Lewis Wallace

BEN-HUR

1880

Traduit par Joseph Autier

CHAPITRE PREMIER

Le Jébel es Zubleh est une chaîne de montagnes peu élevée, longue d’environ cinquante kilomètres. Du haut des rochers de grès rouge qui la composent, la vue ne découvre au levant, si loin qu’elle peut s’étendre, que le désert d’Arabie. Les sables, charriés par l’Euphrate, s’amoncellent au pied de la montagne, qui forme ainsi un rempart sans lequel les pâturages de Moab et d’Ammon feraient, eux aussi, partie du désert. Une vallée, partie de l’extrémité du Jébel et se dirigeant de l’est au nord, pour devenir le lit du Jabok, traverse la route romaine, qui n’est plus aujourd’hui qu’un simple sentier, suivi par les pèlerins qui se rendent à la Mecque.

Un voyageur venait de sortir de cette vallée. Il paraissait avoir quarante-cinq ans. Sa barbe, jadis du plus beau noir, commençait à s’argenter. Son visage, à demi caché par le kefieh, mouchoir rouge qui recouvrait sa tête, était brun comme du café brûlé, et ses yeux, qu’il levait par moments, étaient grands et foncés. Il portait les vêtements flottants en usage dans l’Orient, mais on ne pouvait en distinguer les détails, car il était assis sous une tente en miniature, disposée sur le dos d’un grand chameau blanc.

C’était un animal digne d’admiration, que ce chameau. Sa couleur, sa hauteur, la largeur de son pied, sa bosse musculeuse, son long col de cygne, sa tête, large entre les yeux et terminée par un museau si mince, qu’il aurait tenu dans un bracelet de femme, son pas égal et élastique, tout prouvait qu’il était de cette pure race syrienne dont l’origine remonte aux jours de Cyrus et, par conséquent, absolument sans prix. Une frange rouge s’étalait sur son front, des chaînes de bronze, terminées par des sonnettes d’argent, entouraient son cou, mais il n’avait ni brides, ni licol, pour le conduire.

En franchissant l’étroite vallée, le voyageur avait dépassé la frontière d’El Belka, l’ancien Ammon. C’était le matin. Devant lui montait le soleil, noyé dans une brume légère, et s’étendait le désert. Ce n’était point encore le désert de sable, mais la région où la végétation commence à s’étioler, où le sol est jonché de blocs de granit et de pierres brunes ou grises, entre lesquelles croissent de maigres mimosas et des touffes d’alfa.

De route ou de sentier, plus trace. Une main invisible semblait guider le chameau ; il allongeait son pas et, la tête tendue vers l’horizon, il aspirait, par ses narines dilatées, des bouffées de vent du désert. La litière où se reposait le voyageur se balançait sur son dos, comme un navire sur les flots. Parfois un parfum d’absinthe embaumait l’air. Des alouettes et des hirondelles s’envolaient devant eux et des perdrix blanches fuyaient à tire d’aile, avec de petits cris éperdus, tandis que de temps à autre un renard ou une hyène précipitait son galop, pour considérer de loin ces intrus. À leur droite s’élevaient les collines du Jébel, enveloppées d’un voile gris perle qui prenait aux rayons du soleil levant des teintes violettes, d’une incomparable intensité. Au dessus de leur sommet le plus élevé un vautour planait, en décrivant de grandes orbes. Mais rien de tout cela n’attirait l’attention du voyageur. Son regard était fixé sur l’espace ; il semblait, comme sa monture, obéir à un mystérieux appel.

Pendant deux heures, le dromadaire fila tout droit dans la direction de l’orient ; si rapide était son allure, que le vent lui-même ne l’aurait pas dépassé. Le paysage changeait peu à peu. Le Jébel ne paraissait plus être, à l’horizon occidental, qu’un simple ruban bleu. Les pierres diminuaient. Du sable, rien que du sable, ici uni comme une plage, là ondulé comme des vagues, ou bien encore s’élevant en longues dunes. Le soleil, débarrassé maintenant des brumes qui l’entouraient à son lever, réchauffait la brise, jetait sur la terre une lumière blanche, aveuglante, et faisait flamboyer l’immense voûte du ciel.

Deux autres heures passèrent encore. Plus trace de végétation sur le sable durci, qui se fendait sous les pas du dromadaire. On ne voyait plus le Jébel, et l’ombre, qui jusqu’alors les avait suivis, s’inclinait maintenant vers le nord et courait sur la même ligne qu’eux ; cependant le voyageur ne paraissait pas songer à s’arrêter encore.

À midi, le dromadaire fit halte de son propre mouvement. Son maître se redressa, comme s’il s’éveillait, considéra le soleil, puis scruta attentivement tous les points de l’horizon. Satisfait de son inspection, il croisa ses mains sur sa poitrine, baissa la tête et se mit à prier silencieusement. Quand il eut terminé sa prière, il ordonna au dromadaire de s’agenouiller, en poussant ce ikh, ikh guttural, déjà familier, sans doute, aux chameaux favoris de Job. Lentement l’animal obéit. Le voyageur posa un pied sur son cou frêle ; un instant plus tard, il se trouvait debout sur le sable.

CHAPITRE II

Cet homme, on pouvait s’en apercevoir maintenant, était d’une stature admirablement proportionnée, plus puissante qu’élevée. Il détacha le cordon de soie qui retenait son kefieh sur sa tête et le rejeta en arrière, découvrant ainsi son visage énergique, presque aussi noir que celui d’un nègre. Son nez aquilin, les coins légèrement relevés de ses yeux, son front large et bas, entouré d’une profusion de cheveux aux reflets métalliques, retombant en tresses nombreuses sur ses épaules, trahissaient son origine. Tels devaient avoir été les Pharaons et les Ptolémées, tel aussi Mizraïm, le fondateur de la race égyptienne. Il portait une chemise de coton blanc aux manches étroites, sur laquelle il avait jeté un manteau de laine ; ses pieds étaient chaussés de sandales, assujetties par de longues courroies. Il était absolument sans armes, chose étrange pour un voyageur traversant le désert, hanté par les bêtes fauves et par des hommes plus féroces qu’elles. Il fallait donc qu’il eût en vue une mission pacifique, qu’il fût exceptionnellement brave, ou peut-être qu’il se sentît l’objet d’une protection toute spéciale. Il fit plusieurs fois le tour de son fidèle serviteur, frappant ses mains l’une contre l’autre, et ses pieds sur le sol, pour les dégourdir après ces longues heures d’immobilité, et souvent il s’arrêtait pour interroger l’espace, en abritant ses yeux sous sa main. Évidemment, il avait donné rendez-vous, en cet endroit perdu, à quelqu’un qui tardait à paraître, mais sur lequel il comptait, à en juger par les préparatifs auxquels il se livrait.

Il prit dans la litière une gourde pleine d’eau et une éponge, avec laquelle il lava les yeux et les narines du chameau, après quoi il dressa sur le sable une tente, au fond de laquelle il étendit un tapis. Cela fait, il examina, une fois encore, la plaine sans limites, au milieu de laquelle il se trouvait. Mais à l’exception d’un chacal, galopant au loin, et d’un aigle qui dirigeait son vol vers le golfe d’Akaba, aucun être vivant ne se dessinait sur le sable blanc, ni sur le ciel bleu.

Il se tourna vers le chameau, en disant à voix basse : « Nous sommes bien loin du lieu de notre demeure, ô coursier plus rapide que les vents, mais Dieu est avec nous. Sachons être patients. » Puis il suspendit au cou de l’animal un sac de toile, plein de fèves. Et toujours il épiait l’océan de sable, sur lequel les rayons du soleil tombaient verticalement. « Ils viendront, disait-il avec calme. Celui qui me guidait les guide également. »

Il tira d’une corbeille en osier, déposée dans une des poches de la litière, trois assiettes en fibres de palmier, du vin, renfermé dans de petites outres, du mouton séché et fumé, des grenades de Syrie, des dattes d’El Shelebi, du fromage, du pain. Il disposa le tout sur un tapis qui garnissait le fond de la tente, puis il plaça à côté des provisions trois de ces serviettes de soie dont se servent les Orientaux de distinction, pour se couvrir les genoux durant les repas.

Tout était prêt maintenant et il sortit de la tente. Ah ! là-bas, à l’orient, un point noir venait de paraître ! Les pieds comme rivés au sol, les yeux dilatés, il semblait se trouver en face d’une chose surnaturelle. Le point grandissait, il prenait une forme. Bientôt, il distingua clairement un dromadaire blanc, absolument semblable au sien et portant sur son dos la litière de voyage des Indous. Alors l’Égyptien croisa ses mains sur sa poitrine, et leva les yeux vers le ciel en s’écriant : « Dieu seul est grand ! »

L’étranger approchait, enfin il s’arrêta. Lui aussi semblait sortir d’un rêve. Il vit le chameau agenouillé, la tente dressée, l’homme debout à sa porte, dans l’attitude de l’adoration, et lui-même, baissant la tête, pria silencieusement, après quoi il mit pied à terre et s’avança vers l’Égyptien, qui venait à sa rencontre. Ils se regardèrent un instant, puis, chacun d’eux passa son bras droit sur l’épaule de l’autre et ils s’embrassèrent.

– La paix soit avec toi, ô serviteur du vrai Dieu ! dit l’étranger.

– Et avec toi, ô frère en la vraie foi ! Sois le bienvenu, répondit l’Égyptien.

Le nouveau venu était grand et maigre. Il avait un visage émacié, des cheveux comme sa barbe, des yeux enfoncés, un teint bronzé. Lui aussi était sans armes. Il portait le costume de l’Indoustan. Un châle s’enroulait en turban autour de sa tête, ses vêtements ressemblaient à ceux de l’Égyptien, mais son manteau était plus court et laissait passer de larges manches flottantes, serrées aux poignets. Ses pieds étaient chaussés de pantoufles rouges, aux pointes relevées, la seule chose, dans son costume, qui ne fût pas blanche. Il semblait être la personnification de Vinistra, le plus grand des héros de l’Iliade de l’Orient, la dévotion incarnée.

– Dieu seul est grand ! s’écria-t-il, quand ils eurent fini de s’embrasser.

– Bénis soient ceux qui le servent ! répondit l’Égyptien. Voici, celui que nous attendons encore approche.

Et, les yeux tournés vers le nord, ils regardaient un dromadaire blanc, qui se dirigeait vers eux, avec un balancement de navire. Debout à côté l’un de l’autre, ils attendirent jusqu’au moment où le nouvel arrivant, quittant son coursier, vint à eux pour les saluer.

– La paix soit avec toi, ô mon frère ! dit-il en embrassant l’Indou, et l’Indou répondit : « La volonté de Dieu soit faite ! »

Le dernier arrivé ne ressemblait pas à ses amis. Il était plus finement membré qu’eux, il avait la peau blanche, ses cheveux clairs et bouclés formaient une auréole autour de sa tête, petite, mais belle. Ses yeux bleus foncés réfléchissaient une âme tendre et délicate, une nature à la fois douce et brave. Il semblait ne posséder ni coiffure, ni armes. Sous les plis d’une couverture de Tyr, qu’il portait avec une grâce inconsciente, apparaissait une tunique sans manches, retenue à la taille par une ceinture et qui laissait libres le cou, les bras et les jambes ; des sandales protégeaient ses pieds. Cinquante années, peut-être davantage, avaient passé sur lui, sans effets apparents, si ce n’est qu’elles avaient empreint ses manières de gravité et donné du poids à sa parole. Si lui-même ne venait pas d’Athènes, ses ancêtres, certainement, devaient en être.

Quand il eut fini de saluer l’Égyptien, celui-ci dit d’une voix émue : « C’est moi que l’Esprit a fait arriver ici le premier, j’en conclus qu’il m’a choisi pour être le serviteur de mes frères. La tente est dressée, le pain prêt à être rompu. Laissez-moi remplir les devoirs de ma charge. » Et les prenant par la main, il les introduisit dans la tente, enleva leurs chaussures et lava leurs pieds, puis il versa de l’eau sur leurs mains et les essuya avec un linge. Ayant ensuite lavé ses mains, il dit : « Mangeons maintenant, afin de reprendre des forces pour accomplir notre tâche. Pendant notre repas, nous nous raconterons les uns aux autres qui nous sommes, d’où nous venons, comment nous avons été appelés. »

Il les fit asseoir en face l’un de l’autre. Simultanément leurs têtes s’inclinèrent, leurs mains se croisèrent et, tous ensemble, ils rendirent grâce à haute voix.

« Père de tout ce qui vit – Dieu ! ce que nous avons ici vient de toi ; reçois nos hommages et bénis-nous, afin que nous puissions continuer à faire ta volonté. »

Ils se regardèrent avec étonnement, quand ils se furent tus ; chacun d’eux avait parlé dans sa propre langue et pourtant ils s’étaient compris. Leurs âmes tressaillirent d’émotion, car ce miracle leur prouvait qu’ils se trouvaient en la présence de Dieu.

CHAPITRE III

Pour parler le langage du temps, ceci se passait en l’an 747 de l’ère romaine. On était au mois de décembre, et en cette saison, une course à travers le désert aiguise singulièrement l’appétit. Les trois hommes réunis sous la tente en faisaient l’expérience. Ils avaient faim et pendant un moment ils mangèrent en silence, puis, après avoir goûté au vin, ils se mirent à causer.

– Rien n’est plus doux aux oreilles d’un homme qui se trouve en pays étranger, que d’entendre son propre nom prononcé par la voix d’un ami, dit l’Égyptien. Nous serons pendant bien des jours compagnons de voyage, il est temps que nous fassions connaissance. Si vous le jugez bon, que le dernier venu soit le premier à parler !

Lentement d’abord, comme un homme habitué à peser ses paroles, le Grec commença son discours :

– Ce que j’ai à vous dire, mes frères, est si étrange que je ne sais pas où je dois commencer mon histoire et en quels termes il faut que je la narre, à peine la comprends-je moi-même ; une seule chose m’est certaine, c’est que j’accomplis la volonté de mon maître et que son service est une constante extase. Lorsque je songe à la tâche qui m’est confiée, une joie si inexprimable s’empare de mon âme, que, par cette joie, je reconnais dans la volonté qui me guide celle de Dieu lui-même.

Il s’arrêta, incapable de poursuivre. Ses compagnons comprenaient son émotion et la partageaient.

– Bien loin, à l’ouest du lieu où nous sommes, reprit-il enfin, se trouve un pays dont le nom ne tombera jamais dans l’oubli, car le monde entier demeurera toujours son débiteur, et c’est à lui que l’humanité devra, jusqu’à la fin des âges, ses joies les plus pures. Je ne parle point ici des artistes, des philosophes, des orateurs, des guerriers de ma patrie ; ce qui sera ma gloire, ô mes frères, c’est que, dans sa langue sera, un jour, proclamée dans tout l’univers la doctrine de Celui que nous cherchons. Ce pays, c’est la Grèce. Je suis Gaspard, le fils de Cléanthe d’Athènes. Mon peuple s’adonne de préférence à l’étude et j’ai hérité de cette passion. Or il se trouve que nos deux plus grands philosophes ont proclamé, l’un que chaque homme possède une âme immortelle, l’autre, l’existence d’un seul Dieu, infiniment juste. Dans tous les systèmes philosophiques discutés par nous, je n’ai trouvé que ces deux affirmations qui me parussent dignes d’être étudiées, car je devinais qu’entre l’âme et ce Dieu devait exister une relation dont j’ignorais encore la nature. Mais je n’arrivais pas à comprendre en quoi elle consistait. Il me semblait qu’une muraille se dressait entre la vérité et moi. Je criai, demandant à être éclairé, mais aucune voix d’au-delà ne me répondit et, désespérant de trouver la solution de ce problème, je quittai la ville et les écoles.

Il y a dans la partie septentrionale de mon pays, en Thessalie, une montagne fameuse, l’Olympe ; mes compatriotes la considèrent comme la demeure des dieux, le domicile de Jupiter, le plus grand d’entre eux. Ce fut là que je me rendis. Sur le versant méridional de la montagne, je découvris une grotte, dans laquelle je m’établis pour méditer ou plutôt pour attendre la révélation dont mon âme avait soif et que je sollicitais par d’ardentes prières. Je croyais en un Dieu invisible, mais suprême, et comme je désirais le connaître de toutes les puissances de mon être, je croyais aussi qu’il aurait compassion de moi et qu’il me répondrait.

– Et voilà, il l’a fait ! s’écria l’Indou en levant ses mains vers le ciel.

– Écoutez-moi encore, mes frères, reprit le Grec. La porte de mon ermitage était tournée du côté d’un bras de mer, appelé le golfe Thermaïque. Un jour je vis un homme tomber par dessus le bord d’un navire, qui passait près de la côte. Il nagea jusqu’au rivage, je le recueillis et pris soin de lui. C’était un Juif, versé dans la connaissance de l’histoire et de la loi de son peuple, et j’appris de lui que le Dieu que je priais existait réellement et que, depuis des siècles, il était leur législateur, leur chef, leur roi. Qu’était-ce donc, sinon la révélation après laquelle je soupirais ? Ma foi n’avait pas été vaine. Dieu me répondait.

– Il répond à tous ceux qui crient ainsi à Lui avec foi, dit l’Indou.

– Mais combien sont rares, hélas ! ceux qui comprennent ses réponses, ajouta l’Égyptien.

– Ce n’est pas tout, poursuivit le Grec. Le messager qu’il m’envoyait m’en dit plus encore. Il m’apprit que les prophètes qui, après la première révélation, marchèrent et parlèrent avec Dieu, ont annoncé qu’il reviendra. Il m’a nommé les prophètes et m’a cité les paroles contenues dans leurs livres. Et voici, il m’a dit même que sa seconde venue est proche et qu’on l’attend à Jérusalem. D’après cet homme, ainsi que la première révélation n’avait été que pour les seuls Juifs, ainsi en serait-il de la seconde. « Celui qui doit venir sera roi des Juifs, » me disait-il. « Et nous, m’écriai-je, nous les autres hommes, n’aura-t-il rien pour nous ? » « Non, me répondit-il avec fierté, nous sommes son peuple élu. » Cependant je ne me décourageais point, car je ne comprenais pas pourquoi un Dieu pareil aurait mis une limite à son amour et à ses bienfaits, en les réservant à un seul peuple, pour ainsi dire à une seule famille. Je voulais en savoir davantage et je parvins, enfin, à vaincre l’orgueil du Juif et à découvrir que ses pères avaient été choisis pour être les dépositaires de la vérité, afin de la transmettre un jour à d’autres, pour que le monde entier soit sauvé par elle. Lorsque le Juif m’eut, quitté, je me remis à prier, demandant maintenant qu’il me soit permis de voir le roi et de l’adorer, quand il sera venu. Une nuit que j’étais assis à la porte de ma caverne, songeant à ces mystères, je vis soudain une étoile s’allumer dans l’obscurité qui s’étendait sur la mer. Lentement elle s’éleva dans le ciel et s’approcha de moi, enfin elle brilla au-dessus de la montagne, au-dessus de ma porte même et sa lumière m’éclaira. Je tombai à terre et m’endormis et j’entendis en rêve une voix qui disait : « Ô Gaspard, ta foi a remporté la victoire ! Tu es béni ! Avec deux hommes, venus des extrémités de la terre, tu verras Celui qui doit venir et tu lui serviras de témoin. Lève-toi de grand matin et va-t’en à leur rencontre, en mettant ta confiance dans l’Esprit qui te guidera. »

Et vers le matin, je m’éveillai, l’âme illuminée par l’Esprit comme par un soleil brillant. Je jetai loin de moi la robe d’ermite et repris mes anciens vêtements, ainsi que le trésor que j’avais emporté avec moi, en quittant la ville, et gardé jusqu’alors dans une cachette.

Un navire à voile passait non loin du rivage. Je le hélai, il me prit à son bord et me déposa à Antioche. Là, j’achetai mon dromadaire et son équipement, puis je continuai mon voyage en suivant le cours de l’Oronte et je passai par Émèse, Damas, Bostra et Philadelphie pour arriver enfin ici. Maintenant vous savez mon histoire, faites-moi connaître les vôtres.

L’Égyptien et l’Indou se regardèrent. Le premier fit signe de la main, le second s’inclina en s’écriant :

– Notre frère a bien parlé, puissé-je faire de même. Sachez, mes frères, que je me nomme Melchior. Je vous parle en une langue qui, si elle n’est pas la plus vieille du monde, a cependant été la première qui ait été rendue par la lettre écrite, c’est-à-dire le Sanscrit de l’Inde. Je suis Indou de naissance. Mon peuple a précédé tous les autres dans l’exploration du champ de la science. Quoi qu’il arrive, nos Védas, nos livres saints vivront, car ils sont les sources primitives de la religion. Ce n’est point par orgueil que je fais allusion à ces choses, vous le comprendrez quand vous saurez que ces livres nous enseignent qu’il existe un Dieu suprême nommé Brahma, et qu’ils nous parlent de la vertu, des bonnes œuvres et de l’âme. Ainsi, que mon frère ne prenne point en mauvaise part cette remarque – il s’inclina du côté du Grec – des siècles avant que son peuple fût né, les Indous étaient en possession de ces deux vérités fondamentales : Dieu et l’âme. Brahma est considéré comme le créateur de notre race. De sa bouche sont sortis les Brahmanes, les plus semblables à lui, seuls dignes d’enseigner les Védas ; de ses bras sont issus les guerriers ; de sa poitrine ceux qui produisent : les bergers, les agriculteurs, les marchands ; de ses pieds, enfin, ceux auxquels sont réservés les travaux serviles, les serfs, les domestiques, les laboureurs, les artisans. Et retenez ceci, c’est que la loi défend de passer d’une caste dans l’autre ; le Brahmane qui viole les ordres attachés à la sienne, devient un être méprisé, déchu, rejeté par tous, excepté par ceux qui sont bannis comme lui.

Je suis né Brahmane. Ma vie, par conséquent, était réglée jusque dans ses moindres détails. Je ne pouvais ni marcher, ni boire, ni manger, ni dormir, sans courir le risque d’enfreindre un commandement précis, ce qui eût mis mon âme elle-même en péril, car suivant le degré de gravité de ces omissions, elle devait s’en aller dans un des cercles du ciel, dont le plus élevé est celui de Brahma, ou bien elle serait condamnée à devenir un ver de terre, un insecte, un poisson, une brute. La récompense suprême pour quiconque a observé toutes les ordonnances de la loi, c’est l’absorption de l’âme par Brahma – non pas l’existence, mais le repos absolu. – La première partie de la vie d’un Brahmane, appelée le premier ordre, est consacrée à l’étude. Quand je fus prêt à entrer dans le second ordre, c’est-à-dire à me marier et à fonder une famille, je doutais de tout, même de l’existence de Brahma ; j’étais un hérétique. Mais du sein de l’abîme, j’entrevoyais des hauteurs où brillait la lumière et je désirais avec ardeur m’élever jusqu’à elle pour en être éclairé. Enfin, après des années d’angoisse, le jour se fit en moi et je compris que le principe de la vie, l’élément de la religion, le lien qui relie l’âme à Dieu, c’est l’amour !

Le bonheur, pour celui qui aime, réside dans l’action ; on peut juger de la somme d’amour qu’il possède d’après ce qu’il est prêt à faire pour les autres. Je ne pouvais rester oisif en face des maux sans nombre dont Brahma a rempli le monde, et je me rendis dans l’île de Ganga Lagor, située à l’endroit où les eaux sacrées du Gange se jettent dans l’océan Indien. Deux fois par an, de nombreux Indous y viennent, en pèlerinage, chercher la purification dans les eaux du fleuve. La vue de leur misère affermissait l’amour que je sentais en moi, et pourtant je résistais au désir que j’avais de leur parler. Un mot prononcé contre Brahma me perdrait, un seul acte de compassion envers un des Brahmanes déchus qui, de temps à autre, se traînaient sur le sable pour y mourir, une parole de pitié, un verre d’eau tendu et je deviendrais un des leurs, un être dépossédé de tous ses privilèges de famille et de caste. Mais l’amour fut le plus fort ! Je parlai aux disciples réunis dans le temple du sage Kapila ; ils m’expulsèrent. Je parlai aux pèlerins, ils me chassèrent de l’île à coups de pierres. Sur les grands chemins, j’essayai de prêcher ; ceux qui m’entendaient s’enfuyaient loin de moi ou cherchaient à m’ôter la vie. Dans l’Inde entière, il n’y eut bientôt plus de place pour moi. Réduit à cette extrémité, je cherchai un endroit assez solitaire pour m’y cacher à tous les yeux, excepté à ceux de Dieu. Je remontai le Gange jusqu’à sa source, qui se trouve bien haut dans l’Himalaya et là, je demeurai seul avec Dieu, priant, jeûnant, désirant la mort.

Une nuit, que je marchais sur le rivage d’un lac, je criai dans le grand silence dans lequel tout autour de moi était plongé : « Quand donc Dieu viendra-t-il chercher ce qui lui appartient ? N’y aura-t-il jamais de rédemption ? » Tout à coup une lumière se réfléchit sur le miroir de l’eau, bientôt une étoile s’en éleva, elle se dirigeait vers moi et s’arrêta au-dessus de ma tête. J’en fus ébloui, et tombant à terre, j’entendis une voix d’une douceur infinie qui disait : « Ton amour a remporté la victoire. Tu es béni, fils de l’Inde. La rédemption va s’accomplir. Avec deux autres hommes, venus des confins du monde, tu verras le Rédempteur et tu seras témoin de sa venue. Lève-toi avec le matin et va à leur rencontre. Mets ta confiance dans l’Esprit qui te conduira. » Depuis ce moment, l’étoile est demeurée avec moi et j’ai compris que c’était l’Esprit devenu visible. À l’aube, je partis par le même chemin que j’avais suivi jadis, quand je cherchais la solitude. Je trouvai, dans une fente de la montagne, une pierre d’une grande valeur que je vendis en arrivant à Hurdwar. De là, je me rendis par Lahore, Caboul et Yezd à Ispahan, où j’achetai mon chameau. Quelle gloire est la nôtre, ô frères ! Nous verrons le Rédempteur, nous lui parlerons, nous l’adorerons ! J’ai dit ! »

– Je m’incline devant toi, mon frère, car tu as beaucoup souffert, mais ton triomphe fait ma joie, dit l’Égyptien, avec la gravité qui le caractérisait. Et maintenant, s’il vous plaît de m’entendre, je vous apprendrai qui je suis et comment j’ai été appelé.

Je suis Balthasar, l’Égyptien. Je suis né à Alexandrie, je suis né prince et prêtre, et j’ai reçu une éducation conforme à mon rang. Mais de bonne heure la croyance que l’on cherchait à m’imposer cessa de me suffire. L’on m’enseignait qu’après la mort et la destruction du corps l’âme recommence une éternelle migration, s’élevant progressivement de la bête la plus infime jusqu’à l’humanité, et cela sans aucune acception de ce qu’a été sa conduite ici-bas. Un jour, j’entendis parler du Paradis des Persans, où seuls les bons ont droit de cité, et dès lors je fus hanté par la pensée de ces deux alternatives : transmigration sans fin ou vie éternelle dans le ciel. Si, comme mes maîtres me l’assuraient, Dieu était juste, pourquoi n’y aurait-il aucune distinction entre les bons et les méchants ? Le résultat de mes méditations fut que j’arrivai à la persuasion que le corollaire obligatoire de la loi à laquelle je réduisais la religion pure, c’est que la mort est simplement le point où s’opère le triage entre les bons et les méchants. Ceux-ci sont abandonnés, perdus ; ceux qui ont été fidèles parviennent à une vie supérieure, non pas, ô Melchior, à une béatitude négative dans le sein de Brahma ; non pas, ô Gaspard, à l’existence dans cet enfer tolérable, qui représente le ciel dans l’imagination des adorateurs des dieux de l’Olympe, mais à la vie, à la vie active, éternelle, à la vie avec Dieu ! Cette découverte fit naître en moi une autre question. Pourquoi les prêtres, qui connaissaient l’existence d’un seul Dieu, laissaient-ils le peuple dans l’ignorance et la superstition dans lesquelles ses maîtres l’avaient plongé à dessein, afin de pouvoir plus facilement dominer sur lui ? Les Ramsès ne régnaient plus en Égypte, Rome avait pris leur place et la philosophie nous avait enfin acquis la tolérance. Un jour, dans le quartier le plus magnifique et le plus populeux d’Alexandrie, je me levai et me mis à prêcher. L’Orient et l’Occident se rencontraient dans mon auditoire. Des étudiants se rendant à la Bibliothèque, des prêtres sortant du temple de Sérapis, des flâneurs venant du musée, des gens de toutes sortes s’arrêtaient pour m’entendre ; ils furent bientôt une multitude. Je leur parlai de Dieu, de l’âme, du bien, du mal, du ciel, récompense d’une vie vertueuse. Tu fus lapidé, ô Melchior, mes auditeurs commencèrent par s’étonner, puis se mirent à rire. J’essayai de poursuivre, ils m’accablèrent d’épigrammes, couvrirent mon Dieu de ridicule et obscurcirent mon ciel à force de moqueries. Je ne puis m’étendre davantage là-dessus, qu’il vous suffise de savoir que je succombai sous leurs sarcasmes.

Pendant plus d’une année, la montagne m’offrit un asile. Le fruit des palmiers nourrissait mon corps, la prière soutenait mon âme. Une nuit que je me promenais dans un bosquet, sur les bords d’un petit lac, je disais dans ma prière : « Le monde se meurt. Quand viendras-tu, ô mon Dieu ? Ne verrai-je pas la Rédemption ? » La surface de l’eau réfléchissait des myriades d’étoiles. Une d’entre elles me sembla quitter sa place et s’élever au-dessus de ma tête, si près que j’aurais pu la toucher de ma main. Je tombai la face contre terre, et une voix qui n’était pas de ce monde me dit ; « Tes bonnes œuvres ont remporté la victoire, ô fils de Mizraïm ! La Rédemption s’approche. Avec deux autres hommes, venus des pays les plus éloignés de la terre, tu verras le Sauveur et tu lui rendras témoignage. Lève-toi, à l’aube du jour, et va à leur rencontre. Et quand vous serez arrivés en la sainte cité de Jérusalem, demandez à chacun : « Où est le roi des Juifs, qui est né ? Car nous avons vu son étoile en Orient et nous sommes venus pour l’adorer ». Mets toute ta confiance dans l’Esprit qui te conduira. » Et la lumière devint une illumination intérieure, de la réalité de laquelle je ne pouvais douter ; elle est demeurée avec moi, m’instruisant, me guidant. Elle m’a conduit, en suivant le fleuve, jusqu’à Memphis, où je me préparai pour la traversée du désert. J’achetai mon chameau et je me rendis ici, sans prendre aucun repos, en passant par Suez et Kufilek et par les territoires de Moab et d’Ammon. Dieu est avec nous, ô mes frères !

Il se fit un long silence ; la joie qui les remplissait n’aurait pu s’exprimer par des paroles. C’était l’inexprimable joie d’âmes arrivées sur les rives du fleuve de la vie, où elles se reposent en la présence de Dieu, avec les rachetés. Leurs mains unies se détendirent, ils se levèrent ensemble et sortirent de la tente. Le désert était sans voix, comme le ciel. Le soleil baissait rapidement à l’horizon, les chameaux dormaient.

Un moment plus tard la tente était pliée, les restes du repas serrés dans la corbeille d’osier, et les trois amis reprenaient leur course, guidés par l’Égyptien. Ils se dirigeaient vers l’ouest, dans la fraîcheur de la nuit. Les chameaux filaient, de leur trot allongé, en se suivant sur une ligne si droite, et à intervalles si réguliers, que les deux derniers semblaient poser leurs pieds dans les empreintes mêmes de celui qui marchait en avant. Bientôt la lune se leva et les trois formes blanches qui passaient, éclairées par sa lumière opaline, semblaient des ombres, fuyant devant on ne sait quel fantôme. Tout à coup, en face d’eux, à la hauteur d’une colline peu élevée, une flamme s’alluma dans l’espace, et tandis qu’ils la considéraient, elle se concentra en un foyer d’une clarté éblouissante. Leurs cœurs battaient à coups précipités, leurs âmes tressaillaient, et d’une seule voix ils s’écrièrent : « L’étoile, l’étoile ! »

CHAPITRE IV

C’était la troisième heure du jour, et un grand nombre de personnes avaient déjà quitté la place, située en dehors de la porte de Jaffa, à Jérusalem, qui, depuis les jours de Salomon, sert de lieu de marché. Cependant la foule qui l’encombrait ne diminuait guère, sans cesse de nouveaux arrivants venaient se joindre à elle. Parmi ceux-ci se trouvaient un homme et une femme, montée sur un âne.

L’homme se tenait debout à la tête de l’animal, qu’il conduisait par la bride. Il s’appuyait sur un bâton et son costume, semblable à celui des Juifs du commun peuple, paraissait encore presque neuf. Probablement le manteau qui encapuchonnait sa tête et la robe qui recouvrait sa personne, de la naissance du cou jusqu’aux talons, étaient ceux qu’il mettait pour se rendre à la synagogue, les jours de sabbat. À voir son visage, on lui eût donné cinquante ans, supposition que ne démentaient point les fils blancs entremêlés dans sa barbe noire. Il regardait autour de lui de l’air à la fois curieux et indifférent d’un étranger et d’un provincial. L’âne mangeait tout à son aise une poignée d’herbe verte, qui se trouvait en abondance sur le marché, et ne paraissait pas s’occuper de la femme voilée et vêtue d’une robe de laine, de couleur sombre, qui se trouvait assise sur son dos. Au bout d’un moment, quelqu’un accosta l’homme, en lui disant : « N’es-tu pas Joseph de Nazareth ? »

– On m’appelle ainsi, répondit Joseph en se retournant lentement. Et toi ? – Ah ! que la paix soit avec toi, Rabbi Samuel.

– Et avec toi.

Le Rabbi s’arrêta, regarda la femme et ajouta : « avec toi, avec ta maison et avec tous les tiens, soit la paix ! » Il plaça une de ses mains sur sa poitrine et s’inclina devant la femme, en prononçant ces dernières paroles. Elle écarta légèrement son voile, afin de le voir, et l’on put apercevoir le visage d’une jeune fille à peine sortie de l’enfance.

– Il y a si peu de poussière sur tes vêtements, reprit le Rabbi, que j’en conclus que tu as passé la nuit dans cette cité de nos pères.

– Non, répondit Joseph, nous n’avons pu aller plus loin que Béthanie, où nous avons passé la nuit, et nous nous sommes remis en route au point du jour.

– Vous avez donc devant vous un long voyage. Vous n’allez point, cependant, jusqu’à Joppe, j’espère ?

– Seulement à Bethléem.

L’expression du Rabbi s’assombrit.

– Oui, dit-il, je comprends. Tu es né à Bethléem et maintenant tu t’y rends avec ta fille, pour y être enregistrés, ainsi que César l’ordonne. Les enfants de Jacob sont aujourd’hui comme étaient les tribus en Égypte, seulement ils n’ont plus ni Moïse, ni Josué.

Joseph répondit, sans changer de posture : « Elle n’est pas ma fille ». Le Rabbi ne fit pas attention à cette interruption et continua, poursuivant son idée :

– Que font les zélotes, là-bas, en Galilée ?

– Je ne suis qu’un charpentier et Nazareth est un village, dit Joseph, prudemment. Je n’ai pas le temps de m’occuper des querelles de parti.

– Mais tu es Juif, dit le Rabbi, et de la lignée de David, il est impossible que tu prennes plaisir à payer une taxe autre que le schekel dû à Jéhovah.

Joseph resta silencieux.

– Je ne me plains pas du montant de la taxe, – un denier est une bagatelle – l’offense, c’est l’imposition. La payer, n’est-ce pas se soumettre à la tyrannie ? Dis-moi s’il est vrai que Juda prétend être le Messie – tu vis au milieu de ses disciples ?

– Je leur ai entendu dire qu’il l’est, dit Joseph.

À ce moment la jeune femme retira son voile et pendant un instant on put voir un visage d’une exquise beauté, sur lequel se lisait une intense curiosité.

– Ta fille est agréable à la vue, s’écria le politicien, oubliant ses préoccupations.

– Elle n’est pas ma fille, répéta Joseph, et voyant que sa curiosité était éveillée, il se hâta d’ajouter : Elle est la fille de Joachim et d’Anne de Bethléem, dont tu dois avoir entendu parler, car leur réputation était grande.

– Oui, dit le Rabbi respectueusement. Je les connaissais bien, ils descendaient en ligne directe de David.

– Ils sont morts à Nazareth, continua le Nazaréen. Joachim n’était pas riche, cependant il laissait une maison et un jardin, à partager entre ses deux filles, Marianne et Marie. Celle-ci en est une et la loi exigeait que pour conserver sa part de la propriété, elle épousât son parent le plus proche. Elle est ma femme.

– Tu étais ?

– Son oncle.

– Et comme vous êtes tous deux de Bethléem, vous allez vous faire enregistrer tous deux par les Romains. Le Dieu d’Israël est vivant, la vengeance lui appartient !

Joseph, qui ne désirait pas continuer cette conversation, ne parut pas avoir entendu. Il rassembla l’herbe que l’âne avait dispersée autour de lui, puis reprenant sa bride, il tourna à gauche, et s’engagea sur la route de Bethléem. Silencieusement, tendrement, le Nazaréen veillait sur sa jeune femme, guidant sa monture le long du sentier mal tracé, intercepté ça et là par des branches d’oliviers sauvages, qui descend dans la vallée d’Hinnom. Ils avançaient lentement et quand ils commencèrent à remonter vers la plaine de Rephaïm, le soleil dardait en plein ses rayons sur eux. Marie enleva entièrement son voile, car il faisait chaud, et Joseph, qui marchait à côté d’elle, lui racontait l’histoire des Philistins, surpris autrefois par David en cet endroit même.

La tradition nous a transmis un portrait charmant de la jeune femme qui se rendait ainsi dans la cité du roi pasteur. Elle n’avait pas plus de quinze ans, son visage était d’un ovale gracieux, son teint plus pâle que rosé, ses traits d’une régularité parfaite. De longs cils ombrageaient ses grands yeux bleus, et ses cheveux blonds, arrangés selon la coutume des mariées juives, atteignaient le coussin sur lequel elle était assise. À tous ces charmes s’en ajoutaient d’autres, d’une nature plus indéfinissable – surtout une expression telle que seule une âme pure peut la communiquer au visage. Souvent ses lèvres tremblaient, elle levait vers le ciel ses yeux bleus comme lui, puis elle croisait ses mains sur sa poitrine et semblait s’absorber en de muettes actions de grâce, ou encore elle paraissait écouter des voix mystérieuses. De temps à autre Joseph interrompait son récit pour la regarder, et voyant son expression, il oubliait de quoi il parlait et se prenait à songer.

Ils traversèrent ainsi la grande plaine et atteignirent, enfin, l’élévation de Mar Elias, d’où ils purent apercevoir Bethléem, dont une vallée les séparait encore. Ils trouvèrent celle-ci tellement encombrée de gens et d’animaux que Joseph, craignant de ne plus trouver de place pour Marie dans la ville, se hâta d’avancer, sans prendre le temps de saluer aucun de ceux qu’il rencontrait sur son chemin.

Les caravansérails de l’Orient ne sont souvent que de simples enclos, sans toit, même sans porte, placés en des endroits où l’on trouve de l’ombre, de l’eau, et qui offrent quelques garanties de sécurité. Tels devaient avoir été ceux où s’arrêta Jacob, lorsqu’il se rendit en Padan-Aram, pour y chercher une femme. L’autre extrême était représenté par certains établissements, situés principalement au bord des grandes routes qui conduisaient à des villes importantes comme Jérusalem ou Alexandrie, constructions princières, servant de monuments à la piété des rois qui les avaient fait construire, mais le plus fréquemment c’était tout simplement la demeure d’un cheik, ou sa propriété, ou le quartier général d’où il gouvernait sa tribu, qui en tenait lieu. Loger les voyageurs constituait la moindre utilité d’un caravansérail de cette espèce, qui était tout à la fois une place de marché, une factorerie, un fort.

L’aménagement intérieur d’une de ces hôtelleries ne laissait pas que d’être singulier. Il ne s’y trouvait ni hôte, ni hôtesse, ni serviteur, ni cuisinier, ni cuisine. Seul, un intendant, qui se tenait à la porte, représentait le propriétaire et faisait respecter l’ordre. Les étrangers y séjournaient selon leur bon plaisir, sans avoir de compte à rendre à personne. Une des conséquences de ce système, c’est qu’il fallait apporter avec soi sa nourriture et ses ustensiles de cuisine, ou les acheter sur place, aux marchands établis dans l’enceinte du caravansérail. Il en était de même des lits et du fourrage pour le bétail. Tout ce que le propriétaire fournissait c’était l’eau, l’abri et la protection, et on les recevait gratuitement.

L’hôtellerie de Bethléem devant laquelle Joseph et Marie s’arrêtèrent appartenait à ce genre intermédiaire. Elle devait être la seule de l’endroit, qui ne possédait qu’un unique cheik. Joseph, bien qu’il fût né en cette ville, l’avait quittée depuis si longtemps qu’il ne connaissait plus personne à qui demander l’hospitalité. D’ailleurs le recensement pour lequel il revenait pouvait durer plusieurs semaines, même des mois, vu la proverbiale lenteur des autorités romaines en province, et il ne pouvait songer à imposer sa présence et celle de sa femme, pour un temps si long, à des amis ou à des parents. Sa crainte de ne pas trouver de place s’était accrue pendant qu’ils gravissaient la colline, et son alarme fut grande lorsqu’il découvrit que la foule assaillait la porte de l’hôtellerie et que dans l’enclos destiné aux animaux l’espace faisait déjà défaut.

– Je vais essayer de parler à l’intendant, dit Joseph, je reviendrai le plus promptement possible.

L’intendant était assis sur un bloc de bois de cèdre, placé à côté de la porte, un javelot s’appuyait derrière lui à la muraille, un chien se tenait couché à ses pieds.

– Que la paix de Jéhovah soit avec toi ! lui dit Joseph.

– Que ce que tu me souhaites te soit rendu en une grande mesure ! répondit le gardien d’un ton grave et sans faire un mouvement.

– Je suis un Bethléémite, dit Joseph, n’y a-t-il pas de place pour moi ici ?

– Il n’y en a pas.

– Tu dois avoir entendu parler de moi, Joseph de Nazareth. Cette maison est celle de mes pères, je suis de la race de David !

Tout l’espoir de Joseph reposait sur ces paroles. Si elles restaient sans effet, il lui serait inutile d’essayer d’obtenir, même à prix d’argent, ce qu’il demandait. C’était une grande chose d’appartenir à la maison de Juda ; être de la maison de David, cela signifiait bien plus encore, cela constituait le titre d’honneur par excellence, aux yeux des Hébreux. Plus de mille ans avaient passé depuis le temps où le petit berger prenait la place de Saül et fondait une dynastie. Les guerres, les calamités de tout genre, avaient fait tomber ses descendants au niveau des plus humbles d’entre les Juifs ; ils devaient au travail le pain qu’ils mangeaient, mais leur généalogie représentait un privilège pieusement conservé. Ils ne pouvaient devenir des inconnus au sein de leur peuple, où qu’ils allassent, on leur témoignait un respect touchant à l’adoration.

S’il en était ainsi à Jérusalem, combien plus un membre de cette famille pouvait-il espérer trouver une place dans l’hôtellerie de Bethléem ! Joseph disait littéralement la vérité lorsqu’il prononçait ces simples paroles : « Ceci est la maison de mon père, » car c’était la maison même où commandait Ruth, femme de Booz, celle où naquirent Jessé et ses fils, dont le cadet fut David, celle où Samuel entra, cherchant un roi, et le trouva, celle que David donna à Barzillaï, le Galaadite, celle enfin, où Jérémie, par la force de la prière, rassembla les restes de son peuple, fuyant devant les Babyloniens. L’intendant se leva et dit respectueusement :

– Rabbi, je ne saurais t’apprendre quand cette porte s’est ouverte pour la première fois devant un étranger, mais, certainement, ce fut il y a plus de mille ans. Si, dès lors, jamais un homme de bien n’a été mis dehors, lorsqu’il s’est trouvé de la place, combien faut-il qu’il en manque pour que je dise non à un descendant de David ? Quand es-tu arrivé ?

– Tout à l’heure.

L’intendant sourit.

– Rabbi, la loi ne nous commande-t-elle pas de considérer l’étranger qui demeure sous notre toit comme un frère et de l’aimer comme nous-mêmes ?

Joseph restait silencieux.

– Pourrais-je donc renvoyer ceux qui attendent une place depuis l’aube ?

– Qui sont ces gens ? demanda Joseph, pourquoi sont-ils ici ?

– Pour la même raison qui t’amène, sans doute, Rabbi : le dénombrement ordonné par César. En outre, la caravane allant de Damas en Arabie et dans la Haute-Égypte est arrivée hier. Ces gens et les chameaux que tu vois leur appartiennent.

– Je ne crains pas l’air de la nuit pour moi, dit Joseph en s’animant, mais bien pour ma femme. Elle ne peut rester dehors. N’y a-t-il plus de place dans la ville ?

– Aucune, dit l’intendant qui paraissait réfléchir. Je ne saurais te renvoyer, Rabbi, dit-il tout à coup. Il ne sera pas dit que je t’ai laissé sur la route. Va-t’en promptement quérir ta femme, car le soleil baisse et la nuit approche.

Joseph obéit.

– Voilà celle dont je te parlais, dit-il quand il fut de retour auprès de l’intendant.

Celui-ci regarda Marie, dont le voile était levé.

– Des yeux bleus et des cheveux d’or, murmura-t-il. Ainsi devait être le jeune roi, lorsqu’il allait chanter devant Saül. Puis il ajouta, en prenant la bride de l’âne des mains de Joseph : « La paix soit avec toi, fille de David. »

Ils traversèrent lentement la cour pleine de monde et prirent un sentier qui se dirigeait vers un rocher crayeux, situé à l’ouest du caravansérail.

– Tu nous mènes à la caverne, fit observer Joseph.

Le guide, qui marchait à côté de Marie, se tourna vers elle.

– La caverne à laquelle nous nous rendons, dit-il, a servi jadis de lieu de refuge à ton ancêtre David. Il y mit plusieurs fois ses troupeaux à l’abri et l’on assure que, devenu roi, il lui arriva d’y revenir avec une grande suite d’hommes et d’animaux. Les crèches existent encore, telles qu’elles étaient alors. Mieux vaut coucher sur le sol sur lequel il a dormi que sur celui des grands chemins. Mais voici la maison qui est construite devant la caverne.

Cette maison, étroite et basse, ne dépassait guère le rocher contre lequel elle était appliquée et servait uniquement de porte à la caverne.

– Entrez, dit leur guide, en l’ouvrant devant eux.

Ils se trouvèrent bientôt dans une grotte naturelle, ayant une quarantaine de pieds de long, douze ou quinze de large et environ dix de haut. La lumière, qui pénétrait au travers de la porte, permettait encore de distinguer, sur le sol inégal, des tas de blé, de foin, de paille, des ustensiles de ménage. Le long des parois se trouvaient disposées des crèches de pierre, assez basses pour que des brebis pussent y manger.

– Tout ce que vous voyez là, dit le guide, est destiné à des voyageurs comme vous. Prenez ce dont vous aurez besoin.

Se tournant vers Marie, il lui demanda si elle pensait pouvoir se reposer là. Elle répondit :

– Ce lieu-ci est un lieu saint.

– Je vous laisse. La paix soit avec vous. – Quand il les eut quittés, ils s’occupèrent à rendre la caverne habitable.

 

Or, vers minuit, celui qui veillait sur le toit de l’hôtellerie s’écria : « Qu’est-ce donc que cette lumière que je vois dans le ciel ? Éveillez-vous et regardez ! À demi éveillés, ceux qui l’entourèrent s’assirent, puis ils ouvrirent tout grands leurs yeux et demeurèrent comme frappés de stupeur. La nouvelle qu’il se passait quelque chose d’étrange se répandit autour d’eux. Ils voyaient au ciel une lumière qui semblait infiniment plus rapprochée d’eux que celle des étoiles les moins éloignées. Elle éclairait obliquement la terre ; son sommet semblait n’être qu’un point, tandis que sa base s’étendait sur les montagnes, sur une longueur de plusieurs stades ; sur ses côtés elle allait se dégradant doucement, se confondant avec l’obscurité de la nuit.

Cela dura pendant quelques minutes, et chez ceux qui considéraient ce phénomène extraordinaire, l’étonnement se changeait en crainte. Les plus timides tremblaient, les plus braves parlaient au souffle.

– Vit-on jamais chose semblable ? demanda quelqu’un.

– Je ne saurais dire ce que c’est, jamais je n’entendis parler de rien de pareil, répondit une voix. On dirait que cette lumière repose sur la montagne.

– Ne serait-ce point une étoile tombée du ciel ?

– Quand une étoile tombe, elle s’éteint.

– J’ai trouvé, moi ! Les bergers ont vu un lion et ils ont allumé des feux pour l’empêcher d’approcher du troupeau.

Les hommes debout à côté de celui qui venait de parler poussèrent un soupir de soulagement.

– C’est cela, c’est cela, dirent-ils, les troupeaux paissaient aujourd’hui dans cette direction !

Un des assistants ébranla leur assurance.

– Non ! non ! Quand même toutes les forêts de Juda brilleraient, elles ne projetteraient pas une lueur si intense, ni si haute.

– Frères, exclama un Juif à l’aspect vénérable, ce que nous voyons maintenant, c’est l’échelle que notre père Jacob vit en songe. Béni soit l’Éternel, le Dieu de nos pères !

CHAPITRE V

Les collines qui s’élèvent au-delà de Bethléem abritent contre les vents du nord une plaine, plantée de sycomores, de chênes verts et de pins, d’oliviers et de ronces, où paissaient alors les troupeaux. À l’extrémité de cette plaine, opposée à la ville, s’élevait une fort ancienne bergerie, qui n’était plus guère qu’une ruine sans toit, entourée d’un enclos dans lequel les bergers avaient coutume de rassembler leurs troupeaux vers le soir.

Le jour même où Joseph et Marie arrivaient à Bethléem, quelques bergers, au coucher du soleil, se dirigeaient vers cette bergerie. À la nuit close, ils allumèrent un feu près de la porte, prirent leur repas du soir et s’assirent pour se reposer et causer, tandis que l’un d’entre eux montait la garde. Ils étaient six, sans compter celui qui veillait. Comme ils ne portaient habituellement pas de coiffures, leurs cheveux se dressaient sur leurs têtes en touffes épaisses et rudes, leurs barbes incultes descendaient jusque sur leurs poitrines. Des manteaux, faits de peaux de moutons, tournés la toison en dedans, les couvraient des pieds à la tête et ne laissaient de libre que leurs bras ; de larges ceintures retenaient ces vêtements grossiers autour de leur taille ; leurs sandales étaient sordides. À leur côté pendaient des gibecières, contenant du pain et des pierres soigneusement choisies, pour les frondes dont ils étaient armés. Près de chacun d’eux gisait le bâton recourbé qui symbolisait leur charge, en même temps qu’il leur servait à se défendre.

Tels étaient les bergers de Judée, des hommes en apparence aussi féroces que les chiens couchés avec eux autour du feu, en réalité des êtres simples d’esprit et tendres de cœur, ce qui tenait en partie à la vie primitive qu’ils menaient, mais surtout à ce qu’ils étaient sans cesse occupés à soigner des agneaux doux et faibles.

Ils se reposaient et causaient. Ils parlaient de leurs troupeaux, un sujet que d’autres eussent jugé monotone, mais qui, pour eux, représentait l’univers. Pourtant ces hommes simples et rudes étaient aussi des croyants et des sages. Les jours de sabbat, ils se purifiaient et se rendaient à la synagogue, où ils s’asseyaient sur les bancs réservés aux pauvres et aux humbles, et nul ne prêtait au service plus d’attention qu’eux, ou n’y songeait davantage durant la semaine. Ils savaient une chose, c’est que l’Éternel était leur Dieu et qu’ils devaient l’aimer de tout leur cœur, et ils l’aimaient, puisant dans cet amour une intelligence des choses spirituelles qui dépassait celle des rois de la terre.

Peu à peu leurs voix se turent, et avant que la première veille fût passée, tous dormaient autour du feu. La nuit, comme la plupart des nuits d’hiver dans la région des collines, était claire et brillamment étoilée. Aucun vent ne soufflait. L’atmosphère était d’une si parfaite limpidité, le silence si profond, qu’on eût dit que le ciel se penchait vers la terre pour lui annoncer tout bas de mystérieuses nouvelles.

Devant la porte le garde allait et venait. Il lui semblait que minuit tardait ; pourtant il finit par terminer sa veille. Il se dirigeait vers le feu, heureux de pouvoir se reposer à son tour, quand une lumière, douce et pâle comme celle de la lune, perça l’obscurité de la nuit. Il s’arrêta, n’osant respirer. La lumière devenait d’instant en instant plus brillante, elle éclairait les objets cachés jusqu’alors à ses yeux. Un frisson, causé non par la fraîcheur de l’air, mais par la crainte, le secoua. Il leva les yeux et voilà, les étoiles semblaient s’en être allées et la lumière paraissait descendre d’une porte ouverte dans la voûte des cieux ; elle prenait un éclat splendide. Saisi de terreur, il s’écria : « Éveillez-vous, éveillez-vous ! » Les chiens s’élancèrent dans la plaine en hurlant, les brebis épouvantées se serraient les unes contre les autres. Les bergers se levèrent en sursaut et saisirent leurs armes en criant tous à la fois :

– Qu’y a-t-il ?

– Regardez, le ciel est en feu.

Soudain la lumière devint si éblouissante qu’ils tombèrent sur les genoux, leurs fronts s’inclinèrent jusqu’en terre et ils auraient rendu l’âme de frayeur si une voix ne leur avait dit : « N’ayez point de peur, car voici, je vous annonce une grande joie, qui sera pour tout le peuple ! » La voix, une voix pure et claire, d’une douceur infinie, pénétra jusqu’au plus profond de leurs cœurs et calma leur frayeur. Ils virent, au centre d’une grande gloire, un homme vêtu d’une robe éclatante de blancheur. Au-dessus de ses épaules s’élevaient les extrémités de deux grandes ailes, ployées et lumineuses ; sur son front brillait une étoile, ses mains s’étendaient vers eux, pour les bénir, son visage était d’une beauté et d’une sérénité divines.

Ils avaient maintes fois entendu parler des anges et souvent ils en parlaient entre eux. Maintenant ils se disaient : « La gloire de Dieu est sur nous et celui-ci est le même qui est apparu autrefois au prophète, sur les rives de l’Ullaï. » Et l’ange continua :

« Car aujourd’hui, en la ville de David, le Sauveur, qui est le Christ, vous est né. »

Il y eut encore un silence durant lequel ces paroles se gravaient dans leur cœur.

« Et ceci vous servira de signe, c’est que vous trouverez le petit enfant emmailloté et couché dans une crèche. »

Le héraut ne parla plus, il s’était acquitté de son message, mais il demeurait encore près d’eux, et tout à coup la lumière dont il semblait être le centre devint toute rose et se mit à trembler. Alors, aussi loin que la vue des bergers pouvait s’étendre, ils virent aller et venir des ailes blanches et des formes radieuses, et ils entendirent des multitudes de voix qui chantaient à l’unisson :

« Gloire soit à Dieu, au plus haut des cieux, paix sur la terre et bonne volonté envers les hommes ! »

Après cela le héraut leva les yeux comme pour solliciter l’approbation d’un être invisible, puis il déploya ses grandes ailes, toutes blanches dans les bords, irisées comme la nacre, dans les parties ombrées, s’éleva sans effort et disparut aux regards. Tout redevint obscur autour d’eux, mais longtemps encore, ils entendirent descendre du ciel ce refrain, toujours plus atténué par la distance :

« Gloire soit à Dieu, au plus haut des cieux, paix sur la terre, bonne volonté envers les hommes ! »

Quand les bergers eurent repris pleine possession de leurs sens, l’un d’eux dit aux autres :

– C’était Gabriel, le messager de Dieu.

– N’a-t-il pas dit que Christ, le Seigneur, est né ?

– Oui, c’est là ce qu’il a dit.

– N’a-t-il pas dit aussi que c’est dans la ville de David, dans notre Bethléem, que nous le trouverions, un petit enfant enveloppé dans des langes ?

– Et couché dans une crèche.

Celui qui avait parlé le premier, réfléchit un moment, puis il s’écria, comme s’il venait de prendre une soudaine résolution :

– Il n’y a qu’un endroit à Bethléem où se trouvent des crèches, c’est la caverne. Frères, allons voir ce qui s’y est passé. Il y a longtemps que les docteurs et les sacrificateurs attendent le Christ. Maintenant qu’il est ici, allons l’adorer.

– Mais les troupeaux ?

– Le Seigneur en prendra soin. Hâtons-nous de partir !

Alors, s’étant levés tous ensemble, ils quittèrent la bergerie. Ils traversèrent la montagne, puis la ville, et arrivèrent à la porte de l’hôtellerie, où veillait un homme qui leur demanda ce qu’ils cherchaient.

– Nous avons vu et entendu de grandes choses cette nuit, répondirent-ils.

– Nous aussi nous avons vu quelque chose, mais nous n’avons rien entendu. Que savez-vous ?

– Le Christ est né !

L’homme se mit à rire, d’un rire ironique.

– Le Christ ! Vraiment ! Et où se trouve-t-il ?

– Il est né cette nuit et il est maintenant couché dans une crèche, voilà ce qui nous a été annoncé. Or il n’y a de crèches qu’en un endroit, à Bethléem !

– Dans la caverne ?

– Oui, viens-y avec nous et nous t’apprendrons en route ce qui nous est arrivé.

Ils traversèrent la cour, sans attirer l’attention, bien que quelques personnes fussent encore éveillées, parlant de la lumière miraculeuse. La porte de la caverne était ouverte, une lanterne en éclairait l’intérieur et ils entrèrent sans cérémonies.

– Que la paix soit avec toi, dit le veilleur à Joseph, voici des gens à la recherche d’un enfant qui serait né cette nuit. Ils disent qu’ils le reconnaîtront à ceci, qu’il doit être emmailloté et couché dans une crèche.

Une vive émotion se peignit sur le visage placide de Joseph.

– L’enfant est là, dit-il.

Il les conduisit vers l’une des crèches et voilà, l’enfant s’y trouvait. Il approcha la lanterne pour le montrer aux bergers, qui restaient debout, sans prononcer une parole. L’enfant dormait, il ressemblait à tous les autres nouveaux-nés.

– Où est la mère ? demanda le veilleur.

Une femme, qui se trouvait là, prit l’enfant et le déposa dans les bras de Marie, autour de laquelle les assistants se groupèrent.

– C’est le Christ, dit enfin un des bergers.

– Le Christ ! s’écrièrent-ils tous et ils tombèrent à genoux, tandis que l’un d’eux répétait à plusieurs reprises : « C’est le Seigneur et sa gloire dépassera celle du ciel et de la terre. »

Sans éprouver un instant de doute, ces hommes simples baisèrent le bas de la robe de la mère et s’en allèrent, racontant leur histoire à tous les hôtes du caravansérail, qui, éveillés maintenant, se pressaient pour les entendre, puis ils reprirent le chemin de leur bergerie, et tout le long du chemin ils chantaient le refrain des anges : « Gloire soit à Dieu, au plus haut des cieux, paix sur la terre et bonne volonté envers les hommes. »

Le récit de cet événement se répandit dans la ville, confirmé par tous ceux qui avaient été témoins de l’illumination du ciel, et, durant les jours qui suivirent, un grand nombre de personnes visitèrent la caverne. Il s’en trouva, parmi elles, quelques-unes qui crurent, mais le plus grand nombre riaient et se moquaient.

Onze jours après la naissance de l’enfant, les trois mages approchaient de Jérusalem, par la route de Sichem.

La Judée, enserrée entre la mer et le désert, ne pouvait guère prétendre à être autre chose qu’une sorte de carrefour international, que devaient forcément traverser les caravanes qui allaient et venaient entre les pays d’Orient et d’Occident, mais cela constituait pour elle une source de grande prospérité, et les richesses de Jérusalem provenaient des droits prélevés sur les marchandises qui passaient dans ses murs. Nulle part ailleurs, si ce n’est à Rome, on ne rencontrait un aussi constant assemblage de gens venus de toutes les parties du monde, nulle part un étranger n’était chose plus commune et n’attirait moins l’attention. Et cependant ces trois hommes excitaient la curiosité de tous ceux qui les rencontraient.

« Voyez, voyez quels grands chameaux, quelles belles clochettes ! » criait un enfant à quelques femmes assises au bord du chemin. Mais ce qui les faisait remarquer ce n’étaient pas leurs chameaux, malgré leur surprenante beauté, ni le son clair de leurs clochettes d’argent, ni la richesse évidente des trois étrangers, c’était la question que posait, à tous ceux qu’ils rencontraient, celui qui marchait le premier.

– Bonnes gens, disait-il en caressant sa barbe tressée, et en se penchant hors de sa litière, la ville de Jérusalem n’est-elle pas proche ?

– Oui, répondit une des femmes, si les arbres sur cette colline étaient moins hauts, vous verriez les tours de la place du marché.

Balthasar jeta un regard à ses compagnons et demanda encore :

– Où est le roi des Juifs qui est né ?

Les femmes se regardèrent sans répondre.

– Vous n’avez pas entendu parler de lui ?

– Non.

– Eh bien, dites à chacun que nous avons vu son étoile en Orient et que nous sommes venus pour l’adorer.

Ils continuèrent leur chemin, posant à d’autres la même question et recevant la même réponse. Des Juifs qui se rendaient à la caverne de Jérémie furent même si frappés de l’apparence des voyageurs et de leur demande, qu’ils rebroussèrent chemin et les accompagnèrent jusqu’à la ville. Les mages étaient trop absorbés par la pensée de leur mission pour prêter grande attention à la vue splendide qui se déroulait, peu à peu, devant eux. Mizpah, le Mont des Oliviers, les murailles de la ville, le mont de Sion, couronné de palais de marbre, les terrasses étincelantes du temple de Morijah, étalaient en vain leurs splendeurs sous leurs yeux. Ils atteignirent enfin une tour très haute, qui dominait la porte où se rencontraient les routes de Sichem, de Jéricho et de Gabaon. Une sentinelle romaine la gardait.

– Nous venons de fort loin à la recherche du roi des Juifs qui est né, peux-tu nous dire où il se trouve ? lui demanda Balthasar.

Le soldat leva la visière de son casque et appela à haute voix. Aussitôt un officier sortit d’une chambre située à gauche de la porte.

– Faites place, cria-t-il à la foule qui se pressait à l’entour de lui, et comme on lui obéissait lentement il avança, faisant le moulinet avec son javelot, ce qui éloigna un peu les curieux.

– Que désires-tu ? dit-il à Balthasar, dans l’idiome de la ville, et celui-ci répondit en répétant toujours :

– Où est le roi des Juifs, qui est né ?

– Hérode ? dit l’officier avec étonnement.

– Hérode tient sa royauté de César, ce n’est pas de lui qu’il s’agit.

– Il n’y a pas d’autre roi des Juifs.

– Mais nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus pour l’adorer.

– Passez, allez plus loin. Je ne suis pas Juif. Posez votre question aux docteurs, dans le temple, ou à Anne, le souverain sacrificateur, ou mieux encore à Hérode lui-même. S’il existe un autre roi des Juifs il saura le découvrir.

Il fit faire place aux étrangers, qui passèrent sous la porte. Mais avant de s’engager dans une rue étroite, Balthasar se retourna pour dire à ses amis :

– Notre arrivée est suffisamment proclamée maintenant. Avant minuit toute la ville aura entendu parler de nous et de notre mission.

CHAPITRE VI

Le même soir, peu avant le coucher du soleil, quelques femmes étaient occupées à laver du linge, au haut de la rampe par laquelle on descend à l’étang de Siloé. Une jeune fille, debout au bord de l’étang, puisait de l’eau et chantait en remplissant sa cruche. Tandis qu’elles frottaient et tordaient leur linge, deux autres femmes arrivèrent, qui portaient chacune une cruche sur son épaule. Les laveuses interrompirent un moment leur travail pour répondre à leur salut.

– Il est bientôt nuit, le moment est venu pour vous de quitter l’ouvrage.

– Oui, si au moins il était terminé !

– Et puis il faut se reposer un moment pour s’informer de ce qui se passe.

– Y aurait-il quelque chose de nouveau ?

– Comment, vous ne savez rien ?

– Non !

– Ils disent que le Christ est né.

Aussitôt les femmes se redressèrent, tournant leurs visages curieux vers les nouvelles venues, et celles-ci posèrent leurs cruches à terre et s’assirent dessus.

– Le Christ ! s’écrièrent les laveuses.

– On le dit.

– Qui donc ?

– Chacun, c’est le bruit public.

– Quelqu’un le croit-il ?

– Cette après-midi trois hommes ont passé le torrent de Cédron, venant de Sichem, dit la femme qui la première avait pris la parole. Chacun d’eux montait un chameau plus grand qu’aucun de ceux qui ont été vus, jusqu’ici, à Jérusalem. Leur harnachement ruisselait d’or et ces trois hommes étaient assis sous des tentes de soie. Nul ne les connaît, ils semblent venir des extrémités de la terre. Un seul d’entre les trois parlait et il demandait à chacun : « Où est le roi des Juifs qui est né ? car nous avons vu son étoile en Orient et nous sommes venus pour l’adorer. » Personne ne pouvait lui répondre. Il a posé sa question au Romain qui garde la porte, et il les a renvoyés à Hérode.

– Où sont-ils maintenant ?

– Au caravansérail, où des centaines de curieux sont déjà allés les voir.

– Que sont-ils ?

– On ne le sait. On assure que ce sont des Persans, des mages, qui causent avec les astres.

– Et qui est ce roi des Juifs, dont ils parlent ?

– Le Christ. Ils prétendent qu’il est né !

Une des femmes se mit à rire et reprit son travail, en disant : « Pour moi, je le croirai quand je le verrai. » Une autre : « Et moi, quand je l’aurai vu ressusciter les morts, » tandis qu’une troisième ajoutait tranquillement : « Il y a longtemps qu’on l’attend, il me suffira de le voir guérir un lépreux. »

Plus tard dans la soirée, une cinquantaine d’hommes se trouvaient réunis au palais du Mont de Sion. C’étaient des sacrificateurs, les plus renommés d’entre les docteurs de la ville, des pharisiens, des philosophes esséniens, qui ne s’assemblaient jamais que sur l’ordre d’Hérode et lorsque celui-ci avait demandé à être renseigné sur quelque point obscur de la loi, ou de l’histoire juive. La salle dans laquelle ils tenaient leur session était grande, et ouvrait, selon la coutume romaine, sur une des cours intérieures du palais. Elle était pavée en marbre et des peintures couleur safran couvraient ses murs sans fenêtres. Un grand divan, en forme de fer à cheval, garni de coussins en soie d’un jaune brillant, occupait le centre de la salle. Au milieu de ce fer à cheval, se dressait un trépied en bronze, incrusté d’or, au-dessus duquel un chandelier, suspendu au plafond, étendait ses sept bras dont chacun supportait une lampe allumée.

Les costumes portés par tous les membres de la société qui occupait le divan, ne différaient entre eux que par la couleur. Ces hommes étaient, pour la plupart, avancés en âge, d’immenses barbes couvraient leurs visages, leurs grands yeux noirs, ombragés par d’énormes sourcils, semblaient accentuer encore l’épaisseur de leurs nez ; leurs manières étaient graves, solennelles, patriarcales. Cette assemblée était le sanhédrin.

Le vieillard assis au centre du divan, le président, évidemment, aurait partout fixé l’attention. Il avait dû être de grande taille, mais il s’était rapetissé, diminué, ratatiné, au point de ressembler à une ombre. Sa robe blanche retombait le long de son corps, en plis si amples qu’on eût pu se demander si elle recouvrait autre chose qu’un squelette. Ses mains, à demi cachées par des manches brodées d’or et de cramoisi, étaient jointes sur ses genoux. Parfois, quand il étendait l’index de sa main droite, on aurait pu le croire incapable de faire un autre geste. Mais sa tête était splendide. Quelques rares cheveux blancs entouraient son crâne bombé et puissant, sur lequel la peau se tendait, lisse et blanche ; son front faisait saillie au-dessus de ses tempes profondément enfoncées, ses yeux étaient troubles et voilés, son nez pincé, une barbe flottante, vénérable, comme celle d’Aaron, couvrait tout le bas de son visage. Tel était Hillel, le Babylonien ! Depuis longtemps les prophètes avaient été remplacés en Israël par de savants docteurs, parmi lesquels nul ne fut plus célèbre que lui. Âgé de cent dix ans, il était encore le chef incontesté de l’école qui se réclamait de son nom.

Sur la table, placée devant lui, on voyait un rouleau de parchemin, couvert de caractères hébraïques. Un serviteur richement vêtu se tenait debout derrière lui. Ils avaient tous beaucoup discuté, mais ils venaient d’arriver à une décision et Hillel, appelant le serviteur, lui dit :

– Va-t’en annoncer au roi que nous sommes prêts à répondre à sa question.

Un instant plus tard deux officiers entrèrent et se placèrent aux côtés de la porte. Un personnage étrange les suivait : un vieillard vêtu d’une robe violette, bordée d’écarlate et retenue autour de la taille par une ceinture d’or, souple comme une courroie. Les boucles de ses souliers étincelaient de pierres précieuses, une couronne en filigrane reposait sur le tarbouch de peluche rouge qui enveloppait sa tête et retombait jusque sur ses épaules. Une épée pendait à sa ceinture. Il marchait d’un pas chancelant, en s’appuyant sur une canne, et ne leva les yeux qu’au moment où il fut arrivé en face du divan ; alors seulement, comme s’il se souvenait tout à coup de la société en laquelle il se trouvait, il se redressa et jeta autour de lui un regard hautain et si plein de menace et de soupçon, qu’on eût dit qu’il se sentait en présence d’ennemis. C’était bien là Hérode-le-Grand, un corps usé par la maladie, une conscience chargée de crimes, un esprit d’une capacité hors ligne, une âme digne de fraterniser avec les Césars. Il avait soixante-sept ans, mais il exerçait le pouvoir d’une façon plus jalouse, plus despotique, plus cruelle que jamais.

Il se fit un mouvement dans l’assemblée ; les plus âgés se bornèrent à s’incliner, les plus serviles se levèrent et se prosternèrent même, les mains sur la poitrine. Hérode s’avança vers le vénérable Hillel, et s’appuyant des deux mains sur sa canne, lui dit d’un ton impérieux :

– Quelle est ta réponse ?

Les yeux du patriarche semblèrent reprendre un peu de vie et regardant l’inquisiteur en face, il répondit :

– Que la paix du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, soit avec toi, ô roi Hérode ! Puis laissant de côté le ton de l’invocation, il ajouta :

– Tu t’es informé auprès de nous de l’endroit où le Christ doit naître.

Le roi s’inclina, sans cesser de fixer les yeux sur le visage du sage docteur.

– Telle est ma question.

– Alors, ô roi, en mon nom, comme en celui de mes frères, je te répondrai : c’est à Bethléem de Judée.

Hillel désigna de son doigt décharné le parchemin déployé sur le trépied et reprit :

– À Bethléem de Judée, car ainsi est-il écrit par le prophète : « Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es point la plus petite entre les villes de Juda, car c’est de toi que sortira le Conducteur qui paîtra mon peuple d’Israël. »

Le visage d’Hérode se troublait, il tenait ses yeux fixés sur le parchemin, et tous les membres du Sanhédrin le considéraient avec anxiété. Enfin, sans ajouter un mot, il quitta la salle.

– Frères, dit Hillel, nous pouvons nous retirer.

Plus tard encore, les mages étaient couchés dans une des stalles du caravansérail. Leurs têtes reposaient sur des pierres qui, en les soulevant légèrement, leur permettaient de voir les profondeurs du ciel au travers des portiques dont la cour était entourée. Ils songeaient à ce que serait la manifestation nouvelle sur laquelle ils comptaient, et comme les hommes qui tendent l’oreille pour percevoir la voix de Dieu ne sauraient dormir, ils veillaient. Tout à coup un homme parut sous le portique.

– Réveillez-vous, leur dit-il, je vous apporte un message important.

– Qui nous l’envoie ? demanda l’Égyptien.

– Le roi Hérode.

Chacun d’eux tressaillit.

– N’es-tu pas l’intendant de l’hôtellerie ?

– Je le suis.

– Que nous veut le roi ?

– Son envoyé est là, il vous répondra lui-même.

– Dis-lui donc qu’il nous attende.

– Tu as dit vrai, ô mon frère ! s’écria le Grec, lorsque l’intendant se fut éloigné. La question posée au peuple, le long du chemin, et au garde sous la porte, nous a déjà rendus célèbres, hâtons-nous.

Ils se levèrent, mirent leurs sandales, ceignirent leurs manteaux et sortirent.

– Je vous salue, je vous souhaite la paix et j’implore votre pardon, mais le roi, mon maître, m’a envoyé pour vous inviter à vous rendre sans délai à son palais, où il veut vous entretenir en particulier.

À la lueur de la lampe qui brûlait dans la cour, ils se regardèrent et comprirent que l’Esprit était avec eux. Balthazar, se retournant vers l’intendant, lui recommanda à voix basse de tenir les chameaux prêts, puis il dit au messager :

– La volonté du roi est aussi la nôtre, nous te suivrons.

Silencieusement les trois amis suivirent leur guide. Ils gravirent la colline à la pâle clarté des étoiles, rendue plus pâle encore par l’ombre des murailles, interceptée même complètement, ça et là, par les voûtes qui reliaient les toits des maisons. Ils arrivèrent en face d’un portail. À la lueur du feu, brûlant dans deux grands brasiers, ils entrevirent quelques gardes, appuyés sur leurs armes. Ils passèrent sous le portail sans être inquiétés, puis au travers d’un labyrinthe compliqué de portiques, de colonnades, de rampes d’escaliers et de chambres sans nombre, on les conduisit jusqu’à une tour très élevée. Là, le guide s’arrêta et désignant de la main une porte ouverte, il dit :

– Entrez, le roi est là.

Ils se trouvèrent dans une chambre meublée avec luxe dont l’air était alourdi par une pénétrante odeur de bois de sandal. Un tapis précieux recouvrait le plancher. Les visiteurs ne firent qu’entrevoir un amas confus de sièges incrustés et dorés, d’éventails, de jarres brillamment décorées, de chandeliers d’or, que leur propre lumière faisait scintiller et les murailles peintes, devant lesquelles un Pharisien, saisi d’une sainte horreur, se serait voilé la face. Hérode sur son trône, absorbait toute leur attention. Ils se prosternèrent sur le bord du tapis. Le roi toucha une sonnette, quelqu’un s’approcha et plaça trois sièges devant le trône.

– Asseyez-vous, dit le roi gracieusement.

– J’ai appris, reprit-il quand ils eurent pris place, que trois étrangers, curieusement montés et paraissant venir de pays lointains, sont arrivés aujourd’hui par la porte du nord. Êtes-vous ces étrangers ?

Balthasar, sur un signe de ses compagnons, prit la parole :

– Si ce n’était pas, le puissant Hérode, dont la gloire est grande par toute la terre, ne nous eût point fait appeler !

Hérode approuva ce discours de la main.

– Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Que chacun de vous réponde pour soi-même.

Ils lui rendirent compte, chacun à son tour, de ce qui les concernait, faisant mention simplement des pays et des cités de leur naissance et de ceux qu’ils avaient parcourus pour se rendre à Jérusalem. Un peu désappointé, Hérode les interrogea plus directement.

– Quelle est la question que vous avez adressée à l’officier qui se tenait près de la porte ?

– Nous lui avons dit : « Où est le roi des Juifs qui est né ? Car nous avons vu son étoile en Orient et nous sommes venus pour l’adorer. »

– Je comprends maintenant pourquoi la curiosité du peuple s’est éveillée. Vous excitez la mienne aussi. Y aurait-il donc un autre roi des Juifs que moi ?

L’Égyptien ne sourcilla pas.

– Il en est un qui vient de naître.

La sombre figure du monarque se contracta. Dominant son émotion, le roi poursuivit d’une voix ferme :

– Où est ce nouveau-né ?

– C’est là, ô roi, ce que nous désirons savoir.

– Vous me posez une énigme plus difficile que celles de Salomon. Expliquez-vous plus clairement, et je lui rendrai les honneurs que les rois ont coutume de se rendre entre eux. Racontez-moi tout ce que vous savez de cet enfant et je vous aiderai dans vos recherches, je ferai tout ce que vous désirerez, je le ferai venir à Jérusalem, je l’élèverai en prince et j’userai de mon influence sur César pour le décider à proclamer sa royauté. Je vous jure que la jalousie ne se dressera pas entre lui et moi. Mais avant tout, dites-moi comment il se fait que, séparés par des mers et des déserts, vous avez tous trois entendu parler de lui.

– Je te parlerai selon la vérité, ô roi Hérode, dit Balthasar. Tu sais qu’il existe un Dieu tout puissant.

Hérode, à ces mots, se troubla visiblement.

– C’est lui qui nous a ordonné de venir ici, en nous promettant que nous trouverions le Sauveur du monde, que nous pourrions l’adorer et rendre témoignage de sa venue. Comme signe il nous a donné, à chacun, une étoile et lui-même a été avec nous, ô roi !

Le regard soupçonneux d’Hérode allait de l’un à l’autre des trois hommes ; il était facile de voir que son mécontentement croissait.

– Vous vous moquez de moi, dit-il ; si cela n’est pas, parlez encore. Que résultera-t-il de la venue de ce nouveau roi ?

– Il sauvera le monde.

– De quoi ?

– De ses péchés.

– Par quels moyens ?

– Par ses vertus divines, la foi, l’amour et la charité.

– Ainsi vous êtes les hérauts du Christ. N’êtes-vous que cela ?

Balthasar s’inclina profondément :

– Nous sommes encore tes serviteurs, ô grand roi !

Le monarque agita de nouveau sa sonnette. L’officier de service parut.

– Apporte les présents, lui dit son maître.

Il sortit et revint presque aussitôt, puis s’agenouillant devant les visiteurs, il leur remit à chacun un manteau rouge et bleu et une ceinture d’or qu’ils reçurent en se prosternant à l’orientale.

– Un mot encore, dit Hérode, quand cette cérémonie fut terminée : Vous me paraissez, ô hommes illustres, être réellement les hérauts du Christ ; sachez donc que cette nuit même j’ai consulté les docteurs les plus versés dans la connaissance des écritures qui concernent le peuple juif. Ils s’accordent à dire que c’est à Bethléem qu’il doit naître. Allez et informez-vous soigneusement, touchant le petit enfant, et quand vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que j’y aille aussi et que je l’adore. Il ne sera mis aucun obstacle à votre sortie d’ici. Que la paix soit avec vous !

Et drapant sa robe autour de lui, il quitta la salle. Aussitôt le guide parut pour les reconduire au caravansérail. Arrivé à la porte, le Grec s’écria avec impétuosité :

– Allons aussitôt à Bethléem, ainsi que nous l’a conseillé le roi, ô mes frères !

– Oui, cria l’Indou, allons !

– Qu’il en soit ainsi, dit Balthasar, les chameaux sont prêts à partir.

Ils firent un présent à l’intendant, montèrent sur leurs chameaux et s’éloignèrent, après s’être informés du chemin à suivre pour gagner la porte de Jaffa. Ils la trouvèrent grande ouverte et prirent la route suivie peu de temps auparavant par Joseph et Marie. Lorsqu’ils eurent atteint la plaine de Rephaïm, une lumière apparut dans le ciel, d’abord pâle et lointaine, puis si brillante qu’ils fermèrent leurs yeux, éblouis par sa clarté. Quand ils les rouvrirent, l’étoile marchait devant eux et, la voyant, ils joignirent leurs mains et louèrent Dieu.

– Il est avec nous ! répétaient-ils avec des cris de joie, tandis que l’étoile, après s’être élevée au-dessus de la vallée qui s’étend au-delà de Mar Elias, s’arrêtait devant une maison à l’entrée de Bethléem.

C’était la troisième veille de la nuit. De Bethléem on voyait poindre l’aurore à l’orient, mais dans la vallée l’ombre régnait encore. Le veilleur placé sur le toit de la vieille hôtellerie frissonnait à l’air froid du matin et soupirait après le plein jour, quand il aperçut une lumière qui s’avançait vers lui. Il crut d’abord à l’approche de quelqu’un portant une torche allumée, puis il pensa qu’il s’agissait d’un météore, mais quand il eut découvert que c’était une étoile qui semblait marcher, noyant tous les objets environnants dans un flot de lumière radieuse, il cria, pris de terreur, pour avertir les habitants de la maison. Aussitôt chacun accourut pour observer le phénomène. Les uns, prosternés en terre, priaient en cachant leur visage, les autres jetaient entre leurs doigts de furtifs regards sur l’étoile, arrêtée maintenant au-dessus de la maison qui servait de porte à la caverne où le Christ était né. Les mages, pendant ce temps, arrivaient à l’hôtellerie. Ils descendirent de leurs chameaux et appelèrent l’intendant. Quand celui-ci eut suffisamment dominé sa frayeur, il vint leur ouvrir. Les trois chameaux semblaient autant de fantômes, éclairés qu’ils étaient par cette lumière surnaturelle, et sur le visage des trois hommes se peignait une joie si ineffable qu’il recula, incapable de leur répondre.

– Est-ce bien ici Bethléem de Judée ? disaient-ils.

Mais d’autres personnes s’étant jointes à lui, il reprit assez de courage pour dire :

– Non, ce n’est que l’hôtellerie, la ville est située plus loin.

– N’y a-t-il point ici d’enfant nouveau-né ?

Les assistants se regardaient les uns les autres, quand une voix cria :

– Oui, oui.

– Menez-nous auprès de lui, s’écria le Grec avec impatience.

– Menez-nous auprès de lui, s’écria Balthasar oubliant sa gravité habituelle, car nous avons vu son étoile, celle-là même que vous voyez arrêtée sur cette maison, et nous sommes venus pour l’adorer.

– En vérité, ajoutait l’Indou, Dieu est grand et nous avons trouvé le Sauveur !

Tous ceux qui étaient sur le toit descendirent ; ils s’apprêtaient à suivre les étrangers, mais à la vue de l’étoile, quelques-uns, saisis d’effroi, s’en retournèrent aussitôt. Comme ils approchaient du rocher, l’astre se remit en mouvement ; quand ils atteignirent la porte de la caverne, il était déjà très haut dans le ciel ; lorsqu’ils furent entrés, il avait disparu aux regards. Une lanterne éclairait suffisamment la caverne pour qu’il fût possible de distinguer la mère et l’enfant, couché sur ses genoux.

– Cet enfant est le tien ? demanda Balthasar.

– C’est mon fils !

Alors ils tombèrent sur leurs genoux et l’adorèrent. Et cet enfant était semblable à tous les autres enfants, il n’y avait autour de sa tête ni nimbe, ni couronne, ses lèvres ne s’ouvraient pas pour parler, rien ne faisait croire qu’il entendît leurs exclamations de joie, leurs invocations, leurs prières, et la flamme de la lanterne seule attirait son regard.

Au bout d’un moment, ils se levèrent et s’en allèrent auprès de leurs chameaux chercher de l’or, de la myrrhe et de l’encens qu’ils revinrent déposer à ses pieds. C’était donc là le Sauveur qu’ils venaient chercher de si loin ! Ils n’éprouvaient aucun doute, car leur foi reposait sur les promesses de Celui que, dès lors, l’humanité a appris à connaître comme le Père, et ils étaient de ceux auxquels les promesses suffisent. Ils s’attendaient à lui, lui remettant le choix des moyens par lesquels il lui plairait de révéler le Fils. Bienheureux ceux qui possèdent une foi semblable !

CHAPITRE VII

Vingt ans avaient passé et Valère Gratien était maintenant gouverneur de la Judée. Durant ce temps, la situation politique de la Palestine avait subi de profonds bouleversements, Hérode le Grand était mort, un an après la naissance du Christ, mort si misérablement que la chrétienté a raison de croire que la colère de Dieu l’avait frappé. Comme tous les grands souverains, il avait rêvé de transmettre sa couronne à ses descendants, et par son testament, il partageait son royaume entre ses trois fils, Antipas, Philippe et Archelaüs, ce dernier avec le titre de roi. Ce testament fut soumis à l’empereur Auguste, qui en ratifia toutes les dispositions, à l’exception de celle qui concernait Archelaüs, dont il renvoya l’accomplissement jusqu’au moment où celui-ci aurait donné des preuves suffisantes de son habileté et de sa loyauté. Jusque-là, il le nomma ethnarque, et sous ce nom il gouverna pendant neuf ans, après lesquels sa conduite déréglée et son incapacité le firent envoyer en exil dans les Gaules.

César prit alors une mesure qui blessa profondément l’orgueil des Juifs : il réduisit la Judée à n’être plus qu’une simple province et la rattacha à la préfecture de Syrie, et pour rendre l’humiliation particulièrement sensible, il ordonna que le gouverneur ne résiderait plus à Jérusalem, mais à Césarée. Ce qui acheva d’exaspérer les Juifs, c’est que la Samarie, – le pays qu’ils méprisaient le plus au monde, – fut jointe à la Judée et rien, au point de vue politique, ne la distingua plus d’elle. Il ne resta au peuple déchu qu’une seule consolation. Le souverain pontife occupait le palais d’Hérode, mais les employés impériaux y demeuraient aussi, et s’il y tenait un semblant de cour, il n’y exerçait qu’un semblant d’autorité. Le droit de vie et de mort appartenait au gouverneur romain ; dans les autres cas, le grand-prêtre rendait la justice, mais au nom et selon les lois de Rome. Les patriotes qui rêvaient d’affranchissement futur n’en éprouvaient pas moins une satisfaction à se dire que le premier dignitaire du palais était un Juif. Le seul fait de sa présence en ces lieux leur rappelait le temps où Jéhovah gouvernait Israël par le moyen des fils d’Aaron ; c’était pour eux le signe certain qu’il n’abandonnait point son peuple, et cette simple présence ranimait leur espoir et les aidait à attendre patiemment la venue du fils de Juda, qui devait un jour les délivrer.

Les Romains régnaient sur la Judée depuis quatre-vingts ans déjà, et ce temps devait avoir suffi à les persuader que le peuple juif était assez facile à gouverner, pourvu que l’on ne touchât point à sa religion. Aussi, en vertu de cette expérience, les prédécesseurs de Gratien avaient-ils toujours considéré les coutumes religieuses de leurs administrés comme une chose sacrée, mais il lui plut d’inaugurer son avènement par une mesure des plus impolitiques. Il destitua Anne, sans le moindre ménagement, pour lui substituer un de ses favoris nommé Ismaël, ce qui provoqua dans le peuple un mécontentement général.

Il y avait, à ce moment-là, en Judée, deux partis, celui de l’aristocratie et celui du peuple. À la mort d’Hérode, les deux partis s’étaient unis pour lutter contre Archelaüs, et par leurs intrigues plus ou moins déguisées, ils contribuèrent grandement à son exil. Mais durant toute cette période, ils n’en poursuivaient pas moins des buts différents. L’aristocratie détestait Joazar, le grand-prêtre ; les séparatistes ou membres du parti du peuple, au contraire, étaient ses partisans acharnés. Mais Joazar tomba avec Archelaüs, et Anne fut choisi par les nobles pour lui succéder, ce qui ranima, entre les deux factions, une vive hostilité.

Durant le cours de sa lutte sourde contre l’ethnarque, le parti aristocratique avait jugé bon de s’appuyer sur Rome, et c’était lui qui, comprenant bien qu’un changement dans la forme du gouvernement s’imposait, suggéra l’idée de transformer la Judée en simple province. Les nobles fournirent ainsi aux séparatistes de nouvelles armes contre eux, et lorsque la Samarie fut adjointe à la province, ils devinrent une minorité et n’eurent plus pour les soutenir que la cour impériale et le prestige de leur rang et de leur richesse. Cependant, jusqu’à l’arrivée de Gratien, ils avaient réussi à maintenir leur suprématie dans le palais et dans le temple.

Anne, l’idole de son parti, avait fidèlement mis son pouvoir au service des Romains. Une garnison romaine occupait la tour Antonia, une garde romaine veillait à la porte du palais, un juge romain rendait la justice, les impositions romaines pesaient lourdement sur le peuple, qui était, chaque jour et de mille manières, rappelé au souvenir de sa dépendance. Anne, cependant, avait réussi à maintenir dans le peuple une tranquillité relative et Rome ne comptait pas d’allié plus sincère que lui ; mais le jour où il se vit dépossédé en faveur d’Ismaël, il se rendit directement des parvis du temple au lieu où se réunissait le conseil des séparatistes et se mit à leur tête. Gratien vit alors les cendres qui, depuis quinze ans, semblaient être éteintes, prêtes à se rallumer, et afin d’être en mesure de réprimer une insurrection possible, et même probable, il renforça considérablement la garnison de la tour Antonia. Désormais il pourrait sans crainte rendre plus lourd encore le joug qui pesait sur les enfants d’Israël. Malheur au premier d’entre eux sur lequel le gouverneur jugerait bon de faire un exemple !

C’était l’après-midi d’une chaude journée de juillet. Il faisait partout une chaleur intense. Des bâtiments magnifiques, ornés d’une profusion de vérandas, de balcons, de galeries, de colonnades, entouraient ce jardin merveilleux du palais du Mont de Sion. On voyait là de larges allées sablées, des pelouses gazonnées, de grands arbres, des groupes de caroubiers et des palmiers d’espèces rares. D’un grand bassin placé sur une élévation, au centre du jardin, partaient de nombreux canaux d’irrigation.

Près d’un bosquet de bambous et de lauriers roses, planté au bord d’un petit étang, deux jeunes gens de dix-neuf et de dix-sept ans, étaient assis et causaient, sans s’inquiéter du soleil qui dardait sur eux. Tous deux étaient beaux ; au premier abord on aurait pu les prendre pour des frères, avec leurs yeux et leurs cheveux également noirs et leur teint bronzé. L’aîné avait la tête nue. Il portait pour tout costume une tunique descendant jusqu’aux genoux et des sandales ; un petit manteau bleu clair était jeté à côté de lui sur le banc. Cette tunique, en fine laine grise, bordée de rouge autour du cou et des bras et sur son contour inférieur, serrée à la taille par un cordon rouge orné de flocs, marquait sa qualité de Romain. S’il avait une façon hautaine de s’exprimer, on pouvait l’en excuser : il appartenait à l’une des familles les plus considérées de Rome, ce qui, à cette époque, justifiait toutes les présomptions.

Un Messala ayant rendu de grands services à Octave, celui-ci, devenu l’empereur Auguste, s’en était souvenu et l’avait comblé d’honneurs ainsi que toute sa famille. Après que la Judée eut été réduite à l’état de province, ce fut le fils de son ami qu’il chargea d’aller occuper à Jérusalem la charge de percepteur des impôts. Il demeurait, en cette qualité, au palais de Sion, et le jeune homme en question ne se souvenait que trop des relations de son grand-père avec l’empereur.

Le compagnon du jeune Messala était de constitution plus frêle que lui ; il portait des vêtements de fin lin blanc ; une pièce d’étoffe, attachée autour de sa tête par un cordon jaune, retombait par derrière jusque sur son dos, mais ses traits, plus encore que son costume, trahissaient son origine juive. Les signes particuliers aux deux races se retrouvaient sur leurs visages : la beauté du Romain était sévère et chaste, celle de l’Israélite exubérante et voluptueuse.

– Ne disais-tu pas que le nouveau gouverneur arrive demain ?

Cette question du plus jeune des deux amis était formulée en grec, langage dont on se servait généralement alors dans les cercles cultivés de la Judée.

– Oui, demain, répondit Messala.

– Qui te l’a dit ?

– J’ai entendu Ismaël, le nouveau grand-prêtre, en parler à mon père. Cette nouvelle m’eût paru plus digne de foi venant même d’un Égyptien ou d’un Iduméen, mais la chose est certaine : j’ai vu ce matin un centurion qui m’a raconté que l’on fait à la forteresse des préparatifs pour le recevoir. On fourbit les casques et les boucliers, on redore les aigles et l’on ouvre des appartements, fermés depuis longtemps, pour y loger un surcroît de garnison, probablement la garde du grand homme.

Le teint du jeune Juif se rembrunit, mais il restait silencieux et regardait devant lui d’un air préoccupé.

– C’est dans ce jardin que nous nous sommes fait nos adieux, continua Messala. T’en souviens-tu encore ? Tu me dis : « Que la paix de l’Éternel t’accompagne ! » et je répondis : « Que les dieux te gardent ! » Combien d’années y a-t-il de cela ?

– Cinq, répondit le Juif.

– Quoi qu’il en soit, tu as lieu d’être reconnaissant. Envers qui ? Envers Dieu ? Peu importe, tu t’es merveilleusement développé et les Grecs assureraient que tu es beau comme Ganymède. Dis-moi donc, Juda, comment il se fait que l’arrivée du gouverneur soit pour toi d’un si grand intérêt ?

Juda tourna ses grands yeux vers le Romain et reprit, sans paraître avoir entendu sa question :

– Oui, cinq ans. Je me souviens de nos adieux. Tu t’en allais à Rome. Je te vis partir et je pleurai, car je t’aimais. Maintenant tu es revenu, accompli autant qu’un prince peut l’être, et pourtant je voudrais que tu fusses encore le Messala d’autrefois.

– Vraiment, tu n’es point un Ganymède, mais plutôt un oracle. Quelques leçons de mon maître de rhétorique, auquel je te recommanderai, quelques pratiques dans l’art des mystères, et Delphes t’accueillera comme si tu étais Apollon lui-même. Sérieusement, ô mon ami, en quoi ne suis-je plus le Messala d’autrefois ? J’entendis un jour le plus grand logicien du monde. Il parlait de la discussion et il disait, s’il m’en souvient : « Avant de répondre à ton antagoniste, comprends-le. » Fais-toi comprendre, Juda.

Le jeune homme rougit sous le regard moqueur qu’il sentait fixé sur lui.

– Tu as profité des leçons de tes maîtres, tu parles avec aisance, mais tes paroles blessent. Mon Messala, quand il partit, n’avait aucun fiel en lui, il n’aurait pas, pour un empire, heurté les sentiments d’un ami.

Le Romain sourit, comme s’il venait de recevoir un compliment, et redressa sa tête de patricien.

– Ô mon solennel Juda, nous ne sommes pas à Dodone. Abandonne ce ton d’oracle et parle clairement. En quoi t’ai-je blessé ?

– Moi aussi, durant ces années, j’ai appris quelque chose, dit Juda. Hillel peut ne pas être l’égal du logicien que tu as entendu, et Siméon et Shammaï sont sans doute inférieurs à tes maîtres du Forum, mais leur enseignement ne s’égare pas dans des sentiers défendus. Ceux qui s’asseyent à leurs pieds se relèvent riches de la connaissance de Dieu, de la loi et de l’histoire d’Israël et pleins d’amour pour eux. Ils m’ont fait comprendre que la Judée n’est plus ce qu’elle fut un jour ; je sais quelle distance sépare un royaume indépendant de la province qu’elle est devenue. Je serais plus vil et plus bas qu’un Samaritain si je ne ressentais pas la dégradation de ma patrie. Ismaël n’est pas légalement souverain pontife, il ne saurait l’être tant que vit le noble Anne.

– Je comprends, Ismaël, selon toi, est un usurpateur. Par le fils de Sémélé, vous êtes tous les mêmes ! Les hommes et les choses, même le ciel et la terre changent, un Juif, jamais ! Pour lui, ni recul, ni progrès possibles, il est ce que furent ses ancêtres dans la nuit des temps. Vois le cercle que je trace là sur le sable, et dis-moi en quoi la vie d’un Juif en diffère. Isaac et Jacob sont autour et Dieu au milieu. Et encore est-il trop vaste, ce cercle.

Il s’arrêta pour poser sur le sol son pouce qu’il entoura de ses doigts.

– Regarde mon pouce, c’est le temple, mes doigts représentent les frontières de la Judée. Existe-t-il rien au-delà qui ait quelque valeur à vos yeux ? Les arts ? Hérode fut un architecte, son nom est exécré. La peinture, la sculpture ? C’est pécher que de les regarder. Vous enchaînez la poésie à vos autels et, en dehors de vos synagogues, où donc pouvez-vous vous exercer à l’éloquence ? Les succès remportés à la guerre durant six jours, vous les perdez le septième. Telle est votre vie, limitée de tous les côtés, et qui s’étonnera si je me ris de vous ? Et ton Dieu, qui se contente de l’adoration d’un peuple semblable, qu’est-il donc, comparé à Jupiter, qui nous prête son aigle pour enserrer le monde ?

Le Juif se leva, la figure brûlante.

– Non, non, garde ta place, Juda, s’écria Messala, en tendant la main vers lui.

– Tu te moques de moi.

– Écoute-moi encore. Je te suis reconnaissant de l’attention que tu as eue de me souhaiter la bienvenue, afin que nous tentions de renouer les liens d’amitié qui nous unissaient dans notre enfance. – « Va, me dit mon maître dans sa dernière leçon, et pour rendre ton nom fameux, souviens-toi que Mars règne et que les yeux d’Éros sont ouverts. » Il voulait dire que la guerre est tout, que l’amour n’est rien. Du moins en est-il ainsi à Rome. Le mariage n’est que le premier acte du divorce, la vertu un bijou dont on trafique. Je serai donc soldat, et toi, ô Juda, que seras-tu ? J’ai pitié de toi !

Le Juif fit quelques pas du côté de l’étang, la voix du Romain devint plus traînante.

– Vraiment, j’ai pitié de toi, mon beau Juda. De l’école à la synagogue, puis au temple, enfin un siège dans le sanhédrin, quelle perspective d’avenir ! tandis que moi !

Juda leva les yeux à temps pour remarquer l’expression d’orgueil qui passait sur le fier visage de Messala, tandis qu’il continuait :

– Tandis que moi, oh ! Le monde entier n’est point encore conquis. La mer a toujours des îles inconnues, il y a dans le Nord des nations que nous n’avons pas toutes découvertes ; la gloire de pousser plus avant la marche d’Alexandre vers l’extrême Orient est réservée à quelqu’un. Vois donc toutes les alternatives qui se présentent aux yeux d’un Romain ! Une campagne en Afrique, une autre chez les Scythes, puis on commande une légion ! Bien des carrières se terminent ainsi, mais non pas la mienne, par Jupiter ! J’échangerai la légion contre une préfecture et j’aurai tout ce que l’argent peut procurer pour embellir la vie : du vin, des femmes, des poètes pour chanter à mes banquets, des intrigues de cour, des jeux. La Syrie, par exemple ! La Judée est riche et Antioche est une capitale digne des dieux. Je succéderai à Cyrénius et toi, tu partageras ma fortune !

Les sophistes et les rhéteurs qui enseignaient la jeunesse patricienne de Rome auraient approuvé la manière dont Messala s’exprimait, mais pour le jeune Juif, accoutumé à entendre discourir en un style solennel, il n’en était pas de même. Il appartenait à une race dont les lois, les coutumes et les habitudes défendaient la satire et l’ironie. Aussi avait-il dès l’abord écouté son ami avec un étonnement voisin de l’indignation. Ses airs de supériorité lui paraissaient offensants et l’irritaient. Pour les Juifs de l’époque d’Hérode le patriotisme était devenu une passion sauvage ; ils n’admettaient pas que l’on pût le tourner en dérision, comme Messala venait de le faire, avec son air de suprême indifférence, plus exaspérant encore que ses paroles.

– Il existe, à ce que j’ai entendu dire, des hommes, en petit nombre, qui peuvent plaisanter sur leur avenir, répondit Juda avec un sourire contraint. Tu viens de me convaincre, Messala, que je n’en fais pas partie.

Le Romain l’observa un moment, puis il reprit :

– Pourquoi ne pas dire la vérité en plaisantant, aussi bien qu’en paraboles ? L’autre jour la grande Fulvie s’en était allée pêcher, elle prit plus de poissons que personne et l’on assurait que cela tenait à ce qu’elle se servait d’un hameçon d’or.

– Ainsi tu ne plaisantais pas ?

– Je vois, Juda, que je ne t’ai point fait une offre suffisante, répondit promptement le Romain, dont les yeux étincelaient. Quand je serai préfet, avec la Judée pour m’enrichir, je te nommerai souverain pontife.

Le Juif se détourna avec colère.

– Ne me quitte pas ainsi, dit Messala, – et il ajouta en voyant que le jeune homme hésitait : – Les rayons du soleil sont brûlants, cherchons un peu d’ombre !

Juda reprit froidement :

– Je voudrais n’être point venu. Je cherchais un ami, j’ai trouvé un…

– Un Romain !

Le poing du Juif se contracta, mais il se contint. Messala se leva, prit son manteau et, rejoignant son compagnon, il lui passa son bras sur l’épaule.

– C’est ainsi que nous marchions ensemble, quand nous étions enfants ; laisse mon bras reposer là, jusqu’à la porte.

Évidemment Messala s’efforçait d’être aimable, et bien que son visage gardât son expression ironique, Juda le laissa faire.

– Tu es encore un enfant, je suis déjà un homme, je veux te parler en cette qualité.

L’air de complaisance du Romain était superbe. Mentor enseignant Télémaque n’aurait pu paraître plus à son aise.

– Crois-tu aux Parques ? Non, car tu es Saducéen et seuls, parmi vous, les Esséniens sont assez sages pour croire aux trois sœurs. Combien elles sont promptes à contrecarrer nos plans ! Je fais des projets, je suis sur le point de les réaliser ; tout à coup j’entends derrière moi grincer des ciseaux ! Je tourne la tête, c’est elle, Atropos la maudite ! Mais, mon Juda, pourquoi t’indignais-tu quand je parlais de succéder au vieux Cyrénius ? Tu pensais que je désirais m’enrichir aux dépens de la Judée. Pourquoi ne serait-ce pas moi aussi bien qu’un autre Romain ?

Juda ralentit son pas.

– D’autres avant vous ont régné sur la Judée, dit-il en levant une main. Où sont-ils, Messala ? Elle leur a survécu à tous, ce qui a été sera encore !

– Ah ! je vois que les Parques ont des disciples en dehors des Esséniens !

– Je n’en fais pas partie. Ma foi repose sur le roc qui a servi de fondation à la foi de mes pères, bien avant Abraham, sur l’Éternel, le Dieu d’Israël.

– Tu parles avec trop de passion, Juda ! Comme mes maîtres m’auraient désapprouvé si je m’étais pareillement animé en leur présence ! Mais j’ai autre chose à te dire et je te prie de m’écouter. Je voudrais t’être utile, mon fils, car je t’aime, – autant que je puis aimer. Je t’ai déjà parlé de mon intention d’être soldat. Pourquoi ne le serais-tu pas aussi ? Pourquoi ne sortirais-tu pas du cercle de fer que la loi et les coutumes de ton peuple ont tracé autour de toi ?

Juda ne répondit pas.

– Qui sont les sages d’aujourd’hui ? Ce ne sont pas ceux qui passent leur vie à discuter sur des choses mortes, telles que Baal, Jupiter ou Jehova. Cite-moi un seul grand homme qui ne doive pas sa gloire à ce qu’il a su tirer parti des circonstances, à ce qu’il n’a rien tenu pour sacré de ce qui pouvait l’empêcher de marcher vers son but. Regarde Hérode, les Macchabées, nos premiers Césars. Imite-les, et Rome sera prête à t’aider, comme elle a aidé l’Iduméen.

Le jeune Juif tremblait de rage.

– Rome, Rome ! murmura-t-il.

– Réfléchis, continuait Messala. Abandonne les folles instructions de Moïse et considère la situation telle qu’elle est. Rome est toute puissante, la Judée n’est que son jouet.

Ils étaient arrivés à la porte. Juda repoussa doucement la main de Messala et lui dit :

– Tu es un Romain et tu ne saurais comprendre un Israélite ; nous ne pourrons plus être jamais les amis que nous avons été. Que la paix du Dieu de mes pères soit avec toi !

Il s’éloigna, suivi des yeux par le Romain ; puis celui-ci quitta à son tour le jardin en murmurant :

– Qu’il en soit comme il voudra. La guerre est tout, l’amour n’est rien !

CHAPITRE VIII

Lorsqu’on entrait dans la sainte cité par la porte appelée aujourd’hui porte de Saint-Étienne, on trouvait devant soi une rue étroite qui, suivant une ligne parallèle à la façade septentrionale de la tour Antonia, après de nombreux zigzags s’étendait définitivement vers le sud. Le voyageur familier avec Jérusalem sait que cette rue existe encore et qu’elle fait partie de cette via dolorosa qui est, pour le chrétien, d’un intérêt plus poignant que n’importe quelle autre rue en ce monde. À l’angle formé par son dernier contour, une grande construction massive élevait deux de ses façades, celle du nord et celle de l’ouest, sur une longueur d’environ quatre cents pieds. Comme la plupart des habitations des riches Orientaux, cette maison était de forme rectangulaire, haute de deux étages et construite en énormes blocs de pierres brutes. Aucun ornement ne rompait la monotonie des murailles, à l’exception de ceux qui entouraient les montants de la porte, fermée par de lourds volets de fer, et de six fenêtres percées au second étage, deux au nord et quatre à l’ouest.

Peu de temps après avoir quitté le Romain, le jeune Juif arrivait à la grande porte et frappait à un guichet qui, presque immédiatement, s’ouvrit devant lui. Il entra et s’engagea dans un long passage voûté, des deux côtés duquel se trouvaient des bancs de pierre noircis et polis par l’usage ; au sortir de ce passage douze ou quinze marches d’escalier l’amenèrent dans une vaste cour oblongue, entourée de tous côtés par des bâtiments à trois étages.

Il y régnait une grande animation : des domestiques allaient et venaient, des poules et des pigeons picoraient sur le sol, des chèvres, des vaches, des ânes, des chevaux occupaient les stalles situées au rez-de-chaussée des bâtiments. Une muraille percée d’un passage absolument semblable à celui par lequel on y arrivait, fermait cette cour du côté de l’orient. Après l’avoir traversée, le jeune homme déboucha dans une seconde cour, spacieuse et carrée, plantée de bosquets et de plantes grimpantes. Un jet d’eau y maintenait la fraîcheur et tout autour s’étendaient des arcades garnies de stores rouges et blancs. Un escalier conduisait à une terrasse, située au premier étage de la maison ; de grandes tentes les protégeaient contre l’ardeur des rayons du soleil. Un autre escalier faisait communiquer cette terrasse avec le toit, sur les quatre côtés duquel courait une corniche sculptée et une balustrade en briques rouges. L’élégante simplicité qui régnait dans toute cette partie du bâtiment prouvait le rang élevé de la famille qui l’occupait.

Le jeune homme monta tout droit l’escalier et se dirigea vers une porte par laquelle il pénétra dans un appartement déjà envahi par l’ombre, puis il se jeta sur un divan et resta immobile, la tête cachée dans ses bras. Au bout d’un certain temps, une femme vint frapper à sa porte. Il lui cria d’entrer.

– Il fait nuit et chacun a soupé. Mon fils n’a-t-il pas faim ? demanda-t-elle.

– Non, répondit-il.

– Es-tu malade ?

– J’ai sommeil.

– Ta mère t’a demandé.

– Où est-elle ?

– Dans la tourelle, sur le toit.

Il se retourna et s’assit.

– Bien. Apporte-moi quelque chose à manger.

– Que désires-tu ?

– Ce que tu voudras, Amrah. Je ne suis pas malade, mais tout m’est indifférent. La vie ne me paraît plus aussi agréable que ce matin. Toi qui me connais si bien, tu dois savoir quels sont les aliments et les remèdes qui conviennent à ce mal-là. Apporte-moi ce que tu jugeras bon.

Les questions d’Amrah et sa voix sympathique et pleine de sollicitude caractérisaient bien les rapports qui existaient entre elle et le jeune homme. Elle posa une de ses mains sur le front de Juda, puis, satisfaite de son examen, elle s’éloigna en disant : « Je vais m’en occuper. » Elle revint bientôt, portant un plateau de bois sur lequel elle avait posé une tasse de lait, quelques tranches de pain blanc, une délicate bouillie faite de grains de froment broyés, un oiseau rôti, du miel et du sel. À l’une des extrémités du plateau se trouvaient un gobelet d’argent plein de vin, et une lampe allumée, qui éclairait les murailles soigneusement plâtrées, le plafond aux poutres de chêne, les sièges aux jambes terminées en pattes de lion, le divan recouvert d’une couverture de laine blanche, en un mot tout l’intérieur d’une chambre à coucher juive.

Amrah approcha une chaise du divan, posa le plateau dessus et s’agenouilla à côté, prête à servir son jeune maître. Son visage foncé était celui d’une femme de cinquante ans, une expression de tendresse, presque maternelle, adoucissait le regard de ses yeux noirs. Un turban blanc entourait sa tête en laissant à découvert ses oreilles dont le lobe était percé, en signe de servitude, d’un trou fait au moyen d’un dard. C’était une esclave, une Égyptienne, à laquelle l’année sainte du Jubilé n’apporterait pas la liberté, mais qui d’ailleurs ne l’aurait pas acceptée, car le jeune homme qu’elle servait était toute sa vie. Elle l’avait soigné depuis sa tendre enfance ; à ses yeux il ne serait jamais un homme.

– Te souviens-tu, mon Amrah, dit-il tout en mangeant, de ce Messala qui venait souvent ici, autrefois ?

– Je m’en souviens.

– Il était parti pour Rome, il y a quelques années. Il est revenu et je suis allé le voir aujourd’hui.

Un frisson de dégoût le secoua.

– Je savais qu’il t’était arrivé quelque chose, dit Amrah, d’un air de profond intérêt. Je n’ai jamais aimé ce Messala. Raconte-moi tout.

Mais il semblait n’avoir plus envie de parler et à toutes ses questions il répondit seulement :

– Il a beaucoup changé. Je n’aurai plus rien à faire avec lui.

Quand Amrah se fut éloignée, emportant le plateau, il se leva, quitta la chambre et se rendit sur le toit.

Quand la chaleur du jour, si forte pendant les étés de Syrie, était passée, et que les ombres s’allongeaient au revers des montagnes, on s’en allait, alors comme aujourd’hui, chercher un peu de fraîcheur sur les toits qui devenaient, pour la soirée, le rendez-vous des familles, l’endroit où l’on faisait de la musique, où l’on dansait, où l’on rêvait, où l’on priait, et que chacun s’efforçait de rendre aussi confortable que possible.

Les parapets, ordonnés par la loi de Moïse, étaient devenus de bonne heure des chefs-d’œuvre de l’art du potier ; plus tard on avait élevé sur les toits des tours, aux formes fantastiques, puis les rois y firent construire des pavillons de marbre et d’or, enfin l’extravagance atteignit son point culminant avec les jardins suspendus de Babylone.

Le jeune Juif marchait lentement dans la direction d’une tourelle, qui occupait l’angle nord-ouest du toit du palais. Il souleva le rideau qui en fermait l’entrée et se trouva dans une chambre coupée par de larges baies en forme d’ogives, au travers desquelles on apercevait les profondeurs du ciel étoilé. On distinguait vaguement une femme, enveloppée de blanches draperies, à demi-couchée sur un divan. Au bruit des pas du jeune homme, elle laissa son éventail glisser à terre, se leva et appela :

– Juda ! mon fils !

– Oui, c’est moi, répondit-il en s’avançant.

Il s’agenouilla à ses pieds, tandis qu’elle l’entourait de ses bras et le serrait contre elle en l’embrassant.

La mère reprit sa place sur le divan, tandis que son fils s’étendait à ses pieds et appuyait sa tête sur ses genoux.

– Amrah m’a appris que quelque chose t’a fait de la peine, dit-elle d’une voix douce en lui caressant la joue. Quand mon Juda était enfant, je lui permettais de se laisser troubler par de petites choses, mais il est un homme maintenant. Il ne faut pas qu’il oublie qu’il doit être un jour mon héros.

Elle parlait une langue presque oubliée dans le pays, mais dont quelques familles, les plus riches et les plus anciennes, se servaient toujours, pour mieux se distinguer des gentils – la langue dans laquelle Rebecca chantait pour endormir Ésaü et Jacob. – Juda restait silencieux, plongé dans ses réflexions ; enfin il lui dit en prenant la main avec laquelle elle l’éventait lentement :

– Aujourd’hui, mère, j’ai pensé à beaucoup de choses, auxquelles je n’avais jamais songé jusqu’ici. Avant tout, je voudrais savoir ce que je dois devenir ?

– Ne te l’ai-je pas dit déjà ? Tu seras mon héros.

– Jamais personne ne m’aimera autant que toi, ô ma mère ! – il couvrait ses mains de baisers tout en parlant – et je comprends pourquoi tu ne veux pas répondre à ma question. Jusqu’ici ma vie t’appartenait, tu l’as faite douce et facile, je voudrais qu’elle pût toujours continuer ainsi, mais cela ne saurait être. La volonté du Seigneur est que je sois un jour mon propre maître, et ce jour sera pénible pour toi, car il sera celui qui nous séparera. Ayons le courage d’en parler sérieusement. Je serai ton héros, si tu veux, mais aide-moi à le devenir. Tu connais la loi, elle ordonne que chaque fils d’Israël ait une occupation, et maintenant je vais te demander quelle sera la mienne ? Serai-je berger, labourerai-je la terre, moudrai-je le blé, serai-je un docteur de la loi, un scribe ? Aide-moi à choisir.

– Gamaliel a enseigné aujourd’hui, dit-elle d’un ton rêveur.

– Je ne sais, je ne l’ai pas entendu.

– Alors tu as vu Siméon ?

– Je ne l’ai pas vu. Je ne suis pas allé dans le temple, mais au palais. J’ai fait une visite au jeune Messala.

– Qu’a-t-il pu te dire, pour te troubler ainsi ?

– Il est bien changé.

– Par où tu entends qu’il est devenu un vrai Romain ?

– Oui !

– Un Romain, murmura-t-elle, pour le monde entier, cela signifie un maître !

– Les paroles de Messala étaient mordantes en elles-mêmes, mère, mais la manière dont il les prononçait m’a paru intolérable.

– Je le comprends ; à Rome, les poètes, les orateurs, les sénateurs, les courtisans affectent de parler de tout d’un ton satirique.

– Je suppose que tous les grands peuples sont orgueilleux, continua-t-il ; mais l’orgueil de celui-là dépasse tous les autres ; c’est à peine s’il considère encore ses dieux comme supérieurs à lui.

– Ses dieux ! Plus d’un Romain a accepté, comme un droit, les honneurs divins.

– Messala a toujours participé aux défauts de sa nation. Lorsqu’il était enfant, je l’ai vu se moquer d’étrangers qu’Hérode lui-même condescendait à recevoir avec de grandes marques de respect ; pourtant il épargnait toujours la Judée, mais aujourd’hui, devant moi, il parlait en plaisantant de nos coutumes et de notre Dieu. Je l’ai quitté, comme toi-même tu aurais désiré me le voir faire. Et maintenant, dis-moi s’il existe une raison qui justifie les dédains du Romain. En quoi lui suis-je inférieur ? Pourquoi, même en face de César, me sentirais-je un esclave ? Dis-moi pourquoi, si je m’en sentais capable et si j’en éprouvais le désir, je devrais renoncer à cueillir des lauriers dans l’une ou l’autre des carrières que le monde peut offrir ? Pourquoi ne pourrais-je pas ceindre une épée et me livrer à la passion de la guerre ? Pourquoi ne saurais-je chanter tous les sujets qui touchent à l’âme humaine ? Je puis travailler les métaux, garder les troupeaux, devenir marchand, pourquoi ne serais-je pas un artiste ? Dis-moi, car c’est là ce qui cause ma peine, pourquoi un fils d’Israël ne ferait-il pas ce que fait un Romain ?

Elle posa la main sur le front du jeune homme et leva ses regards vers les étoiles. Les paroles de son fils rencontraient dans son cœur une parfaite sympathie ; cependant elle craignait, si elle ne parvenait pas à lui répondre d’une manière entièrement satisfaisante, de laisser subsister en lui un sentiment d’infériorité, sous lequel il se sentirait toute sa vie comme écrasé, aussi elle hésitait à parler. Enfin elle s’écria :

– Ne te laisse pas abattre, Juda. Messala est de noble race, au jour de la République un de ses ancêtres s’est illustré, qu’est-ce que cela ? Comment un Romain pourrait-il parler de l’ancienneté de sa famille, en face d’un fils d’Israël ? Il ne saurait faire remonter ses origines au-delà de la fondation de Rome, à moins de s’appuyer uniquement sur la tradition, tandis que, ô mon fils ! le jour de ta présentation dans le temple, après que nous eûmes sacrifié les pigeons exigés par la loi, tu fus inscrit dans un registre dont l’institution, à ce qu’assure Hillel, remonte à Abraham. « Juda, fils d’Ithamar, de la maison d’Hur, » tel est ton nom, et, grâce à ces registres, conservés avec tant de soin, nous savons que tu descends d’Hur qui, avec Aaron, soutenait les mains de Moïse, en Réphidim.

– Je te remercie de ce que tu viens de me dire, mère, dit Juda en prenant ses mains dans les siennes. Oui, nous sommes une famille ancienne, mais en quoi nous sommes-nous distingués, et moi, que puis-je être ?

– Je sens, mon Juda, que Messala a semé le doute dans ton cœur, touchant ton peuple. Afin que je puisse te répondre, raconte-moi ce qu’il t’a dit.

Alors, le jeune Israélite répéta sa conversation avec le Romain, en insistant sur la manière dédaigneuse dont il avait parlé des coutumes du peuple juif et des restrictions qui l’entravaient dans tous les domaines.

Sa mère l’écoutait et, mieux que lui, comprenait ce qui s’était passé. Au lieu du compagnon de jeux qu’il venait chercher, Juda avait trouvé, au palais, un homme dévoré du désir de posséder la gloire, la puissance, la richesse. Il revenait de sa visite blessé dans sa fierté, mais saisi, à son tour, d’ambition. Il ne s’en rendait pas compte encore, mais elle le devinait, et, ne sachant de quel côté ses aspirations nouvelles l’entraîneraient, elle sentait s’éveiller ses craintes de mère juive. Si son fils allait se détourner de la foi de ses pères ? Rien de pire, à ses yeux, n’aurait pu lui arriver et pour l’arracher à ce danger, elle était prête à tout tenter.

– Ton ami, – ou plutôt celui qui fut ton ami – si je te comprends-bien, prétend que nous n’avons eu ni poètes, ni artistes, ni guerriers, par où il voulait dire, sans doute, que nous n’avons jamais eu de grands hommes ! s’écria-t-elle avec une énergie qui donnait à sa voix quelque chose de masculin. Mais il faut s’entendre sur ce mot de grand homme. Un grand homme, ô mon enfant, c’est un homme que Dieu a choisi pour être l’instrument de sa volonté et dont il s’est servi pour accomplir ses desseins. Comme les autres peuples de la terre, nous sommes, hélas ! tombés sous le joug des Romains. Ils possèdent nos places fortes et nos lieux saints et nul homme ne peut dire quelle sera la durée de leur domination, mais ce que je sais, c’est qu’ils pourront bien broyer la Judée entre leurs mains, comme une amande, et dévorer Jérusalem, sans que la gloire des fils d’Israël en soit obscurcie, car leur histoire est celle de Dieu lui-même. Ne s’est-il pas servi de leurs mains pour écrire, de leur langue pour parler, n’a-t-il pas été leur législateur sur le Sinaï, leur guide dans le désert, en temps de guerre leur capitaine et leur roi aux jours de la prospérité !

Pendant un moment, le bruit de son éventail fut seul à rompre le silence, puis elle continua :

– Si l’on veut limiter l’art à la peinture et à la sculpture, il est vrai qu’Israël n’a pas eu d’artistes.

Elle disait cela comme à regret, car elle était Saducéenne et en cette qualité elle admirait la beauté sous toutes ses formes, contrairement à ce que permettaient les Pharisiens.

– Pour nous rendre justice, reprit-elle, il faut se souvenir que nos mains sont liées par ce commandement : « tu ne te feras aucune image taillée, ni aucune ressemblance des choses qui sont là-haut dans les cieux, ni ici-bas sur la terre, » qui a été mal interprété et pris trop à la lettre. Comment oublier cependant que bien avant qu’il ait existé des statues grecques, deux Israélites, Betzaléel et Aholiab, ont sculpté les chérubins de l’arche, ces chérubins d’or pur, dont personne ne saurait prétendre qu’ils n’aient pas été d’une beauté parfaite !

– Ah ! s’écria Juda, l’arche de l’alliance ! Maudits soient les Babyloniens qui l’ont détruite !

– Non, Juda, aie foi dans l’avenir. Elle n’a pas été détruite, mais seulement trop bien cachée dans quelque caverne. Un jour, Hillel et Schammaï l’assurent, quand le Seigneur le trouvera bon, on la découvrira et, comme au temps de David, les Israélites chanteront et danseront devant elle. Alors les Grecs eux-mêmes s’inclineront devant le génie des Juifs.

– Tu es bonne, ma mère, je ne me lasserai jamais de le dire. Shammaï et Hillel eux-mêmes ne parleraient pas mieux que toi. Je me sens redevenir un vrai fils d’Israël.

– Où donc en étais-je restée, Juda ? Ah ! oui, je réclamais pour les Hébreux l’honneur d’avoir créé les chérubins d’or. Mais à cela ne se borne pas tout leur art et d’ailleurs ce n’est pas l’art qui constitue leur grandeur. À qui a-t-il été donné de porter le flambeau de la Révélation ? N’est-ce pas aux enfants de Juda ? Ô pères de notre peuple, serviteurs de Dieu, vous avez été choisis pour transmettre la lumière au monde ; quand bien même chaque Romain serait un César, vous marcheriez encore devant eux !

Juda tressaillit à ces paroles.

– Il me semble, dit-il, que j’entends le son des cymbales et la voix de Myriam.

– Si tu entends la voix de la prophétesse, suis-moi par l’imagination et vois passer les élus d’Israël. Voici d’abord les patriarches, puis les pères des tribus. Il me semble ouïr les cloches de leurs chameaux et le bêlement de leurs troupeaux. Qui est celui qui marche là, seul ? Un vieillard, mais ses yeux ne sont point obscurcis, sa force n’est pas abattue. Il a vu le Seigneur, face à face. Guerrier, poète, orateur, législateur, prophète, son nom est comme le soleil à son lever, sa splendeur fait pâlir toutes les autres gloires, même celle des plus grands d’entre les Césars. Après lui viennent les juges, puis les rois, le fils d’Isaïe, un héros et un poète, dont les chants seront éternels comme celui de la mer, et son fils qui a dépassé tous les autres rois de la terre en richesse et en sagesse et n’a pas oublié d’embellir Jérusalem, que le Seigneur avait choisie pour y établir sa demeure ici-bas. Et la grande armée des prophètes, mon fils ! Des rois ont pâli à leur approche, et des nations ont tremblé au son de leur voix. Les éléments leur obéissaient, ils portaient dans leurs mains les bénédictions et les châtiments. Vois le Tisbite et son serviteur Élisée, vois le triste fils d’Hilkija et celui auquel il fut donné d’avoir des visions sur les rives du Chebar. Et là-bas, – baise la poussière de ses pieds, mon fils, – aperçois-tu le doux fils d’Amos, celui duquel le monde tient la promesse d’un Messie à venir ?

Elle s’arrêta tout à coup, et sa voix devint tendre comme une caresse.

– Tu es fatigué, Juda ?

– Non, répondit-il, je t’entendais chanter un cantique divin.

– J’ai fait passer devant tes yeux nos grands hommes. Et maintenant compare-les avec les meilleurs d’entre les Romains. En face de Moïse mettons César, et Tarquin en regard de David. Entre eux, comme entre Scylla et les Macchabées, entre les consuls et les juges, entre Auguste et Salomon, vois si l’on peut hésiter. Tu me demandais ce que tu pourrais être, mon enfant. Sers l’Éternel, le Dieu d’Israël, et non pas Rome. Pour un fils d’Abraham, il n’y a de joie que sur les chemins qui mènent à Dieu, mais là il y en a une plénitude.

– Alors je pourrais être soldat ?

– Pourquoi pas ? Moïse n’appelle-t-il pas l’Éternel le Dieu des batailles ?

Il se fit un long silence ; enfin elle lui dit :

– Tu as ma permission, pourvu que tu serves Dieu et non pas César.

Il n’en demandait pas davantage et un moment plus tard il dormait. Elle se leva, glissa un coussin sous sa tête et jeta un châle sur lui, puis après l’avoir tendrement embrassé, elle s’en alla.

CHAPITRE IX

Lorsque Juda s’éveilla, le soleil s’élevait déjà au-dessus des montagnes. Un vol de pigeons blancs s’abattait autour de la tourelle avec de grands bruissements d’ailes, et de sa place il voyait le temple semblable à une tache d’or sur le bleu profond du ciel. Mais à peine jeta-t-il un coup d’œil sur ce spectacle ; ses yeux se posaient avec satisfaction sur une jeune fille assise près de lui, qui chantait d’une voix douce en s’accompagnant d’un luth. C’était sa sœur unique, Tirzah, âgée de quinze ans.

Leur père était mort en mer, quelque dix ans auparavant, encore à la fleur de l’âge, et tout Israël l’avait pleuré.

Durant le règne d’Hérode, certains privilégiés, comblés de ses faveurs, avaient pu acquérir de grands biens ; en outre, le roi avait conféré à ceux d’entre eux qui descendaient de quelque personnage fameux dans les annales d’Israël, le titre de prince de Jérusalem. Au nombre de ces derniers se trouvait Ithamar, de la maison d’Hur, et nul ne fut plus estimé que lui, par les Gentils tout autant que par les Juifs. Bien qu’il n’oubliât jamais sa nationalité, il avait fidèlement servi le roi qui, plus d’une fois l’envoya à Rome, chargé de négociations difficiles dont il s’acquitta de façon à gagner l’amitié de l’empereur. On conservait dans sa maison des toges de pourpre, des sièges d’ivoire, des patères d’or et d’autres objets, dont la principale valeur était d’avoir été offerts au prince Hur par son impérial ami. Ses richesses ne provenaient point toutes des faveurs de ses protecteurs. Pour obéir à la loi, qui lui ordonnait d’avoir une vocation, il s’était fait marchand et son commerce s’étendait sur terre et sur mer. Ses troupeaux paissaient dans les plaines et les montagnes et jusque sur les pentes du Liban, ses comptoirs se trouvaient partout, ses vaisseaux allaient chercher pour lui de l’argent en Espagne, ses caravanes lui apportaient les soieries et les parfums de l’Orient. Fidèle observateur de la loi de Moïse, profondément attaché à la loi de ses pères, il avait sa place dans la Synagogue et le Temple le connaissait bien. Très versé dans la connaissance des Écritures, il faisait ses délices de la société des docteurs de la loi et poussait le respect d’Hillel jusqu’à l’adoration. Malgré cela il n’était pas séparatiste, son hospitalité s’exerçait envers tous les étrangers. Les Pharisiens l’accusaient même d’avoir reçu des Samaritains à sa table. Il aurait peut-être laissé un nom fameux dans l’histoire, s’il n’avait été enlevé prématurément à sa veuve et à ses deux enfants, le jeune homme et la jeune fille réunis en cette radieuse matinée de juillet, sur le toit de leur demeure.

Ils se ressemblaient. Tirzah avait comme son frère les traits réguliers, le type juif et une expression d’innocence presque enfantine. Elle était en costume de matin. Sa chemisette, boutonnée sur l’épaule droite, passait sous le bras gauche, qu’elle laissait entièrement découvert. Sa coiffure se composait d’une petite toque en soie, ornée d’un floc, d’où retombait une écharpe brodée qui s’enroulait autour de sa tête en plis si fins qu’ils n’en voilaient point les contours charmants. Elle portait des anneaux d’or aux doigts et aux oreilles, des bracelets entouraient ses poignets et ses fines chevilles. Un collier également d’or, composé d’une quantité de petites chaînes entrelacées, dont les extrémités se terminaient par des perles, s’étalait sur son cou. Les bords de ses paupières et les bouts de ses doigts étaient teintés de noir ; deux larges tresses de cheveux descendaient jusqu’à sa taille, et sur ses joues, droit au-dessus des oreilles, deux petites boucles venaient s’aplatir. Toute sa personne était d’une distinction et d’une grâce exquises.

– Très bien, très bien, ma petite Tirzah, s’écria Juda avec animation, lorsqu’elle eut fini de chanter.

– Tu trouves ma chanson jolie ?

– Oui, et la chanteuse tout autant. En sais-tu encore d’autres ?

– Une quantité, mais parlons d’autre chose. Amrah m’a chargée de te dire qu’elle t’apportera ton déjeuner et qu’il n’est pas nécessaire que tu descendes. Elle devrait être déjà ici. Elle te croit malade et prétend qu’il doit t’être arrivé quelque chose de terrible. Qu’est-ce donc ? Dis-le-moi et je l’aiderai à te soigner. Elle connaît les remèdes des Égyptiens, qui furent toujours de stupides personnages, tandis que moi, j’ai une foule de recettes provenant des Arabes qui…

– Sont plus stupides encore, interrompit Juda en secouant la tête.

– Le crois-tu vraiment ? Alors nous nous passerons des uns et des autres.

Elle porta la main à son oreille gauche et continua :

– J’ai ici quelque chose de bien meilleur et de bien plus sûr, l’amulette qui fut donnée à l’un de nos ancêtres, je ne saurais dire quand, tant il y a longtemps de cela, par un magicien perse. Vois, l’inscription en est presque effacée.

Elle lui tendit sa boucle d’oreille. Il la prit, la regarda un instant et la lui rendit en riant.

– Quand même je serais mourant, Tirzah, je ne ferais pas usage de ce charme. C’est une relique de l’idolâtrie dont tout croyant, parmi les enfants d’Abraham, doit se garder. Reprends-la, mais ne la porte plus, ces choses-là sont défendues !

– Défendues ! pas le moins du monde, s’écria-t-elle. La mère de notre père l’a portée tous les jours de sabbat, de plus elle a guéri je ne sais combien de personnes, trois pour le moins. L’efficacité en est reconnue par les Rabbis ; regarde, voilà leur attestation !

– Je n’ai pas foi aux amulettes.

Elle leva sur lui ses grands yeux étonnés.

– Que dirait Amrah, si elle t’entendait ?

– Le père et la mère d’Amrah cultivaient des oignons sur les bords du Nil.

– Mais Gamaliel ?

– Il dit que ce sont des inventions impies des incrédules et des infidèles.

Tirzah considérait l’anneau d’un air perplexe.

– Que dois-je en faire ? demanda-t-elle enfin.

– Porte-le, si tu y tiens, ma petite sœur. Il contribuera à te rendre belle, quand même tu le serais sans lui.

Satisfaite de cette permission, elle était occupée à suspendre de nouveau l’amulette à son oreille, quand Amrah parut, portant un vase plein d’eau et un essuie-mains. Comme Juda n’était pas Pharisien, ses ablutions furent de courte durée et Amrah repartit bientôt, laissant à Tirzah le soin d’arranger les cheveux de son frère. Quand elle avait disposé une de ses boucles d’une façon qui le satisfaisait, elle lui tendait le petit miroir de métal poli qu’elle portait à sa ceinture, afin qu’il pût juger de son habileté et voir comme elle s’entendait bien à le faire paraître à son avantage. Pendant ce temps, ils continuaient leur conversation.

– Que diras-tu, Tirzah, quand tu sauras que je vais m’en aller ?

Dans sa surprise, elle laissa retomber ses mains.

– Tu vas t’en aller ? Quand ? Et où ? Et comment ?

Il se mit à rire en disant :

– Trois questions à la fois, Tirzah, c’est beaucoup.

Mais il reprit bien vite son sérieux.

– Tu sais que la loi veut que j’aie une occupation, d’ailleurs notre bon père m’a laissé un exemple à suivre, et toi-même tu me mépriserais si je consentais à dépenser dans l’oisiveté les fruits de son travail et de son industrie. Je vais m’en aller à Rome.

– Oh ! je veux aller avec toi !

– Il faut que tu restes avec notre mère, elle mourrait si nous la quittions tous les deux à la fois.

Son visage joyeux s’assombrit tout à coup.

– Ah ! oui, tu as raison. Mais faut-il vraiment que tu t’en ailles ? Tu peux apprendre ici tout ce qu’un marchand a besoin de savoir.

– Je ne songe point à devenir marchand. La loi n’exige point que le fils ait la même vocation que son père.

– Que voudrais-tu donc être ?

– Soldat.

Des larmes montèrent aux yeux de Tirzah.

– Tu te feras tuer.

– Si c’est la volonté de Dieu, il en sera ainsi, mais Tirzah, on ne tue pas tous les soldats.

Elle lui jeta les bras autour du cou, comme pour le retenir.

– Nous sommes si heureux ensemble, frère, reste avec nous.

– Nous ne saurions demeurer toujours ainsi. Toi-même, avant qu’il soit longtemps, tu t’en iras d’ici.

– Jamais.

Il sourit du sérieux de cette affirmation.

– Un prince de Juda, ou quelqu’un d’une des autres tribus viendra bientôt réclamer ma Tirzah et l’emmènera pour être la lumière de sa maison, et alors qu’adviendra-t-il de moi ?

Elle ne lui répondit que par un sanglot.

– La guerre est un métier comme un autre, reprit-il avec plus de calme. Pour l’apprendre convenablement, il faut se mettre à son école, et un camp romain en est une sans pareille.

– Tu ne voudrais pas combattre pour Rome, s’écria-t-elle tout en larmes.

– Ah ! toi aussi tu la hais. Le monde entier en fait autant et c’est la raison qui me fait te répondre : Oui, Tirzah, je combattrai pour elle, afin de mieux apprendre à me battre un jour contre elle.

– Quand partiras-tu ?

On entendait le pas d’Amrah qui se rapprochait.

– Chut ! dit Juda, ne va pas lui laisser deviner mes projets.

La fidèle esclave apportait leur déjeuner, qu’elle posa devant eux, tandis qu’elle-même restait debout, prête à les servir. Au moment où ils trempaient, en même temps, leurs doigts dans un bol plein d’eau, un bruit montant de la rue attira leur attention. Ils prêtèrent l’oreille et distinguèrent bientôt le son d’une musique martiale.

– Ce sont des soldats qui viennent du prétoire, il faut que je les voie, s’écria le jeune homme, qui se leva et se précipita hors de la tonnelle.

Un instant plus tard, debout à l’angle de la terrasse, qui dominait la rue, il se penchait par dessus le parapet de briques, et le spectacle qui s’offrait à sa vue était si absorbant qu’il ne s’apercevait même pas que Tirzah l’avait suivi et s’appuyait sur son bras.

L’élévation de leur maison leur permettait de voir tous les toits du voisinage, et même ceux de la tour Antonia, l’énorme citadelle qui contenait la garnison et servait en outre de quartier général au gouverneur. Ces toits, ainsi que les ponts jetés ça et là au-dessus de la rue, large tout au plus de dix pieds, se couvraient d’hommes, de femmes, d’enfants attirés par le bruit éclatant des trompettes de cuivre et le son plus strident des fifres.

Le cortège se trouva bientôt à la portée de la vue de Juda et de sa sœur. L’avant-garde se composait d’hommes aux armes légères, pour la plupart des frondeurs et des archers, marchant en rangs très espacés ; puis suivait un corps de soldats d’infanterie portant de lourds boucliers et des lances, pareilles à celles dont se servaient les héros qui se battaient sous les murs de Troie. Les musiciens venaient ensuite ; après eux, un officier à cheval, derrière lequel caracolait un détachement de cavalerie ; enfin on voyait déboucher dans le lointain une nouvelle colonne d’infanterie qui semblait ne jamais devoir finir.

Le mouvement cadencé des boucliers, l’éclat des cuirasses, des casques et des armes, les plumes qui se dressaient au-dessus des cimiers, les drapeaux et les aigles, le pas mesuré, le maintien grave de tous les hommes impressionnaient Juda malgré lui.

Il considérait avec une attention particulière l’aigle dorée de la légion, qu’elle dominait de toute la hauteur de sa hampe, et l’officier qui marchait, seul et la tête nue, au milieu de sa troupe. Une courte épée pendait à son côté, il tenait à la main un bâton de commandement qui ressemblait à un rouleau de papier blanc. Une housse de drap pourpre recouvrait son cheval, dont le mors était d’or et les rênes de soie jaune.

Bien qu’il ne fût pas encore arrivé au palais des Hur, Juda pouvait voir qu’il excitait violemment le mécontentement du peuple. Les hommes se penchaient en avant, le menaçaient de leurs poings et crachaient sur lui ; les femmes elles-mêmes lui lançaient leurs sandales et tous lui criaient : « Voleur, tyran, chien de Romain. À bas Ismaël, rends-nous notre Anne. »

À mesure qu’il s’approchait, Juda voyait qu’il ne partageait pas la superbe indifférence des soldats. Son visage était sombre et ses regards menaçants faisaient reculer les moins braves d’entre ses insulteurs. La couronne de lauriers posée sur sa tête indiquait clairement son rang. C’était Valère Gratien, le nouveau gouverneur de la Judée.

Après tout, Juda sympathisait avec ce Romain, sur lequel se déchaînait la fureur populaire, et, pour le voir mieux, au moment où il tournait le coin de la maison, il se pencha sur le parapet en appuyant sa main sur une brique branlante, qui se détacha des autres sous cette pression. Un frisson d’horreur le secoua et il étendit les bras, pour essayer de la retenir, avec un mouvement qui pouvait faire croire qu’il la jetait, au contraire, dans la rue. Son effort échoua ; bien plus, il ne réussit qu’à détacher du parapet d’autres morceaux de briques. Il poussa un cri désespéré. Les soldats levèrent la tête, ainsi que le gouverneur ; au même instant le projectile atteignit celui-ci à la tête et il tombait comme mort de son cheval.

La cohorte fit halte ; les gardes, mettant pied à terre, se précipitèrent vers leur chef, pour lui faire un rempart de leurs boucliers, tandis que la foule, persuadée qu’il s’agissait d’un coup de main prémédité, acclamait bruyamment le jeune homme, qui demeurait atterré et ne comprenait pas trop bien les conséquences probables de son acte involontaire.

Un frénétique désir de l’imiter s’emparait des spectateurs. Ils démolissaient les parapets des toits, arrachaient les briques, pour les jeter sur les légionnaires arrêtés dans la rue. Il s’en suivit une mêlée générale, dans laquelle la victoire finale demeura à la force armée et disciplinée. Pendant ce temps, Juda s’écriait, en tournant vers sa sœur son visage mortellement pâle :

– Ô Tirzah, Tirzah, qu’allons-nous devenir ?

Elle n’avait pas vu tomber la pierre, cause première de ce déchaînement de fureur, et, bien qu’elle comprît que quelque chose de terrible venait de se passer, elle ne soupçonnait pas encore le danger qui la menaçait, ainsi que tous ceux qu’elle aimait.

– Qu’est-il donc arrivé ? lui demanda-t-elle, saisie d’une soudaine alarme.

– J’ai tué le gouverneur romain. Une brique détachée par ma main est tombée sur lui.

Les roses de ses joues s’effacèrent, une teinte terreuse s’étendit sur sa figure. Elle entoura son frère de ses bras et le regarda d’un air désolé, sans prononcer une parole. Les craintes qu’il éprouvait se communiquaient à elle ; mais en la voyant si troublée, il reprit un peu de courage.

– Je ne l’ai pas fait à dessein, Tirzah ; c’est un accident, dit-il d’une voix plus calme.

– Que va-t-il nous arriver ? murmura-t-elle.

Il jeta un regard sur la scène tumultueuse qui se déroulait dans la rue et sur les toits et se rappela l’expression menaçante de Gratien. S’il n’était pas mort, où s’arrêterait sa vengeance ? Et s’il ne devait pas se relever, à quel paroxysme de fureur les violences du peuple ne pousseraient-elles pas les légionnaires ? Il se répétait ces questions sans leur trouver de réponse, quand il vit tout à coup que les gardes aidaient le Romain à remonter à cheval.

– Il vit ! il vit ! Tirzah ? Béni soit l’Éternel, le Dieu de nos pères, s’écria-t-il en se rejetant en arrière. N’aie pas peur, petite sœur, j’expliquerai ce qui s’est passé, on se souviendra certainement des services rendus par notre père et il ne nous arrivera aucun mal.

Il la conduisait vers la tourelle, quand le toit sembla soudain vaciller sous leurs pas ; en même temps on entendait des craquements de poutres et des cris de surprise et d’angoisse qui montaient de la première cour jusqu’à eux. Juda s’arrêta pour mieux écouter. La rumeur allait croissant. Des voix pleines de rage, des voix suppliantes, des voix stridentes de femmes affolées se mêlaient au bruit des pas d’une foule nombreuse. Les soldats avaient enfoncé la porte du nord et ils envahissaient la maison. Il se sentit pris de terreur comme un animal pourchassé. Sa première impression fut de fuir, mais où et comment ? Des ailes seules auraient pu l’y aider ; Tirzah, hors d’elle de peur, saisit son bras.

– Oh ! Juda, que veut dire tout ce bruit ?

On massacrait leurs serviteurs et sa mère ? N’était-ce pas sa voix qu’il entendait ? Il rassembla tout ce qui lui restait de sang-froid :

– Reste ici, Tirzah, je vais aller voir ce qui se passe en bas et je reviendrai près de toi.

Sa voix était moins ferme qu’il ne l’aurait voulu ; Tirzah se cramponnait éperdument à lui. Un nouveau cri s’éleva, plus clair, plus perçant ; cette fois, il ne pouvait plus douter, c’était bien sa mère qui appelait ainsi ; il n’hésita plus et, entraînant sa sœur avec lui, il se précipita vers l’escalier.

La terrasse sur laquelle il déboucha était pleine de soldats : d’autres, l’épée à la main, saccageaient les appartements. Dans un coin, quelques femmes à genoux priaient et se lamentaient ; non loin d’elles, la mère de Juda, les vêtements déchirés, les cheveux épars, luttait désespérément avec un soldat romain qui la tenait dans ses bras ; ses cris dominaient l’effroyable vacarme. Juda s’élança vers elle en répétant : « Mère ! mère ! » Mais au moment où il allait la toucher, quelqu’un le repoussa vivement en arrière, tandis qu’une voix dure disait : « C’est lui ! »

Il leva les yeux et reconnut Messala.

– Quoi ? dit un homme portant l’armure des légionnaires, ce serait là l’assassin ? Mais il est à peine sorti de l’enfance !

– Est-il donc nécessaire, selon toi, qu’un homme soit vieux pour être capable de haïr et de tuer ? C’est lui et, là-bas, voilà sa mère et sa sœur, toute sa famille.

Pour l’amour d’elles, Juda oublia ses rancunes.

– Viens-leur en aide, Messala ! Rappelle-toi notre enfance et secours-les, je t’en supplie.

Messala n’eut pas l’air de l’avoir entendu.

– Je ne puis plus t’être utile, dit-il en se tournant vers l’officier. L’aspect de la rue doit être plus intéressant que celui-ci. À bas l’amour, vive la guerre !

Il disparut en prononçant ces dernières paroles. Juda les avait comprises et dans l’amertume de son âme, il s’écria tout bas :

– À l’heure de ta vengeance, ô Seigneur, sers-toi de moi pour l’accomplir.

Il fit un effort pour s’approcher de l’officier :

– La femme que tu entends est ma mère, dit-il. Épargne-la, épargne ma sœur. Dieu est juste, il te rendra miséricorde pour miséricorde.

Cet homme parut touché et cria d’une voix forte :

– Menez ces femmes à la forteresse et ne leur faites aucun mal, vous me répondez d’elles.

Puis, se tournant vers ceux qui tenaient Juda, il ajouta :

– Prenez des cordes, liez-lui les mains et descendez avec lui à la rue, on décidera ensuite de son châtiment.

Ils emportèrent la mère, et Tirzah, vêtue de son costume de maison, les suivait passivement. Juda leur jeta à chacune un long regard comme pour graver leurs traits dans sa mémoire, puis il couvrit ses yeux de ses mains. Peut-être pleurait-il ; si cela était, personne ne le vit.

Jusqu’alors il avait vécu dans une atmosphère d’amour, qui n’avait développé que le côté tendre et affectueux de sa nature, mais les sentiments violents qui existaient en lui à l’état latent venaient de s’éveiller, et dans cet instant la grande crise de sa vie s’accomplissait. Cependant aucun signe extérieur ne trahissait ce changement, ce passage subit de l’enfance à l’âge viril, si ce n’est qu’au moment où il tendit ses bras pour qu’on les liât, le trait gracieux qui donnait à sa bouche une expression de douceur charmante s’effaça pour jamais.

Une sonnerie de trompette retentit dans la rue. Aussitôt les soldats quittèrent les galeries et plusieurs d’entre eux, n’osant pas rentrer dans les rangs avec des preuves flagrantes de pillage entre les mains, jetaient ce qu’ils tenaient sur le sol, qui fut bientôt jonché d’objets précieux.

On fit descendre Juda et il vit amener sa mère, sa sœur et les domestiques, dont plusieurs, nés dans la maison, poussaient des cris lamentables. On chassait également vers la brèche béante qui remplaçait la porte, arrachée par les soldats, les chevaux et tous les autres animaux qui se trouvaient dans la cour. Il commençait à comprendre que le bâtiment lui-même allait être voué à la ruine, et que rien de vivant ne devait demeurer dans ses murs. S’il se trouvait encore, en Judée, un être assez pervers pour nourrir le projet d’assassiner le gouverneur romain, le sort de la famille princière des Hur lui servirait d’avertissement, et le palais dévasté contribuerait à maintenir vivant le souvenir de leur histoire.

Sous la surveillance de l’officier, quelques hommes s’occupèrent ensuite à refaire partiellement la porte.

Dans la rue, la lutte avait cessé ; les nuages de poussière qui s’élevaient au dessus des toits montraient que là elle se prolongeait encore. Cependant la plus grande partie de la cohorte attendait, l’arme au bras, et toujours superbement alignée, l’ordre de reprendre sa marche, mais Juda n’avait d’yeux que pour le groupe des prisonniers, parmi lesquels il cherchait en vain à reconnaître sa mère et sa sœur.

Tout à coup une femme, couchée sur le sol de la rue, se leva d’un bond et s’élança vers Juda. Avant que les gardes eussent, pu s’emparer de la fugitive, elle s’était jetée à ses genoux, qu’elle entourait de ses bras.

– Ô Amrah, ma bonne Amrah ! lui dit-il, que Dieu te vienne en aide, moi je ne puis rien pour toi.

Elle semblait incapable de parler, il se pencha et murmura :

– Vis, Amrah, pour ma mère et pour Tirzah. Elles reviendront et…

Un soldat la saisit rudement par le bras ; elle se redressa et, glissant entre ses mains, elle s’enfuit au travers de la porte encore entr’ouverte, puis disparut dans le passage qui conduisait à la cour.

– Laissez-la aller, commanda l’officier, nous allons murer la maison, elle y mourra de faim.

Les soldats reprirent leur travail et quand ils l’eurent terminé, ils se dirigèrent vers la porte de l’ouest, qu’ils murèrent également. Le palais des Hur était désormais une chose morte. Enfin la cohorte entière reprit le chemin de la tour Antonia où le gouverneur se trouvait déjà, occupé à soigner ses blessures, et prêt à juger les prisonniers.

Le lendemain, un détachement de légionnaires se rendit au palais pour sceller de cire les portes définitivement fermées, et clouer sur chacune d’elles un placard portant ces mots, en latin :

Propriété de l’Empereur.

Dans l’esprit des Romains, ces simples et hautaines paroles devaient être suffisamment explicites. Elles l’étaient en effet.

Deux jours plus tard, vers midi, un décurion, suivi des dix cavaliers qu’il commandait, approchait de Nazareth, il venait du sud, c’est-à-dire de Jérusalem. Nazareth, alors un village insignifiant, étalait sur le versant d’une colline ses maisons irrégulièrement placées, humbles masures, couvertes de pampres d’un vert éclatant. L’unique rue qui le traversait n’était guère autre chose qu’un sentier, tracé par les troupeaux. La sécheresse qui brûlait les campagnes et les collines de la Judée s’arrêtait aux confins de la Galilée, aussi voyait-on, autour de Nazareth, des jardins, des vignes, des vergers, des pâturages, et çà et là des bouquets de palmiers, qui donnaient au paysage un cachet oriental.

Au moment où la cavalcade atteignait le village, le son d’une trompette mit en émoi tous ses habitants. Les portes s’ouvraient, des groupes se formaient, et chacun se demandait quelle pouvait être la cause d’une visite aussi inusitée. Certes, les soldats n’inspiraient guère des sentiments bienveillants à tous ces villageois, mais la curiosité étant la plus forte, tous se rendaient au puits, où l’on pensait que la petite troupe s’arrêterait.

Un prisonnier, que ces hommes menaient avec eux, excitait l’intérêt général. Il était jeune et marchait péniblement, la tête découverte et à moitié nu. Ses mains étaient liées derrière son dos par une courroie, dont l’autre extrémité passait autour du cou d’un des chevaux. Le nuage de poussière qui se levait sous leurs pas l’enveloppait ; il avançait presque machinalement, les pieds meurtris, prêt à s’évanouir.

Arrivé devant le puits, le décurion fit halte et mit pied à terre, ainsi que ses hommes. Le prisonnier, anéanti, se laissa tomber sur le bord de la route, sans rien demander. Les villageois, voyant bien qu’il n’était guère qu’un jeune garçon, lui auraient volontiers porté secours, mais n’osaient le faire.

Tandis qu’ils restaient là perplexes et que des cruches d’eau circulaient entre les soldats, un homme s’approchait, descendant le chemin qui venait de Séphoris. En le reconnaissant une femme s’écria ! « Voilà le charpentier ! Nous allons savoir ce que tout cela signifie : »

Le nouveau venu avait un aspect vénérable. De minces boucles de cheveux blancs s’échappaient de son turban, et une grande barbe, plus blanche encore, flottait sur sa robe de grossière étoffe grise. Il marchait lentement, courbé sous le poids de l’âge et de quelques outils très lourds et primitifs.

– Ô Rabbi, bon Rabbi Joseph, cria une femme, en courant à sa rencontre, il y a ici un prisonnier. Viens questionner ces soldats, afin que nous sachions qui il est, ce qu’il a fait et où ils le conduisent.

Le visage du charpentier resta impassible, cependant il regarda le prisonnier, puis il s’approcha du décurion et lui dit d’un ton grave :

– Que la paix du Seigneur soit avec toi !

– Et celle des dieux avec toi, répondit l’officier.

– Viens-tu de Jérusalem ?

– Oui.

– Ton prisonnier est jeune ?

– D’années, oui.

– Permets que je m’informe, auprès de toi, du crime dont il est accusé.

– C’est un assassin.

Ceux qui l’entouraient répétèrent ce mot avec effroi, mais le Rabbi poursuivit son enquête.

– Est-ce un fils d’Israël ?

– C’est un Juif, dit le Romain sèchement.

La pitié des assistants, un moment défaillante, se réveillait de nouveau.

– Je n’entends rien à vos tribus, continua le décurion, mais je sais ce qu’était sa famille. Tu as peut-être entendu parler d’un prince de Jérusalem nommé Hur – Ben-Hur comme l’appelait ton peuple. Il vivait au temps d’Hérode.

– Je l’ai vu, dit Joseph.

– Eh ! bien, c’est là son fils.

Il s’éleva une clameur générale, et pour la faire taire le Romain se hâta d’ajouter :

– Avant-hier, à Jérusalem, il a failli tuer Gratien, en lui jetant une brique à la tête, du haut du toit d’un palais, celui de son père, je crois.

Il se fit un silence pendant lequel les habitants de Nazareth considéraient le jeune Ben-Hur comme s’il eût été une bête féroce.

– À quoi est-il condamné ? demanda le Rabbi.

– Aux galères pour la vie.

– Que le Seigneur lui soit en aide ! s’écria Joseph d’une voix peu en accord avec sa placidité habituelle.

À ce moment un jeune homme qui accompagnait le charpentier, mais s’était tenu jusqu’alors un peu en arrière, sans que personne prît garde à lui, laissa tomber la hache qu’il tenait à la main et s’en alla prendre une cruche d’eau posée sur une pierre non loin du puits. Avant que les gardes eussent pu l’en empêcher, il se penchait vers le prisonnier et lui offrait à boire.

Juda, en sentant une main se poser sur son épaule avec bonté, leva les yeux, et vit devant lui un visage qu’il ne devait plus jamais oublier, le visage d’un jeune homme de son âge, ombragé de boucles de cheveux, d’une chaude nuance brun doré, un visage éclairé par des yeux bleu foncé, si doux, si compatissants, si pleins d’amour et de sainte résolution, qu’ils exercèrent sur lui une attraction irrésistible. Son cœur, endurci par deux jours et deux nuits de souffrance, et tout occupé de projets de vengeance, se fondit sous le regard de l’étranger. Il porta la cruche à ses lèvres et but à longs traits. Pas une parole ne fut échangée entre eux.

Quand il eut fini de se désaltérer, la main, qui n’avait pas quitté l’épaule du condamné, se posa sur sa tête poussiéreuse, comme pour le bénir, puis le jeune homme remit la cruche à sa place, ramassa la hache et vint se placer à côté de Joseph. Tous ceux qui avaient été témoins de cette scène, le décurion comme les autres, le suivaient des yeux.

Le Romain, jugeant qu’hommes et chevaux s’étaient suffisamment reposés, donna le signal du départ, mais son humeur semblait s’être adoucie, car il aida lui-même son prisonnier à se lever et à se mettre en croupe derrière un des soldats. Ce fut ainsi que, pour la première fois, Juda et le fils de Marie se rencontrèrent.

CHAPITRE X

La ville de Misène, qui a donné son nom au cap qu’elle couronnait, à quelques kilomètres de Naples, dans la direction du sud, n’est plus qu’un amas de ruines, mais, en l’an vingt-quatre de notre ère, c’était une des plus florissantes cités de l’Italie.

Si la vue que l’on découvrait alors du haut de ses remparts sur la baie de Naples, sa plage sans rivale, ses îles charmantes, émergeant toutes blanches de la mer aux flots bleus, est restée la même, nul ne reverra jamais la moitié de la flotte des empereurs romains évoluant dans le port de Misène, ou s’y balançant sur ses ancres. Il se trouvait, dans la muraille de la ville, une grande porte, toujours ouverte, sous laquelle venaient se rejoindre une rue et une longue jetée, qui semblaient n’être que la continuation l’une de l’autre. Un garde veillait à toute heure au-dessus de cette porte.

Ce garde, par une belle matinée de septembre, entendit monter vers lui un grand bruit de voix ; il jeta un coup d’œil dans la rue et vit s’avancer un groupe d’hommes. L’un d’eux paraissait avoir une cinquantaine d’années, une couronne de feuillage entourait sa tête légèrement chauve ; il portait, ainsi que ses amis, une ample toge blanche, bordée de pourpre. De nombreux esclaves les suivaient ; ils agitaient des torches allumées, dont la fumée répandait un lourd parfum de nard indien. Le garde comprit que ces hommes étaient des personnages de haut rang, escortant, après une nuit de fête, un des leurs au navire sur lequel il allait s’embarquer.

– La Fortune agit mal, Quintus, en t’enlevant déjà à nous, disait un des amis de celui qui se disposait à partir. Tu n’es revenu que hier des mers lointaines et c’est à peine si tu as eu le temps de rapprendre à marcher sur terre ferme.

– Par Castor ! s’écria une voix fortement avinée, n’allons pas nous lamenter. Quintus s’en va chercher à regagner l’argent qu’il a perdu cette nuit ; les dés lui seront peut-être plus favorables à bord de son bateau que dans une salle de festin !

– Ne médis point de la Fortune, dit un troisième, elle n’est ni aveugle, ni capricieuse, elle accompagne Quintus partout et le rend toujours victorieux.

– Ce sont les Grecs qui nous l’enlèvent, médisons donc d’eux plutôt que des dieux. Depuis qu’ils se sont faits marchands, ils ne s’entendent plus à la guerre.

Tout en parlant, ils avaient passé sous la porte et gagné le môle. Devant eux s’étendait la mer, étincelant aux rayons du soleil matinal. Le bruit des vagues caressa les oreilles du marin comme celui de la voix d’un ami. Il aspira longuement l’air imprégné d’une odeur salée.

– Le vent souffle de l’ouest, dit-il, je t’en rends grâce, ô Fortune, ma mère.

Tous ses compagnons répétèrent son exclamation et les esclaves brandirent leurs torches.

– Voyez-vous cette galère qui approche ? continua-t-il en étendant la main vers le large. Quel besoin un marin aurait-il d’une autre maîtresse ? Ta Lucrèce est-elle plus gracieuse, Caïus ?

Vraiment, elle avait grand air, cette fière galère. Sa voile blanche se gonflait, sous l’effort du vent, et ses rames s’élevaient et retombaient avec un mouvement d’ailes d’une régularité admirable.

– Oui, reprit le marin, épargnez les dieux, car ils nous font partie belle ; à nous la faute, si nous la perdons. Et quant aux Grecs, tu oublies, Lentulus, que les pirates que je vais combattre sont justement des Grecs. Une victoire remportée sur eux en vaudrait cent conquises sur des Africains.

– Alors, tu pars donc pour la mer Égée ?

Mais le marin n’avait d’yeux que pour son bateau.

– Quelle grâce, quelle aisance ! s’écria-t-il, un oiseau ne se soucierait pas moins des vagues. Mais tu me parlais, Lentulus ! Oui, c’est vers la mer Égée que je vais me diriger et mon départ est si prochain que je puis, sans trahir un secret d’État, vous en dire la raison. Les pirates Chersonésiens, natifs des parages voisins du Pont-Euxin, ont traversé le Bosphore, coulé bas les galères de Bysance et de Chalcédoine et atteint la mer Égée. La nouvelle vient d’en arriver à Rome. Les marchands de blé, dont les navires se trouvent dans la partie orientale de la mer Méditerranée, fort effrayés, ont fait demander une audience à l’empereur. Aujourd’hui même, cent galères doivent partir de Ravenne et de Misène… Il s’arrêta, comme pour mieux exciter la curiosité de ses amis, puis il ajouta avec emphase : de Misène une seule !

– Heureux Quintus, reçois nos félicitations. Cela fait préjuger ton avancement. Nous saluons en toi un futur duumvir, cela sonne mieux que Quintus Arrius le tribun !

– Merci ! merci, mes amis, leur dit Arrius. Si vous portiez des lanternes, je dirais que vous êtes des augures. Perpol ! J’irai plus loin et vous montrerai quels maîtres devins vous faites. Voyez et lisez.

Il prit dans les plis de sa toge un rouleau de papier qu’il leur tendit en disant :

– Je l’ai reçu cette nuit, pendant que nous étions à table. C’est de Séjan.

Ce nom, déjà célèbre dans le monde romain, n’était point encore couvert d’infamie, comme il le fut plus tard :

– De Séjan, s’écrièrent-ils tous d’une seule voix, en se serrant les uns contre les autres, afin de lire ce qu’écrivait le ministre.

Séjan à L. Cecilius Rufus, duumvir

Rome XIX Kal. Sept.

César a reçu de bons renseignements au sujet de Quintus Arrius, le tribun. Il a particulièrement entendu louer la valeur dont il avait fait preuve dans les mers du Sud, ensuite de quoi sa volonté est que le dit Quintus soit immédiatement envoyé en Orient. C’est, en outre, la volonté de César que cent trirèmes de première classe soient mises, sans délai, à la poursuite des pirates dans la mer Égée et que Quintus prenne le commandement de cette flotte. Le soin des détails concernant cette expédition t’est remis, très excellent Cecilius. La chose est urgente ainsi que tu le verras par le rapport ci-inclus, lequel tu remettras au dit Quintus.

SÉJAN.

Arrius n’avait pas prêté grande attention à la lecture de cette lettre, – plus son vaisseau approchait, plus il s’emparait de son intérêt. Il le considérait avec des regards enthousiastes ; enfin il agita un des pans de sa toge. Aussitôt, en réponse à ce signal, un pavillon écarlate fut hissé à la poupe de la galère, tandis que plusieurs matelots s’empressaient de carguer la voile. L’avant vira de bord, le mouvement des rames s’accéléra, et la galère se dirigea à toute vitesse vers la jetée. Quintus remarquait avec une satisfaction évidente comme elle répondait aux moindres mouvements des rames et combien sa marche était régulière.

– Par les Nymphes, lui dit un de ses amis, en lui rendant le rouleau, nous ne devons plus dire que tu deviendras fameux, tu l’es déjà. N’as-tu pas d’autres nouvelles à nous communiquer ?

– Aucune. Ce que vous savez est, à l’heure qu’il est, à Rome, une vieille histoire ; du palais au forum, nul ne l’ignore, mais pour ce qui est de la route que je dois suivre et de l’endroit où je rejoindrai ma flotte, je ne l’apprendrai moi-même qu’à bord, où m’attend un paquet de dépêches duement scellées. Cependant, s’il vous arrive d’offrir, aujourd’hui, des sacrifices sur quelque autel, priez les dieux pour un ami naviguant près de la Sicile. Mais la galère s’apprête à aborder. Il me tarde de faire la connaissance des maîtres d’équipage qui vont faire voile et combattre avec moi. Ce n’est pas une chose aisée que d’atterrir en un endroit comme celui-ci ; nous allons juger de leur habileté.

– Cette galère te serait-elle inconnue ?

– Je ne l’avais jamais vue jusqu’ici, et j’ignore encore si je trouverai à bord un seul visage déjà rencontré sur d’autres navires.

– N’est-ce point là un fait regrettable ?

– Il est de peu d’importance. Nous apprenons vite à nous connaître, nous autres gens de mer. Nos amitiés, comme nos haines, naissent au milieu des dangers.

Le vaisseau, qui approchait, était long, étroit, construit de façon à pouvoir évoluer vite, et facilement. Sa proue, superbement arquée, fendait l’onde, qui rejaillissait jusqu’à l’extrémité du tillac. Des deux côtés on avait sculpté des figures de tritons, soufflant dans des conques. Un fort éperon de bois, revêtu de fer, s’avançait au niveau de la ligne de flottaison et servait de bélier dans les combats. Tout le long du bastingage crénelé s’étendait une large corniche qui surmontait les trois rangs d’ouvertures, protégées par des capuchons en cuir de bœuf, au travers desquelles passaient les rames. D’immenses cordes, jetées autour du tillac, correspondaient au nombre des ancres, rangés sur l’avant-pont.

À voir la simplicité de la mâture, on comprenait que les rames étaient, dans le bateau, la chose principale. Le mât, placé un peu en avant du milieu du pont et retenu par des cordages fixés à l’intérieur du bastingage, portait une voile unique de forme carrée.

On ne voyait de la jetée, à part les matelots, qui venaient d’amener cette voile, qu’un seul homme sur le pont du navire. Il se tenait à la poupe et portait un casque et un bouclier.

Les cent vingt rames en bois de chêne, blanchies par la pierre ponce et le constant contact des vagues, se levaient et s’abaissaient comme si une seule main les avait fait mouvoir, et la galère marchait avec une vitesse semblable à celle d’un vapeur des temps modernes. Elle pointait sur le môle, en ligne si directe que les amis du tribun, peu accoutumés à un spectacle de ce genre, en prirent de l’alarme. Soudain, l’homme debout à la poupe fit un signe de la main, aussitôt toutes les rames se dressèrent, puis retombèrent lourdement dans l’eau qui bouillonnait autour d’elles ; pendant un instant, un tremblement sembla secouer le bateau, qui s’arrêta brusquement. Encore un signe et, de nouveau, les rames s’élevèrent et retombèrent, celles de droite battant en avant, celles de gauche en arrière. Trois fois la même manœuvre se répéta, la galère tournait comme sur un pivot ; enfin elle prêta le flanc au vent et, doucement, vint se ranger le long de la jetée.

Au moment où elle abordait ainsi, les trompettes sonnèrent et l’on vit paraître sur le pont les soldats de marine, splendidement équipés, leurs casques de bronze, leurs boucliers, leurs javelots, brillaient au soleil d’un éclat éblouissant. Tandis qu’ils se rangeaient en ordre de combat, les matelots grimpaient avec agilité le long du mât et se plaçaient sur la grande vergue. Les officiers, les musiciens, étaient à leurs postes respectifs ; on n’entendait ni un cri, ni un bruit inutile. Une passerelle fut jetée entre le pont et le môle, et le tribun, se tournant vers ses compagnons, leur dit avec une gravité dont il n’avait, jusqu’alors, donné aucun signe :

– Maintenant, mes amis, le devoir m’appelle.

Il enleva la couronne de myrte qui ornait sa tête et la tendit au joueur de dés.

– Garde ces lauriers, lui dit-il, si je reviens, je prendrai ma revanche, si je ne remporte pas la victoire vous ne me reverrez jamais. Suspends cette couronne dans ton atrium.

Il les embrassa l’un après l’autre, tandis qu’eux lui disaient :

– Que les dieux soient avec toi, Quintus !

– Adieu, répondit-il, et après avoir fait de la main un signe aux esclaves, qui brandissaient leurs torches, il monta sur le navire. Au moment où il posait le pied sur le pont, un éclat de fanfare l’accueillit et l’on hissa sur le grand mât le pavillon écarlate que, seuls, les commandants de flottes avaient le droit d’arborer.

CHAPITRE XI

Le tribun était debout sur le gaillard d’arrière ; il tenait à la main les ordres du duumvir et questionnait le chef des rameurs.

– De combien de rameurs disposes-tu ?

– Deux-cent soixante-deux et dix surnuméraires.

– Divisés en compagnies de ?

– Quatre-vingt-quatre hommes.

– Qui se relaient ?

– Toutes les deux heures.

Le tribun réfléchit un moment.

– C’est un service trop rude, je le ferai changer, mais pas maintenant ; il faut que les rames ne s’arrêtent jamais.

Puis s’adressant au chef des matelots, il lui dit : – Le vent est favorable, fais carguer la voile.

Quand ils se furent éloignés l’un et l’autre, il demanda au principal pilote depuis combien de temps il servait dans la marine.

– Depuis trente-deux ans, répondit-il.

– Dans quelles mers as-tu navigué ?

– Entre Rome et l’Orient.

– Tu es l’homme qu’il me faut, s’écria Quintus en consultant sa feuille de route. Lorsque nous aurons dépassé le cap de Camponella, nous devrons nous diriger vers Messine, puis longer la côte de Calabre jusqu’à Mélite. Connais-tu les constellations qui règnent sur la mer Ionienne ?

– Je les connais bien.

– Dans ce cas, gouverne directement de Mélite sur Cythère. Avec l’aide des dieux je ne m’arrêterai point que nous n’ayons atteint le golfe d’Antemone. Notre mission est urgente, je me fie à toi pour la mener à bien.

Arrius était un homme prudent, et s’il offrait des sacrifices à la Fortune, il n’en comptait pas moins bien plus sur son courage et son savoir-faire que sur les faveurs de l’aveugle déesse. Il avait passé la nuit à jouer et à boire, mais depuis que l’odeur de la mer avait dissipé les fumées de l’ivresse et réveillé ses instincts de marin, il ne songeait plus qu’à apprendre à connaître à fond son vaisseau et son équipage. Il eut bientôt fait le tour de tout le bâtiment et vu le conservateur des provisions, l’intendant des feux et cuisines. Il lui restait à se rendre compte de la valeur des soldats, des matelots et des rameurs, pour cela il lui fallait du temps et de l’habileté.

Vers le milieu du jour la galère volait en face de Pestum. Le vent d’ouest enflait la voile et après avoir brûlé de l’encens, sur l’autel, sur lequel on avait répandu du sel, de l’orge, et offert des prières, des vœux et des libations à Jupiter, à Neptune et à toutes les Océanides, Arrius vint s’asseoir dans la grande cabine, afin de pouvoir à loisir étudier ses rameurs. Cette cabine occupait le centre de la galère. Elle avait soixante pieds de long sur trente de large. Trois larges baies l’éclairaient, une rangée de piliers supportant le toit la traversait d’un bout à l’autre. De chaque côté des trois baies se trouvaient des escaliers, avec lesquels correspondaient des trappes, pratiquées dans le plancher de la cabine. Elles étaient ouvertes et laissaient pénétrer à flots la lumière dans l’entrepont, d’où s’élevait le mât entouré d’un amoncellement de haches, de lances et de javelots. Ce vaste espace formait le cœur du navire ; il servait à ceux qui se trouvaient à son bord de salle à manger, de dortoir, de place d’exercice et de lieu de récréation, si tant est que la discipline et la règle de fer qui régissaient les moindres détails de leur vie, permissent quelque chose qui méritât ce nom.

À l’arrière de la cabine se trouvait une plateforme, à laquelle on parvenait en montant quelques marches. C’est là que se tenait le chef des rameurs ; il avait devant lui une table de résonance sur laquelle il frappait en mesure pour marquer la cadence des rames, et une clepsydre dont il se servait pour compter les relais. Une seconde plateforme plus élevée encore, entourée d’une barrière dorée, et très richement meublée d’un lit, d’une table et d’un siège garni de coussins, était réservée au tribun, qui pouvait, de là, voir ce qui se passait sur tout le bateau.

C’est de cette plateforme qu’Arrius inspectait son équipage, qui l’observait de son côté, à la dérobée, avec une ardente curiosité. Les yeux du tribun s’arrêtèrent avec une attention particulière sur les rameurs, non pas qu’ils lui inspirassent la moindre sympathie, mais parce que d’eux dépendait, en une large mesure, le succès de son entreprise.

Tout le long de la cabine se trouvaient fixés aux parois du bateau, sur trois rangs, des bancs, ou plutôt des sortes de marches superposées et placées un peu à défaut les unes des autres, de telle manière que chacune des deux rangées supérieures se trouvait être en recul sur celle de dessous. Ces marches étaient séparées l’une de l’autre par un espace suffisant pour permettre à chaque rameur de faire manœuvrer son aviron, en réglant sur ceux de ses voisins ses mouvements, cadencés comme les pas des soldats. On pouvait multiplier ces bancs autant que le permettait la longueur du bateau. Les rameurs s’asseyaient sur les deux rangées inférieures, ceux qui occupaient la dernière devaient se tenir debout ; ils maniaient des rames plus grandes que celles de leurs compagnons.

Ces rames, plombées à leur extrémité, passaient dans des courroies suspendues au plafond, ce qui les rendait plus faciles à manier ; cependant il fallait de l’habileté pour s’en servir, car à chaque moment une vague pouvait atteindre le rameur inattentif et le précipiter à bas de son banc. Les ouvertures pratiquées dans les parois pour laisser passer les rames donnaient de l’air aux travailleurs, et la lumière parvenait au travers du grillage, qui servait de plancher entre le pont et le bastingage du bateau. En un certain sens, la condition de ces hommes aurait pu être pire : pourtant il n’y avait place dans leur vie pour aucune joie. Il leur était défendu de communiquer les uns avec les autres : ils venaient, jour après jour, reprendre leurs places côte à côte, sans échanger une parole. Durant leurs heures de travail, ils ne voyaient pas les visages de leurs camarades et leurs courts moments de repos se passaient à dormir et à avaler hâtivement quelque nourriture. Ils ne riaient jamais et nul n’entendait l’un d’entre eux chanter. L’existence de ces êtres misérables ressemblait au cours d’un fleuve souterrain, coulant lentement, mais sans trêve, vers un but inconnu.

Ô fils de Marie ! si l’épée a maintenant un cœur, c’est à toi qu’en revient la gloire, mais à cette époque lointaine, les captifs n’avaient à attendre que des corvées. Les routes, les mines, les remparts se les disputaient et les galères de guerre, ou celles des marchands étaient insatiables dans leurs demandes. Lorsque Rome gagna sa première bataille navale, des Romains tenaient les rames et partagèrent avec les soldats les honneurs de la journée, mais les temps avaient marché et les rangées de bancs qu’Arrius contemplait témoignaient des conquêtes de sa patrie. La plupart des nations de la terre comptaient des fils parmi ces hommes, qui étaient presque tous des prisonniers de guerre, mis à part pour cet emploi à cause de leur force de résistance et de la robuste qualité de leurs muscles. Là se trouvait un Breton ayant devant lui un Libyen et derrière lui un natif de la Crimée, ailleurs un Scythe, un Gaulois et un Thébain. Des criminels romains se trouvaient mélangés à des Goths et à des Lombards, à des Juifs, des Éthiopiens, des Athéniens, à des Cimbres ou des Teutons.

Le travail auquel ils se livraient ne suffisait pas à occuper leur intelligence, si primitive et rudimentaire fût-elle, car il ne consistait qu’en mouvements des bras d’autant plus parfaits qu’ils étaient plus automatiques. Le souci même que leur causait la mer devenait peu à peu, pour eux, une chose instinctive plutôt que réfléchie, et leur service finissait presque toujours par les abrutir et faire d’eux des êtres passifs, ne vivant que de quelques souvenirs confus et doux, et tombant en dernier lieu dans un état à demi conscient, où la souffrance devient une habitude et où l’âme est parvenue à un degré incroyable d’endurance.

Les heures passaient, et le tribun, toujours assis dans son fauteuil, laissait ses yeux errer à droite et à gauche, sur les rangs des rameurs en pensant à toute autre chose qu’à leur misérable condition. Après avoir observé longtemps leurs mouvements, il s’amusa à les considérer individuellement, prenant note de ceux qui lui paraissaient insuffisants pour leur tâche et se disant qu’il trouverait, parmi les pirates, des hommes pour les remplacer avantageusement.

Il n’y avait aucune raison de conserver les noms des esclaves, pour lesquels une galère représentait la tombe, aussi les désignait-on simplement par des numéros inscrits sur les bancs. Les yeux du tribun tombèrent sur le numéro soixante, placé tout près de lui et ils s’y arrêtèrent.

Ce numéro soixante, comme tous ses compagnons, était nu jusqu’à la ceinture. Il était jeune ; tout au plus semblait-il avoir vingt ans. Cette circonstance n’aurait pas suffi à retenir l’attention du tribun, mais la perfection de ses formes et la souplesse de ses mouvements excitaient son intérêt : ayant beaucoup fréquenté à Rome les écoles de gladiateurs, il se piquait de se connaître en hommes.

– Par les dieux ! se dit-il, cet homme me plaît et je voudrais voir son visage de face. Il faudra que je m’informe de lui.

Comme s’il devinait les pensées du commandant, le rameur tourna la tête de son côté et le regarda.

– Un Juif ! Et un adolescent !

Les grands yeux de l’esclave se dilatèrent sous le regard fixé sur lui ; le sang afflua à ses tempes et, pendant une seconde, la rame demeura immobile dans sa main ; il fallut un coup plus fort frappé sur la table pour le rappeler à l’ordre. Il tressaillit, se détourna et reprit son travail. Quand il se hasarda de nouveau à jeter les yeux sur le tribun, il fut profondément étonné de découvrir sur son visage un sourire bienveillant, qui semblait s’adresser à lui.

Pendant ce temps, la galère était entrée dans le détroit de Messine et, après avoir passé près de la cité du même nom, elle voguait vers l’Orient, laissant derrière elle l’Etna, au-dessus duquel s’élevait un panache de fumée.

Toutes les fois qu’Arrius reprenait sa place sur la plateforme, d’où il étudiait les rameurs, il se disait :

– Il y a de l’intelligence dans cet individu ; j’arriverai à savoir son histoire.

Quatre jours venaient de s’écouler et l’Astra – c’était le nom de la galère – se trouvait maintenant dans la mer Ionienne. Le ciel était serein et les vents témoignaient de la faveur des dieux.

Comme on pouvait rejoindre la flotte avant même d’avoir atteint la baie d’Antemone, située sur la côte orientale de l’île de Cythère, Arrius, pris d’impatience, passait son temps sur le pont ; quand il était sur la plateforme, ses pensées revenaient invariablement à l’esclave auquel il s’intéressait.

– Connais-tu l’homme qui occupait tout à l’heure ce banc ? demanda-t-il enfin au chef des rameurs, qui venait de relayer une compagnie.

– Le numéro soixante ?

– Oui, c’est de lui que je parle.

Le chef regardait attentivement les hommes qui s’éloignaient.

– Tu sais qu’il n’y a qu’un mois que ce bateau est sorti des mains du constructeur ; tous ces rameurs sont pour moi aussi nouveaux que lui.

– C’est un Juif, dit Arrius d’un ton pensif.

– Le noble Quintus prouve qu’il est observateur.

– Il est très jeune, continua Arrius.

– Mais il n’en est pas moins mon meilleur rameur, j’ai vu sa rame plier à se casser.

– Quelles sont ses dispositions ?

– Il est obéissant, je n’en sais pas davantage. Un jour, cependant, il m’a adressé une requête.

– Laquelle ?

– Il me demandait de le placer alternativement à gauche et à droite.

– Te disait-il la raison de ce désir ?

– Il avait observé que les hommes qui rament toujours du même côté finissent par devenir contrefaits ; de plus, il disait qu’en un moment de tempête ou de bataille, on pourrait avoir besoin de le changer de place et que, s’il ne s’y habituait pas d’avance, il serait de peu d’utilité en pareil cas.

– Perpol ! Cette idée est neuve ! Quelles autres observations as-tu faites à son sujet ?

– Il tient à la propreté, plus que tous ses compagnons.

– En cela il est Romain ! s’écria Arrius avec un signe d’approbation. Et tu ne sais rien de son histoire ?

– Pas un mot.

Le tribun réfléchit un moment, puis il se rassit en disant :

– Si je me trouvais être sur le pont quand il aura fini sa tâche, envoie-le-moi et qu’il vienne seul.

Environ deux heures plus tard, Arrius était debout sous le pavillon de la galère, dans la disposition d’esprit d’un homme qui va à la rencontre d’un événement important et qui en est réduit à n’avoir pas d’autre chose à faire qu’à l’attendre, – une de ces situations où il faut une forte dose de philosophie pour demeurer calme. Le pilote était assis non loin de lui, une main sur la corde qui faisait manœuvrer les deux palettes placées de chaque côté du navire. Quelques matelots dormaient, à l’ombre de la voile, et sur la vergue se tenait une sentinelle. Arrius, qui considérait le cadran solaire placé au-dessous du pavillon, leva les yeux tout à coup et vit le rameur s’avancer vers lui.

– Le chef t’a nommé le noble Arrius et m’a dit que ta volonté était que je me rendisse auprès de toi. Me voici donc.

Arrius jeta un regard d’admiration sur la fière tournure de l’esclave, la vue de sa taille souple et de ses membres musculeux le fit songer aux arènes. Le son de sa voix dénotait clairement qu’il avait vécu dans un milieu raffiné, ses yeux limpides et francs exprimaient plus de curiosité que de méfiance. Il soutenait l’examen du maître sans que son visage perdît rien de sa grâce juvénile ; on n’y lisait ni désir de se plaindre, ni menaces ; on comprenait seulement, à le voir, qu’un grand chagrin avait passé sur lui. Le Romain, comme pour reconnaître tout ce que son maintien avait de louable, se mit à lui parler ainsi qu’un homme âgé parle à un adolescent, et non point en maître s’adressant à un esclave.

– Ton chef me dit que tu es son meilleur rameur.

– Le chef est bon, répondit le jeune homme.

– Es-tu au service depuis longtemps ?

– Depuis trois ans.

– Et tu les as toujours passés aux rames ?

– Je ne me souviens pas d’avoir eu jamais un jour de repos.

– C’est un rude travail ; peu d’hommes peuvent l’accomplir durant une année entière sans y succomber, et toi tu n’es guère encore qu’un jeune garçon.

– Le noble Arrius oublie que la force de l’âme fait celle du corps. Grâce à elle, les faibles résistent parfois là où les forts succombent.

– À en juger à ta manière de t’exprimer, tu es Juif ?

– Mes ancêtres, bien avant l’existence des premiers Romains, furent des Hébreux.

– L’orgueil invétéré de ta race ne s’est pas perdu en toi, dit Arrius, qui avait vu un éclair de fierté passer dans les yeux du jeune homme.

– L’orgueil ne parle jamais si haut que lorsqu’il est dans les fers.

– Quelles sont tes raisons d’en avoir ?

– Le fait que je suis Juif.

Arrius sourit.

– Je ne suis jamais allé à Jérusalem, dit-il, mais j’ai entendu parler de ses princes. J’ai même connu l’un d’entre eux. Il était marchand et il aurait été digne d’être roi. Quel est ton rang ?

– C’est du banc d’une galère que je dois te répondre, j’appartiens donc à la classe des esclaves, mais mon père était prince de Jérusalem et ses vaisseaux sillonnaient les mers. Lui-même était connu et honoré parmi les hôtes du grand Auguste.

– Quel était son nom ?

– Ithamar, de la maison d’Hur.

Dans son étonnement, Arrius leva les bras au ciel.

– Un fils d’Hur, toi ? Qu’est-ce qui t’a amené ici ?

Juda baissa la tête, respirant avec peine. Revenu suffisamment maître de lui, il regarda le tribun en face et répondit :

– J’ai été accusé d’avoir voulu assassiner Valère Gratien, le procurateur.

– C’est toi ! s’écria Arrius, de plus en plus stupéfait, c’est toi qui es cet assassin ! Tout Rome a retenti de cette histoire, je l’ai apprise à bord de mon bateau, dans les mers du Nord.

Ils se regardèrent un moment en silence.

– Je croyais ta famille anéantie, reprit Arrius.

Un flot de souvenirs tendres envahit le cœur du jeune homme, en submergeant son orgueil ; des larmes jaillirent de ses yeux.

– Mère, mère, et toi, ma petite Tirzah ! Où êtes-vous ? Ô tribun, noble tribun, si tu sais quelque chose d’elles, dis-le moi ! s’écria-t-il en joignant les mains avec un geste suppliant. Dis-moi tout ce que tu sais ! Vivent-elles encore, et si elles vivent, où se trouvent-elles ? Dis-le-moi, je t’en supplie !

Il s’était rapproché d’Arrius, tout en parlant, et il se trouvait maintenant si près de lui qu’il touchait son manteau.

– Trois ans ont passé depuis cette horrible journée, continua-t-il, trois ans, ô tribun, et chacune de leurs heures ont été des heures de misère ; ma vie s’est écoulée dans un abîme sans fond comme la mer, sans autre répit que le travail. Durant tout ce temps, personne ne m’a adressé la parole, pas même à voix basse. Oh ! si, lorsqu’on nous oublie, nous pouvions oublier à notre tour ! Si je pouvais échapper au souvenir de cette scène, ne plus voir ma mère, ma sœur, traînées loin de moi ! J’ai senti le souffle de la peste et le choc des vaisseaux dans les combats, j’ai entendu la tempête hurler sur les vagues, et je riais, tandis que les autres priaient, car la mort aurait été pour moi la délivrance. Après chaque coup de rame j’essayais d’effacer de ma mémoire ce souvenir qui me hante. Pense à ce qu’il faudrait peu de chose pour me soulager. Dis-moi au moins qu’elles sont mortes, vivantes elles ne sauraient être heureuses, puisqu’elles m’ont perdu. La nuit, je les entends m’appeler, je les vois marcher sur les flots. Oh ! jamais rien n’égala l’amour de ma mère ! Et Tirzah, mon beau lis blanc, elle était la plus jeune des branches du palmier, si fraîche, si tendre, si gracieuse ! Elle faisait de mes jours une fête perpétuelle. Sa voix était une musique et c’est ma main qui les a précipitées dans le malheur !

– Avoues-tu ton crime ? demanda Arrius d’un ton sévère.

Le changement qui se produisit en Ben-Hur fut aussi soudain que complet. Sa voix devint dure, ses mains se crispèrent, chacun de ses nerfs semblait vibrer, ses yeux étincelaient.

– Tu as entendu parler du Dieu de mes pères, de Jéhovah, dit-il. Je te jure par sa fidélité, par sa puissance infinie et par l’amour qu’il a toujours témoigné à Israël, que je suis innocent.

Le tribun paraissait ému.

– Ô noble Romain, continua Ben-Hur, donne-moi un peu d’espoir, fais luire une lueur légère dans la nuit, toujours plus profonde, qui m’environne.

Arrius se détourna et fit quelques pas sur le pont.

– Ton cas n’a-t-il pas fait le sujet d’une enquête ? demanda-t-il en s’arrêtant tout à coup.

– Non !

Le Romain fit un geste de surprise ; jamais les Romains n’avaient professé autant de respect pour les lois et les apparences de la légalité, qu’à l’époque de leur décadence.

– Comment ? Pas d’enquête, pas de témoins ? Qui donc a prononcé ton jugement ?

– Ils me lièrent avec des cordes et me jetèrent dans un des caveaux de la forteresse. Je ne vis personne et personne ne m’interrogea. Le jour suivant, des soldats m’emmenèrent jusqu’à la mer. Dès lors, j’ai été esclave à bord d’une galère.

– Quelles preuves de ton innocence aurais-tu pu fournir ?

– J’étais trop jeune, alors, pour être déjà conspirateur. Gratien était pour moi un étranger, si j’avais eu la pensée de le tuer, je n’aurais choisi ni ce lieu, ni ce moment ; il chevauchait au milieu d’une légion et il faisait grand jour, je n’aurais donc pu m’échapper. J’appartenais à un parti bien disposé envers les Romains. Mon père s’était signalé par des services rendus à l’empereur. Nous avions de grands biens à perdre, la ruine était certaine pour moi, pour ma mère, pour ma sœur. Je n’avais pas de cause personnelle d’en vouloir au gouverneur ; toutes les considérations de fortune et de famille, l’instinct de la conservation, ma conscience, la loi, qui est pour tout Israélite comme l’air qu’il respire, se seraient liguées pour arrêter ma main, au cas où j’aurais nourri l’idée d’un crime. Je n’étais pas un insensé et alors, comme aujourd’hui, crois-moi, tribun, la mort m’eût paru préférable à la honte.

– Qui se trouvait avec toi, quand le coup fut porté ?

– J’étais sur le toit de la maison de mon père avec ma sœur, la douce Tirzah. Ensemble, nous nous penchions sur le parapet, pour voir défiler la légion. Une brique se détacha sous ma main et tomba sur Gratien. Je crus l’avoir tué ! Ah ! quelle horreur me saisit !

– Où était ta mère ?

– Dans ses appartements.

– Qu’ont-ils fait d’elle ?

Ben-Hur serra ses mains l’une contre l’autre.

– Je n’en sais rien. Je les ai vus l’emmener et puis c’est tout ! Ils chassaient de la maison tous les êtres vivants qui s’y trouvaient, évidemment ils entendaient qu’elle n’y revînt pas. Moi aussi je demande : « Qu’ont-ils fait d’elle ? » Oh ! qui me le dira ? Elle, du moins, était innocente. Je pourrais pardonner… mais, noble tribun, j’oublie qu’il n’appartient pas à un esclave de parler de pardon ou de vengeance. Je suis enchaîné à une rame pour la vie.

Arrius, qui l’avait écouté avec une attention intense, consultait ses souvenirs et l’expérience qu’il avait des esclaves. Si les sentiments que celui-ci exprimait étaient feints, il jouait son rôle à la perfection. D’un autre côté, si ce qu’il disait était vrai, on ne pouvait douter de son innocence, et la pensée de la rigueur avec laquelle on avait sévi, pour faire expier un accident au jeune Juif, révoltait le tribun.

Il savait bien être inexorable, l’exercice de sa charge l’exigeait d’ailleurs, mais il était juste aussi et lorsqu’on lui signalait une injustice, il n’avait repos ni trêve qu’il ne l’eût fait cesser, aussi tous ceux qui servaient sous ses ordres finissaient-ils infailliblement par l’appeler le bon tribun.

L’histoire de Ben-Hur le préoccupait, cependant il hésitait sur le parti à prendre, il possédait sur son navire un pouvoir illimité et tout le poussait à user de miséricorde, mais il se dit que rien ne pressait, si ce n’était de gagner Cythère au plus vite, et qu’il ne devait pas, en un pareil moment, se priver des services d’un excellent rameur. De plus, il voulait prendre des informations, afin de s’assurer qu’il n’avait point à faire avec un de ces vulgaires menteurs, si nombreux parmi les esclaves.

– Cela suffit, dit-il à haute voix, va reprendre ta place.

Ben-Hur s’inclina et regarda encore une fois le visage d’Arrius, sans y rien découvrir qui lui permît de concevoir quelque espoir. Il se détourna, puis revint en arrière et lui dit :

– Si jamais tu te souviens de moi, ô tribun, n’oublie point la seule chose que j’aie sollicitée de toi, ce sont des nouvelles de ma mère et de ma sœur.

Il allait s’éloigner, quand Arrius l’arrêta, en lui disant :

– Si tu étais libre, que ferais-tu ?

– Le noble Arrius se raille de moi, répondit Ben-Hur, dont les lèvres tremblaient.

– Non, par les dieux.

– Alors, je vais te le dire. Je me dévouerais tout entier à un unique devoir. Je ne m’accorderais aucun repos avant d’avoir retrouvé ma mère et Tirzah. Mes heures et mes jours seraient consacrés à assurer leur bonheur. Je les servirais mieux que le plus fidèle des esclaves. Elles ont perdu de grands biens, mais je leur en gagnerais de plus grands encore.

Le Romain ne s’attendait pas à cette réponse et pendant un instant il perdit son but de vue, puis, revenant à son idée, il lui dit :

– Je m’adressais à ton ambition. Si ta mère et ta sœur étaient mortes, que ferais-tu ?

Ben-Hur pâlit, on voyait qu’il se livrait une lutte au dedans de lui.

– Tu demandes quelle occupation je choisirais ? dit-il enfin.

– Oui.

– Tribun, je te répondrai en toute sincérité. La nuit qui précéda le jour néfaste dont je t’ai parlé, j’avais obtenu la permission de me faire soldat. Je n’ai pas changé dès lors, et comme dans le monde entier il n’y a qu’une école où l’on apprenne l’art de la guerre, je m’y rendrais.

– Tu veux parler ?

– D’un camp romain.

– Avant tout il te faudrait apprendre le maniement des armes, s’écria Arrius.

Il semblait vouloir en dire davantage, mais il se souvint qu’un maître ne peut jamais se fier à un esclave et qu’il est dangereux de lui donner des conseils, aussi sa voix et ses manières changèrent-elles tout à coup.

– Va-t’en maintenant, reprit-il, et ne te monte pas la tête au sujet de ce qui s’est passé entre nous, peut-être me suis-je simplement joué de toi, ou bien, si tu y penses, fais ton choix entre la renommée d’un gladiateur et la servitude d’un soldat. L’empereur pourrait t’aider à conquérir la première, – comme soldat tu n’arriveras à rien, car tu n’es pas Romain. Va, maintenant.

L’instant d’après, Ben-Hur reprenait sa place sur son banc. La tâche d’un homme lui semble toujours aisée lorsqu’il a le cœur léger. Juda trouvait sa rame moins lourde depuis que l’espérance chantait à ses oreilles comme un oiseau. Si faible que fût ce chant, il l’entendait pourtant et chaque fois que sa mémoire lui rappelait ces paroles du tribun « peut-être que je me joue de toi, » il les chassait bien vite, tandis qu’il se répétait sans cesse que quelqu’un l’avait appelé par son nom et savait maintenant son histoire. Cela suffisait à son âme affamée et il se disait qu’il devait en résulter pour lui quelque chose d’heureux. Le mince rayon de lumière tombant sur lui lui semblait être devenu soudain très brillant, et sa prière montait plus fervente vers le ciel.

CHAPITRE XII

Les cent galères se rejoignirent dans la baie d’Antemone, à l’orient de la ville de Cythère, et le tribun consacra une journée à les passer en revue. De là il fit voile sur Naxos, la plus grande des Cyclades. Placée à mi-chemin entre les côtes de la Grèce et celles de l’Asie, cette île formait au milieu des flots comme un fort, d’où Arrius pourrait défier les pirates, soit qu’ils se trouvassent dans la mer Égée, soit qu’ils eussent passé déjà dans la Méditerranée.

Tandis que la flotte se dirigeait, dans le plus bel ordre, vers les rivières rocheuses de l’île, elle rencontra une galère venant de Byzance, et dont le commandant put fournir à Quintus Arrius tous les renseignements dont il avait besoin.

Les pirates, disait-il, étaient tous originaires du Pont-Euxin. Ils avaient appareillé dans le plus grand secret et chacun ignorait encore leur existence, que déjà ils apparaissaient dans le golfe de Thrace et anéantissaient la flotte qui y stationnait. De là jusqu’à l’Hellespont ils avaient fait main basse sur tout ce qui flottait à la surface des eaux. Leur escadre se composait de soixante galères, bien montées et bien armées ; un Grec commandait l’expédition et d’autres Grecs, connaissant parfaitement toutes les mers de l’Orient, lui servaient de pilotes. Ils avaient tout pillé sur leur passage, aussi la panique causée par leur approche gagnait-elle les villes situées dans l’intérieur des terres. Ces villes fermaient leurs portes et plaçaient des gardes sur leurs remparts. Partout les affaires étaient suspendues.

Où se trouvaient maintenant ces pirates ? C’était là ce qu’il importait, avant tout, de savoir. Après avoir mis à sac la ville d’Héphestia, située dans l’île de Lemnos, ils s’étaient dirigés vers l’archipel Thessalique. Les dernières nouvelles disaient qu’ils devaient se trouver dans quelque golfe, entre Eubée et la Hellade.

Telles furent les réponses que reçut Arrius. Alors les habitants de l’île, groupés au sommet des collines pour contempler le spectacle inusité que leur offraient ces cinquante galères, cinglant de concert vers la côte, virent tout à coup celle qui marchait la première changer de direction et tourner vers le nord, suivie aussitôt par tout le reste de la flotte. Ils avaient entendu parler des ravages exercés par les pirates sur les rives voisines, aussi suivaient-ils, avec un intérêt palpitant et des sentiments de reconnaissance, les voiles blanches qui s’en allaient disparaissant entre Rhodes et Syros ; ils savaient que leur délivrance dépendait de ces vaisseaux fuyant à l’horizon. Rome ne laissait pas sans défense les peuples conquis par elle, en échange de leurs contributions elle assurait leur sécurité.

Fort satisfait de tout ce qu’il venait d’apprendre, le tribun rendait grâce à la fortune qui, non seulement venait de le renseigner sur les mouvements des pirates, mais encore les avait attirés dans une impasse où leur destruction paraissait d’avance certaine, et il comprenait l’honneur qui rejaillirait sur son nom, s’il parvenait à capturer leur flotte et à l’anéantir d’un coup.

Les hardis pillards du Pont-Euxin se trouvaient entre l’île d’Eubée et les côtes d’Asie, dans ce même canal qui avait autrefois offert un refuge aux vaisseaux du roi Xerxès, et les riches cités situées au bord des golfes voisins leur promettaient de splendides butins. Arrius, calculant qu’il devait les rencontrer à la hauteur des Thermopyles, résolut de les surprendre à la fois par le sud et par le nord, mais pour faire réussir ce plan il fallait ne pas perdre un instant et s’avancer vers l’île avec toute la vitesse possible.

À la tombée de la nuit on distingua le mont Ocha, qui dessinait ses contours sur le ciel assombri, et le pilote signala l’approche de la côte eubéenne. Aussitôt l’ordre fut donné d’arrêter toutes les rames, puis Arrius partagea sa flotte en deux divisions de force égale. Lui-même prit le commandement de celle qui devait entrer directement dans le canal, tandis que l’autre ferait force de rames pour tourner l’île. À la vérité, aucune de ces deux divisions n’égalait la flotte des pirates, mais elles avaient pour elles la discipline, impossible à obtenir d’une horde de brigands. En outre, le tribun comptait que si une des divisions était battue, l’autre rencontrerait l’ennemi déjà affaibli par sa victoire et pourrait facilement en avoir raison.

Pendant ce temps, Ben-Hur occupait sa placé accoutumée, et sa rame, depuis son arrêt dans la baie d’Antemone, lui paraissait légère.

On apprécie trop peu, en général, le sentiment de sécurité que l’on éprouve lorsqu’on sait où l’on est et où l’on va. S’il est angoissant de sentir que l’on a perdu son chemin, il est bien plus pénible encore d’avancer aveuglément dans les régions inconnues. Ben-Hur s’était habitué, en quelque mesure, à ramer durant des heures, de jour et de nuit, sans connaître la destination de la galère ; cependant le désir de l’apprendre ne s’était jamais entièrement éteint en lui et maintenant il se rallumait, sous l’empire de l’espérance que son entrevue avec le tribun avait fait naître dans son cœur. Les moindres bruits qui parvenaient à son oreille lui semblaient des voix, chargées de quelque message pour lui ; il fixait les yeux sur le petit espace lumineux au-dessus de sa tête par lequel il s’attendait à voir paraître quelque chose ; il n’aurait su lui-même dire quoi. Plus d’une fois il se surprit sur le point d’adresser la parole à son chef, ce qui eût plongé, certainement, ce digne fonctionnaire dans un étonnement voisin de la stupeur.

Durant ses années de captivité il avait appris à calculer, d’après les rares rayons du soleil qui glissaient sur le plancher, à ses pieds, la direction que suivait la galère, et depuis leur départ de Cythère, il avait étudié les variations de l’ombre avec une attention passionnée, car il devinait qu’ils se rapprochaient de la terre de Judée, aussi leur brusque évolution vers le nord lui causait-elle un désappointement poignant. Quant à la raison d’être de ce changement d’orientation, il cherchait en vain à la comprendre, il ignorait, ainsi que tous ses compagnons, le but de leur voyage. Sa place était près des rames, que la galère fût en marche ou à l’ancre, et une seule fois, depuis trois ans, on lui avait permis de monter sur le pont, – le jour où Arrius avait ordonné qu’il se présentât devant lui – aussi ne savait-il pas même que la galère, qu’il contribuait à faire marcher, était maintenant suivie d’une flotte entière.

Quand la nuit fut venue, une vague odeur d’encens se répandit dans tout le navire…

« Le tribun est à l’autel, se dit Ben-Hur, serions-nous sur le point d’entrer en bataille ? » Il avait assisté déjà à bien des combats, sans en avoir vu aucun, et les diverses manifestations que leur approche provoquait à bord lui étaient familières ; ainsi il savait qu’avant un engagement, comme avant un départ, on offrait toujours un sacrifice aux dieux.

Les rameurs s’intéressaient au résultat d’une bataille avec autant d’ardeur que les matelots et les soldats, quoique pour de tout autres raisons. Ils ne pensaient guère aux dangers courus, mais ils songeaient qu’une défaite, au cas où ils lui survivraient, les ferait changer de maîtres, ce qui améliorerait, peut-être, leur misérable condition.

Au moment voulu on alluma les lanternes suspendues au-dessus des escaliers, et le tribun descendit dans l’entrepont. Les soldats se revêtirent de leurs armures et l’on prépara les machines, les munitions, les jarres pleines d’huile inflammable, les corbeilles remplies de balles de coton, roulées en forme de chandelles. Quand enfin Ben-Hur vit le tribun remonter sur la plateforme, son casque et son bouclier à la main, il ne douta plus de ce qui allait se passer et se prépara à subir la dernière des ignominies attachées à son état d’esclavage.

Chaque banc portait une chaîne, terminée par des fers, que le chef mettait aux pieds des rameurs, et ceux-ci n’avaient d’autre alternative que d’obéir passivement et de se laisser ainsi enlever toute chance de fuir, en cas de naufrage. Cette humiliation, qu’ils ressentaient tous vivement, faisait bouillonner le sang de Ben-Hur ; il eût donné un monde pour y échapper. Le bruit des chaînes soulevées par le chef l’avertissait de son approche, son tour allait venir, à moins… à moins que le tribun n’intercédât pour lui.

Cette idée, dictée peut-être par l’égoïsme ou la vanité, s’empara tout à coup de son âme. Il se dit que si le Romain s’intéressait vraiment à lui, il lui épargnerait cette honte, en tous les cas il allait savoir ce qu’il pouvait espérer de cet homme. Si, au moment d’entrer en bataille, il pensait à lui, cette preuve qu’il le considérait comme étant supérieur à ses compagnons d’infortune, lui permettrait de donner essor à ses rêves d’avenir.

Il attendait avec anxiété l’instant où le chef arriverait à lui. Il entendait les fers grincer et il regardait le tribun, couché sur son lit, où il prenait quelque repos. Enfin son tour vint et il s’apprêtait à tendre son pied, avec le calme que donne le désespoir, lorsque tout à coup le tribun s’éveilla, s’assit et fit signe à l’officier d’approcher.

Une violente émotion s’empara du jeune Juif. Le grand homme le regardait, mais il n’entendit pas ce qu’il disait. N’importe, il lui suffisait de savoir que la chaîne traînait toujours à terre et que le chef avait repris sa place devant sa table. Les coups qu’il y frappait faisaient à Ben-Hur l’effet d’une musique enchanteresse, aussi ramait-il avec une vigueur toute nouvelle.

Le vaisseau avançait sur une mer dont aucun souffle ne ridait la surface ; tous ceux qui n’avaient rien à faire à bord dormaient, Arrius sur sa plateforme et les matelots sur le plancher.

Deux fois on relaya Ben-Hur, mais lui ne dormait pas. Après trois ans de ténèbres, le jour semblait prêt à poindre sur sa route. Ce qu’il entrevoyait était pour lui ce qu’aurait été la terre pour un marin, perdu sur la haute mer, ou la résurrection pour un mort. Dans un moment pareil, comment aurait-il pu songer à dormir ? L’espoir s’élance vers l’avenir en se servant du passé et du présent, comme de points d’appui ; celui de Ben-Hur avait sa source dans les faveurs du tribun, mais emportait le jeune homme vers des horizons lointains où le bonheur lui apparaissait non seulement comme une promesse, mais comme une réalité. Il voyait déjà ses souffrances effacées, il croyait posséder de nouveau son palais et ses biens, il lui semblait sentir autour de son cou les bras de sa mère et de sa sœur et il éprouvait un sentiment de félicité. Il ne s’arrêtait pas à la pensée de la bataille imminente, et la joie qui inondait son cœur était si complète qu’il n’éprouvait plus aucun désir de vengeance. Messala, Gratien, Rome, tous les souvenirs, pleins d’une amertume passionnée, qui s’attachaient à ces noms détestés étaient oubliés ; il planait bien au-dessus des misères de la terre, dans des régions sereines, où il entendait chanter les étoiles.

L’obscurité profonde qui précède l’aurore régnait sur les flots et tout allait bien à bord, quand un homme descendit précipitamment dans la cabine et vint éveiller Arrius. Il se leva, mit son casque sur sa tête et s’arma de son épée et de son bouclier, après quoi il s’avança vers le chef des matelots :

– Les pirates sont tout près de nous, que chacun se prépare au combat, lui dit-il, puis il monta sur le pont aussi calme et confiant que s’il se fût rendu à une fête.

Chacun s’éveilla sur la galère, et tous les officiers se rendirent à leur poste. Les soldats de marine, absolument équipés comme des légionnaires, montèrent sur le pont ; l’on préparait en hâte les javelots, les flèches, les provisions d’huile et de balles de coton, l’on allumait des lanternes, on remplissait d’eau de grandes outres. Les rameurs qui n’étaient pas de service restaient groupés autour de leur chef ; Ben-Hur se trouvait au nombre de ceux-là. Il entendait, au-dessus de sa tête, retentir le bruit des derniers préparatifs, les matelots déployant la voile, tendant des filets au-dessus du bastingage, mettant les machines en ordre ; puis le silence se fit sur la galère – ce silence qui précède la tempête.

Tout à coup, à un signal donné, les rames restèrent immobiles. Qu’est-ce que cela signifiait ? Parmi les cent vingt esclaves enchaînés aux bancs, il ne s’en trouvait pas un seul qui ne se posât cette question. Ils n’étaient encouragés au devoir par aucun sentiment de patriotisme, aucun désir de gloire et, certes, un frisson d’horreur pouvait bien les secouer, car le plus abruti d’entre eux savait qu’une victoire ne servirait qu’à river plus inexorablement sa chaîne, tandis que si le bateau venait à couler ou à brûler, il partagerait son sort.

Ils n’osaient s’informer de ce qui se passait au dehors, ni demander quel ennemi l’on allait combattre. Qui sait si l’un ou l’autre n’aurait pas reconnu dans ses rangs des amis, des frères, des compatriotes ? Le cas était possible, probable même, et c’est pour cette raison, principalement, que les Romains enchaînaient, au moment du danger, ces pauvres êtres sans défense.

Mais ils n’avaient guère le temps de songer à toutes ces éventualités. Un grand bruit de rames attira l’attention de Ben-Hur ; l’Astra ballotta pendant un moment comme si elle eût été entourée de vagues ; aussitôt il comprit qu’une flotte entière manœuvrait derrière elle et se rangeait en ordre de bataille.

À un second signal, toutes les rames retombèrent dans l’eau, et l’Astra reprit sa marche en avant. Sur le pont, et dans l’intérieur du navire, chacun se taisait, et on se préparait à soutenir un choc : on eût dit que la galère elle-même se recueillait, comme un tigre prêt à bondir sur sa proie.

Dans une situation comme celle-là, il est difficile d’apprécier la durée du temps, aussi Ben-Hur ne se rendait-il pas compte du chemin qu’ils avaient parcouru, quand il entendit le son clair et longuement répercuté des trompettes. Le chef se mit à battre la mesure plus vite, les esclaves faisaient voler leurs rames, la galère frémissait sous leur effort, la fanfare, placée sur l’arrière-pont, redoublait d’éclat ; à l’avant, on entendait des voix tumultueuses, de plus en plus bruyantes. Tout à coup, une secousse violente fit tomber de leurs bancs plusieurs des rameurs, le bateau recula, s’arrêta, puis avança de nouveau, avec une force irrésistible. Des hurlements de détresse dominaient la voix des cuivres et l’on entendait un bruit sinistre, comme celui de quelque chose qui craque, se déchire et se brise. Au même moment, une clameur de triomphe retentit sur le pont, l’éperon de la galère romaine venait de couler bas un vaisseau ennemi. Mais qui donc étaient-ils, ceux que la mer engloutissait ? D’où venaient-ils et quelle langue parlaient-ils ?

Sans un instant de trêve, l’Astra poursuivait sa course folle, et maintenant quelques matelots s’occupaient à imbiber d’huile les rouleaux de coton, qu’ils tendaient à leurs camarades postés au haut des escaliers ; le feu allait ajouter à l’horreur du combat. La galère penchait de telle façon que les rameurs dont les bancs se trouvaient adossés à la paroi opposée, se maintenaient à grand’peine en leurs places. De nouveau le cri de victoire des Romains s’éleva dans l’air, aussitôt dominé par des vociférations désespérées. Un bâtiment ennemi venait d’être soulevé au-dessus des flots par l’énorme harpon de la galère et précipité dans l’abîme.

Le vacarme augmentait de tous côtés ; de temps en temps on entendait un craquement lugubre, accompagné d’exclamations d’effroi, qui annonçaient qu’un navire venait de couler à pic, avec toute sa cargaison humaine ; mais la victoire n’était pas certaine encore, et souvent l’on apportait dans l’entrepont un Romain, encore revêtu de son armure et tout sanglant, ou même mourant ! Parfois aussi, des bouffées de fumée chargées d’une odeur de chair carbonisée s’engouffraient dans la cabine, et Ben-Hur, en respirant cet air étouffé, se disait qu’à quelques pas de lui des rameurs brûlaient, avec la galère à laquelle ils étaient inséparablement liés.

Tout à coup l’Astra, qui n’avait pas cessé de marcher, stoppa. Les rames furent arrachées aux mains des rameurs et ceux-ci jetés à bas de leurs bancs : sur le pont on entendait un grand bruit de pas pressés et les deux parois du bateau craquaient d’une façon inquiétante. Au plus fort de la panique, un homme tomba, la tête la première, dans la cabine et vint s’affaler aux pieds de Ben-Hur. C’était un barbare du nord, au teint blanc, aux cheveux clairs. Que faisait-il donc là ? Une main de fer l’avait-elle arraché du pont du navire voisin ? Non, l’Astra venait d’être abordée et la bataille se livrait maintenant sur son propre pont. Un frisson de terreur secoua le jeune Juif à la pensée du danger que courait Arrius. S’il était tué, avec la vie du tribun s’évanouirait pour toujours tout espoir de revoir sa mère, sa sœur, et dans sa détresse il s’écria : « Dieu d’Abraham, protège-le. »

Il jeta un regard autour de lui. La confusion était à son comble dans la cabine, les rameurs demeuraient immobiles et comme paralysés, des hommes affolés couraient ça et là ; seul le chef restait assis sur sa plateforme, attendant avec un calme imperturbable les ordres du tribun. Il frappait toujours ses coups réguliers ; il les frappait en vain, mais donnait l’exemple de cette discipline sans égale, qui avait jusqu’alors conquis le monde.

Cet exemple ne fut pas perdu pour Ben-Hur ; il rassembla tout son sang-froid et chercha à se rendre compte de la situation où il se trouvait. L’honneur et le devoir retenaient ce Romain sur sa plateforme, mais lui, qu’avait-il à faire avec l’honneur ou le devoir, et s’il mourait en esclave, à qui cela profiterait-il ? Au contraire, le devoir, pour lui, consistait à vivre, sa vie appartenait à sa mère, à sa sœur ; il les voyait tendant les bras vers lui, implorant son secours, et à tout prix il voulait répondre à leur appel. Hélas ! il tressaillit en se rappelant que le jugement dont il portait le poids avait toujours force de loi et qu’aussi longtemps qu’il ne serait pas rapporté, il ne lui servirait de rien de fuir. Il n’y avait pas dans tout le vaste monde un endroit où le bras de l’empereur ne l’atteindrait pas, et jamais il ne pourrait habiter la Judée et se consacrer à la tâche à laquelle il voulait vouer sa vie, si la liberté ne lui était pas officiellement rendue. Dieu du ciel ! comme il avait attendu ce moment, comme il l’avait demandé dans ses prières et comme l’exaucement avait tardé ! Et maintenant que, grâce aux promesses du tribun, il croyait être près d’obtenir cette liberté, son bienfaiteur allait-il donc lui être enlevé ? S’il mourait, tout serait fini, pour lui aussi : les morts ne reviennent point pour tenir les promesses faites par les vivants. Mais non, cela ne serait pas ou, du moins, si Arrius devait périr, il partagerait son sort, préférant mille fois mourir que de continuer à mener l’existence d’un esclave.

Encore une fois, Ben-Hur regarda tout autour de lui. Sur le pont, la bataille continuait, la galère, serrée entre deux vaisseaux ennemis, courait à chaque instant le risque d’être écrasée. Les rameurs faisaient des efforts frénétiques pour se débarrasser de leurs fers et n’y réussissant pas, ils poussaient des hurlements de forcenés. Les gardes s’étaient enfuis, la discipline n’existait plus, le désordre régnait à sa place, partout, excepté sur la plateforme où le chef était toujours assis, fidèle à sa consigne. Ben-Hur lui jeta un dernier regard, puis il s’élança en avant, afin de se mettre à la recherche du tribun.

Il atteignit l’escalier d’un bond et déjà il entrevoyait le ciel, embrasé par la lueur des incendies, la mer couverte de vaisseaux et d’épaves, et le pont sur lequel les pirates semblaient être les plus nombreux, quand tout à coup la marche sur laquelle il se trouvait se déroba sous ses pieds et lui-même fut précipité sur le plancher de sa cabine, qui se soulevait et volait en morceaux. En même temps, tout l’arrière de la coque s’ouvrait et la mer, qui semblait avoir guetté ce moment, s’engouffrait dans le bâtiment en écumant et en bouillonnant.

Autour de Ben-Hur, tout était maintenant ténèbres. Il serait faux de dire qu’il faisait des efforts pour se maintenir sur l’eau, car malgré sa force extrême et l’instinct de la conservation, il avait perdu connaissance. Il tourbillonna un moment dans la cabine, puis le remous causé par le bateau qui s’enfonçait, le rejeta à la surface des flots, avec toutes sortes de débris flottants. Presque machinalement il en saisit un et s’y tint cramponné. Il lui semblait avoir passé une éternité au fond de la mer ; enfin il secoua la tête, se frotta les yeux et, après s’être assis sur la planche à laquelle il devait son salut, il essaya de distinguer ce qui l’entourait.

La mort qui l’avait cherché dans les flots, sans l’atteindre, n’abandonnait pas sa proie, il la voyait, revêtue de formes diverses, ramper autour de lui. Une épaisse fumée, dans laquelle les vaisseaux en flammes faisaient ici çà et là de brillantes trouées, traînait sur la mer, comme un brouillard. La bataille durait toujours, mais Ben-Hur n’aurait pu dire à qui la victoire appartenait. De temps à autre une galère passait près de lui ; plus loin il en voyait vaguement, qui se heurtaient les unes contre les autres, mais un danger plus imminent le menaçait. Au moment où l’Astra sombrait, son propre équipage et ceux des deux galères qui l’attaquaient se trouvaient sur le pont, engagés dans une lutte corps à corps, qui se continuait encore sur les épaves, auxquelles un certain nombre d’entre eux avaient pu se raccrocher. Tous ces naufragés se disputaient, avec l’énergie du désespoir, la possession d’une planche ou d’une poutre. Ben-Hur, persuadé qu’aucun de ces hommes, armés pour la plupart, n’hésiterait à le tuer pour s’emparer du frêle radeau sur lequel il se soutenait, faisait tous ses efforts pour leur échapper, mais en s’éloignant d’eux il courut le risque d’être écrasé par une galère, qui passa si près de lui, que les vagues qu’elle soulevait le couvrirent de leur écume.

Il faisait manœuvrer à grand’peine sa planche, et il sentait que l’espace d’une seconde suffirait pour le perdre. Soudain il vit paraître, à la portée de son bras, un casque brillant, puis deux mains, auxquelles il ne serait pas aisé de faire lâcher prise si elles parvenaient à s’emparer du bord de la planche. Saisi de frayeur, Ben-Hur essaya de se détourner, mais le casque reparut, ainsi que deux bras, qui battaient l’eau avec frénésie ; enfin la tête se retourna, laissant apercevoir un visage d’une pâleur spectrale, une bouche ouverte, des yeux fixes. C’était horrible à voir, mais Ben-Hur n’en poussa pas moins une exclamation de joie et, au moment où le noyé allait disparaître dans les flots pour la dernière fois, il le saisit par la chaîne qui retenait son casque et l’attira à lui.

C’était Arrius, le tribun, qu’il venait de sauver, mais pendant un moment il eut besoin de toutes ses forces pour maintenir sa tête au-dessus des vagues. La galère avait passé au milieu de toutes ces épaves flottantes, et dans le sillon qu’elle laissait derrière elle rien de vivant n’apparaissait plus. Un craquement sourd, suivi d’un cri, se fit entendre, Ben-Hur leva les yeux et avec une joie sauvage il constata que l’Astra était vengée.

Le jeune homme aurait donné beaucoup pour savoir qui étaient les vainqueurs : il comprenait que sa propre vie et celle d’Arrius dépendaient de cette question. Il avait réussi à faire passer l’extrémité de la planche sur laquelle il se trouvait, sous le corps du tribun ; ses efforts tendaient maintenant à l’y maintenir. L’aube blanchissait la nue à l’orient, et il la voyait grandir avec une impatience mêlée d’anxiété. Quand le jour serait venu se trouveraient-ils entourés de Romains, ou de pirates ? Dans ce dernier cas, Arrius était perdu.

Enfin il aperçut la terre, mais beaucoup trop éloignée encore pour qu’il pût songer à l’atteindre. Quelques hommes se maintenaient encore, comme lui, au-dessus de l’abîme ; on voyait aussi flotter ici et là des morceaux de bois fumant. À une petite distance d’eux une galère se balançait, immobile ; sa grande voile retombait en lambeaux le long du mât ; plus loin passaient des ombres blanches, qui pouvaient être les voiles des vaisseaux fuyant le lieu du combat, ou de grands vols d’oiseaux.

Une heure s’écoula ainsi et l’angoisse de Ben-Hur allait croissant. Si le secours tardait encore, il perdait tout espoir de voir Arrius revenir à la vie. Par moment il se demandait s’il était déjà mort. Il lui enleva, à grand’peine, son casque, puis sa cuirasse et, à son inexprimable soulagement, il découvrit que son cœur battait toujours. Il ne lui restait autre chose à faire qu’à attendre et selon la coutume de son peuple, à prier.

CHAPITRE XIII

Arrius, peu à peu, revenait à la vie et la joie de Ben-Hur fut grande en l’entendant prononcer quelques paroles incohérentes, puis le questionner sur l’endroit où il se trouvait, sur la manière dont il avait été sauvé, enfin s’informer de l’issue du combat. L’incertitude au sujet de la victoire finale contribua, en une large mesure, à lui rendre sa présence d’esprit.

– Notre salut, disait-il, dépend des résultats de la bataille. Je sais ce que je te dois, car tu as sauvé ma vie au péril de la tienne. Je le reconnais hautement et quoi qu’il arrive, je t’en remercie ; bien plus, si la fortune me sert et m’aide à échapper au danger dans lequel nous nous trouvons, je ferai de toi tout ce qui peut dépendre d’un Romain qui possède les moyens de se montrer reconnaissant. Cependant il reste à savoir si, avec toute ta bonne volonté, tu m’as réellement rendu un service et je voudrais – il hésita un instant avant de poursuivre – je voudrais obtenir de toi la promesse que, si la nécessité s’en présente, tu me rendras le plus grand des services que les hommes puissent réclamer les uns des autres…

– S’il ne s’agit pas d’une chose défendue, compte sur moi, répondit Ben-Hur.

Arrius se tut pendant un moment.

– Es-tu vraiment fils d’Hur, le Juif ? demanda-t-il enfin.

– Je te l’ai déjà dit.

– J’ai connu ton père. – Juda se rapprocha d’Arrius, afin de ne perdre aucune de ses paroles. – Je l’ai connu et je l’aimais. – Le tribun s’arrêta de nouveau, ses pensées semblaient changer de direction.

– Il ne se peut, reprit-il, que tu n’aies pas entendu parler de Caton et de Brutus. C’étaient de grands hommes, et jamais ils ne furent plus grands qu’à l’heure de la mort. En mourant ils nous ont appris qu’un Romain ne saurait survivre à la bonne fortune. M’entends-tu ?

– Je t’écoute.

– Il est d’usage parmi les nobles Romains de porter des bagues. Il y en a une à mon doigt. Prends-la.

Il tendit une de ses mains vers Juda, qui lui obéit.

– Mets-la à ton propre doigt.

Ben-Hur fit ce qu’il voulait.

– Ce bijou te sera d’une grande utilité, dit Arrius. J’ai d’immenses propriétés et je passe pour riche, même à Rome. Je n’ai pas de famille. Si tu montres cette bague à mon intendant, que tu trouveras dans ma villa près de Misène, et que tu lui dises comment elle est tombée en ta possession, il te donnera ce que tu lui demanderas, quand même ce serait tout ce qu’il a sous sa surveillance. Si je vis, je ferai mieux que cela pour toi, je ferai de toi un homme libre, je te rendrai à ta famille et à ton peuple, j’accomplirai tous les désirs que tu pourrais avoir. Comprends-tu bien ce que je te dis ?

– Je voudrais m’empêcher de l’entendre que je ne le pourrais pas.

– Alors jure-moi, par les dieux ?

– Non, bon tribun, je suis Juif.

– Par ton Dieu, donc, ou selon la formule sacrée pour toi, jure-moi de faire ce que je vais te dire. J’attends ta promesse.

– Noble Arrius, tu me prouves qu’il s’agit d’une chose d’une gravité extrême. Dis-moi, avant tout, en quoi consiste ton désir ?

– Aurai-je ensuite ta promesse ?

– Ce serait me lier d’avance et, béni soit le Dieu de mes pères ! voilà un navire qui s’avance vers nous.

– D’où arrive-t-il ?

– Du nord.

– Peux-tu voir à quelle nation il appartient ?

– Non, je ne me connais qu’aux rames.

– A-t-il un pavillon ?

– Je n’en vois point.

– Une galère romaine, à l’heure de la victoire, arborerait plusieurs drapeaux, celle-ci doit appartenir à l’ennemi, aussi prête-moi l’oreille, pendant que je puis encore parler. Entre les mains des pirates ta vie sera sauve, peut-être ne te rendront-ils pas la liberté et te remettront-ils aux rames, mais du moins ils ne te tueront point, tandis que moi… – La voix du tribun s’altéra, mais il fit un effort sur lui-même, et reprit, résolument : – Je suis trop vieux pour subir le déshonneur. Il faut qu’on sache à Rome que Quintus Arrius a péri sur son bateau, ainsi qu’il sied à un tribun romain. Si cette galère appartient aux pirates, précipite-moi dans la mer, voilà le service que j’attends de toi. Jure-moi que tu l’accompliras.

– Je ne jurerai point, dit Ben-Hur d’un ton ferme, et ne t’obéirai pas davantage. La loi qui me lie me rend responsable de ta vie. Reprends ta bague et avec elle toutes les promesses que tu m’as faites. Le jugement qui m’a condamné aux rames toute ma vie n’a pu aliéner ma liberté. Je suis un fils d’Israël et, en ce moment du moins, mon propre maître. Reprends ta bague, te dis-je.

Arrius ne bougea pas.

– Tu ne la veux pas ? continua Juda. Alors je vais la jeter à la mer, non pas en signe de mépris ou de colère, mais afin de me libérer d’une obligation que je ne puis accepter. Regarde, tribun.

Et tout en parlant, il jetait l’anneau loin de lui. Arrius n’avait pas levé les yeux, mais il l’entendit tomber dans l’eau.

– Tu as fait une folie, dit-il, ma vie ne dépend pas de toi, je puis la quitter sans ton secours, et après, qu’adviendra-t-il de toi ? Les hommes déterminés à mourir préfèrent que la mort leur soit donnée par la main des autres, par la simple raison que l’âme, d’après Platon, répugne à l’idée du suicide, mais c’est là tout. Si ce bateau appartient à l’ennemi je quitterai ce monde, j’y suis décidé, car je suis Romain. Le succès et l’honneur sont les seules choses pour lesquelles il vaille la peine de vivre. Malgré tout cela, j’aurais aimé à t’être utile. Ma bague était la seule preuve à ton égard dont je pusse disposer. Je mourrai, regrettant la victoire et la gloire, qui me sont enlevées ; toi tu vivras pour regretter que ta folie t’ait empêché d’accomplir un pieux devoir. J’ai pitié de toi, vraiment.

Ben-Hur comprenait mieux qu’il ne l’avait compris au premier moment les conséquences de sa conduite, mais il ne broncha pas.

– Dans le cours de mes trois années de servitude, tu es le seul être humain, ô tribun, qui m’ait regardé avec bonté. Non, je me trompe, il y en a eu un autre ! – La voix lui manqua, ses yeux se remplirent de larmes, et il revit devant lui le visage du jeune homme qui lui avait donné à boire, auprès du puits de Nazareth. – Mais, du moins, reprit-il, tu es le seul qui se soit enquis de moi, aussi, bien que j’aie pensé, en essayant de te sauver, à tout ce que tu pourrais faire pour m’arracher à mon sort malheureux, je n’ai pas agi dans un but purement égoïste. Cependant Dieu m’a fait comprendre que je dois tenter d’atteindre la liberté par des moyens dont je n’aie pas à rougir, et ma conscience me dit que, plutôt que de devenir ton meurtrier, je devrais mourir avec toi. Aussi ma volonté est-elle arrêtée, ô tribun ; quand bien même tu m’offrirais toutes les richesses de Rome, je ne consentirais point à t’ôter la vie. Ton Platon et ton Brutus n’étaient que de petits enfants auprès de l’Hébreu qui nous a donné la loi à laquelle nous devons tous obéir.

– Mais c’est une requête que je t’adresse.

– Un ordre de ta part serait pour moi d’un plus grand poids, et pourtant il ne parviendrait pas à m’ébranler. Tu insisterais en vain auprès de moi.

Ils n’ajoutèrent rien ni l’un ni l’autre. Ben-Hur regardait la galère, qui cinglait dans leur direction. Arrius restait immobile, les yeux fermés.

– Es-tu certain que ce soit là une galère ennemie ! demanda tout à coup Ben-Hur.

– À peu près.

– Elle s’arrête et met un canot à la mer. Le pavillon est-il le seul signe auquel on pourrait reconnaître une galère romaine ?

– Si c’en est une, elle doit avoir un bouclier.

Cependant Arrius n’était pas encore rassuré.

– Les hommes qui occupent le canot recueillent les naufragés. Les pirates ne seraient pas si humains.

– Ils ont peut-être besoin de rameurs, répliqua le tribun, qui se souvenait probablement de s’en être procuré de cette façon.

Ben-Hur épiait les moindres mouvements de ces inconnus.

– La galère s’éloigne ! s’écria-t-il tout à coup.

– Où va-t-elle ?

– Elle se dirige vers le navire abandonné, qui se trouve à notre droite. Elle va l’atteindre, elle l’accoste, le commandant envoie des hommes à bord.

Arrius ouvrit les yeux et sortit de son apathie.

– Remercie ton Dieu, dit-il, après avoir considéré attentivement les deux galères, comme je rends grâce à tous les miens. Les pirates couleraient ce bâtiment abandonné, au lieu de le remorquer. Cet acte, mieux encore que le bouclier, me fait reconnaître les Romains. La victoire est à moi, la fortune ne m’a pas abandonné et nous sommes sauvés. Appelle, fais des signes, afin qu’on arrive promptement à notre secours. Je vais devenir duumvir et je t’emmènerai avec moi. Ton père était un vrai prince, il m’a appris qu’un Juif n’est point un barbare et je ferai de toi mon fils. Rends grâce à Dieu et crie plus fort. Hâte-toi, car il faut que nous poursuivions ces brigands. Malheur à eux ! Aucun d’eux ne nous échappera !

Juda se tenait debout sur son radeau ; il agitait ses bras et criait de toutes ses forces. Enfin, les matelots qui montaient le canot l’aperçurent. Un instant plus tard, son maître et lui étaient sauvés.

On reçut le tribun sur la galère, comme un héros manifestement favorisé par la fortune. Couché sur son lit, sur le pont, il apprit de quelle façon le combat s’était terminé. Lorsque tous les survivants du naufrage eurent été recueillis, Arrius fit arborer le pavillon et donna l’ordre de repartir immédiatement, afin de rejoindre la flotte qui devait arriver du nord. En temps voulu, les cinquante galères, en entrant dans le canal, rencontrèrent les restes des derniers vaisseaux de l’escadre des pirates, qui fuyaient, et les défirent entièrement, pas un seul d’entre eux ne leur échappa. Pour rendre plus complet le triomphe du tribun, ils capturèrent vingt galères ennemies.

À son retour de la croisière, on fit une réception chaleureuse à Quintus Arrius, sur le môle de Misène. Le jeune homme qui l’accompagnait attira bien vite l’attention de ses amis et, pour répondre à leurs questions, il raconta l’histoire de son sauvetage, mais en omettant tous les détails qui se rapportaient au passé de l’étranger. Arrivé à la fin de son récit, il appela Ben-Hur et lui posa la main sur l’épaule.

– Vous voyez là, mes amis, mon fils et mon héritier, dit-il, et comme il possédera un jour tous mes biens, je vous prie de l’appeler désormais de mon nom. Je vous demande de l’aimer comme vous m’aimez moi-même.

Le brave Romain, tenant les promesses qu’il avait faites à Ben-Hur, l’adopta officiellement et l’introduisit, sous les plus heureux auspices, dans le monde impérial. Un mois plus tard, lors du retour du tribun à Rome, on célébra une grande fête, en l’honneur de sa victoire sur les pirates, dans le théâtre de Scaurus. Un des côtés de l’immense enceinte était orné de trophées, parmi lesquels se trouvaient les tillacs de vingt galères. Au-dessus, on avait écrit, en caractères visibles pour les quatre-vingt mille spectateurs, assis sur les gradins :

Pris aux pirates dans le golfe d’Euripe, par Quintus Arrius, Duumvir.

CHAPITRE XIV

Une galère de transport quittait la mer aux flots bleus pour entrer dans l’embouchure de l’Oronte. C’était vers le milieu d’un jour d’été, et les passagers se groupaient sur le pont pour saluer Antioche, la reine de l’Orient, la plus forte, si ce n’est la plus populeuse des cités de la terre après Rome.

Dans ce nombre était Ben-Hur. Les cinq années qui venaient de s’écouler avaient fait de lui un homme, en possession de son plein développement, et bien que la robe de lin dont il était revêtu masquât en partie ses formes, il n’en avait pas moins une tournure qui commandait l’attention. Depuis une heure il occupait un siège, placé à l’ombre d’une des voiles, et durant ce temps plus d’un de ses compagnons de voyage avait en vain cherché à lier connaissance avec lui. Ses réponses étaient brèves, quoique courtoises. Il parlait latin et la pureté de son langage, l’élégance de ses manières, sa réserve même contribuaient à stimuler la curiosité de son entourage. Ceux qui l’observaient attentivement découvraient, avec étonnement, dans sa personne, certains détails qui contrastaient avec son apparence éminemment distinguée : ainsi la longueur inusitée de ses bras, la largeur de ses mains et la force qu’elles trahissaient, toutes les fois que, pour résister au balancement du navire, il saisissait quelque objet placé à sa portée, et chacun se disait : « Assurément, cet homme a une histoire ! »

La galère, au cours de son voyage, avait fait halte dans l’un des ports de l’île de Chypre, et prit à son bord un Hébreu à l’air respectable, calme et réservé. Ben-Hur lui avait adressé quelques questions ; ses réponses avaient gagné sa confiance et, finalement, ils étaient entrés en conversation.

En même temps que la galère venant de Chypre, deux autres vaisseaux, déjà signalés au large, entraient dans l’Oronte. Tous deux portaient de petits pavillons, d’un jaune éclatant. Plusieurs personnes se demandaient à quelle nationalité ils appartenaient.

– Je le sais, dit l’Hébreu à l’air respectable, ce sont les pavillons du propriétaire de ces navires.

– Tu le connais donc ?

– J’ai eu affaire avec lui.

Les passagers le regardaient comme pour l’engager à en dire davantage. Ben-Hur l’écoutait avec attention.

– Il demeure à Antioche, continua l’Hébreu de sa voix tranquille. Ses immenses richesses l’ont mis en évidence et l’on parle de lui d’une façon qui n’est pas toujours bienveillante. Il y avait autrefois à Jérusalem un prince d’une famille très ancienne, celle de Hur…

Juda s’efforçait de ne pas perdre contenance, mais son cœur battait à coups précipités.

– Ce prince était marchand, il avait le génie des affaires et s’occupait de grandes entreprises commerciales, en Orient et en Occident. Dans toutes les villes importantes il avait fondé des comptoirs. Celui d’Antioche était dirigé par un de ses anciens serviteurs, Simonide, Grec de nom, mais Israélite de naissance. Son maître périt en mer, cependant ses affaires continuèrent et n’en devinrent pas moins prospères. Après quelques années, le malheur fondit sur la famille du prince. Son fils unique, encore jeune, tenta de tuer le procureur Gratien, dans une des rues de Jérusalem. Il manqua son but de peu et, dès lors, nul n’a plus entendu parler de lui. La fureur du Romain s’étant déchaînée sur toute sa maison, aucun de ceux qui portait son nom n’est plus en vie. Les portes de leur palais ont été scellées ; il ne sert plus que de refuge aux pigeons, et tous leurs biens ont été confisqués. Le gouvernement a pansé la plaie avec un onguent doré.

Les passagers se mirent à rire.

– Il aurait donc gardé toutes ces propriétés pour lui ! s’écria l’un deux.

– On le dit, répliqua l’Hébreu, je ne fais que vous rapporter les choses telles qu’elles m’ont été racontées. Or donc, peu après que tout cela fut arrivé, Simonide, l’agent du prince à Antioche, a ouvert, en son nom, un comptoir et, dans un laps de temps incroyablement court, il est devenu le principal marchand de la ville. À l’exemple de son maître, il envoie des caravanes aux Indes et il possède maintenant des galères en nombre suffisant pour former une flotte royale. On dit que tout lui réussit. Ses chameaux ne meurent que de vieillesse, ses vaisseaux ne font jamais naufrage ; s’il jetait un copeau dans la rivière il lui reviendrait changé en or.

– Depuis quand travaille-t-il pour son propre compte ?

– Depuis moins de dix ans.

– Il faut qu’il ait eu, au début, d’importants capitaux à sa disposition.

– On assure que le procurateur a réussi à s’emparer seulement des immeubles du prince, ainsi que de ses bêtes de somme, de ses vaisseaux et de ses marchandises. Jamais il n’a pu mettre la main sur son argent et cependant il devait posséder des sommes importantes. Ce qu’elles sont devenues est demeuré un mystère.

– Pas à mes yeux, dit un des passagers, en ricanant.

– D’autres ont eu la même idée que toi, répondit l’Hébreu, et l’on pense généralement que cette fortune est la source de celle de Simonide. Le gouverneur partage cette opinion, ou du moins la partageait, car deux fois, dans l’espace de cinq ans, il a fait arrêter le marchand et l’a fait mettre à la torture.

La main de Juda se crispa sur la corde à laquelle il se tenait.

– On dit, continua le narrateur, qu’il n’y a pas dans tout le corps de cet homme un os intact. La dernière fois que je le vis il n’était plus qu’une masse informe ; il était assis entre des coussins, le soutenant de tous côtés.

– C’est la torture qui l’a mis dans cet état ? s’écrièrent plusieurs voix.

– La maladie n’aurait pu produire semblables effets, mais la souffrance n’a pas eu raison du marchand. Tout ce qu’il a été possible de tirer de lui, c’est que sa fortune lui appartenait légalement et qu’il en faisait un usage légal. Maintenant il n’a plus à craindre la persécution, il a une patente de commerce, signée par Tibère lui-même.

– Il doit l’avoir chèrement payée.

– Ces vaisseaux lui appartiennent, continua l’Hébreu, sans relever cette remarque. Ses matelots ont coutume, lorsqu’ils se rencontrent, de hisser un pavillon jaune, comme pour se dire mutuellement : Nous avons fait un heureux voyage.

Le récit de l’Hébreu se terminait là, mais un peu plus tard Ben-Hur le questionna de nouveau.

– Comment donc, lui dit-il, appelais-tu le maître de ce marchand ?

– Ben-Hur, prince de Jérusalem.

– Qu’est devenue sa famille ?

– Le fils a été envoyé aux galères. Il doit y être mort, une année est la limite moyenne de la vie d’un rameur. On n’a plus entendu parler de sa veuve et de sa fille : ceux qui savent leur histoire gardent bien leur secret. Elles sont probablement mortes dans un cachot de l’un ou l’autre des châteaux forts placés au bord des grands chemins de Judée.

 

Juda, absorbé par ce qu’il venait d’entendre, ne prêtait pas grande attention aux rives du fleuve. De la mer à la ville, elles étaient plantées de vergers, où mûrissaient tous les fruits de la Syrie, de vignes et de bosquets, du milieu desquels s’élevaient des villas, belles comme celles de Naples. Il ne remarquait pas davantage les vaisseaux qui défilaient devant lui, il n’entendait pas le chant des matelots. Autour de lui tout resplendissait de lumière, mais son cœur était lourd, et de grandes ombres pesaient sur lui. Lorsque la ville fut en vue, tous les passagers montèrent sur le pont, afin de ne rien perdre du spectacle splendide qui se déroulait devant leurs yeux. Le Juif vénérable leur en faisait les honneurs.

– Ici, disait-il, la rivière tourne à l’ouest. Je me souviens du temps où elle baignait nos murailles, mais depuis que nous sommes sujets romains, nous avons toujours eu la paix, le commerce a tout envahi et maintenant le bord de la rivière est occupé par des entrepôts. Là-bas, – il étendit la main vers le sud, – voilà le Mont Cassien, ou, comme on aime à l’appeler, la Montagne de l’Oronte qui regarde son frère, l’Amnus. Entre les deux s’étend la plaine d’Antioche. Plus loin vous voyez les Montagnes Noires, d’où les aqueducs des rois nous amènent l’eau pure et où se trouvent d’épaisses forêts, pleines d’oiseaux et de bêtes sauvages.

– Où est situé le lac ? demanda quelqu’un.

– Là-bas, au nord de la ville, on peut s’y rendre à cheval, ou mieux encore en bateau, car un bras du fleuve y conduit. – Tu me demandes de te parler des bocages de Daphné, continua-t-il, en se tournant vers un autre passager. Personne ne saurait les décrire. Un proverbe dit : « Mieux vaudrait être un ver et se nourrir des mûriers de Daphné, que de s’asseoir à la table d’un roi. » On s’y rend avec l’intention d’y jeter un coup d’œil, un seul, et l’on n’en revient jamais.

– Alors tu me conseilles de m’abstenir d’y aller ?

– Non, ce serait peine perdue. Chacun y va, les philosophes cyniques, les jeunes gens, les femmes, les prêtres. Je suis si certain que vous vous y rendrez, que je vous conseille de ne pas perdre vos quartiers dans la ville, mais de vous établir plutôt dans le village qui est séparé des bocages par un jardin qu’arrosent des fontaines jaillissantes. Mais voici les murailles de la ville, un chef-d’œuvre d’architecture !

Tous les yeux suivaient la direction de sa main.

– Cette partie-ci a été élevée sur l’ordre du premier des Séleucides, il y a trois cents ans, et le mur semble être devenu partie intégrante du rocher sur lequel il repose.

Les remparts justifiaient l’admiration du Juif par leur hauteur imposante et la hardiesse de leurs angles.

– Quatre cents tours surmontent ces murailles, continua l’Hébreu, et chacune d’elles est un réservoir. Voyez-vous maintenant ces deux collines dont le sommet dépasse les remparts ? Sur l’une est construite la citadelle, sur l’autre le temple de Jupiter, – droit au-dessous se trouve le palais du gouverneur, qui est en même temps une forteresse, absolument imprenable.

Les matelots commençaient à carguer les voiles.

– Nous voici arrivés au terme de notre voyage, s’écria l’Hébreu. Ce pont, sur lequel passe la route qui mène à Séleucis, marque l’endroit où la rivière n’est plus navigable, – à partir de là, les marchandises doivent être transportées à dos de chameau. Au delà du pont commence l’île sur laquelle Calénius a bâti la ville neuve, qu’il a reliée à l’ancienne par cinq grands viaducs, si solides que ni le temps, ni les inondations, ni les tremblements de terre n’ont réussi à les ébranler. Tout ce que je puis vous dire encore d’Antioche, mes amis, c’est que l’avoir vue, constituera pour votre vie entière un bonheur et un enrichissement.

Il se tut, le bateau venait d’atteindre son lieu de débarquement. Ben-Hur s’approcha de l’Hébreu.

– Permets, lui dit-il, qu’avant de te dire adieu, je te demande un renseignement. Ce que tu nous as raconté de ce marchand m’a inspiré le désir de le connaître. Tu l’appelais Simonide, je crois.

– Oui. Il est juif, bien qu’il porte un nom grec.

– Où pourrais-je le trouver ?

L’étranger lui jeta un regard scrutateur et lui dit :

– Peut-être t’épargnerai-je un moment de mortification en t’avertissant d’avance qu’il n’est pas homme à prêter de l’argent.

– Pas plus que je ne suis, moi, homme à en emprunter, dit Ben-Hur en souriant.

– On serait en droit de penser que le plus riche marchand d’Antioche habite une demeure en rapport avec sa position de fortune. Il n’en est rien et tu le trouveras dans une maison de peu d’apparence, qui s’appuie à la muraille de la ville, non loin de ce pont. Il y a devant sa porte un immense bassin, dans lequel vont et viennent sans cesse des vaisseaux chargés de marchandises. Tu la découvriras aisément.

Ils échangèrent leurs adieux et des porteurs vinrent prendre les ordres et les bagages de Ben-Hur.

– Menez-moi à la citadelle, leur dit-il, ce qui semblait indiquer qu’il était en rapport avec le monde militaire.

Deux grandes rues, se croisant à angles droits, partageaient la ville en quartiers distincts. Quand les porteurs entrèrent dans celle de ces avenues qui s’étendait du nord au sud, Ben-Hur, bien qu’il arrivât de Rome, ne put retenir une exclamation d’admiration. Elle était bordée de palais et sur toute sa longueur s’élevaient, à perte de vue, deux colonnades de marbre. Elles divisaient la rue en trois parties, l’une réservée aux piétons, la seconde aux chariots et la troisième aux bestiaux. Un toit les ombrageait et des jets d’eau, placés de distance en distance, y maintenaient une fraîcheur délicieuse.

Mais Ben-Hur n’était pas dans la disposition d’esprit voulue pour jouir longtemps de toute cette magnificence. L’histoire de Simonide le hantait, et quand il fut arrivé devant le superbe temple qu’Épiphane, un des Séleucides, avait élevé en son propre honneur, il arrêta tout à coup ses porteurs.

– Je n’irai pas aujourd’hui à la citadelle, leur dit-il, portez-moi à l’hôtellerie la plus proche du pont sur lequel passe la route de Séleucis.

Ils firent volte-face et bientôt ils le déposèrent devant une vaste maison, d’aspect très primitif, située à un jet de pierre du pont, au-dessous duquel se trouvaient les comptoirs de Simonide. Il passa la nuit sur le toit, le cœur plein d’une pensée unique et se répétant toujours :

– Maintenant, je vais enfin entendre parler de ma mère et de ma petite Tirzah, et si elles sont encore en vie, je découvrirai leur retraite, coûte que coûte.

CHAPITRE XV

De bonne heure, le lendemain, Ben-Hur se mit à la recherche de la maison de Simonide. Il s’arrêta un moment sur le pont d’où, grâce à la description du voyageur, il lui fut aisé de la découvrir. C’était un grand bâtiment, d’aspect banal, qui s’appuyait comme un arc-boutant à la muraille de la ville. Deux grandes portes, ouvrant sur le quai, coupaient seules la monotonie de la façade. Une rangée d’ouvertures grillées, pratiquées sous le toit, tenaient lieu de fenêtres ; les murs crevassés étaient couverts de plaques de mousse noirâtre et de touffes d’herbe. De nombreux esclaves allaient et venaient entre la maison et les galères, à l’ancre dans le bassin voisin, qu’ils chargeaient et déchargeaient avec une activité incessante.

Ben-Hur considérait ce spectacle sans songer à jeter un regard au palais impérial, qui élevait ses tours et ses corniches sculptées au-dessus de l’île, de l’autre côté du pont. Enfin, il touchait au moment où il entendrait parler de sa famille si Simonide avait bien été l’esclave de son père. Mais cet homme en conviendrait-il ? Ferait-il un aveu qui équivaudrait à se déclarer prêt à renoncer à ses richesses, à la souveraineté qu’il exerçait sur les marchés du monde entier et, ce qui serait plus grave encore, à sa liberté ? La demande que Ben-Hur allait lui adresser était singulièrement audacieuse, elle revenait à lui dire : « Tu es mon esclave, donne-moi tout ce que tu possèdes, y compris toi-même. »

Cependant, fort de son bon droit et de ses espérances, Ben-Hur se préparait sans crainte à cette entrevue. Si ce qu’il avait entendu raconter se confirmait, Simonide lui appartenait légalement avec tous ses biens ; mais il se souciait peu de ces derniers et, quand il arriva devant sa porte, il se disait :

– Qu’il me parle de ma mère et de Tirzah, et je lui accorde sa liberté, sans restrictions.

L’intérieur de la maison, dans laquelle il entra hardiment, était celui d’un vaste entrepôt, partagé en compartiments où les marchandises de toutes sortes étaient rangées dans l’ordre le plus parfait. Malgré une demi-obscurité et une chaleur étouffante, des ouvriers y travaillaient, sciaient des planches, clouaient des caisses, et Ben-Hur se demandait, tout en se frayant lentement un chemin dans cette ruche bourdonnante, si l’homme au génie duquel tout ce qu’il voyait rendait hommage pouvait avoir été un esclave. Était-il né dans la servitude ou bien était-il le fils d’un débiteur ? Avait-il payé de sa personne ses propres dettes, ou été vendu pour cause de vol ? Toutes ces questions, à mesure qu’elles se présentaient à sa pensée, ne l’empêchaient pas d’éprouver une sincère admiration pour le marchand qui avait su créer une maison de commerce comme celle-là. Un homme s’approcha de lui et s’informa de ce qu’il désirait.

– Je voudrais voir Simonide, le marchand.

– Viens par ici, répondit l’employé, qui le précéda le long d’un labyrinthe d’étroits passages, ménagés entre de grands amoncellements de ballots et lui fit ensuite gravir un escalier, par lequel ils gagnèrent le toit de l’entrepôt. Au fond s’élevait une seconde maison, plus petite, que l’on ne pouvait apercevoir d’en bas. Elle avait l’aspect d’un énorme bloc de pierre carré, et tout à l’entour le toit avait été transformé en un jardin, où brillaient les plus belles fleurs. Un sentier, bordé de rosiers de Perse en pleine floraison, conduisait à une porte ouvrant sur un passage sombre ; le guide de Ben-Hur s’arrêta devant un rideau demi-fermé et cria :

– Voici un étranger qui désire voir le maître.

– Qu’il entre, au nom de Dieu, répondit une voix claire.

Un Romain aurait appelé l’appartement dans lequel Ben-Hur venait d’être introduit son atrium. Des étagères de bois, sur les rayons desquels s’entassaient des rouleaux de parchemin, soigneusement étiquetés, garnissaient ses murailles. Une corniche dorée courait tout autour de la salle ; elle servait de base à une voûte, terminée par un dôme, formé de plaques de mica, légèrement teintées de violet, qui laissaient pénétrer dans l’appartement un flot de lumière douce et reposante. Sur le plancher s’étendait un tapis de peaux de blaireau, si épais que les pieds y enfonçaient sans faire le moindre bruit.

Au milieu de la chambre se trouvaient deux personnes, un homme assis entre deux coussins dans un large siège à haut dossier, et une jeune fille, debout à côté de lui. À leur vue, Ben-Hur sentit tout son sang affluer à son visage ; il s’inclina profondément, autant pour se donner le temps de se remettre qu’en signe de respect, ce qui l’empêcha de remarquer que le marchand, en l’apercevant, avait tressailli sous l’empire d’une émotion évidente, mais vite réprimée. Quand il releva la tête, la position du père et de la fille était toujours la même. Ils le regardaient fixement tous les deux.

– Si tu es bien Simonide le marchand et si tu es Juif – ici Ben-Hur s’arrêta un instant – que la paix du Dieu de notre père Abraham soit avec toi et avec les tiens !

– Je suis Simonide, Juif par droit de naissance, dit le marchand d’une voix singulièrement claire, et je te rends ta salutation, en te priant de m’apprendre qui tu es.

Ben-Hur le regardait, tout en l’écoutant. Son corps n’était qu’une masse informe, recouverte d’une robe ouatée, en soie de couleur foncée. Sa tête avait des proportions royales ; c’était l’idéal d’une tête d’homme d’État ou de conquérant. Ses cheveux blancs, qui retombaient en mèches frisées sur son visage pâle, accentuaient le sombre éclat de ses yeux. Son expression était celle d’un homme qui eût fait plier le monde plus aisément qu’on ne l’aurait fait plier lui-même, qui se serait laissé torturer douze fois plutôt que de se laisser arracher un aveu, – d’un homme, enfin, né avec une armure et vulnérable seulement dans ses affections.

– Je suis Juda, fils d’Ithamar, le chef défunt de la maison d’Hur, s’écria le jeune homme, en tendant les mains vers lui.

La main droite du marchand, une main longue, étroite, désarticulée et déformée, se ferma convulsivement ; à part cela, rien dans sa personne n’exprima la moindre surprise et ce fut d’un ton calme qu’il répondit :

– Les princes de Jérusalem sont toujours les bienvenus dans ma maison. Donne un siège à ce jeune homme, Esther.

Elle prit une chaise et l’avança vers Ben-Hur. Leurs yeux se rencontrèrent, et doucement elle lui dit :

– Assieds-toi, je te prie, et que l’Éternel t’accorde sa paix.

Quand elle reprit sa place près de son père, sans avoir deviné le but de la visite de l’étranger, elle sentit, dans sa simplicité, qu’un blessé de la vie venait chercher du secours auprès d’eux.

Ben-Hur restait debout. Se tournant vers le marchand, il lui dit avec déférence :

– Je prie Simonide de ne point me considérer comme un intrus. J’ai appris, en remontant la rivière, qu’il avait connu mon père.

– J’ai, en effet, connu le prince Hur. Nous étions associés dans plusieurs affaires qui rapportent aux marchands des profits mérités, là-bas, au-delà des mers et des déserts. Mais assieds-toi, je te prie, et toi, Esther, offre-lui un peu de vin. Néhémie parle d’un fils d’Hur qui gouverna la moitié de Jérusalem, – une ancienne famille, – très ancienne assurément. Aux jours de Moïse et de Josué, quelques membres de cette famille ayant trouvé grâce devant l’Éternel, ont partagé les honneurs rendus aux princes parmi les hommes. Un de leurs descendants ne refusera pas de boire, dans ma maison, une coupe de vin de Soreck, crû sur le revers méridional des collines d’Hébron.

Il avait à peine fini de parler qu’Esther, les yeux baissés, présentait à Ben-Hur une coupe d’argent. Il repoussa doucement sa main et remarqua alors que la jeune fille était petite, mais très gracieuse, et que son visage fin et délicat était éclairé par des yeux noirs, au regard caressant. « Elle était bonne et jolie, pensait-il. Si Tirzah vit encore, elle doit lui ressembler. Pauvre Tirzah ! »

– Ton père, lui dit-il, – mais est-ce bien ton père qui est là ?

– Je suis Esther, la fille de Simonide, répondit-elle avec dignité.

– Ton père donc, belle Esther, quand il aura entendu ce que j’ai à lui dire, comprendra que je ne me presse pas de boire son vin fameux, et ne m’en jugera pas plus mal pour cela. J’espère également n’en pas moins trouver grâce à tes yeux. Reste près de moi un moment.

Ils se tournèrent en même temps vers le marchand, comme si la cause de l’un était devenue celle de l’autre.

– Simonide, dit Ben-Hur d’une voix ferme, mon père, au moment de son départ, possédait un homme de confiance, appelé comme toi, et j’ai entendu assurer que tu es cet homme-là.

Le marchand frissonna sous sa robe de soie et sa longue main décharnée se contracta.

– Esther, Esther ! cria-t-il d’une voix sévère, reviens ici. Aussi vrai que tu es la fille de ta mère et la mienne, ta place est ici et non là-bas.

Les yeux d’Esther errèrent un moment du visage de son père à celui de l’étranger, puis elle posa la coupe sur la table où elle l’avait prise et revint docilement auprès du fauteuil de l’invalide. Son visage exprimait à la foi la surprise et l’anxiété. Simonide leva sa main gauche et la glissa dans celle de sa fille.

– L’expérience que j’ai acquise, en frayant avec les hommes, m’a rendu vieux avant le temps, reprit-il. Que le Dieu d’Israël soit en aide à quiconque se voit contraint, au terme de sa carrière, d’avouer, comme moi qu’il ne croit plus à leur bonne foi. Les objets de mon affection ne sont pas nombreux. Le premier – il porta la main de sa fille à ses lèvres – est une âme qui, jusqu’ici, m’a appartenu entièrement et m’a été en si grande consolation que si quelqu’un venait à me l’enlever, j’en mourrais.

La tête d’Esther se pencha, si bas que sa joue touchait celle de son père.

– Les autres ne sont plus qu’un souvenir. L’amour que je leur portais, était, comme une bénédiction de l’Éternel, assez grand pour s’étendre à toute leur famille. Que ne sais-je – et sa voix, devenue soudain plus basse, tremblait – que ne sais-je où elles sont maintenant !

Ben-Hur fit un pas en avant et s’écria :

– Ma mère, ma sœur ! C’est d’elles que tu parles !

Esther leva la tête, comme s’il se fût adressé à elle ; mais Simonide répondit froidement :

– Écoute-moi jusqu’au bout. Avant de répondre à tes questions sur mes relations avec le prince Hur, je suis en droit d’exiger, en mon nom propre et au nom même de l’affection à laquelle je faisais allusion, que tu me fournisses des preuves de ton identité. As-tu des témoins vivants à faire comparaître devant moi, des témoignages écrits à me donner à lire ?

Cette demande était bien justifiée ; mais Ben-Hur, en l’entendant, rougit, joignit les mains et se détourna. Simonide le pressait de parler.

– Tes preuves, tes preuves, te dis-je.

Ben-Hur ne répondait pas. Il comprenait une chose terrible : il avait suffi de trois années de galères pour effacer toute trace de son identité. Sa mère et sa sœur n’étaient plus là pour le reconnaître, il n’existait plus pour personne. Qu’aurait pu dire Arrius lui-même, si ce n’est qu’il se donnait pour le fils du prince Hur ? Mais le brave Romain était mort et jamais Juda n’avait aussi cruellement senti l’isolement complet dans lequel sa mort le laissait. Il restait immobile, les mains serrées l’une contre l’autre et Simonide, qui respectait sa douleur, se taisait aussi.

– Simonide, dit enfin le jeune homme, je ne puis que te raconter mon histoire, mais je le ferai seulement si tu veux bien suspendre ton jugement et daigner m’entendre.

– Parle, dit Simonide, qui était en ce moment le maître de la situation, parle ; je suis d’autant plus décidé à t’écouter que je ne nie point que tu ne puisses être celui que tu prétends.

Ben-Hur commença aussitôt son récit. Il parlait avec l’émotion qui est le secret de toute vraie éloquence. Quand il eut raconté son arrivée à Misène, après la victoire d’Arrius, dans la mer Égée, il parla de son séjour à Rome.

– Mon bienfaiteur, dit-il, était aimé de l’empereur, dont il possédait la confiance et qui le combla de récompenses. Les marchands de l’Orient lui firent aussi de magnifiques présents et il devint riche, entre les plus riches de Rome. Cet homme excellent m’adopta en toute forme, et je m’efforçai de reconnaître sa générosité envers moi ; jamais fils ne fut plus soumis à son père, mais j’étais Juif et un Juif pourrait-il oublier sa religion ou le lieu de sa naissance, surtout quand ce lieu se trouve sur la terre sacrée où vécurent nos pères ? Il aurait voulu faire de moi un savant, me donner les maîtres les plus fameux pour m’enseigner les arts, la philosophie, la rhétorique, l’éloquence. Je résistai à ses instances, parce que je ne pouvais oublier le Seigneur Éternel, la gloire de ses prophètes et la cité bâtie sur des collines de David et Salomon. Tu me demanderas pourquoi j’acceptais ses bienfaits ? Je l’aimais, et puis je me disais qu’un jour je pourrais, avec son aide et grâce à sa grande influence, arriver à percer le mystère qui entoure l’histoire de ma mère et de ma sœur. J’avais encore un motif, dont je ne parlerai que pour te dire qu’il m’a poussé à choisir la carrière des armes. Je me suis exercé dans les écoles, dans les cirques et dans les camps, où je me suis acquis une certaine renommée sous un nom qui n’est pas celui de mes pères. Les couronnes que j’ai gagnées, – et il y en a un grand nombre suspendues aux murailles de ma villa de Misène, – ont été accordées au fils d’Arrius, ce n’est qu’en cette qualité que je suis connu à Rome. Toujours en vue du but que je poursuis, j’ai quitté Rome pour Antioche, dans l’intention d’accompagner le consul Maxence dans sa campagne contre les Parthes. Maintenant que je possède à fond l’art de me servir des armes, je désire apprendre à mener les hommes au combat. Je suis admis à faire partie de la maison militaire du consul. Mais hier, tandis que nous entrions dans l’Oronte, je vis passer deux bateaux portant des pavillons jaunes. Un passager, – un de nos compatriotes venant de l’île de Chypre, – nous expliqua que ces vaisseaux appartenaient à Simonide, le plus riche marchand d’Antioche et, sans se douter de l’intérêt qu’il éveillait en moi, il ajouta que ce Simonide était un Juif, autrefois au service du prince Hur, et ne nous cacha point pourquoi il avait été l’objet des cruautés de Gratien.

À cette allusion, Simonide baissa la tête, mais il surmonta bien vite son émotion que sa fille semblait partager, et levant les yeux, il pria d’une voix ferme Ben-Hur de continuer son récit.

– Ô bon Simonide ! s’écria le jeune homme, je vois bien que tu n’es point convaincu et que ta méfiance pèse toujours sur moi.

Les traits du marchand étaient rigides comme le marbre. Il ne répondit pas.

– Je vois clairement les difficultés de ma position, continua Ben-Hur. Je puis faire constater la vérité de tout ce que je t’ai dit au sujet de mon séjour à Rome, je n’ai pour cela qu’à en appeler au consul, qui est en ce moment l’hôte du gouverneur, mais je ne puis te prouver que je sois réellement le fils de mon père. Celles qui pourraient m’aider sont, hélas ! mortes ou perdues pour moi.

Il couvrit son visage de ses mains. Esther reprit la coupe et la lui tendit en disant : « Ce vin a crû au pays que nous aimons, bois-le, je te prie. » Sa voix était douce comme celle de Rebecca offrant à boire à Éliézer. Ben-Hur vit que ses yeux étaient pleins de larmes. Quand il eut vidé sa coupe, il la lui rendit en disant : « Ton cœur est plein de bonté et de miséricorde, fille de Simonide. Bénie sois-tu de ce que tu y fais une place à l’étranger. » Puis il reprit son discours.

– Comme je ne puis répondre à ta question, ô Simonide, je retire celle que je t’adressais et je m’en vais, pour ne plus jamais revenir te troubler ; laisse-moi seulement t’assurer que je ne songeais ni à te faire rentrer dans la servitude, ni à te demander compte de ta gestion. Je t’aurais dit que le produit de ton travail t’appartient en propre, je te l’abandonnerais de grand cœur, car je n’en ai nul besoin, puisque j’ai hérité de la fortune princière du bon Arrius. Si donc il t’arrive de penser à moi, souviens-toi que la question qui faisait, – je te le jure par Jéhovah, ton Dieu et le mien, – le but de ma visite, était celle-ci : Que peux-tu m’apprendre au sujet de ma mère et de Tirzah, ma sœur, qui serait aujourd’hui pareille, par la beauté et la grâce, à celle qui est la joie de ta vie ? Oh ! parle, que sais-tu d’elles ?

Les larmes coulaient le long des joues d’Esther, mais son père se contenta de répondre :

– Je t’ai dit que je connaissais le prince Hur. Je me souviens d’avoir entendu parler de la catastrophe qui atteignit sa famille et de l’amertume que cette nouvelle me causa. Celui qui plongea la veuve de mon ami dans le malheur est aussi celui qui, dans le même but, m’a fait sentir les effets de sa fureur. J’irai plus loin et je te dirai que j’ai fait des recherches au sujet du sort des membres de cette famille, mais je n’ai rien à t’apprendre, ils ont tous disparu.

Ben-Hur poussa un sourd gémissement.

– Il faut donc que je renonce à l’espoir qui m’amenait ici, s’écria-t-il. Mais je suis habitué aux désappointements et je te prie de me pardonner de m’être ainsi introduit auprès de toi. Si j’ai encouru ton déplaisir, pardonne-le-moi également, en songeant à la profondeur du chagrin qui m’accable. Désormais, je n’aurai plus qu’un but dans la vie : la vengeance ! Adieu.

Au moment de disparaître derrière le rideau qui fermait la pièce, il se retourna et leur dit simplement :

– Je vous remercie tous deux.

– La paix soit avec toi, répondit le marchand.

Esther n’aurait pu parler, car elle sanglotait.

Ce fut ainsi qu’il les quitta.

CHAPITRE XVI

À peine Ben-Hur eut-il disparu que Simonide s’anima. Ses yeux brillaient et il s’écria gaîment :

– Esther, sonne, – vite !

Elle s’approcha de la table et agita une sonnette. Une des étagères tourna sur elle-même, découvrant une porte, au travers de laquelle passa un homme qui vint s’incliner devant le marchand.

– Approche-toi davantage, Malluch ! dit Simonide d’une voix impérieuse. J’ai à te confier une mission à laquelle tu ne failliras pas, quand même le soleil s’arrêterait dans son cours. Écoute-moi bien ! Un jeune homme est, en ce moment, en train de descendre dans l’entrepôt ; il est grand, beau, vêtu comme un Israélite. Suis-le comme son ombre et chaque soir fais-moi savoir où il est, ce qu’il fait, en quelle compagnie il se trouve et, si tu peux, sans qu’il s’en doute, surprendre ses conversations, rapporte-les moi mot à mot, ainsi que tout ce qui concerne ses habitudes, ses opinions, sa vie. Tu m’as compris ? Va donc promptement le rejoindre. Mais non ! écoute encore, Malluch. S’il quitte la ville, quitte-la avec lui et surtout aie soin d’être pour lui un ami. S’il t’interroge, dis-lui ce qui te paraîtra plausible pour expliquer ta présence auprès de lui, mais ne lui laisse pas deviner que tu es à mon service. À présent, pars en toute hâte.

L’homme s’inclina, l’instant d’après il avait disparu.

Alors Simonide se frotta les mains en riant.

– Quel jour avons-nous, ma fille ? dit-il, je désire m’en souvenir, à cause du bonheur qu’il vient de m’apporter. Regarde la date avec un sourire, Esther, et avec un sourire, dis-la-moi.

Sa gaîté paraissait si peu naturelle à la jeune fille, que pour la dissiper elle lui dit tristement :

– Malheur à moi, mon père, si je pouvais jamais oublier ce jour !

Ses mains retombèrent sur sa robe et sa tête se pencha sur sa poitrine.

– Tu as raison, ma fille, s’écria-t-il sans lever les yeux. C’est le vingtième jour du quatrième mois. Il y a aujourd’hui cinq ans que ma Rachel, ta mère, est morte. On me rapporta ici dans l’état où tu me vois, et je la trouvai morte de chagrin. Oh ! elle était pour moi comme une grappe mûre dans les vignes d’Enguedi, comme un parfum de nard de grand prix. Nous la déposâmes en un lieu solitaire, dans une tombe creusée au revers de la montagne ; personne ne repose auprès d’elle. Cependant elle me laissait une petite lumière pour éclairer l’obscurité dans laquelle son départ me plongeait, et cette lumière est devenue, avec les années, brillante comme l’aurore.

Il posa la main sur la tête de sa fille, en murmurant : « Seigneur, je te bénis de ce que ma Rachel revit dans la fille que tu m’as donnée. » Puis, relevant tout à coup la tête, il demanda si la journée n’était pas sereine.

– Elle l’était quand ce jeune homme est entré.

– Appelle donc Abimélec, afin qu’il me porte dans le jardin, d’où je pourrai voir la rivière et mes bateaux, et je te raconterai pourquoi le rire est sur mes lèvres et pourquoi mon cœur saute dans ma poitrine, comme un chevreau sur les montagnes.

Le domestique poussa le fauteuil de son maître à l’endroit, appelé le jardin, c’est-à-dire sur le toit du bâtiment inférieur et, après avoir installé Simonide à la place d’où l’on voyait le mieux le palais impérial, le pont et la rivière, il le laissa seul avec Esther. Elle s’assit sur le bras du fauteuil et se mit à lui caresser les mains, en attendant qu’il lui parlât, ce qu’il fit bientôt avec calme.

– Je t’observais, Esther, pendant que ce jeune homme parlait et il me semblait qu’il gagnait sa cause auprès de toi.

Elle baissa les yeux et répondit :

– Pour te dire la vérité, j’ai foi dans son histoire.

– Il est donc, à ton avis, un fils du prince Hur, que je croyais perdu ?

– S’il ne l’est pas… Elle hésitait à parler.

– S’il ne l’est pas, Esther ?

– J’ai été sans cesse auprès de toi, père, depuis que ma mère a répondu à l’appel de notre Dieu. Je t’ai vu et entendu traiter avec des gens de toute espèce, qui cherchaient des gains honnêtes ou malhonnêtes et vraiment je puis dire que si ce jeune homme n’est pas le prince qu’il prétend être, je n’ai jamais vu encore, jusqu’ici, le mensonge jouer aussi bien le rôle de la vérité.

– Par la gloire de Salomon, ma fille, tu parles avec conviction. Crois-tu donc que ton père fût réellement l’esclave du sien ?

– J’ai cru comprendre qu’à ses yeux cela ressortait de ce qu’il avait entendu raconter.

Pendant un instant les yeux de Simonide errèrent sur les bateaux ; cependant ce n’était pas à eux qu’il songeait.

– Tu es bonne fille, Esther, intelligente et fine comme une vraie fille d’Israël et, de plus, tu es en âge d’entendre raconter une triste histoire. Prête-moi donc attention et je te parlerai de moi, de ta mère et de beaucoup de choses passées ; des choses que j’ai cachées aux Romains malgré la persécution, pour l’amour d’un vague espoir, et que je t’ai cachées, afin que rien ne t’empêchât de t’épanouir comme une fleur. Je suis né dans une caverne de la vallée d’Hinnom, au sud du mont de Sion. Mon père et ma mère étaient esclaves, ils cultivaient les figuiers et la vigne, dans les jardins du roi, tout près de Siloé, et dans mon enfance je les aidais. Ils appartenaient à la classe des esclaves destinés à servir toujours et me vendirent au prince Hur, l’homme le plus riche de Jérusalem, après Hérode. Il m’envoya dans son comptoir d’Alexandrie, en Égypte, et c’est là que je grandis. Je le servis pendant six ans ; la septième année, suivant la loi de Moïse, je devins libre.

– Oh ! tu n’es donc pas le serviteur de son père ! s’écria Esther, en joignant les mains.

– Écoute-moi jusqu’au bout, ma fille, tu sauras tout. Il y avait alors des docteurs qui prétendaient que les enfants des esclaves participaient au sort de leurs parents, mais le prince Hur était un homme juste, qui s’en tenait à l’esprit de la loi. Il déclara que j’étais un serviteur hébreu, acheté, selon le sens que le grand législateur donnait à ce mot, et par un écrit scellé, que je possède encore, il me donna la liberté.

– Et ma mère ? demanda Esther.

– Un peu de patience, ma fille, et tu sauras tout. Avant que je sois arrivé à la fin de mon récit tu auras compris qu’il me serait plus aisé de m’oublier moi-même que de l’oublier, elle. À la fin de mon temps de servitude, je me rendis à Jérusalem pour célébrer la Pâque. Mon maître me reçut chez lui. Déjà alors je lui avais voué une affection sans bornes et je le priai de me permettre de demeurer à son service. Il y consentit et je le servis encore, durant sept ans, mais en recevant le prix de mon travail. Il me confia le soin de diriger des expéditions hasardeuses, sur mer et sur terre, jusqu’à Suse et Persépolis. Ce n’était pas une tâche exempte de périls, mais l’Éternel était avec moi, il faisait prospérer tout ce que j’entreprenais. Je rapportais de ces voyages de grandes richesses pour le prince, et pour moi des connaissances sans lesquelles il m’eût été impossible de mener à bien toutes les affaires qui m’ont incombé dès lors… Un jour j’étais son hôte, dans son palais de Jérusalem ; une servante entra, portant quelques tranches de pain sur un plateau. Elle se dirigea tout d’abord vers moi. Ce fut ainsi que je vis ta mère pour la première fois. Je l’aimai et j’emportai cet amour dans mon cœur. Quelque temps après je priai le prince de me la donner pour femme. Il m’apprit qu’elle était esclave mais que, si elle le désirait, il la libérerait, afin que ma demande pût m’être accordée. Elle me rendait amour pour amour, mais elle était heureuse dans sa condition et refusa la liberté. Je l’implorai et la suppliai, je revins souvent à la charge ; elle me répondait toujours qu’elle serait ma femme, si je consentais à partager sa servitude. Notre père Jacob servit sept ans pour sa Rachel, pouvais-je en faire moins pour la mienne ? Ta mère exigeait que je devinsse esclave comme elle. Je m’en allai, puis je revins. Regarde, Esther, regarde ici. Il découvrait le lobe de son oreille gauche.

– Ne vois-tu pas la cicatrice qui montre encore où le poinçon a passé ?

– Je la vois, dit-elle, et je comprends maintenant combien tu as aimé ma mère.

– Si je l’ai aimée, Esther ! Elle était pour moi plus que la Sulamite pour le roi poète, plus belle, plus immaculée, une fontaine murmurante, une source d’eau pure, un fleuve du Liban. Le maître, à ma requête, me conduisit devant les juges, puis il me ramena chez lui et me perça l’oreille contre sa porte, avec un poinçon ; ainsi je devins son esclave à perpétuité. Voilà comment je gagnai ma Rachel. Jamais amour fut-il pareil au mien ?

Esther se pencha vers lui pour l’embrasser, et pendant un moment ils restèrent silencieux, tous les deux, pensant à la morte.

– Mon maître périt dans un naufrage, ce fut le premier chagrin de ma vie. On mena grand deuil dans sa maison et dans la mienne, ici, à Antioche, où je résidais alors. Quand le bon prince mourut, j’étais son intendant en chef ; tout ce qu’il possédait était placé sous mes soins et sous mon contrôle. Tu peux juger, par cela, de l’étendue de sa confiance et de son attachement. Je partis en hâte pour Jérusalem, afin de rendre mes comptes à sa veuve. Elle me confirma dans ma charge, et je m’appliquai à la remplir plus fidèlement encore que par le passé. Les affaires prospéraient, elles augmentaient toujours. Dix années passèrent ainsi, au bout desquelles survint la catastrophe que tu as entendu raconter à ce jeune homme, l’accident, comme il l’appelait, arrivé au gouverneur Gratien. Le gouverneur prétendit qu’il avait voulu l’assassiner. Sous ce prétexte, et avec la permission de Rome, il confisqua à son profit les biens de la veuve et de ses enfants. Non content de cela, et pour éviter que ce jugement pût être jamais soumis à révision, il fit disparaître les membres de la famille de Hur. Il envoya le fils, que j’avais vu enfant, aux galères ; quant à la veuve et à sa fille, on suppose qu’elles ont été jetées en prison, dans l’un ou l’autre de ces donjons de Judée, d’où l’on ne sort pas plus que d’une tombe. Elles sont perdues pour le monde aussi complètement que si la mer les avait englouties. Je n’ai pu apprendre comment elles sont mortes, ni même m’assurer de leur mort… Tu pleures, Esther. Cela prouve que ton cœur est bon, comme l’était celui de ta mère, et ma prière est qu’il ne soit jamais foulé aux pieds par les hommes, comme l’ont été tant de tendres cœurs ici-bas. Mais je poursuis. Je me rendis à Jérusalem, dans l’espoir de secourir ma bienfaitrice. À la porte de la ville, je fus arrêté et jeté dans un des cachots de la tour Antonia ; je ne compris la raison de mon arrestation que lorsque Gratien lui-même vint me demander de lui livrer l’argent des Hur, qui devait, selon lui, se trouver dans mes mains. Je refusai. Il avait bien pu prendre ses maisons et ses propriétés, je ne voulais pas qu’il eût encore ses millions, car je me disais que si je demeurais dans les faveurs du Seigneur, il me serait possible de relever la fortune de sa famille. Le tyran me fit mettre à la torture, mais je tins bon et il me rendit à la liberté sans avoir rien obtenu de moi. Je revins ici et je reconstituai la maison de commerce, en substituant le nom de Simonide d’Antioche à celui du prince Hur. Tu sais, Esther, qu’elle a prospéré entre mes mains et que les millions du prince se sont merveilleusement multipliés ; tu sais aussi que trois ans plus tard, comme je me rendais à Césarée, Gratien se saisit de moi une seconde fois et me mit encore à la torture pour me faire avouer qu’il avait le droit de s’emparer de mon coffre-fort et de mes marchandises, et tu n’ignores pas qu’il échoua dans son dessein. Brisé de corps, je retournai chez moi, pour y trouver ma Rachel morte de chagrin. Le Seigneur règne et moi je vécus. J’achetai de l’empereur lui-même une licence, m’autorisant à trafiquer dans le monde entier, et aujourd’hui, – gloire à Celui qui fait des vents ses messagers, – la fortune confiée à ma direction suffirait pour enrichir un César.

Il releva fièrement la tête et leurs yeux se rencontrèrent.

– Que ferai-je de cet argent, Esther ?

– Mon père, répondit-elle à voix basse, son propriétaire légitime ne l’a-t-il pas réclamé tout à l’heure ? :

– Et toi, mon enfant ! Te laisserai-je devenir une mendiante ?

– Père, je suis ta fille, et, par cela même, son esclave. Il est dit de la femme vertueuse : « Elle est revêtue de force et de gloire et se rit de l’avenir. »

– Le Seigneur a été bon envers moi de bien des manières, dit-il, en la considérant avec un amour ineffable, mais toi, Esther, tu es pour moi le couronnement de tous ses bienfaits.

Il l’attira sur sa poitrine et l’embrassa à plusieurs reprises.

– Sache maintenant, continua-t-il, pourquoi je riais tout à l’heure. Quand ce jeune homme parut devant moi, je crus revoir son père dans tout l’éclat de sa jeunesse. Mon cœur s’élançait à sa rencontre, et je compris que les jours de ma tribulation sont passés, que mon labeur est terminé. Ce n’est qu’avec peine que je pus réprimer un cri de joie. J’aurais voulu le prendre par la main, lui montrer mes comptes et lui dire : « Tout cela est à toi, et moi je suis ton serviteur, prêt, désormais, à m’en aller. » Je l’aurais fait, Esther, si, à ce moment même, trois considérations ne m’avaient retenu. Je veux être certain qu’il est le fils de mon maître, me suis-je dit tout d’abord, et s’il l’est réellement, je veux savoir quelles sont ses dispositions. Parmi ceux qui naissent pour être riches, combien n’en est-il pas entre les mains desquels la fortune n’est qu’un instrument de malédiction ?

Il s’arrêta un instant, puis il s’écria d’une voix que la passion faisait trembler :

– Esther ! songe à tout ce que j’ai souffert de la main des Romains, non seulement de celle de Gratien, mais encore de celle de ses bourreaux, qui se riaient de mes cris. Vois mon corps brisé et pense à la tombe solitaire de ta mère, réfléchis aux souffrances des membres de la famille de mon maître, s’ils sont vivants, aux cruautés exercées envers eux, s’ils sont morts, et dis-moi s’il serait juste qu’il ne tombât pas un cheveu, qu’il ne coulât pas une goutte de sang pour expier tant d’horreurs ? Ne me dis pas, comme les prédicateurs le répètent, que la vengeance appartient au Seigneur. Ne se sert-il pas d’intermédiaires pour accomplir ses desseins ? N’a-t-il pas eu, à son service, des hommes de guerre, en plus grand nombre que des prophètes ? La loi qui dit : Œil pour œil, dent pour dent, ne vient-elle pas de Lui ? Oh ! durant toutes ces années, la vengeance a été mon rêve, l’objet de mes préparatifs et de mes prières et j’ai attendu, patiemment, le jour où ma fortune croissante me permettrait de punir mes persécuteurs. Quand ce jeune homme parlait de son habileté dans le métier des armes et du but caché qu’il poursuit, je devinai aussitôt que, lui aussi, vivait en vue de la revanche. C’est là, Esther, la troisième raison qui me fit demeurer impassible devant lui et rire à son départ.

– Il est parti, – reviendra-t-il ? demanda Esther d’un air rêveur.

– Mon fidèle Malluch est avec lui. Il le ramènera quand je serai prêt à le recevoir.

CHAPITRE XVII

Ben-Hur avait quitté l’entrepôt avec l’amer sentiment de l’effondrement de sa dernière espérance. La pensée de son complet isolement s’emparait de lui d’une façon poignante ; il lui semblait qu’il ne valait plus la peine de vivre. Il s’arrêta au bord de la rivière ; elle coulait lentement, comme si elle s’arrêtait pour l’attendre, et ses profondeurs sombres l’attiraient presque invinciblement. Tout à coup, comme pour l’arracher à cette attraction, les paroles de son compagnon de voyage lui revinrent à la mémoire : « Mieux vaudrait être un ver et se nourrir des mûriers de Daphné que de s’asseoir à la table d’un roi ». Il se détourna et reprit d’un pas rapide le chemin de son hôtellerie.

– Tu demandes le chemin qui conduit à Daphné ? s’écria l’intendant, étonné de la question que lui posait Ben-Hur. Tu n’y as donc jamais été ? Alors regarde ce jour comme le plus heureux de ta vie. Tu ne peux te tromper de chemin. Prends la première rue à ta gauche et suis-la jusqu’à l’avenue connue sous le nom de colonnade d’Hérode ; là, tourne à gauche et va jusqu’au portique de bronze du temple d’Épiphane. C’est là que commence la route qui mène à Daphné. Que les dieux soient avec toi !

Après avoir donné à l’intendant quelques ordres au sujet de ses bagages, Ben-Hur s’éloigna. Il lui fut aisé de gagner la colonnade d’Hérode. C’était à peu près la quatrième heure du jour, et quand il eut passé sous les portes de bronze, il se trouva mêlé à ceux qui se rendaient aux fameux bosquets. La route était divisée en trois parties, séparées par des balustrades ornées de statues. Des deux côtés, des groupes de chênes ou de sycomores et des pavillons de verdure invitaient les passants au repos. La partie de la route réservée aux piétons était pavée en pierres rouges ; un fin sable blanc, soigneusement roulé, recouvrait celle des chariots. Le nombre et la variété des fontaines placées sur le bord du chemin était incroyable ; on les nommait du nom des rois qui les avaient fait élever en souvenir, de leurs visites à Daphné. Cette allée splendide s’étendait, à partir de la ville, sur une étendue de plusieurs kilomètres, mais Ben-Hur avait à peine un regard pour sa royale magnificence et n’accordait pas beaucoup plus d’attention à ses compagnons de route.

Les pensées qui l’absorbaient n’étaient pas l’unique cause de son indifférence ; elle provenait aussi de ce que, comme tous les Romains fraîchement débarqués en province, il croyait fermement que, nulle part, on ne pouvait voir des cérémonies supérieures à celles qui se célébraient, journellement, autour du poteau d’or élevé par l’empereur Auguste, lequel marquait le centre du monde. Pourtant, lorsqu’il atteignit Heraclia, village de banlieue, situé à mi-chemin entre la ville et les bocages célèbres, l’exercice avait un peu dissipé son humeur sombre et il commençait à se sentir disposé à s’amuser.

Une paire de béliers, conduits par une femme superbe, et comme elle ornés de rubans et de fleurs, attira d’abord son attention ; puis il s’arrêta pour regarder un taureau blanc, à la puissante encolure, couvert de sarments chargés de grappes. Il portait sur son dos un enfant nu, image du jeune Bacchus, qui pressait dans une coupe le fruit de la vigne et faisait des libations, selon les formules consacrées. Lorsqu’il se remit en marche, il se demandait avec curiosité sur quels autels ces offrandes seraient déposées. Bientôt il s’intéressa aux cavaliers et aux chariots qui le dépassaient, puis il se mit à observer la foule de ses compagnons de route.

Cette foule était composée de personnes de tout âge et de toute condition. Elles passaient presque toutes par groupes. Certains de ces groupes étaient vêtus de blanc, les autres de noir ; il y en avait qui cheminaient lentement, en chantant des hymnes, ou qui marchaient, au contraire, d’un pas léger, au son d’une musique de fête. Si tel était tous les jours l’aspect de ceux qui se rendaient à Daphné, que serait donc celui des bosquets mêmes ?

Des cris de joie éclatèrent. Ben-Hur suivit des yeux la direction de beaucoup de mains tendues ; il vit, au sommet d’une colline, le portique d’un temple, placé à l’entrée du bocage sacré. Les hymnes retentissaient plus ferventes, la musique accélérait sa mesure. L’enthousiasme général se communiquait à lui, comme à son insu, et, lorsque après avoir passé sous le portique, il se trouva sur une large esplanade dallée, il fut tenté, malgré le raffinement de ses goûts de Romain, de se joindre aux exclamations de la foule à la vue d’un jardin délicieux qui se perdait au loin, dans une forêt à demi voilée par des vapeurs, d’un bleu pâle idéalement doux. Il traversa ce jardin, plein de fleurs, de jets d’eau et de statues, autour desquelles dansaient des hommes et des femmes se tenant enlacés. À la suite de la procession, il entra dans un des bosquets. Il avançait, sans même demander où ils allaient, mais avec l’impression vague qu’ils finiraient par arriver aux temples qui devaient former, pensait-il, l’attraction suprême de Daphné.

La vie était-elle vraiment si douce dans ces bosquets ? se demandait-il, en songeant au refrain qu’il entendait répéter autour de lui : « Mieux vaut être un ver et se repaître des mûriers de Daphné que de s’asseoir au festin d’un roi ». En quoi consistait ce charme irrésistible, auquel cédaient chaque année des milliers de personnes, qui abandonnaient le monde pour se retirer dans ces lieux ? Était-il donc assez puissant pour effacer le souvenir des misères souffertes et faire oublier les choses du passé, douces ou amères ? Et si tant d’âmes trouvaient là le bonheur, ne pourrait-il l’y découvrir également ?

À mesure qu’il avançait dans l’épaisseur des bosquets, l’air lui paraissait plus parfumé.

– Y a-t-il un jardin là-bas ? demanda-t-il à un homme qui marchait à côté de lui, en indiquant de la main la direction d’où venait la bise.

– Je crois plutôt qu’on offre un sacrifice à Diane ou à Pan, ou à quelque autre divinité des bois.

Ben-Hur jeta un regard d’étonnement à cet homme, qui venait de lui parler dans sa langue maternelle.

– Tu es Hébreu, lui dit-il.

– Je suis né à un jet de pierre de la place du Marché, à Jérusalem, répondit-il avec un sourire de déférence.

Ben-Hur se préparait à continuer la conversation avec cet inconnu, mais une poussée de la foule les sépara. Un sentier s’ouvrait à cet endroit devant lui ; il s’y engagea, heureux d’échapper aux flots de la procession, et s’enfonça dans un fourré, qui semblait, de loin, être à l’état sauvage, mais où l’on apercevait vite les traces de la main d’un maître. Les buissons et les arbres dont il se composait portaient tous des fleurs ou des fruits ; il reconnaissait le parfum des lilas, des jasmins et des lauriers roses, qu’il avait vus fleurir, autrefois, dans les vallées, autour de la cité de David. Il entendait roucouler près de lui des tourterelles ; des merles sautillant sur le sentier semblaient l’attendre et lui souhaiter la bienvenue ; un rossignol chantait sur une branche, à portée de sa main, et ne s’envola pas à son approche ; une caille passa à côté de lui à la tête de sa couvée, sans que sa présence parût la troubler. Il s’assit au pied d’un citronnier, dont les racines plongeaient dans un petit ruisseau murmurant sous la ramée. Un pinson, dont le nid frêle se balançait à une branche inclinée au-dessus de l’eau, fixait sur lui, sans témoigner de frayeur, ses yeux noirs et brillants. Vraiment, se dit-il, il semble que cet oiseau me parle. Il me dit : Je n’ai pas peur de toi, car ici l’amour règne en maître.

Il comprenait, tout à coup, ce qui faisait le charme de Daphné. Pourquoi s’y soustrairait-il ? Pourquoi ne jouirait-il pas des délices que ce séjour enchanteur lui promettait et n’essaierait-il pas d’y trouver l’oubli du passé et de ses soucis, l’oubli de lui-même ?

Mais bientôt la voix de sa conscience juive se fit entendre. L’amour, était-ce donc tout, dans la vie ? Tout ? Ceux qui pouvaient s’y livrer complètement et ensevelir leur existence dans un endroit comme celui-là n’avaient, sûrement, rien qui les retînt ailleurs, pas de devoirs, tandis que lui…

Il se leva brusquement, le visage en feu. Dieu d’Israël ! mère ! Tirzah ! s’écria-t-il, maudit soit le jour, maudit soit l’endroit où j’ai pu songer à être heureux sans vous !

Il se précipita en avant, cherchant une issue pour sortir du bosquet. Le sentier aboutissait à un pont jeté sur une rivière ; il le traversa et se trouva dans une vallée verdoyante, où paissaient quelques brebis ; la bergère l’appela, en lui faisant un signe de la main. Il continua son chemin sans lui répondre et ne tarda pas à arriver devant un autel formé d’un piédestal en granit et d’une console en marbre blanc, qui supportait un trépied de bronze dans lequel quelque chose brûlait. Une femme, tenant à la main une branche de saule, était debout devant l’autel. Quand elle l’aperçut, elle lui cria :

– Reste ici, près de moi.

Mais il s’arracha à la séduction de son sourire, et reprit sa course dans la direction d’une forêt de cyprès qu’il apercevait à l’horizon.

 

Tout à coup, Ben-Hur entendit retentir le son éclatant d’une trompette ; au même instant il reconnaissait, étendu dans l’herbe, le Judéen qu’il avait rencontré près du temple. Cet homme se leva aussitôt et vint à sa rencontre, en le saluant amicalement.

– Te diriges-tu du même côté que moi ? lui demanda Ben-Hur.

– Je me rends au champ de course.

– Au champ de course ?

– Oui, la trompette que tu viens d’entendre sonne l’appel des concurrents.

– Mon ami, dit Ben-Hur, je te confesse mon ignorance de ces lieux, et si tu veux me permettre de te suivre, je t’en serai reconnaissant.

– J’en serai enchanté. Écoute ! J’entends le bruit des chariots qui se rendent sur la piste.

Ben-Hur écouta un instant, puis il posa la main sur le bras de son compagnon, en disant :

– Je suis le fils d’Arrius, le duumvir.

– Je suis Malluch, un marchand d’Antioche.

– Eh bien ! bon Malluch, le son de cette trompette m’enivre, car j’ai l’habitude de ce genre d’exercice et ne suis point un inconnu dans les hippodromes de Rome. Hâtons-nous de nous rendre à celui-ci.

– Le duumvir était Romain, dit Malluch en ralentissant un peu le pas, cependant son fils porte les vêtements d’un Juif.

– Le noble Arrius était mon père adoptif, répondit Ben-Hur.

– Ah ! je comprends, je te demande pardon de ma curiosité.

Au sortir de la forêt, ils débouchèrent sur un vaste terrain plat, tout autour duquel courait une piste soigneusement arrosée. Des cordes, soutenues par des javelots plantés en terre, marquaient ses contours. Ombragées par des tentes, de grandes estrades, garnies de bancs, étaient réservées aux spectateurs. Les deux nouveaux venus s’installèrent dans l’une d’elles. Ben-Hur comptait les chariots à mesure qu’il les voyait s’avancer vers la piste ; ils étaient au nombre de neuf.

– Je croyais qu’en Orient on se contentait de faire courir deux chevaux, dit-il d’un ton de bonne humeur, mais je vois qu’ici les amateurs sont ambitieux et qu’ils en attellent quatre de front, comme les rois. Je suis curieux de voir comment ils se tireront d’affaire.

Huit des quadriges atteignirent sans encombre le poteau, d’où s’effectuait le départ ; les uns arrivaient au pas, au trot, tous étaient exceptionnellement bien conduits. Le dernier arrivait au galop ; en l’apercevant, Ben-Hur poussa un cri d’admiration.

– J’ai vu les écuries de l’empereur, Malluch, mais par la mémoire bénie de notre père Abraham, je n’ai jamais vu les pareils de ces quatre chevaux.

Leur allure se précipitait, il était aisé de comprendre que leur conducteur n’en était plus maître.

Un cri perçant retentit sur l’estrade. Ben-Hur tourna la tête et vit un vieillard, debout sur un banc, les mains levées, les yeux dilatés, sa longue barbe échevelée. Quelques-uns de ses voisins se mirent à rire.

– Ils devraient respecter au moins ses cheveux blancs ! dit Ben-Hur, le connais-tu ?

– C’est un puissant personnage, qui vient du désert, d’au-delà de Moab. Il possède des troupeaux de chameaux et des chevaux qui descendent, dit-on, de ceux des premiers Pharaons. On l’appelle le cheik Ilderim.

Pendant ce temps, le conducteur des quatre chevaux essayait en vain de les calmer. Chacun de ses efforts manqués excitait davantage le cheik.

– Qu’Abbadon l’emporte ! hurlait le patriarche. Courez, volez, m’entendez-vous, mes enfants ? – ceci s’adressait à quelques personnes de sa suite, – ils sont nés au désert comme vous, arrêtez-les vite.

– Maudit Romain ! continuait le vieillard en menaçant du poing le conducteur. Ne m’a-t-il pas juré qu’il saurait les conduire, juré par toute la lignée de ses dieux bâtards ? Rends-leur la main, rends-leur la main, te dis-je ! Ne m’a-t-il pas juré que sous ses soins ils seraient doux comme des agneaux et rapides comme des colombes ? Qu’il soit maudit et que maudite soit la mère des menteurs, qui le nomme son fils. Les voyez-vous, mes coursiers sans prix ? Qu’il les touche du bout de son fouet et alors… le reste de sa phrase se perdit dans un grincement de dents. Jetez-vous à leur tête, dites-leur un mot dans la langue que l’on parle sous les tentes. Fou ! fou que j’ai été de les confier à un Romain !

Ben-Hur sympathisait avec le cheik, car il comprenait que sa fureur ne provenait pas tant de son orgueil de propriétaire, ou de son anxiété au sujet de l’issue de la course, que de son affection pour ses chevaux, et il se disait qu’ils méritaient d’être aimés ainsi, avec une tendresse touchant à la passion.

Ils étaient tous de la même nuance, bai clair, parfaitement assortis et si bien proportionnés, qu’ils paraissaient être moins grands qu’ils ne l’étaient en réalité. Leurs petites têtes, larges entre les deux yeux, étaient terminées par de fins naseaux, dont l’intérieur était d’un rouge vif, comme la flamme. Sur leurs encolures gracieusement arquées, retombaient des crinières, si épaisses et si longues, qu’elles recouvraient leurs épaules et leur poitrail. Leurs sabots ressemblaient à des coupes d’agate et tout en ruant, ils battaient l’air de leurs longues queues flottantes, d’un noir brillant. Le cheik parlait d’eux comme d’animaux sans prix et certes, en cela, il n’exagérait point.

Ben-Hur ne se trompait pas en supposant qu’ils avaient grandi sous les yeux de leur maître, qu’ils avaient été l’objet de ses soins, durant le jour et de ses rêves pendant la nuit, qu’ils avaient fait partie de sa famille, sous les tentes noires, au fond du désert sans ombre et qu’il les aimait comme ses enfants. Le vieillard les avait amenés à la ville, afin de triompher, par leur moyen, de ces Romains hautains et détestés, sans douter un instant du succès. Il savait que personne ne pouvait leur disputer le prix de la course, s’ils étaient conduits par un entraîneur habile et intelligent, et maintenant qu’il constatait l’incapacité de l’homme auquel il les avait confiés, il sentait le besoin, avec toute l’ardeur de son tempérament d’Arabe, d’exprimer hautement son indignation et de remplir l’air de ses clameurs. Avant même que le patriarche eût fini d’invectiver son cocher, une douzaine de mains s’étaient emparées des chevaux et avaient réussi à les calmer.

Mais un nouveau char venait de faire son apparition sur la piste. Contrairement aux premiers venus, conducteur, chevaux et chariot étaient en tenue d’apparat ; on se fût cru, à les voir, au cirque et au jour où devait avoir lieu la course proprement dite. Les autres concurrents avaient été reçus sans aucune démonstration, mais les applaudissements éclatèrent sur son passage et l’attention générale se concentra sur lui. Les chevaux attelés au brancard étaient d’un noir de jais, les deux autres blancs comme neige. Leurs queues étaient coupées court, selon la coutume romaine, et leurs crinières tressées avec des rubans jaunes et rouges.

Bientôt l’étranger se trouva en face des estrades et Ben-Hur, après avoir payé un juste tribut d’admiration à son attelage, ainsi qu’à son char, vraie merveille de légèreté et d’élégance, leva les yeux sur lui.

Qui était-ce donc ? Ben-Hur ne pouvait voir son visage, mais il y avait dans son maintien, dans ses manières, dans toute sa personne quelque chose de familier, qui lui rappelait une période déjà lointaine de sa vie.

Les applaudissements de la foule et la splendeur de son attirail indiquaient clairement qu’il devait être quelque favori du gouverneur, ou quelque personnage fameux, ce que ne démentait point sa présence sur le champ de courses, car les rois eux-mêmes briguaient souvent l’honneur de gagner en personne la couronne de feuillage, prix de la victoire.

Ben-Hur se leva et se fraya un passage. Enfin il voyait de face l’homme qui excitait sa curiosité. Il était beau de visage et de fière tournure. Vêtu d’une tunique écarlate, il tenait les rênes d’une main et un fouet de l’autre. Il recevait les ovations de la foule avec la froide indifférence d’une statue. Ben-Hur restait immobile et comme pétrifié ; son instinct et sa mémoire l’avaient fidèlement servi : c’était Messala.

Ses chevaux de choix, son char magnifique, son attitude et surtout l’expression orgueilleuse et dure de son visage d’aigle, prouvaient qu’il n’avait pas changé, qu’il était toujours le Messala hautain et sûr de lui-même, l’ambitieux cynique, le persifleur dont Ben-Hur avait gardé le souvenir.

CHAPITRE XVIII

Pendant que Ben-Hur descendait les marches de l’estrade, un Arabe vint se placer sur la dernière et cria à pleine voix :

– Écoutez, hommes de l’Orient et de l’Occident ! Le bon cheik Ilderim vous salue ! Il est venu tenter la fortune avec quatre chevaux, fils des coursiers favoris du roi Salomon, et il a besoin, pour les mener à la victoire, d’un homme puissant. Il promet d’enrichir, pour la vie, celui qui les conduira à sa pleine satisfaction. Répétez cette offre ici et là, dans le cirque, partout où s’assemblent les hommes forts. Ainsi a dit mon maître, le cheik Ilderim le Généreux.

Cette proclamation produisit une grande sensation parmi les spectateurs massés sur l’estrade. On pouvait être certain qu’avant la nuit elle serait connue et discutée dans tous les cercles d’Antioche. Ben-Hur, depuis qu’il l’avait entendue, regardait le cheik d’un air hésitant. Malluch s’attendait à le voir accepter son offre, mais, au grand soulagement de l’honnête Israélite, il se tourna tout à coup vers lui en disant :

– Où irons-nous, maintenant, bon Malluch ?

– Si tu désires, répondit-il en riant, ressembler à tous ceux qui visitent Daphné pour la première fois, tu iras tout droit te faire dire la bonne aventure.

– La bonne aventure, dis-tu ? Bien que cette suggestion ait une saveur d’incrédulité, allons consulter la déesse.

– Non, fils d’Arrius, les prêtres d’Apollon usent d’un artifice plus ingénieux. Au lieu de te faire entendre les paroles d’une Pythonisse ou d’une Sybille, ils te vendront une simple feuille de papyrus, à peine sèche, en te recommandant de la plonger dans l’eau d’une certaine fontaine ; quand tu l’en retireras, tu y trouveras inscrits quelques vers qui te feront connaître l’avenir.

– Il y a des gens qui n’ont que faire de se tourmenter au sujet de leur avenir, dit-il avec amertume. Comment appelles-tu cette fontaine ?

– La Castalia.

– Oh ! elle est réputée dans le monde entier ! Allons-y donc.

Malluch, qui observait son compagnon tout en marchant, s’aperçut vite que sa bonne humeur l’avait abandonné. Il ne prêtait aucune attention aux personnes qu’ils rencontraient et les merveilles près desquelles ils passaient ne lui arrachaient pas la moindre exclamation ; il allait, droit devant lui, l’air sombre et préoccupé.

La vue de Messala avait éveillé en lui un monde de souvenirs. Il lui semblait qu’il n’y avait qu’une heure qu’on l’avait arraché à sa mère, que les Romains avaient fait murer les portes de la maison de son père. Il se rappelait que dans cette lente agonie, qui avait été sa vie aux galères, une seule chose le soutenait : ses rêves de vengeance, dans lesquels Messala occupait la première place. Il se disait souvent alors que Gratien pourrait obtenir de lui quelque merci, mais Messala jamais ! Et pour donner plus de force à sa résolution, pour la rendre plus inexorable, il se répétait invariablement : « Qui donc nous a désignés à la vindicte de nos persécuteurs ? Et quand j’implorai son secours, non pas pour moi-même, assurément, – qui donc s’est moqué de moi ? » Et toujours ses rêves finissaient par la même prière : « Le jour où je le rencontrerai, aide-moi, ô Dieu de mes pères, aide-moi à découvrir le moyen le plus certain d’effectuer ma vengeance ! »

Et maintenant cette rencontre allait avoir lieu.

S’il avait trouvé Messala pauvre et souffrant, les sentiments de Ben-Hur auraient peut-être été différents, mais il n’en était pas ainsi. Ben-Hur songeait à cette rencontre et se demandait comment il s’y prendrait pour la rendre à jamais mémorable.

Ils arrivèrent bientôt à une large allée, bordée de chênes, où allaient et venaient des piétons, des cavaliers, des femmes portées en litière, et bientôt ils aperçurent devant eux la fameuse fontaine de Castalia.

L’eau tombait en bouillonnant du haut d’un rocher dans une vasque en marbre noir, à côté de laquelle se tenait assis sous un portique, taillé dans le roc, un vieux prêtre barbu, ridé, parcheminé.

Il aurait été difficile de dire ce qui exerçait sur les assistants la plus puissante attraction, de l’eau qui fumait et bouillonnait éternellement, ou de l’ermite éternellement assis à la même place. Il entendait, il voyait, mais il ne parlait jamais. De temps en temps quelqu’un lui tendait une pièce de monnaie ; il la prenait en clignant ses yeux rusés et rendait, en échange, une feuille de papyrus.

Celui qui l’avait reçue se hâtait de la plonger dans le bassin, puis l’exposait, tout humide, aux rayons du soleil ; aussitôt quelques vers, dont la banalité parfaite ne faisait que rarement tort à la renommée de la fontaine, apparaissaient sur la feuille. Avant que Ben-Hur eût le temps d’interroger l’oracle, sa curiosité fut éveillée par l’approche d’une petite caravane.

En tête marchait un homme à cheval conduisant un grand chameau blanc, qui portait sur son dos un vaste palanquin or et cramoisi. Deux cavaliers, armés de longues lances, fermaient la marche.

– Quel merveilleux chameau ! s’écria quelqu’un.

– C’est un prince qui arrive d’un pays lointain, dit un autre personnage.

– Bien plutôt un roi.

– S’il montait un éléphant, je dirais certainement que c’est un roi.

– Par Apollon, mes amis, dit un troisième, les deux personnes assises sur ce chameau blanc ne sont ni des rois, ni des princes, mais tout simplement des femmes.

Avant que la discussion fût terminée, les étrangers s’étaient arrêtés devant la fontaine.

Le chameau vu de près ne démentait point l’admiration qu’il excitait. Aucun de ceux qui le regardaient ne se souvenait d’avoir jamais vu son pareil. Il faisait tinter joyeusement les clochettes d’argent suspendues à son cou par des cordons de soie rouge ornés de flocs d’or, et ne paraissait pas s’apercevoir du poids de sa charge.

Qui donc étaient l’homme et la femme assis sous le palanquin ? Tous les yeux tournés vers eux exprimaient la même question.

Si le premier était un roi ou un prince, personne n’aurait pu nier l’impartialité du temps ; chacun, en voyant le visage de momie disparaissant à demi sous un immense turban, devait se dire, avec une vive satisfaction, que la limite d’âge est la même pour les grands que pour les petits de ce monde. Rien, dans toute sa personne, ne paraissait digne d’envie, si ce n’est le châle drapé autour de ses épaules.

La femme qui l’accompagnait était assise à l’orientale, au milieu de voiles et de dentelles d’une finesse incomparable. Elle portait, au-dessus des coudes, des bracelets en forme de serpents, rattachés par des chaînes d’or à ceux qui ornaient ses poignets ; ses bras, d’un modelé parfait, ses mains, petites comme celles d’un enfant, avaient des mouvements d’une grâce charmante, ses doigts chargés de bagues s’appuyaient au bord du palanquin. Elle était coiffée d’une calotte brodée de perles de corail et bordée de rangées de pièces d’or retombant sur son front, d’autres se mélangeaient aux tresses de ses cheveux, d’un noir bleuté. Elle regardait autour d’elle avec indifférence. Contre les règles admises parmi les femmes de qualité, elle tournait vers la foule un visage découvert.

Vraiment il valait la peine d’être vu, ce visage resplendissant de jeunesse, et d’une forme exquise. Son teint n’était pas blanc comme celui d’une Grecque, ni brun comme celui d’une Romaine, il n’avait pas davantage la fraîcheur d’une Gauloise, mais sa peau fine, laissant transparaître son sang vermeil, devait avoir emprunté sa nuance chaude et dorée au soleil des bords du Nil. Ses cils noircis, suivant un usage immémorial en Orient, agrandissaient encore ses yeux, naturellement grands. Ses lèvres roses, entr’ouvertes, laissaient voir une rangée de dents d’une blancheur éclatante.

Quand elle eut suffisamment inspecté les alentours, cette royale beauté dit quelques mots au conducteur, un Éthiopien corpulent. Il fit agenouiller le chameau, à côté de la fontaine, après quoi elle lui tendit une coupe, qu’il se disposait à remplir d’eau, quand un bruit de roues et de sabots de chevaux fit pousser un grand cri aux admirateurs de la jeune fille, qui se dispersèrent de tous côtés.

– Je crois que le Romain s’est mis en tête de nous écraser tous ! s’écria Malluch, en donnant à Ben-Hur l’exemple de la fuite.

Ce dernier tourna les yeux dans la direction d’où venait le bruit et aperçut Messala qui, debout dans son char, s’avançait de toute la vitesse de ses chevaux vers la fontaine. Chacun se sauvait ; seul le chameau ruminait, les yeux fermés, avec l’expression de béatitude propre aux animaux habitués à être traités en favoris. Il aurait fallu d’ailleurs qu’il fût doué d’une agilité inconnue à ses congénères pour échapper aux sabots qui allaient se poser sur lui. L’Éthiopien, effrayé, agitait ses mains. Le vieillard, assis dans le palanquin, essayait d’en sortir, mais l’âge et le souci de sa dignité faisaient trop partie de sa nature pour qu’il pût oublier un instant son calme majestueux. Quant à la jeune femme, il n’était plus temps, pour elle, de songer à se sauver. Ben-Hur, placé tout près d’eux, cria, en s’adressa à Messala :

– Arrête. Regarde donc où tu vas ! Arrête, te dis-je !

Le patricien riait d’un air de bonne humeur et Ben-Hur, voyant qu’il n’y avait pas pour les étrangers d’autre chance de salut, s’élança à la tête des chevaux et s’y suspendit de toutes ses forces.

– Chien de Romain ! criait-il. Fais-tu si peu de cas de la vie des autres ?

Les chevaux firent un brusque saut de côté et le char pencha si bien que Messala dut à sa seule adresse de n’être pas jeté sur le sol. Quand ils virent le péril conjuré, tous ceux qui venaient d’assister à cette scène se livrèrent à des éclats de rire bruyants, ironiques.

Le Romain fit preuve, en cette occasion, d’une audace sans égale. Il jeta les rênes à son domestique et s’avança vers le chameau en regardant Ben-Hur, mais en s’adressant au vieillard et à sa compagne.

– Pardonnez-moi, je vous le demande à tous les deux, dit-il. Je suis Messala et je vous jure que je ne voyais ni vous, ni votre chameau ! Quant à toutes ces bonnes gens, il se pourrait que je me fiasse trop à mon habileté. Je me promettais de rire à leurs dépens, – c’est à eux de rire aux miens, je le leur permets de grand cœur.

Son regard insouciant et bon enfant s’accordait parfaitement avec ses paroles. Chacun se tut pour l’écouter et, certain d’avance de gagner sa cause auprès de ceux dont il avait encouru le déplaisir, il fit signe à son compagnon de conduire son attelage un peu à l’écart et s’adressa hardiment à la jeune femme.

– Tu t’intéresses à ce vieillard dont je solliciterai tout à l’heure humblement le pardon, si je ne l’ai point déjà obtenu. Tu es sa fille, je suppose.

Elle ne lui répondit pas.

– Par Minerve, sais-tu que tu es belle ? Je me demande quel pays peut se vanter de te compter parmi ses enfants ? Ne te détourne pas de moi, je te prie, afin que je puisse essayer de déchiffrer cette énigme. Le soleil des Indes brille dans tes yeux, mais l’Égypte a posé son sceau sur les coins de ta bouche. Sois miséricordieuse envers ton esclave, maîtresse, et dis-moi que toi, du moins, tu m’as pardonné.

Elle l’interrompit en se tournant vers Ben-Hur, auquel elle dit avec un gracieux signe de tête :

– Veux-tu prendre cette coupe et la remplir ? mon père a soif.

– Je suis prêt à te servir, répondit Ben-Hur.

Comme il s’apprêtait à lui obéir, il se trouva en face de Messala. Le regard du Juif était plein de défi, celui du Romain exprimait la gaieté.

– Ô étrangère, aussi cruelle que belle, reprit Messala, si Apollon ne t’a pas enlevée d’ici là, je te reverrai. Comme j’ignore ta patrie, je ne puis te recommander à ses dieux. J’en suis donc réduit à te recommander aux miens !

Il fit de la main un signe d’adieu et rejoignit son équipage. La jeune fille le suivit avec des yeux où se lisait quelque chose qui n’était pas du déplaisir, puis elle se pencha pour prendre l’eau qu’elle avait demandée. Quand son père se fut désaltéré, elle-même trempa ses lèvres dans la coupe, qu’elle tendit ensuite à Ben-Hur avec un geste gracieux.

– Garde-la, nous t’en prions, lui dit-elle, je voudrais qu’elle fût pour toi pleine de bénédictions.

Au moment où le chameau se remettait en route, le vieillard appela Ben-Hur, qui s’approcha respectueusement.

– Tu as rendu aujourd’hui un grand service à un étranger ! lui dit-il. Il n’y a qu’un seul Dieu et c’est en son nom que je te remercie. Je suis Balthasar, l’Égyptien. Le cheik Ilderim a dressé ses tentes là-bas, dans le grand jardin de palmiers, au-delà de Daphné, et nous sommes ses hôtes. Viens nous voir chez lui, tu y recevras un accueil dicté par la reconnaissance.

La voix et les manières solennelles du vieillard avaient produit une profonde impression sur Ben-Hur. Tandis qu’il le regardait s’éloigner avec sa fille, il aperçut Messala qui s’en allait, comme il était venu, joyeux, indifférent, riant d’un rire moqueur.

CHAPITRE XIX

Cet incident fit grandir Ben-Hur dans l’estime de Malluch, qui ne pouvait s’empêcher d’admirer le courage et l’adresse dont il venait de faire preuve. S’il pouvait amener le jeune homme à parler de ses affaires personnelles, le résultat de sa journée serait de nature à satisfaire Simonide.

Pour le moment, tout ce qu’il avait appris de certain, c’est que l’homme qu’il avait reçu l’ordre de surveiller était un Juif, fils adoptif d’un Romain ; mais il commençait à soupçonner une chose qui pouvait avoir de l’importance, à savoir qu’il existait une relation entre Messala et le fils du duumvir. Mais de quelle nature était-elle ? C’est ce qu’il s’agissait de découvrir. Il se demandait comment il entamerait un sujet aussi délicat, quand Ben-Hur, lui-même, lui en fournit l’occasion. Prenant le bras de Malluch, il l’entraîna loin de la fontaine et de l’ermite.

– Bon Malluch, lui dit-il tout à coup, un homme pourrait-il jamais oublier sa mère ?

À cette question imprévue, Malluch, pris par surprise, leva sur Ben-Hur un regard étonné. Deux taches rouges s’étendaient sur ses joues ; quelque chose, ressemblant à des larmes retenues avec peine, brillait dans ses yeux, et l’Israélite répondit machinalement :

– Non, jamais ! surtout s’il appartient à notre peuple.

Un instant plus tard, il avait recouvré sa présence d’esprit et il ajouta :

– La première chose que j’ai apprise dans la synagogue c’est le Schéma, puis cette parole du fils de Sirach : « Honore ton père de toute ton âme, et n’oublie pas les souffrances de ta mère. »

– Ces paroles me rappellent mon enfance, Malluch, et me prouvent que tu es un vrai Juif.

Ben-Hur, tout en parlant, serrait les plis de ses vêtements sur son cœur comme pour en étouffer les battements.

– Mon père, lui dit-il, portait un nom honoré à Jérusalem, où il demeurait. Ma mère, à sa mort, était encore dans tout l’éclat de sa jeunesse et ce ne serait pas suffisant de dire que sa bonté égalait sa beauté ; la sagesse éclatait sur ses lèvres, on louait ses bonnes œuvres, elle se riait du jour à venir. Nous étions, ma sœur et moi, toute sa famille et, pour ma part, j’étais si heureux auprès d’elle, que je ne trouvais rien à reprendre à cette sentence d’un vieux rabbi : « Dieu ne pouvait être partout, c’est pourquoi il créa les mères. » Un jour il arriva qu’un Romain, haut placé, eut un accident comme il chevauchait le long de notre maison, à la tête d’une cohorte ; aussitôt les légionnaires enfoncèrent les portes du palais, l’envahirent et se saisirent de nous. Je n’ai revu, dès lors, ni ma mère, ni ma sœur, je ne sais si elles sont mortes ou vivantes, j’ignore ce qu’elles sont devenues. Malluch, l’homme qui, tout à l’heure, passait par ici sur son chariot, assistait à notre séparation ; c’est lui qui nous a livrés à nos ravisseurs ; il a entendu les cris de ma mère et il riait pendant qu’on l’emmenait ! Il serait difficile de dire ce qui plonge dans la mémoire les racines les plus profondes, de l’amour ou de la haine. Malluch, aujourd’hui je l’ai reconnu de loin et… – il saisit de nouveau le bras de l’Israélite, qui l’écoutait avec une attention profonde… – Malluch, je sens qu’il emporte maintenant avec lui le secret que je voudrais connaître, même au prix de ma vie. Il pourrait me dire si elles vivent, dans quel état elles se trouvent et, si elles sont mortes, en quel endroit leurs os attendent que je les retrouve.

– Ne consentirait-il pas à te le dire ?

– Non.

– Pourquoi donc ?

– Parce que je suis Juif et qu’il est Romain.

– Mais les Romains ont des langues et les Juifs, si méprisés soient-ils, n’ignorent point les moyens par lesquels on les fait parler.

– Ils échoueraient dans le cas actuel. D’ailleurs il s’agit d’un secret d’État. Toutes les propriétés de mon père ont été confisquées et partagées.

Malluch secoua la tête d’un air pensif.

– Ne t’a-t-il pas reconnu ? demanda-t-il.

– Comment l’aurait-il pu ? Il m’avait fait condamner à une vie qui n’était qu’une mort anticipée et depuis longtemps il me croit mort.

– Je m’étonne que tu ne l’aies pas frappé ! s’écria Malluch, d’un ton farouche.

– C’eût été le mettre, pour jamais, hors d’état de me servir, car je l’aurais tué et les morts gardent leur secret, mieux que le plus coupable des Romains.

L’homme capable de laisser passer avec tant de sang-froid la première occasion de se venger qui s’offrait à lui devait avoir une confiance illimitée en l’avenir, ou un plan bien arrêté qu’il ne perdait pas de vue un seul instant. Cela paraissait évident à l’honnête Malluch, et augmentait l’intérêt qu’il portait à Ben-Hur. Il se préparait à le servir désormais, non plus par devoir, mais de tout cœur et poussé par un sentiment de sincère admiration.

– Je ne désire pas lui enlever la vie. Malluch, reprit Ben-Hur, le secret en sa possession est, pour le moment, sa meilleure sauvegarde, mais je puis essayer de le punir et je le ferai si tu me prêtes ton secours.

– Il est Romain, dit Malluch, sans hésiter, et je suis de la tribu de Juda. Je t’aiderai. Je t’en ferai, si tu le désires, le serment le plus solennel.

– Donne-moi ta main, cela me suffit.

Quand leurs mains se séparèrent, Ben-Hur se sentit le cœur plus léger.

– La chose dont je voudrais te charger, mon ami, n’est point difficile, lui dit-il, elle ne sera pas davantage en opposition avec ta conscience. Continuons notre chemin, je te prie.

Ils prirent la route qui longeait la prairie, au fond de laquelle se trouvait la fameuse fontaine. Ben-Hur fut le premier à rompre le silence.

– Connais-tu le cheik Ilderim le Généreux ?

– Certainement.

– Où est situé son Jardin des Palmes, ou plutôt, à quelle distance du village de Daphné se trouve-t-il ?

Un doute traversa l’esprit de Malluch. Il se rappela la faveur que l’étrangère avait témoignée au jeune homme, auprès de la fontaine, et il se demandait si Ben-Hur, le cœur encore plein du souvenir des chagrins de sa mère, allait se laisser prendre à un mirage d’amour ; cependant il répondit :

– Le Jardin des Palmes est à deux heures de distance de Daphné, si l’on s’y rend à cheval. Avec un chameau bon coureur, on l’atteindrait en une heure.

– Je te remercie, mais je voudrais faire encore une fois appel à ton bon vouloir, afin d’apprendre si les jeux, en vue desquels les concurrents d’aujourd’hui s’exerçaient sur le champ de course, ont été annoncés au loin, et quand ils auront lieu ?

Cette question, bien qu’elle ne réussît pas à rendre à Malluch toute sa confiance, stimula sa curiosité.

– Oui, ils ont été annoncés au loin et sois sûr qu’ils seront d’une grande splendeur. Le préfet est si riche qu’il pourrait courir le risque de perdre sa place, mais ses désirs et son ambition ne connaissent pas de bornes, et pour se mettre bien en cour il veut recevoir avec un éclat tout particulier le consul Maxence, qui vient ici préparer son expédition contre les Parthes. Les citoyens d’Antioche, sachant tout l’argent que les préparatifs de cette expédition leur feront gagner, ont obtenu la permission de se joindre au préfet, pour fêter le grand homme. Il y a un mois, des hérauts ont parcouru les quatre quartiers de la ville pour annoncer la prochaine ouverture du cirque. Le nom du préfet serait plus que suffisant pour persuader tout l’Orient de la variété et de la magnificence des représentations qui se préparent, mais du moment où Antioche, elle-même, joint ses promesses aux siennes, il n’est pas d’île ou de ville où l’on ne s’attende à de l’extraordinaire et qui ne s’apprête à s’y faire représenter par ses jouteurs les plus fameux. Les prix offerts sont d’une munificence royale.

– Et le cirque ? j’ai entendu dire qu’il ne le cède en grandeur qu’au Maximus de Rome.

– Le nôtre peut contenir deux cent mille spectateurs, le vôtre soixante-quinze mille de plus. Le vôtre est en marbre, le nôtre également, et quant à leur aménagement, il est exactement le même.

– Et les règlements ?

– Si Antioche osait être originale, dit Malluch en souriant, Rome ne serait plus la souveraine qu’elle est. Les règlements en usage au cirque Maximus régissent aussi le nôtre, à une seule exception près : là-bas, il ne peut partir que quatre chars à la fois, ici tous ceux qui se sont présentés partent en même temps, quel qu’en soit le nombre.

– C’est ainsi que cela se pratique en Grèce.

– Oui, Antioche est moins romaine que grecque.

– Je pourrais donc choisir mon propre chariot ?

– Ton chariot et tes chevaux, il n’existe là-dessus aucune restriction.

Une satisfaction évidente se peignit sur le visage de Ben-Hur.

– Un renseignement encore, Malluch, dit-il ; quand la course aura-t-elle lieu ?

– Laisse-moi calculer, répondit l’autre. Demain, non, après-demain, si les dieux de la mer lui sont favorables, pour parler selon le style de Rome, le consul arrivera. Alors, – il comptait sur ses doigts – oui, c’est cela, – les fêtes commenceront dans six jours.

– Le temps est court, Malluch, mais il est néanmoins suffisant.

Il avait prononcé ces derniers mots d’un ton de parfaite assurance.

– Par les prophètes de notre vieil Israël, je reprendrai les rênes, mais à une condition, c’est que tu sois certain que Messala se trouve au nombre des compétiteurs.

Malluch comprenait maintenant le plan de Ben-Hur et les chances qu’il avait d’aboutir à l’humiliation du Romain. Il demanda avec inquiétude :

– Es-tu sûr de ton affaire ?

– Ne crains rien, mon ami. Ceux qui ont conquis des couronnes au cirque Maximus durant ces trois années, les ont dues à mon bon vouloir. Demande-leur s’il n’en est point ainsi, et les meilleurs d’entre eux te l’affirmeront. Lors des dernières grandes courses, l’empereur lui-même m’a offert son patronage, si je consentais à prendre ses chevaux en mains et à les faire courir contre les plus fameux attelages du monde entier.

– Mais tu ne l’as pas fait ? dit Malluch avec anxiété.

– Comment l’aurais-je pu ? Bien que je porte un nom romain je suis Juif, et je n’aurais pas voulu faire professionnellement une chose qui aurait souillé le nom de mon père dans les parvis du temple. Si je participe ici à la course, je te jure que ce ne sera point en vue du prix ou des profits réalisés par le vainqueur.

– Arrête, ne jure point ! s’écria Malluch, le prix est de dix mille sesterces, toute une fortune !

– Je ne l’accepterais pas, quand bien même le préfet offrirait cinquante fois sa valeur. Je veux que cette course me serve à quelque chose qui sera pour moi d’un prix infiniment supérieur à celui de tous les revenus de l’empereur. Je veux qu’elle me serve à humilier mon ennemi.

Le sourire de Malluch semblait dire : « Nous nous comprenons en vrais Juifs que nous sommes ! »

– Messala conduira lui-même ses chevaux, s’écria-t-il ; il l’a fait publier partout, dans les rues, dans les bains, dans les théâtres et les casernes, et il ne saurait plus reculer, car son nom est inscrit sur les tablettes de tous les jeunes prodigues d’Antioche.

– Ils parient pour lui, Malluch ?

– Oui, tous tiennent pour lui, et chaque jour il vient ostensiblement entraîner ses chevaux, ainsi que tu l’as vu tout à l’heure.

– Je te remercie, Malluch, car, en vérité, tu m’as utilement servi aujourd’hui et je sais tout ce qu’il m’importait d’apprendre. Maintenant, sois mon guide jusqu’au Jardin des Palmes et introduis-moi auprès du cheik Ilderim le Généreux.

– Quand désires-tu t’y rendre ?

– Aujourd’hui même. Demain il aurait peut-être confié ses chevaux à un autre.

– Ils te plaisent donc ?

– S’ils me plaisent ? s’écria Ben-Hur avec animation. Je ne les ai vus qu’un instant, car sitôt que Messala est apparu sur la piste je n’ai plus eu d’yeux que pour lui, mais cet instant m’a suffi, pour savoir qu’ils appartiennent à cette race qui est la merveille et la gloire du désert. Je n’en avais vu des spécimens que dans les écuries de César, mais en avoir vu une fois c’est les reconnaître partout. Si ce qu’on dit de ces chevaux n’est point exagéré, et si je parviens à m’en rendre maître, je…

– Je gagnerai les sesterces, interrompit Malluch en riant.

– Non, répondit Ben-Hur, sans hésiter, je ferai ce qui siéra bien mieux à un homme né dans l’héritage de Jacob – j’humilierai mon ennemi, en face de la foule. Mais nous perdons notre temps, ajouta-t-il avec impatience. Comment ferons-nous pour gagner les tentes du cheik le plus vite possible ?

Malluch réfléchit un moment.

– Le mieux est que nous nous rendions tout droit au village, qui est heureusement tout près d’ici ; si nous pouvons trouver à louer deux chameaux d’allure rapide, nous ne serons qu’une heure en route.

– Mettons-nous donc à leur recherche.

Le village n’était qu’une succession de palais entourés de beaux jardins, parmi lesquels se trouvaient aussi quelques caravansérails princiers. Les deux amis se procurèrent facilement des chameaux et se mirent en route pour le fameux Jardin des Palmes.

CHAPITRE XX

La contrée qui s’étendait au delà du village était ondulée et parfaitement cultivée ; elle servait de jardin potager à la ville d’Antioche, et l’on n’y aurait pas trouvé un pouce de terrain qui ne fût labouré et ensemencé. Des terrasses s’étageaient aux flancs rocailleux des collines. Les haies, formées de ceps de vigne, non contentes d’ombrager les voyageurs, leur promettaient les trésors de leurs grappes mûres. Les maisons blanches des paysans émergeaient de bosquets d’abricotiers, de figuiers, d’orangers et de citronniers, et partout l’Abondance, la souriante fille de la Paix, signalait sa présence en ces parages bénis. De temps à autre, on apercevait à l’horizon les hauteurs du Taurus et du Liban, entre lesquels serpentait l’Oronte.

Bientôt les deux compagnons de voyage atteignirent les bords du fleuve, dont la route suivait les contours, passant tantôt en des endroits plats, tantôt dans de fraîches vallées, au fond desquelles se cachaient des maisons de campagne. Tandis que sur le sol s’étendait, comme un manteau, la verdure éclatante des sycomores, des chênes et des myrtes, la rivière était baignée dans la lumière dorée du soleil. On aurait pu croire ses eaux immobiles, sans l’affluence de bateaux qui la sillonnaient ; les uns se laissaient descendre au fil de l’eau ; d’autres tendaient leurs voiles à la brise ou s’avançaient à force de rames. Les voyageurs se trouvèrent bientôt au bord d’un lac, formé par un affluent de l’Oronte. Un palmier de haute venue s’élevait à l’endroit où le lac se déversait dans la rivière. Au moment où la route contournait son tronc séculaire, Malluch joignit les mains et s’écria :

– Regarde, regarde ! Voici le jardin des Palmes !

Nulle part, si ce n’est dans quelques oasis de l’Arabie, ou dans les fermes des Ptolémées, au bord du Nil, on n’aurait pu jouir d’un spectacle pareil à celui qui s’offrait aux yeux de Ben-Hur. Devant lui se déroulait une plaine sans limites. Un frais gazon, le plus rare et le plus merveilleux produit de la terre, en Syrie, recouvrait le sol ; on voyait le ciel bleu pâle, au travers d’un entrecroisement de grandes palmes. D’innombrables dattiers, vrais patriarches, entouraient les eaux bleues du lac. Les bosquets de Daphné étaient-ils donc plus beaux que cela ? se demandait Ben-Hur, et les palmes, comme si elles devinaient ses pensées, se balançaient et se penchaient vers lui, avec un petit bruissement mystérieux.

– Vois ce palmier, dit Malluch en désignant du doigt un arbre gigantesque. Chacun des anneaux de son tronc représente une année de sa vie. Compte-les de la racine aux branches et quand le cheik te dira que ce jardin a été planté avant qu’Antioche eût entendu parler des Séleucides, tu ne douteras pas de la vérité de ses paroles.

– Lorsque j’ai vu le cheik Ilderim, aujourd’hui même, il m’a paru être un homme fort ordinaire, dit Ben-Hur. Les rabbins de Jérusalem le regarderaient de haut, comme le fils d’un chien d’Édomite. Apprends-moi donc, Malluch, comment il se fait qu’il soit en possession de ce jardin et comment il a pu s’y maintenir malgré les gouverneurs romains, dont il doit, sans aucun doute, avoir excité la convoitise ?

– Le cheik Ilderim est de vieille race, fils d’Arrius, bien qu’il soit un Édomite incirconcis, répondit Malluch avec chaleur. Tous ses pères ont été cheiks avant lui. L’un d’eux – je ne saurais dire à quelle époque – rendit, un jour, un grand service au roi que pourchassaient ses ennemis. L’histoire raconte qu’il mit à son service cent cavaliers, qui connaissaient les sentiers du désert et ses retraites comme un berger connaît ses pâturages. Ils l’y firent demeurer jusqu’à ce que l’occasion de tomber à l’improviste sur l’ennemi leur fût offerte ; après quoi ils le rétablirent sur son trône. En signe de reconnaissance, le roi fit venir le fils du désert en cet endroit-ci et lui commanda d’y dresser ses tentes et d’y amener sa famille, car le lac et les arbres, ainsi que tout l’espace qui s’étend entre la rivière et les montagnes les plus proches, lui appartiendrait, et à ses enfants après lui, à perpétuité. Dès lors, personne ne leur en a jamais disputé la possession, et tous ceux qui ont régné sur le pays ont toujours estimé qu’il était dans leur intérêt de rester en bons termes avec la tribu dont le Seigneur a tellement multiplié le nombre et la propriété, qu’elle exerce à l’heure qu’il est une suprématie incontestable sur tous les grands chemins d’alentour. Elle peut dire, selon son bon plaisir, aux caravanes qui passent : « Arrête-toi ! » ou « va en paix, » et ses ordres sont toujours obéis. Le préfet lui-même, dans sa citadelle d’Antioche, se sent heureux le jour où il apprend que le cheik Ilderim le Généreux, ainsi nommé à cause de ses bonnes œuvres, a échangé pour un peu de temps les sources amères de sa patrie contre les délices du lieu où nous sommes.

– Comment se fait-il donc, demanda Ben-Hur, trop absorbé par ce qu’on lui disait pour s’inquiéter de l’allure ralentie de son dromadaire, que j’aie entendu le cheik maudire les Romains, en s’arrachant la barbe ? Si César l’avait appris, il aurait pu dire : « Je me méfie d’un ami pareil, débarrassez-m’en. »

– Il n’agirait pas mal peut-être, à son point de vue, en parlant ainsi, car Ilderim n’aime guère Rome, dont il estime avoir eu à se plaindre. Il y a trois ans, les Parthes attaquèrent une caravane sur la route de Bozra à Damas ; elle transportait, entre autres, le produit des taxes prélevées sur les habitants d’un district situé de ce côté-là. Ils tuèrent tous les hommes qui accompagnaient cette caravane, ce qu’on aurait aisément pardonné, à Rome, si le trésor impérial avait été épargné et rendu à destination. Les fermiers des impôts, responsables de leur perte, se plaignirent à César, qui condamna Hérode à payer à leur place ; Hérode saisit alors les propriétés d’Ilderim, l’accusant d’avoir négligé ses devoirs et manqué de vigilance. Celui-ci, à son tour, en appela à César, qui lui fit une réponse digne d’un sphinx. Le cœur du vieillard n’a, dès lors, plus connu la paix. Il nourrit sa rancune et jouit de la voir grandir.

– Il ne peut rien contre eux, Malluch.

– Je t’expliquerai tout à l’heure quel espoir il nourrit, mais vois ces petites filles qui cherchent à te parler. L’hospitalité du cheik commence de bonne heure !

Les chameaux s’arrêtèrent et Ben-Hur se pencha vers quelques petites paysannes syriennes qui lui tendaient leurs paniers pleins de dattes. Ces fruits, fraîchement cueillis, n’étaient pas de ceux que l’on refuse et, tandis qu’ils se servaient, un homme leur cria du haut d’un des arbres près desquels ils avaient fait halte :

– Soyez les bienvenus !

Après avoir remercié, les deux amis se mirent en route, sans presser le pas de leurs montures.

– Il faut que tu saches, reprit Malluch, qui s’arrêtait de temps à autre pour manger une datte, que Simonide, le marchand, m’accorde sa confiance et parfois condescend à m’admettre dans son conseil ; j’ai fait ainsi la connaissance de plusieurs de ses amis et ceux-ci, qui n’ignorent point sur quel pied je suis avec leur hôte, parlent librement devant moi. C’est ainsi que je suis devenu intime avec le cheik Ilderim.

Tout à coup Ben-Hur vit passer devant les yeux de son âme, comme une radieuse vision, la pure et douce image d’Esther, la fille du marchand. Il lui semblait sentir encore sur lui son regard lumineux, qui exprimait une sympathie si intense ; il croyait entendre le bruit de ses pas quand elle s’approchait, tenant la coupe pleine de vin et le son de sa voix l’engageant à boire. Cette vision captivante s’évanouit au moment où il se tourna vers Malluch pour entendre la suite de son récit.

– Il y a quelques semaines, continua celui-ci, le cheik vint voir Simonide. Je me trouvais justement là et, comme je crus m’apercevoir que quelque chose de particulier le préoccupait, je voulus me retirer. Lui-même me pria de n’en rien faire. « Tu es Israélite, me dit-il, reste avec nous, j’ai une étrange histoire à vous raconter. » L’emphase avec laquelle il prononçait ce mot d’Israélite me frappa ; je restai, et voici la substance de son histoire ; il t’en dira les détails lui-même. Il y a bien des années de cela, trois hommes s’arrêtèrent devant les tentes d’Ilderim, au désert. C’étaient des étrangers, un Hindou, un Grec et un Égyptien, montés sur trois chameaux blancs, les plus grands qu’il eût jamais vus. Il leur offrit l’hospitalité sous sa tente. Le lendemain, en se levant, ils prononcèrent une prière que le cheik trouva très mystérieuse ; elle s’adressait à Dieu et à son fils. Après avoir rompu le jeûne avec lui, l’Égyptien lui raconta qui ils étaient et d’où ils venaient. Chacun d’eux avait vu une étoile, en même temps qu’ils entendaient une voix qui leur ordonnait d’aller à Jérusalem et de demander, lorsqu’ils y seraient arrivés : « Où est le roi des Juifs qui est né ? » Ils obéirent et l’étoile les conduisit de Jérusalem à Bethléem, où ils trouvèrent, dans une caverne, un nouveau-né devant lequel ils s’agenouillèrent. Ils l’adorèrent et lui offrirent de riches présents, après quoi ils remontèrent sur leurs chameaux et s’enfuirent. Ils ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils furent arrivés chez le cheik Ilderim, car ils savaient que si Hérode parvenait à mettre la main sur eux, il les tuerait certainement. Fidèle à ses habitudes, le cheik prit soin d’eux et les cacha pendant une année, au bout de laquelle ils le quittèrent et s’en allèrent chacun de son côté après l’avoir richement récompensé.

– C’est une merveilleuse histoire, s’écria Ben-Hur. Que me disais-tu qu’ils devaient demander, à Jérusalem ?

– Où est le roi des Juifs qui est né ?

– Était-ce là tout ?

– Ils ajoutaient encore quelques mots à leur question, mais je ne m’en souviens plus.

– Et ils trouvèrent vraiment l’enfant ?

– Oui, puisqu’ils l’adorèrent.

– C’est un miracle, Malluch.

– Ilderim est un homme sérieux. Un mensonge dans sa bouche est impossible.

Ils avaient oublié leurs chameaux qui broutaient paisiblement l’herbe au bord de la route.

– Ilderim n’en sait-il pas plus long au sujet de ces trois hommes ? demanda Ben-Hur. Que sont-ils devenus ?

– Le motif de sa visite à Simonide, l’autre jour, était justement que la nuit précédente il avait vu réapparaître l’Égyptien.

– Où donc ?

– Ici même, à la porte de cette tente devant laquelle nous allons arriver. Il montait toujours son chameau blanc et le cheik le reconnut aussitôt, c’était Balthasar, l’Égyptien.

– C’est un miracle du Seigneur ! s’écria Ben-Hur avec émotion.

– Que vois-tu là de miraculeux ?

– C’est ainsi que se nomme le vieillard que nous avons vu aujourd’hui auprès de la fontaine.

– C’est vrai, je l’avais oublié, – son chameau aussi était pareil à ceux dont parlait le cheik – et tu lui as sauvé la vie !

– La femme qui l’accompagnait était sa fille, murmura Ben-Hur, comme se parlant à lui-même. Puis il reprit :

– Que pense le cheik de tout ceci ?

– Il attend avec une inébranlable foi le moment où cet enfant, entrevu autrefois par ses amis, se manifestera.

– Comme roi ?

– Oui. Il prétend qu’il détruira la puissance de Rome.

– Ce vieillard n’est pas seul à caresser des projets de vengeance, dit Ben-Hur d’un ton rêveur, combien de millions d’hommes n’y a-t-il pas qui ont, comme lui, quelque tort à faire expier aux Romains ? Je comprends l’espoir que sa foi lui inspire. As-tu entendu ce que Simonide lui a dit après avoir ouï son histoire ?

– Ilderim est un homme sensé, certainement, mais Simonide est un sage, j’entendis qu’il répondait… Mais écoute, quelqu’un vient derrière nous.

On entendait en effet un bruit de roues et de sabots de chevaux ; un instant après le cheik Ilderim, lui-même, parut à cheval ; dans sa nombreuse suite on remarquait les quatre arabes bai-clair, attelés à leur char. Au moment de dépasser les deux amis, le cheik tourna vers eux sa tête vénérable.

– Mon ami Malluch, s’écria-t-il, sois le bienvenu ! Viens-tu m’apporter un message du bon Simonide, auquel le Dieu de ses pères veuille accorder encore de longues années de vie ! Suivez-moi tous les deux. J’ai à vous offrir du pain et de l’arrak, ou, si vous préférez, de la viande d’agneau. Venez !

Ils le suivirent jusqu’à la porte de sa tente, où il les reçut en leur présentant sur un plateau trois coupes pleines d’une liqueur crémeuse.

– Buvez, leur dit-il, c’est avec ceci que les habitants des tentes fortifient leurs âmes. Puis il ajouta, lorsqu’ils eurent vidé leurs coupes :

– Entrez, maintenant, au nom de Dieu !

Lorsqu’ils eurent franchi le seuil de la tente, Malluch prit le cheik à part ; après avoir causé un moment avec lui, il se tourna vers Ben-Hur, en lui disant :

– J’ai parlé de toi au bon cheik, il te laissera essayer ses chevaux demain, dès le matin. J’ai fait pour toi ce qui était en mon pouvoir, le reste te regarde. Il faut, maintenant, que je retourne à Antioche, où j’ai donné, pour ce soir, rendez-vous à un ami. Je reviendrai demain, et, si tout va bien, je demeurerai près de toi jusqu’au moment où les jeux seront terminés.

CHAPITRE XXI

À l’heure où le croissant argenté de la nouvelle lune touchait les tours crénelées du palais du mont Sulpius, les deux tiers des habitants d’Antioche respiraient, sur les toits en terrasse de leurs maisons, l’air rafraîchi par la brise du soir. Simonide, assis dans le fauteuil qui semblait faire partie de lui-même, regardait les bateaux glisser sur la rivière éclairée, ça et là, par des rayons d’une pâle lumière ambrée, pendant qu’Esther lui servait son frugal souper : quelques gâteaux de fine farine, un peu de miel, un bol de lait.

– Malluch est en retard, ce soir, dit-il tout à coup.

– Crois-tu qu’il viendra ? demanda Esther.

– Il n’y manquera pas, à moins qu’il n’ait dû, pour obéir à mes ordres, s’embarquer sur un navire ou partir pour le désert.

– Il écrira peut-être.

– Non, non, ma fille. S’il avait été obligé de s’éloigner, il me l’aurait fait dire. Puisque je n’ai reçu aucun message de lui, il viendra.

– Je l’espère, dit-elle doucement.

Quelque chose dans le son de sa voix attira l’attention de Simonide.

– Tu désires donc qu’il vienne, Esther ?

– Oui, répondit-elle franchement.

– Saurais-tu me dire pourquoi ?

– Parce que… parce que ce jeune homme est…

– Notre maître ! Est-ce là ce que tu veux dire ?

– Oui, père.

– Et tu penses toujours que je n’aurais pas dû le laisser aller sans lui dire qu’il pouvait, si c’était son bon plaisir, nous prendre avec tout ce que nous possédons, – tout, Esther, nos marchandises, nos deniers, nos vaisseaux, nos esclaves et mon immense crédit, ce manteau tissé d’or et d’argent par le génie, tout puissant parmi les hommes, qui s’appelle le succès.

Comme Esther ne répondait pas, il continua :

– Cela ne t’émeut point, je vois. Le fait est, Esther, que la réalité n’est jamais aussi intolérable que nous nous la représentons d’avance ; il en sera ainsi de l’esclavage, si l’avenir nous le tient en réserve.

– J’ai meilleure opinion de lui que toi, père. Il sait ce que c’est que la souffrance, il nous rendra la liberté.

– Ton instinct ne te trompe guère, Esther, et tu sais que je me suis souvent laissé guider par lui. Mais ce que j’apporterais à ce jeune homme, ce n’est pas seulement un corps brisé par la torture, oh ! non, – c’est une âme qui a été la plus forte dans la lutte avec ces Romains cruels, des yeux qui voient l’or à des distances que les vaisseaux de Salomon n’ont pas atteintes et une intelligence assez puissante pour trouver les moyens de se l’approprier. Et je possède encore une faculté qui vaut mieux qu’un corps vigoureux, mieux que le courage et la volonté, mieux même que l’expérience, la faculté la plus précieuse de toutes celles dont un homme peut être doué : celle de dominer les hommes, de les gagner à mes projets, de les faire agir selon mes désirs. C’est ainsi que les capitaines de mes vaisseaux sillonnent les mers et ne me trompent jamais, ainsi que Malluch, aujourd’hui même, a suivi ce jeune homme… Esther, n’entends-tu pas des pas qui s’approchent ? C’est lui, et nous allons avoir des nouvelles. Pour l’amour de toi, ma douce enfant, mon lis blanc, je prie l’Éternel, qui n’a point oublié les brebis errantes d’Israël, de permettre que ces nouvelles soient bonnes. Nous allons savoir s’il nous laissera aller en paix, toi dans toute ta beauté, moi avec toutes mes facultés.

– Paix te soit, mon bon maître, et à toi aussi, Esther, ô la meilleure des filles ! dit Malluch, qui venait de s’incliner très bas devant le fauteuil du marchand.

Il eût été difficile de dire en l’observant quelle était la nature de ses relations avec eux. Ses paroles étaient celles d’un ami, ses manières celles d’un serviteur. Simonide, après avoir répondu à son salut, s’écria :

– Qu’as-tu à m’apprendre, Malluch ?

Malluch raconta aussitôt, sans commentaires, les événements de la journée.

– Je te remercie, dit cordialement Simonide. Personne n’aurait pu accomplir mieux la tâche dont je t’avais chargé. Quelle est, à ton avis, la nationalité de ce jeune homme ?

– C’est un Israélite, de la tribu de Juda, mon maître.

– Tu en es certain ?

– Absolument.

– Il me paraît qu’il t’a peu parlé de sa vie.

– Il doit avoir appris à être prudent, je puis même dire que je le crois méfiant. Il a déjoué toutes mes tentatives pour gagner sa confiance, jusqu’au moment où nous avons quitté la fontaine Castalia, pour nous rendre au village de Daphné.

– Un lieu d’abomination ! Pourquoi s’y était-il rendu ?

– Par curiosité, je suppose, le motif auquel obéissent la plupart de ceux qui s’y rendent pour la première fois ; mais, chose étrange, une fois là, il n’a pris intérêt à rien de ce qu’il voyait. Ce jeune homme a un chagrin qu’il voudrait cacher, et je crois qu’il s’est rendu à Daphné – comme nous nous rendons aux sépultures avec nos morts – pour l’enterrer.

– S’il en est ainsi, c’est bien, dit Simonide, à voix basse. La malédiction de notre temps est la prodigalité. Les pauvres s’appauvrissent encore en imitant les riches, et les riches se conduisent comme des princes. As-tu remarqué chez ce jeune homme quelques signes de cette folie ?

– Aucun, mon maître.

– Et dans ses discours as-tu pu discerner sa préoccupation dominante ?

– Là-dessus, je puis te répondre sans hésiter. Il est dévoré, en premier lieu, du désir de retrouver sa mère et sa sœur. Il a encore à se plaindre de Rome, et comme Messala, dont je t’ai parlé tout à l’heure, a été, d’une façon ou de l’autre, mêlé aux événements qui l’ont fait souffrir, le but qu’il poursuit actuellement, c’est de se venger de lui en l’humiliant. Il en aurait eu l’occasion près de la fontaine, mais il n’en a pas profité, le lieu ne lui paraissant pas suffisamment public.

– Ce Messala a de l’influence, dit Simonide d’un air pensif.

– Peut-être, mais leur prochaine rencontre aura lieu au cirque, et le fils d’Arrius gagnera la course.

– Comment le sais-tu ?

– J’en juge par ce qu’il dit et, surtout, parce que j’ai pu me convaincre de son intelligence.

– Mais son désir de vengeance sera-t-il assouvi quand il aura humilié un seul individu ? Ne rêve-t-il pas de l’étendre à toute une race ? Est-ce une fantaisie d’enfant ou la détermination irrévocable d’un homme fait ? La soif de la vengeance est une passion qui ronge le cœur, en as-tu trouvé trace en lui ?

– L’intensité de sa haine est une des raisons que j’ai de le croire Juif. Bien qu’il fût sur ses gardes, je l’ai vue briller dans ses yeux la première fois, lorsqu’il s’informait des dispositions d’Ilderim envers les Romains, puis encore lorsque je lui racontai l’histoire du cheik et des mages et que je lui répétai la question :

– Où est le roi des Juifs, qui est né ?

Simonide se pencha en avant pour mieux écouter, tandis que Malluch continuait :

– Je lui racontai ce qu’Ilderim pensait de ce mystère et comment il espérait que ce roi mettrait un terme à la puissance de Rome. Il rougit en m’entendant et me dit que, tant que Rome durerait, un Hérode seul pourrait régner sur les Juifs.

– Qu’entendait-il par là ?

– Qu’avant que quelqu’un d’autre pût exercer la royauté, il faudrait que l’empire s’effondrât.

– C’est assez, dit Simonide. Va maintenant prendre ton repas et prépare-toi à retourner au jardin des Palmes, tu assisteras ce jeune homme jusqu’au jour de l’épreuve finale. Viens vers moi demain avant de partir, je te donnerai une lettre pour Ilderim ; puis il ajouta à voix basse : Je me déciderai peut-être à me rendre au cirque.

Quand Malluch se fut retiré, Simonide repoussa le plateau sur lequel se trouvait son souper et fit signe à Esther d’approcher ; aussitôt la jeune fille reprit sa place favorite, sur le bras du fauteuil de l’invalide.

– Dieu est bon pour moi, lui dit-il, oui, sa bonté est grande en vérité. Ses voies sont enveloppées de mystère, mais parfois il soulève le voile et nous permet de deviner ses desseins. Je suis vieux, mon enfant, bientôt il me faudra partir, mais aujourd’hui, à la douzième heure, il plaît au Seigneur de ranimer mon espoir, prêt à s’éteindre. J’entrevois l’approche d’un grand événement, qui sera pour l’univers entier l’aurore d’un jour nouveau, et je comprends maintenant la raison d’être des grandes richesses que j’ai acquises et le but qui leur a été assigné. Vraiment, ma fille, je reprends goût à la vie.

Esther se serra contre lui et il continua :

– Le roi qui est né doit être près d’atteindre, à l’heure qu’il est, le milieu de la moyenne de la vie accordée aux humains. Balthasar dit qu’il n’était qu’un enfant sur les genoux de sa mère, lorsqu’il le vit, et Ilderim soutient qu’il y a eu au mois de décembre dernier vingt-sept ans que l’Égyptien et ses compagnons sont venus lui demander de les cacher dans sa tente, pour les soustraire à la colère d’Hérode. Son avènement ne peut donc être différé plus longtemps, – il aura lieu cette nuit, peut-être, ou demain. Saints pères d’Israël, quelle joie n’y a-t-il pas déjà dans cette seule pensée ! Je crois ouïr le craquement de murailles qui s’écroulent et les clameurs d’un monde nouveau qui s’élève au-dessus des ruines de l’ancien. La terre s’ouvre pour engloutir Rome, l’humanité entière rit et pousse des cris de joie parce qu’elle n’est plus !

Entendis-tu jamais chose pareille, Esther ? Moi, l’homme d’affaires, je me sens devenir poète, comme Myriam et David. Je voudrais joindre ma voix à celle de la multitude qui chantera, en s’accompagnant de la cymbale, devant le trône nouvellement établi du souverain. – Mais ce souverain, ma fille, aura besoin d’argent et de soldats, l’enfant né d’une femme sera un homme comme nous. Non seulement il lui faudra de l’argent, mais encore des économes, des intendants, des chefs pour diriger son armée. Devines-tu ma pensée, Esther ? Ne pressens-tu pas la voie qui s’ouvre devant mes pas et devant ceux de notre jeune maître ? La voie où nous trouverons la vengeance et la gloire, – celle aussi où la fille de ta mère trouvera le bonheur !

Elle gardait le silence, et lui se souvint tout à coup qu’une jeune fille ne pouvait partager toutes ses joies, ses haines ou ses craintes :

– À quoi songes-tu, Esther ? reprit-il. Désires-tu quelque chose ? Si cela est, dis-le moi, pendant qu’il est encore en mon pouvoir de t’accorder tes demandes. Le pouvoir, tu le sais, est une chose capricieuse. Il a des ailes et s’envole aisément.

Elle lui répondit avec une simplicité enfantine :

– Fais-le chercher, père, fais-le chercher encore ce soir et ne lui permets pas de s’exposer dans le cirque.

Il poussa une exclamation. Pour la première fois la jalousie lui étreignait le cœur. Se pourrait-il vraiment qu’elle aimât son jeune maître ? Cela ne saurait être, se dit-il, elle est encore trop jeune. Trop jeune ! Hélas ! Elle avait seize ans, il ne le savait que trop. Ne se souvenait-il pas d’être allé avec elle aux chantiers, pour célébrer le jour de sa naissance, en assistant au lancement d’une galère qui portait sur son pavillon jaune le nom d’Esther ? Et cependant cette constatation lui causa une surprise d’autant plus pénible qu’il réalisait en même temps cette vérité à laquelle l’homme cherche à se soustraire : que pour lui aussi les années avaient marché et que bientôt peut-être la mort se dresserait à son chevet. Non contente de mettre au service d’un maître sa jeunesse et sa force, Esther lui donnerait-elle encore son affection, sa tendresse, toutes ces choses dont jusqu’alors il avait joui sans partage ? Cette pensée lui causait une douleur intolérable ; pendant un instant il en oublia ses projets relatifs au roi miraculeux ; mais bientôt, faisant un violent effort, il reprit son sang-froid et dit d’une voix calme :

– Pourquoi ne se rendrait-il pas au cirque ? Parle, enfant.

– Ce n’est pas la place d’un enfant d’Israël, père.

– Ce sont des idées rabbiniques, Esther. Est-ce là tout ?

Il semblait vouloir scruter les pensées de la jeune fille, dont le cœur battait si fort, sous l’empire de la délicieuse confusion qui l’envahissait, qu’elle essaya vainement de répondre.

– Ce jeune homme aura notre fortune, dit Simonide en lui pressant la main, mais je ne pensais pas me sentir pauvre pour si peu, je croyais que tu me resterais et que je posséderais toujours ton amour, qui me rappelle celui de ma Rachel. Dis-moi, Esther, s’il me prendra encore cela ?

Elle appuya silencieusement sa joue contre l’épaule de son père.

– Parle, Esther. Je serai plus fort quand je saurai la vérité.

Elle se redressa en lui disant avec sincérité :

– Console-toi, père. Je ne te quitterai jamais ; quand bien même il prendrait mon amour, je serai toujours ta servante. Elle s’arrêta pour l’embrasser, puis elle continua : Il est vrai que je le trouve beau, que sa voix m’attire et que je tremble à l’idée de le voir courir des dangers. Oui, père, je l’avoue, je serais heureuse de le revoir, mais l’amour qu’on ne sollicite pas ne saurait être complet et je n’oublierai jamais que je suis ta fille et celle de ma mère.

– Tu es vraiment une bénédiction du Seigneur, Esther, une bénédiction qui suffirait à me rendre riche, quand même tout le reste me serait enlevé. Et par son saint nom, je jure que toi, du moins, tu n’auras pas à souffrir.

À sa requête, un domestique le ramena dans sa chambre où il resta longtemps éveillé ; songeant à la venue du roi mystérieux, tandis qu’Esther rentrait chez elle et s’endormait du sommeil de l’innocence.

CHAPITRE XXII

À peine Malluch avait-il quitté Ilderim et Ben-Hur, que déjà des serviteurs s’empressaient autour d’eux pour leur enlever leurs sandales poussiéreuses.

– Assieds-toi, au nom de Dieu, et repose-toi sous ma tente, dit le cheik à son hôte, dans le dialecte en usage sur la place du marché à Jérusalem.

Ils prirent place sur un large divan et tandis qu’une esclave lavait leurs pieds avec de l’eau fraîchement puisée dans le lac, Ilderim passait ses longs doigts dans sa barbé argentée.

– J’espère que tu as faim, dit-il à son hôte ; nous avons, nous autres Arabes, un proverbe qui prétend qu’un bon appétit est le gage d’une longue vie.

– Alors, bon cheik, je vivrai cent ans, répondit Ben-Hur, je me sens aussi affamé que les loups du désert, qui rôdent le soir autour de tes troupeaux.

– Je ne te renverrai pas à vide, comme un loup, je te donnerai le meilleur de la bergerie, s’écria Ilderim en frappant dans ses mains, puis il ajouta, en se tournant vers un serviteur :

– Va chercher l’étranger qui est dans la tente réservée à mes hôtes ; dis-lui que je suis revenu accompagné d’un ami et que s’il veut participer à notre repas, il sera suffisant pour rassasier trois hommes.

– Tu es mon hôte, dit Ilderim à Ben-Hur, et bien que tu aies bu de ma cervoise et que tu sois sur le point de goûter à mon sel, je ne suis pas moins en droit de te poser cette question : Qui es-tu ?

– Cheik Ilderim, répondit Ben-Hur, ta question est naturelle, loin de moi la pensée de m’en offenser ; mais, dis-moi, je te prie, s’il ne s’est point trouvé de moment dans ta vie où tu aurais commis un crime envers toi-même, en répondant à une semblable demande.

– Oui, par la splendeur de Salomon ! Il serait parfois aussi lâche de se trahir soi-même que de trahir une tribu.

– Je te remercie, bon cheik ! s’écria Ben-Hur. Jamais réponse ne t’honora davantage. Je sais maintenant que ton unique souci est de t’assurer que je suis capable de remplir l’emploi que je te prie de me confier et qu’il t’importe peu de connaître ma pauvre histoire. Je te dirai, cependant, que je ne suis point Romain, comme le nom sous lequel je t’ai été présenté pourrait te le faire croire.

Les yeux d’Ilderim jetèrent un éclair.

– Je te dirai encore que je suis Juif, de la tribu de Juda, continua Ben-Hur, et mieux que cela, cheik, je suis un Israélite qui a, pour haïr Rome, des motifs bien plus graves que les tiens.

Ilderim écoutait sans mot dire et Ben-Hur reprit :

– Je te jure, par l’alliance que le Seigneur a traitée avec mes pères, que si tu me fournis, selon ma requête, le moyen d’accomplir ma vengeance, je t’abandonnerai l’argent et la gloire dus au vainqueur de la course.

Ilderim ouvrit les yeux et se redressa. Une profonde satisfaction se lisait sur son visage.

– C’est assez ! s’écria-t-il. Si le mensonge est à la racine de ta langue, tu auras trompé Salomon lui-même. Je crois tout ce que tu viens de me dire, mais cela ne m’apprend pas si tu es habile entraîneur. As-tu l’habitude des courses de char ? Sais-tu te faire comprendre des chevaux, sais-tu leur communiquer ta volonté ? Obéissent-ils à ta voix ? Tout cela, mon fils, c’est un don que chacun ne possède pas. J’ai connu un roi qui gouvernait des millions d’hommes, mais n’a jamais obtenu le respect d’un cheval. Comprends-moi bien, – je ne parle pas de ces chevaux qui ne sont que des brutes sans intelligence, esclaves dignes des esclaves qui les conduisent, mais des coursiers nobles comme les miens, mes camarades, mes amis, mes héros !

Il appela un de ses serviteurs et lui commanda de lui amener ses arabes. Cet homme ouvrit un rideau qui partageait la tente en deux et cachait une troupe de chevaux ; ils semblaient hésiter comme s’ils n’eussent pas été certains d’être invités.

– Venez, leur dit Ilderim. Pourquoi restez-vous en arrière ? Tout ce que je possède n’est-il pas à vous ? Venez, vous dis-je.

Ils s’approchèrent lentement et l’un deux tourna vers Ben-Hur sa tête exquise. Ses yeux de gazelle, ses narines dilatées semblaient dire clairement : « Qui donc es-tu ? » Le jeune homme reconnut un des admirables étalons qu’il avait admirés sur le champ de course, et lui tendit sa main ouverte à lécher.

– Il se trouvera des blasphémateurs pour te dire que les chevaux sont nés dans les pâturages de la Perse ! s’écria Ilderim d’un air indigné. Ne le crois pas ! Dieu donna au premier Arabe une plaine sablonneuse, d’où s’élevaient quelques montagnes arides et où se rencontraient çà et là des sources d’eau amère, en lui disant : « Voilà ton pays. » Le pauvre homme se plaignit au Tout-Puissant qui en eut pitié et lui dit encore : « Réjouis-toi, car tu seras deux fois béni entre les hommes. » L’Arabe l’entendit et après l’avoir remercié, il se mit à la recherche des bénédictions promises. Il fit d’abord le tour des frontières de son royaume et ne trouva rien, puis il traça un sentier dans le désert et s’y enfonça toujours plus avant ; enfin, au cœur de cette grande étendue désolée, il trouva une oasis de verdure, belle à voir, et voici, dans l’oasis paissaient deux troupeaux, l’un de chameaux, l’autre de chevaux ! Il les considéra comme le meilleur don de Dieu, – ce qu’ils sont réellement, – et en prit grand soin. C’est de cette verte oasis que les chevaux se sont répandus sur toute la surface de la terre. Si tu en doutes, je vais t’en fournir les preuves.

Il fit signe à un esclave d’aller lui chercher les archives de la tribu. Bientôt six hommes parurent, apportant des coffres en bois de cèdre, renforcés par des cercles de cuivre. Leurs poignées et leurs serrures étaient également de cuivre.

– Je n’ai besoin que du coffre qui contient les archives concernant les chevaux. Ouvrez celui-là et emportez les autres.

Ce coffre renfermait une quantité de tablettes d’ivoire, enfilées à des cercles d’argent. Ces tablettes étant fort minces, chaque cercle en contenait plusieurs centaines.

– Je sais, mon fils, dit Ilderim, avec quel soin les scribes, assis dans le temple de la sainte cité, inscrivent les noms de chaque nouveau-né, afin que tout fils d’Israël puisse remonter jusqu’aux origines de ses ancêtres. Mes pères n’ont pas cru mal faire en vous empruntant cette coutume et en l’étendant à leurs serviteurs muets. Regarde ces tablettes !

Ben-Hur prit un des anneaux et vit que chacune des petites feuilles d’ivoire était couverte de hiéroglyphes arabes, tracés avec une pointe de métal rougie au feu.

– Peux-tu lire ces caractères, fils d’Israël ?

– Non, il faut que tu me les expliques.

– Sache donc que chacune de ces tablettes porte le nom d’un poulain pur sang, ayant appartenu à mes pères, au cours des siècles, et non seulement le sien, mais encore celui de son père et de sa mère. Prends-les, et compte-les, si tu peux, – et tu sauras jusqu’où remontent les origines des chevaux que voici. Si je suis roi dans le désert, fils d’Israël, tu vois mes ministres ! Enlève-les-moi et je serai semblable à un de ces malades que les caravanes déposent au bord des grands chemins, afin de les y laisser mourir. Je pourrais te raconter les hauts faits de leurs ancêtres, il me suffit de te dire que sur le sable et sous la selle, ils n’ont jamais été dépassés, que jamais personne n’a pu fuir devant eux, mais qu’ils viennent d’être attelés pour la première fois, et que, dans ces conditions, je ne suis pas certain de leur succès, à-moins qu’ils ne trouvent leur maître. Fils d’Israël, si tu es cet homme-là, je te jure que le jour où tu es arrivé ici aura été un jour heureux pour moi. Parle-moi maintenant de ce que tu sais faire.

– Je ne voudrais pas, bon cheik, que tu me jugeasses seulement d’après mes paroles ; comme tu le sais, les promesses des hommes trompent souvent. Confie-moi tes quatre étalons demain et laisse-moi les essayer sur un terrain plat.

La figure d’Ilderim rayonnait ; il allait parler, mais Ben-Hur lui coupa la parole :

– Encore un mot, bon cheik ! s’écria-t-il. J’ai appris bien des choses dans les arènes de Rome, sans songer qu’elles me seraient utiles un jour dans une occasion semblable à celle-ci. Je puis t’assurer que tes fils du désert, bien qu’ils possèdent séparément la vitesse de l’aigle et la force du lion, échoueront dans la lutte, si je ne parviens à leur apprendre à s’enlever avec ensemble. C’est ce qui est arrivé aujourd’hui à leur conducteur. Peut-être n’arriverai-je pas à un meilleur résultat, mais si je réussis à les entraîner convenablement, s’ils m’obéissent tous les quatre, comme s’ils n’étaient qu’un seul et même animal, alors, je te le jure, tu auras les sesterces et la couronne et moi ma revanche. Et maintenant, qu’as-tu à me répondre ?

– Je te dis, fils, d’Israël, que j’ai de toi une opinion favorable ; demain matin, tu auras mes chevaux pour les essayer.

À ce moment, on entendit du bruit à l’entrée principale de la tente.

– Ah ! s’écria le cheik, le souper est prêt et voilà mon ami Balthasar qui arrive. Quant à vous, ajouta-t-il, en se tournant vers les domestiques, emportez ce coffre et faites rentrer mes bijoux dans leur appartement.

Balthasar, appuyé sur un bâton et sur le bras d’un serviteur, s’avançait à pas lents vers le divan. Ilderim et Ben-Hur s’étaient levés pour le recevoir et le cheik s’inclina en lui adressant respectueusement quelques paroles de bienvenue auxquelles l’Égyptien répondit :

– Que la paix et la bénédiction du Dieu d’amour et de vérité soient avec toi !

Ses manières dignes, l’onction de ses paroles, son expression, paisible et cordiale, frappèrent Ben-Hur, qui se sentit pénétré de respect pour l’étranger.

– Voilà celui qui rompra le pain avec nous, ô Balthasar, dit le cheik, en posant la main sur l’épaule de Ben-Hur.

L’Égyptien leva sur le jeune homme un regard exprimant la surprise et le doute, et le cheik continua :

– Je lui ai permis d’essayer, demain, mes chevaux ; si tout va bien il les conduira au cirque.

Les yeux de Balthasar ne quittaient pas le visage du jeune homme ; cette insistance semblait étrange au cheik, aussi crut-il devoir lui fournir de plus amples explications.

– Il est arrivé chez moi bien recommandé, lui dit-il. Il est connu comme le fils d’Arrius, un noble Romain, mais…, ici il hésita un instant, mais il assure qu’il est Juif, de la tribu de Juda et, par la splendeur de Dieu, je te déclare que je crois à ses paroles.

– Aujourd’hui même, ô le plus généreux des cheiks, s’écria Balthasar, ma vie s’est trouvée en péril, je l’aurais perdue si un jeune homme, ressemblant fort à celui-là, si ce n’est lui-même, n’était intervenu, alors que chacun s’enfuyait. Parle, ajouta-t-il en se tournant vers Ben-Hur ; es-tu celui qui m’a sauvé la vie ?

– Ce serait trop dire, répondit Ben-Hur avec déférence. La vérité est que j’ai arrêté les chevaux d’un insolent Romain, au moment où ils allaient tomber sur ton chameau près de la fontaine de Castalia. Ta fille m’a laissé la coupe que voici.

Le visage de Balthasar s’anima lorsqu’il vit la coupe que le jeune homme lui montrait.

– C’est le Seigneur qui t’a envoyé aujourd’hui à ma rencontre, dit-il d’une voix émue, en tendant vers lui sa main tremblante, et en cet instant encore, c’est lui qui t’envoie vers moi. Je l’en remercie, et toi, loue-le également, car j’aurai une grande récompense à t’offrir de sa part. Garde cette coupe ; elle t’appartient.

– Pourquoi, demanda le cheik à Ben-Hur, lorsque Balthasar eut fait le récit de ce qui s’était passé, pourquoi ne m’en avais-tu rien dit, mon fils ? Quelle meilleure recommandation aurais-tu pu m’apporter ? Ne suis-je pas Arabe, cheik d’une tribu ? Et cet homme-là n’est-il pas mon hôte ? Le service que tu lui as rendu ne m’a-t-il pas été rendu à moi-même ? Où irais-tu en chercher la récompense, si ce n’est ici, et quelle main te la remettrait, si ce n’est la mienne ?

– Épargne-moi, bon cheik, je te prie. Je ne suis pas venu chercher une récompense, petite ou grande. J’aurais secouru le plus humble de tes serviteurs comme j’ai secouru cet homme excellent.

– Mais il est mon ami, mon hôte, et non point mon serviteur, ne vois-tu pas la différence que cela fait ? Ah ! Balthasar, je te répète encore que ce jeune homme n’est pas Romain ! s’écria le cheik ; puis il se tourna vers la table, haute tout au plus d’un pied, sur laquelle on achevait de disposer le souper. Pendant ce temps, Balthasar interrogeait Ben-Hur.

– Comment le cheik disait-il que je devais t’appeler ?

– Arrius, le fils d’Arrius.

– Cependant tu n’es pas Romain ?

– Tous ceux de ma parenté étaient Juifs.

– Étaient, dis-tu ? Sont-ils donc morts ?

– Venez, le souper est prêt, dit le cheik.

Ben-Hur, soulagé de ne point avoir à répondre à cette question, offrit son bras à Balthasar pour le conduire à la table, autour de laquelle ils s’assirent à l’orientale, sur trois tapis. Après qu’ils se furent lavé les mains, Ilderim fit un signe aux serviteurs et la voix de l’Égyptien s’éleva, vibrante et pleine d’émotion, pour cette même prière que jadis, au désert, Gaspard le Grec, Melchior l’Hindou et lui avaient prononcée en même temps, chacun d’eux dans sa propre langue : « Père de tout ce qui vit, Dieu ! Tout ce que nous avons vient de toi, reçois nos louanges et bénis-nous, afin que nous puissions continuer à faire ta volonté. »

Ils avaient faim et, pendant un moment, la table, chargée des mets les plus appréciés des Orientaux : des gâteaux de fine farine, des légumes, des viandes, du lait, du miel, du beurre, absorba leur attention ; mais quand ils eurent terminé leur repas, ils se sentirent plus disposés à causer et à écouter.

Le cheik fit bientôt apporter quatre grands chandeliers de cuivre. Ces chandeliers avaient quatre branches et chacune d’elles supportait une lampe d’argent, allumée, et une coupe contenant une provision d’huile d’olive. Les trois hommes reprirent leur conversation, en cette langue syriaque familière à tous les peuples de l’Orient.

L’Égyptien, sollicité par le cheik, raconta sa rencontre, dans le désert, avec le Grec et l’Hindou. Il pensait, comme Ilderim, qu’il y avait eu au mois de décembre vingt-sept ans qu’ils étaient arrivés à la porte de sa tente fuyant devant Hérode, et lui avaient demandé de les cacher. Chacun lui prêtait une attention intense, les domestiques eux-mêmes interrompaient leur service pour ne pas perdre les détails de son récit. Ben-Hur l’écoutait comme un homme qui entend parler d’un événement d’une importance immense pour l’humanité tout entière, mais surtout pour son peuple d’Israël, et, lentement, une idée qui devait changer le cours de sa vie s’emparait de lui.

Cette histoire n’était pas nouvelle pour Ilderim. Il l’avait entendu raconter aux trois mages et n’avait point hésité à les recueillir chez lui, bien qu’il fût dangereux d’aider un fugitif à échapper à la colère d’Hérode. Sa foi, dès lors, était restée la même, mais il était Arabe et ne pouvait s’intéresser au récit de Balthasar au même degré qu’un Israélite, auquel, dès le berceau, on avait parlé du Messie.

Dans sa jeunesse il avait appris tout ce que l’on savait de cet être, à la fois l’espoir, la terreur et la gloire du peuple élu. Du premier au dernier, les prophètes y faisaient allusion, sa venue formait le thème des dissertations sans fin des rabbins, dans le temple, aux jours de jeûne et aux jours de fête, en public et en particulier, et tous les fils d’Abraham, où que le sort les eût jetés, attendaient ce Messie promis, aussi les paroles de Balthasar éveillaient-elles chez Ben-Hur une émotion profonde. Son cœur battait plus vite et bientôt il ne douta plus que l’enfant, si miraculeusement découvert par les mages, ne fût véritablement le Messie. Mais comment le peuple d’Israël restait-il indifférent à cette révélation ? Comment se faisait-il qu’il n’en eût, jusqu’alors, jamais entendu parler ? Et maintenant, où donc se trouvait l’enfant ? En quoi consistait sa mission ? Telles étaient les questions qu’il posait à Balthasar, en s’excusant d’oser ainsi l’interrompre.

CHAPITRE XXIII

– Que ne puissé-je te répondre ! s’écria Balthasar. Si je savais où le trouver, je me rendrais auprès de lui sans perdre un instant ; rien ne m’arrêterait.

– Tu l’as donc cherché ? demanda Ben-Hur.

Un sourire passa sur le visage de l’Égyptien.

– Si je l’ai cherché ? La tâche que j’assignai à ma vie, lorsque je quittai l’asile que j’avais trouvé au désert, consistait à découvrir ce qu’était devenu l’enfant. Mais bien qu’une année se fût écoulée, je n’osai pas retourner en Judée, car Hérode y régnait encore d’une façon plus sanguinaire que jamais. J’avais en Égypte quelques amis ; ils crurent aux choses merveilleuses dont je leur parlais et se réjouirent à la pensée qu’un Rédempteur venait de naître. Quelques-uns d’entre eux se chargèrent de s’informer de l’enfant. Ils se rendirent d’abord à Bethléem et trouvèrent facilement l’hôtellerie et la caverne ; mais l’intendant qui se tenait à la porte la nuit où nous y arrivâmes n’y était plus, et personne ne savait ce qu’il était devenu.

– Cependant ils ont certainement recueilli quelques preuves de la réalité des choses que tu racontais ? dit Ben-Hur en s’animant.

– Oui, des preuves écrites avec du sang, un village en deuil, des mères pleurant leurs petits enfants. Il faut que tu saches que lorsque Hérode apprit notre fuite, il envoya tuer tous les petits enfants de Bethléem, aucun n’échappa. Mes émissaires furent confirmés dans leur foi en mon récit, mais ils revinrent me dire que l’enfant était mort, massacré avec tous les autres innocents.

– Mort ! s’écria Ben-Hur épouvanté, mort, dis-tu ?

– Non, mon fils, ce n’est point moi qui le dis. C’est là ce qu’ils me rapportaient ; mais je ne le crus point alors et je ne le crois pas davantage aujourd’hui.

– Tu as reçu, à son sujet, une révélation spéciale ?

– Non, ce n’est pas cela, dit Balthasar, en baissant les yeux. L’Esprit nous a conduits vers l’enfant, mais pas au delà. Après avoir quitté la caverne, la première chose que nous fîmes, ce fut de lever les yeux pour chercher l’étoile ; elle avait disparu et nous comprîmes que nous étions laissés à nous-mêmes. La dernière inspiration de l’Être saint – la dernière dont je me souvienne – fut celle qui nous envoya demander un asile à Ilderim.

– Oui, dit le cheik, qui tiraillait sa barbe d’une main distraite. Tu me dis que vous m’étiez tous trois envoyés par l’Esprit, je m’en souviens.

– Je ne sais rien de certain, continua Balthasar, qui remarquait la consternation peinte sur le visage de Ben-Hur ; mais j’ai beaucoup songé à tout cela, mon fils, j’y ai songé durant de longues années, soutenu par une foi aussi vive aujourd’hui qu’à l’heure où j’entendis la voix de l’Esprit m’appeler sur le rivage du lac. Si vous voulez m’entendre, je vous dirai mes raisons de croire que l’enfant est vivant.

Ilderim et Ben-Hur firent un signe d’assentiment et les domestiques, aussi intéressés qu’eux, se rapprochèrent, afin de mieux écouter.

– Nous croyons tous trois en Dieu, et nous savons qu’il est la Vérité. Les collines pourront tomber en poussière et les vents du midi dessécher les mers, mais sa parole durera éternellement, car sa parole est la vérité, reprit Balthasar d’un accent solennel qui impressionna profondément son auditoire. C’est Lui-même qui me parla, près du lac, en me disant : « Béni sois-tu, fils de Mizraïm. La Rédemption s’approche ; – avec deux autres hommes, venus des confins de la terre, tu verras le Sauveur. » Je l’ai vu, en effet – que son nom soit béni ! – mais la seconde partie de la promesse n’est point accomplie, la Rédemption est encore à venir. Comprends-tu maintenant pourquoi l’enfant ne peut pas être mort ? S’il l’était, il n’y aurait plus personne pour l’accomplir ; la promesse serait vaine et Dieu serait… Non, je n’ose prononcer ce mot ! s’écria-t-il avec horreur. L’enfant est né en vue de la Rédemption et, tant que son œuvre n’est point accomplie, il ne saurait mourir. Voilà une des raisons pour lesquelles je le crois vivant ; écoutez les autres.

Il s’arrêta pour reprendre haleine.

– Ne veux-tu pas boire un peu de vin ? lui demanda Ilderim, respectueusement.

Balthasar but quelques gorgées et reprit :

– Le Sauveur que j’ai vu était né d’une femme, il était semblable à nous par sa nature, sujet à toutes nos maladies et même à la mort, retenez bien ceci. Considérez ensuite la tâche mise à part pour lui. N’est-elle pas de celles qui nécessitent toutes les facultés d’un homme, – la sagesse, la fermeté, le discernement, – d’un homme et non point d’un enfant ? Avant de les posséder il fallait qu’il grandît et se développât, ainsi qu’un de nous. Songez à tous les dangers auxquels sa vie était exposée. Hérode s’était dès l’abord déclaré son ennemi, les Romains ne pouvaient manquer de suivre son exemple. Israël, lui-même, ne paraissait pas disposé à le recevoir. Le meilleur moyen de le soustraire à ces dangers, durant cette période de développement, n’était-ce pas de la lui faire passer dans l’obscurité ? Je me dis donc à moi-même et je vous le répète, – il n’est point mort, mais seulement perdu, et son œuvre restant encore à faire, il réapparaîtra sûrement. Voilà les raisons de mon espérance, – ne vous convainquent-elles point ?

Les petits yeux perçants d’Ilderim brillaient de satisfaction, et Ben-Hur, reprenant courage, s’écria :

– Ce ne sera pas moi qui contesterai leur excellence. Mais parle encore, je te prie !

– Tu ne m’as pas encore assez entendu, mon fils. Sache donc qu’après avoir compris que la volonté de Dieu était qu’on ne pût point trouver l’enfant, je m’exerçai à la patience et me mis à l’attendre avec foi. Maintenant encore, je l’attends. Il vit et il garde bien son secret. Peu importe que je ne puisse aller à lui, ou nommer le lieu de sa retraite. Peut-être son fruit est-il encore dans sa fleur, peut-être est-il près de sa maturité, – toujours est-il que la promesse est certaine, et son accomplissement ne peut tarder longtemps.

Un frisson secoua Ben-Hur, un frisson qui n’était, peut-être, que la dernière manifestation de ses doutes expirants.

– Où penses-tu qu’il se trouve ? demanda-t-il, comme hésitant à parler d’une chose sacrée.

Balthasar le regarda avec bonté :

– J’étais assis, dit-il, il y a quelque temps, dans ma maison, située si près du Nil qu’elle se réfléchit dans ses eaux, et je songeais. Un homme de trente ans, me disais-je, doit avoir ensemencé le champ de sa vie, car l’été est court pour mûrir la moisson. L’enfant a maintenant vingt-sept ans, il est temps pour lui de répandre le grain. Comme toi, je me demandais où il était et je répondis à cette question en me rendant ici, pour y être tout près du pays que Dieu a donné à tes pères. Où donc pourrait-il apparaître, si ce n’est en Judée ? Dans quelle ville commencerait-il son œuvre, si ce n’est à Jérusalem ? À qui les bénédictions qu’il doit apporter seraient-elles accordées d’abord, si ce n’est aux enfants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, ces bien-aimés du Seigneur ? Si l’on m’ordonnait d’aller à sa recherche, je parcourrais les villages et les hameaux situés sur le penchant des collines de Judée et de Galilée, du côté de la vallée du Jourdain. Il est là, en ce moment, et peut-être ce soir même, sur le seuil d’une porte, ou sur le sommet d’une montagne, il regarde le soleil se coucher, en se disant qu’un jour de moins le sépare du moment où il deviendra la lumière du monde.

Balthasar se tut ; son bras étendu indiquait la direction de la Judée, et tous ceux qui l’écoutaient, les esclaves les plus stupides eux-mêmes, tressaillirent comme si un être majestueux venait d’entrer dans la tente. Ben-Hur rompit le premier le silence.

– J’ai compris, dit-il, que tu as été l’objet de merveilleuses faveurs ; je sais aussi, maintenant, qu’il existe réellement des mages. Il n’est pas en mon pouvoir de t’exprimer combien je te suis reconnaissant de ce que tu viens de me dire. Je sens que nous sommes à la veille de grands événements, et un peu de ta foi se communique à moi. Mets le comble aux obligations que je t’ai en me disant quelle sera la mission de celui que tu attends, et que moi aussi, à partir de ce soir, j’attendrai en vrai Israélite croyant. Tu dis qu’il sera un Rédempteur ; ne sera-t-il pas également roi des Juifs ?

– Mon fils, cette mission est encore le secret de Dieu. Tout ce que je sais m’a été appris par la voix qui répondit jadis à ma prière. Tu te souviens de ce que je t’ai raconté tout à l’heure ; tu n’as pas oublié que cette prière m’était dictée par le sentiment de la profonde misère dans laquelle l’humanité était tombée. Je sentais qu’une Rédemption n’était possible que si Dieu lui-même en faisait son œuvre ; elle va s’accomplir et sûrement elle sera pour toute la terre. Comment cela se fera-t-il ? me dis-tu. Je sais que certains hommes soutiennent qu’il n’y aura pas, pour l’humanité, de bonheur possible, tant que les sept collines de Rome n’auront pas été rasées, ce qui revient à dire que les malheurs du temps ne sont pas causés par l’ignorance où les peuples sont plongés à l’égard de Dieu, mais par le mauvais gouvernement de ceux qui dominent sur eux. A-t-on jamais vu les gouvernements servir la cause de la religion ? Et de combien de rois as-tu entendu parler, qui fussent meilleurs que leurs sujets ? Non, le Rédempteur ne peut avoir en vue un but politique, il ne renversera pas ceux qui occupent les trônes, afin que d’autres puissent s’y asseoir à leur place. Si c’était là son but, la sagesse de Dieu cesserait de surpasser notre intelligence. Je te le dis, bien que je ne sois qu’un aveugle parlant à d’autres aveugles, celui qui va venir sera le Sauveur des âmes ; la Rédemption, ce sera Dieu venant habiter sur la terre et y faisant régner la justice.

Le désappointement de Ben-Hur se lisait clairement sur son visage, mais s’il ne s’avouait pas convaincu, il se sentait incapable de discuter sur l’heure avec l’Égyptien ; il n’en était pas de même d’Ilderim.

– Par la splendeur de Dieu ! s’écria-t-il avec impétuosité, ce que tu dis là n’a pas de sens. L’ordre du monde ne saurait être changé. Chaque communauté doit avoir un chef, chargé d’exercer la puissance ; il n’y a pas, sans cela, de réforme possible.

– Ta sagesse est celle de ce monde, bon cheik, répondit gravement Balthasar, tu oublies que c’est justement des errements du monde que nous devons être délivrés. L’ambition d’un roi, c’est de s’assujettir les hommes ; sauver leurs âmes, c’est le désir de Dieu.

Ilderim se taisait, mais ne semblait pas prêt à se rendre ; Ben-Hur reprit la discussion à sa place.

– Père, si tu me permets de t’appeler ainsi, de quoi devais-tu t’informer, en arrivant aux portes de Jérusalem ?

Le cheik lui lança un regard de satisfaction, mais Balthasar répondit tranquillement :

– Je devais demander au peuple où était le roi des Juifs, qui venait de naître.

– Je te crois, ô père, quand tu me racontes des faits ; quand tu m’exposes tes opinions, je ne comprends plus. Je ne conçois pas quelle sorte de roi tu voudrais faire de l’Enfant.

– Mon fils, dit Balthasar, nous avons coutume d’étudier soigneusement ce qui se trouve à nos pieds, et de nous contenter de jeter un coup d’œil aux grandes choses, que nous n’apercevons qu’à distance. Tu ne vois que ce titre de roi des Juifs, mais si tu élèves les yeux jusqu’aux mystères qui se trouvent au delà, cette pierre d’achoppement disparaîtra. Son royaume s’étendra dans le monde entier, et pourtant il ne sera pas de ce monde. Il sera plus vaste que la terre et les mers réunies. Son existence est un fait, aussi bien que notre cœur est une réalité. Il en sera de même du royaume ; nul ne le verra des yeux de sa chair, ce sera un royaume réservé aux âmes.

– Ce que tu dis là, père, est une énigme : pour moi, je n’entendis jamais parler d’un royaume pareil.

– Et moi non plus, dit Ilderim.

– Je ne puis vous en dire davantage, dit Balthasar humblement. Personne ne connaîtra sa vraie nature et ne saura comment on en fait partie, avant que l’Enfant paraisse pour en prendre possession. Il apportera les clefs qui en ouvrent les portes, et il ne les ouvrira que pour ses bien-aimés, au nombre desquels seront tous ceux qui l’aimeront ; le salut sera pour ceux-là seuls.

Il se fit ensuite un long silence, puis Balthasar, jugeant que la conversation était terminée, se leva en disant :

– Bon cheik, dit-il, demain, ou le jour suivant, je me rendrai à la ville pour un peu de temps. Ma fille désire voir les préparatifs de la fête. Je te parlerai plus tard du moment de notre départ ; et toi, mon fils, je te reverrai. Je vous souhaite à tous deux la paix et le repos pour cette nuit.

Le cheik et Ben-Hur s’étaient levés aussi ; ils suivirent l’Égyptien des yeux jusqu’à ce qu’il fût sorti de la tente.

– Cheik Ilderim, dit Ben-Hur, j’ai entendu des choses étranges ce soir. Permets, je te prie, que j’aille encore me promener au bord du lac, afin de les repasser dans mon cœur.

– Va, et dans un moment je te suivrai.

À quelques pas du douar s’élevait un groupe de palmiers, dont l’ombre s’étendait à moitié sur le lac, à moitié sur le rivage. Un rossignol, caché dans l’épaisseur du feuillage, jetait dans l’espace les notes vibrantes de sa chanson d’amour. Ben-Hur s’arrêta pour l’écouter, mais sa pensée, un instant distraite par cette douce musique, revint bientôt à l’étrange histoire de l’Égyptien. La nuit était sereine. Aucun souffle ne ridait la surface de l’eau. Les étoiles resplendissaient d’un éclat sans pareil. L’été régnait en maître sur cette terre d’Orient et Ben-Hur se demandait s’il n’avait pas été transporté, tout à coup, dans les lointaines régions où le Nil prend sa source, et si le miracle dont parlait Balthasar n’allait pas se répéter pour lui. Il le désirait et le craignait tout à la fois ; enfin, son imagination surexcitée se calma, il se ressaisit lui-même et se prit à songer sérieusement aux perspectives nouvelles ouvertes par le récit du mage.

Chaque fois qu’il réfléchissait à la tâche à laquelle il avait consacré sa vie, il devait s’avouer qu’il ne savait absolument pas de quelle manière il pourrait l’accomplir. Lorsqu’il aurait été nommé capitaine, qu’en aurait-il de plus ? Il prétendait faire une révolution, mais pour cela il lui faudrait des adhérents. Naturellement il comptait les trouver parmi ses concitoyens, car tout Israélite devait désirer secouer le joug des Romains, – mais après, que ferait-il, et pour déterminer ses frères à se joindre à lui, que leur promettrait-il ? La liberté nationale ? Cette idée serait-elle suffisante pour déterminer Israël à se soulever, son peuple serait-il capable à lui seul, de combattre les Romains avec quelque chance de succès ? Il connaissait les ressources dont disposait leur puissant ennemi, et il savait que son habileté surpassait sa force matérielle. Pour le terrasser il ne faudrait rien moins qu’une alliance universelle, mais celle-là était impossible, à moins que, – combien de fois ne se l’était-il pas répété ! – à moins qu’un héros ne s’élevât du sein d’une des nations opprimées, un héros assez puissant, un conquérant assez invincible pour remplir le monde du bruit de sa renommée. Quelle gloire pour la Judée, si elle pouvait devenir la Macédoine d’un nouvel Alexandre ! Mais chaque fois que cette pensée s’emparait de lui, il entendait résonner la voix ironique de Messala disant : « Tout ce que vous conquerrez durant six jours, vous le perdrez le septième. » Ainsi, jamais il ne songeait à l’avenir sans que le vague de ses projets, les difficultés de leur réalisation, se présentassent à lui avec une force écrasante.

Comment dès lors s’étonner que le pâle résumé de l’histoire de Balthasar, tel qu’il l’avait recueilli de la bouche de Malluch, eût fait tressaillir son cœur de joie ? Ne touchait-il pas à la solution de tous ses doutes, le héros rêvé n’allait-il pas paraître ? Et il serait, ce héros, le lion de Juda, le roi des Juifs ! Il serait un guerrier chargé de gloire, comme David, un roi plus magnifique et plus sage que Salomon. Son royaume serait une puissance contre laquelle Rome viendrait se briser. Il y aurait une guerre colossale d’où sortirait un monde nouveau, qui jouirait, sous la domination juive, d’une paix éternelle.

Le cœur de Ben-Hur battait à coups précipités, comme s’il voyait Jérusalem devenue la capitale du monde, le siège du maître universel. Ah ! comme il s’était réjoui à la pensée qu’il allait voir Balthasar lui-même, qu’il l’entendrait parler du roi mystérieux, et saurait s’il était près de paraître ! S’il en était ainsi, il abandonnerait l’idée d’accompagner le consul Maxence dans sa campagne ; il irait organiser et armer les tribus d’Israël, afin qu’elles fussent prêtes à se soulever, dès que poindrait l’aube du jour de la restauration.

Après avoir entendu l’histoire merveilleuse de Balthasar, une ombre plus épaisse que celle des palmiers s’étendait sur lui, l’ombre d’un doute poignant, d’une grande incertitude. Il était plongé dans une rêverie douloureuse, quand la voix d’Ilderim résonna près de lui :

– J’ai un mot à te dire, ô fils d’Arrius, rien qu’un mot, car il se fait tard.

– Tout ce qui vient de toi est le bienvenu, cheik.

– Tu peux ajouter foi à tout ce qui t’a été dit ce soir, poursuivit Ilderim, mais pour ce qui concerne le royaume de l’enfant, ne te forme aucune opinion avant d’avoir entendu Simonide le marchand, un homme excellent, demeurant à Antioche, chez lequel je te conduirai. L’Égyptien t’a raconté ses rêves qui sont trop beaux pour ce monde ; Simonide est plus judicieux, il te récitera les paroles de vos prophètes, en t’indiquant les livres et les pages où elles sont écrites, et tu ne pourras plus douter que l’enfant ne doive être réellement roi des Juifs, un roi tel qu’était Hérode, seulement meilleur et bien plus grand. Alors, sois-en certain, nous savourerons la douceur de la vengeance. J’ai dit. Que la paix soit avec toi !

– Attends, cheik !

Peut-être Ilderim l’entendit-il, mais il n’obéit pas à sa prière.

– Encore Simonide ! se dit Ben-Hur avec amertume. Simonide ici, Simonide là, tantôt dans la bouche de celui-ci, tantôt de celui-là ! Je commence à être las d’entendre parler de cet esclave de mon père qui retient ce qui m’appartient, et qui est à coup sûr plus riche, si ce n’est plus sage, que l’Égyptien. Non, ce n’est pas auprès de cet homme sans foi que j’irai chercher à raffermir la mienne. Mais quelle est donc cette voix que j’entends ? Est-ce d’une femme, ou d’un ange ?

On entendait, en effet, un chant sur le lac. La mélodie semblait flotter sur l’eau. Elle devenait plus forte d’instant en instant ; bientôt Ben-Hur put distinguer un bruit de rames, et les paroles d’une ballade grecque, d’une tristesse passionnée. Le bateau passa devant le bouquet des palmiers, puis il disparut dans l’obscurité, et bientôt les dernières notes de la ballade résonnèrent comme un adieu aux oreilles de Ben-Hur.

– C’est la fille de Balthasar, se dit-il. Que son chant était beau, et comme elle est belle elle-même !

Il se rappela ses grands yeux, à demi-voilés par des cils noirs, ses joues ovales, sa splendide carnation, ses lèvres roses, toute la grâce de sa personne, et doucement il répéta :

– Comme elle est belle !

Au même instant un autre visage charmant, plus enfantin et plus tendre, passa devant ses yeux, comme s’il était sorti du lac.

– Esther ! murmura-t-il en souriant, c’est l’étoile que je désirais.

Il se détourna et reprit lentement le chemin de la tente. Sa vie, jusqu’alors, avait été trop remplie par les chagrins et les pensées de revanche, pour que l’amour y eût sa place. Ceci était-il le prélude d’un changement heureux ? Et s’il en était ainsi, à laquelle des deux jeunes filles qui hantaient son souvenir se donnerait-il ?

Esther lui avait tendu une coupe, l’Égyptienne également, et leurs deux images venaient de lui apparaître en même temps sous les palmiers. Laquelle aimer ? dit-il.

CHAPITRE XXIV

Tandis que Ben-Hur rêvait sous les palmiers du cheik Ilderim, Messala passait sa soirée au palais du Mont Sulpius, en compagnie de quelques jeunes Romains de qualité.

Ils s’attardèrent si bien à boire et à jouer, que les premiers rayons du soleil, en pénétrant dans la salle où ils se trouvaient, éclairèrent une véritable orgie. La plupart de ces nobles patriciens, plongés dans le sommeil de l’ivresse, étaient étendus sur les divans où des esclaves les avaient jetés sans cérémonie.

Messala, cependant, n’était pas parmi eux. À la pointe du jour il s’était levé et, après avoir jeté loin de lui sa couronne de feuillage, il avait quitté la salle en drapant sa robe autour de lui. Cicéron ne serait pas sorti du sénat avec plus de gravité, après une nuit passée à débattre d’importantes questions.

Trois heures plus tard, deux courriers entraient dans sa chambre et chacun d’eux recevait de sa main un pli cacheté, destiné à Valère Gratien, le procurateur, qui résidait toujours à Césarée. L’un des courriers devait s’y rendre par mer, l’autre par terre, et tous deux reçurent ordre de faire diligence. Il fallait vraiment que cette lettre fût bien importante pour que Messala en envoyât ainsi deux copies, par des chemins différents.

« J’ai à t’apprendre d’étonnantes nouvelles, écrivait-il, des nouvelles qui, bien qu’elles ne soient guère encore que des conjectures, ne justifieront pas moins à tes yeux, je n’en doute pas, la hâte que je mets à te les communiquer…

» Permets, avant tout, que je rafraîchisse un peu tes souvenirs. Rappelle-toi une famille qui vivait, il y a bien des années, à Jérusalem, l’ancienne et opulente famille des princes Hur. Si ta mémoire était en défaut sur ce point-là, je crois que certaine cicatrice te rappellerait une scène dans la rue de Jérusalem.

» Mais poursuivons ! Afin de châtier duement l’attentat à tes jours – fassent les dieux que, pour le repos de nos consciences, on ne prouve jamais qu’il s’agissait d’un accident ! – la famille fut arrêtée, ses membres dispersés et ses propriétés confisquées. Cette action fut approuvée par César, qui était juste et avisé – puissent des fleurs couvrir éternellement son autel ! – il n’y a donc pas honte à mentionner les sommes qui nous furent allouées. Pour ce qui me concerne, je ne cesserai d’être reconnaissant de la part que tu m’as faite, du moins tant que j’en jouirai.

» Je mentionne, toujours en procédant par ordre, le fait que tu disposas des différents membres de la famille des Hur, d’après un plan que nous avions conçu en même temps et qui semblait devoir servir à nos fins, lesquelles étaient de les réduire au silence et de les livrer à une mort inévitable, quoique naturelle. Tu te souviendras, certainement, de ce que tu fis de la mère et de la sœur du malfaiteur, aussi je ne résiste pas au désir de te demander si elles sont mortes ou vivantes, car je te sais trop aimable pour ne pas pardonner cette indiscrétion à un ami, qui te le cède à peine en fait d’amabilité.

» Mais je reviens à un sujet qui me concerne plus particulièrement, et je prends la liberté de te rappeler que tu envoyas le criminel principal aux galères. Or, à en juger d’après la limite de vie qu’atteignent les rameurs, nous serions en droit d’admettre qu’il est mort, ou, pour mieux dire, qu’une des dix mille Océanides l’a pris pour son époux, depuis au moins cinq ans.

» Si tu veux me passer un moment de faiblesse, toi le plus vertueux et le plus tendre des hommes, je te dirai que par égard pour l’affection que je lui portais autrefois, j’espérais qu’il était tombé dans les bras de la plus tendre d’entre elles. Quoi qu’il en soit, sa mort me paraissait si certaine que j’ai joui pendant cinq ans, avec une parfaite tranquillité, de la fortune que je lui dois en partie, – ceci dit sans vouloir diminuer la reconnaissance qui te revient.

» J’arrive à la partie intéressante de ma lettre. La nuit dernière, tandis que je présidais une fête, organisée par quelques jeunes gens nouvellement arrivés de Rome, j’appris une étrange histoire. Maxence, tu le sais, arrive aujourd’hui pour prendre le commandement d’une expédition contre les Parthes. Au nombre des ambitieux qui doivent l’accompagner se trouve un fils du défunt duumvir, Quintus Arrius. Je me suis informé de lui, et j’ai appris que lorsque Arrius partit pour aller combattre les pirates, il n’avait pas de famille, et qu’au retour de sa campagne, il ramenait avec lui un fils, son héritier. Maintenant, prépare-toi à m’entendre avec le calme qui convient au propriétaire d’une fortune comme la tienne ! Ce fils dont je parle n’est autre que celui que tu envoyas aux galères, ce Ben-Hur qui devrait, en bonne justice, être mort depuis cinq ans et qui, au lieu de cela, nous revient avec de l’argent, des honneurs et, très probablement, la qualité de citoyen romain. Tu es assez haut placé pour ne point t’alarmer de cette nouvelle, mais moi, ô mon bienfaiteur, je n’en saurais dire autant, et je me sens fort en danger, point n’est besoin que je t’explique pourquoi, – qui le comprendrait mieux que toi ?

» Que dis-tu de cela, ô mon Gratien ?

» Tandis qu’Arrius, le père adoptif de ce revenant, livrait bataille aux pirates, son bateau coula, et seuls de tout l’équipage, ce jeune homme et lui échappèrent à la mort. Les officiers qui les recueillirent, accrochés à une planche, racontent que le compagnon du tribun portait le costume d’un condamné aux galères.

» Ceci me paraît une preuve suffisante ; de peur que tu te moques de mes craintes, je te dirai encore que hier, par une chance dont je rends grâce à la fortune, je rencontrai ce mystérieux fils d’Arrius face à face ; je ne le reconnus pas au premier abord, mais je ne t’en déclare pas moins qu’il est ce Ben-Hur qui fut, pendant bien des années, mon compagnon de jeu. Or, ce Ben-Hur, s’il est un homme, doit, au moment où je t’écris, songer aux moyens de se venger de moi – j’en suis certain, car, à sa place, j’en ferais autant – de se venger, dis-je, de moi, qui lui ai enlevé sa patrie, sa mère, sa sœur, sa position et sa fortune, que je nomme en dernier lieu, bien que ce soit à tes yeux la chose principale parmi toutes celles que nous lui avons fait perdre.

» J’ai tout lieu de croire, ô mon bienfaiteur, qu’en considération de tes sesterces en péril, tu ne songes plus à te moquer de moi et que tu seras prêt à te demander quel parti il serait bon de prendre en cette occurrence. Je me représente que je te vois recevoir cette lettre et la lire. Je vois ton visage devenir grave, puis tu souris ; l’instant d’après, sans hésiter, tu t’écries : il faut agir comme ceci, ou comme cela. Je te connais, tu es habile comme Mercure et prompt comme César.

» Le soleil vient de se lever ; dans une heure, deux courriers partiront d’ici, portant chacun une copie de cette lettre ; l’un ira par mer, l’autre par terre, tant j’attache d’importance à ce que tu sois promptement et sûrement averti de la présence de notre ennemi. J’attendrai ta réponse ici. La durée du séjour de Ben-Hur dépendra naturellement du consul, qui ne pourra guère repartir avant un mois.

» J’ai vu le Juif hier, à Daphné ; s’il n’y est plus en ce moment, il est certainement dans le voisinage, de sorte qu’il me sera aisé d’avoir l’œil sur lui. Si tu me demandais où il se trouve à cette heure, je pourrais même te dire, sans crainte de me tromper, qu’on le trouverait au Jardin des Palmes, chez ce traître de cheik Ilderim, qui ne saurait plus nous échapper longtemps. Ne sois pas surpris si la première mesure prise par Maxence consiste à s’emparer de l’Arabe et à l’envoyer à Rome, sur une galère.

» Et maintenant que tu sais tout, j’attends ton conseil, ô très illustre ami, et je reste ton serviteur le plus affectionné, qui se flatte d’être en même temps ton disciple et ton imitateur.

» MESSALA. »

Au moment où les deux courriers de Messala quittaient sa porte, Ben-Hur entrait dans la tente du cheik Ilderim. Il avait pris un bain dans le lac avant de déjeuner et portait une courte tunique sans manches. Le cheik le salua sans quitter son divan.

– La paix soit avec toi, fils d’Arrius, s’écria-t-il avec admiration ; il ne se souvenait pas d’avoir jamais vu la force, la confiance, la beauté virile lui apparaître avec plus d’éclat. Les chevaux sont prêts, ainsi que moi, l’es-tu également ?

– Je te remercie, ô cheik, du bon vouloir que tu me témoignes. Je suis prêt.

Ilderim frappa dans ses mains.

– Je vais te faire amener les chevaux. Assieds-toi.

– Leur a-t-on mis le joug ?

– Non.

– Alors, permets que je m’en charge. Il est nécessaire que je fasse connaissance intime avec tes arabes. Il faut que je sache leur nom, afin de pouvoir les appeler ; il faut aussi que je comprenne le caractère particulier de chacun d’eux, car ils sont comme les hommes, – s’ils sont hardis, on se trouve bien de les reprendre ; s’ils sont timides, il vaut mieux les louer et les flatter. Ordonne à ton domestique de m’apporter le joug.

– Et le char ? demanda le cheik.

– Pour aujourd’hui, je me passerai du char. À sa place, fais-moi amener un cinquième cheval.

Ilderim appela immédiatement un domestique.

– Fais apporter quatre harnais, lui dit-il, et une bride pour Sirius. Sirius possède mon amour, et j’ai le sien, ô fils d’Arrius. Nous avons été camarades pendant vingt ans, sous la tente, dans les batailles, dans toutes les phases de la vie du désert. Je vais te le présenter.

Il s’approcha du rideau qui partageait la tente et le souleva, pendant que Ben-Hur pénétrait dans la division réservée aux chevaux. Aussitôt ceux-ci s’avancèrent tous ensemble vers lui. L’un d’eux, qui avait des yeux lumineux, un col arqué, comme celui d’un cygne, un poitrail largement développé sur lequel retombait une longue crinière flottante, secoua sa tête fine et intelligente, en donnant des signes évidents de la satisfaction que lui causait la présence de son maître.

– Bonjour, mon beau coursier ! s’écria le cheik en le caressant. C’est Sirius, dit-il à Ben-Hur, le père des quatre chevaux que voici. Mira, leur mère, attend notre retour au désert ; elle est trop précieuse pour que je voulusse courir le risque de l’amener dans des régions où domine un plus puissant que moi. Et je doute, fils d’Arrius, que la tribu pût endurer son absence. Elle est sa gloire ; tous ses enfants l’adorent ; ils riraient, si elle daignait les fouler tous à ses pieds. Dix mille hommes de cheval, fils du désert, demandent chaque matin : « Sait-on comment va Mira ? » Et quand on répond : « Elle va bien », ils s’écrient : « Dieu est bon ! Béni soit Dieu ! »

– Mira, Sirius, ne sont-ce pas des noms d’étoiles, ô cheik ? demanda Ben-Hur, en passant sa main sur le col du bel animal.

– Pourquoi pas ? répondit Ilderim. N’as-tu jamais voyagé dans le désert, durant la nuit ?

– Non, jamais.

– Alors tu ne saurais comprendre combien nous dépendons des étoiles, nous autres Arabes. Nous empruntons leurs noms en signe de gratitude, nous les donnons, comme preuve d’amour. Mes pères eurent tous leurs Miras, comme j’ai la mienne, et mes quatre chevaux bai-clair sont aussi des étoiles. Celui ci est Rigel et celui-là Antarès, voici Altaïr, et le plus jeune, vers lequel tu te diriges justement, se nomme Aldébaran, – le plus jeune, mais non point le plus mauvais de la bande ! Il t’emportera en sens contraire du vent, si vite que tu croiras entendre mugir à tes oreilles les vagues du golfe d’Akaba, et il ira partout où tu lui ordonneras de te conduire, fût-ce jusque devant la gueule du lion, si tu avais assez de courage pour t’y exposer.

On venait d’apporter les harnais et le joug. Ben-Hur les leur mit lui-même, puis les fit sortir de la tente.

– Maintenant, dit-il, amenez-moi Sirius.

Un Arabe n’aurait pu s’élancer sur le dos du cheval avec plus de légèreté que lui.

– Les rênes, à présent.

On les lui tendit toutes les quatre, en ayant soin de ne pas les emmêler.

– Je suis prêt, bon cheik. Envoie un guide devant moi, afin qu’il m’indique le champ où je pourrai les entraîner, et que quelques hommes y apportent de l’eau.

Les chevaux ne firent aucune difficulté pour partir. Ils n’étaient point effrayés, ils semblaient comprendre déjà leur nouveau conducteur, et celui-ci s’acquittait de sa tâche avec le calme qui commande la confiance. Ils marchaient de front comme s’ils eussent été attelés, seulement Ben-Hur, au lieu d’être debout sur un char, se tenait à cheval sur Sirius. Ilderim s’animait ; il caressait sa longue barbe, en murmurant avec un sourire de satisfaction : « Ce n’est pas un Romain, non ! ce n’en est pas un ! » Il suivait Ben-Hur à pied et tous les habitants du douar, hommes, femmes et enfants, couraient après lui, car ils partageaient sa sollicitude, si ce n’est sa confiance. Le champ où ils s’arrêtèrent était vaste et parfaitement adapté au but auquel il allait servir. Ben-Hur le fit d’abord parcourir à ses chevaux en droite ligne, puis ils tournèrent tout autour au pas, ensuite d’une allure toujours plus accélérée. Au bout d’une heure ils décrivaient au grand galop des cercles de plus en plus petits, ils faisaient des voltes à gauche et à droite, ils obéissaient aux moindres volontés de leur conducteur.

– Le plus difficile est fait, s’écria celui-ci, en les arrêtant tout à coup, il ne reste qu’à les entraîner convenablement. Je te félicite, cheik Ilderim, de posséder des serviteurs semblables. Regarde, continua-t-il en mettant pied à terre et en allant de l’un à l’autre des chevaux, leur manteau est aussi brillant, leur respiration aussi facile qu’il y a une heure. Je te félicite, il faudrait des circonstances bien contraires pour que la victoire ne soit pas à nous avec la…

Il s’interrompit brusquement et s’inclina très bas ; il venait d’apercevoir Balthasar, appuyé sur son bâton, et, à côté de lui, deux femmes voilées. Il reconnut bien vite l’une d’elles. – C’est l’Égyptienne ! se dit-il en tressaillant.

– La victoire sera à nous et la vengeance aussi, fit Ilderim avec exaltation. Je n’ai plus peur, je suis dans la joie, tu es mon homme, fils d’Arrius. Que la fin de ton entraînement soit semblable à ses débuts, et tu sauras de quoi est capable un cheik arabe, qui possède de quoi récompenser ceux qui le servent.

– Je te remercie, bon cheik, répondit Ben-Hur modestement. Que tes serviteurs apportent de l’eau pour les chevaux.

Il leur donna à boire, puis il reprit sa place sur le dos de Sirius et recommença à les faire aller, au trot d’abord, puis toujours plus vite. Ceux qui assistaient à ces exercices y prenaient un intérêt croissant ; ils applaudissaient celui qui maniait les rênes avec tant de dextérité et ils admiraient les nobles bêtes, qui dévoraient l’espace avec une grâce parfaite et sans effort apparent. On aurait tout aussi bien pu songer à plaindre les hirondelles, quand elles regagnent, vers le soir, leurs nids à tire-d’aile.

Au moment où l’attention générale était fixée sur les chevaux, Malluch parut, cherchant le cheik.

– J’ai un message pour toi, ô cheik, lui dit-il, profitant d’un moment où Ilderim seul pouvait l’entendre, un message de Simonide, le marchand.

– Simonide ! s’écria l’Arabe. Ah ! c’est bien. Qu’Abaddon emporte tous ses ennemis !

– Il m’a commandé de te saluer de sa part, continua Malluch, et il m’a donné pour toi ces dépêches, que je dois te remettre, avec prière de les lire sans aucun délai.

Ilderim brisa le cachet, puis il tira d’une enveloppe de toile fine deux lettres, et se mit en devoir de les lire.

N° 1.

« Simonide, au cheik Ilderim.

» Ô mon ami, sois assuré que tu as une place au plus profond de mon cœur.

» Il y a dans ton douar un jeune homme de belle taille ; il se fait appeler le fils d’Arrius, ce qu’il est, en effet, par adoption. Il m’est très cher. Il a une histoire étrange que je te raconterai. Viens me voir, aujourd’hui ou demain, car j’ai besoin de te la dire et de prendre tes conseils.

» D’ici là réponds favorablement à toutes ses requêtes, en tant qu’elles ne sont pas contre l’honneur, et s’il t’occasionnait quelque dépense, je me déclare prêt à t’en dédommager. Garde en ton particulier l’intérêt que je porte à ce jeune homme. Rappelle-moi à ton autre hôte. Il faut que lui, sa fille, toi, et tous ceux que tu pourrais encore désirer m’amener, comptent sur moi pour se rendre au cirque le jour des jeux. J’ai déjà retenu des places.

» Paix te soit ainsi qu’à tous les tiens. Que serais-je, ô mon ami, si ce n’est ton ami

« SIMONIDE. »

N° 2.

» Simonide, au cheik Ilderim.

» Ô mon ami ! Instruit par ma grande expérience, je t’écris ces lignes.

» Toute personne possédant de l’argent ou des biens dont on pourrait la dépouiller, doit se tenir sur ses gardes quand on signale l’approche imminente d’un haut fonctionnaire romain, revêtu d’autorité. Le consul Maxence arrive aujourd’hui, veille donc sur ce qui t’appartient !

» Un mot encore : Une conspiration s’ourdit contre toi, Hérode doit y être mêlé ; tu as de grands biens dans sa juridiction : aie donc l’œil au guet. Avertis ce matin même ceux de tes fidèles serviteurs qui surveillent pour toi les routes au midi d’Antioche, et donne-leur l’ordre d’arrêter et de fouiller tous les courriers qu’ils verront passer ; s’il arrivait que l’un d’eux fût porteur de dépêches privées te concernant, il serait urgent que tu les visses.

» Tu aurais dû recevoir ceci hier, mais il n’est pas encore trop tard pour agir, à la condition que cela se fasse promptement. Si ces courriers ont déjà quitté Antioche ce matin, tes messagers connaissent les chemins de traverse, ils les rattraperont aisément.

» N’hésite point et brûle ceci après l’avoir lu.

» Ô mon ami, ton ami

» SIMONIDE. »

Ilderim lut les deux lettres à plusieurs reprises, et il les replaça dans leur enveloppe de toile qu’il glissa entre sa robe et sa ceinture. Ben-Hur fit trotter ses chevaux encore un moment, puis les remit au pas et les dirigea vers Ilderim.

– Avec ta permission, lui dit-il, je vais rentrer les arabes sous la tente, et je les ferai sortir de nouveau cet après-midi.

Ils reprirent tous ensemble le chemin du douar. Ilderim, qui marchait à côté de Sirius, exprimait au jeune homme sa pleine satisfaction.

– Je te les remets entièrement, fils d’Arrius, disait-il ; fais d’eux ce que tu voudras, jusqu’au jour fixé pour les jeux. Tu as obtenu d’eux, en l’espace de deux heures, ce que le Romain – puissent les chacals manger toute sa chair ! – n’aurait pu leur faire faire en autant de semaines. Nous gagnerons le prix, en vérité nous le gagnerons !

Ben-Hur resta auprès des chevaux pendant qu’on les pansait, puis après s’être baigné dans le lac et avoir bu de l’arack avec le cheik, dont la gaîté exubérante s’épanchait en un flot de paroles, il remit sa robe de Juif et alla se promener sous les palmiers avec Malluch.

– Je te charge de réclamer mes bagages, qui sont déposés au caravansérail, près du pont de Séleucis, dit Ben-Hur, après quelques phrases indifférentes. Apporte-les-moi ici aujourd’hui, si possible. Et, bon Malluch, si je n’abuse pas de toi…

Malluch protesta cordialement de son désir de le servir.

– Je te remercie, Malluch, et je vais te prendre au mot en me souvenant que nous sommes frères, puisque nous appartenons à la même tribu. En premier lieu donc, puisque tu es un homme rompu aux affaires, ce que n’est pas, je le crains, le cheik Ilderim…

– Les Arabes le sont rarement.

– Je ne doute pas de leur finesse, Malluch, mais je crois qu’il sera bon que nous nous chargions des démarches en vue de la course, afin de nous assurer que nous ne rencontrerons pas d’obstacles, ou de difficultés, au dernier moment. Tu me tranquilliserais extrêmement si tu voulais passer auprès de l’intendant du cirque et t’assurer qu’Ilderim a rempli les conditions requises pour être admis à concourir. Tu me rendrais également un grand service si tu pouvais me procurer une copie des règlements. Je voudrais connaître les couleurs que je devrai porter et particulièrement le numéro de la crypte que j’occuperai ; si elle se trouve à droite ou à gauche de celle de Messala, tout va bien, si non, vois s’il ne serait pas possible de faire changer les places, de manière que je me trouve à côté du Romain. As-tu bonne mémoire, Malluch ?

– Elle m’a fait parfois défaut, fils d’Arrius, mais jamais lorsqu’il s’agissait, comme aujourd’hui, de choses auxquelles j’avais mis mon cœur.

– Alors je me risquerai à te charger encore d’une autre mission. J’ai pu me convaincre hier que Messala est fier de son char, et vraiment il peut l’être, car le meilleur de ceux de César ne le surpasse guère. Ne pourrais-tu profiter de ce qu’il tient à le faire admirer pour t’assurer de son poids ? Je désire savoir aussi quelle en est la longueur ; surtout, Malluch, si tu ne pouvais pas t’assurer du reste, fais-moi savoir à quelle hauteur se trouvent les essieux. Je ne veux pas, tu le comprends, qu’il ait sur moi le moindre avantage matériel. Je ne me mets point en peine de la splendeur de son attirail, si je le bats son humiliation et mon triomphe n’en seront que plus complets.

– Je comprends ce qu’il te faut, s’écria Malluch, il s’agit de tirer une ligne droite du centre de l’essieu jusqu’au sol.

– C’est cela même, et maintenant réjouis-toi, je n’ai plus de commissions à te donner.

Bientôt après, Malluch reprit le chemin de la ville, tandis qu’un cavalier, qui ne portait pas sur lui la moindre dépêche écrite, s’éloignait du douar, bride abattue, par la route opposée. C’était un Arabe qui s’en allait remplir la mission recommandée par Simonide.

CHAPITRE XXV

Le lendemain, à la troisième heure, comme Ilderim, qui s’était rendu à Antioche, mettait pied à terre devant sa tente, un homme, qu’il reconnut pour un des membres de sa tribu, s’approcha de lui et lui dit :

– L’on m’a ordonné, ô cheik, de te remettre ceci, en te priant de le lire immédiatement. S’il y a une réponse, j’attendrai ton bon plaisir.

Ilderim concentra aussitôt son attention sur le pli que l’Arabe lui tendait. Le cachet en était brisé, l’adresse portait le nom de Valère Gratien, à Césarée.

– Qu’Abbadon l’emporte ! grommela le cheik en découvrant que la lettre était en latin.

Si elle avait été écrite en grec ou en arabe, il aurait pu la lire, tandis que la seule chose qu’il put déchiffrer ce fut la signature de Messala, tracée en gros caractères romains. Ses yeux brillèrent, il s’écria :

– Où est le jeune Juif ?

– Dehors avec les chevaux, répondit un serviteur.

Le cheik replaça le papyrus dans son enveloppe qu’il glissa dans sa ceinture, après quoi il se remit en selle. À ce moment, un étranger, arrivant selon toute apparence de la ville, parut devant lui.

– Je cherche le cheik Ilderim, surnommé le Généreux, dit-il en s’avançant.

Son langage et son costume étaient ceux d’un Romain. Si le vieil Arabe ne savait pas lire le latin, il le parlait, et il répondit avec dignité :

– Je suis le cheik Ilderim.

Les paupières du Romain se levèrent et s’abaissèrent rapidement.

– J’ai appris que tu avais besoin d’un entraîneur, dit-il avec un parfait sang-froid.

– Va ton chemin, s’écria Ilderim d’un air dédaigneux, j’en ai trouvé un.

Il rassemblait les rênes de son cheval et allait s’éloigner, quand le Romain, qui ne semblait pas disposé à partir, lui adressa de nouveau la parole.

– Cheik, je suis un grand amateur de chevaux, et l’on dit que les tiens sont les plus beaux de tout l’univers.

Il avait touché le point faible du vieillard, qui s’arrêta à ces paroles flatteuses ; il répondit cependant :

– Je te les montrerai un autre jour, aujourd’hui, je n’en ai pas le temps.

Il se mit en route pour rejoindre Ben-Hur tandis que l’étranger s’en retournait à la ville, le sourire aux lèvres. Il avait accompli sa mission. Dès lors, chaque matin, jusqu’au grand jour des courses, un individu, parfois même deux ou trois, se présentèrent devant le cheik sous le prétexte de chercher de l’emploi comme entraîneurs.

C’est ainsi que Messala surveillait Ben-Hur.

Le cheik eut bientôt atteint le champ où celui-ci faisait exercer ses chevaux, et assista avec une satisfaction évidente à leurs évolutions ; il remarquait surtout, avec un vif plaisir, l’ensemble parfait de leurs mouvements et l’égalité de leur allure, lorsque leur conducteur les amenait à donner toute leur vitesse.

– Cet après-midi, ô cheik, je te rendrai Sirius, dit Ben-Hur en caressant le cou du vieux cheval. Je te le rendrai et prendrai le char à sa place.

– Déjà ? s’écria Ilderim.

– Avec des chevaux comme les tiens, bon cheik, on obtient en un jour des résultats surprenants. Ils n’ont pas peur de moi, ils ont l’intelligence d’un homme et ils aiment l’exercice. Celui-ci, – il secouait les rênes du plus jeune des quatre étalons, – Aldébaran, je crois, est le plus rapide ; seul, il dépasserait au premier tour tous ses camarades, de deux fois sa longueur.

Ilderim caressait sa barbe en clignant des yeux.

– Aldébaran est le plus rapide, dis-tu, lequel arriverait le dernier, à ton avis ?

– Celui-ci, – Ben-Hur désignait Antarès, – mais sois tranquille, il ne se laissera pas distancer, je lui ferai donner chaque jour toute sa vitesse et au moment voulu, il égalera les trois autres. Je ne crains qu’une chose, cheik.

Le vieillard le regardait d’un air attentif.

– Dans sa soif de triomphe, un Romain ne saurait garder l’honneur sauf. Ils sont tous les mêmes, crois-moi, – leurs tricheries sont infinies ; dans les courses de char, leur fourberie s’étend à tout, du conducteur aux chevaux, des chevaux à leur propriétaire ; aussi, cheik, veille bien sur ce que tu possèdes, et d’ici au jour des courses ne permets pas qu’un étranger jette un coup d’œil sur tes chevaux. J’irai plus loin et je te dirai : fais-les garder jour et nuit par des hommes armés, ce n’est qu’à ce prix que je pourrai me sentir certain du résultat de la lutte.

– Ce que tu me conseilles sera exécuté. Par la splendeur de Dieu, je te jure qu’aucune main autre que celle de mes fidèles serviteurs ne les touchera et que ce soir je mettrai des gardes à la porte de la tente, dit Ilderim, lorsqu’ils eurent quitté leurs montures. Mais, fils d’Arrius, ajouta-t-il, vois ce que je viens de recevoir et aide-moi à déchiffrer ce latin.

Il avait pris le pli caché dans sa ceinture et le tendit à Ben-Hur.

– Tiens, lis cette lettre à haute voix, en me traduisant son contenu dans la langue de tes pères : le latin est une abomination.

Ben-Hur prit la lettre d’un air de bonne humeur, mais après avoir lu la suscription : « Messala à Gratien, » il s’arrêta et changea de contenance. Tout son sang semblait se précipiter vers son cœur. Son agitation n’échappa pas à Ilderim, qui lui dit :

– Continue, je t’écoute.

Ben-Hur s’excusa, puis il fit un violent effort pour recouvrer son sang-froid et reprit sa lecture. Quand il fut arrivé à ces mots : « Je mentionne, toujours en procédant par ordre, le fait que tu disposas des différents membres de la famille des Hur…, » il s’arrêta de nouveau pour reprendre haleine, il poursuivit cependant, mais la fin de la phrase lui fit tomber la lettre des mains.

– Elles sont mortes, mortes ! se disait-il, et je suis désormais seul au monde !

Le cheik le considérait avec sympathie ; il devinait que le contenu de cette lettre le faisait souffrir.

– Fils d’Arrius, lui dit-il, achève seul ta lecture et quand tu te sentiras de force à me la communiquer, tu me feras appeler.

Il se leva et sortit, sans se douter qu’il n’avait jamais accompli une meilleure action.

À peine seul, Ben-Hur se jeta sur le divan et donna libre cours à sa douleur. Quand il se fut un peu calmé, il se rappela qu’il n’avait pas vu la fin de la lettre ; il la ramassa donc et reprit sa lecture… » Je ne résiste pas au désir de te demander si elles sont mortes ou vivantes… » Ben-Hur tressaillit, il relut ces paroles plusieurs fois de suite et poussa enfin une exclamation de joie.

– Il n’est pas bien sûr qu’elles soient mortes ! Béni soit le Seigneur, je puis avoir encore de l’espoir !

Il termina la phrase et alla, bravement, jusqu’au bout de la lettre, après quoi il appela le cheik.

– Lorsque j’arrivai à la porte de ta tente hospitalière, ô cheik, commença-t-il avec calme, quand l’Arabe eut repris sa place, mon intention n’était pas de te parler de moi, si ce n’est pour t’assurer que j’avais une habitude assez grande de l’entraînement, pour que tu pusses me confier tes chevaux et je me refusai à te raconter mon histoire ! Mais le hasard qui a fait tomber cette lettre entre tes mains est si étrange, que je me sens tenu de te mettre au courant de ce qui me concerne. J’y suis d’autant plus disposé que, d’après le contenu de ces lignes, j’apprends que nous sommes menacés par le même ennemi, contre lequel il est nécessaire que nous fassions cause commune. Je vais te lire cette lettre et je t’en fournirai l’explication, après quoi tu ne t’étonneras plus qu’elle m’ait causé tant d’émotion. Si tu m’as jugé faible ou lâche, tu m’excuseras quand tu sauras tout.

Le cheik écouta Ben-Hur en silence, jusqu’au paragraphe qui le concernait.

– Ah ! exclama-t-il d’une voix qui exprimait autant de surprise que de colère.

« Chez ce traître de cheik Ilderim, » répéta Ben-Hur.

– Traître ! moi ? cria le vieillard. Ses lèvres se contractaient, les veines de son front se gonflaient.

– Encore un moment d’attention, cheik, lui dit Ben-Hur, avec un geste suppliant. Telle est l’opinion que Messala a de toi, écoute maintenant la menace.

– À Rome ! moi, Ilderim, cheik de dix mille hommes de cheval, armés de lances, m’envoyer à Rome, moi !

Il bondit sur ses pieds, ses doigts recourbés comme des griffes.

– Ô Dieu ! – non, vous, tous les dieux, à l’exception de ceux de Rome, je vous le demande, quand cette insolence prendra-t-elle fin ? je suis un homme libre et libre est mon peuple. Faudra-t-il que nous mourions esclaves ? Ou, – ce qui serait pire encore, – devrai-je vivre pour ramper comme un chien aux pieds d’un maître ? Devrai-je lécher la main qui me frappera ? Ce que je possède ne m’appartiendrait plus, je devrais être livré, corps et biens, à un Romain ? Que ne suis-je jeune encore une fois, – que ne puis-je secouer de mes épaules vingt ans, ou dix ans – seulement cinq !

Il grinçait des dents et pressait sa tête entre ses mains, puis tout à coup, il saisit Ben-Hur par d’épaule.

– Si j’étais toi, fils de Hur, s’écria-t-il, si je possédais ta jeunesse, ta force, ton adresse et la moitié seulement des torts que tu as à venger, la moitié des souvenirs qui hantent ta mémoire, je ne voudrais, je ne pourrais demeurer un moment en repos. À tous mes propres griefs j’ajouterais ceux du monde entier et je me vouerais à la vengeance. Je m’en irais de pays en pays, soulevant les populations sur mon passage. Aucun peuple ne chercherait à s’affranchir de Rome par la guerre, sans me compter au nombre de ses combattants. Je me ferais Parthe, faute de mieux, et si les hommes m’abandonnaient, je ne me déclarerais pas vaincu, non, par la splendeur de Dieu ! Je me joindrais aux troupeaux des loups, je ferais des tigres et des lions mes amis et je ne désespérerais pas de leur apprendre à dévorer l’ennemi commun. Toutes les armes me seraient bonnes, je ne demanderais pas de quartier, je n’en accorderais pas davantage. Pourvu que mes victimes fussent des Romains, je prendrais plaisir à les torturer. Je les passerais par les armes et je vouerais aux flammes leurs propriétés. La nuit je prierais les dieux, les mauvais, aussi bien que les bons, de me prêter le secours des maux les plus terribles, la tempête, la foudre, la chaleur, le froid, tous les poisons sans nom qui flottent dans les airs, toutes les choses innombrables qui font mourir les hommes, sur terre et sur mer. Je ne dormirais pas un instant, je – je…

Il s’arrêta hors d’haleine, en se tordant les mains. Ce flot de paroles passionnées avait passé sur Ben-Hur en lui laissant l’impression vague qu’il venait d’assister à un accès de rage trop intense pour s’exprimer d’une façon intelligible. Pour la première fois depuis bien des années, quelqu’un l’avait appelé par son nom. Il existait donc un homme qui le connaissait, cet homme était un Arabe du désert.

– Bon cheik, lui dit-il enfin, comment cette lettre est-elle tombée entre tes mains ?

– Mes gens surveillent les routes, aux abords des cités, répondit Ilderim, ils l’ont enlevée à un courrier qu’ils ont arrêté.

– Sait-on que ces gens sont à toi ?

– Non. Ils passent pour des brigands et moi je suis sensé les poursuivre et les punir. Je t’ai dit ce que je ferais, si j’étais à ta place, continua-t-il, en remettant la feuille de papyrus dans son enveloppe, et tu ne m’as pas encore répondu.

– Ma réponse, la voici, cheik ! Tout ce que tu ferais si tu étais moi, je l’accomplirai, autant que cela sera en mon pouvoir. J’ai fait depuis longtemps de la vengeance le but de ma vie. Chaque heure des cinq années qui viennent de s’écouler a été remplie par cette pensée. Je ne me suis accordé aucun répit, je n’ai connu aucun des plaisirs de mon âge. Les séductions de Rome ne me touchaient pas, tout ce que je lui demandais, c’était de m’instruire en vue de la revanche. J’eus recours à ses maîtres les plus fameux, non pas, hélas ! à ceux de rhétorique et de philosophie, je n’avais pas de temps pour eux, et ce qu’il m’importait d’apprendre, c’était tout ce qui touche aux exercices corporels. Je fis ma société des gladiateurs et de ceux qui remportaient des prix dans le cirque, et ils m’initièrent à leur art. Les maîtres d’escrime qui m’acceptèrent pour élève furent bientôt fiers de moi. Ô cheik ! je suis soldat, mais avant de pouvoir réaliser mes rêves, il faut que je devienne capitaine. C’est dans ce but que je me suis joint à l’expédition contre les Parthes. Quand je reviendrai de cette campagne, si l’Éternel épargne ma vie et mes forces, le moment sera venu d’agir. Alors je serai capable de combattre Rome d’après ses propres méthodes, et de faire payer à ses enfants les torts qu’elle a eus envers moi et envers mon peuple.

L’Arabe le prit dans ses bras et l’embrassa avec passion.

– Si ton Dieu ne te favorise pas, fils de Hur, lui dit-il, c’est qu’il est mort. Quant à moi je te promets, – je te le jurerai même, si tu le désires, – que tu peux compter sur mon secours, tout ce que je possède sera à ton service : mes mains pleines, mes hommes, mes chameaux, mes chevaux et le désert pour te préparer à la lutte. Assez, maintenant, il faut que je me rende à la ville. Tu me reverras, ou tu entendras parler de moi avant la nuit.

Là-dessus le cheik se détourna brusquement et sortit de la tente. Un instant plus tard il quittait le douar à cheval.

Resté seul, Ben-Hur s’en alla sous les palmiers, réfléchir à ce que la lettre interceptée venait de lui apprendre. Son contenu était, certes, pour lui, d’un intérêt capital. Il avait maintenant des preuves irrécusables de la complicité de Messala dans les malheurs de sa famille ; de plus, il était averti du danger qu’il courait.

Ses ennemis étaient rusés et puissants ; s’ils avaient peur de lui, il n’en avait que plus de raisons pour les craindre. Il s’efforçait de se rendre d’avance maître de la situation, mais il n’y parvenait pas, trop de pensées diverses l’agitaient pour qu’il pût la considérer avec sang-froid. Il éprouvait un bonheur bien naturel à se dire que sa mère et sa sœur vivaient encore, et il ne s’arrêtait pas à la pensée que l’assurance qu’il en avait, était, après tout, bien vague. Il savait qu’il existait un homme qui pourrait le renseigner à leur sujet et il reprenait espoir, comme s’il eût été tout près d’obtenir, enfin, ces nouvelles si ardemment désirées.

Ce qui dominait en lui, c’était le sentiment très vif et presque superstitieux que Dieu allait le mettre à part pour une œuvre spéciale, et qu’en ce moment même une seule chose lui était demandée : la patience et la foi.

Après le repas du milieu du jour, il se fit amener le char que les quatre chevaux devaient traîner, afin de se distraire un peu. Il l’examina attentivement et découvrit avec plaisir qu’il était construit d’après le modèle grec, qu’il préférait à celui en usage à Rome ; il était plus large, plus bas et plus fort, plus lourd aussi, il est vrai, mais la vigueur remarquable des arabes obvierait sans peine à cet inconvénient.

Il alla ensuite chercher les chevaux pour les atteler, puis les conduisit au champ d’entraînement. Lorsqu’il rentra au douar, vers le soir, il avait recouvré un peu de calme et pris la résolution de ne rien entreprendre contre Messala avant d’avoir gagné ou perdu la course. Il ne pouvait renoncer au plaisir de rencontrer son ennemi aux yeux de tout l’Orient ; la pensée qu’il y aurait d’autres compétiteurs en présence ne l’abordait même pas. Sa confiance dans le résultat final de la lutte était inébranlable ; il ne doutait ni de sa propre habileté, ni des moyens de ses quatre associés, comme volontiers il eut appelé ses superbes arabes.

– Qu’il vienne se mesurer à nous, disait-il en les caressant tour à tour. Qu’en dis-tu, Antarès, et toi, honnête Rigel ? N’apprendra-t-il pas à ses dépens ce que nous valons ? Qu’en penses-tu, Aldébaran, toi, le roi des coursiers ? Nous le battrons, Ataïr, nous le battrons, mes braves cœurs !

À la tombée de la nuit Ben-Hur vint s’asseoir à la porte de la tente, pour attendre Ilderim, qui n’était pas encore revenu de la ville. Soit que cela provînt de la satisfaction que lui avait causée les progrès réalisés par les chevaux, ou du bain pris après son travail, ou simplement l’effet de la réaction qui se produit toujours chez un jeune homme après une crise d’abattement, sa disposition d’esprit était des meilleures. Il se sentait entre les mains d’un Dieu qui, après l’avoir longtemps éprouvé, allait se montrer favorable à ses desseins. Il entendit le bruit des sabots d’un cheval qui approchait rapidement ; un instant plus tard, Malluch s’arrêtait devant lui.

– Fils d’Arrius, s’écria-t-il, après avoir échangé les salutations d’usage, je viens de la part du cheik Ilderim ; il te prie de prendre un cheval et de le rejoindre à la ville.

Ben-Hur se leva, sans faire de question, et se dirigea vers l’endroit où paissaient les chevaux.

Et bientôt Malluch et lui galopèrent sur la route d’Antioche. À une petite distance du pont de Séleucis ils passèrent la rivière sur un bac, puis la traversèrent encore sur un autre et entrèrent enfin dans la ville, du côté de l’occident. Ils avaient fait un long détour, mais Ben-Hur ne s’en plaignait pas, il comprenait fort bien la raison de tant de précautions. Ils chevauchèrent jusqu’à l’endroit où abordaient les vaisseaux de Simonide, et quand ils furent arrivés devant la porte des entrepôts, Malluch arrêta sa monture.

– Nous voilà arrivés, dit-il, descends de ton cheval.

Ben-Hur reconnut aussitôt la maison.

– Où est le cheik ? demanda-t-il.

– Viens avec moi, je te conduirai.

Un homme veillait près de la porte ; il vint prendre leurs chevaux, et avant même que Ben-Hur fût revenu de son étonnement, il entendait une voix lui crier :

– Entre, au nom de Dieu.

CHAPITRE XXVI

Au moment où Ben-Hur soulevait le rideau qui fermait l’entrée de la chambre d’où partait la voix, Malluch se retira, et le jeune homme entra seul. Rien n’était changé dans cette chambre, depuis sa première entrevue avec Simonide, si ce n’est qu’elle était éclairée par une demi-douzaine de lampes d’argent, posées sur les bras d’un haut chandelier de cuivre. Leur lumière brillante illuminait toute la pièce et faisait ressortir les moulures des boiseries, les corniches dorées du plafond et la voûte garnie de plaques de mica, aux reflets violets.

Ben-Hur fit quelques pas en avant et s’arrêta. Trois personnes le regardaient, Simonide, Ilderim et Esther. Ses regards allaient de l’un à l’autre, comme s’il espérait trouver sur leurs visages l’explication du motif pour lequel ils l’avaient fait appeler. Enfin ses yeux s’arrêtèrent sur ceux d’Esther. Les deux hommes le considéraient avec bienveillance, mais il y avait sur le gracieux visage de la jeune fille quelque chose de plus que de la bienveillance, quelque chose de trop éthéré pour le définir, et qui toucha profondément Ben-Hur.

– Fils de Hur !

Il se tourna brusquement vers celui qui venait de l’appeler ainsi.

– Fils de Hur, répéta lentement Simonide, avec une emphase qui semblait destinée à donner une signification particulière au nom qu’il prononçait, que la paix de l’Éternel, du Dieu de nos pères, soit avec toi ! – accepte mon vœu… il s’arrêta un instant, – mon vœu et celui de ma fille.

Il était assis dans son fauteuil d’invalide, et Ben-Hur oubliait ses membres difformes et son cœur brisé, pour ne voir que sa tête royale, son pâle visage et ses yeux noirs pleins d’autorité. Ces yeux se fixèrent pendant un moment sur le jeune homme, puis il se croisa les mains sur sa poitrine et s’inclina. Il n’y avait pas à se méprendre sur la signification de ses paroles et de son attitude.

– Simonide, répondit Ben-Hur avec émotion, j’accepte ton vœu et je te le rends, comme un fils à son père. Seulement, je te prie, qu’il n’y ait plus entre nous malentendu.

Simonide laissa retomber ses mains et se tourna vers Esther en lui disant :

– Apporte un siège pour le maître, ma fille.

Elle se hâta d’obéir, mais quand elle revint avec la chaise, elle s’arrêta indécise, ne sachant où la placer. Ses yeux allaient de Ben-Hur à son père ; ni l’un ni l’autre ne répondaient à son interrogation ; enfin Ben-Hur s’avança et lui prit doucement la chaise des mains.

– Je m’assiérai ici, dit-il en la plaçant au pied du marchand.

Leurs regards se croisèrent pendant l’espace d’une seconde. Ce court instant suffit pour que la jeune fille comprît que Ben-Hur savait combien elle lui était reconnaissante, tandis que lui-même se disait qu’elle rendait justice à sa clémence et à sa générosité.

– Esther, mon enfant, apporte encore les papiers, reprit Simonide en poussant un soupir de soulagement.

Elle ouvrit un casier dissimulé dans la boiserie, et en tira un rouleau de feuilles de papyrus qu’elle lui remit.

– Tu as fort bien dit, fils de Hur, commença Simonide, en déroulant les feuillets : qu’il n’y ait plus entre nous de malentendus. En prévision de cette demande – que je t’aurais adressée moi-même, si tu ne m’avais pas prévenu, – j’ai préparé ici des documents, dont la lecture dissipera ceux qui pourraient subsister encore dans ton esprit. Ils traitent, de la façon la plus explicite, les deux points sur lesquels il est nécessaire que tu sois renseigné, celui qui touche aux affaires tout d’abord, puis celui qui concerne nos relations. Te plairait-il de les lire maintenant ?

Ben-Hur tendit la main pour prendre les papiers, mais il regardait Ilderim.

– Que la présence du cheik ne t’empêche point de les parcourir, dit Simonide. Ces comptes sont de nature à nécessiter la présence d’un témoin. Tu trouveras, lorsque tu arriveras à la fin, la signature du cheik Ilderim. Il a pris connaissance de ces papiers, et il atteste qu’il les a trouvés en ordre. Il sait tout, et il est ton ami. Il sera pour toi ce qu’il a été pour moi.

Il fit un signe de tête amical à l’Arabe et celui-ci lui rendit gravement son salut en s’écriant : – Tu as dit vrai.

Ben-Hur répondit : – J’ai déjà éprouvé l’excellence de son amitié et il me reste encore à m’en rendre digne, puis il ajouta immédiatement : – Je lirai plus tard ces papiers avec soin, Simonide ; pour le moment garde-les et si tu n’es point trop fatigué pour cela, dis-moi sommairement ce qu’ils contiennent.

Simonide reprit les feuillets et se mit à les dérouler un à un.

– Tiens-toi ici, Esther, et reçois les feuilles à mesure que je te les tendrai, de peur qu’il ne s’y mette de la confusion.

Elle s’assit à côté de lui et appuya légèrement son bras droit sur son épaule. Il semblait ainsi qu’ils rendaient compte, tous deux à la fois, de leur gestion.

Ceci, continua Simonide, en déployant la première feuille, concerne l’argent qui me vient de ton père, tu y trouveras la somme exacte que je réussis à soustraire aux Romains ; il ne m’a pas été possible de sauver autre chose de ses propriétés, et ces brigands s’en seraient emparés également, n’eussent été les lettres de change, en usage chez nous autres Juifs. Le total de ce que me devaient les marchands des places de commerce de Rome, d’Alexandrie, de Damas, de Carthage, de Valence et autres lieux, s’élevait à la somme de cent vingt talents de monnaie juive.

Il donna la page à Esther et en prit une autre.

– Je me considérai comme chargé de faire valoir ces cent vingt talents. Voici maintenant ce que je possède à mon crédit ; je te cite les chiffres, tels que je les trouve sur ces différentes feuilles et en omettant seulement les fractions :

 

Vaisseaux

60

talents.

Marchandises en dépôt

110

»

Cargaisons en transit

75

»

Chameaux, chevaux, etc.

20

»

Bâtiments

10

»

Sommes dues

54

»

Argent comptant et en bons

224

»

Total

553

talents.

 

Ajoute maintenant à ces cinq cent cinquante-trois talents que j’ai gagnés, le capital original dont je disposais à la mort de ton père, et tu auras six cent soixante-treize talents, ce qui fait de toi, ô fils de Hur, le plus riche sujet de la terre.

Il reprit les papyrus des mains d’Esther, les roula de nouveau, à l’exception d’un seul, qu’il conserva entre ses mains, et les offrit à Ben-Hur. Il n’y avait rien d’offensant dans la fierté de ses manières ; elle pouvait provenir du sentiment d’un devoir noblement accompli, comme il était possible aussi qu’elle n’eût rien de personnel et qu’il l’éprouvât, pour ainsi dire, au nom du jeune homme.

– Et il n’est rien, ajouta-t-il en le regardant, il n’est rien que tu ne puisses tenter désormais.

Comment Ben-Hur supporterait-il cette fortune immense qui tout à coup lui tombait en partage ? Ils se le demandaient tous : Esther semblait anxieuse, Ilderim donnait des signes d’agitation, seul Simonide restait impassible, les mains croisées sur sa poitrine. Enfin Ben-Hur se leva, pâle d’émotion.

– Tout cela est comme un rayon de lumière envoyé d’en-haut pour dissiper la nuit qui m’entourait et qui me paraissait si longue, que je craignais déjà de ne jamais revoir le jour, dit-il d’une voix entrecoupée. J’en rends grâce, tout d’abord, à l’Éternel, qui ne m’a point abandonné, puis à toi, ô Simonide ! Ta fidélité surpasse la cruauté des autres, elle rachète les faiblesses de notre nature humaine. Il n’est rien, dis-tu, que je ne puisse tenter, désormais. Me laisserai-je dépasser en générosité, au moment où ce privilège m’est accordé ? Sers-moi maintenant de témoin, cheik Ilderim. Écoute les paroles que je vais prononcer, afin de t’en souvenir. Et toi, Esther, toi le bon ange de cet homme excellent, prête-moi l’oreille.

Il tendit ses deux mains au marchand, en s’écriant :

– Toutes les choses énumérées dans ces papiers, reprends-les, toutes, les vaisseaux, les maisons, les marchandises, les chameaux, les chevaux, l’argent. Je te les rends, – les petites comme les grandes, ô Simonide ; elles t’appartiendront, et aux tiens après toi, à perpétuité.

Esther souriait au travers de ses larmes ; les yeux d’Ilderim, brillaient comme des escarboucles ; Simonide seul conservait son calme.

– Je te confirmerai le don que je t’en fais, reprit Ben-Hur, qui redevenait plus maître de lui, – je ne fais qu’une exception et je ne te poserai qu’une condition.

Les cent vingt talents qui appartenaient à mon père me reviendront – la figure d’Ilderim s’éclaircit considérablement – et voici ma condition : tu te joindras à moi pour essayer de retrouver ma mère et ma sœur, tu n’épargneras rien pour les faire découvrir.

Simonide, très ému, leva la main en s’écriant :

– Je vois de quel esprit tu es animé, fils de Hur, et je bénis le Seigneur de ce qu’il t’a conduit vers moi et de ce qu’il t’a fait tel que tu es. J’ai servi fidèlement ton père durant sa vie, ne crains pas que j’en agisse autrement envers toi ; cependant je dois te dire que la manière dont tu disposes de ta fortune ne peut être prise en considération. Tu n’as point vu tous mes comptes : prends ce dernier feuillet, il contient rémunération de ce qui t’appartient encore. Lis à haute voix, je te prie.

Ben-Hur prit le feuillet et lut, ainsi que Simonide le lui demandait :

« Énumération des esclaves de Hur, faite par Simonide, intendant.

1° Amrah, Égyptienne, gardant le palais de Jérusalem ;

2° Simonide, intendant à Antioche ;

3° Esther, fille de Simonide. »

Jamais, lorsqu’il songeait à la position de Simonide, la pensée qu’une fille participait légalement à la condition de ses parents, n’avait abordé Ben-Hur. Toutes les fois que le doux visage d’Esther traversait ses rêveries, elle se présentait à lui comme une rivale possible de l’Égyptienne, et il se demandait laquelle des deux il aimerait. La révélation qui venait de lui être faite lui causait une étrange répugnance ; il sentait ses joues devenir brûlantes et la jeune fille, toute rougissante, baissait ses yeux devant les siens. La feuille de papyrus qu’il avait laissée tomber, s’était roulée sur elle-même, sans qu’il songeât à la relever ; il tourna la tête vers Simonide et reprit :

– Un homme qui possède six cents talents est riche, en vérité, et peut faire ce qu’il lui plaît, – mais l’esprit qui a su amasser une fortune pareille vaut bien davantage encore, et rien ne saurait payer le cœur qu’une prospérité telle que la tienne n’a pu corrompre. Ô Simonide, et toi, belle Esther, ne craignez rien. Le cheik Ilderim pourra témoigner qu’à l’heure même où vous vous êtes déclarés mes esclaves, je vous ai rendu la liberté ; ce que je vous dis maintenant, je le ratifierai par écrit. Cela vous suffit-il ? Est-il encore quelque chose que je puisse faire pour vous ?……

– Fils de Hur, dit Simonide, tu nous rends la servitude légère. Je me trompais, tout à l’heure, car il est quelque chose que tu ne saurais faire, tu ne peux nous libérer légalement. Je suis ton esclave à toujours, je suis allé, avec ton père, devant sa porte, et la marque du poinçon se voit encore à mon oreille !

– Mon père a fait cela !

– Ne le juge pas. Il m’accepta comme esclave parce que je le lui demandai avec instance, et je n’ai jamais regretté de l’avoir fait. Ce fut le prix que je payai pour Rachel, la mère de ma fille que voici, pour Rachel qui refusait de devenir ma femme, à moins que je ne consentisse à partager sa condition.

Ben-Hur s’était levé. Il parcourait la chambre à grands pas : il souffrait de ne pouvoir réaliser son désir.

– J’étais riche déjà, dit-il en s’arrêtant tout à coup. J’étais riche, grâce à la générosité de l’excellent Arrius, et maintenant voilà qu’une fortune nouvelle m’échoit en partage et avec elle, celui qui l’a gagnée. N’y a-t-il pas dans tout ceci un dessein de Dieu ? Conseille-moi, Simonide, aide-moi à me montrer digne du nom que je porte, et ce que tu es envers moi, légalement, tu ne le seras jamais en réalité.

Le visage de Simonide rayonnait.

– Ô fils de mon maître défunt, je ferai plus que de t’aider ! Je te servirai de toutes les forces de mon cœur et de mon intelligence. Je n’ai pas de corps à mettre à ta disposition ; il a été brisé au service de ta cause, mais ma tête et mon cœur travailleront pour toi, je te le jure par l’autel de Dieu et par le sacrifice qui est sur l’autel ! Daigne seulement me confirmer dans la charge que j’ai remplie jusqu’ici.

– Tu es dès aujourd’hui mon intendant ; dois-je te le certifier par écrit ?

– Ta parole me suffît, comme celle de ton père me suffisait. Et maintenant, si l’entente est parfaite entre nous… Simonide s’arrêta.

– Elle l’est, pour ce qui me concerne, dit Ben-Hur.

– Alors parle pour toi, fille de Rachel, reprit Simonide, en dégageant son épaule de la main qui s’y appuyait encore.

Laissée ainsi à elle-même, Esther resta un moment immobile ; elle pâlissait et rougissait tour à tour et semblait hésiter à parler. Enfin elle s’avança vers Ben-Hur et lui dit, avec une grâce et une dignité singulièrement touchantes :

– Je ne suis pas autre chose que ce qu’était ma mère, et comme elle est partie, je te prie, ô mon maître, de me permettre de continuer à prendre soin de mon père.

Ben-Hur la prit par la main et la ramena auprès du fauteuil de l’invalide, en disant :

– Tu es une bonne fille. Ton désir t’est accordé.

Simonide entoura Esther de son bras, et pendant un moment tous restèrent silencieux.

CHAPITRE XXVII

Quand Simonide releva la tête, il avait repris la physionomie d’un homme habitué à commander.

– Esther, dit-il tranquillement, la nuit s’avance ; de peur que nous n’ayons plus la force de parler des choses qui nous restent encore à discuter, fais-nous apporter des rafraîchissements.

Elle agita la sonnette. Une servante entra, portant du pain et du vin, qu’elle offrit à la ronde.

– Il y a encore entre nous, mon maître, un point obscur que je désire éclaircir, reprit Simonide. Dorénavant, nos vies s’écouleront comme des rivières qui se sont rejointes et dont les eaux se sont mêlées. Je crois que le cours en sera meilleur, si tout vestige de nuage est balayé du ciel qui s’étend au-dessus d’elles. Quand tu quittas ma porte l’autre jour, je paraissais décidé à nier tes droits, ceux-là même que je viens de proclamer ouvertement, mais en réalité, il n’en était pas ainsi. Esther est témoin que je t’avais reconnu et Malluch te dira que je ne t’abandonnai point.

– Malluch ! s’écria Ben-Hur.

– Lorsqu’un homme est comme moi, cloué à sa chaise, il faut qu’il emprunte les mains des autres pour faire mouvoir le monde, auquel il a été si cruellement arraché. Je possède ainsi quelques fidèles émissaires, et Malluch est l’un des meilleurs. Parfois aussi, je m’adresse à ceux que je sais être bons et braves, comme Ilderim le généreux.

Il jeta au cheik un regard reconnaissant et ajouta :

– Demande-lui si je me suis jamais montré ingrat, ou si j’ai oublié un service rendu.

– Il t’avait donc parlé de moi ? dit Ben-Hur en se tournant vers l’Arabe.

Le cheik fit un signe affirmatif, tandis que Simonide reprenait :

– Comment, maître, pourrions-nous savoir ce que vaut un homme avant de l’avoir mis à l’épreuve ? Je t’avais reconnu, car en toi je revoyais ton père, mais j’ignorais quelle sorte d’homme tu étais. Il en est pour lesquels la fortune n’est qu’une malédiction déguisée. Étais-tu un de ceux-là ? J’envoyai Malluch afin qu’il s’en assurât à ma place, et je le chargeai de me servir d’yeux et d’oreilles. Ne le blâme pas ; il ne m’a rapporté de toi que du bien.

– Pourquoi le blâmerais-je ? dit Ben-Hur avec cordialité. En vérité, tu as agi avec sagesse.

– Tes paroles sont agréables à entendre, dit le marchand, je ne crains plus que tu me méconnaisses. Maintenant, que les rivières coulent sans crainte dans la direction que Dieu leur assignera. Le tisserand, assis devant son ensuble, fait voler sa navette çà et là et voit grandir sa toile, et tout en travaillant il rêve ; c’est ainsi que la fortune augmentait entre mes mains ; souvent je m’en étonnais et je cherchais la raison de ce merveilleux accroissement de richesse. Je voyais que quelqu’un d’autre que moi veillait au succès de mes entreprises. Le simoun, qui ensevelit tant de caravanes au désert, passait au-dessus des miennes. Les tempêtes qui amassent les épaves sur les rivages de la mer, ne servaient qu’à pousser mes navires plus vite vers le port. Chose plus étrange encore, moi qui dépends si complètement des autres, je n’ai jamais été trompé par un de mes agents, non, jamais. Les éléments condescendaient à me servir, et tous mes serviteurs se sont trouvés fidèles.

– C’est étrange, dit Ben-Hur.

– Je le pensais aussi, et finalement, mon maître, j’en suis arrivé à partager ton opinion ; j’ai vu, dans tout cela, un dessein de Dieu, et comme toi, je me demandai dans quel but toute cette fortune m’était donnée. Rien, dans ce monde, n’est livré au hasard et Dieu n’agit point en vain. J’ai porté cette question dans mon cœur durant bien des années, attendant une réponse. J’étais certain que si la main de Dieu était là, il me ferait comprendre sa volonté au jour voulu et de la manière qui lui semblerait bonne, et qu’alors je la discernerais aussi clairement que l’on distingue une maison blanche, bâtie au sommet d’une colline. Et voici, je crois que ce jour est venu. Il y a bien des années que j’étais assis avec les miens, ta mère était près de moi, Esther, belle comme le soleil lorsqu’il s’éveille sur le mont des Oliviers ; j’étais assis près des tombeaux des rois, au bord de la route qui conduit à Jérusalem, du côté du septentrion, quand trois hommes vinrent à passer, montés sur de grands chameaux blancs, tels qu’on n’en avait jamais vus. Ces hommes étaient des étrangers, arrivant de contrées lointaines. Celui qui marchait le premier s’arrêta et me dit : « Où est le roi des Juifs qui est né ? » et, comme pour rendre mon étonnement plus profond, il ajouta : « Nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus pour l’adorer. » Je ne les compris pas, mais je les suivis jusqu’à la porte de Damas : ils posaient la même question à tous ceux qu’ils rencontraient, et tous s’en étonnaient. J’oubliai cette circonstance dont on parlait comme du présage de la venue du Messie. Quels enfants nous sommes, même les plus sages ! Quand Dieu se promène sur la terre, il arrive parfois que ses pas sont séparés par des intervalles de plusieurs siècles. Tu as vu Balthasar ?

– Et je lui ai entendu raconter son histoire, dit Ben-Hur.

– C’est un miracle ! un vrai miracle ! Lorsqu’il me la raconta, mon maître, je crus ouïr la réponse que j’attendais depuis si longtemps, et le plan de Dieu devint tout à coup clair à mes yeux. Quand le roi paraîtra, il sera pauvre, sans amis, sans suite, sans armées, sans villes, sans forteresses. Il faudra qu’il fonde son royaume et Rome devra être détruite et balayée de la surface de la terre. Vois, mon maître, l’œuvre que le Seigneur t’envoie : tu es fort, tu es habile dans le métier des armes, tu es accablé de richesses, ne saisis-tu pas l’emploi que tu pourrais faire de tout cela ? Pourrais-tu désirer un destin plus glorieux ?

Simonide avait mis dans cet appel toute sa force de persuasion.

– Mais ce royaume, répondit vivement Ben-Hur, sera le royaume des âmes, Balthasar l’assure.

Simonide partageait l’orgueil du peuple juif, et sa lèvre se plissa dédaigneusement à l’ouïe de ces paroles.

– Balthasar a été témoin de grandes choses, dit-il, il a vu des miracles, ô mon maître, et quand il en parle, je m’incline devant lui. Mais c’est un fils de Mizraïm ; il n’est pas même prosélyte, nous ne pouvons, nous autres Juifs, supposer qu’il ait reçu des révélations spéciales concernant les desseins de Dieu sur Israël. Les prophètes aussi ont reçu la lumière, elle leur venait directement du ciel, comme la sienne, et Jéhovah est le même éternellement. Je dois croire les prophètes. – Apporte-moi la Torah, Esther. – Le témoignage de tout un peuple pourrait-il être dédaigné, maître ? Quand même tu voyagerais de Tyr jusqu’à la capitale d’Édom, au désert, tu ne trouverais pas, parmi ceux qui récitent la Schéma, qui distribuent des aumônes dans le temple ou qui mangent l’agneau pascal, un homme pour te dire que le royaume que le roi viendra rétablir pour nous, enfants de l’alliance, sera différent de celui de notre père David. Et d’où vient cette assurance, me demanderas-tu ? C’est ce que nous allons voir.

Esther était revenue, les bras chargés de nombreux rouleaux, soigneusement serrés dans des étuis de toile brune, portant des titres tracés en lettres d’or.

– Garde-les, ma fille, et tu me les tendras à mesure que je te les demanderai, lui dit son père avec douceur.

– Cela me prendrait trop de temps, mon maître, si je voulais te répéter le nom de tous les saints hommes qui, par la volonté de Dieu ont succédé aux prophètes et n’ont été qu’un peu moins favorisés qu’eux ; des voyants qui ont écrit et des prédicateurs qui ont enseigné, depuis les jours de la captivité, de tous les sages qui ont emprunté leur lumière à la lampe de Malachie et dont Hillel et Schammaï ne se lassèrent jamais de parler dans leurs leçons. Tous, ils parlent du roi qui nous préoccupe et de son royaume, – Énoch et le chantre des Psaumes de Salomon, Esdras aussi, le second. Moïse, – leur témoignage devrait nous suffire, mais nous avons mieux encore, allons donc tout droit aux sources sacrées. Donne-moi un peu de vin, Esther.

– Crois-tu aux prophètes, maître ? demanda-t-il, après s’être désaltéré. Je sais que tu y crois, car tous ceux de ta maison ont eu foi en leurs paroles. – Tends-moi, Esther, le livre des visions d’Ésaïe.

Il prit un des rouleaux qu’elle lui présentait et se mit à lire à haute voix : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière, et la lumière a relui sur ceux qui habitaient dans le pays de l’ombre de la mort… L’enfant nous est né, le Fils nous a été donné et l’empire a été posé sur ses épaules… Il n’y aura point de fin à l’accroissement de l’empire et à la prospérité du trône de David et de son règne pour l’affermir et pour l’établir dans l’équité et dans la justice, dès maintenant et à toujours. » – Maintenant, Esther, les paroles que l’Éternel dit à Michée.

Elle lui tendit le rouleau qu’il réclamait et il reprit sa lecture : « Et toi, Bethléem Ephrata, petite entre les milliers de Juda, de toi sortira, pour moi, celui qui dominera sur Israël. » C’était lui, l’enfant que Balthasar vit et qu’il adora dans la caverne. – Crois-tu aux prophètes, mon maître ? – Donne-moi, Esther, les paroles de Jérémie.

Il continua de lire : « Voici, les jours viennent, dit l’Éternel, où je susciterai à David un germe juste ; il régnera en roi et prospérera, il pratiquera la justice et l’équité dans le pays. En son temps, Juda sera sauvé, Israël aura la sécurité dans sa demeure. » – Il régnera comme un roi, – comme un roi, mon maître. – Maintenant, ma fille, le rouleau qui renferme les prophéties de ce fils de Juda, dans lequel il n’y avait aucun blâme. Écoutez tous ce que dit Daniel : « Je regardai, pendant mes visions nocturnes et voici, sur les nuées des cieux, arriva quelqu’un de semblable à un fils de l’homme… On lui donna la domination, la gloire et le règne, et tous les peuples, les nations et les hommes de toutes langues le serviront. Sa domination est une domination éternelle qui ne passera point, et son règne ne sera jamais détruit… »

– C’est assez, je suis convaincu, s’écria Ben-Hur.

– Et maintenant, si le roi est pauvre, mon maître ne profitera-t-il pas de ce qu’il est dans l’abondance pour le secourir ?

– Le secourir ? Je suis prêt à le faire, à sacrifier pour lui jusqu’à mon dernier sicle et à mon dernier soupir. Mais pourquoi donc serait-il pauvre ?

– Donne-moi, Esther, les paroles de l’Éternel, telles qu’elles furent révélées à Zacharie.

– Écoute, maintenant, comment le roi fera son entrée à Jérusalem : « Sois transportée d’allégresse, fille de Sion… Voici, ton roi vient à toi ; il est juste et victorieux, il est humble et monté sur un âne, sur le petit d’une ânesse. »

Ben-Hur détourna la tête.

– Que vois-tu, là-bas, ô maître ?

– Rome, répondit-il d’un air sombre, Rome et ses légions. J’ai vécu avec elles dans leurs camps. Je les connais.

– Ah ! s’écria Simonide, tu seras chef des légions du roi, tu auras le choix entre des millions de soldats pour les former.

– Des millions ! exclama Ben-Hur.

– Tu ne sais pas comme Israël est fort. Il t’apparaît comme un vieillard, pleurant auprès des fleuves de Babylone, mais rends-toi à Jérusalem, à la Pâque prochaine, et tu le verras tel qu’il est. Selon la promesse que l’Éternel fit à Jacob, lorsqu’il revenait de Padan-Aram, notre peuple n’a pas cessé de multiplier, même dans la captivité ; il s’est accru sous le talon de l’Égyptien, le joug de Rome ne l’a pas diminué, maintenant nous sommes vraiment une nation et une compagnie de nations. Israël n’est pas tout entier groupé autour de Jérusalem, comme on semble le croire. Jérusalem n’est qu’une des pierres du temple, elle est le cœur de notre peuple, mais lui-même est partout dispersé et il se rassemblera lorsqu’il entendra retentir à ses oreilles ce cri d’alarme de nos pères : « Israël, à tes tentes ! » Fais le compte de tous les Israélites, enfants de ceux qui préférèrent ne pas se joindre à leurs frères, lors du retour de la captivité et qui se trouvent en Perse, – songe aux Hébreux établis en Égypte et dans le cœur de l’Afrique, à ceux qui ont fondé des colonies en Espagne. N’oublie pas les Juifs de naissance et les prosélytes, si nombreux en Grèce, dans les îles de la mer et ici même, à Antioche ; ajoutes-y les adorateurs du vrai Dieu qui habitent sous des tentes, dans les déserts et dans les régions qui environnent la mer Caspienne et dans les pays de Gog et Magog, et vois s’ils ne formeront pas, en vérité, une grande armée. Et ce que Israël est capable de faire, le Roi ne l’accomplirait-il pas ?

Ce discours, prononcé avec une étrange ferveur, produisit sur Ilderim l’effet d’une trompette sonnant pour la bataille.

– Oh ! que ne puis-je retourner aux jours de ma jeunesse ! s’écria-t-il en se levant brusquement.

Ben-Hur resta silencieux. Il comprenait que ce qu’il venait d’entendre n’était qu’une invitation à consacrer sa fortune et sa vie à cet être mystérieux, qui était, pour Simonide comme pour l’Égyptien, l’objet d’une immense espérance. Cette idée n’était pas nouvelle pour lui ; elle lui était venue, très vague d’abord, lorsqu’il écoutait Malluch dans les bosquets de Daphné ; elle avait pris plus de consistance quand Balthasar lui parlait du futur royaume ; enfin plus tard, quand il errait au bord du lac, sous les palmiers, elle l’avait hanté et peu s’en fallait qu’elle ne fût devenue alors une résolution. Mais maintenant qu’un maître dans l’art de la persuasion la développait devant lui, elle prenait une consistance toute nouvelle. C’était une cause brillante et infiniment sainte, un service digne de réaliser ses rêves et d’assouvir son ambition qui se présentait à lui ; il n’hésitait plus guère, cependant il ne voyait pas encore comment il ferait pour se mettre à l’œuvre.

– Admettons tout ce que tu viens de nous dire, ô Simonide, reprit-il. Le roi va venir, son royaume sera semblable à celui de Salomon, et moi je suis prêt à accomplir le dessein en vue duquel Dieu a dirigé ma vie comme il l’a fait et m’a donné cette fortune extraordinaire, mais tout cela ne me dit pas ce que je dois faire. Irons-nous de l’avant comme des aveugles ? Attendrons-nous que le roi paraisse ou qu’il me fasse chercher ? Tu as de l’âge et de l’expérience, réponds-moi.

– Nous n’avons pas le choix, répondit Simonide. Cette lettre, – il tirait la dépêche de Messala de sa ceinture tout en parlant, – cette lettre est le signal de l’action. Nous ne sommes pas assez forts, maintenant, pour résister à l’alliance conclue entre Messala et Gratien. Si nous tardons, ils te tueront. Je sais quelle miséricorde on peut attendre d’eux.

Il frissonnait au souvenir terrible que la pensée de la persécution éveillait en lui, puis il ajouta :

– Te sens-tu assez fort pour accomplir ta résolution envers et contre tout, mon maître ? Je me souviens combien au temps de la jeunesse le monde vous sourit…

– Et cependant tu as été capable d’accomplir un grand sacrifice, dit vivement Ben-Hur.

– Oui, mais l’amour me soutenait.

– Ma vie ne saurait-elle être dominée par des motifs aussi puissants ?

Simonide secoua la tête.

– Il y a l’ambition.

– L’ambition est défendue aux fils d’Israël.

– Et que dis-tu donc de la soif de vengeance ?

Ces paroles firent sur le caractère passionné du marchand l’effet d’une étincelle, tombant sur des matières inflammables. Ses yeux brillaient, ses mains se crispaient et il s’écria d’une voix vibrante :

– La vengeance est un droit pour le Juif, – c’est la loi.

– Oui, exclama Ilderim, un chameau, un chien même, se souvient des torts dont il a eu à se plaindre.

– Il y a quelque chose à faire pour le roi, avant même qu’il paraisse. Nous savons qu’Israël sera sa main droite, mais c’est une main paisible, ignorant comment l’on fait la guerre. Parmi les millions de Juifs il n’y a pas une troupe de soldats bien dressés, pas un capitaine, car je ne compte pas les mercenaires d’Hérode, qui ne sont là que pour nous écraser. Nous sommes ce que les Romains nous ont faits, mais le moment est venu où tout cela doit changer ; il est temps que les bergers revêtent l’armure et s’arment de la lance et de l’épée ; il est temps que les troupeaux qui s’en vont brouter l’herbe des collines deviennent des lions dévorants. Il faut que quelqu’un occupe la première place aux côtés du roi, mon fils, – qui serait-ce, si ce n’est celui qui saura opérer cette transformation ?

– Je te comprends, dit Ben-Hur, le visage en feu, mais exprime-toi plus clairement et dis-moi comment je devrai accomplir le travail que tu m’imposes.

– Le cheik t’aidera, mon maître, il aura lui aussi un grand rôle à jouer dans les événements qui se préparent. Je resterai ici, travaillant comme je l’ai fait dans le passé, et veillant à ce que les sources de ta fortune ne tarissent point. Tu te rendras à Jérusalem et de là au désert et tu procéderas au dénombrement des combattants d’Israël et à leur partage en troupe de dix et de cent hommes ; tu choisiras des capitaines et tu les exerceras, dans des endroits cachés : tu leur enseigneras à se servir des armes que je te fournirai. Tu commenceras par la Pérée, puis tu iras en Galilée, d’où il n’y a qu’un pas à faire pour atteindre Jérusalem. En Pérée le désert sera derrière toi et Ilderim à portée de ta main. Il surveillera les routes, afin que personne n’y passe sans que tu en aies connaissance. Il t’aidera de bien des manières. Jusqu’au jour de la moisson nul ne se doutera de ce que nous préparons. J’ai parlé à Ilderim, et toi, que répondras-tu ?

Ben-Hur regardait le cheik d’un air interrogateur.

– Il dit vrai, fils de Hur, répondit l’Arabe, je lui ai donné ma parole et il s’en contente, mais toi tu auras mon serment, par lequel je t’engagerai non seulement ma personne, mais ma tribu tout entière et toutes mes possessions, autant que tu en auras besoin.

Simonide, Ilderim, Esther, attendaient en retenant leur souffle la réponse de Ben-Hur.

– Chaque homme, dit-il enfin tristement, a ici-bas une coupe de bonheur qui lui est destinée et dans laquelle, tôt ou tard, il peut tremper ses lèvres, – chaque homme, excepté moi. Je vois, Simonide, et toi cheik généreux, à quoi tendent vos propositions. Si je me charge de la tâche que vous m’imposez, je devrai dire adieu au repos et à tout espoir d’une vie paisible, car les portes qui y conduisent sont entre les mains de Rome, et le jour où je mettrai le pied sur le chemin que vous m’indiquez, elles se refermeront derrière moi. Je serai poursuivi et pourchassé, je devrai manger mon pain et reposer ma tête dans les tombeaux, près des villes, et dans les cavernes, aux flancs des collines…

Un bruit de sanglots l’interrompit. Il tourna la tête : Esther pleurait, la tête cachée sur l’épaule de son père.

– Je t’avais oubliée, Esther, fit doucement Simonide, que l’émotion gagnait aussi.

– Laisse-la pleurer, dit Ben-Hur, il est plus aisé à un homme de porter un pesant fardeau lorsqu’il sait que quelqu’un a pitié de lui. Mais j’allais te dire que je n’ai autre chose à faire que d’accepter la tâche que tu m’assignes. Rester ici serait m’exposer à une mort ignoble ; je me mettrai à l’œuvre immédiatement.

– Écrirons-nous notre engagement ? demanda Simonide, toujours dominé par ses habitudes de négociant.

– Je me contente de ta parole, dit Ben-Hur.

– Et moi aussi, répondit Ilderim.

C’est ainsi que fut conclu le traité qui devait changer la vie de Ben-Hur.

– C’en est donc fait ! s’écria-t-il.

– Que le Dieu d’Abraham soit avec nous ! ajouta Simonide.

– Un mot encore, mes amis, reprit Ben-Hur d’un ton plus léger. Avec votre permission, je réserve ma liberté jusqu’au jour des courses. Il n’est pas probable que Messala me tende un piège avant d’avoir reçu la réponse de Gratien, c’est-à-dire avant une semaine. Ma rencontre avec lui, dans le cirque, sera pour moi un plaisir auquel je ne renoncerais à aucun prix.

Ilderim l’assura immédiatement qu’il était pleinement d’accord avec lui, tandis que Simonide, toujours pratique, lui disait :

– Cela me convient tout à fait ; ce délai me permettra de mettre en ordre bien des choses urgentes. J’ai compris, d’après tes récits, qu’Arrius t’avait institué son héritier. T’a-t-il laissé des immeubles ?

– Une villa à Misène et des maisons à Rome.

– Je te conseille de les vendre et d’en mettre le produit en sûreté. Donne-moi tes pleins pouvoirs et j’enverrai un agent qui s’acquittera en toute diligence de cette mission. Nous préviendrons, au moins cette fois, les voleurs impériaux.

– Tu auras demain tous les actes nécessaires.

– Alors, il ne nous reste plus rien à faire ce soir. Notre tâche est accomplie.

CHAPITRE XXVIII

Le lendemain soir, Ben-Hur était debout avec Esther sur la terrasse de l’entrepôt. Au-dessous d’eux, sur le quai, il y avait un grand va-et-vient d’hommes qui chargeaient un navire en partance, à la lueur vacillante des torches. Simonide n’était pas encore revenu de son comptoir, où il attendait le moment de délivrer au capitaine de la galère qui appareillait, ses dernières instructions, à savoir qu’il devait se rendre à Ostie, le port de Rome, pour y déposer un passager, et de là continuer sa route vers Valence, sur la côte d’Espagne.

Ce passager était l’agent qui s’en allait disposer des propriétés d’Arrius, le duumvir, dont Ben-Hur avait hérité. Quand on aurait levé les ancres, le jeune homme serait lié irrévocablement à la tâche qu’il avait librement acceptée la nuit précédente ; s’il éprouvait quelque repentir, il n’était pas encore trop tard pour le dire. Il était le maître, il pouvait faire ce que bon lui semblait…

Tout cela Ben-Hur se le disait peut-être, tandis que, les bras croisés, il regardait la scène qui se déroulait à ses pieds. Jeune, riche, beau, habitué à la société des patriciens de Rome, il entendait une voix murmurer à ses oreilles qu’il serait fou de se sacrifier à un devoir pénible et à une cause perdue d’avance. N’était-ce pas folie que de vouloir lutter contre César ? D’un côté il voyait la figure vague, voilée de mystère, du roi ; il se rappelait le peu de certitude qu’il possédait au sujet de la nature de son royaume, de l’autre toutes les joies, tous les honneurs que sa fortune lui procurerait ; il songeait à la possibilité, si nouvellement entrevue, d’avoir un foyer à lui et des amis pour l’égayer. Et le monde toujours rusé, toujours prêt à crier aux faibles : « Reste en arrière, repose-toi, jouis de la vie, » le monde avait trouvé ce soir-là un allié dans la personne de la compagne de Ben-Hur.

– As-tu jamais été à Rome ? lui demanda-t-il tout à coup en se penchant vers elle.

– Non, répondit Esther.

– Aimerais-tu à y aller ?

– Je ne le crois pas.

– Pourquoi ?

– J’ai peur de Rome, répondit-elle d’une voix tremblante.

Il distinguait à peine sa figure à la lumière indécise des étoiles, mais pour la seconde fois elle lui rappela Tirzah, et un sentiment de tendresse soudaine s’empara de lui. C’est ainsi que sa sœur disparue était debout près de lui, sur le toit de leur maison, en ce matin de malheur où Gratien eut son accident. Pauvre Tirzah ! Où donc était-elle maintenant ? Esther bénéficia de l’émotion que son souvenir éveillait. Il se dit que si elle n’était pas sa sœur, jamais, du moins, il ne pourrait la considérer comme sa servante ; si elle l’était légalement, c’était une raison de plus pour la traiter avec bonté et considération.

– Je ne puis me représenter Rome, continua-t-elle, comme une ville pleine de palais, de temples et d’une foule affairée : elle est pour moi un monstre qui a pris possession d’un des plus beaux pays de la terre et qui s’y tient accroupi, cherchant à fasciner les hommes par ses regards, afin de les précipiter dans la ruine et la mort, un monstre auquel personne n’oserait résister, un vampire gorgé de sang. Pourquoi ?…

Elle hésita, puis s’arrêta en baissant les yeux.

– Continue, lui dit doucement Ben-Hur.

Elle se rapprocha de lui, releva la tête et reprit :

– Pourquoi t’en ferais-tu une ennemie ? Pourquoi ne ferais-tu pas plutôt la paix avec elle, afin de vivre tranquille ? Tu as eu bien des chagrins, tu les as supportés, tu as échappé aux embûches de tes ennemis. La douleur a dévoré ta jeunesse. Aurais-tu raison de lui livrer encore le reste de tes jours ?

La gracieuse figure de la jeune fille devenait de plus en plus blanche à mesure qu’elle plaidait sa cause.

– Que voudrais-tu que je fisse, Esther ? lui demanda-t-il à demi-voix.

Elle hésita un moment, et l’interrogea au lieu de répondre à sa question.

– Y a-t-il une maison d’habitation sur ta propriété, près de Rome ?

– Oui.

– Est-elle belle ?

– Très belle. C’est un palais bâti au milieu d’un jardin où murmurent des fontaines ; ses bosquets ombreux sont pleins de statues ; tout autour s’élèvent des collines, couvertes de vignes et si hautes que de leur sommet on voit Naples, le Vésuve et la mer sillonnée de voiles. César a une résidence d’été tout à côté, mais à Rome on dit que l’ancienne villa d’Arrius est la plus belle des deux.

– Et la vie y est paisible ?

– Jamais jours d’été, jamais nuits éclairées par la lune ne furent plus tranquilles que ceux que j’y passai quand il ne s’y trouvait pas d’amis en visite. Depuis que son premier propriétaire est mort et que je suis ici, rien ne doit plus rompre le silence qui règne dans la maison et dans les jardins, si ce n’est la voix étouffée de quelque domestique, le gazouillement des oiseaux et le murmure des fontaines ; tout y demeure dans l’état où je l’ai laissé. La vie que je menais là-bas, Esther, était trop facile pour moi. Je sentais que moi – qui avais tant à faire, je me laissais enchaîner par des chaînes de soie ; si j’avais tardé encore à m’en arracher, les années auraient passé, la fin serait venue, et je n’aurais accompli aucun de mes devoirs.

Elle resta immobile, les yeux fixés sur la rivière.

– Pourquoi me demandes-tu tout cela ? lui dit-il.

– Mon bon maître…

– Non, non, Esther, pas cela. Appelle-moi ton ami, ton frère, si tu veux. Je ne suis pas ton maître, je ne veux pas l’être. Oui, appelle-moi ton frère.

Il faisait trop sombre pour qu’il pût remarquer l’expression radieuse du visage rougissant de la jeune fille.

– Je ne puis comprendre, murmura-t-elle, qu’on puisse ne pas préférer l’existence que tu menais là-bas à… une vie…

– À une vie de dangers et peut-être à une vie sanglante, veux-tu dire ?

– Oui, répondit-elle, je ne te comprends pas.

– Esther, tu te trompes. Il ne s’agit pas de préférence, hélas ! Si je m’en vais, c’est poussé par la nécessité, rester ici serait m’exposer à y mourir ; et je ne pourrais pas davantage retourner à Rome ; une coupe empoisonnée, le stylet d’un bravo, la sentence d’un juge, obtenue par un parjure, me feraient disparaître. Messala et Gratien se sont enrichis en pillant les propriétés de ma famille, ils tiennent à les conserver. Il ne peut être question, entre nous, d’un arrangement à l’amiable, car il équivaudrait de leur part à une confession. D’ailleurs, Esther, si je pouvais les acheter, je ne le ferais pas ; je ne crois pas la paix possible pour moi ; non, pas même dans les vertes retraites et sous les porches de marbre de ma villa. La paix sera un vain mot pour moi tant que je n’aurai pas retrouvé les objets de mon affection. Si je les retrouve, ceux qui ont causé leurs maux ne devront-ils pas souffrir à leur tour ? Si elles sont mortes de mort violente, pourrais-je laisser échapper leur meurtrier ? Oh ! si je m’endormais, je n’aurais que des rêves troublés ; non, rien, pas même le plus saint des amours, ne réussirait à me procurer un repos que ma conscience ne me reprochât pas !

– Ne peut-on rien faire pour toi ? lui demanda-t-elle d’une voix désolée.

– Prends-tu donc tant d’intérêt à ce qui me touche ?

– Oui, répondit-elle simplement.

Il prit sa petite main tremblante et la porta à ses lèvres.

– Tu seras pour moi une autre Tirzah, Esther.

– Qui est Tirzah ?

– La petite sœur que les Romains m’ont enlevée et qu’il faut que je retrouve, avant de songer à être heureux.

À cet instant un rayon lumineux, parti de l’extrémité de la terrasse, vint tomber sur eux ; ils se retournèrent et aperçurent un domestique qui poussait devant lui le fauteuil de Simonide. Ils s’avancèrent à sa rencontre et ne reprirent pas leur causerie intime.

Pendant ce temps la galère tournait lentement sur elle-même, à la clarté des torches et au bruit des cris joyeux des matelots ; puis elle s’avança vers la pleine mer, laissant Ben-Hur définitivement lié à la cause du Roi qui devait venir.

 

La veille du jour fixé pour les jeux, dans l’après-midi, le quadrige d’Ilderim fut conduit à la ville et logé à proximité du cirque. Le cheik emmenait encore avec lui ses serviteurs, montés et armés, des chevaux, du bétail, des chameaux chargés de bagages. Son départ du jardin des Palmes ressemblait à la migration d’une tribu entière, aussi tous ceux qui rencontraient cette bizarre procession se mettaient-ils à rire ; mais le cheik, malgré l’irascibilité de son caractère, ne s’en offensait pas. Il se sentait surveillé et se disait qu’il lui était égal que la ville entière s’amusât à ses dépens, car le vieil Arabe savait qu’un homme n’est jamais plus en sûreté qu’au moment où l’on se moque de lui. D’ailleurs, le lendemain tout ce pompeux étalage, toutes ces richesses, à l’exception de ce qui lui paraîtrait nécessaire au succès de ses arabes, serait en route pour le désert. Ses tentes étaient pliées, le douar n’existait plus ; douze heures plus tard, tout ce dont il se composait serait à l’abri des poursuites.

Ni lui, ni Ben-Hur ne s’exagéraient l’influence de Messala ; ils pensaient cependant que, dès après les courses, il fallait s’attendre à tout de sa part, car s’il était battu par le jeune Juif, il prendrait immédiatement des mesures contre eux, sans attendre les conseils de Gratien. Ils se préparaient, en conséquence, à lui échapper sans tarder, et, en attendant, ils chevauchaient côte à côte, sûrs du succès pour le lendemain.

Ils rencontrèrent en route Malluch, qui guettait leur arrivée. Ils échangèrent les salutations de rigueur, puis il sortit des plis de ses vêtements un papier qu’il remit au cheik en disant :

– J’ai ici le programme des courses, tel qu’il vient d’être publié. Tu y trouveras tes chevaux mentionnés en leur place. Permets, bon cheik, que je te félicite d’avance de ta victoire. Toi aussi, fils d’Arrius, reçois mes félicitations. Rien ne peut plus empêcher ta rencontre avec Messala. Toutes les conditions requises pour participer aux courses ont été remplies, je m’en suis assuré moi-même.

– Je te remercie, Malluch, répondit Ben-Hur.

– Ta couleur est le blanc, reprit Malluch, celle de Messala, rouge et or. Les bons effets de ce choix se font déjà sentir. Des enfants colportent des rubans blancs dans les rues ; demain, chaque Arabe et chaque Juif de la ville les porteront au cirque ; tu verras que le blanc et le rouge et or se partageront également les galeries.

– Les galeries, peut-être, mais non pas la tribune, située au-dessus de la porte Pompeuse.

– Non, là l’écarlate dominera. Mais si nous gagnons, – Malluch riait de plaisir à cette pensée, – comme les hauts dignitaires trembleront ! Ils parieront, naturellement, avec dédain qu’ils professent pour tout ce qui n’est pas Romain, deux, trois ou quatre contre un, pour Messala.

Il baissa la voix et poursuivit :

– Il ne sied guère à un Juif bien noté dans le temple d’exposer son argent de cette façon, cependant, je te dirai en confidence que je placerai un ami derrière la chaise du consul et qu’il sera prêt à accepter les offres à trois contre un, ou cinq, ou dix, car on ne sait jusqu’où leur folie les entraînera. J’ai mis à son service, dans ce but, six mille sicles.

– Les Romains ne parient qu’en monnaies romaines, Malluch, aussi tâche de voir ton ami ce soir, et ouvre-lui un crédit pour autant de sesterces que tu le jugeras bon. Recommande-lui aussi de chercher à engager le plus de paris possible avec Messala et ses compagnons. Fais tout ce qui sera en ton pouvoir pour que l’intérêt général se concentre sur la lutte entre Messala et moi.

– Ce ne sera pas difficile, s’écria Malluch.

– Eh bien ! je te remets le soin de tout cela.

– Le plus sûr moyen sera d’offrir des paris énormes ; si on les accepte, cela n’en vaudra que mieux, ne le penses-tu pas ? dit Malluch en regardant Ben-Hur.

– Pourquoi n’essayerais-je pas de regagner la somme dont il m’a dépouillé ? répondit celui-ci. Peut-être l’occasion ne s’en représentera-t-elle jamais. Et si je pouvais l’atteindre dans sa fortune aussi bien que dans son orgueil, notre père Jacob ne s’en offenserait pas. Oui, il en sera ainsi. Tu m’entends, Malluch ? Ne t’en tiens pas à des sesterces, et si tu trouves quelqu’un qui ose s’avancer jusqu’à risquer des talents, va de l’avant. Si le parieur est Messala lui-même, ne t’arrête pas à cinq talents, va jusqu’à dix, ou vingt, même jusqu’à cinquante.

– C’est une somme considérable, dit Malluch, il faudrait que j’eusse des garanties.

– Tu en auras. Dis à Simonide que je désire qu’il arrange la chose, que j’ai mis mon cœur à la ruine de mon ennemi et que je ne crois pas me hasarder en profitant de l’occasion qui m’est offerte. Le Dieu de nos pères sera pour nous. Va, bon Malluch, fais comme je te l’ai dit.

Malluch, très réjoui, le salua et mit son cheval au trot, mais presqu’immédiatement il revint en arrière.

– Je te demande pardon d’avoir encore oublié quelque chose, dit-il à Ben-Hur. Je n’ai pu m’approcher moi-même du chariot de Messala, mais j’en ai fait prendre la mesure ; d’après ce qu’on m’a rapporté, ses essieux sont plus élevés que les tiens de toute la largeur de la main.

– De la largeur de la main ! s’écria Ben-Hur, qui se pencha vers son compagnon. Tu es un fils de Juda, Malluch, et tu es fidèle à tes frères, aussi choisis une place sur la galerie qui est au-dessus de la porte du Triomphe et regarde bien quand nous ferons le tour des colonnes, car si j’ai la moindre chance, je… mais je n’en dis pas davantage. Sois à ton poste, Malluch.

À ce moment, un cri poussé par Ilderim attira leur attention. Il avança son cheval tout près de celui de Ben-Hur, en indiquant du doigt le programme de la fête.

– Lis-le-moi, lui dit le jeune homme.

– Non, lis toi-même.

Ben-Hur passa rapidement sur la partie du programme qui, après avoir annoncé qu’il y aurait en premier lieu un cortège d’une splendeur inusitée, indiquait le nom et la nationalité des coureurs et des lutteurs qui paraîtraient ensuite dans l’arène ; il s’arrêta seulement à celle où il était question des courses de char. Il y était dit que le prix consistait en cent mille sesterces et une couronne de lauriers, puis suivait la description des compétiteurs.

I. Un quadrige appartenant à Lysippe le Corinthien ; deux gris, un bai et un noir, ont concouru l’an passé à Alexandrie, puis à Corinthe où ils ont été victorieux. Conducteur : Lysippe ; couleur, jaune.

II. Un quadrige à Messala de Rome : deux blancs, deux noirs, vainqueurs au cirque Maximus, où ils ont été présentés l’an passé. Conducteur : Messala ; couleurs : écarlate et or.

III. Un quadrige à Cléanthe, l’Athénien : trois gris, un bai, vainqueurs de l’Isthme l’an passé. Conducteur : Cléanthe ; couleur : vert.

IV. Un quadrige à Dicaeus, le Bysantin : deux noirs, un gris, un bai, vainqueurs cette année, à Bysance. Conducteur : Dicaeus ; couleur : noir.

V. Un quadrige à Admète, le Sidonien : tous gris, trois fois présentés à Césarée, trois fois vainqueurs. Conducteur : Admète ; couleur : bleu.

VI. Un quadrige à Ilderim, cheik du désert : tous bais, première course. Conducteur : Ben-Hur, un Juif ; couleur : blanc.

Ben-Hur, un Juif !

Pourquoi ce nom, au lieu de celui d’Arrius ?

Ben-Hur leva les yeux sur Ilderim ; il comprenait maintenant la raison de son cri de surprise et tous deux arrivaient à la même conclusion : Messala avait écrit cela.

CHAPITRE XXIX

La foule qui remplissait ce soir-là les grandes artères d’Antioche, bordées d’arcades et brillamment éclairées, offrait une particularité dont un étranger eût été frappé. Chaque passant, ou peu s’en fallait, portait l’une ou l’autre des couleurs que devaient arborer les conducteurs des quadriges, engagés pour la course du lendemain. C’était par une écharpe, un ruban ou une plume, que l’on affichait ainsi ses préférences, suivant une coutume, aussi ancienne probablement que les courses elles-mêmes. Il fallait peu de temps pour se convaincre que trois couleurs dominaient : le vert, le blanc et le mélange de rouge et or.

La grande salle du palais, bâtie sur l’île, était brillamment éclairée par cinq énormes chandeliers, et la société qui y était rassemblée différait peu de celle que Messala venait de quitter, lorsqu’il écrivait sa lettre à Gratien. Le divan avait déjà son contingent de dormeurs et les dés tombaient en résonnant sur les tables ; quelques jeunes gens se promenaient en long et en large, bâillaient et discutaient sur des sujets insignifiants. Il était évident qu’ils s’ennuyaient, car ils avaient terminé leur besogne du jour, comme le témoignaient leurs tablettes d’ivoire, sur lesquelles étaient écrits des paris nombreux. Ils pariaient sur les lutteurs, sur les coureurs, sur les boxeurs, sur tous les jeux du lendemain, excepté sur les courses de char.

Cette exception provenait de ce qu’il ne se serait trouvé personne pour parier contre Messala, dont chacun dans la salle portait les couleurs. Nul ne songeait à la possibilité de sa défaite. N’était-il pas d’une habileté consommée ? Ses chevaux n’avaient-ils pas gagné une Course au cirque Maximus et, surtout, n’était-il pas Romain ? Dans un coin du divan, Messala lui-même était assis, entouré de ses admirateurs, qui l’accablaient de questions sur ce sujet.

– Par Bacchus, je suis fatigué ! s’écria un jeune patricien qui venait d’entrer et qui se jeta sur le divan, à côté de Messala.

– D’où viens-tu ? lui demanda celui-ci.

– J’ai parcouru toute la ville, je n’y ai jamais vu foule pareille. On dit que nous verrons le monde entier au cirque, demain.

– Les idiots ! Ils n’ont jamais vu de courses présidées par César ? Mais qu’as-tu donc remarqué d’intéressant, Drusus ?

– Rien, ah ! si, j’ai rencontré une troupe de blancs, bannière en tête. Mais… Ah ! ah ! ah !

– Continue, Drusus, c’est cruel à toi de nous laisser ainsi en suspens, dit Messala.

– C’était le rebut du désert et des mangeurs de tripes du temple de Jacob, à Jérusalem. Que pouvais-je avoir à faire avec eux ?

– Ne vous y trompez pas, s’écria un jeune écervelé, qui était entré en même temps que Drusus, il craint simplement de faire rire à ses dépens.

– Parle donc, toi !

– Eh ! bien, nous avons arrêté la procession et… et…

– Nous leur avons offert un pari, interrompit Drusus. Et voilà qu’un individu s’avance et, ah ! ah ! ah ! me prend au mot. Je tire mes tablettes. Qui est ton homme ? lui dis-je. – Ben-Hur, le Juif. – Combien paries-tu ? – Il me répond : – Un, un… pardonne-moi, Messala, si je ne puis continuer, mais c’est trop drôle, ah ! ah ! ah !

Messala jeta un regard interrogateur au compagnon de Drusus.

– Un sicle, dit celui-ci.

– Un sicle ! un sicle ! répétèrent-ils tous, en éclatant de rire.

À ce moment quelqu’un cria :

– Un blanc, voici un blanc !

– Qu’il entre.

Toutes les conversations cessèrent comme par enchantement, les joueurs de dés quittèrent leurs tables, les dormeurs s’éveillèrent en se frottant les yeux, préparèrent leurs tablettes, et chacun se précipita vers le nouvel arrivant.

L’homme qui recevait un si chaleureux accueil n’était autre que le Juif respectable qui avait été, depuis Chypre, le compagnon de voyage de Ben-Hur. Il entra, grave ; sa robe et son turban étaient blancs. Il s’inclina, sourit et se dirigea vers la table placée au centre de la salle. Arrivé devant elle, il drapa sa robe, avec un geste plein de dignité, s’assit et fit un signe de la main. L’éclat des pierreries qui ornaient ses doigts ne contribua pas peu à établir le silence autour de lui.

– Très nobles Romains, je vous salue, commença-t-il.

– Par Jupiter, qui est cet individu ? demanda Drusus.

– Un chien d’Israëlite, nommé Samballat, pourvoyeur de l’armée, résidant à Rome, – immensément riche, – l’est devenu en soumissionnant des fournitures qu’il ne fournit jamais. Mais il ne s’entend pas moins à tendre des pièges, plus subtils que des toiles d’araignées. Viens, tâchons de le surprendre.

Messala s’était levé tout en parlant et vint se joindre, avec Drusus, à ceux qui étaient déjà groupés autour du pourvoyeur.

– Il m’est revenu, dit celui-ci en produisant ses tablettes, qu’il règne un grand mécontentement au palais parce que les offres de paris contre Messala ne trouvent pas preneurs. Les dieux, vous le savez, exigent des sacrifices, c’est pourquoi je suis ici. Vous voyez mes couleurs, venons-en donc au fait. Établissons d’abord les différences, nous fixerons les sommes ensuite. Que m’offrez-vous ?

Son audace semblait paralyser les auditeurs.

– Faites vite ! leur dit-il, j’ai un rendez-vous avec le consul.

Ce nom produisit son effet.

– Deux contre un ! crièrent une demi-douzaine de voix.

– Comment ? seulement deux contre un, quand votre champion est un Romain !

– Mettons donc trois.

– Trois, dites-vous ? Seulement trois, quand le mien n’est qu’un chien de Juif !

– Quatre, cria une voix.

– Dites cinq, pour l’honneur de Rome !

Messala lui-même s’avança en disant :

– Que ce soit donc cinq.

Samballat sourit et se mit en devoir d’écrire.

– Si César venait à mourir demain, dit-il, Rome ne serait pas abandonnée. Il resterait quelqu’un doué d’assez d’esprit pour prendre sa place. Mettrons-nous six ?

– Six, si tu veux, répondit Messala. Six contre un, cela représente bien la différence de valeur entre un Romain et un Juif. Et maintenant nomme la somme.

Samballat écrivit quelques mots et tendit ses tablettes à Messala.

– Lis, lis, crièrent tous les assistants, et Messala lut à haute voix :

« Messala, de Rome, parie contre Samballat, également de Rome, qu’il battra Ben-Hur, le Juif. Montant du pari vingt talents. Différence en faveur de Samballat, six contre un.

» Témoins :

» SAMBALLAT. »

Un silence profond s’était fait dans la salle. Messala restait les yeux fixés sur les tablettes ; il sentait sur lui les regards de toute l’assemblée. Il savait que s’il refusait de signer ce pari, c’en était fait de sa suprématie sur ses compatriotes, et d’un autre côté il ne pouvait le faire, il ne possédait pas cent talents, ni même la cinquième partie de cette somme. Il restait silencieux, cherchant à sortir de cette impasse sans en trouver les moyens ; enfin, une inspiration soudaine le tira d’embarras.

– Où as-tu tes vingt talents, Juif ? s’écria-t-il, montre-les-moi.

Le sourire provocateur de Samballat s’accentua.

– Les voici, répondit-il en offrant à Messala un papier.

– Lis, lis, cria-t-on encore à l’entour.

« Antioche, le seizième jour du mois de Thammur.

» Le porteur de ceci, Samballat, de Rome, a maintenant à son ordre, chez moi, cinquante talents en monnaie de César.

» SIMONIDE. »

L’assemblée répéta comme un écho : cinquante talents, cinquante talents !

Drusus vint à la rescousse.

– Par Hercule ! s’écria-t-il, ce papier ment et ce Juif est un trompeur. Qui donc, si ce n’est César, a cinquante talents à son ordre ? À bas l’insolent !

Ce cri de colère retentit longuement dans la salle, mais Samballat restait calme, souriant toujours d’un air moqueur.

– Je t’ai donné six contre un, chien de circoncis, dit enfin Messala, il nous reste à fixer la somme engagée ; au lieu de vingt talents, mettons-en cinq.

– Six plutôt, afin que ce soit un nombre pair.

– Soit.

Ils échangèrent les tablettes, fixant leur engagement et Samballat se leva en ricanant. Il connaissait bien les gens avec lesquels il avait à faire.

– Romains, leur dit-il, je vous propose encore un autre pari. Je gage cinq talents contre cinq que le Juif gagnera, je vous défie collectivement… Comment, aucun de vous ne répond ! Dira-t-on demain au cirque qu’un chien d’Israélite a proposé à toute une société de nobles Romains un pari de cinq talents, et qu’ils n’ont pas eu le courage de l’accepter ?

– Non, cela ne sera pas dit, Juif insolent ! répondit Drusus, écris l’engagement, puisque tu as une somme aussi considérable à risquer sur une course perdue d’avance.

Le bruit du pari prodigieux qui venait de s’engager se répandit encore le même soir dans la ville, et Ben-Hur lui-même apprit bientôt que toute la fortune de Messala était en jeu. Jamais il ne dormit plus profondément que cette nuit-là.

Le cirque d’Antioche était situé sur la rive méridionale du fleuve, à peu près en face de l’île.

Les jeux qui s’apprêtaient étaient offerts gratuitement au public, aussi, malgré la vaste étendue de l’enceinte, la crainte de ne pas trouver de place était si grande, que dès la veille la foule envahit les alentours du cirque, afin de se trouver à proximité au moment où l’entrée serait permise.

À minuit les portes s’ouvrirent, la populace se rua sur les places qui lui étaient assignées et d’où il n’aurait fallu rien moins qu’un tremblement de terre ou un bataillon armé de lances, pour la déloger. Une fois installés sur les bancs, tous ces badauds s’endormirent jusqu’au matin, puis ils déjeunèrent et la clôture des jeux les y trouva encore, aussi attentifs et charmés qu’au début.

Vers la première heure du jour, les personnes auxquelles leur rang ou leur fortune avait permis d’assurer leurs places d’avance, se mirent en route pour le cirque. Les plus nobles et les plus riches se distinguaient par l’élégance et les livrées de leurs domestiques.

Au moment où le cadran solaire de la citadelle indiquait que la moitié de la seconde heure venait de s’écouler, la légion quitta le mont Sulpius en grand apparat, et quand les derniers rangs de la dernière cohorte eurent passé le pont, la ville se trouva littéralement abandonnée, non que le cirque pût contenir la multitude de ses habitants, mais parce que la population entière s’était néanmoins portée dans cette direction.

Vers la troisième heure, lorsque tous les spectateurs eurent gagné leurs places, un héraut sonna de la trompette et les yeux de plus de cent mille personnes se tournèrent vers la partie orientale du bâtiment. On y voyait une large entrée ogivale, appelée Porte Pompeuse, au-dessus de laquelle s’élevait une tribune magnifiquement décorée par les insignes et les drapeaux de la légion ; c’est dans cette tribune que se trouvait la place d’honneur, occupée par le consul. Aux deux côtés de l’ogive, servant d’entrée, il y avait des compartiments appelés carceres, sortes de stalles fermées par des portes massives, fixées à des colonnes monumentales. Au-dessus de ces stalles courait une balustrade, peu élevée, derrière laquelle s’étageaient les sièges destinés aux fonctionnaires et aux grands dignitaires, qui y étalaient leur luxe et leurs costumes les plus somptueux. Deux tours flanquaient ce balcon, qui occupait toute la largeur du cirque ; elles servaient non seulement à son ornementation, mais encore à soutenir l’énorme tente violette, le velarium, qui protégeait les spectateurs contre l’ardeur du soleil.

De sa place, le consul découvrait tout l’ensemble du bâtiment, qui s’étendait en longueur devant lui, dans la direction de l’occident. Immédiatement au-dessous de lui se trouvait l’arène, recouverte de fin sable blanc, sur laquelle tous les jeux, à l’exception des courses de char, devaient avoir lieu. Au delà de cette arène s’élevait un piédestal en marbre, soutenant trois colonnes en pierre grise peu élevées, de forme conique et ornées de sculptures. Avant la fin du jour bien des yeux se tourneraient vers ces colonnes, car les courses commençaient et se terminaient invariablement devant elles.

À une distance du piédestal suffisante pour laisser de la place à un autel, commençait un mur large de dix à douze pieds, haut de cinq à six et continuant sur une longueur de cent quatre-vingt-deux mètres, soit exactement une stade olympienne. À l’extrémité occidentale de ce mur s’élevait un second piédestal, surmonté de colonnes. Les concurrents abordaient la piste par la droite du premier but ; ils avaient donc toujours le mur à leur gauche. Une muraille, haute d’une vingtaine de pieds, s’étendait en forme de fer à cheval tout autour du cirque, à partir des deux tours qui flanquaient sa façade orientale. Trois portes y étaient pratiquées, deux du côté du nord, et une à l’ouest. Cette dernière, très ornée, était la porte du Triomphe, ainsi nommée parce que c’était par là que s’en allaient les vainqueurs des jeux. Les gradins qui s’élevaient tout autour de cette muraille étaient bondés de spectateurs impatients.

Tout à coup l’on entendit un grand bruit de musique et le chœur qui devait marcher en tête de la procession parut sous la porte Pompeuse, suivi du directeur des jeux et des autorités de la ville, couronnées de feuillage et vêtues d’habits d’apparat. Les statues des dieux, portées sur des civières, ou traînées sur de grands chars, venaient ensuite, enfin les concurrents dans leurs costumes de fête. Le cortège fit lentement le tour de l’arène ; il formait un ensemble magnifique et sur son passage éclataient des applaudissements frénétiques. On appelait par leurs noms les favoris du jour, on leur lançait des guirlandes de fleurs. Il était facile de constater que les conducteurs des quadriges possédaient à un haut degré les faveurs de la foule. À leur vue, les spectateurs montaient sur les bancs, le vacarme augmentait, une pluie de fleurs s’abattait sur les chars et les chevaux semblaient participer à l’allégresse générale et partager la fierté que toutes ces ovations causaient à leurs maîtres. Chaque quadrige était suivi par un cavalier, à l’exception de celui de Ben-Hur qui, soit par méfiance, soit pour un autre motif, avait préféré se passer de toute escorte.

Plus la procession approchait du second piédestal, plus l’agitation devenait grande. Le blanc dominait parmi les spectateurs qui occupaient cette partie du cirque. Quand Ben-Hur parut, on l’applaudit à tout rompre ; son char disparaissait sous les fleurs et les cris de Ben-Hur ! Ben-Hur ! Messala ! Messala ! remplissaient l’espace.

Quand le cortège eut terminé son défilé, chacun se rassit et les conversations, un instant interrompues, reprirent leur cours.

– Par Bacchus ! n’est-il pas beau ? s’écriait une Romaine dont la chevelure était entremêlée de rubans rouges et or.

– Et son char, disait une de ses voisines, il est tout or et ivoire. Que Jupiter lui donne la victoire !

La note opposée se faisait entendre sur le banc placé plus haut. Là une voix stridente criait :

– Je parie cent sicles pour le Juif.

– Sois prudent, reprenait un ami, les enfants de Jacob ne sont pas accoutumés aux jeux des gentils, qui sont une abomination aux yeux de l’Éternel.

– C’est vrai, mais vis-tu jamais quelqu’un avoir l’air plus calme et plus confiant ! As-tu remarqué ses bras ?

– Surtout quels chevaux !

– Et quant à son habileté, on dit qu’il connaît tous les trucs des Romains.

Comme pour compléter tous ces éloges, une femme ajouta :

– Il est même plus beau que le Romain !

Encouragé par cet enthousiasme, le premier Juif répéta :

– Cent sicles sur le Juif ?

– Fou que tu es, lui cria un citoyen d’Antioche, ne sais-tu pas que quinze talents, six contre un, sont déjà engagés sur Messala ! garde tes sicles pour toi !

– Cesse de bramer, âne d’Antioche ! ne sais-tu pas que Messala a parié sur lui-même !

La querelle continuait ainsi d’une façon peu courtoise. Ben-Hur n’avait pas eu de peine à se convaincre que son vœu était exaucé. Tout l’Orient allait assister à sa lutte avec Messala.

CHAPITRE XXX

Vers trois heures, style moderne, le programme était exécuté, à l’exception des courses de char, qui devaient commencer après un entracte, dont la plupart des spectateurs profitèrent pour aller apaiser leur faim dans les nombreuses échoppes installées autour du cirque. Ceux qui préféraient rester à leur place bâillaient, causaient, consultaient leurs tablettes ; ils se divisaient en deux classes, celle des gagnants et celle des mécontents, c’est-à-dire des perdants.

Toutes les personnes qui n’avaient pas voulu assister à la première partie des joutes profitaient de l’entracte pour venir prendre possession de leurs places réservées. Simonide et sa société étaient de ce nombre. Lorsque les quatre robustes domestiques portant le fauteuil du marchand parurent sur l’estrade faisant face à celle que le consul occupait, l’attention générale se porta de son côté. Quelqu’un cria son nom, deux ou trois personnes le répétèrent, enfin il passa de bouche en bouche et l’on escaladait les bancs pour voir l’homme au sujet duquel circulait une sorte de légende, où le bien et le mal étaient mêlés. Ilderim aussi fut bien vite reconnu et l’on s’empressait de le saluer, mais personne ne savait qui était Balthasar et les deux femmes voilées qui l’accompagnaient.

Chacun se rangeait respectueusement pour leur faire place ; ils s’assirent tous au premier rang, sur des sièges garnis de coussins et posèrent leurs pieds sur des tabourets placés devant eux.

Les deux femmes étaient Esther et Iras, la fille de Balthasar. Lorsque la première se fut assise, elle jeta un regard craintif tout autour du cirque, et serra son voile plus étroitement autour d’elle, tandis que l’Égyptienne relevait le sien et regardait l’assemblée d’un air de profonde indifférence. Quelques employés du cirque s’avançaient et tendaient une corde blanchie à la craie d’un balcon à l’autre. Ils fermaient ainsi l’arène à la hauteur des trois colonnes d’où devait s’effectuer le départ des chariots.

Au même moment six hommes venaient se placer devant les stalles où s’étaient retirés les quadriges, prêts à entrer en scène. Le murmure des voix devint plus bruyant sur les tribunes.

– Voyez, voyez ! L’homme à la tunique verte se place devant la quatrième porte à droite, c’est là qu’est l’Athénien !

– Et Messala a le numéro deux.

– Ah ! regardez l’homme en blanc, il se dirige vers la première stalle de gauche, le voilà qui s’arrête !

– Non, c’est le noir qui s’arrête là, le blanc a la seconde stalle à gauche.

Chacun tenait à s’assurer de la stalle occupée par celui des concurrents auquel il s’intéressait.

– As-tu jamais vu Messala ? demanda l’Égyptienne à Esther.

– Non, répondit celle-ci en frissonnant ; elle se rappelait que cet homme, s’il n’était pas l’ennemi de son père, était celui de Ben-Hur.

– Il est beau comme Apollon ! continua Iras, dont les yeux brillaient comme les pierres précieuses qui ornaient son éventail.

« Est-il plus beau que Ben-Hur ? » se disait Esther, qui entendait en même temps Ilderim crier à son père : « Oui, il est là, dans la seconde stalle. » Elle comprit de quoi il s’agissait et ses yeux se dirigèrent de ce côté, puis elle baissa la tête sous son voile, et se mit à prier. À ce moment Samballat les rejoignit.

– Je viens de voir tes chevaux, ô cheik, dit-il à Ilderim, ils sont dans les meilleures dispositions.

– S’ils sont battus, je ne demande qu’une chose, c’est qu’ils le soient par quelqu’un d’autre que par Messala, répliqua simplement le vieillard.

– Ne veux-tu pas t’asseoir près de nous ? dit Simonide en s’adressant à Samballat.

– Je te remercie, mais ma place est auprès du consul. Que la paix soit avec vous tous !

L’entr’acte était terminé. Une trompette rappelait à leurs places ceux qui avaient quitté le cirque. Quelques servants parurent dans l’arène ; ils escaladèrent le mur, puis ils placèrent sur un entablement faisant face au second piédestal, sept boules en bois, et sur celui qui se trouvait à l’autre extrémité du mur, sept autres morceaux de bois, représentant des dauphins.

– Que signifient ces boules et ces poissons, ô cheik ? demanda Balthasar.

– N’as-tu donc jamais assisté à une course ?

– Jamais. Je sais à peine où je me trouve.

– Ces objets servent à compter les tours. Chaque fois que les chars auront dépassé un des deux buts, tu verras qu’on enlèvera une boule ou un dauphin.

Les préparatifs étaient terminés ; un homme se tenait debout, la trompette à la main, prêt à donner le signal du départ. Le bruit des conversations cessa, tous les yeux se fixèrent sur les portes des six stalles, afin de ne pas manquer le moment où elles s’ouvriraient.

Le visage grave et pâle de Simonide se colorait, ce qui prouvait bien qu’il participait à l’excitation générale, Ilderim tourmentait sa longue barbe.

– Prends bien garde au Romain, dit la belle Égyptienne en se penchant sur Esther. Mais celle-ci ne l’écoutait pas, elle attendait, avec le cœur palpitant, le moment où Ben-Hur paraîtrait.

La trompette retentit et les surveillants cachés entre les colonnes et l’autel avancèrent au bord de la piste, prêt à intervenir si l’un des attelages s’effrayait au départ. La trompette sonna encore une fois et les gardes ouvrirent toutes grandes les portes des stalles. Les piqueurs à cheval parurent les premiers. Ils étaient au nombre de cinq, Ben-Hur ayant préféré n’en point avoir. La corde blanche s’abaissa devant eux, puis on la tendit de nouveau. Ils étaient magnifiquement montés, mais à peine prenait-on garde à eux ; les stalles où les six concurrents retenaient encore avec peine leurs chevaux, dont on entendait les piaffements, absorbaient l’attention de la foule. Enfin, à un dernier signal, les six équipages se précipitèrent en avant. Les spectateurs se levèrent d’un seul élan et un long cri d’admiration sortit de ces milliers de poitrines. Enfin, le moment si longtemps attendu était arrivé.

– Le voilà ! Regarde là-bas ! s’écria Iras, en désignant Messala de la main.

– Je le vois répondit, Esther, dont les yeux étaient fixés sur Ben-Hur. Elle avait laissé tomber son voile et, pour la première fois comprit l’enthousiasme qu’on pouvait éprouver en face d’un pareil spectacle.

Les concurrents étaient maintenant visibles de tous les points du cirque ; cependant la course n’avait pas encore commencé, la corde tendue au travers de la piste était toujours à sa place. Pour ne pas s’exposer au danger d’être arrêté par elle et par conséquent de rester en arrière dès le début, il fallait l’atteindre au moment précis où elle tombait ; celui qui parvenait à la franchir le premier avait l’avantage de prendre le bord du mur, c’est-à-dire l’intérieur de la piste.

L’espace à parcourir entre les stalles et le point de départ était d’environ quatre-vingts mètres. Pour arriver à temps il fallait un coup d’œil sûr, une main ferme, une décision calme et réfléchie. Les concurrents approchaient du but sur une même ligne. Un éclat de trompette, un grand cri de la foule, la corde tomba, pas une seconde trop tôt, car déjà le pied d’un des chevaux de Messala la touchait. Le Romain brandit son fouet et avec une exclamation de triomphe gagna le bord du mur.

– Jupiter est avec nous ! criaient les Romains hors d’eux-mêmes, de joie.

Au moment où Messala faisait obliquer ses chevaux vers la gauche, la tête de lion, en bronze, qui ornait l’extrémité de l’axe de son chariot atteignit à la jambe le cheval de droite de l’Athénien, et le rejeta contre ses camarades, qui se cabrèrent aussitôt.

– Il va gagner, par Jupiter ! il va gagner ! s’écria Drusus hors de lui, en voyant Messala filer en avant sans s’inquiéter de l’Athénien, qui cherchait à calmer son attelage et à regagner le temps perdu. Malheureusement, au moment où il allait dépasser le Corinthien, qu’il avait à sa droite, une des roues du chariot du Bysantin accrocha le sien et le renversa. On entendit un craquement, un cri de fureur : l’instant d’après, l’infortuné Cléanthe se trouvait lancé sous les pieds de ses propres chevaux.

Esther cachait ses yeux sous ses mains, tandis que le Corinthien, le Bysantin et le Sidonien continuaient leur course ventre à terre. Samballat jeta un coup d’œil à Ben-Hur, puis il se tourna du côté de Drusus et des jeunes gens qui l’accompagnaient en criant :

– Encore une fois, cent sesterces pour le Juif !

Personne ne parut l’avoir entendu. Il réitéra son offre, mais ce qui se passait dans l’arène était d’un intérêt trop palpitant pour qu’on pût prêter attention à autre chose et les Romains répétaient sans se lasser :

– Messala ! Messala ! Jupiter est avec nous !

Quand Esther eut repris assez de courage pour regarder de nouveau devant elle, on emmenait les chevaux de l’Athénien et quelques hommes l’emportaient lui-même avec les débris de son char. Les Grecs présents dans l’assemblée vociféraient des malédictions et des menaces. Bientôt Esther chercha Ben-Hur des yeux. Il tenait, aux côtés de Messala, la tête du cortège ; les trois autres concurrents les suivaient d’un seul groupe. La course était pleinement engagée, les spectateurs ne quittaient pas des yeux un seul instant ceux qui y participaient.

Au moment où la lutte commençait, Ben-Hur avait été, comme les autres, ébloui par la lumière éclatante qui inondait l’arène, mais il avait vit repris son sang-froid et reconnu son adversaire. Messala et lui avaient échangé un regard de défi, et la résolution inébranlable d’humilier son ennemi coûte que coûte, même au prix de sa propre vie, se lisait dans les yeux du Romain aussi bien que dans ceux du Juif. Mais Ben-Hur restait calme et absolument maître de lui, il ne se fiait pas à la chance, il se tenait debout dans son char, très droit et très tranquille, prêt à accomplir son plan au moment voulu.

Ils approchaient ensemble, sans que l’un dépassât l’autre de la longueur d’une tête, du second but. Le piédestal des colonnes formait un demi-cercle, et l’on attachait une importance extrême à les contourner dans toutes les règles de l’art. Un silence profond régnait dans tout le cirque. Messala lança un rapide regard à Ben-Hur en criant : « À bas l’Amour, vive Mars ! » Il brandissait en même temps son fouet qui s’abattit avec force sur les arabes de Ben-Hur, tandis qu’il répétait encore une fois : « À bas l’Amour, vive Mars ! » Cette action honteuse excita le mécontentement des spectateurs, comme le prouvaient les cris d’indignation et les protestations qui s’élevèrent de toute part.

Les chevaux de Ben-Hur, épouvantés, firent un brusque saut de côté ; comment en aurait-il été autrement ? jamais ils n’avaient été pareillement traités. L’instant d’après, ils se précipitaient en avant comme affolés. L’homme n’apprend jamais rien qui ne puisse, un jour ou l’autre, lui être utile. Ben-Hur en faisait l’expérience à cette heure. La force acquise en maniant les rames et l’habitude de se maintenir en équilibre, debout sur un banc, malgré le roulis, lui vinrent puissamment en aide. Il restait en place en dépit des secousses que l’allure désordonnée de son attelage imprimait au char, il tenait les rênes d’une main ferme, adressait à ses chevaux des paroles d’encouragement, et cherchait à les calmer de sa voix ; il réussit bientôt, non seulement à s’en rendre maître, mais encore à regagner le terrain perdu, si bien qu’avant le second but, il avait rejoint Messala. Celui-ci n’osa, malgré son outrecuidance habituelle, renouveler son attaque, tant il devenait évident que les sympathies du public non romain se détournaient de lui pour se porter sur le Juif.

Lorsque Ben-Hur passa de nouveau devant Esther, elle remarqua qu’il était plus pâle et qu’il tenait la tête plus haute que de coutume, à part cela rien en lui ne trahissait la moindre agitation.

Quand le premier tour eut été achevé, deux hommes, aux deux extrémités du mur, enlevèrent l’une des boules, l’autre un des dauphins placés sur les entablements. Ils répétèrent cet acte après chaque tour. À la fin du troisième, Messala conservait toujours sa place, près de la muraille, et Ben-Hur se maintenait sur la même ligne que lui. On aurait dit qu’il s’agissait d’une de ces courses doubles, qui furent plus tard en usage à Rome, et qu’ils luttaient ensemble contre le reste des concurrents.

Un moment, pendant le cinquième tour, le Sidonien réussit à rattraper Ben-Hur, mais bientôt il se laissa distancer de nouveau. À mesure qu’ils s’approchaient du dénouement, les chevaux redoublaient de vitesse ; ils semblaient se rendre compte de l’effort suprême qui restait à tenter pour obtenir la victoire. L’intérêt qui, dès le début, s’était concentré sur le Romain et sur le Juif, commençait à se changer en crainte chez les partisans de ce dernier. Les spectateurs se penchaient en avant et suivaient les deux rivaux avec anxiété.

– Cent sesterces sur le Juif ! criait Samballat aux Romains qui entouraient le consul. Personne ne lui répondit.

– Un talent ! cinq talents ! dix ! – Choisissez ! continuait-il en agitant ses tablettes.

– J’accepte les talents, dit enfin un jeune patricien.

Un de ses amis intervint au moment où il se disposait à écrire son engagement et lui conseilla de n’en rien faire.

– Pourquoi donc ?

– Messala a déjà atteint son maximum de vitesse. Vois, comme il se penche sur le bord de son char et comme il rend les rênes à ses chevaux, et puis regarde le Juif.

Le jeune homme leva les yeux et s’écria :

– Par Hercule ! ce chien tient les rênes de toutes les forces de ses poignets ! Si les dieux ne viennent pas en aide à notre ami, le Juif le battra. Non, non, pas encore, Jupiter est avec nous !

Tous ceux qui l’entouraient répétèrent cette exclamation, qui fut bientôt poussée par tous les Romains avec une telle frénésie que le velorium, tendu au-dessus des tribunes, en trembla.

Peut-être Messala avait-il, en effet, atteint sa plus grande vitesse, mais il n’en avait pas moins de l’avance sur son adversaire. Ses chevaux donnaient évidemment tout ce qui était en leur pouvoir, leur têtes s’inclinaient, leurs corps semblaient raser la terre, leurs yeux menaçaient de sortir de leur orbite. – Combien de temps pourraient-ils tenir encore ? Le sixième tour ne venait que de commencer. Ils filaient toujours tout droit, dévorant l’espace. Lorsqu’ils eurent dépassé le second but, Ben-Hur conduisait ses chevaux derrière le char de son adversaire. La joie des partisans de Messala atteignit son apogée ; ils criaient, ils vociféraient, ils agitaient des mouchoirs rouges et jaunes. Samballat ne suffisait plus à inscrire les paris qu’on lui offrait.

Malluch se trouvait sur la galerie, immédiatement au-dessus de la porte du Triomphe. Il ne parvenait plus à cacher son inquiétude et commençait à perdre courage. Il se rappelait bien que Ben-Hur lui avait recommandé de faire attention à la manière dont il contournerait les colonnes occidentales, mais il les avait déjà passées six fois, sans que rien de particulier eût frappé l’honnête Israélite, et maintenant il ne conservait qu’avec peine sa place derrière le char de l’ennemi !

Simonide et ceux qui l’accompagnaient restaient silencieux. Le marchand baissait la tête, Ilderim malmenait sa barbe, ses sourcils en broussaille cachaient ses yeux. Esther respirait à peine, Iras seule semblait se réjouir.

La sixième course s’acheva sans que les positions respectives des deux adversaires eussent changé. Messala, dans sa crainte de perdre sa place, se tenait si près du mur qu’il aurait suffi d’un léger écart pour que son char vînt s’y briser, et Ben-Hur le suivait si exactement qu’on n’aurait pu voir derrière eux qu’une seule trace sur le sable de la piste. Au moment où il passait devant elle, comme un éclair, Esther put constater que le visage de Ben-Hur avait encore pâli. Simonide, plus avisé que sa fille, dit à Ilderim :

– Il prépare quelque chose, sa figure me le dit.

– Vois-tu comme ils sont encore dispos ? répondit le cheik. Par la splendeur de Dieu, mon ami, ils n’ont pas encore vraiment couru, mais à présent regarde-les.

Il ne restait plus qu’une boule et un dauphin, la fin de la course approchait. Le Sidonien essaya de reprendre l’avantage, mais il échoua ; il en fut de même du Corinthien et du Bysantin. Tous les spectateurs, à l’exception des Romains, faisaient des vœux pour Ben-Hur et l’exprimaient hautement.

– Ben-Hur ! Ben-Hur ! disaient-ils, bonne chance ! Rends-leur les rênes !

Il ne les entendait pas, ou bien il avait donné déjà toute sa mesure, car il approchait du second but et il n’avait pas encore regagné la moindre partie du terrain perdu.

Maintenant, pour faire le contour, Messala commençait à faire prendre la main gauche à son attelage, ce qui ralentissait un peu son allure. Il était dans une disposition d’esprit qui touchait à l’exaltation. Devant les trois colonnes situées à trois cents mètres plus loin, la gloire, la fortune, le triomphe, rendu ineffablement doux par la défaite d’un rival détesté, l’attendaient. À ce moment, Malluch vit de sa place Ben-Hur se pencher sur ses arabes et leur rendre la main. Il brandissait son fouet au-dessus de leurs têtes, mais sans les toucher. Ils semblaient avoir emprunté les ailes du vent, on eût dit que leur conducteur, le visage en feu, les yeux brillants, leur communiquait sa volonté. En moins d’une seconde, il avait rattrapé le Romain ; celui-ci les entendait près de lui, mais il se trouvait trop près du but pour oser regarder en arrière, afin de s’assurer des intentions de Ben-Hur. Les spectateurs ne lui fournissaient aucune indication ; au milieu du vacarme général, il ne distinguait qu’une voix, tout près de son oreille, celle du Juif qui encourageait ses arabes, en leur parlant dans cette vieille langue araméenne, dont le cheik se servait de préférence.

– Vite, Ataïr ! Courage, Rigel ! Comment, Antarès, tu resterais en arrière ! Bravo, Aldébaran ! Je les entends chanter sous les tentes, les femmes et les enfants, ils racontent la victoire de ces étoiles, Ataïr, Antarès, Rigel et Aldébaran. Bien, bien, mes fidèles ! Demain nous retournerons sous les tentes noires ! Voilà qui est fait ! Ah ! ah, nous avons humilié l’orgueilleux. La main qui nous a frappé est dans la poussière ! À nous la victoire, à nous la gloire ! Halte ! nous avons gagné !

Jamais rien de semblable ne s’était passé plus simplement, ni d’une façon aussi instantanée. Messala allait avoir contourné le piédestal ; pour le dépasser, Ben-Hur traversa la piste et les milliers de personnes étagées dans les galeries, devinant son intention, le virent faire un signal. Son char passa à côté de celui de Messala en le serrant de si près que les roues se frôlèrent. On entendit un craquement qui retentit dans tout le cirque : l’instant d’après le char du Romain jonchait le sable de ses débris et Messala, pris dans ses rênes, était étendu à côté. Pour comble d’horreur, le Sidonien, incapable de retenir ses chevaux, se précipitait sur l’équipage renversé. Les deux autres quadriges suivaient Ben-Hur, qui ne s’était pas laissé un instant arrêter dans sa course vertigineuse.

Les spectateurs se levaient, montaient sur les bancs en criant et en gesticulant et remplissaient le cirque de leurs applaudissements. Pendant ce temps, Messala restait étendu près de son char brisé et de ses chevaux, qui se débattaient hors d’eux de frayeur. On le tenait pour mort, mais ceux qui s’en mettaient en peine formaient le petit nombre, tous les yeux suivaient Ben-Hur. Quelques personnes seulement l’avaient vu faire obliquer ses chevaux, juste assez pour que la pointe garnie de fer de l’axe de son chariot accrochât la roue de son adversaire. Les autres ne s’étaient aperçu que du changement soudain de son maintien. Quelle course, que la sienne ! Les chevaux semblaient voler comme des oiseaux et bondir comme des lions. Le Corinthien et le Bysantin n’avaient pas encore atteint la moitié de la longueur du cirque que déjà Ben-Hur s’arrêtait devant le but final. La victoire était à lui !

Le consul se leva, le peuple criait à en perdre la voix et le président des fêtes descendit dans l’arène pour couronner les vainqueurs.

L’homme qui remportait le premier prix parmi les lutteurs était un Sayon au front bas, aux cheveux jaunes, dont le visage brutal attira l’attention de Ben-Hur. Il reconnut un gladiateur qui lui avait donné des leçons à Rome. Le jeune Juif tourna ensuite ses regards sur Simonide et ses compagnons. Ils lui faisaient des signes et Iras lui adressa le gracieux sourire qu’elle réservait à Messala, lorsqu’elle croyait qu’il gagnerait les honneurs de la journée. Enfin la procession se reforma aux acclamations de la foule et disparut bientôt sous la porte du Triomphe.

Ben-Hur resta avec Ilderim dans l’hôtellerie, située près du cirque, où ils étaient descendus la veille. Vers minuit, ils devaient se mettre en route pour suivre la caravane qui les précédait de plusieurs heures. Le cheik était parfaitement heureux. Il avait fait à Ben-Hur des offres royales, mais celui-ci les avait refusées, en l’assurant que l’humiliation de son ennemi lui suffisait pleinement.

– Songe à ce que tu as fait pour moi, disait le cheik. Le renom de ma Mira et de ses enfants s’étendra jusqu’aux tentes noires qui se trouvent près du golfe d’Akaba et de l’Océan, sur les bords de l’Euphrate et de la mer des Scythes. Ceux qui chanteront leurs louanges me glorifieront ; ils oublieront que je suis au déclin de la vie, tous les guerriers sans maître se rendront vers moi et ma puissance en sera considérablement augmentée. Tu ne sais pas ce que c’est que de dominer sur le désert, comme je le ferai dorénavant. Je te dis que j’obtiendrai du commerce des avantages et des rois des immunités, d’un prix incalculable. Ah ! par l’épée de Salomon, si mes messagers allaient demander pour moi la faveur de César, il me l’accorderait. Et tu ne veux rien ? rien ?

– Mon cheik, répondit Ben-Hur, n’ai-je pas ton cœur et ta main ? Que l’accroissement de ta puissance et de ton influence profite au roi que nous attendons. Qui dira qu’il ne te soit pas accordé dans ce but ? J’aurai peut-être grand besoin de ton secours pour accomplir l’œuvre que je vais entreprendre. Si je refuse tes offres maintenant, j’aurai meilleure grâce à t’adresser plus tard mes requêtes.

 

Pendant qu’ils discutaient, deux messagers se présentèrent à leur porte : Malluch et un inconnu. Le premier obtint aussitôt audience. Il ne cachait point la joie que lui causait l’événement du jour.

– Pour en venir à ma mission, dit-il après l’avoir exprimée, Simonide m’envoie pour vous apprendre qu’après la clôture des jeux, quelques membres de la faction romaine ont protesté contre le paiement de la somme promise comme prix de la course.

Ilderim tressaillit et se mit à crier de sa voix la plus stridente :

– Par la splendeur de Dieu, l’Orient décidera si la course a été gagnée honnêtement.

– Cela n’est pas nécessaire, bon cheik, répondit Malluch, le président a déjà payé. Quand ils lui ont dit que Ben-Hur avait cassé la roue de Messala, il s’est mis à rire et leur a rappelé le coup de fouet que ce dernier a lancé aux arabes.

– Quelle nouvelle as-tu de l’Athénien ?

– Il est mort.

– Mort ! s’écrièrent à la fois Ben-Hur et Ilderim, et ce dernier ajouta :

– Messala en est-il réchappé ? les Romains ont tant de chance !

– Réchappé, oui, cheik, pour ce qui est de sa vie, mais elle ne sera qu’un fardeau pour lui, les médecins disent qu’il ne marchera plus jamais.

Ben-Hur leva les yeux vers le ciel. Il voyait Messala enchaîné sur une chaise ainsi que Simonide et, comme lui, porté sur les épaules de son domestique. De quelle manière supporterait-il cela, orgueilleux et ambitieux comme il l’était ?

– Simonide m’a encore commandé de vous dire que Samballat rencontre des difficultés au sujet de ses paris, continua Malluch. Drusus et tous ceux qui ont signé avec lui en ont référé au consul Maxence, qui les a renvoyés à César. Messala aussi conteste ses engagements et Samballat, imitant Drusus, a soumis l’affaire au consul. Les Romains de bonne foi disent que ceux qui refusent de payer n’ont aucune excuse, tous les partis adverses se joignent à eux et la ville est pleine de ce scandale.

– Qu’en dit Simonide ? demanda Ben-Hur.

– Le maître rit et se déclare enchanté. Si le Romain paye, il est ruiné, s’il refuse de payer, il est déshonoré. La police impériale tranchera la question. Ce serait mal débuter dans la campagne contre les Parthes que de mécontenter l’Orient ; offenser le cheik Ilderim équivaudrait à se mettre à dos le désert, au travers duquel s’étend la ligne d’opération de Maxence, aussi Simonide vous conseille-t-il de ne point vous mettre en peine, Messala payera.

– Partons maintenant, s’écria Ilderim, qui avait recouvré sa bonne humeur, Simonide s’occupera de l’affaire, elle est donc en bonnes mains et qu’elle qu’en soit la solution, la gloire nous en reste. Je vais faire préparer les chevaux.

– Attend, lui dit Malluch. J’ai laissé dehors un autre messager. Veux-tu le voir ?

– Ah ! je l’avais oublié.

Malluch se retira et fut remplacé par un jeune garçon de frêle apparence qui plia le genou devant le cheik, en disant d’une voix musicale :

– Iras, la fille de Balthasar, bien connue du bon cheik Ilderim, m’a chargée d’un message pour lui ; elle espère qu’il lui accordera la grande faveur de recevoir ses félicitations au sujet de la victoire de son quadrige.

– La fille de mon ami est aimable, dit Ilderim, les yeux brillants. Remets-lui ce bijou, en signe du plaisir que me cause son message.

Il ôtait, tout en parlant, une bague de son doigt.

– Je ferai ce que tu m’ordonnes, cheik, répondit le jeune garçon. La fille de l’Égyptien fait encore prier le bon cheik Ilderim de dire à Ben-Hur que son père a fixé sa résidence au palais d’Idernee, où elle le recevra demain à la quatrième heure. Et si avec ses félicitations le cheik veut accepter encore sa gratitude pour cette seconde faveur, sa joie en sera extrême.

Le cheik regarda Ben-Hur dont les yeux brillaient de plaisir.

– Que comptes-tu faire ? lui dit-il.

– Avec ta permission, ô cheik, je verrai la belle Égyptienne.

Ilderim se mit à rire en disant :

– Chacun ne doit-il pas jouir de sa jeunesse ?

– Dis à celle qui t’envoie que moi, Ben-Hur, je la verrai au palais d’Idernee, demain, à l’heure qu’elle m’indique, répondit le jeune homme en congédiant le messager.

L’enfant se leva et s’éloigna, après les avoir salués silencieusement. Vers minuit Ilderim se mit en roule, après avoir convenu de laisser un cheval et un guide à Ben-Hur, qui devait le suivre plus tard.

CHAPITRE XXXI

Le lendemain, pour se rendre à son rendez-vous avec Iras, Ben-Hur gagna le cœur de la ville, enfila la colonnade d’Hérode et arriva bientôt aux portes du palais d’Idernee. Il entra d’abord dans un vestibule, aux deux extrémités duquel se trouvaient des rampes d’escalier, conduisant à un portique monumental en marbre blanc, du style grec le plus pur. Deux lions ailés semblaient monter la garde au pied des escaliers ; au milieu du vestibule se dressait un ibis gigantesque, qui formait un jet d’eau ; tout cela était en pierre grise et rappelait l’Égypte par la forme. Ben-Hur s’arrêta un moment sous le portique, pour en admirer l’élégante structure. De grandes portes ouvertes l’invitaient à pénétrer dans un passage quelque peu étroit, mais très élevé. Il s’y engagea et le suivit, heureux à la pensée qu’il trouverait au bout Iras prête à l’accueillir avec son radieux sourire.

Il arriva enfin devant une porte fermée qui s’ouvrit toute seule à son approche, sans un grincement, sans le moindre bruit qui pût faire penser qu’une main l’eût touchée. La singularité de ce fait ne frappa point Ben-Hur, trop absorbé par la magnificence de la pièce, semblable à l’atrium d’une maison romaine, dans laquelle il venait de s’introduire.

C’était une salle immense, meublée avec une magnificence inouïe. Une rangée de colonnes dorées soutenaient la voûte ouverte au milieu pour laisser pénétrer l’air et la lumière. Le coin du ciel bleu que l’on apercevait à travers cette ouverture, les colonnes, les meubles et jusqu’aux bas-reliefs et aux fresques dont les murailles étaient ornées, se réfléchissaient dans le pavé de mosaïque uni comme un miroir, qui représentait des scènes empruntées à la mythologie.

Ben-Hur regardait, tout rêveur, les splendeurs étalées autour de lui. Que lui importait d’attendre un peu, Iras sans doute allait venir, peut-être s’attardait-elle à sa toilette. Elle n’en sera que plus belle, se disait-il, et quand il eut fait le tour de la salle, afin d’en admirer tous les détails, il s’assit sur un divan et se mit à prêter l’oreille, afin de ne pas perdre le moment où l’Égyptienne approcherait de la porte. Mais il écoutait en vain, rien ne venait rompre le silence dans lequel le palais tout entier semblait être plongé. Il s’était trompé peut-être. Mais non, le messager de la veille envoyé par Iras avait bien parlé du palais d’Idernee, d’ailleurs la manière mystérieuse dont la porte s’était ouverte devant lui prouvait bien qu’on l’attendait.

Il alla vers cette porte ; ses pas, si légèrement qu’il marchât, résonnaient d’une manière qui le fit tressaillir. Il essaya d’ouvrir la serrure, elle résista à son effort, il la secoua sans plus de succès ; il s’énervait, un sentiment de crainte s’emparait de lui et il restait immobile, se demandant qui, donc à Antioche pouvait désirer lui nuire. Messala, évidemment !

Cette idée l’exaspéra, et il se précipita vers les portes des deux côtés de l’atrium pour les ouvrir ; elles étaient toutes hermétiquement fermées. Il ne pouvait plus se dissimuler qu’il était réellement prisonnier. Il s’assit pour réfléchir à sa situation, et regarda autour de lui avec un sourire de défi. Il lui serait aisé de se servir des meubles pour se défendre. Des oiseaux pouvaient mourir de faim dans des cages d’or, mais lui, il ne se laisserait pas réduire à cette extrémité ; il était fort et la colère décuplerait ses forces !

Messala lui-même ne viendrait pas l’assaillir, n’était-il pas pour la vie impotent comme Simonide ? Mais rien ne l’empêchait de faire marcher les autres pour lui. Ben-Hur se leva et fit encore un effort pour ouvrir les portes ; puis il appela, l’écho seul lui répondit ; il résolut d’attendre encore un moment, avant d’essayer de se frayer un passage de vive force.

Il se mit à réfléchir avec plus de calme à tout ce que sa situation avait d’étrange, et peu à peu il en arriva à se persuader qu’il était simplement victime d’une erreur accidentelle. Le palais ne pouvait être absolument inhabité, il devait s’y trouver un gardien qui certainement ferait sa ronde vers le soir. Jusque-là il ne lui restait qu’à prendre patience. Une demi-heure, que Ben-Hur avait trouvée longue comme une éternité, s’écoula ainsi, puis la porte par laquelle il était entré s’ouvrit et se referma si doucement qu’il ne s’en aperçut même pas, assis qu’il était à l’autre bout de la pièce. Bientôt cependant il sursauta en entendant le bruit d’un pas qui se rapprochait.

– Enfin, la voilà ! se dit-il joyeusement.

Mais, les pas étaient lourds et semblaient ceux d’une personne chaussée de grossières sandales. Les colonnes dorées empêchaient Ben-Hur de rien voir ; il s’avança tranquillement et s’appuya contre l’une d’elles. Alors des voix s’élevèrent, des voix d’hommes rudes et gutturales. Il ne les comprenait pas, car ces hommes s’exprimaient en un langage inconnu en Orient et au midi de l’Europe. Ils s’avançaient lentement, examinant curieusement tous les objets qui se trouvaient sur leur passage, enfin ils s’arrêtèrent devant une statue, sur laquelle la lumière du jour tombait en plein.

Les craintes de Ben-Hur, déjà éveillées par le mystère qui entourait sa présence dans ce palais, prirent une forme déterminée quand il reconnut dans l’un de ces hommes le Saxon qui figurait la veille au nombre des vainqueurs du cirque.

Il jeta un coup d’œil sur l’individu qui accompagnait le gladiateur ; il était jeune, ses yeux et ses cheveux noirs, aussi bien que toute sa physionomie, auraient pu le faire passer pour un Juif ; il portait, comme son camarade, le costume que les gens de sa profession mettaient pour combattre dans les arènes. Un sûr instinct avertissait Ben-Hur qu’un meurtre à commettre pouvait seul avoir amené les deux acolytes dans ce palais, et que lui-même avait été attiré dans un odieux guet-apens, afin de périr, loin de tout secours, dans cette demeure privée où personne ne songerait à venir le chercher.

Mais il n’allait pas se laisser égorger sans se défendre ! Il vendrait en tous cas chèrement sa vie. Jusqu’alors il avait souffert de la part des autres, depuis la veille il semblait qu’un changement se fût produit dans sa vie et que ce fût à son tour de devenir l’agresseur. Messala avait été sa première victime et il songeait à lui sans remords, certain d’avoir agi selon les instructions de la loi. Il avait puni son ennemi, il en avait triomphé avec la permission de l’Éternel et il puisait du courage dans cette certitude. Il se disait que sa protection ne lui ferait pas défaut dans le danger de l’heure présente. D’ailleurs n’était-il pas appelé à se dévouer au service du roi qui allait paraître et pouvait-il avoir peur, au moment d’entrer dans la voie que Dieu lui-même ouvrait devant lui !

Fort de cette pensée il détacha sa ceinture, jeta loin de lui sa longue robe de Juif, et vêtu seulement d’une tunique de dessous, assez semblable à celles que portaient ses antagonistes présumés, il croisa les bras et attendit.

Les deux hommes venaient de terminer l’inspection de la statue. Le Saxon se retourna, dit quelques mots à son compagnon, dans son langage incompréhensible, puis tous deux s’avancèrent vers Ben-Hur.

– Qui êtes-vous ? leur demanda-t-il en latin.

Le Saxon ébaucha un sourire qui ne réussit pas à rendre l’aspect de son visage moins brutal et répondît :

– Des Barbares !

– C’est ici le palais d’Idernee. Qui cherchez-vous ? Répondez-moi !

Il parlait d’un ton d’autorité ; les deux étrangers s’arrêtèrent et à son tour le Saxon demanda :

– Et toi, qui es-tu ?

– Un Romain.

Le géant rejeta sa tête en arrière et se mit à rire, en s’écriant :

– J’ai entendu raconter qu’une vache qui léchait du sel a été tout à coup changée en dieu, mais un dieu lui-même ne saurait faire d’un Juif un Romain.

Quand il eut assez ri, il dit encore quelques mots à son compagnon et se rapprocha de Ben-Hur.

– Arrête ! commanda celui-ci en quittant la colonne à laquelle il s’appuyait.

Ils lui obéirent, et le Saxon, croisant ses énormes bras, lui dit d’un ton de menace :

– Que me veux-tu ?

– Tu es Thord, le Saxon.

Le géant ouvrit tout grands ses yeux bleus.

– Tu as été laniste à Rome ?

Thord fit un signe affirmatif.

– J’ai été ton élève.

– Non, dit Thord en secouant la tête. Par la barbe d’Irmin, je n’ai jamais connu de Juif dont j’aie dû faire un gladiateur.

– Je te le prouverai. Vous êtes venus ici pour me tuer ?

– Cela est vrai.

– Alors laisse cet homme se mesurer seul avec moi et tu verras sur mon corps la preuve de ce que j’avance.

Cette perspective parut divertir le Saxon. Il échangea quelques paroles avec son compagnon, après quoi il s’écria :

– Attends que je donne le signal de commencer le combat.

Il poussa, du bout de son pied, un divan vers le milieu de la salle et s’y étendit confortablement, puis il leur dit :

– Commencez, maintenant.

Ben-Hur s’avança sans hésiter vers son antagoniste, en lui disant : « Défends-toi. »

Sans répondre, l’homme leva ses deux mains.

Il n’y avait pas, entre eux, à les voir, d’inégalité appréciable, au contraire, on aurait pu les prendre pour deux frères. Ben-Hur opposait au sourire effronté de l’étranger un sérieux qui aurait donné à réfléchir à ce dernier, s’il avait pu se rendre compte de l’habileté de son adversaire. Tous deux sentaient qu’il s’agissait d’un combat à mort.

Ben-Hur feignit d’attaquer avec sa main droite. L’étranger para le coup en avançant son bras gauche, mais avant qu’il pût se remettre en garde, Ben-Hur lui saisissait le poignet et le serrait comme dans un étau avec la force terrible que lui avaient donnée les années passées à ramer. Se pencher en avant, passer son bras autour de l’épaule de l’inconnu, le retourner et lui appliquer de sa main gauche un coup sur la nuque, ce fut l’affaire d’un instant. Point n’était besoin d’y revenir à deux fois. Le Barbare s’affaissa sans pousser un cri et demeura sans mouvement, étendu sur le pavé de mosaïque. Ben-Hur se tourna vers Thord.

– Ah ! ah ! ah ! exclamait celui-ci, par la barbe d’Irmin, je ne m’y serais pas mieux pris moi-même !

Il toisa Ben-Hur des pieds à la tête, se leva et ajouta avec un regard d’admiration non déguisée :

– C’est mon coup. Je l’ai pratiqué pendant douze ans dans les écoles de Rome ; tu n’es pas un Juif, qui es-tu ?

– Tu as connu Arrius, le duumvir ?

– Quintus Arrius ! oui, il me protégeait.

– Il avait un fils.

– Je me souviens de lui, dit Thord ; il aurait fait un gladiateur sans pareil et César lui avait offert son patronage. Je lui avais appris le coup que tu viens de pratiquer en cet instant.

– Je suis ce fils d’Arrius.

Thord approcha et le regarda attentivement, puis sa figure s’éclaira, il se mit à rire et lui tendit la main.

– Ah ! ah ! Il me disait que je trouverais ici un Juif, un chien de Juif, et qu’en le tuant, je rendrais service aux dieux.

– Qui te disait cela ? demanda Ben-Hur en lui prenant la main.

– Lui, Messala !

– Quand te l’a-t-il dit, Thord ?

– La nuit dernière.

– Je le croyais blessé.

– Il ne marchera plus. C’est de son lit qu’il m’a parlé, entre ses gémissements.

Ben-Hur comprenait maintenant que tant qu’il vivrait, le Romain ne cesserait d’être pour lui un danger perpétuel. Pourquoi ne pas lui emprunter sa méthode ? Pourquoi n’achèterait-il pas, à son tour, les services de l’homme que son ennemi avait payé pour le tuer ? La tentation était forte et il allait peut-être y céder, quand ses yeux tombèrent sur le visage du mort si étrangement semblable au sien. Une idée nouvelle s’empara de lui et il demanda à Thord combien Messala lui avait promis pour se débarrasser de lui ?

– Mille sesterces…

– Tu les auras, et je t’en donnerai mille autres, si tu veux faire ce que je te dirai.

Le géant réfléchit un moment.

– J’en ai gagné cinq mille, hier, au cirque ; le Romain m’en donnera mille, cela fait six… Donne-m’en quatre mille, bon Arrius, et je ferai tout ce que tu voudras, quand même le vieux Thord, dont je porte le nom, me frapperait de son marteau. Donne-m’en quatre, et je tuerai le patricien dans son lit, je n’aurais pour cela qu’à lui poser la main sur la bouche, ainsi…

Il illustrait son discours en appliquant sa large main sur son propre visage.

– Je te donnerai les quatre mille sesterces sans que tu sois obligé, pour ce prix, de tacher tes mains de sang, répondit Ben-Hur. Écoute-moi. Ton ami, que voilà, ne me ressemble-t-il pas ?

– On dirait deux pommes du même arbre.

– Si je mets sa tunique, que je l’habille avec mes vêtements et que nous sortions ensemble en le laissant ici, Messala ne te payerait-il pas ? Tu n’aurais qu’à lui faire croire que ce cadavre est le mien.

Thord se mit à rire de si grand cœur que les larmes coulaient de ses joues.

– Ah ! ah ! ah ! mes dix mille sesterces auront été facilement gagnés. Je pourrai ouvrir une échoppe et vendre du vin près du grand cirque de Rome, tout cela pour un mensonge, sans avoir répandu une goutte de sang. Donne-moi ta main, fils d’Arrius, et si jamais tu viens à Rome, ne manque pas de t’informer de l’échoppe de Thord, le Saxon, et par la barbe d’Irmin, je te donnerai à boire de mon meilleur vin.

Ils se serrèrent la main, puis ils firent l’échange des vêtements, après quoi ils se dirigèrent vers la grande porte, qui s’ouvrit, après que le géant y eût frappé quelques coups.

 

Dans la soirée de ce jour mémorable, Ben-Hur fit à Simonide le récit de ce qui s’était passé au palais d’Idernee et ils décidèrent qu’au bout de quelques jours une enquête publique serait faite, au sujet de la disparition du fils d’Arrius. Éventuellement, le cas serait porté à la connaissance de Maxence, après quoi, si rien ne venait éclaircir cette mystérieuse affaire, on pourrait être certain que Gratien et Messala se tiendraient en repos et que Ben-Hur serait libre d’aller à Jérusalem pour y chercher sa famille.

Au moment des adieux, Simonide se trouvait sur la terrasse qui dominait la rivière, il prit congé du jeune homme en lui donnant une bénédiction paternelle. Esther l’accompagna jusqu’à l’escalier.

– Si je retrouve ma mère, Esther, tu iras auprès d’elle à Jérusalem et tu seras une sœur pour Tirzah, dit-il en l’embrassant.

Était-ce seulement un baiser de paix qu’il déposait ainsi sur son front ?

Il traversa encore une fois la rivière pour regagner son hôtellerie. Il y trouva l’Arabe qui devait lui servir de guide, et commanda les chevaux.

– Celui-ci est à toi, lui dit l’Arabe en lui en désignant un. Ben-Hur reconnut Aldébaran, le plus rapide, le meilleur des fils de Mira, le préféré du cheik après Sirius, et il comprit que le vieillard avait mis tout son cœur dans ce présent.

Le cadavre trouvé dans l’atrium du palais d’Idernee fut enseveli pendant la nuit et, sans attendre le jour, Messala dépêcha un courrier à Gratien, afin de lui annoncer que la mort de Ben-Hur était, cette fois, absolument certaine.

CHAPITRE XXXII

Trente jours s’étaient écoulés depuis la nuit où Ben-Hur quittait Antioche pour suivre le cheik Ilderim au désert, et un grand événement avait eu lieu en Judée. Gratien venait d’être remplacé par Ponce-Pilate.

Peu de jours suffirent pour convaincre les Juifs que ce changement ne constituait point pour eux un avantage. La cohorte envoyée pour relever la garnison de la tour Antonia fit son entrée dans la ville, de nuit ; le matin suivant, les murailles de la vieille citadelle s’offrirent aux yeux du peuple ornés d’insignes militaires, aigles et globes, auxquels se trouvaient mêlés des bustes de l’empereur. Une multitude de Juifs, exaspérés, montèrent à Césarée où Pilate se trouvait encore, pour le supplier de faire enlever ces images détestées. Cinq jours et cinq nuits durant ils assiégèrent les portes de son palais ; enfin, il annonça qu’il leur donnerait audience dans le cirque. Lorsqu’ils y furent assemblés, il les fit entourer par ses soldats ; au lieu de résister, ils lui offrirent leurs vies, ce que voyant, il céda à leurs sollicitations et fit reporter les bustes et les insignes à Césarée, où Gratien avait gardé ces abominations pendant les onze années de son administration.

Cependant, les pires d’entre les hommes aiment parfois à se signaler par quelques bonnes actions. Pilate donna l’ordre de faire une inspection générale des prisons de la Judée, et de lui envoyer les noms de toutes les personnes qu’on y trouverait, avec la mention des crimes qui leur étaient imputés. Nul doute que son motif ne fut la crainte d’assumer la responsabilité des injustices de son prédécesseur, mais le peuple ne voulut y voir qu’une marque de bonté, et pour un moment reprit courage. Cette inspection donna lieu à des découvertes étonnantes. Non seulement des centaines de personnes, sur lesquelles ne pesaient aucune accusation, furent relâchées, et d’autres que l’on croyait mortes depuis longtemps reparurent, mais on ouvrit encore des cachots dont le peuple et les autorités elles-mêmes ignoraient l’existence. L’une de ces cellules oubliées se trouva, chose à peine croyable, à Jérusalem même.

L’ordre du nouveau procurateur avait promptement été mis à exécution par le tribun chargé du commandement de la tour Antonia, et le rapport concernant les prisonniers allait être envoyé à Pilate, qui séjournait au palais du Mont de Sion. Le bureau du tribun était une pièce spacieuse et bien aérée, meublée avec un luxe assorti à la dignité du fonctionnaire qui occupait ce poste important. C’était la septième heure du jour et l’officier regardait autour de lui de l’air d’un homme aussi ennuyé qu’impatient ; il lui tardait, en effet, d’expédier son rapport afin de pouvoir aller se promener sur le toit de la colonnade du Temple, d’où il s’amuserait à regarder les Juifs allant et venant dans les parvis. Ses subordonnés paraissaient partager son impatience. Enfin un homme parut sur le seuil de la porte. Il faisait sonner un trousseau de grosses clefs, ce qui attira immédiatement l’attention de son chef.

– Ah ! Gésius ! Viens ici ! lui cria celui-ci.

Tous ceux qui étaient présent dans la salle regardait le nouveau venu, tandis qu’il s’approchait de la table derrière laquelle le tribun était assis, et remarquant la consternation peinte sur son visage ils firent silence, afin de ne rien perdre de ce qu’il avait à dire.

– Ô tribun, commença-t-il en s’inclinant, j’ose à peine te raconter ce que je viens de découvrir.

– Une nouvelle méprise, Gésius ?

– Je ne craindrais rien, si je pouvais me persuader qu’il s’agit réellement d’une méprise.

– C’est donc un crime, ou ce qui serait pire, une infraction au devoir. On peut rire de César, ou maudire les dieux et vivre, mais s’il s’agissait d’une offense envers les aigles romaines, ah ! tu sais ce que cela signifierait ! Parle, Gésius.

– Il y a maintenant huit ans que Valère Gratien me choisit comme geôlier des prisonniers enfermés dans la citadelle, commença cet homme d’un ton déterminé. Je me souviens du jour où j’entrai en fonctions. Il y avait la veille une bagarre dans les rues. Nous avions tué plusieurs Juifs, et de notre côté nous avions subi des pertes. Toute cette affaire venait, disait-on, de ce que quelqu’un avait tenté d’assassiner Gratien en lui jetant, du haut d’une terrasse, une brique sur la tête. Je le trouvai assis à la place que tu occupes en cet instant, ô tribun, le front entouré de bandages. Il m’annonça qu’il me nommait gardien des prisons et me donna ces clefs, qui portent des numéros correspondant à ceux des portes des cellules, en me recommandant de ne jamais m’en séparer. Il prit ensuite un rouleau de parchemin, déposé devant lui sur la table et l’ouvrit, en m’ordonnant de m’approcher davantage. « Voici, dit-il, les plans des cellules. » Il y avait trois feuilles de parchemin. « Cette feuille-ci, continua-t-il, concerne l’étage supérieur, celle-là, l’étage du milieu, cette dernière, enfin, t’indiquera l’aménagement du rez-de-chaussée. Je les confie à tes soins. » Il me les tendit et continua : « Maintenant que tu as entre les mains les clefs, et les plans, va immédiatement prendre connaissance de toute cette partie de la tour, visite chaque cellule et assure-toi de l’état dans lequel elle se trouve. Tu prendras toutes les mesures que tu jugeras nécessaires à la sécurité des prisonniers, car tu n’auras à répondre de tes actes qu’à moi seul. » Je le saluai et j’allai me retirer, quand il me rappela. « Ah ! me dit-il, j’oubliais quelque chose. Rends-moi le plan du rez-de-chaussée. » Quand il l’eut déployé devant moi il reprit, en posant le doigt sur la cellule qui portait le n° 5 : « Il y a dans cette cellule trois prisonniers, des hommes qui sont en possession d’un secret d’État et qui portent la peine de leur curiosité. La curiosité, en pareil cas, – il me regardait sévèrement tout en parlant, – est pire qu’un crime, aussi, pour la leur faire expier, leur a-t-on crevé les yeux et coupé la langue. Ils doivent recevoir leur nourriture par un guichet, pratiqué dans la muraille. M’as-tu compris, Gésius ? » Je fis signe que oui. – « C’est bien, continua-t-il, – rappelle-toi que la porte de leur cellule ne doit être ouverte sous aucun prétexte, – sous aucun prétexte, tu m’entends, personne ne doit en sortir, ni y entrer, pas même toi. » – Mais s’ils viennent à mourir ? lui dis-je. – « S’ils viennent à mourir, cette cellule leur servira de tombe. Ils ont été mis là afin d’y périr et que l’on n’entende plus parler d’eux. Cette cellule est infectée par la lèpre, comprends-tu ? » Sur ces dernières paroles il me congédia.

Gésius s’arrêta et tira des plis de ses vêtements trois rouleaux de parchemin, il en choisit un qu’il déploya devant le tribun, en disant :

– Voilà le plan du rez-de-chaussée, tel que je l’ai reçu de Gratien.

Toute la compagnie se pencha pour regarder le plan, qui indiquait cinq cellules ouvrant sur un corridor.

– Je voudrais t’adresser une question, ô tribun, dit Gésius au bout d’un moment.

Le tribun fit un geste d’assentiment et le geôlier reprit :

– N’étais-je pas en droit de croire ce plan exact ?

– Comment aurais-tu pu supposer autre chose ?

– Et cependant, tribun, il est faux !

Le chef fit une exclamation de surprise.

– Il est faux, répéta le geôlier, il indique seulement cinq cellules, tandis qu’il y en a six en réalité, voyez plutôt. – Et prenant une de ses tablettes, il y traça à la hâte quelques lignes qu’il plaça sous les yeux du tribun en disant :

– Tu vois qu’il se trouve une sixième cellule, derrière les cinq qui ouvrent sur le passage.

– Je le vois, en effet, dit le tribun après avoir examiné le dessin, tu as eu raison de m’en avertir, je ferai corriger ce plan, ou plutôt j’en ferai faire un nouveau que je te remettrai. Viens le chercher demain.

Le tribun, croyant la chose terminée, se levait, mais Gésius s’écria :

– Écoute-moi jusqu’au bout, ô tribun.

– Je t’entendrai demain, Gésius.

– Ce que j’ai à te dire ne souffre aucun délai.

Le tribun se rassit et le geôlier reprit humblement :

– Je ne te retiendrai pas longtemps, mais il importe que tu saches ce que j’ai découvert. J’ai visité toutes les cellules, ainsi qu’on me l’avait ordonné, en commençant par celles de l’étage supérieur. Jusqu’alors j’avais respecté les ordres du gouverneur, concernant la cellule V du rez-de-chaussée et j’ai fait passer par le guichet, pratiqué dans la muraille, de la nourriture et de l’eau, pour trois hommes. Hier je me suis disposé à ouvrir enfin cette cellule, curieux que j’étais de voir les misérables qui, contre toute attente, avait vécu si longtemps. La clef a refusé de tourner dans la serrure, j’ai poussé un peu la porte ; aussitôt elle a cédé sous ma main et elle est tombée en avant. Je suis entré dans la cellule où je n’ai trouvé qu’un seul homme, vieux, aveugle, muet et nu. Ses cheveux retombaient en épais matelas jusqu’à la hauteur de ses reins, sa peau ressemblait au parchemin que voici. Il étendait ses mains devant lui, ses ongles étaient longs et crochus, comme les griffes d’un oiseau de proie. Je lui ai demandé où était ses compagnons, il m’a fait un signe de dénégation. J’ai inspecté toute la cellule, le sol et les murs en sont parfaitement secs. Si trois hommes y ont jamais été enfermés et que deux d’entre eux y soient morts, j’aurais dû, immanquablement, retrouver au moins leurs os.

– Tu penses donc…

– Je pense, ô tribun, qu’il n’y a eu, pendant ces huit années, qu’un seul prisonnier dans cette cellule.

Le chef regarda fixement le geôlier.

– Prends garde, lui dit-il, ce que tu affirmes revient à prétendre que Gratien a menti.

– Il s’est peut-être trompé, murmura Gésius.

– Non, non, il disait vrai, s’écria le tribun avec chaleur, ne conviens-tu pas toi-même que tu as fourni de la nourriture et de l’eau en quantité suffisante pour trois hommes ?

Mais Gésius ne paraissait point décontenancé.

– Tu ne sais pas encore tout, tribun, reprit-il, quand je serai au bout de mon récit, tu penseras comme moi. J’ai fait mettre cet homme dans un bain, puis lorsqu’il a été rasé et vêtu convenablement, je l’ai conduit à la porte de la tour en lui disant qu’il était libre d’aller où il voudrait. Quant à ce qui adviendrait de lui, je m’en lavais les mains. Ce matin il est revenu à la porte et on me l’a amené. Il m’a fait comprendre, par ses signes, qu’il désirait retourner dans sa cellule et j’ai donné l’ordre de l’y conduire ; mais il s’est jeté à mes genoux, il embrassait mes pieds ; évidemment il insistait pour que j’allasse avec lui et c’est ce que j’ai fait. Le mystère qui enveloppait l’histoire de ces trois hommes me préoccupait et je désirais l’éclaircir. Je suis heureux, maintenant, d’avoir cédé à ses muettes instances.

 

Il régnait dans toute la salle un silence profond qu’interrompait seule la voix du geôlier.

– Lorsque nous fûmes rentrés dans la cellule, continua-il, le prisonnier m’a pris la main et m’a conduit devant une ouverture, semblable à celle qui se trouvait dans la muraille opposée et par laquelle j’avais coutume de lui passer sa nourriture. Bien qu’elle soit assez large pour que ton casque pût y passer, je ne l’avais pas remarquée hier en faisant ma revue. Il a placé son visage devant ce trou et, sans lâcher ma main, a poussé un cri semblable à celui d’une bête ; un son très affable lui a répondu. Très étonné je l’ai tiré de côté et j’ai crié : « Oh ! Ici ! » Au premier abord je n’ai pas reçu de réponse. J’ai crié encore et j’ai entendu ces paroles : « Béni sois-tu, ô Éternel ! » Juge de mon étonnement, ô tribun, la voix qui parlait était celle d’une femme ! – Qui es-tu ? ai-je aussitôt demandé. – « Une femme d’Israël, ensevelie ici avec sa fille ; venez promptement à notre secours, ou nous mourrons. » Je leur ai dit de prendre courage et je suis venu en toute hâte prendre tes ordres.

Le tribun se leva vivement.

– Tu avais raison, Gésius, dit-il, je le vois maintenant. Le plan et l’histoire des trois hommes n’étaient que mensonge. Il y a eu de meilleurs Romains que Gratien.

– Ah ! certes, il y en a eu, s’écria le geôlier.

– J’ai compris, d’après les gestes du prisonnier, qu’il a régulièrement fait passer à ces deux femmes une partie de sa nourriture et de l’eau qu’il recevait.

– C’est certain, répliqua le tribun, puis voyant l’intérêt peint sur le visage de ses amis, il ajouta, dans la pensée que des témoins pourraient ne pas lui être inutiles :

– Allons tous ensemble délivrer ces femmes.

– Il nous faudra percer la muraille, dit Gésius, qui paraissaient enchanté de la décision du tribun. J’ai bien trouvé la place où il y avait autrefois une porte, mais elle a été solidement murée avec des pierres et du mortier.

Au moment de sortir, le tribun se retourna encore pour dire à un de ses clercs : – Envoie des maçons après moi et qu’ils apportent leurs outils avec eux. Hâte-toi, mais garde le rapport, il faudra que je le fasse corriger avant de l’envoyer.

CHAPITRE XXXIII

– Une femme d’Israël, ensevelie ici avec sa fille. Hâtez-vous de venir nous délivrer, ou nous mourrons.

Enfin, enfin, quelqu’un avait découvert la mère de Ben-Hur et Tirzah, sa sœur.

Au matin de leur arrestation, huit ans auparavant, elles avaient été conduites à la Tour où Gratien se préparait à les faire disparaître. Il avait choisi la citadelle, parce qu’elle se trouvait placée sous ses ordres immédiats, et la cellule VI parce qu’elle pouvait facilement être dissimulée et surtout parce qu’il la savait infectée de lèpre. De cette manière il ne les mettait pas seulement en lieu sûr, il les exposait encore à une mort certaine. Il les y fit conduire de nuit par quelques esclaves, qui complétèrent leur sinistre mandat en murant la porte, après quoi ils furent séparés les uns des autres et envoyés assez loin de Jérusalem, pour que l’on entendît plus parler d’eux. Pour se soustraire à l’accusation possible d’avoir commis un double meurtre, et non puni des coupables, Gratien jugeait prudent de jeter ses victimes dans un cachot où une mort lente mais certaine les attendait. Afin de ne pas abréger cette existence misérable, il choisit un condamné que l’on avait préalablement rendu aveugle et muet, et le plaça dans l’unique cellule adjacente, pour qu’il leur fît passer leur nourriture. Jamais le pauvre hère ne pourrait raconter son histoire et rétablir son identité, ni celle de ses compagnons de captivité. C’est ainsi que le Romain suivait un plan, dû en grande partie à Messala, et destiné à le débarrasser de tous les obstacles qui auraient pu s’opposer à la confiscation des biens des Hur, ces biens dont jamais la moindre parcelle n’avait grossi le trésor impérial.

Le dernier soin de Gratien fut de renvoyer sommairement le vieux geôlier de la prison, parce qu’il aurait été impossible de lui cacher ce qui venait de se passer, vu sa connaissance de la disposition des cellules. Nommer Gésius à la place du gardien congédié, faire établir un nouveau plan et le lui confier, avec les instructions qu’il venait de raconter au tribun, avait été pour le procurateur l’affaire de quelques heures, après quoi il s’était dit, sans un remords, que personne n’entendrait plus parler des malheureuses, enfermées dans la cellule dont le nouveau geôlier ignorait l’existence.

Les deux femmes étaient assises près d’une étroite ouverture, creusée dans l’épaisse muraille, afin de laisser un peu d’air pénétrer dans la cellule. La lumière passant au travers de cette ouverture projetait sur elles un reflet blafard, qui leur donnait des airs de fantômes. Elles n’avaient ni vêtements, ni couvertures et se tenaient embrassées : si la richesse a des ailes, si le confort s’évanouit, si l’espoir s’éteint, l’amour demeure, et Dieu est amour. Le sol, à l’endroit où elles se trouvaient, était poli comme du marbre.

Combien d’heures, durant ces huit années, n’avaient-elles pas passées devant cette ouverture, nourrissant un vague espoir de délivrance, auprès de ce rayon de lumière qui, si mince fût-il, leur faisait l’effet d’un ami ! Lorsqu’elles commençaient à l’apercevoir, glissant lentement sur les pierres, elles savaient que c’était le matin ; quand il disparaissait, elles se disaient que le monde allait être plongé dans la nuit, qu’elle ne serait nulle part aussi longue et aussi profonde qu’autour d’elles. Le monde ! Leurs pensées y retournaient sans cesse. Elles se voyaient passant au travers de cette étroite ouverture comme au travers d’une porte royale et parcourant l’univers en demandant à chacun, l’une son fils, l’autre son frère. Elles employaient leurs interminables loisir à le chercher en esprit sur les mers et dans les îles ; aujourd’hui, se disaient-elles, il est dans telle ville, demain il sera dans telle autre. Elles le voyaient toujours fuyant d’un endroit à un autre, car elles étaient certaines que puisqu’elles vivaient pour l’attendre, lui vivait pour les retrouver. Combien souvent leurs pensées ne se croisèrent-elles pas, sans qu’ils s’en doutassent, à travers l’espace ! Il leur était doux de se répéter l’une et l’autre : « Tant qu’il vivra il ne nous oubliera pas ; tant qu’il se souviendra de nous, nous pouvons conserver de l’espoir ! » Et cela suffisait pour soutenir leurs forces au sein de la terrible épreuve à laquelle elles auraient peut-être succombé sans cela.

Il s’était opéré en elles un changement que ni les années, ni la captivité n’auraient suffi à produire. La mère était belle autrefois, et sa fille aussi : personne, même l’ami le plus tendre, n’aurait pu en dire autant à cette heure. Leurs cheveux étaient longs, emmêlés et extrêmement blancs ; tout leur aspect avait quelque chose de repoussant ; peut-être n’était-ce que l’effet de la lumière blafarde qui les éclairait, ou bien de la faim et de la soif commençant à les torturer depuis que le prisonnier qui les servait avait été emmené, c’est-à-dire depuis la veille.

Tirzah, serrée contre sa mère, gémissait à fendre le cœur.

– Sois tranquille, Tirzah, on viendra, Dieu est bon, nous n’avons pas cessé de penser à lui, ou de le prier, chaque fois que nous avons entendu retentir les trompettes là-bas, dans la direction du temple. Vois donc la lumière, elle vit encore, le soleil brille à son midi, il ne peut être guère que la septième heure. Quelqu’un viendra, sois-en sûre. Ayons la foi, Dieu est bon.

Ainsi parlait la mère, et ces simples paroles atteignirent leur but, bien que Tirzah, depuis que huit années avaient passé sur sa tête, ne fût plus une enfant.

– Je veux essayer d’être forte, mère, dit-elle. Tes souffrances doivent être aussi cuisantes que les miennes, et je désire tant vivre pour toi et pour mon frère ! Comme ma langue brûle et comme mes lèvres sont écorchées ! Je me demande où il est et si jamais il nous retrouvera.

Leur voix avait un son dur, guttural et métallique ; aucun de ceux auquel elle était autrefois familière ne l’aurait reconnue. La mère serra sa fille plus étroitement contre elle en disant :

– J’ai rêvé de lui, la nuit dernière, Tirzah. Je le voyais aussi clairement que je te vois, maintenant. Nous devons croire aux rêves, car tu sais que nos pères y croyaient, le Seigneur leur a si souvent parlé de cette manière. Je rêvais que nous étions dans le parvis des femmes, devant la porte appelée la Belle ; il y avait beaucoup de femmes avec nous, et il vint et se tint dans l’ombre de la porte, d’où il nous regardait toutes attentivement. Mon cœur battait à coups précipités, je savais qu’il nous cherchait ; je tendis mes bras vers lui et m’élançai en avant, en l’appelant. Il m’entendit et me vit, mais ne me reconnut pas et l’instant d’après il avait disparu.

– En serait-il ainsi, mère, si nous le rencontrions en réalité ? Sommes-nous donc si changées ?

– Peut-être, mais… La tête de la mère retomba sur sa poitrine et son visage se contracta douloureusement, cependant elle se remit et acheva sa phrase : – Mais nous pourrions nous faire connaître à lui.

Tirzah se remit à gémir en se tordait les mains.

– De l’eau, mère, de l’eau, quand ce ne serait qu’une goutte ?

La mère regardait autour d’elle d’un air désolé. Elle avait nommé Dieu si souvent, et si souvent elle avait promis la délivrance en son nom, que la répétition de ces paroles commençait à lui faire à elle-même l’effet d’une ironie. Il lui semblait qu’une ombre interceptait la lumière et que c’était celle de la mort, attendant pour pénétrer dans la cellule que sa foi l’eût abandonnée. Sans savoir ce qu’elle disait, et parce qu’elle sentait qu’elle devait parler coûte que coûte, elle murmura :

– Aie patience, Tirzah, ils viennent. Ils sont presque arrivés.

Au même moment il lui sembla qu’elle entendait du bruit dans la direction de la petite trappe, qui était le seul endroit par lequel elles pussent communiquer avec le monde extérieur. Et vraiment elle ne se trompait point, l’instant d’après le cri du condamné pénétrait dans la cellule. Tirzah l’entendit également et elles se levèrent, en se tenant toujours par la main.

– Bénis soit à jamais l’Éternel ! s’écria la mère avec la ferveur de sa foi renaissante.

– Oh ! ici ! entendirent-elles, qui êtes-vous ?

La voix qui leur parlait était une voix étrangère. Qu’importait ? Ces paroles étaient les premières et les seules que la veuve eût entendu prononcer, depuis huit ans, par quelqu’un d’autre que par Tirzah. Une révolution puissante s’opéra en elle, il lui semblait qu’elle venait de passer en un clin d’œil de la mort à la vie.

– Une femme d’Israël, ensevelie ici avec sa fille. Hâtez-vous de nous secourir ou nous mourrons.

– Prenez courage. Je vais revenir.

Les deux femmes sanglotaient tout haut. On les avait découvertes, le secours approchait. Leurs désirs s’envolaient bien loin, emportés sur les ailes de l’espoir. On allait les délivrer et leur rendre tout ce qu’elles avaient perdu, leur demeure, leur fortune, leur fils, leur frère ! La pâle lumière qui les enveloppait leur semblait glorieuse comme celle du jour à son midi, et oubliant la faim, la soif et la mort qui les menaçait, elles tombèrent à genoux et pleurèrent. Cette fois elles n’eurent pas longtemps à attendre, le tribun n’avait pas perdu du temps.

– Où êtes-vous ? cria-t-il dès qu’il fut arrivé près de la trappe.

– Ici ! répondit la mère en se levant.

Aussitôt elle entendit du bruit partir d’un autre point de la muraille. Le bruit de coups frappés contre les pierres avec de lourds instruments de fer. Elle ne parlait pas, mais elle écoutait, ainsi que Tirzah ; elles comprenaient toutes deux que l’on travaillait à frayer pour elles le chemin de la liberté. Ainsi écoutent les mineurs ensevelis dans les mines profondes, lorsqu’ils entendent l’écho répercuter le bruit des piques, les yeux fixés sur l’endroit d’où ils s’attendent à voir venir le jour.

 

Les bras de ceux qui travaillaient étaient vigoureux, leurs mains habiles, la meilleure volonté les animait. D’instant en instant les coups devenaient plus distincts, de temps à autre on entendait tomber une pierre ; la libération approchait. Elles commençaient à comprendre ce que les travailleurs disaient et puis, ô bonheur ! à travers un interstice elles virent briller la lumière rouge des torches.

– C’est lui, mère, c’est lui ! Il nous a trouvées, enfin ! s’écria Tirzah, emportée par l’impétuosité de son imagination.

Mais la mère répondit humblement :

– Dieu est bon !

Un bloc de pierre tomba dans l’intérieur de la cellule, suivi de toute une avalanche de débris et la porte s’ouvrit. Un homme couvert de mortier parut sur le seuil et s’y arrêta, en élevant une torche au-dessus de sa tête ; mais il se rangea de côté pour laisser passer le tribun le premier.

Le respect dû aux femmes n’est pas purement conventionnel, il est un hommage rendu à la délicatesse de leur nature. Le tribun s’arrêta en les voyant s’enfuir loin de lui, poussées non par la crainte, mais par la honte et aussi, hélas ! par quelque chose d’autre, et il entendit retentir dans le coin obscur où elles s’étaient réfugiées ces paroles, les plus tristes, les plus désespérées que puissent prononcer des lèvres humaines :

– Ne nous approche pas, – nous sommes des souillées, des souillées !

À la lueur vacillante de leurs torches, tous ces hommes se regardaient avec effroi.

– Souillées, souillées ! répéta encore comme un écho la même voix, avec un accent d’une tristesse déchirante. Ce cri ressemblait à celui d’un esprit s’enfuyant loin des portes du paradis, en jetant derrière lui un regard d’amer regret.

Et la pauvre veuve, au moment où elle accomplissait ainsi son devoir, réalisa tout à coup une chose terrible : c’est que cette liberté qu’elle avait demandée dans ses prières, dont elle avait rêvé, qui de loin lui apparaissait si radieuse, n’était qu’une dérision, comme ces fruits de la mer Morte, si beaux en apparence et qui tombent en poussière dans la main qui vient de les cueillir.

Hélas ! Tirzah et elle étaient lépreuses.

Ah ! qui dira ce que ce mot signifie !

« Quatre sortes de personnes peuvent être considérées comme mortes, dit le Talmud : les aveugles, les lépreux, les pauvres et ceux qui sont sans enfants. »

Être lépreux, cela revenait à être traité comme une personne morte, à être exclu des villes comme un cadavre, à ne plus pouvoir parler à ceux que l’on aimait le mieux, autrement qu’à distance, à ne demeurer qu’avec les lépreux. Être lépreux, c’était être privé de tous ses privilèges, perdre le droit de participer aux rites du culte ; n’avoir plus celui de porter autre chose que des vêtements déchirés ; c’était être condamné à se couvrir jusqu’à la lèvre de dessus et de crier toujours : « souillé, souillé. » Être lépreux, enfin, c’était à ne plus avoir d’autre demeure que les déserts et les tombeaux abandonnés et ressembler à des spectres matérialisés ; c’était devenir une vivante offense pour les autres, un tourment pour soi-même ; c’était craindre la mort et n’avoir, cependant, plus rien d’autre à espérer.

 

Un jour, – elle n’aurait su dire à quelle date ni en quelle année, car elle avait perdu la notion du temps dans l’enfer qu’elle habitait, – la mère s’était aperçue qu’elle avait sur la paume de la main une croûte sèche, une chose de minime importance, qu’elle essaya de faire disparaître en la lavant. Elle adhérait à la peau, d’une manière persistante, cependant elle ne s’en inquiéta guère, jusqu’au moment où Tirzah se plaignit d’en avoir aussi sur la main. Elles n’avaient à leur disposition que bien peu d’eau, mais de ce moment elles en burent le moins possible, afin de pouvoir en employer davantage à se nettoyer. Malgré leurs efforts toute la main fut bientôt attaquée ; chez l’une et chez l’autre, la peau se fendait, les ongles se détachaient de la chair. Elles n’éprouvaient pas de grandes douleurs, mais plutôt un malaise, sans cesse grandissant. Plus tard, leurs lèvres commencèrent à devenir sèches et à se coller contre leurs dents. Un jour la mère, qui luttait contre toutes les impuretés de leur cachot, prise du soupçon que l’ennemi s’emparait du visage de Tirzah, la conduisit devant le rayon de lumière qui filtrait à travers l’ouverture de la muraille et la regarda attentivement. Hélas ! ses craintes ne la trompaient point : les sourcils de la jeune fille étaient blancs comme la neige. Comment exprimer l’angoisse qui s’empara d’elle à cette vue. Elle restait là sans prononcer une parole, immobile, l’âme comme paralysée, incapable d’une autre pensée que de celle-ci : la lèpre, la lèpre !

Lorsqu’elle se reprit à réfléchir, ce ne fut pas à elle-même qu’elle songea, mais à sa fille, et sa tendresse se changea en un de ces héroïsmes dont seule une mère est capable. Elle ensevelit son effroyable secret au plus profond de son cœur ; bien qu’elle n’eût plus aucun espoir, elle redoubla de sollicitude envers Tirzah et s’ingénia à lui cacher la nature de leur mal, à lui persuader même qu’il n’avait aucune gravité. Elle s’efforçait de la distraire en inventant quelque jeu, en lui répétant d’anciennes histoires et en imaginant de nouvelles. Elle éprouvait un plaisir mélancolique à entendre Tirzah chanter, tandis que ses propres lèvres sèches et brûlantes murmuraient les psaumes du royal chantre de son peuple, ces psaumes, qui les calmaient, leur faisaient oublier un moment leur triste sort et leur rappelaient le souvenir du Dieu qui semblait les avoir complètement abandonnées.

Lentement, régulièrement, avec une inexorable persévérance, la maladie suivait son cours, blanchissant leurs têtes, faisant tomber en lambeaux leurs lèvres et leurs paupières, écaillant leur peau. Bientôt elle s’attaqua à leur gosier et leur voix devint dure et rauque, et à leurs jointures qui se durcissaient peu à peu sans qu’il y eût de remède, la mère ne l’ignorait pas ; le mal horrible gagnerait leurs poumons, leurs artères, leurs os. L’existence leur devenait toujours plus pénible et seule la mort, qui pouvait tarder bien des années encore, mettrait un jour un terme à cet excès de souffrance.

Le moment vint, moment longtemps redouté, où la mère, obéissant à ce qui lui paraissait un devoir, dut dire à Tirzah de quel nom s’appelait leur maladie, et toutes deux prièrent avec le désespoir de l’agonie, afin que la fin ne fût pas trop lente à venir.

Et cependant, si grande est la puissance de l’habitude, qu’avec le temps les deux affligées apprirent à parler avec calme de leur mal. Elles s’accoutumèrent à la hideuse transformation que subissait leur personne et reprirent quelque goût à l’existence. Un lien les rattachait encore à la terre, et oubliant leur isolement, elles soutenaient leur courage en rêvant à Ben-Hur et en parlant de lui. La mère promettait à la sœur qu’elle le reverrait, et celle-ci lui en réitérait, à son tour, l’assurance, et ni l’une ni l’autre ne doutait qu’il ne fût également heureux de les retrouver. Ce revoir improbable, incertain, mais auquel elles songeaient toujours, était le thème sur lequel elles se plaisaient à improviser sans cesse de nouvelles variations, l’espoir qui les excusait, à leurs propres yeux, de ne point encore être mortes.

Un instant, au moment où la lumière entrait dans la cellule, comme l’aurore de la liberté, la veuve avait tout oublié.

– Dieu est bon, criait-elle, mais cela n’avait pas duré, et quand le tribun s’était montré sur le seuil de la porte, le sentiment du devoir, s’emparant d’elle avec une force irrésistible, lui avait fait pousser, du coin où elle venait de se réfugier, ce cri désespéré :

– Souillées, souillées !

Ah ! quel effort l’accomplissement de ce devoir ne lui coûtait-il pas ! Mais aucune joie égoïste ne devait la rendre aveugle aux conséquences de sa libération, maintenant qu’elle y touchait enfin. Son ancienne vie heureuse ne pourrait plus jamais renaître. Si elle se rendait à la porte de la maison qu’elle avait appelée la sienne, ce serait pour s’y arrêter et crier :

– Souillées, souillées !

Elle devrait imposer silence à son cœur aimant, car jamais personne ne répondrait plus à ses protestations d’affection. Son fils lui-même, ce fils, objet de ses plus tendres pensées, devrait, s’il la rencontrait, demeurer à distance. S’il lui tendait les mains en criant : « Mère, mère ! » elle serait obligée par amour pour lui, de répondre : « Souillée, souillée ! » Et son autre enfant, devant laquelle elle étendait, faute d’autres voiles, les longues boucles de sa chevelure d’une blancheur surnaturelle, continuerait à être la seule compagne de sa vie dévastée. Et pourtant la vaillante femme poussait ce cri immémorial, seule salutation qu’il lui serait permis désormais d’adresser à ses semblables : « Souillées, souillées ! » Le tribun l’entendit avec un frémissement, mais ne recula pas.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

– Deux femmes mourant de faim et de soif ; mais n’approchez pas et ne touchez ni le sol, ni les murailles, nous sommes souillées, souillées !

– Raconte-moi ton histoire, femme. Dis-moi ton nom, quand, par qui et pourquoi tu as été enfermée ici.

– Il y avait autrefois, dans cette ville de Jérusalem, un prince Ben-Hur, l’ami de tous les Romains généreux et de César lui-même. Je suis sa veuve et voici sa fille. Comment pourrais-je te dire pourquoi nous avons été jetées dans ce cachot ? Je l’ignore moi-même, à moins que ce ne soit parce que nous étions riches. Gratien saurait te dire qui était notre ennemi et quand notre emprisonnement a commencé, moi, je ne le puis pas. Vois à quoi nous avons été réduites et aie pitié de nous !

L’air était empesté et la fumée des torches l’alourdissait encore, cependant le Romain fit signe à l’un des hommes qui l’accompagnaient de l’éclairer de plus près et se mit à écrire, mot à mot, la réponse de la prisonnière. Elle contenait tout à la fois, malgré sa brièveté, une histoire, une accusation et une prière. Aucune personne ordinaire n’aurait pu en faire une pareille et il ne pouvait que la croire et la plaindre.

– Tu seras délivrée, femme, lui dit-il en fermant ses tablettes. Je vais t’envoyer de quoi manger et boire.

– Et des vêtements, ainsi que de l’eau pour nous laver, nous t’en prions, ô généreux Romain !

– Il sera fait selon ton désir, répliqua-t-il.

– Dieu est bon, s’écria la veuve en sanglotant. Que sa paix demeure avec toi !

– Je ne vous reverrai plus, ajouta le tribun. Préparez-vous à sortir d’ici ; ce soir je vous ferai conduire à la porte de la tour et remettre en liberté. Vous connaissez la loi. Adieu.

Il adressa quelques paroles à ceux qui l’accompagnaient et disparut sous la porte. Peu d’instants plus tard, des esclaves apportèrent dans la cellule une grande cruche d’eau, un bassin et des linges, un plateau chargé de pain et de viande et quelques vêtements de femmes. Ils déposèrent tout cela par terre, à la portée des prisonnières, après quoi ils s’enfuirent en toute hâte.

Vers le milieu de la première veille, on les reconduisit à la porte et on les mit à la rue. Les Romains jugeaient que désormais elles ne les concernaient plus ; elles se retrouvaient encore une fois libres d’aller où bon leur semblait, dans la cité de leurs pères. Elles regardèrent les étoiles qui scintillaient gaîment, comme à l’époque lointaine où elles les contemplaient du haut de la terrasse de leur palais, puis elles se demandèrent :

– Où irons-nous maintenant, et que va-t-il advenir de nous ?

CHAPITRE XXXIV

Au moment où Gésius faisait sa déposition devant le tribun, dans la tour Antonia, un voyageur gravissait le versant oriental du mont des Oliviers. La route était raboteuse et poussiéreuse et la végétation brûlée tout à l’entour, car la sécheresse régnait en Judée en cette saison. Heureusement pour le voyageur, il avait la force que donne la jeunesse et portait des vêtements légers et flottants. Il avançait lentement, en regardant à droite et à gauche, non de l’air anxieux d’un homme qui n’est pas certain de la direction à suivre, mais comme quelqu’un qui aborde une vieille connaissance et lui dit : – Je suis heureux de me retrouver auprès de vous ; laissez-moi vous examiner afin que je voie si, oui ou non, vous êtes changé.

Plus il s’élevait sur le flanc de la montagne, plus la vue s’étendait ; il se retournait souvent pour considérer la vaste étendue de pays que bornaient à l’horizon les montagnes de Moab, mais bientôt il oublia sa fatigue et hâta le pas, pressé de jouir du spectacle qui se déroulerait devant lui lorsqu’il serait parvenu au sommet.

Ce voyageur était Ben-Hur et ce spectacle, la ville de Jérusalem, la sainte cité, telle qu’elle était au temps d’Hérode, c’est-à-dire encore merveilleusement belle.

Il s’assit sur une pierre, enleva le mouchoir blanc qui recouvrait sa tête et s’absorba dans la contemplation des lieux qui l’avaient vu naître. Il les revoyait avec une émotion poignante et avec des sentiments à la fois tristes et doux, mélangés de fierté et d’amertume. Il se rappelait les triomphes et les vicissitudes de son peuple, et toute son histoire, qui se confondait avec celle de Dieu. Cette ville, dont la magnificence le frappait, bien qu’il eût encore les yeux pleins des splendeurs de Rome, c’était ce peuple qui l’avait bâtie, mais hélas ! elle ne lui appartenait plus. Si l’on adorait encore dans ce temple, ce n’était qu’en vertu d’une autorisation donnée par des étrangers, et sur la colline où avait demeuré David s’élevait un vaste bureau de contributions en marbre, d’où les exacteurs ne cessaient de pressurer les élus du Seigneur, afin de leur faire payer tribut sur tribut. C’étaient là des choses qui auraient parlé également au cœur de tout Juif, tandis que Ben-Hur éprouvait encore à la vue de Jérusalem des sensations toutes personnelles, qui se rattachaient au souvenir de sa tragique histoire.

Le versant occidental du mont des Oliviers, moins brûlé que celui exposé au levant, étalait aux yeux du voyageur la verdure de ses vignes, de ses figuiers et de ses oliviers, qui descendait jusqu’au fond du lit desséché du Cédron, au-delà duquel s’élevait Morijah, entouré de la muraille blanche commencée par Salomon et achevée par Hérode. L’œil, après s’y être arrêté un moment, montait encore et passant par une succession de parvis en terrasses, soutenues par des colonnades en marbre blanc, arrivait à cette enceinte infiniment belle, majestueuse dans ses proportions et resplendissante d’or, le tabernacle, le lieu très saint. L’arche n’y était plus, mais Jéhovah s’y tenait toujours ; aucun Juif croyant ne doutait de sa présence personnelle dans ce temple, le plus beau qui ait jamais été bâti par la main des hommes.

Et les regards de Ben-Hur s’élevant toujours, par-dessus la toiture du temple, se fixaient sur le mont de Sion, dont le souvenir ne pouvait se séparer des rois, oints jadis par le Seigneur.

Il savait que là se trouvait la maison de Caïphe, la grande synagogue, le prétoire romain, et comment aurait-il pu, en reconnaissant la façade du palais d’Hérode, ne pas songer au Roi qui allait paraître, auquel il devait consacrer sa vie, dont il devait aplanir le sentier, duquel il rêvait de remplir les mains vides ? Son imagination, devançant les temps, l’emportait vers le jour où ce roi nouveau viendrait réclamer ce qui lui appartenait et prendrait possession de Moriah et de son temple, de Sion et de ses palais, de la tour Antonia, élevant sa masse sombre à la droite du temple et des millions d’Israélites qui s’assembleraient, des palmes à la main, pour chanter les louanges de Celui qui leur aurait conquis l’empire du monde.

Le soleil baissait. Son disque de flamme s’inclinait vers les montagnes qui bornait l’horizon, il embrasait le ciel au-dessus de la ville et dorait ses murailles et ses tours, puis tout à coup il disparut et des teintes plus douces qui succédaient à toute cette gloire ramenèrent Ben-Hur au souvenir de son foyer détruit.

Il oublia ses rêves ambitieux pour ne plus penser qu’au devoir qui l’amenait à Jérusalem, et son regard alla chercher le point précis du ciel au-dessous duquel devait se trouver la maison de ses pères, à supposer qu’elle ne fût pas encore tombée en ruines.

Peu de temps auparavant, alors qu’il commençait à étudier le désert, un messager était arrivé un soir chez Ilderim, apportant la nouvelle que Gratien venait d’être rappelé et que Pilate avait pris sa place.

Puisque Messala le croyait mort et ne pouvait plus lui nuire, et que Gratien était destitué, pourquoi Ben-Hur aurait-il différé de se mettre à la recherche de sa mère et de sa sœur ? Il n’avait rien à craindre maintenant. Il ne pouvait songer à parcourir la Judée, mais il lui serait aisé de se faire aider par d’autres, et s’il parvenait à retrouver celles dont il avait perdu les traces depuis si longtemps, Pilate n’aurait aucun motif de refuser leur libération ; elle serait, dans tous les cas, facile à obtenir à prix d’argent. Il les conduirait ensuite en lieu sûr et ayant alors l’esprit et la conscience en repos, il pourrait ensuite se consacrer entièrement au service du Roi.

Le cheik, lorsqu’il lui parla de son projet, l’assura de sa pleine approbation, et ils décidèrent que son départ aurait lieu immédiatement. Trois Arabes l’avaient accompagné jusqu’à Jéricho ; il les y avait laissé avec les chevaux pour continuer son chemin tout seul jusqu’à Jérusalem, où il devait retrouver Malluch. Il lui semblait prudent, en vue de l’avenir, de se cacher et de laisser ce dernier, en qui il avait toute confiance, se mettre en rapport, à sa place, avec les autorités romaines.

Son désir était de commencer par la tour Antonia. La tradition représentait la sombre citadelle comme bâtie au-dessus d’un labyrinthe de cachots et de cellules dont la pensée hantait les imaginations juives et dans lesquels, sans doute, on aurait pu faire disparaître des prisonniers, sans que personne sût ce qu’ils étaient devenus. D’ailleurs il lui semblait tout naturel de prendre comme point de départ de ses investigations l’endroit même où il avait perdu de vue celles dont il pleurait la perte, et il se rappelait que les gardes les avaient emmenées dans la direction de la tour. Si elles ne s’y trouvaient plus en ce moment, il n’en comptait pas moins recueillir là quelques renseignements, qui lui permettraient de suivre leurs traces et de découvrir leur retraite.

Il savait par Simonide qu’Amrah, sa nourrice égyptienne, vivait encore. Il se souvenait que la fidèle créature, au moment où les soldats voulaient s’emparer d’elle, était entrée en courant dans le palais où on l’avait murée, comme si elle faisait simplement partie du mobilier, Simonide avait toujours pris soin de l’approvisionner, et dès lors elle occupait l’immense maison que Gratien n’avait pu vendre à personne, bien qu’il l’eût offerte à tout venant. L’histoire de ses véritables propriétaires suffisait pour éloigner les acheteurs, et les gens du peuple ne passaient le long de ses murailles qu’en baissant la voix. On la disait hantée ; probablement on avait aperçu la silhouette d’Amrah sur le toit en terrasse, ou derrière une des fenêtres grillées. Certes aucun esprit n’aurait pu tenir plus fidèlement à la vieille demeure, et Ben-Hur pensait que s’il pouvait arriver à elle, elle pourrait lui fournir des informations qui lui seraient très utiles. D’ailleurs, le seul fait de la revoir dans le palais que ses souvenirs lui rendaient si cher, lui causerait un plaisir inférieur seulement à celui qu’il éprouverait le jour où il reverrait sa mère.

Avant toute autre chose, il voulait donc tenter de voir Amrah, aussi il se leva peu après le coucher du soleil et prit la route qui du sommet du mont des Oliviers descend vers le Cédron et pénétra dans la ville, après avoir longé le jardin de Gethsémané.

Il se faisait déjà tard lorsque Ben-Hur enfila une rue étroite et mal pavée, qui s’étendait dans la direction du sud. Des maisons basses, sombres, aux portes fermées, à l’aspect sépulcral s’élevaient des deux côtés. Le sentiment de son isolement, le peu de certitude qu’il avait de réussir dans ses projets, lui inspiraient une vague tristesse.

Ce fut le cœur très lourd qu’il arriva au bord de l’étang de Béthesda, dont l’eau réfléchissait le ciel d’un bleu d’acier et contre lequel il voyait se dessiner le sombre profil de la tour Antonia. Elle était si haute et paraissait si vaste, ses fondations semblaient si solides, qu’il se demandait par quel moyen il arriverait à délivrer sa mère, si c’était bien là qu’on l’avait ensevelie vivante. Il ne pouvait être question d’employer la force, l’énorme forteresse aurait pu se rire des attaques d’une armée entière. L’habileté le servirait mieux peut-être, mais les plus habiles échouent souvent dans leurs desseins, et Dieu, – le dernier recours des désespérés, – Dieu est parfois bien lent à agir.

Tourmenté par le doute et la crainte, il s’engagea dans la rue qui passait devant la façade de la citadelle. Son cœur le poussait irrésistiblement vers son ancienne demeure ; il voulait la revoir avant de se rendre à l’hôtellerie, où il comptait habiter pendant son séjour à Jérusalem.

L’antique et solennel salut que les rares passants lui adressaient n’avait jamais résonné avec plus de charme à ses oreilles. Il cheminait à la lumière argentée de la lune qui venait de se lever ; les tours du mont de Sion, éclairées par sa pâle clarté, attiraient ses regards.

Enfin il arriva devant la maison de son père et s’arrêta près de la porte du nord. On voyait encore les traces de la cire avec laquelle elle avait été scellée huit ans auparavant, et sur les lourds battants de chêne, on lisait toujours ces mots : Ceci est la propriété de l’Empereur.

Personne n’avait plus franchi cette porte depuis le jour affreux de sa séparation d’avec les siens. Allait-il essayer d’y frapper comme autrefois ? Il savait que ce serait inutile, mais la tentation était trop forte pour qu’il pût y résister. Amrah l’entendrait peut-être et viendrait regarder par une des fenêtres qui donnaient de ce côté. Il prit une pierre, monta sur la large marche qui conduisait à la porte et frappa trois coups. L’écho seul lui répondit. Il essaya de frapper plus fort, en s’arrêtant entre chaque coup pour écouter ; rien ne venait interrompre le silence profond dans lequel toute la maison restait plongée. Il redescendit dans la rue et inspecta toutes les fenêtres ; rien de vivant ne s’y montrait, le parapet du toit se dessinait clairement sur le ciel ; personne n’aurait pu se pencher par-dessus sans qu’il le vît et il ne voyait absolument rien.

Il fit le tour de la maison pour atteindre la porte du sud. Elle était aussi scellée et portait la fatale inscription, dont la douce splendeur de la lune d’août faisait clairement ressortir chaque lettre. À sa vue, il fut pris d’un accès de rage, mais tout ce qu’il put faire pour lui donner essor, ce fut d’arracher les clous qui maintenait le placard en place et de le lancer dans le fossé, après quoi il s’assit sur le perron de pierre, et pria que le nouveau Roi ne tardât pas à paraître. Peu à peu il se calma ; insensiblement il cédait à la fatigue causée par son long voyage et par la chaleur : sa tête se pencha jusque sur la pierre et il s’endormit.

En ce moment même, deux femmes descendaient la rue, venant de la tour Antonia ; elles approchaient du palais des Hur. Elles marchaient à pas furtifs et s’arrêtaient souvent pour écouter. À l’angle de cette massive construction, l’une d’elles dit à l’autre à demi-voix :

– C’est ici, Tirzah !

Tirzah, après avoir jeté un regard autour d’elle, prit la main de sa mère et s’appuya sur elle en pleurant.

– Continuons notre chemin, mon enfant, dit la mère en tremblant ; quand viendra le matin, on nous chassera de la ville et nous n’y reviendrons jamais.

Tirzah se laissa tomber sur les pierres de la rue.

– Ah ! murmurait-elle d’une voix entrecoupée par les sanglots, il me semblait que nous rentrions à la maison, j’oubliais que nous sommes des lépreux ! nous n’avons plus de maison, notre place est avec les morts !

Sa mère la releva avec tendresse en lui disant :

– Nous n’avons rien à craindre, viens, ma fille.

Qu’eussent-elles craint, en effet ? Rien qu’en étendant leurs mains vides devant elles, elles auraient fait reculer une légion.

Pareilles à deux fantômes, elles glissaient le long de la muraille, et quand elles arrivèrent devant la porte elles montèrent sur la pierre, sans se douter qu’elles auraient pu y trouver encore l’empreinte des pas de Ben-Hur et lurent l’inscription : Ceci est la propriété de l’Empereur.

– Tirzah, s’écria la mère avec un gémissement déchirant, le pauvre est mort. Il est mort.

– De qui parles-tu, mère ?

– De ton frère ! Ils lui ont tout pris, tout, même cette maison.

– Il est pauvre ! répéta Tirzah d’un air égaré. Il ne pourra jamais venir à notre secours. Que deviendrons-nous, mère ?

– Demain, demain, mon enfant, nous irons chercher une place au bord du chemin et nous demanderons l’aumône, comme le font les lépreux. Nous mendierons ou…

Tirzah se serra contre elle et murmura tout bas :

– Mieux vaut mourir, mère, mieux vaut mourir.

– Non, répondit la mère d’un ton ferme. L’Éternel a fixé notre heure, et nous croyons en lui. Attendons-nous à lui pour cela, comme pour le reste.

Elle prit la main de Tirzah et l’entraîna droit devant elle. Quand elles tournèrent l’angle méridional de la maison, elles s’arrêtèrent un instant, hésitant à s’exposer à la lumière de la lune qui éclairait toute la façade du palais et une partie de la rue ; puis la veuve, toujours courageuse, reprit son chemin, après avoir jeté un long regard sur les fenêtres de son ancienne demeure. Ceux qui les auraient rencontrées à cette heure tardive, où la ville était presque déserte, auraient pu lire sur leurs visages dévastés toute l’étendue de leur affliction, mais il eût été impossible de dire laquelle des deux était la mère ou la fille, elles semblaient être également vieilles, également décrépites.

– Quelqu’un est couché sur le perron, dit tout à coup la mère, c’est un homme, faisons un détour afin d’éviter de passer trop près de lui.

Elles prirent l’autre côté de la rue et avancèrent dans l’ombre, puis elles s’écartèrent en face de la porte.

– Il dort, Tirzah !

Cet homme, en effet, était parfaitement immobile.

– Reste ici, je veux essayer d’ouvrir la porte.

La veuve traversa de nouveau la rue et s’aventura jusqu’à toucher le guichet. Elle ne sut jamais s’il céda sous sa main, car au même moment l’homme couché à quelques pas d’elle soupira et se retourna, en rejetant en arrière le mouchoir qui recouvrait sa tête, de manière à permettre à la lune d’éclairer en plein son visage. Elle se pencha pour le regarder et tressaillit, elle se pencha encore plus bas et le contempla longuement, puis elle se leva, joignit les mains et tourna ses yeux vers le ciel, comme pour lui adresser un muet appel. L’instant d’après elle se précipitait vers Tirzah.

– Aussi vrai que l’Éternel est vivant, cet homme est mon fils et ton frère, dit-elle d’une voix étouffée.

– Mon frère ? Juda ?

– Viens, reprit sa mère toujours du même ton, en saisissant sa main, viens, nous le regarderons ensemble encore une fois, – rien qu’une fois – et puis, Seigneur, tu auras pitié de tes servantes !

Elles s’avancèrent vers le dormeur, aussi rapidement, silencieusement que deux fantômes et ne s’arrêtèrent que lorsque leur ombre tomba sur lui. Une de ses mains était étendue, la paume en dehors, sur la pierre. Tirzah tomba sur ses genoux tout à côté, elle l’aurait embrassé, si sa mère ne l’avait tirée en arrière.

– Non, non, quand il irait de ta vie ! Souillées, souillées ! murmurait-elle.

Tirzah se détourna avec autant d’horreur que si la lèpre avait posé son empreinte sur Ben-Hur lui-même. Il avait un visage d’une mâle beauté. Ses joues et son front étaient hâlés par le vent du désert, ses moustaches légères recouvraient des lèvres rouges entre lesquelles brillaient des dents blanches, et sa barbe soyeuse ne voilait pas entièrement les contours arrondis de son menton et de son cou. Comme sa mère le trouvait beau, comme elle aurait voulu le prendre dans ses bras, appuyer sa tête contre son sein et l’embrasser, comme aux jours de son heureuse enfance ! Mais elle puisait dans la profondeur même de son amour pour lui, la force de résister à ce désir. Quand il se serait agi pour elle de retrouver à ce prix sa santé, sa fortune, ou de sauver sa vie, elle n’aurait pas consenti à poser sur sa joue ses lèvres rongées par la lèpre ! Mais il fallait pourtant qu’elle le touchât, en cet instant où elle le retrouvait pour renoncer à lui à jamais. Elle s’agenouilla et rampant jusqu’à lui elle embrassa la semelle couverte de poussière de l’une de ses sandales ; elle l’embrassa à plusieurs reprises, en mettant toute son âme dans ses baisers.

Il fit un mouvement et ferma sa main. Elles se retirèrent en arrière et l’entendirent murmurer en rêve : – Mère ! Amrah ! Où est… – Un frisson de tendresse secouait Tirzah, et sa mère inclina son front dans la poussière de la rue, pour étouffer le bruit de ses sanglots. Elle se prenait à souhaiter qu’il s’éveillât et pourtant n’était-ce point assez que de savoir qu’il l’appelait, qu’il ne l’avait point oubliée, que dans son sommeil il pensait à elle !

Enfin elle se leva en faisant signe à Tirzah de la suivre. Après avoir jeté un dernier regard sur ce visage bien-aimé, comme pour le graver dans sa mémoire, elle se retira de l’autre côté de la rue, et à l’ombre d’une muraille, elles s’agenouillèrent de nouveau, le regardant de loin, attendant son réveil, afin de savoir au moins de quel côté il se rendait.

Tout à coup elles virent une autre femme paraître au coin du palais. De leur coin obscur elles distinguaient clairement ses contours. C’était une petite vieille courbée par l’âge, au teint basané, aux cheveux blancs, vêtue comme une servante et portant une corbeille de légumes. Elle s’arrêta à la vue de l’homme endormi sur les dalles tout près de la porte, puis elle reprit sa course, en prenant soin de ne pas l’éveiller. Quand elle l’eut contourné, elle vint à la porte, poussa, sans aucune peine apparente, le guichet de son côté et passa son bras à l’intérieur. Aussitôt une des planches du battant gauche s’ouvrit sans bruit. Elle fit passer son panier par cette ouverture et s’apprêtait à le suivre, quand la curiosité la poussa à revenir en arrière pour regarder l’étranger dont le visage était tourné de son côté.

De leur poste d’observation, les deux femmes entendirent la vieille servante pousser une exclamation. Elle frottait ses yeux comme si elle ne se fiait pas à leur témoignage, puis elle se pencha et enfin elle prit la main du dormeur dans les siennes et l’embrassa avec passion, comme les pauvres lépreuses auraient tant aimé le faire elles-mêmes. Éveillé par ce baiser, Ben-Hur retira instinctivement sa main et ses yeux rencontrèrent ceux de la vieille femme.

– Amrah ! Ô Amrah ! est-ce toi ? s’écria-t-il.

Incapable de répondre, elle jeta ses bras autour de son cou et se mit à pleurer de joie. Doucement il se dégagea et la força à relever la tête, puis il embrassa son pauvre visage noir et ridé, avec une joie à peine moins vive que celle dont elle faisait preuve.

– Dis-moi quelque chose de ma mère et de Tirzah, Amrah ! Parle, parle, je t’en supplie.

Pour toute réponse, Amrah se remit à pleurer.

– Tu les a vues, Amrah. Tu sais où elles sont. Dis-moi qu’elles sont là, à la maison.

Tirzah fit un mouvement, mais sa mère devinant son intention la retint par le bras en murmurant :

– N’y va pas ! Ne sommes-nous pas souillées, souillées !

Son amour était tyrannique. Quand bien même leurs deux cœurs se seraient brisés, elles n’auraient pas voulu qu’il devînt ce qu’elles étaient. Amrah pleurait toujours et Ben-Hur reprit en voyant qu’il y avait une ouverture dans la porte :

– Allais-tu rentrer ? Viens donc, j’irai avec toi, car ces Romains maudits ont menti, cette maison m’appartient toujours.

L’instant d’après ils avaient disparu, laissant les deux femmes que l’ombre avait dérobées à leur vue, seules en face de cette porte fermée, qui ne se rouvrirait jamais pour elles. Elles avaient fait leur devoir et donné à Ben-Hur, sans qu’il s’en doutât, une preuve suprême de leur amour. Au matin on les découvrit et on les chassa de la ville, en leur jetant des pierres : « Allez-vous-en ! Vous appartenez aux morts, allez vers les morts. » Et les deux malheureuses s’enfuirent, poursuivies par ces inexorables paroles.

CHAPITRE XXXV

Le surlendemain, dès le grand matin, Amrah descendit la vallée du Cédron jusqu’au puits d’Enrogel, près duquel elle s’assit sur une pierre. Un habitant de Jérusalem, s’il l’avait regardée, n’aurait pas manqué de dire qu’elle devait être la servante favorite d’une famille aisée. Elle avait avec elle une cruche vide et une corbeille, dont un linge blanc comme la neige recouvrait le contenu. Elle les déposa à côté d’elle, détacha le châle qui recouvrait sa tête et joignant ses mains sur ses genoux, elle se mit à regarder droit devant elle, dans la direction où les collines s’inclinaient abruptement vers le Champ du potier.

L’heure était si matinale que personne ne l’avait devancée ; bientôt pourtant, elle vit venir un homme qui portait une corde et un sceau de cuir. Il salua la petite femme au visage noir, fixa la corde au seau et attendit les pratiques. Ceux qui le préféraient pouvaient puiser l’eau eux-mêmes, lui le faisait par métier et, pour un prix fort minime, il remplissait la plus grosse cruche qu’une robuste matrone pût porter. Amrah ne disait mot et l’homme, voyant sa cruche, lui demanda au bout d’un moment si elle ne désirait pas qu’il la remplît.

– Pas encore, répondit-elle poliment, sur quoi il cessa de faire attention à elle.

Lorsque le soleil se leva au-dessus du mont des Oliviers, ses pratiques commencèrent à arriver et il eut bientôt assez à les contenter. Amrah, toujours immobile, ne perdait pas de vue un instant les collines.

La présence de Ben-Hur dans la vieille maison lui avait causé une joie inexprimable. Il avait essayé de la décider à se rendre dans une demeure moins désolée, mais elle avait refusé. Elle aurait voulu le voir reprendre possession de son ancienne chambre, restée absolument dans l’état où il l’avait laissée, mais il jugeait le risque d’être découvert trop grand ; par-dessus tout, il tenait à ne pas attirer l’attention. Il put seulement lui promettre de venir souvent la voir de nuit. Force lui fut de se contenter de cette promesse. Immédiatement elle avisa aux moyens d’assurer son confort et de rendre heureuses les heures qu’il passerait auprès d’elle. Incapable de se faire à l’idée qu’il n’était plus un enfant, elle résolût d’avoir toujours à lui offrir quelques-unes des friandises qu’il préférait autrefois. Dans la soirée qui suivit le retour de son maître, elle se rendit plus tôt que de coutume au marché, où elle entendit raconter, tandis qu’elle s’attardait à choisir le meilleur miel possible, une étrange histoire.

Le narrateur était un des hommes qui éclairaient le tribun au moment où il pénétrait dans la cellule murée de la tour Antonia, et il expliquait, avec force détails, comment ils avaient découvert les prisonnières, sans omettre leurs noms et le récit de la veuve elle-même.

Amrah l’écouta jusqu’au bout, avec l’émotion que seule pouvait éprouver une créature aussi dévouée. Elle termina ses achats et rentra au palais comme en rêve. Quel bonheur ne tenait-elle pas en réserve pour son garçon ! Elle avait retrouvé sa mère ! Elle se déchargea de son panier en pleurant et en riant tout à la fois, puis une pensée soudaine la frappa de stupeur. Cela le tuerait d’apprendre que sa mère et Tirzah étaient atteintes de la lèpre. Il s’en irait sur le mont du Mauvais-Conseil, pour les chercher dans les tombeaux infectés ; la maladie s’attacherait à lui et il partagerait leur affreux sort. Que fallait-il donc qu’elle fît ?

Elle réfléchit longtemps, puis elle prit une résolution que lui dictait son affection pour la famille de son maître.

Elle savait que les lépreux avaient coutume de quitter, vers le matin, les sépulcres qui leur offraient un asile et de descendre au puits d’En-Roguel, afin d’y chercher de l’eau pour la journée. Ils apportaient leurs cruches avec eux, les posaient sur le sol non loin du puits et se retiraient ensuite pour revenir les chercher lorsqu’on les avait remplies. Sa maîtresse et Tirzah y viendrait certainement aussi, car la loi était formelle et n’admettait pas de distinction : il n’y avait, parmi les lépreux, ni riches, ni pauvres.

Après avoir décidé de ne rien dire à Ben-Hur de l’histoire qu’elle venait d’apprendre, Amrah s’occupa à remplir son panier, puis à l’approche du jour elle prit une cruche et se glissa hors de la maison pour aller attendre les deux femmes.

Peu après le lever du soleil, les habitants de la colline commencèrent à paraître devant les portes de leurs tombeaux. Un peu plus tard on les vit s’avancer par groupes : jeunes enfants, femmes portant des cruches sur leurs épaules, hommes vieux et faibles, marchant péniblement à l’aide de bâtons et de béquilles. Les uns s’appuyaient sur les épaules des autres, les plus misérables étaient couchés comme des tas de haillons sur des litières. Cette communauté d’inexprimable souffrance était éclairée par un rayon de charité et d’amour, qui rendait la vie supportable et parfois même presque attrayante à ces pauvres victimes d’un mal sans espoir.

De sa place, près du puits, Amrah ne perdait pas de vue ce cortège de spectres. Plus d’une fois il lui sembla reconnaître celles qu’elle cherchait. Elle ne doutait pas qu’elles ne fussent dans la montagne et se disait qu’elles ne pourraient manquer de descendre et de s’approcher à leur tour, quand tous ceux qui demandaient de l’eau auraient été servis.

 

Il y avait près du pied de la montagne un tombeau dont la large ouverture avait plus d’une fois attiré l’attention d’Amrah. Une énorme pierre se trouvait près de la porte ; le soleil devait en éclairer l’intérieur pendant les heures les plus chaudes du jour et il semblait qu’aucune créature vivante ne pût habiter là. Pourtant, à sa grande stupéfaction, la patiente Égyptienne en vit enfin sortir deux femmes qui se soutenaient et se guidaient mutuellement. Elles avaient toutes deux les cheveux blancs et paraissaient également vieilles, mais leurs vêtements n’étaient pas déchirés et elles regardaient autour d’elles, comme si cet endroit eût été nouveau pour elles. Amrah crut même apercevoir qu’elles reculaient à la vue de la hideuse assemblée dont elles faisaient partie. Son cœur se mit à battre plus vite, elle ne les quittait pas des yeux.

Elles restèrent un moment devant la pierre, roulée devant la porte du sépulcre, puis lentement et d’un air craintif, elles se mirent en route pour gagner le puits. Quand elles n’en furent plus qu’à une petite distance, plusieurs voix s’élevèrent pour les maudire. L’homme qui puisait l’eau ramassa quelques cailloux pour les leur jeter, tandis que tous les lépreux groupés plus en arrière, sur le flanc de la colline, criaient : les souillés, les souillés !

« Sûrement, se dit Amrah, en voyant qu’elles continuaient leur chemin, sans comprendre la raison de la désapprobation que soulevait leur approche, sûrement ce sont des étrangères qui ne connaissent pas les usages auxquels les lépreux doivent se conformer. »

Elle se leva pour aller à leur rencontre, en emportant avec elle sa cruche et sa corbeille.

– Quelle folle, s’écria une des femmes debout près du puits, d’aller porter ainsi du pain à des mortes ! Et penser qu’elle est venue les attendre jusqu’ici au lieu de leur donner rendez-vous près de la porte de la ville !

Amrah s’inquiétait peu de tous ces commentaires, mais quand elle ne fut plus qu’à quelques pas des lépreuses, elle s’arrêta en se demandant si l’une de ces femmes pouvait bien être sa maîtresse qu’elle avait tant aimée, dont elle se plaisait souvent à baiser les mains dans l’élan de sa gratitude et dont la beauté était restée gravée dans sa mémoire. Et l’autre serait Tirzah, l’enfant dont elle avait calmé les pleurs et partagé les jeux, cette Tirzah, souriante et gracieuse, à la voix si douce, la joie de la maison ! Le cœur de l’Égyptienne se brisait à cette pensée. Cela ne se peut pas, se dit-elle, ce sont de vieilles femmes que je n’ai jamais vues, je vais m’en retourner. Elle allait repartir, quand une des lépreuses l’appela par son nom. Elle laissa tomber sa cruche et se retourna toute tremblante.

– Qui m’appelle ? demanda-t-elle.

– Amrah ! répéta la voix.

Ses yeux, démesurément ouverts, se fixèrent sur la personne qui venait de parler et elle cria :

– Qui êtes-vous ?

– Nous sommes celles que tu cherches.

Amrah tomba sur ses genoux au bord du chemin.

– Oh ! ma maîtresse, ma maîtresse ! Que ton Dieu, qui est devenu le mien, soit loué de ce qu’il m’a ramenée vers toi !

Et la pauvre créature continuait d’avancer en se traînant sur ses genoux.

– Arrête, Amrah ! N’approche pas de nous, souillées, souillées !

À ces paroles, Amrah courba son visage vers la terre en pleurant si haut qu’on l’entendit jusqu’aux puits. Tout à coup, elle se releva.

– Ô ma maîtresse, où est Tirzah ?

– Me voici, Amrah, ne veux-tu pas m’apporter un peu d’eau ?

Amrah repoussa les cheveux épars sur son visage et courut à son panier qu’elle découvrit. Tous ses instincts de servante se réveillaient.

– Voyez, disait-elle, voilà du pain et de la viande.

Elle aurait étendu une nappe sur le sol si sa maîtresse ne l’avait retenue.

– Ne fais pas cela, Amrah, lui dit-elle, ces gens là-bas te lapideraient et refuseraient de nous donner à boire. Laisse ton panier ici et va remplir ta cruche, puis nous emporterons le tout avec nous dans le tombeau. Pour aujourd’hui, tu nous auras rendu tous les services permis par la loi. Hâte-toi, Amrah !

Les gens sous les yeux desquels cette scène avait eu lieu, firent place à la servante et lui aidèrent même à remplir sa cruche, touchés qu’ils étaient de la douleur empreinte sur son visage.

– Qui sont-elles ? lui demanda une femme.

Amrah répondit humblement :

– Elles ont été bonnes pour moi, autrefois.

Elle plaça la cruche sur son épaule et, dans son désir de les servir, elle aurait oublié toute prudence, si le terrible cri d’avertissement ne l’avait forcée à poser l’eau auprès du panier et à reculer de quelques pas.

– Merci, Amrah, lui dit sa maîtresse en prenant possession de ces objets, tu as été très bonne pour nous.

– Ne puis-je plus rien faire ? demanda l’Égyptienne.

La main de la veuve était déjà posée sur l’anse de la cruche, car la soif la dévorait, mais elle leva la tête et oubliant de boire, elle s’écria :

– Je sais que Juda est revenu à la maison. Je l’ai vu, il y a deux nuits, dormant près de sa porte, je t’ai vue l’éveiller.

Amrah joignit les mains en poussant une exclamation d’étonnement.

– Maîtresse ! Tu l’as vu et tu n’es pas venue près de lui !

– C’eût été vouloir le tuer. Plus jamais je ne pourrais le serrer dans mes bras, plus jamais je l’embrasserai. Ô Amrah, Amrah, je sais que tu l’aimes !

– Oui, s’écria la fidèle servante qui s’agenouilla de nouveau en pleurant, je mourrai pour lui s’il le fallait !

– Prouve-le-moi, Amrah.

– Je suis prête à le faire.

– Alors ne lui dis jamais où nous sommes et que tu nous a vues. Je ne te demande que cela, Amrah.

– Mais il vous cherche. Il est venu de loin dans l’espoir de vous trouver.

– Il ne faut pas qu’il nous trouve, il ne faut pas qu’il devienne semblable à nous. Écoute-moi, Amrah. Tu continueras à nous servir, comme tu l’as fait aujourd’hui. Tu nous apporteras le peu dont nous avons besoin. Cela ne durera plus longtemps. Tu viendras ici chaque soir et chaque matin et – sa voix tremblait, son courage menaçait de l’abandonner – et tu nous parleras de lui. M’as-tu comprise ?

– Oh ! ce sera si dur de l’entendre parler de vous, de le voir continuer ses recherches, d’être témoin de son amour pour vous et de ne pouvoir lui dire : elles sont vivantes !

– Pourrais-tu lui dire que nous sommes bien, Amrah ?

La servante cacha sa tête dans ses bras.

– Tu ne le pourrais pas, continua sa maîtresse, aussi vaut-il mieux te taire entièrement. Nous t’attendrons tous les jours. Adieu !

– Le fardeau que tu m’imposes sera lourd à porter, maîtresse, balbutia Amrah.

– Combien plus dur ne serait-ce pas pour toi de le voir devenir ce que nous sommes ! répondit la mère en tendant le panier à Tirzah. Reviens ce soir, répéta-t-elle, en se chargeant de la cruche, après quoi elles regagnèrent le sépulcre abandonné.

Amrah attendit qu’elles eussent disparu à ses yeux, elle reprit ensuite tristement le chemin de la ville. Dès lors elle prit l’habitude de venir soir et matin à la même place et de veiller à ce que ses anciennes maîtresses ne manquassent de rien. Le tombeau, si pierreux et désolé fût-il, était moins triste que la cellule de la tour Antonia. Le soleil en dorait la porte, la nature étendait à l’entour ses splendeurs, et puis il est plus aisé d’attendre la mort avec confiance quand on découvre au-dessus de soi les profondeurs de la voûte des cieux.

CHAPITRE XXXVI

Au matin du premier jour du septième mois, le Tishri des Hébreux, qui correspond à notre mois d’octobre, Ben-Hur se leva de sa couche, dans l’hôtellerie qu’il habitait, mécontent du monde entier.

Il avait perdu peu de temps en consultations avec Malluch, lors de l’arrivée de celui-ci à Jérusalem, et le brave Israélite avait aussitôt commencé ses recherches, en s’adressant hardiment au tribun qui commandait dans la citadelle. Il lui raconta l’histoire des Hur et s’attacha à lui faire voir l’accident arrivé à Gracien comme dépourvu d’intention criminelle. Il ajouta que le but de son enquête était de s’assurer si l’un ou l’autre des membres de cette malheureuse famille était encore vivant, auquel cas il s’adresserait à César pour lui demander de les remettre en possession de leurs propriétés et de leurs droits civils. Il ne doutait pas qu’une pétition de ce genre n’aboutît à une enquête, ce que les amis des condamnés n’avaient aucune raison de redouter.

En réponse à cela, le tribun lui apprit, dans tous ses détails, la découverte qu’il avait faite peu de temps auparavant de deux femmes dans une des cellules de la tour, et lui fit lire ce qu’il avait écrit sous leur dictée ; il consentit même à lui en laisser prendre copie.

Malluch, au sortir de cette entrevue, retourna en toute hâte auprès de Ben-Hur. Cette terrible histoire plongea le jeune homme dans une douleur trop profonde pour s’exprimer par des larmes ou des cris passionnés. Il resta longtemps immobile, le visage contracté, le cœur serré comme dans un étau. De temps en temps, il murmurait, dans un accès de désespoir : « Lépreuses ! Combien de temps encore, combien de temps, ô Éternel ! » Puis, saisi tout à coup d’un accès de rage, d’un désir fou de vengeance, il éclata en malédictions et en menaces. Enfin il se leva, en disant :

– Il faut que j’aille les chercher. Elles sont peut-être mourantes.

– Où iras-tu pour cela ? lui demanda Malluch.

– Il n’y a qu’un seul endroit où elles aient pu se rendre.

Malluch essaya de le détourner de son projet, mais tout ce qu’il put obtenir, ce fut qu’il lui permît de l’accompagner. Ensemble ils se rendirent à la porte en face du mont du Mauvais Conseil où, de temps immémorial, les lépreux se tenaient pour mendier. Ils y passèrent toute la journée, distribuant des aumônes, s’informant des deux femmes, offrant une riche récompense à quiconque les ferait découvrir. De nombreux lépreux, tentés par l’appât du gain, se mirent à parcourir la cité des morts, éparse sur les flancs de la montagne et plus d’une fois ils arrivèrent devant le tombeau, situé non loin du puits, et questionnèrent les deux femmes qui l’occupaient, mais elles gardaient bien leur secret et les investigations des lépreux échouèrent. Enfin, au matin du premier jour du septième mois, Ben-Hur et Malluch apprirent que peu de temps auparavant deux femmes, atteintes de la lèpre, avaient été chassées de la ville à coups de pierres par les autorités. La confrontation des dates les amena à la conviction que les victimes ne pouvaient être que la veuve et la fille du prince Hur et les laissa plus perplexes que jamais au sujet de leur sort ultérieur.

– Ce n’était pas assez de les avoir rendues lépreuses, répétait Ben-Hur avec amertume, il fallait encore les chasser à coup de pierres de leur cité natale. Ma mère est morte, elle s’en est allée au désert pour y mourir. Tirzah aussi est morte et moi je suis tout seul. Ô Éternel, Dieu de mes pères, combien de temps cette Rome maudite subsistera-elle encore ?

Le cœur plein de colère, de désespoir et de désir de vengeance, il entra dans la cour de l’hôtellerie et la trouva pleine de gens arrivés pendant la nuit. Tout en déjeunant il prêta l’oreille à ce qui se disait autour de lui. Quelques hommes, presque tous jeunes, l’intéressèrent bientôt particulièrement. C’étaient de robustes compagnons, dont les allures trahissaient un tempérament actif et que leur dialecte faisait reconnaître pour des provinciaux. Il y avait dans leurs regards, dans leur manière de relever la tête, dans tout leur maintien, une vivacité qu’on ne trouvait pas au même degré chez les représentants des basses classes de Jérusalem et qui leur venait probablement du genre de vie qu’ils menaient dans leurs montagnes et surtout de la saine liberté dont ils y jouissaient. Il n’eut pas de peine à découvrir que c’étaient des Galiléens venus pour prendre part à la fête des Tabernacles, qui commençait ce jour-là. Cette découverte augmenta encore son intérêt pour eux, car c’était en Galilée qu’il espérait trouver le plus d’appui pour l’œuvre qu’il se préparait à entreprendre.

Pendant qu’il les observait, en songeant à la possibilité de lever une légion de ces simples et vigoureux montagnards et de faire d’eux des soldats capables de se mesurer avec des Romains, un homme parut dans la cour, le visage en feu, les yeux brillants d’excitation.

– Que faites-vous ici ? dit-il aux Galiléens. Les rabbis et les anciens quittent le temple pour se rendre auprès de Pilate, allons en hâte nous joindre à eux.

Ils se groupèrent en un clin d’œil autour de lui.

– Auprès de Pilate ! Pourquoi faire ?

– Ils ont découvert une conspiration. Le nouvel aqueduc de Pilate doit être payé avec l’argent du temple.

– Comment ! Avec le trésor sacré ?

Ils se répétaient cette question avec des voix indignées.

– C’est Corban – l’argent de Dieu. Qu’il en touche un sicle, s’il l’ose !

– Venez ! cria le messager. À l’heure qu’il est, le cortège doit avoir passé le pont. Toute la ville le suit. On pourrait avoir besoin de nous, hâtons-nous.

Tous ensemble ils jetèrent leurs robes loin d’eux, puis la tête nue, vêtus seulement de la tunique sans manches qu’ils portaient pour moissonner leurs champs, pour ramer sur le lac, pour garder leurs troupeaux, aux flancs des collines, ou cueillir les grappes mûres dans les vignes, sans souci du soleil, ils bouclèrent leurs ceintures en disant : Nous sommes prêts.

Alors Ben-Hur s’approcha d’eux.

– Hommes de Galilée, leur dit-il, je suis un fils de Juda. Voulez-vous m’accepter comme l’un des vôtres ?

– Il nous faudra peut-être combattre, répondirent-ils.

– Soyez sans crainte. Je ne serais pas le premier à m’enfuir.

Ils prirent la plaisanterie en bonne part, et le messager s’écria :

– Tu parais vigoureux, viens donc avec nous.

Ben-Hur se dépouilla de ses vêtements inutiles.

– Vous pensez donc être obligés de vous battre ? dit-il en serrant sa ceinture, – mais contre qui ?

– Contre les gardes.

– Des légionnaires ?

À qui d’autres les Romains pourraient-ils se fier ?

– Quelles armes avez-vous ?

Ils se regardèrent en silence.

– Nous ferons ce qui sera en notre pouvoir, continua-t-il, mais ne serait-il pas bon que nous nous choisissions un chef ? Les légionnaires en ont toujours un, ce qui leur permet d’agir avec ordre.

Les Galiléens fixèrent sur lui des regards étonnés ; évidemment ils n’avaient pas songé à cela.

– En tous les cas, restons le plus près possible les uns des autres, reprit-il. Et maintenant partons, je suis prêt.

Le caravansérail où ils se trouvaient était situé à l’une des extrémités de la ville, et pour rejoindre le cortège, ils avaient un long chemin à faire. Ils s’engagèrent dans des rues méritant à peine ce nom, tant elles étaient étroites et tortueuses. Lorsqu’ils arrivèrent sur le mont de Sion, devant le palais d’Hérode, que les Romains appelaient le prétoire, les anciens et les rabbis y étaient déjà entrés avec une grande suite, moins grande pourtant que la foule houleuse restée devant la porte près de laquelle un centurion et ses hommes montaient la garde. Le soleil dardait en plein ses rayons sur les casques et les boucliers des soldats, mais ils restaient à leur poste, également indifférents à la chaleur du jour et aux déclamations de la populace. Des citoyens allaient et venaient par la porte de bronze, grande ouverte.

– Que se passe-t-il ? demanda un des Galiléens à quelqu’un qui sortait du prétoire.

– Rien, lui répondit-on ; les rabbis demandent à voir Pilate, qui a refusé de sortir dans la cour pour leur parler. Ils lui ont fait dire qu’ils ne s’en iraient point qu’il ne les eût entendus. Ils attendent.

– Entrons, dit tranquillement Ben-Hur ; il comprenait mieux que ses compagnons qu’il ne s’agissait pas seulement d’un différend à régler entre les plaignants et le gouverneur, mais d’une question plus sérieuse, celle de savoir lequel des deux partis ferait triompher sa volonté.

Il y avait, dans la cour qui s’étendait au-delà de la porte, une rangée d’arbres sous lesquels on avait placé des bancs. Tous les passants juifs évitaient soigneusement l’ombre projetée par ces arbres sur le pavé, car, si étrange que cela puisse paraître, une ordonnance rabbinique, soi-disant fondée sur la loi, défendait que quoi que ce soit de vert fût planté dans les murs de Jérusalem. On prétendait que Salomon lui-même, désirant avoir un jardin pour son épouse égyptienne, avait été obligé de le placer à l’endroit où se rencontrent les vallées près d’En-Roguel.

On voyait briller, entre les troncs des arbres, la façade du palais. Ben-Hur et ses compagnons se dirigèrent vers une cour intérieure, à l’ouest de laquelle se trouvaient les appartements du gouverneur. Une multitude en démence l’avait déjà envahie ; tous les visages étaient tournés vers une porte fermée ; un détachement de légionnaires stationnait sous le portique. Les nouveaux venus ne purent parvenir à percer la foule et durent se contenter d’observer de loin ce qui se passait. Ils voyaient devant le portique les turbans élevés des rabbis, dont l’impatience se communiquait au peuple massé derrière eux. À chaque instant on entendait crier :

– Pilate, si tu es gouverneur, sors vers nous ! sors vers nous !

Un homme qui s’en allait, rouge de colère, dit, en passant près de Ben-Hur :

– Israël compte pour rien ici. Sur cette terre sacrée nous ne sommes que les chiens des Romains.

– Ne penses-tu pas qu’il finira par sortir ?

– Tu le crois ? Ne s’y est-il pas refusé par trois fois ?

– Que vont faire les rabbis ?

– Ce qu’ils ont fait à Césarée. Ils camperont ici, jusqu’à ce qu’il consente à les entendre.

– Il n’osera pas toucher au trésor, ne le crois-tu pas ? demanda un des Galiléens.

– Qui peut le savoir ? Un Romain n’a-t-il pas profané le lieu très saint ? Y-a-t-il quelque chose de sacré pour eux ?

Une heure passa, et bien que Pilate ne daignât pas leur répondre, les rabbis et la foule ne reculaient pas d’une semelle. Le milieu du jour arriva et une ondée, poussée par le vent d’ouest, passa sur cette multitude sans la calmer, au contraire, il était facile de s’assurer que l’exaspération allait croissant. Les cris de : sors vers nous ! étaient maintenant continuels et il s’y mêlait des variantes injurieuses. Ben-Hur, pendant tout ce temps, s’occupait à empêcher ses amis Galiléens de se disperser. Il pensait que le Romain avait de bonnes raisons pour se dérober aussi longtemps aux instances du peuple et comptait que celui-ci finirait par se livrer à des excès, qui lui serviraient d’excuse pour avoir recours à la violence.

Ce moment ne se fit plus attendre longtemps. Soudain on entendit un bruit de coups et, immédiatement après, des cris de rage et de douleur s’élevèrent de la foule. Les hommes vénérables, debout en face du portique, se retournèrent épouvantés. Les simples curieux, désireux de s’échapper, se portèrent tous à la fois en avant, d’autres cherchaient à les repousser au contraire vers le fond de la cour et il s’en suivit une terrible bagarre. Un millier de voix criaient à la fois, demandant ce qui arrivait, et personne ne pouvant répondre, la panique devint générale. Ben-Hur n’avait pas perdu son sang-froid.

– Peux-tu voir ce qui se passe là-bas ? demanda-t-il à un des Galiléens.

– Non.

– Attends, je vais te soulever.

Il saisit cet homme par le milieu du corps et l’éleva d’un vigoureux effort au-dessus des têtes de la foule.

– Je vois maintenant, s’écria le Galiléen. Il y a là, au milieu, quelques hommes armés de massues avec lesquelles ils frappent le peuple. Ils sont vêtus comme des Juifs, mais ce sont des Romains, des Romains déguisés, aussi vrai que l’Éternel est vivant ! L’un d’eux vient de terrasser un rabbi, un vieillard ; ils n’épargnent personne.

Ben-Hur reposa son fardeau à terre en s’écriant :

– Hommes de Galilée, c’est une ruse de Pilate, mais si vous m’obéissez, nous viendrons à bout de ces hommes et de ces massues.

– Nous t’obéirons, crièrent-ils tous ensemble.

– Retournons sous les arbres, et nous verrons qu’après tout Hérode a fait une bonne chose en les plantant, bien que ce fût illégal.

Ils coururent vers ces arbres, et en réunissant toutes leurs forces, ils parvinrent à les arracher. Comme ils retournaient ainsi armés vers l’angle du palais, ils rencontrèrent le peuple qui fuyait affolé du côté de la porte, tandis qu’au fond de la cour s’élevaient toujours des cris, des gémissements et des plaintes.

– La muraille, s’écria Ben-Hur, montons sur la muraille et laissons passer ce troupeau !

Ils escaladèrent le mur et le suivirent, en s’aidant des pieds et des mains, jusqu’au moment où ils eurent atteint la cour intérieure.

– Maintenant, dit Ben-Hur, dont l’autorité était tacitement reconnue, ne vous séparez pas et suivez-moi.

Il s’élança au milieu des assaillants, suivi de toute sa troupe, et bientôt Romains et Galiléens en vinrent aux mains. Ils combattaient à armes égales, mais la force surprenante de Ben-Hur, la longueur de ses bras, lui donnaient un avantage incontestable et les encouragements qu’il adressait à ses compagnons servaient en même temps à stimuler leur ardeur et à étonner ses ennemis. Bientôt il se fit dans les rangs des Romains un mouvement de recul ; un instant plus tard ils lâchaient prise et se réfugiaient sous le portique. Les Galiléens se préparaient à les suivre, quand Ben-Hur les arrêta.

– Restons ici, leur dit-il, je vois là-bas le centurion qui s’avance avec ses hommes ; ils ont des épées et des boucliers, nous ne saurions nous mesurer avec eux. Nous avons fait notre devoir ; retirons-nous pendant que nous le pouvons encore.

Ils obéirent, mais lentement, car il leur fallait fréquemment passer sur les corps de leurs compatriotes étendus sur le sol ; les uns poussaient des cris et des gémissements, les autres imploraient du secours, plusieurs étaient déjà morts ; il se trouvait aussi des Romains parmi eux et cela consolait les Galiléens. Le centurion les héla au moment où ils passaient sous la porte ; Ben-Hur se retourna en riant et lui cria dans sa propre langue :

– Si nous sommes des chiens d’Israélites, vous êtes des chacals, vous Romains. Ne crains rien, nous reviendrons.

Les Galiléens l’acclamèrent et ils continuaient leur chemin. Ils se trouvèrent, au-delà de la porte, en face d’une foule si nombreuse que Ben-Hur ne se souvenait pas d’en avoir jamais vu de pareille, pas même dans le cirque d’Antioche. Les terrasses des maisons, les rues, les pentes de la colline leur apparaissaient couvertes d’une multitude innombrable de personnes pleurant, priant, remplissant l’air de leurs imprécations. À peine la petite troupe avait-elle gagné la rue, que le centurion que Ben-Hur avait apostrophé le rejoignit.

– Arrête, insolent ! lui cria-t-il, es-tu Juif ou Romain ?

– Je suis un fils de Juda, né ici même. Que veux-tu ?

– Me battre avec toi.

– En combat singulier ?

– Comme tu voudras !

– Ô brave Romain ! s’écria Ben-Hur avec ironie, digne fils de Jupiter, ton Dieu bâtard, ne vois-tu pas que je suis sans armes ?

– Tu auras les miennes, répondit le centurion, et j’emprunterai celles d’un des gardes.

Ceux qui avaient entendu ce colloque firent silence, mais le bruit s’en était vite répandu bien loin à l’alentour, et Ben-Hur se disait que si après avoir battu un Romain à Antioche, aux yeux de l’extrême Orient, il pouvait en battre un autre à la vue de toute la population de Jérusalem, l’honneur qui en résulterait pour lui serait grandement profitable à la cause du nouveau roi. Il n’hésita pas à répondre au centurion :

– J’accepte. Prête-moi ton épée et ton bouclier.

– Ne veux-tu pas aussi le casque et le plastron ? demanda le Romain.

– Garde-les, il se pourrait qu’ils ne fussent pas faits pour moi.

Le centurion lui remit ses armes et s’en procura d’autres sans retard. Pendant ce temps, les soldats échelonnés près de la porte ne bougeaient pas, ils se contentaient de regarder ce qui allait se passer, comme s’il se fût agi d’une chose toute simple. Quant aux innombrables Juifs, ce ne fut qu’au moment où les deux combattants s’avancèrent l’un vers l’autre qu’ils se demandèrent : « Qui donc est celui-ci ? » et personne ne pouvait répondre à cette question.

La supériorité des soldats romains consistait en grande partie dans la manière particulière dont ils maniaient leurs courtes épées. Dans les combats ils ne s’en servaient jamais pour frapper ou tailler, mais ils la poussaient toujours en avant pour transpercer l’ennemi ; généralement ils visaient au visage. Ben-Hur, qui le savait, s’arrêta au dernier moment pour dire à son adversaire :

– Je t’ai dit que je suis un fils de Juda, mais je ne t’avais pas dit que j’ai appris à me battre en Romain, défends-toi.

En disant cela, il se trouva face à face avec son antagoniste. Un instant ils se regardèrent par-dessus le bord de leurs boucliers en bronze, puis le Romain se porta en avant, en feignant de viser les jambes de son adversaire. Le Juif para le coup en riant. Une botte dirigée vers sa figure suivit immédiatement, le Juif fit un pas de côté. Si prompt qu’eût été le mouvement du Romain, le sien l’avait été davantage ; rapide comme l’éclair, il glissa son bouclier sous le bras levé de l’ennemi ; encore un mouvement en avant, une conversion vers la gauche et tout le côté droit du centurion se trouva découvert : l’instant d’après il s’affaissait lourdement sur le sol et Ben-Hur restait vainqueur. Un pied posé sur le corps de son ennemi, il éleva son bouclier et salua, selon la coutume des gladiateurs, les soldats qui, debout près de la porte, conservaient leur imperturbable gravité.

Le peuple manifesta une joie frénétique en apprenant la victoire de son champion. Partout, sur les toits, aussi loin que se répandait la nouvelle, on agitait des châles, des mouchoirs. Si Ben-Hur y avait consenti, les Galiléens l’auraient porté en triomphe sur leurs épaules.

– Ton camarade est mort en soldat, dit-il en s’adressant à un officier qui venait de paraître sur le lieu du combat, je ne le dépouillerai pas. Je ne garde que son épée et son bouclier.

Après avoir ainsi parlé, il s’éloigna, suivi des Galiléens.

– Frères, leur dit-il au bout d’un moment, vous vous êtes bien conduits. Séparons-nous maintenant, de peur que l’on ne nous poursuive. Cette nuit venez me retrouver au caravansérail de Béthanie. J’ai à vous proposer une chose qui est d’un grand intérêt pour Israël.

– Qui es-tu ? lui demandèrent-ils.

– Un fils de Juda, répondit-il simplement ; viendrez-vous à Béthanie ?

– Nous y viendrons.

– Alors apportez avec vous cette épée et ce bouclier afin que je vous reconnaisse.

Il se fraya brusquement un passage au travers de la foule et disparut.

Sur les instances de Pilate, le peuple regagna ses demeures en emportant ses morts et ses blessés et en menant deuil sur eux, mais sa douleur était adoucie par la victoire du champion inconnu, dont chacun exaltait la bravoure. Son action héroïque avait ranimé le courage chancelant de la nation et jusque dans les parvis du temple, durant la fête, on entendait raconter de nouveau la vieille histoire des Macchabées et des centaines de voix murmuraient :

– Encore un peu de temps, frères, et Israël se relèvera. Attendons patiemment la délivrance de l’Éternel.

Les Galiléens rejoignirent Ben-Hur au caravansérail de Béthanie, où il leur avait donné rendez-vous et d’où il partit avec eux pour se rendre dans leur pays, où il ne tarda pas à devenir un personnage influent. Avant que l’hiver fût entièrement passé, il avait réussi à former trois légions organisées sur le modèle de celle des Romains. Il aurait pu aisément en doubler le nombre, car il vivait au milieu d’un peuple martial et brave, mais il fallait avant tout procéder avec prudence afin de ne pas éveiller les soupçons de Rome ou d’Hérode Antipas. Il se contentait donc, pour le moment, de ses trois légions et s’occupait activement de les exercer en vue de l’action. Pour cela il emmenait les officiers avec lui dans les champs de lave de la Trachonite et leur enseignait le maniement des armes, en particulier des javelots et de l’épée, et la manière de faire manœuvrer une légion, puis il les renvoyait chez eux, pour qu’ils enseignassent à leur tour les simples soldats. Ces exercices devinrent bientôt le passe-temps favori du peuple.

La tâche qu’il s’était ainsi imposée nécessitait beaucoup de patience, de zèle, de foi et de dévouement. Comme il travaillait ! Et avec quel oubli de lui-même ! Et cependant il aurait échoué sans Simonide qui lui fournissait des armes et de l’argent, et sans Ilderim qui veillait à sa sécurité et lui envoyait constamment des renforts ; surtout il aurait échoué sans l’esprit militaire des Galiléens.

Sous ce nom l’on comprenait les quatre tribus d’Aser, de Zabulon, d’Issachar et de Nephtali. Les Juifs nés en face du temple méprisaient ces frères du nord, mais le Talmud lui-même disait : « Les Galiléens aiment la gloire et les Juifs l’argent. » Haïssant Rome aussi ardemment qu’ils aimaient leur patrie, ils étaient dans chaque révolte les premiers à gagner le lieu du combat et les derniers à le quitter. Ils se rendaient à Jérusalem pour les grandes fêtes, marchant et campant comme une armée, mais ils n’en étaient pas moins animés de sentiments libéraux et même tolérants envers les païens. Ils étaient fiers des splendides cités élevées par Hérode, surtout de Sepporis et de Tibériade, et ils l’avaient loyalement aidé de leurs contributions.

Une histoire comme celle du roi dont Ben-Hur annonçait la prochaine venue, devait tout naturellement exercer un attrait sans pareil sur ce peuple brave, fier, doué d’une imagination puissante. Il leur eût suffi pour s’enrôler parmi ses partisans, de savoir qu’il briserait le joug de Rome, et lorsque Ben-Hur les assura qu’il dominerait sur toute la terre et qu’il serait plus grand que César et plus riche que Salomon, ils ne résistèrent plus à son appel et se vouèrent corps et âme à sa cause. Ils s’informèrent cependant de l’autorité sur laquelle il fondait sa croyance. Il leur répondit en citant les prophètes et en leur parlant de Balthasar, qui attendait à Antioche l’avènement du roi. Ils se déclarèrent satisfaits, tout cela leur paraissant être la réalisation de cette légende d’un Messie à venir, qu’ils aimaient depuis longtemps, et qui leur était presque aussi familière que le nom de l’Éternel lui-même.

Un soir que Ben-Hur était, avec quelques-uns de ses Galiléens, devant la caserne où ils avaient établi leurs quartiers dans la Trachonite, un Arabe, à cheval, lui remit une lettre. Il l’ouvrit précipitamment et la lut d’un trait :

« Jérusalem, le 4 du mois de Nisan.

« Un prophète vient de paraître que les gens disent être Élie. Il a passé des années au désert, à nos yeux il est un vrai prophète. Le sujet de ses discours est la venue d’un plus grand que lui. Il l’attend dès maintenant sur la rive orientale du Jourdain. J’ai été le voir et l’entendre : celui dont il parle est certainement le roi que tu attends. Viens et juges-en par toi-même. Non seulement tout Jérusalem va l’entendre, mais on vient de tant d’autres lieux que le désert où il habite est semblable au mont des Oliviers durant les derniers jours de la Pâque.

« MALLUCH. »

Le visage de Ben-Hur resplendissait de bonheur.

– Ces paroles, ô mes amis, s’écria-t-il, mettent un terme à notre attente. Le héraut du roi est apparu et proclame sa venue.

Quand ils eurent ouï le contenu de la lettre, eux aussi se réjouirent des nouvelles qu’elle renfermait.

– Préparez-vous maintenant à partir, continua Ben-Hur, et quand viendra le matin tournez vos visages vers vos demeures. Aussitôt que vous serez arrivés dans vos maisons, envoyez dire à tous ceux qui sont sous vos ordres de se tenir prêts à s’assembler, dès que je vous aurai fait parvenir l’ordre. Pour moi je vais m’assurer s’il est vrai que le roi paraîtra bientôt et je vous informerai de ce que j’aurai vu.

Il rentra dans la caverne et écrivit à Simonide et à Ilderim pour leur communiquer les nouvelles qu’il venait de recevoir et leur annoncer son départ pour Jérusalem, puis il chargea deux messagers de porter en toute hâte ces deux lettres à leur adresse. Quand les étoiles d’après lesquelles les voyageurs dirigent leur marche au désert brillèrent au firmament, il monta sur son cheval et partit avec un guide arabe pour se rendre au Jourdain, en suivant les traces des caravanes qui vont et viennent entre Rabbath-Ammon et Damas.

Le guide était sûr et Aldébaran léger à la course, aussi l’heure de minuit les trouva-t-elle hors des champs de lave et filant à toute vitesse vers le sud.

CHAPITRE XXXVII

Ben-Hur avait compté trouver vers le matin un endroit sûr où ils pourraient se reposer, mais à l’aube ils étaient encore en plein désert, aussi dut-il se résigner à continuer sa course, confiant en la parole du guide, qui lui promettait de l’amener bientôt dans un vallon abrité par de grands rochers où ils trouveraient une source, quelques mûriers et de l’herbe, en suffisance pour leurs chevaux. Il chevauchait en songeant aux grandes choses qui se préparaient et changeraient la face du monde, quand le guide attira son attention sur des étrangers qui venaient de paraître derrière eux dans le lointain. Tout autour d’eux s’étendait le désert de sable, sur lequel le soleil levant jetait une teinte jaune et où l’on eût en vain cherché la moindre tache verte. À leur gauche, mais à une grande distance encore, se profilait une ligne de montagnes basses, qui semblait interminable. Dans une étendue aussi désolée, un objet en mouvement ne pouvait longtemps échapper aux regards.

– C’est un chameau portant plusieurs personnes, dit bientôt le guide.

– Y en a-t-il d’autres derrière lui ?

– Il est seul… non, il y a encore un homme à cheval, le conducteur probablement.

Un peu plus tard, Ben-Hur put s’assurer que le chameau était blanc et exceptionnellement grand. Il ressemblait d’une manière étrange à celui qu’il avait vu amener Balthasar et Iras à la fontaine de Castalia. Il ne peut en exister deux pareils, se disait-il en ralentissant l’allure de son cheval. Bientôt il distingua clairement deux personnes assises dans le palanquin. Si c’était Balthasar et sa fille, se ferait-il connaître à eux ? Mais comment se seraient-ils trouvés ainsi, seuls dans le désert !

Pendant qu’il se posait ces questions, le chameau avançait rapidement. Déjà il entendait le tintement joyeux de ses clochettes ; un instant après, en quelques enjambées, l’animal avait rejoint les deux cavaliers, et Ben-Hur, en levant les yeux, rencontra le regard d’Iras qui se penchait en dehors du palanquin et le considérait d’un air étonné.

– Que la bénédiction du vrai Dieu soit avec toi ! dit Balthasar de sa voix tremblante ; si ma vue, obscurcie par l’âge, ne m’abuse pas, tu es ce fils de Hur qui était, il y a peu de temps, l’hôte du cheik Ilderim.

– Et tu es Balthasar, le sage Égyptien dont les discours concernant certains événements à venir sont la cause de ma présence en ce désert. Que fais-tu ici ?

– Celui qui est avec Dieu n’est jamais seul et Dieu est partout, répondit Balthasar, cependant il y a derrière nous une caravane qui va à Alexandrie et comme elle doit passer à Jérusalem, j’ai jugé bon de me joindre à elle pour me rendre à la sainte cité qui est le but de mon voyage. Ce matin, mécontents de la lenteur de sa marche, nous nous sommes aventurés à nous mettre seuls en route. Je ne crains pas les brigands, j’ai un sauf-conduit signé par le cheik Ilderim et Dieu nous protège contre les bêtes sauvages.

Ben-Hur s’inclina en disant :

– La signature du bon cheik est une sauvegarde, aussi loin que s’étend le désert, et le lion serait bien habile s’il rattrapait à la course ce roi des dromadaires.

– Cependant, s’écria Iras avec un sourire qui ne fut pas perdu pour le jeune homme, il ne serait pas fâché de voir rompre son jeûne, les rois eux-mêmes sont sujets à la faim. Si tu es, en effet, Ben-Hur, tu seras heureux, je n’en doute pas, de nous indiquer un sentier qui nous amène près d’une eau courante, au bord de laquelle nous pourrons prendre notre repas du matin.

– Belle Égyptienne, répondit Ben-Hur, si tu peux supporter encore un peu de temps la soif, nous arriverons à la fontaine qui fait l’objet de tes désirs ; son eau sera aussi douce et rafraîchissante que celle de la fameuse Castalia.

– Reçois la bénédiction des altérés, répliqua-t-elle : en échange je t’offrirai un morceau de pain trempé dans du beurre qui provient des gras pâturages de Damas.

– Une rare faveur ! Partons maintenant.

Ben-Hur prit les devants avec le guide, et bientôt ils s’engagèrent dans une gorge étroite et brûlée, au fond de laquelle coulait un mince filet d’eau bourbeuse. Ils le suivirent pendant un moment, pour déboucher tout à coup dans un frais vallon, qui fit à leurs yeux fatigués l’effet d’un paradis. Les parois de rochers qui l’entouraient étaient tapissées de plantes grimpantes. L’eau d’une source, tout près de laquelle croissait un groupe de mûriers, courait en filet d’argent entre d’énormes touffes d’herbes et de roseaux. Un grand palmier balançait, non loin des mûriers, sa silhouette élégante, et les fleurs épanouies de quelques lauriers roses mêlaient une note harmonieuse aux tons éclatants de toute cette verdure.

La source elle-même s’échappait d’une fissure du rocher, qu’une main soigneuse avait élargie et au-dessus de laquelle quelqu’un avait gravé, en caractères hébraïques, le nom de Dieu – un voyageur, sans doute, après avoir passé quelques jours dans cette oasis, avait voulu donner une forme durable à l’expression de sa reconnaissance.

Les cavaliers mirent pied à terre et l’Éthiopien, après avoir fait agenouiller le chameau, aida Balthasar et Iras à sortir du palanquin, après quoi le vieillard croisa ses mains sur sa poitrine et pria silencieusement, le visage tourné vers l’Orient. Iras ordonna à l’esclave de lui apporter une coupe de cristal, qu’il prit dans le palanquin, puis elle fit signe à Ben-Hur de la suivre près de la source. Il voulait puiser l’eau pour elle, mais elle s’y opposa, et après avoir rempli le gobelet elle le lui tendit, en disant :

– On assure dans mon pays, fils de Hur, qu’il vaut mieux être échanson d’un homme heureux que ministre d’un roi.

– Suis-je donc un homme heureux ? s’écria-t-il d’un ton surpris.

– Les dieux nous accordent le succès pour nous prouver qu’ils nous sont favorables. N’as-tu pas été vainqueur aux fêtes d’Antioche ? C’était un premier signe de leur faveur ; mais en voici un autre : dans un combat à l’épée tu as tué un Romain.

Il rougit violemment à la pensée qu’elle avait suivi sa carrière avec intérêt, puis tout à coup il se demanda comment elle avait eu connaissance de ce dernier événement. Il n’ignorait pas que le bruit de ce combat s’était répandu au loin, mais Malluch, Ilderim et Simonide savaient seuls le nom du vainqueur du Romain ? Auraient-ils donc fait de cette femme leur confidente ? Dans son trouble il restait silencieux, oubliant de lui rendre la coupe. Elle la lui prit des mains, la remplit de nouveau, et avant d’y tremper ses lèvres elle s’écria :

– Ô dieux de l’Égypte ? Je vous rends grâce de ce que vous m’avez fait découvrir un héros et de ce que la victime du palais d’Idernee n’était pas un être qui me fût cher !…

L’étonnement de Ben-Hur allait croissant. L’Égyptienne savait-elle donc tout ce qui le concernait ? Connaissait-elle la nature de ses relations avec Simonide ? Et le traité avec Ilderim ? Ne l’ignorait-elle pas davantage ? Évidemment quelqu’un devait avoir trahi ses secrets les plus importants et cela justement quand il se rendait à Jérusalem, où il serait si dangereux pour lui et ses associés qu’un ennemi en fût informé. Mais, était-elle une ennemie ? Il se posait encore cette question quand elle lui rendit la coupe qu’elle venait de vider d’un trait.

– N’aurais-tu pas aussi une parole aimable à m’adresser, fils de Hur ? lui dit-elle en riant.

Il prit la coupe et se baissa pour la remplir.

– Un fils d’Israël n’a pas de dieu auquel il puisse offrir des libations ; mais si j’étais un Égyptien, un Grec ou un Romain, voici ce que je dirais, s’écria-t-il en levant la coupe au-dessus de sa tête : « Ô dieux, je vous remercie d’avoir laissé au monde, malgré ses erreurs et ses souffrances, le charme de la beauté et de l’amour, et je bois à celle qui les représente le mieux, à Iras, la plus belle des filles du Nil ! »

Elle lui posa doucement une main sur l’épaule.

– Tu as péché contre la loi. Les dieux que tu viens d’invoquer sont des faux dieux. Qui m’empêchera de le dire aux rabbis ?

– Oh ! répondit-il en riant, ce serait une chose bien minime à rapporter, pour une personne qui en sait tant d’autres réellement importantes.

– Je ferai plus, – j’irai auprès de la petite Juive qui soigne les rosiers plantés sur la terrasse de la maison du plus riche marchand d’Antioche et je lui raconterai…

– Quoi donc ?

– Je lui raconterai les paroles que tu m’as adressées, sous ta coupe levée, en prenant à témoins des dieux étrangers !

Il semblait attendre qu’elle en dît d’avantage et restait silencieux. Il se représentait Esther debout à côté de son père, écoutant la lecture des lettres qu’il lui envoyait, ou les lisant elle-même. Il avait raconté à Simonide, en sa présence, l’affaire du palais d’Idernee. Elle et Iras se connaissaient ; l’Égyptienne était habile et rusée, Esther simple, affectueuse, et par conséquent facile à circonvenir. Simonide ne pouvait l’avoir trahi, Ilderim pas davantage ; indépendamment de leur parole donnée, ils avaient autant d’intérêt que lui-même à ne rien divulguer. Il n’accusait pas Esther, mais ne pouvait s’empêcher de la soupçonner d’avoir involontairement renseigné l’Égyptienne. Avant qu’il eût le temps de répondre à Iras, Balthasar parut près de la source.

– Nous sommes tes obligés, fils de Hur, dit-il de sa voix grave. Ce vallon délicieux, cette herbe, ces arbres, cette ombre nous invitent à nous y reposer. Cette eau rafraîchissante, dont chaque goutte étincelle comme un diamant, chante à mes oreilles les louanges du Dieu d’amour. Mais il ne me suffit pas de te remercier pour les jouissances que tu nous as procurées. Viens, je te prie, t’asseoir près de nous et goûter à notre pain.

– Permets avant tout que je te donne à boire, répondit Ben-Hur, en lui tendant la coupe pleine d’eau.

Un esclave leur apporta des linges pour essuyer leurs mains, puis, quand ils eurent terminé leurs ablutions, ils s’assirent, à la manière orientale, sous la tente qui, bien des années auparavant, avait abrité les trois mages au désert, et mangèrent de grand cœur les aliments tirés des bagages des Égyptiens.

– Lorsque nous avons failli te devancer, fils de Hur, ton visage semblait être tourné comme les nôtres, vers Jérusalem, dit Balthasar, à la fin du repas. Ne t’offense donc point si je te demande si tu t’y rends également.

– Oui, je vais à la sainte cité.

– Comme j’ai grand besoin d’éviter d’inutiles fatigues, je te demanderai encore s’il existe une route plus courte que celle qui passe par Rabbath-Ammon.

– Il y en a une plus mauvaise, mais plus courte, qui passe par Gerasa et Rabbath-Gilead ; c’est celle que je compte suivre moi-même.

– Je suis impatient d’arriver, dit Balthasar, ces derniers temps mon sommeil a été visité par des rêves, ou plutôt par un rêve, toujours le même. Une voix, – ce n’est qu’une voix – me crie : Hâte-toi, lève-toi ! Celui que tu as si longtemps attendu va paraître.

– Tu veux parler de celui qui doit être le roi des Juifs.

– De quel autre pourrait-il être question ?

– Tu n’as donc rien appris de nouveau à son sujet ?

– Rien, si ce n’est ce qu’en disait cette voix.

– Alors voici des nouvelles qui te réjouiront comme elles m’ont réjoui.

Ben-Hur prit dans sa ceinture la lettre de Malluch. D’une main tremblante l’Égyptien la déplia et la lut à haute voix, puis il s’écria avec émotion :

– Ta bonté envers moi a été grande, ô Dieu ! Accorde-moi, je te prie, la grâce de voir encore une fois le Sauveur et de l’adorer, et ton serviteur sera prêt à s’en aller en paix.

Les paroles, les manières, la personnalité étrange de celui qui venait de prononcer cette simple prière, produisirent sur Ben-Hur une impression profonde. Jamais Dieu ne lui avait paru si vivant, ni si près ; il lui semblait qu’il se trouvait en cet instant à leur côté, qu’il était un ami, un père, le père des gentils aussi bien que des Juifs, le père universel, auquel tous ses enfants pouvaient aller, sans qu’il fût besoin d’intermédiaires, de rabbis, de prêtres, ni de docteurs. La pensée qu’un Dieu semblable pourrait envoyer à la terre un Sauveur, au lieu d’un roi, se présenta à son esprit sous un jour tout nouveau ; il commençait à comprendre non seulement qu’un don pareil serait plus adapté aux besoins de l’humanité, mais encore qu’il serait plus conforme à la nature d’un Dieu pareil. Pourtant il ne put s’empêcher de dire :

– Penses-tu toujours, ô Balthasar, que celui qui va venir sera un Sauveur et non pas un roi ?

– Oui, répondit l’Égyptien, je n’ai pas changé d’opinion. Je vois qu’il y a encore la même différence entre nous. Tu te prépares à aller à la rencontre d’un roi et moi à celle du Sauveur des âmes. Mais levons-nous et reprenons notre route. Il me tarde de voir de mes yeux celui qui est l’objet constant de mes pensées. Si je vous presse ainsi, fils de Hur, et toi ma fille, que ce soit là mon excuse.

L’esclave, sur un signe du vieillard, replia la tente et la serra, avec les restes du repas, dans une caisse placée au fond du palanquin, pendant que l’Arabe allait chercher les chevaux qui paissaient en liberté auprès du ruisseau. Peu d’instants plus tard, ils revenaient sur leurs pas et longeaient de nouveau la gorge étroite, avec l’espoir de rejoindre la caravane.

Elle était très pittoresque, cette caravane, mais elle avançait lentement. Bientôt Balthasar et ses compagnons, perdant patience, décidèrent de continuer leur voyage sans plus s’inquiéter d’elle. Le soir les trouva campés dans le désert d’Abilène, près d’une source à côté de laquelle ils avaient dressé la tente de l’Égyptien. C’était la seconde veille de la nuit et Ben-Hur montait la garde, sa lance à la main, à un jet de pierre du chameau endormi ; il regardait les étoiles, quand une main se posa doucement sur son bras : Iras était devant lui.

– Je pensais que tu dormais, lui dit-il.

– Le sommeil est bon pour les vieillards et les petits enfants ; je suis sortie pour contempler mes amies, les étoiles du sud qui brillent en ce moment au-dessus du Nil. Confesse que tu t’es laissé surprendre ?

Il prit sa main dans la sienne, en disant :

– Cela est vrai, mais est-ce par l’ennemi ?

– Oh ! non. Être l’ennemi de quelqu’un, ce serait le haïr et la haine est une faiblesse qu’Isis ne laisserait pas approcher de moi : sache qu’elle a déposé un baiser sur mon cœur, lorsque j’étais encore au berceau.

– Tes discours ne ressemblent pas à ceux de ton père, ne partages-tu pas sa foi ?

– Je le ferais peut-être, répondit-elle avec un rire étrange, si j’avais vu les mêmes choses que lui. Je le ferai peut-être, lorsque je serai vieille comme lui. La jeunesse n’a pas besoin de religion, mais de poésie et de philosophie, et encore lui faut-il la poésie inspirée par le vin, la joie et l’amour, la philosophie excusant les folies qui ne durent qu’une saison. Le Dieu de mon père est trop terrible pour moi. Je ne l’ai pas rencontré dans les bocages de Daphné, et à Rome personne n’a entendu parler de lui. Mais j’ai un désir, fils de Hur.

– Un désir ! Où donc est celui qui voudrait te le refuser ?

– Si je te mettais à l’épreuve ?

– Nomme-le-moi donc, je te prie.

– Il est bien simple : je voudrais t’aider.

– Tu viens du pays des sphynx, ô Égyptienne, et tu en es un. Sois miséricordieuse et parle plus clairement. En quoi ai-je besoin d’aide et comment pourrais-tu m’en donner ?

Elle lui répondit en riant :

– Pourquoi les hommes refusent-ils d’admettre que les femmes ont l’esprit plus prompt qu’eux ? J’ai eu toute la journée ton visage sous les yeux et je n’ai eu qu’à t’observer pour voir que tu as un sujet de préoccupation ; pour comprendre sa nature, je n’ai eu qu’à me rappeler ce que tu disais à mon père. – Elle baissa la voix et s’approcha si près de lui qu’il sentait son souffle sur sa joue. – Fils de Hur, celui à la rencontre duquel tu vas ne doit-il pas être le roi des Juifs ?

Le cœur de Ben-Hur se mit à battre à coups précipités.

– Un roi des Juifs, comme Hérode, mais bien plus grand que lui, continua-t-elle.

Il détourna la tête, ses regards semblaient interroger les profondeurs du ciel, mais il se taisait toujours.

– J’ai eu une vision, dit-elle, si je te la raconte, me confieras-tu les tiennes ? Comment, tu ne me réponds pas ?

Elle se détourna comme pour s’en aller, mais il la retint par la main en s’écriant :

– Reste ! reste et parle encore !

– Ma vision, reprit-elle, la voici : Je voyais éclater une guerre immense, on se battait sur terre et sur mer, j’entendais le cliquetis des armes, on eût dit que César et Pompée, Octave et Antoine étaient revenus à la vie. Un nuage de poussière et de cendres enveloppa la terre et voilà, Rome n’était plus. La domination du monde fut rendue à l’Orient, une race de héros sortit du nuage et de grandes provinces furent fondées, qui attendaient leurs satrapes. Fils de Hur, pendant que la vision s’évanouissait, je me disais : À quoi ne pourra pas aspirer celui qui servira le roi le premier, et le plus fidèlement ?

Ben-Hur poussa une exclamation. Cette question, il se l’était posée plusieurs fois durant la journée.

– Tu trouveras le roi, dit-elle doucement en posant une de ses mains sur sa tête, qu’il inclinait vers elle. Tu iras vers lui et tu le serviras. Tu gagneras, à la pointe de ton épée, ses dons les plus précieux et son meilleur soldat sera mon héros.

Il releva la tête et vit son visage tout près du sien. Il n’y avait pas, en ce moment, dans toute l’étendue du ciel, quelque chose d’aussi brillant que ses yeux, malgré l’ombre qui s’étendait autour d’eux. Il la saisit dans ses bras et l’embrassa avec passion en s’écriant :

– Ô Égyptienne ! Si le roi a des couronnes à distribuer, l’une d’elles sera à moi. Je te l’apporterai et je la placerai sur ta tête, là où je viens de poser mes lèvres. Tu seras reine, – ma reine, – et il n’en sera point de plus belle que toi !

Elle se dégagea tout à coup de son étreinte et, sans répondre un mot, s’enfuit dans la direction de la tente.

CHAPITRE XXXVIII

Le troisième jour de son voyage, la petite compagnie fit halte vers midi, au bord du Jabok, en un endroit où une centaine d’hommes, presque tous originaires de Pérée, se reposaient avec leur bétail. À peine les nouveaux venus avaient-ils quitté leurs montures, que l’un d’eux vint leur offrir à boire. Pendant qu’ils le remerciaient, il regardait avec admiration le chameau de Balthasar.

– J’arrive du Jourdain où il y a, en ce moment, des voyageurs venus comme vous de pays éloignés, mes illustres amis, dit-il, mais aucun d’eux ne possède un dromadaire comparable à celui-ci. C’est un noble animal ! Me serait-il permis de m’informer de la race dont il est issu ?

Balthasar lui répondit, après quoi il ne songea plus qu’à se reposer, mais Ben-Hur, plus curieux, continua la conversation.

– À quel point de la rivière se trouvent tous ces étrangers ? demanda-t-il.

– À Béthabara.

– C’était jadis un gué très fréquenté, je ne comprends pas ce qui lui a procuré tout à coup tant de notoriété.

– Je vois, dit l’étranger, que tu n’as pas encore appris la bonne nouvelle.

– Quelle bonne nouvelle ?

– Un homme est apparu au désert, un homme très saint, dont la bouche est pleine de paroles étranges, qui font une profonde impression sur ceux qui les entendent. Il s’appelle Jean, le Nazaréen, fils de Zacharie ; il dit qu’il est le messager envoyé pour annoncer le Messie.

Iras elle-même prêtait une oreille attentive à ce que racontait cet homme.

– On dit que ce Jean a passé sa vie, depuis son enfance, dans une caverne près d’En-Gedi, continua-t-il, priant et menant une vie plus sévère encore que les Esséniens. Des foules vont l’entendre prêcher, j’y suis allé comme tout le monde.

– Tous ces hommes-là en viennent-ils ?

– La plupart d’entre eux s’y rendent, le petit nombre seul en reviennent.

– Que prêche donc cet homme ?

– Une doctrine que, de l’avis de tous, personne n’avait jamais enseignée en Israël. Il parle de repentance et de baptême. Les rabbis ne savent que penser de lui, nous n’en savons pas davantage. Quelques-uns lui ont demandé s’il est le Christ, d’autres, s’il est Élie ; à tous il répond : Je suis la voix de celui qui crie dans le désert : Aplanissez le chemin du Seigneur !

À ce moment, les compagnons de cet homme l’appelèrent et comme il se préparait à les quitter, Balthasar lui dit :

– Bon étranger ! Apprends-nous, je te prie, si nous trouverons encore le prédicateur à l’endroit où tu l’as laissé ?

– Oui, à Béthabara.

– Que serait ce Nazaréen si ce n’est le héraut de notre roi ? s’écria Ben-Hur s’adressant à Iras qu’il considérait déjà comme plus directement intéressée à la venue du mystérieux personnage que son vieux père.

Néanmoins, ce fut lui qui répondit, en se levant avec une vivacité dont personne ne l’aurait cru capable :

– Partons en toute hâte, je ne suis plus fatigué.

Ils campèrent pour la nuit à l’ouest de Ramoth de Galaad et ne s’attardèrent pas longtemps à causer.

– Il faudra nous lever de bonne heure, fils de Hur, dit le vieillard, le Sauveur pourrait arriver avant que nous fussions là pour le voir.

– Le roi ne peut être bien éloigné de son héraut, murmura Iras, et Ben-Hur lui répondit :

– Demain nous le verrons.

 

Le lendemain, à la troisième heure, les voyageurs, après avoir contourné le mont de Galaad, débouchèrent dans une steppe aride, à l’est de la rivière sacrée. En face d’eux ils apercevaient l’extrême limite de la plaine de Jéricho, qui se déroulait, ombragée par ses vieux palmiers, jusqu’au pied des collines de Juda.

– Réjouis-toi, excellent Balthasar, dit Ben-Hur, nous voici presque arrivés au gué de Béthabara.

L’Éthiopien excitait le chameau de la voix ; ils avançaient rapidement et bientôt ils distinguèrent des tentes, des animaux attachés tout auprès et une foule immense, groupée sur les deux rives du Jourdain. Évidemment le prédicateur parlait en ce moment, et dans leur désir de l’entendre, ils pressaient encore le pas de leurs montures, mais tout à coup ils remarquèrent que la multitude commençait à se disperser.

– Nous arrivons trop tard ! s’écria Balthasar en levant ses mains vers le ciel, avec un geste de désespoir.

– Restons ici, dit Ben-Hur, il se pourrait que le Nazaréen vînt de ce côté.

Chacun était trop préoccupé de ce qu’il venait d’entendre pour prendre garde aux nouveaux venus. Ceux-ci commençaient à perdre tout espoir de voir encore ce jour-là le prédicateur, quand ils aperçurent, se dirigeant de leur côté, un homme dont la singulière apparence absorba aussitôt leur attention.

Il y avait dans sa personne quelque chose de rude, de grossier, de sauvage même. Ses cheveux incultes retombaient sur son visage décharné et jusque sur ses épaules et son dos. Sa peau ressemblait à du parchemin, ses yeux brillaient comme la flamme. Son côté droit, aussi maigre et aussi brun que son visage, était découvert ; un vêtement en poil de chameau, retenu à la ceinture par une courroie en cuir non tanné, recouvrait le reste de son corps jusqu’aux genoux. Ses pieds étaient déchaussés, une gibecière pendait à sa ceinture et il s’appuyait en marchant sur un bâton noueux. Il avait des mouvements prompts et saccadés et rejetait à tout moment en arrière les cheveux rebelles qui persistaient à retomber sur ses yeux. Il regardait autour de lui comme s’il avait été à la recherche de quelqu’un. La belle Égyptienne considérait ce fils du désert avec étonnement, pour ne pas dire avec dégoût. Elle souleva un des rideaux du palanquin et appela Ben-Hur qui chevauchait à quelques pas d’elle.

– Est-ce là le héraut du roi ? lui dit-elle.

– C’est le Nazaréen, répondit-il sans lever les yeux.

À la vérité, il était lui-même plus que désappointé. Il avait pourtant souvent rencontré quelques-uns des ascètes qui habitaient En-Gedi et il connaissait bien leur costume, leur mépris de l’opinion du monde, et la fidélité avec laquelle ils observaient des vœux qui leur imposaient des tortures corporelles et les séparaient absolument du reste du genre humain. Cependant, bien que l’homme qui avait parlé du Nazaréen eût dit que celui-ci prétendait n’être qu’une voix criant dans le désert, Ben-Hur se faisait du roi qui devait venir une image trop brillante pour ne pas s’attendre à trouver dans son précurseur un être ayant une apparence divine et royale. Il ne put s’empêcher de comparer intérieurement cette sauvage figure avec les courtisans qui entouraient l’empereur à Rome, et honteux, décontenancé, il répéta : « C’est le Nazaréen ! »

Balthazar ne partageait point sa surprise ; il savait que les voies de Dieu ne ressemblent point à celles des hommes, d’ailleurs il avait vu le Sauveur dans une crèche et il était préparé d’avance à ce que la Révélation se manifestât d’une manière simple et sans aucun apparat. Il n’attendait pas un roi, lui, et les mains jointes, il murmurait tout bas une fervente prière.

Pendant qu’ils s’absorbaient ainsi dans la contemplation du prédicateur étrange, il y avait non loin d’eux un homme assis sur une pierre au bord de la rivière et qui paraissait plongé dans une profonde méditation. Il est probable que le sermon qu’il venait d’entendre faisait le sujet de ses pensées ; quoi qu’il en soit, il se leva tout à coup, quitta le rivage et s’avança à la rencontre du Nazaréen.

Quand celui-ci l’aperçut, il s’arrêta brusquement et fit signe à tous ceux qui l’entouraient d’écouter, puis il étendit sa main droite vers l’étranger sur lequel tous les yeux se fixèrent immédiatement. Il était d’une taille dépassant à peine la moyenne. Son maintien calme et digne, comme celui d’un homme dont les pensées s’occupent habituellement de sujets sérieux, s’harmonisait parfaitement avec son costume composé d’un long vêtement à manches et d’une robe de dessus appelée le talith. Il portait sur son bras le mouchoir destiné à couvrir sa tête. À l’exception de ce mouchoir rouge et du bord bleu de son talith, tous ses vêtements étaient faits de toile de lin jaunie par la poussière du chemin. La frange bleue et blanche que les rabbis devaient porter pour obéir à la loi, garnissait le bas de sa robe. Ses sandales étaient des plus simples, il n’avait pas de ceinture et ne tenait point de bâton à la main.

Balthasar, Iras et Ben-Hur ne s’arrêtèrent pas à considérer ces détails accessoires, mais son visage et le charme irrésistible de son expression les frappa singulièrement, ainsi que tous ceux qui les entouraient.

La lumière tombait en plein sur sa tête, couverte seulement de sa longue chevelure légèrement ondulée, partagée par le milieu et dont la chaude nuance brun doré prenait aux rayons du soleil des teintes rougeâtres. Il avait un front large et bas, des sourcils noirs et bien arqués, sous lesquels brillaient de grands yeux bleu foncé, dont le regard profond et tendre était encore adouci par des cils, longs comme le sont parfois ceux des enfants, mais bien rarement ceux des adultes. La finesse de ses narines et de sa bouche donnait à son pâle visage une ressemblance avec le type grec, mais sa longue barbe soyeuse qui tombait sur sa poitrine était bien celle d’un Juif. Un soldat aurait ri à l’idée de se mesurer avec lui, mais aucune femme n’aurait hésité à lui accorder sa confiance, et pas un enfant ne l’aurait rencontré sans mettre immédiatement sa petite main dans la sienne.

Son expression annonçait tout à la fois l’amour, la pitié, la souffrance d’une âme sainte condamnée à voir et à comprendre l’état de péché dans lequel étaient plongés ceux à côté desquels il passait. Il s’avançait toujours lentement vers les trois amis. Ben-Hur, monté sur son cheval fringant et la lance à la main, aurait certainement attiré en premier lieu les regards d’un roi ; cependant les yeux de cet homme ne se fixèrent pas sur lui, ni sur Iras, mais sur Balthasar, le vieillard incapable d’être utile à qui que ce fût.

Quand il se trouva tout près du Nazaréen, celui-ci, la main toujours étendue, s’écria à haute voix :

– Voici l’Agneau de Dieu, qui ôte les péchés du monde.

La plupart de ceux qui entendirent ces paroles demeurèrent frappés de stupeur, car elles dépassaient leur entendement, mais elles produisirent sur Balthasar l’effet d’un éblouissement. Il revoyait, une fois encore, le Rédempteur des hommes ! À la lumière de la foi qui lui avait acquis jadis un si grand privilège et que les années n’avaient pas ébranlée, il comprenait que celui qu’il voyait devant lui n’était autre que l’être idéal, dont il attendait depuis si longtemps la manifestation, et comme s’il avait voulu affermir la conviction du vieillard, le Nazaréen répéta :

– Voici l’Agneau de Dieu, qui ôte les péchés du monde.

Balthasar tomba à genoux ; pour lui, il n’avait pas besoin d’en entendre davantage, mais le Nazaréen continua en s’adressant à ceux qui l’entouraient plus immédiatement :

– C’est celui dont je disais : Il vient après moi un homme qui m’est préféré, car il est plus grand que moi. Et pour moi je ne le connaissais pas, mais je suis venu pour baptiser d’eau, afin qu’il soit manifesté à Israël. J’ai vu l’Esprit descendre du ciel comme une colombe, et il s’est arrêté sur lui. Pour moi, je ne le connaissais pas ; mais celui qui m’a envoyé baptiser d’eau m’avait dit : Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et s’arrêter, c’est celui qui baptise du Saint-Esprit. Et je l’ai vu, et j’ai rendu témoignage.

Il s’arrêta, puis, comme pour donner plus de solennité à sa parole, il tendit de nouveau la main vers l’étranger, debout à quelques pas de lui dans ses vêtements blancs et s’écria :

– J’ai rendu témoignage que c’est lui qui est le Fils de Dieu !

– Oui, c’est lui ! c’est lui ! s’écria Balthasar en levant vers le ciel ses yeux pleins de larmes. L’instant d’après il tombait évanoui.

Ben-Hur, pendant tout ce temps, n’avait cessé de considérer le visage de l’étranger avec des sentiments tout différents de ceux qui agitaient le vieil Égyptien. Il n’était point insensible à la pureté de ses traits, à son expression pensive et tendre, à son air d’humilité et de sainteté ; mais, trop préoccupé par une pensée unique pour pouvoir songer à autre chose, il ne cessait de se demander : Qui est cet homme ? Sera-t-il roi ou Messie ? Jamais apparition ne lui avait apparu moins royale ; bien plus, il lui semblait que ce serait commettre une profanation que de songer à associer cet être calme et doux à des idées de guerre et de conquête. Il commençait à penser que Balthasar devait avoir raison et que Simonide se trompait : cet homme ne pouvait être venu au monde pour relever le trône de Salomon : il n’avait ni la nature, ni le génie d’un Hérode.

Tout en faisant ces réflexions, il se disait qu’il avait déjà vu ce visage. Il interrogeait sa mémoire pour savoir où il l’avait rencontré et quand ce même regard d’affection et de pitié qu’il levait sur Balthasar s’était posé sur lui. Vaguement d’abord, puis toujours plus nettement, la scène qui s’était passée près du puits de Nazareth, quand les Romains l’emmenaient aux galères, se retraça devant ses yeux. Ces mains lui avaient porté secours, alors qu’il se sentait mourir, ce visage était bien celui qui, dès lors, ne s’était jamais effacé entièrement de son souvenir. Si grande était l’excitation que lui causa cette découverte, que le discours du prédicateur fut perdu pour lui ; il entendit seulement ses dernières paroles merveilleuses, qui n’ont cessé dès lors de retentir dans l’univers : C’est lui qui est le Fils de Dieu ! Ben-Hur s’élança à terre pour aller rendre hommage à son bienfaiteur, mais Iras lui cria :

– Viens à notre secours, fils de Hur, viens à notre secours, ou mon père va mourir.

Il s’arrêta, regarda derrière lui et se rendit en toute hâte à son appel. Elle lui jeta un gobelet, et laissant à l’esclave le soin de faire agenouiller le chameau, il courut le remplir à la rivière. Lorsqu’il revint, l’étranger avait disparu. Lentement Balthasar reprenait connaissance, – enfin, il étendit ses mains devant lui et murmura d’une voix faible :

– Où est-il ?

– Qui donc ? demanda Iras.

Il répondit, en joignant les mains avec extase :

– Lui – le Rédempteur, le Fils de Dieu, que j’ai revu encore une fois.

– Crois-tu vraiment que ce fût lui ? dit tout bas Iras.

– Nous vivons dans un temps plein de miracles, attendons avant de juger, répondit Ben-Hur, puis il s’écria en se tournant vers les curieux qui les entouraient :

– Qui est cet homme qui s’en va là-bas ?

L’un d’eux éclata de rire et répondit d’une voix moqueuse :

– C’est le fils d’un charpentier de Nazareth.

CHAPITRE XXXIX

– Esther ! Esther ! ordonne à mon serviteur de m’apporter de l’eau.

– Ne préférerais-tu pas du vin, mon père ?

– Dis-lui de m’apporter l’un et l’autre.

Ceci se passait dans le pavillon d’été, élevé sur le toit de l’antique palais des Hur, à Jérusalem. Esther se pencha au-dessus du parapet, appela un homme qui se tenait dans la cour, à portée de sa voix ; au même moment un autre serviteur paraissait sur le toit et la saluait respectueusement.

– Voici un message pour le maître, lui dit-il en tendant une lettre renfermée dans une enveloppe en toile, duement attachée et cachetée.

C’était le vingt et unième jour du mois de mars, près de trois ans après l’apparition du Christ à Béthabara.

Durant ce laps de temps, Malluch, agissant en lieu et place de Ben-Hur, qui ne pouvait plus supporter le délabrement où tombait la maison de son père, l’avait achetée de Pilate, après quoi il s’était occupé de la faire entièrement réparer. Il ne restait plus aucune trace des tragiques circonstances qui avaient fait le malheur de la famille Hur, l’ameublement dépassait encore l’ancien en richesse et en beauté. Un visiteur attentif aurait pu se convaincre, à chaque pas, que le goût du jeune propriétaire s’était formé durant ses années de séjour à la villa de Misène et à Rome. Ben-Hur toutefois n’avait pas ouvertement repris possession de sa demeure, jugeant que l’heure n’était pas encore venue, et n’avait pas davantage repris son vrai nom. Il passait son temps en Galilée, occupé à organiser ses légions, attendant patiemment que le signal de l’action fût donné par ce Jésus de Nazareth, qui devenait de plus en plus un mystère pour lui et qui le maintenait, par ses miracles, accomplis souvent devant ses yeux, dans un état perpétuel de doute et d’anxiété au sujet de sa personne et de sa mission. De temps à autre il se rendait à la sainte cité et passait quelques jours dans la maison de son père, mais toujours en qualité d’hôte et d’étranger.

Ces visites de Ben-Hur n’étaient point seulement un repos pour lui. Balthasar et Iras habitaient son palais, et si le charme de la seconde n’avait rien perdu à ses yeux de sa première fraîcheur, son père, quoique très affaibli physiquement, exerçait toujours sur son esprit une grande influence par ses discours, dans lesquels il ne cessait d’insister, avec une singulière puissance, sur la divinité de Celui dont ils attendaient l’avènement avec tant d’ardeur.

Quant à Simonide et à Esther, ils étaient arrivés d’Antioche depuis peu de jours, après un voyage d’autant plus pénible pour Simonide que sa litière était suspendue entre deux chameaux, qui ne marchaient pas toujours du même pas. Mais l’excellent homme oubliait les fatigues de la route pour ne songer qu’au bonheur de se retrouver dans son pays natal. Il passait avec délice des heures sous le toit du palais, assis dans un fauteuil exactement pareil à celui qu’il avait laissé sur la terrasse de l’entrepôt, d’où l’on dominait le cours de l’Oronte. À l’ombre du pavillon d’été, il se plongeait dans la contemplation des collines familières, au-dessus desquelles le soleil se levait et se couchait, comme aux jours de son enfance. Il se sentait ainsi plus près du ciel, et quand Esther se trouvait auprès de lui, il lui semblait plus facile de faire revivre l’image de cette autre Esther, sa femme, dont le souvenir lui devenait plus cher, à mesure que passaient les années. Cependant il ne négligeait pas ses affaires. Il en avait confié la direction à Samballat, et chaque jour des courriers lui apportaient des nouvelles de ce qui se passait dans ses comptoirs et transmettaient ses ordres à son représentant.

Le soleil donnait en plein sur Esther, qui traversait la terrasse d’un pas léger pour regagner le pavillon ; il éclairait sa taille souple, ses formes gracieuses, se traits réguliers, ses joues sur lesquelles s’épanouissaient les roses de la jeunesse. C’était une femme maintenant, une femme brillante d’intelligence, belle de cette beauté éthérée qui prend sa source dans la bonté du cœur et d’autant plus faite pour être aimée qu’aimer était toute sa vie. Elle regardait attentivement la lettre apportée par le messager ; une vive rougeur se répandit sur son visage quand elle reconnut le cachet de Ben-Hur. Elle hâta le pas afin de la remettre plus tôt à son père. Lui aussi examina le cachet avant de le briser, puis il ouvrit l’étui et lui tendit le rouleau.

– Lis-moi cette lettre, lui dit-il.

Il leva les yeux sur elle et l’expression troublée de sa fille se réfléchit aussitôt sur son propre visage.

– Je vois que tu sais de qui elle est, Esther.

– Oui… c’est… de… notre maître…

Elle parlait d’une voix entrecoupée, mais son regard exprimait une parfaite sincérité.

– Tu l’aimes toujours, Esther, dit-il doucement.

– Oui, répondit-elle.

– As-tu bien songé à ce que tu fais ?

– J’ai essayé de ne penser à lui que comme au maître auquel je dois obéissance, père. Cet effort ne m’a servi de rien.

– Tu es une bonne fille, comme l’était ta mère, murmura-t-il en tombant dans une rêverie dont elle le tira en déroulant la feuille de papyrus.

– Que l’Éternel me pardonne, mais… si grande est la puissance de l’argent que ton amour n’aurait peut-être point été donné en vain, si j’avais gardé la pleine possession de mes biens, comme j’aurais été en droit de le faire.

– C’eût été bien pire pour moi si tu avais agi ainsi, père, car j’aurais été indigne de rencontrer son regard et je ne pourrais plus être fière de toi. Ne te lirai-je pas cette lettre, maintenant ?

– Dans un moment. Laisse-moi auparavant te montrer, mon enfant, la situation telle qu’elle est. Peut-être qu’elle te paraîtra moins dure, si tu la considères avec moi. Il a déjà disposé de son amour, Esther.

– Je le sais, dit-elle d’une voix calme.

– L’Égyptienne l’a pris dans ses filets, continua-t-il. Elle est rusée comme ceux de son peuple et belle aussi, mais elle a encore cela de commun avec toute sa race, qu’elle n’a point de cœur. La fille qui méprise son père sera la honte de son mari.

– Est-elle capable d’une chose pareille ?

– Balthasar est un homme qui a obtenu de merveilleuses faveurs du Très-Haut, quoique Gentil ; sa foi fait sa gloire, – mais elle, elle s’en rit. Hier je l’ai entendue qui disait : « Les folies de la jeunesse sont excusables, mais chez les vieillards rien n’est respectable si ce n’est la sagesse, et lorsqu’elle les abandonne, ils devraient mourir. » Ce sont là de cruelles paroles, un Romain aurait tout aussi bien pu les prononcer. Je me les suis appliquées, car moi aussi je ne tarderai point à m’affaiblir comme son père. Mais toi, Esther, tu ne diras jamais en parlant de moi : « il vaudrait mieux qu’il fût mort. » Ta mère était une fille de Juda.

Elle se baissa pour l’embrasser : des larmes perlaient au bord de ses paupières et Simonide posa une de ses mains sur la tête de sa fille en murmurant :

– Tu es pour moi, mon enfant, ce que le Temple était pour Salomon. Quand il aura fait de l’Égyptienne sa femme, Esther, il pensera à toi avec un grand regret et beaucoup de tourment d’esprit, car il s’éveillera pour découvrir qu’elle ne l’a choisi que par ambition, Rome est le centre de tous ses rêves. Pour elle il est le fils d’Arrius, le duumvir, et non pas le fils d’Hur, prince de Jérusalem.

Esther ne cherchait pas à cacher l’effroi que ces paroles lui causaient.

– Sauve-le, père, il en est temps encore ! s’écria-t-elle d’un ton suppliant.

– On peut sauver un homme qui se noie, mais non point un homme qui aime !

– Cependant tu as de l’influence sur lui. Il est seul au monde, montre-lui le danger, dis-lui quelle femme elle est.

– Et quand je réussirais à le sauver d’elle, serait-ce pour te le donner ? Non, Esther, je suis un esclave comme mes pères, mais je ne pourrais pas lui dire : « Vois ma fille, elle est plus belle que l’Égyptienne et elle t’aime bien mieux ! » Ces paroles me brûleraient la langue. Les pierres même des collines que tu vois là-bas se retourneraient de honte, quand elles me verraient passer. Non, par les patriarches, Esther, j’aimerais mieux nous voir étendus tous les deux à côté de ta mère et dormant, comme elle, le dernier sommeil !

– Ce n’est pas ce que je voulais dire, père, s’écria Esther, devenue toute rouge. Je ne pensais qu’à lui, à son bonheur et non pas au mien. J’ai osé l’aimer, mais je resterai digne de son respect ; cela seul excusera ma folie. Maintenant laisse-moi lire enfin sa lettre.

– Oui, lis-la, ma fille.

Elle se hâta de commencer sa lecture, il lui tardait de terminer une conversation qui lui était pénible.

« Huitième jour du mois de Nizan, »

» Sur la route de Galilée à Jérusalem,

» Le Nazaréen s’est mis en route en même temps que moi. J’amène, sans qu’il le sache, une de mes légions. Une seconde suivra. La Pâque servira de prétexte à l’arrivée de tout ce peuple. Il ressort de toutes ses paroles que le moment est venu où les prophéties vont s’accomplir : notre attente va finir.

» Je t’écris en hâte. Que la paix soit avec toi, Simonide !

BEN-HUR. »

Esther tendit la lettre à son père, le cœur plein d’une amère déception. Ces lignes ne contenaient pas le moindre message pour elle, elle n’avait pas même part à la salutation, quand il aurait été si facile d’ajouter : « et avec ta fille. » Pour la première fois de sa vie elle comprit ce qu’est la jalousie.

– Il écrivait au huitième jour, Esther, dit Simonide, et c’est aujourd’hui ?

– Le neuvième.

– Ah ! ils peuvent être déjà à Béthanie.

– Et peut-être nous le verrons ce soir, ajouta-t-elle, oubliant tout à coup ses chagrins, dans la joie que lui causai cette perspective.

– Cela se pourrait ! C’est demain la fête des pains sans levain et il éprouvera peut-être le désir de la célébrer ici, ainsi que Jésus de Nazareth. Oui, oui, Esther, il se peut que nous les voyions tous les deux.

En ce moment le domestique apporta du vin et de l’eau, et presque en même temps Iras parut sur le seuil du pavillon. Jamais la jeune Juive n’avait trouvé l’Égyptienne si belle. Ses vêtements de gaze l’entouraient comme un nuage, et les lourds bijoux, si chers à son peuple, dont ses bras étaient chargés, étincelaient au soleil. La joie éclatait sur son visage, elle marchait du pas délibéré d’une personne sûre d’elle-même. Instinctivement, Esther se serra contre son père. Iras salua d’abord Simonide, puis elle fit un signe de tête à la fille du marchand et lui dit gaîment :

– Un homme qui possède les richesses de ton père et dont les flottes sillonnent les mers ne saurait s’intéresser aux choses qui nous amusent, nous autres femmes. Allons donc causer un peu plus loin, afin que le bruit de nos voix ne vienne pas le troubler.

Elles traversèrent la terrasse et allèrent s’appuyer sur le parapet, à la même place où, bien des années auparavant, Ben-Hur détachait la brique qui avait frappé Gratien à la tête.

– Tu n’as pas été à Rome ? commença Iras, en jouant avec un de ses bracelets.

– Non, dit Esther, avec sa simplicité habituelle.

– Ne désires-tu pas y aller ?

– Non.

– Ah ! quelle vie tu as menée jusqu’ici !

Sa voix exprimait une pitié profonde ; l’instant d’après elle éclatait de rire, d’un rire si bruyant qu’on aurait pu l’entendre de la rue, et s’écriait :

– Ma belle innocente, les petits oiseaux encore privés de leurs plumes, nichés sur la grande statue, là-bas dans les sables de Memphis, en savent à peu près autant que toi.

À la vue de la confusion d’Esther, elle reprit d’un ton confidentiel :

– Ne t’offense pas de ce que je viens de dire, je ne faisais que plaisanter. Embrasse-moi et laisse-moi te dire quelque chose que je ne voudrais confier à personne d’autre. Sais-tu que le roi va arriver ?

Esther soutint sans se troubler le regard perçant de l’Égyptienne ; le sien n’exprimait que la surprise.

– Je veux parler de celui dont nos pères se sont tant occupés et pour lequel Ben-Hur travaille et peine depuis longtemps, continua Iras en baissant la voix. Jésus de Nazareth sera ici demain et Ben-Hur ce soir même.

Esther changea de couleur et baissa les yeux ; cela lui épargna la vue du sourire de triomphe qui passa comme un éclair sur le visage de l’Égyptienne. Elle tira un pli de sa ceinture et l’agita devant les yeux de la fille de Simonide. Un bruit de pas montait de la rue. Iras, en l’entendant, s’interrompit brusquement et se pencha au-dessus du parapet, puis elle leva ses mains et les joignit avec un cri de joie.

– Bénie soit Isis, c’est lui, Ben-Hur lui-même ! il paraît au moment où je parlais de lui, si ce n’est pas là un heureux présage, il n’y a pas de dieux. Mets tes bras autour de mon cou, Esther, et embrasse-moi.

La Juive redressa la tête. Ses joues étaient brûlantes, dans ses yeux brillait quelque chose qui ressemblait davantage à de la colère que tout ce que sa douce nature avait éprouvé jusqu’alors. Elle avait été mise à une rude épreuve ; l’homme qu’elle aimait oubliait jusqu’à son existence, fallait-il encore que sa rivale vînt lui montrer sa lettre et l’accabler du récit de ses succès ?

– L’aimes-tu vraiment ? demanda-t-elle. Ne serait-ce pas plutôt Rome que tu aimes ?

L’Égyptienne recula d’un pas, puis elle inclina sa tête altière vers celle qui venait de lui adresser cette question, et, au lieu de lui répondre, elle lui en posa une autre :

– Qu’est-il pour toi, fille de Simonide ?

– Il est mon… mais les lèvres d’Esther se refusaient à prononcer le mot qui aurait trahi sa condition ; elle hésita, pâlit et murmura enfin : « Il est l’ami de mon père ».

– Pas autre chose ? s’écria Iras d’un ton plus léger. Ah ! garde tes baisers, qu’en ai-je besoin maintenant ? Je connais quelqu’un qui ne me refusera pas les siens, et je vais à sa rencontre.

Esther la vit disparaître dans l’escalier, puis elle cacha sa figure dans ses mains et se prit à pleurer. Ses larmes tombaient, brûlantes, entre ses doigts, et comme pour les rendre plus amères, tout au fond de son cœur une voix répétait les paroles de son père : « Ton amour n’aurait peut-être pas été donné en vain, si j’avais gardé la pleine possession de mes biens, comme j’aurais été en droit de le faire. »

Les étoiles brillaient déjà au-dessus de la ville et des montagnes quand elle eut recouvré assez de calme pour retourner prendre auprès de Simonide sa place accoutumée.

CHAPITRE XL

Une heure plus tard, Balthasar et Simonide, qu’Esther accompagnait, se rencontrèrent dans la salle du palais. Ils avaient à peine échangé quelques paroles que Ben-Hur et Iras paraissaient ensemble sur le seuil de la porte.

Le premier s’avança d’abord vers Balthasar et le salua, puis il se tourna vers Simonide, mais à la vue d’Esther il s’arrêta, évidemment surpris. Depuis qu’il n’avait pas revu la jeune fille, il avait subi bien des influences diverses, celle des événements, celle aussi plus directe d’Iras ; il avait laissé l’ambition s’emparer de lui, et cette passion, dominant un peu sa vie, avait balayé devant elle une grande partie des sentiments auxquels il obéissait autrefois.

Et maintenant qu’il revoyait Esther dans le plein épanouissement de sa beauté, une voix s’éveillait en lui pour lui rappeler ses vœux, ses devoirs non accomplis, et lui faire reprendre possession de tout ce qu’il y avait de meilleur en lui. Il se remit bientôt de son étonnement et s’avança vers elle en disant :

– Que la paix soit avec toi, Esther, et avec toi, Simonide, toutes les bénédictions de l’Éternel, quand ce ne serait que parce que tu as été un père pour celui qui en était privé.

Esther l’écoutait les yeux baissés et Simonide reprit :

– Sois le bienvenu dans la maison de ton père, fils de Hur. Assieds-toi maintenant et parle-nous de tes voyages, de ton œuvre et du mystérieux Nazaréen. Dis-nous ce qu’il est. Si tu ne te sentais pas à l’aise ici, qui donc le serait ? Assieds-toi, je te prie, entre nous deux, afin que nous puissions tous t’entendre.

– Je suis venu, en effet, pour vous parler de lui, commença Ben-Hur. Je viens de le suivre pendant bien des jours, et je l’ai observé avec toute l’attention qu’un homme doit accorder à quelqu’un qu’il a attendu avec tant d’anxiété. Je l’ai vu dans les circonstances les plus propres à mettre un homme à l’épreuve et à le forcer à se montrer tel qu’il est. Je suis certain maintenant que, s’il est un homme comme nous, il est en même temps quelque chose de plus.

– En quoi consiste ce quelque chose de plus ? demanda Simonide.

– Je vais vous le dire.

Il s’interrompit en entendant quelqu’un entrer et se leva avec un cri de plaisir.

– Amrah ! ma chère vieille Amrah !

Elle se précipita vers lui ; si grande était la joie empreinte sur son visage que ceux qui assistaient à cette scène oubliaient combien ce pauvre visage était noir et ridé. Elle s’agenouilla devant lui, entoura ses genoux de ses bras, et fit pleuvoir ses baisers sur ses mains. Quand elle se fut un peu calmée, il repoussa les mèches de cheveux qui retombaient sur son front et l’embrassa à son tour.

– Bonne Amrah, disait-il, n’as-tu rien appris d’elles, ne t’ont-elles pas donné le moindre signe de vie ?

Elle éclata en sanglots, qui lui semblaient être la plus éloquente des réponses.

– Que la volonté de Dieu soit faite ! murmura-t-il d’un ton solennel.

Ceux qui l’entouraient comprirent qu’il avait perdu tout espoir de retrouver sa mère et sa sœur. Ses yeux étaient pleins de larmes, mais il se détourna afin qu’on ne pût les voir. Lorsqu’il fut redevenu maître de lui, il reprit sa place en disant :

– Viens t’asseoir ici, près de moi, Amrah. Tu ne veux pas ? Alors, reste là, à mes pieds, car j’ai à parler à mes amis d’un homme extraordinaire qui est apparu en ce monde.

Au lieu de lui obéir, elle se retira au fond de la chambre, puis elle s’accroupit par terre, le dos appuyé contre la muraille, et croisa ses mains autour de ses genoux, ne demandant pas autre chose, à ce qu’ils pensaient tous, que de pouvoir contempler son jeune maître de loin. Alors Ben-Hur s’inclina devant les deux vieillards et reprit :

– Je craindrais de répondre à la question concernant le Nazaréen, avant de vous avoir raconté quelques-unes des choses que je lui ai vu faire, d’autant plus, mes amis, que demain il arrivera ici et se rendra dans le temple, qu’il appelle la maison de son père, où l’on prétend qu’il se proclamera lui-même. Ainsi nous saurons demain, avec tout Israël, si c’est toi, Balthasar, qui as eu raison, ou toi, Simonide.

Balthasar serrait nerveusement ses mains l’une contre l’autre et demanda d’une voix tremblante :

– Où donc pourrais-je aller, afin de le voir ?

– La foule sera très grande ; le mieux sera, je crois, que vous vous rendiez tous sur le toit d’un des portiques – disons sur celui de Salomon.

– Pourras-tu nous accompagner ?

– Non, dit Ben-Hur, mes amis auront besoin de moi, peut-être, dans le cortège.

– Le cortège ! s’écria Simonide, voyage-t-il donc avec une si grande escorte ?

– Il amène douze hommes avec lui, des pêcheurs, des laboureurs, un publicain, tous gens appartenant aux classes les plus humbles : ils vont à pied, sans se soucier du vent, du froid, de la pluie ou du soleil. En les voyant s’arrêter au bord du chemin, à la tombée de la nuit, pour rompre leur pain, puis se coucher pour dormir, je songeais à une compagnie de bergers retournant auprès de leurs troupeaux après avoir été au marché, et non pas à des nobles ou à des rois. Seulement quand il soulevait les coins de son mouchoir pour regarder l’un ou l’autre d’entre eux, ou pour secouer la poussière de sa tête, je me rappelais qu’il est leur maître aussi bien que leur compagnon et qu’il n’est pas moins leur supérieur que leur ami. Vous êtes des hommes intelligents, vous savez que nous sommes sujets à nous laisser dominer par certains motifs et que c’est presque une loi de notre nature que nous consacrions notre vie à la poursuite de certains objets ; si donc vous estimez que par cette loi-là nous pouvons apprendre à nous connaître nous-mêmes, que penserez-vous d’un homme qui pourrait s’enrichir en changeant en or les pierres qu’il foule sous ses pieds et qui, néanmoins, reste pauvre par choix ?

– Les Grecs l’appelleraient un philosophe, fit observer Iras.

– Non, ma fille, dit Balthasar, aucun philosophe n’eut jamais une semblable puissance.

– Comment sais-tu que cet homme la possède ?

– Je l’ai vu changer de l’eau en vin, répondit vivement Ben-Hur.

– C’est étrange, dit Simonide, mais le fait que pouvant être riche il préfère vivre comme un pauvre, me paraît bien plus étrange encore.

– Il ne possède rien, il n’envie rien à personne. Il a pitié des riches. Que diriez-vous donc si vous voyiez un homme, multiplier cinq pains et deux poissons, tellement qu’après que cinq mille personnes ont été nourries, il en reste assez pour remplir plusieurs corbeilles ? J’ai vu le Nazaréen faire cela.

– Tu l’as vu ? s’écria Simonide.

– J’ai même mangé de ce pain et de ces poissons. Mais ce n’est pas tout. Que diriez-vous d’un homme qui possède en lui-même la puissance de guérir à un tel degré, que les malades n’ont qu’à toucher le bord de son vêtement ou à crier à lui de loin ? J’ai aussi été témoin de cela, non pas une fois seulement, mais bien des fois. Comme nous sortions de Jéricho, deux aveugles, assis au bord du chemin, crièrent à lui ; il toucha leurs yeux et ils virent. On lui apporta un paralytique. Il lui dit simplement : « Lève-toi et t’en va à ta maison, » et cet homme marcha. Que pensez-vous de toutes ces choses ?

Le marchand ne savait que répondre.

– Pensez-vous peut-être, comme je l’ai entendu dire à d’autres, que ce sont là des tours de jongleur ? Laissez-moi opposer à cet argument le récit de miracles encore plus surprenants que je lui ai vu accomplir. Songez d’abord à cette maladie terrible dont la seule issue est la mort, la lèpre.

À ces paroles, Amrah laissa ses mains retomber à terre et se souleva à demi, comme pour mieux écouter.

– Qu’auriez-vous dit, continua Ben-Hur qui parlait avec un sérieux grandissant, si vous aviez assisté à la scène que je vais vous raconter ? Un lépreux s’approcha du Nazaréen, lorsque j’étais près de lui, là-bas, en Galilée, et lui dit : « Seigneur ! si tu le veux, tu peux me rendre net. » Il entendit ce cri et toucha le malheureux en disant : « Je le veux, sois net, » et voilà cet homme redevint tel qu’il était auparavant, aussi sain de corps qu’aucun de ceux qui assistaient à cette guérison, et nous étions une multitude.

Ici Amrah se leva et de ses longs doigts elle écartait les cheveux épars sur son visage. Depuis longtemps toute l’intelligence de la pauvre créature s’était réfugiée dans son cœur et il lui fallait faire un effort pour comprendre.

– Un autre jour, poursuivit Ben-Hur, dix lépreux se présentaient à la fois devant lui et tombant à ses pieds, ils crièrent, – je les ai vus et entendus : – Maître, aie pitié de nous ! » Il leur répondit. « Allez, montrez-vous au sacrificateur. » Et il arriva qu’en s’en allant ils furent nettoyés : leur infirmité disparut tandis qu’ils étaient en chemin, tellement qu’il n’en restait d’autre trace que leurs vêtements souillés.

– Jamais on n’avait entendu raconter rien de semblable en Israël, murmurait tout bas Simonide.

Pendant qu’il parlait, Amrah se dirigeait sans bruit vers la porte et se glissait hors de la chambre sans que personne prît garde à elle.

– Vous pouvez vous imaginer les pensées que toutes ces choses soulevaient en moi, cependant ma perplexité devait grandir encore. Les Galiléens sont, vous le savez, vaillants et impétueux ; après tant d’années d’attente, leurs épées brûlaient leurs mains, ils avaient besoin de passer à l’action. « Il est lent à se déclarer, forçons-le à le faire, » me criaient-ils. Moi aussi j’étais pris d’impatience et je me disais : « S’il doit être roi, pourquoi ne serait-ce pas maintenant ? Les légions ne sont-elles pas prêtes ? » Ainsi, un jour qu’il enseignait au bord du lac, nous nous disposions à le couronner, qu’il le voulût ou non, mais il disparut et nous le vîmes ensuite s’éloigner du rivage sur un bateau. Bon Simonide, les choses que les hommes désirent à la folie, la richesse, la puissance, la royauté même, offerte en signe d’affection par tout un peuple, n’ont aucune prise sur lui. Dis-moi ce qu’il t’en semble.

La tête du marchand était penchée sur sa poitrine, il la redressa en disant d’un ton résolu :

– L’Éternel est vivant et les paroles de la prophétie sont vivantes aussi. Son heure n’est pas venue encore, le jour de demain nous apportera une solution à ces questions.

– Qu’il en soit ainsi ! fit Balthasar, avec un sourire.

– Qu’il en soit ainsi ! répéta Ben-Hur. Mais je n’ai pas fini. Quittons ces miracles, ils ne sont pas assez grands pour être à l’abri des soupçons de ceux qui ne les ont pas vus de leurs yeux comme moi, et laissez-moi vous transporter en face de choses infiniment plus étonnantes, de choses considérées, depuis le commencement du monde, comme dépassant la puissance de l’homme. Dites-moi si jamais, à votre connaissance, quelqu’un avait pu arracher à la mort sa proie ? Qui a jamais rendu la vie à un mort ? Qui donc, si ce n’est…

– Dieu ! s’écria Balthasar, d’un ton pénétré de respect.

Ben-Hur s’inclina.

– Sage Égyptien, qu’aurais-tu donc pensé, ou toi, Simonide, si vous aviez vu comme moi un homme détruire l’œuvre de la mort sans beaucoup de paroles, sans cérémonie, sans plus d’effort qu’il n’en faut à une mère pour éveiller son enfant endormi ? C’était à Naïn. Nous allions entrer dans la ville quand des hommes en sortirent ; ils portaient un mort. Le Nazaréen s’arrêta pour laisser passer le cortège. Il s’y trouvait une femme qui pleurait. Je vis une expression de pitié infinie se répandre sur son visage. Il parla à cette femme, puis il s’avança et toucha la bière, en disant à celui qui y était couché, prêt à être enseveli : « Jeune homme, je te le dis, lève-toi. » Et aussitôt le mort s’assit et parla.

Retenez bien ceci, c’est que je ne vous parle que de ce dont j’ai été témoin avec une foule d’autres hommes. En venant ici, j’ai assisté à un acte encore plus incompréhensible. Il y avait à Béthanie un homme appelé Lazare qui mourut et fut enseveli ; il avait déjà été quatre jours dans le tombeau, fermé par une grande pierre, quand ils amenèrent le Nazaréen en cet endroit. Lorsqu’on eut roulé la pierre, nous vîmes tous cet homme, couché et enveloppé dans son linceul. Nous étions plusieurs arrêtés à l’entour, et chacun put entendre ce que le Nazaréen disait, car il parlait d’une voix forte : « Lazare, sors de là ! » Je ne saurais vous dire ce que j’ai éprouvé quand j’ai vu cet homme se lever et sortir vers nous, encore entouré des bandelettes qui avaient servi à son embaumement. « Déliez-le et laissez-le aller, » dit encore le Nazaréen. Et quand le linge qui enveloppait le visage du ressuscité eut été enlevé, voilà, mes amis, le sang coulait de nouveau dans ses veines et il était redevenu exactement semblable à ce qu’il était avant la maladie qui l’avait mené à la mort. Il est vivant maintenant et chacun peut le voir et lui parler ; vous le verrez demain pour peu que vous le désiriez. À présent je vous adresserai la question que tu me posais à moi-même, Simonide : Qui est donc ce Nazaréen, car il est certainement plus qu’un homme ?

C’était là une question solennelle, et longtemps après minuit ils la débattaient encore ensemble. Simonide ne pouvait consentir à se départir de l’interprétation qu’il donnait aux paroles des prophètes, et Ben-Hur assurait qu’après tout les deux vieillards pouvaient avoir raison et que le Nazaréen était peut-être à la fois le Rédempteur que réclamait Balthasar et le roi désiré par le marchand.

– Demain nous saurons la vérité. Que la paix soit avec vous !

Après avoir pris congé d’eux en ces termes, Ben-Hur s’en retourna à Béthanie.

CHAPITRE XLI

La première personne qui sortit de la ville après que la porte des brebis eut été ouverte, fut Amrah, son panier au bras. Les gardes ne lui adressèrent pas de questions : le jour ne paraissait point avec plus de régularité qu’elle ; ils savaient qu’elle était la fidèle servante d’une famille quelconque et cela leur suffisait.

Elle prit le chemin qui longe la vallée, à l’orient de la porte, passa à côté du jardin de Gethsémané et des tombeaux creusés près du carrefour formé par le point d’intersection de la route qu’elle suivait et de celle de Béthanie, puis elle traversa le village de Siloé et quand enfin, elle atteignit le jardin du roi, elle hâta le pas. Elle apercevait devant elle cette colline de Hinnom, dont les innombrables excavations offraient leur lugubre refuge aux lépreux. Bientôt elle allait atteindre le tombeau d’où l’on dominait le puits d’Enroguel et que sa maîtresse habitait toujours.

Si matinale que fût l’heure, la malheureuse femme était déjà levée ; laissant Tirzah encore endormie, elle était sortie afin de respirer un peu d’air frais. La maladie avait fait de terribles progrès durant ces trois années, aussi s’enveloppait-elle habituellement dans ses vêtements de manière que Tirzah elle-même ne pût voir son visage. Ce matin-là, elle avait découvert sa tête, sachant que personne ne se trouvait à proximité. La lumière, encore blafarde, permettait cependant de constater l’étendue des ravages causés par l’horrible mal.

Ses cheveux blancs retombaient autour d’elle en longues mèches raides, grossières comme du crin. Ses paupières, ses lèvres, ses narines et la chair de ses joues avaient entièrement disparu ou n’existaient plus qu’à l’état de lambeaux fétides. Son cou écaillé avait pris la couleur de la cendre, celle de ses mains qui pendait sur les plis de sa robe avait la rigidité d’un squelette ; les ongles étaient tombés, les jointures, là où l’os n’était pas mis à nu, n’offraient plus à la vue que des moignons de chairs tuméfiées. Son visage, son cou et sa main n’indiquaient que trop clairement ce que devait être le reste de son corps, et l’on comprenait que la veuve du prince Hur, dépouillée ainsi de sa beauté, n’eût pas eu de peine à conserver son incognito.

Elle savait que lorsque le soleil dorerait la crête du mont des Oliviers et du mont des Offenses, Amrah paraîtrait près du puits et qu’après avoir rempli sa cruche, elle viendrait la déposer, ainsi que le contenu de son panier, sur une pierre placée à mi-chemin, entre le puits et le sépulcre. Cette visite était tout ce qui restait à l’infortunée de son bonheur d’autrefois. Elle pouvait alors s’informer de son fils et la messagère lui communiquait les moindres détails de ce qu’elle avait pu apprendre à son sujet. Bien souvent, les informations faisaient entièrement défaut, parfois aussi, quoique rarement, elle apprenait qu’il était de retour chez lui. Alors, elle s’asseyait devant la porte de sa lugubre demeure et de l’aube au milieu du jour, du milieu du jour à la nuit, drapée dans ses vêtements blancs, et aussi rigide qu’une statue, elle tenait ses yeux fixés sur le point précis de l’horizon où elle savait que se trouvait l’antique demeure toujours chère à sa mémoire, mais doublement chère quand son fils l’habitait. C’était là son unique joie. Elle considérait Tirzah comme une morte et quant à elle, elle attendait sa fin, car elle se sentait mourir lentement, d’une mort heureusement sans souffrance.

Rien autour d’elle n’était de nature à lui rappeler les douceurs de la vie ; les oiseaux eux-mêmes fuyaient ce lieu, comme s’ils devinaient son histoire ; le vent qui passait sur les pentes de la montagne les brûlait dès les premiers jours de la belle saison et n’y laissait pas subsister la moindre trace de verdure. De quel côté qu’elle tournât ses regards, ils ne tombaient que sur des tombes fraîchement blanchies en l’honneur de la fête. Le soleil lui-même ne lui était pas un sujet de joie ; s’il n’était jamais venu dissiper la nuit, elle aurait pu ignorer quel objet hideux elle était devenue elle-même, elle n’aurait pas été ramenée si cruellement au souvenir de la réalité quand elle s’éveillait, après avoir revu en rêve Tirzah dans tout l’éclat de sa grâce évanouie.

 

Tandis qu’elle restait là, peuplant la morne solitude de ses pensées plus tristes encore, elle vit tout à coup une femme descendre la colline à pas précipités. Elle se leva et recouvrit sa tête de ses linges, en criant d’une voix singulièrement rauque : souillée, souillée ! L’instant d’après, sans se soucier de ce cri d’alarme, Amrah tombait à ses pieds, et tout l’amour que la simple créature avait si longtemps contenu en elle-même se répandait dans les baisers dont elle couvrait le bord des vêtements de sa maîtresse. En vain celle-ci cherchait-elle à s’y soustraire, elle comprit bientôt que le mieux était d’attendre la fin de ce paroxysme de tendresse.

– Qu’as-tu fait, Amrah ? dit-elle enfin, est-ce par cette désobéissance que tu penses nous prouver ton affection ? Malheureuse ! Tu t’es perdue, – et lui, – ton maître, tu ne pourras jamais retourner auprès de lui !

Amrah se laissa tomber, en sanglotant, dans la poussière.

– Le ban de la loi est sur toi, maintenant ; tu ne peux pas rentrer à Jérusalem. Qu’allons-nous devenir ? Qui nous apportera du pain désormais ? Oh ! malheureuse Amrah, tu nous as perdues toutes les trois.

– Aie pitié, aie pitié de moi ! s’écria Amrah.

– Tu aurais dû avoir pitié de toi-même et de nous en même temps. Où devrons-nous nous enfuir ? Il n’y a plus personne pour venir à notre secours ? La main de l’Éternel ne s’était-elle donc point assez appesantie sur nous ?

À ce moment Tirzah, éveillée par le bruit des voix, parut sur le seuil du tombeau. Elle offrait, à demi-vêtue comme elle l’était, un aspect hideux, dans sa pâleur livide, avec sa peau écaillée, ses yeux à moitié morts, et ses membres enflés. Personne n’aurait pu la reconnaître dans cette grotesque apparition.

– Est-ce Amrah, mère ?

La vieille servante essaya de ramper jusqu’à elle.

– Arrête, Amrah ! s’écria la mère, je te défends de la toucher. Lève-toi et va-t’en avant que personne t’ait vue. Non, il est déjà trop tard. Il faut que tu restes avec nous et que tu partages notre sort. Lève-toi, te dis-je.

Amrah se leva sur ses genoux et balbutia en joignant les mains :

– Ô ma bonne maîtresse ! Je ne suis pas coupable, – je t’apporte de bonnes nouvelles !

– Des nouvelles de Juda ? dit la veuve en entr’ouvrant son voile.

– Il existe un homme étrange, poursuivit Amrah, il possède le pouvoir de guérir. Il dit un seul mot et les malades sont rendus à la santé, les morts eux-mêmes reviennent à la vie. Je suis venue ici pour te conduire vers lui.

– Pauvre Amrah ! murmura Tirzah d’un ton plein de compassion.

– Non, cria Amrah qui comprenait la signification de cette exclamation, non, aussi vrai que l’Éternel est vivant, le Dieu d’Israël, qui est aussi le mien, je dis la vérité. Venez avec moi, je vous en supplie, ne perdez pas de temps. Ce matin même, il passera près d’ici en se rendant à la ville. Voyez, le jour est près de paraître. Prenez le pain que voici, mangez-le vite et partons.

La mère semblait suspendue aux lèvres de la vieille esclave. Peut-être avait-elle déjà entendu dire quelque chose de cet être merveilleux dont la renommée s’était, à cette heure, répandue dans tout le pays.

– Qui est-il ? demanda-t-elle.

– Un homme de Nazareth.

– Qui donc t’a parlé de lui ?

– Ton fils.

– Juda ! est-il à la maison ?

– Il est arrivé la nuit dernière.

– Et c’est lui qui t’a envoyée vers nous ?

– Non, il vous croit mortes.

– Il y eut une fois un prophète qui guérit un lépreux, mais il tenait sa puissance de Dieu, murmurait la veuve, puis elle ajouta tout haut : Comment mon fils sait-il que cet homme peut faire ce miracle ?

– Il voyageait avec lui, et il a vu les lépreux l’appeler et s’en retourner guéris. Il y en a eu un d’abord, puis dix et tous furent nettoyés.

Elle demeurait silencieuse, songeant à ce que sa fidèle servante venait de lui apprendre, et s’efforçant de croire à la puissance de cet homme mystérieux. Elle ne mettait pas en question la réalité des guérisons dont son fils avait été le témoin, mais elle se demandait de qui il tenait le pouvoir d’accomplir de pareils miracles. Ses doutes et ses hésitations furent toutefois de courte durée et elle s’écria :

– Tirzah ! ce doit être le Messie !

Elle parlait comme une femme israélite à qui les promesses faites par Dieu à sa race étaient familières et dont le cœur éclatait de joie à la seule pensée de la réalisation possible de ces promesses.

– Il fut un temps où Jérusalem et toute la Judée retentirent du bruit de sa naissance. Je m’en souviens encore. Celui dont on parlait alors doit être un homme maintenant. Oui, Amrah, nous irons avec toi.

Tirzah commençait à partager la confiance des deux femmes, qu’un seul souci troublait maintenant. Amrah disait que cet homme devait venir de Béthanie, mais trois routes conduisaient de cette bourgade à Jérusalem, ou plutôt, trois sentiers : l’un passait par le mont des Oliviers, l’autre le contournait, le troisième enfin suivait le vallon le séparant du mont des Offenses. Ils n’étaient pas bien distants les uns des autres, assez pourtant pour que les deux infortunées courussent le risque de manquer le passage du Nazaréen.

La mère se convainquit bientôt qu’Amrah ne connaissait absolument pas la contrée qui s’étendait au-delà du Cédron, et qu’elle ne savait pas davantage quels étaient les projets de l’homme à la rencontre duquel elles désiraient se rendre ; elle comprenait également qu’Amrah et Tirzah comptaient se laisser guider par elle, et elle accepta tacitement cette charge.

– Allons d’abord à Bethphagé, leur dit-elle, si la faveur du Seigneur est avec nous, nous apprendrons là de quel côté nous devrons nous diriger ensuite.

Elles descendirent la colline jusqu’au jardin du roi, puis elles s’arrêtèrent au bord de la route tracée par les pas des voyageurs au cours des siècles.

– J’ai peur de ce chemin, dit la matrone, il vaut mieux pour nous que nous nous faufilions entre les rochers et les arbres. Il y à une fête à Jérusalem et j’aperçois là-bas, sur les collines, une grande multitude. Si nous traversons le mont des Offenses, nous l’éviterons peut-être.

Tirzah, qui jusque-là avait marché avec peine, sentit son courage faiblir à l’ouïe de ces paroles.

– Le mont est escarpé, mère, je ne pourrais le gravir.

– Rappelle-toi que nous allons retrouver la santé et la vie. Regarde, ma fille, comme le jour se lève radieux, et puis ne vois-tu pas ces femmes qui viennent de notre côté, pour se rendre au puits ? Si nous restons ici, elles nous jetteront des pierres. Viens, fais un effort, il le faut.

C’est ainsi qu’elle s’efforçait, bien qu’elle souffrît elle-même mille tortures, d’encourager sa fille. Amrah aussi vint au secours de Tirzah ; jusqu’alors elle n’avait pas touché les deux affligées et celles-ci n’y auraient pas consenti, mais maintenant, sans tenir compte du danger qu’elle courait, ni des protestations de Tirzah, elle passa son bras autour des ses épaules en lui disant :

– Appuie-toi sur moi. Je suis forte, bien que je sois vieille. – Maintenant tu pourras avancer.

Quand enfin elles s’arrêtèrent au sommet de la montagne, et qu’elles virent devant elles le Temple et ses terrasses, Sion et ses tourelles, la mère sentit l’amour de la vie s’éveiller en elle.

– Regarde, Tirzah, s’écria-t-elle, comme le soleil fait reluire les plaques d’or de la belle porte ! Te souviens-tu du temps où nous avions coutume de nous y rendre ? Que ce sera beau de pouvoir le faire encore ! Et songe donc que notre maison n’est plus bien loin de nous ; il me semble l’apercevoir au-dessus du toit du lieu très saint, et Juda sera là pour nous recevoir !

Elles reprirent bientôt leur marche ; le soleil, déjà haut au-dessus de l’horizon, les avertissait de la nécessité de se hâter, mais malgré tous les efforts d’Amrah pour soutenir Tirzah, qui chancelait à chaque pas, la pauvre fille s’affaissa sur le sol, quand elles eurent atteint le chemin qui passait entre le mont des Offenses et celui des Oliviers.

– Va-t’en seule avec Amrah, mère, et laisse-moi ici, dit-elle d’une voix faible.

– Non, non, Tirzah. À quoi me servirait d’être guérie si tu ne l’étais pas ? Quand Juda s’informera de toi, que lui répondrais-je si je t’avais abandonnée ?

– Tu lui diras que je l’aimais.

La veuve, après s’être penchée vers Tirzah, se releva avec le sentiment poignant que l’espoir un instant entrevu lui échappait. La joie suprême qu’elle éprouvait à la seule pensée de la guérison était inséparable de la personne de Tirzah, qui n’était pas encore trop âgée pour ne pouvoir oublier, une fois rendue au bonheur et à la santé, les années de souffrance et de misère qui l’avaient réduite à l’état où elle était maintenant. Au moment où la vaillante femme s’en remettait à Dieu du soin de l’entreprise qu’elle désespérait de mener à bien elle-même, elle vit un homme s’avancer rapidement de leur côté.

– Courage, Tirzah, s’écria-t-elle, voici quelqu’un qui, j’en suis certaine, pourra nous parler du Nazaréen.

Amrah aida la jeune fille à s’asseoir et la soutint pendant que l’homme approchait.

– Tu oublies qui nous sommes, mère. Cet étranger fera un détour pour nous éviter. Peut-être nous lancera-t-il une malédiction.

– Nous verrons.

Elle n’aurait pas osé répondre autre chose, car elle aussi savait à quoi les membres de la classe à laquelle elles appartenaient pouvaient s’attendre de la part de leurs compatriotes. L’étranger ne se détourna cependant pas de son chemin, jusqu’à ce qu’il fut arrivé assez près d’elle pour entendre le cri qu’elle était tenue de pousser. Alors, toujours pour obéir à la loi, elle découvrit sa tête et s’écria d’une voix perçante : souillée, souillée ! À son inexprimable surprise, l’homme continua d’avancer.

– Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il en s’arrêtant à quelques pas d’elles.

– Tu vois ce que nous sommes, prends garde à toi, dit la mère avec dignité.

– Femme, je suis le messager de celui qui n’a qu’à adresser une parole à ceux qui sont semblables à toi, afin qu’ils soient guéris. Je n’ai pas peur.

– Tu parles du Nazaréen ?

– Je parle du Messie, répondit-il.

– Est-il vrai qu’il doive se rendre à la ville aujourd’hui ?

– Il est déjà à Bethphagé, et il va passer par ici.

Elle joignit ses mains dans un élan de reconnaissance et, leva ses yeux vers le ciel.

– Que crois-tu qu’il soit ? lui demanda cet homme avec un accent de pitié.

– Le fils de Dieu ! répondit-elle.

– Reste ici, ou plutôt, comme une grande foule l’accompagne, place-toi près de ce rocher blanc, là-bas, sous cet arbre, et quand il passera, ne manque pas de l’appeler ; appelle-le et ne crains rien. Si ta foi ne faiblit pas, il t’entendra, quand même le tonnerre ébranlerait le ciel. Je m’en vais dire à Israël, assemblé aujourd’hui aux abords de la cité elle-même, qu’il va arriver, afin qu’on prépare tout pour le recevoir. La paix soit avec toi et avec ta fille !

– L’as-tu entendu, Tirzah ? L’as-tu entendu ? Le Nazaréen est en route, il va passer et il nous entendra. Fais encore un effort, mon enfant, un seul ; il n’y a plus qu’un pas à faire pour atteindre ce rocher.

Tirzah prit la main d’Amrah et se leva, mais au moment où elles allaient se mettre en marche, la vieille femme s’écria : « Voilà cet homme qui revient » ; aussitôt elles s’arrêtèrent pour l’attendre.

– Femme, dit-il, quand il fut près d’elle, la chaleur du jour sera dans son plein avant que le Nazaréen passe, et comme il me sera possible de me procurer dans la cité tout ce dont j’aurai besoin, j’ai pensé que je ferais mieux de te laisser cette eau ; elle te sera plus utile qu’à moi. Bois-la et prends courage.

Il tenait une de ces gourdes pleines d’eau, que les voyageurs traversant les montagnes à pied avaient coutume d’emporter, et au lieu de la poser à terre à une certaine distance des deux lépreuses, il la plaça dans les mains de la mère.

– Es-tu Juif ? lui demanda-t-elle avec étonnement.

– Je le suis, mais ce qui vaut mieux encore, je suis disciple du Christ. Il nous apprend tous les jours, par ses paroles et son exemple, à agir comme je viens de le faire. Le monde connaît depuis longtemps le mot de charité, mais il en ignore la signification. Femme, prends courage, que la paix soit avec toi !

Quand il se fut éloigné, elles gagnèrent lentement le rocher qu’il leur avait indiqué. De là elles ne pouvaient manquer de voir tous ceux qui passeraient sur la route. Elles s’assirent à l’ombre de l’arbre et burent l’eau contenue dans la gourde. Un instant plus tard, Tirzah dormait. Sa mère et Amrah se turent, de crainte de l’éveiller.

CHAPITRE XLII

Pendant la troisième heure, de nombreux piétons se rendant dans la direction de Bethphagé et de Béthanie passèrent près des lépreuses. À la quatrième heure, une foule énorme parut au sommet de la montagne des Oliviers et, pendant qu’elle défilait le long de la route, Amrah et sa maîtresse remarquèrent avec étonnement que les milliers de personnes qui la composaient tenaient toutes une palme fraîchement cueillie. Tandis qu’elles contemplaient ce spectacle inaccoutumé, le bruit d’une autre multitude, arrivant du côté de l’orient, leur fit tourner les yeux dans cette direction. Alors la mère éveilla Tirzah.

– Que signifie ce cortège ? demanda celle-ci.

– Il arrive ! Les gens que nous voyons vont à sa rencontre ; ceux que l’on entend là-bas, ce sont ses amis qui l’accompagnent. Les deux processions vont se rencontrer ici près.

– Je crains, s’il en est ainsi, qu’il ne puisse nous entendre.

La même pensée s’était déjà présentée à l’esprit de la veuve.

– Amrah ! fit-elle, quand Juda parlait de la guérison des dix lépreux, en quels termes disait-il qu’ils s’étaient adressés au Nazaréen ?

– Ils ont simplement dit : Maître, aie pitié de nous.

– Rien d’autre ?

– Je ne me souviens pas d’avoir entendu autre chose.

– Et cela s’est trouvé suffisant ?

– Oui, car Juda racontait qu’il les avait vus s’en aller guéris.

Cependant ceux qui arrivaient de Béthanie montaient lentement le chemin. Lorsqu’enfin ils furent en vue des lépreuses, leurs regards se fixèrent sur un homme chevauchant au milieu d’un groupe de personnes qui chantaient et qui exprimaient par leurs gestes une joie exubérante. Il avait la tête découverte et ses vêtements étaient entièrement blancs. Lorsqu’il fut assez près d’elles pour qu’elles pussent distinguer ses traits, elles virent qu’il avait un visage pâle, autour duquel retombaient de longs cheveux bruns dorés, partagés au milieu du front. Il ne regardait ni à gauche, ni à droite. Évidemment les démonstrations bruyantes de ceux qui l’entouraient ne parvenaient pas à dissiper la profonde mélancolie dans laquelle il paraissait plongé. Le soleil, dardant ses rayons sur sa tête, éclairait ses cheveux flottants et les faisait ressembler à un nimbe d’or. Il n’était pas besoin que quelqu’un vînt dire aux lépreuses que c’était là le Nazaréen.

– Le voilà, Tirzah, dit la mère, viens, mon enfant.

Elle se glissa devant le rocher blanc et tomba à genoux, suivie de près par sa fille et la vieille servante. Les milliers de personnes venues de la ville s’étaient arrêtées à la vue du cortège qui s’avançait à leur rencontre et toutes elles balançaient leurs rameaux verts en criant ou plutôt en chantant d’une seule voix : « Hosanna au Fils de David, béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » Et ces paroles, mille fois répétées, remplissaient l’air qui vibrait comme si un grand vent eût passé sur les collines. Au milieu de tout ce bruit, le cri des pauvres lépreuses ne s’entendait pas plus que celui de deux hirondelles. Les deux troupes venaient de se joindre, il fallait se hâter, ou l’occasion que guettaient les malheureuses femmes leur échapperait pour jamais.

– Allons plus près, mon enfant, il ne peut pas nous entendre.

Elle s’élança en avant en levant vers le ciel ses mains mutilées et se mit à crier d’une voix horriblement stridente. Le peuple la vit, il vit sa figure hideuse et s’arrêta, frappé de stupeur, Tirzah, qui la suivait, se laissa tomber à terre, trop faible et trop effrayée pour pouvoir aller plus loin.

– Des lépreuses ! des lépreuses ! Lapidons-les ! La malédiction du Seigneur est sur elles, tuons-les !

Ces exclamations et d’autres du même genre, vinrent se mêler aux hosannas de ceux qui étaient trop éloignés pour s’apercevoir de ce qui se passait. Il se trouvait cependant dans cette multitude quelques personnes qui comprenaient à demi, pour l’avoir vu de près pendant longtemps, la nature de celui auquel ces infortunées faisaient appel et qui avaient appris à connaître ses divines compassions ; celles-là le regardaient en silence, tandis qu’il s’avançait devant cette femme. Elle leva les yeux et contempla son visage calme, plein de miséricorde et d’une beauté surnaturelle.

– Maître, ô maître ! Tu vois notre misère, tu peux nous rendre nettes, aie pitié de nous, pitié !

– Crois-tu que je puisse faire cela ? lui demanda-t-il.

– Tu es celui dont les prophètes ont parlé, tu es le Messie, répondit-elle.

– Femme, ta foi est grande, qu’il te soit fait selon que tu désires.

Il resta encore un moment silencieux et comme inconscient de la présence de la foule, puis fit avancer sa monture et reprit le milieu du chemin. Aussitôt les rangs de la multitude se reformèrent autour de lui, les palmes se balancèrent au-dessus de sa tête, les hosannas retentirent de nouveau ; l’instant d’après il disparaissait aux yeux des lépreuses. La veuve se couvrit la tête de son voile et se précipita vers Tirzah, qu’elle prit dans ses bras en criant :

– Lève les yeux, Tirzah ! J’ai sa promesse ; il est vraiment le Messie et nous sommes sauvées, sauvées !

Elles restèrent à genoux, suivant des yeux la procession jusqu’à ce qu’elles l’eurent vue disparaître au sommet de la montagne. Lorsque le bruit des chants ne leur parvint plus que comme un écho lointain, le miracle commença à se produire. Leur sang coulait plus vite dans leurs veines, il semblait qu’une vie nouvelle se communiquait à elles ; elles éprouvaient un sentiment infiniment doux et sentaient leurs forces renaître. Peu à peu l’horrible maladie les quittait, elles redevenaient elles-mêmes et leur esprit se ranimait, en même temps que leur corps.

Amrah n’était pas le seul témoin de cette transformation : Ben-Hur, qui se trouvait au nombre de ceux qui accompagnaient le Nazaréen, avait vu la femme atteinte de la lèpre apparaître au milieu de la procession. Il avait entendu sa prière et contemplait son visage défiguré ; il avait aussi compris la réponse qu’elle avait reçue, et comme il n’était pas encore assez familiarisé avec des scènes de ce genre pour ne plus s’y intéresser vivement, il s’était assis au bord du chemin pour assister à l’accomplissement du miracle, avant de s’en aller rejoindre celui qui – il l’espérait fermement – aurait proclamé, avant la nuit, la nature de la mission pour laquelle il était venu sur la terre.

 

De sa place il échangeait des saluts avec un bon nombre de ceux dont se composait la procession, qui défilait toujours le long du chemin, des Galiléens affiliés à sa ligue et portant de courtes épées sous leurs longs manteaux. Tout à la fin du cortège marchait un Arabe au teint basané, conduisant deux chevaux en laisse ; sur un signe de Ben-Hur il s’arrêta.

– Reste ici, lui dit son jeune maître. Je désire être de bonne heure à la ville et j’aurai besoin d’Aldébaran.

Il caressa la tête du bel animal, maintenant en pleine possession de toute sa force, puis il traversa la route, afin de s’approcher des deux femmes. Elles étaient pour lui des étrangères auxquelles il ne s’intéressait que parce qu’il se passait en elles un fait qui l’aiderait, peut-être, à trouver la solution du mystère dont il se préoccupait depuis si longtemps. Tout à coup il jeta par hasard un regard sur la petite femme qui se tenait debout devant le rocher, le visage caché dans ses mains. « Aussi vrai que l’Éternel est vivant, c’est Amrah ! » se dit-il. Il s’élança en avant, passa à côté de sa mère sans la reconnaître et s’arrêta devant la vieille servante.

– Amrah ! lui dit-il, que fais-tu ici ?

Elle se laissa tomber à ses pieds, à demi aveuglée par les larmes, mais tellement transportée de joie qu’à peine pouvait-elle parler.

– Ô maître, maître ! Ton Dieu, qui est aussi le mien, comme il est bon !

Une intuition soudaine lui fit tourner la tête vers la femme qu’il avait vue devant le Nazaréen. Son cœur cessa de battre, il resta immobile, comme s’il eût été rivé au sol ; il n’aurait pu, pour sauver sa vie, prononcer une parole.

Elle était là, debout, les mains jointes, les yeux levés vers le ciel. Se trompait-il donc ? Une étrangère aurait-elle pu ressembler pareillement à sa mère, à sa mère telle qu’elle était le jour où les Romains la lui avaient arrachée, à cela près que ses cheveux noirs étaient entremêlés de fils d’argent ? Et là, à côté d’elle, il revoyait Tirzah, aussi belle, quoique plus développée, que lorsqu’elle s’appuyait avec lui sur le parapet de leur palais, pour voir passer Gratien. Il s’était accoutumé à les considérer comme mortes, mais il n’avait cessé de mener deuil sur elles et, n’osant se fier au témoignage de ses sens, il posa sa main sur le bras de la vieille servante en balbutiant :

– Amrah ! dis-moi si c’est bien ma mère…

– Parle-leur, parle-leur, mon maître, s’écria-t-elle.

Il se précipita vers elle, les bras étendus, en criant : « Mère ! mère, Tirzah ! c’est moi. » À l’ouïe de sa voix, elles poussèrent une exclamation de bonheur, mais au lieu de s’élancer à sa rencontre, la mère répéta son cri d’alarme accoutumé :

– Souillées ! souillées, Juda, mon fils, arrête, ne nous approche pas.

Ce n’était pas par habitude seulement qu’elle prononçait ces paroles, mais par crainte que les germes de l’horrible fléau fussent encore attachés à leurs vêtements ; il ne partageait pas ses terreurs, il ne savait qu’une chose, c’est qu’il la voyait vivante devant lui, et l’instant d’après ils sanglotaient dans les bras l’un de l’autre. Quand le premier moment d’extase fut passé, la mère s’écria :

– Ne soyons pas ingrats, mes enfants, à cette heure où la vie recommence pour nous, que notre premier soin soit de rendre grâce à celui qui nous a sauvées.

Ils s’agenouillèrent tous ensemble, et la prière qui s’échappa des lèvres de la veuve ressemblait à un psaume. Tirzah avait répété mot à mot les paroles de sa mère et Ben-Hur également, mais non pas avec la même simplicité de foi, et quand ils se furent relevés, il ne put s’empêcher de donner essor à ses doutes.

– À Nazareth, mère, on appelle cet homme le fils du charpentier, et toi, que penses-tu de lui ?

Elle le regardait avec des yeux pleins d’une ineffable tendresse et répondit sans hésiter :

– C’est le Messie !

Ben-Hur n’ajouta rien. Bien qu’il ne pût s’empêcher de s’avouer que les vanités de ce monde ne devaient pas avoir de prix aux yeux d’un homme capable d’accomplir le miracle auquel il venait d’assister, il n’en était pas encore arrivé à renoncer aux espérances qu’il nourrissait depuis tant d’années.

Bientôt il oublia toutes ses préoccupations pour ne plus songer qu’aux deux femmes, qu’il ne se lassait pas de contempler. Elles ne portaient plus la moindre trace de la terrible maladie ; leur chair, comme autrefois celle de Naaman, était devenue semblable à celle d’un petit enfant. Tout à coup il se dépouilla de son manteau et le jeta sur les épaules de Tirzah.

– Garde-le, lui dit-il en souriant, auparavant les regards des étrangers se seraient détournés de toi avec horreur, maintenant je ne veux pas qu’ils puissent t’offenser.

Il avait, en agissant ainsi, découvert l’épée suspendue à son côté.

– Sommes-nous en temps de guerre ? s’écria la mère avec anxiété.

– Non, mais il sera peut-être nécessaire de défendre le Nazaréen, répondit-il en éludant une partie de la vérité.

– Il a donc des ennemis ? Qui sont-ils ?

– Hélas ! mère, ils ne sont pas tous Romains.

– N’est-il pas Israélite et un homme de paix ?

– Personne ne le fut jamais à un tel degré, mais selon les docteurs de la loi et les rabbis, il est coupable d’un grand crime ; il considère un incirconcis comme aussi digne de sa faveur qu’un Juif, et il prêche une nouvelle doctrine.

Ils étaient venus s’asseoir à l’ombre de l’arbre près du rocher blanc, et Ben-Hur, bien qu’impatient de ramener sa mère et sa sœur dans leur ancienne demeure, et de leur faire raconter leur histoire, leur démontra la nécessité de se soumettre à ce que la loi exigeait, dans des cas semblables. Il appela son compagnon arabe et lui ordonna d’aller l’attendre près de la porte de Béthesda, après quoi les trois femmes reprirent avec lui le chemin qui escaladait le mont des Offenses, non plus péniblement, comme le matin, mais d’un pas léger. Ils atteignirent bientôt un sépulcre neuf, dominant le Cédron, à peu de distance du tombeau d’Absalon et comme il était vide, Ben-Hur laissa sa mère et sa sœur en prendre possession, tandis que lui-même se hâtait d’aller préparer tout ce qu’il fallait pour leur procurer un asile moins lugubre.

Il ne tarda pas à revenir dresser deux tentes près du Cédron, à une petite distance des tombeaux des rois, et après les avoir remplies de tout ce qui lui semblait devoir assurer le confort des deux femmes, il les y conduisit afin qu’elles y demeurassent jusqu’au moment où le sacrificateur pourrait certifier qu’elles étaient absolument purifiées de la lèpre. Lui-même, pour avoir accompli ce devoir, devait se considérer également comme impur jusqu’à l’expiration du délai légal ; il ne pouvait ainsi prendre part aux cérémonies de la grande fête qui se préparait, car il n’aurait pas pu pénétrer dans le moins sacré des parvis du Temple. Il resta donc auprès de sa mère, par nécessité autant que par choix.

Ils avaient bien des choses à se dire, mais des histoires comme les leurs ne se racontent pas en un moment, et Ben-Hur passa de longues heures à entendre les deux femmes lui faire le récit de leurs tristes expériences et des souffrances qu’elles avaient éprouvées. Il les écoutait avec un calme apparent, mais avec une sourde colère intérieure. Sa haine de Rome et des Romains prenait des proportions qu’elle n’avait pas encore atteintes jusqu’alors, et dans son désir de vengeance il formait les projets les plus insensés. Il se demandait sérieusement s’il allait se mettre à la tête d’une bande de brigands et attaquer les grands chemins, ou soulever la Galilée ; mais sa raison finit par reprendre le dessus. Il en revint à la persuasion qu’une guerre à laquelle tout Israël prendrait part était la seule chose à tenter et le résultat de ses réflexions fut qu’il se répéta une fois encore que tout espoir de succès dépendait du Nazaréen et de ses desseins.

Il se mit même à imaginer le discours qu’il devrait prononcer selon lui : « Écoute Israël ! Je suis celui qui te suis envoyé de Dieu, je suis né roi des Juifs, je viens à toi pour rétablir le règne dont ont parlé les prophètes. Lève-toi et prends possession du monde entier ! » Ah ! s’il disait ces quelques paroles, quel tumulte elles soulèveraient ! Combien de bouches ne se trouverait-il pas pour les répéter et les proclamer au près et au loin, afin de rassembler les milliers d’Israël ! Mais les prononcerait-il ?

Et dans son désir ardent de voir cet homme répondre à son attente et déclarer que son œuvre était de ce monde, il perdait de vue sa double nature et il oubliait combien il était possible que l’élément divin qui se trouvait en lui remportât, en définitive, la victoire sur l’humanité de sa personne. Dans le miracle dont Tirzah et sa mère avaient été les objets, il ne voyait plus que la preuve d’une puissance, capable de fonder un royaume juif sur les ruines de l’empire romain et de renouveler le genre humain tout entier, de manière qu’il ne formât plus qu’une famille sanctifiée et purifiée. Et quand cette œuvre serait accomplie se trouverait-il quelqu’un pour prétendre que la tâche de faire régner une paix perpétuelle sur ce monde nouveau ne serait pas digne d’un fils de Dieu ? Quelqu’un nierait-il encore la mission rédemptrice du Christ ?

Pendant ce temps, toute la contrée située le long du Cédron et spécialement au bord des routes qui conduisaient à la porte de Damas, se couvrait de toute espèce d’abris élevés par les pèlerins venus pour célébrer la Pâque. Ben-Hur s’en allait visiter ces étrangers et chaque fois il était plus étonné de les trouver si nombreux. Lorsqu’il découvrit en outre que toutes les parties du monde avaient des représentants parmi eux : les villes situées sur les rivages de la Méditerranée et celles qui s’élevaient au bord des fleuves de l’Inde, aussi bien que les provinces de l’extrême nord de l’Europe et que tous, – ceux-là même qui le saluaient en langues inconnues et qui ne savaient pas un mot de l’hébreu parlé par leurs pères, étaient venus pour célébrer la fête, une nouvelle idée s’empara de lui.

N’aurait-il pas après tout méconnu le Nazaréen ? S’il était resté passif jusqu’alors, n’était-ce pas afin de mieux choisir le moment propice à la réalisation de ses desseins glorieux ? Comme l’heure présente s’y prêterait mieux que celle où les Galiléens avaient voulu le couronner auprès du lac de Génésareth ! Alors il n’aurait eu pour le soutenir que quelques milliers d’hommes, maintenant des millions se lèveraient en l’entendant proclamer roi. Ces brillantes perspectives enflammaient l’imagination de Ben-Hur, et il s’enthousiasmait à la pensée que sous la mélancolie, la douceur et l’abnégation de cet homme se cachaient la finesse d’un diplomate et le génie d’un soldat. Il arrivait souvent aussi que des hommes frustes, bronzés, barbus, se présentaient tête nue devant la tente de Ben-Hur. Il sortait alors et se retirait à l’écart pour causer avec eux, et quand sa mère l’interrogeait à leur sujet, il répondait :

– Ce sont des amis que j’ai connus en Galilée.

Ils le tenaient au courant de ce qui concernait le Nazaréen et des projets de ses ennemis, tant Juifs que Romains. Il n’ignorait point que sa vie était en danger, mais il se refusait à croire qu’ils pussent pousser la hardiesse jusqu’à se saisir de lui, à ce moment où sa grande renommée et sa popularité semblaient élever un rempart autour de lui. La foule qui occupait la ville et ses environs devait être également pour lui, une garantie de sécurité, d’ailleurs la confiance de Ben-Hur reposait surtout sur la puissance miraculeuse du Christ. Comme il jugeait de tout cela à un point de vue purement humain, il ne mettait pas en doute que celui qui possédait sur la vie et la mort une autorité qu’il avait constamment employée au bien des autres, ne la fît servir à l’heure du danger à sa propre délivrance.

Tout cela se passait entre le vingt et unième jour du mois de mars, – d’après le calendrier moderne, – et le vingt-cinquième. Vers le soir de ce dernier jour, Ben-Hur, incapable de maîtriser plus longtemps son impatience, se rendit à la ville après avoir promis à sa mère de revenir dans la nuit.

Son splendide coursier l’emportait sur des routes désertes. Il n’y avait personne dans les maisons, aucun feu ne brûlait devant les tentes, c’était le premier soir de la Pâque et l’heure où des milliers de pèlerins encombraient la ville, où les parvis du Temple retentissaient des bêlements des agneaux que l’on égorgeait et où les sacrificateurs, rangés en ligne, recueillaient le sang qui coulait à flots, pour le porter sur les autels. Le cavalier entra dans Jérusalem par la grande porte du nord ; ses yeux contemplaient la sainte cité telle qu’elle était à la veille de sa chute, dans toute la splendeur de sa gloire et illuminée en l’honneur de l’Éternel.

CHAPITRE XLIII

Ben-Hur mit pied à terre devant l’hôtellerie d’où les trois mages étaient partis, plus de trente ans auparavant, pour se rendre à Bethléem. Il laissa son cheval au soin de son domestique arabe et, peu d’instants plus tard, il entrait dans la grande salle du palais de son père. Il s’informa d’abord de Malluch ; on lui répondit qu’il était sorti ; il manifesta alors l’intention de se rendre auprès du marchand et de Balthasar, afin de les saluer ; eux aussi s’étaient fait porter au Temple pour assister à la célébration de la Pâque.

Pendant qu’un serviteur répondait à ses questions, le rideau qui fermait la porte de la salle se souleva et l’Égyptienne parut. Elle s’avança, enveloppée comme d’un nuage dans les draperies de gaze qu’elle aimait à porter, jusqu’à l’endroit de la vaste salle où la clarté, projetée par le grand chandelier à sept lampes, était la plus brillante ; – sa beauté n’était pas de celles qui craignent de se montrer à une lumière trop éclatante.

Ben-Hur, dans l’excitation causée par les événements des jours précédents, lui avait à peine accordé une pensée, mais elle n’avait eu qu’à paraître pour regagner son influence sur lui. Il fit vivement quelques pas à sa rencontre, puis il s’arrêta, frappé de stupeur à la vue du changement qui s’était opéré en elle.

Elle n’aurait pas pu recevoir un étranger avec une froideur plus marquée ; elle restait immobile, aussi indifférente en apparence qu’une statue, mais le port de sa tête, ses narines contractées, la manière dont elle serrait ses lèvres, exprimaient quelque chose ressemblant à de la répulsion. Elle parla la première.

– Tu arrives au bon moment, fils de Hur, lui dit-elle d’une voix singulièrement claire et distincte, je désirais te remercier de ton hospitalité, demain je n’en aurais peut-être pas eu l’occasion.

Ben-Hur s’inclina légèrement, sans la perdre des yeux un instant.

– On m’a raconté, reprit-elle, que les joueurs de dés ont coutume, quand la partie est finie, de prendre leurs tablettes et de faire leurs comptes, après quoi ils offrent une libation aux dieux et couronnent le vainqueur. Nous avons joué une partie, – elle a duré longtemps. Maintenant qu’elle est terminée, ne déciderons-nous pas à qui la couronne appartient ?

Bien qu’il fût sur ses gardes, Ben-Hur répondit en affectant un ton de plaisanterie :

– Il ne servirait de rien à un homme de s’opposer aux volontés d’une femme.

– Dis-moi, poursuivit-elle en penchant sa tête de côté avec un sourire ironique, dis-moi, prince de Jérusalem, où est maintenant ce fils du charpentier de Nazareth, qui doit être en même temps fils de Dieu et dont tu attendais de si grandes choses ?

Il fit un geste d’impatience, et répliqua :

– Je ne suis pas son gardien.

La belle tête s’inclina encore davantage.

– A-t-il réduit Rome en pièces ?

Ben-Hur étendit la main comme pour l’arrêter, mais elle continua, sans se laisser émouvoir :

– Où donc a-t-il établi sa capitale ? Ne pourrais-je voir son trône posé sur des lions de bronze ? Et son palais – il a fait sortir des morts du tombeau – que serait-ce donc pour lui de faire surgir de terre un palais d’or ? Il n’aurait qu’à frapper le sol du pied et à dire un mot et sa maison serait prête devant lui, ornée de colonnes pareilles à celles de Karnak.

Il n’y avait guère moyen de croire à une plaisanterie de sa part, cependant Ben-Hur essaya encore de lui répondre d’un ton de bonne humeur :

– Attendons encore un jour, encore une semaine, et peut-être verrons-nous les lions et le palais.

Elle reprit sans relever son interruption :

– Comment se fait-il que je te revoie dans cette robe ? Ce n’est pas là le costume des gouverneurs de l’Inde ou des satrapes de la Perse. J’ai vu celui de Téhéran, il portait un turban de soie et un vêtement tissé d’or ; la garde de son épée resplendissait d’un éclat de pierreries qui m’éblouit tellement, que je pensai qu’Osiris avait emprunté la gloire du soleil pour la lui donner. Je crains que tu ne sois pas encore entré en possession de ton royaume, de ce royaume sur lequel je devais régner avec toi !

– La fille de mon sage ami m’apprend qu’Isis peut déposer un baiser sur un cœur, sans qu’il en devienne meilleur pour cela ! dit froidement Ben-Hur.

Elle jouait avec son collier de pièces d’or et s’écria :

– Je l’ai vu entrer à Jérusalem, ton César. Tu nous avais dit qu’il se proclamerait roi des Juifs sur les marches du Temple. J’ai vu la procession qui descendait la montagne en agitant des palmes. C’était un beau spectacle, mais je cherchais en vain, au milieu de cette foule une figure qui eût un aspect royal, un cavalier vêtu de pourpre, un conducteur de chariot portant une cuirasse d’airain, un guerrier altier, tenant à la main un bouclier rivalisant de grandeur avec sa lance. Je cherchais son escorte. J’aurais aimé à le voir suivi par un prince de Jérusalem et une cohorte de ses légions de Galiléens.

Elle lui jeta un regard de dédain, puis elle éclata de rire, comme si le souvenir qui se présentait à elle était trop ridicule pour provoquer son mépris.

– Au lieu d’un Sésostris triomphant, ou d’un César ceint du casque et de l’épée, qu’ai-je vu ? Un homme ayant un visage et des cheveux de femme, assis sur le poulain d’une ânesse et pleurant ! Ah ! c’était là le roi ! le fils de Dieu ! le rédempteur du monde !

Ben-Hur, malgré lui, tressaillit sous le coup de ce sarcasme, mais elle ne lui laissa pas le temps de se reprendre.

– Je n’ai pas quitté ma place, prince de Jérusalem. Je ne riais pas, alors, je me disais : « Attends encore, c’est dans le temple qu’il se glorifiera lui-même, ainsi qu’il convient à un héros qui s’apprête à prendre possession du monde. » Je le vis s’arrêter devant la porte appelée la Belle. Il y avait une foule de personnes à côté de moi, sur le portique, il y en avait dans les parvis et sur les marches du temple, – il y avait peut-être là un million d’hommes et de femmes, retenant leur respiration afin de mieux entendre sa proclamation ; les colonnes du temple n’étaient pas plus immobiles que nous. Je m’imaginais que j’entendais craquer les essieux de l’énorme char de Rome. Ô prince, par l’âme de Salomon, ton roi de l’univers serra sa robe autour de lui et s’en alla : il disparut sous une porte sans avoir ouvert la bouche pour prononcer une parole, et le char de Rome roule toujours !

Jamais Ben-Hur n’avait mieux compris la vraie nature du Nazaréen qu’en ce moment, où il lui semblait assister à la scène évoquée par l’Égyptienne. Il se disait que jamais homme, guidé par des motifs purement humains, n’aurait agi de cette façon et qu’en s’éloignant ainsi de la Belle porte le Christ avait affirmé une fois de plus devant ce peuple accoutumé aux paraboles, ce qu’il lui avait déjà donné à entendre si souvent, que sa mission n’était pas une mission politique. Sa pensée, plus prompte que l’éclair, lui fit voir l’espoir de la vengeance, si longtemps caressé, disparaissant pour ne plus revenir ; en même temps, il lui semblait que l’homme au doux visage se rapprochait de lui, tellement qu’il lui communiquait un peu de son esprit.

– Fille de Balthasar, dit-il avec dignité, si c’est là le jeu dont tu parlais, garde la couronne, je te la cède. Seulement faisons trêve de paroles inutiles. Si tu as encore quelque chose à me dire, explique-toi. Je te répondrai, et puis nous nous séparerons pour suivre chacun notre chemin et nous oublierons que ces chemins s’étaient rencontrés un jour. Parle, je l’écoute.

Elle le regarda un moment, comme si elle hésitait à poursuivre, puis elle dit froidement :

– Je ne te retiens pas, laisse-moi.

– Que la paix soit avec toi ! répondit-il en se dirigeant vers la porte.

Mais au moment où il soulevait le rideau, elle le rappela. Il se retourna sans quitter sa place.

– Songe à tout ce que je sais sur toi !

– Ô belle Égyptienne, s’écria-t-il, en revenant sur ses pas, quelles sont toutes ces choses que tu sais sur mon compte ?

Elle lui jeta un coup d’œil distrait.

– Tu es plus Romain, fils de Hur, qu’aucun de tes frères Hébreux.

– Suis-je donc si différent de mes compatriotes ?

– Les demi-dieux sont tous romains, à présent. Peut-être cela pourrait-il m’aider à te sauver.

– À me sauver ?

Ses doigts teints de rouge jouaient toujours avec son collier, et sa voix avait des accents singulièrement doux, mais elle frappait le sol du bout de sa sandale de soie d’une manière qui avertissait Ben-Hur de ne pas se fier à elle.

– Il y eut une fois un Juif, un esclave échappé aux galères, qui tua un homme dans le palais d’Idernee, commença-t-elle lentement.

Ben-Hur tressaillit.

– Ce même Juif tua un soldat romain sur la place du marché, ici même, à Jérusalem ; ce même Juif a trois légions de Galiléens prêtes à s’emparer cette nuit du gouverneur romain ; ce même Juif a formé des alliances, en vue d’une guerre contre Rome, et le cheik Ilderim est un de ses alliés.

Elle vint tout près de lui, et murmura si bas, qu’il l’entendait à peine :

– Tu as vécu à Rome, – suppose un instant que toutes ces choses reviennent à des oreilles que nous connaissons. – Ah ! tu changes de couleur.

Il recula, de l’air d’un homme qui croyait jouer avec un chat et qui se trouve tout à coup en face d’un tigre.

– Tu as fréquenté les antichambres de l’empereur et tu connais Séjan. Suppose qu’on vienne lui dire, les preuves en mains, – ou sans preuves, – que ce même Juif est l’homme le plus riche, non seulement de l’Orient, mais de tout l’empire. C’est un art de savoir amuser le peuple romain et Séjan le possède, mais il excelle plus encore à se procurer l’argent pour payer tous ces amusements !

– Si cela peut t’être agréable, fille de l’Égypte, je te dirai que je m’incline devant ta fourberie, et je reconnaîtrai que je suis à ta merci ; tu seras peut-être flattée d’apprendre également que je n’espère rien de ta faveur. Je pourrais te tuer si tu n’étais une femme, sache cependant que le désert est prêt à m’offrir un asile et que, si bons chasseurs d’hommes que soient les Romains, ils pourraient m’y chercher longtemps sans découvrir ma retraite. Mais quoique je sois tombé dans le piège et que tu aies réussi à faire de moi ta dupe, j’ai le droit d’exiger que tu me dises qui t’a appris ce que tu sais. Que je sois fugitif, captif ou même mourant, il y aura pour moi une consolation à pouvoir laisser à ce traître la malédiction d’un homme qui n’a connu en ce monde que l’infortune. Parle, qui donc t’a renseignée ?

Quelque chose qui ressemblait à de la sympathie, sincère ou simulée, passa sur le visage de l’Égyptienne.

– Il y a dans mon pays, dit-elle, des hommes qui recueillent des coquillages aux couleurs variées, ici et là, sur les plages de la mer, puis ils les taillent et forment des tableaux en incrustant dans du marbre ces différents morceaux. Ceux qui sont à l’affût des secrets des autres procèdent de la même manière. J’ai recueilli, de la bouche de celui-ci ou de celui-là, les matériaux avec lesquels j’ai reconstruit ton histoire. Ilderim m’en a fourni une partie. C’était un soir, au désert, il parlait à mon père ; le silence de la nuit était profond et les parois de la tente n’empêchaient pas ses paroles de pénétrer jusqu’à une personne qui tendait l’oreille afin d’entendre voler les mouches. Je tiens d’autres détails de… Elle s’arrêta en souriant.

– De qui ?

– Du fils de Hur, lui-même !

– Personne d’autre ne t’a parlé de moi ?

– Non, personne.

Il poussa un soupir de soulagement et lui dit d’un ton léger :

– Je te remercie. Tu aurais tort de laisser Séjan t’attendre plus longtemps !

– Reste encore ! s’écria-t-elle, en tendant une de ses mains vers lui.

Il ne prit pas cette main couverte de bijoux, mais il la regarda d’un air interrogateur.

– Ne te méfie pas de moi, fils d’Arrius ! Je sais pourquoi le noble Romain a fait de toi son héritier, et par tous les dieux de l’Égypte, je te jure que je tremble en songeant que toi, si brave, si généreux, tu pourrais tomber entre les mains de ce ministre impitoyable. Tu as passé une partie de ta vie dans la grande capitale ; considère ce que ce serait pour toi, que de passer au désert le reste de ton existence. Oh ! j’ai pitié de toi, et si tu veux faire ce que je te dirai, je te sauverai.

Elle avait prononcé ces paroles avec l’accent de la supplication et de la prière, et sa beauté leur donnait une puissante sanction.

– Je suis presque tenté de te croire, murmura Ben-Hur.

– Une femme n’est heureuse que tant qu’elle aime ; pour un homme, le bonheur parfait consiste à se vaincre lui-même. C’est là ce que je voudrais te prier de faire.

Elle parlait avec animation, et jamais elle n’avait exercé sur lui une plus grande fascination.

– Tu avais un ami, aux jours de ton enfance, poursuivit-elle. Vous vous querellâtes et vous devîntes ennemis. Il te fit du mal et, bien des années plus tard, tu le rencontras au cirque d’Antioche !

– Messala !

– Oui, Messala. Tu es son créancier ; pardonne le passé, admets-le de nouveau au nombre de tes amis, rends-lui la fortune qu’il a perdue par son énorme pari, sauve-le. Ces six talents ne seraient rien pour toi, tandis que pour lui… Ah ! songe qu’il est infirme, que jamais plus il ne pourra se mesurer avec toi ! Pour un Romain de son rang, la pauvreté est pire que la mort, sauve-le de la pauvreté !

La rapidité avec laquelle elle parlait avait pour but d’ôter à son interlocuteur le temps de la réflexion, mais elle oubliait qu’il y a des choses trop ancrées dans le cœur d’un homme pour que rien puisse les en arracher. Quand enfin elle s’arrêta pour attendre sa réponse, Ben-Hur crut voir Messala le regarder par dessus l’épaule de l’Égyptienne, et son visage n’était pas celui d’un pénitent ou d’un ami : le sourire du patricien était plus provoquant, plus sarcastique que jamais…

– La cause a été jugée une fois, sans appel possible, et Messala n’obtiendra jamais rien de moi, s’écria-t-il, mais dis-moi, ô Égyptienne, si lui-même t’a chargée de me présenter cette requête ?

– Il a une noble nature, il te juge d’après lui-même !

– Puisque tu le connais si intimement, dis-moi s’il ferait pour moi, les rôles étant changés, ce qu’il me demande de faire maintenant ? Réponds-moi, par Isis ! Réponds-moi, pour l’amour de la vérité !

– Oh ! commença-t-elle, il est…

– Il est Romain ! c’est là ce que tu veux dire, par où tu entends qu’étant Juif, je ne puis pas juger de ce que je lui dois, d’après ce qu’il me devrait en pareil cas ; étant Juif, je dois lui rendre ce que je lui ai gagné, par cela seul qu’il est Romain ! Si tu as autre chose à me dire, fille de Balthasar, parle promptement, car, par le Dieu d’Israël, quand ma colère aura atteint son apogée, il serait possible que je ne fusse plus capable de me souvenir que tu es femme et belle et que je ne visse en toi qu’une espionne, d’autant plus méprisable que celui auquel elle obéit est Romain !

Il l’avait saisie par la main, tout en parlant ; elle le repoussa loin d’elle et recula jusqu’à l’endroit le plus éclairé de la salle ; tout ce qu’il y avait de diabolique dans sa nature semblait s’être concentré dans ses yeux et dans sa voix.

– Misérable Juif, s’écria-t-elle, tu as cru que je pourrais t’aimer, après avoir vu Messala ! Ceux qui te ressemblent sont nés pour le servir. Il se serait déclaré satisfait si tu lui avais rendu ses six talents, mais je dis qu’à ces six talents tu en ajouteras vingt autres, vingt, tu m’entends ! Si je t’ai témoigné si longtemps une feinte sympathie, si j’ai supporté ta présence, c’est, pour le servir, mais je n’en veux pas moins être payée pour cela. Le marchand qui est ici maintenant a ton argent entre ses mains. Si demain, au milieu du jour, il n’a pas reçu de toi l’ordre d’avoir à payer vingt-six talents à Messala, tu pourras te préparer à régler tes comptes avec Séjan. Réfléchis et… adieu.

Elle se dirigeait vers la porte, mais il lui barra le chemin.

– L’antique Égypte revit en toi ! lui dit-il. Écoute-moi : quand que ce soit que tu voies Messala, aujourd’hui ou demain, ici ou à Rome, dis-lui que ses six talents représentent la somme dont il m’avait dépouillé en pillant les propriétés de mon père ; dis-lui que si je suis revenu vivant des galères auxquelles il m’avait fait condamner, c’est pour me réjouir à la pensée qu’il est pauvre et déshonoré ; dis-lui que je considère les souffrances que ma main lui a infligées, comme la juste punition de ses crimes ; dis-lui que ma mère et ma sœur, qu’il avait fait jeter dans une cellule de la tour Antonia, afin qu’elles y mourussent de la lèpre, ont été guéries par ce Nazaréen que tu méprises ; dis-lui encore, démon incarné, que quand Séjan voudra m’enlever mes biens il ne trouvera rien, car tous ceux que j’avais à Rome et à Misène ont été vendus et mon argent est dispersé dans toutes les places de commerce du monde, sous forme de lettres de change. Dis-lui enfin que je ne lui envoie pas ma malédiction en paroles, mais sous une autre forme, et quand il te regardera, fille de Balthasar, il comprendra ce que je veux dire, il se dira que tu seras pour lui la source des pires tourments que ma haine puisse lui souhaiter. Va maintenant !

Il la conduisit jusqu’à la porte, puis se rangea de côté pour la laisser passer, en lui disant une dernière fois :

– Que la paix soit avec toi !

Un moment après, Ben-Hur quittait lui-même la grande salle, d’un pas lent et découragé.

La pensée qu’il n’avait jamais soupçonné l’Égyptienne d’être en relation avec Messala, et qu’il s’était laissé jouer par elle durant des années, blessait douloureusement son amour-propre. « Je me rappelle maintenant, se disait-il, qu’elle n’a pas eu de paroles d’indignation pour le Romain, à la fontaine de Castalia et puis… Ah ! – il se frappa le front de sa main crispée – le mystère du rendez-vous auquel elle m’avait convié, au palais d’Idernee, n’en est plus un maintenant ! »

Heureusement, la blessure qui faisait souffrir sa vanité était de celles dont on ne meurt pas ; elle n’atteignit pas son cœur, il le comprenait bien, car il s’écria tout à coup à haute voix :

– Béni soit l’Éternel qui n’a pas permis que cette femme s’emparât de moi ! – je sens que je ne l’aimais pas !

Il venait d’arriver à l’endroit d’où un escalier descendait vers la cour, et d’où un autre montait sur le toit. Ce fut celui-là qu’il choisit. Lorsqu’il eut atteint la dernière marche, il s’arrêta, saisi d’un doute soudain. Balthasar avait-il été le complice de sa fille ? Non, non, cela ne se pouvait pas. L’hypocrisie ne s’allie guère aux rides du visage et Balthasar, d’ailleurs, n’était-il pas la bonté même ?

Tranquillisé sur ce point, il traversa le toit pour se rendre au pavillon d’été. La lune brillait, le ciel était éclairé par la lumière plus vive des feux qui brûlaient dans toutes les rues et sur toutes les places de la ville, et les voix innombrables qui chantaient la vieille psalmodie d’Israël remplissaient l’air de plaintives harmonies. Il s’arrêta pour mieux écouter. Il lui semblait que toutes ces voix répétaient : « C’est ainsi, ô fils de Juda, que nous témoignons de notre adoration pour l’Éternel et de notre amour pour le pays qu’il nous a donné. Qu’un Gédéon, un David ou un Machabée vienne à paraître et nous serons prêts ».

L’intérieur du pavillon était à demi plongé dans l’obscurité ; cependant il distinguait le fauteuil de Simonide, placé à l’endroit d’où l’on pouvait le mieux voir la ville, dans la direction de la place du marché.

Supposant que le marchand était rentré, il s’avança pour lui parler, en prenant soin de ne pas faire de bruit, afin de ne pas l’éveiller s’il sommeillait. Il se pencha au-dessus du haut dossier et aperçut Esther qui dormait, blottie dans le fauteuil, où elle paraissait toute menue. Ses cheveux retombaient sur son visage, sa respiration était courte et entrecoupée de soupirs qui ressemblaient à des sanglots. Ces soupirs lui firent supposer qu’elle s’était endormie de chagrin, plutôt que de fatigue, comme cela arrive souvent aux enfants, car il s’était accoutumé à la considérer comme telle. Il posa son bras sur le dossier du haut fauteuil et se mit à songer en la contemplant. « Je ne l’éveillerai pas, pensait-il, je n’aurais rien à lui dire… Elle est une fille de Juda et si belle, si douce, elle ne ressemble pas à l’Égyptienne, – celle-là n’était que vanité, celle-ci est la sincérité même – chez l’une il n’y a qu’ambition et qu’égoïsme, l’autre ne connaît que le devoir et l’oubli d’elle-même. Ah ! c’est elle que j’aurais dû aimer ! Personne ici ne sait encore que j’ai retrouvé ma mère et ma sœur, je reculais à l’idée de le raconter à l’Égyptienne, mais comme Esther se réjouira avec moi, quand elle le saura, avec quelle affection elle les accueillera ! Elle sera une fille pour ma mère, une amie pour Tirzah. Je voudrais l’éveiller pour lui en parler, mais je ne puis pas le faire, quand j’entends encore retentir à mes oreilles les accents de cette sorcière d’Égypte. Je m’en irai et j’attendrai des temps meilleurs. Dors en paix, douce Esther, fille de Juda ! » Et silencieusement, ainsi qu’il était venu, il se retira.

CHAPITRE XLIV

La plus grande animation régnait dans les rues. Autour des feux on mangeait, on chantait, on festoyait. L’odeur des viandes et celle de la fumée du bois de cèdre se mélangeaient dans l’air ; en ce moment où les Israélites se sentaient liés par un lien tout particulier de confraternité, ils exerçaient les uns envers les autres une hospitalité sans bornes, aussi Ben-Hur s’entendait-il appeler à tout moment.

Viens partager notre repas, lui criait-on, ne sommes-nous pas frères en l’Éternel ? Mais il se contentait de remercier et ne se laissait point arrêter, il lui tardait de retrouver son cheval et de rentrer à sa tente, au bord du Gédron.

Il lui fallait, pour gagner l’hôtellerie, traverser la rue étroite à laquelle les événements allaient bientôt donner une célébrité qu’elle devait conserver à travers les âges. Là aussi, la célébration de la fête avait atteint son point culminant. Il aperçut bientôt, au bout de cette rue, des torches allumées qui s’avançaient de son côté, puis il remarqua que le bruit des chants cessait à l’approche des torches. Grand fut son étonnement lorsqu’il vit briller, au milieu de la fumée et des étincelles, des pointes de lances qui indiquaient la présence de soldats romains. Qu’avaient donc à faire ces légionnaires au milieu de Juifs célébrant une fête religieuse ? Cela lui paraissait si étrange qu’il s’arrêta, afin d’attendre la procession et de s’assurer de sa signification.

La lune brillait dans son plein, et cependant, comme si sa lumière et celles des torches et des feux allumés dans la ville et dans les maisons ne les éclairaient pas suffisamment, quelques-uns des hommes du cortège portaient des lanternes. Ben-Hur se rangea de côté, de manière à pouvoir examiner attentivement chacun des membres de cette compagnie à mesure qu’ils défilaient devant lui. Les torches et les lanternes étaient portées par des servants, armés de pieux et de gourdins. Leur tâche consistait, pour le moment, à guider au milieu des pierres et des cailloux qui jonchaient le sol, les dignitaires auxquels ils servaient d’escorte : anciens et prêtres, rabbis aux longues barbes, aux sourcils épais, aux nez crochus, tous hommes influents dans les conseils d’Anne et de Caïphe. Où donc pouvaient-ils se rendre ? Pas au Temple, assurément, car ce chemin n’y conduisait pas, et si leurs desseins étaient des desseins de paix, pourquoi donc se faisaient-ils accompagner par des soldats ?

L’attention de Ben-Hur se fixa bientôt sur trois hommes, qui marchaient ensemble, à peu près en tête du cortège, et envers lesquels les porteurs de lanternes se montraient tout particulièrement attentifs. Il reconnut dans le personnage qui marchait à gauche, un capitaine du Temple, celui de droite était un prêtre, quant à celui qui marchait au milieu, il s’appuyait lourdement sur les bras de ses compagnons, et baissait tellement la tête qu’on ne voyait pas son visage. Son aspect était celui d’un prisonnier qui n’aurait pas encore surmonté l’effroi causé par son arrestation ou que l’on aurait mené à la torture. La dignité des hommes qui le soutenaient prouvait que s’il n’était pas lui-même l’objet de cette manifestation, il y jouait certainement un rôle prépondérant, peut-être celui de guide ou de témoin. Ben-Hur se dit que s’il pouvait arriver à savoir qui était cet homme, il découvrirait probablement, en même temps, le but de l’expédition ; aussi se plaça-t-il hardiment à côté du prêtre, dans l’espoir que l’inconnu finirait par lever la tête. Cela arriva, en effet, l’instant d’après, et la lumière des lanternes tomba sur un visage pâle, hagard, bouleversé. Ben-Hur avait appris, en suivant le Nazaréen, à connaître ses disciples ; en voyant cette figure échevelée, ces yeux enfoncés, dans lesquels se lisait un sombre désespoir, il s’écria :

– L’Iscariot !

Lentement l’homme se tourna ; quand son regard vitreux tomba sur Ben-Hur, ses lèvres remuèrent comme s’il allait parler, mais le prêtre ne lui en laissa pas le temps.

– Qui es-tu ? Va-t’en ! dit-il à Ben-Hur en le poussant de côté.

Il feignit d’obéir, mais n’attendit qu’une occasion de rentrer dans le cortège. Elle ne se fit pas attendre et il se laissa entraîner passivement à travers la plaine qui s’étend entre la colline de Bézétha et la tour Antonia, puis en passant près du réservoir de Bethesda, jusqu’à la porte des Brebis. Il y avait foule partout et, comme c’était la nuit de la Pâque, la porte se trouvait grande ouverte ; les gardes eux-mêmes, au lieu d’être à leur poste, festoyaient dans la rue, aussi la procession sortit-elle de la ville sans être inquiétée. Devant elle s’étendait la gorge profonde du Cédron, au-delà de laquelle apparaissait le mont des Oliviers, couvert de cèdres et d’oliviers, dont la verdure paraissait plus sombre que de coutume, sous le ciel éclairé par la lumière argentée de la lune. Deux routes se rejoignaient sous la porte, l’une venant du nord-est, l’autre de Béthanie. Ben-Hur se demandait encore si ce cortège irait plus loin et, dans ce cas, quel chemin il allait suivre, que déjà il s’engageait dans la gorge, mais le but de cette longue course, à cette heure tardive, lui demeurait caché.

Ils descendirent jusqu’au fond de la gorge, puis traversèrent un pont sur lequel les pas de cette procession, devenue peu à peu houleuse et bruyante, résonnèrent longuement. Un peu plus loin la longue file tourna à gauche et se dirigea vers un jardin d’oliviers enclos de murs, situé à un jet de pierre de la route. Ben-Hur savait qu’il ne s’y trouvait que quelques vieux arbres noueux, de l’herbe et un pressoir à huile. Il cherchait à comprendre ce qui pouvait amener une pareille compagnie, en une heure si tardive, dans cet endroit solitaire, quand ceux qui marchaient devant lui s’arrêtèrent brusquement. On entendait un bruit de voix excitées, le désordre se mettait dans les rangs du cortège, et tous ces hommes, refoulés les uns contre les autres, vacillèrent pendant un moment sur leurs jambes ; seuls les soldats se maintenaient en place, sans broncher.

Il ne fallut qu’un instant à Ben-Hur pour se dégager et courir en avant, afin de voir ce qui avait causé cet arrêt subit. Il se trouva bientôt en face d’une ouverture pratiquée dans le mur d’enceinte du jardin. Un homme, en vêtements blancs, se tenait debout près de cette ouverture, la tête nue, les mains croisées devant lui, dans une attitude expectante et résignée. C’était le Nazaréen !

Derrière lui se tenaient ses disciples qui paraissaient fort excités, mais jamais homme n’eut l’air plus calme que lui. La lumière rougeâtre des torches donnait à son visage une teinte plus colorée que celle qui lui était habituelle ; toutefois son expression était, comme de coutume, pleine de douceur et de pitié. En face de cette figure si peu martiale, la populace demeurait silencieuse, effrayée, prête à fléchir les genoux, ou à se disperser et à se sauver, s’il eût fait seulement un geste de colère. Les regards de Ben-Hur allèrent de lui à la foule, puis ils s’arrêtèrent sur Judas, et la raison de cette manifestation devint claire à ses yeux. Il comprit qu’il voyait devant lui un traître venu en ces lieux afin de livrer son maître à ces gens, armés de pieux et de gourdins.

Nul ne saurait dire d’avance comment il agira à un moment donné. L’occasion attendue par Ben-Hur depuis de longues années venait de se produire : l’homme à la défense duquel il avait consacré sa vie et sur lequel il avait fondé de si grandes espérances se trouvait en péril et pourtant, par une de ces contradictions dont la nature humaine est coutumière, il demeurait immobile. Il était encore sous l’impression qu’il avait ressentie lorsque l’Égyptienne lui dépeignait le Christ devant la Belle-Porte, et puis le calme avec lequel cet être mystérieux considérait la populace contribuait à l’empêcher d’agir, parce qu’il y voyait la preuve d’une puissance capable de résister à un danger infiniment plus grand que celui de l’heure présente. Le Nazaréen, après avoir prêché sans cesse la paix, la bienveillance, l’amour, le support, allait-il mettre ses enseignements en pratique ? Il était le maître de la vie : il pouvait la rendre à ceux qui l’avaient perdue, ou la reprendre, selon son bon plaisir. Quel usage allait-il faire de ce pouvoir ? L’emploierait-il à se défendre ? Et comment ? Un mot, un souffle, une pensée, lui suffirait peut-être. Ben-Hur ne doutait pas qu’il ne dût, en tous cas, signaler sa puissance surnaturelle d’une façon éclatante, car il jugeait du Christ d’après lui-même, et le mesurait à son humaine mesure. Enfin, la voix claire du Nazaréen se fit entendre.

– Qui cherchez-vous ?

– Jésus de Nazareth, répondit le prêtre.

– C’est moi !

À l’ouïe de ces simples paroles, prononcées sans passion comme sans alarme, les assaillants reculèrent ; les moins hardis semblaient être prêts à rentrer sous terre ; ils l’auraient peut-être laissé et s’en seraient allés, si Judas ne s’était avancé vers lui.

– Maître, je te salue, lui dit-il, et il le baisa.

– Judas, lui dit le Nazaréen, trahis-tu ainsi le Fils de l’homme par un baiser ? Pour quel sujet es-tu ici ?

Comme il ne recevait pas de réponse, il leur demanda encore une fois :

– Qui cherchez-vous ?

Et ils répondirent :

– Jésus de Nazareth.

– Je vous ai dit que c’est moi ; si donc c’est moi que vous cherchez, laissez aller ceux-ci.

En entendant ces paroles, les rabbis s’avancèrent pour se saisir de lui, et quelques-uns des disciples pour lesquels il venait d’intercéder s’approchèrent. L’un d’eux coupa l’oreille d’un homme qui se trouvait près de là, mais sans que cela servît de rien à son maître. Quant à Ben-Hur, il persistait à demeurer passif. Pendant que les officiers préparaient leurs cordes, le Nazaréen accomplissait son plus grand acte de charité, celui du moins qui devait prouver de la manière la plus frappante combien sa miséricorde dépassait celle des hommes : il touchait l’homme à l’oreille coupée et le guérissait. Ses amis et ses ennemis restèrent confondus : ceux-là s’étonnaient de ce qu’il pût faire une chose pareille, ceux-ci de ce qu’il l’eût accomplie en un semblable moment.

– Assurément, se disait Ben-Hur, ils n’oseront pas le lier.

– Remets ton épée dans le fourreau ; ne boirai-je pas la coupe que mon père m’a donnée à boire ? dit Jésus au disciple qui avait tenté de le défendre, puis il ajouta, en se tournant vers ceux qui allaient le faire prisonnier : « Vous êtes sortis avec des épées et des bâtons, comme après un brigand. J’étais tous les jours dans le temple avec vous, et vous n’avez point mis les mains sur moi. Mais c’est ici votre heure et la puissance des ténèbres. »

Ceux que les principaux d’entre le peuple avaient amenés avec eux, afin qu’ils leur prêtassent main-forte, reprirent courage et l’entourèrent, et quand Ben-Hur leva les yeux pour chercher les fidèles disciples du Maître, il ne les trouva plus, pas un n’était demeuré avec lui. Toute la racaille rassemblée autour de cet homme que les siens désertaient, faisait rage de la langue, des pieds et des mains. Parfois, par dessus les têtes, entre les torches, au travers de la fumée, Ben-Hur parvenait à apercevoir le prisonnier. Jamais personne ne lui avait paru si digne de compassion, si délaissé, si abandonné ! Et cependant il se disait que cet homme aurait pu se défendre, anéantir ses ennemis d’un seul mot, si seulement il l’avait voulu. Mais il ne le voulait pas. Qu’était-ce donc que cette coupe que son père lui avait donnée à boire ? Et qui était ce père auquel il obéissait ainsi ? Les mystères s’accumulaient devant lui.

Le cortège, soldats en tête, s’était reformé pour retourner à la cité. Ben-Hur, resté en arrière, suivait des yeux avec anxiété le point où les torches se trouvaient le plus nombreuses, car il savait que c’était là qu’il devait chercher le Nazaréen. Tout à coup, il résolut de le revoir, à tout prix, afin de lui adresser une question.

Il jeta par dessus le mur sa longue robe, puis il se mit hardiment à la poursuite de la bande armée, qu’il eut bientôt rejointe. Il se faufila dans ses rangs et finit par se trouver derrière l’homme qui tenait le bout de la corde à laquelle le prisonnier était attaché. Celui-ci marchait lentement, la tête baissée, les mains liées devant lui ; ses cheveux retombaient sur son visage ; il se tenait plus penché que d’habitude et il semblait étranger à tout ce qui se passait autour de lui. À quelques pas en arrière se trouvaient les prêtres et les principaux du peuple ; ils causaient entre eux et se retournaient parfois pour le regarder. Lorsqu’enfin ils furent arrivés tout près du pont qui traversait la gorge, Ben-Hur arracha la corde à l’homme qui la tenait et vint se placer tout près du Nazaréen.

– Maître, maître ! lui dit-il précipitamment en parlant à son oreille, m’entends-tu, maître ? Un mot, dis-moi…

L’individu auquel il avait pris la corde la lui réclamait.

– Dis-moi, continua Ben-Hur, si c’est de ton propre mouvement que tu vas avec ces gens ?

On l’entourait maintenant et à sa propre oreille quelqu’un criait avec colère :

– Qui es-tu et que fais-tu ici ?

– Ô maître, s’écria-t-il encore, d’une voix que l’anxiété rendait tremblante. Je suis ton ami, je t’aime. Si je t’amène du secours, l’accepteras-tu ? Dis-le-moi, je te prie.

Le Nazaréen, ne le regarda pas même, rien ne donnait lieu de croire qu’il l’eût reconnu. Il semblait que quelque chose murmurait aux oreilles de Ben-Hur : « Laisse-le. Il a été abandonné par ses amis ; le monde le renie, il a pris congé des hommes dans l’amertume de son âme, il s’en va il ne sait où, et ne s’en met point en souci. Laisse-le. » Ben-Hur d’ailleurs y fut bientôt obligé. Une douzaine de mains se saisirent de lui et de tous les côtés l’on criait :

– C’est aussi un de ceux-là. Amenez-le ici ; frappez-le ! tuez-le !

Il se redressa, saisi d’une grande colère qui décuplait ses forces, et frappant autour de lui de ses bras étendus, il réussit à échapper aux mains qui cherchaient à le retenir et rompit le cercle qui s’était formé autour de lui ; mais dans la lutte ses vêtements s’étaient déchirés et il s’enfuit à demi-nu jusqu’au fond de la gorge obscure, où il échappa bien vite aux regards de ceux qui le poursuivaient.

Quand il eut retrouvé sa robe de dessus qu’il avait jetée dans le jardin, il reprit le chemin de la ville et se rendit à son hôtellerie. Bientôt après son cheval l’emportait vers les tentes dressées près du tombeau des rois. Il se promettait bien de revoir le Nazaréen, dès qu’il ferait jour, sans se douter qu’il avait été emmené tout droit chez Anne, afin d’être jugé durant la nuit.

CHAPITRE XLV

Le matin suivant, vers la seconde heure, deux cavaliers arrivèrent, bride abattue, devant l’entrée de la tente de Ben-Hur, mirent pied à terre et demandèrent à lui parler. Il n’était pas encore levé, mais il ordonna qu’on les introduisît immédiatement auprès de lui. C’étaient deux officiers galiléens dans lesquels il avait grande confiance.

– Paix vous soit, leur dit-il. Voulez-vous vous asseoir ?

– Non, répondit le plus âgé, s’asseoir et se reposer, ce serait laisser le Nazaréen mourir. Lève-toi, fils de Juda, et viens avec nous. Le jugement a été rendu et la croix va être dressée sur Golgotha !

Ben-Hur les regardait, frappé d’horreur, et il balbutia :

– La croix !…

– Ils l’ont arrêté et jugé cette nuit, continua le Galiléen. À la pointe du jour, ils l’ont amené devant Pilate. Par deux fois le Romain a déclaré ne pas le trouver coupable et par deux fois il a refusé de le leur livrer. Enfin il s’est lavé les mains en disant : « Je suis innocent du sang de ce juste, » et ils répondirent : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ».

– De qui parlez-vous donc ?

– D’eux, des sacrificateurs et du peuple !

– Saint père Abraham ! s’écria Ben-Hur, se peut-il qu’un Romain se soit montré plus miséricordieux envers un Israélite que ceux de sa propre race ? Et s’il était vraiment le fils de Dieu, comment leurs enfants seraient-ils jamais lavés de son sang ? Il faut empêcher ce crime. Le moment de combattre pour lui est arrivé.

Il avait joint ses mains et une résolution enthousiaste se lisait sur son visage. Il ordonna à son serviteur de préparer les chevaux, sans perdre une minute, puis il ajouta :

– Dis à Amrah de m’apporter des vêtements et mon épée. Il s’agit maintenant de mourir pour Israël, mes amis. Attendez-moi dehors, je vais vous suivre.

Il mangea à la hâte un morceau de pain, vida une coupe de vin et fut bientôt sur la route.

– Où irons-nous en premier lieu ? demanda le Galiléen.

– Rassembler nos légions.

– Hélas ! s’écria l’officier en levant les mains vers le ciel.

– Pourquoi, hélas ?

– Maître, – il parlait comme à regret – maître, nous sommes les seuls qui soyons demeurés fidèles, tous les autres suivent les prêtres.

– Dans quel but ? demanda Ben-Hur, en arrêtant son cheval.

– Afin de le tuer.

– Non pas le Nazaréen !

– Tu l’as dit.

Ben-Hur laissa ses regards errer de l’un à l’autre de ses deux compagnons. Il lui semblait entendre résonner encore une fois à ses deux oreilles la question que le Nazaréen avait prononcée la nuit précédente en sa présence : « Ne boirai-je pas la coupe que mon père m’a donnée à boire ? » et il songeait à celle qu’il lui avait posée lui-même : « Si je t’amène du secours, l’accepteras-tu ? » « Cette mort ne saurait être empêchée, se disait-il, cet homme marche à sa rencontre depuis le jour où il a commencé son ministère : elle lui est imposée par une volonté supérieure à la sienne et qui ne peut être que celle de Dieu lui-même. S’il l’accepte et qu’il y marche par obéissance, comment quelqu’un pourrait-il s’opposer ?

D’ailleurs comment aurait-il pu tenter de le délivrer ? La défection de ses Galiléens, sur l’inébranlable fidélité desquels il avait cru pouvoir compter, lui en était toute possibilité, et si cette défection avait eu lieu ce matin même, n’était-ce pas peut-être afin qu’il comprît que ses peines, ses travaux, ses sacrifices, avaient été, dès le début, en contradiction avec la volonté de Dieu ? Il tremblait à cette pensée, son chemin ne lui apparaissait plus clairement tracé devant lui et il se contenta de dire, en rassemblant ses rênes :

– Frères, allons à Golgotha.

Ils dépassaient à tout moment des troupes de gens du peuple qui paraissaient fort excités et qui s’avançaient dans la même direction qu’eux ; il semblait que : toute la population de la contrée au nord de la ville se fût déversée sur cette roule.

Ayant appris qu’ils pouvaient espérer rejoindre le condamné et son escorte près des grandes tours blanches élevées par Hérode, les trois amis se dirigèrent de ce côté, mais bientôt il leur fut impossible de se frayer un passage au travers de la multitude, ils se virent forcés de descendre de leurs montures et d’aller se mettre à l’abri, au coin d’une maison. Pendant qu’ils restaient là à attendre, il leur paraissait qu’ils étaient sur le bord d’une rivière, tant était serré et ininterrompu le flot humain qui défilait devant eux.

Il s’en allait voir la crucifixion, ce peuple innombrable qui passait sans trêve. Une demi-heure s’écoula, puis une heure, et au bout de ce temps, Ben-Hur aurait pu dire : « J’ai vu toutes les castes de Jérusalem, toutes les sectes de Judée, toutes les tribus d’Israël, et elles représentent toutes les nations de la terre. » En effet, il y avait là les Juifs du Liban, le Juif d’Égypte et le Juif des bords du Rhin ; en un mot des Juifs venus de tous les pays d’orient et d’occident et de toutes les îles connues. Les uns passaient à pied, d’autres à cheval ou à dos de chameau, ou encore en litière ou en chariot ; ils portaient des costumes infiniment variés, mais tous avaient ces traits si étrangement semblables, qui caractérisent les enfants d’Israël. Ils parlaient dans toutes les langues du monde, et pressés, haletants, dévorés de la crainte d’arriver trop tard, ils se pressaient tous pour aller voir mourir un pauvre Nazaréen. Emportés par le courant, des milliers de Grecs, de Romains et d’autres étrangers accompagnaient ces Juifs, qu’ils haïssaient et méprisaient. Il semblait vraiment que la terre entière allait assister à la crucifixion.

Cette foule immense était singulièrement tranquille. Un sabot de cheval frappant contre une pierre, un grincement de roues, le murmure étouffé des conversations étaient les seuls bruits que l’on entendît sur son passage. On remarquait sur tous les visages l’expression particulière à ceux qui sont sur le point de contempler quelque chose d’horrible : un naufrage, une maison qui s’écroule, une scène de carnage, et Ben-Hur jugeait à ce signe que c’étaient là des étrangers, venus à la sainte cité pour célébrer la Pâque, qui n’avaient eu aucune part à la condamnation du Nazaréen et parmi lesquels il comptait, peut-être, des amis. Enfin, il entendit s’élever, dans la direction des grandes tours, des cris et des acclamations, encore très atténués par la distance.

– Écoute ! Ils arrivent ! s’écria l’un de ses amis.

Tous ceux qui se trouvaient sur la route s’arrêtèrent pour écouter ; la clameur s’éleva de nouveau, elle semblait passer par-dessus leurs têtes et ils reprirent leur course en silence et dans un frisson de terreur. Les cris se rapprochaient à chaque instant ; déjà ils remplissaient l’air d’un bruit semblable à celui d’un grand vent, quand Ben-Hur vit paraître les serviteurs de Simonide qui portaient leur maître dans son fauteuil. Esther marchait à côté d’eux ; une litière couverte les suivait.

– Paix te soit, Simonide, et à toi également, Esther ! s’écria Ben-Hur en s’élançant à leur rencontre. Si vous vous rendez à Golgotha, restez ici jusqu’à ce que la procession ait passé, nous la suivrons ensuite tous ensemble. Il y a de la place près de cette maison.

Le marchand leva la tête et lui répondit :

– Parle à Balthasar, son désir sera aussi le mien. Il est dans la litière.

Ben-Hur se hâta d’ouvrir le rideau de la litière ; l’Égyptien était couché au fond, son visage contracté semblait être celui d’un mort. Lorsqu’il entendit ce qu’on lui proposait, il murmura d’une voix faible :

– Pourrons-nous le voir ?

– Le Nazaréen ? Oui, il devra passer à quelques pas de nous.

– Ô Seigneur ! s’écria le vieillard avec ferveur. Encore une fois, encore une fois ! Oh ! c’est un jour de malheur pour le monde tout entier !

 

Ils furent bientôt tous réunis à l’abri de la maison ; ils échangèrent peu de paroles, craignant probablement de se confier les uns aux autres leurs pensées ; ils ne se sentaient plus certains de rien. Balthasar s’était glissé avec peine hors de sa litière et se tenait debout, soutenu par un de ses serviteurs. Esther et Ben-Hur étaient auprès de Simonide. Et le flot passait toujours, plus serré que jamais. Les clameurs retentissaient maintenant tout près, perçantes, rauques, cruelles. Enfin la procession arriva devant eux.

– Regardez ! dit Ben-Hur avec amertume, ce qui passe maintenant, c’est Jérusalem.

En tête marchaient une troupe de jeunes garçons, qui hurlaient et vociféraient : « Le roi des Juifs ! Place, place, pour le roi des Juifs ! »

Simonide, en les voyant défiler devant lui, dansant et tournoyant, comme un essaim de moucherons, dit gravement :

– Quand ceux-ci seront d’âge à recueillir leur héritage, fils de Hur, malheur à la cité de Salomon !

 

Un détachement de légionnaires, armés de pied en cap, les suivait ; ils marchaient avec une indifférence brutale, tout rayonnants de l’éclat de leurs boucliers d’airain.

Après eux, venait le Nazarée. Il était presque mort. Il chancelait à chaque pas, comme s’il allait tomber. Une robe souillée et déchirée retombait de ses épaules sur une tunique sans couture. Ses pieds nus laissaient des empreintes sanglantes sur les pierres. Une planchette, portant une inscription, était suspendue à son cou. Une couronne d’épines enfoncée sur sa tête lui avait causé de cruelles blessures d’où des ruisseaux de sang, maintenant noir et coagulé, avaient coulé jusque sur son visage et son cou. Ses longs cheveux, emmêlés dans les épines, en étaient imprégnés. Sa peau, là où on pouvait l’apercevoir, était d’une blancheur de cadavre. Ses mains étaient liées devant lui. Quelque part dans la ville, il était tombé sous sa croix qu’il portait selon la coutume imposée à un condamné, et un campagnard s’était chargé de ce fardeau, à sa place. Quatre soldats marchaient à ses côtés, afin de le protéger contre la populace qui, néanmoins, parvenait parfois à forcer la consigne, à le frapper avec des bâtons et à cracher sur lui. Et cependant aucun son ne s’échappait de sa bouche, aucune plainte, aucun gémissement ; il ne leva les yeux qu’au moment où il atteignit la maison derrière laquelle s’abritaient Ben-Hur et ses amis, tous émus d’une immense compassion. Esther se serrait contre son père, et lui, l’homme à la forte volonté, se sentait tout tremblant. Balthasar s’était laissé tomber à terre, incapable de prononcer une parole, et Ben-Hur lui-même s’écria :

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu !

Alors, comme s’il devinait leurs sentiments, ou s’il avait entendu leurs exclamations, le Nazaréen tourna son visage défait de leur côté et leur jeta à chacun un regard dont ils devaient conserver le souvenir durant tout le reste de leur vie. Ils comprenaient qu’il pensait à eux et non point à lui, et que ses yeux mourants leur donnaient cette bénédiction qu’on ne lui aurait pas permis de prononcer.

– Où donc sont tes légions, fils de Hur ? s’écria Simonide.

– Anne te le dirait mieux que moi.

– T’auraient-elles abandonné ?

– Seuls ces deux hommes me sont demeurés fidèles.

– Alors tout est perdu et cet homme va mourir.

Le visage du marchand se contractait convulsivement pendant qu’il parlait, et il laissa sa tête retomber sur sa poitrine. Il avait pris sa part des travaux de Ben-Hur, il avait été soutenu comme lui par l’espoir qui venait de s’éteindre pour ne plus jamais se rallumer. Deux hommes, chargés de croix, suivaient le Nazaréen.

– Qui sont ceux-ci ? demanda Ben-Hur aux Galiléens.

– Des brigands destinés à mourir avec le Nazaréen, répondirent-ils.

Immédiatement après eux marchait fièrement un personnage mitré, vêtu des vêtements resplendissants d’or du souverain sacrificateur. Des capitaines du temple l’entouraient, derrière lui s’avançaient en bon ordre le sanhédrin et une longue file de prêtres, ces derniers dans leurs robes blanches serrées autour de leurs tailles par de larges ceintures aux brillantes couleurs.

– C’est le beau-fils d’Anne, dit Ben-Hur tout bas.

– Caïphe ! Je l’ai vu, répondit Simonide, qui ajouta, après avoir considéré pendant un moment l’orgueilleux pontife : Je suis convaincu maintenant. Ce que je vois a éclairé mon entendement et j’ai acquis l’assurance, l’assurance absolue, que celui qui s’en va là-bas est réellement, ainsi que le proclame l’inscription qu’il porte suspendue à son cou, – le roi des Juifs. Un homme ordinaire, un imposteur, un traître criminel, n’eut jamais pareille escorte. Regardez plutôt ! Voilà les nations, Jérusalem, Israël ! Là est l’éphod, ici la robe bleue à franges avec les grenades pourpre et les clochettes d’or, que l’on n’avait plus revus dans les rues depuis le jour où Jaddua s’en allait à la rencontre du Macédonien, – tout autant de preuves que ce Nazaréen est roi. Que ne puis-je me lever, afin de le suivre !

Ben-Hur l’écoutait avec une surprise profonde, et Simonide, comme, s’il se rendait compte tout à coup qu’il venait de se laisser aller à exprimer ses sentiments avec une chaleur qui ne lui était pas habituelle, dit d’un ton d’impatience :

– Parle à Balthasar, je te prie, et partons. La lie de Jérusalem va arriver.

– Qui donc sont ces femmes que je vois là-bas et qui pleurent ? demanda Esther.

Ils suivirent tous la direction qu’indiquait sa main et aperçurent quatre femmes en larmes. L’une d’elles s’appuyait sur le bras d’un homme qui ne laissait pas que d’avoir une certaine ressemblance avec le Nazaréen. Aussitôt Ben-Hur répondit :

– Cet homme est de tous ses disciples celui que le Nazaréen aime le mieux, celle qui s’appuie sur son bras est Marie, la mère du Maître ; les autres femmes sont des Galiléennes.

Esther suivit ce groupe éploré avec des yeux humides, jusqu’au moment où il disparut dans la foule. Il ne leur était pas facile de causer, car les clameurs de la populace qui défilait devant eux n’auraient pu se comparer qu’au bruit du choc impétueux des vagues sur les galets du rivage des mers. Cette plèbe ressemblait à celle qui, trente ans plus tard, soulevée par les factions, ruina de fond en comble la sainte cité. Elle était aussi nombreuse, aussi fanatisée, aussi altérée de sang, et renfermait les mêmes éléments. C’était un ramassis d’esclaves, de chameliers, de vendeurs de fruits, de légumes, ou de vin, de prosélytes et d’étrangers, des plus vils d’entre les servants du temple, de voleurs, de brigands, enfin de milliers de gens n’appartenant à aucune classe. En des occasions semblables, ils sortent on ne sait d’où, misérables, affamés, sentant l’odeur des cavernes et des tombeaux, êtres sordides à demi-nus, vrais animaux de proie, dont les hurlements ressemblent à ceux des lions du désert. Quelques-uns avaient des épées, d’autres, plus nombreux, brandissaient des lances et des javelots, mais les armes de la plupart d’entre eux étaient des massues, des bâtons noueux et des frondes, pour lesquelles ces hommes ramassaient des pierres qu’ils portaient dans de petits sacs, ou simplement dans le pan retroussé de leurs tuniques en loques. Au milieu de cette foule, on reconnaissait ça et là quelques personnages de haut rang, – scribes, anciens, rabbis, Pharisiens aux robes bordées de hautes franges, Saducéens en beaux vêtements, qui figuraient là en qualité d’incitateurs. Lorsqu’ils étaient fatigués de pousser un cri, ils en inventaient un autre ; lorsque leurs poumons refusaient leur service, ils s’arrêtaient un moment pour reprendre de plus belle, et dans cette clameur bruyante et continue l’on distinguait quelques phrases, sans cesse répétées : Roi des Juifs ! – Place pour le Roi des Juifs ! – Contempteur du temple ! – Blasphémateur ! – Crucifiez-le, crucifiez-le ! Ce dernier cri paraissait être particulièrement en faveur, probablement parce qu’il exprimait plus distinctement les désirs de cette tourbe, et lui servait à affirmer clairement sa haine du Nazaréen.

– Venez, dit Simonide, lorsque Balthasar fut prêt à partir, venez, il est temps que nous nous remettions en route.

Ben-Hur ne l’entendit pas. L’aspect de cette populace, sa brutalité, ses instincts sanguinaires, lui remettaient en mémoire la douceur du Nazaréen et les actes d’amour qu’il l’avait vu accomplir envers des êtres souffrants. Il les repassait dans son souvenir ; tout à coup il vit se dresser devant lui la grande dette qu’il avait contractée envers cet homme. Il se rappela le jour où des soldats romains le conduisaient, à ce qu’il croyait, à une mort certaine presqu’aussi horrible que celle de la croix, et l’expression divine de celui qui lui avait donné à boire près du puits de Nazareth. Il se rappelait son dernier bienfait, le miracle du jour où il entrait à Jérusalem acclamé par une multitude balançant des palmes devant lui, et le sentiment de son impuissance à rendre le bien pour le bien, à prouver sa reconnaissance, s’empara de lui avec une force accablante. Il s’accusait de n’avoir pas fait tout ce qui aurait été en son pouvoir, de n’avoir pas veillé avec ses Galiléens, de n’avoir pas su les garder, de telle sorte qu’ils fussent restés fidèles jusqu’à cette heure, en laquelle il aurait fallu agir, où une attaque bien dirigée disperserait la foule et délivrerait le Nazaréen. Et qui sait si cette délivrance ne serait pas en même temps le signal de ce soulèvement d’Israël qui était depuis si longtemps l’objet de ses rêves ? Mais le moment opportun allait lui échapper, et s’il n’en profitait pas tout serait perdu ! Dieu d’Abraham ! N’y avait-il donc absolument rien à faire ? À cet instant, il reconnut, non loin de là, quelques-uns de ses Galiléens. Il se précipita au travers des rangs du cortège et parvint à les rejoindre.

– Suivez-moi, leur dit-il, j’ai quelque chose à vous dire.

Ils obéirent, et quand ils se furent groupés derrière le coin de la maison, Ben-Hur reprit la parole :

– Vous êtes de ceux qui avez pris mes armes et qui êtes convenus avec moi de combattre pour la liberté et pour le roi qui allait paraître. Vous êtes encore en possession de vos épées et l’heure est venue de vous en servir. Allez, cherchez nos frères et dites-leur que je les attends au pied de la croix que l’on va dresser pour le Nazaréen. Hâtez-vous ! Qu’attendez-vous encore ? Le Roi, c’est ce Nazaréen, et la liberté va mourir avec lui.

Ils le regardaient d’un air respectueux, mais sans répondre.

– M’avez-vous entendu ? demanda-t-il.

Alors l’un d’entre eux lui répondit :

– Fils de Juda, si tu as été trompé, il n’en est pas de même de nous, ni du reste de nos frères. Le Nazaréen n’est point ce que tu crois, il n’a pas même le caractère d’un roi. Nous étions avec lui quand il est entré à Jérusalem, nous l’avons vu devant le Temple ; il s’est dérobé, il nous a fait défaut et non seulement à nous, mais à tout Israël. Devant la Belle Porte il a tourné le dos à Dieu, il a refusé le trône de David. Il n’est point roi et la Galilée n’est pas avec lui. Il faut qu’il subisse la mort. Mais écoute-nous, fils de Juda. Nous avons toujours tes épées et nous sommes prêts à les tirer et à combattre pour la liberté, aussi nous te rejoindrons sous la croix.

Ben-Hur était arrivé au moment suprême de sa vie. S’il avait accepté l’offre de ces hommes ; s’il avait prononcé la parole qu’ils attendaient de lui, l’histoire du monde aurait été peut-être différente, mais c’eût été une histoire ordonnée par les hommes et non point par Dieu, chose qui ne s’est jamais vue et ne se verra jamais. Il fut soudain saisi d’un sentiment de confusion qu’il ne s’expliquait point, mais que plus tard il attribua au Nazaréen, car lorsque celui-ci eut été élevé sur la croix, il comprit que sa mort était nécessaire pour fortifier cette foi en la résurrection, sans laquelle le christianisme ne serait qu’une chose vide de sens. Cette confusion le rendait incapable de rien décider, il restait là sans mouvement et sans paroles. Il couvrit son visage de ses mains ; il se livrait entre ses propres désirs et la puissance qui agissait au-dedans de lui, un conflit dont la violence secouait tout son être.

– Viens, nous t’attendons, lui dit Simonide pour la quatrième fois.

Il se mit machinalement à suivre le fauteuil du marchand et la litière de l’Égyptien ; Esther marchait à côté de lui. Comme Balthasar et ses deux amis, le jour où ils se rencontrèrent au désert, il obéissait à un mystérieux conducteur qui lui montrait le chemin.

CHAPITRE XLVI

Lorsque Balthasar, Simonide, Ben-Hur, Esther et les deux fidèles Galiléens atteignirent le lieu de la crucifixion, Ben-Hur marchait à leur tête. Il ne sut jamais comment il s’y était pris pour leur frayer un chemin au travers de ce peuple en démence ; il n’aurait pu dire davantage par où ils avaient passé, ni combien de temps il leur avait fallu pour arriver au terme de leur course. Il avançait inconscient de ce qui se passait ou se disait autour de lui, sans avoir aucune intention précise. Dans les conditions où il se trouvait, un petit enfant aurait pu, tout aussi bien que lui, s’opposer au crime épouvantable dont il allait être le témoin. Les desseins de Dieu paraissent toujours étranges à ses créatures, moins cependant que les moyens dont il se sert pour les accomplir et pour les rendre clairs à leurs yeux.

Lorsque Ben-Hur s’arrêta, ceux qui le suivaient en firent autant. Il s’éveilla tout à coup de l’assoupissement dans lequel il semblait avoir été plongé, et embrassa d’un coup d’œil toute la scène qui se déroulait devant lui. Il voyait d’abord le sommet d’un mamelon peu élevé, arrondi en forme de crâne ; un endroit sec, pierreux, sans autre trace de végétation que quelques chétives touffes d’hysope. Tout autour s’élevait un mur vivant, formé d’hommes, derrière lesquels s’en tenaient d’autres, s’efforçant de voir par-dessus la tête des premiers. Un rang de soldats romains maintenait avec peine cette épaisse muraille humaine à sa place. Un centurion veillait sur les soldats. Ben-Hur avait été poussé jusqu’au bord de cette ligne si bien gardée et il s’y trouvait maintenant, le visage tourné vers le nord-ouest. Ce mamelon était l’ancien Golgotha araméen, en latin Calvaire, ce qui veut dire le crâne.

Sur les flancs de la colline, dans ses dépressions comme sur ses élévations, le sol semblait recouvert d’une étrange couche d’émail. Où qu’il portât ses regards, il ne découvrait pas la moindre tache de couleur de terre, pas de roc, pas de verdure ; il ne voyait que des milliers d’yeux, brillant dans des faces rougeâtres ; plus loin, il ne distinguait plus que des figures rouges sans yeux et plus loin encore de grands cercles aussi formés, il le savait, par des visages humains. Ils étaient là, rassemblés, au nombre de trois millions, et trois millions de cœurs prenaient un intérêt passionné à ce qui se passait sur le mamelon, indifférents aux brigands, se souciant seulement du Nazaréen qui était pour eux un objet de haine, de crainte, ou de curiosité, lui qui les aimait et qui allait mourir pour eux.

Le spectacle d’un grand rassemblement de peuple stupéfie et fascine toujours celui qui le contemple, ainsi que le fait une mer en furie ; et pourtant Ben-Hur lui accorda à peine un regard, ce qu’il voyait dans son voisinage immédiat absorbait toute son attention.

Le souverain sacrificateur, reconnaissable à ses vêtements sacerdotaux, à son air fier, se tenait sur le mamelon, à une hauteur d’où il dominait la multitude : il dépassait de la tête le groupe des notabilités qui l’accompagnaient. Le Nazaréen était debout, plus haut encore, tout près du sommet arrondi. On pouvait le voir de partout, souffrant, mais silencieux. L’un de ses gardes, qui visait probablement à passer pour un bel esprit, avait complété l’effet produit par la couronne d’épines posée sur sa tête, en plaçant dans sa main un roseau en guise de sceptre. Les railleries, les injures, les paroles d’exécration pleuvaient sur lui. Tous les yeux étaient fixés sur le Nazaréen… Ben-Hur se rendait compte qu’il s’opérait un changement en lui. La conception de quelque chose de meilleur que ce que cette vie peut offrir, de quelque chose qui pourrait donner à un homme faible la force d’endurer des tortures mentales aussi bien que physiques, de quelque chose qui ôterait à la mort ses terreurs, peut-être de cette vie de l’esprit, à laquelle Balthasar tenait si fermement, commençait à poindre dans son âme. Il se prenait à se demander si, après tout, la mission du Nazaréen ne serait pas de guider ceux qui l’aimaient jusqu’au delà des frontières du monde visible et de les emmener là où le royaume préparé pour lui attendait sa venue. Alors il lui sembla entendre retentir de nouveau, comme si elle était sortie du sein de l’oubli, pour revenir à lui à travers les airs, cette parole du Nazaréen : « Je suis la résurrection et la vie. »

Ces paroles résonnaient à son oreille, elles prenaient une forme tangible, l’aube du jour qui se levait en lui leur communiquait sa clarté et leur donnait une signification nouvelle. Et comme un homme répète une question afin d’en mieux saisir le sens, il demanda, en regardant celui qui, debout sur la colline, semblait prêt à s’évanouir sous sa couronne d’épines :

– Qui donc est la Résurrection et qui donc est la Vie ?

– C’est moi, semblait dire cette pâle figure – et le dire pour lui, car aussitôt il sentit une paix qu’il n’avait jamais connue, la paix qui est la fin du doute et du mystère, le commencement de la foi, de l’amour et de la pleine compréhension.

Ben-Hur fut tiré de son état de rêve par un bruit de coups de marteaux ; il observa alors, au sommet du mamelon, quelques hommes qui avaient échappé jusqu’alors à sa vue et qui s’occupaient à préparer les croix. Déjà ils avaient creusé les trous et s’apprêtaient à les y planter.

– Ordonne à ces hommes de se hâter, dit le souverain pontife, en s’adressant au centurion. Il faut que ceux-ci – il montrait du doigt les condamnés – soient morts avant le coucher du soleil et ensevelis, afin que la terre ne soit pas souillée. Ainsi le veut la loi.

Un soldat, mieux intentionné que les autres, s’avança vers le Nazaréen et lui offrit à boire, mais il refusa la coupe qu’on lui présentait ; un autre vint lui enlever la planchette qu’il portait à son cou et la cloua au sommet de la croix, puis les préparatifs se trouvèrent terminés.

– Les croix sont prêtes, dit le centurion au pontife qui répondit en agitant sa main :

– Que le blasphémateur passe le premier. Le Fils de Dieu devrait être capable de se sauver lui-même, nous verrons ce qu’il en sera.

Le peuple qui, jusqu’ici, avait assisté aux préparatifs sans cesser un instant de pousser des cris d’impatience, s’apaisa tout à coup, et bientôt on n’entendit plus le moindre bruit sur la colline. On allait procéder à l’acte le plus horrible du supplice, à celui du moins qui faisait toujours sur les spectateurs l’effet le plus terrifiant : on allait clouer les trois condamnés sur les croix. Lorsque les soldats mirent la main sur le Nazaréen, l’immense assemblée tressaillit, les plus abrutis, eux-mêmes, frissonnèrent de terreur. Quelques-uns prétendirent plus tard que ce frisson était dû à un refroidissement subit de l’air.

– Que ce silence est étrange ! murmura Esther en jetant ses bras autour du cou de son père.

Celui-ci, qui tremblait en souvenir de ses propres tortures, cacha le visage de sa fille contre sa poitrine.

– Ne regarde pas, Esther, ne regarde pas, dit-il, j’ai peur que tous ceux qui voient ce qui s’accomplit en ce moment, les innocents aussi bien que les coupables, ne soient maudits à partir de cette heure.

Balthasar se laissa tomber sur ses genoux.

– Fils de Hur, s’écria Simonide dont l’émotion allait croissant, si Jéhovah n’étend pas promptement sa main, Israël est perdu, et nous avec lui.

Ben-Hur répondit avec calme :

– J’ai entendu comme en un rêve, Simonide, pourquoi tout ceci devait arriver. C’est la volonté du Nazaréen, c’est la volonté de Dieu. Imitons l’Égyptien, gardons le silence et prions.

Pendant ce temps, la lugubre tragédie suivait son cours. Les gardes enlevèrent les vêtements du Nazaréen, qui demeura nu devant les yeux des spectateurs venus pour assister à son supplice. La flagellation qu’il avait subie le matin même avait laissé des traces sanglantes sur son dos ; il n’en fut pas moins couché impitoyablement sur la croix ; on étendit d’abord ses bras sur la poutre transversale ; les clous étaient pointus, quelques coups suffirent pour les enfoncer dans les paumes de ses mains ; ils remontèrent ensuite ses genoux jusqu’à ce que la plante de ses pieds reposât à plat sur le bois, puis ils posèrent ses pieds l’un sur l’autre et un seul clou les fixa solidement au montant de la croix. Le bruit étouffé des coups de marteau s’étendait au loin ; ceux qui ne pouvaient les entendre voyaient cependant retomber les bras de ceux qui frappaient, et tous étaient remplis d’effroi. Et le supplicié ne faisait entendre ni un cri, ni un gémissement, rien qui pût faire rire ses ennemis, rien que pussent regretter ceux qui l’aimaient.

– De quel côté voulez-vous qu’on tourne son visage ? demanda brusquement un soldat.

– Du côté du Temple, répondit le pontife. Je veux qu’en mourant il voie que le saint édifice n’a pas souffert à cause de lui.

Ils prirent la croix et la portèrent à l’endroit où elle devait être dressée, puis ils la plantèrent dans le trou préparé, et le corps du Nazaréen s’affaissa lourdement, retenu seulement par ses mains ensanglantées ; toutefois aucun cri ne s’échappa de sa bouche, mais seulement cette exclamation, la plus divine de toutes celles qui frappèrent jamais les oreilles humaines : « Père, pardonne-leur, ils ne savent ce qu’ils font. »

La croix s’élevait maintenant au-dessus de tous les autres objets visibles, elle se détachait nettement sur le ciel ; un cri de joie la salua, et tous ceux qui pouvaient discerner les paroles écrites sur l’écriteau, placé au-dessus de la tête du Nazaréen, se hâtaient de les déchiffrer. Aussitôt que quelques-uns eurent lu l’inscription, ils la communiquèrent autour d’eux et bientôt l’air retentit des cris mille fois répétés de : « Roi des Juifs ! Salut, Roi des Juifs ! »

Le pontife, qui comprenait mieux qu’eux la portée de cette inscription, essaya de protester contre elle, mais sans succès, et celui qui considérait de ses yeux mourants la cité de ses pères étendue à ses pieds, cette cité qui l’avait si ignominieusement rejeté, conserva jusqu’au bout son titre, affiché aux yeux de la foule.

Le soleil approchait rapidement du zénith, les pentes arides des collines brillaient sous ses rayons, et les montagnes plus éloignées se paraient joyeusement de teintes violettes. Dans la cité, le temple, les palais, les tours et tous les objets proéminents, semblaient se hausser encore dans cette clarté sans rivale, comme s’ils devinaient combien étaient fiers d’eux tous ceux qui, du haut de la colline, tournaient leurs regards de leur côté. Tout à coup, le ciel et la terre s’obscurcirent, faiblement d’abord, comme si le jour baissait imperceptiblement, ou comme si le crépuscule, se trompant d’heure, le soir succédait au plein midi. L’obscurité allait croissant, et bientôt l’attention générale se porta sur elle. Les cris et les rires cessèrent et tous ces hommes, doutant encore de leurs sens, se regardèrent les uns les autres avec étonnement, après quoi ils jetèrent les yeux sur le soleil, sur les montagnes, qui disparaissaient dans le lointain, sur le ciel et le paysage immédiat qui se couvraient d’ombre, et sur la colline même où la tragédie se passait, puis ils se regardèrent de nouveau, pâlirent et gardèrent le silence.

– Ce n’est qu’un brouillard ou un nuage qui passe, dit Simonide pour calmer les alarmes d’Esther, le ciel va s’éclaircir.

Mais Ben-Hur ne pensait pas de même.

– Ce n’est point un brouillard ou un nuage, dit-il. Les esprits qui habitent dans les airs, les Saints et les prophètes sont à l’œuvre dans une pensée de miséricorde envers eux-mêmes et envers la nature. Je te dis, ô Simonide, aussi vrai que Dieu vit, celui qui est sur la croix est le Fils de Dieu.

Et laissant Simonide dans l’étonnement, il s’approcha de Balthasar, toujours agenouillé à quelques pas de là, puis posa une de ses mains sur l’épaule du vieillard.

– Ô sage Égyptien, écoute-moi ! Toi seul avais raison, le Nazaréen est véritablement le Fils de Dieu.

Balthasar l’attira vers lui et lui dit d’une voix faible :

– Je l’avais vu petit enfant, dans la crèche où on l’avait déposé ; il n’est pas étonnant que je l’aie reconnu avant toi, pourquoi donc ai-je vécu assez longtemps pour voir ce jour ! Que ne suis-je mort avec mes frères ! Heureux Melchior ! Heureux, heureux Gaspard !

– Console-toi ! dit Ben-Hur. Sans doute qu’eux aussi sont ici maintenant.

L’obscurité s’était changée en de profondes ténèbres, mais cela ne détournait pas de leur occupation ceux qui se trouvaient au sommet de la butte. Les deux brigands furent cloués sur leurs croix, et celles-ci plantées en terre. Les gardes se retirèrent et le peuple se précipita dans l’espace demeuré libre jusqu’alors, et s’y répandit comme une vague immense. Tous ces hommes se poussaient et se disputaient les premières places, sans cesser d’adresser des ricanements, des injures et des outrages au Nazaréen.

– Ah ! ah ! Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même, vociférait un soldat.

– En vérité, disait un prêtre, s’il descend vers nous en ce moment, nous croirons en lui.

D’autres secouaient gravement la tête en disant : « Il voulait détruire le Temple en trois jours et le rebâtir, et il ne peut se sauver lui-même, » ou encore : « Il s’est appelé le Fils de Dieu, voyons si Dieu le délivrera maintenant. »

Qui dira toute la puissance des préjugés ? Le Nazaréen n’avait jamais fait de mal à ce peuple, la plus grande partie de ceux qui le contemplaient maintenant ne l’avaient jamais vu avant cette heure de malheur, et cependant, contradiction étrange, ils l’accablaient de malédictions et accordaient toutes leurs sympathies aux deux brigands. Les ténèbres surnaturelles qui descendaient du ciel affectaient Esther, comme elles commençaient d’ailleurs à affecter des milliers de personnes plus fortes et plus braves qu’elle.

– Retournons à la maison, répétait-elle d’une voix suppliante. C’est le signe de la colère de Dieu. Qui sait quelles choses effrayantes vont encore arriver ? J’ai peur, père.

Mais Simonide s’obstinait à ne pas quitter sa place. Il parlait peu, mais l’on voyait qu’il était très excité. Ayant observé, à la fin de la première heure, que le sommet du mamelon était un peu moins assiégé, il fit signe à ses compagnons d’avancer, afin de se rapprocher davantage de la croix. Ben-Hur donnait le bras à Balthasar, mais malgré cet appui, l’Égyptien ne montait qu’avec peine. Ils ne distinguaient le Nazaréen qu’imparfaitement ; de l’endroit où ils étaient venus se placer, il leur apparaissait comme une sombre figure suspendue en l’air, mais ils pouvaient l’entendre, entendre ses soupirs qui prouvaient qu’il possédait une plus grande force d’âme, ou qu’il était plus exténué que ses compagnons de souffrance, car ceux-ci remplissaient l’air de leurs gémissements et de leurs plaintes.

La huitième heure passa ainsi qu’avait passé la septième. Pour le Nazaréen, ce furent des heures de lente agonie. Il ne parla qu’une fois pendant ce temps. Quelques femmes étaient venues s’agenouiller au pied de sa croix. Parmi elles, il reconnut sa mère, et avec elle le disciple qu’il aimait.

– Femme, dit-il, en élevant la voix, voilà ton fils ! Puis il dit au disciple : « Voilà ta mère ! »

La neuvième heure arriva et la multitude houleuse entourait encore la colline, à laquelle elle semblait être attachée par quelque étrange attraction, où probablement la nuit qui avait pris la place du jour entrait pour une grande part. Tout le peuple était plus calme qu’auparavant, cependant on entendait de temps à autre, dans l’obscurité, de grands cris, comme si des compagnies entières s’appelaient et se répondaient. On aurait pu remarquer également que ceux qui s’approchaient du Nazaréen arrivaient silencieusement devant sa croix, le regardaient sans mot dire et s’en retournaient de même. Le changement s’étendait jusqu’aux gardes qui, si peu de temps auparavant, avaient tiré au sort les vêtements du crucifié ; ils se tenaient un peu à l’écart avec deux officiers, plus occupés de l’un des condamnés que de tous ceux qui allaient et venaient à côté d’eux. S’il respirait seulement plus profondément, ou s’il remuait la tête, dans un paroxysme de douleur, ils étaient immédiatement en alerte. Mais la chose la plus étrange, c’était l’altération visible des traits du souverain sacrificateur et des personnages qui l’avaient assisté durant le jugement la nuit précédente et qui, en face de sa victime, s’étaient tenus auprès de lui en lui témoignant leur entière approbation. Lorsque l’obscurité avait commencé à descendre sur la terre, ils avaient commencé aussi à perdre leur assurance. Plusieurs d’entre eux étaient versés en astronomie et familiarisés avec les apparitions qui produisaient, en ce temps-là, un effet si terrifiant sur les masses ; une grande partie de leur savoir remontait à bien des années en arrière ; leurs pères eux-mêmes le tenaient de ceux qui l’avaient rapporté au retour de la captivité, et le service du Temple les obligeait à ne point négliger leur science. Lorsqu’ils virent la lumière du soleil pâlir, les montagnes et les collines devenir moins distinctes, ils se groupèrent autour de leur chef, afin de discuter sur ce qui se passait. « La lune est en son plein, disaient-ils, et ceci ne peut être une éclipse ; » puis comme aucun d’eux ne parvenait à résoudre la question que chacun se posait, comme personne ne pouvait expliquer d’où provenait l’obscurité qui se produisait à cette heure indue, ils l’associèrent, au plus secret de leur cœur, avec le Nazaréen, et cédèrent à un sentiment d’alarme, que la longue durée de ce phénomène ne faisait qu’augmenter. Et maintenant, de leur place, derrière les soldats, ils prenaient note de chaque parole et de chaque mouvement du Nazaréen ; ils écoutaient, pleins de frayeur, ses soupirs, et ne parlaient qu’à voix basse. Après tout, il se pouvait que cet homme fût le Messie, et alors… Mais il fallait voir et attendre.

Pendant ce temps, les doutes de Ben-Hur ne s’étaient pas réveillés une seule fois. Une paix parfaite demeurait en lui, il priait simplement que la fin vînt bientôt. Il comprenait ce qui se passait dans le cœur de Simonide ; il savait qu’il hésitait encore à croire ; il voyait sur son visage qu’il était en proie à de solennelles réflexions, il remarquait les regards qu’il tournait vers le ciel, comme pour y chercher la cause de l’obscurité, et la sollicitude d’Esther, qui s’efforçait de faire taire ses frayeurs pour lui complaire, ne lui échappait pas davantage.

– N’aie pas peur, ma fille, disait le marchand, reste à veiller avec moi. Tu pourrais vivre deux fois la durée de ma vie et ne rien voir qui soit d’un intérêt égal à ceci et peut-être aurons-nous encore d’autres révélations. Restons jusqu’à ce que tout soit terminé.

Lorsque la neuvième heure fut à moitié passée, quelques hommes des basses classes du peuple, des misérables vivant dans des tombeaux avoisinant la ville, vinrent se placer devant la croix centrale.

– C’est là le nouveau roi des Juifs, dit l’un d’eux.

– Nous te saluons, roi des Juifs ! se mirent à crier les autres.

Comme ils ne recevaient aucune réponse, ils avancèrent encore plus près.

– Si tu es le roi des Juifs, descends maintenant de la croix.

En entendant cela, un des brigands cessa de gémir et cria au Nazaréen :

– Oui, si tu es le Christ, sauve-toi toi-même et nous aussi.

Le peuple groupé tout autour se mit à rire et à applaudir. Pendant qu’ils attendaient ce qu’il répliquerait, on entendit l’autre malfaiteur dire au premier :

– Ne crains-tu point Dieu ? Nous souffrons ce que nos crimes méritent, mais celui-ci n’a fait aucun mal.

Les assistants furent étonnés de cela et, au milieu du silence qui suivit, le second brigand parla encore, mais, cette fois il s’adressait au Nazaréen :

– Seigneur ! lui disait-il, souviens-toi de moi quand tu seras entré dans ton règne.

Simonide tressaillit : « Quand tu seras entré dans ton règne ! » C’était là le point qui causait ses doutes, le point qu’il avait si souvent discuté avec Balthasar.

– L’as-tu entendu ? lui dit Ben-Hur. Le royaume ne peut être de ce monde. Ce témoin dit que le roi va y entrer, j’ai entendu la même chose dans mon rêve.

– Tais-toi ! s’écria Simonide, plus impérieusement qu’il n’avait jamais parlé à Ben-Hur. Tais-toi, je te prie ! Si le Nazaréen allait répondre !

Il parlait encore qu’en effet le Nazaréen répondait d’une voix claire, et avec un accent de parfaite confiance :

– Je te dis en vérité que tu seras aujourd’hui avec moi dans le paradis !

Simonide attendit un moment, afin de savoir si ce serait là tout ; puis il joignit ses mains et dit :

– C’est assez, Seigneur ! L’obscurité s’est dissipée ; je vois avec d’autres yeux ; je vois comme Balthasar, avec les yeux d’une parfaite foi.

Le fidèle serviteur recevait enfin sa récompense. Son corps débile ne serait jamais peut-être rendu à la santé, le souvenir des souffrances qui avaient abreuvé sa vie d’amertume pourrait ne pas lui être enlevé, mais une vie nouvelle venait soudain de lui être révélée, avec l’assurance qu’il y aurait part, – une vie nouvelle qui se trouvait au delà du temps présent et qui s’appelait le Paradis. Là il trouverait le royaume qu’il avait rêvé et son roi. Une paix parfaite descendait en lui.

Il en était d’autres, au pied de la croix, que ces paroles avaient plongés dans la surprise et la consternation, de subtils casuistes auxquels n’échappait point tout ce que la question du brigand sous-entendait, et tout ce que la réponse affirmait. Ils avaient fait clouer le Nazaréen sur cette croix parce qu’il disait être le Messie, et voilà que sur cette croix même, non seulement il ne démentait point ses assertions passées, mais il promettait encore à un malfaiteur les joies du paradis. Ils tremblaient à la pensée de ce qu’ils venaient de faire ; le pontife lui-même, malgré tout son orgueil, se sentait effrayé. De qui donc cet homme tenait-il son assurance, si ce n’était de la vérité ? de qui pouvait provenir cette vérité, si ce n’est de Dieu lui-même ? Il aurait fallu peu de chose en ce moment-là pour les mettre tous en fuite.

La respiration du Nazaréen devenait plus pénible, ses soupirs se changeaient en râlements. Il n’y avait encore que trois heures qu’il était sur la croix et déjà il s’en allait mourir ! La nouvelle s’en répandit d’un homme à l’autre, jusqu’à ce que chacun sur la montagne en eût été informé ; alors tout se tut, la brise tomba, une vapeur étouffante s’ajouta à l’obscurité ; quelqu’un qui aurait passé près de là ignorant de tout ce qui se passait n’aurait jamais pensé – tant le silence était profond – qu’il se trouvait sous ce lugubre linceul qui semblait envelopper la terre en cet endroit, trois millions de créatures humaines attendant, palpitantes d’émotion, ce que l’instant d’après leur apporterait.

Alors retentit dans l’obscurité un cri qui passa au dessus des têtes de ceux qui se trouvaient à portée de l’entendre, un cri de désespoir, sinon de reproche :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné ?

Cette voix fit tressaillir tous ceux qui l’ouïrent. L’un d’eux en fut même irrésistiblement touché.

Les soldats avaient apporté avec eux un vaisseau plein d’eau et de vin et l’avaient déposé non loin de Ben-Hur. Ils pouvaient, avec une éponge trempée dans ce breuvage et attachée au bout d’un bâton, humecter selon leur bon plaisir les lèvres des suppliciés. Ben-Hur songea à l’eau qu’il avait bue auprès du puits de Nazareth, une impulsion soudaine lui fit saisir l’éponge et après l’avoir plongée dans le vaisseau, il courut vers la croix.

– Laisse-le, lui criait-on avec colère sur son passage, laisse-le !

Mais il ne les écoutait pas, et s’étant avancé il plaça l’éponge devant la bouche du Nazaréen.

– Trop tard, trop tard !

Sur le visage, que Ben-Hur voyait distinctement, maintenant tout souillé de sang et de poussière, passa tout à coup une soudaine lueur ; les yeux s’ouvrirent tout grands et se fixèrent sur quelqu’un qu’eux seuls découvraient dans le ciel lointain et l’exclamation que poussa la sainte victime exprimait un sentiment de joie, de soulagement et même de triomphe : « Tout est accompli ! » Ainsi un héros qui meurt en accomplissant une action d’éclat, célèbre son succès par une dernière clameur.

Les yeux allaient s’éteignant lentement. Sa tête couronnée retomba sur sa poitrine, que quelques hoquets soulevaient toujours. Ben-Hur croyait la lutte terminée, mais son âme expirante se ranima encore assez, pour que ceux qui l’entouraient pussent entendre ses dernières paroles, prononcées tout bas, comme si elles s’adressaient à une personne placée à ses côtés :

– Père, je remets mon esprit entre tes mains.

Un tremblement secoua ce corps torturé, un cri d’angoisse s’échappa de ses lèvres : sa mission et sa vie terrestre étaient terminées. Son cœur, ce cœur plein d’amour, venait de se briser, et c’était pour cela que cet homme mourait. Ben-Hur retourna auprès de ses amis, en disant simplement :

– C’est fini, il est mort.

Dans un espace de temps incroyablement court toute la multitude fut informée de cet événement. Personne n’en parlait à haute voix ; c’était dans un murmure que l’on répétait tout autour de la colline :

– Il est mort ! Il est mort !

Ils avaient obtenu ce qu’ils désiraient : le Nazaréen était mort, et cependant ils fixaient les uns sur les autres des regards épouvantés. Son sang était sur eux ! Et pendant qu’ils se regardaient ainsi, le sol se mit à trembler ; chaque homme se cramponnait à son voisin pour ne pas tomber. Dans l’espace d’une seconde, l’obscurité se dissipa, le soleil reparut et chacun put voir les croix vaciller, au sommet de la montagne. Mais tous les assistants ne faisaient attention qu’à celle du milieu ; il leur semblait qu’elle dominait les autres et qu’elle élevait et secouait son fardeau, bien haut dans le ciel. Et tous ceux qui avaient insulté le Nazaréen, ceux qui avaient réclamé sa crucifixion, qui avaient fait partie de sa suite depuis la ville et qui dans leur cœur avaient désiré sa mort, – et dans la foule ils étaient dix pour un, – tous ceux-là sentaient qu’ils étaient individuellement menacés et que s’ils voulaient sauver leur vie il leur fallait fuir le plus vite possible la colère du ciel. Ils se mirent aussitôt à courir, à cheval, sur des chameaux, sur des chars, à pied ; ils s’en allaient à toute vitesse, affolés, éperdus ; mais le tremblement de terre, comme s’il prenait fait et cause pour l’innocent qu’ils avaient crucifié, les poursuivait, les renversait, les jetait les uns sur les autres, avec un horrible bruit souterrain qui augmentait leur effroi. Ils se frappaient la poitrine et tous étaient comme rendant l’âme de frayeur. Son sang était sur eux ! Habitants du pays ou étrangers, prêtres ou laïques, mendiants, Sadducéens et Pharisiens, tous furent atteints dans le même bouleversement. S’ils invoquaient l’Éternel, la terre répondait pour lui en les secouant de nouveau. Et comme si le souverain sacrificateur n’avait pas été meilleur que ses frères coupables, lui aussi fut jeté sur le sol et traîné dans la poussière qui remplit bientôt les franges de sa robe, ses clochettes d’or et jusqu’à sa bouche elle-même. Lui et son peuple étaient égaux, du moins en cela que le sang du Nazaréen était sur eux tous !

Au moment où le soleil, perçant l’obscurité, venait éclairer la scène de la crucifixion, il ne se trouvait plus dans son voisinage immédiat que la mère du Nazaréen, le disciple qu’il aimait, les femmes de Galilée, le centurion et ses soldats, ainsi que Ben-Hur et ses compagnons, mais ils ne s’étaient pas aperçus de la fuite de la foule qui abandonnait la colline, le soin de leur propre sécurité les absorbait trop pour qu’ils fussent attentifs à autre chose.

– Assieds-toi ici, dit Ben-Hur à Esther, en lui désignant une place auprès de son père. Maintenant ferme tes yeux et confie-toi en Dieu et en ce juste si odieusement mis à mort.

– Mon fils, dit Simonide, d’une voix qui exprimait un respect profond, dorénavant ne parlons plus de lui autrement qu’en l’appelant le Christ.

– Ainsi soit-il ! répondit Ben-Hur.

Une nouvelle secousse de tremblement de terre se fit sentir, les clameurs des brigands, dont les croix oscillaient violemment, étaient terribles à entendre. Bien qu’il pût à peine se tenir debout, Ben-Hur s’aperçut que Balthasar était étendu à terre sans mouvement. Il courut à lui et l’appela, mais en vain. Le vieillard était mort. Alors Ben-Hur se rappela qu’il avait entendu un cri qui semblait répondre à celui que le Nazaréen avait poussé en rendant le dernier soupir et, dès lors, il demeura convaincu que l’âme de l’Égyptien avait franchi, en même temps que celle de son maître, le seuil du paradis. Cette distinction suprême n’était-elle pas celle qu’eût désirée celui qui avait si fidèlement pratiqué, durant sa longue vie, ces trois vertus fondamentales ; la foi, l’espérance et la charité ?

Les serviteurs de Balthasar avaient abandonné leur maître, mais lorsque tout fut fini, les deux Galiléens reportèrent le vieillard à la ville, dans sa litière. C’était un mélancolique cortège, que celui qui pénétra dans le palais des Hur, par la porte du sud, au coucher du soleil, en ce jour mémorable. À la même heure on descendait de la croix le corps du Christ.

La dépouille mortelle de Balthasar fut portée dans la grande salle du palais. Tous les serviteurs de la maison accoururent, en pleurant, car il possédait l’amour de tous ceux qui s’étaient trouvés en contact avec lui ; mais lorsqu’ils virent son visage, et son sourire, ils séchèrent leurs larmes et s’écrièrent : « Tout est bien ! Il est plus heureux ce soir qu’il ne l’était ce matin en s’en allant. »

Ben-Hur, qui n’aurait pas voulu charger un domestique d’apprendre à Iras la mort de son père, s’en alla la chercher, afin de l’amener lui-même auprès de son cadavre. Il se représentait sa douleur ; elle allait se trouver seule au monde ; c’était le moment de lui pardonner et d’avoir pitié d’elle. Il se reprochait de ne point s’être informé d’elle le matin, de ne lui avoir pas même accordé une pensée et il se sentait prêt à racheter son oubli en lui témoignant la sympathie que réclamait le chagrin profond dans lequel la nouvelle qu’il s’apprêtait à lui apprendre, la plongerait.

Il secoua le rideau étendu devant la porte et entendit tinter les petits grelots qui y étaient attachés, mais il ne reçut pas de réponse : il l’appela plusieurs fois par son nom sans plus de résultat, alors il écarta le rideau et entra dans la chambre. Elle ne s’y trouvait pas. Il monta en toute hâte sur le toit, elle n’y était pas davantage. Il questionna les domestiques, aucun d’eux ne l’avait vue durant la journée. Après l’avoir longuement cherchée dans toute la maison, Ben-Hur revint dans la grande salle et prit, auprès du mort, la place qui aurait dû être celle d’Iras, et il comprit combien le Christ s’était montré plein de miséricorde envers son vieux serviteur. Ceux qui entrent dans le repos du Paradis laissent heureusement derrière eux les afflictions, les peines de ce monde et les défections de ceux qu’ils ont aimés ici-bas.

Neuf jours après leur guérison, la loi étant accomplie et Balthasar ayant été enseveli, Ben-Hur ramena chez lui sa mère et Tirzah et, depuis ce jour, dans cette maison, les deux noms les plus sacrés que puissent prononcer des lèvres humaines furent toujours réunis dans une même pensée d’adoration : Dieu le Père, et Christ le Fils.

CHAPITRE XLVII

Cinq ans après la crucifixion, Esther, la femme de Ben-Hur, était assise dans une des chambres d’une magnifique villa située près de Misène. C’était le milieu du jour, et les chauds rayons du soleil d’Italie faisaient épanouir les roses dans les jardins. Tout dans l’appartement était romain, mais Esther portait le costume d’une matrone juive. Tirzah et deux enfants, qui jouaient sur une peau de lion étendue devant ses pieds, lui tenaient compagnie.

Le temps lui avait été clément, elle était plus belle que jamais, et son mari, en rachetant la villa de Misène, avait réalisé un de ses rêves les plus chers. Au milieu de cette scène d’intérieur, une servante parut sur le seuil de la salle et lui dit :

– Il y a, dans l’atrium, une femme qui veut te parler, maîtresse.

– Qu’elle vienne, je la recevrai ici.

Aussitôt l’étrangère entra. À sa vue, Esther se leva et se prépara à parler, puis, elle hésita, changea de couleur et finalement recula en disant :

– Je t’ai connue autrefois, bonne femme, tu es…

– J’étais Iras, la fille de Balthasar.

Esther, revenue de sa surprise, ordonna à sa servante d’apporter un siège à l’Égyptienne.

– Non, dit Iras froidement, je vais me retirer dans un instant.

Elles se regardèrent en silence pendant un moment. Esther présentait l’image d’une mère heureuse, d’une épouse contente de son sort. Il était évident que le sort avait traité moins généreusement son ancienne rivale. Elle conservait encore des vestiges de sa grâce d’autrefois, mais une vie mauvaise avait posé son empreinte sur toute sa personne. Son visage était devenu vulgaire, ses grands yeux étaient rouges, ses joues décolorées. Un pli dur et cynique défigurait sa bouche. Ses vêtements étaient malpropres et de mauvais goût, la boue du chemin restait attachée à ses sandales. Ce fut elle qui rompit la première le silence.

– Ce sont là tes enfants ?

Esther les regarda et se mit à sourire.

– Oui. Veux-tu leur parler ?

– Je les effrayerais, répliqua Iras en s’approchant davantage d’Esther, puis voyant que celle-ci ne pouvait réprimer un léger frisson, elle continua : Mais toi, n’aie pas peur. Je désire te charger d’un message pour ton mari. Dis-lui que son ennemi est mort, qu’il m’avait rendue si malheureuse, que je l’ai tué.

– Son ennemi !

– Messala. Dis encore à ton époux que j’ai été punie à un tel point du mal que j’avais voulu lui faire qu’il aurait pitié de moi, s’il savait tout.

Des larmes montèrent aux yeux d’Esther, elle allait parler, mais Iras l’en empêcha.

– Non, s’écria-t-elle, je n’ai besoin ni de tes larmes, ni de ta pitié. Dis-lui enfin que j’ai découvert qu’être un Romain équivaut à être une brute. Adieu.

Elle se dirigeait vers la porte. Esther la suivit.

– Reste ici, pour voir mon mari, lui dit-elle. Il n’éprouve aucun ressentiment contre toi. Il t’a cherchée partout. Il sera ton ami ; moi aussi, je serai ton amie, car nous sommes chrétiens.

Elle ne se laissa pas ébranler.

– Non, ce que je suis, je le suis par choix ; d’ailleurs, ce sera bientôt fini.

– Mais… – Esther hésita – n’avons-nous rien que tu puisses désirer, rien ?

Le visage de l’Égyptienne s’adoucit ; quelque chose qui ressemblait à un sourire se joua sur ses lèvres. Elle regardait les enfants qui continuaient leurs jeux.

– Il y a quelque chose… murmura-elle. Esther avait suivi son regard et répondit promptement : Je te l’accorde.

Iras s’approcha d’eux, s’agenouilla : sur la peau de lion et les embrassa tous les deux, puis elle se releva lentement en les regardant et sortit de la chambre sans prononcer une parole. Elle marchait rapidement et avant qu’Esther eût décidé ce qu’elle devait faire, elle avait disparu.

Quand Ben-Hur apprit sa visite, il ne douta plus de ce qu’il soupçonnait depuis longtemps, c’est-à-dire qu’Iras avait abandonné son père, au matin du jour de la crucifixion, pour aller rejoindre Messala. Il n’en mit pas moins immédiatement tout en jeu pour la retrouver, mais sans succès. La mer bleue qui rit au soleil garde bien ses secrets ; si elle pouvait parler elle raconterait, peut-être, l’histoire de l’Égyptienne.

Simonide vécut jusqu’à un âge très avancé. À la dixième année du règne de Néron, il quitta la direction de la grande maison de commerce d’Antioche, mais jusqu’à la fin il conserva un jugement sain, un cœur chaud et vit réussir ses entreprises.

Un soir de cette année-là, il était assis dans un fauteuil, sur la terrasse de l’entrepôt. Ben-Hur, Esther et ses trois enfants se trouvaient auprès de lui. Le dernier de ses vaisseaux se balançait sous ses yeux, amarré au bord de la rivière ; tous les autres venaient d’être vendus. Durant le long intervalle qui séparait ce jour-là de la crucifixion, un seul chagrin les avait troublés, – la mère de Ben-Hur était morte, mais la douleur eût été bien plus grande sans leur foi en Christ.

Le bateau mentionné plus haut était arrivé la veille, apportant la nouvelle que Néron commençait à persécuter les chrétiens de Rome et ils en causaient ensemble, quand Malluch, qui était toujours à leur service, s’approcha de Ben-Hur auquel il remit un paquet.

– Qui donc l’a apporté ? demanda ce dernier, après avoir pris connaissance de son contenu.

– Un Arabe.

– Où est-il ?

– Il est reparti immédiatement.

– Écoute-moi, dit Ben-Hur en se tournant vers Simonide, auquel il se mit à lire à haute voix la lettre qu’il venait de recevoir.

 

« Moi, Ilderim, fils d’Ilderim le généreux et cheik de la tribu d’Ilderim, à Juda, fils de Hur.

» Sache, ô ami de mon père, combien mon père t’aimait. Lis ce qui suit et tu le sauras. Sa volonté est la mienne, ainsi ce qu’il te donna t’appartient.

» J’ai reconquis tout ce que les Parthes lui avaient enlevé, dans la grande bataille où ils le tuèrent : cet écrit et d’autres choses encore, parmi lesquels tous les descendants de cette Mira qui fut, en son temps, la mère de tant d’étoiles.

» La paix soit avec toi et avec tous les tiens.

» Cette voix du désert est la voix

» d’ILDERIM, cheik. »

Ben-Hur déroula ensuite un rouleau de papyrus, aussi jaune qu’une feuille de mûrier sèche et lut :

« Ilderim, surnommé le généreux, cheik de la tribu d’Ilderim, au fils qui me succédera.

» Tout ce que je possède, ô mon fils, sera à toi, au jour où tu prendras possession de mon héritage, à l’exception de cette propriété, située près d’Antioche et connue sous le nom de Jardin des Palmes ; elle sera au fils de Hur, qui nous a procuré une si grande gloire dans le cirque, à lui et à ses descendants à perpétuité.

» Ne déshonore pas ton père.

» ILDERIM le généreux, cheik. »

– Qu’en penses-tu ? demanda Ben-Hur à Simonide.

Esther prit les papyrus des mains de son mari, et les relut en souriant. Simonide restait silencieux. Ses yeux étaient fixés sur son bateau, mais il réfléchissait.

– Fils de Hur, dit-il enfin d’un ton grave, le Seigneur a été bon pour toi en ces dernières années, et tu as de quoi lui être reconnaissant. N’est-ce pas le moment de décider définitivement quel emploi tu dois faire de la grande fortune qui se trouve entre tes mains et qui vient encore de s’agrandir ?

– Je l’ai fait il y a longtemps. Cette fortune doit être consacrée au service de Dieu, non en partie, mais tout entière. La question, pour moi, est de savoir de quelle manière je pourrai l’employer le plus utilement à l’avancement de son règne, et c’est là ce que je voudrais que tu m’apprisses.

– Je suis témoin, répondit Simonide, que tu as déjà donné de grandes sommes à l’église d’Antioche. Mais voici qu’en même temps que le don du généreux cheik, t’arrive la nouvelle de la persécution qui sévit contre les frères de Rome. C’est un nouveau champ de travail qui s’ouvre devant toi. Il ne faut pas que la lumière s’éteigne dans la capitale.

– Comment pourrais-je la maintenir allumée ?

– Je vais te le dire. Les Romains et Néron lui-même tiennent deux choses pour sacrées : les cendres des morts et tous les lieux de sépulture. Puisque tu ne pourrais bâtir des temples pour y adorer Dieu, sur le sol de la terre, construis-les au-dessous, et pour les garantir de la profanation, transportes-y les corps de tous ceux qui mourront dans la foi.

Ben-Hur se leva vivement.

– C’est une grande idée, s’écria-t-il. Je veux la mettre immédiatement à exécution. Le temps où nous vivons ne permet pas les lenteurs. Le bateau qui apporte la nouvelle des souffrances de nos frères m’emmènera à Rome dès demain.

Il se tourna vers Malluch et ajouta :

– Fais préparer le navire, Malluch, et tiens-toi prêt à m’accompagner.

– C’est bien, dit Simonide.

– Et toi, Esther, que dis-tu ? demanda Ben-Hur.

Elle posa une de ses mains sur son bras et lui répondit :

– C’est ainsi que tu serviras le mieux le Christ. Ô mon époux, au lieu que je te sois un empêchement, laisse-moi aller avec toi et t’aider dans tes travaux.

 

Tous ceux qui ont été à Rome et qui ont visité les catacombes de sainte Calixte, plus anciennes que celles de saint Sébastien, ont vu ce qu’est devenue la fortune de Ben-Hur. C’est de cette tombe que le christianisme est sorti pour supplanter les Césars.

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Octobre 2011

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