redressée comme un coq sur ses ergots, s’apprêtait à riposter vertement à cette insinuation qu’elle jugeait malveillante et exagérée, mais l’orage qui s’amoncelait sur la tête de Mariange se dissipa soudain.

 

— Jésus Marie, murmura sœur Philomène, on dirait qu’ils tiennent à nous, regardez, sœur Mariange…

 

— Oui, vraiment, c’est à nous qu’ils en veulent… Allons-nous-en, sœur Philomène.

 

Sœur Philomène, d’un geste rapide, défripa sa pauvre vieille jupe et, d’un coup de main, rentassa sous la coiffe les mèches de cheveux qui voltigeaient au vent.

 

— Restons au contraire, dit-elle. Il faut savoir s’ils auront l’audace de ne pas nous respecter.

 

Pardaillan et le duc d’Angoulême s’avançaient en effet vers les deux religieuses. Sœur Mariange regarda en face les deux arrivants. Sœur Philomène baissa pudiquement les yeux.

 

Sœur Mariange était une petite personne grasse et replète, toute en embonpoint, avec une figure rougeaude. Elle prenait le temps comme il venait, acceptait la pluie et le soleil non pas avec indifférence, non pas avec résignation, mais en employant toutes les ressources de son esprit matois à les faire tourner à son profit.

 

Sœur Philomène, anguleuse et sèche comme un sarment, ne décolérait pas. Elle trouvait la vie injuste, bougonnait à propos de tout et de tous. Elle avait dû toujours être laide, et elle en gardait une rancune à tout l’univers. Elle ignorait d’ailleurs parfaitement la vie, et par certains côtés, elle était d’une innocence enfantine.

 

Pardaillan souleva son chapeau avec beaucoup de politesse et ouvrit la bouche pour parler.

 

— N’approchez pas ! Arrêtez ! s’écria sœur Philomène, en essayant de rougir.

 

Le bon Pardaillan, qui s’était déjà arrêté avant cette injonction palpitante, demeura interloqué. Charles d’Angoulême, à son tour, salua et dit :

 

— Madame…

 

— Ne me parlez pas ! interrompit la vieille femme avec un geste de pudeur outragée.

 

— Mais, madame…

 

— Que voulez-vous ? Qu’espérez-vous ? s’écria alors sœur Philomène. Dites ! Parlez ! Je lis vos intentions perverses sur vos visages. En vain vous feignez un respect qui n’est pas dans vos cœurs. Jour de Dieu, je vous préviens que si faible que je paraisse, je suis de taille à défendre ma vertu. Ainsi vous feriez mieux…

 

— Madame, dit Charles, je vous jure bien que nous n’avons pas l’intention que vous nous prêtez…

 

— De vous en aller ! poursuivit sœur Philomène après avoir repris du souffle. Allez ! jeune homme, vous devriez être honteux. Mais je suis bonne personne au fond, et je veux bien oublier…

 

Ici Pardaillan fut pris d’un éclat de rire qui, malgré ses soucis, gagna aussitôt le jeune duc. Les deux laquais, voyant rire leurs maîtres, crurent de leur devoir de faire chorus. Picouic se mit à rire comme une porte qui grince et Croasse rit aussi, comme il riait, c’est-à-dire lugubrement. En présence de ces quatre éclats de rire, sœur Philomène s’arrêta court, ébahie, le flux de paroles fut enrayé. Et Pardaillan en profita.

 

— Par tous les diables, dit-il, avons-nous l’air de Maures ou de Turcs ? Sommes-nous faits comme des gens qui viennent violenter la vertu de deux femmes d’apparence aussi vénérables ?… Non, madame, ne redoutez de nous aucune entre prise malséante. Notre vénération vous est acquise, vous y avez tous les droits…

 

Sœur Philomène avala sa salive et d’une voix étranglée :

 

— Ainsi, vous n’avez aucune intention perverse ?

 

Pardaillan mit la main sur son cœur, s’inclina et répondit gravement :

 

— Aucune ! Je vous le jure par le jour qui nous éclaire !

 

Sœur Philomène poussa un soupir.

 

— Cette vieille est encore en enfance, murmura le duc à l’oreille de Pardaillan.

 

— Dites qu’elle y est déjà, répondit le chevalier. Madame, reprit-il tout haut, nous venons simplement vous prier de nous donner un renseignement. Et pour achever de vous rassurer, je vous dirai que mon ami que voici a eu un grand malheur… il aime une jeune fille — oh ! ne craignez rien, ce n’est pas une religieuse — et cette jeune fille a été enlevée.

 

— Pauvre jeune homme ! murmura sœur Philomène en regardant le petit duc avec un intérêt qui eût fait rougir celui-ci, si les derniers mots du chevalier n’eussent ramené son esprit à sa triste préoccupation.

 

— Or, continua Pardaillan, il y a ici une femme, une bohémienne, que j’ai mené moi-même jusqu’au porche du couvent, et à qui on a bien voulu donner l’hospitalité. Cette bohémienne peut nous être d’un précieux secours pour retrouver celle que nous cherchons… et nous voudrions la voir. Voilà tout le mystère.

 

— J’ai vu la femme dont vous parlez, dit alors sœur Mariange, qui jusque-là avait rempli le rôle de personnage muet.

 

— Une créature d’enfer ! grommela sœur Philomène.

 

Charles fit vivement deux pas vers la sœur Mariange.

 

— Madame, dit-il d’une voix émue, faites que je puisse voir la bohémienne, et vous n’aurez pas obligé un ingrat.

 

— Par Notre-Dame ! grommela sœur Philomène, le bel homme !…

 

Et en parlant ainsi, elle examinait l’un des deux laquais.

 

Sœur Mariange tendit sa large main ouverte et nasilla :

 

— La charité chrétienne nous fait un devoir d’obliger le prochain. Si seulement j’avais de quoi mettre quelques cierges à Notre-Dame des Anges, ma patronne…

 

Le duc tira sa bourse et la mit dans la main de la vieille femme, qui l’ouvrit sans vergogne et en examina le contenu. Ses yeux brillèrent et ses grosses joues s’enflammèrent.

 

— Vous voulez parler à la bohémienne ? dit-elle.

 

— Nous sommes venus pour cela.

 

— Eh bien, vous voyez ce vieux pavillon, là-bas, près de la brèche ?… Elle y est en ce moment : je l’ai vue y entrer. Allez, et que Dieu vous conduise, mon jeune seigneur…

 

Pardaillan et Charles n’en écoutèrent pas davantage et se dirigèrent en toute hâte vers le pavillon signalé.

 

— Voyons ? demanda sœur Philomène.

 

Mariange ouvrit la bourse et dit :

 

— Nous avons de quoi vivre trois mois, ma sœur. Trois mois de prières et de béatitudes sans travailler la terre !

 

— C’est le ciel qui récompense ma vertu, dit sœur Philomène.

 

Et jetant l’une sa bêche, l’autre sa serpe, elles rentrèrent dans l’intérieur du couvent. Il y avait entre ces deux femmes une sorte d’association : elles avaient mis en commun le gain et le dommage — et surtout leur misère, mais Mariange, rusée finaude et matoise, trouvait toujours à manger là où sa compagne mourait de faim ; comme dans toutes les associations possibles, l’une des deux parties était sacrifiée, l’autre s’engraissait à ses dépens. Mariange, donc, parvenue dans le réduit où deux mauvaises paillasses servaient de couchettes aux deux religieuses, s’accroupit, versa dans son giron le contenu de la bourse et se mit à compter à doigts tremblants. C’était une fortune !

 

Et déjà la matoise cherchait le moyen de frustrer sa compagne de la part qui en toute justice eût dû lui revenir. Mais Philomène, moins pratique, allait et venait, songeant à ces étrangers et surtout à quelqu’un dont la noble prestance l’avait vivement frappée et qu’elle n’avait cessé d’examiner du coin de l’œil. Ce quelqu’un, c’était le magnifique Croasse. Elle maugréait, grommelait, et enfin, n’y tenant plus :

 

— Je suis curieuse, oui ! curieuse comme une pie, puisse le Seigneur me le pardonner ! Il faut que je sache ce que ces gens sont venus faire !

 

— Courez-y, dit sœur Mariange. En cas pareil, la curiosité est un devoir.

 

Philomène ne se le fit pas répéter et, rapidement, se dirigea vers le vieux pavillon, tandis que Mariange s’empressait d’enfouir la précieuse bourse dans une cachette…

XXV

L’ÉTÉ DE LA SAINT-MARTIN



Pendant que Charles et Pardaillan pénétraient dans le vieux pavillon, les deux laquais, c’est-à-dire Picouic et Croasse, demeuraient au dehors en sentinelles. Le premier avait été posté au pied de la brèche. Le second devait rester à l’entrée même du pavillon.

 

Croasse qui, bien à contre-cœur, était passé foudre de guerre, commença par jeter tout autour de lui un regard menaçant. Et il mit la dague à la main. Il appuya cette contenance belliqueuse d’un « hem ! » sonore ou plutôt caverneux.

 

Ce coup de voix creuse, ce regard étincelant et cette exhibition de dague étaient pour inspirer un salutaire respect aux innombrables ennemis dont il était convaincu que le couvent était rempli, et qui, dans son idée, lui en voulaient spécialement à cause de l’affaire de la chapelle Saint-Roch. Car Croasse n’avait jamais menti sciemment en racontant la terrible, mais imaginaire bataille de la chapelle. Les adversaires qu’il avait assommés avec un escabeau, il les avait réellement vus — dans son imagination, il est vrai. Il n’y avait pas en lui de mensonge. Il s’était bien battu, il en avait bien tué des douzaines : personnages fictifs créés de toute pièce par la peur… Mais que de récits historiques ont eu la même origine !

 

Donc, Croasse était parfaitement sincère en se figurant que le duc de Guise avait juré sa perte, et avait dû aposter contre lui des bandes d’assassins. Cependant, ayant constaté que le potager, en fait d’assassins et d’ennemis, ne présentait à ses regards que de modestes herbages légumineux, il commença à se dire que le moment d’une nouvelle bataille n’était sans doute pas arrivé. Il éteignit donc le feu de son regard, et tout doucement rengaina sa dague, en murmurant :

 

— Je les verrai bien toujours venir.

 

En attendant, par mesure de simple prudence et pour ne pas s’exposer inutilement, il quitta à petits pas le poste où il avait été mis en surveillance et se dirigea vers un hangar où étaient remisés les ustensiles de jardinage : faible abri, mais abri tout de même. Or, juste comme il allait atteindre le hangar et s’y terrer, une ombre parut. Croasse bondit et dit :

 

— Les voici !…

 

Ce n’était pas l’ennemi : c’était sœur Philomène.

 

— Arrêtez, pour l’amour de Dieu, s’écria-t-elle en voyant Croasse tirer un pistolet de sa ceinture.

 

Croasse, voyant qu’il n’avait affaire qu’à une femme déjà âgée et paraissant toute saisie de frayeur, remit le pistolet à sa place. Et ayant constaté la terreur que son geste avait inspirée à cette femme, il commença à prendre lui-même une opinion exorbitante, bien que, dans le fond, il regrettât amèrement sa bravoure. Cependant sœur Philomène avait joint les mains avec admiration :

 

— Comme vous devez être brave ! dit-elle.

 

— Malheur à moi ! songea Croasse. Cela se voit donc ?… Que me voulez-vous, ma digne femme ? ajouta-t-il tout haut.

 

L’effet non pas de la question mais de la voix fut tel que Croasse en demeura saisi de stupeur.

 

— Oh ! la belle voix ! s’écria Philomène avec une admiration croissante.

 

— J’ai été chantre, dit modestement Croasse.

 

— Chantre ! Mais vous êtes d’église, alors ? palpita Philomène.

 

— Je l’ai été, ou presque. Maintenant, je suis homme de guerre.

 

— Un chantre ! répéta Philomène. J’ai toute ma vie souhaité de connaître un chantre, de voir de près et de toucher un chantre. Mais j’avoue que je n’ai jamais rêvé un chantre aussi grand…

 

— Le fait est que je dépasse six pieds en hauteur, dit Croasse toujours avec modestie.

 

— Et qui eût une voix aussi magnifique !

 

— Je donnais sans difficulté les plus basses notes du plain-chant.

 

— Oh ! soupira Philomène, comme vous avez dû être admiré lorsque vous chantiez au lutrin ! Vous avez dû en faire des conquêtes, en ce temps-là !… Où chantiez-vous ?

 

— À Saint-Magloire.

 

— Belle paroisse et bien fréquentée de jeunes et belles dames…

 

Croasse retroussa ses moustaches et tâcha de leur faire prendre un pli conquérant.

 

— Il est certain, dit-il, qu’il n’a tenu qu’à moi, à cette époque d’être un grand bourreau de cœurs. À telles enseignes que la servante du bedeau elle-même me dit un jour en termes formels : « Monsieur Croasse, si vous n’aviez pas des jambes de héron, des bras comme des échalas de vigne, un nez aussi miraculeux et une tête à donner le mauvais rêve, certainement vous seriez un bel homme… »

 

— Ainsi, vous vous appelez M. Croasse ?

 

— Oui : Croasse…

 

— Quelle voix ! Quelle voix ! dit Philomène. Un beau nom, foi de Philomène.

 

— Ah ! Vous vous appelez Philomène ?… Or ça, reprit tout à coup Croasse en devenant méchant, pourquoi toutes ces questions ? et que me voulez-vous ?

 

Philomène demeura interloquée. Elle n’avait pas prévu cette question si simple. Au fait, que voulait-elle ?… Qu’était-elle venue chercher auprès de Croasse ?… Hélas ! Elle le savait à peine ; ou, plutôt, elle ne le savait pas du tout.

 

Philomène — sœur Philomène — vivait depuis treize ans dans le fantastique couvent. Elle avait quarante-cinq ans, et paraissait dix ans de plus ; elle avait toujours été trop laide pour tomber dans le péché. En réalité, elle avait toujours enragé de ne pouvoir commettre le détestable péché, objet de ses récriminations et de ses imprécations quotidiennes.

 

Philomène n’était pas une dévergondée. Le langage impudique qu’elle tenait au grand Croasse, les œillades qu’elle lui décochait, toute cette manœuvre d’une naïveté excessive n’étaient que le résultat d’une profonde ignorance. Seulement, cette ignorance était enragée.

 

Devant la question du prudent Croasse qui avait tout à coup soupçonné en elle un ennemi, Philomène baissa donc les yeux, soupira et se mit à lisser le bout de son tablier, comme eût pu faire une petite fille à qui on dit pour la première fois qu’elle est jolie. C’était grotesque, c’était hideux, c’était navrant peut-être, mais c’était d’une profonde et humaine sincérité : Philomène, sœur Philomène avait reçu le coup de foudre ! Et le vainqueur de ce vieux cœur resté si jeune, c’était l’intrépide Croasse !…

 

— Enfin, reprit Croasse de cette belle voix qu’admirait tant Philomène, vous n’êtes pas venue seulement pour le plaisir de me contempler, je pense ?

 

Philomène releva les paupières, et avec la hardiesse de son innocence répondit :

 

— Si fait !… vous êtes si beau !…

 

— Oh ! oh ! songea Croasse. Est-ce que j’étais aussi, sans le savoir, un bourreau de cœurs ?…

 

Croasse médita quelques instants sur cette singulière destinée qui lui avait laissé ignorer jusqu’alors de quoi il était capable en guerre et en amour. Il examina d’un œil plus bienveillant Philomène qui palpitait et la vit moins laide, moins vieille qu’elle n’était.

 

Voyant l’effet que ce mot avait produit sur Croasse, Philomène s’enhardit encore et murmura :

 

— Je venais vous prier de visiter avec moi nos jardins… il y a des fleurs et des fruits…

 

Invité à visiter en compagnie de Philomène les fruits et les fleurs du jardin, Croasse comprit qu’il était de son devoir de répondre par une galanterie telle qu’on pouvait en attendre d’un bourreau de cœurs et d’un véritable héros d’armes ; il ouvrit un large bec et croassa :

 

— Ô Philomène ! que ne puis-je cueillir la fleur de votre modestie et les fruits de votre vertu !

 

C’était une déclaration que Croasse jugea audacieuse et Philomène décisive. Tous deux un instant demeurèrent ébahis, effarés, Philomène confuse et palpitante de sentir qu’elle tombait enfin dans les abîmes du péché, Croasse émerveillé. Il n’avait qu’à paraître et il triomphait sur tous les champs de bataille. Ils se regardèrent et se reconnurent dignes l’un de l’autre, jeunes, beaux, aimables. Croasse, de plus en plus audacieux, et se sentant irrésistible, saisit une main de Philomène. Et, la main dans la main, ils partirent côte à côte, la tête penchée.

 

Très astucieusement, Philomène tirait Croasse vers un coin désert de la communauté, coin propice aux déclarations amoureuses, et dont l’approche, par surcroît, était depuis quelques jours sévèrement interdit aux religieuses. Philomène, curieuse comme une pie, selon sa propre expression, et par-dessus le marché en mal d’amour, trouvait donc double avantage à gagner ce lieu où s’élevait une petite construction entourée de palissades : d’abord satisfaire sa curiosité et savoir pourquoi l’abbesse avait fait défense d’en approcher ; ensuite, pouvoir continuer l’entretien avec Croasse à l’abri de toute indiscrétion. Grâce à de savants détours, Philomène put atteindre la région désirée, avec la certitude de n’avoir pas été aperçue. Lorsqu’elle arriva enfin à la palissade, son cœur battait à rompre.

 

— Il ne s’agit plus maintenant que d’entrer dans l’enceinte, murmura-t-elle faiblement.

 

— Et une fois dans l’enceinte, que ferons-nous ? demanda Croasse.

 

— Eh bien ! Ne voyez-vous pas cette maisonnette ? C’est une charmante retraite où personne ne pourra venir nous épier et surprendre nos paroles…

 

Philomène avait cramponné sa main sèche au bras de Croasse. Sans plus d’explication, elle l’entraîna jusqu’à la porte de la palissade. Cette porte se trouvait fermée.

 

— Quel malheur ! dit Philomène.

 

— Attendez, fit Croasse bouillonnant d’ardeur et d’audace, je vais sauter par-dessus la palissade, et quand je serai à l’intérieur je pourrai facilement vous ouvrir.

 

— Ah ! vous êtes un héros !…

 

Déjà Croasse entreprenait l’escalade qui, grâce à sa hauteur démesurée, lui fut facile ; quelques instants plus tard, il sautait dans l’enclos, et sans perdre une seconde se prépara à ouvrir à Philomène. À ce moment, il entendit derrière lui le bruit précipité de pas légers. Il se retourna et étouffa un cri de stupéfaction : une jeune fille accourait vers lui, cheveux épars, mains jointes, regard suppliant… une enfant adorablement belle dans sa terreur même.

 

— Ô monsieur, supplia-t-elle, qui que vous soyez, sauvez-moi ! Emmenez-moi d’ici !…

 

— La petite chanteuse !… Violetta !… s’écria Croasse.

 

À cette voix, la jeune fille parut reconnaître soudain celui à qui elle s’adressait et s’arrêta.

 

— Ah ! murmura-t-elle avec accablement, ce n’est pas un sauveur ! Ce n’est qu’un aide de Belgodère !…

 

Et deux larmes roulèrent sur ses joues pâlies.

 

— Violetta ! Ici ! répéta Croasse. Mais comment se fait-il que ?…

 

Croasse n’eut pas le temps d’en dire plus long ; sur le seuil de la maisonnette apparaissait à cet instant quelqu’un qu’il ne connaissait que trop bien : c’était Belgodère !…

 

Belgodère n’était jamais apparu à Croasse qu’une trique à la main. Et cette fois encore, pour ne pas déroger à l’habitude sans doute, le bohémien, tout en s’avançant d’un pas tranquille, faisait tournoyer un gourdin de cornouiller de respectable apparence. Croasse pâlit et, poussant un long gémissement, flageola sur ses longues jambes.

 

Belgodère saisit rudement Violetta par le bras et gronda :

 

— Rentre, toi !… Une autre fois, ça ne se passera pas ainsi…

 

La pauvre petite baissa la tête et se dirigea lentement vers la maisonnette dans laquelle elle disparut. Belgodère l’accompagna jusqu’à ce qu’elle fût entrée. Alors il se retourna vers Croasse… Celui-ci, mettant à profit le court instant où il lui avait semblé que son terrible patron ne le regardait pas, s’était élancé pour franchir la palissade. Mais Belgodère le guettait du coin de l’œil : au moment où l’infortuné Croasse allait enjamber la palissade, il fut saisi par le mollet et violemment ramené au sol. Croasse tomba à genoux. Belgodère saisit Croasse au collet de son pourpoint et le remit debout.

 

— Ah ça, dit-il, que fais-tu ici ?

 

— Maître, balbutia Croasse, mais… je vous cherchais !…

 

— Eh bien ! puisque tu me cherchais, tu m’as trouvé. Arrive !… Marche, ou gare la trique !…

 

Quelques instants plus tard, Croasse, blême d’épouvante, entrait à son tour dans la maisonnette, et il lui sembla qu’il pénétrait dans son tombeau. Philomène, à travers les planches mal jointes, avait assisté à toute cette scène, et avait tout entendu. Elle avait vu Violetta ; elle avait vu Belgodère ; elle avait vu Croasse tomber à genoux devant cet homme. Alors, saisie de crainte, elle s’était enfuie rapidement.

 

Elle emportait avec elle un amer regret et une profonde satisfaction. Le regret était pour l’unique aventure de sa vie, qui s’en allait à vau-l’eau. La satisfaction était pour ce secret qu’elle venait de surprendre.

 

Or, après la joie de surprendre un secret, il y en a une autre plus grande encore : c’est de le raconter. Et dix minutes ne s’étaient pas écoulées que sœur Philomène et sœur Mariange, installées toutes deux dans leur réduit, se préparaient l’une à raconter et l’autre à écouter de toutes ses oreilles.

 

— Ah ! sœur Mariange, quelle aventure !… Mais vous me promettez bien au moins de n’en rien dire ?

 

— Sur ma patronne, je vous le jure, dit Mariange qui cherchait déjà dans sa tête à qui elle pourrait bien répéter ce qu’elle allait entendre…

 

— Eh bien, il y a un homme au couvent !…

 

— Ceci n’est pas neuf, et si ce n’est que cela…

 

— Oui, mais un homme installé à demeure… ou plutôt deux hommes maintenant… et une prisonnière !…

 

Alors sœur Philomène fit un récit exact et détaillé de ce qu’elle venait de voir. Et lorsque ce récit fut terminé, sœur Mariange tomba dans une profonde méditation. Sous ses dehors frustes, c’était une matoise, habile à tout comprendre et surtout à tirer bon parti de ce qu’elle avait une fois compris. Et le résultat de ses réflexions fut que non seulement elle résolut de ne pas ébruiter le secret découvert par sœur Philomène, mais encore qu’elle dit à celle-ci :

 

— Écoutez, sœur Philomène, c’est très grave, ce que vous venez de me dire.

 

— Vous croyez, sœur Mariange ?

 

— J’en suis sûre. Je crois que Mme de Beauvilliers prendrait des mesures terribles contre nous si elle savait que nous savons…

 

— Jésus ! Vous m’effrayez !…

 

— Ce qui est sûr, c’est que si vous parvenez à taire votre langue…

 

— Vous m’offensez, dame Mariange !

 

Elles oubliaient en effet, parfois, qu’elles étaient sœurs. Elles l’étaient si peu !

 

— Je sais, dit froidement Mariange, que je vous offense en vous croyant capable d’arrêter votre langue, ne fut-ce qu’une minute. Mais cette fois, pourtant, il faudra vous résoudre à vous taire.

 

— Et qu’y gagnerai-je ? s’écria Philomène.

 

— Une fortune peut-être ! La vie assurée ! Songez à cela, sœur Philomène.

 

— Oui, mais comment ?…

 

— Ceci, c’est mon secret à moi. Et comme je ne veux pas qu’il coure le couvent, je le garde.

 

— Cependant, je voudrais bien savoir… je suis curieuse, c’est mon seul défaut.

 

— Vous saurez plus tard. En attendant, si vous voulez gagner de l’or beaucoup d’or, de quoi vous vêtir comme une dame de bourgeoisie, de quoi séduire enfin ce héros dont vous m’avez parlé, eh bien, taisez-vous !

 

Philomène, insensible à l’appât de l’or, frémit à la pensée qu’elle pouvait retrouver et achever de séduire le beau Croasse. Elle jura de se taire… Alors, sœur Mariange sortit en toute hâte ; mais pour plus de sûreté, elle enferma Philomène dans le réduit.

 

Mariange se dirigea rapidement vers le vieux pavillon qu’elle avait elle-même désigné à Pardaillan et à Charles d’Angoulême. Mais ce fut en vain qu’elle y pénétra précipitamment. Le pavillon était vide. Elle courut à la brèche monta sur le pan de mur écroulé, et inspecta longuement les environs, mais il n’y avait plus personne.

XXVI

L’ENCLOS DU COUVENT



Lorsque le lamentable Croasse, tremblant de tous ses membres, fut entré dans la maisonnette, Belgodère qui le suivait, son terrible gourdin au poing, ferma la porte soigneusement et s’adressant à son piteux hercule que la frayeur rendait vacillant comme un homme ivre :

 

— Or ça, tu me cherchais, m’as-tu dit… Eh bien, me voilà. Que me veux-tu ?… Qu’as-tu à me dire ?…

 

— Maître… je voulais… vous nous aviez quittés… je… mai… aî… tre…

 

Croasse, qui louchait lamentablement sur la menaçante trique, bégayait éperdument ne sachant à quel saint se vouer et surtout ne trouvant pas, malgré tous ses efforts, une explication plausible.

 

— Cornes du diable ! fit Belgodère, peu patient de son naturel, es-tu donc mué en mouton moutonnant ?… Tu bêles et ne réponds pas !… Faut-il te délier la langue tout de suite ?…

 

Et le bohémien levait déjà sa matraque pour frapper… ce qu’il appelait délier la langue. Le coup n’était pas encore porté que déjà Croasse s’écroulait en faisant entendre un beuglement lugubre. Pourtant, tout en tendant le dos avec résignation, l’ancien chantre mugissait :

 

— Jésus !… je suis mort !… Holà !… ne frappez pas… je vous dirai tout…

 

Et dans son for intérieur il ajoutait : « Ah ! Philomène ! Philomène !… où m’as-tu conduit ?… Ah ! misère de moi !… »

 

— As-tu fini de m’écorcher les oreilles ?… Tout à l’heure tu bêlais, et maintenant tu beugles comme un veau… Ça, fleur de potence, explique-toi… et fais bien attention à ce que tu vas dire… ou, par Belzébuth, je te frictionne si bien qu’il ne restera pas un pouce de ta vilaine carcasse que mon bâton n’ait caressé d’importance.

 

— Hélas ! gémit Croasse, je ne sais que trop qu’il me faudra toujours en venir à cette triste extrémité… Quoi que je dise ou quoi que je fasse, je serai rossé quand même… Ah ! pauvre de moi !…

 

— Peut-être !… dit le bohémien ; si tu parles sincèrement, tu seras épargné… pour cette fois-ci.

 

Belgodère ne faisait pas cette vague promesse par bonté d’âme, ou parce qu’il s’était senti ému par les plaintes sonores de son « hercule », mais tout simplement parce qu’il importait essentiellement à ce sacripant de savoir comment et pourquoi son ancien employé se trouvait inopinément à un endroit où il était à mille lieues de s’attendre à le voir.

 

Quoi qu’il en soit, et si vague qu’eût été sa promesse, elle rendit, avec une lueur d’espoir, un peu de force et de courage au malheureux Croasse qui en avait bien besoin.

 

— Si je vous dis la vérité, vous ne me frapperez pas ? interrogea-t-il anxieusement.

 

— Cela dépendra de ce que tu me diras… Va !… je t’écoute.

 

Croasse vit bien qu’il lui fallait se contenter de ces paroles, si peu encourageantes fussent-elles, et qu’il ne tirerait pas davantage de ce maître qu’il maudissait du fond de l’âme. La vue du solide gourdin au poing robuste du bohémien, paralysait tous les efforts de son imagination. Si bien que sur un geste d’impatience de son bourreau, il résolut tout uniment de dire la vérité toute nue sans s’inquiéter des suites qu’elle pourrait avoir pour ses nouveaux maîtres : le sire de Pardaillan et le duc d’Angoulême qu’il regrettait amèrement en ce moment, car ceux-là du moins ne lui parlaient pas la matraque au poing. Ce fut donc d’une voix mal assurée qu’il commença son récit :

 

— Voilà, maître… Votre disparition soudaine… car soit dit sans reproches, vous nous avez quittés brusquement, sans nous rien dire…

 

— Après… interrompit brutalement le bohémien… Ai-je des comptes à vous rendre ?…

 

— Je ne dis pas cela, dit précipitamment Croasse, je ne dis pas cela… Vous êtes bien maître d’aller où bon vous semble… et vous n’avez rien à nous dire en effet… Je veux dire simplement que votre brusque départ nous a laissés, Picouic et moi, dans un cruel embarras… l’hôte de l’auberge de l’Espérance nous ayant mis dehors, nous ne savions que devenir !

 

— Cet animal a raison au fait, murmura Belgodère.

 

Notons ici que Croasse mentait effrontément, car on se souvient que Picouic et lui avaient bellement profité d’une absence du bohémien pour gagner la rue et se mettre en quête d’un maître qui eut à leur disposition autre chose que des coups de trique, et que ce maître, ils croyaient bien l’avoir trouvé en la personne du chevalier de Pardaillan.

 

Mais si peu perspicace qu’il fût, l’ancien chantre avait fort judicieusement fait cette remarque que son ancien patron, s’il avait été au fait de cette désertion, aurait commencé par le rosser sans plus attendre, et il en avait conclu, non sans raison, que s’il ne l’avait pas fait, c’est qu’il l’ignorait. Aussi, voyant que Belgodère ne relevait sa phrase par aucun argument frappant, respira-t-il plus librement et continua-t-il avec plus d’assurance :

 

— Nous avons erré plusieurs jours autour de l’auberge et ne vous voyant pas revenir, pensant que pour des raisons… excellentes sans doute… vous aviez décidé de nous quitter… comme il nous fallait vivre quand même, nous nous sommes mis en quête d’un autre maître qui… en attendant votre retour… voulût bien nous donner le gîte et la pitance…

 

— Bref, dit Belgodère, vous m’avez abandonné… Et ce nouveau maître que vous cherchez, l’avez-vous trouvé ?…

 

— Nous avons eu cette fortune inouïe.

 

— Ah ! ah ! fit narquoisement le bohémien, il est donc vrai que la chance favorise les sacripants de ton espèce. Enfin !… Et comment se nomme ce nouveau maître que vous avez eu la bonne fortune de rencontrer !…

 

Ici Croasse eut un instant la velléité de nommer Pardaillan, mais le désir légitime qu’il avait d’éblouir par sa nouvelle position fit qu’il donna la préférence au duc, dont le titre était autrement pompeux et imposant que celui, modeste, de chevalier. Aussi répondit-il avec orgueil, en se rengorgeant :

 

— C’est monseigneur le duc d’Angoulême !…

 

Belgodère bondit, et n’en pouvant croire ses oreilles s’exclama :

 

— Tu dis ?…

 

— Je dis monseigneur le duc d’Angoulême, répéta complaisamment Croasse, qui pensait avoir abasourdi son interlocuteur.

 

— Peste !… fit le bohémien qui réfléchissait profondément, mes compliments… Il est honorable pour moi d’être remplacé par un duc… un fils de roi… Mes compliments, monsieur Croasse.

 

Croasse, qui n’entendait pas malice, se gonflait démesurément et oubliait presque le gourdin, cependant toujours aux mains du comédien. Celui-ci, toujours ironique, reprenait :

 

— Tout cela ne me dit point comment et pourquoi je vous ai rencontré si inopinément, monsieur Croasse.

 

— Ah ! voilà, dit M. Croasse, qui devant cette considération soudaine qu’on lui témoignait, reprenait de plus en plus son aplomb et oubliait de plus en plus aussi la raclée en expectative, voilà… Il paraît que mon jeune maître — à ce que j’ai cru comprendre du moins par des bribes de conversations surprises de-ci de-là — mon jeune maître est amoureux…

 

— Oui da !

 

— D’une jeune fille qui a disparu soudainement.

 

— Est-ce possible !… fit Belgodère en serrant nerveusement son bâton, geste inquiétant, qui n’eût pas échappé à l’œil perspicace de maître Croasse l’instant d’avant, mais qui passa inaperçu tant l’ancien chantre se croyait maintenant digne de respect, et par conséquent à l’abri de la correction promise.

 

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, reprit-il d’un air très digne.

 

— Continuez, monsieur Croasse, votre récit est d’un intérêt palpitant.

 

Encouragé par ces louanges d’autant plus flatteuses qu’il y était moins habitué de la part de ce maître qu’il sentait décidément fasciné, ébloui, maté, Croasse, de sa voix caverneuse, reprit :

 

— Or il y a, paraît-il, dans ce couvent une bohémienne… Belgodère tressaillit.

 

— Une bohémienne qui prédit l’avenir d’une façon miraculeuse… Mon jeune maître, monseigneur le duc, est venu ici pour la consulter, pensant qu’elle pourrait lui dire, peut-être, ce qu’est devenue la jeune fille… une noble demoiselle, belle comme le jour… dont il est amoureux.

 

— En sorte que c’est pour consulter cette bohémienne… qui se trouve dans un couvent… que le duc d’Angoulême est venu ici ? C’est très remarquable !… Mais vous ? Comment vous ai-je trouvé devant cette palissade… que vous aviez escaladée ?…

 

Croasse toussa légèrement, ce qui produisit un bruit semblable à celui de deux chaudrons fêlés qu’on heurterait violemment.

 

— Moi ? dit-il, j’avais été laissé dans le jardin… seul… et comme j’avais aperçu des figures… qui ne m’inspiraient aucune confiance… j’avais résolu de passer de ce côté-ci de la palissade… pour mieux surveiller ces figures suspectes…

 

— Oui da !… en sorte qu’au service de votre nouveau maître vous seriez devenu brave… Mais si cela continue, vous deviendrez la perfection même…

 

— Peuh !… fit modestement Croasse, vous m’avez toujours un peu méconnu…

 

— Ah ! sacripant ! éclata soudain le bohémien, qui saisit incontinent Croasse stupéfait au collet et laissa retomber à bras raccourcis son bâton sur sa squelettique échine, ah ! scélérat ! gibier de potence !… tu te moques de moi, je crois… Tiens ! tiens ! me prends-tu pour un imbécile comme toi ?

 

Tout en parlant, Belgodère frappait à tour de bras. D’abord saisi d’étonnement. Croasse s’était laissé choir sur le sol en gémissant :

 

— Ah ! misère de moi !… cela devait m’arriver… Jésus Seigneur !… je suis mort…

 

Puis les gémissements s’étaient haussés d’un ton et enfin s’étaient changés en hurlements qui déchiraient l’air chaque fois que le terrible bâton tombait sur ses épaules. Enfin le malheureux s’était relevé, fuyant son bourreau qui le poursuivait, le bâton levé, à travers la pièce, ne lui ménageant pas plus les injures que les coups, et la voix douloureusement lamentable du supplicié hurlait :

 

— Grâce !… Miséricorde !…

 

Finalement, s’étant rendu compte du néant de ses tentatives de fuite, il s’aplatit à terre en geignant :

 

— C’est fini !… je suis mort !…

 

— Debout, chien ! cria le bohémien en le frappant du pied, debout et écoute…

 

Toujours geignant et pleurant, Croasse se redressa péniblement et attendit.

 

— Ah ! tu es venu m’espionner ici !… Ah ! ton scélérat de maître veut enlever Violetta… Eh bien, écoute : Je vais sortir… sois tranquille, tu seras soigneusement enfermé ici… avec Violetta… je reviens dans un instant… si je ne retrouve pas Violetta ici… si quelqu’un s’est approché de la palissade… je t’arrache la langue et t’en frotte ton bec de corbeau avec (Croasse se sentit défaillir)… je te crève les yeux et je te coule du plomb fondu à la place (Croasse verdit)… enfin je te fais rôtir à petit feu et je te force à manger ta propre chair (Croasse s’évanouit tout à fait)…

 

Voyant cela Belgodère ferma soigneusement toutes les portes et se rendit tout droit chez l’abbesse Claudine de Beauvilliers, à qui il raconta tout ce qu’il savait ou devinait. Celle-ci se chargea d’aviser séance tenante la princesse Fausta qui prendrait telles mesures qu’elle jugerait utiles, cependant que Belgodère regagnait promptement la maisonnette où il retrouvait tout comme il l’avait laissé, avec cette différence que Croasse, étant revenu à lui claquait des dents de frayeur dans un coin où il s’était blotti, ce qui ne l’empêcha pas de pousser un hurlement à la seule vue du terrible Belgodère et de dire en joignant les mains :

 

— Grâce ! maître… je ferai ce que vous voudrez !

XXVII

LES AMANTS



Le prince Farnèse en reconnaissant Léonore de Montaigues dans la bohémienne Saïzuma, avait eu la violente impression d’être ramené de seize ans en arrière.

 

Léonore avait à peine changé. Si l’éclat de la jeunesse avait disparu de ce visage pétrifié, la fièvre des yeux agrandis, la flamme étrange de ce regard, les lignes demeurées très pures, la splendeur des cheveux dénoués en un flot d’or, lui conservaient une beauté fatale. Le cardinal avait vieilli. Léonore était restée ce qu’elle était jadis.

 

La sensation de stupeur et d’effroi s’effaça peu à peu de l’esprit de Farnèse. L’amour, à cet instant, triompha dans son cœur. Lentement, il se releva et murmura :

 

— Vous devez me haïr. Vous avez raison. Je sais que je mérite votre haine. Mais quand je vous aurai tout dit, peut-être me haïrez-vous un peu moins. Quand je vous aurai raconté ma souffrance, peut-être vous trouverez-vous assez vengée. Léonore, voulez-vous m’entendre ?…

 

Il parlait d’une voix humble et basse. Il osait à peine jeter un regard sur cette femme qu’il n’avait cessé d’aimer.

 

Dans le temps où il l’avait cru morte, il lui avait semblé que cet amour s’était étouffé. À corps perdu, il s’était jeté dans la prodigieuse aventure : opposer Fausta à Sixte-Quint, bouleverser la chrétienté… occuper son esprit avec rage, avec furie… oublier enfin, tâcher de vivre dans une paix morne avec son cœur, tandis que la grande bataille le détournerait de ses souvenirs. Maintenant, il comprenait l’inanité de ces tentatives.

 

Il avait vieilli… Sa longue barbe soyeuse était blanche, et blancs ses cheveux. Mais lui ne se savait pas vieilli… Il y avait en lui des réserves d’énergie refoulée, il était de la famille des grands aventuriers qui étonnaient l’Europe de leurs entreprises, cousin de cet Alexandre Farnèse qui à ce moment même préparait la colossale expédition contre l’Angleterre et devait se heurter à ce tragique épisode de la vie des peuples : la destruction de l’Invincible Armada.

 

Jean Farnèse, dans la ruée à la conquête de l’amour, s’était brisé les reins dans ce lamentable épisode de la vie des cœurs : l’arrivée de Léonore dans Notre-Dame… Léonore morte, le cardinal avait cherché une autre voie, d’autres dérivatifs à la violente activité de son âme, décuplée par l’activité ambiante de ce siècle de fer.

 

Léonore retrouvée vivante, il revenait à l’amour. Il eut un espoir fou : reconquérir Léonore, aimer encore, être aimé encore, fuir, fuir avec elle…

 

D’un mot, montrons-le tel qu’il était : il oublia Violetta !… Il oublia qu’il avait une fille, que cette fille était morte, et qu’il était là pour frapper la Fausta. Plus rien au monde n’exista que son amour, sa volonté d’amour…

 

« Léonore, voulez-vous m’entendre ? Voulez-vous que je vous dise mon crime qui fut de ne pas oser déchirer le pacte qui me liait à l’église ? Qu’ai-je fait ? J’ai eu peur. J’ai été lâche. Mais je vous ai aimée. Je vous ai adorée. Est-ce que cela ne compte pas à vos yeux ? »

 

Le cardinal roulait ces pensées dans sa tête sans les exprimer. Il cherchait les termes de passion qui allaient réveiller l’étincelle dans le cœur de Léonore…, Et comme il ne trouvait pas, comme ses lèvres tremblantes refusaient de formuler les sentiments déchaînés en lui, vaguement, dans un geste de supplication, il tendit les mains, et tout à coup sans bruit, sans secousse, il se prit à pleurer.

 

Farnèse n’avait pas pleuré depuis seize ans. Farnèse n’avait pas pleuré lorsqu’il avait demandé la vie de sa fille à Fausta. Farnèse pleurait devant Léonore. Ce lui fut une sensation brûlante, délicieuse et terrible.

 

— Vous pleurez ? demanda Léonore avec une grande douceur de pitié. Vous avez donc, vous aussi, des douleurs ?… Les douleurs s’en vont avec les larmes. Moi, je ne peux pas pleurer, et c’est pourquoi je garde mes douleurs qui m’oppressent, qui m’étouffent… Oh ! si je pouvais pleurer comme vous !…

 

Le cardinal avait relevé la tête. Une immense stupeur s’emparait de lui. Quoi ! C’était Léonore qui parlait ainsi !… Pas de reproches !… Rien que de la pitié !… Il trembla. Cette terreur aiguë traversa son cerveau que Léonore avait à ce point oublié son amour, qu’elle le dédaignait à ce point que pas même de la haine ne lui restait au cœur…

 

Il la regarda. Et il demeura haletant, éperdu…

 

— Dites, reprit Léonore, quelle est votre souffrance ? Pour quoi pleurez-vous ? Peut-être pourrai-je vous consoler ?

 

« Oh ! rugit le cardinal en lui-même, mais elle ne me reconnaît donc pas !… Mais je suis donc plus mort pour elle qu’elle n’était morte pour moi !… Mais je ne suis donc plus moi !… »

 

Et dans un râle d’angoisse affreuse, il l’appela :

 

— Léonore !… Léonore !…

 

Elle le regarda avec un étonnement qui lui déchira le cœur.

 

— Léonore ? dit-elle. Quel nom prononcez-vous là ?… Pauvre fille !… Taisez-vous, ne dites jamais plus ce que vous venez de dire… car vous pourriez la réveiller…

 

Cette fois, la terreur fit irruption dans l’âme du cardinal.

 

— Écoutez, poursuivit Léonore, je vais vous dire votre bonne aventure.

 

En même temps, elle saisit la main du cardinal, qui, à ce contact, frissonna longuement.

 

— Folle ! bégaya-t-il, folle !… Plus que morte !…

 

Alors, ce fut lui qui saisit les deux mains de la bohémienne. Il les pétrit dans les siennes. Son visage toucha presque le visage de Saïzuma.

 

À ce moment, la porte du pavillon s’ouvrit, et deux hommes entrèrent. C’étaient Charles et le chevalier de Pardaillan, qui devant cette scène imprévue s’arrêtèrent au seuil…

 

Le cardinal ne les vit pas. De toute sa passion palpitante, de tout son espoir effondré, de tout son désespoir exacerbé, il répéta le nom de l’adorée, comme si avec ce nom il eût voulu réveiller ses souvenirs et sa raison. Saïzuma éclata de rire. Un rire qui résonna funèbre aux oreilles de Pardaillan et de Charles.

 

— Écoute ! écoute ! haletait le cardinal. Tu ne reconnais donc pas ton amant. Regarde-moi. Je suis celui que tu as aimé !… Celui qui est devant toi, c’est Jean Farnèse !… Oh rien !… Elle n’entend pas !…

 

Il la secoua violemment. Il avait la tête perdue… Une idée d’affolement soudain traversa sa pensée.

 

— Ta fille ! hurla-t-il. Voyons, que tu ne me reconnaisses pas, soit ! Que je ne sois plus rien pour toi, soit !… Mais tu es mère. Tu as un cœur de mère puisque tu as eu un cœur d’amante !… Ta fille ! Ta Violetta !…

 

— Que dit-il ? palpita Charles d’Angoulême en saisissant la main du chevalier.

 

— Silence ! dit le chevalier. Il se passe ici quelque chose d’effroyable.

 

— Ta Violetta ! rugissait Farnèse. Elle s’appelle Violetta… Ta fille… Tu as une fille ! Et tu ne t’émeus pas ! Il faut donc pour t’émouvoir que je te frappe comme tu fus frappée jadis… Écoute !… Écoute bien !… Tu avais une fille !… Elle a souffert plus que toi… et maintenant… oh ! maintenant… elle est morte !…

 

Avec un accent de désespoir tragique, il répéta :

 

— Morte !… Morte ! Tout est mort autour de moi !…

 

— Qui a dit que Violetta est morte ? cria une voix avec un sanglot déchirant.

 

Le cardinal éperdu vit devant lui un jeune homme aux traits nobles et doux, à la figure ravagée en ce moment par une effrayante douleur. Saïzuma, comme si toute cette scène ne l’eût pas regardée, avait reculé. En reculant, elle marcha sur le masque que Fausta lui avait arraché du visage… le masque rouge qui couvrait la honte éternelle de son front. Elle eut un geste de satisfaction, le ramassa vivement et s’en couvrit…

 

Ce fut comme une soudaine éclipse de sa beauté. Le cardinal qui l’avait suivie des yeux baissa la tête sur sa poitrine et gronda une sorte de malédiction… Léonore n’était plus… il n’y avait là que la bohémienne Saïzuma… Alors Farnèse se tourna vers ce jeune homme qui venait d’apparaître et qui sanglotait.

 

— Qui êtes-vous ? demanda Farnèse d’une voix démente.

 

— Oh ! cria Charles avec un accent qui fit frémir le cardinal d’effroi, et Pardaillan de pitié, vous avez dit qu’elle est morte !… Violetta morte !… Oh ! dites-lui, Pardaillan, dites-lui qu’elle était mon adoration et que l’espoir de la retrouver me faisait seul vivre encore ! Dites-lui que si elle est morte, il faut que je meure aussi !

 

Et une sorte de fureur s’emparant du malheureux jeune homme, il saisit violemment le bras de Farnèse.

 

— Qui êtes-vous, vous-même ?… Qui est cette femme ? Pourquoi dites-vous que Violetta est morte ? Comment le savez-vous ?…

 

Hagard, livide, la tête perdue sous le coup des émotions qui venaient de le frapper, d’une voix si triste et si déchirante que Charles en demeura plein d’angoisse, le cardinal répondit :

 

— Qui je suis !… Un malheureux qu’une femme a maudit dans une heure terrible et qui succombe à la malédiction d’amour !… Regardez-moi… Je suis le cardinal prince Farnèse, l’amant de Léonore de Montaigues, le père de Violetta…

 

— Son père ! haleta Charles en considérant avec horreur le visage du cardinal bouleversé par un désespoir sans nom.

 

— Sa mère ! murmura Pardaillan en jetant un regard de pitié sur la bohémienne Saïzuma.

 

— Fuyez ! reprit le cardinal hors de lui, en proie à ce délire qui fait vaciller l’esprit, le déracine et le renverse comme un arbre incapable de résister à la tourmente ; fuyez, jeune homme ! Ne me touchez pas ! Tout ce qui me touche est maudit !…

 

— Je l’aimais ! sanglota Charles. Puisque vous êtes son père, je m’attache à vous. Il ne peut plus y avoir pour moi de malédiction… et je veux au moins la consolation suprême d’entendre parler d’elle par celui qui devait veiller sur elle, la protéger, l’aimer…

 

Chacun de ces mots était un nouveau coup de poignard dans le cœur de Farnèse. Celui qui devait veiller sur Violetta, c’était lui !… La protéger, l’aimer, c’était lui !… Qu’en avait-il fait de sa fille !… Alors, devant ce jeune homme qui tordait ses mains et pleurait à grosses larmes, il recula, il voulut fuir lui-même… Il se retourna vers Saïzuma… vers Léonore…

 

— Viens ! râla-t-il, presque insensé lui-même, viens ! fuyons ensemble ! Pardaillan lui mit la main sur l’épaule.

 

— Monsieur le cardinal, dit-il, soyez homme. Voici mon ami, M. le duc d’Angoulême… il aimait la pauvre petite Violetta… Vous dites qu’elle est morte… vous ne pouvez tout au moins refuser à cet enfant la terrible consolation de savoir comment elle est morte…

 

— Comment ?… bégaya Farnèse… morte… assassinée.

 

Pardaillan tressaillit. La pensée du duc de Guise traversa son cerveau.

 

— Assassinée ! dit-il froidement. Par qui ?

 

— Par une femme… une tigresse… oh ! je l’ai laissé échapper !… Malheur sur moi, malheur sur vous, puisque je ne l’ai pas tuée quand je la tenais !…

 

— Cette femme ! cette femme ! frémit le chevalier, tandis que Charles haletant se rapprochait pour entendre le nom de la maudite.

 

Le cardinal fit sur lui-même un puissant effort et parvint à reconquérir un peu de calme :

 

— Cette femme, dit-il, ne vous avisez pas de vous heurter à elle ; vous seriez brisés comme verre. Vous qui pleurez Violetta, vous qui aimiez ma fille bien-aimée, j’éprouve pour vous toute la douloureuse pitié d’un homme qui souffre ce que vous souffrez. Duc d’Angoulême, et vous aussi, monsieur, prenez garde à cette femme ; puisque vous avez connu et aimé Violetta, elle doit vous connaître et vous haïr… fuyez, s’il en est temps… fuyez Paris, fuyez la France, fuyez tous les pays où elle pourra se trouver ; elle a des espions partout, elle sait tout, elle voit tout…

 

— Mais vous-même, monsieur ! s’écria Pardaillan, qui ne put s’empêcher de frissonner.

 

— Moi, c’est autre chose ! dit Farnèse. Moi, je suis le damné qui marche à sa destinée. Moi, j’ai juré la mort de Fausta, et si Fausta doit mourir de la main d’un homme, il faut que cet homme, ce soit moi !…

 

— Cette femme qui a assassiné Violetta, c’est donc…

 

— Elle s’appelle Fausta !…

 

— Bon ! grommela Pardaillan, je vois que je l’avais bien jugée ! Eh bien, Fausta du diable, puisque tu ne te mêles pas seulement de faire des rois, puisque tu te mêles aussi de tuer… pardieu ! à nous deux !…

 

Farnèse, déjà, s’était retourné vers Léonore. Mais maintenant qu’elle avait remis son masque rouge, le charme était rompu. Ce n’était plus Léonore de Montaigues… c’était Saïzuma la bohémienne. Il joignit les mains, et d’une voix basse, ardente :

 

— Léonore, je t’aime toujours !… Léonore, maudis-moi ! mais fuyons ensemble… Ton cœur, je le réchaufferai… ton âme, je la réveillerai…

 

Saïzuma eut ce rire terrible qui avait déjà glacé Farnèse.

 

— Mon cœur ! dit-elle, ne savez-vous pas qu’il est resté dans la cathédrale, et que l’évêque l’a broyé sous ses pieds…

 

— Viens ! gronda le cardinal. Je veux que tu viennes !…

 

La bohémienne, avec la force de la folie, se débarrassa de l’étreinte de Farnèse, et d’une voix stridente, cria :

 

— Jean de Kervilliers ! Est-ce toi qui m’appelles ?

 

Le cardinal recula, la sueur au front, les cheveux hérissés.

 

— Jean de Kervilliers ! hurla la folle en marchant sur lui, que me veux-tu ? Où veux-tu m’entraîner ? Ô mon père, où êtes-vous ?… Silence, tous !… La cloche a sonné… voici le maudit qui soulève l’ostensoir d’or et va bénir l’assemblée…

 

Un gémissement lugubre râla sur les lèvres de Farnèse qui recula encore.

 

— Le maudit ! murmura-t-il. Oui, maudit ! Bien maudit !…

 

Et il s’enfuit, éperdu, chancelant, et longtemps encore Pardaillan, cloué sur place par cette scène tragique, entendit son gémissement qui s’éloignait, et enfin se perdit dans le lointain. Le chevalier, alors, essuya la sueur qui coulait de son front.

 

— Venez, dit-il en saisissant le bras de Charles, sortons de ce couvent où l’air retentit de malédictions…

 

Charles secoua douloureusement la tête et d’un signe lui montra Saïzuma.

 

— Sa mère ! murmura le jeune homme.

 

— La bohémienne… La folle !… Oui, je vous comprends…

 

Il se rapprocha vivement de Saïzuma :

 

— Madame, dit-il doucement, me reconnaissez-vous ?

 

La folle fixa sur lui un regard étrangement scrutateur.

 

— Non, dit-elle. Mais peu importe qui vous êtes. Vous n’avez pas la voix ni le regard de cet homme qui était ici tout à l’heure. Et cette voix, si vous saviez… cette voix coulait sur mon cœur comme du plomb fondu… ces yeux noirs, voyez-vous… ah ! ajouta-t-elle tout à coup avec un rire navrant, voyez si je suis folle : ce regard et cette voix, j’ai cru que c’était la voix et le regard du damné… mais je sais que l’évêque est mort !…

 

— Madame, reprit Pardaillan avec la même douceur, voulez-vous venir avec moi ?…

 

Saïzuma, un instant le considéra avec une attention profonde.

 

— Je veux bien, dit-elle enfin. Je ne vois rien dans les lignes de votre visage qui m’inspire défiance ou épouvante…

 

— Venez donc…

 

Et Pardaillan, prenant la main de la bohémienne, la mit dans celle de Charles qui tressaillit douloureusement. Et il marcha en avant… Dehors, il retrouva Picouic, fidèle à son poste sur la brèche. Quant à Croasse, il avait disparu : nos lecteurs savent ce qu’il était devenu…

 

Ce fut à ce moment, nos lecteurs ne l’ont peut-être pas oublié, que sœur Mariange apparut sur la brèche. Elle regarda au loin et ne vit personne. Mais Mariange était obstinée. Elle croyait avoir trouvé une occasion de faire fortune et elle était décidée à ne pas la laisser échapper. Elle commença donc à descendre précipitamment les pentes de la colline, se dirigeant vers la Grange-Batelière. Et lorsqu’elle fut arrivée à deux cents pas des murs de Paris, elle eut la satisfaction d’apercevoir un groupe qui s’enfonçait sous la porte Montmartre ; dans ce groupe, elle reconnut aussitôt la bohémienne à son manteau bariolé et à sa démarche qu’il était difficile d’oublier quand une fois on l’avait vue.

 

Sœur Mariange, sans hésitation, se mit à courir de ses petites jambes courtaudes et s’engouffra à son tour sous la porte. Elle arriva à temps pour voir Saïzuma, toujours escortée de Pardaillan et de Charles, tourner à gauche. Alors, elle suivit à distance. La petite troupe, par des ruelles, parvint à cette grande artère du vieux Paris qui s’appelait la rue Saint-Denis. Il était d’autant plus facile à Mariange de suivre sans être remarquée que les rues étaient remplies d’une foule agitée, de bourgeois en armes et de gens qui criaient :

 

— Mort aux huguenots…

 

D’où venait cette agitation ? Mariange ne se le demanda pas. Elle continua à marcher sans perdre de vue le manteau de la bohémienne. Et enfin, elle vit Pardaillan et toute la petite troupe entrer dans une auberge qu’elle ne connaissait pas. D’autre part, comme elle ne savait pas lire, elle ne put déchiffrer la belle enseigne qui se balançait sur sa tringle en fer, laquelle s’avançait jusqu’au milieu de la rue presque. Alors, elle interrogea une femme qui passait et sut le nom de l’auberge.

 

— La Devinière… bon !… grommela-t-elle en enfonçant ce nom dans sa mémoire.

 

Sœur Mariange se mit alors à faire les cent pas, réfléchissant sur cette aventure. Devait-elle parler à ces étrangers comme elle en avait eu l’intention ?… C’était peut-être un moyen de gagner de l’argent, mais aussi de s’attirer la colère de l’abbesse. Elle songea à l’in-pace[12] et frissonna. C’était une matoise que cette Mariange. Elle se demanda s’il n’y aurait pas un moyen d’éviter l’in-pace où on pourrissait lentement, où elle se rappelait parfaitement qu’une sœur était morte de faim et de terreur ; et en même temps, de ne pas renoncer au bénéfice qu’elle avait escompté.

 

— J’ai trouvé, fit-elle tout à coup. D’après tout ce que j’ai pu voir et entendre, l’abbesse a un gros intérêt à ne pas perdre de vue cette bohémienne du diable. Il est certain que le départ… la fuite de la bohémienne va donner de graves ennuis à Mme de Beauvilliers. Alors, moi, j’arrive, je lui révèle la retraite de la bohémienne et de ceux qui l’ont enlevée et comme récompense, je demande dix écus d’or… au moins !

 

On voit que Mariange, dans son imagination, arrangeait les choses à sa façon, mais en somme, qu’elle touchait à la réalité en ce qui concerne Saïzuma. Ayant ainsi combiné son petit plan, elle reprit en toute hâte le chemin de l’abbaye et, y étant parvenue, se présenta aussitôt devant l’abbesse qui venait de recevoir la visite de Belgodère et qui à ce moment même achevait une lettre. Claudine de Beauvilliers écouta attentivement le récit de Mariange, la félicita de sa vigilance et murmura :

 

— Au fait, voilà une messagère toute trouvée… Sûre et fidèle !…

 

Alors, à la lettre qu’elle venait d’écrire, elle ajouta un long post-scriptum. Puis ayant plié et cacheté sa missive, elle se tourna vers Mariange et dit :

 

— C’est un grand service que vous venez de nous rendre, ma sœur. Il faut que vous en soyez récompensée.

 

Mariange baissa les yeux, c’est-à-dire qu’elle rabattit sur la flamme de cupidité de ses petites prunelles noires le rideau clignotant de ses paupières aux bords rouges et sans cils.

 

— Prenez donc cette lettre, continua l’abbesse ; celle à qui vous allez la porter vous récompensera mieux que je ne pourrais le faire ; car je ne vous apprends rien, ma sœur, en vous disant que je suis bien pauvre, hélas ! Votre récompense consistera donc à devenir aujourd’hui ma messagère… Seulement prenez garde que si vous perdiez cette missive ou si quelqu’un vous l’enlevait, ce serait un grand malheur pour moi, donc pour l’abbaye, donc pour vous-même.

 

Mariange prit la lettre, la cacha dans son sein et dit :

 

— Ici on ne viendra pas la prendre !

 

— En effet ! murmura Claudine avec un sourire.

 

Et elle se hâta de donner à Mariange les instructions nécessaires pour que la lettre pût parvenir à destination. Sœur Mariange se mit en route aussitôt et, entrant dans Paris, se dirigea par les chemins que l’abbesse lui avait expressément désignés. Nous avons dit qu’elle ne savait pas lire. Mais si elle avait été lettrée au point de pouvoir épeler la suscription de la lettre, voici ce qu’elle aurait lu :

 

— À Madame la princesse Fausta, en son palais.

XXVIII

CONSEIL DE GUERRE



Cependant, comme Mariange l’avait ou ne l’avait pas remarqué, Paris s’agitait, et cette agitation demeurée sourde les jours précédents, menaçait d’éclater. Voici ce qui se passait :

 

La noblesse, étonnée de l’inertie de Guise, commençait à prendre peur. De sinistres rumeurs circulaient de bouche en bouche. On se répétait sous le manteau que le chef suprême de la Ligue trahissait. La journée des Barricades, assuraient les plus audacieux, n’avait été qu’un jeu pour effrayer Henri III : jeu terrible, où beaucoup de gentilshommes risquaient leurs têtes !… Henri de Guise ayant ainsi démontré sa puissance à Valois, songeait à le ramener dans Paris, sûr alors d’obtenir quelque chose comme une vice-royauté qui lui assurerait les brillants avantages du pouvoir exercé sous le nom d’un autre. Voilà quels bruits couraient parmi les plus compromis de la noblesse. Il était trop évident que si la paix se faisait entre les deux Henri, elle se ferait à leurs dépens.

 

Les bourgeois, de leur côté, recommençaient les patrouilles armées et faisaient entendre ces murmures précurseurs de l’émeute. L’affaire du moulin de la butte Saint-Roch avait, par surcroît, envenimé les esprits. Les Parisiens, en effet, étaient persuadés qu’une troupe nombreuse de parpaillots était cachée dans le moulin et étudiait la possibilité de surprendre la ville ; on disait que le roi de Navarre s’approchait avec une armée. Or, le moulin ayant été pris d’assaut, on n’avait trouvé personne : qu’étaient devenus les huguenots, cette troupe cachée qui était comme une avant-garde du Béarnais ? Ils avaient fui… Mais comment ?…

 

À coup sûr les bourgeois, plus fanatiques de Guise que la noblesse, n’accusaient pas leur duc ; mais ils jugèrent prudent de veiller, c’est-à-dire qu’ils se répandirent dans les rues ce qui accrut l’agitation, en sorte que le lendemain même du jour où Charles d’Angoulême et Pardaillan s’étaient rendus à l’abbaye de Montmartre, le lendemain de ce jour où sœur Mariange fut chargée par Claudine de porter une lettre à Fausta, l’agitation était à son comble.

 

Ce jour-là, donc, vers quatre heures de l’après-midi, le duc de Guise était enfermé dans son cabinet avec Maurevert. Le duc se préoccupait fort peu de l’émotion des Parisiens ; il savait qu’il n’avait qu’à parler pour être acclamé, et à parler pour être cru comme le Messie. Du moins, jusqu’à ce moment, il ne s’était pas inquiété de ces rumeurs qui, passant par-dessus les têtes des six cents gardes qui emplissaient les murs, arrivaient parfois jusqu’à lui.

 

Guise était sombre. Pour lui, comme pour Charles d’Angoulême, Violetta était perdue. Il n’avait plus à s’inquiéter des trahisons de sa femme Catherine de Clèves ; Catherine ne pouvant le tromper qu’au fond de sa lointaine province et non sous les yeux de la cour, la trahison ne comptait plus pour Guise. Dès lors, cette passion qui s’était abattue sur lui, pareille à une irrésistible tempête, était seule à le bouleverser à la fois dans son esprit, ses sens et son cœur.

 

Il allait et venait dans le vaste et somptueux salon qui lui servait de cabinet. La tête penchée sur la poitrine, les mains croisées au dos, un rude soupir lui échappait parfois, et il n’écoutait Maurevert que d’une oreille distraite. En effet, Maurevert lui rendait compte de l’état de Paris, de la colère qui commençait à gronder, de l’impatience des bourgeois, des soupçons de plusieurs gentilshommes qu’il nommait… Maurevert lui parlait de tout ce qui eût dû l’intéresser, mais dont il se souciait peu à ce moment, et Maurevert ne parlait pas du seul être qui occupât la pensée de Guise… Violetta ni de la seule chose qui l’intéressât réellement… son amour !

 

Pourtant Guise dressa tout à coup les oreilles et s’arrêta devant Maurevert, lorsque celui-ci en vint à prononcer un nom. Ce nom, c’était celui du chevalier de Pardaillan.

 

— Eh bien ? dit-il, l’as-tu retrouvé ? Sais-tu où il se cache ?

 

— Hélas ! non, monseigneur.

 

— Et le bâtard d’Angoulême ? reprit Guise.

 

— Monseigneur, si nous retrouvons le Pardaillan, nous mettrons du même coup la main sur Charles.

 

— Ils auront quitté Paris…

 

Maurevert secoua la tête.

 

— Ah ! continua amèrement le duc, si tu haïssais cet homme, ce misérable Pardaillan comme je le hais…

 

L’œil de Maurevert étincela.

 

— Tu ne l’aurais pas perdu de vue ni laissé sortir de Paris !

 

— Monseigneur, j’ai la conviction que Pardaillan n’a pas quitté Paris.

 

— Qui te le fait croire ?

 

Maurevert frissonna, jeta un regard d’angoisse autour de lui, comme s’il se fût attendu à voir soudain paraître celui qu’il redoutait, et il murmura :

 

— Tant que je serai à Paris, il y sera…

 

— Je ne te comprends pas, dit Guise d’un air narquois ; mais je ne veux me souvenir que d’une chose : c’est que sur notre prise de la butte Saint-Roch, tu devais toucher deux cent mille livres, et que ces deux cent mille livres, tu les abandonnais pour avoir la joie de voir Pardaillan mort une bonne fois…

 

Ces paroles ramenèrent brusquement le duc au souvenir cuisant de la déception que Pardaillan lui avait ménagée. Il eut un geste de rage.

 

— Puisque cet homme est à Paris, puisque tu le hais, que ne le cherches-tu ?… Aurais-tu peur… toi !

 

Maurevert pâlissant cherchait une réponse, lorsque le valet familier de Guise ouvrit la porte et annonça que Bussi-Leclerc, le gouverneur de la Bastille, venait d’arriver.

 

— Qu’il entre ! qu’il entre !… Lui aussi doit avoir une dent féroce contre le Pardaillan, et il nous aidera…

 

— Monseigneur, fit en entrant Bussi-Leclerc qui avait entendu, pour ce qui est de la dent que vous dites, je vous la garantis, longue, aiguë et solide.

 

— Te voilà, mon pauvre crucifié, ricana le duc qui était sans pitié pour les mésaventures des autres, comment vas-tu ? Par la barbe du pape, sais-tu que tu faisais une plaisante figure sur ton aile de moulin ! Et Maineville ! En poussait-il des cris ! J’en ris encore lorsque j’y pense…

 

— Le spectacle devait être assurément fort galant, dit Bussi glacial.

 

— Ne te fâche pas, dit le duc en riant plus fort. Je te revois encore les pieds au ciel, la tête en bas, roulant des yeux terribles… allons, ne grince pas des dents, c’est moi qui t’ai détaché… il était temps, hein ? tu t’es évanoui dans mes bras, toi le fort des forts !

 

— Hé, monseigneur, j’aurais voulu vous voir à ma place ! Ficelé sur l’aile de l’infernal moulin… Le monde tournoyait, le ciel et la terre se confondaient dans un tourbillon… Je vous jure que c’était atroce.

 

— Donc, tu en veux fort au Pardaillan ?…

 

— Oui, mais pas de cela ! gronda Bussi-Leclerc entre ses dents.

 

Il songeait à ce duel où, pour la première fois, il avait été désarmé, vaincu, et il grommelait :

 

— J’ai étudié sa garde, la garde basse ; rien devant moi, pas de pointe, pas de fer… je porte le coup droit, et alors, mon fer est enveloppé, saisi dans une série de contres, et une saute de la main !… Ah ! je connais son coup, maintenant : je l’étudie dix heures par jour… que je tienne une fois encore mon homme devant moi, et nous verrons !

 

— Tu es sûr, maintenant, de le battre ?

 

— Comme je suis sûr de vous voir, monseigneur. Mais puisque je vous vois, cela me rappelle que j’ai d’étranges choses à vous rapporter. Il y a de rudes émotions dans Paris, monseigneur.

 

— Bon ! Et que veulent encore nos Parisiens ?

 

— Ils veulent un roi, monseigneur ! dit Bussi-Leclerc en regardant fixement le duc.

 

— Un roi, un roi ! gronda Guise. Ils en avaient un, ils l’ont chassé. Oui, je sais ce que tu vas dire. C’est moi qu’ils veulent. Eh ! pardieu, qu’ils attendent ! J’attends bien, moi !

 

— Aussi les Parisiens attendent-ils que vous vous rendiez au Louvre ; mais pour prendre patience, ils s’amusent, ou plutôt nous cherchons à les amuser.

 

— Comment cela ?…

 

— Je leur ai promis les Fourcaudes à pendre un peu, dit Bussi-Leclerc en ricanant.

 

Les Fourcaudes, c’étaient les deux filles du procureur Fourcaud, lequel avait été arrêté deux mois avant la fuite d’Henri III et enfermé à la Bastille comme suspect d’hérésie ; en d’autres termes, ce malheureux avait adhéré à la Réforme ; le jour où on l’avait arrêté, ses deux filles avaient crié qu’elles aussi étaient de la religion nouvelle, c’est-à-dire protestantes, on les avait donc traînées à la Bastille, où leur père n’avait pas tardé à succomber, les uns disent au chagrin, d’autres aux coups qu’il avait reçus.

 

Sommées d’abjurer, moyennant quoi on leur offrait la liberté, les filles de Fourcaud, celles que le peuple appelait les Fourcaudes, avaient répondu qu’elles préféraient mourir. L’une de ces infortunées s’appelait Jeanne ; elle avait dix-sept ans et était jolie à damner un saint, l’autre s’appelait Madeleine et avait vingt ans.

 

— Je leur ai promis les Fourcaudes, continua Bussi-Leclerc. Ils étaient tout à l’heure dix mille qui m’assourdissaient de leurs cris et qui se démenaient le long des fossés de la Bastille. J’étais justement à dîner, et je vis bien que j’aurais les oreilles rompues si je n’y mettais bon ordre. J’ai donc fait entrer une douzaine des plus enragés, je les ai fait boire à votre santé, puis je leur ai demandé ce qu’ils voulaient.

 

— Nous voulons pendre et brûler les hérétiques Fourcaudes, ont-ils dit tout d’une voix…

 

— Qu’ils les pendent donc ! grommela Guise interrompant le récit de Bussi-Leclerc.

 

— C’est ce que j’ai dit, monseigneur ! reprit celui-ci.

 

— Et alors ? dit Guise en bâillant.

 

— Alors, monseigneur, il y aura demain un beau feu de joie en lequel les damnées Fourcaudes seront bellement grillées, non toutefois sans avoir été un peu pendues.

 

— Et alors ? dit Guise en poussant un deuxième bâillement.

 

— Alors, j’ai pu tranquillement achever mon dîner, dit Bussi-Leclerc.

 

— Le sire de Maineville demande à être introduit auprès de Monseigneur, dit à ce moment un valet.

 

Guise fit un signe. La porte s’entrouvrit de nouveau, laissant voir la salle remplie de gentilshommes armés, qui attendaient anxieusement les décisions qu’allait prendre le maître, le roi de Paris, plus roi dans son hôtel que jamais Henri III ne l’avait été dans son Louvre. Maineville entra, et comme s’il se fût trouvé en effet devant le roi, attendit en silence.

 

— Parle, dit Guise, qu’as-tu à nous raconter ?

 

— Monseigneur, j’ai à dire qu’il y a dans Paris une étrange émotion.

 

— Toi aussi !… Ah ! tu fais bien le pendant de Bussi, comme là-bas, sur les ailes du moulin !…

 

— Sire, dit Maineville… oh ! pardon, je voulais dire monseigneur…

 

— Oh ! murmura Maurevert avec admiration. Et je n’ai pas trouvé celle-là !

 

— Un peu de patience, Maineville, fit Guise en souriant ; car la flatterie, si grossière qu’elle fût, le trouvait toujours faible et sensible comme un enfant ou comme un roi…

 

— Il se trompe de si peu ! s’écria Maurevert qui voulait prendre sa part de la trouvaille de Maineville.

 

— Monseigneur, donc, reprit Maineville, je ne sais ce qu’a pu vous dire Bussi pour qu’il fasse si bien le pendant avec moi. Ce qui est sûr, c’est que les Parisiens…

 

— Je sais, interrompit Guise ; ils demandent un roi.

 

— Bref, continua Maineville, à force de demander, nos Parisiens enragent de soif… et pour une soif pareille, monseigneur, il faut une boisson rouge. Il n’y a que le sang pour étancher la soif des Parisiens quand ils se mettent à crier.

 

– Eh bien, qu’on leur en donne ! dit Guise. Demain, les Fourcaudes…

 

Il se fit un moment de silence. Ces nouvelles, successivement apportées à Guise par Bussi-Leclerc, par Maineville et par d’autres qui les avaient précédés, lui indiquaient qu’il était temps de prendre une décision. Et c’était justement devant cette décision qu’il reculait encore.

 

Sous leurs airs enjoués, ses courtisans lui signalaient un véritable danger ; mais ce danger, il ne voulait pas le voir ! Guise avait le cœur pris par une de ces passions foudroyantes qui ne laissent pas de répit. Ses conventions avec Catherine de Médicis l’obligeaient d’ailleurs à ne pas brusquer la situation : il avait juré d’attendre patiemment la mort d’Henri III. Et dans cette patience qui inquiétait la noblesse, qui étonnait Paris, il ne voyait pas seulement le moyen de parvenir au trône sans secousses, sans avoir à redouter des chances d’une guerre déclarée ; il voyait aussi la possibilité de rechercher, de retrouver cette Violetta à laquelle il songeait. Voilà pourquoi Guise faisait la sourde oreille aux objurgations de ses courtisans et aux clameurs des Parisiens.

 

Pendant ces journées où nous le voyons si hésitant, si tourmenté d’un amour qui le rongeait, Guise était aussi préoccupé d’une pensée de vengeance. L’affaire de la place de Grève avait remis en sa présence ce Pardaillan dont depuis l’effroyable journée de la Saint-Barthélémy, il avait gardé un terrible souvenir. Or, le même Pardaillan venait de lui porter un coup qui pouvait être mortel.

 

On avait fouillé le moulin et le logis du meunier, on avait creusé la terre, sondé les murs, et on n’avait retrouvé aucune trace des précieux sacs qui pourtant existaient !… Donc, Pardaillan avait fait partir l’argent !… Pourquoi ? Dans quel intérêt ? S’était-il lui-même emparé de l’énorme somme ?

 

Quoi qu’il en fût, lui, Guise, était frustré, volé !… Et où était ce Pardaillan, à cette heure ? Qui pouvait le dire ?… Maurevert affirmait que le chevalier se trouvait encore à Paris. Mais ce n’était là qu’une supposition, sans doute !

 

Comme Maineville venait d’achever son récit, et que Guise roulait ces diverses pensées, le valet entra pour la troisième fois et remit une lettre au duc qui, ayant examiné la suscription et l’ayant reconnue sans doute, se hâta de briser le cachet. Les trois courtisans virent alors un livide sourire passer sur le visage du duc et ils l’entendirent murmurer :

 

— Nous le tenons !…

 

Cette lettre était de Fausta !… Et Fausta, prévenue elle-même par Claudine de Beauvilliers, annonçait au duc que Pardaillan et Charles d’Angoulême se trouvaient à Paris.

 

« Demain, ajoutait la princesse en terminant, demain je vous dirai l’endroit exact où vous pourrez faire saisir cet homme. »

 

— Tu disais, rit alors Guise, que ton ami Pardaillan se trouve encore à Paris ?

 

— J’en répondrais ! répondit en frissonnant Maurevert à qui ces mots s’adressaient.

 

— Eh bien ! tu as dit la vérité…

 

— Pardaillan ! gronda Bussi-Leclerc, Pardaillan qui m’a vaincu !…

 

— Pardaillan qui m’a crucifié au pilori du moulin ! fit de son côté Maineville en serrant ses poings.

 

Et tous les quatre se regardèrent pâles de haine.

 

— Oui, messieurs, reprit le duc. Je reçois l’assurance que ce démon est encore à Paris, et que demain je saurai en quelle maison il se cache.

 

— Demain ! s’écrièrent Maineville et Bussi-Leclerc en saisissant leurs dagues.

 

— Demain ! murmura Maurevert en pâlissant davantage.

 

— Cette fois, je pense qu’il ne nous échappera pas. Et pour commencer, Maurevert, ordre à toutes les portes de Paris de ne plus laisser passer âme qui vive. Va, et fais diligence… Et sois tranquille : tu assisteras à la prise de Pardaillan !…

 

Maurevert s’élança, et donnant des ordres à son tour, expédia sur tous les points de Paris des messagers porteurs de la décision ducale. Moins d’une heure plus tard, toutes les portes de la ville se fermaient, tous les ponts-levis se levaient et le bruit courait dans Paris enfiévré que l’armée d’Henri III, unie à celle du roi de Navarre, avait été signalée. Lorsque chacun des émissaires qu’il avait envoyés à chacune des portes fut de retour, Maurevert rentra dans le cabinet du duc de Guise en disant :

 

— Monseigneur, la bête est cernée !…

 

— À demain l’hallali, dit le duc.

 

— Et la curée ! acheva Maineville.

 

— Un instant ! s’écria Bussi-Leclerc, je réclame, moi ! Je ne veux pas, messieurs, vous céder ma part ; je désire, Monseigneur, que le sire de Pardaillan me soit livré cinq minutes, avant d’être conduit aux fourches… Rassurez-vous, je ne le tuerai pas tout à fait…

 

— Ah ! ah ! Tu veux ta revanche ?

 

— Monseigneur, dit Bussi-Leclerc, j’ai été vaincu par cet homme ; il est vrai qu’il m’a pris en traître ; mais qui le saura ? Maineville a déjà raconté à cent gentilshommes que Bussi-Leclerc est peut-être encore l’Invincible, mais qu’il n’est plus l’Invaincu. Je ne t’en veux pas, Maineville.

 

— Je suis prêt à te rendre raison !… dit Maineville.

 

— Je t’embrocherais comme un poulet, et tu es trop utile à notre sire le duc…

 

— La paix ! commanda Guise.

 

— Donc, reprit Bussi-Leclerc, je veux que Maineville puisse dire, je veux qu’on répète que, surpris une fois par un traître de hasard, j’ai pris une rude revanche. Monseigneur, je vous offrirai le Pardaillan au bout de ma rapière.

 

— Soit ! Tu auras satisfaction, dit le duc ; mais n’oublie pas que tu n’as pas permission de le tuer tout à fait, vu que je veux lui faire avouer où il a caché les sacs de ce bon froment romain auquel vous mordrez tous, messieurs…

 

Sur un signe de Guise, les trois gentilshommes sortirent. Et parmi les courtisans du Roi de Paris, qui encombraient en permanence les antichambres de l’hôtel, la rumeur se répandit qu’un conseil de guerre venait d’être tenu et que de graves événements étaient proches.

XXIX

LA VIERGE GUERRIÈRE



Nous sommes au soir de cette même journée. Au fond de son mystérieux palais, Fausta est assise à une table sur laquelle est étalée la lettre de l’abbesse Claudine de Beauvilliers. Elle a revêtu un costume de cavalier tout en velours noir sur lequel se détache la jaquette de cuir fauve, souple cuirasse assez fine pour modeler les contours de cette magnifique statue, assez forte pour défier la pointe d’une dague.

 

Un loup de velours couvre le visage de Fausta et dissimule ses émotions. Une épée est attachée à son baudrier, non pas joujou de femme, non pas épée de parade, mais une véritable rapière, arme de guerrière, longue et solide, à la garde d’acier bruni, à la lame sortie des ateliers de Milan. Sur sa tête, dont la chevelure opulente est relevée en torsades noires comme la nuit, elle a posé un feutre orné d’une plume de coq rouge…

 

Pardaillan aussi porte un feutre sur lequel se balance une plume de coq rouge… Coïncidence ?… Volonté ?… Souvenir ?… Qui sait !

 

Fausta elle-même ignore pourquoi elle a emprunté ce détail de costume au chevalier. Car Fausta, c’est la vierge inviolable, inaccessible au sentiment féminin, n’ayant de la femme que son sexe et méprisant peut-être ce sexe. Et pourtant depuis la veille, depuis le moment où Mariange lui avait apporté la lettre de Claudine, Fausta éprouve un trouble qui l’accable. Pour ce trouble, elle se hait, elle se méprise, elle s’exècre…, mais elle demeure palpitante, et pour la première fois depuis que dans les catacombes, elle a accepté la tâche redoutable, incroyable et pourtant véridique, oui, pour la première fois, Fausta irrésolue comprend enfin qu’elle est encore trop femme pour devenir l’Ange qu’elle a rêvé d’être !…

 

* * * * *

 

Cette lettre de l’abbesse, Fausta l’avait relue mille fois. Qu’y avait-il donc dans ces pages qui pût jeter un tel désordre dans une telle âme ? Commençons par la fin, c’est-à-dire par le post-scriptum ; il contenait le récit de Mariange, c’est-à-dire la fuite, ou plutôt le départ de Saïzuma. Or, Saïzuma, c’était la mère de Violetta. Et avec qui était-elle partie ? Avec Pardaillan !… Tout le début de la lettre contenait le récit de Belgodère, c’est-à-dire que le duc d’Angoulême et Pardaillan étaient à la recherche de Violetta.

 

Qui était le duc d’Angoulême ? Fausta ne le connaissait pas. En revanche, elle connaissait Pardaillan. Et Fausta, après avoir pressuré pour ainsi dire les idées que lui suggérait la lettre pour en extraire la quintessence, Fausta, après de longs et terribles pourparlers avec elle-même, venait de découvrir dans son âme un sentiment qui n’y était pas encore.

 

Elle haïssait Violetta !… Depuis quand ?… Depuis la lecture de la lettre !… Elle eut beau se dire qu’elle haïssait déjà Violetta avant, que la petite chanteuse était un obstacle sérieux à ses projets sur Guise, et qu’en elle, c’était l’obstacle qu’elle détestait !… Non !… Habituée à lire en soi-même, Fausta, rugissante de honte et d’impuissance, dut s’avouer la vérité : elle n’avait jamais haï Violetta. Elle ne l’avait jamais considérée que comme une pauvre petite fille que le hasard mettait en travers de la route fulgurante qu’elle parcourait et qu’il fallait froidement supprimer…

 

Elle haïssait maintenant Violetta d’une haine atroce ; toutes les laves torréfiées qui avaient brûlé le sang de son aïeule Lucrèce brûlaient son sang à elle… maintenant, oui, maintenant qu’elle savait ceci : Pardaillan recherchait Violetta !…

 

Une hypothèse d’elle-même avait surgi et l’éclairait d’une tragique lueur qu’elle n’avait jamais connue, puisque jamais elle n’avait aimé. Cette hypothèse, la voici : Pardaillan aimait Violetta !…

 

Et cette lumière effrayante qui inondait l’âme de Fausta, c’était la torche de la jalousie qui la produisait !… Jalouse !… Fausta jalouse !

 

Oh ! lorsqu’elle avait à demi révélé son cœur à Claudine de Beauvilliers, lorsque, si superbe et si sûre d’elle-même, elle avait dit qu’elle n’aimerait jamais, elle ne se doutait pas que sitôt elle connaîtrait l’amour et la haine !…

 

Fausta venait de passer la nuit la plus effroyable et la journée la plus affreuse de sa vie. Que faire ? que résoudre ? que décider ?… Elle ne savait pas quoi ! Sûrement, elle allait tenter quelque chose, pourtant, car à tout hasard, elle s’était vêtue en cavalier.

 

Qu’allait-elle faire ?… Les décisions, lentement, s’étaient agglomérées dans son esprit, en cette journée où elle avait vécu d’inoubliables heures de lutte et de détresse. Vers midi elle avait expédié un émissaire à Claudine pour lui annoncer sa prochaine visite et elle disait à l’abbesse :

 

— Vous me répondez sur votre vie de la prisonnière jusqu’à ma visite.

 

Vers quatre heures, elle avait écrit au duc de Guise pour lui dénoncer la présence de Pardaillan à Paris. Pendant deux heures, elle avait hésité à désigner l’auberge de la Devinière… elle s’était accordé jusqu’au lendemain. Pourquoi ?… Qu’espérait-elle ?…

 

Vers six heures, elle avait reçu comme tous les jours les nombreux agents secrets qui la tenaient au courant de tout ce qui se faisait et se disait dans Paris, chez Guise et autour de Guise.

 

Il était environ neuf heures du soir lorsque nous la retrouvons accoudée à une table et relisant encore la lettre de Claudine, y cherchant la résolution suprême. À ce moment, Fausta semblait très calme. C’est que peut-être la résolution s’était formulée dans son esprit. En effet, elle se leva, brûla la lettre à un flambeau de cire rose, passa des gants de peau souple, s’assura que son épée était en bonne place à son côté, puis, ayant frappé sur un timbre, elle ordonna sans même se retourner, car elle était sûre que quelqu’un était accouru pour recueillir l’ordre :

 

— Quatre cavaliers d’escorte et un cheval pour moi, à l’instant. Et qu’on aille prévenir Bussi-Leclerc, gouverneur de la Bastille, que je l’irai voir cette nuit même.

 

Sans doute chevaux, litière, voiture, escorte tout était toujours prêt nuit et jour. Car Fausta, sans attendre après avoir jeté cet ordre, se dirigea vers la porte de sortie. Moins de deux minutes plus tard, elle se trouvait dans la rue où les quatre cavaliers attendaient, et où un écuyer lui présentait l’étrier… Une fois qu’elle fut en selle, les cavaliers se placèrent deux en avant, deux derrière elle.

 

— À l’abbaye de Montmartre ! dit alors Fausta.

 

La petite troupe se mit aussitôt en marche, sortit de la Cité, et se dirigea vers la porte Montmartre. La porte était fermée. Sur l’ordre du duc de Guise, nul n’avait permission de sortir de Paris jusqu’à nouvel ordre. Mais l’un des cavaliers de l’escorte, sans que Fausta intervînt, montra à l’officier du poste un papier qui portait la signature du duc.

 

Sans doute, et pour toute occasion, Fausta était approvisionnée de ces signatures. Quoi qu’il en soit, l’officier comprit que l’ordre ne concernait pas le porteur de ce papier et ses compagnons. Il fit donc baisser le pont-levis. En passant, Fausta lui jeta ces mots :

 

— Nous rentrerons à Paris dans deux heures. Faites en sorte que nous n’ayons pas à attendre de l’autre côté du fossé…

XXX

VIOLETTA



Lorsque Fausta atteignit l’abbaye de Montmartre, tout était obscur et silencieux. Mais l’un des cavaliers ayant heurté la porte d’une certaine façon, le double vantail ne tarda pas à s’ouvrir tout grand. Des lumières apparurent. Fausta ayant mis pied à terre se fit conduire à l’appartement de l’abbesse qui, prévenue en toute hâte de cette visite nocturne, s’habillait.

 

— La prisonnière ? demanda Fausta d’une voix qui étonna Claudine par sa vibration d’inquiétude.

 

— Elle est toujours là, madame, rassurez-vous…

 

— Faites-la venir… ou plutôt non, conduisez-moi près d’elle.

 

Simplement, l’abbesse prit un flambeau et se mit à précéder Fausta qui, d’un geste impérieux, avait renvoyé deux religieuses qui assistaient à cette scène.

 

Claudine descendit l’escalier, passa sous la voûte, entra dans les jardins et atteignit enfin cette partie enclose de palissades qui formait comme une prison dans une prison. Elle ouvrit la barrière avec une clef qu’elle avait sur elle et parvint au logis qui abritait Violetta sous la garde de Belgodère. Le bohémien ne dormait jamais que d’un œil. Il entendit donc les pas de Claudine et de Fausta, si légers qu’ils fussent, et se jetant à bas du lit de camp où il sommeillait tout habillé, alla ouvrir la porte en grondant :

 

— Qui va là ?…

 

Mais comme, en disant ces mots, il entrouvrait, il reconnut aussitôt l’abbesse, et rengainant le poignard qu’il avait saisi à tout hasard et grâce à une habitude invétérée chez lui, il s’inclina profondément.

 

— La prisonnière ? répéta Fausta avec cette même émotion que Claudine avait déjà remarquée.

 

Belgodère la reconnut à la voix ; il se courba cette fois jusqu’au sol.

 

— Ce qu’on me donne à garder, dit-il, je le garde. La prisonnière est là !…

 

Il s’était redressé et du doigt montrait une porte verrouillée.

 

— Entrons ! dit Fausta d’un ton bref.

 

Elles pénétrèrent dans le logis sommairement meublé d’un petit lit de camp, d’une table et de deux chaises, le tout éclairé par une torche. Sur la table, de nombreuses bouteilles, les unes vides, les autres pleines, attestaient que le bohémien cherchait à adoucir les ennuis de son métier de geôlier comme il pouvait. Claudine tira les verrous de la porte qu’avait désignée Belgodère. Fausta prit alors le flambeau et dit :

 

— J’entrerai seule…

 

Et elle pénétra dans la pièce où Violetta était enfermée.

 

À ce moment, d’une soupente qui dominait la première pièce où Claudine et Belgodère attendaient, surgit une tête effarée, au profil burlesque, aux cheveux noirs et plats, aux yeux arrondis par la frayeur et la curiosité. Cette tête, c’était celle de Croasse.

 

Croasse dormait dans la soupente, sur un tas de paille. De ce poste élevé, il dominait la chambre, et lui aussi ne dormait que d’un œil. Croasse vit donc entrer Claudine et Fausta. Il vit Fausta pénétrer dans la pièce qui servait de prison à Violetta. Lui aussi se demanda ce que signifiait cette visite nocturne. Il se demanda surtout si tout cela n’allait pas se terminer par une volée de coups de trique à lui administrée par le prodigue Belgodère. Ne trouvant aucune réponse, il prit le parti d’attendre, en retenant sa respiration, de peur d’attirer sur lui l’attention de Belgodère…

 

Le bohémien à ce moment ne songeait guère à lui, d’ailleurs ; toute son attention était concentrée sur la pièce voisine, où Fausta, le flambeau à la main, venait de disparaître en refermant la porte derrière elle.

 

Fausta avait déposé sur un meuble le flambeau qu’elle tenait à la main. Un rapide coup d’œil autour d’elle lui montra la pièce misérable, sans fenêtre, plus triste vraiment qu’une prison. Sur un vieux canapé, car il n’y avait pas de lit dans ce réduit, Violetta dormait toute habillée. Fausta la contempla ardemment. Lentement, elle détacha son masque et le laissa tomber à ses pieds.

 

— Belle, murmura-t-elle, certes ! Une figure d’ange. Le front pur de Léonore de Montaigues et la lèvre fière des Farnèse. Elle est digne vraiment de ce héros de chevalerie qui s’appelle Pardaillan. Comme il doit l’aimer !… Et comme il doit souffrir d’être séparé d’elle !

 

Ces paroles ou plutôt ces pensées firent pâlir Fausta.

 

— Eh bien ! qu’il souffre donc, puisqu’il s’est mis en travers de ma route. Quoi ! j’aurais jusqu’ici marché au but sublime avec la victorieuse et sereine volonté que rien n’arrête, j’aurais passé comme l’envoyé de Dieu, courbant les têtes, brisant les orgueils, sapant les puissances, soufflant sur les trônes qui s’écroulent, chassant des rois, soulevant un royaume entier, et il se trouvera un homme, un seul, qui aura pu me dire en face : « Tu n’iras pas plus loin !… »

 

Fausta palpitait. Ses mains s’étaient étendues vers Violetta, crispées, prêtes à s’incruster dans sa gorge. Et elle comprenait qu’elle se mentait à elle même. Prétextes !… Elle ne haïssait Pardaillan ni pour l’affaire de la place de Grève, ni pour l’affaire du moulin. Le haïssait-elle seulement ?…

 

Ah ! elle ne le sentait que trop dans cette minute : ce qu’elle haïssait, c’était cette Violetta qu’elle supposait aimée de Pardaillan. Le sentiment qui se déchaînait en elle, c’était la jalousie !… Le marbre s’amollissait !… Le bronze de ce cœur se faisait malléable… L’envoyée de Dieu devenait une femme, et l’ange repliant ses ailes fulgurantes tombait et touchait terre.

 

Fausta cacha son visage dans ses deux mains. Une douleur affreuse l’étreignit… La pire douleur… La douleur de la honte… et elle haleta :

 

— Je ne suis plus moi !…C’est donc un rêve insensé que j’ai fait lorsque je me suis juré que jamais mon cœur ne connaîtrait le sentiment féminin ! C’est donc une chose impossible et surnaturelle qu’une femme puisse passer dans la vie sans aimer !… Alors que je cherche dans ma pensée l’étincelle sacrée qui devait faire de moi la guerrière de Dieu, la vierge inaccessible, je n’y trouve que le plus bas, le plus pauvre, le plus féminin des sentiments… la jalousie !… Jalouse, moi ! Grand Dieu !…

 

À ce moment, Violetta s’éveilla. Elle vit ce jeune homme — Fausta était vêtue en cavalier — qui pantelait, le visage dans les deux mains, et semblait lutter contre une terrible et mystérieuse souffrance. Ses grands yeux bleus s’emplirent de pitié.

 

Et elle apparut, la vivante antithèse de Fausta, tout amour, elle !… tout entière faite et destinée pour l’amour…

 

Violetta ne s’étonna ni ne s’effraya de voir un jeune homme si près d’elle, la nuit. Si elle était l’amour même, elle était aussi l’innocence qui ne redoute pas le danger.

 

Il n’existait pour elle qu’un homme au monde… Et cet homme, dont elle ne savait même pas le nom, elle ne le revoyait que les bras chargés de lys et de roses, répandant des fleurs sur le corps de la pauvre morte, apparition inoubliable qu’elle évoquait comme elle eût prié.

 

Sa main fine toucha le bras de Fausta. Et d’une voix de compassion charmante :

 

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. Êtes-vous comme moi une victime ?… Êtes-vous… Ah !…

 

Ce dernier cri soudain s’exhala dans une angoisse d’épouvante et d’horreur, et d’un bond, elle fut debout, s’acculant à l’angle le plus sombre de la pièce : Fausta, touchée au bras, avait violemment tressailli, ses deux mains étaient tombées, son visage ravagé par la passion apparaissait en pleine lumière, et Violetta la reconnaissait…

 

Mille pensées flamboyèrent dans l’esprit de Fausta. Mille paroles ardentes se pressèrent sur ses lèvres, des insultes peut-être, ou des cris de douleur… car à ce moment, elle n’était plus Fausta la Vierge sacrée, Fausta la Souveraine, Fausta l’élue du Conclave secret… elle était seulement la descendante de Lucrèce Borgia. Et toutes ces pensées, toutes ces paroles, plaintes, insultes, jalousie, fureur, passion déchaînée, tout cela se traduisit par un seul mot jeté dans un cri rauque, incompréhensible :

 

— Venez !…

 

Venir !… Où ?… Que voulait-elle donc en faire ?… Quelle atroce et sombre résolution de la prendre, de l’emporter, de la jeter à quelque supplice, d’assister à son agonie !…

 

— Venez !…

 

Et comme Violetta tremblante n’obéissait pas, Fausta recula jusqu’à la porte. Dans ce court instant, par un prodige d’effort, elle reconquit la sérénité du visage…

 

— Une litière, à l’instant, dit-elle à Claudine : qu’elle attende près de la grande porte.

 

L’abbesse s’élança. Fausta se tourna vers Belgodère.

 

— Prends cette fille, dit-elle, et amène-la à la litière. Tu y monteras avec elle. Tu m’en réponds sur ta vie pendant le trajet.

 

— Où donc ira la litière ? demanda Belgodère avec un frémissement.

 

— À la Bastille ! répondit sourdement Fausta.

 

Belgodère entra dans ce réduit et marcha droit à Violetta, et lui aussi de ce même ton rauque prononça :

 

— Viens !…

 

En même temps, il la saisit, et en lui-même grommela :

 

— Je crois que cette fois, maître Claude va verser des larmes de sang… comme il m’en a fait verser à moi !…

XXXI

LES FOURCAUDES



Violetta fut jetée dans la litière par Belgodère qui y monta alors. Fausta se remit en selle. Sur un signe qu’elle fit, les quatre cavaliers entourèrent la litière. Quant à elle, elle se mit en avant, et toute la petite troupe commença à descendre dans la nuit. Bientôt, ils furent sur Paris.

 

Fausta gagna la rue Saint-Antoine et se dirigea droit sur la Bastille. La litière s’arrêta devant la porte qui faisait face à la rue Saint-Antoine. Fausta prononça un mot et l’un des cavaliers de l’escorte embouchant un cor jeta dans la nuit un triple appel qui résonna, lugubre, dans le grand silence du quartier endormi. Quelques minutes se passèrent. Puis on vit des lumières de lanternes de l’autre côté du fossé, les chaînes du pont-levis grincèrent, le tablier s’abattit ; la litière passa, s’engouffra sous une voûte noire, et s’arrêta enfin dans une cour étroite.

 

— Le gouverneur ! demanda Fausta au sergent d’armes.

 

— Si vous voulez me suivre, je vais vous conduire à lui, dit le sergent.

 

Fausta mit pied à terre et désigna la litière :

 

— Il y a là une prisonnière. Si elle s’échappe, tu seras pendu à l’aube, sans procès.

 

Le sergent sourit. Il donna un ordre à deux geôliers qui l’accompagnaient. Quelques minutes plus tard, Violetta était enfermée dans un cachot…

 

Belgodère et l’escorte restèrent dans la cour, près de la litière. Fausta suivit le sergent que précédait un homme portant un falot. Ils montèrent un escalier. Dans un couloir, un homme accourait, achevant de s’habiller en hâte.

 

— Voici M. le gouverneur, dit le sergent.

 

— J’ai entendu le signal du cor, fit Bussi-Leclerc en cherchant à dévisager Fausta, et comme après Mgr le duc de Guise, il n’y a qu’une personne au monde qui connaisse le signal…

 

— Cette personne, c’est moi, dit Fausta impérieusement. Entrons chez vous, monsieur de Bussi, nous avons à causer.

 

— Je suis à vos ordres, madame ! dit Bussi-Leclerc en reconnaissant une femme dans ce jeune cavalier qui lui parlait avec tant d’autorité.

 

Bussi-Leclerc se mit à précéder Fausta jusqu’à son appartement où il la fit entrer.

 

— Monsieur, dit Fausta, on vous a prévenu aujourd’hui ou dans la soirée, que je vous viendrais voir pour affaire d’importance…

 

— Madame, dit Bussi-Leclerc en dévisageant Fausta, on m’a prévenu qu’un messager de Mgr le duc m’apporterait cette nuit des ordres. Mais j’étais loin de me douter que le porteur d’ordres serait l’adorable messagère dont la présence enchante ces tristes lieux.

 

Bussi frisa sa moustache et se campa pour attendre la réponse à sa galanterie. Un fugitif sourire de mépris crispa la lèvre de Fausta.

 

— Vous avez ici, dit-elle, deux prisonnières qu’on appelle les Fourcaudes ?

 

— Oui, madame, dit le soudard étonné que son compliment n’eût pas produit plus d’effet.

 

— Ces prisonnières doivent être livrées à la justice du peuple ?

 

— Dès demain matin, madame… Chose promise, chose due. Nous tenons parole, nous autres. Le peuple veut pendre et brûler les Fourcaudes. Il les pendra et les brûlera.

 

Bussi-Leclerc se redressa de toute sa hauteur, espérant cette fois avoir produit un effet de terreur, puisque la galanterie lui avait si peu réussi.

 

— L’une des deux Fourcaudes, dit Fausta, sera pendue et brûlée. Quant à l’autre, vous allez la remettre en liberté.

 

— Oh ! oh ! ceci est impossible, madame, s’écria Bussi-Leclerc en sursautant. J’ai promis au peuple deux hérétiques à pendre, il les aura. Jamais Bussi-Leclerc n’a manqué à sa parole.

 

— Vous tiendrez parole, messire Leclerc. Comment s’appellent les condamnées ? Et quel est leur âge ?

 

— L’aînée, Madeleine ; elle a vingt ans environ ; la cadette, Jeanne ; elle paraît seize ans.

 

— C’est celle-ci que vous allez relâcher. Madeleine sera livrée. Il y a grâce pour Jeanne.

 

— S’il y a grâce pour l’une des condamnées, comment pourrai-je livrer les deux hérétiques ?…

 

— Ne vous en inquiétez pas. L’essentiel est que Jeanne Fourcaud est graciée.

 

— Et qui lui fait grâce ?

 

— Moi.

 

— Vous, madame ! dit Bussi-Leclerc stupéfait du ton d’autorité de cette inconnue. Et qui êtes-vous ?… Vous êtes, il est vrai entrée ici grâce à un signal que seuls connaissent les plus intimes de Monseigneur. Mais ce n’est pas une raison suffisante…

 

— Lisez donc ceci ! interrompit Fausta en tendant un papier à Bussi-Leclerc, qui étonné le prit, s’approcha d’un flambeau et le lut. Le papier portait la signature et le sceau du duc de Guise. Il contenait ces lignes :

 

« Ordre à tous nos officiers de tout rang, en quelque lieu et quelque occasion que ce soit, sous peine de la vie, d’obéir à la princesse Fausta, porteuse des présentes. »

 

— La princesse Fausta ! murmura sourdement Bussi-Leclerc.

 

Il jeta un regard d’ardente curiosité sur Fausta et, s’inclinant très bas, lui rendit le parchemin en disant :

 

— J’obéis, madame.

 

— Bien. Conduisez-moi donc auprès des Fourcaudes, ou plutôt auprès de la plus jeune.

 

Sans dire un mot, Bussi-Leclerc, de plus en plus étonné, s’empressa de prendre un flambeau et se mit à précéder sa visiteuse. Dans le couloir, il retrouva le sergent et lui dit quelques mots à voix basse. Le sergent s’inclina et prit les devants en courant.

 

Bussi-Leclerc, toujours suivi de Fausta, descendit un escalier, et parvint dans la cour où attendaient la litière et les quatre cavaliers d’escorte. Là, on trouva deux geôliers prévenus par le sergent. Tout ce monde regardait avec étonnement le gouverneur qui marchait devant l’inconnue, un flambeau à la main, comme s’il eût escorté une reine. Fausta aperçut le sergent et lui dit :

 

— Va me chercher ma prisonnière…

 

Quelques minutes plus tard, Violetta apparaissait entre deux soldats qui la tenaient chacun par un bras. Elle frissonnait d’épouvante, mais n’opposait aucune résistance. Elle sentait qu’en vain elle se fût débattue…

 

— Marchez ! dit alors Fausta à Bussi-Leclerc.

 

Il se dirigea vers une porte basse, accompagné des deux porte-clefs. Derrière eux venait Violetta, éperdue. Puis venait Fausta qui ne la perdait pas de vue et souriait, pareille à l’ange de la mort. Le sergent fermait la marche. On descendit un escalier tournant qui s’enfonçait dans le sol comme une vis qui eût déchiré les entrailles de la terre : vis rouillée par le temps, escalier moisi aux murs brillants de salpêtre.

 

Les geôliers s’arrêtèrent devant une porte dont ils tirèrent les verrous. Fausta fit un signe. Tout le monde s’arrêta. Elle entra seule, après avoir pris le flambeau des mains de Bussi-Leclerc. Le cachet était étroit. Ses voûtes surbaissées semblaient peser d’un poids énorme sur les épaules. Dans un angle, accroupie sur le sol, une jeune fille aux traits amaigris, toute jeune, presque une enfant, se leva lorsque la porte s’ouvrit. Son front était calme. Ses yeux brillaient d’un feu surhumain. Elle était belle malgré sa pâleur, et dans son attitude il y avait une sorte de défi. Cette jeune fille, c’était Jeanne Fourcaud.

 

— Vient-on me chercher pour le supplice ? dit-elle. Je suis prête.

 

— Jeanne Fourcaud, dit Fausta, vous ne serez pas suppliciée. Vous vivrez. Non seulement vous vivrez, mais vous serez libre.

 

— Oh ! murmura l’infortunée, qui me parle ainsi d’une voix si douce ? Quel est l’ange qui se penche sur moi pour la première fois depuis que je suis dans cet enfer ?…

 

— Jeanne Fourcaud reprit Fausta, je ne suis pas un ange. Je suis simplement une femme qui a eu pitié de vos malheurs et qui a employé toute son influence à vous sauver…

 

— Le roi me fait donc grâce de la vie ? haleta la pauvre créature.

 

— De la vie et de la liberté. Vous êtes libre. Venez !…

 

Jeanne allait s’élancer, emportée par cette ivresse spéciale du condamné devant qui on prononce ce mot magique : liberté… Soudain elle s’arrêta, plus pâle. Une pensée terrible venait de lui traverser l’esprit.

 

— Et Madeleine ! râla-t-elle, ma sœur !… Oh ! madame… libre avec elle… oui !… nous pleurerons ensemble notre malheureux père… Mais sortir d’ici… seule… sans Madeleine… non !… J’aime mieux mourir !…

 

Fausta eut une imperceptible crispation de contrariété devant cet obstacle imprévu. Mais elle sourit tout à coup, et plus douce encore, plus caressante et plus pitoyable :

 

— Votre sœur Madeleine est sauvée comme vous. Elle est déjà hors de cette triste prison et vous attend. Venez…

 

Jeanne Fourcaud s’abattit sur ses genoux, saisit les mains de Fausta et les couvrit de baisers. Une violente réaction se faisait en elle. Forte et calme devant la mort à laquelle elle se préparait, la brusque nouvelle de la vie et de la liberté assurées la terrassait. Elle sanglotait, elle laissait déborder sa reconnaissance avec ses larmes… La Fausta, d’un geste d’impatience, la releva, l’entraîna presque défaillante de bonheur. Dans le couloir, elle remit Jeanne Fourcaud aux mains d’un geôlier et dit :

 

— Conduisez-la jusqu’à la litière…

 

Le geôlier obéit sur un signe de Bussi-Leclerc et entraîna la prisonnière graciée. Alors Fausta se tourna vers l’autre geôlier et lui désignant Violetta :

 

— Enfermez cette créature…

 

Violetta devant la gueule ouverte du cachot eut un recul instinctif, et une sorte de gémissement râla sur ses lèvres. Mais la main du geôlier s’abattit sur elle, et l’instant d’après, la porte se refermait lourdement, les verrous étaient poussés… D’un geste, alors, Fausta renvoya le geôlier et les deux soldats qui remontèrent l’escalier. Elle demeura seule avec Bussi-Leclerc. Un livide sourire plissa ses lèvres.

 

— Pardaillan, murmura-t-elle au fond d’elle-même, oseras-tu chercher ton amante jusque dans cette tombe ?…

 

Bussi-Leclerc la contemplait avec un sentiment de terreur mêlée d’étonnement. Peu à peu les bouillonnements qui faisaient palpiter le cœur de Fausta s’apaisèrent. Froidement, elle demanda à Bussi :

 

— Vous ne comprenez pas ?

 

— J’attends que vous m’expliquiez…

 

— Où est Madeleine Fourcaud ?

 

Bussi-Leclerc étendit le bras vers la porte d’un cachot voisin et dit :

 

— Là !…

 

Fausta désigna le cachot où Violetta venait d’être jetée, et elle dit :

 

— Et là se trouve Jeanne Fourcaud !…

 

Bussi-Leclerc, tout cuirassé qu’il fût contre les émotions sentimentales, ne put s’empêcher de frémir, devinant quelque formidable aventure de vengeance dans la substitution qui avait été exécutée.

 

— Quoi ! balbutia-t-il, cette jeune fille que vous avez amenée…

 

— Elle s’appelle désormais Jeanne Fourcaud… Vous devez demain matin livrer les Fourcaudes à la justice du peuple. Vous les livrerez !… Vous voyez bien, messire Leclerc, que vous ne manquerez pas à votre parole !…

 

Lorsque Bussi-Leclerc et Fausta furent remontés à la surface de la terre, dans cette petite cour étroite et noire qui semblait un pur et large horizon à ceux qui avaient vu les cachots souterrains, Jeanne Fourcaud fut placée dans la litière, presque évanouie par les premières bouffées d’air. Belgodère s’approcha de Fausta.

 

— Tu veux savoir ce qu’est devenue la fille de Claude ? demanda-t-elle.

 

— Rien ne vous échappe, madame, dit le bohémien courbé. Violetta, vous le savez, c’est mon espoir. Pardonnez-moi donc si j’ose vous interroger. Voilà huit ans que Violetta m’appartient. Je la gardais jalousement pour… ce que vous savez. Enfin bref, au lieu de la vendre à Mgr le duc, il se trouve que c’est à vous que je l’ai vendue… Je sens, je devine que l’heure est venue où je pourrai parler à Claude…

 

— Mais sais-tu seulement où il est ?

 

— Non, mais je le trouverai, n’ayez crainte. Claude et moi nous nous sommes toujours retrouvés.

 

Belgodère se redressa dans la nuit. Ses yeux brillèrent d’un tel éclat de haine qu’ils parurent jeter dans les ténèbres des lueurs phosphorescentes.

 

— Voyons, reprit alors Fausta pensive, tu m’as toujours promis de me raconter ton histoire : le moment est venu. Voici ce que tu vas faire ; tu vas reconduire la litière à l’abbaye ; mes hommes t’escorteront, puis te ramèneront à mon palais. Tu mettras la nouvelle prisonnière en lieu sûr. Et quand tu m’auras dit pourquoi tu hais Violetta, je te dirai, moi, ce qu’elle va devenir.

 

— Oh ! je suis tranquille, dit Belgodère d’une voix sombre. Je sais qu’elle est en bonnes mains.

 

— Monsieur le gouverneur, dit tout haut Fausta en se tournant vers Bussi-Leclerc, à quelle heure aura lieu le spectacle que vous avez promis aux Parisiens ?…

 

— Mais à la pointe du jour, je pense.

 

— C’est trop tôt. Je veux en être. Il me semble que dix heures du matin, ce sera une heure convenable…

 

— À vos ordres. Dix heures, soit…

 

— Et où dressera-t-on les tréteaux ? reprit Fausta.

 

— La place de Grève, si ce lieu vous convient, me paraît le meilleur endroit.

 

— La place de Grève me convient !

 

Fausta remonta alors à cheval. Belgodère prit place près de Jeanne Fourcaud. L’escorte s’ébranla. Une fois hors de la Bastille, Fausta donna un ordre à ses cavaliers.

 

— Et vous, signora, dit celui auquel elle s’était adressée, vous rentrerez donc sans garde ?

 

— Moi, dit Fausta en levant le doigt vers le ciel étoilé, moi, comte, je suis gardée par celui qui m’a envoyée sur la terre. Allez !…

 

La litière et l’escorte se dirigèrent alors par le chemin qu’elles avaient accompli en sens inverse. Fausta seule s’en alla vers la Cité. Et soit qu’elle crût réellement à ce qu’elle venait de dire, soit qu’elle eût une bravoure extraordinaire pour une femme, elle n’eut pas un instant de crainte en traversant ces ruelles noires dont chacun était un coupe-gorge et où les plus hardis seigneurs ne se hasardaient que solidement armés et bien accompagnés.

 

Belgodère, parvenu à l’abbaye de Montmartre, conduisit sa nouvelle prisonnière, c’est-à-dire Jeanne Fourcaud, dans la masure où quelques heures auparavant était enfermée Violetta. Dans la pièce sans fenêtre, à la lumière d’un flambeau, il eut la curiosité d’examiner la remplaçante de Violetta. Elle avait des cheveux noirs frissonnants et de larges yeux noirs d’un éclat mystérieux, comme on en voit aux filles d’Orient. Belgodère, surpris de cette beauté, qui ressemblait si peu au type de beauté parisienne, secoua la tête et, franchissant la porte, la referma à double tour. Jeanne tressaillit. Pourquoi l’enfermait-on ?…

 

— Qu’est-ce que cette fille que je dois maintenant surveiller ? Du diable si je comprends quelque chose en cette affaire, et si je vois une lueur dans ces ténèbres… Croasse ! Que veut la signora Fausta ? Où me conduit-elle ?… Bah ! Je vais le savoir tout à l’heure sans doute… Croasse !… Elle m’a dit : « Raconte-moi ton histoire et je te dirai ce que va devenir Violetta… » J’y vais, par l’enfer ! Le bon moment approche… Croasse veillera sur la petite en mon absence… Croasse !…

 

À ce troisième appel, Croasse ne répondit pas plus qu’aux deux premiers.

 

— Tu dors, gronda Belgodère, tu as l’audace de dormir pendant que je travaille ! Attends un peu, misérable gibier de sac et de corde, attends, maître dormeur enragé, je viens, va, ne te dérange pas…

 

En grommelant ces aménités, le bohémien avait saisi le fameux gourdin avec lequel Croasse avait fait si ample connaissance, et sans hâte montait l’échelle qui aboutissait à la soupente. Là, il eut une exclamation de rage : pas de Croasse ! Belgodère, par acquit de conscience, asséna quelques coups dans le foin, et bien convaincu que Croasse avait déménagé, redescendit, chercha partout, parcourut l’enclos et dut enfin se rendre à l’évidence : Croasse avait disparu, Belgodère ne s’en inquiéta pas outre mesure. Il se reprocha seulement de n’avoir pas songé à enfermer son ancien « hercule » et s’avoua, car il était juste au fond, que Croasse, après la formidable raclée, avait dû éprouver un légitime besoin de s’éloigner le plus possible de la trique en question. Il réfléchit que d’ailleurs, cette nouvelle prisonnière dont il ne savait pas le nom et qui lui importait médiocrement ne pourrait s’évader de sitôt, et sans prévenir l’abbesse, alla retrouver les cavaliers de Fausta qui l’attendaient pour le ramener au palais de la Cité. Une heure plus tard, Belgodère entrait dans la mystérieuse maison où le lendemain soir de son arrivée à Paris, il avait conduit Violetta, croyant la livrer au duc de Guise.

XXXII

LE SECRET DE BELGODÈRE



Fausta attendait le bohémien dans cette pièce où nous avons déjà introduit nos lecteurs et où ses deux suivantes favorites, Myrthis et Léa, s’occupaient à lui préparer une boisson réconfortante. En entrant, et tout en s’inclinant, Belgodère loucha fortement vers ces préparatifs.

 

— Qu’on apporte du vin, dit Fausta en surprenant ce regard.

 

Ces mots étaient à peine prononcés qu’un serviteur entra portant une petite table sur laquelle se trouvaient une respectable bouteille et un gobelet d’argent massif. Le tout fut déposé devant Belgodère qui, sur l’invitation de Fausta, s’assit sans plus de façons.

 

— Magnifique gobelet, fit-il pour entrer en matière.

 

— Buvez, mon maître, buvez hardiment. Et quant au gobelet, Vous le garderez en souvenir de cette soirée.

 

L’œil de Belgodère pétilla de cupidité. Il se versa une rasade, porta la main gauche à son cœur en levant le gobelet, ce qui était pour lui le comble de la galanterie, et renversant la tête en arrière, le vida d’un trait.

 

— Fameux ! dit-il, toujours par galanterie, car il se connaissait peu en bons vins, et celui-ci qui était une véritable ambroisie semblait médiocre à son gosier enflammé.

 

— C’est du Lachryma-Christi, dit la Fausta avec un sourire. Eh bien, reprit-elle en trempant elle-même ses lèvres dans le verre de cristal que lui présentait Myrthis, tu disais donc que tu avais une intéressante histoire à me raconter ?

 

— Heu !… C’est l’histoire de beaucoup d’entre nous autres, pauvres bohémiens chassés, traqués, bâtonnés, pendus, grillés, écorchés vifs, roués, questionnés, étripés et parfois même forcés de nous faire chrétiens, c’est-à-dire mécréants.

 

Fausta sourit : le vin, si faible qu’il parut à Belgodère, lui déliait la langue.

 

— Donc, reprit le sacripant dont l’œil sombre se troublait, c’est une histoire qui vous semblera peu curieuse. Cent fois, vous avez dû entendre la pareille sans vous en émouvoir, puisqu’il s’agissait seulement d’enfant de bohème.

 

— Ne t’ai-je pas dit que je considère les bohèmes comme des hommes faits à l’image des chrétiens ? dit gravement Fausta. Et que je respecte leur religion et que leurs coutumes ne me paraissent pas blâmables ?

 

— Oui, vous m’avez dit cela !… Et c’est cela, plus que toute autre chose, qui fait que je me suis attaché à vous et que je vous suis fidèle comme un dogue.

 

Fausta sourit encore.

 

— Raconte donc sans crainte, reprit-elle. Si une injustice a été commise à ton égard, peut-être puis-je la réparer…

 

— Trop tard ! dit sourdement Belgodère…

 

— Si tu as au cœur une douleur inguérissable, peut-être puis-je te consoler !

 

— Puissé-je être foudroyé plutôt que de me laisser consoler ! gronda Belgodère.

 

— Enfin, si tu as gardé une haine contre ceux qui t’ont fait du mal, si tu poursuis une vengeance, tu sais que je puis t’aider.

 

— Oui ! dit alors Belgodère. Vous pouvez compléter ma vengeance. Vous êtes forte et puissante. Par vous, Claude peut souffrir plus qu’il n’eût souffert par moi seul…

 

— C’est donc de Claude seul que tu as à te venger ?

 

Belgodère venait d’achever le flacon. Il baissa la tête qu’il laissa tomber dans ses deux mains énormes. Fausta fit un signe : un flacon plein remplaça aussitôt sur la table le flacon vide.

 

— Écoutez, dit alors Belgodère, j’ai l’air d’une brute, n’est-ce pas ? Je ressemble à un de ces fauves qui ont à peine visage humain ? Que suis-je ? Un bohème. Un être que l’on redoute pour la force de ses poings et que l’on hait pour sa méchanceté. Que diriez-vous si je vous apprenais que dans la poitrine du fauve, il y a un cœur d’homme ?

 

Fausta ne répondait pas. Elle attendait.

 

— Pourtant, cela est, reprit Belgodère ; si inconcevable que cela puisse paraître, j’ai eu un cœur, puisqu’il y a eu une époque de ma vie où je ne songeais ni à la haine, ni à la vengeance, une époque où j’ai aimé !

 

Belgodère, une fois encore, s’était tu, comme s’il eût hésité à remuer la vase de son passé.

 

— Continue ! dit Fausta impérieusement.

 

— Il a donc été un temps, dit alors Belgodère, où je n’étais pas ce que je parais être. Je ne dis pas que j’étais un agneau, non : mais enfin, je n’étais pas un tigre. Pour tout dire, je me laissais vivre sans songer ni à bien ni à mal, ni à dieu ni à diable lorsqu’un jour je m’aperçus que j’étais amoureux… Ce n’est rien pour un autre homme : pour moi, c’était terrible. En effet, j’étais très laid, et je le savais… on me l’avait tant répété… J’étais le plus fort, le plus redouté de ma tribu. Quiconque me regardait de travers était sûr de son affaire ; moi qui ne demandait qu’à vivre en paix, j’avais vite fait de découdre une peau. Ah ! oui, on me craignait… hommes et femmes, tout tremblait devant moi. Mais moi je tremblais devant Magda. Je tremblais parce que je me savais hideux et qu’autour de Magda, rôdaient cinq ou six beaux garçons, dont le plus laid était cent fois plus beau que moi.

 

Belgodère poussa un rauque soupir et grommela quelques jurons qui étaient sa poésie à lui.

 

— Jamais, reprit-il, je n’osai dire un mot à Magda. Seulement, quand je passais près d’elle, je sentais son regard noir peser sur moi ; je voyais qu’elle souriait, mais je ne savais pas pourquoi. Je ne dormais plus, je ne mangeais plus. Cela ne pouvait durer ainsi. Un soir, je réunis les amoureux de Magda. Quand ils furent réunis, je l’envoyai chercher elle-même. Elle vint, et je lui dis : « Magda, voici que tu vas sur tes quinze ans. Il est temps que tu choisisses un homme. » Les autres, qui étaient aussi amoureux et aussi pressés que moi, s’écrièrent : « Oui, oui ! Il faut qu’elle choisisse celui qui dès ce soir boira dans son verre et dès cette nuit sera son homme !… » Magda sourit, et désignant comme au hasard l’un de mes rivaux, lui dit : « C’est toi que je choisis. »

 

— Ah ! pauvre Belgodère ! fit railleusement Fausta.

 

— Oui, dit le bohémien, mais vous allez voir. Je me plaçai devant l’homme. Il comprit et sortit son couteau, moi le mien. Cinq minutes plus tard, je le renversai et quand je le tins, la poitrine sous mes genoux, je lui coupai les deux oreilles. Il se releva en hurlant. Je n’ai jamais entendu hurlement pareil. Alors Magda dit tranquillement : « Je ne veux pas d’un homme sans oreilles. — Eh bien ! choisis-en un autre ! — Le voici », dit-elle en désignant un deuxième amant, et toujours avec son même sourire. Je me plaçai devant celui-ci, comme je m’étais placé devant le premier. La bataille recommença et dura cette fois dix minutes. Et quand je tins l’homme renversé, je lui coupai le nez. Celui-là ne hurla pas. Il demeura évanoui… Naturellement, Magda ne voulut pas d’un homme sans nez, pas plus qu’elle ne voulut d’un borgne, car je crevai l’œil droit du troisième qui se présenta, pas plus qu’elle ne voulut d’un lâche, car les deux derniers s’enfuirent, et je demeurai seul.

 

Belgodère eut une sorte de rugissement et jeta autour de lui un regard sanglant, comme si les rivaux de jadis eussent été encore là, devant lui. Puis il continua :

 

— Alors, Magda me dit : « C’est toi que je choisis. Je t’avais choisi dès longtemps. Mais je voulais voir si tu étais bien tel que je te supposais. » Le même soir, j’épousai Magda selon les coutumes de ma tribu. Pendant six ans je fus un homme heureux, j’eus d’abord une fille qui fut appelée Flora. Quatre ans plus tard, j’eus une deuxième fille qui fut appelée Stella. On disait que Flora était belle comme une fleur au matin quand elle se penche sous les diamants de la rosée et Stella belle comme une étoile, au soir, quand elle s’élance au plus haut du ciel parmi ses compagnes. Voilà ce qu’on disait. Moi je ne savais si elles étaient belles ainsi ou autrement, mais quand je les voyais, j’avais envie de rire sans savoir pourquoi, et quand je ne les voyais pas, envie de pleurer. On a de ces idées quand on est père. Est-ce bête !…

 

— Quand on est père ! murmura Fausta avec un frisson.

 

Et sans doute l’image du prince Farnèse, du père de Violetta passa devant ses yeux troublés.

 

— Je crois que j’ai fini mon flacon, dit Belgodère.

 

Il en était au quatrième. Mais comme on enlevait le flacon vide au fur et à mesure, il n’était pas obligé en somme de s’apercevoir que c’était le cinquième qu’on lui apportait, sur un signe de Fausta.

 

— La septième et dernière année de mon bonheur, reprit le bohémien, nous vînmes à Paris, en France. Flora avait alors six ans, et Stella deux ans. Nous vivions bien tranquilles, malgré le mépris et la haine des gens de Paris, lorsqu’un soir le bruit se répandit que des scélérats avaient pénétré nuitamment dans une église et volé les vases d’or qui servent aux prêtres chrétiens pour accomplir leurs rites. L’Église s’appelait Saint-Eustache. Nous en étions voisins. Et comme des truands ou des francs-bourgeois, si méchants qu’ils soient n’en sont pas moins chrétiens et incapables d’un tel forfait, ce fut nous qu’on accusa. Un matin, une quinzaine de ma tribu, hommes, femmes et enfants, tout fut arrêté et conduit vers une prison. En route, je parvins à m’échapper des mains des gardes. Peut-être aurais-je mieux fait de me laisser pendre comme les autres. Car il y eut cinq hommes et six femmes pendus. Parmi les femmes se trouvait Magda. Pauvre Magda ! Même au pied de la potence, elle souriait encore de son air mystérieux, comme elle souriait jadis quand j’avais coupé le nez ou les oreilles de ses amoureux.

 

Belgodère, d’une rasade, acheva son cinquième flacon qui fut aussitôt remplacé par un sixième. Il était pâle d’une pâleur livide, et de grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage qu’il essuyait d’un revers de main.

 

— La veille du jour où Magda et les autres devaient être conduits à Montfaucon, reprit-il, j’allais trouver le bourreau. Depuis deux mois que durait le procès, j’avais ramassé de l’or, beaucoup d’or, soit en vendant tout ce qui nous avait appartenu, soit en me mettant la nuit à l’affût du bourgeois dans les rues écartées. J’allai donc trouver le bourreau…

 

— Où demeurait-il ? demanda Fausta.

 

— Rue Calandre, dans la Cité, dit sourdement Belgodère.

 

— Et comment s’appelait-il ?

 

— Claude ! répondit Belgodère d’une voix plus sourde encore. Pourquoi m’obligez-vous à prononcer ce nom, puisque vous le saviez ?

 

— Continue ! dit simplement Fausta.

 

— Donc, j’allai chez lui. Je lui offris l’or. Je me mis à genoux. Je pleurai. Je suppliai. Je lui demandais pourtant une chose bien simple. C’était de mettre une corde usée au cou de Magda. La corde se fût brisée : c’est un cas de grâce. Et quant à la tirer ensuite de prison, j’en faisais mon affaire…

 

— Et que fit Claude ?…

 

— Il prit le sac d’or et le jeta dans la rue. Puis il m’empoigna moi-même par les épaules, et me jeta dans la rue, comme le sac. Puis il ferma sa porte et se verrouilla. Je m’assis alors dans le terrain vague au fond duquel on a bâti le marché neuf et, la tête sur mes genoux, je pleurai toute la nuit. Au point du jour, je vis sortir le bourreau. Je le suivis… je le suivis jusqu’à Montfaucon. Vingt minutes plus tard, je vis Magda qui se balançait au bout d’une corde parmi les autres cadavres, tandis que le peuple poussait des cris de joie tels que je les ai encore dans l’oreille…

 

Et le bohémien, avec un geste de terreur, porta en effet les mains à ses oreilles, comme si réellement il eût entendu les clameurs de la foule tourbillonnant autour du gibet où se balançait la femme qu’il avait aimée…

 

— Et tes enfants ? demanda Fausta. Que devinrent tes enfants ?

 

Belgodère tressaillit. Il serra ses poings énormes, et son regard vacillant eut des lueurs d’acier ensanglanté.

 

— Eh bien ? reprit-elle, Stella ? Flora ?… furent-elles donc pendues aussi ?

 

— Non, râla Belgodère, elles ne furent pas pendues : elles furent baptisées !…

 

— Eh bien, tu en as été quitte pour les débaptiser, sans doute ?

 

— Je n’ai jamais su ce qu’elles sont devenues, gronda Belgodère, je ne les ai jamais revues. Sont-elles mortes ? vivantes ? Je ne le sais pas et ne le saurai jamais… Je vous ai dit que le soir de l’arrestation, on avait tout emmené, hommes, femmes et enfants. Les enfants étaient au nombre de cinq, parmi lesquels Flora et Stella. Le lendemain de la scène de Montfaucon, j’appris que par les soins du bourreau, les enfants avaient été remis à des familles charitables qui acceptaient de les élever. Pendant trois mois, je cherchai partout. Je fouillai Paris. De mes deux filles, je n’en eus aucune nouvelle.

 

— Et que fis-tu alors ?

 

— Au bout de trois mois, j’allai retrouver le bourreau et je lui dis : « Tu as tué celle que j’aimais. Et moi j’ai juré de te tuer à ton tour. Mais si tu veux me répondre, je te pardonnerai. Je te donnerai l’or que j’avais ramassé comme rançon de Magda. Je ferai plus : je m’engagerai à ton service et serai le fidèle serviteur, gardien de ta maison et de ta vie. Dis, veux-tu me répondre ?… — Questionne ! me dit le bourreau… Je pris tout mon courage pour lui demander : — Sais-tu où sont mes filles ?… Et ce fut pour moi une minute de joie délirante lorsque j’entendis Claude me répondre : — Sans doute, puisque c’est moi qui les ai placées ! Oh ! tu peux te rassurer, bohème : tes filles sont privilégiées. Elles ont eu la chance d’être adoptées par un très haut bourgeois… » Ces mots n avaient aucun sens pour moi. Mais je me disais : « Cet homme qui me parle doucement ne me refusera pas de me dire où sont mes filles. Sans doute, il a tué Magda. Mais c’est son métier. Je ne puis lui en vouloir. Son métier n’est pas de désespérer un malheureux père, il va parler… »

 

Belgodère souffla fortement et fixa des yeux hagards sur Fausta.

 

— Croyez-vous qu’il ait parlé ? fit-il en éclatant d’un rire sauvage.

 

— Sans doute, dit doucement Fausta. Le contraire me semble une impossible monstruosité.

 

Belgodère grogna quelques mots confus dans sa langue de bohème. Puis il reprit :

 

— Je priai donc le bourreau de me dire où se trouvaient mes enfants. Il fit non de la tête. Je me remis à genoux comme la première fois. Et je le suppliai de me les montrer encore une fois, lui jurant que je n’entreprendrai pas de les enlever. Pour toute réponse, il me releva en me saisissant par les épaules. Je criai grâce et miséricorde. Alors, il me dit : « Écoute, bohème, je devrais t’arrêter et te conduire à l’official. En te laissant partir, comme je l’ai déjà fait une fois, je manque à mon devoir. Ne lasse pas ma patience, et va-t’en. — Mes filles ! mes filles ! hurlai-je. — Tes filles sont en bonnes mains. Elles seront plus heureuses qu’avec toi. — Je veux mes filles ! Rends moi mes filles ! — Allons, dit-il sans colère et sans pitié, va-t’en !… » Et comme la première fois, il m’empoigna, car si fort que je sois, cet homme est encore plus fort que moi, et il me jeta dans la rue… Alors, comme dans la nuit où j’avais tant pleuré Magda, j’allai m’asseoir dans le terrain vague et, la tête sur mes genoux, je réfléchis à mon malheur, et je fis le serment que Claude souffrirait exactement ce que j’avais souffert.

 

— Le serment est beau, sans doute, dit froidement Fausta. Reste à l’accomplir !

 

— Vous allez voir, dit Belgodère avec son rire terrible. Je n’étais pas pressé. J’eusse pu tuer Claude, mais cela me paraissait insuffisant. Je m’attachai donc à ses pas. Je le suivis partout où il allait. Et c’est ainsi que je sus qu’il avait une fille et que cette fille, il l’aimait, il l’adorait comme j’avais aimé, adoré ma Stella et ma Flora. Le jour où j’eus cette certitude, madame, je faillis devenir fou de joie… Comme moi, Claude aimait ! Comme moi, Claude allait souffrir. Comme moi, il allait pleurer sa fille ! Et comme mes filles à moi, la sienne allait vivre avec des étrangers, d’une autre race et d’une autre religion… Cette fille, madame, c’était Violetta…

 

— La fille de Claude ? dit Fausta.

 

— Oui, répondit Belgodère étonné de la question.

 

— Violetta, c’est la fille de Claude ?

 

— Sans doute ! L’eussé-je haïe sans cela ? En elle, c’est Claude que je hais. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

 

— Pour être bien sûre que Violetta, c’est la fille de Claude. Du moment que tu en es sûr…

 

— Tout à fait. Je continue donc. Je ne tardai pas à m’apercevoir que le bourreau avait une vraie passion pour son enfant. C’est donc dans l’enfant que je résolus de le frapper, et je pris toutes mes dispositions en conséquence. Malheureusement, je vis un jour que j’étais suivi : je dus fuir, quitter la France. Les bohémiens sont patients dans leur amour et dans leur haine. J’attendis patiemment le temps nécessaire pour être oublié. Au bout de quelques années je revins : mon amour était mort, mais l’attente avait aiguisé les dents de ma haine, je revenais affamé de vengeance.

 

Belgodère frissonna. Fausta le contemplait et l’étudiait avec une sorte de curiosité funeste.

 

– Je m’emparai donc de Violetta, poursuivit le bohémien. Une nuit je pénétrai avec deux ou trois de mes compagnons dans la petite maison de Meudon où il la venait voir. Violetta était sous la garde d’une femme nommée Simonne. Pour que cette femme ne pût me dénoncer, je m’en emparai également. Puis je les fis partir dans la direction de la Bourgogne. Quant à moi, je demeurai à Paris pour juger du coup que j’avais porté. Il était terrible. En un moment, je craignais que Claude n’en mourût. Il se rétablit heureusement et, le laissant cuver sa douleur, je rejoignis ma troupe. J’avais mon idée sur Violetta.

 

— Que voulais-tu donc en faire ? demanda Fausta.

 

— Quelque chose comme une ribaude que j’eusse un jour livrée à quelque seigneur. Alors, je me fusse présenté devant Claude pour lui dire. »Tu m’as volé mes filles, j’ai volé la tienne. Tu as fait de Flora et de Stella des chrétiennes, j’ai fait de Violetta une ribaude. » Et alors, je l’eusse tué… Le hasard a semblé favoriser ce plan ; lorsque Violetta me parut à point dans son âge et sa beauté pour être livrée, je revins sur Paris. À Orléans, où je m’arrêtai assez longtemps, je vis qu’un puissant et beau seigneur rôdait autour de la petite. Je m’informai. J’appris que cet homme, c’était le duc de Guise, c’est-à-dire quelque chose de formidable dans ce pays. Celui-là ne lâcherait pas sa proie quand il la tiendrait !… Je vins donc à Paris, et ma bonne étoile voulut que je rencontrasse le duc aux portes de la ville. Je le vis plus amoureux que jamais : je convins d’un bon prix, ce qui ne gâtait rien dans mon affaire, et je livrai Violetta… Seulement, à partir de ce moment, les choses s’embrouillent : croyant conduire la petite au duc de Guise, c’est à vous que je l’amène !…

 

— Le regrettes-tu ?…

 

— Je ne sais, dit Belgodère avec une hésitation ; mon plan était bien combiné. À cette heure, tout me paraît remis en question. Voilà mon histoire, madame. À vous de tenir parole. Vous m’avez promis une belle vengeance…

 

— Violetta est au fond d’un cachot. Est-ce que cela ne te suffit pas ?

 

— C’est comme si vous me demandiez si un verre d’eau me suffit pour étancher ma soif, alors qu’il me faut une bonne pinte de vin aux épices, bien rude au gosier, et coulant dans ma gorge comme du feu.

 

— Eh bien, que dirais-tu si je faisais pendre Violetta sous les yeux de Claude comme ta Magda fut pendue sous tes yeux ?…

 

Un terrible sourire balafra le visage du bohémien.

 

— Pendue et brûlée ! insista Fausta.

 

— Oh ! oh ! Et Claude verra la chose ?…

 

— Il la verra.

 

— Et je serai près de Claude ?

 

— Tu seras, près de lui !

 

— Et je pourrai lui parler ? le forcer à regarder ? lui dire que c’est moi qui ai pris son enfant et qui la livre au bûcher ?

 

— Tu seras près de lui et tu lui diras ce que tu voudras.

 

— Par l’enfer, je n’eusse pas imaginé une aussi belle vengeance ! gronda Belgodère avec un souffle de fauve flairant sa proie.

 

— Eh bien, écoute-moi ; demain matin à dix heures, en place de Grève, seront pendues deux jeunes filles, pendues et brûlées. Leur crime, c’est d’être les filles d’un père qui autrefois était de la religion romaine et qui s’est mis ensuite d’une autre religion. Mais peu importe. Cet homme s’appelait Fourcaud. Il est mort en prison. Demain, le peuple pendra et brûlera ses deux filles qu’on nomme les deux Fourcaudes. Or, sais-tu ce que nous avons été faire tout à l’heure à la Bastille ? Nous avons fait sortir l’une des Fourcaudes…

 

— Celle que j’ai conduite à l’abbaye, dit Belgodère haletant.

 

— Oui, et à sa place, pour être pendue et brûlée, nous avons…

 

— Laissé Violetta ! rugit Belgodère. Enfer ! C’est magnifique, cela !… Ah ! bien m’a pris d’entrer à votre service !…

 

Et Belgodère, se renversant, contempla Fausta avec une admiration qui la fit frissonner de dégoût.

 

— Ainsi donc, reprit-il avec son sourire effroyable, demain matin, à dix heures, en place de Grève, seront pendues… comment ?…

 

— Les deux damnées, les deux hérétiques protestantes.

 

— Peu m’importe leur religion, dit le bohémien d’une voix sombre. Violetta sera brûlée devant son père, voilà l’essentiel…

 

— Oui ! devant son père ! murmura Fausta qui tressaillit.

 

— Vous dites Violetta et une autre… qui est l’autre ?

 

— Madeleine Fourcaud et Jeanne Fourcaud. Voilà celles qu’on doit jeter au bûcher. Madeleine y sera bien. Seulement, à la place de Jeanne, ce sera Violetta.

 

Belgodère se leva et fit quelques pas en grommelant dans son langage de rudes vocables qui devaient être des imprécations d’une joie hideuse. Soudain, il s’arrêta court.

 

— Mais Claude ? gronda-t-il. Claude, comment verra-t-il ? C’est que tout est là !… Comment le préviendrai-je ? Car il faut que ce soit moi qui le prévienne !…

 

— Bon. Écoute-moi bien. Demain matin, tu iras sur la place de Grève. Lorsque tu verras que la foule est rassemblée, lorsque, les hurlements joyeux du peuple t’apprendront que les condamnés arrivent au supplice, tu entreras dans la troisième maison qui se trouve à gauche de la place en tournant le dos au fleuve…

 

— La troisième maison. C’est dans ma tête.

 

— Tu ne pourras t’y tromper. Il y aura des têtes à toutes les fenêtres des maisons voisines. Mais cette maison-là, vois-tu, sera fermée du haut en bas comme si elle portait le deuil des deux condamnés… Quand tu seras entré, tu demanderas à parler au prince Farnèse.

 

— Qui est le prince Farnèse ?…

 

— Qu’importe ! dit Fausta avec un livide sourire. On te conduira devant le prince Farnèse. Il est probable qu’on te fera entrer dans une grande pièce dont la fenêtre donne sur la place de Grève.

 

— Mais Claude ! Claude !…

 

— Eh bien, Claude, tu le trouveras auprès de Farnèse !… Ce sont deux amis inséparables.

 

— Je ne comprends pas, dit Belgodère en hochant la tête, qu’un ancien bourreau soit l’ami d’un prince. N’importe, j’irai et agirai comme vous venez de dire. Et que devrai-je faire alors ?

 

— Si, comme je l’espère, le prince Farnèse est dans la maison, si maître Claude se trouve auprès de lui, si tu es introduit près d’eux au moment où les Fourcaudes sont amenées sur la place de Grève, le reste te regarde !

 

— Mais enfin, gronda le bohémien, qui suivait ces détails avec une attention passionnée, si le prince n’est pas dans la maison ?

 

— Il y sera !

 

— Si Claude n’est pas près de lui ?…

 

— Il y sera !

 

— Si on ne veut pas me laisser entrer ?…

 

— Tu diras simplement que tu es l’homme attendu par le prince Farnèse à dix heures du matin.

 

— Je serai donc attendu ? fit le bohémien stupéfait.

 

— Tu seras attendu par Farnèse et par maître Claude !… Va maintenant. Je t’avais promis que ta vengeance, pour être retardée, n’en serait que plus complète. Va ! Demain, à dix heures, tu montreras à Claude, par la fenêtre ouverte sur la place de Grève, sa fille Violetta sur le bûcher.

 

Belgodère eut un rauque grognement et, s’élançant hors de la maison Fausta, se dirigea en toute hâte vers la place de Grève. La nuit était profonde. Mais sur la place, à la lueur de quelques torches, des travailleurs nocturnes accomplissaient une singulière besogne. Le bohémien les examina quelques minutes.

 

— Les deux bûchers ! grommela-t-il en tressaillant.

 

Ces travailleurs, c’étaient en effet des aides du bourreau de Paris. Et ces échafaudages qu’ils élevaient avec beaucoup de méthode, fascines dessous, pièces de bois par-dessus, le tout autour d’un poteau, c’étaient les deux bûchers destinés aux Fourcades.

 

Après le départ de Belgodère, Fausta s’était mise à écrire. Voici ce qu’elle écrivit :

 

« Votre rébellion méritait un châtiment. C’est pourquoi je vous ai infligé une souffrance proportionnée à votre faute. Puisque la rébellion était causée par votre fille, j’ai voulu que la souffrance vous vînt de votre fille. Et c’est pourquoi je vous ai dit qu’elle était morte. Mais vous êtes mon disciple bien-aimé. Je ne veux pas que la punition se prolonge… Cardinal, apprenez donc que Violetta n’est pas morte. Si vous voulez la revoir, trouvez-vous demain matin dans notre logis de la place de Grève et à l’homme qui, peu avant dix heures, vous viendra voir, demandez de vous la montrer : il vous la montrera.

 

Votre très affectionnée qui attend votre retour. »

 

Un messager porteur de la lettre partit aussitôt. Alors Fausta laissa tomber dans sa main sa tête alourdie et murmura :

 

— J’atteins et je frappe Farnèse. Mais comment atteindre et frapper Pardaillan avant de le livrer à Guise ?… Le père assistera au supplice de Violetta… pourquoi l’amant n’y assisterait-il pas ?

XXXIII

LA CHEVALIÈRE



Fausta, longtemps, demeura immobile, s’absorbant, se pétrifiant pour ainsi dire ; seulement, dans ce visage où ne courait pas un frisson, où ne tressaillait pas un muscle, le drame effrayant de la pensée montait à fleur de peau en plaques livides ; cette lividité peu à peu gagnait toute la figure qui prenait une couleur de cendre ; et les yeux fixes, larges, profonds, grands ouverts, jetaient des feux sombres.

 

Fausta, jusqu’à cette minute, avait lutté contre la passion. Maîtresse de ses sentiments, forte comme une illuminée qui vit au-dessus ou à côté de la vie, elle avait méprisé les premiers avertissements de l’amour. Maintenant la tempête d’amour grondait en elle. Emportée par le souffle qui emporte toute l’humanité, toute la vie des êtres et des choses, elle se débattait en vain. Sa pensée rugissait. Son cœur sanglotait. L’étonnement, la rage, la honte, la révolte, l’abattement, tour à tour, passaient en hurlant et en gémissant dans son âme. Et maintenant, courbée, déchue de sa propre magnificence, les ailes brisées, elle râlait un cri sublime qu’elle exécrait parce que c’était un cri humain : « J’aime ! oh ! j’aime ! »

 

Alors, elle chercha à raisonner. De pitoyables raisonnements, comme tous ceux de l’amour dont l’essence même est de ne pas raisonner. « Peut-être, songea-t-elle, suis-je simplement jalouse ; un mal dont je puis me guérir par quelque rude opération… Jalouse ? De qui ? De la petite bohémienne ! De la fille de Farnèse ! Maudit soit le jour où j’ai connu Farnèse !… Eh bien !… mais la voici l’opération qui doit me guérir ! Violetta, demain matin, va mourir… Elle morte, serais-je encore jalouse ?

 

La jalousie tuée, elle aurait bon marché de l’amour. Si Violetta meurt, elle arrivera à étouffer le souvenir de Pardaillan ! » Voilà ce qu’elle imaginait.

 

Et comme elle s’affirmait ces choses délirantes, comme elle sentait sa pensée vaciller et tituber dans cette marche incertaine, soudain un tableau se forma devant ses yeux.

 

Elle était à la fenêtre de la maison sur la place de Grève. Le ciel était radieux. Des parfums enivrants montaient jusqu’à elle, des éventaires des marchandes de fleurs. Une foule énorme roulait sur la place… Guise apparaissait, parmi des acclamations… puis les trompettes sonnaient une fanfare, et Crillon apparaissait…

 

Et alors, elle revoyait l’épisode… un homme tenait tête au roi de Paris et semblait, de son regard, faire refluer la foule menaçante… et Pardaillan, la rapière haute vers le ciel, marchait à travers la multitude qui tourbillonnait… C’est là qu’elle l’avait vu pour la première fois ! C’est ainsi qu’elle le revoyait !… C’était de là que datait son amour !… Dès cette minute, elle avait aimé le héros !… Fausta, immobile jusque là, baissa la tête et poussa un profond soupir.

 

— Je l’aimais déjà, râla-t-elle au fond d’elle-même. Violetta morte, je l’aimerai encore !…

 

— Ma chère souveraine, murmura à ce moment Myrthis, une de ses suivantes préférées, vous êtes bien pâle et il est bien tard… Ne songez-vous pas à vous reposer ?

 

— Pourquoi demeurez-vous ainsi ? dit à son tour Léa, comme si vous étiez changée en statue, et comme si vos yeux regardaient l’enfer ?…

 

Fausta releva la tête ; son regard s’adoucit graduellement ; elle fit un geste très doux et très impérieux à la fois. Les deux suivantes, habituées à l’obéissance passive, se retirèrent et Fausta, demeurée seule encore, reprit le cours de son affreuse méditation. Elle cherchait une conclusion digne d’elle. Jamais jusqu’alors dans la vie étrange, fabuleuse, fantastique qui était sa vie, elle n’avait eu de longues hésitations : l’acte chez elle, suivait toujours immédiatement la pensée. Cette conclusion qu’elle s’imposa, nous la donnons ici comme une preuve de son intrépidité d’âme :

 

— J’aime, dit-elle. Ceci est avéré. Si affreuse que soit l’aventure, rien ne peut faire qu’elle ne soit pas ; j’aime ce Pardaillan, moi qui ai souri de l’amour que m’offraient les plus beaux gentilshommes de Rome, de Milan, de Florence… partout où j’ai passé, j’ai provoqué des passions ; quand je regarde derrière moi, je vois un sillage d’amour. Et moi qui n’ai jamais aimé, je suis frappée à mon tour… j’aime cet homme qui m’a regardée en face…

 

Elle haletait. Elle souffrait vraiment une torture physique devança la décision qu’elle prenait.

 

— Je ne dois pas aimer !… Ceci est une épreuve que m’impose l’Esprit suprême, et dont je dois sortir victorieuse. Une âme comme la mienne n’est pas faite pour d’ordinaires passions : j’aimerai cet homme tant qu’il vivra. Donc, il faut qu’il meure !…

 

Elle eut un tressaillement. Son œil flamboya d’orgueil :

 

— Mort, je l’aimerai peut-être encore… mais il ne sera plus en moi que le souvenir mélancolique d’un mal passé, guéri par ma volonté, Pardaillan mourra ! Et pour que mon triomphe sur moi-même soit véritable et complet, c’est de ma main que mourra Pardaillan !…

 

Elle se leva à ces mots et acheva :

 

— Que je le tienne devant mon épée, qu’il soit une fois vaincu… vaincu par moi !… Et peut-être le dédain de sa défaite étouffera-t-il jusqu’au souvenir de mon amour !… De l’épreuve, mon âme doit sortir plus étincelante, plus invulnérable, comme l’acier qui a passé par la trempe…

 

Et ce mot d’acier amenant en elle une autre préoccupation, elle tira son épée, l’examina attentivement. Elle avait repris tout son calme et elle souriait. Mais ce sourire était aigu, indéchiffrable comme celui du sphinx antique. Elle ploya l’acier dans ses deux mains : soudain, la lame se brisa, avec un petit bruit sec.

 

— Quand on va lutter contre un Pardaillan, murmura-t-elle, il faut une lame solide. Ma main est habituée aux lourdes rapières ; Molina m’a fourni les épées les mieux trempées du monde ; Vanucci de Florence m’a enseigné l’art de l’escrime et m’a appris des jeux d’épée qui aboutissent toujours à la mort. J’ai par-dessus tout l’invulnérable courage d’un être qui sait que sa mission n’est pas remplie et qu’il ne peut pas mourir encore… Je ne puis pas mourir : donc, c’est Pardaillan qui va mourir…

 

Alors, elle passa dans une salle voisine. C’était la salle d’armes de ce palais où Fausta avait arrangé son existence telle qu’elle était organisée à Rome et partout où elle allait. Aux murs, des épées, des rapières, des poignards de toutes dimensions, de toutes formes, des lames plates et larges, des lames triangulaires et aiguës, des lames en serpent, des lames en dents de scie, armes mortelles qui faisaient d’inguérissables blessures.

 

Fausta les passa en revue. Elle choisit une longue rapière mince, flexible, légère et solide, surgissant d’une large coquille capable de protéger la main et le bras. Elle l’éprouva, s’assura que la pointe n’avait pas besoin d’être affûtée, et enfin la ceignit à sa ceinture.

 

C’était une femme qui faisait de tels apprêts !…

 

Alors Fausta s’enveloppa d’un manteau, plaça sur son visage un large masque de velours et assura son feutre sur les torsades noires de ses cheveux. Elle jeta un coup d’œil sur une horloge : elle marquait trois heures du matin.

 

— Le jour va bientôt paraître, fit-elle. Il est temps !…

 

Elle siffla trois fois au moyen d’un sifflet d’argent qu’elle portait toujours suspendu à son cou. Un homme parut.

 

— Nous allons en expédition, dit Fausta.

 

— Combien d’hommes d’escorte ?

 

— Vous seul, cela suffira.

 

— Quelles armes ?…

 

— Venez sans armes : vous ne vous battrez pas, vous !

 

Sans faire aucune observation, l’homme déposa sur une table les deux pistolets qu’il portait à la ceinture, dégrafa son épée et la suspendit au mur à la suite des autres. Alors Fausta sortit de la maison à pied, suivi de ce seul homme désarmé.

 

Les rues de Paris étaient noires encore, et la solitude était profonde, les truands et tire-laine ayant depuis longtemps regagné leurs gîtes. Mais quelques vagues lueurs éparses indiquaient que l’aube était proche. Fausta marchait d’un pas souple et rapide de jeune fauve partant à la chasse. En route, elle donna des instructions à son compagnon, et quelle que fût l’autorité de Fausta, si absolue que fût l’obéissance de tous ceux qui la servaient, sans doute ces instructions étaient bien étranges, puisque l’homme ne put retenir un geste d’étonnement vite réprimé.

 

Lorsqu’ils arrivèrent devant l’auberge de la Devinière, le jour commençait à tomber sur Paris en nappes confuses encore. Fausta s’arrêta dans la rue. L’homme la regarda comme si, hésitant encore, il eût demandé une confirmation des ordres qu’il avait reçus.

 

— Allez, dit simplement Fausta.

 

Alors l’homme heurta à différentes reprises le marteau de la porte…

 

Le chevalier de Pardaillan dormait de tout son cœur lorsqu’un laquais vint le réveiller en lui disant qu’un étranger, malgré l’heure extraordinaire, voulait lui parler à tout prix. Il ajouta qu’il avait inspecté les abords de l’auberge et qu’il n’avait rien vu de suspect, et qu’enfin cet étranger était seul et non armé. Pardaillan objecta qu’il avait pris l’habitude de dormir la nuit et qu’il trouvait fort déplaisant d’être réveillé au moment même où il faisait un très beau rêve, et il ajouta :

 

— Sache, maraud, que je ne me lèverais à cette heure que pour deux choses également respectables : pour recevoir une honnête dame, ou pour me battre avec un ennemi pressé.

 

Et Pardaillan se tourna du côté du mur en menaçant le laquais de le jeter par la fenêtre, s’il ne le laissait reprendre son rêve au point où il l’avait quitté si malencontreusement.

 

— Monsieur le chevalier, dit une voix, si ce n’est pour les deux motifs indiqués par vous qu’on vient vous éveiller, c’est tout au moins pour l’un des deux.

 

Pardaillan se retourna, s’accouda et aperçut l’étranger qui, ayant suivi le laquais jusqu’à la porte, avait assisté à ce colloque.

 

— Ah ! ah ! dit le chevalier, c’est donc une dame qui me veut voir ?

 

L’homme garda le silence.

 

— C’est donc quelqu’un qui me veut pourfendre dès l’aurore ?

 

L’homme s’inclina sans répondre.

 

— C’est bien, dit alors Pardaillan, qui une bonne fois pour toutes avait résolu de ne jamais s’étonner de rien, dans dix minutes je suis à vous, monsieur.

 

Il s’habilla sans hâte en sifflotant une fanfare de chasse qu’il affectionnait.

 

Puis il ceignit sa bonne rapière, descendit dans la salle commune et aperçut le même étranger, qui le pria poliment de l’accompagner jusque dans la rue. Le chevalier obéit à cette invitation et s’assura par un rapide regard que la rue était parfaitement déserte. L’homme attendit que le garçon de la Devinière eût refermé la porte. Alors il se tourna vers Pardaillan, retira son chapeau et dit :

 

— Vous êtes bien le chevalier de Pardaillan ?

 

— En chair et os, mon cher monsieur, et vous ?

 

— Moi, monsieur le chevalier, je suis l’écuyer d’un seigneur qui désire ne pas se nommer. Au nom de mon maître, je viens vous porter défi, vous déclarant convaincu de lâcheté si vous n’acceptez le cartel.

 

Pardaillan se mit à rire.

 

— Cornes du diable ! fit-il, je pourrais vous répondre, sire écuyer, qu’il est dans les usages de la chevalerie de savoir au moins avec qui l’on va se couper la gorge.

 

— Mon maître vous dira son nom quand il vous aura couché sur la chaussée, et que vous ne pourrez plus aller répéter ce nom.

 

L’homme parlait gravement, d’une voix calme et forte, comme il convenait aux écuyers qui portaient ces sortes de défis.

 

— Oh ! oh ! songea Pardaillan, serait-ce le duc de Guise qui me veut faire l’honneur de croiser son fer avec le mien ?… Mais non !… Guise, s’il me savait ici, m’eût fait saisir et poignarder, ou envoyé pourrir dans quelque cul de basse-fosse… Qui est-ce alors ?… Peut-être ce brave Bussi-Leclerc qui cherche une revanche ?… Mais pourquoi cacherait-il son nom !…

 

Soudain il pâlit, et un sourire terrible crispa sa lèvre.

 

— C’est Maurevert !…

 

Et tout haut, d’une voix altérée, devenue rauque :

 

— Où est ton maître ? dit-il d’un ton bref. Je suis prêt à lui rendre raison…

 

Au moment qu’il prononçait ces mots, de l’ombre épaisse d’un mur se détacha une apparition qui s’avança, s’arrêta devant Pardaillan et fit signe à celui qui s’était donné pour écuyer. Celui-ci, sans plus rien dire, salua le chevalier, s’inclina devant le nouveau venu et, sans tourner la tête, s’éloigna ; bientôt il eut disparu au loin. Pardaillan et l’inconnu se trouvèrent seuls en présence. Le chevalier avait jeté un ardent regard sur cette apparition.

 

— Ce n’est pas lui ! murmura-t-il. Cela m’eût bien étonné aussi.

 

Son étrange adversaire paraissait être un jeune homme d’une vingtaine d’années, en qui on devinait la force nerveuse et souple d’un être habitué aux exercices du corps.

 

— Monsieur, dit alors le chevalier en reprenant cet air d’insouciance qui lui était habituel, vous n’avez pas voulu me dire votre nom ; et bien que ceci soit contre toutes les règles, je n’insiste pas pour le connaître ; vous cachez votre visage sous un masque, et il me convient de respecter jusqu’à nouvel ordre votre volonté de me demeurer inconnu. Il est vrai que j’ai un espoir : c’est de savoir qui vous êtes quand vous m’aurez couché sur la chaussée ; du moins votre écuyer m’a-t-il laissé entendre la chose. Mais enfin, ne pourrais-je savoir pourquoi vous me voulez occire ?

 

Tout en parlant, il cherchait à étudier l’inconnu ; mais il faisait à peine petit jour ; non seulement son adversaire portait un masque, mais son feutre ombrageait son front.

 

Pardaillan espérait le reconnaître à la voix mais l’inconnu, à son discours, ne répondit qu’en tirant sa rapière. Le chevalier salua et dégaina aussitôt.

 

— Monsieur, reprit-il, avant d’engager les fers, je vous prie de remarquer que j’ai toutes les raisons possibles de demeurer caché dans Paris ; malgré cela, je n’ai pas hésité à me rendre à votre invitation. En outre, j’ai été dérangé de mon somme, ce qui va me mettre de méchante humeur pour toute la journée. Contre tant de déférence que je vous témoigne, vous pourriez me rendre un service. Je ne vous connais pas du tout. Et vous me connaissez trop, vous. Pourriez-vous me dire comment et par qui vous avez su que je passais cette nuit à la Devinière ? Je sais bien que vous comptez me coucher proprement sur cette chaussée ; mais si mon étoile voulait que je ne sois pas tout à fait tué par vous, j’aurais un intérêt énorme à savoir comment et par qui ma retraite fut connue. Voulez-vous me le dire ?…

 

Pour toute réponse, l’inconnu tomba en garde.

 

— Vous n’êtes pas galant, monsieur, dit Pardaillan, et à mon grand regret, je vais être obligé de vous arracher votre masque pour savoir ce que j’ai à savoir. Défendez-vous donc bien… défendez votre visage… je vous promets de ne pas tirer ailleurs qu’au masque.

 

Depuis quelques instants, les épées étaient engagées ; dans la rue silencieuse et obscure, sous le regard pâle des dernières étoiles qui s’éteignaient, les deux ombres agiles qui s’attaquaient apparaissaient seules, et le cliquetis des fers troublait seul le silence.

 

Dès le premier engagement, Pardaillan eut un moment de surprise : il s’était battu cent fois peut-être, il connaissait les plus fines lames du royaume, il avait dans la main les passes les plus difficiles et, cette fois, il trouvait un redoutable adversaire. Jamais il n’avait rencontré poignet plus souple et plus ferme, rapière plus vivante, pointe plus menaçante. Il essaye de faire rompre l’inconnu.

 

Celui-ci demeura ferme, cloué sur place, les épaules effacées, n’offrant aucune prise, le bras pour ainsi dire immobile mais la main vivante d’une vie prodigieuse. Soudain, ce bras se détendit comme un ressort, et ce fut Pardaillan qui dut faire un bond en arrière…

 

— Mes compliments, dit le chevalier, avec un coup pareil, vous aviez toutes les chances de me tuer… toutes, moins une. C’est justement cette une qui me sauve !

 

À son tour, il attaqua, et peut-être, avec sa science consommée de l’escrime, trouva-t-il à diverses reprises l’occasion de toucher son adversaire à la poitrine. Mais Pardaillan avait dit qu’il ne toucherait qu’au visage, et, avec ses idées spéciales, il se fût déshonoré à ses propres yeux s’il n’avait tenu parole.

 

Maintenant le jour grandissait. Quelques fenêtres commençaient à s’ouvrir. Des têtes curieuses se penchèrent pour assister à ce duel, sans trop d’effarement d’ailleurs, car il était tout simple que deux gentilshommes, après avoir passé la nuit dans quelque cabaret mal famé, en fussent venus aux mains pour les beaux yeux de quelque donzelle sans doute. Tout à coup, ces spectateurs tressaillirent ; l’un des deux combattants venait de jeter un cri terrible, le cri de l’homme blessé à mort… Pourtant aucun des deux adversaires ne tombait !…

 

Celui qui avait poussé ce cri, c’était l’inconnu. Pardaillan, après une série d’attaques combinées avec un art supérieur, l’avait touché au front… La pointe avait traversé le masque et, dans le retrait du bras, ce masque arraché était demeuré fixé au bout de sa rapière.

 

— Une femme ! fit Pardaillan stupéfait.

 

Et il abaissa aussitôt la pointe de sa rapière. Le masque noir glissa sur la chaussée. Pardaillan le considéra quelques instants, pensif, puis, relevant les yeux sur son adversaire, il la reconnut à l’instant, et dès lors, cette sorte de gêne qu’il venait d’éprouver se dissipa.

 

Fausta portait au front une petite tache rouge : une gouttelette de sang. Elle leva la tête vers le ciel comme pour lui montrer cette tache rouge, cette imperceptible blessure qui était bien peu de chose. Et peut-être songea-t-elle que cette blessure n’atteignait pas seulement son front, mais quelque chose de plus profond qui était en elle depuis des années… la foi…

 

Oui, c’était cette foi qui était touchée en elle, blessée pour la première fois. Fausta personnifiant en elle toute la foi humaine par un effort de pensée orgueilleuse, se vit déchue, vaincue. Sa croyance recevait une première atteinte.

 

Pardaillan, d’un geste tranquille, releva son épée. Il recula de deux pas, souleva son chapeau, de ce grand geste un peu théâtral dont il n’avait jamais pu se défaire, et s’inclinant :

 

— Si j’avais su avoir l’honneur de croiser le fer avec la princesse Fausta, dit-il, je vous jure, madame, que je me fusse laissé toucher.

 

Il appuya sur ce mot à double sens. Fausta le considéra d’un regard flamboyant et, d’une voix rauque, riposta par ce seul mot :

 

— Défendez-vous…

 

Pardaillan rengaina son épée. Elle marcha sur lui, pantelante d’amour et de haine écumante, splendide et terrible.

 

— Défends-toi ou je te tue ! gronda-t-elle.

 

Pardaillan se croisa les bras. Alors une folie s’empara de Fausta. Elle saisit son épée par le milieu de la lame et, cette épée devenue poignard, elle la leva sur le chevalier ; elle se rua, sans un cri, sans un mot, mais avec un tel flamboiement des yeux que la clameur effrayante de son âme éclatait dans son regard. Dans le même instant, elle fut sur Pardaillan qui, d’un geste prompt comme la foudre, saisit le poignet de Fausta d’une main, l’épée de l’autre ; presque à la même seconde elle se trouva désarmée et, jetant un deuxième cri pareil à celui qu’elle avait poussé lorsqu’elle avait été atteinte au front, elle recula en portant les deux mains à son visage.

 

Pardaillan prit l’épée de Fausta par la pointe, et lui tendit la poignée en s’inclinant.

 

— Madame, dit-il avec une sorte d’émotion, je n’ai pour tout bien au monde que ma pauvre vie à laquelle je tiens encore quelque peu ; excusez-moi donc de la défendre, et pardonnez-moi d’être obligé de faire couler les larmes précieuses que je vois dans vos yeux, faute de ne pouvoir laisser couler mon sang.

 

— Oh ! démon ! râla-t-elle dans un sanglot, démon que l’enfer a jeté sur ma route pour me tenter, pour me désespérer, tu m’as vaincue deux fois, dans mon cœur et dans mes armes. Mais ne te hâte pas de triompher. Je t’arracherai de mon cœur par l’exorcisme. Et quant à ton cœur à toi… va ! la place de Grève, tout à l’heure, me vengera !

 

Ces paroles insensées, elle les prononça d’une voix si sourde que le chevalier les entendit à peine. Ou du moins il n’en saisit pas le sens.

 

Déposant alors l’épée aux pieds de Fausta, il se recula. Mais Fausta secoua violemment la tête. Elle leva son pied nerveux et en frappa l’épée, qui se brisa. Alors, réagissant sur elle-même avec la force d’un être accoutumé aux plus savantes dissimulations, elle parvint à retrouver ce calme imposant dont elle se départissait si rarement.

 

— Adieu, dit-elle, ou plutôt à bientôt vous revoir. Car j’espère bien que vous serez aujourd’hui à dix heures sur la place de Grève…

 

— La place de Grève ! murmura Pardaillan tandis qu’elle s’éloignait. Voici la deuxième fois qu’elle en parle. Pourquoi ? Est-ce un rendez-vous qu’elle m’assigne ? Un piège qu’elle me tend ? Cornes du diable ! madame, vous êtes quelque chose comme l’âme damnée de Mgr de Guise qui grille d’envie de me fourrer à la Bastille ou ailleurs, dans cette Bastille dont on ne sort jamais et qui s’appelle une tombe. Le moment me semble donc venu d’ouvrir l’œil. Et pour commencer, il s’agit de décamper vivement de la Devinière.

 

Au bout de la rue, Fausta disparaissait, marchant de son pas souple et tranquille comme si elle n’eût éprouvé aucune émotion, comme si elle ne fût pas sortie vaincue, humiliée de ce combat où elle était venue avec la certitude que Dieu même conduisait son épée…

 

Pardaillan la regarda jusqu’au moment où elle ne fut plus visible. Alors il se baissa, ramassa les deux tronçons d’épée et les examina.

 

— Peste ! murmura-t-il, une lame des ateliers de Milan, si j’en crois cette marque !… C’est que cette damnée princesse en jouait très joliment. Elle pourrait donner des leçons à maître Leclerc lui-même… Maigre trophée ! La place de Grève, à dix heures… que diable a-t-elle voulu dire ?

 

À ce moment, le jour était tout à fait venu. Pardaillan alla frapper à la porte de la Devinière encore fermée et, étant entré dans l’hôtellerie, se dirigea vers la chambre qu’occupait le duc d’Angoulême.

 

— Il nous faut déménager, dit-il ; si nous avons trouvé hier que le séjour de notre hôtel n’était pas trop sûr, il se trouve maintenant que cette auberge est encore moins sûre. Mais quoi ! déjà levé, mon prince ?… ou plutôt… vous ne vous êtes pas couché ?… Votre lit n’est pas défait. Pourtant, je vous assure que les lits de la Devinière sont excellents ; je les connais de longue date… Hein ?… Que vois-je ?… un pistolet tout chargé sur cette table ?…

 

Charles mit la main sur le pistolet.

 

Il était pâle et avait les yeux rouges. Il était évident que non seulement il ne s’était pas couché, mais qu’il avait passé la nuit à pleurer.

 

— Vous voulez mourir ? dit Pardaillan.

 

— Oui ! répondit Charles simplement.

 

— Voilà une idée qui ne me fût jamais venue, reprit le chevalier. Et pourquoi mourir ? Ah ! oui… parce qu’elle est morte, elle !… Je connais une femme, là-bas à Orléans, une pauvre femme qui a longuement souffert…

 

— Ma mère ! murmura Charles en tressaillant.

 

— Madame votre mère, continua le chevalier, ne s’attend guère à la nouvelle que je devrai lui porter. Car il faudra que ce soit moi qui aille lui dire : « Madame, vous avez beaucoup pleuré dans votre vie ; vous aimiez un homme que bien des gens ont maudit. Simple, douce, dévouée, vous avez consacré votre jeunesse à consoler le malheureux roi… non, l’homme qui, à vingt ans, se mourait de terreur à force de vivre au milieu des trahisons. Cet homme, vous l’avez vu dépérir lentement ; de royaux bandits l’ont tué presque dans vos bras. Ah ! oui, madame, vous avez souffert, rudement, et si vous étiez ma mère, je voudrais passer ma vie à essayer de vous faire sourire, après vous avoir tant vue pleurer… »

 

— Pardaillan ! haleta le jeune duc.

 

— Heureusement, madame, continua le chevalier, une suprême consolation vous était réservée. Vous aviez un fils… un fils au cœur aussi tendre que le vôtre, à l’âme fière. Il était votre espoir et votre orgueil. Votre espoir parce que vous vous disiez qu’avec un fils pareil, une vieillesse consolée vous était assurée. Votre orgueil, parce que vous pensiez qu’un jour le fils de Charles IX viendrait vous annoncer le châtiment des assassins de son père…

 

— Pardaillan ! Pardaillan ! répéta sourdement Charles.

 

— Hélas madame, tout cela n’est plus. Vous qui avez pleuré dans votre jeunesse, vous passerez votre vieillesse à pleurer encore. Consolation, espoir, orgueil, tout cela n’est plus. Mgr le duc d’Angoulême n’a pas voulu vivre pour vous ; le premier chagrin auquel il s’est heurté l’a brisé. Parce qu’une jeune fille est morte, votre fils s’est tué !

 

— Oh ! éclata Charles en serrant convulsivement la crosse du pistolet, croyez-vous donc que je n’ai pas songé à ma mère ? Pardaillan, si j’ai hésité toute la nuit, toute cette infernale nuit, c’est que l’image désespérée de ma mère se mettait entre moi et ce pistolet. Mais je souffre trop, chevalier. La vie, en de pareilles conditions, n’est pas supportable. Et c’est pourquoi je la quitte. Qui pourrait m’en faire un crime, même si je sais que ma mère en mourra de chagrin ?

 

— C’est donc chez vous une résolution ?

 

— Irrévocable, dit Charles d’une voix ferme et sombre ; Pardaillan, recevez ici mes adieux. :

 

— Je veux bien, dit Pardaillan, en surveillant étroitement tous les mouvements du jeune homme, je veux bien recevoir vos adieux. Mais, que diable, est-ce donc une chose si pressée que de vous loger une balle dans la tête ou dans le cœur ? Je crois avoir été pour vous un ami fidèle… Et si à mon tour j’ai besoin de vous ?… Si je viens faire appel à votre amitié ! Si je viens vous dire que vous avez contracté une dette vis-à-vis de moi et que le moment est justement venu où je dois exiger de vous le même dévouement, que je ne vous ai pas marchandé !

 

— Parlez donc, chevalier… je suis prêt.

 

— Morbleu ! vous êtes prêt à vous tuer, voilà tout ! Traqué, serré dans un filet tendu autour de moi, je viens vous crier au secours ! Et tranquillement, vous me répondez : « Ami, débrouille-toi comme tu peux ; quant à moi, la vie m’est insupportable et je n’ai que tout juste le temps de me tuer… » Grand merci !

 

— Qu’exigez-vous de moi ?

 

— Rien, ou presque rien : d’attendre à demain pour me faire les adieux en question.

 

Charles reposa sur la table le pistolet qu’il avait saisi. Pardaillan s’en empara aussitôt.

 

— Chevalier, dit le duc d’Angoulême, je comprends l’effort suprême que tente votre amitié. Vous espérez, en gagnant du temps, me rattacher à la vie. Détrompez-vous, Pardaillan, j’aimais Violetta…

 

Ici un sanglot déchira la gorge du jeune homme.

 

— J’aimais Violetta, reprit-il avec une exaltation croissante, vous ne pouvez savoir ce que cela signifie, vous qui n’avez pas les sentiments de tout le monde, et qui peut-être n’avez jamais aimé… Cela signifie, Pardaillan, que j’avais transposé ma pensée, mon âme, toute ma vie hors de moi-même, en elle… Me comprenez-vous ? Je n’étais plus en moi, j’étais en elle. Sa mort est donc ma mort. Je vous disais que je souffre. C’est faux. La vérité est que je ne vis plus. Les pulsations de mon cœur m’étonnent, comme elles m’étonneraient à les surprendre dans un cadavre. Voyez-vous ce qu’il y a d’affreux dans ma situation ?… Et vous me proposez de prolonger cela de quelques heures. Non, chevalier, c’est tout de suite que je dois mourir.

 

Pardaillan saisit les poignets du jeune homme. Une violente émotion s’emparait de lui.

 

Il comprenait que Charles, arrivé au paroxysme de la douleur, allait se tuer. Cœur faible, d’une exquise faiblesse, si tendre et si pur dans cette toute première jeunesse, plus fragile qu’une fleur, Charles succombait au premier coup du malheur. Pardaillan le vit perdu et que rien ne pourrait le sauver.

 

— Mon ami, murmura-t-il d’une voix tremblante, mon enfant, vivez pour moi qui ne suis plus attaché à la vie que par une vieille haine et qui, depuis que je vous connais, ai fait ce rêve de m’y rattacher encore pour une affection !

 

Charles secoua la tête et son regard morne se fixe sur le pistolet.

 

— Il le faut donc ! fit Pardaillan.

 

Les deux hommes se regardèrent, haletants. Tout était fini…

 

Pardaillan était une nature trop absolument éprise d’indépendance, un ami trop sûr, une conscience trop libre, un esprit trop large : l’idée ne pouvait lui venir de s’opposer par la force au geste suprême qui allait délivrer son ami. Éperdument, il cherchait la raison convaincante, l’argument qui pouvait désarmer Charles. Et il ne les trouvait pas.

 

— Adieu, Pardaillan, dit Charles d’une voix ferme.

 

Pardaillan déposa le pistolet sur la table. À ce moment, à cet instant tragique où les deux amis vraiment dignes l’un de l’autre échangeaient un regard où flottaient des pensées surhumaines, à cette seconde, la porte s’ouvrit, Picouic entra et cria :

 

— Monseigneur, il est retrouvé ! Il est revenu ! Il est là !…

 

— Qui ça ? hurla Pardaillan dans la détente de son désespoir, et avec cette pensée soudaine et rapide qu’un incident quelconque, si minime qu’il fût, pouvait faire dévier la volonté de Charles. Qui est revenu ? Qui est là ?…

 

— Moi ! fit une voix large, grasse, burlesque et lugubre.

 

Et Croasse apparut, tandis que Pardaillan faisait un geste découragé, son espoir déçu…

 

— Moi, continua Croasse en se courbant et en croassant plus que jamais, moi qui au prix de mille dangers ai découvert le secret de l’abbaye de Montmartre, moi qui ai vu, cette nuit, malgré ma résistance acharnée, enlever la pauvre petite Violetta, et qui…

 

Le croassement s’arrêta net dans la gorge de Croasse. Un double cri délirant retentit. Pardaillan et Charles bondirent ensemble sur Croasse et l’entraînèrent dans l’intérieur de la chambre, tandis que l’infortuné, suffoqué par cette double étreinte, persuadé qu’il allait recevoir une raclée nui ferait le pendant de celle que lui avait administrée Belgodère, essayait vainement de crier grâce.

 

— Qu’as-tu dit ? haleta Charles, plus livide devant cette espérance qu’il ne l’avait été devant la mort.

 

— Que tu as vu Violetta cette nuit ? rugit Pardaillan.

 

— Oui ! fit Croasse avec un rauque soupir. Grâce, messeigneurs ! Ce n’est pas ma faute si…

 

— Vivante ? interrogea Charles qui se sentait mourir.

 

— Mais oui, vivante ! fit Croasse étonné.

 

Charles chancela. Un soupir de terrible angoisse souleva sa poitrine. Son regard mourant se tourna vers Pardaillan. Il était à bout de forces. Le chevalier saisit le pistolet, l’appuya sur la tempe de Croasse qui verdit et flageola sur ses jambes.

 

— Écoute bien, dit Pardaillan avec un calme terrible, tâche de dire la vérité, tâche de ne pas te tromper, sans quoi je te brûle la cervelle. Tu soutiens que tu as vu Violetta ? la petite chanteuse ? C’est bien elle que tu as vue cette nuit ?

 

— Cette nuit, je le jure ! Il y a quelques heures à peine !

 

— Vivante ?

 

— Très vivante !

 

— Tu ne trompes pas ? Tu n’as pas été abusé par une ressemblance ? C’était bien Violetta ?

 

— Parbleu ! voilà assez longtemps que je la connais, je pense !

 

Pardaillan jeta le pistolet dans un coin et se retourna vers Charles. Un ineffable sourire transfigura le jeune homme. Il ouvrit les bras, poussa un soupir, râla quelques mots confus et tomba à la renverse, évanoui. Il paraît que la joie tue quelquefois. En cette circonstance, elle fut clémente. Charles revint promptement à lui. Alors, Croasse fut accablé de questions. De l’ensemble de ses réponses, il résulta que Violetta avait été enlevée de l’abbaye de Montmartre et conduite dans une autre prison.

 

Charles, suspendu aux lèvres de Croasse, l’écoutait comme il eût écouté un messie. Pour la centième fois, Croasse raconta comment il avait vu des gens de mauvaise mine se glisser vers l’enclos de l’abbaye, comment il avait été intrigué et, n’écoutant que son courage, les avait suivis ; puis comment, étant parvenu à monter sur le toit de la maisonnette, il avait réussi à se glisser dans une soupente d’où il avait vu l’intérieur, et dans cet intérieur, Violetta prisonnière, gardée à vue par sept ou huit hommes armés jusqu’aux dents.

 

— Alors, poursuivit-il, j’ai attendu la nuit. J’avais mon idée. Je voulais absolument sauver Violetta.

 

— Brave Croasse ! fit Charles. Tiens, prends cette bourse…

 

— Merci, monseigneur. Donc, quand j’ai vu les gardes de Violetta endormis, succombant aux libations, car ces misérables ont vidé je ne sais combien de bouteilles tandis que je mourais de soif dans ma soupente, je suis descendu et me suis dirigé vers la porte de la pièce où était enfermée Violetta. Mais juste comme j’allais ouvrir, cinq ou six nouveaux sbires sont entrés subitement et ont réveillé les premiers en leur disant qu’il fallait transférer la prisonnière dans un lieu qu’ils n’ont pas nommé. J’ai voulu me cacher ; trop tard ! Ils m’avaient vu, et tous ensemble sont tombés sur moi avec leurs épées ; j’en porte les marques, voyez !

 

Et Croasse, relevant ses manches, montra en effet des taches noirâtres qui les marbraient.

 

— Mais, fit Pardaillan, ce ne sont pas là des coups d’épée ?

 

— Vous croyez, monsieur le chevalier ?

 

— J’en suis sûr. On dirait des coups de trique…

 

Croasse eut une grimace intraduisible en songeant au gourdin de Belgodère. Mais reprenant tout son aplomb :

 

— Je vais vous dire : grâce à ma présence d’esprit, ces sacripants n’ont pu me toucher de leurs épées ; mais en me défendant je me cognais aux meubles et aux murs… Alors, vous comprenez ?

 

— Oui, dit froidement le chevalier, tu as été assommé à coups de muraille, voilà l’explication.

 

— Voilà bien l’explication fit Croasse enchanté. Cependant, succombant sous le nombre, je fus forcé de battre en retraite, et tandis qu’une partie des sacripants s’acharnait sur moi, l’autre entraînait Violetta.

 

— Et pourquoi n’es-tu pas venu nous prévenir aussitôt ?

 

— Songez, monsieur le chevalier, que jusqu’au jour je me suis battu sur les pentes de Montmartre ; j’ai dû en tuer quelques-uns. Bref, ce n’est qu’après mainte escarmouche, tantôt attaqué, tantôt attaquant, que j’ai pu mettre en fuite les deux derniers de mes ennemis. Alors j’ai couru à la rue des Barrés et, ne vous y trouvant pas, je suis venu ici.

 

La vérité comme on s’en doute était beaucoup plus simple. Après le départ de Belgodère et de Violetta, Croasse était descendu de sa soupente, s’était esquivé, avait attendu dans les marécages l’ouverture des portes de Paris et, comme l’ordre du duc de Guise était de ne laisser sortir personne, mais non d’empêcher d’entrer, il avait bravement pénétré dans Paris.

 

Si Charles d’Angoulême et Pardaillan n’ajoutaient que peu de foi à l’odyssée extraordinaire de Croasse, ils n’en laissèrent rien paraître. L’essentiel était que Violetta était vivante. Sur ce point, Croasse était affirmatif et il n’y avait aucune raison de douter de sa parole. Mais alors, qu’avait-on fait de Violetta ? Où avait-elle été entraînée ? Tout à coup, Pardaillan pâlit.

 

— La place de Grève ! murmura-t-il. Pourquoi la damnée Fausta a-t-elle parlé de Violetta ?… Pourquoi m’a-t-elle donné rendez-vous ce matin à dix heures, sur la place de Grève ?… Est-ce que… Oh ! l’effroyable créature !…

 

Il jeta les yeux sur l’horloge. Elle marquait neuf heures, et demie.

 

— En route, dit d’une voix qui fit frissonner Charles. Duc, armez-vous solidement… et suivez-moi !…

 

— Où allons-nous ?… haleta Charles.

 

— À la place de Grève ! répondit Pardaillan qui s’élança.

XXXIV

LES DEUX PÈRES



Belgodère avait achevé la nuit sur la place de Grève, suivant les allées et venues des aides qui construisaient les machines destinées au supplice de Madeleine et Jeanne Fourcaud. Ces machines, d’une formidable simplicité, consistaient en deux potences pareilles à toutes les potences.

 

Seulement, autour de chacune de ces potences, on avait entassé des fascines méthodiquement disposées, et au-dessus des fascines, des pièces de bois sec. Cela formait deux grands cubes très réguliers, semblables à ces amas de bois que les bûcherons arrangent pour les vendre par stères.

 

À la corde, on pendait le ou la condamnée. Puis, on mettait le feu aux fascines. Les flammes montaient, enveloppaient le corps, brûlaient enfin la corde ; le corps tombait dans le brasier et achevait de se consumer.

 

Belgodère assista donc à ces préparatifs. Lorsque les deux bûchers furent terminés autour des deux potences, il vit que les mêmes ouvriers édifiaient un large échafaud auquel on accédait par quatre marches et qui fut entièrement recouvert d’un tapis.

 

— Pour qui cette estrade ? demanda-t-il à l’un des travailleurs.

 

— Ne savez-vous pas que le fils de David et toute sa suite doivent assister au supplice des Fourcaudes ?

 

— Le fils de David ? Ah ! Ah !… Le fils de David ! diable ! Et qui est ce fils de David ?

 

— Mgr de Guise, fit dédaigneusement l’ouvrier. Mais d’où sortez-vous donc, mon brave homme ?

 

Belgodère éclata de rire.

 

— C’est un fou, grommela le travailleur en s’éloignant.

 

Belgodère n’était pas fou. Simplement, il songeait ceci :

 

— Allons, bon ! La fête sera complète. Guise assistant au supplice de Violetta !… Fameux !

 

Cependant, le jour venait, et à mesure que la lumière inondait la place, elle se remplissait peu à peu de monde. De tous les coins de Paris, des groupes endimanchés et rieurs arrivaient et prenaient place. Comme le disait Belgodère, c’était une fête qui se préparait. Des marchands de flans et d’hydromel circulaient dans la multitude. Le peuple riait.

 

Vers huit heures, une compagnie d’archers de la Ligue s’avança sur la place. Des acclamations retentirent : le moment approchait. On ne riait déjà plus dans la foule devenue houleuse. Les archers évoluèrent. Une partie se massa autour de l’estrade où Guise devait prendre place. Les autres allèrent dégager les abords de la rue Saint-Antoine par où devait arriver les condamnées.

 

Belgodère allait et venait dans cette multitude. Un livide sourire crispait ses lèvres. Il lui semblait que cette masse énorme de peuple était là pour célébrer sa vengeance. Et quand il entendait monter les cris de mort contre les Fourcaudes, il hochait la tête comme si on l’eût acclamé lui-même.

 

« Ô mes filles, songeait-il, Flora, ma pauvre Flora, belle comme une fleur… et toi, Stella, qui devait être l’étoile de ma vie, où êtes-vous ? À qui l’infernal bourreau vous donna-t-il jadis ?… Que n’êtes-vous là pour voir votre père préparant sa vengeance et la vôtre !… »

 

Il s’était approché de cette partie de la place qui bordait le fleuve et qui était la grève proprement dite. Là, une litière venait d’arriver.

 

Elle s’était placée de façon que les personnes qu’elle contenait pussent embrasser toute la scène : la place noire de cette foule plus agitée maintenant, où couraient les grondements du peuple qui s’excitait, s’exaspérait de la vue même des bûchers ; la grande estrade entourée d’archers ; les deux gibets émergeant des bûchers et dominant les flots sombres de la multitude, comme des signaux d’écueils, en mer. Une vingtaine d’hommes armés d’épées et de poignards entouraient cette litière, dont les rideaux de cuir étaient fermés.

 

Un instant, ces rideaux s’entrouvrirent, et Belgodère aperçut l’intérieur tapissé de satin blanc. Une tête pâle se montra, puis disparut… une tête pâle d’où jaillit le double éclair d’un regard flamboyant. Mais si rapide qu’eût été cette apparition, le bohémien l’avait reconnue :

 

— La Fausta ! murmura-t-il.

 

À ce moment, une fanfare de trompettes retentit sur la place, des exclamations délirantes éclatèrent dans un roulement de tonnerre, les femmes agitèrent leurs écharpes, les hommes leurs chapeaux ou leurs bonnets ; de la rue du Temple débouchait un quadruple rang de cavaliers aux toques ornées de touffes de plumes, aux pourpoints de soie cramoisie sur lesquels se détachait l’écusson de Guise avec ses merlettes aux chevaux richement caparaçonnés d’étoffes brodées d’or ; ils levaient vers le ciel le pavillon de leurs trompettes ornées de pavillons de velours où se répétait l’écusson ducal de Lorraine et leur éclatante fanfare semblait annoncer la venue de quelque roi tout-puissant.

 

Derrière eux venaient les gardes particuliers d’Henri de Guise, somptueusement vêtus de drap d’or, portant à l’épaule d’étincelantes hallebardes. Puis le capitaine des gardes et les officiers à cheval.

 

Et enfin, seul dans un large espace laissé vide, monté sur un magnifique alezan aux naseaux de feu, vêtu de soie blanche, le manteau cramoisi les épaules, les rênes dans une main, le chapeau à l’autre, faisant exécuter à sa monture d’élégantes courbettes, souriant aux femmes, aux hommes, à la foule délirante, aux fenêtres garnies de têtes enthousiastes, superbe vraiment, le duc de Guise apparaissait, soulevant sur son passage une longue rumeur de vivats.

 

Derrière lui, la foule de ses gentilshommes avec des costumes de parade étincelants de broderies, passaient dans un cliquetis d’éperons et d’épées, dans le froufrou de leurs manteaux de soie ou de satin aux éclatantes couleurs.

 

C’était un splendide spectacle, une prodigieuse mise en scène : le chatoiement des étoffes, l’étincellement des broderies, l’éclair des aciers argentés, les chevaux caparaçonnés qui hennissaient et levaient haut le genou, Guise resplendissant, enivré, qui saluait avec une grâce altière, les gentilshommes fardés, frisés, caracolant, les trompettes qui sonnaient la gloire, les fleurs qui tombaient des fenêtres, et la foule énorme, passionnée, délirante dont la voix de tonnerre montait au ciel en une terrible acclamation.

 

Henri de Guise et ses gentilshommes mirent pied à terre et prirent place aussitôt sur les sièges de l’échafaud élevé en face des deux bûchers et presque au même instant, au loin, du fond de la rue Saint-Antoine, arrivèrent en rafales sinistres des mugissements sourds, et c’étaient des cris de haine et de mort… c’étaient les deux condamnées qu’on allait livrer à la justice du peuple et qu’on amenait au supplice…

 

Alors Belgodère regarda la grande horloge de l’hôtel des prévôts : elle marquait bientôt dix heures !… Il se tourna vers la maison que lui avait signalée Fausta. Elle était sombre et muette, fenêtres et portes closes, avec un visage tragique au milieu de toutes les faces de maisons aux fenêtres ouvertes desquelles se penchaient des femmes agitant des écharpes ou jetant des fleurs.

 

— Il est temps ! dit Belgodère.

 

Il marcha droit à la maison fermée, heurta rudement. La porte s’ouvrit aussitôt. Un serviteur vêtu de noir apparut et, avant que le bohémien eût ouvert la bouche, demanda en hâte :

 

— Est-ce vous qui venez de la part de la princesse Fausta ?

 

— Oui, dit Belgodère étonné.

 

— Venez ! venez ! monseigneur se meurt d’angoisse à vous attendre !

 

— Ah ! il m’attend ! fit Belgodère stupéfait.

 

Mais déjà le serviteur l’entraînait, lui faisait monter un large escalier et ouvrait une porte ; le bohémien se trouva devant l’entrée d’une vaste pièce à demi-obscure. Il écarquilla les yeux et son regard ardent parcourut la pièce. Il vit le prince Farnèse qui, les traits bouleversés, venait à sa rencontre. Puis, dans ce regard, une flamme sauvage s’alluma soudain, et il gronda dans une sorte de rugissement de joie furieuse :

 

— Il est là !…

 

Il !… C’était Claude !

 

Oui, Claude était là. Depuis le pacte qu’ils avaient signé, le prince Farnèse et maître Claude, le cardinal et le bourreau vivaient, ou du moins se voyaient à tout moment, unis dans une commune pensée : tuer Fausta qui avait tué Violetta.

 

Lorsque Farnèse eut reçu, dans la nuit qui venait de s’écouler, la lettre de Fausta qui lui annonçait que sa fille était vivante, Claude se trouvait près de lui. Le reste de cette nuit fut pour les deux hommes une de ces effroyables séries d’angoisses qui font blanchir les cheveux, une de ces tempêtes de sentiment où le flux d’espoir, les reflux de désespoir ballottent l’âme. Silencieux, livides, ils se regardaient, n’osant s’interroger ni se communiquer leurs pensées.

 

Pour Claude, Violetta était une adoration ; la possibilité qu’elle fût vivante et qu’il pût la revoir, l’avait assommé. Pour Farnèse, Violetta vivante, c’était la possibilité du pardon de Léonore. Pour tous les deux, c’était la vie… le retour à la vie au moment où tout était mort en eux.

 

Lorsque le jour se leva et filtra à travers les volets fermés, ils se virent si changés, si pitoyables avec des visages empreints d’une telle angoisse qu’ils se firent peur. Farnèse, le premier, secoua cette torpeur morbide et, appelant un serviteur, lui donna des ordres.

 

— Attendons ! dit-il alors.

 

— Attendons ! répéta Claude.

 

Farnèse demeura immobile, les bras croisés. Claude se mit à marcher lentement. Il leur semblait qu’ils vivaient dans un rêve. Tantôt la lettre de Fausta leur paraissait toute naturelle, et parfois ils croyaient qu’elle avait menti. Mais pourquoi Fausta aurait-elle menti ? Dans quel but ? Dans quel intérêt ?

 

— Jamais cette femme ne ment, dit à un moment Farnèse, comme s’il eût répondu à sa pensée.

 

Du temps s’écoula. Et le cardinal murmura encore :

 

— Qui sait si ce n’est pas Violetta elle-même qui va venir ?

 

Claude n’entendit pas ces mots, sans doute, car à diverses reprises, il gronda sourdement :

 

— Qui est cet homme qui va venir ?… Où et comment va-t-il nous montrer l’enfant ?…

 

Les rumeurs qui montaient de la place glissaient sur eux sans les frapper. Pourtant, à la longue, l’attention de Farnèse se concentra sur ces bruits qui s’enflaient. Dans l’anormale surexcitation de cette attente fiévreuse, il en vint à imaginer une mystérieuse connivence entre la lettre de Fausta et ces clameurs qu’il entendait. Il alla à la fenêtre, repoussa légèrement les volets. La Grève lui apparut soudain, avec ses deux poteaux de supplice, ses deux bûchers, son estrade, sa foule immense, vision tragique, effrayante, qui le fit reculer.

 

— Qui va-t-on exécuter ? demanda-t-il d’une voix terrible en saisissant le bras de Claude.

 

Claude demeura un instant hébété d’horreur. En lui aussi, tout à coup, s’opérait la connivence mystérieuse entre l’idée Violetta et l’idée exécution. Il bondit à la fenêtre et, hagard, considéra ce qui se passait. Un cri de mort, une bouffée de malédiction, un nom répété par les mille gueules du monstre qui se roulait autour des bûchers. Ce nom lui apprit la vérité. Il sourit.

 

— Rassurez-vous, dit-il. Je me souviens. On pend ce matin les Fourcaudes…

 

— Les filles du procureur Fourcaud ?…

 

— Ses filles ? dit Claude en tressaillant violemment. Oui !… Ses filles !… Jeanne et Madeleine…

 

— Vous savez leurs noms ?…

 

Ce même tressaillement secoua Claude qui fit oui de la tête, et ramena alors les volets comme pour ne pas voir ce qui allait se passer.

 

— Pourquoi savez-vous leurs noms ? répéta le cardinal, heureux de penser un instant d’autres pensées.

 

— Tout le monde le sait, dit Claude.

 

Et tout bas, d’un murmure indistinct, plus pâle encore qu’il n’était la minute d’avant :

 

— Jeanne et Madeleine !… Les filles de Fourcaud !… De Fourcaud !… Hélas ! pouvais-je prévoir cela, quand…

 

Un coup de marteau extérieur ébranla la grande porte et répercuta de sourds échos jusqu’à eux.

 

— Le voilà ! murmura Farnèse d’une voix éteinte !

 

Claude ne dit rien, mais ses yeux se rivèrent sur la porte. Au dehors, un immense hurlement monta.

 

— Les voilà ! Les voilà ! Les Fourcaudes !

 

Ils n’entendirent pas cette clameur funèbre qui se déchaînait. Ils n’entendirent que le pas précipité de celui qui montait l’escalier, de celui qui allait leur montrer Violetta vivante… et la leur rendre sans doute !…

 

Farnèse, la tête en feu, s’avança chancelant vers la porte. Claude voulut s’élancer… À ce moment cette porte s’ouvrit et l’ancien bourreau demeura cloué sur place, les cheveux hérissés.

 

Et — devenait-il fou ? — à cette minute où la pensée de Violetta eût dû occuper son esprit et son âme, à cette seconde où, après la nuit d’effroyable angoisse, il eût dû éprouver la détente bienfaisante, ce n’est pas à Violetta qu’il pensa. Voici ce qu’il songea. Voici ce qu’il rugit en lui-même : « Lui !… Lui !… À l’heure où les Fourcaudes montent au bûcher !… Oh ! l’abominable fatalité !… »

 

Et alors, il recula, comme si la vue de Belgodère l’eût affolé d’horreur. Il recula comme devant un spectre venant lui demander quelque compte terrible. Il recula, avec une étrange, une incompréhensible timidité, devenu humble, et la tête baissée sous le poids de quelque pensée trop lourde…

 

Farnèse, du premier coup d’œil, reconnut le bohémien à qui il avait parlé sur cette même place de Grève ! Le bohémien à qui il avait donné l’ordre de conduire Violetta au palais Fausta !… Sa fille !…

 

Mais ce n’était pas la preuve aveuglante que Fausta n’avait pas menti ! Le bohémien devait savoir où se trouvait Violetta ! C’était lui qui venait ; c’était tout naturel !… Farnèse eut un rugissement de joie folle, saisit le bras de Belgodère et balbutia :

 

— Ma fille !… Où est ma fille ?

 

— Sa fille ! gronda le bohémien. Est-ce qu’il est fou celui-là ?…

 

À cet instant, il aperçut Claude, se débarrassa d’un geste brusque de l’étreinte du cardinal, et marcha sur l’ancien bourreau. Claude frémit.

 

— Voici longtemps que nous nous étions vus, dit Belgodère avec un rire qui résonna plus effroyable que la clameur de mort montant de la Grève.

 

— Ma fille ! haleta Farnèse. Est-ce toi que Fausta m’envoie ?… Parle !… Est-ce toi qui viens me rendre Violetta ?…

 

Belgodère peut-être n’entendit pas. Il abattit sa main sur l’épaule de Claude.

 

— Depuis le temps, continua-t-il, où tu m’as refusé de me montrer mes enfants, ne fût-ce qu’une minute !…

 

Le regard de Claude se tourna vers la fenêtre avec une indicible expression d’effroi.

 

— Écoutez-moi, murmura-t-il d’une voix humble, je croyais bien faire… sauver ces pauvres petites dans leur corps et dans leur âme… oh ! je vous le jure, celui qui les prenait était un homme de bien… je ne savais pas ce qui allait arriver…

 

— Sauver mes filles ! gronda Belgodère. Sauver des enfants en les arrachant à leur père ! Fameux !…Ainsi, digne bourreau, tu ne t’es pas demandé ce que le père allait souffrir !… Et tu ne t’es pas dit que je chercherais à te rendre deuil pour deuil, souffrance pour souffrance !… Fou ! Triple fou ! Et tu avais une fille, toi aussi !

 

Claude se redressa. Son regard flamboyant plongea dans le regard de Belgodère, avec une foudroyante interrogation.

 

— Que dis-tu ?…

 

— Ta fille ! hurla le bohémien. Ta Violetta !…

 

— Violetta ! bégaya Farnèse, stupide d’épouvante devant ce qu’il entrevoyait.

 

— Ta Violetta ! continua Belgodère qui ne semblait même pas voir Farnèse. Qui te l’a enlevée ? Dis ! Le sais-tu ? C’est moi !… Moi ! Comprends-tu cela ?…

 

Une fois encore, le regard de Claude se porta vers la fenêtre avec une singulière expression d’horreur. Puis, ce regard, il le ramena sur Belgodère qui se redressa de toute sa hauteur, se drapa d’un geste qui lui était devenu familier, et avec des sanglots, avec un rire féroce, cria :

 

—Eh bien, bourreau !… Tu ne dis rien !… Veux-tu me dire ce que tu as fait de Flora ?… ce que tu as fait de Stella ? Moi je te dirai ce que j’ai fait de Violetta !… Je suis ici pour cela !

 

— Cet homme a tué ma fille ! gronda Farnèse.

 

— Tué ! hurla Claude. Est-ce cela que tu devais nous annoncer ! Oh !… malheur ! malheur sur toi, si cela est !…

 

Belgodère éclata de rire.

 

— Dent pour dent ! grinça-t-il ? Tu veux ta fille, dis ?… Tu veux la voir ?…

 

— Horreur et malédiction ! que va-t-il dire ? bégaya Farnèse.

 

— Ce matin, acheva Belgodère d’une voix de tonnerre, à cette heure, à ce moment, on prend, on brûle les Fourcaudes !…

 

Claude qui s’était redressé, Claude qui avait saisi son poignard, Claude à ce mot de Fourcaudes, se replia, se recula, se courba, son regard vacilla, et ses lèvres tremblantes dans un gémissement, murmurèrent :

 

— Pardon ! oh ! pardon !… Je croyais faire bien !…

 

— Les Fourcaudes !… Il y en a bien une sur le bûcher !… L’autre n’y est pas !… L’autre Fourcaude, sais-tu qui c’est ? Dis ! sais-tu qui va être pendue et brûlée à la place de Jeanne près de Madeleine Fourcaud ?… Non, tu ne sais pas !… Eh bien, regarde !…

 

D’un bond terrible, Belgodère fut à la fenêtre ; d’un coup de poing furieux, il repoussa les volets, le soleil entra à flots, inonda ces trois visages livides, convulsés, et avec le soleil entra l’épouvantable clameur de la foule. Farnèse délirant se rua à la fenêtre. Un cri lugubre déchira l’espace.

 

— Violetta !… Là !… Là !… Au bûcher !… Violetta !…

 

— Violetta au bûcher ! rugit Claude.

 

— Regarde ! tonna Belgodère.

 

Claude regarda… Sur le bûcher de gauche se balançait le corps de l’une des Fourcaudes déjà pendue, et les flammes l’enveloppaient… L’autre Fourcaude, à ce moment, était entraînée au bûcher de droite… Et celle-ci c’était Violetta !…

 

Claude empoigna Belgodère par le cou ; terrible, effroyable à voir, avec un visage sans expression humaine, il se pencha et dans ce mouvement força le bohémien à se pencher. Les deux têtes, celle du bourreau et celle du bohémien, collées l’une contre l’autre, hideuses, crispées, apparurent semblables à ces têtes de damnés comme il y en a sur les vieilles cathédrales. Et la voix de Claude, voix rauque, voix à l’intraduisible accent, à l’oreille de Belgodère hurla ces paroles :

 

— Regarde à ton tour !… Regarde démon !… Regarde le corps de Madeleine Fourcaud !… Regarde !… La corde se brise !… Regarde !… La voilà dans les flammes !… Belgodère !… Belgodère !… Celle qui brûle ne s’appelle pas Madeleine !… Elle s’appelle Flora et c’est ta fille !…

 

À ces mots, Claude, d’un mouvement frénétique, repoussa Belgodère dans la chambre et, avec une imprécation sauvage, enjambant l’appui de la fenêtre, il sauta dans le vide. Belgodère avait poussé un de ces hurlements sinistres comme en ont les fauves qu’on égorge.

 

Ainsi que dans un cauchemar, il vit Claude traverser l’espace, tomber, rouler sur le dos, puis se relever, et la dague à la main, se ruer sur la multitude, vers le bûcher… vers Violetta !… Belgodère tendit les bras, des larmes de sang coulèrent sur son visage monstrueux, et cette voix rauque, cette voix de tigre qui gronde devint tout à coup d’une douceur ineffable :

 

— Flora !… ma Flora !… Morte !… Morte comme ta mère !… Morte de cette mort hideuse !… Oh ! ma Flora !…

 

Tout à coup, il se recula avec une clameur déchirante.

 

— Et Stella !… Ma toute petite Stella !… Dire que je ne t’ai pas reconnue cette nuit ! Oh ! bénédiction des astres bienfaisants ! Il m’en reste donc une !… À toi, ma Stella !… Attends, voici ton père qui accourt te délivrer !…

 

La vision de Stella enfermée par lui-même dans l’enclos de l’abbaye de Montmartre fulgurait dans son imagination. Il s’élança. Il se rua… Et tout à coup, il se sentit saisi à l’épaule par une main de fer. Son regard hébété de douleur et de joie, de désespoir et d’espérance, son regard où il y avait des ténèbres de mort et des aubes de vie, se fixa sur l’homme qui l’arrêtait.

 

— Qui es-tu ? que veux-tu ? gronda-t-il.

 

— Je suis le père de Violetta, dit Farnèse d’une voix glaciale. Et tu vas mourir ici !…’.

 

— Le père de Violetta ! vociféra Belgodère stupide d’étonnement. Le père de Violetta, c’est Claude.

 

— Le père de Violetta, c’est moi ! clama Farnèse avec un accent de surhumain désespoir. Et puisque c’est toi qui la tues, meurs donc ! Meurs et sois damné !…

 

En même temps, la dague de Farnèse jeta un éclair. Mais les émotions qui venaient de le bouleverser avaient achevé de briser en lui les ressorts de la vie… La dague ne s’abattit pas ! La main de Farnèse ne retomba pas sur Belgodère… Le cardinal ouvrit les bras tout grands, tournoya sur lui-même et s’abattit comme une masse, évanoui… Belgodère s’élança, descendit en quelques bonds, et une fois dehors se prit à courir vers la porte Montmartre.

 

L’évanouissement de Farnèse ne dura que quelques secondes. Les violentes pensées qui tourbillonnaient dans sa tête furent plus fortes que la faiblesse physique. Il ouvrit les yeux et se vit seul. De la place de Grève une immense rumeur montait… une étrange clameur qui n’était plus le hurlement de mort de tout à l’heure, mais un fantastique tumulte de cris furieux… Farnèse, pantelant, se traîna vers la fenêtre…

 

— Oh ! que je la voie une dernière fois ! balbutia-t-il.

 

Il se hissa, appuya ses deux mains crispées à l’appui… et alors… ce qu’il vit alors fut sans doute un de ces prodigieux spectacles comme en imagine l’esprit dans la fièvre des rêves insensés… car ses yeux se dilatèrent jusqu’à s’exorbiter, et son visage livide exprima un fabuleux étonnement !…

XXXV

L’ÉPOPÉE



Le duc de Guise et sa brillante escorte avaient mis pied à terre près de l’échafaud qui avait été préparé pour eux : les chevaux furent massés sur le côté gauche, tenus en main par des valets ; il y avait un valet pour six chevaux. Sur le côté droit se rangèrent les gardes et les hérauts qui, de leurs trompettes pavillonnées de velours aux armes de Lorraine, jetaient de minute en minute une fanfare stridente aux échos de la Grève.

 

Au moment où le flot de gentilshommes, dans un bruissement soyeux des manteaux de satin monta les marches de l’estrade, un page aux couleurs de Guise prit place parmi les pages du duc. Celui-ci ayant salué une fois encore la foule immense qui l’acclamait s’assit dans un fauteuil plus élevé que les sièges réservés aux gentilshommes. Derrière le fauteuil se rangèrent les huit pages, le poing sur la hanche. Ils ne témoignèrent aucune surprise à voir ce neuvième page se glisser parmi eux et prendre d’autorité la place d’honneur, c’est-à-dire se poster juste derrière le duc, de façon à toucher presque le dossier du fauteuil. Ou, s’ils furent surpris, ils n’en laissèrent rien voir, car la rigoureuse étiquette de l’hôtel de Guise leur défendait toute parole, tout signe, tout geste lorsqu’ils étaient en cérémonie.

 

En arrière des pages prirent place Maineville. Bussi-Leclerc, Maurevert, M. de Montluc et Bois-Dauphin, et La Chapelle-Marteau, Rolland, Neuilli, Jean Lincestre, curé de Saint-Gervais, et la foule des gentilshommes, escorte royale de ce chef qui n’osait être roi. En sorte que l’estrade présentait un coup d’œil fastueux et que les acclamations du peuple redoublaient d’intensité et d’enthousiasme.

 

Tout à coup, Guise pâlit. Les gentilshommes de l’estrade frémirent et se levèrent. D’un groupe nombreux et discipliné, massé au pied de l’estrade, un nouveau cri venait de se lever. Et ce cri, on le poussait sur un signe que venait de faire le page inconnu placé derrière le fauteuil du duc. Et c’était, hurlé d’une voix terrible, impérieuse, ce cri qui effara un instant tout ce monde :

 

— Vive le roi !…

 

— Vive le nouveau roi de France !…

 

Les gentilshommes de l’estrade hésitèrent une seconde, les yeux braqués sur Guise, puis entraînés, se levèrent, se découvrirent et d’un seul coup, tonnèrent :

 

— Vive le roi !…

 

— Vive le roi ! Vive le roi ! répéta la multitude exaltée, délirante, affolée.

 

Le page se pencha sur le dossier du fauteuil, et tandis que Guise balbutiait d’indistinctes paroles, murmura d’une voix ferme :

 

— Roi de Paris, voici l’occasion d’être roi de France !…

 

Le duc se retourna vivement, secoué jusqu’au fond de l’être par cette voix vibrante :

 

— Vous, madame ! Vous, princesse Fausta ! ici ! sous ce costume !…

 

— Je suis où vous êtes, et peu importe le costume, puisque je porte votre blason. Duc, agirez-vous, aujourd’hui ! Ce peuple, tout à l’heure, va vous porter sur ses épaules jusqu’au Louvre, si vous le voulez !…

 

— Princesse ! balbutia Guise éperdu.

 

— Vive le roi ! Vive le roi ! rugissait le peuple dans un large roulement de tonnerre.

 

— Non, pas princesse ! dit Fausta immobile à son rang de page, tandis que le duc se retournait vers le peuple et saluait. Celle qui vous parle n’est pas en cette solennelle minute la princesse Fausta. C’est l’élue du conclave secret ! c’est l’ouvrière du grand œuvre qui se dresse en face de Sixte Quint ! c’est celle qui vous parle au nom de Dieu !… Duc, roi, écoutez la voix de Dieu !…

 

— Vive le roi ! Vive le roi ! délirait la multitude déchaînée, tourbillonnant autour de l’estrade en vagues monstrueuses.

 

— Obéirez-vous à l’ordre qui tombe du ciel ! poursuivait Fausta d’une voix âpre et profonde. Tout est prêt, duc ! L’archevêque de Lyon et le cardinal votre frère, sont à Notre-Dame. Mayenne est au louvre. Brissac attend avec six mille hommes d’armes. Duc, tout à l’heure, après le supplice qui va exalter l’âme de ce peuple, marchez sur Notre-Dame, et dans une heure, vous êtes sacré roi de France !…

 

— Oui ! Eh bien, oui ! fit le duc haletant, ébloui, transporté.

 

— Et alors, vous marchez sur le Louvre, duc !… Et ce soir, roi de France, vous couchez dans le lit d’Henri de Valois…

 

— Oui ! oui ! répéta le duc de Guise qui, à ce moment, se dressa tout debout et salua longuement comme s’il eût enfin accepté cette royauté que lui offrait tout un peuple.

 

Alors, sur l’estrade et autour de l’estrade, sur toute la place rugissante, ce ne fut qu’une énorme clameur, tandis que des milliers de bras frénétiques agitaient des chapeaux ou des écharpes et que de toutes les fenêtres tombait une pluie de fleurs.

 

— Vive le roi ! Vive le roi !…

 

Fausta leva au ciel un regard flamboyant comme pour le prendre à témoin des grandes choses qui allaient s’accomplir. À ce moment, du fond de la rue Saint-Antoine, arriva jusqu’à la place une rumeur sinistre.

 

— Les voilà ! Les voilà !…

 

Les cris de mort, dès lors, se mêlèrent aux acclamations.

 

— Vive le roi !… Mort aux huguenots !…

 

— Vive le pilier de l’Église !… Mort aux hérétiques !…

 

Les deux condamnées apparurent à l’encoignure de la place et furent saluées par un hurlement sauvage, immense, capable de donner le frisson. Chacune d’elle était entourée d’un fort peloton d’archers. Celle qu’on appelait Madeleine Fourcaud marchait la première, à plus de cinquante pas de celle qu’on appelait Jeanne Fourcaud, les deux troupes ayant été séparées par de larges afflux de peuple.

 

Guise venait de reprendre place dans son fauteuil. Derrière, sur lui, se penchait à demi Fausta, pareille, en cette minute, à l’ange de la mort. Les yeux de Guise, les yeux des gentilshommes de l’estrade, les yeux de la multitude étaient braqués sur Madeleine Fourcaud qui, la première, faisait son entrée sur la place.

 

— Belle fille ! dit Guise.

 

Autour de lui on se mit à rire. Elle était belle, en effet, avec ses longs cheveux noirs, sa peau brune et mate, dorée, semblait-il, comme si elle eût été la descendante de quelque gitane. Et cette apparence même achevait d’exaspérer la foule.

 

— À mort ! À mort !… À la hart !… Au bûcher !…

 

L’énorme hurlement funèbre se déchaîna plus violent, plus âpre, plus sauvage… Madeleine atteignait le bûcher qui lui était destiné !… Madeleine !… Flora… la fille aînée de Belgodère…

 

Elle jeta autour d’elle un regard mourant qu’emplissait la suprême angoisse de la mort. Au même instant, elle fut saisie, harponnée par les mains de deux aides, enlevée, accrochée par le cou, et une acclamation furieuse retentit : Madeleine Fourcaud, vêtue de sa longue tunique blanche, se balançait au bout de la corde… Dans la même seconde, dix, vingt, cinquante forcenés se ruaient sur le bûcher, arrachaient les torches aux mains des bourreaux trop lents, et les jetaient dans les fascines.

 

Une fumée blanche s’éleva, très droite, vers le ciel, puis, presque aussitôt, les flammes écarlates déchirèrent cette fumée. La tunique s’enflamma et tomba, retenue qu’elle était par un simple ruban : le corps de Madeleine apparut dans la sinistre impudeur de cette nudité faite par les flammes, uniquement vêtue dès lors de ces voiles rouges du feu qui l’enveloppait…

 

Guise regardait et répétait :

 

— Belle fille, par ma foi ! belle…

 

Le dernier mot s’étrangla dans sa gorge. Son visage devint livide, comme s’il eût été frappé d’un mal foudroyant. Sa bouche ouverte pour jeter un cri d’épouvante ne laissa passer aucun son. Ses yeux exorbités venaient de se fixer sur la deuxième condamnée qu’on traînait à son bûcher.

 

— À l’autre ! hurlait le peuple.

 

Et cette autre, Guise la voyait ! Guise affolé, frappé de stupeur et d’horreur, la reconnaissait !… Cette autre, vêtue aussi de la longue tunique blanche, c’était celle qui hantait ses rêves, dont l’image vivait en lui, celle qu’il aimait enfin d’une passion irréfrénable, c’était Violetta !…

 

Toute blanche dans sa robe blanche, auréolée de ses cheveux d’or, elle marchait, sans comprendre peut-être, et ses yeux d’un bleu presque violet erraient avec une douceur étonnée sur ce peuple qui hurlait la mort. Tout à coup, elle vit le gibet ! Elle vit le bûcher ! Elle vit le corps de Madeleine qui tournoyait dans les flammes. Elle eut un geste d’indicible terreur et elle se raidit…

 

Guise poussa un rauque soupir. Comment Violetta était-elle là, près du bûcher, à la place de Jeanne Fourcaud ! Il ne se le demanda pas. Il ne vivait plus. Il n’y avait plus en lui qu’une pensée : la sauver ! la sauver à tout prix ! Il se souleva à demi, prêt à jeter un ordre…

 

— Qu’allez-vous faire ? gronda à son oreille une voix qu’il reconnut.

 

Guise se tourna, hagard, vers Fausta, et incapable de prononcer un mot, d’un geste fou, lui montra Violetta.

 

— Je sais ! dit Fausta avec une effrayante froideur. Elle est condamnée. Il faut qu’elle meure…

 

— Non, non ! haleta Guise.

 

— Sauvez-la donc, si vous pouvez !… Insensé ! Ne comprenez-vous pas que l’amour de ce peuple pour vous va se changer en haine ! que si vous lui arrachez une Fourcaude, vous n’êtes plus le fils de David, le pilier de l’Église ! que vous devenez le champion de l’hérésie ! qu’on ne vous portera pas au Louvre, mais à la Seine !… Allons, levez-vous ! donnez l’ordre qui va sauver la damnée ! Et vous allez voir comment Paris exécute ces ordres-là !…

 

Guise retomba sur son fauteuil !… Il ne jeta pas l’ordre sauveur !… Il trembla pour sa royauté, pour sa vie !… Blême, secoué d’un tremblement convulsif, il baissa la tête et murmura seulement :

 

— Oh ! c’est affreux ! Je ne veux pas voir !…

 

Et il ferma les yeux.

 

Fausta recula de deux pas, un terrible sourire éclaira son visage et elle murmura :

 

— J’ai vaincu !…

 

À cette seconde, des vivats, des applaudissements frénétiques éclatèrent dans la foule ; une bande, impatiente sans doute de brûler la deuxième Fourcaude, venait de se ruer sur les gardes qui entraînaient Violetta… Fausta jeta un cri d’effroyable détresse…

 

À la tête de cette bande, elle venait de reconnaître un homme qui fonçait tête basse, entrait comme un coin dans la multitude, parvenait jusqu’à Violetta et la saisissait. Et cet homme, c’était Pardaillan !…

 

* * * * *

 

Le chevalier de Pardaillan et le fils de Charles IX s’étaient élancés de l’auberge de la Devinière, suivis de Picouic. Quant à Croasse, ce départ rapide, les armes à la main, ne lui avait rien présagé de bon, et fidèle à ses habitudes de prudence, il s’était tout simplement renfermé dans la chambre du chevalier en murmurant :

 

— S’il doit y avoir bataille, autant vaut-il que ce soit ici. Moi, d’abord, j’aime à être seul quand je me bats, depuis que j’ai découvert que j’étais brave.

 

— Cher ami, disait Charles en courant près de Pardaillan, je me sens revivre puisqu’elle vit. Mais où est-elle ? Ah ! pour la conquérir, je tiendrais tête à tout Paris !…

 

— Tant mieux, monseigneur, tant mieux ! dit Pardaillan d’une voix singulière. Je ne sais si mon instinct me trompe, mais il me semble flairer une odeur de bataille, et j’ai des fourmillements dans le sang, comme toutes les fois que j’ai eu à en découdre…

 

— Nous allons donc nous battre ?

 

— Je ne sais… Mais courons toujours.

 

— Qu’allons-nous faire sur la place de Grève ?

 

— Vous voulez que je vous le dise ? dit le chevalier en précipitant sa course.

 

— Je vous en prie.

 

— Eh bien, je crois que nous allons voir Violetta !…

 

Charles pâlit, étouffa un cri, et bondit d’un élan de tout son être.

 

— Oh ! reprit-il au bout de quelques minutes, entendez-vous, Pardaillan ?

 

— Oui ! fit le chevalier en frémissant. Je reconnais ces rumeurs-là. Je les ai entendues déjà deux ou trois fois dans ma vie. Et à chaque fois que j’ai entendu Paris pousser de ces grognements, c’est que Paris allait commettre un crime…

 

— Un crime !… Pardaillan, vous avez appris quelque chose que vous me cachez !…

 

Pour toute réponse, le chevalier, grommela un juron et précipita sa marche. Que pensait-il ? Que redoutait-il ? Rien de précis. Il courait à la place de Grève parce que Fausta lui avait donné rendez-vous sur la place de Grève, en prononçant le nom de Violetta.

 

Lorsqu’ils débouchèrent, haletants et couverts de sueur, sur la place où roulait le flot tumultueux, d’où montaient des hurlements et des acclamations, Pardaillan s’adressa au premier bourgeois venu :

 

— Que se passe-t-il ?…

 

— Ne le savez-vous pas ? on va pendre et brûler les damnées Fourcaudes en présence de Mgr de Guise.

 

— Ouf ! ne put retenir Pardaillan. Ce n’est pas elle qu’on va tuer !…

 

— Elle ! haleta le jeune duc en pâlissant. Qu’aviez-vous donc pensé ?…

 

— Vous êtes sûr, dit Pardaillan au bourgeois, qu’il s’agit des Fourcaudes ?

 

— Parbleu !…

 

— Et combien sont-elles ?…

 

— Deux : Madeleine et Jeanne.

 

— Pauvres filles ! murmura Pardaillan en se reprochant le mouvement de joie qu’il venait de ressentir.

 

— Pardaillan ! murmura Charles. Au nom du ciel, que soupçonnez-vous donc ?…

 

— Rien maintenant, rien. Je soupçonnais… mais à quoi bon ?… Et pourtant ! se reprit-il tout à coup.

 

— Allons-nous-en, si vous ne soupçonnez rien, reprit Charles. Ces spectacles me font un mal affreux.

 

— Avançons au contraire ! dit Pardaillan.

 

Et aussitôt, se mettant à jouer des coudes et des épaules, il s’avança vers les bûchers surmontés de leurs potences.

 

— Bonjour, monsieur le chevalier, dit tout à coup près de lui une voix féminine.

 

Pardaillan considéra attentivement la jeune femme fardée qui venait si hardiment de le saisir par le bras.

 

— Où diable vous ai-je vue, mignonne ?

 

— Quoi ! vous ne vous souvenez pas de l’Auberge de l’Espérance ?. La soirée où vous vîntes voir la bohémienne qui disait la bonne aventure ?… Vous m’avez donné deux écus, et moi je vous ai donné… mon adresse.

 

— Loïson ! fit le chevalier avec un sourire.

 

— Ah ! vous vous rappelez mon nom ! s’écria gaîment la ribaude.

 

Une rafale de hurlements interrompit Loïson… C’était Guise qui, à ce moment, débouchait sur la place avec sa royale escorte et allait, au milieu des acclamations, s’installer sur l’échafaud.

 

— Et que fais-tu ici ? reprit Pardaillan attendri par le regard de gratitude admirative de la ribaude.

 

— Dame, fit Loïson, je cherche aventure.

 

— Avec ton ami le Rougeaud ? dit le chevalier en riant.

 

— Avec tous et toutes, dit Loïson. Tenez, monsieur le chevalier, regardez du côté des bûchers…

 

— Eh bien ?… Je ne vois que bourgeois agitant leurs toques comme des possédés et criant comme si on les saignait !…

 

— Oui, et pendant qu’ils se démènent, plus d’une bourse tombe dans la main des nôtres. Ce soir il y aura grande ripaille à la Petite Truanderie, et si monsieur le chevalier voulait… la Truanderie a gardé de vous un tel souvenir depuis la scène de l’auberge de l’Espérance… que…

 

Loïson n’eut pas te temps de développer l’honorable invitation qu’elle avait sur les lèvres. Une nouvelle rafale de clameurs plus exaspérées passa sur la Grève et agita violemment les masses profondes de la multitude. Cette fois, c’étaient les Fourcaudes, les condamnées qui apparaissaient, Madeleine marchait la première, entourée par les archers, qui à grand-peine la protégeaient contre la foule impatiente de tuerie.

 

À ce moment, Charles d’Angoulême était à quelques pas de Pardaillan. Il tournait le dos au côté de la place par où arrivaient les Fourcaudes.

 

Son regard flamboyant s’était fixé sur le duc de Guise dont il appelait le regard ; sa main tourmentait la garde de sa rapière ; des pensées de folie envahissaient son cerveau ; il méditait l’acte insensé : bondir sur cette estrade, braver et provoquer le duc — le ravisseur de Violetta et l’assassin de Charles IX ! — l’insulter au milieu de toute sa cour de gentilshommes, au milieu de ce peuple idolâtre qui lui formait une autre cour telle que jamais roi n’en avait eue et lui crier :

 

— Duc, tu as accepté mon défi sur cette même place de Grève ! Dégaine donc et défends-toi à l’instant si tu ne veux pas que je te proclame à la face de Paris deux fois lâche et deux fois félon !…

 

Ce fut à ce moment, disons-nous, que la ribaude Loïson se haussant sur la pointe des pieds pour voir, elle aussi, les condamnées, vit venir Madeleine… La ribaude esquissa le signe de croix, car elle était bonne catholique. Mais sa main s’arrêta soudain dans le geste qu’elle commençait. À cet instant même elle venait d’apercevoir la deuxième condamnée… celle qu’on appelait Jeanne Fourcaud…

 

— Oh ! murmura-t-elle, voilà qui est étrange !

 

Pardaillan, lui aussi, venait d’apercevoir la condamnée. Pardaillan n’avait jamais vu Violetta. Pardaillan ne connaissait pas Violetta. Mais il tressaillit. Mille fois, le duc d’Angoulême lui avait détaillé le portrait de Violetta, ses cheveux de soie d’or, ses yeux d’un bleu si bleu qu’ils en étaient violets, son visage d’une si belle harmonie de grâce et de fierté…

 

Pardaillan jeta un rapide regard du côté de Charles. Les paroles de Fausta résonnèrent à ses oreilles… ce rendez-vous sur la Grève à dix heures… Dix heures sonnaient à la grande horloge de l’hôtel des prévôts. Les acclamations et les clameurs de mort se croisaient, rugissaient dans un véritable remous… Et ce fut dans cette seconde où un doute effroyable traversait l’esprit de Pardaillan que la ribaude Loïson murmura :

 

— Oh ! voici qui est vraiment étrange !… Je connais cette jeune fille !…

 

— Tu la connais ! haleta Pardaillan qui saisit le bras de Loïson. Tu connais cette Fourcaude ?…

 

— Certes !… Elle était à l’auberge de l’Espérance avec le bohémien, avec les deux grands escogriffes, avec la diseuse de bonne aventure que vous avez emmenée… ils l’appelaient Violetta…

 

Le visage de Pardaillan se transfigura. Un sombre désespoir le convulsa. D’un rapide regard circulaire, il embrassa la Grève, l’estrade chargée de gentilshommes armés, les rangs d’archers et de hallebardiers, et cette foule énorme, pareille à un océan démonté. Et ce regard s’emplit d’une immense pitié lorsqu’il se posa sur Charles d’Angoulême.

 

— Allons, dit-il presque à haute voix, tentons l’impossible… Et s’il faut mourir ici, après tout, ce sera une fin digne de moi !

 

Loïson avait suivi pour ainsi dire la pensée du chevalier. Elle entendit ces paroles. Elle vit Pardaillan s’élancer vers le duc d’Angoulême. Et avec la rapidité d’intuition qui, en ces circonstances, dépassait la rapidité de l’éclair, elle eut cette pensée jaillie du choc des paroles et des attitudes de Pardaillan :

 

— Il aime la condamnée ! C’est elle qu’il venait chercher à l’Espérance ! Il va mourir pour elle !…

 

Et à son tour, dans le même instant, Loïson s’élança, fonça à travers les groupes de bourgeois, si haletante, si furieuse et si échevelée qu’on s’écartait avec des cris d’effroi et d’étonnement. Pardaillan atteignit Charles. L’instant était suprême, et il fallait risquer tout pour tout.

 

— Que regardez-vous ? demanda-t-il.

 

Charles se retourna et vit le chevalier tout blanc, la paupière plissée laissant filtrer un regard aigu comme une lame d’acier, la lèvre tremblante et la moustache hérissée, tel qu’il l’avait vu une fois déjà. Il n’eut pas le temps de répondre. Pardaillan étendait le bras vers la condamnée… Jeanne Fourcaud… qui à ce moment n’était plus qu’à vingt pas du bûcher et d’une voix étrange dont le calme éveillait des échos terribles, Pardaillan disait :

 

— C’est là qu’il faut regarder !…

 

Charles eut ce chancellement soudain. Un cri farouche, un cri qui domina les clameurs de la foule, un cri qui fut entendu de toute l’estrade et attira violemment l’attention de Guise, de Fausta, de Maineville, de Bussi-Leclerc, de Maurevert, de tous !…

 

En même temps, Charles s’élança, suivant Pardaillan qui se ruait dans un élan furieux. Pardaillan avait tiré sa puissante rapière. Il la tenait par la lame et se servait de la lourde garde de fer comme d’une massue.

 

— Oui ! oui ! râla Charles, mourir ici ! Pour elle ! Avec elle !…

 

Pardaillan bondissait. Si on ne s’écartait pas, il assommait. Le pommeau de fer frappait à coups sourds, et des hommes tombaient, à droite, à gauche… La foule s’ouvrait, éventrée… ceux qui étaient devant lui, se retournant aux cris de douleur et d’épouvante, fuyaient à gauche, fuyaient à droite. Des remous formidables entraînaient des paquets d’hommes… des vociférations, des insultes, des hurlements éclataient… et Pardaillan passait, flamboyant comme un météore, effrayant à voir avec son terrible sourire figé au coin de la lèvre tremblotante, sous la moustache hérissée… En un instant inappréciable, il y eut un large espace vide entre Pardaillan et les archers qui entraînaient Violetta.

 

Violetta, dans cet instant où hagarde, folle d’horreur, elle avait la hideuse vison du bûcher enflammé au-dessus duquel se balançait le corps de Madeleine, dans cette effroyable seconde où les clameurs de mort l’affolaient, où le vertige de la mort s’emparait d’elle, aperçut Pardaillan qui accourait comme une trombe… et aussitôt près de lui, elle vit Charles. Elle tendit les bras. Un ineffable sourire d’extase illumina son visage.

 

Charles, sans un cri, la tête perdue, pantelant, se jeta en avant. Alors les gardes croisèrent leurs armes et Violetta apparut derrière une ceinture de hallebardes et de piques. Alors aussi, la foule, un moment affolée, se ressaisissait… l’espace vide se remplissait d’ombres furieuses… et de là-haut, de l’estrade, tombaient des vociférations :

 

— Tue ! tue !…

 

— À mort ! À mort !…

 

Un immense rugissement de la multitude roula la clameur mortelle comme un tonnerre. La foule d’une part, les gardes de l’autre, se resserrèrent comme les dents d’un étau formidable entre lesquelles Pardaillan et Charles allaient être écrasés, aplatis, déchiquetés… À ce moment, dix, quinze, vingt hommes à la figure sinistre se ruèrent, le poignard à la main ; des gens tombèrent, la fuite recommença, les remous tourbillonnèrent, et ces inconnus hurlèrent :

 

– Pardaillan ! Pardaillan !

 

Pardaillan ne se demanda pas d’où lui venait ce secours, qui étaient ces gens qui vociféraient son nom comme un cri de suprême bataille. Dans ces minutes indescriptibles où il tentait de ces coups de folie, il ne pensait plus, il n’était plus lui, il n’était plus qu’un tourbillon humain qui se hérissait d’acier…

 

Pourquoi faut-il que l’écriture soit si lente en de tels récits !… Moins de vingt secondes s’étaient écoulées depuis que Pardaillan, abattant sa main sur l’épaule de Charles, avait prononcé, montrant Violetta :

 

— C’est là ! c’est là qu’il faut regarder !…

 

Devant la soudaine, la fantastique ruée des truands ameutés par Loïson, la foule refluait, éperdue de cette épouvante spéciale qui est la panique des multitudes, électricité de terreur qui se répand d’homme à homme, qui entraîne des armées entières dans des débâcles incompréhensibles…

 

— Pardaillan ! Pardaillan ! hurlaient les truands, bondissant, le poignard haut levé, pareils à des démons que l’enfer eût vomis.

 

Guise debout rugissait de rage. Maineville, Bussi, cent autres s’élançaient, l’épée au poing… Fausta, flamboyante de fureur, levait sur le ciel un regard chargé d’imprécations, et quand ce regard retombait sur Pardaillan, il était chargé d’une admiration surhumaine… Car surhumaine était en ce moment l’épique ruée de Pardaillan…

 

Voici ce qui se passait : tout ce que Paris comptait de coupe-bourse avait été attiré sur la Grève par la certitude de fructueuses opérations dans une multitude trop occupée de crier à la hart et à la mort pour surveiller ses poches. Les truands, plus forts que les plus zélés ligueurs, criaient : « Vive le pilier de l’église ! » et « À mort les hérétiques ! ». Et pour crier si fort, ils n’en perdaient pas un coup de dent, au contraire. Bien entendu, ils fourmillaient surtout autour des bûchers, à l’endroit où la foule était plus compacte.

 

Ceux d’entre eux qui avaient vu le chevalier à l’auberge de l’Espérance et en avaient gardé un souvenir de terreur et d’admiration le reconnurent dès l’instant où il s’élança sur les archers. Foncer sur des archers, sur le guet, sur la maréchaussée, enfin sur des agents de l’autorité, a toujours été un délicat plaisir pour la tourbe des gens de sac et de corde, malandrins, tire-laine, tout ce qui vit hors la société, hors la loi, hors la foi, hors le lieu et le feu, hors tout honnête besoin, excepté le besoin de vivre coûte que coûte.

 

Les truands de la place de Grève eussent donc foncé uniquement pour le plaisir, même s’ils n’eussent pas reconnu Pardaillan, même si la ribaude Loïson, courant de l’un à l’autre, n’eût pas murmuré aux principaux, aux chefs, aux « terreurs » de ces bandes :

 

— Sauve cet homme, ou tu ne me verras jamais plus dans ton lit !…

 

Ceux qui ne reçurent pas ce singulier mot d’ordre, ceux qui ne connaissaient pas le chevalier suivirent l’exemple et se ruèrent sans savoir pourquoi. En quelques instants, une centaine de ces malandrins, surgis de toutes parts, s’étaient massés derrière le chevalier, adoptant aussitôt le cri de ralliement, ce cri de bataille de ceux qui le reconnaissaient :

 

— Pardaillan ! Pardaillan !

 

Un choc se produisit. Cette masse, emportée comme une trombe, cette masse hérissée de poignards, fit la trouée à travers la foule culbutée, refoulée, fuyant à gauche et à droite avec de terribles cris de malédiction, et se heurta soudain aux gardes, piques croisées.

 

Le choc fut effroyable, et dans le même instant, une vingtaine d’hommes, gardes ou truands, tombèrent, morts ou blessés ; les plaintes, les imprécations, les cris stridents des femmes qui s’évanouissaient, les clameurs des bourgeois affolés qui hurlaient aux armes, ces milliers de voix se croisèrent et formèrent dans les airs un grondement sinistre. Alors, ceux qui dans cette mêlée conservèrent assez de sang-froid pour regarder autour d’eux purent voir un spectacle fantastique…

 

Pardaillan, les habits déchirés par les coups de pique, sanglant, hérissé, formidable dans le flamboiement de ses yeux que démentait l’étrange et froide ironie du sourire, Pardaillan franchit comme un boulet les rangs des archers.

 

— Arrière ! hurlèrent les deux gardes qui maintenaient Violetta.

 

La rapière du chevalier se leva, tourbillonna, le pommeau de fer atteignit l’un des gardes à la tempe ; il tomba comme une masse ; l’autre recula ; au même instant, le chevalier saisit dans ses bras Violetta expirante et, se retournant, il apparut à ceux de l’estrade…

 

— Tuez-le ! tuez-le ! vociférait Guise.

 

— Je suis vaincue ! Je suis maudite ! gronda Fausta.

 

La mêlée entre les gardes et les truands se faisait plus violente ; des gentilshommes dévalaient de l’estrade et couraient sur Pardaillan, la dague levée. Pardaillan jeta la jeune fille dans les bras de Charles, et d’une voix intraduisible, dit :

 

— Voici votre fiancée…

 

Charles d’Angoulême, déchiré lui-même, en lambeaux, délirant, croyant vivre un rêve fabuleux, ses forces centuplées par la frénésie de cette minute, reçut Violetta qui à ce moment ouvrit les yeux, ses doux yeux de violette, d’où tout effroi avait disparu…

 

Il y eut entre eux un regard qui eut la durée d’un éclair… Et ce fut dans le tumulte déchaîné, dans le bondissement des démons tout autour d’eux dans la fumée qui montait du bûcher de Madeleine, dans la lueur des flammes, ce fut la confirmation de leur amour, comme un baiser très doux dans un majestueux et terrible décor d’enfer.

 

— En avant ! rugit Pardaillan.

 

Et suivi de Charles qui, ayant jeté son épée, portait dans ses bras Violetta, il marcha. Où allait-il ?… Vers quel point de cette place que les flots démontés du peuple battaient de leurs tourbillons ? Allait-il au hasard ?…

 

Non !… il avait vu d’un coup d’œil la ligne de retraite possible… Possible ?… Impossible à concevoir !… Mais il avait conçu cela, lui !… Et ce qu’il avait conçu, rêve ou réalité, simple geste ou prodige, il l’exécutait !… Il l’exécutait avec son sourire railleur, une pointe de moquerie aux lèvres… Que voulait-il, tandis qu’autour de lui l’effroyable mêlée des truands lui formait comme une carapace humaine, une ceinture d’aciers qui fulguraient avec des lueurs rouges ?…

 

— Les chevaux ! dit-il en désignant à Charles les montures de l’escorte massées près de l’estrade.

 

C’est aux chevaux qu’il marcha.

 

— Meurs donc, démon ! hurla quelqu’un devant lui.

 

En même temps, ce quelqu’un tomba assommé, mort peut-être.

 

— Tiens, c’est M. de Maineville, fit Pardaillan.

 

Et cette fois, il saisit sa rapière par la poignée. Et il se mit en marche. Il ne courait pas. Ce n’était plus la ruée de tout à l’heure. C’était une marche dans un enveloppement d’éclairs. La rapière tourbillonnait, pointait, frappait, sifflait ; sur la route sanglante, des gens tombaient… et Pardaillan blessé aux deux bras, blessé à la gorge, blessé à la poitrine, ses vêtements en loques, pareil à une statue rouge, éclaboussé de sang du front aux pieds, marchait, couvrant de son prodigieux moulinet Charles et Violetta, les deux petits, les deux amoureux qui se regardaient, ayant peut-être oublié dans cette minute adorable et terrible où ils étaient pour se dire qu’ils s’aimaient et s’aimeraient toujours !…

 

Pardaillan atteignit les chevaux au moment où une vingtaine de gentilshommes se ruaient sur lui tous ensemble. Il mit son épée en travers de ses dents.

 

— Tue ! Tue ! vociférèrent les gentilshommes.

 

Pardaillan empoigna Charles, tenant Violetta, et les souleva tous deux d’un terrible effort : Charles se trouva à cheval, Violetta assise devant lui, sur l’encolure, l’enlaçant d’un de ses bras.

 

— Tue ! Tue ! rugirent les assaillants…

 

Ils étaient sur lui… Les truands décimés avaient fui !… La foule revenait à la charge avec une clameur sauvage, comprenant enfin qu’on lui enlevait une Fourcaude, et que la fête serait manquée et que l’un des deux bûchers ne s’allumerait pas ! Tous les gentilshommes de l’estrade étaient descendus ; les archers, les hallebardiers avaient reformé leurs rangs…

 

Pardaillan vit qu’il était seul !…

 

Seul contre deux ou trois cents gentilshommes… Seul contre cinq ou six cents gardes !… Seul contre vingt mille furieux qui couvraient la Grève !…

 

Pardaillan sourit…

 

* * * * *

 

— Ô vous que j’aime, murmura Charles, que ma dernière parole soit une parole de bonheur… je vous aime !…

 

— Ô mon beau prince, dit Violetta extasiée, je vous aime, et mon bonheur est grand de mourir dans vos bras… je vous aime !…

 

À cet instant, l’immense clameur de mort et de joie affreuse devint de nouveau une clameur d’épouvante… Charles regarda au loin… Autour de lui, tout à coup, la place se vidait… Et il vit que partout on fuyait… Les gentilshommes fuyaient, les gardes fuyaient, le peuple fuyait. Et seule maintenant sur l’estrade, Fausta, haletante, rugissait une suprême imprécation de rage…

 

Partout, vers le fleuve, vers les rues, des torrents d’hommes se précipitaient… Que se passait-il ?…

 

Les chevaux de l’escorte, pris de folie sans doute, s’étaient débandés…

 

Près de quatre cents chevaux lâchés, furieux, hennissant, ruant, affolés encore par les cris de détresse, renversant des groupes, les écrasant, les culbutant de leurs poitrails, galopant dans tous les sens, les uns seuls, d’autres par bandes, d’autres se heurtant, se mordant, tombant, se relevant et reprenant leur course insensée…

 

Comment ?… Pourquoi cette folie soudaine ? pourquoi lâchés ?

 

Les chevaux de l’escorte, quelques secondes avant, étaient encore massés près de l’estrade, tenus par groupes de six, de huit, de dix, dont toutes les brides étaient dans la main d’un laquais pour chaque groupe.

 

À la seconde où les truands furent dispersés, où les gardes se reformèrent, où les gentilshommes se ruèrent, où Charles fut placé, jeté à cheval avec Violetta, Pardaillan bondit sur le laquais le plus proche de lui, et l’envoya rouler sur le sol d’une furieuse poussée ; en même temps, il se mit à cravacher les chevaux de sa rapière : la rapière, transformée en cravache cingla des croupes, fouetta des naseaux, zébra d’estafilades sanglantes des poitrails et des encolures…

 

Et les chevaux fous de douleur, se cabrant, se dressant, se mordant et ruant, se précipitèrent en une galopade éperdue. Pardaillan s’élança sur un deuxième groupe : même manœuvre, mêmes cinglements, même fuite enragée des bêtes affolées… et il allait se ruer sur un troisième groupe lorsqu’il s’arrêta, soufflant, suant une sueur rouge, et partit d’un de ces formidables éclats de rire comme il en avait eu deux ou trois dans sa vie…

 

Maintenant, c’étaient les chevaux eux-mêmes qui faisaient sa besogne !…

 

Les premiers débandés renversaient les laquais, la panique infernale gagnait de groupe à groupe avec la foudroyante rapidité de toutes les paniques ; les laquais renversés lâchaient leurs brides ; les chevaux échappés, d’abord une vingtaine, furent cinquante en quelques secondes, quatre cents en moins d’une minute, et ce fut sur la place, dans tous les sens, parmi des imprécations, des cris de rage et de douleur, des hennissements furieux, la chevauchée de l’Apocalypse, les quatre cents bêtes furieuses balayant la Grève à coups de poitrail, tandis que le bûcher de Madeleine Fourcaud jetait une dernière lueur, et que toute seule sur l’estrade, devant cette débâcle qui anéantissait ses projets, Fausta tomba sur un fauteuil, évanouie…

 

Charles d’Angoulême, fou de stupéfaction devant ce prodigieux spectacle, entendit tout à coup une voix éclatante :

 

— En avant, par tous les diables ! C’est bien le moment de vous extasier d’amour !…

 

Il vit Pardaillan près de lui… Pardaillan monté sur un cheval qu’il venait d’arrêter par la bride… Pardaillan ruisselant de sang et de sueur, terrible, flamboyant.

 

— En avant ! rugit Pardaillan.

 

Et il s’élança vers le point de la Grève où il n’y avait plus personne, c’est-à-dire vers le fleuve, la foule ayant redouté d’être poussée à l’eau, et ayant fui surtout par les rues. Charles suivit… En quelques instants, ils eurent gagné la ligne des berges…

 

— Fuyez, dit Pardaillan. Gagnez votre hôtel et attendez-moi là…

 

— Et vous ? haleta le jeune duc.

 

— On nous poursuit. Je vais tâcher de les entraîner. Si nous fuyons ensemble, on saura où nous sommes, et ce sera encore un siège après la jolie bagarre que nous venons d’avoir.

 

— Mais…

 

— Fuyez, par l’enfer !… Les voici !…

 

Pardaillan, levant sa rapière, cingla la croupe du cheval de Charles, qui partit à fond de train. Quant à lui, il demeura sur place, immobile, regardant d’un œil étrange la tunique blanche de Violetta qui s’envolait et bientôt disparut au loin… Charles était sauvé !… Violetta était sauvée !

 

Pardaillan poussa un profond soupir. Son regard s’embua… Que lui rappelait donc cette tunique blanche qui venait de disparaître ?… Quels héroïques et charmants souvenirs se levaient dans l’âme du héros ?… Un nom, tout bas, à peine murmuré, voltigea sur ses lèvres… Le nom de celle qui avait été sa bien-aimée, à lui…

 

À ce moment, tout près de lui, un long hurlement, venant de la place de Grève, retentit. Pardaillan tressaillit violemment, comme un homme arraché à un beau rêve, et avec une sorte d’étonnement plus héroïque peut-être que tout ce qu’il venait de faire, il se retourna et regarda.

 

Nous disons qu’il regarda avec étonnement, comme si ce hurlement ne l’eût pas menacé, comme si cette trombe de cavaliers qu’il voyait arriver ne se fût pas ruée à sa poursuite, à lui.

 

En effet, Pardaillan était une nature d’une excessive sensibilité. Sous ses dehors toujours un peu froids, sous ses attitudes à la fois théâtrales et ironiques, il cachait une imagination prodigieuse. Cette imagination, en cette minute, l’avait transporté de seize ans en arrière. Il oubliait la formidable aventure de la place de Grève.

 

Toute cette série d’événements, le combat avec Fausta, la lutte suprême pour arracher le duc d’Angoulême au suicide, la survenue de Croasse annonçant que Violetta était vivante, l’arrivée sur la Grève, les bûchers, la foule, les cris de mort, la ruée vers la condamnée, la chevauchée fabuleuse des quatre cents chevaux, la fuite, tout cela venait de transposer son esprit en des situations passées, et aboutissait à la vision de la femme qu’il avait aimée vivante, et dont, morte, il gardait au cœur l’ineffaçable souvenir.

 

Mais ni Guise, ni Fausta, ni Maineville, revenu de son étourdissement, ni Bussi-Leclerc, ni cent autres n’avaient aucune raison de l’oublier. Sur la place de Grève, balayée en tous sens par la fuite éperdue des chevaux, après les premières minutes d’effarement, tous ces gens enragés de fureur s’élancèrent.

 

Guise et Fausta demeurèrent seuls près de l’estrade.

 

Il n’était plus question de marche triomphale vers Notre-Dame et vers le Louvre !…

 

Cependant, en quelques minutes, une cinquantaine des chevaux furent arrêtés enfin. Une troupe se forma, qui s’élança à la poursuite de Pardaillan. Ils étaient presque sur lui au moment où leur cri de mort l’éveilla, pour ainsi dire. Violemment ramené du rêve à la réalité, Pardaillan piqua son cheval d’un furieux et double coup d’éperon. La bête hennit de douleur et bondit, enfilant une ruelle étroite dans laquelle se précipitèrent les poursuivants.

 

— Bon ! grommela le chevalier, les voilà dépistés.

 

Il songeait à Violetta et à Charles. Il galopait furieusement, les quatre fers de son cheval jetaient des étincelles ; derrière lui la rumeur de mort grondait : après une ruelle, une autre ; il franchissait d’un bond la rue Saint-Antoine, renversait des gens ; des clameurs saluaient au passage l’infernale cavalcade… et il songeait : « Pauvre petit duc ! C’est qu’il voulait se tuer !… Comme ils s’aiment !… Allons, ils seront heureux et auront beaucoup d’enfants… C’est la grâce que je leur souhaite, à ces gentils amoureux… »

 

— Arrête ! Arrête ! hurlaient les poursuivants.

 

— À la hart ! Au truand ! vociféraient les bourgeois qui voyaient passer avec épouvante la fantastique chevauchée.

 

« Maintenant, ils sont en sûreté, songeait Pardaillan. Si le petit duc a deux liards d’esprit, dès ce soir, il ira trouver un prêtre qui bénira son union… puis il sortira de Paris et s’en ira à Orléans… — Madame ma mère j’étais parti pour chercher une vengeance, et je ramène l’amour… Je chasse de race, madame ! Pourquoi m’avez-vous fait un cœur aussi tendre ?… Il me semble que je l’entends ! » acheva Pardaillan avec un sourire.

 

— À mort ! À mort ! grondait derrière lui la clameur.

 

Les premiers des poursuivants étaient sur lui ; il entendait le souffle rauque des bêtes épuisées ; il courait, labourant les flancs de son cheval quand il faiblissait et lui demandant un suprême effort… Où allait-il ? L’instinct seul le guidait à ce moment… Il avait d’abord couru jusqu’à une porte et avait vu la porte fermée, les gardes rangés, la pique croisée…

 

— Les portes de Paris fermées, avait-il pensé en se jetant à gauche par une brusque volte.

 

Et il était rentré au cœur de Paris… Mais la meute avait volté, elle aussi. Plusieurs étaient tombés en route. Mais ils étaient encore une trentaine…

 

Que voulait Pardaillan ? Espérait-il les épuiser, les semer en route, et se retournant à la fin, demander son salut à quelque tentative insensée ?… Mais il voyait bien que dès qu’il s’arrêterait, la foule se ruerait sur lui… Dans les rues qu’il parcourait, un effroyable tumulte se déchaînait. Les imprécations, les malédictions éclataient contre cet homme qui était poursuivi…

 

Un homme poursuivi a toujours la foule contre lui : les vieux instincts de l’animal carnassier et chasseur se réveillent dès que quelqu’un est traqué ; et si la bête tombe, chacun veut prendre part à la curée. Pardaillan le savait parfaitement. Il n’avait donc d’espoir que dans la vitesse et la force du cheval qu’il montait. Si les poursuivants étaient mieux montés que lui, il était perdu.

 

Il fallait pourtant que vînt la minute de la catastrophe. Pardaillan était pris dans Paris comme dans une vaste souricière. Il ne pouvait sortir. Partout où il apparaissait, les cris de mort s’élevaient, parce que derrière lui des gentilshommes hurlaient la mort.

 

Où aller ?… Son cheval faiblissait ; il rendait du sang par les naseaux ; ses flancs ruisselaient de sang. Et lui-même, tout sanglant, tout déchiré, sa rapière nue en travers de la selle, ses yeux flamboyants, penché sur l’encolure écumante, il passait comme une foudroyante vision…

 

Nul ne tentait d’ailleurs de l’arrêter… Sur le passage de cette troupe exorbitante, les gens fuyaient, se collaient aux murs, se terraient sous les auvents, et il semblait que Paris tout entier hurlât à la mort contre un seul homme…

 

Où allait-il ?… Où aboutirait-il ?… Il ne savait pas !… Maintenant, la pensée même s’éteignait en lui. Il n’y avait plus de vivante au fond de son âme harassée que la haine… la haine qui seule lui avait donné le courage de vivre après la mort de l’adorée…

 

Mourir !… mourir sans avoir frappé Maurevert !…

 

Pardaillan jeta autour de lui des yeux hagards où pourtant, même en cette tragique seconde, il y avait encore une ironie… Il allait mourir ! Et Maurevert pour qui il avait vécu, Maurevert qu’il avait poursuivi dans le monde, Maurevert qu’il traquait depuis quinze ans, Maurevert qu’il espérait tenir à Paris, Maurevert l’assassin de Loise…, oui, lui allait mourir, et Maurevert allait vivre désormais sans terreur ! C’était bien là la malice du sort qui déjoue les projets des hommes ! Et il y avait une terrible amertume dans l’ironie suprême du sourire de Pardaillan…

 

Il regarda autour de lui et, dans cette course vertigineuse, il lui sembla reconnaître des détails, des maisons déjà, une rue connue… Une lueur d’espoir s’alluma dans son esprit : cette rue, c’était la rue Saint-Denis !… Et la rue Saint-Denis, c’était l’auberge de la Devinière… une retraite possible !…

 

Alors, avec ce suprême sang-froid qui naît parfois des circonstances désespérées, il médita la manœuvre ultime, si le mot méditer peut s’appliquer à ce rapide travail d’esprit qui dure une seconde.

 

Derrière lui, la troupe des cavaliers galopait éperdument. Il n’avait comme avance que deux ou trois longueurs de cheval. Sa bête épuisée, sanglante, écumante, ne donnait plus que ce galop raidi qui précède la chute. Pardaillan vit le perron de la Devinière, et se prépara : il abandonna la bride sur l’encolure et déchaussa les étriers ; en même temps passant la jambe par-dessus l’encolure, il se trouva assis sur la selle, à la manière des amazones : à cet instant, il atteignit la Devinière : il sauta !…

 

En même temps qu’il sautait, il cinglait le cou de son cheval d’un dernier coup de sa rapière. La bête, affolée de douleur, délestée d’ailleurs, rebondit avec une nouvelle vigueur et continua son galop furieux pour aller s’abattre enfin plus de cinq cents pas plus loin… Le peloton des poursuivants, lancé au galop de charge, passa comme une trombe…

 

Les premiers seuls avaient vu la manœuvre de Pardaillan et tentèrent de s’arrêter. Alors, ce fut une mêlée affreuse. Les cavaliers qui accouraient par derrière, lancés en une course frénétique, et quelques-uns même emballés, vinrent heurter ceux des premiers rangs comme des catapultes vivantes.

 

Cette scène horrible se passa à près de deux cents pas au-delà du perron. Les chevaux se mêlèrent ; cinq ou six s’abattirent ; une dizaine de cavaliers blessés ou désarçonnés par de furieuses ruades gisaient sur la chaussée ; les hurlements des blessés, les imprécations de ceux qui, restés à cheval, essayaient de se dépêtrer de l’inextricable fouillis, les cris de la foule assemblée en un clin d’œil formèrent une clameur terrible, et enfin, lorsque ces gens purent se reconnaître, lorsqu’un peu d’ordre se rétablit dans le peloton affolé de rage et de terreur, plus de cinq minutes s’étaient écoulées depuis l’instant où Pardaillan avait sauté ; sur la chaussée, il y avait deux morts, sept ou huit blessés, plusieurs chevaux sur le flanc.

 

Cependant le chevalier avait monté le perron de la Devinière au moment même où tout ce qui était dans l’auberge, buveurs, garçons et servantes, se précipitait dehors pour voir quel cyclone, avec un si effroyable tumulte, passait dans la rue. Ces gens virent Pardaillan qui montait. Et ils s’écartèrent, pris d’épouvante, dans leur étonnement.

 

Pardaillan, la rapière nue à la main, le pourpoint en lambeaux, du sang au visage, du sang aux mains, Pardaillan avait une si terrible figure qu’ils tremblèrent.

 

Pardaillan entra, jeta sa rapière et chancela un instant. Par un puissant effort, il réagit ; et, apercevant un gobelet plein de vin qu’un buveur avait laissé pour courir au perron, il le vida d’un trait. Alors, il ferma la porte et les fenêtres. Puis, avec cette sorte de tranquillité qui présidait à toutes ses actions, il se mit à barricader l’auberge ; entre la première fenêtre et la porte, il y avait un bahut chargé de vaisselle ; Pardaillan se mit à pousser le bahut ; ses muscles saillirent ; les veines de ses tempes se gonflèrent ; arc-bouté des épaules, il poussa d’un frénétique effort ; le bahut s’ébranla et vint se placer devant la porte…

 

Il passa dans la cuisine qui avait aussi une porte sur la rue. Et quelques instants plus tard, une armoire bouchait cette porte… Alors, haletant, il revint dans la salle commune et, saisissant une bouteille au hasard, se versa un grand verre de vin qu’il vida.

 

— Bonne idée, grommela-t-il, qu’a eue jadis maître Grégoire de placer des barreaux aux fenêtres ; cela m’épargne de la besogne, et vraiment, je n’en puis plus… ouf ! il est exquis, ce vin.

 

Une nouvelle rasade ponctua cette appréciation.

 

— Mon Dieu, fit tout à coup une voix tremblante, que se passe-t-il ?… Qui êtes-vous ?… Que faites-vous là ?… Qui a barricadé la porte ?

 

— C’est moi, ma chère Huguette, rassurez-vous ! dit Pardaillan qui, en se retournant, venait d’apercevoir l’hôtesse, laquelle, au bruit, descendait de l’étage supérieur et venait d’entrer.

 

— Vous, monsieur le chevalier !… Seigneur ! comme vous voilà fait !… Oh ! mais il se trouve mal !…

 

Pardaillan venait de tomber lourdement sur un escabeau ; le sang perdu, l’affolement de cette course infernale à travers Paris, le vin qu’il venait de boire coup sur coup, toutes ces causes combinées le terrassaient enfin. Huguette s’élança, oubliant l’étrangeté de la situation et, soutenant dans ses bras la tête pâle du chevalier, elle le contempla un instant avec une profonde expression de tendresse où il y avait l’émoi d’une amante et une pitié maternelle.

 

Alors ses yeux à elle se troublèrent, se voilèrent d’une buée de larmes. Et doucement, avec une infinie douceur, elle posa ses lèvres sur le front livide de Pardaillan évanoui. Ce fut le premier baiser d’Huguette la bonne hôtesse. Elle en tressaillit jusqu’au fond de son être, et sans doute, en ce moment, elle bénit la bataille et la tragique situation qui lui valaient ce baiser pris en secret… baiser volé !

 

Au dehors les hurlements se rapprochèrent soudain. Fut-ce le baiser, fut-ce la clameur qui éveilla Pardaillan ? L’un et l’autre, peut-être. Il ouvrit les yeux et sourit, avec un long soupir de l’homme qui revient à la vie.

 

— Mathieu ! Lubin ! appela Huguette. Et vous Jehanne, Gillette, accourez !… Vite, donnez-moi ce cordial !… Oh ! mais où sont-ils tous !…

 

En effet, la salle commune était parfaitement vide. Il n’y avait plus personne dans l’auberge. Pardaillan se mit à rire.

 

— Pardieu, je les ai laissés dehors, en me barricadant !…

 

— Mais pourquoi vous barricader ?

 

— Chère Huguette, écoutez ! dit le chevalier qui se remit debout.

 

Dans la rue, devant l’auberge, c’était la rumeur de mort qui montait ; les gentilshommes de Guise se préparaient à l’attaque, et la multitude qui ne connaissait pas cet homme qu’on allait prendre, hurlait de joie. Bussi-Leclerc et Maineville, entourés d’une vingtaine de leurs amis, examinaient le perron et la porte.

 

— Il faut défoncer cela, dit Bussi-Leclerc.

 

— Un instant ! fit une voix rude, rauque, tremblante de rage et de joie.

 

Tous se retournèrent et virent Maurevert. Et bien que leurs propres sentiments fussent portés à leur paroxysme, ils ne purent s’empêcher de frémir à voir la haine qui éclatait sur ce visage. Maurevert, qui pouvait passer pour un beau gentilhomme, était hideux, épouvantable dans cette minute où il tenait enfin Pardaillan à sa merci.

 

Chacun comprit que, par la violence du sentiment qui l’emportait, Maurevert devenait le chef de la bande.

 

— Parle ! crièrent plusieurs.

 

— Je connais l’homme, cria Maurevert. Soyez sûrs que s’il s’est gîté là, il doit avoir le moyen de s’y défendre. Donc, il ne faut rien livrer au hasard. La prise est trop importante.

 

Il souffla fortement, avec une indicible expression de joie féroce dans ses yeux striés de rouge.

 

— Il faut prévenir le duc, reprit Maurevert.

 

— Je m’en charge, dit un gentilhomme en s’élançant.

 

— Nous autres en attendant, faisons bonne garde, acheva Maurevert.

 

Huguette et le chevalier n’avaient rien entendu de ces paroles qui se perdirent dans le tumulte. Mais Huguette entendait parfaitement les cris de mort.

 

— Est-ce donc à vous que s’adressent ces cris ? demanda-t-elle en pâlissant.

 

— À qui voulez-vous que ce soit ? fit Pardaillan.

 

— Mon Dieu ! Qu’avez-vous fait encore ?…

 

— Moi ? Rien. J’ai simplement empêché qu’on ne fasse. Car ce qu’on voulait faire était hideux.

 

— Je ne comprends pas, dit Huguette. N’importe, monsieur le chevalier, vous avez dû, sans doute, vous mêler…

 

— De ce qui ne me regardait pas ! acheva Pardaillan. Ô mon digne père, dormez tranquille. Voici notre bonne hôtesse qui prend pour son compte la belle morale que vous me faisiez…

 

— Hélas ! reprit Huguette qui tremblait, que va-t-il vous arriver, chevalier ?

 

Le mot était sublime. Car Huguette ne pouvait un instant douter que l’auberge ne fût bientôt prise d’assaut par la multitude furieuse, et qu’elle ne succombât sous les coups. La bonne hôtesse s’oubliait. Pardaillan la considéra un instant avec une admiration attendrie.

 

— Vous savez bien, ma chère hôtesse, qu’à la Devinière, il ne m’est jamais rien arrivé de fâcheux, reprit le chevalier.

 

— Écoutez ! écoutez ! s’écria Huguette.

 

Un étrange tumulte éclatait dans la rue, à ce moment. Et ce n’était pas le tumulte d’une attaque ; des bruits sourds résonnaient, et ce n’étaient pas les bruits d’une porte qu’on essaye de défoncer. Ce tumulte, c’était celui d’une foule qui s’écarte précipitamment. Ces bruits, c’étaient, eût-on dit, ceux de meubles qui, tombant de très haut ; se brisaient à grand fracas sur le perron et sur la chaussée. En même temps, de rauques vociférations descendaient du haut d’une fenêtre, comme une pluie d’imprécations. Dehors Maurevert s’écriait :

 

— Je le savais bien que le damné Pardaillan avait rassemblé ici son armée de truands !

 

Et Pardaillan disait à Huguette :

 

— Ah ça, mais nous avons donc des défenseurs ?

 

Il s’élança vers les étages supérieurs et, guidé par le bruit formidable, atteignit le deuxième et dernier étage. Là, il constata que les vociférations venaient de la chambre où il avait dormi la nuit précédente… la chambre qu’il avait occupée jadis quand il logeait à la Devinière.

 

« Ils sont au moins quinze là-dedans, songea-t-il. À la bonne heure ! Je commence à croire qu’on va pouvoir donner du fil à retordre à messieurs les guisards. »

 

Et il ouvrit la porte en criant :

 

— Holà, camarades, ne jetez pas tout à la fois ! De la méthode, que diable ! Organisons une défense, et…

 

Il s’arrêta court, ébahi par le spectacle imprévu qui s’offrait à ses yeux.

 

Dans sa chambre, il n’y avait plus de meubles : les chaises, les deux fauteuils, la table, le bahut, le lit lui-même, démonté sans doute pièce à pièce, avaient été précipites par la fenêtre grande ouverte. Il n’y avait plus qu’une horloge, une de ces hautes horloges enfermées dans une gaine de bois sculpté.

 

Or, cette horloge, pour l’instant, semblait s’être animée d’une vie surnaturelle et fantastique. Elle dansait, se balançait, se cognait aux murs, avec des gémissements sonores et de brusques appels de sa sonnerie détraquée. Pardaillan qui ne s’étonnait de rien en demeurait muet de stupéfaction.

 

Cette horloge se battait !… Elle se battait contre un grand diable presque aussi haut et sûrement aussi maigre qu’elle, un être aux jambes d’échassier, aux bras démesurés, au long buste surmonté d’un seul cou, que surmontait enfin une petite tête à bec d’oiseau, à cheveux noirs aplatis sur le front plat.

 

C’était cet homme qui avait précipité tous les meubles par la fenêtre. C’était lui qui, empoignant l’horloge à bras-le-corps, l’entraînait aussi vers la fenêtre. C’était lui qui hurlait et vociférait d’une voix grasse, large, basse et profonde ! Il ruisselait de sueur. Il était blême d’épouvante, insensé de fureur. Il assénait à l’horloge de terribles coups de pied et la serrait dans ses bras, d’une étreinte frénétique.

 

— Ah ! misérables ! comme à la chapelle Saint-Roch ; comme à l’abbaye ! Vingt contre un ! Ah ! Par la fenêtre ! Tous par la fenêtre ! Quelle bataille !… Toi aussi, tu y passeras ! Nous y sommes !… Ouf !…

 

L’horloge, dans un dernier effort du fou — fou de peur et de rage — venait enfin de basculer sur l’appui de la fenêtre. L’homme se pencha avec un grand éclat de rire. L’horloge tomba dans le vide et alla se fracasser sur la chaussée, d’où monta la furieuse imprécation de la foule. Alors le fantastique lutteur, les yeux hagards, le visage couvert de sueur, se retourna en croassant d’un air satisfait :

 

— Tous en déroute !… Le dernier est mort !

 

Et Pardaillan reconnut Croasse.

XXXVI

BELGODÈRE



Belgodère, on l’a vu, s’était élancé vers la porte Montmartre pour courir à l’abbaye. Il trouva la porte fermée : sur l’ordre du duc de Guise, nul ne pouvait sortir de Paris. Belgodère ne fit aucune objection aux gens d’armes qui lui crièrent de passer au large. Il s’écarta et, à deux cents pas de la porte, monta sur le rempart en grognant :

 

— À cette heure, dit-il, la fille de Claude doit être en cendres. Le tour est joué. Que dit-il ? Que pense-t-il ?… Il pleure. Je voudrais bien être près de lui pour le voir pleurer.

 

L’image qui s’évoquait dans son esprit, Violetta pendue au-dessus du bûcher, et Claude mourant de désespoir, appela l’image de sa propre fille que lui-même avait vue dans les flammes. Un long frisson le secoua. Mais il se raccrocha à sa haine.

 

— Flora est morte, gronda-t-il. Bon, il ne faut plus que j’y pense. C’est bien assez de penser aux vivants. Flora est morte. Mais Violetta est morte. Et il me reste Stella. Que reste-t-il à Claude ?

 

Il se pencha sur le fossé et murmura :

 

— Impossible ! Je me romprais les os. Et je veux vivre, moi ! J’ai une fille, moi ! Et qui sait si Claude…

 

Il pâlit à la pensée que Claude chercherait sans doute à se venger sur Stella Alors il redescendit en toute hâte et courut à la porte.

 

— Laissez-moi passer, dit-il au chef du poste, je payerai ce qu’il faudra.

 

Cet homme couvert de sueur, hagard, haletant, les yeux exorbités, éveilla les soupçons du sergent d’armes. Il fit un signe : cinq ou six gardes se jetèrent sur Belgodère et le poussèrent dans la rue. Le bohémien courut à la porte voisine, mais s’y heurta à la même consigne.

 

— Comment faire ? grommela-t-il.

 

Tout à coup, il eut un cri de joie et se reprit à courir.

 

« Comment n’y ai-je pas songé tout de suite ? Elle me fera sortir, elle. »

 

Il venait de penser à Fausta. Elle devait être sur la place de Grève : il y avait vu sa litière. Lorsqu’il arriva sur la Grève, il vit que l’estrade était vide, et qu’il n’y avait plus sur la place que des gens occupés à ramasser des blessés qu’ils emportaient sur des civières. Belgodère ne se demanda pas ce qui s’était passé. La fête était terminée, voilà tout. Il entra dans la Cité, et bientôt frappait au palais Fausta.

 

Fausta venait de rentrer.

 

Elle reçut Belgodère dès qu’il demanda à la voir. Et certes, jamais le bohémien n’eût pu soupçonner quels orages se déchaînaient à ce moment dans l’esprit de cette femme. C’est à peine si elle était un peu plus pâle que d’habitude. Peut-être, d’ailleurs, en recevant Belgodère, espérait-elle quelque renseignement.

 

— Que me veux-tu ? demanda-t-elle avec une sorte d’avidité.

 

— Un sauf-conduit pour franchir les portes de Paris, dit le bohémien.

 

— Tu veux donc me quitter ?

 

— Non, madame. Aujourd’hui, moins que jamais. Car grâce à vous, une de mes filles est vivante.

 

— Que dis-tu ?

 

— La vérité… Je vous ai raconté mon histoire. Vous savez que mes deux filles Flora et Stella furent, après l’arrestation des miens, confiées à un chrétien. Ce chrétien-là, madame, c’était le procureur Fourcaud !

 

Belgodère essuya son front livide. Sous le calme de ses paroles, il y avait une formidable émotion. Quant à Fausta, si cette révélation l’émut, si le visage bouleversé de ce père lui inspira autre chose que de la curiosité, on n’eût pu le savoir.

 

Son visage demeurait de marbre.

 

— Ainsi, reprit le bohémien, celle qui a été pendue et brûlée, c’était ma fille aînée. Flora. Celle que vous avez sauvée, c’est Stella. Sur votre ordre, je l’ai conduite et laissée à l’abbaye de Montmartre. Et les portes de Paris sont fermées Vous comprenez qu’il me faut un sauf-conduit !

 

Ces derniers mots, Belgodère les prononça d’un ton rude.

 

— Je comprends, dit Fausta. Et tu vas avoir satisfaction.

 

Fausta tira en effet un papier d’un petit meuble et le remit au bohémien en lui disant :

 

— Garde ceci précieusement ; ce papier te permet en tout temps de passer partout, même là où il est défendu de passer. Tu peux donc sortir de Paris par n’importe quelle porte. Va… Ce soir, tu me rendras ce parchemin.

 

Belgodère saisit le parchemin qui portait la signature et le sceau de Guise. Il s’élança au dehors sans songer à remercier Fausta. À peine fut-il parti que Fausta, ayant tracé en hâte quelques mots sur une feuille, appela et dit :

 

— Un cavalier pour l’abbaye. Cet ordre à Mme de Beauvilliers. Il est nécessaire que le cavalier arrive avant l’homme qui sort d’ici.

 

Belgodère avait reprit le chemin de la porte Montmartre. Lorsqu’il y arriva, c’était encore le même sergent qui était de garde. Il reconnut le bohémien. Et il s’apprêtait cette fois à le faire saisir lorsque Belgodère exhiba son papier. À peine le sergent y eut-il jeté un coup d’œil qu’il regarda Belgodère avec stupéfaction, puis s’inclina.

 

— C’est pour le moins un prince déguisé, songea-t-il.

 

Et tout haut :

 

— Monseigneur daignera pardonner la façon dont je l’ai reçu tantôt. La consigne était rigoureuse.

 

Belgodère regarda autour de lui avec effarement. Force lui fut de constater que « monseigneur » c’était lui.

 

— Ouvre ! se contenta-t-il de dire d’un ton très bref en se redressant.

 

— À l’instant ! dit le sergent, convaincu par ce ton et cette attitude qu’il avait affaire à un gros personnage.

 

Et il ajouta :

 

— Ce ne sera pas long ; le pont-levis vient d’être baissé pour quelqu’un, et on n’a pas eu le temps encore de le relever.

 

Belgodère ne fit pas attention à ces paroles. Dès que la porte lui eut été ouverte, il se précipita au dehors, franchit le pont et s’élança vers l’abbaye. Tout en montant au pas de course, il ruminait :

 

— Comment vais-je lui apprendre la chose ? Elle croit qu’elle s’appelle Jeanne Fourcaud. Pas du tout. Elle s’appelle Stella. C’est ma fille. Me croira-t-elle seulement ? Pourvu qu’elle me croie !… Bah ! Elle me croira… Ce serait fameux, par exemple, que je n’arrive pas à lui prouver que je suis son père !…

 

Telles étaient les pensées du bohémien, ce qui prouve une fois de plus que chez les êtres les plus pervers en apparence, la nature a laissé son indélébile empreinte.

 

— Elle me croira, c’est sûr ! continua Belgodère. Et puis, que ferons-nous ?… Nous partirons. Claude, assommé, râle quelque part, à moins qu’il ne soit mort… S’il n’est pas mort, il n’en vaut guère mieux. Je n’ai plus rien à faire à Paris, moi. Alors, c’est bien simple. J’emmène ma fille, ma petite Stella…

 

Il riait nerveusement en grommelant ainsi, et il avait une effrayante figure.

 

Il atteignit l’abbaye et trouva plus expéditif de passer par la brèche. Là, il s’arrêta, tout pâle. Ce sacripant tremblait à l’idée de revoir son enfant.

 

— Que je me repose un peu, gronda-t-il comme pour s’excuser de sa propre faiblesse. Si je lui apparaissais ainsi tout hors de moi, je serais capable de l’effrayer. Effrayer Stella, moi !

 

Il se mit enfin en marche vers l’enclos, et quand il n’en fut plus qu’à cent pas, il vit que la porte en planches était ouverte. Belgodère fronça les sourcils, mais aussitôt il songea :

 

— C’est moi qui l’aurai laissée ouverte cette nuit…

 

Il se mit à courir, et quand il fut dans l’enclos, une sueur froide pointa à ses cheveux : non seulement la porte de la palissade était ouverte, mais celle du pavillon l’était également.

 

— Qu’est-ce que cela veut dire ?…

 

D’un bond, il fut dans le logis, et alors un rugissement gronda dans sa poitrine ; une troisième porte ouverte béait devant lui, et c’était celle de la pièce où il avait enfermé Jeanne Fourcaud… sa fille !

 

— Stella ! hurla-t-il, oubliant que même si sa fille eût été là, elle n’eût pas répondu à ce nom qu’elle ne connaissait pas.

 

Il se rua dans la pièce qui avait servi de prison à Violetta, puis à Stella. Elle était vide…

 

— Stella ! Stella ! rugit-il. C’est moi ! C’est ton père ! N’aie pas peur ! Où es-tu ?…

 

Il se mit à courir comme un insensé, appelant, sanglotant et mêlant ses appels de tendresse de jurons terribles. Quand il fut bien sûr que Stella n’était plus ni dans le pavillon ni dans l’enclos, il courut au monastère, monta l’escalier en bousculant un homme qui à ce moment le redescendait, et frappa violemment à la porte de l’abbesse.

 

— Stella ! où est Stella ? gronda-t-il lorsqu’il se trouva en présence de Mme de Beauvilliers.

 

— Stella ! fit Claudine d’un ton de surprise.

 

— Je veux dire la prisonnière. Voyons, où est-elle ?

 

— Ne l’avez-vous pas emmenée ? conduite à la Bastille ?

 

— Je ne parle pas de Violetta. Je veux dire celle que j’ai ramenée…

 

— Ah ! vous aviez donc ramené une autre prisonnière ?

 

Belgodère saisit sa rude chevelure à deux mains. Il se rappelait maintenant qu’il n’avait prévenu personne. À mots entrecoupés, il fit le récit de ce qui s’était passé pendant la nuit, et comment ayant conduit Violetta à la Bastille, il avait ramené Jeanne Fourcaud.

 

— Vous disiez qu’elle s’appelle Stella ? observa Claudine.

 

— C’est la même chose. Ou plutôt, Stella, c’est son vrai nom…

 

— Vous avez eu tort de ne pas m’informer, dit Claudine de Beauvilliers. Si la princesse demande compte de cette nouvelle prisonnière, c’est vous seul qui en êtes responsable. Je conçois votre émotion…

 

— Ah ! vous ne savez pas ; vous ne pouvez savoir…

 

Belgodère éclata en sanglots.

 

— Elle aura trouvé moyen d’ouvrir les portes, reprit l’abbesse, et se sera sauvée.

 

Mais déjà Belgodère n’écoutait plus. Il secoua la tête, et s’élançant au dehors, il retourna à l’enclos. Là, il s’assit sur une pierre, la tête entre les mains. Alors il roula dans son esprit des pensées de détresse et de désespoir qu’il entremêlait de jurons et d’imprécations.

 

— C’eût été trop beau !… Je me disais bien, aussi… Est-ce qu’un homme comme moi est fait pour être heureux et pour vivre avec des pensées de douceur ! Une fille, à moi ! Stella vivante ! Stella rendue à mon amour paternel ! C’était trop beau pour le bohémien ! Des meurtres, des coups de dague, des pensées tortueuses et funèbres, oui ! Voilà mon affaire, à moi !…

 

Une pareille explosion de sentiment ne pouvait durer longtemps dans un tel cœur. Comme Belgodère le disait lui-même, il avait dans sa vie roulé trop de pensées de meurtre et de vengeance. Ce désespoir sincère et farouche dura deux heures, au bout desquelles le bohémien commença à mettre un peu d’ordre dans son esprit.

 

Il songea d’abord à la facilité avec laquelle il était arrivé auprès de l’abbesse. Il eût été attendu qu’il n’eût été ni plus vite, ni mieux reçu. Car l’abbesse lui avait parlé avec une politesse et une douceur à laquelle il n’était pas accoutumé.

 

Alors, il alla étudier de près la porte de la pièce où Stella avait été enfermée. La serrure était intacte ; elle n’avait pas été brisée ni forcée. Et d’ailleurs, pourquoi Stella, c’est-à-dire Jeanne Fourcaud, eût-elle eu l’idée de se sauver, puisque lui, Belgodère, lui avait affirmé qu’on allait la réunir à sa sœur Madeleine ? Enfin, il y avait à cette porte un verrou extérieur.

 

La conclusion sautait aux yeux : Stella n’avait pas ouvert ; on lui avait ouvert du dehors !

 

Mais qui ?… Qui pouvait avoir eu un intérêt à délivrer cette jeune fille ?… Délivrer !… Était-ce bien une délivrance ?… Des soupçons, peu à peu, se formaient dans l’esprit du bohémien.

 

Qui savait que Stella était enfermée dans l’abbaye ? Fausta !… Fausta et les cavaliers qui lui avaient servi d’escorte !…

 

Belgodère, alors, se rappela cet homme qu’il avait croisé dans l’escalier tout à l’heure. Quand il eut rassemblé, dans son esprit toutes les circonstances, quand il eut ruminé le pour et le contre de la question, Belgodère quitta l’abbaye et se mit à descendre lentement les pentes de Montmartre. Sa rude figure, à ce moment, paraissait calme. Seulement, ses lèvres étaient blanches, ses yeux étaient striés de fibrilles rouges, et parfois un tressaillement nerveux le secouait tout entier. Voici ce qu’il songeait : « Fausta savait que j’allais à l’abbaye reprendre mon enfant. Fausta a expédié un cavalier qui m’a dépassé et a enlevé mon enfant. Bien. Très bien. Que veut-elle ? Je ne sais pas. Mais si elle se doute de ce que je pense, elle fera mourir ma fille… C’est bon… Je m’attache à elle ! Je ne la quitte plus ! Il faudra bien, alors, que je sache ce qu’elle a fait de Stella… Et quand je le saurai… »

 

Un geste menaçant compléta la pensée du bohémien. Quand dans la soirée, se jugeant assez calme pour maîtriser son émotion, il reparut devant Fausta, celle-ci fut la première à demander :

 

— Ma prisonnière ?…

 

— Vous voulez dire ma fille…

 

— Oui… ta fille. Tu la ramènes ici ?

 

— Elle a disparu, dit froidement Belgodère.

 

— Ta fille a disparu, fit-elle, et tu n’en es pas ému ?…

 

— Mais vous-même, dit audacieusement Belgodère, vous ne semblez guère émue de la disparition de votre prisonnière.

 

Fausta ne parut nullement scandalisée, ni même étonnée de la réplique du bohémien. On a vu qu’elle savait prendre avec chacun l’attitude qui convenait. Elle avait donc habitué Belgodère à une franchise brutale, mais utile à ses projets. Elle répondit simplement :

 

— Celle que tu appelles ta fille, je ne sais trop pourquoi, celle qui, à mon sens, était bien la fille du procureur Fourcaud, cette Jeanne enfin n’était pas une prisonnière. Il était de notre intérêt de la garder quelque temps, afin que nul ne connût la substitution qui s’est opérée à la Bastille, voilà tout. Puisqu’elle est partie, bon voyage !

 

— C’est ça, bon voyage ! dit le bohémien.

 

— Nous la retrouverons, d’ailleurs, sois tranquille. Tu peux donc te retirer en paix, Belgodère, non toutefois sans m’avoir rendu le sauf-conduit que je t’ai confié.

 

— Ce papier ! s’exclama le bohémien en se fouillant vivement. Par le diable, où est-il ?… Je ne l’ai plus…

 

— Tu l’as perdu ?…

 

— Oui, dit Belgodère en regardant fixement Fausta, j’ai dû le perdre…

 

— Cela n’a pas d’importance, après tout. Va, Belgodère, et attends mes ordres. À moins que tu ne veuilles quitter mon service, auquel cas je t’enverrais à mon trésorier. Parle… Veux-tu quitter mon service ?

 

— À moins que vous ne me chassiez, dit le bohémien, je préfère rester. Il me semble que je n’en ai pas fini avec votre illustre seigneurie.

 

— C’est bien aussi ce qu’il me semble, à moi, dit Fausta.

 

Et elle accompagna d’un sourire aigu le bohémien qui, après une humble salutation, se retirait. Belgodère grondait en lui-même :

 

— Maintenant, je suis tout à fait sûr que c’est elle qui a fait enlever Stella. Par l’enfer, signora mia, non seulement je n’en ai pas fini avec vous, mais cela ne fait que commencer !…

XXXVII

CLAUDE



Le prince Farnèse, en s’appuyant à la fenêtre du logis de la place de Grève, assista, pétrifié par l’horreur et l’admiration, au terrible spectacle que nous avons essayé de peindre, sans espoir d’en pouvoir rendre la tragique grandeur.

 

Farnèse vit Claude qui, après avoir sauté, se relevait, le poignard à la main, et se ruait sur la foule. Mais déjà, avant que Claude ne fût parvenu jusqu’à l’estrade, le prince vit Pardaillan saisir Violetta et l’arracher aux gardes. Puis après un inappréciable instant où tout disparut dans un vaste remous, il revit sa fille près de Charles d’Angoulême ; puis eut lieu la terrible chevauchée qui coûta la vie à plus de vingt personnes et en blessa deux cents autres.

 

Le prince cardinal, avec une délirante angoisse, suivit les phases de ce rêve vivant sous ses yeux… Violetta était sauvée !… Violetta avait disparu, emportée au galop par ses sauveurs !…

 

Ces sauveurs, Farnèse les avaient reconnus. C’étaient ces hommes à qui il avait parlé dans les vieux pavillons de l’abbaye de Montmartre, lorsque la subtile et perverse diplomatie de Fausta l’avait si soudainement remis en présence de la bohémienne Saïzuma… de Léonore de Montaigues… de celle qu’il croyait morte… de la femme, enfin, qu’il avait adorée vivante et qu’il regrettait de toute sa passion éperdue.

 

Lorsque Farnèse vit que sa fille était sauvée, il poussa un rauque soupir de joie surhumaine, et, pour la première fois depuis les seize mortelles années qu’il venait de vivre, un rayon d’espoir tomba dans ce cœur damné. Et cette joie, c’était le cri d’un égoïsme effroyable.

 

Cet espoir, ce n’était pas à Violetta qu’il allait, c’était encore, toujours à Léonore ! Oui, Farnèse aimait sa fille ! Oui, il l’avait ardemment cherchée ! Oui, il avait subi une vraie torture lorsque, l’ayant presque retrouvée, il avait cru que Fausta l’avait tuée ! Oui, à ce moment, sa haine contre celle qu’il appelait Sainteté avait été pure et sans mélange ! Mais depuis qu’il avait revu Léonore, Farnèse ne songeait plus à sa fille que comme un moyen de reconquérir l’adorée.

 

Léonore était folle : c’était par Violetta qu’il pouvait lui rendre la raison. Léonore rendue à la raison devait le haïr, c’était par Violetta qu’il pouvait essayer de toucher son cœur.

 

Donc il faut le dire : Farnèse, en voyant Violetta sauvée, eut ce moment de joie d’un terrible égoïsme que nous avons signalé, et il rugit :

 

— Maintenant, je puis me retrouver face à face avec Léonore.

 

En quelques secondes, son plan s’échafauda dans son esprit. Par les sauveurs, retrouver Léonore, et, en lui ramenant Violetta… sa fille… se faire pardonner le formidable passé !…

 

Il revoyait Léonore telle qu’il l’avait vue à l’abbaye, belle dans sa folie, d’une étrange beauté, qui l’avait bouleversé. Ce n’était plus la jeune fille de l’hôtel Montaigues, si adorable de grâce et de confiance… mais c’était la femme dans toute la splendeur d’une beauté préservée par la folie même, et parvenue à un idéal état de perfection… Oh ! la revoir, maintenant !… Les emporter toutes deux… elle et sa fille ?… Déchirer cette robe de cardinal dont la pourpre lui apparaissait faite de sang !… S’en aller dans quelque pays lointain… retrouver le bonheur et l’amour !…

 

C’est toute cette vision qui enfiévrait le cardinal à ce moment même où Fausta descendait de l’estrade, rugissante de sa nouvelle défaite, mais où conservant ce merveilleux sang-froid qui ne l’abandonnait jamais, elle donnait rapidement deux ordres.

 

L’un de ces ordres concernait le logis où se trouvait Farnèse. Quant à l’autre, nous en verrons l’exécution tout à l’heure.

 

Lorsque le prince cardinal eut vu disparaître le cheval qui emportait Charles et Violetta, il se retourna, après avoir machinalement fermé la fenêtre.

 

Il fallait agir vite. Nul doute, en effet, que Fausta ne cherchât à s’emparer de Violetta. Alors il regretta amèrement de ne pas avoir tué cette femme lorsqu’il la tenait dans le pavillon de l’abbaye, de ne pas avoir jeté à Claude l’ordre de reprendre pour une fois encore son métier de bourreau !

 

En songeant à ces choses, Farnèse descendit lentement l’escalier. Le même serviteur vêtu de noir qui avait fait entrer Belgodère se présenta pour lui ouvrir la porte. Farnèse lui remit une bourse pleine d’or en lui disant :

 

— Si on vient me chercher de la part de la souveraine…

 

Le serviteur fit le signe de la croix.

 

— Vous répondrez que je suis sorti d’ici en disant que je quitte Paris pour regagner l’Italie.

 

— Bien, monseigneur ! dit le laquais qui, en même temps, ouvrit rapidement une porte qui donnait sur une sorte de loge qu’il occupait.

 

Au même instant, de cette loge, s’élancèrent cinq ou six hommes qui se jetèrent sur Farnèse. En un clin d’œil, il fut désarmé, et l’un des agresseurs lui mettant la pointe d’une dague sur la poitrine, lui dit froidement :

 

— Monseigneur, nous avons ordre de vous ramener mort ou vif ; j’espère que vous nous épargnerez le chagrin de vous ramener mort…

 

Farnèse, livide, leva au ciel un regard de suprême reproche et murmura :

 

— Ô Fausta, je te reconnais !… Ô Dieu de justice et de bonté, vois ce que fait ton envoyée et juge-la !…

 

Puis, s’adressant à celui qui venait de lui parler :

 

— Comte, dit-il, nous suivons le même chemin depuis trois ans ; je sais donc que vous accomplirez dans toute leur rigueur les ordres que vous avez reçus. Un mot seulement : puis-je vous prier de me conduire le plus tôt possible à… celle qui vous a envoyé ?

 

— Monseigneur, dit celui qu’on venait d’appeler comte, votre prière sera d’autant mieux accueillie que nous devons vous conduire à l’instant même au palais de la Cité. Seulement, souvenez-vous qu’en route, un geste, un cri vous coûteraient probablement la vie.

 

— Je ne crierai pas, dit Farnèse avec ce calme glacial qui lui était habituel. Allons, messieurs, je vous suis. Quant à toi, ajouta-t-il en se tournant vers le serviteur noir, quant à toi, Judas, garde quand même ma bourse : ce sera pour payer ta trahison.

 

L’homme fit le signe de croix, s’inclina et dit :

 

— Dieu commande… j’obéis !…

 

Alors ils se mirent en route, le cardinal au milieu d’eux. Et ils avaient l’air de gentilshommes regagnant paisiblement leurs demeures. Sombre et pensif, le prince Farnèse songeait à ce palais de la Cité, à cet antre formidable d’où ceux qui y entraient n’étaient pas toujours sûrs de sortir.

 

Vingt minutes plus tard, la petite troupe entrait dans la maison Fausta. Le cardinal fut introduit dans une pièce meublée, mais dont la porte de chêne était garnie de ferrures solides et dont l’étroite fenêtre surplombant la Seine était protégée par d’épais barreaux.

 

Il demanda à être conduit aussitôt auprès de Fausta. Mais pour toute réponse, l’homme qui l’avait conduit jusqu’à cette chambre referma la porte et poussa les verrous. Farnèse tomba sur un siège. Un livide sourire crispa ses lèvres et il murmura :

 

— Qui sait s’il ne vaut pas mieux que je meure enfin ! La malédiction de Notre-Dame pèse sur moi, et tout ce que je touche est maudit… Mais mourir sans avoir frappé l’infernale Fausta !… Ô Claude ! Claude ! que fais-tu ?…

 

Ce que faisait Claude ?… Il s’était élancé vers le point où il avait vu galoper Charles d’Angoulême emportant Violetta. Il passa en bondissant près de l’estrade.

 

Fausta le vit sans doute !… Fausta devina ce qu’il allait faire !… Elle dit quelques mots à un homme qui se trouvait près d’elle, et cet homme se mit à courir comme courait Claude.

 

Claude, l’un des premiers, saisit la bride de l’un de ces chevaux qui couraient en tous sens. Il sauta dessus et se trouva faire partie, pour ainsi dire, du peloton de cavaliers qui se lançait à la poursuite de Pardaillan. Seulement, lorsque Pardaillan tourna, Claude ne suivit pas le peloton. Il s’élança ventre à terre dans la même direction que Charles d’Angoulême qu’il voyait disparaître au loin, au tournant d’une rue. Ce tournant, il l’atteignit à temps pour voir Charles entrer dans la rue des Barrés. Il entra à son tour…

 

Charles se croyait poursuivi.

 

Lorsqu’il s’arrêta, haletant, devant son hôtel — l’hôtel de Marie Touchet — il sauta à terre, saisit Violetta dans ses bras, et heurta le marteau avec une telle frénésie que les serviteurs accoururent affolés ; la porte ouverte, Charles déposa dans l’antichambre Violetta évanouie… À ce moment, Claude arrivait à fond de train et s’arrêtait devant la porte. Charles s’élança au dehors et braqua son pistolet sur Claude. Claude, haletant, hagard, en cet état où l’homme ne dirige plus ses pensées, obéit à des impulsions nerveuses, Claude se dit qu’il allait être tué là par ce jeune homme, et l’idée ne lui vint pas de faire un seul mouvement pour se défendre. Charles fit feu… À l’instant même où il tirait, son bras dévia ; la balle se perdit dans les airs ; Charles se sentit étreint par deux bras de femme, et une voix mourante balbutiait à son oreille :

 

— Mon père ! C’est mon père que vous tuez !…

 

Le jeune duc poussa un cri et jeta un regard de terreur sur Claude. Et, le voyant debout, tout pâle dans la fumée, il s’élança, lui saisit ses deux mains :

 

— Vous ai-je blessé ?…

 

— Non ! non !…

 

— Entrez… entrez, ô vous qu’elle appelle son père… pardonnez… j’ai cru que vous nous poursuiviez… Si vous saviez comme je l’aime… J’étais fou… j’eusse tout tué…

 

Quelques instants plus tard, Charles d’Angoulême et Violetta, réunis dans les bras de Claude, mêlaient leurs sourires et leurs larmes. Le bourreau sanglotait doucement.

 

Ce fut pour ces trois êtres une minute de bonheur très pur. Pour Violetta, c’était l’extase infinie d’un beau rêve soudain réalisé. Pour les deux hommes, c’était cet étonnement ravi qui saisit les âmes les mieux trempées lorsque du danger on passe tout à coup à la sécurité, et du désespoir à une certitude de bonheur. Ils se connaissaient à peine. Et il leur semblait qu’ils avaient toujours vécu ensemble. Claude murmura à l’oreille de Violetta :

 

— C’est donc ce jeune seigneur que j’allai chercher à l’auberge de l’Espérance et que je ne trouvai pas ?

 

— C’est lui ! dit Violetta palpitante.

 

— Monsieur, fit alors le jeune homme tandis qu’il souriait à Violetta, votre situation est bien simple : j’aime cet ange dont vous avez le bonheur d’être le père. Il faut donc que vous sachiez qui je suis. Je m’appelle Charles, duc d’Angoulême. Ma mère s’appelle Mme Marie Touchet, et mon père s’appelait Charles IX…

 

— Le fils du roi ! murmura Violetta ravie.

 

Et dans son âme naïve de pauvre petite bohémienne, il y eut comme un orgueil très doux, pareil à l’orgueil de ces petites Cendrillons qu’une fée bienfaisante donne pour épouses à quelque prince Charmant. Son rêve avait été radieux. La réalité était inouïe. Ce seigneur qu’elle avait adoré en secret, qui en ce moment la tenait par la main, et qui l’aimait, et, qui le disait, c’était un fils de roi…

 

Au fond de cette rue paisible, les clameurs mortelles n’arrivaient pas. Dans cette salle aux beaux meubles luisants, aux tapisseries anciennes régnait un calme infini, comme si la douce amante de Charles IX y eût laissé l’empreinte de son amour profond et tranquille. La tête appuyée sur la poitrine de Claude, la main dans la main de Charles, Violetta eût souhaité mourir ainsi, dans cette paix, dans cette douceur et dans cet amour. Charles d’Angoulême, cependant, reprenait :

 

— Vous savez maintenant qui je suis… je serais bien heureux, en cette minute la plus heureuse de ma vie, de savoir qui est le père de celle que j’aime…

 

Claude, qui contemplait Violetta, releva lentement la tête. Les larmes de bonheur qui coulaient sur ses joues se figèrent au bord de ses yeux hagards. Son sourire d’infinie félicité se crispa en un sourire d’amertume affreuse.

 

— Qui je suis ? fit-il d’une voix étranglée. Vous voulez savoir qui je suis ?…

 

Charles le regarda avec un étonnement angoissé. Il entrevit quelque secret horrible dans l’attitude de Claude.

 

— Monsieur, balbutia-t-il, je vous ai parlé trop vite, peut-être, pardonnez-moi…

 

— Non, non, dit le bourreau avec un soupir qui râla dans sa gorge. Il faut que vous sachiez…

 

En même temps, d’un geste instinctif, il retira sa main que Charles avait prise. Cette main… cette main homicide… cette main rouge de sang… cette main de bourreau ! Jamais personne ne l’avait serrée !… Devant ce geste, Charles trembla. Il vit se décomposer le visage du père de Violetta.

 

— Si votre nom est un secret, dit-il avec la simplicité d’un cœur largement généreux, ne le prononcez pas… Je ne vous le demandais que pour pouvoir dire : Mon père, j’aime votre enfant… bénissez notre amour en attendant qu’un prêtre bénisse notre union…

 

Violetta pâlit affreusement. Elle avait compris, elle !… Toute la scène de la confession du bourreau revivait et palpitait en elle !… Qui donc voudrait épouser la fille du bourreau ?…

 

— Père ! oh ! mon bon père Claude ! balbutia-t-elle dans un murmure d’épouvante.

 

Et cette parole était adorable ! cette parole où elle reconnaissait le bourreau pour son père en une pareille seconde !…

 

— Non, non ! répéta Claude. Vous n’avez pas eu tort de me demander qui je suis, il faut que vous sachiez ce que je ne suis pas. Monseigneur duc, je ne suis pas le père de cette enfant !…

 

— Père ! père ! cria Violetta d’une voix déchirante, vous m’avez déjà dit cela ! Eh bien, moi, quoi qu’il arrive, je déclare que vous êtes mon père, et que je n’en ai jamais eu d’autre que vous !…

 

— Ah ! rugit le bourreau avec une sublime expression de joie et d’orgueil, bénie sois-tu, ange de douceur et d’espérance qui t’es penchée sur une existence de damné !…

 

En même temps et tandis que Charles demeurait stupéfait, bouleversé d’angoisse, Claude souleva Violetta dans ses bras, la serra un instant, avec un rauque sanglot, sur sa vaste poitrine, et l’emporta dans la pièce voisine où il la déposa sur un fauteuil.

 

— Ne bouge pas, fit-il, ne crains rien… ton vieux papa Claude arrangera tout. Tu l’épouseras, le fils du roi !… bientôt, tu seras madame la duchesse d’Angoulême…

 

Alors il revint dans la salle où il avait laissé Charles, en refermant la porte.

 

— Vous êtes étonné ? dit-il.

 

— Je l’avoue…

 

Claude se mit à marcher de long en large, pensif. Charles le considérait avec une sorte d’effroi.

 

— Monsieur, fit Claude en s’arrêtant tout à coup devant lui, comme je vous le disais, je ne suis pas le père de Violetta. Je l’ai seulement élevée. Il importe donc assez peu que vous sachiez ce que je suis, ou ce que j’ai été. Je vous dirai simplement que mon nom est maître Claude, et que je suis bourgeois de Paris.

 

Il s’arrêta, haletant, étudiant avec angoisse le visage de Charles et attendant ce qu’il allait dire.

 

— Il y a un secret dans votre vie, dit Charles.

 

— Violetta vous le dira ! fit Claude d’une voix indistincte.

 

— Je ne veux pas le savoir, protesta Charles doucement.

 

Claude eut un profond soupir.

 

— Ce qui importe, reprit-il en faisant un effort, c’est que je ne suis pas le père de celle que vous aimez. Violetta est la fille de Mgr Farnèse et de la très noble demoiselle Léonore de Montaigues.

 

— Cet homme que j’ai vu dans le pavillon de l’abbaye ?…

 

— Oui, c’est lui !…

 

— Il disait que sa fille était morte…

 

— Il le croyait !

 

— Où et quand pourrai-je revoir le prince Farnèse ?

 

— Je sais où le trouver.

 

— Eh bien, faites donc en sorte que je puisse le voir au plus tôt.

 

Une sorte de gêne, une sourde contrainte régnait maintenant entre les deux hommes. Ce secret que Charles ne voulait pas savoir… ce secret que Claude fût mort sur place plutôt que de le révéler en un pareil moment, semblait creuser entre eux un abîme. Et à cette contrainte, tous deux avaient hâte d’échapper.

 

— Le prince Farnèse, reprit Claude, est le seul qui puisse décider du sort de Violetta. Moi, je ne suis pas son père… elle ne me doit rien… et je ne suis rien pour elle… je voudrais que vous soyez bien pénétré de cette vérité primordiale…

 

— Je le suis, dit Charles sourdement.

 

— Bien ! continua Claude en pâlissant. Étant donné que je ne suis rien pour Violetta, qu’elle n’est rien pour moi, que vous pouvez partir dès que vous serez unis sans même me dire vers quel point de la terre vous dirigez vos pas…

 

Il s’interrompit pour souffler et passer une main sur son front.

 

— Étant donné tout cela, acheva-t-il, le mieux, c’est que vous soyez, dès aujourd’hui, en communication avec le prince Farnèse… le père de Violetta…

 

— C’est mon avis, dit Charles.

 

L’ancien bourreau baissa la tête. Après les paroles qu’il venait de prononcer, il ne lui restait plus qu’à partir à l’instant pour se mettre à la recherche du prince Farnèse. Et il demeurait là, abîmé dans une sombre méditation.

 

Le jeune homme le considérait avec une angoisse croissante. Des soupçons d’autant plus poignants qu’ils étaient plus imprécis l’envahissaient. D’où venait ce froid de glace entre lui et cet homme que Violetta avait appelé « père » ? N’étaient-ils pas liés par un sentiment qui, dès le premier regard, eût dû les faire amis à jamais ? Qu’il fût ou non en réalité le père de Violetta, cet homme, de toute évidence, éprouvait pour la jeune fille l’amour paternel poussé à ses dernières limites.

 

Comment se faisait-il que ce Claude s’enfermât en une attitude équivoque ? Qui était-il ? Quelle tache son contact avait-il jetée sur Violetta ? Quelle ombre descendait de cette sombre figure ?… Au moment où il se posa ces questions, Charles vit une telle douleur sur le visage de Claude que ses soupçons s’évanouirent pour un instant, et, entraîné par une instinctive pitié, il s’écria :

 

— Nous ne pouvons nous quitter ainsi ! Monsieur, au nom de celle que nous aimons tous deux, je vous somme de me dire qui vous êtes !…

 

Le bourreau jeta sur le duc un regard infiniment doux et triste.

 

— Ne vous l’ai-je pas dit ? fit-il d’une voix tremblante, je suis un bourgeois de Paris, et je m’appelle Claude… voilà tout !

 

— Non ! ce n’est pas tout !… Ce secret… ce secret qui est dans votre vie, je veux le savoir à présent…

 

— Ce secret ! balbutia Claude. Écoutez, monseigneur. Je vous ai dit que Violetta elle-même vous le révélerait.

 

— Oh ! s’écria le jeune homme, tout de suite, alors !

 

Et il fit un mouvement pour s’élancer vers la pièce où Claude avait conduit la jeune fille. Mais le bourreau l’arrêta par le bras et dit :

 

— Le prince Farnèse… le père de l’enfant que vous allez voir tout à l’heure vous donnera sur la naissance de celle que vous aimez les explications nécessaires… Ces explications, il ne m’appartient pas de les fournir, puisque je ne suis pas le père, moi !… Monseigneur, jurez-moi de ne jamais parler de moi au prince Farnèse !… Il le faut ! ajouta-t-il rudement en voyant que le jeune homme hésitait…

 

— Eh bien, soit ! dit alors le duc d’Angoulême. Sur ma foi de gentilhomme, je ne prononcerai jamais votre nom devant le père de Violetta.

 

— Bien. Jurez-moi maintenant de ne jamais interroger Violetta sur moi. Que si elle parle d’elle-même, que si, sans y être invitée par vous, elle vous révèle le secret de ma vie, ce sera dans l’ordre. Mais jurez-moi de ne pas créer à cette enfant un tourment qu’elle ne mérite pas en cherchant à lui arracher le secret si elle pense qu’elle doit le garder.

 

— Je vous le jure aussi, dit Charles entraîné par cet accent de profonde tristesse que nous avons signalé.

 

Claude eut un geste de satisfaction.

 

— Adieu donc, dit-il alors. Dans une heure le prince Farnèse sera ici… Quant à moi, si vous ne me revoyez pas… écoutez…

 

— Pourquoi ne vous reverrais-je pas, fit Charles à la fois ému, irrité, angoissé…

 

— Si vous ne me revoyez pas, reprit sourdement Claude, comme s’il n’eût pas entendu, il peut se faire que l’enfant coure un danger quelconque…

 

— Nul ne songera à venir nous chercher ici, elle ou moi, et j’espère que demain nous aurons quitté Paris…

 

— Très bien, dit Claude avec un soupir. C’est pour le mieux et j’allais vous donner ce conseil. Cependant… s’il survenait quelque chose… n’importe quoi où vous pensiez que je puisse être utile à l’enfant, il y a dans la Cité, vers le milieu de la rue Calandre, derrière le marché neuf, une maison autour de laquelle l’herbe pousse, une maison basse et isolée des autres dont la porte et les fenêtres sont toujours fermées. De nuit ou de jour, tant que vous serez encore à Paris, si vous avez besoin d’aide, venez frapper à la porte de cette maison… Un dernier mot : quand partirez-vous ?

 

— Demain à la pointe du jour.

 

— Par quelle porte ?

 

— Je passerai rue Saint-Denis, chercher à l’auberge de la Devinière un ami qui m’est bien cher… car je présume qu’il a dû se réfugier là… Puis, avec le prince Farnèse et Violetta, j’irai chercher la route d’Orléans.

 

— Bien ! Vous sortirez donc par la porte de Notre-Dame-des-Champs…

 

À ces mots, Claude fit brusquement quelques pas comme s’il voulait entrer dans la pièce où se trouvait Violetta. Mais il s’arrêta court, secoua la tête et revint sur Charles qu’il contempla longuement.

 

— Monseigneur, dit-il alors d’une voix basse et rauque, cette enfant vous adore ; je le sais : j’en suis sûr ; c’est l’âme la plus pure, le cœur le plus généreux… elle a beaucoup souffert…

 

— Souffrances, misères, tout cela est fini pour elle ! dit Charles en joignant fiévreusement les mains. Si une vie d’homme tout entière passée à assurer son bonheur peut lui faire oublier les tristesses de son jeune âge, ah ! je vous jure que Violetta, dès ce moment, est pour toujours heureuse !

 

Une expression d’ineffable joie se répandit sur le visage du bourreau. Il salua le duc d’Angoulême avec une sorte d’humilité. Charles lui tendit les mains. Mais pour la deuxième fois, Claude feignit de ne pas voir ce geste et rapidement il sortit. Quelques instants plus tard, il était dehors.

 

Il examina attentivement la rue : elle était paisible et déserte comme d’habitude. Il était évident qu’on n’avait pas suivi Charles d’Angoulême fuyant la place de Grève.

 

— Sauvée ! murmura ardemment Claude. Maintenant, je puis bien dire qu’elle est sauvée !…

 

Alors, il se mit en marche, après avoir jeté sur la maison silencieuse de Marie Touchet un dernier regard éperdu de douleur et rayonnant de son sublime sacrifice. Et quand il eut fait quelques pas, il éclata en sanglots. Il s’en alla le long des berges, dans la direction de la Grève. Là, il retomba dans les groupes de peuple qui, avec force imprécations et gesticulations, commentaient les événements qui venaient de se dérouler sur la place.

 

Au moment où le bourreau avait quitté la maison de la rue des Barrés, un homme sortant d’une encoignure s’était mis à le suivre à distance. Cet homme, c’était l’un de ceux à qui la Fausta avait jeté un ordre près de l’estrade. Il avait sauté sur un cheval et était arrivé rue des Barrés assez à temps pour voir Claude entrer dans la maison de Marie Touchet. Alors, il avait attaché sa monture à l’un de ces anneaux de fer qui surmontaient les nombreuses bornes cavalières qui servaient aux gens couverts de fer à se hisser sur leurs selles. Et cherchant un poste d’observation, il avait attendu. Lorsque Claude était sorti, cet espion, abandonnant son cheval où il l’avait attaché, s’était mis en marche dans la même direction que l’ancien bourreau.

 

« Voilà, songeait Claude en marchant, une chose à laquelle je n’avais pas songé, moi ! Il a fallu que je fusse imbécile pour ne pas prévoir que cela arriverait… Je me figurais que Violetta pourrait toujours m’avouer… moi… et que simplement, j’étais un homme comme un autre, et que je pouvais vivre près d’elle, vivre de son bonheur, respirer l’air qu’elle respire… être le père enfin… Ah ! bien, oui ! Tu es le bourreau, misérable ! »

 

L’homme qui le suivait de loin le vit en outre descendre la berge, arriver jusqu’au bord de l’eau et demeurer longtemps debout, immobile, à regarder couler cette eau.

 

« Voici le fait, ruminait le malheureux en se débattant contre son désespoir, je suis le bourreau ! Rien ne peut faire que je n’aie exercé l’horrible métier et que je ne sois un objet d’épouvante et d’exécration. Que Violetta m’ait absous de mon passé, le pauvre cher ange au cœur d’or, cela ne me surprend pas… Oui, mais Violetta est un ange, et je suis le bourreau ! Je n’y puis rien. Et Violetta n’y peut rien non plus… Elle aime ce jeune homme. Qui est ce jeune homme ? Qu’importe ! Il l’aime lui aussi !…C’est sûr. Je l’ai bien regardé. C’est un noble cœur. L’amour déborde de ses yeux. Il est très doux… Elle sera duchesse d’Angoulême, fit-il tout à coup en riant. Il s’appelle Charles et il est duc d’Angoulême. C’est le fils du roi Charles IX… »

 

L’espion lui vit faire un geste violent, puis remonter la berge et reprendre le chemin de la place de Grève.

 

« Mais, rugissait Claude en lui-même, ce serait le dernier des débardeurs de Seine ! serait-il truand au lieu d’être duc ! serait-il fils de cabaretier au lieu d’être fils de roi ! qu’est-ce que j’y gagnerais ?… Où est le pauvre diable, si malheureux qu’il soit, qui consentira à vivre près du bourreau ? Où est l’amoureux, si épris qu’il soit, qui ne crierait à Violetta : C’est le bourreau qui t’a élevée ? Le bourreau t’a portée dans ses bras ? C’est le bourreau que tu appelles père ?… Tu portes des tâches sanglantes, fille du bourreau !… Et truand ou fils de roi, l’amoureux s’enfuirait avec une imprécation d’horreur… »

 

Il atteignit la place de Grève et, à travers les groupes encore nombreux et agités, se dirigea vers le logis où il avait laissé Farnèse.

 

— Le bourreau disparu… moi mort, tout change ! Il n’aura plus horreur de moi s’il sait que je me suis tué… Il n’aura plus que de la pitié… Oui, oui… il saura que je suis mort et qu’il peut aimer sans horreur… Un mot que je lui ferai parvenir à Orléans fera l’affaire… Et alors, Violetta pourra tout lui dire, si elle veut ! Elle sera heureuse malgré elle et c’est un bon tour que son papa Claude lui aura joué en se tuant… Ô ma fille bien-aimée, si tu savais avec quelles délices je vais mourir pour toi !… Sûrement, tu ne pleureras pas lorsque tu sauras la chose…

 

Et il était vraiment radieux, sa monstrueuse figure noyée de larmes se nimbait d’une gloire de sacrifice, d’un rayonnement très doux, d’une sorte de majesté sereine… Il heurta le marteau du logis en se disant :

 

« Farnèse !… En voilà un, par exemple, qui va être étonné de ce que je vais lui apprendre !… Que je déchire le pacte qui le lie à moi, que je lui pardonne, et que sa fille… sa fille !… oui, sa fille l’attend !… Il n’a qu’à aller rue des Barrés. À la bonne heure ! Voilà un père que Violetta peut avouer !… »

 

Il n’y avait nullement dans ces derniers mots l’amère et sinistre ironie qu’on pourrait y voir. En toute humilité, le bourreau reconnaissait la qualité de père à l’homme qui, au pied du gibet où on traînait Léonore de Montaigues, n’avait pas eu le courage de prendre son enfant dans ses bras !…

 

Farnèse n’avait été que la lâcheté… lui, il était l’horreur !…

 

Le laquais noir vint ouvrir, le reconnut à l’instant et lui sourit.

 

— Je veux voir monseigneur, dit Claude.

 

— Montez, répondit le laquais.

 

Claude passa et se mit à monter rapidement le large escalier. À ce moment l’espion qui l’avait suivi pas à pas entra à son tour dans la maison, et sans dire un mot au valet noir pénétra dans la loge, tandis que la porte du dehors était refermée. Là une troupe pareille à celle qui avait arrêté Farnèse attendait. Sans doute ces gens étaient là depuis le moment où Fausta avait écrit au cardinal. Ils étaient sept ou huit. L’espion leur fit un signe et ils le suivirent.

 

Claude était arrivé à la porte de cette vaste salle où il avait attendu avec Farnèse. Il entra. À l’instant où, pensif, il franchissait cette porte, il se sentit brusquement saisi par les bras. Il eut à peine le temps de voir les gens qui l’entouraient ; dans le même instant, il se trouva dans une profonde obscurité : un sac d’épaisse toile venait d’être jeté sur sa tête.

 

Claude était doué d’une force formidable. Il ne poussa pas un cri, ne dit pas un mot, mais d’un terrible roulis des épaules, pareil au sanglier coiffé qui secoue les chiens, il se débarrassa de l’étreinte ; en même temps, il étendait au hasard ses deux mains ; les deux mains, pinces effrayantes, saisirent deux gorges ; un double râle bref, un double craquement de muscles broyés, et deux masses tombèrent.

 

Mais si rapide qu’eût été ce mouvement, il avait suffi aux assaillants pour lier le sac autour du cou. Claude, privé de lumière, continua sa lutte silencieuse. Il manœuvrait son poing comme une masse, et lorsque cette masse rencontrait un crâne, l’homme tombait…

 

Tout à coup, Claude trébucha, s’affaissa… On venait de lui passer un nœud coulant autour des jambes, et une forte secousse sur la corde lui avait fait perdre l’équilibre.

 

Claude étendu, les jambes liées, aveugle, essaya une résistance suprême. Il sentit qu’on le piétinait, qu’on montait sur sa poitrine, que l’un après l’autre ses bras puissants étaient empoignés, ligotés… et enfin, il se trouva dans l’impossibilité de faire un geste. Autour de lui, il entendait des râles d’agonisants, les souffles rauques et les paroles hors d’haleine des survivants… il comprit qu’il avait dû en tuer ou blesser cinq ou six…

 

Il demeura immobile, et sa pensée se reporta vers Violetta… Puis, tout tourbillonna dans sa tête ; il s’aperçut qu’il allait s’évanouir… mourir peut-être. Il n’entendait plus rien autour de lui. Il y avait eu des allées et venues, des échanges de mots à voix basse… puis on l’avait laissé là… Claude se raidit dans un effort insensé pour rompre les liens de ses mains. Et dans ce dernier effort, il perdit le sens des choses.

XXXVIII

LE TRIBUNAL SECRET



Combien de temps demeura-t-il sans connaissance ?… Il n’en eut pas conscience. Lorsqu’il revint à lui, il se sentit ranimé par une impression de fraîcheur, en même temps qu’il éprouvait des secousses de cahots. Chaque secousse déchirait un peu plus ses chairs gonflées par les cordelettes. Mais il ne s’en apercevait pas… il songeait à Violetta.

 

Où le conduisait-on ?… Il ne savait. Il comprit seulement qu’il avait dû être transporté sur une charrette pendant son évanouissement, et qu’on avait attendu la nuit pour le transporter. De là, cette impression de fraîcheur qui, à travers le sac solidement maintenu sur sa tête, baignait son front brûlant de fièvre.

 

Par qui, pour qui avait-il été saisi ? Le sac jeté sur sa tête le mit sur la voie : c’était là une manœuvre familière aux gens de Fausta. Il frémit. Non pour lui-même… Que pouvait Fausta ?… Le tuer ? Mais il était décidé à se tuer lui-même !… Mais Violetta ?… Est-ce que l’infernale Fausta n’avait pas retrouvé sa trace, à elle aussi ?… Il se rassura peu à peu, ayant reconstitué le guet-apens : il lui sembla évident qu’on l’avait attendu au logis de la place de Grève et qu’on ignorait d’où il venait… Alors il sourit.

 

Tout à coup, la charrette, le véhicule quelconque qui le transportait, s’arrêta. Claude fut saisi par une douzaine d’hommes qu’il ne voyait pas. Il entendit résonner un marteau de bronze sur une porte, et il frissonna : le marteau avait résonné sur du fer, et il reconnaissait ces échos sinistres : il comprit dans quel antre on l’entraînait : il était bien le prisonnier de celle qu’il avait appelée sa Souveraine !… de Fausta !…

 

Claude, porté à bras, sentit qu’on s’arrêtait encore et qu’on ouvrait une porte verrouillée, puis qu’on le déposait précipitamment, qu’on le jetait sur un tapis… puis la porte se referma… Alors, il entendit comme un cri d’étonnement… Des pas pressés près de lui froissèrent le tapis… une main rapide et légère trancha les liens de ses jambes, puis les liens des bras, puis la corde qui maintenait le sac, puis le sac fut enlevé, arraché, et quelqu’un, celui qui venait de le délivrer et qui se trouvait à genoux près de lui, ce quelqu’un eut une sourde exclamation :

 

— Claude ! Vous ! Vous ici !…

 

Les yeux de Claude éblouis par une vive lumière s’étaient fermés. Il croyait rêver. Au son de cette voix qu’il crut reconnaître, il rouvrit les yeux et, à son tour, il murmura :

 

— Le cardinal prince Farnèse !…

 

Le cardinal était agenouillé près de lui. Claude essaya de se soulever, mais ses membres étaient comme brisés par les cordes qui l’avaient lié pendant des heures. Il fixa sur Farnèse un regard d’inexprimable étonnement.

 

— Où sommes-nous, râla-t-il.

 

— Ne vous en doutez-vous pas ! dit Farnèse d’une voix sombre. Où sommes-nous, sinon chez celle que le démon m’a entraîné à servir, chez celle qui passe, semant la mort sur la route, pareille au génie du mal déchaîné parmi les hommes !…

 

— Fausta ! gronda Claude qui parvint à se mettre debout. Je l’avais deviné ! Mais vous êtes donc prisonnier, vous aussi ?

 

— J’ai été saisi au moment où je quittais le logis de la place de Grève…

 

— Et moi au moment où j’y retournais pour vous chercher…

 

— Ma fille ! haleta Farnèse.

 

— Sauvée ! Je voulais vous conduire près d’elle…

 

— Vous !…

 

— Moi !

 

Farnèse baissa la tête devant le bourreau qui le considérait d’un regard empli d’une ineffable sérénité.

 

— Vous étiez le père, murmura Claude. Et pour le bonheur de l’enfant, il lui fallait un père qui ne fût pas le bourreau.

 

Deux larmes brûlantes s’échappèrent des yeux de Farnèse… et ces larmes, le bourreau les dévora des yeux comme si elles eussent rafraîchi les pensées brûlantes qui flamboyaient dans son cerveau. Doucement, il frottait ses poignets endoloris et murmurait :

 

— Autrefois, quand je serrais avec des cordes les membres des patients que je devais exécuter, je serrais sans songer au mal que je faisais ; plus je voyais les chairs se gonfler autour des cordes, plus j’étais satisfait…

 

— Voyons, dit Farnèse d’une voix tremblante, vous disiez qu’elle est sauvée… répétez-le… vous disiez cela…

 

— Elle est sauvée, rassurez-vous…

 

— Et que vous vouliez me conduire près d’elle ?… Je ne rêve pas ?… Vous disiez bien cela ?…

 

— Oui, je vous raconterai en détail toute l’aventure ; pour le moment, il faut songer à sortir d’ici… Une porte en chêne… bon !… des barreaux à la fenêtre… bon, bon ! Nous verrons bien… Avant tout, il faut que je reprenne des forces ; donnez-moi à manger !

 

— À manger ? balbutia Farnèse en passant la main sur son front.

 

— Oui, je meurs de faim… et surtout de soif… donnez-moi à boire… un peu d’eau fraîche me remettra tout à fait…

 

Farnèse saisit le bras de Claude.

 

— Je suis ici depuis ce matin, cette porte de chêne ne s’est ouverte que tout à l’heure lorsqu’on vous a jeté ici, presque dans mes bras… Moi, je n’ai pas faim encore… mais la soif me dévore… j’ai tous les feux de l’enfer dans la poitrine.

 

— Eh bien ? répéta Claude.

 

— Eh bien, il n’y a ici ni à manger, ni à boire… pas un morceau de pain… pas une goutte d’eau !…

 

— Mais on va venir, sans doute… Attendons… et même… peut-être sera-ce le moyen de délivrance… voyons, êtes-vous fort ?…

 

À ce moment, et avant que Farnèse eût pu répondre, la lampe suspendue très haut au plafond s’éteignit subitement, grâce à quelque mécanisme manœuvré du dehors. Les deux prisonniers demeurèrent silencieux, frémissants, en proie à cette épouvante spéciale qui s’empare des sens au moment où on attend quelque horrible événement.

 

Un léger délie se fit entendre ; il sembla à Farnèse et à Claude qu’un panneau de muraille glissait : une faible et pâle lumière éclaira soudain l’obscurité profonde, et alors un fantastique spectacle, une vision de rêve leur apparut…

 

Tout un panneau de la pièce où ils étaient enfermés semblait avoir disparu !… À la place de ce panneau, une grille se montrait, une grille qui, allant du plancher au plafond, était infranchissable, une grille composée d’épais barreaux carrés. Et de l’autre côté de cette grille, c’était une pièce de vastes dimensions, éclairée très faiblement par de rares flambeaux qui projetaient autour d’eux une lueur triste, insuffisante à dissiper les ténèbres… Au milieu de cette salle dont la grille les séparait, le cardinal et le bourreau, immobiles de cette stupéfaction qui confine à l’horreur, virent une mise en scène fabuleuse par la splendeur de l’ensemble et l’harmonie des détails…

 

Au milieu de cette salle s’élevait une estrade tendue de velours incarnat et surmontée d’un dais de soie brochée à reflets rouges et à broderies d’or. Les tentures de ce dais retombant en arrière de l’estrade en plis chatoyants formaient un fond d’un rouge de flamme sur lequel ressortait en un étrange relief la somptueuse et sombre beauté de Fausta…

 

Fausta, immobile sur un trône d’ivoire incrusté d’or, vêtue de ses habits pontificaux, longue robe d’une éclatante blancheur, dont la traîne à borderies d’or bouillonnait jusqu’au pied de l’estrade comme des vagues d’écume où étincelle de soleil en paillettes fulgurantes, manteau de velours blanc, où chatoyait la broderie des deux clés symboliques, le front ceint de la tiare d’or surmontée d’une croix faite de rubis monstrueux qui jetaient ses feux funèbres, les pieds posés sur un vaste coussin de satin blanc, Fausta drapée avec une admirable entente de l’harmonie dans ce costume d’une grandiose opulence, Fausta sculpturale, hiératique, éclatante de majesté dans la pompe de ce décor énigmatique, Fausta dont les cheveux se déroulaient sous la mitre en torsade d’ébène, Fausta dont le visage fatal s’illuminait du rayon funeste de ses yeux noirs, Fausta entourée de quatre porte-éventails qui inclinaient sur sa tête les touffes blanches de leurs plumes vaporeuses, tandis qu’au pied de l’estrade six robes rouges de cardinaux, douze robes violettes d’évêques s’alignaient dans une immobilité de saints de cathédrale, tandis qu’à droite et à gauche de la salle le double rang d’hommes d’armes couverts d’acier et appuyés sur les hallebardes semblait un alignement de cariatides étincelantes, Fausta, dans ce décor inouï de majesté, de force et de gloire, apparaissait comme l’idéale expression de la souveraineté pontificale.

 

Papesse !…

 

Elle était la Papesse formidable et glorieuse qui daignait, dans cette lueur confuse des candélabres, dans ce demi-jour propice aux visions de rêve, se montrer en toute sa splendeur. Une quarantaine de gentilshommes, tous debout, le chapeau bas, se tenaient en arrière de son trône. Et il régnait sur cette assemblée un silence terrible…

 

Ni le chant des orgues, ni la voix des trompettes, ni la psalmodie des prières n’animaient cette scène étrange. Il semblait que c’était là un conclave de fantômes qui sortis un instant de l’ombre allaient rentrer dans la nuit du néant.

 

C’était magnifique et c’était effroyable.

 

Farnèse et Claude, pétrifiés, haletants, contemplaient cette vision apparue derrière l’épaisse grille, comme ils eussent regardé ces images imprécises et flottantes que la fièvre présente aux yeux vacillants des mourants…

 

Soudain, la statue blanche, la magique évocation de souveraineté pontificale, Fausta s’anima… Son regard se tourna vers l’un des six cardinaux rangés au pied de l’estrade, et elle fit un geste de sa main pâle où rutilait l’anneau, le symbolique anneau pareil à celui que Sixte-Quint portait à son doigt.

 

Claude chancelant saisit la main de Farnèse… Farnèse remarqua alors que le cardinal à qui Fausta avait fait un signe tenait un papier. Cet homme s’avança de quelques pas, s’agenouilla devant Fausta, se prosterna, puis, se relevant, se tourna vers la grille face aux deux prisonniers. Et il prononça :

 

— Êtes-vous Jean Farnèse, évêque de Parme, cardinal, lié à nous par le traité accepté et signé par vous devant le conclave réuni dans les Catacombes de Rome ? Êtes-vous Jean Farnèse ?…

 

Le prince Farnèse releva sa tête glaciale et répondit :

 

— Je suis celui que vous dites, cardinal Rovenni… Que me voulez-vous ?…

 

Celui qui s’appelait cardinal Rovenni se tourna vers Claude et dit :

 

— Êtes-vous maître Claude, bourgeois, ancien bourreau juré de Paris ? Êtes-vous Claude qui avez accepté les fonctions de bourreau dans notre association ? Êtes-vous le bourreau lié à nous par le traité que vous avez signé et remis aux mains de Jean Farnèse, cardinal ?

 

— Je le suis ! répondit sourdement Claude.

 

La voix du cardinal Rovenni se fit plus solennelle et plus grave :

 

— Cardinal Farnèse et vous maître Claude, écoutez. Vous êtes tous deux accusés de crimes capitaux contre la sûreté de notre association sacrée. Ces crimes ont été exposés devant notre tribunal secret qui les a jugés en toute conscience et souveraine justice. Le cardinal Lenaccia a rempli les fonctions d’accusateur et développé les actes, pensées et tentatives subversives qui vous sont reprochés. Les cardinaux Corso et Grimaldi, présents ici, ont, selon nos statuts, présenté la défense de chacun des accusés et essayé d’attirer sur eux la miséricorde du tribunal. Tout s’est donc passé selon les règles de justice indiquées au chapitre dix-huitième des statuts que nous avons tous acceptés comme notre loi.

 

Ici le cardinal Rovenni se tourna vers les évêques et les autres cardinaux. Tous étendirent la main pour attester la véracité de ce qui venait d’être dit.

 

— Je dois donc, reprit-il, vous transmettre la sentence sans appel dont chacun de vous est frappé… Cardinal Farnèse, continua-t-il en dépliant et en lisant le parchemin qu’il tenait, vous êtes accusé d’avoir laissé un sentiment humain dominer votre cœur et vous pousser à la désobéissance puis à la rébellion. Vous êtes accusé d’avoir aimé une créature que vous appelez votre fille, de l’avoir aimée plus que vos devoirs. Vous êtes accusé et convaincu d’avoir essayé de soustraire à la mort cette fille condamnée par notre tribunal parce qu’elle est un obstacle, parce qu’elle porte en elle l’hérésie, et parce qu’enfin sa vie est un danger pour notre société. Cardinal Farnèse, reconnaissez-vous avoir essayé de soustraire à la mort la fille païenne qui s’appelle Violetta ?

 

Farnèse, peu à peu, avait repris son sang-froid. Sans doute, d’ailleurs, il connaissait déjà toute cette mise en scène ; sans doute, il avait fait partie de ce terrible tribunal et savait ce qui l’attendait.

 

Farnèse se rapprocha de la grille, et regardant Fausta en face :

 

— Madame, dit-il, j’ai été le premier à étayer votre souveraineté ; je vous ai apporté la première pierre pour l’édifice que vous rêviez ; le premier j’entre en rébellion. Le premier je me suis séparé de vous. J’étais venu à vous parce que Sixte me semblait être la tyrannie dans l’Église libre. Je me suis séparé de vous parce que j’ai vu que vous étiez l’incarnation de la perversité. Je ne reconnais plus votre sainteté, ni votre souveraineté ; je hais vos projets ; votre tribunal m’apparaît comme une mascarade infâme. Je sais que vous allez me tuer. Tuez-moi donc sans phrases. Mais avant de mourir, laissez-moi vous dire que je vous ai regardée jusqu’au fond de l’âme et que ce que j’ai vu m’a causé un vertige d’horreur. Voilà ce que j’avais à vous dire… Maintenant, faites-moi frapper par le bourreau… sans doute l’un de ces évêques félons ou l’un de ces cardinaux relaps…

 

Farnèse recula en se croisant les bras. Un silence de mort accueillit ces paroles. Pas un tressaillement n’agita l’immobile assemblée. Pas un frisson de vie ne courut sur le visage de cette statue qu’était Fausta… Alors le cardinal Rovenni reprit, s’adressant cette fois à Claude :

 

— Maître Claude, vous êtes accusé et convaincu de rébellion ; vous êtes accusé et convaincu d’avoir tenté de soustraire au supplice la fille païenne nommée Violetta ; vous êtes accusé et convaincu d’avoir refusé ici même d’exercer votre office contre cette fille qui vous était livrée. Reconnaissez-vous avoir commis ces divers crimes ?

 

Claude ne répondit pas. Il restait sous le coup de cette stupéfaction qui l’avait saisi dès le premier instant et qui paralysait ses facultés. Le cardinal Rovenni attendit un instant. Et alors, d’une voix sourde, il se mit à lire le parchemin :

 

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Au nom des lois acceptées et reconnues en conclave secret par les dignitaires adhérents à la nouvelle forme de société ecclésiastique. Au nom de notre souveraine élue et choisie pour monter sur le trône de Pierre et y exercer le pontificat sous le nom de Fausta Première du nom, directement héritière de la tradition instituée par la souveraine Jeanne. Entendu l’accusateur qui a convaincu Jean Farnèse, cardinal, et Claude bourreau-juré, des crimes sus-énoncés. Entendu les défenseurs. Les Trois Juges ayant consulté les chapitres dix-huitième et vingt-neuvième et les articles y énoncés, en leur âme et conscience ont déclaré Jean Farnèse, cardinal, coupable de haute trahison envers la Souveraine pontificale ; et Claude, bourreau juré, coupable de rébellion et trahison envers la Société. En conséquence, les Trois Juges ont condamné les accusés à la peine de mort. Vu les services rendus antérieurement par les deux condamnés, les Trois Juges ordonnent qu’une messe solennelle sera célébrée pour le salut de leurs âmes ; et vu l’affection que notre souveraine portait à Jean Farnèse, Sa Sainteté a daigné déclarer qu’elle dirait elle-même cette messe. Vu enfin la nature spéciale des crimes imputés aux condamnés, vu les circonstances qui commandent encore le secret, les Trois Juges veulent et disent laisser à Sa Sainteté le soin de choisir le genre de mort applicable aux deux condamnés. En conséquence, moi, François Rovenni, cardinal par la grâce de Dieu, juge suppléant en notre sacré tribunal, ai donné lecture aux condamnés de la sentence de mort, en audience publique et solennelle ; et cette sentence lue à haute et intelligible voix, ai respectueusement supplié Sa Sainteté, notre souveraine pontificale, de prononcer sur le genre de supplice applicable aux condamnés.

 

Dès qu’il eut achevé la lecture de cet acte qui tendait à donner une sorte de légalité au meurtre de Farnèse et de Claude, le cardinal Rovenni se tourna vers Fausta. La Papesse ne fit pas un mouvement. Pas une fibre ne tressaillit dans ce visage de marbre. Pas un frisson n’agita les plis somptueux de sa robe sculpturale. Seulement ses yeux noirs, pareils à deux diamants funèbres, étincelaient dans la demi-obscurité. Et sa voix sans accent humain, sans pitié, sans haine, prononça :

 

— Nous, Fausta 1re, souveraine pontificale par l’élection du conclave secret, ayant accepté de Dieu qui me parlait par la bouche de ses serviteurs la mission de créer l’Église nouvelle, ayant assumé le droit de récompenser les bons et le devoir de punir les méchants, vu la sentence qui condamne à mort Jean Farnèse, cardinal, et Claude, bourreau-juré, vu le malheur des temps qui commande encore le secret, arrêtons :

 

« Que les deux condamnés ne soient pas ostensiblement exécutés ;

 

« Qu’ils ne soient livrés à aucun supplice capable de laisser des traces ;

 

« Qu’ils attendent la mort dans le lieu de détention où ils se trouvent en ce moment ;

 

« Qu’ils soient oubliés de tous ici présents ;

 

« Que la faim et la soif soient les exécutrices de la sentence. »

 

Les diamants noirs, les yeux funèbres de Fausta se posèrent un instant sur Farnèse qui la regardait à travers les grilles, au fond de cette lueur confuse qui enveloppait la terrible mise en scène.

 

Tous les personnages qui entouraient le trône s’agenouillèrent alors. Une éclatante lumière, jaillie de vingt-quatre lames soudain démasquées, inonda le trône d’ivoire, les gardes couverts d’acier, les robes rouges des cardinaux, les robes violettes des évêques, les costumes soyeux des gentilshommes, les trompettes sonnèrent une fanfare aux accents larges et lents, sorte de marche triomphale que soutenaient les mugissements d’un grand orgue dissimulé derrière le trône… et sur ce trône, Fausta, debout, leva le bras, étendit la main droite, et les trois doigts s’ouvrirent pour la bénédiction pontificale…

 

Soudain, ce décor s’effaça… Toute cette fantastique vision disparut en un instant… Farnèse et Claude se retrouvèrent plongés dans une profonde obscurité. Le même déclic qu’ils avaient entendu grinça, le même glissement de panneau se fit entendre, et lorsque la lampe du plafond se ralluma, grâce à quelque invisible mécanisme, au lieu de la grille, ils virent la muraille telle qu’elle était d’abord. Et ils purent croire que tout ce qu’ils venaient de voir et d’entendre n’était qu’une fantasmagorie de leur imagination.

 

— Quel rêve ! balbutia Claude ! Quel affreux cauchemar !…

 

— Quelle réalité sinistre ! répondit Farnèse de sa voix glaciale. Vous n’avez pas rêvé. J’ai assisté, moi, à deux audiences du tribunal secret. Et je sais que les sentences sont inexorables…

 

— Quoi !… Nous sommes condamnés à mourir…

 

— De faim et de soif !… Oui !…

 

Claude voulait mourir, mais non de cette épouvantable mort. Il jeta autour de lui un regard de feu.

 

— Cette fenêtre ! gronda-t-il.

 

En un clin d’œil, il eut placé un escabeau sur une table, approché la table du fond de la pièce et atteint la fenêtre qui surplombait la Seine. Un souffle d’humidité venu de la rivière fouetta son visage, en même temps qu’il entendit les sourds gémissements de l’eau qui battait les fondations du palais Fausta. La fenêtre était défendue par des barreaux monstrueux… mais Claude sourit !… il se sentait assez fort pour arracher les barres de fer. Il redescendit, saisit Farnèse par le bras et haleta :

 

— Nous ne mourrons pas ici… nous fuirons par cette fenêtre avant deux heures.

 

Farnèse eut un imperceptible haussement des épaules et murmura :

 

— Nous ne fuirons pas… Nous mourrons ici…

 

À ce moment, et comme pour confirmer cette certitude qu’exprimait le cardinal d’une voix morne, un volet se rabattit violemment de l’extérieur et mura la fenêtre… C’était un volet de fer de trois pouces d’épaisseur, et il eût fallu un mois de travail à Claude pour l’arracher, après avoir descellé les barreaux. Claude, hagard se rua sur la porte. Mais derrière cette porte en chêne, il entendit qu’à ce moment on en fermait une autre plus lourde, plus épaisse, à en juger par le bruit sourd et le ferraillement des verrous extérieurs.

 

Claude jeta un rugissement. Tout à l’heure, il avait soif. Maintenant, sa gorge brûlait. Sa poitrine était en feu. Il se sentait devenir fou. Il chercha sa dague à sa ceinture pour en finir d’un coup, et il vit qu’on la lui avait enlevée. Le cardinal était désarmé comme lui. Alors la réalité, ce que Farnèse avait appelé une réalité sinistre, lui apparut dans son horreur : toute fuite était impossible ; ils étaient murés vivants dans un tombeau, et ils allaient y mourir lentement dans les affres de cette agonie effroyable entre toutes.

 

Il regarda Farnèse…

 

Le cardinal était assis dans un fauteuil, immobile, les yeux fermés, et sa silhouette à demi effacée dans la pénombre lui apparut comme une chose déjà morte, ou qui entrait dans la nuit de la mort. Alors Claude, les cheveux hérissés en proie au vertige de l’épouvante, recula jusque dans un angle de ce tombeau, s’y accula, et farouche, haletant de la soif qui le brûlait, il se mit à calculer combien d’heures il avait à vivre !…

XXXIX

LE MARIAGE DE VIOLETTA



Entraînés par l’action, nous avons dû suivre la marche apparente des événements et accompagner le cardinal et le bourreau jusqu’à la porte de leur prison. Nous avons donc laissé le chevalier de Pardaillan à l’auberge de la Devinière où il est assiégé, et d’autre part, Charles d’Angoulême dans l’hôtel de la rue des Barrés où il attend l’arrivée du père de Violetta. Rue des Barrés et rue Saint-Denis devaient s’accomplir des faits et gestes également intéressants pour la suite de ce récit.

 

Pour l’instant, revenant de quelques heures en arrière, c’est-à-dire au moment même où Claude fut arrêté dans le logis de la Grève, nous suivrons l’espion qui, depuis la rue des Barrés, s’était attaché aux pas de l’ancien bourreau.

 

Lorsque Claude eut été solidement lié et mis dans l’impossibilité de faire un seul mouvement, cet homme, cet espion sortit du logis, s’élança rapidement vers le palais de Fausta, et ayant été aussitôt introduit auprès d’elle, lui rendit compte de l’arrestation.

 

Fausta tenait donc en son pouvoir à la fois Farnèse et Claude — les deux pères de Violetta, l’un père naturel qui avait un intérêt d’amour à sauver la jeune fille, l’autre père adoptif, qui était capable d’accomplir des prodiges d’affectation paternelle.

 

Si elle fut satisfaite ou non de ce double résultat, de la rapidité, de la précision avec lesquelles ses ordres s’étaient accomplis, elle n’en laissa rien paraître. Tenir Claude et Farnèse, c’était bien. Mais ce que voulait surtout Fausta, c’était reprendre Violetta… Elle interrogea donc l’espion avec cette lucidité, cette netteté de questions qui faisaient d’elle le plus redoutable des juges instructeurs.

 

De l’ensemble des réponses de l’espion, et bien que celui-ci n’eût rien vu que Claude, il résulta dans l’esprit de Fausta que Violetta se trouvait dans l’hôtel de la rue des Barrés. Fausta, d’un geste, renvoya alors l’espion et se mit à réfléchir, comme elle savait réfléchir, c’est-à-dire en mettant un ordre mathématique dans ses pensées. Tout d’abord, elle élimina Claude et Farnèse de ses préoccupations en réglant leur sort. Ayant frappé sur sa table avec son marteau d’argent, elle dit :

 

— Qu’on introduise le cardinal Rovenni…

 

Quelques instants plus tard, le cardinal entrait et se prosternait devant Fausta.

 

— Vous arrivez de Rome ? demanda-t-elle sans autre préambule.

 

— Oui, Sainteté, répondit Rovenni. Arrivé ce matin avec les douze évêques et les cinq cardinaux désignés, nous sommes tous là depuis deux heures.

 

— Quelles nouvelles de Rome ?

 

— Sixte est en France…

 

— Je sais.

 

— Il a voulu lui-même voir Guise avant de lui remettre des millions qu’il lui a promis.

 

— Je sais, dit Fausta dont le regard lança un éclair.

 

— En ce moment, il est à la Rochelle où il cherche à s’entendre avec » hérétique Henri de Béarn, et je me perds en suppositions pour m’expliquer cet inexplicable changement de politique.

 

— Mais moi je sais, cardinal, et cela me suffit.

 

— Votre Sainteté est l’omniscience, dit le cardinal avec une sorte d’admiration humble et passionnée. Quant au surplus, tout va bien. Trois nouveaux cardinaux, sept évêques, deux cents prêtres de divers diocèses sont gagnés à notre cause et sont prêts à courir à Rome dès que les temps seront révolus.

 

— Ce sera bientôt, cardinal. En attendant, voici pour vous éclairer : Sixte a vu Catherine de Médicis, qui lui a arraché une promesse de neutralité et qui l’a convaincu que Guise le trahirait. Sixte, qui veut sur le trône de France un roi à sa dévotion, s’est alors retourné vers Henri de Béarn : en se liguant avec l’hérétique, il achève de se perdre. Quant à Guise, il hésite. Son plan est d’attendre la mort d’Henri de Valois. Nous devons donc précipiter les événements. Soyez prêts tous à vous transporter à Chartres où se trouve Valois… Puisque la mort de Valois est nécessaire, qu’il meure !

 

— Mais qui osera frapper le roi de France !…

 

— J’ai l’instrument : un moine dans la main de qui j’ai mis un couteau. Et ce couteau sera bien aiguisé, car j’ai chargé de ce soin une femme qui ne pardonne pas… Quant au présent, cardinal, nous avons été battus. Quelques hommes se sont trouvés sur mon chemin, qui ont failli renverser nos projets. J’en tiens deux en mon pouvoir. Voici un papier où se trouve exposé le crime qu’ils ont commis contre notre Société… Réunissez donc à l’instant le tribunal et que, ce soir, soit prête la sentence que vous lirez, selon la règle, à maître Claude…

 

— Notre bourreau !…

 

— Et à Jean Farnèse, acheva Fausta.

 

— Quoi ! le cardinal Farnèse…

 

— Farnèse a trahi, cardinal !… Allez… Agissez promptement, et que l’exemple soit mémorable !

 

Le cardinal pâlit. Car ces paroles de la souveraine équivalaient à un ordre de condamnation à mort. Mais tel était l’ascendant de la terrible vierge sur tous ceux qui l’entouraient qu’il dissimula son émotion et sortit après avoir pris des mains de Fausta le papier qu’elle lui tendait, acte d’accusation où étaient résumés les griefs reprochés à Claude et à Farnèse. On a vu comment Fausta avait été obéie.

 

Ayant ainsi réglé le sort de Claude et de Farnèse, Fausta se mit à songer à Violetta.

 

La jeune fille se trouvait dans la maison de la rue des Barrés. Avec qui ? Avec Pardaillan, sans aucun doute. Le chevalier avait arraché Violetta aux gardes qui la traînaient au bûcher. Il l’avait confiée à un de ses amis qui avait emporté la jeune fille. Tout cela, Fausta l’avait vu de ses yeux.

 

Pardaillan avait rejoint son amante dans l’hôtel de la rue des Barrés — maison connue de Claude qui s’y était rendu. De là Claude était retourné au logis de la place de Grève. Pourquoi ? Évidemment pour aller chercher Farnèse, père de Violetta. Donc, à ce moment, Pardaillan et son ami — sans doute le maître de la maison — attendaient avec Violetta le retour de Claude qui devait ramener Farnèse.

 

Tel fut le raisonnement de Fausta. Et on voit qu’elle avait rétabli de la vérité tout ce qu’on pouvait en rétablir par le raisonnement.

 

La conclusion était simple : elle tenait Claude et Farnèse. Il ne restait plus qu’à marcher à la rue des Barrés avec des forces suffisantes pour s’emparer de Pardaillan et de son amante.

 

Fausta, une fois sa résolution prise, n’en remettait jamais l’exécution. Elle frappa donc pour donner des ordres. Le valet qui entra tenait un plateau d’or à la main. Sur le plateau il y avait une lettre.

 

— Un gentilhomme de Mgr de Guise, dit le valet en fléchissant le genou, vient d’apporter cette missive. Il attend.

 

Fausta prit la lettre, la décacheta, la lut et tressaillit. Voici ce qu’elle venait de lire :

 

« Madame, nous tenons le damné Pardaillan. Il est en l’auberge de la Devinière, sise rue Saint-Denis, que nous cernons de toutes parts. La bête est prise au piège, et j’ai pensé qu’il vous serait agréable d’assister à l’hallali. Je vous envoie donc un de mes fidèles, le sire de Maurevert qui se mettra à vos ordres pour vous conduire sur le terrain de chasse. »

 

La lettre n’était ni signée ni scellée. Mais Fausta reconnut l’écriture de Guise.

 

— Faites entrer ce gentilhomme, dit-elle.

 

Les déductions de Fausta se trouvaient bouleversées : Pardaillan n’était pas rue des Barrés avec Violetta. Pardaillan était cerné rue Saint-Denis par les hommes de Guise.

 

À ce moment, Maurevert entra. Et comme il savait qu’il était envoyé à une princesse, il ne put retenir un geste d’étonnement en voyant un page au pourpoint armorié de l’écu de Lorraine, là où il s’attendait à voir une femme. Fausta, en effet, ne s’était pas encore dévêtue du costume de page qu’elle avait pris pour aller sur la Grève.

 

— Monsieur, dit-elle, vous m’êtes envoyé par le duc de Guise ?

 

— Oui, madame, dit Maurevert en s’inclinant avec un sourire ; car, dans son esprit, cette femme habillée en page, et qui portait sur sa poitrine les couleurs du duc, ne pouvait qu’être l’une des nombreuses amies de Guise.

 

Maurevert n’avait jamais vu Fausta. Il la connaissait de nom, cependant, et comme quelques familiers de Guise, il savait qu’une femme appelée Fausta, investie d’une redoutable et mystérieuse puissance, était venue à Paris pour l’exécution d’un vaste plan ténébreux, dont la fuite d’Henri III et la formation de la Ligue n’étaient que des incidents apparents. Mais Maurevert ignorait qu’il se trouvait précisément en présence de cette femme.

 

— Madame, reprit-il, mon seigneur duc m’envoie à vous pour vous confirmer la nouvelle incluse dans son message. À savoir que le sire de Pardaillan va être pris comme un renard au gîte. S’il vous convient d’assister à cette partie de plaisir, veuillez me suivre, madame, sans retard. Car j’ai un certain intérêt à être moi-même présent à l’opération.

 

Fausta, depuis l’entrée de Maurevert, employait toutes les ressources de son esprit à jauger pour ainsi dire l’homme, à son geste, à sa voix. Sa prodigieuse activité d’imagination et de calcul lui permettait ce travail toutes les fois qu’elle se trouvait en présence d’un inconnu. Rarement, elle se trompait. Lorsque Maurevert eut achevé de parler, elle comprit qu’une haine dévorante, inextinguible et féroce poussait cet homme qui dès lors cessait d’être à ses yeux un banal messager.

 

— Monsieur de Maurevert, fit-elle tout à coup avec un de ces sourires qui faisaient frissonner, j’ai non moins de hâte que vous à me rendre auprès du duc de Guise…

 

— Partons donc…

 

— Un instant. Je veux vous dire la cause de ma hâte, espérant que vous m’aiderez dans mon projet.

 

— Je vous suis tout acquis, dit Maurevert en s’inclinant avec cette élégante politesse qui ne lui faisait pas défaut. Mais, pour Dieu, hâtez-vous, madame !

 

Fausta le considérait, le détaillait, l’étudiait avec une sombre satisfaction, et déjà elle assignait à Maurevert un rôle précis dans la grande tragédie qu’elle méditait. C’est là le secret de bien des puissances : savoir juger les gens et les employer.

 

— Je veux, dit-elle en fixant un regard acéré sur Maurevert, demander une grâce à M. de Guise. Sûrement, il ne me la refusera pas. Mais enfin, puisque vous avez bien voulu me promettre votre concours, je compte sur vous, car je sais que le duc vous tient en haute estime…

 

— Et quelle est cette grâce ? fit Maurevert en tordant sa moustache avec une fébrile impatience.

 

— Pas grand chose, dit Fausta : la vie et la liberté de M. de Pardaillan…

 

Maurevert bondit. Son regard se troubla un instant. Des plaques livides apparurent sur son visage. Il eut un rire nerveux et frappa violemment ses deux mains l’une contre l’autre.

 

— Voilà ce que vous voulez que je demande au duc ? fit-il d’une voix altérée. Tenez, madame, pour éviter un retard que je ne me pardonnerais pas, laissez-moi vous apprendre ceci qui va sans doute modifier vos idées à mon égard. Voilà près de dix-huit ans que je connais… Pardaillan. Et voilà dix-huit ans, madame, que j’attends une occasion pareille à celle de ce jour. En cette occasion, madame, si mon meilleur ami me disait un mot pour Pardaillan, cet ami deviendrait mon ennemi mortel. Si mon père faisait un geste pour sauver Pardaillan, je tuerais mon père. Si le duc de Guise vous accordait la grâce de Pardaillan, je tuerais le duc, quitte à être déchiré sur place par ses gardes ! Si vous demandiez cette grâce devant moi, je vous tuerais vous-même !…

 

En disant ces mots, Maurevert, la tête perdue de haine, les traits convulsés, la main crispée sur le manche de sa dague, paraissait en effet prêt à se ruer sur Fausta. Pourtant, il reprit rapidement son sang-froid, et s’inclinant :

 

— Adieu, madame. Pardonnez-moi la violence qui vient de m’emporter malgré moi-même. Pardonnez-moi de ne pouvoir vous escorter, sachant ce que vous allez demander…

 

— Je le demanderai pourtant, dit Fausta en se levant.

 

Le même rire nerveux secoua Maurevert.

 

— Heureusement, grinça-t-il, je n’en serai pas réduit au meurtre d’une aussi belle créature que vous êtes, madame, car je crois que le duc lui-même vous tuerait de ses mains, quelque regret qu’il en puisse éprouver ensuite, plutôt que de vous accorder la vie et la liberté de son plus mortel ennemi.

 

— Il me l’accordera pourtant ! dit Fausta avec cet accent d’irrésistible autorité qui courbait devant elle les fronts les plus orgueilleux. Ce qu’il refuserait à vous, à lui-même peut-être, il me le donnera, à moi !

 

— Vous ! s’écria Maurevert palpitant. Pourquoi ? Qui êtes-vous pour oser parler ainsi de mon maître, du maître de Paris bientôt maître du royaume !

 

— Je parle ainsi, parce que si vous obéissez à Guise, si Paris obéit à Guise, c’est à moi que Guise obéit ! Parce que je suis la pensée qui combine, et qu’il est seulement le bras qui agit sous l’impulsion de cette pensée ! Parce que je suis celle qui a révolutionné le royaume et chassé Henri III ! Celle qui échafaude le trône de votre roi de demain ; parce que je suis celle qui est envoyée pour rétablir l’ancien ordre de choses ébranlé par l’ignorance des rois, l’orgueil des prêtres et la révolte des peuples, parce que je suis Fausta !…

 

— Fausta ! murmura Maurevert en frissonnant.

 

Et dans son esprit éperdu s’évoqua la mystérieuse légende de puissance infinie qui escortait ce nom comme l’éclair escorte la foudre. Ce nom chuchoté avec terreur dans l’entourage du duc, ce nom qui faisait pâlir Guise lui-même, ce nom qui éveillait l’écho de la plus prodigieuse conspiration, ce nom, symbole de prestigieuse grandeur, de force irrésistible et de domination surhumaine frappa Maurevert d’une sorte d’effroi superstitieux.

 

Il jeta un rapide regard sur cette femme. Et elle lui apparut transfigurée, flamboyante comme si vraiment son front fût couronné d’un nimbe visible. Ses genoux se plièrent. Il se prosterna. Fausta dédaigna ce triomphe. Sans doute elle en avait obtenu de plus difficiles et de plus glorieux.

 

— Maurevert, dit-elle d’une voix calmée, je connais ta haine contre Pardaillan. Et maintenant que tu sais qui je suis, je te demande : veux-tu me donner la vie et la liberté de cet homme ?…

 

Un vertige s’empara de Maurevert. Une sorte de rage le bouleversa à la pensée que Pardaillan pouvait lui échapper. Et l’idée lui vint de se ruer sur Fausta, de la frapper à mort…, mais derrière ces portes il devina les gardes qui veillaient, prêts à accourir au premier cri ; derrière Fausta, il vit Guise menaçant, toute la Ligue lui demandant compte de ce meurtre. Il poussa un rauque soupir, et convenant aussitôt avec lui-même de remettre sa vengeance à plus tard, il murmura :

 

— Que votre volonté soit faite !…

 

Puis, comme si ses forces se fussent épuisées dans l’aveu de sa défaite, deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux. Il se releva en balbutiant :

 

— Ma haine était toute ma vie : je remets ma vie entre vos mains.

 

Fausta, alors, invita Maurevert à s’asseoir en lui désignant un siège, et son visage prit une expression d’enchanteresse douceur ; mais Maurevert secoua la tête.

 

— Voilà un homme qui est sur le point de me haïr, songea Fausta ; et il faut que dans un instant il soit prêt à m’adorer. Monsieur de Maurevert, reprit-elle tout haut, en me faisant le sacrifice volontaire de votre haine, vous avez acquis des droits à ma reconnaissance. Je veux vous offrir une récompense digne de vous.

 

De nouveau Maurevert secoua la tête.

 

— Tout d’abord, continua paisiblement Fausta, sachez que votre haine, malgré votre beau sacrifice, aura toute satisfaction.

 

— Que voulez-vous dire ? s’écria ardemment Maurevert.

 

— Que Pardaillan mourra ! Que non seulement je ne demanderai pas sa grâce au duc, mais encore que je vous le livrerai, à vous, dès qu’il sera pris !

 

Maurevert étouffa un rugissement. Un instant il douta si cette femme se jouait de lui. Mais non ! Dans la souveraine et majestueuse gravité de cette figure, il put lire la plus hautaine sincérité.

 

— Madame, dit-il avec un accent de sincérité qui chez lui semblait rude et sauvage, tout à l’heure, je vous ai dit que je remettais ma vie entre vos mains ; maintenant je vous dis que le jour où vous me demanderez cette vie, vous me trouverez prêt à mourir pour vous…

 

— Maintenant il est à moi ! songea Fausta. On obtient donc tout de la haine et rien de l’amour des hommes ! Monsieur de Maurevert, reprit-elle gravement, je retiens vos paroles et m’en souviendrai dans l’occasion.

 

— Que cette occasion vienne donc, et vous me verrez à l’œuvre. Mais, madame, ne vous semble-t-il pas qu’il est temps pour moi de rejoindre le duc de Guise ?…

 

— Ne craignez rien. Aucune tentative ne sera commencée contre l’auberge de la Devinière sans mon ordre. Et c’est vous qui porterez l’ordre. Maintenant, écoutez-moi. Je vous connais comme je connais le sire de Maineville et M. de Bussi-Leclerc, comme je connais tout ce qui entoure le duc de Guise. Je sais que vous êtes pauvre. Je sais que le duc compte assez sur votre fidélité, pour ne vous réserver que des emplois subalternes. Depuis seize ans que vous lui appartenez, vous n’avez pas réussi à faire votre fortune près de lui… peut-être parce que vous étiez absorbé par une idée fixe. En somme, vous êtes un pauvre sire, tenu à l’écart par les orgueilleux gentilshommes de Guise et vous n’avez guère d’espoir, même si Guise devient roi, surtout s’il devient roi, car plus l’homme monte haut, plus il oublie ceux qui lui ont servi de marche-pied, vous n’avez pas d’espoir, dis-je, de vous élever au-dessus de la basse condition d’un brave à qui on confie un poignard, mais qu’on a tout intérêt à laisser dans l’ombre.

 

— Madame, balbutia Maurevert humilié, flagellé par ces paroles d’une impitoyable vérité.

 

— Me suis-je trompée ?… ou plutôt ai-je été trompée ?…

 

— Non ! Tout ce que vous dites n’est que trop vrai !…

 

— Voulez-vous devenir riche d’un seul coup ? Voulez-vous acquérir fois l’argent et la haute situation à laquelle votre esprit libre peut prétendre ?… Cent mille livres vous sont assurées dès demain si vous m’obéissez ; et, dans l’avenir, un emploi important à la cour de France, quelque chose, par exemple, comme la capitainerie générale des gardes.

 

— Que faut-il faire ? palpita Maurevert ébloui, subjugué…

 

— Vous le saurez ce soir. Soyez ici à onze heures. Je vous exposerai alors ce que j’attends de vous. Maintenant vous pouvez aller rejoindre le duc. Voici mes ordres en ce qui concerne votre ennemi… Pardaillan : le prendre vivant et le conduire à la Bastille Saint-Antoine. Ajoutez que je veux être prévenue dès que l’homme sera capturé.

 

— Vous serez prévenue par moi-même, dit Maurevert qui s’inclina tout étourdi de ce qui lui arrivait, plus étourdi encore du ton d’autorité avec lequel cette femme donnait des ordres au roi de Paris, au futur roi de France.

 

Fausta fit un geste de hautaine bienveillance, et Maurevert, s’éloignant, sortit de la maison et reprit en toute hâte le chemin de la rue Saint-Denis. Quant à Fausta, si elle avait semblé conduire toute cette scène sans effort apparent, l’effort n’en était pas moins considérable, car après le départ de Maurevert, elle pencha la tête et la laissa tomber dans une de ses mains comme si elle eût été un moment accablée du poids de ses pensées.

 

— Pardaillan est pris, murmura-t-elle. Pris !… Conduit à la Bastille !… Est-ce de la joie ou de la terreur qui fait palpiter mon sein ?… Oh ! misérable cœur de femme ! Si je ne puis t’arracher, j’étoufferai au moins ta révolte !… Pardaillan mourra sans que je l’ai revu… Demain, j’aurai statué sur son sort…

 

Et secouant la tête comme pour se débarrasser d’une pensée qui la gênait à ce moment, car elle avait une admirable méthode dans le travail de ses conceptions :

 

— Mais qui se trouve, alors, dans l’hôtel de la rue des Barrés ?… Où est Violetta ?… Il faut que je le sache à l’instant…

 

Ayant ainsi parlé, son visage un instant bouleversé par la passion reprit toute sa sincérité. Elle appela ses femmes Myrthis et Léa qui lui apportèrent un costume complet de gentilhomme. Elle se défit alors des vêtements de page qu’elle avait gardés jusque-là, revêtit le nouveau costume qu’on lui venait d’apporter, mit un masque de velours noir doublé de satin blanc sur son visage, et bientôt, montant à cheval, elle prit le chemin de la rue des Barrés, escortée d’un seul domestique.

 

Ce domestique, c’était l’espion qui avait suivi maître Claude.

 

Lorsqu’ils furent arrivés rue des Barrés, l’espion prit les devants et s’arrêta devant l’hôtel d’où il avait vu sortir Claude. Fausta mit pied à terre et souleva elle-même le marteau. Au bout de quelques instants, le guichet de la porte s’ouvrit. Une figure d’homme parut derrière ce guichet.

 

— Que voulez-vous ? demanda l’homme qui jeta dans la rue un regard rapide et soupçonneux, lequel regard se rassura d’ailleurs en constatant qu’il n’y avait devant la porte qu’un jeune gentilhomme et son laquais.

 

Fausta répondit :

 

— Je viens de la part de monsieur le chevalier de Pardaillan, de maître Claude et de monseigneur Farnèse.

 

Fut-ce l’effet de cette triple recommandation ? Ou un seul de ces trois noms suffit-il ?… À peine Fausta eut-elle parlée que la porte s’ouvrit précipitamment et l’homme dit :

 

— Entrez, monseigneur vous attend…

 

« Monseigneur ! » songea Fausta en tressaillant.

 

Et elle entra sans hésitation apparente ; mais sa main s’assura que la dague et le pistolet qu’elle avait passés à sa ceinture pouvaient être facilement et rapidement saisis sous le manteau qui l’enveloppait.

 

— Venez, venez, monsieur ? dit le serviteur en traversant une antichambre.

 

Si vite que Fausta eût traversé cette antichambre, sorte de parloir aux vieux meubles solennels, elle n’en étudia pas moins d’un regard l’ensemble des choses qui l’entouraient. Sur un panneau de mur, elle vit un portrait de jeune femme d’une délicate et mélancolique beauté. Au-dessous du portrait, une tapisserie portait en broderie d’or cette devise qui se répétait sur d’autres panneaux : « Je charme tout. »

 

— Marie Touchet ! La maîtresse du roi Charles IX !…

 

Dans la salle où elle fut introduite, Fausta aperçut la même devise et le même portrait qui s’accompagnait là d’un autre portrait : celui de Charles IX lui-même. Fausta sourit et murmura :

 

— Je suis dans l’hôtel de Marie Touchet !… Et l’ami de Pardaillan… celui à qui Violetta a été confiée… c’est celui qui a insulté Guise sur la place de Grève… celui qui vient pour venger son père… c’est Charles de Valois, duc d’Angoulême… et le voici…

 

En effet, à ce moment, une porte s’ouvrait, et Charles d’Angoulême s’avançait rapidement, prononçant avec un indicible accent d’émotion :

 

— Soyez le bienvenu, monsieur, vous qui venez au nom des trois hommes qui, en cette heure, occupent ma pensée tout entière…

XL

LE MARIAGE DE VIOLETTA (suite)



Après le départ de Claude, le duc d’Angoulême était demeuré quelques minutes pensif, sans pouvoir détacher son esprit de cette figure sombre et rayonnante qui lui inspirait un indéfinissable sentiment : pitié, sympathie, effroi, et surtout une curiosité frémissante pour ce secret que Claude avait emporté. Sans nul doute, ce secret était terrible, Violetta le savait. Mais Charles avait juré de ne jamais interroger la jeune fille.

 

Bientôt la pensée de Charles prit un autre cours. L’amour, dans ce qu’il a de pur, de généreux et d’enthousiaste, l’amour tel que tout homme l’a éprouvé une fois à l’aurore de la vingtième année et qui laissera sur sa vie un parfum de poésie, l’amour vibrait dans son cœur et le faisait palpiter.

 

Quelques mois à peine le séparaient du bienheureux jour où Violetta lui était apparue… où l’amour était né dans son cœur sous le premier rayon de son regard.

 

Un jour à Orléans, comme il passait près de la cathédrale avec quelques jeunes seigneurs pour aller chasser la sarcelle dans les îlots de la Loire, il vit un rassemblement de peuple et de bourgeois autour d’une voiture de saltimbanques — rare plaisir pour une ville paisible et morose.

 

Les hommes regardaient avec admiration deux grands diables d’une exorbitante maigreur, dont l’un avalait des cailloux et faisait entrer par la bouche jusqu’au fond de son estomac un estramaçon d’acier tandis que l’autre absorbait, avec des grimaces de satisfaction qui secouaient de rire les panses environnantes, des étoupes enflammées.

 

Quant aux femmes, elles ouvraient des yeux ébahis, remplis d’effroi et de curiosité, à la vue d’une bohémienne masquée de rouge, dont les splendides cheveux retombaient sur son manteau bariolé. Cette bohémienne disait la bonne aventure à qui voulait bien lui confier sa main.

 

Mais le jeune duc d’Angoulême ne regardait ni la mystérieuse bohémienne au masque rouge, ni les deux géants maigres, ni le maître de ces bateleurs. Son regard s’était fixé sans pouvoir s’en détacher sur une jeune fille pauvrement vêtue, mais si jolie, si douce à voir et à entendre, qu’il lui semblait que l’une des saintes de la cathédrale s’était détachée des vitraux pour venir lui sourire. Elle était assise sur le devant de la misérable roulotte et, s’accompagnant d’une guitare italienne, chantait d’une voix mélancolique et pure qui allait à l’âme.

 

Fut-ce hasard ? Fut-ce attirance magnétique ?… Les yeux de la jolie chanteuse adorable à voir dans sa pose craintive et fière à la fois, rencontrèrent les yeux du jeune seigneur. De ce regard datait l’amour de Violetta et de Charles…

 

Lorsque les compagnons du duc d’Angoulême lui frappèrent sur l’épaule, il parut revenir d’un beau songe lointain. Il était là comme en extase. Et pourtant, l’enchanteresse vision avait disparu : la voix d’or s’était tue ; la petite chanteuse était rentrée dans l’intérieur de la roulotte.

 

La troupe de bateleurs séjourna à Orléans jusqu’au jour où l’archiprêtre se plaignit au capitaine-chevalier du guet, lequel, sans autre forme de procès, accorda deux heures aux saltimbanques pour quitter la ville.

 

Pendant ces journées, plus de vingt fois, Charles revit la jolie chanteuse aux yeux de violette. Vingt fois, il voulut s’approcher d’elle, et lui parler… pour lui dire quoi ? il ne savait pas. Jamais il n’osa…

 

Violetta partie, le courage lui revint ; il se reprocha amèrement sa timidité, sans savoir qu’il n’y a pas de véritable amoureux qui ne soit épouvanté à la pensée de parler à l’adorée.

 

Charles monta à cheval, parcourut tout un jour les environs d’Orléans fouilla la forêt de Marchenoir, poussa jusqu’à Vendôme et revint harassé, désespéré, tout mélancolique et tout soupirant. Le temps passa. Mais le temps, qui est un baume guérisseur pour les maux de l’âme, fut pour lui ce qu’est l’huile sur le feu. Cet amour grandit dans le silence ; l’image de Violetta vécut dès lors d’une vie intense dans la pensée du jeune duc.

 

Tels étaient les souvenirs qui s’évoquaient dans l’esprit de Charles d’Angoulême à cette minute où il venait enfin d’être réuni à celle qu’il aimait. Ces souvenirs venaient de passer dans son imagination en scènes rapides. L’horreur des scènes affreuses de la place de Grève, la crainte de ce qui pouvait arriver dans l’avenir, cette sourde angoisse même qui s’était dégagée des mystérieuses paroles de Claude, tout cela disparut, il n’y eut plus de vivant en lui que la joie profonde, étonnée, ravie de pouvoir se répéter :

 

— Elle est là, derrière cette porte… c’est bien elle qui est là !…

 

Il entra, Violetta, à sa vue, se leva, fit deux pas rapides vers lui et lui tendit les mains en murmurant :

 

— Vous voici donc, mon cher seigneur… je vous attendais…

 

Elle était un peu pâle. Et dans ses grands yeux fixés sur lui, elle laissait éclater son amour et sa joie. Car Violetta ignorait qu’il fût mal d’aimer. C’était une fleur sauvage, avons-nous dit. Et tout naturellement, elle se tournait vers l’amour, qui est le soleil de cette fleur.

 

Charles, ébloui, saisit une main de Violetta et la porta à ses lèvres, dans un geste plus courtois qu’ardent, mais qui lui permettait de cacher son trouble. Il palpitait. Il était tremblant et ne savait ce qu’il devait dire. Alors, dans une inspiration soudaine, il la conduisit au pied d’un grand portrait où souriait une femme aux traits empreints d’une douceur mélancolique et, simplement, il dit :

 

— Ma mère…

 

Violetta leva vivement les yeux vers le portrait, joignit les mains et dit :

 

— Comme elle est belle, mon cher seigneur ! Comme elle doit être bonne !… Et comme elle a dû aimer celui qu’elle aimait !…

 

Avec l’infinie science de l’instinct, Violetta venait de résumer Marie Touchet tout entière dans ces trois traits : la beauté, la bonté, l’amour…

 

— Celui qu’elle aimait… reprit Charles, ravi de la plus douce émotion.

 

Et il conduisit alors Violetta au pied d’un autre portrait et dit :

 

— Mon père, le roi Charles IX, tel qu’il était deux ans avant sa mort…

 

Violetta considéra le portrait avec une remarquable attention, puis elle murmura :

 

— Pauvre petit roi !…

 

Charles d’Angoulême tressaillit. Il n’était pas possible de trouver un mot plus convenable pour traduire l’impression rendue par le peintre de ce roi chétif, pâle, dans les yeux troubles duquel pointait déjà l’aube livide des folies.

 

— Vous le plaignez ? fit doucement le duc.

 

— Oui, il a dû beaucoup souffrir…

 

Charles se détourna, alla à un vieux bahut orné de précieuses sculptures sur bois, l’ouvrit et en sortit un flacon contenant un vin vermeil, puis un gobelet d’or ciselé qui se trouvait enfermé dans un écrin. Il déposa ces deux objets sur la table.

 

— Voici, dit-il, la coupe où buvait mon père. Le jour où il mourut, ma mère se trouva un instant près de lui. Il lui demanda de lui verser à boire une dernière fois dans ce gobelet que ma mère avait acheté à Diane de France, fille de François Ier, pour en faire présent à celui que vous appelez « pauvre petit roi ». Cette coupe a été jadis ciselée par les mains de Benvenuto Cellini. Elle a servi à François Ier. Diane de France, qui la tenait de son royal père, consentit à grand-peine à la remettre à ma pauvre mère contre un collier d’émeraudes d’une valeur de mille écus d’or…

 

Il parlait très doucement, en la regardant avec une tendresse infinie. Elle écoutait et souriait. Ils causaient ainsi, sans émotion apparente, de choses qui ne se rattachaient pas à leur amour. De leur amour, ils ne disaient pas un mot. Mais toutes les paroles, tous les gestes de Charles indiquaient qu’il faisait entrer Violetta dans l’intimité de la maison, qu’elle avait droit dès ce moment de faire partie de la famille. Et l’amour absent de leurs paroles débordait de leurs regards, et chacun de leurs gestes était une caresse.

 

— Voyez, continua Charles, le grand artiste a représenté tout autour de cette coupe des êtres aériens qui voltigent pareils à des papillons sur des fleurs et qui soutiennent une banderole sur laquelle François Ier voulait faire graver une devise… Il oublia. Et ce fut Charles IX qui confia à un orfèvre le soin de placer sur cette banderole la devise qu’il avait trouvée pour ma mère…

 

Violetta, dans ses doigts fins et pâles, faisait tourner la coupe, magnifique joyau dont l’or bruni par le temps jetait des feux sombres.

 

— Lisez, dit Charles.

 

— Je ne sais pas lire, dit-elle, sans embarras.

 

— Ah !… Je vous apprendrai, moi, si vous voulez… Cette devise, donc, c’est celle de ma mère : Je charme tout…

 

— Oh ! la jolie devise, fit Violetta d’une voix qui pénétra jusqu’à l’âme du jeune homme. Et comme elle convient à miracle à cette bonne et belle demoiselle !…

 

« Comme elle vous convient, à vous ! » murmura Charles en lui-même.

 

Mais il n’osa pas dire tout haut ce qu’il venait de penser. Ils se regardèrent en souriant. Et c’était une minute d’un charme infini… Charles, tremblant, tira alors du bahut un autre écrin qui contenait plusieurs bijoux, et notamment des bracelets et des bagues enrichis de diamants. Parmi ces bagues, il en était une toute simple, en or mat, qui portait une seule perle incrustée dans les dents du chaton délicat, joyau fragile, d’une finesse admirable.

 

— Voici, dit-il alors une bague que Charles IX a donnée à ma mère le jour de ma naissance. Ma mère l’a retirée de son doigt lorsque je l’ai quittée, et me l’a donnée en me disant que ce serait la bague de fiançailles de celle que je choisirais pour épouse…

 

Il s’arrêta. Un nuage passa devant ses yeux. C’est à peine s’il entendait le son de sa propre voix. Il éprouvait une de ces émotions très douces et très pures, d’une fraîcheur d’aurore, qu’on n’éprouve qu’une fois dans la vie. Pour Violetta, c’était un sentiment de félicité qui la transposait hors la réalité.

 

Charles posa la bague sur la table. Puis, de sa main tremblante, il versa dans la coupe quelques gouttes du vin vermeil qui tombèrent pareilles à des rubis qu’on enchâsse dans l’or. Et alors, cette coupe, il la tendit à Violetta qui la prit en exhalant un léger soupir.

 

— Depuis Charles IX, dit le jeune duc, nul n’a posé ses lèvres sur les bords de cette coupe. Chère Violetta, on dit que chez les bohémiens parmi lesquels vous avez vécu existe une coutume poétique et touchante. On dit que la vierge qui choisit un époux boit dans un verre et le tend ensuite à celui qu’elle a élu… Est-ce vrai ?

 

— C’est vrai, mon cher seigneur, dit Violetta en soulevant la coupe d’or, tandis que son visage pâlissait ; et elle était en ce moment avec sa tunique blanche de condamnée, ses longs cheveux d’or épandus sur ses épaules, dans ce geste gracieux qu’elle faisait, semblable à l’une de ces nymphes dont parle Virgile. C’est vrai, cette coutume existe. Et puisque je suis à demi-bohémienne, mon seigneur, cette coutume, je veux l’adopter aujourd’hui. Et vous voyez, je bois dans la coupe…

 

À ces mots, elle trempa ses lèvres dans le liquide vermeil.

 

Puis, avec un sourire plus doux qu’un baiser, elle tendit le gobelet d’or à Charles qui le saisit en frémissant et le vida d’un trait. Alors, tout pâle, la tête perdue, palpitant, il prit la bague et la passa au doigt de Violetta en balbutiant :

 

— Voilà la bague de fiançailles que m’a donnée ma mère. Elle est à vous, Violetta, et vous êtes ma douce fiancée, comme vous étiez l’élue de mon cœur dès la minute où je vous vis pour la première fois…

 

Enivrés tous deux, extasiés et frémissants, leurs mains se cherchaient, leurs regards s’enlaçaient, leurs bras, vaguement, s’ouvraient pour une étreinte… À ce moment, on frappa à la porte. Presque aussitôt, un serviteur familier du duc entra, et Charles courut au devant de lui.

 

— C’est le prince Farnèse ? demanda-t-il ardemment.

 

— Non, monseigneur, mais un jeune gentilhomme qui vient de sa part, ainsi que du chevalier de Pardaillan et de maître Claude…

 

— Mon père ! murmura Violetta. Mon père est donc parti….

 

Charles saisit la main de la jeune fille.

 

— Chère âme, dit-il, violemment ramené du rêve à la réalité, à ce mystère dont Claude s’était enveloppé, dans quelques instants, je vais savoir où est votre père, et nous irons le rejoindre… ne craignez rien… il nous attend… ils nous attendent.

 

Sur ces mots qui réunissaient dans son esprit Claude et Farnèse, il s’élança dans la grande salle où attendait le jeune gentilhomme annoncé, et Violetta attendit palpitante, mais rassurée… car que pouvait-elle craindre là où se trouvait celui qui était son fiancé ?…

 

Le jeune duc salua avec une chaleureuse politesse celui qu’il pouvait considérer comme un ami, puisqu’il venait au nom de Pardaillan, de Farnèse et de Claude, et il lui souhaita la bienvenue. Le messager s’inclina et demanda :

 

— C’est bien à Monseigneur Charles de Valois, comte d’Auvergne et duc d’Angoulême que j’ai l’honneur de parler ?

 

— Une femme ! murmura Charles. Oui… monsieur, répondit-il en appuyant sur ce dernier mot.

 

— Monseigneur, reprit la Fausta, mon nom ne vous apprendrait rien. C’est le nom d’une pauvre femme trahie, trompée, bafouée, réduite au désespoir par l’homme qui règne en ce moment sur Paris…

 

— Le duc de Guise !

 

— Oui. Et c’est pour me venger de lui, du moins je l’espère, que j’ai pris ce costume qui m’a permis d’entrer dans Paris et de m’y mouvoir à l’aise. Mais ceci importe peu. Ce que je vous en dis, c’est seulement pour m’excuser de demeurer simplement pour vous la messagère de vos amis.

 

— Oh ! madame, il n’est pas besoin d’excuse. Je serais indigne du nom que je porte si en vous demandant votre nom, je jetais une seule inquiétude dans votre esprit. Votre cause d’ailleurs m’est sympathique, puisque vous aussi vous êtes une victime de Guise.

 

— Ne parlons donc plus de cet homme, dit Fausta en prenant place dans le fauteuil que lui désignait Charles, et venons-en au message que j’ai accepté de vous transmettre.

 

— J’attends avec impatience, je vous l’avoue…

 

La position de Fausta était périlleuse. Avec cette froide audace qui présidait à ses actes, elle était entrée dans l’inconnu. Elle savait peu de chose. Et ce qu’elle ne savait pas, il fallait obliger Charles à le dire lui-même.

 

— Monseigneur, dit-elle, permettez-moi une question. Vos trois amis m’ont paru s’inquiéter fort d’un détail auquel en ma qualité de femme… qui a aimé et souffert… Je me suis vivement intéressée. La jeune fille qu’ils nommaient Violetta, est-elle encore ici, dans cet hôtel ?

 

— Elle y est, dit Charles sans aucun soupçon, tant la voix de cette inconnue lui inspirait de franche sympathie.

 

— Loué soit le Seigneur ! fit-elle d’un accent de sensibilité. M. de Pardaillan sera bien heureux. Car c’est lui surtout qui m’a semblé inquiet… Sans doute il aime cette jeune fille ?… Pardonnez-moi… mais ce digne gentilhomme m’a paru si bouleversé…

 

— Pardaillan aime sans doute Violetta, fit Charles en souriant, bien qu’il la connaisse depuis peu. Mais s’il vous a paru si inquiet, je reconnais là sa généreuse amitié. Car Violetta, madame, c’est ma fiancée, et moi j’ai le bonheur d’être l’ami du chevalier.

 

À ces mots, Fausta hocha la tête en signe de sympathie. Mais sans doute elle dut faire un terrible effort pour ne laisser échapper ni un mot, ni un cri, ni un geste, car sous son masque elle devint très pâle.

 

Ce qu’elle venait d’apprendre la bouleversait. C’était le renversement immédiat, brusque, foudroyant de toute sa pensée et de tout son sentiment. Violetta n’était pas l’amante de Pardaillan ! Violetta était la fiancée de Charles d’Angoulême !… Elle ne put retenir un soupir qui était peut-être la manifestation d’une joie puissante et profonde. Cette joie s’en rendait-elle compte à ce moment ? Est-ce qu’elle savait ?

 

Pour dire quelque chose, pour gagner du temps et tâcher de voir clair en elle-même, elle reprit :

 

— Je ne m’étonne plus maintenant de l’intérêt que semblait témoigner M. de Pardaillan, à cette jeune fille… puisqu’elle est votre fiancée… Ce gentilhomme paraît avoir pour vous une immense affection…

 

— Oui, dit Charles attendri ; Pardaillan est mon ami, Pardaillan est dans ma vie comme un dieu tutélaire ; je ne lui dois pas seulement d’avoir été sauvé et d’être encore vivant… je lui dois mes joies les plus précieuses… Si j’ai retrouvé celle que j’aime, si elle n’est pas morte, c’est encore à lui que je le dois…

 

— Quoi ! s’écria Fausta, cette pauvre enfant s’est donc trouvée en danger de mort ?…

 

La question était si naturelle, la voix si sympathique et le besoin d’expansion est si puissant chez les amoureux que Charles se mit à faire le récit des événements de la place de Grève, en insistant, bien entendu, sur l’héroïsme du chevalier de Pardaillan.

 

Fausta, tout en l’écoutant avec attention, faisait son plan, changeait ses batteries et décidait du sort de Violetta.

 

La tuer ?… À quoi bon maintenant ?… Écarter à tout jamais la fille du duc de Guise, cela suffisait. Et la situation s’éclaircissait ainsi :

 

S’emparer de Charles d’Angoulême, ennemi de Guise, obstacle possible et même certain dans la marche au trône. Écarter Violetta, autre obstacle.

 

Pardaillan était pris ou allait l’être. Farnèse et Claude étaient ses prisonniers, et dès le soir même, le tribunal secret allait les condamner à mort. Il ne s’agissait donc que de s’emparer du duc d’Angoulême et d’éloigner Violetta. C’est sur ce double problème que se concentra toute la force de calcul et de volonté de la Fausta.

 

Lorsque Charles eut achevé son récit ému, débordant d’amour pour sa fiancée, d’affection et de reconnaissance pour le chevalier, elle reprit donc :

 

— Je comprends tout maintenant. Ces gentilshommes, dans leur hâte, n’ont pu me donner que des renseignements incomplets. Et je ne comprenais pas bien le mystérieux rendez-vous qu’ils vous assignaient.

 

— Un rendez-vous ? fit Charles étonné.

 

— Je vois qu’il faut que je vous raconte les choses de point en point. Comme je vous l’ai dit, monseigneur, surveillée, traquée, je suis entrée dans Paris à la faveur de ce déguisement. Franchise pour confiance : laissez-moi vous dire que ce n’est nullement une question d’amour qui m’anime contre celui qu’on appelle le roi de Paris et le pilier de l’Église… Pour tout vous dire d’un mot, je suis de la religion… ce qu’ils nomment une huguenote…

 

Charles s’inclina. Il était assez libre d’esprit pour ne pas s’effarer de ce mot. Mais il faut bien se figurer ce qu’un tel aveu signifiait à cette époque. Autant vaudrait-il, de nos jours, avouer qu’on a tué père et mère.

 

— En ce cas, madame, dit-il, je vous engage vivement à bien vous cacher ; on tue, on pend, on brûle dans Paris… prenez-y bien garde.

 

— Je le sais, dit Fausta sur un ton d’amertume admirable de naturel et d’émotion. Je sais que ceux de ma religion, ceux qui se sont ralliés à notre grand Henri de Navarre, sont mis à mort aussitôt pris. Aussi, je n’eusse pas fait à d’autres l’aveu qui vient de m’échapper…

 

— Ici, madame, vous n’avez rien à redouter.

 

— Et cependant, monseigneur, votre illustre père fut un rude tueur de huguenots… Oh ! je savais que vous n’êtes pas un catholique aussi… féroce, et qu’on pouvait confier un tel secret à votre grand cœur.

 

Ces paroles ne faisaient qu’augmenter la confiance du jeune duc et eussent dissipé ses soupçons, s’il en avait eu. Mais il n’en avait pas. Seulement, il attendait que sa visiteuse s’expliquât avec une impatience que tempérait seule cette extrême politesse qui chez lui ne venait pas de l’éducation, mais du cœur. Fausta continua :

 

— Huguenote donc, comme ils disent, et venue à Paris pour l’accomplissement d’une mission difficile, je pris ce déguisement et ne descendis pas à l’hôtel de… ah ! laissez-moi ce secret qui n’est pas à moi…

 

Charles fit un geste de sympathique encouragement.

 

— Je descendis donc dans une simple auberge située rue Saint-Denis… l’auberge de la Devinière.

 

Le cœur de Charles palpita.

 

— J’y passai la nuit fort tranquille. La matinée s’écoula sans incident. J’allais donc sortir, tantôt, lorsque soudain la rue se remplit de rumeurs. On criait à mort, au truand, au huguenot… Hélas ! me dis-je, encore un de mes frères qu’on poursuit !… Tout à coup, un homme aux vêtements déchirés pénétra dans l’auberge et, presque aussitôt, une troupe de cavaliers passa dans la rue comme une trombe…

 

— C’était Pardaillan ! haleta Charles.

 

— Comment le savez-vous ? dit Fausta avec une naïveté parfaite.

 

— Je le sais parce que ce généreux ami, pour me sauver et sauver celle que j’aime, a entraîné à sa poursuite les cavaliers de Guise. C’était lui, n’est-ce pas ?… Il est sauvé ?… oh ! dites-moi cela avant tout !

 

— Parfaitement sauvé, rassurez-vous. Ce gentilhomme, comme je le sus bientôt, c’était en effet le chevalier de Pardaillan. Je le pris pour un huguenot. Et ouvrant la porte d’un cabinet où je me trouvais, je lui fis signe de s’y réfugier. Il vint à moi non comme quelqu’un qui se cache, mais comme un homme qui, paisible, cherche un coin pour se reposer…

 

— Comme je le reconnais bien-là !…

 

— Je lui demandai s’il était de la religion. Alors il me dit son nom sans m’expliquer les motifs pour lesquels on le poursuivait. Alors je m’employai de mon mieux à laver et panser ses blessures. Pendant ce temps, les cris de mort continuaient dans la rue. Heureusement, personne ne songeait à entrer dans l’auberge et les cavaliers étaient déjà loin. Deux heures se passèrent ainsi, et le gentilhomme se remettait de la faiblesse que lui avait occasionnée ses blessures, lorsque par la porte vitrée du cabinet, il vit entrer dans la salle deux hommes que je ne connaissais pas. Il leur fit signe. Ils vinrent. Et chose étrange, il se nomma, il vous nomma, comme si ces deux hommes ne l’eussent pas connu. C’étaient, comme je le sus presque aussitôt, le prince Farnèse et un bourgeois nommé maître Claude.

 

— Ils ne le connaissent pas en effet, et l’un d’eux ne l’a vu que quelques instants… Continuez, madame…

 

— Alors eut lieu entre eux un assez long entretien où il fut fort question de vous et de la jeune fille. Le bourgeois…

 

— Maître Claude ?…

 

— Oui. Il raconta qu’il était sorti d’ici, de votre hôtel pour aller chercher le prince Farnèse…

 

— C’est vrai ! s’écria Charles qui écoutait, suspendu aux lèvres de Fausta.

 

— Et qu’il l’avait trouvé, continua celle-ci. Il ajouta que tous deux se mettaient en route pour venir rue des Barrés, mais que maître Claude ayant été reconnu par des gardes du duc de Guise, ils avaient dû fuir, comme avait fui le chevalier de Pardaillan. Ils s’étaient jetés dans la rue Saint-Denis et étaient entrés à l’auberge de la Devinière pour y attendre que l’émotion populaire fût calmée…

 

— Je vais les rejoindre ! s’écria Charles en se levant.

 

— Gardez-vous-en bien, dit Fausta. D’ailleurs, vous ne les trouveriez sans doute pas. Attendez la fin de mon message…

 

— Excusez-moi, madame… veuillez continuer.

 

— Alors, reprit Fausta, celui qui s’appelait maître Claude commença un long récit. Mais j’entendais qu’il s’agissait de vous et le mot mariage frappa plusieurs fois mes oreilles… Ce récit, le prince Farnèse et le chevalier de Pardaillan l’écoutèrent avec une égale émotion… Enfin, le bourgeois, maître Claude, alla examiner la rue et revint et disant qu’elle était pleine de furieux dont on entendait les cris et qui commençaient à fouiller les maisons voisines. Le chevalier de Pardaillan proposa de sortir par une porte de derrière. Mais où aller ensuite ? C’est alors monseigneur, que je proposai à ces trois hommes dont la situation m’avait émue jusqu’à l’âme, de se retirer dans l’hôtel de l’un de mes amis, situé tout proche. « Oui, dit le prince Farnèse, mais comment prévenir le fiancé de ma fille ? »

 

Ces derniers mots étaient un chef-d’œuvre de ruse. Sachant ce qu’il savait maintenant, Charles les trouva si naturels qu’il ne songea même pas à s’étonner. Farnèse était le père de Violetta. Pouvait-il s’exprimer autrement en parlant d’elle ? Fausta vit clairement que pas un soupçon ne pouvait s’élever dans l’esprit du duc. Elle continua donc :

 

— Lorsque le prince Farnèse eut parlé de la nécessité de vous prévenir, le chevalier de Pardaillan déclara qu’il se faisait fort de traverser Paris pour venir jusqu’à vous…

 

— Brave ami ! murmura Charles.

 

— Mais dehors, on entendait les vociférations du peuple. Il était certain que M. de Pardaillan serait inévitablement reconnu et mis en pièces. Alors, je m’avançai et me proposai comme messagère.

 

— Ah ! madame, s’écria Charles en saisissant une main de Fausta et en la portant à ses lèvres, tout à l’heure, je voulais respecter votre secret. Maintenant je vous supplie de me dire à qui je suis redevable d’un si grand service…

 

Fausta secoua la tête avec mélancolie.

 

— Ce que j’ai fait est vraiment peu de chose, dit-elle, et ne mérite pas votre gratitude. Ne vous inquiétez donc pas de mon nom. C’est celui d’une maudite… Pour revenir à l’objet de mon message, il fut convenu que les trois hommes se réfugieraient dans l’hôtel que je leur indiquais et qu’ils attendraient la nuit pour en sortir. Quant à moi, le chevalier de Pardaillan m’indiqua exactement la situation de votre hôtel et me dit de m’annoncer comme venant de la part du prince Farnèse, de maître Claude et de M. de Pardaillan. C’est ce que j’ai fait… Alors, nous sortîmes tous par une porte détournée. Je les conduisis à l’hôtel de mon ami où ils sont parfaitement en sûreté et d’où ils ne sortiront que ce soir à onze heures. Voici exactement ce que me dit le chevalier de Pardaillan : « Pour Dieu ! madame, suppliez le duc d’Angoulême de ne pas bouger avant cette nuit… »

 

— Et que ferai-je quand la nuit sera venue ? palpita le jeune duc.

 

— Le voici, dit Fausta. Au moment où j’allais m’éloigner, le prince Farnèse me prit par la main, me remercia, puis ajouta ces paroles que je suis chargée de vous transmettre :

 

« Ce soir, à minuit, nous attendrons le duc et ma fille dans l’église Saint-Paul. Qu’il ne s’inquiète de rien. Tout sera prêt. »

 

— Dans l’église Saint-Paul ! murmura Charles haletant, ébloui…

 

— Ce sont ses propres paroles. Et j’avoue que je les ai trouvées étranges. Mais maintenant, je crois comprendre…

 

— Oui ! fit Charles enivré, je comprends… je comprends tout ! Ce soir, à minuit, en l’église Saint-Paul, avec Violetta… j’y serai !…

 

Fausta se leva et dit d’un accent pénétré :

 

— Il me reste, monseigneur, à vous souhaiter tout le bonheur que vous méritez.

 

— Comment pourrai-je m’acquitter jamais envers vous ! murmura Charles.

 

Fausta parut hésiter quelques instants, comme si elle eût éprouvé une violente émotion… ou peut-être simplement parce qu’elle cherchait un nom… Elle répondit soudain :

 

— En recommandant à la duchesse d’Angoulême de prier parfois pour mon mari… Agrippa, baron d’Aubigné…

 

En même temps elle s’avança rapidement vers la porte.

 

— La baronne d’Aubigné ! avait murmuré Charles. Ah ! je comprends maintenant qu’elle taise son nom. Noble cœur, ne crains rien de moi. Puisse ma langue être donnée aux chiens plutôt que de trahir le secret de ta présence à Paris[13].

 

Si Charles avait pu avoir le moindre soupçon, si les détails accumulés dans son récit n’avaient pas suffi pour détruire ce soupçon par leur parfaite concordance avec ce qu’il savait de la vérité, si l’attitude, la voix, les paroles de la messagère ne lui avaient pas inspiré une confiance absolue et une profonde sympathie, ce nom d’Aubigné, à lui seul valait tout un plaidoyer, et Fausta en le lançant au dernier moment, comme si elle eût été entraînée par l’émotion, achevait son œuvre par une géniale inspiration.

 

Le duc d’Angoulême accompagna la messagère jusqu’à la porte extérieure. Quelques instants plus tard, la Fausta, au pas paisible de son cheval, et suivie à distance par son laquais, disparaissait au tournant de la rue et murmurait avec un sourire qui découvrit ses petites dents féroces :

 

— Maintenant, il ne me reste plus qu’à marier Violetta…

 

Charles, ayant constaté que la rue était parfaitement tranquille, rentra dans l’hôtel et, le cœur bondissant, courut retrouver Violetta, et lui prenant la main :

 

— Chère âme, ce soir, nous serons unis à jamais ; ce soir, vous serez duchesse d’Angoulême…

XLI

LE MARIAGE DE VIOLETTA (fin)



L’église Saint-Paul était à deux pas de l’hôtel de Marie Touchet. De la rue des Barrés, soit par la ruelle des Jardins, soit par la ruelle des Fauconniers et le couvent de l’Ave Maria, on aboutissait dans la rue des Prêtres-Saint-Paul, au bout de laquelle l’église dressait sa construction massive. Le duc d’Angoulême admira la prévoyance de Pardaillan, qui avait choisi cette église de préférence à toute autre.

 

Il n’avait aucun doute sur l’identité de la messagère. Et pourtant, avant de rentrer dans l’hôtel, il n’avait pu s’empêcher d’inspecter la rue des Barrés, à droite et à gauche. Il ne vit rien, sinon quelques ménagères, de loin en loin, et rentra convaincu que jusqu’au soir du moins, nul ne songerait à venir l’inquiéter. Le lendemain, il aurait quitté Paris pour se rendre à Orléans, quitte à reprendre ses projets contre Guise, après avoir mis en sûreté la nouvelle duchesse d’Angoulême.

 

Seulement, si Charles avait eu l’idée de suivre la messagère, il eût vu le laquais mettre pied à terre au coin de la rue de la Mortellerie. Et tandis que la baronne d’Aubigné continuait tranquillement son chemin, ce laquais, ayant remisé son cheval dans une auberge, venait se poster à vingt pas de l’hôtel, et s’immobilisant au fond d’un de ces nombreux angles que formaient les maisons mal alignées, demeura là, jusqu’au soir, les yeux fixés sur la porte qui s’était refermée sur le duc d’Angoulême.

 

Peu à peu, avant que le soir ne fût arrivé, divers autres personnages parurent dans la rue des Barrés et occupèrent des postes semblables à celui qu’avait choisi ce laquais. En sorte qu’une heure après le départ de la messagère, si Charles avait eu l’idée de sortir de l’hôtel, il n’eût pu faire dix pas soit à gauche soit à droite sans se heurter à l’une de ces statues immobiles.

 

Lorsque la nuit fut tombée, un étrange mouvement se produisit autour de l’église Saint-Paul. Diverses troupes, composées chacune de dix ou douze hommes, prirent position devant chacune des portes de l’église. Dans la rue Saint-Antoine, un lourd carrosse vint stationner.

 

Pendant que Fausta prenait ses dispositions avec sa science de la stratégie des rues, Charles et Violetta, assis l’un près de l’autre dans cette grande salle où jadis Marie Touchet et Charles IX avaient échangé de si douces paroles, continuaient à vivre de ce beau rêve d’amour où ils venaient d’entrer. Enfin, onze heures sonnèrent.

 

— Il est temps, dit Charles doucement.

 

— Allons, mon cher seigneur, répondit Violetta.

 

Elle était toujours vêtue de sa tunique blanche qu’elle portait sur la place de Grève. Seulement, Charles alla prendre dans une vieille armoire un grand manteau qui avait appartenu à sa mère et le lui jeta sur les épaules. Alors, il la prit par la main, et ayant simplement recommandé aux serviteurs de tenir la maison en état pour le jour prochain où il y rentrerait avec la duchesse d’Angoulême, il sortit.

 

Dehors, Violetta se suspendit à son bras. Et serrés l’un contre l’autre, palpitants tous deux, les yeux noyés d’extase, sans prononcer un mot, ils marchèrent vers l’église Saint-Paul.

 

* * * * *

 

Onze heures du soir !… C’était le moment où Claude et Farnèse écoutaient, dans la maison de Fausta, la sentence du tribunal secret qui les condamnait à mourir. C’était enfin le moment où la somptueuse et fantastique vision disparaissait aux yeux des condamnés, et où, livides, la gorge en feu, ils voyaient se lever devant leurs regards affolés ces spectres de la faim et la soif qu’avait évoqués Fausta.

 

Lorsque le panneau se fut refermé, lorsque Fausta, debout sur son trône, eut donné la bénédiction des trois doigts que donnent les papes, ceux qui l’entouraient se retirèrent lentement. Cardinaux, évêques, gentilshommes, tous sortirent. Les gardes seuls demeurèrent à leurs places, alignés, statues d’acier qui semblaient immuables.

 

Fausta descendit lentement de son trône et gagna une chambre à coucher dont la simplicité presque cénobitique eût stupéfait quiconque fût parvenu là après avoir visité les merveilles entassées dans ce palais. C’était sa chambre, à elle. Nul n’y pénétrait. Myrthis et Léa, ses deux suivantes, étaient les seules qui eussent permission d’y entrer.

 

Elles étaient là, attendant leur souveraine. Elles la déshabillèrent du splendide costume qu’elle portait. Et alors elle revêtit ces mêmes vêtements de gentilhomme sous lesquels elle s’était présentée à l’hôtel de la rue des Barrés. Alors elle se rendit dans cette salle élégante qui pouvait passer pour le boudoir d’une jolie femme. Un homme était là qui attendait, assis, et qui à l’entrée de Fausta se leva vivement et s’inclina.

 

— Êtes-vous prêt à tout ce que nous avons convenu ce soir ? demanda Fausta.

 

— Je suis prêt, madame, répondit l’homme d’une voix où tremblait une émotion — crainte ou espérance.

 

— Venez donc, alors !…

 

Ils sortirent ensemble du palais de la Cité. Dehors attendait une escorte d’une vingtaine de cavaliers. Fausta monta à cheval et, se mettant en route, fit signe à l’homme de marcher près d’elle. Et ils se mirent à parler à voix basse. La troupe, avec Fausta et l’homme en tête, se dirigea du côté de la rue Saint-Antoine après être sortie de la Cité.

 

Cet homme qui attendait Fausta, qui venait de monter à cheval et se tenait près d’elle, c’était le sire de Maurevert.

 

* * * * *

 

Charles et Violetta arrivèrent à l’église par la rue des Prêtres-Saint-Paul, au moment où la demie de onze heures tombait dans la nuit des temps. Un instant, les vibrations sonores de la cloche gémirent dans l’air calme, puis tout retomba à cet énorme silence du Paris nocturne d’alors.

 

Charles, dans le court trajet de la rue des Barrés à l’église Saint-Paul, avait bien entrevu des ombres se glissant au long des murs, apparaissant pour disparaître aussitôt ; mais il avait pensé que c’étaient des tire-laine, gens peu redoutables pour un homme bien décidé, et il s’était contenté d’assurer dans sa main le manche de sa bonne dague. Quant à Violetta, elle n’avait rien vu, rien entendu. Suspendue au bras de son fiancé, elle eût traversé sans s’en apercevoir une légion de démons.

 

Devant la porte de l’église, Charles s’arrêta et regarda autour de lui, non qu’il eût quelque soupçon ou qu’il craignît une attaque, mais pour voir s’il n’apercevrait pas ceux qui l’attendaient. Il ne vit personne. Mais il s’aperçut aussitôt que la porte était entrouverte. Donc, on l’attendait à l’intérieur.

 

— Entrons ! murmura-t-il palpitant.

 

Ils entrèrent. L’église était vaguement éclairée par deux cierges allumés au maître-autel. Près du chœur, il entrevit alors trois hommes debout qui, formés en groupe, semblaient attendre en causant entre eux.

 

— Les voici ! dit Charles.

 

— Mon père ? demanda Violetta.

 

— Oui, votre père, chère âme… et voici… oh ! voici le prêtre qui va nous unir…

 

Ils frissonnèrent tous deux longuement et se serrèrent l’un contre l’autre, dans une douce étreinte, arrêtés près de la porte en cette minute de ravissement et de pur bonheur. Le prêtre revêtu de ses ornements venait en effet d’apparaître, suivi de deux autres prêtres en surplis.

 

— Allons, mon cher seigneur, dit Violetta.

 

— Oui, car voici minuit qui va sonner bientôt… voici l’heure où nous allons nous unir pour l’éternité…

 

Ils s’avancèrent lentement vers le chœur.

 

À mesure qu’ils avançaient, un étrange mouvement se produisait dans l’église. Des chapelles latérales noyées d’obscurité, de tous les recoins ténébreux sortaient des hommes qui, silencieusement, se mettaient à marcher derrière le couple. Bientôt, ces inconnus furent au nombre d’une trentaine et, enveloppés dans leurs manteaux, la main sur la garde de leurs épées, ils semblaient une escorte rassemblée pour le mariage secret d’un prince.

 

Charles et Violetta, les yeux fixés sur les trois hommes qui attendaient dans le chœur, s’avançaient en souriant. Tout à coup Charles tressaillit, et ses yeux hagards dardèrent un regard de stupéfaction et de terreur sur ceux qu’il croyait être ses amis…

 

Ces trois inconnus venaient de laisser tomber leurs manteaux… Et ce n’était pas Pardaillan ! Ce n’était pas Farnèse ! Ce n’était pas Claude !…

 

Dans le même instant Charles reconnut deux de ces hommes : il les avait vus en quelques circonstances, notamment au moulin de la butte Saint-Roch : c’étaient Maineville et Bussi-Leclerc. Quant au troisième, il portait un masque.

 

D’un mouvement instinctif, Charles entoura Violetta de son bras gauche, tandis que de la main droite il dégainait son poignard. Au même moment, la jeune fille jeta un cri d’épouvante. Elle aussi venait de regarder les trois hommes. Immobiles, graves, sans un geste, ils semblaient d’ailleurs n’avoir aucune mauvaise intention.

 

— Ne craignez rien, chère âme, dit rapidement Charles.

 

— Je n’ai pas peur, dit Violetta en se serrant contre lui.

 

Charles, alors, contempla un instant ces trois statues immobiles qui le regardaient sans parler.

 

— Messieurs, dit-il d’une voix sourde, que faites-vous ici ?…

 

— Monseigneur, répondit Bussi-Leclerc d’une voix très calme, nous sommes ici pour une double cérémonie : un mariage…

 

— Un mariage ! s’exclama Charles qui commençait à sentir une sueur froide pointer à la racine de ses cheveux. Quel mariage ?… Messieurs, prenez garde !

 

Il se sentait envahi par une folie ; son étreinte devenait convulsive.

 

— Quel mariage ? gronda-t-il avec un rauque soupir.

 

— Mais, fit à son tour Maineville, le mariage de la fille du prince Farnèse, nommée Violetta.

 

Violetta, mourante d’angoisse, jeta un faible gémissement.

 

— Oh ! rugit Charles, ceci est insensé !… Maineville ! Leclerc ! que me voulez-vous ? Prenez garde encore une fois !…

 

Il cherchait l’occasion de bondir et de frapper. Doucement de son bras gauche, il essayait de se dégager de l’étreinte de Violetta… Il croyait rêver… Maineville et Bussi-Leclerc, dans l’église, au lieu de Pardaillan et de Farnèse !… Seulement le beau rêve de tout à l’heure devenait un cauchemar.

 

— Monseigneur, dit alors Bussi-Leclerc, toujours avec le même calme, ce que nous faisons, vous allez le savoir. Nous sommes ici pour une double cérémonie — un mariage, vous ai-je dit, et si vous m’aviez laissé achever, j’aurais ajouté : une arrestation… Monseigneur, veuillez me remettre votre épée ; au nom du lieutenant général de la Sainte-Ligue, je vous arrête ! Que voulez-vous, chacun son tour, et ceci est notre revanche du moulin de Saint-Roch…

 

Violetta jeta une déchirante clameur. Charles éclata de rire, et, soulevant sa fiancée dans ses bras :

 

— Le premier de vous qui me touche est mort ! Pas un pas ! pas un geste !… ou malheur à vous !…

 

En parlant… en grondant ces choses, ivre de désespoir, ses forces décuplées, livide, les yeux sanglants, il reculait, Violetta dans ses bras ; il semblait vraiment que son regard eût pétrifié les trois, car ils ne bougeaient pas. Il reculait et déjà une lueur d’espoir se levait en lui.

 

— Monseigneur, dit alors Maineville, toute résistance serait inutile. Retournez-vous, et voyez !…

 

Charles, d’un geste machinal et furieux, se retourna en effet. Et une imprécation terrible jaillit de sa gorge ; devant lui, un large demi-cercle d’épées nues s’allongeait à droite et à gauche comme une pince vivante armée d’aiguillons d’acier… Au même instant, les deux branches de cette pince se mirent en mouvement, et Charles se trouva enfermé dans un cercle…

 

— Malédiction ! hurla Charles d’Angoulême.

 

Violetta, dans ses bras, d’un geste rapide, saisit sa tête à deux mains et le baisa sur la bouche en murmurant :

 

— Mourons ensemble, mon cher seigneur…

 

En même temps, Violetta se laissa glisser sur les dalles et saisit le poignard de son fiancé. Charles, enivré par la violente sensation de ce baiser d’amour et de mort, emporté hors de la réalité par un souffle de folie, Charles, haletant de passion et d’angoisse, d’épouvante et d’horreur, jeta autour de lui un suprême regard qui, dans sa durée d’éclair, lui montra l’église pleine d’ombre. Maineville et Bussi-Leclerc, et l’inconnu masqué au pied de l’autel, et sur les marches le prêtre qui commençait à officier, et autour de lui, autour de Violetta, le cercle d’acier qui se resserrait… Et toute cette scène affolante se déroulait dans un silence tragique, où il n’entendait que son propre souffle…

 

Alors, il tira son épée, et dans cette seconde pareille au dernier spasme d’une agonie d’amour, ses yeux chargés de passion se rivèrent aux yeux de Violetta, et il balbutia :

 

— Mourons ensemble, ma chère âme…

 

Aussitôt il se rua, fonça droit devant lui, tenant toujours Violetta par la main, avec l’espérance insensée de pouvoir traverser ce cercle d’acier, et fuir… fuir !… Dans cet instant même, dix bras s’abattirent sur lui, dix autres sur Violetta ; il eut la sensation qu’on lui arrachait la chair de sa chair et poussa un grand cri lugubre auquel répondit le cri désespéré de Violetta… De son épée, Charles frappait à coups terribles et hurlait :

 

— Attends-moi, chère âme !… Je suis à toi !…

 

L’épée se brisa ; du tronçon il continua à frapper ; autour de lui le sang giclait, des hommes tombaient ; le tronçon d’épée lui fut arraché… plus loin, bien loin, il entendit encore le cri de Violetta, comme un appel. Des ongles, des dents, Charles, ensanglanté, déchiré, continua l’effroyable lutte. Cela dura une minute encore… et alors, il tomba sur ses genoux ; sept, dix, quinze hommes se ruèrent sur lui… et il se sentit lié, soulevé, emporté hors de l’église et jeté dans un carrosse qui s’ébranla aussitôt…

 

Dans ce carrosse aux mantelets fermés, prison roulante qui le conduisait vers une autre prison, Charles demeura immobile, frappé de cette stupeur si voisine de la mort, qu’on remarque chez les condamnés. Il n’avait plus de pensée. La vie était suspendue.

 

Moins de trois minutes plus tard, le carrosse roula sur un pont-levis, puis sous une voûte, puis s’arrêta :

 

Le duc d’Angoulême était à la Bastille.

 

* * * * *

 

Dans l’église Saint-Paul, une scène atroce déroulait à ce moment ses péripéties qui confinaient d’une part à toute la douleur humaine, et de l’autre à la fantasmagorie d’un rêve.

 

En effet, Violetta arrachée des bras de Charles avait été entraînée jusqu’au pied de l’autel. Là, avons-nous dit, se trouvaient trois hommes ; deux d’entre eux nous sont connus ; c’étaient Maineville et Bussi-Leclerc. Le troisième se démasqua au moment où la jeune fille apparut près de lui, à demi-morte de désespoir et se soutenant à peine. Celui-là, c’était Maurevert.

 

Violetta jeta autour d’elle des yeux hagards. Et ce fut à ce moment que Maurevert saisit sa main et prononça :

 

— Merci, ma bien-aimée ; merci, ma belle fiancée, d’être venue à l’heure. Tout est prêt pour notre mariage, et voici le prêtre qui va nous unir…

 

— Nous unir ! balbutia Violetta. Vous !… Qui êtes-vous ?… Oh ! messieurs, messieurs ! par grâce ! dites-moi ce qu’on a fait de mon seigneur ?…

 

— Violetta ! dit Maurevert d’une voix ardente, quelle étrange folie vous saisit ! Regardez-moi ! Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis votre fiancé ! Je suis celui que tu aimes et qui t’aime !…

 

— Horreur ! Oh ! mais je deviens folle ! folle comme la bohémienne au masque rouge !… Charles ! Mon bien-aimé ! À moi !… Oh ! ils l’ont tué, puisqu’il ne répond pas !… Charles ! Charles ! mourons ensemble !…

 

Son bras se leva pour se frapper avec cette dague qu’elle avait prise aux mains de son fiancé ; mais alors elle s’aperçut que l’arme lui avait été arrachée ; sa main crispée retomba sur son front qu’elle étreignit ; ses pensées entraînées dans un tourbillon de folie ne lui présentèrent plus que des images imprécises, et elle tomba sur ses deux genoux. Maurevert s’agenouilla près d’elle…

 

Alors le prêtre se tourna vers eux, prononçant les paroles sacramentelles, et ouvrant les bras pour une bénédiction… Et ce prêtre, Violetta en levant la tête dans un mouvement de spasme, ce prêtre, elle le vit… Et c’était un tout jeune prêtre aux yeux noirs qui brillaient avec des feux de diamants funèbres, et ce visage, il lui sembla qu’elle l’avait entrevu une fois…

 

Où ? Mais où avait-elle vu cette figure qui achevait de détraquer son cerveau, cette vision d’épouvante, ce spectre sans pitié !… Le prêtre murmurait les formules… Et cette voix ! oh ! cette voix ! Elle l’avait entendue ! Mais quand ? Dans quel abominable cauchemar !…

 

Et soudain, dans une fulgurante éclaircie, elle revit la terrible scène où elle avait retrouvé maître Claude, le soir où Belgodère l’avait entraînée dans une mystérieuse maison de la Cité, où on lui avait jeté un sac noir sur la tête, où elle s’était évanouie, où, en se réveillant, elle avait vu penché sur elle le visage de celui qu’elle appelait son père ! Et Claude l’avait prise dans ses bras pour l’emporter !… Et les hommes armés d’arquebuses étaient entrés !… Et avec eux, une femme ! Une femme sur qui ses yeux mourants ne s’étaient fixés qu’un instant ! Une femme dont, pourtant, les traits de marbre demeuraient gravés dans son imagination !…

 

Ce prêtre, c’était elle !… C’était cette femme !… C’était Fausta qui célébrait le mariage de Maurevert et de Violetta !…

 

Une inexprimable horreur se glissa dans les veines de la jeune fille. Elle voulut se lever, et retomba lourdement sur ses genoux. Elle voulut arracher sa main à Maurevert, et elle sentit que cette main devenait inerte, sans forces. Elle voulut, dans un cri d’agonie, traduire le désespoir insensé qui la submergeait ; et elle ne poussa qu’un soupir si faible, si douloureux, qu’il était peut-être le soupir d’une mourante…

 

Dans ce moment, elle perdit connaissance… Dans ce moment aussi le prêtre, étendant les bras, disait d’une voix grave :

 

— Allez. Au nom du Dieu vivant, pour jamais, vous êtes unis !…

XLII

COMMENT L’HERCULE CROASSE ET LE CHIEN PIPEAU LIÈRENT CONNAISSANCE



On a vu que le chevalier de Pardaillan, attiré par le bruit exorbitant qui se faisait dans sa chambre, y était entré à temps pour assister au combat de Croasse avec une horloge. Pardaillan demeura d’abord stupéfait. Puis, malgré ses blessures, malgré le péril de la situation, il partit d’un grand éclat de rire, tandis qu’en dehors les vociférations de la foule augmentaient d’intensité de minute en minute. Croasse regarda cet intrus et, reconnaissant le chevalier, prononça :

 

— C’est fait !… Ouf ! quelle bataille !

 

Et comme Pardaillan continuait à rire, Croasse se mit à rire, d’un rire qui fit trembler les vitres.

 

— Que diable fais-tu là ? demanda le chevalier, à la fin.

 

— Comment ! ce que je fais là ? Mais nous nous sommes battus, il me semble ! À telles enseignes que vous en êtes tout déchiré et tout plein de sang !… Ah ! monseigneur, avouez que si je n’avais été là, vous succombiez sous le nombre !

 

« Est-ce qu’il serait devenu fou de peur ? » songea Pardaillan.

 

Non ! Croasse n’était pas fou. Du moins, il ne l’était plus. Il y avait assurément de la folie dans cette imagination qui, surexcitée, exorbitée par la terreur, lui faisait voir des ennemis acharnés contre lui, là où il n’y avait que des meubles. Mais en présence de Pardaillan, Croasse se rassurait. Et du moment qu’il se rassurait, cette folie spéciale et passagère s’évanouissait. Seulement Croasse demeurait persuadé, de très bonne foi, qu’il avait combattu d’innombrables ennemis dans cette chambre, comme dans la chapelle Saint-Roch, comme sur les pentes de Montmartre.

 

Il ne mentait pas.

 

Il n’était même pas comme ces menteurs qui finissent par croire, à la longue, à la vérité de leur mensonge. La bataille avait eu lieu réellement. Tout le mystère était dans cette diablesse d’imagination qui, lorsqu’elle s’affolait, transformait des arbres, des chaises, des bahuts en êtres animés.

 

Seulement, Croasse avait ceci de remarquable, que loin de tirer vanité de ses hauts faits, il en était sincèrement désolé.

 

— Depuis que je suis brave, disait-il, chose dont je ne m’étais jamais douté, il m’arrive d’épouvantables aventures. À la fin, j’y laisserai mes os.

 

Et d’un ton lugubre, il ajoutait :

 

— J’étais si tranquille, quand je me croyais poltron !…

 

— Tandis que maintenant ? demanda le chevalier.

 

— Maintenant, je m’effraie, je m’épouvante moi-même. Sans compter le nombre de meurtres que j’ai sur la conscience, moi qui n’aurais pas fait de mal à une mouche…

 

— Bah ! Tu voulais pourtant me tuer, il me semble, avec ton ami Picouic ?…

 

— Oui, monseigneur, et c’est un des grands remords de ma vie. Mais vous avez vu qu’il vous a suffi de me regarder de travers ce soir-là pour me faire tomber à genoux… Oh ! oh ! qu’est cela ?

 

À ce moment, en effet, des hurlements éclataient dans la rue. Pardaillan s’approcha de la fenêtre et examina ce qui se passait ; il se passait simplement que deux troupes d’archers venaient de prendre position dans la rue et que le peuple les acclamait, et en profitait pour acclamer surtout le duc de Guise, bien que celui-ci fût absent. Les cris de : « Vive Henri le Saint ! Vive le grand Henri ! Vive le pilier de l’église ! » alternaient avec les cris de : « Mort à Hérode ! Mort à Nabuchodonosor ! Mort aux parpaillots !… » D’ailleurs, les cris de vive et les cris de mort, après s’être balancés et heurtés, finissaient par se confondre fraternellement dans une même clameur :

 

— La messe ! La messe !…

 

— Je me demande un peu pourquoi ces gens veulent aller à la messe, murmura Pardaillan en refermant la fenêtre. Eh ! que n’y vont-ils, à la messe !

 

Il sortit de la chambre suivi de près par Croasse, qui eût préféré mourir plutôt que de se retrouver seul sur son champ de bataille. Les hurlements du dehors avaient produit leur effet sur Croasse. Lorsqu’ils atteignirent la grande salle, maintenant déserte, il tremblait et grelottait.

 

— Ah çà ! dit Pardaillan, aurais-tu faim, par hasard ?

 

La tranquillité parfaite du chevalier, cette question qui ne sentait pas la bataille, réveillèrent le courage de Croasse qui répondit :

 

— Ma foi, monseigneur, faim et soif. Vous savez, ou vous ne savez pas… après ces terribles assauts, l’appétit se trouve toujours excité…

 

— Eh bien, dit Pardaillan, nourris-toi et abreuve-toi ; passe dans la cuisine où tu trouveras tout ce qu’il faut pour satisfaire un appétit princier, car la cuisine de la Devinière est la première cuisine de Paris, et même du monde…

 

À ce moment, de cette cuisine dont le chevalier faisait un si bel éloge en de si singulières circonstances, apparut l’hôtesse portant un bol et des bandages de linge. Huguette déposa le tout sur une table. Machinalement, Pardaillan alla jusqu’à la porte de la cuisine. Il y jeta un coup d’œil et s’arrêta ; un sourire d’ironie et peut-être d’envie détendit ses lèvres et il murmura :

 

— En voilà deux qui sont heureux… Pourquoi les déranger ?… Pauvre diable !

 

Et Pardaillan referma doucement la porte de la cuisine et poussa un meuble devant, afin que la grande salle étant envahie, lui pris, les gens de Guise ne songeassent pas à pénétrer dans cette cuisine où le maigre et gigantesque Croasse venait de pénétrer et se dirigeait droit sur l’armoire aux provisions.

 

Croasse, en effet, sur l’invitation du chevalier, était entré dans la cuisine déserte et en avait rapidement passé l’inspection. Il ouvrait un placard lorsqu’il entendit tout à coup derrière lui un grognement féroce ; en même temps il sentit une vive douleur à son mollet droit.

 

— L’ennemi ! l’ennemi ! hurla-t-il d’une voix de stentor qu’on entendit de la rue et qui fit reculer les arquebusiers, persuadés qu’un grand nombre d’assiégés se préparaient à faire une sortie.

 

Croasse aperçut une lardoire, s’en empara et se retournant :

 

— Ah ! misérables ! Même au moment de dîner ! Attendez ! Vous saurez ce que c’est qu’un brave !…

 

Et Croasse se mit à pousser des vociférations terribles tout en se démenant et en s’escrimant avec frénésie. Mais cette fois, dans cette nouvelle bataille, il se produisit deux événements qui l’étonnèrent : d’abord l’ennemi lui avait fait sentir les armes, puisqu’il était blessé ; et ensuite l’ennemi répondait à ses vociférations par des hurlements fous aussi soutenus. Il en résulta un vacarme épouvantable.

 

Dans la rue, les gens d’armes apprêtèrent leurs arquebuses et se serrèrent en masse compacte.

 

Dans la cuisine, Croasse soufflant, suant, les cheveux hérissés, les yeux exorbités, assommait des ennemis invisibles ; les casseroles, les chaudrons tombaient et se heurtaient à grand fracas… et cependant, l’ennemi, le seul, l’unique ennemi, parfaitement visible, Croasse ne le voyait pas…

 

Cet ennemi, c’était un chien. Et ce chien, c’était Pipeau.

 

Pipeau avait considéré que Croasse fouillant un placard réservé à toutes sortes de choses succulentes, ne pouvait être qu’un voleur. Or, il n’y a rien d’acharné comme un voleur contre les voleurs. Pipeau, qui dans sa vie avait commis d’innombrables escroqueries et élevé le vol à l’étalage à la hauteur d’un principe, Pipeau ne voulait pas que d’autres volassent.

 

Pendant dix minutes, l’homme croassant, le chien hurlant, les casseroles mugissant, ce fut donc une affreuse mêlée. Au bout de ces dix minutes, Croasse s’aperçut qu’il avait un chien dans les jambes.

 

— Tiens ! fit-il, en fuyant, ils ont oublié leur chien !… Mais quelle fuite ! ajouta-t-il en soulevant le rideau de la porte vitrée qui communiquait avec la salle commune. Lâches ! Ils ont tout barricadé !… Allons, tais-toi, le beau chien !… Voici pour toi !…

 

En parlant ainsi, Croasse, magnanime comme tous les vainqueurs, saisit un demi-poulet dans le placard et le jeta à Pipeau. Pipeau qui venait de mordre Croasse, Pipeau qui ne voulait pas qu’on volât, s’arrêta net devant ce demi-poulet qui lui tombait du ciel, et une patte levée, considéra le voleur qui continuait à fouiller dans le placard.

 

Pipeau hésita quelques secondes, puis saisissant dans sa gueule le don du magnifique Croasse, il se coucha à ses pieds en remuant son moignon de queue… Croasse cessait d’être un voleur… puisqu’il partageait !

 

Croasse désormais tranquille tira du fameux placard un pâté d’anguilles, un autre poulet qui, celui-là, était intact, plusieurs flacons de vin et s’installa à table, tandis que le chien s’installait dessous.

XLIII

HÉROÏSME DE PARDAILLAN



Huguette avait déposé sur une table le bol et les bandages qu’elle apportait. Le bol contenait une savante mixture composée par Huguette, à l’effet de cicatriser les blessures du chevalier, et les bandes de toile étaient pour maintenir les compresses.

 

— Pour qui tout cela ? fit Pardaillan.

 

— Pour vous, monsieur le chevalier, répondit Huguette, qui toute pâle et tremblante des rumeurs qu’elle entendait devant la porte de sa maison, oubliait pourtant ses terreurs pour ne songer qu’à ses devoir de bonne hôtesse.

 

— Tiens, c’est vrai, je suis quelque peu décousu, dit Pardaillan qui s’aperçut alors que le sang coulait sur ses mains. Mais, ma chère Huguette, si excellente chirurgienne que vous soyez, je crois que vos soins sont inutiles. Dans quelques minutes, tout serait à recommencer, et alors vous auriez vraiment trop d’ouvrage. D’ailleurs ces estafilades ne font que me dégourdir le bras, et le sang réchauffe… tandis que vos bandages me gêneraient fort.

 

— Mon Dieu, monsieur, vous parlez comme si vous alliez être attaqué…

 

— Attaqué, ma chère Huguette !… Je crois que dans une demi-heure il ne restera pas grand-chose de votre auberge ; une fois encore je vais être cause d’une grande destruction chez vous… ce sera la dernière !

 

— Mais vous ! fit Huguette d’une voix mourante.

 

— Oh ! moi, toute la charpie que pourraient effiler vos jolies mains me serait parfaitement inutile. Consolez-vous, Huguette, nous sommes tous mortels ; et après tout, ce m’est encore une joie sur laquelle je ne comptais pas que de mourir en cette bonne auberge où j’ai connu les plus douces heures de ma vie.

 

Huguette poussa un gémissement, s’assit sur un escabeau, et ramenant son tablier sur sa tête, se mit à pleurer. Pendant qu’il parlait, d’abord avec Croasse et ensuite avec Huguette, Pardaillan allait et venait, traînait des tables et des bancs, et renforçait la barricade qu’il élevait avec toutes les règles de l’art. Quand il eut fini, il se recula pour juger son œuvre et approuva d’un clignement de paupières.

 

— Parfait, dit-il. À l’abri d’un pareil rempart, je crois que je pourrai un peu donner du fil à retordre à messieurs de la messe. Voyez-vous, Huguette, j’ai toujours dit que le jour où je ferais le grand saut dans l’inconnu je me ferais royalement escorter. Regardez moi ces machicoulis et ces meurtrières et ces… Tiens, murmura-t-il en se retournant vers l’hôtesse, elle pleure !… C’est vrai… je n’y pensais plus, moi, que ma mort lui ferait un gros chagrin… Quel butor je suis de parler de tout cela !… Huguette ! Huguette, ma chère Huguette, vous voyez bien que j’exagère…

 

Sous son tablier, Huguette secoua sa tête désespérée.

 

— Voyons, reprit Pardaillan désolé, ils en auront pour une heure à démolir tout cela… Pendant cette heure-là, nous allons essayer de battre en retraite, nous trouverons bien un moyen, cornes du diable !

 

Pardaillan savait parfaitement qu’il n’y avait aucun moyen de fuir. Toutes les issues de la maison, même celle d’un corridor qui contournait la cuisine, s’ouvraient sur la rue Saint-Denis.

 

Or, la rue Saint-Denis était remplie de gens d’armes dont on entendait cliqueter les piques et d’une foule furieuse dont on entendait les hurlements.

 

Pardaillan prit les mains de l’hôtesse et la força de se lever. Elle laissa retomber son tablier et montra son joli visage pâle de douleur et inondé de larmes.

 

— Voyons, fit le chevalier, il faut chercher un recoin où vous puissiez vous cacher, tandis que je tiendrai tête à ces furieux. Car je crois ne rien vous apprendre, Huguette, en vous disant que cette fuite dont je vous parlais serait bien difficile.

 

— Impossible ! balbutia Huguette avec un sanglot.

 

— Vous voyez bien qu’il faut vous cacher… votre cave, par exemple… Ce n’est qu’à moi qu’ils en veulent, et moi pris…

 

Huguette frissonna.

 

— Moi pris, ils n’auront pas l’idée de pousser plus loin les recherches. Venez, ma chère, venez… ce silence relatif qui se fait dans la rue ne m’annonce rien de bon…

 

— Vous pris ! murmura Huguette. Vous mort, que deviendrai-je, moi ?…

 

Elle reposa sur la poitrine du chevalier sa tête charmante que l’amour transfigurait.

 

Au dehors, dans ce silence relatif qu’avait signalé Pardaillan et qui était sinistre comme ces sournoises accalmies de tempêtes qui semblent ne s’arrêter un instant que pour ramasser leurs forces dévastatrices, dans ce calme, donc, une voix dure retentissait :

 

— Ici, ces poutres !… Les arquebusiers, là sur deux rangs ! Et apprêtez vos armes ! Ici, les hallebardiers ! et là, les archers !… Attention !…

 

— Pardaillan, dit Huguette très doucement, laissez-moi mourir avec vous, puisque je n’ai pu vivre avec vous. Mon pauvre cœur, depuis des années, porte votre image et votre souvenir. Je n’espérais pas votre amour. Je savais que vous aviez donné toute votre pensée à une autre. Je savais aussi qu’un cœur tel que le vôtre forge des tendresses que la mort même est impuissante à attaquer. Je savais que vous adoriez Loïse morte comme vous l’aviez aimée vivante. Oh ! non, je n’espérais rien… Seulement, quand vous étiez-là, je vous regardais, et cela suffisait. C’était ma part de bonheur, humble part, mais cela m’ensoleillait l’âme. Quand vous n’étiez pas là, je vous attendais. Que d’heures j’ai passées sur ce perron à guetter votre retour ! Car je savais bien que si loin que vous eussent porté votre désespoir, votre amour ou vos haines, si longtemps que vous fussiez absent, je vous verrais un jour mettre pied à terre devant ce perron, et me sourire de votre bon sourire qui contient tout ce que vous pouviez me donner. Je me disais : « Il pense à la bonne hôtesse. Il sait qu’ici il trouvera toujours un réconfort et une consolation… » Et je vivais ainsi dans une pensée très douce qui n’était pas de l’espoir, qui n’était pas de la douleur, et où il y avait seulement, tout au fond de moi-même, une joie à songer que nulle femme au monde ne saurait comme moi pleurer avec vous sur Loïse morte, et refléter en bonheur vos moments de sourire…

 

Au dehors, la voix dure et brève continuait à donner des ordres pour l’attaque.

 

Pardaillan tout pâle écoutait, non cette voix qui disposait tout pour le tuer, mais la voix brisée de larmes qui lui rapportait le premier aveu d’un amour qu’il connaissait depuis de longues années.

 

Huguette, elle, n’écoutait que son cœur, son pauvre cœur comme elle disait, qui enfin osait se révéler et parler tout haut après avoir parlé si longtemps tout bas.

 

— Attention ! Vingt hommes ici, pour lancer les poutres !… Et feu sur les fenêtres, si elles s’ouvrent !…

 

— Vous voyez, Pardaillan, que votre vie, c’était ma vie. S’il ne s’agissait pour vous que de quelque méfait qui se paye par la prison, je serais tranquille, car je me ferais forte de vous délivrer. Vous vivant, même prisonnier comme vous le fûtes jadis à la Bastille, je vivrais… je me dirais : « Sûrement, il en sortira. S’il n’en trouve pas le moyen, je le trouverai, moi !… »

 

— Huguette, ma chère Huguette, c’est précisément de cela qu’il s’agit !

 

— Non, non… vous allez mourir, Pardaillan ! Votre air et vos préparatifs me disent assez que vous êtes décidé à vous faire tuer sur place…

 

— Décidé à me défendre, voilà tout. Mordieu, croyez-vous que ce soit si agréable d’aller à la Bastille ?

 

— Non, Pardaillan ; mais on sort de la Bastille, on ne sort pas du tombeau…

 

— Hum !… on sort… on sort… pas toujours, ma chère !

 

— Oh ! mais c’est donc bien grave ce que vous avez fait ?

 

— Pas grave du tout. Comme je crois vous l’avoir dit, je n’ai rien fait, moi. J’ai simplement empêché de faire. Mais enfin, je vous avoue que les huit ou dix mois de prison que j’ai mérités m’effrayent, et j’aime mieux risquer tout pour tout.

 

Pardaillan, en parlant de huit ou dix mois de prison qu’il redoutait, était sublime. Son regard pétillait de malice, et le sourire de ses lèvres, ce que l’hôtesse appelait si justement son bon sourire, exprimait une pitié attendrie qui étonnait sur ce visage.

 

— Risquer tout pour tout, reprit Huguette, c’est donc que vous allez mourir. Pardaillan, laissez-moi mourir avec vous. Songez à ce que vous me proposez. Je m’irais enfermer dans la cave pendant que ces furieux vous chargeraient. Et j’entendrais la bataille. J’entendrais le cri de triomphe de celui qui vous porterait le dernier coup… et vous pensez que j’attendrais tranquillement que tout soit fini ! Ô Pardaillan, vous ne me comprenez donc pas ? Vous ne m’avez donc jamais comprise ? Je vous dis que si vous mourez, je n’ai plus rien à faire dans la vie. Laissez-moi vous dire… Je ne puis rien être pour vous, et vous êtes tout pour moi. Je ferais affront à la mémoire de madame Loise et je me ferais affront à moi-même si je disais que je vous aime. Supposez que je suis pour vous une sœur qui, ayant tout perdu, n’a plus que vous au monde, ou mieux… une mère. Ce mot me vieillit, n’est-ce pas ?… mais je ne suis plus de première jeunesse… une mère ! c’est bien cela…

 

Elle éclata en sanglots et murmura :

 

— Vous voyez que je prends le rôle qui peut le moins inquiéter celle qui dort dans votre cœur, Pardaillan… mon cher enfant, est-ce que ce n’est pas le devoir d’une mère de mourir près de…

 

Les sanglots l’empêchèrent de continuer.

 

— Assez, Huguette, assez ! dit Pardaillan d’une voix basse et tremblante. Vous n’êtes ni une mère ni une sœur pour moi. Vous êtes celle que j’ai le plus aimée après le pauvre ange que j’ai perdu… Vous êtes celle que choisirait mon cœur si ce cœur, vous l’avez dit, Huguette, n’était mort en même temps que Loïse… Vous ne mourrez pas… et je ne mourrai pas !… Allons, séchez vos larmes qui rougissent vos beaux yeux… Corbleu, madame ma belle hôtesse, je veux plus d’une fois encore venir goûter au bon vin de vos caves et au vin plus doux encore et plus consolateur qui coule de vos lèvres… Huguette, quand je me serai tiré de cette sotte affaire… quand je sortirai de prison… préparez-moi la chambre que j’habitais là-haut… Nous vieillirons ensemble en causant, les soirs d’hiver, de M. de Pardaillan, mon père, qui vous aimait tant…

 

Pardaillan s’était mis à se promener, sans fièvre apparente. Mais il était livide. Pendant qu’il parlait, voici ce qu’il songeait. « Voici donc venue l’heure de payer les dettes de mon père et les miennes à la bonne hôtesse de la Devinière… Ce dévouement craintif, cet amour que les années n’ont pas émoussé et qui ose à peine se révéler, oui, Huguette, cela mérite de ma part un effort que je n’ai jamais fait. Pauvre Huguette ! Pour tant de délicate tendresse, mère, sœur, amante à la fois, humble et sublime, tu ne me demandes que le droit de ne pas mourir de chagrin. Hélas ! il n’est pas en mon pouvoir de t’éviter cette douleur, car les loups qui hurlent dans la rue veulent ma mort… mais je puis du moins t’éviter l’affreux spectacle de mon corps déchiré sous tes yeux… et puis… si tu ne me vois pas mourir, tu te consoleras… peut-être ! »

 

Il regarda Huguette à la dérobée. Elle ne pleurait plus, mais ses mains jointes semblaient continuer la prière ardente qui s’exhalait de son âme : « Ne meurs pas, ô toi que j’aimai si longtemps sans oser le dire, que j’aimerai toujours sans espoir… ou si tu meurs, laisse-moi mourir près de toi !… »

 

« Ô mon père, songea Pardaillan, et son front s’empourpra d’une flamme d’orgueil et de sacrifice, ô mon père, vous qui m’avez appris comme il faut se battre et comme il faut mourir, vous allez voir comme on se rend ! »

 

À ce moment, il tira son épée et la brisa sur ses genoux.

 

— Que faites-vous ? palpita Huguette.

 

Il prit sa dague et la jeta au loin en éclatant de rire.

 

— Pardaillan !…

 

— Vous le voyez, ma chère, je cède à vos bons conseils ; je vais me laisser arrêter. Pour quelques mois de prison, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. Je veux vivre, Huguette !… Je veux vivre parce que vous venez de me prouver que la vie peut être encore belle et douce pour moi !… Attendez-moi donc, paisible et confiante… je vous garantis que je ne moisirai pas dans leur Bastille !…

 

— Pardaillan ! Pardaillan ! haleta Huguette transportée par ces paroles et par ce qu’elle croyait y deviner.

 

Mais Pardaillan n’écoutait plus… il démolissait l’échafaudage qu’il avait construit devant la porte, et il ouvrait cette porte à l’instant où, dans la rue, une immense clameur s’élevait :

 

— Guise ! Guise ! Vive le grand Henri ! Vive ! vive Henri le Saint ?

 

C’était Guise en effet qui, au milieu d’une magnifique escorte, s’arrêtait devant le perron de la Devinière.

 

— Monseigneur, dit Maineville, tout est prêt. Faut-il attaquer ?… La porte s’ouvrit tout à coup, et Pardaillan parut sur le perron.

 

— Pardaillan ! murmura Huguette en tombant à genoux, pantelante de joie et de crainte.

 

Il se tourna vers elle, souleva son chapeau d’un grand geste, et dit en souriant :

 

— Au revoir, ma bonne hôtesse… à bientôt !…

 

Et s’étant couvert, pâle et flamboyant, il se retourna vers la rue et descendit le perron. Les gardes, les archers, les arquebusiers massés, les gentilshommes à cheval, Guise au milieu d’eux, la foule aux fenêtres, tout ce monde qui hurlait avait fait soudain le silence, et dans ce silence de stupeur, on vit Pardaillan, avec ses vêtements déchirés et sanglants, descendre le perron et s’avancer vers le duc de Guise.

 

À mesure qu’il avançait, on s’écartait. Seul, sans armes, il paraissait encore formidable. Il s’arrêta devant le duc, et dans ce grand silence qui pesait sur cette foule, on entendit sa voix ferme, un peu ironique et encore voilée de pitié :

 

— Monseigneur, je me rends !…

 

Pardaillan dit : « Je me rends » comme il eût dit : « Je t’arrête !… »

 

Guise demeura une minute comme stupide, non seulement de l’acte, mais surtout de l’accent. Pardaillan, la tête levée, le regardait en face. Le duc jeta autour de lui des regards soupçonneux. Le silence devint effrayant. Pardaillan dit alors :

 

— N’ayez pas peur, monseigneur, il n’y a pas d’embuscade.

 

Et c’était si énorme, ce mot « N’ayez pas peur » dit par un homme seul, blessé, désarmé, à un homme entouré de cinq cents gardes et d’une foule, c’était si imprévu, inouï, que Guise pâlit, comme si pour la deuxième fois, cet homme l’eût souffleté. Il fit un geste.

 

Aussitôt, Pardaillan fut entouré de gens d’armes, la pertuisane au poing. Et ce fut alors seulement, lorsque le chevalier désarmé, blessé, seul, fut par surcroît enveloppé d’un quadruple rang de gardes, ce fut alors que Guise parla :

 

— Vous vous rendez, monsieur ! Que me disait-on, que vous étiez un invincible, un indomptable, une façon d’Amadis de Gaule, une manière de tranche-montagne dans le goût de Roland !… Vous vous rendez !… Par ma foi, messieurs, je vous trouve ridicules un peu, avec vos archers et vos arquebusiers : pour prendre monsieur, il suffisait d’envoyer un exempt…

 

Pardaillan se croisa les bras. Guise haussa les épaules.

 

— Allons, dit-il, j’étais venu pour voir un paladin, un fier-à-bras… Gardes, conduisez-le à la Bastille… je suis fort marri de m’être dérangé pour ne voir qu’une figure de lâche.

 

Pardaillan se mit à sourire. Mais ce sourire était livide. Il étendit le bras : du doigt, il désigna le visage du duc. Et d’une voix qui parut être très calme à ceux qui l’entendirent, mais qui n’eût été reconnue d’aucun de ceux qui la connaissaient, il dit :

 

— Je croyais me rendre au bourreau ; je me suis trompé : je ne me suis rendu qu’à Henri le Souffleté. Tenez-moi bien, Henri de Lorraine, pendant que vous me tenez ! Tuez-moi bien, pendant que vous pouvez m’assassiner ! Et si vous croyez au Dieu à qui, voici seize ans, vous avez offert vingt mille cadavres d’innocents, si vous croyez à ce Dieu que vous allez prêchant, pour voler un trône, priez-le bien ! Car j’en jure par le nom de mon père, si vous ne me tuez pas, je vous tuerai moi ! Et ce mot que vous venez de me jeter, je le ramasse et je vous le renfoncerai dans la gorge avec la pointe de ma dague !… Gardes, en avant !…

 

Pardaillan se mit à marcher, entouré par les arquebusiers qu’il paraissait conduire, tant ils avaient semblé obéir à son commandement… et il passa non comme un prisonnier qu’on emmène, mais comme un roi qu’on escorte…

 

— À la Bastille ! gronda le Balafré en jetant autour de lui des regards sanglants comme s’il eût cherché quelqu’un sur qui faire retomber sa haine et sa rage. À la Bastille ! Et qu’on prévienne à l’instant le tourmenteur-juré !…

 

Huguette, à genoux dans la grande salle de la Devinière, murmurait :

 

— Maintenant, c’est à moi de le sauver !…

XLIV

CONSEIL DE FAMILLE



Guise se mit en marche vers son hôtel. De furieuses acclamations le saluèrent. Dans l’amour de ce peuple délirant, il comprit qu’il y avait une grande haine. Et songeant à la parole de Pardaillan, Guise tressaillit et, pensif, leva sa tête violente vers le ciel, comme pour lui demander si l’heure était venue d’un nouveau carnage, d’un nouvel holocauste.

 

— Vive ! vive Henri le Saint ! Vive ! vive le pilier de l’Église !…

 

— La messe ! La messe ! vive le roi de la messe !…

 

— Mort à Hérode ! Mort à Navarre ! Mort aux parpaillots ! Vive Lorraine !…

 

— Dieu le veut ! Dieu le veut !…

 

Au même moment, Henri de Guise fut enlevé, arraché de sa selle, et porté sur les épaules du peuple. Au loin dans la rue, des coups d’arquebuse retentirent. On tirait sur des maisons suspectes. Les gens se regardaient avec des yeux hagards, exorbités par la haine, et malheur à ceux qui ne portaient pas le chapelet autour du cou ! En un instant, catholique ou non, quiconque n’avait pas le signe tombait assommé, éventré, déchiqueté… il y en eut une trentaine tués sur le passage de Guise qui souriait aux femmes, et du haut des épaules qui le portaient, flamboyant, heureux, en plein dans son élément, soulevait son chapeau et criait :

 

— Oui, mes amis ! Dieu le veut !…

 

Ce fut ainsi que, ce jour-là, le Balafré regagna son hôtel.

 

Le soir tombait. Dans Paris, la houle inapaisée continua à déferler ; des rumeurs passaient ; dans chaque quartier, les ligueurs s’assemblaient ; les capitaines endossaient à la hâte la cuirasse ; déjà la liste des maisons suspectes passait de mains en mains…

 

Le duc de Guise avait fait fermer les portes de son hôtel. Non qu’il eût peur de cet orage qui se préparait. D’abord la foule ne le menaçait que de trop d’enthousiasme ; ensuite, même si elle eût été hostile, Guise, prince, grand seigneur, prétendant au trône, avait un grand mépris pour le populaire ; enfin, son hôtel était comme une forteresse hérissée d’arquebuses, et capable de tenir tête à une armée. Guise ne craignait donc rien. Mais il avait besoin de se recueillir, de réfléchir sur ce qu’il venait de voir. De toute évidence, Paris était à bout de patience. Il fallait trouver un moyen de l’occuper et de l’amuser.

 

Guise entra dans son vaste cabinet. Il était suivi de Maineville et de Bussi-Leclerc, ses favoris.

 

— Mais je ne vois pas Maurevert, dit-il.

 

— Monseigneur, fit Maineville, Maurevert digère…

 

— Il choisit bien son temps pour dîner et digérer. Qu’on aille me le chercher.

 

— Laissez-moi achever, monseigneur. Maurevert digère le plat de vengeance dont il s’est nourri tout à l’heure sinon dans l’auberge, du moins devant la Devinière.

 

— Ah ! oui… il a une haine… une vieille haine contre le Pardaillan Eh bien, il doit être satisfait ? Il le sera mieux encore demain et, quel que soit son appétit de vengeance, je me charge de l’apaiser pour longtemps.

 

— Tudieu ! quel appétit, monseigneur ! reprit Maineville. Depuis l’affaire de la butte Saint-Roch…

 

— Les ailes du moulin ? fit Guise en riant.

 

— Oui. Eh bien, je croyais en vouloir fort au sire de Pardaillan. Et voici Leclerc qui n’a pas passé un seul jour sans faire porter un cierge à Notre-Dame afin que la bonne Vierge lui permît de prendre sa revanche. Est-ce vrai, Bussi ?

 

— C’est ma foi vrai ! dit Leclerc. Et je suis fâché que ce drôle se soit rendu. J’y perds une douzaine de ducats que j’ai dépensés en bonne cire de première qualité.

 

— Tu te plaindras à Notre-Dame quand tu iras en paradis, fit Guise.

 

— Donc, continua Maineville, Leclerc et moi nous avions une dent fort aiguisée contre le damné Pardaillan. Mais cette dent n’était rien auprès de celle de Maurevert qui en a une vraie défense de sanglier. Je l’ai vu, monseigneur, au moment où le fier-à-bras s’est venu lui-même placer parmi les gardes comme un simple truand qui se rend au guet. Maurevert m’a saisi le bras à m’en faire crier, et il a dit : « Voici le plus beau jour de ma vie… » Puis il est devenu pâle comme un mort…

 

— Mais tu t’affaiblis ! lui dis-je. — « Oui, me répondit-il d’un ton qui me fit passer un frisson sur l’échiné, c’est la joie… » Il se remit pourtant, et lorsqu’on emmena le Pardaillan, il sauta de son cheval. Et comme je lui demandais où il allait il me montra le prisonnier et il se mit à suivre les gardes.

 

— Oui. Il voulait être sûr, fit Bussi-Leclerc. Comme si la Bastille n’était pas une fidèle maîtresse !

 

— Surtout depuis que tu en es devenu l’amant, dit le duc de Guise. Eh bien, laissons donc Maurevert à son régal, et occupons-nous de nos braves ligueurs. Il faut prendre une décision.

 

— Oui, mon frère, dit à ce moment une voix rude, il est temps de prendre une décision.

 

On vit alors entrer l’homme qui parlait ainsi, et qui depuis un instant avait entrouvert la porte.

 

— Louis ! s’écria Henri de Guise.

 

— Et Charles ! ajouta un deuxième personnage qui pénétra dans la salle en soufflant comme un bœuf.

 

— Et cette pauvre petite Catherine ! ajouta une voix féminine, malicieuse et douce à la fois.

 

— Et votre mère, Henri ! ajouta une voix féminine aussi, mais grave, avec on ne savait quoi de sombre.

 

Le duc de Guise, à la vue de ces quatre personnages qui venaient d’entrer, fit un signe à Maineville et Bussi-Leclerc, qui s’étant inclinés profondément, disparurent et fermèrent la porte.

 

— Mes frères, ma sœur, ma mère, dit alors le duc, soyez les bienvenus. Rien ne pouvait m’être aussi précieux que de voir réunie toute la famille, en une circonstance où se joue la gloire de notre nom et où la maison dont je suis le chef peut conquérir la première place qui soit au monde.

 

— C’est cette conquête qu’il s’agit de décider, dit la mère des Guise. Votre famille Henri, votre famille que vous êtes heureux de voir, a risqué fortune, gloire et vie même pour vous aplanir la route qui mène au trône. Vous n’avez qu’un pas à faire. Ce pas, vous hésitez à le faire. Si vous ne le faites pas, Henri, nous sommes tous perdus.

 

Le duc de Guise pâlit et porta la main à son front. Puis, comprenant que l’heure était venue d’une explication décisive, il invita d’un geste ses visiteurs à prendre place dans des fauteuils, et s’asseyant lui-même :

 

— Causons donc, ma mère, dit-il, car vous savez que je suis prêt à mourir plutôt que de vous voir menacés par un danger que j’aurai créé…

 

Les quatre personnages s’assirent. C’étaient : Louis de Lorraine, cardinal de Guise ; Charles de Lorraine, duc de Mayenne ; Marie-Catherine de Lorraine, duchesse de Montpensier, et Anna d’Este, duchesse de Nemours, veuve de François de Guise, tué par Poltrot de Méré au siège d’Orléans.

 

La mère de Guise avait une figure de fanatique. Sous les bandeaux gris de ses cheveux que recouvrait une dentelle noire, ses yeux avaient une étrange expression d’implacable résolution. Si elle avait été belle, cette beauté s’était figée. Elle était comme une morte en qui survit encore une malédiction. Elle ressemblait à Catherine de Médicis. Seulement, tandis que la mère des Valois était surtout superstitieuse, la mère des Guise était une croyante dans toute la terrible force que ce terme pouvait alors signifier.

 

Le duc de Mayenne, jouisseur heureux de vivre, lent à prendre une décision, plus lent à l’exécuter, gros mangeur, excellent buveur, affligé du reste de cette légendaire corpulence dont le Béarnais devait tant se moquer, très brave à ses heures, était le type le plus « humain » de la famille. Une table bien servie lui paraissait plus à considérer qu’un titre de plus ou de moins, et le fumet d’une bonne bouteille de bourgogne plus délectable que la fumée de l’encens accordée aux grands de la terre ; avait-il tort ? D’ailleurs, ce n’était pas un de ces balourds, comme on a eu tort de le représenter. Il était fin, rusé, doué d’une des plus précieuses qualités de l’homme en société : c’est-à-dire l’indulgence. Cette indulgence, ce scepticisme d’homme qui a un peu tout vu et qui a constaté qu’au fond, ce n’est guère la peine de tant se donner de mal — dès qu’il ne s’agit pas de vivre et de bien vivre, cette qualité, disons-nous, lui donnait une sorte de supériorité sur ses frères et lui permit de traverser la vie sans accrocs graves.

 

Le cardinal de Guise était l’antithèse vivante du duc de Mayenne. Troisième fils de François de Lorraine, il avait été destiné, comme cela se pratiquait dans les grandes maisons, à l’état ecclésiastique, tandis que Charles, le deuxième fils, était destiné aux armes et qu’Henri, l’aîné, était l’héritier, chef de la famille. Mais il semblait qu’il y eût un quiproquo. Charles, duc de Mayenne, eût fait un moine admirable et l’ordre de primogéniture en avait fait un homme d’armes. Louis, qui eût été un reître accompli, une sorte d’Alexandre Farnèse, était, malgré lui, homme d’Église. On voyait rarement ce cardinal à l’église : en revanche, on le rencontrait souvent, bardé de fer, à la tête de ses bandes de pillards sans vergogne. C’était un être de farouche rudesse et d’opiniâtre violence. Aussi orgueilleux que son frère aîné, aussi violent, guerrier redoutable, chef de bataille expérimenté, il avait de plus un sens politique et diplomatique qui faisait défaut au grand Henri. Il était un peu la pensée dans cette famille, tandis qu’Henri n’était guère que le bras. Son ambition s’élevait à de vastes et lointains désirs. Et s’il avait toujours poussé son frère à s’emparer de la couronne, c’est que peut-être il espérait que cette couronne viendrait un jour se poser sur sa propre tête !…

 

Quant à Marie de Montpensier, ayant déjà eu l’occasion de la présenter à nos lecteurs, nous nous dispenserons d’esquisser ici sa jolie frimousse de Parisienne délurée, sémillante, très capable de commettre en riant quelque crime atroce, sans trop s’apercevoir que c’est un crime.

 

Ces cinq personnages étant donc réunis dans le vaste cabinet tout tapissé d’armes, tandis que le reste de l’hôtel est plein du bruit des conversations et du cliquetis des éperons, tandis que Paris hurle à la mort et demande du sang, tandis enfin que postée au fond de la Cité comme une araignée au centre de sa toile, Fausta Ire songe, combine, agit, et de loin inspire ces esprits si différents, assistons à ce conseil de famille d’où tant d’événements devaient sortir pour aboutir à une catastrophe.

 

La duchesse de Nemours avait pris place dans le grand fauteuil de son fils aîné. Elle se trouvait placée le dos à la fenêtre, et face à un immense portrait de François de Guise qui, ses deux mains gantées de fer appuyées sur la croix de l’estramaçon, le casque à triple panache à ses pieds, semblait la regarder.

 

Henri de Guise était assis devant elle, tournant le dos au portrait. À droite, le cardinal de Guise s’était placé, ses jambes croisées l’une sur l’autre, calme d’apparence, mais tourmentant le manche de sa dague. À gauche, c’était Mayenne qui, ne trouvant pas de fauteuil assez large pour lui, avait approché deux chaises pour en faire un seul siège. Enfin, un peu en arrière de sa mère, appuyée au dossier du fauteuil, Marie de Montpensier souriait et jouait avec les ciseaux d’or qu’elle portait suspendus à sa ceinture par une chaînette — les fameux ciseaux destinés à tonsurer Henri III et à lui faire sa troisième couronne.

 

Le cardinal de Guise parla le premier et dit :

 

— J’ai reçu de celle qui nous guide l’ordre d’attendre à Notre-Dame l’arrivée de mon frère Henri. J’avais tout préparé pour la cérémonie du couronnement. Six cardinaux et douze évêques envoyés par Sa Sainteté Fausta m’entouraient. Trois cents curés, doyens ou vicaires, étaient prêts à se répandre dans Paris pour annoncer la bonne nouvelle. Tout était prêt : mon frère seul ne l’était pas, puisqu’il n’est pas venu à Notre-Dame !

 

Henri fronça le sourcil. Mais déjà le duc de Mayenne prenait la parole à son tour.

 

— Par ma foi, dit-il, je suis bien venu d’Auxerre à Paris à franc étrier, sur le reçu d’une missive à moi dépêchée par la belle Fausta. Je dis : à franc étrier, et ce n’est pas peu dire. En route, je me disais : « Pourvu que j’arrive à temps ! » Je suis même arrivé trop tôt, puisque j’ai pu disposer deux mille combattants dans les rues, et que moi-même, avec mille bons pertuisaniers, j’ai pris position dans le Louvre. Mais en vain j’y ai attendu mon frère Henri.

 

Henri se mordit les lèvres.

 

— J’avais cinq cents bourgeois et hommes du peuple sur la Grève, dit à son tour la duchesse de Montpensier. Ces braves gens avaient reçu le mot d’ordre de notre incomparable Fausta. Elle me fit un signe. Je criai : « Vive le roi !… Et mes gens de crier à tue-tête : Vive le roi !… » Mais il n’y eut point de roi ! Je vous garantis, mon frère, que Paris est bien vexé d’avoir crié « Vive le roi ! » et de n’avoir point de roi.

 

— Paris est ivre, dit Mayenne, et vous savez comme il a l’ivresse mauvaise.

 

— Paris gronde, ajouta rudement le cardinal.

 

— Paris ! Paris ! éclata Henri. Vous ne parlez que de Paris. On dirait à vous entendre que le royaume de France commence à la porte Bordelle pour finir à la porte Montmartre ! Aller à Notre-Dame pour m’y faire couronner ! Marcher de là sur le Louvre pour y décréter la déchéance de Valois ! C’était possible. C’était facile, trop facile !… Et les provinces, qu’en faites-vous ? Et les parlements qui me dénoncent comme fauteur de trouble et de sédition, qu’en faites-vous ? Et les évêques fidèles à Sixte qui m’imposent comme condition une parfaite soumission à Rome, qu’en faites-vous ? Et le roi d’Espagne qui demande les preuves de mon droit à la couronne, qu’en faites-vous ? Roi, je veux l’être, autant pour moi que pour vous. Mais par le ciel, je veux l’être à la manière d’un vrai roi qui prend sa place légitime, et non à la façon d’un larron qui dispute sa couronne à la France ameutée. Que m’apportez-vous ? Paris !… Mais c’est moi qui l’ai conquis, Paris !… Paris, c’est moi ! Pouvez-vous me donner les parlements, les évêques, Rome, l’Espagne ? Non !… Et bien, une femme me donne tout cela d’un mot. Catherine de Médicis !… Oui, Catherine, qui vieille, à bout de forces, et voyant en son fils Henri le dernier représentant des Valois, préfère encore un Guise à un Navarre ! Catherine qui sait que son fils est condamné, rongé par une maladie implacable ! Catherine qui m’a supplié d’attendre un an, rien qu’un an ! d’attendre, dis-je, la mort de son fils ! de donner à ce fils une année de tranquillité ! Catherine, enfin, qui m’a promis, juré, contre cette tranquillité accordée à l’agonie de son fils, de me faire désigner comme le successeur légitime !… Voici donc mon plan : je vais à Chartres. En fidèle sujet, je ramène le roi à Paris. Pour prix de mes services, il me donne la lieutenance générale, c’est-à-dire la vice-royauté, c’est-à-dire un pied sur les marches du trône. Cette année de répit, je la passe à gouverner sous le nom de ce roi qui sera trop heureux qu’on le laisse processionner avec ses mignons pour le salut de son âme. Et quand il meurt, naturellement, sans secousses, sans guerre dans le royaume et à l’extérieur, je suis le roi légitime… Avez-vous mieux à m’offrir ?

 

En parlant ainsi, le Balafré considérait la duchesse de Nemours. Mais la mère des Guise, le coude sur le bras du fauteuil, le menton dans la main, tenait ses yeux fixés sur le portrait de son mari.

 

— Parlez ! reprit Henri avec impatience. Voyons, vous, ma sœur, que dites-vous ?

 

— Je dis, s’écria la duchesse de Montpensier, que c’est une honte de voir le grand Henri, Henri le Saint, Henri le Conquérant descendre à de pareils calculs ! les Stemmala Lotharingiœ et Barri dacum ont prouvé au monde que notre maison va chercher ses fondations jusqu’à Clodion le Chevelu ! Je dis qu’il est démontré que les Capet et les Valois sont des usurpateurs et que vous êtes le roi légitime !… Que Philippe d’Espagne en montre donc autant !

 

— Va pour la généalogie ! Mais les provinces !…

 

— Je viens de parcourir la Bourgogne, dit le duc de Mayenne. Elle crie : « Mort à Hérode ! » plus fort que Paris. Elle est prête à crier : « Vive Henri IV, roi de Lorraine et de France ! »

 

Le Balafré tressaillit à ces nouvelles.

 

— Si vous voulez mon sentiment, continua Mayenne en tirant sa barbiche par un geste machinal, je vous dirai qu’au fond, moi… ça m’est égal. Seulement, puisque vous parlez des provinces, c’est vraiment dommage de laisser nos Bourguignons et aussi nos Francs-Comtois s’égosiller à demander un roi. Il serait charitable de les prévenir d’avoir à attendre une petite année… Ils n’en crieront que mieux l’an prochain.

 

Le duc de Mayenne se mit à rire, comme il riait, c’est-à-dire de toute sa panse secouée, tandis que son œil rusé répétait clairement :

 

— Moi… ça m’est égal !

 

— Si la Bourgogne et la Franche-Comté sont d’humeur à attendre, reprit alors le cardinal de Guise, je n’en dirai pas autant de la Champagne…

 

Il se retourna vers le Balafré qu’il regarda en face :

 

— J’arrive de Troyes. Le peuple s’est précipité à ma rencontre. Les échevins ont été pendus. L’effigie d’Hérode a été brûlée.

 

Les quelques hobereaux fidèles à Valois ont fui. J’ai fait élire de nouveaux échevins. Une garnison de deux mille reîtres soutient le peuple révolté et rallié au nom de Guise. Trois mille cavaliers parcourent le pays, et la Champagne, debout tout entière, vous acclame. La tempête se propage et gagne la Picardie, l’Artois ; la Normandie suivra Henri, Henri ! nous avons allumé un terrible incendie. Et quand il va consumer cette race pourrie, quand il va purifier le royaume, exterminer l’hérésie, détruire Valois, quand le peuple de France vous appelle et vous réclame, vous nous demandez d’éteindre l’incendie, vous nous demandez de refouler l’espoir de ce peuple… Tenez, vous me faites pitié !… Je m’en vais ! Prenez garde, Henri, que cette foudre que nous avons forgée ne se trompe de tête et, ne pouvant frapper Valois, ne vous atteigne au front !…

 

Le cardinal, de sa botte éperonnée, frappa violemment le parquet, se leva, et grommela entre ses dents :

 

— Roi de parade ! Roi de carton ! Par le sang du Christ, pourquoi suis-je né le troisième !

 

Et il fit quelques pas vers la porte.

 

— Demeurez, Louis ! dit alors la duchesse de Nemours.

 

Le cardinal s’arrêta net. Car dans ces âges, l’autorité de la mère de famille était encore incontestée.

 

— Demeurez, mon frère, ajouta le Balafré. Quelle que soit la décision qui sortira d’ici, il faut qu’elle soit prise en commun… Avec vous, je suis tout. Sans vous, je suis bien peu.

 

Le cardinal, flatté d’avoir humilié ne fût-ce qu’un instant l’intraitable orgueil de son frère, reprit sa place en disant :

 

— D’ailleurs, mon cher Henri, je vais vous apprendre une petite chose qui va sans doute modifier vos idées : Valois est loin d’être aussi malade que le prétendent sa mère et Miron[14]. Il n’a nulle envie de mourir. Je le sais par son confesseur, qui l’approchant à toute heure, a pu se rendre compte de son véritable état. Que diriez-vous donc si au lieu d’une année que vous demande la Médicis, il vous fallait attendre cinq ans, dix ans même ? Que devient dès lors votre plan ?

 

— L’année écoulée, fit vivement le Balafré qui espérait ramener la famille à ses idées, je redeviens libre, je ne suis plus enchaîné par mon serment… Et alors il sera temps… Qu’en dites-vous, ma mère ?…

 

Le cardinal haussa les épaules, Mayenne tira sur sa barbiche, et la duchesse de Montpensier fit cliqueter ses ciseaux d’or. Les deux frères et la sœur se regardèrent d’un air qui voulait dire :

 

— Rien à faire !…

 

La mère des Guise darda alors son clair regard sur son fils aîné.

 

Et d’une voix sourde où se devinait une haine invétérée que les ans n’avaient pu émousser, la mère des Guise parla :

 

— Henri, dit-elle, voici là le portrait de votre père et, vous pouvez m’en croire, c’est son esprit même qui m’anime. Ce portrait, s’il pouvait parler, vous dirait : « Mon fils, j’ai été lâchement assassiné par un de ces misérables huguenots qui insultent l’Église et qui ont frappé en moi le ferme serviteur de Dieu. Au nom de l’Église bafouée, au nom de mon sang qu’ils ont versé, vengeance, mon fils, vengeance !… »

 

— Nous avons fait la Saint-Barthélémy, dit Henri d’une voix sombre, et nous en avons tué vingt mille.

 

— Oui, reprit la vieille duchesse avec un sourire terrible, nous en avons tué quelques-uns… mais ce n’est pas assez !…

 

— Que faut-il donc ?

 

La mère des Guise eut un geste large.

 

— Il faut, dit-elle, l’extermination complète de la secte ! Il faut que sur toute la surface du royaume, il ne se trouve plus un seul homme qui puisse dire : « Je suis de la même religion que Poltrot qui tua François de Lorraine sous les murs d’Orléans ! » Et pour accomplir cette grande œuvre, il faut à ce royaume un roi tel que vous, mon fils !

 

L’orgueil de la mère éclatait dans ce mot.

 

— Un roi, continua-t-elle, qui puisse entreprendre la grande chevauchée sanglante, un roi dont le flamboyant aspect sème la terreur sur les champs de bataille, et qui, l’estramaçon dans la main, parcoure la France pour le dépeupler à jamais de la race maudite !… Un roi, enfin, qui méritant le nom de fils de David, beau comme vous, indomptable comme vous, terrible comme vous, marche de victoire en victoire, recommence Vassy, refasse Jarnac et Moncontour et achève la Saint-Barthélémy… C’est vous, mon fils, qui êtes ce roi !

 

Emporté par l’ardente parole, le Balafré haletait. Le cardinal frémissait, Marie souriait. Et Mayenne, les mains croisées sur son ventre, écoutait.

 

— Oui ! oui ! s’écria le cardinal avec un accent sauvage. Dieu le veut !

 

— Tonsurons[15] frère Valois ! dit la duchesse d’une voix aigre.

 

— Par la mort diable ! songea Mayenne, il faut convenir que Dieu est tout de même bien affamé !

 

— Or, reprit la mère des Guise, savez-vous de quoi nous sommes menacés ? Savez-vous ce qui se passe à l’heure même où nous discutons, tandis que d’autres agissent ?… Nous sommes menacés de voir la couronne passer aux Bourbons impies ! Le trône de France livré aux huguenots schismatiques et assassins de François de Guise ! Oui, le pape a maudit les parpaillots ! Oui, Sixte a excommunié les Bourbons et les a déclarés inaptes à régner !… Mais savez-vous où est en ce moment ce pape fourbe, rebelle à la loi divine, hypocrite et peut-être relaps ?… Où est Sixte Quint, Henri ?… Où est le pape, mes fils ?… Sixte Quint est au camp du roi de Navarre ! Sixte Quint se réconcilie avec Henri de Béarn. Écoutez : Sixte Quint lui a apporté les millions qui nous étaient destinés !…

 

— Ventre-saint-gris ! s’écria Mayenne en imitant l’accent du roi de Navarre. Est-ce possible, madame ?…

 

— Enfer et malédiction ! rugit le Balafré, si cela était !…

 

— Cela est, gronda le cardinal.

 

— Cela est ! reprit la mère des Guise d’une voix plus rauque, plus haineuse, plus violente. Et comme je le disais en entrant, nous sommes perdus tous ! Si nous ne prenons les devants, si nous ne mettons la main sur la couronne avant que Navarre ne la pose sur sa tête, c’est notre mort à tous ! Car le premier acte d’Henri de Bourbon, devenu roi de France, sera de vous faire saisir, mes fils ! Et la tête de votre mère roulant sous la hache du bourreau vous jettera une malédiction suprême !…

 

À ces mots, le Balafré se leva, tira sa dague et jeta autour de lui un regard de fou, comme s’il eût voulu protéger sa mère contre ce bourreau qu’elle venait d’évoquer. La duchesse de Nemours, se levant à son tour, saisit son bras, lui arracha la dague et gronda :

 

— Mon fils, sauve-toi, sauve-nous, sauve la religion ! Jure sur cette arme qui est aussi une croix de marcher à l’infidèle et de frapper l’hérétique, s’appelât-il Bourbon… s’appelât-il…

 

— Achevez donc, ma mère ! gronda furieusement le cardinal.

 

— S’appelât-il Valois ! acheva la mère des Guise d’une voix sourde. Jure, mon fils !…

 

— Jurez, mon frère !

 

— Je jure ! dit le Balafré avec un tel accent qu’il n’y avait plus moyen de douter de sa résolution.

 

Alors tous reprirent leurs places et se regardèrent, livides. Ce qui venait de se jurer là, c’était l’assassinat d’Henri III de Valois, roi de France.

 

— Il ne s’agit plus que de combiner cette action, reprit le cardinal de Guise qui, calmé, redevenait le diplomate avisé qu’il était.

 

On eût dit que ce silence qui pesait sur eux, aucun n’osait le rompre. Mayenne, le premier, fit un geste qui voulait dire : « Après tout, autant cette solution-là qu’une autre, pourvu qu’on en finisse. » Et il demanda tranquillement :

 

— Le tout est de savoir comment nous allons procéder à la chose.

 

— Je m’en charge, fit la duchesse de Montpensier avec un singulier sourire.

 

— Laissez donc vos ciseaux tranquilles, ma sœur ! dit Mayenne en haussant les épaules, ce qui fit craquer les deux chaises sur lesquelles il était assis. L’opération proposée par notre illustre mère me paraît possible, je me hâte de le dire. Et même j’ajouterai que je n’en vois pas d’autre. Évidemment, il faut que Valois meure. Seulement, à ce jeu-là, qui ne tue pas à coup sûr est tué. C’est pourquoi je demande comment nous allons procéder.

 

— Je m’en charge, répéta la jolie duchesse d’un ton qui attira cette fois l’attention du cardinal de Guise.

 

— Mon Dieu, reprit Mayenne, je ne répugne pas plus qu’un autre à planter une dague entre les deux épaules. Saint Mégrin l’a bien vu, n’est-ce pas, Henri ? Mais enfin, on ne tue pas un roi entouré de ses gardes, ayant une armée autour de lui, comme un simple gentilhomme au coin d’une ruelle par une nuit obscure…

 

— Je m’en charge, dit la duchesse de Montpensier, et cette fois le Balafré tressaillit lui aussi.

 

— Autre chose, poursuivit Mayenne sans accorder d’attention à sa sœur. Je suppose l’opération terminée ; Valois est tombé sous nos coups, Valois est mort. Valois est enterré. Que sommes-nous, nous autres, non seulement aux yeux du royaume, mais surtout aux yeux des rois voisins ?… Des assassins ! Et vous pouvez m’en croire, on ne laissera pas s’établir en Europe cette tradition de l’assassin montant sur le trône de l’assassiné. Je conclus que ce n’est pas un Guise qui doit frapper Valois. Qu’avez-vous à dire à cela, ma mère ?

 

— Parle, Marie ! dit la mère des Guise.

 

Et la jolie petite duchesse, la fée aux ciseaux d’or, agitant les boucles blondes de ses cheveux, souriante, d’un air mutin laissa tomber ces mots de ses lèvres roses :

 

— Tout ce que vient de dire le gros Mayenne est plein de gros bon sens…

 

Mayenne roula des yeux furibonds, car ce sceptique avait un point vulnérable : il ne voulait pas qu’on se moquât de sa bedaine.

 

— Oui, mon gros Charlot, vous avez laissé couler toute une barrique d’excellentes raisons. Valois est bien entouré, puisque notre cher et grand Henri lui a laissé le temps de se refaire une armée. Il faut qu’il soit frappé à coup sûr ; sans quoi c’est nous qui porterions notre tête à cet échafaud dont vous parliez, ma mère, si bellement que j’en ai encore le frisson. Et enfin, il ne faut pas que ce soit un Guise qui porte le bon coup en question. Tout cela est vrai, juste, légitime, et à tout cela je réponds : je m’en charge !

 

— Expliquez-vous, ma sœur ! dit le cardinal de Guise d’une voix brève.

 

— C’est bien simple, fit Marie de Montpensier, je connais un homme qui veut tuer Valois : qui veut ! c’est-à-dire qu’il y a engagé sa vie spirituelle… Son bras ne se trompera pas. Son cœur ne faiblira pas.

 

— Il hait donc bien Valois ? demanda le Balafré.

 

— Lui ?… Non !… Il aime, voilà tout ! Il aime une femme qui hait Valois. C’est pourquoi il réussira là où échouerait un ennemi du roi. Parmi tant de bras que nous pourrions armer, celui-là seul ne faiblira pas à sa tâche. Car cet amour, voyez-vous, le rend capable de regarder Dieu face à face et de le braver ! Que dis-je ? C’est Dieu lui-même qui a armé ce bras ! C’est un ange de Dieu qui a remis à cet homme le poignard qui doit tuer Valois !

 

Ces étranges paroles frappèrent ces hommes si forts, si terribles à l’occasion, d’une sorte de terreur. La mère des Guise seule demeura calme et dit :

 

— Continue, ma fille !…

 

— Cet homme, donc, reprit Marie toujours souriante, cet homme à qui Dieu a remis un poignard, cet homme qui a vu l’ange, cet homme que dévore le feu de la passion, attend et prie au fond d’un monastère. Il attend que l’ange revienne le trouver et lui dise : « Frappe ! Le moment est venu ! Frappe ! »

 

Marie de Montpensier éclata de rire et ajouta :

 

— Or, mes frères, j’ai justement l’heur de connaître intimement cet ange. Je puis l’appeler quand je veux. Sur un signe de moi, l’ange ira trouver Jacques Clément, le moine exterminateur, et lui dira : « Frappe !… » Et Jacques Clément frappera.

 

— Jacques Clément !… Le moine !… murmura sourdement Henri de Guise, Oh ! je comprends ! C’est cet homme qui, un soir, au fond de la Cité, à l’auberge Pressoir de fer

 

— Chut, mon frère ! dit Marie qui ne se donna pas la peine de rougir au souvenir de la scène d’orgie évoquée par le Balafré, chut ! Ne révélons pas les divins mystères !…

 

— Et vous dites que cet homme est prêt ?

 

— Le poignard sacré que l’ange lui a confié ne quitte plus sa ceinture.

 

— Et vous dites qu’il ne tremblera pas ?

 

— Pas plus que la foudre !

 

Le Balafré demeura une minute songeur. Non qu’il eût quelque suprême hésitation. Mais peut-être eût-il préféré frapper lui-même. Peut-être son orgueil se révoltait-il à la pensée d’être aidé par un moine obscur.

 

— Eh bien ? reprit Marie de Montpensier, dois-je faire signe à l’ange ?

 

— Oui, gronda sourdement le duc de Guise. Peu importe après tout le bras qui frappe, pourvu que l’arme soit mortelle !

 

Et secouant la tête, reprenant ce ton de commandement qui lui était habituel :

 

— Mes frères, c’est décidé ! Nous allons nous transporter à Chartres. Que dès demain le bruit soit répandu dans Paris que le roi de France, enfin, cède aux prières… aux ordres de ses sujets : il renvoie d’Épernon, il accepte les nouveaux échevins nommés par la bourgeoisie de Paris, il reconnaît la Sainte-Ligue, il s’engage à faire la guerre aux huguenots, et enfin il promet la réunion des états-généraux. Voilà ce qu’il faut que les Parisiens sachent. Qu’on leur dise aussi qu’Henri de Lorraine est décidé à se rendre à Chartres pour obliger Valois à tenir ses promesses, et qu’il invite les fidèles ligueurs à l’accompagner en une vaste procession qui s’en ira jusqu’à Chartres même pour frapper l’esprit du roi. Vous, cependant, cardinal, et vous, Mayenne, réunissez vos gens d’armes sous Paris ; vous, ma sœur, allez trouver… l’ange !… Et vous, ma mère, priez Dieu pour nous !

 

— Pour Henri de Lorraine, roi de France ! dit la mère des Guise en étendant les bras dans un geste de bénédiction.

 

— Allons dîner, murmura Mayenne, qui jetant un coup d’œil sur l’horloge, constata avec un soupir que l’heure de son repas était sonnée depuis longtemps.

XLV

LE TIGRE AMOUREUX



Il était près de onze heures. Tous les bruits s’étaient apaisés dans le vaste hôtel de Guise. Paris dormait. Le Balafré, dans ce cabinet où s’était tenu le conseil de famille, où avaient été décidés l’assassinat d’Henri III et la marche sur Chartres, se promenait de long en large, d’un pas lent et alourdi. Depuis le départ de ses frères, de sa sœur et de sa mère, il rêvait ainsi et toute sa pensée morose pouvait se condenser ainsi :

 

« Être roi !… Oui, sans doute, ce sera magnifique. Je serai roi. Ma mère l’a dit : je n’ai qu’un pas à faire… Oui ! Mais ce pas va me conduire hors de Paris et m’éloigner d’une petite bohémienne sur qui tant de gentilshommes laisseraient à peine tomber un regard de mépris ! Et voilà donc pourquoi mon cœur n’éclate pas d’orgueil à la certitude de cette prochaine royauté ! Voilà donc pourquoi ce cœur se serre d’angoisse ! Ah ! c’est que pour me rapprocher du trône, il faut que je m’éloigne de Violetta !… »

 

Deux hommes demeurés près de Guise à cette heure tardive, debout dans un angle de la pièce, attendaient que le duc leur donnât congé pour se retirer. C’étaient Maineville et Bussi-Leclerc.

 

« Où est-elle ? continuait Henri au fond de sa pensée. Sauvée de cette mort affreuse qui lui était préparée sur la Grève, elle est sans doute perdue pour moi… Pourquoi n’est-elle pas morte ?… Je n’y songerais plus ! L’effroyable supplice que la jalousie !… Quand je pense à cet homme qui l’a prise dans ses bras et l’a emportée, moi qui vais être roi, je me trouve misérable… »

 

— Il songe à la couronne, notre roi ! murmura Bussi-Leclerc.

 

— Oui, mais il est onze heures ! dit Maineville à voix basse ; et il désigna d’un coup d’œil l’horloge, qui en effet se mit à sonner les onze coups.

 

— Diable !… Et Maurevert qui nous a fait prévenir ! Maurevert qui nous attend ! Nous ne pouvons pas abandonner ce bon compagnon en cette pénible circonstance !

 

Bussi-Leclerc ricanait en parlant ainsi. Maineville, résolument, s’avança vers le duc de Guise :

 

— Monseigneur…

 

Guise tressaillit, et parut étonné de voir encore ses deux fidèles.

 

— Je vous avais oubliés, dit-il en passant une main sur son front.

 

— C’est bien ce que nous nous disions, fit Maineville, mais nous n’osions interrompre vos… royales pensées.

 

Guise eut un singulier sourire, et sa lèvre hautaine se crispa comme s’il eût fait un effort pour sourire.

 

— Cependant, reprit Bussi-Leclerc, comme voici onze heures qui sonnent, nous prierons Monseigneur de nous accorder notre congé…

 

— Oui ; la journée a été rude, en somme, et vous êtes fatigués…

 

— Fatigués ? dit Maineville. Jamais nous ne sommes fatigués à votre service. Mais nous avons un rendez-vous à minuit…

 

— Un rendez-vous d’amour ?… Ah ! vous êtes bien heureux vous autres, de pouvoir aimer comme bon vous semble…

 

— Monseigneur, vous vous trompez ; ou du moins, c’est un rendez-vous d’amour, mais il ne s’agit pas de nous… Il s’agit… Ah ! ma foi, l’aventure est trop drôle, et malgré les recommandations de Maurevert, il faut que vous le sachiez !

 

— Il s’agit donc d’une femme ? demanda Guise.

 

— Oui, monseigneur, fit en riant Bussi-Leclerc.

 

– Et Maurevert vous a recommandé la discrétion ?

 

— C’est-à-dire qu’il nous a fait jurer d’être muets comme la tombe !…

 

— Alors, messieurs, il ne me faut rien dire. Si nous ne respectons pas les secrets d’amour, il n’y aura plus moyen de se promener dans Paris, parce qu’on y rencontrera trop de maris à qui vos indiscrétions auront donné la jaunisse.

 

— Voilà justement, monseigneur, qui nous permet de parler malgré tous les serments que nous avons prodigués à Maurevert. Car Maurevert n’est pas en train de mettre à mal un mari… Non, non, monseigneur, c’est plus drôle que cela ! Et d’autant plus drôle que c’est à vous surtout qu’il voulait cacher son secret.

 

— À moi surtout ?

 

— Oui, monseigneur. Pourquoi ?… mystère et hyménée !

 

— Hyménée !…

 

— Eh bien, oui, voilà le mot lâché : Maurevert se marie ! Maurevert convole en justes noces ! Et nous l’assistons en cette aventure comme nous l’assistons en tous ses duels.

 

— Maurevert se marie ! Et il ne m’a rien dit !…

 

— À vous moins qu’à tout autre, monseigneur !

 

— Mais enfin, vous saviez, vous autres. Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu ? Il ne me convient pas que les gentilshommes de ma maison prennent femme sans mon agrément…

 

— Nous ne savions rien, dit Maineville. Dans la soirée, pendant que vous étiez en conseil avec Mme de Nemours, Maurevert nous est arrivé avec une singulière figure, et, après nous avoir fait jurer le secret, nous a annoncé son mariage pour cette nuit même, en nous priant de l’assister et en ajoutant que son aventure lui semblait si étrange à lui-même qu’il avait besoin de deux, bons amis comme nous pour se rassurer contre un accident ou un malheur possibles.

 

— Voilà qui est étrange, en effet. Et qui épouse-t-il ?

 

— Voilà ce que nous ignorons ; nous ne connaîtrons la fiancée qu’en la voyant… Ainsi, monseigneur, si vous y consentez, nous allons nous retirer, Leclerc et moi, pour nous trouver à Saint-Paul à onze heures et demie.

 

— Ah ! c’est à Saint-Paul ?…

 

— Oui, monseigneur.

 

— Eh bien, fit tout à coup le duc de Guise, non seulement je vous autorise à vous rendre à ce bizarre rendez-vous, mais je vous y accompagne ! Pardieu ! je veux, moi aussi, voir la fiancée de Maurevert.

 

En parlant ainsi, le duc assura sa rapière et jeta un manteau sur ses épaules. Maineville et Bussi-Leclerc se regardèrent, cessant de rire. En somme, ils venaient de commettre quelque chose comme une trahison — sans importance si le duc gardait le secret, mais qui les mettait en vilaine posture si Maurevert voyait le Balafré.

 

— Monseigneur, dit Bussi-Leclerc avec une certaine hésitation, nous avons promis à Maurevert de ne rien dire à personne, et surtout à vous…

 

— Soyez tranquilles… je m’arrangerai de façon à tout voir sans être vu. En route, messieurs…

 

Rassurés par cette parole du maître, Maineville et Leclerc, lesquels, d’ailleurs, n’étaient pas gens à longtemps s’embarrasser de scrupules, suivirent le duc de Guise qui, sans autre escorte, sortit de l’hôtel, enchanté de cette excursion nocturne et plus heureux encore de pouvoir échapper une heure à ses propres pensées.

 

Les trois hommes arrivèrent rapidement à Saint-Paul. Bussi-Leclerc et Maineville pénétrèrent dans l’église, laissant le duc sous le portail, selon ce qu’ils avaient convenu en route. Le Balafré demeura immobile, caché dans la nuit du porche, ému, malgré lui, d’il ne savait quelle angoisse.

 

Des ombres passèrent près de lui ; des gens qui, silencieusement, pénétrèrent dans l’église ; puis un carrosse vint s’arrêter devant le portail même, sans faire de bruit ; puis, plus loin, il sembla à Guise qu’une litière stationnait…

 

« Que signifie tout cela ? songea le duc. Est-ce que je serais tombé sur quelque bon complot ?… Hum !… Maurevert est une louche physionomie sur laquelle je n’ai jamais pu lire la vérité vraie… Cette histoire de mariage à minuit… cette instance à ne pas vouloir que je sois prévenu… ces gens qui viennent d’entrer en grand mystère… »

 

Très brave sur un champ de bataille, dans le bruit, la fumée et l’ivresse du sang, Guise en pleine nuit, seul, regretta de s’être ainsi aventuré. Il toucha d’un geste rapide la cotte de mailles qu’il portait toujours sous le pourpoint de velours. Puis la curiosité devint la plus forte, et il fit un pas pour entrer dans l’église. À ce moment, du fond de la nef, parvint jusqu’à lui une clameur de détresse ; puis, un bruit de lutte violente.

 

— Ce n’était pas un complot, murmura Guise rassuré, c’était un meurtre, mais qui tue-t-on ?

 

Il entra. Les cris, brefs et étouffés, les cliquetis d’armes remplissaient l’église. Là-bas vers le chœur, dans l’obscurité, s’agitait violemment un groupe d’ombres… puis, tout à coup, il vit qu’on entraînait quelqu’un, et toute la bande passa à trois pas de lui… Quelques instants plus tard, il entendit le carrosse qui s’élançait et comprit que le quelqu’un était emporté vers une destination inconnue.

 

Un inexprimable étonnement s’empara alors de Guise. En effet, au moment où il croyait tout fini, il venait d’entendre encore un cri… un cri de femme… et portant les yeux vers le chœur, il voyait un prêtre qui officiait à l’autel, et, agenouillés, pareils à deux fiancés, un homme et une jeune fille vêtue de blanc… l’homme, l’époux, soutenait la jeune fille de son bras, et il sembla à Guise, de la place où il se trouvait, que cette fiancée se laissait aller avec abandon au bras de Maurevert… Car l’homme ne pouvait être que Maurevert.

 

Une foule de pensées rapides se succédèrent dans l’esprit de Guise. L’étrangeté de cette scène, cet homme qu’on venait d’entraîner violemment, ce prêtre qui officiait dans l’église redevenue silencieuse, ces deux époux qui semblaient s’aimer si tendrement, ce mariage tenu si secret par Maurevert, tout cela surexcitait sa curiosité.

 

Qui était celui qui venait d’être emporté par le carrosse ?… Un jaloux ?… Un rival ?… Qui était cette épousée qui, avec tant de tendre abandon, s’appuyait sur Maurevert ?…

 

Tout à coup, le duc tressaillit et un frisson de terreur presque superstitieux l’agita. La cérémonie était terminée ; le prêtre ayant prononcé la formule d’union se retirait ; l’époux, Maurevert, se relevait. Et alors, Guise, debout, constata que l’épouse était évanouie, morte, peut-être ! Ce qu’il avait pris pour une attitude de tendresse n’était que l’attitude d’un corps qui ne se soutient plus. À ce moment, deux femmes sortaient de la sacristie. Une voix prononça :

 

— Conduisez-la jusqu’à la litière, et qu’on m’attende.

 

— La voix de Fausta ! murmura le duc avec un étonnement auquel commençait à se mêler de l’épouvante.

 

Maurevert… l’époux… n’accompagnait pas l’épousée !… Les deux femmes avaient pris l’inconnue vêtue de blanc, et la soutenaient ou plutôt l’emportaient évanouie. Elles passèrent près de Guise. Et à la faible lueur de cette lumière diffuse vaguement répandue dans l’église, il jeta un regard avide sur cette femme évanouie, sur cette épousée qu’on entraînait mourante. Et il étouffa une sorte de rugissement qui gronda sourdement dans sa gorge. Et une stupéfaction mêlée d’une sorte de terreur s’empara de ses sens. Il voulut s’élancer, et il se sentit comme cloué à la dalle…

 

Cette femme, c’était celle qu’il aimait à en devenir fou, c’était la petite bohémienne, c’était Violetta…

 

En quelques instants, l’église fut vide. Et Guise, revenu de sa stupeur, gronda dans un furieux mouvement de joie :

 

— Je la tiens ! elle est à moi !… »

 

Il allait s’élancer, lorsque, du fond du chœur, il vit venir deux hommes dont il reconnut l’un :

 

Maurevert ! L’épousé ! Le mari de Violetta !…

 

Que signifiait cet étrange, ce mystérieux mariage ? Pourquoi Maurevert venait-il d’épouser Violetta ? Il l’aimait donc en secret !… Ces questions tourbillonnèrent dans sa tête… Il voulait savoir !… Et il se renfonça dans son ombre, prêtant l’oreille à ce que disait Maurevert ou plutôt l’inconnu qui l’accompagnait…

 

Puisque Maurevert était là encore, Violetta, l’épousée, ne pouvait s’éloigner sans doute !… Les deux femmes qui l’emportaient la garderaient dans cette litière qu’il avait remarquée, jusqu’à l’arrivée de l’époux. Il allait donc savoir la vérité. Haletant, le front couvert de cette suée de la passion qui ressemble aux sueurs de l’angoisse et de l’agonie, à demi penché en avant, il écouta ardemment et, tout de suite, il reconnut la voix de l’inconnu… c’était la même voix qui avait ordonné que l’épousée attendît dans la litière, c’était Fausta.

 

— Donc, disait Fausta, vous passez au palais de la Cité, et vous y touchez les cent mille livres convenues. Pour le reste, fiez-vous à moi. Le duc sera roi dans un mois. Il oubliera alors la petite bohémienne. Et même, s’il apprenait ce qui vient de se passer, je vous garantis le pardon. Ce qui est dit est dit : vous serez capitaine des gardes de Sa Majesté Henri quatrième, roi de Lorraine et de France.

 

— Ah ! madame, fit Maurevert, la minute où je vous ai rencontrée est une minute à jamais bénie dans mon existence ! Comment pourrai-je m’acquitter envers vous ?…

 

— Je vous l’ai dit ! répondit Fausta d’une voix sombre.

 

— Oh ! soyez tranquille pour ce qui est convenu de cette petite…

 

— Donc, vous partez !

 

— Je pars. Mais vous savez, madame, qu’avant de quitter Paris, j’ai quelqu’un à voir.

 

Fausta hésita un instant. Puis d’une voix qui parut trembler légèrement, elle reprit :

 

— Allez donc voir cet homme, puisque vous le voulez !…

 

— Ah ! je renoncerais aux cent mille livres que vous me donnez si généreusement, à ce poste brillant que vous m’offrez à la future Cour de France, plutôt que de renoncer à cette joie de le voir enchaîné, enfin à ma merci !… Bussi-Leclerc m’attend dans la rue ; il va me conduire à la Bastille…

 

— Bien. Moi, cependant, je vous garderai votre… femme.

 

— Merci, madame ! ricana Maurevert. Et où la retrouverai-je ?

 

— Lorsque vous sortirez de la Bastille, lorsque vous serez passé à mon palais de la Cité, sortez de Paris et allez trouver l’abbesse des bénédictines de Montmartre. Elle vous remettra votre épouse… et vous donnera mes dernières instructions. Allez…

 

Guise vit Maurevert s’incliner profondément devant Fausta, baiser sa main puis s’élancer au-dehors. Il savait maintenant où retrouver Violetta ; il avait au moins deux ou trois heures devant lui. Il attendit donc. Fausta, pendant quelques minutes, demeura immobile et pensive. Guise l’entendit qui murmurait :

 

— Dois-je, moi aussi, aller à la Bastille ?

 

L’église, maintenant, était solitaire. Toutes ces ombres qui s’y étaient agitées s’étaient évanouies. Un long soupir s’exhala de la poitrine de Fausta : sans doute elle se croyait seule… Elle sortit enfin. Le Balafré sortit derrière elle et la suivit à distance. Fausta marcha jusqu’à la litière qu’entouraient une douzaine de cavaliers dont l’un portait une torche. Le reste de la rue semblait désert.

 

— À l’abbaye de Montmartre ! commanda Fausta sans monter dans la litière.

 

Le véhicule s’ébranla avec son escorte et disparut bientôt au fond de la rue Saint-Antoine. Fausta était demeurée seule. Elle fit quelques pas hésitants vers la Bastille, puis soudain s’arrêta, comme indécise. À ce moment, le duc s’approcha d’elle.

 

Fausta, entendant un bruit de pas, mit vivement la main à sa dague qu’elle sortit à demi du fourreau. Mais aussitôt, elle la rengaina : elle venait de reconnaître Guise. Le chapeau à la main, le duc, d’une voix où tremblait une sourde irritation, lui dit :

 

— Madame et bien-aimée souveraine, les rues de Paris sont peu sûres à cette heure. Vous êtes depuis trop peu de temps à Paris pour le savoir. Sans quoi, vous ne vous seriez pas aventurée seule. Mais moi qui le sais, ce m’est un devoir que de vous offrir l’appui de mon bras et la protection de mon épée…

 

Fausta n’avait pas eu un geste de surprise.

 

— Duc, répondit-elle gravement, vous savez que je suis celle que rien ne peut atteindre, et qu’il n’y a pas de danger pour moi dans ces rues, fussent-elles remplies de truands. L’épée temporelle que vous m’offrez est bien peu de chose auprès de l’épée spirituelle dont je puis disposer…

 

— Madame ! balbutia le duc frappé d’une crainte superstitieuse.

 

— Duc, vous sortez de cette église, continua-t-elle en désignant Saint-Paul.

 

Ce n’était pas une question. Fausta, affirmait comme si elle eût été sûre. Pourtant, elle ne savait pas.

 

— Oui, madame ! répondit Guise, et c’est justement parce que je sors de cette église, que…

 

— Eh bien, rentrons-y ! interrompit Fausta. Pour ce que nous avons à dire, peut-être nous serons mieux placés, nous mettant sous le regard de Dieu…

 

Et Fausta, résolument, marcha vers Saint-Paul où elle entra. Guise, partagé entre l’irritation et la crainte, subjugué par ce ton de suprême autorité, la suivit jusqu’au chœur où elle s’arrêta.

 

Les deux cierges, qui avaient été allumés pour l’étrange cérémonie, étaient éteints. Le chœur n’était plus éclairé que par la veilleuse suspendue à la longue chaîne qui descendait des voûtes. Fausta prit alors la main de Guise et, d’une voix rude, rauque, menaçante, prononça :

 

— Au nom de la Sainte-Trinité.

 

« Je jure Dieu le Créateur, touchant cet Évangile, et sur peine d’anathématisation et damnation éternelle, que j’ai entré dans la sainte association catholique, suivant la formule qui m’a été lue loyalement et sincèrement, soit pour y commander, soit pour y obéir.

 

« Et promets sur ma vie et mon honneur de m’y conserver jusques à la dernière goutte de mon sang, sans y contrevenir ou me retirer pour quelque mandement, prétexte, excuse ni occasion que ce soit… »

 

C’était la formule du serment de la Ligue dont le duc de Guise était le chef suprême.

 

Fausta, qui tenait la main de Guise, leva brusquement cette main vers l’autel et continua :

 

— Au nom de la Sainte-Trinité.

 

« L’association des princes, seigneurs et gentilshommes catholiques doit être faite et est faite pour rétablir la loi de Dieu en son entier, remettre et retenir le saint service d’Icelui selon la forme et la manière de la sainte Église catholique, apostolique et romaine, abjurant et renonçant toutes erreurs au contraire. »

 

Fausta laissa retomber la main de Guise.

 

— Voilà ce que vous avez juré, dit-elle.

 

— Et ce que je suis prêt à jurer encore, fit sourdement le duc, si mon premier serment se trouve infirmé.

 

— Bien ! dit Fausta. Maintenant, duc, une question : savez-vous la peine infligée dans nos traités à tout catholique épousant une hérétique ?…

 

— La peine de mort, répondit Guise en frissonnant.

 

Fausta garda un instant le silence, paraissant méditer.

 

Sombre, agité de pensées contradictoires, secoué parfois d’un tremblement nerveux, le Balafré songeait de son côté. Il était résolu à poursuivre Violetta. Et il comprenait que la papesse… la souveraine voulait lui arracher Violetta.

 

Alors, quoi ?… Briser violemment avec la Fausta. Mais la Fausta était la source même de sa puissance. Par des fils invisibles, elle tenait la Ligue dans ses petites mains frêles ! C’était elle qui avait soulevé les provinces, elle qui avait exaspéré Paris, elle qui avait fait la journée des Barricades et chassé Henri III. Avec elle, il était roi… sans elle, il n’était rien…

 

Mais renoncer à Violetta !… À cette pensée, il sentait la rage gronder en lui et sa tête se perdre en combinaisons inspirées par la folie. Fausta reprit :

 

— La peine de mort !… Oui : la peine de mort appliquée non seulement à celui qui épouse une hérétique, mais encore à celui qui par le contact de l’hérétique devient lui-même démoniaque. Est-ce vrai ?

 

— Ces lois, dit Guise d’une voix rauque, ces lois mortelles, implacables, féroces, vous savez bien, madame, que nous les avons faites pour maintenir le commun des ligueurs dans l’obéissance absolue. Vous savez que nous qui pensons, nous qui sommes la tête, nous ne pouvons nous soumettre à de telles servitudes !…

 

— Duc, est-ce bien vous qui parlez ainsi ! dit sourdement Fausta. Vous le chef ! Vous le roi de demain ! Vous avez juré, duc ! Si votre serment n’est pas valable, dites-le ! Si la parole d’un Guise ne vaut pas la parole du dernier de nos ligueurs, dites-le, qu’on le sache ! Et on le saura !… Parlez, duc. Un seul mot, un seul ; êtes-vous parjure ? ne l’êtes-vous pas ?… Si vous parjurez le solennel serment qui a fait de vous le maître de Paris et bientôt de la France, brisons là… Allez de votre côté, moi du mien…

 

Guise trembla. En un instant, il vit Paris révolté contre lui. Il entendit les acclamations se changer en cris de haine. Il se vit fuyant comme avait fui Henri III… s’il avait le temps de fuir ! Il se redressa, cherchant à dissimuler son trouble sous son masque d’orgueil.

 

— Par le Dieu vivant, gronda-t-il, nul ne pourra jamais dire qu’Henri de Lorraine a manqué à son devoir. Mais celle que j’aime n’est pas hérétique !…

 

— Celle que vous aimez ! Vous parlez de la bohémienne Violetta, n’est-ce pas ?

 

— C’est bien elle que je veux dire…

 

— Eh bien, écoutez !… Le soir du dimanche de Saint-Barthélémy, il y a seize ans, duc, vers onze heures, une troupe de bons catholiques envahit un hôtel qui se trouvait dans la Cité, devant Notre-Dame.

 

Guise tressaillit à ce souvenir.

 

— Cet hôtel, continua Fausta, était habité par le baron de Montaigues. Avez-vous connu cet homme, Henri de Guise ? Était-ce un huguenot farouche ? Était-ce bien l’un des plus redoutables ennemis de la vraie religion ? Était-ce bien l’un de ces hérétiques, que vous aviez promis d’exterminer ?… Oui, sans doute ! Car c’est vous qui conduisiez la troupe des fidèles qui envahit sa maison… Vous rappelez-vous cela, duc ?

 

— Je me rappelle, dit le Balafré qui frissonna au souvenir des horribles scènes évoquées par Fausta.

 

— Bien… Depuis la veille, duc, vous aviez parcouru Paris comme l’ange exterminateur. Et partout où vous passiez, le sang coulait, les incendies s’allumaient, les cadavres s’amoncelaient…

 

— Assez ! murmura Guise en passant une main sur son front comme pour écarter des spectres.

 

— Comment ! dit Fausta d’une voix où il y avait une douceur d’une terrible ironie, le grand Henri aurait-il peur de ces cadavres ?… Rappelez vos esprits, duc !…

 

Le duc laissa retomber sur sa poitrine sa tête livide et murmura :

 

— Coligny ! Rohan ! Condé ! Montaigues !…

 

— Montaigues ! reprit Fausta. Celui-là, sans doute, vous semblait plus redoutable que les autres ! Son crime était plus atroce, peut-être ! son hérésie plus enracinée ! Car la mort ne vous parut pas une expiation suffisante ! Vous trouvâtes le châtiment qui convenait à Montaigues ! Et puisque son âme était ténébreuse vous décidâtes qu’il achèverait sa vie dans les ténèbres : Montaigues, sur un signe de vous, eut les deux yeux crevés !… Est-ce vrai ?

 

— C’est vrai ! dit Guise dans un soupir qui était peut-être l’aveu d’un remords…

 

— Bien… Ce Montaigues, vous savez comme il est mort. Vous savez qu’il avait versé dans l’esprit de sa fille toute la pensée d’hérésie qui souillait son esprit… Vous savez à quel crime abominable il poussa Léonore, et que cette fille osa accuser un évêque d’avoir été son amant !… Vous savez que Léonore de Montaigues mit au monde une fille trois fois maudite qui naquit au pied du gibet…

 

— Que vais-je apprendre ? haleta Guise.

 

— Ce que vous comprenez déjà, répondit Fausta rudement : que Violetta, c’est la fille du gibet ! que celle que vous aimez, duc, c’est la petite-fille de celui que vous avez fait aveugler ! Race de démons !… il n’est pas étonnant qu’elle ait reçu mission de renverser l’échafaudage que nous édifions pour restaurer l’Église ! Il n’est pas étonnant qu’elle se soit attaquée au principal ouvrier de notre œuvre !…

 

— La fille de Léonore de Montaigues ? balbutia le duc.

 

— Oui ! Comprenez-vous, maintenant !… Je veillais sur vous, par bonheur ! Je suis parvenue à conduire cette fille des races maudites jusqu’au pied du bûcher…

 

— Grâce pour elle !… Oh ! ne la tuez pas !…

 

— Elle est sauvée ! dit Fausta en haussant les épaules. Vous le savez bien puisque, sous vos yeux mêmes, l’infernal Pardaillan l’a arrachée aux bourreaux…

 

— Oui, oui ! Elle est sauvée… Il ne faut pas qu’elle meure… car je mourrais aussi, moi !

 

— Vous me faites pitié, duc !… Oui, j’ai eu pitié de vous !… Sur la place de Grève, je vous ai vu si tremblant, si pâle, que j’ai compris la puissance du sortilège que cette fille vous a jeté… J’attendrai donc pour ordonner son supplice que nous ayons trouvé l’exorcisme suffisant et que vous soyez guéri… Remerciez-moi, duc, de ménager votre faiblesse.

 

— Mais pourquoi ce mariage ? gronda le duc. Pourquoi Maurevert est-il devenu l’époux de Violetta ? Ce qui est vrai pour moi ne l’est donc pas pour lui ? Si mon amour pour la bohémienne me souille d’hérésie, Maurevert n’est-il pas souillé ?… Ah ! qu’il prenne garde !…

 

— Laissez votre poignard tranquille, dit Fausta. Il doit vous servir pour frapper les ennemis et non pas pour meurtrir le meilleur, le plus dévoué de vos serviteurs… Maurevert se dévoue ! Maurevert a consenti à ce simulacre pour pouvoir éloigner de vous la bohémienne hérétique… Mais Maurevert ne sera pas l’époux de Violetta…

 

— Que sera-t-il donc pour elle ?

 

— Il sera son geôlier !… Henri de Lorraine, vous aimez la petite-fille de l’homme que vous avez fait aveugler ! Ne voyez-vous pas cette pensée impure qui vous paralyse, qui vous arrête au pied du trône, qui fait de vous l’homme le plus faible de toute notre Ligue ?

 

Guise songeait. De tout ce que Fausta venait de lui dire, il ne retenait qu’un fait… mais ce fait le bouleversait et lui inspirait une sorte d’horreur.

 

Oui, c’était vrai ! C’est lui qui avait fait subir à Montaigues l’effroyable supplice de l’aveuglement. Et c’était la descendante de cet homme qu’il aimait !… Aveuglement pour aveuglement !… Lui, Guise, avait crevé les yeux du corps. Et elle, Violetta, aveuglait son esprit pour l’empêcher de marcher à la conquête du trône…

 

Remords ? Superstition ? Ambition plus forte que l’amour ? Sans doute, il y avait de tout cela dans l’esprit du Balafré. Fausta l’avait acculé au dilemme : Renoncer à Violetta ou renoncer à la couronne ! Et Guise ne voulait renoncer ni à l’une ni à l’autre. Il fallait gagner du temps. Il fallait convaincre Fausta et garder son aide jusqu’au jour où…

 

Il serra convulsivement les poings, tandis que Fausta le couvait de son œil noir.

 

— Vous m’avez rappelé mes serments, dit-il enfin, je vais vous en demander un autre. Je suis prêt à tenir les miens. Je tiens la bohémienne pour hérétique. Je suis prêt à me soumettre à l’exorcisme. Je crois, j’espère, par votre toute-puissante intercession, me guérir de cet amour… de cette pensée impure !… Mais à votre tour, jurez-moi que Maurevert ne sera pas l’époux de cette fille !

 

S’il y eut une hésitation dans l’esprit de Fausta, Guise ne s’en aperçut pas, car elle répondit aussitôt :

 

— Je vous le jure, duc. Violetta ne sera l’épousée ni de Maurevert, ni d’aucun autre, jusqu’au moment où vous-même, enfin guéri, donnerez l’ordre de la supplicier…

 

— Ce n’est pas tout. Puisque la bohémienne va être prisonnière, je veux savoir en quel lieu elle sera retenue.

 

— À l’abbaye des bénédictines de Montmartre, répondit Fausta sans hésiter.

 

— Vous me jurez, madame, qu’elle y restera jusqu’au jour que vous venez de dire, c’est-à-dire jusqu’à ce que, guéri de mon amour, je donne moi-même l’ordre de la supplicier ?

 

— Je vous le jure ! dit Fausta.

 

Quelques minutes de silence s’écoulèrent. Guise songeait à cet ascendant que la mystérieuse Fausta avait pris sur lui. Il mettait en balance son amour et son ambition. Et il ne voulait renoncer ni à l’un ni à l’autre. Et voici comme il arrangeait les choses : Violetta prisonnière, il la retrouverait quand bon lui semblerait. Prisonnière dans l’abbaye de Montmartre, sous la garde de Maurevert, elle ne pouvait lui échapper. Donc, il se servait d’abord de Fausta pour conquérir la couronne. Une fois roi… il verrait à mettre Fausta elle-même à la raison.

 

— Adieu donc, madame et souveraine, dit-il en s’inclinant. Je compte sur votre parole sacrée : à savoir que la bohémienne ne sera à personne ! Et qu’elle sera gardée en l’abbaye.

 

— Il est impossible au mensonge de passer par mes lèvres, répondit gravement Fausta. Mais vous qui n’êtes qu’un homme, vous qui portez en vous toutes les faiblesses de l’humanité, je n’ai pas besoin de vous dire que je compte sur votre parole : je saurai vous forcer à la tenir. Adieu, duc !

 

— Je vous escorte jusqu’à votre logis, dit le Balafré d’une voix altérée.

 

— Mon logis est partout. Partout je suis en sûreté. Et dussiez-vous un jour me faire jeter dans la Bastille, lorsque je vous aurai jeté, moi, sur le trône de France, sachez-le, les murs de votre Bastille tomberont à mon premier geste…

 

Elle s’éloigna, laissant Guise frappé de stupeur et aussi de terreur, de voir sa pensée confuse si nettement exprimée par Fausta. Elle s’éloigna de ce pas majestueux, avec cette dignité incomparable qui faisait d’elle plus qu’une reine : une déesse.

 

— Est-ce que vraiment c’est l’esprit de Dieu qui l’anime ! murmura Guise.

 

Il la chercha des yeux et ne la vit plus. Alors, cette horreur sacrée dont parlent les poètes s’empara de lui. Guise qui n’avait jamais tremblé sur un champ de bataille trembla de se voir seul au fond des ténèbres de cette église où il venait de parler à l’envoyée de Dieu ! Et avec un frémissement de tout son être, les cheveux hérissés, les yeux hagards, il s’enfuit…

XLVI

LA REVANCHE DE BUSSI-LECLERC



Maurevert, comme il l’avait dit, était attendu dans la rue par Bussi-Leclerc. En sortant de Saint-Paul, il le rejoignit sous un auvent de la rue Saint-Antoine où il lui avait donné rendez-vous. Aussitôt ils se mirent en route vers la Bastille.

 

— Tout s’est bien passé ? demanda Bussi-Leclerc qui songeait en souriant à la présence du duc de Guise.

 

— Sans doute ! fit Maurevert étonné. Pourquoi ?…

 

— Pour rien ! Marchons…

 

— Oui, marchons. J’ai hâte de voir l’homme. Est-il enchaîné ?

 

— Bien et dûment. Ne crains rien…

 

Bussi-Leclerc se mit à siffler une fanfare de chasse et Maurevert, livide, tête basse, hâta le pas. Quelques minutes plus tard, ils franchissaient le pont-levis et entraient dans la Bastille !

 

— Voilà mes domaines ! fit en riant Bussi-Leclerc. Ce n’est pas gai. Drôle d’idée qu’a eue notre duc de me faire gouverneur de la Bastille !

 

— Non, ce n’est pas gai ! C’est même terrible, dit Maurevert avec une sombre joie. Où est-il ?… Allons !…

 

— Patience, que diable ! Holà ! quatre gardes et un falot !…

 

Quatre soldats armés d’arquebuses et un geôlier porteur d’une lanterne s’élancèrent à l’ordre.

 

— Les clefs du numéro dix-sept ! ajouta Bussi-Leclerc.

 

Le geôlier se précipita et revint quelques instants après avec un trousseau de clefs.

 

— Le numéro dix-sept ? dit-il, à tour du Nord. Deuxième sous-sol. Voilà, monsieur le gouverneur !

 

— Marche devant, dit Bussi-Leclerc. Et vous, suivez-nous, ajouta-t-il en se tournant vers les quatre arquebusiers.

 

On traversa des cours enfermées entre des murailles hautes et noires ; on passa sous des voûtes aux pierres rongées par le temps ; Bussi-Leclerc sifflait entre ses dents ; Maurevert frissonnait. Et pourtant, une joie sauvage faisait battre son cœur à grands coups. Pour parler, pour échapper à l’impression d’horreur que dégageait la formidable prison d’État, il dit :

 

— Non, Bussi, ton domaine n’est pas gai… Et combien as-tu de sujets dans ce royaume de la douleur ?

 

Bussi-Leclerc se retourna vers le geôlier et l’interrogea du regard. Lui ne savait pas.

 

— Vingt-huit prisonniers, dit laconiquement le geôlier.

 

— Tu entends, Maurevert. Vingt-huit. C’est peu. Et je suis un bien pauvre sire.

 

— Qu’ont-ils fait ?

 

— Qu’a fait celui que tu vas voir ? répondit le gouverneur en éclatant de rire.

 

— Allons, allons ! dit Maurevert en grinçant des dents.

 

Ils étaient arrivés dans une étroite cour où on entrait après avoir franchi une lourde grille. La cour était infecte. Le soleil n’y descendait jamais. Là s’arrondissait un colosse de pierre dont la tête se perdait dans le ciel noir : c’était la tour du Nord. Une porte de fer s’ouvrait au pied de la tour.

 

— C’est là que nous mettons les plus intraitables. N’est-ce pas, Comtois ?

 

Comtois, le geôlier, hocha la tête et se mit à ouvrir la porte, opération qui demanda plusieurs minutes. La porte ouverte, une bouffée d’air méphitique frappa Bussi-Leclerc au visage.

 

— Oh ! oh ! fit-il en reculant. Cela sent la mort !…

 

— Entrons ! dit Maurevert en aspirant avec une joie terrible ces émanations d’air corrompu.

 

— Attention ! dit Comtois ; il y a des pierres éboulées.

 

Il commença à descendre ; Maurevert, derrière lui, jetait un avide regard au fond des ténèbres où il s’enfonçait ; puis venait Bussi-Leclerc ; puis les quatre arquebusiers. L’escalier tournait et s’enfonçait comme une effroyable vis de pierres verdâtres ; aux parois des murs à demi disloqués brillaient les paillettes impures du salpêtre. Au bout de trente marches, on s’arrêta. L’air était à peine respirable. Sur le sol fangeux rampaient des choses immondes.

 

— Est-ce là ? haleta Maurevert.

 

— Plus bas ! fit le geôlier Comtois.

 

Bussi-Leclerc toucha du bout du doigt une porte et dit :

 

— Numéro quatorze !

 

— Numéro quatorze ? fit Maurevert hagard.

 

— Eh ! oui… ce bon petit duc… le rejeton des Valois… M. d’Angoulême…

 

— Et que m’importe le duc d’Angoulême ! gronda Maurevert. Descendons !

 

Et il poussa le geôlier. À ce moment, du fond du cachot numéro quatorze, un grand cri dément jaillit et réveilla de sinistres échos dans l’escalier. De l’intérieur, la porte fut secouée… une malédiction traversa les ténèbres… puis le silence se rétablit.

 

— Ils sont tous ainsi dans les premiers temps, dit Comtois en haussant les épaules.

 

Bussi-Leclerc avait pâli. Ce bretteur, ce spadassin sans foi ni loi, n’avait pas encore l’âme d’un geôlier. Maurevert n’avait rien entendu : il descendait sur les talons de Comtois ; il éprouvait une terrible ivresse de vengeance enfin satisfaite. Il eût voulu cet antre plus hideux encore, cet air plus irrespirable, il eût voulu dans cet enfer plus d’épouvante et d’horreur… et pourtant !…

 

— Voici le numéro dix-sept ! dit tout à coup Comtois en s’arrêtant devant une porte.

 

Ils étaient au deuxième sous-sol.

 

— Ouvre ! dit Maurevert d’une voix rauque.

 

Il prit le falot des mains du geôlier, et comme celui-ci ne se hâtait pas assez à son gré, il poussa lui-même les verrous. La porte s’ouvrit toute grande. Maurevert, le falot à la main, fit deux pas dans cette sorte de trou qui était un cachot. La faible lueur de la lanterne éclaira le trou, les pierres rongées portant des inscriptions, prières suprêmes, malédictions, menaces, cris de douleur gravés dans le granit et à demi effacés et pareils à des balbutiements de la pierre… les gouttes d’eau qui se formaient à la voûte pour retomber ensuite, comme des larmes… le sol raboteux comme si des ongles l’eussent labouré… les flaques d’eau bourbeuse… Maurevert vit tout cela d’un coup d’œil qui eut la durée d’un éclair. Et son regard s’arrêta au fond du cachot.

 

Là, contre la paroi, deux anneaux scellés dans le mur supportaient deux chaînes rouillées.

 

Et l’extrémité de chacune de ces chaînes allait se frapper sur un anneau… Les deux anneaux inférieurs encerclaient les deux chevilles d’un homme. Et cet homme debout, appuyé à la paroi, cet homme sur qui Maurevert levait son falot, cet homme le regardait…

 

— Ce n’est pas sans mal que nous l’avons enchaîné, dit Comtois, remplissant en conscience son rôle de cicérone. Par le diable ! il en a coûté la vie à trois d’entre nous…

 

Bussi-Leclerc entra et fit sortir le geôlier. Maurevert tremblait légèrement. Il considérait le prisonnier avec un sourire indescriptible. Le prisonnier souriait aussi — mais d’une autre manière. Maurevert, au bout d’un instant de contemplation, accrocha son falot à un clou, sans doute destiné à cet usage. Et il dit :

 

— Te voilà donc, Pardaillan. Depuis seize ans que nous passons le temps à courir l’un après l’autre, nous nous retrouvons donc enfin…

 

— Tiens ! fit paisiblement Pardaillan, voici M. de Bussi-Leclerc, geôlier en chef de ce gai séjour. Salut, monsieur Leclerc !…

 

Maurevert grinça des dents et dit :

 

— Tu n’oses ni me regarder, ni me parler, sire de Pardaillan. Mais moi je te parle et te regarde. Je suis venu pour cela. Tu m’écouteras donc, malgré toi…

 

— Monsieur Leclerc, dit Pardaillan, l’épée qui vous bat les mollets est bien longue, moins longue pourtant que celle que je vous fis sauter des doigts dans le moulin.

 

Bussi-Leclerc pâlit et grommela un juron.

 

— Hâte-toi, gronda-t-il, hâte-toi, Maurevert, car je ne répondrais pas de daguer le démon…

 

— Bah ! fit Pardaillan, vous n’oseriez, monsieur Leclerc. En effet, on ne m’a enchaîné que par les pieds, et mes mains libres encore vous font peur… Fi ! la vilaine figure que vous faites !… Mais n’écumez donc pas ainsi !… Vous me rappelez trop bien le visage effaré que vous aviez quand je vous attachais sur l’aile du moulin… Prenez garde… vous risquez de me faire mourir de rire, ce dont le bourreau vous en voudrait fort…

 

Pardaillan se mit à rire, d’un rire qui fit frissonner les quatre arquebusiers restés dans le couloir…

 

— Par la mort-dieu, vociféra Bussi-Leclerc en dégainant.

 

— Laisse ! laisse ! fit Maurevert d’une voix qui coula comme du fiel. Le sire de Pardaillan a raison, le tourmenteur qui va venir demain serait trop vexé de n’avoir qu’un cadavre à torturer… Et alors…

 

Pardaillan riait toujours.

 

— Monsieur Leclerc, continua-t-il, interrompant Maurevert comme s’il n’eût pas été là, couvrant sa voix de sa voix, monsieur Leclerc, savez-vous que j’ai cru, moi aussi, à votre illustre renommée de maître d’armes invincible ? Quand je vous ai vu devant moi, l’épée à la main, je n’ai pu m’empêcher de recommander ma pauvre âme à Dieu. Je me suis dit : Voici donc ce fameux maître que nul ne peut se vanter d’avoir touché ! Je suis mort, tout au moins ! Miséricorde, je suis en capilotade, en marmelade, et bien malade !… Juste comme je me disais cela, monsieur Leclerc, votre épée s’est mise à décrire dans l’air un arc de quinze pieds. Quel saut ! Et quel sot j’étais de croire que j’avais un maître devant moi, quand vous n’étiez qu’un méchant prévôt… un écolier !

 

Maurevert s’était croisé les bras et murmurait :

 

— J’ai attendu seize ans ce moment ; je puis patienter encore seize minutes !

 

Bussi-Leclerc écumait. Chaque parole de Pardaillan était un coup de poignard à sa vanité de maître invincible… une seule fois vaincu par ce démon qui riait, riait au fond de ce trou noir, enchaîné, debout, et le regardait d’un œil étrange où flambait une petite flamme d’ironie aigue, pointue, pareille à une pointe d’acier.

 

On ne pouvait faire au maître d’armes un plus sanglant affront que de lui dire qu’il n’était pas un maître, et que quelqu’un sous le ciel pouvait se vanter de le toucher.

 

Abomination ! Ce n’est pas seulement touché, mais désarmé qu’il avait été ! Et celui qui lui avait fait sauter la rapière des mains était là devant lui qui riait si fort.

 

— Tu trouveras demain un maître à enfoncer les coins ! rugit Bussi-Leclerc.

 

— Un maître à arracher les ongles ! ajouta doucement Maurevert.

 

— Un écolier ? reprit Pardaillan, un bon écolier, je l’avoue. On voit que vous avez fréquenté les tripots, monsieur Leclerc. Oui, il faut être juste : avec une dizaine d’années d’étude encore, vous serez un écolier avouable, presque un bon prévôt…

 

Cet aveu et cette justice loyale arrachèrent au maître d’armes une imprécation de rage :

 

— Misérable ! Tu me pris en traître !

 

Peu à peu, il en arrivait à oublier la situation. Il ne voyait plus en Pardaillan qu’un maître qui se vantait de l’avoir vaincu. Il se croyait à la salle d’armes et, tirant son épée, il commença une démonstration.

 

— Voici, écumait-il, je tenais mon épée en tierce, comme ceci… regarde, Maurevert… lorsque…

 

— Oh ! monsieur Leclerc, interrompit le rire terrible de Pardaillan, quelle garde avez-vous là ?… Trop de raideur dans le poignet, que diantre ! N’allongez pas ainsi l’avant-bras…

 

— Démon ! vociféra Bussi-Leclerc ; il me donne la leçon !…

 

— Eh ! payez-moi, en ce cas ! dit Pardaillan. Tenez, je vais vous dire ; votre bras ne doit pas trembler comme il tremble ; le poignet seul doit agir… vous ne comprenez pas ? Non ! Il ne comprend pas ! C’est à déshonorer un tripot d’armes !

 

Leclerc rengaina son épée. Il était livide de rage. Et soudain, il tendit le poing vers Pardaillan, grommela un juron, fit deux, appels du pied comme s’il eût répondu à une provocation, et sortit du trou noir, du cachot, de l’antre effroyable, poursuivi par le rire féroce et ces derniers mots de Pardaillan :

 

— Allez trouver maître Ambroise de ma part ; il vous enseignera à tenir proprement votre épée.

 

Maître Ambroise était un mauvais prévôt aussi célèbre par ses défaites que Bussi-Leclerc l’était par ses victoires.

 

— Le démon est enragé ! gronda Leclerc en se bouchant les deux oreilles.

 

Il eût pleuré. Son amour-propre saignait à vif. Il fit un geste pour ordonner aux arquebusiers d’attendre Maurevert et remonta l’escalier quatre à quatre.

 

— Or çà ! dit alors Maurevert, tandis que tu vis encore, sire de Pardaillan, tandis que le tourmenteur-juré apprête ses coins, ses pinces et ses tenailles, écoute-moi. Je ne suis pas Bussi-Leclerc, moi, et j’avoue que j’ai eu peur de toi… Maintenant que te voilà enchaîné, je n’ai plus peur, tu comprends ?… L’homme qui est devant toi s’appelle Maurevert… comprends-tu cela ?… ce Maurevert qui porte à la figure la trace du coup de rapière dont tu la cinglas !… Maurevert qui porte l’un des derniers coups dont mourut ton truand de père !… Maurevert qui fournit là-haut, sur les pentes de Montmartre, ce joli petit coup de poignard, cette égratignure dont mourut la demoiselle Loïse de Montmorency, ta maîtresse !…

 

Le misérable étudiait attentivement l’effet de ces paroles. Il avait d’ailleurs mesuré du regard la longueur des chaînes et il était sûr que Pardaillan ne pouvait l’atteindre.

 

Sur la physionomie étrangement paisible du chevalier, il ne vit aucun frémissement. Pardaillan ne le regardait pas. Seulement, il avait mis sa main droite dans son pourpoint. Et au souvenir de son père mort entre ses bras criblé de blessures, au souvenir de celle qui était l’adoration fidèle de sa vie, cette main s’était crispée ; les ongles labouraient la poitrine ; la clameur de détresse qui grondait dans cette poitrine ne s’échappa pas.

 

Pardaillan souffrit comme un damné… Mais son visage, dont on ne pouvait distinguer la pâleur, garda la même immobilité, et au coin des lèvres, sous la moustache hérissée, tremblante, le même pli d’ironie.

 

« Enfer ! gronda en lui-même Maurevert plus livide, est-ce qu’il ne souffrirait plus du passé ?… »

 

— Tu m’as bien cherché, reprit-il tout haut. Voilà des années et des années que tu cours après moi. Voilà des années que je passe, moi, à te fuir… À la fin, je me suis demandé ce que tu pouvais bien avoir à me dire… et je me suis arrangé pour nous ménager ce rendez-vous… Voyons, je suis prêt à t’entendre. Qu’as-tu à me dire ?…

 

Pardaillan suivait des yeux le vol affolé d’une chauve-souris qui, étant entrée dans le cachot, s’irritait sans doute de cette lumière du falot, et tournoyait dans l’étroit espace, se heurtant aux murs, allant, venant, obstinée, silencieuse…

 

— Voyons si elle trouvera moyen de sortir, murmura le chevalier.

 

Maurevert trembla de rage.

 

— C’est bon, dit-il ; toi aussi tu sortiras d’ici ; mais tu en sortiras les pieds devant, cadavre sanglant que le bourreau, demain, aura façonné pour la tombe. Sois tranquille, Pardaillan. Tu ne t’en iras pas seul au cimetière des suppliciés ; je te suivrai jusque-là… Et quand j’aurai vu jeter la dernière pelletée de terre sur ton cadavre, après avoir, ici, assisté à ton dernier soupir, eh bien, je m’en irai, enfin libre et tranquille. Je t’assure, Pardaillan, que je passerai alors une bonne nuit à me dire : Ça y est, le sire de Pardaillan est dans la fosse… Et si, par hasard, quelque terreur posthume vient encore m’inquiéter, eh bien, j’aurai ma femme pour me rassurer et me consoler…

 

Maurevert s’arrêta un instant. Il espérait cette fois porter un coup terrible à Pardaillan, et puisqu’il ne souffrait plus dans son passé, le faire souffrir dans le présent.

 

— Ma femme ! continua-t-il. Au fait, tu la connais…

 

Pardaillan, d’un geste de la main gauche, écarta la chauve-souris qui venait de se heurter à lui. Et Maurevert, à ce geste, recula vivement, d’un bond de terreur.

 

« Quelle sottise ! pensa-t-il en comprimant les battements de son cœur. Puisqu’il est enchaîné… »

 

Pourtant, il demeura à la place qu’il venait de gagner en reculant.

 

— Il est juste, reprit-il, que tu saches qui est ma femme, et ce que sont devenus tes amis. Je suis venu pour cela… Ma femme, tu la connais. Elle s’appelle Violetta ; je viens de l’épouser, il n’y a pas plus d’une heure. Maurevert, l’époux de Violetta. Qu’en dis-tu ?…

 

Pas un geste, pas un battement de paupières ne vint prouver à Maurevert que Pardaillan eût entendu.

 

Mais l’effort que le chevalier devait faire à cette minute pour commander à son visage et à son corps l’immobilité absolue, cet effort devait être affreux. Si Maurevert avait pu voir cette main que le chevalier avait mise dans son pourpoint, il l’eût vue toute sanglante…

 

— Quand tu seras mort, continua Maurevert, je partirai avec Violetta. Si elle m’aime ou ne m’aime pas, peu m’importe à moi !… Au contraire, je souhaite sa haine, car ce me sera un double plaisir que d’être le maître de cette fille malgré son amour pour un autre… L’autre, c’est un de tes plus chers amis… Encore un que je hais, puisqu’il est ton ami. Un que je condamne à mort… Tiens… écoute… l’entends-tu qui hurle ?… Là ! au-dessus de toi !… le cachot numéro quatorze, comme dit cet excellent Leclerc… eh bien, c’est le cachot de Charles d’Angoulême ! Tu ne dis rien ?…

 

La poitrine de Pardaillan se gonfla. Maurevert crut que c’était un soupir… un simple soupir… et cela lui parut bien peu pour sa soif de haine.

 

— Donc, reprit Maurevert, la jolie bohémienne porte mon nom et, tout à l’heure, je l’emmène : c’est mon bien, c’est ma chose. Et d’une ! Le petit Valois est là-haut, dans un cachot pareil au vôtre, vous pouvez l’entendre hurler : ce sera toujours une distraction, en attendant la question que viendra vous faire appliquer M. de Guise escorté par votre humble serviteur. Et de deux !… Qu’en dites-vous ?… Rien ? Passons…

 

Maurevert souffla fortement. Il alla décrocher le falot et, à pas lents, fit le tour du cachot. Il avait l’air d’examiner curieusement ces pierres noires rongées, moisies, sur la face ravagée desquelles coulaient des pleurs. En réalité, il surveillait Pardaillan du coin de l’œil et s’enivrait d’une jouissance prodigieuse. Il respirait avec délices cet air de tombe, et son cœur se dilatait dans ces ténèbres.

 

— Tiens, fit-il en appliquant le jet de lumière sur une inscription… Un mot écrit là… Écrit ? Non pas, par la mort-diable ! Gravé, incrusté, un mot qui fait corps avec cette jolie habitation… l’enseigne de cette auberge !

 

Et il épela les lettres aux jambages tordus, fiévreux, désespérés… et il lut :

 

— DOULEUR…

 

— Oui, continua-t-il en hochant la tête, douleur ! C’est ici le royaume de la douleur… Et dire que moi, moi Maurevert, MOI ! comprends-tu, Pardaillan ? moi que tu poursuis depuis seize ans… depuis le coup de poignard qui piqua le sein de ta chère Loïse… À propos ! sais-tu qui m’avait donné ce poignard, sachant à quoi il était destiné ?… Une de tes vieilles amies ! cette excellente Catherine de Médicis que tu fis enrager un peu, jadis !… Donc, moi, moi qui tremble depuis seize ans, moi qui fuis depuis seize ans… Oh ! que tu m’as fait peur, Pardaillan !… Comprends-moi bien. J’ai mené une existence atroce, j’ai erré de maison en maison, de ville en ville, j’ai fui par monts et par plaines ! Pendant seize ans, j’ai tremblé, Pardaillan !… Non, tu ne sauras jamais quelle affreuse chose c’était que d’avoir peur de ton ombre, le jour, la nuit, dans la forêt, au fond du Louvre, toujours, partout !… Eh bien, moi, moi Maurevert, dis-je ! moi que tu hais, moi que tu as cherché seize ans, moi dont tu aurais mangé le cœur si ta griffe s’était appesantie sur moi… ah ! moi, je vais sortir d’ici, libre, heureux, respirant à pleins poumons, riche, sûr de vivre en paix, honneur et prospérité pendant de longues années, heureux comme tu ne fus jamais ! Et à chaque heure de ma vie, je me dirai : L’infernal Pardaillan est mort. Je l’ai vu mourir sous les tenailles du bourreau. J’ai jeté la dernière pelletée sur son cadavre de bête fauve ! Et j’ai tué son ami, le petit Valois. Et ce soir, son amie, la petite Violetta, me versera du vin et de l’amour ! Ah ! qu’en dis-tu, Pardaillan ?

 

Pardaillan souriait. Mais Maurevert ne remarqua pas qu’il s’était appuyé du dos au mur pour ne pas tomber.

 

Pardaillan souriait. Maurevert, dans l’obscurité, ne remarqua pas que les veines de son front se gonflaient, comme si l’afflux de sang allait faire éclater le crâne du prisonnier…

 

Pardaillan souriait… Il continuait à regarder la chauve-souris qui voletait de-ci de-là dans le cachot.

 

— La voilà partie ! dit-il tout à coup d’une voix si paisible que Maurevert, écumant, grinçant, se laboura le visage à coups d’ongles.

 

— Oh ! démon !… Je t’arracherai bien une plainte ! Une seule ! Pour que je puisse me repaître du souvenir de cette plainte jusqu’à la fin de ma vie !…

 

La chauve-souris était sortie du cachot. Pardaillan murmura :

 

— C’est curieux comme j’ai sommeil… Dormons donc en ce cas !

 

Il s’allongea sur le sol, posa sa tête sur son bras replié, et ferma les yeux. Si Maurevert avait pu voir l’effroyable souffrance qui déchirait cet homme, il fût devenu fou de joie. Mais ayant dirigé le jet de lumière sur lui, Maurevert vit qu’il dormait paisiblement, la poitrine soulevée par un souffle rythmique, les lèvres souriantes… Et Maurevert gronda une imprécation furieuse et hurla :

 

— Ton dernier sommeil ! Dors ton dernier sommeil ! Moi, je vais voir M. de Guise, et ensemble nous reviendrons, accompagnant le tourmenteur… Dors bien, Pardaillan !… Mais tu n’en entendras pas moins tout ce que je voulais dire !… Violetta, et d’une !… Charles d’Angoulême et de deux !… Bon, mais on m’a assuré que tu avais deux amis encore. Deux amis ? Tu vas savoir ce que j’en ai fait : Claude et Farnèse sont aux mains d’une femme que tu connais : la toute-puissante Fausta. Ils sont condamnés à mourir de faim ! Comprends-tu ?…, Au fond du palais de la Cité, tes deux derniers amis meurent de faim !… Qu’en dis-tu ?… Claude, ça fait trois ! Farnèse, ça fait quatre !… Tiens, Pardaillan, parmi toute la souffrance que je te verse, je vais te donner une joie ; j’ai beau chercher, je ne trouve pas qui peut être encore ton ami pour le tuer !… J’enrage, Pardaillan, de savoir qu’il y a peut-être encore sous le ciel des gens que tu aimes et que je ne connais pas… Mais enfin, quatre désespoirs pour accompagner ton désespoir ! je m’en contente !… Violetta, Charles, Claude, Farnèse : cela fait quatre ! Quatre qui souffrent et vont mourir d’une façon ou d’une autre, uniquement parce qu’ils étaient tes amis ! Au revoir, Pardaillan, à bientôt !

 

Pardaillan ne bougea pas. Il continuait à dormir…

 

— Au revoir, te dis-je ! À demain, ou peut-être à après-demain, car je te laisserai peut-être un jour ou deux à croupir dans ton désespoir avant de t’achever… Allons, dors bien… moi aussi, je vais me coucher… la blonde Violetta m’attend, la chambre est parfumée… dans le mystère de l’alcôve, la petite bohémienne attend son époux… À bientôt, Pardaillan !…

 

Il sortit à reculons, les yeux fixés sur le prisonnier, espérant encore surprendre un tressaillement, une plainte, une larme… Paisible et souriant, Pardaillan dormait.

 

Alors Maurevert mâcha une insulte, tendit le poing et, étant sortit referma la porte lui-même. Lui-même poussa les verrous. Il écouta à la porte, et il n’entendit rien… Alors, il remonta précipitamment l’escalier, suivi par le geôlier et les quatre arquebusiers, grondant de sourdes imprécations, et essuyant la sueur de rage qui inondait son front… Quelques minutes plus tard, il entrait dans l’appartement de Bussi-Leclerc.

 

— Oh ! oh ! s’écria le gouverneur, par les cornes de Satan, d’où sors-tu donc pour être ainsi livide comme un mort ?…

 

— De l’enfer ! répondit Maurevert en se laissant tomber sur une chaise.

 

— Je comprends, ricana Bussi-Leclerc, le damné Pardaillan t’a injurié comme il a fait pour moi, hein ?… Il a dû t’en raconter… Car il a la langue bien pendue, le sacripant ! Que t’a-t-il dit, voyons ?

 

— Rien ! dit Maurevert en se versant un verre d’une bouteille que le gouverneur était en train de vider.

 

— Rien !… Je ne comprends pas ! fit Bussi-Leclerc. Enfin, peu importe. Tu as satisfait ton envie, c’est l’essentiel…

 

— Pour quand le bourreau est-il prévenu ? demanda Maurevert en se calmant à cette pensée du bourreau.

 

— Quand ? Après-demain soir ; notre grand Henri veut voir appliquer la question. Toi aussi, hein ?

 

— Sans doute. J’accompagnerai le duc comme je l’accompagne partout. À quelle heure sera-ce ?

 

— Mais vers les neuf heures. Après quoi notre duc s’ira coucher ; car il part le lendemain pour Chartres, avec une grande procession. Demain, il ne sera bruit que de cela dans Paris… Seras-tu du voyage à Chartres et de la belle procession ?

 

Maurevert ne répondit pas à cette question : il balbutia quelques paroles d’adieu et se retira ; puis, une fois hors la Bastille, il prit aussitôt le chemin de Montmartre. Bussi-Leclerc demeuré seul haussa les épaules et grommela :

 

— Le Pardaillan a dû l’étourdir d’insultes… comme il m’a étourdi, moi !… Oui, mais moi, je ne me laisse pas insulter… Pardieu, c’est bien sûr qu’il m’a pris en traître, au moulin… Je ne connaissais pas son coup… mais je le connais maintenant !…

 

Bussi-Leclerc se coucha. Il paraît qu’il passa une mauvaise nuit, car trois ou quatre fois, il dérangea son valet de chambre pour se faire apporter du vin. Et à chaque fois, il demandait :

 

— Dis-moi, as-tu jamais entendu dire que Bussi-Leclerc ait été désarmé ?

 

— Jamais, monseigneur !…

 

— À la bonne heure ! Sans quoi, je t’eusse coupé les oreilles.

 

Le valet de chambre s’enfuyait épouvanté, non sans remarquer que son maître maugréait toutes sortes de jurons et malédictions. En effet, cette nuit-là, Bussi-Leclerc fit une effrayante consommation de sang-Dieu, de mort du diable de tripes de Satan, de tête et ventre, sans compter la consommation de vin. Le lendemain, il se leva de très bonne heure et son valet, qui l’habillait, l’entendit grommeler :

 

— Oui, mais s’il meurt avant, il n’en sera pas moins établi que j’ai été vaincu. Je suis perdu de réputation. Autant crever au coin d’une borne que de continuer à vivre avec cette pensée qui m’assassine de rage. Et tous ces freluquets qui me regardent en souriant depuis l’affaire du moulin !… Enfin !… S’il meurt avant, je n’ai plus qu’à me jeter à l’eau !

 

Bussi-Leclerc passa toute cette journée dans la galerie d’armes qu’il venait de faire installer dans son appartement de la Bastille et qui était la plus belle qu’on eût vue depuis celle que Charles IX avait agencée autrefois dans son Louvre. Il fit venir successivement les prévôts et les maîtres les plus réputés de Paris. À tous, il disait :

 

— Je vais vous montrer le coup ; je l’ai étudié ; je le tiens. Vous allez voir…

 

Et en effet, à peine, prévôt ou maître, l’adversaire était-il en garde, que Bussi, après quelques passes rapides, lui faisait sauter l’épée des mains. Ce jour-là, la renommée de Bussi-Leclerc fut à son apogée.

 

Parmi les spadassins, bretteurs, ferrailleurs et traîneurs de rapière, le bruit se répandit que le célèbre maître ès armes offrait soixante doubles ducats à qui le toucherait une fois ou le désarmerait. Il en vint cinq ou six qui passaient pour tuer leur homme du premier coup. L’escrime italienne et l’escrime espagnole, tout l’art des imbroccata, et des punto riverso, l’escrime française et même des escrimes inconnues pratiquées dans les bouges à truands où l’on apprenait à assassiner, toutes ces escrimes furent représentées en cette joute mémorable.

 

Ce fut un merveilleux spectacle. Bussi-Leclerc, successivement, se battit contre une quinzaine de maîtres, prévôts ou spadassins réputés. Aucun ne le toucha. À tous, avant d’engager l’épée, il montra par quelle savante et simple manœuvre il allait les désarmer ; et tous, bien que prévenus, furent désarmés.

 

Une foule de gentilshommes accourus assistèrent à cette fameuse passe d’armes. Le soir, Bussi-Leclerc fut proclamé le maître des maîtres.

 

— Oui, dit Maineville, mais en somme, tu fus désarmé un jour.

 

— C’est vrai, dit Bussi-Leclerc en grinçant des dents ; mais celui qui m’a désarmé ne pourra jamais s’en vanter.

 

La nuit vint. Leclerc dîna sobrement, puis dormit quatre heures. Puis il se fit masser et frotter d’huile comme les lutteurs antiques. Puis il demeura une heure au repos, étendu sur son lit, ruminant et grommelant parfois :

 

— Il ne faut pas qu’il meure avant…

 

Il était un peu plus de minuit lorsqu’il s’habilla de vêtements légers et souples. Il se sentait fort comme Samson. Entraîné par les assauts d’armes de la journée, sa force décuplée par l’orgueil de ces victoires, nerveux et calme à la fois, il comprenait, il sentait qu’à ce moment il n’y avait pas au monde d’adversaire capable de lui tenir tête.

 

Il s’enveloppa de son manteau et, sous ce manteau, cacha deux épées. Alors, il descendit, appela Comtois le geôlier de la tour du Nord et, suivi comme la veille de quatre arquebusiers, il se dirigea vers le cachot de Pardaillan.

 

Au premier sous-sol, il laissa les gardes et le geôlier, leur ordonnant de l’attendre là. Puis, prenant le falot, il descendit, entra dans le cachot, referma la porte derrière lui, accrocha la lanterne à son clou, jeta bas son manteau, et tendant une épée à Pardaillan :

 

— Monsieur, dit-il, par un coup de traîtrise, vous m’avez désarmé une fois. Je pourrais vous tuer. Mais M. de Guise qui veut absolument vous questionner serait capable de m’en vouloir. Vous êtes enchaîné par les pieds, c’est vrai ; mais vos chaînes ont assez de jeu pour que vous puissiez vous mettre en garde. De mon côté, je vous jure bien que je ne romprai pas, ni en arrière, ni par les flancs. Nous sommes donc à égalité. Voici une épée. Vous m’avez désarmé : je vous désarmerai. Et quand j’aurai fait constater que je suis votre maître, je serai à votre disposition, monsieur, pour toutes commissions que vous voudriez faire exécuter après votre mort qui doit advenir demain au jour levant. Je pense, monsieur, que vous serez assez galant homme pour ne pas refuser ma revanche.

 

— Monsieur de Bussi-Leclerc, dit Pardaillan, d’une voix qui malgré lui frémit d’une joie puissante, j’étais sûr qu’un homme tel que vous ne voudrait pas rester sous le coup d’une défaite aussi affreuse. Aussi, vous voyez, je ne dormais pas… JE VOUS ATTENDAIS !…

XLVII

MONOLOGUE DE PARDAILLAN



N’ayez pas peur, lecteur, il sera bref. Voici ce que se racontait à lui-même le chevalier de Pardaillan, dans l’heure même où le sire de Bussi-Leclerc se préparait à descendre à son cachot :

 

« Viendra-t-il ? Ou ne viendra-t-il pas ? Ai-je bien lu sur ce visage de spadassin la vanité incurable, la vanité têtue, la vanité qui saigne, souffre, enrage et pleure ? Ai-je bien vu dans ces attitudes la bienheureuse haine qu’il me porte ? Dois-je espérer que j’ai assez exaspéré cette vanité, que j’ai assez fourragé dans cette plaie, que j’ai assez envenimé cette haine ?… Seigneur Dieu, si vous existez, faites seulement que M. de Bussi-Leclerc ait bien la dose de vanité que je lui suppose ; le reste me regarde !

 

« Pouvais-je ne pas me rendre ?… Seul, j’eusse tenté quelque coup de folie. Et en cela, je ne suis pas si fou que j’en ai l’air. En effet, combien de fois n’ai-je pas remarqué que la folie est encore ce qu’il y a de plus raisonnable sur cette terre. M. de Pardaillan, mon digne père, avait coutume de ne s’étonner de rien, et cela lui a permis de franchir plus d’un mauvais pas où un homme raisonnable eût laissé ses os et sa peau. Donc, si j’avais été seul, je crois vraiment qu’à force de folie j’eusse été assez sage pour me tirer de la Devinière. Mais voilà, il y avait Huguette !… Huguette étant là, j’ai dû être sage, ce qui fut la plus insigne folie de ma vie…

 

« Pauvre Huguette ! Est-ce que je ne lui devais pas cela ?… Pour tant d’amour silencieux, humble et dévoué, pour seize ans de tendresse inavouée, je pouvais bien lui donner cette minute de joie… de ne pas mourir sous ses yeux. Car rien ne prouve que je ne fusse pas mort. Et puis… parmi tant de coups que j’eusse reçus, il s’en fût bien égaré quelques-uns sur elle !… Allons, j’ai bien fait de me rendre !… C’est ma réponse à l’amour d’Huguette…

 

« L’amour d’Huguette ! reprit Pardaillan en fronçant les sourcils. Ma réponse à cet amour est-elle une trahison à l’amour que je cache en moi ?… Eh quoi, Loïse ! Je t’aime donc toujours ?… J’aime une morte ! Morte depuis seize ans, morte dans mes bras, en me jetant son dernier regard si doux que j’en sens encore la douceur… J’aime une morte. Il sera donc dit que tout aura été folie dans la vie de mon cœur !… Folie, soit ! Mais, est-ce ma faute si je ne puis l’oublier, si je la vois toujours près de moi, me souriant, et me parlant, et me répétant que nous sommes unis jusqu’à la mort !… Non, ce n’est pas ma faute, puisque j’ai essayé de l’oublier, et que je n’ai pas pu. Jusqu’à la mort !… Puisqu’elle est morte, je l’aimerai donc jusqu’à ce que je meure : voilà. C’est bien simple et je n’y puis rien… »

 

En parlant ainsi, Pardaillan pleurait doucement. Cette fidélité inouïe, cette étrange fidélité à la mort ne l’étonnait pas. Il n’en tirait ni orgueil d’âme, ni vanité de cœur. Comme il disait avec son admirable simplicité, il n’y pouvait rien, et c’était tout. Il continua :

 

« Cette vipère (il pensait à Maurevert) m’a tout de même octroyé quelques morsures qui m’ont fait souffrir la male mort. Claude ! Qui est ce Claude qu’il dit de mes amis ?… Et Farnèse !… Pourquoi ces deux noms ?… Mais Violetta ! mais Charles !… Pauvre petit duc qui avait une si belle confiance en moi et croyait qu’au besoin j’eusse, comme Josué, arrêté le soleil ! Pris ! Enchaîné comme moi ! Et ces plaintes qui descendent parfois jusqu’à moi, ce sont ses plaintes !… »

 

Et un rugissement lui échappa, à lui ! Il secoua ses chaînes et essaya de faire un ou deux pas. Il murmura :

 

— Pour Loïse assassinée, pour mon père assassiné, pour Charles qu’on assassine, pour Violetta qu’on assassine, pour tant de souffrances répandues sur la terre et concentrées ici, dans ce cachot, qu’est-ce que je demande ? De pouvoir un jour dire deux mots à l’assassin et à celle qui jadis fournit l’arme. Ô bonne Catherine, dire que je n’avais pas songé à toi !…

 

Il était livide. Il y avait dans son regard un tel flamboiement qu’il lui semblait parfois que le cachot s’en éclairait. Et il répéta ces noms étrangement assemblés :

 

— Loïse… Maurevert… Médicis… Guise.… Viendra-t-il ou ne viendra-t-il pas ?… Non ! Il ne viendra pas…

 

À ce moment, il dressa l’oreille. Un bruit lointain venait de le frapper. Rapidement, le bruit se rapprocha, la porte s’ouvrit. Pardaillan eut un profond tressaillement qui l’agita jusqu’au fond de l’être. Et de sa pensée, dans un flot de joie terrible, rugit ce seul mot :

 

— Il est venu !…

XLVIII

LA BASTILLE



— Vous m’attendiez ? dit Bussi-Leclerc, lorsque Pardaillan, d’une voix très paisible, eut répondu au petit discours qu’il venait de débiter et qu’il avait mis un quart d’heure à préparer.

 

— Ma foi, oui, monsieur. Aussi vrai que je vous le dis, je vous attendais !

 

Bussi-Leclerc jeta autour de lui un regard de défiance et grommela :

 

— J’ai peut-être eu tort de laisser mes hommes là-haut. Si je les faisais descendre ? Oui, mais si je n’arrive pas à le désarmer ?… Double honte !…

 

Pardaillan suivait avec une prodigieuse intensité d’attention ce qu’il pouvait lire de pensée sur le visage de son visiteur. Il comprit que, même enchaîné, même dans l’état de faiblesse où il était, il semblait encore redoutable, et il trembla de voir Bussi-Leclerc s’éloigner.

 

— Je vous attendais, reprit-il ; ne m’avez-vous pas annoncé que je dois être questionné ? Puisque vous voilà, je suppose que le bourreau n’est pas loin…

 

— Ah ! bon ! fit Leclerc. Eh bien, non, mon cher monsieur, ce n’est pas pour cette nuit. C’est, comme je vous le disais, pour demain, au jour levant.

 

— Il ne fait donc pas jour ?…

 

— Non. Rassurez-vous. Vous avez encore quelques heures devant vous… Venons-en donc à ce que je vous disais. Vous avez entendu ma proposition. Acceptez-vous de me donner ma revanche ?

 

— Je vous ferai observer, monsieur, dit Pardaillan qui tremblait de joie maintenant, que je suis dans une position d’infériorité complète.

 

« Parbleu ! songea Bussi-Leclerc, c’est bien là-dessus que je compte. »

 

Bussi-Leclerc avait tressailli de joie. Cette simple remarque, si juste et si naturelle de Pardaillan, lui semblait un aveu.

 

« Il a peur !… Il est perdu !… »

 

Se reculant de quatre pas, il prit le champ nécessaire à ce duel fantastique.

 

Pardaillan se plaça sur ses deux jambes aussi commodément que les chaînes pouvaient le lui permettre. Et ayant pris la position de garde, il laissa échapper une sorte de gémissement.

 

— Voyons, dit sérieusement Leclerc, vous êtes bien, il me semble…

 

— Oh ! monsieur ! terriblement gêné, au contraire !

 

— Bah ! bah ! pourvu que je sois dans la même position, nous sommes à armes égales. Vous ne pourrez pas rompre, je ne romprai pas ; je m’engage sur l’honneur à ne pas me servir un instant de mes jambes ; je ne suis donc ici qu’un bras armé d’une épée ; vous aussi… de quoi vous plaignez-vous ?

 

— Je ne me plains pas, dit Pardaillan.

 

Mais, de toute évidence, il avait peur !… Bussi-Leclerc poussa un large soupir, se mit à rire sans savoir pourquoi, et fit deux appels du pied.

 

— Allons ! gronda-t-il, y sommes-nous ?

 

— M’y voici ! dit Pardaillan.

 

Du même coup, les fers s’engagèrent, battirent, et Pardaillan exécuta le coup par lequel il avait désarmé Leclerc au moulin de Saint-Roch. L’épée de Leclerc demeura ferme dans sa main.

 

— Malheur ! murmura-t-il. Il a appris la passe !…

 

— Ha ! ha ! éclata de rire Bussi triomphant. Qu’en pensez-vous, mon maître ?… Oui, je l’ai apprise, la damnée passe. Et j’en ai appris une autre que je veux vous enseigner !

 

Il avait abaissé la pointe de son épée. Pardaillan l’imita et répéta :

 

— Malheur sur moi !…

 

Bussi-Leclerc riait terriblement. Cette minute-là fut l’une des plus heureuses de sa vie. La première partie de sa revanche était gagnée, puisque le coup de Pardaillan n’avait pas réussi. Peut-être s’il eût été de sang-froid eût-il pu remarquer que son adversaire y avait mis une étrange maladresse. Mais Bussi-Leclerc n’en pensait pas si long : il riait avec délices, voilà tout. Et alors, il se mit à dire :

 

— Je vais maintenant vous désarmer, sire de Pardaillan, comme vous m’avez désarmé, et nous serons presque quittes. Seulement, comme il faut que je prouve à tous que je vous ai vaincu, et que nul ne peut se mesurer avec moi, je vous rendrai votre épée. Puis, je vous blesserai… Voyons, réfléchit-il en appuyant la pointe de sa rapière sur le sol, où pourrais-je bien vous blesser ?… Il m’est défendu de vous tuer… sans quoi ce serait déjà fait… tenez, je vais vous toucher au milieu du front… Est-ce dit ?… Oui ?… En garde !… Deux appels !… Un battement prime !… Un coup droit !… Pan !… Ah ! démon d’enfer !…

 

Ces derniers mots furent un véritable hurlement de rage et d’étonnement. À mesure qu’il avait parlé, Bussi avait exécuté. D’un froissement auquel peu d’épées eussent résisté, il avait abattu la lame de son adversaire, et, espérant le surprendre au front après lui avoir annoncé qu’il allait d’abord essayer de le désarmer, il s’était fendu à fond ; en même temps, son épée sauta !…

 

Pour la deuxième fois, Bussi-Leclerc, l’invincible, était vaincu, désarmé !… Son hurlement de rage roula dans les sous-sols avec de ces sourds échos qui ressemblent à des cris de damnés. Pardaillan n’avait pas bougé. Appuyé de la main gauche au mur, il restait en garde et disait avec cette terrible froideur qui chez lui révélait de surhumaines émotions :

 

— Ramassez votre épée, monsieur. Vous le pouvez, puisque je suis enchaîné…

 

Cette effrayante émotion de Pardaillan venait de ce qu’il pensait. Et ce qu’il pensait, le voici :

 

« Idiot ! Trois fois stupide ! Je n’ai pu résister au plaisir de donner une leçon à ce spadassin !… Tout est perdu ! Les voilà qui descendent !… Il va s’en aller !… Ah ! misérable que je suis !… »

 

En effet, au hurlement de Leclerc, des voix effarées avaient répondu dans l’escalier. Comtois et les arquebusiers, s’imaginant qu’on égorgeait le gouverneur de la Bastille, accouraient… Bussi-Leclerc, ivre de honte, la face apoplectique, ramassa vivement son épée, la rengaina et ouvrit la porte. Pardaillan se mordit le poing.

 

— Marauds ! hurla Bussi-Leclerc. Chiens ! Suppôts de potence ! Viande à bourreau ! Qui vous a appelés !…

 

— Monseigneur !… balbutia le geôlier Comtois.

 

— Que venez-vous espionner ici ? Arrière, gibier d’estrapade ! Qu’on remonte à l’instant l Et le premier qui descend, je l’étripe, et je fais manger sa carcasse aux quatre autres !…

 

Pardaillan fut secoué d’un tressaillement de joie frénétique et, haletant, appuyé à son mur avec un sourire intraduisible, balbutia :

 

— Loïse !… Mon père !… Nous sommes sauvés !…

 

Les arquebusiers et le geôlier remontaient avec plus de précipitation qu’ils n’étaient descendus.

 

— Plus haut ! plus haut ! vociférait Leclerc. Jusque dans la cour !

 

Quand il n’entendit plus rien, il rentra dans le cachot et, comme il avait fait d’abord, referma la porte et raccrocha au clou le falot et le trousseau de clefs. Aussitôt il dégaina.

 

— Mort de ma mère ! gronda-t-il à voix basse. Tant pis pour le bourreau. Tu ne mourras que de ma main !…

 

Il attaqua.

 

Oh ! cette fois, il ne s’agissait plus d’une passe d’armes ! Cette fois, il ne s’immobilisait plus, selon ses propres conventions. Cette fois, il voulait tuer… Il bondissait à droite, à gauche, rompait, avançait… et l’autre, enchaîné, le tenait haletant à la même distance…

 

Le cachot noir s’éclairait des vagues clartés du falot. L’épée de Bussi jetait dans cette obscurité de brusques éclairs d’acier. Et cet homme qui rugissait de rage, qui écumait, qui se reculait pour respirer, qui se lançait à l’assaut… et Pardaillan qui ne faisait pas un pas, un geste, qui se couvrait seulement de sa pointe, oui, dans ces ténèbres, au fond de ce trou, c’était un spectacle de délire…

 

Un moment vint où Leclerc, épuisé, s’accota à la porte.

 

— Oh ! murmura-t-il, pourquoi lui ai-je donné un fer !

 

Il en était à ce point où la fureur détraque un cerveau, où la rage se fait folie, où tous les moyens, les plus hideux, les plus lâches deviennent de bons moyens !… Et cette unique pensée battait dans son esprit :

 

« Il faut que je le tue !… Si je n’ai pas la joie de me tremper dans son sang, que je crève !… »

 

Reposé, il se rua. Dans le silence effroyable, il n’y eut que le battement bref des fers, et le halètement du fauve qui voulait du sang. Et cette fois, Pardaillan recula, se renfonça dans son angle !…

 

— Je le tiens ! gronda Leclerc de cette voix rauque qu’ont les tigres en abattant leur griffe sur la proie.

 

Il avança de deux pas, pour le corps-à-corps final, et rugit :

 

— Je te tiens ! Je te cloue au mur !

 

« Au même instant, il eut une sorte de râle, et voulut jeter une clameur d’appel, mais sa gorge ne rendit plus aucun son, sinon ce râle de bête qu’on étrangle…

 

On l’étranglait en effet !…

 

Bussi-Leclerc, en se jetant en avant, ivre, les yeux injectés, se sentit saisi par deux bras puissants ; il pantela, puis un souffle léger entrouvrit ses lèvres, puis sa tête retomba sur son épaule. Alors Pardaillan desserra l’étreinte… Il laissa glisser Leclerc sur le sol et, se baissant, le toucha au cœur :

 

— Bon, dit-il, pas mort ! Ma foi, j’en eusse eu regret… Il en reviendra, et quand il en sera revenu, eh bien, je serai son homme, s’il lui convient de recommencer…

 

Pardaillan se redressa alors, s’avança aussi loin qu’il put, allongea la main, et atteignit le trousseau de clefs. En un instant, il eut ouvert les énormes cadenas des anneaux qui encerclaient ses chevilles.

 

Alors il voulut s’élancer. Et une sorte de désespoir furieux descendit dans son âme : Pardaillan ne pouvait plus marcher ! Il pouvait à peine se soutenir… Il sentait la faiblesse l’envahir… Il comprenait qu’il allait tomber près de Bussi-Leclerc. Dans quelques minutes, Leclerc reviendrait à lui… et alors…

 

Pardaillan tomba sur ses genoux… D’un geste tout instinctif, il saisit la dague de son adversaire évanoui, et la serra, l’incrusta à son poing. Et il attendit…

 

Ce fut une minute longue comme une heure, une minute où il connut tout le désespoir, l’angoisse ; où tout ce qu’il avait en lui de force, de pensée, d’énergie, toute son âme, fut employé à repousser l’évanouissement et à ramener une réaction… Cette réaction se produisit. Pardaillan trempa ses mains dans l’eau qui croupissait dans les flaques du sol. Et cette fraîcheur acheva de le ranimer. Alors, il se releva.

 

— Je veux, dit-il, les dents serrées par l’effort de la volonté… Je veux ! donc, je peux !… Je veux marcher ! Je veux sortir !… Je veux vivre !…

 

Et ce miracle naturel de l’action violente opérée par une âme sur un corps s’accomplissait !… Pardaillan épuisé par la perte du sang, Pardaillan à qui on avait oublié de descendre un morceau de pain, Pardaillan se levait, il marchait… il saisissait le falot et le trousseau de clefs… il sortait de sa tombe !… Et ayant refermé la porte à triple tour, la porte du cachot où gisait Leclerc évanoui, il eut un soupir qui exprimait un monde, et, flamboyant d’espérance, d’un pas souple, nerveux, agile, il se mit à monter…

 

Là-haut, dans la cour, attendaient les quatre arquebusiers. Le geôlier Comtois, penché sur le trou de l’escalier, écoutait… Pardaillan s’arrêta au premier sous-sol. Il était devant la porte du cachot de Charles — du moins, selon ce que lui avait dit Maurevert. Avec ce calme effrayant qui préside aux actes de tout homme à la suprême minute où sa vie dépend d’un faux geste, Pardaillan se mit à essayer les clefs et à tirer les verrous, ce qui ne se fit pas sans grincements. De l’autre côté de la porte, Pardaillan entendait une sorte de halètement furieux…

 

À ce moment, de l’étage inférieur, montèrent des clameurs étouffées, des coups sourds comme si on eût ébranlé une porte à coups de bélier : c’était Bussi-Leclerc qui, revenu de son évanouissement, et constatant qu’il se trouvait enfermé, poussait des hurlements de rage, et essayait de démolir à coups de pied l’épais panneau de chêne.

 

— J’aurais dû l’étrangler tout à fait, grommela Pardaillan. Bah !… pauvre diable de gouverneur !… je lui dois une revanche, après tout…

 

Comme il parlait ainsi, la porte sur laquelle il s’escrimait s’ouvrit. Il entra vivement et la repoussa derrière lui. Le cachot s’éclaira de la faible lueur du falot qu’il tenait à la main. Et cette lumière lui montra quelqu’un qu’il ne reconnut pas d’abord, un jeune homme en lambeaux, couvert de sang, des yeux hagards, une bouche convulsée dans un visage livide, fou de désespoir…

 

Cet être fit un bond terrible, et Pardaillan se sentit enlacé, étreint par deux bras furieux ; un souffle rauque le frappa au visage, deux mains convulsées se crispèrent à sa gorge, et une voix à peine distincte gronda :

 

— J’en tiens un ! Meurs, misérable !…

 

— Charles ! Mon enfant ! haleta Pardaillan… Silence ! silence ! ou nous sommes perdus !…

 

— Ô Violetta ! rugit Charles avec un effroyable sanglot, pardonne-moi de ne pouvoir n’en tuer qu’un pour venger ta mort !…

 

Dans ces demi-ténèbres, tandis qu’en bas résonnaient sourdement les appels de Leclerc, ce fut une lutte atroce : Charles employait toutes ses forces à étouffer… à serrer… à tuer ! Tuer qui !… Pardaillan !… Et Pardaillan ne voulait ni tuer, ni blesser le jeune homme ! Et il comprenait que s’il ne le blessait pas, il allait mourir !… Et, en haut, sans aucun doute, les geôliers écoutaient ces bruits, et malgré la défense du gouverneur allaient se décider à descendre !…

 

L’instant fut effroyable. Et le redoutable événement prévu se réalisa ! Le geôlier Comtois et les arquebusiers descendaient !… Pardaillan entendit leurs pas qui heurtaient les pierres dans les ténèbres… Alors, il cessa de se défendre. Il eut un rire étrange, et comme les mains de Charles, libres enfin, s’incrustaient à sa gorge, il prononça :

 

— Ce sera beau que Pardaillan ait été tué par le fils de Marie Touchet !

 

Charles entendit ce rire. Il entendit ces mots… Il ne les comprit pas ! Mais ce rire… ce rire inoubliable qui déjà plus d’une fois l’avait fait frissonner… oui, ce fut ce rire qu’il reconnut !… Il bondit en arrière et, de ses yeux exorbités par un indicible étonnement, considéra celui qu’il avait voulu tuer… Et alors, il le reconnut !… Il tomba à genoux…

 

Il voulut jeter un cri, une clameur traduisant la détestation de sa folie, sa joie éperdue, le fabuleux étonnement qui transformait la réalité de cette scène en un rêve insensé… Prompt comme la foudre, Pardaillan se pencha et lui colla la main sur la bouche : Comtois et les arquebusiers passaient devant la porte !… Leurs pas, dans les ténèbres, tâtonnaient !

 

— À moi ! À moi ! hurlait la voix d’en bas.

 

— Nous voici, monseigneur ! cria Comtois.

 

Ils passèrent !… Ils descendirent vers le deuxième sous-sol. Pardaillan, sans prendre le temps d’essuyer la sueur d’angoisse qui ruisselait sur son visage, saisit Charles par les épaules, le releva et haleta :

 

— Silence !… Au nom de Violetta vivante, silence !…

 

Violetta vivante ! Dans la suprême recommandation, il trouvait moyen de glisser une suprême espérance !… Charles ébloui, tremblant, fou de stupeur, se laissa entraîner… Ils sortirent ! En quelques instants, ils atteignirent le haut de l’escalier, et Pardaillan, sans hâte, referma à triple tour la porte de la tour du Nord !…

 

Au même moment, on entendit derrière cette porte la galopade affolée des gardes qui, terrifiés, remontaient et se heurtaient du front aux ferrures intérieures !… Pardaillan s’appuya à la porte pour souffler un instant. Charles saisit ses mains et, comme dans le cachot, se mit à genoux, couvrant les mains de Pardaillan de larmes brûlantes.

 

— Ô Pardaillan, sanglota le jeune duc, ô mon frère, pardon… je vous ai frappé, moi !… Vous !… J’ai voulu vous tuer !… J’étais fou, Pardaillan… le désespoir m’ôtait le sens !… Maudits soient mes yeux qui ne vous ont pas reconnu ! Pardaillan, je ne suis qu’un misérable…

 

— Bon ! bon ! fit Pardaillan. Maintenant que nous sommes à moitié libres, nous avons quelques minutes devant nous pour dire des bêtises. Videz donc votre sac, monseigneur… Ouf ! on respire déjà mieux ici, bien que ce ne soit pas encore l’air de la liberté…

 

Et Pardaillan respira à grands traits.

 

— Pardaillan, reprit Charles, tant que vous n’aurez pas pardonné, le fils du roi Charles IX restera à vos pieds…

 

Le chevalier se pencha, saisit le petit duc, l’enleva et le serra sur sa poitrine.

 

— Enfant, murmura-t-il, depuis la mort de mon père… et d’une autre… je ne vivais plus qu’avec une pensée de haine ; je vous ai rencontré, et j’ai compris que si j’étais pour jamais mort à l’amour, une affection, du moins, pouvait encore réchauffer mon cœur. Je vous dois beaucoup plus que vous ne me devez : je n’avais plus de famille, et vous venez de me dire que j’ai un frère…

 

— Oui, Pardaillan, fit ardemment le jeune homme, un frère qui vous admire, un frère qui vous a placé si haut dans son cœur qu’il se demande en vain comment il pourra être digne de vous…

 

Ainsi, ces deux âmes solidement trempées oubliaient tout pour se témoigner leur amitié. Et, cependant, la situation était terrible. Mais Pardaillan était familiarisé avec les dangers ; et nulle situation, si effrayante qu’elle fût, ne pouvait l’étonner. Quant à Charles d’Angoulême, au contact de cette âme exceptionnelle, il se sentait grandi, capable d’héroïsme ; et une sorte d’orgueil l’enivrait, à comprendre qu’il se haussait aux sublimes efforts.

 

Il ne disait pas un mot de Violetta.

 

La parole de Pardaillan lui suffisait ; elle était vivante !… Et maintenant, devant cette réalité inouïe, devant cette délivrance qui le ramenait violemment à la vie dans la minute même où il ne voyait que la mort, une émotion extraordinaire le bouleversait.

 

Ils étaient dans cette cour étroite par laquelle on accédait à la tour du Nord. Au-delà de cette cour, il y en avait d’autres. Et là, ils rencontreraient des sentinelles, des geôliers, des gardes, des postes entiers, toute une garnison. Pour toute arme, ils n’avaient à eux deux que la dague arrachée par le chevalier à Bussi-Leclerc…

 

Pardaillan leva la tête vers ce pan de ciel qu’on apercevait au-dessus des murs et sur lequel se découpaient en noir les crénelures de la tour. À l’éclat des étoiles, il vit qu’il avait encore quelques heures de nuit.

 

Dans ce moment où Pardaillan cherchait à calculer la possibilité de ce miracle : sortir de la Bastille… en sortir vivant, avec Charles d’Angoulême, vivant et libre… dans ce moment, il prêta pour la première fois attention au tapage que Comtois et les arquebusiers faisaient derrière la porte.

 

— Ces sacripants réveilleraient des morts ! grommela-t-il. À plus forte raison éveilleront-ils des gardes !

 

La cour du Nord était heureusement assez éloignée des postes de sentinelles et surtout du grand poste de la porte d’entrée, qui comprenait une cinquantaine d’hommes. Voyant que les hurlements des enfermés, loin de s’arrêter, augmentaient en intensité :

 

— On dit que de crier plus fort que les chiens, fit-il, cela les terrifie et arrête leurs abois. Essayons !

 

Et Pardaillan se mit à frapper violemment sur la porte et à vociférer :

 

— Holà ! Êtes-vous enragés ! Ne saurait-on dormir tranquilles ? Faut-il aller chercher le guet, pour vous clore le bec !…

 

Si Comtois et les gardes avaient des tempéraments de chien, nous l’ignorons. Si de crier plus fort que le chien cela le fait taire, nous n’en avons pas fait l’expérience. Mais ce qui est Sûr, c’est qu’un silence de mort suivit l’apostrophe de Pardaillan.

 

Évidemment, les enfermés étaient au comble de l’effarement.

 

— Que voulez-vous ? reprit Pardaillan.

 

— Eh ! par la mort-dieu, nous voulons sortir ! Nous sommes enfermés là, et M. le gouverneur aussi, sans trop savoir ni comment, ni par qui, ni pourquoi. Qui que vous soyez, allez prévenir le poste à l’instant !

 

C’était le geôlier Comtois qui venait de parler ainsi. En effet, le digne Comtois n’avait pu imaginer ce qui se passait. Aux appels de Bussi-Leclerc, il était descendu jusqu’au deuxième sous-sol ; mais à ses demandes, le gouverneur n’avait répondu que par des menaces de l’étriper s’il n’ouvrait à l’instant.

 

Comtois s’était alors précipité pour aller chercher des clefs puisque son trousseau était enfermé avec le gouverneur. Et, avec les quatre gardes, effaré, épouvanté, il s’était heurté à la porte de la tour, verrouillée à l’extérieur.

 

— Ainsi, reprit Pardaillan, vous ne savez pas qui vous a enfermés ?

 

— Non ! À moins que ce ne soit Satan en personne…

 

— Et vous ne savez pas qui a enfermé M. de Bussi-Leclerc ?

 

— Non, par la mort de tous les diables ! Courez donc…

 

— Je vais vous dire : c’est moi qui ai enfermé M. le gouverneur ; c’est moi qui vous ai enfermés…

 

— Qui, vous ? hurla Comtois.

 

— Moi, Pardaillan, dit le chevalier, paisible.

 

On entendit un hurlement de désespoir, suivi de quelques secondes de silence que probablement Comtois passa à s’arracher les cheveux. Puis le geôlier fit entendre une série de jurons entrecoupés de lamentations. La situation était en effet assez affreuse. Quoiqu’il n’eût fait en somme qu’obéir aux ordres du gouverneur, il ne pouvait s’en tirer à moins d’une bonne accusation de connivence avec le prisonnier.

 

— Mon compte est bon, rugissait-il tout en martelant la porte ; demain, au point du jour, je suis sûr d’être guindé la hart au col ! Demain soir, mon corps servira de pâture aux corbeaux de la tour du Nord.

 

— Rassurez-vous, mon digne geôlier, dit alors Pardaillan, vous ne serez pas pendu…

 

— Comment cela ? haleta Comtois en arrêtant un moment son tapage.

 

— Pas pendu de votre vivant, du moins ! Quant à être pendu une fois mort, que vous importe, à vous et à vos hommes ?

 

— Hein ? que dit-il ? s’écrièrent les quatre arquebusiers qui, se croyant à l’abri quoi qu’il advînt, n’avaient encore rien dit et, au contraire, étaient enchantés de la mésaventure survenue à leur gouverneur.

 

— Je dis, reprit froidement le chevalier, que la tour du Nord est bien loin des postes, et que personne ne peut vous entendre. Je dis que je vais être hors de la Bastille dans une heure. Je dis que je ferai alors prévenir le chef du poste que M. le gouverneur a dû partir subitement en voyage escorté d’un geôlier et d’arquebusiers. Je dis que nul n’aurait l’idée de venir voir ce que vous devenez, puisqu’on vous croira en voyage. Je dis donc que je vais simplement vous laisser mourir dans cet escalier.

 

À ces mots, il y eut derrière la porte un concert d’imprécations. Charles d’Angoulême frissonnait. Pardaillan écoutait. C’était une de ces scènes où le burlesque devient tragique, où le tragique provoque de nerveux éclats de rire.

 

Lorsque Pardaillan eut compris, au diapason des gémissements, que la terreur des malheureux confinait à la folie, il frappa du poing pour signifier qu’on eût à l’écouter. Le silence se fit à l’instant même.

 

— Vous me faites pitié, dit alors le chevalier.

 

— Grâce ! monseigneur, laissez nous sortir, hurlèrent les quatre soldats.

 

Le geôlier ne dit rien.

 

— Je veux bien vous laisser vivre, continua Pardaillan, à une condition.

 

— Cent conditions ! protestèrent les arquebusiers.

 

— Une seule, et la voici : vous rendez-vous à moi ? J’ouvre. Sinon, je m’en vais. Je vous donne une minute pour réfléchir à cette honorable capitulation.

 

— Nous nous rendons ! crièrent tout d’une voix les quatre affolés.

 

Pardaillan tressaillit de joie.

 

— Je ne me rends pas, moi ! vociféra le geôlier. Vous êtes des lâches, et la peur vous rend stupides. Cet homme ne peut pas sortir de la Bastille. Et quant à nous, nous serons délivrés par la ronde qui passe à trois heures !

 

— Délivrés pour être pendus ! cria Pardaillan, car je dirai que vous êtes mes complices. Au fait, que vous soyez pendus ou que vous mourriez de faim, cela vous regarde. Adieu !…

 

— Arrêtez, monseigneur, vociférèrent les soldats. Arrêtez un instant, Par le Dieu clément !

 

Un bruit de lutte féroce remplit l’escalier : les quatre arquebusiers s’étaient précipités sur le geôlier qui se défendit de son mieux, mais qui, finalement, se trouva bâillonné et ligoté au moyen de ceintures et d’écharpes. Pardaillan comprit ce qui se passait. Et lorsque le silence se fut rétabli, il entrouvrit la porte.

 

— Passez-moi vos arquebuses et vos dagues, dit-il.

 

Les soldats obéirent avec promptitude. Alors, il ouvrit la porte toute grande. Les quatre infortunés sortirent en toute hâte, comme des oiseaux de nuit effarés. Ils déposèrent Comtois qui, bâillonné, ficelé comme un saucisson, grâce au zèle et aussi un peu à l’épouvante des gardes, roulait des yeux terribles.

 

— Voilà, monseigneur ! dirent-ils.

 

Pardaillan éclata de rire. Quant à Comtois, ayant constaté que non seulement le prisonnier du deuxième sous-sol était libre, mais encore que Charles d’Angoulême l’accompagnait, il eut un regard de stupéfaction et de douleur qui eût attendri un tigre. Pardaillan n’était pas un tigre ; mais malheureusement pour Comtois, il n’avait pas cette nuit-là le temps de s’attendrir.

 

Cependant, il délia les pieds du geôlier qui, aussitôt, se mit debout. Puis il le débâillonna. Mais en même temps il lui appuyait la pointe de sa dague sur la gorge, geste qui équivalait au plus éloquent des discours ; si bien que Comtois qui ouvrait déjà la bouche pour appeler à l’aide fut immédiatement convaincu par cette éloquence, et que sa bouche se referma graduellement.

 

— Te rends-tu ? demanda Pardaillan.

 

— À condition que vous me fassiez sortir de la Bastille, dit Comtois.

 

— Non seulement tu sortiras avec ces quatre braves, mais vous recevrez chacun une année complète de votre solde. Monseigneur Charles de Valois, duc d’Angoulême, se fait fort de la dette.

 

Charles acquiesça d’un signe de tête.

 

— En ce cas, je suis votre homme ! dit Comtois.

 

Quant aux quatre soldats, ils ne dirent rien. Mais leur attitude témoigna qu’après avoir pensé devenir fous de peur ils allaient peut-être devenir fous de joie. En effet, une année de solde, pour des gens qui en recevaient à grand-peine la moitié, qui étaient mal nourris et maltraités, c’était la richesse et la liberté.

 

— Partons, cher ami, dit alors le duc d’Angoulême.

 

— Un instant ! fit Pardaillan qui le regarda d’un air étrange. J’ai toujours rêvé de visiter la Bastille une bonne fois. Et l’occasion est trop belle et trop bonne pour que je la laisse échapper. Visitons la Bastille !

XLIX

OÙ PARDAILLAN VISITE LA BASTILLE



Le jeune duc fixa sur celui qu’il appelait son frère un regard de terreur. Pour Charles, en effet, il n’y avait plus qu’une chose à faire : s’en aller ! Il ne songeait pas aux grilles, aux sentinelles, aux postes, aux portes, aux infranchissables obstacles. Et puisque Pardaillan parlait de visiter la Bastille en un tel moment, eh bien !… c’est que Pardaillan était devenu fou !…

 

— Mon ami… mon frère !… balbutia le jeune homme avec une inexprimable angoisse.

 

Pardaillan sourit… Il y songeait, lui, à ces grilles, à ces obstacles qu’il fallait franchir ! et il se disait que si folie il y avait, c’en était une que d’entreprendre une opération où ils avaient mille chances de laisser leurs os, pour une de sortir à peu près vivants. Et c’est en songeant à ces obstacles que l’idée lui était venue de visiter la Bastille. Il se tourna donc vers Comtois, lui délia les mains et lui dit tranquillement :

 

— Marche devant, et ouvre-moi les portes !

 

— Je n’ai pas mon trousseau, dit Comtois avec un secret espoir.

 

— Le voici ! fit Pardaillan, goguenard.

 

Et il tendit le trousseau au geôlier ébahi.

 

— Vous autres, reprit le chevalier en s’adressant aux quatre soldats, marchez près de lui ; et s’il fait un geste de trop, assommez-le.

 

Tactique admirable. Pardaillan, en donnant une mission de confiance à ces hommes, en paraissant s’en remettre à eux du soin de sa sécurité, en donnant enfin une occupation à leurs esprits, faisait d’eux ses aides : il n’était plus un prisonnier qui s’évade, mais un chef qui commande et distribue la besogne. Ils entourèrent Comtois. Pardaillan prit deux arquebuses, et Charles les deux autres.

 

— Que voulez-vous voir ? demanda le geôlier.

 

— Les prisonniers ! dit Pardaillan.

 

— Les prisonniers ! murmura Comtois effaré.

 

— Marche, ou, par mon nom, tu es mort ! Combien y a-t-il de prisonniers dans les cachots ?

 

— Vingt-six… dont huit dans la tour du Nord, qui est de mon service spécial.

 

— Voyons donc les huit de la tour du Nord !…

 

Comtois jeta autour de lui un dernier regard, comme s’il eût espéré la soudaine arrivée d’une ronde, puis, voyant toute résistance inutile, il ouvrit une porte près de celle par où l’on descendait aux sous-sols. Et tous ensemble, ils commencèrent à monter, l’un des soldats portant le falot. Au premier étage, dans une chambre spacieuse et assez bien aérée, se trouvaient trois jeunes gens qui dormaient de tout leur cœur et qui, au bruit de ces gens entrant dans leur prison, se réveillèrent effarés.

 

— Messieurs, dit Pardaillan, veuillez vous habiller en toute hâte et me suivre.

 

— Bah ! fit l’un, est-ce pour aller en place de Grève ?

 

— Est-ce pour rendre visite à M. le bourreau ? demanda un autre.

 

— Est-ce pour aller achever la nuit auprès de nos maîtresses ? fit le troisième.

 

— C’est vous qui avez deviné, monsieur, dit Pardaillan. Veuillez donc vous hâter !…

 

À ces mots prononcés très simplement, les trois prisonniers firent un bond et, tout tremblants, sautèrent à bas de leurs lits. Ils étaient livides. Celui qui avait parlé le dernier s’élança vers le chevalier et dit :

 

— Monsieur, je vous vois tout déchiré, tout couvert de sang, et ma tête se perd à entrevoir la vérité… Écoutez-moi. Voici M. de Chalabre qui a vingt-deux ans ; voici M. de Montsery, qui en a vingt ; moi-même, marquis de Sainte-Maline, j’en ai vingt-quatre. C’est vous dire quelle affreuse cruauté ce serait de votre part de nous offrir la liberté à l’heure où nous attendons la mort, si cette liberté n’est qu’une ironie… Monsieur, nous sommes condamnés à mort par M. de Guise parce que nous sommes des fidèles gentilshommes de Sa Majesté…

 

— Vive le roi ! dirent gravement les deux autres.

 

— Par grâce ! acheva celui qui parlait, dites-nous la vérité ; où nous conduisez-vous ?

 

— Je vous l’ai dit, répondit Pardaillan avec une gravité empreinte d’une souveraine pitié.

 

— Nous sommes donc libres ! haletèrent les infortunés jeunes gens.

 

— Vous allez l’être !…

 

— Nous sommes donc graciés !…

 

— Vous l’êtes !… dit doucement le chevalier.

 

— Qui nous fait grâce ?… M. de Guise ?…

 

— Non pas : nul ne vous fait grâce ; mais moi je vous fais libres…

 

— Votre nom ! votre nom ! dirent les trois premiers avec une prodigieuse émotion.

 

— Puisque vous m’avez fait l’honneur de me dire le vôtre, messieurs, on m’appelle le chevalier de Pardaillan…

 

— Ô mon ami ! mon frère ! murmura Charles. Je vous comprends, maintenant !…

 

— Hâtez-vous, messieurs ! reprit Pardaillan. Car si vous voulez de la liberté que je vous offre, il s’agit maintenant de la conquérir…

 

En un tour de main, les trois jeunes gens furent habillés. À chacun d’eux Pardaillan remit une arquebuse. Alors, celui qui s’appelait marquis de Sainte-Maline salua Pardaillan avec autant de cérémonie et de gracieuse aisance que s’il se fût trouvé à une présentation dans un salon du Louvre.

 

— Monsieur de Pardaillan, dit-il, nous vous devons la liberté et probablement la vie. Nous ne sommes pas gens à discours, mais écoutez ceci : nous vous sommes redevables de trois libertés et de trois vies. Quand il vous plaira, où il vous plaira, venez nous demander trois vies et trois libertés. C’est une dette de jeu ; nous paierons séance tenante, n’est-ce pas, messieurs ?

 

— Nous paierons monsieur à sa première réquisition, dirent Chalabre et Montsery.

 

Pardaillan s’inclina comme pour prendre acte de cette promesse.

 

— En route, messieurs, fit-il d’un ton bref. Et toi, marche !

 

Comtois leva les bras au ciel et obéit.

 

Or, ces trois jeunes prisonniers que les guisards réservaient à quelque supplice, c’étaient trois de ceux qu’Henri III appelait ses ordinaires ; c’est-à-dire qu’ils faisaient partie de cette fameuse bande de quarante-cinq gentilshommes que le roi entretenait pour sa défense personnelle : spadassins consommés, sourds à toute pitié, braves jusqu’à la témérité, lorsque le roi leur désignait une victime, ils frappaient sans hésiter, sans remords, la victime fût-elle de leurs amis, de leurs parents même.

 

Le geôlier avait monté un étage et ouvert une porte. Pardaillan et Charles entrèrent, tandis que le reste de la troupe attendait dans l’escalier. À la lueur de son falot, Pardaillan vit, accroupi dans un angle, un pauvre être de misérable apparence, vêtu de sordides guenilles, les cheveux incultes, la barbe longue et grise, le regard éteint. Cet homme, ce misérable, tremblait.

 

— Qui êtes-vous ? demanda Pardaillan en s’inclinant.

 

— Ne le savez-vous pas ? Je suis le numéro onze, répondit l’homme.

 

— Votre nom ?… reprit doucement le chevalier.

 

— Mon nom ?… Je ne sais plus…

 

Pardaillan frissonna.

 

— Il y a donc bien longtemps que vous êtes dans cette tour ? reprit-il.

 

— Dix ans, vingt ans… je ne compte plus. Le roi Charles IX me fit arrêter le jour de son avènement au trône avec quatre de mes amis, pour une pasquille que nous chantâmes…

 

— Où sont vos quatre amis ?…

 

— Morts, répondit sourdement le prisonnier.

 

Le chevalier secoua la tête et grommela quelques mots qu ‘ on n’entendit pas. Le prisonnier, ramenant un lambeau d’étoffe sur ses épaules, avait repris son attitude morne et indifférente. Il avait dû sans doute recevoir plus d’une visite de ce genre et n’y attachait plus d’importance.

 

— Mon ami, dit Pardaillan, venez, vous êtes libre…

 

L’homme se redressa tout d’une pièce.

 

— Hein ? fit-il. Qu’est-ce que vous chantez là ?…

 

— La fin de votre pasquille, dit Pardaillan en souriant. Je vous dis : venez, vous êtes libre…

 

L’homme éclata de rire, puis brusquement se mit à pleurer. Il comprenait à peine la fantastique aventure et il commençait un long discours extravagant, où il tâchait de peindre ce qu’il avait souffert. Mais voyant que ses visiteurs s’en allaient en lui faisant signe de venir, il se couvrit de son mieux d’une couverture et se mit à les suivre, hébété de joie et de stupeur.

 

Déjà Pardaillan pénétrait dans un cachot qui se trouvait en face. Là-aussi se trouvait un vieillard ; mais celui-ci, décemment vêtu, le visage empreint d’une noble intelligence, travaillait à la lueur d’une petite lampe, à des dessins et des plans qu’il traçait sur des cartons. À la vue de ces nocturnes visiteurs, cet homme se leva, salua et dit :

 

— Soyez les bienvenus dans la demeure qu’il a plu à la grande Catherine d’offrir à Bernard Palissy…

 

— Monsieur Palissy ! murmura Pardaillan.

 

C’était, en effet, l’illustre artiste enfermé à la Bastille pour avoir déplu à Catherine de Médicis.

 

— Monsieur, reprit Bernard Palissy, êtes-vous de la Cour ? Voulez-vous vous charger de remettre à Sa Majesté un mémoire où j’explique que j’ai besoin de compas et de crayons ? On m’a déjà accordé une lampe ; mais je suis obligé de ménager l’huile, et c’est ce que j’explique aussi…

 

— Je regrette de ne pouvoir me charger de votre placet, dit Pardaillan de cette voix paisible qui lui servait à masquer ses émotions. Venez, vous êtes libre.

 

Pardaillan sortit, tandis que l’artiste, stupéfait, demeurait un instant immobile, étourdi, puis se hâtait de rassembler ses cartons d’une main tremblante et, les serrant précieusement sous son bras, se mêlait aux autres prisonniers… aux autres délivrés…

 

— Qui est cet homme ? demanda-t-il au vieillard déguenillé en désignant Pardaillan.

 

Le pauvre vieux secoua la tête et répondit avec une sorte de vénération passionnée :

 

— Je ne sais pas son nom. C’est l’homme qui dit : « Vous êtes libre ! »…

 

Et ils suivirent. Au troisième étage, Comtois, avec le soupir d’un geôlier qui fait cet affreux cauchemar de délivrer ses prisonniers, ouvrit une porte derrière laquelle Pardaillan trouva trois hommes qui, ayant entendu le bruit des pas, écoutaient, anxieux. C’étaient trois huguenots qui devaient prochainement subir la question avant d’être pendus. Les malheureux, en voyant tout ce monde, s’imaginèrent que le moment terrible était arrivé et, avec une énergie désespérée, entonnèrent un psaume.

 

— Vous chanterez demain, cria Pardaillan. Allons, messieurs, vos alléluias sont hors de saison. Suivez-moi… Vous êtes libres.

 

Les trois fanatiques se turent instantanément et regardèrent avec terreur cet homme déchiré, ensanglanté, qui leur montrait la porte du cachot grande ouverte. Et déjà Pardaillan était sorti, suivi de Comtois qui mâchait de sourdes imprécations.

 

Alors, les huguenots voyant que ces gens se remettaient en marche, pareils à eux, hâves, avec cette pâleur spéciale que donne le cachot, les uns déguenillés, les autres vêtus des défroques des prisonniers comme eux, enfin furent saisis d’un tremblement nerveux, et muets de cette joie énorme que peuvent avoir les ensevelis vivants qu’on déterre, ils se mirent à suivre.

 

Dans le sombre escalier de la tour du Nord, Pardaillan descendit le premier, son falot à la main.

 

Près de Pardaillan marchait Charles d’Angoulême, tremblant d’une émotion qui le faisait palpiter. Puis, Comtois le geôlier qui dardait sur Pardaillan des yeux effarés ; puis, enfin, les huit prisonniers pêle-mêle, avec un sourd murmure composé de rires nerveux, de sanglots, d’exclamations étouffées, croyant rêver un rêve impossible…

 

Dans la petite cour, Pardaillan s’arrêta soudain. Au loin, par-delà la grille de fer que nous avons signalée, il voyait venir un falot pareil au sien. Dans la lueur confuse de ce falot en marche, une douzaine d’ombres s’agitaient :

 

— La ronde de trois heures ! murmura une voix derrière Pardaillan.

 

Il se retourna et vit que c’était Comtois qui avait parlé. En même temps, il comprit que le geôlier allait crier, appeler…

 

— Alerte ! hurla Comtois. À moi ! À…

 

Il n’eut pas le temps d’achever. Le poing de Pardaillan s’était levé, pareil à une masse, et était retombé sur la tempe du geôlier. Comtois tomba tout d’une pièce, perdant le sang par le nez et par la bouche, et demeura immobile. Cela s’était passé dans l’espace d’une seconde.

 

La ronde avait entendu le cri d’alarme… elle accourait au pas de course… En bas, au fond de la tour, on entendait les coups sourds de Bussi-Leclerc enfermé. Les huit prisonniers, frémissants, la tête délirante, vivant une minute prodigieuse, jetèrent une terrible clameur. Chalabre, Sainte-Maline, Montsery, Charles d’Angoulême, mirent leurs arquebuses en joue. La ronde, composée de douze hommes et d’un officier, déboucha dans la cour en criant :

 

— Nous voici ! Qu’y a-t-il ?…

 

— Feu ! commanda Pardaillan.

 

Et, en même temps que les quatre arquebuses tonnaient, il se rua, la dague au poing, jusqu’à la grille de fer, qu’il referma. Alors, dans les ténèbres de l’étroite cour, il y eut une fantastique mêlée d’ombres qui bondissaient, un déchaînement de cris, de plaintes, de hurlements, de jurons, de soupirs ; le cliquetis des hallebardes entrechoquées, les brusques lueurs de l’acier, les visages flamboyants, pareils à des visages de démons, ces gens déguenillés, qui se heurtaient aux gardes, ces étreintes furieuses, tout cela dura une minute à peine et s’évanouit, cessa tout à coup…

 

En effet, Pardaillan avait tout de suite vu l’officier. Il avait bondi sur lui, lui avait arraché son épée, l’avait saisi à la gorge et, l’acculant à un coin de la cour, lui disait :

 

— Monsieur, nous sommes trente, et vous êtes une douzaine. Criez à vos gens de se rendre, ou je vous tue.

 

L’officier, d’un regard affolé de stupeur, vit l’étrange bataille. Comprit-il ou ne comprit-il pas ce qui se passait ?… Il sentit la pointe de sa propre épée s’enfoncer dans sa gorge. Et peut-être cela suffit-il.

 

— Bas les armes ! vociféra-t-il d’une voix enragée de terreur.

 

Les gardes jetèrent leurs hallebardes.

 

— Ici ! commanda Pardaillan.

 

Affolés, ivres de peur, les survivants, blessés ou non, obéirent à cette voix impérieuse, pendant que les prisonniers, sautant sur les hallebardes, les poussaient vivement. Et alors on vit ce spectacle exorbitant : un à un, depuis l’officier jusqu’au dernier garde, les gens de la ronde entraient dans la tour !… Quand ils furent tous dedans, Pardaillan referma tranquillement la porte et dit :

 

— Maintenant, nous avons tous des armes !…

 

Sur le pavé de la cour, il y avait trois ou quatre corps étendus. Pardaillan remarqua qu’ils portaient tous l’uniforme et, sur le pourpoint de buffle, la double croix de Lorraine[16]. Alors, il ouvrit la grille de fer qu’il avait fermée pour couper toute retraite aux gardes. Et, faisant signe à sa troupe de le suivre, il s’élança sous une large voûte au-delà de laquelle il se trouva dans une autre cour. Là, le silence était complet. On ne voyait personne ni rien, sinon les murailles des bâtiments intérieurs.

 

En lui-même, Pardaillan rendit grâce à l’architecte qui avait construit la Bastille et avait disposé ces bâtiments de telle sorte que l’effroyable tumulte de la mêlée dans la cour du Nord n’avait pu être entendu. Il chercha une issue en contournant les murailles et, face à la voûte qu’il venait de franchir, il vit s’ouvrir devant lui une sorte de tuyau, long corridor humide et noir. Il s’y engagea, suivi de son étrange troupe, et arriva à un tournant.

 

— Qui va là ? cria une voix tout à coup.

 

Et en même temps la même voix se mit à hurler :

 

— Sentinelles, veillez ! Sentinelles, aux armes !

 

Au loin, des voix de plus en plus faibles, comme des échos, répétèrent :

 

— Sentinelles, aux armes !…

 

Pardaillan s’était rué en avant, sa dague au poing — la dague de Bussi-Leclerc. Mais devant lui, il ne trouva rien : la sentinelle qui avait jeté l’alarme s’était repliée au pas de course sur la grand-porte. Et maintenant, c’était, dans l’énorme forteresse, un bruit de gens qui courent, qui s’interpellent, une clameur sourde pareille aux premiers mugissements d’un orage.

 

Pardaillan eut un frémissement de tout son être. Il se tourna vers ceux qui le suivaient et dit simplement :

 

— Voulez-vous tenter avec moi d’être libres ? Il faudra peut-être mourir. Mais la mort, c’est aussi une liberté comme une autre…

 

— Libres ou morts ! crièrent-ils ensemble.

 

— Eh bien, reprit Pardaillan d’une voix qui cette fois résonna comme une fanfare de bataille, eh bien, en avant donc, et puisqu’on ne peut être libres à moins ; prenons la Bastille !

 

— En avant ! Prenons la Bastille ! À nous la Bastille ! vociférèrent les enragés, emportés dans un grand souffle de folie.

 

Pardaillan se mit en marche, tranquille en apparence, souple et nerveux comme un de ces grands fauves qui, la nuit, sillonnent le désert. Des cris éclataient devant lui.

 

— Aux armes ! Rébellion ! Aux armes !

 

Derrière lui, la troupe hagarde, transposée en un état de songe terrible, marchait silencieuse, les yeux rivés sur lui. Et tout à coup, à dix pas devant lui, dans une cour, dans la clarté des torches allumées, il vit grouiller une masse confuse d’hommes d’armes, en tête desquels marchait un officier.

 

Celui-ci, d’un geste, arrêta devant l’entrée du corridor sa troupe qui, les yeux éblouis par les torches, cherchait à reconnaître le nombre des ennemis qu’elle avait à combattre, et à quelle fantastique espèce appartenaient ces ennemis. Pardaillan marchait toujours, sans hâter ni ralentir le pas. Cet instant de silence fut bref.

 

— Holà ! cria l’officier, qui êtes-vous ? Qu’on se rende à l’instant !…

 

— En avant ! rugit Pardaillan.

 

Dans le même instant, il y eut la vision d’un bond terrible. Pardaillan se ramassa sur lui-même, se détendit comme un ressort, et, en deux pas, fut sur l’officier. Un geste foudroyant suivit le bond ; l’officier tomba comme une masse, tué raide d’un coup de dague au défaut de l’épaule.

 

Les gardes, en voyant tomber leur chef, eurent ce recul instinctif qu’on remarque dans toutes les troupes habituées à l’obéissance passive. Et cette inappréciable seconde de trouble suffit aux révoltés pour sortir du corridor et se ruer dans la cour.

 

— Feu ! feu ! vociféra un sergent.

 

Quarante arquebuses tonnèrent. L’ouragan de fer s’engouffra dans le corridor, les balles crépitèrent sur les murailles, et, en même temps que ce roulement de tonnerre, éclata une énorme vocifération de triomphe… immédiatement suivie de malédictions furieuses…

 

En effet, les gardes, s’imaginant que le couloir était plein d’ennemis invisibles, avaient d’instinct fait feu dans le boyau noir… Et ce fut la lueur même de l’arquebusade qui leur montra ce corridor vide, à l’instant où ils étaient attaqués à droite, à gauche, derrière, par les hallebardes des révoltés.

 

Les arquebuses déchargées, les gardes se trouvaient désarmés, car il fallait près de deux minutes pour recharger, et d’ailleurs ils n’avaient pas les munitions nécessaires. Alors, parmi les malédictions des blessés, les rauques appels des mourants, les jurons, il y eut dans cette cour une deuxième bataille… mêlée affreuse, d’autant plus terrible que les torches avaient été jetées ; les gardes se servant de leurs arquebuses comme de massues, s’entrechoquant, s’assommant les uns les autres.

 

Et dans ce groupe informe, délirant, Pardaillan, sa dague au poing, se lançait tête baissée, frappait à droite, frappait à gauche, passait, coupait, faisait une horrible trouée. Deux ou trois minutes s’écoulèrent ; la cour était pleine de sang… les gardes affolés, pris d’une terreur insensée, se sauvaient, se heurtaient à d’autres qui accouraient… et hors de la Bastille, le quartier réveillé se demandait ce que signifiait cette clameur… Dans la Bastille, une cloche se mit à sonner à toute volée… le poste de la porte d’entrée réduit à vingt hommes se barricadait, perçait des meurtrières pour une suprême défense… Toutes les imaginations qu’inspire l’épouvante traversaient ces esprits, et la plus raisonnable était que les troupes d’Henri III, entrées soudain dans Paris, avaient pénétré dans la Bastille par quelque poterne mal gardée… et là-bas, dans la cour, Pardaillan achevait la déroute des gardes… les prisonniers se répandaient dans les couloirs en poussant des hurlements féroces…

 

Ce fut une vision d’enfer, une indescriptible ruée à travers les couloirs et les cours de la Bastille. Dans la grande cour, une trentaine de cadavres gisaient sur les pavés, et parmi eux, celui du vieillard en guenilles, du vieillard anonyme qui entrait dans la liberté par la porte de la mort.

 

Pardaillan, Charles d’Angoulême, Montsery, Sainte-Maline et Chalabre, en quelques secondes, tinrent conseil. À eux cinq, ils marchèrent sur la porte d’entrée. De-ci de-là éclataient encore des coups d’arquebuse ; de loin en loin, des groupes de gardes passaient affolés, tirant les uns sur les autres ; quelques-uns jetaient leurs armes et criaient :

 

— Grâce ! Mort à Guise ! Vive le roi !

 

Pardaillan arriva devant la porte de l’entrée. Là, une vingtaine de gardes s’étaient barricadés. Pardaillan, d’un coup de coude, fit sauter le vitrail de la fenêtre ; sa tête sanglante, hérissée, terrible, apparut aux assiégés, et il hurla :

 

— Au nom du roi, rendez-vous… Il y a deux mille royalistes dans la Bastille !

 

— Vive le roi ! vociférèrent les assiégés.

 

— Jetez vos armes !…

 

Les arquebuses et les hallebardes passèrent à travers les barreaux de la fenêtre.

 

— Bon !… ne bougez plus, ou vous êtes morts ! Il y a grâce de la vie pour quiconque ne bouge d’ici !…

 

— Vive le roi !… Mort à Guise ! répondit le hurlement d’épouvante.

 

En même temps, Sainte-Maline, Montsery et Chalabre ouvraient la grand-porte, abattaient le pont-levis.

 

— Partons ! crièrent-ils.

 

— Partez ! fit Pardaillan.

 

— Et vous ?…

 

— Partez donc, mordieu !…

 

— Adieu, monsieur de Pardaillan ! Souvenez-vous de notre dette !

 

Tous les trois bondirent sur le pont-levis et l’instant d’après disparurent dans la nuit. Charles considérait Pardaillan sans comprendre, mais avec cette confiance illimitée qu’il avait pour lui. Que voulait donc Pardaillan ? Pourquoi ne fuyait-il pas ? Que lui restait-il à faire dans la Bastille ?

 

Et pourtant la situation, qui, après avoir été tragique, était maintenant si favorable, menaçait de redevenir terrible. En effet, au tocsin de la Bastille, d’autres tocsins dans Paris avaient répondu. Des rumeurs s’éveillaient. Des portes et des fenêtres s’ouvraient. Des gens apparaissaient dans les rues, se demandant ce qui se passait et si Paris était surpris par les hérétiques de Béarn !

 

Ce qui se passait !… Il se passait que Pardaillan prenait la Bastille !… Et la Bastille prise, que voulait-il encore ?… Il se rapprocha de la fenêtre grillée où les vingt gardes terrorisés, affolés par ces bruits qu’ils entendaient, persuadés qu’Henri III était dans Paris, se confessaient les uns aux autres, à tout hasard.

 

— Le chef ?… demanda Pardaillan.

 

Un sergent s’approcha en joignant les mains et en disant :

 

— Grâce ! Je n’en ai pas fait plus que les autres !…

 

— Rassure-toi, mon ami, fit Pardaillan. Vous aurez tous vie sauve. Passe-moi simplement les clefs des cachots, et fais-moi le plaisir de sortir avec six de ces braves.

 

— Vive le roi ! clama le sergent.

 

Quelques instants plus tard, il rejoignait Pardaillan avec six hommes portant chacun un trousseau de clefs.

 

— Mon ami, dit Pardaillan, le roi veut voir les prisonniers de la Bastille dès cette nuit, excepté ceux de la tour du Nord.

 

— De dangereux truands.

 

— C’est vrai. Va donc me chercher les autres. Et tâche d’être prompt si tu veux qu’on oublie que tu fus guisard.

 

— Vive le roi ! répéta le sergent qui s’élança au pas de course.

 

Dix minutes se passèrent. Dans la Bastille les rumeurs s’apaisaient peu à peu. Et si l’on entendait encore des cris, c’étaient ceux de : « Vive le roi ! » Mais hors de la Bastille, Paris, réveillé par les tocsins, s’armait, se répandait dans les rues. On ne savait pas encore pourquoi, ni d’où venait cette alarme… mais bientôt… Charles d’Angoulême regarda Pardaillan d’un air qui signifiait clairement que vraiment c’était tenter le diable que d’attendre plus longtemps. Pardaillan se mit à rire et dit :

 

— Savez-vous à quoi je songe ?

 

— Non, mon cher ami, et je vous avoue que…

 

— Eh bien ! interrompit Pardaillan, je songe à la figure que doit faire le gouverneur de la Bastille, M. de Bussi-Leclerc, en entendant ces cris de : « Vive le roi ! »…

 

À ce moment, Bernard Palissy arrivait devant le pont-levis avec les trois huguenots délivrés. Ces trois hommes étaient couverts de sang et tout déchirés ; on voyait qu’ils s’étaient rudement battus. L’un d’eux était blessé, mortellement peut-être, et les deux autres le soutenaient. Mais tous avaient ce visage extasié, cet air d’étonnement effaré de gens qui s’apprêtaient à mourir et qu’on rend à la vie. Seul Palissy était fort calme. À pas pressés, ils franchirent le pont-levis et s’enfoncèrent dans Paris.

 

À ce moment, le jour se levait. Les rues se remplissaient de bourgeois effarés ; des patrouilles de gens d’armes passaient en courant ; des troupes marchaient vers les portes, et les foules du peuple se portaient sur les remparts pour repousser l’attaque. Car tout ce monde, maintenant, croyait que Paris était attaqué, soit par une armée d’Henri III, soit par les huguenots d’Henri de Navarre.

 

— Alerte ! Aux armes ! Aux remparts !…

 

On n’entendait que ces cris qui, se mêlant aux mugissements du tocsin, faisaient une vaste rumeur. Dans le corps de garde de la Bastille, les soldats enfermés s’époumonaient à crier :

 

— Vive le roi !…

 

Ils espéraient ainsi se faire pardonner d’avoir servi la cause du duc de Guise qui, sûrement, allait être déclaré traître et rebelle.

 

Tout à coup, une bande étrange parut aux yeux de Pardaillan et de Charles d’Angoulême, une bande composée de gens maigres, hâves, livides, avec des yeux hagards et papillotants comme ceux des oiseaux de nuit que frappe la lumière du jour ; la plupart étaient en guenilles, quelques-uns à peine vêtus. Et tous portaient sur le visage ce masque de doute, de stupéfaction, de terreur et de ravissement que Pardaillan avait vu chez ceux à qui il avait ouvert lui-même.

 

Ces gens, c’étaient les dix-huit prisonniers restants. Le sergent et ses six hommes les poussaient. Car beaucoup de ces malheureux, ne pouvant croire qu’ils allaient être libres, s’imaginaient, aux clameurs qu’ils entendaient, qu’il s’agissait d’un massacre. Devant la porte grande ouverte, devant le pont-levis baissé, ils s’arrêtèrent avec une sorte de farouche défiance. Une indicible émotion étreignait le cœur de Pardaillan.

 

— Eh bien ? dit-il, qu’attendez-vous pour vous en aller ?

 

— Puisque le roi fait grâce ! hurla le sergent. Vive le roi !… Vive le nouveau gouverneur de la Bastille !…

 

Pardaillan tendit le bras vers Paris en rumeur, vers le pont-levis et cria :

 

— Allez donc, morbleu ! puisque vous êtes libres !…

 

Alors une clameur terrible éclata parmi ces gens, faite de sanglots et de hurlements indistincts de leur joie furieuse. Et levant les bras au ciel, se poussant, se ruant, ils se précipitèrent sur le pont-levis ; en quelques instants, leur troupe affolée se fut dispersée dans les ruelles avoisinantes… il n’y avait plus de prisonniers à la Bastille !

 

— Maintenant, allons-nous-en, dit Pardaillan.

 

Et à son tour, avec Charles d’Angoulême, il franchit le pont-levis.

 

— Monsieur le gouverneur ?… dit près de lui le sergent qui l’avait escorté chapeau bas.

 

— Plaît-il ? fit Pardaillan en se retournant étonné.

 

— Monsieur le gouverneur, voulez-vous me donner vos ordres ? Dois-je fermer les portes ?…

 

— Ah çà ! mon cher, à quel gouverneur parlez-vous ? dit Pardaillan.

 

— Mais, balbutia le sergent, à vous !… Car je suppose que vous êtes le nouveau gouverneur…

 

— Tiens ! fît Pardaillan qui se frappa le front ; J’allais justement oublier… Mon ami, faites-moi le plaisir d’aller à la tour du Nord et de délivrer ceux de vos camarades que j’y ai enfermés. Quant au gouverneur…

 

— Le gouverneur ! fit le sergent en claquant des dents.

 

— Eh oui ! M. de Bussi-Leclerc ! Vous le trouverez au cachot du deuxième sous-sol où il doit fort pester. Allez, mon ami, allez.

 

— Mais vous n’êtes pas le nouveau gouverneur ? rugit le sergent, blême d’épouvante devant ce qu’il entrevoyait.

 

— Moi ? fit Pardaillan avec cette froideur de glace qu’il avait dans les moments où il s’amusait à l’excès, moi ? je suis un prisonnier comme ces messieurs que vous avez poussés dehors. Et vous voyez, je fais comme eux, je m’en vais…

 

Le sergent demeura sur place, comme frappé de la foudre. Quand il reprit ses sens, Pardaillan et Charles étaient déjà loin.

 

— Dites à M. le gouverneur, cria Pardaillan, que je serai toujours son homme, quand il voudra sa revanche !…

 

— Aux armes, hurla le sergent en s’arrachant les cheveux. À la rébellion !…

 

Mais à ce moment, le chevalier et le jeune duc disparaissaient dans la rue Saint-Antoine. À demi fou, le sergent vociféra à une patrouille qui passait au pas de course d’entrer à la Bastille. Mais la patrouille courait aux remparts et ne s’inquiéta pas de ses cris. D’ailleurs, tout criait dans Paris. Et comme le soleil se levait, un étrange spectacle apparut aux yeux des rares Parisiens demeurés chez eux.

 

La plupart des maisons étaient barricadées ; dans les rues, les chaînes étaient tendues. Tout ce qui était valide était aux remparts. Et sur ces remparts, c’était une foule énorme, grouillante, interrogeant les horizons paisibles…

 

Le duc de Guise, posté à la porte Neuve qui était le point faible parce qu’on pouvait essayer de passer par la Seine, le duc de Guise avait concentré là ses meilleures troupes. Des cavaliers étaient partis hors du mur pour tâcher de reconnaître les forces royalistes…

 

Et peu à peu, ces éclaireurs revenaient l’un après l’autre… Et tous apportaient la même réponse…

 

— Pas de royalistes autour de Paris ! pas d’ennemis ! pas d’attaque !…

 

Mais alors !… D’où venait la panique ? Pourquoi le tocsin ? Quelle cloche avait commencé ? On ne savait. Guise, nerveux et pâle, finit par hausser les épaules, et grommela à Maurevert et à Maineville qui se trouvaient près de lui :

 

— Si nos Parisiens s’émeuvent ainsi pour l’ombre, que serait-ce s’ils voyaient le loup ? Allons, mes frères et ma mère ont raison, il faut partir !…

 

Les troupes rentrèrent ; la foule regagna l’intérieur de Paris, un peu penaude ; les chaînes furent décrochées ; les barricades furent démolies…

 

Guise regagna son hôtel et, sur son passage, le bruit se répandit qu’une grande procession allait s’organiser et que le fils de David, le grand Henri, Henri le Saint, allait trouver Valois.

 

Il était environ sept heures du matin quand Guise rentra dans son hôtel et ordonna de tout préparer à l’instant pour son départ à Chartres.

 

— Maurevert, vous nous accompagnez ! ajouta-t-il en le regardant fixement.

 

— Pourquoi ne serais-je pas du voyage, monseigneur ? fit Maurevert.

 

— Vous pourriez peut-être, que sais-je, avoir arrangé quelque partie… À l’abbaye de Montmartre, par exemple ?…

 

Maurevert pâlit. Guise s’approcha de lui, le toucha du bout du doigt au front, et d’une voix sourde que Maurevert seul entendit :

 

— Lors même que vous auriez cent mille livres, vous entendez, Maurevert, lors même que vous seriez assez riche pour me quitter, lors même que vous auriez accepté une mission de surveillance à Montmartre…

 

— Monseigneur !…

 

— Lors même que vous seriez bien et dûment marié — tu m’entends, Maurevert ! continua le duc en grinçant des dents —, je te défends de jamais chercher à lever les yeux sur celle que tu sais… Je te défends de me quitter…

 

— Monseigneur, bégaya Maurevert livide, soyez sûr…

 

— Tu ne me quitteras plus : tu logeras ici ; et en route vers Chartres, je veux t’avoir toujours près de moi… si tu veux que cette tête que je viens de toucher continue à rester sur tes épaules…

 

Maurevert s’inclina en murmurant une assurance de parfaite obéissance. Mais en lui-même il songea :

 

« Dès que le damné Pardaillan aura été questionné, je pars !… justement parce que je tiens à ma tête !… »

 

Et tout haut, il reprit :

 

— Monseigneur, c’est ce matin que nous devons nous rendre à la Bastille… Vous savez ce que vous avez bien voulu me promettre…

 

— Oui, oui, fit le duc calmé par l’attitude servile de Maurevert, tu es un bon serviteur, et sois sûr que je n’oublierai jamais rien… même la capitainerie des gardes qui t’a été promise !

 

Maurevert tressaillit.

 

— Seulement, continua le duc, songe à la gagner en prouvant ton dévouement à celui qui pourra te conférer le grade que tu ambitionnes. Quant à ce que tu me dis de la Bastille, tu as raison : tu assisteras au supplice de ton ennemi.

 

— En ce cas, monseigneur, il est temps ! fit avidement Maurevert. Le tourmenteur a été mandé pour sept heures, et…

 

— Allons, s’écria Guise en riant, hâtons-nous de satisfaire l’appétit de notre ami… sans quoi, il va se jeter sur nous pour nous dévorer. À la Bastille ! Viens-tu, Maineville ?…

 

— Ma foi, monseigneur, j’avoue que j’en veux fort au Pardaillan, dit Maineville ; mais c’est un brave, après tout, et il me répugne de voir mourir les gens qui ne se peuvent défendre l’épée à la main…

 

— Oh ! moi, fit Maurevert, la chose m’intéresse, au contraire !

 

Et il se hâta de se diriger vers la porte, comme pour inviter Guise à partir aussitôt. À ce moment, une rumeur éclata dans l’antichambre ; et cette porte, malgré les règles d’étiquette plus sévères à l’hôtel de Guise qu’au Louvre, s’ouvrit. Un homme apparut et entra d’un bond. Cet homme, c’était Bussi-Leclerc !…

 

— Eh bien ! gronda le duc, qu’est-ce à dire ?

 

— Monseigneur ! ah ! monseigneur ! frappez-moi ! battez moi ! tuez-moi !… Je suis fou ! je suis un misérable !…

 

Et Bussi-Leclerc tomba à genoux, devant Guise et Maineville stupéfaits. Quant à Maurevert, il s’était reculé de trois pas, livide, secoué jusqu’au fond de l’être par une terrible intuition. Bussi-Leclerc tremblait. Il offrait aux regards un visage décomposé, il claquait des dents : il paraissait réellement en proie à quelque étrange délire.

 

— Relevez-vous, Leclerc, dit le duc de Guise, et expliquez-vous, ou, par Notre-Dame, je croirai vraiment que vous êtes frappé de folie.

 

— Que ne suis-je fou ! en effet, râla Bussi-Leclerc. Que ne suis-je mort ! Tout vaudrait mieux pour moi que l’infortune qui m’accable !… Monseigneur… la Bastille…

 

— Eh bien ?… la Bastille !… Parlez donc, par tous les diables !…

 

— Pardaillan !… L’infernal Pardaillan !…

 

— Pardaillan ! rugit Guise en assénant un coup de poing sur une table.

 

— Évadé ! fit Bussi-Leclerc dans un souffle.

 

On entendit une imprécation, un cri déchirant… Et on vit Maurevert qui s’abattait comme une masse… Mais personne ne fit attention à lui.

 

— Malédiction ! gronda Henri de Guise, blanc de fureur.

 

— Malédiction ! répéta sourdement Maineville atterré.

 

— Oui, oh ! oui, malédiction ! balbutia Bussi-Leclerc toujours à genoux.

 

Alors, après cette seconde où la stupeur l’avait pétrifié, une effroyable crise se déchaîna dans l’âme de Guise. Maineville qui connaissait ces terribles accès, Maineville en voyant le visage du duc blêmir et se marbrer de taches bleuâtres, ses yeux s’ensanglanter et tout son corps secoué d’un frisson, Maineville recula en tremblant, et, s’étant heurté à Maurevert évanoui, demeura immobile en songeant :

 

« Bussi-Leclerc est mort ! »

 

Bussi-Leclerc les connaissait aussi, ces accès de fureur de son maître. Il se releva vivement, et, devant ce qu’il prévoyait, recouvra son sang-froid.

 

Guise le regarda un instant, d’un œil hébété, cherchant peut-être ce qu’il allait faire. Et alors sa main se leva, avec cette lenteur de l’insulte préméditée. Bussi-Leclerc vit le geste. Livide, prompt comme l’éclair, il saisit un poignard qui traînait sur la table, le tendit au duc, et d’une voix informe, sorte de grondement indistinct :

 

— Monseigneur, si vous frappez, frappez avec le fer, comme un gentilhomme à un gentilhomme…

 

La main de Guise se crispa, son bras retomba sans achever l’insulte. Bussi-Leclerc jeta le poignard sur le parquet et se croisa les bras.

 

Toute cette scène, emplie d’un silence violent, car le silence crie quelquefois plus que le cri, avait duré deux secondes à peine. Guise se mit à arpenter la vaste salle, soufflant fortement, et frappant le parquet de son rude talon. Le duc, peu à peu, se calma, revint sur Bussi-Leclerc et dit :

 

— Qu’eusses-tu fait, si je t’eusse frappé au visage ?

 

— Monseigneur, dit Bussi-Leclerc avec le courage de l’homme qui joue sa tête pour assurer sa situation branlante, monseigneur, je vous eusse frappé à la poitrine ; puis, ce fer rouge de votre sang, je l’eusse tourné contre moi-même. Ainsi j’eusse effacé deux déshonneurs : le mien, à moi qui avais été frappé, et le vôtre, à vous qui aviez frappé…

 

Guise grinça des dents. Et Bussi-Leclerc attendit l’ordre de son arrestation en songeant :

 

« J’en ai trop dit pour qu’il me pardonne. Je suis perdu. »

 

Mais non ! Ce n’est pas à Bussi-Leclerc qu’allait ce grincement de dents !… Si une pâleur mortelle venait de s’étendre sur le front du duc à la suite des paroles de Leclerc, si un accès de colère plus furieux que le premier semblait prêt à se déchaîner en lui, c’est que Guise songeait qu’il avait été, lui, frappé au visage !… Et que l’homme qui l’avait souffleté vivait encore !… Et que cet homme, ce Pardaillan, pouvait encore se vanter d’avoir déshonoré le futur roi de France…

 

Un rauque soupir lui échappa. Ce Pardaillan, il s’agissait de le retrouver ! Et pour cela, il ne fallait pas commencer par se priver de ses meilleurs serviteurs. Cette pensée lui rendit sinon du calme, du moins la modération nécessaire à ses projets. Renonçant donc à toute vengeance contre Bussi-Leclerc, ou la remettant à plus tard, il lui tendit la main en lui disant :

 

— Allons, j’ai eu tort, Bussi ; restons amis ; par le temps qui court, il fait bon de savoir nous pardonner notre mauvaise humeur. Avoue pourtant que cette fuite d’un homme dont tu répondais pouvait… Mais raconte-moi comment les choses se sont passées.

 

— Ah ! monseigneur, que sera-ce quand vous saurez tout !…

 

— Attends, Bussi, dit une voix éperdue de rage, d’épouvante et de désespoir ; moi aussi, je veux savoir !…

 

C’était Maurevert qui revenait à lui qui se relevait, se traînait jusqu’à un fauteuil où il tombait, et paraissant oublier la présence de Guise, du maître, ajoutait :

 

— Parle ! n’omets aucun détail !

 

Guise approuva de la tête, oubliant, lui aussi, qu’en d’autres circonstances il eût sévèrement réprimé l’attitude de Maurevert.

 

Alors, à mots hachés, coupés de jurons, de soupirs et d’imprécations, Bussi-Leclerc entreprit le récit du fantastique duel au fond du cachot ; et ce fut au cours de ce récit que sa vanité se réveilla, sa vanité saignante de maître ès armes que nul ne pouvait toucher. Bussi-Leclerc s’accusa d’imprudence ; Bussi-Leclerc cria qu’il n’était qu’un misérable ; mais Bussi-Leclerc qui venait de tenir tête à Guise, et qui avait froidement envisagé de se tuer sur le cadavre du duc tué par lui, oui, cet homme de courage et, après tout, meilleur qu’un autre, au fond, Bussi-Leclerc sentit les mots s’étrangler dans sa gorge quand vint le moment d’avouer qu’il avait été pour la deuxième fois désarmé !

 

Et Bussi-Leclerc mentit ! Il mentit en se jurant de tuer à petit feu Pardaillan, cause de son mensonge ! Il mentit en blêmissant, en se criant en lui-même et à lui-même des injures de corps de garde et de tripot… mais il mentit !… Il inventa des péripéties, s’acharna aux détails, et prouva que Pardaillan avait été désarmé…

 

— Et ce fut alors, ajouta-t-il, au moment où je me baissais pour ramasser son épée, ce fut alors que traîtreusement et de pure félonie, il me déchargea sur la tête un grand coup de poing à assommer un bœuf, si bien que moi, qui ne suis pas un bœuf, je tombai le nez sur le sol, je perdis connaissance, et quand je m’éveillai, je me trouvai seul, enfermé dans le cachot !… Mais ce n’est pas tout !… Le reste est incroyable, inimaginable, et pourtant cela est !… Cela est à tel point que, sûrement, le Pardaillan doit avoir fait un pacte avec son patron Satan !

 

Alors, il raconta comme quoi il avait longtemps crié, hurlé, tempêté, défoncé presque la porte du cachot à force de frapper du poing et du pied ; comme quoi, à la longue, son cachot avait été ouvert par un sergent et des gardes fous de terreur ; comme quoi, étant remonté en toute hâte, un indicible spectacle s’était offert à ses yeux ; du sang partout, des morts et des blessés dans toutes les cours ; toutes les portes ouvertes ; le pont-levis baissé… comme quoi, enfin, ayant interrogé les survivants, il avait appris l’effroyable catastrophe : les batailles dans les ténèbres, les mêlées à croire que Pardaillan commandait une armée, si bien qu’on avait cru à la présence de cette armée et que le roi était dans Paris, et enfin la fuite de tous les prisonniers de la Bastille délivrés par le démon Pardaillan !…

 

Au récit de ces fabuleux événements, récit maintes fois coupé par les exclamations de Guise et de Maineville, récit écouté par Maurevert seul, silencieux, avec des frissons de terreur, ils crurent entendre la narration de quelque bataille des anciennes légendes. Dans leur imagination, Pardaillan prit des proportions démesurées.

 

Guise assura sa lourde épée et regarda la porte comme s’il se fût attendu à voir paraître Pardaillan. Maineville constata qu’il avait sa bonne cotte de mailles sous son pourpoint de velours.

 

— C’est bien, dit Guise, je vais faire contre cet homme ce qu’on peut faire contre un redoutable truand.

 

Et il se mit à écrire fiévreusement un ordre.

 

— Bussi, dit Maineville tout pâle, je crois que tu as raison, et que ce misérable a dû faire un pacte avec Satan…

 

— À moins qu’il ne soit Satan en personne, dit Bussi-Leclerc qui n’était pas éloigné d’admettre cette explication, tant il lui paraissait invraisemblable que Pardaillan eût pu le désarmer.

 

Quant à Maurevert, il n’avait pas dit un mot. Il songeait. Et sa songerie était affreuse…

 

— Voilà ! dit le duc en achevant d’écrire et en signant. Que cet ordre soit crié à l’instant. Car si le truand a ouvert la porte des vingt-six prisonniers de la Bastille, ce ne peut être que pour entreprendre d’en former une bande à la disposition de Valois !… Chalabre, Sainte-Maline et Montsery étaient parmi les prisonniers…

 

En effet, jamais il ne fût venu à la pensée de Guise, ni d’aucun homme raisonnable, que Pardaillan, dans la terrible situation où il se trouvait, eût perdu son temps à ouvrir la porte des prisonniers de la Bastille, uniquement pour le plaisir d’ouvrir des portes.

 

— Bussi, reprit le duc de Guise, je te pardonne…

 

— Ah ! monseigneur ! balbutia Leclerc qui s’inclina sur la main du duc, et la baisa.

 

— Qu’il ne soit plus question de cette monstrueuse affaire, sinon pour nous défendre. Maurevert, Maineville, Bussi, tous les trois vous êtes unis à moi désormais par autre chose de plus fort que l’amitié, le dévouement et l’ambition…

 

— Par quoi donc, monseigneur ? haleta Maurevert qui, pour la première fois depuis le commencement du récit, prit la parole.

 

— Par la peur ! reprit le duc de Guise. Nous sommes tous les quatre hantés par cette pensée que le Pardaillan doit nous tuer tous…

 

Ils frissonnèrent. Car telle était bien leur pensée !…

 

— Eh bien, à dater de ce jour, unissons nos forces, nos intelligences, nos courages. Nous sommes des voyageurs égarés dans une forêt où il y a un sanglier furieux. Tenons-nous bien. Ne nous séparons pas. Marchons ensemble à la bête ! Car tant que la bête vivra, messieurs, je ne donnerai pas une obole de votre peau, ni de la mienne !…

 

Et effarés, pâles, faibles comme devant la menace d’une puissance inconnue, Maurevert, Bussi et Maineville, sur l’ordre de Guise, commencèrent par faire le tour de l’hôtel pour doubler chaque poste d’armes !…

L

L’AUBERGE DU PRESSOIR DE FER



Que faisait pendant ce temps celui qui était cause de ces terreurs, cause aussi des événements qui allaient se précipiter — uniquement parce qu’il avait eu l’idée de visiter la Bastille ? Pardaillan, nous gémissons de l’avouer, Pardaillan mangeait un pâté d’anguilles à l’auberge du Pressoir de fer. Occupation, certes, qui n’avait rien d’héroïque.

 

Nous avons vu que Pardaillan et Charles d’Angoulême, en sortant de la Bastille, avaient enfilé la rue Saint-Antoine. Elle était pleine de groupes effarés qui criaient aux armes et couraient aux remparts. Grâce à cette foule, grâce à cet effarement, ils passèrent inaperçus dans les groupes. Au bout de cinq cents pas, Pardaillan s’arrêta soudain et s’accota à un mur.

 

— Qu’avez-vous ? dit Charles. C’est l’émotion, n’est-ce pas, cher ami ?… ou plutôt… la perte du sang !…

 

— Non, fit Pardaillan, j’ai faim, voilà tout !

 

Et comme le jeune duc demeurait interloqué :

 

— Eh ! pardieu, je voudrais vous y voir ! Voilà quarante-huit heures que je n’ai pas mangé !

 

— Nous ne sommes pas loin de la rue des Barrés, dit Charles, mais j’ai tout lieu de supposer qu’après ce qui m’est arrivé mon hôtel est pour nous deux la retraite la moins sûre de tout Paris…

 

— Au fait, dit Pardaillan qui, à ces mots, fit un effort pour surmonter sa faiblesse, que diable vous est-il arrivé ? Comment se fait-il que vous ayant laissé galopant le long de la Seine, et ayant entraîné à mes trousses toute la bande enragée, je vous aie retrouvé dûment embastillé ?

 

— Entrons dans ce cabaret, fit Charles en poussant un soupir, et je vous raconterai mon malheur tout en nous restaurant de notre mieux ; car, ajouta-t-il, moi aussi j’ai faim.

 

— Et soif ! conclut Pardaillan. J’enrage de soif… Un instant, mon duc ! Avez-vous de l’argent ? moi, je n’ai pas le moindre ducaton, le plus maigre liard[17].

 

Charles se fouilla vainement.

 

— Les scélérats m’ont dépouillé, quand ils m’ont descendu dans leur cachot, dit-il.

 

— En ce cas, dit froidement Pardaillan, il nous faut aller à votre hôtel, quoi qu’il en puisse advenir.

 

Ils se dirigèrent donc vers la rue des Barrés que Pardaillan, d’un coup d’œil prompt et sûr, examina soigneusement avant que d’y pénétrer. La rue était parfaitement déserte et formait un recoin paisible dans la grande rumeur de Paris. Ils entrèrent dans l’hôtel où le chevalier se restaura séance tenante de deux grands coups de vin.

 

Charles conduisit Pardaillan dans une chambre qui avait été la pièce où son père aimait à se reposer et où il couchait lorsqu’il avait peur de dormir au Louvre. Le jeune duc ouvrit une de ces vastes et profondes armoires sculptées, comme on en faisait dans ces temps. Là, il y avait des pourpoints, des chausses, des hauts-de-chausses, des justaucorps et des manteaux, de quoi habiller de pied en cap une douzaine de gentilshommes, costumes de velours, de drap, de soie, chapeaux et toques, cols à l’ancienne mode, écharpes…

 

— Cher ami, dit le petit duc, voici des vêtements qui ont appartenu au feu roi Charles IX. Nul n’y a touché, sinon ma mère qui aimait à les sortir parfois de cette armoire, et se plaisait à les brosser elle-même. Vous êtes en loques. Voyez donc si, de toutes ces pièces, vous pourrez vous composer un costume.

 

Pardaillan contempla la royale friperie, puis ramena son œil attendri sur le jeune duc.

 

— Et vous ? fit-il.

 

— Oh ! moi, je n’oserais toucher à ces reliques. Mais vous, Pardaillan…

 

— Je vous remercie, monseigneur, dit le chevalier, avec cette extrême froideur de ses minutes d’émotion ; mais, si je ne me trompe, Sa Majesté Charles IX avait une finesse de taille qui…

 

— C’est vrai ! fit Charles d’Angoulême, et je ne songeais plus que ces habits de roi sont trop petits pour vous.

 

Il décrocha une de ces longues et solides rapières comme Charles IX, grand amateur d’armes, en possédait quelques-unes.

 

— Prenez au moins cette épée que mon père, a portée, dit-il.

 

— Ah ! pour cela, oui ! fit Pardaillan, qui examina la lame, la fit ployer, essaya la garde à sa main et, finalement, la ceignit avec une satisfaction qui fit briller de plaisir les yeux de Charles.

 

Le jeune homme alors, passant dans sa chambre, se hâta de s’habiller, de pied en cap, car lui-même était en guenilles, si Pardaillan était en loques. Puis il rejoignit le chevalier en disant :

 

— J’ai ordonné à mes gens de nous préparer un de ces bons dîners comme vous les aimez ; dans une demi-heure nous pourrons nous mettre à table, et nous causerons, Pardaillan… car nous avons bien des choses à nous dire.

 

— Hum ! Nous causerons tout aussi bien dehors, et quant à dîner, nous nous contenterons de la cuisine du premier cabaret venu. J’ai remarqué une chose, monseigneur, c’est que ceux qui, comme nous, ont besoin de se cacher, ne sont jamais plus en sûreté que sous la voûte du ciel et parmi la foule de badauds. Partons donc, puisque vous voilà équipé… et muni d’or, j’espère ?

 

Pour toute réponse, Charles étala sur la table deux cents doubles ducats d’or dont il prit la moitié, tandis que Pardaillan mettait l’autre moitié dans les poches de sa ceinture de cuir.

 

En sortant de l’hôtel, le chevalier entra dans une friperie de la Mortellerie et y fit emplette d’un costume que la marchande assura avoir été fait pour l’illustre Henri de Guise lui-même, lequel n’en avait pas voulu parce qu’il le jugeait trop lourd.

 

— Je le prends, dit Pardaillan, car je suis des amis de ce grand homme.

 

Il compléta son équipement par une bonne cuirasse de cuir de bœuf et par un manteau. Alors ils se mirent en quête d’une taverne assez solitaire pour qu’ils y fussent en sûreté.

 

— Maintenant que nous voilà à peu près tranquilles, dit Charles en marchant, je voudrais avant tout vous prier de me répéter un mot que vous m’avez dit lorsque vous m’êtes apparu dans ce cachot où je pensais mourir. C’est au nom de Violetta vivante que vous m’avez commandé le silence…

 

Charles s’arrêta, tout pâle. Cette question, évidemment, le tourmentait, depuis une heure qu’ils avaient quitté la Bastille, et c’est à peine s’il osait la poser.

 

— Oui, dit vivement le chevalier, par tout ce que j’ai entendu, sûrement, Violetta est vivante…

 

Le jeune duc respira longuement.

 

— Et qu’est-elle devenue ? s’écria-t-il avec cette belle confiance qui lui laissait espérer que Pardaillan allait, par la main, le conduire à sa fiancée.

 

— Ce qu’elle est devenue ? dit Pardaillan, nous allons chercher à le savoir quand vous m’aurez expliqué ce qui vous est arrivé. Mais un mot d’abord : connaissez-vous le sire de Maurevert ?

 

— Je l’ai vu à Orléans quand le duc de Guise y passa.

 

— Bon. Eh bien ! si jamais vous revoyez cet homme, en quelque lieu que ce soit, tâchez de vous emparer de lui…

 

— Un bon coup de dague ou d’épée… Pardaillan, je sais que vous le haïssez.

 

— Non, non ! fit Pardaillan avec un singulier sourire ; ne le frappez pas… et puis, tenez, je crois que Maurevert est à l’abri de tout péril… parce qu’il faut… parce qu’il est juste que je puisse lui dire deux mots avant qu’il ne meure. Mais enfin, si vous le voyez, saisissez-le tout vif, et me l’amenez ; si nous n’avons pas d’ici là retrouvé celle après qui vous courez, Maurevert nous donnera de précieuses indications : il faut que nous retrouvions Maurevert !

 

Charles se demanda ce qu’il pouvait bien y avoir de commun entre Maurevert et Violetta. Pardaillan se garda bien de lui raconter ce que Maurevert lui avait dit dans le cachot, à savoir que lui, Maurevert, était devenu le mari de la petite bohémienne.

 

— Mais, enfin, reprit Charles, expliquez-moi d’abord comment, m’ayant fait donner rendez-vous à Saint-Paul…

 

— À Saint-Paul ?…

 

— Oui ! où vous deviez m’attendre avec le prince Farnèse et maître Claude.

 

— Le prince Farnèse et maître Claude !… Ah ! ah ! s’écria Pardaillan, frappé par ces deux noms qu’avait prononcés Maurevert dans le cachot.

 

— Oui, reprit Charles ; Farnèse, le père de Violetta… et Claude, ce mystérieux inconnu qu’elle semble chérir et vénérer…

 

— Donc, je devais vous attendre à Saint-Paul avec Farnèse et Claude ? Et je vous y ai fait donner rendez-vous ?

 

— Par la dame d’Aubigné, qui m’est venue voir de votre part…

 

Alors, Pardaillan songea à ce que lui avait dit Maurevert ; que Farnèse et Claude étaient enfermés dans le palais de la Cité pour y mourir de faim. Charles raconta la visite qu’il avait reçue et ce qui s’en était suivi jusqu’à la scène nocturne dans Saint-Paul.

 

— Très bien, fit Pardaillan, qui avait écouté attentivement. Maintenant, monseigneur, je vais vous apprendre deux choses : la première, c’est que je n’ai pu vous donner aucun rendez-vous avec Farnèse et maître Claude, puisque je n’ai jamais vu ce Claude, puisque je n’ai pas revu celui qui s’appelle prince Farnèse, depuis l’abbaye de Montmartre, puisque enfin, deux heures après vous avoir quitté, j’étais arrêté à l’auberge de la Devinière !

 

— Oh ! s’écria Charles frémissant, j’ai été joué ! J’ai été attiré dans un traquenard !…

 

— La deuxième, continua Pardaillan, c’est que la dame masquée et déguisée en gentilhomme, la charmante et digne messagère ne s’appelait nullement du nom honorable d’Aubigné…

 

— Et comment s’appelle-t-elle ? fit Charles, frissonnant.

 

— Elle s’appelle Fausta ! répondit tranquillement Pardaillan.

 

— Fausta ?…

 

— Ce nom ne vous dit rien. Patience ! Vous ne tarderez pas à connaître et à apprécier à sa valeur la femme extraordinaire qui s’appelle ainsi…

 

— Mais enfin, est-ce une d’Aubigné ?

 

— Non, c’est une Borgia. Avez-vous entendu parler de Borgia, monseigneur ?

 

— Hélas, Pardaillan, dans ma propre famille, n’y a-t-il pas une femme plus funeste que la célèbre Lucrèce, puisque la mère de Charles IX et d’Henri III s’appelle Catherine de Médicis ?

 

— Oui, certes, la grande Catherine est une scélérate de belle envergure ; et pour ma part j’ai pu admirer de près ce sombre génie des ténèbres. Je dirai même que depuis l’avant-dernière nuit où j’ai reçu dans mon cachot une bienheureuse visite, mon admiration pour Catherine est devenue si violente que je n’aurai plus de repos tant que je n’aurai pas rejoint cette illustre princesse…

 

— Qu’avez-vous donc appris ? Que vous a-t-elle fait ? balbutia Charles qui frissonna.

 

— Elle m’a fait… Mais il ne s’agit pas d’elle. Je voulais vous dire que Catherine de Médicis n’est qu’une écolière auprès de la descendante des Borgia. Prenez garde à Fausta, monseigneur ! Je ne vois pas encore le but où elle tend, bien que j’aie deviné une partie de ses espérances. Mais ce que je comprends très bien, ce qui était encore obscur il y a quelques jours et qui s’éclaire maintenant de la livide lueur de ce nom, l’enlèvement de Violetta par Belgodère, Violetta traînée au supplice comme hérétique, sous le nom d’une fille de Fourcaud, oui, je comprends tout cela ! Car tout cela est l’œuvre de Fausta…

 

— Oh ! en ce cas, malheur à cette femme ! gronda le duc d’Angoulême. Pardaillan, il faut retrouver cette tigresse, et dussé-je l’étrangler de mes mains…

 

— Patience ! Vous ne la retrouverez peut-être que trop tôt ! Prenez garde ! Par la visite qu’elle vous a faite, par ce piège qu’elle vous a tendu et où vous avez donné tête baissée, vous devez comprendre à quelle force vous vous heurtez…

 

— Dussé-je y laisser la vie ! palpita Charles…

 

— Eh ! mordieu, s’il ne s’agissait que de mourir, ce serait vraiment trop facile ! Il ne s’agit pas de mourir : il s’agit de vivre et de rendre la vie à celle que vous aimez…

 

— Oui, oui !…

 

— Et pour cela, je vous l’ai dit, il suffit de mettre la main sur le sire de Maurevert…

 

— Oh ! Pardaillan, ma tête se perd à sonder ces abîmes. Que vient faire Maurevert en tout ceci ?…

 

Pardaillan jeta un regard de pitié sur son compagnon.

 

« Pauvre petit ! songea-t-il. Que dirais-tu si tu savais que ta fiancée est l’épouse de Maurevert !… »

 

— Je dis, reprit-il tout haut, qu’il faut se saisir de Maurevert, parce que Fausta l’emploie à son œuvre de destruction. Par lui nous saurons bien des choses. Maurevert pris, peut-être aurons-nous arraché à la main de Fausta une de ses armes les plus redoutables.

 

— Pourquoi ne pas vous attaquer directement à elle ? Pardaillan, vous ne voyez donc pas que je ne vis plus ?

 

Pardaillan saisit le bras de Charles.

 

— Laissez-moi faire ! dit-il… Je crois vous l’avoir dit : il n’y a d’irréparable que la mort. Violetta est vivante, voilà tout ce qu’il importe de savoir pour l’instant. Quant à Fausta, vous êtes maintenant un de ceux sur qui son regard mortel s’est appesanti. Prenez garde ! Je ne devine pas l’intérêt qu’elle peut avoir à frapper Violetta. Mais n’en doutez pas, si elle sait que vous aimez cette enfant… et elle sait !… elle vous frappera vous-même comme elle a essayé de me frapper, comme elle a frappé ce Farnèse et ce Claude…

 

— Mais elle est donc armée d’une véritable puissance ? dit Charles hors de lui.

 

— Elle est plus reine en France qu’Henri III n’y a jamais été roi ; elle est plus reine à Paris que Guise n’y est roi ! Guise lui obéit. Elle est plus que le chef visible de cette prodigieuse association qui s’appelle la Sainte-Ligue : elle en est l’âme ! Elle a bouleversé le royaume. Elle bouleversera Paris pour vous atteindre, s’il y va de son intérêt… Que sont les poisons des Borgia et des Médicis ! Que sont les poignards des reîtres lorrains ! Des jeux d’enfant auprès des inventions formidables de cette femme ! Elle a son armée à elle ! Elle a sa justice à elle ! Des milliers d’espions sillonnent pour elle la capitale et le royaume. Elle voit tout, elle sait tout. Et pour atteindre ceux qui sont un obstacle à sa marche flamboyante, elle dédaigne le poison, elle dédaigne le poignard… elle emploie des armes plus violentes encore, et ces armes s’appellent : Religion et Justice !… Monseigneur, prenez garde aux juges de Fausta, aux prêtres de Fausta !… Ses prêtres font et défont des mariages ! Ses juges saisissent l’ennemi de Fausta, et le conduisent à la Bastille pour le questionner et jeter ensuite son corps pantelant au gibet ou à l’échafaud !…

 

— Impossible ! Oh ! tout cela n’est qu’un rêve affreux !…

 

— Enfin ! Songez à Henri III chassé de Paris ! Songez au bûcher préparé pour Violetta ! Songez que nous-mêmes, il n’y a pas deux heures que nous sommes hors de la Bastille !… Songez à maître Claude ! Songez au prince Farnèse !

 

— Qui sait ce que sont devenus ces deux infortunés !…

 

— Je le sais, moi… toujours grâce à la bienheureuse visite que j’ai reçue dans mon cachot.

 

— Pardaillan, haleta Charles, il faut délivrer ces deux hommes !… L’un est le père de Violetta… et l’autre… Ah ! je ne comprends pas… Mais Violetta l’aime et le vénère !… Où sont-ils ? Oh ! si vous le savez… ‘

 

— Ils sont là ! dit Pardaillan en désignant une maison à Charles qui s’arrêta, frémissant.

 

Depuis quelques minutes, ils étaient entrés dans la Cité et l’avaient contournée jusqu’à cette pointe qui s’allongeait derrière Notre-Dame. Le jeune duc se vit en présence de hautes murailles noires, lézardées, une façade sombre et muette avec une porte de fer, de rares fenêtres fermées, une apparence de logis abandonné depuis des années, avec ses moisissures verdâtres qui lui donnaient une figure de lépreux…

 

— Oh ! murmura Charles avec une sourde terreur, ni la Bastille, ni le Temple, ni le Châtelet n’ont physionomie aussi repoussante et sinistre !… Pardaillan, quelle infâme prison est-ce là ?…

 

— C’est le palais de Fausta ! dit Pardaillan.

 

Charles eut un mouvement comme pour s’élancer. Le chevalier le saisit par le bras.

 

— Frappez à cette porte de fer ! dit-il froidement, et dans dix minutes nous aurons rejoint Claude et Farnèse qui agonisent de faim derrière ces murs !…

 

— De faim ! balbutia Charles en essuyant son front ruisselant de sueur.

 

— Oui !… Du moins d’après ce que m’a raconté le charmant cavalier qui m’est venu voir…

 

— Et ce cavalier ?…

 

— C’était Maurevert !… Mais cela me rappelle que moi-même, je meurs de faim ! Voici justement, près de la maison où l’on agonise par la faim et la soif, la maison où l’on mange et où l’on boit…

 

Charles jeta les yeux sur l’auberge que lui désignait Pardaillan. Elle était jolie, accorte, avenante et fleurie. Pardaillan se souvenait parfaitement que le soir où il était entré dans le palais de Fausta, une femme évanouie dans ses bras, le soir où il avait eu avec la maîtresse du palais cet entretien qui s’était terminé par une bagarre, il se souvenait, disons-nous, qu’entré par le palais c’était par l’auberge qu’il avait pu fuir. Il y avait donc sûrement communication et probablement accointance morale entre le sinistre palais et la jolie auberge.

 

— Pardaillan ! fit Charles haletant, je n’ai pas faim, moi ! Il faut délivrer ces deux infortunés !…

 

— Eh ! par les cornes du diable, c’est justement pour cela qu’il nous faut aller dîner à l’auberge du… du… voyons l’enseigne… tiens, tiens !… voilà qui me rappelle étrangement…

 

Et Pardaillan, pâle et pensif de ses souvenirs, murmura en frissonnant :

 

— Le Pressoir de fer !… Entrons ! ajouta-t-il brusquement.

 

Et il se dirigea vers le cabaret tenu, au dire de la jolie enseigne qui se balançait en agitant ses grelots, par la Roussotte et Pâquette…

 

Au moment où ils allaient franchir le perron, un crieur public apparut, escorté de quatre pertuisaniers, et sonna de la trompe à trois reprises. Si désert que fût l’endroit, les ruelles voisines dégorgèrent aussitôt un flot respectable de curieux et de commères qui entourèrent le crieur. Sur le perron de l’auberge se montrèrent des femmes, des écoliers, des soldats.

 

— Écoutons, dit Pardaillan. Les crieurs racontent souvent des choses fort curieuses, d’autant que celui-ci est escorté de gardes aux armes de notre bien-aimé duc de Guise…

 

Lorsque le crieur jugea qu’il était environné d’un nombre suffisant d’auditeurs, il se mit non pas à lire, mais à réciter à haute voix un cri qu’il avait sans doute appris par cœur. Il n’en tenait pas moins un parchemin dans les doigts.

 

— Nous, maître Guillaume Guillaumet, crieur patenté de la ville de Paris, par ordre exprès de monseigneur duc régent de cette ville en l’absence de Sa Majesté le roi…

 

— Vive Guise ! Mort à Hérode ! interrompit la foule.

 

— Ordre ci-présent, signé de sa main et scellé de son sceau ducal fassions savoir à tous et toutes présents, les sommant de le répéter à tous et toutes non présents :

 

« Le sire de Pardaillan, ci-devant comte de Margency, est déclaré félon, traître et rebelle aux intérêts de l’Église et de la Sainte-Ligue.

Il est mandé à tout féal serviteur de la foi, ecclésiastique ou laïque, de saisir au corps ledit sire de Pardaillan et de le livrer à l’Official.

Que s’il ne peut être saisi vif, soit livré mort.

Que ledit sire de Pardaillan est de taille moyenne, plutôt grand, large des épaules, portant costume de velours gris et chapeau à plume de coq ; qu’il porte moustache à retroussis et barbiche à la royale, qu’il a le front haut, les yeux clairs, la figure insolente ; et qu’à ces signes on ne peut manquer de le reconnaître, en quelque lieu qu’il se cache.

Faisons en outre connaître, et promettons :

Qu’une somme de cinq mille ducats d’or sera remise à quiconque, ecclésiastique ou laïque, homme ou femme, saisira vif ledit sire de Pardaillan, ou présentera sa tête soit à l’Official, soit au grand prévôt, soit à tout autre officier de justice. »

 

Maître Guillaume Guillaumet souffla une fois dans sa trompe, ce qui signifiait que le cri était terminé. Et cette fois, la foule fut tellement frappée d’admiration par la promesse des cinq mille ducats d’or, une fortune considérable, qu’elle oublia de pousser son ordinaire clameur de : « Vive Henri le Saint ! Vive le pilier de l’Église ! »

 

Le crieur s’éloigna pour recommencer plus loin, suivi d’un grand nombre de gens qui voulaient entendre répéter ce mot magique : « Cinq mille ducats d’or ! » et qui déjà cherchaient dans leur tête le moyen de gagner cette fortune.

 

Dans la salle commune du Pressoir de fer où Pardaillan et Charles entrèrent, le premier très calme, le deuxième bouleversé et livide, on ne s’entretenait que du cri. Les demandes, les réponses se croisaient, et toujours, comme un prestigieux refrain, revenait ce mot qui semblait sonner comme du métal : « Cinq mille ducats d’or ! »…

 

Pardaillan avait tranquillement traversé la salle commune et gagné un cabinet éloigné que le chevalier se rappelait avoir franchi d’un bond le soir de son algarade dans le palais Fausta ; il voulait se rapprocher le plus possible de la porte de communication. Mais où était au juste le passage ?… Il s’assit à une table. Et à la femme qui vint demander ce qu’il fallait servir à ces gentilshommes, il répondit :

 

— À dîner ! Le cri du sieur Guillaumet m’a creusé l’appétit.

 

Dix minutes plus tard, une jolie omelette, dorée à souhait, laissait échapper son fumet parfumé. En quelques bouchées, Pardaillan expédia l’omelette. Puis il attaqua un pâté d’anguilles dont il ne laissa que la terrine. Puis il déclara la guerre à certain poulet que l’hôtesse affirma supérieur aux chapons manceaux. Le tout arrosé de quelques flacons d’un petit vin des coteaux de Saumur pétillant comme du champagne. Sans perdre un coup de dent, Pardaillan grommelait parfois :

 

— Mangez donc, morbleu ! Vous faites là une mine de carême…

 

Charles, en effet, ne suivait l’entrain du robuste dîneur que de fort loin et sans conviction.

 

— Une mine de carême, continuait Pardaillan, à croire que vous avez la conscience bourrelée de remords. N’est-ce pas, mon aimable hôtesse ?

 

L’aimable hôtesse, une grande et forte rousse qui avait dû être fort jolie aux temps déjà lointains de sa jeunesse, venait de déposer sur la table un grand pot en disant :

 

— Ce sont des pêches cuites au vin, au sucre et à la cannelle. C’est délicieux.

 

Pardaillan vida les trois quarts du pot dans son assiette, et, ayant goûté, déclara :

 

— Merveilleux !

 

— C’est moi qui ai inventé cet entremets, dit l’hôtesse dont les grands yeux de brebis s’emplirent de contentement.

 

L’hôtesse, dont le visage exprimait une épaisse bêtise, rougit de plaisir.

 

— Aussi intelligente que jolie, ajouta Pardaillan.

 

L’hôtesse, qui était mûre et ne gardait de son ancienne beauté que ce que les fards pouvaient lui en conserver, l’hôtesse, à ce nouveau compliment, baissa les yeux et fit la révérence. Elle était conquise !

 

— Et comment vous nomme-t-on, ma toute belle ? reprit le chevalier.

 

— La Roussotte, mon gentilhomme, pour vous servir.

 

— Tudieu ! le joli nom… Madame la Roussotte, je vous déclare que votre auberge est la première de Paris. Vin mousseux et capiteux comme l’esprit de M. Dorat, poulets tendres comme des cailles de vigne, pâtés dignes de figurer sur la table de M. de Mayenne, que Dieu garde !… fruits confits à induire un moine au péché mortel de gourmandise…

 

À ce moment, un jeune homme vêtu de noir entra, s’assit à une table voisine. Les yeux pâles de ce jeune homme se fixèrent un instant sur le chevalier, et il tressaillit.

 

— Et, par-dessus le marché, achevait Pardaillan, hôtesse mignonne (une révérence), friponne (une autre révérence), jolie à rendre jalouse Mme de Montpensier, la plus jolie femme de Paris (troisième révérence, soupir, battement des seins ; le jeune homme noir pâlit et son regard devient ardent, puis s’éteint). Madame la Roussotte, je m’installe dans votre auberge et n’en bouge plus tant qu’il y aura un écu dans ma ceinture… Y a-t-il de bons lits chez vous ?

 

La Roussotte s’efforça de rougir ; mais à notre grand regret, nous devons dire qu’elle n’y parvint pas. Avec cette légèreté spéciale de la commère qui cherche à se rappeler ses quinze ans, elle courut au jeune homme noir et silencieux et lui demanda ce qu’il voulait boire.

 

— Du même vin que ces messieurs ! dit l’inconnu.

 

Cependant, Charles contemplait Pardaillan d’un regard navré.

 

— Par la mort-diable ! s’écria Pardaillan en voyant revenir la Roussotte qui venait de servir l’inconnu, on croirait, mon cher compagnon, que vous avez un crime sur la conscience. Vous ne seriez pas plus triste si vous étiez ce Pardaillan dont M. le crieur patenté de la ville de Paris vient de mettre la tête à prix, un joli prix, d’ailleurs. Cinq mille ducats d’or ! Peste !… Je voudrais bien connaître ce Pardaillan !

 

Ici la physionomie de la Roussotte devint grave et elle prononça :

 

— Moi, je le connais…

 

Charles d’Angoulême fit un bond. Pardaillan, sous la table, lui écrasa le pied.

 

— Ah ! ah ! fit-il.

 

— Mais oui, je le connais ! dit la Roussotte.

 

Pardaillan pivota sur sa chaise, s’accouda à la table, regarda l’hôtesse en face, et dit :

 

— Dépeignez-le-moi, j’ai envie de gagner les cinq mille ducats, tiens !…

 

— Je gage dix nobles à la rose[18] que vous le connaissez aussi, dit tranquillement de sa place le jeune homme noir à l’œil pâle.

LI

OÙ PARDAILLAN DÉCOUVRE QUE L’HÔTESSE EST PLUS BELLE QU’ELLE N’EN A L’AIR



Pardaillan loucha vers sa rapière pour s’assurer qu’elle était à portée de sa main, puis vers la porte pour s’assurer qu’il pouvait l’atteindre d’un bond et la fermer, puis enfin vers l’inconnu qui venait de parler ainsi. Mais ce jeune homme avait laissé retomber sa tête sur sa poitrine, et bien loin de paraître vouloir soutenir le pari proposé par lui-même, s’absorbait en une profonde admiration.

 

— Ah çà ! monsieur, dit Pardaillan, mais vous le connaissez donc ?…

 

— Je le connais ! répondit l’inconnu.

 

— Mais moi aussi je le connais, fit à ce moment une voix douce.

 

Et une femme, qui depuis quelques minutes venait d’entrer dans le cabinet, s’avança en souriant et s’appuya au bras de la Roussotte.

 

Pardaillan éclata d’un rire nerveux. Il commença à croire qu’il faisait un mauvais rêve. Quant à Charles d’Angoulême, il avait, sous la table, doucement tiré sa dague, et s’apprêtait à vendre sa vie le plus chèrement possible. En effet, il était évident pour lui que Pardaillan était reconnu. La salle commune était pleine de soldats. Sans aucun doute, la femme qui venait d’entrer les avait prévenus, tout ceci n’était qu’un jeu cruel, et dans quelques instants, l’attaque allait se produire. Charles, sa main crispée sur le manche de sa dague, se tourna à demi vers le jeune homme noir.

 

« Dès que nous sommes attaqués, songea-t-il, celui-ci tombe mort. Mais dans quel guêpier sommes-nous tombés ? »

 

Mais l’inconnu aux yeux pâles semblait plus que jamais méditer, et il paraissait même avoir complètement oublié où il se trouvait. Pardaillan, comme nous l’avons dit, s’était mis à rire.

 

— Ah çà ! reprit-il, mais tout le monde le connaît donc ?…

 

— N’est-ce pas que nous le connaissons, Pâquette ? fit la Roussotte.

 

— Sans doute ! répondit Pâquette.

 

— Eh bien ! comme je vous le disais, dépeignez-le-moi ! dit Pardaillan.

 

— Si c’est pour gagner les cinq mille ducats, fit la Roussotte en secouant la tête, ne comptez pas sur moi !

 

— Ni sur moi ! dit Pâquette.

 

Cette fois l’étonnement de Pardaillan fut au comble.

 

« Par Pilate ! grommela-t-il en lui-même, est-ce que vraiment la tête me tourne ? Est-ce que je rêve ? »

 

— Voyons, ajouta-t-il brusquement, asseyez-vous là toutes deux. Je n’ai nulle envie de gagner les cinq mille ducats d’or. Et la preuve, en voici dix pour vous et dix pour vous…

 

La Roussotte et Pâquette ouvrirent des yeux énormes. Cette générosité inouïe les fit pâlir. Vingt ducats !…

 

— Ramassez donc, morbleu ! fit Pardaillan qui poussa les deux tas d’or. Mais, en revanche, racontez-moi comment vous connaissez le sire de Pardaillan. Une bonne histoire après dîner vaut bien vingt ducats.

 

Les deux hôtesses se poussèrent du coude, s’interrogèrent du regard, puis raflèrent l’or et s’assirent ; Pardaillan était pour elles quelque prince courant la prétantaine, et elles flairèrent une excellente affaire.

 

— Puisque Votre Altesse le désire, fit la Roussotte.

 

— Oui ; Mon Altesse l’exige, même !

 

— Mais nous ne dirons pas comment est fait le sire de Pardaillan…

 

— C’est inutile.

 

— Eh bien, donc, mon gentilhomme, vous n’êtes pas sans avoir remarqué que notre auberge est à l’enseigne du Pressoir de fer ? Eh bien ! C’est en souvenir du chevalier de Pardaillan…

 

— Ah ! ah ! il n’est que chevalier ! s’écria Pardaillan.

 

— Oui ; mais pour le courage et le grand cœur, il mériterait d’être marquis, duc ou même prince, dit la Roussotte. Est-ce vrai, Pâquette ?…

 

— Certes ! fit Pâquette.

 

— La Roussotte ! Pâquette ! murmura Pardaillan en se prenant le front d’une main et en étudiant les deux femmes avec attention. Mais ni leur nom ni leur physionomie n’éveillaient en lui aucun souvenir.

 

— La chose, reprit la Roussotte, se passa dans la nuit du 24 août 1572.

 

— La nuit où on commença à exterminer les damnés huguenots, ajouta Pâquette.

 

Pardaillan tressaillit et devint pâle.

 

— À cette époque-là, nous connaissions une femme qui s’appelait Catho.

 

Dans l’œil de Pardaillan s’alluma une singulière flamme d’attendrissement. La Roussotte continua :

 

— Nous aimions Catho comme une sœur. Et Catho aimait le chevalier de Pardaillan, sans le lui avoir jamais dit. Pour Catho nous nous serions fait tuer. Et Catho se serait fait tuer pour le chevalier. La preuve, c’est qu’elle se fit tuer, comme vous allez voir…

 

— Ah ! Elle se fit tuer ! murmura Pardaillan d’une voix rauque.

 

— Oui, la pauvre fille !… Mais, pour en revenir au chevalier, lui et son père, un vieux que je vois encore, long, sec, maigre, le visage terrible… tous deux, donc, étaient enfermés au Temple et condamnés à un supplice dont vous n’avez pas idée. Il paraît qu’on les avait mis dans une cage de fer dont les parois devaient se rapprocher l’une de l’autre et les écraser.

 

« Le pressoir de fer », murmura en lui-même Pardaillan qui devint livide, et sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête.

 

— Comment Catho apprit-elle la chose ? Nous l’ignorons !… Mais il faut que vous sachiez qu’elle ameuta toutes les ribaudes, depuis la rue Tirchappe et la rue Traînée jusqu’aux Blancs-Manteaux, jusqu’aux Francs-Bourgeois…

 

Pardaillan ferma les yeux. Un profond soupir gonfla sa poitrine. Le présent disparut, s’évanouit comme une ombre ; et ce fut le passé qui, d’ombre évanouie, se fit réalité dans son imagination.

 

Il revécut la terrible scène évoquée par la Roussotte. Il n’y eut plus autour de lui ni auberge, ni fantastique palais de la Cité, ni Fausta, ni Charles d’Angoulême, ni la Roussotte, ni la Pâquette, ni ce jeune homme aux yeux pâles qui écoutait…

 

Il y eut Catho, la rude et tendre Catho, morte en le sauvant. Il y eut son père, l’aventurier des vieux âges, corps de fer, âme d’enfant. Il y eut la grande fournaise de Paris embrasé d’incendies, rouge de sang et de flammes ; il y eut la bataille suprême dans l’hôtel de Montmorency, la mort du vieux sur la butte Montmartre ; et brusquement, de tous ces fantômes évoqués, un seul demeura debout dans sa pensée : le fantôme de Loïse… Loïse vivante et souriante sur les ruines de sa vie. Et il s’aperçut que sa vie s’arrêtait là… là ! à la mort de Loïse…

 

Et cette sensation qu’il était mort, qu’il n’était plus qu’un corps sans âme, une apparence, lui fut si terrible, si poignante, si vraiment affreuse, que pour la première fois il éprouva le découragement final, qu’il se jugea insensé de s’obstiner à vivre et qu’il souhaita la mort.

 

Il rouvrit les yeux. Ces yeux étaient hagards et firent peur aux deux femmes. Il se mit à rire. Ce rire fit frissonner Charles. Et Pardaillan, se tournant vers le jeune homme noir aux yeux pâles, fit d’une voix qui l’étonna lui-même, car lui-même ne reconnaissait pas sa propre voix :

 

— Eh ! monsieur… voulez-vous gagner les cinq mille ducats d’or ?…

 

L’inconnu redressa la tête, s’approcha, s’assit près du chevalier, et répondit :

 

— Non, monsieur, car plutôt que de vous dénoncer et de vous livrer, je me couperais la langue avec les dents, et si mon cœur pouvait concevoir cette trahison, je fouillerais ma poitrine de mes mains pour m’arracher le cœur… m’entendez-vous, monsieur de Pardaillan ?…

 

À ce nom ainsi prononcé, la Roussotte et Pâquette jetèrent un cri. Pâquette courut à la porte et la ferma vivement. Charles, qui s’était levé d’un bond, se rassit alors. Pardaillan passa les deux mains sur son front, comme pour faire fuir cette fantasmagorie mortelle où il venait de s’enliser. Les deux femmes palpitantes le considérèrent, les mains jointes, et murmurèrent :

 

— C’est lui !…

 

Tous ces mouvements et gestes eurent la durée d’un éclair.

 

— Qui êtes-vous, monsieur ? demanda le chevalier. Comment me connaissez-vous ? Et pourquoi, me connaissant, n’obéiriez-vous pas à l’ordre crié ?

 

— Regardez ces deux femmes, monsieur de Pardaillan, répondit l’inconnu. Ce sont des ribaudes, et je ne les offense pas en le disant. Ce sont de pauvres tenancières d’une auberge à écoliers ; cinq mille ducats seraient pour elles la fortune. Pourquoi ai-je lu sur leurs visages qu’elles mourraient plutôt que de trahir Pardaillan ?…

 

— Parce que les ribaudes et les pauvres gens l’aimaient ! dit la Pâquette.

 

— Parce qu’il n’eut jamais un mot de mépris pour la ribaude qui le soir se traîne au long des rues noires, à la recherche d’un peu de pain contre un peu d’amour qu’elle offre, dit la Roussotte.

 

— Parce que maintes fois sa rapière mit en fuite le guet qui emmenait quelque hère à la prison, reprit Pâquette.

 

Et la Roussotte ajouta :

 

— Parce que Catho disait : « Il est l’ami de tout ce qui pleure ; il a un sourire toujours et souvent un écu pour consoler une misère. Il parle rudement aux forts et doucement aux faibles. Sa main est de fer pour nos seigneurs et maîtres qui nous pillent, nous saignent et nous pendent. Sa main est une caresse pour ceux qui vont, la nuit, sans gîte et sans espoir. » Oui, Catho nous dit cela quand elle réunit toutes les pauvres ribaudes, vieilles et jeunes. Et tout ce qui avait souffert se rua sur le Temple pour délivrer l’ami de ceux et de celles qui pleurent… Et maintenant que je vous vois, ô monsieur… comme je suis heureuse d’avoir été de celles qui marchèrent sur le Temple ! Car, vrai Dieu, cela se voit à vos yeux et à votre figure que vous êtes resté l’ami de tout ce qui pleure…

 

Pardaillan regarda la Roussotte. Elle était comme rajeunie et transfigurée. Elle était belle, la ribaude vieillie, de toute la beauté de sa pauvre âme ignorante et simple. Elle pleurait de joie et de douleur.

 

La joie était pour avoir revu ce Pardaillan dont le souvenir les hantait toutes deux, depuis qu’elles avaient associé leurs humbles fortunes, et dont le soir, après le couvre-feu, elles aimaient à se raconter les faits et gestes comme elles se fussent raconté des légendes du temps de la Table ronde. La douleur était pour ce cri qu’elles avaient entendu réciter à maître Guillaumet.

 

Et Pardaillan, voyant ces larmes, fut remué jusqu’au fond du cœur. Un coup de soleil pénétra jusqu’à ce cœur, et, ayant vidé son verre, tout embarrassé, il se mit à rire de son bon rire, ne sachant que répondre à ces ribaudes ; car Pardaillan, qui était plein d’esprit, devenait très bête quand il se trouvait en présence de ces explosions de naïve admiration. En effet, il s’ignorait lui-même.

 

Il saisit donc simplement une main de la Roussotte, une main de Pâquette, et les réunit sous le même baiser très doux et très respectueux, ce dont les deux ribaudes pâlirent d’orgueil, car on ne baisait la main qu’aux rois et aux princesses.

 

— À mon tour ! dit alors le jeune homme noir. Je ne vous trahirai pas, chevalier de Pardaillan, et je tuerai de ma main quiconque vous voudrait livrer, parce qu’un jour, jour de carnage et d’horreur, vous poursuivi, vous traqué, vous qui n’aviez pas une seconde à perdre, vous avez rencontré près du cimetière des Innocents un enfant qui cherchait la tombe de sa mère ; parce que vous avez consolé cet enfant, que vous l’avez pris par la main et conduit sur la tombe ; parce que cet enfant vous a regardé et a juré de ne jamais vous oublier ; parce que je suis cet enfant, monsieur, et que je m’appelle Jacques Clément !…

 

— Jacques Clément ! murmura sourdement le chevalier qui tressaillit à ses souvenirs. Le fils d’Alice de Lux !…

 

— Oui ! fit le moine en se levant, et sa voix devint âpre, rauque, ardente. Le fils d’Alice de Lux que vous avez consolé aussi, que vous avez essayé de sauver ! Alice de Lux dont j’ai su la terrible histoire en confessant une suivante de Catherine de Médicis ! Et puisque vous êtes Pardaillan, puisque vous avez souffert, vous aussi, par la hideuse Médicis, puisque vous connaissez le crime de l’infernale vieille reine, puisque enfin Dieu nous met en présence aujourd’hui, c’est que Dieu veut que je vous console à mon tour ! Écoutez ! écoutez donc, vous que Catherine a fait pleurer ! J’ai condamné Catherine de Médicis au plus effroyable supplice ! Car je connais le seul point vulnérable de ce cœur maudit, et c’est dans son fils, entendez-vous dans son fils bien-aimé, que je la frapperai ! Et en frappant Hérode, ce n’est pas seulement ma mère et vous que je vengerai ! C’est aussi les projets de Dieu que je servirai ! Car c’est Dieu qui m’a envoyé le poignard vengeur !…

 

À ces mots, et avant que Pardaillan eût pu faire un geste, avant que Charles d’Angoulême eut pu se demander si cet inconnu était un illuminé, un fou, Jacques Clément se tourna, vers les deux hôtesses, fit un signe mystérieux de reconnaissance et dit :

 

— Adieu, chevalier de Pardaillan. Suivez votre destinée qui est flamboyante. Moi, je suis la mienne qui est effroyable… Allons, femmes, ouvrez-moi la porte de communication !…

 

Effarées, la Roussotte et Pâquette avaient vu le signe. Elles marchèrent vers le fond de la pièce et disparurent dans une salle voisine, suivies de Jacques Clément. Quelques minutes plus tard, elles rentraient. Pardaillan avait saisi la main de Charles d’Angoulême, tout bouleversé de ce qu’il venait de voir et d’entendre, et avait murmuré :

 

— La porte de communication !… C’est-à-dire le moyen d’arriver jusqu’à Claude et Farnèse… et peut-être jusqu’à Violetta !…

LII

PIPEAU, CROASSE, PICOUIC ET CIE



L’enchaînement des péripéties de ce récit nous oblige maintenant à revenir deux jours en arrière, c’est-à-dire au moment même où Pardaillan, ayant démoli les fortifications qu’il avait élevées à l’intérieur de la Devinière, franchissait le perron et se rendait au duc de Guise. Ce moment, c’était celui où Huguette tombait à genoux et murmurait :

 

— Il faut que je le sauve !…

 

C’était aussi le moment où le sieur Croasse, après son héroïque bataille contre une horloge d’abord et ensuite contre un chien, s’était attablé dans la cuisine de la Devinière, persuadé que ses innombrables ennemis étaient en fuite. Et en effet, le silence qui s’établit dans la rue lorsque le duc fut parti pouvait lui faire croire très justement que le calme était revenu.

 

Les domestiques de l’auberge, mâles et femelles, qui s’étaient précipités dehors pour voir ce qui se passait et n’avaient pu rentrer puisque Pardaillan avait alors tout barricadé, les domestiques, donc, réintégrèrent la Devinière, aussitôt que le chevalier eut été emmené. Leur premier soin fut de s’assurer que la maîtresse de céans n’avait été ni tuée ni blessée par le terrible truand ou huguenot ; ils ne savaient au juste qui venait d’être arrêté.

 

Mais Huguette leur assura qu’elle n’avait eu d’autre mal que la peur. Aussitôt, elle monta à sa chambre et se revêtit de ses atours du dimanche. Huguette avait son idée. Remettant donc son auberge à la garde de ses domestiques, elle sortit sans dire où elle allait, ni à quelle heure elle serait rentrée.

 

Il y eut alors parmi les servantes et garçons force exclamations de pitié à voir le triste état où se trouvait l’auberge. La vaisselle était brisée. Presque tous les meubles étaient déplacés et quelques-uns démolis.

 

La première heure se passa donc à tout remettre en ordre, ou à peu près. Puis les domestiques, s’inquiétant de préparer le dîner du soir, voulurent entrer dans la cuisine. Ils la trouvèrent barricadée. Ils s’empressèrent de repousser les tables et escabeaux que Pardaillan avait entassés là, et étant entrés dans la cuisine, ils virent le gigantesque Croasse qui, ses longues jambes allongées, le dos appuyé à la cloison, digérait sa victoire et son dîner.

 

— Qui êtes-vous ? demanda le maître-coq.

 

— Et que faites-vous céans ? ajouta le sommelier.

 

— Et comment y êtes-vous entré ? reprit la laveuse de vaisselle, les poings sur les hanches.

 

Ces trois questions menaçantes furent appuyées par une attitude plus menaçante encore, et Croasse constata avec un frémissement de douleur qu’il avait devant lui une lardoire, une broche, et plusieurs balais levés en une position qui ne pouvait lui laisser aucun doute sur l’usage qui allait être fait de ces ustensiles. En même temps le maître-coq, chef naturel de la bande, fit un pas en avant.

 

Croasse se redressa tout d’une pièce, et l’apparition de ce corps tout fluet, mais dont le front touchait presque aux jambons pendus aux solives du plafond, amena un soudain recul de stupeur dans l’armée envahissante. Ce recul donna à Croasse une haute idée de la terreur qu’il inspirait et lui rappela qu’il était brave.

 

— Maroufles ! dit-il, oseriez-vous bien porter la main sur l’homme qui a gagné trois batailles !

 

Ces paroles n’intimidèrent nullement les assaillants. Mais la voix, le son de la voix, cette voix extraordinaire dont la nature avait doté l’ancien chantre et qui lui avait valu le nom aussi glorieux que métaphorique de Croasse, cette voix produisit dans la troupe un effet bizarre. La laveuse demeura bouche bée. Le sommelier, stupéfait, recula. Les servantes éclatèrent d’un rire fou. Croasse voulut achever de frapper l’ennemi d’un salutaire effroi.

 

— Ne savez-vous pas, ajouta-t-il, que j’ai mis en fuite des adversaires autrement redoutables que vous, et que j’en ai nettoyé votre auberge, et que notamment j’ai jeté par la fenêtre tous ceux qui se trouvaient dans la chambre, là-haut !…

 

— Ah ! ah ! c’est donc vous qui avez précipité dans la rue tout ce qu’il y avait dans la chambre ? s’écria le maître-coq.

 

— C’est moi ! dit modestement Croasse.

 

— C’est toi, truand ! C’est toi qui as précipité bahut, tables, fauteuils, horloge ! À la rescousse ! Au pillard ! Au truand !

 

— Quel bahut ? quelle horloge ? vociféra Croasse.

 

Mais déjà on ne l’écoutait plus. Pour toute réponse, il reçut sur les épaules et sur les bras quelques coups de manche à balai appliqués d’abord avec une certaine hésitation.

 

Croasse eut le sourire amer de l’homme qui renonce à la lutte contre la mauvaise chance. Mais comme les coups qu’il parait de son mieux se faisaient plus rudes, ce sourire se changea en grimace, et cette grimace devint aussitôt un hurlement de douleur. Voyant que le pauvre diable, pour toute défense, se contentait d’agiter ses grands bras et de proférer des malédictions, la troupe, d’abord timide, devint brave, puis enragée ; Croasse se mit à bondir, piqué ici d’une pointe de lardoire, assommé là d’un coup d’escabeau, recevant enfin une de ces abominables raclées que le destin lui avait assignées pour sa part dans l’existence. Enfin, ayant aperçu la porte ouverte, il se rua dans la grande salle, où toute la meute hurlante et gesticulante s’engouffra comme un ouragan. Mais déjà Croasse avait bondi sur le perron dans la rue, et il détalait avec une rapidité qui, grâce à ses immenses jambes, rendait toute concurrence impossible.

 

Lorsque, après deux heures de course, de détours et de contremarches, il s’arrêta enfin, épuisé, endolori, dolent et misérable, il vit qu’il faisait presque nuit. Il s’accota sous un auvent, et se voyant seul au monde, pauvre, sans une obole, les bras et les reins moulus, il pleura.

 

« Ah ! maudite bravoure ! songea-t-il, que maudite soit l’heure où j’ai appris que je suis brave ! J’étais si tranquille quand je me croyais poltron !… Que faire maintenant ? Que devenir ?… »

 

Ayant ainsi proféré des plaintes légitimes, Croasse aperçut tout à coup à ses pieds un chien qui haletait en tirant une langue longue d’un pied. Croasse frémit. Car il reconnut ce chien !… C’était celui de l’auberge !… Mais comme le chien ne paraissait pas disposé à le mordre, il se baissa et le flatta : le chien remercia en remuant ce qui lui restait de queue. Ce chien, c’était en effet Pipeau.

 

Pipeau avait quitté la Devinière à la suite de Croasse et avait galopé sur ses talons. Pipeau était en effet un chien très raisonneur. Or, dans la raclée qui avait été administrée à l’infortuné Croasse, maint coup de manche à balai s’était égaré sur l’échine du chien. Et cela d’autant mieux que l’une des servantes qu’il avait mordue un jour, lui avait gardé une rancune féroce et avait profité de la bagarre pour se venger avec usure.

 

Pipeau, donc, s’était dit avec quelque apparence de raison que sa maîtresse étant disparue, tous ces bruits qu’il avait entendus dans la rue et dans l’auberge signifiant sans doute une catastrophe, les coups qu’il recevait étant probablement un congé en bonne et due forme, l’existence dans la Devinière allait devenir pour lui un véritable enfer. Il avait fui. Et naturellement, il s’était attaché aux pas de cet homme qui fuyait comme lui.

 

Croasse, ayant jugé que l’ennemi était dépisté, se remit en route. Le chien se leva et suivit, tête basse. Où allait Croasse ? Vers quels quartiers dirigeait-il ses pas ? Était-ce dans la Ville, ou bien dans la Cité, ou bien dans l’Université qu’il allait chercher la pâtée et le gîte ?… Croasse ne savait pas ! Croasse allait au hasard !…

 

Croasse et Pipeau passèrent quelques heures de désolation. Parfois, ils étaient arrêtés au détour d’une ruelle par quelque truand qui leur demandait la bourse ou la vie, puis, ayant constaté leur misère, les laissait partir. D’autres fois, c’était une patrouille du guet qui passait, précédée d’un falot. De terreur en terreur, de fuite en fuite, de tour en détour, Croasse, vers deux heures du matin, avisa une grande porte devant laquelle il lui sembla qu’il pourrait essayer de dormir. Cela formait un demi-cercle rentrant, au fond duquel il serait à l’abri. Il s’y dirigea donc, en tâtonnant, car les ténèbres étaient profondes.

 

Soudain, Pipeau grogna, et Craosse sentit qu’on saisissait son bras étendu en avant. En même temps, pour la troisième ou quatrième fois depuis le commencement de la nuit, il entendit ces mots qui le faisaient frissonner :

 

— La bourse ou la vie !…

 

— Hélas ! mon bon seigneur, mon digne truand, de bourse, je n’en ai jamais eu, et quant à ma vie, elle vaut si peu que moi-même je n’en donnerais pas un liard !…

 

— Croasse ! exclama la voix.

 

— Picouic ! s’écria alors Croasse en reconnaissant son compagnon au son de cette voix.

 

Picouic lâcha le bras de Croasse et grommela :

 

— Voilà bien ma chance ! Voici quatre heures que je guette, et quand je vois enfin venir un bourgeois, quand je crois que je vais enfin gagner ne fût-ce qu’un écu pelé, galeux, il se trouve que mon bourgeois, c’est Croasse !… Ah çà ! que fais-tu par les rues à cette heure de la nuit ?

 

— Et toi ? fit Croasse rassuré, tout heureux de rencontrer un compagnon de misère.

 

— Moi, je cherche aventure. Mais il faut que le diable s’en soit mêlé. Car depuis l’arrestation du chevalier de Pardaillan…

 

— Quoi ! ce malheureux seigneur est donc arrêté ?…

 

— Je l’ai vu emmener par les gardes du duc de Guise.

 

— Ah ! si j’avais été là !…

 

— La chose s’est passée devant l’auberge de la Devinière où nous fîmes ce repas exorbitant dont je me souviendrai cent ans et dont le souvenir est, pour l’heure, mon unique consolation !…

 

— Ah ! si j’avais été là !… répéta Croasse avec un magnifique aplomb.

 

— Voyant cela, reprit le sieur Picouic, je me suis dit qu’on m’arrêterait aussi peut-être. J’ai donc attendu la nuit et me suis dirigé vers ce charmant hôtel de la rue des Barrés où nous eûmes plus d’une franche lippée.

 

— Tiens ! fit Croasse en se frappant le front. Je n’y songeais pas !… Allons-y !… Courons-y !…

 

— Attends ! J’ai trouvé dans la rue des Barrés et les rues avoisinantes des troupes d’hommes armés jusqu’aux dents, et j’ai compris qu’on allait arrêter aussi le compagnon du chevalier, M. le duc d’Angoulême… Alors, voyant que j’étais sans maître et sans gîte, je me suis tiré de ce guêpier comme j’ai pu, et je me suis rappelé notre ancien métier…

 

— De chantre ? fit Croasse étonné.

 

— Non : de franc-bourgeois. Mais, par les boyaux du diable, je n’ai trouvé personne à me mettre sous la dent, si ce n’est toi ! En sorte que j’enrage de faim, de soif et de fatigue.

 

— Qu’allons-nous devenir ? fit Croasse en s’asseyant sur le pavé.

 

— Il nous reste une ressource. C’est de reprendre notre troisième métier, celui de bateleur.

 

— Tiens, mais c’est vrai ! Nous avons encore un métier !… nous sommes sauvés !

 

Picouic garda le silence. Il est évident qu’il éprouvait quelque défiance pour le rendement de ce métier qui réjouissait si fort son compagnon. Et tandis que Croasse, après s’être assis, finissait par s’allonger et s’endormait, Picouic, l’oreille aux aguets, continuait à invoquer la fortune. La fortune fut sourde : aucun porteur de bourse ne se présenta. Si bien que le digne Picouic finit par s’allonger, lui aussi, et par chercher dans le sommeil l’oubli de sa faim. Seulement, avant de s’endormir, il frôla de la main Pipeau couché près de Croasse et murmura :

 

— Tiens ! un chien ! Mais cela fait une vraie troupe !

 

Bientôt, ce coin de rue dans le fond de Paris abrita le sommeil de ces trois misères unies.

 

Picouic et Croasse dormirent donc d’un lourd sommeil le reste de la nuit, et nous ne croyons pas nous avancer en affirmant que ce fut Pipeau qui eut le sommeil traversé par le plus de réflexions. Quoi qu’il en soit, Picouic et Croasse se réveillèrent vers cinq heures du matin. Le chien déjà réveillé depuis longtemps cherchait sa nourriture dans le ruisseau chargé d’emporter les détritus des ménages.

 

Ils se mirent en route et, au bout d’une trentaine de pas, débouchèrent devant le couvent des carmélites, c’est-à-dire qu’ils se trouvaient aux confins de Paris.

 

— Rebroussons par la rue Saint-Martin, dit Croasse.

 

— Un instant ! Si je ne m’abuse, nous allons trouver peut-être à déjeuner… Voyons, voici bien le cimetière Saint-Nicolas et le porche des dames carmélites. Il me semble qu’autrefois, quand j’étais chantre, je venais assez souvent rôder par ici et que derrière ces bâtiments, je trouvais des fruits pour ma soif et pour ma faim.

 

Picouic avait raison. Entre Saint-Martin et Saint-Nicolas-des-Champs d’une part, et le Temple de l’autre, se trouvait un vaste terrain (c’est-à-dire à peu près l’espace compris aujourd’hui entre la place de la République et les Arts et Métiers). Les ruelles qui semblaient n’être là que le prolongement de Paris, débouchaient sur ce terrain qu’on appelait les cultures Saint-Martin. Là, des maraîchers faisaient pousser force légumes. On y semait aussi du blé, de même que dans les cultures du Temple et les cultures Saint-Gervais, lesquelles suivaient la ligne actuelle des boulevards allant de la place de la République à la place de la Bastille.

 

Là, donc, dans ces cultures Saint-Martin, poussaient aussi à loisir quelques vignes, des pruniers et de nombreux pommiers. C’est vers ces vignes et ces arbres fruitiers que se tendait le nez pointu de Picouic, et que s’ouvrait la large bouche de Croasse. Ayant escaladé une haie, ils se mirent à chercher le déjeuner attendu. Il y avait du raisin, mais il n’était pas mûr. En revanche, les prunes ne demandaient qu’à être cueillies. Picouic en remplit son bonnet, s’assit dans l’herbe humide de rosée, et se mit à dévorer.

 

— Bien nous prend de ne pas avoir besoin d’échelle, dit Croasse qui, en effet, n’avait qu’à allonger le bras.

 

Une fois qu’ils eurent par ce moyen primitif apaisé ou à peu près leur faim et leur soif :

 

— Détalons, compère, dit Picouic. Car voici le plein jour, et nous ne tarderions pas à être surpris par les croquants qui étrillent dur quand ils s’en mêlent.

 

Une heure plus tard, comme il faisait grand jour, que toutes les boutiques étaient ouvertes, et que les rues retentissaient des mille cris de marchands, coutume qui s’est perpétuée à travers les âges, les deux hères se trouvaient sur la place de Grève qui était la place populaire par excellence, toujours animée, soit par quelque marché, soit par quelque spectacle de baladins ou de pendaison.

 

Il y avait foule comme d’habitude sur la place, foule d’autant plus nombreuse que les Parisiens, inquiets de leur audace, inquiets de savoir ce qu’allait enfin décider leur idole, le grand Henri de Guise, ne tenaient pas en place dans leur logis. De plus, il y avait dans l’Hôtel de Ville réunion permanente des nouveaux échevins qui venaient d’être désignés à l’élection. Croasse fut réjoui par la vue de ce nombreux populaire et s’écria :

 

— Aujourd’hui, mon compère, nous allons remplir notre escarcelle.

 

Mais Picouic remua tristement le bout de son nez pointu, ce qui voulait dire qu’il se défiait des bonnes dispositions d’une foule, qu’une bonne grillade de parpaillots eût réjouie plutôt que le spectacle de deux pauvres baladins… Pourtant, il n’en essaya pas moins d’attirer la bienveillante attention des bourgeois, et mettant ses deux mains autour de sa bouche, il imita une fanfare de trompettes, talent qu’il avait longuement cultivé et dans lequel il excellait. Cependant, Croasse entonnait à pleins poumons une chanson guisarde où Henri III était traité de la belle façon et qui, faisant allusion à la manie qu’avait le roi de processionner à tout propos, commençait par ce quatrain :

 

Après avoir pillé la France

Et tout son peuple dépouillé,

N’est-ce pas belle pénitence

De se couvrir d’un sac mouillé ?

 

Grâce au talent de Picouic ou à l’étrange voix de Croasse, ou grâce à la cacophonie qui résultait de ces deux voies unies, un cercle se forma aussitôt autour des deux hères. Leur maigreur, l’exorbitante longueur de leurs grands corps étaient déjà un spectacle, et comme, d’ailleurs, la chanson de Croasse était parfaitement orthodoxe, il n’en fallut pas davantage pour exciter la curiosité des badauds.

 

— Bourgeoises, demoiselles, marquis et princes, s’écria alors Picouic de sa voix de fausset, j’arrive en droite ligne du royaume des Turcs et des Maures, et je me rends tout de ce pas chez Sa Majesté le roi des Espagnes qui m’attend ainsi que toute sa cour ! À la demande universelle des Parisiens, j’ai consenti à m’arrêter un jour dans cette illustre ville ! (Ici, un coup de trompette parfaitement imité.) Et pourquoi, me direz-vous, t’es-tu arrêté, toi qui parles, dans notre illustre ville de Paris ? D’abord, vous répondrai-je, pour avoir l’honneur de contempler de près le grand homme dont la renommée est parvenue jusqu’au fond des déserts où je vivais ! Ayant ainsi parlé, ai-je besoin de nommer Son Altesse le duc de Guise ? (Coup de trompette et acclamation des badauds.) Ensuite, ayant rempli ce devoir, pour vous montrer un être fabuleux, dont nul ne soupçonnait l’existence avant que je l’eusse découvert au fond des déserts de l’Arabie ! Cet être ressemble à un homme ! Il a un nez, des yeux, une bouche, comme père et mère, mais ne vous y fiez pas ! C’est un animal d’espèce inconnue que je vous présente ici ! (Picouic saisit Croasse effaré par le cou.) Cet animal, nobles demoiselles et magnifiques bourgeois, possède une incomparable qualité ! (Coup de trompette.) Il ne mange ni pain, ni viande, ni poulet, ni poire tapée, ni fruit d’aucune sorte, ni quoi que ce soit de la nourriture humaine ! Il ne mange même pas du parpaillot ! (Rires et applaudissements.) Mais alors, me direz-vous, de quoi se nourrit-il, ton animal arabique ? Vous allez le savoir ! Vous allez le voir ! Car c’est l’heure de son déjeuner ! Son déjeuner, demoiselles et bourgeois, se compose uniquement de cailloux qu’il ne fait même pas cuire !… (Frémissement de curiosité.) Et pour son dîner, il ne veut absolument avaler que des sabres tout crus ; sabres, rapières, épées, hallebardes, tout lui est bon, pourvu que ce soit de l’acier !… (Triple coup de trompette.) Et pour assister à ce déjeuner incroyable de cet animal unique au monde, qu’en coûte-t-il ? Un noble, direz-vous ? Non ! Un ducat ? Pas même ! Non, pas même une pistole, ni même un écu, ni même une livre, ni même un sou parisis ! Il n’en coûtera à chacun de vous qu’un simple liard ou une obole au choix ! On commence !…

 

Un bourgeois ramassa deux ou trois cailloux et les tendit à Picouic en disant :

 

— Voilà le déjeuner de l’animal.

 

Picouic prit les cailloux, saisit Croasse par la nuque et lui présentant un caillou.

 

— Attention ! cria-t-il.

 

— Mais ce ne sont pas nos cailloux ! gémit l’infortuné Croasse.

 

— Avale, ou nous sommes perdus ! répondit Picouic à voix basse.

 

Et il présenta à la bouche de l’animal une pierre grosse comme une pomme.

 

— Avale ! vociféra-t-il.

 

— Eh bien ! il ne mange pas, l’animal ? cria la foule en riant.

 

Croasse fermait la bouche, serrait les lèvres, se débattait éperdument. En effet, ces cailloux naturels n’avaient rien de commun avec les cailloux en baudruche que Belgodère lui faisait jadis avaler. Finalement, la foule se mit à huer. Croasse eut une inspiration de génie et hurla :

 

— Je n’ai pas faim !…

 

— Il fallait le dire ! s’écria Picouic. Ah ! le goinfre ! Cela ne m’étonne pas qu’il n’ait pas faim ! On ne trouverait pas un seul caillou sur la route d’Orléans que nous avons suivie cette nuit ! Il a tout mangé !… Demoiselles ! messeigneurs ! ne vous en allez pas, de grâce ! Nous allons vous montrer…

 

Mais les badauds, furieux de ne pas avoir assisté au déjeuner de cailloux, se mettaient à en ramasser, et les deux infortunés furent menacés d’être lapidés. Un garde s’écria :

 

— Je vais lui faire avaler ma rapière !…

 

Il y eut une terrible bousculade. Croasse, plus mort que vif, se mit à fuir, suivi de Picouic, lequel était suivi du chien qui aboyait. En quelques instants, tous trois avaient disparu de la place de Grève. Ils se retrouvèrent dans un coin du port au blé, sur le bord de l’eau, assis l’un devant l’autre et s’accusant mutuellement de leur infortune.

 

Picouic comprit, mais un peu tard, que sans les ustensiles nécessaires : faux cailloux, sabres s’emboîtant, il était impossible de gagner de l’argent en donnant le spectacle.

 

Ils essayèrent d’en gagner en mendiant. À cet effet, Picouic tira de ses poches un ulcère, une plaie saignante et deux yeux d’aveugle. Malheureusement, l’ulcère et la plaie saignante étaient fort abîmés depuis le temps où le prévoyant Picouic les avait mis dans sa poche. Les deux yeux d’aveugle étaient en bon état.

 

— Eh bien, fit-il, tu seras aveugle et moi manchot…

 

Là-dessus, s’étant retirés dans un coin solitaire, les deux hères se transformèrent, Croasse en aveugle et Picouic en manchot. Pour cela, Croasse n’eut qu’à s’appliquer sous les arcades sourcilières deux morceaux de taffetas artistement découpés, percés de trous pour permettre à l’aveugle d’y voir clair, enduits à leur face interne d’un peu de glu et peints sur leur face externe de façon à imiter deux yeux blancs, sans regard. On était, avec cela, hideusement aveugle.

 

Yeux, ulcère et plaie. Picouic avait acheté ces simulacres jadis, dans une boutique très achalandée de la rue Trouse-Vache.

 

Croasse attacha au cou de Pipeau une ficelle dont il garda l’extrémité dans sa main. Quant à Picouic, ayant replié son bras gauche sous le pourpoint, par un système de ligature qu’il avait longtemps étudié et perfectionné pour son usage personnel, il devint un manchot des plus présentables. Nos deux compères ainsi troussés se mirent à vaguer par les rues, à petits pas, Croasse l’aveugle s’appuyant au bras de Picouic le manchot, et Pipeau ennuyé, bâillant et mortifié, tirant sur la ficelle.

 

Tous les dix pas, Picouic s’arrêtait, et d’une voix dolente, implorait en ces termes la charité publique :

 

— Pitié, miséricorde et charité, pour mon pauvre compagnon d’armes aveuglé par un coup d’arquebuse en plein visage à la bataille de Vimory[19] en combattant près du grand Henri de Guise ! Charité pour moi-même à qui un infâme parpaillot de Navarre trancha le bras d’un coup d’estramaçon à la bataille de Coutras[20] !

 

— Tu me fends le cœur ! disait Croasse qui, avec son imagination dénivelée et déréglée, en arrivait rapidement à croire qu’il s’était battu à Vimory.

 

— Hélas ! glapissait Picouic, faudra-t-il que deux fidèles soutiens, deux braves soldats du grand Henri en soient réduits à mourir de faim ! Devrai-je manger le bras qui me reste ?

 

Croasse pleurait. Picouic poussait des cris à croire que tous les mendiants de la ville le suivaient en bande. Mais soit que les gens fussent trop inquiets de leur propre sort en ces journées de trouble et d’angoisse, soit qu’ils fussent habitués à de nombreux spectacles de ce genre, ils faisaient la sourde oreille.

 

À midi, les deux infortunés hercules de Belgodère n’avaient encore récolté que quelques « Allez en paix !… », nourriture peu substantielle. Vers le soir seulement, à demi morts de faim, épuisés de fatigue, et alors que le désespoir commençait à leur faire tourner la tête, ils eurent coup sur coup trois oboles, deux liards, un pain d’orge et deux oignons crus. Les trois oboles et les deux liards assuraient tant bien que mal le déjeuner du lendemain matin. Les oignons et le pain furent dévorés avec délices. Mais lorsque ce repas fut terminé au pied de la borne contre laquelle ils s’étaient assis, ils s’aperçurent qu’ils n’étaient plus que deux : Pipeau avait filé !…

 

— L’ingrat ! dit Croasse en songeant avec un soupir à la moitié de poulet qu’il avait superbement octroyée la veille au chien.

 

La journée du lendemain fut pour les deux gueux aussi néfaste que celle qui venait de s’écouler. Au bout de trois jours de cette existence, Picouic comprit qu’il était sous le coup de quelque horrible fatalité et qu’il était destiné à mourir de faim. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Quant à Croasse, il semblait s’être allongé encore d’un bon pied.

 

Le soir du quatrième jour, ayant erré, imploré, ayant essayé vainement de donner un spectacle de lutte, plus vainement encore tenté de dévaliser un étalage, les deux hères, fourbus, harassés, n’en pouvant plus de misère et de désespoir, parvinrent près de la porte Montmartre, au moment où elle allait se fermer, et, comme Paris leur faisait horreur, ils sortirent dans la campagne, s’assirent au pied d’un chêne et pleurèrent. Ou, du moins, Croasse pleura pour deux. Son immense corps réduit à l’état de loque s’allongeait au pied de l’arbre et, tandis que ses mains osseuses fourrageaient dans l’herbe, il laissait couler de grosses larmes sur ses joues creuses.

 

Quant à Picouic, ses lèvres minces serrées, il remuait tristement le bout de son nez pointu, tandis que ses petits yeux durs et fixes cherchaient, cherchaient toujours.

 

— Un gland, fit-il tout à coup.

 

— Deux, trois, dix glands, dit Croasse ranimé.

 

Il y avait en effet pleine glandée sous le chêne. Ils se mirent à dévorer !…

 

— Cela ressemble à des noisettes, disait Croasse.

 

— Après tout, disait Picouic, c’est avec des glands qu’on nourrit les pourceaux. Or, qu’y a-t-il au monde de plus gras et de santé plus florissante qu’un pourceau ?

 

— N’importe ! Il est bien triste que des gens comme nous se nourrissent de glands, reprenait Croasse tout en mastiquant avec frénésie.

 

— Tu fus toujours trop délicat. À partir d’aujourd’hui, je ne veux plus manger que des glands, ripostait Picouic.

 

— Le fait est que je suis délicat, moi.

 

La faim aux dents aiguës finit par laisser quelque répit aux deux hères. Leur cerveau put se remettre à parler, dès lors que leur estomac commença à se taire. Et Picouic, désignant à son compagnon les hauteurs de Montmartre, s’écria :

 

— Dire que nous étions si heureux, il y a si peu de temps encore ! Qui nous eût dit que la famine allait bientôt nous talonner, le jour où, ayant trouvé des maîtres généreux et riches, nous les escortions gaiement vers l’abbaye de Montmartre !…

 

Croasse, à ce mot, se redressa, et s’appliqua sur le crâne un maître coup de poing.

 

— L’abbaye de Montmartre ! rugit-il… Et je n’y ai pas songé !…

 

— Eh bien, oui, l’abbaye des bénédictines ! Et après ?

 

— Après ? Il y a que nous sommes sauvés !…

 

— Pauvre Croasse ! La faim t’a tourné la cervelle. Tu n’es pas le premier. J’ai vu maintes fois des gens qui, pour avoir jeûné, se mettaient à dire des extravagances.

 

— Je ne suis pas fou, Picouic ! Je dis que nous sommes sauvés, parce que dans l’abbaye de Montmartre il y a Philomène ! Comprends-tu ?…

 

— Que trop, hélas !… Tu délires !

 

— Non, de par saint Benoît ! mugit Croasse. Sais-tu ce que c’est que Philomène ?… Philomène !… Ah ! Philomène !…

 

Picouic, d’un coup d’œil, s’assura qu’il pourrait grimper au chêne, dans le cas où son ami deviendrait furieux.

 

— Philomène ! continua Croasse, c’est une gaillarde, une rusée, une belle et forte fille, très capable de sustenter deux hommes comme nous, et de leur fournir le gîte, le boire et le manger !… Viens ; allons trouver Philomène !…

 

— Et pourquoi, par les tripes du diable ! Philomène nous donnerait-elle la niche et la pâtée ? s’écria Picouic.

 

Croasse se redressa et laissa tomber ces mots :

 

— Parce qu’elle m’aime !…

 

Ayant dit, il se mit en route, à grandes enjambées, vers le pied de la colline.

 

« Ne le contrarions pas ! » songea Picouic qui rejoignit son compagnon.

 

Une demi-heure plus tard, les deux compères arrivaient ensemble à l’abbaye des bénédictines et, ayant contourné l’enceinte, s’arrêtaient devant la brèche par où, déjà, ils étaient entrés…

LIII

LE PALAIS FAUSTA



Nous laisserons ces deux compagnons d’infortune pénétrer ensemble dans l’abbaye, où ils espèrent trouver le vivre et le couvert grâce à la passion et à l’admiration que Croasse prétend avoir inspirées à une vieille sœur bénédictine appelée Philomène, et nous reviendrons à l’auberge du Pressoir de fer, au moment où le moine Jacques Clément venait de faire à la Roussotte et à Pâquette un signe de reconnaissance, en leur disant :

 

— Allons, conduisez-moi à la porte de communication !

 

Les deux hôtesses s’empressèrent d’obéir. Elles introduisirent le jeune homme dans une grande salle ornée de meubles luxueux, et aménagée avec une somptuosité que rien ne laissait prévoir dans l’accorte, mais pauvre auberge. Cette salle, Jacques Clément la reconnut.

 

Il frémit en se rappelant l’orgie à laquelle il avait été attiré. Cette fois, il ne s’agissait pas d’orgie ! Il s’agissait pour lui d’aller prendre les ordres de Dieu pour le grand acte qui se préparait.

 

Jacques Clément eût pu s’étonner. C’était la deuxième fois qu’il venait à l’auberge du Pressoir de fer. La première, il y avait été attiré pour une orgie ; la deuxième, qui était celle-ci, il y était envoyé par la duchesse de Montpensier pour discuter du suprême intérêt de la religion. Le moine eût donc pu s’étonner que cette auberge servît à des fins si diverses. Mais Jacques Clément ne pensait pas, c’était une force en marche.

 

Dans la salle aux orgies, il dut répéter le signe de reconnaissance.

 

— Est-ce tout ? demanda la Roussotte.

 

— C’est tout pour avoir le droit de venir jusqu’ici, dit le moine, mais comme je veux aller plus loin, regardez…

 

Et il traça en l’air, du bout du doigt, une sorte de triangle. C’était le deuxième signe qui permettait d’« aller plus loin ».

 

Alors la Roussotte, soulevant une tapisserie, découvrit une porte en disant :

 

— C’est ici. Vous savez comme il faut frapper ?

 

— Je sais, dit le moine.

 

Les deux hôtesses disparurent de la salle, et Jacques Clément frappa d’une façon spéciale à la porte qui lui avait été indiquée. Comme s’il eût été attendu, cette porte s’ouvrit aussitôt. Jacques Clément entra, et se vit alors dans une pièce éclairée par la lumière d’une lampe, bien qu’il fît grand jour au-dehors. C’est que sans doute la lumière du jour n’arrivait pas jusque-là. Une femme vêtue de blanc, assise dans un grand fauteuil, presque dans l’ombre, lui fit signe d’approcher.

 

— Vous êtes messire Jacques Clément ? demanda-t-elle.

 

— Oui, madame. Je suis celui que vous dites.

 

— Vous dites bien : Jacques Clément, du couvent des jacobins ?

 

— Oui, madame. Et si j’ai pris l’habit cavalier pour venir ici, c’est que cela m’a été recommandé par mon vénérable abbé-prieur.

 

— Le Révérend Bourgoing ?

 

— Oui, madame.

 

— Et vous savez qui je suis, moi ?

 

— Je présume que vous êtes celle qu’on nomme princesse Fausta !

 

— En effet… dit la Fausta de ce ton de simplicité qu’elle prenait pour ne pas effrayer les gens de prime abord.

 

— Mon Révérend prieur, le très vénérable Bourgoing, m’a dit que je pouvais avoir confiance en vous, reprit Jacques Clément.

 

— En effet, reprit Fausta avec une grande douceur, vous pouvez avoir confiance en moi…

 

— Voici donc ce qui m’amène, madame…

 

Le moine leva les yeux sur Fausta, comme s’il eût eu quelque dernière hésitation.

 

— Parlez sans crainte, dit Fausta d’un ton de commandement et de persuasion qui fit frémir le jeune homme.

 

— Oui, dit-il, sans se rendre compte de cette exaltation soudaine qui s’emparait de lui, oui, je comprends, je sens, je vois que je puis parler sans crainte… Eh bien, madame, mon cœur a conçu un terrible projet. Ce projet, je l’exécuterai même si je dois être damné. Mais j’ai demandé au Révérend Père Bourgoing de m’accorder la sainte absolution, et il m’a répondu que pour un cas aussi grave, il n’y avait qu’une personne au monde capable de donner l’absolution… j’entends l’absolution d’avance.

 

— Et cette personne, demanda Fausta.

 

— Le Révérend abbé m’a assuré que vous pourriez me conduire auprès d’elle afin qu’elle puisse m’entendre sous le sceau de la confession.

 

— Parlez donc, sire moine, dit tranquillement Fausta. Car vous êtes devant celle dont vous a parlé votre abbé, celle qui peut vous absoudre.

 

À ces mots, Fausta se redressa dans son fauteuil. Il n’y eut qu’un imperceptible changement dans son attitude, un pli de robe arrangé, la taille plus droite, la tête plus roide, la main portant l’anneau placée sur le genou. Cela suffit pour rendre Fausta méconnaissable.

 

Ce n’était plus une femme… C’était un être mystérieux, à qui il plaisait de se montrer femme, mais qui tout à l’heure peut-être serait prince, reître ou prêtre.

 

Jacques Clément, depuis la nuit dans la chapelle des jacobins, vivait dans une sorte d’éréthisme sentimental, ou plutôt dans une crise de folie spéciale. Très raisonnable et même capable de beaux sentiments, comme on l’a vu par sa rencontre avec Pardaillan, d’esprit sombre, mais très lucide, son imagination le transportait dans une vie à part dès qu’il était question de cette vision et de ce qui s’y rattachait… c’est-à-dire le meurtre projeté d’Henri de Valois.

 

Il lui semblait alors entendre des voix surhumaines et apercevoir des êtres fantastiques au milieu desquels il se mouvait à l’aise, comme si le domaine du fantastique eût été désormais la seule réalité réelle. Tout le reste, Paris, le monde, la religion devenait irréel. Ce qui était vrai seulement, c’était le songe. Bourgoing, prieur des jacobins, avait dit à Jacques Clément : « Pour l’absolution que vous demandez, mon fils, seul un envoyé direct du Saint-Père, une émanation de la papauté, en prince armé de pleins pouvoirs peut vous la donner. »

 

Dans l’idée du moine, cette Fausta, cette princesse étrangère affiliée à la Sainte-Ligue devait le mettre en présence du prince de l’Église dont avait parlé Bourgoing. Et Fausta venait de dire : « Vous êtes devant celle qui peut vous absoudre… »

 

Le moine regarda Fausta et ne la reconnut pas. Il vit ce visage qui, de doucement féminin, était devenu flamboyant et majestueux. Un étrange frémissement s’empara de lui. Il entendit à son oreille ce coup de cymbales qu’il entendait lorsque, de la vie réelle, il se transposait subitement dans l’irréel. Et ses yeux s’étant abaissés jusqu’à la main de Fausta, il ne fut pas surpris d’y voir l’anneau des papes !…

 

Seulement il trembla comme il tremblait toujours quand il se voyait près du surnaturel. Son front se couvrit d’une sueur glacée. Lentement il se laissa tomber à genoux et balbutia :

 

— Qui êtes-vous ?… M’êtes-vous envoyée par le Seigneur ? Êtes-vous un de ces anges, comme elle ?

 

À la question qui venait de lui être posée, Fausta répondit avec une sincérité absolue :

 

— Vous vous méprenez, sire moine. Je ne suis pas un ange. Ou du moins je ne suis pas un de ces êtres aériens à qui Dieu permet parfois de se mettre en rapport avec ses élus. Mais tenez pour certain que je suis l’Envoyée, celle à qui Dieu a donné mission de rétablir son autorité sur ce bas monde.

 

Qui sait s’ils n’étaient pas aussi illuminés l’un que l’autre ? Qui sait la part d’ambition et d’astuce et la part de croyances qui entraient en composition pour produire cet être exceptionnel, ce phénomène : la Fausta ?

 

— Qui donc êtes-vous alors ? demanda le moine.

 

— Je suis votre souveraine pontificale ! répondit Fausta avec un irrésistible accent d’autorité. Je suis celle que le conclave secret a élue pour combattre la faiblesse et l’astuce impie de Sixte, et qui est venue en France pour abattre l’hérésie.

 

— Souveraine pontificale, murmura Jacques Clément. Le Révérend Père Bourgoing m’avait bien parlé à mots couverts de cet étrange événement. Mais je le mettais au rang des fables…

 

— L’apparition de l’ange est-elle une fable ? Cesse de douter, moine ! humilie ton front devant la sainteté de Fausta Ire comme Fausta humilie son front devant la gloire du Très-Haut… Tu es venu ici chercher une absolution. Cette dextre seule peut la verser sur la tête. Parle donc sans crainte, sans orgueil ni faiblesse. Et afin que tu n’aies plus aucun doute sur tes destinées et les miennes, regarde…

 

En même temps, Fausta décrocha vivement le poignard qu’elle portait à la ceinture et le jeta devant le moine toujours agenouillé. Celui-ci le saisit en frissonnant et l’examina avec un indicible étonnement.

 

— Est-ce bien le même ? demanda Fausta.

 

— Oui, répondit sourdement Jacques Clément, c’est bien le même poignard que j’ai reçu, et je vois maintenant que vous êtes en communication avec l’ange…

 

À ce moment, avec une soudaineté foudroyante, les ténèbres se firent autour de Jacques Clément. Il ne vit plus ni Fausta ni rien de ce qui l’entourait. Et cette horreur sacrée qu’il avait éprouvée dans la chapelle des jacobins s’empara de lui, lorsqu’une clarté très douce illumina peu à peu le fond de la pièce, et que dans cette clarté, il vit surgir l’ange… Comme la première fois, cet ange avait les traits de la duchesse de Montpensier. Jacques Clément tendit ses bras éperdus vers cette apparition. Soudain, l’ange se rapprocha de lui, se pencha et murmura :

 

— C’est aujourd’hui, Jacques Clément que tu vas savoir par quelles routes tu iras à l’immortalité, à ma gloire céleste… et au bonheur terrestre. La souveraine pontificale est chargée de t’instruire, … Écoute-la…

 

Aussitôt, l’ange se recula vivement, et il sembla au moine que cet être s’évaporait. La lumière, de nouveau, inonda la pièce, et hors de lui, les cheveux hérissés, le moine se relevant d’un bond se précipita vers le point où l’ange s’était montré. Mais il ne vit qu’une tapisserie qui recouvrait un pan de muraille.

 

La pensée d’une supercherie ne pouvait venir au moine. Mais cette pensée même lui fût-elle venue qu’il eût dû se rendre à l’évidence : derrière la tapisserie qu’il souleva, il n’y avait aucune issue.

 

— Au nom du ciel, madame, s’écria-t-il en essuyant la sueur froide qui couvrait son visage, n’avez-vous rien vu dans cette pièce pendant que s’est faite l’obscurité ?

 

— Sire moine, revenez à vous, je vous prie… la lumière n’a pas cessé de briller.

 

— Quoi ! cette pièce n’a pas été un instant plongée dans les ténèbres ?

 

— En aucune façon…

 

— Et vous n ‘avez pas vu un corps aérien, là, devant cette tapisserie ?…

 

— Je n’ai vu que vous, sire moine…

 

— Que Dieu me conserve la raison ! reprit Jacques Clément.

 

— Croyez-moi, sire moine, Dieu vous conservera la raison tant que vous mettrez cette raison à son service.

 

— Que faut-il donc que je fasse ?… s’écria le jeune moine.

 

Et se rappelant tout à coup les paroles de l’ange, il se remit à genoux devant Fausta, baissa son front jusqu’au plancher et, ainsi prosterné, murmura :

 

— Vous êtes la souveraine pontificale, je le sais, je le vois, je le crois. Ayez pitié de moi…

 

Fausta laissa tomber un long regard sur le moine prosterné à ses pieds. Mais ce n’était pas de la pitié que Jacques Clément eût pu lire dans ce regard, s’il l’eût surpris : c’était une froide résolution.

 

— Ce n’est pas de la pitié qu’il faut avoir pour vous, dit-elle avec cet accent d’autorité qui lui était particulier ; c’est plutôt de l’envie, car vous êtes un élu, désigné par Dieu lui-même pour accomplir la grande œuvre.

 

— Vous savez donc ? haleta le moine.

 

— Je sais que vous avez reçu d’un ange un poignard semblable à celui que j’ai reçu moi-même et que je viens de vous montrer. Avec ce poignard, vous devez frapper Valois…

 

— Ainsi, dit le moine avec une ardeur où on pouvait encore découvrir quelque hésitation, il est vraiment permis de tuer un roi ?…

 

— Qui en doute, si ce roi est criminel !

 

— Et j’aurai l’absolution entière ?

 

— Vous l’avez ! dit gravement Fausta.

 

Et levant la main droite dans un geste de bénédiction, elle prononça les paroles sacramentelles que Jacques Clément écouta avec une avidité stupéfaite.

 

— Relevez-vous, dit alors Fausta, vous êtes armé. Soyez prompt et brave.

 

— Souveraine, fit le moine d’une voix tremblante, répétez l’ordre, je vous en supplie. Qu’il n’y ait pas de confusion possible… Que dois-je faire de Valois ? Je dis Henri de Valois, roi de France sous le nom d’Henri III. Que dois-je faire ?…

 

Fausta ; pour la deuxième fois leva sa main où étincelait l’anneau pontifical.

 

Percat iste ! dit-elle sourdement.

 

Le moine s’inclina :

 

— Vos instructions ? demanda-t-il. Car seul et faible comme je suis, comment pourrais-je l’atteindre ?

 

— Après-demain, dit Fausta, partira de Paris la grande procession qui doit aller à Chartres porter au roi les doléances du peuple de Paris. Prenez place dans le cortège. Nul ne peut s’étonner de vous y voir. Pendant la route, faites en sorte de n’attirer point l’attention sur vous par un excès de zèle. Modestement confondu dans la foule, priez en vous-même et songez que vous portez en même temps que la parole de Dieu, la fortune de la nouvelle Église !

 

— Et une fois à Chartres ? interrogea le moine d’une voix ardente.

 

— Vous me retrouverez là pour vous guider… à moins que vous ne soyez guidé par l’ange lui-même…

 

— L’ange ! dit Jacques Clément en tressaillant. Je le verrai donc ?

 

— Je crois que vous le verrez, sinon sous sa forme aérienne, du moins sous sa forme matérielle.

 

Jacques Clément, cette fois, fixa un regard de défiance sur la Fausta et demanda :

 

— Quoi ! madame, vous connaissez donc cette forme matérielle ? Comment la connaissez-vous ?

 

— Comme vous la connaissez vous-même. J’ai vu ce que vous avez vu, en d’autre lieux et d’autres temps que vous, voilà tout. J’ai entendu ce que vous avez entendu. Douteriez-vous de ces apparitions, sire moine ? Douteriez-vous que Dieu a pu donner permission à des êtres célestes de communiquer avec nous pour nous transmettre sa volonté ?

 

— Le ciel m’en garde ! dit le moine avec ferveur.

 

— Donc, si je vous dis que peut-être verrez-vous l’ange sous sa forme matérielle, c’est que la duchesse de Montpensier sera à Chartres en même temps que vous et moi-même.

 

Le front pâle du moine s’empourpra. Il baissa ses paupières pour voiler le feu de son regard, et il balbutia ce seul mot :

 

— Marie !…

 

Alors la Fausta eut un sourire livide, et reprenant ce ton d’autorité souveraine par lequel elle inspirait le respect à de plus forts esprits que celui de ce moine :

 

— Regardez-moi bien, dit-elle.

 

— Je vous regarde, fit le moine, et je vois en vous une souveraine.

 

— Croyez-vous vraiment que je sois en communication avec la puissance céleste ?

 

— Je le crois de toute mon âme…

 

— Eh bien, vous devez croire que toutes mes paroles me sont dictées, inspirées même…

 

— Oh ! haleta le moine, qu’allez-vous donc me dire ?…

 

— Ceci seulement : autant vous devez avoir confiance dans la forme aérienne de l’ange, autant vous devez vous défier de sa forme matérielle…

 

— Me défier de Marie ! murmura le moine.

 

— N’a-t-elle pas déjà cherché à vous induire au péché mortel ? Souvenez-vous de cette salle que vous venez de traverser pour arriver ici ! Souvenez-vous de ce soir où vous y fûtes entraîné… Souvenez-vous du coup terrible qui frappa votre esprit lorsque se démasqua la femme qui vous tenait dans ses bras, et qu’en cette femme, vous reconnûtes celle que vous aimez depuis longtemps, en silence… Marie de Montpensier !

 

— Oh ! vous savez donc tout, puisque vous savez que je reçus un coup terrible au cœur…

 

Le moine avait grondé ces quelques mots en grinçant des dents. Fausta qui l’étudiait avec la froide attention d’un chirurgien qui fait crier la chair sous son scalpel, Fausta qui apparaissait au moine, rayonnante de beauté et de majesté, véritable incarnation de la souveraineté pontificale, Fausta, disons-nous, voyant le jeune homme haleter, se hâta de continuer :

 

— Souvenez-vous que depuis cette nuit fatale, vos veines semblent charrier des laves enflammées, et que vos lèvres brûlées de fièvre cherchent dans la nuit un baiser pareil à celui qu’elle y déposa alors !…

 

— Grâce, madame et souveraine, râla le moine. Je ne sais par quel prodige vous êtes au courant de sensations que je n’ai même pas la force de m’avouer à moi-même, bien loin d’en avoir parlé à qui que ce soit au monde. Mais ces sensations, vous me les peignez avec une vérité affreuse, terrible, et qui achève de dévorer ce malheureux cœur.

 

— Soit, reprit Fausta avec une infinie douceur. Ne parlons donc plus du passé, et songeons à l’avenir. Vous voilà donc en garde. Et si vous vous trouvez en face de la duchesse de Montpensier…

 

— Eh bien ? bégaya le moine.

 

— Eh bien, je vous l’ai dit : soyez en défiance… car… mon devoir est de vous prévenir… de vous prémunir… soyez en défiance… car…

 

— Madame, ma souveraine, de grâce…

 

— Eh bien, elle vous aime ! dit la Fausta.

 

Le moine jeta un cri terrible et tomba prosterné, la face contre terre. Longtemps, il demeura ainsi, avec cette seule pensée vivante en lui, flamboyante comme un éclair qui l’eût aveuglé :

 

« Elle m’aime !… Me méfier d’elle… moi !… Ah ! dût-elle me conduire en enfer !… »

 

Lorsqu’il se releva, il vit avec surprise que Fausta avait disparu. À sa place, une jeune femme souriante l’attendait. Elle le prit par la main, le conduisit à une porte qui, sur un signal donné par elle, venait de s’entrouvrir.

 

Le moine franchit cette porte, et se retrouvant dans l’auberge du Pressoir de fer, il put croire qu’il avait rêvé. Sans s’attarder, d’ailleurs, il quitta l’auberge et s’éloigna rapidement.

 

Dans le palais mystérieux, au moment où le moine ébloui, extasié, s’était prosterné, Fausta avait laissé tomber sur lui un regard de mépris. Et elle s’était retirée par une porte dérobée, ordonnant à une de ses suivantes de reconduire le moine.

 

Fausta était entrée dans une pièce voisine de celle où elle avait reçu Jacques Clément. Là, elle avait retrouvé une femme qui l’attendait sans soute avec impatience, car à la vue de Fausta, elle s’avança vivement à sa rencontre. Et si le moine eût été là, il eût reconnu aussitôt le costume de laine blanche et les longs cheveux d’or de l’ange qui venait de lui apparaître. Seulement, les traits de cet ange, de graves et mélancoliques, étaient devenus rieurs, et le visage sceptique de la duchesse de Montpensier eût peut-être alors porté un coup mortel aux croyances du moine.

 

Quoi qu’il en soit, l’ange s’étant avancé au-devant de Fausta, celle-ci lui prit les deux mains, la baisa au front et lui dit :

 

— Vous êtes vraiment l’ange de grâce et de beauté souriante dans la terrible bataille où tout est si noir et si triste autour de nous…

 

— Ainsi, s’écria Marie de Montpensier, il croit vraiment que je suis ange ?

 

Elle éclata de rire, puis tout aussitôt ajouta :

 

— Pauvre jeune homme !

 

Et c’était, en somme, une étonnante anomalie que dans cette tête légère et fantasque, se fût logé un projet tragique.

 

— Il croit que vous êtes l’ange !… Ne l’êtes-vous pas en effet ? reprit la Fausta.

 

— Par ma foi, ma belle souveraine, dit Marie de Montpensier, j’avoue que parfois cela ne laisse pas que de m’effrayer un peu moi-même. Songez donc ! Un ange !… Si je me voyais dans un miroir à ce moment-là, je serais capable de m’évanouir de peur…

 

La Fausta considéra la duchesse avec une gravité qui avait quelque chose de glacial. Et elle dit :

 

— Bien que votre esprit sacrilège ne puisse concevoir des vérités qui vous échappent, apprenez que vous êtes l’ange désigné, beaucoup plus qu’il ne vous semble à vous-même…

 

— Mais… balbutia la duchesse interdite et presque frappée de terreur.

 

— Mais, continua Fausta, il est temps que ce rôle vous soit ôté. Faible comme vous êtes, vous ne pourriez le supporter plus longtemps. À Chartres, ce n’est plus sous forme d’ange que vous paraîtrez au moine Jacques Clément, c’est bien Marie de Montpensier qui achèvera de le conduire…

 

— Ma foi, murmura la duchesse, j’aime mieux cela ! Et puisque ce jeune homme se dévoue pour m’offrir la tête de Valois, je ne sais pas pourquoi je ne l’en récompenserais pas !

 

— Jacques Clément sera dans la grande procession, reprit négligemment Fausta.

 

— Je serai donc près de lui pendant la route : car je ferai la route à pied, oui, moi ! Que ce soit pour la rémission de mes péchés, au moins !… péchés présents et à venir !

 

Ayant fait une rapide génuflexion, la duchesse s’éloigna légèrement et bientôt sortit par la grande porte de fer. Quant à Fausta, elle regagna cette pièce qui voisinait avec l’auberge du Pressoir de fer et qui était, comme on l’a déjà vu, sa retraite favorite. Là elle murmura :

 

— Henri III mourra donc ! Le sort est maintenant jeté !… Peut-être eût-il mieux valu qu’il vive et que se réalise le rêve de cette folle Marie de Montpensier… Mais sommes-nous maîtres des événements ? Tout concourt à la mort de Valois… qu’il périsse donc !

 

À ce moment, une de ses suivantes entra et lui dit quelques mots à voix basse. Fausta eut un geste de surprise, mais dit :

 

— Amène-le-moi, Myrthis »…

 

La suivante sortit, puis revint quelques instants plus tard, accompagnant un homme qui s’inclina devant Fausta, sans prononcer une parole.

 

— Eh quoi, dit Fausta avec cette gaieté qu’elle avait quelquefois et qui paraissait n’être que l’expression d’une terrible ironie, eh quoi, sire de Maurevert, est-ce bien vous que je vois ! N’avez-vous pas été mis par mon trésorier en possession des cent mille livres convenues ?

 

— Si fait, madame…

 

— Venez-vous donc déjà chercher cette capitainerie des gardes que je ne puis vous donner, à mon grand regret, que dans un mois ?

 

— Non, madame…

 

— Alors, comment se fait-il que vous ne soyez pas à l’abbaye de Montmartre ?

 

— Oui, je devrais être auprès de Violetta ; mais je vais vous dire, madame : monseigneur Guise m’a positivement défendu de m’approcher de l’abbaye, tant la jalousie le torture…

 

— Oh ! gronda Fausta. Et je voulais la laisser vivre ! Qu’elle périsse donc, elle aussi !…

 

— Je continue, madame, reprit Maurevert, avec lui aussi une sorte d’ironie furieuse, vous devez me connaître, puisque vous avez eu recours à moi. Vous devez donc supposer que malgré la défense de monseigneur Guise, je serais déjà à l’abbaye… j’aurais déjà enlevé ma femme, car elle est ma femme après tout ! en un mot, je serais déjà bien loin de Paris avec Violetta…

 

— C’est un peu ce qui était convenu, dit froidement Fausta.

 

— Oui, mais il est arrivé un petit événement qui fait que je n’ai plus aucune envie de fuir seul, vu que le duc m’assure une protection efficace.

 

— Et cet événement ?…

 

— M. de Pardaillan s’est évadé de la Bastille.

 

Si Maurevert avait pu avoir un soupçon quelconque des sentiments de Fausta à l’égard de Pardaillan, ce soupçon se fût évanoui à l’instant même. En effet, il est impossible de donner une idée de la perfection d’indifférence avec laquelle Fausta accueillit cette nouvelle qui retentit tout à coup à ses oreilles comme un coup de tonnerre : « Pardaillan s’est évadé… »

 

Et tandis que ses pensées se mettaient à tourbillonner dans un souffle d’affolement, souriante, paisible, avec cette même nuance d’ironie où il y avait pourtant un peu de pitié, elle demanda :

 

— Pauvre monsieur de Maurevert, qu’allez-vous devenir ?

 

Maurevert grinça des dents. Fausta, d’un seul mot, venait de préciser ce qu’il y avait d’étrange et d’affreux dans sa vie : puisque Pardaillan était libre, qu’allait-il devenir, lui, Maurevert ?

 

Le rêve atroce qui durait depuis seize ans allait se perpétuer ! Maurevert n’existait pas en tant que Maurevert !… Il n’était qu’une ombre, moins qu’une ombre, quelque chose comme un de ces feux follets qui courent au caprice des souffles de la terre.

 

— Ce que je vais devenir ? dit-il avec une sorte de soupir de lassitude. Je vous l’ai laissé entendre, madame. Il faut que je m’appuie à Guise. Nous sommes quatre maintenant à haïr cet homme : Guise, Leclerc, Maineville et Maurevert, cela fait quatre haines… quatre épouvantes, si vous voulez…

 

— Épouvantes ? dit Fausta. Vous avez prononcé : épouvantes ?… Guise a peur ?… Allons, mon cher monsieur de Maurevert, vous prêtez vos sentiments aux autres…

 

Et descendant en elle-même, Fausta vit qu’il y avait dans son cœur une chose qui n’y était pas auparavant : l’épouvante… Mais aux yeux de Maurevert, elle était toujours la Fausta, forte, invincible et toute puissante. Car rien, non, rien dans son attitude ne pouvait laisser soupçonner qu’à ce moment même ses pensées ressemblaient à ces feuilles de peuplier qu’un ouragan d’automne arrache et emporte éperdues dans les airs bouleversés. Maurevert lui, n’avait ni l’envie ni la force de déguiser ses impressions — son unique impression.

 

— Madame, gronda-t-il, Guise a peur. Bussi-Leclerc a peur. Maineville a peur. Maurevert a peur. Et c’est cela qui peut nous sauver tous les quatre, c’est d’unir ces quatre épouvantes pour en faire sortir la foudre. Madame, entendez-moi ! Guise a vu la mort de près cinquante fois. Je l’ai vu, moi, ôter sa cuirasse et son casque pour marcher à l’ennemi. C’est un héros de bravoure… Bussi-Leclerc s’est battu avec tout ce que Paris compte de spadassins mortels, et il s’est toujours battu en souriant… Maineville a donné, la nuit ou le jour, plus de coups de poignards, plus de coups d’épée qu’il ne compte de mailles à sa chemise d’acier… Moi, madame, je suis Maurevert, et on dit de moi : Maurevert ne craint aucun dieu, et il n’est aucun diable qui ne craigne Maurevert… Et on le dit à juste raison !…

 

Maurevert jeta autour de lui un regard de haine affreuse, comme s’il eût haï l’humanité tout entière, comme s’il eût espéré que quelqu’un surgirait sur qui il pût faire retomber sa rage.

 

— Le duc de Guise, madame, nous a dit ceci : « Je crois que tous quatre nous mourrons de la main du damné Pardaillan ! » Il n’avait pas besoin de le dire en ce qui me concerne. Voici seize ans que je le sais, moi ! Et c’est atroce, madame, au point que j’ai senti la folie m’envahir parfois… Ce n’est pas la peur de la mort, non, puisque je la brave, puisque je l’ai bravée, puisque j’ai voulu me tuer… Pour moi, pour Guise, Pardaillan représente des choses formidables du passé, et c’est pourquoi nous redoutons un avenir terrible tant qu’il vit… Or, il vit, madame… il est libre !…

 

Ici, Maurevert fit en quelques mots le récit des événements qui s’étaient passés à la Bastille. Ce récit, Fausta l’écouta avec le même calme apitoyé. Maurevert acheva alors :

 

— Voilà ce que je suis venu vous dire, madame. C’est-à-dire que le duc, moi, Leclerc, Maineville, nous nous unissons désormais pour atteindre l’ennemi commun. C’est-à-dire, madame, que je ne puis m’attarder à l’abbaye de Montmartre. Le duc part pour Chartres, nous partons ensemble tous les quatre.

 

— C’est fort bien vu, dit paisiblement Fausta. Mais enfin, depuis ce matin que cet homme est sorti de la Bastille, qu’avez-vous déjà fait pour le retrouver !

 

— Nous avons mis sa tête à prix : cinq mille ducats d’or… mais sans espoir ; car selon toute vraisemblance, il a quitté Paris à la pointe du jour ; on l’a vu se diriger vers la porte Saint-Antoine. Nous avons bien lancé quelques cavaliers vers Vincennes ; mais moi, je savais tout cela inutile…

 

Maurevert se tut brusquement, et attendit avec impatience de pouvoir se retirer.

 

— Retournez donc auprès du duc, dit Fausta, toujours avec la même tranquillité. Nous reprendrons nos projets particuliers, sire de Maurevert, quand avec l’aide de vos trois amis vous aurez triomphé de votre ennemi.

 

Maurevert s’inclina et se dirigea vers la porte par où il était entré.

 

— Non, dit Fausta, passez par ici…

 

Elle lui désignait la porte qui faisait communiquer le palais et l’auberge. C’était un principe, au palais Fausta, qu’on vît le moins de monde possible entrer ou sortir, surtout le jour.

 

Maurevert ayant salué Fausta sortit donc et se trouva dans l’auberge, ou du moins dans cette salle somptueuse qui semblait n’être que le prolongement du palais. Il la traversa et parvint dans un cabinet, au moment où l’une des hôtesses, Pâquette, y entrait elle-même par une autre porte. Pâquette, apercevant cet étranger, ferma vivement cette porte comme si elle eût craint qu’il n’aperçût des personnes qui se trouvaient dans la pièce voisine. Maurevert, déjà, avait atteint la salle commune, et comme Pâquette lui demandait ce qu’il désirait, il parut s’apercevoir alors seulement qu’il était dans une auberge. Il secoua la tête et sortit.

 

« C’est un fou », songea Pâquette, qui ayant pris une petite dame-jeanne de Saumur, regagna le cabinet d’où elle sortait quand elle avait rencontré Maurevert.

 

— J’ai eu peur, dit Pâquette en entrant. ‘

 

— De quoi ? fit la voix narquoise de Pardaillan.

 

Ces gens que Maurevert avait failli apercevoir, ou qui auraient pu l’entrevoir lui-même si Pâquette n’avait si vivement fermé la porte, ces gens, c’étaient Pardaillan et Charles d’Angoulême, qui après le départ de Jacques Clément, étaient restés à la même table, dans le même cabinet…

 

— De quoi ? reprit Pâquette. D’un homme à sinistre visage qui ne m’a pas répondu un mot quand je lui ai parlé, qui est entré dans l’auberge, Dieu sait comme, et qui peut-être est à votre recherche !…

 

— Eh bien, qu’il cherche ! dit froidement le chevalier.

 

Et reprenant l’entretien où il l’avait sans doute laissé :

 

— Ainsi, ma belle Roussotte, et vous, ma jolie Pâquette, vous êtes ici non pas les hôtesses du Pressoir de fer, comme l’assure votre enseigne, mais, à vrai dire, les servantes de cette dame mystérieuse.

 

— Que Dieu vous garde de jamais la connaître ! s’écria la Roussotte.

 

— Ses servantes ! reprit Pardaillan. Peut-être ses espionnes ?…

 

Le mot n’offensa nullement les deux anciennes ribaudes.

 

— Ni servantes, ni espionnes, dit simplement Pâquette… Seulement, voici : le lendemain du jour où nous avons ouvert ici une auberge à laquelle nous avons donné cette enseigne en mémoire de vous et aussi en mémoire de Catho, ce jour-là, nous reçûmes la visite d’un grand bel homme qui eût été magnifique et tout à fait plaisant à voir s’il n’eût eu la mine sévère, et d’une tristesse telle que jamais je ne vis tristesse pareille. Est-ce vrai, la Roussotte ?…

 

— C’est vrai. Monseigneur Farnèse était à la fois le plus magnifique cavalier et le prêtre le plus lugubre qu’on puisse imaginer.

 

— Monseigneur Farnèse ! s’exclama sourdement Charles d’Angoulême.

 

— C’était le nom de cet homme, comme nous l’apprîmes plus tard. Il paraît qu’il est cardinal. Enfin, il nous proposa de nous aider dans l’établissement de notre auberge, à telles enseignes qu’il paya pour nous les huit mille livres que coûta cet établissement. Non content de cela, il nous assura qu’il nous ferait une rente de six cents écus pour nous deux, si nous voulions consentir à lui louer à perpétuité une salle au fond de notre auberge et à laisser percer dans cette salle une porte communiquant avec la maison voisine. Tout cela fut accepté, bien entendu… Et peu à peu, cet homme nous instruisit de ce qu’attendait de nous sa maîtresse. Peu à peu aussi, nous apprîmes à connaître cette maîtresse… La salle du fond fut magnifiquement meublée… il s’y passa quelquefois des orgies merveilleuses… d’autres fois, on y attira des gens que nous ne revîmes jamais…

 

Pâquette frissonna et la Roussotte se signa.

 

— Lorsque nous vîmes qu’il se passait là d’étranges événements, continua Pâquette, et que nous devenions comme des hameçons pour attirer les gens dans une caverne de truands, nous nous repentîmes, mais il était trop tard. Et puis, que nous demandait-on ? Simplement de conduire jusqu’à la salle en question les gens qui viendraient nous faire un signe.

 

— Pareil à celui que vous a fait tout à l’heure ce jeune homme ?

 

— C’est bien cela… Alors, que voulez-vous, quand il venait des gens, nous les conduisions, et voilà tout. Nous ignorons ce qui se passe dans la maison voisine.

 

— Et vous n’avez jamais essayé d’y pénétrer ?…

 

— Oh ! que si !… s’écria naïvement la Roussotte. Seulement…

 

— Seulement ? interrogea Pardaillan.

 

— Eh bien, continua la Roussotte, un jour nous avons voulu ouvrir, et nous n’avons pas pu. Alors, la curiosité nous a prises toutes les deux, plus forte que jamais, et Pâquette s’est décidée à frapper à la porte selon le signal convenu…

 

— Et ce signal ? demanda négligemment le chevalier.

 

La Roussotte et Pâquette se regardèrent avec effarement.

 

— Le signal ! balbutia Pâquette.

 

— Oui, je vous demande par quel signal vous parvîntes à ouvrir la porte ; car finaudes comme vous êtes toutes deux, vous avez dû y parvenir.

 

La flatterie n’eut cette fois aucun succès.

 

— Hélas ! monsieur le chevalier, vous ne savez donc pas que nous risquons notre vie à vous parler de ces choses ? Que serait-ce si nous faisions la révélation que vous nous demandez !…

 

— Eh bien, n’en parlons plus ! dit Charles d’Angoulême.

 

— C’est cela, reprit Pardaillan. Ne parlons plus du signal. Mais vous pouvez continuer votre récit.

 

La Roussotte, à qui la langue démangeait comme à une digne commère qu’elle était, reprit donc :

 

— Ce fut la Pâquette qui frappa. À peine eut-elle frappé que la porte s’ouvrit. Et nous reculâmes…

 

— Bah ! c’était donc bien terrible !…

 

— Vous allez voir, reprit la Roussotte en frissonnant. La porte ouverte, nous entrâmes, non sans de longues hésitations. Mais dès que nous fûmes entrées, la porte se referma d’elle-même… la lumière qui inondait la pièce où nous étions s’éteignit. Je poussai un grand cri et tombai à genoux…

 

— Moi aussi, dit Pâquette toute pâlissante à ce souvenir.

 

— Je fermai les yeux !…

 

— Moi aussi ! ajouta Pâquette.

 

— Lorsque je les rouvris, continua la Roussotte, je vis qu’un peu de clarté s’était faite dans la pièce, mais si peu qu’à peine distinguait-on les meubles et les murs. Mais cette clarté était suffisante pour laisser voir deux cordes qui pendaient au plafond, et au bout de chaque corde, un beau nœud coulant… Alors, je compris que nous allions être pendues, et je me mis à pleurer… Tout à coup, deux hommes apparurent, deux géants masqués de noir. Je ne sais ce que pensait Pâquette, mais moi je ne pensais même plus ; l’horreur me paralysait ; l’un des géants saisit le nœud coulant qui se balançait au-dessus de ma tête, et comme si cette corde eût eu la faculté de s’allonger, il baissa ce nœud jusqu’à moi qui étais à genoux, et bientôt je sentis que la corde me serrait le cou…

 

La Roussotte, à ce mot, porta la main à son cou, par un geste machinal, et respira longuement. Pâquette murmura :

 

— Pendant ce temps, l’autre géant me serrait le cou à moi !…

 

— Diable ! dit froidement Pardaillan, la situation manquait de gaieté !…

 

— Comme vous dites, monsieur le chevalier.

 

— Et comment fûtes-vous sauvées ? Car enfin, vous le fûtes, puisque vous voilà saines et sauves et parfaitement gaillardes.

 

— Vous allez voir, continua la Roussotte. Quand j’eus la corde au cou, je me mis à réciter en moi-même une prière pour tâcher au moins de sauver mon âme, puisque je ne pouvais plus sauver mon corps. Ayant entrouvert un œil, je vis que les deux géants avaient disparu. Nous étions l’une en face de l’autre, à genoux, chacune avec notre corde au cou. Je ne sais quelle figure je pouvais faire, mais celle de Pâquette m’épouvanta. Je voulus lui parler, mais aucun mot ne sortit de ma gorge. Alors, monsieur le chevalier, oh ! alors, il se passa une chose vraiment effrayante. Écoutez… Comme je regardais Pâquette que je voyais blanche comme une morte avec des traits tout retournés, je vis que la corde qu’elle portait au cou et qui était accrochée au plafond par l’autre bout, oui… cette corde se mit à se tendre !… Pâquette poussa un cri comme j’ai entendu quelquefois les chats en pousser de pareils, sur les toits, dans les nuits de mars. Au même instant, elle se mit debout. Et dans ce même instant, je sentis que la corde que j’avais à mon cou se tendait aussi et moi aussi, je poussai le même cri.

 

— Oui, le cri de chat sauvage, hein ?

 

— Oui, monsieur le chevalier, dit la Roussotte ébahie. Et moi aussi je me mis debout !… Alors, j’essayai de défaire le nœud : impossible !… La corde se tendait. Elle m’attirait vers le plafond… mais elle se tendait lentement, si lentement, que je la voyais se tendre, monsieur. Oh ! je voulus l’arrêter, je la saisis… Mais la corde continuait de se tendre… Je ne puis vous exprimer ce qu’il y avait d’horrible pour moi à voir cette corde se tendre avec cette lenteur ; c’était mourir dans chaque seconde… Encore un peu, encore une petite secousse, et la corde m’enlèvera, je serai suspendue, je serai pendue.

 

— Tais-toi ! Tais-toi ! haleta Pâquette affolée.

 

— Quoi ! n’est-ce pas ainsi que les choses se sont passées ?…

 

— Oui ! Mais tu racontes cela d’un air… il me semble que j’y suis encore !…

 

— Le fait est, dit Pardaillan, que c’était là une coquette façon de mourir…

 

— Oh ! murmura Charles en frissonnant, cette Fausta est donc le génie de la perversion…

 

Il y eut un instant de silence, pendant lequel la Roussotte et Pâquette se remirent de leur émotion en vidant un gobelet de vin que Pardaillan leur versa de la dame-jeanne.

 

— J’en ai gardé la petite mort, reprit alors la Roussotte. Mais enfin, pour achever de vous raconter, voilà que je vois tout à coup la Pâquette qui saisit une chaise près d’elle juste au moment où sa corde, à elle, allait la soulever ! Et elle grimpe sur la chaise. Dans mon dernier regard, je vois aussi un escabeau près de moi. Je l’attire, je monte ! Nous voilà sauvées… sauvées pour dix minutes… car les maudites cordes, comme si de rien n’était, continuaient, à se tendre !… En sorte que nous étions toutes deux perchées comme des poules, ou si mieux vous aimez, nous étions comme deux ablettes au bout de deux lignes…

 

Et la Roussotte acheva cette comparaison par les gestes qu’elle crut les plus expressifs. Et il se dégageait de ce récit, de ces attitudes de la narratrice, une sorte de comique macabre, en sorte que Pardaillan ne pouvait s’empêcher de rire et de frissonner tout à la fois.

 

— Bon ! Au bout de dix minutes, donc dix siècles, mes gentilshommes, dix agonies, dix morts ! au bout de ce temps, dis-je, voilà les cordes retendues !… Plus d’espoir, alors !… Je me hisse sur la pointe des pieds, et tout d’un coup, comme dans une folie, je me mets à crier : « Grâce ! Grâce ! »

 

— Et moi aussi, dit la Pâquette. En entendant la Roussotte, je crie : « Grâce ! Grâce !… »

 

— Et notez qu’il n’y avait personne !… Mais je crie de plus belle : « Grâce ! Je ne le ferai plus !… » Alors, la corde s’arrêta tout à coup de se tendre ! Et même elle se détend un peu !… « Grâce ! Plus jamais je n’entrerai ici !… » La corde se détend !… Et voilà qu’une voix sortie de je ne sais où une voix qui me glace d’horreur, une voix pourtant douce, mais si dure, aussi, cette voix donc, bien qu’il n’y eût personne dans la pièce, nous dit : « Vous repentez-vous ?… »

 

« — Oui ! oh ! oui ! que nous crions en sanglotant toutes deux.

 

« — Essayerez-vous encore de surprendre des secrets sacrés ?…

 

« — Jamais ! oh ! jamais !…

 

« — Eh bien, pour cette fois, Dieu vous a fait grâce ! Allez, et soyez fidèles !… » À ces mots, continua la Roussotte haletante, voilà les cordes qui se détendent tout à fait. Je saute au bas de mon escabeau. Pâquette saute en bas de sa chaise. Je m’évanouis. Lorsque je revins à moi, je me trouvais étendue dans une salle de l’auberge, et Pâquette était près de moi. En sorte que sans la vive douleur que nous éprouvions toutes deux autour du cou, nous aurions pu croire que nous avions rêvé.

 

La Roussotte se tut quelques instants. Elle se frottait doucement le cou.

 

— Voilà, reprit Pâquette, ce qui nous est arrivé pour avoir voulu regarder de l’autre côté de cette porte…

 

— Et vous comprenez, ajouta la Roussotte, que plus jamais nous n’avons eu envie de recommencer…

 

— Diable ! fit Pardaillan, mais moi, tout ce que vous racontez là me donne une furieuse envie d’aller y voir…

 

Les deux hôtesses effarées se regardèrent en pâlissant.

 

— Gardez-vous-en ! murmura l’une.

 

— Il vous arriverait malheur ! dit l’autre.

 

— Bah ! bah ! je crois que vous exagérez un peu. Et puis, après tout, ce ne sera jamais aussi terrible que le pressoir de fer auquel votre enseigne me fait songer…

 

La journée peu à peu, dans ces récits, s’était écoulée ; le soir était venu. Dans l’auberge, des flambeaux s’étaient allumés, et des lampes de fer suspendues au plafond laissaient échapper de leurs becs des lueurs fumeuses.

 

Pendant ce temps, la dame-jeanne s’était vidée. Après la dame-jeanne, de nombreux flacons avaient succombé aux attaques réitérées. Et il va sans dire que la Roussotte était plus rouge que jamais, et que Pâquette devenait coquelicot. Si bonnes buveuses qu’elles fussent, Pardaillan, qui était un terrible videur de pots quand il s’y mettait, les avait mises à merci.

 

— Voyons, reprit-il tout à coup, que diriez-vous si je vous demandais de me révéler le signal ?

 

— Le signal ? bégaya la Roussotte.

 

— Eh oui, le fameux signal qui fait ouvrir la porte de communication…

 

Pardaillan souriait béatement en parlant ainsi. La Roussotte et Pâquette étaient à peu près ivres ; mais, comme nous avons dit, c’étaient de solides commères, des biberonnes capables de boire un jour et une nuit sans perdre de leur raison que ce qu’il leur convenait d’en perdre. À la question de Pardaillan, la Roussotte, femme prudente et avisée, prépara sa retraite :

 

— Allons, Pâquette, fit-elle, il s’en va temps de préparer le dîner de messieurs les écoliers ; pendant que nous en contons ici, nos mâtines de servantes doivent laisser brûler la venaison. Viens, Pâquette…

 

Et elle fit la révérence à Pardaillan, tout en reculant. Tout à coup, le chevalier la saisit par le bras en disant :

 

— Prenez garde, mon enfant, vous alliez tomber. Et voici la jolie Pâquette qui fléchit aussi sur les genoux. Tenez-la ! Soutenez-la ! Retenez-la donc, mon brave compagnon ! C’est étonnant comme ce petit vin du Saumurois casse les jambes aux femmes et donne de la force aux bras des hommes !

 

Le duc d’Angoulême, au premier mot, au premier coup d’œil de Pardaillan, avait compris et suivi Pâquette qu’il maintenait solidement. En même temps, Pardaillan s’était levé, avait repoussé du genou la porte déjà entrouverte, et se retournant :

 

— Vous n’avez pas répondu à ma demande, fit-il avec une grande douceur.

 

— Monsieur le chevalier, dit la Roussotte avec une sorte de dignité qu’elle puisait peut-être dans le vin plus encore que dans son droit, écoutez-moi : je me suis battue pour vous autrefois. J’étais dans le Temple avant même Catho, et voici la Pâquette qui, comme moi, a risqué sa vie pour sauver la vôtre. Depuis cette époque, et cela date de loin, il n’est pas de journée où le soir, au coin du feu, nous n’ayons causé de vous avec grande admiration. En sorte, monsieur le chevalier, que nous avions de vous l’idée même qu’on se fait d’un roi. Allons-nous être forcées de nous repentir ?…

 

Et la digne hôtesse versa quelques larmes, tandis que Pâquette continuait à son tour :

 

— Ah ! monsieur le chevalier, je n’aurais jamais cru qu’un jour ce serait vous qui condamneriez la Roussotte et la pauvre Pâquette. Car si nous vous répondons, nous serons tuées sans miséricorde !

 

Pardaillan répondit gravement :

 

— Vous me fendez l’âme toutes les deux. Vous n’avez que trop raison. Je suis un ingrat, si ingrat que j’en suis blanc de honte et rouge d’indignation, comme vous pouvez voir.

 

— Vous vous moquez de deux pauvres filles, dit tristement la Roussotte.

 

— Eh ! par la tête et le ventre ! Je voudrais vous y voir, ma bonne Roussotte, et vous, ma jolie Pâquette. Je me moque !… Croyez-vous ? En êtes-vous sûre ?… Moi, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que vous me donnerez le signal ou je suis décidé à vous poignarder de ma main.

 

Pardaillan tira sa dague. Les deux femmes s’interrogèrent d’un regard navré, poussèrent un terrible soupir, et la Roussotte, enfin, balbutia :

 

— Sur la porte, il y a une croix formée de cinq gros clous. Frappez successivement sur ces cinq clous, en haut, en bas, à gauche, à droite et enfin au centre : la porte s’ouvrira !…

 

Aussitôt, elle couvrit son visage de ses mains et murmura en pleurant :

 

— Nous sommes perdues !…

 

— Vous êtes de bonnes filles, dit Pardaillan avec une grande douceur : vous me pardonnerez de vous avoir mal menées… Votre auberge vaut douze à quinze mille livres… je vous l’achète !

 

À ces mots, il vida sur la table le contenu de sa ceinture de cuir, et il fit signe à Charles, qui l’imita sans hésitation. La Roussotte et Pâquette, apercevant le tas de ducats d’or, furent instantanément consolées, tout en gardant un restant de terreur à la pensée de la vengeance qu’elles encouraient. En sorte que si leurs lèvres continuaient à garder ce pli chagrin du masque qui pleure, leurs yeux riaient.

 

— Avec cet or, dit Charles, vous pouvez fuir…

 

— Bah ! bah ! s’écria la Roussotte, plue enivrée par la vue des ducats qu’elle ne l’avait été par le vin, pourquoi fuir, mon gentilhomme ?…

 

— Mais les cordes… les fameuses cordes qui se tendent si lentement ?…

 

— Bon. Nous jurerons que vous êtes entrés à l’auberge avec le cavalier de tout à l’heure, et que c’est lui qui vous a indiqué le signal.

 

— Et si on ne vous croit pas ?

 

— Alors, il sera temps de songer à fuir.

 

Pardaillan admira avec quelle facilité les femmes savent résoudre les cas de conscience ; puis, suivi de Charles d’Angoulême, il se dirigea vers la salle somptueuse qui servait pour ainsi dire de transition entre l’auberge et le palais. Il marcha droit sur la porte et vit les cinq gros clous signalés par la Roussotte. Alors, du poing, il se mit à frapper sur ces clous, dans l’ordre qui lui avait été indiqué. Au cinquième coup, la porte s’ouvrit !…

 

* * * * *

 

Après le départ de Maurevert, Fausta était demeurée seule dans cette pièce tendue de tapisseries où elle se tenait d’ordinaire. Elle avait renvoyé ses femmes, qui, selon leur service, s’étaient présentées pour la distraire, soit en chantant, soit en jouant du luth.

 

Fausta avait reçu avec un calme étrange la nouvelle de la fuite de Pardaillan. Demeurée seule, elle ferma soigneusement les portes, abaissa les tapisseries qui les voilaient, et lentement alla s’asseoir dans son grand fauteuil, s’accouda à un des bras, et se mit à songer.

 

« Cet homme m’a dit qu’il ferait obstacle à mes projets. Il tient parole. Tout m’a réussi jusqu’au jour où il est entré dans ma vie. Tout s’effondre depuis l’instant où il s’est révélé à moi… Pourquoi ?… Le mal qui est fait par sa faute vient-il de lui, vraiment ?… Est-ce par son génie, par sa force, par sa volonté que mes plans sont détruits l’un après l’autre ?… Ou bien est-ce que ce n’est pas ma propre faiblesse qui prépare la ruine de Guise, la ruine de la Ligue, de la Nouvelle Église, et la mienne ?… »

 

Fausta, lorsque, devant témoins, elle gardait sur le visage un calme presque effrayant dans les circonstances les plus émouvantes, ne jouait pas la comédie. Dans ce moment même, sûre que nul de ses gens d’armes, de ses gentilshommes ou de ses serviteurs n’oserait l’épier, elle était aussi calme, orgueilleuse et sereine que si elle eût assisté à quelque fête. Mais ce qui se passait en elle était effroyable.

 

Fausta sentait, comprenait qu’elle pleurait. Mais ses larmes, à elle, au lieu de déborder des paupières, au lieu d’être des gouttes visibles brûlant ses joues, étaient des larmes invisibles et semblaient retomber sur son cœur comme du plomb fondu. Ce n’étaient pas ses yeux qui pleuraient, c’était sa pensée.

 

Il y avait dans son âme, dans ces profondeurs lointaines de l’être humain ou bien peu parviennent à descendre, il y avait là des cris de haine et d’amour, des clameurs déchirantes, des sanglots, des imprécations. C’était Fausta qui souffrait… Et ce n’était pas elle.

 

Ce qui souffrait, ce qui se débattait dans une angoisse mortelle, c’était la créature humaine, la femme, l’être primitif qui ne ment pas, qui n’admet pas de masque. Et ce qui demeurait ainsi paisible sur ce fauteuil, c’était une Fausta pour ainsi dire artificielle, la souveraine de l’orgueil, celle qui ne s’était jamais vue pleurer et qui jamais n’avait eu peur.

 

« Ce Maurevert, songea-t-elle, m’a parlé de leur épouvante, à tous. Et moi ?… Épouvante, qui es-tu ?… Épouvante, je t’ignore !… »

 

Et elle vit que désormais, elle n’ignorait plus l’épouvante. Elle comprit que si Pardaillan était libre, elle tremblait. Elle avait peur. Peur de quoi ? Elle ne savait.

 

— C’est ma propre faiblesse qui fait sa force, continuait-elle. Il y a en moi un sentiment que je ne devais pas connaître. Entre Dieu et moi, ce pacte avait été fait. Je devais être la Vierge immaculée non seulement dans son corps, mais dans le plus secret de sa pensée… Je ne suis plus la Vierge…

 

Fausta prononça ces mots presque à haute voix. Et qui les eût entendus n’eût eu aucune idée de la rage, de la terreur, de la honte qui bouleversaient cette âme. Fausta parlait et même pensait avec une sorte de mélancolie très douce… et au fond d’elle-même, sous cette douceur, sous cette mélancolie, se déchaînait la tempête.

 

Peu à peu, pourtant, elle s’apaisa. Et par un phénomène qui pourra sembler étrange mais qui est très naturel, à mesure qu’elle s’apaisait réellement, ses attitudes extérieures perdaient leur sérénité. Elle pâlit et rougit. Son visage eut des flammes de pourpre, ses yeux des éclairs, ses lèvres de sourdes menaces.

 

En réalité, ses sens s’abandonnaient maintenant à l’exaltation parce qu’elle avait trouvé, croyait-elle, un moyen de réduire son cœur au silence et de redevenir la Vierge de la pensée.

 

« Mais pour exécuter mon projet, gronda-t-elle à un moment, il n’en faut pas moins que cet homme soit retrouvé, qu’il soit de nouveau en mon pouvoir ! Et si cela n’arrive jamais ?… »

 

Comme elle pensait ces choses, un coup fut frappé à la porte de communication par où l’on pénétrait dans l’auberge.

 

« Qui peut venir ? » songea Fausta.

 

Le deuxième coup fut frappé.

 

— Est-ce Guise ?… Est-ce le moine ?… Qui est-ce ?…

 

La porte, une fois les cinq coups frappés dans l’ordre, s’ouvrait automatiquement. Mais Fausta pouvait l’empêcher de s’ouvrir, simplement en poussant un léger verrou qui faisait obstacle à la marche du mécanisme. Au quatrième coup, elle eut soudain l’idée de pousser ce verrou. Un étrange sentiment la poussait à ne pas recevoir celui qui frappait… quel qu’il fût. Elle se leva vivement et marcha à la porte.

 

À ce moment, le cinquième coup fut frappé et la porte s’ouvrit. Fausta s’arrêta pétrifiée : Pardaillan était devant elle. Le chevalier se tourna vers Charles d’Angoulême, et d’un ton étrange :

 

— Monseigneur, dit-il, je compte sur vous pour veiller sur le prisonnier…

 

« Quel prisonnier ? » se demanda Charles stupéfait.

 

— Si dans une heure vous ne m’avez pas revu, tuez sans pitié, puis sautez à cheval, courez à Chartres à franc étrier, et prévenez le roi…

 

« De quoi faut-il prévenir le roi ? » gronda en lui-même le jeune duc étourdi.

 

Sa confiance dans la force et l’esprit d’invention de Pardaillan était illimitée. Mais il sentait que le chevalier jouait en ce moment un jeu effroyable, et Charles, au lieu de répondre, se dit qu’il serait le dernier des lâches s’il n’entrait pas en même temps que son compagnon dans l’antre de la Fausta. Il fit donc résolument un pas.

 

— Monseigneur, dit Pardaillan en lui saisissant le bras, vous m’avez bien compris, n’est-ce pas ? ‘

 

Et cette fois, le ton était tel que Charles comprit que de son obéissance passive dépendait le succès de l’entreprise et la vie du chevalier.

 

— Soyez tranquille, dit-il, si dans une heure vous n’êtes pas de retour où vous savez, je tue, et dès demain matin, dès cette nuit, Henri III est prévenu.

 

— Admirable ! fit Pardaillan.

 

Et il entra, cessant de maintenir ouverte la porte. La porte, alors, se referma d’elle-même, lourdement.

 

Charles demeura tremblant, éperdu, stupéfait encore d’avoir consenti à se séparer de Pardaillan en une telle minute. Il colla son oreille à la porte, mais n’entendit rien.

 

Pardaillan s’était avancé vers Fausta, la tête découverte, la plume de son chapeau balayant le tapis. Il s’inclina avec une sorte de respect qui n’avait rien de commun, avec les marques de vénération que tous les jours recevait Fausta.

 

— Madame, dit-il en se redressant, daignerez-vous me pardonner de me présenter chez vous à une heure tardive et par une porte dérobée ?

 

Fausta s’était assise. Une joie funeste brillait dans son regard. Elle s’était accoudée au bras de son fauteuil, et telles étaient sa pâleur et son immobilité qu’il eût été facile de la prendre pour quelque beau marbre. Pardaillan reprit :

 

— Un entretien de vous à moi, madame, était indispensable et urgent. Je n’avais pas le choix des moyens. Je me suis introduit chez vous comme j’ai pu. Voulez-vous me pardonner cette grave infraction aux règles de toute étiquette, soit princière ou royale, soit pontificale ?

 

Cette fois Fausta fit un geste : elle frappa d’un marteau sur un timbre. Un homme entra, qui ne témoigna d’aucun étonnement à la vue de l’étranger.

 

— Combien de gardes au palais ? demanda Fausta d’une voix calme.

 

— Vingt-quatre arquebusiers, dit l’homme. Mais si Votre Sainteté le désire, on peut faire aussi venir les archers dont c’est jour de repos jusqu’à minuit.

 

— Combien de gentilshommes de service ? reprit la Fausta.

 

— Les douze ordinaires. Mais…

 

— Silence. Faites prendre les armes aux gardes et surveillez toutes les issues. Que les gentilshommes de service se tiennent prêts à entrer ici au premier coup de sifflet. Allez.

 

L’homme fit une génuflexion et sortit. Pardaillan sourit. Les mesures prises par la Fausta le soulageaient d’une inquiétude. Cette femme était peut-être une tigresse, mais c’était une femme. Maintenant, il était sûr d’avoir affaire à des hommes. Cette pensée le rassura.

 

— Qui êtes-vous ? demanda la Fausta, comme si elle eût vu alors pour la première fois l’homme qui était devant elle.

 

— Madame, dit Pardaillan, je suis celui à qui vous avez fait commettre une impardonnable faute. Grâce à votre habileté à vous déguiser, grâce à la merveilleuse aisance avec laquelle vous portez le costume cavalier, grâce à l’incomparable souplesse avec laquelle vous maniez l’épée, vous m’avez forcé, devant la Devinière, à vous prendre un instant pour un homme ; vous m’avez forcé à croiser le fer avec une femme ; vous m’avez forcé à toucher cette femme au front… Vous m’objecterez sans doute que j’ignorais que vous étiez une femme, mais je n’eusse pas dû l’ignorer, j’eusse dû deviner votre sexe et briser mon épée plutôt que d’en tourner la pointe contre un sein de femme. C’est une chose que je ne pardonnerai jamais, madame…

 

Pardaillan, son chapeau à la main droite, la main gauche appuyée à la garde de la rapière, l’œil doux, la figure paisible, parlait avec un accent de profonde sincérité. Fausta jeta sur lui un furtif regard. Et ses yeux, à elle, se troublèrent. Son sein palpita.

 

Il est certain que si elle était une magnifique expression de la splendeur féminine, Pardaillan, dans cette attitude un peu théâtrale, mais qui lui seyait à la merveille, avec son visage rayonnant de générosité, était un admirable type de beauté masculine.

 

Fausta comprit qu’elle avait devant elle un adversaire digne de sa puissance. Elle se trouva humiliée d’avoir voulu ruser.

 

— Monsieur de Pardaillan, dit-elle, je vous pardonne d’être entré ici sans y être appelé. Je vous pardonne de m’avoir touchée au front. Mais je vous déclare que vous ne sortirez pas d’ici vivant. Vous avez étendu les ordres que j’ai donnés ?

 

Pardaillan fit oui de la tête. Fausta reprit avec un sourire livide :

 

— Je vous pardonne aussi, puisque vous allez mourir, d’avoir surpris mes secrets, de savoir qui je suis, d’avoir failli me frapper d’impuissance et faire avorter les projets que j’ai formés sur les destinées du monde.

 

Pardaillan s’inclina.

 

— Madame, dit-il avec cette charmante naïveté de la voix et du regard qui n’appartenait qu’à lui, puisque vous voulez bien me pardonnez tout cela, pourquoi donc voulez-vous me tuer ?…

 

Fausta devint plus pâle encore qu’elle n’était. Toute émotion sembla avoir disparu de sa pensée. Et ce fut d’une voix morte, sans accent, qu’elle répondit :

 

— Vous allez comprendre d’un seul coup, monsieur de Pardaillan, combien je vous admire, combien je vous estime, et combien je suis sûre de vous tuer tout à l’heure. Je veux tuer, monsieur, parce que ce n’est pas au front, mais au cœur que vous m’avez touchée. Si je vous haïssais, je vous laisserais vivre. Mais il faut que vous mouriez, parce que je vous aime.

 

Pardaillan frémit. Ce qui venait d’être dit lui parut mille fois plus redoutable que l’ordre donné en sa présence. Il se sentit perdu… Mais même sur ce terrain, Pardaillan ne voulut pas reculer. Les derniers mots de la Fausta avaient porté l’entretien à une de ces hauteurs d’où il ne faut pas tomber, sous peine de se briser les reins. Il éprouvait comme un vertige. Et pourtant, il voulut, par le calme absolu, par la froideur terrible de l’attitude et de la voix demeurer digne de l’effrayante adversaire et la terrasser. Voici ce qu’il répondit :

 

— Madame, vous m’aimez. Et moi aussi, vous m’apparaissez d’une si splendide hideur, vous êtes à mes yeux une si inconcevable force de beauté, de deuil et de terreur, que je vous aimerais, oui, je vous aimerais, si je n’aimais…

 

— Vous aimez ? dit Fausta, non pas avec colère, non pas avec curiosité, ni avec amour, ni avec haine, mais seulement avec cette effroyable froideur que nous avons signalée.

 

— Oui, j’aime, dit Pardaillan avec une infinie douceur. Et j’aimerai jusqu’à la dernière minute de ma vie. Il n’y a pas dans mon âme d’autre sentiment possible que cet amour par lequel, j’étais, sans lequel je ne serais plus. Je l’aime, madame, je l’aime ; morte…

 

— Morte !

 

Ce fut presque un cri qui échappa à Fausta, une sourde exclamation où se heurtaient de l’étonnement, de la joie et peut-être aussi, qui sait ? du regret. Car Fausta, sincère dans son rôle de Vierge, eût triomphé dans son cœur d’une jalousie contre une vivante…

 

— Vous devez penser que je suis un misérable fou, reprit Pardaillan. Mais cela est. J’aime la morte, depuis seize ans qu’elle est morte… Aussi, madame, je vous le jure d’honneur, je bénirais-la minute où les assassins que vous venez d’aposter vont se ruer sur moi, si je n’avais intérêt à vivre encore. Je vivrai donc, puisqu’il le faut.

 

Pour la seconde fois, Fausta ressentit comme une violente humiliation. Elle venait, ainsi que le disait Pardaillan, d’aposter des assassins prêts à se ruer. Et Pardaillan affirmait avec sa belle simplicité : — Je vivrai donc puisqu’il le faut…

 

Elle fut sur le point de donner le signal. Une intense curiosité, un ardent désir de mieux connaître cet homme la retint. Elle l’examinait avec un prodigieux étonnement. Il avait baissé la tête, comme pensif, après ce qu’il venait de dire. Il la releva soudain. Un fin sourire se jouait sur ses lèvres.

 

— Madame, dit-il, avant que je n’entreprenne de me colleter avec vos gens et de les réduire à la raison…

 

— Vous pensez les réduire ? interrompit Fausta avec un rire plus effrayant que sa froideur de tout à l’heure.

 

— Madame, je ne sortirai pas d’ici que je n’aie obtenu ce qu’il est nécessaire que j’obtienne, dit simplement Pardaillan. Et pour cela, je dois tout d’abord vous dire comment j’ai pu entrer ici…

 

Et en lui-même, Pardaillan s’écria : « Ô ma digne Pâquette, ô ma tendre Roussotte, voici pour vous sauver un peu… »

 

— Il faut que vous sachiez, continua-t-il à haute voix que j’ai un ennemi… excusez-moi, madame, ces détails sont nécessaires : cet ennemi est un moine jacobin, il s’appelle Jacques Clément.

 

Fausta ferma les yeux pour dissimuler la soudaine agitation qui s’emparait d’elle.

 

— Ce moine, reprit Pardaillan, je me suis saisi de lui, tout à l’heure, lorsqu’il est sorti de votre palais. Et je sais ce qu’il veut faire.

 

Pardaillan ne savait rien qu’une chose : C’est que Jacques Clément voulait tuer Henri III et qu’il était entré chez la Fausta. Tout le reste, avec sa vive imagination, il venait de le supposer. Et tandis qu’il parlait, il se disait :

 

« Si je me trompe, je suis mort. Si Fausta n’a pas elle-même armé le bras de Jacques Clément, si elle n’a pas un immense intérêt à tuer Valois, je ne sortirai pas d’ici… Ce sera ici ma tombe !… »

 

Fausta avait fermé les yeux. Il ne voyait pas ce qu’elle pensait. Mais il continua bravement :

 

— Frère Jacques Clément, madame, doit tuer Henri III. Et c’est vous qui le poussez à ce meurtre. Voilà ce que je sais, madame. Or, écoutez-moi, maintenant ! Par Jacques Clément, en le forçant à parler, j’ai su comment on entrait ici ; j’ai su son dessein, qui est le vôtre. Je connais ce moine depuis longtemps, madame. En le choisissant, je puis vous dire que vous avez choisi un terrible instrument. Il réussira. Il frappera Valois. De ce fait, M. le duc de Guise sera roi.

 

Il parlait lentement, comme on va, pas à pas, sur un terrain inconnu, plein de fondrières.

 

— Pour que Jacques Clément réussisse, continua-t-il, que faut-il tout d’abord ?… Qu’il soit rendu à la liberté… Il faut ensuite que le roi Henri III ne soit pas prévenu que M. le duc de Guise veut le faire trucider…

 

Cette fois le coup fut si rude que Fausta tressaillit. Pardaillan perçut ce tressaillement et respira longuement.

 

« Je commence à croire que je ne suis pas encore mort ! » songea-t-il.

 

— Ainsi, dit Fausta, le moine vous a avoué qu’il veut tuer Henri de Valois ?

 

— Ai-je dit cela madame ? Mettons que je me suis trompé, car Jacques Clément ne m’a rien dit. Seulement, je sais qu’il doit tuer le roi pour le compte de Guise, et sachant cela, je me suis emparé de lui. Si je suis libre, si vous m’accordez la grâce que je viens solliciter, Jacques Clément est libre, et il va où il veut, il fait ce qu’il veut. Car que m’importe à moi que Valois vive ou meure ! Cet homme est marqué pour quelque terrible représailles venue d’en bas. Il a accumulé de telles souffrances qu’un jour une de ces infamies doit le souffleter et une de ces souffrances le poignarder : c’est dans l’ordre. La vie ou la mort de Valois ne m’intéresse pas, madame. Mais je vous le dis, la mort de ce roi intéresse le duc de Guise. Si Valois ne meurt pas promptement, Guise est perdu. Il le sait. Vous le savez. La vie d’Henri III, c’est la mort de Guise et la vôtre !

 

À cet exposé si simple et si terrible, et si vrai de toute la politique de cette époque, Fausta comprit qu’elle n’avait pas seulement devant elle un homme d’une bravoure exceptionnelle, une force comme la nature en crée une ou deux par siècle comme pour s’exercer à des chefs-d’œuvre, mais aussi une intelligence d’une profonde sensibilité. Elle soupira. Et sa pensée, à ce moment, était celle-ci :

 

« Pourquoi ce pauvre gentilhomme, sans feu ni lieu, ne s’appelle-t-il pas duc de Guise ?… »

 

Pardaillan continua son exposé. Car vraiment, à les voir si paisibles tous deux, si calmes dans leurs paroles mesurées, dans leurs gestes à peine esquissés, il eût été impossible de supposer le drame effroyable qui se déchaînait dans l’âme de la femme, et que cet homme pouvait, devait tomber mort au premier geste de cette femme.

 

— Donc, reprit-il, sachant sûrement que Clément a été armé par Guise, par vous, sachant que de longtemps vous ne retrouverez pas un homme capable comme lui de regarder en face la majesté royale sans en être ébloui, capable, d’un geste de son bras, de changer les destinées du royaume de l’Église, moi, Pardaillan, je me suis emparé de ce moine. Et si vous me frappez, il meurt, comme vous avez pu l’entendre par la promesse que monseigneur le duc d’Angoulême vient de me faire. Il meurt. Henri III est prévenu que Guise le veut tuer. Plus de grande procession. Plus de voyage à Chartres. Valois se défend. Guise est perdu, et vous aussi. Est-ce clair ?

 

Fausta, blanche comme une morte, Fausta insensible en apparence. Fausta souffrait en ce moment comme elle n’avait jamais souffert. Elle rugissait en elle-même, et son cœur bondissait. Elle haïssait cet homme qui la bravait, d’une haine furieuse, d’une haine humaine… elle qui avait voulu s’élever au-dessus de toute humanité… et elle était prête à se jeter à ses genoux, à crier grâce, à s’avouer vaincue, à humilier son orgueil, à proclamer son amour, à hurler enfin qu’elle n’était qu’une femme !…

 

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle rudement.

 

— Peu de chose ; contre la liberté de Jacques Clément, contre le serment que je vous fais de ne rien tenter pour m’opposer à son projet, je vous demande la vie et la liberté de deux hommes. Est-ce trop pour payer la mort d’un roi ?…

 

— Deux hommes ? dit Fausta surprise.

 

— Nous y voici donc, fit Pardaillan. Je vais vous dire, madame. Ces deux hommes, je ne les connais pas. Leur vie ou leur mort m’est indifférente, comme celle de Valois. Seulement, vous avez vu tout à l’heure ce jeune homme qui maintenant s’apprête à égorger Jacques Clément s’il ne me revoit pas. Eh bien, ce jeune homme a une mère qui s’appelle Marie Touchet. Et cette femme, un jour que mon père allait subir le supplice, est apparue dans la prison et a sauvé mon père… et moi, par la même occasion. Le fils de Marie Touchet m’est sacré, madame. Et puis, peu à peu, je me suis mis à l’aimer pour lui-même. Alors, voyez comme c’est simple : tout naturellement, je me suis mis à aimer ce qu’aime mon seigneur duc, et j’ai éprouvé une vive affection pour cette pauvre petite bohémienne que vous avez voulu faire brûler vive… Me suivez-vous, madame ?

 

— Oui. Vous venez me demander Violetta. Mais j’ignore où elle peut être.

 

— Je viens, dit Pardaillan, vous demander la vie du père de Violetta et d’un autre malheureux ; le prince Farnèse et maître Claude sont enfermés ici, condamnés à mourir de faim. Ce sont ces deux hommes que je suis venu vous supplier humblement de rendre à la lumière du jour.

 

Ici, Fausta établit rapidement dans sa tête que quelqu’un autour d’elle la trahissait. Car comment Pardaillan eût-il appris que Claude et Farnèse étaient enfermés dans son palais ? Elle dédaigna de se demander qui était ce traître. Seulement, une sorte d’étonnement où il y avait presque du respect descendit dans cette âme altière, cuirassée d’un orgueil surhumain.

 

— Ainsi, fit-elle d’une voix qui résonna avec une étrange douceur, vous êtes venu vous faire tuer ici dans l’espoir de sauver deux hommes que vous ne connaissez pas ?

 

— Je crois que vous faites erreur, madame, dit Pardaillan. Je suis bien venu pour sauver ces deux hommes, mais je ne suis pas venu pour me faire tuer, puisque je vous ai dit tout au contraire qu’il est nécessaire que je vive encore. Je vous propose un marché, voilà tout, estimant que la vie de Jacques Clément que je tiens dans mes mains vous est plus précieuse que la vie de Farnèse et de Claude. Me serais-je trompé ? ajouta avec une inquiétude réelle, si réelle qu’elle eût pu paraître feinte à tout autre que Fausta.

 

— Vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle gravement. Et la preuve, c’est que je fais grâce à ces deux hommes, condamnés pourtant par un tribunal dont les sentences sont sans appel.

 

Pardaillan demeura stupéfait. Il ne pouvait croire que la ruse naïve qu’il venait d’employer eût si pleinement réussi.

 

Pendant toute cette étrange conversation que nous venons de relater, il s’était constamment tenu sur ses gardes, l’œil au guet, l’oreille tendue aux bruits de l’intérieur du palais, la main prête à dégainer.

 

Mais Fausta venait de frapper deux coups sur le timbre. Un homme entra, et au moment où il souleva la tapisserie, Pardaillan put voir derrière cette tapisserie des gens immobiles, l’épée à la main.

 

— Ce sont les douze gentilshommes en question, songea-t-il.

 

— Que font les prisonniers ? demanda Fausta.

 

— Le prince Farnèse est assis dans un fauteuil, et le bourreau couché sur le tapis.

 

« Le bourreau ! » s’exclama Pardaillan en lui-même.

 

Une sorte d’angoisse l’envahit. Une sueur froide pointa à son front. Quel était ce bourreau ?… Quelles mystérieuses accointances pouvait-il y avoir entre le bourreau et Violetta ?… Car ce bourreau, c’était l’un des deux prisonniers… c’est-à-dire celui qu’on appelait maître Claude ! Celui que Violetta aimait plus encore que son père !…

 

— Que disent-ils ? reprit Fausta.

 

— Ils ne disent rien. Ils semblent privés de sentiment. Cependant ils vivent encore ; la poitrine du cardinal se soulève avec effort, et on entend le souffle haletant de maître Claude…

 

— Horrible ! murmura Pardaillan qui pâlit.

 

Fausta souriait d’un sourire aigu qui montrait ses dents, admirables perles qui brillaient sous l’incarnat de ses lèvres…

 

Cette femme se délectait donc du récit de l’épouvantable agonie ?… Non ! Ou bien nous avons mal exposé ce caractère, ou bien l’on doit savoir que Fausta ne pouvait se réjouir d’une souffrance humaine. Elle se croyait l’Ange, l’Envoyée qui frappe quand il faut frapper, mais sans aucune notion du sentiment humain.

 

— Qu’ont-ils dit ? Qu’ont-ils fait depuis qu’ils ont commencé à mourir ?

 

Elle posa cette question, et l’homme répondit :

 

— Dans les premières heures qui ont suivi la sentence au sacré tribunal, les deux condamnés sont restés immobiles, chacun dans un coin, comme prostrés et abattus. Puis le bourreau a cherché un moyen de sortir. Lorsqu’il eut constaté l’impossibilité de la fuite, il s’est tenu tranquille. Des heures se sont passées. Puis ils ont commencé à souffrir vivement, car ils se sont rapprochés l’un de l’autre et ont cherché dans un échange de paroles un oubli momentané de la souffrance.

 

L’homme parlait froidement ; il ne faisait pas un récit ; il faisait un rapport, voilà tout. Tandis qu’il parlait, Pardaillan regardait Fausta et il frissonnait en se disant :

 

« Est-il possible qu’une femme entende des choses pareilles sans crier de pitié ?… »

 

— Puis, continua l’homme, ils se sont séparés à nouveau. Le cardinal s’est assis dans un fauteuil et a fermé les yeux. Le bourreau s’est tenu debout dans l’angle opposé, regardant fixement devant lui. Enfin sont arrivées les grandes souffrances. D’abord, des plaintes se sont élevées ; puis ces plaintes sont devenues des cris ; puis ces cris sont devenus des hurlements ; la folie furieuse s’est déclarée ; tous les deux se sont rués sur la porte qu’ils ont martelée de coups. Puis, peu à peu, après quelques heures de fureur, ils ont pleuré, ils ont demandé une goutte d’eau…

 

— Affreux ! oh ! c’est affreux ! haleta Pardaillan.

 

— Continuez, dit simplement Fausta.

 

— Enfin, ils ont commencé de râler ; les grandes souffrances sont passées et l’agonie, je crois, est bien proche. Maintenant, comme j’avais l’honneur de l’exposer, ils respirent à peine ; le cardinal est dans un fauteuil, le bourreau est tombé en travers, de tout son long, sur le tapis.

 

Fausta se tourna vers Pardaillan, qui, livide, essuyait son front. Et elle dit :

 

— J’ai voulu, monsieur, vous faire savoir que ces deux hommes sont bien près de la mort…

 

Pardaillan fit un effort pour échapper à cette impression d’horreur qui venait de le paralyser.

 

— Qu’on ouvre la porte de leur chambre, qu’on ranime les deux condamnés. Qu’on les ramène à la vie et à la force par un prudent emploi de la liqueur qui nous sert en pareil cas. Puis, quand ils seront capables de marcher, qu’on les conduise jusqu’à la rue et qu’on les y laisse libres en leur disant que grâce leur est faite de par l’intercession de M. le chevalier de Pardaillan… Qu’on me prévienne dès qu’ils seront ranimés…

 

— Madame ! murmura Pardaillan.

 

Fausta fit un geste hautain qui signifiait : « Attendez ! ce n’est pas fini entre nous ! »…

 

L’homme qui venait de faire le rapport s’était retiré. Un mortel silence s’établit. Pardaillan considérait avec une indéfinissable horreur cette femme, qui pourtant venait de lui donner si complète satisfaction. Près d’une demi-heure se passa ainsi. Puis l’homme reparut en disant :

 

— Les condamnés ont été ranimés selon l’ordre donné. Il ne reste plus qu’à les conduire jusqu’à la rue.

 

— Monsieur le chevalier de Pardaillan, dit Fausta, accompagnez vos amis jusqu’au grand vestibule : je vous attends ici… car si je vous prouve que j’ai accepté le marché proposé, vous devez me prouver à votre tour que mon homme à moi est libre comme sont libres vos deux hommes à vous…

 

Elle fit un signe, et l’homme au rapport s’inclina, et sortit, suivi de Pardaillan. Rapidement, le chevalier, à la suite de son conducteur, franchit deux ou trois vastes salles, magnifiquement décorées, longea un couloir et parvint à une porte ouverte.

 

— C’est là, dit le conducteur.

 

Le chevalier entra et, assis sur des fauteuils, il vit le prince Farnèse et maître Claude. Un personnage vêtu de noir, quelque médecin sans doute, était penché sur eux et achevait de les rappeler à la vie… une sorte de petit vieillard à figure énigmatique.

 

Quelques minutes se passèrent. Pardaillan attendait, la gorge serrée par l’angoisse, regardant avec une maladive curiosité ces deux visages d’hommes sur lesquels la souffrance avait laissé des traces terribles, fantômes qui semblaient revenir des lointaines régions de la mort.

 

Puis le personnage noir se releva avec un rire silencieux de satisfaction et se tourna vers Pardaillan :

 

— Ils en reviendront, dit-il avec une grimace qui voulait être sans doute un sourire. Ils en reviendront, s’ils prennent la précaution de manger et boire avec une grande modération pendant huit jours. Louée soit notre souveraine sacrée qui fait grâce !

 

Là-dessus, le petit vieux fit une courbette, boucha soigneusement le flacon qu’il tenait à la main, puis, ayant jeté un dernier regard sur les deux condamnés, sortit, ou plutôt disparut sans qu’on pût dire au juste par où il s’était éclipsé. Pardaillan regarda vivement autour de lui, vit qu’il était seul, et s’approchant de Farnèse, lui glissa rapidement à l’oreille :

 

— En sortant d’ici, entrez à l’auberge voisine, rejoignez-y le duc d’Angoulême et allez m’attendre tous les trois à la Devinière, rue Saint-Denis. Eh bien ! monsieur continua-t-il à haute voix, comment vous trouvez-vous ?…

 

Le cardinal et le bourreau eurent un regard effaré, vacillant, rempli de cet immense étonnement qui est le vertige de la pensée. Ils étaient pâles comme des spectres. Leurs joues étaient creuses, leurs yeux profondément enfoncés sous les orbites.

 

Mais presque aussitôt, et avec une foudroyante soudaineté, le sang afflua à leurs visages. C’était la liqueur du petit vieux qui agissait. Ils se dressèrent debout, et leur premier mouvement fut de marcher à la porte. Puis, ils s’arrêtèrent avec une crainte d’enfants : leur pensée, presque atrophiée par la souffrance, ne leur laissait plus la possibilité de la lutte…

 

— Au nom de Violetta ! murmura ardemment le chevalier.

 

— Violetta ? balbutia Farnèse comme s’il eût éprouvé une grande difficulté à se souvenir et une plus grande encore à parler.

 

Mais ce nom ainsi jeté produisit sur l’esprit de Claude un effet comparable à celui que le violent révulsif du petit vieux avait produit sur son corps. Il eut une sorte de grondement. Ses poings énormes se serrèrent.

 

— Vous dites : Violetta ! fit-il haletant.

 

— Oui ! dit Pardaillan dans un souffle. Si vous l’aimez, faites ce que je dis : entrez au Pressoir de fer, rejoignez-y le duc d’Angoulême, et tous trois, allez m’attendre à la Devinière. Silence ! On nous écoute…

 

En même temps, Pardaillan prit une main de Farnèse, une main de Claude et les entraîna :

 

— Venez, dit-il, n’avez-vous pas entendu que la glorieuse Fausta vous fait grâce ?…

 

Les deux hommes marchèrent. Que leur arrivait-il ? Qu’était-il arrivé ? Où allaient-ils ? Qui était cet homme ? Ils ne savaient plus rien. Dans leur tête, il n’y avait que du vide…

 

Quelques instants plus tard, ils atteignaient le grand vestibule, traînés par le chevalier, qui lui-même était guidé par l’homme de Fausta. Toutes ces salles, ces couloirs qui se succédaient semblaient déserts. Mais dans le vestibule, il y avait une vingtaine de gardes. La porte, la grande porte de fer s’entrouvrit. Dans le même instant, Farnèse et Claude se trouvèrent dehors, tandis qu’un homme disait à haute voix :

 

— Allez et bénissez la souveraine qui vous fait grâce de par l’intercession de M. le chevalier de Pardaillan !…

 

Si peu de temps que la porte de fer eût été entrouverte, le chevalier en eût peut-être profité pour faire ce qu’il appelait une trouée à travers les gardes massés et se précipiter dehors. Il fut retenu par cette réflexion que dans l’état où se trouvaient les deux condamnés graciés, il n’y avait pas de défense à espérer de leur part. Ils seraient poursuivis, rattrapés, et tout ce que venait de tenter Pardaillan serait inutile.

 

Il laissa donc la porte se refermer, et suivant le même homme qui l’avait guidé, il se retrouva quelques instants plus tard en présence de Fausta. Il s’inclina devant elle, non sans émotion, et lui dit :

 

— Madame, c’est fait : ces deux malheureux sont libres. Vous venez d’acquérir à ma reconnaissance des droits que je n’oublierai jamais…

 

Et comme Fausta ne répondait pas, abîmée qu’elle était dans quelque lointaine rêverie :

 

— Si peu que je sois, continua-t-il, si puissante et glorieuse que vous soyez, qui sait si cette gratitude du pauvre chevalier ne vous sera pas un jour de quelque utilité ?…

 

Fausta tourna légèrement la tête de son côté et dit :

 

— Où est le moine Jacques Clément ?…

 

— Il est libre, madame, répondit Pardaillan sans hésitation. Aussi libre que le cardinal et le bourreau qui sortent de ce logis. Madame, continua-t-il, et une flamme d’intrépidité et d’audace empourpra son visage, libre à vous de me considérer comme un otage. Mais il ne sera pas dit que je vous aurai trompée après l’acte de générosité que vous avez accordé à mon humble prière. En vous l’avouant je me retire sans doute tout espoir de salut, mais sachez-le : Jacques Clément n’a jamais été en mon pouvoir, et il n’est pas davantage en ce moment au pouvoir du duc d’Angoulême…

 

— En sorte, dit Fausta, que je puis donner l’ordre de vous mettre à mort sans que les projets du moine sur Henri III en soient interrompus ?…

 

— Vous le pouvez, madame !

 

Et Fausta, de cette voix sans expression qui faisait frissonner les plus braves, reprit :

 

— Je vais donc donner cet ordre. Apprêtez-vous à mourir, chevalier !…

 

Pardaillan, d’un geste lent, tira sa rapière, regarda Fausta en face, et dit :

 

— Je suis prêt, madame !…

 

Fausta se leva et s’approcha de Pardaillan.

 

Celui-ci la reconnut à peine…

 

Ce n’était plus la statue glaciale et glacée. Ce n’était plus cette synthèse d’orgueil, cette figuration de majesté qui faisait courber les fronts et inspirait la terreur. Celle qui venait vers lui, c’était une femme dans tout l’éclat de la beauté qui s’exalte, dans toute la magnificence de l’amour qui se déchaîne et qui s’offre !…

 

Les yeux de cette femme, ces splendides yeux noirs pareils à des diamants noirs versaient de la passion en jets de flamme. Ces yeux pleuraient. Des larmes lentes, silencieuses et brûlantes qui s’évaporaient au feu des joues.

 

Pardaillan, des deux mains, s’appuya sur la garde de son épée dont la pointe s’appuyait au plancher. Il se tenait tout raide, dans une immobilité de stupeur, vivant une de ces étranges minutes qui à peine accomplies, ne laissent que le souvenir d’un rêve, comme si elles ne s’étaient pas accomplies…

 

Lorsque Fausta fut près de Pardaillan, palpitante, le sein soulevé par le tumulte de sa passion déchaînée, les yeux noyés d’une immense douleur, elle leva ses deux bras qu’un sculpteur eût désespéré de pouvoir jamais imiter en leur forme solide, harmonieuse, délicate et puissante…

 

Et ces deux bras, soudain, enveloppèrent le cou de Pardaillan… Elle se colla à lui, l’enveloppa pour ainsi dire tout entier de sa caresse… Et quand elle le tint ainsi, elle saisit sa tête à deux mains, et lentement, tandis qu’un sanglot terrible râlait dans sa gorge, elle attira cette tête à elle… Et alors, ses lèvres pâles, violemment, se posèrent sur les lèvres du chevalier…

 

La sensation brûlante de ce baiser fit tressaillir Pardaillan jusqu’au plus profond de l’être… mais ses lèvres, à lui, demeurèrent muettes ! Il ne ferma pas les yeux : il les tint fixés, froids et insensibles, sur les yeux bouleversés de Fausta, de l’Ange devenu femme, de la vierge en qui triomphait tout à coup l’amour.

 

Pardaillan reçut le baiser, le violent, le délirant baiser de la vierge. Et il ne le rendit pas… Pardaillan aimait la morte ! Pardaillan, jusqu’à son dernier souffle, devait aimer la morte !…

 

Après le baiser, Fausta, lentement, dénoua ses bras et se recula… À mesure qu’elle reculait, il semblait à Pardaillan qu’elle n’était plus la femme, l’être d’amour intense et surhumain, et qu’elle redevenait la Souveraine, la Majesté, la Sainteté…

 

Lorsqu’elle fut loin, presque au bout de la salle, près de disparaître, elle parla. Et sa voix parvint au chevalier comme une voix lointaine, peut-être une voix d’outre-tombe ou d’outre-ciel… Et voici ce qu’elle disait :

 

— Pardaillan, tu vas mourir… Non parce que tu as voulu abolir mes desseins, non parce que tu t’es dressé devant ma puissance, non parce que tu m’as arraché Violetta, non parce que tu m’as combattue et vaincue… Pardaillan, tu vas mourir parce que je t’aime !…

 

Elle s’arrêta un instant. Le chevalier toujours immobile et raide à la même place, toujours appuyé sur sa rapière debout devant lui, la regardait, l’écoutait, et il lui semblait voir une ombre qui s’évanouit, il lui semblait entendre la musique d’un sanglot.

 

La voix d’ineffable douceur, mélopée d’amour et de douleur, expression magique d’une force immense, chant prestigieux d’une âme qui veut s’affranchir et consent à son propre désespoir, cette voix, qui sûrement était plus belle qu’une voix humaine, puisque Fausta, dans cette minute inouïe, s’élevait vraiment au-dessus de l’humanité ; la voix reprit :

 

— Tu es aimé de celle qui n’a jamais aimé ; ce cœur de diamant qui n’a jamais reflété que la flamme des pensées supraterrestres a reflété ton image ; la vierge d’orgueil et de pureté s’est humiliée devant toi ; parce que je ne dois pas aimer, l’homme que j’aime doit mourir. Pardaillan, je pleure sur toi, et je te tue. Et toi qui aimes la morte, toi qui as compris la gloire et l’harmonie de la fidélité, toi qui portes dans ton âme une morte, une morte vivante, tu comprendras le sens du baiser que la vierge a déposé sur tes lèvres. Puisque je ne suis plus seule avec moi-même dans le secret de mes pensées, puisque quelqu’un est entré malgré ma défense désespérée dans cette âme où nul ne devait pénétrer, celui que je porterai dans l’âme sera un mort, comme celle que tu portes, toi, est une morte. Adieu, Pardaillan, tu as reçu le baiser de Fausta, le baiser d’amour, c’est le baiser de mort.

 

À ces mots, Fausta s’éloigna encore, ondoyante et flottante comme une ombre, puis tout à coup, Pardaillan ne vit plus rien : il était seul ; un silence funèbre, un silence de nuit profonde pesait sur lui, d’étranges sensations l’assaillaient : ces paroles d’un mysticisme exalté, confinant à la folie, et qu’un homme ordinaire eût prises pour des paroles de folie, il les avait comprises, lui !…

 

Mais Pardaillan n’était pas homme à se perdre longtemps dans le rêve. Il ne tarda donc pas à reprendre pied sur terre ; c’est-à-dire qu’un frisson le secoua, dernier reste des formidables impressions qu’il venait de recevoir, et s’assurant que sa bonne rapière était toujours dans sa main, il sourit.

 

— Mourir ! murmura-t-il. C’est bientôt dit. Madame Fausta, belle créature en vérité, et c’est dommage qu’un si beau corps renferme une telle méchanceté… m’assure que je vais être tué. Pourquoi ? Parce qu’elle m’a embrassé. Par la tête et le ventre, le motif me paraît insuffisant, à moi !… Voyons, il me semble que la douzaine de fois où j’ai dû être meurtri, soit seul, soit en compagnie de monsieur mon père, j’ai toujours fait de mon mieux pour défendre ma peau… Ainsi ferai-je, cornes du diable !

 

Cependant, comme la solitude et le silence continuaient à être aussi absolus que possible dans cette pièce, Pardaillan commença à se demander quel genre de mort lui réservait l’étrange magicienne.

 

Non sans essayer du pied le plancher à chaque pas, l’œil au guet, la rapière au poing, il se dirigea vers la porte par laquelle il était entré, c’est-à-dire celle qui communiquait avec le Pressoir de fer. Il essaya de l’ouvrir ; mais il n’y avait là ni serrure, ni verrou, ta porte qui s’ouvrait au moyen d’un mécanisme devait se fermer de même ; Pardaillan en acquit promptement la conviction.

 

Alors le récit fantastique de la Roussotte lui revint en mémoire, et il leva les yeux au plafond pour voir s’il n’en descendrait pas quelque bonne corde ornée d’un bon nœud coulant. Mais il ne vit rien qui pût servir à la moindre pendaison.

 

« Il faut pourtant que je m’en aille. »

 

Et résolument, il se dirigea cette fois vers le fond de la salle, vers cette tapisserie derrière laquelle avait disparu Fausta. Il souleva la tapisserie et se vit en présence d’un couloir désert… Où aboutissait le couloir ? Pardaillan l’ignorait. Mais ce silence autour de lui, cette solitude commençaient à faire passer sur sa nuque le premier frisson, avant-coureur insaisissable de la peur.

 

— Cordieu ! murmura-t-il en avançant. Il ne sera pas dit que j’aurai attendu ici le bon plaisir de cette damnée magicienne, comme un renard dans son terrier. En avant donc, et au diable le mystère !

 

Il avança donc à grands pas et aboutit bientôt dans une salle déserte. Mais comme il venait d’y entrer, la porte se referma derrière lui. En même temps, à l’autre bout de la salle, une autre porte s’ouvrait…

 

— Il paraît que c’est par là que je dois passer, fit Pardaillan. Passons donc !

 

Et il continua de marcher, l’épée à la main. Il marchait dans du silence. Le palais était une solitude. Seulement, à mesure qu’il franchissait une porte, elle se refermait derrière lui. Il traversa ainsi plusieurs salles décorées avec un luxe dont il n’avait aucune idée. Mais on comprendra qu’il n’eût guère l’esprit à admirer en passant les tableaux, les statues, les vases énormes remplis de fleurs rares, les meubles précieux, les tentures dont chacune représentait une fortune. Cette marche à travers le vaste palais qu’il savait plein de gardes et où il n’apercevait pas âme qui vive, cette traversée des vastes salles silencieuses eussent affolé un cerveau moins solide que celui de Pardaillan.

 

Lui-même commençait à éprouver en quelque sorte une horreur pénétrante. Y avait-il danger de mort ? Et où était ce danger ? Et en quoi consistait-il ?… Il y avait comme une menace lugubre dans ces portes qui se refermaient derrière lui, comme pour lui dire : « Tu ne repasseras plus jamais par là !… »

 

Et pourtant, il ne s’arrêtait pas. Tout lui semblait préférable à ce frisson qui s’emparait de lui dès qu’il séjournait. Devant lui, les portes s’ouvraient, manœuvrées par des mains invisibles, sinistre indication de la route à suivre.

 

— Il faudra bien que j’aboutisse quelque part ! grommelait furieusement le chevalier qui pareil au prince de la légende parcourait, l’épée à la main, cette façon de palais enchanté.

 

Et malgré toute sa force d’âme, il éprouvait le vertige du danger inconnu. Une salle encore fut franchie, salle immense et somptueuse avec ses colonnes de jaspe… la salle du trône ; puis deux ou trois pièces encore que Pardaillan traversa presque en courant, haletant, les yeux exorbités, l’angoisse au cœur, en criant à pleine voix :

 

— Mais tout le monde a donc peur de ma rapière, dans ce nid d’assassins !…

 

Pardaillan se trompait : c’est lui qui avait peur…, peur du silence, de la solitude, de l’inconnu. Brusquement, il fut rassuré. Il venait enfin de pénétrer dans une salle aux murailles nues, sinistre, coupe-gorge ou prison… mais dans cette salle, il y avait des hommes, des gens en chair et os, bâtis comme lui !… Il respira longuement et se mit à rire, tout en tombant en garde.

 

— Par les boyaux du diable, j’ai failli avoir peur, dit-il.

 

C’était pourtant le moment d’avoir peur : ces gens étaient au nombre d’une trentaine. Ils étaient armés d’épées et de poignards. Ils se tenaient debout, tout autour de la salle, contre les murs. À l’entrée de Pardaillan, aucun d’eux ne fit un geste. Et dans la minute qui suivit, il eut le temps de bien se rendre compte de sa situation. Elle était terrible.

 

D’abord, la porte, comme toutes les autres venait de se fermer. Ensuite au milieu, au beau milieu du plancher s’ouvrait un trou carré. Au fond de ce trou, il entendait mugir les eaux de la Seine. Enfin, tout autour de lui, des gens armés. S’il faisait un faux pas en se défendant, il tombait dans le trou. S’il bougeait en avant, en arrière, à gauche et à droite, il se heurtait aux aciers qui luisaient confusément dans cet antre à peine éclairé !… Pardaillan se trouvait en effet dans la salle des exécutions, c’est-à-dire dans cette salle même où maître Claude avait pénétré pour étrangler Violetta et la précipiter ensuite dans le fleuve, dont les flots venaient se heurter aux soubassements du palais avec un murmure confus.

 

Il y eut, comme nous l’avons dit, une minute de silence.

 

« Si je pouvais seulement m’acculer à un de ces angles ! » songeait Pardaillan.

 

Brusquement retentit de l’autre côté des murs un bruit éclatant et prolongé, semblable au bruit que peuvent faire deux cymbales violemment heurtées l’une contre l’autre. Alors les statues adossées aux murs s’animèrent et se mirent en mouvement, les épées en garde : dans le même instant, Pardaillan se vit au centre d’un vaste cercle d’acier.

 

Ce cercle se resserra sans hâte. Chacun de ces hommes, l’épée nue en avant, marchait vers le trou noir qui béait. Ils ne semblaient pas voir Pardaillan, ni s’occuper de lui. Seulement, la manœuvre apparut au chevalier d’une admirable simplicité : de quelque côté qu’il se tournât, il avait une pointe sur la poitrine. C’était sûr : il allait être lardé de coups d’épées, et à force de reculer, il lui faudrait bien sauter dans le trou !…

 

Tout cela, Pardaillan le vit et le comprit en deux secondes.

 

Au moment même où les statues s’animaient et se mettaient en mouvement, il se rua en avant pour franchir le cercle d’acier, et porta devant lui deux ou trois coups de pointe. Et un frémissement de terreur le parcourut cette fois des pieds à la tête : il était sûr d’avoir touché deux de ses assaillants… de les avoir touchés à mort !… Et aucun ne tombait !…

 

Il comprit que tous ces hommes étaient vêtus de cottes de mailles qui les rendaient invulnérables, sauf au visage !… Et ces visages, alors, il les regarda. Car il eut le temps de les regarder ?… Car les assaillants avançaient avec une effroyable lenteur… Et cette fois l’épouvante se glissa dans son cœur…

 

Car ces visages immobiles » sans un pli, sans expression, pareils à des visages de morts, il comprit que c’étaient des masques… Non, même pas au visage, il ne pouvait atteindre les formidables statues qui marchaient sur lui, lentement, combien lentement !…

 

Il jeta un rapide coup d’œil derrière lui. Il était à trois pas du trou carré ouvert pour le recevoir. Une deuxième fois, il se rua, silencieux, haletant, les cheveux hérissés… Et il recula : aucun des hommes n’était blessé, et lui venait d’être touchera l’épaule, au, défaut de sa cuirasse de buffle.

 

Il se ramassa sur lui-même…

 

Le cercle d’acier se resserra encore un peu… les statues venaient de faire deux pas, et maintenant, le cercle très étroit se composait de deux ou trois hommes en profondeur.

 

À ce moment, des mystérieuses profondeurs du palais s’éleva un chant funèbre, comme si un grand nombre de moines ou de prêtres fussent rassemblés pour un De profundis. En même temps, une cloche se mit à sonner le glas et les mugissements d’un orgue se déroulèrent en larges volutes d’une musique plaintive et menaçante.

 

Pardaillan reçut la secousse du frisson mortel. C’était pour lui, ce glas ! Et Fausta, raffinée organisatrice de fantastiques mises en scène, faisait chanter sur ce vivant l’office des morts !… Alors, l’esprit de Pardaillan franchit les limites de l’horreur et de l’effroi. Il eut soudain ce sang-froid terrible, cette limpidité de vision, cette foudroyante rapidité de décision qui président aux « coups de folie ».

 

Au moment précis où les pointes des épées allaient l’atteindre, le pousser dans le trou, il se baissa, se ramassa sur lui-même, se détendit soudain ; il y eut dans les jambes des assaillants le grouillement bref d’une bête qui passe en mordant, d’un sanglier qui fonce, défenses en avant : deux ou trois hurlements de douleur éclatèrent, et deux hommes tombèrent éventrés par la dague de Pardaillan qui, ne pouvant frapper ni aux visages masqués ni aux poitrines cuirassées, décousaient des entrailles !… L’instant d’après, il se trouvait hors du cercle infernal, et se relevait, d’un bond, gagnait un angle de la salle où il s’acculait !…

 

Une minute de répit pendant laquelle les voix graves des moines lointains, le mugissement de l’orgue et le son de la cloche couvraient tout autre bruit.

 

Les bourreaux, les gens d’armes de Fausta eurent un effarement. Puis l’un d’eux, le chef sans doute, prononça quelques mots brefs et rudes, et aussitôt, dans une manœuvre silencieuse et rapide, le cercle se brisa ; ils se formèrent sur trois ou quatre rangs et marchèrent vers le coin où s’était acculé le condamné.

 

En cette minute, Pardaillan, le corps entier vibrant, les nerfs tendus à se rompre, la tête en feu, jeta un regard de fauve pris au piège. Et il souffla fortement, d’un souffle rauque… en même temps, il rengaina sa rapière et saisit un objet accroché au mur.

 

Cette salle était la salle des exécutions. C’est là qu’on tuait ceux que le tribunal secret avait condamnés. C’était la salle du bourreau… Et comme c’était la salle du bourreau, un peu partout, aux murs étaient accrochés en bon ordre les instruments du bourreau : ici des paquets, de cordes, là une masse pour assommer, là des coutelas, plus loin des haches.

 

Cet objet que Pardaillan venait de saisir, c’était une masse. Elle se composait d’une énorme boule de fer hérissée de pointes et emmanchée d’un bois rugueux à peine poli.

 

Ce fut, nous avons dit, une minute de répit pendant laquelle les meurtriers s’organisèrent pour un nouveau système d’attaque.

 

Pardaillan, sa masse à la main, les vit s’avancer sur lui, de leur pas égal. Cela formait une sorte de bête monstrueuse hérissée d’acier, et cela ressemblait assez à l’antique formation du combat des Thébains.

 

— Si j’attends, je suis mort, dit Pardaillan.

 

Dans le même instant, il saisit la masse à deux mains, et il marcha !… Il ne s’élança pas, il marcha. Souple, nerveux, effrayant à voir en cette suprême seconde, il fit trois pas. Et alors, la masse énorme se souleva, tournoya au-dessus de sa tête, siffla, s’abattit ; des coups sourds, de brefs soupirs de bêtes assommées, des corps qui tombaient d’une pièce, le nez à terre, des crânes fracassés ; puis un tumulte effroyable, un désordre furieux dans la bande qui oubliait toute discipline ; toute consigne de silence ; et des hurlements de malédictions et cela tout couvert par les mugissements de l’orgue, le son du glas, les voix lointaines et terribles qui clament : « Dies iræ ! Dies illa !… »

 

Pardaillan était au centre de la bande affolée qui tourbillonnait, hurlait, vociférait, essayait de lui porter le coup mortel… mais comment l’atteindre ? La masse, la terrible masse de fer décrivait un cercle de mort ! Campé sur ses deux jambes, comme s’il eût été là de toute éternité, sans un mot, avec un pétillement rouge au coin des yeux où flambait le rire extravagant d’une triomphante ironie, il n’avait au-dessus du torse, au-dessus de la tête, qu’un mouvement uniforme et foudroyant des deux bras manœuvrant la masse…

 

Dans la bande, un recul désordonné. Sept cadavres sur le plancher. Et dans ce recul de folie, toute une grappe humaine était poussée dans le trou ! Un homme tombait, se raccrochait, en entraînait un autre, et ils étaient cinq qui disparaissaient avec un effroyable hurlement !…

 

Et alors, après cette attaque qui avait peut-être duré trois secondes, Pardaillan se mettait en marche ! Il ne choisissait pas ! Il allait droit devant lui, ne s’inquiétant pas de frapper, laissant à la masse énorme le soin de choisir des victimes, dans le bondissement échevelé de la bande disloquée, émiettée, éperdue d’épouvante !

 

Lorsqu’il atteignit l’autre extrémité de la grande salle, il se retourna et se reposa une seconde sur sa masse, et il apparut ruisselant de sueur, un râle aux lèvres, son large torse soulevé par l’effort précipité de la respiration, sa tête pâle terrible à voir avec le flamboiement d’éclairs, jailli de ses yeux, ses narines dilatées, le rire de silence et de démence, le rire épouvantable qui lui retroussait les lèvres…

 

Il se reposa une seconde. Et dans cette seconde, comme à travers un brouillard rouge, il vit sur le plancher une douzaine de corps recroquevillés dans des poses de terreur, il vit le plancher jonché d’épées brisées et de masques en treillis de fer, il vit de larges flaques de sang, et sur les murs, des éclaboussures rouges… Et contre un des panneaux, à l’endroit sans doute où se trouvait la porte, quelques hommes qui furieusement frappaient du pommeau de leurs épées, qui appelaient de leurs voix délirantes d’angoisse !…

 

La porte fermée par un mécanisme ne s’ouvrait pas !… Suprême précaution de Fausta qui avait voulu la mort de Pardaillan, sans espoir de fuite… peut-être sans possibilité qu’elle cédât elle-même à la pitié !…

 

La porte ne s’ouvrait pas !… Les clameurs de l’orgue et des chants funèbres couvraient le tumulte des appels… Et si on les entendait, ces appels, on supposait que Pardaillan essayait une défense désespérée… et qu’il en tuait quelques-uns avant de mourir !…

 

Il comprit cela, lui ! Et ils le comprirent aussi, eux ! Car cessant tout à coup leurs vains appels, ils se réunirent en groupe, et farouches, avec des imprécations sauvages se ruèrent sur lui…

 

Deux pas en avant ! Et la masse se lève ! Cette masse que le bourreau a de la peine à soulever pour la laisser retomber une seule fois, la masse énorme recommence à tournoyer ! Impossible d’approcher l’homme !… Ils reculent !… Et lui se remet en marche !

 

Il marcha d’un bout à l’autre de la salle et, brusquement, il fut secoué d’un rire nerveux : dans la fuite affolée, entrechoquée, bondissante, trois hommes encore venaient de tomber dans le trou noir !… Ils n’étaient plus que sept ou huit.

 

Et ceux-là étaient ivres d’épouvante, sans voix, à force de hurler leur désespoir…

 

Par trois fois encore, ils essayèrent de se ruer sur lui, de l’atteindre où ils pouvaient, au bras, au visage, aux jambes… À chaque fois, c’était un crâne qui sautait ! La masse accomplissait sa besogne, tournait, rencontrait une tête, une épaule, un bras, fracassait, broyait… Et tout à coup, Pardaillan vit qu’il était seul debout !… Alors sa masse lui tomba des mains. Il essaya de la soulever sans y parvenir, et murmura :

 

— Comment ai-je pu porter cela ?…

 

Il regarda autour de lui. Et comme il avait du mal à respirer, il arracha le col de son pourpoint. Alors seulement, il vit l’effroyable massacre, et de pâle qu’il était, il devint livide. Une sorte de haine se déchaîna en lui contre la femme — une femme ! —, la femme qui avait causé ces horreurs. Pendant un laps de temps qu’il ne put apprécier et qui dura peut-être une minute, il fut en proie à une folie de haine, et si Fausta lui fût apparue en ce moment, il l’eût tuée…

 

Puis il se calma, essuya de ses mains son visage rouge couvert de sueur, et il murmura :

 

— Pauvres gens !

 

Il s’essuya encore, croyant qu’il y avait encore de la sueur sur ses joues, et il s’aperçut qu’il pleurait…

 

Dans le palais, les voix funèbres psalmodiaient sa mort… Tout à coup, un grand silence se fit. Pardaillan comprit qu’on allait venir, qu’on allait ouvrir la porte et s’assurer que la besogne était terminée, c’est-à-dire qu’il avait été tué et précipité dans le fleuve. Cette pensée le fit tressaillir et lui rendit son sang-froid, en même temps qu’elle lui permit d’apprécier avec plus de justice la situation morale qui lui était faite.

 

— Chacun défend sa peau comme il peut, grogna-t-il C’est ici un champ de bataille. J’ai tué pour ne pas l’être. Mais puisque j’ai tant fait que de me défendre de mon vieux, il est temps de quitter ce logis.

 

En parlant ainsi, il guignait du coin de l’œil le trou où on avait voulu le précipiter : c’était en effet le seul passage ouvert pour une fuite. Il s’approcha du bord, se mit à genoux, regarda et ne vit rien que les ténèbres ; mais au fond, il entendit très bien les eaux du fleuve qui se brisaient avec de sourds murmures et des glissements soyeux.

 

Il n’avait plus une seconde à perdre. Il s’accrocha des deux mains aux bords et, ainsi suspendu, se laissa plonger dans le trou ; alors, du bout des pieds balancés dans le vide, il chercha… Et ce qu’il avait prévu arriva.

 

Cette salle des exécutions surplombait le fleuve, avons-nous dit. Elle ne faisait point partie de la bâtisse du palais. C’était une annexe. Le plancher reposait sur un échafaudage de madriers qui sortaient de l’eau. Les pieds de Pardaillan heurtèrent l’un de ces madriers. Ce madrier partait de quelque autre poutre et s’élevait en diagonale jusqu’au plancher.

 

Les pieds de Pardaillan, remontant et tâtonnant, suivirent cette ligne diagonale qui aboutissait presque à l’orifice du trou. Une sorte de plainte s’échappa alors des lèvres de Pardaillan : c’était le cri de joie de l’homme qui se sait sauvé !…

 

À la force des poignets, il remonta alors, jusqu’à ce qu’il sentit que le madrier était de plus en plus proche de l’orifice, de plus en plus rapproché de lui, et alors, cette poutre, il l’enlaça de ses deux jambes avec la frénétique puissance, de l’homme qui ne veut pas mourir, et quand il fut ainsi accroché, ses mains lâchèrent les bords du trou auxquels elles se cramponnaient ; dans le même instant, il enlaça la poutre de ses deux bras… et il se laissa glisser…

 

Moins d’une seconde plus tard, il atteignit le point où le madrier diagonal s’appuyait sur une poutre verticale, comme une branche s’appuie au tronc. Il se laissa glisser encore, et bientôt il sentit qu’il entrait dans l’eau.

 

— Prenons un peu de repos, puis je me mettrai à nager, et c’est bien du diable si je n’atteins pas l’une ou l’autre des berges… Me voilà sauvé des griffes de la belle Fausta et je pense que…

 

Comme il disait ces mots, quelque chose le heurta mollement. Pardaillan toucha la chose, l’inspecta des mains, et un frisson d’horreur le parcourut ; cette chose, c’était un cadavre, le cadavre de l’un des hommes tombés dans le fleuve. Presque au même instant, d’un autre côté, il fut heurté par un autre cadavre que les flots soulevaient. Puis, dans la même seconde, un autre et encore d’autres cadavres, autour de lui, autour de cette poutre à laquelle il se cramponnait : le flot les berçait, les soulevait, les laissait retomber… mais ne les entraînait pas !

 

Pourquoi ne les entraînait-il pas ?…

 

Pardaillan sentit alors d’immondes attouchements ; des mains glacées le frôlèrent ; des bras se dressèrent près de lui en des gestes de caresses hideuses ; tous ces cadavres l’entouraient et tournaient au gré du tourbillon d’eau qui se formait là ; on eût dit qu’ils l’appelaient, lui faisaient signe de les suivre et cherchaient à l’entraîner. Et cela dépassait les limites de l’horreur…

 

L’homme au fond du trou noir, cramponné à sa poutre, les ongles incrustés dans les mousses visqueuses du bois, suspendu au-dessus des eaux noires qui glissaient à travers d’autres poutres et allaient se heurter aux fondations du palais ; et contre lui, tout autour de lui, ces cadavres qui ne voulaient pas s’en aller, qui le touchaient, le heurtaient, s’animaient d’une vie absurde, et silencieux, l’enlaçaient de leur ronde effroyable !

 

Pardaillan demeurait stupide d’horreur, les cheveux hérissés, la bouche ouverte par un cri qui ne sortait pas, les yeux dilatés pour voir… mais il ne voyait pas, ou du moins il ne distinguait que confusément. Et d’abord la faculté de penser fut enrayée dans son esprit, où il n’y eut plus qu’épouvantes et ténèbres ; puis la sensation d’angoisse, la vertigineuse horreur et cet enlacement par des cadavres qui remuaient dans l’eau fut si atroce qu’il sentit sa pensée se réveiller ; mais ce fut pour se dire qu’une minute de plus le rendrait fou, et que mieux valait braver les cadavres comme il avait bravé les vivants ! se laisser glisser dans l’eau ! se colleter avec eux ! et devenir lui-même cadavre !…

 

Cette impression s’évanouit à son tour, et, par un effort furieux, Pardaillan parvint à écarter en partie l’épouvante. Il leva la tête, et là-haut, l’orifice carré du trou lui apparut dans une vague lueur. Alors, il songea à fuir l’étreinte macabre, les attouchements des cadavres en remontant là-haut. Peut-être trouverait-il un moyen de sortir du palais. Tout au moins pourrait-il reposer son esprit et son corps…

 

Il commença à se hisser, et bientôt il fut hors de l’atteinte des cadavres. Mais au-dessous de lui, il les entendait s’entrechoquer doucement et continuer leur ronde dans le mystère de la mort. Cependant, il respira alors. Une âcre sueur glacée coulait sur son visage, mais il ne pouvait s’essuyer, et il n’y pensait pas, toutes les ressources de ses forces étant employées à un seul résultat : remonter dans la salle, fuir ! fuir à tout prix !…

 

Et comme il était à peu près à mi-chemin entre l’orifice, là-haut, et les cadavres en bas, il entendit des voix ; un frisson mortel, alors, se glissa le long de son échine ; il ne pouvait plus remonter dans la salle, car dans la salle, maintenant, retentissaient des pas nombreux, des exclamations, des imprécations…

 

Donc, s’il descendait, il retombait à l’abominable cauchemar des cadavres, il s’engouffrait dans la folie. S’il remontait, à peine sa tête pâle apparaîtrait-elle à l’orifice qu’il serait assommé, précipité parmi les cadavres…

 

Pardaillan, ses deux bras et ses deux jambes frénétiquement serrés autour de la poutre, s’arrêta, haletant, hagard, la tête perdue. Soudain, la rumeur dans la salle s’apaisa d’un coup, et il entendit une voix, il reconnut la voix qui disait :

 

— Que se passe-t-il ?… Où est le condamné ?…

 

Et Pardaillan entendit qu’on répondait :

 

— Votre Sainteté peut voir que le sire de Pardaillan a été précipité par nos hommes ; mais il nous en coûte cher ! Quel carnage !… Il en a précipité une douzaine et assommé les autres… Voyez !…

 

Pardaillan, leva la tête et aperçut des ombres qui se penchaient. Distinctement, il reconnut Fausta. Il la vit pendant près d’une minute. Il entendit le rauque soupir qui s’exhala de son sein. Puis, lentement, elle se redressa. L’homme qui avait parlé dit alors :

 

— Heureuse idée qu’a eue Votre Sainteté de faire établir la nasse…

 

« La nasse ! » gronda Pardaillan en lui-même, avec une nouvelle épouvante.

 

— De cette façon, continuait l’homme, il n’y a plus de fuite possible, comme c’est arrivé pour Claude…

 

Il y eut quelques instants de silence. Pardaillan, songeait.

 

« Ils vont s’en aller ; alors je remonterai ; et puisqu’ils me croient mort, j’ai des chances de m’en tirer ; mais qu’est-ce que cette nasse ?… »

 

Il y eut dans la salle des allées et venues ; puis, plus lointaine, mais distincte encore, il entendit la voix de Fausta :

 

— Que demain on ouvre la nasse afin que ces corps puissent s’en aller au fil de l’eau… et qu’on referme la trappe…

 

Dans le même instant, cette lueur vague qu’il voyait au-dessus de sa tête s’éteignit brusquement, et il entendit un bruit sourd, c’était la trappe qui se refermait ! le trou carré que l’on bouchait !…

 

Pardaillan reçut alors le choc des désespoirs sans remède : il était perdu : rien ne pouvait le sauver. En effet, toute issue lui était bouchée par en haut. Et quant à fuir par le fleuve, il comprenait maintenant que c’était impossible ! Il comprenait pourquoi l’eau n’avait pas entraîné les cadavres ! Il comprenait, il imaginait que l’infernale Fausta, probablement à la suite de quelque aventure semblable à la sienne, à la suite d’une évasion, avait fait établir une sorte de puits en treillis plongeant sans doute jusqu’au lit du fleuve, ou mieux formant, comme avait dit l’homme, une nasse d’où on ne pouvait sortir !…

 

Dans un dernier effort, il se hissa jusqu’au point où venait s’arc-bouter la poutre diagonale par laquelle il était descendu, et il put s’asseoir sur la fourche que cela formait. Il était temps !… Il était à bout de force et de souffle… Mais là, il respira, et presque aussitôt, dans cette âme formidable, la réaction s’opéra…

 

À cheval sur la fourche, le dos appuyé à la poutre diagonale, Pardaillan éprouva alors une détente, un repos du corps et de l’esprit qui lui parut un délice. Toutes ces sensations d’horreur et de terreur qu’il avait éprouvées disparurent ; il ferma les yeux : il eut un sourire, et un grand apaisement se fit en lui… Sa pensée endolorie luttait avec peine contre la fatigue : mais il se surprit à plaisanter avec lui-même.

 

— Dans la nasse ! murmura-t-il avec un grognement indistinct. Ni plus ni moins qu’un goujon de Seine ! Mais je ne suis pas un goujon, madame !… L’idée est extravagante de vouloir que je sois goujon…Ah ! madame… la nasse… le goujon… la…

 

Brusquement, ce murmure se tut. Il n’y eut plus rien que le souffle régulier d’une respiration, et en bas, le glissement soyeux de l’eau, les tamponnements flous des cadavres qui se heurtaient mollement et continuaient leur ronde macabre…

 

Pardaillan dormait !…

 

 

 

 


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Juin 2006

 

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[1] Orphée. Héros mythologique, musicien dont les accords étaient si mélodieux qu’ils séduisaient les rochers et jusqu’aux bêtes féroces.

[2] Ducats : monnaie d’or de valeur variable (environ 10 francs).

[3] La papesse Jeanne, personnage légendaire, créée au Xè siècle à partir d’une patricienne romaine qui exerça une grande influence sur la cour pontificale. Elle aurait occupé le trône pontifical à une date imprécise.

[4] La journée des Barricades : 12 mai 1588.

[5] Callot : graveur et peintre français (1592-1635) célèbre pour le réalisme de ses croquis.

[6] Siège de Saint-Jean-d’Angély. Épisode de la guerre de Religion (1569) où fut blessé Crillon.

[7] L’official : juge ecclésiastique désigné par l’évêque pour exercer la juridiction du tribunal ecclésiastique.

[8] Bar (ou) Barrois: Région entre Champagne et Meuse, Le comté de Bar, créé au Xe siècle, érigé en duché en 1584, échut à la Maison de Lorraine.

[9] En 984, lors de l’élection d’Hugues Capet, l’autre candidat à la couronne de France était Charles de Lorraine, frère de Lothaire, dernier des Carolingiens. Chlodion le Chevelu, chef des Francs Saliens, ancêtre des Mérovingiens.

[10] Denier : ancienne monnaie valant la douzième partie d’un sou.

[11] Reître : synonyme de soudard. À l’origine, cavalier allemand au service de la France.

[12] L’in-pace : cachot des couvents destiné à enfermer les coupables jusqu’à leur mort.

[13] Agrippa d’Aubigné, huguenot militant, et l’un des plus fidèles capiiaines d’Henri de Bearn, était connu pour un redoutable conspirateur, et sa tête était mise à prix par les chefs de la Ligue catholique triomphante à Paris. (Note de M. Zévaco.)

[14] Miron, médecin du roi Henri III.

[15] La tonsure marque l’entrée d’un laïque dans l’état ecclésiastique. Signe de déposition pour un roi.

[16] Pendant le temps où la Ligue fut maîtresse de Paris, on arborait la double croix sur les guidons d’étendard, ou même sur les pourpoints, par opposition à la croix simple qui ornait le guidon royal. La double croix était sur les armoiries de Guise en même temps que les merlettes. (Note de M. Zévaco.)

[17] Liard : monnaie de cuivre qui valait le quart d’un sou.

[18] Noble à la rose : monnaie d'or anglaise, ornée de la rose d'York — imitée en France en 1426 —, valeur de 20 à 24 francs.

[19] Bataille de Vimory, victoire d’Henri de Guise sur les calvinistes et les mercenaires allemands (1587).

[20] Bataille de Coutras, victoire d’Henri de Navarre sur le duc de Joyeuse, favori d’Henri III (1588). Ville du Bordelais.