Léon de Tinseau

 

 

 

MA COUSINE POT-AU-FEU

 

 

 

(1889)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » - http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I. 3

II. 8

III. 11

IV.. 15

V.. 19

VI. 22

VII. 27

VIII. 31

IX.. 35

X.. 38

XI. 43

XII. 47

XIII. 52

XIV.. 57

XV.. 64

XVI. 67

XVII. 72

XVIII. 78

À propos de cette édition électronique. 83

 

I

 

Mes parents m’ont mis tard au collège de Poitiers, tenu par les jésuites. Vous avez bien entendu : par les jésuites, ce qui n’empêche point qu’à la seule pensée de me voir faire ma première communion ailleurs qu’ « à la maison », ma mère avait jeté les hauts cris.

 

Je me hâte de dire qu’elle ne les jeta pas longtemps et que la question fut bientôt tranchée selon ses préférences. Mon père aimait beaucoup la meilleure et la plus sainte des femmes : la sienne, et je crois qu’il aimait presque autant sa tranquillité. Pour fuir une discussion, il aurait fait la traversée d’Amérique, bien qu’il n’eût jamais mis le pied, il le confessait lui-même, sur un appareil flottant autre que la nacelle où son garde et lui s’embarquaient l’hiver, afin de chasser les canards.

 

Il s’était marié quelques années après la trentaine, car on ne faisait rien de bonne heure chez nous, du moins en ce temps-là. Ce mariage, fort heureux, fut assurément le seul acte saillant de sa vie, depuis le jour où il faillit porter la cuirasse ainsi que le faisaient, à dater de saint Louis, tous les Vaudelnay du monde, quand ils n’étaient pas dans les ordres. Mais la révolution de 1830 avait mis fin à cette vieille habitude, et mes arrière-parents, ainsi que leur fils lui-même, auraient considéré que l’honneur du nom était compromis si l’un des nôtres avait passé, fût-ce un quart d’heure, au service de Louis-Philippe.

 

Je suppose que mon père aura connu quelques heures pénibles en se retrouvant au château de Vaudelnay, triste comme une prison et sévère comme un cloître, après les deux années moins sévères et moins tristes, vraisemblablement, qu’il venait de passer à l’école des Pages. Quoi qu’il en soit, il dut prendre son parti en philosophe, c’est-à-dire en homme résigné, car, à l’époque de nos premières relations suivies, j’entends vers la cinquième ou la sixième année de mon âge, cette résignation ne laissait plus rien à désirer.

 

À cette époque, nous étions huit personnes à Vaudelnay, je veux dire huit « maîtres » pour employer l’expression consacrée, bien que ce titre n’appartînt en réalité qu’à un seul des habitants du château, mon grand-père, alors déjà extrêmement vieux, mais d’une verdeur étonnante. Autour de lui un frère plus jeune, deux sœurs plus âgées, tous trois confirmés dans le célibat, et ma grand’mère que nous respections tous comme un être surnaturel parce qu’elle avait été, enfant, dans les prisons de la Terreur, composaient une sorte de conseil des Anciens, honoré de certaines prérogatives. Je désignais cette portion plus que mûre de ma famille sous le nom d’ancêtres, dans les conversations fréquentes que je tenais avec moi-même, à défaut d’interlocuteur plus intéressant.

 

Les trois autres habitants du château, c’est-à-dire mes parents et moi, formaient une caste inférieure, exclue de toute part au gouvernement, voire même à l’examen des affaires. Mais, comme dans tout état monarchique bien constitué, chacun des citoyens de Vaudelnay, obéissant et subordonné par rapport au degré supérieur de la hiérarchie, devenait, relativement à l’échelon placé au-dessous, un représentant respectueusement écouté de l’autorité primordiale et souveraine.

 

Cette discipline, harmonieuse à force d’être parfaite, qui excite encore mon admiration et mes regrets, quand j’y pense aujourd’hui, se manifestait jusque dans la classe nombreuse des domestiques, dont quelques-uns, accablés par la vieillesse, devaient causer plus d’embarras qu’ils ne rendaient de services. Mais il était de règle à Vaudelnay qu’un serviteur ne sortait de la maison que cloué dans son cercueil ou congédié pour faute grave, deux phénomènes d’une égale rareté, grâce au bon air, au bon régime et à l’atmosphère de subordination invétérée que l’on trouvait au château et dans les dépendances.

 

Pour en revenir aux « maîtres », j’étais, cela va sans dire, le seul qui eût toujours le devoir d’obéir, et jamais le droit de commander. Et encore je parle de l’autorité légitime et reconnue, car, en réalité, j’exerçais une tyrannie occulte sur tous les gens de la maison, à l’exception de la cuisinière et du jardinier, êtres indépendants et fiers, sans doute à cause de leurs connaissances spéciales. Dans notre monarchie en miniature, ils jouaient le rôle de l’École polytechnique dans la grande famille de l’État.

 

Pour pénétrer dans la cuisine sans m’exposer à l’épouvantable avanie d’un torchon pendu à la ceinture de ma blouse, il me fallait un véritable sauf-conduit de l’autorité compétente. Quant au jardin, toute la partie réservée aux fruits constituait à mon égard un territoire de guerre, constamment infesté par la présence de l’ennemi, c’est-à-dire du jardinier, où je ne m’aventurais qu’avec des précautions et des ruses d’Apache. Aussi quelles délices quand je pouvais entamer de mes dents intrépides de maraudeur l’épiderme d’une pêche verte, ou la pulpe d’une grappe acide à faire danser les chèvres ! Un des plus beaux souvenirs de ma première enfance est un certain automne pendant lequel tout le pays fut décimé par le choléra. La terreur générale était parvenue à ce point qu’on laissait pourrir sur pied tous les fruits quelconques, réputés homicides. Ma bonne chance voulut que, de toute la maison, mon ennemi le jardinier fut le seul qui prit la maladie, dont il réchappa, Dieu merci ! J’ai consommé certainement, pendant ces trois semaines fortunées, plus d’abricots et de prunes de reine-Claude que je n’en absorbai et n’en absorberai pendant le reste de ma vie. Que les médecins daignent m’excuser si je ne suis pas mort : ce n’est point ma faute à coup sûr.

 

Dans la marche régulière des événements, j’étais placé sous l’autorité directe de ma mère, soumise elle-même de la façon la plus complète – en apparence – à l’autorité conjugale. J’ai tout lieu de croire que cette soumission extérieure cachait une réalité bien différente, car j’ai connu peu de femmes aussi belles et peu de maris aussi tendres. En dehors des réprimandes solennelles nécessitées par quelque méfait sérieux, et dont je restais ébranlé pendant quarante-huit heures, mon père n’intervenait dans ma vie que pendant deux ou trois heures de l’après-midi pour me conduire à la promenade, tantôt à pied, tantôt en voiture, puis à cheval, dès que mon âge le permit. Je doute qu’il soit possible d’avoir autant d’adoration, de crainte et de respect tout à la fois pour le même homme que j’en avais pour lui. On aurait dit, d’ailleurs, qu’il réunissait plusieurs systèmes d’éducation dans une seule personne. Sévère, absolu, très avare de sourires tant que nous étions dans l’enceinte du château et du parc, il commençait à s’humaniser, à se dérider aussitôt que le dernier arbre de l’avenue était dépassé. Quand nous avions perdu les girouettes de vue, c’était un homme gai, affectueux, caressant, presque de mon âge, dont je faisais tout ce que je voulais, en ayant bien soin, toutefois, d’opérer au comptant et non pas à terme, car, une fois rentrés au château, la fantaisie la mieux acceptée tout à l’heure devenait quelque chose de fou et d’inaccessible à l’égal de la lune.

 

La génération supérieure ne m’apparaissait guère qu’à l’heure des repas, qui étaient pour moi les deux moments scabreux de la journée. À onze heures toute la famille était réunie dans la salle à manger. Mon grand-père présidait, comme de juste, ayant de chaque côté une de ses sœurs, l’une et l’autre ses aînées, restées vieilles filles, faute de n’avoir pu trouver, grâce à la ruine de 93, des maris d’assez bonne race. Elles approchaient alors de la quatre-vingt-dixième année, et je n’étonnerai personne en disant qu’elles ne brillaient point par la bienveillance. Grandes, majestueuses, droites comme des joncs, l’une brune, l’autre blonde (ce n’est que vers l’âge de quinze ans que j’ai appris qu’elles portaient perruque), elles semblaient n’avoir conservé de toute leur existence qu’un seul souvenir, différent pour chacune d’elles. L’aînée avait eu l’honneur d’ouvrir le bal à Poitiers en donnant la main à Monsieur, frère du roi, lors de la rentrée des Bourbons. L’autre avait tiré la duchesse de Berri d’un mauvais pas, lors des soulèvements de 1832, en lui faisant traverser les troupes de Louis-Philippe dans sa voiture. Vingt fois j’ai frissonné au récit de cette odyssée menée à bien grâce au sang-froid de ma tante qui, dans un moment difficile, avait détourné les soupçons des voltigeurs en ordonnant à la princesse, déguisée en femme de chambre, de lui rattacher son soulier, trait historique dont elle n’était pas peu fière.

 

Leur frère, assis de l’autre côté de la table, à droite de ma grand’mère, avait à peine soixante-dix ans. Aussi le traitait-on comme un jeune homme qui n’a jamais rien fait d’utile, car il avait voyagé dans divers pays de l’Europe durant les quarante premières années de sa vie. L’oncle Jean se posait volontiers en artiste et professait, à propos des derniers événements de notre histoire contemporaine, cette indépendance de jugements qu’on apprenait alors à l’étranger, mais qu’on apprend aujourd’hui, si je ne me trompe, sans être obligé d’aller si loin. De plus, il parlait quelquefois de certaines « belles dames » qu’il avait connues. Dieu sait qu’il était discret – je ne lui ai jamais entendu prononcer un nom – et qu’il se maintenait dans la plus louable réserve, car les réminiscences qu’il se permettait paraîtraient incolores et fades sous les ombrages de la cour des grandes de nos couvents actuels. Néanmoins, je me rendais déjà compte que ses frère, sœurs et belle-sœur le considéraient en eux-mêmes comme un jeune écervelé, sujet à caution sous le rapport de la foi, de la politique et des bonnes mœurs.

 

Pour ce motif inavoué, ce n’est pas sans un secret malaise que les ancêtres voyaient mes tête-à-tête avec lui. Sans en avoir l’air, on les rendait aussi rares que possible. Par contre, on le devine, je n’aimais rien tant au monde que d’entendre les histoires de l’oncle Jean.

 

Un jour, en grimpant sur ses genoux et en fourrageant dans sa chevelure encore abondante, j’avais senti comme une moulure poussée dans son crâne.

 

– Qu’est-ce qui vous a fait ça, mon oncle ? demandai-je.

 

– Une balle de pistolet.

 

– Ah ! Pourquoi vous a-t-on tiré une balle, mon oncle ?

 

– Parce que je me suis battu.

 

– Contre les ennemis ?

 

– Non, contre un monsieur.

 

– Qu’est-ce qu’il vous avait fait, le monsieur ?

 

– Tu es trop petit pour comprendre. Mais si tu ne veux pas me faire de peine, aie soin de ne jamais parler à personne de ce que je viens de te dire.

 

Bien des années se sont passées avant que j’aie parlé à personne de la cicatrice de mon oncle, et avant que j’aie su « ce que lui avait fait le monsieur ».

 

Si enfant que je fusse alors, je comprenais déjà que l’oncle Jean avait en lui quelque chose de mystérieux qui le mettait comme en dehors du reste de la famille. Il s’en détachait par une mélancolie constante, non pas, Seigneur ! que les autres fussent gais, – il serait aussi exact de dire qu’ils étaient joueurs ou débauchés ; – mais la tristesse aiguë de ce membre de la famille semblait dépasser encore l’absence de gaieté qui était l’état normal de l’ensemble. Au milieu de ce silence vide de personnes qui se taisaient, la plupart du temps, faute d’avoir une pensée nouvelle à transmettre, le mutisme grave, rêveur, voulu de cet homme dont l’intelligence me frappait déjà, produisait le contraste d’un reflet sur l’ombre, de la chaleur sur le froid, de la vie sur la mort.

 

D’ailleurs, il suffisait de voir cette figure énergique, fatiguée, traversée souvent par des éclairs brusques, bientôt réprimés, pour comprendre que l’oncle Jean, à l’opposé de ses collatéraux des deux sexes, avait une histoire, une histoire qu’il avait résolu de cacher. C’est sur lui que mes yeux se portaient le plus volontiers durant nos longues séances à table – ces mâchoires octogénaires n’allaient pas vite en besogne – et quand je le revois en souvenir à sa place, parmi les convives de la grande salle à manger de Vaudelnay, je crois apercevoir une rangée de frontons funéraires, coupée par une façade aux volets clos, derrière lesquels se devine la lampe allumée du sage.

 

De tous les habitants du château, mon père et l’oncle Jean étaient ceux dont les caractères sympathisaient le moins. Entre eux, des chocs plus ou moins dissimulés n’étaient point rares, et je dois avouer que c’était du côté de mon oncle que les hostilités commençaient le plus souvent, presque toujours sans motif précis, comme il arrive lorsqu’un individu produit sur un autre une impression d’agacement perpétuel. Je me rends compte aujourd’hui que l’oncle Jean reprochait à son neveu de mener l’existence d’un inutile et d’un oisif. Or, de la meilleure foi du monde, mon père voyait dans ce renoncement volontaire au mouvement de son époque un titre de gloire, une immolation pleine de mérite.

 

– Nous devons obéir au roi !

 

Combien de fois n’ai-je pas entendu répéter cette phrase qui me transportait d’enthousiasme, d’autant plus que je ne la comprenais pas ! Cependant le sourire douloureux que j’apercevais alors sur les lèvres de mon oncle ne laissait pas de troubler secrètement la sérénité de ma croyance. Parfois les choses n’en restaient pas à ce sourire muet. Deux ou trois répliques brèves, sans signification pour moi, étaient échangées, après lesquelles, dès que la retraite était possible, le baron se cantonnait chez lui comme un général en chef qui, entouré de forces supérieures, manœuvre sur un terrain défavorable. À des intervalles éloignés, il quittait Vaudelnay pour quelques jours, sous prétexte de chasse ou de pêche dans le domaine de quelqu’un des rares amis qu’il possédait. Selon toute évidence, il était pauvre et il mettait une sorte d’orgueil à le dire à qui voulait l’entendre. Un de mes étonnements d’alors cette pauvreté !

 

– Comment l’oncle Jean peut-il être pauvre ? Il mange et s’habille comme nous, habite le même château, monte dans les mêmes voitures, – rarement il est vrai, – porte le même nom !

 

Telle est une des questions qui s’agitaient dans ma tête d’enfant et que j’aurais voulu faire. Mais je la gardais pour moi, celle-là et bien d’autres, sachant, par expérience, qu’on ne m’accordait pas le droit d’interroger, et ne pouvant déjà supporter ce qui m’est encore aujourd’hui l’épreuve la plus insupportable, le refus opposé, par ceux que j’aime, à l’un de mes désirs. Après tout, se taire n’est point une chose si malaisée.

 

II

 

Tous les soirs, à Vaudelnay, vers le milieu du dessert « des maîtres », la cloche des repas se mettait en branle de nouveau et réunissait les domestiques du château dans la salle, dallée de pierres comme une église, qui leur servait de réfectoire. Cinq minutes après, ma grand’mère quittait sa place et traversait, suivie de nous tous, l’immense galerie qui séparait les appartements des communs. C’était, en hiver, un véritable voyage, plein de dangers à cause de la différence des températures et des courants d’air, voyage qui nécessitait l’emploi de mille précautions diverses sous forme de cache-nez, de douillettes, de mantilles de laine et de couvre-chefs, suivant les sexes et les âges. La galerie traversée, le cortège débouchait majestueusement dans une vaste pièce, où le couvert des gens était mis sur une longue table, éclairée de deux lampes primitives en étain, composées d’une mèche brûlant dans un récipient plein d’huile. Toute la cohorte des domestiques, une quinzaine de personnes environ, nous attendait debout. La famille s’agenouillait sur des chaises de bois, le long du mur jauni par la fumée, tournant le dos à la table. De l’autre côté de celle-ci, les serviteurs se rangeaient, à genoux sur le pavé, ayant devant eux, au premier plan, l’alignement des assiettes de faïence et des pots de grès, au second les dos respectables des Vaudelnay de trois générations, succédant à tant d’autres qui, sans doute, avaient prié au même endroit et dans le même appareil depuis quatre ou cinq siècles.

 

Mon grand-père récitait à haute voix les oraisons et les litanies ; maîtres et domestiques répondaient en chœur, fort dévotement. Puis, le signe de croix final tracé sur les fronts, il y avait quelques minutes de colloque entre certains membres de la famille et les chefs de service, comme on pourrait les appeler ; car les simples soldats de la domesticité (groom, laveuse de vaisselle, fille de basse-cour, aide de lingerie) disparaissaient dans les coins jusqu’au moment où la soupe, déjà fumante dans l’énorme soupière, était distribuée aux convives par la puissante main de la cuisinière. Pendant ces minutes qui tenaient lieu du rapport au régiment, la journée du lendemain s’arrangeait. Mon grand-père conférait avec le garde ; ma grand’mère donnait un dernier ordre à la femme de charge ; mon père commandait au cocher les sorties du jour suivant ; ma mère causait fleurs et fruits avec le jardinier, mon ennemi, qui m’avait juré ses grands dieux le matin qu’il me dénoncerait le soir, et ne me dénonçait jamais, l’excellent homme ! Mais quels moments d’angoisse et comme je comprenais les regards de ce tyran qui me tenait sous sa merci ! Parfois mon grand-père élevant la voix annonçait officiellement un événement de famille, recommandait la sagesse à la fête du village pour le lendemain, déplorait un malheur survenu dans quelque ferme : grêle, épidémie de bétail, fils aîné tombé au sort.

 

– Allons ! bonsoir, mes amis ! concluait-il les jours où il était en belle humeur.

 

Et l’on entendait cette réponse, formulée presque à voix basse, dans un murmure respectueux :

 

– Bonsoir, monsieur le marquis.

 

Nous regagnions alors le salon, à travers la Sibérie du long corridor où grelottaient les chevaliers sous leurs cuirasses et les dames sous leurs baleines. Près du grand feu, nous retrouvions mes tantes qui n’avaient point d’ordres à donner, les pauvres ! ne possédant, en ce monde, – j’ai su pourquoi depuis, – que ce qu’elles recevaient, comme une chose toute simple, de la fraternelle générosité de mon grand-père.

 

Nous y retrouvions aussi l’oncle Jean, qui n’assistait jamais à la prière, circonstance tellement grosse de mystère à mes yeux, que je n’avais jamais eu le courage de faire aucune question sur ce sujet redoutable. Mais, si je ne disais rien, j’observais davantage, et les faits qui frappaient mes yeux ne laissaient pas de me rendre perplexe quant à l’orthodoxie de l’oncle Jean.

 

Le dimanche, il est vrai, jamais on ne l’avait vu manquer la messe, dont il attendait le dernier coup avec impatience, car il avait la manie d’être toujours prêt une demi-heure trop tôt. Mais il dormait au sermon, et Dieu sait qu’il fallait une forte propension au sommeil pour le goûter sur le chêne poli par les siècles du banc armorié de la famille.

 

Au bout de vingt minutes, régulièrement, l’oncle Jean s’éveillait, circonstance qui coïncidait en général avec la péroraison peu variée de l’homélie. Que si notre bon curé s’oubliait en son éloquence, M. le baron tirait de son gousset une montre énorme, dont la répétition s’entendait d’un bout de l’église à l’autre, et la faisait sonner impitoyablement.

 

À ce signal connu, qui faisait frémir toute la pieuse assemblée, le pauvre abbé Cassard se hâtait de regagner l’autel, nous laissant tous, quelquefois, aux prises avec la tempête, sans se donner le loisir de nous conduire au port sacré dont, heureusement, nous savions tous le chemin.

 

Invariablement, du samedi de la Passion au lundi de Quasimodo, cet auditeur récalcitrant disparaissait, sans que l’on pût dire quel était le but de son voyage, et, grâce à cette circonstance, il était impossible de répondre d’une manière péremptoire à cette question :

 

– L’oncle Jean fait-il ses Pâques ?

 

Toutefois le curé du village, qui dînait au château tous les dimanches, le traitait avec considération, voire même avec respect. Chose plus remarquable encore, durant la partie de boston qui s’organisait ce jour-là en sortant de table, et dont je ne voyais jamais que le commencement, ainsi qu’on pense, mon oncle ne ménageait pas les invectives les plus sévères à l’abbé Cassard quand il l’avait pour partenaire. Car le baron était célèbre dans toute la province pour avoir appris et joué le whist en Angleterre, de même que pour avoir étudié la valse en Allemagne et la peinture en Italie.

 

– Malgré tout, me disais-je, un pécheur endurci ne saurait inspirer tant d’estime à un prêtre et, surtout, il n’oserait le tancer aussi vertement pour avoir coupé sa carte maîtresse.

 

III

 

J’allais sur mes douze ans, et ce même curé me préparait à ma première communion en même temps qu’il m’enseignait les éléments du latin et du grec, lorsqu’arriva le premier événement sérieux qui eût troublé, depuis ma naissance, la paix tant soit peu monotone où dormaient le château et ses habitants.

 

Un matin, bien que le samedi de la Passion fût encore très éloigné, la place de l’oncle Jean resta vide à table, et je fus informé qu’il était parti pendant la nuit pour l’Angleterre. Toute la journée la famille fut en proie aux préoccupations les plus vives. Mon grand-père semblait tout à la fois fort courroucé et fort attendri ; ma grand’mère et ses belles-sœurs avaient les yeux rouges et faisaient de grands soupirs. Elles passèrent la moitié du temps prosternées devant l’autel de la Vierge, à côté duquel un grand cierge de cire était allumé.

 

Fidèle à mon système, je m’abstins de toute question, mais j’attendais avec impatience l’heure de la prière, supposant que nous aurions un message du gouvernement, c’est-à-dire une communication quelconque adressée par mon grand-père à l’assistance.

 

Il me revient encore aujourd’hui un léger frisson, quand je pense à ce que fut, ce soir-là, notre dîner de famille dans la grande salle à manger déjà rafraîchie par les premières aigreurs de novembre. Ce n’était pas, comme on pourrait le croire, que chacun restât en contemplation devant son assiette vide. Les Vaudelnay, de vieille et forte race, n’avaient rien de commun – surtout alors – avec les névrosés de l’époque actuelle, dont l’appétit s’en va s’ils ont perdu cent louis aux courses, ou si quelque belle dame les a regardés d’un œil moins clément. Nous mangions, Dieu merci ! Mais nous mangions au milieu d’un silence de mort, troublé seulement par les craquements du parquet gémissant sous les chaussons de lisière des domestiques. Les ancêtres étaient absorbés à ce point que je pus, – chose qui ne m’était jamais arrivée, – refuser des épinards sans m’attirer cette argumentation entachée de sophisme, devant laquelle, tant de fois, j’avais cédé, non sans appeler de tous mes vœux l’âge de mon émancipation :

 

– Si tu ne manges pas d’épinards, c’est que tu n’as plus faim. Si tu n’as plus faim, tu ne mangeras pas de dessert.

 

Ironiques inconséquences de la nature humaine ! Je suis majeur, hélas ! depuis trop longtemps… J’adore les épinards, et le dessert n’a plus d’attraits pour moi. Il est achevé à tout jamais, le dessert de ma vie !

 

Le dîner se termina, comme à l’ordinaire, par ce bruit de cascades qui, à cette époque, déshonorait encore les tables des gens bien élevés, et nous partîmes pour « la Sibérie » dans un appareil dont la gaieté rappelait celle du fils de Thésée lors de la dernière promenade de l’infortuné prince. Le long du chemin, ma grand’mère adressa la parole à son mari sur le ton de la prière, sans beaucoup de succès, autant que je pus le voir. J’entendis qu’elle insistait :

 

– Mais après tout, mon ami, c’est une chrétienne et c’est notre nièce !

 

Dans l’office tout se passa selon le rite habituel. Toutefois, après la dernière oraison, au lieu de faire le signe de croix final, mon grand-père demeura quelque temps penché sur sa chaise. On aurait dit qu’il luttait contre lui-même. Tout à coup, relevant la tête, il dit d’une voix moins assurée :

 

– Nous allons réciter un Pater et un Ave pour la guérison de… d’une malade de la famille.

 

Ce fut tout. Mais au bruit de mouchoirs qui s’éleva derrière nous parmi les domestiques du sexe faible, je compris que le jeune Antoine-René-Gaston de Vaudelnay était le seul à ne pas savoir de quelle malade il s’agissait.

 

D’autres, à ma place, n’auraient pu se tenir plus longtemps de faire des questions. Pour moi, dont les meilleurs amis critiquent le caractère opiniâtre, le résultat fut tout différent. J’aurais vu démolir pierre par pierre le château sans ouvrir la bouche pour demander la cause du cataclysme. Au fond, je m’attendais à ce que les explications viendraient d’elles-mêmes, en quoi je me trompais. Évidemment mon fier silence faisait les affaires de tout le monde.

 

Deux autres jours se passèrent ainsi, avec de nouveaux cierges de cire à l’église et de nouveaux Pater à la prière du soir. Le troisième jour, un télégramme arriva d’assez bon matin, et toute la famille, sauf moi bien entendu, se réunit presque aussitôt dans le cabinet de ma grand’mère, fait absolument sans exemple, car, entre l’heure de la messe et celle du déjeuner, le sanctuaire ne s’ouvrait pour personne sauf la cuisinière, la femme de charge, le charretier chargé des commissions à la ville, et les religieuses du village préposées au soin des malades et des pauvres. Mais, ce jour-là, toutes nos habitudes semblaient bouleversées. Le déjeuner fut retardé d’un gros quart d’heure, et ma mère partit pour Poitiers après une longue conversation avec sa belle-mère et ses tantes. Mérinos, crêpe, drap noir, couturière, modiste, gants de filoselle, ces mots significatifs avaient frappé mes oreilles pendant une heure. Quelqu’un de proche était mort, mais qui ? Ce n’était pas mon oncle, car j’avais entendu cette phrase prononcée par ma grand’mère :

 

– Je pense que ce pauvre Jean va revenir tout de suite.

 

Le soir, à la prière, mon grand-père dit, pour toute oraison funèbre :

 

– Nous allons réciter un De profundis à l’intention de ma nièce qui sera enterrée demain en Angleterre.

 

À ce seul mot de De profundis, quelques sanglots éclatèrent discrètement, mais non pas chez « les maîtres ». Selon toute apparence, ma grand’mère et mes tantes avaient pleuré toutes leurs larmes en leur particulier, car leurs yeux étaient fort rouges. D’ailleurs, s’abandonner à l’émotion devant les domestiques, c’était une petitesse dont l’idée ne leur serait pas venue.

 

Quant à moi, je savais à cette heure qu’une mienne parente venait de mourir en Angleterre ; mais c’était tout. Le degré de la parenté, le nom, l’âge, l’état civil de la défunte, autant de mystères pour moi. Au fond du cœur, j’étais révolté de cette ignorance où l’on me laissait. Le soir, en me déshabillant, ma mère me fit essayer un costume de deuil. À ce coup, je ne pus y tenir plus longtemps.

 

– Ce sera sans doute la première fois, dis-je d’un air sombre, que l’on verra quelqu’un prendre le deuil sans savoir le nom de la personne qui vient de mourir.

 

– Comment ! s’écria ma mère. Personne ne t’a rien dit ?

 

– Non, répondis-je ; mais je ne demande rien. Que les autres gardent leurs secrets ; moi je garderai les miens, quand j’en aurai.

 

Dieu sait que la menace, de longtemps, n’était pas dangereuse. Néanmoins ma mère, prise d’émotion, de remords peut-être, m’attira sur ses genoux et m’embrassa.

 

– Mon cher enfant ! s’écria-t-elle, on ne t’a rien dit ! C’est que, vois-tu, nous avons tous été si… si troublés… à cause du pauvre oncle Jean.

 

– Mais enfin, qui est mort ? demandai-je, renonçant pour cette fois à mon expectative hautaine.

 

– C’est sa fille qui est morte.

 

– L’oncle Jean était marié ?

 

Ma pauvre mère leva les yeux vers le ciel avec l’angoisse d’un pilote égaré parmi les écueils, cherchant sur la côte la lueur salutaire du phare.

 

– Il a été marié longtemps, répondit-elle. Ta tante est morte, ne laissant qu’une fille, celle qui vient de mourir à son tour.

 

– Comment donc, demandai-je, résolu à tout savoir pendant que j’y étais, comment donc se fait-il qu’on ne m’ait jamais parlé de la vie ni de la mort de ma tante ? Comment s’appelait-elle ? Ne demeurait-elle pas à Vaudelnay ?

 

L’idée d’un membre quelconque de la famille habitant ailleurs qu’au château, mais, par-dessus tout, l’idée de l’oncle Jean marié, père, me plongeaient dans une surprise qui restera l’une des plus considérables de ma vie. Ma mère me répondit :

 

– Ton oncle avait épousé une jeune fille italienne dans un de ses voyages. Ta tante n’est jamais venue ici. Personne de la famille ne l’a jamais vue.

 

– Mais sa fille, celle qui vient de mourir ? demandai-je.

 

– Celle-là non plus. Il ne faut pas en parler, surtout à ton oncle, quand il sera de retour.

 

J’ouvrais déjà la bouche pour un pourquoi passablement justifié, il faut en convenir, mais je devinai sur le visage de ma mère un tel sentiment de contrariété à la seule idée de cette question prévue, que je renonçai à en savoir davantage pour le moment. D’ailleurs, ce qui se passait depuis quatre jours, ce que j’avais appris ce soir-là était déjà pour mon esprit une pâture suffisante. Enfin j’avais pour ma mère une véritable adoration, et la crainte de lui déplaire, à défaut de la discipline sévère où j’étais élevé, m’aurait fermé la bouche. Feignant un calme que je n’avais guère, je répondis :

 

– C’est bien, maman, je ne dirai rien. Soyez tranquille !

 

Un de ces bons baisers, tant regrettés à l’heure où ils manquent, me récompensa de ma soumission, et je fis semblant de m’endormir. Mais, de toute la nuit, je ne pus fermer l’œil, et, dans l’obscurité de ma chambre d’enfant, je voyais toujours « la femme de l’oncle Jean », l’Italienne qu’aucun membre de la famille n’avait jamais connue. Je me la figurais, d’après une gravure d’un de mes livres, très brune, avec de grands yeux noirs et de lourdes nattes retenues par les boules d’or de deux épingles. Je l’apercevais distinctement, avec sa serviette pliée en carré sur sa tête, son collier de corail au cou, son corsage blanc aux manches bouffantes, et le panier rempli de fleurs qu’elle portait, sans doute pour son agrément, car il m’était impossible d’admettre que la baronne de Vaudelnay vendît des roses comme la première Transtévérine venue.

 

Au jour naissant, le sommeil s’empara de moi pour une heure, et lorsqu’on vint me réveiller pour la messe, qui réunissait chaque matin la plupart des habitants du château, il me sembla que je sortais d’un rêve compliqué et fatigant. Mais en voyant, un quart d’heure plus tard, des flots d’étoffe noire s’engouffrer dans le banc de famille, en apercevant les ornements funèbres sur les épaules du curé, dont j’étais régulièrement l’acolyte, il me fallut bien me rendre à l’évidence.

 

D’ailleurs, sauf l’absence de l’oncle Jean, la couleur de nos costumes et une recrudescence effroyable dans la sévérité de la discipline, rien n’indiquait que les Vaudelnay venaient de perdre un des leurs, et ma pauvre cousine, – j’aurais eu bien de la peine à la désigner par son prénom, – ne faisait guère plus de bruit après sa mort qu’elle n’en avait fait pendant sa vie.

 

Mais cette tranquillité trompeuse ne devait pas durer longtemps.

 

IV

 

Deux jours après, une heure avant le dîner, la nuit déjà tombée, j’étais dans le vestibule, occupé à la manœuvre de mes soldats de plomb, lorsqu’une voiture s’arrêta devant la porte. Au bruit des grelots fêlés, j’avais reconnu un carabas de louage de la ville ; je sortis précipitamment, laissant mes troupes se tirer d’affaire toutes seules, pour savoir qui venait chez nous si tard sans être attendu. J’avais oublié tout à fait l’oncle Jean, disparu déjà depuis plus d’une semaine. C’était lui, mais j’eus peine à le reconnaître sous les manteaux et les cache-nez qui le couvraient. Aussi bien, depuis que je savais son histoire, un peu superficiellement, il faut l’avouer, il me semblait que ce n’était plus le même homme. Ce fut donc avec une sorte de timidité que je m’avançai vers lui pour lui souhaiter la bienvenue ; mais il parut à peine faire attention à moi.

 

– Bonsoir, bonsoir ! me répondit-il en me tournant le dos, pour prendre dans les profondeurs ténébreuses de la voiture un paquet lourd et volumineux que lui tendit une ombre à peine visible.

 

Il monta, non sans un peu d’effort, les marches du perron, tandis que l’ombre, une ombre féminine autant qu’on pouvait en juger, mettait pied à terre à son tour.

 

– Ouvre-moi la porte du salon, commanda-t-il d’une voix brève.

 

J’obéis ; nous entrâmes dans la vaste pièce à peine éclairée par une lampe brûlant sous son abat-jour au milieu de l’immense table. Mon oncle se dirigea vers un canapé, y déposa son fardeau, écarta quelques plis d’étoffe et j’aperçus, on devine avec quelle surprise, une petite fille endormie.

 

J’eus peine à retenir un cri d’effroi, d’abord parce que l’enfant, dans une immobilité rigide, avait l’air d’une morte, et ensuite parce que mon pauvre oncle, cité dans toute la province, huit jours plus tôt, pour sa verdeur étonnante, semblait avoir tout à coup vieilli de vingt ans. Il était brisé, courbé, déformé, pour ainsi dire, comme il arrivait à mes soldats de plomb lorsque, d’aventure, mon pied se posait sur eux. Son beau visage, naguère si plein d’une énergie que certains jugeaient trop hautaine, s’était détendu comme un masque mouillé. On n’y lisait plus qu’une sorte d’humilité douloureuse, un doute de soi-même et de toutes choses, navrants même pour un observateur aussi peu profond que je l’étais alors. Je restais là, les yeux et la bouche ouverts, ne sachant que dire et que faire, plus attristé que curieux, sentant que j’allais fondre en larmes si la situation se prolongeait encore une minute. Fort heureusement mon oncle y mit fin en me disant d’une voix qui me parut très dure :

 

– Monte chez ta grand’mère et prie-la de venir ici toute seule ; toute seule, tu entends ? Vas vite, ne dis rien de plus.

 

J’escaladai l’immense escalier en quelques bonds. Je me sentais devenir à la fois très grand, à cause du rôle que le hasard me donnait dans ce qui me paraissait un drame à peine vraisemblable, et très petit par le sentiment que j’avais de mon inexpérience et de ma faiblesse en face de ces événements inouïs.

 

– Grand’mère, m’écriai-je tout essoufflé, oubliant un peu l’étiquette respectueuse qui était de règle à Vaudelnay, il faut descendre au salon, tout de suite, tout de suite ! Et surtout n’amenez personne. Ah ! mon Dieu ! si vous saviez !…

 

Une jeune femme, à ce message délivré si prudemment, serait tombée dans une crise de nerfs. Mais ma vaillante aïeule en avait vu bien d’autres, comme beaucoup de ses contemporaines. Elle se leva de son fauteuil, remit dans sa poche quelque chose qui, sans doute, était son chapelet, et m’examinant de la tête aux pieds, me demanda :

 

– Qu’y a-t-il donc ? Une visite ?

 

– L’oncle Jean ! répondis-je en mettant un doigt sur mes lèvres, et en parlant presque à voix basse.

 

Là-dessus je m’éloignai, ou pour mieux dire je m’enfuis, trouvant que c’était encore le meilleur moyen de n’être pas obligé de « dire autre chose ». Dans le fond de moi-même, j’étais assez flatté de renverser les rôles. À cette heure, c’était moi qui laissais les autres se creuser la tête et qui refusais de répondre à leurs questions.

 

Pour être franc, j’avais peu de mérite à ne pas y répondre. D’où tombait cette petite fille endormie ? Au retour de chacun de ses voyages, l’oncle Jean, – c’était une habitude chez lui, – rapportait à Vaudelnay quelque animal exotique, généralement assez mal reçu. Serins de Hollande, marmottes des Alpes, chiens des Pyrénées, tortues d’Égypte, singes d’Algérie, j’avais vu successivement tous ces échantillons du règne animal sortir de ses bagages. Mais une petite fille ! c’était du nouveau, et tout en redescendant l’escalier sans fermer les portes derrière moi, – décidément nous étions en pleine anarchie, – je me demandais :

 

– Va-t-on lui faire, à elle aussi, une cage où j’irai lui porter du lait et des cœurs de laitue, à l’heure de mes récréations ?

 

Quand je rentrai dans la pièce, la nouvelle acquisition de l’oncle Jean dormait toujours, et son propriétaire, agenouillé devant le canapé, la dévorait des yeux. De temps en temps il échangeait des sons inintelligibles avec une femme d’aspect modeste, encore jeune, coiffée d’un objet bizarre en paille noire, qui se tenait debout, le regard fixé sur l’enfant, sans faire plus d’attention à ce qui l’entourait, voire même à mon humble personne, que si elle eût été là depuis dix ans. L’oncle Jean, à la fois radieux et absorbé, semblait ravi dans l’extase de la prière, et je ne pus m’empêcher de me dire que je ne l’avais jamais vu si dévot, même le dimanche, au moment de l’élévation de la messe.

 

Nous étions là, rangés comme les animaux de la Crèche autour de l’enfant Jésus, quand ma grand’mère fit sont entrée. Mon oncle resta comme il était, mais il fit un quart de conversion sur ses genoux, si bien que ce fut à la châtelaine de Vaudelnay qu’il semblait, à cette heure, adresser sa prière.

 

– Ma sœur, dit-il, d’une voix très douce, presque craintive (et cependant je voyais le sillon tracé par la balle dans le crâne de ce pusillanime), ma sœur, elle avait une petite fille. Voulez-vous, pour la grâce du bon Dieu que vous aimez tant, recevoir chez vous la pauvre orpheline sans abri ?

 

J’ai vu depuis, dans plus d’un œil féminin, les éclairs des passions, des tendresses, des enthousiasmes qui peuvent y luire, effrayantes ou sublimes. Jamais je n’ai vu la bonté, la compassion, la charité avec sa douce flamme, embellir à ce point un visage resté plein de grâce sous ses cheveux blancs. Ô grand’mère, comme je vous remercie d’avoir fait comprendre à ma jeune tête blonde ce que ma vieille tête grise croit encore aujourd’hui, elle qui a désappris tant d’autres articles de foi du symbole humain !

 

Oui, toutes les raisons qui peuvent nous faire tomber à genoux devant les femmes, la meilleure de toutes est leur bonté – quand elles sont bonnes.

 

On n’arrive pas à onze ans, même dans un château du Poitou sous la deuxième république, sans avoir lu beaucoup d’histoires d’enfants recueillis par des âmes charitables, et Dieu sait qu’il n’existait pas, de Tours à Angoulême, une chrétienne plus charitable que la marquise de Vaudelnay. Je m’attendais donc, surtout après le regard que je viens de décrire, à voir ma grand’mère étreindre sa petite nièce dans ses bras, car je comprenais bien que c’était la petite-fille de mon oncle, ma cousine issue de germains, qui dormait là d’un sommeil déjà résigné, comme un agneau séparé le matin de sa mère. J’avais envie de crier à mon oncle :

 

– Mais relevez-vous donc ! On dirait que vous demandez quelque chose de difficile !

 

Probablement que le pauvre baron savait mieux que moi la difficulté de ce qu’il demandait, car il restait à genoux, un œil sur le visage de l’enfant ou les premières contractions du réveil se manifestaient, l’autre sur ma grand’mère qui, à cette heure, semblait réfléchir. Ah ! si l’on m’avait dit la veille que « notre maîtresse », ainsi que l’appelaient les villageois, aurait eu besoin de réflexion pour accueillir non pas une pauvre orpheline sortie du sang des Vaudelnay, mais la fille de la plus inconnue des mendiantes !

 

Comme si elle avait voulu gagner du temps, ma grand’mère fit cette question que je ne pus m’empêcher de trouver au moins inutile dans la circonstance :

 

– Mon pauvre Jean, pourquoi ne nous avez-vous pas dit qu’elle avait une fille ?

 

L’oncle répondit en serrant les mâchoires, comme s’il avait broyé ses paroles avant de les laisser sortir :

 

– Tout simplement parce que je n’en savais rien.

 

– Pauvre mignonne ! Elle vous ressemble.

 

J’avais toujours considéré les jugements de ma vénérable aïeule comme infaillibles ; mais, cette fois, le doute pénétra dans mon âme. Si ce petit visage rose entouré de cheveux noirs emmêlés ressemblait à cette figure aux tons de parchemin, coupée durement d’une moustache grise, surmontée d’une chevelure taillée en brosse, on pouvait aussi bien dire que je rappelais les diables cornus sculptés dans le portail de Sainte-Radegonde.

 

– Attendez-moi, dit soudain ma grand’mère ; je vais parler à celui qui est le maître ici. Espérons qu’il cédera.

 

Sur ces entrefaites, l’enfant s’était éveillée et tournait autour d’elle, sans remuer la tête, des yeux effarés, si noirs qu’on aurait dit deux petits globes de charbon nageant dans deux cuillerées de lait. Mon aïeule demanda :

 

– Comment se nomme la petite ?

 

– Rosamonde.

 

Je vis que ce nom bizarre ne produisait pas une impression excellente sur celle qui l’entendait. Néanmoins la châtelaine se penchait tendrement sur sa petite-nièce pour l’embrasser, lorsque l’enfant, à la vue de ce visage inconnu qui s’approchait du sien, se mit à pousser des cris de Mélusine.

 

– Pour l’amour du ciel, faites-la taire ! s’écria ma grand’mère en se retirant, un peu découragée.

 

Moi je pensais :

 

– Rosamonde, ma chère, vous faites une fameuse bêtise pour vos débuts à Vaudelnay. Ne pas vouloir embrasser grand’mère !

 

Déjà la femme au chapeau de paille noire s’était approchée de sa pupille et cherchait à l’apaiser, en lui parlant dans cette même langue mystérieuse.

 

– Attendez-moi, répéta mon aïeule. Je vais parler à mon mari. Toi, Gaston, va travailler à tes devoirs jusqu’au dîner.

 

V

 

Tout en faisant semblant de travailler, je prêtais l’oreille pour deviner le sort de la pauvre Rosamonde, mais le château était si grand qu’on aurait pu donner un bal à une extrémité, et célébrer des funérailles à l’autre, sans que les invités respectifs à chacune des cérémonies en éprouvassent la moindre gêne.

 

Toutefois quand j’entrai dans la salle à manger, une bonne heure plus tard, je crus comprendre que tout était arrangé pour le mieux. À l’autre bout de la longue table, en face de ma chaise, un fauteuil d’enfant très haut sur pieds, ma propriété d’autrefois, supportait déjà mademoiselle Rosamonde. Et telle était la discipline sévère de Vaudelnay que tout le monde prit sa place sans paraître faire attention à la nouvelle venue qui, tout au contraire, dévisageait avec une sorte d’effroi – silencieux, Dieu merci ! – toutes ces figures inconnues. Elle mangeait sans rien dire, d’assez bon appétit, servie par sa gouvernante, couvée à la dérobée par les regards de huit paires d’yeux ou plutôt de sept, car le chef de la famille ne tourna pas une seule fois le visage du côté de la pauvrette. À la fin, elle prit le parti de s’endormir, à mon grand effroi, car je savais par expérience de quels châtiments une pareille infraction aux convenances était punie. J’aurais voulu être à côté d’elle pour la pincer et lui épargner les désagréments qui l’attendaient. Mais il faut croire que, pour ce premier soir, l’amnistie était prononcée d’avance, car personne n’eut l’air de rien voir. Le moment venu de se rendre à l’office pour la prière, mon oncle dit quelques mots en anglais – j’ai fait depuis de sérieux progrès dans cette langue – à la gouvernante de sa petite-fille, qui fut doucement tirée de son sommeil. Tous trois, alors, se dirigèrent vers la porte de droite qui conduisait aux appartements, tandis que le reste de la famille gagnait la porte de gauche, celle de la galerie. À ce moment, la crise reculée ou dissimulée jusqu’à cette heure éclata, lorsque personne ne l’attendait. Mon grand-père s’arrêta court, se tourna vers le groupe des dissidents et d’une voix d’autorité qu’on entendait rarement, que je n’entendais jamais sans frissonner de tous mes membres, il demanda :

 

– Pourquoi cette enfant ne vient-elle pas prier avec tout le monde ?

 

Un léger tressaillement se fit voir sur les traits de l’oncle Jean, comme à l’approche d’un danger. Il répondit ces paroles qui tombèrent lourdement au milieu du silence général :

 

– Parce qu’elle est protestante, mon frère.

 

On peut être certain, dans le sens le plus rigoureux du mot, que les murs du château n’avaient rien entendu de semblable jusqu’à cette heure. Dieu me garde de réveiller des souvenirs sur lesquels vont s’entasser rapidement, désormais, les couches de poussière des générations devenues indifférentes. Si j’ai lieu d’être fier de l’histoire des Vaudelnay à toutes les époques, je ne crains nullement d’avouer que j’en effacerais de bon cœur plus d’un épisode, par trop accentué dans le sens contraire aux principes religieux professés alors par la pauvre Rosamonde. Mes aïeux avaient la main lourde quand ils estoquaient au nom du roi ; mais quand la religion se mettait de la partie, leur main devenait massue, et gare à qui passait à portée des coups ! En ces temps-là je n’aurais pas donné une drachme de la vie d’un des nôtres, s’il eût osé faire, en face du chef de la famille, une profession de foi du genre de celle que je venais d’entendre.

 

Pour tout le monde, le siècle avait marché et le règne de Louis-Philippe, sur bien des points, n’avait eu que des rapports éloignés avec ceux de Charles IX et de Louis XIV. Mais mon grand-père en était encore, lui, à peu de chose près, à la révocation de l’Édit de Nantes, car, depuis la prise de la Bastille survenue quand il avait vingt-cinq ans, l’horloge de l’histoire semblait s’être arrêtée chez nous, comme il arrive dans les maisons secouées par un tremblement de terre.

 

Il est probable que le cher vieillard ne fut guère plus ébranlé par la nouvelle du supplice de Louis XVI qu’il ne le fut ce soir mémorable où il apprit que la petite-fille de son frère était protestante. Il va sans dire que j’étais incapable de faire alors les réflexions qui précédent. Mais je sens encore aujourd’hui le frisson qui passa dans mes épaules au regard que le chef de ma famille jeta sur l’innocente renégate. Heureusement, dans cette génération, l’on restait maître de ses nerfs même en présence de l’échafaud.

 

Mon grand-père ne dit pas un mot ; sans doute parce qu’il sentait sur ses lèvres un mot irréparable et qu’il voulait se recueillir avant de rendre sa sentence. La troupe fidèle reprit sa route vers la terre promise de l’office où l’on allait prier, précédée, en guise de colonne de feu, par le vieux François portant une des lampes. Le trio rebelle continua sa route vers le désert du salon et, comme j’étais d’assez grande force en histoire sainte, je ne pus m’empêcher de comparer le sort de mon oncle à celui d’Agar, disparaissant avec son fils dans la profondeur des solitudes désolées.

 

La prière eut lieu comme à l’ordinaire, sauf que l’examen de conscience fut prolongé par mon grand-père dans des proportions absolument invraisemblables. N’ayant pas, à cette époque, une provision d’iniquités suffisante pour m’occuper si longtemps, je pensais à ma jeune cousine.

 

– Pauvre petite ! me disais-je. Comme il est dur de penser qu’elle grillera dans l’enfer pendant l’éternité, de compagnie avec le chapeau de paille noir de sa bonne, tandis que j’aurai en partage les joies du paradis, moi et tous ceux qui sont agenouillés là, par terre ou sur des chaises, même le jardinier mon ennemi auquel, je l’espère du moins, Dieu fera la grâce de pardonner avant sa dernière heure !

 

Ainsi qu’on peut le voir, je n’étais pas, en théologie, de l’école des liguoristes, puisque je damnais la pauvre Rosamonde sans aucune rémission, sur sa seule qualité d’hérétique. Mais son sort en ce bas monde était moins facile à régler.

 

– Jamais, pensais-je tristement, on ne lui permettra de passer la nuit sous le même toit que nous. Que deviendra-t-elle ? Sur quelle pierre, sous l’abri de quel buisson reposera-t-elle sa tête ? Aussi, quelle idée d’être protestante !

 

Je revins au salon avec tout le monde, le cœur affreusement serré, m’attendant à quelque exécution terrible. Heureusement nous ne trouvâmes dans le désert du grand salon ni Agar ni Ismaël, c’est-à-dire ni l’oncle Jean, ni la petite Rosamonde, ni sa bonne. Je dois même dire, pour rendre justice à tout le monde, que ma satisfaction sembla partagée par toute la famille, à commencer par mon grand-père. Malgré tout ce que j’ai dit, le saint vieillard aurait été le plus malheureux des hommes, j’en suis sûr, s’il avait dû, cette nuit-là, recommencer la Saint-Barthélémy pour son compte, en mettant sa petite-nièce à la porte. Les autres membres de la famille, même les ancêtres, n’étaient pas plus fanatiques, aussi personne n’eut garde de faire la moindre allusion aux drames de la soirée. Pour ma part, je n’en soufflai mot à être vivant jusqu’à l’heure, bientôt venue, où je me trouvai seul avec ma vieille Justine.

 

– Où est-elle ? demandai-je tout bas, comme si nos murs n’avaient pas eu, pour être sourds, les meilleures raisons du monde.

 

– Pauvre petite ! elle dort déjà. Madame la Mère lui a fait préparer un lit au deuxième étage de la petite tour, au-dessus de l’appartement de M. le baron. Nous sommes toutes allées la voir par l’escalier dérobé, mais M. le baron monte la garde à sa porte et ne veut laisser entrer personne. Il ressemble à un lion qui défend ses petits.

 

Je me demande où Justine avait jamais pu voir un lion dans l’exercice de ses fonctions paternelles, mais cette comparaison vigoureuse ne laissa pas de me frapper vivement l’imagination. Toute la nuit je rêvai de Rosamonde. Je la voyais dormir sous un arbre bizarre qui était sans doute un palmier, gardée par un monstre à crinière qui avait les yeux noirs et la moustache en brosse de l’oncle Jean.

 

Au moment où j’écris ces lignes, elle repose encore, la chère créature, non loin de la petite tour où elle dormit si bien cette nuit-là, et c’est toujours l’oncle Jean qui la garde…

 

Que de douleurs et que de joies, que de larmes et que de sourires ont passé entre ces deux sommeils ! Pauvre cher oncle Jean ! veillez bien sur l’orpheline en attendant qu’un autre aille prendre place et faire bonne garde, lui aussi, près de celle qui fut tant aimée !

 

VI

 

Les gouvernements forts ne laissent rien voir à l’extérieur des crises qui, fatalement, les troublent quelquefois, sans atteindre leurs organes essentiels. Répressions vigoureuses, prudentes concessions, réformes prévoyantes, tout s’accomplit sans bruit, sans agitation, sans efforts, et l’apparition même de personnages nouveaux n’inspire aux citoyens qu’une curiosité bienveillante.

 

Ainsi se passaient les choses à Vaudelnay. Je n’ai jamais su et ne saurai jamais quelles explications furent échangées entre l’oncle Jean et son frère. La discussion fut-elle violente, ou l’autorité souveraine céda-t-elle facilement ? Les conseillers de la couronne eurent-t-ils besoin d’intervenir ? Les échos du cabinet de ma grand’mère, endormis depuis longtemps, pourraient seuls me l’apprendre aujourd’hui, car ce cabinet avait des portes épaisses, et les ancêtres, dans les moments les plus chauds, parlaient toujours sur le ton discret de la bonne compagnie. Tout ce que je puis dire, c’est que le lendemain, sur le coup d’onze heures, le baron vint prendre sa place à table tenant Rosie par la main et suivi de l’inévitable Lisbeth.

 

Ce diminutif aussi anglais que salutaire de Rosie, employé dès lors par mon oncle quand il adressait la parole à sa petite-fille, fut adopté immédiatement par les jeunes, c’est-à-dire par mes parents et par moi. Il en fut de même pour les domestiques, sauf pour la cuisinière, invariablement rangée du parti des ancêtres. Ceux-ci, jusqu’à leur dernière parole ici-bas, n’appelèrent jamais leur jeune parente autrement que Rosamonde, sans lui faire grâce d’une lettre.

 

En y réfléchissant, – et je n’ai eu que trop le temps de réfléchir depuis l’époque dont je parle, – je me suis demandé si la pauvrette n’aurait pas été plus heureuse, dans n’importe quel asile d’enfants trouvés, qu’elle ne le fut à Vaudelnay, du moins pendant les premières semaines. Au vieux manoir, l’existence était souvent sombre, même pour moi, l’enfant de la promesse. Or mon grand-père et ses deux sœurs professaient contre « l’Anglais » cette haine féroce dont l’autre haine, celle qui nous gonfle le cœur aujourd’hui, ne peut donner qu’une légère idée. Joignez à cela que le seul mot d’hérétique faisait luire à leurs yeux tout à la fois les flammes de l’enfer, celles du bûcher de Jeanne d’Arc, et, plus près de nous, les reflets sanglants de l’incendie allumé à Vaudelnay par l’amiral de Coligny, pendant les guerres de religion du règne de Charles IX. Comme de juste, dans ma jeune ardeur fraîchement avivée par mes études historiques tant soit peu entachées d’exclusivisme, je partageais ces doctrines exaltées. Fort heureusement, ma grand’mère était une sainte, incapable de haïr personne, et mes parents, plus calmes par le seul fait d’appartenir à une génération plus jeune, se maintenaient à l’écart de ma cousine dans une neutralité compatissante.

 

Il n’en est pas moins vrai que s’il existait au monde un coin de terre où la pauvre petite n’aurait jamais dû mettre le pied, c’était Vaudelnay. Mais, apparemment, pour des raisons inconnues de moi, mon oncle n’avait pas le choix de la résidence de sa petite-fille. Il fallut donc, de part et d’autre, se résoudre à une cohabitation qui ressemblait, sous certains rapports, à l’internement d’une colonne de prisonniers de guerre sur le territoire ennemi, ressemblance d’autant plus complète que Rosie ne savait pas le premier mot de notre langue. Au train où marchaient les choses, elle risquait même d’arriver à sa majorité sans être plus savante sous ce rapport, car mon oncle, qui s’occupait chaque jour de son éducation pendant plusieurs heures, mettait une sorte de fierté et de rancune à ne jamais faire entendre à la petite ni à sa bonne un seul mot de français.

 

Quant à moi, je ne l’apercevais guère qu’aux heures des repas, du moins dans les premiers jours. Elle mangeait peu, moitié, je pense, à cause de la terreur que lui inspiraient tous ces visages sévères et ridés, moitié parce que la cuisine de Vaudelnay, tout irréprochable qu’elle fût, différait essentiellement de celle que l’enfant avait toujours connue. Mais, si elle ne brillait pas par l’appétit, elle me surpassait encore par la correction de sa tenue, ce qui n’est pas peu dire. Une fois, même, je m’entendis réprimander par cette sévère apostrophe sortie de la bouche de mon grand-père :

 

– Je suis fâché de vous dire que vous êtes infiniment moins propre à table que votre cousine.

 

La tristesse, déjà consciente des choses, peinte sur cette physionomie enfantine – elle n’avait pas sept ans – faisait peine à voir. Bientôt Rosie se prit pour son grand-père d’une adoration fort naturelle à tous les points de vue. De temps en temps elle jetait sur lui un long regard qui remplissait ses yeux d’une tendresse humide, et je dois dire que l’oncle Jean lui rendait avec usure cette silencieuse caresse. Il semblait à la fois très sombre et très heureux ; nous ne l’apercevions presque plus ; sa vie se passait tout entière dans l’appartement de la petite tour, devenue l’asile de cette branche de la famille, ou, si le temps était beau, dans quelque coin mystérieux de l’immense parc. Là, il suivait pendant des heures avec une véritable dévotion les jeux calmes de l’enfant dans le sable des allées. Je les observais parfois avec un peu d’envie, sans oser troubler leur tête-à-tête tranquille. Quand la pelle de bois de l’enfant avait laissé des traces trop profondes, il fallait voir avec quel soin mélancolique l’oncle Jean, avant de regagner le château, réparait les dégâts.

 

– Nous ne sommes pas chez nous, semblait-il dire tout bas en courbant vers le sol sa longue taille amaigrie.

 

Mes sentiments personnels envers ma cousine furent longtemps ceux du plus profond dédain, car, ainsi que pour la plupart des garçons de mon âge, il était admis pour moi que « les filles » appartenaient à une catégorie inférieure d’êtres humains. Matin et soir, il est vrai, nous nous embrassions, Rosie et moi, comme nous embrassions tous les membres de la famille, ce qui portait à seize par jour le nombre des baisers que chacun de nous devait donner ou recevoir, sans compter les extras.

 

Mais quelle différence dans la manière dont nous accomplissions la cérémonie ! On aurait dit que cette caresse, toute machinale chez moi, était une aumône que je daignais accorder et que ma cousine recueillait avec reconnaissance. Quand mes lèvres allaient trouver la joue de l’enfant, elle fermait les yeux et semblait attendre pour voir si je ne doublerais pas la dose, idée fort naturelle qui me vint seulement plus tard, après que la glace fut brisée entre nous. Voici dans quelles circonstances.

 

Il va sans dire que j’avais « mon jardin », morceau de terre de cent pieds carrés où je cultivais des légumes, non pas des plus recherchés, mes relations tendues avec le jardinier ne me permettant pas de solliciter ses faveurs, et d’en obtenir autre chose que des plants de choux avariés ou des graines de haricots surabondantes. Voilà ce qu’on gagne – je l’éprouvai depuis mieux encore – à faire partie de l’opposition ! Un jour, je sarclais mes laitues qui se faisaient un malin plaisir de « monter », alors que mes petits pois s’obstinaient à ne pas quitter la terre, sourds à l’invitation des ramures que je leur avais préparées. Miss Rosie vint à passer le long de mon domaine, escortée de sa bonne. Elle s’arrêta pour me voir travailler, regardant mes produits d’horticulture d’un air d’admiration dont je me sentis plus flatté que je ne le laissai paraître, car, à peu d’exception près, les promeneurs de toute catégorie qui s’égaraient dans ces parages refusaient manifestement de prendre mon exploitation au sérieux.

 

Malgré les objurgations de Lisbeth, qui voulait l’entraîner plus loin, ma cousine restait là, plantée sur ses petites jambes. Quand j’y pense aujourd’hui, j’imagine, – avec plus de fatuité qu’alors, – que l’on se souciait moins du jardin que du jardinier. Avoir, pour ses jeux toujours solitaires, un compagnon, même plus âgé qu’elle, n’était-ce pas le rêve instinctif de cette enfant dont on pouvait dire : Elle est venue parmi les siens, et les siens l’ont bien mal reçue ! Je devais avoir la mine d’un seigneur d’opéra-comique rassurant une bergère, quand je fis signe à Rosie que je lui permettais de franchir ma clôture, formée d’une haie de buis de vingt centimètres. Elle accepta, rougissant de plaisir, et je la précédai fièrement, la conduisant de la forêt de mes framboisiers à la prairie naissante de mes épinards, puis à ma ferme, représentée par une caisse verte où, derrière un grillage, des lapins blancs remuaient leurs narines, et enfin à ma maison de campagne composée d’un banc rustique abrité par un toit de joncs.

 

Mes lapins blancs, on le devine, furent de toutes mes richesses, la partie qui émerveilla davantage ma visiteuse. Elle les caressa de sa petite main, après m’en avoir demandé la permission d’un regard très humble. Si je l’avais laissée faire, je crois que nous y serions encore… Pauvre chérie ! Aujourd’hui je donnerais bien des prés, des châteaux et des fermes pour que nous y fussions encore, en effet !

 

Mais, ce jour-là, j’estimais que j’avais mieux à faire qu’à contenter la curiosité d’une petite fille, et je lui déclarai par signes que mon travail me réclamait. Par signes, l’enfant me témoigna qu’elle serait la plus heureuse personne du monde de travailler aussi. L’imprudente ! Elle ne se doutait pas qu’elle venait de poser elle-même le joug de l’esclavage sur ses épaules.

 

À partir de ce moment, j’eus sous mes ordres un ouvrier docile, remarquablement intelligent, d’un zèle infatigable et possédant la précieuse qualité de ne rien exiger de son maître, pas même la reconnaissance. Bien entendu, je lui confiais les besognes les moins agréables, telles que l’enlèvement des cailloux qui désolaient mes parterres, le nettoyage des herbes parasites et la destruction des limaces qui semblaient s’être retirées de toutes les régions voisines dans mes planches d’épinards, comme dans un asile assuré. Jamais, durant les heures consacrées à ces tâches ingrates, ma subordonnée volontaire n’essaya l’ombre d’une révolte contre mon autorité, passablement tyrannique, je l’avoue. Tout en accomplissant sa besogne, elle s’efforçait de lier conversation avec moi, et je me flatte d’avoir été son premier, sinon son meilleur professeur dans notre langue. Une fois de plus, en cette occasion, il fut permis de constater l’excellence de ce proverbe : qu’un bien-fait n’est jamais perdu. Mon ennemi le jardinier, témoin de mes bons rapports avec ma cousine et se méprenant, j’en ai peur, sur mon désintéressement, devint du soir au matin mon protecteur et mon ami. Dès lors il m’apporta de lui-même ses meilleurs plants et ses graines les plus rares ; il me prodigua ses conseils et ses leçons. Bien plus, il m’arriva dans la suite, lors de certaines expéditions tentées par moi dans la région des espaliers et des quenouilles, de voir cet adversaire jadis redouté tourner les talons, comme s’il avait résolu de me laisser le champ libre.

 

Un drôle de corps, ce sournois de jardinier ! il savait tout, sans compter bien d’autres choses. Quel ne fut pas mon étonnement de l’entendre un jour échanger quelques mots d’anglais avec Lisbeth ! Presque chaque jour, tandis qu’elle agitait son éternel tricot tout en surveillant « mademoiselle Rosée », comme disaient les domestiques, le compère s’arrangeait pour passer par là. Dieu sait que Lisbeth n’avait pas la mine d’une personne destinée à connaître les aventures. Pourtant il s’éprit d’elle, sans en rien dire à qui que ce fût, pas même à la principale intéressée. Ils finirent par s’épouser alors qu’ils étaient tant soit peu vieillots l’un et l’autre.

 

En dehors des affaires, c’est-à-dire de mon jardin, pendant les repas et durant les moments assez courts de notre présence commune au salon, je commençais à traiter ma cousine un peu plus gracieusement, mais je maintenais envers elle ma position de supérieur à inférieur. Dans les rares occasions où elle se hasardait à prononcer quelques mots de français, je riais de ses bévues avec l’altière commisération d’un chancelier de l’Académie, tandis que j’aurais dû souvent les excuser en ma qualité de professeur responsable.

 

Pauvre mignonne ! si jamais enfant fut préservée par les premières années de son éducation contre les dangers de l’amour-propre, c’est bien celle-là. Ce qu’elle faisait de mal était étalé au grand jour et réprimandé sévèrement, tandis que ses bonnes actions et ses qualités passaient pour choses toutes naturelles. Dès qu’elle put comprendre trois mots de français, ma grand’mère ne cessa de lui répéter qu’elle était laide avec une insistance convaincue, à ce point qu’il n’était pas douteux pour moi que mon infortunée cousine ne fût une sorte de monstre déshérité par la nature. Anglaise, pauvre, laide et protestante ! Quelle accumulation de disgrâces sur une seule tête humaine ! Il ne fallait pas moins que les préceptes rigoureux de la charité chrétienne, qui m’étaient inculqués chaque jour entre une page du De viris et un problème d’arithmétique, pour me donner le courage de lui faire bonne mine, – hors de la présence des limaces. Mais il faut croire qu’elle avait appris en naissant l’art fort utile ici-bas de savoir se contenter de peu. Si seulement je lui envoyais quelque chose qui ressemblât à un sourire, d’un bout de la table à l’autre, si, dans mon coin favori du salon, je lui permettais d’approcher ses joues roses des miennes et d’admirer les splendeurs de mes livres d’images, c’était aussitôt un de ces regards mouillés qu’elle réservait exclusivement à deux êtres en ce monde : l’oncle Jean et moi. Je parle, bien entendu, des êtres humains, car mes lapins blancs, qu’elle était chargée de soigner sous ma haute direction, n’étaient pas beaucoup moins bien traités par leur très jeune mère nourricière. Un jour que de nombreux petits étaient survenus à son grand étonnement – et même au mien, car nous aurions rendu des points à Daphnis et à Chloé sous le rapport de l’ignorance – elle faillit s’évanouir de joie, la pauvre orpheline qui n’avait pas la chaude caresse d’une mère pour attiédir son existence d’être isolé et méconnu !

 

VII

 

Tant de douceur et de gentillesse devaient forcément, un jour ou l’autre, produire leur effet sur des natures aussi bonnes que l’étaient au fond celles des membres de la famille, même des ancêtres. Petit à petit, chacun se prit de tendresse pour cette enfant qui faisait si peu de bruit, tenait si peu de place et demandait si peu de chose. Mais il était facile de voir que tous les Vaudelnay du monde, y compris le plus jeune d’entre eux, aimaient Rosie quand personne ne pouvait les voir, et semblaient à peine la connaître aussitôt qu’une forme humaine se montrait au bout du corridor. Il n’était presque pas de jour que ma jeune cousine ne parût à table avec un bout de ruban noir ou quelque brimborion de jais qui n’était pas venu tout seul embellir son vêtement de deuil plus que modeste. Un soir, au salon, pendant le dîner de sa bonne, l’imprudente vint m’offrir des bonbons dans un sac portant l’estampille du confiseur à la mode de Poitiers, ce qui sembla causer un malaise profond à mon père, le seul de la famille qui fût allé en ville ce jour-là. Mais chacun, il faut le croire, s’était donné le mot pour ne s’apercevoir de rien, et moi-même je me hâtai de faire rentrer le corps du délit dans la poche d’où il n’aurait jamais dû sortir.

 

Quelques jours après, Rosie se montra pressant contre son cœur une poupée imperceptible du vernis le plus frais. La semaine suivante, la poupée avait grandi d’une main. Avant la fin du mois, elle était presque aussi grande que Rosie elle-même et, à coup sûr, beaucoup plus élégante dans ses ajustements. Il en fut des poupées comme du sac de bonbons : personne ne s’avisa de s’inquiéter de leur provenance. Ma cousine aurait pu, j’en suis sûr, parader d’un bout à l’autre du château avec le colosse de Rhodes sur les bras, sans qu’on lui fît la moindre question embarrassante. Elle continuait de son côté à garder – ou peu s’en faut – le silence des premiers jours, et cependant, quand nous étions à mon jardin, elle commençait à babiller tant bien que mal en français, malgré mes rires moqueurs.

 

Évidemment il y avait contre elle des griefs que j’ignorais. Du moins j’en déplorais un qui n’était pas, tout me portait à le croire, un des moins odieux. Chaque soir, à l’heure de la prière, chaque dimanche, à l’heure de la messe, quand la place de cette jeune hérétique restait vide parmi nous, la plupart des fronts se plissaient. La blessure pourrait-elle jamais se fermer ? Cette inquiétude, malgré mon âge, me préoccupait.

 

Vers la fin du printemps qui suivit l’arrivée de ma cousine à Vaudelnay, toutes les pensées de la famille se tournèrent sur un seul point : ma première communion, dont l’époque approchait. Dès lors j’entrai dans la période sévère de la méditation et de la pénitence. Mon jardin fut abandonné et je ne vis plus guère ma cousine. Craignait-on pour moi un prosélytisme funeste ? – Que serait-il arrivé, en effet, si, Polyeucte d’un nouveau genre, j’avais crié en face de la table sainte :

 

– Je suis protestant !

 

La chose ne me semblait guère à redouter, car, tout au contraire, je me sentais prêt à mourir pour ma foi. Mais qui peut savoir jusqu’où vont les ruses diaboliques de l’ennemi de notre salut ?

 

Je dois dire que l’excellent curé qui dirigeait ma conscience et travaillait assidûment à « ma conversion » faisait preuve sur toutes ces questions des idées les plus larges. Plus d’une fois nous avions abordé franchement le fatal sujet, car, plus j’approchais du Ciel, plus j’éprouvais d’amertume à voir ma pauvre cousine assise à l’ombre de la mort.

 

– Soyez sans inquiétude, me disait le saint prêtre. Dieu est bon et nous le fera voir à tous. Priez pour votre cousine et laissez le reste aux soins de la Providence.

 

À demi rassuré par ces paroles, je priais beaucoup, en effet, pour que le Seigneur ouvrît les yeux de la pauvre égarée, et aussi pour qu’on lui permît d’assister à la cérémonie. Ce fut donc une grande joie pour moi d’apprendre que Rosie, ce jour-là, viendrait à la messe. Avant de se rendre à la petite église parée comme elle ne l’avait pas été depuis le mariage de mon père, toute la famille s’assembla au salon. J’y fus introduit à mon tour et, luttant contre une émotion dont je regretterai toute ma vie la naïve grandeur, je suppliai les miens de me pardonner les peines et les mauvais exemples dont je les avais abreuvés jusque-là, de même que Dieu, selon toute espérance, avait daigné m’en accorder l’oubli.

 

Bien entendu, les hommes ne se montrèrent pas plus impitoyables que le Créateur. Mon grand-père me bénit solennellement ; tout le monde pleurait. Seule ma cousine me considérait de ses grands yeux noirs pleins d’étonnement et brillants d’une flamme singulière. Pour la première fois depuis son arrivée à Vaudelnay – probablement pour la première fois de sa vie, – elle fut témoin des pompes de notre culte. On ne m’ôtera pas de la pensée qu’une bonne partie du sermon fut prêchée tout exprès pour elle, sur ce texte qui devait la toucher plus qu’une autre :

 

« Laissez venir à moi les petits enfants. »

 

La messe achevée, les communiants défilèrent triomphalement au bruit des cloches et aux accords de l’harmonium. Il va sans dire que tout le village avait les yeux fixés sur « monsieur Gaston », et j’ai le regret d’ajouter que jamais, depuis lors, il ne m’est arrivé d’être aussi digne de l’estime et de l’attention générales. Dans la foule de mes parents proches ou éloignés, grossie par des invitations nombreuses, je cherchais ma jeune cousine. Enfin je la découvris, dissimulée à l’écart, me considérant avec une sorte de respect mystique. Sa physionomie, généralement peu révélatrice, rayonnait d’enthousiasme. Je lui fis un signe ; elle s’approcha doucement et, comme si elle ne se fût pas crue digne d’une caresse plus intime, elle me prit la main et la serra contre son cœur. Le soir, quand vint l’heure de la prière en commun, Rosie, sans que personne pût s’y attendre, fit une action dans laquelle toute la famille se plut à reconnaître l’effet miraculeux de ma puissante intercession. Encore une fois elle prit ma main et, sans dire un mot, suivit tout le monde à la pieuse assemblée. À partir de ce jour, elle ne manqua jamais de prier avec nous. J’anticipe sur les événements pour dire qu’un certain jour, quatre ans après, elle reçut à la fois le baptême et la communion. J’eus même l’honneur d’être son parrain, car on continuait à m’attribuer une part sérieuse dans sa conversion. Si, dans la suite, il m’est arrivé d’exercer des influences moins orthodoxes sur d’autres âmes féminines, j’espère que le souverain Juge ne m’en tiendra pas rigueur en considération de ce précoce apostolat.

 

Durant quelques mois, après ma première communion, les choses reprirent à Vaudelnay leur cours ordinaire, avec une amélioration sensible du sort de ma cousine. On la traitait avec bonté, mais toujours avec une pointe de réserve, comme si, malgré tout, un stigmate inconnu pesait sur elle. Puis l’heure vint où je dus quitter ma famille pour le collège, et, de longues semaines à l’avance, la perspective de ce grave événement couvrit d’un voile sombre le château tout entier, dont chaque habitant, maître ou domestique, avait, je le crois bien, l’indulgence extrême de m’adorer.

 

Ce fut par moi que ma cousine connut la grande nouvelle. Un jour du commencement de septembre que nous travaillions à mon jardin, je sentis tout à coup cet amer sentiment de l’à quoi bon ? qui nous alourdit le cœur à certaines heures de la vie.

 

– Ma pauvre Rosie, soupirai-je, quand ces chrysanthèmes que nous plantons seront en fleur, je n’aurai pas le plaisir de les voir.

 

D’abord elle ne comprit pas. Selon son habitude, elle me fit répéter ma phrase, car elle ne laissait passer aucune de mes paroles qu’elle ne l’eût saisie, absolument comme s’il se fût agi d’un texte important. Quand j’eus bien expliqué ce que c’était que le collège, et comme quoi cette invention funeste allait nous tenir séparés pendant de longs mois, le visage de ma compagne sembla se figer dans une rigidité marmoréenne, ce qui était presque, à vrai dire, son état naturel quand nous n’étions pas ensembles. Elle eut un instant de réflexion fort concentrée, puis elle me dit :

 

– C’est donc pour cela qu’ils sont tous tellement tristes depuis quelques jours !

 

– Trouves-tu qu’ils soient si tristes ? demandai-je, flatté au fond de l’importance qu’elle me donnait.

 

– Oh ! certainement, Gastie, appuya l’enfant. Hier j’ai vu pleurer ma tante. Quel dommage que je ne puisse aller au collège à ta place ! Personne n’aurait envie de pleurer.

 

Cette réponse me parut alors burlesque au possible et j’éclatai de rire, ce qui prouve qu’un homme ne voit pas toujours les choses comme elles méritent d’être vues… et comme les voit un cœur de femme, même d’une petite femme de sept ans.

 

À partir de ce jour-là, mon jardin continua de recevoir nos visites, mais les instruments de culture se couvrirent de rouille, car nous passions notre temps à me plaindre. Je venais de découvrir soudain que le rôle de victime a de grandes douceurs. Je permettais généreusement à Rosie de pleurer sur moi, sans m’inquiéter beaucoup de savoir si elle n’avait pas envie quelquefois de pleurer sur elle, tant je continuais à être persuadé que nous n’appartenions pas tout à fait à la même catégorie d’êtres.

 

J’abrège le récit de ces derniers jours. Le moment du départ venu, j’ai honte d’avouer que je fis preuve d’une faiblesse indigne de mon sexe : littéralement, je fondais en eau. Quant à ma cousine, je la vis assez peu durant les heures suprêmes ; je pus constater qu’elle ne versait pas une larme, estimant probablement qu’elle était trop peu de la famille pour s’accorder cette prérogative. Mais la première lettre de ma mère contenait cette phrase en post-scriptum :

 

« J’oubliais de te dire que ta cousine s’est mise au lit le lendemain de ton départ. Le médecin ne lui trouve aucune maladie et suppose qu’il s’agit d’une simple crise de croissance. Cher enfant bien-aimé, soigne-toi bien. »

 

VIII

 

Je me soignai du mieux qu’il me fut possible, et ma santé sortit victorieuse des émotions que je venais de traverser. Pour être franc, je ne fus pas douze heures au collège sans constater que la discipline y était moins sévère qu’à Vaudelnay, que les plaisirs de mon âge m’y attendaient en plus grand nombre. Cependant, par une sorte de politesse affectueuse pour ma famille, j’eus soin de ne pas manifester trop clairement cette surprise agréable, et j’eus le tact de laisser croire que les blessures de mon cœur prenaient du temps pour se cicatriser.

 

« Tâche de ne pas trop penser à nous, écrivait ma mère. Tu te ferais du mal, mon cher Gaston ! »

 

Hélas ! si elle avait pu entendre son cher Gaston remplissant de ses cris joyeux les quinconces des grandes cours, si elle avait pu le voir vainqueur à tous les jeux, triomphateur dans toutes les batailles, elle aurait été bien vite rassurée ! Bientôt son cœur maternel fut assailli d’une autre crainte. Grâce au bon curé de Vaudelnay, j’étais, sans que personne s’en doutât et sans m’en douter moi-même, d’une jolie force dans toutes les matières qui composaient le programme peu chargé de ma classe. Les premières compositions me révélèrent comme destiné à tous les succès.

 

« Nous sommes fiers de tes bonnes places, m’écrivait-on. Mais ne travaille pas trop ! »

 

C’est, j’en ai peur, de tous les conseils que m’a donnés ma mère, le seul que j’ai toujours pieusement suivi.

 

Les vacances de Pâques me virent arriver à Vaudelnay resplendissant de santé, chargé de diplômes, de croix et de témoignages. Rien qu’à la façon dont mon grand-père m’embrassa, je compris que le temps était passé où je n’avais le droit, quand nous étions à table, ni d’accepter du vin d’extra ni de refuser des épinards. Je sentis que j’étais devenu quelqu’un, d’autant plus que mon uniforme, dans lequel j’apparaissais pour la première fois, me semblait devoir rehausser extrêmement la dignité de mon apparence. Durant une heure, la famille assemblée spécialement en mon honneur m’examina, me pesa, me mesura comme si je venais de faire le tour du monde. L’aréopage décida contradictoirement que je rappelais d’une façon prodigieuse mon ancêtre l’amiral, qui était brun avec le visage en lame de couteau, mon arrière grand-oncle l’archevêque, qui était camard, et une parente encore vivante, Dieu merci, qui passait, je l’avais entendu dire plus d’une fois, pour une des jolies femmes blondes de la cour de Charles X.

 

Au milieu de ces discussions agréables, l’heure du dîner arriva. Comme nous allions nous rendre à table, une petite personne, que je ne reconnus pas tout d’abord tant elle avait grandi, s’approcha de moi plus timidement, je le gagerais, que la parente ci-dessus nommée n’abordait le dernier roi de la monarchie légitime.

 

– Tiens, Rosie ! m’écriai-je d’un air affable de bon prince. Tu es donc toujours ici ?

 

Au regard que me jeta l’oncle Jean, il me vint un soupçon que la phrase n’était pas des plus heureuses, mais, dans l’agitation générale, personne que lui n’avait dû la remarquer. Je réparai mes torts en embrassant ma cousine qui ne levait pas les yeux sur moi, et en lui donnant la main pour passer à table. J’appris le lendemain dans la conversation qu’elle travaillait beaucoup, quelque chose comme douze heures par jour, car tous les habitants féminins de Vaudelnay s’étaient cotisés, pour ainsi dire, afin de pousser son éducation. Ma grand’mère lui enseignait la couture, ma tante Frédérique la grammaire et l’orthographe, ma tante Alexandrine le dessin et le piano, ma mère l’écriture, le calcul et l’histoire sainte. Je frémis rien que de penser à ce surmenage.

 

Elle trouva cependant moyen, je ne sais comment, d’être à mon jardin quand je passai par là dans ma tournée de propriétaire. Jamais, dans le temps de ma plus grande ferveur d’horticulture, mes plates-bandes n’avaient été plus magnifiques. D’un œil anxieux l’enfant guettait mes impressions.

 

– Oh ! oh ! m’écriai-je complaisamment, tu m’as bien remplacé, Rosie !

 

– Cela te fait plaisir ? balbutia-t-elle.

 

– Mais oui, certainement.

 

Et, sans pousser l’éloge plus loin, je continuai ma route vers la pièce d’eau où les cygnes, qui me voyaient venir, s’approchaient de la rive pour prendre de ma main la pâture attendue.

 

Aux grandes vacances du mois d’août, je repassai par là, mais Rosie ne m’attendait pas pour mendier mon approbation. Le jardin était en friche. Elle aussi avait dû se dire : À quoi bon !

 

– La paresseuse ! pensai-je. Il faudra que je la gronde.

 

Mais un poney que je trouvai dans une stalle de l’écurie – j’avais rapporté tous les prix de ma classe – m’ôta l’envie et le temps de gronder personne, surtout un être d’aussi médiocre conséquence que Rosie. Je la vis assez peu durant ces deux mois qui s’enfuirent comme un songe, au milieu de plaisirs de toute sorte. D’autres années passèrent. Après le poney vint un fusil et je ne rêvai plus que lièvres, perdreaux, contre-pied et remise.

 

Puis la mort entra au château, et, quand elle connut le chemin de cette maison pleine de vieillards, elle y revint souvent comme si, la perfide ! elle ne se plaisait qu’aux faciles besognes. L’un après l’autre, les ancêtres s’en allèrent tous dormir dans le caveau creusé sous notre chapelle. Alors l’oncle Jean, resté seul de sa génération, quitta Vaudelnay, lui aussi, avec sa petite-fille, héritière de quelques milliers d’écus laissés par la tante Frédérique. L’autre, la tante Alexandrine, à cheval sur les vieux usages, avait testé en ma faveur.

 

Mes parents restaient maîtres du domaine, et Dieu sait avec quelle joie ils auraient conservé sous leur toit l’oncle Jean et sa petite-fille. On le supplia de garder son appartement dans la vieille tour, mais il ne voulut rien entendre.

 

– Quand mon frère et mes sœurs étaient là, dit-il, je pouvais y être aussi. Un octogénaire de plus ou de moins, cela ne tirait pas à conséquence. Mais le temps a marché. Un vieux comme moi doit faire place aux jeunes. D’ailleurs, il vaut mieux pour Rosamonde qu’elle passe quelque temps à Paris.

 

Jamais on ne put l’en faire démordre. Un beau jour il s’éloigna sans bruit de Vaudelnay, suivi de Rosie et de Lisbeth. À cette époque, je faisais mon droit à Paris et je ne pus adresser mes adieux à la branche cadette de ma famille.

 

En m’annonçant leur départ, ma mère me fit connaître leur domicile dans un quartier de l’autre monde, quelque part derrière le Luxembourg.

 

« Tu iras les voir souvent, m’écrivait-elle. Je voudrais être sûre qu’ils seront heureux, mais j’en doute, non seulement parce qu’ils possèdent fort peu de bien, mais encore parce qu’ils vont être perdus dans cette grande ville, sans un ami. Dieu sait que ton père et moi nous avons mis tout en œuvre pour empêcher ce départ qui nous désole. Mais tu connais ton oncle !… »

 

À la lecture de cette lettre, je m’étais bien promis d’aller voir dans les trois jours l’oncle Jean et sa petite-fille, ce qui eût été une entreprise peu difficile si j’avais habité le quartier latin. Mais j’appartenais à la catégorie des étudiants du grand monde qui demeuraient autour de la Madeleine dans des entresols charmants, allaient chaque soir dîner en ville, et se rendaient à l’École, quand leurs devoirs sociaux le leur permettaient, dans des tilburys irréprochables de tenue. Je crois même, Dieu me pardonne, que j’y suis allé à cheval une fois ou deux avant de faire mon tour de Bois.

 

Je ne voudrais pas me faire meilleur que je ne suis, mais j’affirme que je me réveillai un beau matin en me disant :

 

– Aujourd’hui, qu’il vente ou qu’il grêle, j’irai voir mon oncle et ma cousine.

 

Malheureusement il me fut impossible de retrouver l’adresse envoyée par ma mère. On dira qu’il était bien simple de la demander ; mais j’appartenais alors à cette classe nombreuse d’êtres toujours prêts à braver pour leur famille ou leurs amis tous les supplices du monde sauf un seul : la peine effroyable d’écrire une lettre.

 

C’était, il faut en convenir, un grand défaut, et je le reconnaissais moi-même avec franchise. Toutefois il était racheté, selon toute apparence, par de sérieuses qualités, car je devenais l’ami de quiconque m’avait approché une fois.

 

Quand j’y réfléchis d’un peu plus loin, je présume que la première de ces qualités consistait dans la fortune dont mon père, retenu à Vaudelnay par sa santé, me faisait jouir avec une générosité qui était chez lui un système. J’avais en plus le don d’être « amusant », qui me faisait rechercher partout, bien que les gens amusants fussent alors moins rares qu’aujourd’hui, ainsi qu’en témoigneront tous mes contemporains.

 

Je crois pouvoir en appeler au même témoignage pour constater que j’étais joli garçon, bien fait de ma personne, bon valseur, fin cavalier, ni trop naïf ni trop blasé pour mon âge, plein d’aversion pour tout ce qui était malpropre et mal odorant au physique et au moral. Comme trait caractéristique, j’ajouterai que j’étais alors réglé dans mes mœurs à l’égal d’un chartreux, ou, pour mieux dire, d’un forçat. Mon cheval, mes amis, mes études un peu négligées, mes nouveaux devoirs d’homme du monde pris tout à fait au sérieux, c’était de quoi composer une existence qui ne me laissait guère le temps de penser à mal et aurait en outre brisé les muscles d’un athlète. Il faut joindre à cela que les femmes du monde que je voyais de près m’empêchaient d’admirer les autres, ce qui peut paraître une originalité invraisemblable. D’ailleurs elles-mêmes refusaient méchamment de croire à la préférence dont je voulais bien les favoriser, et leur bienveillance à mon égard n’allait pas sans une défiance mal déguisée. Elles m’examinaient, me retournaient, me maniaient avec précaution, comme on fait d’un bibelot dans un étalage, quand on ne compte pas risquer l’emplette.

 

Enfin, j’étais irréprochable, bon gré mal gré, et s’il m’était resté, par-ci par-là, une heure libre pour ma cousine et pour l’oncle Jean, je me demande ce qui m’aurait manqué pour être la perfection absolue. Dans les bals, je voyais déjà les regards des mères marquer mon front de vingt-trois ans du sceau des élus, tandis que dans le secret de leur cœur, elles pensaient :

 

– Voilà un garçon qu’il faudra suivre. Encore une saison ou deux, et ce sera un parti hors ligne s’il ne déraille pas.

 

Ah ! si les jeunes gens savaient pourquoi les mères vont au bal, pourquoi elles y conduisent leurs filles, au prix de fatigues sans nombre ! S’ils savaient pourquoi les jeunes personnes sourient, font de l’esprit, dansent et vont au buffet ! S’ils savaient !… Mais, parbleu ! à l’entrain qu’ils y apportent aujourd’hui pour la plupart, je soupçonne qu’ils savent. D’ailleurs, que ne savent ils pas ? Et comme c’est ennuyeux, triste, désespérant de savoir !

 

IX

 

À la fin de ma première année de droit, je subis assez gaillardement l’épreuve de l’examen. J’aurais mauvais goût à blâmer la facilité du programme ou l’indulgence des juges ; toutefois, depuis ce premier succès de ma carrière intellectuelle, je n’ai jamais pu entendre dire qu’un jeune homme a échoué dans ces peu terribles débuts, sans me sentir plein pour lui d’une pitié profonde.

 

Les vacances me rappelaient à Vaudelnay, mais, auparavant, un impérieux devoir m’obligeait à rendre visite à l’oncle Jean et à sa petite-fille. Grâce à Dieu, mes amis et mes amies du grand monde étant dispersés dans toutes les directions ; je n’avais rien de mieux à faire à cette heure que de me montrer bon parent.

 

Mais la difficulté – elle était sérieuse, – consistait à découvrir l’adresse du baron de Vaudelnay. La demander à ma mère ? C’eût été faire l’aveu d’une coupable négligence. Fort heureusement le notaire de la famille, que je ne manquais pas d’aller trouver dans son étude le premier de chaque mois, devait posséder ce renseignement indispensable. En effet j’appris par lui que le vieillard demeurait rue d’Assas. Je pris un fiacre pour me rendre chez mon oncle, d’abord pour ne pas faire à ses yeux l’étalage de mauvais goût de ma voiture, de mon cheval et de mon groom, et ensuite parce que les pavés de la rive gauche, brûlés parle soleil de juillet, ne valaient rien pour les pieds d’Annibal qui avait la sole sensible comme l’épiderme d’une nymphe.

 

En apprenant du concierge que le baron était seul chez lui – au quatrième étage et quel escalier ! – je me sentis aussi ému que je l’avais été huit jours plus tôt devant mes examinateurs. Même, tout en montant les marches, je me disais qu’on peut toujours trouver moyen d’ânonner quelques phrases sur la condition des affranchis ou sur l’incapacité des mineurs. Mais que répondre si, là-haut, on me posait cette « colle » redoutable :

 

– Pourquoi n’es-tu pas venu nous voir plus tôt ?

 

Il faut croire que l’oncle Jean n’avait pas trop souffert de la rareté de mes visites, car il m’accueillit comme si nous nous étions quittés la veille, avec cette bonté triste et ce sourire résigné que je lui connaissais, depuis le soir où il était rentré à Vaudelnay rapportant Rosie entortillée dans sa couverture.

 

Pauvre oncle ! il avait franchi une étape de plus dans la vieillesse. Il était facile de voir que la prochaine halte serait la dernière. Il portait ses cheveux blancs très longs ; sa taille s’était voûtée ; ses vêtements, d’un entretien irréprochable, trahissaient la pauvreté. J’eus un léger malaise en les reconnaissant, pour les avoir vus jadis à Vaudelnay… Je me hâtai de parler de ma cousine.

 

– Elle est à sa peinture, dit mon oncle. Ah ! c’est vrai : tu ne sais pas ! Elle a pris une rage de barbouiller des toiles. En toute justice elle a du talent. Du reste, regarde.

 

Sur les murs s’étalaient quatre ou cinq tableaux dont j’aurais eu quelque peine à discerner le mérite, non seulement parce que j’étais loin d’être clerc en peinture, mais aussi parce que, subitement, mes yeux se trouvèrent un peu brouillés. Ces toiles étaient des vues de Vaudelnay, du parc, des environs, probablement faites de mémoire. Sur la table un chevalet de velours supportait un dessin qui acheva de me troubler la vue, car il représentait mon jardin quelque onze ans plus tôt.

 

L’oncle Jean, très vivement, fit volte-face et s’en fut regarder le ciel par la fenêtre.

 

– Tu vas sans doute retourner là-bas ? me dit-il après une minute de silence. Je sais que tu es reçu, et je t’en félicite.

 

– Vous savez ?… balbutiai-je. Comment l’avez-vous appris ?

 

– Par ta cousine, je crois. Cette petite est une gazette ambulante et me raconte tout ce qui se passe à Paris ; ce qui se passe de bon, bien entendu. Car moi, je ne sors plus guère. Les jambes…

 

Il acheva ce qu’il voulait dire par une grimace que je lui avais toujours connue, quand il voulait éviter un jugement sévère sur les personnes ou sur les choses.

 

– Ma cousine sort beaucoup ? demandai-je.

 

Si j’avais exprimé toute ma pensée j’aurais dit :

 

– Elle ferait mieux de peindre moins, et de tenir compagnie à son vieux grand-père.

 

L’oncle répondit sans avoir l’air d’en vouloir le moins du monde à cette coureuse :

 

– Dieu merci ! nous avons toujours Lisbeth qui est une duègne irréprochable. Pauvre Rosie ! elle sera désolée d’avoir manqué son cousin !

 

– Mais je lui donnerai bientôt l’occasion de se consoler, dis-je poliment. Je reviendrai.

 

– Pas avant les vacances ? Tu vas partir ?

 

– Demain matin.

 

L’oncle eut un sourire imperceptible dans lequel je lus tout un chapitre de philosophie.

 

Décidément la conversation manquait d’entrain. Je réfléchissais, à part moi, qu’il est très difficile de trouver quelque chose à dire aux gens que l’on rencontre une fois par an, tandis qu’une heure semble courte à l’intimité de chaque jour. Mon oncle réfléchissait aussi. Tout à coup il tourna vers moi un de ces regards subitement attendris que je lui connaissais depuis l’enfance de Rosie.

 

– Écoute, fit-il, tu leur diras que je les aime de tout mon cœur, et ces mots-là, tu as pu le constater, ne reviennent pas souvent dans ma bouche. Voilà ma commission pour les vivants, qui ne sont que deux : ton père et ta mère. Quant aux morts, qui sont beaucoup plus nombreux, tu leur diras – son regard avait changé d’expression – tu leur diras que je leur pardonne. De cette façon, il n’y aura aucun moment de gêne, lors de mon arrivée parmi eux.

 

Sa belle figure se réveilla sous une expression moqueuse de défi jeté à Celle qui devait – probablement bientôt – le réunir aux ancêtres. Il eut cette plaisanterie de vieux soldat :

 

– L’entrevue sera déjà bien assez froide.

 

Ces paroles me remirent dans l’esprit mainte question que je n’avais pas osé faire dix ou douze ans plus tôt, que je n’avais pas songé à faire depuis, distrait que j’étais par des sujets plus modernes. Je demandai au vieillard, retrouvant, sans l’avoir cherchée, la façon de lui parler que j’avais dans mon enfance :

 

– Oncle Jean, votre vie ne m’est pas plus connue que si vous étiez pour moi un étranger. Ne vous semble-t-il pas que je devrais en savoir au moins quelque chose ?

 

– Te voilà devenu bien curieux tout à coup !

 

En me parlant ainsi, le baron s’efforçait d’exprimer l’ironie. Mais je vis bien que ma question, quoi qu’il en eût, lui causait du plaisir.

 

– Après tout, dit-il, c’est ton droit. La vie de chacun de nous, bonne ou mauvaise, utile ou perdue, appartient à notre lignée, et c’est à tes mains qu’est confié désormais l’avenir du bon vieux nom. Je souhaite, mon cher enfant, qu’il te porte plus de bonheur qu’il n’en a porté à moi ainsi qu’aux miens.

 

Son visage, très triste un instant, devint très grave. À mon grand étonnement, le vieillard s’inclina devant moi avec une sorte de respect.

 

– Futur marquis de Vaudelnay, dit-il, voici la confession d’un des vôtres qui fut jugé sévèrement par ceux de son époque. Vous serez peut-être plus indulgent.

 

L’oncle se moquait-il de moi ? Je me le suis demandé et me le demande encore. Ce qu’il y a de certain c’est que j’envoyais à cette heure ma curiosité à tous les diables, prévoyant plus d’une comparaison embarrassante pour moi dans la confession qu’on m’annonçait. La voici, quelque peu résumée, et cependant le baron n’était pas homme à s’étendre inutilement sur sa propre histoire.

 

X

 

La Révolution trouva le château de Vaudelnay peuplé des mêmes habitants que j’y avais trouvés moi-même, quelque cinquante ans plus tard. Je parle des ancêtres, cela va sans dire. Balthazar de Vaudelnay, le dernier marquis de l’ancien régime, venait de mourir juste à temps pour que mon grand-père profitât, l’un des derniers parmi la noblesse française, de l’institution prête à périr du droit d’aînesse. Il hérita seul du château, des terres, de toute la fortune, et bien que ses vingt-cinq ans ne fissent que de sonner, il entra dans son rôle de chef de famille, aussi sérieux, aussi respecté, aussi bien obéi de son frère et de ses deux sœurs que s’il eût été un vieillard blanchi par l’âge.

 

L’obligation de veiller sur ses deux cadettes, ma tante Frédérique et ma tante Alexandrine, peut-être une sage prévoyance de l’avenir, l’empêcha de prendre part à l’émigration, et la tempête passa sur ces trois aristocrates sans balayer leur têtes là où elle en avait roulé tant d’autres moins jeunes. Toutefois, pour sauver, en cas de malheur, le dernier bourgeon de la vieille tige, mon grand-père avait confié mon oncle Jean à l’un de ses voisins et de ses amis prêt à partir pour l’Angleterre. Le jeune émigré de douze ans ne devait revoir le sol natal que trente-cinq ans plus tard, c’est-à-dire vers la fin du règne de Charles X.

 

Je laisse volontairement de côté toute la première partie de son histoire, non pas la moins intéressante, mais la moins directement liée à la suite de ce récit. D’abord étudiant en Angleterre, puis l’un des plus jeunes officiers de l’armée des Indes, Jean de Vaudelnay, dont l’humeur était aussi indomptable que sa bravoure était brillante, quitta, par suite de désaccord avec ses chefs, une position qui pouvait le conduire à la fortune. Devenu libre, il regagna la France… par le chemin des écoliers. Cette route accidentée le conduisit en Italie qu’il comptait traverser lentement. Mais il comptait sans le destin qui devait y décider de son existence.

 

Épris d’abord d’une soudaine passion pour la peinture qui se révélait à lui comme un monde encore ignoré, le jeune homme s’attarda longuement dans les galeries les plus célèbres et dans les meilleurs ateliers. L’un de ceux-ci, rendez-vous des étrangers de distinction qui passaient à Florence, l’éblouit par un chef-d’œuvre auprès duquel pâlirent les toiles des grands maîtres, car ce chef-d’œuvre était vivant. Laura Scarpi, la rose de la Toscane, ainsi que tout Florence l’appelait, conquit, par son premier regard, le cœur de mon oncle. Elle était la fille d’un peintre plus riche de gloire que d’argent. Quant à sa mère, l’oncle Jean ne m’en a pas dit un seul mot.

 

Dieu sait quel mystère demeure à jamais caché sous ce silence. Il va sans dire que la loyauté du baron de Vaudelnay, devenu le fiancé de mademoiselle Scarpi, dut se montrer moins réservé à l’égard du chef de famille. Une chose est certaine : le voyageur fut informé que les portes de la maison paternelle ne pouvaient se rouvrir que pour lui seul. Ce n’était pas le moyen de changer la résolution d’un homme de sa trempe. Il me le disait lui-même :

 

– Je serais plutôt rentré à Vaudelnay sans ma tête que sans la femme à qui j’avais donné ma foi.

 

Le mariage eut lieu, mariage suivi, selon le récit laconique de mon oncle, « de vingt ans d’exil, de pauvreté et de bonheur ». Il ne m’en raconta pas davantage sur cette période de sa vie, et je me souviens que cette froide réserve fut pour ma curiosité de jeune homme un étonnement, aussi bien qu’une déception. Je n’avais pas encore compris qu’il est des bonheurs que l’on savoure à genoux, silencieusement, tant qu’ils durent, que l’on enferme plus mystérieusement encore dans son cœur quand ils ne sont plus…

 

Ces vingt ans d’azur et de paix finirent brusquement dans la nuit sombre de l’orage. La mort prit à mon oncle celle qui était la plus grande part de sa vie, mais, sur la tombe à peine fermée, une rose éblouissante fleurissait. Laura Scarpi laissait une fille de dix-huit ans, celle qui devait être la mère de Rosie.

 

Pauvre oncle Jean ! Quand il était obligé de parler de son bonheur perdu, les mots ne sortaient qu’avec effort de ses dents serrées. Et quand il arrivait à des souvenirs douloureux, c’était encore pis, si bien qu’il fallait toujours deviner des choses qu’il ne disait pas.

 

Il me laissa donc deviner plutôt qu’il ne m’apprit l’autre catastrophe de sa vie. Un jeune Anglais, cadet d’une grande famille, vint à Florence et fut frappé de ce même coup de foudre qui avait décidé de l’existence du baron de Vaudelnay. Celui-ci n’avait jamais été d’humeur facile, mais le malheur avait encore aigri son caractère indomptable. Froissé de certaines assiduités qu’il jugea compromettantes, dévoré à l’égard de sa fille de cette jalousie maladive dont les pères qui ont beaucoup aimé offrent parfois l’exemple, croyant, pour tout dire, à une vulgaire tentative de séduction, le bouillant Français fît un éclat. Sir George Melvil ne sut pas ou ne voulut pas s’expliquer ; d’ailleurs, à cette époque, la haine entre les deux nations atteignait son apogée. Une rencontre eut lieu dont le souvenir resta imprimé à tout jamais en creux dans la boîte osseuse de mon oncle. Enfin je venais d’apprendre pourquoi il s’était battu avec « le monsieur ».

 

– Il faut être juste, ajouta mon oncle, je m’étais battu un peu vite avec cet étourdi de George, et, quand je me réveillai dans mon lit d’un cauchemar assez long, il m’eût été difficile de dire lequel était le plus désolé de ce diable de garçon ou de ma pauvre fille.

 

Il était écrit que les Vaudelnay de cette génération devaient tous mourir octogénaires. L’oncle Jean se guérit contre tout espoir et, comme sa blessure l’avait rendu plus patient, il voulut bien prêter l’oreille à des explications qui d’abord le satisfirent. L’amour avait pu faire perdre la raison à sir George, mais ce jeune homme n’avait jamais perdu le respect : l’objet de sa passion soupçonnait à peine l’étendue du mal causé par ses beaux yeux.

 

L’oncle Jean reprit confiance et crut, voyant sa fille si calme, qu’il en serait quitte pour une gouttière dans la voûte de son crâne. Il comptait sans les surprises perfides de l’amour.

 

Ma jeune parente s’éprit à son tour d’une ardente affection pour l’homme qui avait failli la rendre orpheline, et quand le blessé fut délivré des médecins, ce fut pour entendre une autre antienne. Donner sa fille à un Anglais, à un protestant, à un cadet sans fortune ! Il serait mort plutôt, car, en dépit de l’opinion défavorable que les siens avaient de lui, il était resté de cœur et d’esprit aussi Vaudelnay qu’un Vaudelnay peut l’être. Sir George essuya le plus énergique refus. La nouvelle Chimène se jeta aux pieds de son père en les arrosant de ses larmes, mais il faut croire que mon oncle n’admettait pas les dénouements à la façon de Corneille.

 

– Entre moi et cet étranger tu dois choisir, dit-il à sa fille. Si tu te décides pour lui, je te jure que tu n’entendras plus parler de moi jusqu’à ta mort.

 

Ma belle parente avait dans les veines le sang des Vaudelnay renforcé par du sang de Florentine. Elle se prononça pour l’étranger. Peut-être croyait-elle que le serment de son père ne tiendrait pas devant sa tendresse. Pauvre infortunée ! Il fallait qu’elle connût bien peu celui dont elle était la fille ! Jamais, hélas ! serment inhumain ne fut mieux tenu.

 

Les nouveaux époux partirent pour l’Angleterre, et l’oncle Jean, seul au monde désormais, vint frapper à la porte de Vaudelnay que rien ne tenait plus fermée, à cette heure, devant cet enfant prodigue de cinquante ans. Bien qu’il se soit montré, le pauvre vieillard, aussi discret sur ce point que sur les autres, j’ai pu comprendre, néanmoins, que ni son frère ni ses sœurs n’ont arraché aux pâturages de Vaudelnay le moindre veau gras pour fêter son retour. On l’accepta et l’on voulut bien ne pas ouvrir la bouche sur ses erreurs passées, mais rien de plus. D’ailleurs mes propres souvenirs étaient encore vivants. Je revoyais l’oncle Jean silencieux, renfermé en lui-même, presque isolé au milieu des siens. Il était évident que l’orgueil austère des Vaudelnay ne lui avait jamais pardonné deux crimes : sa propre mésalliance et l’union de sa fille avec un Anglais hérétique, bien que, de bonne foi, ce dernier malheur ne lui fût guère imputable.

 

Mais il était réservé à d’autres chagrins. Tout d’abord il eut la douleur d’apprendre que sir George Melvil n’avait pas été beaucoup mieux accueilli en Angleterre que lui-même ne l’avait été en France. À son gendre on reprochait d’avoir épousé une étrangère sans fortune, catholique, fille d’une mère sans naissance. De plus ce mariage faisait évanouir les rêves brillants d’une autre union plus avantageuse, caressés depuis longtemps pour son fils par lord Melvil, le grand-père maternel de Rosie.

 

Le jeune couple vécut donc à l’écart, aussi pauvre mais non moins béni par l’amour que l’avait été l’oncle Jean dans sa petite maison de Florence. Puis encore une fois la mort fit son œuvre maudite ; du moins elle ne sépara point ceux qui s’aimaient : sir George et sa femme encore jeune, se suivirent dans la tombe à quelques semaines de distance, laissant la petite Rosamonde, âgée de six ou sept ans, sans autre appui que son aïeul maternel. Que pouvait le vieillard, sinon de pardonner à sa fille mourante et de venir frapper avec l’enfant à la porte du manoir de famille ?

 

– C’est ce que je fis, dit mon oncle en achevant son récit. Tu étais là ; tu as tout vu… Au propre comme au figuré, l’on peut dire que tu as ouvert à ta cousine les portes de Vaudelnay.

 

– Qui ne se sont jamais refermées, ajoutai-je avec un mouvement d’affection très sincère. Oncle Jean ! pourquoi ne viendriez-vous pas chez nous pour y passer les vacances avec Rosie ? Mes parents seraient si heureux ! Ma cousine aussi, j’en suis sûr.

 

Un éclair brilla dans les yeux du baron, tellement que je m’attendais à le voir accepter séance tenante. Puis subitement, – sur ce beau visage loyal de vieux gentilhomme on lisait comme sur celui d’un enfant, – une expression d’embarras, presque de crainte, vint succéder à la joie. L’oncle Jean baissa les yeux. Dieu me pardonne ! on aurait pensé que je l’intimidais. Je crus avoir deviné ce qui causait cet air déconfit, et, comme j’étais encore tout vibrant de l’enthousiasme causé par le récit romanesque à peine achevé, je fis appel à toute ma diplomatie et je dis d’un ton plaisant :

 

– Tenez, mon oncle, je vois où le bât vous blesse. Gageons que vous avez fait quelques folies de jeune homme et que… vous êtes en avance sur votre pension. Pourquoi ne renverserions-nous pas, dans l’occasion, le vieil ordre des choses ? Assez longtemps l’on a vu les oncles prêter quelques louis à leurs neveux pris de court par leurs fredaines…

 

– Tu es un brave garçon ! interrompit mon oncle en me tendant la main. Parole d’honneur ! j’accepterais ce que tu m’offres s’il en était besoin, ne fût-ce que pour édifier les neveux de l’avenir en leur montrant que les oncles rendent ce qu’ils empruntent. Mais la question d’argent n’est pas ce qui m’arrête. Une ou deux affaires impossibles à remettre me retiennent ici pour une semaine ou deux, peut-être plus.

 

– Qu’à cela ne tienne. Quand vos affaires seront finies, mettez-vous en route. En arrivant à Vaudelnay, je vais faire mon rapport à mes parents et, bon gré mal gré, ils vous obligeront à nous rendre visite. Nous viendrions plutôt tous trois vous chercher !

 

– Bon, fit mon oncle. Nous verrons ; je ne dis pas non. En attendant, charge-toi pour eux de toutes nos tendresses.

 

L’heure était venue de prendre congé, chose d’autant plus facile qu’on ne faisait rien pour me retenir. Mon oncle, évidemment, ne tenait pas à me voir rencontrer ma cousine. Il m’accompagna jusqu’à l’escalier, à travers un véritable dédale de fleurs, de plantes vertes et d’oiseaux.

 

– Si j’en juge par ce que j’aperçois, remarquai-je, votre petite-fille est restée campagnarde.

 

L’oncle Jean leva les yeux au ciel avec un désespoir comique.

 

– Tu ne vois rien ! gémit-il. Rosie nourrit des poissons rouges dans sa chambre, et dans un coin du grenier, Lisbeth, à ses heures perdues, soigne l’éducation d’une famille de lapins blancs. En voilà qui doivent s’amuser !

 

– Des lapins de la race de Vaudelnay, peut-être ? demandai-je en songeant à l’admiration de Rosie pour mes élèves de jadis.

 

– C’est bien possible, fit mon oncle d’un air distrait.

 

Nous nous quittâmes en nous disant : – À bientôt, – locution parallèle à cette autre : Votre couvert est toujours mis. La phrase est courte, harmonieuse et n’engage rien.

 

J’arrivai le surlendemain soir à Vaudelnay, moulu par les fatigues d’un voyage interminable, car j’avais tenu à ne pas quitter Annibal que le chemin de fer énervait beaucoup, et que je désirais offrir intact à l’admiration des Poitevins en général et de mon père en particulier.

 

XI

 

Le château était rempli de monde.

 

– Nous n’avons pas voulu que tu t’ennuies dans ta famille, me dit mon père tout en m’accompagnant dans ma chambre où j’allai rapidement passer un habit, car le dîner attendait.

 

Il me fit alors l’énumération de nos hôtes. Il en parlait avec tant d’intérêt, de plaisir et d’animation que je soupçonnai, – ceci entre nous, – qu’en faisant provision de tous ces remèdes fort agréables contre l’ennui, mon excellent père avait songé aussi un peu à lui-même.

 

Une heure après, mes soupçons étaient loin d’avoir diminué, et Dieu sait si je condamnais ce besoin de distractions dans l’âge mûr, chez un homme dont la première et la seconde jeunesse avaient été moins que dissipées, j’avais pu le voir de mes yeux.

 

Ah ! comme il était changé, mon cher Vaudelnay, depuis que les ancêtres avaient émigré pour toujours sous les dalles armoriées de la chapelle !

 

De tous les êtres vivants que j’y avais connus, quatre seulement s’y trouvaient encore : mon père, ma mère, moi et le jardinier devenu un personnage important, vêtu comme un monsieur, commandant une escouade nombreuse de fleuristes, de légumistes et de manœuvres. Le « clos » d’autrefois n’existait plus. Il était changé en un vaste parc ondulé de monticules, creusé de pièces d’eau, coupé de plantations savantes, derrière lesquelles se dissimulait le potager, comme un beau-père bourgeois se cache dans le coin du salon de sa fille devenue duchesse. Des serres grandioses, des écuries modèles étaient sorties de terre. Des domestiques corrects et distingués fourmillaient silencieusement dans les corridors. Si l’on avait parlé de prière en commun à cette valetaille perfectionnée, je gage que nous aurions été « empoignés » de la belle sorte dans le Siècle du surlendemain.

 

Quant aux invités, c’était la crème de la province, de la crème battue chaque année par un séjour à Paris. Les gens arriérés et ennuyeux, les gentillâtres de l’ancienne école, les châtelaines à robes de bure et à trousseaux de clefs n’étaient point de cette joyeuse série, non plus que les jeunes filles à marier, car, d’après les idées de mon père, je n’étais point de ces victimes qui doivent marcher à l’autel encore blanchissantes sous le duvet de leur première toison.

 

À défaut de jeunes filles, les jeunes femmes ne manquaient pas chez nous. En arrivant au salon éblouissant de lumières, j’eus le plaisir d’en compter jusqu’à trois remarquablement jolies, et nous n’étions pas au dessert que l’une d’elles, à côté de qui j’avais ma place, me témoignait, à n’en pouvoir douter, qu’elle me faisait l’honneur de me prendre au sérieux. Dans le cours de la soirée, dont quelques tours de valse combattirent victorieusement la monotonie, la seconde et la troisième de ces dames voulurent bien me témoigner successivement des dispositions non moins rassurantes.

 

Être pris au sérieux ! Douceur à nulle autre pareille pour un éphèbe de vingt-trois ans, habitué à la bienveillance défiante des mondaines de Paris pour qui la valeur semble ne pouvoir aller sans le nombre des ans !

 

Ah ! la bonne soirée, passée entre le sourire de ma mère tout heureuse de me revoir, et d’autres sourires… moins maternels ! Pour la première fois la vie, l’espérance, la jeunesse, me disaient clairement toute sorte de choses agréables que leurs voix confuses m’avaient seulement chuchotées à l’oreille jusque-là.

 

– Heureux mortel ! tu as devant toi de longues années d’avenir. Tu es riche, ton entretien plaît aux femmes ; ta tournure ne les fait pas fuir ; ton nom peut contenter les plus difficiles. Enfin, pourquoi faire le modeste ? tu es joli garçon. Va, tu es né sous une heureuse étoile ; ton père est fier de toi, le sourire de ta mère te caresse ; tu peux prétendre à tout !

 

Je crois en vérité que, sans sortir de Vaudelnay, j’aurais pu prétendre, sinon à tout, du moins à de sérieux progrès dans les bonnes grâces d’une ou deux des charmantes personnes qui s’y trouvaient. Mais, sans avoir l’air d’y toucher, ma mère veillait au grain, et si, parfois, ce genre de récréation qu’on nomme aujourd’hui le flirtage semblait prendre des proportions inquiétantes, deux grands yeux, encore aussi beaux qu’ils étaient honnêtes, rappelaient les étourdis à la raison avant que l’ombre d’une inconséquence fût commise.

 

Et l’oncle Jean ? Et la cousine Rosie ? va-t-on dire. Et l’invitation annoncée !

 

J’en jure par le Styx, rien de tout cela n’était sorti de ma mémoire. Le lendemain de mon arrivée à Vaudelnay, après une visite matinale à la boxe d’Annibal, où tout allait bien, Dieu merci ! je m’enfonçai seul dans le parc et me demandai sérieusement quel était le meilleur parti à prendre. À n’en pouvoir douter je savais que mes parents, sur un signe de moi, dépêcheraient au besoin trois ambassadeurs vers les habitants de la rue d’Assas, pour les ramener triomphalement en Poitou. Ce signe, était-il prudent de le faire ? Du côté de mon oncle, rien qui pût embarrasser. S’il faut parler en toute franchise, il était passablement morose, pour ne pas dire misanthrope. Mais, à son âge, de pareils défauts s’excusent ; d’ailleurs il les rachetait par son esprit du siècle passé, toujours fin et mordant, remarquable de charme dans les bons jours. En somme il n’était pas un château de France et de Navarre où un tel hôte ne se trouvât fort à sa place.

 

Malheureusement je me sentais moins à l’aise en ce qui concernait Rosie. Je ne l’avais pas vue depuis assez longtemps et me souvenais d’elle comme d’une personne grande pour son âge, assez maigre, avec quelque chose de désuni dans la tournure et la démarche, pour parler ce langage hippique volontiers employé par mes amis d’alors, quand ils peignaient les avantages et les imperfections des êtres du beau sexe. Jolie, mon impression n’était pas qu’elle le fût ; à vrai dire, je ne m’étais jamais demandé si elle l’était ou non. Mais, pendant plusieurs années de ma vie, j’avais entendu des voix sévères dire à ma pauvre cousine, pour peu qu’elle eût le malheur de se regarder du coin de l’œil en passant devant une glace :

 

– Quel plaisir une petite fille peut-elle avoir à se mirer quand elle est aussi laide ?

 

J’ignore si ces affirmations répétées avaient fini par convaincre la coupable de sa laideur. Quant à moi, la chose ne faisait plus un doute : laide elle était venue au monde, laide elle vivrait, laide elle devait mourir. D’ailleurs j’étais habitué au luxe, à l’élégance du grand monde où j’étais entré du premier coup, avec l’avidité du poisson remis à l’eau qui gagne le fond en quelques battements de nageoires. D’après mon goût d’alors, une femme ne pouvait être jolie si elle était mise pauvrement, et, pour de trop bonnes raisons, la toilette de Rosie ne devait pas ressembler à celle de mes fringantes amies. Enfin le souvenir qu’elle m’avait laissé était celui d’une personne concentrée, taciturne, très timide ou très fière, les deux probablement. Quelle figure ferait la pauvre enfant au milieu des femmes jeunes ou habilement conservées, qui remplissaient Vaudelnay de leurs éclats de rire, de leurs mots drôles ou du frou-frou de leurs robes ? N’était-ce pas lui rendre un mauvais service que de l’exposer aux avanies presque inévitables d’un contact peu fait pour la mettre en relief ? La réponse à cette question ne me semblait pas douteuse, d’autant plus qu’au train où marchaient les choses, je n’entrevoyais guère pour moi la possibilité de m’occuper de ma jeune parente : tout mon temps était déjà tellement pris !

 

Le pour et le contre bien considérés, il me parut prudent de laisser l’oncle Jean et sa petite-fille dans leur quatrième étage de la rue d’Assas, jusqu’à l’époque, plus ou moins prochaine, où nous serions rentrés dans le calme à Vaudelnay. De cette façon nous jouirions mieux de leur présence, et les agréments de la villégiature ne pourraient qu’être augmentés pour eux : c’était profit pour tout le monde.

 

Malheureusement, la première série d’invités partie, nous ne fûmes pas longtemps sans voir arriver la seconde, celle des chasseurs. Mon père disait à qui voulait l’entendre :

 

– Je veux que mon fils s’amuse à Vaudelnay, pour lui ôter toute envie de nous quitter et de s’amuser ailleurs.

 

Mais je voyais de plus en plus que mon père, secrètement attristé par les progrès d’une maladie lente qui l’emporta, mettait sur mon compte le besoin de distractions qu’il éprouvait pour lui-même. Quant à ma mère, elle n’avait d’autres désirs que ceux de son mari. Pour une raison ou pour une autre, les longues vacances de l’École de droit passèrent pour moi comme un rêve.

 

Quelques visites de voisinage à rendre à des parents ou à des amis, tous gens fort gais, achevèrent d’employer mon temps. Bref, quand l’aurore du 14 novembre vint à luire, l’oncle Jean et sa petite-fille étaient toujours chez eux, ou du moins, s’ils n’y étaient plus, je n’étais pour rien dans leur déplacement.

 

Je devais quitter mes parents le soir après dîner pour aller prendre l’express. Dans l’après-midi, mon père me pria de passer dans son cabinet et me tint à peu près ce discours :

 

– Mon cher ami, tu vas retourner là-bas. Entre nous, je n’attache pas une importance exagérée à te voir devenir de première force sur le Code, mais j’attends de toi que tu deviennes un homme du monde accompli, et je conviens volontiers que tu es en bonne voie. Tu me rendras cette justice que je te laisse toute liberté, moi qui n’ai jamais su ce que c’est que d’être jeune et libre.

 

Il s’arrêta quelques instants et poussa un soupir dans lequel je devinai le regret douloureux de la jeunesse disparue. J’aurais voulu pouvoir consoler mon père ; je le revoyais encore, plus jeune de quinze ans, occupant silencieusement sa place au bout de la table présidée par les ancêtres. Mais que pouvais-je lui dire ?… Bientôt il reprit :

 

– N’oublie jamais que tu t’appelles Vaudelnay. Il y a en France des centaines de noms plus illustres, un nombre assez petit de plus anciens, pas un seul plus intact. Dans deux ou trois ans, s’il plaît à Dieu, tu seras l’un des meilleurs partis de la bonne société. Ne gâche pas tous les avantages réunis en toi d’une façon rare. Tâche de ne pas faire de folies ; du moins n’en fais pas de malpropres. Pour cela fréquente beaucoup le monde et seulement le meilleur, bien que j’entende dire qu’il se gâte terriblement. Tu viendras nous faire une visite en hiver, n’est-ce pas ?

 

Je partis, sans Annibal cette fois, un de mes amis de province m’ayant acheté le cheval un bon prix pour la saison des chasses. Quelle joie de retrouver mon coquet appartement, de revoir le cher boulevard ! En allant prendre mon inscription le jour même de mon arrivée, je songeai que l’École est assez près de la rue d’Assas. L’occasion eût été bonne pour faire une visite à Rosie. Mais des camarades rencontrés au secrétariat m’entraînèrent, et je regagnai la rive droite sans avoir accompli ce pieux devoir.

 

XII

 

À part un ou deux, les salons de ma connaissance étaient encore fermés ; mais je n’eus pas le temps de m’ennuyer pendant les premiers jours. Je déposai quelques cartes, j’eus plusieurs entretiens sérieux avec mon tailleur, je réglai quelques notes arriérées. Ensuite il fallut trouver des chevaux, deux pour le phaéton, un pour la selle, puis me mettre d’accord avec le carrossier, faire choix d’une écurie plus grande, m’assurer le concours d’un spécialiste anglais – qu’auront pensé les mânes des ancêtres ! – pour lui confier mon attelage.

 

Ces diverses démarches terminées, j’étais sur le point de connaître l’ennui, quand le hasard mit sous mes pas une distraction, et des plus charmantes.

 

Elle n’était pas du grand monde, à vrai dire, mais la haute bourgeoisie a du bon dans certain cas. Elle avouait trente ans. Riche, très jolie, cachant sous l’extérieur le plus correct un goût secret pour les aventures, elle sembla, dès notre première rencontre, attacher quelque prix à mes attentions. Dédaignant la fausse modestie, je dirai même que mes progrès dans sa faveur furent singulièrement rapides. Je n’étais pas allé six fois chez elle (son mari était toujours absent, mais, Seigneur, quelle nuée de domestiques et de gouvernantes !) qu’elle me demanda si j’étais connaisseur en peinture. Avec la candeur d’un jeune homme sans expérience, je confessai que cet art m’était totalement étranger.

 

– C’est dommage ! fit-elle avec un sourire qui me rendit peintre subitement. Je vous aurais demandé de vouloir bien me guider, un de ces jours, dans une promenade aux galeries du Louvre.

 

Aujourd’hui, n’en déplaise à certains romanciers, le Louvre est terriblement démodé, tout au moins pour cet usage spécial. Mais alors il n’était pas ridicule. Notre promenade artistique eut lieu dès le lendemain, et nous n’avions pas fait cinquante pas dans le salon Carré que j’étais revenu de ma crainte d’étaler une ignorance honteuse. Je n’eus même pas l’occasion de découvrir si ma compagne était plus savante que moi, car elle ne fit aucun effort pour ramener vers la peinture un entretien qui, dès la première minute, avait pris une direction toute différente. C’était la première fois qu’il m’arrivait de faire la cour selon toute l’étendue et toute la signification – future et présente – que comporte le mot, et j’observai dans cette occasion, comme dans d’autres du même genre, que les paroles, en pareil cas, importent infiniment moins que la musique. Bref, tout marchait au mieux pour une première audition. Nous allions lentement à travers les salles presque désertes, causant d’assez près pour pouvoir parler à voix basse, lorsque je fus ramené sur la terre, des cieux où je planais, par cette exclamation soudaine en langue étrangère qui vint me frapper à brûle-pourpoint :

 

– Oh ! master Gastie !

 

Je tressaillis comme si le roi Charles IX s’était dressé devant moi avec sa problématique arquebuse, et je reconnus Lisbeth. Je crois, Dieu me pardonne, qu’elle était occupée au même tricot qui l’absorbait jadis, à Vaudelnay, tandis qu’elle surveillait les essais d’horticulture tentés de concert avec ma cousine. Instinctivement je cherchai celle-ci des yeux, et la trouvai sans peine assise à un chevalet qui portait la copie naissante d’une Vierge quelconque.

 

Personne ne voudrait croire que la rencontre fût prodigieusement agréable pour aucun de nous, si ce n’est pour Lisbeth qui exultait. Rosie paraissait fort contrariée. Sans doute elle éprouvait peu de plaisir à être surprise, dans son costume de travail moins qu’élégant, par un cousin et une inconnue qui étaient l’élégance même. Quant à moi, dépositaire du secret et responsable de l’honneur d’une femme, j’aurais voulu être à cent lieues. On devine que ma compagne n’était guère plus à l’aise. Nous nous regardions sans parler, et la situation commençait à toucher au ridicule, lorsque ma cousine, avec un tact remarquable, me tendit la main comme si ma présence, dans cet endroit, eût été la chose la plus naturelle du monde.

 

– Vous voilà de retour ? me dit-elle d’une voix richement timbrée, bien qu’agitée d’un tremblement imperceptible. Mon oncle et ma tante vont bien ?

 

Je répondis sur le même ton et m’étendis en éloges sur la peinture de Rosie, sans quitter le bras de celle que j’appellerai désormais madame X***.

 

– Quand vous trouve-t-on chez vous ? demandai-je pour couper court à une conversation qui, malgré tout, manquait de charme.

 

– Tous les jours après cinq heures.

 

– J’irai bientôt vous voir. Mon oncle se porte bien ?

 

– Très bien, merci ! Au revoir, mon cousin !

 

– Au revoir, ma cousine !

 

J’entraînai doucement ma compagne loin des lieux témoins de cette rencontre funeste. Je pleurais déjà sur les ruines de mon bonheur. Cinq minutes plus tôt, madame X*** me jurait qu’elle commettait pour la première fois une « imprudence » de ce genre, qu’à aucun homme avant moi elle n’avait dit une parole que son mari ne pût entendre. Aussi je m’attendais à une scène terrible de reproches, peut-être même à une rupture prématurée, bien qu’à tout prendre l’idée de « l’imprudence » en question ne me fût guère imputable. Mais, à ma grande surprise, ma belle amie fit preuve d’un sang-froid que nul ne se serait attendu à trouver chez une débutante. Elle me demanda d’un air singulier :

 

– Vous ne saviez donc pas que votre cousine vient au Louvre copier Murillo ?

 

– D’abord, c’est ma cousine si l’on veut, répondis-je avec diplomatie. Nous devons être parents au vingtième degré. Elle est sans fortune et ne va pas dans le monde. Ainsi n’ayez aucune crainte…

 

– Mais vous semblez très intimes ?

 

Je racontai brièvement l’histoire de Rosie et notre éducation sous le même toit jusqu’à mon entrée au collège.

 

– Et vous n’en avez jamais été amoureux ? questionna ma compagne.

 

Amoureux de Rosie ! moi !

 

L’idée par elle-même était si plaisante que j’éclatai de rire.

 

– Pauvre enfant ! dis-je, quand j’eus repris mon sérieux ; je ne la vois pas rendant quelqu’un amoureux d’elle.

 

Madame X*** me regarda comme pour voir si je parlais sérieusement. Puis, sans doute édifiée par cet examen, elle ramena la conversation vers des sujets que nous préférions l’un et l’autre. Cinq minutes après, un fiacre hélé sur le quai ramenait ma déesse dans l’Olympe conjugal. Alors, libre de mes actions, je remontai dans la salle où peignait Rosie. Enfin, j’allais pouvoir m’entretenir avec un être humain de ma nouvelle conquête.

 

La jeune artiste s’était remise à sa Vierge, Lisbeth avait repris son tricot. Je m’approchai avec le même air d’importance mystérieuse que devait avoir d’Artagnan quand il rapportait d’Angleterre les ferrets de la reine, et, parlant de façon que ma cousine seule pût m’entendre :

 

– Ma bonne Rosie, je compte sur vous pour n’ouvrir la bouche à personne de ce que vous venez de voir.

 

En une seconde, elle eut le temps de rougir et de devenir pâle, tenant fixés sur moi ses yeux noirs, honnêtes et francs comme ceux de son grand-père.

 

– Soyez sans crainte, répondit-elle simplement.

 

Puis, avec un sourire un peu triste, elle ajouta :

 

– D’ailleurs, à qui pourrais-je en parler ? Je ne vois personne.

 

– Et vous venez souvent ici ?

 

– Tous les jours.

 

– Pour peindre des copies ?

 

– Entre nous, je crois que mes originaux ne feraient pas bonne figure au Louvre.

 

– Mais, grand Dieu ! m’écriai-je étourdiment, vous devez avoir tout un musée de copies rue d’Assas. Quand j’irai vous voir, vous me montrerez la collection.

 

Elle s’était remise à travailler avec le sérieux que, dès son enfance, elle apportait dans toutes ses entreprises.

 

– Mes copies sont un peu partout, répondit-elle avec plus de mélancolie que d’embarras. Je les vends aux églises qui trouvent les vrais Murillo trop chers.

 

– Pauvre Rosie ! pensai-je. Moi qui l’accusais d’abandonner l’oncle Jean pour le plaisir d’aller barbouiller des toiles ! Ce n’est pas son plaisir qu’elle cherche en peignant !

 

Je me sentais pris, pour cette fille simple et courageuse, d’une grande estime et d’une sincère affection. Et puis elle était ma confidente, la confidente de mon premier secret de jeune homme. Avec le besoin que nous avons tous de revenir au sujet qui nous tient au cœur, je lui dis, très fier du mensonge auquel mes devoirs de gentilhomme m’obligeaient :

 

– Vous savez, cousine : vous auriez tort de supposer qu’il y a… entre moi et cette dame… des choses… Mais une femme est si vite compromise ! À votre âge on ne se rend pas compte de certains dangers.

 

– Oh ! répondit-elle en me regardant encore une fois, j’ai vingt ans par l’âge ; mais j’en ai trente par la vie que je mène. Je me sens tellement votre aînée, Gastie !

 

J’éprouvais je ne sais quel plaisir inconnu à entendre sa voix chaude et, tout en l’écoutant, je venais seulement de remarquer un détail, c’est que, d’un commun accord et sans nous en douter, nous employions le vous depuis une demi-heure, au lieu du tu de notre enfance.

 

– Pourquoi, lui demandai-je à brûle-pourpoint, ne nous tutoyons-nous pas ici comme à Vaudelnay ?

 

Ma question l’avait contrariée sans doute, car elle éloigna d’un geste brusque son pinceau de la toile.

 

Je crus comprendre que je l’empêchais de travailler et qu’elle aurait déjà voulu me voir parti.

 

– Vous venez de le dire vous-même, fit-elle. Nous ne sommes plus à Vaudelnay.

 

J’eus un élan d’effusion dont je me sentis tout fier. Pourquoi n’apprécierions-nous pas les bons sentiments en nous comme nous les estimons chez les autres ?

 

– Qu’importe ? répondis-je. Ne sommes-nous pas de bons camarades comme autrefois ? Écoute, Rosie, n’aimerais-tu pas avoir un compagnon dévoué, sûr, qui n’aurait rien de caché pour toi, te consulterait même, au besoin ; car je trouve, moi aussi, que tu as l’air d’être mon aînée. Je viendrais te voir souvent. Tu ne sais pas avec quel plaisir je te retrouve. Je t’assure que j’ai bon cœur et que je t’aime bien.

 

– J’en suis convaincue, dit-elle d’un air quelque peu distrait, tout en commençant à ranger son attirail. Donc nous voilà redevenus bons amis. Quand tu monteras chez nous, si tu désires m’y trouver, n’arrive pas avant cinq heures. Je crains seulement d’être un camarade assez peu amusant. Je ne connais personne et ne sais rien de ce qui se passe.

 

– Comment peux-tu dire cela ? fis-je en riant. Tu es au courant de tout. L’oncle Jean savait par toi le résultat de mes derniers examens.

 

– Lui dirai-je que nous nous sommes vus ? demanda-t-elle sans répondre à ma phrase.

 

Je fus forcé de convenir qu’il valait mieux ne point parler de ma visite au Louvre, attendu les circonstances délicates qui l’avaient signalée. Nous nous quittâmes en nous promettant de nous revoir bientôt.

 

XIII

 

J’étais le plus heureux des hommes, le plus fier aussi : je possédais un trésor dans la personne de madame X*** ; je savourais les joies de ma première conquête sérieuse. Je ne vivais plus que pour cette femme. Je cherchais à la retrouver dans le monde, – moins aristocratique que celui de mes débuts, – où je la suivais presque chaque soir.

 

Lorsque des devoirs odieux la tenaient éloignée, je n’avais qu’une seule consolation : penser à elle ; un seul désir : en parler. Ce n’était pas que des tentations charmantes ne vinssent, presque chaque jour, mettre ma constance à l’épreuve. On aurait dit, ma parole, que je portais ce nom bien-aimé sur mon chapeau, de même que les matelots arborent en lettres d’or le nom du bâtiment où ils servent. J’ose dire qu’il n’aurait tenu qu’à moi de m’engager sous d’autres couleurs. Coquetteries, regards langoureux, insinuations plus ou moins claires, billets anonymes ou signés, tous les traits de l’arsenal féminin pleuvaient sur moi comme sur une cible vivante. Mais j’avais juré à la reine de mon cœur de l’adorer jusqu’à mon dernier soupir, et j’étais bien résolu à tenir mon serment. Je recevais sans me fâcher les œillades, les prévenances, voire même les billets ; mais je restais de marbre, et cette indifférence, comme il arrive toujours, semblait redoubler l’audace des agressions.

 

Je n’avais pu m’empêcher, tout d’abord, de parler à quelques amis intimes de la passion qui me dominait. Mais à peine commençais-je à leur vanter les charmes de madame X*** (je serais mort, bien entendu, avant de la nommer), que ces jeunes gens ripostaient par les louanges d’une madame Y*** quelconque et, par le diable ! ils avaient l’infamie de la nommer, quelquefois.

 

Dans ces conditions, l’entretien prenait immédiatement les allures de ces églogues de Virgile où deux bergers s’évertuent, chacun à leur tour, à célébrer l’objet de leur flamme. Tout au contraire, je trouvais chez ma cousine un auditeur, sinon enthousiaste, du moins résigné à m’entendre et, surtout, n’ayant aucun motif personnel pour m’interrompre. Aussi, allais-je la voir assez souvent, presque toujours au musée. Rue d’Assas, nous trouvions un prétexte, à un moment quelconque de ma visite, pour laisser l’oncle Jean à ses livres ; nous pouvions alors causer librement.

 

Certes, je n’avais garde d’oublier que je parlais à une jeune fille dont les oreilles devaient être respectées. Mais Rosie me l’avait avoué elle-même : au point de vue de la raison et du bon sens, elle avait trente ans.

 

– Pauvre amie ! lui disais-je d’un air profond ; tu en as dix en ce qui concerne l’amour. Tu ne sais pas ce que c’est !

 

Alors je commençais de véritables conférences sur ce vaste sujet dans lequel je me sentais passé maître, et, pareil à ces professeurs de minéralogie qui appuient leurs doctrines en tirant des cailloux de leur poche, j’illustrais les miennes en produisant, comme échantillon, quelque billet reçu le matin, quand il était de nature à passer sous les yeux de mon élève.

 

Parfois, pour dire toute la vérité, l’élève jetait sans s’en douter quelques gouttes d’eau sur les convictions ardentes de son maître. Cette innocente avait la manie des objections. J’y répondais toujours et m’arrangeais pour avoir le dernier mot, mais, de temps à autre, en redescendant l’escalier, je me sentais moins fier de moi, moins satisfait des autres, moins assuré d’un avenir éternel de bonheur. Cette enfant sans expérience avait des profondeurs de logique, des délicatesses de pénétration qui m’étonnaient. Ce que je lui pardonnais le moins, c’était le peu d’envie qu’elle témoignait pour le bonheur que je donnais à une autre, pour celui que j’en recevais. On aurait dit que cet or était du cuivre à ses yeux.

 

– Va ! tu n’y entends rien, m’écriai-je un jour, impatienté ; tu es faite pour le pot-au-feu.

 

– Et toi pour la confiture de roses, me répondit ma cousine. Or le pot-au-feu est l’emblème de ce qui dure ; tu t’en apercevras tôt ou tard.

 

Depuis lors, dans nos grandes discussions, je l’appelais ironiquement « miss Pot-au-feu », à quoi elle ripostait en me demandant des nouvelles de madame « Confiture-de-Roses ». Plus vexé que je n’en avais l’air, je lui disais :

 

– Enfin, tu l’as vue ; tu ne peux pas nier qu’elle ne soit jolie ?

 

– Peuh ! répliquait ma cousine avec une moue, beau mérite quand on n’a pas autre chose à faire ! Donne-moi seulement sa couturière et sa modiste. Pour le reste, je m’en charge, puisque je sais peindre.

 

La première fois, je bondis à cette odieuse insinuation. Néanmoins, quand je me trouvai, quelques heures plus tard, en face de madame X***, je ne pus m’empêcher de l’examiner… autrement que je n’avais fait jusqu’alors. Et j’en voulus beaucoup à Rosie d’avoir eu de trop bons yeux. De quoi se mêlait cette petite fille ?

 

Vers la fin de l’hiver, je découvris quelque chose de plus grave, dont je faillis mourir de douleur. Madame X*** était une méprisable coquette, pour ne rien dire de plus, et se moquait de moi, tant qu’elle pouvait, avec un financier non moins connu par ses bonnes fortunes que par sa fortune.

 

Pendant deux jours la honte m’empêcha d’aller conter ma peine à Rosie. Le troisième je ne pus y tenir tant je me sentais malheureux, et j’étalai mes maux dans la mesure du possible aux yeux de ma confidente.

 

– Pauvre ami ! dit-elle. Je te plains de tout mon cœur.

 

Sa bouche prononçait des paroles de compassion, mais son visage brillant d’une sorte de rayonnement chantait une autre antienne. Sans doute elle éprouvait cette volupté si chère à toutes les femmes de pouvoir dire :

 

– Je l’avais bien prévu !

 

Elle ne le dit pas toutefois, et sagement elle fit, car je crois que je l’aurais battue.

 

– Ah ! Rosie, m’écriai-je. Que va-t-il arriver de moi ? Je ne me consolerai jamais. La fausse créature !

 

– Bon, fit-elle, d’autres te consoleront. Si je sais lire, il y a de par le monde quelques bonnes âmes toutes prêtes à réparer les torts de madame Confit…

 

Mes traits durent prendre un aspect terrible à cette plaisanterie, car ma cousine s’arrêta court.

 

Au bout d’une semaine, mon désespoir n’était pas calmé et je ne pouvais plus voir Paris en peinture. Je voulus essayer d’aller dans le monde par redoublement. Hélas ! la vue seule d’une femme me soulevait le cœur. Les unes m’exaspéraient par un air de moquerie insupportable que je croyais voir percer sous leur sourire. Les autres m’indignaient par je ne sais quelle expression de joie discrète. Supposaient-elles, par hasard, qu’elles allaient recueillir la succession de mon infidèle !

 

– Ah ! Rosie, m’écriai-je un jour, il est dur d’avoir mon âge, et de mépriser déjà toutes les femmes.

 

– Toutes ? fit-elle en levant sur moi de grands yeux sévères.

 

– Oui, toutes ! répondis-je en frappant du pied ; à l’exception d’une sainte qui est ma mère.

 

– Et moi ? demanda-t-elle avec un regard tout différent, le regard mouillé de la Rosie d’autrefois.

 

La question était si drôle dans sa bouche que je retrouvai la force de répondre par une plaisanterie.

 

– Oh ! vous, miss Pot-au-Feu, vous n’êtes pas une femme, et je vous en félicite bien sincèrement.

 

La Providence eut pitié de moi. Le lendemain même j’apprenais qu’un de mes amis intimes venait d’acheter un yacht, et qu’il partait la semaine suivante pour une croisière dans les mers de Grèce et dans le Bosphore. Je courus chez lui et m’informai s’il pouvait me donner une cabine.

 

– Sauf la mienne, dit-il, je peux te les donner toutes. Je n’emmène personne.

 

– Allons donc ! Ce grand voyage à toi tout seul ? Quelle idée !

 

– Mon cher, je te préviens loyalement que je serai un compagnon lugubre. Je quitte la France pour tâcher d’oublier un grand chagrin de cœur, une cruelle ingratitude.

 

Je pris sa main et la broyai silencieusement dans la mienne.

 

– Et moi, dis-je à mon tour, je pars pour que la perfide qui m’a tué n’ait pas le plaisir de savourer mon agonie.

 

Ainsi lancés, nous nous montâmes la tête mutuellement. Heureusement qu’il s’agissait d’une simple promenade en yacht. Si nos jeunes désespoirs avaient suivi la direction moins hygiénique du revolver ou du poison, je tiens pour certain que nous nous serions grisés de nos paroles jusqu’à commettre quelque bêtise irréparable.

 

Séance tenante, nous délibérâmes sur bien des choses, notamment sur la question de savoir comment nous partirions. Mon ami tenait pour une disparition silencieuse et digne, quelque-chose comme « un chagrin qui sombre dans l’inconnu », je me souviens encore de ses paroles.

 

Quant à moi j’étais d’un avis tout opposé.

 

– Pourquoi nous enfuir comme des voleurs quand c’est nous qui sommes volés, trahis, méconnus !

 

Je n’étonnerai personne en disant que mon opinion l’emporta. Nous commençâmes nos adieux, promenant partout nos airs accablés, comme les gens qui ont eu un duel promènent leur bras en écharpe.

 

Trois jours après, chacun savait dans le cercle de mes amis et connaissances que j’allais expirer d’un amour malheureux sur quelque rivage désolé de l’Archipel. Je n’avais prononcé aucun nom, trouvant la moindre indiscrétion, même en pareil cas, indigne d’un gentilhomme. Et cependant je pus constater que personne ne s’y trompait. C’était à croire que les bontés de madame X*** à mon égard, puis sa perfidie odieuse, avaient été affichées à la mairie parmi les publications de mariage.

 

Ô sublime lâcheté d’un cœur épris ! J’adorais plus que jamais l’infidèle ; j’aurais oublié tout orgueil sur un signe de sa main. Par je ne sais quel besoin d’humiliation volontaire, j’en fis l’aveu à ma cousine en lui disant adieu, la veille de mon embarquement.

 

Elle sait que je pars, dis-je. Il est impossible qu’elle l’ignore. Je l’ai raconté à cent personnes. Me laissera-t-elle m’éloigner ainsi ? Ne vais-je pas trouver, en rentrant chez moi tout à l’heure, un billet avec ce simple mot : « Restez ! » Ne m’écrira-t-elle pas, dans quelque temps, d’interrompre mon voyage et de venir reprendre ma chaîne.

 

Ma cousine ne répondit pas, et l’air ennuyé de son visage me fit souvenir que, malgré les trente ans qu’elle se donnait, ses oreilles ne devaient pas en entendre davantage.

 

– Et toi, Rosie, dis-je pour quitter le sujet brûlant, je pense que tu m’écriras ?

 

– Bah ! fit-elle. Pour te parler de quoi ? Mes lettres seraient mortellement ennuyeuses.

 

– Mais non, mais non, protestai-je poliment. Tu me parleras de toi, de ta peinture, de l’oncle Jean. Tes lettres me feront le plus grand plaisir, au contraire. Je sais que tu es pour moi une amie dévouée et, quand le cœur souffre…

 

Je m’arrêtai, vaincu par l’émotion. Ma cousine me répondit avec un soupir résigné :

 

– Je t’écrirai puisque tu l’exiges. Ton adresse ?

 

– Poste restante, à Constantinople.

 

Nous rejoignîmes l’oncle Jean et je pris congé de lui avec une cordiale poignée de mains. Je plantai deux gros baisers sur les joues de ma cousine, et je rentrai chez moi pour achever mes malles. J’avais prévenu mes parents que j’allais faire une excursion de deux mois, m’excusant sur la soudaineté du départ de ne point aller leur dire adieu.

 

« Je t’approuve, m’avait écrit mon père. À ton âge il est bon de voyager. Regarde bien pour te souvenir des belles choses que tu auras vues, pour nous les raconter au retour. Je t’envie. Comme tu vas t’amuser ! »

 

Pauvre père, il ne se doutait pas que je partais avec la mort dans l’âme ! Il parlait de retour… Le voyageur dont le désespoir conduit les pas sait-il où, quand, comment se terminera son odyssée ?

 

Le moment du départ était arrivé sans que mon infidèle eût donné signe de vie. Mon ami et moi avions l’air de deux condamnés à mort, lorsque la Galathée nous emporta loin des côtes de la Provence, sur lesquelles nos yeux abattus cherchaient en vain deux ombres ingrates et oublieuses.

 

XIV

 

Que les âmes compatissantes se rassurent. La montagne glacée de désespoir qui m’écrasait, le cœur sembla se fondre à mesure que le charbon diminuait dans nos soutes. Il faut que l’air de la Méditerranée possède des propriétés singulièrement consolatrices, car nous n’avions pas encore touché à Naples que j’entrevoyais déjà la possibilité de vivre avec ma blessure.

 

– Je souffrirai jusqu’à mon dernier jour, pensais-je en voyant fuir le sillage bleu, lamé d’argent par l’hélice infatigable. Mais je sens que j’aurai la force de ne pas mourir. Seulement, qu’on ne me parle plus jamais d’amour ! Que l’ironie de ce mot odieux ne frappe plus jamais mes oreilles ! Une seule femme pourra se faire gloire d’avoir vaincu, subjugué, trahi Gaston de Vaudelnay. Que les autres en prennent leur parti ! Désormais il défie tous leurs décevants artifices.

 

Quand nous reprîmes la mer, après une visite à Pompéi, cette belle morte dont le suaire de cendres s’est écarté sous des mains profanes, il me semblait que le souvenir de madame X*** et celui de toutes ces beautés dont je venais de contempler les appartements et les bijoux, comptaient un nombre de siècles à peu près égal.

 

En longeant les côtes de Cythère, – nous aurions rougi de perdre une heure pour y aborder, – je souriais avec orgueil comme si j’eusse contemplé la capitale dévastée d’un ennemi désormais impuissant. Ah ! qu’il faut se garder de ces inutiles fanfaronnades !

 

Au Parthénon, sous ces colonnes aux tons d’ocre parmi lesquelles semble glisser encore la blanche tunique aux longs plis de la chaste déesse, des voix mystérieuses, mêlées à l’encens des sacrifices, chantaient à mes oreilles :

 

– Vis sans aimer, et tu vivras heureux !

 

Et déjà j’éprouvais je ne sais quel vague bonheur de vivre, de respirer l’odeur des jasmins flottant à travers les rues poudreuses, de suivre d’un regard charmé les jeunes Athéniennes aux yeux noirs, allant remplir leurs amphores à la fontaine.

 

Enfin l’avouerai-je ? Tandis que je gravissais les pentes de Galata pour aller prendre mes lettres à la poste française de Constantinople, une pensée me préoccupait :

 

– Pourvu qu’elle ne m’ait pas écrit de revenir !

 

Car j’aurais été l’homme le plus contrarié du monde s’il m’avait fallu dire adieu si vite à cet Orient que j’entrevoyais à peine et qui déjà me captivait. Oh ! la ville sainte avec ses minarets et ses coupoles noyés dans la verdure ! Oh ! le Bosphore avec sa double bordure de palais endormis ! Oh ! les musulmanes drapées dans leurs satins clairs, laissant voir à travers la mousseline complaisante du yachmak leurs grands yeux noirs, si provocants sous la frange des cheveux dorés par le henné !…

 

Trois lettres seulement m’attendaient à la poste : deux sur lesquelles je comptais, celle de ma mère et celle de Rosie, la troisième d’une écriture inconnue, ronde, moulée comme les caractères d’un écrivain public. L’enveloppe carrée, en papier jaune, avait les allures froides d’une correspondance d’affaires. Il ne faut pas se fier aux apparences. Voici ce que je lus dans la missive mystérieuse que j’avais ouverte tout d’abord :

 

 

« Monsieur,

 

» Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois dans un salon qui porte un des plus vieux blasons de France, mais je ne vous nommerai pas les maîtres de la maison, pas plus que je ne vous laisserai deviner qui je suis moi-même.

 

» Vous voudriez savoir au moins quels ont été nos rapports, si nous avons souvent causé, dansé ensemble, ce que nous nous sommes dit, si je vous ai plu, si vous m’avez fait la cour. Peut-être avez-vous la curiosité – flatteuse pour moi – de connaître mon impression sur votre personne. Voilà bien des questions, mais vous n’aurez de réponse qu’à la dernière. Vous intéresserait-elle moins que les autres ? Avouez que non.

 

» Eh bien, monsieur, je pense de vous des choses… que je me suis bien gardée de vous dire, ou même de vous laisser soupçonner. Mais, s’il vous plaît, n’allez pas croire que c’est par modestie ou par crainte de vos dédains. Je connais vos goûts. Je vous ai trouvé parfois moins difficile pour d’autres femmes qu’il ne vous serait, à coup sûr, permis de l’être. J’ai constaté en vous des… indulgences faites pour encourager de moins modestes que moi – et de plus mal partagées. Mais qu’aurais-je gagné à me faire ouvrir les portes du temple ? Je m’y serais trouvée en trop nombreuse compagnie ! Je ne comprends que les chapelles bien fermées, avec un seul tabernacle et une lampe qui brûle fidèlement, sans jamais s’éteindre. Vos enthousiasmes, autant que je puis croire, ressemblent à ces décors de feu d’artifice qui s’embrasent tout à coup et disparaissent très vite, pour faire place au numéro suivant du programme.

 

» Avec tout cela – vous allez bien rire – j’ai beaucoup souffert et je souffre encore, car je vous aime. Eh bien ! ne riez pas trop ; ne dites pas : « Bon, encore une ! » Oui, je vous aime, et, sans doute, je ne suis pas la première qui vous l’écrive. Mais ce qui me distingue des autres, c’est que je vous aimerai toujours, et que vous ne saurez jamais qui je suis. Vous haussez les épaules ? Vous dites que je joue un air connu ? Vous verrez que non. Dans dix ans, vous n’en saurez pas plus qu’aujourd’hui. Et, dans dix ans, je vous aimerai encore.

 

» D’ailleurs, si j’étais comme les autres, je n’aurais pas attendu que vous fussiez à sept ou huit cents lieues de la France pour vous dire que ma pensée ne vous quitte pas, que je donnerais ma vie, si elle m’appartenait, pour embellir la vôtre, que vos yeux, quand ils rencontrent les miens, me donnent le plus grand bonheur que je me souvienne d’avoir connu.

 

» Et cependant la tendresse du meilleur et du plus noble des êtres m’entoure d’une constante adoration. Mais je vous aime, et je suis tellement malheureuse de ne vous l’avoir jamais dit, que j’essaye de vous le dire afin de voir si, désormais, je serai plus heureuse.

 

» Voilà tout, monsieur, et notre correspondance doit s’arrêter ici. Toutefois, il me serait agréable de savoir que vous avez reçu cette lettre qui contient – j’ai l’orgueil de le croire – quelque chose de plus précieux qu’un paquet de billets de banque : un cœur qui ne s’était jamais donné. Vous m’apprendrez sincèrement ce que vous pensez de cette folie. Mais tout le bien ou tout le mal que vous pourrez me dire n’empêcheront pas que ces lignes ne soient les dernières écrites pour vous par

 

» UNE AMIE DÉVOUÉE. »

 

 

Pour toute signature, cette missive étrange portait une pensée finement dessinée à la plume. Le post-scriptum invitait à répondre sous des initiales compliquées au bureau de poste de la Madeleine, à Paris.

 

Quoi que l’on doive penser de moi, j’avouerai que je relus deux fois cette lettre avant d’ouvrir les deux autres, lesquelles, d’ailleurs, ne contenaient rien, à beaucoup près, d’aussi intéressant. Ma mère me donnait en détail les nouvelles du jour de Vaudelnay, terminant sa quatrième page par des recommandations instantes de bien me soigner et « d’être prudent dans un pays où la vie des hommes est comptée pour si peu de chose ». À coup sûr, en écrivant ces lignes, ma chère mère avait des visions de pals, de poignards et de sacs de cuir immergés dans le Bosphore avec deux victimes – de sexe différent – s’y débattant contre la mort.

 

Quant à ma cousine, en la lisant on croyait l’entendre. C’était la même affection simple, raisonnable, éloignée de toute exaltation de pensée et de langage. Pauvre miss Pot-au-Feu !

 

Malgré tout, sa prose aurait pu me paraître charmante, sans la rivale inconnue auprès de laquelle cette âme naïve semblait singulièrement terre à terre. Qui était-elle donc cette autre femme, romanesque et vertueuse tout à la fois, dont l’amour tombait sur moi comme la fleur parfumée qui effleure le front du voyageur traversant un bois d’orangers ? Comment l’avais-je vue sans la remarquer ? Où l’avais-je rencontrée ? Par quelle séduction involontaire avais-je pris sa tendresse ?

 

Pendant une heure, je fouillai par la pensée quatre ou cinq des salons les plus haut cotés comme aristocratie que je fréquentais jadis, du temps où madame X*** ne m’entraînait pas à sa suite dans un monde moins blasonné. Quelques profils vagues, à demi perdus dans la pénombre d’un souvenir éloigné, se présentèrent à mes yeux. J’appelai mon imagination à mon secours pour peindre le portrait de l’inconnue. Je me figurais une femme grande, blonde, mélancoliquement rêveuse, d’une beauté poétique, unie par un mariage de raison à quelque époux trop âgé pour elle, plein de mérite et très affectueux, mais qu’elle n’avait pas pu aimer. Pourquoi me donnait-elle cet amour idéal et profond, à moi qui me sentais si peu digne d’une offrande aussi précieuse, à moi dont les grâces moins qu’éthérées d’une coquette avaient tourné la tête et conquis l’admiration ? Et pourtant ma correspondante anonyme semblait avoir peu d’illusions sur mon compte. La preuve en était dans certaine phrase de sa lettre et, plus encore, dans cette défiance à mon égard qu’elle manifestait sans ménagements.

 

Ô variations bizarres et soudaines du cœur humain ! La veille encore, ma réputation naissante d’homme à succès paraissait à mes yeux comme une auréole de gloire, pittoresquement voilée par le crêpe funèbre d’une trahison. Et voilà qu’à cette heure je n’avais plus qu’un désir : convaincre cette douce amie que j’étais un chevalier fidèle et discret, digne d’être aimé, digne d’être admis à la voir, à m’agenouiller devant elle, à baiser ses mains ou tout au moins le pli de sa robe. Mon enthousiasme était si grand que je voulais d’abord partir sur l’heure, courir chercher cette tendre créature dans chaque rue, dans chaque maison de Paris, la guetter pendant un mois, s’il le fallait, au guichet de la poste où elle devait venir prendre ma réponse.

 

La réflexion me fit voir qu’il fallait arriver à elle par d’autres moyens, si toutefois je devais être assez heureux pour percer un jour ce charmant mystère. Sans prendre le temps de redescendre au port et de regagner la Galathée, j’entrai dans un des hôtels de Péra et je demandai de quoi écrire. Je me souviens que ma lettre commençait ainsi :

 

« Madame, ce que vous appelez ironiquement « mon temple » n’est plus, à cette heure, qu’un monceau de ruines sur lesquelles se dresse la chapelle « bien fermée » où vous voulez que je vous adore. La pauvre lampe de mon cœur est allumée devant l’autel. Une seule chose manque à ce culte nouveau et chéri : l’image, le nom de celle qui m’a converti de mes erreurs grossières.

 

» Ce nom je l’attends, je l’invoque ; cette image, cachée derrière son voile de pureté, mon respect l’implore à genoux. Apôtre de l’amour chaste et vrai, vous avez, d’un seul mot, renversé mes idoles. Ce n’est que la moitié de votre tâche bienfaisante et j’ai le droit de vous dire : Ne mettrez-vous rien à la place de ce que vous avez détruit ?… »

 

Pendant de longues pages, mon zèle de néophyte s’épanchait avec ce lyrisme qui fera sourire, j’en ai peur, la plupart des hommes qui ont aujourd’hui vingt-cinq ans, l’âge que j’avais alors. Je reniais les erreurs du passé, particulièrement madame X***, ne la désignant, bien entendu, que par des allusions sagement voilées. Pour l’avenir, je m’engageais par les plus redoutables serments à devenir le modèle de ceux qui aiment. Mais je donnais à entendre que toutes ces belles résolutions dépendaient du nouvel arbitre de ma vie. Au prix d’une réponse courrier par courrier, je garantissais ma persévérance. Que si ma belle correspondante exécutait ses menaces de silence perpétuel, Dieu sait ce qui adviendrait de moi ! Me reverrait-on jamais ? Ne promènerais-je pas mon égarement, pécheur endurci, de la Turquie aux Indes, des Indes en Chine, de la Chine au Japon, plus loin si c’était possible ? Mes parents s’éteindraient dans les larmes ! À qui la faute ? Une réponse, une réponse contenant ne fût-ce qu’une lueur d’espoir, et je rentrais en France à l’instant même, corrigé de toutes mes erreurs, portant dans ma poitrine un cœur nouveau. C’était à prendre ou à laisser. Positivement, j’avais un peu perdu la tête.

 

Ma lettre partie, je comptai les heures qui me séparaient du retour du courrier. Que dis-je, les heures ? c’était bel et bien l’affaire de deux semaines, car, à cette époque, l’Orient-Express ne roulait pas encore entre Paris et Varna.

 

Pendant ces quinze jours, mon ami et moi nous courûmes les ruines, les bazars, les mosquées, de Stamboul à Scutari. En outre la Galathée chauffa plus d’une fois pour nous conduire soit aux îles des Princes, soit dans le haut Bosphore, soit même sur les côtes les plus voisines de la mer Noire où, par parenthèse, un coup de vent d’est faillit me noyer, moi et ma chapelle toute neuve, encore veuve de sa statue. D’ailleurs aucune aventure d’un genre plus doux ; pas la moindre tentation, ce qui est, pour les nouveaux convertis de mon espèce, la meilleure garantie de persévérance. Dieu sait ce qui serait arrivé si j’avais fait mon stage de vertu dans un pays où les femmes sont moins cloîtrées !

 

Enfin le paquebot de la malle française fut signalé au sémaphore de Galata, dont j’avais appris les séries de pavillons par cœur. Ô joie ! le guichet de la poste s’ouvrit pour laisser passer dans mes mains une enveloppe de cette même écriture renversée que mes yeux avaient relue si souvent. Ma divinité n’était point inexorable et m’épargnait le voyage du Japon qui, entre nous, me donnait à réfléchir.

 

« Monsieur, m’écrivait-on, j’aime trop vos parents – sans les connaître – pour les priver si longtemps de la présence de leur fils. Vous vouliez une réponse ; la voici. Quant au reste, vous me permettrez bien de vous dire que je ne saurais prendre toutes vos belles paroles pour argent comptant. Je me défie des conversions si faciles et si promptes, et j’estime qu’il y faut un peu de martyre, tout au moins quelques cicatrices de fer ou de feu, quelque épreuve de confrontation avec les bêtes de l’amphithéâtre.

 

» D’ailleurs, il faut en prendre votre parti. Votre chapelle – je vous félicite de l’avoir édifiée si aisément – contiendra quelque jour, si Dieu m’écoute, une statue fidèlement honorée. Mais ce ne sera pas la mienne, qui ne saurait quitter la modeste niche où la retient le devoir. Je vous répète que je vous aime, que je vous aimerai toujours. Vous l’avoir dit, savoir que vous ne l’ignorez plus, bien que vous ignoriez tout le reste, cela me procure déjà des douceurs infinies. Depuis que j’ai cessé d’être une enfant, je ne me souviens pas d’avoir connu quelque chose qui touche au bonheur d’aussi près.

 

» Peut-être, puisque vous allez revenir, vous apercevrai-je de loin en loin, mais mon secret sera mieux gardé que jamais, car il doit l’être ; je mourrais de honte s’il en était autrement. Mais je suivrai tendrement des yeux votre chemin dans la vie. Et même, si vous restez digne de moi, ma plume viendra vous dire de temps en temps que je suis fière de vous et reconnaissante, jusqu’au jour où une autre, celle qui sera votre femme, vous le dira des lèvres. Je rougis de ma faiblesse, car je m’étais juré de vous écrire une seule fois. Mais cette faiblesse n’enlève rien à personne. Elle ne m’empêchera de remplir aucun des devoirs de ma vie… et vous, ami, jusqu’à présent vous n’avez guère de devoirs. »

 

Une fleur de pensée, comme la première fois, remplaçait la signature absente. J’y posai mes lèvres.

 

– Qui sait, me disais-je tout bas, si d’autres lèvres n’ont pas donné rendez-vous aux miennes à cette place ?

 

Le courrier m’apportait seulement deux lettres : celle que je viens de dire, et une seconde, de la main de ma mère. Rien de ma cousine, ce jour-là, mais je n’avais pas le droit de me plaindre, car la pauvre miss Pot-au-Feu attendait encore sa réponse. Aussi, que pouvais-je bien répondre à cette tranquille et prosaïque personne, si éloignée de la note actuelle de mon esprit que j’aurai dû me battre les flancs pendant une heure pour lui écrire vingt lignes ! Lui raconter ma bonne fortune platonique et épistolaire ? À quoi bon ? La froide écriture pouvait-elle initier cette profane aux mystères du grand amour ?

 

Moi, je le comprenais, le grand amour ; je le respirais ; je me mouvais dans cette atmosphère à la fois pure et troublante comme celle des hauts sommets. Parfois, étonné du sentiment nouveau qui m’absorbait, j’avais peur d’être la proie d’une folie passagère, éclose dans mon cerveau sous l’ardeur du ciel d’Orient. Ou bien, peut-être, je subissais, malgré moi, l’influence d’une tendresse passionnée qui m’obsédait de loin. Peut-être mon cœur s’égarait à la poursuite d’une chimère, dont je me moquerais bientôt moi-même ainsi que d’un songe incohérent. Et si jamais le hasard ou la constance de mes efforts me mettaient en face de mon inconnue, ne m’apercevrais-je pas de mon erreur, de mon impuissance à l’aimer ?

 

– Tu l’aimeras éperdument si tu peux la découvrir, me répondait mon cœur. Et, si elle t’échappe, le couronnement du bonheur manquera toujours à ta vie.

 

Désormais, chaque heure passée sur ce sol lointain me semblait perdue… Je courus rejoindre mon ami.

 

– Écoute, lui dis-je ; il faut que je rentre à Paris. Tu ne m’en voudras pas si je t’abandonne ?

 

– J’allais te proposer de partir, me répondit le maître et seigneur de la Galathée. Je m’ennuie atrocement dans cette ville où les femmes sont des fantômes. Les Parisiennes ressemblent à la lance d’Achille. Blessé par elles, c’est par elles qu’on doit être guéri. Demain, au soleil levant, nous verrons disparaître dans les flots d’or la pointe du Sérail. Mais toi, que t’arrive-t-il ? Tu resplendis. Gageons qu’elle t’écrit de revenir.

 

Je racontai discrètement mon histoire. Au reste, vu les circonstances, il m’eût été difficile de me montrer indiscret.

 

– Tu m’as joliment l’air d’un homme sur le point de se faire rouler, grommela cet affreux sceptique.

 

Je m’enfuis pour ne pas l’étrangler. À l’aube suivante, quand le bruit des anneaux de fer martelant l’écubier m’annonça que nous étions en train de lever l’ancre, je n’avais guère fermé l’œil. Cinq jours après, mon compagnon et moi nous prenions place dans l’express qui quitte Marseille à six heures du soir. Encore quelques moments, et j’allais respirer le même air que la dame aux pensées !

 

XV

 

Ma première course dans les rues de Paris fut pour le bureau de poste de la Madeleine, où j’eus à débourser les frais d’un affranchissement considérable. Je n’avais pas perdu mon temps durant nos cinq jours de traversée, et le paquet volumineux qui tomba dans la boîte avec un bruit sourd de colis, ressemblait moins à une lettre d’amour qu’au manuscrit déposé furtivement par un auteur ingénu dans l’orifice béant de l’officine d’un journal.

 

Il y avait de tout dans ce volume. Souvenirs d’enfance et de jeunesse, détestation de mes erreurs passées, protestations pour l’avenir, essai d’apologie, dithyrambes en l’honneur de l’amour idéal qui, désormais, devait remplir ma vie, tout cela se trouvait mélangé dans ces nombreuses pages qui se terminaient par un appel à la clémence.

 

« Vous pouviez, disais-je, me laisser ignorer toujours mon bonheur. Avez-vous le droit, maintenant, de causer mon malheur pour toute ma vie ? Quel mal vous ai-je fait pour que vous me torturiez ainsi ? Qu’avez-vous à craindre de moi ? Le nom que je porte n’est-il pas pour vous un sûr garant que mes sentiments sont ceux d’un gentilhomme ? Ne sentez-vous pas que je vous respecterais comme une sainte, que je me contenterais du bonheur de vous apercevoir quelquefois si, comme vous le dites, mon malheureux destin nous sépare ? Ou bien pensez-vous que je vous aimerais moins après vous avoir vue ? Ah ! c’est votre âme, c’est votre cœur que j’aime ! Que m’importe le reste !… Mais quelle folie ! Je gagerais dix de mes années que le reste est charmant. »

 

De la Madeleine au Louvre je ne fis qu’un bond. Certes la tranquille Rosie n’était point, pour cette aventure d’un romanesque inédit, l’auditeur que j’aurais souhaité. Mais je n’avais pas le choix, et d’ailleurs, à défaut d’autres qualités, ma cousine avait celle d’une résignation parfaite comme confidente. Pour cet emploi, elle aurait charmé Corneille ou Racine. Je la trouvai, comme quelques mois plus tôt, assise à son chevalet, copiant la même Vierge, avec Lisbeth attelée au même tricot. En me voyant, elle eut un petit cri de surprise.

 

– Comment ! déjà de retour ? Que se passe-t-il donc ? Je ne t’attendais que dans un an pour le moins.

 

– Il se passe, répondis-je, que ton cousin est à la fois le plus heureux et le plus infortuné des hommes. Tiens, lis ces lettres.

 

– Doucement ! fit ma cousine en retirant sa main comme à l’approche d’un fer rouge. Ta confiance m’honore, mais tu oublies à qui tu parles, et, l’autre jour, il m’a fallu me confesser d’avoir un peu trop écouté tes confessions.

 

– Tu peux lire, insistai-je. Tu ne te confesseras point d’avoir parcouru ces pages adorables. Je te conseille même de les apprendre par cœur : tu ne pourrais qu’y gagner.

 

Avec un léger soupir, elle posa tranquillement sa palette, son appuie-main et ses pinceaux. Elle rougissait peu à peu et, quand elle fut au bout de la seconde lettre, avec ses yeux brillants et ses joues fleuries comme des roses pourpres, elle était, Dieu me pardonne, absolument jolie. Mais, en ce moment, il était bien question de savoir si Rosie était belle ou non !

 

– Qu’en dis-tu ? demandai-je en replaçant sur mon cœur les précieux autographes.

 

Elle haussa doucement les épaules, des épaules d’un dessin parfait. Tout en se remettant à son travail, elle me répondit :

 

– Tu vas te fâcher ; tant pis ! Eh bien, vous êtes fous tous les deux : elle d’écrire de semblables fadaises à un monsieur qu’elle connaît à peine. La malheureuse ! Que ne puis-je découvrir tout à l’heure son adresse et son nom ! Je me ferais un devoir de courir chez elle pour lui crier : « Casse-cou ! » Entre femmes on se doit ces avertissements. Quant à toi, je te trouve encore plus ridicule, et je gagerais ce Murillo contre ma copie que tu as affaire avec un vieux laideron sentimental. Et c’est pour cela que tu as coupé par le milieu ton beau voyage d’Orient !

 

– Rosie ! vociférai-je en prenant mon chapeau, tu es née pot-au-feu et pot-au-feu tu mourras ! Je te quitte pour te revoir seulement le jour où j’aurai découvert mon inconnue. Tu verras si c’est un vieux laideron !

 

– Bon ! dit-elle avec son franc rire de camarade, notre séparation sera un peu longue ! Sois sûr que la dame est trop avisée pour se laisser voir. Signons la paix ; je ne dirai que ce que tu voudras. Mais enfin, mon pauvre ami, que comptes-tu faire ?

 

– La chercher dans tout Paris, maison par maison. Et, surtout, la convaincre avec le temps, dussé-je y mettre dix ans de ma vie, que je suis digne d’elle et qu’elle peut se révéler à moi.

 

– Tu seras bien avancé quand tu te trouveras en face d’une personne mariée, mère de quatre enfants !

 

– Elle deviendra veuve, et ses enfants seront les miens. Dans tous les cas, je la verrai quelquefois. Je ne veux plus vivre sans cette femme. Je l’adore avec passion !

 

Je criais si fort, que Lisbeth, embarrassée par ce qu’elle entendait malgré elle, plongeait sa tête dans son tricot. Quant à ma cousine, elle partit d’un grand éclat de rire. Jamais je ne l’aurais crue susceptible d’une gaieté aussi bruyante.

 

– Par ma foi ! dis-je, parodiant sans y tâcher le Misanthrope, je ne vois pas en quoi je suis si risible !

 

– Pardonne-moi, mon bon Gastie. Mais je te vois encore tel que tu étais à cette même place, l’automne dernier, faisant les honneurs du Musée à certaine élégante, avec des airs convaincus. Tu te souviens de madame Confiture-de-Roses ?

 

Elle s’essuya les yeux où le rire avait mis quelques larmes brillantes, qui lui allaient fort bien.

 

– À propos, reprit-elle, sais-tu quelle idée me vient ? Si cette superbe personne était en train de se moquer de toi grâce à un déguisement d’écriture ! Si ta passion d’alors et celle d’aujourd’hui ne faisaient qu’une !

 

À première vue, l’imagination n’était pas tellement absurde, et je sentis la rougeur me monter au front. Mais un examen de quelques secondes me rassura.

 

– Écoute, répondis-je tranquillement en désignant le Murillo du bout de mon menton. Si on disait demain au conservateur du Louvre : « Cette toile qui est accrochée là sort du pinceau de mademoiselle Rosie », penses-tu qu’il s’y laisserait prendre ?

 

– Hélas ! soupira ma cousine.

 

– Eh bien, les lettres que j’ai dans ma poche ressemblent à ce que cette… coquine peut écrire et penser comme la peinture de Murillo ressemble à ta peinture. Tu admettras bien que je suis à même d’en juger.

 

Rosie baissa la tête sur sa toile, un peu mortifiée sans doute de ma franchise à l’égard de son talent. Je lui dis en prenant congé d’elle :

 

– Bientôt j’irai voir l’oncle Jean, mais seulement après que la dame aux pensées m’aura répondu. J’aurai du plaisir à te montrer sa lettre, et cependant mes confidences t’ennuient peut-être.

 

– Bah ! fit ma cousine avec son bon sourire, il y a longtemps que j’y suis habituée. Au fond, elles m’amusent.

 

Nous nous quittâmes sans rancune après une cordiale poignée de mains. Tout en descendant l’escalier aux larges marches, je me disais :

 

– Positivement, cette Rosie devient une jolie fille… Mais quelle personne prosaïque !

 

XVI

 

– Je savais déjà ton retour d’Orient par ma petite-fille, et je pense que tu viens m’annoncer ton départ pour Vaudelnay. Tes parents doivent t’attendre.

 

Mon oncle m’accueillit par ces paroles quand j’allai lui présenter mes devoirs, quelques jours plus tard, ayant dans mon portefeuille une lettre que j’avais prise le matin même à la poste restante.

 

Partir pour Vaudelnay ! M’éloigner de l’adorable femme dont les lignes tendres, généreuses, consolantes reposaient sur mon cœur : comment avoir ce courage ! Et pourtant juin finissait. Encore une quinzaine et ma dernière inscription de droit avant les vacances devait être prise. Quant aux examens, je n’aurais pas été moins préparé à subir ceux du doctorat en médecine. Depuis quelques mois, je n’avais guère le temps de songer au Code et aux Institutes. Mais quel prétexte imaginer afin de ne point quitter la capitale ?

 

– Pour le moment, répondis-je évasivement, mes projets sont encore très vagues.

 

Cette fois je n’osais plus parler à mon oncle de sa propre visite chez nous. Il était payé pour ne pas trop compter sur la fidélité de ma mémoire en certaines circonstances.

 

Dès que je pus être seul avec Rosie, j’abordai le sujet qui me tenait au cœur avant tous les autres.

 

– Je suis bien malheureux ! m’écriai-je. Lis cette adorable lettre. Tu n’y trouveras pas une parole, pas une virgule qui ne montre clairement que la femme qui l’a écrite était faite pour moi. C’est à peine si elle me connaît, et son cœur me devine avec une sorte de pénétration surnaturelle. Ce qu’elle me dit est précisément ce qu’il faut me dire. Elle m’aime sincèrement, d’un amour qui m’élève à mes propres yeux, qui embellirait toute ma vie. Je sens qu’elle pourrait faire de moi un homme sérieux et bon. Elle m’a rendu meilleur déjà. Est-il possible que ma destinée soit de ne jamais connaître même son nom !

 

Ma cousine lisait lentement, en s’appliquant beaucoup, comme si elle eût déchiffré quelque passage écrit dans une langue peu familière, qu’il fallait traduire ligne par ligne. Cependant, si froide qu’elle fût, on pouvait voir à certaines émotions fugitives de son visage qu’elle prenait du plaisir à la lecture.

 

– Oui, dit-elle en me rendant le papier. Je commence à croire que cette femme parle sincèrement, qu’elle est prise pour toi d’un attachement véritable. Mais, – tu es plus expert que moi dans ces matières, – qui sait si vous gagneriez l’un et l’autre à sortir du nuage qui plane sur vous ? Je voyais, l’autre jour, une toile qui représente Psyché. Il me semble que son histoire a du rapport avec la vôtre. Fini le mystère, fini l’amour !

 

– Et il me semble à moi, dis-je en la menaçant, que miss Pot-au-Feu se moque de son cousin.

 

– Ah ! je te jure que non ! répondit-elle avec un grand sérieux.

 

– Alors, je n’y comprends plus rien. Tu te déranges. Mais tu passes d’un extrême à l’autre. Je voudrais bien te voir adorée toute ta vie par un monsieur dont tu ne pourrais rien dire : ni s’il est beau, ni s’il est affreux, ni s’il est blond, ni s’il est maigre, ni s’il est vieux… Et encore, chez un homme, ces choses-là tirent moins à conséquence. Ah ! tiens, je sais bien ce qui arrivera si ma cruelle amie s’obstine à se cacher.

 

– Moi aussi, je le sais bien. Tu abandonneras l’entêtée à son malheureux sort et tu épouseras une bonne femme qui te la rappellera dans le peu que tu sais d’elle, mais dont tu auras pu juger par toi-même l’âge, la figure et le reste. Il me semble que ce dénouement n’est point si mauvais.

 

– Mauvais ou non, il est impossible. Je mourrai garçon, laissant à ton deuxième fils la fortune et le nom des Vaudelnay.

 

– Tu divagues, fit ma cousine en haussant les épaules.

 

Et notre entretien fut terminé pour ce jour-là.

 

Dans le moment de l’année où nous étions, Paris n’existait plus au point de vue du monde ; mes jours et mes soirées se traînaient sans distractions, je parle des distractions honnêtes. Quant aux autres, dans l’état de quasi perfection idéale où je me trouvais, la seule pensée de les avoir connues jadis me faisait horreur. Ma seule ressource était dans la conversation de ma cousine ; je m’amusais à la convertir tout doucement à mes théories sentimentales. Je la voyais quotidiennement, soit au musée, soit rue d’Assas. Un jour elle me dit en riant :

 

– N’as-tu pas peur de me jouer un vilain tour en faisant pousser des ailes sur mon dos ? Quand elles auront toutes leurs plumes, je serai bien avancée derrière les barreaux de ma cage ! Au moins, maintenant, je n’ai nulle envie de m’envoler vers le pays des rêves.

 

– Je ne suis pas inquiet pour toi, répondis-je. Tes ailes, si tant est qu’elles poussent vraiment, ne te serviront jamais beaucoup. Tu te souviens de ces volatiles sédentaires que nous allions voir ensemble à Vaudelnay…

 

– Fort bien : les canards de la basse-cour. Grand merci de la comparaison !

 

– Voyez un peu la grincheuse personne ! Qui parle de canards ? Ce sont les cygnes que je voulais dire, mademoiselle. Jamais ni toi ni moi ne les avons vus s’envoler.

 

– C’est qu’ils se trouvaient heureux où ils étaient.

 

En prononçant ces paroles, Rosie avait courbé sa tête fine sur son chevalet, avec une ondulation de cou si harmonieuse que je trouvai ma comparaison beaucoup plus juste qu’elle n’en avait l’air.

 

Le 10 juillet, je reçus une lettre de mon inconnue. Si j’ai conservé le souvenir de cette date, c’est qu’elle marqua la fin d’une correspondance qui m’avait donné un immense bonheur durant trois mois. Non, je ne devais plus revoir cette grosse écriture déguisée et cette signature fleurie qui me confirmait de si charmants aveux. Ce jour-là, au lieu d’une seule pensée, la main mystérieuse en avait dessiné tout un bouquet, groupé avec un art exquis, bien qu’il fût aisé de voir qu’elles étaient jetées sur le papier à la hâte et sans recherche.

 

Dans ces quatre pages, serrées comme pour ne pas perdre la moindre place, vibrait toujours la même tendresse grave, on pourrait dire maternelle, mais avec un abandon plus intime où l’on sentait je ne sais quoi d’hésitant et d’attendri. La lettre finissait par ces lignes :

 

« Et maintenant, cher, nous allons partir. Les champs nous réclament ; ce Paris brûlant n’a plus assez d’air pour nous. Disons-lui donc adieu pour quelques mois. Toutefois, soyez tranquille. Vos lettres me parviendront, expédiées à l’adresse ordinaire, et vous aurez les miennes, qui continueront à passer par Paris, car vous ne saurez point où je suis allée. Que vous importe ce que vous ne savez pas, à côté de cette chose dont vous êtes sûr ! Ne sentez-vous pas que je vous aime ? Voyez plutôt c’est moi, maintenant, qui ai besoin de vos lettres ; c’est moi qui vous les demande. Ne m’oubliez pas à Vaudelnay où l’on s’amuse beaucoup, m’a-t-on dit. Du moins, ami cher, si vous m’oubliez, que ce soit pour une jeune fille digne de vous et qui sera votre femme. Choisissez-la bien quand l’heure viendra. Vous savoir malheureux, ou une autre malheureuse par vous, serait la douleur suprême de ma vie. »

 

Du moment où elle quittait Paris, je n’avais plus de raison pour y rester. Je préparai donc tout pour mon départ, mais la perspective d’une agitation mondaine semblable à celle de l’année précédente m’était insupportable. J’écrivis à ma mère que je me sentais fatigué, que je désirais vivement jouir du repos le plus complet durant les premières semaines de mon séjour à la campagne. Par la même occasion, je parlais à mes parents de mon projet d’enlever ma cousine et mon oncle et de les amener avec moi. J’expliquais cette idée – non sans un peu d’hypocrisie – par le désir de procurer à la jeune fille et au vieillard une saison de villégiature utile à leurs santés. Mais, pour dire le vrai, je ne pouvais plus me passer de ma confidente ordinaire. Seul à Vaudelnay, sans avoir personne à qui parler de la dame aux pensées ! Il y avait de quoi mourir.

 

Ma mère me répondit courrier par courrier en m’envoyant une invitation pressante pour l’oncle Jean et sa petite-fille. Que dis-je : inviter ! On les suppliait de faire une longue visite à la vieille maison qui était toujours la leur, qui l’avait été si longtemps pour l’un d’eux ! La seule objection, la difficulté du voyage pour les jambes raidies par l’âge de mon oncle disparaissait, puisque le trajet devait se faire sous mon escorte.

 

Je savais comment m’y prendre pour enlever d’assaut le consentement du peu flexible baron. J’allai chez lui à l’heure où je supposais que sa petite-fille était au Louvre.

 

– Oncle Jean, dis-je, vous voyez devant vous un ambassadeur et voici mes lettres de créance.

 

Je lui remis l’invitation de ma mère. L’épître lue avec quelques froncements de sourcil que j’interprétai sans trop de peine :

 

– Ta mère est toujours bonne comme je l’ai connue, dit mon oncle. Mais ce qu’elle demande est bien difficile.

 

– Cela serait dix fois plus difficile qu’il faudrait encore le faire, prononçai-je gravement. Rosie tombera malade si son été se passe à Paris.

 

J’avais touché juste. Le grand-père de ma cousine bondit comme il aurait fait, cinquante ans plus tôt, à une parole malsonnante.

 

– Rosie malade ! s’écria-t-il. Qu’en sais-tu ?

 

– Elle change, répondis-je avec aplomb. Ses traits se tirent, ses yeux s’agrandissent ; l’abus du travail lui voûte les épaules. Il y a trois jours, pendant une courte visite que je lui ai faite au Louvre, elle a toussé plusieurs fois… d’une mauvaise toux.

 

– Elle ne se plaint jamais.

 

– Parbleu ! si vous attendez qu’elle se plaigne !… Elle sait que tout déplacement vous est incommode, et c’est une fille si prompte à se sacrifier !

 

– Oui, très prompte à se sacrifier, répéta mon oncle dans un écho qui ressemblait à un grognement.

 

Il me tourna le dos avec une sorte de mauvaise humeur, comme si j’étais responsable de l’esprit d’abnégation de ma cousine.

 

– Quand elle rentrera, je lui parlerai, dit-il bientôt entre ses dents. Et, pas plus tard que demain je veux qu’elle consulte.

 

– Pas plus tard que demain, mon cher oncle, elle, vous et moi serons dans l’express de Poitiers, ne vous déplaise.

 

– N’allons pas si vite, mon neveu. Si ma petite-fille est malade, c’est aux eaux que je dois la conduire. Je ne sais pas d’endroit plus humide que Vaudelnay. Mes rhumatismes peuvent en dire quelque chose.

 

Quelle singulière lubie de ne pas vouloir venir chez nous ! Comment expliquer cette résistance ? Par la rancune du passé ? Comme je me posais ces questions, nous entendîmes la voix de Rosie qui chantait dans l’antichambre.

 

– Tiens, écoute comme elle est malade ! dit l’oncle Jean.

 

Mes plans s’en allaient à vau-l’eau. J’essayai pour la seconde fois d’enlever l’affaire par surprise, en frappant ailleurs.

 

– Veux-tu que nous partions tous ensemble pour Vaudelnay ? demandai-je avant que mon oncle eût le temps de dire un mot. Ton grand-père en meurt d’envie ; mais il a peur de te contrarier.

 

Le rossignol s’était tu subitement. Les jolies joues roses devinrent blanches comme des lis.

 

– Partir pour Vaudelnay ?… tous ensemble !… Oh ! mon Dieu, quel bonheur ! soupira ma cousine en se laissant tomber sur une chaise.

 

– Animal ! me cria mon oncle. Voilà une enfant qui va s’évanouir !

 

– Quand je vous disais qu’elle est souffrante ! répondis-je tout bas.

 

Déjà les couleurs vives reparaissaient. À en juger par les symptômes, cette maladie n’était qu’une grande joie. Rosie demanda d’une voix qui aurait fait retourner mon oncle aux Indes :

 

– Grand-père ! c’est vrai que nous partons ?

 

Elle me regardait, tout en questionnant l’oncle Jean.

 

– Va vite commencer tes paquets, décidai-je audacieusement. Nous devons être à la gare sur le coup de huit heures demain matin.

 

Nous y étions tous avant sept heures et demie. Je ne me souviens pas qu’aucune journée de voyage ait passé pour moi plus vite que celle-là. Ma bonne action recevait déjà sa récompense.

 

XVII

 

Plus vite encore que notre express, ma dépêche avait couru sur son fil. Le château nous attendait avec un air de fête, mais avec cet air discret des gens qui sont heureux pour eux-mêmes, et non pas pour leurs voisins.

 

En apercevant le sommet des tours du manoir, par-dessus la ceinture des grands arbres, l’oncle Jean avait mordu sa moustache et nous n’entendîmes plus le son de sa voix jusqu’au moment où le landau s’arrêta dans la cour. Quant à Rosie, elle parlait pour deux, poussant des exclamations de joie à chaque tournant du chemin, appelant par son nom chaque paysanne qui se levait de son banc pour nous saluer, s’extasiant sur les embellissements du village.

 

Mon père et ma mère semblaient si heureux de l’arrivée des voyageurs, qu’il aurait été difficile de décider lequel de nous trois était accueilli avec plus de tendresse. Mais, pendant le dîner, l’attention se détourna des autres à mon profit, et la conversation ne roula guère que sur mon expédition dans le Levant. Mon père l’approuvait fort ; il disait que ce désir de voir le monde et de s’instruire était recommandable chez un jeune homme. L’oncle, un peu distrait, donnait des signes d’assentiment. Sans doute il refaisait en esprit ses traversées d’autrefois, et trouvait que la mienne, en comparaison, était peu de chose. Quant à la seule personne qui fût fixée sur la cause véritable de mes exploits nautiques, elle confectionnait des bas-reliefs en mie de pain, se gardant soigneusement de tourner les yeux vers moi, de peur d’éclater de rire, je pense.

 

L’oncle Jean et Rosie, fatigués de leur journée, regagnèrent de bonne heure l’appartement de la petite tour, accompagnés par la châtelaine. Mon père me dit, quand nous fûmes seuls :

 

– Ta cousine est superbe. Elle a les yeux, les sourcils, les cheveux d’une Italienne et le teint d’une Anglaise. Comment ne nous en as-tu jamais parlé ?

 

– Mon Dieu, répondis-je, ma cousine est à peine une femme pour moi. Je la vois toujours telle qu’elle était quand son grand-père l’a déposée sur ce canapé, tout endormie, un certain soir d’hiver. Au reste, nous sommes les meilleurs camarades du monde, mais si elle est Italienne par ses cheveux, elle est quatre fois Anglaise par son esprit positif.

 

– Tiens, fit mon père, c’est étonnant ! Elle n’en a pas l’air. Après tout, cela vaut mieux pour elle, car la pauvre petite ne sera point facile à marier.

 

– Je doute qu’elle se marie jamais, répliquai-je d’un air profond. Je m’attends à la voir nous donner une nouvelle édition de tante Alexandrine.

 

– À son aise ! conclut mon père. Seulement toi, ne nous donne pas une nouvelle édition de l’oncle Jean.

 

– Pauvre père ! soupirai-je tout bas. Vous ne vous doutez guère que votre fils est amoureux d’une fée inaccessible, et que Gaston de Vaudelnay sera vraisemblablement le dernier de sa race !

 

Le lendemain matin, je flânais dans le parc à la fraîcheur. En approchant d’un gros platane sous lequel des sièges rustiques invitaient les promeneurs au repos, j’aperçus une forme blanche assise dans une attitude rêveuse.

 

– Eh bien, Rosie, est-ce que tu regrettes déjà ton musée, ton chevalet et tes madones ?

 

Elle tourna vers moi la tête en tressaillant, et je vis qu’elle avait les yeux pleins de larmes.

 

– Non, dit-elle avec cette simplicité qu’elle conservait toujours. Mais je regrette l’âge que j’avais quand nous travaillions ensemble à notre petit jardin, à cette même place.

 

– Je te conseille d’avoir des regrets ! À cette époque-là tu étais une petite fille assez laide, et maintenant…

 

– Et maintenant ? répéta-t-elle en me regardant comme si elle eût été à cent lieues de ce que j’allais dire.

 

– Et maintenant tu es une personne remarquablement jolie.

 

Elle avait l’air si étonné, si incrédule, que je me hâtai de citer mon auteur.

 

– Mais certainement ; mon père me l’a dit pas plus tard qu’hier soir.

 

– Ah ! fit-elle avec modestie ; c’est mon oncle… Il est vraiment bien bon.

 

Je dus convenir en moi-même qu’elle était fort jolie, en effet. Sous son peignoir de mousseline aux nuances claires, pauvre « confection » qui aurait fait pleurer de honte une élégante, sa taille trouvait moyen de laisser voir toute sa grâce. Son visage aux traits classiques rayonnait d’un éclat de jeunesse éblouissant. Les pieds et les mains étaient admirables.

 

C’est singulier, pensai-je, comme on voit mieux certains détails à tête reposée ! J’aurais passé vingt ans auprès de cette charmante personne, dans le tourbillon de Paris, sans m’apercevoir de ses avantages.

 

Notre première semaine de séjour à Vaudelnay fut délicieuse. Le voisinage ignorait encore que le château fût si bien habité, et j’avais conjuré ma mère de prolonger le plus possible cette ignorance. Après tant d’années qui me séparent de cette époque, il me serait malaisé de dire à quoi nous occupions nos journées, Rosie et moi. Je sais seulement que nous étions toujours ensemble et que le soir arrivait sans que nous fussions las l’un de l’autre. Bien entendu, nous parlions les trois quarts du temps de la dame aux pensées. Chère créature ! Où était-elle en ce moment ? dans les montagnes ? au bord de la mer ? ou bien dans quelque villa pleine d’ombre, entre son mari et ses enfants, – tout bien examiné, nous avions décidé qu’elle était mère, – plus belle encore du combat livré par son devoir austère à sa tendresse mystérieuse. Encore trois jours, encore deux jours, demain j’allais voir arriver la lettre attendue !

 

– Oh ! Rosie ! comme je voudrais être à demain !

 

À cette oraison jaculatoire, ma cousine ne répondit rien, et, pour la première fois, je vis une ombre passer sur son visage, ombre d’ennui sans doute. Mais, de bonne foi, pouvais-je lui en vouloir si le courrier tant désiré l’intéressait moins que moi ?

 

Le facteur vint sans aucune lettre, ou du moins sans sa lettre. Il en fut de même le lendemain, le surlendemain, les jours suivants pendant une semaine. Ah ! qu’il était loin, le calme des premières heures du séjour au château ! Que m’importaient alors mes parents, le parc et ses promenades, mes chevaux morfondus à l’écurie ! Seule, ma compatissante cousine pouvait me comprendre et, dans une certaine limite, me consoler. D’après elle, ce retard qui me rendait fou d’angoisse était amené par une cause passagère, et je ne devais point en concevoir d’alarmes. Quelque voyage différé, quelque arrêt imprévu dans un endroit sans ressources, quelque devoir de famille pouvait seul empêcher ma correspondante de tenir sa promesse, toujours si fidèlement gardée jusque-là.

 

– Et si elle est malade ? et si elle est morte ? Jusqu’à cette heure, j’espérais, malgré tout, la connaître tôt ou tard. Faut-il donc renoncer pour toujours à cette joie ? Plains-moi, Rosie, car je suis bien malheureux !

 

Je compris alors pour la première fois tout ce que le cœur d’une femme peut contenir de bonté compatissante, même à l’âge où ce cœur semble fait pour porter des fleurs moins mélancoliques. Patiente comme une esclave d’Orient habituée aux caprices de son maître – les miens, il faut l’avouer, n’avaient rien qui rappelât, même de loin, ceux d’un pacha – ma cousine quittait tout, si je l’appelais d’un geste, pour causer avec moi, c’est-à-dire pour écouter mes doléances. Parfois elle protestait doucement contre ma tristesse. Elle me répétait souvent :

 

– Un être humain n’a pas le droit de maudire sa destinée, quand il possède l’assurance d’être sincèrement, fidèlement aimé.

 

Ces arguments par trop platoniques me touchaient assez peu, et je prétendais qu’on me proclamât le plus malheureux des hommes, tout en reconnaissant que j’en étais aussi le plus tendrement consolé.

 

– Ma pauvre Rosie, disais-je en serrant sa petite main dans les miennes, si je pouvais oublier celle qui m’oublie, c’est pour toi que je voudrais l’oublier !

 

– Et moi je suis certaine qu’elle pense à toi plus que jamais, répondait ma cousine. Dans quelques jours tout s’expliquera ; j’en ai le pressentiment.

 

Impossible de la faire démordre de cette belle assurance, qu’elle arrivait quelquefois à me faire partager pour une heure.

 

Quand je parvenais à faire trêve à mon chagrin, je trouvais en elle, aussitôt, la plus charmante, la plus gaie, la plus amusante des compagnes. Je ne pus m’empêcher de lui dire un jour, avec une envie secrète :

 

– Sais-tu Rosie, que tu m’as tout l’air d’une femme parfaitement heureuse ?

 

– Mais j’en ai plus que l’air, dit-elle gravement. Je suis, quant au présent, aussi heureuse qu’une femme peut l’être. Grand-père en trois semaines a rajeuni de vingt ans. Mon oncle et ma tante me traitent comme leur fille. Enfin tu ne saurais comprendre le bonheur que j’éprouve à revoir ce cher vieux Vaudelnay.

 

– Eh bien, qui vous empêche d’y finir votre vie, l’oncle Jean et toi ? Tu seras pour moi ce que la tante Frédérique était pour notre aïeul. Et nous vieillirons ensemble, comme ils ont vieilli.

 

Elle ferma les yeux, et cependant la perspective semblait médiocrement l’éblouir, car elle me répondit d’une voix un peu nerveuse :

 

– Mes moyens ne me permettent pas de songer à l’avenir. Laisse-moi profiter de ce présent, qui me repose.

 

De fait, il était facile de voir qu’elle jouissait en véritable sybarite de chacune des heures passées au milieu de nous. Tout l’enchantait, mais moins, à coup sûr, qu’elle n’enchantait tout le monde. Quatre personnes se la disputaient du matin au soir, pour le plaisir de la voir et de l’entendre compatir à leurs maux. Les rhumatismes de l’oncle Jean, les gastralgies de mon père, les embarras administratifs de ma mère toujours débordée par mille difficultés de domestiques, de pauvres, de salles d’asile et de curés besogneux, enfin les déchirements secrets de mon propre cœur, tout cela retombait sur elle sans l’étonner ni l’abattre. Et lorsque, dans nos entretiens de famille, l’oncle Jean parlait de leur retour à Paris, il se faisait un grand silence comme à l’annonce effrayante de quelque catastrophe prochaine.

 

Quand Rosie, par chance, pouvait disposer d’une heure pour son agrément personnel, son bonheur était de s’installer sous le grand platane de notre ancien jardinet, afin de lire quelques pages d’un livre préféré ou de mettre à jour sa correspondance.

 

Un jour, vers le milieu d’un après-midi de chaleur accablante, je passais pas là, juste au moment où les premières rafales d’un orage en formation détachaient de l’arbre énorme et faisaient tourbillonner au loin une envolée de feuilles jaunies.

 

– Vite, ramasse tes papiers, ton encre et tes plumes, dis-je à ma cousine. Tu n’entends donc pas qu’il tonne ? À quoi penses-tu ?

 

– À rien ! fit-elle en tressaillant, car elle était absorbée au point d’avoir ignoré mon approche.

 

– Ma parole ! miss Pot-au-Feu prend des airs de Mignon, lui dis-je en plaisantant. La voilà qui se donne le genre d’être rêveuse !

 

Avant qu’elle pût me répondre, un coup de vent plus fort s’abattit sur le buvard où elle écrivait. En une seconde, vingt feuilles de papier s’éparpillèrent au loin, pêle-mêle avec les rameaux desséchés du platane. Et tous deux de courir à droite, à gauche, à la poursuite des fugitives.

 

Un feuillet plus grand que les autres semblait avoir porté un défi à mon agilité. Il voltigeait, rasant l’herbe courte du gazon, s’arrêtant, reprenant sa course, au moment où j’allais l’atteindre, pour s’abattre plus loin comme une perdrix blessée.

 

Par tempérament, je m’acharne aux choses difficiles, quelles qu’elles soient. Je jurai que ce gibier d’un nouveau genre tomberait en mon pouvoir, et, de fait, je parvins à m’en saisir, grâce à la faute qu’il commit en s’engageant dans un massif d’arbustes bas, aux rameaux enchevêtrés.

 

– C’était bien la peine de tant courir ! m’écriai-je en constatant que ma prise était une vulgaire feuille de buvard.

 

Non, pas si vulgaire. En y jetant les yeux, j’aperçus quelque chose qui me cloua sur place, en dépit du tonnerre qui grondait sur ma tête et des éclairs qui faisaient pousser, à cent pas de moi, des cris d’épouvante à ma cousine. Sans rien entendre et sans rien voir je considérais ce papier rose, comme si je venais d’y trouver l’arrêt de mon sort.

 

Bientôt l’averse déchaînée m’obligea de prendre ma course vers le château, non sans avoir plié soigneusement ma trouvaille pour l’abriter dans la plus profonde de mes poches. Plus personne sous le platane ; Rosie m’avait précédée. J’aimais mieux cela. Il me convenait de la revoir seulement un peu plus tard, quand j’aurais dissipé les derniers restes d’un doute, quand j’aurais écouté, compris, ce qu’une voix inconnue murmurait à mon cœur éperdu de surprise.

 

L’enquête préliminaire ne fut pas longue. Le temps de monter dans ma chambre, d’ouvrir mon secrétaire, d’y prendre la dernière lettre de la dame aux pensées, d’étaler en regard cette feuille que je venais de ramasser, de comparer au bouquet tracé sur le vélin anglais celui qui s’était imprimé sur la surface spongieuse… Deux frères jumeaux n’eurent jamais une ressemblance aussi parfaite !

 

Idiot ! aveugle ! imbécile ! égoïste ! Ma Rosie bien-aimée ! ma belle, mon aimante, ma fière Rosie ! Trop fière, pauvre enfant ! Défiante surtout, mais pouvais-je la blâmer d’être défiante !… Hélas ! moi-même j’avais pris soin de me faire voir à elle sous un jour peu propre à lui donner la foi.

 

Je riais, je pleurais en mêlant sans ordre toutes ces exclamations opposées. Je repassais l’un après l’autre cent souvenirs du temps jadis et de la veille. Comme je l’avais fait souffrir, cette enfant dont le cœur était à moi depuis que les yeux de l’orpheline m’avaient aperçu au seuil de la vieille maison, si sévèrement hospitalière ! Comme, dans ma stupide fatuité, je l’avais torturée !

 

Courageusement, obstinément, cette fille adorable dont je n’avais pas même su voir la beauté m’avait conservé sa tendresse méconnue. Sans une plainte, elle avait dévoré, en cachant sa jalousie, les affronts de mes confidences. Pauvre, elle m’avait vu jeter l’or pour contenter mes caprices et ceux des autres. Sublime de sacrifice, de poésie, d’idéale passion, elle avait feint de rire de mes moqueries sur le peu d’élévation de son esprit. C’était moi, – moi ! qui l’avais baptisée d’un surnom ridicule !…

 

Le froid de mes vêtements traversés par la pluie me rappela dans un monde plus réel.

 

À cette heure, je n’avais pas le droit de m’exposer à la maladie. Ma vie appartenait à une autre.

 

– Mon Dieu ! m’écriai-je en courant prendre des habits secs. Que de jours de bonheur perdus, déjà !

 

XVIII

 

Au dîner seulement, je retrouvai ma cousine. Elle aussi avait dû changer de costume et, comme sa garde-robe était peu fournie, la chère petite était en grande toilette. Jolie à tourner la tête d’un roi, elle m’interrogea, comme toujours, de son regard humblement tendre d’amoureuse ignorée, pour voir si le maître de son cœur était content.

 

Je détournai les yeux. Ils auraient tout dit et, pour le moment, je ne voulais rien dire ; non, pas devant tout ce monde. La première rougeur de ma fiancée, la première joie de son doux triomphe, devaient être pour moi seul. Encore une heure elle devait attendre. Chère bien-aimée, depuis si longtemps elle attendait – sans espoir !

 

Comme tous les gens atteints du mal qui le minait, mon père ne mangeait guère, et, pour lui, voir manger les autres était un spectacle pénible. Je ne dus pas beaucoup le faire souffrir ce jour-là. Sans rien dire, j’examinais ma cousine, ou, pour parler plus juste, je la dévorais des yeux, découvrant des trésors de charme et de grâce dans le moindre geste de ses mains, dans la plus simple de ses attitudes. Je l’aimais de toute mon âme et de toutes mes forces depuis deux heures, mais ce que je venais d’éprouver ne ressemblait en rien au « coup de foudre » souvent décrit par les romanciers. Pendant de longues années, mon heureux destin avait lentement, patiemment préparé mon cœur pour le bienfaisant holocauste. Un éclair avait suffi pour communiquer le céleste rayon. À cette heure, la flamme de l’amour brûlait éblouissante, pour ne s’éteindre jamais.

 

Le repas terminé, je dis à ma cousine :

 

– Allons voir si l’orage a fait beaucoup de mal aux arbres du parc.

 

Ah ! l’inoubliable soirée ! Le ciel avait retrouvé tout son azur, et c’est à peine si quelques gouttes brillaient encore au feuillage rafraîchi par l’ondée bienfaisante. L’air n’était plus qu’une exhalaison de sève triomphante, un parfum de fleurs tirées de leur léthargie et tout heureuses de revivre. Le parc entier semblait une salle immense, parée de verdure nouvelle pour quelque fête grandiose dont les premières étoiles commençaient l’illumination. J’offris mon bras à ma compagne, galanterie peu ordinaire. Elle le prit sans me regarder, très nerveuse d’une sorte de pressentiment vague, et nous marchâmes lentement dans la direction du fameux platane. C’était là que je voulais lui ouvrir mon cœur.

 

Quand nous fûmes sous le grand arbre, je dis à Rosie, sans la faire asseoir sur le banc trop humide :

 

– J’ai découvert pourquoi la dame aux pensées ne m’écrit plus.

 

– Vraiment ? fit-elle, curieuse de savoir dans quel dédale nouveau je m’égarais, car elle ne devinait pas encore. Et pourquoi donc ?

 

– Parce que ses lettres porteraient le timbre du bureau de poste de Vaudelnay. Comprends-tu, Rosie ?

 

Elle tressaillit et se mordit les lèvres. Évidemment elle cherchait un moyen de prolonger mon erreur, mais je repris en entourant sa taille de mon bras, ce qui la rendit toute tremblante :

 

– Elle ne m’écrira plus jamais, plus jamais, Rosie ! Ma bien-aimée, que tes lèvres me disent, à cette heure, ce que me disait ta plume. Car la dame aux pensées, j’en suis sûr maintenant, elle est là, sur mon cœur !

 

Sans hésiter, d’une voix très basse, elle prononça les chères paroles, et dans les rameaux touffus, sur nos têtes, les oiseaux semblaient se taire pour les écouter.

 

– Est-ce bien vrai ? demandai-je quand mes lèvres eurent quitté son front. Tu m’as écrit tant de mensonges !

 

– Pas un seul, jamais ! Je t’ai toujours dit la vérité.

 

– Allons donc ! Ce salon très aristocratique où nous nous sommes rencontrés ?

 

– Trouves-tu les Vaudelnay de famille bourgeoise ?

 

– Non ; mais cet être mystérieux et jaloux auquel tu appartiens, ces devoirs qui t’enlèvent ta liberté ? Je te croyais vingt fois mariée, mère de famille, et tu m’as aidé à le croire.

 

– N’est-ce pas plus qu’un mari, plus qu’un enfant, ce grand’père pauvre, ce vieillard de quatre-vingts ans, qui n’a que moi seule au monde, qui m’a dévoué sa vie, à qui je dois tout ?

 

– Et cette crainte de te manifester à moi ? Vraiment, tu aurais eu le courage de vivre et de mourir sans me dire ton secret ?

 

– Je le voulais d’abord, mais je ne m’en sentais plus la force. Je te l’aurais dit quand j’aurais été une vieille femme.

 

– Et pourquoi cela, je te prie ?

 

– Parce que je suis très défiante, et Dieu sait si tes confidences pouvaient me rassurer. Parce que je te croyais incapable de me comprendre ; parce que tu ne prenais pas la peine de me regarder. Et enfin, – elle baissa la voix, – parce que je suis très fière.

 

– Rosie, lui répondis-je, il faut être bonne jusqu’au bout. Fais-moi la grâce d’oublier tous ces vilains parce que. Au fond, je te le jure, je n’ai jamais aimé que toi.

 

– Au fond ! soupira-t-elle en cachant contre ma poitrine ses yeux qui se mouillaient. Ah ! oui, bien au fond, alors ! Car si je m’en rapporte à la surface…

 

– Je t’adore. Il n’y a plus pour moi d’autre femme. D’ailleurs tu as vu comme je suis fidèle !

 

– Depuis trois mois ! la belle affaire !

 

– Oui, mais sans te connaître. Maintenant je te connais. Tu as tout : le cœur, l’esprit, le dévouement, la tendresse, la poésie…

 

– Tu n’as pas honte ? Souviens-toi du nom que tu me donnais.

 

– Chut ! je n’avais pas encore lu tes lettres. Et puis, Rosie, tu es si belle ! Je t’admire autant que je t’aime. Quel bonheur que la dame aux pensées ne soit pas une autre que toi !

 

Une pression de sa petite main souligna ces paroles, comme pour dire qu’elle était heureuse aussi, la chère, simple, et loyale créature !

 

Nous restâmes, je pense, de longues minutes sans parler. Tout à coup elle bondit hors de l’étreinte qui l’emprisonnait doucement.

 

– Mais qui a pu te dire mon secret ? s’écria-t-elle en fronçant le sourcil. Nul être humain ne le connaissait.

 

– Viens, dis-je. L’air est humide, il faut rentrer. Tout en marchant tu écouteras l’histoire.

 

Quand j’eus terminé le récit très court de ma poursuite après la feuille de buvard emportée par le vent, elle dit d’une voix contenue et vibrante en même temps :

 

– Comme Dieu est bon !

 

Oui, Dieu est bon, à certains jours. Il y en a d’autres où il est bien cruel !

 

Nous touchions aux marches du perron quand je m’aperçus que nous avions oublié quelque chose de très important, comme ces architectes étourdis qui bâtissent la maison et ne songent pas à l’escalier.

 

– Rosie, dis-je, nous allons leur annoncer la grande nouvelle.

 

Un des traits de son caractère était de déguiser volontiers les émotions tendres qu’elle éprouvait sous une mutinerie apparente. Elle demanda d’un air dégagé :

 

– Quelle grande nouvelle ?

 

– Que tu vas être ma femme.

 

Elle ne feignit pas la plaisanterie plus longtemps. Elle prit mes mains et, me regardant bien en face, les yeux sur mes yeux :

 

– Cher, dit-elle, je t’appartiens. Parle comme tu voudras et quand tu voudras. Grand-père sera bien heureux, car je suis sûr qu’il avait son secret, lui aussi.

 

Mon père posa son journal quand il nous vit entrer. Ma mère écrivait. L’oncle Jean, selon son habitude, avait regagné ses pénates de la petite tour. Il se mettait au lit de bonne heure.

 

– Eh bien ! demanda mon père, et cet orage, m’a-t-il cassé beaucoup de branches ?

 

– Pas trop, dis-je. Mais eût-il rasé la plantation entière, nous devrions le remercier.

 

Mes parents me regardaient bouche béante, ne comprenant rien à mon air ému.

 

– Voulez-vous avoir pour fille la chère créature que voici ?

 

Nous nous embrassâmes tous je ne sais pendant combien de minutes, sans pouvoir parler, si bien que, quand nous retrouvâmes la parole, il n’y avait plus rien à dire. Désormais l’orpheline était chez-elle dans la maison où elle devait vieillir, mais pas comme la tante Frédérique ni comme la tante Alexandrine, Dieu merci, pour la jeunesse future.

 

Quand nous fûmes seuls, mon père et son très heureux fils :

 

– Tu prétendais l’autre jour, fit-il, que ta cousine « était à peine une femme pour toi ». Il me semble que le changement est bien subit, et, maintenant que j’y pense, tout le monde a été un peu vite en besogne, même les gens raisonnables. Mais cette petite m’a tourné la tête à moi aussi. Je n’ai réfléchi à rien… Et tu es si jeune !

 

J’interrompis mon père dans ce bel accès de sagesse rétrospective, pour lui raconter l’histoire de ma cousine « Pot-au-Feu » et de la dame aux pensées.

 

– Mon ami, fit-il en se levant, – car l’heure s’avançait, – je ne souhaite qu’une chose : c’est que tu rendes à ta femme tout ce qu’elle te donne. Il me tarde d’être à demain matin, pour aller causer de choses sérieuses avec l’oncle Jean.

 

Celui-ci, quand j’allai me jeter à son cou pour le remercier de sa réponse favorable, jeta sur moi un regard presque craintif, qui me ramena de quelque treize ans vers le passé. Car c’est avec ces yeux inquiets, suppliants qu’il avait regardé ma grand’mère, le soir où il s’agissait d’obtenir que l’enfant sans père ni mère fût accueilli sous le toit de Vaudelnay.

 

– Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?… me demanda-t-il. Jamais tu ne lui causeras une déception ? Tu ne sais pas quelle tendresse exaltée ma pauvre Rosie a pour toi ! Moi, je l’ai devinée depuis longtemps et j’ai bien souffert pour elle. Même en ce moment, je suis effrayé : elle t’aime trop ! Tu tiendras sa vie dans tes mains – et la mienne aussi, tant que je serai dans ce monde.

 

Je baisai la main de ma cousine, à genoux devant elle, et je fis cette simple réponse au vieillard, qui parut s’en contenter :

 

– Oncle Jean, soyez tranquille !

 

Lisbeth retourna seule rue d’Assas pour évacuer l’appartement. Puis elle revint assister au mariage de ses jeunes maîtres. Deux mois après, elle épousait elle-même, comme j’ai dit plus haut, cet original de jardinier.

 

* * * * *

 

Quand je ne serai plus, mon fils trouvera ces lignes qui lui apprendront combien j’adorais la mère qu’il a trop peu connue… avec laquelle, devant ce papier, je viens de revivre durant quelques jours.

 

Car elle n’a pas vieilli à Vaudelnay !

 

Dans nos projets, dans notre bonheur, dans cette imprévoyance de tout que nous apportait l’union de notre vie, nous n’avions pas songé que la mort pouvait accomplir la chose affreuse qu’elle a faite : prendre cette créature inoubliable, inoubliée !…

 

Que de fois j’ai dû poser ma plume en retrouvant ces sourires et ces joies ! La chère absente l’a vu. Elle sait comment je l’aimais, combien je la pleure quand personne ne me voit, quelle pensée ne me quitte pas, à l’heure où les vivants croient mon esprit, ainsi que mon corps, parmi eux.

 

Et, pour que le précieux souvenir dure encore quelque part, quand nous serons réunis là-haut, je viens de l’enfermer pieusement dans ces pages, de même que, sous l’or et le cristal, on dérobe au souffle destructeur du vent la fleur qui raconte les courtes minutes de joie, passées pour toujours.

 

 

 

 

 


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Novembre 2005

 

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