Anton Pavlovitch Tchekhov

UNE BANALE HISTOIRE

Paris, Plon, 1923 – Traduction de Denis Roche

 

 

 

Table des matières

 

UNE BANALE HISTOIRE  FRAGMENT DES MÉMOIRES D’UN HOMME VIEUX.. 3

LE VOYAGEUR DE 1RE CLASSE. 43

LA LINOTTE. 48

LA DAME AU PETIT CHIEN.. 70

ANNE AU COU.. 84

UN DÉSAGRÉMENT. 94

ON NE CACHE PAS UNE AIGUILLE DANS UN SAC. 107

UNE FOIS PAR AN.. 110

VOLÔDIA.. 113

À propos de cette édition électronique. 122

 

UNE BANALE HISTOIRE

FRAGMENT DES MÉMOIRES D’UN HOMME VIEUX


I

Il existe en Russie un professeur connu par de nombreux travaux, du nom de Nicolas Stépânovitch un Tel, conseiller privé et chevalier de plusieurs ordres. Il est décoré d’un si grand nombre de ces ordres, russes et étrangers, que lorsqu’il les revêt tous, les étudiants l’appellent l’iconostase. Le professeur a les meilleures relations mondaines ; à tout le moins, il n’y a pas en Russie, depuis vingt-cinq ou trente ans, de savant réputé avec lequel il n’ait été intimement lié. À l’heure actuelle, le professeur ne noue plus d’amitié avec personne, mais, pour nous en tenir au passé, la longue liste de ses amis illustres comprend des noms tels que ceux de Pirogov, de Kavéline et du poète Nékrâssov, qui, tous, lui vouèrent l’amitié la plus sincère et la plus active. Il est membre de toutes les universités russes, et de trois universités étrangères, etc., etc. De tout cela, et de beaucoup de choses encore que l’on pourrait ajouter, se compose ce qu’on peut appeler mon nom.

Ce nom est populaire. Tout homme lettré le connaît en Russie, et, à l’étranger, quand on le cite dans les écoles, on y ajoute l’épithète : « connu », ou « vénéré ». Il fait partie de ces quelques noms heureux qu’il est regardé, dans le public et dans la presse, comme malséant de critiquer ou de dénigrer ; et ce n’est que justice. À mon nom est étroitement associée l’idée d’un homme illustre, richement doué, et indubitablement utile.

Travailleur et endurant comme le chameau, je le suis, ce qui est important, et j’ai du talent, ce qui l’est encore plus. En outre, à parler franchement, je suis un être bien élevé, modeste et honnête. Je n’ai jamais fourré le nez dans la littérature ni dans la politique ; je n’ai jamais cherché la popularité en polémiquant avec des ignorants et je n’ai jamais prononcé de discours dans les dîners ou sur la tombe de mes collègues… En somme, il n’y a aucune tache sur mon nom de savant, et il est parfaitement irréprochable. La fortune de mon nom est grande.

Le porteur de ce nom – autrement dit, moi – est un homme de soixante-deux ans, chauve, avec de fausses dents et une névralgie incurable. Autant mon nom est brillant et beau, autant je suis terne et laid. Ma tête et mes mains tremblent de faiblesse. Mon cou ressemble au manche d’une contrebasse. Ma poitrine est creuse, mon dos étroit. Quand je parle ou fais un cours, ma bouche grimace. Quand je souris, tout mon visage se couvre de rides profondes et macabres. Il n’y a rien d’imposant dans mon piteux extérieur. Ce n’est que lorsque ma névralgie me tourmente qu’apparaît sur mon visage une expression particulière, amenant dans l’esprit de chacun cette triste et impressionnante pensée : « Apparemment, cet homme mourra bientôt ! »

Comme par le passé, je ne fais pas mal mes cours. Je puis, comme jadis, soutenir l’attention de mon auditoire pendant deux heures. Mon feu, le ton littéraire de mon exposé et mon humour empêchent presque de remarquer l’insuffisance de ma voix qui est sèche, aigre et chantonnante comme celle d’une bigote. Par contre, j’écris mal. La cellule de mon cerveau qui préside à la faculté d’écrire refuse le service. Ma mémoire a baissé ; je n’ai plus de suite dans les idées et, quand je les couche sur le papier, il me semble que j’ai perdu le sentiment de leur lien organique. La construction est monotone, la phrase pauvre et timide. Souventes fois je n’écris pas ce que je veux. En écrivant la fin, je ne me rappelle plus le commencement. Souvent, j’oublie les mots usuels ; dans tous les cas je suis obligé de dépenser beaucoup d’énergie pour éviter dans mes lettres les phrases inutiles et les incidentes superflues.

Tout cela démontre clairement l’affaiblissement de mon activité cérébrale. Et il est à remarquer que c’est pour la lettre la plus simple que je dois faire l’effort le plus grand. Dans un article scientifique, je me sens plus à l’aise et plus intelligent que dans une lettre de félicitations ou dans un rapport. Encore un point : écrire en allemand ou en anglais m’est plus facile que d’écrire en russe.

En ce qui concerne ma manière de vivre actuelle, la première des choses que je dois noter est l’insomnie dont je souffre depuis ces derniers temps. Si l’on me demandait quel est le trait principal et essentiel de mon existence présente, je répondrais : l’insomnie.

Comme autrefois, par habitude, je me déshabille à minuit juste et me mets au lit. Je m’endors vite. Mais, vers deux heures, je m’éveille, et avec la sensation que je n’ai pas du tout dormi. Je suis obligé de me lever et d’allumer ma lampe. Je marche une heure ou deux d’un coin à un autre de ma chambre, et je regarde les tableaux et les photographies qui me sont depuis si longtemps connus. Quand je suis las de marcher, je m’assieds à mon bureau. Je reste assis immobile, sans penser à rien et sans éprouver aucun désir. S’il y a un livre devant moi, je l’attire machinalement et le lis sans y prendre aucun intérêt. C’est ainsi qu’il y a peu de temps, j’ai lu machinalement en une nuit tout un roman qui porte ce drôle de titre : Ce que chantait une hirondelle. Ou bien, pour occuper mon attention, je me force à compter jusqu’à mille. Ou encore, je me représente la figure d’un de mes collègues, et j’entreprends de me rappeler quelle année et dans quelles circonstances il a débuté. J’aime à prêter l’oreille aux bruits. Parfois, dans la troisième chambre après la mienne, ma fille Lîsa prononce vite en songe quelque chose. Parfois, ma femme traverse le salon avec une bougie et laisse tomber immanquablement la boîte d’allumettes, ou bien, une armoire, travaillée par la sécheresse, craque, ou bien le brûleur de la lampe se met soudain à ronfler ; et tous ces bruits, je ne sais pourquoi, m’agitent.

Ne pas dormir la nuit, c’est avoir à toute minute la conscience que l’on n’est pas normal. Aussi attends-je avec impatience le matin et le jour, c’est-à-dire le moment où j’aurai le droit de ne pas dormir. Il passe beaucoup de temps accablant avant que le coq chante au dehors. C’est lui qui le premier m’annonce la bonne nouvelle. Dès qu’il a poussé son cri, je sais qu’il n’y a plus qu’une heure avant que le suisse, en bas, se réveille et, toussant avec colère, monte, pour quelque besogne, l’escalier. Ensuite, derrière les fenêtres, le jour blanchira peu à peu. Des voix retentiront dans la rue.

Ma journée commence par la visite de ma femme. Elle entre chez moi en jupon, non peignée, mais déjà lavée, sentant l’eau de Cologne ; elle a l’air d’entrer par hasard et elle dit chaque fois la même chose :

– Pardon, je ne viens que pour une minute… Tu n’as pas encore dormi de la nuit ?

Puis elle éteint ma lampe, s’assied près de mon bureau et se met à parler. Je ne suis pas prophète, mais je sais d’avance de quoi il va être question. Chaque jour, c’est la même chose. Habituellement, après s’être inquiétée de ma santé, elle se souvient tout à coup de notre fils, officier à Varsovie. Passé le 20 de chaque mois, nous lui envoyons cinquante roubles ; c’est là ce qui sert de thème principal à notre conversation.

– Sans doute, c’est une gêne, soupire ma femme, mais tant qu’il ne sera pas à même de se suffire, nous devons l’aider. Ce petit est loin de nous, il est mal payé… D’ailleurs, si tu veux, le mois prochain, nous ne lui enverrons que quarante roubles. Qu’en penses-tu ?

L’expérience quotidienne aurait dû persuader ma femme que nos dépenses ne diminuent pas du fait que nous en parlons souvent, mais ma femme est réfractaire à l’expérience, et, chaque matin, régulièrement, elle me parle de notre officier, me raconte que le pain, grâce à Dieu, a baissé, mais que le sucre a augmenté de deux kopeks. Et tout cela comme si elle m’annonçait quelque chose de nouveau.

Je l’écoute, je fais chorus machinalement, et, sans doute, en raison de ce que je n’ai pas dormi la nuit, des pensées étranges, oiseuses, s’emparent de moi. Je regarde ma femme et m’étonne comme un enfant. Je me demande avec perplexité : Se peut-il que cette vieille, très grosse et laide personne, qu’hébètent les mesquins soucis et l’effroi de la bouchée de pain, dont les vues sont obscurcies par de constantes idées de dettes et de besoin, qui ne sait parler que de dépenses, et ne sourire qu’au bon marché ; se peut-il que cette femme ait été autrefois cette frêle Vâria que j’ai aimée passionnément pour son bel et clair esprit, pour son âme pure et sa beauté, et, comme Othello aimait Desdémone, en raison de sa « sympathie » pour ma science ? Se peut-il que ce soit cette Varia qui, jadis, mit au monde mon fils ?…

De cette vieille, molle et laide, je scrute le visage ; j’y cherche Vâria. Mais, du passé, elle n’a gardé que son souci de ma santé et sa façon d’appeler mes appointements nos appointements, mon chapeau notre chapeau, etc. Je souffre à la regarder, et, pour ne pas l’affliger, je lui permets de dire n’importe quoi. Je me tais même quand elle juge injustement autrui ou me tance parce que je ne fais pas de clientèle et ne publie pas de manuels.

Notre conversation finit toujours d’une même façon. Ma femme se souvient tout à coup que je n’ai pas encore pris de thé et s’effraie :

– Qu’ai-je à rester assise ! dit-elle en se levant. Le samovar est depuis longtemps sur la table et je bavarde. Comme je perds la mémoire, mon Dieu !

Elle part vite et s’arrête à la porte pour dire :

– Nous devons cinq mois à Iégor. Le sais-tu ? Il ne faut pas différer le paiement des domestiques. Combien de fois l’ai-je dit ! Payer dix roubles par mois est bien plus facile que d’en payer cinquante au bout de cinq mois.

La porte passée, elle s’arrête à nouveau et dit :

– Personne ne me fait tant de pitié que la pauvre Lîsa. La petite étudie au Conservatoire, vit dans la bonne société et est habillée on ne sait comment. Une pelisse qu’il est honteux de montrer dans la rue. Si elle était fille de quelqu’un d’autre, ce ne serait rien, mais tout le monde sait que son père est un professeur célèbre, conseiller privé.

Et, m’ayant ainsi reproché mon nom et mon titre, elle sort enfin.

C’est ainsi que commence ma journée.

Elle ne se continue pas mieux.

Quand je prends mon thé, ma Lîsa arrive en pelisse, en chapeau, sa musique à la main, déjà prête pour se rendre au Conservatoire. Elle a vingt-deux ans. Elle paraît plus jeune. Elle est jolie et ressemble un peu à ma femme dans sa jeunesse. Elle me baise tendrement la tempe et la main, et dit :

– Bonjour, papa. Tu vas bien ?

Enfant, elle aimait beaucoup les glaces, et je la menais souvent dans une pâtisserie. Les glaces étaient pour elle la mesure de tout ce qu’il y a de bien. Si elle voulait me complimenter, elle disait : « Tu es à la crème, papa. » Un de ses doigts s’appelait à la pistache, un autre à la crème, un troisième à la framboise, etc. D’ordinaire, quand elle venait m’embrasser le matin, je la mettais sur mes genoux et, lui baisant les doigts, je lui disais :

– À la crème…, à la pistache…, au citron…

Et, à présent, par vieille habitude, je baise ses doigts et murmure : « À la pistache, à la crème, au citron », mais ce n’est plus du tout ça. Je suis froid comme un sorbet, et suis confus. Quand ma fille entre et qu’elle touche de ses lèvres ma tempe, je tressaille comme si une abeille me piquait. Je souris avec contrainte et détourne le visage. Depuis que je souffre d’insomnie, cette question est plantée comme un clou dans ma cervelle. Ma fille voit sans cesse combien, vieillard, homme illustre que je suis, je souffre et rougis de devoir de l’argent à mon valet de chambre ; elle voit combien le souci des dettes criardes m’oblige souvent à quitter mon travail et à rôder pensif de chambre en chambre pendant des heures ; pourquoi donc n’est-elle jamais venue me trouver à l’insu de sa mère, et n’a-t-elle pas chuchoté : « Père, voici ma montre, mes bracelets, mes boucles d’oreilles, mes robes ; engage tout cela, il te faut de l’argent. » Pourquoi, voyant combien sa mère et moi, esclaves d’un faux sentiment, nous nous efforçons de cacher à autrui notre pauvreté ; pourquoi ne se refuse-t-elle pas le coûteux plaisir de s’occuper de musique ? Je n’aurais, Dieu m’en garde, accepté ni sa montre, ni ses bracelets, ni ses sacrifices ; ce n’est pas ce dont j’ai besoin…

Je me souviens fort à propos de mon fils, l’officier de Varsovie. C’est un garçon d’esprit, honnête et sobre ; mais ce n’est pas non plus ce qu’il me faudrait. Je pense que si j’avais un vieux père et savais qu’il est des minutes où il a honte de sa pauvreté, je laisserais à d’autres le métier d’officier et me louerais comme manœuvre. De pareilles pensées sur mes enfants m’empoisonnent. À quoi riment-elles ? Seul un homme étroit et aigri peut dissimuler en soi un mauvais sentiment contre des gens ordinaires, parce qu’ils ne sont pas des héros. Mais assez là-dessus…

À dix heures moins le quart, il me faut aller faire un cours à mes jeunes élèves chéris. Je m’habille et parcours un trajet qui m’est connu depuis trente ans et a pour moi son histoire. Voici la grande maison grise avec la pharmacie. Il y avait là, dans le temps, une petite maison avec un débit de bière où je ruminais ma thèse et écrivis ma première lettre d’amour à Vâria. Je l’écrivis au crayon sur une feuille portant l’en-tête : Historia morbi[1]. Voici l’épicerie que tenait dans le temps un juif qui me vendait des cigarettes à crédit, et, après, ce fut une grosse femme qui aimait les étudiants parce que « chacun d’eux a une mère ». Maintenant, c’est un marchand roux, homme indifférent à tout, qui fait son thé dans une théière de cuivre. Et voici la porte sombre, depuis longtemps non rafraîchie, de l’Université. Voici, dans sa peau de mouton, le dvornik qui s’ennuie et les balais, les tas de neige… Sur un garçon fraîchement débarqué de province, et s’imaginant que le temple de la science est véritablement un temple, cette porte de l’Université ne peut pas produire une bonne impression. En général, la vétusté des locaux universitaires, l’obscurité des corridors, la lèpre des murailles, le manque de lumière, le triste aspect des escaliers, des portemanteaux et des bancs, tout cela entre pour quelque chose dans la formation du pessimisme russe… Voici aussi notre jardin. Depuis l’époque où j’étais étudiant, il n’a changé, me paraît-il, ni en mieux ni en pire ; je ne l’aime pas. Il serait préférable qu’à la place de ces tilleuls phtisiques, de ces acacias, et de ce lilas maigre et tordu, il y eût de grands pins et de beaux chênes. L’étudiant, dont la disposition d’esprit est déterminée le plus souvent par ce qui l’entoure, ne doit voir, là où il s’instruit, que des choses élevées, fortes ou belles. Dieu le préserve des arbres maigres, des fenêtres brisées, des murailles grises et des portes capitonnées de toile cirée en lambeaux…

Dès que j’arrive à ma porte elle s’ouvre, et l’huissier Nicolas, mon contemporain, mon collègue et mon homonyme, me reçoit et me fait entrer ; il se racle la gorge et dit :

– Il gèle, Excellence !

Ou, quand ma pelisse est mouillée :

– Il pleut, Excellence !

Ensuite, il s’élance devant moi et ouvre toutes les portes. Dans mon cabinet, il m’enlève soigneusement ma pelisse et s’empresse de me communiquer quelque nouvelle universitaire. Grâce à l’étroite franc-maçonnerie qui existe entre tous les suisses et les garçons de l’Université, il sait ce qui se passe dans les quatre Facultés, au secrétariat, dans le cabinet du recteur, à la bibliothèque.

Que ne sait-il pas ? Quand l’événement du jour est, par exemple, la retraite du recteur ou du doyen, je l’entends souvent nommer les candidats aux jeunes employés et leur expliquer que le ministre ne validera pas celui-ci, que tel autre refusera. Ensuite, il se lance dans des détails fantastiques sur des papiers mystérieux, reçus au secrétariat, sur une conversation secrète entre le ministre et le curateur de l’Université, etc. Hormis ces détails, il est presque toujours véridique en tout. Les caractéristiques qu’il fait de chaque candidat sont originales, mais justes. Si vous voulez savoir quelle année un tel a soutenu sa thèse, est entré au service, a pris sa retraite ou est mort, appelez à votre aide l’énorme mémoire de cet ex-militaire, et, non seulement il vous dira l’année, le mois et la date, mais il vous fournira des détails qui accompagnèrent telle ou telle circonstance. Ainsi peut se souvenir celui seul qui aime.

Il est le conservateur des traditions. De ses prédécesseurs, il a hérité beaucoup de légendes de la vie universitaire. Il en a ajouté beaucoup de son cru, acquises dans sa pratique, et, si vous le voulez, il vous racontera de nombreuses histoires, longues ou courtes. Il peut vous parler de savants extraordinaires, qui savaient tout, de remarquables travailleurs qui ne dormaient pas des semaines entières et de nombreux martyrs ou victimes de la science. Chez lui, le bien triomphe du mal ; le faible vainc toujours le fort, le sage l’imbécile, le modeste le fier, le jeune le vieux… Il n’est pas besoin de prendre toutes ses légendes et fantaisies pour argent comptant, mais passez-les au filtre, il en restera ce qu’il faut : de bonnes traditions de chez nous et des noms de véritables héros, reconnus de tous.

Les données sur le monde savant se résument, dans la société, en anecdotes, sur l’extraordinaire distraction de quelques vieux professeurs, et en deux ou trois bons mots attribués à Gruber, à moi ou à Baboûkhine. Pour la société instruite, c’est peu. Si cette société aimait la science, les savants et les étudiants de la même manière que Nicolas les aime, sa bibliothèque compterait depuis longtemps sur elle et sur eux de longues épopées, des légendes et des vies, que, malheureusement, elle n’a pas aujourd’hui.

En m’apprenant une nouvelle, Nicolas prend une expression sévère, et une longue conversation commence entre nous. Si, à ce moment, un tiers entendait avec quelle aisance Nicolas manie la terminologie savante, il pourrait penser que c’est un savant habillé en huissier. Pour le dire en passant, les bruits répandus sur les huissiers de facultés sont très exagérés. Nicolas connaît, en vérité, plus de cent appellations latines ; il sait remonter un squelette, faire au besoin des préparations, faire rire les étudiants au moyen de quelque longue citation savante, mais, par exemple, la théorie si simple de la circulation du sang reste pour lui aussi obscure qu’il y a vingt ans.

Profondément courbé sur un livre ou sur une préparation, je trouve, à la table de mon cabinet, mon prosecteur Piôtre Ignâtiévitch, garçon de trente-cinq ans, appliqué, mais sans talent, déjà chauve et ventru. Il travaille du matin au soir, lit énormément, se souvient parfaitement de tout ce qu’il lit, et, à ce point de vue, ce n’est pas un homme, mais un trésor. Pour le reste, cependant, c’est un cheval de trait, ou, comme on dit, une brute savante. Ce qui le différencie d’un homme de talent, est son horizon étroit et brusquement délimité par sa spécialité, hors de laquelle il est naïf comme un enfant. Je me rappelle qu’un matin, en entrant dans mon cabinet, je dis :

– Figurez-vous quel malheur ! On dit que Skobélèv est mort.

Nicolas se signa et Piôtre Ignâtiévitch se tourna vers moi et demanda :

– Qui est-ce, Skobélèv ?

Une autre fois, un peu auparavant, je lui avais annoncé la mort du peintre Pérov. Le très cher Piôtre Ignâtiévitch me demanda :

– Sur quoi faisait-il son cours ?

Il semble que si la Patti[2] chantait à son oreille, que si des hordes de Chinois envahissaient la Russie, que si un tremblement de terre se produisait, il ne bougerait pas, et, de son œil cligné, regarderait le plus tranquillement du monde dans son microscope. En un mot, Hécube[3] ne lui est rien. J’aurais cher payé pour voir comment cet homme, sec comme un biscuit, dort avec sa femme.

Autre trait : sa foi fantastique dans l’infaillibilité de la science et principalement dans tout ce qu’écrivent les Allemands. Il croit en lui, en ses préparations, il sait le but de la vie et ignore absolument les doutes et les désenchantements qui font blanchir les cheveux des hommes de talent. Adoration secrète des autorités, et manque du besoin de penser de façon indépendante. Il est difficile de le dissuader de quelque chose. Discuter avec lui est impossible. Allez discuter avec un homme profondément convaincu que la science la plus belle est la médecine, que les meilleurs hommes sont les médecins et que la meilleure tradition est la tradition médicale. De l’ennuyeux passé médical, il ne s’est conservé qu’une tradition : la cravate blanche que portent encore les docteurs. Un savant ou un homme cultivé ne peut concevoir qu’une tradition pour toute l’Université sans subdivisions en médicale, juridique, ou autre ; mais Piôtre Ignâtiévitch conviendra difficilement de cela, et il est prêt à en discuter avec vous jusqu’au jugement dernier.

Son avenir est pour moi des plus clairs. Il fera, toute sa vie, plusieurs centaines de préparations d’une propreté extraordinaire ; il écrira beaucoup de traités, convenables et secs ; il fera des dizaines de consciencieuses traductions, mais il n’inventera aucune poudre. Pour inventer la poudre, il faut de la fantaisie, de l’invention, de la divination : il n’y a rien de semblable chez Piôtre Ignâtiévitch ; bref, ce n’est pas un patron dans la science : c’est un ouvrier.

Moi, Piôtre Ignâtiévitch et Nicolas, nous parlons à demi-voix. Nous sommes un peu inquiets. On ressent quelque chose de particulier, quand, derrière la porte, bruit la mer de l’auditoire. Au bout de trente années, je ne suis pas encore fait à ce sentiment ; je l’éprouve chaque matin. Je boutonne nerveusement ma redingote ; je pose à Nicolas des questions inutiles ; je m’irrite. Cela ressemble à de la poltronnerie, mais ce n’en est pas ; c’est autre chose que je ne suis en état ni de nommer ni de décrire.

Sans aucune nécessité, je regarde ma montre et je dis :

– Allons, il faut entrer.

Et nous entrons majestueusement dans cet ordre ; d’abord Nicolas, portant les préparations ou un atlas anatomique, ensuite moi. Derrière moi, baissant modestement la tête, entre le cheval de trait. Ou bien, selon le besoin, si l’on porte un cadavre sur une civière, Nicolas vient après le cadavre, et nous ensuite. À mon apparition les étudiants se lèvent, puis s’asseyent, et le bruit de la mer s’apaise subitement ; le calme s’établit.

Je sais quel est mon sujet, mais j’ignore comment je vais le traiter, par quoi je commencerai et finirai. Je n’ai pas en tête une seule phrase préparée. Mais il me suffit de regarder l’auditoire sur les gradins de l’amphithéâtre et de prononcer la phrase stéréotypée : « La dernière fois, nous nous sommes arrêtés à… » pour que des phrases sortent en longue file de mon âme, – et ça marche.

Je parle extrêmement vite, passionnément, et il me semble qu’aucune force ne saurait interrompre le fil de mon discours. Pour bien faire un cours, ne pas ennuyer l’auditoire et l’instruire, il faut avoir, outre le talent, de l’habileté et de l’expérience ; il faut une nette représentation de ses forces, de ceux à qui on parle et de ce qui fait l’objet de votre leçon ; en outre, il faut être astucieux, s’observer d’un œil vigilant et ne pas perdre une seconde l’objet qu’on a en vue.

Un bon chef d’orchestre, traduisant la pensée des compositeurs, fait vingt choses à la fois. Il lit la partition, agite son bâton, suit les chanteurs, fait un signe soit au tambour, soit au cor de chasse, etc. ; moi, de même, quand je fais mon cours.

J’ai devant moi cent cinquante êtres différents les uns des autres et trois cents yeux qui me regardent. Mon but est de vaincre cette hydre à têtes multiples. Si j’ai à chaque minute, quand je parle, une représentation nette du degré de son attention et de la force de son entendement, elle est en mon pouvoir. Un autre obstacle réside en moi : c’est l’infinie diversité des formes, des phénomènes et des lois, et la multitude d’idées étrangères qu’elles conditionnent. Dans cette formidable matière, je dois avoir à chaque minute l’adresse de saisir le principal et le nécessaire, et, aussi vite que je parle, envelopper ma pensée dans une forme appropriée à l’entendement de l’hydre, et qui ranime son attention. Il faut, pour cela, veiller attentivement à ce que les pensées ne s’épanchent pas selon l’ordre de leur accumulation, mais dans un ordre nécessaire à la composition du tableau que je veux dessiner. Je tâche encore que mon discours soit littéraire, ma phrase jolie et le plus simple possible, mes définitions courtes et fines. Je dois me retenir à chaque instant, me borner et me rappeler que je ne dispose que d’une heure et quarante minutes. En un mot, beaucoup de travail. Il faut, tout en même temps, se montrer savant, pédagogue, orateur, et c’est une chose fâcheuse si l’orateur prime le pédagogue ou le savant, ou vice versa.

Au bout d’un quart d’heure, d’une demi-heure, on s’aperçoit que les étudiants commencent à regarder le plafond ou Piôtre Ignâtiévitch. L’un cherche son mouchoir, un autre s’assied plus commodément, un troisième sourit à ses pensées… C’est que l’attention se fatigue. Il faut prendre des mesures en conséquence. Je profite de la première occasion venue et lance un calembour. Les cent cinquante étudiants sourient largement, leurs yeux brillent joyeusement ; le bruit de la mer s’entend une minute… Moi aussi je souris. L’attention s’est rafraîchie, je puis continuer.

Aucun sport, aucune distraction et aucun jeu ne m’ont jamais apporté autant de jouissance que le plaisir de faire un cours. À mes cours seulement, je puis me donner tout à ma passion, et j’ai compris que l’inspiration n’est pas une vaine invention des poètes ; elle existe réellement. Et je pense qu’Hercule, après le plus piquant de ses travaux, ne ressentit pas un anéantissement plus doux que moi après chacun de mes cours.

Cela était ainsi jadis.

Mais, à présent, je ne ressens à mes cours que tourment. Il ne se passe pas une demi-heure que je ne commence à éprouver une invincible faiblesse dans les jambes et dans la poitrine. Je m’assieds dans mon fauteuil, mais je ne suis pas habitué à parler assis. Au bout d’une minute, je me lève, et continue à parler debout, puis je me rassieds. Ma bouche est sèche, ma voix s’enroue, ma tête tourne… Pour cacher mon état à mes auditeurs, je bois de l’eau à tout instant, je tousse, je me mouche fréquemment, comme si j’étais enrhumé ; je fais à contretemps des calembours. Et enfin j’annonce l’interruption plus vite qu’il ne faut. Mais, surtout, j’ai honte.

Ma conscience et mon esprit me disent que le mieux serait de faire à mes jeunes gens une leçon d’adieu, leur dire un dernier mot cordial, leur donner ma bénédiction et céder la place à un homme plus jeune et plus fort que moi. Mais, Dieu me juge ! je n’ai pas assez de courage pour agir selon ma conscience.

Par malheur, je ne suis ni philosophe ni théologien. Je sais très bien que je ne vivrai pas plus de six mois ; il semblerait donc que les questions des ténèbres funèbres et des visions qui hanteront mon sommeil sépulcral devraient m’occuper avant tout. Mais, je ne sais pourquoi, mon âme ne veut pas s’occuper de ces questions-là, bien que mon esprit en reconnaisse toute l’importance. Maintenant, en face de la mort, comme il y a vingt ou trente ans, la science seule m’intéresse. En rendant le dernier soupir, je continuerai à croire que la science est ce qu’il y a d’essentiel, de plus beau et de plus nécessaire dans la vie de l’homme, qu’elle a toujours été et sera la plus haute manifestation d’amour, et que, par elle seule, l’homme vaincra la nature et lui-même. Cette foi est peut-être naïve et mal fondée, mais est-ce ma faute si je crois ainsi et non autrement ? Je ne puis vaincre en moi cette foi.

Mais là n’est pas la question. Je demande seulement que l’on condescende à ma faiblesse et que l’on comprenne qu’éloigner de sa chaire et de ses élèves un homme que les fonctions de la moelle épinière intéressent plus que le but final du monde équivaudrait à le prendre et à le clouer vivant dans la bière, sans attendre qu’il soit mort.

Quelque chose d’étrange résulte de mon insomnie, de ma honte et de ma lutte acharnée contre la faiblesse qui s’accroît. Au milieu de mon cours, des larmes me montent tout à coup à la gorge, les yeux commencent à me piquer, et j’éprouve un désir passionné, hystérique, de tendre les bras à mon auditoire et de me plaindre à haute voix. J’ai envie de crier que le destin m’a condamné, moi, homme célèbre, à la peine de mort, que dans quelque six mois un autre que moi sera maître dans cet amphithéâtre. Je veux crier que je suis empoisonné. De nouvelles pensées que je ne connaissais pas gâtent les derniers jours de ma vie et continuent, à la façon de moustiques, à piquer mon cerveau. En ce moment-là, ma situation me paraît si effroyable que je voudrais que tous mes auditeurs en fussent effrayés, se levassent, et, avec une terreur panique, se précipitassent avec des cris désespérés vers la sortie. Il n’est pas aisé de vivre de pareilles minutes.

II

Après mon cours, je reste chez moi à travailler. Je lis des revues, des thèses, ou je prépare le cours suivant. Parfois j’écris quelque chose. Je travaille avec interruption, car il me faut recevoir des visiteurs.

On sonne. C’est un de mes collègues venu pour affaires. Il entre avec son chapeau et sa canne, me salue en les tenant, et dit :

– Je ne viens que pour une minute. Restez assis, collègue, je n’ai que deux mots à vous dire.

Nous nous efforçons de nous démontrer avant tout que nous sommes tous les deux extraordinairement polis et très contents de nous voir. Je le fais asseoir dans un fauteuil, et il me fait asseoir, puis nous nous passons l’un l’autre la main sur la taille, touchons nos boutons, et on dirait que nous nous tâtons l’un l’autre, craignant de nous brûler. Nous rions tous les deux, bien que nous ne disions rien de risible. Assis, nous nous penchons l’un vers l’autre et nous mettons à causer à mi-voix. Aussi peu cordialement soyons-nous disposés l’un pour l’autre, nous ne manquons pas de dorer nos paroles de toute sorte de chinoiseries, comme : « Vous avez daigné justement remarquer », ou : « Comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire. » Et nous ne pouvons faire que de rire si l’un de nous risque un jeu de mots, même mal venu. Ayant fini de parler de son affaire, mon collègue se lève précipitamment, et remuant son chapeau en montrant mon travail, commence à prendre congé. Nous nous tapotons à nouveau l’un l’autre, et nous rions. Je l’accompagne dans l’antichambre. J’aide mon collègue à mettre sa pelisse, mais il se défend vivement de ce grand honneur. Ensuite, quand Iégor lui ouvre la porte, il m’assure que je vais m’enrhumer, et moi je fais mine que je suis prêt à l’accompagner jusque dans la rue. Et lorsqu’enfin je rentre dans mon cabinet, mon visage continue encore à sourire, sans doute par force acquise. Peu après, nouveau coup de sonnette. Quelqu’un entre dans l’antichambre, quitte longuement son manteau et tousse : Iégor m’annonce un étudiant. Je dis de le faire entrer. Une minute après m’arrive un jeune homme d’agréable tournure. Il y a déjà un an que nous sommes, lui et moi, en relations tendues. Il me répond de façon très faible aux examens et je lui mets des un. De ces gaillards que, dans la langue d’école, je retape ou fais sécher, il en vient par an sept chez moi. Ceux d’entre eux qui échouent par incapacité ou par maladie portent ordinairement leur croix avec patience et ne barguignent pas. Ne barguignent et ne viennent me trouver que les sanguins, les jeunes gens d’une nature généreuse, auxquels l’échec gâte l’appétit et qu’il empêche de suivre régulièrement l’Opéra. Pour les premiers, je suis gentil. Les seconds, je les traque toute l’année.

– Asseyez-vous, dis-je à mon hôte. Qu’avez-vous à me dire ?

– Excusez-moi, professeur, de vous déranger, commence-t-il en bégayant et sans me regarder. Je ne me serais pas permis de vous déranger si je… Voilà déjà cinq fois que je passe mon examen avec vous et j’échoue. Ayez, je vous prie, la bonté de me mettre une note satisfaisante, parce que…

L’argument que les paresseux emploient est toujours le même ; ils ont magnifiquement passé en toute matière et n’ont échoué qu’avec moi, ce qui est d’autant plus surprenant qu’ils ont toujours beaucoup travaillé et connaissent à fond la partie que j’enseigne. Ils ont échoué par suite de quelque incompréhensible malentendu…

– Excusez-moi, mon ami, dis-je à l’étudiant, de ne pouvoir pas vous mettre une note satisfaisante. Relisez vos cours et revenez. Alors on verra…

Une pause. Il me vient l’envie de taquiner le jeune homme de ce qu’il aime plus la bière et l’opéra que la science, et je lui dis en soupirant :

– Le mieux que vous puissiez faire est, selon moi, d’abandonner complètement la Faculté de médecine. Si, avec vos capacités, vous ne pouvez pas passer votre examen, c’est, évidemment, que vous n’avez ni le désir ni la vocation d’être médecin.

Le visage du jeune homme s’allonge.

– Pardon, professeur, dit-il en souriant, ce serait de ma part au moins singulier. Avoir travaillé cinq ans, et… partir brusquement.

– Oui, croyez-moi ! Mieux vaut avoir perdu cinq ans que de faire ensuite toute sa vie une chose que l’on n’aime pas.

Mais, tout de suite, j’ai pitié de lui, et je m’empresse de dire :

– Au reste, à votre idée. Travaillez encore un peu et revenez.

– Quand ? demande sourdement le paresseux.

– Quand vous voudrez, même demain, si vous êtes prêt.

Et dans ses bons yeux, je lis : « Revenir je le puis, mais, animal, tu m’ajourneras encore. »

– Certes, lui dis-je, vous ne serez pas plus savant si vous passez quinze fois l’examen avec moi, mais cela vous formera le caractère ; ce sera autant de gagné.

Il se fait un silence. Je me lève et j’attends que mon visiteur se retire. Et lui reste debout, regarde la fenêtre, se tortille la barbiche, et pense. Le moment est ennuyeux.

Mon sanguin a la voix agréable, pleine, des yeux spirituels, moqueurs, la figure débonnaire, un peu fripée par l’usage fréquent de la bière et de longs repos sur son divan. Il pourrait assurément me raconter beaucoup de choses intéressantes sur l’Opéra, sur ses aventures d’amour, sur ses camarades favoris ; mais, malheureusement, il n’est pas reçu de parler de cela entre nous ; je l’aurais écouté avec plaisir.

– Professeur, me dit-il, je vous donne ma parole d’honneur que, si vous me mettez une note convenable, je…

Dès qu’il parle de sa parole d’honneur, j’agite les bras et je m’assieds à mon bureau. L’étudiant réfléchit encore une minute et dit tristement :

– Alors, adieu… Excusez-moi.

– Bonjour, mon ami, portez-vous bien.

Il entre irrésolument dans l’antichambre, y prend son manteau et, revenu dans la rue, il songe sans doute encore longuement. N’ayant rien trouvé à mon adresse que « vieux diable ! », il se rend à quelque mauvais restaurant, dîne, boit de la bière, et ensuite va se coucher. Paix à toi, honnête travailleur !

Troisième coup de sonnette. Entre un jeune médecin à lunettes d’or, avec des gants neufs, noirs, et l’inévitable cravate blanche. Il se présente. Je le prie de s’asseoir et lui demande ce qu’il veut. Le jeune prêtre de la science se met à me dire, non sans émotion, qu’il a subi cette année l’examen de doctorat et qu’il ne lui reste à faire que sa thèse. Il voudrait y travailler chez moi, sous ma direction ; je l’obligerais beaucoup si je lui donnais un sujet.

– Très heureux de vous être utile, collègue, lui dis-je, mais auparavant entendons-nous bien sur ce qu’est une thèse. Il est convenu d’entendre sous ce mot une production individuelle, n’est-ce pas ? Or, une œuvre écrite sur un thème fourni par une autre personne, et sous la direction d’autrui, porte un autre nom.

Le presque-docteur se tait. Je m’échauffe et je me lève.

– Je ne comprends pas ce que vous voulez de moi, lui crié-je fâché. Est-ce que je tiens une boutique ? Je ne fais pas commerce de sujets de thèse. Pour la mille et unième fois, je vous prie tous de me laisser en paix ! Pardonnez ma brutalité, mais, à la fin, ça m’ennuie !

Le presque-docteur se tait et une légère rougeur perce autour de ses pommettes. Sa figure exprime une profonde estime pour mon illustre nom et pour ma science, mais je vois à ses yeux qu’il méprise et ma voix et ma piètre tournure et ma gesticulation nerveuse. Dans ma colère, je lui parais un peu toqué.

– Je ne tiens pas boutique ! répété-je. Quelle chose étonnante : ne vouloir pas être indépendant ! Pourquoi la liberté vous est-elle si insupportable ?

Je parle beaucoup, et il se tait toujours. À la fin, je m’apaise peu à peu et me rends. Le candidat docteur reçoit de moi un sujet de pacotille ; il écrira sous ma direction une thèse inutile, la soutiendra avec mérite et recevra un grade universitaire qui ne le changera pas.

Les coups de sonnette peuvent se succéder indéfiniment, je n’en mentionnerai ici que quatre. Le quatrième retentit et j’entends des pas connus, le froissement d’une robe et une voix chère…

Il y a dix-huit ans mourut, laissant une fille de sept ans appelée Kâtia, et une fortune de soixante mille roubles, un oculiste, professeur comme moi. Il me désignait dans son testament comme le tuteur de l’enfant. Kâtia, jusqu’à dix ans, vécut dans ma famille, puis elle entra à l’institut des demoiselles et ne vint plus chez moi qu’en été, pendant les vacances. Je n’avais pas le temps de m’occuper de son éducation. Je ne pus l’observer que par intervalles. Aussi ne puis-je dire que fort peu de choses de son enfance.

Ce dont je me souviens en premier lieu, et ce que j’aime à me rappeler, c’est l’extraordinaire confiance avec laquelle elle entra dans ma maison et se laissait soigner par les médecins. Cette confiance se lisait sur sa petite figure. La voici, par exemple, assise à l’écart, la joue bandée, et qui regarde quelque chose avec attention. Me voit-elle, à ce moment-là, écrire ou feuilleter un livre ; voit-elle ma femme aller et venir, ou la cuisinière, dans sa cuisine, peler des pommes de terre, ou le chien jouer, ses yeux exprimaient invariablement une même pensée : « Tout ce qui se fait en ce monde est beau et intelligent. »

Elle était curieuse et aimait beaucoup à causer avec moi. Assise à table, en face de moi, elle suivait mes mouvements, et me questionnait. Elle s’intéressait à ce que je lisais, à ce que je faisais à l’Université, me demandait si je n’avais pas peur des cadavres, à quoi j’employais mes appointements…

– Les étudiants se battent-ils à l’Université ? demandait-elle.

– Oui, ils se battent.

– Et vous les faites mettre à genoux ?

– Je les y fais mettre.

Et ces deux choses lui paraissaient drôles, et elle riait. C’était une enfant douce, patiente et bonne. Il m’arrivait souvent de voir qu’on lui enlevait quelque chose, qu’on la punissait sans raison, ou qu’on ne satisfaisait pas sa curiosité. À sa continuelle expression de confiance s’ajoutait alors de la tristesse, et rien de plus. Je ne savais pas intervenir pour elle et, quand je la voyais triste, je sentais le désir de l’attirer à moi et de la plaindre du ton d’une vieille nourrice, disant : « Ma chère orpheline. »

Je me souviens aussi qu’elle aimait à bien s’habiller et à s’asperger de parfums. En cela son goût concordait avec le mien ; j’aime aussi les belles robes et les bons parfums.

Je regrette de n’avoir eu ni le temps ni l’envie de suivre le début et le développement de la passion qui possédait déjà entièrement Kâtia quand elle avait quatorze ou quinze ans. Je parle de son amour passionné pour le théâtre. Lorsqu’elle vivait chez nous, pendant les vacances, elle ne parlait de rien avec tant de plaisir et de chaleur que de pièces et d’acteurs. Elle nous fatiguait de ses continuels discours sur le théâtre. Ma femme et mes enfants ne l’écoutaient pas. À moi seul manquait l’énergie de lui refuser l’attention. Quand elle ressentait le désir de partager avec quelqu’un ses enthousiasmes, elle entrait dans mon cabinet et me disait d’un ton suppliant :

– Nicolas Stépânytch[4], permettez-moi de parler de théâtre avec vous !

Je lui montrais la pendule et disais :

– Je te donne une demi-heure. Commence.

Dans la suite, elle se mit à apporter avec elle des douzaines de portraits d’acteurs et d’actrices qu’elle adorait. Elle se donna ensuite plusieurs fois le plaisir de prendre part à des spectacles d’amateurs, et enfin, quand elle eut terminé ses classes à l’institut, elle me déclara qu’elle était née pour être actrice.

Je n’ai jamais partagé l’engouement de Kâtia pour le théâtre. Pour moi, si une pièce est bonne, il n’est pas besoin, pour recevoir l’impression voulue, de fatiguer des acteurs ; on peut se borner à la lire ; si, au contraire, une pièce est mauvaise, aucun jeu ne peut la rendre bonne.

Dans ma jeunesse, j’allais souvent au théâtre, et, maintenant, deux fois par an, ma famille prend une loge et m’emmène pour me « détendre ». Sans doute ce n’est pas assez pour avoir le droit de juger du théâtre ; pourtant j’en dirai quelque chose. Le théâtre n’est pas, selon moi, devenu meilleur qu’il était il y a trente ou quarante ans. Comme autrefois, je ne puis ni dans les couloirs, ni au foyer, trouver un verre d’eau. Comme autrefois, les huissiers me mettent à l’amende de vingt kopeks pour ma pelisse, bien qu’il n’y ait rien de répréhensible dans le fait de porter l’hiver un vêtement chaud. Comme autrefois, une musique joue sans aucune nécessité pendant les entr’actes, ajoutant à l’impression reçue quelque chose de nouveau qu’on ne demande pas. Comme autrefois, les hommes, pendant les entr’actes, vont boire des spiritueux. Si je ne vois pas de progrès dans les détails, je les cherche en vain dans le fond. Quand un acteur, enveloppé des pieds à la tête dans la tradition et les préjugés théâtraux s’efforce de lire non pas simplement, mais avec un infaillible frémissement et avec des convulsions de tout le corps, le simple et usuel monologue : « Être ou ne pas être », ou quand il s’efforce de me convaincre que Tchâski, causant beaucoup avec des sots et aimant une sotte, est un homme d’esprit, et que Le malheur d’avoir trop d’esprit n’est pas une pièce ennuyeuse, je sens émaner de la scène la même routine qui m’ennuyait déjà il y a quarante ans, quand on me régalait de hurlements classiques et de battements de poitrine. Et, chaque fois, je sors du théâtre plus conservateur que j’y suis entré.

On peut persuader la foule sentimentale et crédule que le théâtre, en son aspect actuel, est une école. Mais ceux qui savent réellement ce qu’est une école ne mordront pas à cette amorce. Je ne sais pas ce qui sera dans cinquante ou cent ans, mais, dans les conditions présentes, le théâtre ne peut servir que de divertissement, et ce divertissement est trop cher pour qu’on puisse continuer à en user. Il enlève à l’État des milliers d’hommes et de femmes, bien portants, talentueux, qui, s’ils ne s’étaient pas voués au théâtre, auraient pu être de bons médecins, de bons agriculteurs, de bonnes maîtresses d’école ou de bons officiers ; il prend au public les heures du soir, le temps le meilleur pour le travail spirituel et pour les conversations amicales. Et je ne parle même pas des pertes morales que fait le spectateur quand il voit, faussement représenté sur la scène, un meurtre, un adultère ou une calomnie.

Kâtia était d’un tout autre avis. Elle m’assurait que le théâtre, même dans son état présent, surpasse l’amphithéâtre, le livre, et tout au monde. Le théâtre était, pour elle, la force qui réunit en un seul tous les arts, et les acteurs étaient des missionnaires. Aucun art et aucune science, réduits à eux seuls, ne sont à même d’agir si fortement sur l’âme humaine, et ce n’est pas en vain qu’un acteur, même de moyenne grandeur, jouit dans l’État d’une bien plus grande popularité que le plus grand savant ou le plus grand artiste. Et aucune profession ne peut apporter tant de jouissances que celle d’acteur.

Un beau jour, Kâtia entra dans une troupe et partit, il me semble, pour Oûfa, emportant beaucoup d’argent, une masse de radieuses espérances et des vues aristocratiques sur le métier d’artiste.

Ses premières lettres, écrites durant son voyage, furent étonnantes. J’étais abasourdi de ce que ces petits feuillets pussent contenir tant de jeunesse, de pureté d’âme, de sainte naïveté, et, en même temps, des jugements fins, sensés, qui eussent fait honneur à un bon esprit viril. Elle décrivait et chantait le Volga, la nature, les villes qu’elle visitait, ses camarades, ses succès et insuccès. Chaque ligne respirait la confiance que j’étais accoutumé de voir sur son visage, sans parler d’une masse de fautes de grammaire et d’un manque presque absolu de ponctuation.

Il ne s’écoula pas six mois que les mots suivants me parvinrent, dans une lettre hautement poétique et enthousiaste : « Je suis amoureuse. » À la lettre était jointe la photographie d’un jeune homme à visage rasé, avec un large chapeau et un plaid rejeté sur l’épaule. Les lettres suivantes étaient aussi magnifiques, mais il s’y trouvait des signes de ponctuation ; les fautes de grammaire avaient disparu, et elles sentaient fortement l’homme. Kâtia m’écrivait qu’il serait bien de construire, par actions, sur le Volga, un vaste théâtre, et d’intéresser à cela les riches marchands et les propriétaires de bateaux. On ferait beaucoup d’argent, des recettes formidables ; les acteurs seraient associés à l’entreprise. Tout cela peut-être, ou en effet, eût été bien ; mais il me semble que de pareilles combinaisons ne peuvent germer que dans la tête d’un homme.

Quoi qu’il en soit, tout alla bien, en apparence, pendant un an et demi, ou deux. Kâtia aimait, croyait à son art, était heureuse. Mais, ensuite, je remarquai dans ses lettres des signes manifestes de désenchantement. Kâtia, ce fut le début, se plaignit de ses camarades. C’est là le premier et le plus funeste symptôme. Si un jeune savant ou un jeune littérateur commence sa carrière en se plaignant amèrement de ses maîtres ou de ses confrères, c’est qu’il est déjà fatigué et impropre au travail. Kâtia m’écrivait que ses camarades ne venaient pas aux répétitions et ne savaient jamais leurs rôles ; qu’on sentait en eux, dans le choix des pièces jouées et dans leur manière de se tenir en scène, un complet mépris du public ; que, pour augmenter la recette, dont on se souciait uniquement, des actrices de drame s’abaissaient à chanter des chansonnettes et les tragiques des couplets où l’on se moque des maris cornus et de la grossesse des femmes infidèles, etc. Il fallait, au total, s’étonner que cela n’eût pas encore ruiné l’entreprise et qu’elle pût tenir à un fil si mince et si pourri.

Je répondis à Kâtia une longue et, je l’avoue, très ennuyeuse lettre. Je lui disais entre autres choses : « Il m’est souvent arrivé de causer avec de vieux acteurs, les plus nobles des hommes, qui m’accordaient leur bienveillance. J’ai pu inférer de leurs discours que la mode et l’humeur de la société régissent leur profession plus que leur raison et leur liberté propres. Il est arrivé aux meilleurs d’entre eux de jouer dans la tragédie et dans l’opérette, dans les farces parisiennes et dans les féeries, et il leur semblait qu’ils étaient, chaque fois, dans la vraie voie et faisaient un travail utile. Donc, tu le vois, il faut chercher la racine du mal non pas dans les acteurs, mais plus profondément, dans l’art lui-même et dans les vues de la société à son sujet. »

Cette lettre ne fit qu’exciter Kâtia. Elle me répondit : « Nous chantons, vous et moi, des airs différents. Je ne vous parlais pas des nobles gens qui vous « accordent » leur bienveillance, mais d’une bande d’aigrefins, n’ayant, avec la noblesse, rien de commun. C’est un troupeau de sauvages montés sur la scène parce qu’on ne les aurait reçus nulle part ailleurs et qui ne s’appellent artistes que par impudence. Pas un talent. Beaucoup de ratés, d’ivrognes, d’intrigants et de potiniers. Je ne puis vous dire combien il m’afflige que l’art, que j’aime tant, soit tombé dans les mains de gens que je hais. Il m’est pénible que les meilleures gens ne voient le mal que de loin, ne veuillent pas s’en approcher, et, au lieu d’intervenir, écrivent lourdement des lieux communs et une morale si inutile… » Et ainsi de suite. Tout était dans ce genre-là.

Il s’écoula encore un peu de temps, et je reçus cette lettre : « Je suis inhumainement trompée. Disposez de mon argent comme bon vous semblera. Je vous ai aimé comme un père et comme mon seul ami. Pardonnez-moi. »

Il se trouvait que son bien-aimé appartenait lui aussi au « troupeau de sauvages ». J’ai pu deviner plus tard à certaines allusions qu’elle fit une tentative de suicide. Kâtia essaya, il me semble, de s’empoisonner. Il faut penser qu’elle fut ensuite sérieusement malade, car sa lettre suivante me parvint de Iâlta[5], où, selon toute apparence, les docteurs l’avaient envoyée. Sa lettre précédente me demandait de lui adresser le plus tôt possible mille roubles, et se terminait ainsi : « Pardonnez-moi cette lettre si sombre ; hier soir, j’ai enterré mon enfant. »

Après avoir vécu en Crimée à peu près un an, elle revint chez moi.

Son voyage avait duré quatre ans, et, dans ces quatre années, j’avais joué, il faut le confesser, dans ses relations un rôle peu enviable, étrange. Lorsqu’elle m’avait déclaré qu’elle se faisait actrice, lorsqu’elle m’avait écrit son amour, lorsque l’esprit de dissipation s’emparait d’elle, et qu’il fallait, sur sa demande, lui envoyer ou mille ou deux mille roubles ; lorsqu’elle m’écrivait sa détermination de mourir, puis la mort de son enfant, je perdais chaque fois la tête et me contentais de penser beaucoup à elle et de lui écrire de longues et ennuyeuses lettres, que j’aurais pu ne pas lui écrire. Et pourtant, je remplaçais son père, et je l’aimais comme ma fille.

Kâtia vit maintenant à une demi-verste de moi. Elle a loué un appartement de cinq pièces et s’est installée assez confortablement et selon son goût. Si l’on essayait de représenter son intérieur, la dominante y apparaîtrait la paresse. De molles chaises longues pour le corps paresseux, des tabourets mous pour les jambes paresseuses, des tapis de couleurs déteintes ou de couleurs mates pour les yeux paresseux ; aux murailles, pour l’âme paresseuse, une abondance d’éventails bon marché, et de petits tableaux, dans lesquels l’originalité de la facture l’emporte sur le fond ; une abondance de petites tables et de petites étagères couvertes de choses absolument inutiles et sans valeur ; des chiffons informes au lieu de rideaux…, tout cela, – avec la peur des couleurs éclatantes, de la symétrie et de l’espace, – atteste tout à la fois la paresse d’âme et la perversion du goût naturel. Kâtia reste étendue des jours entiers sur sa chaise longue et lit surtout des romans et des nouvelles. Elle ne sort de chez elle qu’une fois par jour pour venir me voir.

Je travaille. Kâtia s’assied non loin de moi sur le divan, garde le silence et s’enveloppe dans un châle comme si elle avait froid. Est-ce parce qu’elle m’est sympathique ou que je suis habitué à ses fréquentes visites dès le temps de son enfance, sa présence ne m’empêche pas de me recueillir. De temps à autre, je lui fais machinalement une question. Elle y répond très brièvement. Ou bien, je me repose une minute, me tourne vers elle et la regarde feuilleter pensivement une revue de médecine ou un journal. Et je remarque alors qu’il n’y a plus sur son visage l’expression de confiance d’autrefois. Son expression maintenant est froide, indifférente, distraite, comme celle des voyageurs obligés d’attendre longtemps un train. Elle est, comme autrefois, habillée joliment et simplement, mais sans soin. On voit que sa robe et sa coiffure ont souffert des chaises longues et des fauteuils à bascule sur lesquels elle reste des jours entiers. Elle n’est plus curieuse comme jadis. Elle ne me questionne plus, comme si elle avait déjà tout vécu et croyait ne pouvoir entendre rien de nouveau.

Vers les quatre heures, un mouvement se fait dans le salon. C’est Lîsa, revenue du Conservatoire, qui a amené des amies avec elle. On les entend jouer du piano, essayer leurs voix et rire. Iégor, dans la salle à manger, arrange la table pour le thé. De la vaisselle tinte.

– Bonsoir, me dit Kâtia. Aujourd’hui, je n’entre pas chez les vôtres. On m’excusera. Je n’ai pas le temps. Venez me voir.

Quand je l’accompagne dans l’antichambre, elle me regarde sévèrement de la tête aux pieds et me dit avec ennui :

– Et vous maigrissez toujours ! Pourquoi ne vous soignez-vous pas ? J’irai chez Serge Fiôdorovitch et lui dirai de venir vous examiner.

– Inutile, Kâtia.

– Je ne sais pas où votre famille a les yeux. De jolis êtres, il n’y a pas à dire !

Elle met nerveusement sa pelisse, et, à ce moment, il tombe généralement de sa coiffure, négligemment faite, deux ou trois épingles. Paresseuse, elle ne prend pas la peine de l’arranger. Elle glisse maladroitement sous sa toque les boucles qui tombent, et elle sort.

Lorsque enfin je rentre dans la salle à manger, ma femme demande :

– Kâtia était à l’instant chez toi ; pourquoi n’est-elle pas entrée nous voir ? C’est même étrange…

– Maman, lui dit Lîsa, d’un ton de reproche, si elle ne veut pas entrer, laisse-la faire. Nous n’avons pas à nous mettre à genoux devant elle.

– Je veux bien, mais c’est du mépris. Rester trois heures dans le cabinet de ton père et ne pas se souvenir de nous. Au reste, à son gré.

Vâria et Lîsa détestent Kâtia. Cette haine m’est incompréhensible et, sans doute, pour la comprendre faut-il être femme. J’en réponds sur ma tête, dans les cent cinquante jeunes gens que je vois presque chaque jour à mes cours, et dans cette centaine d’hommes âgés que je rencontre chaque semaine, on en trouverait à peine un qui comprît cette haine, cette aversion pour le passé de Kâtia, en raison de cette grossesse hors mariage et de cette naissance d’enfant illégitime. Pourtant je ne puis pas me rappeler une seule femme ou jeune fille de ma connaissance, qui ne nourrisse pas en elle, de façon consciente ou instinctive, ces sentiments-là. Ce n’est pas que la femme soit plus vertueuse ou plus pure que l’homme ; la vertu et la pureté, basées sur un sentiment mauvais, diffèrent peu du vice ; j’explique cela simplement parce que les femmes sont arriérées. Le sentiment de tristesse et de compassion, la souffrance de l’homme moderne devant un malheur, me parlent beaucoup plus de sa culture et de son progrès moral que la haine et l’aversion. La femme contemporaine est aussi pleureuse et dure de cœur que celle du moyen âge. Aussi ceux qui conseillent de l’élever comme les hommes ont, selon moi, parfaitement raison.

Ma femme déteste Kâtia pour le motif aussi qu’elle a été artiste, et pour son manque de gratitude, sa fierté, son excentricité, et pour les multiples défauts qu’une femme sait toujours trouver à une autre femme…

En dehors de nous, deux ou trois amies de ma fille, et Alexandre Adôlphovitch Gnekker, prétendant à la main de Lîsa, dînent à la maison. Gnekker est un jeune homme blond, d’à peine trente ans, de taille moyenne, très replet, large d’épaules, avec des favoris roux autour des oreilles et de petites moustaches cirées qui donnent à sa figure ronde et glabre une expression de jouet. Il porte un veston très court, un gilet de couleur et des pantalons à grands carreaux, en haut très larges, et en bas très étroits, et des bottines jaunes, sans talons. Ses yeux sont saillants, comme des yeux d’écrevisse ; sa cravate ressemble à une queue d’écrevisse, et il me semble que ce jeune homme dégage une odeur de bisque. Il vient chaque jour chez nous, mais personne, à la maison, ne sait son origine, où il a fait des études et de quoi il vit. Il ne joue d’aucun instrument et ne chante pas ; toutefois il a de vagues relations avec la musique et le chant. Il vend quelque part les pianos d’on ne sait qui, va souvent au Conservatoire, connaît toutes les sommités musicales et donne des ordres dans les concerts. Il tranche en musique, avec une grande autorité, et j’ai remarqué que tout le monde tombe volontiers d’accord avec lui.

Les gens riches ont toujours autour d’eux des parasites ; la science et les arts de même. Il n’est pas d’art ni de science indemnes de la présence de « corps étrangers » du genre de ce M. Gnekker. Je ne suis pas musicien et, peut-être, me trompé-je sur lui, que, au reste, je connais peu ; cependant, son autorité m’est très suspecte ainsi que la dignité avec laquelle il se tient auprès du piano et écoute quand on joue ou chante.

Fussiez-vous cent fois gentleman et conseiller privé, vous n’êtes pas à l’abri, si vous avez une fille, de ce bas bourgeoisisme qu’introduiront dans votre maison la cour qu’on lui fera, la demande en mariage et le mariage. Je ne puis, par exemple, me faire à l’expression triomphale de ma femme chaque fois que Gnekker est chez nous, ni me faire aux bouteilles de lafitte, de porto ou de xérès que l’on met sur la table, uniquement à cause de lui, afin qu’il se convainque de ses propres yeux de la façon large et luxueuse dont nous vivons. Je ne puis pas supporter non plus le rire saccadé que Lîsa a appris au Conservatoire, et ses manières de cligner légèrement les yeux quand il y a des hommes chez nous. Surtout, je ne puis pas comprendre pourquoi vient chaque jour chez moi, et dîne chez moi un être entièrement étranger à mes habitudes, à ma science, à tout mon genre de vie, et entièrement différent des gens que j’aime. Ma femme et les domestiques murmurent que c’est « un promis ». Malgré tout, je ne comprends pas sa présence.

Il éveille en moi la même perplexité que si l’on plaçait sur ma table un Zoulou ou l’homme qui rit[6].

Et il me paraît étrange que ma fille, que je suis habitué à regarder comme une enfant, aime cette cravate, ces yeux et ces joues soufflées…

Jadis, j’aimais le temps du dîner, ou y étais indifférent ; mais, à présent, il n’éveille en moi qu’ennui et irritation. Du jour où j’ai été Excellence et suis allé chez les doyens de la Faculté, ma famille a jugé, je ne sais pourquoi, indispensable de modifier radicalement notre menu et les règles de notre repas. Au lieu de ces simples plats, auxquels j’étais habitué dès le temps où j’étais étudiant en médecine, on me nourrit de soupes-purées dans lesquelles nagent des quenelles blanches, et de rognons au madère. Le rang de général et la notoriété m’ont enlevé pour toujours la soupe aux choux et les petits pâtés savoureux, les oies aux pommes et les brèmes au gruau. Ils m’ont enlevé la femme de chambre Agâcha, bavarde et amusante vieille, à la place de qui sert maintenant à table Iégor, garçon stupide et arrogant, avec un gant blanc à la main droite. Les entr’actes sont courts, mais paraissent extrêmement longs parce qu’il n’y a rien pour les remplir. Il n’y a plus la gaieté d’autrefois, les conversations cordiales, les plaisanteries, le rire ; plus ces caresses réciproques et cette joie qui émouvait mes enfants, ma femme et moi quand nous nous retrouvions au dîner. Pour moi, homme occupé, le dîner était le temps du repos et de l’entretien, et, pour ma femme et mes enfants, une fête, courte à vrai dire, mais joyeuse, parce qu’ils savaient que, pour une demi-heure, je n’appartenais plus ni aux étudiants, ni à la science, mais à eux seuls. Plus cet art de se griser avec un seul petit verre ; plus d’Agâcha ; plus de brème au gruau ; plus ce joyeux tapage dont s’accompagnaient les petits incidents du genre de la lutte sous la table du chien et du chat, ou de la chute d’un pansement de Kâtia dans une assiette de soupe.

Décrire mon dîner de maintenant est aussi insipide que de le manger. Le visage de ma femme exprime la solennité, l’importance affectée et le souci. Elle regarde inquiètement nos assiettes et dit : « Je vois que le rôti ne vous plaît pas. Avouez-le ? » Et nous sommes obligés de répondre : « Tu t’inquiètes à tort, ma chère ; le rôti est excellent. » Et elle : « Tu me soutiens toujours, Nicolas Stépânytch, et ne dis jamais la vérité. Pourquoi donc Alexandre Adôlphovitch mange-t-il si peu ? » Et tout est dans ce genre-là, pendant tout le repas. Lîsa rit par saccades et tient les yeux clignés.

Je les regarde toutes les deux, et ce n’est qu’au moment du repas qu’il devient absolument évident pour moi que leur vie intime a depuis longtemps échappé à mon observation. J’ai la sensation que je vivais jadis chez moi dans une vraie famille, et que je dîne maintenant chez des hôtes où je vois une femme qui n’est pas la mienne et une Lîsa, qui n’est pas ma fille. Il s’est produit chez toutes deux un changement radical. J’ai perdu de vue le long processus par lequel ce changement s’est effectué. Il n’est donc pas étonnant que je n’y comprenne rien. Pourquoi ce changement s’est-il produit, je ne sais. Tout le malheur provient peut-être de ce que Dieu n’a pas donné à ma femme et à ma fille autant de force qu’à moi ; dès l’enfance je me suis habitué à résister aux influences extérieures et à me tremper suffisamment. Des catastrophes de l’existence comme la notoriété, le rang de général, le passage de l’aisance à une vie au-dessus de nos ressources, les relations avec les gens en vue, etc., m’ont à peine effleuré ; je reste sain et sauf. Au contraire, tout cela a roulé comme une grosse boule sur ma femme et Lîsa, faibles et insuffisamment trempées, et les a écrasées…

Les demoiselles et Gnekker parlent de fugues, de contrepoint, de chanteurs et de pianistes, de Bach et de Brahms. Et ma femme, craignant qu’on ne la soupçonne d’inintelligence musicale, leur sourit sympathiquement et murmure : « C’est admirable. N’est-ce pas ?… Dites ?… » Gnekker mange bien, plaisante avec poids et écoute avec condescendance les remarques des demoiselles. De temps à autre, il marque le désir de parler en mauvais français, et alors il croit utile de me donner du « Votre Excellence ».

Et je suis morne. Visiblement, je les gêne tous, et ils me gênent. Jamais, auparavant, je n’avais connu l’antagonisme de classes, et c’est précisément quelque chose de ce genre-là qui me tourmente maintenant. Je m’efforce de ne trouver en Gnekker que les mauvais côtés ; je les découvre vite et je souffre de ce que, à sa place, le prétendant ne soit pas un homme de mon cercle. Sa présence agit encore mal sur moi à un autre point de vue. D’ordinaire, quand je reste seul ou vais dans la société de gens que j’aime, je ne songe jamais à mes mérites, ou si j’y songe, ils me semblent aussi nuls que si je n’étais un savant que depuis hier soir ; mais, en présence de gens tels que Gnekker, mes mérites me semblent une haute montagne dont la cime disparaît dans les nuages et au pied de laquelle grouillent des Gnekker à peine visibles à l’œil nu.

Après le repas, je reviens dans mon cabinet et fume une petite pipe, la seule que je me permette par jour, m’étant déshabitué depuis longtemps de la mauvaise habitude de m’enfumer du matin au soir. Pendant que je fume, ma femme vient causer avec moi ; comme le matin, je sais d’avance quelle sera notre conversation.

– Nous aurions besoin de causer sérieusement, Nicolas Stépânytch, commence-t-elle. C’est à propos de Lîsa… Pourquoi ne fais-tu pas attention à ce qui se passe ?

– Comment ça ?

– Tu as l’air de ne rien apercevoir, mais c’est mal. Il ne faut pas être insouciant… Gnekker a des intentions sur Lîsa… Qu’en dis-tu ?

– Que ce soit un méchant garçon, je ne puis le dire, puisque je ne le connais pas, mais qu’il ne me plaise pas, je te l’ai dit mille fois.

– On ne peut pas…, dit-elle (elle se lève et marche avec agitation), on ne peut pas se comporter ainsi dans une affaire sérieuse. Quand il y va du bonheur de sa fille, il faut rejeter tout sentiment personnel. Je sais qu’il ne te plaît pas… Bon ! Si nous le refusons maintenant, qui te dit que Lîsa ne se plaindra pas de nous toute sa vie ? Il n’y a pas tant de prétendants aujourd’hui, et il peut ne pas se présenter d’autre parti… Il aime Lîsa et lui plaît visiblement… Assurément, il n’a pas de situation fixe ; mais que faire ? Avec le temps, il en trouvera peut-être une. Il est de bonne famille, et riche.

– D’où sais-tu cela ?

– Il l’a dit… Son père, à Khârkov, possède une grande maison et a un bien aux environs. Bref, Nicolas Stépânytch, il faut absolument que tu ailles à Khârkov.

– Pourquoi cela ?

– Tu t’y informeras… Tu y connais des professeurs. Ils t’aideront… J’y serais allée moi-même, mais je suis une femme… Je ne puis pas…

– Je n’irai pas à Khârkov, dis-je sombrement.

Ma femme s’effraie, et une expression de souffrance torturante paraît sur son visage.

– Au nom de Dieu, Nicolas Stépânytch ! me supplie-t-elle en sanglotant. Enlève-moi ce poids. Je souffre !

Je me sens malheureux de la regarder.

– Bien, Vâria, lui dis-je d’un ton caressant. Si tu le veux, soit, j’irai à Khârkov ! et je ferai tout ce qui te plaira.

Elle porte son mouchoir à ses yeux et s’en va pleurer dans sa chambre. Je reste seul.

Peu après, on apporte ma lampe. Les ombres familières et ennuyeuses des fauteuils et de l’abat-jour se projettent sur les murs et le plancher, et, quand je les vois, il me semble que c’est déjà la nuit, et que ma maudite insomnie commence. Je me couche, puis je me lève, et marche dans ma chambre ; puis je me recouche… D’habitude, après le dîner, vers le soir, mon excitation nerveuse atteint son maximum. Je commence à pleurer sans raison et je cache ma tête sous mon oreiller. Je crains à ce moment-là que quelqu’un ne vienne. Je crains de mourir subitement. J’ai honte de mes larmes et je ressens en mon âme quelque chose d’insupportable. Je sens que je ne puis plus voir ni ma lampe, ni mes livres, ni les ombres sur le parquet. Je ne puis plus entendre les voix qui retentissent dans le salon… Une force invisible et incompréhensible me pousse violemment hors de mon appartement. Je me lève, je m’habille, en hâte, et, avec précautions, pour ne pas attirer l’attention des miens, je sors dans la rue. Où aller ? La réponse à cette question est déjà faite dans mon cerveau : chez Kâtia.

III

Comme d’ordinaire, elle est étendue sur son divan turc ou sur sa chaise longue, et lit. M’apercevant, elle lève paresseusement la tête, s’assied et me tend la main.

– Tu es toujours étendue, lui dis-je après un moment de silence et après avoir soufflé. C’est malsain. Tu devrais t’occuper à quelque chose.

– Hein ?

– Tu devrais t’occuper à quelque chose.

– À quoi ? Une femme ne peut être qu’ouvrière ou actrice !

– Eh bien, si tu ne peux pas être ouvrière, sois actrice !

Elle se tait.

– À ta place, je me marierais, lui dis-je, plaisantant à demi.

– Personne en vue ; et à quoi bon ?

– On ne peut pas vivre ainsi.

– Sans mari ? La belle affaire ! Je trouverais autant de maris que je voudrais si j’en avais envie.

– C’est mal, Kâtia.

– Qu’est-ce qui est mal ?

– Ce que tu viens de dire.

Remarquant que je suis attristé et voulant adoucir cette impression, Kâtia me dit :

– Venez, tenez.

Elle me mène dans une petite chambre très jolie et me dit, en me montrant une table à écrire :

– Voilà ce que je vous ai préparé. Là, vous pourrez travailler. Venez chaque jour et apportez votre travail. Chez vous, on vous empêche. Vous travaillerez ici. Voulez-vous ?

Pour ne pas l’affliger en refusant, je lui réponds que je le ferai et que la chambre me plaît beaucoup. Nous nous asseyons tous les deux dans la petite chambre et nous mettons à causer.

La douce chaleur, l’ambiance agréable et la présence d’un être sympathique éveillent en moi, non pas un sentiment de satisfaction comme jadis, mais une forte envie de me plaindre et de grogner. Il me semble que si je me lamente et geins, cela me soulagera.

– Mauvaise affaire, ma chère, commencé-je avec un soupir.

– Qu’y a-t-il ?

– Vois-tu, mon amie, la meilleure et la plus sainte prérogative des rois est le droit de grâce. Je me suis toujours senti un roi, parce que j’ai joui de ce droit sans limites. Je n’ai jamais jugé personne, j’ai été indulgent, j’ai volontiers pardonné à tous de tous côtés. Là où les autres protestaient et se révoltaient, je ne faisais que conseiller et convaincre. Toute ma vie, j’ai fait effort pour que ma société soit supportable à ma famille, aux étudiants, à mes collègues, aux domestiques. Et ces rapports avec autrui ont éduqué, je le sais, tous ceux qui ont eu l’occasion d’être auprès de moi. Mais maintenant je ne suis plus roi. Il m’arrive quelque chose qui ne convient qu’aux esclaves. Nuit et jour rôdent dans ma tête des pensées mauvaises, et, dans mon âme, se sont implantés des sentiments que j’ignorais auparavant. Je hais, je méprise, je m’indigne, je me révolte, et je crains. Je suis devenu sévère à l’excès, exigeant, irascible, mal complaisant et soupçonneux. Ce qui ne m’amenait, jadis, qu’à faire un jeu de mots et à rire insouciamment, engendre maintenant en moi des sentiments pénibles. Ma logique même s’est transformée. Avant, je ne méprisais que l’argent et, à présent, j’éprouve un mauvais sentiment non pas seulement envers l’argent, mais à l’égard des gens riches, comme s’ils étaient coupables. Avant, je haïssais la violence et l’arbitraire ; maintenant, je hais les gens qui y recourent, comme s’ils étaient seuls coupables et pas nous tous, qui ne savons pas nous élever les uns les autres. Qu’est-ce que cela signifie ? Si un changement de convictions a amené en moi de nouvelles idées et de nouveaux sentiments, d’où a pu venir ce changement ? Le monde est-il devenu pire ou moi meilleur, ou étais-je auparavant aveugle et indifférent ? Si ce changement provient d’un affaiblissement général de mes forces physiques et spirituelles, c’est que je suis malade, et en effet, chaque jour je perds du poids ; ma situation est donc triste et mes nouvelles pensées sont anormales, maladives ; je dois en avoir honte et les regarder comme viles…

– La maladie n’est ici pour rien, m’interrompt Kâtia. Vos yeux se sont ouverts, voilà tout ; vous avez vu ce qu’auparavant vous ne vouliez pas remarquer. Selon moi, il faut avant tout rompre définitivement avec votre famille et partir.

– Tu dis des choses insensées.

– Vous ne les aimez plus ; pourquoi agir contre votre conscience ? Est-ce pour vous une famille ? C’est le néant. S’ils mouraient tous aujourd’hui, personne demain ne remarquerait leur absence.

Kâtia méprise ma femme et ma fille aussi fortement que celles-ci la détestent. On peut à peine, en notre temps, parler du droit des gens à se mépriser les uns les autres ; mais, si on se place au point de vue de Kâtia, et si on reconnaît un droit pareil, on trouve qu’elle a le même droit de mépriser ma femme et Lîsa que celles-ci de la détester.

– Le néant !… répète-t-elle. Avez-vous dîné aujourd’hui ? N’ont-elles pas oublié de vous appeler ? Comment se souviennent-elles encore de votre existence ?

– Kâtia, lui dis-je sérieusement, je te prie de te taire.

– Et vous croyez qu’il m’est agréable de parler d’elles ? Je serais heureuse de ne pas les connaître du tout. Écoutez-moi, mon cher : quittez tout et partez. Allez à l’étranger. Le plus vite sera le mieux.

– Quelle absurdité ! Et l’Université ?

– Quittez aussi l’Université ! Que vous est-elle ? Cela n’a pas de sens. Vous faites des cours depuis trente ans, et que sont vos élèves ? En avez-vous beaucoup de remarquables ? Comptez donc. Et pour multiplier ces docteurs qui exploitent l’ignorance et gagnent des centaines de mille roubles, il n’est pas nécessaire d’avoir du talent et d’être un brave homme. Vous êtes de trop.

– Mon Dieu, comme tu es rude ! lui dis-je effrayé. Tais-toi, ou je m’en vais. Je ne sais que répondre à tes brutalités.

La bonne vient nous dire que le thé est servi. Auprès du samovar, notre conversation change, grâce à Dieu. Après m’être plaint, je veux donner libre cours à une autre faiblesse de vieillard, mes souvenirs. Je parle à Kâtia de mon passé, et, à ma grande surprise, je lui confie des détails que je ne soupçonnais pas exister encore dans ma mémoire. Et elle m’écoute avec attendrissement, avec orgueil, retenant sa respiration. J’aime en particulier à lui raconter comment je passai d’abord par le séminaire et y rêvais d’entrer à l’Université.

– Je me promenais, lui raconté-je, dans le jardin du séminaire. Le vent m’apportait de quelque cabaret lointain le grincement d’un accordéon et une chanson ; ou bien une troïka, avec ses grelots, passait au long de notre barrière ; c’en était assez pour qu’un sentiment de bonheur envahît ma poitrine, mes viscères, tout mon être… J’entendais l’accordéon ou les grelots qui s’éloignaient, et je m’imaginais être médecin, et me dessinais des tableaux plus beaux les uns que les autres. Et tu le vois, mes songes se sont réalisés. J’ai reçu plus que je n’osais rêver. Trente années de suite j’ai été un professeur aimé ; j’ai eu d’excellents collègues ; j’ai joui d’une honorable notoriété. J’ai aimé, je me suis marié par amour et par amour passionné ; j’ai eu des enfants. En un mot, si je regarde en arrière, toute ma vie m’apparaît belle, une composition heureuse. Il ne me reste qu’à ne pas gâter la fin. Pour cela, il faut mourir en homme. Si la mort est en effet un mal redoutable, il faut la rencontrer vaillamment et l’âme tranquille comme il convient à un maître, à un savant, à un membre du royaume du Christ. Mais je gâterai la fin. Je sombre, je me réfugie près de toi, je te demande secours, et tu me réponds : Sombrez ; c’est ce qu’il faut.

Mais voilà qu’on sonne à la porte. Kâtia et moi nous reconnaissons le coup de sonnette et nous disons :

– Ce doit être Mikhaïl Fiôdorovitch.

En effet, au bout d’une minute entre mon collègue, le philologue Mikhaïl Fiôdorovitch, grand, bien fait, cinquante ans, d’épais cheveux gris, les sourcils noirs, et entièrement rasé. C’est un brave homme et un excellent camarade. Il appartient à une vieille famille, noble, assez heureuse et assez douée, qui a joué un rôle remarquable dans l’histoire de notre littérature et de notre culture. Il a de l’esprit, du talent ; il est très cultivé, mais non dénué d’étrangetés. En une certaine mesure, nous sommes tous étranges et originaux ; mais son étrangeté sort de l’ordinaire et n’est pas sans danger pour ses connaissances ; j’en sais à qui ses étrangetés cachent ses nombreux mérites.

Introduit près de nous, Mikhaïl Fiôdorovitch quitte lentement ses gants et dit d’une voix de basse veloutée :

– Bonjour. Vous prenez le thé. C’est à merveille. Il fait diablement froid.

Il s’assied à table, se verse un verre de thé et commence aussitôt à parler. Ce qui est caractéristique, c’est son tour de plaisanterie continuelle, un mélange de philosophie et de badinage comme les fossoyeurs de Shakespeare. Il parle toujours de choses sérieuses, mais jamais sérieusement. Ses jugements sont toujours âpres, grondeurs, mais, grâce à son ton égal, plaisant et doux, son âpreté et sa gronderie n’écorchent pas l’oreille ; on s’y habitue vite. Chaque soir, il apporte cinq ou six anecdotes de la vie universitaire et commence ordinairement par elles.

– Ah, Seigneur ! soupire-t-il en fronçant malicieusement les sourcils, il y a sur la terre des gens bien comiques !

– Quoi donc ? demande Kâtia.

– En allant faire mon cours, je rencontre dans l’escalier ce vieil idiot, notre X… Il avance comme d’habitude son menton chevalin et cherche quelqu’un à qui se plaindre de sa migraine, de sa femme et des étudiants qui ne veulent pas suivre ses cours. Bon, me dis-je, il m’a vu, je suis perdu, rien à faire…

Et ainsi de suite. Ou bien il prélude ainsi :

– J’ai été hier au cours public de notre Z… Je m’étonne que notre alma mater[7] (il ne faut pas en parler le soir !) se décide à montrer au public des ganaches comme ce Z… C’est un sot catalogué dans toute l’Europe. Ma parole, on n’en trouverait pas un pareil en Europe en cherchant de jour avec une lanterne. On peut s’imaginer son cours comme s’il suçait du sucre d’orge : siou, siou, siou. Il a le trac ; il déchiffre mal son manuscrit, ses petites idées avancent à peine à l’allure d’un archimandrite à bicyclette, et on ne peut pas comprendre ce qu’il veut dire. Un ennui effroyable ; les mouches meurent. Cet ennui ne peut se comparer qu’à celui qui règne dans notre Salle des Fêtes à la séance annuelle, quand on lit le discours d’usage que le diable emporte.

Et, brusque transition :

– Il y a trois ans, Nicolas Stépânovitch s’en souvient, j’ai eu à faire ce discours. Il faisait chaud, lourd ; mon uniforme me coupait aux aisselles ; c’était la mort. Je lis une demi-heure, une heure, une heure et demie, deux heures. « Ah, Dieu merci, me dis-je, il ne me reste plus que dix pages. » J’avais, à la fin, quatre pages que je pouvais ne pas lire, et que je comptais passer : « Donc, me disais-je, il ne m’en reste que six. » Mais, figurez-vous que, laissant tomber mon regard devant moi, j’aperçois un général, avec son cordon en sautoir, et un évêque assis à côté l’un de l’autre. Les malheureux, roides d’ennui, écarquillant les yeux pour ne pas s’endormir et s’efforçant cependant d’exprimer l’attention, faisaient mine que mon discours était intelligible et leur plaisait. Bon, me dis-je, s’il leur plaît, qu’ils attrapent encore cela ! Que ça les embête ! Je m’y suis mis et ai lu les quatre pages.

Quand il parle, ses yeux et ses sourcils seuls rient comme c’est l’habitude chez les railleurs. Il n’y a pas en ce moment-là de haine et de méchanceté dans son regard, mais beaucoup de finesse et de cette ruse de renard que l’on ne remarque que chez les gens très observateurs. Pour continuer à parler de ses yeux, je relève encore une particularité. Quand il reçoit de Kâtia un verre de thé ou écoute ses réflexions, ou l’accompagne du regard quand elle sort, je remarque, dans son expression, quelque chose de modeste, de suppliant, de pur…

La femme de chambre enlève le samovar et pose sur la table un gros morceau de fromage, des fruits et une bouteille d’un champagne de Crimée que Kâtia a appris à aimer sur place. Mikhaïl Fiôdorovitch prend sur une étagère deux jeux de cartes et essaie une patience. Il est convaincu que certaines réussites exigent un grand esprit de combinaison et beaucoup d’attention ; il ne cesse cependant pas de parler. Kâtia suit attentivement son jeu et l’aide plus par sa mimique qu’en paroles. Elle ne boit pas plus de deux verres à bordeaux de champagne, et moi quatre ; le reste de la bouteille échoit à Mikhaïl Fiôdorovitch, qui peut boire beaucoup sans se griser jamais.

Pendant la patience, nous tranchons diverses questions, surtout de l’ordre de plus élevé, et se rapportant à ce que nous aimons le plus, c’est-à-dire la science.

– La science a fait son temps, grâce à Dieu, déclare Mikhaïl Fiôdorovitch, après une pause. Son rôle est terminé. L’humanité commence à ressentir le besoin de la remplacer par autre chose. La science a grandi sur le terrain des préjugés, nourrie de préjugés, et elle présente, aujourd’hui, une quintessence de préjugés aussi grande que celle de ses aïeules disparues, l’alchimie, la métaphysique et la philosophie. Et, en fait, qu’a-t-elle donné aux hommes ? Entre les Européens et les Chinois, chez lesquels aucune science n’existe, la différence est des plus insignifiantes, tout extérieure. Les Chinois n’ont pas connu les sciences. Qu’y ont-ils perdu ?

– Les mouches, cher ami, ne les connaissent pas, dis-je ; et qu’en conclure ?

– Vous vous fâchez pour rien, Nicolas Stépânytch ; je dis cela ici, entre nous… Je suis plus prudent que vous ne croyez et me garderais bien de dire cela en public. Dieu m’en préserve ! La masse vit avec le préjugé que la science et l’art sont au-dessus de l’agriculture, du commerce et des métiers ; notre secte vit de ce préjugé-là, et ce n’est pas à moi, ni à vous de le détruire ; Dieu nous en garde !

Pendant la réussite, la jeunesse des écoles en prend, elle aussi, pour son compte.

– Notre public a dégénéré, soupire Mikhaïl Fiôdorovitch. Je ne parle pas de l’idéal et autres choses semblables. Si seulement on savait travailler et penser raisonnablement ! Voilà précisément où j’en suis, moi aussi : « Je regarde notre génération avec chagrin[8]. »

– Oui, on a honteusement dégénéré, accorde Kâtia. Dites-moi s’il a paru, chez nous, en ces cinq ou dix dernières années, quelqu’un de marquant ?

– Je ne sais ce qui en est aux autres cours, mais chez moi, je ne vois personne.

– J’ai vu passer, dit Kâtia, beaucoup d’étudiants, beaucoup de jeunes savants, beaucoup d’acteurs, et jamais il ne m’est arrivé de rencontrer non seulement un génie ou un talent, mais même un homme intéressant. Tout est gris, insipide, pourri de prétentions…

Tous ces devis sur la dégénérescence produisent invariablement sur moi la même impression que si j’entendais soudain un méchant propos sur ma fille. Je suis outragé de ce que l’on base une accusation générale sur des lieux communs aussi rebattus, sur des épouvantails à moineaux, tels que le manque d’idéal ou le renvoi au beau passé. Toute accusation, même portée devant des dames, devrait être formulée avec toute la précision possible ; autrement, ce n’est pas une accusation, mais une simple médisance, indigne de gens convenables.

Je suis vieux, j’ai déjà trente années de carrière, mais je ne remarque ni dégénérescence, ni absence d’idéal, et je ne trouve pas qu’aujourd’hui soit pire qu’hier. Mon huissier, Nicolas, dont l’expérience en l’espèce a son prix, dit que les étudiants actuels ne sont ni meilleurs ni pires que ceux d’hier.

Si l’on me demandait ce qui ne me plaît pas chez mes élèves actuels, je ne répondrais pas sur-le-champ, mais je le ferais avec une grande précision. Je connais leurs défauts, aussi n’aurais-je pas besoin de recourir aux lieux communs. Il ne me plaît pas qu’ils fument du tabac, boivent des alcools et se marient tard ; il ne me plaît pas non plus qu’ils soient insouciants et souvent indifférents à un tel degré qu’ils souffrent que, parmi eux, des gens aient faim et qu’ils ne payent pas leurs cotisations à la société de secours mutuels des étudiants. Ils ne savent pas les langues modernes et s’expriment incorrectement en russe. Pas plus tard qu’hier, mon collègue, l’hygiéniste, se plaignait à moi qu’il était obligé de doubler ses heures de cours parce que ses étudiants savent mal la physique et n’ont aucune idée de la météorologie. Ils se soumettent volontiers à l’influence des écrivains les plus récents et non pas des meilleurs ; ils sont entièrement indifférents à des classiques comme Shakespeare, Marc-Aurèle, Épictète ou Pascal. Et, dans cette impuissance à discerner le grand du petit, se marque, plus qu’en tout le reste, leur manque de sens pratique. Toutes les questions complexes, ayant un caractère social plus ou moins grand, comme par exemple la question de l’émigration, ils les résolvent par voie de pétition et non sous la forme de l’enquête scientifique et empirique, bien que ce moyen leur soit entièrement ouvert et réponde le mieux à leur destination. Ils deviennent volontiers internes, assistants, chefs de laboratoire, externes, et sont prêts à occuper ces postes jusqu’à quarante ans, bien que l’indépendance, le sentiment de la liberté et l’initiative personnelle ne soient pas moins utiles dans la science que dans l’art ou le commerce. J’ai des élèves et des auditeurs, mais pas d’aides ni de successeurs. Je les aime et m’attendris à leur sujet, mais je n’en suis pas fier. Et ainsi de suite, ainsi de suite…

De pareils défauts, aussi nombreux soient-ils, ne peuvent engendrer le pessimisme ou la disposition bougonne que chez un homme pusillanime et timide. Ils n’ont qu’un caractère occasionnel et transitoire, et dépendent entièrement des conditions de la vie courante. Il suffira de quelques dizaines d’années pour qu’ils disparaissent ou cèdent la place à de nouveaux défauts, sans lesquels on ne peut exister, et qui, à leur tour, effraieront les poltrons. Les défauts des étudiants me contristent souvent, mais cette peine n’est rien en comparaison de la joie que j’éprouve depuis trente ans, quand je converse avec mes élèves, leur fais mon cours, observe leurs relations, et les compare aux gens des autres milieux.

Mikhaïl Fiôdorovitch médit. Kâtia l’écoute, et ni lui ni elle ne remarquent le profond abîme dans lequel les entraîne peu à peu un divertissement en apparence aussi innocent que la censure de leurs semblables. Ils ne sentent pas comment un simple entretien se transforme insensiblement en raillerie et en persiflage, et comment ils donnent matière à la calomnie.

– On rencontre des gens à vous faire mourir de rire, dit Mikhaïl Fiôdorovitch. J’entre, hier, chez notre Iégor Pétrôvitch et j’y trouve un étudiant, de troisième année de médecine, je crois. Une figure… dans le style de Dobrolioûbov. Au front, le cachet de la profondeur de pensée. On cause de choses et autres. « J’ai lu, lui dis-je, qu’un Allemand, dont j’ai oublié le nom, a tiré du cerveau de l’homme un nouvel alcaloïde, l’idiotine. » Et que pensez-vous ? Il l’a cru, et sur son visage s’est marqué un respect : « Voilà, avait-il l’air de dire, ce que font les savants ! » L’autre jour, j’entre au théâtre. Je m’assieds. Au rang devant moi, sont deux étudiants, l’un, un petit juif, évidemment étudiant en droit, l’autre, très échevelé, étudiant en médecine. L’étudiant en médecine était ivre comme un savetier. Il ne fait aucune attention à ce qui se passe sur la scène. Il ne fait que piquer du nez. Mais à peine un des acteurs commence-t-il à faire une tirade ou simplement à élever la voix, mon étudiant tressaille, pousse son camarade du coude et demande : « Que dit-il ? C’est noble ? – Noble, répond le petit juif. – Bravo, hurle l’étudiant en médecine. C’est noble ! Bravo ! » Et, voyez-vous, cette bûche saoule n’était pas venue au théâtre pour l’art, mais pour les sentiments nobles ; il lui en fallait.

Kâtia écoute et rit. Son rire est un peu étrange. Les éclats succèdent brusquement et rythmiquement aux éclats ; on dirait qu’elle joue de l’accordéon ; et ses narines rient seules dans son visage. Moi je perds courage et ne sais que dire. Hors de moi, je m’enflamme, me lève et crie :

– Taisez-vous, à la fin ! Qu’avez-vous à rester là assis, comme deux crapauds, et à empoisonner l’air de votre haleine ? Assez !

Et, sans attendre qu’ils finissent de médire, je m’apprête à rentrer chez moi. Il en est déjà temps, il est onze heures.

– Moi, je reste encore un peu, dit Mikhaïl Fiôdorovitch. Vous permettez, Catherine Vladîmirovna ?

– Certes, répond Kâtia.

– Bene. En ce cas, faites donner, je vous prie, une autre bouteille.

Ils m’accompagnent tous deux avec des bougies dans l’antichambre, et, pendant que je mets ma pelisse, Mikhaïl Fiôdorovitch dit :

– Ces derniers temps, vous avez effroyablement maigri et vieilli, Nicolas Stépânovitch. Qu’avez-vous ? Vous êtes malade ?

– Oui, un peu malade…

– Et vous ne vous soignez pas…, insiste tristement Kâtia.

– Pourquoi donc ne vous soignez-vous pas ? Peut-on agir ainsi ! Dieu ménage, cher ami, ceux qui se ménagent. Saluez les vôtres pour moi et excusez-moi de ne pas venir les voir. Dans quelques jours, avant de partir pour l’étranger, j’irai leur dire bonjour. Sans faute. Je pars la semaine prochaine.

Je sors de chez Kâtia irrité, effrayé des propos sur ma maladie, et mécontent de moi-même. Je me demande s’il ne faut pas, en effet, me faire soigner par un de mes collègues. Et immédiatement je m’imagine comment mon collègue, m’ayant ausculté, s’approchera en silence de la fenêtre, réfléchira, puis reviendra à moi, et, tâchant que je ne lise pas sur sa figure la vérité, me dira d’un ton indifférent : « Je ne vois encore rien de particulier, cependant, collègue, je vous conseille d’interrompre vos occupations… » Et cela m’enlèverait mon dernier espoir.

Qui n’a pas d’espoir ! Quand je fais moi-même mon diagnostic et me soigne seul, j’espère, par moments, que mon ignorance me trompe, que je me trompe sur l’albumine et le sucre que je me trouve, et sur mon cœur, et sur ces œdèmes que j’ai remarqués déjà deux fois le matin. Quand, avec l’application des hypocondriaques, je lis des manuels thérapeutiques et que je change chaque jour de remède, il me semble que je finirai par trouver quelque chose de salubre. Tout cela est mesquin.

Que le ciel soit couvert de nuages, ou que la lune et les étoiles y brillent, je le regarde toujours en rentrant chez moi, et je pense que, bientôt, la mort me prendra. Il semblerait qu’à ce moment-là mes pensées devraient être profondes, comme le ciel, claires, frappantes… Mais non ! Je pense à moi-même, à ma femme, à Lîsa, à Gnekker, aux étudiants, à autrui. Je pense mal, bassement. Je ruse avec moi-même, et ma conception de la vie peut alors s’exprimer par ces mots, qu’Araktchèév écrit dans une de ses lettres intimes : « Tout le bien du monde ne peut exister sans le mal, et il y a toujours plus de mal que de bien. » Autrement dit, tout est mauvais, il n’y a pas de raison de vivre. Et ces soixante-deux ans que j’ai déjà vécus, il faut les compter comme perdus. Je me prends à ces pensées et m’efforce de me persuader qu’elles sont occasionnelles, temporaires, et ne tiennent pas profondément en moi. Mais, tout de suite, je pense :

« S’il en est ainsi, pourquoi es-tu attiré chaque soir vers ces deux crapauds ? »

Et je me fais le serment de ne plus jamais aller chez Kâtia, bien que je sache que j’y retournerai le lendemain.

Tirant ma sonnette et, ensuite, montant l’escalier, je pense que je n’ai plus de famille et n’ai pas le désir de la retrouver. Il est clair que les pensées d’Araktchèév ne me hantent pas fortuitement, mais possèdent tout mon être. La conscience malade, triste, las, remuant à peine les membres, comme si on m’y avait attaché un poids de mille pouds, je me couche et je m’endors vite.

Ensuite, mon insomnie…

IV

Voici l’été et ma vie change.

Un beau matin, Lîsa entre chez moi et me dit en plaisantant :

– Venez, Excellence ; c’est prêt.

On conduit mon Excellence dans la rue ; on la fait monter en fiacre, et on l’emmène. Je roule, et, ne sachant que faire, je lis les enseignes à droite et à gauche. Au lieu de traktir, je lis, à l’envers, ritkart, ce qui ferait un joli nom pour des barons : la baronne Ritkart. Plus loin, je passe près d’un cimetière qui ne produit sur moi absolument aucune impression, bien que, dans peu de temps, j’y serai couché. Ensuite, je traverse un bois, puis un champ. Rien d’intéressant.

Après deux heures de voiture, on conduit mon Excellence au rez-de-chaussée d’une villa, et on me loge dans une petite chambre très gaie, tapissée de papier bleu.

La nuit, c’est, comme avant, l’insomnie. Mais, le matin, je ne me lève plus et ne vois plus ma femme ; je reste au lit ; je ne dors pas et suis dans cet état de somnolence, demi-inconscient, où l’on sait que l’on ne dort pas, mais où l’on fait cependant des rêves. À midi, je me lève et m’assieds, par habitude, à ma table de travail ; mais je ne travaille plus. Je me distrais à lire des livres français à couverture jaune, que Kâtia me procure. Sans doute, il serait plus patriotique de lire des auteurs russes, mais, je l’avoue, je ne nourris pas pour eux une tendresse particulière. À l’exception de deux ou trois écrivains âgés, la littérature actuelle ne me semble pas de la littérature, mais une sorte d’industrie ménagère, n’existant que pour recevoir des prix, mais dont on n’utilise pas volontiers les produits. On ne peut qualifier de remarquable ce qu’il y a de meilleur dans nos industries ménagères et on ne peut pas le louer sincèrement sans restrictions. Il convient de dire la même chose de toutes les nouveautés littéraires que j’ai lues ces dix ou quinze dernières années ; aucune n’est remarquable et ne peut aller sans réserves. Il y a de l’esprit, c’est généreux, mais pas de talent. Il y a du talent, c’est généreux, mais pas d’esprit. Ou, enfin, il y a du talent, il y a de l’esprit, mais ce n’est pas généreux.

Je ne dirai pas que tous les livres français aient du talent, de l’esprit et soient généreux. Eux aussi ne me satisfont pas. Mais ils sont moins ennuyeux que les livres russes, et il n’est pas rare d’y trouver le principal élément de la création : le sentiment de liberté personnelle, qu’on ne trouve pas chez les auteurs russes. Je ne me souviens pas d’une seule de ces nouveautés, dans laquelle l’auteur ne s’efforce pas de s’entortiller, dès les premières lignes, dans toutes les conventions possibles et tous les marchandages avec sa conscience. L’un a peur de parler du nu ; l’autre se lie bras et jambes par l’analyse psychologique ; au troisième, il faut « une chaude sympathie pour l’humanité » ; un quatrième barbouille exprès des pages entières de descriptions de la nature pour n’être pas soupçonné d’être tendancieux. L’un, dans ses œuvres, veut être absolument petit-bourgeois ; l’autre absolument noble, etc. Du parti pris, de la prudence, de la ruse ; mais ni la liberté, ni la virilité d’écrire ce qu’on veut, – et, partant, pas de création.

Tout cela se rapporte à ce qu’on appelle les belles-lettres.

Pour les articles russes sérieux, en sociologie, en art, par exemple, etc., je ne les lis pas, uniquement par timidité. Dans ma jeunesse, j’avais, je ne sais pourquoi, la peur des suisses et des huissiers de théâtre. Et cette peur m’est restée jusqu’à ce jour ; maintenant encore, je les crains. On dit que ce qu’on ne comprend pas est seul effrayant : il est très difficile, en réalité, de comprendre pourquoi les suisses et nos ouvreurs sont si imposants. En lisant des articles sérieux, je ressens une peur indéterminée de cette espèce. Une importance insolite, un ton familier de général, une façon légère de se comporter avec les auteurs étrangers, un art d’enfiler des perles avec dignité, tout cela est pour moi incompréhensible, étrange, et ne ressemble pas au ton modeste et de tranquille gentilhommerie auquel je suis habitué en lisant nos écrits de médecine et d’histoire naturelle. Non moins que des articles, il m’est pénible de lire les traductions que font, ou que dirigent de sérieuses gens russes. Le ton présomptueux, bienveillant des préfaces, l’abondance des notes du traducteur, m’empêchent de me recueillir. Les points d’interrogation et les sic entre parenthèses, dispensés d’une main généreuse dans tout l’article, me semblent un attentat autant à la personnalité de l’auteur qu’à l’indépendance du lecteur.

Une fois, je fus désigné comme expert auprès d’un tribunal d’arrondissement. Pendant une suspension d’audience, un expert me fit remarquer la grossièreté du procureur envers les inculpés, parmi lesquels se trouvaient deux femmes instruites. Il me semble, sans rien exagérer, répondis-je à mon collègue, que cette grossièreté n’était pas plus forte que celle que déploient les uns envers les autres les auteurs d’articles sérieux. Ces grossièretés sont si grandes qu’on ne peut en parler qu’avec un sentiment pénible. Tels écrivains qu’ils critiquent, ils se comportent envers eux, ou avec trop de respect, au mépris de leur propre dignité, ou les traitent, au contraire, bien plus cavalièrement que je ne traite, dans, ces mémoires et idées, mon futur gendre Gnekker. Les griefs d’irresponsabilité, d’impureté des intentions et de toute sorte de crimes capitaux forment l’ornement coutumier des articles sérieux. Et c’est là, comme aiment à le dire dans leurs bouts d’articles les jeunes médecins, l’ultima ratio. De pareils procédés doivent inévitablement se répercuter sur les mœurs de la jeune génération d’écrivains, et aussi ne m’étonné-je pas que, dans les œuvres nouvelles dont se sont enrichies ces dix ou quinze dernières années nos belles-lettres, les héros boivent trop de vodka et les héroïnes soient insuffisamment chastes.

Je lis donc des livres français, et je regarde par la fenêtre ouverte. J’aperçois les pointes de ma palissade, deux ou trois arbres maigres et, au delà de la palissade, la route, les champs, et une large bande de forêt de pins. J’observe souvent un petit garçon et une petite fille, tous deux blonds et déguenillés, qui grimpent sur la balustrade et se moquent de ma calvitie. Dans leurs yeux brillants, je lis : « Regarde le déplumé. » Ce sont, à peu près, les seuls êtres qui ne se soucient ni de ma célébrité, ni de mon titre.

Je n’ai plus, maintenant, des visites chaque jour. Je ne mentionnerai que celles de Nicolas et de Piôtre Ignâtiévitch.

Nicolas vient ordinairement les jours de fête, pour affaire en apparence, mais surtout pour me voir ; il se montre très en gaieté, ce qui ne lui arrive pas l’hiver.

– Qu’as-tu à me dire ? lui demandé-je, en venant le trouver dans l’antichambre.

– Excellence, dit-il, plaçant la main sur son cœur et me regardant avec un enthousiasme d’amoureux, que Dieu me punisse ! Que la foudre me tue sur place ! Gaudeamous igitour iouvenestoum ![9]

Et il me baise avidement aux épaules, aux manches et aux boutons de mes habits.

– Tout va bien, là-bas ? demandé-je.

– Excellence, tout se passe comme devant le vrai Dieu…

Il ne cesse d’invoquer Dieu sans aucune nécessité. Il m’ennuie vite, et je l’envoie à la cuisine où on lui donne à manger.

Piôtre Ignâtiévitch vient aussi aux jours de fêtes, pour me faire visite et partager avec moi ses pensées. Il s’assied près de ma table, modeste, propre, réfléchi, ne se décidant ni à croiser les jambes ni à s’accouder. Et, tout le temps, il me raconte, de sa petite voix douce, égale, d’un ton uni et livresque, diverses nouveautés, à son sens très intéressantes et piquantes, qu’il a lues dernièrement. Toutes ces nouveautés se ressemblent et relèvent de ce type : un Français a fait une découverte ; un Allemand lui a porté un démenti, démontrant que cette découverte avait été faite, dès 1870, par un Américain ; et un troisième auteur, aussi allemand, les daube tous les deux, en démontrant que tous deux se sont mépris, en prenant au microscope des bulles d’air pour un pigment noir. Piôtre Ignâtiévitch, même quand il veut me faire rire, me raconte les choses longuement, en détail, comme s’il soutenait une thèse, avec la référence circonstanciée des sources dont il s’est servi, tâchant de ne se tromper ni dans les dates, ni dans les numéros de revues, ou les noms, en sorte qu’il ne dit pas, par exemple, M. Petit, mais infailliblement Jean-Jacques Petit. Il reste parfois dîner avec nous et, pendant tout le repas, il raconte toutes ces piquantes histoires qui amènent l’abattement chez tous les dîneurs. Si Gnekker et Lîsa mettent la conversation sur les fugues, le contrepoint, Brahms et Bach, il baisse modestement les yeux et reste confus. Il a honte qu’en présence de gens aussi sérieux que moi et lui, on parle de choses si communes.

Dans mon état d’esprit actuel, il suffit de cinq minutes pour qu’il m’ennuie autant que si je le voyais et l’entendais de toute éternité. Je déteste ce malheureux. Sa douce, son égale voix, son parler livresque me font dépérir. Ses récits m’hébètent… Il a pour moi les meilleurs sentiments. Il ne parle que pour me faire plaisir, et je le paye en le regardant fixement comme si je voulais l’hypnotiser. Et je pense : « Va-t’en, va-t’en, va-t’en ! » Mais il ne se soumet pas à la suggestion et il reste, reste, reste…

Tant qu’il reste chez moi, je ne puis me détacher de la pensée : « Il est possible qu’à ma mort, il soit nommé à ma place. » Et mon pauvre auditoire m’apparaît comme une oasis dans laquelle un ruisseau se tarit. Et je ne suis pas aimable pour Piôtre Ignâtiévitch. Je reste silencieux, morose, comme s’il était coupable de semblables pensées et pas moi. Quand il commence, à son habitude, à exalter les savants allemands, je ne l’écoute plus débonnairement comme jadis ; je marmonne sourdement :

– Vos Allemands sont des ânes…

C’est le même sentiment que celui de feu le professeur Nikîta Krylov, qui, se baignant un jour à Reval, avec Pirogov, et, trouvant l’eau très froide, s’écria : « Sales Allemands ! » Je me conduis mal avec Piôtre Ignâtiévitch, et ce n’est que quand il part et que je vois par la fenêtre son chapeau gris disparaître derrière la palissade, que je veux l’appeler et lui dire : « Pardonnez-moi, mon chéri. »

Le dîner est encore plus ennuyeux que l’hiver. Ce Gnekker, que je hais maintenant et méprise, dîne presque chaque jour chez nous. Naguère, je souffrais sa présence en silence ; maintenant je lui envoie des pointes qui font rougir ma femme et Lîsa. Entraîné par le mauvais sentiment, je dis souvent de pures bêtises, et je ne sais pas pourquoi je les dis. C’est ce qui est arrivé un jour. Je l’avais longtemps regardé avec mépris, et, sans sujet, je m’enflammai :

Il arrive aux aigles de voler plus bas que les poules.

Mais les poules ne s’élèvent jamais jusqu’aux nues[10]

Et ce qui est le plus ennuyeux, c’est que la poule Gnekker se montre bien plus spirituelle que l’aigle-professeur. Sachant que ma femme et ma fille le soutiennent il observe la tactique que voici : il répond à mes pointes par un silence indulgent (le vieux, a-t-il l’air de dire, a déménagé ; à quoi bon discourir avec lui ?), ou bien il me raille avec bonhomie. Il faut admirer jusqu’à quel point un homme peut s’amoindrir. Je pense pendant tout le repas, et je le souhaite, que Gnekker apparaîtra un véritable aventurier, que ma femme et Lîsa comprendront leur erreur, et combien je pourrai les taquiner… Et autres laides pensées de ce genre, alors que j’ai déjà un pied dans la fosse !

Il survient aujourd’hui des incidents désagréables, dont je n’avais idée autrefois que par ouï-dire. Autant que j’en aie honte, j’en rapporterai un, qui s’est produit ces jours-ci après dîner.

J’étais assis dans ma chambre et fumais ma pipe. Ma femme entre comme d’habitude, s’assied, et commence à me dire qu’il serait bien, tandis qu’il fait beau et que j’ai du temps libre, de me rendre à Khârkov, et d’y savoir quel homme est Gnekker.

– C’est bien, j’irai… réponds-je.

Ma femme, contente, se lève et va sortir ; mais, tout de suite, elle revient et dit :

– À propos, encore une question. Je sais que tu vas te fâcher, mais mon devoir est de te prévenir… Excuse-moi, Nicolas Stépânyteh, mais toutes nos connaissances et nos voisins commencent à dire que tu vas bien souvent chez Kâtia. Elle est intelligente, cultivée, et je ne contredis pas qu’il soit agréable de passer le temps avec elle, mais, à ton âge, et dans ta situation, il est étrange, voyons, de trouver du plaisir en sa société !… Elle a, au reste, une telle réputation que…

Tout mon sang reflue de mon cerveau ; des étincelles sortent de mes yeux ; je me lève, et, me tenant la tête dans les mains, trépignant, je crie d’une voix changée :

– Laissez-moi ! laissez-moi ! laissez-moi !

Sans doute ma figure était effrayante et ma voix étrange, car ma femme pâlit tout à coup, et se mit à crier, elle aussi, d’une voix altérée, désespérée. À nos cris accoururent Lîsa, Gnekker, puis Iégor…

– Laissez-moi ! crié-je. Sortez ! Laissez-moi !

Mes jambes se dérobent, je sens que je tombe dans les bras de quelqu’un, ensuite j’entends pleurer, et j’entre dans une syncope qui dura deux ou trois heures.

Maintenant parlons de Kâtia.

Elle vient chez moi chaque jour sur le soir et nos voisins et connaissances ne peuvent naturellement pas ne pas le remarquer. Elle arrive en voiture et m’emmène promener avec elle. Elle a un cheval et une nouvelle charrette anglaise, achetée cet été. Elle vit sur un grand pied, a loué une villa chère avec un grand jardin, et y a transporté tout son mobilier de la ville. Elle a deux femmes de chambre, un cocher.

Souvent je lui demande :

– Kâtia, de quoi vivras-tu quand tu auras gaspillé l’argent de ton père ?

– Alors, je verrai, répond-elle.

– Cet argent, mon amie, mérite plus d’égards. Il a été gagné par un brave homme, par un travail honnête.

– Vous me l’avez déjà dit, je le sais.

D’abord, nous longeons le champ, puis nous sommes dans la forêt de pins que l’on voit de ma fenêtre. La nature me semble toujours belle, bien que le diable me souffle que ces sapins et pins, que les oiseaux, et que ces nuages blancs ne remarqueront pas mon absence dans trois ou quatre mois, quand je mourrai. Kâtia aime à conduire son cheval et il m’est agréable qu’il fasse beau et que je sois près d’elle. Elle est de bonne humeur et ne dit pas de brusqueries.

– Vous êtes un très brave homme, Nicolas Stépânytch ; vous êtes un homme rare et il n’y a pas d’acteur qui saurait vous représenter sur la scène. Un mauvais acteur pourrait bien nous représenter, moi, ou, par exemple, Mikhaïl Fiôdorovitch, mais vous, personne. Et je vous envie en cela furieusement. Que signifié-je ?

Elle réfléchit une minute et me demande :

– Nicolas Stépânytch, je suis un phénomène négatif, n’est-ce pas ?

– Oui, lui réponds-je.

– Hum… Que faire ?

Que lui répondre ?… Il est facile de lui dire : Travaille, ou distribue ta fortune aux pauvres, ou connais-toi toi-même. Et, parce que tout cela est facile à dire, je ne sais que répondre.

Mes collègues, les thérapeutes, quand ils apprennent leur art, conseillent d’individualiser chaque cas particulier ; il faut entendre cela pour se convaincre que les moyens, recommandés dans les manuels comme les meilleurs pour la connaissance générale, ne valent absolument rien dans les cas concrets. Il en est de même dans les maladies morales.

Mais il faut répondre quelque chose et je dis :

– Tu as trop de temps libre, mon amie. Il faut absolument que tu t’occupes à quelque chose. Pourquoi, au fait, ne joues-tu plus, si c’est ta vocation ?

– Je ne puis pas.

– Tu as le ton et les manières d’une victime ; ça ne me plaît pas, mon amie. Tu es seule coupable. Souviens-toi ; tu as commencé à t’insurger contre les gens et les règles ; mais tu n’as rien fait pour les rendre meilleurs. Tu n’as pas lutté contre le mal. Tu t’es dégoûtée tout de suite et tu es une victime, non de la lutte, mais de ton impuissance. Tu étais alors, sans doute, jeune, inexpérimentée ; mais, à présent, tout peut changer. Vraiment essaie ! Tu peineras, serviras l’art sacré…

– N’usez pas de ruse, Nicolas Stépânytch, m’interrompt-elle. Convenons d’une chose une fois pour toutes : nous parlerons d’acteurs, d’actrices, d’écrivains, mais nous laisserons l’art en repos. Vous êtes un brave homme, un homme rare, mais vous ne comprenez pas suffisamment l’art pour le considérer, en conscience, comme sacré. Vous n’en avez ni la science, ni le sentiment. Vous avez été occupé toute votre vie et n’avez pas eu le temps de les acquérir. En général, je n’aime pas ces conversations sur l’art, continue-t-elle nerveusement. On l’a rendu si trivial que je vous prie de n’en plus parler.

– Qui l’a rendu trivial ?

– Les uns l’ont rendu tel par ivrognerie, les journaux par leur familiarité, les gens sages par la philosophie.

– La philosophie n’a rien à voir là dedans.

– Pardon, ceux qui y mettent de la philosophie, montrent qu’ils n’y entendent rien.

Pour que la dispute n’en vienne pas aux extrêmes, je me hâte de changer la conversation et ensuite je me tais longuement. Ce n’est que quand nous sortons de la forêt et nous dirigeons vers la villa de Kâtia que je reviens à la question précédente et demande :

– Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu ne veux plus être actrice.

– Nicolas Stépânytch, c’est cruel à la fin ! s’écrie-t-elle, et elle devient toute rouge. Vous voulez que je vous dise tout haut la vérité. Soit, si cela vous plaît ! Je n’ai pas de talent. Pas de talent !… et beaucoup d’amour-propre ! Voilà !

M’ayant fait cet aveu, elle détourne le visage et, pour cacher le tremblement de ses mains, elle tire fortement les rênes.

Arrivant à sa villa, nous apercevons de loin Mikhaïl Fiôdorovitch qui fait les cent pas près de la porte et qui nous attend avec impatience.

– Encore ce Mikhaïl Fiôdorovitch ! dit Kâtia ennuyée. Ôtez-le d’auprès de moi, je vous en prie ! Il m’ennuie, il est tari… qu’il me laisse en paix !

Mikhaïl Fiôdorovitch a depuis longtemps besoin d’aller à l’étranger, mais il remet son départ de semaine en semaine. Ces derniers temps, des changements se sont produits en lui. Il s’est comme affaissé ; il commence à s’enivrer, ce qu’il ne faisait jamais autrefois ; et ses sourcils commencent à devenir gris. Quand notre voiture s’arrête à la porte, il ne cache ni sa joie, ni son impatience. Il nous aide d’un air empressé à descendre, Kâtia et moi, se hâte de nous questionner, rit, se frotte les mains, et l’expression modeste, suppliante, pure, que je ne remarquais naguère que dans son regard, est maintenant répandue sur tout son visage. Il se réjouit, et, en même temps, il a honte de sa joie, de cette habitude de venir chez Kâtia chaque soir, et il trouve nécessaire d’expliquer sa venue par quelque absurdité évidente, comme : « J’étais pour affaire dans le voisinage et je me suis dit : je vais entrer une minute. »

Nous entrons tous les trois dans la maison. D’abord nous buvons du thé, puis apparaissent les deux jeux de cartes que nous connaissons déjà, le gros morceau de fromage, les fruits et la bouteille de champagne de Crimée. Nos sujets de conversation ne sont pas nouveaux ; ce sont les mêmes que l’hiver. On dénigre l’Université, les étudiants, la littérature et le théâtre. La médisance rend l’atmosphère épaisse, irrespirable, et ce ne sont plus deux crapauds, mais trois qui l’empestent de leur haleine. Outre le rire velouté, barytonnant, et le rire d’accordéon, la femme de chambre qui nous sert entend un rire cassé, désagréable, tel que celui des généraux de vaudeville : hé, hé, hé…

V

Il y a d’effrayantes nuits coupées de tonnerre, d’éclairs, de pluie et de vent que les gens du peuple appellent nuits de moineaux. Il y eut précisément une de ces nuits-là dans ma vie…

Je m’étais endormi après minuit, et, tout à coup, je sautai hors de mon lit. Il me sembla que j’allais mourir subitement. Pourquoi me le semblait-il ? Je ne relevais aucune de ces sensations qui indiquent la fin prochaine, mais une épouvante m’opprimait, comme si j’eusse vu soudain un énorme et sinistre embrasement du ciel.

J’allumai vite, bus de l’eau à même la carafe et me hâtai vers la fenêtre ouverte. La température était magnifique. On sentait le foin et encore quelque bonne odeur. Je vis les pointes de notre palissade, les arbres endormis près de la fenêtre, la route, la bande obscure de la forêt. Au ciel, la lune tranquille, très brillante, et pas un nuage. Calme profond ; pas une feuille ne bouge. Il me semblait que tout me regardait et écoutait comme j’allais mourir.

Effroyable. Je fermai la fenêtre et courus à mon lit. Je me tâtai le pouls, et, ne le trouvant pas, je portai le doigt à ma tempe, puis au menton, et, à nouveau, au poignet. Tout cela est froid et visqueux de sueur. Ma respiration devient de plus en plus profonde, mon corps tremble, toutes mes entrailles sont en mouvement ; j’ai la sensation qu’il y a sur ma face et sur ma calvitie une toile d’araignée.

Que faire ? Appeler ma famille ? Non, pas besoin. Je ne vois pas ce que pourraient faire ma femme et Lîsa quand elles entreront.

Je me cache la tête sous l’oreiller, je ferme les yeux et j’attends, attends… J’ai froid dans le dos et sens mes reins qui semblent entrer en moi ; j’ai la sensation que la mort va m’arriver par derrière, doucement…

Tout à coup un cri perçant retentit dans le silence de la nuit : kivi ! kivi ! Je ne sais s’il vient de ma poitrine ou du dehors : kivi ! kivi !

Mon Dieu, que c’est effrayant ! Je boirais encore de l’eau, mais je m’effraie d’ouvrir les yeux et ai peur de lever la tête. Mon épouvante est irraisonnée, animale ; je ne comprends pas pourquoi j’ai peur. Est-ce parce que je veux vivre encore ou parce que m’attend une nouvelle souffrance, encore insoupçonnée ?

Au-dessus de moi, quelqu’un gémit ou rit… J’écoute. Peu après des pas retentissent dans l’escalier. Quelqu’un descend précipitamment, puis remonte. Au bout d’une minute, les pas retentissent à nouveau. Quelqu’un s’arrête à ma porte et écoute.

– Qui est là ? crié-je.

La porte s’ouvre ; j’ouvre résolument tes yeux et je vois ma femme. Elle est pâle, elle a pleuré.

– Tu ne dors pas, Nicolas Stépânytch ? me demande-t-elle.

– Que veux-tu ?

– Je t’en prie, entre chez Lîsa et examine-la. Elle a quelque chose…

– Bon, avec plaisir, murmuré-je, très heureux de ne pas être seul. Bien… À l’instant.

Je suis ma femme ; j’écoute ce qu’elle me dit et ne comprends rien, tant je suis ému. Les taches lumineuses de la bougie sautent sur les marches de l’escalier, nos longues ombres tremblent, mes pieds s’embarrassent dans les pans de ma robe de chambre ; j’étouffe ; il me semble que quelqu’un me pousse et veut me saisir par derrière. « Je vais mourir à l’instant, ici, sur cet escalier, » me dis-je. Mais l’escalier est gravi et nous avons passé le long corridor à large baie. Nous entrons dans la chambre de Lîsa. Elle est assise sur son lit en chemise ; ses jambes nues pendent ; elle gémit.

– Ah, mon Dieu ! murmure-t-elle, clignant les yeux à cause de la bougie ; je n’en puis plus ! je n’en puis plus !…

– Lîsa, mon enfant, lui dis-je, qu’as-tu ?

Me voyant, elle pousse un cri et se jette à mon cou.

– Mon bon papa…, mon bon père… sanglote-t-elle, mon chéri, mon loulou. Je ne sais pas ce que j’ai… Mon âme souffre.

Elle m’embrasse et balbutie des mots de caresse qu’elle employait quand elle était enfant.

– Calme-toi, mon enfant, Dieu t’assiste ! lui dis-je. Il ne faut pas pleurer. Moi aussi, mon âme souffre.

J’essaie de la couvrir ; ma femme lui donne à boire, et nous nous bousculons près du lit. Je heurte de mon épaule la poitrine de ma femme, et, en ce moment, il me souvient du temps où nous baignions ensemble nos enfants.

– Soulage-la, supplie ma femme. Fais quelque chose.

Que pourrais-je faire ? Je ne puis rien. Quelque chose pèse sur l’âme de ma fille. Mais je n’y comprends rien. Je ne puis que marmotter :

– Ce n’est rien… Ça passera… Dors…

Comme un fait exprès, un hurlement de chien retentit tout à coup dans la cour. Il est d’abord sourd, indécis, puis bruyant, et un autre hurlement lui répond. Je n’avais jamais prêté attention à des préjugés du genre des hurlements de chiens ou des cris de chouette, mais, maintenant, mon cœur se serre douloureusement, et je me hâte de m’expliquer le hurlement.

« Futilité… me dis-je. Influence d’un organisme sur un autre. Ma violente tension nerveuse s’est transmise à ma femme, à Lîsa, au chien, voilà tout. Les pressentiments et les prévisions s’expliquent par une transmission de cette sorte… »

Quand je retournai peu après dans ma chambre, afin d’écrire une ordonnance pour ma fille, je ne pensais pas que j’allais mourir bientôt, mais je sentais un tel poids et une telle souffrance que je regrettais de ne pas être mort subitement. Je restai longtemps debout, immobile, au milieu de ma chambre, me demandant ce que j’allais prescrire à Lîsa. Mais les plaintes, au-dessus de moi, cessèrent, et je décidai de ne rien ordonner. Pourtant, je restai levé…

Silence funèbre. Silence si grand, que, dirait un écrivain, les oreilles vous tintent. Le temps coule lentement. Les bandes de clarté lunaire sur le rebord de la fenêtre ne bougent pas, comme figées. L’aube est encore loin.

Mais, voici qu’à la palissade, la porte bâtarde grince. Quelqu’un entre et, ayant brisé une branche à un arbre, frappe doucement à ma fenêtre : « Nicolas Stépânytch ! » entends-je murmurer.

J’ouvre la fenêtre et il me semble voir une apparition. Collée à la muraille est une femme en robe noire, violemment éclairée par la lune, qui me regarde avec de grands yeux. Son visage est pâle, grave, et comme marmoréen, en raison de l’éclairage fantastique de la lune. Son menton tremble.

– C’est moi…, dit-elle, moi…, Kâtia !

À la lumière de la lune, tous les yeux de femmes paraissent grands et noirs, les êtres plus grands et plus pâles ; c’est sans doute pour cela que je ne l’avais pas reconnue à la première minute.

– Que veux-tu ?

– Excusez-moi, dit-elle. J’ai souffert tout d’un coup d’une façon insupportable… Je n’ai pu y résister et suis venue… J’ai vu de la lumière à votre fenêtre… et me suis décidée à frapper… Excusez-moi… Ah ! si vous saviez comme j’ai souffert ! Que faites-vous maintenant ?

– Rien ; mon insomnie.

– J’ai eu une sorte de pressentiment. Au reste, une vétille.

Ses sourcils se relèvent, ses yeux brillent d’avoir pleuré, et tout son visage est éclairé, comme par une lueur, de son expression de confiance depuis longtemps disparue.

– Nicolas Stépânytch ! dit-elle d’un ton suppliant, tendant vers moi ses deux mains, mon cher, je vous en supplie, si vous ne dédaignez pas mon amitié et l’estime que je fais de vous, accueillez ma prière !

– Qu’y a-t-il ?

– Prenez mon argent !

– En voilà une fantaisie ! Qu’ai-je à faire de ton argent ?

– Vous irez quelque part vous soigner… Il faut vous soigner. Prenez mon argent ? Oui, vous le voulez, mon chéri ? Oui ?

Elle me regarde anxieusement et répète :

– Oui ? Vous le prendrez ?

– Non, mon amie, lui dis-je, je ne le prendrai pas. Merci.

Elle me tourne le dos et baisse la tête. Je lui ai sans doute refusé d’un ton qui ne permet pas de réplique.

– Rentre te coucher, lui dis-je. Demain, nous verrons.

– Autrement dit, vous ne me considérez pas comme votre amie ? me demanda-t-elle accablée.

– Je ne dis pas cela. Mais je n’ai pas besoin de ton argent maintenant.

– Excusez-moi, dit-elle, baissant la voix d’une octave entière. Je vous comprends… Accepter un service d’un être comme moi…, d’une ancienne actrice… Au reste, adieu…

Et elle part si vite que je n’arrive même pas à lui dire adieu.

VI

Je suis à Khârkov.

Comme il serait inutile, et qu’il est au-dessus de mes forces de lutter contre ma disposition d’esprit actuelle, j’ai décidé que les derniers jours de ma vie soient irréprochables, au moins au point de vue formel. Si j’ai tort envers ma famille, ce que je conçois parfaitement, je m’efforcerai de faire ce qu’elle veut. Elle a voulu que j’aille à Khârkov, allons-y. Au reste, je suis devenu si indifférent à tout qu’il m’est absolument égal d’aller où que ce soit, à Khârkov, à Paris ou à Berdîtchév.

Je suis arrivé ici à midi et suis descendu à un hôtel près de la cathédrale. Le wagon m’a brisé ; les courants d’air me pénétraient, et je suis assis sur mon lit, me tenant la tête et attendant mon accès de névralgie. Il aurait fallu aller aujourd’hui chez des professeurs que je connais, mais je n’en ai ni le désir, ni la force.

Un vieux domestique entre et me demande si j’ai du linge pour mon lit. Je le retiens cinq minutes et lui pose quelques questions sur Gnekker, au sujet duquel je suis ici. Le garçon est justement originaire de Khârkov, connaît la ville comme ses cinq doigts, mais il ne se souvient d’aucune maison appartenant à Gnekker. Je lui parle d’un bien. Même chose. La pendule du corridor sonne une heure, puis deux, puis trois… Les derniers mois de ma vie, lorsque j’attends la mort, me semblent de beaucoup les plus longs de mon existence. Je ne savais pas, dans le passé, me plier aussi bien à la lenteur du temps. Autrefois, quand j’attendais un train à une gare, ou que je faisais passer un examen, des quarts d’heure m’apparaissaient une éternité. Maintenant, je puis rester assis toute une nuit immobile sur mon lit et penser avec une entière indifférence que demain j’aurai une aussi longue, aussi monotone nuit.

Dans le couloir sonnent cinq heures, six, sept… Il fait nuit. Je sens à la joue une douleur sourde ; c’est ma névralgie qui commence. Pour me distraire en pensant, je me place à mon ancien point de vue, alors que je n’étais pas indifférent, et je me demande pourquoi, moi, homme connu, conseiller privé, je me trouve dans cette petite chambre et sur ce petit lit aux oreillers gris, et qui sont à tout le monde. Puis je regarde ce piètre lavabo de tôle, j’écoute marcher la mauvaise pendule du corridor. Est-ce que tout cela est digne de ma gloire et de ma haute situation ? Et à ces questions, je réponds par une dérision. Dérisoire me semble la naïveté avec laquelle j’exagérais, dans ma jeunesse, le prix de la notoriété et la situation exceptionnelle dont jouissent, pensais-je, les sommités. Je suis connu ; mon nom est prononcé avec respect ; mon portrait a paru dans la Nîva et dans l’Illustration universelle, et j’ai lu ma biographie dans une revue allemande, et qu’en est-il ? Je suis seul ; seul dans une ville étrangère, sur un lit étranger, et je frotte de la main ma joue douloureuse… Les soucis de famille, l’inclémence des créanciers, la grossièreté des employés de chemin de fer, les incommodités du régime des passeports, la coûteuse et malsaine nourriture des buffets, l’impolitesse et la grossièreté universelles, tout cela, et bien d’autres choses qu’il serait trop long d’énumérer, m’affecte tout autant que n’importe quel petit bourgeois, inconnu hors de sa petite rue. En quoi ma position est-elle donc exceptionnelle ? Supposons que je sois mille fois plus célèbre, que je sois un héros dont ma patrie s’enorgueillisse. Dans tous les journaux paraissent des bulletins sur ma santé, mes collègues, mes élèves et le public m’écrivent des adresses ou des lettres de sympathie, tout cela ne m’empêcherait pas de mourir sur un lit étranger, dans l’angoisse et dans une entière solitude. En cela, sans doute, personne n’est coupable ; mais, pécheur que je suis, je n’aime pas la popularité de mon nom. Il me semble qu’elle m’a, en quelque sorte, trompé…

À dix heures, je m’assoupis et, malgré ma névralgie, je dors profondément, et j’aurais dormi longtemps si on ne m’eût éveillé. À une heure et demie, on frappe soudain à ma porte.

– Qui est là ?

– Un télégramme.

– Vous auriez pu attendre à demain, dis-je au garçon en recevant ma dépêche. Maintenant je ne me rendormirai plus.

– Pardon. J’ai vu de la lumière chez vous, j’ai cru que vous ne dormiez pas…

J’ouvre le télégramme et je regarde la signature : ma femme. Qu’est-ce qu’il lui faut ?

« Hier, Gnekker s’est marié secrètement avec Lîsa. Reviens. »

Je lis ce télégramme et ne m’en effraie pas longtemps. Ce qui m’effraie, ce n’est pas la conduite de Lîsa et de Gnekker, c’est l’indifférence avec laquelle j’apprends la nouvelle de leur mariage. On dit que les philosophes et les vrais sages sont indifférents ; c’est faux. L’indifférence, c’est une paralysie de l’âme, une mort anticipée.

Je me recouche et je commence à chercher à quelles pensées je vais bien m’occuper. Il me semble que j’ai déjà pensé à tout et qu’il n’est plus rien qui puisse stimuler mon esprit.

Quand le jour commence à poindre, je suis toujours assis, sur mon lit, me tenant les genoux, et, ne sachant que faire, je tâche de « me connaître moi-même ». « Connais-toi toi-même » est un beau et utile conseil. Il est seulement regrettable que les anciens ne se soient pas avisés de donner le moyen de s’en servir.

Quand l’envie me venait jadis de comprendre quelqu’un, ou moi-même, j’examinais non pas les actes, dans lesquels tout est conventionnel, mais les désirs de ce quelqu’un, ou les miens. Dis-moi ce que tu veux, je te dirai ce que tu es…

Et maintenant, j’examine ce que je veux.

Je veux que nos femmes, nos enfants, nos amis, nos élèves aiment en nous non des noms, ni des marques de fabriques, ni des étiquettes, mais des êtres ordinaires… Quoi encore ? Je voudrais me réveiller dans cent ans et voir ce que la science sera devenue… Je voudrais vivre encore dix ans… Quoi de plus ?

Rien plus… Je pense, je pense longtemps, et ne puis rien imaginer de plus. Et tant que je pense et où que je roule mes pensées, je vois clairement qu’il manque dans mes désirs le principal, le très important. Dans ma passion pour la science, dans mon désir de vivre, dans cette station en un lit étranger, et dans cette aspiration à me connaître moi-même ; dans toutes les pensées, les sentiments et les notions que je rassemble, il n’y a pas le lien commun qui relierait tout cela en un tout… Chaque sentiment, chaque pensée vit en moi séparément, et dans toutes mes appréciations sur la science, le théâtre, la littérature, ou mes élèves, dans tous les tableaux que dessine mon imagination, l’analyste le plus exercé ne trouverait pas ce qui s’appelle une idée générale, ce qui fait le dieu d’un homme vivant…

Et s’il n’y a pas cela, c’est qu’il n’y a rien…

En un tel dénûment, il est assez d’une maladie sérieuse, de la crainte de la mort, de l’influence des circonstances et des gens pour que tout ce que j’appelais jadis ma conception du monde, et en quoi je voyais le sens et la joie de ma vie, pour que tout soit retourné sens dessus dessous et vole en morceaux. Il n’est donc rien d’étonnant que les derniers mois de ma vie aient été obscurcis de pensées et de sentiments dignes d’un esclave et d’un barbare, et que je sois maintenant indifférent et n’aperçoive pas d’aurore. Quand il n’existe pas en un homme ce qui est plus haut et plus fort que toutes les influences extérieures, il suffit, à la vérité, d’un rhume pour lui enlever l’équilibre et lui faire voir dans tout oiseau une chouette et entendre dans tout cri un hurlement de chien. Et tout son optimisme ou son pessimisme, avec leurs grandes ou leurs petites pensées, n’ont, en ce temps-là, que la valeur d’un symptôme, et rien de plus…

Je suis vaincu. S’il en est ainsi, il n’y a plus à continuer à penser ; il n’y a plus à parler… Je resterai ainsi et attendrai en silence ce qui sera.

Le matin, le garçon m’apporte du thé et un journal local. Je regarde machinalement les annonces de la première page, l’article de tête, les extraits des journaux et de revues, la chronique… Dans la chronique, je trouve cette nouvelle :

« Hier, est arrivé à Khârkov, par le rapide, notre savant, connu et distingué par de longs services, Nicolas Stépânytch, un Tel, et il est descendu à tel hôtel. »

Évidemment les grands noms sont créés pour vivre séparément de ceux qui les portent. Maintenant, mon nom court paisiblement Khârkov. Dans trois mois, écrit en lettres dorées sur un monument, il brillera comme le soleil lui-même, et la terre, sur mon corps, sera déjà couverte de mousse…

Un léger coup à la porte. Je suis donc nécessaire à quelqu’un ?

– Qui est là ? Entrez !

La porte s’ouvre, et, étonné, je fais un pas en arrière et me hâte de croiser les pans de ma robe de chambre. Devant moi se trouve Kâtia.

– Bonjour, me dit-elle, encore tout essoufflée d’avoir monté l’escalier. Vous ne m’attendiez pas ? Je suis venue… moi aussi ici…

Elle s’assied, et continue, en bégayant, sans me regarder :

– Pourquoi ne me dites-vous pas bonjour ? Je suis arrivée aujourd’hui. J’ai appris que vous étiez à cet hôtel et suis venue vous voir…

– Très heureux de te voir, lui dis-je, levant les épaules, mais je suis étonné… Tu tombes vraiment du ciel. Pourquoi es-tu ici ?

– Moi ?… L’idée m’a prise et je suis venue…

Un silence. Tout à coup elle se lève impétueusement et vient à moi.

– Nicolas Stépânytch, dit-elle, en pâlissant et pressant ses mains sur sa poitrine, je ne puis continuer à vivre ainsi. Je ne le puis pas ! Dites-moi vite, à l’instant, au nom du vrai Dieu, ce que je dois faire ? Dites-le-moi.

– Que puis-je te dire ? Je ne puis rien te dire.

– Parlez, je vous en prie, continua-t-elle, haletante, et tremblant de tout son corps. Je vous jure que je ne puis plus vivre ainsi ; je n’en ai plus la force.

Elle tombe sur une chaise et commence à sangloter. Elle penche la tête en arrière, se tord les mains, frappe des pieds. Son chapeau est tombé de sa tête et se balance sur l’élastique ; sa coiffure est défaite.

– Aidez-moi, me supplie-t-elle, je n’en puis plus.

Elle tire de son sac de voyage son mouchoir et en fait tomber en même temps quelques lettres, qui, de ses genoux, glissent sur le plancher. Je les ramasse, et je reconnais en l’une d’elles l’écriture de Mikhaïl Fiôdorovitch, et lis involontairement le fragment d’un mot : « passionn… ».

– Je ne puis rien te dire, Kâtia, lui dis-je.

– Secourez-moi ! soupire-t-elle, me saisissant la main et la baisant. Vous êtes mon père, mon seul ami. Vous êtes sage, intelligent, avez longtemps vécu ! Vous avez enseigné. Dites-moi donc ce que je dois faire.

– En conscience, Kâtia, je ne le sais pas.

Je suis désemparé, confus, ému de ses sanglots, et je tiens à peine debout.

– Viens, Kâtia, nous allons déjeuner, lui dis-je avec un sourire forcé. Assez pleuré !

Et, tout de suite, j’ajoute d’une voix défaillante :

– Bientôt je ne serai plus, Kâtia.

– Rien qu’un mot, dit-elle en pleurs, tendant les mains vers moi. Que faire ?

– Tu es une originale, vraiment, murmuré-je. Je ne te comprends pas ! Toi si intelligente, et tout à coup, sans rime ni raison, fondre en sanglots…

Un silence se fait. Kâtia arrange sa coiffure, remet son chapeau, froisse ensuite ses lettres et les fourre dans son sac. Tout cela sans rien dire et sans se presser. Son visage, sa poitrine, ses gants sont humides de larmes ; mais l’expression de son visage est sèche, sévère… Je la regarde, et suis honteux d’être plus heureux qu’elle. Je n’ai remarqué en moi l’absence de ce que les philosophes appellent une idée générale que peu de temps avant ma mort, au déclin de mes jours, et l’âme de cette pauvre petite n’a pas connu et ne connaîtra pas de repos de sa vie, de toute sa vie !

– Allons déjeuner, Kâtia, lui dis-je.

– Non, je vous remercie, répond-elle froidement.

Une minute passe encore dans le silence.

– Khârkov ne me plaît pas, lui dis-je. Il fait gris. Quelle ville grise !

– Oui, peut-être… Pas joli… Je n’y suis que pour peu de temps…, en passant. Aujourd’hui je pars.

– Où vas-tu ?

– En Crimée…, non, au Caucase.

– Pour longtemps ?

– Je ne sais pas.

Kâtia se lève et, souriant froidement, sans me regarder, me tend la main.

Je voudrais lui demander : « Alors, tu ne seras pas à mon enterrement ? » Mais elle ne me regarde pas, sa main est froide, comme morte… Je l’accompagne à la porte sans rien dire… Et la voilà sortie de chez moi. Elle marche dans le long corridor sans se retourner. Elle sait que je la suis des yeux, et, sans doute, elle se retournera à l’angle… Non, elle ne s’est pas retournée. La robe noire m’est apparue pour la dernière fois, les pas se sont tus… Adieu, mon trésor !

1889.

LE VOYAGEUR DE 1RE CLASSE

Le voyageur de première classe, qui venait de dîner au buffet et que le vin échauffait un peu, s’étendit sur la banquette de velours, s’étira avec délices et s’assoupit. Ayant sommeillé cinq petites minutes, il regarda son vis-à-vis avec des yeux mouillés, sourit et dit :

– Mon père, d’heureuse mémoire, aimait, après dîner, à se faire gratter la plante des pieds par des femmes. Je tiens absolument de lui, avec cette seule différence qu’après dîner il faut que je me gratte, non la plante des pieds, mais la langue et le cerveau. J’aime, pécheur que je suis, à bavarder le ventre plein… Me permettez-vous de bavarder avec vous ?

– Je vous en prie, accorda le vis-à-vis.

– Après un bon dîner il suffit du moindre prétexte pour que ma tête soit pleine de je ne sais diable quelles pensées de haute importance. Par exemple, monsieur, nous venons de voir près du buffet deux jeunes gens, et vous avez entendu l’un d’eux féliciter l’autre de sa notoriété. « Je vous félicite, lui dit-il ; vous êtes déjà connu et commencez à conquérir la gloire. » Ce sont, sans doute, des acteurs ou des journalistes de grandeur microscopique. Mais il ne s’agit pas d’eux. La question m’intéresse présentement de savoir, monsieur, ce qu’on doit entendre par la notoriété ou la gloire. Qu’en pensez-vous ? Poûckhine appelait la gloire : « une reprise éclatante sur des haillons » ; nous la comprenons tous à la Pouchkine, autrement dit plus ou moins subjectivement ; mais personne n’a encore donné une définition claire, logique de ce mot ; je donnerais gros pour avoir cette définition-là !

– Quel si grand besoin en avez-vous ?

– Voyez-vous, si nous savions ce qu’est la gloire, nous connaîtrions peut-être les moyens de l’acquérir. Il faut vous dire, monsieur, que, quand j’étais plus jeune, je tendais de toutes les fibres de mon âme vers la notoriété. La popularité était ma manie ; c’est pour elle que je m’instruisais, travaillais, que je passais les nuits, que je ne mangeais pas à ma faim et que j’ai gâché ma santé ; et il me semble, autant que je puis en juger, que j’avais tout ce qu’il faut pour y atteindre. D’abord, je suis ingénieur de profession. Depuis que je vis, j’ai construit en Russie une vingtaine de ponts magnifiques ; j’ai élevé des aqueducs dans trois villes ; j’ai travaillé aussi en Angleterre et en Belgique… En second lieu, j’ai écrit beaucoup d’articles professionnels. Troisièmement, mon bon monsieur, j’ai été attiré dès mon enfance vers la chimie ; je m’en occupe à mes loisirs et ai trouvé les procédés de fabrication de quelques acides organiques, en sorte que vous découvririez mon nom dans tous les traités de chimie de l’étranger. J’ai toujours été au service ; j’ai obtenu le rang de conseiller d’État, et j’ai un curriculum vitae irréprochable. Je ne vous fatiguerai pas de l’énumération de mes affaires et de mes travaux : je vous dirai seulement que j’ai fait bien plus que tel autre qui est connu. Eh bien ! je suis déjà vieux, je m’apprête à tourner de l’œil, et ne suis pas plus connu que ce chien qui court sur le talus…

– Qui sait ? Vous êtes peut-être connu.

– Hum ?… Tenez, essayons ! Avez-vous jamais entendu prononcer, dites-moi, le nom de Krikoûnov ?

Le vis-à-vis leva les yeux au plafond, réfléchit et secoua la tête.

– Non, dit-il, je ne l’ai pas entendu…

– C’est mon nom de famille. Vous êtes un intellectuel d’un certain âge et n’avez jamais entendu parler de moi ; c’est une preuve convaincante ! Assurément, pour atteindre la notoriété, je ne faisais pas du tout ce qu’il fallait ; je ne connaissais pas les vrais moyens et, voulant l’attraper par la queue, je n’ai pas pris le bon côté.

– Quels sont les vrais moyens ?

– Le diable le sait ! Vous direz : le talent ? le génie ? le hors-ligne ? Pas du tout, monsieur. À côté de moi vivaient et faisaient carrière des gens insignifiants, comparés à moi, nuls, et même vils. Ils travaillaient mille fois moins que moi, ne se la foulaient pas, ne brillaient pas par leurs talents, ne briguaient pas la gloire, et voyez-les ! Leurs noms reviennent à tout moment dans les journaux et dans les conversations. Si cela ne vous ennuie pas, je vais vous donner un exemple.

Il y a quelques années, j’ai construit un pont dans la ville de K… Il faut vous dire que l’ennui, dans cette pouilleuse ville, était horrible. S’il n’y avait pas eu les cartes et les femmes, j’y aurais perdu la raison ! Aussi, par ennui, je m’étais lié avec une petite chanteuse. Le diable sait pourquoi tout le monde était ravi de cette petite femme ; c’était une nature ordinaire, vulgaire, comme il y en a tant. Une fille, légère, bête et avide. Sa vie tout entière était d’ordre négatif. Elle mangeait beaucoup, buvait beaucoup, dormait jusqu’à cinq heures du soir, et rien plus. On la tenait pour une cocotte professionnelle, mais, quand on voulait en parler littérairement, on l’appelait actrice et chanteuse.

J’étais jadis amateur enragé de théâtre ; je ne savais pas voir objectivement, et ce frauduleux abus du nom d’actrice me mettait en colère, le diable sait comment ! Ma chanteuse avait autant de droit de s’appeler actrice ou chanteuse que de s’appeler serrurier ou veuve de sous-officier. C’était un être absolument sans talent et insensible. Autant que je le comprends, elle chantait de façon dégoûtante ; tout le charme de son « art » était de savoir gigoter à temps et de n’être gênée en rien quand on entrait dans sa loge. Elle choisissait ordinairement des vaudevilles traduits, de ceux où l’on peut parader en costume d’homme, collant. En un mot : pouah ! Elle n’avait de bon que son cou qui était magnifique et des jambes grasses. Je me mis avec elle peu avant l’achèvement du pont. Voulez-vous me prêter de l’attention ? Je me le rappelle comme si c’était maintenant ; il y eut une inauguration pompeuse. Il y eut un Te Deum, des discours, des télégrammes, ainsi de suite. Je trottinais autour de mon œuvre, et ne savais où me fourrer en raison de mon émotion d’auteur. C’est de l’histoire ancienne et il n’y a pas à faire du modeste : je vous dirai que mon pont était magnifique. Ce n’était pas un pont, mais un tableau, une friandise. Chaque poutre respirait ; chaque parapet sautait aux yeux ! Le diable lui-même n’en aurait pas fait un plus artistique, surtout avec le peu d’argent qu’on m’avait alloué. Je m’agitais d’autant plus que toute la ville assistait à l’inauguration. « Maintenant, pensais-je, le public va me regarder de tous ses yeux ; où me fourrer ? » Mais je m’inquiétais en vain, mon bon monsieur. Personne, sauf les personnages officiels, ne fit aucune attention à moi. Ils se tenaient en foule sur la berge et regardaient le pont comme des moutons ; et ils n’eurent cure de celui qui l’avait construit. Mais tout à coup, le public s’agite : murmure général ; les figures sourient ; les épaules tressaillent. « Ils m’ont probablement vu », pensai-je. Oui, comptes-y ! J’aperçois ma petite chanteuse qui entre dans la foule et, derrière elle, un tas de propres à rien ; sur tout ce cortège courent les regards de la foule. Un murmure de mille voix l’accompagne : « C’est une telle… Elle est charmante ! Quelles boucles d’oreilles. » On me remarque alors… Deux espèces de blancs-becs, des amateurs d’art scénique, à en juger par leurs fronts étroits, leurs grosses pommes d’Adam, me regardèrent, s’entre-regardèrent et murmurèrent : « C’est son amant ! » Comment cela vous plaît-il ? Et un malingre personnage quelconque, coiffé d’un chapeau haut de forme, avec une figure non rasée depuis longtemps, le menton baveux, sautillant près de moi d’un pied sur l’autre, se tourna vers moi, et marmotta :

– Savez-vous quelle est cette dame sur l’autre rive ? C’est une telle… Sa voix ne supporte pas la critique, mais elle s’en sert à la perfection. Sa manière de jouer est d’un chic !…

– Ne pouvez-vous pas me dire, demandai-je au malingre personnage, qui a construit ce pont ?

– Je ne sais vraiment pas, répondit-il ; un ingénieur quelconque !

– Qui a, demandé-je, construit votre cathédrale de K… ?

– Je ne peux pas non plus vous le dire !

Ensuite je lui demandai qui était en ville le meilleur professeur, qui éditait le Messager de K…, et, à toutes mes questions, le malingre personnage répondait qu’il l’ignorait.

– Et dites-moi, fis-je en manière de conclusion, avec qui vit cette chanteuse ?

– Avec un certain ingénieur Krikoûnov.

– Est-il vrai qu’elle porte une fausse natte ?

– C’est faux ! s’indigna le personnage, m’éclaboussant de salive ; c’est un mensonge, une calomnie !

Eh bien, mon cher monsieur, cela vous plaît-il ? Ne sont-ce pas des porcs ? Allons, continuons ! Il n’y a plus au monde de ménestrels et de bardes, et on se fait connaître uniquement par les journaux. Le lendemain de la bénédiction du pont, je saisis avec avidité le Messager du lieu et y cherche mon portrait. Je parcours longtemps des yeux les quatre pages et enfin, hourra, voilà !

Je me mets à lire : « Hier par un très beau temps et devant une grande affluence, en présence du chef de ce gouvernement, a eu lieu la bénédiction du pont, construit etc. etc. » Puis à la fin, ô ! Allah kerim !… « À la bénédiction, brillante de beauté, a assisté la favorite du public de K…, notre talentueuse artiste, une telle… Il va sans dire que son apparition a fait sensation. L’étoile était habillée, etc. » De moi pas un seul mot ! Pas même un demi-mot. Bien que ce fût mesquin, le croirez-vous, je pleurai de colère !…

Je m’apaisai en me disant que la province est bête, qu’il n’y a rien à en attendre, et que, pour la gloire, il faut aller dans les centres intellectuels, dans les capitales. J’avais envoyé juste en ce temps-là à Pétersbourg un travail pour un concours. Le terme du concours approchait. Je dis adieu à K… et partis pour la capitale.

Il faut vous dire que je ne suis pas un homme gâté, un homme qui fait un dieu de son ventre, que je n’ai pas un tempérament de hussard, mais que je n’aime pourtant à me priver de rien. La route de K… jusqu’à Pétersbourg est longue, et, pour ne pas m’ennuyer, je louai un coupé et pris naturellement avec moi la petite chanteuse. En route, nous ne faisions que manger, boire du champagne, et trou-la-la ! Nous arrivons enfin au centre intellectuel. J’y arrivai le jour même du concours, et j’eus, monsieur, le plaisir d’y fêter ma victoire : mon ouvrage fut honoré du premier prix ! Hourra ! Le lendemain, je vais sur la perspective Nevski et j’achète pour soixante-dix kopeks de journaux différents. Je me hâte vers ma chambre d’hôtel, je m’étends sur le canapé et, contenant mon tremblement, je me hâte de lire. Je parcours un journal, rien ! J’en parcours un second, rien, mon Dieu ! Enfin dans le quatrième, je saute sur cette nouvelle : « Hier, par le train express est arrivée à Saint-Pétersbourg l’artiste provinciale une telle, assez connue des Pétersbourgeois par ses succès de l’an dernier sur la scène de tel club. Nous remarquons avec plaisir que le climat du midi a agi heureusement sur notre belle connaissance ; son superbe physique, etc. » Je ne me rappelle pas ce qu’il y avait ensuite ! Beaucoup plus bas, imprimé dans le plus petit caractère : « Hier, à tel et tel concours, l’ingénieur un tel a reçu le premier prix. » Rien de plus. Et encore, on avait estropié mon nom ; au lieu de Krikoûnov, on avait écrit Kirkoûnov. Voilà le centre intellectuel !…

Mais ce n’est pas tout. Quand je quittai Pétersbourg un mois après, tous les journaux parlaient à l’envi de « notre divine, incomparable, très talentueuse », et on n’appelait déjà plus ma maîtresse par son nom de famille, mais par son prénom, en y ajoutant son patronyme…

Bon ! Il y a quelques années je fus à Moscou. J’y étais appelé par une lettre autographe du maire pour une affaire dont la ville crie dans les journaux depuis plus d’un siècle. Sur l’entrefaite je donnai, dans un but de bienfaisance, cinq conférences dans un des musées. Il semble que cela était suffisant pour être connu à Moscou, ne fût-ce que pour trois jours. Mais las et hélas ! Pas un des journaux de Moscou ne dit un seul mot de moi ! Il fut question de tout : d’incendies, d’opérettes, des édiles qui sommeillent, de négociants ivres, mais de mon travail, de mon projet, de mes conférences, pas un mot ! Un beau public celui-là aussi ! Je monte dans un tramway… La voiture est archi-pleine : des dames, des militaires, des étudiants, des étudiantes ; de chaque espèce un couple, comme dans l’arche de Noé… Je dis à haute voix à mon voisin, pour que la voiture l’entende : « On dit que la mairie a fait venir un ingénieur pour telle affaire ; savez-vous le nom de cet ingénieur ? » Le voisin secoua la tête. Le reste du public me regarda à la dérobée, et je lus dans tous les regards : « Je ne sais pas. »

– On dit, insistai-je, voulant amorcer la conversation, que quelqu’un fait des conférences à tel musée ? On dit que c’est intéressant !

Personne ne hocha même la tête. Évidemment peu de gens avaient entendu parler de mes conférences, et les dames ne connaissaient pas même l’existence du musée. Ce ne serait encore rien, mais figurez-vous, mon bon monsieur, que, tout à coup, le public s’agite et se précipite pour regarder. Qu’est-ce donc ? Qu’y a-t-il ?

– Regardez, regardez, me dit mon voisin, me poussant du coude, ce brun, qui monte en fiacre. C’est le célèbre coureur King !

Et toute la voiture, s’engouant, se mit à parler des coureurs, qui occupaient alors les esprits à Moscou. J’entendis parler d’étrangers et même de femmes de chambre russes, qui affluaient chez Lenntovski[11].

Je pourrais vous citer beaucoup d’autres exemples, mais je suppose que ces deux suffisent. Admettons maintenant que je me trompe à mon sujet et que je sois un petit vaniteux sans talent, mais je puis vous indiquer beaucoup de mes contemporains, des gens d’un talent et d’une application remarquables, qui sont morts inconnus. Tous nos navigateurs, chimistes, physiciens, mécaniciens, cultivateurs russes, sont-ils populaires ? Notre masse instruite connaît-elle les peintres, les sculpteurs, les littérateurs russes ? Tel vieux chien littéraire, travailleur de talent, qui, depuis trente-trois ans, bat le seuil des rédactions, qui a noirci on ne sait combien de papier, qui a été jugé une vingtaine de fois pour diffamation, ne dépasse pourtant pas le seuil de son chenil. Nommez-moi un seul coryphée de notre littérature qui soit devenu célèbre avant que le bruit ait couru sur la terre qu’il a été tué en duel, qu’il est devenu fou, qu’il a été déporté, ou qu’il triche aux cartes ?

Le voyageur de première classe s’exalta tellement qu’il fit tomber son cigare et se souleva.

– Oui, monsieur, continua-t-il, furieusement ; en parallèle avec ces gens-là, je vous citerai des centaines de petites chanteuses, d’acrobates et de clowns, connus même des enfants au sein ! Oui, monsieur !

La porte grinça ; il y eut un courant d’air et un personnage à l’air sombre, en macfarlane, en chapeau haut de forme, avec des lunettes bleues, entra dans le wagon. Le personnage regarda les places, se renfrogna, et alla plus loin.

– Savez-vous qui c’est ? chuchota quelqu’un dans un angle éloigné du wagon ; c’est N. N., le célèbre flibustier de Toula, qui est passé aux assises dans l’affaire de la banque V…

– Et voilà ! dit le voyageur de première classe en riant ; il connaît le flibustier de Toula, et demandez-lui s’il connaît Sémiradsky, Tchaïkovski ou le philosophe Soloviov ; il hochera la tête… C’est de la cochonnerie !

Trois minutes passèrent dans le silence.

– Permettez-moi de vous demander à mon tour, dit timidement le vis-à-vis en toussant ; le nom de Poûchkov vous est-il connu ?

– Poûchkov ? Hum !… Poûchkov… Non, je ne le connais pas !

– C’est mon nom, dit le vis-à-vis avec un sourire confus. Vous ne le connaissez pas ? Il y a déjà trente-cinq ans que je suis professeur d’une des universités russes… membre de l’Académie des sciences… J’ai publié maintes choses…

Le voyageur de première classe et son vis-à-vis se regardèrent et se mirent à rire.

1886.

LA LINOTTE[12]

I

Au mariage d’Ôlga Ivânovna, il y avait tous ses amis et ses bonnes connaissances.

– Regardez, n’est-ce pas qu’il y a en lui quelque chose ? disait-elle à ses amis, en montrant son mari, comme si elle voulait expliquer pourquoi elle se mariait avec un homme simple, très ordinaire, et qui n’était remarquable en rien.

Son mari – Ôssip Stépânytch Dymov, – était médecin et avait le rang de conseiller honoraire. Il travaillait dans deux hôpitaux ; il était dans l’un assistant surnuméraire, et prosecteur dans l’autre. Chaque matin, dès neuf heures, il avait sa consultation et s’occupait de sa salle ; après midi il se rendait en tramway à l’autre hôpital, où il faisait des autopsies. Sa clientèle personnelle était nulle ; elle ne rapportait que quelque cinq cents roubles par an. C’est tout. Que peut-on encore dire de lui ?

Cependant Ôlga Ivânovna, ses amis et ses bonnes connaissances, n’étaient pas des gens tout à fait ordinaires. Chacun d’eux était remarquable en quelque chose et un peu connu ; chacun avait déjà un nom et était regardé comme une célébrité, ou s’il n’était pas encore connu, il donnait de brillantes espérances : c’était un artiste dramatique, d’un talent depuis longtemps reconnu, homme élégant, intelligent, modeste, et très bon conférencier, qui avait enseigné la diction à Ôlga Ivânovna ; c’était un chanteur de l’Opéra, un gros bon vivant, qui assurait Ôlga Ivânovna qu’elle se perdait, car, si elle n’avait pas été paresseuse et s’était prise en main, elle aurait été une cantatrice remarquable ; puis c’était plusieurs peintres et, à leur tête, le genriste, paysagiste et animalier Riabôvski, très beau jeune homme blond de vingt-cinq ans, qui avait eu du succès à ses expositions et avait vendu son dernier tableau cinq cents roubles ; il corrigeait les études d’Ôlga Ivânovna et disait qu’elle pourrait peut-être faire quelque chose. Puis c’était un violoncelliste dont l’instrument pleurait, et qui convenait sincèrement que, de toutes les femmes qu’il connaissait, seule Ôlga Ivânovna savait accompagner. Et c’était un homme de lettres, jeune et déjà connu, qui écrivait des récits, des pièces et des contes. Qui encore ? C’était encore Vassîli Vassîliévitch, gentilhomme, propriétaire rural, illustrateur-dilettante et vignettiste, qui connaissait bien le vieux style russe, les légendes et l’épopée ; il dessinait littéralement des merveilles sur le papier, la porcelaine et les assiettes… Au milieu de cette société artistique, libre d’elle-même et gâtée par le sort, délicate et discrète, il est vrai, mais qui ne se souvenait de l’existence des docteurs qu’en cas de maladie, et pour laquelle le nom de Dymov sonnait aussi indifféremment que Sîdorov ou que Tarâssov, au milieu de cette société, Dymov semblait étranger, un homme de trop et tout petit, bien qu’il fût grand et large d’épaules. Il semblait qu’il portât un habit emprunté et une barbe de commis ; pourtant, s’il eût été écrivain ou peintre, on aurait dit que sa barbe rappelait celle de Zola.

L’artiste disait à Ôlga Ivânovna qu’avec ses cheveux lin et sa parure de mariée, elle ressemblait beaucoup à un cerisier quand, au printemps, il est tout couvert de fines fleurs blanches.

– Non, écoutez, lui dit Ôlga Ivânovna, en le prenant par la main, écoutez comment cela est arrivé ! Il faut vous dire que mon père travaillait dans le même hôpital que Dymov. Quand mon pauvre père tomba malade, Dymov le veilla jour et nuit. Quel dévouement ! Écoutez, Riabôvski… Et vous, l’écrivain, écoutez aussi, c’est très intéressant… Approchez-vous. Quel dévouement, quelle sincère sympathie ! Je veillais moi aussi et me tenais près de mon père, et tout d’un coup, bonjour, j’ai vaincu le beau jeune homme ! Mon Dymov était pris jusqu’aux oreilles. Vraiment, la destinée est bizarre. À la mort de mon père, il vint quelquefois chez moi ; nous nous rencontrions dans la rue, et par un beau soir, tout à coup, boum ! il m’a fait sa demande. Ça m’est tombé comme de la neige sur la tête. Je pleurai toute la nuit et devins infernalement amoureuse. Et ainsi, vous le voyez, je suis devenue son épouse. N’est-ce pas qu’il y a en lui quelque chose de fort, de puissant, d’ours ? Sa figure est tournée maintenant de trois quarts et mal éclairée ; mais, quand il se retournera, regardez son front. Riabôvski, que direz-vous de ce front ?… Dymov, nous parlons de toi ! cria-t-elle à son mari ; viens ici ; tends ta main loyale à Riabôvski. Soyez amis.

Dymov, souriant débonnairement et naïvement, tendit sa main à Riabôvski et lui dit :

– Enchanté ! Un certain Riabôvski a fini la médecine en même temps que moi. N’est-ce pas un de vos parents ?

II

Ôlga Ivânovna avait vingt-deux ans ; Dymov en avait trente et un. Après leur mariage, ils vécurent en bons termes, Ôlga Ivânovna recouvrit entièrement de ses études et de celles des autres, encadrées ou non, les murs du salon, et elle arrangea près du piano et des meubles un agréable encombrement de parasols, de chevalets, de chiffons versicolores, de poignards, de petits bustes et de photographies… Elle colla aux murs de la salle à manger des gravures populaires, y pendit des sandales de tille, une serpe ; elle mit dans un coin une faux et des râteaux, et cela fit une salle à manger de style russe. Dans la chambre à coucher, pour qu’elle ressemblât à une grotte, elle tendit le plafond et les murs de drap sombre. Elle suspendit au-dessus du lit une lanterne vénitienne, et elle mit près de la porte une statue avec une hallebarde.

Et tous trouvaient que les jeunes mariés avaient un joli nid.

Chaque jour, levée vers les onze heures, Ôlga Ivânovna jouait du piano ou, s’il faisait du soleil, elle peignait quelque chose. Puis, vers une heure, elle allait chez sa couturière. Comme Dymov et elle avaient très peu d’argent, juste de quoi joindre les deux bouts, elle et sa couturière pour qu’elle se montrât souvent dans des robes nouvelles et éblouît par ses toilettes, devaient recourir à la ruse. Souvent, d’une vieille robe teinte, de morceaux de tulle, de soie ou de peluche, ne valant rien, sortaient de véritables chefs-d’œuvre, quelque chose de ravissant ; non pas une robe, mais un rêve.

De chez la couturière, Ôlga Ivânovna allait ordinairement chez quelque actrice de sa connaissance pour apprendre les nouvelles théâtrales, et solliciter à propos un billet pour une première ou pour un bénéfice. De chez l’actrice, il fallait aller à l’atelier d’un peintre ou à une exposition de tableaux, puis chez quelque célébrité pour l’inviter ou lui rendre visite, ou simplement pour bavarder.

Et, partout, on accueillait Ôlga Ivânovna gaiement et amicalement. Partout on l’assurait qu’elle était bonne, charmante et rare… Ceux qu’elle appelait célébrités et qualifiait de grands, la recevaient comme une des leurs, comme une égale, et lui prédisaient, d’une voix, qu’avec ses talents, son goût et son esprit, si elle ne se dispersait pas, elle ferait quelque chose de remarquable. Elle chantait, jouait du piano, peignait, modelait, figurait dans les spectacles d’amateurs, et tout cela, non pas n’importe comment, mais avec talent. Fît-elle des lanternes pour des illuminations, s’habillât-elle, attachât-elle une cravate à quelqu’un, tout était extraordinairement artistique, gracieux et joli…

Mais nulle part son talent ne s’exprimait aussi brillamment que dans son art de faire intime connaissance et de se lier avec les célébrités. Quelqu’un devenait-il connu, si peu que ce fût, et faisait-il parler de lui, vite elle nouait connaissance avec lui, devenait son amie et l’invitait chez elle. Chaque connaissance nouvelle était pour elle une véritable fête. Elle adorait les gens célèbres, s’en enorgueillissait et les voyait chaque nuit en rêve. Elle avait soif de célébrité et ne parvenait pas à en étancher sa soif. Les vieux s’en allaient, et elle les oubliait ; des nouveaux venaient les remplacer, et à ceux-là elle s’habituait vite aussi ou s’en désillusionnait vite ; et elle commençait avidement à en chercher d’autres, de nouveaux grands hommes ; elle les trouvait et en cherchait encore… Pourquoi cela ?

Elle dînait vers cinq heures à la maison avec son mari dont la simplicité, le bon sens et la bonté la plongeaient dans l’humilité et le ravissement. Elle se levait à chaque instant, étreignait brusquement sa tête et la couvrait de baisers.

– Dymov, disait-elle, tu es un homme intelligent et noble, mais tu as un très grand défaut : tu ne t’intéresses pas du tout à l’art ; tu nies la musique et la peinture.

– Je ne les comprends pas, disait-il modestement ; je me suis occupé toute ma vie de sciences naturelles et de médecine, et n’ai pas eu le temps de m’occuper d’art.

– Mais c’est horrible, Dymov !

– Pourquoi donc ? Tes connaissances ignorent les sciences naturelles et la médecine, et tu ne le leur reproches pas ; chacun son métier. Je ne comprends rien aux paysages, ni aux opéras, mais je pense que si des gens intelligents y consacrent toute leur vie, et que si d’autres gens intelligents y sacrifient beaucoup d’argent, c’est qu’on en a besoin. Je ne comprends pas ; mais ne pas comprendre ne veut pas dire rejeter.

– Donne que je serre ton honnête main !…

Après dîner, Ôlga Ivânovna allait chez ses connaissances, puis au théâtre et au concert ; et elle revenait à la maison après minuit. Ainsi chaque jour.

Le mercredi soir, elle recevait. La maîtresse de maison et ses invités ne jouaient pas aux cartes et ne dansaient pas ; ils se complaisaient à différents arts. L’artiste dramatique déclamait ; le chanteur chantait ; le peintre dessinait dans les albums dont Ôlga Ivânovna avait un très grand nombre ; le violoncelliste jouait, et la maîtresse de maison elle-même dessinait, modelait, chantait et accompagnait. Dans les intervalles, on parlait et on discutait littérature, théâtre, peinture. Il n’y avait pas de dames parce qu’Ôlga Ivânovna regardait toutes les femmes, sauf les actrices et sa couturière, comme tristes et banales. Aucune soirée ne se passait sans que la maîtresse de maison ne tressaillît à chaque coup de sonnette et ne dît avec une expression triomphale : « C’est lui… »

Elle entendait par le mot « lui » quelque nouvelle célébrité qu’elle avait invitée. Dymov n’était pas au salon et personne ne se rappelait son existence. Mais à onze heures et demie juste, la porte de la salle à manger s’ouvrait ; Dymov apparaissait, et disait avec son sourire débonnaire et modeste, en se frottant les mains :

– Messieurs, je vous prie de venir souper.

Tous passaient à la salle à manger et voyaient chaque fois les mêmes mets sur la table : un plat d’huîtres, un morceau de jambon ou de veau, des sardines, du fromage, du caviar, des cèpes, de la vodka, et deux carafes de vin.

– Mon cher maître d’hôtel, disait Ôlga Ivânovna en levant ses bras, tu es simplement ravissant ! Messieurs, regardez son front ! Dymov, mets-toi de profil. Messieurs, regardez : une tête de tigre du Bengale, et l’expression bonne et charmante d’un cerf. Oh mon chéri !

Les invités mangeaient et pensaient en regardant Dymov : « En effet, c’est un bon garçon. » Mais ils l’oubliaient bientôt et continuaient à parler de théâtre, de musique et de peinture.

Les jeunes mariés étaient heureux, et leur vie coulait douce. Pourtant la troisième semaine de leur lune de miel ne passa pas tout à fait joyeuse et fut même triste. Dymov attrapa à l’hôpital un érésipèle, resta six jours au lit et dut couper ras ses beaux cheveux noirs. Ôlga Ivânovna restait assise à côté de lui et pleurait amèrement. Mais quand il se sentit mieux, elle mit un petit mouchoir blanc sur sa tête rasée et se mit à peindre d’après lui un bédouin. Et tous deux étaient gais.

Trois jours après, lorsque, guéri, il retourna à l’hôpital, il lui arriva un nouveau mécompte.

– Je n’ai pas de chance, petite maman, lui dit-il une fois à dîner ; j’ai eu aujourd’hui quatre autopsies et me suis coupé deux doigts ; et je ne m’en suis aperçu qu’à la maison.

Ôlga Ivânovna s’effraya. Il sourit et dit que ce n’était rien et qu’il lui arrivait souvent de se faire des coupures pendant les autopsies.

– Je me prends à mon travail, petite maman, et je deviens distrait.

Ôlga Ivânovna s’attendait à une infection cadavérique et pria Dieu les nuits ; mais tout se passa heureusement.

Et de nouveau coula une vie paisible, béate, sans chagrins, ni soucis. Le présent était beau et le printemps venait, souriant de loin et promettant mille joies. Le bonheur n’aurait pas de fin… En avril, mai, juin, une maison de campagne loin de la ville. Des promenades, des études, la pêche, les rossignols, et puis, de juillet à l’automne, un voyage de peintres sur le Volga, Ôlga Ivânovna, comme membre perpétuel de la Société[13], y prendrait part. Elle s’était déjà fait faire deux costumes de voyage en coutil, avait acheté des couleurs, des pinceaux, de la toile, et une nouvelle palette. Riabôvski venait presque chaque jour voir les progrès qu’elle faisait en peinture. Quand elle lui montrait sa peinture, il enfonçait profondément ses mains dans ses poches, pinçait fortement les lèvres, reniflait et disait :

– Oui… Ce nuage crie ; il n’est pas éclairé comme il doit l’être le soir. Le premier plan est mâché et il y a, comprenez, quelque chose qui n’y est pas tout à fait… Et votre petite isba est étouffée par on ne sait quoi et piaule plaintivement… Il faudrait prendre ce coin plus obscurément… Mais en somme, pas mal du tout. Je vous loue.

Plus il parlait confusément, mieux Ôlga Ivânovna le comprenait.

III

Le lendemain de la Trinité[14], après dîner, Dymov acheta des hors-d’œuvre et des bonbons et se rendit à la campagne chez sa femme. Il ne l’avait pas vue depuis deux semaines déjà et s’ennuyait beaucoup sans elle. Dans le voyage, et puis en cherchant la villa dans une grande clairière, il sentait continûment la faim et la fatigue, et songeait comme il allait souper en liberté avec sa femme et ensuite se coucherait. Il éprouvait de la joie en regardant son paquet contenant du caviar, du fromage, de l’esturgeon.

Quand il trouva et reconnut la villa, le soleil se couchait déjà. La vieille femme de chambre lui dit que madame n’était pas à la maison, mais qu’elle reviendrait bientôt. Il n’y avait que trois chambres dans la villa, très laide d’aspect, avec des plafonds bas, couverts de papier écolier, et des planchers raboteux et pleins de fentes. Dans l’une des chambres il y avait un lit. Dans l’autre, sur les chaises et sur l’appui des fenêtres, traînaient des toiles, des pinceaux, du papier gras, et des paletots et chapeaux d’hommes. Dans la troisième, Dymov trouva trois hommes inconnus. Deux d’entre eux étaient bruns et barbus ; le troisième, rasé et gros, était évidemment un acteur.

Le samovar bouillait sur la table.

– Que désirez-vous ? demanda l’acteur, d’une voix de basse, regardant Dymov sans affabilité ; vous avez besoin d’Ôlga Ivânovna ? Attendez, elle va revenir tout de suite.

Dymov s’assit et attendit. L’un des hommes bruns, l’air endormi et le regardant de travers, se versa du thé et lui demanda :

– Vous voulez peut-être du thé ?

Dymov voulait boire et manger, mais il refusa le thé pour ne pas se gâter l’appétit. Bientôt retentirent des pas et un rire connu ; la porte claqua, et Ôlga Ivânovna entra dans la chambre, en chapeau à larges bords, tenant une boîte à la main. Riabôvski, gai et les joues rouges, la suivait, portant un grand parasol et un pliant.

– Dymov ! s’écria Olga Ivânovna, et elle rougit de plaisir ; Dymov ! répéta-t-elle, en posant sur sa poitrine sa tête et ses deux mains. C’est toi ? Pourquoi n’es-tu pas venu depuis si longtemps ? Pourquoi ? Pourquoi ?

– Comment le pouvais-je, petite maman ? je suis toujours occupé, et, quand je suis libre, l’heure des trains ne va pas.

– Comme je suis contente de te voir ! J’ai rêvé à toi toute la nuit et je craignais que tu ne sois malade. Si tu savais comme tu es gentil, comme tu es arrivé à propos ! Tu seras mon sauveur ! Toi seul peux me sauver ! Il y aura demain ici, reprit-elle en riant et en nouant la cravate de son mari, un mariage très original. Un jeune télégraphiste de la gare se marie, un certain Tchikildiéiév. C’est un beau jeune homme, pas bête, et il y a dans sa figure quelque chose de fort, comme un ours… On peut d’après lui peindre un jeune Varègue. Nous tous, les gens des villas, lui portons intérêt et lui avons donné notre parole d’assister à son mariage. C’est un homme pauvre, isolé, timide ; c’eût été péché de lui refuser de l’intérêt. Après la messe aura lieu le mariage, puis tous se rendront à pied à la maison de la mariée… Tu comprends, une clairière, le chant des oiseaux, les taches du soleil, et nous tous comme des taches vives sur l’herbe. Très original. Dans le goût des impressionnistes français. Mais Dymov, demanda Ôlga Ivânovna en prenant une mine dolente, que mettrai-je pour aller à l’église ? Je n’ai rien ici ; rien à la lettre ! Ni robe, ni gants, ni fleurs… Il faut que tu me sauves ! Puisque tu es venu, le sort lui-même t’ordonne de me sauver ! Prends les clés, mon chéri ; va à la maison et cherche dans l’armoire ma robe rose. Tu te rappelles, elle est pendue la première… Puis dans le débarras, à droite, par terre, tu verras des cartons. Quand tu ouvriras le premier, tu y trouveras du tulle, beaucoup de tulle, et différents chiffons, et, dessous, des fleurs. Sors prudemment toutes les fleurs ; tâche, mon chéri, de ne pas les chiffonner ; je choisirai après… Et tu m’achèteras des gants.

– Bien, dit Dymov, j’irai demain et je t’enverrai cela.

– Demain ! s’écria Olga Ivânovna, le regardant avec étonnement ; quand auras-tu le temps demain ? Demain, le premier train part à neuf heures, et le mariage est à onze. Non, mon chéri, il me faut cela aujourd’hui ; absolument aujourd’hui ! Si tu ne peux pas revenir demain, envoie-moi un commissionnaire. Allons, pars vite… Le train de voyageurs va arriver à l’instant ; ne sois pas en retard, mon âme !

– Bon.

– Ah ! comme il est dommage de te laisser partir ! dit Ôlga Ivânovna, et les larmes lui vinrent aux yeux ; pourquoi, sotte que je suis, ai-je donné ma parole au télégraphiste !

Dymov but rapidement un verre de thé, prit un craquelin et se rendit à la gare, en souriant doucement. Le caviar, le fromage et l’esturgeon furent mangés par les deux hommes bruns et le gros acteur.

IV

Par une nuit calme et claire de juillet, Ôlga Ivânovna était sur le pont d’un des bateaux du Volga et regardait tantôt l’eau, tantôt les rives. Près d’elle, Riabôvski lui disait que, sur l’eau, les ombres noires ne sont pas des ombres, mais un songe, et qu’en voyant cette eau magique, à reflets fantastiques, en voyant le ciel sans fond et les rives tristes et mélancoliques, qui parlent de la futilité de notre vie et de l’existence de quelque chose de plus élevé, de divin, il serait bon de s’oublier, de mourir, de devenir un souvenir… Le passé est banal et pas intéressant ; l’avenir est médiocre ; et cette magnifique et unique nuit finira bientôt, se fondra dans l’éternité ; pourquoi donc vivre ?

Olga Ivânovna écoutait tantôt la voix de Riabôvski, tantôt le calme de la nuit ; et elle songeait qu’elle était immortelle et jamais ne mourrait.

La couleur turquoise de l’eau, qu’elle n’avait jamais vue précédemment, le ciel, les rives, les ombres sombres, et une joie irraisonnée qui remplissait son âme, lui disaient qu’elle deviendrait une grande artiste et que, quelque part au loin, par delà la nuit claire, dans un espace indéfini, le succès, la gloire et l’amour des peuples l’attendaient… Quand elle regardait longtemps au loin fixement, elle voyait des foules, des lumières ; elle entendait les sons de la musique, des cris d’enchantement. Elle était en robe blanche et des fleurs tombaient sur elle de tous côtés. Elle songeait aussi qu’à côté d’elle, accoudé à la rampe, se trouvait un vrai grand homme, un génie, un élu de Dieu… Tout ce qu’il a créé jusqu’à présent est beau, nouveau, extraordinaire ; et ce qu’il créera avec le temps, quand, avec la virilité, croîtra son rare talent, sera saisissant, démesurément élevé ; cela se connaît à sa figure, à sa façon de s’exprimer et à sa manière de se comporter avec la nature. Il parle des ombres, des tons du soir, de l’éclat de la lune avec une langue à lui, de telle sorte que l’on sent involontairement le charme de son pouvoir sur la nature. Il est très beau lui-même, original, et sa vie indépendante, libre, dépourvue de tout souci d’existence ressemble à la vie des oiseaux.

– Il commence à faire frais, dit Ôlga Ivânovna, frissonnant.

Riabôvski l’enveloppa de sa cape et dit plaintivement :

– Je me sens en votre pouvoir, je suis un esclave. Pourquoi êtes-vous aujourd’hui si captivante ?

Il la regardait sans cesse, sans en détacher les yeux, et ses yeux étaient étranges ; elle avait peur de le regarder.

– Je vous aime follement, murmura-t-il, respirant sur sa joue. Dites-moi un mot et je ne vivrai plus ; j’abandonnerai l’art, dit-il avec une grande agitation ; aimez-moi, aimez-moi !…

– Ne parlez pas ainsi, dit Ôlga Ivânovna, fermant les yeux ; cela me fait peur. Et Dymov ?

– Dymov ? Pourquoi parler de Dymov ? Qu’ai-je à faire de Dymov ? Voyez le Volga, la lune, la beauté, mon amour, mon extase ; il n’y a pas de Dymov… Ah ! je ne sais rien ! Je n’ai pas besoin du passé ; donnez-moi un instant, une minute !…

Le cœur d’Ôlga Ivânovna battit. Elle voulait penser à son mari ; mais tout son passé, avec son mariage, Dymov, et ses soirées, lui semblait mesquin, nul, sombre et inutile, et lointain… En effet, pourquoi songer à Dymov ? Qu’avait-elle à se soucier de lui ? Existait-il en réalité, et était-il autre chose qu’un songe ?

« C’est déjà bien assez pour lui, homme simple et ordinaire, du bonheur qu’il a reçu, pensa-t-elle en se couvrant le visage de ses mains. Que je sois jugée là-bas, que je sois maudite, mais en dépit de tout, je vais me perdre ; je vais me perdre à l’instant. Dans la vie, il faut tout connaître. Mon Dieu, que c’est effrayant et bon ! »

– Eh bien ? murmura le peintre en l’étreignant et baisant avidement les mains avec lesquelles elle essayait faiblement de l’éloigner ; tu m’aimes ? Oui ? oui ? Oh ! quelle nuit ! Merveilleuse nuit !

– Oui, quelle nuit ! murmura-t-elle, en le regardant dans ses yeux, brillants de larmes ; puis elle regarda rapidement autour d’elle, l’étreignit et le baisa fortement sur les lèvres.

– On approche de Kinéchma ! dit quelqu’un de l’autre côté du pont.

Des pas lourds retentirent. C’était le garçon qui passait.

– Écoutez, lui dit Ôlga Ivânovna, pleurant et riant de bonheur, apportez-nous du vin.

Le peintre, pâle d’émotion, s’assit sur le banc, regarda Ôlga Ivânovna avec des yeux amoureux et reconnaissants ; puis il ferma les yeux et dit, en souriant avec langueur :

– Je suis fatigué !

Et il appuya sa tête contre la rampe.

V

Le 2 septembre, la journée était chaude et calme, mais sombre. De grand matin un léger brouillard errait sur le Volga. La pluie commença à tomber après neuf heures. Et aucun espoir que le ciel s’éclaircît.

Au moment du thé, Riabôvski avait dit à Ôlga Ivânovna que la peinture est l’art le plus ingrat et le plus triste, qu’il n’était pas un peintre, que seuls les imbéciles croyaient qu’il avait du talent, et tout à coup, sans rime, ni raison, il prit un couteau et lacéra sa meilleure étude. Après le thé, il resta assis, sombre, à la fenêtre, regardant le Volga. Le fleuve n’avait plus de reflets ; il était terne, mat et froid. Tout, tout rappelait l’approche de l’automne, angoissant et morne. Et il semblait que les somptueux tapis verts des rives, que les reflets diamantés des rayons, que le lointain azuré, transparent, et que tout ce décor d’élégance et de parade, la nature les avait maintenant retirés, et enfermés dans des malles jusqu’au printemps prochain. Les corbeaux volaient autour du Volga et semblaient le taquiner et lui dire : « Tu es nu ! nu ! » Riabôvski écoutait leur croassement et pensait qu’il était déjà fini et avait perdu son talent ; que tout dans ce monde est conditionnel, relatif et bête ; et qu’il n’aurait pas fallu se lier avec cette femme. Bref, il était de mauvaise humeur et s’ennuyait.

Ôlga Ivânovna était assise sur son lit, derrière la cloison, et touchait de ses doigts ses beaux cheveux couleur de lin. Elle s’imaginait tantôt être dans son salon, tantôt dans sa chambre à coucher, tantôt dans le cabinet de son mari. Son imagination la transportait au théâtre, chez la couturière, chez ses amis célèbres ; que font-ils maintenant ? Pensent-ils à elle ? La saison était déjà commencée, et il était temps de songer à ses soirées. Et Dymov ? Le cher Dymov ? Comme il la priait doucement et naïvement, dans ses lettres, à la manière d’un enfant, de revenir vite ! Il lui envoyait chaque mois soixante-quinze roubles, et quand elle lui avait écrit qu’elle devait cent roubles aux peintres, il avait envoyé aussi ces cent roubles. Quel homme bon et magnifique ! Le voyage avait fatigué Ôlga Ivânovna ; elle s’ennuyait ; elle voulait quitter au plus vite les moujiks, l’humidité de la rivière, et se débarrasser de la sensation de malpropreté qu’elle éprouvait sans cesse en habitant des isbas de paysans et en errant de village en village. Si Riabôvski n’avait pas donné à ses confrères sa parole d’honneur de rester avec eux jusqu’au 20 septembre, on eût pu partir le jour même. Comme c’eût été bien !…

– Mon Dieu, gémit Riabôvski, quand donc y aura-t-il du soleil ? Je ne puis pas, sans soleil, finir un paysage ensoleillé !

– Mais tu as une étude sous un ciel de nuages, lui dit Ôlga Ivânovna, sortant de derrière la cloison. Te rappelles-tu ? Il y a à droite un bois et, à gauche, un troupeau de vaches et des oies. Tu pourrais la finir à présent.

– Ah ! grinça le peintre, la finir ! Pensez-vous que je sois bête au point de ne pas savoir ce que je dois faire !

– Comme tu as changé envers moi ! soupira Ôlga Ivânovna.

– Allons, c’est très bien !

La figure d’Ôlga Ivânovna trembla ; elle alla vers le poêle et pleura.

– Il ne manquait que les larmes. Cessez ! J’ai mille raisons pour pleurer, et pourtant je ne pleure pas.

– Mille raisons ! dit Ôlga Ivânovna, éclatant. La principale est que je vous pèse déjà. Oui, dit-elle en sanglotant, s’il faut dire la vérité, vous avez honte de notre amour ; vous faites toujours en sorte que les peintres ne le remarquent pas, bien qu’on ne puisse pas le cacher, et que tout leur soit connu depuis longtemps.

– Ôlga, dit le peintre suppliant, mettant la main sur son cœur, je vous demande une chose, une seule : ne me tourmentez pas ! De vous, je n’ai plus besoin de rien !

– Jurez-moi que vous m’aimez encore !

– C’est torturant ! dit le peintre entre les dents, en se levant ; je finirai par me jeter dans le Volga, ou je deviendrai fou ! Laissez-moi !

– Alors tuez-moi, cria Ôlga Ivânovna, tuez-moi !

Elle sanglota de nouveau et retourna derrière la cloison. La pluie tombait sur le toit de chaume. Riabôvski se prit la tête et marcha de long en large ; puis, avec une mine déterminée, comme s’il voulait prouver quelque chose à quelqu’un, il prit sa casquette, mit son fusil en bandoulière et sortit de l’isba.

Après son départ, Ôlga Ivânovna resta longtemps couchée sur le lit et pleura. D’abord elle pensa qu’il serait bon de s’empoisonner pour que Riabôvski la trouvât morte ; puis elle s’envola en pensée dans son salon, dans le cabinet de son mari, et s’imagina qu’elle restait assise immobile près de Dymov et se délectait de repos physique et de propreté ; puis elle était le soir au théâtre et entendait Mazzini. Et la nostalgie de la vie civilisée, du bruit de la ville et des hommes célèbres lui serra le cœur. La paysanne entra dans l’isba et se mit, sans se presser, à allumer le feu pour faire le dîner. Cela sentit le charbon, et l’air bleuit de fumée. Les peintres rentrèrent avec leurs bottes sales et la figure mouillée par la pluie. Ils examinaient leurs études et disaient pour se consoler que le Volga, même par le mauvais temps, avait son charme. Et sur le mur la pendule bon marché faisait : tic-tac-tic-tac. Les mouches, transies, s’étaient amassées dans le coin, près des Images, et elles bourdonnaient. On entendait les cafards courir dans les gros cartons, sous les bancs…

Riabôvski revint à la maison quand le soleil se couchait. Il jeta sa casquette sur la table et, pâle, exténué, les bottes sales, il s’affaissa sur le banc et ferma les yeux.

– Je suis fatigué, dit-il, et il remua les sourcils, tâchant d’ouvrir les yeux.

Pour se caresser à lui et lui montrer qu’elle n’était pas fâchée, Ôlga Ivânovna s’approcha, l’embrassa en silence et passa le peigne dans ses cheveux blonds ; elle voulut le peigner.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il tressaillant, comme si quelque chose de froid l’eût touché ; et il ouvrit les yeux. Qu’est-ce qu’il y a ? Laissez-moi en paix, je vous prie !

Il la repoussa et s’éloigna, et il lui sembla que sa figure exprimait le dégoût et le dépit.

En ce moment, la paysanne lui apportait prudemment une assiette de soupe aux choux qu’elle tenait des deux mains, et Ôlga Ivânovna vit ses pouces tremper dans le bouillon. Et la femme sale, au ventre tendu, et la soupe aux choux, que Riabôvski se mit à manger avidement, et l’isba, et toute cette vie, qu’elle avait d’abord aimée pour sa simplicité, lui semblaient maintenant affreuses.

Elle se sentit tout à coup offensée, et dit froidement :

– Il faut que nous nous séparions pour un temps ; sans cela nous pourrions, par ennui, nous disputer sérieusement. Cela m’énerve. Je partirai aujourd’hui.

– De quelle manière ? À cheval sur un bâton ?

– C’est jeudi ; le bateau arrivera à neuf heures et demie…

– Ah ! oui ?… Alors, bien, pars, dit Riabôvski doucement, en s’essuyant avec l’essuie-mains, en guise de serviette ; c’est triste pour toi ici, et tu n’as rien à y faire ; il faudrait être un grand égoïste pour te retenir. Pars ; nous nous retrouverons après le 20.

Ôlga Ivânovna fit gaîment ses paquets, et ses joues rosirent de plaisir. Était-il vrai, songeait-elle, qu’elle écrirait bientôt dans son salon, qu’elle dormirait dans sa chambre, qu’elle dînerait sur une nappe ?

Son cœur s’allégea, elle ne fut plus fâchée.

– Je te laisse les pinceaux et les couleurs, Riâbouchka[15], dit-elle. Tu rapporteras ce qui restera. Allons ! sans moi ne fais pas le paresseux ; ne t’ennuie pas ; travaille ! Tu es un brave, mon Riâbouchka.

À dix heures, en façon d’adieu, Riabôvski l’embrassa, pour ne pas, elle le pensa, l’embrasser devant les peintres ; et il l’accompagna à l’embarcadère. Le bateau arriva bientôt et l’emmena.

Elle arriva à la maison deux jours et demi plus tard. Sans ôter son chapeau et son manteau, émue et essoufflée, elle passa au salon, et de là dans la salle à manger. Dymov, en manches de chemise, le gilet déboutonné, était à table et aiguisait son couteau à une fourchette ; il y avait une gelinotte sur son assiette.

En entrant dans son appartement, Ôlga Ivânovna était convaincue qu’il fallait tout cacher à son mari et qu’elle aurait assez de savoir et de force pour le faire. Mais en voyant son large sourire, doux et heureux, ses yeux brillants et gais, elle sentit que dissimuler avec cet homme était aussi lâche, répugnant, impossible, et au-dessus de ses forces, que de calomnier, voler ou tuer. Et en un clin d’œil, elle décida de lui dire tout ce qui était arrivé. S’étant laissée embrasser, elle se mit à genoux devant lui et cacha son visage.

– Qu’y a-t-il, petite maman ? lui demanda-t-il avec tendresse ; tu t’es ennuyée ?

Elle leva sur lui sa figure rouge de honte et le regarda suppliante ; mais la peur et la honte l’empêchèrent de parler.

– Rien… dit-elle. C’est une idée que j’ai eue…

– Asseyons-nous, dit-il en la relevant, et la faisant mettre à table. Alors te voilà !… Mange la gelinotte ! Tu as faim, pauvrette…

Elle aspirait avidement l’air natal ; elle mangea la gelinotte, et lui la regardait avec douceur et riait joyeusement.

VI

Au milieu de l’hiver, Dymov, manifestement, se douta qu’il était trompé. Comme si sa conscience n’eût pas été pure, il ne pouvait plus regarder sa femme droit dans les yeux ; il ne souriait plus joyeusement en la rencontrant, et pour rester moins longtemps seul avec elle, il amenait souvent dîner avec lui son confrère Korostéliov, petit homme aux cheveux ras et à la figure fripée, qui, quand il causait avec Olga Ivânovna, déboutonnait, en raison de son trouble, tous les boutons de son veston, puis les reboutonnait ; puis il se pinçait de la main droite la moustache gauche. À dîner, les deux docteurs disaient qu’avec une haute position du diaphragme il peut y avoir des battements irréguliers du cœur et que l’on avait constaté ces temps derniers des cas nombreux de polynévrites, ou que, la veille, Dymov, ayant autopsié un cadavre, portant le diagnostic « anémie maligne », avait trouvé un cancer du pancréas. Et il semblait que tous deux ne tenaient une conversation médicale que pour donner à Ôlga Ivânovna la possibilité de se taire, c’est-à-dire de ne pas mentir. Après dîner Korostéliov se mettait au piano, et Dymov, soupirant, lui disait :

– Ah ! frère, joue-moi quelque chose de triste !

Levant les coudes et écartant largement les doigts, Korostéliov plaquait quelques accords et se mettait à chanter d’une voix de ténor :

Indique-moi la contrée où le moujik russe ne gémit pas[16].

Dymov soupirait encore, appuyait la tête sur son poing et devenait pensif.

Ôlga Ivânovna se conduisait les derniers temps de façon très imprudente. Elle se réveillait de mauvaise humeur, avec l’idée qu’elle n’aimait plus Riabôvski et que, Dieu merci, tout en était fini avec lui. Puis, après avoir pris son café, elle considérait que Riabôvski lui avait fait perdre son mari et qu’elle restait sans l’un, ni l’autre. Elle se souvenait de ce que disaient leurs connaissances, que Riabôvski préparait pour l’exposition quelque chose de sensationnel, un mélange de paysage et de genre, dans le goût de Poliénov, ce dont tous ceux qui visitaient son atelier étaient ravis. Elle pensait qu’il avait fait cela sous son influence et que, sous son influence, il avait beaucoup évolué en mieux. Cette influence lui était si bienfaisante et si essentielle que, si elle le quittait, il pourrait bien se perdre. Et elle se rappelait que la dernière fois, chez elle, il avait une redingote grise mouchetée et une cravate neuve ; et il lui avait demandé avec langueur s’il était beau ? Et en effet avec son élégance, ses longues boucles de cheveux et ses yeux bleu clair, il était très beau (ou cela lui avait paru ainsi), et il avait été gentil avec elle.

Après s’être souvenue de beaucoup de choses, Ôlga Ivânovna s’habillait et s’en allait pleine d’émotion à l’atelier de Riabôvski. Elle le trouvait gai, et enchanté de son tableau, qui était vraiment magnifique. Il sautait, faisait le fou et répondait par des plaisanteries aux questions sérieuses. Ôlga Ivânovna était jalouse du tableau et le détestait, mais, par politesse, elle restait cinq minutes silencieuse devant lui, et, soupirant comme on soupire devant une divinité, elle disait bas :

– Oui, tu n’as encore jamais rien peint de pareil ; sais-tu, c’est même prodigieux.

Puis elle commençait à le supplier de l’aimer, de ne pas la quitter, d’avoir pitié d’elle, pauvre et malheureuse. Elle pleurait, lui baisait les mains, exigeait qu’il lui jurât son amour, lui prouvait que sans sa bonne influence, il dévierait du bon chemin et se perdrait. Et après avoir gâté la bonne humeur du peintre, et se sentant humiliée, elle s’en allait chez sa couturière ou chez une actrice de ses connaissances pour demander quelque billet…

Si elle ne le trouvait pas à son atelier, elle laissait un mot à Riabôvski où elle jurait, que, s’il ne venait pas chez elle dans la journée, elle s’empoisonnerait. Il prenait peur, venait, et restait à dîner. Sans être gêné par la présence de son mari, il lui disait des grossièretés, et elle lui répondait de même. Ils sentaient qu’ils se pesaient l’un à l’autre, qu’ils étaient l’un pour l’autre des ennemis et des tyrans, et ils se courrouçaient ; et ils ne remarquaient pas, dans leur colère, qu’ils étaient tous deux inconvenants, et que, même Korostéliov aux cheveux ras, comprenait tout. Après dîner, Riabôvski se dépêchait de prendre congé et de partir.

– Où allez-vous ? lui demandait Ôlga Ivânovna dans l’antichambre, en le regardant avec haine.

Fronçant les sourcils et fermant à demi les yeux, il nommait quelque dame, leur connaissance commune, et il était visible qu’il se moquait de sa jalousie et voulait la taquiner. Elle allait dans sa chambre à coucher et se mettait au lit. De jalousie, de dépit, ou du sentiment d’humiliation et de honte, elle mordait son oreiller et commençait à pleurer tout haut. Dymov laissait Korostéliov au salon, entrait dans la chambre à coucher, et confus, navré, il lui disait doucement :

– Ne pleure pas tout haut, petite maman. Pourquoi pleurer ? Il faut se taire… Il ne faut pas laisser voir… Ce qui est arrivé, tu sais, est irréparable.

Ne sachant comment calmer sa lourde jalousie, qui lui faisait battre les tempes, et croyant qu’on pouvait encore arranger les choses, elle se lavait, poudrait sa figure bouffie de larmes, et filait chez la dame qu’elle connaissait.

N’y trouvant pas Riabôvski, elle allait chez une autre dame, puis chez une troisième… Elle en avait eu honte d’abord ; mais elle s’y habitua, et il arrivait que, dans une même soirée, elle visitait toutes les dames de leur connaissance pour retrouver Riabôvski ; et toutes comprenaient.

Une fois elle dit à Riabôvski, à propos de son mari :

– Cet homme m’accable de sa magnanimité !

Cette phrase lui plut tant que, rencontrant les peintres, qui connaissaient son roman avec Riabôvski, elle la répétait chaque fois en faisant un geste énergique.

L’ordre de leur vie était le même que l’année passée. Le mercredi il y avait soirée. L’artiste déclamait, les peintres dessinaient, le violoncelliste jouait, le chanteur chantait, et à onze heures et demie, sans modification, la porte de la salle à manger s’ouvrait, et Dymov, souriant, disait :

– Je vous prie, messieurs, de venir manger !

Comme par le passé, Olga Ivânovna cherchait des grands hommes, les trouvait, ne s’en contentait pas, et en cherchait de nouveaux. Comme par le passé, elle rentrait tard dans la nuit à la maison, mais Dyrnov ne dormait plus comme l’année passée ; il était assis dans son cabinet et travaillait. Il se couchait à trois heures et se levait à huit.

Une fois, comme elle s’apprêtait à aller au théâtre et était devant la glace, Dymov entra dans la chambre à coucher en habit et cravate blanche ; il souriait doucement et, comme jadis, regardait sa femme droit dans les yeux ; sa figure rayonnait :

– Je viens de passer ma thèse, dit-il, en s’asseyant et se frottant les genoux.

– Tu as réussi ? demanda Olga Ivânovna.

– Si j’ai réussi ! dit-il, en riant – et il allongea le cou pour voir dans la glace la figure de sa femme, qui, lui tournant le dos, arrangeait sa coiffure. – Oho !… Sais-tu, il se peut qu’on m’offre de faire un cours libre sur la pathologie générale. On le sent venir.

On voyait à sa figure béate et rayonnante que si Ôlga Ivânovna avait partagé sa joie et son triomphe, il lui aurait tout pardonné dans le présent et l’avenir, et il aurait tout oublié ; mais elle ne comprit ni ce que c’était que faire un cours libre, ni ce que c’est la pathologie générale. Elle craignait, de plus, d’arriver au théâtre en retard, et elle ne dit rien.

Il resta assis dix minutes, sourit d’un air coupable et sortit.

VII

Ce fut une journée mouvementée.

Dymov avait un fort mal de tête ; le matin, il ne prit pas de thé, n’alla pas à l’hôpital et resta étendu tout le temps dans son cabinet, sur le divan. Comme de coutume, Ôlga Ivânovna se rendit vers une heure chez Riabôvski pour lui montrer son étude de nature morte, et pour lui demander pourquoi il n’était pas venu la veille. L’étude lui semblait médiocre ; elle ne l’avait peinte que pour avoir un prétexte supplémentaire pour aller chez le peintre.

Elle entra chez lui sans sonner, et, tandis qu’elle quittait ses caoutchoucs dans l’antichambre, elle entendit que quelque chose courait doucement dans l’atelier, froufroutant comme une robe de femme, et, quand elle se hâta de regarder dans l’atelier, elle ne vit qu’un bout de jupe marron qui disparut instantanément derrière le grand tableau couvert, ainsi que le chevalet, d’un calicot noir qui traînait jusqu’à terre. Il n’y avait pas à douter que ce fût une femme qui se cachait. Combien souvent Ôlga Ivânovna, elle-même, avait trouvé un refuge derrière ce tableau !…

Riabôvski visiblement très troublé, et comme étonné de sa venue, tendit ses deux mains et dit avec un sourire contraint :

– Ah ! très heureux de vous voir ! Que dites-vous de bon ?

Les yeux d’Ôlga Ivânovna se remplirent de larmes. Elle avait honte, débordait d’amertume et n’aurait pas consenti pour un million à parler devant une inconnue, sa rivale, une menteuse, cachée derrière le tableau, et qui riait probablement avec une maligne joie.

– Je vous ai apporté une étude, dit-elle timidement, d’une voix grêle, et ses lèvres tremblèrent : une nature morte.

– Ah ! une étude ?

Le peintre prit l’étude et, en l’examinant, il passa d’un air machinal dans la pièce voisine. Ôlga Ivânovna le suivit docilement.

– Nature morte de première sorte, murmurait-il, cherchant des rimes : curort… tchort[17]porte…

On entendit dans l’atelier des pas pressés et le bruissement d’une robe. Cela voulait dire qu’elle était partie. Ôlga Ivânovna voulait crier tout haut, frapper le peintre à la tête avec quelque chose de lourd, et s’en aller, mais elle ne voyait rien à travers ses larmes ; elle était écrasée par la honte et ne se sentait plus ni Ôlga Ivânovna, ni peintre, mais un petit scarabée.

– Je suis fatigué… dit langoureusement le peintre en regardant l’étude et secouant la tête pour chasser son envie de dormir. C’est gentil certainement, mais aujourd’hui une étude, une étude l’année dernière, et dans un mois une étude… Comment cela ne vous ennuie-t-il pas ? À votre place j’abandonnerais la peinture et m’occuperais sérieusement de musique ou d’autre chose. Vous n’êtes pas peintre, mais musicienne. Tout de même savez-vous, ce que je suis fatigué !… Je vais dire qu’on nous serve tout de suite du thé… Hein ?

Il sortit, et Ôlga Ivânovna l’entendit qui ordonnait quelque chose à son valet de chambre. Pour ne pas lui dire adieu, pour ne pas s’expliquer et, surtout, pour ne pas se mettre à sangloter jusqu’à ce que Riabôvski revînt, elle passa vivement dans l’antichambre, mit ses caoutchoucs et sortit dans la rue.

Là, elle respira légèrement et se sentit délivrée pour toujours de Riabôvski, de la peinture, et de la terrible honte qui l’avait tout écrasée dans l’atelier. Tout était fini.

Elle alla chez sa couturière, puis chez Barnay qui ne venait que d’arriver[18]. De chez Barnay elle alla au magasin de musique, et, tout le temps, elle pensait qu’elle écrirait à Riabôvski une lettre froide, cruelle, pleine de dignité et, qu’au printemps ou en été, elle se rendrait avec Dymov en Crimée, pour s’affranchir définitivement du passé et commencer une vie nouvelle.

Rentrée tard chez elle le soir, elle s’assit sans changer de robe dans le salon, pour composer sa lettre. Riabôvski lui avait dit qu’elle n’était pas peintre ; en échange, elle lui écrirait maintenant qu’il peignait chaque année la même chose et disait chaque jour qu’il était figé et n’irait pas plus loin que le point où il se trouvait. Elle voulait aussi écrire qu’il devait beaucoup à sa bonne influence et que, s’il se conduisait mal, c’était uniquement parce que son influence était paralysée par des personnes douteuses, du genre de celle qui se cachait aujourd’hui derrière le tableau.

– Petite maman ! (C’était Dymov qui appelait de son cabinet, sans ouvrir la porte.) Petite maman !

– Que veux-tu ?

– Petite maman, n’entre pas ; approche-toi seulement de la porte. Voilà ce qui arrive… Avant-hier j’ai pris la diphtérie à l’hôpital, et, maintenant…, je ne suis pas bien… Envoie au plus vite chercher Korostéliov.

Ôlga Ivânovna appelait toujours son mari, comme tous les hommes qu’elle connaissait, non par leurs prénoms, mais par leur nom de famille. Son prénom d’Ôssip ne lui plaisait pas parce qu’il rappelait l’Ôssip de Gogol, et le dicton : « Ôssip enroué et Arkhipe enrhumé. » Mais maintenant elle s’écria :

– Ôssip, ce n’est pas possible !

– Envoie-le chercher, je me sens mal, dit le docteur derrière la porte.

Et elle entendit qu’il allait s’allonger sur son divan.

« Qu’est-ce que cela ? pensa Ôlga Ivânovna, froide de terreur ; c’est que c’est dangereux ! »

Sans nul besoin, elle prit la bougie et alla dans sa chambre à coucher. Et là, en réfléchissant à ce qu’elle devait faire, elle se regarda par mégarde dans la glace. Avec son visage pâle et effrayé, sa jaquette à manches hautes et des ruches jaunes sur la poitrine, et avec la disposition extraordinaire des raies de sa jupe, elle se trouva affreuse, laide. Elle eut soudain pitié de Dymov jusqu’à en souffrir, pitié de son amour infini pour elle, pitié de sa jeune vie, et même de son lit délaissé dans lequel il ne dormait plus depuis longtemps ; et elle se rappela son sourire habituel, soumis et doux. Elle pleura amèrement et écrivit une lettre suppliante à Korostéliov.

Il était deux heures de la nuit.

VIII

Lorsque vers huit heures du matin, Ôlga Ivânovna, la tête lourde après une nuit d’insomnie, non coiffée, laide, et avec une expression de culpabilité, sortit de sa chambre à coucher, un monsieur à barbe noire, probablement un docteur, passa devant elle dans l’antichambre. Cela sentait les médicaments.

Près de la porte du cabinet se tenait Korostéliov ; il tortillait avec la main droite sa moustache gauche.

– Pardon, dit-il sombrement à Ôlga Ivânovna, je ne vous laisserai pas entrer chez lui ; vous pourriez vous contagionner. Et cela ne servirait à rien, en somme. Il a le délire.

– C’est vraiment la diphtérie ? demanda Ôlga Ivânovna, tout bas.

– Ceux qui se jettent sur une fourche, on devrait véritablement les déférer au tribunal, murmura Korostéliov, sans répondre à la question d’Ôlga Ivânovna. Savez-vous pourquoi il l’a attrapée ? Mardi, il a aspiré par un petit tube les membranes de la diphtérie d’un petit garçon. Pourquoi ? C’est bête… Ainsi par bêtise…

– Alors c’est dangereux ? très dangereux ? demanda Ôlga Ivânovna.

– Oui, on dit que c’est une forme maligne. Il faudrait, au fond, envoyer chercher Schrek.

Il vint un petit homme roux à cheveux longs, avec un accent juif ; puis un grand, voûté, hirsute, ressemblant à un archidiacre ; puis un jeune, très gros, avec une figure rouge et des lunettes. C’étaient des médecins, qui, tous, vinrent monter la garde auprès de leur confrère. Korostéliov, sa garde finie, ne rentrait pas chez lui, il restait, et errait dans toutes les chambres comme une ombre. La femme de chambre servait le thé aux médecins de garde, allait souvent à la pharmacie, et il n’y avait personne pour faire les chambres. Le calme et la tristesse régnaient.

Ôlga Ivânovna, assise dans sa chambre, pensait que c’était Dieu qui la punissait d’avoir trompé son mari. Quelque part, là-bas, chez lui, un être silencieux, doux, incompris, sans caractère, auquel sa modestie enlevait la personnalité, faible par excès de bonté, souffrait sourdement sur un canapé et ne se plaignait pas. Et s’il s’était plaint, même dans le délire, les médecins de garde auraient su que la diphtérie n’était pas la seule coupable. Ils n’avaient qu’à demander à Korostéliov ; il savait tout, et ce n’est pas en vain qu’il regardait la femme de son ami, comme la principale, la vraie malfaitrice ; la diphtérie n’était que la complice. Elle ne se rappelait plus ni la nuit de lune sur le Volga ni la déclaration d’amour, ni la vie poétique dans l’isba ; elle se rappelait seulement que, par pur caprice, par mollesse, elle s’était embouée pieds et mains dans quelque chose de sale, de collant, dont on se lave jamais plus…

« Ah ! que j’ai affreusement menti, pensait-elle, en songeant à son amour trouble pour Riabôvski ; qu’il soit maudit !… »

Elle dîna à quatre heures avec Korostéliov. Il ne mangeait rien, buvait seulement du vin rouge, et se renfrognait. Elle ne mangeait rien non plus. Tantôt elle priait et promettait à Dieu que, si Dymov se remettait, elle l’aimerait de nouveau et lui serait fidèle ; tantôt, s’oubliant une minute, elle regardait Korostéliov et pensait : « N’est-ce pas ennuyeux d’être un homme ordinaire, inconnu, qui n’est remarquable en rien, avec une figure aussi fripée et de mauvaises manières ? »

Tantôt il lui semblait que Dieu allait la faire périr à l’instant parce que, craignant la contagion, elle n’était pas entrée encore une fois dans le cabinet de son mari. Au total, elle avait le sentiment vague et pénible, accablant, et la conviction que sa vie était gâtée, et que rien ne l’arrangerait plus…

Après le dîner le crépuscule vint. Quand Ôlga Ivânovna rentra dans le salon, Korostéliov dormait sur la couchette, ayant mis sous sa tête un coussin de soie, brodé d’or. Il ronflait : « Khi-poua… khi-poua… » Et les médecins qui venaient prendre la garde, et ceux qui partaient, ne remarquaient pas ce désordre. Qu’un étranger dormît dans le salon et qu’il ronflât, – les études aux murs, l’ameublement recherché, la maîtresse de maison décoiffée et mal habillée, – tout cela ne présentait pas actuellement le moindre intérêt. L’un des docteurs rit à l’improviste de quelque chose, et ce rire résonna étrangement et timidement ; il fit même peur.

Quand Ôlga Ivânovna rentra une seconde fois dans le salon, Korostéliov ne dormait plus ; il fumait.

– Il a la diphtérie des fosses nasales, dit-il à mi-voix ; le cœur fonctionne déjà mal. En somme, l’affaire va mal.

– Envoyez chercher Schrek, dit Ôlga Ivânovna.

– Il est déjà venu. C’est lui qui a remarqué que la diphtérie avait gagné le nez. Et puis quoi, Schrek ? En somme, Schrek n’est rien. Il est Schrek, moi je suis Korostéliov ; c’est tout.

Le temps passait horriblement lentement. Ôlga Ivânovna somnolait, couchée tout habillée sur un lit qui n’avait pas été fait le matin. Il lui semblait que tout l’appartement était occupé, de bas en haut, par un énorme morceau de fer, et qu’il suffirait de l’enlever pour que tous fussent gais et à l’aise. S’étant éveillée, elle se souvint qu’il ne s’agissait pas d’un morceau de fer, mais de la maladie de Dymov…

« Nature morte… pensait-elle, en s’oubliant de nouveau, sport, curort… Et puis Schrek ! Schrek… grec, vrêk… Et mes amis, où sont-ils maintenant ? Savent-ils que nous sommes dans le malheur ? Seigneur, sauve-nous…, délivre-nous !… Schrek, grec. »

Et de nouveau, le morceau de fer…

Le temps coulait lentement, mais la pendule, à l’étage au-dessous, sonnait souvent. On entendait sans cesse des coups de sonnette ; c’était des médecins qui venaient… La femme de chambre entra avec un verre vide sur un plateau et demanda :

– Bârinia (maîtresse), désirez-vous que je fasse votre lit ?

Et n’ayant pas reçu de réponse, elle sortit.

La pendule en bas sonna. Ôlga Ivânovna rêva à la pluie sur le Volga, et, de nouveau, quelqu’un entra dans la chambre à coucher : un étranger, sembla-t-il.

Ôlga Ivânovna sauta à terre et reconnut Korostéliov.

– Quelle heure est-il ? demanda-t-elle.

– Près de trois heures.

– Eh bien, qu’y a-t-il ?

– Je viens vous dire qu’il se meurt…

Korostéliov sanglota, s’assit sur le lit à côté d’elle et essuya ses larmes avec sa manche. Elle ne comprit pas tout d’un coup et se mit à se signer lentement.

– Il se meurt, répéta-t-il d’une voix menue, et il se remit à sangloter… Il meurt parce qu’il s’est sacrifié. Quelle perte pour la science ! fit-il avec amertume. À nous comparer tous à lui, c’était un grand homme, extraordinaire ; quelles facultés ! Quelles espérances il nous donnait à tous, continuait-il, en se tordant les mains. Seigneur, mon Dieu, c’était un savant tel qu’on n’en trouve pas maintenant, Ôsska[19] Dymov ! Ôsska Dymov, qu’as-tu fait ? Aïe, aïe, mon Dieu !

– Et quelle force morale, continua-t-il, en s’irritant de plus en plus contre quelqu’un. Une âme bonne, pure, aimante ; non pas un homme, mais du cristal. Il a servi la science et meurt pour elle. Il travaillait comme un bœuf jour et nuit ; nul ne le ménageait ; et le jeune savant, le futur professeur devait se faire une clientèle, et s’occuper de traductions pour payer ces… vils chiffons !…

Korostéliov regarda Ôlga Ivânovna avec haine, saisit le drap de ses deux mains et tira furieusement comme si c’était sa faute.

– Il ne se ménageait pas, et les autres ne l’épargnaient pas. Et puis, quoi, en somme !

– Oui, dit quelqu’un au salon d’une voix de basse, un homme rare !

Ôlga Ivânovna se rappela sa vie avec lui, depuis le commencement, dans tous les détails ; et elle comprit tout à coup que c’était en effet un homme rare, extraordinaire et, comparé à ceux qu’elle connaissait, un grand homme. En se souvenant comment le traitaient son père et tous ses confrères, elle comprit que tous voyaient en lui une future célébrité. Les murs, la lampe, et le tapis par terre clignèrent malicieusement, comme s’ils voulaient dire : « Tu n’as pas su le reconnaître, tu n’as pas su le reconnaître ! » Elle se jeta en pleurs hors de la chambre, passa par le salon devant un homme qu’elle ne connaissait pas et courut dans le cabinet de son mari. Il était couché immobile sur ce divan, couvert d’un plaid jusqu’à la ceinture. Sa figure était horriblement amaigrie et avait une couleur gris-jaune, que n’ont jamais les vivants ; on ne pouvait reconnaître Dymov qu’à son front, ses sourcils noirs et son sourire.

Ôlga Ivânovna palpa rapidement sa poitrine, son front, ses mains. Sa poitrine était encore tiède, mais le front et les mains étaient désagréablement froids. Les yeux entr’ouverts ne regardaient pas Ôlga Ivânovna, mais la couverture.

– Dymov ! appela-t-elle, Dymov !

Elle voulait lui expliquer que le passé avait été une erreur, que tout n’était pas encore perdu, que la vie pouvait encore être belle et heureuse, qu’il était un homme rare, extraordinaire, un grand homme, qu’elle l’adorerait toute sa vie, qu’elle le prierait comme un dieu et ressentirait devant lui une peur sacrée.

– Dymov ! appelait-elle, en lui secouant l’épaule et ne croyant pas qu’il ne se réveillerait plus, Dymov ! Dymov. Allons !

Korostéliov, dans le salon, disait à la femme de chambre :

– Qu’y a-t-il à attendre ? Allez chez le gardien de l’église ; demandez à avoir des femmes de l’hospice. Elles laveront et habilleront le corps… Elles feront ce qu’il y a à faire.

1892

LA DAME AU PETIT CHIEN

I

On disait qu’une nouvelle figure avait fait son apparition sur le môle, une dame avec un petit chien. Dmîtri Dmîtrich Goûrov, depuis deux semaines à Iâlta, commençait à s’intéresser aux nouveaux arrivants. Assis au pavillon Vernet, il vit un jour passer une jeune femme blonde, de taille moyenne, coiffée d’un béret et suivie d’un toutou blanc.

Il la rencontra ensuite plusieurs fois par jour au jardin public ou au square.

Elle se promenait seule, toujours coiffée du même béret et accompagnée de son chien. Personne ne la connaissait. On l’appelait la dame au petit chien.

– Si elle est ici sans son mari et sans relations, songea Goûrov, je ne serais pas fâché de faire connaissance avec elle.

Bien qu’il n’eût pas encore quarante ans, il avait déjà une fille de douze ans et deux fils qui allaient au lycée. On l’avait marié jeune, au temps où il faisait sa deuxième année à l’Université, et maintenant sa femme paraissait bien plus âgée que lui. C’était une grande personne aux sourcils noirs, raide, sérieuse, grave, et, comme elle le disait elle-même, « une penseuse ». Elle lisait beaucoup, négligeait de mettre le signe dur à la fin des mots en écrivant et appelait son mari Dimitri au lieu de Dmîtri. Il la trouvait peu intelligente, étroite d’idées et sans élégance ; il la craignait et n’aimait pas à rester chez lui. Depuis longtemps, il la trompait ; il la trompait souvent, et c’est probablement à cause de cela qu’il traitait les femmes avec un peu de mépris, les qualifiant, quand on en parlait, de « race inférieure ».

Il lui semblait que les amères expériences qu’il avait faites lui conféraient le droit de leur donner n’importe quel nom ; néanmoins, il n’aurait pas pu vivre deux jours sans cette race inférieure. Il se sentait mal à l’aise dans la société des hommes, s’y ennuyait, et restait froid et silencieux. En revanche, avec les femmes, il se trouvait comme chez lui, savait leur parler agréablement et se tenir comme il convenait. Avec elles, le silence même ne le gênait pas. Il avait dans son caractère et dans tout son être quelque chose de séduisant et d’insaisissable qui les disposait en sa faveur et les attirait. Il le savait et sentait une sorte de force le pousser vers elles.

Une longue expérience lui avait appris que chaque liaison met, au début, de la variété dans la vie et paraît une gentille aventure, mais qu’elle se transforme ensuite chez les honnêtes gens, et surtout chez les Moscovites, casaniers et indécis, en un véritable problème, extrêmement compliqué, qui rend, à la fin, la situation très difficile.

Mais chaque fois que Goûrov rencontrait une jolie femme, l’expérience s’effaçait de sa mémoire. Il éprouvait une irrésistible soif de vivre ; et tout lui paraissait facile et amusant.

Or, un soir qu’il dînait au jardin, il vit la dame au béret se diriger vers une table voisine de la sienne et s’asseoir. L’expression de son visage, sa démarche, sa robe, sa coiffure, tout lui disait qu’elle appartenait à un milieu convenable, qu’elle était mariée, qu’elle se trouvait seule à Iâlta depuis peu de temps et qu’elle s’y ennuyait. Dans ce qu’on raconte sur la légèreté des mœurs locales, il y a beaucoup de faux. Goûrov méprisait ces racontars et savait que les gens qui les font seraient, à l’occasion, les premiers à faillir. Pourtant quand la dame s’installa à trois pas de lui, il se souvint de tous ces récits de conquêtes faciles, de promenades dans les montagnes, et l’idée d’une rapide et courte liaison, d’un roman avec une femme, dont il ignorait même le nom, s’empara de lui.

Il attira doucement le loulou, et quand celui-ci approcha, il le menaça du doigt. Le chien grogna. Goûrov répéta le geste.

La dame l’aperçut et baissa les yeux :

– Il ne mord pas, dit-elle en rougissant.

– On peut lui donner un os ?

La dame fit signe que oui, et, alors, Goûrov demanda d’un air affable :

– Il y a longtemps que vous êtes à Iâlta ?

– Cinq jours.

– Moi, en voilà bientôt quinze. Ils se turent un instant.

– Le temps passe vite, dit-elle sans le regarder, et pourtant on s’ennuie ferme.

– C’est la coutume de dire cela. Les baigneurs habitent on ne sait où, à Biélév ou à Jîzdra et ne s’y ennuient pas, mais, dès qu’ils arrivent ici, ils s’écrient : « Ah ! quel ennui ! quelle poussière ! » On pourrait croire que c’est de Grenade qu’ils arrivent.

Elle sourit. Ils finirent de dîner comme des gens qui ne se connaissent pas, mais, après le dîner, ils s’en allèrent à côté l’un de l’autre, entamant une conversation légère, en plaisantant comme deux êtres libres, satisfaits, qui pensent aller où bon leur semble et causer de n’importe quoi… Ils parlaient de l’éclairage bizarre de la mer. L’eau était d’un violet tendre et chaud, et la lune y traçait une bande dorée. Ils dirent combien il faisait lourd après la journée si chaude. Goûrov raconta qu’il était de Moscou, qu’il avait fait des études philologiques, mais qu’il était actuellement employé dans une banque ; qu’à un certain moment il avait voulu être artiste dans un Opéra particulier, mais que, plus tard, il avait abandonné ce projet ; qu’il possédait deux maisons à Moscou. Elle lui dit à son tour qu’elle avait été élevée à Pétersbourg, mais qu’elle s’était mariée à S…, où elle habitait depuis deux ans. Elle était encore à Iâlta pour un mois environ. Son mari, qui avait lui aussi besoin de repos, viendrait probablement l’y chercher. Elle fut incapable d’expliquer dans quelle administration officielle son mari était employé et, cette remarque l’amusa elle-même. Goûrov sut aussi qu’elle s’appelait Ânna Serguièiévna.

Rentré chez lui, il pensa à elle. Il se dit que le lendemain il la rencontrerait sans doute encore et qu’il ne pouvait pas en être autrement. En se couchant, il songea que naguère encore elle était une petite pensionnaire, comme sa fille à lui l’était actuellement. Il se rappela combien de timidité, de gêne il y avait dans son rire et dans sa conversation. C’était apparemment la première fois de sa vie qu’elle se trouvait seule, la première fois qu’on la suivait, qu’on la regardait, qu’on lui parlait avec un but secret qu’elle ne pouvait pas ne pas deviner. Il se rappela son cou mince et flexible, ses beaux yeux gris.

« Il y a tout de même en elle quelque chose qui fait pitié », songea-t-il en s’endormant.

II

Une semaine s’était écoulée depuis le jour où ils avaient fait connaissance.

C’était un jour de fête. Il faisait lourd dans les chambres et dehors le vent soulevait des tourbillons de poussière, emportait les chapeaux. Continuellement on avait soif et Goûrov entrait souvent au pavillon où il offrait à Ânna Serguièiévna du sirop ou des glaces. On ne savait où se réfugier pour échapper à la chaleur.

Le soir, quand il commença à faire frais, ils se rendirent sur la jetée à l’arrivée d’un bateau. Il y avait beaucoup de monde au débarcadère. On était venu attendre quelqu’un, on tenait des bouquets. Et, une fois de plus, on remarquait cette double particularité de Iâlta : les dames âgées y étaient habillées comme les jeunes et il y avait beaucoup de généraux.

La mer étant agitée, le bateau arriva tard après le coucher du soleil. Il louvoya longtemps avant d’aborder. Ânna Serguièiévna regardait avec son face-à-main le bateau et les passagers, comme pour chercher les visages de connaissance.

Quand elle se tournait vers Goûrov, ses yeux brillaient. Elle parlait beaucoup ; ses questions étaient saccadées, et elle oubliait aussitôt ce qu’elle venait de demander. Finalement elle perdit son face-à-main dans la foule.

La foule pimpante se dispersait ; on ne distinguait déjà plus les visages. Le vent était complètement calmé. Goûrov et Ânna Serguièiévna s’attardaient comme s’ils eussent attendu quelqu’un qui allait descendre du bateau. Ânna Serguièiévna se taisait maintenant, humait un bouquet de fleurs, sans regarder Goûrov.

– Il fait meilleur maintenant, dit-il. Allons-nous quelque part ? Voulez-vous faire une promenade en voiture ?

Elle ne répondit rien.

Alors il la regarda fixement et, tout à coup, la prenant dans ses bras, il la baisa sur la bouche. Il perçut le parfum et la fraîcheur des fleurs. Il regarda furtivement autour de lui, craignant qu’on ne l’eût vu.

– Allons chez vous… lui dit-il tout bas.

Et ils se mirent à marcher vite.

Dans sa chambre il faisait chaud ; des parfums qu’elle avait achetés dans un magasin japonais s’exhalaient. Goûrov la regardait, songeant aux rencontres que l’on fait dans la vie. Il se souvenait, dans son passé, des femmes insouciantes, que l’amour rendait gaies, reconnaissantes du bonheur qu’il leur avait donné, même quand ce bonheur avait été très court. Il se souvenait d’autres femmes, comme la sienne, qui aimaient sans sincérité, avec de grandes phrases et des mines affectées et hystériques, comme s’il s’agissait de choses autrement importantes encore que d’amour et de passion. Il se souvenait de deux ou trois autres femmes, très belles et froides, dont le visage exprimait soudain une véritable férocité, un désir obstiné de prendre, d’arracher à la vie plus qu’elle ne peut donner. Ce n’était plus des êtres de première jeunesse, mais des femmes capricieuses, autoritaires, peu intelligentes, incapables de raisonner. Quand Goûrov se refroidissait à leur sujet, leur beauté éveillait en lui une sorte de haine, et les dentelles de leur linge lui semblaient des écailles de poisson.

Au lieu de cela, dans la jeune femme, le manque de hardiesse, la gaucherie de la jeunesse inexpérimentée, un sentiment de gêne. Et tous deux restaient inquiets, comme si on allait tout à coup frapper à la porte.

Ânna Serguièiévna, la « dame au petit chien », prit d’une façon particulière ce qui venait d’arriver. On sentait qu’elle se regardait à présent comme une femme déchue, et cela semblait étrange et intempestif. Ses traits étaient tirés et comme flétris, ses longs cheveux pendaient aux deux côtés de son visage, et elle restait pensive, accablée comme la pécheresse d’une vieille image.

– C’est mal, dit-elle ; vous serez le premier à me mépriser maintenant.

Goûrov coupa une tranche d’une pastèque, qui était sur la table, et ne répondit rien.

Une demi-heure passa en silence.

Ânna Serguièiévna était touchante ; la pureté d’une honnête femme qui a très peu vécu émanait d’elle. Une seule bougie, posée sur la table, éclairait à peine ses traits, mais on devinait qu’elle souffrait en son âme.

– Pourquoi cesserais-je de t’estimer ? lui demanda Goûrov ; tu ne songes pas à ce que tu dis.

– Que Dieu me pardonne ! dit-elle ; et ses yeux se remplirent de larmes. Cela ne m’arrivera jamais plus, je le jure.

– On dirait que tu te justifies.

– Il faut que je vous dise pourquoi tout cela est arrivé ; écoutez-moi.

– Je n’ai besoin de rien savoir, rien du tout.

– Laissez-moi vous le dire, cela me fera du bien.

– Plus tard, chérie, dit-il en lui arrangeant les cheveux. Pourquoi faire une mine si sérieuse et si grave ? Ce n’est même pas – excuse-moi – très intelligent ; cela répond mal aux circonstances.

– Je veux néanmoins que vous m’écoutiez ; je vous en prie. Je vous ai déjà dit qu’après mon mariage j’étais allée habiter S… avec mon mari. D’autres vivent en province ; pourquoi ne l’aurais-je pas fait moi aussi ? pourtant S… me devint insupportable dès la première semaine. Quand je me mettais à la fenêtre, je ne voyais qu’une barrière, grise, interminable, ah ! Dieu ! J’allais me coucher à neuf heures et nulle autre distraction que de dîner à trois heures. Mon mari est un honnête homme, un brave homme, mais c’est un valet. Si je ne sais pas au juste quel est son emploi, je sais bien que c’est un valet. Lorsque je me suis mariée, j’avais vingt ans. J’avais la curiosité de connaître une vie meilleure, car je me disais qu’elle existe. Et j’avais envie de vivre. Vivre ! vivre ! Cette curiosité me brûlait. Vous ne comprendrez peut-être pas cela, mais, je vous jure que je ne pouvais plus me posséder ; il se passait en moi quelque chose d’indéfinissable. À la fin, je n’y tins plus. Je dis à mon mari que j’étais malade et je vins ici… Ici, j’ai été tout le temps comme éperdue, comme folle. Et voilà que je suis devenue une femme de rien que chacun peut mépriser.

Ce récit commençait à ennuyer Goûrov ; ce ton naïf l’irritait et ce repentir était si inattendu, si déplacé, que, si la jeune femme n’avait pas eu les yeux pleins de larmes, on aurait pu croire qu’elle badinait ou qu’elle jouait un rôle.

– Je ne comprends pas où tu veux en venir, lui dit-il.

Elle cacha son visage dans sa poitrine et se serra contre lui.

– Je sens que vous êtes un honnête homme, dit-elle. Je vous connais peu, mais vous me paraissez loyal, intelligent. Vous n’êtes pas comme les autres et vous me comprendrez. Croyez-moi, je vous le jure ; j’aime la vie honnête et pure ; et le péché m’est odieux. Je ne comprends pas moi-même ce que je fais. On dit dans le peuple : C’est le diable qui s’en mêle ; et, en effet, je puis dire maintenant cela de moi : c’est le diable qui s’en est mêlé.

– Voyons, voyons ! murmura-t-il.

Il regarda ses yeux effarés et fixes, l’embrassa, lui parla doucement, tendrement, et, peu à peu, elle se calma. Sa gaieté lui revint. Ils se mirent tous deux à rire. Puis ils s’habillèrent et sortirent.

Sur le môle, il n’y avait plus personne. La ville, avec ses cyprès, semblait morte. Mais la mer était toujours agitée et se brisait contre la rive. Une chaloupe tanguait sur les vagues et la lueur d’une lanterne y vacillait.

Ils prirent une voiture et allèrent à Oriânnda.

– Je viens d’apprendre ton nom, dit Goûrov ; je l’ai lu en bas sur le tableau : von Dideriz. Ton mari est Allemand ?

– Non. Son grand-père, je crois était Allemand, mais lui est orthodoxe.

À Oriânnda ils s’assirent sur un banc, non loin de l’église, et regardèrent la mer sans parler. On distinguait à peine Iâlta à travers la buée matinale. Aux cimes des montagnes, des nuages blancs restaient accrochés. Le feuillage des arbres ne remuait pas, des cigales chantaient, et le bruit monotone et sourd de la mer, arrivant d’en bas, parlait du repos et de l’éternel sommeil qui nous attend. Au temps où ni Iâlta ni Oriânnda n’existaient, la mer bruissait déjà ainsi ; on entendait ce même bruit, et d’autres, dans bien du temps, l’entendraient, aussi indifférent et sourd. Dans cette permanence, dans cette indifférence pour la vie et la mort de chacun de nous, est peut-être renfermé le principe de notre salut éternel, du mouvement ininterrompu de la vie sur la terre et de la perfection continue.

Assis à côté de la jeune femme qui paraissait si belle dans la clarté de l’aube, calmé et charmé par la vue de ce décor féerique, la mer, les montagnes, les nuages, le vaste ciel, Goûrov pensait, qu’en somme, si on y réfléchit, tout est beau en ce monde : tout, hormis nos pensées et nos actes dans les moments où nous oublions notre dignité humaine.

Un homme, un gardien sans doute, s’approcha d’eux, les regarda, et continua son chemin. Ce détail lui-même leur parut mystérieux et joli. On vit arriver, les feux éteints, éclairé par l’aurore, un bateau venant de Théodosie.

– Il y a de la rosée, fit Ânna Serguièiévna, rompant le silence.

– Oui, il est temps de rentrer.

Ils regagnèrent la ville.

Ensuite, ils se rencontrèrent tous les après-midi sur le môle. Ils déjeunaient, dînaient ensemble, se promenaient, admiraient la mer. Ânna Serguièiévna se plaignait de mal dormir et d’avoir des palpitations de cœur. Elle posait à Goûrov toujours les mêmes questions, émue, soit de jalousie, soit de la crainte qu’il ne l’estimât pas assez. Souvent au square ou au jardin, quand il n’y avait personne auprès d’eux il l’attirait à lui et l’embrassait passionnément. Cette oisiveté absolue, ces baisers en plein jour, accompagnés d’un regard furtif, la crainte d’être vus, la chaleur, l’odeur de la mer, et le va-et-vient continuel d’une foule parée, inoccupée, rassasiée, l’avaient complètement ranimé. Il disait à Ânna Serguièiévna combien elle était belle, séduisante, se montrait impatiemment amoureux, et ne la quittait pas une minute. Elle, au contraire, était souvent pensive, le priait sans cesse d’avouer qu’il ne l’estimait pas, ne l’aimait pas, et la considérait comme une femme banale.

Presque tous les jours, tard dans la soirée, ils faisaient une promenade aux environs de la ville, à Oriânnda ou à la Cascade. La promenade réussissait toujours. Leurs impressions étaient invariablement belles, magnifiques, et Goûrov s’en réjouissait, bien qu’il lui semblât qu’elles ne lui servaient à rien et étaient inutiles, car sa vie n’était ni belle ni magnifique, et il n’avait pas même le désir qu’elle le devînt.

Ils attendaient l’arrivée du mari, mais Ânna Serguièiévna reçut de lui une lettre annonçant qu’il avait pris mal aux yeux, et lui demandant de rentrer le plus tôt possible ; elle se hâta de partir.

– C’est un bien que je parte, dit-elle à Goûrov, c’est l’arrêt du destin. Encore un peu et je m’éprenais très sérieusement de vous. Vous êtes un homme merveilleux, si gentil et si bon qu’il est on ne peut plus facile de vous aimer. Mais à quoi me servirait cet amour ? Il briserait ma vie. Vous aimer en me cachant sans cesse, ne serait-ce pas terrible ?

Elle partit en voiture et il l’accompagna. Le voyage dura toute une journée. À la gare, au moment de monter en wagon, au second coup de cloche, elle lui dit :

– Permettez que je vous regarde encore… oui, comme ça.

Elle ne pleurait pas, mais était triste, paraissait malade, et son visage tremblait.

– Je penserai souvent à vous, dit-elle. Que Dieu vous garde ! Ne conservez pas un mauvais souvenir de moi. Nous nous séparons pour toujours, et il le faut, car nous n’aurions même pas dû nous rencontrer. Adieu ! Que Dieu vous garde !

Le train partit très vite ; ses feux disparurent bientôt, et, au bout d’une minute, le bruit lui-même ne s’entendit plus, comme si tout se concertait pour mettre brusquement fin à ce doux rêve, à cette folie.

Demeuré seul sur le quai, regardant dans le lointain obscur, Goûrov écoutait les cris des sauterelles et le bruissement des fils télégraphiques, avec le sentiment de quelqu’un qui s’éveille. Il se disait que sa vie comptait une aventure de plus, un joli roman fini maintenant et dont il ne lui restait plus qu’un souvenir…

Il se sentait triste et ému, et éprouvait un léger remords de ce que cette jeune femme, qu’il ne reverrait plus, n’eût pas été heureuse avec lui. Il avait été cordial et affable, mais, dans son ton, dans ses caresses, dans sa manière de se comporter avec elle, s’était glissée une ombre d’ironie, la condescendance un peu lourde d’un homme heureux, qui était, au fait, deux fois plus âgé qu’elle. Elle lui avait répété sans cesse qu’il était bon, noble, extraordinaire ; c’était donc qu’il lui avait paru autre qu’il était, et que, par conséquent, il l’avait trompée involontairement. Il en était à présent un peu gêné.

À cette gare on sentait déjà l’automne. La soirée était fraîche.

– Il est temps que je regagne, moi aussi, le nord, pensa Goûrov en quittant le quai ; grand temps.

III

À Moscou, chez lui, tout était déjà comme en hiver. On chauffait les poêles, et, le matin, quand les enfants prenaient leur thé avant de partir pour le lycée, il faisait noir encore et la vieille bonne allumait un moment. Les gelées commençaient. Quand tombe la première neige, le premier jour où l’on peut aller en traîneau, il est agréable de voir la terre et les toits tout blancs ; on respire librement à pleins poumons et on se souvient de ses jeunes années. Les vieux tilleuls et les bouleaux blancs de givre ont un air bon enfant ; ils sont plus près de notre cœur que les cyprès et les palmiers, et, auprès d’eux, on ne veut plus penser aux montagnes et à la mer.

Goûrov était bien Moscovite. Il était revenu par un beau jour de gel, et, quand après avoir revêtu sa pelisse et ses gants chauds, il eut fait une promenade sur la Pétrôvka et entendu, le samedi soir, le carillon des cloches, le voyage qu’il venait de faire et les lieux qu’il venait de quitter perdirent pour lui tout leur charme. Il déblatérait contre la Crimée, Iâlta, les Tatares, les femmes, et assurait que la Suisse est plus belle que la Crimée.

Il se replongea peu à peu dans la vie moscovite, se disputant avec ses locataires, les gardiens de ses maisons, la police, dévorant trois journaux par jour pour affirmer ensuite que, par principe, il ne lisait pas les journaux de Moscou. Il apparut aux restaurants, aux clubs, aux grands dîners, aux jubilés. L’humeur légère, nonchalante, le plaisir d’être libre avaient peu à peu disparu. Il trouvait flatteur, maintenant, que des avocats connus, des artistes célèbres vinssent chez lui, et que, au Cercle des médecins, il jouât aux cartes avec un professeur. Il était à nouveau capable de manger un plat entier de choux à la poêle, et si Ânna Serguièiévna l’eût vu sortir du restaurant, congestionné, sombre et mécontent, elle aurait peut-être compris qu’il n’y avait en réalité en lui rien d’élevé ni d’extraordinaire…

Il lui semblait qu’en moins d’un mois l’image d’Ânna Serguièiévna se voilerait aussi dans sa mémoire et ne lui apparaîtrait que de loin en loin dans ses rêves, avec son sourire touchant, comme il pensait à d’autres femmes. Mais il s’écoula plus d’un mois ; on fut en plein hiver, et dans son souvenir tout restait vivant comme s’il ne s’était séparé d’Ânna Serguièiévna que la veille. Et les souvenirs s’avivaient de plus en plus.

Soit que, de son cabinet de travail, il entendît dans le silence du soir la voix de ses enfants qui apprenaient leurs leçons, soit qu’il entendît chanter une romance, jouer de l’orgue dans un restaurant ou le vent gémir dans la cheminée, il sentait revivre dans sa mémoire le souvenir de ce qui s’était passé sur le môle. Il revoyait la fraîche matinée avec les nuages sur les montagnes, le bateau qui arrivait de Théodosie ; il se rappelait les baisers. Il allait et venait dans son bureau, envahi par les souvenirs, un sourire aux lèvres. Puis ses souvenirs se changeaient en rêveries et le passé se confondait dans son imagination avec l’avenir.

Il ne voyait pas Ânna Serguièiévna en songe, mais elle le suivait partout comme son ombre. Lorsqu’il fermait les yeux, il la voyait comme si elle eût été là ; mais elle était plus jeune encore, plus belle et plus tendre que dans la réalité. Lui aussi se voyait dans ses souvenirs bien meilleur qu’il n’avait été réellement. Le soir, il retrouvait dans sa bibliothèque, dans la cheminée, dans tous les coins les regards d’Ânna Serguièiévna ; il entendait son souffle, le froufrou caressant de sa robe. Dans la rue, il suivait les femmes des yeux, en cherchant une qui lui ressemblât. Il éprouvait un besoin impérieux de faire part à quelqu’un de ses souvenirs ; mais chez lui, il ne pouvait pas parler de son amour et, hors de la maison, il n’avait personne à qui se confier ; ce n’est pas à ses locataires ou à ses collègues de la banque qu’il aurait pu faire des confidences. D’ailleurs, qu’aurait-il pu leur dire ? Avait-il aimé ? Y avait-il eu dans ses relations avec Ânna Serguièiévna quelque chose de beau, de poétique, d’édifiant ou simplement d’intéressant ?

Il en était réduit à parler de façon vague de l’amour et des femmes. Il en parlait longuement, puis demandait à quelqu’un de chanter ou chantait lui-même. Et personne ne se doutait de ce qui se passait en lui. Il n’y avait que sa femme qui fronçait ses sourcils noirs et disait :

– Le rôle de fat ne te va nullement, Dimitri.

Une fois, la nuit, sortant du Cercle des médecins avec son partenaire, un fonctionnaire, il ne put se retenir et dit :

– Si vous saviez de quelle femme charmante j’ai fait la connaissance à Iâlta !

– Quand cela ?

– Cet automne. On ne peut pas dire qu’elle soit d’une rare beauté, mais elle a fait sur moi une impression irrésistible ; je n’en suis pas encore revenu.

Le fonctionnaire, qui venait de prendre un traîneau et se mettait en route, se retourna tout à coup et lui cria :

– Dmîtri Dmîtritch !

– Quoi ?

– Vous aviez raison tantôt, l’esturgeon n’était pas frais.

Ces mots, si banals, indignèrent Goûrov, sans qu’il sût pourquoi. Ils lui parurent infiniment grossiers et humiliants. Quelles mœurs sauvages, quels gens ! Quelles nuits désordonnées, quelles journées vides et sans intérêt ! Jeu acharné, gloutonnerie, ivresse, et, toujours, les mêmes conversations sur les mêmes sujets. Des affaires inutiles et de monotones conversations occupent la majeure partie du temps. Il reste une vie lourde, absurde, étriquée, dont on ne peut ni sortir ni s’enfuir, comme si l’on était enfermé dans une maison de fous ou dans un bagne.

Goûrov, indigné, ne put fermer l’œil de la nuit. Le lendemain il eut la migraine toute la journée. Il dormit mal aussi les nuits suivantes qu’il passa à réfléchir, assis sur son lit, ou à arpenter sa chambre de long en large. Tout l’ennuyait, ses enfants, sa banque. Il n’avait envie ni de sortir ni de parler. Dans ses oreilles revenaient les mots :

– L’esturgeon n’était pas frais.

En décembre, au moment des fêtes, il dit à sa femme qu’il allait à Pétersbourg faire des démarches pour un jeune homme et se rendit à S… Pourquoi ?… Il n’en savait rien lui-même. Il avait envie de voir Ânna Serguièiévna, de lui parler, d’obtenir d’elle un rendez-vous, si c’était possible.

Il arriva à S… de bon matin et prit à l’hôtel la meilleure chambre, celle dont un drap, gris comme celui des capotes de soldats, recouvre le plancher. Sur la table, il y avait un encrier couvert de poussière représentant un cavalier qui saluait, et dont la tête manquait.

Le suisse lui donna tous les renseignements nécessaires. M. von Dideriz habitait, sur la Stâro-Gontchârnaia, tout près de l’hôtel, une maison à lui. Il était riche, avait ses chevaux ; dans la ville tout le monde le connaissait. Le portier prononçait son nom : Drydryrits.

Goûrov, sans se hâter, se rendit à la Stâro-Gontchârnaia et trouva la maison en face de laquelle s’allongeait en effet une grande barrière de bois gris, plantée de clous.

– C’est vrai qu’il y a de quoi s’enfuir devant une pareille barrière, songea Goûrov en regardant les fenêtres de la maison.

Il se dit que c’était un jour férié et que le mari devait être là ; ç’aurait été d’ailleurs un manque de tact de survenir et d’embarrasser Ânna Serguièiévna ; d’autre part, s’il écrivait, le mot pouvait tomber dans les mains du mari et tout serait perdu ; le mieux était de s’en remettre au hasard.

Il se mit à faire les cent pas le long de la barrière grise, attendant les événements. Il vit entrer dans la cour un mendiant et entendit les chiens aboyer. Une heure après, il perçut les sons faibles et indistincts d’un piano. Ce devait être Ânna Serguièiévna qui jouait. Ensuite la porte s’ouvrit et il en sortit une vieille femme accompagnée du loulou blanc que Goûrov connaissait bien. Il voulut appeler le chien, mais soudain son cœur se mit à battre si fort que l’émotion lui fit oublier le nom.

Il continuait à aller et venir, et il détestait de plus en plus la barrière grise. Il pensait avec irritation qu’Ânna Serguièiévna l’avait oublié et qu’elle se distrayait sans doute à présent avec un autre ; chose, au reste, tout à fait naturelle chez une jeune femme, contrainte d’avoir du matin au soir la maudite barrière devant les yeux. Il rentra à l’hôtel et resta longtemps assis sur le canapé, ne sachant que faire. Ensuite il alla dîner ; et après il s’endormit, et dormit longtemps.

– Comme c’est bête et ennuyeux, pensa-t-il en se réveillant, voyant les vitres noires (le soir était déjà venu). Pourquoi me suis-je endormi ? Que ferai-je de ma nuit maintenant ?

Assis sur son lit, à couverture grise, telle qu’il y en a dans les hôpitaux, il se narguait avec dépit :

– Te voilà bien avec ta dame au petit chien et toute ton aventure ! Tu n’as plus qu’à rester ici maintenant…

Le matin à la gare, il avait remarqué une grande affiche annonçant pour le soir la première représentation d’une opérette, la Geisha ; il s’en souvint et alla au théâtre.

« Il est très possible, se dit-il, qu’elle assiste aux premières. »

La salle était comble. Comme dans tous les théâtres de province une sorte de buée s’élevait jusqu’au-dessus du lustre. La galerie s’agitait bruyamment. Au premier rang des fauteuils d’orchestre, on voyait les élégants de la ville, debout, les mains derrière le dos. Dans la loge du gouverneur, était assise sur le devant, la fille de celui-ci, un boa aux épaules. Le gouverneur se cachait modestement derrière une portière ; on n’apercevait que ses mains. Le rideau remuait et les musiciens accordaient longuement leurs instruments. Pendant que le public entrait, et s’asseyait, Goûrov fouillait avidement la salle.

Ânna Serguièiévna entra enfin et alla s’asseoir au troisième rang des fauteuils. En l’apercevant Goûrov sentit son cœur se serrer. Il comprit que personne au monde ne lui était plus proche, plus cher, et n’avait pour lui autant d’importance. Cette petite femme sans rien de remarquable, perdue dans la foule provinciale, tenant un vulgaire face-à-main, remplissait à présent toute sa vie. Elle était pour lui l’unique source de chagrin et de joie, le seul bonheur qu’il souhaitât. Aux sons des piètres instruments de l’orchestre, il détaillait combien elle était jolie, pensait à son amour et rêvait.

Un grand jeune homme un peu voûté, à favoris courts, entra avec Ânna Serguièiévna et s’assit à côté d’elle. À chaque pas, il balançait la tête, comme s’il saluait quelqu’un. Ce devait être le mari, qu’une fois, à Iâlta, dans l’élan d’un sentiment d’amertume, Ânna Serguièiévna avait qualifié de valet. Et, en effet, dans toute sa longue silhouette, dans ses favoris, sa tête légèrement chauve, on trouvait un effacement de domestique ; il avait un sourire doux, et un insigne universitaire qui brillait à sa boutonnière ressemblait à un numéro de garçon de restaurant.

Au premier entr’acte, il alla au fumoir et Ânna Serguièiévna resta à sa place. Goûrov, qui avait aussi un fauteuil d’orchestre, s’approcha d’elle et dit, en s’efforçant de sourire, mais d’une voix qui tremblait :

– Bonjour.

Elle jeta un regard sur lui et devint toute pâle, puis le regarda à nouveau avec terreur, n’en croyant pas ses yeux ; et sa main serra fortement son éventail et son face-à-main. On voyait qu’elle luttait pour ne pas défaillir. Ils se taisaient. Elle restait assise, et lui, debout, effrayé de son trouble, n’osait pas s’asseoir près d’elle. Les violons et la flûte, enfin accordés, se mirent à jouer, et, tout à coup, Ânna Serguièiévna et Goûrov se sentirent pris de peur ; il leur sembla qu’on les regardait de toutes les loges.

Alors elle se leva et se dirigea précipitamment vers la sortie. Il la suivit. Et ils marchèrent sottement dans les couloirs, les escaliers, montant ou descendant ; des gens, magistrats, professeurs ou fonctionnaires du Ministère des Apanages, en uniforme, tous avec des insignes, passaient devant eux ; ils apercevaient au vestiaire des dames, des pelisses ; ils sentirent un violent courant d’air, apportant une odeur de bouts de cigarettes jetés. Et Goûrov, dont le cœur battait à se rompre, pensait :

« Quel martyre, quelle souffrance ! Mon Dieu, pourquoi tous ces gens, cet orchestre ?… »

Il se souvint tout à coup que, le soir où il avait conduit Ânna Serguièiévna à la gare, il s’était dit que tout était fini entre eux et qu’ils ne se reverraient jamais plus. Combien pourtant ils étaient encore loin de la fin !…

À un petit escalier étroit et noir, sur lequel était écrit : Entrée de l’amphithéâtre, Ânna Serguièiévna s’arrêta.

– Comme vous m’avez fait peur ! dit-elle, respirant avec peine, encore toute pâle et stupéfaite ; j’en suis à moitié morte. Pourquoi êtes-vous venu ?

– Tâchez de me comprendre, dit-il à voix basse, vivement. Je vous supplie de me comprendre.

Elle le regardait avec anxiété, avec amour et épouvante ; elle le regardait fixement pour mieux retrouver ses traits.

– Je souffre tant ! continua-t-elle sans l’écouter ; je ne faisais que penser à vous tous ces temps-ci. Je ne vivais que par vous, et je voulais vous oublier. Oh ! pourquoi êtes-vous venu ?

Plus haut, sur le palier, deux lycéens fumaient des cigarettes et les regardaient, mais Goûrov, perdant la tête, attira à lui Ânna Serguièiévna et lui couvrit de baisers la figure, le cou, les mains.

– Que faites-vous ! Que faites-vous ! lui dit-elle terrifiée, en le repoussant. Nous sommes fous tous les deux. Partez ce soir même, tout de suite ! Je vous en conjure par tout ce que vous avez de plus sacré. Je vous en supplie… On vient.

Quelqu’un montait, en effet, l’escalier.

– Il faut que vous partiez, murmura Ânna Serguièiévna. Vous entendez, Dmîtri Dmîtritch ? J’irai vous voir à Moscou. Je n’ai jamais été heureuse, je ne le suis pas et ne le serai jamais ; ne me faites donc pas souffrir davantage. Je vous jure d’aller à Moscou. Et maintenant séparons-nous ! Mon chéri, mon aimé, quittez-moi !

Elle lui serra la main et commença à descendre vivement l’escalier, tout en se retournant ; et on pouvait voir à ses yeux que, vraiment, elle n’était pas heureuse.

Goûrov resta un moment à écouter. Quand il n’entendit plus rien, il prit ses effets au vestiaire et quitta le théâtre.

IV

Et Ânna Serguièiévna se mit à aller le voir à Moscou. Tous les deux ou trois mois, elle partait de S…, disant à son mari qu’elle allait consulter à Moscou un grand spécialiste pour les maladies de femmes. Son mari la croyait et ne la croyait pas. Arrivée à Moscou, elle descendait à l’hôtel du « Bazar slave » et envoyait un chasseur prévenir Goûrov. Goûrov la rejoignait, et nul n’en savait rien.

Un matin d’hiver, comme il se rendait chez elle (le chasseur était venu la veille au soir, mais ne l’avait pas trouvé chez lui), Goûrov accompagnait sa fille au lycée, car le lycée était sur son chemin. La neige tombait à gros flocons.

– Il y a trois degrés au-dessus de zéro, et pourtant, tu le vois, il neige, disait-il à sa fille. C’est que seule la surface de la terre est chaude, tandis que dans les couches élevées de l’atmosphère, la température est tout autre.

– Papa, pourquoi en hiver ne tonne-t-il pas ?

Goûrov expliqua aussi cela. Il parlait et songeait qu’il allait à un rendez-vous d’amour et que personne, nulle âme qui vive, ne le savait et ne le saurait probablement jamais. Il avait deux vies, une au grand jour, que voyaient et connaissaient tous ceux qui le voulaient, vie pleine de vérités et de mensonges conventionnels, et une autre, dont le cours était secret. Et par une suite de circonstances qui n’était peut-être qu’un hasard, tout ce qui était pour lui important, intéressant, indispensable ; tout ce qu’il avait en lui de sincère, de franc ; tout ce qui formait le cœur de sa vie ; tout cela restait ignoré d’autrui. Au contraire, tout ce qui était mensonge et l’enveloppe pour ainsi dire dont il se couvrait ; – son service à la banque, par exemple, ses discussions de cercle, son « race inférieure », ses sorties dans le monde avec sa femme, – tout cela était en évidence. Il jugea les autres d’après lui-même, se défiant de ce qu’il voyait et se disant que le « voile du mystère », comme le voile de la nuit, couvre toujours chez autrui la vraie vie, celle qui compte. Chaque existence particulière repose sur le mystère, et c’est peut-être un peu la raison pour laquelle tout homme cultivé tient si nerveusement à ce que l’on respecte ses secrets.

Après avoir accompagné sa fille au lycée, Goûrov se rendit au « Bazar slave ». Il laissa en bas sa pelisse, monta, et frappa doucement à la porte. Il trouva Ânna Serguièiévna, vêtue de la robe grise qu’il préférait à toutes les autres. Le voyage et l’attente l’avaient fatiguée ; elle l’attendait depuis la veille, était pâle, et le regarda sans sourire. Dès qu’il fut entré, elle vint se blottir contre sa poitrine. Leur baiser fut long et lent, comme s’ils ne s’étaient pas vus de deux ans.

– Eh bien ! demanda-t-il, qu’y a-t-il de nouveau là-bas ?

– Attends, je te le dirai. Pour l’instant, je ne puis pas.

Des larmes l’empêchaient de parler. Elle se détourna et porta son mouchoir à ses yeux.

« Il faut qu’elle pleure », se dit-il.

Et il s’assit dans un fauteuil.

Puis il sonna et fit apporter du thé. Tandis qu’il le prenait, elle restait debout, tournée du côté de la fenêtre.

Elle pleurait d’émotion à la douloureuse conscience que leur vie était si fâcheusement engagée ; ils ne se voyaient qu’en secret et devaient se cacher comme des voleurs. Leurs deux vies n’étaient-elles pas brisées ?

– Allons, cesse !… lui dit-il.

Il était évident, pour lui, que leur amour ne finirait pas de sitôt. Ânna Serguièiévna s’attachait de plus en plus à lui ; elle l’adorait, et il eût été insensé de lui dire que cela devait avoir une fin. Elle n’y aurait pas cru.

Il s’approcha d’elle, la prit dans ses bras, la couvrit de caresses, la consola, et s’aperçut tout à coup dans la glace. Sa tête commençait à grisonner. Il fut frappé d’avoir autant vieilli et enlaidi ces dernières années… Les épaules d’Ânna Serguièiévna, qu’il sentait sous ses mains, étaient chaudes et tremblantes. Il éprouva une compassion pour cette vie encore si chaude et si belle qui, comme la sienne propre, commencerait apparemment bientôt à se faner et à se flétrir. Pourquoi l’aimait-elle tant ? Il avait toujours paru aux femmes différent de ce qu’il était. Ce n’est pas lui-même qu’elles aimaient en lui, mais un être créé par leur imagination et qu’elles cherchaient avidement toute leur vie. Ensuite, lorsqu’elles s’apercevaient de leur erreur, elles continuaient à l’aimer quand même, et pas une n’avait été heureuse avec lui. Le temps passait, il faisait de nouvelles conquêtes, s’en séparait ; mais jamais il n’avait aimé réellement ; c’était tout ce qu’on voudra, mais pas de l’amour.

Et c’était à présent seulement, alors que sa tête devenait blanche, qu’il aimait vraiment, sérieusement, pour la première fois de sa vie.

Ânna Serguièiévna et lui s’aimaient comme deux êtres très proches l’un de l’autre, très intimes, comme un mari et une femme, comme deux tendres amis. Il leur semblait que le sort les avait destinés l’un à l’autre, et il était inconcevable que chacun d’eux fût marié ailleurs. C’était monstrueux. Ils étaient comme un couple d’oiseaux de passage, attrapés ensemble et mis dans deux cages séparées. Ils se pardonnaient l’un à l’autre tout ce dont ils avaient honte, et ils sentaient que leur amour les avait transformés tous les deux…

Autrefois Goûrov se consolait dans ses moments de tristesse par tous les raisonnements qui lui venaient en tête ; à présent, il ne pensait plus à raisonner : il éprouvait une profonde compassion ; il voulait être sincère et tendre…

– Voyons, cesse, ma pauvre chérie, dit-il, c’est assez pleuré. Parlons un peu ; nous trouverons quelque chose.

Ils causèrent longtemps, discutèrent sur les moyens de n’avoir plus à se cacher sans cesse, à mentir, à vivre dans deux villes différentes longtemps séparés l’un de l’autre, et de rompre leurs insupportables entraves.

– Comment faire ? demandait-il désespéré ; comment ?

Et il leur semblait qu’avec un petit effort, la solution serait trouvée, et que commencerait une vie nouvelle et belle…

Mais ils comprenaient tous les deux qu’ils étaient encore loin d’en arriver là et que le plus compliqué, le plus difficile, ne faisait que commencer…

1899.

ANNE AU COU

I

Il n’y eut pas le plus petit lunch après la cérémonie. Les nouveaux mariés burent une coupe de champagne, changèrent de vêtements et se rendirent à la gare ; ni bal de mariage, ni souper, ni musique ; ils partaient en pèlerinage à plus de deux cents verstes.

Beaucoup approuvèrent. En effet, pour Modeste Alexéiévitch, déjà élevé en fonctions et pas jeune, une noce bruyante ne semblait pas très à propos. Il est ennuyeux d’écouter de la musique quand, à cinquante-deux ans, on épouse une jeune fille qui en a dix-huit à peine. On disait aussi que le marié, homme à principes, entreprenait ce pèlerinage dans un monastère pour faire entendre à la jeune femme qu’il donnait dans le mariage, comme en tout, la première place à la religion et à la morale.

On accompagna les mariés à la gare. Collègues et parents tenaient tous une coupe de champagne, prêts à crier hourra quand le train s’ébranlerait.

Le père de la mariée, Piôtre Léonntiévitch, en uniforme de professeur, coiffé d’un chapeau haut de forme, ne faisait, déjà ivre et déjà très pâle, que se hausser à la portière du wagon, une coupe à la main, et disait à sa fille d’une voix suppliante :

– Anioûta, Ânia, écoute ! Un mot !

Anne se penchait vers lui ; il lui murmurait quelque chose, lui envoyait dans la face son haleine avinée et lui soufflait dans l’oreille, sans qu’on le comprît ; et il lui faisait des signes de croix sur la figure, le cou, les mains, les larmes aux yeux et la gorge tremblante.

Les frères d’Anne, les lycéens Pétia et Andrioûcha, tiraient leur père par son frac et murmuraient d’un air confus :

– Papa, assez ! papa, laisse-la.

Quand le train s’ébranla, Anne vit son père courir à côté du wagon, titubant et renversant le vin de sa coupe ; il avait l’air malheureux, bon et fautif, et il criait : hourra !

Les mariés se trouvèrent seuls. Modeste Alexéiévitch examina le compartiment, rangea les paquets sur les filets et s’assit en souriant vis-à-vis de sa femme.

Il était de taille moyenne, assez gros, bouffi, avec de longs favoris, et pas de moustaches. Son menton rond, bien rasé, bien dessiné, ressemblait à un talon. L’absence de moustaches était dans sa figure la chose la plus caractéristique. Sa lèvre nue se fondait peu à peu avec les joues qui, grasses et tremblantes, faisaient penser à de la gelée. Sa tenue était correcte, ses mouvements lents, ses manières onctueuses.

– Je ne puis pas, en ce moment, omettre un fait, dit-il en souriant. Il y a cinq ans, quand Kossôrotov reçut la croix de Sainte-Anne à porter au cou et qu’il vint faire ses remerciements, Son Excellence[20] lui dit : « Alors, maintenant, vous avez trois Anne, une à la boutonnière et deux au cou. » Il faut dire qu’en ce temps-là, la femme de Kossôrotov, personne légère et acariâtre, appelée Anne, était revenue vivre avec lui. J’espère que, quand je recevrai la croix de Sainte-Anne de deuxième classe, Son Excellence n’aura pas l’occasion de me dire la même chose.

Ses petits yeux souriaient et Anne sourit aussi, s’émotionnant à l’idée que cet homme à grosses lèvres pouvait, à toute minute, l’embrasser et qu’elle n’avait plus le droit de l’en empêcher ; les mouvements ouatés de son gros corps l’effrayaient et la dégoûtaient. Modeste Alexéiévitch se leva sans se presser, retira sa décoration, son frac, son gilet et passa sa robe de chambre.

– Voilà qui y est ! dit-il en s’asseyant à côté d’Anne.

Elle se rappela combien elle avait souffert pendant la cérémonie. Il lui avait semblé que le prêtre, que les invités et toutes les personnes qui se trouvaient à l’église la regardaient avec compassion, et se demandaient pourquoi, si jeune et si gentille, elle épousait ce vieux monsieur, pas intéressant. Ce matin encore elle était enchantée que tout se fût si bien arrangé ; mais, pendant le mariage et maintenant en wagon, elle se sentait déçue et ridicule.

Elle avait épousé un homme riche ; mais elle n’avait pas d’argent. Sa robe de mariée avait été faite à crédit et quand, aujourd’hui, son père et ses frères l’accompagnaient, elle avait compris, à leur mine, qu’ils restaient sans le sou. Auraient-ils de quoi dîner ce soir ? Et demain ? Il lui semblait que, sans elle, maintenant, ils mourraient de faim et ressentiraient l’angoisse qu’ils avaient tous éprouvée le soir de l’enterrement de sa mère.

« Oh ! comme je suis malheureuse ! pensait-elle ; pourquoi le suis-je tant ? »

Avec la gaucherie d’un homme sérieux qui n’a pas l’habitude des femmes, Modeste Alexéiévitch lui prenait la taille et lui tapotait l’épaule ; elle, pendant ce temps-là, pensait à la question d’argent, à sa mère, à la mort de celle-ci.

À la mort de sa mère, son père, professeur de dessin et de calligraphie au lycée, se mit à boire. La misère arriva. Ses frères manquèrent de chaussures. Piôtre Léonntiévitch était constamment appelé chez le juge de paix. L’huissier venait saisir ses meubles… Quelle honte !… Anne dut soigner son père ivrogne, repriser les chaussettes de ses frères, aller au marché ; et quand on louait sa beauté, sa jeunesse, ses bonnes manières, il lui semblait que l’univers entier voyait son chapeau bon marché et les trous de ses bottines, noircis à l’encre. Et les nuits, elle pleurait. La pensée obsédante la torturait qu’on chasserait bientôt son père du lycée à cause de son vice, qu’il ne pourrait pas survivre à cette déchéance et mourrait comme sa mère.

Des dames de leur connaissance s’émurent et se mirent à chercher pour Anne un bon mari ; et l’on découvrit bientôt Modeste Alexéiévitch, ni jeune, ni beau, mais riche. « Il a cent mille roubles en banque, disait-on à Anne, et un bien de famille qu’il afferme. C’est un homme à principes, bien vu de Son Excellence. Il ne lui en coûtera rien de demander un mot au gouverneur pour le directeur du lycée ou même pour le curateur, de façon à ce qu’on ne touche pas à votre père. »

Tandis qu’elle se rappelait ces détails, des accords de musique et un bruit de voix arrivèrent à la portière. Le train s’arrêta à une petite gare. Dans la foule, sur le quai, on jouait allègrement de l’accordéon, qu’un violon criard accompagnait. Et de derrière des peupliers et de hauts bouleaux, de derrière des chalets où l’on passait l’été, arrivaient les sons d’une musique militaire ; il y avait apparemment un bal dans un des chalets. Sur le quai, les habitants des chalets et les gens de la ville se promenaient, venus pour respirer le bon air.

Il y avait parmi eux le propriétaire de la petite ville, nommé Artynov, homme grand, fort, brun, semblable à un Arménien, avec des yeux à fleur de tête. Étrangement vêtu, il portait une simple chemise, déboutonnée à la poitrine, de hautes bottes avec des éperons, et une cape noire, attachée aux épaules et qui traînait à terre comme une queue. Deux lévriers, leur long museau flairant la terre, le suivaient.

Les larmes brillaient encore aux yeux de la jeune épouse, mais pourtant elle avait déjà oublié sa mère, l’argent et son mariage. Elle serrait les mains de lycéens, d’officiers de sa connaissance qui parlaient vite et riaient joyeusement :

– Bonjour, comment allez-vous ?

Elle sortit sur la plate-forme de son wagon, au clair de lune, et se plaça de façon à ce qu’on pût voir sa belle robe et son chapeau.

– Qu’attendons-nous ici ? demanda-t-elle.

– C’est une bifurcation ; on attend l’express.

Remarquant qu’Artynov la regardait, elle cligna coquettement les yeux et se mit à parler très haut en français parce que le son de sa voix était beau, parce que la musique jouait, que la lune se reflétait dans l’étang, et parce que Artynov, ce Don Juan, ce blasé, la regardait avidement. Et, parce que tous étaient joyeux, elle ressentit tout à coup de la joie.

Quand le train repartit, les officiers de sa connaissance la saluèrent, la main à leur visière. Elle fredonnait la polka que jouait l’orchestre invisible derrière les arbres ; et elle regagna son compartiment avec un sentiment de tranquillité comme si, à cette halte, on lui eût assuré qu’elle serait heureuse malgré tout.

Les nouveaux mariés passèrent deux jours au monastère et rentrèrent en ville. Ils y habitaient un logement de la Couronne. Tandis que son mari était à son bureau, Anne jouait du piano, pleurait de tristesse, lisait des romans, étendue sur sa chaise longue, ou feuilletait un journal de modes.

À dîner, Modeste Alexéiévitch mangeait beaucoup, parlait politique, promotions, permutations, gratifications, déclarait qu’il faut travailler, et disait que la vie de famille n’est pas un plaisir, mais un devoir, que les kopeks font les roubles, et qu’il plaçait plus haut que tout au monde la religion et la morale. Et, tenant son couteau comme un glaive, il disait :

– Chacun doit connaître ses devoirs.

Anne l’écoutait, le craignait, ne pouvait pas manger, et sortait de table affamée.

Après le dîner, Modeste Alexéiévitch faisait la sieste et ronflait très fort. Anne allait voir ses parents.

Son père et ses frères la regardaient comme si, avant son arrivée, ils l’eussent blâmée d’avoir épousé, pour de l’argent, un homme ennuyeux et qu’elle n’aimait pas. Sa robe bruissante, ses bracelets, son air de dame les gênaient et les humiliaient. Ils ne savaient plus de quoi lui parler ; mais, naguère, ils l’aimaient, et n’étaient pas encore habitués à dîner sans elle. Elle se mettait à table et mangeait du gruau ou des pommes de terre, sautées à une graisse de mouton qui sentait la chandelle. Piôtre Léonntiévitch, d’une main tremblante, prenait le carafon de vodka et se versait un verre qu’il buvait vite, avidement et avec dégoût, puis un deuxième verre, puis un troisième. Pétia et Anndrioûcha, les garçonnets à grands yeux, pâles et maigres, enlevaient le carafon, en disant :

– Il ne faut pas, papa…, assez…

Anne aussi s’alarmait, le suppliait de ne plus boire, mais il frappait tout à coup du poing sur la table et s’écriait :

– Je ne permettrai à personne de me contrôler ! Des gamins, une gamine ! Je vous jetterai tous dehors !

Mais sa voix trahissait la bonté, la faiblesse ; et personne ne le craignait. Après le dîner, d’ordinaire il se faisait beau. Pâle, le menton tout entaillé par le rasoir, il allongeait son cou maigre, restait une demi-heure devant sa glace, se coiffait, retroussait ses moustaches noires et se parfumait ; il nouait sa cravate, mettait ses gants, son chapeau haut de forme, et allait donner des leçons particulières. Les jours fériés, il restait à la maison, peignait à l’huile ou jouait de l’harmoniflûte. L’instrument sifflait, mugissait ; mais il tâchait d’en tirer des accords et des sons harmonieux. Ou bien il se fâchait après ses enfants :

– Mauvais garnements ! Vauriens ! Vous avez abîmé l’instrument.

Tous les soirs, le mari d’Anne jouait aux cartes avec ses collègues, habitant eux aussi la maison de la Couronne. Aux soirées venaient des femmes des fonctionnaires, laides, habillées sans goût, grossières comme des cuisinières, et alors commençaient des commérages aussi laids que ces dames elles-mêmes. Quelquefois, Modeste Alexéiévitch allait au théâtre avec Anne. Durant les entr’actes, il ne la quittait pas d’une ligne, se promenait avec elle bras dessus, bras dessous, dans les couloirs et au foyer. En saluant les gens, il lui disait à mi-voix : « Conseiller d’État… reçu chez Son Excellence… » Ou bien : « A des capitaux… possède une maison… » En passant devant le buffet, Anne avait envie de manger quelque chose. Elle aimait le chocolat et les gâteaux aux pommes. Mais elle n’avait pas d’argent et se gênait pour en demander à son mari. Il prenait une poire, la tâtait du doigt, et disait, hésitant :

– Combien cela ?

– Vingt-cinq kopeks.

– Non, tout de même !…

Et il remettait la poire en place. Mais comme il est malséant de ne rien acheter, il demandait de l’eau de Seltz, et buvait seul tout le siphon ; les larmes lui en montaient aux yeux. Anne, à ces moments-là, le haïssait de tout son cœur.

Ou bien, tout rouge, il lui disait tout à coup, très vite :

– Salue cette vieille dame.

– Mais je ne la connais pas.

– Peu importe. C’est la femme du directeur de tel ministère. Je te dis de la saluer ! maugréait-il. Ta tête n’en tombera pas.

Anne saluait, et sa tête, en effet, n’en tombait pas ; mais cela la torturait. Elle faisait tout ce que voulait son mari et s’irritait contre elle-même en pensant qu’il l’avait trompée comme la dernière des sottes : elle ne s’était mariée que pour l’argent et, cependant, elle en avait moins qu’avant son mariage.

Avant, son père lui donnait au moins quelques pièces de vingt kopeks ; maintenant elle n’avait pas un liard. Prendre de l’argent en cachette ou en demander à Modeste Alexéiévitch, elle ne pouvait pas ; elle le craignait ; elle tremblait devant lui ; il lui semblait qu’elle portait depuis longtemps dans son cœur la crainte de cet homme. Dans son enfance, le directeur du lycée lui apparaissait la force la plus imposante, la plus formidable, telle qu’une grosse nuée qui s’avance ou une locomotive prête à l’écraser. Son Excellence était maintenant une force semblable dont on parlait et dont on avait vaguement peur. Il y avait jadis pour elle une dizaine d’autres forces moindres, les professeurs du lycée, entre autres, avec leurs lèvres rasées, sévères et sans pitié ; il y avait maintenant Modeste Alexéiévitch, homme à principes, qui, même, ressemblait de figure au directeur du lycée. Toutes ces forces se fondaient, dans l’imagination d’Anne, en une seule, sous la forme d’un énorme ours blanc qui en voulait aux faibles, aux coupables, comme son père. Elle craignait de dire des choses inopportunes, et elle souriait à contre-cœur, montrant une joie feinte quand on la caressait grossièrement ou quand on la souillait en des étreintes qui lui faisaient horreur.

Une seule fois son père s’enhardit à demander à Modeste Alexéiévitch de lui prêter cinquante roubles pour payer une dette très désagréable. Mais quel fut son supplice !

– Bien ! je vous les donnerai, fit le gendre après réflexion. Mais je vous préviens que je ne vous aiderai plus tant que vous n’aurez pas cessé de boire. Pour un homme qui est au service de l’État, une pareille faiblesse est une honte. Je dois vous rappeler un fait connu de tous : cette passion a perdu beaucoup de gens très capables qui, s’ils s’étaient retenus, auraient pu, avec le temps, devenir de hauts personnages.

Et les longues tirades continuèrent coupées de « à mesure que »…, « en vue de ce qui vient d’être dit »…, « vu la situation »… Et le pauvre Piôtre Léonntiévitch, souffrant de cette humiliation, éprouva un violent besoin de boire.

Les jeunes frères, venant voir leur sœur avec des souliers éculés et des pantalons râpés, devaient, eux aussi, écouter de la morale.

– Chacun, leur disait Modeste Alexéiévitch, doit connaître ses devoirs.

Il ne donnait d’argent à personne, mais, par contre, il achetait à Anne des bagues, des bracelets et des broches, en lui disant qu’il est bon d’avoir des bijoux aux mauvais jours. Il ouvrait souvent la commode de sa femme pour vérifier si tous les bijoux s’y trouvaient.

II

Entre temps, l’hiver était venu. Bien avant Noël, la gazette locale annonça que le 29 décembre aurait lieu, dans la salle de l’Assemblée de la noblesse, le bal annuel. Très préoccupé le soir, après avoir joué, Modeste Alexéiévitch causait avec les femmes de ses collègues en regardant Anne. Et il marchait longtemps de long en large avec un air pensif.

Enfin, un soir, assez tard, il s’arrêta devant sa femme et lui dit :

– Il faut te faire faire une robe de bal. Tu entends ? Seulement, je te prie de te concerter avec Maria Grigôriévna et Nathâlia Kouzminîchna.

Et il lui donna cent roubles.

Anne les prit, mais ne se concerta avec personne ; elle parla seulement avec son père et s’imagina de quelle façon sa mère aurait été habillée. Sa mère s’habillait toujours à la dernière mode. Elle s’occupait beaucoup de sa fille, l’habillait coquettement, comme une poupée. Elle lui avait appris à parler français et à danser admirablement la mazurka (avant son mariage, elle avait été cinq ans gouvernante). Anne pouvait, comme sa mère, faire avec une vieille robe une robe neuve, nettoyer des gants avec de la benzine, louer des bijoux, et, comme sa mère, elle savait clore à demi les yeux, grasseyer, prendre de belles poses, se montrer ravie quand il le fallait, et avoir des regards tristes et mystérieux. De son père, elle tenait ses yeux et ses cheveux noirs, sa nervosité et une certaine manière de toujours bien se présenter.

Quand une demi-heure avant le bal, Modeste Alexéiévitch entra dans la chambre à coucher en bras de chemise, pour attacher sa décoration à son cou, devant la glace, il fut frappé de la beauté d’Anne, de la fraîcheur et de l’éclat de sa robe vaporeuse ; et il lui dit avec satisfaction en lissant ses favoris :

– Ah ! quelle femme j’ai, Anioûta ! quelle femme !

Et il continua d’un ton solennel :

– J’ai fait ton bonheur et tu peux faire le mien aujourd’hui ; présente-toi, je te prie, à la femme de Son Excellence. N’y manque pas. Par elle, je peux obtenir la place de référendaire en chef.

Ils partirent pour le bal. Voici le club de la Noblesse et son escalier avec le suisse. Voici le vestiaire avec ses portemanteaux et les pelisses, les valets affairés, les dames décolletées qui se garantissent avec leurs éventails des courants d’air. On sent une odeur de gaz et de soldats. Quand, en montant le grand escalier au bras de son mari, Anne entendit la musique et s’aperçut de pied en cap dans une glace, éclairée de mille feux, la joie se réveilla en son cœur ; et ce fut le même pressentiment de bonheur qu’elle avait éprouvé un soir au clair de lune, à l’arrêt dans une petite gare. Elle marchait fièrement, sûre d’elle-même, ne se sentant plus une petite fille, mais une vraie dame ; et elle imitait inconsciemment la démarche et les manières de sa mère. Pour la première fois de sa vie, elle se sentit riche, indépendante. La présence de son mari ne la gênait même pas. Elle devina d’instinct que la présence de son mari vieux ne la diminuait pas, mais lui donnait au contraire le piquant secret qui plaît aux hommes. Dans la grande salle, l’orchestre jouait et les danses avaient déjà commencé.

Sortant de son appartement de la Couronne, éblouie par la lumière, les couleurs, le bruit et la musique, Anne jeta un regard dans la salle et pensa : « Ah ! comme c’est beau. » Et tout à coup elle retrouva dans la foule toutes ses connaissances, tous ceux qu’elle avait rencontrés précédemment à des soirées ou à la promenade, tous ces officiers, ces professeurs, ces avocats, ces fonctionnaires, et Son Excellence, et Artynov, et les dames de la haute société, parées, très décolletées, belles ou laides, déjà à leurs places dans les baraques ou les pavillons de la vente de charité, organisée au profit des pauvres. Un énorme officier avec des épaulettes (elle avait fait sa connaissance rue Vieille-de-Kiév quand elle allait au lycée, et ne se rappelait plus son nom) sortit comme de dessous terre et lui demanda une valse. Elle quitta son mari et il lui sembla qu’elle voguait dans un bateau à voile pendant la tempête, et que Piôtre Alexéiéviteh était resté loin sur la côte. Elle dansa passionnément valses, polkas, quadrilles, passant de bras en bras, grisée par la musique, le bruit, mêlant le russe au grasseyement du français, riant, ne pensant ni à son mari, ni à personne. Son succès auprès des hommes fut grand et il ne pouvait qu’en être ainsi. Elle suffoquait d’émotion, serrait convulsivement son éventail dans ses mains, et avait grand soif. Son père, dans son habit froissé qui sentait la benzine, s’approcha d’elle, lui apportant une glace dans une soucoupe.

– Tu es ravissante ce soir, lui dit-il en la regardant avec enthousiasme. Jamais je n’ai tant regretté que tu te sois mariée si vite… Pourquoi donc cela ? Je sais que tu l’as fait à cause de nous, mais… (Il tira d’une main tremblante une liasse de billets et dit :) J’ai reçu cela aujourd’hui pour une leçon, et je peux rembourser ma dette à ton mari.

Elle lui laissa la soucoupe et s’envola, enlevée par quelqu’un. Par-dessus l’épaule de son danseur, elle vit son père enlacer une dame et glisser légèrement avec elle dans la salle.

« Comme il est gentil quand il n’a pas bu, » pensa-t-elle.

Elle dansa la mazurka avec le même officier énorme. Il se mouvait avec poids et importance, roulant les épaules et la poitrine, et battant à peine le parquet. Il n’avait pas envie de danser ; elle, au contraire, volait autour de lui, l’agaçant de sa beauté, de sa gorge nue. Ses yeux pétillaient de malice, ses mouvements étaient passionnés ; mais, lui, restait indifférent, et lui tendait les mains avec bienveillance, comme un roi.

– Bravo ! Bravo !… disait-on dans le public. Mais, peu à peu, l’énorme officier s’entraîna.

Il s’anima, s’émut, se laissa gagner au charme et prit la fièvre, tandis qu’elle roulait les épaules et le regardait avec ruse comme si elle était déjà sa reine et lui son esclave. Il lui semblait que toute la salle les regardait, que tous les assistants étaient ravis, les enviaient. À peine le gros officier l’eut-il remerciée, la foule s’écarta soudain, les hommes prenant l’attitude militaire… Son Excellence, en habit, avec ses deux plaques de décorations, venait à elle.

Oui, Son Excellence venait à elle, car il la regardait avec insistance, souriait doucereusement et remuait les lèvres, comme il faisait toujours quand il voyait de jolies femmes.

– Enchanté, enchanté… dit-il. Et je ferai mettre votre mari aux arrêts pour avoir jusqu’ici dérobé à nos yeux un si rare trésor. Je viens de la part de ma femme, poursuivit-il en lui offrant le bras ; il faut que vous nous aidiez… Oui, ma foi !… Il faut vous décerner un prix de beauté… comme en Amérique… Oui, ma foi !… les Américains… Ma femme vous attend avec impatience.

Il l’emmena à un comptoir, près d’une vieille dame dont le bas de la figure était si disproportionné qu’on pouvait croire qu’elle avait dans la bouche un gros caillou.

– Aidez-nous, lui dit la vieille dame d’une voix chantante ; toutes les jolies femmes travaillent à cette vente ; vous seule ne faites rien. Pourquoi ne voulez-vous pas nous aider ?

Elle partit, et Anne prit sa place devant le samovar et les tasses d’argent. La vente s’anima tout de suite. Anne prenait un rouble au moins par tasse de thé. Elle força l’énorme officier à en boire trois tasses. Artynov, l’homme riche, aux yeux à fleur de tête et qui avait de l’asthme, s’approcha de son comptoir. Il n’avait plus l’étrange costume qu’Anne lui avait vu. Il était, comme tout le monde, en habit. Ne quittant pas la vendeuse des yeux, il but une coupe de champagne et la paya cent roubles. Ensuite, il but une tasse de thé et donna encore cent roubles. Toujours sans dire un mot, car il souffrait de son asthme… Anne conviait les acheteurs et prenait leur argent, profondément convaincue que ses sourires et ses regards ne causaient aux gens qu’un grand plaisir. Elle comprenait qu’elle avait été créée uniquement pour cette vie d’éclat, de bruit, de rires, remplie de musique, de danses, d’adorateurs. Et son ancienne peur d’une force qui menaçait de l’écraser, lui parut ridicule ; elle ne craignait plus personne. Elle regrettait seulement que sa mère ne fût plus là pour se réjouir avec elle de son succès.

Piôtre Léonntiévitch déjà pâle, mais encore ferme sur ses jambes, s’approcha, et demanda un verre de cognac. Anne rougit, craignant qu’il ne dît quelque chose de déplacé. (Elle avait honte d’avoir un père si pauvre, si ordinaire.) Mais il but, tira de sa liasse un billet de dix roubles et s’en alla d’un air important, sans dire mot. Peu après elle le vit dans une chaîne des dames ; il n’était plus très d’aplomb et criait quelque chose au grand émoi de sa danseuse, et Anne se rappela que, un soir, il y avait trois ans, il était dans un état à peu près pareil : un agent avait dû, à la fin, l’emmener se coucher ; le lendemain, le directeur menaça son père de le renvoyer. Comme ce souvenir était peu agréable !

Quand les samovars se furent éteints et que, fatiguées, les dames de bienfaisance eurent versé leur recette à la dame au caillou dans la bouche, Artynov offrit le bras à Anne et la conduisit dans la salle où était servi le souper pour les personnes qui avaient pris part à la vente de charité. Il n’y en avait qu’une vingtaine, mais le souper fut très animé. Son Excellence porta ce toast : « Dans cette belle salle à manger, il convient de boire au développement des réfectoires populaires, dont la vente d’aujourd’hui a fait l’objet. » Le général de brigade proposa de boire : « À la force devant laquelle l’artillerie même se trouve impuissante. » Et tout le monde se leva pour trinquer avec les dames. Ce fut très, très gai !

Quand on reconduisit Anne jusque chez elle, il faisait déjà jour et les cuisinières se rendaient au marché. Contente, ivre, pleine d’impressions nouvelles, elle se déshabilla, se jeta sur son lit et s’endormit aussitôt…

À deux heures de l’après-midi, elle fut réveillée par sa femme de chambre qui lui annonçait la visite de M. Artynov. Anne s’habilla en hâte et se rendit au salon. Peu après Artynov, Son Excellence descendit de voiture, venant remercier la belle vendeuse. Il lui baisa la main, en la regardant doucereusement et en remuant les lèvres comme s’il mâchait. Il demanda la permission de revenir la voir et partit. Elle resta au milieu de son salon, étonnée et enchantée de ce changement extraordinaire dans sa vie, doutant qu’il eût pu survenir si vite.

Juste à ce moment son mari entra. Modeste Alexéiévitch avait maintenant devant elle le regard empressé, douceâtre, le respect plat qu’elle lui connaissait en présence des puissants et des gens titrés. Elle lui dit avec joie, avec mépris, avec dégoût, sûre que tout lui serait désormais pardonné, elle lui dit, en détachant nettement chaque mot :

– Allez-vous-en, imbécile !

Dès lors, Anne n’eut plus une journée libre, fut de toutes les parties de campagne, de toutes les promenades, de tous les spectacles. Elle rentrait tous les jours chez elle au matin et se couchait au milieu de son salon, racontant ensuite à tous qu’elle ne dormait que couverte de fleurs.

Il lui fallait beaucoup d’argent, mais elle ne craignait plus Modeste Alexéiévitch. Elle dépensait son argent comme si c’était le sien. Elle n’en demandait pas, n’en exigeait pas ; elle envoyait seulement les factures, ou des billets de ce genre : « Remettez au porteur cent roubles, » ou : « Payez immédiatement cent roubles. »

Modeste Alexéiévitch reçut à Pâques l’ordre de Sainte-Anne de deuxième classe. Lorsqu’il vint remercier Son Excellence, le gouverneur posa son journal et s’enfonça plus profondément dans son fauteuil :

– Ainsi, dit-il, regardant ses mains blanches aux ongles roses, vous avez maintenant trois Anne, une à la boutonnière et deux au cou.

Modeste Alexéiévitch mit deux doigts devant sa bouche de peur de rire trop haut et dit :

– Maintenant, il n’y a plus qu’à attendre la venue au monde d’un petit Vladimir. Oserai-je prier Votre Excellence d’en être le parrain ?

Il voulait parler de l’ordre de Vladimir de quatrième classe, et comptant déjà raconter son jeu de mots habile et hardi, il voulut ajouter quelque chose d’aussi bien tourné ; mais Son Excellence se replongea dans la lecture de son journal et le congédia d’un signe de tête.

Anne continua à se promener en troïka, allait à la chasse avec Artynov, jouait dans des petites pièces en un acte, soupait. Elle allait voir les siens de plus en plus rarement. Ils dînaient seuls maintenant. Piôtre Léonntiévitch buvait de plus en plus. L’argent manquait et l’harmoniflûte avait été vendu pour payer une dette. Les garçons ne laissaient plus leur père sortir seul dans la rue. Ils le surveillaient pour qu’il ne tombât pas. Quand, au moment de la promenade dans la rue Vieille-de-Kiév, ils rencontraient Anne en voiture à deux chevaux avec un bricolier sur le côté, et Artynov, sur le siège, remplaçant le cocher, et que Piôtre Léonntiévitch enlevait son chapeau haut de forme et se disposait à crier quelque chose, Pétia et Andrioûcha le prenaient sous le bras et le suppliaient : – Il ne faut pas, papa… Assez, papa…

1895.

UN DÉSAGRÉMENT

Le médecin de zemstvo, Grigôry Ivânovitch Ovtchînnikov, homme de trente-cinq ans, malingre et nerveux, connu de ses confrères par des petits ouvrages de statistique médicale et par son vif attachement à ce qu’on appelle les « questions pratiques », faisait un matin sa visite dans les salles de son hôpital. Comme d’habitude, son infirmier, l’officier de santé Mikhaïl Zakhârovitch, le suivait. C’était un homme âgé, à figure grosse, aux cheveux plats et gras, avec une boucle d’oreille.

À peine le docteur eut-il commencé sa visite, une menue circonstance lui parut très suspecte. Le gilet de son infirmier était gondolé de plis bien que Mikhaïl Zakhârovitch l’arrangeât et le tirât par moments. Sa chemise était froissée et se gondolait aussi. Sur sa longue redingote noire, sur son pantalon, et même sur sa cravate, du duvet blanchissait… Évidemment l’infirmier ne s’était pas déshabillé de la nuit, et, à en juger par l’expression avec laquelle il tirait son gilet et arrangeait sa cravate, ses habits le gênaient ; le docteur le regarda fixement et comprit : l’infirmier ne titubait pas, répondait aux questions, mais sa figure mornement hébétée, ses yeux troubles, le tremblement qui courait sur son cou et sur ses mains, le désordre de ses habits et, principalement, la tension sur soi-même et le désir de cacher son état, témoignaient qu’il ne venait que de se lever, qu’il n’avait pas assez dormi, et qu’il était ivre, lourdement ivre depuis la veille…

Il était au moment douloureux où l’ivresse tombe ; il souffrait et était manifestement très mécontent de lui-même.

Le docteur qui, pour de bonnes raisons, n’aimait pas l’infirmier, ressentit une violente envie de lui dire : « Je le vois, vous êtes ivre. » Le gilet, la redingote à longs pans, la boucle d’oreille de son aide lui furent tout à coup odieux ; mais il retint son mauvais sentiment et dit, doucement et poliment comme toujours :

– A-t-on donné du lait à Guérâssime ?

– Oui, monsieur, on en a donné, répondit Mikhaïl Zakhârovitch, doucement aussi.

En parlant avec Guérâssime, le docteur regarda sa feuille de température et éprouva un nouvel afflux de haine ; il retint sa respiration pour ne pas parler, mais n’y tint pas et demanda grossièrement, en étouffant :

– Pourquoi la température n’est-elle pas inscrite ?

– Elle l’est, monsieur, dit doucement Mikhaïl Zakhârovitch.

Mais ayant regardé la feuille, et s’étant rendu compte qu’en effet la température n’était pas inscrite, il leva les épaules avec gêne et murmura :

– Je ne sais, c’est sans doute Nadèjda Ôssipovna…

– Celle d’hier soir non plus n’est pas inscrite, reprit le docteur ; vous ne faites que vous enivrer, le diable vous emporte !… Vous êtes saoul maintenant comme un savetier ! Où est Nadèjda Ôssipovna ?

La sage-femme, Nadèjda Ôssipovna, n’était pas dans les salles, bien qu’elle dût assister chaque jour aux visites. Le docteur regarda autour de lui, et il lui parut que la salle n’était pas faite, et que tout se gonflait, se fripait et était couvert de duvet, comme le gilet de l’infirmier. Il voulut arracher son tablier, crier, tout quitter, cracher de dépit et s’en aller.

Après Guérâssime vint un malade de chirurgie avec un phlegmon de toute la main droite, auquel il fallait faire un pansement. Le docteur s’assit devant lui sur un tabouret et soigna sa main.

« Ils ont fait la noce hier pour un anniversaire, pensa-t-il, en défaisant lentement le pansement ; attendez, je vais vous les faire voir, moi, les anniversaires ! Mais que puis-je ? Je ne peux rien ! »

Il sentit sur la main enflée et pourpre un abcès, et demanda :

– Un scalpel.

Mikhaïl Zakhârovitch, essayant de montrer qu’il était ferme sur ses jambes et était capable de travailler, se précipita et tendit rapidement le scalpel.

– Pas celui-là ! Un des neufs, dit le docteur. L’infirmier trottina vers la table, sur laquelle se trouvait la boîte aux pansements et se mit à chercher dedans, affairé. Il chuchota longtemps avec les filles de salle, ramena la boîte sur la table, tâtonna, laissa tomber deux fois quelque chose, et le docteur, assis, attendait, ressentant dans le dos une forte irritation à cause du chuchotement et du fourragement.

– Sera-ce bientôt ? demanda-t-il ; vous les avez probablement oubliés en bas…

L’infirmier courut vers le docteur, lui présenta deux scalpels, mais il n’y prit pas garde et souffla de son côté.

– Ce ne sont pas ceux-là ! dit le docteur irrité. Je vous dis en langue russe : donnez-m’en des neufs. D’ailleurs, retirez-vous et allez dormir ; vous sentez comme un cabaret. Vous n’êtes pas responsable !

– Quels couteaux vous faut-il encore ? demanda l’infirmier, irrité lui aussi, et haussant lentement les épaules.

Il était mécontent de lui et avait honte d’être l’objet de l’attention des malades et des filles de salle, et, pour montrer qu’il n’avait pas honte, il sourit, gêné, et répéta :

– Quels couteaux voulez-vous donc ?

Le docteur sentit des larmes dans les yeux et un tremblement dans les doigts. Il fit un effort sur lui-même et dit d’une voix tremblante :

– Allez dormir ! Je ne veux pas parler à un ivrogne…

– Vous ne pouvez me reprendre que pour mon service, reprit l’infirmier ; et si, admettons-le, j’ai bu, personne n’a le droit de me le reprocher. Fais-je mon service ?… Qu’avez-vous besoin de plus ? Je fais mon service !

Le docteur bondit et, sans se rendre compte de ses mouvements, déploya le bras et frappa l’infirmier de toute sa force dans la figure… Il ne comprenait pas pourquoi il faisait cela, mais éprouva un grand plaisir, parce que le coup était arrivé en plein visage, et que cet homme sévère, positif, marié, pieux, et qui se faisait une haute idée de lui-même, oscilla, sursauta comme une balle, et s’assit sur le tabouret. Il voulut passionnément le frapper encore une fois ; mais, voyant près de la face détestée les figures pâles et apeurées des filles de salle, il cessa d’éprouver du plaisir ; il agita la main et s’enfuit hors de la salle.

Dans la cour, il rencontra Nadèjda Ôssipovna qui allait à l’hôpital. C’était une fille de vingt-sept ans, à figure jaune pâle, les cheveux sur le dos. Sa robe d’indienne rose était fortement serrée dans le bas, et ses pas étaient menus et pressés. Elle faisait froufrouter sa robe, roulait ses épaules en mesure à chaque pas et secouait la tête comme si elle fredonnait quelque chose de gai.

– Ah ! l’ondine ! pensa le docteur en se rappelant qu’on taquinait la sage-femme de ce nom-là. Et il eut plaisir à penser qu’il allait à l’instant rabrouer cette coquette amoureuse d’elle-même, et qui marchait à petits pas.

– Où étiez-vous perdue ? cria-t-il en la joignant. Pourquoi n’êtes-vous pas à l’hôpital ? Les températures ne sont pas prises ; partout il n’y a que désordre ; l’infirmier est ivre ; vous dormez jusqu’à midi… Cherchez une autre place ; vous n’avez plus de service ici !

Revenu chez lui, le docteur arracha son tablier blanc et la serviette qui le ceignait, jeta l’un et l’autre avec colère dans un coin, et se mit à marcher dans son cabinet.

« Mon Dieu, quelles gens ! Quelles gens ! fit-il, ce ne sont pas des aides, mais des ennemis du travail ! Je n’ai plus la force de servir. Je ne peux pas ! Je vais partir ! »

Son cœur battait avec force ; il tremblait et voulait pleurer, et, pour changer ses sensations ennuyeuses, il se calma à la pensée qu’il avait raison et qu’il avait bien fait de frapper l’infirmier. D’abord, songeait le docteur, il est mal que cet infirmier ne soit pas entré à l’hôpital simplement, mais par la protection de sa tante, qui était bonne d’enfants chez le président de la Commission. Qu’il était dégoûtant de voir cette femme influente, lorsque, venant se faire soigner, elle se tenait à l’hôpital comme chez elle et prétendait qu’on la fît passer avant tout le monde ! L’infirmier est peu discipliné, il sait très peu de chose et ne comprend pas du tout ce qu’il sait. Il n’est pas sobre. Il est insolent, malpropre ; il accepte de l’argent des malades ; il vend en cachette les médicaments du zemstvo. Tous savent aussi qu’il fait de la clientèle et soigne les maladies secrètes des jeunes bourgeois en employant des remèdes à lui. Si encore ce n’était qu’un charlatan comme il y en a beaucoup ; mais c’est un charlatan convaincu, et qui proteste à sa manière, en cachette ! Il pose en cachette des ventouses aux malades du dehors, les soigne, assiste aux opérations, les mains sales, touche les plaies avec une sonde sale. Cela suffisait à marquer combien il méprisait hardiment et profondément la médecine du docteur avec sa science et sa rigueur. Quand ses doigts ne tremblèrent plus, le docteur s’assit à sa table et se mit à écrire une lettre au président de la Commission.

« Estimé Liève Trofîmovitch,

« Si au reçu de cette lettre, la Commission ne renvoie pas l’infirmier Smirnôvski et ne me donne pas le droit de choisir moi-même mes aides, je me verrai contraint (non sans regrets assurément) de vous prier de ne plus me compter comme médecin de l’hôpital de N…, et de vous occuper à me trouver un successeur.

« Mes respects à Lioûbov Fiôdorovna et à Iousse.

« Respectueusement.

« G. OVTCHÎNNIKOV. »

Ayant relu sa lettre, le docteur la trouva brève et pas assez froide. De plus, des respects à Lioûbov Fiôdorovna et à Iousse (on taquinait ainsi le plus jeune fils du président), dans une lettre officielle étaient plus que déplacés[21].

« Que diable vient faire ici ce Iousse ? » pensa le docteur.

Il déchira la lettre et se mit à en méditer une autre :

« Honoré monsieur… » pensait-il en s’asseyant près de la fenêtre ouverte et regardant une cane et ses canetons qui, se dandinant et se heurtant les uns les autres, se hâtaient sur la route, sans doute vers l’étang. L’un des canetons ramassa en chemin quelque boyau, s’engoua avec et poussa un cri inquiet. Un autre caneton accourut, lui arracha le boyau du bec, et s’engoua aussi… Loin de là, près de la barrière, dans une ombre dentelée que jetaient sur l’herbe les jeunes tilleuls, rôdait la cuisinière, Dâria. Elle cueillait de l’oseille pour la soupe… On entendait des voix. Le cocher Zôte, un paquet à la main, et Manoûïlo, le garçon de l’hôpital, se tenaient près de la barrière, causant de quelque chose, et riaient.

« Ils rient parce que j’ai frappé l’infirmier, pensa le docteur ; aujourd’hui même tout le district va savoir ce scandale… Donc je mets « Honoré monsieur, si notre Commission ne renvoie pas… »

Le docteur savait très bien que la Commission ne le changerait en aucun cas pour un infirmier et qu’elle consentirait plutôt à n’avoir aucun infirmier qu’à le perdre. Évidemment, au reçu de la lettre, Liève Trôfîmovitch accourrait immédiatement chez lui en troïka et commencerait :

– Qu’allez-vous inventer, mon petit ? Ma tourterelle, qu’est-ce donc ? Le Christ soit avec vous ! Pourquoi cela ? À quel propos ? Où est-il ? Qu’on me l’amène, la canaille ! Il faut absolument le chasser. Que demain le gredin ne soit plus ici !

Puis Liève Trôfîmovitch dînerait avec le docteur et, après le dîner, s’étendrait sur le canapé framboise, le ventre en l’air. Il couvrirait sa figure d’un journal et ronflerait. Après avoir dormi, il boirait du thé, et emmènerait le docteur chez lui pour y coucher. Et toute l’histoire finirait ainsi : l’infirmier resterait à l’hôpital et le docteur ne donnerait pas sa démission.

Mais le docteur, du fond de l’âme, désirait une autre solution. Il voulait que la tante de l’infirmier eût le dessus et que la Commission, sans égard pour son service de dix-huit années, acceptât sa démission sans discussion et même avec plaisir. Il songeait comment il quitterait l’hôpital auquel il était habitué, quelle lettre il écrirait au journal Vratch (le Médecin) et quelle adresse de sympathie ses confrères lui présenteraient…

L’ondine apparut sur le chemin. Marchant menu et froufroutant, elle s’approcha de la fenêtre et demanda :

– Grigôry Ivânytch[22], ferez-vous vous-même la consultation, ou ordonnez-vous de la faire sans vous ?

Mais ses yeux disaient :

« Tu t’es emporté, et maintenant tu es calmé et tu as honte ; je suis magnanime et ne le remarque pas. »

– Bien, tout de suite, dit le docteur.

Il reprit son tablier, se ceintura de la serviette et retourna à l’hôpital. « C’est mauvais de m’être enfui après l’avoir frappé…, pensait-il en chemin ; j’ai eu l’air d’avoir honte ou peur. J’ai agi comme un collégien, c’est très mauvais. »

Il lui semblait que quand il entrerait dans la salle, les malades se sentiraient gênés et que lui-même aurait honte. Mais quand il entra, les malades étaient tranquillement couchés et ne firent pas attention à lui. La figure de Guérâssime, le tuberculeux, exprimait une complète indifférence et semblait dire : « Il ne t’a pas satisfait, tu l’as un peu redressé ; on ne peut pas faire autrement, petit père. »

Le docteur ouvrit deux abcès sur la main pourpre de Guérâssime et lui fit un pansement. Puis il alla dans la section des femmes où il fit à une femme une opération sur l’œil. Tout le temps l’ondine le suivait, et l’aidait comme si rien ne s’était passé et comme si tout était bien. Après la visite des salles, la consultation des malades externes commença. Dans le petit cabinet du docteur, la fenêtre était grande ouverte. Il ne fallait que s’asseoir sur l’appui de la fenêtre et se pencher un peu pour voir, à une toise au-dessous, l’herbe nouvelle. Il y avait eu, la veille, une forte pluie d’orage et l’herbe était un peu battue et lustrée. Le sentier qui serpente non loin de la fenêtre et mène au ravin, semble lavé. Lavés eux aussi, des tessons brisés de la pharmacie jouent au soleil, et lancent des rayons aveuglants. Au loin, derrière le sentier, se pressent de jeunes sapins, vêtus de leurs vastes robes vertes ; derrière eux se dressent les bouleaux avec leurs troncs blancs comme papier. Et à travers la verdure des bouleaux agitée par le vent, on voit le ciel bleu infini. Quand on regarde par la fenêtre, les sansonnets qui sautillent sur le sentier tournent vers la fenêtre leurs becs stupides et pensent : « Faut-il ou ne faut-il pas avoir peur ? » Et, ayant décidé d’avoir peur, ils s’élancent un à un vers les cimes des bouleaux avec un cri joyeux, comme s’ils se jouaient du docteur, qui ne sait pas voler… À travers la lourde odeur de l’iodoforme, on sent la fraîcheur et la senteur du jour printanier. Il fait bon respirer.

– Anna Spiridônova, appelle le docteur.

Une jeune paysanne, en robe rouge, entre dans le cabinet et se signe devant l’icône.

– Où souffres-tu ? demande le docteur.

La paysanne, d’un air soupçonneux, cligne de l’œil vers la porte par où elle est entrée et vers celle qui donne dans la pharmacie ; elle s’approche du docteur et lui chuchote :

– Je n’ai pas d’enfants !

– Ceux qui ne sont pas encore inscrits, crie de la pharmacie l’ondine, venez vous faire inscrire !

« C’est déjà un animal parce qu’il m’a obligé de le frapper, pense le docteur, en auscultant la paysanne ; de ma vie, je ne me suis battu. »

Anna Spiridônova se retire. Après elle se présente un vieux, qui a une mauvaise maladie, puis une femme avec trois enfants, ayant la gale, et la besogne bat son plein. L’infirmier ne se montra pas.

Derrière la porte de la pharmacie, l’ondine froufroutante, remuant des pots, fredonnait gaiement. Elle entrait à tout instant dans le cabinet pour aider le docteur pendant une opération ou prendre des ordonnances, l’air comme si tout allait bien.

« Elle est contente que j’aie frappé l’infirmier, songeait le docteur, écoutant la voix de la sage-femme. Ils sont ensemble comme chien et chat ; ce sera pour elle une fête si on le renvoie. Les filles de salle aussi, semble-t-il, sont contentes… Comme c’est répugnant. »

Au plus fort de la consultation, il sembla au docteur que la sage-femme, que les filles de salle et que même les malades, faisaient exprès de prendre un air indifférent et gai. Ils semblaient comprendre qu’il avait honte et souffrait ; mais, par délicatesse, ils faisaient mine de ne pas s’en apercevoir. Et lui, voulant montrer qu’il n’avait pas du tout honte, cria avec colère :

– Eh ! là ! fermez la porte ; ça fait un courant d’air.

Mais il avait honte et se sentait oppressé.

Ayant consulté quarante-cinq malades, il partit de l’hôpital sans se dépêcher. La sage-femme qui avait déjà eu le temps de passer chez elle et de jeter sur ses épaules une écharpe ponceau vif, la cigarette à la bouche et une fleur dans ses cheveux défaits, se hâtait de quitter l’hôpital, apparemment pour aller faire de la clientèle, ou aller en visites. Au seuil de l’hôpital des malades restaient assis, se chauffant au soleil. Les sansonnets faisaient leur ramage, comme avant, et attrapaient des hannetons. Le docteur regardait de côté et d’autre, et pensait que parmi ces vies égales et sans souci, deux vies seulement faisaient disparate et ne valaient rien : la sienne et celle de l’infirmier, pareilles à deux touches de piano abîmées.

L’infirmier s’était probablement couché pour cuver son ivresse, mais il n’arrivait pas à s’endormir à l’idée qu’il était en faute, qu’il était humilié, et allait perdre sa place. Sa situation est douloureuse. Le docteur qui n’avait jamais battu personne était comme s’il avait perdu son innocence. Il n’accusait plus l’infirmier et ne se disculpait pas, mais devenait perplexe : comment avait-il pu se faire que lui, homme comme il faut, qui n’avait jamais battu même un chien, eût pu frapper quelqu’un ? Revenu dans son cabinet, le docteur s’étendit sur le canapé, la figure tournée vers le dossier, et se mit à penser ainsi :

« C’est un mauvais homme qui ne fait pas l’affaire. Depuis trois années qu’il est là, j’en ai amassé dans mon cœur ; cependant mon acte est injustifiable ; j’ai usé du droit du plus fort. C’est mon subordonné ; il était en faute et était ivre, mais moi, son chef, j’avais raison, et je n’avais pas bu… J’étais le plus fort. Ensuite, je l’ai frappé devant des gens qui me regardent comme une autorité ; en sorte que je leur ai donné un exemple détestable… »

On appela le docteur pour dîner. Il mangea quelques cuillerées de soupe aux choux, et, s’étant levé de table, retourna s’étendre sur le canapé.

« Que faire à présent ? se remit-il à penser. Il faut lui donner satisfaction au plus tôt… Mais de quelle façon ?… Il considère, en homme pratique, le duel comme une bêtise et ne le comprend pas. Si je lui faisais des excuses dans cette même salle, devant les malades et les filles de salle, ces excuses me satisferaient seul, et pas lui ; c’est un mauvais homme : il regardera ces excuses comme de la comédie et comme une crainte qu’il ne se plaigne de moi aux autorités. De plus, ces excuses détruiront à fond la discipline de l’hôpital… Lui offrir de l’argent ? Non, c’est immoral. Et cela ressemblerait à une rançon… Supposons maintenant que l’on s’adresse à nos chefs directs pour résoudre la question, autrement dit à la Commission… Elle pourrait me donner un blâme, ou me renvoyer… Mais ils ne feront pas cela. Et il ne convient absolument pas de mêler la Commission aux affaires intimes de l’hôpital ; elle n’a, à proprement parler, aucun droit de le faire… »

Trois heures après le dîner, le docteur alla se baigner à l’étang ; il pensait :

« Ne dois-je pas agir comme tous le font en pareil cas ?… Autrement dit, qu’il se plaigne au tribunal ! Je suis indiscutablement coupable, je ne me défendrai pas, et le juge de paix me condamnera à la prison. De cette façon, l’offensé sera content, et ceux qui me comptent pour une autorité verront que j’ai eu tort. »

Cette idée lui sourit. Il s’en réjouit et se mit à penser que la question était heureusement tranchée et qu’il ne pouvait y avoir une solution plus équitable.

« Eh bien, c’est parfait ! songeait-il, en entrant dans l’eau et regardant une multitude de petits carassins dorés fuir à son approche. Qu’il se plaigne ! C’est d’autant plus commode pour lui que nos relations de service sont déjà rompues ; l’un de nous deux ne peut plus rester à l’hôpital. »

Le soir, le docteur ordonna d’atteler sa petite voiture pour aller jouer au vinnte (sorte de whist) chez le chef de recrutement.

Quand, tout à fait prêt à partir, ayant déjà son chapeau et son pardessus, il se tenait au milieu de son cabinet et mettait ses gants, la porte extérieure s’ouvrit en grinçant, et quelqu’un entra sans bruit dans l’antichambre.

– Qui est là ? demanda le docteur.

– C’est moi, monsieur…, répondit l’arrivant d’une voix sourde.

Le cœur du docteur battit tout à coup ; il devint tout froid de honte et d’une peur incompréhensible. L’infirmier, Mikhaïl Zakhârytch, (c’était lui) toussa doucement et entra timidement.

Après un peu de silence, il dit d’une voix basse et contrite :

– Pardonnez-moi, Grigôry Ivânytch !

Le docteur se troubla, ne sachant que dire. Il comprit que l’infirmier venait s’excuser non par humilité chrétienne, ni pour humilier par là son offenseur ; il ne venait que par calcul : « Je ferai un effort sur moi-même, je demanderai pardon, et, peut-être, ne me chassera-t-on pas, ne me privera-t-on pas de mon gagne-pain… » Que peut-il y avoir de plus offensant pour la dignité humaine ?

– Pardonnez-moi…, répéta l’infirmier.

– Écoutez…, prononça le docteur, tâchant de ne pas le regarder, et ne sachant toujours que dire. Écoutez… Je vous ai offensé, et… et je dois endurer une punition, et vous satisfaire… Vous n’admettez pas le duel… Moi non plus, du reste… Je vous ai offensé ; vous pouvez déposer une plainte chez le juge de paix ; je serai puni… Mais rester tous deux ici, cela ne se peut pas… L’un de nous, vous ou moi, doit partir. (Mon Dieu, s’effara le docteur, je ne dis pas ce qu’il faut dire ; comme c’est bête, bête !) Bref, déposez une plainte ! Nous ne pouvons plus servir dans le même hôpital ! Vous ou moi… Déposez une plainte dès demain !

L’infirmier regarda le docteur en dessous, et dans ses yeux foncés et troubles s’alluma le mépris le plus sincère. Il considérait le docteur comme un être peu pratique, comme un enfant capricieux, mais à présent il le méprisait pour son tremblement, pour l’agitation incompréhensible de sa parole…

– Je la déposerai, dit-il sombrement et méchamment.

– Bien, déposez-la.

– Vous pensez que je ne la déposerai pas ? Je la déposerai ! Vous n’avez pas le droit de battre les gens. Oui, vous devez avoir honte ! Seuls les moujiks ivres se battent et battent les autres, mais vous, vous êtes un homme instruit…

Dans la poitrine du docteur se réveilla tout à coup toute sa haine ; il cria d’une voix altérée :

– Sortez d’ici !

L’infirmier sortit à regret (il semblait vouloir dire encore quelque chose) ; il s’arrêta pensif dans l’antichambre, et, ayant médité quelque chose, il sortit…

« Comme c’est bête, bête ! murmura le docteur, après son départ. Comme tout cela est bête et plat ! »

Il sentait qu’il venait de se conduire avec l’infirmier, comme un enfant ; il comprenait que toutes ses idées de jugement étaient déraisonnables, ne tranchaient pas la question, mais la compliquaient.

« Comme c’est bête ! pensait-il, assis dans sa voiture, puis en jouant au vinnte chez le chef du recrutement ; suis-je donc si peu instruit et sais-je si peu de la vie, que je ne sois pas en état de résoudre cette simple question ? Que faire ? »

Le lendemain matin, le docteur vit la femme de l’infirmier qui montait en charrette pour aller quelque part ; il pensa : « Elle va chez sa tante ; bien qu’elle y aille ! »

L’hôpital n’avait plus d’infirmier. Il fallait en donner avis à la Commission, mais le docteur n’arrivait toujours pas à trouver la formule de sa lettre ; maintenant telle devait en être la substance : « Je prie de renvoyer l’infirmier, bien que le coupable ne soit pas lui, mais moi. » Mais énoncer cela de façon que ce ne fût pas stupide et ignominieux, c’était presque impossible.

Deux jours après, on annonça au docteur que l’infirmier était allé se plaindre à Liève Trofimovitch. Le président de la Commission ne lui avait pas laissé dire un mot, avait frappé des pieds et l’avait reconduit en criant : « Je te connais ! sors ! Je ne veux pas t’écouter ! » De chez Liève Trofîmovitch, l’infirmier était allé à la Commission et y avait déposé une plainte dans laquelle, sans parler de la gifle et ne demandant rien pour lui, il rapportait à la Commission que plusieurs fois, en sa présence, le docteur avait parlé de la Commission et du président en termes improbateurs, que le docteur soignait mal les malades, visitait irrégulièrement les salles, etc., etc.

Ayant su cela, le docteur rit et pensa : « Quel imbécile ! » Et il eut honte et pitié de lui, parce que l’infirmier faisait des sottises ; plus un homme fait des sottises pour se défendre, plus il est faible et inoffensif.

Une semaine exactement après la matinée que l’on connaît, le docteur reçut une convocation du juge de paix.

« C’est complètement stupide, pensa-t-il en signant le récépissé ; on ne saurait inventer rien de plus bête. »

Et lorsqu’il se rendait par une matinée sombre chez le juge de paix, il n’avait plus honte ; il se sentait seulement fâché et dégoûté. Il était en colère contre lui-même, contre l’infirmier et contre les circonstances.

« Je suis capable de leur dire, dans le prétoire : Allez tous au diable ! Vous êtes tous des ânes et ne comprenez rien ! »

Arrivé à la justice de paix, il vit sur le seuil les filles de salle et l’ondine, appelées comme témoin. À la vue des filles de salle et de la joyeuse sage-femme qui, d’impatience, se balançait d’un pied sur l’autre et rougit même de plaisir en voyant le héros du procès, le docteur, en colère, voulut fondre sur elles, comme un épervier, et les étourdir : « Qui vous a permis de quitter l’hospice ? Veuillez tout de suite rentrer à la maison ! » Mais il se retint, et, tâchant de paraître calme, il se glissa, à travers la foule des moujiks, dans la salle.

La salle était vide et la chaîne du juge de paix pendait sur le dossier de son fauteuil. Le docteur se rendit dans la salle du greffe. Il y vit un jeune homme à figure maigre, en veste de toile avec des poches bâillantes ; c’était le greffier. L’infirmier était assis près de la table, et, par désœuvrement, feuilletait le registre des condamnations. À l’entrée du docteur, le greffier se leva ; l’infirmier, gêné, se leva aussi.

– Alexandre Arkhîpovitch n’est pas encore arrivé ? demanda le docteur confus.

– Pas encore. Il est chez lui, répondit le greffier.

La salle de la justice de paix se trouvait dans la propriété du juge, dans une des dépendances. Le juge habitait la grande maison. Le docteur quitta la salle et s’en alla, sans se presser, vers la maison. Il trouva Alexandre Arkhîpovitch dans sa salle à manger, près du samovar. Le juge de paix, sans redingote, ni gilet, la chemise déboutonnée sur la poitrine, était à table, tenant des deux mains la théière, et il versait, dans son verre, du thé, noir comme du café. Ayant aperçu son hôte, il approcha rapidement de lui un autre verre, y versa du thé, et demanda sans dire bonjour :

– Avec sucre, ou sans sucre ?

Jadis, il y avait fort longtemps, le juge de paix avait servi dans la cavalerie. Maintenant, après de longues années de service, il avait été élu conseiller d’État, mais n’avait abandonné ni son uniforme ni ses habitudes militaires. Il avait de longues moustaches de maître de police, des pantalons à passe-poil, et tous ses faits et dires étaient empreints de grâce militaire. En parlant, il rejetait un peu la tête en arrière, et, accommodant son discours d’un bredouillement de vieux général mné-é-é, il jouait des épaules et des yeux. En disant bonjour, ou en offrant une cigarette, il frottait ses semelles sur le sol, comme pour joindre les talons, et, en marchant, il faisait sonner légèrement ses éperons comme si chaque son lui causait une douleur insupportable. Ayant servi le docteur, il passa sa main sur sa large poitrine et sur son ventre, soupira profondément, et dit :

– Oui… vous désirez peut-être… mné… é… é… boire de la vodka et manger ? Mné… é… é ?

– Non, merci, je n’ai pas faim.

Tous deux sentaient qu’ils n’éviteraient pas de parler du scandale de l’hôpital, et ils étaient tous les deux mal à l’aise. Le docteur se taisait. Le juge de paix, d’un gracieux geste de la main, attrapa un moustique qui lui avait piqué la poitrine, le regarda attentivement en tous sens, et le relâcha ; puis il soupira profondément, leva les yeux sur le docteur et demanda en traînant :

– Écoutez, pourquoi ne le flanquez-vous pas à la porte ?

Le docteur sentit dans sa voix une note de commisération pour lui ; il eut tout à coup pitié de lui-même, ressentit de la fatigue et de la lassitude de tout ce qu’il avait enduré durant la dernière semaine. Avec une expression comme s’il était au bout de sa patience, il se leva de table et, se refrognant avec irritation, haussant les épaules, il dit :

– Le chasser ! Comme vous y allez, mon Dieu !… C’est étonnant comme nous raisonnons tous ? Est-ce que je peux le chasser ? Vous êtes assis là et vous pensez que je suis maître dans mon hôpital et fais tout ce que je veux ! C’est étonnant comme vous raisonnez ! Est-ce que je peux chasser l’infirmier si sa tante est bonne d’enfants chez Liève Trofîmovitch et si Liève Trofîmovitch a besoin de délateurs et de valets comme ce Zakhârytch ? Que puis-je faire si la Commission nous compte, nous les docteurs, pour rien du tout ; si elle nous jette à chaque pas des bâtons sous les pieds ? Que le diable les emporte ! Je ne veux plus servir, voilà tout ! Je ne le veux pas !

– Allons, allons, mon cœur, vous donnez, si l’on peut dire, trop d’importance à tout cela…

– Le maréchal de la noblesse s’efforce de tout son pouvoir de démontrer que nous sommes des nihilistes, des espions, et il nous traite comme ses scribes. De quel droit vient-il à l’hôpital en mon absence et y interroge-t-il les filles de salle et les malades ? N’est-ce pas offensant ? Et votre énergumène de Semiône Aléxéiévitch, qui laboure lui-même, et qui ne croit pas à la médecine parce qu’il est bien portant et repu comme un bœuf, il nous appelle tout haut et tout droit des pique-assiette, et nous reproche le pain que nous gagnons ! Que le diable l’emporte ! Je travaille du matin au soir ; je ne connais pas le repos ; je suis plus nécessaire ici que tous ces énergumènes réunis, ces bigots, ces réformateurs et autres sauteurs… J’ai perdu la santé en travaillant ; et, au lieu de me remercier, on me reproche une bouchée de pain ! Grand merci ! Et chacun se croit en droit de fourrer le nez dans ce qui ne le regarde pas, de donner des leçons, de contrôler !… Le membre de votre Commission, Kamtchâtski, a adressé dans l’assemblée du zemstvo un blâme aux docteurs parce qu’ils dépensent trop de teinture d’iode et il nous recommande d’être plus prudents dans l’emploi de la cocaïne ! Qu’y entend-il, je vous le demande ? Est-ce son affaire ? Pourquoi ne vous enseigne-t-il pas à juger ?

– Mais… mais c’est un mufle, mon cœur ; c’est un laquais… On ne peut pas faire attention à lui !

– Un mufle, un laquais, soit ! Mais vous avez nommé ce paltoquet et vous lui permettez de fourrer son nez partout ! Voilà, vous souriez ! Selon vous, ce sont des futilités, des bêtises ; mais comprenez qu’il y a tellement de ces futilités que la vie en est faite comme une montagne est formée de grains de sable ! Je n’en puis plus ! Je suis à bout de forces, Alexandre Arkhîpytch[23]. Encore un peu et je vous assure que je ne frapperai pas seulement des groins, mais que je tirerai sur les gens ! Comprenez que j’ai des nerfs et non des fils de fer ! Je suis un homme comme vous…

Les yeux du docteur se remplirent de larmes et sa voix trembla. Il se détourna et se mit à regarder par la fenêtre. Un silence s’établit.

– Oui, très estimé…, murmura le juge de paix, songeur ; d’un autre côté, si l’on raisonne froidement… (Le juge de paix attrapa un moustique, et, ayant fortement cligné les yeux, l’examina de toutes parts, l’écrasa et le jeta dans le bol à rincer.) Si l’on raisonne froidement, il n’y a pas de raison pour le chasser ; un autre, tout pareil, peut-être pire, le remplacera. Prenez cent hommes, vous n’en trouverez pas un bon… Tous sont des gredins. (Le juge de paix se frotta sous les aisselles, puis alluma lentement une cigarette.) Il faut s’habituer à ce mal. Je dois vous dire qu’au temps présent, on ne peut trouver des gens capables, sobres et honnêtes, sur lesquels on puisse compter, que parmi les intellectuels et les moujiks, autrement dit dans ces deux classes extrêmes seulement. Vous pouvez, pour ainsi dire, trouver un honnête médecin, un excellent pédagogue, un très honnête laboureur ou un maréchal ferrant ; mais les gens moyens, autrement dit, si je puis m’exprimer ainsi, les gens sortis du peuple et qui ne sont pas élevés jusqu’aux intellectuels, ne sont pas un élément sûr. Aussi est-il très difficile de trouver un infirmier, un greffier, un commis, etc., qui soient honnêtes et sobres. C’est extrêmement difficile ! Je suis dans la justice depuis le temps du roi des fèves[24] et je n’ai jamais eu une seule fois, depuis ce temps-là, un greffier honnête et sobre, bien que j’en aie chassé dans ma vie Dieu sait combien. Ce sont des gens sans aucune discipline morale, sans parler des principes, pour ainsi dire…

« Pourquoi dit-il cela ? pensa le docteur. Nous ne disons pas, lui et moi, ce qu’il faut. »

– Tenez, pas plus tard que vendredi dernier, continua le juge de paix, voici ce que mon Dioûjinnski, pouvez-vous l’imaginer, a perpétré ! Il a invité le soir chez lui je ne sais quels ivrognes, et il a bu avec eux toute la nuit dans la salle des audiences. Cela vous plaît-il ? Qu’on boive, peu importe ; bon, le diable soit avec toi ! Mais pourquoi introduire des gens inconnus dans la salle de la justice de paix ? Jugez-le : voler un document quelconque, une quittance ou autre chose, c’est l’affaire d’une minute ! Et que croyez-vous ? Après cette orgie, j’ai dû, deux jours durant, vérifier toutes les affaires pour savoir si quelque chose n’était pas perdu… Que faire avec cette charogne ? Le chasser ? Bon… Mais sur quoi me répondrez-vous qu’un autre ne sera pas pire ?

– Et comment le chasser ! s’écria le docteur. Il n’est facile de chasser un homme qu’en paroles… Comment le chasserai-je et le priverai-je d’un morceau de pain si je sais qu’il a une famille et a faim ? Où ira-t-il avec sa famille ?

« Au diable, pensa-t-il, je ne dis pas ce qu’il faut. »

Et il lui sembla étrange qu’il ne pût pas arrêter son attention sur une pensée déterminée ou sur quelque sentiment. « C’est que je n’ai pas de profondeur et ne sais pas penser », se dit-il.

– L’homme moyen, reprit-il, comme vous l’avez appelé, n’est pas sûr. Nous le chassons, nous le grondons, nous lui donnons dans la figure, mais il faut aussi se mettre à sa place. Il n’est ni moujik, ni bârine[25], ni poisson, ni viande. Son passé est dur ; dans le présent, il n’a que vingt-cinq roubles par mois, une famille affamée et une situation subalterne ; comme avenir, ces mêmes vingt-cinq roubles, et une position dépendante, alors même qu’il servirait cent ans. Il n’a ni instruction ni propriété ; il n’a le temps ni de lire, ni d’aller à l’église ; il ne nous comprend pas parce que nous ne le laissons pas approcher de nous. Il vit ainsi au jour le jour jusqu’à sa mort, sans espoir d’amélioration, dînant à demi, craignant qu’on ne le chasse du logement de l’État, ne sachant où caser ses enfants. Alors, comment, dites-moi, ne pas voler et ne pas s’enivrer ? Où peut-il prendre des principes ?

« Nous résolvons maintenant des questions sociales, songea-t-il, et combien mal ! Et pourquoi tout cela ? »

On entendit des grelots. Une voiture entra dans la cour, s’arrêta près de la salle d’audience, puis près du perron de la grande maison.

– Le patron arrive, dit le juge de paix, en regardant par la fenêtre ; vous allez recevoir votre compte !

– Faites-moi passer le plus tôt possible, demanda le docteur. S’il se peut, examinez mon affaire avant son tour. Par Dieu, je n’ai pas le temps !

– Bien, bien… Seulement je ne sais pas encore, mon petit, si votre affaire est de ma compétence. Vos rapports avec votre infirmier sont en quelque sorte des relations de service, et vous l’avez touché pendant qu’il remplissait sa fonction. Du reste, je ne sais pas au juste ; je vais demander ça tout de suite à Liève Trofîmovitch.

Des pas pressés se firent entendre, ainsi qu’une respiration sifflante, et sur la porte apparut le président de la Commission, Liève Trofîmovitch.

C’était un vieil homme grisonnant et chauve, avec une longue barbe et des paupières rouges.

– Mes respects, dit-il en soupirant, ouf, tous les saints ! Ordonne, juge, qu’on me donne du kvass[26] ! C’est ma mort…

Il se laissa tomber dans un fauteuil, mais il en bondit vivement tout de suite, courut vers le docteur et, écarquillant avec colère les yeux sur lui, dit d’une voix aiguë, glapissante :

– Je vous suis extrêmement reconnaissant, Grigôry Ivânytch ! Vous m’avez comblé ; je vous en remercie ! Je ne l’oublierai pas dans les siècles des siècles, amen ! Les amis n’agissent pas ainsi ! Dites ce que vous voudrez, mais, de votre part, ce n’est pas même consciencieux ! Pourquoi ne m’avez-vous pas averti ? Qui suis-je pour vous ? Dites-le ? Un ennemi ou un étranger ? Votre ennemi ? Vous ai-je jamais refusé quelque chose ? Hein ?

Écarquillant les yeux et remuant les doigts, le président but le kvass, essuya rapidement ses lèvres et continua :

– Je vous suis très, très reconnaissant ! Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu ? Si vous aviez eu du sentiment pour moi, vous seriez venu me trouver et m’auriez dit, en ami : « Mon cher Liève Trofîmovitch, voici ce qui en est, voici quelle histoire, etc., etc. » Je vous aurais arrangé ça en un clin d’œil, et il n’y aurait pas eu ce scandale… Mais cet imbécile, comme s’il avait avalé de la belladone, rôde par le district, dénonce les gens, et fait des potins avec les femmes. Et vous, c’est honteux de le dire, passez-moi l’expression, vous avez entrepris le diable sait quoi ; vous avez forcé cet imbécile à en appeler au tribunal ! C’est une honte, une vraie honte ! Tous me demandent de quoi il s’agit, ce que c’est, comment c’est arrivé, et moi, le président, je ne sais rien de ce qui se passe chez vous ! Vous faites comme si je n’existais pas… Je vous suis très, très reconnaissant !…

Le président salua si bas qu’il en devint tout cramoisi, puis il alla vers la fenêtre et cria :

– Jigâlov, appelle ici Mihkaïl Zakhârytch ! Dis-lui qu’il vienne à l’instant… C’est mal, dit-il, en s’éloignant de la fenêtre ; ma femme elle-même est offensée, et pourtant, il me semble qu’elle vous est favorable ! Vous avez, messieurs, trop d’esprit ; vous tâchez toujours de trouver quelque chose de spirituel et vous n’arrivez qu’à un seul résultat : faire du gâchis…

– Vous tâchez de faire tout sans esprit et qu’en advient-il ? demanda le docteur.

– Ce qu’il en advient ? Il en advient que si je n’étais pas venu tout de suite ici, vous seriez compromis, et nous aussi… Il est heureux que je sois venu !

L’infirmier entra et s’arrêta sur le seuil. Le président se tourna à demi vers lui, enfonça ses mains dans ses poches, toussa et dit :

– Demande immédiatement pardon au docteur !

Le docteur rougit et s’enfuit dans l’autre chambre.

– Tu vois, le docteur ne veut pas accepter tes excuses ! continua le président. Il veut que tu prouves, non par des mots, mais par des faits, ton repentir. Donnes-tu ta parole que, dès ce jour, tu obéiras et mèneras une vie sobre ?

– Je la donne… dit l’infirmier sombrement.

– Fais attention ! Que Dieu te garde ! Sans quoi tu perdras ta place en un clin d’œil. Si cela arrive, ne viens pas demander grâce… Allons, retourne chez toi !

Pour l’infirmier qui s’était habitué à son malheur, cette tournure des choses fut une surprise inattendue. Il pâlit même de joie. Il voulut dire quelque chose, mais ne dit rien ; il sourit niaisement et sortit.

– Voilà tout, dit le président. Il ne faut aucun jugement…

Il soupira, soulagé, et faisant une mine comme s’il venait d’accomplir un exploit très difficile, il examina le samovar, les verres, se frotta les mains et dit :

– Bienheureux soient les pacificateurs… Verse-moi un verre de thé, Sâcha ! Mais ordonne que l’on nous serve d’abord quelque chose à manger, et de la vodka aussi…

– Messieurs, dit le docteur, en entrant dans la salle à manger, toujours rouge et se tordant les mains ; c’est impossible ! C’est une comédie ! C’est vil !… Je ne peux pas ! Mieux vaut être jugé vingt fois que de décider les questions de façon aussi vaudevillesque. Non, je ne peux pas !

– Que vous faut-il encore ? répliqua le président ; que je le chasse ? Bon, je le chasserai !…

– Non, pas le chasser… Je ne sais ce dont j’ai besoin ; mais traiter ainsi la vie… Ah ! mon Dieu ! c’est torturant !

Le docteur s’agita nerveusement et se mit à chercher son chapeau. Ne l’ayant pas trouvé, il s’assit accablé dans un fauteuil.

– C’est vil, répéta-t-il.

– Mon âme, chuchota le juge de paix, je ne vous comprends pas tout à fait, si je puis dire… Vous êtes fautif dans cet incident. Flanquer dans la figure aux gens à la fin du dix-neuvième siècle, ce n’est pas, en quelque façon… tant que vous voudrez… ce n’est plus cela… L’infirmier est un gredin, mais convenez aussi que vous avez agi à l’étourdie…

– Évidemment ! acquiesça le président.

On servit de la vodka et des hors-d’œuvre. Avant de prendre congé, le docteur but machinalement un verre et mangea des radis. Pendant qu’il revenait chez lui à l’hôpital, ses pensées baignaient dans du brouillard, comme l’herbe un matin d’automne.

« Se peut-il, pensait-il, que j’aie supporté tant de choses, pendant la semaine dernière, tant pensé et parié, pour que tout finisse de façon si stupide et si plate. Comme c’est bête ! bête ! »

Il était honteux d’avoir mêlé des étrangers à une question personnelle. Il avait honte des mots qu’il avait dits à ces gens-là, et de la vodka qu’il avait bue par habitude de boire et de vivre n’importe comment. Il avait honte de son esprit peu profond, qui ne comprenait pas…

Revenu à l’hôpital, il se mit tout de suite à visiter les salles. L’infirmier se tenait à côté de lui, marchait moelleusement comme un chat, et répondait doucement aux questions… L’infirmier, les filles de salle, l’ondine, faisaient comme si rien n’était arrivé et si tout était bien. Et le docteur lui-même tâchait de toutes ses forces de paraître indifférent.

Il écrivait des ordonnances, se fâchait, plaisantait avec les malades, mais dans son âme ne grouillaient que ces mots :

– C’est bête, bête, bête… »

1888.

ON NE CACHE PAS UNE AIGUILLE DANS UN SAC

Dans une troïka de louage et par des chemins vicinaux, gardant un strict incognito, Piôtre Pâvlovitch Possoûdine se hâtait vers la petite ville de district de N…, où l’amenait une lettre anonyme.

« Je vais leur tomber dessus… comme de la neige sur la tête…, songeait-il en se cachant la figure dans son col. Ils ont fait des horreurs, les scélérats, et ils triomphent ; ils pensent, j’en suis sûr, qu’ils ont noyé les bouts de leur trame dans l’eau ! Ha ! ha ! Je m’imagine leur peur et leur surprise, quand, au milieu de la fête, on entendra : « Qu’on amène ici Tiâpkine-Liâpkine »[27] ! Quel remue-ménage ! Ha ! ha !… »

Ayant ainsi rêvé à cœur joie, Possoûdine se mit à causer avec son conducteur. Assoiffé de popularité, il le questionna tout d’abord sur lui-même.

– Connais-tu Possoûdine ?

– Comment ne pas le connaître ? dit en ricanant le conducteur ; nous le connaissons !

– Pourquoi ris-tu ?

– Ce serait étonnant ! je connais le dernier scribe et je ne connaîtrais pas Possoûdine ! Il est placé de façon à ce que chacun le connaisse…

– Ah ! c’est ce que tu veux dire ?… Eh bien ! comment est-il, à ton avis ? Bien ?

– Rien à dire… fit le conducteur en bâillant. C’est un bon monsieur qui connaît son service… Il n’y a pas deux ans qu’on l’a envoyé ici, et ce qu’il a déjà fait !…

– Qu’a-t-il donc fait d’extraordinaire ?

– Il a fait beaucoup de bien, que Dieu lui donne la santé ! Il a obtenu le chemin de fer ; il a remplacé Khokhrioûkov dans notre district… on n’en finissait pas avec ce Khokhrioûkov… C’était un filou, un malin ; tous ceux d’avant le soutenaient ; mais quand Possoûdine est arrivé, il a fait sauter Khokhrioûkov au diable, comme si l’autre n’avait jamais existé… Voilà ! on n’achètera pas Possoûdine, non ! Qu’on lui offre des cents et des mille, il ne prendra pas le péché sur sa conscience… Non !

« Dieu soit loué que sur ce point-là au moins on m’ait compris, pensa Possoûdine triomphant. Ça, c’est bien. »

– C’est un monsieur instruit, pas fier… les nôtres sont allés se plaindre à lui, et il les a reçus comme des messieurs, serrant la main à chacun. « Asseyez-vous ! » leur a-t-il dit. Il est vif, preste… Il ne te dira jamais un mot sérieusement ; toujours en badinant… Qu’il marche au pas, ou doucement, jamais, mon Dieu ! Il tâche toujours de courir… Les nôtres n’ont pas eu le temps de lui dire un mot, qu’il a crié : « Des chevaux ! » Et il est venu droit ici… Il est arrivé, a tout arrangé, et n’a pas pris un kopek. Ah ! il est bien mieux que son prédécesseur ! Bien sûr, celui d’avant aussi était bon ! Bien de sa personne, imposant ! Il n’y avait personne dans le district pour crier plus haut que lui… Quand il venait, on l’entendait à dix lieues. Mais pour les affaires du dehors ou pour celles du dedans, celui de maintenant est bien plus fort. Il n’y a qu’un malheur ; c’est un homme bon en tout, mais il y a un malheur : c’est un ivrogne !

« Attrape ça, mon vieux ! » pensa Possoûdine.

– D’où sais-tu, demanda Possoûdine, que je…, qu’il est ivrogne ?

– Pour ça, Votre Noblesse, je ne l’ai pas vu ivre ; je ne dois pas mentir ; mais des gens l’ont dit… Ces gens-là aussi ne l’ont pas vu ivre, mais ce renom le suit… En public, ou s’il va quelque part en visite, au bal, ou en société, il ne boit jamais ; c’est à la maison, qu’il glougloute… Il se lève le matin, se frotte les yeux et la première chose, c’est la vodka ! Son valet de chambre lui en apporte un verre, et déjà il réclame le second… Il s’en ingurgite toute la journée… Et dis-moi de grâce : il boit, et rien ne paraît dans ses yeux ! C’est donc qu’il sait se tenir. Quand notre Khokhrioûkov, jadis, se mettait à boire, non seulement les gens, mais même les chiens hurlaient. Mais Possoûdine, vas-y voir… Il s’enferme dans son cabinet et lape… Pour que les gens ne le remarquent pas, il a installé dans le tiroir de sa table un petit tube… Il y a toujours de la vodka dans ce tiroir… Il se courbe vers le tube ; il suce et est ivre… Il en a aussi en voiture et dans son portefeuille…

« D’où savent-ils cela ? s’effara Possoûdine ; mon Dieu, cela même est connu ! Quelle horreur ! »

– Et aussi pour ce qui est du sexe féminin… un malin !… (Le conducteur rit et remua la tête.) Une horreur voilà tout ! Il en a une dizaine de ces… toupies… Deux habitent avec lui… l’une d’elles, Anastâsia Ivânovna, en manière de femme de charge pour ainsi dire ; l’autre… comment diable s’appelle-t-elle ? Lioudmîla Sémiônovna, en guise de scribe… La principale de toutes est Anastâsia… Celle-là, il fait tout ce qu’elle veut… Elle le fait tourner, comme le renard tourne sa queue. Elle a reçu un grand pouvoir. On le craint moins qu’elle… Ha ! ha !… Et la troisième girouette demeure dans la rue Katchâlnaïa… C’est du scandale !

« Il connaît même leurs noms, pensa Possoûdine en rougissant. Et qui est-ce ? Un moujik, un cocher… qui n’a jamais été en ville !… Quelle horreur !… Quelle saleté !… Quelle bassesse !… »

– D’où donc sais-tu tout cela ? demanda-t-il, d’une voix irritée.

– Le monde l’a dit… Je ne l’ai pas vu moi-même, mais le monde l’a dit… Est-il difficile de savoir ?… On ne peut pourtant pas couper la langue au valet de chambre ou au cocher ! Mais, n’aie pas peur, Nastâsia elle-même passe dans toutes les ruelles et se vante de son bonheur de femme… On ne cache rien à l’œil humain… Et voilà aussi une manière qu’a prise ce Possoûdine de se rendre en cachette aux enquêtes… Celui d’avant, quand il voulait aller quelque part le faisait savoir un mois à l’avance et, quand il partait, quel bruit de tonnerre, quelles sonnailles, dispense-nous-en, Notre Sauveur !… On galopait en avant ; on galopait derrière lui ; on galopait sur les côtés. Il arrive sur place ; il dort, mange, boit, et le voilà qui s’éraille la gorge à faire du service… Il s’éraille la gorge, frappe des pieds, redort, et s’en retourne de la même manière… Et celui d’à présent, s’il entend dire quelque chose, tâche d’y aller en secret pour que personne ne le voie, ni ne le sache… C’est un vrai amusement ! Il part de chez lui absolument sans qu’on le remarque pour que les fonctionnaires ne le voient pas, et il se rend au chemin de fer… Il va jusqu’à la gare qu’il faut et ne loue pas des chevaux de poste ou les meilleurs qu’il trouve, mais un cheval de moujik. Il s’emmitoufle comme une femme, et, toute la route, il souffle comme un vieux chien pour qu’on ne le reconnaisse pas à la voix… C’est à s’en décrocher les boyaux de rire quand on le rencontre… Il voyage, le sot, et croit qu’on ne peut pas le reconnaître !… Et pour le reconnaître, si on est un homme de sens, c’est aussi simple que de cracher une fois par terre…

– Comment le reconnaît-on ?

– Très simplement. Avant, quand notre Khokhrioûkov venait en cachette, nous le reconnaissions à sa main pesante. Si un voyageur te donnait un bon coup dans les dents, c’était pour sûr Khokhrioûkov… Et on peut reconnaître Possoûdine tout de suite aussi. Un voyageur ordinaire se tient simplement, mais Possoûdine ne sait pas garder la simplicité. S’il vient, supposons, à la station de poste, il commence à en dire… Et que ça pue, et que c’est étouffant, ou qu’il a froid… Et qu’on lui donne des poulets, des fruits, des confitures variées… On le connaît aux gares ! Si quelqu’un demande en hiver des poulets et des fruits, c’est Possoûdine. Si quelqu’un dit au surveillant « mon très cher » et fait courir le monde pour des bêtises, on peut jurer que c’est Possoûdine. Et il ne sent pas comme les autres, et il se couche à sa manière… il se couche sur le canapé de la gare, s’asperge de parfum et ordonne qu’on mette trois bougies près de son oreiller… Il reste couché et lit des papiers… Alors, ce n’est pas seulement le surveillant, c’est même le chat qui sait qui il est…

« C’est vrai, c’est vrai… pensa Possoûdine. Comment n’avais-je pas songé à cela ! »

– Qui en a besoin le reconnaîtra sans poulets et sans fruits ; on sait tout par le télégraphe… Tant qu’il veuille s’envelopper le museau et se cacher, ici on sait déjà qu’il vient ; on l’attend… Possoûdine n’a pas encore quitté sa maison, et déjà ici, bien votre serviteur, tout est prêt ! Il vient pour prendre les gens sur le fait, pour les déférer aux juges, et c’est eux qui se moquent de lui. « Bien que tu sois venu en te cachant, Excellence, regarde ; tout est au net chez nous ! » Il aura beau tourner, il s’en ira comme il est venu… Et il les complimentera encore, leur serrera les mains à tous, demandera pardon pour le dérangement !… Et voilà ! Qu’en penses-tu ? Ah ! Votre Noblesse, les gens ici sont malins ! Plus malins les uns que les autres !… Ça fait plaisir de voir ces diables-là ! Ne prenons que le cas d’aujourd’hui… J’arrive aujourd’hui à vide, le matin, et le buffetier juif de la gare vient à ma rencontre au galop. « Où vas-tu, lui demandé-je, Votre Noblesse juive ? » Et il dit : « Je porte du vin et des hors-d’œuvre à N… On y attend Possoûdine aujourd’hui. » C’est adroit ? Possoûdine ne s’apprête peut-être qu’à partir ou s’emmitoufle le visage pour qu’on ne le reconnaisse pas ; peut-être vient-il déjà, pensant que personne ne le sait, et on lui a déjà, dis-moi un peu, préparé du vin, de l’esturgeon, du fromage et différents hors-d’œuvre !… Hein ? Il vient et se dit : « Sous les verrous, mes gars ! » Et les gars s’en moquent ! Qu’il vienne ! Tout est caché depuis longtemps.

– Retourne ! dit Possoûdine d’une voix rauque ; reviens en arrière, animal !

Et le conducteur, étonné, tourna.

1885.

UNE FOIS PAR AN

La petite maison à trois fenêtres de la princesse a un air de fête. Elle semble rajeunie. On a soigneusement balayé tout autour ; la porte cochère est ouverte ; les jalousies sont levées ; les vitres des fenêtres, récemment lavées, jouent timidement avec les rayons du soleil printanier…

À l’entrée de parade se tient le suisse Marc, vieux et cassé, vêtu d’une livrée mangée des mites. Son menton piquant, que ses mains tremblantes ont passé toute la matinée à raser, ses bottes fraîchement cirées et ses boutons armoriés reflètent aussi le soleil. Marc n’a pas quitté en vain son réduit ; c’est aujourd’hui le jour de fête de la princesse ; Marc doit ouvrir la porte aux visiteurs et les annoncer. Dans l’antichambre, cela ne sent pas, comme d’ordinaire, le marc de café ni la soupe à l’huile ; cela sent une vague odeur de savon aux jaunes d’œufs.

Les chambres sont soigneusement faites, les portières en place ; la mousseline des tableaux est enlevée ; les parquets, usés et raboteux, sont cirés. Ioûlka, la méchante chatte, avec ses petits, et les petits poulets, sont enfermés jusqu’au soir à la cuisine.

La propriétaire de la maison aux trois fenêtres, vieille princesse voûtée et ridée, est assise dans un grand fauteuil et arrange continuellement les plis de sa robe de mousseline blanche. Seule une rose, piquée sur sa maigre poitrine, rappelle qu’il existe encore de la jeunesse en ce monde. La princesse attend les visiteurs qui vont venir la féliciter.

Il doit venir le baron Tramb avec son fils, le prince Khalakhâdzé, le page de cour Bourlâstov, le général Bitkov, cousin de la princesse, et beaucoup d’autres…, une vingtaine de personnes.

Ils arriveront et empliront son salon de conversations. Le prince Khalakhâdzé chantera quelque chose et le général Bitkov lui demandera deux heures durant sa rose… La princesse sait se tenir avec ces gens-là. La dignité, la majesté et les bonnes manières paraîtront dans tous ses mouvements… Il viendra aussi les marchands Khtoûlkine et Péréoûlkov ; une plume et une feuille de papier est préparée pour ces messieurs ; « chaque grillon son trou. » Qu’ils signent et s’en aillent…

Midi. La princesse arrange sa robe et sa rose. Elle écoute si quelqu’un ne sonne pas. Une voiture passe avec bruit, s’arrête. Cinq minutes s’écoulent.

« Ce n’est pas chez nous », pense la princesse.

Oui, pas chez vous, princesse ! L’histoire des années précédentes se renouvelle. Histoire sans merci ! À deux heures, comme l’an passé, la princesse s’en va dans sa chambre, aspire de l’ammoniaque, et pleure.

– Personne n’est venu ! Personne !

Le vieux Marc s’affaire auprès de la princesse. Il n’est pas moins peiné qu’elle ; les gens ont bien changé ! Avant, ils s’entassaient comme des mouches dans le salon, et maintenant…

– Personne n’est venu ! dit la princesse en pleurant ; ni le baron, ni le prince Khalakhâdzé, ni Georges Bouvîtski… Ils m’ont abandonnée ! Et sans moi que seraient-ils devenus ? Ils me doivent leur bonheur, leur carrière… À moi seule ! Sans moi, ils ne seraient rien.

– Rien du tout, madame ! reconnaît Marc.

– Je ne demande pas de la reconnaissance… Je n’en ai que faire ! Je ne demande que du sentiment ! Mon Dieu, que c’est offensant ! Même Jean, mon neveu, n’est pas venu ! Pourquoi n’est-il pas venu ? Quel mal lui ai-je fait ? J’ai payé tous ses billets ; j’ai marié sa sœur Tânia à un brave homme. Ce Jean me coûte cher ! J’ai tenu la parole donnée à mon frère, son père… J’ai dépensé pour lui… tu le sais…

– Et à leurs parents, on peut dire que Votre Excellence a tenu lieu de parents.

– Et voilà… voilà la reconnaissance ! Quelles gens !

À trois heures, comme l’année précédente, la princesse a une crise de nerfs. Inquiet, Marc met son chapeau galonné, marchande longtemps avec un cocher et se rend chez le neveu Jean. Par bonheur, les chambres meublées qu’habite le prince ne sont pas trop loin…

Marc trouve le prince étendu sur son lit ; Jean ne vient que de rentrer d’une beuverie de la veille ; sa figure carrée, fripée, est rouge, son front couvert de sueur. Sa tête bourdonne, son estomac se révulse. Le prince serait heureux de dormir, mais il ne peut pas ; il a des nausées. Ses yeux attristés sont fixés sur le lavabo, plein jusqu’au bord d’immondices et d’eau savonneuse.

Marc entre dans la chambre malpropre, se crispe, dégoûté, et s’approche doucement du lit.

– C’est mal, Ivan Mikhaïlovitch, lui dit-il, secouant la tête avec reproche ; c’est mal !

– Qu’est-ce qui est mal ?

– Pourquoi n’êtes-vous pas venu aujourd’hui souhaiter la fête de votre tante ? Est-ce bien ?

– Va-t’en au diable ! dit Jean sans détacher les yeux de l’eau savonneuse.

– N’est-ce pas offensant pour votre tante ? Ah ! Ivan Mikhaïlovitch, Votre Excellence n’a pas du tout de gentillesse… Pourquoi lui faire de la peine ?…

– Je ne fais pas de visites… dis-le-lui… Cet usage a vieilli depuis longtemps… Nous n’avons pas le temps de courir. Courez si vous en avez le temps et laissez-moi tranquille… Allons, file ! Je veux dormir…

– Je veux dormir… Vous détournez le visage !… Vous avez honte de me regarder dans les yeux !…

– Quoi ?… Tais-toi !… rien qui vaille !… pouilleux !

Marc cligne longuement des yeux. Silence prolongé.

– Petit père, venez la féliciter ! demande-t-il d’une voix douce. Elle pleure, se roule dans son petit lit… Ayez cette bonté ; faites-lui ce plaisir… Venez, petit père !

– Je n’irai pas. C’est inutile, et je n’ai pas le temps… Et que ferais-je chez cette vieille fille ?

– Venez, Excellence ! Faites-lui ce plaisir ! Faites lui cette grâce ! Elle est horriblement froissée, si l’on peut dire, de votre ingratitude et de votre manque de gentillesse. ».

Marc passe sa manche sur ses yeux.

– Faites-lui cette grâce !

– Hum !… dit Jean ; y aura-t-il du cognac ?

– Il y en aura, petit père, Votre Excellence !

– Bon !… Alors, oui…

Le prince cligne de l’œil.

– Et y aura-t-il cent roubles ? demande-t-il.

– Ça, c’est tout à fait impossible ! Vous savez vous-même, Votre Excellence, que nous n’avons plus les capitaux d’autrefois… Les parents nous ont ruinés, Ivan Mikhaïlovitch. Quand nous avions de l’argent, tous venaient, et maintenant… Que la volonté de Dieu soit faite !

– L’an passé, combien vous ai-je pris pour la visite ? J’ai pris deux cents roubles. Et aujourd’hui, il n’y en a pas cent ?… Tu plaisantes, corbeau ! Farfouille chez la vieille, tu en trouveras… D’ailleurs, va-t’en ; je veux dormir.

– Ayez cette générosité, Votre Excellence ! Elle est vieille, faible… Son âme tient à peine à son corps. Ayez pitié d’elle, Ivan Mikhaïlovitch, Votre Excellence !

Jean est impitoyable ; Marc débat avec lui. À cinq heures, Jean cède ; il met son habit et va chez la princesse.

– Ma tante[28], dit-il en posant les lèvres sur sa main et s’engouant.

Et, assis sur le canapé, il recommence la conversation de l’an passé.

– Marie Krysskine, ma tante, a reçu une lettre de Nice… Son mari, hein, quel homme ! Il décrit en grand détail le duel qu’il a eu avec un Anglais à propos de je ne sais quelle chanteuse… J’ai oublié son nom…

– Pas possible ?

La princesse roule des yeux, lève les mains et avec une surprise, mêlée d’effroi, répète :

– Pas possible !

– Oui… Il se bat en duel, court après les chanteuses, et ici sa femme se dessèche et périt à cause de lui… Je ne comprends pas des gens pareils, ma tante !

La princesse, heureuse, s’assied plus près de Jean, et leur conversation continue… On sert le thé avec du cognac.

Et pendant que la princesse heureuse, écoute Jean et rit, s’effare, s’étonne…, le vieux Marc cherche dans ses malles et rassemble les billets de banque.

Le prince Jean a fait une grande concession. Il n’y a à lui payer que cinquante roubles. Mais pour payer ces cinquante roubles, il faut chercher dans plus d’une malle.

1886.

VOLÔDIA

Un dimanche d’été, vers cinq heures du soir, Volôdia, jeune homme de dix-sept ans, laid, maladif et timide, était assis sous une tonnelle de la maison de campagne des Choumîkhine, et s’ennuyait.

Ses tristes pensées suivaient trois directions.

Il devait, premièrement, passer le lendemain un examen de mathématiques et il savait que, s’il ne résolvait pas le problème posé, il serait renvoyé du lycée, parce qu’il redoublait sa seconde[29] et avait comme moyenne, en algèbre, 2 ¾. Deuxièmement, ce séjour chez les Choumîkhine, gens riches, prétendant à l’aristocratie, causait à son amour-propre une constante souffrance. Il lui semblait que Mme Choumîkhine et ses nièces le tenaient, ainsi que sa maman, pour des parents pauvres et des pique-assiettes ; qu’elles n’estimaient point sa mère et se moquaient d’elle. Il avait une fois entendu Mme Choumîkhine dire, sur la terrasse, à sa cousine, Anna Fiôdorovna, que sa maman continuait à faire la jeune, qu’elle se fardait, ne payait jamais ses dettes de jeu et qu’elle avait une passion immodérée pour les bottines et les cigarettes d’autrui.

Chaque jour, Volôdia suppliait sa maman de ne plus aller chez les Choumîkhine, lui décrivait le rôle humiliant qu’elle jouait chez ces gens-là, cherchait à la convaincre, lui disait des choses dures, mais elle, légère, gâtée, ayant dilapidé deux fortunes, la sienne et celle de son mari, toujours attirée vers la haute société, ne comprenait pas son fils, qui, deux fois par semaine, devait l’accompagner à la villa maudite.

Troisièmement, le jeune homme ne parvenait pas à se débarrasser d’un sentiment étrange et désagréable, et tout nouveau pour lui… Il lui semblait qu’il était amoureux d’Anna Fiôdorovna, la cousine de Mme Choumîkhine, qui était aussi en visite chez elle.

C’était une remuante, criarde et moqueuse petite dame d’une trentaine d’années, robuste, fraîche, rose, avec des épaules rondes, un menton rond et gras, et qui avait, sur ses lèvres minces, un perpétuel sourire. Elle n’était ni belle, ni jeune : Volôdia le savait parfaitement. Mais il n’avait pas la force de ne pas penser à elle, de ne pas la regarder, lorsque, jouant au croquet, elle roulait ses épaules rondes et remuait son dos droit, ou lorsque, après avoir beaucoup ri et couru, elle se laissait tomber dans un fauteuil, les yeux mi-clos, et haletait, comme si sa poitrine était à l’étroit. Elle était mariée. Son mari, architecte sérieux, venait une fois par semaine à la villa, y dormait tout son saoul et repartait. L’étrange sentiment commença, chez Volôdia, par une haine sans sujet pour cet architecte, et il se réjouissait chaque fois qu’il retournait en ville.

Assis sous la tonnelle, pensant à l’examen du lendemain et à sa maman que l’on raillait, Volôdia ressentait un violent désir de voir Nioûta (c’est ainsi que les Choumîkhine appelaient Anna Fiôdorovna), d’entendre son rire, le bruissement de sa robe… Ce désir ne ressemblait pas à l’amour pur, poétique, qu’il connaissait par les romans, et auquel il rêvait chaque soir en se couchant. Ce désir était étrange, incompréhensible ; Volôdia en avait honte et le redoutait comme quelque chose de très mal et d’impur qu’il est difficile de s’avouer à soi-même…

« Ce n’est pas de l’amour, se disait-il. On ne s’amourache pas de femmes de trente ans, mariées… Ce n’est que de la petite galanterie… Une simple petite galanterie. »

Et, en pensant à cette petite galanterie, il se rappelait sa timidité insurmontable, son manque de moustaches, ses rousseurs, ses yeux étroits. Il se plaçait, en pensée, près de Nioûta et leur couple lui semblait impossible. Il s’empressait alors de se rêver beau, hardi, spirituel, habillé à la dernière mode…

Au plus fort de sa rêverie, tandis que, courbé, les yeux à terre, il était assis dans un coin sombre de la tonnelle, des pas légers retentirent. Quelqu’un marchait sans se presser dans l’allée. Bientôt, les pas s’arrêtèrent, et quelque chose de blanc apparut.

« Y a-t-il quelqu’un ? » demanda une voix de femme.

Volôdia reconnut la voix et releva la tête avec effroi.

– Qui est là ? demanda Nioûta, entrant sous la tonnelle. Ah ! c’est vous, Volôdia ? Que faites-vous ici ? Vous méditez ? Comment toujours méditer, méditer, méditer ?… On peut en devenir fou !

Volôdia se leva et regarda Nioûta, effaré. Elle revenait de se baigner. Sur ses épaules étaient jetés un drap et une serviette-éponge. Sous un foulard de soie blanche passaient ses cheveux mouillés, collés au front. Une odeur fraîche de rivière et de savon aux amandes émanait d’elle. Elle était essoufflée d’avoir marché vite. Le bouton du haut de sa robe n’était pas boutonné et le jeune homme voyait son cou et sa gorge.

– Pourquoi vous taisez-vous ? demanda Nioûta en regardant Volôdia. Il est impoli de se taire quand une dame vous parle. Quel lourdaud vous faites tout de même, Volôdia ! Vous restez toujours assis, vous vous taisez ; vous méditez comme une façon de philosophe. Il n’y a en vous ni feu, ni vie ! Vous êtes dégoûtant, ma parole !… À votre âge, il faut vivre, sauter, remuer, faire la cour aux femmes, être amoureux…

Volôdia regardait le drap que tenait une main blanche et potelée. Il songeait.

– Il se tait !… fit Nioûta étonnée. C’est même singulier… Écoutez ; soyez un homme ! Souriez, au moins ! Fi, dégoûtant philosophe ! (Et elle se mit à rire.) Savez-vous, Volôdia, pourquoi vous êtes un lourdaud ? C’est parce que vous ne faites pas la cour aux femmes. Pourquoi ne la leur faites-vous pas ? Il est vrai qu’il n’y a pas de demoiselles ici. Mais rien ne vous empêche de faire la cour aux dames ! Pourquoi, par exemple, ne me faites-vous pas la cour ?

Volôdia écoutait, plongé dans de profondes et lourdes réflexions, et se grattait la tempe.

– Seuls se taisent et aiment la solitude les gens très fiers, poursuivit Nioûta, écartant de la tempe la main de Volôdia. Pourquoi regardez-vous en dessous ? Veuillez me regarder en face ! Allons, lourdaud !

Volôdia se décida à parler. Voulant sourire, sa lèvre inférieure se tira ; ses yeux clignèrent, et il approcha à nouveau la main de sa tempe.

– Je… je vous aime ! dit-il enfin.

Nioûta releva les sourcils avec surprise et se mit à rire.

– Qu’entends-je ? commença-t-elle à chantonner à la manière des chanteurs d’opéra qui entendent une chose effroyable. Comment ? Qu’avez-vous dit ? Répétez ! répétez !…

– Je… je vous aime ! répéta Volôdia.

Et sans aucune participation de sa volonté, ne comprenant rien et ne réfléchissant à rien, il fit un demi-pas vers Nioûta et lui prit le bras au-dessus du poignet. Ses yeux se troublèrent et des larmes lui vinrent. Tout l’univers se transforma pour lui en une grande serviette-éponge qui sentait le bain.

– Bravo ! bravo ! – et en même temps un rire gai retentissait. Pourquoi vous taisez-vous ? Je veux que vous parliez. Allons !

Voyant qu’on ne l’empêchait pas de tenir le bras, Volôdia regarda la figure rieuse de Nioûta et lui entoura maladroitement, incommodément, la taille de ses deux bras, en joignant les mains derrière son dos. Il la tenait ainsi ; elle, les mains derrière sa nuque, montrant les fossettes de ses coudes, arrangeait ses cheveux sous le mouchoir de soie ; et elle dit d’une voix calme :

– Il faut, Volôdia, être adroit, aimable, gentil, et on ne peut le devenir que dans la société des femmes. Mais quelle laide, quelle méchante figure vous faites !… Il faut parler, rire… Oui, Volôdia, ne soyez pas un croquemitaine. Vous êtes jeune et vous aurez le temps de faire le philosophe. Allons, lâchez-moi. Je m’en vais. Lâchez-moi !

Elle se dégagea sans peine et sortit de la tonnelle en fredonnant. Volôdia resta seul. Il lissa ses cheveux, sourit, fit le tour de la tonnelle, puis il s’assit sur le banc et sourit encore une fois. Il avait insupportablement honte. Il s’étonnait même que la honte humaine pût atteindre un tel degré de chaleur et de force. Il souriait, murmurait des mots sans suite et gesticulait.

Il avait honte que l’on se fût comporté avec lui comme avec un gamin ; honte de sa timidité ; honte surtout d’avoir osé prendre par la taille une femme honnête, une femme mariée, bien que son âge, son extérieur, sa position sociale ne lui en donnassent, lui paraissait-il, nul droit.

Il se leva brusquement, sortit de la tonnelle, et, sans se retourner, s’en fut au fond du jardin, loin de la maison.

« Ah ! partir au plus tôt d’ici ! pensait-il, en se prenant la tête. Mon Dieu, au plus vite ! »

Le train que Volôdia et maman devaient prendre partait à 8 h 40. Il y avait près de trois heures, jusqu’à ce temps-là, mais Volôdia serait parti sur-le-champ avec plaisir pour la gare sans attendre sa maman.

Sur les huit heures, il revint vers la maison. Toute son attitude exprimait la détermination : advienne que pourra ! Il résolut d’entrer hardiment, de regarder tout le monde dans les yeux, de parler haut, en dépit de tout.

Il traversa la terrasse, la grande salle, le salon, et s’y arrêta pour respirer. On prenait le thé à côté, dans la salle à manger. Mme Choumîkhine, maman et Nioûta parlaient de quelque chose et riaient.

Volôdia prêta l’oreille.

« Je vous assure !… disait Nioûta. Je n’en croyais pas mes yeux ! Quand il commença à me faire une déclaration d’amour, et même, figurez-vous, me prit par la taille, je ne le reconnus plus. Et vous savez, il a une manière !… Quand il a dit qu’il était amoureux de moi, il y avait dans son visage quelque chose de féroce, comme chez un Tcherkesse.

– Pas possible ! s’exclama maman, partant d’un grand éclat de rire. Pas possible ! Comme il me rappelle son père !

Volôdia prit la fuite et sortit au grand air.

– Comment peuvent-elles parler de cela tout haut ! se demanda-t-il, joignant les mains et regardant le ciel avec terreur. Elles en parlent tout haut, de sang-froid… Maman riait aussi…, maman ! Mon Dieu, pourquoi m’as-tu donné une mère pareille ! Pourquoi ?

Mais il fallait coûte que coûte rentrer à la maison. Volôdia fit quelques tours dans l’allée, se calma un peu et entra.

– Pourquoi ne venez-vous pas à temps pour le thé ? lui demanda sévèrement Mme Choumîkhine.

– Pardon, il est temps…, marmotta-t-il sans lever les yeux, il est temps que je parte… Maman, il est déjà huit heures.

– Pars seul, mon chéri, dit maman indolente. Je reste coucher chez Lili. Adieu, chéri… Donne que je te bénisse…

Elle signa son fils et dit en français, en s’adressant à Nioûta :

– Il ressemble un peu à Lermontov… n’est-ce pas ?

Ayant pris congé de chacun tant bien que mal, sans regarder personne, Volôdia sortit de la salle à manger. Dix minutes après il marchait sur la route de la gare et en était heureux. Il n’avait plus ni honte ni peur. Il respirait à l’aise, librement.

À une demi-verste de la station, il s’assit sur une pierre et se mit à regarder le soleil plus qu’à moitié disparu derrière le remblai. À la gare, quelques feux étaient déjà allumés. Un feu trouble, vert, approchait, mais on ne voyait pas encore le train. Il plaisait à Volôdia d’être assis et d’écouter le soir tomber peu à peu. La pénombre de la tonnelle, les pas, l’odeur de bain, le rire, la taille de Nioûta, tout cela se présentait à son esprit avec une étonnante netteté et n’était plus si terrible ni si grave qu’il lui avait semblé…

« Qu’importe !… Elle n’a pas retiré son bras, et elle riait quand je la tenais par la taille. Donc, cela lui plaisait. Si ce lui eût été désagréable, elle se serait fâchée. »

Et maintenant Volôdia était navré de n’avoir pas eu assez de hardiesse, là-bas, sous la tonnelle.

Il regretta de partir si bêtement. Il était sûr que si l’occasion se représentait, il serait plus hardi et verrait les choses plus simplement.

Et il n’était pas difficile que l’occasion se représentât ! Chez les Choumîkhine, après le souper, on se promène longtemps. Que Volôdia allât se promener avec Nioûta dans le jardin sombre, – voici l’occasion retrouvée !

« Je vais revenir, pensa-t-il, et partirai demain par le premier train… Je dirai que j’ai manqué le train. »

Et il revint.

Mme Choumîkhine, maman, Nioûta, et une des nièces jouaient au vinnte[30] sur la terrasse. Quand Volôdia, mentant, leur dit qu’il avait manqué le train, elles redoutèrent qu’il n’arrivât, le lendemain, trop tard pour son examen. Elles lui conseillèrent de se lever tôt. Tout le temps qu’elles jouèrent, il resta assis à l’écart, examinant avidement Nioûta. Dans sa tête, son plan était déjà fait.

Il s’approcherait de Nioûta dans l’obscurité, la prendrait par la main et l’embrasserait. Il n’aurait rien à dire puisque tout cela serait compréhensible pour eux sans paroles.

Mais, après le souper, les dames n’allèrent pas au jardin et continuèrent à jouer aux cartes. Elles jouèrent jusqu’à une heure du matin et allèrent ensuite se coucher.

« Comme tout cela est bête ! se disait Volôdia, ennuyé, en se mettant au lit. Mais ça ne fait rien. J’attendrai demain… Demain, j’irai encore sous la tonnelle. Peu importe… »

Il ne tâchait pas de s’endormir ; il restait assis dans son lit, se tenant les genoux, et il pensait.

L’idée de l’examen lui était désagréable. Il décida qu’on le renverrait et qu’il n’y avait à cela rien d’effrayant ; tout, au contraire, serait bien…, même très bien ! Demain, il serait libre comme l’air. Il mettrait des habits civils. Il fumerait sans se cacher. Il reviendrait ici et ferait la cour à Nioûta quand bon lui semblerait. Et il ne serait plus un lycéen, mais un « jeune homme ». Et le reste, ce qui s’appelle carrière, avenir, était si clair !… Volôdia s’engagerait, deviendrait télégraphiste, ou, enfin, entrerait dans une pharmacie où il s’élèverait jusqu’à l’emploi de premier préparateur. Il ne manque pas de situations ! Une heure passa, deux heures… Il était toujours assis et pensait…

Vers trois heures, quand le jour commençait à poindre, la porte cria doucement et maman entra dans la chambre.

– Tu ne dors pas ? lui demanda-t-elle en bâillant. Dors… Je ne reste qu’une minute… Je viens chercher des gouttes.

– Pourquoi faire ?

– Cette pauvre Lili a des spasmes… Dors, mon enfant. Demain, tu as un examen.

Elle prit dans le chiffonnier une fiole, s’approcha de la fenêtre, lut l’ordonnance attachée à la fiole, et sortit.

– Maria Léonntièvna, dit, une minute après, une voix féminine, ce ne sont pas les gouttes qu’il fallait. C’est du muguet, et Lili demande de la morphine. Votre fils dort-il ? Demandez-lui de chercher…

C’était la voix de Nioûta. Volôdia eut un frisson. Il passa son pantalon rapidement, jeta sur ses épaules sa capote et approcha de la porte…

– Vous comprenez, expliqua Nioûta à voix basse, la morphine ! Ce doit être écrit en latin sur la fiole. Réveillez Volôdia ; il trouvera…

Maman ouvrit la porte et Volôdia aperçut Nioûta. Elle avait la même blouse qu’en revenant de se baigner. Ses cheveux, non coiffés, étaient épars sur ses épaules. Sa figure endormie paraissait brune dans la pénombre.

– Tiens, Volôdia qui ne dort pas… dit-elle. Volôdia, mon petit, cherchez la morphine dans le chiffonnier. C’est une vraie malédiction, cette Lili… Toujours quelque chose.

Maman marmotta quelques mots, bâilla et sortit.

– Cherchez donc, dit Nioûta ; pourquoi restez-vous planté ?

Volôdia alla au chiffonnier, se mit à genoux et commença à remuer les fioles et les boîtes de médicaments. Ses mains tremblaient, et il avait la sensation que des vagues froides parcouraient sa poitrine et ses entrailles. L’odeur de l’éther, de l’acide phénique, et des diverses herbes, qu’il touchait au hasard, l’entêtait et le suffoquait.

« Il me semble, pensait-il, que maman est partie. C’est bien, c’est bien… »

– Trouverez-vous bientôt ? demanda Nioûta marquant de l’impatience.

– Tout de suite… Voilà, c’est je crois, la morphine, dit Volôdia, lisant sur l’une des étiquettes le commencement du mot… Tenez !

Nioûta était sur le seuil, un pied dans le corridor et l’autre dans la chambre. Elle mettait en ordre ses cheveux, difficiles à arranger, tant ils étaient épais et longs, et elle regardait distraitement Volôdia. En sa blouse ample, les cheveux défaits, ensommeillée, dans la lumière pauvre du jour, venant du ciel pâle, mais que le soleil n’éclairait pas encore, elle parut à Volôdia désirable, magnifique… Séduit, tremblant de tout son corps et se rappelant avec délices qu’il avait, sous la tonnelle, tenu dans ses bras ce corps merveilleux, il lui donna les gouttes en disant :

– Que vous êtes…

– Quoi ?

Elle entra dans la chambre et demanda en souriant :

– Quoi ?

Il se tut et la regarda, puis, comme sous la tonnelle, il la prit par le bras… Et elle le regardait, souriant et attendant ce qui allait arriver…

– Je vous aime… murmura-t-il.

Elle cessa de sourire, réfléchit et dit :

– Attendez, il me semble que quelqu’un vient. Oh ! ces lycéens, fit-elle à mi-voix, en allant vers la porte et regardant dans le couloir. Non, personne…

Elle revint.

Il parut ensuite à Volôdia que la chambre, Nioûta, l’aube et lui-même se fondaient en un unique sentiment de bonheur aigu, extraordinaire, inconnu, pour lequel on peut sacrifier sa vie et endurer le tourment éternel. Mais en une demi-minute tout disparut. Volôdia ne vit plus qu’une grosse figure, laide, déformée par un sentiment de répulsion, et il sentit tout à coup, lui-même, de la répulsion pour ce qui venait de se passer.

– Pourtant, il faut que je m’en aille… dit Nioûta regardant Volôdia avec dégoût. Vous m’êtes odieux… vilain caneton !

Comme Volôdia trouvait affreux maintenant ses longs cheveux, sa blouse large, ses pas, sa voix… « Vilain caneton, pensait-il quand elle partit. Véritablement, je suis laid… Tout est laid. »

Le soleil, à présent, se levait. Les oiseaux chantaient bruyamment. On entendait, au jardin, marcher le jardinier et grincer sa brouette… Peu après, on entendit le meuglement des vaches et le pipeau du berger. La lumière du soleil et les bruits du dehors disaient qu’il existe quelque part une vie pure, exquise, poétique. Mais où est-ce ? Ni maman, ni les gens de son entourage n’en avaient jamais parlé à Volôdia.

Quand le domestique vint le réveiller pour le train du matin, il fit semblant de dormir.

– Qu’il aille au diable ! se dit-il.

Il se leva vers onze heures. En se peignant, voyant dans la glace sa figure laide, pâlie par une nuit sans sommeil, il pensa :

« C’est vrai, je ne suis qu’un vilain caneton. » Quand maman le vit et s’effara de ce qu’il ne fût pas à l’examen, Volôdia lui dit :

– Je ne me suis pas réveillé, maman ; mais ne vous inquiétez pas ; je fournirai un certificat de médecin.

Mme Choumîkhine et Nioûta s’éveillèrent vers une heure après midi. Volôdia entendit Mme Choumîkhine ouvrir sa fenêtre avec bruit et Nioûta répondre à sa voix dure par un rire en cascade. Il vit la porte de la salle à manger s’ouvrir, et s’allonger vers elle la longue file des nièces et des commensaux, parmi lesquels sa maman ; puis il vit passer Nioûta, souriante et lavée et, à côté d’elle, les sourcils noirs et la barbe de l’architecte, qui venait d’arriver.

Nioûta avait une robe petite-russienne qui ne lui allait pas et l’enlaidissait. L’architecte fit des calembours plats et pesants. Il sembla à Volôdia que dans les côtelettes que l’on servit, il y avait trop d’oignon. Il lui parut aussi que Nioûta faisait exprès de rire fort et de regarder de son côté, pour lui donner à entendre que le souvenir de la nuit ne la troublait nullement et qu’elle ne remarquait pas la présence à table du vilain caneton.

Vers quatre heures, Volôdia partit avec sa maman pour la gare. Les souvenirs troubles, la nuit sans sommeil, le renvoi prochain, les remords, tout suscitait maintenant en lui une fureur sinistre. Il regardait le profil allongé de maman, son petit nez, son imperméable, un cadeau de Nioûta, et il murmura :

– Pourquoi vous poudrez-vous ? Cela ne convient pas à votre âge ! Vous vous fardez, vous ne payez pas vos dettes de jeu, vous fumez le tabac des autres… C’est répugnant ! Je ne vous aime pas… ne vous aime pas !

Il l’insultait et, elle, effrayée, terrifiée, remuait ses petits yeux, levait ses petites mains et balbutiait :

– Qu’est-ce qui te prend, mon ami ! Mon Dieu, le cocher va entendre ! Tais-toi, ou le cocher va entendre ! Il peut tout entendre.

– Je ne vous aime pas… ne vous aime pas ! continua-t-il suffoquant. Vous êtes sans mœurs, sans cœur… Ne prenez plus cet imperméable ! vous entendez ! ou je le mettrai en lambeaux…

– Reviens à toi, mon enfant ! dit maman sanglotante. Le cocher entend.

– Où est passée la fortune de mon père ? Où est votre argent ? Vous avez tout gaspillé ! Je ne rougis pas de ma pauvreté, mais j’ai honte d’avoir une mère pareille… Quand mes camarades me parlent de vous, je rougis toujours. »

Il y avait deux stations jusqu’à la gare. Volôdia resta tout le temps sur la plate-forme du wagon, tremblant de tons ses membres. Il ne voulait pas entrer dans le compartiment parce que sa mère, qu’il haïssait, y était. Il se haïssait lui-même, haïssait les contrôleurs, la fumée de la locomotive, le froid auquel il attribuait ses frissons. Et plus lourd il en avait sur le cœur, plus il sentait qu’il existe quelque part dans le monde, chez des gens ignorés de lui, une vie pure, noble, aisée, élégante, pleine d’amour, de caresses, de gaîté, de liberté !… Il sentait cela et en éprouvait tant de peine qu’un voyageur, l’ayant regardé fixement, lui demanda s’il avait mal aux dents.

En ville, maman et Volôdia habitaient chez Maria Pétrôvna, dame noble, qui avait un grand appartement et en sous-louait une partie. Maman louait deux chambres. Elle occupait l’une, qui avait des fenêtres, où elle avait son lit, et où il y avait aux murs deux tableaux dans des cadres dorés ; Volôdia habitait l’autre, contiguë, petite et obscure. Il y avait un canapé sur lequel il dormait, et sauf ce canapé, nul autre meuble. La chambre était encombrée de corbeilles en osier remplies de robes, de cartons à chapeaux, et de toute sorte de vieilleries que maman gardait, on ne sait pourquoi ; Volôdia faisait ses devoirs dans la chambre de maman ou dans la salle commune, – c’est ainsi qu’on appelait la grande salle où tous les pensionnaires se réunissaient au moment des repas et le soir.

Revenu à la maison, il se coucha sur son canapé et se couvrit d’une couverture pour faire tomber sa fièvre. Les cartons à chapeaux, les corbeilles, les hardes lui rappelèrent qu’il n’avait pas de chambre à lui, pas d’abri où il pût se garder de maman, de ceux qui venaient la voir et des voix que l’on entendait maintenant dans la « salle commune ». Son sac d’écolier, les livres répandus dans tous les coins, lui rappelèrent l’examen auquel il n’était pas allé… Sans raison aucune, il se ressouvint de Menton où il avait vécu avec son père, quand il avait sept ans. Il se ressouvint de Biarritz et de deux fillettes anglaises avec lesquelles il courait sur le sable… Il voulut se rappeler la couleur du ciel et de l’océan, la hauteur des vagues et son humeur d’alors, mais il n’y parvint pas. Les fillettes anglaises passèrent vivantes devant ses yeux. Tout le reste s’emmêla, se brouilla, s’effaça.

« Non, se dit-il, il fait froid ici. »

Il se leva, prit sa capote et entra dans la salle commune.

On y buvait le thé. Autour du samovar se trouvaient trois personnes : maman, une maîtresse de musique, vieille dame à lorgnon d’écaille, et Augustin Mikhaïlovitch, vieux Français très gros, employé dans une fabrique de parfumerie.

– Je n’ai pas dîné, disait maman ; il faudrait envoyer la femme de chambre prendre du pain.

– Douniâcha ! cria le Français.

La propriétaire avait justement envoyé Douniâcha faire une course.

– Oh ! ça ne fait absolument rien, dit le Français avec un large sourire. Je vais tout de suite chercher du pain moi-même.

Il posa son cigare âcre et puant en une place apparente, mit son chapeau et sortit. Après son départ, maman raconta à la maîtresse de musique comme elle avait passé agréablement son temps chez les Choumîkhine et y avait été bien accueillie.

– Lili Choumîkhine est ma parente, disait-elle. Feu son mari, le général Choumîkhine, était cousin du mien. Elle est née baronne Kolb…

– Maman, ce n’est pas vrai ! dit Volôdia nerveusement ; pourquoi mentir ?

Il savait parfaitement que maman disait vrai.

Dans ce qu’elle disait du général Choumîkhine et de sa femme, née baronne Kolb, il n’y avait pas un mot de faux. Mais il sentait que, malgré tout, elle mentait. Le mensonge se sentait dans sa façon de parler, dans l’expression de son visage, dans son regard, dans tout.

– Vous mentez ! répéta Volôdia, et il donna sur la table un coup de poing si violent que toute la vaisselle trembla et que le thé de maman se répandit. Que parlez-vous de généraux et de baronnes ? Tout est faux !

La maîtresse de musique, confuse, toussa dans son mouchoir, faisant mine d’avoir avalé de travers, et maman se mit à pleurer.

– Où aller ? pensa Volôdia.

Il était déjà allé dans la rue ; aller chez ses camarades, la honte l’en empêchait. Il se rappela de nouveau, sans sujet, les deux fillettes anglaises… Il marcha de long en large dans la salle commune, puis entra dans la chambre d’Augustin Mikhaïlovitch. Il y traînait une forte odeur d’huiles aromatiques et de savon à la glycérine. Sur la table, sur le rebord des fenêtres, et même sur les chaises se trouvait une multitude de fioles et de tubes à essai avec des liquides multicolores.

Volôdia prit sur la table un journal, le déplia et lut le titre : le Figaro. Le journal répandait une odeur agréable et forte. Puis Volôdia prit, sur la table, un revolver.

– Bah ! n’y faites pas attention, disait dans la pièce voisine la maîtresse de musique, consolant maman. Il est encore si jeune ! À cet âge, les jeunes gens se permettent tant de choses ! Il faut en prendre son parti.

– Non, Evguènia Andréiévna, il est trop perverti, dit maman d’une voix traînante. Il n’a personne d’âgé auprès de lui ; et je suis faible, et ne puis rien. Oh ! je suis malheureuse !

Volôdia mit le canon du revolver dans sa bouche, tâta quelque chose, la gâchette ou le chien, et pressa avec le doigt… Puis il tâta encore quelque chose de saillant, et pressa encore une fois… Ayant retiré le canon de sa bouche, il l’essuya avec le pan de sa capote et contempla la platine. Jamais auparavant il n’avait eu une arme en mains…

« Il me semble qu’il faut relever ça, se dit-il. Oui, il me semble… »

Augustin Mikhaïlovitch rentra dans la salle commune et se mit à raconter quelque chose en riant très fort… Volôdia remit le canon dans sa bouche, le serra entre ses dents et pressa quelque chose avec le doigt. Une détonation retentit…

Quelque chose frappa Volôdia à la nuque avec une force effroyable et il tomba sur la table, la figure droit sur les verres et les fioles. Puis il vit son père, en chapeau haut de forme avec un large crêpe, tel qu’il portait, à Menton, le deuil d’une dame inconnue, le saisir tout à coup dans ses deux bras ; et ils tombèrent tous deux dans un abîme très sombre et très profond.

Puis, tout se brouilla et disparut…

1887.

FIN

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Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

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Juin 2011

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : JacquelineM, Jean-Marc, MichelB, PatriceC, Coolmicro.

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[1] En latin : Histoire de la maladie. (Note du correcteur – ELG.)

[2] Cantatrice italienne (1843-1919). (Note du correcteur – ELG.)

[3] Épouse de Priam dans l’Iliade. (Note du correcteur – ELG.)

[4] Forme plus familière, employée dans la conversation. (Tr.)

[5] Aujourd’hui on écrit Yalta. (Note du correcteur – ELG.)

[6] En français dans le texte. (Tr)

[7] Mère nourricière. (Note du correcteur – ELG.)

[8] Premier vers d’une des poésies de Lermontov en 1838 : La Pensée. (Tr.)

[9] Nicolas connaît, au moins approximativement, on le voit, la célèbre chanson des étudiants allemands : Gaudeamus igitur juvenes dum sumus. (Tr.) Traduit du latin : Nous nous réjouissons donc pendant que nous sommes jeunes. (Note du correcteur – ELG.)

[10] Vers de Krylov dans la fable l’Aigle et les Poules. (Tr.)

[11] Lenntovski était l’impresario, organisateur des courses dont il est question. (Tr.)

[12] Le titre littéral est la Cigale, l’Étourdie (Poprygoûnia). (Tr.)

[13] En français. (Tr.)

[14] Le lundi de la Pentecôte. (Tr.)

[15] Diminutif de Riabôvski. (Tr.)

[16] Vers de Nékrâssov. (Tr.)

[17] Curort est le mot allemand (et russe) qui signifie ville d’eau ; tchort, veut dire le diable. (Tr.)

[18] Ludwig Barnay, directeur du Hoftheater de Munich, qui faisait souvent des tournées en Russie. (Tr.)

[19] Diminutif d’Ôssip. (Tr.)

[20] C’est-à-dire son chef, ayant rang de général. (Tr.)

[21] Iousse, le fils du président de la Commission, était probablement un enfant de petite taille, que l’on appelait ainsi par comparaison avec la lettre iou (iousse.) Peut-être aussi son prénom était-il Iourii (Georges) ou Ioulii. (Tr.)

[22] Ivânytch est une forme raccourcie de Ivânovitch. (Tr.)

[23] Forme plus familière pour Arkîpovitch. (Tr.)

[24] C’est à peu près, on le devine, l’équivalent de notre roi d’Yvetot. (Tr.)

[25] Ni paysan, ni seigneur. (Tr.)

[26] Boisson rafraîchissante. (Tr.)

[27] Allusion à la scène du Revisor de Gôgol où le bourgmestre fait comparaître devant lui Tiâpkine-Liâpkine. (Tr.)

[28] En français. (Tr.)

[29] Exactement sa « sixième année », les cours des lycées russes étant de huit ans. (Tr.)

[30] Sorte de whist.