Bram Stoker

 

 

 

LE JOYAU DES SEPT ÉTOILES

 

 

 

(1903)

 

 

 

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Table des matières

 

Chapitre Premier  UN APPEL DANS LA NUIT.. 4

Chapitre II  ÉTRANGES INSTRUCTIONS. 18

Chapitre III  LES VEILLEURS. 31

Chapitre IV  LA SECONDE TENTATIVE.. 42

Chapitre V  ENCORE D'ÉTRANGES INSTRUCTIONS. 55

Chapitre VI  SOUPÇONS. 67

Chapitre VII  PERTE SUBIE PAR LE VOYAGEUR.. 78

Chapitre VIII  LA DÉCOUVERTE DES LAMPES. 93

Chapitre IX  LE BESOIN DE SAVOIR.. 105

Chapitre X  LA VALLÉE DE LA SORCIÈRE.. 119

Chapitre XI  LE TOMBEAU D'UNE REINE.. 133

Chapitre XII  LE COFFRE MAGIQUE.. 146

Chapitre XIII  LE RÉVEIL.. 160

Chapitre XIV  LA MARQUE DE NAISSANCE.. 175

Chapitre XV  LES INTENTIONS DE LA REINE TERA.. 191

Chapitre XVI  POUVOIRS ANCIENS ET NOUVEAUX.. 203

Chapitre XVII  LA CAVERNE.. 209

Chapitre XVIII  DOUTES ET CRAINTES. 223

Chapitre XIX  LA LEÇON DU « KA ». 237

Chapitre XX  LA GRANDE EXPÉRIENCE.. 251

À propos de cette édition électronique. 274

 

Chapitre Premier

UN APPEL DANS LA NUIT


Tout cela paraissait si réel que j'avais peine à imaginer que cela se soit produit antérieurement ; et cependant, chaque épisode survenait, non pas comme une étape nouvelle dans l'enchaînement logique des faits, mais comme une chose à laquelle on s'attend. C'est de cette façon que la mémoire joue ses tours pour le bien ou pour le mal ; pour le plaisir ou pour la douleur ; pour le bonheur ou pour le malheur. C'est ainsi que la vie est un mélange de douceur et d'amertume et que ce qui a été devient éternel.

 

De nouveau, le léger esquif, cessant de fendre les eaux tranquilles comme lorsque les avirons brillaient et ruisselaient d'eau, quitta le violent soleil de juillet pour glisser dans l'ombre fraîche des grandes branches de saules qui retombaient – j'étais debout dans le bateau qui oscillait, elle était assise immobile et, de ses doigts agiles, elle écartait les branches égarées, se protégeait des libertés que prenaient les rameaux sur notre passage. De nouveau, l'eau paraissait être d'un brun doré sous le dôme de verdure translucide, et la rive était recouverte d'une herbe couleur d'émeraude. De nouveau, nous étions là dans l'ombre fraîche, avec les mille bruits de la nature se produisant à l'intérieur et à l'extérieur de notre retraite, se fondant dans ce murmure somnolent qui fait oublier les ennuis bouleversants et les joies non moins bouleversantes du monde immense. De nouveau, dans cette solitude bénie, la jeune fille oubliant les conventions de son éducation première rigoriste, me parla avec naturel et sur un ton rêveur de la solitude qui assombrissait sa nouvelle existence. Elle me fit ressentir, avec une grande tristesse, comment dans cette vaste maison chaque personne se trouvait isolée du fait de la magnificence de son père et de la sienne ; car, en ces lieux, disait-elle, la confiance n'avait pas d'autel, la sympathie pas de sanctuaire. Le visage de son père paraissait aussi lointain que semblait à présent lointaine la vie du vieux pays. Une fois de plus, la sagesse d'homme et l'expérience recueillie par moi au long des années étaient mises aux pieds de la jeune fille. Apparemment d'elles-mêmes, car moi, en tant qu'individu je n'avais pas voix au chapitre, je devais simplement obéir à des ordres impératifs. Et, une fois de plus, les secondes recommencèrent à s'enfuir en se multipliant indéfiniment. Car c'est dans les arcanes des rêves que les existences se fondent et se renouvellent, changent tout en restant semblables à elles-mêmes, comme l'âme d'un musicien dans une fugue. Et ainsi les souvenirs s'évanouissent, sans cesse, dans le sommeil.

 

Immédiatement les portes du Sommeil s'ouvrirent toutes grandes, et tandis que je m'éveillais, mes oreilles saisirent la cause de ces bruits qui m'avaient dérangé. La vie à l'état de veille est assez prosaïque – il y avait quelqu'un qui frappait et qui sonnait à une porte d'entrée. Il était évident que ces coups frappés et cette sonnerie se situaient à la porte de notre maison ; et il était également sûr qu'il n'y avait personne d'éveillé pour répondre à cet appel. J'enfilai ma robe de chambre et mes pantoufles et descendis jusqu'à la porte d'entrée. Quand je l'ouvris, je trouvai là un groom pimpant qui d'une main pressait avec impassibilité le bouton de la sonnette tandis que de l'autre il faisait fonctionner sans relâche le marteau de la porte. Dès qu'il me vit, le bruit cessa ; il porta instinctivement une main au bord de son chapeau, et de l'autre, extraya[1] une lettre de sa poche. Un élégant brougham stationnait devant ma porte, les chevaux paraissaient essoufflés, comme s'ils étaient venus très vite. Un policeman, dont la lanterne de nuit, accrochée à son ceinturon, était encore allumée, avait été attiré par le bruit et restait dans les environs.

 

– Je vous demande pardon, monsieur, je suis désolé de vous déranger, mais j'ai reçu des ordres formels. Je ne devais pas perdre un instant, il fallait que je frappe et que je sonne jusqu'à ce qu'on vienne. Puis-je vous demander, monsieur, si Mr. Malcolm Ross demeure ici ?

 

– Je suis Mr. Malcolm Ross.

 

– Alors, cette lettre est pour vous, monsieur, et cette voiture est aussi pour vous !

 

Je pris, avec une vive curiosité, la lettre qu'il me tendait. Je rentrai dans le vestibule, en tirant la porte, mais en la laissant entrebâillée. Puis, je donnai de la lumière électrique. La lettre était d'une écriture inconnue, mais féminine. Elle commençait en ces termes, sans préambule du genre « cher monsieur »

 

Vous m'avez dit que vous me viendriez volontiers en aide en cas de besoin ; et je suis persuadée que vous étiez sincère. L'occasion se présente plus tôt que je ne m'y attendais. Je suis plongée dans d'affreux ennuis, je ne sais de quel côté me tourner, à qui m'adresser. On a, je le crains, essayé de tuer mon père ; cependant, Dieu merci, il est toujours vivant. Mais il est complètement inconscient. On a fait venir des médecins et la police ; mais il n'y a personne en qui je puisse avoir confiance. Venez immédiatement, si cela vous est possible ; et pardonnez-moi si vous le pouvez. Je suppose que je me rendrai compte plus tard de ce que j'ai fait en vous demandant pareil service ; mais pour l'instant, je ne peux penser à rien. Venez ! Venez tout de suite !

 

Margaret TRELAWNY.

 

À mesure que je lisais cette lettre, le chagrin et l'exultation étaient entrés en conflit dans mon esprit. Mais ma pensée dominante était celle-ci : elle était dans les ennuis et elle m'avait appelé – moi ! Ce n'était donc pas sans raison que j'avais rêvé d'elle. J'appelai le groom :

 

– Attendez-moi. Je suis à vous dans un instant. Puis je me précipitai dans l'escalier.

 

Il me fallut à peine quelques minutes pour faire ma toilette et m'habiller ; et bientôt, nous allions par les rues aussi vite que les chevaux pouvaient nous emmener. C'était un matin de marché, et quand nous sortîmes sur Piccadilly, il y avait un flot ininterrompu de charrettes venant de l'ouest ; mais sur le reste du parcours la route était libre, et nous avons été promptement. J'avais dit au groom de venir avec moi à l'intérieur du coupé pour qu'il puisse, pendant le parcours, me mettre au courant de ce qui s'était passé. Il était assis assez gauchement, son chapeau sur les genoux, et il me raconta.

 

– Miss Trelawny, a envoyé un domestique pour nous dire de sortir immédiatement une voiture. Quand nous avons été prêts elle est venue elle-même, elle m'a donné la lettre et elle a dit à Morgan – le cocher – d'aller aussi vite que possible. Elle a dit, monsieur, que je ne devais pas perdre une seconde, et qu'il me fallait frapper sans interruption jusqu'à ce qu'on vienne.

 

– Oui, je sais, je sais… vous me l'avez déjà dit ! Ce que je voudrais savoir, c'est la raison pour laquelle elle me fait demander ? Qu'est-il arrivé dans la maison ?

 

– Je ne sais pas très bien moi-même, monsieur ; sauf que notre maître a été trouvé sans connaissance dans sa chambre, avec ses draps couverts de sang. Jusqu'ici on n'a pas encore pu le réveiller. C'est Miss Trelawny qui l'a trouvé.

 

– Comment se fait-il qu'elle l'ait découvert à une pareille heure ? C'était au milieu de la nuit, je suppose ?

 

– Je ne sais pas, monsieur. Je n'ai absolument pas entendu parler des détails.

 

Nous roulions rapidement sur Knightsbridge ; le bruit discret que faisait ce véhicule bien entretenu troublait à peine la quiétude de l'air matinal. Nous remontâmes Kensington Palace Road et nous nous arrêtâmes bientôt devant une grande maison située entre le côté gauche, plus près, d'après ce que je pus en juger, de l'extrémité de l'avenue correspondant à Notting Hill que de celle qui correspond à Kensington. C'était une maison vraiment belle, non seulement par ses dimensions, mais encore par son architecture. Elle paraissait très vaste, même à la lumière grisâtre du petit matin, qui a tendance à diminuer la taille des choses.

 

Miss Trelawny m'accueillit dans le hall. Elle n'était pas le moins du monde timide. Elle paraissait tout diriger autour d'elle avec une sorte d'autorité due à sa grande naissance, d'autant plus remarquable qu'elle était très énervée et pâle comme la neige. Dans le grand vestibule se trouvaient plusieurs domestiques, les hommes groupés près de la porte, les femmes se rassemblant dans les coins éloignés et les embrasures des portes. Un officier de police était en train de parler à Miss Trelawny ; deux hommes en uniforme et un autre en civil se tenaient près de lui. Quand elle me prit la main dans un mouvement plein de spontanéité, ses yeux eurent un regard exprimant le soulagement et elle poussa un léger soupir tout aussi tranquille. Elle m'accueillit par une phrase simple :

 

– Je savais que vous viendriez !

 

Elle se retourna pour dire au policier :

 

– Vous connaissez Mr. Malcolm Ross ?

 

– Je connais Mr. Malcolm Ross, répondit l'officier de police en saluant. Il se rappellera peut-être que j'ai eu l'honneur de travailler avec lui dans l'affaire de Brixton Coining.

 

Je ne l'avais pas reconnu tout d'abord, car toute mon attention était accaparée par Miss Trelawny.

 

– Bien sûr, commissaire Dolan, je me rappelle très bien ! dis-je. Et nous nous serrâmes la main. Je ne pus pas ne pas noter que le fait que nous nous connussions semblait causer un soulagement à Miss Trelawny. Il y avait dans son comportement un vague malaise qui retint mon attention. Je sentis instinctivement que ce serait moins embarrassant pour elle de me parler en tête-à-tête. Si bien que je dis au commissaire :

 

– Il sera peut-être préférable que Miss Trelawny me voie seul pendant quelques minutes. Vous avez, naturellement, déjà entendu tout ce qu'elle sait ; et je comprendrai mieux la situation si je puis poser quelques questions. Je reverrai ensuite toute la situation avec vous, si vous le permettez.

 

– Je serai heureux de vous apporter tout le concours dont je serai capable, monsieur, répondit-il avec chaleur.

 

Je suivis Miss Trelawny, entrai dans une pièce coquettement meublée qui donnait sur le vestibule et avait vue sur le jardin situé derrière la maison. Quand nous fûmes entrés et quand j'eus refermé la porte, elle dit :

 

– Je vous remercierai plus tard de la bonté que vous m'avez témoignée en venant m'assister dans mes ennuis ; mais dès à présent, vous pourrez mieux me venir en aide quand vous connaîtrez les faits.

 

– Allez-y, lui dis-je. Dites-moi tout ce que vous savez et ne me faites grâce d'aucun détail, si insignifiant qu'il puisse vous paraître en ce moment.

 

Elle continua immédiatement :

 

– J'ai été réveillée par un bruit ; je ne savais pas ce que c'était. Je savais seulement que je l'entendais dans mon sommeil ; car immédiatement après je me trouvai réveillée, le cœur battant la chamade, et je tendais anxieusement l'oreille à un bruit qui venait de la chambre de mon père. Ma chambre est contiguë de la sienne et je peux souvent l'entendre bouger avant de m'endormir. Il travaille tard, quelquefois même extrêmement tard ; si bien que lorsque je m'éveille de bonne heure, comme cela m'arrive de temps en temps, ou bien dans la grisaille de l'aube, je l'entends encore bouger. J'ai essayé une fois de lui faire des remontrances pour rester éveillé si tard, car cela ne peut pas être bon pour lui ; mais je n'ai jamais renouvelé cette tentative. Vous savez à quel point il peut être froid et dur – du moins vous vous rappelez peut-être ce que je vous en ai dit ; et quand il reste calme dans ces moments-là, il peut être terrifiant. Quand il est en colère je le supporte beaucoup mieux ; mais quand il parle avec lenteur et sang-froid, quand les coins de sa bouche se soulèvent pour laisser apparaître des dents pointues, il me semble que… eh bien ! je ne sais pas moi ! La nuit dernière, je me suis levée sans bruit et je me suis approchée de la porte, car j'avais réellement peur de le déranger. Je n'entendais rien bouger, aucun cri ; mais seulement le bruit que ferait quelque chose qu'on traîne et une respiration lente et difficile. Oh ! c'était terrible d'attendre là dans l'obscurité et le silence, en craignant… en craignant je ne savais quoi !

 

» J'ai fini par prendre mon courage à deux mains, j'ai tourné le bouton de la porte aussi doucement que j'ai pu, j'ai à peine entrouvert. À l'intérieur il faisait tout à fait noir. Je pouvais seulement voir le contour des fenêtres. Mais dans cette obscurité, le bruit de respiration devenait plus net, c'était épouvantable. J'écoutais, et cela continuait ; mais il n'y avait aucun autre bruit. J'ouvris immédiatement la porte toute grande. J'avais peur de l'ouvrir lentement ; j'avais l'impression qu'il y avait derrière une chose terrible qui allait bondir sur moi ! Alors j'ai tourné le bouton de l'électricité et j'ai pénétré dans la chambre. J'ai d'abord regardé le lit. Les draps étaient tout froissés, et j'ai su ainsi que mon père s'était couché ; mais au milieu du lit, il y avait une grande tache rouge sombre qui s'étendait jusqu'au bord, et à cette vue mon cœur a cessé de battre. Tandis que je regardais, j'ai entendu le bruit de respiration qui venait de l'autre côté de la chambre et mes yeux s'y sont portés. Mon père était couché sur le flanc droit avec l'autre bras sous lui, comme si son corps inerte avait été traîné jusque-là et abandonné. Les traces de sang traversaient toute la pièce jusqu'au lit. Il y avait autour de lui une mare de sang qui paraissait terriblement rouge et brillante lorsque je me suis penchée pour l'examiner. L'endroit où il était étendu se trouvait exactement devant le grand coffre-fort. Il était en pyjama. La manche gauche était relevée, laissant apparaître son bras nu, qui était tendu dans la direction du coffre. Ce bras avait un aspect… oh ! terrible, il était tout taché de sang, et la peau était arrachée ou coupée tout autour d'une chaîne d'or qu'il porte en bracelet autour du poignet. Je ne savais pas qu'il portait ce bijou et la surprise m'a causé un nouveau choc.

 

Elle s'arrêta un instant et reprit d'une voix plus calme :

 

– Je n'ai pas perdu un instant, j'ai appelé à l'aide, car je craignais qu'il ne perde tout son sang. J'ai sonné, puis je suis sortie et j'ai demandé du secours aussi fort que j'ai pu. Au bout de très peu de temps à coup sûr – bien que cela m'ait paru incroyablement long –, quelques premiers domestiques sont accourus, puis d'autres, jusqu'au moment où la chambre s'est trouvée pleine de gens dépeignés, en vêtements de nuit, qui regardaient de leurs yeux écarquillés.

 

» Nous avons étendu mon père sur un sofa ; et la femme de charge, Mrs. Grant, qui, de nous tous, était celle qui avait gardé le mieux ses esprits, s'est mise à regarder d'où venait tout ce sang. En quelques secondes, il est apparu que c'était du bras que nous avions trouvé nu. Il portait une blessure profonde – non pas une coupure nette comme aurait pu faire un couteau, mais une déchirure irrégulière – tout près du poignet, qui semblait avoir atteint la veine. Mrs. Grant a noué un mouchoir autour de la blessure et l'a serré au moyen d'un coupe-papier en argent. L'hémorragie parut s'arrêter immédiatement. À ce moment, j'avais repris mes sens – ou ce que j'en conservais – et j'ai envoyé un domestique chez le médecin, un autre à la police. Après leur départ, j'ai eu l'impression d'être absolument seule dans la maison, à part les domestiques, et de n'être au courant de rien – au sujet de mon père ou de quoi que ce fût d'autre – et j'ai éprouvé un vif besoin d'avoir auprès de moi quelqu'un qui pût m'aider. Je me suis souvenu de vous et de votre offre si aimable dans le bateau sous le saule ; et sans réfléchir davantage, j'ai fait préparer immédiatement une voiture, j'ai griffonné une lettre, que je vous ai fait porter.

 

Elle marqua un temps. Je n'avais pas envie de dire mon impression. Je la regardai. Je crois qu'elle me comprit, car ses yeux rencontrèrent un moment les miens, puis elle les baissa ; et ses joues étaient aussi rouges que des coquelicots. Elle fit un effort manifeste pour continuer son récit.

 

– Le médecin est arrivé au bout d'un délai incroyablement court. Il a installé un tourniquet convenable pour le bras de mon pauvre père et est retourné chez lui pour chercher quelques accessoires. Je dois dire qu'il a été de retour presque immédiatement. Alors est arrivé un agent de police, qui a envoyé un message au commissariat ; et très peu de temps après, le commissaire était ici. Ensuite, vous êtes arrivé.

 

Il y eut un long silence, et je me hasardai à lui prendre la main et à la garder dans la mienne un instant. Sans ajouter un mot, nous avons ouvert la porte et nous avons été retrouver le commissaire dans le vestibule. Il se précipita sur nous en disant :

 

– J'ai tout examiné moi-même, et j'ai envoyé un message à Scotland Yard. Vous voyez, Mr. Ross, il m'a paru y avoir tant de choses étranges dans cette affaire que j'ai jugé préférable qu'on nous adjoigne le meilleur homme du Criminal Investigation Department. J'ai donc demandé qu'on nous envoie immédiatement le sergent Daw. Vous vous souvenez de lui, monsieur, vous l'avez connu dans cette affaire d'empoisonnements d'Hoxton.

 

– Oh oui, dis-je, je me souviens très bien de lui. Dans cette affaire et dans d'autres, j'ai eu plusieurs fois à me féliciter de son habileté et de sa clairvoyance. Il a un esprit qui fonctionne avec autant de sûreté que tous ceux que je connais. Quand je me suis trouvé sur le banc de la défense avec la conviction que mon client était innocent, j'ai toujours été heureux de l'avoir contre nous !

 

– Voilà une belle marque d'estime, monsieur ! dit le commissaire, comblé. Je suis heureux que vous approuviez mon choix ; j'ai donc bien fait de l'appeler.

 

– Vous ne pouviez pas trouver mieux, répondis-je avec chaleur. Je ne doute pas que grâce à vous deux nous n'arrivions aux faits – et, à ce qui se cache derrière !

 

Nous sommes alors montés dans la chambre de Mr. Trelawny, que nous avons trouvée exactement telle que sa fille me l'avait décrite.

 

On sonna alors à la porte d'entrée et une minute après on fit entrer dans la chambre un jeune homme au nez aquilin, aux yeux gris pénétrants, au front large et carré évoquant un penseur. Il portait un sac noir qu'il ouvrit immédiatement. Miss Trelawny fit les présentations :

 

– Docteur Winchester, Mr. Ross, commissaire Dolan.

 

Nous échangeâmes un rapide salut et il se mit aussitôt au travail. Nous attendions tous et nous le regardions faire anxieusement tandis qu'il pansait la blessure. Il se tournait par moment pour attirer l'attention du commissaire sur quelque particularité de la blessure, et ce dernier en prenait aussitôt note dans son carnet.

 

– Regardez ! plusieurs coupures ou égratignures parallèles commençant sur le côté gauche du poignet et dans certains endroits mettant en danger l'artère radiale.

 

Ces petites blessures que vous voyez ici, profondes et déchiquetées, semblent avoir été faites par un instrument contondant. Celle-ci en particulier semblerait avoir été faite par une sorte de coin coupant ; tout autour les chairs ont l'air d'avoir été arrachées par une pression latérale.

 

Il se tourna ensuite vers Miss Trelawny pour lui dire :

 

– Croyez-vous que nous puissions retirer ce bracelet ? Cela n'est pas absolument nécessaire, car il va tomber plus bas sur le poignet en un endroit où il ne serrera pas ; mais cela peut par la suite faire que le patient se sente plus à l'aise.

 

La pauvre fille devint écarlate et répondit à mi-voix :

 

– Je ne sais pas… je… je ne suis venue vivre avec mon père que récemment ; et je sais si peu de chose de sa vie ou de ses idées que je crains de n'être pas bon juge en la matière.

 

Après lui avoir lancé un regard pénétrant, le médecin dit avec beaucoup de douceur :

 

– Excusez-moi. J'ignorais. Mais en tout cas vous n'avez pas à vous inquiéter. Il n'est pas nécessaire de le retirer pour le moment. Si cela l'était je l'aurais fait aussitôt en prenant la chose sous ma responsabilité. Si cela devient nécessaire par la suite, nous pouvons facilement le retirer avec une lime. Votre père a sans doute une raison de le garder ainsi. Regardez ! une clef minuscule y est attachée…

 

Il s'arrêta de parler, se pencha, me prit la bougie que je tenais à la main et la baissa de telle sorte qu'elle éclaire le bracelet. Il me fit signe ensuite de tenir la bougie dans la même position, sortit une loupe de sa poche. Quand il eut procédé à un examen minutieux, il se releva et tendit la loupe à Dolan en lui disant :

 

– Il serait préférable que vous l'examiniez vous-même. Ce n'est pas un bracelet ordinaire. L'or est travaillé sur des maillons triples en acier. Regardez les endroits où il est arraché. Ce bracelet n'est pas destiné à être ôté à la légère ; et il faudrait plus qu'une lime ordinaire pour y parvenir.

 

Le commissaire plia son grand corps ; mais comme il n'arrivait pas assez près, il s'agenouilla à côté du sofa comme avait fait le docteur. Il examina minutieusement le bracelet, en le faisant tourner lentement pour ne laisser passer aucun détail. Puis il se leva et me tendit la loupe :

 

– Quand vous aurez regardé vous-même, dit-il, que la dame regarde elle aussi, si elle le désire. Et il se mit à écrire longuement dans son carnet.

 

Je n'apportai qu'un léger changement à sa suggestion. Je tendis la loupe à Miss Trelawny en disant :

 

– Ne serait-il pas mieux que vous regardiez la première ?

 

Elle recula, leva légèrement la main pour décliner ma proposition, et dit en même temps avec élan :

 

– Oh non ! Mon père me l'aurait montré sans aucun doute s'il avait désiré que je le voie. Je n'aimerais pas le regarder sans son consentement.

 

Et elle ajouta, craignant sans aucun doute que cette délicatesse de sa part ne prenne un caractère offensant pour les autres personnes présentes :

 

– C'est naturellement très bien que vous l'ayez vu. Vous devez tout examiner et étudier ; et en vérité… en vérité je vous suis reconnaissante…

 

Elle se détourna. Je pus voir qu'elle pleurait doucement. Il était évident à mes yeux que même au milieu de ses ennuis et de son anxiété, elle éprouvait du chagrin de ne pas en savoir davantage sur le compte de son père, et que cette ignorance apparaisse en un pareil moment et devant tant d'étrangers. Le fait qu'il n'y eût que des hommes n'atténuait pas sa honte, mais lui apportait cependant un certain soulagement. En essayant d'interpréter ses sentiments, je pouvais seulement penser qu'elle devait être heureuse de ne pas être vue en ce moment par des yeux de femmes qui comprennent les choses mieux que les hommes.

 

Lorsque je me relevai, après avoir procédé à mon examen, conforme à celui du docteur, celui-ci reprit sa place à côté du divan et poursuivit ses opérations. Le commissaire Dolan me dit à voix basse :

 

– Je crois que nous sommes bien tombés avec notre docteur !

 

J'acquiesçai et j'étais sur le point d'ajouter quelques mots d'appréciation pour sa clairvoyance quand on frappa discrètement.

 

Chapitre II

ÉTRANGES INSTRUCTIONS


Le commissaire Dolan alla lentement à la porte ; par suite d'une entente tacite, il avait pris la direction des opérations dans cette chambre. Nous attendions. Il entrouvrit la porte ; puis, avec un geste de soulagement évident, il l'ouvrit toute grande et un homme entra. Un homme jeune, rasé de près, grand et mince, avec un visage d'aigle, et des yeux vifs, brillants qui semblaient tout voir en un instant. Au moment où il entrait, le commissaire lui tendit la main. Les deux hommes échangèrent une poignée de main chaleureuse.

 

– Dès que j'ai eu reçu votre message, monsieur, je suis venu immédiatement. Je suis heureux d'avoir toujours votre confiance.

 

– Vous l'aurez toujours, dit le commissaire avec conviction. Je n'ai pas oublié le bon vieux temps et Bow Street, je ne l'oublierai jamais ! Alors, sans préliminaire, il se mit à raconter tout ce qu'il savait sur ce qui s'était passé jusqu'à l'arrivée du nouveau venu. Le Sergent Daw posa quelques questions – très peu – lorsque cela lui paraissait nécessaire pour sa compréhension des circonstances ou des positions respectives des personnes. Mais en général Dolan, qui connaissait son travail à fond, allait plutôt au-devant de toute question, et donnait à mesure toutes les explications nécessaires. De temps en temps le sergent Daw jetait un rapide coup d'œil sur ce qui l'entourait ; tantôt sur l'un de nous, tantôt sur la pièce ou sur une partie de la pièce, tantôt encore sur le blessé qui gisait inanimé sur le sofa.

 

Lorsque le commissaire eut terminé, le sergent se tourna vers moi pour me dire :

 

– Vous vous souvenez peut-être de moi, monsieur. J'ai travaillé avec vous sur l'affaire Hoxton.

 

– Je me souviens très bien de vous, lui répondis-je en lui tendant la main.

 

Le commissaire ajouta :

 

– Il est bien entendu, sergent Daw, que vous êtes entièrement chargé de cette affaire.

 

– Sous vos ordres, j'espère, commissaire, dit-il en l'interrompant.

 

L'autre secoua la tête et répondit :

 

– Il me semble que c'est une affaire qui va accaparer tout le temps d'un homme et tout son esprit. J'ai d'autres occupations ; mais je serai plus qu'intéressé à l'affaire et si je peux vous aider d'une manière quelconque, j'en serai heureux !

 

– Très bien, monsieur, dit l'autre, qui acceptait sa responsabilité en esquissant un salut un peu différent ; et il entama directement son enquête.

 

Il s'adressa d'abord au médecin, lui demanda son nom et son adresse, le pria de rédiger un rapport complet dont il pourrait se servir et qu'il pourrait, si nécessaire, communiquer au Quartier Général. Le docteur Winchester promit de le faire en s'inclinant gravement. Alors le sergent s'approcha de moi et me dit sotto voce :

 

– Votre docteur me plaît. Je crois que nous pourrons travailler ensemble.

 

Puis, se tournant vers Miss Trelawny, il demanda :

 

– Dites-moi, s'il vous plaît, tout ce que vous pouvez me dire sur le compte de votre père. Sa façon de vivre, son histoire – en fait tout ce qui l'intéresse, ou ce qui le concerne.

 

J'étais sur le point de l'interrompre pour lui dire qu'elle avait déjà confessé son ignorance de toutes les questions concernant son père et sa façon de vivre, mais elle avait déjà levé la main pour m'arrêter et elle parla elle-même :

 

– Hélas ! Je ne sais que peu de chose, sinon rien. Le commissaire Dolan et Mr. Ross connaissent déjà tout ce que je puis dire.

 

– Alors, mademoiselle, nous ferons ce que nous pourrons, dit aimablement l'officier de police. Je vais commencer par un examen minutieux des faits. Vous dites que vous vous trouviez de l'autre côté de la porte quand vous avez entendu ce bruit ?

 

– J'étais dans ma chambre quand j'ai entendu ce bruit anormal – à dire vrai, ce doit être le début de ce bruit, quel qu'il fût, qui m'a réveillée. Je suis immédiatement sortie de ma chambre. La porte de mon père était fermée, je pouvais voir tout le palier et les marches supérieures de l'escalier. Personne n'aurait pu sortir par cette porte sans être vu de moi, si c'est ce que vous voulez dire !

 

– C'est exactement ce que je veux dire, mademoiselle. Si tous ceux qui savent quelque chose me le disent aussi bien, nous ne tarderons pas à aboutir. Alors, je dois comprendre que l'agresseur, quel qu'il soit, se trouve encore dans cette chambre ?

 

Il avait dit cette phrase sur un ton à demi interrogatif, mais nul ne répondit. Il en savait autant que nous sur ce point.

 

Il s'approcha alors du lit, le regarda attentivement, et demanda :

 

– A-t-on touché au lit ?

 

– Pas à ma connaissance, dit Miss Trelawny, mais je vais demander à Mrs. Grant, la gouvernante, ajouta-t-elle en sonnant. Mrs. Grant arriva en personne.

 

– Entrez, dit Miss Trelawny. Ces messieurs veulent savoir, Mrs. Grant, si ce lit a été touché.

 

– Pas par moi, mademoiselle.

 

– Alors, dit Miss Trelawny en se tournant vers le sergent Daw, personne n'a pu y toucher. Mrs. Grant ou moi-même, nous avons été constamment présentes et je ne crois pas qu'aucun des domestiques qui sont accourus après que j'ai donné l'alarme se soit trouvé à aucun moment près du lit. Vous voyez, mon père était étendu ici, exactement sous le grand coffre-fort, et l'on était rassemblé autour de lui. Nous avons très rapidement renvoyé tout le monde.

 

Il s'approcha ensuite des fenêtres qui étaient fermées au loquet.

 

– Les volets étaient-ils fermés ? demanda Daw à Miss Trelawny sur un ton détaché qui appelait une réponse négative. Celle-ci lui fut donnée.

 

Pendant tout ce temps, le Dr Winchester s'était occupé de son malade ; tantôt pansant les blessures de ses poignets, tantôt procédant à un examen minutieux de sa tête, de son cou, et de son cœur. À plusieurs reprises, il approcha le nez de la bouche de l'homme inconscient et renifla. Chaque fois, il faisait inconsciemment des yeux le tour de la chambre, comme s'il avait cherché quelque chose.

 

Nous entendîmes alors la voix forte et grave du détective :

 

– Autant que je peux le voir, le but à atteindre était d'approcher cette clef de la serrure du coffre. Il semble y avoir dans son mécanisme quelque secret que je suis incapable de deviner, bien qu'ayant travaillé un an chez Chubb avant d'entrer dans la police. C'est une serrure à combinaison de sept lettres ; mais il y a, semble-t-il, un moyen de bloquer la combinaison elle-même. Elle est de chez Chatwood, je me rendrai dans cette maison pour voir si je ne peux pas trouver quelque chose.

 

Il se tourna alors vers le docteur, comme s'il en avait pour le moment terminé avec son propre, travail, et lui dit :

 

– Y a-t-il quelque chose que vous puissiez me dire dès maintenant, docteur, sans vous gêner dans l'établissement de votre rapport complet ? S'il subsiste le moindre doute, je peux attendre, mais le plus tôt je saurai quelque chose de précis, le mieux cela vaudra.

 

– En ce qui me concerne, répondit immédiatement le Dr Winchester, je ne vois aucune raison d'attendre. Je ferai, bien sûr, un rapport complet. Mais entre-temps, je vous dirai tout ce que je sais – ce qui, après tout, n'est pas énorme, et tout ce que je pense – ce qui est moins précis. Le patient n'a aucune blessure à la tête qui puisse expliquer l'état de stupeur dans lequel il se trouve. Je dois donc admettre ou bien qu'il a été drogué, ou bien qu'il se trouve soumis à quelque influence hypnotisante. Autant que je puisse en juger, il n'a pas été drogué – du moins au moyen d'un produit dont je connaisse les propriétés. Il y a habituellement dans cette pièce, une odeur de momie telle qu'il est naturellement bien difficile d'avoir une certitude quelconque quand il s'agit de quelque chose ayant une odeur très subtile. Je pense que vous avez remarqué des odeurs particulièrement égyptiennes, bitume, nard, gommes aromatiques, épices, et ainsi de suite. Il est tout à fait possible que quelque part dans cette pièce, parmi les antiquités et masqué par des odeurs plus fortes, se trouve une substance ou un liquide qui puisse produire l'effet que nous observons. Il est possible que le patient ait absorbé quelque drogue, et qu'il se soit blessé alors qu'il se trouvait soumis à son influence narcotique. Je ne crois pas que ce soit vraisemblable ; et des circonstances, autres que celles que j'ai moi-même examinées, peuvent prouver l'inexactitude de cette conjecture. Mais, en attendant, c'est possible ; et cela doit donc, jusqu'à preuve du contraire, rester dans nos perspectives.

 

Ici le sergent Daw l'interrompit :

 

– Cela est possible ; mais si tel est le cas, nous devrions pouvoir trouver l'instrument avec lequel le poignet a été blessé. Il y aurait des traces de sang quelque part.

 

– Parfaitement exact, dit le docteur, en ajustant ses lunettes comme s'il se préparait à une discussion. Mais si l'on admet que le patient a utilisé une drogue mystérieuse, il faut que c'en soit une dont l'effet n'est pas immédiat. Comme nous ignorons encore ses possibilités – si, en vérité, l'ensemble de la conjecture est le moins du monde correct –, nous devons être prêts à tout envisager.

 

Miss Trelawny se joignit à cet instant à la conversation :

 

– Ce serait tout à fait bien, en ce qui concerne l'action de la drogue ; mais aux termes de la seconde partie de votre conjecture, la blessure peut avoir été faite par le patient lui-même, et cela après que la drogue ait fait son effet.

 

– Exact ! dirent simultanément le détective et le médecin.

 

– Cependant, docteur, continua-t-elle, comme votre hypothèse n'épuise pas toutes les possibilités, nous devons garder présente à l'esprit l'idée que quelque autre variante du point de départ puisse être exacte. Je note donc que la première chose que nous ayons à chercher, en partant de cette hypothèse, doit être l'arme avec laquelle le poignet de mon père a été blessé.

 

– Il a peut-être mis l'arme dans le coffre avant de perdre complètement conscience, dis-je, en exposant stupidement une pensée n'ayant pris corps qu'à moitié.

 

– Cela ne serait pas possible, s'empressa de dire le docteur. Du moins je crois que ce ne serait guère possible, ajouta-t-il plus prudemment, en s'inclinant légèrement de mon côté. Vous voyez, la main gauche est couverte de sang, mais il n'y a aucune trace de sang sur le coffre.

 

– Parfaitement exact ! dis-je, et il y eut alors un long silence.

 

Le docteur fut le premier à le rompre.

 

– Il va nous falloir une infirmière le plus tôt possible ; et je connais celle qui convient. Je vais aller la chercher immédiatement, en admettant que je puisse l'avoir. Je dois demander que l'un d'entre vous reste constamment avec le malade jusqu'à mon retour. Il sera peut-être nécessaire de le transporter par la suite dans une autre pièce ; mais en attendant, il vaut mieux qu'il reste ici. Miss Trelawny, puis-je être sûr que vous allez, vous ou Mrs. Grant, rester ici jusqu'à mon retour ? Non pas seulement dans la chambre, mais tout près du malade et sans le quitter des yeux ?

 

Elle s'inclina en guise de réponse et prit un siège à côté du sofa. Le docteur lui donna quelques directives sur ce qu'elle devrait faire au cas où son père reprendrait connaissance avant son retour.

 

Le premier à bouger ensuite fut le commissaire Dolan, qui s'approcha du sergent Daw et lui dit :

 

– Il vaut mieux maintenant que je retourne au commissariat – à moins, naturellement, que vous ne désiriez me voir rester encore un moment.

 

– Johnny Wright appartient-il toujours à votre division ? lui demanda-t-il en guise de réponse.

 

– Oui ! Vous aimeriez l'avoir avec vous ? (L'autre fit un signe de tête pour acquiescer.) Alors je vais vous l'envoyer dès que possible. Il restera avec vous aussi longtemps que vous le désirerez. Je lui dirai de prendre entièrement ses instructions de vous.

 

Le sergent l'accompagna jusqu'à la porte en lui disant :

 

– Merci, monsieur ; vous êtes toujours plein d'attentions pour ceux qui travaillent avec vous. C'est un plaisir pour moi de vous retrouver. Je vais retourner à Scotland Yard rendre compte à mon chef. Ensuite, j'irai chez Chatwood ; et je reviendrai ici dès que possible. Je suppose que je peux, si nécessaire, m'installer ici pour un ou deux jours. Cela vous aidera peut être un peu, et vous réconfortera de me savoir dans les parages, tant que nous n'avons pas éclairci ce mystère.

 

– Je vous en serai très reconnaissante. Avant de reprendre la parole il la regarda pendant quelques secondes d'un œil pénétrant.

 

– Avant de partir, ai-je la permission de jeter un coup d'œil sur la table et le bureau de votre père ? Il peut y avoir quelque chose qui nous fournisse un indice – ou en tout cas un fil conducteur.

 

Sa réponse fut si catégorique qu'il en fut presque surpris.

 

– Vous avez toutes les permissions possibles de faire quoi que ce soit de nature à nous aider dans ces terribles ennuis – pour découvrir ce qui ne va pas pour mon père, ou ce qui est susceptible de le protéger dans l'avenir !

 

Il entama immédiatement un examen systématique de la coiffeuse, et ensuite de la table à écrire. Dans l'un des tiroirs, il trouva une lettre cachetée ; il traversa la chambre pour la remettre à Miss Trelawny.

 

– Une lettre – adressée à moi – et de l'écriture de mon père ! dit-elle en s'empressant de l'ouvrir. Je surveillai son visage tandis qu'elle commençait à lire ; mais, voyant immédiatement que le sergent Daw ne quittait pas le visage de Miss Trelawny de ses yeux pénétrants, en guettant sans sourciller ses expressions les plus fugitives, je gardai à partir de ce moment les yeux fixés sur les siens à lui. Lorsque Miss Trelawny eut terminé sa lecture, j'avais acquis une conviction que je gardai, cependant, enfouie au fond de mon cœur : parmi les soupçons qui avaient pris naissance dans l'esprit du détective, il y en avait un, appartenant peut-être au domaine des possibilités et n'étant guère précisé, mais qui concernait Miss Trelawny elle-même.

 

Pendant plusieurs minutes Miss Trelawny, les yeux baissés, garda la lettre à la main, et réfléchit. Puis elle la lut de nouveau avec soin ; cette fois ses différentes expressions prenaient plus d'intensité, et je crus pouvoir les suivre aisément. Quand elle eut achevé sa deuxième lecture, elle s'arrêta de nouveau. Alors, comme à contrecœur, elle tendit la lettre au détective. Il la lut avec empressement mais sans que son expression change ; il la lut une seconde fois et la lui rendit en s'inclinant. Elle marqua encore un temps, puis me tendit la lettre. En même temps elle me regarda dans les yeux et eut, pendant un court instant, une expression suppliante ; une légère rougeur se répandit rapidement sur ses joues pâles et sur son front.

 

Je pris la lettre avec des sentiments mitigés, mais, tout compte fait, j'étais heureux. Elle ne laissa paraître aucun trouble en remettant la lettre au détective – il en aurait été probablement de même avec n'importe qui d'autre. Mais avec moi… j'eus peur de suivre plus avant le fil de ma pensée ; je me mis à lire, en sentant les yeux de Miss Trelawny et du détective fixés sur moi.

 

Ma chère fille,

 

Je désire que tu considères comme absolues et impératives les instructions contenues dans cette lettre ; elles ne devront subir aucune modification d'aucune sorte. Elles s'appliquent au cas où il m'arriverait à partir de maintenant quoi que ce soit, une chose à laquelle ni toi ni personne ne s'attendrait. Si j'étais soudainement et mystérieusement atteint – soit par la maladie, soit par un accident, ou par une agression – tu devrais suivre à la lettre ces instructions. Si je ne suis pas dans ma chambre au moment où tu constateras l'état dans lequel je me trouve, il faudra m'y transporter aussi vite que possible. Même si je suis mort, cela est vrai de mon corps. À partir de ce moment, et jusqu'au moment où je serai conscient et en mesure de donner des instructions à mon propre compte, ou enterré, on ne devra pas me laisser seul un instant. Deux personnes au moins devront rester dans la chambre depuis la chute du jour jusqu'au lever du soleil. Il sera bon qu'une infirmière diplômée vienne de temps en temps dans la chambre et note tous les symptômes, permanents ou passagers qui pourraient se manifester en moi. Mes solicitors, Marvin & Jewkes, 27 B Lincoln's Inn, ont des instructions complètes pour le cas de décès ; et Mr. Marvin s'est engagé à veiller personnellement à la réalisation de mes désirs. Je dois te conseiller, ma chère fille, du fait que tu n'as aucun parent sur qui te reposer, d'avoir auprès de toi dans la maison un ami en qui tu puisses avoir pleine confiance. Tu devras pouvoir entrer immédiatement en communication avec lui, il pourra participer à la garde de nuit, ou être appelé instantanément. Peu importe le sexe de cet ami ; mais il faudra en tout cas qu'un veilleur ou un assistant du sexe opposé soit toujours disponible. Comprends-moi bien : je souhaite essentiellement qu'il y ait toujours une intelligence masculine et une intelligence féminine en éveil et prêtes à s'exercer dans le sens que je désire. Permets-moi d'insister une fois de plus, ma chère Margaret, sur la nécessité d'observer mes instructions et de raisonner avec exactitude sur mes conclusions, si étranges qu'elles puissent paraître. Si je tombe malade ou que je sois blessé, ce ne sera pas une circonstance ordinaire ; et je désire te mettre en garde, pour que ta surveillance soit parfaite. Rien de ce qui se trouve dans ma chambre – je parle des objets de collection – ne doit être retiré ou déplacé de quelque façon que ce soit, ou pour quelque cause que ce soit. La place de chaque objet a été déterminée par une raison spéciale et dans un but déterminé ; tout déplacement contrarierait mes plans.

 

Si tu as besoin d'argent ou d'un conseil quelconque, Mr. Marvin fera ce que tu désires il a reçu dans ce but des instructions complètes de ma part.

 

Abel TRELAWNY

 

Avant de parler, je lus la lettre une seconde fois, car je craignais de me trahir. Le choix qu'elle avait à faire d'un ami pouvait être pour moi une occasion capitale. J'avais déjà des raisons d'espérer car elle m'avait demandé de l'aider dès le début de ses ennuis ; mais l'amour engendre ses propres doutes, et j'avais peur. Si bien, qu'en lui rendant la lettre, je lui dis :

 

– Je sais que vous me pardonnerez, Miss Trelawny, si je fais preuve de présomption, mais si vous me permettez de participer à cette surveillance j'en serai fier. Bien que les circonstances soient tristes, je serai tellement heureux que ce privilège me soit accordé.

 

– Je vous serai très reconnaissante de votre aide !

 

Puis elle ajouta, comme à la réflexion :

 

– Mais vous ne devez pas me permettre de faire preuve de trop d'égoïsme ! Je sais que vous avez de nombreuses occupations, et bien que j'apprécie considérablement – très considérablement – votre aide, il ne serait pas correct de ma part d'accaparer tout votre temps.

 

– S'il s'agit de cela, répondis-je, aussitôt, mon temps vous appartient. Pour aujourd'hui je peux facilement m'arranger dans mon travail de manière à venir ici dans l'après-midi et rester jusqu'à demain matin. Ensuite, si les circonstances l'exigent toujours, je pourrai m'arranger pour avoir encore plus de temps disponible.

 

Elle était très émue. Je pouvais voir ses yeux se remplir de larmes, elle détourna la tête. Le détective prit la parole :

 

– Je suis heureux de savoir que vous serez ici, Mr. Ross. Je serai moi-même dans la maison, avec l'accord de Miss Trelawny, si mes chefs de Scotland Yard m'y autorisent. Cette lettre fait apparaître la situation sous un jour différent ; cependant le mystère est plus grand que jamais. Si vous pouvez attendre ici une heure ou deux, je vais aller au Quartier Général, et ensuite chez les fabricants de coffres. Puis, je reviendrai ; et vous pourrez partir avec l'esprit plus libre, car je serai ici.

 

Quand il fut parti, Miss Trelawny et moi, nous sommes restés silencieux. Elle finit par lever les yeux et par me regarder un moment ; ensuite, je n'aurais pas changé de place avec un roi. Pendant un moment elle s'occupa près du chevet de son père, installé provisoirement. Puis, en me demandant de ne pas le quitter des yeux jusqu'à son retour, elle sortit précipitamment.

 

Elle revint au bout de quelques minutes avec Mrs. Grant, deux femmes de chambre et deux domestiques mâles, qui portaient le châssis et la literie d'un lit de fer léger. Ils se mirent à l'installer et à le faire. Quand ce travail fut achevé, et lorsque les domestiques furent partis, elle me dit :

 

– Il sera bon d'être prêt pour le retour du docteur. Il demandera certainement qu'on mette mon père au lit ; et un lit convenable sera mieux pour lui que le sofa.

 

Elle prit alors un siège à côté de son père, et s'installa sans le quitter des yeux. Pendant que je faisais des recherches dans la chambre, on entendit au-dehors le bruit de roues sur le gravier. On sonna, quelques minutes après, on frappa à la porte. « Entrez ! » répondit-on, et le Dr Winchester fit son apparition suivi d'une jeune femme habillée en infirmière.

 

– J'ai eu de la chance ! dit-il en entrant. Je l'ai tout de suite trouvée, et elle était libre. Miss Trelawny, je vous présente Nurse Kennedy !

 

Chapitre III

LES VEILLEURS


La façon que ces deux jeunes femmes eurent de se regarder me frappa. Je suppose que j'ai tellement l'habitude de peser dans mon esprit la personnalité des témoins et de les juger d'après leurs gestes inconscients et leur comportement, que cette attitude s'étend à la vie courante, même lorsque je ne suis pas devant le tribunal. À ce moment de ma vie, tout ce qui intéressait Miss Trelawny m'intéressait ; et comme elle avait été impressionnée par la nouvelle arrivée, je fus instinctivement porté à la juger également. En les comparant l'une à l'autre, il me semblait acquérir une meilleure connaissance de Miss Trelawny. Les deux femmes offraient certainement un contraste marqué. Miss Trelawny avait une ravissante silhouette ; elle était brune, avec des traits réguliers. Elle avait des yeux merveilleux, grands, largement ouverts, d'un noir velouté, d'une mystérieuse profondeur. Les sourcils étaient caractéristiques. Délicatement dessinés, très fournis, ils semblaient constituer le cadre idéal pour ces yeux profonds et splendides. Ses cheveux étaient également noirs, fins comme de la soie. Toute sa personne semblait d'une harmonie parfaite : port, silhouette, cheveux, yeux ; la bouche mobile et pleine, avec des lèvres écarlates et des dents éblouissantes qui semblaient éclairer la partie inférieure du visage – tandis que les yeux en éclairaient la partie supérieure ; la large courbe de la mâchoire, depuis le menton jusqu'à l'oreille ; les longs doigts effilés ; la main qui donnait l'impression de se mouvoir à partir du poignet comme si elle avait eu une existence propre. Toutes ces perfections contribuaient à faire une personnalité qui s'imposait par sa grâce, son harmonie, sa beauté, ou son charme.

 

D'autre part, Nurse Kennedy était plutôt d'une taille inférieure à la normale. Elle était solidement bâtie, avec des membres vigoureux, des mains larges, fortes et capables. Dans l'ensemble, elle était de la couleur des feuilles d'automne. Après avoir examiné le lit qui venait d'être fait et avoir secoué les oreillers, elle s'adressa au docteur, qui lui donna ses instructions. Peu après, à nous quatre, nous soulevions du sofa le malade inconscient.

 

Au début de l'après-midi, quand le sergent Daw fut revenu, je me rendis à mes bureaux de Jermyn Street et fis envoyer vêtements, livres et papiers dont j'étais susceptible d'avoir besoin dans les prochains jours. Puis, j'allai accomplir mes fonctions juridiques.

 

Ce jour-là, la Cour siégea jusqu'à une heure avancée car une affaire importante se terminait ; il était six heures tapant quand je m'arrêtai devant la porte de Kensington Palace Road. Je vis qu'on m'avait installé dans une grande chambre voisine de celle du malade.

 

Ce soir-là, le docteur nous dit :

 

– Je suis réellement et absolument incapable de trouver aucune raison valable à cet état de stupeur. J'ai procédé à un examen aussi complet que je suis capable de le faire ; et j'ai la certitude qu'il n'y a aucune blessure du cerveau, c'est-à-dire externe. À dire vrai, tous les organes vitaux paraissent intacts. J'ai fait prendre, comme vous le savez, des aliments au malade à plusieurs reprises, et cela lui a manifestement fait du bien. Sa respiration est forte et régulière, son pouls est plus lent et plus vigoureux que ce matin. Je ne peux trouver la trace d'aucune drogue connue, et cet état d'inconscience ne ressemble à aucun des nombreux cas de sommeil hypnotique que j'ai pu observer à l'hôpital Charcot, de Paris. Quant à ces blessures – tout en parlant, il posait doucement le doigt sur le poignet bandé qui reposait sur la couverture –, je ne sais qu'en penser. Elles auraient pu être faites par une machine à carder ; mais cette supposition est insoutenable. C'est dans le domaine du possible qu'elles aient été faites par un animal sauvage qui aurait voulu se faire les griffes. D'après ce qu'on me dit, cela est également impossible. À propos, avez-vous ici dans la maison des animaux de compagnie un peu étranges ; quelque chose d'exceptionnel, comme un chat-tigre ou quelque chose de peu commun ?

 

Miss Trelawny eut un sourire triste qui me fendit le cœur :

 

– Oh non ! répondit-elle. Mon père n'aime pas qu'il y ait des animaux dans la maison, sauf quand ils sont morts et momifiés.

 

Cela fut dit avec une certaine amertume – ou une pointe de jalousie, je ne pourrais dire.

 

– Même mon pauvre chat n'a été admis à rester que par tolérance. Bien qu'il soit le plus charmant et le mieux élevé des chats, il est en quelque sorte banni et il n'est pas admis dans cette chambre.

 

Tandis qu'elle parlait on entendit un léger grattement sur le bouton de la porte. Le visage de Miss Trelawny, s'illumina aussitôt. Elle se précipita à la porte en disant :

 

– Le voici ! C'est mon Silvio. Quand il veut entrer dans une pièce, il se dresse sur ses pattes de derrière et il gratte le bouton de la porte.

 

Elle ouvrit et s'adressa au chat comme à un bébé.

 

– Il voulait voir sa maman ? Entre, alors, mais tu dois rester avec elle.

 

Elle souleva le chat et revint en le portant dans ses bras. C'était certainement un magnifique animal. Un persan gris chinchilla aux longs poils soyeux ; un animal vraiment princier, avec une expression hautaine en dépit de sa douceur ; et avec de grosses pattes qui s'étalaient quand il les posait par terre. Tandis qu'elle le caressait, il se tortilla soudain comme une anguille et s'échappa de ses bras. Il traversa la chambre en courant et se planta devant une table basse sur laquelle se trouvait la momie d'un animal et se mit à miauler et à gronder. Miss Trelawny bondit sur lui, et le souleva dans ses bras bien qu'il ait lutté et se soit débattu pour lui échapper ; il ne mordait ni ne griffait cependant, car il adorait évidemment sa belle maîtresse. Dès qu'il fut dans ses bras, il cessa de faire du bruit ; elle le réprimanda à mi-voix :

 

– Vilain Silvio ! Tu as manqué à la parole que ta mère avait donnée en ton nom. À présent, dis bonsoir à ces messieurs, et viens dans la chambre de ta maman !

 

En même temps, elle me tendait la patte du chat pour que je la serre. Ce faisant je ne pus m'empêcher d'admirer sa taille et sa beauté.

 

– Mais, dis-je, sa patte à l'air d'un petit gant de boxe plein de griffes.

 

– Cela doit être ainsi, dit-elle en souriant. N'avez-vous pas remarqué que mon Sylvio a sept doigts ? Regardez !

 

Elle lui ouvrit la patte, et il y avait en effet sept griffes distinctes, recouvertes chacune d'une gaine fine et délicate. Tandis que je caressais doucement la patte les griffes sortirent et accidentellement – le chat n'était pas en colère et ronronnait – l'une vint me griffer la main. En retirant cette main, je dis instinctivement :

 

– Eh bien ! ses griffes coupent comme des rasoirs !

 

Le Dr Winchester s'était approché de nous et se penchait pour examiner les griffes du chat. Tandis que je parlais il fit entendre une interjection « Eh ! » En même temps, il reprenait rapidement sa respiration. Tandis que je caressais le chat à présent calmé, le docteur alla jusqu'à la table pour arracher une feuille de buvard au sous-main et revint. Il étendit le buvard sur la paume de sa main et avec un simple « Excusez-moi ! » destiné à Miss Trelawny. Il posa dessus la patte du chat et fit pression avec son autre main. Le chat hautain ne parut pas apprécier cette familiarité, et il essaya de dégager sa patte. C'était visiblement ce que le docteur souhaitait, car, ce faisant, le chat ouvrit les gaines de ses griffes et fit plusieurs éraflures sur le papier souple. Alors Miss Trelawny emporta son animal favori. Elle revint au bout de deux minutes et dit en rentrant :

 

– Il y a quelque chose de vraiment étrange avec cette momie ! Quand Silvio est entré pour la première fois dans cette chambre – je l'avais apporté alors qu'il était tout bébé pour le montrer à père – il s'est comporté exactement de la même façon. Il a sauté sur la table, il a essayé de griffer et de mordre la momie. C'est ce qui a tellement mis mon père en colère et provoqué la sentence de bannissement dont a été victime le pauvre Silvio.

 

Pendant qu'elle était absente, le docteur Winchester avait ôté le bandage du poignet de son père. La blessure était à présent tout à fait nette, et les différentes coupures apparaissaient sous forme de lignes d'un rouge vif. Le docteur plia le papier buvard en travers de la ligne de piqûres faites par les griffes du chat et l'appliqua contre la blessure. En même temps, il leva les yeux en prenant un air triomphant et nous fit signe d'approcher.

 

Les coupures faites dans le papier correspondaient aux blessures du poignet ! Il n'était besoin d'aucune explication, et il dit :

 

– Il aurait mieux valu que maître Silvio ne trahisse pas la parole donnée !

 

Nous sommes tous restés silencieux un instant. Miss Trelawny dit soudain :

 

– Mais Silvio n'était pas ici hier au soir !

 

– En êtes-vous sûre ? Pourriez-vous en donner la preuve si cela était nécessaire ?

 

Elle hésita avant de répondre :

 

– J'en suis certaine ; mais je crains que ce ne soit difficile à prouver. Silvio dort dans ma chambre, couché dans un panier. Je l'ai certainement mis au lit hier au soir ; je me rappelle nettement avoir étendu sur lui sa petite couverture, et l'avoir bordé. Ce matin, je l'ai sorti moi-même du panier. Je n'ai certainement remarqué sa présence ici à aucun moment ; cependant, cela ne signifierait pas grand-chose, car j'étais trop préoccupée au sujet de mon pauvre père, et trop absorbée par lui pour avoir même remarqué Silvio.

 

Le docteur secoua la tête et dit avec une certaine tristesse :

 

– Bon, en tout cas, il est inutile d'essayer de prouver quelque chose dès à présent. N'importe quel chat aurait nettoyé les traces de sang sur ses pattes – s'il en avait eu – dans un laps de temps cent fois plus bref que celui qui s'est écoulé.

 

Nous nous sommes tous tus et de nouveau le silence fut rompu par Miss Trelawny :

 

– Mais maintenant que j'y pense, cela n'aurait pas pu être ce pauvre Silvio qui aurait blessé mon père. Ma porte était fermée quand j'ai entendu du bruit pour la première fois ; et celle de mon père était fermée quand j'ai prêté l'oreille. Quand je suis entrée, la blessure avait été faite ; elle n'a donc pu être faite qu'avant que Silvio ait eu la possibilité d'entrer.

 

Ce raisonnement allait de soi, spécialement pour moi qui suis avocat, car c'était une preuve capable de donner satisfaction à un jury. J'éprouvai un net plaisir à voir Silvio acquitté de ce crime – probablement parce que c'était le chat de Miss Trelawny, et qu'elle l'adorait. Heureux chat ! Sa maîtresse était visiblement heureuse de m'entendre dire :

 

– Verdict : non coupable !

 

Après un silence, le Dr Winchester fit observer :

 

– Sur ce point, mes excuses à maître Silvio, mais je reste curieux de savoir pourquoi il en veut tellement à cette momie. A-t-il la même attitude à l'égard des autres momies de la maison ? Il y en a, je suppose, une quantité. En entrant, j'en ai vu trois dans le vestibule.

 

– Il y en a des quantités, répondit-elle. Il y a des moments où je me demande si je suis dans une maison privée ou au British Museum. Mais Silvio, à part celle-ci, ne s'intéresse jamais à aucune d'elles. C'est, je suppose, parce que c'est la momie d'un animal et non pas d'un homme ou d'une femme.

 

– C'est peut-être celle d'un chat ! dit le docteur en se levant et en traversant la pièce pour aller examiner la momie de plus près. Oui, poursuivit-il, c'est la momie d'un chat ; et d'un très beau chat, de plus. Il n'aurait jamais été l'objet d'un tel honneur s'il n'avait pas été l'animal favori de quelque personne très particulière. Regardez ! Une boîte peinte, des yeux d'obsidienne – exactement comme une momie humaine. C'est une chose extraordinaire cette connaissance qu'un animal peut avoir d'un représentant de son espèce. Il y a ici un chat mort – c'est tout ; et il est peut-être vieux de quatre ou cinq mille ans – et un chat différent d'une race différente, dans un monde qui est pratiquement un autre monde, est prêt à sauter dessus, exactement comme s'il n'était pas mort. J'aimerais faire quelques expériences avec ce chat, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, Miss Trelawny.

 

Elle hésita avant de répondre :

 

– Bien entendu, faites tout ce que vous jugerez nécessaire ou sage de faire ; mais j'espère qu'il n'y aura rien qui puisse faire du mal ou ennuyer mon pauvre Silvio.

 

– Oh ! pour Silvio tout ira bien ; c'est à l'autre chat que mes sympathies seront réservées.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Maître Silvio attaquera ; l'autre subira ses attaques.

 

– Subira ? Il y avait comme une expression de souffrance dans sa voix. Le sourire du docteur s'élargit.

 

– Oh ! je vous en prie, rassurez-vous. L'autre chat ne souffrira pas dans le sens où nous l'entendons ; sauf peut-être dans sa structure et sa parure.

 

– Que diable voulez-vous dire ?

 

– Simplement ceci, ma chère jeune dame : l'adversaire sera un chat momifié comme celui-ci. Il y en a, d'après ce qu'on m'a dit, tant qu'on veut à Museum Street. Je vais aller en chercher un et le mettre à la place de celui-ci. N'allez pas imaginer, je l'espère, que ce changement temporaire va violer les instructions de votre père. Nous déterminerons, pour commencer, si Silvio est contre tous les chats momifiés, ou seulement contre celui-ci en particulier.

 

– Je ne sais pas, dit-elle en hésitant. Les instructions de mon père semblent très inflexibles. Puis, après un temps de réflexion, elle poursuivit : Mais dans les circonstances actuelles tout ce qui doit être finalement pour son bien doit être fait. Je pense qu'il ne peut rien avoir de très particulier dans le cas d'une momie de chat.

 

J'eus à ce moment une pensée qui ressemblait à une inspiration. Si j'étais ainsi influencé par l'odeur, n'était-il pas possible que le malade, qui passait dans cette atmosphère la moitié de son existence ou même davantage, ait progressivement, par un processus lent mais sûr, absorbé dans son organisme quelque principe qui se serait trouvé en telle quantité que de cette concentration aurait résulté une action renforcée…

 

Je commençais à me perdre dans une rêverie. Ça n'allait pas. Je devais rester vigilant, exempt de pensées obsédantes. Je n'avais dormi que la moitié de la nuit dernière ; et cette nuit-ci, j'allais devoir rester éveillé. Sans dire mon intention, car je craignais d'aggraver le trouble et le malaise de Miss Trelawny, je descendis l'escalier et sortis de la maison. Je ne tardai pas à trouver une pharmacie et j'en sortis après avoir fait l'acquisition d'un masque respiratoire. Quand je revins, il était dix heures. Le docteur rentrait coucher chez lui. L'infirmière l'accompagna jusqu'à la porte de la chambre du malade, pour prendre ses dernières instructions. Miss Trelawny était toujours assise à côté du lit. Le sergent Daw, qui était entré au moment où le docteur sortait, se tenait un peu à l'écart.

 

Quand Nurse Kennedy nous eut rejoints nous nous arrangeâmes pour qu'elle puisse veiller jusqu'à deux heures et, à ce moment-là, Miss Trelawny prendrait la relève. Ainsi, conformément aux instructions de Mr. Trelawny, il y aurait toujours un homme et une femme dans la chambre ; et chacun de nous les doublerait, si bien qu'une nouvelle équipe de veilleurs ne prendrait jamais son service sans qu'il y ait quelqu'un pour leur dire, le cas échéant, ce qui s'était passé. Je m'étendis sur un sofa dans ma propre chambre, après avoir chargé l'un des domestiques de me réveiller un peu avant minuit. Quelques instants après, je dormais.

 

Quand on m'éveilla, il me fallut plusieurs secondes pour reprendre mes esprits, retrouver mon identité et reconnaître mon entourage. Cependant, ces quelques instants de sommeil m'avaient fait du bien, et j'étais en mesure de considérer les choses qui m'entouraient sous un jour plus pratique que je ne pouvais le faire plus tôt dans la soirée. Je me bassinai le visage, ce qui me rafraîchit, et j'entrai dans la chambre du malade. Je marchais très doucement. L'infirmière était assise près du lit, calme et alerte. Le détective était assis dans un fauteuil, plongé dans l'ombre, à l'autre extrémité de la chambre. Je m'approchai de lui et il ne bougea pas tant que je ne fus pas tout près. Il me dit alors à voix basse :

 

– Tout va bien. Je n'ai pas dormi !

 

Ce qui, me semblait-il n'était pas nécessaire à dire. Il en est toujours ainsi, à moins que ce ne soit foncièrement faux. Quand je lui dis que sa garde était terminée, qu'il pouvait aller se coucher et rester au lit jusqu'à ce que je le réveille à six heures, il parut soulagé et partit avec empressement. Une fois à la porte, il se retourna, revint vers moi et me dit à voix basse :

 

– J'ai le sommeil léger et j'aurai mes pistolets avec moi. J'aurai la tête moins lourde quand je serai sorti de cette odeur de momie.

 

Il avait éprouvé la même impression de somnolence que moi !

 

Pendant un temps qui me parut fort long, je restai assis à enchaîner pensées sur pensées. Elles formaient un mélange désordonné, comme on pouvait s'y attendre en raison des événements de la journée et de la nuit précédentes. Je me surpris de nouveau à songer à cette odeur égyptienne – et je me rappelle avoir éprouvé une délicieuse satisfaction à ne pas l'avoir sentie comme auparavant. Le masque respiratoire remplissait son office.

 

Je repris instantanément l'usage complet de mes sens. Un cri aigu résonnait encore dans mes oreilles. La chambre était soudain illuminée. Il y eut des coups de pistolet un, deux. Et une fumée blanche dans la chambre.

 

Quand, m'étant bien réveillé, je repris le plein usage de mes yeux, j'aurais pu hurler moi-même en face du spectacle que j'avais devant moi.

 

Chapitre IV

LA SECONDE TENTATIVE


Près du lit vide, la Nurse Kennedy, dans la position où mes yeux l'avaient vue pour la dernière fois, était assise toute droite dans son fauteuil. Elle avait placé un oreiller derrière elle, pour que son dos soit bien droit ; mais son cou était rigide comme si elle avait été plongée dans un état cataleptique. Elle était, à tous points de vue, transformée en pierre. Il n'y avait sur son visage aucune expression particulière – ni peur, ni horreur, rien de ce à quoi on aurait pu s'attendre en pareille circonstance. Ses yeux ouverts n'exprimaient ni étonnement ni intérêt. Elle était simplement dans un état d'existence négatif, elle respirait, elle avait chaud, elle était paisible ; mais absolument inconsciente de ce qui l'entourait. Les draps du lit étaient en désordre, comme si le malade en avait été sorti sans qu'ils aient été remis en place. Le coin du drap du dessus pendait sur le sol ; tout à côté se trouvait l'un des bandages avec lesquels le docteur avait pansé le poignet blessé. Un autre, puis encore un autre, se trouvaient sur le sol, jalonnant la direction dans laquelle on devait désormais chercher le malade. Il se trouvait presque exactement au même endroit que la nuit précédente, sous le grand coffre-fort. De nouveau, le bras gauche était tendu vers ce coffre. Mais il y avait une nouvelle blessure comme si on avait tenté de couper le bras tout près du bracelet auquel était suspendue la clef minuscule. Un lourd couteau Kukri – l'un de ces couteaux en forme de feuille que les Gurkha et d'autres tribus des collines de l'Inde emploient à cet effet – avait été pris à la place qu'il occupait sur le mur ; et il avait servi à effectuer cette tentative. Il était évident que le coup avait été arrêté au moment où il allait être porté ; car seule la pointe, et non le tranchant de la lame, avait touché la chair. Mais même ainsi, la partie externe du bras avait été entamée jusqu'à l'os, et le sang coulait. De plus la première blessure faite sur la partie antérieure du bras avait été rouverte ou arrachée d'une manière terrible ; l'une des entailles semblait laisser jaillir le sang à chaque battement du cœur. Miss Trelawny était agenouillée à côté de son père, sa chemise de nuit blanche était tachée du sang dans lequel elle était à genoux. Au milieu de la chambre le Sergent Daw, vêtu d'une chemise, d'un pantalon, et en chaussettes, rechargeait son revolver d'une manière somnolente et machinale.

 

Au moment où je me levais de mon fauteuil et m'avançais, Miss Trelawny leva les yeux vers moi. Quand elle me vit elle poussa un cri, bondit sur ses pieds, me montra du doigt. Je n'oublierai jamais cet étrange tableau : Miss Trelawny drapée dans sa longue chemise tachée de traînées de sang qui descendaient jusqu'à ses pieds nus. Je pense que je m'étais simplement endormi ; quelle que soit l'influence qui ait agi sur Mr. Trelawny et sur la Nurse Kennedy – et à un degré moindre sur le sergent Daw –, j'y avais échappé. Le masque respiratoire avait été d'une certaine utilité, mais il n'avait pas permis d'éviter la tragédie dont j'avais les conséquences sous les yeux. Je peux comprendre aujourd'hui – je pouvais même le comprendre à l'époque – la terreur que mon aspect pouvait déclencher, surtout en intervenant après tout ce qui venait de se passer. Je portais encore ce masque, qui me recouvrait la bouche et le nez ; mes cheveux s'étaient mis en désordre pendant mon sommeil. Arrivant soudain, ainsi accoutré et ébouriffé, au milieu de cette foule horrifiée, je devais avoir, dans cet étrange mélange de lumières, un aspect extraordinaire et terrifiant. Heureusement je m'en aperçus en temps voulu pour éviter une nouvelle catastrophe ; car le détective à moitié hébété, qui agissait machinalement, chargeait son revolver et le levait dans ma direction pour me tirer dessus, quand je réussis à arracher mon masque et à lui crier de se tenir tranquille. Là aussi il agissait machinalement ; ses yeux rouges éveillés à moitié seulement, n'avaient même pas l'intention de participer à une action consciente. Cependant, le danger était écarté.

 

Nous avons soulevé Mr. Trelawny et l'avons étendu sur le sofa où il reposait la veille ; après avoir fait ce que nous pouvions pour lui, nous reportâmes notre attention sur l'infirmière. Malgré tout ce remue-ménage, elle n'avait pas bougé ; elle était assise comme avant, toute droite et raide, elle respirait doucement et naturellement, elle avait un sourire placide. Comme il était manifestement inutile de tenter quoi que ce fût pour elle tant que le docteur n'était pas là, nous nous sommes mis à envisager la situation générale.

 

Pendant ce temps, Mrs. Grant avait emmené sa maîtresse pour la changer de vêtements ; car elle était à présent revenue en robe de chambre et pantoufles, et les traces de sang avaient disparu de ses mains. Elle était beaucoup plus calme, mais elle tremblait lamentablement ; et elle était d'une pâleur de morte. Quand elle regarda le poignet de son père, alors que je tenais le tourniquet, elle fit des yeux le tour de la pièce, en s'attardant successivement sur chacun de nous, mais sans avoir l'air d'y trouver le moindre réconfort. Il était tellement évident pour moi qu'elle ne savait pas par où commencer ou à qui se fier que, pour la rassurer, je lui dis :

 

– Je suis très bien à présent. Je m'étais simplement endormi.

 

Elle eut un haut-le-corps pour dire à voix basse :

 

– Endormi ! Vous ! quand mon père était en danger ! Je croyais que vous étiez de garde !

 

Je sentis l'aiguillon du reproche ; mais je désirais réellement lui venir en aide, si bien que je répondis :

 

– Assoupi seulement. C'est déjà assez mal, je le sais ; mais il y a plus grave ici. Si je n'avais pas pris une précaution précise je serais peut-être dans l'état où se trouve en ce moment l'infirmière.

 

Elle porta rapidement les yeux sur l'étrange silhouette assise, raide et sinistre comme une statue peinte, et son visage se radoucit. Mue par son habituelle courtoisie, elle dit :

 

– Pardonnez-moi ! Je ne voulais pas être désagréable. Mais je suis dans un tel état de désarroi et de peur que je sais à peine ce que je dis. Oh ! C'est terrible ! Je crains de nouveaux ennuis, de l'horreur et du mystère à tout instant.

 

Je fus touché au plus profond de moi-même par ces paroles et je lui dis avec une pleine sincérité :

 

– Ne m'accordez pas une seule pensée ! Je ne le mérite pas. J'étais de garde, et je me suis néanmoins endormi. Tout ce que je puis dire c'est que je ne l'ai pas fait exprès ; que j'ai essayé de l'éviter ; mais j'ai été terrassé avant de m'en apercevoir. De toute façon, c'est fait à présent ; on n'y peut rien changer. Nous pourrons peut-être un jour comprendre tout cela ; mais dès maintenant, essayons de nous faire une idée de ce qui a pu se passer. Dites-moi ce que vous vous rappelez !

 

L'effort à faire pour se remémorer parut la stimuler ; quand elle commença à parler, elle parut se calmer :

 

– Je dormais quand je me suis réveillée en sursaut avec l'horrible sensation que mon père était de nouveau exposé à un grand danger immédiat. J'ai sauté du lit et j'ai couru dans sa chambre, vêtue comme j'étais. Il faisait presque aussi noir que dans un four, mais quand j'ai ouvert la porte, il y a eu assez de lumière pour me permettre de voir les affaires de nuit de mon père dans le même état qu'au cours de la première nuit tragique, alors qu'il gisait de nouveau sur le plancher, juste au-dessous du coffre. J'ai cru alors être la victime d'un moment de folie.

 

Elle s'arrêta et se mit à frissonner. Mes yeux se portèrent alors sur le sergent Daw, qui continuait à jouer avec son revolver en visant on ne savait quoi. Je dis avec calme :

 

– Dites-nous maintenant, sergent Daw, sur quoi avez-vous tiré ?

 

Habitué à obéir, le policier essaya de rassembler ses esprits. En promenant un regard circulaire sur les domestiques qui étaient restés dans la chambre, il dit avec cet air d'importance qui, d'après ce que je comprends, constitue l'attitude réglementaire d'un fonctionnaire de la police en présence d'étrangers :

 

– Ne pensez-vous pas, monsieur, que nous pourrions autoriser les domestiques à se retirer ? Nous pourrons alors mieux approfondir la question.

 

Je fis un geste d'approbation ; les domestiques se le tinrent pour dit et se retirèrent à contrecœur ; le dernier referma la porte derrière lui. Alors le détective poursuivit :

 

– Je crois que je ferais mieux, monsieur, de vous raconter mes impressions, plutôt que de vous énumérer mes gestes. Dans la mesure où je m'en souviens, bien entendu.

 

Il y avait dans sa façon d'être une sorte de déférence mortifiée, qui résultait probablement du fait qu'il avait conscience de la curieuse position dans laquelle il se trouvait.

 

– J'ai été me coucher à moitié habillé – comme je suis en ce moment, et avec un revolver sous mon oreiller. C'est la dernière chose à laquelle je me rappelle avoir pensé. Je ne sais combien de temps j'ai dormi. J'avais éteint l'électricité et il faisait tout à fait noir. J'ai cru entendre un cri ; mais je ne peux pas en être sûr car je me sentais vaseux comme quelqu'un qu'on réveille trop tôt après une très longue journée de travail. Non pas que cela ait été le cas cette fois-ci. En tout cas, je pensai aussitôt au pistolet. Je l'ai pris, et suis sorti sur le palier. Alors j'ai entendu comme un cri, ou plutôt un appel au secours, et je suis entré ici en courant. La chambre était sombre, car la lampe placée à côté de l'infirmière était éteinte ; la seule lumière était celle du palier, qui arrivait par la porte ouverte. Miss Trelawny était à genoux par terre à côté de son père, et poussait des cris. J'ai cru voir quelque chose bouger entre moi et la fenêtre ; alors, sans réfléchir, du fait que j'étais hébété et seulement à moitié éveillé j'ai tiré dessus. Cela s'est déplacé un peu plus vers la droite entre les fenêtres, et j'ai tiré de nouveau. Alors vous vous êtes levé du grand fauteuil avec tout cet attirail sur la figure. Il m'a semblé, comme j'étais, ainsi que je l'ai dit, hébété et seulement à moitié éveillé – je sais, monsieur, que vous voudrez bien en tenir compte –, il m'a semblé que c'était vous, car vous étiez dans la même direction que la chose sur laquelle j'avais tiré. Si bien que je m'apprêtais à tirer encore une fois quand vous avez ôté ce masque.

 

Je lui demandai alors (je procédais à un interrogatoire contradictoire et j'étais à mon affaire)

 

– Vous dites que vous avez pensé que j'étais la chose sur laquelle vous aviez tiré. Quelle chose ?

 

L'homme se gratta la tête, mais ne répondit pas.

 

– Allons, monsieur, dis-je. Quelle chose ? À quoi ressemblait-elle ?

 

– Je ne sais pas, monsieur, répondit-il à voix basse. J'ai pensé que c'était quelque chose, mais ce que c'était, ce à quoi cela ressemblait, je n'en ai pas la moindre idée. Je suppose que c'est parce que j'avais pensé au pistolet avant de m'endormir et parce que, lorsque je suis entré dans cette pièce, j'étais seulement à moitié réveillé – ce dont, j'espère, monsieur, vous voudrez bien vous souvenir dans l'avenir.

 

Il se cramponnait à cette formule d'excuse comme à une planche de salut. Je ne voulais pas m'en faire un ennemi. Au contraire, je voulais l'avoir avec nous ; en outre le souvenir de ma propre défaillance était encore tout proche, si bien que je lui dis, avec toute l'amabilité dont j'étais capable :

 

– Très bien, sergent ! Votre mouvement spontané s'explique ; dans l'état de semi-somnolence où vous vous trouviez, et peut-être partiellement affecté par la même influence – quelle qu'elle puisse être – qui m'a fait dormir et qui a plongé l'infirmière dans cet état cataleptique, on ne pouvait attendre de vous que vous vous attardiez à peser le pour et le contre. Mais à présent, tant que nos souvenirs sont frais, voyons exactement où vous vous teniez debout et où j'étais assis. Nous pourrons ainsi reconstituer la trajectoire de vos balles. La perspective d'avoir à agir et à exercer son habileté professionnelle le remettait d'aplomb, semblait-il.

 

Il paraissait être devenu un autre homme quand il se mit au travail. Je demandai à Mrs. Grant de tenir le tourniquet, vins me placer à l'endroit où il était et regardai la direction dans laquelle, dans l'obscurité, il avait visé. Je ne pus faire autrement que de remarquer la précision mécanique de son esprit lorsqu'il me montra où il se tenait, quand il avait tiré, tout naturellement, le revolver de sa poche, et visé. Le fauteuil d'où je m'étais levé, était toujours à sa place. Alors je lui demandai de viser seulement avec sa main, car je désirais suivre la trajectoire du coup qu'il avait tiré.

 

Exactement derrière mon fauteuil, et un peu en arrière, se trouvait un grand cabinet de Boulle. La vitre de la porte était brisée. Je lui demandai :

 

– Était-ce la direction de votre premier coup de feu ou du second ?

 

La réponse ne se fit pas longtemps attendre :

 

– Du second ; le premier était plus loin par là !

 

Il se tourna légèrement vers la gauche, dans une direction plus proche de celle du mur où se trouvait le grand coffre, et il tendit le doigt. Je suivis la direction qu'il montrait et j'aboutis à la table basse sur laquelle était posée, parmi d'autres objets, la momie du chat qui avait déclenché la colère de Silvio. Je pris une bougie et découvris facilement la trace de la balle. Elle avait brisé un petit vase de verre et une soucoupe de basalte noir, délicatement gravée d'hiéroglyphes ; les lignes gravées en creux avaient été remplies au moyen d'un ciment verdâtre et l'ensemble avait été poli de manière à offrir une surface régulière. La balle s'était aplatie sur le mur et était retombée sur la table.

 

Je m'approchai alors du cabinet brisé. On y rangeait évidemment des objets de valeur ; il contenait en effet quelques gros scarabées d'or, d'agate, de jaspe, d'améthyste, de lapis-lazuli, d'opale, de granit et de porcelaine céladon. Par bonheur aucun de ces objets n'avait été touché. La balle avait traversé le fond du cabinet ; mais, à part le bris de la glace, aucun autre dommage n'avait été fait. Je ne pus m'empêcher de remarquer l'étrange disposition des objets sur la planche du cabinet. Tous les scarabées, bagues, amulettes, etc., étaient placés suivant un ovale irrégulier autour d'un objet d'or merveilleusement ciselé et représentant en miniature un dieu à tête de faucon couronné d'un disque et de plumes. Je ne pris pas le temps de procéder à un examen plus approfondi car mon attention était sollicitée par des sujets plus urgents ; mais j'étais décidé à regarder tout cela de plus près dès que j'en aurais le temps. Il était évident qu'un peu de cet étrange parfum égyptien se dégageait encore de ces curiosités anciennes. À travers la vitre brisée venait une bouffée supplémentaire d'épices, de gommes et de bitume, presque plus forte que les odeurs que j'avais déjà remarquées comme venant d'autres objets de la pièce.

 

Mrs. Grant arriva et remonta les stores. Il aurait été difficile d'imaginer quelque chose de plus fantomatique que l'aspect de la chambre à la pâle lumière grise du petit matin. Comme les fenêtres étaient orientées au nord, toute lueur qui pénétrait dans la pièce était résolument grise sans rien du reflet rose de l'aurore qui se montre dans la partie est du ciel. Les lumières électriques éclairaient bien un peu mais paraissaient tristes ; et toutes les ombres étaient fortement marquées. Il n'y avait rien de la fraîcheur du matin, rien de la douceur de la nuit. Tout était dur et froid, lugubre à un point inexprimable.

 

Ce fut pour nous un soulagement quand le docteur Winchester entra, tout essoufflé d'avoir couru. Il ne posa qu'une question :

 

– Est-ce que quelqu'un peut me dire la façon dont cette blessure a été infligée ?

 

Voyant que tout le monde secouait la tête, il n'ajouta rien et se mit à son travail chirurgical. Pendant un instant, il regarda l'infirmière qui restait assise immobile ; mais alors il se pencha sur son travail, les sourcils froncés avec gravité. Il ne se remit à parler que lorsque l'artère eut été ligaturée et les blessures complètement pansées ; il avait naturellement prononcé quelques mots tout en opérant, pour demander qu'on lui passe un instrument ou qu'on l'aide d'une façon ou d'une autre. Lorsqu'il eut parfaitement soigné les blessures de Mr. Trelawny, il dit à Miss Trelawny :

 

– Et alors, Nurse Kennedy ?

 

Elle répondit aussitôt :

 

– Je ne sais réellement pas. Quand je suis entrée dans la chambre à deux heures et demie, je l'ai trouvée assise exactement dans la même position qu'à présent. Nous ne l'avons pas bougée, nous ne l'avons pas changée de position. Elle ne s'est pas réveillée depuis. Même les coups de pistolet du sergent Daw ne l'ont pas dérangée.

 

– Des coups de pistolet ? Avez-vous alors découvert une cause à ce nouvel acte de violence ?

 

Comme ils restaient tous silencieux, je répondis :

 

– Nous n'avons rien découvert. J'étais dans la chambre, en train de veiller en même temps que l'infirmière. Plus tôt dans la soirée, je m'étais imaginé que les odeurs de momie me faisaient somnoler, si bien que je suis sorti pour aller acheter un masque respiratoire. Je l'avais sur moi quand j'ai pris mon service ; mais il ne m'a pas empêché de m'endormir. Je me suis réveillé pour voir la chambre pleine de monde, c'est-à-dire, il y avait là Miss Trelawny, le sergent Daw et les domestiques. L'infirmière était assise dans son fauteuil dans la position où je l'avais vue. Le sergent Daw, qui n'était qu'à moitié réveillé et toujours frappé de stupeur par la même odeur ou la même influence qui nous avait incommodés, s'est imaginé qu'il voyait quelque chose bouger dans l'obscurité peuplée d'ombres de la chambre, et il a tiré deux coups de feu. Quand j'ai surgi de mon fauteuil, le visage masqué par l'appareil respiratoire, il m'a pris pour la cause de ce trouble. Il était sur le point, et cela est assez naturel, de tirer encore une fois, quand j'ai eu heureusement le temps de faire constater mon identité. Mr. Trelawny était couché à côté du coffre, exactement comme nous l'avons trouvé la nuit dernière ; il saignait abondamment de la nouvelle blessure qu'il avait au poignet. Nous l'avons porté sur le sofa et nous avons installé un tourniquet. Voilà tout ce que, littéralement et absolument, nous savons les uns et les autres jusqu'à présent. Nous n'avons pas touché le couteau qui, comme vous voyez, se trouve par terre à côté de la mare de sang. Regardez ! dis-je en m'approchant et en le soulevant, la pointe est rouge de sang séché.

 

Le docteur Winchester resta sans bouger pendant quelques minutes avant de parler.

 

– Alors, les événements de cette nuit sont tout à fait aussi mystérieux que ceux de la nuit dernière ?

 

– Tout à fait ! répondis-je.

 

Il ne répondit rien, mais, se tournant vers Miss Trelawny, il dit :

 

– Nous ferions mieux de transporter Nurse Kennedy dans une autre chambre. Je suppose que rien ne s'y oppose ?

 

– Rien du tout ! S'il vous plaît, Mrs. Grant, faites préparer la chambre de Nurse Kennedy ; et demandez à deux domestiques de venir pour l'y transporter.

 

Mrs. Grant sortit immédiatement ; elle revint au bout de quelques minutes en disant :

 

– La chambre est prête, et les hommes sont là.

 

Sur ses indications deux valets de pied entrèrent dans la chambre, soulevèrent le corps rigide de Nurse Kennedy, l'emportèrent, sous la supervision du docteur, hors de la pièce. Miss Trelawny resta avec moi chez Mr. Trelawny ; Mrs. Grant suivit le docteur dans la chambre de l'infirmière.

 

Quand nous fûmes seuls, Miss Trelawny vint vers moi, me prit les deux mains et dit :

 

– J'espère que vous oublierez ce que j'ai dit. Je ne le pensais pas, et j'étais bouleversée. Je ne répondis pas, mais je tins ses deux mains serrées et y déposai un baiser.

 

Quand le docteur Winchester revint, il regarda attentivement le malade avant de parler. Ses sourcils étaient contractés, sa bouche se réduisait à une mince ligne dure. Il dit au bout d'un moment :

 

– Il y a beaucoup de points communs entre le sommeil de votre père et celui de Nurse Kennedy. Ce qui l'a produit, quelle que soit sa nature, a probablement fonctionné de la même façon dans les deux cas. Chez Kennedy, le coma est moins accentué. Cependant je ne peux m'empêcher d'avoir l'impression qu'avec elle nous allons être en mesure d'en faire plus et d'agir plus rapidement qu'avec ce patient, car nous n'avons pas les mains liées. Je l'ai fait mettre dans un courant d'air ; et elle laisse paraître quelques symptômes, encore très légers, d'inconscience ordinaire. Ses membres sont moins rigides, sa peau semble plus sensible – peut-être devrais-je dire moins insensible – à la douleur.

 

– Comment se fait-il, demandai-je, que Mr. Trelawny soit toujours dans cet état d'insensibilité alors qu'autant que nous puissions le savoir, son corps ne présente aucune rigidité ?

 

– Je ne peux pas répondre à cette question. Le problème est l'un de ceux que nous pourrons résoudre dans quelques heures ; ou bien faudra-t-il peut-être quelques jours. Mais ce sera un enseignement utile de diagnostic pour nous tous ; et peut-être pour beaucoup d'autres après nous, qui sait ! ajouta-t-il avec un élan d'enthousiasme véritable.

 

Le sergent Daw s'en alla faire à Scotland Yard son rapport sur les événements de la nuit ; puis il passa au commissariat local pour prendre des dispositions concernant la venue de son camarade, Wright, comme il avait été convenu avec le commissaire Dolan. Quand il revint, je ne pus me défendre de l'impression qu'on lui avait sérieusement lavé la tête pour avoir tiré des coups de feu dans la chambre d'un malade. Ou peut-être pour avoir simplement tiré sans motif certain et convenable. Sa remarque m'apporta des lumières sur la question.

 

– Une bonne réputation, ça sert à quelque chose, monsieur, en dépit de ce que disent certaines gens. Voyez ! je suis toujours autorisé à porter un revolver.

 

La journée suivante fut longue et riche en motifs d'anxiété. Lorsque le soleil se coucha une inquiétude étrange et sinistre s'empara de nous ; et chacun à notre manière, nous nous préparâmes à veiller. Le Dr Winchester avait évidemment pensé à mon masque respiratoire, car il me dit qu'il allait aller en acheter un. À dire vrai, il accepta mon idée avec tant de bienveillance que je persuadai Miss Trelawny d'en avoir un, elle aussi, qu'elle pourrait mettre quand viendrait son tour de prendre la garde.

 

Et la nuit commença ainsi.

 

Chapitre V

ENCORE D'ÉTRANGES INSTRUCTIONS


Un peu avant minuit Miss Trelawny sortit de sa chambre. Elle plaça son masque respiratoire, et moi le mien ; et nous entrâmes dans la chambre du malade. Le détective et l'infirmière se levèrent, nous prîmes leurs places. Le sergent Daw fut le dernier à sortir ; il referma la porte derrière lui, comme nous en étions convenus.

 

Je restai un instant assis sans bouger, le cœur battant. La pièce était d'une obscurité sinistre. La seule lumière était une faible lueur projetée sur le plafond élevé par la partie supérieure de la lampe, mise à part la luminosité verte par transparence de l'abat-jour. Cette lumière faisait, semblait-il, simplement ressortir l'obscurité ambiante, et les ombres qui commençaient, comme la nuit précédente, à avoir une sorte d'existence propre. Je ne me sentais pas du tout disposé à dormir ; et chaque fois que je venais à pas feutrés regarder le malade, c'est-à-dire à peu près toutes les dix minutes, je pouvais constater que Miss Trelawny était parfaitement éveillée. Tous les quarts d'heure, l'un ou l'autre des policiers regardait par la porte entrouverte. Chaque fois, Miss Trelawny et moi, nous disions d'une voix étouffée par le masque : « Tout va bien », et la porte se refermait.

 

Nous entendîmes la pendule du couloir sonner les quarts d'heure de son timbre argentin jusqu'à deux heures ; et alors je me sentis gagné par une sensation étrange. D'après les mouvements de Miss Trelawny quand elle regardait autour d'elle, je pouvais voir qu'elle éprouvait, elle aussi, une sensation nouvelle. Le nouveau détective venait juste de regarder dans la chambre ; nous en avions pour un quart d'heure à rester seuls avec le malade inconscient.

 

Mon cœur se mit à battre furieusement. J'étais gagné par la peur ; mais pas pour moi ! C'était une peur impersonnelle. C'était comme si une autre personne venait d'entrer dans la chambre et qu'une forte intelligence ait été en éveil tout près de moi. Quelque chose m'effleura la jambe. Je m'empressai de baisser la main et je sentis la fourrure de Silvio. Avec un grognement très faible et qui semblait venir de loin, il se retourna pour me griffer. Je sentis du sang sur ma main. Je me levai doucement et m'approchai du lit. Miss Trelawny s'était elle aussi levée et elle regardait derrière elle, comme s'il y avait eu quelque chose tout près. Ses yeux brillaient, sa poitrine se soulevait et s'abaissait comme si elle avait de la peine à respirer. Quand je la touchai, elle ne parut pas le sentir ; elle avait les mains tendues devant elle, comme si elle avait voulu se protéger de quelque chose.

 

Il n'y avait pas un instant à perdre. Je la pris dans mes bras et me précipitai à la porte, l'ouvris, passai dans le couloir en criant à haute voix : « Au secours ! Au secours ! »

 

En un instant les deux détectives, Mrs. Grant et l'infirmière firent leur apparition. Sur leurs talons arrivaient plusieurs domestiques des deux sexes. Dès que Mrs. Grant fut assez près, je plaçai Miss Trelawny dans ses bras et me précipitai de nouveau dans la chambre, tournai le bouton électrique dès que je pus l'atteindre. Le sergent Daw et l'infirmière me suivaient.

 

Il était temps. Sous le grand coffre et tout près, à l'endroit où, deux soirs de suite, nous l'avions déjà trouvé, gisait Mr. Trelawny, le bras gauche, nu à l'exception de ses bandages, tendu. À côté de lui se trouvait un couteau égyptien en forme de feuille qui se trouvait antérieurement parmi les objets placés sur la planche du cabinet brisé. Sa pointe était plantée dans le plancher d'où avait été retiré le tapis taché de sang.

 

Mais il n'y avait aucun désordre nulle part ; ni aucune trace de quelqu'un ou de quelque chose d'inhabituel. Les policiers et moi-même, nous fouillâmes soigneusement la chambre, pendant que l'infirmière et deux domestiques soulevaient le blessé pour le remettre au lit ; mais nous ne pûmes rien trouver, aucun indice. Miss Trelawny ne tarda pas à revenir dans la chambre. Elle était pâle mais maîtresse d'elle-même. Quand elle passa près de moi, elle me dit à voix basse :

 

– Je me suis sentie m'évanouir. Je ne savais pas pourquoi ; mais j'ai eu peur !

 

J'ai eu simplement un autre choc quand, m'étant penché pour examiner Mr. Trelawny, j'ai posé ma main sur le lit. Miss Trelawny m'a alors crié :

 

– Vous êtes blessé. Regardez ! vous avez du sang sur la main. Il y a du sang sur les draps ! Dans cette agitation, j'avais complètement oublié le coup de griffe de Silvio. En regardant ma main je me rappelai ; mais avant que j'aie pu dire un mot, Miss Trelawny m'avait saisi la main et l'avait soulevée. Quand elle vit les coupures parallèles, elle s'écria de nouveau :

 

– C'est la même blessure que celle de mon père !

 

Alors, elle lâcha ma main doucement, mais rapidement, et nous dit, au sergent Daw et à moi-même :

 

– Venez dans ma chambre ! Silvio est là dans son panier.

 

Nous l'avons suivie ; nous avons trouvé Silvio éveillé, assis dans son panier. Il se léchait les pattes. Le détective dit :

 

– Il est ici, bien sûr ! Mais pourquoi se lèche-t-il les pattes ?

 

Miss Trelawny poussa un gémissement au moment où elle se penchait pour prendre dans sa main l'une des pattes de devant du chat qui, comme pour se défendre, se mit à gronder. Sur ce, Mrs. Grant entra dans la chambre. Quand elle nous vit occupés avec le chat, elle dit :

 

– L'infirmière me dit que Silvio a dormi sur le lit de Nurse Kennedy depuis le moment où vous êtes venue dans la chambre de votre père et y est resté jusqu'à il y a un instant. Il est allé là tout de suite après que vous êtes allé dans la chambre de votre père. L'infirmière dit que Nurse Kennedy gémit et parle d'une manière entrecoupée dans son sommeil comme si elle avait des cauchemars. Je pense que nous devrions appeler le Dr Winchester.

 

– Faites-le tout de suite, je vous prie, dit Miss Trelawny. Et nous retournâmes dans la chambre.

 

Le Dr Winchester ne tarda pas à arriver. Sa première pensée fut pour son patient ; mais quand il eut constaté qu'il n'allait pas plus mal, il alla auprès de Nurse Kennedy. Quand il la vit, une lueur d'espoir apparut dans ses yeux.

 

Il prit une serviette, en trempa un coin dans l'eau froide et lui en fouetta le visage. La peau se colora, et elle s'agita légèrement. Il dit à voix basse à sœur Doris, la nouvelle infirmière :

 

– Elle va bien. Elle va se réveiller dans quelques heures au plus tard. Elle sera peut-être étourdie et désemparée pour commencer, ou bien elle sera prise d'une crise nerveuse. Dans ce cas, vous savez ce qu'il faut faire.

 

– Oui, docteur, répondit sœur Doris en prenant un air modeste ; et nous sommes retournés dans la chambre de Mr. Trelawny. Dès notre arrivée, Mrs. Grant en sortit, si bien que je suis resté seul dans la pièce avec le Dr Winchester et Miss Trelawny. Quand la porte fut fermée, le Dr Winchester me demanda ce qui s'était passé. Je le lui dis tout au long, en lui donnant exactement tous les détails dont je me souvenais. D'un bout à l'autre de mon récit, qui ne prit pas longtemps cependant, il ne cessa de me poser des questions : qui était présent dans la chambre, dans quel ordre était-on entré ou sorti de cette pièce. Il posa d'autres questions, mais aucune qui ait de l'importance ; toutes choses qui avaient retenu mon attention ou qui m'étaient restées en mémoire. Quand notre conversation fut terminée, il dit à Miss Trelawny, sur un ton très décidé :

 

– Je pense, Miss Trelawny, que nous ferions mieux d'avoir une consultation sur ce cas.

 

Elle répondit avec une promptitude qui parut le surprendre un peu :

 

– Je suis heureuse que vous en parliez. Je suis tout à fait d'accord. Qui suggéreriez-vous ?

 

– Avez-vous fait un choix vous-même ? demanda-t-il. Quelqu'un qui connaîtrait votre père ? A-t-il déjà consulté quelqu'un ?

 

– Pas à ma connaissance. Mais j'espère que vous voudrez bien choisir qui vous paraîtra le plus désigné. Mon cher père doit recevoir tous les soins que nous pouvons lui dispenser ; et je vous serais profondément reconnaissante si vous vouliez bien faire un choix. Quel est le meilleur spécialiste à Londres – et n'importe où ailleurs – dans un cas de ce genre ?

 

– Je mentionnerais avant tout Frere du King's College. De tous ceux que je connais, c'est celui qui est le meilleur, à la fois en théorie et en pratique. Il n'a pas de manies – qu'on connaisse, en tout cas, et son expérience est immense. C'est notre regret à nous tous qui l'admirons de savoir qu'une assurance pareille et une main aussi experte cèdent finalement à l'action du temps. Pour ma part, j'aimerais mieux avoir Frere que qui que ce soit d'autre parmi les vivants.

 

– Alors, dit Miss Trelawny sur un ton décidé, appelons dès le début de la matinée le Docteur Frere. À propos, est-ce « Docteur » ou « Monsieur » ?

 

Il parut soulagé d'un poids ; il parla ensuite avec plus d'aisance et meilleure humeur.

 

– C'est Sir James Frere. J'irai le voir moi-même dès que possible et lui demanderai de venir immédiatement. Puis il se tourna vers moi et me dit : Vous feriez mieux de me laisser panser votre main.

 

– Ce n'est rien ! dis-je.

 

– Il faut néanmoins s'en occuper. Une griffure de n'importe quel animal peut se révéler dangereuse ; il n'y a rien de tel que de prendre des précautions.

 

Je me laissai faire et il se mit à me panser la main. Il examina à la loupe les blessures parallèles, et les compara avec la feuille de papier-buvard, où s'étaient marquées les griffes de Silvio, et qu'il prit dans son portefeuille. Il rangea ensuite ce papier, en disant simplement :

 

– C'est dommage que Silvio s'échappe pour entrer – et sortir – au moment précis où il ne devrait pas le faire.

 

La matinée s'avançait lentement. Il était près de onze heures quand le Dr Winchester revint avec Sir James Frere. C'était un homme qu'on ne pouvait pas ne pas remarquer et qui inspirait ensuite le respect. Il savait si bien ce qu'il voulait qu'il mettait immédiatement de côté tous les désirs et les idées de personnes moins sûres d'elles. Quand nous lui eûmes tous été présentés et quand il fut bien installé parmi nous, toute impression de mystère parut se dissiper. J'étais plein d'espoir quand je le vis entrer dans la chambre du malade avec le docteur Winchester.

 

Ils y restèrent un long moment, mais quand ils en sortirent finalement, Sir James passa le premier ; son visage grave était aussi impénétrable que celui du sphinx. Le Dr Winchester le suivait de près ; son visage était pâle, mais de cette sorte de pâleur qui semble résulter d'une réaction. Cela me donna l'impression qu'il avait été rouge peu de temps auparavant. Sir James demanda que Miss Trelawny vienne dans le bureau. Il suggéra que j'y aille aussi. Quand nous fûmes entrés, Sir James se tourna vers moi et dit :

 

– Je comprends d'après ce que me dit le Dr Winchester que vous êtes un ami de Miss Trelawny et que vous connaissez déjà beaucoup de choses sur cette affaire. Il serait peut-être bien que vous soyez avec nous. Je vous connais déjà comme un juriste avisé, Mr. Ross, bien que n'ayant jamais eu le plaisir de vous rencontrer. Comme le docteur Winchester me dit qu'il y autour de ce cas des choses étranges qui semblent l'intriguer – de même que les autres – et dans lesquelles il vous croit spécialement intéressé, il serait aussi bien que vous soyez tenu au courant de tous les aspects de cette affaire. Pour ma part, je ne tiens pas beaucoup compte des mystères – sauf ceux de la science ; et comme on semble avoir l'idée d'une tentative d'assassinat ou de vol, tout ce que je peux dire c'est que s'il y avait des assassins à l'œuvre, ils auraient besoin de prendre quelques leçons élémentaires d'anatomie avant d'entreprendre leur prochaine affaire, car ils paraissent profondément ignorants. Si le vol était leur objectif, ils semblent avoir travaillé avec une remarquable inefficacité. Cependant, ce n'est pas mon affaire.

 

Sur ce il prit une bonne pincée de tabac à priser, et se tournant vers Miss Trelawny, il poursuivit :

 

– Parlons maintenant du malade. Si nous laissons de côté la cause de l'affection, tout ce que nous pouvons dire pour le moment, c'est qu'il semble souffrir d'une attaque caractérisée de catalepsie. Pour le moment, on ne peut rien faire, que de soutenir ses forces. Le traitement de mon ami, le Dr Winchester, a toute mon approbation ; et j'ai confiance, si un léger changement se présente il sera en mesure d'y faire face d'une façon satisfaisante. C'est un cas intéressant, très intéressant. Et si une évolution nouvelle ou quelque chose d'anormal se présentait, je serais heureux de revenir à n'importe quel moment. Il y a juste un point sur lequel je voudrais attirer votre attention, et je m'adresse directement à vous, Miss Trelawny, car il entre dans le cadre de vos responsabilités. Le Dr Winchester me dit que vous n'êtes pas vous-même libre en la matière, mais que vous êtes liée par des instructions que votre père a laissées en prévision d'une situation de cet ordre. Je voudrais vous recommander énergiquement de transporter le malade dans une autre chambre ; ou bien, à défaut, de faire retirer de sa chambre toutes ces momies et autres choses du même genre. Voyons, cela suffirait à mettre n'importe quel homme dans une situation anormale, d'être entouré d'un pareil assemblage d'horreurs, de respirer l'atmosphère qu'elles dégagent ! Au revoir, Miss Trelawny, j'espère fermement que vous allez bientôt voir votre père rétabli. Rappelez-vous qu'à condition que vous remplissiez les conditions élémentaires que je vous ai énoncées, je suis à votre disposition de jour comme de nuit. Au revoir, Mr. Ross. J'espère, docteur Winchester, que vous pourrez bientôt me donner des nouvelles.

 

Quand il fut sorti nous sommes restés silencieux, jusqu'à ce que le bruit des roues de sa voiture se soit éteint au loin. Le premier à parler fut le Dr Winchester.

 

– Je crois bon de dire qu'à mes yeux, au point de vue strictement médical, il a tout à fait raison. J'ai eu l'impression que j'aurais pu lui sauter dessus quand il en a fait une condition pour ne pas abandonner le malade ; mais tout de même il a raison au point de vue du traitement. Il ne comprend pas qu'il y a quelque chose dans ce cas particulier ; et il ne comprendra pas que nous sommes tous prisonniers des instructions de Mr. Trelawny. Bien entendu…

 

Il fut interrompu par Miss Trelawny :

 

– Docteur Winchester, voulez-vous, vous aussi, abandonner le malade ; ou bien êtes-vous disposé à continuer aux conditions que vous connaissez ?

 

– Abandonner ! Moins que jamais, Miss Trelawny. Je ne l'abandonnerai jamais, tant qu'il vivra ou que l'un quelconque de nous vivra !

 

Elle ne répondit rien, mais elle lui tendit une main, qu'il serra chaleureusement.

 

– À présent, dit-elle, si Sir James Frere est le type même des hommes qu'on honore sous le nom de spécialistes, je n'en veux plus. Pour commencer, il ne paraît pas en savoir plus que vous sur l'état dans lequel se trouve mon père ; et s'il était seulement intéressé par son cas cent fois moins que vous, il ne se montrerait pas aussi pointilleux. Naturellement, je suis seulement trop inquiète pour mon père ; et si je vois un moyen de nous conformer à telle des conditions posées par Sir James Frere, je le ferai. Je vais demander à Mr. Marvin de venir ici aujourd'hui pour me donner son avis : jusqu'où vont les désirs exprimés par mon père. S'il estime que je suis libre d'agir d'une façon quelconque sous ma propre responsabilité, je n'hésiterai pas à le faire.

 

Le Dr Winchester prit alors congé.

 

Miss Trelawny se mit alors à écrire à Mr. Marvin une lettre dans laquelle elle lui exposait l'état des affaires et lui demandait de venir la voir en se munissant de tous papiers de nature à jeter une lumière quelconque sur le sujet. Une heure s'était à peine écoulée que Mr. Marvin était avec nous.

 

Il comprenait l'impatience de Miss Trelawny. Quand il en eut appris suffisamment sur la maladie de son père, il lui dit :

 

– D'après ce que vous m'avez dit de la maladie de Mr. Trelawny et des autres questions – incidentes – nous nous trouvons bien dans un cas grave comme un de ceux en prévision desquels votre père a donné ces instructions impératives – tout à fait impératives. Elles sont si inflexibles qu'il m'a donné un mandat, aux termes duquel je me suis engagé à agir, et m'autorisant à veiller à l'exécution des désirs qu'il a exprimés par écrit. Croyez-moi, voulez-vous, une fois pour toutes, il tenait essentiellement à tous les points mentionnés dans cette lettre qu'il vous a écrite. Tant qu'il est vivant, il doit rester dans sa chambre. Et quelles que soient les circonstances, aucun objet lui appartenant ne doit en être retiré. Il a même laissé un inventaire des objets qui ne doivent pas être bougés.

 

Miss Trelawny restait silencieuse. Elle paraissait plus ou moins désemparée. Alors, pensant que j'en comprenais la cause directe, je demandai :

 

– Puis-je voir cette liste ? Le visage de Miss Trelawny s'éclaira aussitôt ; mais il s'assombrit de nouveau lorsque l'avocat se hâta de répondre – il était évidemment prêt à le faire :

 

– Il faudrait pour cela que je sois obligé d'agir aux termes de mon mandat ; mais je vois que vous avez beaucoup de choses – beaucoup trop – de choses à supporter déjà. Cependant je n'ai pas le choix. Si vous désirez me consulter sur une question quelconque à n'importe quelle heure, je vous promets de venir sans retard, de jour comme de nuit. Voici mon adresse personnelle, dit-il en griffonnant sur une page de son carnet, et en dessous celle de mon club où l'on me trouve généralement dans la soirée. Il arracha la feuille et la lui tendit. Elle le remercia. Il lui serra la main ainsi qu'à moi et se retira.

 

Dès que la porte de l'antichambre se fut refermée sur lui, Mrs. Grant frappa et entra. Une telle détresse se peignait sur son visage que Miss Trelawny se redressa, pâle comme une morte, et lui demanda :

 

– Qu'est-ce que c'est, Mrs. Grant ? Qu'y a-t-il ? Un nouvel ennui ?

 

– Je suis désolée d'être obligée de vous annoncer, mademoiselle, que tous les domestiques, à l'exception de deux, ont donné leur congé et désirent quitter la maison aujourd'hui même. Ils ont discuté entre eux ; le maître d'hôtel a pris la parole au nom de tous les autres. Il dit qu'ils sont prêts à renoncer à leurs gages et même à payer l'indemnité légale plutôt que de faire leurs huit jours ; mais ce qu'ils veulent, c'est partir aujourd'hui même.

 

– Quelle raison donnent-ils ?

 

– Aucune, mademoiselle. Ils disent qu'ils regrettent beaucoup, mais qu'ils n'ont rien à dire. J'ai demandé à Jane, la première femme de chambre, qui n'est pas avec les autres et qui reste ; elle m'a dit confidentiellement qu'ils se figuraient, ces imbéciles, que la maison était hantée !

 

Chapitre VI

SOUPÇONS


La première à reprendre ses esprits fut Miss Trelawny. Elle dit avec une dignité pleine de hauteur :

 

– Très bien, Mrs. Grant. Qu'ils s'en aillent ! Payez leur dû jusqu'à ce jour, plus un mois de gages. Jusqu'à présent, ils ont été d'excellents serviteurs ; et l'occasion qu'ils prennent pour partir n'est pas ordinaire. Nous ne devons pas attendre une grande fidélité de quiconque est paralysé par la terreur. Ceux qui restent toucheront désormais des gages doubles ; et envoyez-les moi, je vous prie, dès que je vous préviendrai.

 

Mrs. Grant était étouffée d'indignation. La gouvernante qu'il y avait en elle était outragée par un traitement aussi généreux réservé à des domestiques qui s'étaient mis d'accord pour donner leur congé.

 

Miss Trelawny fut très douce avec elle, et calma sa dignité offensée ; si bien que lorsqu'elle se retira elle éprouvait, à sa façon, une hostilité moins marquée pour ceux qui servaient sous ses ordres. Dans un tout autre état d'esprit, elle ne tarda pas à revenir pour demander à sa maîtresse si celle-ci désirait qu'on engage un nouveau personnel complet, ou, tout au moins, qu'on essaie.

 

– Je pense, Mrs. Grant, que nous ferions mieux de nous en tirer avec les domestiques que nous avons. Tant que mon cher père sera malade, nous n'aurons pas d'invités, nous ne serons que trois dans la maison à avoir besoin d'être servis. Si ces domestiques qui sont disposés à rester ne suffisent pas, je prendrai seulement le personnel indispensable pour les aider. Il ne sera pas difficile, je pense, d'engager quelques femmes de chambre ; certaines que vous connaissez peut-être déjà. Et ne perdez pas de vue ceci : les domestiques que vous engagerez, à condition qu'ils fassent l'affaire et qu'ils restent, recevront dès maintenant les mêmes gages que ceux qui n'ont pas quitté la maison. Vous comprendrez, naturellement, Mrs. Grant, que bien que je ne vous comprenne en aucune façon au nombre des domestiques, la règle du salaire double s'applique aussi à vous.

 

Tout en parlant, elle tendait sa longue main fine. L'autre la prit et la porta à ses lèvres avec émotion, dans un geste naturel de la part d'une femme âgée à l'égard d'une jeune. Je ne pouvais m'empêcher d'admirer la façon généreuse dont elle traitait ses domestiques. Je faisais mienne en moi-même la remarque que Mrs. Grant exprimait sotto voce en quittant la chambre :

 

– Rien d'étonnant à ce que cette maison ressemble au palais d'un roi, quand la patronne est une princesse !

 

Miss Trelawny resta assise un moment, à prendre des notes. Puis elle mit ses papiers de côté et envoya chercher les domestiques restés fidèles. Je pensai qu'elle préférait être seule, si bien que je la laissai. Quand je revins, elle avait encore les larmes aux yeux.

 

L'épisode auquel j'eus ensuite à participer était encore plus bouleversant, et infiniment plus pénible. Vers la fin de l'après-midi, le sergent Daw entra dans le bureau où je me trouvais. Après avoir soigneusement fermé la porte et avoir vérifié dans toute la pièce que nous étions seuls, il vint tout près de moi.

 

– Qu'y a-t-il ? lui demandai-je. Je vois que vous désirez m'entretenir en particulier.

 

– Tout à fait, monsieur ! Puis-je vous parler en toute confiance ?

 

– Bien sûr que vous le pouvez. Dans tout ce qui concerne le bien de Miss Trelawny – et naturellement de Mr. Trelawny – vous pouvez être tout à fait franc. J'admets que nous désirons tous les deux les servir de notre mieux.

 

Il hésita avant de répondre :

 

– J'ai retourné cette affaire en tous sens, monsieur, jusqu'à en avoir le vertige ; mais je ne peux y trouver aucune solution ordinaire. Au moment de chacune des tentatives personne n'est, semble-t-il, entré dans la maison ; et personne n'en est certainement sorti. Vous n'êtes pas frappé par ce que cela implique ?

 

– Cela implique que le quelqu'un – ou le quelque chose – se trouvait déjà dans la maison, répondis-je en souriant malgré moi.

 

– C'est exactement ce que je pense, dit-il, en poussant un soupir de soulagement. Très bien ! Qui peut être ce quelqu'un ?

 

– Quelqu'un, ou quelque chose, c'est cela que je disais, répondis-je.

 

– Tenons-nous en à « quelqu'un », Mr. Ross ! Ce chat, bien qu'il ait pu griffer ou mordre, n'aurait jamais tiré ce vieux monsieur hors de son lit et n'aurait pas essayé de lui détacher du bras le bracelet auquel est fixée la clef.

 

– Alors disons en tout cas « les gens », sergent.

 

– Nous parlions de « quelqu'un » monsieur.

 

– Très bien. Quelqu'un, admettons !

 

– Est-ce que cela ne vous a pas frappé, monsieur, que chaque fois qu'une blessure a été infligée, ou qu'on a essayé d'en infliger une, une seule et même personne s'est trouvée la première sur place pour donner l'alarme ?

 

– Voyons voir ! Miss Trelawny, je crois, a donné l'alarme la première fois. J'étais présent moi-même, bien qu'assoupi, la deuxième fois ; de même que Nurse Kennedy. Quand je me suis réveillé, il y avait plusieurs personnes dans la chambre ; vous étiez du nombre. Je crois savoir qu'à cette occasion aussi Miss Trelawny s'était trouvée là avant vous. À la dernière tentative, je me trouvais dans la chambre au moment où Miss Trelawny s'est évanouie. Je l'ai emportée en dehors de la chambre et je suis revenu. En revenant, j'étais le premier ; et je crois que vous m'avez suivi de peu.

 

Le sergent Daw réfléchit un moment avant de répondre :

 

– Elle était présente, ou elle est entrée la première, dans la chambre dans toutes les occasions ; il n'y a eu blessure que la première et la seconde fois !

 

La conclusion était de celles auxquelles, en ma qualité d'avocat, je ne pouvais me tromper. Je pensais que la meilleure chose était de faire la moitié du chemin. Je me suis toujours aperçu que le meilleur moyen de combattre une conclusion, c'est de lui donner la forme d'une déclaration.

 

– Vous voulez dire, dis-je, que dans les seules occasions où il y a eu vraiment blessure, le fait que Miss Trelawny ait été la première à le découvrir est la preuve que c'est elle qui l'a fait ; ou bien était d'une façon quelconque liée à la tentative, aussi bien qu'à la découverte de celle-ci ?

 

– Je n'ai pas été jusqu'à dire cela d'une manière aussi nette ; mais c'est à cette conclusion que conduit le doute que j'éprouvais.

 

Le sergent Daw était un homme courageux ; il ne reculait évidemment pas devant une conclusion quelle qu'elle soit, à laquelle aboutit le raisonnement qu'il faisait en partant des faits.

 

– Vous ferez naturellement votre devoir, je le sais, dis-je, et sans avoir peur. Quelle mesure avez-vous l'intention de prendre ?

 

– Je ne sais pas encore, monsieur. Vous voyez, jusqu'à présent, ce n'est même pas pour moi un soupçon. Si quelqu'un d'autre me disait que cette charmante jeune dame a joué un rôle quelconque dans une telle affaire, je le traiterais d'idiot ; mais je suis obligé d'aller jusqu'au bout de mes propres conclusions. Je sais parfaitement que des personnes aussi loin de tout soupçon ont été reconnues coupables, quand un tribunal tout entier – tout le monde sauf l'accusation qui connaissait les faits, et le juge qui avait habitué son esprit à attendre – aurait juré de leur innocence. Je ne voudrais pas, pour tout l'or du monde, faire le moindre tort à une jeune femme comme elle ; encore plus du fait qu'elle a à supporter des choses pénibles. Et vous pouvez être sûr que je ne dirai pas un mot susceptible d'inciter qui que ce soit à formuler une telle accusation. C'est pourquoi je vous parle en toute confiance, d'homme à homme. Vous êtes familiarisé avec la question des preuves ; c'est votre profession. La mienne ne va pas plus loin que les soupçons, et ce que nous appelons nos preuves à nous – et qui ne sont rien d'autre, après tout, qu'un témoignage ex parte. Vous connaissez Miss Trelawny mieux que moi, et bien que je monte la garde autour de la chambre du malade, bien que j'aille où je veux dans la maison et aux alentours, je n'ai pas les mêmes occasions que vous de connaître cette dame, de savoir ce qu'est sa vie et ce que sont ses intentions, ou n'importe quoi d'autre qui pourrait me donner un indice sur ses faits et gestes. Si je devais essayer d'obtenir d'elle ces précisions, cela éveillerait immédiatement ses soupçons. Alors, si elle était coupable, il n'y aurait plus aucune possibilité d'en faire finalement la preuve ; car elle trouverait facilement un moyen de déjouer les recherches. Mais si elle est innocente, comme je l'espère, ce serait lui faire un tort grave que de l'accuser. J'ai examiné la question à la lumière de mes possibilités avant de vous parler ; et si j'ai pris une liberté excessive, monsieur, j'en suis sincèrement navré.

 

– Pas le moins du monde, Daw, dis-je avec chaleur, car le courage et l'honnêteté de cet homme commandaient le respect. Je suis heureux que vous m'ayez parlé avec cette franchise. Nous sommes tous les deux désireux de découvrir la vérité ; et il y a autour de cette affaire tant de choses étranges – étranges au point de sortir des limites de toutes nos expériences – que la seule chance que nous ayons d'éclaircir finalement les choses est de rechercher la vérité. Peu importent nos points de vue ou l'objectif que nous désirons atteindre en définitive !

 

Le sergent parut satisfait et il reprit :

 

– Je pensais donc que si vous aviez eu à un moment quelconque une idée sur quelqu'un d'autre qui aurait eu cette possibilité, vous parviendriez peu à peu à obtenir une preuve ; ou en tout cas des idées susceptibles de vous convaincre, pour ou contre. Alors nous aboutirions à une conclusion. Ou, en tout cas, nous éliminerions toutes les autres possibilités à tel point que la plus vraisemblable resterait la chose la plus près d'être prouvée à laquelle nous puissions aboutir, ou le soupçon le plus solide. Ensuite, nous devrons…

 

À ce moment précis, la porte s'ouvrit et Miss Trelawny entra dans la chambre. Dès qu'elle nous vit, elle recula vite en disant :

 

– Oh ! je vous demande pardon ! Je ne savais pas que vous étiez là, et occupés.

 

Le temps que je me lève, et elle allait s'en retourner.

 

– Entrez donc, lui dis-je. Nous étions seulement, le sergent Daw et moi, en train de réexaminer l'affaire. Pendant qu’elle hésitait, Mrs. Grant fit son apparition et dit en entrant dans la chambre :

 

– Le Dr Winchester est arrivé, mademoiselle, et il vous demande.

 

J'obéis au coup d'œil de Miss Trelawny ; nous quittâmes la pièce ensemble.

 

Quand le docteur eut procédé à son examen, il nous dit qu'il n'y avait apparemment aucun changement. Il ajouta qu'il voudrait néanmoins passer la nuit dans la maison, si possible.

 

Miss Trelawny en parut heureuse et fit demander à Mrs. Grant de lui faire préparer une chambre. Plus tard dans la journée, lorsque nous nous trouvâmes seuls, il me dit brusquement :

 

– J'ai pris mes dispositions pour rester ici ce soir parce que je désire avoir une conversation avec vous. Comme je tiens à ce qu'elle reste rigoureusement confidentielle, j'ai pensé que la façon de faire qui éveillerait le moins de soupçons serait que nous fumions ensemble un cigare à la fin de la soirée, pendant que Miss Trelawny veillera son père.

 

Nous nous en tenions toujours à notre arrangement d'après lequel soit la fille du malade, soit moi-même nous veillions toute la nuit. Il nous fallait nous répartir la veille du petit matin. Cela m'inquiétait, car je savais d'après notre conversation que le détective veillerait en secret lui-même, et serait particulièrement vigilant à ce moment-là.

 

La journée se passa sans incident. Miss Trelawny dormit dans l'après-midi, et, après le dîner, elle vint relever l'infirmière. Mrs. Grant resta avec elle, le sergent Daw était de service dans le couloir. Le Dr Winchester et moi-même nous prenions le café dans la bibliothèque. Quand nous eûmes allumé nos cigares, il dit avec calme :

 

– Maintenant que nous sommes seuls, je désire avoir avec vous une conversation confidentielle. Nous sommes liés par le serment, naturellement. À toute éventualité ?

 

– Bien entendu ! dis-je. Je pensais à ma conversation du matin avec le sergent Daw, aux terreurs troublantes et déchirantes que j'en avais conservée, et je sentais mon cœur défaillir.

 

– Cette affaire, poursuivit-il, suffirait à mettre à l'épreuve notre raison à tous. Plus j'y pense, plus je crois devenir fou.

 

Ses dernières paroles furent prononcées de plus en plus bas. Cela donnait une impression de désespoir. J'eus soudain la conviction que le moment était venu pour moi de découvrir s'il avait un soupçon précis ; et comme si j'avais obéi à une injonction, je lui demandai :

 

– Soupçonnez-vous quelqu'un ? D'une certaine façon, il parut effrayé plutôt que surpris. Il me regarda :

 

– Si je soupçonne quelqu'un ? Quelque chose, vous voulez dire. Je soupçonne certainement une certaine influence ; mais jusqu'à présent mes soupçons ne dépassent pas cette limite. Par la suite, si mon raisonnement ou ma pensée aboutit à une conclusion suffisamment précise – je dis ma pensée parce qu'il n'y a pas de données convenables pour raisonner – je pourrai soupçonner ; à présent, cependant…

 

Il s'arrêta brusquement et se tourna vers la porte. Il y eut le léger bruit du bouton qu'on tournait. J'eus l'impression que mon cœur cessait de battre. J'étais envahi par une appréhension vague et sinistre. L'interruption survenue pendant ma conversation du matin avec le détective, me revint aussitôt en mémoire.

 

La porte s'ouvrit, et Miss Trelawny entra dans la pièce.

 

Quand elle nous vit, elle recula brusquement ; une rougeur marquée envahit son visage. Elle resta sans bouger pendant quelques secondes ; dans un pareil moment, quelques secondes successives semblent augmenter de durée suivant les termes d'une progression géométrique. La contrainte qui pesait sur moi, et, comme je pouvais aisément le voir, sur le docteur, s'apaisa lorsqu'elle se mit à parler :

 

– Oh ! pardonnez-moi… Je ne savais pas que vous étiez occupés. Je vous cherchais, docteur Winchester, pour vous demander si je pouvais me coucher cette nuit en toute sécurité, puisque vous serez là. Je me sens si fatiguée, si épuisée que je crains de craquer ; et cette nuit, je ne servirais certainement à rien.

 

Le Dr Winchester lui répondit avec chaleur :

 

– Faites cela ! De toute façon, allez vous coucher, et prenez une bonne nuit de sommeil. Dieu sait ! Vous en avez besoin. Je suis on ne peut plus heureux que vous ayez fait cette suggestion, en vous voyant ce soir j'ai craint d'avoir bientôt sur les bras une malade de plus.

 

Elle poussa un soupir de soulagement et l'expression de fatigue parut disparaître de son visage. Je n'oublierai jamais le regard grave et profond de ses grands yeux noirs quand elle me dit :

 

– Vous garderez mon père ce soir, voulez-vous, avec le docteur Winchester ? Je suis tellement inquiète à son sujet que chaque seconde qui passe m'apporte de nouvelles frayeurs. Mais je suis réellement épuisée ; et si je n'ai pas un bon sommeil, je crois que je vais devenir folle. Je vais changer de chambre cette nuit. Je crains, en restant si près de la chambre de mon père, de m'exagérer le moindre bruit et d'en faire un nouveau sujet de terreur. Mais, naturellement, il faudra que vous me réveilliez s'il y a à cela le moindre motif. Je serai dans la chambre à coucher du petit appartement qui se trouve près du boudoir, de l'autre côté du vestibule. J'occupais ces pièces la première fois que je suis venue habiter avec mon père, et je n'avais pas de soucis, alors… Il me sera plus facile de me reposer là ; et je pourrai peut-être oublier pendant quelques heures. Je serai très bien demain matin. Bonne nuit !

 

Lorsque j'eus fermé la porte derrière elle et que je fus revenu près de la petite table où nous étions installés, le docteur Winchester déclara :

 

– Cette pauvre fille est excédée de fatigue. Je suis ravi qu'elle aille prendre du repos. Cela va lui rendre la vie, et demain matin, elle ira tout à fait bien. Son système nerveux est sur le bord de la dépression. Avez-vous remarqué à quel point elle était bouleversée, et comme elle est devenue rouge quand elle est entrée et qu'elle nous a trouvés en train de parler ? Une chose aussi ordinaire, dans sa propre maison, entre ses propres invités, ne devrait pas la bouleverser ainsi si les conditions étaient normales ?

 

J'étais sur le point de lui dire, en donnant cette explication pour sa défense, que cette entrée était la répétition de ce qui s'était passé quand elle nous avait trouvés, seuls, le détective et moi, plus tôt dans la journée, quand je me rappelai que cette conversation était tellement confidentielle que même une allusion de ce genre aurait pu être embarrassante par la curiosité qu'elle aurait suscitée. Si bien que je gardai le silence.

 

Nous nous sommes levés pour nous rendre dans la chambre du malade. Mais, tandis que nous suivions le couloir faiblement éclairé, je ne pouvais m'empêcher de penser, de penser, de penser encore et encore – oui et cela pendant plus d'un jour par la suite – combien il était étrange qu'elle m'ait interrompu en deux occasions au moment même où j'abordais un tel thème de conversation.

 

Il y avait là certainement un mystérieux entremêlement d'accidents dans l'engrenage desquels nous étions tous engagés.

 

Chapitre VII

PERTE SUBIE PAR LE VOYAGEUR


Cette nuit-là, tout se passa bien. Sachant que Miss Trelawny n'était pas de garde, nous avons redoublé de vigilance, le Dr Winchester et moi-même. Avec l'arrivée de l'aube, toute la maison sembla se reposer. Le Dr Winchester rentra chez lui lorsque sœur Doris vint relever Mrs. Grant. Il était, je crois, un peu désappointé et chagriné de constater que rien d'exceptionnel ne s'était passé pendant sa longue nuit de veille.

 

À huit heures, Miss Trelawny vint nous rejoindre ; je fus étonné et en même temps ravi de voir tout le bien que cette nuit de sommeil avait pu lui faire. Elle était vraiment rayonnante ; exactement comme je l'avais vue à notre première entrevue et au cours du pique-nique. Il y avait même comme une légère coloration sur ses joues, qui continuaient, à paraître étonnamment blanches, par contraste avec ses sourcils noirs et ses lèvres écarlates. Avec le retour de ses forces, semblait se développer une tendresse pour son père malade encore plus marquée que celle dont elle avait fait montre jusque-là. Je ne pouvais qu'être ému par ses gestes caressants quand elle arrangeait ses oreillers ou écartait les cheveux de son front.

 

J'étais moi-même fatigué par ma longue veille ; et maintenant qu'elle avait pris ma suite, j'allai me mettre au lit. Mes yeux fatigués clignotaient à la pleine lumière et j'éprouvai immédiatement la lassitude consécutive à une nuit sans sommeil.

 

Je fis un bon somme et après le déjeuner je m'apprêtais à me rendre à pied à Jermyn Street, quand je remarquai à la porte d'entrée un importun. Le domestique de service était celui qu'on appelait Morris, antérieurement « homme toutes mains », mais depuis le départ des serviteurs, promu maître d'hôtel à titre temporaire. L'étranger parlait à voix assez haute, si bien qu'il n'y avait pas de difficulté à comprendre ses griefs. Le domestique était respectueux dans ses paroles et son attitude ; mais il se tenait carrément devant la grande porte à deux battants de manière à empêcher l'autre d'entrer. Les premiers mots que j'entendis prononcer par le visiteur expliquaient suffisamment la situation.

 

– Tout cela est bel et bon, mais je vous dis que je dois voir Mr. Trelawny ! À quoi cela sert-il de me dire que je ne peux pas quand je vous affirme, moi, que je dois le voir. Vous me renvoyez sans cesse, sans cesse. Je suis arrivé à neuf heures ; vous m'avez dit alors qu'il n'était pas levé, qu'il n'était pas bien, et qu'on ne devait pas le déranger. Je suis revenu à midi ; vous m'avez dit encore une fois qu'il n'était pas levé. J'ai demandé à voir quelqu'un de la maison ; vous m'avez dit que Miss Trelawny n'était pas levée. Je reviens à présent à trois heures, et vous me dites que Mr. Trelawny est encore au lit, et qu'il n'est pas réveillé. Où est Miss Trelawny ? « Elle est occupée et elle ne doit pas être dérangée ! » Eh bien, elle doit être dérangée. Ou quelqu'un d'autre doit l'être. Je suis venu voir Mr. Trelawny pour une affaire spéciale ; et je suis venu d'un endroit où les domestiques commencent toujours par dire « non ». « Non » je ne m'en contenterai pas cette fois. J'ai connu cela pendant trois ans, attendre devant les portes et devant les tentes alors qu'il était plus long d'y entrer que de pénétrer dans les tombeaux ; et à vous entendre, on dirait qu'à l'intérieur de cette maison tous les habitants sont transformés en momies. J'en ai eu assez comme ça, je vous le dis. Et quand je rentre chez moi et qu'on me défend la porte de l'homme pour qui j'ai travaillé, juste de la même façon et avec les mêmes réponses usées, cela me met en boule. Est-ce que Mr. Trelawny a laissé des ordres d'après lesquels il ne voulait pas me voir quand je viendrais ?

 

Il s'arrêta un instant ; très énervé, il s'épongea le front. Le domestique répondit très respectueusement :

 

– Je suis désolé, monsieur, si, en faisant mon devoir, je vous ai offensé d'une façon quelconque. Mais j'ai des ordres et je dois y obéir. Si vous voulez bien laisser un message, je le remettrai à Miss Trelawny ; si vous laissez votre adresse, elle pourra communiquer avec vous au cas où elle le désirerait.

 

La réponse qui lui fut faite montra que l'homme qui parlait était bon et juste.

 

– Mon garçon, je n'ai rien à vous reprocher ; je suis navré si je vous ai heurté dans vos sentiments. Je dois être juste, même si je suis en colère. Mais se trouver dans ma situation, cela suffirait à mettre quelqu'un hors de soi. Le temps presse. Il n'y a pas une heure – pas une minute – à perdre ! Et je suis là, à piétiner depuis six heures ; et sachant que votre maître va être cent fois plus en colère que moi quand il apprendra tout le temps qui a été perdu. Il serait préférable pour lui d'être réveillé mille fois plutôt que de ne pas me voir en ce moment précis – et avant qu'il ne soit trop tard. Mon Dieu ! C'est simplement terrible, et après tout par quoi, j'ai passé, voir mon travail gâché au dernier moment, échouer sur le seuil par la faute d'un larbin stupide ! Il n'y a donc personne dans cette maison qui ait un peu de sens commun ; ou d'autorité, à défaut ? Je pourrais très rapidement le convaincre que votre maître doit être réveillé. Même s'il dort comme les Sept Dormeurs…

 

Il n'y avait pas à se méprendre sur la sincérité de cet homme, ni sur l'urgence et l'importance de l'affaire qui l'amenait. ; de son point de vue, en tout cas. Je m'avançai.

 

– Morris, dis-je, vous feriez mieux de dire à Miss Trelawny que ce monsieur désire la voir en particulier. Si elle est occupée, faites-le lui dire par Mrs. Grant.

 

– Très bien, monsieur, répondit-il, soulagé, et il se hâta.

 

Je conduisis l'étranger dans le petit boudoir situé de l'autre côté du vestibule. Il me demanda en chemin :

 

– Êtes-vous le secrétaire ?

 

– Non. Je suis un ami de Miss Trelawny. Mon nom est Ross.

 

– Merci beaucoup de votre amabilité, Mr. Ross. Je m'appelle Corbeck. J'aurais voulu vous donner ma carte ; mais on n'emploie pas de cartes dans l'endroit d'où je viens. Et si j'en avais eu, je suppose que je les aurais toutes utilisées hier au soir…

 

Il s'arrêta subitement, comme s'il s'était rendu compte qu'il en avait trop dit. Nous nous tûmes l'un et l'autre ; pendant que nous attendions, je l'examinai. Un homme petit et râblé, brun comme un grain de café, ayant peut-être une tendance à engraisser, mais pour le moment excessivement mince. Les rides profondes de son visage et de son cou n'étaient pas seulement dues aux années et aux intempéries : elles indiquaient à ne pas s'y tromper les endroits où la chair ou la graisse avait fondu et où la peau s'était détendue. Le cou était simplement une surface où s'entrecroisaient les sillons et les rides et portait les traces laissées par le soleil brûlant du désert. L'Extrême-Orient, les Tropiques, le désert, chaque région laissait sa marque colorée. Mais toutes les trois différentes ; et un œil qui avait su une fois pouvait ainsi les distinguer aisément. La pâleur bistrée pour le premier ; le brun rouge et violent pour les secondes ; et pour le troisième, le hâle sombre et profond qui avait pris, semblait-il, le caractère d'une coloration permanente. Mr. Corbeck avait une grosse tête pleine et massive ; avec des cheveux en désordre, d'un brun rouge foncé, dégarnis sur les tempes. Son front était beau, haut et large ; et pour employer les termes de la physiognomonie, le sinus frontal était hardiment marqué. Sa forme carrée traduisait l'esprit raisonneur ; et la plénitude sous les yeux le don des langues. Il avait le nez court et large qui dénote l'énergie ; le menton carré – qu'on discernait malgré la barbe épaisse et non soignée – et la mâchoire massive qui montre l'esprit de décision.

 

– Un homme pas mal pour le désert ! me disais-je en le regardant.

 

Miss Trelawny arriva très vite. Quand Mr. Corbeck la vit, il parut plus ou moins surpris. Mais ses préoccupations et son énervement n'avaient pas disparu ; il en subsistait assez pour dissimuler tout sentiment de surprise secondaire et d'une origine différente. Mais tandis qu'elle parlait, il ne la quitta pas des yeux ; et je notai en moi-même qu'il me faudrait profiter de la première occasion qui se présenterait pour essayer de découvrir la cause de cette surprise. Elle commença par s'excuser, ce qui le calma entièrement :

 

– Naturellement, si mon père avait été bien portant, on ne vous aurait pas fait attendre un seul instant. À dire vrai, si je n'avais pas été de garde dans la chambre du malade lors de votre première visite, je vous aurais reçu immédiatement. Maintenant, auriez-vous la bonté de me dire quelle est l'affaire qui présente un tel degré d'urgence ?

 

Il me regarda et parut hésiter. Elle reprit aussitôt :

 

– Vous pouvez dire devant Mr. Ross tout ce que vous pouvez me dire à moi. Il jouit de toute ma confiance, et il me vient en aide dans mes ennuis. Je ne crois pas que vous compreniez très bien à quel point l'état de mon père est sérieux. Il ne s'est pas réveillé depuis trois jours, il n'a donné aucun signe de conscience, et je suis bouleversée à son sujet. Malheureusement j'ignore tout de mon père et de sa vie. Je ne suis venue vivre avec lui que depuis un an ; et je ne sais rien de ses affaires. Je ne sais même pas qui vous êtes, ni de quelle façon vos affaires se trouvent liées aux siennes.

 

Elle disait cela avec un petit sourire modeste, tout à fait conventionnel, mais cependant charmant ; comme si elle avait voulu exprimer de la façon la plus convaincante son ignorance absurde. Il la regarda sans broncher pendant peut-être le quart d'une minute, puis il se mit à parler, et commençant sur-le-champ comme si sa décision était prise et les termes de sa confidence établis :

 

– Mon nom est Eugène Corbeck. Je suis licencié ès lettres, docteur en Droit et diplômé de chirurgie de Cambridge ; docteur ès Lettes d'Oxford ; docteur ès Sciences et en langues étrangères de l'université de Londres ; docteur en philosophie de Berlin ; docteur en langues orientales de Paris. J'ai quelques autres titres, honoraires ou autres, mais je ne veux pas vous importuner avec cela. Ceux que je viens de vous énumérer vous montreront que je suis suffisamment muni de diplômes pour pénétrer même dans la chambre d'un malade. Au début de ma vie – heureusement pour l'intérêt que j'y ai trouvé et les plaisirs que cela m'a valus, mais malheureusement pour ma bourse –, j'ai été pris de la passion de l'égyptologie. J'ai dû être mordu par quelque scarabée puissant, car j'ai été atteint d'une forme grave. Je me suis mis à faire la chasse aux tombeaux ; et j'ai trouvé moyen d'en vivre et d'apprendre des choses qui ne se trouvent pas dans les livres. Les fonds étaient assez bas quand j'ai fait la connaissance de votre père, qui faisait pour son propre compte, quelques explorations. Et, depuis ce moment, je n'ai plus éprouvé de désirs qui ne soient comblés. C'est vraiment un mécène ; aucun fanatique d'égyptologie ne peut espérer avoir un meilleur chef !

 

Il parlait avec sincérité ; et j'étais heureux de voir que Miss Trelawny reprenait des couleurs en entendant faire l'éloge de son père. Je ne pouvais pas m'empêcher de remarquer cependant, que Mr. Corbeck parlait comme s'il voulait rattraper le temps perdu. Je compris qu'il désirait, tout en parlant, étudier son terrain, pour voir jusqu'à quel point il serait justifié à faire confiance aux deux étrangers qui se trouvaient en face de lui. À mesure qu'il avançait dans son exposé, je pouvais le voir, sa confiance ne cessait d'augmenter. Quand j'y ai repensé par la suite, et lorsque je me suis remémoré ce qu'il avait dit, je me suis rendu compte que l'étendue des renseignements qu'il nous donnait prouvait qu'il se sentait de plus en plus en confiance.

 

– J'ai fait plusieurs expéditions en Égypte pour votre père ; et j'ai toujours été charmé de travailler pour lui. Un grand nombre de ses trésors – et il en a quelques-uns de rares, permettez-moi de vous le dire – lui ont été procurés par moi, à la suite d'une exploration, d'un achat… ou… ou autrement. Votre père, Miss Trelawny, est d'un rare savoir. Il lui arrive de décider qu'il lui faut une chose particulière, dont il a appris l'existence, et à condition qu'elle existe encore. Et il la cherchera dans le monde entier jusqu'à ce qu'il la trouve. J'étais depuis quelque temps en train de procéder à une recherche de cette nature.

 

Il s'arrêta subitement, comme si sa bouche s'était trouvée refermée sous l'action d'un ressort. Nous attendîmes ; quand il se remit à parler ce fut avec des précautions nouvelles pour lui, comme s'il avait voulu aller au-devant des questions que nous pourrions poser.

 

– Je n'ai pas la liberté de faire aucunement mention de ma mission ; de dire où elle se déroulait, son but, ni quoi que ce soit. Ces questions sont confidentielles entre Mr. Trelawny et moi ; je suis fondamentalement lié par le secret.

 

Il marqua un temps et il prit un air embarrassé. Il dit soudain :

 

– Vous êtes sûre, Miss Trelawny, que votre père n'est pas assez bien pour me voir aujourd'hui ?

 

Son visage prenait par moment un air étonné. Mais il s'éclaircit sur-le-champ ; elle se leva et lui dit sur un ton où se mêlaient la dignité et l'amabilité :

 

– Venez voir par vous-même. Elle se dirigea vers la chambre de son père ; il la suivit, et je fermai la marche.

 

Mr. Corbeck entra dans la chambre du malade comme quelqu'un qui la connaît. Il y a une attitude inconsciente, un comportement des gens dans un environnement inconnu qui ne trompent pas. Même dans la hâte où il était de voir son puissant ami, il passa un moment à inspecter la chambre, comme un endroit familier. Puis toute son attention se fixa sur le lit. Je le surveillais de près, car j'avais plus ou moins l'impression que nous avions beaucoup à attendre de cet homme pour l'éclaircissement de l'étrange affaire dans laquelle nous étions engagés. Le visage de Mr. Corbeck devint sévère. Toute pitié en disparut ; elle fut remplacée par une expression dure et sinistre qui ne laissait rien présager de bon pour ce qui avait été la cause de cet énorme effondrement. Puis, cette expression fut remplacée par un air de décision ; l'énergie volcanique de cet homme travaillait en vue d'un but bien précis. Il regarda autour de nous ; quand ses yeux se portèrent sur Nurse Kennedy ses sourcils se dressèrent un peu. Elle remarqua ce coup d'œil, lança un regard interrogateur à Miss Trelawny, qui lui répondit aussitôt de même. Elle sortit sans bruit de la chambre, et referma la porte derrière elle. Mr. Corbeck me regarda le premier, dans un mouvement naturel de la part d'un homme fort d'essayer d'en apprendre plus d'un homme que d'une femme ; puis Miss Trelawny car il se rappelait les devoirs de la courtoisie. Et il dit :

 

– Parlez-m'en. Quand cela a-t-il commencé et comment ?

 

Miss Trelawny me regarda d'un air suppliant ; et je lui dis tout ce que je savais. Pendant tout le temps de mon exposé il resta immobile ; mais, insensiblement, le visage de bronze se transforma en acier. Quand, finalement, je lui parlai de la visite de Mr. Marvin et de son mandat, son regard parut devenir plus brillant. Et quand, voyant l'intérêt qu'il portait à l'affaire, j'entrai dans les détails des conditions de ce mandat, il prit la parole :

 

– Bon ! À présent, je sais où est mon devoir !

 

Je perdis tout courage en l'entendant. Une telle phrase, arrivant en un tel moment, semblait fermer la porte à mes espoirs d'éclaircissements.

 

– Que voulez-vous dire ? demandai-je, sachant que ma question était bien faible.

 

Sa réponse aggrava mes craintes :

 

– Trelawny sait ce qu'il fait. Il y avait un but bien déterminé dans tout ce qu'il a fait ; et nous ne devons pas le contrecarrer. Il attendait évidemment que quelque chose arrive, et il se tenait sur ses gardes à tous points de vue.

 

– Non pas à tous points de vue ! dis-je sous le coup d'une impulsion. Il doit y avoir un point faible quelque part, sinon il ne serait pas couché là où il est !

 

Son air impassible me surprit plus ou moins. Je m'étais attendu à ce qu'il trouve un argument valable dans ma phrase ; mais elle ne l'émut point, du moins dans le sens que je croyais. Quelque chose qui ressemblait à un sourire erra sur son visage basané au moment où il me répondait :

 

– Ceci n'est pas la fin. Trelawny ne se tenait pas sur ses gardes dans un but déterminé. Sans aucun doute, il attendait également cela ; ou, en tout cas, cette possibilité.

 

– Savez-vous ce qu'il attendait, et de quelle source ?

 

C'était Miss Trelawny qui avait posé cette question.

 

La réponse fut immédiate :

 

– Non ! Je ne sais rien, ni sur un point, ni sur l'autre. Je peux deviner…

 

Il s'arrêta soudain.

 

– Deviner quoi ? L'énervement contenu que trahissait la voix de la jeune fille s'apparentait à l'angoisse. Le regard d'acier apparut de nouveau sur le visage basané ; mais, quand il répondit, il y avait de la douceur et de la courtoisie dans sa voix et ses manières.

 

– Croyez-moi, je ferais tout ce qui m'est honnêtement possible de faire pour calmer votre anxiété. Mais sur ce point j'ai un devoir d'ordre plus élevé.

 

– Quel devoir ?

 

– Le silence ! Tandis qu'il prononçait ce nom, la vigoureuse bouche d'acier se referma comme une trappe d'acier.

 

Nous restâmes silencieux quelques minutes. Dans l'intensité de nos réflexions, le silence prenait une valeur positive ; les petits bruits de la vie qui se produisaient à l'extérieur et à l'intérieur de la maison, paraissaient indiscrets. La première à rompre ce silence fut Miss Trelawny.

 

J'avais vu une idée – un espoir – briller dans ses yeux ; mais elle se ressaisit avant de parler :

 

– Quel était le sujet urgent pour lequel vous vouliez me voir, sachant que mon père n'était pas… disponible ?

 

La pause qu'elle avait faite montrait combien elle était maîtresse de ses pensées.

 

Le changement instantané qui s'opéra chez Mr. Corbeck fut presque risible. Son air surpris, venant si vite après son air d'impassibilité d'acier, ressemblait à un changement d'expression dans une pantomime. Mais toute idée de comédie disparaissait devant le sérieux tragique avec lequel il rappelait son objectif d'origine.

 

– Mon Dieu ! dit-il en levant la main du dossier de la chaise sur lequel elle était posée, et en la laissant retomber avec une violence qui aurait suffi à attirer l'attention. Ses sourcils se froncèrent tandis qu'il poursuivait : J'ai complètement oublié ! Quelle perte ! Il a fallu que ce soit maintenant ! Juste au moment du succès ! Lui couché là sans rien pouvoir faire, et moi obligé de me taire ! Incapable de lever la main ou de faire un pas dans mon ignorance de ses désirs !

 

– Qu'est-ce que c'est ? Oh ! dites-le-nous ! Je suis si inquiète pour mon pauvre père ! Est-ce un nouvel ennui ? J'espère que non ! Oh ! j'espère bien que non ! J'ai déjà connu tant d'inquiétudes et de tracas ! Mes alarmes renaissent quand je vous entends parler ainsi. Ne nous direz-vous pas quelque chose qui calme cette terrible anxiété et cette incertitude ?

 

Il redressa de toute sa hauteur son corps vigoureux pour répondre :

 

– Hélas, je ne peux rien vous dire, je n'en ai pas le droit. C'est son secret ! Et il désignait le lit. Et cependant… et cependant, je suis venu ici pour avoir son avis, ses conseils, son assistance. Et il est couché là, réduit à l'impuissance… Et le temps s'enfuit ! Il sera bientôt trop tard !

 

– Qu'est-ce que c'est ? qu'est-ce que c'est ? demanda en l'interrompant, folle d'anxiété, le visage tiré par la douleur, Miss Trelawny. Oh ! parlez ! Dites quelque chose ! Cette anxiété, cette horreur, ce mystère me tuent !

 

Mr. Corbeck fit un grand effort pour se calmer.

 

– Je ne peux pas vous donner de détails ; mais j'ai subi une grande perte. Ma mission à l'accomplissement de laquelle j'avais passé trois ans, était couronnée de succès. J'avais découvert tout ce que je recherchais… et davantage ; je le rapportais chez moi en sécurité. Des trésors, précieux en eux-mêmes, mais doublement précieux pour lui, sur les désirs et les instructions de qui je les avais recherchés. Je suis arrivé seulement à Londres hier soir ; et ce matin, à mon réveil, mon précieux chargement m'avait été dérobé. D'une façon mystérieuse. Personne à Londres n'était au courant de mon arrivée. J'étais le seul à savoir ce que contenait la vieille valise que je portais avec moi. Ma chambre n'avait qu'une porte, que j'avais fermée à clef et au verrou. Elle se trouvait à un étage élevé, au cinquième, si bien qu'il aurait été impossible d'y pénétrer par la fenêtre. À dire vrai, j'avais fermé la fenêtre moi-même et mis le crochet, car je désirais être en sécurité à tous points de vue. Ce matin la fermeture de la porte était intacte… Et cependant, ma valise était vide. Les lampes étaient parties ! … J'étais allé en Égypte pour chercher une série de lampes antiques que Mr. Trelawny désirait retrouver. J'ai retrouvé leur trace en affrontant maints dangers ; au prix d'un effort incroyable. Je les rapportais intactes dans notre pays… Et maintenant… !

 

Il se détourna, bouleversé. Même son tempérament d'acier flanchait en pensant à cette perte.

 

Miss Trelawny fit un bond en avant et posa une main sur son bras. Je la regardai avec stupéfaction. Tous ses élans passionnés, tout son chagrin semblaient avoir pris la forme d'une résolution. Elle se tenait toute droite, ses yeux étincelaient ; l'énergie se traduisait dans chaque nerf, chaque fibre de son être. Même sa voix était riche de force nerveuse. Il apparaissait qu'elle était une femme merveilleusement énergique, et que son dynamisme pouvait se manifester en cas de besoin.

 

– Nous devons agir immédiatement. Les désirs de mon père doivent être exaucés, si cela nous est possible. Mr. Ross, vous êtes avocat. Nous avons actuellement à la maison un homme que vous tenez pour l'un des meilleurs détectives de Londres. Nous pouvons sûrement faire quelque chose. Nous pouvons commencer immédiatement !

 

Son enthousiasme insufflait à Mr. Corbeck une vie nouvelle.

 

– Bon ! Vous êtes bien la fille de votre père ! Ce fut tout ce qu'il dit. Mais son admiration pour son énergie se traduisit dans sa façon de lui prendre la main. Je me dirigeai vers la porte. J'allais chercher le sergent Daw ; d'après son air approbateur, je savais que Margaret – Miss Trelawny – comprenait. J'étais parvenu à la porte quand Mr. Corbeck me rappela.

 

– Un moment, dit-il, avant que nous fassions intervenir un étranger. Il faut avoir bien présent à l'esprit le fait qu'il ne doit pas savoir ce que vous savez désormais, c'est-à-dire, que les lampes étaient l'objet d'une longue recherche, difficile et périlleuse. Tout ce que je peux lui dire, tout ce qu'il doit apprendre d'une source quelle qu'elle soit, c'est qu'on m'a volé des objets m'appartenant. Je dois décrire certaines de ces lampes, spécialement l'une d'elles, parce qu'elle est en or ; mais ce que je crains, c'est que le voleur dans l'ignorance de sa valeur historique, et pour dissimuler son méfait, ne la fasse fondre. Je paierais volontiers dix fois, cent fois, mille fois sa valeur intrinsèque plutôt que de la savoir détruite. Je ne lui dirai que l'indispensable. Laissez-moi donc, je vous prie, répondre moi-même à toutes les questions qu'il pourra poser. À moins, naturellement, que je ne me réfère à l'un de vous ou lui demande de répondre.

 

Nous fîmes tous les deux un signe d'approbation. Alors je fus frappé par une pensée et je lui dis :

 

– Au fait, s'il est nécessaire de garder cette affaire secrète il sera préférable de charger le détective de cette mission à titre privé. Si la chose arrive à Scotland Yard, il sera hors de notre pouvoir de la faire rester confidentielle. Je vais sonder le sergent Daw avant qu'il ne vienne. Si je ne dis rien, cela voudra dire qu'il accepte la mission et l'accomplira à titre privé.

 

Mr. Corbeck répondit aussitôt :

 

– Le secret est essentiel. La seule chose que je craigne, c'est que les lampes, ou certaines d'entre elles, ne soient détruites.

 

À mon grand étonnement, Miss Trelawny répondit aussitôt, d'une voix calme, mais décidée :

 

– Elles ne seront pas détruites ; aucune d'entre elles !

 

Mr. Corbeck eut un véritable sourire d'étonnement.

 

– Comment diable pouvez-vous le savoir ? demanda-t-il. Sa réponse fut encore plus incompréhensible :

 

– Je ne sais pas comment je le sais ; mais je le sais. Je le sens en moi ; comme si c'était une conviction qui a été en moi pendant toute ma vie !

 

Chapitre VIII

LA DÉCOUVERTE DES LAMPES

Le sergent Daw commença par faire quelques difficultés, mais il finit par accepter de donner ses avis à titre privé sur une affaire qu'on lui soumettrait. Il ajouta qu'il fallait bien se rappeler une chose : il ne pouvait que donner des conseils ; en effet, si une action devenait nécessaire, il devrait en référer au Quartier Général. Cela étant bien entendu, je le laissai dans le bureau et lui amenai Miss Trelawny et Mr. Corbeck. Avant que nous quittions la chambre, Nurse Kennedy avait repris sa place au chevet du malade.

 

– Pensez-vous qu'en dehors de vous, quelqu'un pourrait identifier vos lampes ? demanda Daw.

 

– Personne d'autre que moi !

 

– Les autres sont-elles semblables ?

 

– Pas que je sache, répondit Mr. Corbeck, bien qu'il puisse y avoir d'autres qui leur ressemblent à bien des égards.

 

Le détective marqua un temps avant de demander encore :

 

– Est-ce qu'une autre personne experte en la matière – appartenant, par exemple, au British Museum, ou un marchand, ou un collectionneur tel que Mr. Trelawny – connaîtrait la valeur, la valeur artistique j'entends, de ces lampes ?

 

– Certainement ! Quiconque a la tête sur les épaules verrait au premier coup d'œil que ces objets ont de la valeur.

 

Le visage du détective s'éclaira.

 

– Alors, il y a une chance. Si votre porte était verrouillée et votre fenêtre fermée, ces objets n'ont pas été volés par une femme de chambre ou un garçon d'étage venant à passer par là. Celui qui a fait le coup, quel qu'il soit, est venu spécialement ; et il ne va pas se séparer de son butin sans en tirer le prix qu'il vaut. C'est un cas où il faudrait aviser les prêteurs sur gages. Il y a quelque chose de bon, en tout cas, c'est qu'il n'est pas nécessaire de le crier sur les toits. Nous n'avons pas besoin d'aviser Scotland Yard sauf si vous le souhaitez ; nous pouvons mener l'affaire en privé. Si vous désirez que la chose ne se sache pas, comme vous me l'avez dit tout d'abord, c'est notre chance.

 

Après un temps, Mr. Corbeck dit avec calme :

 

– Je suppose que vous ne pourriez pas risquer une suggestion sur la façon dont le vol a été fait ?

 

Le policier eut un sourire exprimant le savoir et l'expérience.

 

– D'une manière très simple, je n'en doute pas, monsieur. C'est ainsi que tournent à la longue tous ces crimes mystérieux. Le criminel connaît son métier et toutes ses finesses ; et il est toujours à l'affût des occasions. De plus, il sait par expérience ce que ces occasions risquent d'être, et comment elles se présentent habituellement. L'autre personne se contente de faire attention ; elle ne connaît pas tous les trucs, toutes les embûches qui peuvent lui être tendues et par inadvertance ou autrement il tombe dans le piège. Quand nous saurons tout sur cette affaire, vous serez surpris de ne pas avoir vu dès le début la méthode employée !

 

Cette déclaration parut ennuyer quelque peu Mr. Corbeck ; quand il répondit, il y avait dans son ton une nette chaleur :

 

– Écoutez-moi, mon bon ami, il n'y a rien de simple dans cette affaire – sauf le fait que ces objets ont été dérobés. La fenêtre était fermée ; le foyer était fermé par des briques. Il n'y a qu'une porte à cette chambre, elle était fermée à clef et verrouillée. Il n'y a pas d'imposte ; j'ai entendu souvent parler de vols dans les hôtels à travers une imposte. Je n'ai jamais quitté ma chambre pendant la nuit. Avant de me coucher, j'ai vérifié la présence des objets ; et j'ai été de nouveau les voir à mon réveil. Si à partir de ces données vous pouvez monter une affaire de vol pur et simple, vous êtes un homme intelligent. C'est tout ce que je dis ; assez intelligent pour vous élancer et me rapporter mes objets !

 

Miss Trelawny, dans une attitude d'apaisement, lui posa la main sur le bras et dit avec calme :

 

– Ne vous affolez pas sans nécessité. Je suis sûre que ces objets reviendront.

 

Le sergent Daw se tourna vers elle si rapidement que je ne pus m'empêcher de me rappeler les soupçons qu'il avait déjà conçus à son sujet, tandis qu'il disait :

 

– Puis-je vous demander, mademoiselle, sur quoi vous fondez cette opinion ?

 

J'avais peur d'entendre sa réponse, proférée devant des oreilles déjà éveillées à la méfiance ; mais elle me causa tout de même une nouvelle douleur ou un nouveau choc :

 

– Je ne peux pas vous le dire pour le moment. Mais j'en suis sûre.

 

Le détective l'examina pendant quelques secondes sans rien dire, puis me lança un regard rapide.

 

Ensuite il eut encore un entretien avec Mr. Corbeck pour connaître ses déplacements, des détails concernant l'hôtel et sa chambre, le moyen d'identifier les objets volés. Il partit alors pour commencer son enquête. Mr. Corbeck avait insisté sur la nécessité de garder le secret, de peur que le voleur, sentant venir le danger, ne détruise les lampes. Mr. Corbeck promit en partant de s'occuper de différentes questions et de ses affaires personnelles, de revenir tôt dans la soirée, et de rester dans la maison.

 

Pendant toute cette journée, Miss Trelawny fut de meilleure humeur et parut plus forte qu'elle n'avait jamais été, en dépit du nouveau choc et des ennuis représentés par le vol, appelé à causer par la suite un tel dépit à son père.

 

Nous avons consacré la plus grande partie de la journée à passer en revue les trésors de Mr. Trelawny. D'après ce que j'entendis dire par Mr. Corbeck, je commençai à me faire quelque idée de l'étendue de son entreprise dans le domaine de la recherche égyptologue. Et, grâce à ces éclaircissements, tout ce qui m'entourait commençait à présenter un intérêt nouveau. Plus j'allais, plus mon intérêt s'accroissait ; tous les doutes qui pouvaient subsister en moi s'étaient changés en émerveillement et en admiration. La maison semblait être un véritable magasin de merveilles d'art antique. En dehors des curiosités, grandes et petites, qui se trouvaient dans la chambre de Mr. Trelawny – depuis les grands sarcophages jusqu'aux scarabées de toutes sortes qui se trouvaient dans les cabinets – le grand vestibule, les paliers de l'escalier, le bureau et même le boudoir, étaient pleins d'antiquités qui auraient fait venir l'eau à la bouche d'un collectionneur.

 

Miss Trelawny m'accompagna dès le début et regarda tout avec un intérêt croissant. Après avoir examiné quelques cabinets pleins d'amulettes exquises, elle me dit avec une parfaite naïveté :

 

– Vous le croirez difficilement, mais jusqu'à ces derniers temps je n'avais pour ainsi dire jamais regardé ces objets. Ce n'est que depuis que mon père est malade qu'il m'a semblé éprouver une certaine curiosité pour eux. Mais à présent, cet intérêt ne cesse de croître. Je me demande si ce n'est pas le sang de collectionneur circulant dans mes veines qui commence ainsi à se manifester. S'il en est ainsi, la chose curieuse c'est que je n'avais jamais jusqu'à présent ressenti cette attirance. Bien entendu je connais la plupart des grosses pièces, et je les ai plus ou moins examinées ; mais, réellement, d'une certaine façon, je les avais toujours considérées comme des choses établies, comme si elles s'étaient toujours trouvées là. J'ai fait souvent la même remarque avec les tableaux de famille, dont on trouve la présence toute naturelle. Si vous me permettez de les examiner avec vous, ce sera délicieux !

 

C'était une joie de l'entendre parler ainsi ; et sa dernière suggestion m'enthousiasma. Nous avons fait ensemble le tour des différentes pièces et des couloirs, en examinant, en admirant les magnifiques curiosités. Il y avait une telle accumulation déroutante, une telle vérité d'objets que nous ne pouvions accorder à la plupart qu'un rapide coup d'œil ; mais à mesure que nous avancions dans notre visite, nous nous décidâmes de les examiner un par un, de plus près, jour après jour. Dans le vestibule se trouvait une sorte de grande charpente d'acier ornementé qui, d'après Margaret, était employée par son père pour soulever les lourds couvercles de pierre des sarcophages. Cet appareil n'était pas lourd et pouvait être déplacé assez facilement. Grâce à lui, son père pouvait soulever les couvercles à sa guise et examiner les longues suites d'hiéroglyphes qui se trouvaient gravés sur certains. Bien que se déclarant ignorante, Margaret connaissait beaucoup de choses à leur sujet ; pendant l'année qu'elle venait de passer avec son père, elle avait bénéficié d'une leçon quotidienne. Elle était remarquablement intelligente et avait l'esprit très ouvert, ainsi qu'une prodigieuse mémoire si bien que ses connaissances, accumulées par fragments, avaient pris des proportions qu'auraient enviées bien des savants.

 

Les sarcophages les plus intéressants étaient sans aucun doute les trois qui se trouvaient dans la chambre de Mr. Trelawny. Deux d'entre eux étaient faits d'une pierre de couleur sombre, l'un de porphyre, l'autre d'une sorte de minerai de fer ou d'hématite. Ils étaient gravés d'hiéroglyphes. Mais le troisième en différait d'une manière frappante. Il était fait dans une substance d'un jaune brun faisant penser à de l'onyx du Mexique ; elle lui ressemblait à bien des égards, sauf que ses dessins étaient moins accentués. Çà et là se présentaient des surfaces presque transparentes – d'autres translucides à coup sûr. Le coffre tout entier, couvercle compris, était gravé de centaines peut-être de milliers d'hiéroglyphes minuscules, qui semblaient constituer des séries sans fin. Le dos, le devant, les côtés, les bords, le fond, avaient tous leur part de ces images délicates, tracées en bleu foncé, couleur qui tranchait sur la pierre jaune. Il était très long, près de trois mètres, sur peut-être un mètre de large. Les côtés étaient ondulés, si bien qu'il n'y avait pas de ligne brutale. Les coins eux-mêmes affectaient des courbes agréables à l'œil.

 

Ce sarcophage était placé près d'une fenêtre. Il était à un certain point de vue différent de tous les autres existant dans la maison. Tous ceux-là, quelle que fût la matière dont ils étaient faits – granit, porphyre, hématite, basalte, ardoise, ou bois – avaient à l'intérieur une forme très simple. Certains avaient une surface intérieure complètement lisse ; d'autres étaient gravés, dans leur totalité ou partiellement, d'hiéroglyphes. Mais tous, autant qu'ils étaient, ne comportaient aucune protubérance ni aucune surface irrégulière. On aurait pu les utiliser comme baignoires ; à dire vrai, ils ressemblaient à bien des égards aux bains romains de pierre ou de marbre que j'avais vus. Cependant, à l'intérieur de celui-ci, il y avait une surface en relief, affectant le contour d'un corps humain. Je demandai à Margaret si elle pouvait donner une explication quelconque de ce fait.

 

– Mon père, me répondit-elle, ne voulait jamais en parler. Cette particularité avait dès le début attiré mon attention ; mais quand je lui demandai une explication, il me répondit : « Je te dirai tout un jour, petite fille – si je vis ! Mais pas encore. L'histoire n'a pas été encore racontée, telle que j'espère te la raconter ! Un jour, peut-être proche, je saurai tout ; et nous verrons tout cela ensemble. Et tu trouveras là une histoire puissamment intéressante – du début à la fin ! » Par la suite, je lui dis une fois – un peu à la légère, je le crains : « Est-ce que cette histoire du sarcophage est déjà racontée, père ? » Il secoua la tête, me regarda d'un air grave et dit : « Pas encore, petite fille ; mais elle le sera – si je vis – si je vis ! » Cette façon de répéter qu'il fallait qu'il vive m'effrayait plutôt je ne me suis jamais risquée à le lui redemander.

 

Cela me faisait plus ou moins frissonner. Mais je ne pouvais dire exactement comment ni pourquoi ; mais finalement cela projetait une certaine lumière. Il y a, je crois, des moments où l'esprit accepte quelque chose comme vrai ; cependant il ne peut expliquer le cheminement de cette pensée, ni, s'il y a plus d'une pensée, quelle connexion existe entre elles. Jusque-là nous nous étions trouvés plongés dans une telle obscurité pour tout ce qui concernait Mr. Trelawny, et l'étrange visite qui lui était arrivée, que toute chose susceptible de fournir un indice, même le plus faible et le plus nébuleux, donnait immédiatement la satisfaction d'apporter un éclaircissement et une certitude. Il y avait ici deux points lumineux dans notre casse-tête. Le premier, c'était que Mr. Trelawny avait associé à cet objet déterminé un doute sur sa propre survie. Le second, c'était qu'il avait un certain but à atteindre en ce qui le concernait, ou qu'il en attendait quelque chose, qu'il ne dévoilerait, même à sa fille, qu'après sa réalisation. De nouveau, il fallait avoir présent à l'esprit le fait que ce sarcophage différait intérieurement de tous les autres. Que signifiait cette étrange partie en relief ? Je ne dis rien à Miss Trelawny car je craignais de l'effrayer ou de faire naître en elle des espoirs futurs ; mais je décidai de profiter de la première occasion pour procéder à une investigation plus poussée.

 

Tout à côté du sarcophage, se trouvait une table basse de pierre verte à veines rouges, comme du jaspe sanguin. Les pieds avaient été façonnés pour imiter les pattes d'un chacal, et autour de chaque pied s'enroulait un serpent délicatement ciselé dans de l'or massif. Sur cette table reposait un coffre étrange et très beau, ou un cercueil de pierre d'une forme particulière. Cela ressemblait en effet à un petit cercueil, avec la différence que les côtés les plus longs, au lieu d'être coupés perpendiculairement comme les parties supérieure et inférieure se terminaient en pointe.

 

C'était ainsi un heptaèdre irrégulier, puisqu'il comportait deux plans sur chacun des deux côtés, un bout, un dessus et un fond. La pierre, d'un seul morceau, dans laquelle il avait été creusé, ne ressemblait à rien de ce que j'avais vu. À la base, elle était d'un beau vert, de la couleur de l'émeraude sans avoir, bien entendu, son éclat. Elle n'était cependant en aucune façon terne, ni comme couleur, ni comme substance, mais d'une contexture très fine et d'une grande dureté. En allant vers le haut la couleur devenait plus claire, suivant une gradation imperceptible, pour arriver à un beau jaune qui était presque de la couleur de la porcelaine « mandarine ». Cela ne ressemblait à rien que je connusse, c'était différent de toutes les pierres et gemmes que j'avais vues. Toute la surface à part quelques endroits, était gravée de fins hiéroglyphes, admirablement exécutés et colorés par le même ciment ou pigment qu'on observait sur le sarcophage. Le sarcophage avait à peu près deux pieds et demi de longueur ; la moitié de largeur et près d'un pied de haut. Les espaces non gravés étaient distribués irrégulièrement sur la partie supérieure et jusqu'à l'extrémité pointue. Trois endroits paraissaient moins opaques que le reste de la pierre. J'essayai de soulever le couvercle, – pour voir si ces endroits étaient translucides ; mais il était solidement fixé. Il s'adaptait si exactement que l'ensemble du coffre avait l'air d'être un seul bloc de pierre qui aurait été, on ne savait comment, évidé de l'intérieur. Sur les côtés et les bords se remarquaient des protubérances à l'aspect étrange qui avaient été sculptées en taillant directement la pierre. Ils avaient des trous ou des creux aux formes bizarres, tous différents les uns des autres ; et, comme le reste, ils étaient couverts d'hiéroglyphes, gravés délicatement et remplis du même ciment bleu vert.

 

De l'autre côté du grand sarcophage se trouvait une autre petite table d'albâtre, délicatement ciselée de figures symboliques de dieux et de signes du zodiaque. Sur cette table était posée une boîte d'environ un pied carré faite de plaques de cristal de roche assemblées sur un châssis rouge doré, magnifiquement gravé d'hiéroglyphes, et coloré en bleu vert, très semblable à celui du sarcophage et du coffre. L'ensemble du travail était tout à fait moderne.

 

Mais si cette boîte était moderne, son contenu ne l'était pas. À l'intérieur, sur un coussin de tissu d'or aussi fin que de la soie, et ayant la douceur particulière au vieil or, reposait une main momifiée, d'une perfection saisissante. Une main de femme, fine et longue, avec des doigts fuselés presque aussi parfaite que lorsqu'elle avait été livrée à l'embaumeur des milliers d'années auparavant. L'embaumement ne lui avait rien fait perdre de sa beauté ; le poignet lui-même, doucement ployé sur le coussin, ne semblait avoir rien perdu de sa souplesse. La peau était d'une belle couleur laiteuse ou vieil ivoire – une belle peau légèrement hâlée qui faisait penser à la chaleur, mais la chaleur dans l'ombre. La grande particularité de cette main était qu'elle comportait sept doigts, deux médius et deux index. L'extrémité supérieure du poignet était déchiquetée, comme si elle avait été cassée, et tachée de rouge brun. Sur le coussin, à côté de la main se trouvait un petit scarabée, délicatement ciselé dans une émeraude.

 

Margaret remarqua mon admiration, et dit :

 

– C'est encore un des mystères de mon père. Quand je lui posais des questions à ce sujet, il disait que c'était peut-être, parmi les objets qu'il possédait, celui qui avait le plus de valeur – à l'exception d'un, toutefois. Quand je lui demandais quel était ce dernier objet, il refusait de me le dire et m'interdisait de lui poser aucune question à ce sujet : « Je te dirai tout, là aussi, le moment venu, si je vis ! » « Si je vis ! » toujours la même phrase. Ces trois objets réunis, le sarcophage, le coffre, et la main, semblaient constituer un triple mystère.

 

Par la suite, je demandai à Miss Trelawny comment il se faisait que l'ameublement du boudoir, la pièce dans laquelle nous nous trouvions, était si différent de celui des autres pièces.

 

– C'est dû à la prévoyance de mon père, répondit-elle. Quand je suis venue ici, il se dit, assez pertinemment, que je pourrais être effrayée par tant d'allusions à la mort et aux tombeaux comme on en voyait partout. Il a donc fait meubler de jolies choses cette pièce et le petit appartement à la suite – cette porte donne sur le salon – où j'ai couché la nuit dernière. Vous voyez, tous ces meubles sont très beaux. Le cabinet a appartenu au grand Napoléon.

 

– Il n'y a donc rien d'égyptien dans ces pièces, lui demandai-je plutôt pour manifester de l'intérêt à l'égard de ce qu'elle disait que pour toute autre raison, car la façon dont l'appartement était meublé parlait d'elle-même ? Quel ravissant cabinet ! Puis-je le regarder ?

 

– Naturellement ! Avec le plus grand plaisir, répondit-elle en souriant. D'après ce que dit mon père, sa finition, extérieure et intérieure, est absolument parfaite.

 

Je m'avançai pour le regarder de près ; il était en bois de rose, orné de marqueteries, monté sur or moulu. Je tirai l'un des tiroirs, l'un des plus profonds pour que je puisse en voir le travail dans les meilleures conditions. J'entendis quelque chose qui roulait à l'intérieur ; c'était comme le tintement du métal contre le métal.

 

– Dites donc ! dis-je. Il y a quelque chose là-dedans. J'aurais peut-être mieux fait de ne pas l'ouvrir.

 

– Il n'y a rien, que je sache, répondit-elle. Une femme de chambre y a peut-être mis quelque chose provisoirement et a cessé d'y penser. Ouvrez, de toute façon !

 

J'ouvris grand le tiroir. En même temps, Miss Trelawny et moi-même, nous sursautâmes de stupéfaction.

 

Là, sous nos yeux, il y avait un certain nombre de lampes égyptiennes, de différentes tailles, de formes étranges et variées.

 

Nous nous penchâmes pour les examiner de près. Mon cœur battait comme un marteau à bascule ; d'après la façon dont sa poitrine se soulevait, je pouvais voir que Margaret était étrangement excitée.

 

Pendant que nous regardions, ayant peur de toucher et presque de penser, on sonna à la grande porte. Immédiatement après Mr. Corbeck, suivi du sergent Daw, entrait dans le vestibule. La porte du boudoir était ouverte, et, quand ils nous virent, Mr. Corbeck, suivi à une certaine distance par le détective, entra dans la pièce.

 

Il s'arrêta, frappé par l'étrange pâleur de Margaret. Alors, ses yeux, suivant le regard de celle-ci et le mien, se posa sur les lampes qui se trouvaient dans le tiroir. Il poussa un cri de surprise et de joie, se pencha, et toucha les lampes.

 

– Mes lampes ! Mes lampes ! Elles sont sauvées… sauvées… sauvées ! Mais comment, que Dieu m'en soit témoin – que tous les dieux m'en soient témoins – sont-elles venues jusqu'ici ?

 

Nous restions tous silencieux. Le détective reprit bruyamment sa respiration. Je tournai les yeux vers lui, il surprit mon regard et lança un coup d'œil à Miss Trelawny qui lui tournait le dos.

 

Il avait la même expression de soupçon que lorsqu'il m'avait fait remarquer qu'elle avait été la première à se trouver près de son père à l'occasion de chacune des attaques.

 

Chapitre IX

LE BESOIN DE SAVOIR


Mr. Corbeck semblait avoir perdu la tête en retrouvant ses lampes. Il les prit une par une, les regarda amoureusement. Dans sa joie et son énervement, il respirait si bruyamment qu'on aurait cru un chat qui ronronnait. Le sergent Daw dit tranquillement une chose qui fit l'effet d'une fausse note dans une mélodie :

 

– Êtes-vous tout à fait sûr que ces lampes sont celles que vous possédiez, et qui vous ont été dérobées ? Y a-t-il des points qui vous permettent de les identifier comme étant les vôtres ?

 

Cette fois, Mr. Corbeck se mit réellement en colère. Il perdit toute réserve, et son indignation s'exprima en un torrent de phrases hachées, incohérentes, mais instructives :

 

– Identifier ! Des copies ! British Museum ! Allons donc ! Ils en ont peut-être un jeu à Scotland Yard pour apprendre l'égyptologie aux policiers idiots ! Vous les connaissez ? Quand je les ai portées sur moi, dans le désert, pendant trois mois ; quand je me réveillais toutes les nuits pour les surveiller ! Quand je les regardais toutes les heures à la loupe, jusqu'à en avoir mal aux yeux ; jusqu'à ce que la moindre tache, la plus petite égratignure, la bosse la plus dérisoire me deviennent aussi familières qu'une carte marine pour le capitaine d'un vaisseau ; aussi familières qu'elles ont toujours été sans aucun doute pour tous les rôdeurs abrutis existant à la surface du globe. Voyez, jeune homme, regardez cela !

 

Il disposa les lampes les unes à côté des autres sur le haut du cabinet.

 

– Avez-vous déjà vu une série de lampes de cette forme – une seule affectant l'une de ces formes ? Regardez les images dominantes qui s'y trouvent ! Avez-vous jamais vu une série si complète – même à Scotland Yard, même à Bow Street ? Regardez ! sur chacune, l'une des sept formes de Hathor. Regardez cette figuration de Kaa, tenant, dans chaque main, les couronnes des Deux Égyptes, entre Ra et Osiris dans le Bateau de la Mort, avec l'OEil du Sommeil, monté sur des jambes, se penchant devant lui ; et Harmachis se levant au nord. Trouverez-vous cela au British Museum, ou à Bow Street ? Ou peut-être vos études au Musée Gizeh, ou au Fitzwilliam, ou à Paris, ou à Leyde, ou à Berlin, vous ont-elles permis de voir que l'épisode est commun dans les hiéroglyphes ; et que ceci est seulement une copie. Peut-être pouvez-vous me dire ce que signifie la figure de Ptah-Seker-Ausar tenant le Tet enveloppé dans le rouleau de papyrus ? Aviez-vous déjà vu cela ; même au British Museum, ou à Gizeh, ou à Scotland Yard ?

 

Il s'interrompit subitement, puis reprit sur un ton différent :

 

– Regardez ! il me semble que l'idiot abruti c'est moi-même ! Je vous demande pardon, mon vieux, de ma brutalité. Je ne pouvais plus me contenir quand je vous ai entendu dire que je ne connaissais pas ces lampes. À présent, dites-moi comment vous les avez récupérées ?

 

J'étais si surpris que je dis sans réfléchir :

 

– Nous ne les avons pas récupérées !

 

Le voyageur rit ouvertement.

 

– Que diable voulez-vous dire ? demanda-t-il. Vous ne les avez pas récupérées ? Voyons, elles sont là sous vos yeux ! Quand nous sommes entrés, nous vous avons trouvés en train de les examiner.

 

À ce moment j'étais revenu de ma surprise et j'avais recouvré mes esprits.

 

– Eh bien ! c'est précisément cela, dis-je. Nous sommes simplement tombés dessus accidentellement, à ce moment précis !

 

Mr. Corbeck se recula, eut un regard dur pour Miss Trelawny et pour moi ; il tourna les yeux vers l'un puis vers l'autre de nous deux, et demanda :

 

– Vous prétendez que personne ne les a déposées ici ; que vous les avez trouvées dans le tiroir ? Que, pour ainsi dire, personne ne les a rapportées ?

 

– Je suppose que quelqu'un a dû les apporter ici ; elles n'ont pas pu venir toutes seules. Mais qui, à quel moment, comment, nous ne le savons ni l'un ni l'autre. Il faudra faire une enquête et chercher si l'un des domestiques sait quelque chose à ce sujet.

 

Nous sommes tous restés silencieux pendant plusieurs secondes, et cela nous parut long. Le premier à parler fut le détective, qui dit avec inconscience :

 

– Bon, je veux bien être pendu ! Je vous demande pardon, mademoiselle ! Sa bouche se referma avec rage.

 

Nous avons appelé les domestiques, un par un, et nous leur avons demandé s'ils savaient quelque chose au sujet d'objets placés dans un tiroir du boudoir ; mais aucun d'eux ne put jeter la moindre lumière sur la question. Nous ne leur dîmes pas de quels objets il s'agissait ; et nous ne les leur avons pas montrés.

 

Mr. Corbeck enveloppa les lampes dans du coton et les mit dans une boîte de fer-blanc. Celle-ci, soit dit en passant, fut portée dans la chambre des détectives, où l'un d'eux resta à la surveiller toute la nuit, le revolver au poing. Le lendemain nous nous procurâmes un petit coffre-fort, et nous les y avons placées. Il y avait deux clefs. J'en gardai une ; je mis l'autre dans mon tiroir de ma salle des coffres-forts. Nous étions tous décidés à ce que les lampes ne soient pas perdues une deuxième fois.

 

Une heure environ après que nous avons retrouvé les lampes, le Dr Winchester arriva. Il portait un grand paquet qui, une fois défait, révéla la présence d'une momie de chat. Avec la permission de Miss Trelawny il la plaça dans son boudoir ; et on amena Silvio tout à côté. À la grande surprise de tous, sauf peut-être du Dr Winchester lui-même, il ne manifesta pas le moindre ennui ; il n'y fit même pas attention. Il resta tout à côté sur la table, en ronronnant bruyamment. Ensuite, conformément à notre plan, le docteur l'emporta dans la chambre de Mr. Trelawny. Nous suivions tous. Le docteur était très énervé, Miss Trelawny inquiète. J'étais moi-même plus qu'intéressé, car je commençais à entrevoir l'idée du docteur. Le détective affichait une attitude calme et froidement supérieure ; mais Mr. Corbeck, qui était un enthousiaste, brûlait de curiosité.

 

Dès que le Dr Winchester entra dans la chambre, Silvio commença à miauler et à s'agiter ; puis, bondissant de ses bras, il courut jusqu'à la momie du chat et se mit à la griffer avec fureur. Miss Trelawny eut quelque difficulté à le faire lâcher ; mais dès qu'il fut sorti de la chambre, il retrouva son calme. Quand elle fut revenue, ce fut un concert de commentaires :

 

– Je pensais bien ! dit le docteur.

 

– Qu'est-ce que cela peut vouloir dire ? demanda Miss Trelawny.

 

– C'est très étrange ! dit Mr. Corbeck.

 

– Curieux ! mais cela ne prouve rien ! dit le détective.

 

– Je réserve mon jugement ! dis-je moi-même, pensant qu'il valait mieux dire quelque chose.

 

Puis, d'un commun accord, nous abandonnâmes ce sujet – provisoirement.

 

Ce soir-là, j'étais dans ma chambre en train de prendre quelques notes sur ce qui s'était passé, lorsqu'on frappa discrètement à ma porte. Quand j'eus répondu qu'on pouvait entrer, le sergent Daw fit son apparition ; il referma soigneusement la porte derrière lui.

 

– Eh bien, sergent, lui dis-je, asseyez-vous. Qu'y a-t-il ?

 

– Je voulais vous parler, monsieur, au sujet de ces lampes.

 

Je fis un signe d'approbation et attendis la suite.

 

– Vous savez que cette pièce dans laquelle on les a trouvées donne directement sur la chambre dans laquelle Miss Trelawny a dormi la nuit dernière ?

 

– Oui.

 

– Pendant la nuit, quelque part dans cette partie de la maison, une fenêtre a été ouverte, puis refermée. Je l'ai entendue et j'ai jeté un coup d'œil aux alentours ; mais je n'ai rien vu.

 

– Oui, je sais cela ! dis-je. J'ai entendu moi-même cette fenêtre.

 

– Vous n'êtes pas frappé par ce que cela a d'étrange, monsieur ?

 

– Étrange ? dis-je. Mais cette affaire est dans son ensemble la chose la plus déconcertante, la plus affolante que j'aie jamais rencontrée. Tout cela est si étrange qu'on en est réduit à se poser des questions, ou plus simplement à attendre ce qui va arriver. Mais qu'entendez-vous par étrange ?

 

Le détective marqua un temps, comme s'il voulait choisir ses mots ; puis il se lança délibérément :

 

– Vous voyez, je ne suis pas de ceux qui croient à la magie et aux choses de ce genre. Je m'en tiens toujours aux faits ; et je finis toujours à la longue par découvrir qu'il y a une raison et une cause à toute chose. Ce nouveau monsieur dit que ces objets lui ont été volés dans sa chambre d'hôtel. Ces lampes, je l'ai compris par ce qu'il a dit, appartiennent en réalité à Mr. Trelawny. Sa fille, la patronne dans cette maison, ayant quitté la chambre qu'elle occupe habituellement, dort cette nuit au rez-de-chaussée. On entend pendant la nuit une fenêtre s'ouvrir et se fermer. Quand nous, qui avons passé la journée à essayer de découvrir un indice concernant ce vol, arrivons dans la maison, nous trouvons les lampes volées dans une pièce contiguë de celle dans laquelle elle a dormi, et donnant sur celle-ci !

 

Il s'arrêta. La même sensation douloureuse et d'appréhension que j'avais ressentie lors de notre conversation précédente se développait en moi, ou plutôt m'envahissait. Il me fallait cependant faire face à la situation. Mes relations avec elle, le sentiment que j'éprouvais pour elle et qui, je le savais désormais, était à base d'amour profond et de dévouement, l'exigeaient. Je dis avec tout le calme dont j'étais capable, car je sentais le regard perçant de cet enquêteur adroit posé sur moi :

 

– Et votre conclusion ?

 

Il répondit avec l'audace froide de la conviction :

 

– Ma conclusion est qu'il n'y a pas eu de vol. Les objets ont été apportés ici par quelqu'un et ils ont été passés à une autre personne par une fenêtre du rez-de-chaussée. On les a placés dans le cabinet, prêts à être découverts au moment propice.

 

– Et qui, d'après vous, les aurait apportés dans cette maison ?

 

– Je reste ouvert à toutes les hypothèses. Peut-être Mr. Corbeck lui-même ; l'affaire aurait été trop risquée pour qu'il se fie à une tierce personne.

 

– Alors la conséquence naturelle de votre conclusion est que Mr. Corbeck est un menteur et un fraudeur ; et qu'il cherche, avec la complicité de Miss Trelawny, à tromper une personne ou une autre à propos de ces lampes.

 

– Voilà des termes bien durs, Mr. Ross. Ils sont tellement durs qu'ils sont susceptibles de paralyser un homme et d'inspirer de nouveaux doutes à son égard. Mais il faut que j'aille dans la direction que m'indique mon raisonnement. Il est possible qu'il y ait dans l'affaire quelqu'un d'autre que Miss Trelawny. À dire vrai, s'il n'y avait pas eu cette autre affaire qui m'a fait réfléchir et qui m'a inspiré des doutes particuliers à son endroit, je n'aurais jamais songé à la mêler à tout cela. Mais je suis formel pour Corbeck. Quel que soit l'autre qui ait trempé dans l'affaire, lui en est en tout cas ! Les objets n'ont pas pu être dérobés sans sa connivence – si ce qu'il dit est vrai. Si ça ne l'est pas, eh bien, c'est en tout cas un menteur ! Je penserais que c'est une mauvaise chose qu'il reste dans la maison avec tant d'objets de valeur, mais l'avantage est que cela nous donnera à mon collègue et à moi, l'occasion de l'observer. Nous allons exercer une belle surveillance, c'est moi qui vous le dis. Il est là-haut dans ma chambre, il garde ces lampes ; mais Johnny Wright est là, lui aussi. J'irai avant qu'il ne s'en aille ; mais il n'y aura pas beaucoup de risque de violation de domicile. Naturellement, Mr. Ross, tout ce que nous venons de dire reste entre nous.

 

Peu après, j'eus une nouvelle visite privée du Dr Winchester qui venait comme chaque soir, de voir son malade et qui rentrait chez lui. Il s'assit et commença aussitôt :

 

– C'est tout de même une affaire étrange. Miss Trelawny vient de me parler du vol de ces lampes, et de la façon dont on les a retrouvées dans le cabinet Empire. Je me demande si je pourrais poser quelques questions à Mr. Corbeck et solliciter son concours, sans donner lieu à de nouvelles complications susceptibles de nous embarrasser ? Il paraît savoir énormément de choses sur l'Égypte et sur tout ce qui s'y rapporte. Il ne verrait peut-être pas d'inconvénient à nous traduire quelques hiéroglyphes. C'est pour lui un jeu d'enfant. Qu'en pensez-vous ?

 

Je réfléchis quelques secondes avant de répondre. Nous avions besoin de tous les concours possibles. Pour ma part, j'avais une parfaite confiance dans ces deux hommes ; comparer des notes, se prêter une assistance mutuelle, cela pourrait donner de bons résultats. En tout cas, cela ne pouvait pas faire de mal.

 

– Attendez ! dis-je, pourquoi ne resteriez-vous pas un moment ; je vais lui demander de venir fumer une pipe avec nous. Nous pourrons réexaminer tout cela.

 

Il acquiesça ; j'allai donc dans la chambre où se trouvait Mr. Corbeck, et le ramenai avec moi. Je pensais que les détectives étaient heureux qu'il vienne. Tandis que nous nous rendions dans ma chambre, il dit :

 

– Je n'aime pas tellement laisser ces objets là avec seulement ces hommes pour les garder. Ils sont beaucoup trop précieux pour être confiés à la police !

 

D'où il ressortait que la suspicion n'était pas réservée au sergent Daw.

 

Mr. Corbeck et le Dr Winchester, après avoir échangé un rapide coup d'œil, devinrent tout de suite très amis. Le voyageur proclama son désir de fournir toute l'assistance qu'il pourrait, pourvu ajouta-t-il, que ce soit sur un sujet à propos duquel il était libre de parler. Ce n'était pas très prometteur ; mais le Dr Winchester commença aussitôt :

 

– J'aimerais, si vous le voulez bien, que vous me traduisiez quelques hiéroglyphes.

 

– Certainement, avec le plus grand plaisir, dans la mesure où je le pourrai. Car je peux vous dire qu'on n'est pas encore complètement en possession de l'écriture hiéroglyphique ; bien que nous en approchions ! Nous en approchons ! Quelle est cette inscription ?

 

– Il y en a deux, répondit-il. Je vais vous en apporter une.

 

Il sortit et revint une minute après avec la momie qu'il avait le même soir présentée à Silvio. Le savant la prit et, après un rapide examen, il déclara :

 

– Cette inscription ne présente rien de spécial. C'est une invocation à Bast, la divinité de Bubastis, pour qu'elle lui donne du bon pain et du lait aux Champs-Élysées. Il y en a peut-être plus long à l'intérieur ; et si cela ne vous fait rien de le dérouler, je ferai de mon mieux. Je ne pense pas, toutefois, qu'il n'y ait rien de spécial. D'après la méthode d'emmaillotement je pourrais dire que cela provient du Delta ; et d'une période récente, car ce travail est vulgaire et bon marché. Quelle est l'autre inscription que vous vouliez me montrer ?

 

– L'inscription qui se trouve sur la momie de chat qui est dans la chambre de Mr. Trelawny.

 

Mr. Corbeck changea aussitôt d'expression.

 

– Non ! dit-il, je ne peux pas faire cela. Je suis, quant à présent et à toute éventualité, lié par le secret qui concerne tous les objets se trouvant dans la chambre de Mr. Trelawny. Il ne faut pas vous méprendre ! Je ne suis lié par aucun serment, mais par le respect que je dois à Mr. Trelawny en raison de la confiance qu'il m'a faite, je peux vous le dire, dans une très large mesure. Au sujet d'un grand nombre des objets de cette pièce, il envisage des projets très précis ; et ce ne serait ni correct ni convenable de ma part à moi, qui suis son confident, et un ami en qui il a confiance, d'anticiper sur ce qu'il envisage. Il est sur le chemin d'une découverte qui le mettra au rang des plus éminents chercheurs de son siècle. Je connais l'époque dont il s'occupe ; et les personnages historiques dont il étudie la vie. Il reconstitue avec une patience infinie tous les documents dont il peut disposer. Mais en dehors de cela, je ne sais rien. Qu'il se soit assigné un but, qu'il ait un objectif lorsqu'il sera en possession de tout ce qu'il cherche à savoir, j'en suis convaincu. Je suis en mesure de deviner de quoi il s'agit, mais je ne dois rien dire. Rappelez-vous, s'il vous plaît, messieurs, que j'ai accepté volontairement de recueillir une confidence partielle. Sur ce point, j'ai respecté mes engagements, et je dois demander à tous mes amis d'en faire autant.

 

Il parlait avec une grande dignité ; et, progressivement, le respect que nous avions pour lui et l'estime dans laquelle nous le tenions, le Dr Winchester et moi-même, ne cessaient de croître. Nous sentions qu'il n'avait pas dit tout ce qu'il avait à dire ; si bien que nous attendîmes en silence, et qu'il continua en ces termes :

 

– J'en ai dit autant, tout en sachant très bien que même un indice que vous pourriez l'un ou l'autre tirer de ce que je viens de dire, suffirait à compromettre le succès de son œuvre. Mais je suis convaincu que vous êtes l'un et l'autre désireux de lui venir en aide – à lui et à sa fille – et en disant ces mots, il me regardait fixement entre les deux yeux – au mieux de vos possibilités, honnêtement, et sans préoccupations égoïstes. Il est tellement frappé, et d'une manière si mystérieuse que je ne peux me défendre de penser qu'elle est d'une façon quelconque la conséquence de son travail. Qu'il ait tablé sur quelque incident, cela nous saute aux yeux, à tous. Dieu sait ! Je suis désireux de faire ce que je peux, d'utiliser dans ce but tout mon savoir. Je suis arrivé en Angleterre fou d'exaltation à la pensée que j'avais accompli la mission qu'il m'avait confiée. J'avais en ma possession les objets dont il m'avait dit qu'ils constituaient l'objectif ultime de ses recherches ; et j'étais certain qu'il allait désormais pouvoir commencer l'expérience à laquelle il avait si souvent fait allusion devant moi. C'est trop affreux de penser que c'est à ce moment précis qu'une telle calamité a fondu sur lui. Docteur Winchester, vous êtes médecin, et si l'on peut en croire votre visage, vous êtes un médecin intelligent et audacieux. Vous ne voyez aucun moyen de réveiller cet homme de ce sommeil qui n'est pas naturel ?

 

Il y eut un silence ; la réponse vint alors, lentement et délibérément articulée :

 

– Il n'y a pas, à ma connaissance, de remède naturel. Il pourrait y en avoir un, de nature extraordinaire. Mais il serait inutile d'essayer de le découvrir, si une condition n'était pas remplie.

 

– Et laquelle ?

 

– Être au courant ! Je suis complètement ignorant des questions égyptiennes : langue, littérature, histoire, secrets, médicaments, poisons, pouvoirs occultes – tout ce qui constitue le mystère de ce pays mystérieux. Cette maladie – ou cet état – quel que soit le nom que vous lui donniez – dont souffre Mr. Trelawny, est, d'une certaine façon, en relation avec l'Égypte. Je l'ai suspecté dès le début, ce soupçon s'est ensuite transformé en certitude, sans que j'aie eu cependant de preuve. Ce que vous avez dit ce soir vient à l'appui de ma conjecture et me fait croire qu'il faut avoir une preuve. Je ne crois pas que vous connaissiez à fond tout ce qui s'est passé dans cette maison depuis la nuit où Mr. Trelawny a été victime de cette attaque – où l'on a trouvé son corps. Je propose à présent que nous vous fassions confiance. S'il est d'accord, Mr. Ross va, sur ma demande, tout vous raconter.

 

J'acquiesçai et me mis à retracer, aussi exactement que je le pus, tout ce qui s'était passé depuis le moment où je m'étais réveillé parce qu'on frappait à ma porte, à Jermyn Street. Les seuls points que je gardai pour moi concernaient mes sentiments personnels à l'égard de Miss Trelawny, et les questions de peu d'importance qui en découlaient ; ainsi que mes conversations avec le sergent Daw. Ces sujets étaient par eux-mêmes confidentiels et auraient en tout état de cause exigé le secret. Mr. Corbeck suivait mon récit avec un intérêt qui lui coupait la respiration. Il était évident que j'avais emporté sa conviction. Il ne s'engagea dans aucune explication mais alla droit au but, sans crainte, comme un homme :

 

– Cela me décide ! Il y a en jeu une Force qui nécessite une attention particulière. Si nous continuons tous à avancer dans le noir, nous allons nous gêner mutuellement, chacun risquant de détruire ce qu'un autre a pu faire de bien. C'est l'inconvénient qu'il y a à agir en ordre dispersé. Il me semble que la première chose que nous ayons à faire, c'est de tirer Mr. Trelawny de son sommeil artificiel. La façon dont l'infirmière s'est remise montre qu'il est possible de le réveiller ; cependant, personne ne peut dire quels dommages supplémentaires le fait d'être resté couché dans cette chambre a pu lui causer. Cependant, nous devons le risquer. Il est resté couché là, et quelle qu'en puisse être la conséquence, il est toujours couché là. Nous devons, nous devrons agir à cet égard comme en présence d'un fait. Un jour de plus ou de moins ne lui fera aucun tort en fin de compte. Mr. Ross, j'ai compris que vous aviez cette nuit à assurer la garde dans la chambre du malade pendant un certain temps. Je vais vous remettre un livre qui vous aidera à passer le temps. Mr. Trelawny connaît depuis longtemps tout ce qu'il contient et qui pourrait présenter de l'intérêt pour vous. Mais il sera nécessaire, ou du moins profitable, de comprendre d'autres choses dont je vous parlerai par la suite. Il vous sera loisible de dire au Dr Winchester tout ce qui pourra lui être utile. Nous prendrons chacun la question par un bout ; et cela nous prendra tout le temps et l'intelligence de chacun de nous d'aller jusqu'au bout de ses devoirs. Il ne sera pas nécessaire que vous lisiez le livre dans son entier. Tout ce qui vous intéresse, c'est la préface, et deux ou trois chapitres que je vous marquerai.

 

Le Dr Winchester s'était levé pour partir. Ils se serrèrent chaleureusement la main.

 

Pendant qu'il était absent, je restai seul, à réfléchir. Le monde qui m'entourait me semblait démesurément grand. Le seul petit point qui m'intéressait était comme une tache minuscule au milieu d'une immensité sauvage. Tout autour, c'était la nuit, le danger inconnu, qui faisait pression de toutes parts. Et au centre de notre petite oasis se trouvait un être qui était toute douceur et toute beauté. Un être qu'on pouvait aimer ; pour lequel on pouvait peiner. Pour lequel on pouvait mourir…

 

Mr. Corbeck revint très vite avec le livre. Il l'avait immédiatement trouvé à l'endroit où il l'avait vu trois ans auparavant. Il avait placé plusieurs bandes de papier pour marquer les passages que je devais lire ; il me remit le tout en disant :

 

– C'est ce qui a orienté au début Mr. Trelawny et moi aussi, quand je l'ai lu ; ce livre sera pour vous, je n'en doute pas, un intéressant point de départ pour une étude spéciale, quel qu'en puisse être le dénouement. Si, à vrai dire, l'un de nous soit jamais en mesure d'y assister.

 

Il s'arrêta un instant à la porte pour me dire :

 

– Je veux revenir sur un point. Ce détective est un brave garçon. Ce que vous m'avez dit de lui me le fait voir sous un jour nouveau. La meilleure preuve, c'est que je m'en vais aller dormir tranquillement cette nuit en laissant les lampes à sa garde !

 

Quand il fut parti, je pris le livre, mis en place mon masque respiratoire, et allai prendre mon tour de garde dans la chambre du malade.

 

Chapitre X

LA VALLÉE DE LA SORCIÈRE

Je posai le livre sur la petite table où se trouvait la lampe et je déplaçai l'abat-jour d'un côté. Rien que par son aspect, ce livre méritait une attention spéciale. C'était un in-folio imprimé en hollandais, à Amsterdam, en 1650. Quelqu'un avait fait entre les lignes une traduction littérale, mot à mot, mais les différences grammaticales entre les deux langues avaient rendu cette traduction difficile.

 

Au début, les circonstances dans lesquelles on se trouvait dans cette chambre, la crainte de voir revenir Miss Trelawny à l'improviste et d'être découvert par elle en train de lire cet ouvrage, me dérangèrent quelque peu. Mais quand je me fus rappelé qu'elle ne prenait la garde qu'à partir de deux heures, je n'eus plus peur d'être dérangé. J'avais encore devant moi près de trois heures.

 

L'auteur de ce livre était un certain Nicholas van Huyn d'Hoorn. Il racontait dans la préface comment, attiré par l'œuvre de John Greaves du Merton College, Pyramidographia, il avait lui-même visité l’Égypte ; il prit un tel intérêt à ses merveilles qu'il consacra quelques années de son existence à visiter des endroits étranges, à explorer les ruines de nombreux temples et tombeaux. Il avait rencontré maintes variantes de l'histoire de la construction des pyramides, telles qu'elles sont racontées par l'historien arabe Ibn Abd Alhokin, et il en rapporte quelques-unes. Je ne m'attardai pas à les lire, mais allai directement aux pages marquées.

 

Dès que j'eus commencé ma lecture, cependant, j'eus l'impression d'une influence perturbatrice qui s'aggravait peu à peu. Une fois ou deux, je levai les yeux pour voir si l'infirmière n'avait pas bougé, car il me semblait sentir une présence toute proche. La Nurse Kennedy était assise à sa place, aussi dispose et alerte que toujours ; et je revins à mon livre.

 

La suite du récit montre l'explorateur, ayant passé plusieurs jours dans les montagnes à l'ouest d'Assouan, arrivant en un certain endroit. À partir d'ici, je cite son texte :

 

« Vers le soir nous sommes arrivés à l'entrée d'une vallée étroite et profonde, orientée de l'est à l'ouest. Je désirais la traverser d'un bout à l'autre ; car le soleil, arrivé déjà presque à l'horizon, faisait apparaître une large ouverture au-delà de l'endroit où les parois de la vallée se resserraient. Mais les fellahs refusèrent absolument d'entrer dans la vallée à pareille heure, prétextant qu'ils pourraient être surpris par la nuit avant d'avoir pu en sortir de l'autre côté. Tout d'abord, ils ne voulaient donner aucune explication à leur terreur. Jusque-là, ils avaient été partout où j'avais voulu, à n'importe quelle heure, sans faire d'objection. Cependant, comme j'insistais, ils dirent que cette vallée était la vallée de la Sorcière, et que personne ne devait s'y aventurer la nuit. Comme je leur demandais qu'ils me parlent de cette sorcière, ils refusèrent, en disant qu'elle n'avait pas de nom, et qu'ils ne savaient rien. Le lendemain matin, cependant, quand le soleil fut levé et éclaira la vallée, leurs craintes parurent plus ou moins dissipées. Ils me dirent alors que dans des temps très anciens – ils parlaient de « millions de millions d'années » – un grand magicien, un roi ou une reine, ils ne pouvaient préciser, avait été enterré là. Ils ne pouvaient donner son nom et persistaient à dire qu'il n'en avait pas ; et que quiconque citerait ce nom dépérirait et qu'à sa mort rien de lui ne resterait qui lui permette de ressusciter dans l'Autre Monde. Pour traverser la vallée, ils restèrent serrés les uns contre les autres, et me précédèrent en allant aussi vite que possible. Personne n'osait rester en arrière. Ils expliquaient ces précautions en disant que la Sorcière avait les bras longs, et qu'il était dangereux d'être le dernier. Cela ne me réconfortait guère car j'étais obligé d'occuper cette place d'honneur dans le cortège. À la partie la plus étranglée de la vallée, la paroi sud était constituée par une grande falaise rocheuse, abrupte, à la surface lisse et sans aspérité. Des signes cabalistiques y étaient gravés ; des symboles mystérieux que l'Ange qui enregistre les actions de chacun aura de la peine à interpréter le jour du Jugement Dernier. La falaise faisait exactement face au nord. Elle avait quelque chose de si étrange, et de si différent des autres rochers sculptés que j'avais pu voir, que je fis faire halte et passai la journée à examiner de mon mieux cette surface rocheuse au moyen de ma lunette d'approche. Les Égyptiens de mon escorte étaient terriblement effrayés et ils employèrent tous les moyens de persuasion pour m'inciter à poursuivre ma route. Je restai là jusqu'à la fin de l'après-midi ; à ce moment je n'avais pas encore réussi à repérer l'entrée d'une tombe quelconque, car je pensais que c'était la raison d'être de ces sculptures dans le roc. Dès cet instant, mes hommes étaient en rébellion ; et je dus quitter la vallée de crainte de voir toute mon escorte déserter. Mais j'avais pris secrètement la résolution de découvrir ce tombeau, et de l'explorer. Dans ce but, je m'enfonçai plus loin dans les montagnes. Je connus là un cheik arabe qui était désireux de travailler avec moi. Les Arabes ne sont pas paralysés par les mêmes peurs superstitieuses que les Égyptiens. Sheik Abu Soma et sa suite étaient désireux de prendre part à mes explorations.

 

» Quand je revins dans la vallée avec ces Bédouins, je fis des efforts pour escalader le roc, mais, sans succès, car il était vraiment trop lisse. La pierre, plate et naturellement sans aspérité avait été complètement ciselée. Il était évident qu'on avait projeté d'y faire des marches, car subsistaient, restées intactes grâce au climat prodigieux de cet étrange pays, des traces de scie, de ciseau et de maillet là où des marches avaient été taillées ou brisées.

 

» Devant l'impossibilité d'atteindre le tombeau en venant du bas, et n'ayant pas d'échelles pour monter, je trouvai un chemin très détourné pour arriver au sommet de la falaise. Une fois là je me fis descendre au moyen de cordes, jusqu'à ce que j'aie exploré la partie de la surface rocheuse où je m'attendais à repérer l'ouverture. Je trouvai qu'il existait une ouverture, fermée cependant par une grande dalle de pierre. Elle avait été taillée à plus de cent pieds de haut, c'est-à-dire aux deux tiers de la hauteur de la paroi. Les hiéroglyphes et les symboles cabalistiques avaient été disposés de manière à la dissimuler. La gravure était profonde, et se continuait à travers le roc, autour de l'entrée, et sur la grande dalle qui constituait la porte elle-même. Cette dalle était ajustée avec une précision si incroyable qu'aucun ciseau de carrier ni aucun des instruments de coupe dont j'étais muni ne pouvait s'insérer dans les interstices. Cependant, j'utilisai la force, et grâce à bien des coups énergiques je réussis à pénétrer dans le tombeau, car je découvris que c'en était bien un. La porte de pierre avait basculé dans l'entrée, je passai dessus pour entrer et je notai au passage la présence d'une longue chaîne de fer fixée à une attache tout près de la porte.

 

» Je découvris que le tombeau était complet, d'après le style des plus belles sépultures égyptiennes, avec une salle et un puits conduisant au couloir, qui se terminait dans la fosse de la Momie. Elle comportait une série d'images qui représentaient probablement une sorte d'historique – dont la signification est désormais perdue à jamais – gravé en couleurs merveilleuses sur une pierre merveilleuse.

 

» Les murs de la chambre et du passage étaient entièrement gravés d'inscriptions étranges ayant la forme insolite dont nous avons parlé. L'énorme coffre de pierre ou sarcophage placé dans la profondeur de la fosse était sur toute sa surface, merveilleusement gravé de signes. Le chef arabe et les deux autres qui s'aventurèrent avec moi dans le tombeau, et qui étaient évidemment habitués à ces étranges explorations, réussirent à ôter le couvercle du sarcophage sans le briser. Je regrettai énormément qu'il ne soit pas possible de l'emporter. Mais le temps dont nous disposions et les nécessités d'un voyage à travers le désert nous l'interdisaient. Je ne pus prendre avec moi que ce qui pouvait être transporté par une seule personne sur soi.

 

» À l'intérieur du sarcophage se trouvait un corps, manifestement celui d'une femme, emmailloté dans de nombreuses bandelettes de toile, comme il est d'usage pour toutes les momies. D'après certaines broderies dont elles étaient ornées, je compris que cette femme était d'un rang élevé. En travers de la poitrine se trouvait une main, qui n'était pas entourée de bandelettes. Chez les momies que j'avais vues, les bras et les mains se trouvaient à l'intérieur des bandelettes, et certains ornements de bois, façonnés et peints de manière à ressembler à des bras et à des mains, se trouvaient à l'extérieur du corps emmailloté.

 

» Mais cette main était étrange à voir, car c'était la vraie main de celle qui gisait là sous ces bandelettes ; le bras qui émergeait de la toile d'embaumement était de chair, et paraissait avoir été rendu semblable à du marbre par le processus de l'embaumement. Le bras et la main étaient d'un blanc légèrement patiné, comme de l'ivoire qui est resté longtemps exposé à l'air. La peau et les ongles étaient aussi intacts que si le corps avait été inhumé la veille. Je touchai la main et la bougeai ; le bras était souple comme un bras vivant ; roidi cependant du fait de n'avoir pas servi depuis longtemps, comme les bras des fakirs que j'ai vus aux Indes. Il y avait en outre à cette main antique une merveille supplémentaire : elle ne comportait pas moins de sept doigts, tous aussi longs, effilés, fuselés, d'une grande beauté. Sous la main, comme s'il avait été gardé par elle, se trouvait un énorme rubis ciselé ; une pierre d'une taille exceptionnelle pour une gemme qui est en général de petite dimension. Celui-ci était d'une couleur magnifique, il avait à la lumière la couleur du sang. Mais ce qu'il avait de merveilleux, ce n'était pas seulement sa taille, sa couleur, d'une inappréciable rareté, comme je l'ai dit ; c'était le fait que ses feux étaient irradiés de sept étoiles, ayant chacune sept pointes. On aurait dit que sept étoiles s'y étaient trouvées emprisonnées. Lorsque la main eut été soulevée, la vue de cette pierre merveilleuse me causa un choc qui momentanément me paralysa presque. Je restai à la contempler, et ceux qui m'accompagnaient firent de même, comme s'il s'était agi de la tête légendaire de la Méduse Gorgone, qui avait une chevelure de serpents dont la seule vue transformait en pierre ceux qui la regardaient. L'impression que j'éprouvai était si forte que j'avais envie de quitter cet endroit en courant. Mais je décidai secrètement d'y revenir, avec une suite plus sûre. De plus, j'étais tenté d'approfondir mes recherches, car, en examinant les bandelettes je vis bien des choses d'une étrange portée dans cette tombe merveilleuse ; parmi lesquelles un coffret d'une forme extraordinaire fait d'une pierre étrange, qui, à mon idée, contenait peut-être d'autres joyaux, qui n'avaient pu être logés dans le grand sarcophage lui-même. Il y avait aussi dans le tombeau un autre coffre qui, bien que de proportions et d'un décor exceptionnels, était d'une forme plus simple. Il était en hématite très épaisse, mais le couvercle était légèrement scellé au moyen, semblait-il, d'un mélange de gomme et de plâtre, comme pour éviter toute entrée d'air. Les Arabes qui m'accompagnaient insistèrent pour qu'on l'ouvre ; ils pensaient en effet à cause de l'épaisseur de cette pierre, qu'un trésor s'y trouvait contenu. J'y consentis, mais leur espoir fut déçu. À l'intérieur se trouvaient quatre vases finement ciselés et portant divers ornements une tête d'homme, un chien, un chacal, un faucon. Je savais déjà que des urnes funéraires de ce genre étaient employées pour contenir les viscères et d'autres organes du défunt momifié ; mais en les ouvrant, car le scellement à la cire, bien que parfait, était mince, et céda facilement, nous découvrîmes qu'elles contenaient simplement de l'huile.

 

» Le chef des Bédouins monta du fond de la Fosse pour donner à ceux qui étaient au-dessus le signal d'après lequel nous devions partir. Comme je ne me souciais pas de rester avec les hommes en qui je n'avais pas confiance, je le suivis sur-le-champ. Les autres ne vinrent pas tout de suite ; j'en éprouvai la crainte qu'ils n'aillent vider le tombeau pour leur propre compte. Je m'abstins cependant d'en parler, de peur de provoquer pire. Ils finirent par venir. L'un d'eux, celui qui montait le premier, fit un faux pas en arrivant au sommet de la falaise et tomba jusqu'en bas. Il fut tué sur le coup. Les autres suivirent, mais sans encombre. Le chef arriva ensuite, et moi le dernier. Avant de m'éloigner, je remis en place de mon mieux la dalle qui fermait l'entrée du tombeau. Je voulais, si possible, qu'il soit protégé, en prévision de mon propre examen si je revenais.

 

» Le Cheik envoya deux de ses hommes pour enterrer le pauvre Arabe, tandis que nous étions déjà sur notre chemin.

 

» Le soir, alors que nous campions, l'un de ces deux hommes revint seul. Il nous dit qu'un lion du désert avait tué son camarade après qu'ils aient enterré le mort dans du sable profond à l'extérieur de la vallée, et aient recouvert l'endroit où ils l'avaient mis, de beaucoup de gros rochers pour éviter que les chacals et autres bêtes de proie n'aillent le déterrer.

 

» Ensuite, à la lueur du feu autour duquel les hommes étaient assis ou étendus, je le vis montrer à ses camarades un objet blanc qu'ils semblaient regarder avec une sorte de crainte respectueuse. Je m'approchai en silence, et vit qu'il ne s'agissait de rien d'autre que de la main blanche de la momie qui protégeait le Joyau dans le grand sarcophage. J'entendis le Bédouin raconter comment il l'avait trouvée sur le corps de celui qui était tombé du haut de la falaise. Il n'y avait pas d'erreur possible, car il y avait à cette main les sept doigts que j'avais déjà remarqués. Cet homme devait l'avoir arrachée du corps de la morte pendant que son chef et moi-même étions occupés ailleurs ; et d'après la peur des autres je ne doutais pas qu'il ait conçu l'espoir de l'utiliser comme une amulette. Tandis que si elle avait des pouvoirs, ils n'étaient pas pour lui qui l'avait prise sur un mort ; puisque sa mort avait suivi de peu son larcin. Son amulette avait déjà reçu un inquiétant baptême : le poignet de la main morte était taché de sang rouge comme si elle avait été plongée dans du sang frais.

 

» Cette nuit-là, j'éprouvais une certaine crainte de violences exercées contre moi ; car si la pauvre main morte était si estimée comme talisman, quelle devait être dans ces conditions la valeur de la pierre précieuse qu'elle gardait. Bien que le chef ait été le seul au courant, mon inquiétude n'en était peut-être que plus vive ; car il pouvait prendre ses dispositions pour m'avoir à sa merci quand il le voudrait. Je restai donc sur mes gardes avec toute la vigilance dont j'étais capable ; j'étais décidé à quitter cette escorte à la première occasion, et à rentrer dans mon pays. Gagner d'abord la rive du Nil, puis le descendre en bateau jusqu'à Alexandrie ; avec d'autres guides qui ne sauraient pas quels objets étranges je portais sur moi.

 

» Finalement, je me sentis gagné par une irrésistible envie de dormir. Je craignais d'être attaqué ou d'être fouillé pendant mon sommeil par le Bédouin qui m'avait vu dissimuler la Pierre aux Étoiles dans mes vêtements, je pris celle-ci dans le creux de ma main à un moment où personne ne me regardait, et je la tins serrée en sombrant dans le sommeil.

 

» Je me réveillai en sentant sur mon visage les rayons du soleil levant. Je m'assis et regardai autour de moi. Le feu était éteint, le camp était ravagé ; à part une forme étendue à côté de moi. C'était celle du chef arabe qui était couché sur le dos, mort. Il avait de toute évidence été étranglé, car, en l'examinant, je découvris sur son cou des marques rouges là où les doigts avaient fait pression. Il paraissait y avoir un si grand nombre de ces marques que je les comptai. Il y en avait sept, et elles étaient toutes parallèles, à part celle du pouce, comme si elles avaient été laissées par une main unique. J'en fus bouleversé, car je pensais à la main de momie aux sept doigts.

 

» Sous l'effet de la surprise, tandis que je me penchais sur le corps, j'ouvris ma main droite que j'avais jusque-là tenue fermée, avec l'impression, instinctive même pendant le sommeil, de garder en sécurité ce qu'elle contenait. Au même instant, la Pierre Étoilée tomba et vint frapper le mort sur la bouche. Mirabile dictu, il jaillit au même instant de cette bouche un flot de sang, dans lequel la pierre se trouva un instant perdue. En la cherchant, je retournai le corps, et je m'aperçus que l'homme avait sous lui sa main droite repliée, comme s'il était tombé dessus ; et dans cette main il tenait l'un de ces grands poignards, pointus et acérés, que les Arabes portent à la ceinture. Peut-être était-il sur le point de me tuer quand la vengeance avait foncé sur lui, sous l'impulsion de l'homme, ou de Dieu, ou du Dieu des Anciens, je ne sais. Cela me suffisait et quand j'eus retrouvé mon rubis qui brillait comme une étoile vivante dans ce sang répandu, je ne m'attardai pas et quittai ces lieux en toute hâte. Je traversai seul le désert brûlant, jusqu'au moment où grâce à Dieu, je tombai sur une tribu arabe qui campait près d'un puits, et qui me donna du sel. Je restai avec elle jusqu'à ce qu'on m'ait remis sur mon chemin.

 

» Je ne sais ce qu'est devenue la main momifiée, ni ce qu'il est advenu de ceux qui la détenaient. Quels différends, quels soupçons, quel désastre, quelles rapines elle a entraînés, je ne sais ; mais il faut une raison de ce genre pour expliquer que celui qui la détenait, se soit enfui en l'emportant. Elle est sans aucun doute utilisée comme talisman puissant par une tribu du désert.

 

» Dès que j'en eu l'occasion, je procédai à l'examen du Rubis Étoilé car je désirais comprendre ce qui s'y trouvait gravé. Les symboles – dont je ne puis toutefois comprendre la signification – qu'elle portait étaient les suivants… »

 

À deux reprises, pendant que je lisais ce récit captivant, j'avais cru voir en travers de la page des traînées d'ombre, que l'étrangeté du sujet traité faisait ressembler à l'ombre d'une main. La première fois je crus que cette illusion avait pour origine la frange de soie verte qui entourait la lampe ; mais la seconde fois, je levai les yeux et les portai de l'autre côté de la chambre sur la main momifiée, éclairée par la lumière des étoiles qui passait sous le bord du store. Ce n'était guère surprenant que j'aie établi une relation avec le récit que je lisais ; car, si mes yeux ne me trompaient pas, il y avait précisément dans cette chambre, la main dont parlait le voyageur Van Huyn.

 

Je restai assis, les yeux fixés sur le livre posé sur la table devant moi ; et j'étais assailli par de si étranges pensées que mon esprit commença à chavirer. C'était presque comme si la lumière qui éclairait ces doigts blancs s'était mise à exercer sur moi un effet hypnotique. Tout d'un coup, le cours de mes pensées s'arrêta : pendant un moment le monde et le temps se sont figés.

 

Il y avait une vraie main en travers du livre ! Qu'est-ce qui me paralysait ainsi ? Je connaissais cette main – et je l'adorais. La main de Margaret Trelawny me causait une joie quand je la voyais – quand je la touchais. Et toutefois, à ce moment, survenant après d'autres choses merveilleuses, l'apparition de cette main eut sur moi un effet étrangement bouleversant.

 

– Qu'est-ce qui vous trouble ? Que regardez-vous dans ce livre ?

 

J'ai cru un instant que vous étiez de nouveau paralysé.

 

Je sursautai.

 

– Je lisais, dis-je, un vieux livre de la bibliothèque. Tout en parlant, je refermais le volume et le glissais sous mon bras. Je vais le ranger car je sais que votre père tient à ce que tous les objets, et les livres en particulier, soient à leur place.

 

Mes paroles la mettaient volontairement sur une fausse piste ; car je ne désirais pas qu'elle sût ce que j'étais en train de lire, et je pensais qu'il valait mieux ne pas éveiller sa curiosité en laissant traîner le livre. Je sortis, mais je n'allai pas dans la bibliothèque ; je laissai le livre dans ma chambre, où je pourrais le trouver après ma sieste. Quand je revins, Nurse Kennedy s'apprêtait à aller se coucher, si bien que Miss Trelawny veilla avec moi dans la chambre. Je n'avais besoin d'aucun livre tant qu'elle était là. Nous étions assis l'un près de l'autre, et nous parlions à voix basse. Le temps me parut court, si bien que ce fut pour moi une surprise de constater soudain que le bord des rideaux n'était plus bordé de gris, mais d'un jaune lumineux.

 

Lorsque le Dr Winchester fut arrivé le lendemain matin et après qu'il eut fait sa visite à son patient, il vint me voir au moment où avant d'aller me coucher je prenais dans la salle à manger un léger repas, petit déjeuner ou souper, j'aurais eu de la peine à le dire. Mr. Corbeck entra au même instant ; et nous reprîmes notre conversation au point où nous l'avions laissée la veille au soir. Je dis à Mr. Corbeck que j'avais lu le chapitre traitant de la découverte du tombeau, et que le Dr Winchester devrait le lire à son tour. Ce dernier dit que, s'il le pouvait, il emporterait le livre avec lui : il devait dans la matinée aller en chemin de fer jusqu'à Ipsich et il pourrait le lire dans le train. Il le rapporterait le soir en rentrant. Je montai dans ma chambre pour aller le lui chercher, mais je ne pus le trouver nulle part. Je fus obligé de redescendre et d'expliquer aux autres que je ne pouvais plus mettre la main sur ce livre.

 

Après le départ du Dr. Winchester, Mr. Corbeck, qui semblait connaître le livre du Hollandais par cœur, revit toute la question avec moi. Je lui dis que j'avais été interrompu par un changement d'infirmière au moment précis où j'en arrivais à la description de la bague. Il me dit en souriant :

 

– Sur ce point, vous n'avez pas à être déçu. À l'époque de Van Huyn, et pendant encore près de deux siècles, le sens de cette inscription ne pouvait être compris. Ce n'est que lorsque le travail a été entrepris et suivi par Young et Champollion, par Birch, Lepsius, Rosellini et Savolini, par Mariette, par Wallis Budge et Flinders Petrie et par les autres savants de leur époque que des résultats importants ont été obtenus, et que l'on a connu le vrai sens des hiéroglyphes.

 

» Plus tard, je vous expliquerai, si Mr. Trelawny ne le fait pas lui-même, et s'il ne me défend pas de le faire, ce qu'ils veulent dire dans cet endroit déterminé. Je crois qu'il vaudra mieux pour vous d'apprendre ce qui suivit le récit de Van Huyn ; car avec la description de la pierre, le récit de son transfert en Hollande à l'issue de ses voyages, l'épisode prend fin. En ce qui concerne son livre. Ce qu'il y a d'important dans cet ouvrage c'est qu'il a incité d'autres à réfléchir – et à agir. Parmi eux il y eut Mr. Trelawny et moi-même. Mr. Trelawny est un bon spécialiste des langues orientales, mais il ne connaît pas les langues nordiques. Quant à moi, j'ai beaucoup de facilité pour apprendre les langues ; lorsque je poursuivais mes études à Leyde j'ai appris le hollandais de manière à pouvoir faire plus facilement des recherches dans la bibliothèque de cette université. Il se trouva ainsi qu'au moment même où Mr. Trelawny, qui, en rassemblant sa grande collection d'œuvres sur Égypte, avait, par l'intermédiaire d'un catalogue de libraire, acquis ce volume avec la traduction manuscrite, l'étudiait, je lisais à Leyde un autre exemplaire dans le texte original hollandais. Nous avons été l'un et l'autre frappés par la description de ce tombeau abandonné dans le roc, taillé à une telle hauteur qu'il est inaccessible à la plupart des chercheurs ; avec tous les moyens de l'atteindre soigneusement dissimulés ; et cependant avec cette ornementation très élaborée de la surface lisse de la falaise, telle que Van Huyn l'a décrite. Nous avons été également frappés tous les deux par un détail étrange : ce tombeau construit en un tel endroit, et qui devait avoir coûté une somme immense, ne portait aucune indication, aucune effigie susceptible d'indiquer qui était inhumé là. De plus, le nom même de l'emplacement, la Vallée de la Sorcière, exerçait en soi, à une époque primitive, une attirance particulière. Lorsque nous nous sommes connus, parce qu'il recherchait pour collaborer à son travail, l'assistance d'autres égyptologues, nous nous sommes entretenus de cette question comme de beaucoup d'autres ; et nous prîmes la décision de rechercher cette vallée mystérieuse. Tandis que nous attendions le moment d'entreprendre ce voyage, car il y avait à régler beaucoup de questions dont Mr. Trelawny désirait s'occuper lui-même, je me suis rendu en Hollande pour essayer de trouver des indices permettant de vérifier le récit de Van Huyn. J'allai directement à Hoorn et entrepris de chercher patiemment la maison du voyageur et de ses descendants, s'il y en avait. Je n'ai pas besoin de vous ennuyer avec le compte rendu de mes recherches et de ma découverte. Hoorn n'a pas beaucoup changé depuis l'époque de Van Huyn, sauf qu'elle a perdu la place qu'elle occupait parmi les grandes cités commerciales. Son apparence extérieure est telle qu'elle a toujours été ; dans un endroit aussi endormi un siècle ou deux ne comptent guère. J'ai trouvé sa maison, mais aucun de ses descendants n'était vivant. J'ai fouillé les registres, mais pour aboutir à un seul résultat : décès et extinction. Je me mis alors à l'œuvre pour découvrir ce qu'étaient devenus ses trésors ; car il était évident qu'un tel voyageur ne pouvait pas ne pas posséder de grands trésors. J'ai retrouvé la trace d'un bon nombre d'entre eux dans les musées de Leyde, d'Utrecht, et d'Amsterdam. Finalement, dans la boutique d'un vieil horloger bijoutier de Hoorn, j'ai trouvé ce qu'il considérait comme son principal trésor : un gros rubis, avec sept étoiles, taillé en forme de scarabée, gravé d'hiéroglyphes. Le vieil homme ne connaissait pas les caractères hiéroglyphiques, et dans son monde arriéré, endormi, on n'était pas au courant des découvertes philologiques de ces dernières années. Il ne savait rien de Van Huyn, sauf qu'il avait existé et que, pendant deux siècles, son nom avait été vénéré dans la ville comme celui d'un grand voyageur. Il n'attribuait à ce joyau que la valeur de la pierre en elle-même, en partie gâchée par le travail de ciselure ; il était tout d'abord réticent à l'idée de se séparer d'une pierre aussi exceptionnelle, mais il finit par se ranger à des considérations commerciales. J'avais une bourse bien garnie, du fait que je faisais ces achats pour le compte de Mr. Trelawny qui est, je suppose que vous le savez, immensément riche. Je ne tardai pas à être sur le chemin du retour à Londres, avec le Rubis Étoilé bien en sécurité dans mon portefeuille, tandis qu'une joie et une exultation sans bornes envahissaient mon cœur.

 

» Car nous étions en possession de la preuve de l'histoire merveilleuse de Van Huyn.

 

» La pierre précieuse fut mise en sécurité dans le grand coffre de Mr. Trelawny. Et nous partîmes, pleins d'espoir, pour notre voyage d'exploration.

 

» Mr. Trelawny était, au dernier moment, peu enclin à laisser sa jeune femme qu'il adorait ; mais elle, qui l'adorait pareillement, connaissait son désir de poursuivre ses recherches. Si bien qu'elle garda pour elle, comme font toutes les bonnes épouses, les raisons qu'elle pouvait avoir d'être anxieuse – et qui, dans son cas, étaient particulières – pour lui demander d'obéir à son penchant.

 

Chapitre XI

LE TOMBEAU D'UNE REINE


» Les espérances de Mr. Trelawny étaient au moins aussi grandes que les miennes. Nous réunîmes une bande d'Arabes que nous avions l'un ou l'autre connus à l'occasion de voyages antérieurs dans le désert, et en qui nous pouvions avoir confiance ; c'est-à-dire, de qui nous nous défiions un peu moins que des autres. Nous étions assez nombreux pour nous défendre contre les bandes de maraudeurs que nous pourrions rencontrer, et nous prîmes avec nous un matériel important. Nous avions obtenu le consentement et la coopération passive des fonctionnaires restés en termes amicaux avec l'Angleterre ; j'ai à peine besoin de dire que la richesse de Mr. Trelawny a joué un rôle non négligeable pour nous aider à obtenir ce consentement. Nous avons trouvé notre chemin à travers les dhahabiyehs jusqu'à Assouan ; de là, après avoir obtenu du Cheik qu'il mette à notre disposition quelques Arabes et avoir donné nos backnichs habituels, nous partîmes dans notre voyage à travers le désert.

 

» Après beaucoup de recherches, après avoir essayé tous les lacets dans cet interminable enchevêtrement de collines, nous parvînmes finalement, à la tombée de la nuit, sur la vallée même décrite par Van Huyn. Une vallée aux parois hautes et abruptes ; se rétrécissant au centre, s'élargissant aux deux extrémités, ouest et est. À la lumière du jour, en nous trouvant devant la falaise, nous pouvions facilement repérer l'ouverture, à une grande hauteur dans le roc, et les hiéroglyphes qui à l'origine avaient eu évidemment pour but de la dissimuler.

 

» Mais les signes qui avaient égaré Van Huyn et les gens de son époque – et d'époque plus récente – n'avaient plus de secrets pour nous. L'armée de savants qui avaient consacré leur intelligence et leur vie à ce travail, avaient arraché à la langue égyptienne ses derniers secrets. Nous, qui les connaissions, nous pouvions lire sur la paroi rocheuse gravée ce que les prêtres thébains y avaient inscrit près de cinquante siècles auparavant. L'inscription était ainsi conçue : « Ici, les Dieux ne répondent à aucune invocation. Celui qui est « Sans Nom » les a insultés, il est seul à jamais. N'approche pas, de peur que leur vengeance ne te foudroie. »

 

» L'avertissement devait être terriblement puissant à l'époque où il fut écrit et par la suite, pendant des millénaires ; même lorsque la langue dans laquelle il était donné était devenue un complet mystère pour les habitants du pays. La tradition d'une telle terreur dure plus longtemps que la cause qui se trouve à l'origine. Même dans les symboles utilisés s'ajoutait une signification d'allitération. « À jamais » est mis dans les hiéroglyphes pour « des millions d'années ». Ce symbole était répété neuf fois, par trois groupes de trois, et après chaque groupe se trouvait un symbole : le Monde d'En-haut, le Monde d'En-dessous, et le Ciel. Si bien que pour Celui qui est Seul, il ne pouvait y avoir, du fait de la vengeance de tous les Dieux, de résurrection ni dans le Monde du Soleil, ni dans le Monde de la Mort, ou pour l'âme dans la région des Dieux.

 

» Ni Mr. Trelawny, ni moi-même nous n'avons osé dire à aucun de nos gens ce que signifiait cette inscription. Ils ne croyaient pas à la religion qui se trouvait à la base de cette malédiction, ni aux Dieux qui menaçaient de se venger ; cependant, ils étaient si superstitieux que, s'ils avaient su, ils auraient probablement abandonné leur tâche et pris la fuite.

 

» Cependant, leur ignorance, et notre discrétion nous ont protégés. Nous avons établi notre camp à proximité, mais derrière un rocher en saillie, un peu plus loin dans la vallée, ce qui leur évitait d'avoir sans cesse cette inscription devant eux. Car même l'appellation traditionnelle de l'endroit, La Vallée de la Sorcière, était pour eux une cause de terreur ; et pour nous aussi, par leur intermédiaire. Avec le bois que nous avions apporté, nous avons confectionné une échelle pour monter sur la face du rocher. Nous avons suspendu une poulie à une poutre disposée de manière à faire saillie au sommet de la falaise. Nous avons trouvé la grande dalle, qui constituait la porte, mise grossièrement en place et maintenue par quelques pierres. Son poids suffisait à la maintenir. Pour entrer, nous avons dû la repousser vers l'intérieur, et nous sommes passés dessus. Nous avons trouvé la chaîne fixée au rocher telle qu'elle est décrite par Van Huyn.

 

» Mr. Trelawny et moi-même, nous sommes entrés seuls dans le tombeau. Nous avions pris avec nous énormément de torches ; nous les fixions à mesure que nous avancions. D'après le raffinement des sculptures et des peintures, la perfection du travail, il était évident que le tombeau avait été préparé du vivant de celle qui devait y reposer. Le tracé des hiéroglyphes était délicat, les coloris superbes ; et dans cette caverne élevée, très éloignée de l'humidité apportée par le Nil, tout était aussi frais que si les artistes venaient à peine de déposer leur palette. Il y avait une chose que nous ne pouvions éviter de voir. Bien que la taille du rocher extérieur ait été l'œuvre des prêtres, le polissage de la face de la falaise faisait probablement partie du dessein original du constructeur du tombeau. Le symbolisme de la peinture et de la gravure de l'intérieur inspirait la même idée. La caverne extérieure, en partie naturelle, en partie creusée, n'avait au point de vue architectural que le sens d'une antichambre. À son extrémité, de manière à être tourné vers l'est, se trouvait un portique à colonnes, taillé dans le roc. Les colonnes étaient massives et à sept faces, chose que je n'avais encore rencontrée dans aucun tombeau. Sculptés sur l'architrave on voyait le Bateau de la Lune, à bord duquel se trouvait Hathor, à la tête de vache, et portant le disque et les plumes, et Hapi, le Dieu du Nord, à tête de chien. Le bateau était dirigé par Harpocrate vers le nord, représenté par l'Étoile Polaire entourée par le Dragon et la Grande Ourse. Dans celle-ci, les étoiles formant ce que nous appelons le « Chariot » étaient représentées plus grandes que n'importe laquelle des autres étoiles ; et elles étaient remplies d'or si bien qu'à la lueur sautillante des torches, elles brillaient d'un éclat particulier. Après avoir franchi le portique nous avons trouvé deux caractéristiques architecturales d'un tombeau creusé dans le roc, la Chambre, ou Chapelle, et la Fosse, telle que Van Huyn l'avait vue – bien que, de son temps, les noms donnés à ces parties du tombeau par les anciens Égyptiens aient été inconnus.

 

» La Stèle, ou plaque commémorative, qui était placée au pied du mur de l'ouest, était si remarquable que nous l'avons examinée minutieusement, avant même de poursuivre notre chemin pour trouver la momie qui était le but de notre recherche. Cette Stèle était constituée par une grande dalle de lapis-lazuli entièrement gravée d'hiéroglyphes de petites dimensions et d'une grande beauté. Le creux de la gravure était rempli par une sorte de ciment d'une extrême finesse et d'une couleur vermillon. L'inscription commençait ainsi : « Tera, Reine des Égyptes, fille d'Antef, Monarque du Nord et du Sud, Fille du Soleil, Reine des Diadèmes. »

 

» Suivait l'histoire détaillée de sa vie et de son règne.

 

» Les signes de souveraineté étaient donnés avec une profusion d'ornements vraiment féminine. Les Couronnes unies de la Haute et de la Basse Égypte étaient, en particulier, gravées avec une précision délicate. C'était nouveau pour nous de trouver le Hejet et le Desher – les couronnes Blanche et Rouge de la Haute et de la Basse Égypte – sur la Stèle d'une reine ; car la règle voulait que dans l'ancienne Égypte, ces deux couronnes soient portées seulement par un roi, et on n'y connaît pas d'exception ; cependant on les trouve sur des déesses. Plus tard nous avons trouvé une explication, sur laquelle je m'étendrai par la suite.

 

» Les murs de la chambre supérieure de la Fosse et la Chambre du sarcophage étaient abondamment gravés ; toutes les inscriptions, à l'exception de celle de la Stèle, étaient colorées d'un pigment bleu verdâtre. Quand on les voyait de côté, l'œil ne percevait que les facettes vertes, et cela faisait l'effet d'une vieille turquoise de l'Inde décolorée.

 

» Nous descendîmes dans la Fosse à l'aide de l'attirail que nous avions emporté. Trelawny passa le premier. C'était une fosse profonde, de plus de soixante-dix pieds ; mais elle n'avait jamais été comblée. Le couloir ménagé au fond montait en pente jusqu'à la Chambre du sarcophage et était plus long que ceux qu'on trouve habituellement. Il n'avait pas été muré.

 

» À l'intérieur, nous avons trouvé un grand sarcophage de pierre jaune. Mais je n'ai pas besoin de le décrire : vous l'avez vu dans la chambre de Mr. Trelawny. Son couvercle était posé sur le sol ; il n'avait pas été cimenté et était exactement tel que Van Huyn l'avait décrit. Inutile de le dire, nous étions très énervés quand nous avons regardé à l'intérieur. Il y avait, cependant, un motif de déception. Je ne pouvais m'empêcher de sentir combien était différent le spectacle rencontré par les yeux du voyageur hollandais, quand il avait regardé à l'intérieur et trouvé cette main blanche ayant toute l'apparence de la vie, et posée sur les bandelettes de la momie.

 

• Mais nous avons eu un sujet de saisissement que n'avait pas eu Van Huyn ! Une partie du bras se trouvait là, blanche, couleur d'ivoire ; mais l'extrémité du poignet était couverte de sang séché ! C'était comme si le corps avait saigné après la mort ! L'extrémité déchiquetée du poignet rompu était rugueuse du fait que du sang caillé s'y était déposé ; l'os apparaissait, tout blanc, comme une opale dans sa gangue. Le sang avait coulé et fait des taches couleur de rouille sur les bandelettes. Nous avions sous les yeux une confirmation totale du récit. Devant un tel témoignage de la véracité du narrateur, nous ne pouvions plus douter de ce qu'il avait dit par ailleurs, comme du sang sur la main de la momie, ou des marques des sept doigts sur le cou du Cheik étranglé.

 

» Je ne vais pas vous importuner avec les détails de tout ce que nous avons vu, ou en vous racontant comment nous avons appris tout ce que nous savons. Ces connaissances appartiennent pour une part au savoir commun à tous les savants. Pour le reste, nous l'avons déchiffré sur la Stèle du tombeau, ou sur les sculptures et les peintures hiéroglyphiques des murs.

 

» La Reine Tera était le onzième souverain de la dynastie Thébaine qui a régné du vingt-neuvième au vingt-cinquième siècles, avant Jésus-Christ. Elle était la fille unique d'Antel, à qui elle succéda. Elle a dû être une femme d'un caractère extraordinaire et d'une étonnante habileté, car elle n'était qu'une toute jeune fille à la mort de son père. Sa jeunesse et son sexe encouragèrent l'ambition des prêtres, qui jouissaient d'une immense puissance. Du fait de leur richesse, de leur nombre, de leur instruction, ils dominaient toute l'Égypte, et plus spécialement la Haute Égypte Ils étaient alors prêts à faire un effort pour réaliser leur audacieux dessein depuis longtemps mûri transférer le gouvernement d'une royauté à une hiérarchie. Mais le Roi Antef avait soupçonné la possibilité d'une telle manœuvre et avait pris la précaution d'assurer à sa fille la fidélité de l'armée. Il lui avait également appris l'art de gouverner et l'avait même fait étudier dans les textes traditionnels des prêtres eux-mêmes. Il s'était appuyé sur les représentants d'un culte pour combattre l'autre ; chacun espérait réaliser grâce à l'influence du Roi, un profit immédiat aux dépens de l'autre ou un profit ultérieur grâce à son influence sur sa fille. La Princesse avait ainsi été élevée au milieu des scribes, et elle était elle-même une artiste non négligeable. Un grand nombre de ces détails étaient relatés sur les murs au moyen de peintures ou d'hiéroglyphes d'une grande beauté ; et nous arrivâmes à cette conclusion qu'en nombre appréciable, ces peintures et ces inscriptions avaient été faites par la Princesse elle-même. Ce n'était pas sans raison qu'elle était désignée sur la Stèle comme « Protectrice des Arts. »

 

» Mais le roi avait été beaucoup plus loin, et avait enseigné à sa fille la magie, ce qui lui donnait pouvoir sur le Sommeil et la Volonté. Il s'agissait de vraie magie – de magie « noire » – et non de la magie des temples qui, je peux vous l'expliquer, était une magie inoffensive ou blanche », et avait pour but d'impressionner plutôt que d'agir. Elle avait été une excellente élève, et elle avait surpassé ses professeurs. Son pouvoir et les ressources dont elle disposait lui avaient donné de grandes possibilités, qu'elle avait pleinement exploitées. Elle avait, par d'étranges moyens, arraché à la Nature ses secrets ; et elle avait même été jusqu'à se placer elle-même dans le tombeau, après avoir été entourée de bandelettes, mise dans un cercueil où elle était restée pendant un mois entier comme une morte. Les prêtres avaient essayé de faire croire que la vraie Princesse Tera avait péri au cours de l'expérience, et qu'une autre jeune fille lui avait été substituée ; mais elle avait prouvé leur erreur d'une manière incontestable. Tout cela était relaté dans des peintures et des textes écrits, d'une grande qualité. C'est probablement à son époque qu'a été donnée la première impulsion au rétablissement de la grandeur artistique de la Quatrième Dynastie qui a atteint la perfection à l'époque de Chafu.

 

» Dans la Chambre du sarcophage se trouvaient des fresques et des inscriptions tendant à prouver qu'elle avait vaincu le Sommeil. En un endroit elle était représentée en vêtements masculins, ceinte des Couronnes Blanche et Rouge. Sur la peinture suivante, elle était en habits féminins, mais toujours ceinte des deux couronnes, celle de la Haute et celle de la Basse Égypte, tandis que gisaient à ses pieds les vêtements masculins qu'elle avait dépouillés.

 

» La plus remarquable déclaration contenue dans ces annales, aussi bien sur la stèle que sur les inscriptions murales, était que la Reine Tera avait le pouvoir de plier les Dieux à sa volonté. Ce n'était pas, soit dit en passant, une croyance isolée dans l'histoire égyptienne, mais celle-ci avait une cause différente. Elle avait gravé sur un rubis, taillé en forme de scarabée, et brillant de sept étoiles à sept branches, les mots magiques pour contraindre à l'obéissance tous les Dieux, aussi bien ceux du Monde d'En-haut que du Monde d'En-bas.

 

» Dans cette déclaration, il était clairement dit que les prêtres avaient accumulé contre elle toutes leurs ressources de haine. Elle le savait. Après sa mort, ils essaieraient de faire disparaître son nom. C'était, je peux vous le dire, une terrible vengeance, si l'on en croit la mythologie égyptienne ; car, sans un nom, personne ne peut, après sa mort, être présenté aux Dieux, on ne peut dire des prières pour lui. Elle se proposait donc d'obtenir sa résurrection après un temps très long et dans un pays situé plus au nord, sous la constellation dont les sept étoiles avaient présidé à sa naissance. Dans ce but, sa main devait être à l'air – « non enveloppée de bandelettes » – et elle devait tenir la Pierre des Sept Étoiles, de telle sorte que partout où il y avait de l'air, elle puisse se déplacer comme son Ka se déplaçait ! Après y avoir réfléchi, Mr. Trelawny et moi-même, nous avons été d'accord pour le reconnaître. Cela signifiait que son corps pourrait devenir astral à son commandement et ainsi se déplacer, particule par particule, pour se reconstituer quand et où il le faudrait. Il y avait alors un texte dans lequel il était fait allusion à un coffre ou un cercueil où étaient contenus tous les Dieux, et la Volonté, et le Sommeil. Cette boîte était, disait-on, à sept faces. Nous ne fûmes donc pas très surpris de trouver, sous les pieds de la momie, un coffret à sept faces, que vous avez également vu dans la chambre de Mr. Trelawny. En dessous du tissu enveloppant le pied gauche était peint, dans le même vermillon que celui qui avait été utilisé pour la Stèle, le symbole hiéroglyphique pour une grande quantité d'eau, et sous le pied droit le symbole de la terre. Nous avons interprété ce symbolisme de la façon suivante son corps, immortel et transférable à sa volonté, régnait à la fois sur la terre et l'eau, sur l'air et le feu – ce dernier élément étant concrétisé par la lueur de la Pierre Précieuse et ensuite par le silex et le fer qui se trouvaient à l'extérieur des bandelettes de la momie.

 

» Au moment où nous sortions le cercueil du sarcophage, nous avons remarqué sur le côté les étranges protubérances que vous avez déjà vues ; mais sur le moment, nous n'avons pas été en état d'expliquer leur présence. Il y avait quelques amulettes dans le sarcophage, mais aucune qui ait une valeur ou un sens particuliers. Nous nous sommes dit que s'il y en avait qui soient dans ce cas, elles se seraient trouvées à l'intérieur des bandelettes ou plus probablement dans le coffret étrange qui était sous les pieds de la momie. Mais toutefois, nous ne pouvions pas ouvrir ce dernier. Tout semblait indiquer qu'il comportait un couvercle ; la partie supérieure et la partie inférieure étaient certainement chacun d'une seule pièce. La ligne mince, qui apparaissait près du haut, semblait indiquer le point de jonction du couvercle ; mais il était ajusté avec tant de précision qu'on ne pouvait guère voir le joint. La partie supérieure ne pouvait certainement pas être enlevée. Nous avons admis qu'elle était, d'une façon ou d'une autre, fixée de l'intérieur.

 

» Nous avons séjourné dans les alentours de la Vallée de la Sorcière le temps de prendre une copie sommaire des dessins et des inscriptions qui se trouvaient sur les murs, le plafond et le sol. Nous avons pris avec nous la Stèle de lapis-lazuli, dont l'inscription gravée était colorée de pigment vermillon. Nous avons pris le sarcophage et la momie, le coffre de pierre avec les vases d'albâtre ; les tables de jaspe sanguin, d'albâtre, d'onyx et de cornaline ; l'oreiller d'ivoire reposant sur un arceau dont les pieds étaient entourés d'un uræus d'or ciselé. Nous avons pris tous les objets qui se trouvaient dans la Chapelle et dans la Fosse de la Momie, les bateaux de bois avec leur équipage, les amulettes symboliques.

 

» En nous éloignant, nous ôtâmes les échelles ; nous les enfouîmes dans le sable à une certaine distance, en notant bien l'endroit pour pouvoir les retrouver le cas échéant. Puis, avec notre lourd bagage, nous partîmes dans notre pénible voyage pour regagner le Nil. Nous avions sorti la momie du sarcophage et par mesure de sécurité, nous l'avions mise pour la durée du voyage, dans une caisse séparée. Pendant la première nuit, il y eut deux tentatives pour voler les objets contenus dans notre chariot ; et le matin, on trouva deux hommes morts.

 

» La deuxième nuit, il y eut une violente tempête, l'un de ces terribles simouns du désert qui vous laissent désemparé. Nous étions submergés par le sable que le vent avait apporté. Quelques-uns de nos Bédouins s'étaient enfuis avant la tempête, dans l'espoir de trouver un abri. Nous qui restions, nous avons subi l'épreuve, enroulés dans nos burnous, avec toute la patience dont nous étions capables. Au matin, une fois la tempête apaisée, nous avons récupéré sous des amoncellements de sable ce que nous avons pu de nos bagages. Nous avons trouvé, brisée en morceaux, la caisse dans laquelle se trouvait la momie, mais quant à celle-ci, impossible de la découvrir. Nous avons cherché partout, creusé le sable, qui s'était entassé autour de nous, mais en vain. Nous ne savions que faire, car Trelawny tenait absolument à rapporter cette momie. Nous avons attendu une journée entière, espérant que les Bédouins en fuite reviendraient ; nous avions comme l'intuition aveugle qu'ils avaient sorti la momie du chariot d'une façon quelconque, et qu'ils la rendraient. Cette nuit-là, un peu avant l'aube, Mr. Trelawny me réveilla et me chuchota à l'oreille :

 

– Il faut que nous retournions au tombeau dans la Vallée de la Sorcière. Ne montrez aucune hésitation quand, dans la matinée, je donnerai les ordres. Si vous posez des questions sur l'endroit où nous nous rendons, cela fera naître des soupçons et ruinera notre projet.

 

» – Très bien, répondis-je. Mais pourquoi retourner là-bas ?

 

» Sa réponse me fit frissonner comme si elle avait fait vibrer en moi une corde toute prête à réagir.

 

» – Nous trouverons la momie là-bas ! J'en ai la certitude !

 

» Puis, s'attendant à ce que j'émette des doutes ou à ce que je discute, il ajouta :

 

» – Attendez, vous verrez ! Et il s'enroula à nouveau dans sa couverture.

 

» Les Arabes furent surpris de nous voir revenir sur nos pas ; certains d'entre eux en furent mécontents. Il y eut pas mal de frictions, et plusieurs désertions ; si bien que c'est avec une escorte moins importante que nous sommes repartis vers l'est. Tout d'abord, le Cheik ne manifesta aucune curiosité pour notre destination précise. Mais quand il devint visible que nous nous dirigions de nouveau vers la vallée de la Sorcière, il parut à son tour préoccupé, et cela ne fit que s'aggraver à mesure que nous approchions du but. Jusqu'au moment où nous nous sommes trouvés à l'entrée de la vallée. Là, il s'arrêta et refusa d'aller plus loin. Il dit qu'il attendrait notre retour si nous choisissions de poursuivre notre chemin seuls. Il resterait trois jours ; si, après ce délai, nous n'étions pas revenus, il s'en irait. Aucune offre d'argent ne put le tenter au point de le faire changer d'avis. La seule concession qu'il voulut bien nous faire, ce fut de retrouver les échelles et de les apporter au pied de la falaise. Il le fit ; puis, avec le reste de la troupe, il retourna à l'entrée de la vallée pour nous y attendre.

 

» Mr. Trelawny et moi-même nous nous munîmes de cordes et de torches, et nous montâmes de nouveau jusqu'au tombeau. Il était évident que quelqu'un était venu en notre absence, car la dalle de pierre qui fermait l'entrée du tombeau était retombée à l'intérieur, et une corde pendait du sommet de la falaise. À l'intérieur, une autre corde plongeait dans la Fosse de la Momie. Nous nous sommes regardés, mais nous n'avons pas dit un mot. Nous avons fixé notre propre corde, et comme prévu, Trelawny descendit le premier, tandis que je le suivais immédiatement. Ce n'est qu'une fois que nous fûmes parvenus au fond de la fosse qu'une pensée me traversa l'esprit : il n'était pas impossible que nous fussions tombés dans une sorte de piège. Quelqu'un pouvait descendre par la corde fixée au sommet de la falaise, couper celle qui nous avait servi à descendre dans la fosse, et nous enterrer vivants. Cette pensée était horrifiante, mais il était trop tard pour faire quoi que ce fût. Je ne dis rien. La seule chose que nous avons pu remarquer, c'était le vide qui nous entourait. Malgré ses ornements magnifiques, le tombeau donnait une impression de désolation à cause de l'absence du grand sarcophage qui, pour être logé, avait nécessité qu'on taille dans le roc, du coffre aux vases d'albâtre, des tables sur lesquelles étaient posés le matériel et la nourriture destinés au mort, et des figurines ushaptiu.

 

» Le spectacle était rendu encore plus désolé par la présence de la momie de la Reine Tera qui gisait sur le sol à l'endroit où se trouvait antérieurement le grand sarcophage. À côté gisaient également, dans l'attitude convulsée attestant d'une mort violente, trois des Arabes qui avaient déserté. Leur visage était noir, leurs mains et leur cou étaient souillés du sang qui avait jailli de leur bouche, de leurs yeux et de leur nez.

 

» Ils portaient tous sur le cou la marque à présent noircie, d'une main à sept doigts.

 

» Nous nous sommes approchés, Trelawny et moi, et, tandis que nous regardions, nous étions tellement impressionnés et terrifiés que nous avons dû nous soutenir mutuellement.

 

» Car détail plus merveilleux que tous les autres, en travers de la poitrine de la reine momifiée, était posée une main à sept doigts, d'un blanc d'ivoire, dont le poignet présentait seulement une cicatrice, comme une ligne rouge irrégulière, et de laquelle semblaient tomber des gouttes de sang.

 

Chapitre XII

LE COFFRE MAGIQUE


» Quand nous sommes revenus de notre stupéfaction, qui sembla durer d'une manière anormale, nous avons, sans perdre de temps, transporté la momie le long du couloir, et nous l'avons hissée hors de la Fosse. J'étais passé le premier, pour la recevoir en haut. En baissant les yeux, je vis Mr. Trelawny prendre la main coupée et la mettre dans une poche qu'il avait sur la poitrine, dans le but manifeste d'éviter qu'elle ne soit abîmée ou perdue. Nous avons laissé les Arabes morts sur place. Grâce à nos cordes, nous descendîmes notre précieux fardeau jusqu'au sol ; et de là nous le transportâmes à l'entrée de la vallée où notre escorte devait nous attendre. À notre grand étonnement, nous l'avons aussitôt trouvée. Lorsque nous avons fait des remontrances au Cheik, il nous a répondu qu'il avait exécuté son contrat à la lettre : il avait attendu pendant les trois jours convenus. J'ai cru qu'il mentait pour dissimuler sa première intention qui était de nous abandonner ; et en comparant mes notes à celles de Trelawny je me suis aperçu qu'il avait conçu le même soupçon que moi. Ce n'est qu'en arrivant au Caire que nous avons découvert qu'il était dans le vrai. C'est le 3 novembre 1884 que nous sommes entrés dans la Fosse de la Momie pour la deuxième fois ; nous avions des raisons de nous rappeler cette date.

 

» Nous avions perdu trois jours entiers dans nos calculs – soustraits de nos vies – pendant que nous nous étions attardés dans la chambre de la morte. Était-il étrange, alors, que nous ayons éprouvé un sentiment superstitieux à l'égard de la défunte Reine Tera et de tout ce qui lui appartenait ? Y a-t-il quelque chose d'étonnant à ce qu'il subsiste en nous, avec l'impression déroutante d'une puissance extérieure à nous et excédant notre compréhension ? Y aura-t-il quelque chose d'étonnant à ce que cette impression subsiste en nous jusque dans la tombe, quand notre heure aura sonné ? À condition, bien entendu, qu'il y ait une tombe pour nous qui en avons dévalisé une !

 

Il observa une bonne minute de silence avant de poursuivre :

 

– Nous sommes bien arrivés au Caire, et de là à Alexandrie où nous devions prendre un paquebot des Messageries Maritimes pour Marseille, et de là un express pour Londres. Mais, « les combinaisons les mieux étudiées des souris et des hommes, échouent souvent au port ».

 

» À Alexandrie, Trelawny trouva un câble qui l'attendait. On lui annonçait que Mrs. Trelawny était morte en donnant le jour à une petite fille.

 

» Le mari accablé par ce malheur prit sur-le-champ l'Orient Express, et j'eus pour mission de convoyer seul tous ces trésors jusqu'à sa maison en deuil. J'arrivai sans encombre à Londres ; notre voyage semblait bénéficier d'une chance particulière. Quand j'arrivai chez lui, les obsèques avaient eu lieu depuis longtemps. L'enfant avait été mis en nourrice, et Mr. Trelawny s'était si bien remis du choc qu'il avait subi, qu'il avait immédiatement commencé à renouer les fils brisés de sa vie et de son œuvre. Qu'il ait subi un choc, et un choc grave, cela sautait aux yeux. Les fils gris apparus soudain dans sa chevelure noire en donnaient une preuve suffisante ; mais en outre l'expression de ses traits vigoureux était devenue plus sévère et plus figée. Depuis le moment où il reçut ce câble dans le bureau d'embarquement d'Alexandrie, je n'ai jamais vu sur son visage un sourire heureux.

 

» Dans un cas semblable, le mieux est de travailler ; il se dévoua donc corps et âme à son labeur. L'étrange tragédie qui lui valut la perte de sa femme et la naissance d'une enfant – née après le décès de sa mère – se situe au moment précis où nous nous trouvions dans cet état de transe au fond de la Fosse de la Momie de la Reine Tera. Cette tragédie s'était semblait-il, associée d'une certaine façon à ses études sur l'Égypte, et plus spécialement aux mystères présentant un lien avec la Reine. Il me dit très peu de chose sur sa fille ; mais il était évident qu'en ce qui la concernait deux forces entraient en conflit dans son esprit. Je pouvais voir qu'il l'adorait – l'idolâtrait presque. Mais il ne put jamais oublier que sa naissance avait eu pour conséquence la mort de sa mère. Il y avait également une chose qui semblait déchirer le cœur de ce père, bien qu'il n'ait jamais voulu me dire de quoi il s'agissait. Cependant, il me dit une fois dans un moment d'abandon où il renonçait à son parti pris de silence :

 

» – Elle ne ressemble pas à sa mère ; mais par ses traits et ses couleurs, elle présente une remarquable similitude avec les représentations de la Reine Tera !

 

» Il dit qu'il l'avait confiée à des gens qui s'occuperaient d'elle alors que lui ne le pouvait pas ; et que jusqu'à ce qu'elle devienne une femme, elle devrait goûter tous les plaisirs simples que peut avoir une jeune fille, et qui étaient pour elle ce qu'il y avait de mieux. J'aurais voulu souvent lui parler d'elle, mais il ne tenait pas à dire grand-chose. Il me dit une fois :

 

» – Il y a des raisons pour lesquelles je ne dois pas parler plus qu'il n'est nécessaire. Un jour, vous saurez – et vous comprendrez !

 

» Eh bien, lorsque les trésors que nous avions pris dans le tombeau eurent été apportés ici, Mr. Trelawny se chargea lui-même de leur arrangement. La momie, à l'exception de la main coupée, il la plaça dans le grand sarcophage d'hématite du vestibule. Ce dernier avait été sculpté pour le Grand Prêtre Thébain Uni. Il est, comme vous l'avez peut-être remarqué, entièrement recouvert d'inscriptions constituées par les merveilleuses invocations aux vieux Dieux de Égypte Comme vous l'avez vu aussi, il a disposé le reste des objets extraits de la tombe aux alentours de sa chambre. Pour des raisons qui lui étaient personnelles, il a placé parmi eux la main de la momie. Je crois qu'il considère que c'est ce qu'il y a de plus précieux parmi tout ce qu'il possède, à une seule exception, peut-être : le rubis sculpté qu'il appelle la « Pierre aux Sept Étoiles », qu'il conserve dans ce grand coffre fermé et protégé par divers dispositifs, comme vous savez.

 

» Je pense que vous trouvez cet exposé fastidieux, mais il me fallait vous donner ces explications, pour vous permettre de comprendre tout ce qui s'est passé jusqu'à maintenant. C'est longtemps après mon retour, avec la momie de la Reine Tera, que Mr. Trelawny a abordé de nouveau le sujet devant moi. Il s'était rendu à plusieurs reprises en Égypte, quelquefois avec moi et seul en d'autres occasions ; et j'avais fait moi-même plusieurs voyages, pour mon propre compte ou pour le sien. Mais pendant tout ce temps, près de seize ans, il n'a jamais abordé ce sujet, sauf lorsqu'une nécessité pressante obligeait, ou tout au moins suggérait, qu'il y soit fait allusion.

 

» Un matin, de bonne heure, il m'a envoyé chercher d'urgence. À cette époque, je faisais des recherches au British Museum, et j'avais loué un appartement à Hart Street. Quand je suis arrivé, il était au comble de l'énervement. Je ne l'avais jamais vu ainsi depuis qu'il avait appris la mort de sa femme. Il m'a conduit immédiatement dans sa chambre. Les stores des fenêtres étaient baissés et les volets fermés ; il ne filtrait pas à l'intérieur un rayon de lumière du jour. Les lumières habituelles ne fonctionnaient pas, mais il y avait plusieurs puissantes lampes électriques, d'au moins cinquante bougies, disposées sur un côté de la chambre. La petite table d'hématite sur laquelle était posé le coffre heptagonal était tirée au centre de la pièce. Ce coffre paraissait merveilleux sous l'effet de lumière qui tombait sur lui. Il paraissait réellement briller comme s'il avait été éclairé de l'intérieur.

 

» – Qu'en pensez-vous ? demanda-t-il.

 

» – On dirait une pierre précieuse, répondis-je. Vous pouvez très bien l'appeler le « Coffre Magique de la Sorcière », s'il a souvent cet aspect. On dirait presque qu'il vit.

 

» – Savez-vous pourquoi il donne cette impression ?

 

» – À cause du reflet de la lumière, je suppose ?

 

» – La lumière, bien sûr, répondit-il, mais c'est plutôt sa disposition.

 

» Tout en parlant, il a fait fonctionner les lumières habituelles de la chambre et coupé les lampes spéciales. L'effet sur la boîte de pierre fut surprenant ; en une seconde, elle perdit son rayonnement. C'était, comme toujours, une très belle pierre, mais rien de plus.

 

» – Vous n'avez rien remarqué dans la disposition des lampes ? me demanda-t-il.

 

– Non.

 

– Elles étaient disposées comme les étoiles de la constellation du Chariot ; comme les étoiles dans le rubis !

 

» Cette déclaration me parut assez convaincante. Je ne sais pourquoi, sauf le fait qu'il y avait eu tant d'associations mystérieuses avec la momie et tout ce qui s'y rattachait qu'il suffisait d'une de plus pour que les choses parussent s'éclaircir. J'écoutai les explications de Trelawny :

 

» – Depuis seize ans je n'ai jamais cessé de penser à cette aventure, ou d'essayer de trouver un indice pour expliquer les mystères en face desquels nous nous trouvions ; mais jusqu'à hier au soir, je ne semblais pas avoir trouvé de solution. Je crois que j'en ai rêvé, car en me réveillant j'étais tout feu tout flamme à ce sujet. Je sautai à bas du lit, décidé à faire quelque chose, avant de savoir exactement ce que je voulais faire. Alors, tout d'un coup, le but est devenu clair à mes yeux. Dans les inscriptions sur les murs du tombeau, il était fait allusion aux sept étoiles de la Grande Ourse qui forment le Chariot ; et il est continuellement et avec insistance question du nord. Les mêmes symboles étaient répétés en ce qui concernait la « Boîte Magique », comme nous l'appelions. Nous avions déjà remarqué ces régions particulières translucides dans la pierre de la boîte. Vous vous rappelez que les hiéroglyphes nous avaient dit que la pierre précieuse provenait du centre d'un aérolite, et que le coffre était également taillé dedans. Il était possible, me disais-je, que la lueur des sept étoiles, brillant dans la direction convenable, ait un effet sur la boîte, ou sur quelque chose qu'elle contiendrait. Je relevai le store et regardai au-dehors. Le Chariot était haut dans le ciel, ses étoiles, de même que l'Étoile Polaire, étaient juste en face de la fenêtre. Je tirai la table et le coffre jusque dans la lumière, et la déplaçai jusqu'à ce que les régions translucides se trouvent dans la direction des étoiles. La boîte se mit instantanément à luire, comme vous voyez qu'elle fait sous les lampes, mais légèrement. J'attendis, et j'attendis ; mais le ciel se couvrit, et la lumière s'est éteinte. J'allai donc chercher des fils et des lampes – vous savez combien souvent je m'en sers pour mes expériences – et j'essayai de voir l'effet produit par la lumière électrique. Il me fallut quelque temps pour placer convenablement les lampes, de sorte qu'elles correspondent aux parties de la pierre, mais dès l'instant où je les eus placées comme il fallait, le tout se mit à irradier, comme vous l'avez vu. Cependant, je ne pouvais pas aller plus avant. Il manquait évidemment quelque chose. Il me vint tout de suite à l'esprit que si la lumière produisait un certain effet, il devait y avoir dans la tombe un moyen d'en produire ; car celle des étoiles ne pénétrait pas dans la Fosse de la Momie. Alors l'ensemble me parut clair. Sur la table de jaspe, à sa partie supérieure, a été creusée une concavité à laquelle s'adapte exactement le bas du Coffre magique. Je l'y déposai. Et je vis immédiatement que les étranges protubérances si soigneusement taillées dans la pierre correspondaient dans un sens aux étoiles de la constellation. Elles étaient donc destinées à recevoir les lumières. Eureka ! m'écriai-je. Tout ce qu'il nous fallait à présent, c'étaient les lampes. J'essayai de poser dessus, ou tout près, des sources électriques. Mais la lumière ne parvint jamais à la pierre. J'eus donc de plus en plus la conviction qu'il existait des lampes spécialement conçues pour cet usage. Si nous pouvions les trouver, nous aurions franchi un grand pas vers la solution du mystère.

 

» – Mais alors, ces lampes ? demandai-je. Où sont-elles ? Où allons-nous les découvrir ? Comment les reconnaître si nous les trouvons ?

 

» Il m'arrêta aussitôt :

 

» – Une chose à la fois, dit-il avec calme. Votre première question contient toutes les autres. Où sont ces lampes ? Je vais vous le dire : dans le tombeau !

 

» – Dans le tombeau ! répétai-je, surpris. Pourtant, nous avons, vous et moi, fouillé dans les moindres recoins ; et nous n'avons pas vu trace d'une lampe. Il ne restait aucun objet quand nous sommes partis la première fois ; et la seconde fois, non plus, à part les cadavres des Arabes.

 

» Tandis que je parlais, il avait déroulé de grandes feuilles de papier. Il les étala sur la grande table, en maintenant les bords avec des livres et des poids. Je les reconnus au premier coup d'œil : c'étaient des copies minutieuses de nos premières transcriptions des textes gravés dans le tombeau. Quand il eut tout préparé, il se tourna vers moi et dit lentement :

 

» – Vous rappelez-vous notre étonnement, quand nous avons examiné le tombeau, devant l'absence d'une chose qu'on trouve habituellement dans toutes les sépultures ?

 

» – Oui ! Il n'y avait pas de serdab.

 

» Le serdab, me dit Mr. Corbeck, permettez-moi de vous l'expliquer, c'est une sorte de niche construite ou creusée dans la paroi d'un tombeau. Ceux qu'on a examinés jusqu'à présent ne portent pas d'inscriptions, mais contiennent seulement des effigies du mort pour lequel le tombeau a été construit.

 

Il poursuivit ensuite son récit :

 

– Trelawny, quand il vit que j'avais compris ce qu'il voulait dire, continua à parler avec un certain enthousiasme qui rappelait celui que je lui avais connu jadis.

 

» – J'ai abouti à la conclusion qu'il doit y avoir un serdab secret. Nous aurions dû y penser plus tôt. Nous aurions pu savoir que celui qui avait fait un tel tombeau, une femme, qui avait montré par ailleurs un tel sens de la beauté et de la perfection, et qui avait poussé l'achèvement du moindre détail avec une richesse d'élaboration bien féminine, n'aurait pas négligé un pareil élément architectural. Même s'il n'avait pas eu son sens rituel particulier, elle l'aurait prévu comme ornement. D'autres l'avaient eu, et elle aimait à achever son œuvre. Soyez-en-sûr, il y avait – il y a – un serdab ; et c'est dedans quand nous l'aurons découvert, que nous trouverons les lampes. Naturellement, nous aurions su alors ce que nous savons aujourd'hui, qu'il y avait des lampes, nous aurions pu soupçonner l'existence d'un endroit secret, d'une cachette. Je vais vous demander de retourner en Égypte, de voir la tombe, de trouver le serdab, et de rapporter les lampes !

 

» – Et si je m'aperçois qu'il n'y a pas de serdab, ou si, l'ayant découvert, je constate qu'il ne contient pas de lampes, alors ?

 

» Il eut alors ce sourire sombre que je lui avais vu si rarement dans ces dernières années, et il dit lentement :

 

» – Alors il faudra fouiller partout jusqu'à ce que vous les trouviez !

 

– Bien ! dis-je. Il désigna l'une des feuilles de papier :

 

» – Il y a ici les inscriptions de la Chapelle, au sud et à l'est. J'ai examiné de nouveau les textes. Je trouve que dans ce coin se trouvent les symboles de la constellation à laquelle nous donnons le nom de Chariot, et que la Reine Tera considérait comme présidant à sa naissance et à sa destinée. Je les ai examinés soigneusement et j'ai remarqué qu'ils sont tous des représentations du groupement des étoiles, tel qu'il se présente lorsque la constellation apparaît en différents points du ciel. Ils sont tous corrects au point de vue astronomique ; et de même que dans le ciel réel les Gardes indiquent l'Étoile Polaire, ils sont tous dirigés vers un point du mur où l'on doit habituellement trouver le serdab !

 

» Je partis pour Égypte la semaine suivante, et je n'eus pas un instant de répit tant que je ne fusse pas de nouveau dans le tombeau. J'avais retrouvé quelques-uns de ceux qui nous avaient autrefois servi d'escorte, et j'étais assez bien pourvu à ce point de vue. Le pays n'était plus du tout dans l'état où il se trouvait seize ans auparavant. Il n'y avait plus besoin de troupes ni d'hommes armés.

 

» J'escaladai seul la paroi rocheuse. Je ne rencontrai pas de difficulté, car, grâce à la clémence du climat, l'échelle de bois était encore utilisable. Il était facile de voir qu'au cours des années qui venaient de s'écouler le tombeau avait reçu d'autres visites. Je défaillais en pensant que quelqu'un avait pu tomber par hasard sur l'emplacement secret. Quelle amertume de découvrir que j'avais été devancé, et que mon voyage était ainsi inutile.

 

» L'amertume fut à son comble quand j'eus allumé mes torches et quand je fus passé entre les colonnes à sept pans pour pénétrer dans la Chapelle du tombeau.

 

» Là, à l'endroit exact précis où je m'attendais à le trouver, il y avait l'ouverture d'un serdab. Et le serdab était vide !

 

» Mais la Chapelle n'était pas vide ; car le corps desséché d'un homme en costume d'Arabe gisait tout près de l'entrée, comme s'il avait été foudroyé. J'examinai les murs des alentours pour vérifier l'exactitude des conjectures de Trelawny ; et je trouvai que dans toutes les positions des étoiles en question, les Gardes du Chariot désignaient un point situé à gauche, ou sur le côté sud, de l'ouverture du serdab, où se trouvait une seule étoile en or.

 

» Je fis pression dessus, et elle céda. La pierre qui avait constitué le devant du serdab, et qui était venue s'appliquer contre la paroi intérieure, bougea légèrement. En examinant de plus près l'autre côté de l'ouverture, je découvris un point semblable, qu'on reconnaissait à d'autres représentations de la constellation ; mais il était lui-même une figuration des sept étoiles, et chacune d'elles était ciselée en or bruni. Je fis pression sur toutes les étoiles l'une après l'autre, mais sans résultat. Une chose me frappa alors : si le ressort d'ouverture se trouvait sur la gauche, celui qui se trouvait à droite pouvait être fait pour obéir à la pression simultanée sur toutes les étoiles par une main à sept doigts. En me servant de mes deux mains, je réussis à le faire.

 

» Avec un bruit marqué de déclic, un personnage fait de métal parut jaillir d'un point très proche de l'ouverture du serdab ; la pierre pivota lentement pour reprendre sa place, et se referma avec un déclic. Pour l'instant, j'étais épouvanté par l'apparition de ce personnage. Il ressemblait à ce gardien farouche que, d'après l'historien arabe Ibn Abd Alhokin, le constructeur des Pyramides, le roi Saurid Ibn Salhouk, avait placé dans la Pyramide de l'Ouest pour défendre son trésor : « Un personnage de marbre, debout, la lance à la main, avec un serpent enroulé autour de la tête. Lorsque quelqu'un approchait, le serpent le mordait d'un côté, s'enroulait autour de son cou, le tuait, et revenait ensuite à sa place. »

 

» Je savais bien qu'un tel personnage n'était pas mis là à titre de plaisanterie, et que le braver n'était pas un jeu d'enfant. L'Arabe qui gisait mort à mes pieds fournissait la preuve de ce qui pouvait se passer ! J'examinai donc de nouveau le mur. Je trouvai çà et là des éclats, comme si on avait donné des coups avec un marteau pesant. Voici donc ce qui avait dû arriver : le violateur de sépulture, plus expert que nous dans ce genre de travail, et soupçonnant la présence d'un serdab, avait tenté de le découvrir. Il avait frappé le ressort par hasard, et il avait ainsi libéré le « Trésorier » vengeur, comme l'appelle l'écrivain arabe. Le résultat se voyait de lui-même !

 

» Je pris un morceau de bois, et en me tenant prudemment à distance je fis pression sur l'étoile avec son extrémité.

 

» La pierre pivota immédiatement en arrière. Le personnage caché jaillit au-dehors en brandissant sa lance. Puis, il se redressa et disparut. Je pensai que je pouvais à présent presser sans danger sur les sept étoiles, et je le fis. La pierre pivota de nouveau en arrière ; et le « Trésorier » retourna dans sa tanière cachée.

 

» Je répétai les deux expériences plusieurs fois, avec chaque fois le même résultat. J'aurais aimé examiner le mécanisme de ce personnage d'une mobilité aussi malfaisante ; mais cela n'aurait été possible qu'avec des outils difficiles à se procurer. Il pourrait être nécessaire de tailler tout un morceau de roc. J'espère y revenir un jour, convenablement équipé, et tenter de le faire.

 

» Peut-être ne savez-vous pas que l'entrée d'un serdab est presque toujours très étroite ; on peut quelquefois à peine y glisser une main. Il y a deux choses que j'ai apprises grâce à ce serdab : d'abord les lampes, si lampes il y a eu, ne pouvaient pas être de grandes dimensions ; deuxièmement, elles étaient d'une certaine façon, associées à Hathor, dont le symbole, un faucon dans un carré dont le coin d'en haut à droite forme un carré plus petit, était taillé en relief sur le mur intérieur, et coloré du même vermillon vif qu'on trouvait sur la Stèle. Hathor est la déesse qui correspond, dans la mythologie égyptienne à la Vénus des Grecs, dans la mesure où elle est la déesse de la beauté et du plaisir. Cependant, dans la mythologie égyptienne, chaque Dieu se présente sous un grand nombre de formes et à certains points de vue, Hathor a quelque chose à faire avec l'idée de résurrection. Il y a sept formes ou variantes de la Déesse ; pourquoi ne correspondaient-elles pas d'une certaine façon aux sept lampes. Que ces lampes aient existé, j'en étais convaincu. Le premier violateur de sépulture avait trouvé la mort ; le deuxième avait trouvé le contenu du serdab. La première tentative avait été faite des années auparavant ; l'état du corps qui se trouvait à côté de moi l'attestait. Je n'avais aucun indice concernant la deuxième tentative. Elle avait pu se produire il y avait longtemps ; ou peut-être tout récemment. Cependant, si le tombeau avait reçu d'autres visiteurs, il est probable que les lampes avaient été dérobées depuis longtemps. Eh bien ! mes recherches n'en seraient que plus difficiles ; car elles devaient être entreprises.

 

» Cela se passait il y a près de trois ans, et depuis ce temps, j'ai été comme l'homme des Mille et une Nuits, à chercher de vieilles lampes, non pas pour les échanger contre des neuves, mais contre de l'argent. Les déceptions que j'ai endurées, les poursuites vaines auxquelles je me suis livré, rempliraient un volume ; mais j'ai persévéré. Finalement, il y a moins de deux mois, un vieux revendeur de Mossoul m'a montré une lampe telle que celle que je cherchais. Je suivais sa trace depuis près d'un an, allant de déception en déception, mais toujours poussé à continuer par l'espoir grandissant d'être sur la bonne piste.

 

» Je ne sais pas comment j'ai pu me maîtriser quand je me suis rendu compte que, finalement, j'étais, au moins tout près de la réussite. Cependant, j'étais passé maître dans les finesses du commerce oriental ; et le négociant Juif-Arabe-Portugais trouva à qui parler. Avant d'acheter, j'ai voulu voir tout son stock. Au milieu d'un amas de saletés, il me présenta, une par une, sept lampes différentes. Chacune avait une marque distinctive ; et chacune était sous une forme ou une autre le symbole de Hathor. Je crois avoir ébranlé l'impassibilité de mon ami basané par l'ampleur de mes acquisitions car, dans le but de l'empêcher de deviner quel genre de marchandises, je recherchais, je vidai presque complètement son magasin.

 

» Je me séparai de la plus grande partie de ces marchandises au prix normal, tandis que je rentrais en hâte. Je n'osais pas les abandonner ou même les perdre, de crainte d'éveiller des soupçons. Mon fardeau était bien trop précieux pour être risqué par quelque maladresse. Je traversai les différents pays aussi vite que je le pus ; et je parvins à Londres avec seulement les lampes, ainsi qu'un certain nombre de curiosités faciles à transporter et de papyrus que j'avais ramassés au cours de mes voyages.

 

» À présent, Mr. Ross, vous en savez autant que moi ; et je laisse à votre discrétion le soin de décider si vous devez en parler à Miss Trelawny, et jusqu'à quel point.

 

Au moment où il terminait sa phrase, on entendit derrière nous une voix claire et jeune dire :

 

– Que voulez-vous à Miss Trelawny ? Elle est ici !

 

Nous nous retournâmes, surpris, et nous nous sommes regardés d'un air interrogateur. Miss Trelawny était sur le pas de la porte. Nous ne savions pas depuis combien de temps elle se trouvait là, et ce qu'elle avait pu entendre.

 

Chapitre XIII

LE RÉVEIL


– De quoi avez-vous parlé tout ce temps, Mr. Ross ? Je suppose que Mr. Corbeck vous a raconté toutes ses aventures pendant qu'il était parti à la recherche des lampes. J'espère que vous me le raconterez aussi à moi, un jour, Mr. Corbeck ; mais pas avant que mon pauvre père se sente mieux. Il aimerait, j'en suis sûre, me raconter tout cela lui-même ; ou être présent quand j'entendrai ce récit.

 

Elle nous lança un regard pénétrant à l'un, puis à l'autre.

 

– Oh ! c'est ce que vous étiez en train de dire quand je suis entrée ? Très bien ! J'attendrai ; mais j'espère que ce ne sera pas long. L'état dans lequel se trouve mon père, en se prolongeant, me déprime complètement. Il y a un petit moment, j'ai senti que mes nerfs étaient en train de craquer, si bien que j'ai décidé d'aller faire un tour dans le parc. Je suis sûre que cela me fera du bien. Je voudrais, si cela ne vous fait rien, vous savoir auprès de mon père pendant mon absence. Je me sentirai plus tranquille.

 

Je me levai avec empressement, en me réjouissant que la pauvre fille sorte, ne serait-ce qu'une demi-heure. Elle paraissait terriblement lasse et hagarde ; et la vue de ses joues pâles me fendait l'âme. J'entrai dans la chambre du malade, et je m'installai à ma place habituelle.

 

Je restai là un long moment à réfléchir à ce que Mr. Corbeck m'avait dit et à introduire les choses étonnantes que j'avais entendues dans le tissu d'étrangetés que j'avais vu se dérouler depuis que j'étais entré dans cette maison. À certains moments, j'étais enclin à douter ; à douter de tout et de tout le monde ; à douter même du témoignage de mes propres sens. Les avertissements de ce détective expérimenté ne cessaient de me revenir à l'esprit. Il avait rabaissé Mr. Corbeck au rang d'un menteur intelligent, ayant partie liée avec Miss Trelawny ! Avec Margaret ! C'était net ! En face d'une telle affirmation, le doute se dissipait. Chaque fois que son image, son nom, sa simple pensée, se présentaient à mon esprit, chaque événement se dressait, fort comme un fait vivant. Ma vie contre sa confiance !

 

Je fus sorti de ma rêverie qui tournait rapidement au rêve d'amour, d'une manière saisissante. Une voix venait du lit ; une voix grave, vigoureuse, autoritaire. La première note retentit à mes oreilles comme un coup de clairon. Le malade était réveillé et il parlait :

 

– Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?

 

Quelles qu'aient été les idées que nous nous étions faites les uns et les autres sur la façon dont il se réveillerait, je suis tout à fait sûr que personne ne s'attendait à le voir se réveiller tout d'un coup, parfaitement maître de soi. J'étais tellement surpris que je répondis presque machinalement :

 

– Je m'appelle Ross. Je vous veillais !

 

Il parut surpris pendant un instant, et ensuite je pus voir que son habitude de juger par lui-même entrait en jeu.

 

– Me veiller ! Que voulez-vous dire ? Pourquoi me veiller ?

 

Son œil s'était posé sur son poignet enveloppé d'un épais pansement. Il continua sur un ton différent ; moins agressif, plus cordial, le ton de quelqu'un qui admet les faits :

 

Êtes-vous médecin ?

 

Quand je répondis, je me sentis esquisser comme un sourire ; le soulagement survenant après une longue période d'anxiété commençait à faire son effet.

 

– Non, monsieur !

 

– Alors, que faites-vous ici ? Si vous n'êtes pas médecin, qu'est-ce que vous êtes ?

 

– Je suis avocat. Cependant, ce n'est pas à ce titre que je me trouve ici ; mais simplement en qualité d'ami de votre fille. C'est probablement parce qu'elle savait que j'étais avocat qu'elle a pris à l'origine la décision de m'appeler, car elle croyait que vous aviez été victime d'une tentative d'assassinat. Ensuite elle a eu la bonté de me considérer comme un ami et de m'autoriser à rester, conformément au vœu que vous aviez exprimé et d'après lequel quelqu'un devait veiller sur vous.

 

Mr. Trelawny pensait vite et parlait peu, c'était évident. Pendant que je discourais, il m'examinait de son regard pénétrant, il semblait lire dans ma pensée. À mon grand soulagement, il n'en dit pas davantage, semblant accepter de confiance ce que je lui disais. Il dit soudain :

 

– Elle a cru qu'on avait voulu m'assassiner ! Était-ce hier au soir ?

 

– Non. Il y a quatre jours.

 

Il parut surpris. Tout en parlant, il s'était, pour la première fois assis dans son lit ; il fit à présent un mouvement qui aurait pu faire croire qu'il avait l'intention d'en sortir. Cependant, en faisant un effort, il s'en abstint ; il se laissa retomber sur ses oreillers en disant tranquillement :

 

– Racontez-moi tout cela ! Tout ce que vous savez ! Jusqu'au moindre détail ! N'oubliez rien ! Mais, attendez fermez d'abord la porte au verrou. Avant de voir qui que ce soit, je veux savoir exactement, où en sont les choses.

 

En conséquence, je lui racontai tous les détails, jusqu'au plus insignifiant resté gravé dans ma mémoire, sur tout ce qui s'était passé depuis mon arrivée dans la maison. Je ne dis naturellement rien de mes sentiments pour Margaret et ne lui parlai que des choses qu'il connaissait déjà. En ce qui concernait Corbeck, je dis simplement qu'il avait rapporté des lampes qu'il avait été rechercher. Je me mis alors à lui raconter en détail comment elles s'étaient trouvées perdues, et comment on les avait retrouvées dans la maison.

 

Il écoutait avec une maîtrise de soi qui, étant donné les circonstances, me paraissait presque miraculeuse. Ce n'était pas de l'impassibilité, car par moments ses yeux brillaient ou lançaient des flammes, et les doigts vigoureux de la main intacte agrippaient le drap, en lui faisant faire des plis qui s'étendaient loin. Cela fut le plus évident lorsque je lui racontai le retour de Corbeck et la découverte des lampes dans le boudoir. Il parlait de temps en temps, mais pour dire à peine quelques mots, comme s'il avait fait inconsciemment un commentaire causé par l'émotion. Les parties mystérieuses, celles qui nous avaient intrigués le plus, ne paraissaient pas avoir pour lui d'intérêt particulier. On aurait dit qu'il les connaissait déjà. Le moment où il laissa paraître le plus d'émotion fut celui où je lui racontai l'épisode des coups de revolver tirés par Daw.

 

– Quel âne stupide ! murmura-t-il en jetant un coup d'œil à travers la chambre sur le cabinet endommagé, avec un dégoût marqué.

 

Quand je lui parlai de l'anxiété poignante éprouvée par sa fille, de ses soins et de son dévouement sans bornes, de la tendre affection dont elle avait fait montre, il parut très remué. Il y eut comme une sorte de surprise voilée dans son murmure inconscient :

 

– Margaret ! Margaret !

 

À la fin de mon récit, qui allait jusqu'au moment où Miss Trelawny était sortie pour faire sa promenade (je pensais à elle comme « Miss Trelawny », et non plus comme « Margaret », en présence de son père), il resta assez longtemps silencieux. Cela dura probablement deux ou trois minutes, mais me parut interminable. Puis soudain, il se tourna vers moi et me dit avec vivacité :

 

– À présent, dites-moi tout sur votre compte !

 

– Mon nom, comme je vous l'ai dit, est Ross, Malcolm Ross. Je suis avocat de profession. J'ai été nommé Conseiller de la reine la dernière année de son règne. J'ai assez bien réussi.

 

– Oui, je sais, dit-il à mon grand soulagement. J'ai toujours entendu dire du bien de vous ! Où et quand avez-vous fait la connaissance de Margaret ?

 

– D'abord chez les Hay à Belgrave Square, il y a dix jours. Ensuite à un pique-nique en remontant le fleuve avec Lady Strathconnell. Nous avons été de Windsor à Cookham. Mar… Miss Trelawny était dans mon bateau. Je fais un peu d'aviron et j'avais mon bateau à Windsor. Nous avons beaucoup parlé naturellement. J'ai eu un aperçu de sa vie intérieure. Un aperçu comme peut en avoir un homme de mon âge et de mon expérience quand il s'agit d'une jeune fille !

 

Tandis que je continuais, le visage du père se faisait de plus en plus grave, mais il ne disait mot. Je m'étais à présent engagé dans un exposé bien défini et je poursuivais avec toute la maîtrise que je pouvais exercer sur mon esprit. L'occasion pouvait être également riche en conséquence pour moi :

 

– Je ne pouvais pas ne pas remarquer qu'il y avait en elle un sentiment qui lui était habituel, celui d'être délaissée. Je croyais le comprendre ; je suis moi-même fils unique. Je me risquai à l'encourager à me parler librement, et je fus assez heureux pour y parvenir. Une sorte de confiance s'instaura entre nous.

 

Il se peignit sur le visage du père quelque chose qui me fit ajouter immédiatement :

 

– Comme vous pouvez bien l'imaginer, monsieur, rien n'a été dit qui ne fut correct et convenable. Elle m'a simplement parlé de la manière impulsive de quelqu'un qui aspire à exprimer des pensées depuis longtemps soigneusement dissimulées, à se rapprocher d'un père adoré ; d'avoir avec lui plus de rapports, d'être en confiance avec lui, plus proche de lui, dans le cercle de ses sympathies. Oh ! croyez-moi, monsieur, tout cela était pour le mieux ! C'était tout ce que peut espérer et désirer un cœur de père ! C'était entièrement loyal. Si elle me parlait à moi, c'était peut-être parce que j'étais presque un étranger et qu'entre nous aucune barrière ne s'était jusque-là dressée pour s'opposer aux confidences.

 

Ici, je marquai un temps. Il était difficile de continuer, et je craignais de nuire à Margaret par excès de zèle. C'est son père qui dissipa cet état de tension.

 

– Et vous ?

 

– Monsieur, Miss Trelawny est charmante et belle. Elle est jeune ; son âme a la pureté du cristal. Jouir de sa sympathie est une joie. Je ne suis pas vieux, et mon affection n'était pas engagée. Elle ne l'avait jamais été jusqu'à présent. J'espère pouvoir dire tout cela, même à un père.

 

Involontairement, je baissai les yeux ; quand je les relevai, Mr. Trelawny me regardait toujours d'un œil pénétrant. Toute la bonté de son caractère apparut dans son sourire, quand il me tendit la main en disant :

 

– Malcolm Ross, j'ai toujours entendu parler de vous comme d'un homme intrépide et ayant le sens de l'honneur. Je suis heureux que ma fille ait un ami tel que vous. Continuez !

 

– Il y a un avantage à vieillir : utiliser judicieusement son expérience. J'en ai beaucoup. Je me suis donné du mal toute ma vie pour en acquérir, et j'ai eu l'impression que j'étais justifié à l'utiliser. Je me suis risqué à demander à Miss Trelawny de me compter au nombre de ses amis ; de me permettre de lui venir en aide si l'occasion se présentait. Elle m'a promis de me le permettre. Je ne me doutais guère que l'occasion de lui venir en aide se présenterait aussi vite, et de cette façon. Mais le soir même vous étiez blessé. Dans sa désolation et son anxiété elle a pensé à me faire appeler !

 

Je marquai un temps. Il continuait à me regarder tandis que je poursuivais :

 

– Lorsqu'on découvrit votre lettre d'instructions, j'offris mes services. Ils furent acceptés, comme vous le savez.

 

– Et ces journées, comment se sont-elles passées pour vous ?

 

La question me prit au dépourvu. On y reconnaissait quelque chose de la voix et des manières de Margaret ; quelque chose qui rappelait tellement ses moments de légèreté qu'elle fit sortir toute la virilité qu'il y avait en moi. Je me sentais à présent en terrain plus solide et je répondis :

 

– Ces journées, monsieur, malgré l'anxiété torturante, malgré le chagrin qu'elles apportaient à une jeune fille que je me mettais d'heure en heure à aimer davantage, ont été les plus heureuses de mon existence !

 

Il resta longtemps silencieux ; si longtemps qu'en attendant, le cœur battant, qu'il se remette à parler, je commençais à me demander si je n'avais pas été d'une franchise excessive. Il finit par dire :

 

– Margaret, mon enfant ! Tendre, pleine d'attentions, forte, sûre, courageuse ! Comme sa chère mère ! Comme sa chère mère !

 

Et alors, dans le plus profond de mon cœur, je me réjouis d'avoir parlé franchement. Mr. Trelawny dit ensuite :

 

– Quatre jours ! Le seize ! Nous sommes donc le 20 juillet ?

 

J'acquiesçai, et il continua :

 

– Ainsi, j'ai été en catalepsie pendant quatre jours. Ce n'est pas la première fois. Je me suis trouvé dans le même état pendant trois jours, dans d'étranges circonstances ; et je ne m'en serais jamais douté si l'on ne m'avait pas dit le temps qui s'était écoulé. Je vous raconterai tout cela un jour, si cela vous intéresse. Pour le moment, il est préférable que je me lève. Quand Margaret rentrera, dites-lui vous-même que je vais très bien. Cela lui épargnera un choc ! Et voudriez-vous dire à Corbeck que j'aimerais le voir le plus tôt possible ? Je voudrais examiner ces lampes, et tout savoir de ce qui les concerne.

 

Son attitude à mon égard me comblait d'aise. Elle avait un côté « beau-père éventuel » qui m'aurait fait lever de mon lit de mort. Je me précipitai pour faire ce qu'il m'avait demandé ; ma main était déjà sur la clef de la porte quand il me rappela :

 

– Mr. Ross !

 

Je n'aimais pas l'entendre m'appeler « monsieur ». Après avoir appris mon amitié avec sa fille, il m'avait appelé « Malcolm Ross » ; et ce retour évident au formalisme, non seulement me peinait, mais m'emplissait d'appréhensions. Ce devait être quelque chose au sujet de Margaret. Je pensais à elle comme « Margaret », et non comme « Miss Trelawny », maintenant qu'il y avait un danger de la perdre. Je connais aujourd'hui les sentiments que j'éprouvais alors ; j'étais prêt à me battre plutôt que de la perdre. Je revins, en me roidissant instinctivement. Mr. Trelawny, observateur subtil, parut lire dans ma pensée ; son visage qui était de nouveau contracté par l'anxiété, se détendit et il me dit :

 

– Asseyez-vous une minute ; il vaut mieux que nous parlions maintenant que plus tard. Nous sommes des hommes, et des hommes du monde. Tout ce que vous venez de me dire sur ma fille est très nouveau pour moi, et très brutal ; je veux savoir exactement où j'en suis. Remarquez, je ne fais aucune objection ; mais en ma qualité de père, j'ai des devoirs sérieux, et qui peuvent se révéler pénibles. Je… je… (Il semblait légèrement embarrassé, ne sachant par où commencer, et cela me donna de l'espoir.) Je suppose que je dois comprendre, d'après ce que vous m'avez dit de vos sentiments à l'égard de ma fille, que vous auriez l'intention de briguer sa main, par la suite ?

 

Je répondis aussitôt :

 

– Absolument ! Absolument décidé ! c'était déjà mon intention le matin qui a suivi notre promenade sur le fleuve de venir vous trouver, au bout d'un délai convenable, pour vous demander si je pouvais aborder ce sujet avec elle. Les événements m'ont conduit à devenir son intime plus rapidement que je n'osais l'espérer ; mais cette première intention était restée vivante dans mon cœur, s'était développée, multipliée d'heure en heure.

 

Son visage semblait se radoucir tandis qu'il me regardait ; des souvenirs de jeunesse, lui revenaient instinctivement. Au bout d'un moment, il dit :

 

– Je suppose que je peux également comprendre, Malcolm Ross – le retour à cette formule familière pour s'adresser à moi détermina en moi un frisson de joie – que jusqu'à présent vous n'avez fait aucune déclaration à ma fille ?

 

– Pas en paroles, monsieur ! L'obligation de me montrer discret alors qu'elle était sans défense ; mon respect pour son père – je ne vous connaissais pas encore, monsieur, personnellement, mais je pensais à son père, en général – me retenait. Mais, ces barrières n'auraient pas existé, que je n'aurais pas osé me déclarer en présence d'un tel chagrin et d'une inquiétude pareille. Mr. Trelawny, je vous donne ma parole d'honneur que votre fille et moi, nous ne sommes – du moins, en ce qui me concerne, jusqu'à présent – que des amis, et rien de plus !

 

De nouveau, il tendit les mains, et je les lui serrai chaleureusement. Il dit alors avec cordialité :

 

– Je suis satisfait, Malcolm Ross. Naturellement, j'entends bien que tant que je ne l'aurai pas vue et que je ne vous en aurai pas donné la permission, vous ne ferez aucune déclaration à ma fille – en paroles, ajouta-t-il, avec un sourire indulgent. Mais il redevint sérieux pour continuer :

 

– Le temps presse ; j'ai à m'occuper de choses si urgentes et si étranges que je n'ose pas perdre une heure. Autrement, je n'aurais pas été prêt à aborder, à si brève échéance, et avec un ami d'aussi fraîche date, le sujet de l'avenir de ma fille, et de son bonheur futur.

 

Il y avait dans ses manières une certaine fierté – et une dignité qui m'impressionnaient beaucoup.

 

– Je respecterai vos désirs, monsieur ! dis-je en me retirant et en ouvrant la porte. J'entendis qu'il la refermait à clef derrière moi.

 

Quand je dis à Mr. Corbeck que Mr. Trelawny était complètement rétabli, il se mit à danser de joie. Mais il s'arrêta brusquement et me demanda de bien veiller à ne tirer aucune conclusion, d'abord à toute éventualité, ensuite en parlant de la découverte des lampes, ou des premières visites au tombeau. Cela, dans le cas où Mr. Trelawny aborderait le sujet ; comme il le fera, bien entendu », ajouta-t-il avec un regard oblique qui signifiait qu'il connaissait mes affaires de cœur. Je me déclarai d'accord avec lui, car j'estimais qu'il avait tout à fait raison. Je ne comprenais pas très bien pourquoi ; mais je savais que Mr. Trelawny était un homme particulier. On ne peut jamais commettre d'erreur en se montrant réticent. La réserve est une qualité qu'un homme fort respecte en toutes circonstances.

 

La façon dont les autres habitants de la maison prirent la nouvelle du rétablissement de Mr. Trelawny fut très variable. Mrs. Grant pleura d'émotion ; puis elle se précipita pour voir si elle ne pourrait pas faire quelque chose personnellement, pour mettre la maison en état à l'intention du « Maître », comme elle disait toujours. L'infirmière se décomposa : c'était une garde intéressante qui disparaissait. Mais cette déception fut de courte durée, et elle se réjouit bientôt de voir la fin de ces ennuis. Elle était prête à se rendre auprès du malade dès qu'on aurait besoin d'elle, mais, en attendant, elle se mit à faire sa valise.

 

Je fis entrer le sergent Daw dans le bureau, pour être seul avec lui au moment où je lui annoncerais la nouvelle. Malgré le contrôle qu'il avait sur ses réactions, il parut surpris quand je lui dis comment le réveil s'était produit. Ce fut mon tour d'être étonné quand il commença à dire :

 

– Et comment a-t-il expliqué la première agression ? Il était inconscient quand la seconde s'est produite.

 

– Vous savez une chose, je n'ai pas eu l'idée de le lui demander ?

 

L'instinct professionnel était poussé chez cet homme, il paraissait prendre le pas sur tout.

 

– C'est pourquoi si peu d'affaires sont menées à leur conclusion, dit-il, à moins que des gens à nous n'y soient mêlés. Votre détective amateur ne va pas jusqu'au fond des choses. Pour les gens qui ne sont pas du métier, dès que les choses commencent à s'arranger, que la tension s'atténue, on peut laisser tomber. C'est comme le mal mer, ajouta-t-il avec philosophie après un silence : dès que vous mettez pied à terre, vous n'y pensez plus, et vous vous précipitez au buffet pour vous sustenter ! Eh bien, Mr. Ross, je suis heureux que cette affaire soit terminée ; car elle l'est, du moins en ce qui me concerne. Je suppose que Mr. Trelawny connaît ses affaires ; maintenant qu'il est rétabli, il va les prendre en main lui-même. Cependant, peut-être ne fera-t-il rien. Comme il paraissait s'attendre à ce que quelque chose se produise, mais sans avoir en aucune façon demandé la protection de la police, je crois comprendre qu'il ne veut pas qu'elle s'en mêle avec comme objectif le châtiment du coupable. Nous apprendrons officiellement, je suppose, qu'il s'agissait d'un accident, ou d'une crise de somnambulisme, ou d'une chose de ce genre, pour calmer les scrupules de notre Service des Archives ; et ce sera terminé. En ce qui me concerne, je vous dirai franchement, monsieur, que ce sera une délivrance. Je me sentais vraiment devenir dingue. Il y avait trop de mystères, qui ne sont pas du genre auquel je suis habitué, pour que je me sente réellement satisfait par les faits ou par leurs causes. À présent, je peux me laver les mains de tout cela et retourner à un travail criminel net et sans histoires. Naturellement, monsieur, je serai heureux d'être mis au courant si vous mettez jamais en lumière une cause quelconque. Et je vous serai reconnaissant, si vous pouviez jamais me dire comment cet homme a été jeté hors de son lit lorsque le chat l'a mordu et qui a manié le couteau la deuxième fois. Car maître Silvio n'aurait jamais pu faire cela tout seul.

 

Lorsque Margaret rentra de sa promenade, j'allai au-devant d'elle dans le vestibule. Elle était encore pâle et triste ; je m'étais plus ou moins attendu à la voir rayonnante à son retour. Dès qu'elle me vit ses yeux se mirent à briller et elle me regarda d'un œil pénétrant.

 

– Vous avez de bonnes nouvelles à m'annoncer, dit-elle. Est-ce que mon père va mieux ?

 

– En effet. Pourquoi croyez-vous cela ?

 

– Je l'ai vu sur votre figure. Il faut que j'aille le voir tout de suite. Elle se précipita déjà quand je l'arrêtai.

 

– Il a dit qu'il vous ferait chercher dès qu'il serait habillé.

 

– Il a dit qu'il me ferait chercher ! répéta-t-elle, stupéfaite. Alors, c'est qu'il est réveillé, et qu'il a repris connaissance ! Je n'avais pas idée qu'il fût aussi bien que cela ! Oh ! Malcolm !

 

Elle se laissa tomber sur le fauteuil le plus proche et se mit à pleurer. J'étais moi-même très ému. Le spectacle de sa joie et de son émotion, la façon dont elle avait dit mon prénom, et en pareille circonstance, l'afflux de toutes sortes de possibilités merveilleuses survenant en même temps, me bouleversèrent littéralement. Elle le vit, et parut comprendre. Elle tendit la main. Je la serrai fort, y déposai un baiser. De pareils moments – les occasions qui se présentent aux amoureux – sont des dons des dieux. Jusqu'à cet instant, tout en sachant que je l'aimais, en croyant même qu'elle me rendait mon affection, je n'avais eu que de l'espoir. À présent, cet abandon manifeste, sa bonne volonté à me laisser prendre sa main, l'ardeur avec laquelle elle pressa la mienne à son tour, la flamme amoureuse qui brillait dans ses beaux yeux noirs et profonds quand elle les leva vers les miens, étaient autant d'aveux éloquents susceptibles de combler l'amoureux le plus impatient ou le plus exigeant.

 

Aucune parole ne fut prononcée ; il n'en était pas besoin. Même si je ne m'étais pas engagé à conserver le silence, les mots auraient été bien pauvres et bien ternes pour exprimer ce que je ressentais. La main dans la main, comme deux enfants, nous avons gravi l'escalier et nous sommes allés attendre sur le palier l'invitation de Mr. Trelawny.

 

Je lui dis à l'oreille – c'était plus charmant que de parler haut et à distance – comment son père s'était réveillé, et quelles avaient été ses paroles ; tout ce qui s'était passé entre nous, sauf quand c'était elle qui était le sujet de la conversation.

 

Bientôt on sonna dans la chambre. Margaret se dégagea, et se retourna, un doigt sur les lèvres à titre d'avertissement. Elle alla jusqu'à la porte de son père et frappa doucement.

 

– Entrez ! dit une voix forte.

 

– C'est moi, père ! Sa voix tremblait d'amour et d'espoir.

 

Il y eut à l'intérieur de la chambre un bruit de pas rapides, la porte s'ouvrit précipitamment, et en un instant, Margaret, qui s'était élancée, était dans les bras de son père. Il n'y eut pas de long discours ; simplement quelques phrases entrecoupées.

 

– Père ! Mon cher, cher père !

 

– Mon enfant ! Margaret ! Ma chère, chère enfant !

 

– Oh père, père ! Enfin ! Enfin !

 

À ce moment, le père et la fille entrèrent ensemble dans la chambre, dont la porte se referma.

 

Chapitre XIV

LA MARQUE DE NAISSANCE

Pendant que j'attendais d'être appelé dans la chambre de Mr. Trelawny, comme je savais que cela arriverait, le temps me parut long et je me sentis seul. Je poursuivais des rêves bien personnels, lorsque la porte s'ouvrit, et Mr. Trelawny me fit signe d'entrer.

 

– Entrez, Mr. Ross ! dit-il avec cordialité, mais avec une certaine solennité qui me fit peur. J'entrai dans la chambre, et il referma la porte. Il tendit la main, et j'y mis la mienne. Il ne la lâcha pas, et la conserva pour me conduire vers sa fille. Le regard de Margaret alla de lui à moi, pour revenir à lui, puis elle baissa les yeux. Quand je fus tout près d'elle, Mr. Trelawny cessa de me tenir la main, et dit, en regardant sa fille bien en face :

 

– Si les choses sont telles que je les imagine, il n'y aura pas de secrets entre nous. Malcolm Ross en sait déjà tant sur mes affaires que j'estime qu'il doit laisser les choses où elles en sont et s'en aller sans rien dire, ou bien – en apprendre davantage. Margaret ! Veux-tu autoriser Mr. Ross à voir ton poignet ?

 

Elle lui lança un regard suppliant, mais, en même temps, elle paraissait prendre une décision. Sans un mot, elle leva la main droite, de manière à ce que le bracelet en forme d'ailes étendues qui lui recouvrait le poignet retombe, en laissant la peau nue. Je fus alors parcouru par un frisson glacé. Sur son poignet se trouvait une ligne fine, rouge, irrégulière, à laquelle semblaient être suspendues des taches rouges comme des gouttes de sang !

 

Elle restait là, sans bouger, véritable image de la fierté patiente. Car elle paraissait fière ! À travers toute sa douceur, toute sa dignité, son oubli de soi, marque d'une âme élevée, que je lui connaissais et qui n'avait jamais paru plus marqué – à travers les flammes qui semblaient jaillir des profondeurs de ses yeux sombres pour pénétrer mon âme, la fierté apparaissait de la manière la plus visible. La fierté confiante ; la fierté qui résulte d'une pureté consciente ; la fierté d'une véritable reine de l'Ancien Temps, quand le fait d'être d'essence royale, impliquait qu'elle était la première, la plus grande, et la plus courageuse. Tandis que nous restions ainsi quelques secondes, la voix profonde et grave de son père retentit à mes oreilles comme un défi :

 

– Que dites-vous à présent ?

 

Ma réponse ne fut pas formulée en paroles. Je pris dans la mienne la main droite de Margaret telle qu'elle se présentait, je la tins serrée et, de mon autre main, je remontai le bracelet d'or ; je me penchai et déposai un baiser sur le poignet. Quand je levai les yeux vers elle, sans lâcher sa main, il y avait sur son visage une expression de joie, comme j'en rêve quand je pense au ciel. Alors je regardai son père en face :

 

– Vous avez ma réponse, monsieur !

 

Son visage énergique prit une expression grave et aimable. Il posa la main sur les deux nôtres réunies, se pencha pour embrasser sa fille, et ne prononça qu'une parole :

 

– Bon !

 

Nous fûmes interrompus par un coup frappé à la porte. En réponse à un « entrez ! » impatient de Mr. Trelawny, Mr. Corbeck fit son apparition. Quand il nous vit réunis, il voulut se retirer mais en un instant, Mr. Trelawny s'était déjà précipité et l'entraînait vers nous. Ils se serrèrent les deux mains. Mr. Corbeck était un autre homme. Tout son enthousiasme juvénile, dont Mr. Trelawny nous avait parlé, semblait lui être revenu en un instant.

 

– Ainsi, vous avez les lampes ! dit-il presque en criant. Mon raisonnement était finalement juste. Venez dans la bibliothèque où nous serons seuls, et racontez-moi tout ! Et pendant ce temps, Ross, dit-il en se tournant vers moi, voulez-vous, comme un bon garçon, aller chercher la clef du coffre, pour que je puisse jeter un coup d'œil sur les lampes !

 

Ils entrèrent donc tous les trois dans la bibliothèque ; la fille serrait affectueusement le bras de son père ; pendant ce temps je me hâtais vers Chancery Lane.

 

Nous avons dîné ensemble de bonne heure. Nous restâmes ensuite un bon moment à nous reposer, puis Mr. Trelawny dit :

 

– À présent, je crois que nous ferions mieux de nous séparer et d'aller nous coucher de bonne heure. Nous pourrons parler longuement demain ; et ce soir, je désire réfléchir.

 

Le Dr Winchester partit, emmenant par une prévenance courtoise, Mr. Corbeck et me laissant seul en arrière. Quand les autres furent partis, Mr. Trelawny déclara :

 

– Je crois qu'il serait bon que, vous aussi, vous rentriez chez vous ce soir. Je désire être en tête à tête avec ma fille ; il y a des choses dont je veux l'entretenir, et elle seule. Peut-être, dès demain, pourrai-je vous en parler à vous aussi ; mais d'ici là ; nous serons moins distraits si nous sommes seuls dans la maison.

 

Je comprenais très bien et je partageais ses sentiments. Mais les expériences de ces derniers jours étaient encore présentes à ma mémoire et je lui dis avec un peu d'hésitation :

 

– Mais, cela ne peut-il pas être dangereux ? Si vous saviez comme nous…

 

À ma grande surprise, Margaret m'interrompit :

 

– Il n'y aura aucun danger, Malcolm. Je serai avec père !

 

En parlant, elle se serrait contre lui dans un geste de protection. Je ne dis plus rien, mais je me levai pour partir aussitôt. Mr. Trelawny dit avec chaleur :

 

– Venez d'aussi bonne heure que vous le désirez, Ross. Soyez-là pour le petit-déjeuner. Ensuite, nous pourrons parler tous les deux.

 

Il quitta la pièce en silence, nous laissant seuls. Je saisis les mains de Margaret et les couvris de baisers, puis elle vint tout près de moi, et nos lèvres se joignirent pour la première fois.

 

Avant neuf heures, j'étais à Kensington. Toute inquiétude semblait s'être envolée quand je vis Margaret. La pâleur de son visage avait déjà laissé la place au teint de fleur que je lui connaissais. Elle me dit que son père avait bien dormi, et qu'il n'allait pas tarder à nous rejoindre.

 

– Je crois bien, dit-elle à voix basse, que mon cher père, si attentionné, est resté en arrière exprès, pour que je sois la première à vous accueillir – et que je reste un peu seule avec vous !

 

Après le petit-déjeuner, Mr. Trelawny nous emmena dans le bureau. Il dit en entrant :

 

– J'ai demandé à Margaret de venir aussi.

 

Quand nous fûmes assis, il dit avec gravité :

 

– Je vous ai laissé entendre hier soir que nous aurions peut-être quelque chose à nous dire. J'ose croire que vous avez pu penser qu'il s'agissait de Margaret et de vous. N'est-ce pas ?

 

– Je crois.

 

– Eh bien, mon garçon, c'est parfait. Margaret et moi, nous avons parlé, je connais ses désirs.

 

Il tendit la main. Quand je l'eus saisie et que j'eus embrassé Margaret, que celle-ci eut rapproché son siège du mien, pour que nous puissions, en écoutant, nous tenir par la main, il poursuivit, mais avec une certaine hésitation – on aurait pu presque parler de nervosité – qui était nouvelle pour moi :

 

– Vous connaissez beaucoup de choses sur ma chasse après cette momie et ce qui lui appartenait ; et j'ose croire que vous avez deviné une grande partie de mes théories. Mais en tout cas, je les expliquerai plus tard, d'une manière concise et catégorique, si cela est nécessaire. Le point sur lequel je veux vous consulter à présent est celui-ci Margaret et moi, nous sommes en désaccord sur une question. Je suis sur le point de faire une expérience ; l'expérience qui couronnera vingt années de recherches, de dangers courus, de travaux de préparation. Grâce à cette expérience nous pouvons apprendre des choses qui ont été tenues à l'écart des yeux et de la connaissance des hommes depuis des siècles – des dizaines de siècles. Je ne désire pas que ma fille soit présente ; car je ne peux pas m'aveugler sur un point : il peut y avoir du danger – un grave danger, et d'une nature inconnue. Cependant, j'en ai déjà affronté de tels, de même que le courageux savant qui m'a aidé dans mon œuvre. En ce qui me concerne, je suis disposé à courir n'importe quel risque. Pour que la science, l'histoire, et la philosophie puissent en bénéficier ; et nous allons peut-être tourner une page d'une sagesse inconnue dans ce siècle terre à terre. Mais j'hésite à faire courir à ma fille un tel risque. Sa jeune et brillante existence est trop précieuse pour être exposée de la sorte ; surtout à présent où elle se trouve sur le seuil d'un bonheur nouveau. Je ne désire pas voir sa vie sacrifiée, comme a été celle de sa chère mère…

 

Il s'interrompit un moment, et se couvrit les yeux des mains. En un instant, Margaret fut à côté de lui, le serra contre elle, l'embrassa, le réconforta par des paroles affectueuses. Puis, en se redressant, une main posée sur la tête de son père, elle dit :

 

– Père ! mère ne vous a pas prié de rester auprès d'elle, même lorsque vous vouliez partir pour ce voyage en Égypte présentant des dangers inconnus, bien que ce pays ait été bouleversé de fond en comble par la guerre et les dangers qui en découlent. Vous m'avez dit qu'elle vous avait laissé libre de partir si vous le désiriez ; cependant le fait qu'elle craignait un danger pour vous est prouvé par ceci ! Elle leva son poignet avec la cicatrice d'où le sang paraissait couler. À présent, la fille agit comme aurait agi la mère !

 

Puis se tournant vers moi :

 

– Malcolm, vous savez que je vous aime ! Mais l'amour c'est la confiance ; et vous devez avoir confiance en moi aussi bien devant le danger que dans la joie. Vous et moi, nous devons nous tenir aux côtés de mon père devant ce péril inconnu.

 

– Mr. Trelawny ! dans ceci, Margaret et moi, nous ne faisons qu'un !

 

Il prit nos mains et les serra fort. Puis il dit, en proie à une profonde émotion :

 

– C'est ce que sa mère aurait fait !

 

Mr. Corbeck et le Dr Winchester arrivèrent exactement à l'heure fixée et vinrent nous rejoindre dans la bibliothèque. Malgré mon grand bonheur, je trouvai à notre réunion quelque chose de solennel. Car je ne pourrais jamais oublier les choses étranges qui s'étaient passées, et la perspective des choses étranges qui pourraient à nouveau se produire faisait planer comme un nuage qui nous oppressait tous. De la gravité de mes compagnons je déduisais qu'ils étaient eux aussi sous l'emprise d'une pensée obsédante.

 

Nous rapprochâmes instinctivement nos sièges de manière à former un cercle autour de Mr. Trelawny qui avait pris le grand fauteuil près de la fenêtre. Margaret était assise à sa droite, et j'étais à côté d'elle. Mr. Corbeck était à sa gauche avec le Dr Winchester de l'autre côté. Après quelques secondes de silence, Mr. Trelawny dit à Mr. Corbeck :

 

– Vous avez mis le Dr Winchester au courant de tout ce qui s'était passé jusqu'à aujourd'hui, comme nous en étions convenus ?

 

– Oui, répondit-il, si bien que Mr. Trelawny dit :

 

– Et j'ai tout dit à Margaret, ce qui fait que nous sommes tous au courant.

 

Alors, se tournant vers le docteur, il demanda :

 

– Dois-je comprendre que, sachant tout comme nous, qui avons suivi l'affaire en question depuis des années, vous désirez participer à l'expérience que nous espérons tenter ?

 

Sa réponse fut directe et sans équivoque.

 

– Certainement ! Voyons, lorsque cette affaire était toute nouvelle pour moi, j'ai offert de la suivre jusqu'à sa conclusion. À présent qu'elle présente un si étrange intérêt, je ne m'en désintéresserais pas pour tout l'or du monde. Rassurez-vous tout à fait, Mr. Trelawny. Je suis un savant et un chercheur. Je ne dépends de personne, personne ne dépend de moi. Je suis tout à fait seul, et libre de faire ce que je veux avec ce qui m'appartient – y compris ma vie !

 

Mr. Trelawny s'inclina avec gravité et, se tournant vers Mr. Corbeck, il déclara :

 

– Voilà bien des années que je connais vos idées, mon vieil ami ; je n'ai donc pas à vous poser de question. Quant à Margaret et Malcolm Ross, ils m'ont déjà dit leur façon de voir d'une façon non équivoque.

 

» L'expérience qui s'offre à nous consiste à essayer de savoir s'il y a vraiment une force, une réalité, dans la vieille Magie. Il ne peut pas y avoir de conditions plus favorables pour cette tentative, et mon désir est de réaliser tout ce qu'il est possible de faire pour mettre à exécution le projet d'origine. Qu'il existe un tel pouvoir, je le crois fermement. Il n'est peut-être pas possible de susciter, ou d'aménager, de diriger un tel pouvoir de nos jours ; mais je prétends que si un tel pouvoir a existé dans les Temps Anciens, il peut présenter quelque survivance exceptionnelle. Après tout, la Bible n'est pas un mythe ; et nous y lisons que le soleil s'est arrêté sur l'ordre d'un homme et qu'un âne – non pas un âne humain – a parlé. Et si, à Endor, la magicienne a pu évoquer devant Saül l'esprit de Samuel, il n'y a là qu'un cas choisi entre un grand nombre et le fait qu'elle ait été consultée par Saül n'est qu'une question de hasard. Il cherchait seulement un homme parmi ceux, nombreux, qu'il avait emmenés d'Israël : « Tous ceux qui avaient des Esprits Familiers, et les Sorciers. » Cette Reine Égyptienne, Tera, qui régna près de deux mille ans avant Saül, avait un Esprit Familier, et était également une Sorcière. Voyez comment les prêtres de son époque, et ceux des époques ultérieures, ont essayé de faire disparaître son nom de la surface de la terre et de jeter un sort sur la porte même de son tombeau pour que personne ne pût découvrir le nom disparu. Et ils y sont si bien parvenus que même Manetho, l'historien des Rois Égypte, qui écrivait au dixième siècle avant Jésus-Christ, avec derrière lui toute la tradition des prêtres s'étendant sur quarante siècles, avec la possibilité de se référer à tous les documents existants, n'a même pas pu trouver son nom. En pensant aux événements récents, n'avez-vous pas, les uns ou les autres, été frappés par une chose : qu'était, ou qui était son Esprit Familier ?

 

Il y eut une interruption, car le Dr Winchester avait bruyamment claqué l'une de ses mains contre l'autre en s’écriant :

 

– Le chat ! Le chat momifié ! Je le savais ! Mr. Trelawny lui sourit.

 

– Vous avez raison ! Tout indique que l'Esprit Familier de la Reine Sorcière était ce chat qui fut momifié en même temps qu'elle et qui fut placé, non seulement dans son tombeau, mais dans son propre sarcophage. C'est lui qui m'a mordu au poignet, qui m'a coupé de ses crocs acérés.

 

Il marqua un temps. Le commentaire de Margaret fut celui d'une vraie petite fille :

 

– Alors, mon pauvre Silvio est acquitté. Je suis bien contente !

 

Son père lui caressa les cheveux et poursuivit :

 

– Cette femme semble avoir joui d'un extraordinaire pouvoir prophétique. Qui allait loin, très loin, au-delà de son siècle et de la philosophie de son époque. Elle semble avoir vu au-delà des faiblesses de sa propre religion et s'être préparée à un retour dans un monde différent.

 

Toutes ses aspirations tendaient vers le Nord, le point de la boussole d'où viennent les vents frais qui font une joie de la vie. Dès le début, ses yeux semblent avoir été attirés par les sept étoiles du Chariot. Comme le relatent les hiéroglyphes de son tombeau, sa naissance a coïncidé avec la chute d'un aérolite, du centre duquel fut en définitive extrait la Pierre aux Sept Étoiles, qu'elle considéra comme le talisman de sa vie. Il paraît avoir jusqu'à présent régi sa destinée au point que toute sa pensée, tous ses soucis gravitent autour. Le Coffre Magique, si merveilleusement sculpté travaillé et comportant sept pans provenait aussi de l'aérolite, nous l'apprenons de la même source. Sept était pour elle un chiffre magique ; et cela n'a rien d'étonnant quand on a sept doigts à une main. Avec un talisman constitué par un rubis précieux comportant sept étoiles disposées comme la constellation ayant présidé à sa naissance, chaque étoile parmi ces sept ayant sept pointes – en soi, une merveille géologique – il aurait été étrange qu'elle n'ait pas été attirée par ce chiffre. De plus, nous l'apprenons grâce à la Stèle qui se trouve dans son tombeau, elle était née le septième mois de l'année – le mois commençant en même temps que les inondations du Nil. La Déesse de ce mois était Hathor, la Déesse de sa propre maison, les Antef de la dynastie Thébaine – la Déesse qui, sous ses différentes formes, symbolise la beauté, le plaisir, et la résurrection. De plus, dans ce septième mois – qui, selon l'astronomie égyptienne plus récente, débute le 28 octobre et va jusqu'au 27 de notre mois de novembre –, le septième jour, le jour de sa naissance, le Garde du Chariot se lève juste au-dessus de l'horizon dans le ciel de Thèbes.

 

» Ces différents éléments sont donc groupés dans la vie de cette femme d'une manière merveilleusement étrange. Le chiffre sept ; l'Étoile Polaire avec la constellation de sept étoiles ; le Dieu du mois, Hathor, qui était son Dieu personnel, le Dieu de sa famille, les Antef de la Dynastie Thébaine dont le Roi était symbolisé par lui, et dont les sept formes présidaient à l'amour et aux délices de la vie et de la résurrection. Si jamais il y a eu un fondement à la magie, au pouvoir du symbolisme utilisé à des fins mystiques, à la croyance en des esprits définis à une époque qui ne connaissait pas le Dieu Vivant, c'est là qu'il faut le chercher.

 

» Rappelez-vous, également, que cette femme excellait dans la science de son époque. Son père avisé et prévoyant y a veillé, sachant qu'elle devrait grâce aux ressources de sa propre sagesse combattre finalement les intrigues de la Hiérarchie. Ayez présent à l'esprit le fait que dans l’Égypte antique, la science de l'Astronomie, à ses débuts avait pourtant atteint un niveau extraordinaire ; et que l'Astrologie suivait les progrès de l'Astronomie. Et il est possible qu'avec les récents progrès de la science concernant les rayons lumineux, nous découvrions un jour que l'Astrologie a une base scientifique. Le prochain bond en avant de la pensée scientifique peut très bien s'occuper de ce problème. J'aurai tout à l'heure à attirer votre attention sur quelque chose de spécial dans cet ordre d'idées. N'oubliez pas non plus que les Égyptiens avaient des connaissances scientifiques sur des points que nous ignorons complètement, malgré les avantages dont nous jouissons sur d'autres plans. L'acoustique, par exemple, science exacte pour les constructeurs de Karnak, de Luxor, des Pyramides est aujourd'hui un mystère pour Bell, Kelvin, Edison et Marconi. De plus ces travailleurs du miracle d'autrefois connaissaient probablement un moyen pratique d'utiliser d'autres forces, parmi lesquelles les forces de la lumière, que nous n'imaginons pas aujourd'hui. Mais j'aborderai ce sujet plus tard. Ce Coffre Magique de la Reine Tera est probablement une boîte magique à plus d'un point de vue. Il peut – cela est possible – contenir des forces que nous ignorons. Nous ne pouvons pas l'ouvrir ; il doit être fermé de l'intérieur. Comment alors a-t-il été fermé ? C'est un coffre de pierre massive, d'une étonnante dureté, ressemblant davantage à une pierre précieuse qu'à un marbre ordinaire, avec un couvercle aussi massif ; et cependant il est si finement ajusté que l'outil le plus fin parmi ceux que nous fabriquons aujourd'hui ne peut s'insérer entre le coffre et son couvercle. Comment a-t-il été ajusté avec une telle perfection ? Comment la pierre a-t-elle été choisie de sorte que ses parties translucides correspondent par leur position à celle des sept étoiles de la constellation ? Comment se fait-il, et d'où cela provient-il, que lorsque la lumière des étoiles éclaire, il devient lumineux de l'intérieur ; que lorsque je place les lampes d'une matière analogue la lueur devient encore plus intense ; et cependant la boîte ne réagit pas à la lumière ordinaire, quelle que soit son intensité. Je vous dis que cette boîte recèle un grand mystère scientifique. Nous nous apercevrons que la lumière l'ouvre d'une certaine façon ; soit en tombant sur une certaine substance, particulièrement sensible à son action, soit en libérant une force encore plus grande.

 

» D'autre part, il y a peut-être, cachés dans cette boîte, des secrets qui, pour le bien ou pour le mal, apporteront des lumières au monde. Nous savons d'après leurs documents, et aussi par déduction, que les Égyptiens étudiaient les propriétés des herbes et des minéraux à des fins magiques – de magie blanche et aussi bien noire. Nous savons que certains magiciens d'autrefois pouvaient provoquer en partant du sommeil des rêves d'un genre donné. Que ce résultat était principalement obtenu par l'hypnotisme, qui est encore un art, ou une science du Nil antique, j'en suis presque certain. Mais en outre ils devaient avoir une connaissance des drogues dépassant largement tout ce que nous pouvons savoir. Grâce à notre pharmacopée nous pouvons, jusqu'à un certain point, provoquer des rêves. Nous pouvons même faire une différence entre les bons et les mauvais – les rêves de plaisir, ou les rêves troublants et inquiétants. Mais ces praticiens de jadis semblent avoir été en mesure de commander à volonté n'importe quelle forme ou quelle couleur de rêve ; pouvaient partir de n'importe quel sujet, de n'importe quelle pensée dans presque n'importe quel sens désiré. Dans ce coffre, que vous avez vu, est peut-être déposé un véritable arsenal de rêves. À dire vrai, certaines des forces qu'il contient ont peut-être été déjà utilisées dans ma maison.

 

Il y eut alors une nouvelle interruption du Dr Winchester :

 

– Mais, si dans votre cas, quelques-unes des forces emprisonnées ont été utilisées, qui les a libérées au moment voulu, et comment ? En outre, vous avez été, vous et Mr. Corbeck plongés dans un état de transe pendant trois jours entiers lorsque vous vous trouviez pour la seconde fois dans le tombeau de la Reine. Et alors, d'après ce que j'ai retenu du récit de Mr. Corbeck, le coffre n'était pas revenu dans la sépulture, bien que la momie s'y soit trouvée. Dans les deux cas, il doit y avoir eu sûrement une intelligence active en éveil, et quelque autre pouvoir qui s'est exercé.

 

La réponse de Mr. Trelawny fut aussi directe :

 

– Il y avait en éveil une intelligence active. J'en suis convaincu. Et elle exerçait un pouvoir qui ne lui fait jamais défaut. Je crois que dans ces deux occasions, le pouvoir exercé était l'hypnotisme.

 

– Et où se trouve contenu ce pouvoir ? Quel point de vue avez-vous à ce sujet ?

 

La voix du Dr Winchester vibrait du fait de l'intensité de son excitation. Il se penchait en avant, sa respiration était entrecoupée, il avait le regard fixe. Mr. Trelawny dit avec solennité :

 

– Dans la momie de la Reine Tera ! J'allais y arriver. Peut-être aurait-il mieux valu que nous attendions que j'aie éclairci un peu le terrain. Ce que je crois fermement, c'est que la préparation de cette boîte était faite pour une occasion spéciale ; comme du reste tous les préparatifs du tombeau et de tout ce qui s'y rattache. La Reine Tera ne se souciait pas de se protéger des serpents et des scorpions, dans ce tombeau de roc taillé dans une falaise abrupte à cent pieds au-dessus du niveau de la vallée, et à cinquante pieds au-dessous du sommet. Ses précautions étaient dirigées contre les dégâts causés par des mains humaines ; contre la jalousie et la haine des prêtres qui, s'ils avaient connu les buts qu'elle poursuivait, auraient essayé de les déjouer. À son point de vue, elle avait tout préparé pour le moment de sa résurrection, à quelque date qu'elle se produise. Je déduis des peintures symboliques du tombeau qu'elle s'écartait des croyances de son époque au point d'envisager une résurrection de la chair. C'était sans aucun doute ce qui exacerbait la haine des prêtres, et leur donnait une raison acceptable d'abolir l'existence, présente et future de quelqu'un qui avait infligé un outrage à leurs théories et blasphémé leurs dieux. Tout ce dont elle pourrait avoir besoin, soit dans l'accomplissement de sa résurrection, soit ensuite, était contenu dans une suite de chambres creusées dans le roc et presque hermétiquement scellées. Dans le grand sarcophage qui, comme vous le savez, est d'une taille tout à fait inhabituelle même pour les rois, se trouvait la momie de son Esprit familier, le chat, qui, en raison de sa grande taille, était, je pense, une sorte de chat-tigre. Dans le tombeau, contenues également dans un récipient solide, se trouvaient les jarres scellées qui contiennent habituellement ces organes internes qui sont embaumés séparément, mais qui, dans le cas qui nous occupe, ne contenaient rien de semblable. De telle sorte, je pense, qu'il y avait, dans son cas, une déviation aux règles de l'embaumement ; les organes étaient remis dans le corps, chacun à sa place, dans le cas, en vérité, où on les aurait d'abord retirés. Si cette hypothèse est exacte, nous découvrirons que le cerveau de la Reine, ou bien n'a jamais été extrait à la manière habituelle, ou bien, s'il l'a été, a été remis en place, au lieu d'être enfermé dans les bandelettes de la momie. Enfin, il y avait dans le sarcophage le Coffre Magique sur lequel ses pieds reposaient. Remarquez aussi le soin pris à préserver son pouvoir de contrôle sur les éléments. D'après ce qu'elle croyait, la main ouverte placée en dehors des bandelettes contrôlait l'Air, l'étrange Pierre Précieuse aux étoiles scintillantes contrôlait le Feu. Le symbolisme inscrit sur la semelle de ses pieds lui donnait l'empire sur la Terre et l'Eau. Pour ce qui est de la Pierre aux Étoiles, je vous en parlerai ensuite, mais pendant que nous en sommes au sarcophage, remarquez comment elle gardait son secret pour le cas d'une violation de sépulture ou d'intrusion. Personne ne pouvait ouvrir son Coffre Magique sans les lampes, car nous savons aujourd'hui que la lumière ordinaire est inopérante. Le grand couvercle du sarcophage n'était pas scellé comme de coutume, parce qu'elle voulait contrôler l'air. Mais elle avait caché les lampes qui normalement se rattachaient au Coffre Magique, dans un endroit où personne n'aurait pu les trouver, sauf en suivant les directives secrètes qu'elle avait préparées à l'intention exclusive d'yeux avisés. Et même là, elle s'était protégée contre les risques de découverte en prévoyant un verrou de la mort dirigé contre un curieux non prévenu. Elle avait pour ce faire appliqué la leçon traditionnelle du garde vengeur des trésors de la pyramide, construite par son grand prédécesseur de la Quatrième Dynastie sur le trône Égypte

 

» Vous avez remarqué, je suppose, qu'il y avait, dans le cas de son tombeau, certaines déviations aux règles habituelles. Par exemple, le puits d'accès à la Fosse de la Momie, qui est habituellement comblé au moyen de pierres et de déblais, avait été laissé ouvert. Pourquoi cela ? Je pense qu'elle avait pris ses dispositions pour quitter son tombeau lorsque, après sa résurrection, elle serait devenue une femme nouvelle, avec une personnalité différente, et moins aguerrie aux épreuves qu'elle avait connues dans sa première existence. Autant que nous puissions juger de ses intentions, elle avait pensé à tout ce dont elle aurait besoin pour son entrée dans le monde, même la chaîne de fer, décrite par Van Huyn, tout près de la porte ménagée dans le rocher, grâce à laquelle elle pourrait se laisser descendre jusqu'au sol. Le choix de la matière prouve qu'elle s'attendait à ce qu'il s'écoule de nombreuses années avant qu'elle ait à l'utiliser. Une corde ordinaire se serait affaiblie ou serait devenue peu sûre avec le temps, mais elle imaginait, à juste titre, que le fer tiendrait.

 

» Quelles étaient ses intentions lorsqu'elle se promènerait de nouveau à ciel ouvert, nous ne le savons pas, et nous ne le saurons jamais, à moins que ses lèvres mortes ne recouvrent leur souplesse et se mettent à parler.

 

Chapitre XV

LES INTENTIONS DE LA REINE TERA


» À présent, la Pierre Étoilée ! Elle la considérait manifestement comme le plus important de ses trésors. Elle y avait gravé des mots que personne, de son temps, n'osait prononcer.

 

» D'après les croyances de Égypte antique, il y avait des mots qui, s'ils étaient utilisés convenablement – car la manière de les dire avait autant d'importance que les mots eux-mêmes – étaient capables de commander aux Seigneurs des Mondes d'En-haut et d'En-bas. Le « hekau » ou parole de puissance, était d'une grande importance, dans un certain rituel. Sur la Pierre des Sept Étoiles qui, comme vous savez, est ciselée de manière à figurer un scarabée, sont gravés en hiéroglyphes deux de ces hekau, l'un sur le dessus, l'autre dessous. Mais vous comprendrez mieux en le voyant. Ne bougez pas !

 

Mr. Trelawny était revenu deux ou trois minutes plus tard. Il tenait à la main une petite boîte d'or, qu'il plaça devant lui sur la table, en reprenant son siège. Quand il l'ouvrit, nous nous penchâmes tous en avant.

 

Sur un coussin de satin blanc reposait un merveilleux rubis d'une taille immense, presque aussi gros que la première phalange du petit doigt de Margaret. Il était ciselé – il n'était pas possible que ce fût sa forme d'origine, mais les pierres ne laissent pas apparaître la trace de l'outil – dans la forme d'un scarabée, les ailes repliées, les pattes et les antennes serrées sur ses côtés. Étincelant à travers sa merveilleuse couleur « sang de pigeon », il y avait sept étoiles distinctes, ayant chacune sept pointes, dans une position telle qu'elles reproduisaient exactement la constellation du Chariot. Il ne pouvait y avoir aucune erreur dans l'esprit de quiconque avait observé cette dernière. Il s'y trouvait, gravées avec la précision la plus raffinée, quelques hiéroglyphes, comme je pus le constater lorsque ce fut mon tour d'utiliser la loupe que Mr. Trelawny avait sortie de sa poche et nous tendait aux uns et aux autres.

 

– Comme vous voyez, il y a deux mots, l'un au-dessus, l'autre au-dessous. Les symboles du dessus représentent un seul mot, composé d'une syllabe prolongée, avec ses déterminants. Vous savez tous, je suppose, que la langue égyptienne était phonétique, et que le symbole hiéroglyphique représentait le son. Le premier symbole que vous voyez ici, le hoe, signifie « mer », et les deux ellipses pointées la prolongation de l'« r » final : me-r-r. La figure assise avec la main sur son visage est ce que nous appelons le « déterminant » de la « pensée » ; et le rouleau de papyrus celui de l'« abstraction ». Nous avons ainsi le mot « mer », amour, dans son sens abstrait, général, et le plus complet. C'est le hekau qui peut commander au Monde d'En-Haut.

 

» La symbolisation du mot gravé au revers est plus simple, bien que le sens en soit plus abscons. Le premier symbole signifie « men », constant et le second « ab », le cœur. Nous obtenons ainsi « constance du cœur », ou dans notre langue « patience ». Et c'est le hekau pour contrôler le Monde d'En-Bas.

 

Il referma la boîte et, en nous faisant signe de rester où nous étions, il retourna dans sa chambre pour remettre la Pierre dans le coffre. Quand il fut revenu et qu'il eut repris son siège, il continua :

 

– Cette Pierre précieuse, avec ses mots mystiques, que la Reine Tera tenait sous sa main dans son sarcophage, devait être un facteur important – probablement le plus important – dans le processus de sa résurrection. Dès le début, par une sorte d'instinct, j'ai cru m'en rendre compte. J'ai gardé la Pierre dans mon grand coffre, d'où personne ne pouvait l'extraire ; même pas la Reine Tera par son corps astral.

 

– Son corps « astral » ? Qu'est-ce que c'est, père ? Qu'est-ce que cela veut dire ?

 

Il y avait dans la voix de Margaret qui posait cette question une vivacité qui me surprit un peu ; mais Trelawny eut une sorte de sourire paternel qui vint éclairer sa solennité un peu sinistre comme un rayon de soleil perce un nuage, et il répondit :

 

– Le corps astral, qui devint un élément des croyances bouddhistes longtemps après l'époque dont nous parlons, et qui est un fait admis par le mysticisme moderne, a pris naissance dans l'Égypte antique ; du moins, autant que nous pouvons le savoir. Cela veut dire que l'individu doué de ce pouvoir peut à sa volonté, à la vitesse de la pensée, transporter son corps en tout endroit choisi de lui, par la dissolution et la reconstitution des particules dont il est formé. À propos, dans les croyances anciennes, il y avait plusieurs parties dans l'être humain. Vous pouvez aussi bien les connaître ; vous pourrez ainsi comprendre les questions qui y sont relatives ou qui en dépendent à mesure qu'elles se présenteront.

 

» Tout d'abord, il y a le « Ka »ou « Double », qui, ainsi que l'explique le Dr Budge, peut être défini comme « une individualité abstraite de la personnalité » imprégnée de toutes les caractéristiques de l'individu qu'elle représente. Le Ka est doué d'une existence absolument indépendante. Il est libre de se déplacer sur la terre d'un endroit à un autre, à volonté ; il peut pénétrer dans le ciel et parler avec les dieux. Il y a ensuite le « Ba », ou « âme » qui habite le « Ka » et a le pouvoir de devenir à volonté corporel ou incorporel ; il a à la fois la substance et la forme… Il a le pouvoir de quitter la tombe… Il peut venir retrouver le corps dans la tombe… Il peut le ranimer et entretenir une conversation avec lui. Ensuite il y a le « Khu », l'« intelligence spirituelle », ou esprit. Il prend la forme d' « un corps resplendissant, lumineux, intangible » … Et puis encore le « Sekhem » ou « pouvoir » d'un homme, sa force ou son énergie vitale personnifiée. Tous ces éléments, avec le « Khaibit », ou « ombre », le « Ren ou « nom », le « Khat » ou « corps physique », et « Ab » le « cœur », dans qui est le siège de la vie, contribuent à faire un homme.

 

» Vous verrez ainsi, que si cette division des fonctions, spirituelles et somatiques, éthérées et corporelles, idéales et réelles, sont acceptées comme exactes, il y a toutes les possibilités et les capacités de transferts corporels, dirigés toujours par une volonté qui ne peut être enchaînée ou par une intelligence.

 

» Il y a une autre croyance des anciens Égyptiens que vous devez garder présente à l'esprit : celle qui concerne les statuettes ushaptiu d'Osiris qui étaient mises avec le mort pour faire son travail dans le Monde d'En-Dessous. La généralisation de cette idée aboutit à croire qu'il est possible de transmettre par des formules magiques l'âme et les qualités de n'importe quelle créature vivante à une figure faite à son image. Cela donnerait une terrible extension de son pouvoir à celui qui détiendrait le don magique.

 

» C'est par la combinaison de ces différentes croyances et de leurs corollaires naturels que j'ai abouti à cette conclusion : la Reine Tera s'attendait à pouvoir effectuer sa propre résurrection au moment, à l'endroit, et de la manière qu'elle voudrait. Qu'elle ait eu en vue un moment précis pour entreprendre cet effort est non seulement possible, mais vraisemblable. Je ne m'attarderai pas maintenant à l'expliquer, mais j'aborderai le sujet plus tard. Avec une âme se trouvant parmi les dieux, un esprit qui pouvait se déplacer sur la terre à son gré, et un pouvoir de transfert corporel, ou un corps astral, aucune frontière, aucune limite n'avait à s'opposer à son ambition. Nous sommes obligés de croire que pendant ces quarante ou cinquante siècles elle est restée dans sa tombe, à attendre, en dormant. À attendre avec cette « patience » qui pouvait commander aux Dieux du Monde d'En-Dessous, pour cet « amour » qui pouvait faire obéir les Dieux du Monde d'En-Haut. Ce qu'elle a pu rêver, nous n'en savons rien ; mais son rêve a dû être interrompu par l'intrusion de ce Hollandais dans sa caverne sculptée, et celui qui l'a suivi a violé l'intimité sacrée de son tombeau en commettant cet affreux outrage : le vol de sa main.

 

» Ce vol, avec tout ce qui a suivi, nous prouve cependant une chose : chaque partie de son corps, bien que séparée du reste, peut être le point central et le lieu d'attraction des particules de son corps astral. Cette main qui se trouve dans ma chambre peut réaliser sa présence instantanée en chair et en os, et sa dissociation aussi rapide.

 

» J'arrive au couronnement de mon argumentation. Le but de l'attaque dont j'ai été victime était l'ouverture du coffre, pour que la Pierre sacrée des Sept Étoiles puisse en être extraite. Cette immense porte du coffre ne pouvait arrêter son corps astral qui, dans son entier ou partiellement, peut se reformer aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du coffre. Et je ne doute pas que dans l'obscurité de la nuit cette main momifiée ait souvent touché cette Pierre Talisman et tiré de ce contact une inspiration nouvelle. Mais, en dépit de tout son pouvoir, le corps astral ne pouvait faire passer ce joyau à travers les interstices du coffre. Le Rubis n'est pas astral ; on ne peut le déplacer que grâce au procédé habituel consistant à ouvrir les portes. Dans ce but, la Reine a employé son corps astral et la force déchaînée de son Esprit Familier, pour approcher du trou de la serrure la clef maîtresse qui s'opposait à sa volonté. Pendant des années je l'ai soupçonné, que dis-je, je l'ai cru ; et je me suis également protégé contre les puissances du Monde Inférieur. Moi aussi, j'attendais patiemment d'avoir rassemblé tous les éléments requis pour l'ouverture du Coffre et la résurrection de la Reine momifiée.

 

Il s'arrêta, et l'on entendit la voix douce et claire de sa fille, chargée d'une émotion intense :

 

– Père, d'après la croyance des Égyptiens, le pouvoir de résurrection d'un corps momifié était-il général, ou limité ? C'est-à-dire : pouvait-il accomplir sa résurrection un grand nombre de fois dans le cours des siècles ; ou seulement une fois, définitivement ?

 

– Il n'y avait qu'une seule résurrection, répondit-il. Il y en avait quelques-uns qui croyaient que ce devait être une résurrection bien déterminée du corps dans le monde réel. Mais selon la croyance la plus répandue, l'Esprit trouvait la joie aux Champs-Élysées, où il y avait une grande quantité de nourriture, où l'on n'avait pas à craindre la famine. Où il y avait de l'humidité et des roseaux aux racines profondes, et toutes les joies que peut attendre un peuple vivant sur une terre aride et sous un climat brûlant.

 

Margaret parla alors avec un sérieux qui traduisait sa conviction intérieure :

 

– Quant à moi, alors, j'ai la possibilité de comprendre ce qu'était le rêve de cette grande dame de jadis, qui voyait loin et avait une âme élevée ; le rêve qui permet à son âme d'attendre patiemment sa réalisation pendant toutes ces dizaines de siècles. Le rêve d'un amour qui pourrait exister ; un amour qu'elle sentait qu'elle pourrait, dans certaines conditions nouvelles, inspirer. L'amour qui est le rêve de toute femme ; des temps anciens ou nouveaux ; païenne ou chrétienne ; sous n'importe quel soleil ; quel que soit son rang ; quelles que soient ses aspirations ; quelle qu'aient pu être par ailleurs sa joie et ses peines au cours de son existence. Oh ! je connais cela ! Je connais cela ! Je suis une femme, et je connais le cœur d'une femme. Ce qu'étaient la pénurie ou l'abondance ; ce qu'étaient la bombance ou la famine pour cette femme, née dans un palais, avec sur le front l'ombre portée par la Couronne des Deux Égyptes ! Ce qu'étaient les marécages couverts de roseaux ou le murmure de l'eau courante pour elle dont les bateaux pouvaient descendre le grand Nil des montagnes jusqu'à la mer ! Ce qu'étaient les petites joies et l'absence de petites peurs pour elle qui pouvait d'un geste lever des armées, ou attirer jusqu'aux débarcadères de ses palais le commerce du monde entier ! Qui d'une parole, pouvait faire surgir des temples riches de toutes les beautés artistiques des Temps Anciens qu'elle avait pour but et comme plaisir de faire revivre ! Sous la direction de qui le roc s'entrouvrait pour lui ménager la sépulture qu'elle avait conçue !

 

» Je peux la voir dans sa solitude et dans le silence de sa fierté grandiose, rêvant de choses tellement différentes de celles qui l'entouraient. D'un autre pays, loin, très loin sous le dais de la nuit silencieuse, éclairé par la lueur magnifique et glacée des étoiles. Un pays s'étendant sous l'étoile du Nord, d'où soufflent les vents venant tempérer l'air fiévreux du désert. Un pays de verdure pleine de santé, loin, très loin. Où il n'existe pas de clergé aux combinaisons tortueuses ; un clergé dont les idées consistaient à accéder au pouvoir par le chemin des temples lugubres et des cavernes, encore plus lugubres, des morts ; en suivant un interminable rituel de mort. Un pays où l'amour n'avait rien de vil, mais était une possession divine de l'âme. Où il pourrait y avoir une âme sœur pour lui parler à travers des lèvres mortelles comme les siennes ; dont l'être pourrait se mêler au sien dans une douce communion d'âme à âme, tout comme leurs souffles pourraient se mêler dans l'air ambiant. Je connais ce sentiment pour l'avoir éprouvé moi-même. Je peux en parler à présent, depuis que cette bénédiction est survenue dans ma vie. Je peux en parler, puisqu'elle me permet d'interpréter les sentiments, l'âme pleine d'aspirations de cette charmante et ravissante Reine, si différente de ce qui l'entourait, si supérieure à son époque. Dont la nature, mise dans un mot, pouvait contrôler les forces du Monde d'En-Dessous ; et dont l'aspiration, traduite dans un nom, bien que gravé sur une pierre précieuse éclairée par les étoiles, pouvait commander à toutes les puissances rassemblées dans le Panthéon des Grands Dieux.

 

» Et elle sera sûrement satisfaite de trouver le repos dans la réalisation de ce rêve !

 

Nous autres, les hommes, nous étions restés sans rien dire, pendant que la jeune fille donnait sa magistrale interprétation des desseins ou des buts de cette femme du temps jadis.

 

Quand nous fûmes tous redescendus sur terre, chacun à notre façon, Mr. Trelawny, tenant dans sa main celle de sa fille, poursuivit son exposé :

 

– Voyons maintenant quel moment la Reine Tera avait l'intention de choisir pour sa résurrection. Nous touchons ici aux calculs astronomiques concernant l'orientation exacte. Comme vous le savez, les étoiles changent de positions relatives dans le ciel ; mais bien que les distances réellement parcourues dépassent la compréhension ordinaire, les effets, tels que nous les observons, sont réduits. Néanmoins, ils sont susceptibles d'être mesurés, non pas par années, en vérité, mais par siècles. C'est par ces moyens que Sir John Herschel est arrivé à déterminer la date de l'édification de la Grande Pyramide – date fixée par le temps nécessaire pour que l'étoile du vrai nord passe du Dragon à l'Étoile Polaire, calcul vérifié grâce à des découvertes ultérieures. De ce qui précède il résulte sans doute possible que l'astronomie était une science exacte chez les Égyptiens mille ans au moins avant l'époque de la Reine Tera. À présent, les étoiles constituant une constellation changent avec le temps de positions relatives, et le Chariot en est un exemple notoire. Les changements dans la position des étoiles même en quarante siècles sont trop faibles pour être constatés par un œil non entraîné à des observations minutieuses, mais ils peuvent être mesurés et vérifiés. Avez-vous, au moins l'un de vous, remarqué l'exactitude avec laquelle les étoiles dans le Rubis correspondent à la position des étoiles dans le Chariot ; de même qu'à la position des zones translucides dans le Coffre Magique ?

 

Nous acquiesçâmes tous. Il continua :

 

– Vous avez entièrement raison. Ils correspondent exactement. Et cependant, quand la Reine Tera fut couchée dans son tombeau, ni les étoiles de la Pierre, ni les zones translucides du Coffre ne correspondaient à la position que les étoiles occupent aujourd'hui dans la Constellation.

 

« Voyez-vous le sens de tout cela ? Est-ce que cela ne met pas en lumière les intentions de la Reine ? Elle était guidée par les augures, la magie, la superstition, et elle a naturellement choisi pour sa résurrection une époque qui semblait avoir été désignée par les Grands Dieux eux-mêmes, qui depuis d'autres mondes, avaient envoyé leur message par la foudre. Lorsqu'une telle époque était fixée par la sagesse céleste, le comble de la sagesse humaine n'était-il pas de s'y conformer ? Il arrive ainsi ceci – ici sa voix devint plus grave et trembla sous l'effet de ses sentiments intenses – que c'est à nous et à notre époque qu'est donnée l'opportunité de ce merveilleux coup d'œil que nous pouvons jeter dans le monde ancien, comme personne d'autre n'a eu à notre époque le privilège d'en risquer un, occasion qui ne se reproduira peut-être jamais.

 

« D'un bout à l'autre les inscriptions mystérieuses et le symbolisme du merveilleux tombeau de cette femme merveilleuse abondent en lumières révélatrices ; et la clef de bien des mystères se dissimule dans ce merveilleux Joyau qu'elle tient dans sa main morte sur son cœur mort, qui, elle l'espérait et le croyait, battrait à nouveau dans un monde nouveau et plus noble !

 

« À présent, voyons cette boîte de pierre, que nous appelons le Coffre Magique. Comme je l'ai dit, je suis convaincu qu'elle ne peut s'ouvrir qu'en obéissant à quelque principe contenu dans la lumière ou grâce à l'exercice de quelques-unes de ses forces à présent inconnues de nous. Il y a ici beaucoup de place pour les conjectures et l'expérimentation ; car, jusqu'à présent, les savants n'ont pas complètement différencié les genres, les puissances et les degrés de la lumière. Sans analyser les différents rayons nous pouvons, je crois, admettre comme certain qu'il y a diverses qualités et puissances de lumière ; et ce vaste terrain d'investigation scientifique est presque vierge. Nous connaissons jusqu'à présent si peu de chose des forces naturelles que l'imagination peut se donner libre cours pour concevoir les possibilités de l'avenir. En quelques années nous avons fait des découvertes qui, il y a deux siècles, auraient fait périr leurs auteurs sur le bûcher. La liquéfaction de l'oxygène ; l'existence du radium, de l'hélium, du polonium, de l'argon ; les différentes propriétés des rayons de Rœntgen, cathodiques et de Becquerel. Et de même que nous pouvons prouver finalement qu'il y a différentes sortes et qualités de lumière, de même nous pouvons découvrir que la combustion est capable d'avoir ses possibilités de différenciation ; qu'il y a dans certaines flammes des qualités qui n'existent pas dans d'autres. Il est possible que certaines des conditions essentielles de la matière soient continues, même dans la destruction de leurs bases. J'y réfléchissais la nuit dernière et je me disais que de même qu'il y a dans certaines huiles des qualités qui ne se trouvent pas dans les autres, de même il peut y avoir certaines qualités semblables ou correspondantes ou certains pouvoirs dans les combinaisons de chacune d'elles. Je suppose que nous avons tous remarqué une fois ou l'autre que la lumière de l'huile de colza n'est pas tout à fait la même que celle du pétrole, ou que les flammes du gaz de houille et de l'huile de baleine sont différentes. On le constate dans les phares ! Il m'est tout de suite venu à l'esprit qu'il y a peut-être quelque vertu spéciale dans l'huile qui a été trouvée dans les jarres lorsque le tombeau de la Reine Tera a été ouvert. Ces récipients n'avaient pas été utilisés pour conserver les intestins, ils ont dû être mis là dans un but différent. Je me rappelais que Van Huyn avait commenté la façon dont ces jarres étaient scellées légèrement, mais efficacement. On pouvait les ouvrir sans déployer de force. Les jarres étaient elles-mêmes conservées dans un sarcophage qui, bien que d'une grande résistance et hermétiquement scellé, pouvait être facilement ouvert. En conséquence, j'allai immédiatement examiner les jarres. Un peu – très peu – d'huile y était resté, mais elle s'était épaissie depuis les deux siècles et demi que les récipients étaient restés ouverts. Cependant, elle n'était pas rance ; en l'examinant je découvris que c'était de l'huile de cèdre, et qu'il restait quelque chose de son odeur d'origine. Cela me donna l'idée qu'elle devait être utilisée pour garnir les lampes. Celui, quel qu'il fût, qui avait mis l'huile dans les jarres, et celles-ci dans le sarcophage, savait que la quantité pourrait diminuer avec le temps, même dans des vases d'albâtre, et en tint largement compte ; car chacune des jarres aurait permis de remplir les lampes une demi-douzaine de fois. Avec une partie de l'huile qui restait je procédai en conséquence à quelques expériences qui pouvaient donner des résultats utiles. Vous savez, docteur, que l'huile de cèdre, qui était largement utilisée dans la préparation rituelle des morts chez les Égyptiens, a un indice de réfraction qui ne se trouve pas dans les autres huiles. Par exemple, nous l'employons dans nos préparations microscopiques pour donner une netteté supplémentaire. Hier soir, j'en ai mis un peu dans l'une des lampes que j'ai placée près d'une zone translucide du Coffre Magique. L'effet fut considérable ; la lueur intérieure était plus complète et plus intense que je n'aurais pu l'imaginer, alors qu'une lumière électrique placée d'une façon analogue n'avait que peu d'effet. J'aurais essayé avec d'autres lampes parmi les sept dont nous disposons, mais j'avais peur d'épuiser ma provision d'huile. Mais il va y être remédié. J'ai commandé de l'huile de cèdre et j'espère en avoir bientôt une ample provision. Quoi qu'il puisse arriver sous l'effet d'autres causes, notre expérimentation n'échouera en tout cas pas de ce fait. Nous verrons ! Nous verrons !

 

Le Dr Winchester avait évidemment suivi le processus logique qui s'était déroulé dans l'esprit de Mr. Trelawny, car son commentaire fut le suivant :

 

– J'espère bien que lorsque la lumière sera en mesure d'ouvrir la boîte, le mécanisme ne sera pas détérioré ou détruit.

 

Le doute qu'il formulait fit naître l'anxiété chez certains d'entre nous.

 

Chapitre XVI

POUVOIRS ANCIENS ET NOUVEAUX


Le temps passait avec une merveilleuse lenteur de certaines façons, avec une merveilleuse rapidité dans d'autres. Margaret restait divinement calme. Je crois que je l'enviais, tout en l'admirant et en l'aimant pour cela. Mr. Trelawny était nerveux et anxieux, comme à dire vrai les autres hommes. Avec lui cela prenait la forme du mouvement – du corps et de l'esprit. À ces deux points de vue, il était agité, il allait d'un endroit à un autre avec ou sans motif, ni même un prétexte ; et il passait d'une pensée à une autre. De temps en temps il laissait entrevoir la grande anxiété qui avait pris possession de lui, par son désir manifeste de constater chez d'autres membres de notre groupe des dispositions analogues. Il ne cessait d'expliquer les choses. Et, dans ses explications, je pouvais voir la façon qu'il avait de retourner dans son esprit tous les phénomènes, toutes les causes possibles, tous les résultats éventuels. Une fois, au milieu d'une très savante dissertation sur les progrès de l'astrologie égyptienne, il s'aiguilla sur un sujet différent, ou tout au moins sur une ramification ou un corollaire du même sujet.

 

– Je ne vois pas pourquoi la lumière des étoiles ne peut pas avoir quelque qualité subtile qui lui appartienne en propre. Nous savons que les autres lumières ont des forces spéciales. Les rayons Rœntgen ne représentent pas la seule découverte à faire dans le domaine de la lumière. Le soleil a ses propres forces qui n'appartiennent pas aux autres lumières. Il réchauffe le vin ; il active la croissance des champignons. Les hommes ont souvent l'esprit dérangé par la lune. Pourquoi n'y aurait-il pas dans la lumière des étoiles, une force peut-être moins active et moins puissante, mais plus subtile ? Ce serait une lumière pure pour nous parvenir à travers une telle immensité et ayant ainsi les qualités d'une force pure et animée d'une faible impulsion. L'époque où l'astrologie sera admise sur une base scientifique n'est peut-être plus si éloignée. Dans la renaissance de cet art, bien des nouvelles expériences seront effectuées ; bien des aspects nouveaux de la vieille sagesse apparaîtront à la lumière des découvertes récentes et fourniront des bases à un raisonnement nouveau. Les hommes pourront découvrir que ce qui passait pour des déductions empiriques résultait en réalité d'une intelligence plus élevée et d'un savoir plus grand que les nôtres. Nous savons déjà que l'ensemble du monde vivant est plein de microbes de puissances variables et de modes d'action antagonistes. Nous ne savons pas encore s'ils peuvent rester à l'état latent jusqu'au moment où ils seraient activés par quelque rayon lumineux qui ne serait pas encore identifié comme force distincte et particulière. Jusqu'à présent, nous ne savons rien de ce qui s'apprête à créer ou à susciter l'étincelle active de la vie. Nous n'avons aucune connaissance des méthodes de conception, des lois qui gouvernent la croissance moléculaire ou fœtale, ou des influences finales qui président à la naissance. Année par année, jour après jour, d'heure en heure, nous apprenons ; mais le but est lointain, très lointain. Il me semble que nous en sommes actuellement à ce stade de progrès intellectuel où la mécanique destinée aux découvertes est en train d'être inventée. Plus tard, nous serons en possession d'un assez grand nombre de principes élémentaires qui nous aideront à améliorer notre équipement propre à étudier vraiment l'intérieur des choses. Alors nous parviendrons peut-être à la perfection de moyens pour atteindre un but que les savants du Vieux Nil avaient atteint à une époque où Mathusalem commençait à se vanter du nombre de ses années, quand peut-être les arrière-petits enfants d'Adam en arrivaient à considérer le vieil homme comme « un vieux jeton ». Est-il possible, par exemple, que le peuple qui a inventé l'astronomie n'ait pas finalement utilisé des instruments d'une extraordinaire précision ; que l'optique appliquée n'ait pas été cultivée par quelques-uns des spécialistes dans les Collèges du clergé thébain ? Les Égyptiens étaient essentiellement des spécialistes. Il est vrai que, autant que nous pouvons en juger, leurs études se limitaient aux sujets ayant un rapport avec leurs buts consistant à assurer leur suprématie sur la terre. Mais peut-on imaginer que, par les yeux des hommes, sans l'aide de lentilles d'une extraordinaire excellence, l'astronomie ait été amenée à un tel niveau de perfection que l'orientation exacte des temples, des pyramides et des tombeaux ait suivi sur quatre mille ans les déplacements des systèmes planétaires dans l'espace. Si l'on demande un exemple de leur connaissance de la microscopie qu'on me permette de risquer une conjecture. Comment se fait-il que dans leur écriture hiéroglyphique ils aient pris comme symbole ou déterminant de « chair » la forme même que la science d'aujourd'hui, se fondant sur les révélations d'un microscope grossissant des milliers de fois, attribue au protoplasme – cet élément de l'organisme vivant qui a été isolé sous le nom de « Flagellum ». S'ils pouvaient faire une analyse comme celle-ci, pourquoi n'ont-ils pas pu aller plus loin ? Dans cette merveilleuse atmosphère qui était la leur, où un soleil brûlant brille tout le jour dans une atmosphère limpide, où la sécheresse de l'air et de la terre assure une réfraction parfaite, pourquoi n'auraient-ils pas appris les secrets de la lumière qui nous sont cachés par l'épaisseur de nos brouillards septentrionaux ? N'est-il pas possible qu'ils aient appris à stocker la lumière, exactement comme nous avons appris à stocker l'électricité ?

 

Bien plus, n'est-ce même pas possible qu'ils l'aient fait ? Ils devaient avoir une forme quelconque de lumière artificielle qu'ils utilisaient dans la construction et la décoration de ces vastes cavernes creusées dans le roc massif qui devinrent de vastes cimetières pour les défunts. Certaines des cavernes, avec leurs labyrinthes de couloirs sinueux et interminables, leurs chambres, le tout sculpté, gravé et peint avec une richesse de détails absolument confondante ont dû demander des années et des années pour être achevées. Et cependant il n'y a aucune trace de fumée, alors que des lampes ou des torches n'auraient pas manqué d'en laisser. De nouveau, s'ils savaient stocker la lumière, n'est-il pas possible qu'ils aient appris à comprendre et à en séparer les éléments constitutifs ? Et si ces hommes de l'ancien temps étaient parvenus à ce point, ne le pouvons-nous pas nous aussi quand les temps seront révolus ? Nous verrons ! Nous verrons !

 

Il y a aussi une autre question, sur laquelle de récentes découvertes scientifiques projettent une certaine lumière. Pour le moment, c'est seulement une lueur ; une lueur suffisante pour illuminer des probabilités, plutôt que des réalités, ou même des possibilités. Les découvertes des Curie, de Laborde, de Sir William Crookes et de Becquerel, peuvent avoir des résultats de grande portée sur les recherches concernant l'Égypte. Ce nouveau métal, le radium, ou plutôt ce vieux métal que nous ne connaissons que depuis peu, était peut-être connu des anciens. À dire vrai, il a pu être utilisé il y a des milliers d'années à un degré supérieur à ce qui paraît possible aujourd'hui. Jusqu'à présent l'Égypte n'a pas été citée comme un pays où l'on peut trouver du pechblende, qui, autant que nous le sachions, contient du radium. Et cependant il est plus que probable qu'il existe du radium en Égypte. Ce pays possède peut-être les plus grandes masses de granit qu'on puisse trouver dans le monde ; et le pechblende se trouve sous forme de veines dans le granit. Dans aucun endroit, à aucune époque, le granit n'a été extrait en aussi grandes quantités qu'en Égypte sous les premières dynasties. Qui peut dire que de grandes veines de pechblende n'ont pas été découvertes dans les opérations gigantesques d'extraction des colonnes destinées aux temples, ou de grandes pierres pour les pyramides ? Eh bien, des veines de pechblende, d'une richesse inconnue dans nos mines modernes de Cornouailles, de Bohème, de Saxe, de Hongrie, de Turquie, du Colorado, ont pu être trouvées par ces vieux carriers d'Assouan, ou de Turra, ou de Mokattam, ou d'Élephantine.

 

En outre, il est possible que çà et là, parmi les vastes carrières de granit aient été découvertes non seulement des veines, mais des masses, ou des poches de pechblende. Dans ce cas la puissance à la disposition de ceux qui savaient comment l'utiliser a dû être fantastique. La science était en Égypte gardée par les prêtres, et dans leurs vastes congrégations il devait y avoir des hommes d'un grand savoir ; des hommes qui savaient comment mettre en œuvre et avec le maximum d'avantages, ainsi que dans la direction qu'ils souhaitaient, les forces terrifiantes auxquelles ils commandaient. Et si le pechblende existait et existe en Égypte, ne pensez-vous pas qu'une grande quantité a dû être libérée par l'usure et l'érosion des roches granitiques ? Le temps et les intempéries réduisent toutes les roches en poussière ; l'accumulation même de sables du désert, qui, à travers les siècles, ont recouvert quelques-uns des plus majestueux monuments édifiés par l'homme, en fournit la preuve. Si donc le radium est divisible en particules aussi ténues que le disent les savants, il a dû lui aussi être, avec le temps, libéré de sa prison de granit et laissé libre d'agir dans l'air. On pourrait presque hasarder une suggestion : le choix du scarabée comme symbole de la vie n'était peut-être pas dénué de toute base empirique. N'aurait-il pas été possible que les Coprophages aient eu le pouvoir, ou l'instinct, de se saisir des minuscules particules de ce radium qui donne du courage, la lumière – et peut-être la vie, et de les enclore avec leurs œufs dans ces boules de matière qu'ils roulent si assidûment, et qui leur ont donné leur nom ancien, Pilularia. Dans les milliards de tonnes de débris du désert, se trouve sûrement mélangée une certaine proportion de chacune des terres, des roches et des minéraux de leur zone ; et, la nature adapte ses êtres vivants à chacun de ces milieux pour qu'ils puissent se développer sur ceux qui sont privés de vie.

 

» Les voyageurs nous disent que du verre abandonné dans les déserts tropicaux change de couleur et fonce sous le soleil de feu, comme il fait quand il est soumis à l'influence des rayons du radium. Cela n'implique-t-il pas une sorte de similitude entre les deux forces, qu'il reste à identifier ?

 

Ces discussions scientifiques – ou pseudo-scientifiques – m'avaient apaisé. Elles détournaient mon esprit des rêveries sur les mystères de l'occulte, en attirant mon attention sur les merveilles de la nature.

 

Chapitre XVII

LA CAVERNE


Le soir, Mr. Trelawny nous emmena de nouveau dans le bureau. Quand nous fûmes tous attentifs, il révéla ses plans :

 

– J'ai abouti à la conclusion que pour la réalisation convenable de ce que nous appellerons notre Grande Expérience, nous devrons être absolument et complètement isolés. Non pas seulement pendant un jour ou deux, mais pendant tout le temps qu'il faudra. Ici, cela serait impossible, les besoins et les habitudes d'une grande ville avec tout ce qu'ils entraînent de possibilités d'interruption, nous dérangeraient, ou pourraient le faire. Les télégrammes, les lettres recommandées, les messagers express suffiraient déjà ; mais la grande armée de ceux qui veulent obtenir quelque chose causerait à coup sûr un désastre. En outre, les événements de la semaine dernière ont attiré l'attention de la police sur cette maison. Même si des instructions spéciales n'ont pas été données à Scotland Yard ou par le Commissariat de District, de la garder à l'œil, vous pouvez être sûrs que le policier qui fait ses rondes ne manquera pas de la surveiller. En outre, les domestiques qui ont donné leur congé se mettront sous peu à parler. Ils y sont obligés ; car il leur faut, pour leur réputation, donner une raison quelconque à l'interruption d'un service qui leur assurait, dirais-je, un certain prestige dans le voisinage. Les domestiques du quartier vont se mettre à jaser, et peut-être les voisins eux-mêmes. Alors cette presse si active et si intelligente avec son zèle habituel à vouloir éclairer le public, et ses efforts pour augmenter son tirage s'emparera de l'affaire. Lorsque le reporter s'accrochera à nous, l'intimité deviendra impossible. Même si nous devions nous barricader, nous ne serions pas à l'abri d'une interruption, peut-être d'une intrusion. L'une comme l'autre ruinerait nos plans ; nous devons donc prendre nos dispositions pour effectuer une retraite, en emportant tous nos bagages. J'y suis préparé. Voilà longtemps que j'ai envisagé cette éventualité et que j'ai pris mes dispositions en conséquence. Je ne prévoyais naturellement pas ce qui s'est passé, mais je savais que quelque chose arriverait. Depuis plus de deux ans, ma maison de Cornouailles a été préparée pour recevoir tous les objets de collection qui se trouvent conservés ici. Lorsque Corbeck est parti à la recherche des lampes, j'ai fait préparer la vieille maison de Kyllion ; l'électricité est installée partout et tout est prévu pour que nous puissions produire le courant. Il valait mieux que je vous dise peut-être, car personne, même pas Margaret, ne connaît rien de cette maison, qu'elle est absolument coupée de tout accès pour le public, et même à l'abri de la vue. Elle se trouve sur un petit promontoire rocheux derrière une colline escarpée, et n'est visible de nulle part, sauf de la mer. Depuis longtemps elle a été entourée d'un mur de pierre élevé, car la maison sur l'emplacement de laquelle elle se trouve avait été bâtie par l'un de mes ancêtres à l'époque où une grande maison éloignée d'un centre devait être en état de se défendre par ses propres moyens. Elle est aussi bien adaptée à nos besoins que si elle avait été construite à dessein. Je vous l'expliquerai quand nous serons tous là-bas. Ce ne sera pas long, car le déménagement est déjà en train. J'ai écrit un mot à Marvin pour faire préparer tout ce qui est nécessaire à notre transport. Il va faire chauffer un train spécial, qui partira de nuit pour éviter que nous nous fassions remarquer. Il a également prévu un certain nombre de camions avec des accessoires et des hommes en nombre suffisant pour transporter toutes nos caisses à Paddington. Nous serons partis avant que le journaliste à l'œil d'Argus soit en éveil. Nous allons commencer aujourd'hui à emballer nos affaires ; et je pense que nous serons prêts demain soir. Dans les dépendances nous avons encore les caisses qui ont été utilisées pour transporter toutes les collections depuis l'Égypte, et je pense que si elles ont suffi pour le voyage à travers le désert, la descente du Nil jusqu'à Alexandrie, et le trajet de là jusqu'à Londres, elles assureront sans encombre le transport d'ici à Kyllion. Nous sommes quatre hommes, nous avons Margaret pour nous passer tout ce dont nous pouvons avoir besoin, nous pourrons donc procéder à l'emballage en toute sécurité ; et les hommes du transporteur chargeront les caisses sur les camions.

 

Cependant, comme nous devons commencer immédiatement notre travail d'emballage, nous remettrons à plus tard, quand nous en aurons le loisir, les opérations ultérieures.

 

Le lendemain, à l'heure du dîner, le travail était terminé, et tout était prêt pour les transporteurs, qui devaient venir à minuit. Un peu avant l'heure fixée, nous entendîmes un bruit de voitures, et nous ne tardâmes pas à être envahis par une armée de travailleurs qui, grâce à leur nombre, emportèrent sans effort visible, en une procession ininterrompue, tous les paquets que nous avions préparés. Il leur suffit d'un peu plus d'une heure, et quand les camions se furent éloignés, nous étions tous prêts à les suivre à Paddington. Silvio faisait naturellement partie de l'expédition.

 

Avant de partir nous avons parcouru en groupe la maison qui paraissait en vérité assez désolée. Comme les domestiques étaient partis pour la Cornouailles, il n'y avait eu aucune tentative de nettoyage ; toutes les pièces, tous les couloirs dans lesquels nous avions travaillé, tous les escaliers, étaient jonchés de papiers et de détritus, et portaient des traces de pieds boueux.

 

La dernière chose que fit Mr. Trelawny avant de partir fut de prendre dans le grand coffre-fort le Rubis aux Sept Étoiles. Tandis qu'il le plaçait en sécurité dans son portefeuille, Margaret qui avait soudain paru très fatiguée, qui se tenait à côté de lui, pâle et rigide, s'épanoui soudain, comme si la vue de la Pierre Précieuse l'avait inspirée. Elle sourit à son père d'un air approbateur et dit :

 

– Vous avez raison, père. Il n'y aura aucun ennui ce soir. Elle ne contrariera pas vos arrangements pour quelque cause que ce soit. J'en mettrais ma main au feu.

 

– Elle, ou quelque chose, nous a créé des difficultés lorsque nous étions dans le désert en sortant du tombeau de la Vallée de la Sorcière !

 

Tel fut le commentaire sarcastique de Corbeck qui se tenait à côté d'elle. Margaret répondit à la vitesse de l'éclair :

 

– Ah ! elle était alors près de son tombeau, d'où son corps n'avait pas été bougé depuis des milliers d'années. Elle doit savoir que les choses sont différentes à présent.

 

– Comment doit-elle le savoir ? demanda Corbeck sur un ton incisif.

 

– Si elle est douée de ce corps astral dont parle mon père, elle doit sûrement le savoir ! Comment en serait-il autrement, avec une présence invisible et une intelligence qui peut s'en aller au loin, même jusqu'aux étoiles et jusqu'aux mondes qui sont au-delà de nous.

 

Elle se tut et son père déclara solennellement :

 

– C'est de cette hypothèse que nous partons. Nous devons avoir le courage de nos convictions, et agir en conséquence – jusqu'à la fin !

 

À la gare, lorsque tous les fardeaux furent chargés, les ouvriers montèrent dans le train. Celui-ci prit aussi quelques-uns des plateaux utilisés pour transporter les caisses avec les grands sarcophages. Des camions ordinaires et un grand nombre de chevaux nous attendraient à Westerton, qui était notre gare pour Kyllion. Mr. Trelawny avait commandé un wagon-lit pour notre expédition. Dès que le train eut démarré, nous nous sommes tous installés dans nos cabines.

 

Cette nuit-là, je dormis profondément. J'avais une conviction de sécurité absolue et suprême. La déclaration définitive de Margaret : « Il n'y aura aucun ennui cette nuit ! « semblait emporter la certitude. Je ne la mis pas en question et tout le monde fit comme moi. Ce n'est qu'après que je me mis à me demander comment elle pouvait en être si sûre. Le train était lent, il était sujet à des arrêts fréquents et très longs. Comme Mr. Trelawny ne tenait pas à arriver à Westerton avant la nuit, il n'y avait pas lieu de se presser ; et des arrangements avaient été pris pour faire manger les ouvriers en certains points du parcours. Quant à nous, nous avions nos paniers de provisions dans notre wagon réservé.

 

Pendant tout l'après-midi, nous avons parlé de la Grande Expérience qui avait pris corps dans notre pensée. Mr. Trelawny était de plus en plus enthousiaste à mesure que le temps passait ; l'espoir avait chez lui laissé la place à la certitude.

 

Quant à Margaret, elle paraissait d'une certaine façon paralysée. Soit qu'il y ait eu quelque chose de changé dans ses sentiments, soit qu'elle ait pris l'entreprise plus au sérieux qu'elle ne l'avait fait jusque-là. Elle était généralement plus ou moins distraite, comme si elle avait sombré dans la méditation ; mais elle en sortait brusquement. C'était habituellement à l'occasion d'une péripétie du voyage, comme un arrêt dans une gare, ou quand le fracas de tonnerre déclenché par le passage d'un viaduc venait éveiller les échos des collines et des falaises qui nous environnaient. À chacune de ces occasions, elle se mêlait à la conversation, y prenait part de façon à montrer que, bien que sa pensée se soit égarée ailleurs, ses sens avaient pleinement enregistré ce qui se passait autour d'elle. Ses manières à mon égard étaient étranges. Quelquefois elle se tenait à distance dans une attitude à moitié timide, à moitié hautaine, qui était nouvelle pour moi. À d'autres occasions, c'étaient des regards, des gestes et des intonations passionnés qui me faisaient presque tourner la tête de délices. Cependant on ne put guère juger de son caractère pendant le voyage. Il n'y eut qu'un épisode qui avait en lui-même quelque chose d'inquiétant, mais comme nous étions tous endormis à ce moment-là nous n'en avons pas été dérangés. Nous ne l'avons appris que le lendemain matin par un employé bavard. Entre Dawlish et Teignmouth le train fut arrêté par quelqu'un qui agitait une torche sur la voie. En s'arrêtant, le mécanicien s'était aperçu qu'un petit éboulement s'était produit juste devant le train : de la terre rouge venant du talus. Cependant, cela n'était même pas arrivé jusqu'aux rails ; le mécanicien était reparti, assez peu satisfait de ce retard.

 

Nous arrivâmes à Westerton vers neuf heures du soir. Des camions et des chevaux nous attendaient, et le travail de déchargement commença immédiatement.

 

Nous n'attendîmes pas pour voir faire le travail, qui était entre les mains d'hommes compétents. Nous prîmes la voiture qui nous attendait, et dans la nuit, nous nous dirigeâmes rapidement vers Kyllion.

 

Quand la maison apparut dans un brillant clair de lune, nous fûmes tous impressionnés. Un grand manoir de pierre grise de l'époque de Jacques Ier, vaste et spacieux dominant la mer sur le bord d'une falaise élevée.

 

Nous trouvâmes tout prêt à l'intérieur de la maison, et quand le dîner fut terminé, nous nous sommes tous transportés dans la pièce que Mr. Trelawny avait installée à côté de son bureau, à proximité immédiate de sa chambre. En entrant, la première chose qui me frappa fut un grand coffre-fort, assez semblable à celui qui se trouvait à Londres dans sa chambre. Une fois tous réunis, Mr. Trelawny s'approcha de la table, prit son portefeuille et l'y déposa. Ce faisant, il appuya dessus avec la paume de sa main, et pâlit étrangement. En tremblant, il ouvrit le portefeuille et dit aussitôt :

 

– La bosse ne paraît pas la même, j'espère qu'il n'est rien arrivé !

 

Les trois hommes se rassemblèrent autour de lui. Seule Margaret conserva son calme ; elle restait debout et silencieuse, comme une statue. Elle avait un regard lointain, comme si elle n'avait pas su ce qui se passait autour d'elle ou ne s'en souciait pas.

 

D'un geste désespéré, Trelawny ouvrit la poche du portefeuille où il avait mis le Rubis aux Sept Étoiles. Il s'effondra dans un fauteuil en disant d'une voix rauque :

 

– Mon Dieu ! Il a disparu. Sans lui la Grande Expérience est réduite à néant !

 

Ses paroles parurent réveiller Margaret de sa rêverie intérieure. Son visage se contracta dans un spasme d'angoisse, puis elle retrouva presque instantanément son calme, et c'est presque en souriant qu'elle dit :

 

– Vous l'avez peut-être laissé dans votre chambre, père. Il a pu tomber de votre portefeuille quand vous vous êtes changé.

 

Sans un mot, nous nous précipitâmes tous dans la pièce voisine en passant par la porte ouverte qui séparait le bureau de la chambre à coucher. Et soudain le calme se rétablit.

 

Là ! sur la table, était posée la Pierre aux Sept Étoiles, brillante, étincelante de lumière, comme si chacune des sept pointes des sept étoiles avait lui à travers du sang !

 

Timidement, nous regardâmes tous derrière nous, et ensuite notre voisin. Margaret était à présent comme les autres. Elle avait abandonné son calme de statue. Toute cette rigidité accompagnant son attitude d'introspection avait disparu ; et elle serra les mains avec une telle force que ses phalanges en devinrent blanches.

 

Sans un mot, Mr. Trelawny saisit la pierre, et se précipita, en l'emportant, dans la pièce voisine. Il ouvrit avec autant de calme qu'il put la porte du coffre au moyen de la clef suspendue à son bracelet et mit la pierre à l'intérieur. Quand les lourdes portes furent refermées et la clef tournée, il eut l'air de respirer plus librement.

 

D'une certaine façon cet épisode, bien que troublant à bien des égards, parut nous remettre d'aplomb. Depuis notre départ de Londres, nous avions été surmenés, et nous éprouvions une sorte de soulagement. Une autre étape de notre étrange entreprise était franchie.

 

Le changement était plus accentué chez Margaret que chez n'importe lequel d'entre nous. Peut-être parce qu'elle était une femme, et nous des hommes ; peut-être parce qu'elle était la plus jeune. Ou pour ces deux raisons. En tout cas, le changement était là, et j'étais plus heureux que je ne l'avais été à aucun moment du voyage. Tout son entrain, sa tendresse, ses sentiments profonds apparaissaient de nouveau ; de temps à autre, lorsque les yeux se posaient sur elle, son visage semblait s'éclairer.

 

Pendant que nous attendions l'arrivée des camions, Mr. Trelawny nous fit faire le tour de la maison, en nous indiquant, avec explications, les endroits où les objets devraient être placés. Sur un seul sujet il s'abstint de confidence : la place que devaient occuper les objets ayant un rapport avec la Grande Expérience. Les caisses qui les contenaient devaient pour le moment être laissées dans le vestibule extérieur.

 

Quand nous eûmes terminé notre inspection, les camions commencèrent à arriver ; et l'agitation de la nuit précédente reprit. Mr. Trelawny se tenait dans le hall à côté de la porte massive doublée de fer et donnait des instructions sur l'endroit où devaient être déposées les grandes caisses. Celles qui contenaient plusieurs objets étaient placées dans le vestibule intérieur, où elles seraient déballées.

 

Tout fut livré en un temps incroyablement bref ; et les hommes partirent, après avoir reçu chacun, par l'intermédiaire de leur contremaître, un souvenir qui provoqua de leur part des remerciements empressés. Puis nous nous sommes tous rendus dans nos chambres. Nous étions gagnés par une étrange confiance. Je ne pense pas qu'aucun d'entre nous ait éprouvé le moindre doute sur l'atmosphère de calme dans laquelle allait se dérouler la fin de la nuit.

 

Cette confiance se révéla justifiée, car, le lendemain matin, en nous réunissant, nous pûmes vérifier que tout le monde avait dormi profondément et paisiblement.

 

Au cours de cette journée, tous les objets de collection, à l'exception de ceux qui serviraient à la Grande Expérience, furent mis à leur emplacement désigné. On prit alors les dispositions pour que tous les domestiques retournent le lendemain matin à Londres avec Mrs. Grant.

 

Après leur départ, Mr. Trelawny, après avoir vérifié que les portes étaient bien fermées à clef, nous emmena dans le bureau.

 

– À présent, dit-il, lorsque nous fûmes assis, j'ai un secret à vous confier ; mais, en raison d'un engagement ancien qui m'y oblige, je dois vous demander de me promettre solennellement de ne pas le révéler. Depuis au moins trois cents ans, cette promesse a été exigée de tous ceux à qui il a été révélé, et plus d'une fois son respect a permis d'assurer la sécurité et de sauver des existences. Même ainsi, je suis en contradiction avec l'esprit, sinon avec la lettre de cette tradition ; car je ne devrais le dire qu'aux membres directs de ma famille.

 

Nous fîmes tous la promesse demandée. Il continua :

 

– Il y a ici un endroit secret, une caverne, naturelle à l'origine, mais améliorée ensuite, sous la maison. Je ne vais pas entreprendre de vous dire qu'elle a toujours été utilisée d'une manière conforme à la loi. Pendant les Assises Sanglantes, un certain nombre de Cornouaillais y ont trouvé asile ; antérieurement, et postérieurement, elle a constitué, j'en suis sûr, un endroit commode pour entreposer des marchandises de contrebande. Les Trelawny, je suppose que vous le savez, ont toujours été plus ou moins contrebandiers ; leurs parents, amis et voisins n'étaient pas étrangers à ce genre d'entreprises. Pour toutes ces raisons une cachette sûre a toujours été considérée comme utile à avoir. Et comme les chefs de notre maison ont toujours insisté pour que le secret soit gardé, je mets un point d'honneur à m'y conformer. Plus tard, si tout va bien, je te le dirai naturellement, Margaret, et à vous aussi, Ross, sous les conditions que je suis obligé de poser.

 

Il s'est levé et nous l'avons suivi. Il nous a laissés dans le vestibule extérieur et s'est absenté pendant quelques minutes ; quand il est reparu, il nous a fait signe de le suivre.

 

Dans le vestibule intérieur, nous avons trouvé toute une section d'un angle en saillie déplacée, laissant apparaître une cavité où, dans la pénombre, s'amorçait un escalier grossièrement taillé dans le roc. Comme il ne faisait pas absolument noir, il y avait manifestement un système d'éclairage naturel, si bien que sans avoir besoin de nous arrêter, nous avons suivi notre hôte qui descendait. Après quarante ou cinquante marches taillées dans un passage sinueux, nous sommes parvenus dans une grande caverne dont l'extrémité se perdait dans l'obscurité. C'était une salle énorme, vaguement éclairée par quelques fentes irrégulières de forme bizarre. C'étaient manifestement des fentes du rocher qui permettaient aux fenêtres d'être invisibles du dehors. Tout près de chacune était suspendu un volet qu'on pouvait amener dessus au moyen d'une corde. Le bruit des vagues qui venaient se briser sans cesse arrivait, étouffé, de loin au-dessus de nous. Mr. Trelawny prit immédiatement la parole :

 

– Voici l'endroit que j'ai choisi, comme cadre de notre Grande Expérience. C'est ce que j'ai trouvé de mieux. De cent différentes façons il remplit les conditions que j'ai été conduit à considérer comme primordiales pour son succès. Ici nous sommes, et serons, aussi isolés qu'aurait été la Reine Tera elle-même dans son tombeau de la Vallée de la Sorcière, et également dans une caverne taillée dans le roc. Pour le bien comme pour le mal, nous devons courir ici notre chance, et nous incliner devant les résultats. Si nous réussissons, nous serons en mesure d'inonder le monde de la science moderne d'un tel flot de lumière jaillie du Monde Antique que toutes les conditions de la pensée, de l'expérimentation et de la pratique s'en trouveront changées. Si nous échouons, alors, même le souvenir de notre tentative disparaîtra avec nous. Pour cela, et pour tout ce qui peut survenir d'autre, je crois que nous sommes prêts !

 

Mr. Trelawny prit une longue inspiration, et poursuivit sur un ton plus réconfortant, et en même temps plus décidé :

 

– Comme nous sommes tous d'accord, le plus tôt nous mettrons les choses en train, le mieux cela vaudra. Laissez-moi vous dire que cette salle, comme tout le reste de la maison, peut être éclairée à l'électricité. Nous n'avons pas pu connecter les fils aux câbles d'arrivée de peur de révéler notre secret, mais j'en ai un ici que nous pouvons brancher dans le vestibule pour compléter le circuit.

 

Tout en parlant, il commençait à monter les marches. Tout près de l'entrée, il prit l'extrémité d'un câble ; il le tira en avant et le fixa à une prise dans le mur. Il tourna le bouton illuminant ainsi la caverne et l'escalier. Je pouvais voir à présent d'après la quantité de lumière qui arrivait dans le hall que le trou ménagé à côté de l'escalier arrivait directement dans la caverne. Au-dessus se trouvait une poulie avec une masse d'engins et de treuils faisant partie du matériel de Smeaton. Mr. Trelawny voyant que je regardais, me dit, en interprétant correctement ma pensée :

 

– Oui ! C'est nouveau. Je l'ai pendu là exprès. Je savais que nous aurions à descendre des fardeaux importants ; et comme je ne désirais pas mettre trop de monde dans la confidence, j'ai arrangé un dispositif que je pourrais manœuvrer seul si nécessaire.

 

Nous nous sommes mis immédiatement au travail ; et avant la tombée de la nuit, nous avions descendu, décroché et mis à la place désignée par Trelawny tous les grands sarcophages, les pièces de collection et les autres objets que nous avions emportés avec nous.

 

C'était une opération étrange et curieuse que d'installer les témoignages merveilleux d'un siècle lointain dans cette vaste caverne qui représentait, avec ses dispositifs modernes et sa lumière électrique, un mariage entre l'ancien monde et le nouveau. Je fus très troublé lorsque Silvio, que sa maîtresse avait apporté dans la caverne en le tenant entre ses bras, et qui s'était endormi sur ma veste après que je l'eus ôtée, bondit dès que le chat momifié eut été déballé et se jeta sur lui avec la même férocité que la première fois. Cet incident fit apparaître Margaret sous un nouvel aspect, qui me donna un coup au cœur. Elle se tenait, très calme, sur un côté de la caverne, penchée sur un sarcophage, perdue dans sa rêverie, comme cela lui arrivait depuis peu ; mais, en entendant le bruit, et en voyant la façon violente qu'avait eue Silvio d'attaquer, elle parut soudain en proie à une fureur passionnée. Ses yeux lançaient des éclairs, sa bouche se crispa dans une expression dure et cruelle que je ne lui connaissais pas. Elle fit instinctivement un pas vers Silvio comme pour intervenir mais moi aussi, j'avais fait un pas en avant ; et quand elle surprit mon coup d'œil elle se contracta étrangement, et elle s'arrêta. L'intensité de sa réaction me coupa la respiration, et je levai la main pour m'éclaircir la vue. Quand je l'eus fait, elle avait sur l'instant recouvré son calme et il y eut sur son visage, pendant un court instant, une expression d'étonnement. Avec toute la grâce qu'elle avait autrefois, et toute sa douceur, elle s'avança pour saisir Silvio et le soulever, exactement comme elle avait fait précédemment ; elle le tint dans ses bras, en le caressant et en le traitant comme un petit enfant qui s'est écarté du droit chemin.

 

En la regardant, je fus pris d'une peur étrange. La Margaret que j'avais connue semblait être en train de changer, et dans le plus profond de mon cœur je faisais des prières pour que la cause de ce trouble disparaisse bientôt. Plus que jamais, j'attendais avec impatience le moment où notre terrible Expérience aboutirait à un dénouement favorable.

 

Lorsque tout eut été arrangé dans la pièce suivant les désirs de Mr. Trelawny, celui-ci se tourna successivement vers chacun de nous, jusqu'à ce que nous ayons tous concentré notre attention sur lui. Il dit alors :

 

– Maintenant, tout est prêt. Il ne nous reste plus qu'à attendre le moment convenable pour commencer.

 

Nous sommes restés un instant silencieux. Le Dr Winchester fut le premier à parler :

 

– Quel est le moment convenable ? Avez-vous une approximation, même si vous n'êtes pas fixé sur le jour exact ?

 

– Après avoir longuement réfléchi j'ai choisi le 31 juillet !

 

Puis-je demander pourquoi, cette date ?

 

Il répondit lentement :

 

– La Reine Tera s'inspirait du plus haut degré de mysticisme, et il y a tellement de preuves qu'elle envisageait sa résurrection qu'on peut penser qu'elle choisirait naturellement une période régie par un Dieu spécialisé dans ce genre d'entreprise. Le quatrième mois de la saison de l'Inondation était sous le signe d'Harmachis, ce nom étant celui de « Ra » le Dieu-Soleil à son lever le matin, et personnifiant par conséquent le réveil. Ce réveil est manifestement celui qui concerne la vie physique, puisqu'il correspond au milieu de la vie quotidienne de l'homme. Comme ce mois commence le jour de notre 25 juillet, le septième jour sera le 31 juillet, car vous pouvez être sûrs que la reine, mystique comme elle est, n'aurait jamais choisi que le sept ou un multiple de sept.

 

J'ose dire que certains d'entre vous se sont demandé pourquoi nos préparatifs ont été entrepris aussi délibérément. C'est la raison. Nous devons être prêts de toutes les façons possibles lorsque le moment sera venu ; mais ce n'était pas la peine d'avoir à attendre sans utilité un grand nombre de jours.

 

Si bien que nous attendîmes seulement le 31 juillet, le surlendemain, jour où devrait être tentée la Grande Expérience.

 

Chapitre XVIII

DOUTES ET CRAINTES


Il y eut des rayons de soleil pendant ces deux jours ; des moments où devant la constatation de la gentillesse de Margaret et de son amour pour moi, tous les doutes se dissipaient comme la brume du matin sous l'influence du soleil. Mais le reste du temps, j'étais accablé, le ciel s'obscurcissait comme si j'avais été recouvert d'un suaire. L'heure dont j'avais accepté la venue, s'approchait si vite et était déjà si près de nous que j'avais le sentiment de l'irrémédiable. Le dénouement serait peut-être pour chacun de nous, la vie, ou la mort ; mais, à cela nous étions préparés. Margaret et moi, nous ne faisions qu'un devant le danger. L'aspect moral de la question, qui mettait en jeu les croyances religieuses dans lesquelles j'avais été élevé, n'était pas de nature à me troubler ; car le dénouement, et les causes qui se trouvaient derrière, excédaient mon pouvoir de compréhension. Le doute concernant le succès de la Grande Expérience était de ceux qui accompagnent toutes les entreprises aux grandes possibilités. Pour moi, dont la vie avait été une suite de luttes intellectuelles, cette forme de doute constituait plus un stimulant qu'un frein. Qu'est-ce qui me causait donc ce trouble, qui tournait à l'angoisse quand ma pensée s'y attardait ?

 

Je commençais à douter de Margaret !

 

De quoi est-ce que je doutais, je l'ignorais. Ce n'était pas de son amour, de son honneur, de sa sincérité, de sa bonté, ou de son zèle. De quoi était-ce donc ?

 

C'était d'elle-même !

 

Margaret était en train de changer. Au cours de ces derniers jours, il y avait eu des moments où je ne reconnaissais plus guère en elle la jeune fille que j'avais connue à ce pique-nique, dont j'avais partagé les nuits de veille dans la chambre de son père. Alors, même dans ses moments de grande tristesse, de crainte, ou d'anxiété, elle était vivante, attentive, compréhensive. Maintenant elle était la plupart du temps distraite, et, en certaines occasions, elle prenait une attitude en retrait, comme si son esprit – et elle-même – étaient absents. Dans ces moments-là, elle était en pleine possession de ses facultés d'observation et de sa mémoire. Elle savait et se rappelait tout ce qui se passait, et s'était passé, autour d'elle ; mais quand elle réintégrait sa personnalité ancienne j'avais un peu l'impression qu'une nouvelle personne entrait dans la pièce. Jusqu'au moment où nous avions quitté Londres, sa présence suffisait à me satisfaire. J'avais ce délicieux sentiment de sécurité qui vient de ce qu'on est conscient d'un amour partagé. Mais à présent, le doute avait pris sa place. Je ne savais jamais si la personne présente était ma Margaret – l'ancienne Margaret que j'avais aimée dès notre première rencontre – ou cette autre Margaret nouvelle que je comprenais à peine, et dont l'attitude distante dressait entre nous une barrière invisible. Quelquefois elle s'éveillait presque instantanément. À ces moments-là, tout en me disant les choses tendres et aimables qu'elle avait déjà dites en bien des occasions, elle n'avait pas l'air d'être elle-même. C'était presque un perroquet qui parle en répétant ce qu'on lui a enseigné, qui comprend les paroles et les gestes, mais à qui les pensées échappent. Après une ou deux expériences de cette nature, mes doutes commencèrent à élever une barrière entre nous ; car je ne pouvais pas parler avec l'aisance et la liberté qui m'étaient coutumières. Si bien que nous nous trouvions un peu plus éloignés l'un de l'autre d'heure en heure. S'il n'y avait pas eu ces quelques rares occasions où la Margaret d'autrefois me revenait, avec tout son charme, je ne sais pas ce qui serait arrivé. En tout cas, ces instants me redonnaient courage et préservaient mon amour du changement.

 

J'aurais tout donné pour avoir un confident ; mais cela était impossible. Comment aurais-je pu parler des doutes que j'éprouvais à l'égard de Margaret, même à son père. Comment aurais-je pu lui en parler à elle-même, puisque c'était d'elle qu'il s'agissait. Je ne pouvais que supporter – et espérer. Et supporter était encore ce qu'il y avait de moins pénible.

 

Ce jour-là, tous les occupants de la maison paraissaient très calmes. Chacun était occupé de son travail, ou de ses pensées. Nous ne nous rencontrions qu'aux heures des repas. Et alors, nous avions beau parler, chacun paraissait plus ou moins préoccupé. Il n'y avait même pas dans la maison l'agitation discrète que font en général régner les serviteurs. La précaution qu'avait prise Mr. Trelawny de faire préparer trois chambres pour chacun de nous rendait leur présence inutile. La salle à manger était solidement pourvue de provisions toutes cuites en quantité suffisante pour plusieurs jours. Vers le soir, je sortis faire un tour à pied. J'avais cherché en vain Margaret pour lui demander de m'accompagner. Mais quand je l'eus trouvée, elle était en proie à l'un de ses accès d'apathie, et le charme de sa présence me parut perdu. Furieux contre moi-même, mais incapable de triompher de mon mécontentement, j'allai seul me promener sur la presqu'île rocheuse.

 

Une fois sur la falaise, avec devant moi la vaste étendue de cette mer admirable, sans autre bruit que celui des vagues sous mes pieds et les cris aigus des mouettes au-dessus de ma tête, mes pensées se donnèrent libre cours. Quoi que je fasse, elles revenaient continuellement au même sujet, la recherche d'une solution au doute qui m'obsédait. Dans cette solitude, au centre du vaste cercle des forces de la Nature et de leurs luttes, mon esprit se mit à travailler pour de bon. Inconsciemment, je me surpris à me poser une question à laquelle je ne voulais pas répondre. Finalement, l'habitude que j'avais toujours eue de voir les choses en face prit le dessus ; je me trouvai confronté avec mes doutes. La méthode qui avait été la mienne pendant toute ma vie commença à agir, et j'analysai le témoignage qui se trouvait devant moi.

 

C'était si bouleversant que je dus me forcer à me soumettre à un effort de logique. Mon point de départ était celui-ci : Margaret avait changé : de quelle façon, et par quels moyens ? Était-ce son caractère, son esprit, ou sa nature ? Car son aspect physique restait le même. Je me mis à rassembler tout ce que j'avais entendu dire sur son compte, en débutant par sa naissance.

 

L'étrangeté commençait dès ce moment. D'après Corbeck, elle était née d'une mère morte pendant le temps où son père et son ami étaient en catalepsie dans le tombeau à Assouan. Cet état avait été probablement provoqué par une femme ; une femme momifiée, mais conservant, comme nous avions, après expérience, toutes les raisons de le croire, un corps astral soumis à une volonté libre et à une intelligence active. Pour ce corps astral, l'espace cessait d'exister. La grande distance entre Londres et Assouan se réduisait à rien ; et tout le pouvoir de nécromancie dont pouvait disposer la Sorcière s'était peut-être exercé sur la mère morte, et, cela était possible, sur l'enfant morte.

 

La mère morte ! Était-il possible que l'enfant ait été morte et qu'on l'ait fait revivre ? D'où venait alors l'esprit qui l'avait animé – son âme ? La logique me désignait pour de bon la façon dont cela s'était passé.

 

Si la croyance égyptienne était vraie pour les Égyptiens, alors le « Ka » de la Reine défunte et son « Khu » pouvaient animer ce qu'elle choisissait. Dans ce cas, Margaret n'aurait pas été le moins du monde un individu, mais simplement un aspect de la Reine Tera elle-même ; un corps astral obéissant à sa volonté !

 

Là, je me révoltais contre la logique. Dans toutes les fibres de mon être je m'insurgeais contre une telle conclusion. Comment aurais-je pu croire qu'il n'existait pas du tout de Margaret ; mais simplement une image animée utilisée par le Double d'une femme de quarante siècles auparavant pour réaliser ses desseins… D'une certaine façon, la perspective qui s'offrait à moi était plus brillante, en dépit de mes doutes récents.

 

Au moins, j'avais Margaret !

 

Le pendule de la logique se remettait à osciller. Alors, l'enfant n'était pas morte. Dans ce cas, la Sorcière avait-elle seulement quelque chose à faire avec sa naissance ? Il était évident – je citais de nouveau Corbeck – qu'il y avait une étrange ressemblance entre Margaret et les portraits de la Reine Tera. Comment cela était-il possible ? Ce ne pouvait pas être une marque de naissance reproduisant ce qui s'était trouvé dans l'esprit de la mère ; car Mrs. Trelawny n'avait jamais vu ces portraits. Bien mieux, son père lui-même ne les avait pas vus jusqu'au moment où, quelques jours avant sa naissance, il était entré dans le tombeau de la Reine. Je ne pouvais pas me débarrasser de cette hypothèse aussi facilement que de la dernière ; les fibres de mon être restaient calmes. Il me restait l'horreur du doute. Et même alors, l'esprit humain est si étrange, le doute lui-même devenait une image tangible – une pénombre vaste et impénétrable à travers laquelle clignotaient irrégulièrement et par accès les points minuscules d'une lumière fugitive, qui semblaient conférer à l'obscurité une existence positive.

 

La possibilité qui subsistait de relations entre Margaret et la Reine momifiée était que la Sorcière, d'une certaine façon occulte, avait le pouvoir de changer de place avec elle. Ce point de vue ne pouvait pas être écarté à la légère. Il y avait tant de circonstances suspectes qui l'appuyaient, à présent que mon attention s'y était fixée et que mon intelligence en reconnaissait la possibilité. Certainement, je ne pouvais pas agir d'une façon salutaire sans une juste conception et une reconnaissance des faits. Classés par ordre, ceux-ci étaient les suivants :

 

1. L'étrange ressemblance entre Margaret et Tera, bien qu'étant née dans un autre pays, à des milliers milles de distance, alors que sa mère ne pouvait avoir eu une connaissance, même passagère, de l'apparence physique de la Reine.

 

2. La disparition du livre de Van Huyn après que j'eus lu la description du Rubis Étoilé.

 

3. La découverte des lampes dans le boudoir. Tera, par son corps astral pouvait avoir ouvert la porte de la chambre de Corbeck à l'hôtel, l'avoir refermée après en être sortie avec les lampes. Elle avait pu, de la même façon, ouvrir la fenêtre du boudoir et y déposer les lampes. Il n'aurait pas été nécessaire pour Margaret d'intervenir en personne ; mais… mais c'était au moins étrange.

 

4. Ici les soupçons du détective et du docteur me revenaient avec une force nouvelle, et sur un champ plus vaste.

 

5. Il y avait les occasions où Margaret avait prédit exactement que le calme allait revenir, comme si elle avait eu une certaine conviction ou une connaissance des intentions du corps astral de la Reine.

 

6. Il y avait eu sa façon de suggérer qu'on allait retrouver le Rubis perdu par son père. En repensant à cet épisode à la lumière de mes soupçons concernant ses pouvoirs, la seule conclusion à laquelle je pouvais aboutir – en supposant toujours que la théorie du pouvoir astral de la Reine était exacte – était celle-ci : la Reine Tera, se préoccupant que tout aille bien dans le déménagement de Londres à Kyllion, avait, à sa façon, pris la Pierre dans le portefeuille de Mr. Trelawny, en le trouvant d'une certaine utilité dans sa surveillance surnaturelle du voyage. Alors, par un moyen mystérieux qui lui appartenait, elle avait, par l'intermédiaire de Margaret suggéré qu'elle était perdue puis retrouvée.

 

7. Et pour finir. Il y avait l'existence étrangement double que Margaret semblait mener, et qui, en une certaine mesure, paraissait être la conséquence ou le corollaire de tout ce qui s'était passé antérieurement.

 

La double existence ! C'était en vérité la conclusion qui surmontait toutes les difficultés et conciliait les extrêmes. En vérité, si Margaret n'était pas libre d'agir de toutes les façons, mais pouvait être contrainte d'agir ou de parler suivant des instructions qu'elle recevait ; ou si elle pouvait, dans sa totalité, être remplacée par une autre sans que personne puisse s'en apercevoir, alors tout était possible. Tout dépendait de l'esprit de l'entité de laquelle elle subirait cette contrainte. Si c'était une entité juste, bonne, et honnête, tout pouvait aller bien. Mais dans le cas contraire… Cette pensée était trop affreuse pour pouvoir être exprimée. Tandis que ces horribles possibilités me venaient à l'esprit, je grinçais des dents dans un accès de rage stérile.

 

Jusqu'à ce matin-là, les évasions de Margaret vers sa nouvelle personnalité avaient été rares et à peine discernables, sauf à une ou deux occasions, quand son attitude là mon égard m'avait paru étrange. Mais aujourd'hui, c'était le contraire ; et le changement était de mauvais présage. Il était possible que cette autre personnalité fut de la catégorie la plus basse et non pas de la meilleure. À présent que j'y pensais, j'avais des raisons d'avoir peur. Dans l'histoire de la momie, depuis le moment où Van Huyn était entré dans le tombeau, le nombre de morts dont nous avions connaissance, et qui pouvaient vraisemblablement être attribués à sa volonté ou à son intervention, était saisissant. L'Arabe qui avait dérobé la main de la momie ; celui qui l'avait volée sur le cadavre de ce dernier. Le chef arabe qui avait essayé de voler la Pierre à Van Huyn, et dont le cou portait les marques de sept doigts. Les deux hommes trouvés morts la première nuit suivant le moment où Trelawny avait emporté le sarcophage ; et les trois autres lors de son retour au tombeau. L'Arabe qui avait ouvert le serdab secret. Neuf hommes morts, dont un manifestement par la propre main de la Reine ! Et en outre les attaques sauvages contre Mr. Trelawny au cours desquelles, aidée par son Esprit Familier, elle avait essayé d'ouvrir le coffre et d'y prendre la Pierre Talisman. Le dispositif imaginé par Mr. Trelawny consistant à accrocher la clef à un bracelet qu'il portait au poignet, tout en portant finalement ses fruits, avait tout de même bien failli lui coûter la vie.

 

Si donc la Reine, désireuse de parvenir à sa résurrection sous ses propres conditions, le faisait en traversant, pour ainsi dire, un véritable fleuve de sang, que ne pourrait-elle faire au cas où ses projets se trouveraient contrariés ? À quelle extrémité ne se livrerait-elle pas pour réaliser ses désirs ? Bien plus, quels étaient ses désirs ? Quel était son but final ? Jusqu'ici nous ne connaissions à cet égard que les déclarations de Margaret, faites dans tout l'enthousiasme déchaîné de son âme altière. Dans ce qu'elle rapportait, il n'était pas question d'un amour qui devait être recherché et trouvé. Tout ce que nous connaissions comme certain, c'était qu'elle s'était assigné un but à sa résurrection, et que dans celle-ci le Nord, qu'elle aimait manifestement, devait avoir une part importante. Mais la résurrection devait s'accomplir dans le tombeau solitaire de la Vallée de la Sorcière, cela était visible. Tous les préparatifs avaient été soigneusement conduits pour qu'elle ait lieu de l'intérieur et pour que, finalement, la Reine sorte après avoir pris sa forme nouvelle et vivante. Le couvercle du sarcophage n'était pas scellé. Les jarres à huile, bien qu'hermétiquement closes, devaient s'ouvrir facilement à la main ; et à l'intérieur avait été mise une provision d'huile tenant compte de l'évaporation pendant une longue période. Même le silex et l'acier avaient été prévus pour produire une flamme. Contrairement aux usages, la Fosse de la Momie avait été laissée ouverte ; et à côté de la porte de pierre sur le flanc de la falaise, était fixée une chaîne inaltérable qui lui permettrait de descendre en sécurité jusqu'au niveau du sol. Mais sur ses intentions ultérieures, nous n'avions aucun indice. Si elle entendait recommencer sa vie comme une humble créature, il y avait dans cette pensée quelque chose de tellement noble que cela me réchauffait le cœur et me faisait souhaiter son succès.

 

Cette seule idée semblait justifier la merveilleuse contribution apportée par Margaret à son projet, et m'aida à calmer mon esprit perturbé.

 

Sur-le-champ, fort de ce sentiment, je décidai de mettre Margaret et son père en garde contre ces éventualités désastreuses, et d'attendre, satisfait d'avoir tenté tout ce que je pouvais, dans mon ignorance, le développement de choses sur lesquelles je n'avais aucune action.

 

Je regagnai la maison dans un état d'esprit différent de celui qui était le mien en partant ; et je fus enchanté de trouver Margaret – la Margaret d'autrefois – qui m'attendait.

 

Après le repas, lorsque je me trouvai seul un moment avec le père et la fille, j'abordai le sujet, avec toutefois une grande hésitation.

 

– Ne conviendrait-il pas de prendre toutes les précautions pour le cas où la Reine ne serait pas d'accord avec ce que nous faisons, et cela en prévision de ce qui pourrait se passer avant l'Expérience, et également pendant et après son réveil, s'il se produit ?

 

La réponse de Margaret ne se fit pas attendre – à tel point qu'elle devait, j'en étais convaincu, l'avoir préparée pour quelqu'un d'autre :

 

– Mais elle est d'accord ! Il ne peut sûrement pas en être autrement. Mon père est en train de faire, avec toute son intelligence, toute son énergie et son grand courage, exactement ce que la grande Reine avait préparé !

 

– Mais, répondis-je, ce n'est guère possible. Tout ce qu'elle avait préparé s'appliquait à un tombeau situé à une grande hauteur dans le roc, dans la solitude d'un désert, coupée du monde par tous les moyens imaginables. Elle semble avoir compté sur cet isolement pour s'assurer contre un accident. Sûrement, ici dans un autre pays et un autre siècle, dans des conditions tout à fait différentes, elle peut, dans son anxiété, commettre des erreurs et traiter n'importe lequel d'entre vous – ou d'entre nous – comme elle a fait pour d'autres dans des temps anciens. À notre connaissance, neuf hommes ont été tués de sa propre main ou sur son instigation. Elle peut être impitoyable quand elle veut !

 

Ce n'est qu'ensuite, en repensant à cette conversation, que je fus frappé à quel point j'acceptais comme un fait que la Reine Tera ait été un être vivant et conscient. Avant de parler, j'avais craint d'offenser Mr. Trelawny ; je fus agréablement surpris de l'entendre me répondre avec un sourire de bonne humeur :

 

– Mon cher garçon, dans un certain sens, vous avez parfaitement raison. La Reine recherchait incontestablement l'isolement ; et, tout bien pesé, il serait préférable que son expérience fût menée comme elle l'avait projetée. Mais pensez simplement à ceci : cela est devenu impossible dès l'instant où l'explorateur hollandais est entré par effraction dans le tombeau. Ce n'est pas moi qui l'ai fait. Je suis innocent de cela, bien que ce soit à l'origine de ma découverte de cette sépulture. Remarquez, je ne prétends pas une seconde que je n'aurais pas agi exactement comme Van Huyn. Je suis entré dans le tombeau par curiosité ; et j'y ai pris ce que j'ai pris, poussé par le zèle du collectionneur. Mais rappelez-vous également une chose : à cette époque je ne connaissais pas les intentions de la Reine concernant sa résurrection ; je n'avais aucune idée du point jusqu'où elle avait poussé ses préparatifs. Tout cela n'est venu que longtemps après. Mais à ce moment-là, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour réaliser ses désirs au maximum. Ma seule crainte est d'avoir mal interprété quelques-unes de ses instructions voilées, d'avoir oublié ou négligé un point. Mais je suis certain d'une chose : je n'ai laissé de côté rien de ce que j'ai pensé devoir être fait ; et je n'ai à ma connaissance rien fait qui soit susceptible de contrarier les dispositions de la Reine Tera. Je désire que sa Grande Expérience réussisse. Dans ce but, je n'ai épargné ni ma peine, ni mon temps, ni mon argent – ni ma personne. J'ai supporté des épreuves, bravé des dangers. Toutes les ressources de mon cerveau, toutes mes connaissances et ma science, telles qu'elles sont ; tous mes efforts tels qu'ils sont, ont été, et seront consacrés à atteindre ce but. Jusqu'à ce que nous ayons gagné ou perdu dans la grande partie que nous jouons.

 

– La grande partie ? répétai-je. La résurrection de la femme, et la vie de la femme ? La preuve qu'une résurrection peut se réaliser ; par des pouvoirs magiques ; par la connaissance scientifique ; ou par la mise en œuvre de quelque force que le monde ne connaît pas à l'heure actuelle ?

 

Alors Mr. Trelawny exprima les espoirs de son cœur que, jusque-là, il avait esquissés plutôt qu'exprimés. Une ou deux fois j'avais entendu Corbeck parler de la farouche énergie de sa jeunesse ; mais, à part les nobles paroles prononcées par Margaret quand elle avait parlé de l'espoir de la Reine Tera – qui, venant de sa fille pouvait donner à croire que son pouvoir était dans un certain sens, dû à l'hérédité –, je n'en avais vu aucun signe précis. Mais à présent ses paroles qui entraînaient dans un torrent toutes les pensées contraires, me donnèrent de cet homme une idée nouvelle.

 

– La vie d'une femme ! Qu'est-ce que la vie d'une femme en comparaison de ce que nous espérons ! Eh bien, nous risquons déjà la vie d'une femme ; celle qui m'est la plus chère au monde, et qui me devient plus chère d'heure en heure. Nous risquons en même temps la vie de quatre hommes ; la vôtre, la mienne, aussi bien que celle des deux autres hommes, qui nous ont fait confiance.

 

Il s'arrêta, presque à bout. Pendant qu'il disait à quel point elle lui était chère, Margaret lui avait pris la main, et la lui serrait fort. Tandis qu'il continuait à parler, elle la lui tenait toujours. Puis apparut sur son visage ce changement que j'avais si souvent remarqué dans ces derniers temps, ce voile mystérieux occultant sa personnalité qui me donnait le sentiment subtil d'être séparé d'elle. Pris par sa véhémence passionnée, son père ne remarqua rien mais, quand il s'arrêta, elle parut sur-le-champ redevenir elle-même. Dans ses yeux rayonnants s'ajouta l'éclat de larmes contenues ; et dans un mouvement d'amour passionné et d'admiration, elle se pencha pour déposer un baiser sur la main de son père. Alors, se tournant vers moi, elle se mit, elle aussi à parler :

 

– Malcolm, vous avez parlé des morts qui ont été occasionnées par la pauvre Reine ; ou qui, plutôt, ont résulté d'une interférence avec les dispositions qu'elle avait prises ou d'un obstacle opposé à ses intentions. Vous ne pensez pas qu'en présentant les choses ainsi, vous avez été injuste ? Qui n'aurait pas agi exactement comme elle ? Rappelez-vous qu'elle se battait pour sa vie ! Pour bien plus que sa vie ! Pour la vie, l'amour, et toutes les merveilleuses possibilités de cet avenir mal défini dans le monde inconnu du Nord qui concrétisait pour elle tant d'espoirs enchanteurs ! Ne pensez-vous pas qu'avec la science de son époque, avec la force immense et irrésistible de sa nature puissante, elle avait l'espoir de répandre plus largement les aspirations élevées de son âme ! Qu'elle espérait apporter à la conquête de mondes inconnus, utiliser à l'avantage de son peuple, tout ce qu'elle avait tiré du sommeil, de la mort et du temps. Tout ce dont elle risquait d'être frustrée par la main impitoyable d'un assassin ou d'un voleur, car cela aurait pu être. À sa place, est-ce que dans ce cas vous n'auriez pas lutté par tous les moyens pour réaliser l'objectif de votre vie et vos espérances, dont les possibilités n'ont cessé de s'accroître à mesure que passaient ces années interminables ? Pouvez-vous croire que ce cerveau actif était au repos pendant tous ces siècles fastidieux, pendant que son corps mortel, entouré de toutes les protections prescrites par la religion et la science de son époque, attendait l'heure fatidique ? Tandis que son âme libre voletait d'un monde à l'autre au milieu des espaces intrastellaires, sans fin ? Ces myriades d'étoiles avec leur vie variée à l'infini n'avaient-elles pas de leçons à lui donner ? Comme elles en ont eu pour nous, depuis que nous suivons le chemin glorieux qu'elle et son peuple nous ont tracé, quand ils envoyaient leurs imaginations ailées tournoyer autour des lampes de la nuit.

 

Ici, elle s'arrêta. Elle aussi, était à bout, et les larmes qui jaillirent de ses yeux ruisselaient sur ses joues. J'étais moi-même plus remué que je ne puis le dire. C'était vraiment ma Margaret ; et dans la conscience de sa présence mon cœur bondit. Mon bonheur m'inspira de l'audace et j'osai dire ce que je considérais avec crainte comme impossible ; quelque chose qui attirerait l'attention de Mr. Trelawny sur ce que j'imaginais être la double existence de sa fille. Je pris la main de Margaret, y déposai un baiser, et dis à son père :

 

– Eh bien, monsieur ! elle n'aurait pu parler avec plus d'éloquence si l'esprit de la Reine Tera elle-même s'était trouvé en elle pour suggérer et animer ses pensées !

 

La réponse de Mr. Trelawny me bouleversa simplement de surprise. Elle me fit comprendre que sa pensée avait suivi exactement le même chemin que la mienne.

 

– Et si cela était ? Je sais très bien que l'esprit de sa mère est en elle. S'il se trouve également en elle l'esprit de la grande et merveilleuse Reine, alors elle ne sera pas moins chère, mais doublement chère à mon cœur. N'ayez aucune crainte pour elle, Malcolm Ross. Du moins, n'ayez pas plus peur pour elle que pour le reste d'entre nous !

 

Margaret continua sur le même thème ; elle se mit si vite à parler qu'elle donnait l'impression d'enchaîner sur l'argumentation de son père, et non de l'avoir interrompu.

 

– N'ayez aucune crainte particulière pour moi, Malcolm. La Reine Tera sait, et ne nous fera aucun mal. Je le sais ! Je le sais aussi vrai que je suis perdue dans les profondeurs de mon amour pour vous ! Il y avait dans sa voix quelque chose de si étrange que je me hâtai de regarder ses yeux. Ils étaient aussi brillants que jamais, mais la pensée intérieure de Margaret était pour moi cachée par un voile, comme on l'observe dans les yeux des lions.

 

Et puis les deux autres hommes arrivèrent, et l'on changea de conversation.

 

Chapitre XIX

LA LEÇON DU « KA »

Ce soir-là, nous sommes tous allés nous coucher de bonne heure. La nuit suivante serait une nuit d'anxiété, et Mr. Trelawny estimait que nous devions prendre tout le repos que pouvait nous procurer le sommeil. J'avais l'impression d'entendre les aiguilles de la pendule tourner sur le cadran. Je vis l'obscurité se dissiper peu à peu, tourner au gris de l'aube, puis la lumière se faire, sans que rien vienne interrompre ou faire dévier le cours de mes pensées lamentables. Finalement, dès que cela fut décemment possible sans craindre de déranger mes compagnons, je me levai. Je me glissai dans le couloir pour vérifier que tout allait bien chez les autres ; car nous nous étions arrangés de telle sorte que la porte de chacune de nos chambres devait rester légèrement entrouverte pour que tout bruit suspect pût être facilement entendu.

 

Tout le monde dormait. J'entendis la respiration régulière de chacun, et je me réjouis dans le fond de mon cœur de constater que cette malheureuse nuit d'anxiété s'était passée sans encombre. Tandis que je m'agenouillais dans ma chambre pour dire dans un élan, une prière d'action de grâces, je sondai dans les profondeurs de mon cœur toute l'importance de ma terreur. Je sortis de la maison et descendis jusqu'à l'eau par le long escalier taillé dans le roc. Quelques brasses dans la mer limpide et fraîche calmèrent mes nerfs et me firent redevenir moi-même.

 

Quand j'arrivai en m'en retournant, je parvins en haut des marches, je pus voir le soleil resplendissant, qui s'élevait derrière moi et donnait aux rochers situés de l'autre côté de la baie, une teinte d'or étincelant. Et cependant je me sentis plus ou moins troublé. Tout cela était trop flamboyant comme il arrive quelquefois avant une tempête. Tandis que je m'arrêtais pour contempler le spectacle, je sentis une main se poser doucement sur mon épaule. Je me retournai et je trouvai Margaret tout près de moi. Margaret aussi rayonnante que ce soleil matinal et glorieux ! Cette fois, c'était bien ma Margaret. Ma Margaret d'autrefois, sans mélange d'aucune autre ! Et j'eus l'impression qu'au moins cette dernière journée fatale avait bien commencé.

 

Mais, hélas ! Cette joie fut de courte durée. Quand nous fûmes rentrés à la maison après une promenade sur les falaises, ce fut le retour de la même routine que la veille : tristesse et anxiété, espoir, ardeur, profonde dépression, réserve apathique.

 

La journée cependant devait être consacrée au travail et nous nous y préparâmes tous avec une énergie qui nous sauva.

 

Après le petit-déjeuner, nous nous sommes réunis dans la caverne. Mr. Trelawny passa en revue, point par point, la position de chaque objet. Il expliquait au passage la raison pour laquelle on assignait une place à chacun d'entre eux. Il avait à la main les grands rouleaux de papier avec les plans cotés, les inscriptions et les dessins qu'il avait faits d'après les siennes et les notes prises au brouillon par Corbeck. Comme il nous l'avait dit, il y avait là tous les hiéroglyphes qui se trouvaient sur les parois, les plafonds et le sol du tombeau de la Vallée de la Sorcière. Même si les mesures, reproduites à l'échelle, déterminaient l'emplacement de chaque meuble, nous aurions pu éventuellement les mettre là où il convenait en étudiant les inscriptions secrètes et les symboles.

 

Mr. Trelawny nous expliqua certaines autres choses, qui n'étaient pas portées sur le plan. Par exemple, la partie évidée de la table s'adaptait exactement au fond du Coffre Magique, qui était donc destiné à y être placé. Les places respectives des pieds de cette table étaient indiquées par des uræus de différentes formes tracés sur le sol, la tête de chaque serpent étant dirigée vers un uræus semblable enroulé autour du pied. Il expliqua également que la momie, quand elle serait couchée sur la partie surélevée ménagée au fond du sarcophage, faite, semblait-il, pour épouser sa forme, aurait la tête à l'ouest et les pieds à l'est, de manière à recevoir les rayons telluriques naturels.

 

– Si cela est intentionnel, dit-il, comme je le suppose, j'imagine que la force à utiliser a quelque chose à faire avec le magnétisme, l'électricité, ou les deux. Il est possible naturellement qu'une autre force, comme, par exemple, celle qui est émise par le radium, doive être employée. J'ai fait des expériences avec cette dernière force, mais seulement à l'aide de la petite quantité de radium que j'ai pu me procurer ; mais autant que je puisse le constater, la pierre du Coffre est absolument insensible à son action. Il doit y avoir dans la nature de telles substances présentant le même caractère. Le radium ne se manifeste pas, semble-t-il, quand il est contenu dans le pechblende ; et il y a sans doute d'autres substances auxquelles il peut se trouver inclus. Elles appartiennent peut-être à cette catégorie d'éléments « inertes » découverts et isolés par Sir William Ramsay. Il est donc possible que, dans ce Coffre, tiré d'un aérolite et contenant donc peut-être quelque élément inconnu dans notre monde, se trouve une énergie considérable qui sera libérée quand nous l'ouvrirons.

 

Cela paraissait être la conclusion de ce chapitre du sujet traité ; mais comme il avait le regard fixe de quelqu'un qui est toujours engagé sur un sujet, nous attendions tous en silence. Après avoir marqué un temps, il continua :

 

– Il y a une chose qui, je le confesse, m'a toujours, jusqu'à présent, intrigué. Elle n'est peut-être pas de la première importance ; mais dans une affaire comme celle-ci, où tout est inconnu, nous devons admettre que tout est important. Je ne peux pas croire que dans une entreprise étudiée avec cette extraordinaire minutie, une pareille chose ait pu être négligée. Comme vous pouvez le voir sur le plan du tombeau le sarcophage se trouve près de la paroi nord, avec le Coffre Magique au sud. L'espace recouvert par le sarcophage ne porte aucun symbole ni aucune ornementation de quelque nature que ce soit. À première vue cela semblerait impliquer que les dessins ont été tracés après la mise en place du sarcophage. Mais un examen plus minutieux nous montrera que les symboles sont disposés sur le sol de manière à produire un effet déterminé. Regardez, ici les inscriptions sont dans le bon ordre, comme si elles avaient sauté par-dessus l'espace vide. C'est seulement d'après certains effets qu'une chose devient claire : cela présente une signification quelconque. Ce que nous voulons savoir, c'est en quoi consiste cette signification. Regardez en haut et en bas de l'espace vide, qui s'étend de l'ouest à l'est c'est-à-dire de la tête au pied du sarcophage. Aux deux endroits, il y a la reproduction de la même symbolisation, mais disposée de telle sorte que les parties de chacune d'elles sont intégralement des parties d'autres inscrites en travers. C'est seulement quand on jette un coup d'œil en partant, soit de la tête, soit du pied, qu'on s'aperçoit qu'il s'agit de symbolisations. Regardez ! Il y a une troisième reproduction dans les coins et au centre de la partie supérieure et de la partie inférieure. Dans chaque compartiment se trouve un soleil coupé au milieu par la ligne du sarcophage, comme par l'horizon. Tout près, derrière chacun d'eux et tourné de l'autre côté, comme s'il dépendait de lui d'une certaine façon, se trouve le vase qui, dans l'écriture hiéroglyphique symbolise le cœur – « Ab », du nom que lui donnent les Égyptiens. De nouveau, au-dessous de chacun se trouve une paire de bras étendus tournés vers le haut à partir du coude ; c'est le déterminant du « Ka » ou « Double ». Mais sa position relative est différente entre le haut et le bas. À la tête du sarcophage le haut du « Ka » est tourné vers l'ouverture du vase, mais au pied les bras étendus s'en éloignent.

 

» Ce symbole semble vouloir dire que pendant le passage du soleil de l'ouest à l'est – du coucher au lever du soleil, ou à travers le Monde d'En-Dessous, autrement dit la nuit – le Cœur qui est matériel, même dans la tombe et qui ne peut la quitter, se résout simplement en ses éléments, de sorte qu'il peut toujours se reposer sur « Ra », le Dieu Soleil, l'origine de tout le bien ; mais que le Double, qui représente le principe actif, va où il veut, aussi bien la nuit que le jour. Si cela est exact, c'est un avertissement : la conscience de la momie ne repose pas, mais on doit en tenir compte.

 

» Ou bien cela tend peut-être à dire qu'après la nuit de la résurrection elle-même, le « Ka » quittera tout à fait le cœur. Symbolisant ainsi le fait que dans sa résurrection la Reine serait rendue à une existence inférieure et purement physique. Dans ce cas qu'adviendrait-il de ses souvenirs et de ses expériences d'âme errante ? La principale valeur de sa résurrection serait perdue pour le monde ! Cependant, cela ne m'inquiète pas. Après tout, car cela est contraire à la croyance intellectuelle de la théologie égyptienne, d'après laquelle le « Ka » est une portion essentielle d'humanité.

 

Il s'était arrêté ; nous attendions tous. Le silence fut rompu par le Dr Winchester :

 

– Mais cela n'impliquerait-il pas simplement que la Reine craignait une intrusion dans sa tombe ?

 

– Mon cher monsieur, répondit Mr. Trelawny en souriant, elle y était préparée. Le viol de sépulture n'est pas une invention moderne ; il était probablement connu au temps de la dynastie de la Reine. Elle était non seulement préparée à une intrusion, mais, comme on le voit de différentes façons, elle l'attendait. Le fait d'avoir caché les lampes dans le serdab, l'installation du « trésorier » vengeur montre l'existence d'une défense, aussi bien positive que négative. À dire vrai, d'après les nombreuses indications fournies par les indices laissés avec une parfaite prévoyance, nous pourrions presque conclure qu'elle envisageait comme possible que d'autres – comme nous, par exemple – entreprennent très sérieusement le travail qu'elle s'était préparé pour elle lorsque le moment en serait venu. Cette question dont je viens de parler est prise comme exemple. L'indice est destiné à des yeux qui savent voir !

 

Nous étions de nouveau silencieux. Ce fut Margaret qui dit :

 

– Père, puis-je avoir ce plan ? J'aimerais l'étudier pendant la journée.

 

– Certainement, ma chérie, répondit Mr. Trelawny de bon cœur en lui tendant le plan.

 

Il reprit ses instructions sur un ton différent, plus terre à terre et convenant à un sujet pratique qui ne comportait rien de mystérieux :

 

– Je crois qu'il est préférable que vous connaissiez le fonctionnement de la lumière électrique en prévision d'un cas d'urgence. Vous avez remarqué, je pense, que nous avons une installation complète dans toutes les parties de la maison, si bien qu'aucun recoin ne doit rester dans l'obscurité. Cela a été spécialement prévu. L'installation est alimentée par un jeu de turbines mues par le flux et le reflux, comme les turbines du Niagara. J'espère supprimer ainsi tout risque d'accident et assurer la fourniture de courant à tout instant. Venez avec moi pour que je vous explique le système des circuits, vous montre les interrupteurs et les fusibles.

 

Tandis que nous faisions avec lui le tour de la maison, je ne pus m'empêcher de remarquer à quel point tout était prévu, comme il s'était prémuni contre tout désastre prévisible par un esprit humain.

 

Mais cette perfection même me causait une crainte. Dans une entreprise comme la nôtre, les limites de la pensée humaine ne peuvent être que très étroites. Au-delà s'étendent l'immensité de la sagesse et la puissance divines.

 

Quand nous eûmes regagné la caverne, Mr. Trelawny aborda un autre thème :

 

– Il nous faut à présent fixer avec précision l'heure exacte à laquelle la Grande Expérience doit être tentée. Quand il ne s'agit que de science et de mécanique, à condition que les préparatifs soient complets, l'heure n'a pas d'importance. Mais nous avons à compter avec les préparatifs faits par une femme d'un esprit extraordinairement subtil, qui avait pleine croyance dans la magie, mettait dans toute chose une signification cachée et nous devons, avant de décider, nous mettre à sa place. Il est à présent manifeste que le coucher du soleil occupe une place importante dans les dispositions prises. Comme ces soleils, coupés si mathématiquement par le bord du sarcophage, ont été mis là avec une intention bien nette, nous devons nous en servir comme indices. De plus, nous avons trouvé sans cesse que le chiffre sept jouait un rôle primordial dans toutes les nuances de la pensée de la Reine, dans son raisonnement et sa manière d'agir. La conséquence logique, c'est que la septième heure après le coucher du soleil est le moment prescrit. Cela se confirme par le fait que chaque fois qu'une chose a été entreprise dans ma maison, cela fut l'heure choisie. Comme ce soir le soleil se couche en Cornouailles à huit heures, notre heure doit être trois heures du matin.

 

Il parlait de cela comme d'une chose toute naturelle, avec cependant une grande gravité ; mais il n'y avait rien de mystérieux dans ses paroles ou ses manières. Nous étions toutefois impressionnés à un degré remarquable. Je pouvais le voir chez les autres hommes par la pâleur qui envahissait certains visages, par le calme, le silence et l'absence de questions qui accueillaient l'annonce de cette décision. La seule qui restait d'une certaine façon à son aise, c'était Margaret, qui avait sombré dans l'une de ses absences, mais qui parut se réveiller avec une sorte de gaieté. Son père, qui la surveillait attentivement, sourit, son humeur lui apportait une confirmation directe de l'exactitude de sa théorie.

 

À présent nous allons voir les lampes et achever nos préparatifs. En conséquence, nous nous mîmes au travail, et sous sa supervision, nous avons préparé les lampes égyptiennes, vérifié si elles étaient bien garnies d'huile de cèdre, si les mèches étaient réglées et en bon état. Nous les allumâmes et les vérifiâmes une par une et les laissâmes prêtes de sorte qu'elles puissent éclairer immédiatement et régulièrement. Lorsque cela fut fait, nous passâmes une inspection générale et nous avons tout tenu prêt pour notre travail de la nuit.

 

Tout cela nous avait pris du temps et nous fûmes, je crois, tous surpris quand, en sortant de la caverne, nous avons entendu la grande horloge de l'antichambre sonner quatre heures.

 

Nous prîmes un déjeuner tardif, chose possible sans difficultés dans l'état présent de notre intendance. Ensuite, sur le conseil de Mr. Trelawny, nous nous sommes séparés ; chacun devait se préparer à sa manière aux épreuves de la nuit, Margaret était pâle et semblait assez fatiguée, si bien que je lui conseillai de s'étendre et d'essayer de dormir. Elle me le promit. Cet air absent qu'elle avait eu toute la journée s'était dissipé pour le moment. Avec toute sa gentillesse habituelle et son amoureuse délicatesse elle m'embrassa pour me dire au revoir. Le bonheur que j'en ressentis me poussa à aller me promener sur les falaises. Je ne voulais pas penser et j'avais le sentiment instinctif que l'air frais et le soleil de Dieu, les milliers de beautés dispensées par Sa main seraient pour moi la meilleure préparation à ce qui allait venir, et me donneraient le courage nécessaire.

 

Quand je rentrai, tout le monde se réunissait pour prendre un thé tardif. Je sortais à peine de l'exubérance de la nature, et une chose me frappa comme presque comique : alors que nous approchions du dénouement d'une entreprise tellement étrange – et presque monstrueuse – nous restions prisonniers des habitudes et des besoins contractés tout au long de nos existences.

 

Tous les hommes étaient graves ; le temps pendant lequel ils étaient restés enfermés, même s'ils l'avaient consacré au repos, leur avait donné l'occasion de réfléchir.

 

Margaret était brillante, presque joyeuse ; mais je regrettais l'absence en elle d'une certaine spontanéité. À mon égard elle avait un vague air de réserve qui fit revivre quelque chose de mes soupçons. Quand le thé fut desservi, elle sortit de la pièce ; mais elle revint une minute après avec le rouleau de dessins qu'elle avait pris au début de la journée. Elle s'approcha de Mr. Trelawny et lui dit :

 

– Père, j'ai soigneusement examiné ce que vous disiez hier au sujet du sens caché de ces soleils et de ces cœurs et « Kas » et j'ai regardé de nouveau les dessins.

 

– Et avec quel résultat, mon enfant ? demanda avec empressement Mr. Trelawny.

 

– Il est possible de les lire autrement.

 

– Et comment ? Sa voix était à présent tremblante d'anxiété.

 

Margaret parlait avec une étrange résonance dans la voix ; une résonance qui ne pouvait s'expliquer que par une conviction qui étayait ses dires :

 

– Cela veut dire qu'au coucher du soleil le « Ka » est sur le point d'entrer dans l' « Ab », et c'est seulement au lever du soleil qu'il le quittera !

 

– Continue ! dit son père d'un ton rauque.

 

– Cela veut dire que pour cette nuit, le Double de la Reine, qui autrement est libre, restera dans son cœur, qui est mortel et ne peut quitter sa prison à l'intérieur du suaire de la momie. Cela veut dire que lorsque le soleil aura sombré dans la mer, la Reine Tera cessera d'exister comme puissance consciente, jusqu'au lever du soleil ; à moins que la Grande Expérience ne puisse la rappeler à la vie éveillée. Cela veut dire qu'il n'y aura absolument rien pour vous ou pour d'autres à craindre d'elle d'une façon dont nous avons toutes les raisons de nous souvenir. Quel que soit le changement qui puisse résulter de la mise en œuvre de la Grande Expérience, il ne peut en venir aucun de la pauvre femme morte, sans recours, qui a attendu cette nuit depuis tant de siècles ; qui a abandonné en faveur de l'heure qui vient toute la liberté de l'éternité, gagnée à la façon traditionnelle, dans l'espoir d'une vie nouvelle dans un monde nouveau tel que celui auquel elle aspirait…

 

Elle s'arrêta soudain. Tandis qu'elle parlait, ses paroles s'accompagnaient d'une intonation étrangement pathétique, presque suppliante, qui me toucha jusqu'à la moelle des os.

 

Après le départ de Mr. Trelawny, le silence s'établit. Je ne pense pas que personne ait eu envie de dire quelque chose. Puis, Margaret regagna sa chambre et je sortis sur la terrasse donnant sur la mer. L'air frais et la beauté du spectacle m'aidèrent à retrouver la bonne humeur que j'avais connue plus tôt dans la journée. Je ne tardai pas à éprouver une véritable joie grâce à la conviction que le danger que je craignais, et qui aurait résulté de la violence de la Reine pendant la nuit qui allait venir était évité. Je partageai la conviction de Margaret au point de ne pas mettre en doute la justesse de son raisonnement. J'avais un moral élevé, j'étais moins inquiet que je ne l'avais été depuis bien des jours, j'allai dans ma chambre pour m'étendre sur le sofa.

 

Je fus réveillé par Corbeck qui m'appelait en toute hâte.

 

– Descendez dans la caverne aussi vite que vous le pouvez. Mr. Trelawny veut nous y voir immédiatement. Dépêchez-vous !

 

Je bondis et descendis à la caverne en courant. Tout le monde était là, à l'exception de Margaret, qui arriva immédiatement après moi, portant Silvio dans ses bras. Quand le chat aperçut son vieil ennemi, il se débattit pour sauter à terre ; mais Margaret le tenait serré et le calmait. Je regardai ma montre. Il était près de huit heures.

 

Lorsque Margaret nous eut rejoints, son père dit immédiatement, avec une insistance calme qui était nouvelle pour moi :

 

– Tu croyais, Margaret, que la Reine Tera avait volontairement choisi de renoncer pour cette nuit à sa liberté ? De devenir une momie et rien d'autre, jusqu'à ce que l'Expérience ait été achevée ? De se contenter d'être sans pouvoir en toutes circonstances jusqu'à ce que tout soit terminé, jusqu'à ce que la résurrection soit un fait accompli, ou que la tentative ait échoué ?

 

Au bout d'un instant, Margaret répondit à voix basse :

 

– Oui.

 

Pendant cette pause tout avait changé chez Margaret son apparence, son expression, sa voix, ses manières. Même Silvio l'avait remarqué ; dans un violent effort, il réussit à se dégager de ses bras ; elle ne parut pas s'en apercevoir. Je m'attendais à ce que le chat, ayant conquis sa liberté, attaque la momie ; mais cette fois-ci, il n'en fit rien. Il semblait trop intimidé pour s'en approcher. Il s'écarta et avec un « miaou » piteux il vint se frotter à mes chevilles. Je le pris dans mes bras, il s'y blottit en frissonnant. Mr. Trelawny avait repris la parole :

 

– Tu es sûre de ce que tu dis ! Tu le crois de toute ton âme ?

 

Le visage de Margaret n'avait plus son air absent ; il paraissait illuminé par la dévotion de celui à qui il est donné de parler de choses grandioses. Elle répondit d'une voix qui, bien que calme, était vibrante de conviction :

 

– Je le sais ! Mon savoir dépasse la croyance !

 

Mr. Trelawny parla de nouveau :

 

– Tu es donc tellement sûre que, serais-tu la Reine Tera elle-même, tu serais disposée à le prouver par tout moyen que je pourrais suggérer ?

 

– Oui, par n'importe quel moyen ! fut la réponse qui retentit avec un accent d'intrépidité.

 

D'une voix qui laissait paraître un léger doute, son père dit alors :

 

– Même en abandonnant ton Esprit Familier à la mort – à l'annihilation ?

 

Elle se tut un instant, et je pouvais voir qu'elle souffrait horriblement. Il y avait dans ses yeux une expression traquée qu'aucun homme n'aurait pu voir, sans être retourné, dans les yeux de l'être aimé. J'étais sur le point d'intervenir lorsque les yeux du père, regardant autour de lui avec une détermination farouche, rencontrèrent les miens. Je restai silencieux, presque magnétisé ; les autres hommes, de même. Il se passait sous nos yeux une chose que nous ne comprenions pas !

 

En quelques longues enjambées, Mr. Trelawny alla jusqu'au côté ouest de la caverne et ouvrit le volet qui occultait la fenêtre, avec une telle violence qu'il en brisa la chaîne qui servait à le manœuvrer et qui était usée par le temps. L'air frais entra, la lumière du soleil se répandit sur eux deux, car Margaret était à présent à côté de lui. Il désigna du doigt le soleil en train de plonger dans la mer au centre d'un halo de feu doré, et son visage avait la dureté du silex. D'une voix dont la dureté absolue résonnera jusqu'à ma mort dans mes oreilles, il dit :

 

– Choisis ! Parle ! Quand le soleil aura plongé dans la mer, il sera trop tard !

 

La lueur resplendissante du couchant éclairait le visage de Margaret au point qu'il semblait illuminé par l'intérieur, et elle répondit :

 

– Même à ce prix !

 

Elle bondit jusqu'à la petite table sur laquelle se trouvait le chat momifié, et elle posa la main sur lui. Elle était à présent sortie de la lumière du soleil et au-dessus d'elle les ténèbres étaient profondes. Elle dit d'une voix claire :

 

– Si j'étais Tera, je dirais : « Prenez tout ce que j'ai ! Cette nuit est pour les seuls Dieux ! »

 

Au moment où elle parlait, le soleil s'enfonça et l'ombre froide tomba soudain sur nous. Nous sommes restés immobiles un moment. Silvio sauta de mes bras, courut à sa maîtresse, se dressa contre sa robe comme s'il avait voulu qu'elle le soulève. Il ne faisait plus attention à la momie.

 

Margaret était triomphante. Avec une douceur voulue elle dit tristement :

 

– Le soleil est couché, père ! Le reverrons-nous jamais ? La nuit des nuits est venue !

 

Chapitre XX

LA GRANDE EXPÉRIENCE


S'il y avait eu besoin d'une preuve pour établir à quel point nous croyions les uns et les autres à l'existence spirituelle de la Reine d'Égypte, elle aurait été trouvée dans le changement survenu en nous dans l'espace de quelques minutes à la suite de la déclaration de négation volontaire faite, nous en étions tous persuadés, par l'intermédiaire de Margaret. Malgré l'approche de l'épreuve terrifiante, dont il était impossible d'oublier la signification, nous paraissions grandement soulagés et nous agissions en conséquence. Nous avions en vérité vécu dans un tel état de terreur pendant la catalepsie de Mr. Trelawny que ce sentiment s'était profondément ancré en nous. Personne ne peut savoir sans l'avoir éprouvé lui-même, ce que c'est que de vivre dans la crainte constante d'un danger inconnu qui peut surgir à tout instant et sous n'importe quelle forme.

 

Mr. Trelawny demanda aux hommes de le suivre. Nous sommes allés dans le vestibule et nous avons ensuite réussi à descendre dans la caverne une table de chêne, assez longue et pas trop large, qui était appuyée dans le vestibule contre le mur. Nous la disposâmes au milieu de la caverne sous un grand faisceau de lumière électrique. Margaret regarda un instant, puis, aussitôt, elle pâlit et dit d'une voix nerveuse :

 

– Qu'allez-vous faire, père ?

 

– Défaire les bandelettes de la momie du chat ! La Reine Tera n'aura pas besoin ce soir de son Esprit Familier. Si elle en avait besoin, cela pourrait être dangereux pour nous ; si bien que nous allons le rendre sans danger. Cela ne t'inquiète pas, ma chérie ?

 

– Oh non ! se hâta-t-elle de répondre. Mais je pensais à mon Silvio et à l'impression que j'aurais eue s'il avait été à la place de la momie dont on défait les bandelettes !

 

Mr. Trelawny prépara couteaux et ciseaux, et mit le chat sur la table. Le déroulement des bandelettes commença.

 

Ces bandelettes étaient en nombre incroyable ; le bruit de déchirure – elles étaient étroitement collées les unes aux autres par du bitume, des gommes et des épices – et le petit nuage de poussière caustique rouge qui s'élevait, tout cela agissait sur nos sens. Lorsque les dernières bandelettes furent ôtées, nous vîmes l'animal assis devant nous. Il était accroupi, ses poils, ses dents et ses griffes étaient intacts. Les yeux étaient fermés, mais les paupières n'avaient pas l'aspect féroce auquel je m'attendais. Les moustaches avaient été serrées par les bandelettes sur le côté de la face ; mais lorsqu'elles cessèrent d'être comprimées, elles se redressèrent pour reprendre l'aspect qu'elles avaient dans la vie. C'était une magnifique créature, un chat-tigre de grande taille. Mais tandis que nous le contemplions, notre regard, d'abord admiratif devint terrifié, et nous fûmes tous parcourus d'un frisson ; car nous voyions la confirmation de nos craintes.

 

Sa bouche et ses griffes portaient des traces rouges de sang récemment séché !

 

Le Dr Winchester fut le premier à recouvrer ses esprits ; la vue du sang n'avait en soi rien de bouleversant pour lui. Il avait sorti sa loupe et il examinait les taches sur la gueule du chat. Mr. Trelawny respirait bruyamment, comme s'il avait été délivré d'une contrainte.

 

– C'est ce à quoi je m'attendais, dit-il. C'est d'un bon augure pour la suite.

 

Pendant ce temps, le Dr Winchester examinait les pattes tachées de rouge.

 

– Comme je m'y attendais aussi ! dit-il. Il a aussi sept griffes !

 

Il ouvrit son portefeuille, en sortit le morceau de papier buvard marqué par les griffes de Silvio, et sur lequel était aussi tracé au crayon le diagramme des coupures faites sur le poignet de Mr. Trelawny. Il plaça le papier sous la patte du chat momifié. Les marques coïncidaient exactement.

 

Quand nous eûmes soigneusement examiné le chat sans rien remarquer d'extraordinaire à part sa merveilleuse conservation, Mr. Trelawny le souleva de la table. Margaret se précipita, en s'écriant :

 

– Faites attention, père ! Prenez garde ! Il pourrait vous blesser !

 

– Pas maintenant, ma chérie ! dit-il en se dirigeant vers l'escalier.

 

Son visage se décomposa.

 

– Où allez-vous ? demanda-t-elle, d'une voix éteinte.

 

– Dans la cuisine, répondit-il. Le feu fera disparaître tout danger pour l'avenir ; même un corps astral ne peut se matérialiser en partant de cendres !

 

Il nous fit signe de le suivre. Margaret se détourna avec un sanglot. Je m'approchai d'elle, mais elle me fit signe de m'en aller en disant à voix basse :

 

– Non, non ! Allez avec les autres. Mon père peut avoir besoin de vous. Oh ! cela ressemble à un meurtre ! Le pauvre animal familier de la Reine…

 

Les larmes ruisselaient entre les doigts de ses mains, dont elle se recouvrait les yeux.

 

Dans la cuisine, un feu de bois était préparé. Mr. Trelawny en approcha une allumette. En quelques secondes, le bois s'était enflammé et les flammes s'élevaient. Quand le feu fut bien pris, il y jeta le corps du chat. Pendant quelques secondes il resta au milieu des flammes comme une masse sombre, et la pièce fut envahie par une odeur de poils brûlés. Puis le corps desséché prit feu à son tour. Les substances inflammables utilisées dans l'embaumement fournirent un nouvel aliment au feu, et les flammes ronflèrent. En quelques minutes ce fut un embrasement complet, et alors nous avons respiré librement. L'animal familier de la Reine Tera n'était plus !

 

En retournant dans la caverne, nous trouvâmes Margaret assise dans l'obscurité. Elle avait éteint l'électricité et une vague lueur crépusculaire arrivait à travers les ouvertures étroites. Son père alla vite auprès d'elle et l'entoura de ses bras dans un geste de protection. Elle laissa reposer la tête sur son épaule pendant une minute, et parut réconfortée. Ensuite, elle m'appela :

 

– Malcolm, donnez de la lumière !

 

J'obéis et je pus voir que, bien qu'elle eût pleuré, ses yeux étaient secs à présent. Son père le vit aussi, et en parut heureux. Il nous dit sur un ton grave :

 

– À présent, nous ferions mieux de nous préparer à notre grande œuvre. Cela n'irait pas de garder quelque chose pour le dernier moment.

 

Margaret devait avoir un soupçon de ce qui allait venir, car c'est d'une voix mourante qu'elle demanda :

 

– Qu'allez-vous faire à présent ?

 

Mr. Trelawny devait, de son côté, avoir un soupçon sur ses sentiments, car il lui répondit à voix basse :

 

– Défaire les bandelettes de la momie de la Reine Tera !

 

Elle vint tout près de lui et lui dit à voix basse, sur un ton suppliant :

 

– Père, vous n'allez pas la déshabiller ! Devant vous tous, des hommes… Et en pleine lumière !

 

– Mais pourquoi pas, ma chérie ?

 

– Pensez, père, une femme ! Toute seule ! De cette façon ! Dans un tel endroit ! Oh ! c'est cruel, cruel !

 

Elle était manifestement bouleversée. Ses joues étaient en feu, ses yeux pleins de larmes d'indignation. Son père vit sa détresse ; il y participait et se mit à la réconforter. J'allais m'éloigner, mais il me fit signe de rester. Je saisis l'occasion. Je compris que selon l'habitude des hommes, il désirait s'en remettre à quelqu'un d'autre du soin de s'occuper d'une femme malade d'indignation. Cependant il essaya tout d'abord de faire appel à sa raison.

 

– Pas une femme, ma chérie ; une momie ! Elle est morte il y a près de cinq mille ans !

 

– Qu'est-ce que cela fait ? Le sexe n'est pas une question d'années. Une femme est une femme, même si elle est morte depuis cinq mille siècles ! Et vous vous attendez à ce qu'elle se réveille de ce long sommeil ! Ce ne pouvait pas être une véritable mort, si elle est sur le point de s'éveiller. Vous m'avez fait croire qu'elle reviendrait à la vie lorsque le Coffre serait ouvert !

 

– En effet, ma chérie ; et je le crois aussi. Mais si ce n'est pas de mort qu'il a été question pour elle pendant toutes ces années, c'est de quelque chose qui y ressemble étrangement. Et encore une fois, pense simplement à ceci ce sont des hommes qui l'ont embaumée. On ne connaissait pas les droits de la femme ni les femmes médecins dans l'Égypte antique, ma chérie ! Et en outre, continua-t-il avec plus de liberté, en voyant qu'elle admettait son argument, sans y céder, cependant, nous autres hommes, nous sommes habitués à ce genre de choses. Corbeck et moi nous avons déroulé les bandelettes de centaines de momies ; et il y avait parmi elles autant de femmes que d'hommes. Le docteur Winchester soigne des femmes aussi bien que des hommes, au point que l'habitude aidant, il n'attache plus d'importance au sexe. Même Ross, dans sa profession d'avocat…

 

Il s'arrêta brusquement.

 

– Vous aussi, vous allez venir à la rescousse ! me dit-elle en me lançant un regard indigné.

 

Je ne répondis rien ; j'estimais que le silence était préférable. Mr. Trelawny se hâta d'enchaîner. Je pus me rendre compte qu'il était heureux de cette interruption parce que son argument basé sur la profession d'avocat se révélait décidément comme assez faible.

 

– Mon enfant, tu seras toi-même avec nous. Ferions-nous quelque chose qui soit de nature à te choquer ou à t'offenser ? Allons, sois raisonnable ! Nous ne sommes pas dans une partie de plaisir. Nous sommes tous des hommes sérieux, qui entreprennent avec sérieux une expérience susceptible de faire revivre la sagesse des temps anciens, et d'étendre à l'infini les connaissances humaines, qui peut mettre l'esprit des hommes sur des pistes nouvelles de pensée et de recherche. Si son intention d'origine s'était accomplie, et si elle était revenue à la vie dans ses bandelettes de momie, cela aurait pu revenir à échanger un cercueil contre une tombe ! Elle serait morte de la mort des enterrés vivants ! Mais à présent, alors qu'elle a volontairement abandonné pour l'instant son pouvoir astral, il ne peut y avoir aucun doute à ce sujet.

 

– Très bien, père, dit Margaret en l'embrassant. Son visage s'était éclairé. Mais oh ! cela me semblait être une affreuse indignité à l'égard d'une reine, d'une femme.

 

Mr. Trelawny, avec l'aide de Mr. Corbeck et du Dr Winchester, souleva le couvercle d'hématite du sarcophage qui contenait la momie de la Reine. C'était un grand sarcophage, mais cependant pas énorme. La momie était longue, large et haute ; et d'un tel poids que ce ne fut pas facile de la sortir, même à quatre. Sous la direction de Mr. Trelawny, nous l'étendîmes sur la table préparée à cet effet.

 

Alors, et seulement alors, m'apparut soudain toute l'horreur de la scène ! Là, en pleine lumière, tout le côté matériel et sordide de la mort nous apparaissait comme affreusement réel. Les bandelettes extérieures, arrachées et relâchées par des manipulations sans délicatesse, avec leur couleur assombrie par la poussière ou éclaircie par le frottement, paraissaient froissées pour avoir été malmenées ; les bords hachurés des bandelettes paraissaient effrangés ; la couleur s'en allait par place, le vernis s'écaillait. Les couches de bandelettes étaient évidemment nombreuses, à en juger par leur volume une fois déroulées. Mais, au travers, apparaissait une forme humaine impossible à dissimuler qui semblait plus horrible d'être partiellement cachée. Ce qui était devant nous, c'était la Mort, rien d'autre.

 

Le travail débuta. Le déroulement des bandelettes de la momie du chat nous y avait plus ou moins préparés ; mais cette momie était tellement plus grande, plus compliquée, que l'opération avait l'air toute différente. De plus, outre le sentiment toujours présent de la mort et de l'humanité, il y avait dans tout cela quelque chose de plus raffiné. Le chat avait été embaumé au moyen de substances plus rudimentaires. Ici, tout était fait avec beaucoup plus de délicatesse, on s'en aperçut dès que les premières bandelettes eurent été retirées. On aurait pensé que les gommes et les épices les plus fines avaient été employées dans cet embaumement. Mais il y avait la même ambiance, la même poussière rouge et l'odeur caustique du bitume ; il y avait le même bruit de déchirement quand on arrachait les bandelettes. Celles-ci étaient en nombre énorme, elles formaient un tas immense. Tandis que les hommes les déroulaient, je me sentais de plus en plus énervé. Je n'y prenais pas part moi-même ; lorsque je m'étais écarté, Margaret m'avait lancé un regard reconnaissant. Nous avions joint nos mains, et nous les tenions très serrées. À mesure que se poursuivait le déroulement des bandelettes, les tissus se faisaient plus fins, l'odeur moins chargée de bitume, mais plus caustique. Nous commençâmes tous, je pense, à avoir l'impression d'avoir été pris ou touchés d'une façon particulière. Cependant, cela n'avait pas d'influence sur le travail, qui se poursuivait sans interruption. Quelques-unes des bandelettes intérieures portaient des symboles ou des dessins. Ils étaient quelquefois entièrement vert pâle, quelquefois de couleurs diverses ; mais avec toujours une prédominance de vert. De temps à autre, Mr. Trelawny ou Mr. Corbeck montraient un dessin déterminé avant de poser la bandelette sur la pile qui se trouvait derrière eux, qui ne cessait de monter pour atteindre une hauteur énorme.

 

Finalement nous avons compris que nous arrivions à la fin des bandelettes. La hauteur de la Reine était déjà ramenée à une dimension normale. Elle était pourtant d'une taille au-dessus de la normale. Et à mesure que l'on approchait de la fin, Margaret devenait plus pâle ; son cœur battait davantage et avec plus de violence, à tel point que je fus effrayé par la façon dont sa poitrine se soulevait.

 

Au moment précis où son père retirait la dernière bandelette, il se trouva qu'il leva les yeux, remarquant l'expression douloureuse et anxieuse de son visage pâle. Il s'arrêta, et, croyant son émotion due à la pudeur, il lui dit sur un ton réconfortant :

 

– Ne sois pas gênée, ma chérie ! Regarde ! Il n'y a rien qui puisse te choquer. La Reine porte une robe – que dis-je, une robe royale, par surcroît !

 

Le corps était enveloppé sur toute sa longueur d'un morceau de tissu. Quand on l'eut retiré, apparut une robe très ample de linon blanc, recouvrant le corps du cou aux pieds.

 

Et quel linon ! Nous nous penchâmes tous pour le regarder.

 

Margaret oublia sa réserve, intéressée comme l'auraient été toutes les femmes par la beauté du tissu. À notre tour, nous l'admirâmes tous, car à notre époque, on n'avait à coup sûr jamais vu pareil linon. Il était aussi fin que la soie la plus fine. Mais on n'avait jamais vu de soie filée ou tissée qui eût des plis aussi gracieux, bien que le tissu eût été comprimé par les bandelettes serrées de la momie, et durci sous l'action des millénaires.

 

Autour du cou, le tissu était délicatement brodé d'or et de minuscules perles de sycomore, et, autour des pieds, travaillée de la même façon, était enroulée une guirlande sans fin de lotus de hauteurs inégales, qui avaient un air d'abandon plein de grâce de plantes ayant poussé dans la nature.

 

En travers du corps, mais n'en faisant visiblement pas le tour, était posée une ceinture de pierres précieuses. Une ceinture merveilleuse, qui brillait et étincelait de toutes les couleurs et de toutes les formes du ciel.

 

La boucle était taillée dans une grande pierre jaune, de forme arrondie, profonde et incurvée, comme un globe malléable qui aurait subi une pression. Elle brillait et étincelait, comme si elle avait contenu un vrai soleil ; ses rayons semblaient tout illuminer autour d'elle. Elle était encadrée de deux grandes pierres de lune de plus petite dimension dont l'éclat, comparé au feu de la pierre de soleil, avait la nuance argentée du clair de lune.

 

Et ensuite, de chaque côté, liées entre elles par des anneaux d'or d'une forme raffinée, il y avait un rang de pierres étincelantes, dont les couleurs paraissaient flamboyer. Chacune de ces pierres semblait contenir une étoile vivante qui scintillait à chaque variation de la lumière.

 

Margaret leva les mains en signe d'admiration. Elle se pencha pour regarder de plus près ; mais elle se recula soudain et se redressa de toute sa hauteur. Elle dit, avec, semblait-il, la conviction de quelqu'un qui sait d'une manière absolue :

 

– Ce n'est pas un voile d'embaumement ! Ce n'était pas destiné à recouvrir une morte ! C'est une robe de mariée !

 

Mr. Trelawny se pencha pour toucher la robe. Il souleva un pli près du cou, et je compris par la façon qu'il eut de reprendre aussitôt sa respiration qu'il avait éprouvé une surprise. Il souleva un peu plus le tissu, puis, lui aussi, recula et, en désignant quelque chose, il dit :

 

– Margaret a raison. Cette robe n'était pas destinée à être portée par une morte. Regardez : elle n'habille pas le corps, elle est simplement posée dessus.

 

Il souleva la ceinture de pierres précieuses et la remit à Margaret. Puis, des deux mains, il saisit la large robe et la posa sur les bras que celle-ci avait tendus, dans un mouvement naturel. Des choses d'une telle beauté ne doivent être maniées, comme des objets précieux, qu'avec le plus grand soin.

 

Nous sommes restés saisis devant la beauté du corps qui, à l'exception du voile recouvrant le visage, était à présent complètement nu devant nous. Mr. Trelawny se pencha et de ses mains tremblantes souleva ce voile qui était de la même finesse que la robe. Il se recula, toute la glorieuse beauté de la Reine se trouva révélée, et en même temps, je me sentis gagné par la honte. Il n'était pas correct que nous soyons là, à contempler de nos yeux irrespectueux, une telle beauté sans voile : c'était indécent ; c'était presque sacrilège ! Et cette merveille blanche, cette forme magnifique, il y avait de quoi rêver ! Cela n'avait rien à voir avec la mort ; c'était comme une statue sculptée dans l'ivoire par la main d'un Praxitèle. Il n'y avait là rien de l'horrible ratatinement que la mort semble réaliser en un instant. Il n'y avait rien de la raideur ridée qui semble être une caractéristique essentielle de la plupart des momies. Il n'y avait pas cette dessiccation du corps dans le sable, que j'avais déjà remarquée dans les musées. Tous les pores de la peau semblaient avoir été conservés par quelque moyen extraordinaire. Les chairs étaient pleines et rondes, comme chez un être vivant, et la peau avait la douceur du satin. La couleur paraissait extraordinaire. On aurait dit de l'ivoire, de l'ivoire neuf, sauf l'endroit où le bras droit, avec son poignet brisé et taché de sang et sa main manquante, était resté exposé dans le sarcophage pendant tant de millénaires.

 

Dans un élan bien féminin, avec une bouche affaissée de pitié, des yeux flamboyant de colère, des joues en feu, Margaret voila le corps de la robe magnifique qu'elle avait sur les bras. On ne voyait plus que le visage. Il était plus saisissant que le corps ; car il ne paraissait pas mort, mais vivant. Les paupières étaient baissées, mais les longs cils noirs, recourbés, reposaient sur les joues. Les narines, dressées avec fierté, traduisaient le repos qui surpasse celui de la mort, quand on l'observe sur un être vivant. Les lèvres, pleines et rouges, bien que la bouche n'eût pas été ouverte, laissaient apparaître une rangée des plus petites perles blanches qu'on puisse rêver. Ses cheveux, d'une luxuriante abondance et d'un noir brillant comme l'aile d'un corbeau, étaient rassemblés en grandes masses sur le front blanc, que traversaient quelques mèches bouclées comme les vrilles de la vigne. J'étais stupéfait par sa ressemblance avec Margaret, bien qu'ayant déjà l'esprit préparé par ce que Mr. Corbeck m'avait rapporté des déclarations de son père. Cette femme – je ne pouvais penser à elle comme à une momie ou à un cadavre – était l'image de Margaret, telle qu'elle m'était apparue la première fois que je l'avais vue. La ressemblance était accentuée par le bijou qu'elle portait dans les cheveux, le « Disque et les Plumes », et que Margaret avait elle aussi porté. C'était également un bijou resplendissant : une pierre admirable au reflet de clair de lune, insérée entre deux pierres de lune ciselées.

 

Mr. Trelawny était bouleversé. Il était tout à fait à bout. Lorsque Margaret se précipita dans ses bras pour le réconforter, je l'entendis lui dire d'une voix brisée :

 

– C'est comme si tu étais morte, mon enfant !

 

Il y eut un long silence. Je pouvais entendre au-dehors le grondement du vent, qui prenait à présent les proportions d'une tempête, et les vagues qui se brisaient violemment en dessous.

 

Mr. Trelawny rompit le silence :

 

– Plus tard, il faudra que nous essayions de découvrir le procédé d'embaumement utilisé. Il ne ressemble pas à ce que je connais. On ne semble pas avoir ouvert le corps pour en extraire les organes ; ils ont dû rester intacts à l'intérieur. En outre, il n'y a aucune humidité dans les tissus ; mais elle a été remplacée par autre chose, comme si de la cire ou de la stéarine avait été injectée dans les veines par un procédé délicat. Je me demande s'il est possible qu'à cette époque, on ait utilisé la paraffine. Elle aurait pu, par un procédé quelconque, être injectée dans les veines, où elle se serait solidifiée.

 

Margaret, après avoir jeté un drap blanc sur le corps de la Reine, nous demanda de la transporter dans sa propre chambre, et elle l'étendit sur son lit. Puis elle nous renvoya, en disant :

 

– Laissez-la seule avec moi. Il y a encore beaucoup d'heures à passer et cela ne me plaît pas de la laisser couchée là, toute nue en pleine lumière. C'est peut-être les Noces auxquelles elle se préparait : les Noces de la Mort. Et au moins, elle portera ses belles robes.

 

Quand un peu plus tard elle me ramena dans sa chambre, la Reine morte était vêtue de la robe de fin linon aux broderies d'or ; tous ses magnifiques bijoux étaient en place. Des bougies étaient allumées autour d'elle, des fleurs blanches étaient déposées sur sa poitrine.

 

La main dans la main, nous sommes restés un moment à la contempler. Puis, en poussant un soupir, Margaret la couvrit d'un de ses propres draps d'un blanc de neige. Elle se détourna ; et après avoir refermé doucement la porte de la chambre, elle vint avec moi rejoindre les autres qui s'étaient réunis dans la salle à manger. Une fois là, nous avons commencé à parler de ce qui s'était passé, et de ce qui allait suivre.

 

À mesure que les heures se succédaient, le temps s'écoulait de plus en plus lentement. Les hommes commençaient, sans s'en apercevoir, à somnoler un peu. Je me demandais si dans le cas de Mr. Trelawny et de Mr. Corbeck qui s'étaient déjà trouvés soumis à l'influence hypnotique de la Reine, la même torpeur se manifestait. Le Dr Winchester avait des périodes de distraction qui devenaient de plus en plus longues et fréquentes.

 

Quant à Margaret, cette incertitude l'affectait énormément, comme il fallait s'y attendre chez une femme. Elle devenait de plus en plus pâle ; à tel point qu'aux alentours de minuit, je me pris à être très inquiet pour elle. J'obtins qu'elle m'accompagne dans la bibliothèque, et là, j'essayai de la faire rester allongée un petit moment sur le sofa. Comme Mr. Trelawny avait décidé que l'expérience serait tentée à la septième heure après le coucher du soleil, exactement, ce serait donc aussi près que possible de trois heures du matin. En réservant une heure entière aux derniers préparatifs, nous avions encore deux heures à attendre. Je lui promis de rester près d'elle et de la réveiller à l'heure qu'elle me fixerait ; mais elle ne voulut pas entendre parler de repos. Elle me remercia avec gentillesse, et en souriant. Mais elle m'assura qu'elle n'avait pas sommeil, et qu'elle était tout à fait capable de veiller jusque-là ; que c'étaient seulement l'indécision et l'énervement de l'attente qui la rendaient pâle. Je fus bien obligé de m'incliner, mais je la tins pendant plus d'une heure dans la bibliothèque à parler de choses et d'autres. Si bien qu'à la fin, quand elle insista pour aller rejoindre son père, j'eus l'impression d'avoir au moins fait quelque chose pour l'aider à passer le temps.

 

Nous trouvâmes les trois amis attendant patiemment dans la salle à manger, silencieux. Avec un courage bien masculin, ils se contentaient de rester sans rien faire, conscients d'avoir fait jusque-là tout ce qui était en leur pouvoir.

 

Et ainsi nous attendîmes.

 

En entendant sonner deux heures, nous nous sentîmes un peu ragaillardis. Toutes les ombres qui s'étaient accumulées sur nos têtes pendant les longues heures précédentes parurent se disperser instantanément, et nous allâmes tous à nos différentes tâches avec entrain et empressement. Nous vérifiâmes tout d'abord si toutes les fenêtres étaient bien fermées ; car à présent la tempête faisait rage au point de nous faire craindre qu'elle ne bouleverse nos plans qui, après tout, nécessitaient un calme complet. Nous préparâmes nos masques respiratoires pour les mettre quand on approcherait du moment fatidique. Nous avions depuis le début décidé de nous en servir, car nous ne savions pas si quelque fumée nocive ne se dégagerait pas du Coffre Magique quand il serait ouvert. L'idée qu'il pourrait ne pas s'ouvrir ne venait en effet à l'esprit d'aucun de nous.

 

Alors, sous la direction de Margaret, nous transportâmes, de la chambre de cette dernière à la caverne, le corps de la Reine Tera toujours vêtue de sa toilette de mariée.

 

Étrange spectacle, étrange expérience. Ce groupe d'hommes graves emportant loin des bougies allumées et des fleurs blanches ce corps blanc immobile, qui prit l'aspect d'une statue d'ivoire lorsque, pendant le transport, la robe tomba.

 

Nous l'étendîmes dans le sarcophage, et nous plaçâmes dans la position convenable sur sa poitrine la main coupée. La Pierre aux Sept Étoiles, que Mr. Trelawny avait extraite du coffre, fut posée sous cette main. Tandis que nous l'arrangions, elle parut flamboyer et étinceler. L'électricité éclairait d'une lumière froide le grand sarcophage préparé pour la tentative finale – La Grande Expérience, aboutissement des recherches de deux savants voyageurs poursuivies pendant toute une existence. De nouveau, la ressemblance frappante entre Margaret et la momie, accentuée par l'extraordinaire pâleur de la première, conférait à l'ensemble une étrangeté supplémentaire.

 

Quand finalement tout fut en état, trois quarts d'heure s'étaient écoulés car nous ne faisions rien à la hâte. Sur un signe de Margaret, je la suivis dans sa chambre. Là, elle fit une chose qui m'émut curieusement, et me fit sentir le caractère désespéré de l'entreprise dans laquelle nous étions engagés. Une par une, elle éteignit soigneusement les bougies et les remit à leur place habituelle. Quand elle eut terminé, elle me dit :

 

– Elles ont joué leur rôle. Quoi qu'il arrive désormais – la Vie ou la Mort –, il n'y aura plus aucune raison de s'en servir !

 

Nous mîmes en place nos masques, et allâmes occuper les places qui nous avaient été assignées. Je devais me tenir à côté des interrupteurs électriques, prêt à éteindre ou à donner de la lumière selon les instructions de Mr. Trelawny. La dernière recommandation qu'il me fit d'exécuter scrupuleusement ses instructions avait presque le caractère d'une menace ; il m'avertissait que toute erreur ou négligence de ma part pourrait signifier la mort pour l'un d'entre nous. Margaret et le Dr Winchester devaient se tenir entre le sarcophage et le mur, de manière à ne pas se trouver entre la momie et le Coffre Magique. Ils devaient noter exactement tout ce qui arriverait concernant la Reine.

 

Mr. Trelawny et Mr. Corbeck devaient veiller à ce que les lampes soient allumées et ensuite prendre leur place, le premier au pied, le second à la tête du sarcophage.

 

Quand les aiguilles de la pendule furent tout près de l'heure juste, ils se tinrent prêts avec leur queue-de-rat allumée, comme les artilleurs de l'ancien temps avec leur boutefeu.

 

Pendant les quelques dernières minutes, le temps s'écoula avec une lenteur torturante. Mr. Trelawny était debout, la montre à la main, prêt à donner le signal.

 

L'heure approchait avec une inconcevable lenteur ; mais vint enfin ce bruit d'engrenages annonçant que l'aiguille approche du chiffre. Le son argentin du timbre de l'horloge se répercuta dans nos cœurs comme un glas : Un ! Deux ! Trois !

 

Les mèches des lampes s'enflammèrent, je coupai l'électricité. Dans la demi-clarté des lampes qui s'efforçaient de prendre, après la grande lumière de l'électricité, la pièce et tout ce qu'elle contenait prirent une forme étrange, tout parut changer en un instant. Nous attendions, le cœur battant.

 

Les secondes passaient avec une pesante lenteur. On aurait dit que le monde s'immobilisait. Les silhouettes des autres n'apparaissaient qu'indistinctement ; seule la robe blanche de Margaret se distinguait nettement dans la pénombre. Les masques volumineux, que nous portions tous, accentuaient l'atmosphère étrange. Les yeux des deux hommes penchés sur le Coffre paraissaient luire dans le peu de lumière qu'il y avait. De l'autre côté de la pièce, les yeux du Dr Winchester étincelaient comme des étoiles, ceux de Margaret brillaient comme des soleils noirs.

 

Et si les lampes ne s'allumaient jamais !

 

Il fallut à peine quelques secondes pour qu'elles s'éclairent. Une lueur lente à s'établir, régulière, devenant de plus en plus vive, et changeant de couleur, allant du bleu au blanc vif. Cela dura ainsi environ deux minutes, sans changement notable dans le Coffre. Finalement, une lueur délicate commença à apparaître sur toute sa surface. Elle grandit, grandit, jusqu'à ce que le Coffre prenne l'aspect d'une pierre précieuse étincelante ; et il devint comme une chose vivante, dont l'essence même était la lumière. Mr. Trelawny et Mr. Corbeck allèrent silencieusement prendre leur place à côté du sarcophage.

 

Tout d'un coup, il y eut un bruit ressemblant à une petite explosion étouffée, et le couvercle du Coffre se souleva horizontalement de quelques centimètres ; il n'y avait pas à s'y tromper, car toute la caverne était à présent inondée de lumière. Alors le couvercle, en restant fixe d'un côté, se souleva lentement de l'autre, comme s'il avait cédé à une pression. Je ne pouvais pas voir ce qu'il y avait à l'intérieur, car le couvercle soulevé m'en empêchait. Le Coffre continuait à briller ; il commença à s'en échapper une vague vapeur verdâtre qui se mit à flotter dans la direction du sarcophage comme si elle avait été poussée ou attirée de ce côté. Je ne pouvais sentir nettement l'odeur qui se dégageait à cause de mon masque, mais, même au travers, il me semblait percevoir une odeur étrange et caustique. Au bout de quelques secondes, la vapeur parut s'épaissir et commença à pénétrer directement dans le sarcophage ouvert. Il était à présent évident que le corps momifié exerçait sur elle une certaine attraction ; et également que cette vapeur avait un effet sur le corps, car le sarcophage s'illuminait lentement, comme si le corps avait commencé à devenir incandescent. De là où je me trouvais, je ne pouvais voir à l'intérieur, mais d'après l'expression de physionomie des quatre personnes qui regardaient, je compris qu'il se passait quelque chose d'étrange.

 

J'aurais voulu courir pour jeter moi-même un coup d'œil ; mais je me souvenais de l'avertissement solennel de Mr. Trelawny, et je restai à mon poste.

 

Tout d'un coup, les visages attentifs qui entouraient le sarcophage se penchèrent en avant. L'expression d'étonnement muet qu'on observait dans leurs yeux, éclairés par la lueur surnaturelle qui se dégageait du sarcophage, s'assortissait d'un éclat surnaturel.

 

Quant à mes yeux, ils étaient presque aveuglés par cette terrible lumière paralysante, si bien que je ne pouvais guère me fier à leur témoignage. Je vis quelque chose de blanc s'élever hors du sarcophage ouvert. Quelque chose qui apparaissait à mes yeux torturés comme un brouillard blanc, léger et transparent. Au cœur de ce brouillard, plus épais et opaque comme une opale, se trouvait quelque chose qui ressemblait à une main tenant une pierre précieuse étincelante lançant toutes sortes de feux. Lorsque la lueur aveugle du Coffre rencontra cette nouvelle lumière vivante, la vapeur verte qui flottait entre elles deux prit l'aspect d'une cascade de points brillants – un miracle de lumière !

 

Mais, à ce moment précis, intervint un changement. La tempête violente, qui faisait battre les volets des étroites ouvertures, prit le dessus. Avec le bruit d'un coup de pistolet, l'un des lourds volets rompit son attache et fut renvoyé contre le mur, en pivotant sur ses gonds. Un coup de vent violent entra dans la pièce, soufflant et faisant dévier çà et là les flammes des lampes, entraînant la vapeur verte dans une autre direction.

 

À cet instant, intervint un changement dans ce qui se dégageait du Coffre. Il y eut pendant un moment une flamme rapide et une explosion étouffée, et une fumée noire commença à se dégager. Elle s'épaissit de plus en plus avec une terrifiante rapidité, son volume et sa densité ne cessaient de s'accroître. Jusqu'au moment où toute la caverne commença à s'obscurcir, où l'on cessa de voir ses limites. Le vent mugissant se mit à souffler et à tournoyer à l'intérieur. Sur un signe de Mr. Trelawny, Mr. Corbeck alla refermer le volet et le maintint au moyen d'un coin.

 

J'aurais aimé faire quelque chose pour aider. Mais je devais attendre des instructions de Mr. Trelawny qui gardait indéfectiblement sa place à la tête du sarcophage. Je lui fis un signe de la main, mais il m'écarta d'un geste. Peu à peu les silhouettes de ceux qui se tenaient près du sarcophage étaient rendues indistinctes par la fumée qui formait autour d'eux d'épaisses vagues nébuleuses. Finalement je les perdis complètement de vue. J'avais un désir terrible de me précipiter près de Margaret ; mais de nouveau, je me retins. Si cette obscurité digne du Styx se maintenait, la sécurité exigerait qu'on donne de la lumière ; et c'était moi qui en étais le gardien ! Je me maintenais à mon poste, mais mon angoisse devenait intolérable.

 

Le Coffre était à présent redevenu sombre ; les lampes faiblissaient, comme si elles avaient été neutralisées par l'épaisse fumée. Nous allions bientôt être plongés dans l'obscurité complète.

 

J'attendais, j'attendais, prêt à chaque instant à entendre l'ordre de redonner de la lumière ; mais il n'arrivait pas. Je restais sans bouger, je regardais avec une intensité épuisante les nuages de fumée qui continuaient à s'échapper du Coffre, dont la luminosité s'affaiblissait. Les lampes baissèrent, puis s'éteignirent les unes après les autres.

 

À la fin, il n'y eut plus qu'une seule lampe allumée, elle était vaguement bleuâtre et elle vacillait. Je gardais les yeux fixés sur Margaret, dans l'espoir qu'une légère atténuation de la demi-obscurité me permettrait de l'apercevoir. C'était à présent pour elle que j'éprouvais toute cette anxiété. Je pouvais juste voir sa robe blanche au-delà de la forme vague du sarcophage.

 

Le brouillard noir devenait de plus en plus profond et dense, son odeur caustique me donnait des picotements dans les narines et dans les yeux. À présent la fumée se dégageant du Coffre paraissait diminuer de volume et devenir moins dense. De l'autre côté de la pièce, je vis, à l'endroit où se trouvait le sarcophage, quelque chose de blanc qui bougeait. Il y eut plusieurs autres mouvements de ce genre. Je pus juste apercevoir un rapide reflet blanc à travers l'épaisse fumée, dans la lumière déclinante ; car, pour l'heure, la dernière lampe elle-même commençait à vaciller et à avoir ses derniers sursauts avant l'extinction complète.

 

L'ultime lueur disparut. Je sentis que le moment était venu de parler. J'ôtai donc mon masque et dis à voix haute :

 

– Dois-je donner de la lumière ?

 

Il n'y eut pas de réponse. Avant d'être étouffé par la fumée, j'appelai de nouveau, mais d'une voix plus forte :

 

– Mr. Trelawny, dois-je donner de la lumière ? Répondez-moi ! Sauf avis contraire de votre part, j'allume !

 

Comme je n'obtenais toujours pas de réponse, je tournai le bouton. Je fus horrifié, car je n'obtins aucun résultat ; il y avait quelque chose de détraqué dans l'électricité. Je me déplaçai, dans l'intention de grimper l'escalier pour aller rechercher la cause de cette panne, mais je n'y voyais absolument pas, il faisait noir comme dans un puits.

 

Je cherchai mon chemin à tâtons à travers la pièce jusqu'à l'endroit où je pensais trouver Margaret. En marchant, je trébuchai sur un corps. D'après son vêtement, je pus sentir qu'il s'agissait d'une femme. Mon cœur cessa de battre ; Margaret avait perdu connaissance, elle était peut-être morte. Je soulevai son corps dans mes bras et j'allai droit devant moi jusqu'au moment où je touchai un mur. Je le contournai jusqu'à ce que j'arrive à l'escalier, je montai les marches aussi vite que je le pus, ralenti comme je l'étais par ce cher fardeau. L'espoir aurait pu faciliter mon effort ; mais, plus j'allais, à mesure que je sortais de la caverne, plus le poids que je portais paraissait s'alourdir.

 

Je déposai le corps dans le vestibule, allai en tâtonnant jusqu'à la chambre de Margaret, où je savais trouver des allumettes, et les bougies qui avaient été placées à côté de la Reine. Je frottai une allumette. Quel bien cela faisait de voir de la lumière ! J'allumai deux bougies, j'en pris une dans chaque main, et me précipitai dans le hall où je croyais avoir laissé Margaret.

 

Son corps n'y était pas. Mais à l'endroit où je l'avais déposé, se trouvait la robe de mariée de la Reine Tera, et autour, il y avait la ceinture de merveilleuses pierres précieuses. Là où s'était trouvé le cœur, était posée la Pierre aux Sept Étoiles.

 

Le cœur défaillant, en proie à une terreur sans nom, je descendis dans la caverne. Mes deux bougies trouaient à peine l'impénétrable fumée de deux points lumineux. Je me replaçai sur la bouche le masque respiratoire qui pendait à mon cou, et j'allai à la recherche de mes compagnons.

 

Je les trouvai là où ils s'étaient placés. Ils s'étaient écroulés sur le sol, et leurs yeux qui regardaient vers le plafond étaient figés dans une expression d'indicible horreur. Margaret avait posé les deux mains sur son visage, mais le regard vitreux de ses yeux entre ses doigts était plus terrible qu'un regard à découvert.

 

J'ouvris les volets de toutes les fenêtres pour laisser entrer le plus d'air possible. La tempête se calmait aussi vite qu'elle s'était élevée, elle se réduisait à quelques bouffées de vent sans suite. Elle pouvait bien s'apaiser d'ailleurs, son œuvre était accomplie !

 

Je tentai tout ce que je pus pour mes compagnons, mais en vain. Là, dans cette maison solitaire, loin de toute aide, rien ne pouvait donner de résultat.

 

C'était une bénédiction, mais la peine d'avoir à espérer m'était épargnée.

 

 

 

 

 


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Novembre 2005

 

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[1] Sic. Le passé simple du verbe extraire n’existe pas. [Note du correcteur.]