Anton Pavlovitch Tchekhov

 

 

 

IVANOV

 

 

 

Drame en quatre actes

 

 

 

(1887)

 

 

 

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Table des matières

 

PERSONNAGES. 4

ACTE PREMIER.. 7

SCÈNE PREMIÈRE.. 8

SCÈNE II. 11

SCÈNE III. 14

SCÈNE IV.. 19

SCÈNE V.. 22

SCÈNE VI. 24

SCÈNE VII. 28

ACTE II. 32

SCÈNE PREMIÈRE.. 33

SCÈNE II. 37

SCÈNE III. 40

SCÈNE IV.. 45

SCÈNE V.. 52

SCÈNE VI. 56

SCÈNE VII. 58

SCÈNE VIII. 59

SCÈNE IX.. 60

SCÈNE X.. 61

SCÈNE XI. 63

SCÈNE XII. 64

SCÈNE XIII. 67

ACTE III. 69

SCÈNE PREMIÈRE.. 70

SCÈNE II. 74

SCÈNE III. 76

SCÈNE IV.. 78

SCÈNE V.. 80

SCÈNE VI. 86

SCÈNE VII. 91

SCÈNE VIII. 96

SCÈNE IX.. 98

ACTE IV.. 101

SCÈNE PREMIÈRE.. 102

SCÈNE II. 103

SCÈNE III. 104

SCÈNE IV.. 106

SCÈNE V.. 110

SCÈNE VI. 113

SCÈNE VII. 115

SCÈNE VIII. 116

SCÈNE IX.. 120

SCÈNE X.. 123

SCÈNE XI. 125

À propos de cette édition électronique. 128

 

PERSONNAGES

NICOLAÎ ALEXEÏÉVITCH IVANOV, membre permanent de la Commission pour les affaires paysannes.

 

ANNA PETROVNA, sa femme, née Sarah Abramson.

 

MATVEI SÉMIONOVITCH CHABELSKI, oncle d’Ivanov du côté maternel.

 

PAVEL KIRILLYTCH LÉBÉDEV, président du conseil de district.

 

ZINAÏDA SAVICHNA, sa femme.

 

SACHA (Sachenka), fille des Lébédev, vingt ans.

 

IEVGUÉNI CONSTANTINOVITCH LVOV, jeune médecin de campagne.

 

MARTHA IÉGOROVNA BABAKINA, jeune veuve, propriétaire foncière, fille d’un riche marchand.

 

DIMITRI NIKITICH KOSSYKH, fonctionnaire de la Régie des tabacs.

 

MIKHAÏL MIKHAÏLOVITCH BORKINE, parent éloigné d’Ivanov, gérant de sa propriété.

 

AVDOTIA NAZAROVNA, vieille femme à la profession mal définie.

 

IÉGOROUCHKA, pique-assiette des Lébédev.

 

PREMIER INVITÉ.

 

SECOND INVITÉ.

 

TROISIÈME INVITÉ.

 

QUATRIÈME INVITÉ.

 

PIOTR, domestique d’Ivanov.

 

GAVRILA, domestique des Lébédev.

 

INVITÉS DES DEUX SEXES ET DOMESTIQUES.

 

L’action se passe dans un district de la Russie centrale.

 

ACTE PREMIER

Jardin dans la propriété d’Ivanov. À gauche, façade de la maison avec terrasse. Une des fenêtres est ouverte. Devant la terrasse, un espace assez vaste, en demi-lune, d’où partent deux allées vers le jardin. À droite, des sièges de jardin et des guéridons. Sur un des guéridons, une lampe allumée. C’est le crépuscule. Au moment où le rideau se lève, de la maison nous parviennent les échos d’un duo qu’on étudie : piano et violoncelle.

 

SCÈNE PREMIÈRE

IVANOV et BORKINE

 

Ivanov lit, assis devant une table. Borkine, affublé de grandes bottes, un fusil à la main, apparaît au fond du jardin ; il est éméché ; apercevant Ivanov, il se dirige vers lui sur la pointe des pieds, et, arrivé à sa hauteur, le met en joue, visant la tête.

 

IVANOV, il aperçoit Borkine et sursaute, effrayé. – C’est malin, ça !… Vous m’avez fait peur… déjà j’ai les nerfs détraqués… et vous voilà avec vos plaisanteries idiotes… (Il se rassied.) Vous m’avez fait peur, vous êtes content de vous, hein ?

 

BORKINE, riant aux éclats. – Ça va, ça va… je m’excuse. (Il s’assied à côté d’Ivanov.) … Je ne le ferai plus… (Il enlève sa casquette.) Quelle chaleur ! Si je vous disais qu’en trois heures j’ai fait dix-sept verstes, d’une seule traite… Je suis éreinté… Tenez, tâtez mon cœur, comme il bat…

 

IVANOV, qui a repris sa lecture. – Oui, oui, tout à l’heure…

 

BORKINE – Non, tâtez tout de suite. (Il prend la main d’Ivanov et la pose sur sa poitrine.) Vous entendez ? Tou-tou-tou-tou-tou-tou. Donc, j’ai le cœur malade. Je suis à la merci d’une embolie. Dites donc, vous auriez du chagrin si je mourais ?

 

IVANOV – Je suis en train de lire… Tout à l’heure…

 

BORKINE – Non, sans blague, vous auriez du chagrin si je mourais brusquement ? Dites, Nicolaï Alexeïévitch, vous auriez du chagrin si je mourais ?

 

IVANOV – Fichez-moi la paix !

 

BORKINE – Dites, mon vieux, vous auriez du chagrin ?

 

IVANOV – Ce qui me chagrine, c’est que vous empestez la vodka. C’est répugnant, Micha.

 

BORKINE, riant. – Vraiment, j’empeste ? C’est bizarre !… Pourtant, ça n’est pas si bizarre. Pour tout vous dire, j’ai rencontré le juge d’instruction à Plessniki et, de fil en aiguille, nous avons lampé quelque huit petits verres chacun. Au fond, boire est mauvais pour la santé. N’est-ce pas ? Très mauvais ?

 

IVANOV – Mais c’est insupportable, à la fin… Est-ce que vous vous fichez de moi ?

 

BORKINE – Ça va, ça va… Je m’excuse… du calme… (Il se lève et fait quelques pas.) Drôles de gens, on ne peut même pas leur parler. (Il revient sur ses pas.) Sapristi ! J’allais oublier… Quatre-vingt-deux roubles, s’il vous plaît !

 

IVANOV – Quoi, quatre-vingt-deux roubles ?

 

BORKINE – C’est demain qu’on paie les ouvriers.

 

IVANOV – Je ne les ai pas.

 

BORKINE – Grand merci. (Il le contrefait.) Je ne les ai pas… Pourtant, il faut bien payer les ouvriers ? Non ?

 

IVANOV – Je ne sais pas. Aujourd’hui je suis à sec. Attendez jusqu’au premier, j’aurai touché mon mois.

 

BORKINE – Comment voulez-vous qu’on s’entende avec des types pareils !… Ce n’est pas le premier, c’est demain matin que les ouvriers viendront réclamer leur salaire.

 

IVANOV – Eh bien, tant pis ! Coupez-moi en petits morceaux, sciez-moi en deux ou en quatre… Quelle abominable habitude vous avez de me harceler juste au moment où je suis en train de lire, d’écrire ou…

 

BORKINE – Je vous demande : faut-il oui ou non payer les ouvriers ? D’ailleurs, à quoi bon discuter avec vous ? (Il fait un geste de la main.) Et ça se dit patron, propriétaire foncier… je ne sais quoi… économie rationnelle… mille déciatines de terres et pas un kopek en poche… On a une cave mais pas de tire-bouchon… Et si demain je vendais la troïka ? Parfaitement !… J’ai vendu l’avoine sur pied mais je peux vendre aussi le blé. (Il arpente la scène.) Vous croyez que je vais me gêner ? Vraiment ? Eh bien non, je ne suis pas de cette espèce…

 

SCÈNE II

LES MÊMES, CHABELSKI, dans la coulisse, et ANNA PETROVNA

 

La voix de CHABELSKI, venant de la fenêtre de la maison. – Impossible de jouer avec vous… Vous avez moins d’oreille qu’une carpe farcie, et puis vous tapez à tour de bras sur les notes, c’est odieux…

 

ANNA PETROVNA, paraissant à la fenêtre. – C’est vous, Micha, qui criez si fort ? Vous êtes bien agité.

 

BORKINE – On le serait à moins avec celui-là.

 

ANNA PETROVNA – Écoutez, Micha, donnez l’ordre d’apporter du foin au croquet.

 

BORKINE, il fait un geste de la main. – Laissez-moi tranquille, je vous prie…

 

ANNA PETROVNA – En voilà un ton ! Il ne vous sied pas du tout. Si vous voulez être aimé des femmes, ne vous fâchez jamais en leur présence et ne faites pas l’esprit fort… (À son mari.) Nicolaï, viens faire des culbutes dans le foin !…

 

IVANOV – Aniouta, ne reste pas devant la fenêtre ouverte, c’est très mauvais pour toi. Je t’en prie, va-t-en… (Il crie :) Oncle, ferme la fenêtre !

 

On ferme la fenêtre.

 

BORKINE – Et puis, n’oubliez pas que dans deux jours il faut payer les intérêts de Lébédev.

 

IVANOV – Je ne l’oublie pas. Je vais aller aujourd’hui chez Lébédev pour lui demander de patienter.

 

Il regarde sa montre.

 

BORKINE – Quand irez-vous ?

 

IVANOV – Tout de suite.

 

BORKINE, avec vivacité. – Attendez, attendez !… n’est-ce pas aujourd’hui l’anniversaire de Sachenka ?… Bon sang… et moi qui n’y pensais plus… Quelle mémoire hein ? (Il sautille.) Nous irons, nous irons… (Il chantonne.) … nous irons… eh bien, je vais me baigner, je mâcherai du papier, je prendrai trois gouttes d’ammoniaque, et frais comme l’œil, prêt à recommencer… Cher Nicolaï Alexeïévitch, mon petit cœur, ange de mon âme, vous ronchonnez, vous geignez tout le temps, vous broyez du noir, et pourtant, à nous deux, que de choses nous pourrions faire, bon sang ! Pour vous, je suis prêt à tout… Voulez-vous que j’épouse Marfouchka Babakina ? Je vous cède la moitié de la dot… Et puis non ! prenez tout !…

 

IVANOV – Assez de bêtises…

 

BORKINE – Mais non, c’est sérieux ! Voulez-vous que j’épouse Marfouchka ? La dot par moitié… Mais je parle dans le vide, vous ne comprenez rien. (Il imite Ivanov :) « Assez de bêtises. » Vous êtes bon, vous êtes intelligent, mais il vous manque, voyez-vous, ce je ne sais quoi, comment dire, l’élan. Ah ! prendre son élan, à faire tourner la tête au diable… Vous êtes un psychopathe, un geignard, si vous étiez un homme normal, au bout d’un an vous auriez un million. Moi, par exemple, si j’avais aujourd’hui deux mille trois cents roubles, dans deux semaines j’en aurais vingt mille. Vous ne me croyez pas ? Vous croyez que je blague ? Eh bien, pas du tout… Essayez, donnez-moi deux mille trois cents roubles et dans une semaine je vous en apporte vingt mille. Sur l’autre rive, juste en face, Ovsianov vend une bande de terrain pour deux mille trois cents roubles. Si nous l’achetons, les deux rives sont à nous et nous avons le droit de faire un barrage. Vous me suivez ? Nous annonçons la construction d’un moulin et notre intention de barrer la rivière. Comme de juste, les riverains en aval font un boucan de tous les diables, et nous : « kommen sie hier », le barrage ou la galette, compris ? La fabrique Zarev allongera cinq mille roubles, Korolkov trois, le couvent en lâchera bien cinq mille…

 

IVANOV – Je n’aime pas ces combines, Micha… et je vous conseille de ne plus m’en parler.

 

BORKINE, s’asseyant sur la table. – Et voilà !… J’en étais sûr… Vous ne fichez rien vous-même et vous m’empêchez d’agir, moi…

 

SCÈNE III

LES MÊMES, CHABELSKI et LVOV

 

CHABELSKI, sortant de la maison avec Lvov. – Les médecins et les avocats, c’est du pareil au même, à cette différence près que les avocats se contentent de vous piller, alors que les médecins vous pillent et vous assassinent… Je ne parle pas des présents. (Il s’installe dans un fauteuil.) Des charlatans, des exploiteurs… Il se peut que dans une quelconque Arcadie il y ait des exceptions à cette règle, mais… au cours de ma vie j’ai dilapidé en médecins une vingtaine de milliers de roubles sans en avoir rencontré un seul qui ne m’apparût comme un escroc patenté.

 

BORKINE, à Ivanov. – Parfaitement, vous ne fichez rien et vous m’empêchez d’agir, c’est pour ça que nous n’avons pas d’argent.

 

CHABELSKI – Je répète : je ne parle pas des présents… Peut-être y a-t-il des exceptions, bien que… ma foi…

 

Il bâille.

 

IVANOV, fermant son livre. – Eh bien, docteur, qu’avez-vous à dire ?

 

LVOV, avec un regard sur la fenêtre. – La même chose que ce matin : il faut qu’elle parte sans tarder pour la Crimée.

 

Il arpente la scène.

 

CHABELSKI, il s’esclaffe. – La Crimée !… Dis donc, Micha, on va s’établir médecins, toi et moi. Rien de plus simple… Dès qu’une madame Angot ou une Ophélie est enchiffrenée ou qu’elle se met à tousser par désœuvrement, tu prends vite un papier et tu rédiges une ordonnance selon toutes les règles de l’art : d’abord un jeune médecin, ensuite un voyage en Crimée ; là, un Tatare…

 

IVANOV, au comte. – Assez ! Assez ! (À Lvov :) Pour aller en Crimée, il faut de l’argent, mettons que j’en trouve ; mais puisqu’elle refuse catégoriquement de partir…

 

LVOV – Oui, elle refuse.

 

Pause.

 

BORKINE – Est-ce que ce départ est indispensable ? Anna Petrovna est vraiment si malade ?

 

LVOV, avec un regard vers la fenêtre. – Oui… la phtisie.

 

BORKINE – Tss… mauvais ça… À la voir j’ai compris qu’elle n’en avait plus pour longtemps.

 

LVOV – Voyons, parlez moins fort… on entend de la maison.

 

Pause.

 

BORKINE, avec un soupir. – Notre vie… la vie humaine… est semblable à une fleur qui s’épanouit dans un champ : vient à passer un bouc, il la bouffe – finie la fleur…

 

CHABELSKI – Tout ça c’est des bêtises, des bêtises, des bêtises. (Il bâille.) Bêtises et filouterie.

 

Pause.

 

BORKINE – Quant à moi, messieurs, je ne cesse d’enseigner à Nicolaï Alexeïévitch comment gagner de l’argent. Je lui ai fait part d’une idée merveilleuse, mais comme d’habitude, ma poudre était humide. Impossible de rien lui faire entrer dans la tête… Voyez de quoi il a l’air : mélancolie, spleen, affliction, désolation, tristesse…

 

CHABELSKI, il se lève et s’étire. – Toi qui dispenses la sagesse, qui enseignes à chacun l’art de vivre, tu ferais bien de t’occuper un peu de moi. Prodigue-moi tes lumières, ô vaste intelligence, montre-moi une issue.

 

BORKINE, se levant. – Je vais me baigner… Adieu, messieurs. (Au comte :) Vous avez vingt issues… À votre place, en une semaine j’aurais vingt mille roubles…

 

Il fait quelques pas.

 

CHABELSKI, le suivant. – Comment ça ? Développe.

 

BORKINE – Rien à développer. C’est enfantin… (Il revient sur ses pas.) Nicolaï Alexeïévitch, donnez-moi un rouble.

 

Sans un mot, Ivanov lui tend l’argent.

 

BORKINE – Merci ! (Au comte :) Vous avez encore beaucoup d’atouts en main.

 

CHABELSKI, le suivant. – Voyons, quels atouts ?

 

BORKINE, sortant avec le comte. – À votre place, il me suffirait d’une semaine pour me faire trente mille roubles, sinon plus…

 

IVANOV, après un silence. – Des hommes inutiles, des mots inutiles, des questions absurdes auxquelles il faut répondre. Je suis à bout, docteur, vraiment, j’en suis malade. Je suis devenu irritable, irascible, violent, mesquin, au point que je ne me reconnais plus moi-même. Des jours entiers la tête me fait mal, je souffre d’insomnies, les oreilles me bourdonnent… Mais où fuir ? Je ne vois vraiment pas…

 

LVOV – Nicolaï Alexeïévitch, j’ai besoin de vous parler sérieusement.

 

IVANOV – Allez-y.

 

LVOV – C’est au sujet d’Anna Petrovna. (Il s’assied.) Il est vrai qu’elle refuse d’aller en Crimée ; mais avec vous elle irait.

 

IVANOV, après avoir réfléchi. – Pour partir à deux il faut avoir les moyens. D’ailleurs, je n’obtiendrai pas un nouveau congé, j’en ai déjà pris un cette année…

 

LVOV – Admettons que ce soit vrai. Mais ce n’est pas tout. Le meilleur remède pour un phtisique, c’est le repos absolu ; or, votre femme n’a pas un instant de repos. Votre façon d’agir la bouleverse continuellement. Pardonnez-moi, je vous parle peut-être un peu librement mais je suis très ému et, sincèrement, vous êtes en train de la tuer. (Pause.) Nicolaï Alexeïévitch, laissez-moi croire que vous êtes mieux que ça… !

 

IVANOV – C’est vrai, c’est très vrai… Je suis sans doute très coupable, mais mes pensées sont si confuses, mon âme est comme engourdie ; je ne parviens pas à me comprendre. Je ne comprends ni les autres ni moi-même… (Il jette un regard sur la fenêtre.) On pourrait nous entendre, allons faire quelques pas. (Ils se lèvent.) Je voudrais vous expliquer tout ça, mais c’est une si longue histoire, et si compliquée… Nous en aurions jusqu’au matin. (Ils marchent.) Aniouta est une femme admirable, extraordinaire… Pour moi elle a changé de confession, elle a quitté son père et sa mère, elle a renoncé à la richesse, et si je lui demandais cent autres sacrifices, elle accepterait sans une hésitation. Voilà. Et moi, qui suis-je ? Un homme très quelconque. Quel sacrifice ai-je fait ? Aucun. D’ailleurs, c’est une longue histoire… La morale de ceci, cher docteur, c’est que… (Il hésite.) … que… bref, lorsque je me suis marié, j’étais follement amoureux de ma femme et je jurais de l’aimer pour la vie… Malheureusement… cinq ans ont passé, elle m’aime toujours, et moi… (Il ouvre les bras.) Vous me dites qu’elle va bientôt mourir, et moi je ne ressens ni tendresse ni pitié, mais comme un vide étrange… une grande lassitude. À me regarder de l’extérieur, cela doit être affreux, je le sens : mais je ne comprends pas moi-même ce qui se passe dans mon âme…

 

Ils s’éloignent vers le fond de l’allée.

 

SCÈNE IV

CHABELSKI, ensuite ANNA PETROVNA

 

CHABELSKI, il entre en riant aux éclats. – Parole d’honneur, ce n’est pas un escroc, c’est un penseur, un génie ! On devrait le statufier de son vivant. C’est un condensé de toute la pourriture humaine, avocat, médecin, financier… (Il s’assied sur la première marche du perron.) Et le plus étonnant, c’est qu’il ne semble avoir fait ses études à aucune faculté… Alors, quelle prodigieuse fripouille il aurait pu faire ! « Vous pouvez ramasser vingt mille roubles en une semaine, car vous possédez un dernier atout : votre titre de comte… (Il rit aux éclats.) N’importe quelle fille à dot vous épousera… » (Anna Petrovna ouvre la fenêtre et regarde dans le jardin.) Voulez-vous, me dit-il, que je vous fasse épouser Marfouchka ? Qui est-ce Marfouchka ? Ah ! oui, cette bonne femme, Balabalkina… Babakalkina… celle qui ressemble à une blanchisseuse…

 

ANNA PETROVNA – C’est vous, comte ?

 

CHABELSKI – Qu’est-ce qu’il y a ?

 

Anna Petrovna rit.

 

CHABELSKI, imitant l’accent yiddish. – Pourquoi riez-vous ?

 

ANNA PETROVNA – Je me suis souvenue d’une de vos phrases ; vous savez, ce que vous avez dit pendant le dîner… « Un voleur pardonné, un cheval… » Comment est-ce déjà ?

 

CHABELSKI – Un juif baptisé, un voleur acquitté, un cheval retapé, c’est le même prix.

 

ANNA PETROVNA – Pourquoi faut-il que vos plaisanteries soient toujours perfides ? Vous êtes un homme méchant. Je parle sérieusement, comte, vous êtes très méchant. On est mal à l’aise avec vous. Il faut sans cesse que vous récriminiez, que vous rabaissiez vos semblables qui ne sont pour vous que des scélérats ou des imbéciles. Dites-moi franchement : vous est-il jamais arrivé de dire du bien de quelqu’un ?

 

CHABELSKI – Qu’est-ce que c’est que cette enquête ?

 

ANNE PETROVNA – Voilà cinq ans que nous vivons sous le même toit, et pas une seule fois je ne vous ai entendu parler des hommes sans fiel ni dérision. Quel mal vous ont-ils fait ? Vous croyez-vous meilleur que les autres ?

 

CHABELSKI – Mais pas du tout. Je suis un vaurien, un cochon, comme tout le monde. Une lavette avec une grande gueule. Je ne cesse de me sermonner, croyez-moi. Qui suis-je ? Qu’est-ce que je représente ? J’ai été riche, libre, assez heureux, et maintenant… Un parasite, un pique-assiette, un bouffon sans visage à lui. Il m’arrive de crier à haute voix mon indignation pour cet homme, mon mépris. Alors les gens se mettent à rire et moi je ris avec eux ; et voilà qu’on secoue tristement la tête et qu’on dit : « Il est maboule, le vieux »… Mais le plus souvent on ne m’entend pas, on ne me remarque pas…

 

ANNE PETROVNA, calmement. – La voilà qui crie encore…

 

CHABELSKI – Qui ça ?

 

ANNA PETROVNA – La chouette. Tous les soirs elle crie.

 

CHABELSKI – Laissez-la crier. Au point où en sont les choses… (Il s’étire.) Ah ! Sarah de mon cœur, si je pouvais gagner cent ou deux cent mille roubles, je vous montrerais comment il faut vivre. Pfuitt… ! Envolé ! Loin de ce trou et de l’assiette du pauvre ; jusqu’au jugement dernier vous ne me reverriez.

 

ANNA PETROVNA – Et où iriez-vous ?

 

CHABELSKI, après réflexion. – Je commencerais par aller à Moscou, pour entendre chanter les tziganes. Ensuite… ensuite, tout droit à Paris. Je louerais un appartement, j’irais à l’église russe…

 

ANNA PETROVNA – Et puis ?

 

CHABELSKI – Je passerais mes journées sur la tombe de ma femme, à songer. Assis sur la tombe, jusqu’à ce que je crève. Ma femme est enterrée à Paris.

 

Pause.

 

ANNA PETROVNA – Quel ennui. On reprend le duo, voulez-vous ?

 

CHABELSKI – Bon, préparez la partition.

 

SCÈNE V

CHABELSKI, IVANOV, et LVOV.

 

IVANOV, apparaissant dans l’allée avec Lvov. – Vous, mon cher, vous n’avez achevé vos études que l’année dernière, vous êtes encore plein de jeunesse, de fraîcheur, et moi, j’ai trente-cinq ans. J’ai le droit de vous donner des conseils. N’épousez ni des juives, ni des cérébrales, ni des bas-bleus ; trouvez-vous plutôt un article courant, quelconque, terne et sans relief. D’une manière générale, bâtissez toute votre vie sur la médiocrité. Plus c’est médiocre, mieux ça vaut. Et surtout, mon cher, ne vous battez pas un contre mille, n’attaquez pas les moulins à vent, ne vous fracassez pas la tête contre les murs… N’essayez pas d’appliquer de nouveaux systèmes économiques, d’ouvrir des écoles pour les enfants du peuple… Évitez les discours enflammés. Rentrez bien sagement dans votre coquille et attelez-vous à la petite tâche que le destin vous a dévolue… C’est plus honnête, plus sain et plus confortable, croyez-moi. Vous n’imaginez pas combien ma vie a été épuisante !… Mon Dieu, que d’erreurs, d’injustices, d’absurdités… (Il aperçoit le comte ; avec violence :) Tu es toujours dans mes jambes, toi ! Impossible de parler seul à seul !

 

CHABELSKI, d’une voix geignarde. – Que le diable m’emporte, partout je suis de trop…

 

Il se lève brusquement et rentre dans la maison.

 

IVANOV, criant derrière lui. – Pardonne-moi… pardonne-moi… ! (À Lvov :) Pourquoi l’ai-je blessé ? Je suis vraiment détraqué. Il faut faire quelque chose… il faut…

 

LVOV, avec agitation. – Nicolaï Alexeïévitch, depuis un moment je vous écoute et… pardonnez-moi, si je vous parle avec franchise, mais sans tenir compte de ce que vous dites, votre voix, votre ton, trahissent tant d’égoïsme, d’insensibilité, tant de froide indifférence… Un être qui vous est proche est en train de mourir, ses jours sont comptés, et vous ne manifestez aucune émotion, vous trouvez la force de vous promener, de pérorer, de… de pontifier… Je m’exprime mal, je n’ai pas le don de la parole, mais… mais vous m’êtes profondément antipathique !…

 

IVANOV – Évidemment… évidemment… Vous voyez mieux de l’extérieur… vous pouvez mieux juger. C’est probablement ma faute, ma très grande faute… (Il tend l’oreille.) On dirait que les chevaux sont là. Je vais m’habiller… (Il va jusqu’à la maison, s’arrête, se retourne vers Lvov.) Vous ne m’aimez pas, docteur, et vous ne vous en cachez pas. Cela fait honneur à votre cœur…

 

Il entre dans la maison.

 

LVOV, seul. – Quel maudit caractère !… Une fois de plus j’ai laissé passer l’occasion de lui parler comme il faudrait. Je ne parviens pas à garder mon calme avec lui. J’ouvre la bouche, je veux parler, mais je suffoque dès les premiers mots, mon cœur bat à tout rompre, je reste muet, et pourtant de toute mon âme, je hais ce tartufe, ce faussaire de sentiments nobles… Il s’en va, voyez-vous… Pour cette pauvre femme, tout le bonheur est de l’avoir à côté d’elle, elle ne vit que par lui, elle le supplie de passer avec elle ne fût-ce qu’une soirée, et lui… il ne peut pas… il est à l’étroit à la maison, voyez-vous, il étouffe. Si ce soir il devait rester chez lui, d’ennui il se tirerait une balle dans la tête. Le pauvre homme… il a besoin d’espace pour élaborer ses plans sordides… Oh ! je sais bien pourquoi tu te rends tous les soirs chez ces Lébédev, je le sais bien !

 

SCÈNE VI

LVOV, IVANOV en manteau et en chapeau, CHABELSKI et ANNE PETROVNA

 

CHABELSKI, sortant de la maison avec Ivanov et Anna Petrovna. – Enfin, Nicolas, c’est inhumain… ! Tous les soirs tu nous laisses seuls. Nous en sommes réduits à nous mettre au lit à huit heures. Ce n’est pas une vie, c’est dégoûtant. Pourquoi as-tu le droit de sortir, et pas nous, dis, pourquoi ?

 

ANNA PETROVNA – Comte, laissez-le. Qu’il s’en aille…

 

IVANOV, à sa femme. – Tu voudrais sortir, malade comme tu es ? Il ne faut pas que tu quittes la maison après le coucher du soleil… Tiens, demande au docteur. Tu n’es pourtant plus un enfant. Allons, Aniouta, sois raisonnable… (Au comte :) Et toi, qu’est-ce que tu veux ?

 

CHABELSKI – Je suis prêt à aller au diable, à me jeter dans la gueule d’un crocodile pourvu que je ne reste pas ici. Je m’ennuie ! Je suis abruti par l’ennui et j’abrutis tout le monde. Tu me laisses à la maison pour la distraire, et moi, je l’assomme, je l’exaspère.

 

ANNA PETROVNA – Laissez-le, comte, laissez-le ! Qu’il y aille puisqu’il s’y amuse.

 

IVANOV – En voilà des réflexions ! Tu sais très bien, Aniouta, que ce n’est pas pour m’amuser que j’y vais. Il faut que je discute cette affaire de traite.

 

ANNA PETROVNA – Je ne comprends pas pourquoi tu cherches à te justifier ? Vas-y, qui t’en empêche ?

 

IVANOV – Ah ! je vous en prie, assez de jérémiades ! Je trouve cette scène parfaitement déplacée.

 

CHABELSKI, d’une voix lamentable. – Nicolaï, mon ami, je t’en supplie, emmène-moi là-bas ! J’y verrai des filous et des imbéciles, cela me distraira peut-être. Depuis Pâques je ne suis pas sorti.

 

IVANOV, irrité. – Bon, viens ! Ah ! ce que j’en ai assez de vous tous !

 

CHABELSKI – Oui ? Merci, merci !… (Il prend Ivanov gaiement par le bras et l’entraîne à l’écart.) Tu permets que je mette ton chapeau de paille ?

 

IVANOV – Oui, mais je t’en prie, dépêche-toi !

 

Le comte entre en courant dans la maison.

 

IVANOV – Ne plus les voir, ne plus les voir ! Mon Dieu, qu’est-ce que je raconte, moi ? Pardonne-moi, Aniouta, je te parle sur on ton impossible. Jamais cela ne m’est arrivé. Enfin… adieu, je rentrerai vers une heure.

 

ANNA PETROVNA – Kolia, mon chéri, reste à la maison !

 

IVANOV, avec agitation. – Ma chérie, mon amie, ma pauvre petite, je t’en supplie, ne m’empêche pas de sortir le soir. C’est cruel, c’est injuste de ma part, mais permets-moi de commettre cette injustice. La maison me pèse tellement ! Dès que le soleil se couche, mon âme est à la torture, je suis pris d’angoisse ; ne me demande pas pourquoi, je n’en sais rien. La maison m’est insupportable, je cours chez les Lébédev, et, une fois là-bas, c’est encore pire ; je rentre, et, de nouveau, l’angoisse me saisit, et ainsi toute la nuit… C’est à désespérer.

 

ANNA PETROVNA – Kolia… si tu essayais de rester quand même !… Nous causerons comme jadis… nous dînerons ensemble, puis nous ferons la lecture… Le vieux grognon et moi, nous avons étudié pour toi des tas de duos, tu verras… (Elle l’entoure de ses bras.) … Reste !… (Pause.) Je ne te comprends pas. Comme tu as changé depuis un an. Pourquoi ?

 

IVANOV – Je ne sais pas, je ne sais pas…

 

ANNA PETROVNA – Et pourquoi ne veux-tu pas que je sorte avec toi le soir ?

 

IVANOV – Tu tiens à le savoir ? Eh bien, je vais te le dire. C’est plutôt cruel, mais je préfère m’expliquer… Lorsque je suis tourmenté, je… je cesse de t’aimer. Je ne peux plus te supporter. Bref, il faut que je m’éloigne de la maison.

 

ANNA PETROVNA – Tu es tourmenté ? Je comprends, je comprends… Sais-tu, Kolia ? essaie donc de chanter, de rire, de te fâcher comme autrefois… Reste, nous allons bien rire, nous boirons des liqueurs et en un instant ton angoisse s’envolera. Veux-tu que je chante ? Ou bien, allons nous asseoir dans ton bureau, dans le noir, comme avant, et tu m’ouvriras ton cœur… Tu as des yeux si douloureux ! Je plongerai mon regard dans tes yeux et je pleurerai, et tous les deux nous serons soulagés… (Elle pleure et rit en même temps.) À moins que… comment est-ce déjà, Kolia ? « Les fleurs renaissent chaque printemps, mais pas les joies. » C’est bien ça ?… oui ?… Eh bien, pars, pars…

 

IVANOV – Prie le bon Dieu pour moi, Aniouta ! (Il fait quelques pas, s’arrête, hésite.) Non, je ne peux pas !

 

Il sort.

 

ANNA PETROVNA – Pars…

 

Elle s’assied devant la table.

 

LVOV, arpentant la scène. – Anna Petrovna, faites-vous une règle : à six heures, vous devez rentrer et ne plus sortir jusqu’au matin. L’air du soir est humide, c’est très mauvais pour vous.

 

ANA PETROVNA – À vos ordres.

 

LVOV – Je ne plaisante pas, vous savez. C’est très sérieux !

 

ANNE PETROVNA – Et moi, je ne veux pas être sérieuse.

 

Elle tousse.

 

LVOV – Ça y est, vous voyez bien, vous toussez déjà.

 

SCÈNE VII

LVOV, ANNA PETROVNA et CHABELSKI

 

CHABELSKI, sortant de la maison avec un manteau et un chapeau. – Mais où est Nicolaï ? Les chevaux sont prêts ? (Il baise la main d’Anna Petrovna.) Bonne nuit, ma charmante ! (Bouffonnant, avec l’accent yiddish :) Aï-waï, che fous demante bardon !

 

Il sort vivement.

 

LVOV – Pitre !

 

Pause. On entend les sons lointains d’un accordéon.

 

ANNE PETROVNA – Quel ennui !… Les cochers et les cuisinières se donnent un bal, et moi… moi… comme une abandonnée… Ievguéni Constantinovitch, où courez-vous ? Venez ici, asseyez-vous.

 

Un silence.

 

LVOV – Je ne peux pas rester assis.

 

ANNA PETROVNA – À la cuisine, on joue « Le canari ».

 

Elle chante :

 

Canari, d’où viens-tu là ?

J’ai lampé de la vodka.

 

Un silence.

 

Docteur, vous avez vos parents ?

 

LVOV – Mon père est mort, j’ai encore ma mère.

 

ANNA PETROVNA – Vous vous ennuyez d’elle ?

 

LVOV – Je n’en ai pas le temps.

 

ANNA PETROVNA, elle rit. – « Les fleurs renaissent chaque printemps… mais pas les joies. » Qui donc m’a appris cette phrase ? Voyons… Je crois bien que c’est Nicolaï… (Elle écoute.) De nouveau la chouette qui crie.

 

LVOV – Laissez-la crier !

 

ANNA PETROVNA – Savez-vous, docteur, je commence à croire que le destin m’a roulée. Il y a un tas de gens qui peut-être ne valent pas mieux que moi et qui cependant connaissent le bonheur sans avoir rien déboursé. Et moi, j’ai payé pour tout, absolument pour tout… et cher ! Pourquoi me réclamer maintenant de si gros intérêts ?… Mon ami, pourquoi toutes ces précautions avec moi, cette conspiration du silence autour de mon état ? Pensez-vous que j’ignore ma maladie ? Je la connais parfaitement. D’ailleurs, c’est un sujet ennuyeux… (Prenant l’accent yiddish :) Che fous temante bardon ! Vous connaissez des histoires amusantes ?

 

LVOV – Non.

 

ANNA PETROVNA – Nicolaï en connaît, lui. Et puis, je commence à m’étonner de toute cette injustice : pourquoi l’amour ne répond-il pas à l’amour ? pourquoi paye-t-on la vérité par le mensonge ? Dites ? Combien de temps encore mon père et ma mère me haïront-ils ? Ils habitent à cinquante verstes d’ici, et moi, je sens leur haine nuit et jour, même en dormant. Et comment voulez-vous que j’interprète l’angoisse de Nicolaï ? Il dit qu’il cesse de m’aimer quand vient le soir. Je le comprends et je l’admets ; mais, supposez qu’il cesse de m’aimer tout à fait ! Évidemment, c’est impossible, mais si… tout de même… ? Non, non, il ne faut pas y penser… (Elle chante :) « Canari, d’où viens-tu là ? »… (Elle frissonne.) Quelles affreuses pensées ! Vous n’êtes pas marié, docteur, il y a bien des choses que vous ne pouvez comprendre…

 

LVOV – Vous vous étonnez… (Il s’assied à côté d’elle.) Sachez que moi aussi bien des choses m’étonnent. Par exemple, expliquez-moi, faites-moi comprendre comment, vous, une femme intelligente, honnête, presque une sainte, vous avez pu vous tromper aussi grossièrement, et vous laisser cloîtrer dans ce nid à chouettes ? Que faites-vous ici ? Qu’avez-vous de commun avec cet homme froid, insensible ?… Mais laissons votre mari ! – Qu’avez-vous de commun avec ce milieu insignifiant, vulgaire ? Mon Dieu, mon Dieu !… Ce comte toqué, rouillé, qui ne cesse de grogner, cet aigrefin de Micha, roi des escrocs, avec sa trogne de voyou… Vous, ici !… Comment est-ce possible… ?

 

ANNA PETROVNA, riant. – Lui aussi disait cela autrefois… Mot pour mot… Mais ses yeux sont plus grands que les vôtres, et lorsqu’il parlait avec flamme, ils brûlaient comme des charbons ardents… Parlez, parlez !…

 

LVOV, il se lève et fait un geste de la main. – À quoi bon ? Allons, rentrez !

 

ANNE PETROVNA – Vous dites du mal de Nicolaï, il est ceci, il est cela… Vous croyez le connaître ? Comment peut-on connaître quelqu’un en six mois ? Non, docteur, c’est un homme remarquable et je regrette que vous ne l’ayez pas connu il y a deux ou trois ans. À présent il est mélancolique, taciturne, il n’a de goût pour rien, mais avant… ah ! qu’il était magnifique ! Je me suis mise à l’aimer dès le premier regard. (Elle rit.) Je l’ai regardé, et pan, la souricière. Il m’a dit : « Viens ! » et je me suis détachée du monde où je vivais, comme une feuille morte se détache de la branche… pour le suivre… (Pause.) … Et maintenant, ce n’est plus la même chose… Maintenant, il s’en va chez les Lébédev, pour se distraire avec d’autres femmes, et moi… je suis clouée dans ce jardin et j’écoute le cri de la chouette… (On entend la claquette du gardien de nuit.) Docteur, vous n’avez pas de frères ?

 

LVOV – Non.

 

Anna Petrovna éclate en sanglots.

 

LVOV – Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui vous prend ?

 

ANNA PETROVNA, elle se lève. – Je ne peux pas, docteur… Il faut que j’aille là-bas…

 

LVOV – Où donc ?

 

ANNA PETROVNA – Là-bas… avec lui… J’y vais… faites atteler les chevaux !

 

Elle court vers la maison.

 

LVOV – Eh bien, non ! Je refuse absolument de vous soigner dans ces conditions ! Non seulement on ne me paye pas un kopek, mais encore on me fait perdre la tête… J’en ai assez !…

 

Il entre dans la maison.

 

ACTE II

La salle de bal dans la maison des Lébédev. Au fond, sortie vers le jardin ; à droite et à gauche, des portes. Mobilier ancien et cossu. Lustres, candélabres et tableaux, le tout couvert de housses.

 

SCÈNE PREMIÈRE

ZINAÏDA SAVICHNA, KOSSYKH, AVDOTIA NAZAROVNA, IÉGOROUCHKA, GAVRILA, LA FEMME DE CHAMBRE, VIEILLES FEMMES, INVITÉS, JEUNES FILLES, BABAKINA

 

Zinaïda Savichna est assise sur le divan. De chaque côté, les dames âgées dans des fauteuils. Les jeunes filles et les jeunes gens sont installés sur des chaises. Au fond, près de la sortie donnant sur le jardin, on joue aux cartes. Parmi les joueurs : Kossykh, Avdotia Nazarovna et Iégorouchka. Gavrila se tient près de la porte à droite ; la femme de chambre sert des sucreries sur un plateau. Pendant tout l’acte, les invités entrent ou sortent par la porte de droite.

 

Babakina entre par cette porte et se dirige vers Zinaïda Savichna.

 

ZINAÏDA SAVICHNA, joyeusement. – Marfa Iégorovna, ma petite âme…

 

BABAKINA – Bonjour, Zinaïda Savichna ! J’ai l’honneur de vous présenter mes compliments à l’occasion de la nouvelle née… (Elles s’embrassent.) Que Dieu lui accorde…

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Merci, ma chérie, je suis si contente… Eh bien, comment va la santé ?

 

BABAKINA – Vous êtes trop aimable. (Elle s’assied sur le divan.) Bonjour, jeunes gens !…

 

Les invités se lèvent et saluent.

 

PREMIER INVITÉ, riant. – Jeunes gens ?… Seriez-vous donc vieille ?

 

BABAKINA, soupirant. – Nous ne sommes plus une jeunesse…

 

PREMIER INVITÉ, riant avec componction. – Allons donc, vous n’y pensez pas !… Vous êtes veuve pour l’état civil, mais vous pouvez rendre des points à n’importe quelle demoiselle.

 

Gavrila sert du thé à Babakina.

 

ZINAÏDA SAVICHNA, à Gavrila. – Comment sers-tu ? Apporte donc des confitures. Des groseilles à maquereaux, par exemple…

 

BABAKINA – Ne vous mettez pas en frais. Merci grandement.

 

Pause.

 

PREMIER INVITÉ – C’est par Mouchkino que vous êtes venue, Marfa Iégorovna ?

 

BABAKINA – Non, par Zaïmistché. La route est meilleure.

 

PREMIER INVITÉ – Bien sûr.

 

KOSSYKH – Deux piques !

 

IÉGOROUCHKA – Je passe.

 

AVDOTIA NAZAROVNA – Je passe.

 

SECOND INVITÉ – Je passe.

 

BABAKINA – À propos, Zinaïda Savichna, l’emprunt s’est remis à monter drôlement. Jamais vu ça : le premier emprunt est déjà coté deux cent soixante-dix et le second presque deux cent cinquante… C’est pas croyable !

 

ZINAÏDA SAVICHNA, avec un soupir. – Tant mieux pour celui qui en a beaucoup…

 

BABAKINA – Pas sûr, ma chérie ; bien que le cours soit élevé, ce n’est pas avantageux d’immobiliser son capital. Rien que l’assurance vous mettra sur la paille.

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Pour être juste, c’est juste, et pourtant, ma chère, on espère toujours… (Elle soupire.) Le Seigneur est miséricordieux…

 

TROISIÈME INVITÉ – En ce qui me concerne, mesdames, selon mon raisonnement, par le temps qui court, ce n’est pas du tout avantageux de posséder un capital. Les titres donnent bien peu de dividendes et spéculer est extrêmement dangereux. À mon point de vue, mesdames, celui qui par le temps qui court possède un capital, se trouve dans une situation plus critique, mesdames, que celui qui…

 

BABAKINA, soupirant. – C’est juste !

 

Le premier invité bâille.

 

BABAKINA – Est-ce que ça se fait de bâiller devant des dames ?

 

PREMIER INVITÉ – Pardon, mesdames, c’est par inadvertance.

 

Zinaïda Savichna se lève et sort par la porte de droite ; un long silence.

 

IÉGOROUCHKA – Deux carreaux !

 

AVDOTIA NAZAROVNA – Je passe.

 

SECOND INVITÉ – Je passe.

 

KOSSYKH – Je passe.

 

BABAKINA, à part. – Mon Dieu, c’est à mourir d’ennui !

 

SCÈNE II

LES MÊMES, ZINAÏDA SAVICHNA et LÉBÉDEV

 

ZINAÏDA SAVICHNA, entrant par la porte de droite avec Lébédev. À voix basse. – Pourquoi t’es-tu installé là-bas ? En voilà une prima donna ! Reste avec les invités !

 

Elle reprend sa place.

 

LÉBÉDEV, bâillant. – Pitié pour nous, pauvres pécheurs ! (Il aperçoit Babakina.) Quelle bonne surprise ! Mais la voilà ! Ma petite marmelade, mon rahat-loukoum ! (Il la salue.) Comment va cette précieuse santé ?…

 

BABAKINA – Vous êtes bien aimable.

 

LÉBÉDEV – Que Dieu soit loué… Que Dieu soit loué ! (Il s’assied dans un fauteuil.) Bon, bon… Gavrila !

 

Gavrila lui sert un petit verre d’eau-de-vie et un verre d’eau.

 

PREMIER INVITÉ – À la bonne vôtre !

 

LÉBÉDEV – N’en demandons pas trop !… Heureux déjà si la crevaison nous épargne… (À sa femme :) Zizi, comment va notre nouvelle née ?

 

KOSSYKH, pleurnichant. – Expliquez-moi ça : comment se fait-il qu’on n’ait pas fait une levée ? (Il se lève brusquement.) Le diable m’emporte si je comprends comment nous avons pu perdre !

 

AVDOTIA NAZAROVNA, se levant brusquement, en colère. – Mais parce que tu ne sais pas jouer, mon petit père ; alors reste chez toi. Pourquoi joues-tu dans leur couleur ? Quand on a un as on ne le met pas en conserve…

 

Tous deux quittent la table et descendent en courant vers l’avant-scène.

 

KOSSYKH, pleurnichant. – Permettez… J’ai à cœur : l’as, le roi, la dame… j’ai l’as de pique sec, mais aussi, hé oui, hé oui, voyez-vous, ce petit carreau… et c’est à cause de lui que je ne pouvais pas annoncer le petit chelem… J’ai dit : sans atout !…

 

AVDOTIA NAZAROVNA, l’interrompant. – C’est moi qui ai dit : sans atout ! Toi tu as dit après : deux sans atout…

 

KOSSYKH – C’est révoltant !… Permettez… vous aviez… j’ai eu… vous avez eu… (À Lébédev :) Jugez vous-même, Pavel Kirillytch… J’ai à cœur : l’as, le roi, la dame…

 

LÉBÉDEV, se bouchant les oreilles. – Fiche-moi la paix, de grâce… fiche-moi la paix !…

 

AVDOTIA NAZAROVNA, criant. – C’est moi qui ai dit sans atout !

 

KOSSYKH, féroce. – Que je dois pendu et anathème si je rejoue jamais avec cet esturgeon !

 

Il s’en va rapidement dans le jardin. Le deuxième invité le suit. Iégorouchka reste seul devant la table.

 

AVDOTIA NAZAROVNA – Ouf !… Je suis en nage… Esturgeon !… Esturgeon toi-même !

 

BABAKINA – Vous êtes un petit peu soupe au lait, grand-mère…

 

AVDOTIA NAZAROVNA, elle aperçoit Babakina et joint les mains. – Ma charmante, ma jolie… Elle est là… et moi, poule myope, je ne la vois pas… Ma colombe… (Elle lui embrasse l’épaule et s’assied à côté d’elle.) Quelle joie ! Laisse-moi te regarder, mon cygne blanc. (Elle crache trois fois derrière son épaule gauche.) Tffou, tffou, tffou… contre le mauvais œil !…

 

LÉBÉDEV – Et allez donc ! Regardez-la faire !… Trouve-lui plutôt un fiancé…

 

AVDOTIA NAZAROVNA – Mais j’en trouverai un ! Pécheresse que je suis, je ne m’étendrai pas dans le cercueil sans les avoir mariées, elle et Sachenka… Non, je ne m’étendrai pas dans le cercueil… (Elle soupire.) Seulement, voilà… au jour d’aujourd’hui les fiancés se font rares. Regardez-les : tous des poules mouillées !…

 

TROISIÈME INVITÉ – Comparaison malencontreuse. À mon point de vue, mesdames, si actuellement les jeunes gens préfèrent demeurer célibataires, la faute en est, pour ainsi dire, aux conditions sociales…

 

LÉBÉDEV – Assez… assez… pas de philosophie… Je déteste ça !…

 

SCÈNE III

LES MÊMES et SACHA

 

SACHA, elle entre et se dirige vers son père. – Il fait si beau, et vous, vous restez là, à étouffer.

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Tu ne vois donc pas Marfa Iégorovna, Sachenka ?

 

SACHA – Pardonnez-moi.

 

Elle va vers Babakina et la salue.

 

BABAKINA – T’es bien fière ce soir, Sachenka ! t’aurais pu venir me voir avant. (Elles s’embrassent.) Mes félicitations, ma petite âme…

 

SACHA – Merci.

 

Elle s’assied à côté de son père.

 

LÉBÉDEV – Oui, Avdotia Nazarovna, ce n’est pas facile aujourd’hui avec les fiancés. Je dis les fiancés, mais on ne trouve même plus de garçons d’honneur convenables. La jeunesse moderne, sans vouloir l’offenser, est, comment dire, que Dieu me pardonne, éventée, une vraie piquette. Ils ne savent rien faire convenablement : ni danser, ni avoir une conversation, ni boire un coup…

 

AVDOTIA NAZAROVNA – Ils savent bien boire, allez, quand on leur offre…

 

LÉBÉDEV – Boire !… la belle affaire !… Les chevaux aussi savent boire… Non, il faut savoir s’y prendre… De mon temps, par exemple, on bûchait toute la journée à l’Université, mais dès que le soir venait, on allait chez n’importe qui et jusqu’à l’aube, on tournait comme des toupies… et je te danse… et je te fais rigoler les filles… et ce truc-là. (Il se donne une chiquenaude sur le cou.) On racontait des blagues, on faisait de la philosophie jusqu’à ce que la langue ait des crampes… Alors que ceux d’aujourd’hui… (il fait un geste de la main) … je n’y comprends rien… De vraies chiffes… Dans tout le district, il y a un seul gars qui vaille quelque chose ; mais il est marié (il soupire) et je crois qu’il est en train de devenir enragé…

 

BABAKINA – Qui ça ?

 

LÉBÉDEV – Nicolacha Ivanov.

 

BABAKINA – Oui, c’est un homme bien (elle fait une grimace) … pas très heureux…

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Comment voulez-vous qu’il soit heureux, ma petite âme ? (Elle soupire.) En voilà un qui s’est trompé… Il a épousé sa youpine, il comptait, le pauvre, ramasser la grosse galette, et ça a été juste le contraire… Les beaux-parents ne veulent plus voir leur fille depuis qu’elle s’est convertie, ils l’ont maudite. Il n’y a pas eu un kopek de dot. Maintenant il s’en mord les doigts, mais c’est trop tard…

 

SACHA – Maman, ce n’est pas vrai.

 

BABAKINA, avec ardeur. – Comment, pas vrai, Sachenka ? Tout le monde est au courant. S’il n’y avait pas d’intérêt, à quoi bon épouser une juive ? Est-ce qu’il n’y a pas assez de Russes ? Il s’est trompé, ma petite âme, il s’est trompé… (Vivement :) Mais à présent, qu’est-ce qu’il lui passe, Seigneur ! C’est à crever de rire. Dès qu’il rentre à la maison, ça commence : « Tes parents sont des escrocs, fiche-moi le camp d’ici ! » Et où pourrait-elle aller ? Ses parents ne la recevront pas ; elle serait prête à se placer comme femme de chambre, mais on ne lui a pas appris à travailler… Il lui en fait voir de toutes les couleurs, jusqu’au moment où le comte prend sa défense. Sans le comte, il lui aurait fait passer le goût du pain depuis longtemps.

 

AVDOTIA NAZAROVNA – Ou alors, il l’enferme dans la cave et il lui donne des noms d’oiseau : « Bouffe de l’ail, toi… » Et elle en bouffe jusqu’à n’en plus pouvoir…

 

Rires.

 

SACHA – Papa, ce sont des mensonges !

 

LÉBÉDEV – Et après ? Laisse-les donc dire leurs bêtises… (Il crie :) Gavrila !

 

Gavrila lui sert la vodka et l’eau.

 

ZINAÏDA SAVICHNA – C’est pour ça qu’il s’est ruiné, le pauvre. Ses affaires sont en pleine déconfiture, ma petite âme. Si Borkine ne gérait pas le domaine il pourrait crever de faim avec sa youpine. (Elle soupire.) Par malheur, c’est nous qui payons les pots cassés, ma petite âme. Dieu seul sait ce que nous y avons perdu ! Croyez-vous, ma chère, depuis trois ans il nous doit neuf mille roubles !

 

BABAKINA, horrifiée. – Neuf mille !…

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Comme je vous le dis. Grâce à notre cher Pavel, incapable de discerner un emprunteur solvable d’un tapeur à fonds perdus. Le capital, passe encore, si au moins il payait les intérêts régulièrement.

 

SACHA, avec chaleur. – Maman, vous l’avez déjà dit mille fois !

 

AVDOTIA NAZAROVNA – Est-ce que cela te regarde ? Pourquoi prends-tu sa défense ?

 

SACHA, se levant. – Comment osez-vous parler ainsi d’un homme qui ne vous a fait aucun mal ? Dites, qu’est-ce qu’il vous a fait ?

 

TROISIÈME INVITÉ – Alexandra Pavlovna, permettez-moi de dire mon mot : j’ai de l’estime pour Nicolaï Alexeïévitch, c’est sans aucun doute un honnête homme, mais, entre nous, j’ai la conviction que c’est un combinard.

 

SACHA – Tiens !

 

TROISIÈME INVITÉ – À preuve un fait que m’a transmis son attaché ou, pour ainsi dire, son cicérone, Borkine. Il y a deux ans, pendant l’épizootie bestiale, il a acheté du bétail, l’a fait assurer…

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Mais oui, mais oui, mais oui, je m’en souviens. À moi aussi on me l’a raconté.

 

TROISIÈME INVITÉ – Vous comprenez bien, il l’a fait assurer, puis il l’a contaminé avec la peste et a touché l’assurance.

 

SACHA – Mais c’est inepte, inepte ! Personne n’a acheté de bétail ni ne l’a contaminé ! C’est Borkine qui a eu l’idée de ce projet et qui s’en est vanté à droite et à gauche. Quand Ivanov l’a appris, il est resté deux semaines sans adresser la parole à Borkine. Le seul tort d’Ivanov est d’être faible, de ne pas avoir le courage de mettre ce Borkine à la porte. Sa faute est d’être trop crédule. On l’a pillé, on l’a dépouillé de tout ce qu’il possédait, chacun s’engraisse de son travail et de ses entreprises généreuses.

 

LÉBÉDEV – Sachenka, comme tu t’emballes !

 

SACHA – Mais pourquoi dire des inepties ? C’est lassant à la fin. Ivanov, Ivanov, Ivanov, il n’y a pas d’autre thème ! (Elle se dirige vers la porte et revient sur ses pas.) Vous m’étonnez. (Aux jeunes gens :) Vraiment, vous m’étonnez par votre patience, messieurs ! Cela ne vous fatigue donc pas de rester comme ça ? L’air lui-même est figé d’ennui ! Dites donc quelque chose, amusez les jeunes filles, bougez ! Et si vous n’avez pas d’autre sujet qu’Ivanov, riez, chantez, dansez, au moins…

 

LÉBÉDEV – Passe-leur un bon savon, vas-y !

 

SACHA – Écoutez, faites-moi ce plaisir ! Si vous n’avez pas envie de danser, de rire, de chanter, si tout cela vous ennuie, eh bien, je vous en prie, je vous en supplie, au moins pour une fois, par extraordinaire, pour étonner, pour divertir, rassemblez toutes vos forces et tous ensemble inventez quelque chose de spirituel, de brillant, que ce soit insolent, vulgaire, peu importe, mais que ce soit amusant, neuf ! Ou bien, alors, faites quelque chose de plus modeste, insignifiant même, mais arrangez-vous pour que, de loin, cela puisse passer pour une action d’éclat. Vous cherchez à plaire, n’est-ce pas ? Alors, qu’attendez-vous ? Ah ! messieurs, vous n’y êtes pas, non, ce n’est pas ça, pas ça, pas ça ! À vous regarder, les mouches crèvent, les lampes se mettent à fumer, ce n’est pas ça… je vous l’ai dit mille fois et je vous le répète encore, ce n’est pas ça, pas ça, pas ça !…

 

SCÈNE IV

LES MÊMES, IVANOV et CHABELSKI

 

CHABELSKI, entrant avec Ivanov par la porte de droite. – Qui est-ce qui déclame ici ? C’est vous, Sachenka ? (Il éclate de rire et lui serre la main.) Tous mes vœux, mon ange. Que le Seigneur vous fasse mourir le plus tard possible et qu’il vous épargne de naître une seconde fois.

 

ZINAÏDA SAVICHNA, joyeusement. – Nicolaï Alexeïévitch, comte… !

 

LÉBÉDEV – Bah ! Qui vois-je… Comte !

 

Il va à leur rencontre.

 

CHABELSKI, il aperçoit Zinaïda Savichna et Babakina et leur tend les mains. – Deux banques sur un même divan… Quel superbe panorama ! (Il les salue ; à Zinaïda Savichna :) Bonjour, Zizi ! (À Babakina :) Bonjour, mon petit poupon !

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Je suis si heureuse ! Vous vous faites si rare, comte ! (Elle crie :) Gavrila, du thé ! Asseyez-vous, je vous en prie !

 

Elle se lève, sort par la porte de droite et revient aussitôt, très soucieuse. Sacha reprend son ancienne place. Ivanov dit silencieusement bonjour à tout le monde.

 

LÉBÉDEV, à Chabelski. – Quel bon vent t’amène ? Par quel mystère ?… En voilà une surprise ! (Il l’embrasse.) Comte, tu es un vrai brigand ! Les gens comme il faut n’agissent pas ainsi ! (Il le prend par la main et l’entraîne vers la rampe.) Pourquoi ne viens-tu jamais ? Tu nous bats froid ?

 

CHABELSKI – Comment veux-tu que je rapplique ? À cheval sur un bâton ? Je n’ai pas de chevaux et Nicolaï ne m’emmène pas ; il veut que je tienne compagnie à Sarah pour la distraire. Envoie-moi chercher, je viendrai.

 

LÉBÉDEV, il fait un geste de la main. – Évidemment !… Mais Zizi aimerait mieux crever que de faire atteler les chevaux. Mon vieux copain, mon ami, mon meilleur ami, mon fidèle, de toute la vieillerie il n’y a que toi et moi qui ayons survécu.

 

J’aime en toi mes peines anciennes,

Ma jeunesse envolée…

 

Blague à part, je suis prêt à pleurer.

 

Il embrasse le comte.

 

CHABELSKI – Allons, allons, on se croirait dans une cave à vin.

 

LÉBÉDEV – Mon petit vieux, tu ne t’imagines pas combien je m’ennuie de mes amis. Un cafard à se pendre… (À voix basse :) Zizi a fait le vide autour de nous avec sa banque de prêts ; tous les gens bien se sont éclipsés ; tu vois, il ne reste que des Zoulous… des Doudkine, des Boudkine… Enfin, prends le thé…

 

Gavrila sert du thé au comte.

 

ZINAÏDA SAVICHNA, à Gavrila. – Qu’est-ce que c’est que ce service ? Apporte donc de la confiture… Des groseilles à maquereaux, par exemple…

 

CHABELSKI, éclatant de rire, à Ivanov. – Je te l’avais bien dit, hein ? (À Lébédev :) En route, je lui ai parié que dès notre arrivée, Zizi nous offrirait des confitures de groseilles à maquereaux…

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Vous êtes toujours aussi taquin, comte…

 

Elle s’assied.

 

LÉBÉDEV – On en a fait vingt tonneaux, il faut bien les écouler…

 

CHABELSKI, s’installant à côté de la table. – Alors on fait des petits placements, Zizi ? Vous avez bien mis de côté un petit million, hein ?

 

ZINAÏDA SAVICHNA, soupirant. – Bien sûr, pour les gens, nous sommes cousus d’or. L’argent ne tombe pas du ciel. Tout ça, c’est des ragots…

 

CHABELSKI – Comment donc !… Nous savons à quoi nous en tenir… (À Lébédev :) Allons, Pavel… la main sur le cœur… vous avez bien un petit million de côté… ?

 

LÉBÉDEV – Je n’en sais rien. Demande à Zizi…

 

CHABELSKI, à Babakina. – Et notre petit poupon grassouillet aura bientôt, lui aussi, son petit million ! Elle embellit et elle engraisse à vue d’œil ! Ce que c’est que d’avoir beaucoup de galette…

 

BABAKINA – Mille grâces, Excellence, seulement je n’aime guère les railleries.

 

CHABELSKI – Des railleries ? Qu’allez-vous penser, ma chère banque ? C’est tout simplement un cri du cœur que l’excès de la passion me fait monter aux lèvres… Vous et Zizi… mais je vous adore… (Gaiement :) Oh ! ravissement, oh ! extase !… votre vue me transporte et m’enivre !

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Vous êtes toujours le même. (À Iégorouchka :) – Iégorouchka, éteignez les chandelles ! Puisque vous ne jouez pas, à quoi bon les gaspiller ? (Iégorouchka sursaute ; il éteint les chandelles et s’assied. À Ivanov :) Nicolaï Alexeïévitch, comment va votre épouse ?

 

IVANOV – Mal. Aujourd’hui, le docteur m’a dit nettement qu’elle était phtisique…

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Vraiment ? Quelle pitié !… (Elle soupire.) Et nous qui l’aimons tant…

 

CHABELSKI – Bêtises, bêtises, bêtises… aucune phtisie, rien que du charlatanisme médical, un tour de prestidigitation. Notre Esculape tient à nous rendre visite, alors il a inventé la phtisie. Heureusement, le mari n’est pas jaloux. (Ivanov fait un geste d’impatience.) En ce qui concerne Sarah, je ne crois pas un mot de ce qu’il peut dire ou faire. De ma vie je n’ai fait confiance ni aux médecins, ni aux avocats, ni aux femmes. Bêtises, bêtises, charlatanisme et tours de prestidigitation !

 

LÉBÉDEV, à Chabelski. – Tu es un drôle de type, Matveï !… Tu as enfourché le dada de la misanthropie et tu te crois tenu de faire l’idiot. À te regarder tu parais normal, mais dès que tu ouvres la bouche on dirait que tu es pris de coliques…

 

CHABELSKI – Tu voudrais peut-être que j’embrasse tous les salauds et toutes les canailles de la terre ?

 

LÉBÉDEV – Et où vois-tu des salauds et des canailles ?

 

CHABELSKI – Je ne parle pas des personnes présentes, évidemment… mais pour le reste…

 

LÉBÉDEV – Mais non, mais non… C’est une attitude chez toi…

 

CHABELSKI – Une attitude… Tu as de la chance de n’avoir aucune philosophie.

 

LÉBÉDEV – Ma philosophie ? La boucler en attendant de crever. C’est ça ma philosophie. Nous autres, vieux frère, nous n’avons plus le temps de faire de la philosophie. Voilà… (Il crie :) Gavrila !

 

CHABELSKI – Assez de Gavrila comme ça ! Regarde seulement la couleur de ton nez !

 

LÉBÉDEV, buvant. – Laisse donc, mon âme… je ne vais pas à une noce.

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Il y a longtemps que le docteur Lvov n’est pas venu nous voir. Il nous a oubliés.

 

SACHA – Ma bête noire. L’honnêteté ambulante. Il ne demandera pas un verre d’eau, il n’allumera pas une cigarette sans faire étalage de son extraordinaire honnêteté. Qu’il parle ou qu’il se taise on peut lire sur son front : « Je suis un homme honnête. » Il est assommant.

 

CHABELSKI – Un médicastre étroit, rectiligne. (Il imite Lvov :) « Place au travail honnête ! » À tout bout de champ on l’entend brailler comme un perroquet, tel un prophète inspiré. Celui qui ne hurle pas est un salaud. Opinions d’ailleurs étonnantes par leur profondeur : si le moujik est aisé et vit convenablement, c’est qu’il est une canaille, un koulak ; je porte une veste de velours et je me fais habiller par un valet, donc je suis une crapule, un esclavagiste. Il est si honnête, si honnête qu’il en pète sur toutes les coutures. Un être supérieur. Il m’impressionne… Ma parole ! À tout instant il faut s’attendre à ce que par devoir il vous tape sur la gueule ou vous traite de salaud.

 

IVANOV – Il me fatigue terriblement ; néanmoins il m’est sympathique ; il a beaucoup de sincérité.

 

CHABELSKI – Belle sincérité ! Hier soir, il s’approche de moi, et de but en blanc : « Comte, vous m’êtes profondément antipathique. » Merci bien ! Et pas comme ça, non, mais avec une violence !… La voix qui tremble, les yeux qui lancent des étincelles, les genoux qui fléchissent… fichue sincérité ! Je lui répugne, je lui suis odieux ? C’est naturel… Mais à quoi bon me le jeter à la face ? Je suis un sale type, d’accord, mais j’ai des cheveux blancs…

 

LÉBÉDEV – C’est bon, c’est bon… toi aussi tu as été jeune, tu dois comprendre.

 

CHABELSKI – Oui, j’ai été jeune et bête, j’ai moi aussi joué les justiciers, j’ai dénoncé les scélérats et les escrocs, mais de ma vie je n’ai dit en face à un voleur : « Tu es un voleur. » On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu. J’ai reçu une bonne éducation. Tandis que lui, votre morticole obtus, il se sentirait au septième ciel et digne de l’admiration universelle, s’il avait l’occasion, au nom des principes et des idéaux humanitaires, de me taper publiquement sur la gueule et de m’allonger sur le carreau.

 

LÉBÉDEV – Tous les jeunes gens ont du tempérament. J’avais un oncle, un hégélien… Il invitait du monde chez lui, et quand la maison était pleine, après avoir bien bu, il montait – vous voyez, comme ça – sur la chaise et se mettait à hurler : « Vous êtes des ignorants ! Forces des ténèbres… Aube de vie nouvelle »… Et patati, et patata… et je te sermonne, et je te sermonne…

 

SACHA – Et les invités ?

 

LÉBÉDEV – Ils ne bronchaient pas… Ils écoutaient… et ils buvaient. D’ailleurs, une fois, je l’ai provoqué en duel… mon propre oncle… À cause de Schopenhauer. Je m’en souviens comme si c’était hier. Voyons : j’étais assis comme ça, comme Matveï, et l’oncle avec feu Guérassime Nilytch se tenaient à peu près là, où se trouve Nicolacha… Tout à coup Guérassime Nilytch pose une question…

 

Entre Borkine.

 

SCÈNE V

LES MÊMES et BORKINE

 

Sur son trente et un, un rouleau à la main, Borkine entre par la porte de droite en sautillant et en chantonnant. Il est accueilli par une rumeur d’approbation.

 

LES JEUNES FILLES – Mikhaïl Mikhaïlovitch !…

 

LÉBÉDEV – Michel Michélévitch ! Toute la terre en parle…

 

CHABELSKI – Âme de la société !

 

BORKINE – Me voici ! (Il s’approche de Sacha en courant.) Noble Signorina, je prends la liberté de féliciter l’univers pour la naissance d’une fleur aussi ravissante… Comme un tribut de mon admiration, je me permets de déposer à vos pieds (il lui tend le rouleau) des fusées de feu d’artifice et des feux de Bengale de ma propre fabrication. Qu’ils illuminent la nuit comme vous illuminez l’obscurité du royaume des ténèbres.

 

Il salue théâtralement.

 

SACHA – Je vous remercie…

 

LÉBÉDEV, éclatant de rire, à Ivanov. – Pourquoi ne mets-tu pas ce Judas à la porte ?

 

BORKINE, à Lébédev. – Mes respects à Pavel Kirillytch ! (à Ivanov :) … au patron !… (Il chante :) Nicolas, le voilà, ha, ha, ha… (Il fait le tour des invités.) À la très respectable Zinaïda Savichna… à la divine Marfa Iégorovna… à la très antique Avdotia Nazarovna… à Son Excellence, le comte…

 

CHABELSKI, riant aux éclats. – Âme de la société… Dès qu’il fait son apparition, l’atmosphère se détend, vous remarquez ?

 

BORKINE – Ouf ! J’en peux plus !… Je crois que j’ai dit bonjour à tout le monde. Eh bien, quoi de neuf ? d’extraordinaire, d’époustouflant ? (Vivement à Zinaïda Savichna :) Écoutez, la maman… sur votre chemin, là, devant… (À Gavrila :) Donne-moi donc du thé, Gavrioucha, mais sans confitures de groseilles à maquereaux ! Donc, sur votre chemin, là-devant, j’ai vu des moujiks cueillir l’osier. Pourquoi n’affermez-vous pas l’oseraie ?

 

LÉBÉDEV, à Ivanov. – Pourquoi ne mets-tu pas ce Judas à la porte ?

 

ZINAÏDA SAVICHNA, effrayée. – C’est pourtant vrai. L’idée ne m’en est pas venue…

 

BORKINE, faisant de la gymnastique avec ses bras. – Je ne peux pas vivre sans exercice… Qu’est-ce que je pourrais bien faire comme acrobatie ? Hein, la maman ? Marfa Iégorovna, je suis d’attaque… je suis en pleine forme ! (Il chante :) « Me voici devant toi… »

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Organisez quelque chose, tout le monde s’ennuie.

 

BORKINE – Ça m’en a l’air. Mesdames, messieurs, je vous trouve sinistres ; de vrais jurés d’assises !… Allons, on va inventer quelque chose. À quoi voulez-vous jouer ? Aux gages, à la ficelle, à la main chaude ? Voulez-vous danser ? Voulez-vous que j’allume le feu d’artifice ?

 

LES JEUNES FILLES, battant des mains. – Le feu d’artifice, le feu d’artifice !

 

Elles courent dans le jardin.

 

SACHA, à Ivanov. – Pourquoi êtes-vous si triste aujourd’hui ?

 

IVANOV – J’ai mal à la tête, et puis, ces gens…

 

SACHA – Allons au salon.

 

Ils sortent par la porte de droite. Tout le monde va dans le jardin, sauf Zinaïda Savichna et Lébédev.

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Voilà ce que j’appelle un gaillard ; en moins de deux il a réveillé toute la compagnie. (Elle baisse la mèche de la grande lampe.) Tant qu’ils sont au jardin, inutile que les chandelles brûlent.

 

Elle souffle les chandelles.

 

LÉBÉDEV, la suivant. – Zizi, il faudrait servir quelque chose à nos invités…

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Que de chandelles !… Je comprends pourquoi les gens nous croient riches.

 

Elle éteint.

 

LÉBÉDEV, la suivant. – Zizi, fais donc servir quelque chose… Ce sont des jeunes gens, ils doivent avoir faim, les pauvres… Dis, Zizi…

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Le comte n’a pas fini son thé. Il a gâché le sucre.

 

Elle sort par la porte de gauche.

 

LÉBÉDEV – Bigre !…

 

Il sort dans le jardin.

 

SCÈNE VI

IVANOV et SACHA

 

SACHA, entrant avec Ivanov par la porte de droite. – Tout le monde est allé au jardin.

 

IVANOV – J’en suis là, Sachenka. Autrefois, je pouvais travailler, penser pendant des heures, mais jamais je ne me sentais fatigué ; maintenant, je ne fais rien, je ne pense à rien, et je suis exténué de corps et d’esprit. Jour et nuit ma conscience me fait mal, je me sens profondément coupable, mais je ne parviens pas à comprendre en quoi. Et par surcroît, la maladie de ma femme, le manque d’argent, des chamailleries continuelles, des ragots, des discussions oiseuses, cet imbécile de Borkine… Ma maison me fait horreur, c’est pire que le bagne. Sincèrement, Sachenka, je ne supporte même plus la compagnie de ma femme. Pourtant, je sais qu’elle m’aime… Nous sommes de vieux camarades, vous ne m’en voudrez pas de ma sincérité. Je suis venu chez vous pour me distraire, mais ici aussi je m’ennuie. J’ai déjà envie de rentrer. Pardonnez-moi, je vais filer dans un instant…

 

SACHA – Nicolaï Alexeïévitch, je vous comprends. Votre malheur est dans votre solitude. Il faut qu’il y ait auprès de vous quelqu’un que vous puissiez aimer, qui vous comprenne. Il n’y a que l’amour qui puisse vous guérir.

 

IVANOV – En voilà une histoire, Sachenka ! Il ne manquerait plus que le vieux cheval de retour que je suis s’attelle à un nouveau roman ! Dieu me préserve d’un tel malheur ! Non, petite fille intelligente, ce n’est pas d’un roman qu’il s’agit. Je le dis devant Dieu : je suis prêt à tout supporter, le cafard, l’angoisse, la ruine, la perte de ma femme, la vieillesse précoce, la solitude, mais je ne peux pas supporter, je ne peux pas surmonter cette parodie de moi-même. Je meurs de honte à la pensée que moi, un homme sain, fort, je suis devenu une sorte d’Hamlet, de Manfred, un homme de trop… Le diable lui-même ne s’y retrouve pas ! Il existe des hommes pitoyables qui sont flattés qu’on les appelle des Hamlet ou des « hommes de trop », mais pour moi, c’est un déshonneur ! Cela indigne mon orgueil, la honte m’oppresse, je souffre…

 

SACHA, plaisantant à travers ses larmes. – Nicolaï Alexeïévitch, fuyons en Amérique.

 

IVANOV – Je n’ai pas le courage d’avancer jusqu’à ce seuil, et vous parlez d’Amérique… (Ils vont vers la porte menant au jardin.) Je comprends, Sachenka, qu’il vous soit difficile de vivre dans ce milieu. Quand je regarde les gens qui vous entourent, je prends peur : qui épouserez-vous ici ? Le seul espoir, c’est qu’un lieutenant de passage vous enlève…

 

SCÈNE VII

LES MÊMES et ZINAÏDA SAVICHNA

 

Zinaïda Savichna entre par la porte de gauche avec un pot de confitures.

 

IVANOV – Excusez-moi, Sachenka… Je vous rattrape.

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Qu’y a-t-il, Nicolaï Alexeïévitch ?

 

IVANOV, avec hésitation. – C’est que, voyez-vous, après-demain ma traite vient à échéance. Vous m’obligeriez infiniment en m’accordant un nouveau délai ou en m’autorisant à ajouter les intérêts au capital. Pour le moment, je suis tout à fait dépourvu d’argent…

 

ZINAÏDA SAVICHNA, affolée. – Mais comment cela se peut-il, Nicolaï Alexeïévitch ? C’est du désordre. Non, non, ne m’inventez pas des choses pareilles, ne me torturez pas, moi, pauvre femme…

 

IVANOV – Pardonnez-moi, pardonnez-moi…

 

Il va dans le jardin.

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Mon Dieu, qu’il m’a fait peur… J’en tremble… j’en tremble…

 

Elle sort par la porte de droite.

 

SCÈNE VIII

KOSSYKH, entrant par la porte de gauche et traversant la scène. – À cœur, j’ai l’as, le roi et la dame ; j’ai l’as de pique, et une… une toute petite carte à carreau, et elle, que le diable l’emporte, elle n’est pas foutue d’annoncer un petit chelem !

 

Il sort par la porte de droite.

 

SCÈNE IX

AVDOTIA NAZAROVNA et le PREMIER INVITÉ

 

AVDOTIA NAZAROVNA, venant du jardin avec le premier invité. – J’étriperais cette pignoufe, je l’étriperais ! Vous vous rendez compte, depuis cinq heures que je suis ici, elle ne m’a même pas offert un hareng pourri !… Quelle maison !… quel train de vie !…

 

PREMIER INVITÉ – Et quelle barbe ! C’est à prendre son élan et à se fracasser la tête contre le mur ! En voilà un monde ! J’ai tellement faim que pour un peu je me mettrais à hurler comme un loup et à mordre les gens…

 

AVDOTIA NAZAROVNA – Je l’étriperais, pécheresse que je suis.

 

PREMIER INVITÉ – Eh bien, moi, ma vieille, je bois un coup, et salut ! Tu peux garder tes fiancées. J’ai le gosier trop sec pour parler d’amour.

 

AVDOTIA NAZAROVNA – Attends, on va chercher ensemble…

 

PREMIER INVITÉ – Chut !… Doucement… Je crois que le schnaps est dans la salle à manger dans le buffet. On va assaillir Iégorouchka… Chut !…

 

Ils sortent par la porte de gauche.

 

SCÈNE X

Anna Petrovna et Lvov entrent par la porte de droite.

 

ANNA PETROVNA – Ça ne fait rien, ils seront contents de nous voir… Il n’y a personne. Sans doute sont-ils au jardin.

 

LVOV – Je me demande pourquoi vous m’avez amené chez ces vautours. Ce n’est un endroit ni pour vous ni pour moi. Les gens honnêtes ne se commettent pas dans une telle atmosphère.

 

ANNA PETROVNA – Écoutez, monsieur l’homme honnête ; quand on accompagne une dame, on ne lui parle pas indéfiniment de son honnêteté. Ce n’est guère aimable ! C’est même assez ennuyeux ! Ne parlez jamais aux femmes de vos vertus. Elles se chargeront bien de les découvrir. Au temps où mon Nicolaï sortait avec des femmes, il chantait des chansons et racontait des blagues, et pourtant, elles savaient toutes à quoi s’en tenir sur son compte.

 

LVOV – Ne me parlez pas de votre Nicolaï, je l’ai parfaitement compris.

 

ANNA PETROVNA – Vous êtes un brave garçon, mais vous ne comprenez rien du tout. Allons au jardin. Jamais il ne disait : « Je suis honnête, j’étouffe dans cette atmosphère ! Des vautours ! Un nid de chouettes ! Crocodiles ! » Il laissait en repos la ménagerie ; et quand il s’indignait, les seules paroles que je lui entendais prononcer étaient : « Que j’ai été injuste aujourd’hui, Aniouta ! » ou bien : « Aniouta, j’ai pitié de cet homme ! » Voilà. Alors que vous…

 

Ils sortent.

 

SCÈNE XI

AVDOTIA NAZAROVNA et le PREMIER INVITÉ

 

PREMIER INVITÉ, entrant par la porte de gauche. – Puisqu’il n’est pas dans le buffet, il doit être dans le garde-manger. Je vais cuisiner Iégorouchka… Passons par le salon.

 

AVDOTIA NAZAROVNA – Ma parole, je l’étriperais !…

 

Ils sortent par la porte de droite.

 

SCÈNE XII

BABAKINA, BORKINE et CHABELSKI

 

Babakina et Borkine reviennent du jardin en courant et en riant. Chabelski les suit en trottinant.

 

BABAKINA – Quel ennui ! (Elle éclate de rire.) Quel ennui ! Tout le monde est vissé sur une chaise ou déambule avec un parapluie dans le gosier ! Ma parole, on dirait des poissons gelés. (Elle sautille.) Il faut se dégourdir un peu !…

 

Borkine la saisit par la taille et l’embrasse sur la joue.

 

CHABELSKI, il éclate de rire et fait claquer ses doigts. – Bon sang. (Il ahane.) En quelque sorte…

 

BABAKINA – Bas les pattes, effronté que vous êtes, sinon, Dieu sait ce que le comte va croire. Lâchez-moi !…

 

BORKINE – Ange de mon âme, escarboucle de mon cœur !… (Il l’embrasse.) Prêtez-moi deux mille trois cents roubles !…

 

BABAKINA – N-n-n-non !… Tout ce que vous voudrez, mais pour l’argent, vous repasserez… Non, non, non, bas les pattes, vous dis-je…

 

CHABELSKI, trottant à côté. – Pouponnette… ma charmante…

 

BORKINE, soudain sérieux. – Allez, baste ! Parlons affaires ! Raisonnons froidement, commercialement. Répondez-moi avec franchise, sans détours et sans finasseries ; d’accord ? Alors, écoutez ! (Il montre le comte.) Lui, a besoin d’argent, au minimum trois mille de revenus annuels. Et vous, vous avez besoin d’un mari. Voulez-vous être comtesse ?

 

CHABELSKI, il éclate de rire. – On n’est pas plus cynique !

 

BORKINE – Voulez-vous être comtesse, oui ou non ?

 

BABAKINA, émue. – C’est encore une de vos inventions, Micha… Les choses ne se font pas comme ça, de but en blanc… Si le comte le désire, il peut lui-même, et… et… je ne sais pas… comment soudain… tout de go…

 

BORKINE – Assez, assez de simagrées ! C’est une affaire commerciale… Oui ou non ?

 

CHABELSKI, il rit et se frotte les mains. – C’est vrai, ça, que diable ! Alors, on la met sur pied, cette petite goujaterie ? Hein, pouponnette ?… (Il embrasse Babakina sur la joue.) Ma charmante… ma petite caille… !

 

BABAKINA – Attendez, attendez… vous m’avez mise sens dessus dessous… Allez-vous-en, allez-vous-en ! Non, ne partez pas… !

 

BORKINE – Vite ! Oui ou non ? Nous n’avons pas de temps à perdre…

 

BABAKINA – Savez-vous, comte ? Venez donc chez moi passer… voyons… trois jours… Chez moi c’est gai, ce n’est pas comme ici… Venez demain… (À Borkine :) Non, mais dites, c’est sérieux tout ça ?

 

BORKINE, fâché. – En affaires, je ne plaisante jamais !

 

BABAKINA – Attendez ! attendez… Ah ! je me sens mal, je me sens mal… Comtesse… Je me sens mal… ! Je tombe…

 

Borkine et le comte la prennent sous les bras en riant et en l’embrassant sur les joues ; ils l’emmènent par la porte de droite.

 

SCÈNE XIII

IVANOV, SACHA, puis ANNA PETROVNA

 

Ivanov et Sacha entrent du jardin en courant.

 

IVANOV, avec désespoir ; il se prend la tête entre les mains. – C’est impossible !… Il ne faut pas, il ne faut pas, Sachenka !… Ah non, il ne faut pas !…

 

SACHA, avec exaltation. – Je vous aime follement… sans vous ma vie n’a aucun sens, sans vous je ne conçois ni bonheur ni joie… vous êtes tout pour moi…

 

IVANOV – Pourquoi, pourquoi ! Mon Dieu, je ne comprends pas… Sachenka, il ne faut pas…

 

SACHA – Dans mon enfance vous étiez ma seule joie ! je vous aimais, vous et votre âme, comme moi-même, et maintenant… Je vous aime, Nicolaï Alexeïévitch… Avec vous, j’irai non pas au bout du monde, mais où vous voudrez, fût-ce au tombeau, mais pour l’amour de Dieu, plus vite, sinon j’étoufferai…

 

IVANOV, éclatant d’un rire heureux. – Mais alors, ça veut dire : recommencer la vie par le commencement ? C’est ça ? Sachenka, mon bonheur ! (Il la prend dans ses bras.) Ma jeunesse, ma fraîcheur…

 

Anna Petrovna entre du jardin et à la vue de son mari et de Sacha s’arrête court.

 

IVANOV – Vivre ? Oui ? Tout recommencer ?

 

Baiser. Puis, Ivanov et Sacha tournent la tête et aperçoivent Anna Petrovna.

 

IVANOV, horrifié. – Sarah !

 

ACTE III

Le bureau d’Ivanov. Sur la table de travail sont éparpillés, en désordre, des papiers, des livres, des dossiers, des bibelots, des revolvers ; parmi les papiers, une lampe, un carafon de vodka, une assiette avec un hareng, des morceaux de pain et des cornichons. Accrochés aux murs, des cartes de la région, des tableaux, des fusils, des pistolets, des serpes, des fouets, etc. – Il est midi.

 

SCÈNE PREMIÈRE

CHABELSKI, LÉBÉDEV, BORKINE et PIOTR

 

Chabelski et Lébédev sont assis aux deux bouts de la table de travail. Borkine se tient au milieu de la scène, à cheval sur une chaise ; Piotr est debout près de la porte.

 

LÉBÉDEV – La France a une politique claire et précise… Les Français savent ce qu’ils veulent. Il leur faut la peau des mangeurs de saucisses, un point c’est tout. Quant à l’Allemagne, mon vieux, c’est une autre paire de manches. La France mise à part, l’Allemagne a d’autres chats à fouetter…

 

CHABELSKI – Bêtises !… À mon avis, les Allemands sont des lâches, et les Français aussi… Ils sont juste bons à se tirer la langue, un point c’est tout. Crois-moi, ça n’ira pas plus loin. Jamais ils ne se battront !

 

BORKINE – Pour quoi faire, se battre ? À quoi bon tous ces armements, congrès, dépenses ? Savez-vous ce que je ferais, moi ? Je ramasserais tous les chiens du pays ; je leur ferais inoculer une bonne dose de virus de la rage et je les enverrais de l’autre côté de la frontière. Avec ma méthode, en un mois, tous les ennemis seraient à l’hôpital.

 

LÉBÉDEV, riant. – C’est stupéfiant ! Il y en a des idées dans cette petite tête, autant que de poissons dans la mer…

 

CHABELSKI – Un vrai Machiavel !

 

LÉBÉDEV – La paix soit avec toi, Michel Michélévitch, tu es impayable ! (Cessant de rire :) Sapristi, messieurs, on parle politique, et pas un mot sur la vodka ? Repetatur ! (Il remplit trois petits verres.) À votre santé !… (Ils boivent et mangent.) Ce cher hareng, c’est tout de même le meilleur des hors-d’œuvre.

 

CHABELSKI – Eh non, le cornichon l’emporte… Depuis la création du monde, les savants se cassent la tête sans trouver rien de meilleur que le cornichon salé. (À Piotr :) Piotr, apporte-nous encore des cornichons ; et dis à la cuisine qu’on fasse rôtir quatre pirojki à l’oignon. Et qu’ils soient bien chauds !

 

Piotr sort.

 

LÉBÉDEV – Le caviar est bon avec la vodka. Seulement, voilà ! il faut savoir le préparer… Vous prenez un quart de caviar pressé, deux têtes d’oignon vert, de l’huile d’olive, vous mélangez le tout… et alors, doucement, par-dessus… comme ça… le citron… C’est à mourir de volupté… Rien que l’arôme, la tête vous tourne.

 

BORKINE – Ce qui est bon aussi avec la vodka, c’est les goujons frits. Seulement, il faut savoir les frire. On les nettoie, on les pane dans de la chapelure, et on les laisse frire jusqu’à ce qu’ils soient secs, pour qu’ils croquent sous la dent… Crou, crou, crou…

 

CHABELSKI – Hier, chez Babakina, il y a eu de bons hors-d’œuvre, des bolets.

 

LÉBÉDEV – Je comprends !…

 

CHABELSKI – Seulement, ils étaient préparés d’une façon spéciale. Tu sais, à l’oignon, avec des feuilles de laurier et toutes sortes d’épices. Quand on a soulevé le couvercle, quel fumet, quel arôme… un enchantement !

 

LÉBÉDEV – Eh bien, repetatur, messieurs ! (Ils boivent.) À la bonne nôtre !… (Il consulte sa montre.) Il est temps que je m’en aille. Je ne sais pas si je verrai Nicolacha aujourd’hui… Alors tu as mangé de bons champignons chez Babakina ? De notre côté, on n’en a pas encore vu… Mais, dis donc, il me semble que tu y vas bien souvent depuis quelque temps ?…

 

CHABELSKI, désignant Borkine de la tête. – Il veut me la faire épouser…

 

LÉBÉDEV – Épouser… ? Quel âge as-tu ?

 

CHABELSKI – Soixante-deux ans.

 

LÉBÉDEV – C’est le bon âge pour le mariage. Marfoutka t’ira comme un gant.

 

BORKINE – Il s’agit bien de Marfoutka ! Ce qui nous intéresse, ce sont ses sterling.

 

LÉBÉDEV – Rien que ça ? Et les œufs de canard, ça t’intéresse aussi ?

 

BORKINE – Nous en ferons une omelette le jour où il sera marié avec les sterling dans la poche. Vous vous en lécherez les babines, c’est moi qui vous le dis…

 

CHABELSKI – Et tu sais qu’il est sérieux. Ce génie est convaincu que je vais lui obéir et me marier…

 

BORKINE – Bien sûr ! Et vous, vous n’êtes pas convaincu ?

 

CHABELSKI – Tu divagues, mon garçon…

 

BORKINE – Tous mes remerciements !… C’est comme ça que vous vous payez ma tête ? Tantôt c’est oui, tantôt c’est non… le diable lui-même ne s’y retrouverait pas… Et moi qui ai engagé ma parole ! Alors vous ne vous mariez pas ?

 

CHABELSKI, haussant les épaules. – C’est qu’il est sérieux… Quel type !

 

BORKINE, indigné. – Mais alors, pourquoi révolutionner une honnête femme ? Elle est folle à l’idée de devenir comtesse, elle n’en dort plus, elle n’en mange plus… Est-ce qu’on plaisante avec des choses pareilles, est-ce honnête ?

 

CHABELSKI, faisant claquer ses doigts. – Après tout, pourquoi pas ? Et si vraiment je mettais sur pied cette petite goujaterie ? Hein ? Ne serait-ce que pour faire enrager tout le monde ! J’ai dans l’idée qu’on va rigoler !… Ma parole…

 

Entre Lvov.

 

SCÈNE II

LES MÊMES, LVOV

 

LÉBÉDEV – Nos humbles respects à l’Esculapus… (Il tend la main à Lvov tout en chantant :) « Venez, petit père docteur, devant la mort je meurs de peur… »

 

LVOV – Nicolaï Alexeïévitch n’est toujours pas rentré ?

 

LÉBÉDEV – Mais non, je l’attends depuis plus d’une heure.

 

Lvov arpente impatiemment la scène.

 

LÉBÉDEV – Eh bien, mon cher, comment va Anna Petrovna ?

 

LVOV – Mal.

 

LÉBÉDEV, après un soupir. – Est-il permis de lui présenter mes respects ?

 

LVOV – Non, je vous en prie, n’y allez pas, je crois qu’elle dort…

 

Pause.

 

LÉBÉDEV – Brave… sympathique… (Il soupire.) Le jour de l’anniversaire de Sachenka, lorsqu’elle a perdu connaissance, chez nous, je l’ai regardée et j’ai compris que la pauvre n’en avait plus pour longtemps. Je me demande pourquoi elle s’est trouvée mal tout d’un coup ? J’accours et je la vois étendue par terre, toute pâle, et a côté Nicolacha à genoux, pâle lui aussi, et Sachenka tout en larmes. Après cet accident, Sachenka et moi nous n’avons pas repris nos esprits de la semaine.

 

CHABELSKI, à Lvov. – Dites-moi, honorable serviteur de la science, quel est donc le savant qui a découvert que dans les maladies pulmonaires les fréquentes visites d’un jeune médecin sont indiquées pour une dame ? C’est une découverte capitale, grandiose ! Est-ce de l’allopathie ou de l’homéopathie ?

 

Lvov veut répondre mais il a un geste méprisant et il sort.

 

CHABELSKI – Quel regard exterminateur !

 

LÉBÉDEV – Et quelle mouche te pique aussi ? Pourquoi le provoques-tu ?

 

CHABELSKI, avec irritation. – Et lui, pourquoi dit-il des âneries ? Phtisie, pas d’espoir, elle va mourir… Il ment ! Ça me dégoûte !

 

LÉBÉDEV – Pourquoi dis-tu qu’il ment ?

 

CHABELSKI, il se lève et marche. – Je ne puis admettre l’idée qu’un être vivant meure soudain et sans aucune raison. Laissons cette conversation.

 

SCÈNE III

LES MÊMES et KOSSYKH

 

KOSSYKH, il entre en courant, hors d’haleine. – Nicolaï Alexeïévitch est là ? Bonjour ! (Vivement il serre les mains.) Il est là ?

 

BORKINE – Non.

 

KOSSYKH, il s’assied et se relève aussitôt. – Dans ce cas, adieu ! (Il prend un petit verre de vodka et croque rapidement quelques hors-d’œuvre.) Je me sauve… les affaires… Je suis harassé… je ne tiens plus debout…

 

LÉBÉDEV – Qu’est-ce qui t’amène ?

 

KOSSYKH – Je sors de chez Barabanov. Toute la nuit nous avons joué au whist… On vient seulement de finir. J’ai perdu jusqu’à la gauche… Ce Barabanov joue comme un savetier ! (D’une voix geignarde :) Écoutez-moi ça : je me défausse plusieurs fois à cœur… (Il se tourne vers Borkine qui s’éloigne de lui en sautillant.) Lui joue carreau, je rejoue cœur, il rejoue carreau… et nous sommes capot. Bon. (À Lébédev :) Nous annonçons quatre trèfles. Moi, j’ai en main l’as et une dame sixième à l’atout, et l’as de pique avec un dix troisième…

 

LÉBÉDEV, se bouchant les oreilles. – Assez, assez, pour l’amour du Ciel, assez !

 

KOSSYKH, au comte. – Vous me suivez ? As, dame à trèfle, un as à…

 

CHABELSKI, l’écartant avec le bras. – Allez-vous-en, je ne veux pas vous écouter !

 

KOSSYKH – Et soudain, c’est la catastrophe : on attaque à pique…

 

CHABELSKI, saisissant un revolver sur la table. – Fichez-moi le camp, ou je tire !

 

KOSSYKH, il fait un geste de la main. – Que diable !… N’y a-t-il personne à qui on puisse parler ? On vit comme en Australie : ni intérêts communs ni solidarité… Chacun pour soi… Mais il faut que je parte, il est temps. (Il saisit sa casquette.) Le temps c’est de l’argent… (Il tend la main à Lébédev.) Je passe…

 

Rire.

 

Kossykh sort et se heurte à Avdotia Nazarovna qui entrait.

 

SCÈNE IV

LES MÊMES et AVDOTIA NAZAROVNA

 

AVDOTIA NAZAROVNA, poussant un cri. – Maladroit ! Tu as failli me renverser !

 

TOUS – Ah-ah-ah ! L’omniprésente !

 

AVDOTIA NAZAROVNA – C’est donc là qu’ils se cachent ! Et moi qui les cherche dans toute la maison… Bien le bonjour, mes petits pigeons…

 

LÉBÉDEV – Qu’est-ce qui nous vaut l’honneur ?…

 

AVDOTIA NAZAROVNA – Une affaire, mon petit père. (Au comte :) Une affaire qui vous concerne, Excellence. (Elle salue.) J’ai mission de vous saluer et de m’enquérir de votre santé… Et ce n’est pas tout. Ma petite poupée m’a ordonné de vous dire que si vous ne venez pas ce soir, elle en pleurera toutes les larmes de ses yeux. Tu vas le prendre à part, ma chère, qu’elle m’a dit, et tu lui souffleras la chose à l’oreille, secrètement. Et pour quoi faire, secrètement ? On est entre connaissances ici. Et puis quoi ? Il n’est pas question de piller un poulailler, mais d’agir en tout bien tout honneur, comme qui dirait d’un accord intestin. Je ne bois jamais rien, pécheresse que je suis, sauf dans les grandes occasions. Sers-moi donc un petit verre !

 

LÉBÉDEV – Je trinquerai avec toi. (Il verse à boire.) Alors, vieille chouette, on est increvable ? Quand je t’ai connue, il y a trente ans, est-ce que tu n’étais pas déjà centenaire ?

 

AVDOTIA NAZAROVNA – C’est bien possible… Je n’ai pas la mémoire des dates… J’ai enterré deux maris, j’en aurais bien pris un troisième, mais c’est difficile quand on n’a pas de dot… J’ai eu huit enfants… (Elle se sert un autre petit verre.) Eh bien, grâce à Dieu, nous avons entrepris une bien belle œuvre, que le Seigneur nous permette de la mener à bonne fin ! (Elle boit.) Qu’ils vivent heureux et en bonne santé, et nous, nous tirerons notre récompense de leur bonheur. Que la concorde règne entre eux… (Elle boit.) Elle est raide !

 

CHABELSKI, riant aux éclats, à Lébédev. – Le plus drôle, vois-tu, c’est qu’ils sont persuadés que je… C’est étonnant ! (Il se lève.) Et après tout, Pavel, si je mettais sur pied cette petite goujaterie ? Rien que pour les faire enrager !… Hein, qu’en dis-tu ?

 

LÉBÉDEV – Tu dérailles, comte. Pour nous autres, mon vieux, il est temps de songer à crever, et quant aux Marfoutka et à leur fric, depuis belle lurette ils nous ont filé sous le nez… Nous avons fait notre temps.

 

CHABELSKI – Non, je dirai oui, parole d’honneur, je dirai oui !

 

Entrent Ivanov et Lvov.

 

SCÈNE V

LES MÊMES, IVANOV et LVOV

 

LVOV, à Ivanov. – Je vous prie de me consacrer cinq minutes.

 

LÉBÉDEV – Nicolacha ! (Il va à la rencontre d’Ivanov et l’embrasse.) Bonjour, mon vieux lapin, je t’attends depuis une bonne heure !…

 

AVDOTIA NAZAROVNA, le saluant. – Bonjour, petit père !

 

IVANOV, mécontent. – Messieurs, vous avez encore transformé mon cabinet de travail en gargote !… J’ai demandé mille fois à chacun de vous de ne pas le faire… (Il s’approche de la table.) Voilà, de la vodka renversée sur les papiers… des miettes, des cornichons… c’est répugnant !

 

LÉBÉDEV – C’est ma faute, Nicolacha, ma faute… Pardonne-moi. Il faut que je te parle d’une affaire très importante, mon vieux lapin…

 

BORKINE – Et moi aussi.

 

LVOV – Nicolaï Alexeïévitch, puis-je vous parler ?

 

IVANOV, montrant Lébédev. – Lui aussi est pressé ; chacun son tour… (À Lébédev :) Qu’est-ce qu’il y a ?

 

LÉBÉDEV – Messieurs, je voudrais lui parler confidentiellement. Veuillez m’excuser…

 

Le comte sort avec Avdotia Nazarovna, Borkine le suit, puis Lvov.

 

IVANOV – Pavel, tu peux boire autant que tu veux, c’est ta maladie, mais je t’en prie, ne fais pas boire l’oncle. Avant, il ne buvait jamais. Ça ne lui vaut rien.

 

LÉBÉDEV, gêné. – Je ne savais pas, mon vieux… je n’ai même pas fait attention…

 

IVANOV – Si, par malheur, ce vieil enfant devait mourir, ce n’est pas vous, c’est moi qui en souffrirais. Alors, de quoi s’agit-il ?

 

LÉBÉDEV – Vois-tu, mon vieux lapin… Je ne sais comment aborder, pour que ce ne soit pas si odieux… Nicolacha, j’ai honte, je rougis, ma lange s’embrouille, mais, cher ami, comprends ma situation, dis-toi que je ne suis pas libre, que je suis un nègre, une chiffe… Pardonne-moi…

 

IVANOV – Qu’est-ce qu’il y a ?

 

LÉBÉDEV – C’est ma femme qui m’envoie… De grâce, au nom de notre amitié, paie-lui ses intérêts ! Crois-moi, elle me ronge, me traque, je n’en peux plus. Débarrasse-moi d’elle, par le Christ !…

 

IVANOV – Pavel, tu sais que pour le moment je n’ai pas d’argent.

 

LÉBÉDEV – Je le sais bien, mais que veux-tu que je fasse ? Elle ne veut pas attendre. Si elle fait protester la traite, comment Sachenka et moi pourrons-nous te regarder dans les yeux ?

 

IVANOV – J’ai honte moi-même, Pavel, je voudrais me trouver à cent pieds sous terre, mais… où prendre cet argent ? Dis-moi : où ? Il n’y a qu’une solution : attendre l’automne quand j’aurai vendu le blé.

 

LÉBÉDEV, criant. – Mais elle ne veut pas attendre !

 

Pause.

 

IVANOV – Je reconnais que la situation est délicate… et la mienne encore pire. (Il marche en réfléchissant.) Je ne vois pas… je ne vois pas ce que je pourrais vendre…

 

LÉBÉDEV – Et si tu allais voir Milbach pour lui demander les seize mille roubles qu’il te doit ?… (Ivanov fait de la main un geste de désespoir.) Écoute, Nicolacha… Je sais que tu vas te fâcher… Mais fais plaisir au vieil ivrogne ! Entre amis… considère-moi comme ton ami… Nous avons été, toi et moi, des étudiants, des libéraux… Mêmes idées… mêmes idéaux… Tous deux nous avons fait nos études à l’Université de Moscou… Alma mater… (Il sort son portefeuille.) J’ai un petit magot personnel, une caisse noire en quelque sorte, hum… Personne n’est au courant à la maison… Je peux t’avancer… (Il sort l’argent et le pose sur la table.) Mets ton amour-propre de côté et conduis-toi en ami… À ta place, je les prendrais, parole d’honneur !… (Pause.) Le compte y est, onze cents roubles. Va la voir aujourd’hui et remets-les-lui en mains propres. Tenez, prenez, Zinaïda Savichna, crevez-en ! Seulement, je t’en prie, pas la moindre allusion à moi, que Dieu t’en garde ! Sinon, qu’est-ce qu’elle me passerait, la confiture de groseilles à maquereaux ! (Il observe attentivement le visage d’Ivanov.) Bon, bon, il ne faut pas ! (Rapidement, il ramasse l’argent et le remet dans sa poche.) Il ne faut pas… Je plaisantais… Pardonne-moi, pour l’amour du Christ !… (Pause.) Ça ne va pas, hein ? (Ivanov fait un geste de la main.) Hé oui… (Il soupire.) Chacun traverse des heures de tristesse et d’affliction. L’homme, vieux frère, est semblable à un samovar. Il peut rester longtemps au frais dans un coin, mais vient le moment où on y jette du charbon et… pchtt… pchtt ! Non, cette comparaison ne vaut absolument rien, il faudrait trouver quelque chose de plus intelligent… (Il soupire.) C’est dans l’adversité qu’on voit les âmes bien trempées. Je ne te plains pas, Nicolacha, tu en sortiras, à force d’aller mal, ça finira par aller bien ; seulement, vieux frère, ça me fait mal au cœur, j’en veux aux gens… Dis-moi un peu, d’où viennent ces potins ? On dégoise tellement sur ton compte dans le district que tu finiras par recevoir la visite du substitut du procureur… Il paraît que tu es un assassin, un vampire, un brigand de grand chemin…

 

IVANOV – Les gens sont idiots ! Dieu, que j’ai mal à la tête !…

 

LÉBÉDEV – Tu penses trop !

 

IVANOV – Je ne pense à rien du tout !

 

LÉBÉDEV – Envoie donc tout paître, Nicolacha, et viens chez nous. Sachenka a de l’affection pour toi, elle te comprend, t’apprécie. C’est une fille bien, Sachenka, honnête. Elle ne ressemble ni à sa mère ni à son père, tu sais ?… Parfois, je la regarde et je n’en crois pas mes yeux ; comment moi, avec ma trogne de poivrot, puis-je posséder un tel trésor ? Viens donc, vous parlerez ensemble de choses intelligentes, tu te distrairas. C’est un être loyal, sincère…

 

Pause.

 

IVANOV – Pavel, mon vieux, j’ai besoin d’être seul, laisse-moi…

 

LÉBÉDEV – Je comprends, je comprends… (Il regarde hâtivement sa montre.) Je comprends… (Il embrasse Ivanov.) Adieu. Je dois encore aller à la bénédiction de l’école. (Il va jusqu’à la porte et s’arrête.) Intelligente… Hier, nous nous sommes mis à parler avec Sachenka au sujet des potins. (Il rit.) Et voilà qu’elle sort un aphorisme : « Papa, dit-elle, les vers luisants luisent la nuit à seule fin que les oiseaux de nuit les voient mieux et les croquent ; et les gens bien existent pour donner pitance aux ragots et à la calomnie. » Qu’en dis-tu ? Un génie ! George Sand !…

 

IVANOV – Pavel ! (Il l’arrête.) Qu’ai-je donc ?

 

LÉBÉDEV – Je voulais moi-même te le demander, mais à vrai dire, j’hésitais. Je ne sais pas, frère ! D’une part, tu es dans les embêtements jusqu’au cou, mais d’autre part, je sais bien que tu n’es pas de l’espèce qui… Tu n’es pas un homme à flancher. Il y a là, Nicolacha, quelque chose d’autre, mais je ne comprends pas quoi !

 

IVANOV – Je ne le comprends pas moi-même. Je crois, ou bien… non… rien ! (Pause.) J’avais un ouvrier, Sémione, tu te souviens de lui ? Une fois, pendant le battage, il a voulu se vanter de sa force devant les filles ; il a chargé sur son dos deux gros sacs de blé et s’est effondré sous sa charge. Il est mort peu de temps après. Je crois que moi aussi j’ai voulu soulever un fardeau au-dessus de mes forces. Le lycée, l’université, puis la gestion du domaine, une lutte épuisante pour l’école du peuple, l’exploitation rationnelle des terres, les beaux projets… J’avais foi pas comme tout le monde, je me suis marié pas comme tout le monde, je m’emballais, je risquais, je jetais mon argent, tu le sais bien, à droite et à gauche, j’étais heureux, je souffrais comme personne. Tout ça, Pavel, ce sont mes sacs… Je me suis chargé d’un fardeau, et le dos n’a pas tenu. À vingt ans, nous sommes tous des héros, nous entreprenons tout, nous pouvons tout, et vers trente ans, nous voilà fatigués, plus bons à rien. Comment, comment expliques-tu ça ?… Cette fatigue… D’ailleurs, ce n’est peut-être pas ça… Pas ça, pas ça… Va, mon Pavel, je t’importune, que Dieu te garde !…

 

LÉBÉDEV, vivement. – Sais-tu ce qu’il y a, vieux frère ? Tu es victime de ton milieu !

 

IVANOV – C’est stupide, Pavel, et pas très original. Va !

 

LÉBÉDEV – Tu as raison, c’est stupide ; je m’en rends compte. Je m’en vais, je m’en vais…

 

Il sort.

 

SCÈNE VI

IVANOV, et, ensuite, LVOV

 

IVANOV – Quel mauvais homme je fais, pitoyable, insignifiant. Il faut être aussi piteux, usé, vidé par l’alcool que Pavel, pour pouvoir encore m’aimer et m’estimer. Que je me méprise, mon Dieu ! Que je hais profondément ma voix, mes pas, mes mains, ce vêtement, mes pensées. N’est-ce pas ridicule, n’est-ce pas lamentable ? Il y a à peine un an, j’étais fort et sain, j’étais courageux, infatigable, enthousiaste, je travaillais de ces mêmes mains, je parlais avec tant de chaleur que je tirais des larmes mêmes à des brutes, j’étais capable de pleurer devant la douleur, de m’indigner à la vue du mal. Je connaissais l’inspiration, le charme et la poésie des nuits silencieuses, lorsque, du soir à l’aube, on reste devant sa table de travail, à méditer, à rêver. J’avais la foi, je regardais l’avenir comme on regarde les yeux de sa mère. Et maintenant, oh ! mon Dieu ! je suis fatigué, je ne crois en rien, je passe les jours et les nuits dans l’oisiveté. Je ne commande plus ni à mon cerveau, ni à mes mains, ni à mes pieds. Le domaine s’en va en fumée, les forêts craquent sous la hache. (Il pleure.) Ma terre me regarde comme une orpheline. Je n’attends rien, je ne regrette rien, mon âme tremble de peur devant le jour qui vient… Et l’histoire avec Sarah ? Je lui jurais un amour éternel, je lui promettais le bonheur, un avenir comme elle n’en avait pas vu en rêve. Elle m’a cru, et pendant ces cinq années je ne l’ai vue que s’éteindre un peu plus à chacun de ses sacrifices, de ses débats de conscience, mais, Dieu est témoin, sans une plainte, sans un reproche !… Et le résultat ? J’ai cessé de l’aimer… Comment ? Pourquoi ? Je ne comprends pas. La voilà qui souffre, ses jours sont comptés, et moi, comme le dernier des lâches, je fuis son visage émacié, sa poitrine creuse, ses yeux suppliants… Quelle honte, quelle honte ! (Pause.) Sacha, la petite fille, est sensible à mes malheurs, elle me déclare son amour ; et moi, qui suis presque un vieillard, je perds la tête, j’oublie tout au monde, et transporté je m’écrie : « Une vie nouvelle ! Le bonheur ! » Et le lendemain, je crois aussi peu à ce bonheur qu’aux fantômes… Qu’ai-je donc ? Dans quel abîme je me pousse moi-même ? D’où me vient cette faiblesse ? Qu’est-il advenu de mes nerfs ? Il suffit que ma femme blesse mon amour-propre, qu’un domestique soit maladroit, que mon fusil ne parte pas pour que je devienne grossier, coléreux, pour que je ne sois plus moi-même… (Pause.) Je ne comprends pas, je ne comprends pas, je ne comprends pas ! C’est à se tirer une balle !…

 

LVOV, entrant. – Il faut que je m’explique avec vous, Nicolaï Alexeïévitch !

 

IVANOV – S’il faut que nous ayons tous les jours des explications, docteur, aucune force n’y suffira.

 

LVOV – Consentez-vous à m’écouter ?

 

IVANOV – Je vous écoute tous les jours et je n’ai pas encore compris ce que vous me voulez.

 

LVOV – Je parle clairement, nettement, et seul ne peut me comprendre celui qui n’a pas de cœur.

 

IVANOV – Que ma femme est en train de mourir, je le sais ; que ma faute devant elle est inexpiable, je le sais aussi ; que vous êtes un homme honnête et droit, je le sais également ! Que vous faut-il de plus ?

 

LVOV – La cruauté des hommes me révolte !… Une femme est en train de mourir. Elle a un père et une mère qu’elle aime et qu’elle voudrait revoir avant sa mort ; ils savent parfaitement qu’elle va bientôt mourir et qu’elle continue de les aimer, mais eux, par cruauté, persistent à la maudire, comme s’ils voulaient étonner le monde par leur fanatisme religieux. À vous, elle a tout sacrifié, sa maison natale, le repos de sa conscience, et vous, de la façon la plus éhontée, dans le but le plus évident, tous les jours vous filez chez ces Lébédev !

 

IVANOV – Oh ! je n’y ai pas été depuis deux semaines…

 

LVOV, sans l’écouter. – Avec des gens comme vous il faut parler directement, sans ambages, et si vous n’avez pas envie de m’écouter, tant pis. J’ai l’habitude de nommer les choses par leur nom… Vous avez besoin de cette mort pour de nouveaux exploits ; bon ! mais ne pourriez-vous pas attendre un peu ? Si vous la laissiez mourir tranquillement, au lieu de l’achever sous les coups redoublés de votre cynisme ? Croyez-vous que votre Lébédéva et sa dot vous échapperaient ? Dans un an, deux ans au plus tard, un bon tartufe comme vous serait capable de faire tourner la tête à la petite fille et de s’emparer de sa dot, aussi bien qu’aujourd’hui… Pourquoi vous presser tellement ? Pourquoi faut-il que votre femme meure tout de suite et non pas dans un mois, dans un an ?…

 

IVANOV – Quel supplice !… Docteur, vous êtes un piètre médecin, si vous croyez qu’un homme peut se dominer à l’infini. Il m’en coûte terriblement de ne pas répondre à vos offenses.

 

LVOV – Voyons, qui voulez-vous duper ? Jetez le masque !

 

IVANOV – Homme perspicace, faites un peu fonctionner votre intelligence ! Selon vous, rien n’est plus facile que de me comprendre, n’est-ce pas ? J’ai épousé Aniouta pour empocher une grosse dot… Cette dot, je ne l’ai pas eue, j’ai fait un faux calcul, et maintenant je précipite la fin d’Aniouta pour tenter le coup avec une autre femme… C’est ça ? Que c’est clair et simple !… L’homme est une machine élémentaire, sans complexité… Non, docteur, il y a en chacun de nous trop de rouages, de vis, de soupapes pour que nous puissions nous juger les uns les autres sur une première impression ou deux ou trois indices. Je ne vous comprends pas, vous ne me comprenez pas et nous ne nous comprenons pas nous-même. On peut être un excellent médecin et tout ignorer de l’âme humaine. Ne soyez pas si sûr de vous.

 

LVOV – Je lis clairement en vous et j’ai assez de cervelle pour distinguer la bassesse de l’honnêteté.

 

IVANOV – J’ai peur que nous ne nous comprenions jamais… Pour la dernière fois, je vous demande, je vous conjure de me répondre simplement et sans phrases : que me voulez-vous, au juste ? Quel but poursuivez-vous ? (Irrité :) Et à qui ai-je l’honneur de parler ? Au procureur ou au médecin de ma femme ?

 

LVOV – Je suis médecin, et en tant que médecin, j’exige que vous changiez de conduite… La vôtre tue Anna Petrovna !

 

IVANOV – Mais que dois-je faire ? Puisque vous me comprenez si bien, conseillez-moi ; que dois-je faire ?

 

LVOV – Ayez au moins un peu de pudeur…

 

IVANOV – Ah, mon Dieu !… Vous comprenez-vous seulement vous-même ? (Il boit un verre d’eau.) Laissez-moi. Je suis mille fois coupable, j’en répondrai devant Dieu, mais vous, personne ne vous a délégué le pouvoir de me torturer…

 

LVOV – Et qui donc vous a délégué le pouvoir d’offenser en moi la vérité ? Croyez-vous que je ne sois pas moi-même à la torture ? Jusqu’à mon arrivée ici j’admettais l’existence d’imbéciles, de fous, de passionnés, mais jamais je n’avais cru qu’il existât des hommes sciemment criminels, qui, en toute lucidité, tendent leur volonté vers le mal… Je respectais les hommes, je les aimais, mais il m’a suffi de vous connaître…

 

IVANOV – J’ai déjà entendu ça !

 

LVOV – Ah oui, vous l’avez entendu ? (Il aperçoit Sacha qui entre ; elle porte une amazone.) Maintenant, je pense que nous nous comprenons parfaitement !

 

Il hausse les épaules et sort.

 

SCÈNE VII

IVANOV et SACHA

 

IVANOV, effrayé. – Sachenka, toi ?

 

SACHA – Oui, moi. Bonjour. Tu ne m’attendais pas ? Pourquoi es-tu resté si longtemps sans venir me voir ?

 

IVANOV – Sachenka, pour l’amour de Dieu, c’est imprudent ! Si ma femme te voyait, elle se mettrait dans un état…

 

SACHA – Elle ne me verra pas ; je suis passée par-derrière. Je pars tout de suite. J’étais inquiète. Es-tu en bonne santé ? Pourquoi n’es-tu pas venu depuis si longtemps ?

 

IVANOV – Déjà ma femme est ulcérée, elle est presque mourante, et toi, tu viens ici ? Sacha, Sacha, quelle inconsciente cruauté !

 

SACHA – Que pouvais-je faire ? Depuis deux semaines tu n’es pas venu, tu n’as pas répondu à mes lettres. J’en devenais folle, je m’imaginais que tu étais malade, que tu souffrais, que tu étais mort. Je pars tout de suite… Mais au moins, dis-moi : tu vas bien ?

 

IVANOV – Non, je me torture à mort, et les autres me torturent sans fin… Je suis à bout de forces ! Et toi, par-dessus le marché ! – Que c’est pénible, que c’est injuste ! Sacha, je suis coupable, abominablement coupable !

 

SACHA – Que tu aimes les grands mots. Tu es coupable ? Bon. Mais coupable de quoi ? Réponds !

 

IVANOV – Je ne sais pas, je ne sais pas…

 

SACHA – Ce n’est pas une réponse. Tout pécheur doit connaître son péché. Tu as fait de la fausse monnaie ?…

 

IVANOV – Ce n’est pas très drôle !…

 

SACHA – Tu es coupable parce que tu n’aimes plus ta femme ? Soit, mais on n’est pas maître de ses sentiments, tu ne voulais pas cesser de l’aimer. Tu es coupable parce qu’elle nous a surpris lorsque je t’ai déclaré mon amour ? Tu ne voulais pas qu’elle nous surprît…

 

IVANOV, l’interrompant. – Et cætera et cætera… J’ai aimé, j’ai cessé d’aimer, je ne suis pas maître de mes sentiments, tout ça ce sont des lieux communs, des phrases vides qui ne mènent à rien…

 

SACHA – C’est fatigant de parler avec toi. (Elle regarde un tableau.) Comme ce chien est bien dessiné. C’est d’après nature ?

 

IVANOV – Oui. Et toute notre histoire d’amour est un lieu commun usé jusqu’à la corde ; il avait perdu courage, le sol se dérobait sous lui, mais elle apparut, courageuse, forte, et lui tendit la main du salut. C’est beau comme un roman. Mais la vie…

 

SACHA – La vie, c’est pareil.

 

IVANOV – Quelle idée te fais-tu de la vie ! Mes lamentations t’inspirent de la crainte, tu les écoutes avec recueillement. Tu vois en moi un nouvel Hamlet, alors que ma névrose ne devrait prêter qu’à rire ! Il faudrait se tenir les côtes devant mes simagrées, et toi tu cries : « Au secours ! » Car, ce qu’il te faut à toi, c’est me sauver, accomplir un acte d’héroïsme ! Ah ! je suis furieux contre moi aujourd’hui ! Je sens que cette crise va mal finir… Ou bien, je casserai quelque chose, ou bien…

 

SACHA – C’est ça, c’est exactement ce qu’il faut. Casse quelque chose ou mets-toi à crier… Tu m’en veux, j’ai fait une bêtise en venant ici. Eh bien, indigne-toi, injurie-moi, tape du pied ! Allez, vas-y, mets-toi en colère ! (Pause.) Eh bien ?

 

IVANOV – Tu es drôle.

 

SACHA – À la bonne heure ! Nous semblons sourire. Soyez aimable, ayez la bonté de sourire encore une fois.

 

IVANOV, riant. – J’ai remarqué : quand tu entreprends de me sauver et de me faire la leçon, ton visage devient extrêmement naïf et tes pupilles s’agrandissent comme si tu fixais une comète. Attends, tu as de la poussière sur l’épaule… (Il enlève la poussière.) Un homme naïf est un imbécile. Mais vous autre femmes, vous vous ingéniez à être naïves de telle façon que cela semble gentil, sain, enthousiaste, et pas aussi bête qu’on le croirait. Seulement, pourquoi agissez-vous toutes de la même manière ? Tant que l’homme est en bonne santé, vous ne prêtez aucune attention à lui, mais dès qu’il se met à décliner et à geindre, vous lui sautez au cou. Est-ce donc moins plaisant d’être la femme d’un homme fort et courageux que de jouer les infirmières auprès d’un raté ?

 

SACHA – Moins plaisant.

 

IVANOV – Pourquoi ? (Il rit aux éclats.) Si Darwin savait ça, qu’est-ce qu’il vous passerait ! Vous gâchez l’espèce humaine. Si on vous laissait faire, il ne naîtrait bientôt plus que des chiffes et des névropathes.

 

SACHA – Les hommes méconnaissent bien des choses. Une jeune fille préférera toujours un homme malheureux, parce que toute jeune fille est tentée par un amour actif… Tu comprends ? Actif ! Les hommes sont trop occupés, l’amour pour eux est une chose de troisième plan. Bavarder avec sa femme, se promener avec elle au jardin, verser quelques larmes sur sa tombe – c’est tout. Et pour nous, l’amour est la vie même. Je t’aime, cela signifie que je cherche à dissiper ta tristesse, que je veux te suivre au bout du monde… Tu escalades une montagne, je l’escalade avec toi, tu descends dans un ravin, je descends avec toi. Quel bonheur ce serait pour moi, par exemple, de copier toute la nuit tes papiers, ou de veiller pour qu’on ne te réveille pas, ou de marcher une centaine de verstes à tes côtés. Je me rappelle, une fois, il y a trois ans peut-être, pendant le battage, tu es arrivé chez nous tout couvert de poussière et tu as demandé à boire. Je t’ai apporté un verre d’eau, et toi, tu étais déjà étendu sur le divan, dormant à poings fermés. Tu as dormi chez nous douze heures d’affilée, et tout le temps je me tenais derrière la porte, montant la garde pour que personne ne puisse te déranger. Et je me sentais si bien ! Plus il exige d’effort et plus l’amour est beau, c’est-à-dire, tu comprends, mieux on le sent !

 

IVANOV – L’amour actif… hum… gâchis, philosophie de jeune fille… À moins que… tu aies peut-être raison… (Il hausse les épaules.) Je n’en sais rien ! (Gaiement :) Parole d’honneur, Sachenka, je suis un honnête homme !… Juge par toi-même : j’ai toujours aimé faire de la philosophie, mais de ma vie je n’ai dit : « nos femmes sont corrompues », ou : « cette femme à fait un faux pas ». Je n’éprouvais que de la gratitude, rien d’autre ! Mon enfant, ma bonne petite fille, que tu es drôle ! et moi, quel ridicule imbécile je fais ! Je ne réussis qu’à troubler les gens, des journées entières je geins. (Il rit.) Bou-ou ! Bou-ou ! (Il s’éloigne rapidement.) Et maintenant, Sachenka, sauve-toi ! Nous nous sommes oubliés…

 

SACHA – Oui, il est temps de partir, adieu ! Je suis sûre que ton honnête docteur m’a déjà dénoncée à Anna Petrovna, par sens du devoir. Écoute-moi : retourne sans tarder auprès de ta femme, et restes-y, restes-y, restes-y… S’il faut y rester un an, fais-le ; dix ans, reste dix ans. Remplis ton devoir ; afflige-toi, demande-lui pardon, pleure, il le faut. Mais, surtout, n’oublie pas l’essentiel.

 

IVANOV – Je me sens de nouveau comme si je m’étais empoisonné avec des champignons. De nouveau !

 

SACHA – Eh bien, que Dieu te protège ! Ne pense pas à moi, pas du tout ! Mais dans deux semaines, écris-moi une ligne, je m’en contenterai. Et moi, je t’écrirai…

 

Borkine passe la tête par la porte.

 

SCÈNE VIII

LES MÊMES et BORKINE.

 

BORKINE – Nicolaï Alexeïévitch, vous permettez ? (Il aperçoit Sacha.) Oh, pardon, je n’avais pas vu… (Il entre.) Bonjour !

 

SACHA, gênée. – Bonjour…

 

BORKINE – Vous avez bonne mine, vous avez embelli.

 

SACHA, à Ivanov. – Alors je m’en vais, Nicolaï Alexeïévitch… je m’en vais…

 

Elle sort.

 

BORKINE – La charmante apparition ! Je cherchais la prose et je trouve la poésie… (Il chante :) « Tu m’es apparue, oiseau de lumière »…

 

Ivanov, ému, arpente la scène.

 

BORKINE, il s’assied. – Elle a quelque chose, Nicolas, quelque chose, comment dire, que les autres n’ont pas. N’est-ce pas ? Quelque chose de particulier… de fantasmagorique… (Il soupire.) Finalement, c’est le plus beau parti du district. S’il n’y avait pas la maman… ce vieux chameau… À sa mort, Sachenka ramassera l’héritage, mais jusque-là elle devra se contenter de dix mille roubles, d’une serpillière et d’un fer à repasser. Et par-dessus le marché, la vieille exigera qu’on lui fasse la révérence. (Il fouille dans ses poches.) Allons, fumons des « los majores ». Vous en voulez ? (Il tend son étui à cigares.) Ils sont bons… très fumables…

 

IVANOV, il s’approche de Borkine, étouffant de colère. – Hors d’ici, à l’instant même ! Hors de cette maison, immédiatement ! (Borkine se soulève et laisse tomber son cigare.) Allons, sortez !

 

BORKINE – Qu’est-ce qui vous prend, Nicolas ? Pourquoi vous fâchez-vous ?

 

IVANOV – Pourquoi ? Où avez-vous pris ces cigares ? Vous croyez que j’ignore où vous emmenez le vieux tous les jours, et dans quel but ?

 

BORKINE, haussant les épaules. – Mais qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?

 

IVANOV – Salaud ! Avec vos ignobles combinaisons, vous êtes en train de me déshonorer ! Nous n’avons rien de commun, et je vous demande de quitter ma maison à l’instant même !

 

Il marche rapidement.

 

BORKINE – Oui, vous dites ça parce que vous êtes en colère… Je ne vous en veux pas. Insultez-moi tant qu’il vous plaira… (Il ramasse son cigare.) Quant à la mélancolie, il est temps d’en finir. Vous n’êtes plus un collégien…

 

IVANOV – Vous m’avez compris ? (Il tremble.) Vous vous foutez de moi ?

 

Entre Anna Petrovna.

 

SCÈNE IX

LES MÊMES, et ANNA PETROVNA

 

BORKINE – Tiens, voici Anna Petrovna… Je m’en vais.

 

Il sort. Ivanov s’arrête près de la table et reste la tête basse.

 

ANNA PETROVNA, après un silence. – Pourquoi est-elle venue ? (Silence.) Je te demande : pourquoi est-elle venue ici ?

 

IVANOV – Ne m’interroge pas, Aniouta… (Silence.) Je suis affreusement coupable. Fais-moi tous les reproches que tu voudras, j’accepterai tout, mais… ne m’interroge pas… Je n’aurai pas la force de m’expliquer avec toi.

 

ANNA PETROVNA, avec colère. – Pourquoi est-elle venue ici ? (Silence.) Maintenant je te vois tel que tu es, je te comprends parfaitement. Tu es un être ignoble. Sans foi ni loi… Tu te souviens, tu es venu me trouver et tu as menti en me disant que tu m’aimais, et j’ai tout quitté, mon père, ma mère, ma religion, et je t’ai suivi… Et toi, tu n’as pas cessé de mentir. Tu parlais du bien, de la vérité, de tes généreux projets… Je croyais à chacune de tes paroles…

 

IVANOV – Aniouta, je ne t’ai pas menti…

 

ANNA PETROVNA – J’ai vécu avec toi cinq ans, je languissais, j’étais malade, mais je t’aimais, je ne te quittais pas un seul instant… Tu étais mon idole… Et le résultat ? Tu me trompais de la façon la plus éhontée…

 

IVANOV – Aniouta, tu ne dis pas la vérité. J’ai commis des fautes, oui, mais de ma vie je n’ai menti. Tu n’as pas le droit de me faire ce reproche…

 

ANNA PETROVNA – Maintenant, je comprends tout… En m’épousant, tu croyais que mes parents me pardonneraient et me donneraient de l’argent… C’est ça que to croyais…

 

IVANOV – Oh, mon Dieu ! Aniouta, tu veux me mettre hors de moi…

 

Il pleure.

 

ANNA PETROVNA – Tais-toi ! Quand tu t’es aperçu qu’il n’y aurait pas d’argent, tu as commencé un nouveau jeu… Maintenant je me souviens de tout, je comprends tout. (Elle pleure.) Jamais tu ne m’as aimée, tu ne m’as été fidèle… jamais… !

 

IVANOV – Sarah ! C’est faux !… Dis tout ce que tu voudras, mais pas ça !…

 

ANNA PETROVNA – Tu es un homme malhonnête, vil… Tu dois de l’argent à Lébédev, et maintenant, pour en sortir, tu veux séduire sa fille et la tromper comme tu m’as trompée, moi. Ce n’est pas vrai ?

 

IVANOV, il suffoque. – Tais-toi, pour l’amour de Dieu ! Je ne réponds pas de moi… La colère m’étouffe, je suis capable de…

 

ANNA PETROVNA – Tu m’as trompée d’une façon ignoble, et pas moi seule… Toutes les malhonnêtetés tu les mettais sur le compte de Borkine, mais maintenant je sais qui en est responsable…

 

IVANOV – Tais-toi, Sarah ! Et va-t’en, ou je… je vais te traiter… Je ne pourrai me retenir de t’insulter… (Il crie :) Tais-toi, sale juive !

 

ANNA PETROVNA – Je ne me tairai pas… Tu me trompes depuis trop longtemps pour que je puisse me taire…

 

IVANOV – Ah, tu ne te tairas pas ? (Il lutte contre lui-même.) Pour l’amour de Dieu…

 

ANNA PETROVNA – Maintenant, va tromper les Lébédev !

 

IVANOV – Alors, écoute-moi bien : tu vas mourir… le docteur m’a dit que tu allais bientôt mourir…

 

ANNA PETROVNA, elle s’assied, et d’une voix éteinte. – Quand te l’a-t-il dit ?

 

Silence.

 

IVANOV, se prenant la tête dans les mains. – Que je suis coupable, mon Dieu, que je suis coupable !

 

Il sanglote.

 

ACTE IV

Un salon dans la maison des Lébédev. Une baie le sépare de la grande salle au fond. Portes à droite et à gauche. Bronzes anciens, portraits de famille. Tout est décoré pour une fête. Sur le piano, un violon ; à côté, un violoncelle. Pendant tout l’acte, des invités en costume de bal évoluent dans la salle.

 

(Il s’est écoulé près d’un an entre le troisième et le quatrième acte.)

 

SCÈNE PREMIÈRE

LVOV, il entre et regarde sa montre. – Quatre heures passées ! La bénédiction ne va pas tarder… Bénédiction, mariage, triomphe de la vertu et de la vérité ! N’ayant pas réussi à piller Sarah, il l’a torturée jusqu’à la faire mourir, et maintenant il en a trouvé une autre. Une nouvelle comédie commence pour un nouveau pillage, et son tour joué, il l’enverra rejoindre la pauvre Sarah. Une vieille histoire de koulak… (Silence.) Et le voilà au septième ciel, se disposant à mener le plus longtemps possible et en toute conscience une existence bien confortable. Eh bien non, je te montrerai sous ton vrai jour ! Lorsque j’aurai arraché ton masque répugnant et que tout le monde saura quel oiseau tu es, tu dégringoleras de ton septième ciel la tête la première dans une fosse d’où le diable même ne pourra pas te sortir ! Je suis un homme honnête, il m’incombe d’intervenir et d’ouvrir les yeux aux aveugles. Je remplirai mon devoir et dès demain je dirai adieu à ce maudit pays ! (Il médite.) Mais comment agir ? M’expliquer avec les Lébédev serait peine perdue. Le provoquer en duel ? Faire un scandale ? Mon Dieu, je suis ému comme un gamin, j’ai complètement perdu la faculté de réfléchir. Comment agir ? Un duel ?

 

SCÈNE II

LVOV et KOSSYKH

 

KOSSYKH entre et s’adresse joyeusement à Lvov. – Hier j’ai annoncé un petit chelem à trèfle et j’en ai fait un grand. Seulement, une fois de plus, ce Barabanov a fait des entourloupettes. Nous jouons. Je dis : sans atout ; il passe ; je dis : deux trèfles ; il passe ; moi : deux carreaux… trois trèfles… et imaginez-vous, pouvez-vous seulement vous imaginer… j’annonce le petit chelem et lui n’annonce pas son as. S’il avait annoncé, ce saligaud, j’aurais demandé le grand chelem sans atout.

 

LVOV – Veuillez m’excuser, je ne joue pas aux cartes et ne saurais partager votre enthousiasme. C’est pour bientôt la bénédiction ?

 

KOSSYKH – Probablement. Il faut que Zizi retrouve ses esprits. Elle pleure comme une baleine ; elle regrette la dot !

 

LVOV – Pas sa fille ?

 

KOSSYKH – Non, la dot ! Vous pensez, s’il épouse, il ne paiera pas sa dette ; on ne proteste pas les traites d’un gendre.

 

SCÈNE III

LES MÊMES et BABAKINA

 

BABAKINA – Sur son trente et un, elle traverse gravement la scène devant Lvov et Kossykh, ce dernier pouffe dans son poing, elle se retourne. – C’est malin !

 

Kossykh éclate de rire.

 

BABAKINA – Moujik !

 

Elle sort.

 

KOSSYKH, riant aux éclats. – Complètement folle, la baba ! Depuis qu’elle brigue les excellences elle est devenue inabordable. (Il l’imite.) Moujik !

 

LVOV, ému. – Écoutez, dites-moi sincèrement : quelle est votre opinion sur Ivanov ?

 

KOSSYKH – Il ne vaut absolument rien. Il joue comme une savate. L’année dernière, pendant le carême, voici ce qui s’est produit. Nous commençons une partie, moi, le comte, Borkine et lui. Je donne…

 

LVOV, l’interrompant. – Est-ce un homme bien ?

 

KOSSYKH – Lui ? Un roué ! Un retors qui a fait les quatre cents coups. Lui et le comte ça fait la paire. Un flair de renard. Ça a mal tourné avec la youpine, il a avalé la couleuvre et maintenant le voilà qui vise les coffres de Zizi. Je vous parie ce que vous voulez, et que je sois trois fois anathème, si avant un an il ne l’a pas détroussée. Lui, Zizi, et le comte, la Babakina. Par ici la monnaie et à nous la grande vie ! Docteur, pourquoi êtes-vous si pâle aujourd’hui ? Vous êtes tout bouleversé.

 

LVOV – Ce n’est rien. Hier, j’ai trop bu.

 

SCÈNE IV

LVOV, KOSSYKH, LÉBÉDEV et SACHA

 

LÉBÉDEV, entrant avec Sacha. – Ici nous pourrons causer. (À Lvov et à Kossykh :) Allons, les zoulous, allez rejoindre les demoiselles, nous avons besoin de causer confidentiellement.

 

KOSSYKH passe devant Sacha et fait claquer ses doigts avec admiration. – Un vrai tableau ! Une dame d’atout !

 

LÉBÉDEV – Va donc, troglodyte, va !

 

Lvov et Kossykh sortent.

 

LÉBÉDEV – Assieds-toi, Sachenka, ici… (Il s’assied et regarde autour de lui.) Écoute-moi attentivement et avec tout le respect dû à un paternel. Voici de quoi il s’agit : ta mère m’a chargé de te dire ce qui suit… Tu comprends ? Ce n’est pas en mon propre nom que je parle, c’est ta mère qui m’en a donné l’ordre…

 

SACHA – Sois bref, papa !

 

LÉBÉDEV – Ta dot est fixée à quinze mille roubles en espèces. Voilà… attention, pas d’histoires après ! Attends, tais-toi ! Ce n’est que le commencement, le plus beau va venir. Donc, ta dot est fixée à quinze mille roubles, mais étant donné que Nicolaï Alexeïévitch doit neuf mille roubles à ta mère, ta dot subit une déduction… Bon, et ensuite, vois-tu…

 

SACHA – Pourquoi me dis-tu ça ?

 

LÉBÉDEV – Ta mère m’en a donné l’ordre.

 

SACHA – Laissez-moi en paix ! Si tu avais, ne serait-ce qu’un peu d’estime pour moi et pour toi-même, tu ne te serais pas permis de me parler ainsi. Je n’ai pas besoin de votre dot ! Je ne vous ai rien demandé, je ne demande rien !

 

LÉBÉDEV – Pourquoi t’en prends-tu à moi ? Tu te souviens dans Gogol, les deux grosses rates : elles ont commencé par flairer et ne sont parties qu’après, et toi, une fille instruite, tu te jettes sur moi sans même avoir flairé.

 

SACHA – Laissez-moi tranquille ! N’offensez pas mes oreilles avec vos calculs sordides.

 

LÉBÉDEV, se fâchant. – Tfou ! Vous m’acculerez tous en fin de compte à me flanquer un coup de couteau ou à zigouiller quelqu’un ! L’une ne cesse de chialer du matin au soir, de radoter, de rogner, de compter ses kopeks, et l’autre, intelligente, généreuse, instruite, que diable, ne peut même pas comprendre son propre père ! J’offense ses oreilles ! Mais avant que je ne vienne ici offenser tes oreilles, là-bas (il montre la porte), on m’a coupé en morceaux, on m’a écartelé. Elle ne peut pas comprendre ! Vous vous êtes monté le bourrichon, vous avez perdu la boussole… que diable ! (Il se dirige vers la porte et s’arrête.) Ça ne me plaît pas, mais alors pas du tout !

 

SACHA – Qu’est-ce qui ne te plaît pas ?

 

LÉBÉDEV – Rien ne me plaît, rien !

 

SACHA – Mais encore ?

 

LÉBÉDEV – C’est ça, je vais m’asseoir et je vais m’expliquer. Rien ne me plaît ; et quant à ton mariage je ne veux même pas y penser ! (Il s’approche de Sacha et dit tendrement :) Ne m’en veuille pas, Sachenka, ton mariage est peut-être intelligent, honnête, élevé, avec des principes, mais il y a quelque chose qui cloche ! Ça ne ressemble pas à un mariage. Tu es jeune, fraîche, pure comme un cristal, jolie, et lui, il est veuf, il est usé, vidé. Je ne comprends pas, tant pis ! (Il embrasse sa fille.) Sachenka, pardonne-moi, mais il y a quelque chose de bizarre ; les gens en parlent vraiment trop. Comment se fait-il que cette Sarah soit morte et ensuite qu’il ait voulu t’épouser, toi ?… (Vivement :) Mais non, je suis une vieille baderne, une commère. Ne m’écoute pas ; n’écoute personne, fais comme tu l’entends.

 

SACHA – Papa, je sens moi-même que ce n’est pas ça… pas ça, pas ça, pas ça ! Si tu savais combien cela me pèse. C’est insupportable ! Je suis malheureuse et j’ai peur de l’avouer. Papa, mon petit papa, donne-moi du courage, pour l’amour de Dieu… dis-moi ce qu’il faut faire.

 

LÉBÉDEV – Comment cela ? Que veux-tu dire ?

 

SACHA – J’ai peur comme jamais je n’ai eu peur ! (Elle regarde autour d’elle.) J’ai l’impression de ne pas le comprendre, de ne pouvoir jamais le comprendre. Depuis que nous sommes fiancés, pas une fois il n’a souri, pas une fois il ne m’a regardée droit dans les yeux. D’éternelles plaintes, des remords – de quoi ? Des allusions à sa culpabilité – laquelle ? Des tremblements incessants… Je suis fatiguée. Il y a des moments où il me semble que je… que je ne l’aime pas aussi fort qu’il le faudrait. Et quand il vient chez nous et qu’il me parle, je m’ennuie. Qu’est-ce que cela signifie, mon petit papa ? J’ai peur !

 

LÉBÉDEV – Mon enfant chérie, ma seule aimée, écoute ton vieux père. Refuse-le.

 

SACHA, effrayée. – Que dis-tu là ?

 

LÉBÉDEV – Je t’assure, Sachenka. Il y aura un scandale, tout le district va dégoiser, mais il vaut mieux un scandale que de se condamner pour la vie.

 

SACHA – Tais-toi, tais-toi, papa ! Je ne veux même pas t’écouter. Il faut repousser ces idées-là. C’est un homme bon, malheureux, incompris ; je l’aimerai, je le comprendrai, je le remettrai sur pied. Je remplirai ma tâche. C’est décidé !

 

LÉBÉDEV – Ce n’est pas une tâche, c’est le bagne.

 

SACHA – Assez. Je t’ai avoué ce que je ne voulais pas m’avouer à moi-même. N’en parle à personne. Oublie cela.

 

LÉBÉDEV – Je n’y comprends rien. Est-ce moi qui suis devenu gâteux, ou est-ce vous tous qui êtes devenus trop intelligents ? Qu’on me coupe en morceaux, je n’y comprends rien !

 

SCÈNE V

LES MÊMES et CHABELSKI

 

CHABELSKI, entrant. – Que le diable emporte tout le monde, y compris moi-même ! C’est révoltant !

 

LÉBÉDEV – Qu’as-tu ?

 

CHABELSKI – Non, sérieusement, il faut que je mette sur pied une telle crapulerie, une telle goujaterie que non seulement moi mais tout le monde en soit dégoûté. Et j’y arriverai. Parole d’honneur ! J’ai dit à Borkine d’annoncer mes fiançailles aujourd’hui même. (Il rit.) Si tout le monde est pourri, je le serai aussi.

 

LÉBÉDEV – J’en ai marre de toi ! Écoute, Matveï, avec tes boniments, tu finiras par te faire envoyer, passe-moi l’expression, à l’asile d’aliénés.

 

CHABELSKI – C’est une maison qui en vaut bien une autre. Ma foi, allons-y tout de suite. Je t’en prie. Tous les gens sont vils, mesquins, incapables, nuls, je me répugne moi-même et je ne crois à aucune des paroles que je prononce…

 

LÉBÉDEV – Écoute-moi, mon vieux : remplis-toi la bouche d’étoupe, mets-y le feu et va souffler au nez des gens. Ou encore mieux : prends ton chapeau et rentre à la maison. Ici, c’est une noce, tout le monde se réjouit et toi, croa, croa, comme un corbeau… vraiment… (Chabelski se penche sur le piano et sanglote.) Mon Dieu… Matveï… Comte… Qu’as-tu donc ? Matioucha, mon vieux frère… mon ange… Je t’ai offensé ? Pardonne-moi, je ne suis qu’un vieux chien… pardonne à l’ivrogne… Tiens, bois un peu d’eau…

 

CHABELSKI – Inutile.

 

Il relève la tête.

 

LÉBÉDEV – Pourquoi pleures-tu ?

 

CHABELSKI – Pour rien, comme ça…

 

LÉBÉDEV – Non, Matioucha, ne mens pas… Pourquoi ? Pour quelle raison ?

 

CHABELSKI – Je viens d’apercevoir le violoncelle et… et je me suis souvenu de la petite youpine…

 

LÉBÉDEV – Eh ben, t’as choisi ton moment ! Que Dieu ait son âme, qu’elle jouisse du repos éternel, mais quant à s’en souvenir, ce n’est vraiment pas le moment…

 

CHABELSKI – Nous jouions ensemble des duos… Une femme merveilleuse, exquise !

 

Sacha sanglote.

 

LÉBÉDEV – Toi aussi ? Voyons, reprends-toi ! Mon Dieu, les voilà qui chialent tous les deux, et moi… moi… Au moins ne restez pas ici, les invités vont vous voir…

 

CHABELSKI – Pavel, quand le soleil luit, il fait gai même au cimetière. Quand on garde l’espérance, la vieillesse est encore douce ; et moi je n’ai aucune espérance, aucune !…

 

LÉBÉDEV – Oui, c’est vrai, ça ne va pas bien pour toi… Ni enfants, ni argent, ni occupation… Enfin, que faire ? (À Sacha :) Et toi, pourquoi ?

 

CHABELSKI – Pavel, donne-moi de l’argent. Nous ferons nos comptes dans l’autre monde. J’irai à Paris, je jetterai un coup d’œil sur la tombe de ma femme. Dans ma vie, j’ai beaucoup donné, j’ai distribué la moitié de ma fortune. J’ai donc le droit de demander. Et puis, c’est à un ami que je demande…

 

LÉBÉDEV, désemparé. – Mon cher ami, je n’ai pas un kopek ! D’ailleurs… C’est bon, c’est bon ! C’est-à-dire, je ne te promets pas, mais, comprends-tu… Très bien, très bien : (À part :) Je suis à bout !…

 

SCÈNE VI

LES MÊMES et BABAKINA, ensuite ZINAÏDA SAVICHNA

 

BABAKINA, entrant. – Où est donc mon cavalier ? Comte, comment osez-vous me laisser seule ? Hou, l’horrible personnage !

 

Elle frappe la main du comte avec son éventail.

 

CHABELSKI, dégoûté. – Laissez-moi tranquille ! Je vous hais !

 

BABAKINA, stupéfaite. – Comment ?… hein ?…

 

CHABELSKI – Allez-vous-en !…

 

BABAKINA, se laissant tomber dans un fauteuil. – Ah !…

 

Elle pleure.

 

ZINAÏDA SAVICHNA, elle entre en pleurant. – Quelqu’un vient d’arriver… Je crois que c’est le garçon d’honneur du fiancé. C’est l’heure de la bénédiction…

 

Elle sanglote.

 

SACHA, suppliante. – Maman !

 

LÉBÉDEV – Alors tout le monde chiale ! Un quatuor ! Assez d’humidité !… Matveï… Marfa Iégorovna… vous allez me faire pleurer, moi aussi… (Il pleure.) Mon Dieu !

 

ZINAÏDA SAVICHNA – Si tu n’as plus besoin de ta mère, si tu ne veux plus m’obéir… eh bien, sois heureuse… je te bénis…

 

Entre Ivanov. Il porte un habit et des gants.

 

SCÈNE VII

LES MÊMES et IVANOV

 

LÉBÉDEV – Il ne manque plus que ça ! Qu’est-ce qu’il y a ?

 

SACHA – Pourquoi es-tu là ?

 

IVANOV – Veuillez m’excuser. Je voudrais parler seul à seule avec Sacha.

 

LÉBÉDEV – On ne vient pas chez sa fiancée avant le mariage ; ça ne se fait pas ! C’est le moment de te rendre à l’église !

 

IVANOV – Pavel, je t’en prie…

 

Lébédev hausse les épaules ; il sort, suivi de Zinaïda Savichna, du comte et de Babakina.

 

SCÈNE VIII

SACHA et IVANOV

 

SACHA, sévère. – Que te faut-il ?

 

IVANOV – J’étouffe de colère, mais je peux me dominer. Écoute. Je m’habillais pour le mariage, et soudain j’ai jeté un coup d’œil sur la glace, et là… sur les tempes… des cheveux blancs. Sacha, il ne faut pas ! Mettons fin à cette absurde comédie avant qu’il soit trop tard… Tu es jeune, pure, tu as toute la vie devant toi, et moi…

 

SACHA – Tout cela n’est pas neuf. Je l’ai entendu mille fois et j’en ai assez ! Va à l’église, ne fais pas attendre les gens !

 

IVANOV – Je vais rentrer chez moi ; et toi, annonce aux tiens que le mariage n’aura pas lieu. Il est temps de nous mettre à la raison. J’ai assez joué les Hamlet et toi les jeunes filles magnanimes. Suffit !

 

SACHA, rouge de colère. – Je ne veux même pas t’écouter !

 

IVANOV – Je l’ai dit et je le répète !

 

SACHA – Pourquoi es-tu venu ? Tes plaintes continuelles tournent à la dérision.

 

IVANOV – Non, je ne me plains plus ! De la dérision ? Peut-être. Et si l’on pouvait se tourner mille fois plus en dérision et faire rire à ses dépens le monde entier, je le ferais ! Je me suis regardé dans la glace et c’est comme si un boulet avait éclaté dans ma conscience. Je me suis pouffé au nez, et de honte, j’ai failli perdre la raison. (Il rit.) Mélancolie, noble nostalgie, vague douleur ! Il ne me reste plus qu’à écrire des vers. Geindre, me lamenter, raser les gens, m’apercevoir que je n’ai plus la force de vivre, que je suis rouillé, fini, que j’ai cédé à la lâcheté et que, jusqu’aux oreilles, je me suis embourbé dans cette crapuleuse mélancolie, m’en rendre compte pendant que le soleil luit d’un éclat si vif, alors que même la fourmi traîne sa charge avec contentement – non, serviteur ! Voir que les uns me considèrent comme un charlatan, que les autres me plaignent, que les troisièmes me tendent une main secourable, que les quatrièmes – et c’est le pire – écoutent avec componction jusqu’à mes soupirs, voient en moi un nouveau Mahomet et attendent d’un instant à l’autre que je leur révèle une religion nouvelle… Non, Dieu merci, j’ai encore de la dignité, de la conscience ! En venant ici, je me moquais de moi, et il me semblait que les oiseaux, que les arbres se payaient ma tête…

 

SACHA – Tu n’es pas seulement cruel, tu es fou !

 

IVANOV – Tu crois ? Non, je ne suis pas fou. Maintenant, je vois les choses dans leur lumière véritable et ma pensée est aussi pure que ta conscience. Nous nous aimons, mais notre mariage n’aura pas lieu. Je peux divaguer autant qu’il me plaira mais je n’ai pas le droit de gâcher la vie des autres. J’ai empoisonné les derniers moments de ma femme, depuis nos fiançailles tu as désappris à rire, tu as vieilli de cinq ans ; ton père, pour qui tout dans la vie était clair, commence à ne plus comprendre les gens. Que j’aille à une réunion, en visite, à la chasse, n’importe où, j’apporte l’ennui, la tristesse, la mauvaise humeur. Attends, laisse-moi parler ! Je suis brutal, violent, mais pardonne-moi, je suis dans une telle rage… je ne puis parler autrement. Jamais je n’ai menti, jamais je n’ai calomnié la vie, mais devenu un éternel mécontent, malgré moi, sans m’en apercevoir, je la calomnie, je maudis mon sort, je me plains et quiconque m’entend est contaminé par mon dégoût de la vie. Il semble qu’en vivant je fasse une grâce à la nature. Bon sang, que le diable m’emporte !

 

SACHA – Voyons… tu estimes qu’il faut cesser de te lamenter et qu’il est temps de commencer une existence nouvelle !… Mais c’est très bien !…

 

IVANOV – Qu’est-ce qui est bien ? Quelle existence nouvelle ? Je suis perdu sans rémission ! Il faut que nous le comprenions tous les deux. Une existence nouvelle !

 

SACHA – Nicolaï, reprends tes esprits ! Perdu, toi ? Allons donc ! Non, je ne veux plus parler ni t’écouter… Va à l’église !

 

IVANOV – Perdu !

 

SACHA – Ne crie pas, les invités peuvent entendre…

 

IVANOV – Si un homme sain, pas bête, instruit, se met sans aucune raison apparente à se lamenter, s’il commence à descendre la pente, rien ne pourra l’arrêter dans sa chute, il n’y a pas de salut pour lui. Tu en vois un, toi ? Lequel ? Boire ? Le vin me donne mal à la tête. Écrire de mauvais vers ? J’en suis incapable, comme je suis incapable de sublimer ma paresse intellectuelle. La paresse est la paresse, la faiblesse est la faiblesse. Appelons les choses par leur nom. Je suis perdu, perdu, inutile d’ergoter. (Il regarde autour de lui.) Il peut venir quelqu’un. Écoute, si tu m’aimes, il faut m’aider. À l’instant, tout de suite, renonce à moi ! Vite…

 

SACHA – Ah, Nicolaï, si tu savais comme je suis fatiguée, comme mon âme est à bout de forces, par ta faute ! Tu es un homme bon, intelligent, réfléchis : comment peut-on poser de tels problèmes ? Chaque jour un nouveau problème, l’un plus insoluble que l’autre… Je cherchais un amour actif, mais ça, c’est un martyre !

 

IVANOV – Et quand tu seras ma femme, les problèmes deviendront encore plus compliqués. Renonce donc ! Comprends : ce n’est pas l’amour qui parle en toi mais l’entêtement d’une nature généreuse. Tu avais fait le projet insensé de me sauver coûte que coûte, tu t’exaltais dans la pensée de cet exploit… Et maintenant tu es prête à reculer, mais un faux sentiment t’en empêche. Comprends-le !

 

SACHA – Ton raisonnement est absurde ! Comment pourrais-je renoncer à toi ? Tu n’as ni mère, ni sœur, ni amis… Tu es ruiné, ton domaine a été pillé, tout le monde te calomnie…

 

IVANOV – J’ai fait une bêtise en venant ici. Il fallait agir comme je le voulais…

 

Entre Lébédev.

 

SCÈNE IX

SACHA, IVANOV, LÉBÉDEV

 

SACHA, elle court à la rencontre de son père. – Papa, pour l’amour de Dieu, il est accouru comme un enragé et il me torture ; il exige que je renonce à lui, il ne veut pas faire mon malheur. Dis-lui que je ne veux pas de sa grandeur d’âme, je sais ce que je fais.

 

LÉBÉDEV – Je ne comprends rien… Quelle grandeur d’âme ?

 

IVANOV – Le mariage n’aura pas lieu !

 

SACHA – Si ! Papa, dis-lui que le mariage aura lieu !

 

LÉBÉDEV – Attends, attends… Pourquoi veux-tu que le mariage n’ait pas lieu ?

 

IVANOV – Je me suis expliqué, mais elle ne veut pas comprendre.

 

LÉBÉDEV – Ce n’est pas à elle, c’est à moi que tu dois l’expliquer, et assez clairement pour que je comprenne ! Ah, Nicolaï Alexeïévitch, que le Seigneur te juge ! Dans quelles ténèbres nous as-tu entraînés ! Je me fais l’effet de vivre dans un cabinet de curiosités ; je regarde et je ne comprends rien… Un vrai supplice… Que veux-tu que je fasse de toi, à mon âge ? Que je te provoque en duel ? Hein ?

 

IVANOV – Pas besoin de duel. Il suffit d’avoir la tête sur les épaules et de comprendre la langue russe.

 

SACHA, elle arpente la scène, émue. – C’est affreux, affreux, un vrai gosse !

 

LÉBÉDEV – Il n’y a plus qu’à lever les bras au ciel. Écoute, Nicolaï : tu penses agir avec délicatesse, avec intelligence, selon toutes les règles de la psychologie ; eh bien, à mon avis, c’est un scandale et un malheur. Écoute-moi, vieux bonhomme, pour la dernière fois ! Je vais te dire : reprends tes esprits, considère les choses simplement, comme tout le monde. Ici-bas, tout est simple. Le plafond est blanc, les bottes sont noires, le sucre est sucré. Tu aimes Sacha, elle t’aime. Si tu l’aimes, reste, si tu ne l’aimes pas, eh bien, va-t’en, nous ne t’en voudrons pas. C’est pourtant si simple ! Tous les deux, vous êtes sains, intelligents, moraux et, grâce au Ciel, vous avez de quoi manger et vous vêtir… Que vous faut-il de plus ? L’argent vous manque ? La belle affaire ! L’argent ne fait pas le bonheur… Évidemment, je comprends… ton domaine est hypothéqué, tu n’as pas de quoi payer les intérêts, mais moi qui suis le père, je comprends… La mère, elle, qu’elle agisse à sa guise, tant pis ; elle ne donnera pas d’argent ? on s’en passera ? Sachenka dit qu’elle n’a pas besoin de dot… des principes… Schopenhauer… tout ça, c’est des balivernes… J’ai à la banque dix mille roubles, un compte secret. (Il regarde autour de lui.) Pas un chien qui le sache à la maison… Ça vient de grand-mère… Pour vous deux… Prenez… Seulement, attention… il faut donner deux mille roubles à Matveï…

 

Les invités se réunissent dans la salle.

 

IVANOV – Pavel, toutes ces paroles sont inutiles. J’agis selon ma conscience.

 

SACHA – Moi aussi, j’agis selon ma conscience. Tu peux dire tout ce que tu veux, je ne te lâcherai pas. Je vais chercher maman.

 

Elle sort.

 

SCÈNE X

LÉBÉDEV et IVANOV

 

LÉBÉDEV – Je ne comprends rien…

 

IVANOV – Écoute, mon pauvre vieux… Je ne vais pas t’expliquer qui je suis : un honnête homme ou une canaille, sain d’esprit ou neurasthénique. Tu ne pourrais jamais comprendre. J’ai été jeune, enthousiaste, sincère, pas sot ; j’ai aimé, haï, cru comme personne, j’ai travaillé et espéré pour dix, j’ai combattu des moulins, j’ai donné de la tête contre les murs. Sans tenir compte de mes forces, sans réfléchir, sans expérience de la vie, je me suis chargé d’un fardeau trop pesant, qui m’a brisé les épaules, déchiré les nerfs ; j’étais impatient d’agir, de dépenser cette jeunesse dont j’étais ivre, je m’enthousiasmais, je travaillais comme un fou. Et, dis-moi, pouvait-on faire autrement ? Nous sommes si peu nombreux et il y a tant de travail ! Mon Dieu, que de travail il y a ! Et, tu vois, la vie que j’ai combattue se venge cruellement ! Je me suis surmené. À trente ans, déjà, je paie les pots cassés, je suis vieux, j’ai chaussé mes pantoufles. J’erre parmi les gens comme une ombre, la tête lourde, l’âme paresseuse, fatigué, brisé, sans foi, sans amour, sans but, sans savoir qui je suis, pourquoi je vis, qu’est-ce que je veux… Déjà, il me semble que l’amour est une fadaise, que les caresses sont insipides, que le travail est absurde, que les chants et les discours qui jadis me transportaient d’enthousiasme sont autant de rabâchages et de grossièretés. Partout j’introduis la tristesse, un ennui de plomb, l’insatisfaction, le dégoût de la vie… Je suis perdu sans retour ! Tu as devant toi un homme qui à trente-cinq ans est déjà fatigué, déçu, écrasé par ses lamentables exploits ; il se consume de honte, il va jusqu’à bafouer sa propre déchéance… Quelle humiliation ! Je crève de rage !… (Il chancelle.) Tiens, voilà ce que j’ai fait de moi… Je ne tiens même plus sur mes jambes… la faiblesse… Où est Matveï, qu’il me ramène à la maison ?

 

DES VOIX, dans la salle. – Le garçon d’honneur du fiancé est arrivé !

 

SCÈNE XI

LÉBÉDEV, IVANOV, CHABELSKI, ensuite BORKINE, LVOV, SACHA, les INVITÉS.

 

CHABELSKI, entrant. – Un habit fripé qui vient d’un autre… sans gants… sous les quolibets, les regards moqueurs, les ricanements grossiers… Abominable engeance !

 

BORKINE, il entre rapidement avec une gerbe de fleurs ; il est en habit et porte à la boutonnière la fleur des garçons d’honneur. – Ouf ! Mais où est-il ? (À Ivanov :) On vous attend depuis une heure à l’église et je vous trouve ici, faisant de la philosophie ! Pour un rigolo, on peut dire que vous êtes un rigolo ! Ce n’est pas avec la fiancée que vous devez aller, mais séparément, avec moi ; et moi, je reviendrai de l’église chercher la fiancée. Même ça vous n’êtes pas fichu de le comprendre ! positivement, un rigolo !

 

LVOV, entrant, à Ivanov. – Ah, vous voilà ! (À haute voix :) Nicolaï Alexeïévitch Ivanov, je vous déclare publiquement que vous êtes un salaud.

 

IVANOV, impassible. – Je vous remercie.

 

Confusion générale.

 

BORKINE, à Lvov. – Monsieur, c’est une infamie ! Je vous provoque en duel !

 

LVOV – Monsieur Borkine, je considère comme dégradant pour moi, non seulement de me battre avec vous, mais même de vous adresser la parole. Quant à monsieur Ivanov, il peut me demander satisfaction quand il lui plaira.

 

CHABELSKI – Monsieur, je me bats avec vous.

 

SACHA, à Lvov. – Pourquoi ? Pourquoi l’avez-vous offensé ? Messieurs, permettez qu’il me dise pourquoi.

 

LVOV – Alexandra Pavlovna, ce n’est pas sans preuve que j’ai formulé cette offense. Je suis venu ici en homme honnête pour vous ouvrir les yeux, et je vous prie de m’écouter.

 

SACHA – Qu’avez-vous à dire ? Que vous êtes un homme honnête ? Mais le monde entier le sait ! Dites-nous plutôt quel est votre but. Est-ce que vous vous comprenez vous-même ? Vous faites irruption ici, tel un justicier, et vous lancez à cet homme une accusation si blessante que j’ai cru en mourir. Vous l’avez suivi comme une ombre pendant des mois, empoisonnant sa vie, fermement convaincu sans doute que vous faisiez votre devoir d’homme honnête. Vous interveniez dans sa vie privée, condamnant ses actes, les calomniant en tous lieux ; inlassablement vous me poursuiviez, moi et mes amis, de lettres anonymes, par honnêteté, c’est certain. Et toujours par honnêteté, vous, un médecin, vous n’épargniez pas même sa femme malade, troublant cette malheureuse par vos insinuations malveillantes. Vous pouviez commettre n’importe quelle violence, n’importe quelle cruauté, avec la conscience paisible d’un homme extraordinairement honnête et juste.

 

IVANOV, riant. – Ce n’est plus une noce, c’est un parlement ! Bravo, bravo !…

 

SACHA, à Lvov. – Et maintenant, réfléchissez ! Tâchez de vous comprendre vous-même ! Quels gens bornés, sans cœur ! (Elle prend Ivanov par la main.) Allons-nous-en, Nicolaï ! Venez, père.

 

IVANOV – Nous en aller ? Où donc ? Attends, je vais mettre fin à tout ça ! Ma jeunesse s’est réveillée en moi, c’est l’ancien Ivanov qui parle.

 

Il sort un revolver.

 

SACHA, poussant un cri. – Je sais ce qu’il veut faire ! Nicolaï, pour l’amour de Dieu !

 

IVANOV – J’ai longtemps descendu la pente, maintenant, halte ! Il faut savoir partir à temps ! Écartez-vous ! Merci, Sacha !

 

SACHA, criant. – Nicolaï, pour l’amour de Dieu ! Retenez-le !

 

IVANOV – Laissez-moi !

 

Il s’éloigne de quelques pas en courant et se tire un coup de revolver.

 

FIN

 

 

 

 

 


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Février 2007

 

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