Robert-Louis Stevenson

 

 

 

CATRIONA

ou

Les aventures de David
Balfour – Volume II

 

 

 

(1892)
Traduction Théo Varlet

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CATRIONA  MÉMOIRES  SUR LES NOUVELLES AVENTURES DE  DAVID BALFOUR  DANS SON PAYS ET À L’ÉTRANGER.. 4

DÉDICACE  À CHARLES BAXTER, AVOUÉ.. 5

PREMIÈRE PARTIE  LE PROCUREUR GÉNÉRAL.. 6

I  Un « mendiant à cheval ». 7

II  L’avocat highlander. 14

III  Je me rends à Pilrig. 22

IV  Lord Prestongrange, procureur général 28

V  Dans l’hôtel du procureur général 37

VI  Umquile, Maître de Lovat. 43

VII  Je pèche contre l’honneur. 48

VIII  Le spadassin.. 57

IX  La bruyère en feu.. 64

X  L’homme aux cheveux roux. 70

XI  Le bois de Silvermills. 78

XII  De nouveau en route avec Alan.. 83

XIII  La plage de Gillane. 90

XIV  Le Bass. 97

XV  L’histoire de Tod Lapraik, contée par Andie le Noir. 103

XVI  Le témoin manquant. 111

XVII  L’exposé. 118

XVIII  « La balle en place ». 127

XIX  Je suis livré aux dames. 134

XX  Je continue à vivre dans la bonne société. 142

DEUXIÈME PARTIE  PÈRE ET FILLE.. 150

XXI  Mon voyage en Hollande. 151

XXII  Helvoetsluis. 159

XXIII  Pérégrinations en Hollande. 165

XXIV  Ce qu’il advint d’un exemplaire d’Heineccius. 173

XXV  Le retour de James More. 181

XXVI  À trois. 186

XXVII  À deux. 192

XXVIII  Dans lequel je reste seul 198

XXIX  Où nous nous retrouvons à Dunkerque. 205

XXX  La lettre du navire. 211

CONCLUSION.. 222

À propos de cette édition électronique. 225

 

CATRIONA

MÉMOIRES

SUR LES NOUVELLES AVENTURES DE

DAVID BALFOUR

DANS SON PAYS ET À L’ÉTRANGER


Dans lesquelles sont relatés ses mésaventures concernant le meurtre d’Appin, ses ennuis avec le Procureur Général Grant ; sa captivité sur le Bass Rock, son voyage en Hollande et en France, et ses singulières relations avec James More Drummond ou MacGregor, un fils du célèbre Rob Roy, et sa fille Catriona. Écrites par lui et maintenant publiées par

 

ROBERT LOUIS STEVENSON

 

DÉDICACE

À CHARLES BAXTER, AVOUÉ


Mon Cher Charles,

 

C’est le destin des suites d’histoires de décevoir ceux qui les ont attendues ; et mon David, que nous avons laissé à se morfondre pendant plus d’un lustre dans le bureau de la British Linen Company, doit s’attendre à ce que sa réapparition tardive soit accueillie par des coups de sirène sinon par des projectiles. Cependant, quand je me rappelle l’époque de nos explorations, je ne suis pas sans un certain espoir. Il devrait être resté dans notre ville natale quelque descendance de l’élu ; une certaine jeunesse aux longues jambes et à la tête chaude doit répéter aujourd’hui nos rêves et nos vagabondages qui datent d’un si grand nombre d’années ; il goûtera le plaisir, qui aurait dû être le nôtre, de refaire, parmi des rues dont on donne le nom et les maisons portant un numéro, les promenades de David Balfour, d’identifier Dean, et Silvermills, et Broughton, et Hope Park, et Pilrig, et le pauvre vieux Lochend – s’il est toujours debout, et les Genêts de Figgate – s’il en reste ; ou de pousser (à l’occasion d’un long congé) jusqu’à Gillane ou le Bass. Ainsi, peut-être, son œil sera-t-il ouvert pour apercevoir la série des générations, et il estimera avec surprise ce que son don de la vie peut avoir à la fois de capital et de futile.

 

Vous êtes toujours – comme la première fois que je vous ai vu, comme la dernière fois que je me suis adressé à vous – dans cette vénérable cité que je dois toujours considérer comme mon domicile. Et je suis venu si loin ; et les spectacles et les pensées de ma jeunesse me poursuivent ; et je vois comme dans une vision la jeunesse de mon père, et de son père, et tout le flot de vies qui s’écoule là-bas, loin vers le nord, dans un bruit de rires et de sanglots, pour me lancer à la fin, comme par une crue subite, sur ces îles lointaines. Et j’admire le romanesque de la destinée, devant lequel je m’incline.

 

Vailima Upolu, Samoa, 1892.

 

R. L. S.

 

PREMIÈRE PARTIE

LE PROCUREUR GÉNÉRAL


I

Un « mendiant à cheval »


Le 25 août 1752, vers deux heures de l’après-midi, on put me voir, moi David Balfour, sortir de la Société des Lins Britanniques : un employé m’escortait porteur d’un sac d’espèces, et les plus huppés négociants de la banque me reconduisirent jusqu’à la porte. Deux jours plus tôt, et la veille au matin encore, j’étais pareil à un mendiant de grande route, vêtu de haillons, et réduit à mes derniers shillings ; j’avais pour compagnon un condamné de haute trahison, et ma tête même était mise à prix, pour un assassinat qui soulevait l’émotion de tout le pays. Aujourd’hui, entré en possession de mon héritage, j’étais un laird[1] foncier ; un garçon de banque m’accompagnait chargé de mon or, j’étais muni de lettres de recommandation ; bref, j’avais (comme dit le proverbe) tous les atouts dans mon jeu.

 

Deux choses venaient contrebalancer tant de belles promesses. D’abord la négociation si ardue et périlleuse que j’avais encore à traiter ; ensuite, le milieu dans lequel je me trouvais. La grande ville noire, avec l’agitation et le bruit de tous ces gens innombrables, faisait pour moi un monde nouveau, au sortir des landes marécageuses, des sables maritimes et des paisibles campagnes où j’avais vécu jusqu’alors. La foule des bourgeois, en particulier, me déconcertait. Le fils de Rankeillor était petit et mince : ses habits ne m’allaient pas du tout, et j’étais réellement mal qualifié pour me pavaner devant un garçon de banque. Évidemment, si je continuais ainsi, je ferais rire de moi, et (ce qui était plus grave, dans mon cas) j’éveillerais les commentaires. Je résolus donc de me procurer des habits à ma taille ; et, en attendant, je marchai à côté de mon porteur et lui donnai le bras, comme si nous étions une paire d’amis.

 

Je m’équipai chez un fripier des Luckenbooths. Je ne pris pas du trop luxueux, car je ne voulais pas avoir l’air d’un « mendiant à cheval », mais bien du simple et du cossu, afin d’être respecté de la valetaille. Puis, chez un armurier, je choisis une épée ordinaire, appropriée à ma condition. Je me sentis plus rassuré avec cette arme, bien qu’elle fût plutôt (pour un aussi piètre escrimeur) un danger de surcroît. Le garçon, qui n’était pas dénué d’expérience, jugea mon équipement bien choisi.

 

– Rien de voyant, me dit-il ; c’est un costume simple et convenable. Pour la rapière, il est vrai qu’elle sied à votre rang ; mais si j’étais de vous, j’aurais dépensé mon argent à mieux que ça.

 

Et il me proposa d’aller au bas Cowgate, pour acheter des caleçons d’hiver chez une de ses cousines qui en faisait d’« absolument inusables ».

 

Mais j’avais à m’occuper de choses plus pressantes. Je me voyais dans cette vieille cité noire, qui ressemblait à une véritable garenne à lapins, tant par le nombre de ses habitants que par l’enchevêtrement de ses galeries et de ses impasses. En pareil lieu, un étranger n’avait certes aucune chance de retrouver un ami, à plus forte raison si cet ami était également étranger. À supposer même qu’il découvrît le bon immeuble, les gens habitaient si serrés dans ces hautes maisons, qu’il pouvait fort bien chercher toute la journée avant de tomber sur la bonne porte. Il existait bien un moyen, qui était de prendre un de ces guides appelés « caddies », qui jouaient le rôle de pilotes, et vous conduisaient où vous aviez besoin, puis, une fois vos courses faites, vous ramenaient à votre gîte. Mais ces caddies, à force d’être employés à ce genre de service qui les oblige de connaître chaque maison et chaque personne de la ville, avaient fini par former une confrérie d’espions ; et j’avais ouï raconter par M. Campbell qu’ils communiquaient entre eux, qu’ils professaient une curiosité inouïe des affaires de leurs employeurs, et qu’en somme ils étaient les yeux et les bras de la police. Il n’eût guère été sage, dans ma situation, de m’attacher aux trousses un furet de cette espèce. J’avais à faire trois visites, d’une urgence égale : à mon parent M. Balfour de Pilrig, à l’avoué Stewart, qui était l’agent d’affaires d’Appin, et à William Grant Esquire de Prestongrange, procureur général d’Écosse. La visite à M. Balfour n’était guère compromettante ; et d’ailleurs, Pilrig étant aux environs, je me faisais fort de trouver le chemin tout seul, à l’aide de mes deux jambes et de la langue écossaise. Mais il en allait différemment pour les deux autres. La visite chez l’agent d’affaires d’Appin, alors qu’il n’était bruit que de l’assassinat d’Appin, était non seulement dangereuse en soi, mais elle s’accordait aussi mal que possible avec l’autre. Je pouvais, de toute façon, m’attendre à passer un mauvais quart d’heure chez le procureur général Grant ; mais aller le trouver tout droit au sortir de chez l’agent d’Appin ne contribuerait certainement pas à arranger mes affaires, et pourrait fort bien causer la perte de l’ami Alan. Un tel procédé, d’ailleurs, m’eût donné l’air de courir avec le lièvre et de chasser avec les chiens, ce qui n’était pas de mon goût. Je résolus donc d’en finir tout de suite avec M. Stewart et le côté jacobite de l’affaire, et d’utiliser dans ce but comme guide le porteur mon compagnon. Mais je venais à peine de lui donner l’adresse qu’il survint une ondée – peu sérieuse, mais je pensais à mes habits neufs – et nous cherchâmes un abri sous une voûte, à l’entrée d’une petite rue en cul-de-sac.

 

Comme tout ici était nouveau pour moi, je m’avançai de quelques pas sous la voûte. L’étroite chaussée pavée dévalait en pente rapide. Des maisons d’une hauteur vertigineuse s’élevaient des deux côtés, et chaque étage successif faisait saillie sur le précédent, elles ne laissaient entre elles, par le haut, qu’un étroit ruban de ciel. À en juger par ce que je pouvais voir à travers les fenêtres, et par l’aspect honorable des allants et venants, ces maisons devaient être habitées par des gens très bien. Le spectacle m’intéressait comme un roman.

 

Je regardais toujours, lorsqu’un bruit soudain de pas secs et cadencés, joint à un cliquetis d’acier, me fit tourner la tête. Je vis un détachement de soldats en armes, et, au milieu d’eux, un homme de haute taille revêtu d’un surtout. Il marchait à demi courbé, avec une sorte d’humilité souple et insinuante, tout en esquissant des mains le geste d’applaudir, et sa mine était à la fois sournoise et distinguée. Je crus voir ses yeux s’arrêter sur moi, mais il me fut impossible de rencontrer son regard. Ce cortège nous dépassa et s’arrêta dans le cul-de-sac, devant une porte que vint ouvrir un laquais en superbe livrée, et deux des soldats emmenèrent le prisonnier à l’intérieur de la maison, tandis que les autres restaient au-dehors, appuyés sur leurs mousquets.

 

Il ne peut rien se passer dans les rues d’une ville sans qu’il survienne à l’instant des badauds et des gamins. Ce fut le cas ici ; mais la plupart se dispersèrent tout de suite, et il ne resta que trois personnes. L’une d’elles, une jeune fille, était vêtue comme une dame, et portait à sa coiffure une cocarde aux couleurs des Drummond. Quant à ses compagnons (ses suivants, pour mieux dire) c’étaient de haillonneux domestiques, comme j’en avais vu à la douzaine, au cours de mon voyage à travers les Highlands. Tous trois conversaient en gaélique. Le son de cette langue était doux à mes oreilles, car il me rappelait Alan ; et, bien que la pluie eût cessé, et que mon porteur me pressât de partir, je me rapprochai du groupe, afin d’écouter. Tancés avec véhémence par la dame, les autres s’excusaient servilement, d’où je conclus qu’elle appartenait à la maison d’un chef. Cependant, tous trois ne cessaient de fouiller dans leurs poches, et, à ce que je pus voir, ils avaient à eux tous ensemble la valeur d’un demi-farthing[2]. Je souris à part moi, de voir que tous les gens du Highland sont bien pareils, en ce qui concerne les belles révérences et la bourse plate.

 

Tout à coup la jeune fille vint à se retourner, et j’aperçus enfin son visage. Avec quelle étonnante facilité un jeune visage féminin s’impose à l’esprit d’un homme, et s’y loge à demeure, comme si l’apparition venait à point exaucer tous ses vœux ! La jeune fille avait des yeux d’un éclat splendide, pareils à des étoiles, et je crois bien que ses yeux jouèrent un rôle, mais ce que je me rappelle le plus nettement, ce sont ses lèvres, qui étaient entrouvertes lorsqu’elle se retourna. Et alors, n’importe le motif, je restai bouche bée comme un sot. Elle, de son côté, ne s’attendant pas à voir quelqu’un aussi près d’elle, me dévisagea un peu plus longtemps, et peut-être avec plus de surprise que ne l’exigeaient les convenances.

 

En vrai provincial, je me mis dans la tête qu’elle examinait mes habits neufs ; aussi, je rougis jusqu’aux oreilles, et il est à croire que ma rougeur lui inspira d’autres réflexions, car elle entraîna ses domestiques vers le fond de l’impasse, où ils reprirent leur discussion hors de portée de mon ouïe.

 

Maintes fois déjà auparavant, quoique jamais avec cette soudaine intensité, j’avais admiré des demoiselles ; mais comme je craignais fort les railleries du beau sexe, j’étais, en pareil cas, plutôt enclin à reculer qu’à avancer. J’avais cette fois-ci, eût-on pu croire, d’autant plus de raison de suivre ma pratique ordinaire que je venais de rencontrer cette jeune personne dans la rue, en train apparemment de suivre un prisonnier, et accompagnée de deux Highlanders de mauvaise mine et très déguenillés. Mais une considération me retint : sans nul doute la demoiselle croyait que j’avais cherché à surprendre ses secrets, et je ne pouvais, avec mes habits neufs et mon épée, et porté au pinacle de ma nouvelle fortune, admettre une semblable supposition. Le « mendiant à cheval » ne tolérait pas d’être ravalé si bas, à tout le moins par cette jeune personne.

 

Je la rejoignis donc, et lui tirai mon chapeau neuf, de ma leçon la plus civile.

 

– Madame, lui dis-je, je crois de mon simple devoir de vous avertir que j’ignore le gaélique. Il est vrai que je vous écoutais, car j’ai moi-même des amis par-delà la frontière des Highlands, et le son de leur langue m’est cher ; mais pour ce qui est de vos affaires privées, vous auriez parlé grec que j’en saurais tout juste autant.

 

Elle me fit une petite révérence lointaine.

 

– Il n’y a pas de mal, dit-elle, avec un joli accent, qui approchait fort de l’anglais, mais qui était plus agréable. Un chien peut bien regarder un évêque.

 

– Je n’ai eu aucune intention de vous offenser, répliquai-je. Je ne suis pas au courant des manières citadines ; c’est même aujourd’hui pour la première fois que j’ai franchi les portes d’Édimbourg. Prenez-moi pour ce que je suis, à savoir : un garçon de la campagne ; je préfère vous le dire que vous le laisser découvrir.

 

– Au fait, les étrangers n’ont guère coutume de s’aborder ainsi en pleine rue, répliqua-t-elle. Mais si vous êtes de la campagne, c’est différent. Je suis tout comme vous de la campagne ; je suis du Highland, comme vous le voyez, et je m’en sens d’autant plus loin de chez moi.

 

– Et moi, il n’y a pas huit jours que j’ai passé la frontière, dis-je. Il y a moins de huit jours, j’étais dans les montagnes de Balwhidder.

 

– Balwhidder ? s’écria-t-elle. Vous venez de Balwhidder ! Ce nom réjouit tout mon être. Pour si peu de temps que vous y soyez resté, vous devez connaître de mes parents ou amis ?

 

– J’ai logé chez un excellent honnête homme appelé Duncan Dhu MacLaren.

 

– Duncan ! je le connais très bien, et vous le qualifiez comme il faut ! et tout honnête qu’il soit, sa femme ne l’est pas moins.

 

– Vous dites vrai, ce sont d’excellentes gens, et qui habitent un bien joli endroit.

 

– Où a-t-il son pareil dans tout le vaste monde ? J’aime cette terre, son odeur, et jusqu’aux racines qui s’y enfoncent.

 

J’étais absolument captivé par la fougue de la jeune fille.

 

– Je regrette de ne vous avoir pas apporté un rameau de ces bruyères, lui dis-je. Assurément j’ai eu tort de vous parler à première vue, mais puisque nous avons des connaissances communes, je vous prie en grâce de ne pas m’oublier. David Balfour est le nom qu’on me donne. Et je suis dans un jour de bonheur, car je viens tout juste d’entrer en possession de mon patrimoine, et j’ai tout récemment échappé à un mortel danger. En mémoire de Balwhidder, je souhaite que vous vous rappeliez mon nom, comme je me rappellerai le vôtre, en mémoire de ce jour de bonheur.

 

– On ne prononce pas mon nom, répliqua-t-elle, d’un air très altier. Il y a plus de cent ans qu’il n’a circulé sur les lèvres des hommes, sauf à la dérobée. Je suis sans nom, comme les « Dames de la Paix »[3]. Le seul que j’emploie est : Catriona Drummond.

 

Je savais maintenant à quoi m’en tenir. Dans toute l’Écosse il n’y avait de proscrit qu’un seul nom, celui des MacGregor. Pourtant, loin de fuir cette peu désirable relation, je m’y enfonçai davantage.

 

– Je me suis trouvé avec quelqu’un qui était dans votre cas, repris-je. C’est sans doute un de vos amis. On l’appelait Robin Oig.

 

– Vraiment ! Vous avez vu Rob ?

 

– J’ai passé une soirée avec lui.

 

– C’est en effet un oiseau nocturne, fit-elle.

 

– Nous avions avec nous une cornemuse, repris-je ; aussi vous devinez comme le temps a passé.

 

– Vous ne pouvez être un ennemi, en tout cas, dit-elle. Son frère était là il n’y a qu’un moment, avec les habits-rouges[4] autour de lui. C’est lui que je nomme mon père.

 

– En vérité ! m’écriai-je. Vous seriez la fille de James More ?

 

– Je suis sa fille unique ; la fille d’un prisonnier. Se peut-il que je l’oublie ainsi, même pour une heure, à causer avec des étrangers !

 

Ici, l’un des domestiques, s’adressant à elle en mauvais anglais, lui demanda ce qu’il devait faire « pour le tabac ». D’un seul coup d’œil j’inventoriai ce petit homme bancal à cheveux roux et grosse tête, que je devais à mon dam retrouver par la suite.

 

– Il n’en peut être question aujourd’hui, Neil, lui répondit-elle. Comment voulez-vous avoir du tabac sans argent ? Cela vous apprendra, pour une autre fois, à être plus soigneux, mais je pense que James More ne sera pas très satisfait de son Neil fils de Tom.

 

– Miss Drummond, dis-je, je vous ai appris que j’étais dans un jour de bonheur. Me voici escorté d’un garçon de banque. Et souvenez-vous que j’ai reçu l’hospitalité dans votre pays de Balwhidder.

 

– Ce n’est personne des miens qui vous l’a offerte.

 

– C’est vrai, mais je suis redevable à votre oncle au moins de quelques airs de cornemuse. En outre, je vous ai offert mon amitié, et vous avez été assez distraite pour ne la point refuser en temps opportun.

 

– S’il s’agissait d’une grosse somme, vous auriez pu en tirer quelque mérite, répliqua-t-elle ; mais je vais vous dire ce dont il s’agit. James More est retenu en prison ; et depuis quelque temps, on l’amène ici chaque jour chez le procureur général.

 

– Chez le procureur général ! m’écriai-je. Est-ce là…

 

– C’est la maison de lord Grant de Prestongrange, procureur général. C’est ici qu’on amène mon père continuellement. Dans quel but, je n’en ai pas la moindre idée ; mais il paraît y avoir pour lui une lueur d’espoir. Toutefois, on ne me permet pas d’aller le visiter ni même de lui écrire, et nous attendons sur le pavé du roi pour le saisir au vol, et quand il passe, nous lui donnons ou bien son tabac à priser, ou bien autre chose. Et voilà que cet oiseau de malheur, Neil, fils de Duncan, a perdu ma pièce de quatre pence, qui devait payer le tabac, et James More devra s’en passer, et il croira que sa fille l’a oublié.

 

Je pris dans ma poche une pièce de six pence et la remis à Neil en lui disant d’aller faire son emplette. Puis, me tournant vers Miss Drummond, j’ajoutai :

 

– Ces six pence me viennent de Balwhidder.

 

– Ah ! fit-elle, je vois que les Gregara ont en vous un ami !

 

– Je ne veux pas, répliquai-je, vous induire en erreur. Je ne me soucie pas plus des Gregara que de James More et de ses faits et gestes, mais depuis le peu de temps que je viens de passer dans cette rue, il me semble que je ne suis plus tout à fait un étranger pour vous. Dites plutôt : « Un ami de Miss Catriona », et vous ne risquerez pas de vous tromper.

 

– L’un ne peut aller sans l’autre, déclara-t-elle.

 

– Je veux quand même essayer, fis-je.

 

– Et qu’allez-vous penser de moi, sinon que je tends la main au premier venu ?

 

– Je ne penserai rien, sinon que vous êtes une fille dévouée.

 

– Je veux au moins pouvoir vous rembourser. Où est-ce que vous demeurez ?

 

– À vrai dire, je ne demeure encore nulle part, puisqu’il n’y a pas tout à fait trois heures que je suis dans cette ville ; mais si vous voulez bien me donner votre adresse, je me permettrai de venir moi-même chercher mes six pence.

 

– Puis-je me fier à vous là-dessus ? demanda-t-elle.

 

– N’ayez aucune crainte, répondis-je.

 

– C’est que James More ne tolérait pas le contraire. Je demeure passé le village de Dean, sur la rive nord de l’eau, chez Mme Drummond-Ogilvy d’Allardyce, mon amie intime, qui se fera un plaisir de vous remercier.

 

– Vous m’y verrez donc aussitôt que mes affaires me le permettront, répliquai-je.

 

Puis, le souvenir d’Alan me revenant à l’esprit, je me hâtai de prendre congé d’elle.

 

Cependant, je ne laissai pas de m’avouer que notre brève entrevue nous avait mis bien vite à l’aise, et qu’une jeune dame vraiment comme il faut se serait montrée plus réservée. Ce fut, je crois, l’employé de banque qui me détourna de ces idées peu flatteuses.

 

– Je vous avais pris pour un garçon d’une certaine jugeote, commença-t-il, en faisant la moue. Mais il n’y a guère d’apparence que vous alliez loin, de ce pas. Un fou et son argent se sont bientôt séparés. Hé mais ! c’est que vous êtes un vert galant ! et plein de vice, encore ! De jacasser avec des poupées d’un sou.

 

– Si vous osez parler de cette jeune dame…

 

– Une dame ! s’écria-t-il. Dieu nous bénisse, quelle dame ! Catau une dame ? La ville en est pleine, de dames de son espèce ! On voit bien, l’ami, que vous ne connaissez pas encore Édimbourg.

 

La moutarde me monta au nez.

 

– En voilà assez, fis-je, conduisez-moi où je vous ai dit, et fermez votre bouche médisante.

 

Il ne m’obéit qu’à moitié, car sans plus s’adresser à moi directement, il chantonna pour moi tout le long de la route, en guise d’allusion non moins cynique, et d’une voix outrageusement fausse :

 

Comme Mary Lee descendait la rue, sa mante s’envola,

Elle jeta sur ses dessous un regard en coulisse,

Et nous sommes tous venus de l’Est et de l’Ouest, tous venus à la fois,

Nous sommes tous venus de l’Est et de l’Ouest courtiser Mary Lee.

 

II

L’avocat highlander


M. l’avocat Charles Stewart logeait au bout du plus interminable escalier que possédât jamais une maison : au quinzième étage pour le moins ; et lorsque j’arrivai à sa porte, qu’un clerc vint ouvrir en me disant que son maître était là, il me restait à peine assez de souffle pour envoyer promener mon porteur.

 

– Vous, filez, à l’Est et à l’Ouest, lui dis-je.

 

Et lui prenant des mains le sac d’espèces, j’entrai derrière le clerc.

 

La première pièce était le bureau de ce dernier, et il avait sa chaise devant un pupitre jonché de paperasses juridiques. Dans l’autre chambre, qui faisait suite à celle-là, un petit homme alerte était penché sur un dossier. À peine leva-t-il les yeux à mon entrée ; même il garda son doigt sur la page, comme tout disposé à me renvoyer et à reprendre son étude. Je fus médiocrement satisfait de cet accueil, et moins encore de voir que le clerc était posté à souhait pour entendre ce que nous dirions.

 

Je demandai au petit homme s’il était bien M. Charles Stewart, l’avocat.

 

– En personne, répondit-il ; et si je puis me permettre également cette question, vous-même qui êtes-vous ?

 

– Mon nom ne vous est pas plus familier que mes traits, répliquai-je ; mais je vous apporte le gage d’un ami que vous connaissez bien. Que vous connaissez bien, répétai-je en baissant la voix, mais dont peut-être vous êtes moins désireux d’entendre parler pour l’instant. Et les petites affaires que j’ai à vous exposer sont plutôt de nature confidentielle. Bref, je crois préférable que nous soyons tout à fait entre nous.

 

Il se leva sans mot dire, en reposant son papier d’un air contrarié, envoya son clerc faire une commission au-dehors, et referma sur lui la porte de l’appartement.

 

– Voilà, monsieur, dit-il en se rasseyant, vous pouvez parler à votre aise et sans aucune contrainte ; toutefois, avant que vous ne commenciez, je tiens de mon côté à vous prévenir que je me méfie ! Je le sais d’avance : vous êtes vous-même un Stewart, ou l’envoyé d’un Stewart. Le nom est beau, certes, et le fils de mon père serait mal venu de le déprécier. Mais je commence à en avoir les oreilles rebattues.

 

– Je m’appelle Balfour, lui répliquai-je, David Balfour de Shaws. Quant à celui qui m’envoie, son gage parlera pour lui.

 

Et je tirai de ma poche le bouton d’argent.

 

– Cachez cela, monsieur ! s’écria l’avocat. Inutile de le nommer, ce diable de garnement, je reconnais son bouton ! Et que le diable l’emporte ! Où est-il à présent ?

 

Je lui avouai mon ignorance. Tout ce que je savais, c’était qu’Alan avait sur la rive nord une cachette sûre (à son avis du moins) où il resterait jusqu’à ce qu’on lui eût trouvé un bateau ; et qu’il m’avait fixé un rendez-vous pour l’en informer.

 

– J’ai toujours été d’avis que je serais pendu à cause de ma parenté, s’écria l’avocat ; et je crois parbleu que le moment est venu ! Il veut qu’on lui trouve un bateau ! Et avec l’argent de qui ? Cet homme est fou !

 

– Monsieur Stewart, dis-je, c’est là que j’interviens dans l’affaire. Voici un sac de bonnes espèces, et si cela ne suffit pas, il y en a encore là où je les ai prises.

 

– Je n’ai pas besoin de vous demander votre opinion politique, lança-t-il.

 

– En effet, repartis-je avec un sourire : je suis aussi whig[5] qu’on peut l’être.

 

– Un instant, un instant, fit M. Stewart. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Vous êtes un whig ? Mais alors pourquoi êtes-vous ici avec le bouton d’Alan ? et que signifie cette louche manigance où je vous trouve engagé, monsieur le Whig ? Voici un rebelle condamné, un assassin présumé, dont la tête est mise à prix deux cents livres, et après m’avoir demandé de m’occuper de lui, vous venez me raconter que vous êtes un whig ! J’ai beau connaître des tas de whigs, je ne me souviens guère en avoir vu de pareils !

 

– Que cet homme soit un rebelle condamné, je le regrette d’autant plus qu’il est mon ami. Je ne puis souhaiter qu’une chose, c’est qu’il eût été mieux inspiré. Et un assassin présumé, c’est également trop vrai, pour son malheur ; mais on l’accuse à tort.

 

– C’est vous qui le dites.

 

– D’autres que vous me l’entendront dire aussi avant qu’il soit longtemps. Alan Breck est innocent, tout comme James.

 

– Oh ! fit M. Stewart, les deux affaires n’en font qu’une. Si Alan est hors de cause, James ne saurait être inculpé.

 

Là-dessus je lui exposai en peu de mots comment j’avais fait la rencontre d’Alan, par quel hasard je me trouvai présent lors de l’assassinat d’Appin, avec les diverses péripéties de notre fuite à travers la bruyère, et comme quoi j’avais recouvré mes biens. « Ainsi donc, monsieur, continuai-je, vous voilà au courant des faits, et vous voyez vous-même par suite de quelles circonstances je suis mêlé aux affaires de vos parents et de vos amis, affaires que j’aurais souhaitées (pour notre bien à tous) plus simples et moins sanguinaires. Vous voyez par vous-même également que j’ai là en suspens telles négociations qu’il n’eût guère été convenable de soumettre à un homme de loi pris au hasard. Il ne me reste plus qu’à vous demander si vous voulez bien vous en occuper ?

 

– Je n’en ai guère envie ; mais puisque vous êtes venu me trouver avec le bouton d’Alan, je n’ai pas le choix. Quelles sont vos instructions ? ajouta-t-il en prenant sa plume.

 

– Il faut avant tout faire sortir Alan du pays, répondis-je ; mais je n’ai pas besoin de vous le répéter.

 

– Il y a peu de chances pour que je l’oublie, fit M. Stewart.

 

– Ensuite, continuai-je, la petite somme que je dois à Cluny. Je trouverais malaisément un moyen de la lui faire parvenir, tandis que pour vous, cela n’offre aucune difficulté. Il s’agissait de deux livres, cinq shillings et trois pence et demi, monnaie sterling[6].

 

Il en prit note.

 

– Puis il y a un M. Henderland, prédicateur et missionnaire autorisé en Ardgour, à qui j’aimerais bien envoyer du tabac à priser ; et comme j’imagine que vous êtes en relations avec vos amis d’Appin (qui est tout proche), c’est là une commission qui peut se joindre à l’autre.

 

– Nous disons du tabac à priser. Combien ?

 

– Mettons deux livres.

 

– Deux, répéta-t-il.

 

– Il y a ensuite la fille Alison Hastie, de Limekilns. C’est elle qui nous a aidés, Alan et moi, à passer le Forth. Il me semble que j’aurais la conscience plus tranquille si je pouvais lui faire avoir une bonne robe des dimanches appropriée à son rang, car en vérité nous lui devons la vie tous les deux.

 

– Je vois avec plaisir que vous êtes généreux, monsieur Balfour, dit l’avocat, en prenant ses notes.

 

– Je rougirais de ne pas l’être pour mon premier jour de richesse, répliquai-je. Et maintenant, si vous voulez faire le total et y joindre vos honoraires, j’aimerais savoir s’il me restera quelque argent de poche. Ce n’est pas que j’hésiterais à donner tout ce que j’ai ici pour mettre Alan en sûreté ; ni que je sois à court par ailleurs ; mais ayant retiré une telle somme le premier jour, cela ferait, je crois, mauvais effet que je retourne chercher de l’argent dès le lendemain. Assurez-vous néanmoins que je vous donne assez, car je suis fort peu désireux de vous rencontrer de nouveau.

 

– Allons, je suis bien aise de voir que vous êtes prudent, fit M. Stewart. Mais il me semble que vous risquez, en laissant à ma discrétion une somme aussi importante.

 

Il prononça ces mots avec un ricanement bonhomme.

 

– Tant pis, je cours la chance, répliquai-je… Ah ! il me reste un service à vous demander : c’est de m’indiquer un logis, car je n’ai pas de toit où reposer ma tête. Mais ce logis, il faut que j’aie l’air de l’avoir rencontré par hasard : il ne ferait pas bon que le lord procureur général vienne à prendre ombrage de nos relations.

 

– Calmez vos inquiétudes. Je ne prononcerai pas votre nom, monsieur ; et je suis persuadé que le lord procureur général a jusqu’ici l’enviable privilège d’ignorer votre existence.

 

Je m’aperçus que je m’étais mal exprimé. Je répliquai :

 

– En ce cas, voilà un beau jour qui s’apprête pour lui, car il va l’apprendre, fût-il sourd, et pas plus tard que demain, lorsque j’irai le voir.

 

– Lorsque vous irez le voir ! répéta l’avocat. Est-ce moi qui suis fou, ou bien vous ? Qu’avez-vous besoin d’aller chez le procureur général ?

 

– Mais simplement pour me livrer, dis-je.

 

– Monsieur Balfour, s’écria-t-il, vous moquez-vous de moi ?

 

– Non, monsieur, fis-je, bien que vous ayez, ce me semble, pris avec moi quelque liberté de ce genre. Mais je tiens à vous faire entendre une fois pour toutes que je ne suis pas en dispositions de plaisanter.

 

– Ni moi non plus, repartit Stewart. Et je tiens à vous faire entendre (comme vous dites) que votre manière d’agir me plaît de moins en moins. Vous venez ici me trouver pour me faire un tas de propositions, qui vont m’entraîner dans une série de démarches très douteuses et me mettre en contact pour longtemps avec des personnes très suspectes. Et vous me racontez après cela que vous allez, en sortant de chez moi, faire votre paix avec le procureur général ! Non, il n’y a pas de bouton d’Alan qui tienne, toute la garde-robe d’Alan ne me ferait pas faire un pas de plus.

 

– À votre place, je prendrais la chose un peu plus calmement, dis-je, et peut-être arriverions-nous à éviter ce qui vous dérange. Pour ma part, le seul moyen que je vois, c’est de me livrer ; mais il est possible que vous en voyiez un autre, et je ne puis vous dissimuler que j’en serais fort aise. Car je crois que mes relations avec sa seigneurie auraient peu de chances de m’être salutaires. Un seul point m’apparaît clairement, c’est que je dois donner mon témoignage ; car j’espère sauver ainsi l’honneur d’Alan (ou ce qu’il en reste) ; et, chose plus grave, la tête de James.

 

Il resta muet quelques secondes, puis prononça :

 

– Mon ami, jamais on ne vous laissera donner pareil témoignage.

 

– C’est ce que nous verrons, répliquai-je ; je suis têtu, quand je m’y mets.

 

– Mais, grande bourrique ! s’écria Stewart, c’est à James qu’ils en veulent : James doit être pendu – Alan de même, s’ils peuvent l’attraper – mais James en tout cas ! Allez donc raconter au procureur général ce que vous venez de me dire, et vous verrez s’il ne trouve pas un moyen de vous museler.

 

– J’ai meilleure opinion que cela du procureur général, fis-je.

 

– Au diable le procureur général ! s’écria-t-il. Comprenez donc qu’il s’agit des Campbell ! Mon ami, vous allez avoir sur le dos tout le clan et sa séquelle ; et le procureur général aussi, le pauvre ! Il est stupéfait que vous ne voyiez pas où vous en êtes ! S’il n’y a pas moyen de vous faire taire par la douceur, c’est la force qu’ils emploieront. Ils peuvent vous mener à l’échafaud, ne voyez-vous pas ça ? s’écria-t-il, en me martelant la cuisse avec son index.

 

– Si fait, répliquai-je, la même chose m’a été dite pas plus tard que ce matin par un autre avocat.

 

– Et qui était-ce ? demanda Stewart. Il a du moins parlé sensément.

 

Je le priai de me dispenser de le nommer, car il s’agissait d’un respectable vieux whig bon teint, qui avait fort peu envie de se voir mêlé en de pareilles affaires.

 

– Je crois que tout le monde y sera mêlé, pour finir ! s’écria Stewart. Mais que vous disait-il ?

 

Je lui racontai ce qui s’était passé entre Rankeillor et moi devant le château de Shaws.

 

– Eh bien donc, vous serez pendu ! dit-il. Vous serez pendu avec James Stewart. Voilà votre avenir révélé.

 

– J’ai quand même meilleur espoir, repartis-je ; mais je ne saurais nier que je cours des risques.

 

– Des risques ! fit-il ; et après une nouvelle pause, il reprit : Je devrais vous remercier de votre fidélité envers mes amis ; vous montrez pour eux les meilleures dispositions, si toutefois vous avez le courage d’y persévérer. Mais je vous avertis que vous jouez gros jeu. Tout Stewart que je suis, je ne voudrais pas être à votre place pour tous les Stewart qui furent jamais depuis Noé. Des risques ? C’est vrai, je vais un peu loin ; mais passer en cour d’assise devant un jury de Campbell présidé par un Campbell, et cela dans un pays Campbell et au sujet d’une dispute entre Campbell… Pensez de moi ce que vous voudrez, Balfour, mais c’est plus fort que moi.

 

– Cela provient sans doute de ce que nous n’avons pas la même manière de penser, répliquai-je ; c’est mon père qui, par son exemple, m’a enseigné la mienne.

 

– Honneur à sa mémoire ! il a laissé un fils digne de son nom. Mais je ne voudrais pas que vous me jugiez trop sévèrement. Ma situation est plus que difficile. Tenez, monsieur, vous me dites que vous êtes whig : eh bien, moi, je me demande ce que je suis. Pas whig, à coup sûr ; non, cela je ne le pourrai pas. Mais – je vous le glisse dans l’oreille, mon ami – je ne suis peut-être pas fort attaché à l’autre parti.

 

– Est-ce vrai ? m’écriai-je. Je n’en attendais pas moins d’un homme intelligent comme vous.

 

– Chut ! pas de flatteries ! On est intelligent des deux côtés. Mais pour ce qui me concerne en particulier, je ne veux aucun mal au roi George ; et quant au roi James, Dieu le bénisse ! il ne me dérange pas du tout, de l’autre côté de l’eau. Je suis avocat, voyez-vous : j’aime mes bouquins et mon râtelier ; j’aime un bon procès, une cause bien conditionnée, une prise de bec au Palais avec d’autres hommes de loi, sans compter une partie de golf le samedi soir. Vous arrivez bien, avec vos plaids et vos claymores, du Highland !

 

– Le fait est, avouai-je, que vous tenez fort peu du « farouche Highlander ».

 

– Peu ! reprit-il. Dites plutôt pas du tout, mon ami ! Et pourtant, je suis né dans les Hautes-Terres, et quand le clan joue du pipeau, qui est-ce qui doit danser, sinon moi ? Le clan et le nom, cela passe avant tout. C’est exactement comme vous le disiez : mon père me l’a enseigné, et cela me fait un joli métier ! Ce n’est que trahison, traîtres qu’il faut passer en contrebande dans un sens ou dans l’autre ; et le recrutement pour la France, et les recrues expédiées aussi en contrebande ; et leurs procès… quel fléau, ces procès ! Je viens juste d’en introduire un pour le jeune Ardshiel, mon cousin : il réclame un bien en vertu de son contrat de mariage – un bien confisqué ! J’ai eu beau leur représenter que c’était fou : ils s’en moquaient pas mal ! Et il m’a fallu harceler un autre avocat aussi peu enthousiaste que moi de la chose, car c’était pour tous deux notre perte assurée – une tare noire, l’équivalent du mot suspect marqué au fer rouge sur notre épaule, tel le nom des paysans sur leurs vaches. Et qu’y puis-je ? Je suis un Stewart, pas vrai ? et je dois défendre mon clan et ma famille. Et tenez, encore pas plus tard qu’hier, un des nôtres, un jeune Stewart, vient d’être emmené au Château. Pourquoi. Oh ! je le sais : il a enfreint la loi de 1736, il a fait du racolage pour le roi Louis[7]. Et vous allez voir qu’il me réclamera pour son défenseur, ce qui fera une nouvelle tare à ma réputation ! Je vous le dis franchement : si je connaissais le moindre mot d’hébreu, j’enverrais tout au diable et je me ferais pasteur.

 

– Votre situation est en effet pénible, concédai-je.

 

– Rudement pénible ! s’écria-t-il. Et c’est pourquoi je vous admire tant – vous qui n’êtes pas un Stewart – d’aventurer votre tête aussi loin dans une affaire de Stewart. Et pourquoi cela, je me le demande, à moins que vous ne le fassiez par respect du devoir.

 

– J’espère bien qu’il en est ainsi, dis-je.

 

– Eh bien, reprit-il, c’est une noble qualité. Mais voici mon clerc qui rentre, et, avec votre permission, nous allons tous les trois manger un morceau. Je vous donnerai ensuite l’adresse d’un très brave homme, qui sera enchanté de vous avoir comme pensionnaire. Et je vous remplirai vos poches, en outre, avec l’argent de votre sac. Car cette affaire n’est pas à beaucoup près aussi coûteuse que vous l’imaginez – pas même en ce qui concerne le bateau.

 

Je lui fis signe que son clerc pouvait entendre.

 

– Bah ! ne vous inquiétez pas de Robbie. C’est un Stewart aussi, le pauvre ! et il a fait sortir en contrebande plus de recrues françaises et de papistes militants qu’il n’a de poils sur la figure. C’est précisément Robin qui dirige cette branche de mon commerce. Qui avons-nous pour le moment, Rob, prêt à passer l’eau ?

 

– Il y aurait Andie Scougal, avec le Thirstle, répondit Rob. J’ai vu Hoseason, l’autre jour, mais il paraît qu’il est sans bateau. Puis il y a Tam Stebo ; mais je ne suis pas trop sûr de lui. Je l’ai vu en conciliabule avec d’assez singuliers personnages ; et s’il s’agissait de quelqu’un d’important, je laisserais Tam de côté.

 

– Sa tête vaut deux cents livres, Robin, dit Stewart.

 

– Parbleu, ne serait-ce pas Alan Breck ? s’écria le clerc.

 

– Tout juste, fit son maître.

 

– Vent de bise ! c’est du sérieux. Je vais tâter Andie, alors : Andie vaudra mieux.

 

– Il semble que ce soit une affaire de conséquence, interrompis-je.

 

– À n’en plus finir, monsieur Balfour, dit Stewart.

 

– Votre clerc vient de citer un nom, repris-je : Hoseason. Ce doit être mon homme, je pense : Hoseason, du brick Convenant. Auriez-vous confiance en lui ?

 

– Il ne s’est pas très bien conduit avec Alan et vous, dit M. Stewart, mais mon opinion générale sur cet homme est assez différente. S’il avait fait marché avec Alan pour le prendre à son bord, je suis persuadé qu’il aurait tenu ses engagements. Qu’en dites-vous, Rob ?

 

– Nul capitaine au monde n’est plus honnête qu’Éli, répondit le clerc. Je me fierais à la parole d’Éli… vrai, même s’il s’agissait du Chevalier, ou d’Appin lui-même.

 

– C’est du reste lui qui a amené le Docteur[8], n’est-ce pas ?

 

– C’est lui-même.

 

– Et c’est lui aussi, je crois, qui l’a remmené ?

 

– Certes, et il l’a remmené la bourse pleine ! s’écria Robin. Et Éli le savait.

 

– Allons, je vois qu’il est difficile de bien connaître les gens, dis-je.

 

– C’est précisément là ce que j’ai oublié quand vous êtes entré ici, monsieur Balfour, dit l’avocat.

 

III

Je me rends à Pilrig


Le lendemain matin, je ne me fus pas plus tôt réveillé dans mon nouveau gîte que je me levai pour mettre mes nouveaux habits ; et mon déjeuner à peine avalé, je sortis afin de poursuivre mon entreprise. Alan, j’en avais le ferme espoir, était pourvu ; quant à James, l’affaire était plus délicate, et tous ceux à qui j’avais confié mon projet s’accordaient à dire que mon intervention risquait fort de me coûter cher. Je n’étais arrivé au faîte de la montagne que pour m’en précipiter ; je n’étais parvenu, après tant de si rudes épreuves, à être riche, considéré, à porter des habits citadins et une épée au côté, qu’à cette seule et unique fin de commettre un véritable suicide, et même ce suicide de la pire espèce, qui consiste à se faire pendre aux frais du roi.

 

Quelles raisons m’y poussaient ? Tout en descendant High Street, puis en obliquant vers le nord par Leith Wind, je me le demandais. Tout d’abord je me répondis que c’était pour sauver James Stewart ; et sans nul doute le souvenir de sa détresse, et les pleurs de sa femme, et les quelques paroles que j’avais laissé échapper à cette occasion agissaient puissamment sur moi. Or, un instant de réflexion me fit voir que c’était (ou devait être) chose tout à fait indifférente, au fils de mon père, que James mourût dans son lit ou sur le gibet. James était à vrai dire le cousin d’Alan, mais en ce qui concernait Alan, le mieux eût été de me tenir tranquille, et de laisser le roi, et sa grâce d’Argyll, et les corbeaux, en prendre à leur aise avec les os de son parent. Et je ne pouvais non plus oublier qu’à l’heure où nous étions tous trois enveloppés dans le même péril, James n’avait pas montré tant d’inquiète sollicitude ni pour Alan ni pour moi.

 

Il me vint ensuite à l’idée que j’agissais dans l’intérêt de la justice ; et le mot me parut beau, et je me persuadai (puisque nous faisions de la politique, chacun à notre détriment) que la justice importait avant tout, et que la mort d’un innocent portait une atteinte à la société tout entière. Puis ce fut derechef le Malin qui me donna un échantillon de sa logique ; il me railla de prétendre m’intéresser à ces questions sublimes, et me déclara que je n’étais rien de plus qu’un enfant vain et bavard, qui avait débité de grands mots à Rankeillor et à Stewart, et que je me considérais par orgueil comme engagé à soutenir cette fanfaronnade. Voire, et il retourna l’arme dans la plaie ; car il m’accusa d’une sorte d’artificieuse lâcheté, pour vouloir au coût d’un risque léger me procurer une sécurité plus grande. D’une part, en effet, tant que je ne me serais pas dénoncé et disculpé, je pouvais chaque jour rencontrer Mungo Campbell ou l’agent du shérif et être reconnu et impliqué dans l’assassinat d’Appin ; et, d’autre part, à supposer que je me tirasse convenablement de mes aveux, je respirais désormais avec plus de liberté. J’eus beau examiner bien en face ce raisonnement, je n’y découvris rien dont j’eusse à rougir. Quant à l’autre : « Voici les deux chemins, pensai-je, et l’un comme l’autre aboutit au même point. Il est injuste que James soit pendu si je puis le sauver ; et je m’estimerais grotesque d’avoir tant bavardé pour finalement ne rien faire. Il est heureux pour James des Glens que je me sois vanté prématurément, car me voici engagé à bien faire. Outre le nom d’un gentilhomme, j’en ai aussi la fortune ; il serait triste de découvrir que je n’en ai pas l’étoffe. » Mais je songeai alors que c’était là une inspiration profane, et je murmurai une prière, afin d’obtenir tout le courage qui me serait nécessaire, avec la grâce d’aller droit à mon devoir comme un soldat marche à la bataille, et aussi celle d’en revenir sain et sauf comme tant d’autres.

 

Cette façon de raisonner aboutit à m’affermir dans ma décision ; toutefois elle était loin de me rendre insensible aux dangers qui m’environnaient, ni au sort trop probable qui m’attendait, si je persévérais dans cette voie, de rencontrer au bout l’échelle du gibet. La matinée était pure et belle, mais le vent orienté à l’est faisait courir dans mes veines un léger frisson, en me rappelant l’automne, les feuilles mortes, les défunts couchés dans leurs tombes. Le diable s’en mêlait vraiment, puisque je devais mourir en pleine prospérité, et pour le compte d’autrui ! Sur le sommet de Calton Hill, bien que ce ne fût pas la saison habituelle de cet amusement, quelques gamins couraient à grands cris avec leurs cerfs-volants. Ces jouets se détachaient très net sur le ciel ; j’en vis un grand s’élever à une hauteur considérable, et puis s’abattre à pic parmi les ajoncs ; et à cette vue je me dis : « Voilà l’image de Davie. »

 

Après avoir franchi Mouters-Hill, mon chemin coupait l’extrémité d’un village situé à flanc de coteau parmi des cultures. De chaque maison s’élevait le ronflement des métiers ; les abeilles vrombissaient dans les jardins ; sur le pas de leurs portes, les voisines s’entretenaient dans une langue étrangère ; et j’appris par la suite que c’était là un village français, Picardy, dont les tisserands travaillaient pour la Société des Lins. Je m’y fis indiquer à nouveau la direction de Pilrig, qui était mon but ; et un peu plus loin je vis au bord de la route une potence où se balançaient deux pendus enchaînés. Ils étaient enduits de goudron, suivant l’usage ; le vent les faisait tournoyer, leurs chaînes cliquetaient, et les oiseaux voltigeaient à grands cris à l’entour de ces macabres pantins. Ce spectacle imprévu matérialisait si bien mes craintes que je n’en finissais pas de le contempler et de m’abreuver d’horreur. Et comme j’errais çà et là aux abords de la potence, voilà-t-il pas que je tombai sur une hideuse vieille, assise derrière un des montants, et qui branlait la tête en se parlant tout haut, avec des signes de l’index et des salutations.

 

– Dites, la mère, qui sont ces deux-là ? lui demandai-je, en désignant les cadavres.

 

– Bénédiction sur ta jolie tête ! s’écria-t-elle. Deux amoureux à moi ; rien que deux de mes anciens amoureux, mon petit chéri.

 

– Pourquoi ont-ils été suppliciés ? demandai-je.

 

– Oh, rien que pour la bonne cause, dit-elle. Je leur avais pourtant prédit la manière dont ça finirait. Deux shillings d’Écosse : pas une miette de plus ; et voilà deux jolis garçons pendus pour ça ! Ils les avaient pris à un gosse de Brouchton.

 

– Ouais ! dis-je, parlant à moi-même et non à la vieille folle ; et ils ont fini de la sorte pour une si piètre affaire ? C’est vraiment n’avoir pas de chance.

 

– Donne-moi ta menotte, chéri, dit-elle, que je te dise la bonne aventure.

 

– Non, la mère, répliquai-je ; je vois bien assez loin sur mon chemin. Cela ne vaut rien de voir trop loin devant soi.

 

– Je la lirai donc sur ta figure, dit-elle. Je vois une jolie fille aux yeux brillants, et je vois un tout petit homme en bel habit, et un gros homme à perruque poudrée, et je vois l’ombre de la potence, chéri, qui s’étale tout en travers de ton chemin. Donne-moi ta main, petit, et la vieille Merren te dira tout comme il faut.

 

Les deux coups de hasard, par lesquels elle semblait désigner Alan et la fille de James More, me frappèrent fortement ; et je pris la fuite, jetant à la vieille sorcière un sou avec lequel elle se mit à jouer, toujours assise dans l’ombre mouvante des pendus.

 

N’eût été cette rencontre, j’aurais cheminé assez agréablement sur la route de Leith. L’antique chaussée courait parmi des champs cultivés avec un soin que je n’avais remarqué autre part ; je prenais plaisir, d’ailleurs, à me trouver au sein de cette paix rustique ; mais les chaînes de la potence me cliquetaient dans la tête ; et les grimaces et les moues de la vieille sorcière, jointes au souvenir des morts, me tourmentaient comme un cauchemar. Finir sur le gibet, l’extrémité est dure ; et que l’on vienne à y être pendu pour deux shillings d’Écosse, ou (comme disait M. Stewart) pour avoir fait son devoir, une fois que l’on est goudronné, enchaîné et accroché, la différence est minime. Je me figurais voir suspendu à leur place David Balfour, et d’autres jeunes gens passeraient, allant à leurs affaires, sans souci de lui ; et de vieilles folles assises au pied de la potence leur diraient la bonne aventure ; et des jeunes filles bien élevées passeraient, en détournant la tête et se bouchant le nez. Je les vis distinctement : elles avaient des yeux gris, et les cocardes de leurs coiffures étaient aux couleurs des Drummond.

 

J’étais dans les plus tristes dispositions d’esprit, quoique toujours bien décidé, quand j’arrivai en vue de Pilrig, joli castel à pignon situé au bord de la route parmi de jeunes bois de belle venue. À mon arrivée, le cheval du laird, tout sellé, attendait devant la porte son maître, qui lui-même était dans son bureau, où il était à la fois grand philosophe et très musicien. Il me fit dès l’abord le meilleur accueil et, après avoir lu la lettre de Rankeillor, se mit obligeamment à ma disposition.

 

– Et de quoi s’agit-il, cousin David ? me demanda-t-il – puisque nous sommes, paraît-il, cousins –, qu’est-ce que je puis faire pour vous ? Un mot pour Prestongrange ? Certes, je vous le donnerai volontiers. Mais que doit contenir ce mot ?

 

– Monsieur Balfour, répondis-je, si je vous racontais toute mon histoire comme elle est arrivée, je suis d’avis (et Rankeillor l’a été avant moi) que vous en seriez peu édifié.

 

– Je regrette de vous entendre parler ainsi, mon cousin.

 

– Je ne partage pas ce regret, monsieur Balfour ; je n’ai pas à me reprocher rien qui doive m’en inspirer, pas plus qu’à vous pour moi, en dehors des faiblesses inhérentes à l’humanité. « La faute du premier péché d’Adam, le manque de droiture originelle, et la corruption de ma nature », voilà ce dont j’ai à répondre, et on m’a enseigné, je l’espère, d’où me viendra le salut. (Je voyais bien que mon interlocuteur aurait meilleure opinion de moi si je savais mon catéchisme, et c’est pourquoi je parlai de la sorte.) Mais en fait d’honneur mondain, je n’ai pas d’infraction grave à me reprocher ; et mes ennuis me sont survenus tout à fait contre ma volonté, et, autant que j’en puis juger, sans qu’il y ait de ma faute. Mon malheur est d’avoir été impliqué dans une intrigue politique, dont il paraît que votre plus cher désir est de ne rien savoir.

 

– Allons, c’est parfait, monsieur David, répliqua-t-il. Je vois avec plaisir que vous êtes bien tel que Rankeillor vous dépeint. Quant à ce que vous dites des intrigues politiques, vous ne faites que me rendre justice. Je m’efforce d’être au-dessus de tout soupçon, et par conséquent d’éviter leur domaine. Reste à savoir en quoi je pourrais bien vous aider, si je dois tout ignorer de l’affaire.

 

– Eh bien, monsieur, dis-je, il me semble que vous pourriez écrire à sa seigneurie que je suis un jeune homme d’assez bonne famille et d’une fortune convenable : l’un et l’autre, je crois, sont vrais.

 

– J’ai là-dessus l’affirmation de Rankeillor, dit M. Balfour, et je la tiens pour une garantie suffisante.

 

– Vous pouvez encore ajouter (si vous en croyez ma parole sur ce point) que je fréquente assidûment l’église, que je suis fidèle au roi George, et que j’ai été élevé dans ces principes.

 

– Rien de tout cela ne saurait vous nuire.

 

– Ensuite, proposai-je, vous pourriez dire que je sollicite un entretien de sa seigneurie sur une affaire de haute importance, qui a trait au service de Sa Majesté et à l’administration de la justice.

 

– Devant ignorer l’affaire, dit le laird, je ne prendrai pas la responsabilité de qualifier sa gravité. Je supprime donc « haute importance ». Pour le reste je veux bien m’exprimer selon votre désir.

 

– Et puis, monsieur, ajoutai-je, en me passant légèrement le pouce sur le cou, puis je serais fort désireux que vous glissiez un mot susceptible de contribuer à ma sauvegarde.

 

– Votre sauvegarde ? reprit-il, contribuer à votre sauvegarde ? Voilà une expression qui me défrise un peu. Si l’affaire est tellement dangereuse, j’avoue que je n’aime guère de m’y engager à l’aveuglette.

 

– Il me semble que je puis en deux mots vous faire sentir où est l’enclouure.

 

– Cela vaudrait mieux, en effet.

 

– Eh bien, il s’agit de l’assassinat d’Appin. Il leva les bras au ciel.

 

– Messieurs ! messieurs ! s’écria-t-il.

 

L’expression de son visage aussi bien que son ton me firent craindre un instant d’avoir perdu mon protecteur.

 

– Laissez-moi vous expliquer… commençai-je.

 

– Je vous remercie beaucoup ; je ne veux plus rien savoir, interrompit-il. Je refuse en bloc de plus rien entendre là-dessus. En faveur de votre nom et de Rankeillor, et peut-être un peu à cause de vous-même, je ferai mon possible pour vous aider ; mais je ne veux plus rien entendre au sujet des faits. Et mon tout premier devoir est de vous avertir. Ce sont là des eaux profondes, monsieur David, et vous n’êtes qu’un jeune homme. Prenez garde, et réfléchissez-y à deux fois.

 

– Il est probable que j’y ai réfléchi plus souvent que cela, monsieur Balfour, répliquai-je, et j’attirerai à nouveau votre attention sur la lettre de Rankeillor, où j’espère et je crois bien qu’il a consigné son approbation de ce que je veux faire.

 

– Bon, bon, fit-il ; et il répéta : Bon, bon ! Je ferai pour vous tout mon possible. – Il prit une plume et du papier, resta un moment à réfléchir, et se mit à écrire avec beaucoup d’attention.

 

– Vous dites que Rankeillor approuve ce que vous avez dans l’idée ? interrogea-t-il soudain.

 

– Après quelques objections, monsieur, il m’a conseillé d’aller de l’avant, à la grâce de Dieu.

 

– C’est bien le nom à invoquer en l’espèce, dit M. Balfour, se remettant à écrire. Puis il signa, relut ce qu’il avait écrit, et m’interpella de nouveau : – Voici donc, monsieur David, une lettre d’introduction où j’apposerai mon sceau sans la clore, et que je vous remettrai ouverte, selon l’usage. Mais comme j’agis à tâtons, je vais vous la lire, afin que vous voyiez si elle répond bien à vos fins.

 

« Pilrig, ce 26 août 1751.

 

« Mylord,

 

« Je vous écris ces lignes afin d’attirer votre attention sur mon homonyme et cousin, David Balfour, Esquire de Shaws, jeune gentilhomme d’irréprochable naissance et de fortune convenable. Il a reçu en outre le bénéfice plus précieux encore d’une éducation religieuse, et ses opinions politiques sont tout à fait selon le cœur de votre seigneurie. Bien que M. Balfour ne m’ait pas fait de confidences, je sais qu’il a des révélations à vous faire, concernant le service de Sa Majesté et l’administration de la justice, envers quels objets le zèle de votre seigneurie est notoire. Je dois ajouter que l’intention de ce jeune gentilhomme est connue de plusieurs de ses amis, qui l’approuvent, et qui en attendent avec un espoir inquiet l’issue heureuse ou l’échec. »

 

– Sur quoi, poursuivit M. Balfour, j’ai signé après les formules habituelles. Notez que j’ai dit : plusieurs de vos amis ; j’espère que vous êtes à même de justifier ce pluriel ?

 

– Parfaitement, monsieur : mon dessein est connu et approuvé de plus d’un. Et votre lettre, dont je me fais une joie de vous remercier, est telle que je pouvais l’espérer.

 

– C’est tout ce qu’on pouvait tirer de moi, dit-il ; et, considérant ce que je sais de l’affaire où vous avez l’intention de vous embarquer, il me reste à prier Dieu que ce soit suffisant.

 

IV

Lord Prestongrange, procureur général


Mon cousin me retint à déjeuner, « pour l’honneur de la maison », comme il dit ; et je n’en fis que plus de diligence lors de mon retour. Mon seul désir était d’en avoir fini avec la démarche suivante et de me trouver compromis à fond. Pour quelqu’un placé dans ma situation, en effet, ce geste, qui équivalait à refermer la porte sur l’hésitation et la tentation, était en lui-même des plus tentants. Je fus donc très désappointé quand j’appris, en arrivant à l’hôtel de Prestongrange, que le maître était sorti. Son absence était alors réelle, je le crois, et le resta encore plusieurs heures ; mais je suis persuadé que le procureur général rentra ensuite chez lui, et retrouva des amis dans un appartement voisin, alors qu’on avait déjà dû oublier mon arrivée. Je serais parti une douzaine de fois, n’eût été ce désir intense d’en finir sans retard avec ma déposition et de pouvoir ensuite aller me coucher la conscience tranquille. Tout d’abord je lus, car le petit cabinet où l’on m’avait introduit renfermait un assortiment de livres. Mais j’ai bien peur d’avoir lu sans grand profit ; de plus, comme le temps était couvert, le crépuscule tomba de bonne heure, et mon cabinet n’étant éclairé que par une fenêtre des plus exiguës, je me vis finalement obligé de renoncer à cette distraction de pis-aller, et tout le temps que j’attendis encore s’écoula dans le plus lourd désœuvrement. Un bruit de conversation dans la pièce voisine, les agréables sons d’un clavecin, et à un moment la voix d’une dame qui chantait furent seuls à me tenir compagnie.

 

J’ignore l’heure qu’il pouvait être, mais il faisait nuit depuis longtemps, lorsque la porte de mon cabinet s’ouvrit et j’aperçus, se détachant sur un fond éclairé, un homme de haute taille qui s’arrêta sur le seuil. Je me levai aussitôt.

 

– Y a-t-il quelqu’un là-dedans ? interrogea-t-il. Qui est là ?

 

– Je suis porteur d’une lettre que le laird de Pilrig envoie au lord procureur général, répondis-je.

 

– Y a-t-il longtemps que vous attendez ?

 

– Je préfère ne pas chercher à savoir depuis combien d’heures.

 

– C’est la première nouvelle que j’en entends, répliqua-t-il, avec un petit rire. Les laquais vous auront oublié. Mais enfin vous tombez bien, car je suis Prestongrange.

 

En disant ces mots, il passa devant moi pour gagner la pièce voisine où il me fit signe de le suivre ; et là, ayant allumé une bougie, il prit place devant un secrétaire. La salle était oblongue, de bonnes proportions, entièrement garnie de livres. Cette minuscule tache de lumière perdue dans un angle faisait ressortir la belle prestance et le visage volontaire de mon hôte. Il était rouge, l’œil humide et luisant, et je m’aperçus qu’avant de s’asseoir il tituba quelque peu. Il venait sans nul doute de souper copieusement, mais il restait tout à fait maître de sa raison et de sa langue.

 

– Allons, monsieur, asseyez-vous, me dit-il, et voyons la lettre de Pilrig.

 

Il la parcourut d’abord négligemment, et leva les yeux en me saluant lorsqu’il rencontra mon nom ; mais je crus voir son attention redoubler vers les derniers mots qu’il relut par deux fois. On devine bien que pendant ce temps le cœur me battait, car je venais de franchir le Rubicon et d’arriver en plein sur le champ de bataille.

 

– Je suis heureux de faire votre connaissance, monsieur Balfour, dit-il, quand il eut fini. Permettez-moi de vous offrir un verre de bordeaux.

 

– Avec votre permission, mylord, je ne crois pas que cela me serait bon, répliquai-je. Je suis venu ici, comme cette lettre a dû vous l’apprendre, pour une affaire qui me concerne assez gravement ; et n’étant guère habitué au vin, je craindrais de le mal supporter.

 

– Libre à vous, dit-il. Mais si vous le permettez, je ferai quand même venir une bouteille pour moi.

 

Il pressa sur un timbre, et comme par enchantement un valet de pied parut, apportant vin et verres.

 

– Bien sûr, vous ne trinquez pas avec moi ? demanda le procureur général. Allons, je bois à notre plus ample connaissance ! En quoi puis-je vous être utile ?

 

– Je dois peut-être commencer par vous déclarer, mylord, que je suis venu ici sur votre invitation expresse.

 

– Vous avez donc un avantage sur moi, car j’avoue que je vous ignorais complètement jusqu’à ce soir.

 

– C’est exact, mylord, mon nom vous est en effet nouveau. Et néanmoins vous êtes depuis quelque temps déjà extrêmement désireux de faire ma connaissance, et vous l’avez déclaré en public.

 

– Mettez-moi plutôt sur la voie, fit-il. Je ne suis pas Daniel.

 

– Il suffira sans doute de vous dire, repris-je, que si j’étais d’humeur à plaisanter – ce qui est loin d’être le cas – rien ne m’empêcherait de réclamer deux cents livres à votre seigneurie.

 

– À quel titre ?

 

– À titre de récompense offerte pour ma personne.

 

Il repoussa son verre définitivement, et se redressa dans son fauteuil où jusque-là il était resté allongé.

 

– Que voulez-vous dire ? fit-il.

 

– Un garçon grand et vigoureux d’environ dix-huit ans, citai-je. Parle avec l’accent du Lowland. Barbe, néant.

 

– Je reconnais ces termes, dit-il, lesquels, si vous êtes venu ici dans la malencontreuse intention de vous gausser, pourraient bien devenir des plus préjudiciables à votre sûreté.

 

– Mon présent but, repris-je, est des plus sérieux, puisqu’il implique une question de vie ou de mort, et vous m’avez entendu exactement. Je suis le garçon qui parlait avec Glenure quand celui-ci fut tué.

 

– Je dois donc croire, en vous voyant ici, que vous vous prétendez innocent ?

 

– La conclusion est évidente. Je suis un très loyal sujet du roi George, mais si j’avais quoi que ce fût à me reprocher, je n’aurais pas eu l’audace de m’aventurer dans votre antre.

 

– J’en suis bien aise, dit-il. Ce crime infâme, monsieur Balfour, est de nature à ne permettre aucune indulgence. Ce sang a été versé traîtreusement. Il a été versé en opposition directe à Sa Majesté et à tout l’appareil de nos lois, par ceux qui sont leurs adversaires notoires et publics. J’attache à ceci la plus haute importance. Je ne nierai pas que je considère ce crime comme dirigé personnellement contre Sa Majesté.

 

– Et malheureusement, mylord, ajoutai-je, d’un ton un peu sec, dirigé personnellement aussi contre un autre grand personnage qu’il est inutile de nommer.

 

– Si vos paroles signifient quelque chose ; je dois vous déclarer que je les considère comme indignes d’un bon sujet ; si elles étaient prononcées en public, je ne les laisserais pas passer ainsi. Vous ne semblez pas vous rendre compte de la gravité de votre situation, sans quoi vous prendriez mieux garde de ne pas l’empirer par des mots qui visent l’intégrité de la justice. La justice, dans ce pays, et entre mes humbles mains, ne fait pas acception de personnes.

 

– Vous me donnez trop de part dans mon propre langage, mylord. Je n’ai fait que répéter les propos courants du pays, que j’ai entendus partout sur mon chemin et prononcés par des gens de toutes opinions.

 

– Lorsque vous aurez acquis plus de discernement vous saurez qu’on ne doit pas écouter de tels propos, et moins encore les répéter. Mais je vous absous de la mauvaise intention. Ce noble seigneur, que nous honorons tous, et qui a été touché au plus profond par cette nouvelle barbarie, est trop haut placé pour que ces injures l’atteignent. Le duc d’Argyll – vous voyez que je suis franc avec vous – prend la chose à cœur comme moi, et comme nous y sommes tenus l’un et l’autre par nos fonctions judiciaires et le service de Sa Majesté ; et je souhaiterais que tout le monde, dans cette triste époque, fût également pur de vindicte familiale. Mais du fait que c’est un Campbell qui est tombé victime de son devoir – et quel autre qu’un Campbell se serait exposé ainsi ? Je puis le dire, moi qui ne suis pas un Campbell – et puisqu’il se trouve que le chef de cette noble maison est aujourd’hui (pour notre plus grand bien) à la tête du ministère de la Justice, les esprits étroits et les langues malveillantes se donnent libre cours dans tous les cabarets du pays ; et j’estime qu’un jeune gentilhomme comme M. Balfour est bien mal avisé de se faire leur écho. – Il avait parlé jusque-là sur un ton oratoire, comme s’il eût été au tribunal, mais il reprit alors des façons de gentilhomme. – Tout cela entre parenthèses, ajouta-t-il. Il ne vous reste plus qu’à m’apprendre ce que je dois faire de vous.

 

– Je croyais que ce serait plutôt moi qui l’apprendrais de votre seigneurie, répliquai-je.

 

– Exact, reprit le procureur général. Mais, voyez-vous, c’est avec de bonnes recommandations que vous vous présentez à moi. Cette lettre (et il la souleva un instant de la table) porte le nom d’un brave et honnête whig ; et – extra-judiciairement, monsieur Balfour – il reste toujours la possibilité d’un accommodement. Je vous le dis, et je vous le dis d’avance, afin que vous soyez mieux sur vos gardes, votre sort dépend de moi uniquement. Dans une affaire de ce genre (soit dit sauf respect) je suis plus puissant que la Majesté royale ; et si vous me contentez – et si bien entendu vous satisfaites ma conscience – dans la suite de notre entretien, je vous affirme que celui-ci peut rester entre nous.

 

– Que voulez-vous dire ? demandai-je.

 

– Eh bien, je veux dire ceci, monsieur Balfour, que si vous me donnez satisfaction, pas une âme n’aura besoin de savoir même que vous êtes venu chez moi ; et vous remarquerez que je n’appelle pas mon greffier.

 

Je vis où il voulait en venir.

 

– Je suppose, dis-je, qu’il est inutile que personne soit informé de ma visite, encore que je ne voie pas exactement ce que je gagne par là. Je ne rougis pas du tout d’être venu ici.

 

– Et vous n’en avez aucune raison, dit-il, comme pour m’encourager. Et vous n’avez pas non plus à en redouter les conséquences.

 

– Mylord, repris-je, permettez-moi de vous dire que je ne me laisse pas facilement effrayer.

 

– Et je n’ai certes pas la moindre intention de vous effrayer. Mais passons à l’interrogatoire ; et laissez-moi vous avertir de ne rien avancer en dehors des questions que je vais vous poser. Cela pourrait influer directement sur votre sûreté. J’ai une discrétion considérable, c’est vrai ; mais elle a des bornes.

 

– Je tâcherai de suivre le conseil de votre seigneurie.

 

Il étala sur la table une feuille de papier, où il inscrivit un en-tête.

 

– Vous étiez, paraît-il, présent, au bord de la route, dans le bois de Lettermore, au moment du coup fatal, débuta-t-il. Était-ce par hasard ?

 

– Par hasard, répondis-je.

 

– Comment êtes-vous entré en conversation avec Colin Campbell ?

 

– Je lui demandais mon chemin pour aller à Aucharn.

 

Je remarquai qu’il n’écrivait point cette réponse.

 

– Hum ! c’est vrai, fit-il. Je l’avais oublié. Mais savez-vous, monsieur Balfour, à votre place, j’insisterais le moins possible sur vos relations avec les Stewart. Cela risquerait d’embrouiller nos affaires. Je ne désire pas encore regarder ces détails comme essentiels.

 

– J’aurais cru, mylord, que tous les faits réels étaient d’égale importance en une pareille cause.

 

– Vous oubliez que nous jugeons des Stewart, répliqua-t-il, d’un ton très significatif. Si nous devions jamais en venir à vous juger, vous, ce serait tout différent ; et j’insisterais sur ces questions que je désire à présent effleurer. Mais reprenons : je vois ici dans la déposition de Mungo Campbell que vous êtes encouru aussitôt vers le haut de la colline. Pourquoi ?

 

– Pas aussitôt, mylord, et j’ai couru parce que je voyais l’assassin.

 

– Alors, vous l’avez vu ?

 

– Aussi nettement que je vois votre seigneurie, mais pas d’aussi près.

 

– Vous le connaissez ?

 

– Non, mais je le reconnaîtrais.

 

– Dans votre poursuite, vous n’avez donc pas réussi à le rattraper ?

 

– Je n’ai pas réussi.

 

– Était-il seul ?

 

– Il était seul.

 

– Il n’y avait personne d’autre dans le voisinage ?

 

– Alan Breck Stewart était dans un petit bois peu éloigné.

 

Le procureur général reposa sa plume.

 

– Je crois, dit-il, que nous jouons aux propos interrompus, et vous verrez que cet amusement finira mal pour vous.

 

– Je me borne à suivre le conseil de votre seigneurie, en répondant à ce qu’on me demande.

 

– Vous ferez bien de réfléchir pendant qu’il en est temps encore. J’ai beau vous traiter avec la plus grande sollicitude, vous ne semblez pas l’apprécier, et vous risquez de la rendre vaine par votre défaut de prudence.

 

– J’apprécie votre sollicitude, mais elle me semble faire fausse route, répliquai-je d’une voix défaillante, car je sentais que nous étions enfin aux prises. Je suis venu vous exposer certains renseignements, afin de vous convaincre qu’Alan reste entièrement étranger au meurtre de Glenure.

 

Le procureur général resta un moment indécis, les lèvres pincées et fixant sur moi des yeux de chat en colère.

 

– Monsieur Balfour, dit-il enfin, je vous préviens tout net que vous prenez une voie peu conforme à votre intérêt personnel.

 

– Mylord, dis-je, je suis aussi éloigné que votre seigneurie de songer dans cette affaire à mes intérêts personnels. Dieu m’en est témoin, je n’ai qu’un but, c’est d’obtenir que justice soit rendue et l’innocent absous. Si en poursuivant ce but je viens à encourir la disgrâce de votre seigneurie, je la supporterai de mon mieux.

 

À ces mots il se leva de son fauteuil, alluma un second flambeau, et resta une minute à me regarder fixement. Je vis avec surprise un sérieux profond se répandre sur ses traits, et je crois même qu’il pâlit un peu.

 

– Vous êtes ou bien très naïf, ou au plus haut degré l’inverse, dit-il, et je vois qu’il me faut agir avec vous plus ouvertement. C’est ici une cause politique – eh oui, monsieur Balfour, que cela nous plaise ou non, la cause est politique – et je tremble en songeant aux suites qu’elle peut avoir. Une cause politique, j’ai à peine besoin de le rappeler à un jeune homme de votre éducation, nous l’envisageons d’un tout autre point de vue que si elle était simplement criminelle. La maxime Salus populi suprema lex peut occasionner de grands abus, mais elle a cette force que l’on retrouve seulement dans les lois de la nature : j’entends qu’elle a force de nécessité. Je vous développerai ce point, si vous m’y autorisez, un peu plus au long. Vous voudriez me faire croire…

 

– Avec votre permission, mylord, je ne voudrais vous faire croire que ce que je puis prouver, interrompis-je.

 

– Ta ta ta ! mon jeune gentilhomme, soyez un peu moins pointilleux et laissez un homme qui pourrait à tout le moins être votre père user de son langage imparfait, et exprimer ses humbles conceptions, même si elles ont le malheur de ne pas concorder avec celles de M. Balfour. Vous voudriez me faire croire, dis-je, à l’innocence de Breck. J’y attache d’autant moins d’importance que nous ne pouvons mettre la main sur lui. Mais l’innocence de Breck n’est pas un sujet limité à Breck lui-même. Une fois admise, elle ferait tomber toutes les présomptions qui se dressent contre un tout autre criminel : contre un homme vieilli dans la trahison, qui a par deux fois déjà pris les armes contre son roi et par deux fois obtenu son pardon ; un fauteur de désordre, et, qu’il ait ou non tiré lui-même le coup de feu, le principe indubitable du forfait en question. Inutile d’ajouter que je parle de James Stewart.

 

– Et c’est précisément pour affirmer l’innocence d’Alan et celle de James que je suis venu trouver en particulier votre seigneurie, et cette innocence je suis prêt à l’établir par mes témoignages lors du procès.

 

– À quoi je répondrai aussi précisément, monsieur Balfour, que, dans ce cas, votre témoignage ne sera pas requis par moi, et je vous prie instamment de vous en abstenir.

 

– Vous êtes à la tête de la justice dans ce pays, m’écriai-je, et vous me proposez un crime !

 

– Je suis un homme qui consacre tous ses soins aux intérêts de ce pays, répliqua-t-il, et je vous impose une nécessité politique. Le patriotisme n’est pas toujours moral au sens strict du mot. Vous devriez en être heureux, il me semble : c’est là votre salut même ; les faits parlent hautement contre vous ; et si je m’efforce encore de vous détourner d’un lieu très dangereux, c’est en partie bien entendu parce que je ne suis pas insensible à l’honnêteté de votre démarche ; en partie à cause de la lettre de Pilrig ; mais c’est aussi et surtout parce que je fais passer dans cette affaire mon devoir politique avant mon devoir judiciaire. Je vous le répète aussi franchement : voilà pourquoi je n’ai pas besoin de votre témoignage.

 

– Je ne voudrais pas avoir l’air de faire un mot, alors que je ne fais qu’exprimer l’évidence de notre position, repris-je. Mais si votre seigneurie n’a pas besoin de mon témoignage, l’autre partie, je pense, serait fort désireuse de l’obtenir.

 

Prestongrange se leva et se mit à arpenter la pièce de long en large.

 

– Vous n’êtes pas tellement jeune, dit-il, que vous ne deviez vous rappeler très bien l’an 45 et la commotion qui secoua tout le pays[9]. Je lis dans la lettre de Pilrig que vous êtes attaché à l’Église et à l’État. Or, qui les a sauvés en cette année fatale ? Je ne parle pas de Son Altesse Royale ni de ses canons, qui furent des plus utiles en leur temps ; car le pays a été sauvé et la bataille gagnée avant même que Cumberland marchât sur Drummossie. Qui l’a sauvé ? je le répète ; qui a sauvé la religion protestante et tout le corps de nos institutions civiles ? Le feu lord président Culloden, d’une part : il a joué un rôle viril et il en a été bien peu récompensé – tout comme moi, que vous voyez devant vous, toutes mes énergies bandées vers le même but, et dont la seule récompense sera la conscience du devoir accompli. Outre le président, qui encore ? Vous connaissez la réponse aussi bien que moi : c’est quasi un scandale, et vous-même en commençant y avez fait une allusion que j’ai relevée. Cet autre sauveur fut le Duc avec le grand clan des Campbell. Or, voici un Campbell traîtreusement assassiné, et cela dans le service du roi. Le Duc et moi sommes Highlanders. Mais nous sommes des Highlanders civilisés, et il n’en va pas de même pour la grande masse de nos familles et de nos clans. Ceux-là sont restés sauvages dans leurs qualités et dans leurs défauts. Ils sont encore barbares, autant que les Stewart ; mais les Campbell l’ont été pour la bonne cause, et les Stewart pour la mauvaise. Et maintenant soyez juge. Les Campbell réclament vengeance. S’ils ne l’obtiennent pas – si ce James échappe – ils nous créeront des difficultés. Il y aura, autrement dit, des troubles dans les Highlands, qui sont mécontents et fort loin d’être désarmés : le désarmement est une farce…

 

– Là-dessus je suis bien de votre avis, interrompis-je.

 

– Ces troubles dans les Highlands feraient le bonheur de notre vieil et vigilant ennemi, poursuivit sa seigneurie, qui brandissait l’index tout en marchant ; et je vous donne ma parole que nous reverrions un nouveau 45 avec les Campbell de l’autre côté. Pour épargner la vie de ce Stewart – que condamnent par ailleurs une demi-douzaine d’autres charges, en dehors de celle-ci – prétendez-vous jeter votre pays dans la guerre, mettre en danger la foi de vos pères, et exposer la vie et la fortune de combien de milliers d’innocents ?… Ce sont là des considérations qui pour moi l’emportent, et qui j’espère ne l’emporteront pas moins pour vous, monsieur Balfour, si vous êtes un ami de votre pays, du bon ordre et de la vraie religion.

 

– Vous me parlez en toute franchise, et je vous en remercie, répliquai-je. Je vais de mon côté essayer de vous rendre la politesse. Je crois que votre règle de conduite est juste. Je crois que ces hauts devoirs s’imposent à votre seigneurie ; je crois que vous en avez chargé votre conscience en prêtant serment pour les hautes fonctions que vous exercez. Mais à moi, qui ne suis qu’un homme ordinaire – ou pas même encore un homme –, les devoirs ordinaires me suffisent Je ne puis considérer que deux choses : une pauvre créature exposée au péril imminent et injuste d’une mort ignominieuse ; et les pleurs et les cris de sa femme qui me résonnent encore dans la tête. Je ne vais pas plus loin, mylord. C’est ainsi que je suis fait. Si le pays doit succomber, qu’il succombe. Et je prie Dieu, si c’est là de ma part un aveuglement obstiné, qu’il daigne m’éclairer avant qu’il ne soit trop tard.

 

Il m’avait écouté sans bouger, et resta de même encore un instant.

 

– Voilà un obstacle imprévu, fit-il, à haute voix, mais se parlant à lui-même.

 

– Et qu’est-ce que votre seigneurie va faire de moi ? demandai-je.

 

– Vous savez que si je voulais vous coucheriez en prison ?

 

– Mylord, j’ai couché en de pires endroits.

 

– Allons, mon garçon, reprit-il, une chose ressort clairement de notre entretien, c’est que je puis me fier à votre parole. Jurez-moi sur l’honneur que vous serez entièrement muet non seulement sur ce que nous avons dit ce soir, mais sur ce qui regarde l’affaire d’Appin, et je vous laisse aller librement.

 

– Je veux bien vous le jurer pour jusqu’à demain soir ou tout autre jour prochain qu’il vous plaira de me fixer. Ce n’est pas pour avoir l’air de jouer au plus fin ; mais si je vous donnais cette promesse sans rien spécifier, votre seigneurie aurait atteint son but.

 

– Je ne songeais aucunement à vous tendre un piège, dit-il.

 

– J’en suis bien assuré, repartis-je.

 

– Voyons, reprit-il, c’est demain dimanche. Venez me voir lundi matin à huit heures, et donnez-moi votre promesse pour jusque-là.

 

– Volontiers, mylord. Et au sujet de ce qui vous est échappé, je vous la donne pour aussi longtemps qu’il plaira à Dieu d’épargner vos jours.

 

– Vous remarquerez, dit-il encore, que je n’ai pas usé de menaces.

 

– J’ai reconnu là la noblesse de votre seigneurie. Mais je ne suis pas encore tout à fait assez naïf pour ne pas discerner la nature de celles que vous n’avez pas émises.

 

– Allons, fit-il, bonne nuit. Je vous souhaite de bien dormir, car je crois que pour ma part j’en serai incapable.

 

Là-dessus il poussa un soupir, prit un flambeau, et me reconduisit jusqu’à la porte de la rue.

 

V

Dans l’hôtel du procureur général


Le lendemain, dimanche 27 août, j’eus l’occasion, depuis si longtemps espérée, d’entendre plusieurs des fameux prédicateurs d’Édimbourg, qui m’étaient déjà familiers grâce aux éloges de M. Campbell. Hélas ! que n’étais-je plutôt à Essendean, assis devant la chaire du digne M. Campbell ! car le tumulte de mes pensées, qui me ramenaient continuellement à mon entretien avec Prestongrange, me privait de toute attention. J’étais en effet beaucoup moins touché par les raisonnements théologiques que par le spectacle des fidèles emplissant les églises, spectacle pareil à ce que je me figurais d’un théâtre, ou plutôt, vu mes dispositions d’esprit, d’une cour d’assises ; surtout à l’église de l’Ouest, avec ses trois étages de galeries, où j’allai dans le vain espoir de rencontrer miss Drummond.

 

Le lundi, je me livrai pour la première fois aux mains d’un barbier, et fus satisfait du résultat. Puis je me rendis chez le procureur général. Devant sa porte se montraient encore une fois les habits rouges des soldats, qui mettaient dans l’impasse une tache de couleur éclatante. Je cherchai des yeux la jeune dame et ses domestiques : on n’en voyait pas trace. Mais je ne fus pas plus tôt introduit dans cette espèce de cabinet ou d’antichambre, où j’avais passé des heures si fastidieuses le samedi, que j’aperçus dans un coin la haute silhouette de James More. Il semblait en proie à une pénible agitation, s’étirant les bras et les jambes, et laissant errer ses yeux çà et là sur les murs de la petite salle. Je sentis renaître ma pitié pour le sort de l’infortuné. Cette pitié, jointe à mon vif intérêt pour sa fille me poussèrent à l’aborder.

 

– Je vous souhaite le bonjour, monsieur, lui dis-je.

 

– Le bonjour à vous pareillement, monsieur, répondit-il.

 

– Vous avez rendez-vous avec Prestongrange ?

 

– Oui, monsieur, et je souhaite que votre affaire avec ce gentilhomme soit plus agréable que la mienne.

 

– J’espère du moins que la vôtre sera vite expédiée, car vous passez avant moi, il me semble.

 

– Non, tout le monde passe avant moi, fit-il, en haussant les épaules et tendant les mains vers le ciel. Ah, monsieur, les temps sont changés, car il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’en était pas ainsi quand le glaive pesait dans la balance, mon jeune monsieur, et quand les vertus du soldat faisaient vivre leur homme.

 

Il y avait dans la voix de l’individu une espèce de nasillement highlander qui me porta singulièrement sur les nerfs.

 

– Ma foi, monsieur MacGregor, lui dis-je, il me semble que la principale qualité pour un soldat est de savoir se taire et sa première vertu de ne jamais murmurer.

 

Il me fit une inclination en se croisant les bras sur la poitrine.

 

– Je m’aperçois que vous savez mon nom – bien que ce nom je n’aie pas le droit de m’en servir moi-même. Mais c’est inévitable : j’ai montré mon visage et crié mon nom trop souvent à la barbe de mes ennemis. Je ne dois pas m’étonner si l’un et l’autre sont connus de maintes personnes que je ne connais pas.

 

– Que vous ne connaissez pas le moins du monde, monsieur, repris-je, pas plus que n’importe qui ; mais si vous tenez à le savoir, c’est Balfour que je m’appelle.

 

– Le nom est honorable, répliqua-t-il avec politesse ; il est porté par beaucoup de gens comme il faut. Et maintenant que j’y repense, un jeune gentilhomme, votre homonyme, était chirurgien-major de mon bataillon, en 45.

 

– C’était, je crois, un frère de Balfour de Baith, dis-je, car j’étais alors ferré sur le major.

 

– C’est bien cela, monsieur, dit James More. Et puisque j’ai été le compagnon d’armes de votre parent, permettez-moi de vous serrer la main.

 

Il me donna une poignée de main cordiale et prolongée, tout en me considérant d’un air épanoui, comme s’il retrouvait un frère.

 

– Ah ! fit-il, les temps sont bien changés depuis que votre cousin et moi entendions siffler les balles à nos oreilles.

 

– C’était un cousin très éloigné, je pense, dis-je, d’un ton sec, et je vous dirai même que je ne l’ai jamais eu devant les yeux.

 

– Bon, bon, cela ne change rien. Quant à vous – je ne crois pas que vous vous y trouviez en personne, monsieur – je ne me rappelle vraiment pas votre figure, qui n’est cependant pas de celles qu’on oublie.

 

– En l’année dont vous parlez, monsieur MacGregor, je recevais la férule à l’école paroissiale.

 

– Si jeune ! s’écria-t-il. Oh ! alors, vous ne pouvez vous figurer ce que cette rencontre signifie pour moi. À l’heure de mon adversité, et ici dans la maison de mon ennemi, retrouver le sang d’un vieux frère d’armes – cela me rend du cœur, monsieur Balfour, tout comme les appels du pibroch highlander. Ah, monsieur, il est bien triste pour beaucoup d’entre nous ce retour en arrière, et il fait verser des larmes à certains. J’ai vécu dans mon pays comme un roi ; mon épée, mes montagnes et la foi de mes amis et parents me suffisaient. À présent, je gis dans un cachot infect ; et savez-vous bien, monsieur Balfour – continua-t-il en me prenant par le bras et m’entraînant à sa suite –, savez-vous, monsieur, que je manque du plus simple nécessaire ? La malice de mes ennemis m’a dépouillé entièrement de mes ressources. Je suis sous le coup, vous le savez, monsieur, d’une accusation inventée de toutes pièces, et dont je suis aussi innocent que vous. On n’ose pas me faire comparaître pour me juger, et en attendant on me tient en prison, dénué de tout. Ah ! si j’avais rencontré plutôt votre cousin, ou même son frère Baith ! L’un comme l’autre, j’en suis sûr, auraient été trop heureux de me secourir ; tandis qu’un étranger relatif comme vous…

 

Je rougirais de rapporter ici tout ce qu’il me lâcha encore de paroles quémandeuses, ou les réponses que je lui fis, aussi brèves que rogues. Il y avait des moments où j’étais tenté de lui fermer la bouche en lui jetant quelque menue monnaie ; mais je ne sais si ce fut par pudeur ou par fierté – pour moi-même ou pour Catriona – ou encore parce que je croyais ce père indigne de sa fille, ou à cause de l’antipathie que m’inspirait cette atmosphère de fausseté évidente qui émanait de sa personne – ce geste me fut totalement impossible. Et toujours il me débitait ses cajoleries, et toujours il me faisait arpenter la petite salle, trois pas aller, trois pas retour, et j’avais déjà, par quelques répliques très sèches, fort échauffé mon mendiant, sans toutefois réussir à le décourager, lorsque Prestongrange apparut sur le seuil et m’entraîna vivement dans son grand cabinet.

 

– J’en ai pour un instant à être occupé, me dit-il ; et afin de ne pas vous laisser à attendre les bras croisés, je vais vous présenter à mes trois aimables filles, dont peut-être vous aurez entendu parler, car elles sont, je crois, plus célèbres que leur papa. Par ici.

 

Il m’emmena à l’étage au-dessus, dans une autre pièce oblongue, où je vis une vieille dame anguleuse qui brodait au tambour, et trois jeunes filles, les plus jolies peut-être de l’Écosse, groupées devant une fenêtre.

 

– Je vous présente mon nouvel ami, M. Balfour, dit-il, en me tenant par le bras. David, je vous présente ma sœur, miss Grant, qui veut bien diriger ma maison à ma place, et qui se fera un plaisir de vous être agréable. Et voici – continua-t-il en se tournant vers les trois demoiselles – voici mes trois aimables filles. Dites-le-moi franchement, monsieur David : laquelle des trois est la plus jolie ? Je suis sûr que vous n’aurez pas l’audace de me servir la réponse du brave Alan Ramsay !

 

À l’instant, toutes les trois, et jusqu’à la vieille miss Grant, se récrièrent contre cette saillie qui me fit monter le rouge à la figure, car je connaissais les vers en question. Je trouvais cette allusion impardonnable chez un père, et j’étais étonné de voir ces dames rire tout en protestant, d’un air peu convaincu d’ailleurs.

 

Prestongrange mit cette gaieté à profit pour quitter la pièce, et me laisser seul en cette société, aussi déplacé qu’un poisson hors de l’eau. J’ai toujours dû reconnaître, en songeant à ce qui suivit, que je me montrai superlativement sot ; et ces dames étaient certes bien élevées pour avoir autant de patience avec moi. La tante, assise auprès de nous devant son métier, se bornait à nous adresser de temps à autre un regard ou un sourire ; mais les demoiselles, et en particulier l’aînée, qui était aussi la plus belle, me gratifièrent de mille attentions auxquelles j’étais bien incapable de répondre. J’avais beau me répéter que j’étais un jeune homme de quelque valeur aussi bien que de fortune passable ; et que je n’avais nulle raison d’avoir honte devant ces jeunes filles, dont l’aînée était à peine plus âgée que moi, et dont aucune fort probablement n’était de moitié aussi instruite. Ce raisonnement ne changeait rien à la chose ; et il y avait des moments où le rouge me montait au visage, de me dire que j’étais rasé ce jour-là pour la première fois.

 

Comme la conversation, malgré tous leurs efforts, se traînait avec peine, l’aînée prit pitié de mon embarras, se mit à son instrument, où elle était passée maîtresse, et pour me distraire un moment, joua et chanta, aussi bien en écossais qu’en italien. Je retrouvai quelque assurance, et me ressouvenant de cet air qu’Alan m’avait appris dans notre cachette voisine de Carriden, je m’enhardis si bien que j’en sifflai une mesure ou deux et demandai à la jeune fille si elle connaissait cela.

 

Elle secoua la tête.

 

– C’est la première note que j’en entends, fit-elle. Sifflez-le moi tout du long. Et puis encore une fois, ajouta-t-elle lorsque j’eus fini.

 

Elle le reprit alors sur le clavier et, à mon étonnement, l’enrichit aussitôt de variations harmonieuses, et chanta, tout en jouant, avec une expression des plus comiques et en patoisant :

 

« L’ai-je pas bien attrapé ?

 

Voilà-t-il pas l’air que vous siffliez ? »

 

– Vous voyez, dit-elle, je fais aussi des vers, seulement ils ne riment pas. Et elle reprit :

 

« Je suis miss Grant, fille du procureur ; Vous, m’est avis, êtes David Balfour. »

 

Je lui exprimai toute l’admiration que me causait son talent.

 

– Et comment appelez-vous cet air ? me demanda-t-elle.

 

– J’ignore son vrai nom, répondis-je. Mais je l’appelle l’air d’Alan.

 

Elle me regarda bien en face.

 

– Moi, je l’appellerai l’air de David, reprit-elle ; toutefois s’il ressemble un tant soit peu à celui que votre homonyme d’Israël joua à Saül, je ne m’étonne plus que ce roi en retira peu de profit, car sa musique est bien lugubre. Cet autre nom que vous lui donnez, je ne l’aime pas ; aussi lorsque vous aurez envie que je vous rejoue votre air, il vous faudra me le demander en l’appelant par le mien.

 

Ce fut dit d’une façon significative qui me donna un coup au cœur.

 

– Et pourquoi cela, miss Grant ? demandai-je.

 

– Parce que, fit-elle, s’il vous arrive jamais d’être pendu, je mettrai sur cet air votre confession suprême et je la chanterai.

 

Je ne pouvais plus douter qu’elle ne fût en partie initiée à mon histoire et au danger que je courais. Sous quelle forme, et jusqu’à quel point, il m’était plus difficile de l’imaginer. Mais elle savait du moins que le nom d’Alan était compromettant, et elle me donnait ainsi l’avis de le passer sous silence ; elle savait aussi sans doute que j’étais soupçonné de quelque crime. Je compris d’ailleurs que par la rudesse de ses dernières paroles (qu’elle fit suivre immédiatement d’un morceau de musique très bruyant) elle voulait couper court à ce genre de conversation. Je me tenais à côté d’elle, affectant d’écouter et d’admirer, mais en réalité plongé dans le tourbillon de mes pensées. J’ai toujours constaté que cette jeune dame était amie du mystère ; et à coup sûr cette première entrevue constitua pour moi un mystère insondable. J’appris seulement beaucoup plus tard que la journée du dimanche avait été bien employée, le garçon de banque retrouvé et interrogé, ma visite à Charles Stewart découverte, et la conclusion tirée que j’étais fort intime avec James et Alan, et très probablement en relations suivies avec ce dernier. D’où il résultait cette allusion transparente que l’on m’adressait par-dessus le clavecin.

 

Au beau milieu du morceau de musique, l’une des plus jeunes demoiselles, qui était à la fenêtre donnant sur l’allée, cria à ses sœurs de venir vite, car « les Yeux Gris » étaient de nouveau là. Toutes trois y furent rassemblées aussitôt, se poussant pour mieux voir. La fenêtre où elles coururent se trouvait dans un renfoncement au bout de la pièce, et comme elle donnait au-dessus de la porte d’entrée, elle commandait obliquement l’allée.

 

– Venez, monsieur Balfour, criaient-elles, venez voir ! C’est la plus belle fille du monde ! Voilà plusieurs jours qu’elle rôde à l’entrée de l’impasse, toujours accompagnée de quelques domestiques de mauvaise mine, et malgré cela elle a tout à fait l’air d’une grande dame.

 

Je n’avais pas besoin de regarder ; et je ne regardai pas non plus deux fois, ni longtemps. Je craignais qu’elle ne vînt à m’apercevoir, en train de la regarder du haut de cette chambre de musique, tandis qu’elle était là dehors, que son père était aussi dans la maison, en train peut-être de demander la vie en pleurant, et alors que moi-même je venais tout juste de rejeter ses prières. Mais ce simple coup d’œil suffit pour me rendre meilleure opinion de moi-même et diminuer de beaucoup la terreur que m’inspiraient les jeunes dames. Elles étaient belles, indiscutablement, mais Catriona ne l’était pas moins, et celle-ci possédait en outre une sorte d’éclat pareil à celui d’un charbon ardent. Autant les autres me déconcertaient, autant elle me stimulait. Je me souvins qu’avec elle j’avais causé facilement. Si je ne pouvais en faire autant avec ces jolies personnes, il y avait peut-être bien de leur faute. À mon embarras se mêla peu à peu un sentiment d’ironie qui l’atténua ; et désormais lorsque la tante levait les yeux de dessus sa broderie pour un sourire, ou que les trois jeunes filles me traitaient comme un enfant du haut de leur grandeur, je croyais lire : « Par ordre du papa », inscrit sur leurs visages, et j’avais quelque peine à m’empêcher de sourire.

 

Enfin le papa revint, toujours aussi aimable, l’air heureux et la parole aisée.

 

– Allons, petites filles, dit-il, je dois vous reprendre M. Balfour ; mais j’espère que vous avez réussi à lui persuader de revenir dans cette maison ; où je serai toujours enchanté de le recevoir.

 

Elles me firent chacune un petit compliment d’un sou, et je fus emmené.

 

S’il comptait sur cette visite à sa famille pour vaincre ma résistance, son échec fut complet. Je n’étais pas niais au point de ne pas sentir que j’avais fait bien piètre figure et que sitôt mon dos tourné les jeunes filles avaient bâillé à se décrocher la mâchoire. Je sentais bien que je m’étais montré fort peu souple et gracieux ; et j’aspirais à l’occasion de prouver que je possédais quelque chose des qualités inverses, le sérieux et la ténacité.

 

Or, je devais être servi à souhait, car la scène où le procureur allait me faire prendre part était d’un caractère tout différent.

VI

Umquile, Maître
[10] de Lovat

Dans le cabinet de Prestongrange nous attendait un homme que j’abhorrai à première vue, comme on abhorre un furet ou un perce-oreille. Il était cruellement laid, mais avec toute l’apparence d’un gentilhomme ; ses manières tranquilles n’excluaient pas des sursauts brusques et des gestes violents ; et sa petite voix grêle prenait à sa volonté des inflexions aigres et menaçantes.

 

Le procureur nous présenta l’un à l’autre d’une façon familière et amicale.

 

– Fraser, dit-il, voici ce M. Balfour dont nous avons causé. Monsieur David, voici M. Simon Fraser, à qui nous donnions jadis un autre titre, mais c’est là de l’histoire ancienne. M. Fraser a une communication à vous faire.

 

Puis il s’écarta de nous pour aller tout au bout des rayons chargés de livres faire semblant de consulter un volume in-quarto.

 

Je restai donc, pour ainsi dire, seul avec la personne au monde à laquelle peut-être je m’attendais le moins. Les termes de la présentation ne pouvaient me laisser de doute : celui que j’avais devant moi n’était autre que le banni Maître de Lovat et le chef du grand clan Fraser. Je savais qu’il avait conduit ses gens dans la rébellion ; je savais que pour ce crime la tête de son père – le vieux lord, ce renard gris des montagnes – était tombée sur le billot, que les terres de ses parents avaient été confisquées, et leur noblesse flétrie. Mais j’ignorais ce qu’il faisait là dans la demeure de Grant ; j’ignorais qu’il avait comparu sur le banc des accusés, renié tous ses principes, et qu’il jouissait désormais de la faveur gouvernementale, à ce point de jouer le rôle de substitut du procureur dans l’assassinat d’Appin.

 

– Eh bien, monsieur Balfour, me dit-il, qu’est-ce donc que je viens d’apprendre sur votre compte ?

 

– Il ne m’appartient pas de faire des suppositions, répondis-je, mais si c’est le procureur qui vous a renseigné, il est pleinement au courant de mes opinions.

 

– Je puis vous dire que je m’occupe de l’assassinat d’Appin, continua-t-il ; je dois y figurer comme assesseur de Prestongrange ; et mon examen des interrogatoires me permet de vous affirmer que vos opinions sont tout à fait erronées. La culpabilité de Breck est manifeste ; et votre déposition, par laquelle vous reconnaissez l’avoir vu sur la colline au moment même du crime, ne fera qu’assurer sa pendaison.

 

– Il vous sera plutôt difficile de le pendre avant de l’avoir attrapé, observai-je. Et pour le reste je vous abandonne très volontiers à vos sentiments.

 

– Le Duc a été mis au courant, reprit-il. Je viens tout juste de voir Sa Grâce, et il s’est exprimé devant moi avec une noble liberté digne du grand seigneur qu’il est. Il a parlé de vous nommément, monsieur Balfour, et vous a promis sa gratitude anticipée, au cas où vous vous laisseriez guider par ceux qui comprennent beaucoup mieux que vous-même vos intérêts et ceux du pays. La gratitude n’est pas un vain mot sur ces lèvres-là : experto crede. Vous savez sans doute quelque chose de mon nom et de mon clan ; vous connaissez le funeste exemple et la fin déplorable de mon père, sans parler de mes propres erreurs. Eh bien ! j’ai fait ma paix avec ce bon Duc ; il a parlé en ma faveur à notre ami Prestongrange : me voici de nouveau le pied à l’étrier, et le soin m’est en partie confié de poursuivre les ennemis du roi George et de châtier cette dernière offense et cet odieux outrage envers Sa Majesté.

 

– La situation est certes digne du fils de votre père, répliquai-je.

 

Il me regarda en fronçant ses sourcils chauves.

 

– Je vois que vous aimez à employer le genre ironique. Mais je suis ici pour faire mon devoir, je suis ici pour accomplir de bonne foi ma mission, et c’est en vain que vous tâcherez de m’en détourner. De plus, laissez-moi vous dire que pour un jeune homme d’esprit et d’ambition tel que vous, un bon coup d’épaule au début vaut mieux que dix années de labeurs. Le coup d’épaule est à votre disposition : choisissez ce en quoi vous voulez être poussé, le Duc veillera sur vous avec la sollicitude d’un père affectueux.

 

– Il me manque, je le crains, la docilité d’un fils, répliquai-je.

 

– Et vous vous figurez pour de bon, monsieur, s’écria-t-il, que toute la politique de ce pays va, pour un gamin rétif, subir un bouleversement ? On fait une pierre de touche de ce procès, tous ceux qui veulent désormais réussir devront pousser à la roue. Voyez-moi par exemple. Croyez-vous que c’est pour mon plaisir que je me mets dans la situation tellement odieuse de poursuivre un homme aux côtés duquel j’ai tiré l’épée ? Je n’ai pas le choix.

 

– Mais je pense, monsieur, que vous avez abdiqué votre choix en vous mêlant de cette rébellion dénaturée. Mon cas par bonheur est autre. Je suis loyal, moi, et je puis regarder en face sans inquiétude aussi bien le Duc que le roi George.

 

– C’est donc par là que le vent souffle ? fit-il. Je vous garantis que vous êtes tombé dans la pire des erreurs. Prestongrange a eu jusqu’ici la politesse extrême (il me l’a dit) de ne pas réfuter vos allégations ; mais vous ne devez pas croire pour cela qu’on les envisage sans de véhéments soupçons. Vous vous dites innocent ? Mon cher monsieur, les faits vous déclarent coupable.

 

– Voilà où je vous attendais, répliquai-je.

 

– La déposition de Mungo Campbell ; votre fuite sitôt le meurtre accompli ; votre longue course secrète… Mais, mon brave jeune homme ! Il y a là assez de preuves pour faire pendre un jeune veau, et à plus forte raison un David Balfour ! Je serai du procès ; j’y élèverai la voix ; je parlerai alors tout autrement que je ne le fais aujourd’hui, et beaucoup moins à votre satisfaction, si faible soit-elle déjà ! Ah ! vous pâlissez ! cria-t-il. J’ai trouvé la clef de votre cœur effronté. Vous êtes livide, vos yeux s’égarent ! Vous voyez la tombe et le gibet de plus près que vous ne l’imaginiez.

 

– C’est là, je l’avoue, une faiblesse naturelle, dis-je. Je ne la crois pas déshonorante. Le déshonneur…

 

– Le déshonneur vous attend sur l’échafaud, interrompit-il.

 

– Il ne fera que m’égaler à mylord votre père, repris-je.

 

– Ho, ho ! mais pas du tout, s’écria-t-il, et vous ne voyez pas encore le fonds des choses. Mon père a été supplicié pour une grande cause, et pour s’être mêlé des affaires des rois. Vous serez pendu, vous, pour un ignoble assassinat de quelques sous. Vous y avez personnellement joué un rôle de traître, en arrêtant à causer l’infortunée victime, et vos complices sont un ramas de haillonneux domestiques highlanders. Et cela peut se démontrer, mon noble monsieur Balfour – cela peut se démontrer, et cela sera démontré, fiez-vous-en à moi qui ai mis la main à la pâte –, cela peut se démontrer, et cela sera démontré, que vous étiez payé pour le faire. Je vois d’ici les regards qu’on échangera dans la salle lorsque j’apporterai mon témoignage, et qu’il sera établi que vous, un jeune homme bien élevé, vous êtes laissé entraîner à cette action ignoble moyennant quelques hardes de rebut, une bouteille d’eau-de-vie d’Écosse, et trois shillings cinq pence et un demi-penny en monnaie de cuivre.

 

Je fus comme souffleté par l’apparence de vérité que renfermaient ces derniers mots : des vêtements, une bouteille d’usquebaugh, et trois shillings cinq pence et un demi-penny en billon, c’était à peu près tout ce qu’Alan et moi avions emporté d’Aucharn ; et je compris que dans leurs cachots les gens de James avaient parlé.

 

– J’en sais plus que vous ne croyez, n’est-ce pas ? reprit-il, avec triomphe. Et pour ce qui est de donner cette tournure à la chose, mon grand monsieur David, vous n’allez pas vous imaginer que le gouvernement de la Grande-Bretagne et de l’Irlande sera jamais à court de témoins. Nous avons ici en prison des hommes qui pour sauver leur vie jureront tout ce qu’on voudra ; tout ce que je voudrai, si vous l’aimez mieux. Vous pouvez donc juger quelle part de gloire vous en reviendra si vous choisissez la mort. D’une part, la vie, le vin, les femmes, et un duc pour faire vos quatre volontés ; de l’autre, une corde à votre cou, et une potence où cliquetteront vos os, et pour transmettre à ceux de votre nom la plus abjecte histoire qui fût jamais contée d’un assassin à gages. Et tenez ! s’écria-t-il d’une voix atrocement perçante, voyez ce papier que je tire de ma poche. Regardez le nom qu’il porte : c’est le nom du grand David, n’est-ce pas, et l’encre est à peine sèche. Devinez-vous sa nature ? C’est un mandat d’arrêt, et je n’ai qu’à presser ce timbre à côté de moi pour le faire exécuter sur-le-champ. Une fois en prison grâce à ce papier, vous n’avez plus d’autre aide à espérer que celle de Dieu !

 

Je l’avoue, j’étais grandement épouvanté par tant de vilenie, et fort démontré par l’imminence et la hideur du péril. M. Simon avait déjà tiré gloire des altérations de mon teint ; mais pour lors j’étais devenu certainement aussi pâle que ma chemise ; et d’ailleurs ma voix tremblait.

 

– Il y a un gentilhomme dans cette pièce, m’écriai-je. J’en appelle à lui. Je remets ma vie et mon honneur entre ses mains.

 

Prestongrange referma bruyamment son livre.

 

– Je vous avais prévenu, Simon, dit-il ; vous avez joué votre va-tout, et vous avez perdu. Monsieur David, continua-t-il, je vous prie de croire que je ne suis pour rien dans cette dernière épreuve que vous venez de subir. Je tiens à vous déclarer combien je suis heureux que vous vous en soyez tiré aussi brillamment. C’est presque un service que vous m’avez rendu, sans vous en douter. Car si notre ami ici présent avait eu plus de succès que moi hier soir, il en serait résulté qu’il est meilleur juge des hommes que moi ; il en serait résulté que nous n’occupons pas du tout notre vraie place, M. Simon et moi. Et je sais que notre ami Simon est ambitieux, continua-t-il, en donnant une légère tape sur l’épaule de Fraser. Quant à cette comédie, elle est terminée ; je suis de plus en plus porté en votre faveur, et quelle que doive être la solution de cette malheureuse affaire, je ferai en sorte que vous soyez ménagé.

 

C’étaient là d’excellentes paroles, et je pus voir en outre qu’entre ces deux personnages qui m’étaient opposés régnait non pas l’amour, mais plutôt un grain d’authentique zizanie. Quoi qu’il en fût, il était indéniable que cette scène avait été prévue, voire même concertée de leur commun accord ; il était net que mes adversaires se disposaient à m’éprouver par tous les moyens ; et à cette heure (la persuasion, les flatteries, et les menaces ayant été essayées en vain) je ne pouvais que me demander à quel nouvel expédient ils allaient recourir. L’angoisse de la dernière épreuve, d’ailleurs, troublait encore ma vue, et faisait flageoler mes jambes ; et je dus me borner à balbutier la même phrase :

 

– Je remets ma vie et mon honneur entre vos mains.

 

– Bon, bon, fit Prestongrange, nous ferons en sorte de les sauvegarder. Et en attendant, revenons à des moyens plus doux. Il ne faut pas que vous gardiez rancune de ses paroles à mon ami M. Simon, qui n’a fait qu’obéir à son devoir. Et si même vous avez conçu quelque grief contre moi, qui par ma présence semblais lui donner mon approbation, je ne veux pas que ce grief s’étende aux membres innocents de ma famille. Ceux-ci tiennent beaucoup à vous revoir, et je ne puis admettre que mes jeunes personnes soient désappointées. Elles iront demain à Hope Park, et je crois tout à fait convenable que vous les escortiez. Venez me voir d’abord, car il est possible que j’aie quelque chose de particulier à vous dire ; après quoi vous serez renvoyé sous la garde de mes demoiselles. Réitérez-moi votre promesse de garder le silence jusqu’à ce moment-là.

 

J’aurais mieux fait de refuser tout de suite, mais réellement je n’avais plus la force de résister. Je fis ce qu’il me demandait, et pris congé sans savoir comment ; puis lorsque je me retrouvai dans l’impasse, délivré, et que la porte se fut refermée derrière moi, je m’adossai à un mur et m’essuyai le visage. Cette apparition hideuse (c’est bien le mot) de M. Simon vibrait dans ma mémoire comme un bruit soudain vibre dans l’oreille après qu’il a cessé. Toutes les histoires que j’avais lues et entendues, concernant le père de cet homme, sa duplicité, ses innombrables et perpétuelles trahisons, surgissaient devant moi et complétaient ce que je venais d’éprouver de sa part. Chaque fois qu’elle me revenait, l’ingénieuse malignité de cette calomnie dont il avait eu l’intention de stigmatiser mon honneur me faisait tressaillir de nouveau. Le sort de l’homme pendu au gibet sur la route de Leith m’apparaissait à peine distinct de celui que je devais désormais envisager comme le mien. De la part de deux hommes faits, voler de si peu que rien un enfant était à coup sûr une vile entreprise ; mais mon histoire à moi, telle devait être présentée aux juges par Simon Fraser, lui faisait à tous points de vue un digne pendant pour l’ignominie et la lâcheté.

 

Les voix de deux hommes en livrée causant sur le seuil de Prestongrange me rappelèrent à moi-même.

 

– Va, dit l’un, porter ce billet le plus vite possible chez le capitaine.

 

– Est-ce pour rappeler encore le cateran[11] ? demanda l’autre.

 

– On le dirait, répliqua le premier. Le maître et Simon ont besoin de lui.

 

– Prestongrange est devenu fou, reprit le deuxième. Il finira par coucher avec James More.

 

– Bah, ce n’est pas ton affaire ni la mienne, conclut le premier.

 

Et, se séparant, l’un partit exécuter sa commission, et l’autre rentra dans l’hôtel.

 

Je vis dans cet incident un symptôme des plus alarmants. J’étais à peine sorti qu’ils envoyaient aussitôt chercher James More, à qui M. Simon faisait sans doute allusion quand il parlait d’hommes en prison disposés à racheter leur vie à tout prix. Mes cheveux se hérissèrent sur mon crâne, et l’instant d’après tout mon sang fit un bond au souvenir de Catriona. Pauvre fille ! son père allait être pendu pour des méfaits très peu défendables. Et, chose qui était encore moins de mon goût, il semblait à cette heure prêt à sauver son individu par la pire honte et le plus vil des lâches assassinats – l’assassinat par faux témoignage ; et pour mettre le comble à nos malheurs, j’étais moi-même désigné pour lui servir de victime.

 

Je me mis à marcher vivement et au hasard, ne connaissant plus rien qu’un désir de mouvement, d’air et de larges horizons.

 

VII

Je pèche contre l’honneur


Entièrement à mon insu, j’arrivai sur les Lang dykes, grand chemin rural longeant du côté nord la cité qu’il domine. Je découvrais cette dernière dans toute son étendue noire, se déroulant depuis le château debout sur son rocher au-dessus du loch, en une longue rangée de clochers, de pignons et de cheminées fumantes. À cette vue mon cœur se gonfla dans mon sein. Ma jeunesse, je l’ai dit, était déjà formée aux dangers ; mais un danger comme celui que je venais de voir en face le matin même, au milieu de ce qu’on appelle la sécurité d’une ville, m’ébranlait en dépit de mon expérience. Péril d’esclavage ; péril de naufrage, péril d’épée et d’arme à feu, j’avais affronté le tout sans faiblir ; mais le péril embusqué dans la voix aigre et le visage gras de Simon, ou plutôt de lord Lovat, m’accablait entièrement.

 

Je m’assis au bord du lac à un endroit où les roseaux descendaient dans l’eau et je m’y trempai les poignets et m’humectai le front. Si j’avais pu le faire en sauvegardant quelque peu mon amour-propre, j’aurais pris la fuite et abandonné mon dessein téméraire. Mais, soit courage, soit lâcheté, ou même les deux peut-être, je me crus engagé sans possibilité de retraite. J’avais bravé ces hommes, je continuerais à les braver ; quoi qu’il pût advenir, je resterais fidèle à ma parole.

 

Le sentiment de ma constance releva mes esprits quelque peu, mais de guère. Je n’en gardais pas moins comme un poids de glace autour du cœur, et la vie m’apparaissait une bien sinistre aventure. Deux mortels entre tous excitaient ma pitié. L’un était moi-même, dépourvu d’amis et perdu au milieu des dangers. L’autre était cette enfant, la fille de James More. J’avais beau la connaître à peine, je ne l’en avais pas moins examinée et jugée. Je voyais en elle une fille d’un honneur intègre et quasi viril ; je l’estimais capable de mourir d’un déshonneur ; et cependant je croyais son père tout juste en train de marchander sa misérable vie contre la mienne. Il en résultait que j’associais dans mes pensées la jeune fille et moi. Je n’avais vu d’abord en elle qu’une rencontre de hasard, bien qu’elle me plût étrangement ; je la voyais à cette heure brusquement rapprochée de moi, comme étant la fille de mon ennemi mortel, et pour ainsi dire de mon assassin. J’estimais dur le sort qui m’obligeait à être harcelé et persécuté sans cesse pour le compte d’autrui, et à ne jouir moi-même d’aucun plaisir. J’avais de quoi manger, avec un lit pour y dormir lorsque mes préoccupations me le permettaient ; mais à part cela ma richesse ne m’était d’aucun secours. Si je devais être pendu, ma vie serait apparemment brève ; si je devais au contraire me tirer de cette mauvaise passe, mes jours pourraient encore me sembler longs avant d’arriver à leur fin. Tout à coup son visage me revint à la mémoire, tel que je l’avais vu d’abord, avec les lèvres entrouvertes. Aussitôt la faiblesse se répandit dans mon sein, et la vigueur dans mes jambes, et je me mis résolument en route dans la direction de Dean. Puisque je devais être pendu demain et que trop probablement je coucherais ce soir dans un cachot, je voulais m’entretenir une fois encore avec Catriona.

 

Stimulé par la marche et ranimé par la pensée de cette rencontre, je finis plus ou moins par retrouver du courage. En traversant le bourg de Dean, situé au bord du fleuve, dans le creux d’une vallée, je demandai ma route à un meunier, lequel me fit gravir la hauteur par un chemin facile et redescendre du côté opposé, jusqu’à une petite maison de bonne apparence entourée de pommiers et de prairies. J’étais plein de courage en pénétrant dans le jardin ; mais ce courage retomba tout à plat lorsque je me trouvai en présence d’une sévère et hautaine vieille dame, qui se promenait par là, coiffée d’une mantille blanche avec un chapeau d’homme par-dessus.

 

– Que venez-vous cherchez ici ? me demanda-t-elle.

 

Je lui répondis que j’étais en quête de miss Drummond.

 

– Et quelle affaire pouvez-vous bien avoir avec Miss Drummond ? répliqua-t-elle.

 

Je lui exposai que l’ayant rencontrée le samedi précédent j’avais été assez heureux pour lui rendre un léger service, et c’était à l’invitation de cette jeune dame que j’étais venu ici.

 

– Ah ! c’est donc vous Sixpence ! s’écria-t-elle, d’un ton fort narquois. Un beau présent, un fameux gentilhomme. Et avez-vous un autre nom pour vous désigner, ou êtes-vous baptisé Sixpence ? interrogea-t-elle.

 

Je lui déclinai mon nom.

 

– Dieu merci ! s’écria-t-elle. Ebenezer avait donc un fils ?

 

– Non, madame, répondis-je. Je suis fils d’Alexandre. C’est moi qui suis le laird de Shaws.

 

– Vous aurez du fil à retordre avant d’établir vos droits, dit-elle.

 

– Je m’aperçois que vous connaissiez mon oncle, dis-je ; et vous apprendrez peut-être avec d’autant plus de plaisir que l’affaire est arrangée.

 

– Et qu’est-ce que vous voulez à miss Drummond ? reprit-elle.

 

– Je suis venu réclamer mes six pence, madame. Il y a des chances pour qu’étant le neveu de mon oncle, je me montre un garçon économe.

 

– Vous avez donc en vous un grain d’esprit ? remarqua la vieille dame, non sans quelque plaisir. Je m’attendais à ce que vous soyez un simple nigaud – vous et vos six pence, et votre jour de bonheur, et votre pour l’amour de Balwhidder – (ce par quoi je fus heureux d’apprendre que Catriona n’avait pas oublié toute notre conversation). Mais tout ceci est à côté, reprit-elle. Dois-je entendre que vous êtes venu ici pour chercher une compagne ?

 

– Voilà une question à coup sûr prématurée, dis-je. La demoiselle est jeune, moi aussi, par malheur. Je ne l’ai vue qu’une fois. Je ne nierai pas, ajoutai-je, résolu à essayer de la franchise, je ne nierai pas qu’elle m’a beaucoup trotté par la tête depuis que je l’ai rencontrée. C’est là quelque chose, mais ce serait tout à fait différent de m’engager, et je crois que je vous paraîtrais bien sot de le faire.

 

– Vous avez la langue bien pendue, à ce que je vois, dit la vieille dame. Moi aussi, grâce à Dieu ! J’ai été assez bête pour me charger de la fille de ce brigand : une jolie tâche que j’ai assumée là ; mais c’est fait, et je la mènerai à ma guise. Voulez-vous dire, monsieur Balfour de Shaws, que vous épouseriez la fille de James More, même celui-ci étant pendu ? Eh bien donc, là où il n’y a pas de mariage possible, il ne peut y avoir aucun genre de relations, et tenez-le-vous pour dit. C’est délicat, les filles, ajouta-t-elle avec un hochement de tête ; et j’en ai été une aussi, et jolie ; bien qu’on ne le croirait guère à voir mes joues ridées.

 

– Lady Allardyce, lui dis-je, car tel est je crois votre nom, il me semble que vous tenez les deux rôles dans le dialogue, et c’est là un médiocre moyen d’arriver à s’entendre. Vous me portez un vrai coup droit, en me demandant si j’épouserais, au pied du gibet, une jeune personne que je n’ai vue qu’une fois. Je vous ai répondu que je ne m’engagerais pas ainsi à la légère. Toutefois je vous en dirai davantage. Si, comme j’ai toute raison de l’espérer, je continue à aimer cette jeune fille, il faudra autre chose que son père, ou même que le gibet, pour nous empêcher, elle et moi, de nous réunir. Quant à ma famille, je l’ai trouvée au bord de la route, tel un enfant abandonné ! Je suis loin de devoir quelque chose à mon oncle ; et si je me marie jamais, ce sera pour complaire à une seule personne : à moi-même.

 

– J’avais déjà ouï des propos de ce genre, alors que vous n’étiez pas encore né, repartit Mme Ogilvy, et c’est peut-être pourquoi j’y attache aussi peu d’importance. Il y a beaucoup de choses à considérer. Ce James More est un parent à moi, soit dit à ma honte. Mais plus la famille est estimable, plus elle a de pendus et de décapités, ç’a toujours été l’histoire de la malheureuse Écosse. Et s’il n’y avait que la pendaison ! Pour ma part, il me semble que j’aimerais mieux voir James à la potence, car c’en serait au moins fini de lui. Catrine est une assez brave fille, elle a bon cœur, et se laisse tarabuster du matin au soir par un vieux trognon comme moi. Mais, voyez-vous, il y a un point faible. Elle est entichée de ce grand gueux d’hypocrite, son père, et folle à fond des Gregara, et des noms proscrits, et du roi James, et autres balivernes. Et vous vous trompez joliment si vous vous figurez qu’elle se laisserait mener par vous. Vous dites que vous ne l’avez vue qu’une fois…

 

– Que je lui ai parlé une seule fois, aurais-je dû plutôt dire. Je l’ai vue de nouveau ce matin d’une fenêtre de l’hôtel Prestongrange.

 

Il est probable que je lui débitai cette phrase parce qu’elle sonnait bien ; mais je reçus la juste récompense de ma vanité.

 

– Qu’est-ce que c’est ? cria la vieille dame, renfrognée soudain. Je croyais que vous l’aviez rencontrée d’abord devant la porte du procureur ?

 

Je lui avouai qu’elle ne se trompait pas.

 

– Hum ! fit-elle ; et puis soudain, sur un ton assez aigre : Je n’ai rien que votre parole comme garantie de vos noms et qualité. À vous entendre, vous êtes Balfour de Shaws ; mais à ce qu’il me semble vous seriez plutôt Balfour du Diable. Il se peut que vous soyez venu ici pour ce que vous dites, et il se peut également que vous y soyez venu pour le diable sait quoi ! Je suis assez bonne whig pour me tenir tranquille, et pour avoir conservé à tous mes gens leurs têtes sur leurs épaules, mais je ne le suis pas tout à fait au point de me laisser berner. Et je vous le dis tout net, c’est trop de porte du procureur par-ci, et de fenêtre du procureur par-là pour un homme qui vient solliciter la main de la fille d’un MacGregor. Vous pouvez aller porter cela au procureur qui vous a envoyé, avec mon parfait amour. Et je vous baise la main, monsieur Balfour, dit-elle, en joignant le geste à la parole ; et je vous souhaite bon voyage pour retourner d’où vous êtes venu.

 

– Si vous voyez en moi un espion… m’écriai-je.

 

La suite me resta dans la gorge. Je m’attardai un moment à lancer des regards meurtriers à la vieille dame, puis la saluai, prêt à m’éloigner.

 

– Allons, bon ! voilà notre galant fâché ! s’écria-t-elle. Si je vois en vous un espion ? Pour qui d’autre voulez-vous que je vous prenne ? – moi qui ne sais rien de vous ? Mais j’admets que je me sois trompée ; et comme je ne puis me battre avec vous, je dois vous présenter un grand sabre ! Allons, allons, poursuivit-elle, vous n’êtes pas si mauvais garçon dans votre genre ; vous devez avoir quelques vices compensateurs. Mais dites donc, David Balfour, vous êtes diablement rustique ! Il faudra vous corriger de cela, mon garçon, assouplir votre échine, et penser un tout petit peu moins à votre précieux moi ; et il vous faudra essayer de comprendre que les femmes ne sont pas des grenadiers. Mais vous en êtes bien incapable. Jusqu’à votre dernier jour vous ne vous y connaîtrez pas plus aux femmes que je ne m’y entends à couper les truies.

 

Je n’avais jamais ouï pareilles expressions de la bouche d’une dame, les deux seules dames que j’avais connues jusqu’alors, Mme Campbell et ma mère, étant très dévotes et très convenables ; et j’imagine que mon étonnement dut se peindre sur mon visage, car Mme Ogilvy lança soudain un éclat de rire.

 

– Ma parole, s’écria-t-elle, en luttant contre sa gaieté, vous faites la figure de bois la plus réussie… Et vous épouseriez la fille d’un cateran highlander ! Davie, mon cher, il nous faudra en faire l’essai, ne fût-ce que pour voir les petits qui en sortiront. Et maintenant, poursuivit-elle, il n’y a aucune utilité à ce que vous vous attardiez ici, car la jeune fille n’est pas à la maison, et je crains bien que la vieille ne soit pas la compagnie qu’il faut au fils de votre père. Outre cela, je n’ai personne que moi pour veiller à ma réputation, et je suis restée assez longtemps avec un séduisant jeune homme. Vous reviendrez un autre jour chercher vos six pence, me cria-t-elle de loin comme je me retirais.

 

Mon escarmouche avec cette déconcertante dame rendit à mon esprit une hardiesse qui lui eût autrement fait défaut. Depuis deux jours l’image de Catriona s’était mêlée à toutes mes pensées ; elle constituait leur arrière-plan, de sorte que je ne pouvais rester seul avec moi-même sans qu’elle surgît dans un recoin de mon âme. Mais à cette heure elle devint tout à fait proche : je croyais la toucher, elle que je n’avais touchée qu’une fois ; je me laissais aller vers elle en un attendrissement bienheureux. À envisager le monde qui m’entourait, il m’apparaissait comme un désert effrayant, où les hommes s’avancent tels des soldats en marche, observant leur devoir comme ils peuvent, et pour offrir à ma vie quelque joie je ne voyais que Catriona. Je m’émerveillais de pouvoir m’appesantir sur de telles considérations en cette heure où le danger me guettait avec le déshonneur ; et j’avais honte en considérant ma jeunesse. Il me restait mes études à compléter ; il me restait à choisir une occupation utile ; il me restait encore à prendre ma part du travail en un monde où tous doivent travailler ; il me restait encore à apprendre, et à savoir, et à me prouver à moi-même que j’étais un homme ; et j’avais assez de raison pour rougir de me voir prématurément tenté par ces joies et ces devoirs ultérieurs et sacrés. Toute mon éducation s’insurgeait en moi contre ces velléités ; car je n’avais pas été nourri de fadaises, mais du pain dur de la vérité. Je savais qu’on n’a pas le droit de prétendre à faire un mari, quand on n’est pas aussi préparé à devenir un père ; et jouer au père était pour un gamin comme moi une simple dérision.

 

J’étais plongé dans ces pensées et arrivé presque à mi-chemin de la ville lorsque je vis s’avancer vers moi une silhouette qui augmenta le trouble de mon cœur. J’avais, me semblait-il, un nombre infini de choses à lui dire, mais je ne savais par où commencer ; et me souvenant à quel point l’autre matin j’avais eu la langue liée chez Prestongrange, je me persuadai que j’allais rester muet. Mais à son approche mes craintes s’envolèrent ; le souvenir même de ce que je venais de penser à part moi ne me troubla point ; et je pus causer avec elle aussi aisément et raisonnablement que je l’aurais fait avec Alan.

 

– Oh ! s’écria-t-elle, vous êtes allé chercher vos six pence : les avez-vous eus ?

 

Je lui répondis que je ne les avais pas eus, mais que puisque je l’avais rencontrée, ma course ne serait pas vaine.

 

– Il est vrai que je vous ai déjà vue ce matin, ajoutai-je ; et je lui expliquai où et comment.

 

– Moi, je ne vous ai pas vu, dit-elle. J’ai beau avoir de grands yeux, il y en a de meilleurs pour voir de loin. Mais j’ai entendu chanter dans la maison.

 

– C’était miss Grant, répliquai-je, l’aînée et la plus jolie.

 

– On dit qu’elles sont toutes belles.

 

– Elles pensent la même chose de vous, miss Drummond, et elles se pressaient toutes à la fenêtre pour vous contempler.

 

– C’est un malheur que je sois tellement aveugle, reprit-elle, sinon je les aurais vues aussi. Et vous étiez dans la maison ? Vous avez dû bien vous amuser avec la belle musique et les jolies demoiselles.

 

– Voilà justement où est votre erreur ; car j’étais aussi peu à mon aise qu’un poisson de mer sur la cime d’une montagne. À vrai dire, je suis mieux fait pour me trouver avec des hommes farouches qu’avec de jolies demoiselles.

 

– Eh bien, moi aussi, je finirais volontiers par le croire ! lança-t-elle ; et sa réflexion nous fit rire tous les deux.

 

– Mais voici une chose singulière, repris-je. Je n’ai pas du tout peur de vous, et cependant je me serais volontiers enfui loin des misses Grant. Et j’ai eu peur aussi de votre cousine.

 

– Oh ! tous les hommes ont peur d’elle, je crois, s’exclama-t-elle. Mon père lui-même en a peur.

 

Au nom de son père je restai interdit. Je la regardai marcher à mon côté ; je me rappelai l’individu, le peu que je savais de lui et tout ce que j’en devinais ; et les comparant tous deux l’un avec l’autre, mon silence m’apparut comme une trahison.

 

– À propos, dis-je, j’ai rencontré votre père pas plus tard que ce matin.

 

– Vraiment ? s’écria-t-elle d’un ton joyeux qui me sembla une raillerie personnelle. Vous avez vu James More ? Vous lui avez parlé, en ce cas ?

 

– Oui, je lui ai même parlé, répondis-je.

 

Les choses prirent alors pour moi la plus mauvaise tournure qu’il était humainement possible. Elle me jeta un regard de pure reconnaissance.

 

– Ah ! que je vous en remercie ! fit-elle.

 

– Vous me remerciez pour bien peu, répliquai-je, et puis je m’arrêtai, mais la contrainte que je m’imposais était trop grande : il me fallut me soulager un peu.

 

– Je lui ai parlé assez mal, repris-je, car il ne m’a guère plu ; je lui ai parlé assez mal, et il s’est mis en colère.

 

– Vous avez été bien mal inspiré ; et vous l’êtes encore plus de le raconter à sa fille ! s’écria-t-elle. Mais ceux-là qui ne l’aiment ni ne le choient, je refuse de les connaître.

 

– Je prendrai la liberté d’ajouter un mot, dis-je, commençant à trembler. Peut-être votre père et moi ne sommes de la meilleure humeur chez Prestongrange. Nous y avons tous les deux, je crois, des affaires inquiétantes, car c’est une maison dangereuse. J’avais pitié de lui d’ailleurs, et je lui ai parlé le premier, s’il est vrai que j’aurais pu m’exprimer plus sagement. Et à ce propos m’est avis que vous verrez bientôt ses affaires s’arranger.

 

– Ce ne sera toujours pas grâce à vos bons soins, je pense, répliqua-t-elle ; et il vous est fort obligé pour votre pitié.

 

– Miss Drummond, m’écriai-je, je suis seul au monde…

 

– Et cela ne m’étonne pas, dit-elle.

 

– Ah, laissez-moi parler ! repris-je. Je ne veux plus que parler une fois, et puis je vous laisserai, si vous le voulez, pour toujours. Je suis venu aujourd’hui dans l’espoir d’entendre un mot aimable dont j’ai un besoin cruel. Ce que j’ai dit devait vous offenser, je m’en rends compte, et je le savais en le disant. Il m’eût été facile de dire des douceurs, comme de vous mentir ; ne comprenez-vous pas quelle envie j’ai eue de le faire ? Ne voyez-vous pas éclater la confiance de mon cœur ?

 

– Je pense que vous venez de faire beaucoup de besogne, monsieur Balfour. Je pense que notre rencontre sera unique, et que nous saurons nous séparer en gens comme il faut.

 

– Oh, que j’aie au moins quelqu’un pour croire en moi ! suppliai-je, je n’y puis plus tenir autrement. Le monde entier est ligué contre moi. Comment vais-je affronter mon horrible destin ? Si je n’ai personne pour croire en moi, cela m’est impossible. Non, je ne saurai pas, et cet homme n’a plus qu’à mourir.

 

Elle marchait toujours, en regardant droit devant elle et le nez au vent ; mais à mes paroles, ou à l’accent dont je les prononçai, elle fit halte.

 

– Qu’est-ce que vous dites ? demanda-t-elle. De quoi parlez-vous ?

 

– C’est mon témoignage qui peut sauver la vie d’un innocent, dis-je, et ce témoignage on ne me laissera pas le donner. Vous-même, que feriez-vous ? Vous comprenez ce que cela signifie, vous dont le père est en danger. Abandonneriez-vous cette pauvre créature ? Ils ont tout essayé sur moi. Ils ont voulu m’acheter ; ils m’ont offert monts et merveilles. Et aujourd’hui ce limier m’a dit où j’en étais, et jusqu’où il irait pour m’égorger et me déshonorer. Je vais avoir participé au meurtre ; je vais avoir retenu Glenure à causer pour de l’argent et de vieux habits ; je vais être tué et avili. Si c’est de la sorte que je dois tomber, encore à la fleur de l’âge – si c’est là l’histoire qu’on va raconter de moi dans toute l’Écosse – si vous allez le croire vous aussi et que mon nom passe en proverbe – Catriona, comment le supporterai-je ? Ce n’est pas possible ; c’est au-delà des forces humaines.

 

Je lâchais mes mots en tourbillon, l’un poussant l’autre, et quand je me tus je vis qu’elle me considérait d’un air bouleversé.

 

– Glenure ! Il s’agit du meurtre d’Appin ! fit-elle, à voix basse, mais avec une surprise extrême.

 

J’étais retourné sur mes pas afin de l’accompagner, et nous étions arrivés alors presque au haut de la lande qui domine le village de Dean. À ces mots, tout hors de moi, je me plaçai devant elle.

 

– Pour l’amour de Dieu, m’écriai-je, pour l’amour de Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ? Et je portai mes poings à mes tempes. Qu’est-ce qui m’a poussé ? Il faut que je sois ensorcelé pour dire ces choses !

 

– Au nom du ciel, qu’avez-vous donc ? s’écria-t-elle.

 

– J’ai donné ma parole, me lamentai-je, j’ai donné ma parole, et voilà que je l’ai violée. Ô Catriona !

 

– Dites-moi donc de quoi il s’agit, reprit-elle ; est-ce de ces choses que vous n’auriez pas dû dire ? Et croyez-vous que je n’aie pas d’honneur ? ou que je sois capable de trahir un ami ? Tenez, je lève la main droite, et je vous fais serment.

 

– Ah ! j’étais sûr de votre loyauté ! m’exclamai-je. Mais moi – moi que voici ! Moi qui ce matin encore les affrontais et les bravais, moi qui m’exposais à mourir sur l’échafaud plutôt que de commettre le mal – voilà qu’au bout de quelques heures il me suffit d’un simple bavardage pour jeter mon honneur au vent. « Une chose ressort clairement de notre conversation, m’a-t-il dit, c’est que je peux me fier à votre parole. » Où est ma parole à présent ? Qui me croira désormais ? Vous-même ne le pourriez plus. Je suis déchu sans remède ; je n’ai plus qu’à mourir !

 

Je débitai toute cette tirade d’une voix mouillée de pleurs mais ces pleurs n’étaient pas sincères. Elle reprit :

 

– Votre désolation me navre, mais la vérité vous êtes trop naïf. Moi, j’irais ne plus vous croire, dites-vous ? Ma confiance en vous est absolue. Quant à ces hommes, je ne veux pas penser à eux ! Des hommes qui s’efforcent de vous prendre au piège et de vous perdre ! Fi ! ce n’est pas le moment de s’humilier. Relevez plutôt la tête ! Ne songez-vous pas que je vais au contraire vous admirer comme un grand héros du Bien – vous, un garçon à peine plus âgé que moi ! Et parce que vous avez dit un mot de trop à l’oreille d’une amie qui mourrait plutôt que de vous trahir – il n’y a certes pas de quoi en faire une telle affaire ! C’est une chose que nous devons oublier tous les deux.

 

– Catriona, fis-je, en la regardant avec inquiétude, est-ce vrai ? Auriez-vous encore confiance en moi ?

 

– N’en croirez-vous pas les larmes de mes yeux ? s’écria-t-elle. Je pense de vous tout le bien du monde, monsieur David Balfour. Ils peuvent vous pendre ; je ne vous oublierai jamais, j’aurai beau vieillir, je me souviendrai toujours de vous. J’estime qu’il est noble de mourir ainsi ; je vous envierai votre gibet.

 

– Et qui sait après tout si je ne suis pas comme un enfant qui a peur des fantômes, repris-je. Peut-être se sont-ils simplement moqués de moi.

 

– C’est ce que je veux savoir, dit-elle. Je dois tout entendre. Puisque le mal est fait de toute façon, je dois tout entendre.

 

Je m’étais assis au bord de la route ; elle prit place à mon côté, et je lui exposai toute l’affaire, à peu près comme je l’ai écrite, ne supprimant rien autre que mes réflexions au sujet de la conduite de son père.

 

– Allons, dit-elle quand j’eus fini, vous êtes un héros, c’est certain, et je n’aurais jamais cru cela ! Et je vois aussi que vous êtes en danger. Oh ! Simon Fraser ! Quand je pense à cet homme ! Pour obtenir la vie et ce sale argent, trafiquer d’une telle manigance ! Et elle s’interrompit pour lancer un mot bizarre qui lui était familier, et qui appartient, je pense, à son vocabulaire personnel : Quelle torture ! fit-elle, voyez le soleil !

 

En effet, il allait disparaître derrière les montagnes.

 

Elle me pria de revenir bientôt, me donna la main, et me laissa dans un tourbillon de pensées heureuses. Je tardai à regagner mon logis, car je redoutais d’y être immédiatement arrêté. Je fis un léger souper dans une taverne, et passai la plus grande partie de la nuit à errer solitaire parmi les champs d’orge. L’image de Catriona m’obsédait si fort que je me figurais la porter dans mes bras.

 

VIII

Le spadassin


Le lendemain, 29 août, je me présentai au rendez-vous du procureur, vêtu d’un habit fait à ma taille, et qu’on venait seulement de me livrer.

 

– Tiens, tiens, dit Prestongrange, vous êtes aujourd’hui bien beau ; mes demoiselles vont avoir un charmant cavalier. Allons, j’y vois une amabilité de votre part, une vraie amabilité, monsieur David. Oh, nous allons nous entendre fort bien, et je suis persuadé que vos ennuis vont bientôt prendre fin.

 

– Vous avez des nouvelles pour moi ? m’écriai-je.

 

– Dépassant toute votre attente. Votre témoignage va pour finir être reçu et vous serez libre d’assister, si vous le voulez, en ma compagnie, au procès qui aura lieu à Inverary, le jeudi 21 du mois prochain.

 

J’étais beaucoup trop ébahi pour trouver un mot à dire.

 

– En attendant, reprit-il, sans vouloir vous demander de renouveler votre promesse, je vous recommande la discrétion la plus absolue. Demain, on entendra votre déposition préalable ; et en dehors de cela, vous savez que moins on en dit, plus tôt les choses s’arrangent.

 

– Je tâcherai de m’en souvenir. C’est vous, je suppose, que je dois remercier pour ce comble de bonté, et je vous en remercie de tout cœur. Après ce qui s’est passé hier, mylord, cette nouvelle m’ouvre les portes du paradis. Je n’arrive pas à me persuader que ce soit vrai.

 

– Bah, avec un petit effort, vous arriverez bien à y croire. Et je suis bien aise d’apprendre que vous m’avez de l’obligation, car il se pourrait que vous soyez à même de me la prouver d’ici peu (il toussota), voire tout de suite. L’affaire s’est grandement modifiée. Votre témoignage, dont je ne veux pas vous ennuyer pour aujourd’hui, transformera sans doute l’aspect de la cause pour tous ceux qu’elle implique, et cela fait que j’ai moins de scrupule à prendre avec vous un moyen détourné.

 

– Mylord, interrompis-je, excusez-moi de vous interrompre, mais comment cela s’est-il produit ? Les obstacles dont vous m’avez parlé samedi me semblaient à moi-même tout à fait insurmontables. Comment cela s’est-il arrangé ?

 

– Mon cher monsieur David, fit-il, il ne m’est absolument pas permis de divulguer (même à vous, comme vous dites) les secrets de l’État ; et vous vous contenterez, s’il vous plaît, de savoir le fait en gros.

 

Il me parlait avec un sourire paternel, sans cesser de jouer avec une plume neuve ; il me semblait impossible qu’il put y avoir en lui la moindre trace de perfidie ; néanmoins quand il eut attiré à lui une feuille de papier, trempé sa plume dans l’encre, et recommencé à parler, je n’en fus plus aussi assuré, et me mis instinctivement sur la défensive.

 

– Il y a un point que je désire élucider, commença-t-il. Je l’ai tout d’abord laissé de côté à dessein, mais la réserve a cessé d’être utile. Ceci, bien entendu, ne fait pas partie de votre interrogatoire, qui suivra d’autre part ; il s’agit d’une curiosité à moi personnelle : Vous dites que vous avez rencontré Alan Breck sur la colline ?

 

– Oui, mylord.

 

– C’était immédiatement après l’assassinat ?

 

– En effet.

 

– Lui avez-vous parlé ?

 

– Je lui ai parlé.

 

– Vous le connaissiez déjà auparavant, je crois ? fit-il, négligemment.

 

– Je ne vois pas quelle raison vous avez de le supposer, mylord, répliquai-je ; mais c’est là un fait exact.

 

– Et quand l’avez-vous quitté ensuite ?

 

– Je réserve ma réponse, mylord. La question me sera posée aux assises.

 

– Monsieur Balfour, reprit-il, ne comprenez-vous pas que rien de ceci ne peut vous porter préjudice ? Je vous ai promis la vie et l’honneur, et croyez-moi, je sais tenir ma parole. Vous êtes donc libéré de toute inquiétude. Alan, paraît-il, vous vous croyez capable de le sauver ; et vous me parlez de votre gratitude, que je crois (s’il faut le dire) n’avoir pas trop mal méritée. Il y a là beaucoup de considérations diverses qui tendent toutes au même but ; et je ne me persuaderai jamais que vous ne puissiez nous aider (si vous y consentez) à mettre à Alan, comme on dit, du sel sur la queue.

 

– Mylord, répondis-je, je vous donne ma parole que je ne devine même pas où se trouve Alan.

 

Il se tut le temps de respirer, puis demanda :

 

– Ni comment on pourrait le retrouver ?

 

Je restai devant lui muet comme une bûche.

 

– Et voilà donc votre reconnaissance, monsieur David ! fit-il. Puis il y eut un nouveau silence. Allons, reprit-il, en se levant, je joue de malheur, et il n’y a pas moyen de nous entendre. N’en parlons plus ; on vous apprendra plus tard où, quand et comment nous recevrons votre témoignage. Pour le moment, mes demoiselles vous attendent. Elles ne me pardonneraient pas de retenir leur cavalier.

 

Je fus donc livré aux mains de ces grâces, que je trouvai mieux parées que je ne le croyais possible : elles me donnaient l’impression d’un charmant bouquet.

 

Comme nous sortions de l’hôtel, il se produisit un petit incident qui par la suite m’apparut très gros d’importance. Je perçus un coup de sifflet fort et bref comme un signal, et regardant autour de moi, j’entrevis un instant la tête rousse de Neil fils de Tom fils de Duncan. L’instant d’après il avait disparu, et je ne vis même pas le bout de la robe de Catriona, aux pas de laquelle je le crus naturellement attaché.

 

Mes trois gardiennes me firent sortir de la ville par Bristo et la lande de Brunstfield ; de là un sentier nous conduisit à Hope park, beau jardin coupé d’allées sablées, garni de bancs et de tonnelles, et surveillé par un garde. Le trajet me sembla un peu long ; les deux plus jeunes demoiselles affectaient un air d’aimable ennui qui m’humiliait cruellement, l’aînée me considérait avec une expression où il perçait quelquefois de l’ironie ; et si je me rendais justice mieux que la veille, ce n’était pas sans effort. À notre arrivée dans le parc, je tombai sur un cercle de huit ou dix jeunes gens (plusieurs étaient des officiers, la cocarde au chapeau, les autres en majeure partie des avocats) qui s’empressèrent à l’envi autour de ces beautés ; et bien que je fusse présenté à chacun d’eux dans les termes les plus flatteurs, on eût dit que tous m’avaient oublié instantanément. Les jeunes gens pris en groupe sont pareils à des animaux sauvages ; ils s’attaquent à un étranger ou le dédaignent sans politesse et même sans humanité ; et je suis sûr que si je m’étais trouvé parmi des singes, ceux-ci m’auraient montré tout autant de l’une et de l’autre. Parmi ces avocats se trouvaient des beaux esprits, et parmi les militaires des hâbleurs ; je ne saurais dire lequel de ces deux opposés m’agaçait davantage. Tous avaient une façon de manier leurs épées et leurs basques d’habits, pour laquelle je les aurais volontiers (et ce par jalousie pure) chassés à coups de pied hors du parc. Je suppose que, de leur côté, ils m’enviaient fort la belle compagnie dans laquelle j’étais arrivé. Quoi qu’il en soit, je fus bientôt laissé en arrière, et marchai sur les traces de toute cette gaieté, dans la morne compagnie de mes seules pensées.

 

J’en fus tiré par l’un des officiers, le lieutenant Hector Duncansby, un jeune blanc-bec highlander, qui me demanda si je ne m’appelais pas « Palfour ».

 

Je lui répondis affirmativement, quoique sans aménité, car son ton était à peine poli.

 

– Ah ! ah ! Palfour, fit-il ; et il répéta encore : Palfour, Palfour !

 

– Je crains que mon nom ne soit pas de votre goût, monsieur, dis-je, irrité contre moi-même de laisser voir mon irritation à un individu aussi grossier.

 

– Ce n’est pas cela, répliqua-t-il, je pensais à autre chose.

 

– Je ne vous conseillerai pas d’en faire une habitude, monsieur, repris-je. Je suis certain que cela ne vous profiterait pas.

 

– Sauriez-fous par où Alan Grigor a troufé les pincettes ? dit-il.

 

Je lui demandai ce qu’il pouvait bien vouloir dire par là, et il me répondit avec un ricanement, que j’avais sans doute trouvé le tisonnier au même endroit que je l’avais avalé.

 

Il ne me resta plus aucun doute sur son intention, et les joues me brûlèrent.

 

– Avant de venir faire des affronts à un gentilhomme, dis-je, je commencerais à votre place par apprendre à parler anglais.

 

Avec un signe de tête et un clin d’œil il me prit par la manche, et m’entraîna paisiblement hors de Hope park. Mais nous ne fûmes pas plus tôt hors de la vue des promeneurs qu’il changea de façons.

 

– Fous êtes un tamné faurien tes Passes-Terres ! s’écria-t-il.

 

Et il m’envoya sur la mâchoire un coup de son poing fermé.

 

Je le payai largement de retour ; sur quoi il fit un pas ou deux en arrière et me tira son chapeau cérémonieusement.

 

– Foilà assez te coups, il me semble, dit-il. Che serai l’offensé, car a-t-on chamais fu semplaple présomption que te tire à un chantilhomme qui est officier du Roi qu’il ne sait pas parler l’anclais te Tieu ? Nous afons tes épées au côté, et foici le King’s park tout proche. Marcherez-fous tefant, ou fous montrerai-che le chemin ?

 

Je lui rendis son salut, lui dis d’aller devant, et le suivis. Tout en marchant, il grommelait à part lui Anclais te Tieu et Hapit tu Roi, si bien que j’aurais pu le croire sérieusement offensé. Mais la manière dont il avait entamé la conversation suffisait à le démentir. Manifestement cet homme était venu dans l’intention de me chercher querelle à droit ou à tort ; manifestement j’étais tombé dans un nouveau piège de mes ennemis ; et je ne doutais pas, vu mon inexpérience, que je dusse être la victime de notre rencontre.

 

Pendant que nous avancions dans cet âpre désert rocailleux du King’s park, je fus tenté une demi-douzaine de fois de prendre mes jambes à mon cou et de m’enfuir, tant j’aimais peu montrer mon ignorance de l’escrime, et tant je répugnais à mourir ou même à être blessé. Mais je réfléchis que si leur malice pouvait aller jusqu’à ce point, elle ne reculerait sans doute plus devant rien ; et périr par l’épée, voire sans élégance, était quand même préférable au gibet. Je me dis aussi que par l’imprudente vivacité de mon langage et la promptitude de mon poing je m’étais mis dans une impasse absolue ; et même si je prenais la fuite mon adversaire me poursuivrait sans doute et me rattraperait, ce qui ajouterait la honte à mon malheur. Aussi, toute réflexion faite, je ne cessai pas de marcher derrière lui, à peu près comme j’aurais suivi le bourreau et sans guère plus d’espoir.

 

Nous contournâmes l’extrémité des Roches Longues et pénétrâmes dans le Marais du Chasseur. Là, sur un carré de beau gazon, mon adversaire dégaina. Nous n’avions pour témoins que les oiseaux ; et je n’eus d’autre ressource que de suivre son exemple et de tomber en garde de mon mieux. Ce mieux ne suffit sans doute pas à M. Duncansby : il aperçut quelques défauts dans mes manœuvres, s’arrêta, me considéra attentivement et se mit à rompre et avancer tout en battant l’air de sa lame. Comme Alan ne m’avait rien appris de ce genre, et que j’étais en outre assez troublé par le voisinage de la mort, je me déconcertai tout à fait, et restai hébété, avec le désir de m’enfuir.

 

– Qu’est-ce qui fous prend ? s’écria le lieutenant.

 

Et d’un engagement brusque, il me fit sauter mon épée et l’envoya voler au loin parmi les buissons.

 

À deux reprises cette manœuvre se répéta ; et je rapportais pour la troisième fois mon arme déshonorée, lorsque je m’aperçus qu’il avait remis l’épée au fourreau et qu’il m’attendait avec un certain air de dépit, et les mains croisées sous ses basques.

 

– Tu Tiaple si che fous touche ! s’écria-t-il.

 

Et il me demanda ironiquement de quel droit je provoquais des « chentilshommes » alors que je ne savais pas distinguer l’un de l’autre les deux bouts d’une épée.

 

Je lui répondis que c’était la faute de mon éducation ; et qu’il me rendrait cette justice de reconnaître que je lui avais donné toute la satisfaction qu’il était malheureusement en mon pouvoir de lui offrir, et que je m’étais battu en homme.

 

– Et c’est la férité, dit-il. Che suis très prafe moi-même, et harti comme un lion. Mais me pattre comme fous l’afez fait, sans rien safoir de l’escrime, ch’afoue que che ne l’aurais pas osé. Et che recrette le coup de poing ; quoique à mon afis le fôtre était le frère aîné ; et le crâne m’en cuit encore. Et ch’affirme que si ch’afais su te quoi il retournait, che n’aurais pas mis la main tans une telle affaire.

 

– Voilà qui est noblement dit, répliquai-je, et je suis assuré que vous ne consentirez pas une seconde fois à faire le jeu de mes ennemis personnels.

 

– Fraiment non, Palfour, dit-il ; et che pense qu’on a très mal agi afec moi te me donner à compattre une fieille femme, ou plutôt une espèce te camin ! Et che le tirai au Maître, et che le profoquerai, par Tieu, lui-même !

 

– Et si vous saviez de quelle nature est le grief de M. Simon contre moi, repris-je, vous seriez encore plus vexé d’avoir été mêlé à de telles histoires.

 

Il jura qu’il me croyait fort bien, que tous les Lovat étaient  faits de même farine, et que le diable était le meunier qui l’avait moulue ; puis me prenant soudain par la main, il me déclara que j’étais, pour finir, un très gentil garçon, que c’était une infinie pitié de m’avoir négligé ainsi, et que s’il en trouvait l’occasion, il veillerait lui-même à faire mon éducation.

 

– Vous pouvez me rendre un service meilleur encore, dis-je ; et quand il m’eut demandé sa nature, j’ajoutai : C’est de venir avec moi trouver l’un de mes ennemis et de lui attester de quelle façon je me suis comporté aujourd’hui. Ce sera là un vrai service. Car bien qu’il m’ait envoyé un noble adversaire pour la première fois, l’intention secrète de M. Simon n’est autre que de me faire assassiner. Il en viendra un second, puis un troisième ; et par ce que vous avez vu de mon habileté à manier le fer, vous pouvez juger du sort qui m’attend.

 

– Ce sort ne me tenterait guère moi non plus, si ch’étais aussi peu homme que fous ne fous l’êtes montré, s’écria-t-il. Mais che fous rentrai chustice, Palfour. Conduisez-moi !

 

Si j’avais marché lentement pour entrer dans ce maudit parc, j’avais les pieds plutôt légers pour en sortir. Ils allaient en mesure sur un excellent vieil air, aussi ancien que la Bible, et dont les paroles sont : « Nul doute, l’amertume de la mort est passée. » Comme j’avais une soif ardente, je bus au puits de Sainte-Marguerite, dans la descente du chemin, et cette eau me parut d’une suavité exquise. Nous traversâmes l’Asile, remontâmes Canongate, puis par Netherbow, arrivâmes tout droit à la porte de Prestongrange. Nous causions chemin faisant pour convenir des détails. Le valet de pied nous déclara que son maître était chez lui, mais qu’il s’était occupé d’affaires très sérieuses avec d’autres gentlemen, et qu’il avait fait condamner sa porte.

 

– Mon affaire ne prendra que trois minutes, et elle ne peut attendre, lui dis-je. Vous ajouterez qu’elle n’est aucunement privée, et que je serais même enchanté d’avoir des témoins.

 

Notre homme se retira d’assez mauvaise grâce pour exécuter la commission, nous n’hésitâmes pas à le suivre jusque dans l’antichambre, d’où je pus ouïr un instant dans la pièce voisine le bruit confus de plusieurs voix. En effet, ils étaient trois autour d’une table, à savoir : Prestongrange, Simon Fraser et Erskine, shériff de Perth ; et comme ils se trouvaient réunis pour délibérer précisément sur l’assassinat d’Appin, mon arrivée les troubla un peu, mais ils décidèrent de me recevoir.

 

– Tiens, c’est vous, monsieur Balfour, qu’est-ce qui vous ramène donc ici ? et qui est ce monsieur qui vous accompagne ? demanda Prestongrange.

 

Quant à Fraser, il tenait les yeux baissés vers la table.

 

– Il est ici pour fournir un petit témoignage en ma faveur, mylord, témoignage qu’il est à mon avis très nécessaire que vous entendiez, répondis-je.

 

Et je me tournai vers Duncansby.

 

– Chai seulement à tire ceci, fit le lieutenant, c’est que che me suis pattu auchourd’hui afec Palfour tans le marais tu Chasseur, ce tont ch’ai crand recret à présent, et il s’est contuit aussi pien qu’on peut l’exicher t’un chentilhomme. Et ch’ai peaucoup de consitération pour Palfour, conclut-il.

 

– Je vous remercie de votre obligeance, fis-je.

 

Là-dessus Duncansby salua la compagnie et se retira, comme nous en étions convenus précédemment.

 

– Qu’ai-je à voir dans cette affaire ? me demanda Prestongrange.

 

– Je vais l’exposer en deux mots à votre seigneurie. J’ai amené ce gentilhomme, un officier du Roi, pour me rendre ce témoignage. J’aime à croire que désormais mon honneur est à couvert, et jusqu’à une certaine date, que votre seigneurie connaît, il sera tout à fait inutile de dépêcher contre moi d’autres officiers. Je ne puis consentir à me battre successivement avec toute la garnison du château.

 

Les veines se gonflèrent sur le front de Prestongrange, et il me lança un regard de courroux.

 

– C’est je crois le diable qui m’a découplé ce chien de garçon-là dans les jambes, s’écria-t-il ; et, se tournant furieux vers son voisin, il ajouta : Voici de votre besogne, Simon. Je reconnais votre intervention dans cette affaire, et, laissez-moi vous le dire, elle ne me plaît pas. Il est déloyal, quand nous avons convenu d’un procédé, d’en faire agir secrètement un autre. C’est une trahison. Quoi ! vous me laissez envoyer ce garçon là-bas, avec mes propres filles ! Et parce que j’ai laissé échapper un mot devant vous… Fi, monsieur, gardez vos hontes pour vous seul !

 

Simon était d’une pâleur mortelle.

 

– J’en ai assez de me voir renvoyé comme une balle entre le Duc et vous, s’écria-t-il. Que vous finissiez par vous arranger ou par rompre, vous vous débrouillerez tous les deux. Je refuse de plus faire la navette, de recevoir vos instructions opposées, et d’être blâmé des deux côtés. Et si je vous disais ce que je pense de toute votre histoire de Hanovre, vous en entendriez de dures.

 

Mais à ce moment le shériff Erskine, qui avait gardé son sang-froid, insinua doucement :

 

– Il ne nous reste plus, je crois, qu’à déclarer à M. Balfour que son caractère de bravoure est dûment établi. Il peut dormir en paix. Jusqu’à la date à laquelle il a bien voulu faire allusion il ne sera plus mis à l’épreuve.

 

Son sang-froid rappela les deux autres à la raison, et avec une politesse un peu vague, ils se hâtèrent de me congédier.

 

IX

La bruyère en feu


Cet après-midi, pour la première fois, j’étais furieux en quittant Prestongrange. Le procureur s’était joué de moi. Il avait prétendu que mon témoignage serait reçu et que je serais, moi, indemne ; et à la même heure, non seulement Simon s’attaquait à ma vie par l’intermédiaire de l’officier highlander, mais Prestongrange lui-même (et cela résultait de ses paroles) avait un projet d’action contre moi. Je fis le compte de mes ennemis : Prestongrange ayant derrière lui toute l’autorité royale ; le Duc soutenu par les Highlands de l’ouest, qu’appuyait de son côté, dans le nord, le parti de Lovat disposant d’une force égale ; et enfin tout le ramas des espions et maniganceurs jacobites. Et en me rappelant James More et la tête rousse de Neil fils de Duncan, je songeai que peut-être il y avait un quatrième confédéré, et que les débris de la vieille et indomptable race des « caterans » de Rob Roy étaient ligués contre moi avec les autres.

 

Une chose m’était indispensable : un ami puissant ou un conseiller avisé. Il ne devait pas manquer dans le pays de gens de cette espèce, à la fois capables et désireux de me seconder, ou sinon Lovat pas plus que le Duc et Prestongrange n’auraient eu recours à de tels expédients. J’enrageais à l’idée que peut-être dans cette rue même je coudoyais mes champions sans m’en douter.

 

À cet instant précis, comme s’il eût deviné mes pensées, un gentleman me frôla en passant, puis me jeta un regard significatif, et tourna le coin d’une petite rue. Je l’avais reconnu du coin de l’œil – c’était Stewart l’avocat ; et bénissant l’heureuse chance, je m’empressai de le suivre. À peine entré dans la petite rue, je le vis arrêté sous un porche d’escalier ; il me fit un signe et disparut aussitôt. Sept étages plus haut je le retrouvai sur le seuil d’un appartement, qu’il referma derrière nous quand nous y fûmes entrés. L’appartement était tout à fait vide, sans la moindre trace de meubles ; car c’en était un que Stewart était chargé de louer.

 

– Nous serons forcés de nous asseoir par terre, me dit-il ; mais nous sommes plus tranquilles ici par le temps qui court, et il me tardait de vous voir, monsieur Balfour.

 

– Comment cela va-t-il pour Alan ? lui demandai-je.

 

– Tout à fait bien, répondit-il. Andie le cueille sur la plage de Gillane, demain mercredi. Il aurait bien voulu vous dire adieu, mais du train dont vont les choses, la crainte m’a engagé à vous tenir séparés. Mais venons-en au principal : comment marche votre affaire ?

 

– Eh bien, dis-je, pas plus tard que ce matin on m’a appris que mon témoignage serait reçu, et que je ferais le voyage d’Inverary avec le procureur, ni plus ni moins.

 

– Allons donc ! s’écria Stewart. Je ne croirai jamais cela.

 

– J’en doute moi-même un peu. Mais j’aimerais beaucoup entendre vos raisons.

 

– Eh bien, je vous l’avoue franchement, j’en deviens fou furieux, lança Stewart. Si je pouvais de mes seules mains jeter bas leur gouvernement, je l’arracherais comme une pomme pourrie. Je me mets avec Appin et avec James des Glens ; et d’ailleurs, c’est mon devoir de défendre mon cousin. Écoutez mon point de vue et je vous laisserai tirer la conclusion vous-même. La première chose qu’ils aient à faire c’est de se débarrasser d’Alan. Ils ne peuvent condamner James comme complice tant qu’ils n’auront pas condamné Alan. Ils ne peuvent condamner Alan comme auteur principal du crime ; c’est une loi élémentaire : on ne met pas la charrue avant les bœufs.

 

– Et comment peuvent-ils condamner Alan, s’ils ne l’attrapent pas ?

 

– Ah, c’est qu’il y a un moyen d’éviter cette arrestation. Loi élémentaire également. Ce serait trop commode si par suite de l’évasion d’un malfaiteur un autre restait impuni. Afin d’y obvier on cite le principal auteur et on le met hors la loi pour sa non-comparution. Or, il y a quatre endroits où un individu peut être cité : à son domicile ; en un lieu où il a résidé quarante jours ; au bourg du comté où il ressortit d’ordinaire ; ou enfin (si on est fondé à croire qu’il a quitté l’Écosse) à la Croix d’Édimbourg et aux môle et rivage de Leith, pendant soixante jours. Le but de cette dernière stipulation est évident à première vue : c’est à savoir que les navires sortants aient le loisir de transmettre les nouvelles, et que la citation soit autre chose qu’une formule. Or, prenez le cas d’Alan. Il n’a pas de domicile à ma connaissance ; je serais obligé à celui qui me montrerait l’endroit où il a vécu quarante jours de suite depuis 45 ; il n’y a pas de comté où il ressortisse d’ordinaire ou d’extraordinaire ; s’il a un domicile quelconque, ce dont je doute, ce doit être en France, avec son régiment ; et s’il n’est pas encore sorti d’Écosse (comme nous le savons et comme ils le supposent) il doit être évident au plus obtus que c’est ce à quoi il aspire. Où donc, et de quelle façon doit-il être cité ? Je vous le demande, à vous profane.

 

– Vous l’avez dit en propres termes, fis-je. Ici, à la croix et aux môle et rivage de Leith, pendant soixante jours.

 

– Vous êtes plus fort en droit écossais que Prestongrange, alors ! s’écria l’avocat. Il a fait citer Alan une fois ; le 25, jour de notre première rencontre. Et, où cela ? Où ? mais à la Croix d’Inverary, le bourg principal des Campbell ! Je vous le dis entre nous, monsieur Balfour – ils ne cherchent pas Alan.

 

– Que me dites-vous là, m’écriai-je. Ils ne le cherchent pas ?

 

– Autant que je puis comprendre. Ils ne tiennent pas à le trouver, à mon humble avis. Ils croient peut-être qu’il pourrait se défendre avec succès, moyennant quoi James, celui qu’ils poursuivent en réalité, leur échapperait. Ce n’est pas un procès, vous le voyez, c’est une conjuration.

 

– Je puis pourtant vous affirmer que Prestongrange m’a questionné attentivement sur Alan, repris-je ; mais au fait, quand j’y repense, il n’a guère insisté.

 

– Voyez-vous ! fit-il. Mais laissons cela ! Je puis avoir raison ou me tromper, ce n’est après tout qu’une hypothèse, et je reprends mes faits. Il m’est venu aux oreilles que James et les témoins – les témoins, monsieur David ! – sont enfermés au cachot, et de plus chargés de fers, à la prison militaire de Fort-William ; personne n’a le droit de les visiter, pas plus qu’eux d’écrire. Les témoins, monsieur Balfour ! avez-vous jamais entendu rien de pareil ? Je vous affirme, le plus vieux Stewart et le plus forban de toute la clique n’a jamais nargué la loi avec plus d’impudence. C’est un pur camouflet au décret parlementaire de 1700, touchant l’incarcération illégale. Je n’ai pas plus tôt appris la chose que j’ai envoyé une requête au lord ministre de la Justice. Je viens de recevoir sa réponse. Tenez, voilà de la jurisprudence pour vous ! voilà la justice !

 

Il me mit en main un papier, ce même papier aux mots doucereux, à l’allure papelarde, qui a été publié depuis dans le pamphlet intitulé « par un spectateur » et vendu « au profit de la pauvre veuve et des cinq enfants » de James.

 

– Vous le voyez, dit Stewart, comme il n’oserait pas me refuser l’accès auprès de mon client, il prie l’officier commandant de me laisser entrer. Il le prie ! – le lord ministre de la Justice d’Écosse prie un officier. Le but d’une telle expression n’est-il pas évident ? On espère que l’officier sera suffisamment obtus, ou suffisamment tout à fait l’inverse, pour résister à la prière. Ce qui m’obligerait à faire le voyage une seconde fois entre ici et le Fort-William. Puis viendrait un nouveau délai jusqu’à ce que j’obtienne une autre autorisation, et qu’on ait désavoué l’officier – un militaire notoirement ignorant de la loi, etc., – je connais l’antienne. Puis le voyage une troisième fois ; et nous serions immédiatement talonnés par le procès avant que j’aie reçu mes premières instructions. N’ai-je pas raison d’appeler ceci une conjuration ?

 

– C’en a tout l’air, fis-je.

 

– Et je veux même vous le démontrer sans conteste, reprit-il. Bien qu’ils aient le droit de retenir James en prison, ils ne peuvent m’interdire de lui rendre visite. Ils n’ont pas le droit de retenir les témoins ; mais serai-je autorisé à les voir, eux qui devraient être libres comme le lord ministre de la Justice lui-même ? Tenez, lisez : D’ailleurs, il refuse de donner aucun ordre aux gardiens de la prison qui ne sont coupables d’avoir fait rien de contraire aux devoirs de leur charge. Rien de contraire ! Oh, messieurs ! Et le décret de 1700 ? Monsieur Balfour, j’en ai le cœur qui éclate, la bruyère est en feu dans ma poitrine.

 

– Et en bon anglais, dis-je, cette phrase signifie que les témoins vont rester en prison et que vous ne les verrez pas.

 

– Et que je ne les verrai pas jusqu’au jour d’Inverary, quand la cour siégera, exclama-t-il, et il faudra entendre alors Prestongrange parler des graves responsabilités de sa charge et des grandes facilités accordées à la défense ! Mais je saurai les y prendre, monsieur David. J’ai formé le projet d’entretenir les témoins en pleine route, et de voir si je ne puis extorquer un peu de justice au militaire notoirement ignorant des lois qui commandera l’escorte.

 

La chose se passa ainsi – ce fut en effet sur la route, près de Tynedrum, et par la connivence d’un officier de l’armée, que M. Stewart entretint de l’affaire les témoins pour la première fois.

 

– Il n’y a plus rien qui puisse me surprendre dans cette histoire, remarquai-je.

 

– Je vous réserve cependant une surprise ! s’écria-t-il. Voyez-vous ceci ? et il me montra un imprimé tout frais sorti de la presse. Voici le libellé : tenez, le nom de Prestongrange figure sur la liste des témoins, où je ne trouve en revanche pas la moindre trace d’un Balfour quelconque. Mais ce n’est pas la question. Qui croyez-vous qui ait payé l’impression de ce papier ?

 

– Il me semble que ce devrait être le roi George, dis-je.

 

– Oui, mais il se trouve que c’est moi ! exclama-t-il. Ce n’est pas qu’il n’ait été imprimé par et pour eux-mêmes, pour les Grant et les Erskine, et pour cette sinistre fripouille de Simon Fraser. Mais pouvais-je, moi, arriver à en obtenir un exemplaire ? Non ! Je devais aller en aveugle plaider ma défense ; je devais entendre les chefs d’accusation pour la première fois devant la cour en présence du jury !

 

– N’est-ce pas contraire à la loi ? demandai-je.

 

– Je ne puis dire cela, répondit-il. C’est une faveur si naturelle et si constamment accordée (avant cette absurde affaire) que la loi ne s’en est jamais préoccupé. Mais admirez ici le doigt de la providence ! Un étranger visite l’imprimerie Fleming, voit une épreuve à terre, la ramasse et me l’apporte. Par une chance extraordinaire, c’était justement ce libellé. Aussitôt je le fais composer à nouveau – imprimer aux frais de la défense : sumptibus moesti rei ; a-t-on jamais eu idée de cela ? – et le voici pour tout le monde, le grand secret éventé, chacun peut le lire à présent. Mais comment croyez-vous que je trouve cela, moi qui réponds de la vie de mon cousin ?

 

– Vrai, il me semble que vous devez le trouver mauvais, dis-je.

 

– Vous voyez donc où nous en sommes, conclut-il, et pourquoi je vous ai ri au nez quand vous m’avez dit que votre témoignage serait reçu.

 

Ce fut alors à mon tour. Je lui exposai brièvement les menaces et les offres de M. Simon, et tout l’épisode du spadassin, avec la scène qui avait suivi chez Prestongrange. Sur mon premier entretien, conformément à ma promesse, je me tus ; et sa révélation était d’ailleurs superflue. Tout le temps que je parlai, Stewart ne cessa de branler la tête comme un automate ; et je n’eus pas plus tôt fermé la bouche qu’il ouvrit la sienne pour me donner son avis en deux mots, qu’il accentua fortement l’un et l’autre :

 

– Disparaissez vite.

 

– Je n’y suis pas, dis-je.

 

– Je vais donc vous y mener, fit-il. À mon point de vue, il vous faut disparaître immédiatement. Cela ne se discute même pas ! Le procureur, par un dernier reste de pudeur, a arraché votre salut à Simon et au Duc. Il a refusé de vous faire votre procès, il a refusé aussi de vous faire assassiner ; et voilà l’origine de leur différend, car Simon et le Duc ne savent pas plus garder leur foi envers leurs amis qu’envers leurs ennemis. Vous ne serez donc pas jugé, et vous ne serez pas assassiné ; mais ou je me trompe fort ou vous allez être enlevé et séquestré comme lady Grange. Je vous parie tout ce que vous voudrez – c’est cela leur moyen.

 

– Vous m’y faites penser, dis-je ; et je lui parlai du coup de sifflet et du suivant à tête rousse, Niel.

 

– Partout où se trouve James More, il y a un gros scélérat, ne l’oubliez jamais, dit-il. Son père valait mieux, quoiqu’il fût habile du mauvais côté de la loi, et pas assez ami de ma parentèle pour que je veuille perdre ma salive à le défendre ! Mais quant à James c’est un vaurien et un bandit. Cette apparition de la tête rousse de Neil me plaît aussi peu qu’à vous. Elle me paraît bizarre : méfiance ! cela sent mauvais. C’est le vieux Lovat qui a préparé le coup de lady Grange ; si le jeune doit manigancer le vôtre, cela ne sortira pas de la famille. Pourquoi James More est-il en prison ? Pour le même crime : séquestration. Ses gens sont coutumiers du fait. Il va donc prêter à Simon leurs bons offices, et la prochaine nouvelle que nous entendrons, ce sera que James a fait sa paix, ou bien qu’il s’est évadé ; et vous, vous serez à Benbecula ou à Applecross.

 

– Vous mettez les choses au pis, remarquai-je.

 

– Ce que je veux, reprit-il, c’est que vous disparaissiez de vous-même avant qu’ils ne vous mettent le grappin dessus. Cachez-vous jusqu’à l’heure du procès, et sautez sur eux au dernier moment lorsqu’ils s’y attendront le moins. Ceci toujours à supposer, monsieur Balfour, que votre témoignage vaille une dose aussi excessive de péril et de tracas.

 

– Sachez donc une chose, fis-je. J’ai vu l’assassin et ce n’était pas Alan.

 

– En ce cas, par Dieu ! mon cousin est sauvé ! s’écria Stewart. Vous tenez sa vie entre vos lèvres ; et il n’y a ni temps ni péril ni argent à épargner pour vous faire figurer au procès. (Il vida ses poches sur le plancher.) Voici tout ce que j’ai sur moi, reprit-il. Prenez, vous en aurez besoin avant qu’il soit longtemps. Descendez cette rue-ci jusqu’au bout, il y a là un chemin qui conduit aux Lang Dykes, et croyez-moi, qu’on ne vous renvoie plus à Édimbourg avant la fin de la lutte.

 

– Mais où vais-je aller ? demandai-je.

 

– Je voudrais pouvoir vous le dire ! fit-il, mais tous les endroits où je vous enverrais sont précisément ceux où l’on vous cherchera. Non, il faut vous débrouiller vous-même, et que Dieu soit votre guide ! Cinq jours avant le procès, soit le 16 septembre, faites-moi tenir un mot à Stirling, à l’auberge des King’s Arms, et si vous vous en êtes tiré jusque-là, je ferai en sorte que vous arriviez à Inverary.

 

– Encore une chose, dis-je. Ne pourrais-je voir Alan ?

 

Il parut hésiter.

 

– Peuh ! j’aimerais mieux pas. Mais je dois avouer qu’Alan y tient beaucoup, et qu’il sera caché cette nuit dans ce but, auprès de Silvermills. Si vous êtes certain de n’être pas suivi, monsieur Balfour – mais faites-y bien attention ! – restez en lieu sûr, et inspectez la route pendant une bonne heure avant de vous y risquer. Ce serait une terrible chose pour vous et moi s’il vous arrivait malheur !

 

X

L’homme aux cheveux roux


Il était environ trois heures et demie quand je débouchai sur les Lang Dykes. J’avais adopté Dean comme destination. Catriona y habitait ; il y avait beaucoup de chances pour que ses parents les Glengyle MacGregor fussent employés contre moi ; c’était donc là un des quelques endroits d’où j’aurais dû me tenir écarté ; mais je n’étais qu’un tout jeune homme, je commençais à être amoureux pour de bon : aussi n’eus-je rien de plus pressé que de me diriger de ce côté. Par acquit de conscience, néanmoins, je pris une mesure de précaution. En arrivant au haut d’une petite montée de la route, je me jetai brusquement parmi les orges et y restai tapi. Au bout d’un moment, un homme passa, qui avait l’air d’un Highlander, mais que je voyais pour la première fois. Peu après arriva Neil aux cheveux roux. Il fut suivi par un meunier sur sa charrette, après quoi je ne vis plus que d’indubitables paysans. C’en était assez néanmoins pour faire rebrousser chemin au plus téméraire ; mais cela ne fit au contraire que renforcer ma résolution. Il n’y avait rien d’étonnant, me disais-je, à ce que Neil suivît cette route, puisqu’elle menait tout droit chez la fille de son chef ; quant à l’autre Highlander, si je devais me détourner pour tous ceux que je rencontrais, je n’arriverais jamais nulle part. Et, m’étant ainsi payé de ces arguments sophistiques, je me remis en marche et arrivai peu après quatre heures chez Mme Drummond-Ogilvy.

 

Les deux dames étaient à la maison. En les apercevant toutes les deux par la porte ouverte, je tirai mon chapeau et, croyant amuser la douairière, prononçai :

 

– Voici un garçon qui vient chercher Sixpence.

 

Catriona accourut à ma rencontre et j’eus la surprise de voir la vieille dame montrer un empressement quasi égal. Je sus longtemps après qu’elle avait le matin même dépêché un exprès à cheval à Queensferry, chez Rankeillor, qu’elle connaissait pour le fondé de pouvoirs de Shaws, et à cette heure elle avait dans sa poche une lettre de mon brave ami qui faisait de ma personne et de mon avenir le tableau le plus flatteur. Mais je n’eus pas besoin de la lire pour connaître les intentions de Mme Ogilvy. Tout rustique que je fusse, je l’étais moins qu’elle ne l’imaginait ; et il apparut aussi clairement, voire à mon esprit campagnard, qu’elle était décidée à machiner une alliance entre sa cousine et un certain garçon imberbe qui était quelque chose comme un laird dans le Lothian.

 

– Sixpence prendra bien la soupe avec nous, Catrine, dit-elle. Courez le dire à l’office.

 

Et durant le bref espace de temps où nous demeurâmes seuls, elle se donna beaucoup de mal pour me séduire : toujours habilement, toujours sous couleur de raillerie, sans cesser de m’appeler Sixpence, mais avec un air bien fait pour me rehausser à mes propres yeux. Lorsque Catriona fut de retour, son intention devint encore plus apparente, et elle me détailla les charmes de la jeune fille comme un maquignon fait d’un cheval. Je rougis à l’idée qu’elle pût me croire aussi stupide. Tour à tour, j’imaginais que la jeune fille se laissait naïvement donner en spectacle, et alors j’aurais volontiers roué de coups la vieille folle ; ou bien, je me figurais que toutes deux agissaient de concert pour m’empaumer, et à cette idée, je restais entre elles deux sombre comme la malveillance personnifiée. Pour finir, la courtière de mariages eut une meilleure inspiration, qui fut de nous laisser à nous, deux. Lorsque l’on a tant soit peu excité mes soupçons, il n’est pas toujours commode de les apaiser. Mais j’avais beau savoir qu’elle appartenait à une race de brigands, il me suffisait de regarder Catriona dans les yeux pour avoir foi en elle.

 

– Je ne dois pas vous interroger ? me dit-elle avec vivacité, dès le premier instant que nous nous trouvâmes seuls.

 

– Si fait, aujourd’hui je puis parler en toute innocence, répliquai-je. Je suis délié de mon serment, et d’ailleurs, après ce qui s’est passé ce matin, je ne l’aurais pas renouvelé si on me l’avait demandé.

 

– Racontez-moi, dit-elle. Ma cousine ne tardera guère.

 

Je lui racontai donc d’un bout à l’autre l’aventure du lieutenant, que je rendis aussi drôle que possible, et certes il y avait matière à rire dans cette insanité.

 

– Vous êtes donc aussi peu fait, il me semble, pour la société des hommes grossiers que pour celle des belles dames ! reprit-elle, quand j’eus terminé. Mais se peut-il que votre père ne vous ait pas appris à tenir une épée ? Ce n’est pas d’un gentilhomme ; je n’ai jamais ouï dire chose semblable de personne.

 

– C’est en tout cas fort gênant, répliquai-je ; et je crois que mon excellent homme de père a été bien mal inspiré de me faire apprendre le latin au lieu des armes. Mais vous voyez que je fais de mon mieux, et que je reste ferme comme l’épouse de Loth tandis qu’on me tape dessus.

 

– Savez-vous ce qui m’amuse ? reprit-elle. Eh bien, voici. Telle que je suis faite, j’aurais dû plutôt être un garçon. En moi-même c’est ainsi que je me considère toujours, et je ne cesse de me raconter ceci ou cela qui est censé m’arriver. Je me vois donc aller sur le terrain, et je me souviens alors que je suis en réalité une fille, et que je ne sais pas tenir une épée ni donner un coup de poing convenablement ; et me voilà obligée de faire dévier mon histoire, en sorte que le combat n’ait pas lieu et que je m’en tire quand même à ma gloire, tout comme vous avec le lieutenant ; et c’est moi le garçon qui fais les beaux discours d’un bout à l’autre, tout comme M. David Balfour.

 

– Vous êtes une fille sanguinaire, lui dis-je.

 

– Bah, je sais qu’il est convenable de coudre et de filer, et de faire de la tapisserie ; mais si vous n’aviez pas d’autre occupation dans le vaste monde, je crois que vous trouveriez vous aussi que c’est bien monotone. Ce n’est pas toutefois que j’aie envie de tuer. Avez-vous déjà tué quelqu’un ?

 

– Cela m’est arrivé, par hasard. Deux fois, ni plus ni moins, et je suis encore d’âge à être au collège ! Mais quand je vois la chose à distance, je n’en ai aucun regret.

 

– Mais quel effet cela vous a-t-il fait, alors, sur le coup ? demanda-t-elle.

 

– Ma foi, je me suis assis par terre et j’ai pleuré comme un gosse.

 

– Je comprends cela ! s’écria-t-elle. Je sens d’où provenaient ces larmes. Mais de toute façon je ne voudrais pas tuer, à moins de faire comme Catherine Douglas qui eut le bras cassé en le mettant dans les gâches du verrou. C’est elle ma principale héroïne. N’aimeriez-vous pas de mourir ainsi – pour votre roi ?

 

– Ma foi, répondis-je, mon amour pour mon roi, dont Dieu bénisse la figure renfrognée, est plus modéré ; et j’ai vu la mort d’assez près aujourd’hui pour être un peu plus attaché à l’idée de vivre.

 

– Voilà ! dit-elle, voilà bien les hommes ! Toutefois vous devriez apprendre l’escrime. Je n’aimerais pas avoir un ami qui ne sache pas tirer l’épée. Mais ce n’est donc pas avec l’épée que vous avez tué ces deux-là ?

 

Ce fut ainsi qu’elle m’arracha l’histoire de notre combat sur le brick, combat que j’avais omis dans mon premier récit de mes aventures.

 

– Oui, dit-elle, vous êtes brave. Et quant à votre ami, je l’admire et je l’aime.

 

– Oh, cela ne m’étonne pas, repris-je. Il a ses défauts comme tout le monde ; mais il est brave et loyal et bon, que Dieu le bénisse ! Le jour est loin où j’oublierai Alan ! – Et à son souvenir, à l’idée que je n’avais qu’à le vouloir pour causer avec lui le soir même, je faillis succomber à l’émotion.

 

– Où ai-je donc la tête que je ne vous ai pas communiqué la nouvelle ! s’écria-t-elle. Il s’agissait d’une lettre de son père, disant qu’elle pourrait le voir le lendemain au château où il venait d’être transporté, et que ses affaires s’arrangeaient. Cela ne paraît pas vous faire plaisir, dit-elle. Prétendez-vous juger mon père sans le connaître ?

 

– Je suis à mille lieues de le juger, répliquai-je. Et je vous donne ma parole que je me réjouis d’apprendre que vous avez le cœur plus léger. Si j’ai montré peu de joie, comme il est probable, vous avouerez que le jour est assez mal choisi pour chercher des accommodements, et que les gens au pouvoir ne méritent guère qu’on s’accommode avec eux. Simon Fraser me pèse très fort sur l’estomac.

 

– Ah ! s’écria-t-elle, n’allez pas mettre ces deux-là sur le même pied ; rappelez-vous que Prestongrange et James More, mon père, sont du même sang.

 

– Je n’en savais rien, fis-je.

 

– Il est bien singulier que vous soyez si peu au courant, reprit-elle. Que l’un s’appelle Grant, et l’autre MacGregor, n’importe, ils sont toujours du même clan. Ce sont tous fils d’Appin, de qui, je crois, notre pays tire son nom.

 

– De quel pays parlez-vous ? demandai-je.

 

– Du pays qui est le mien et le vôtre.

 

– C’est mon jour de découvertes, il me semble, car j’ai toujours pensé que ce pays s’appelait l’Écosse.

 

– L’Écosse est le nom du pays que vous appelez Irlande, répliqua-t-elle. Mais le vrai nom de cette terre que nous foulons aux pieds, et dont nos os sont faits, c’est Alban. Elle s’appelait Alban lorsque nos aïeux ont combattu pour elle contre Rome et Alexandre ; et elle s’appelle encore ainsi dans notre langue maternelle que vous avez oubliée.

 

– Ma foi, dis-je, cela m’est toujours resté inconnu. – Car je n’avais pas le cœur de la reprendre au sujet du Macédonien.

 

– Mais vos pères et mères se le transmettaient, ce langage, d’une génération à l’autre, reprit-elle. Et il se chantait autour des berceaux bien avant qu’il fût question de vous et de moi ; et votre nom le rappelle encore. Ah, si vous saviez le parler, vous découvririez en moi une tout autre femme. Le cœur n’emploie pas d’autre langage que celui-là.

 

Je fis avec les deux dames un très bon repas, servi dans une vieille argenterie et arrosé d’excellent vin, car Mme Ogilvy était riche. Notre conversation ne fut pas moins agréable ; mais aussitôt que je vis le soleil approcher de son déclin et les ombres s’allonger, je me levai pour me retirer. Ma résolution était bien prise d’aller dire adieu à Alan et il me fallait voir le bois du rendez-vous et le visiter, à la lumière du jour. Catriona me reconduisit jusqu’à la porte du jardin.

 

– Est-ce dans longtemps que je vais vous revoir ? me demanda-t-elle.

 

– Il m’est impossible de vous le dire, répliquai-je. Peut-être dans longtemps, peut-être jamais.

 

– Qui sait ? fit-elle. Et cela vous attriste ?

 

Je la regardai en inclinant la tête.

 

– Moi bien, en tout cas, dit-elle, je ne vous ai pas vu beaucoup, mais je vous mets très haut dans mon estime. Vous êtes franc, vous êtes brave, bientôt vous serez tout à fait un homme. Je serai fière de l’apprendre. Si vous rencontrez le pis, s’il vous arrivait ce que nous craignons – oh dites ! songez que vous avez une amie. Longtemps après votre mort, quand je serai une vieille femme, j’enseignerai aux petits enfants le nom de David Balfour, parmi mes pleurs. Je leur conterai notre séparation, et ce que je vous ai dit et fait. Dieu vous accompagne et vous guide, votre petite amie l’en prie : voilà ce que je vous dis – leur conterai-je – et voici ce que je fais…

 

Elle me prit la main et la baisa. La surprise m’arracha un cri comme si j’avais reçu une blessure et le rouge me monta violemment au visage. Elle me regarda et me fit un signe de tête.

 

– Oh oui, monsieur David, dit-elle, voilà ce que je pense de vous. Le cœur a suivi les lèvres.

 

Je lisais sur le visage de cette noble enfant l’enthousiasme d’un esprit chevaleresque, mais rien d’autre. Elle m’avait baisé la main comme elle eût baisé celle du prince Charles, avec un élan plus sublime que n’en peut connaître l’humanité pétrie de la commune argile. Rien encore ne m’avait aussi bien fait sentir toute l’étendue de mon amour, ni quels sommets il me restait à atteindre pour me rendre digne de son idéal. Je pouvais me dire néanmoins que j’avais fait quelques progrès, et qu’en pensant à moi son cœur avait battu plus vite.

 

Après l’honneur qu’elle venait de me faire, je ne pouvais plus lui offrir de banales politesses. Il m’était même difficile de parler ; une certaine modulation de sa voix avait frappé directement à la source de mes larmes.

 

– Dieu soit loué pour votre bonté, ô chère ! dis-je. En lui donnant le nom qu’elle s’était donné elle-même, j’ajoutai : – Adieu, ma petite amie !

 

Puis, la saluant, je m’éloignai.

 

Je devais, pour gagner Silvermills, descendre le cours de la Leith, et me diriger sur Stockbridge. Le sentier courait dans le bas du ravin, au milieu duquel l’eau bruissait tumultueusement ; des rais de soleil diagonaux s’allongeaient de l’ouest parmi les ombres et à chaque tournant la vallée me découvrait un nouveau paysage et un nouveau monde. Avec Catriona derrière moi et Alan devant, j’étais comme transporté. Le lieu aussi, l’heure et la chanson de l’eau, m’agréaient infiniment ; et je ralentis l’allure pour mieux regarder devant et derrière moi. Telle fut la cause (providence à part) grâce à laquelle je distinguai un peu en arrière de moi une tête rousse cachée entre des buissons.

 

La colère me sauta au cœur et je fis volte-face pour rétrograder dans une gorge étroite que je venais de dépasser. Le sentier longeait de près les buissons où j’avais remarqué la tête ; et quand je parvins à la hauteur du fourré, tous mes muscles étaient bandés en prévision d’une attaque. Rien de semblable n’arriva et je passai sans voir personne, ce qui augmenta mes craintes. Il faisait encore jour mais le lieu était extrêmement isolé. Si mes persécuteurs avaient laissé échapper cette belle occasion, je devais en conclure qu’ils ne visaient pas seulement David Balfour. La vie d’Alan et celle de James pensaient sur mon âme avec la lourdeur de deux gros bœufs.

 

Catriona était encore dans le jardin, à se promener toute seule.

 

– Catriona, lui dis-je, me voici de retour.

 

– Avec un autre visage, dit-elle.

 

– Je porte la vie de deux hommes en sus de la mienne, fis-je. Ce serait un péché et une honte de ne point surveiller tous mes pas. Je me suis déjà demandé si je faisais bien de venir ici. Je ne voudrais pas que ce fût le moyen de nous mener à mal.

 

– Je pourrais vous en nommer une qui le souhaite encore moins, et qui n’aime pas du tout ce que vous venez de dire là, s’écria-t-elle. Qu’ai-je donc fait, après tout ?

 

– Oh ! vous !… s’il n’y avait que vous ! répliquai-je. Mais depuis mon départ j’ai été de nouveau pisté, et je puis vous dire le nom de celui qui me suit. C’est Neil, fils de Duncan, un homme à vous ou à votre père.

 

– À coup sûr, vous faites erreur, dit-elle, en pâlissant. Neil est à Édimbourg, où il exécute les ordres de mon père.

 

– C’est ce que je crains, dis-je, du moins pour la dernière partie de votre phrase. Mais quant à ce qu’il soit à Édimbourg, je crois pouvoir vous démontrer qu’il n’en est rien. Car vous avez sûrement un signal, un signal d’alarme, capable de le faire accourir à votre aide, s’il était quelque part à portée d’entendre et d’accourir.

 

– Tiens, comment savez-vous cela ?

 

– Au moyen d’un talisman magique que Dieu m’a donné lorsque je suis venu au monde et qui s’appelle Sens-commun. Ayez l’obligeance de faire votre signal, et je vous montrerai la tête rousse de Neil.

 

Il n’est pas douteux que je parlais roide et sec. J’étais plein d’amertume. J’en voulais à la jeune fille et à moi-même et nous détestais tous les deux ; elle pour le vil troupeau dont elle était issue, moi pour la folle témérité de m’être fourré dans un pareil guêpier.

 

Catriona porta ses doigts à ses lèvres et siffla une fois, sur une note excessivement forte, claire et ascendante, aussi nourrie que l’eût poussée un laboureur. Une minute nous attendîmes en silence ; et j’allais la prier de réitérer, lorsque j’entendis, sur le flanc du ravin, le bruit d’une course à travers la broussaille. En souriant, je lui désignai la direction et un instant après Neil bondissait dans le jardin. Ses yeux flamboyaient, et il avait à la main la lame nue d’un « couteau noir » (comme on dit en Highland) ; mais quand il m’aperçut à côté de sa maîtresse, il s’arrêta comme foudroyé.

 

– Il est venu à votre appel, dis-je ; vous voyez s’il était bien près d’Édimbourg, et de quelle nature sont les ordres de votre père. Demandez-le-lui. Si par l’intermédiaire de votre clan, je dois perdre la vie, ou les autres vies qui dépendent de moi, il faut au moins que j’aille en toute connaissance de cause là où je dois aller.

 

Elle l’interpella vivement en gaélique. Au souvenir de l’exacte politesse que montrait Alan sur ce point, je faillis éclater d’un rire amer ; à coup sûr, en présence de mes soupçons, c’était bien l’heure où elle aurait dû se servir de l’anglais.

 

Ils échangèrent deux ou trois répliques, et je pus comprendre que Neil était furieux, en dépit de son obséquiosité.

 

Puis, elle se tourna vers moi :

 

– Il jure que ce n’est pas vrai.

 

– Catriona, répliquai-je, est-ce que vous l’en croyez ?

 

Elle fit le geste de se tordre les mains.

 

– Comment le saurais-je ? s’écria-t-elle.

 

– Mais il faut à tout prix que je sache, dis-je. Je ne puis demeurer dans cette incertitude ! Catriona, tâchez de vous mettre à ma place, tout comme je prends Dieu à témoin que je tâche de me mettre à la vôtre. De telles paroles n’auraient jamais dû être prononcées entre vous et moi ; non, jamais de telles paroles ; j’en ai le cœur navré. Tenez, gardez-le ici jusqu’à deux heures du matin, et cela me suffira. Proposez-le-lui.

 

Une fois de plus, ils usèrent du gaélique.

 

– Il me répond qu’il doit suivre les ordres de James More, mon père, dit-elle, plus pâle que jamais, et d’une voix presque défaillante.

 

– Me voici donc renseigné, fis-je, et que Dieu pardonne aux méchants !

 

Elle ne répliqua rien, mais continua de me regarder avec la même pâleur.

 

– Voilà du joli ! repris-je. Il me faut donc périr et les deux autres avec moi !

 

– Hé ! que me reste-t-il à faire ? s’écria-t-elle. Puis-je aller à rencontre des ordres de mon père, alors qu’il est en prison et que sa vie est en danger ?

 

– Mais nous allons peut-être un peu vite, dis-je. Cet homme est peut-être aussi un menteur. Il n’a peut-être pas d’ordres réels ; c’est peut-être Simon qui dirige tout, sans que votre père en sache rien ?

 

Elle éclata en sanglots sous nos yeux à tous deux ; et j’éprouvai une douleur aiguë de la voir dans une aussi terrible perplexité.

 

– Allons, repris-je, gardez-le seulement une heure, et je risquerai le coup, en priant Dieu de vous bénir.

 

Elle me tendit la main.

 

– Je suis bien à plaindre, sanglota-t-elle.

 

– Une heure entière, n’est-ce pas ? dis-je, en serrant sa main dans les miennes. Trois vies en dépendent, jeune fille !

 

– Une heure entière, fit-elle, en implorant le pardon de son Rédempteur.

 

J’estimai que je n’avais plus rien à faire là, et je pris ma course.

 

XI

Le bois de Silvermills


Sans perdre un instant, aussi vite que je pus jouer des jambes, je descendis la vallée jusqu’au-delà de Stockbridge et de Silvermills. Alan m’avait prévenu qu’il serait chaque nuit entre minuit et deux heures « dans un petit bois à l’est de Silvermills et au sud du ru de moulin qui est dans le sud ». Je trouvai facilement ce bois, qui croissait sur une pente abrupte, au bas de laquelle coulait rapide et profond le ru de moulin. Une fois là, je me mis à marcher plus posément et à réfléchir de façon plus sensée à ma situation. Je m’aperçus que j’avais fait un marché de dupe avec Catriona. On ne pouvait supposer que Neil avait été envoyé seul pour exécuter sa mission, mais peut-être était-il le seul à dépendre de James More, auquel cas j’aurais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour faire pendre le père de Catriona, sans améliorer en rien ma situation. À vrai dire, ces deux idées me répugnaient également. À supposer qu’en retenant Neil auprès de Catriona je l’eusse empêché de communiquer avec ses complices, ceux-ci restaient libres de me pister et d’arriver ainsi à découvrir la retraite d’Alan.

 

J’étais arrivé à l’extrémité orientale du bois lorsque ces deux considérations me frappèrent comme un coup de massue. Mes pieds s’arrêtèrent d’eux-mêmes et mon cœur avec eux. – Quel jeu absurde ai-je donc joué ? pensai-je. Et je tournai aussitôt les talons pour m’en aller.

 

Dans ce mouvement, je fis face à Silvermills. Le sentier contournait le village par un crochet, mais ne cessait de rester bien en vue ; et personne, ni du Highland ni du Lowland, ne s’y montrait. C’était pour moi une de ces conjonctures dont Stewart m’avait conseillé de profiter. Je courus donc tout le long du ru de moulin, dépassai la corne orientale du bois, que je traversai par son milieu, et revins à sa lisière occidentale, d’où je surveillai de nouveau le sentier, sans me laisser voir. Il était toujours désert, et cela me rendit quelque courage.

 

Durant plus d’une heure je restai caché dans la lisière des arbres et ni lièvre ni aigle n’eût fait un guet plus vigilant. Au début de cette heure le soleil était déjà couché, mais le jour était encore clair et le ciel tout doré ; mais avant qu’elle fût écoulée, il faisait presque noir, les formes des objets et leurs distances se confondaient, et la surveillance devenait difficile. Cependant aucun être humain venant de Silvermills n’avait dirigé ses pas vers l’est, et les seuls qui fussent allés vers l’ouest étaient d’honnêtes paysans qui rentraient chez eux pour la nuit en compagnie de leurs femmes. Fussé-je pisté par les limiers d’Europe les plus rusés, cela dépassait l’ordre de la nature qu’ils pussent avoir le moindre soupçon de ma retraite ; aussi, pénétrant un peu plus loin dans-le bois, je me couchai à terre pour attendre Alan.

 

J’avais déployé une très grande attention pour surveiller non seulement le sentier, mais encore tous les champs et les buissons à portée de ma vue. Je renonçai à cet exercice. La lune, à son premier quartier, luisait faiblement dans le bois ; la paix de la campagne m’environnait ; et ces deux ou trois heures que je passai étendu sur le dos m’offrirent une occasion favorable de faire mon examen de conscience.

 

Deux choses m’apparurent clairement tout d’abord : que je n’avais plus le droit de retourner à Dean ce jour-là, et que (y étant allé) je n’avais pas le droit de rester étendu ici. Ce bois, où Alan devait venir, était précisément le seul de toute l’Écosse qui me fût interdit, par toute juste considération. Je le reconnaissais, et je n’en restais pas moins, sans savoir pourquoi. Je voyais avec combien peu de mesure j’avais traité Catriona quelques heures plus tôt ; comment je lui avais rebattu les oreilles des deux existences dont j’étais responsable, et je l’avais ainsi forcée de compromettre son père ; et comment, ces deux existences, je les exposais ici à nouveau, de gaieté de cœur. Une conscience tranquille est faite, pour les huit dixièmes, de courage. Le doute ne m’eut pas plus tôt envahi, que je me trouvai désarmé devant une foule de pensées menaçantes. Brusquement, je me relevai. Si j’allais à cette heure trouver Prestongrange, le surprendre (comme il était encore facile) avant son sommeil et lui faire ma soumission plénière ? Qui eût pu m’en blâmer ? Ni Stewart l’avocat : il me suffirait de lui dire que j’étais pisté, incapable de m’échapper, contraint à la reddition. Ni Catriona : pour elle également, j’avais une réponse toute prête ; à savoir que je ne pouvais la laisser mettre son père en danger. Ainsi, en un moment, je pouvais me délivrer de tous mes ennuis, lesquels après tout et en réalité ne me regardaient en rien ; je me dégageais de l’assassinat d’Appin, je me mettais hors de portée de tous les Stewart et les Campbell, de tous les whigs et les tories du monde, et je vivais désormais à ma guise, libre de m’amuser et de travailler à mon avancement, et de consacrer quelques heures de ma jeunesse à courtiser Catriona, ce qui serait évidemment une occupation plus convenable que de me cacher et de courir et d’être poursuivi comme un voleur traqué, et de renouveler encore une fois les terribles épreuves de ma fuite en compagnie d’Alan.

 

Cette capitulation ne m’inspira d’abord aucune honte, et je m’étonnai seulement de ne l’avoir conçue ni réalisée plus tôt. Je cherchai à découvrir l’origine de cette métamorphose. Je la fis remonter à mon abattement spirituel, lequel provenait de mon insouciance de naguère, due elle-même à ce vieux, commun, trivial et ignoble péché ; la complaisance égoïste. Et le texte sacré me revint aussitôt à l’esprit : « Comment Satan pourrait-il chasser Satan ? »

 

– Hé quoi ! pensai-je, par complaisance égoïste, en suivant les chemins faciles et en obéissant à l’attrait d’une jeune fille, j’ai pris le dégoût de mon honneur, j’ai mis en péril l’existence de James et celle d’Alan, et je vais chercher à m’évader par le même chemin que j’ai déjà parcouru ? Non ! le mal causé par la complaisance égoïste doit être guéri par l’abnégation de soi-même ; la chair que j’ai flattée doit être crucifiée. Je me demandai alors quelle voie me serait la plus pénible à suivre. C’était de quitter le bois sans attendre Alan, et de me remettre en route seul, dans les ténèbres et entouré de hasards obscurs et menaçants.

 

Si j’ai pris le soin de rapporter en détail cette phase de mes réflexions, c’est parce que je crois leur exposé susceptible de quelque utilité, et qu’il peut servir d’exemple à la jeunesse. Mais la raison intervient (comme on dit) même pour planter des choux, et il y a place, même en morale et en religion, pour le bon sens. L’heure fixée par Alan approchait, et la lune avait disparu. Si je partais, comme je ne pouvais en toute conscience siffler mes espions pour les mettre à mes trousses, ils pourraient bien me perdre dans l’obscurité, et s’attacher par erreur à Alan. Si je restais, au contraire, je pouvais à tout le moins mettre mon ami sur ses gardes, ce qui serait peut-être son salut. J’avais compromis la sûreté d’autrui dans un moment de complaisance égoïste ; remettre autrui en péril, et cette fois-ci dans le simple but de faire pénitence, n’eût guère été raisonnable. Aussi, je ne me fus pas plus tôt levé de ma place que je m’y recouchai, mais déjà dans une autre disposition d’esprit, à la fois m’étonnant de ma faiblesse passée et me réjouissant de mon actuel sang-froid.

 

Peu après il se fit un craquement dans le fourré. Mettant ma bouche à ras de terre, je sifflai deux ou trois notes de l’air d’Alan. Une réponse me parvint, sur le même ton assourdi, et bientôt nous nous abordâmes dans les ténèbres.

 

– C’est enfin vous, Davie ? chuchota-t-il.

 

– C’est bien moi, répondis-je.

 

– Dieu ! mon ami comme j’ai langui à vous attendre ! fit-il. Le temps m’a paru bien long. Toute la journée, je l’ai passée à l’intérieur d’une meule de foin, où je ne voyais pas le bout de mes dix doigts, et puis deux heures encore à vous attendre ici, et vous n’arriviez jamais ! Enfin vous voilà ; mais il n’était que temps, car je m’embarque demain ! Demain ? que dis-je ? aujourd’hui, plutôt.

 

– Oui, Alan mon ami, aujourd’hui, c’est vrai. Il est passé minuit, déjà, et vous vous embarquez aujourd’hui. Vous aurez un long trajet à faire.

 

– Nous taillerons une longue bavette auparavant, répliqua-t-il.

 

– Certes oui, et j’en ai joliment à vous raconter.

 

Et je lui appris ce qu’il devait savoir, en un pêle-mêle qui se débrouilla peu à peu. Il m’écouta, posant de rares questions, et riant de temps à autre, d’un air amusé. Son rire, surtout là dans cette obscurité où il nous était impossible de nous voir, éveillait en mon cœur une sympathie extraordinaire.

 

– Oui, David, vous êtes un drôle de corps, dit-il quand j’eus achevé de parler ; un drôle de pistolet pour finir, et je ne me souviens pas d’avoir jamais rencontré votre pareil. Quant à votre histoire, Prestongrange est un whig tout comme vous, aussi je ne dirai rien de lui ; je crois même, pardieu ! qu’il serait votre meilleur ami, si seulement vous pouviez avoir confiance en lui. Mais Simon Fraser et James More sont des animaux de mon espèce, et je les qualifierai comme ils le méritent. C’est le grand diable noir qui est le père des Fraser, chacun sait cela ; et pour les Gregara, je n’ai jamais pu les sentir depuis que je sais me tenir debout sur mes deux pieds. J’ai mis le nez en marmelade à l’un d’eux, il m’en souvient, quand j’étais encore si peu ferme sur mes jambes que je me suis étalé sur lui. Ce fut un beau jour pour mon père, Dieu ait son âme ! et il y avait certes de quoi. Je ne puis nier que Robin ne fût assez bon cornemusier, conclut-il ; mais pour James More, que le diable l’écarte de moi !

 

– Nous avons une chose à considérer, repris-je. Charles Stewart se trompe-t-il ou non ? Est-ce à moi seul qu’ils en ont, ou à nous deux ?

 

– Et quel est votre avis, à vous qui êtes si plein d’expérience ?

 

– Cela me passe, répliquai-je.

 

– Et moi aussi. Croyez-vous que cette fille vous tiendrait parole ?

 

– Je le crois.

 

– Alors, il n’y a plus rien à dire. Et en tout cas, c’est conclu et réglé : il se mettra d’ici peu avec les autres.

 

– Combien croyez-vous qu’ils soient ? demandai-je.

 

– Cela dépend, dit Alan. S’il ne s’agissait que de vous, on enverrait probablement deux ou trois jeunes gaillards, mais si on pense avoir affaire à moi aussi, je dirais plutôt dix ou douze.

 

Je n’y pus résister, et laissai fuser un léger éclat de rire.

 

– Et je crois que de vos deux yeux vous m’en avez vu repousser tout autant, voire plus du double ! s’écria-t-il.

 

– Peu importe, fis-je, puisque me voici bien débarrassé d’eux pour le moment.

 

– Vous le croyez, répliqua-t-il ; mais je ne serais pas du tout surpris qu’ils soient en train de cerner ce bois. Voyez-vous, ami David, ce sont gens du Highland. Il y a parmi eux des Fraser, je suppose, et des Gregara ; et je ne puis nier que les uns comme les autres, et en particulier les Gregara, ne soient des individus habiles et expérimentés. On ne connaît pas grand-chose tant qu’on n’a pas conduit un troupeau de bétail (mettons) pendant dix lieues à travers un pays de plaine peuplé, avec les soldats noirs peut-être à ses trousses. C’est de cette façon que j’ai acquis le meilleur de ma perspicacité. Et ne protestez pas : cela vaut mieux que la guerre ; laquelle toutefois vient immédiatement après, bien qu’elle soit somme toute une assez piètre affaire. Or, les Gregara ont beaucoup pratiqué ce sport.

 

– J’avoue que ce genre d’éducation m’est resté étranger, déclarai-je.

 

– Et je remarque en vous cette lacune à chaque instant. Mais voilà le bizarre chez vous autres élevés au collège : vous êtes ignorants, et vous ne vous en apercevez pas. J’ignore le grec et l’hébreu, mon bon ami ; mais je sais que je ne les connais pas – voilà la différence. Ainsi vous voilà. Vous restez couché sur le ventre un bout de temps à l’abri de ce bois, et vous me racontez que vous avez semé ces Fraser et MacGregor. Pourquoi ! Parce que je ne les vois plus, dites-vous. Hé, tête de bois, c’est ainsi qu’ils gagnent leur vie.

 

– Soit, mettons les choses au pis. Mais qu’allons-nous faire ?

 

– J’y pensais justement. Nous pouvons nous séparer. Ce n’est guère de mon goût ; et d’ailleurs, je vois des raisons contre. Primo, il fait maintenant une obscurité peu banale, et il est à la rigueur possible que nous leur échappions. Si nous restons ensemble, nous ne laissons qu’une piste ; si nous allons séparément, nous en laissons deux ; et c’est tant mieux pour ces messieurs. Et puis, secundo, s’ils relèvent nos traces, cela peut encore finir par un combat, Davie ; et là, je vous avoue que je serais désireux de vous avoir à mes côtés, et je crois que cela ne vous nuirait pas de m’avoir aux vôtres. Ainsi, à mon idée, il nous faut sortir de ce bois pas plus tard que dans une minute, et nous diriger sur Gilliane, où je dois trouver mon bateau. Cela nous rappellera un peu le vieux temps, Davie ; et le moment venu, nous aviserons à ce qu’il convient de faire. Je répugne à vous laisser ici, sans moi.

 

– Eh bien, soit ! à votre idée ! fis-je. Allez-vous repasser par chez les gens qui vous ont donné asile ?

 

– Diantre que non ! Ils ont été très gentils pour moi, mais je crois qu’ils seraient fort ennuyés de revoir mon charmant visage. Car, par le temps qui court, je ne suis pas tout à fait ce qu’on appelle « l’hôte désiré ». J’en tiens d’autant plus à votre compagnie, monsieur David Balfour de Shaws : rengorgez-vous. Car, sans compter deux bouts de causette ici dans le bois avec Charles Stewart, je n’ai guère dit ni blanc ni noir depuis le jour de notre séparation à Corstorphine.

 

Là-dessus il se leva, et nous nous mîmes en marche silencieusement vers l’est à travers le bois.

 

XII

De nouveau en route avec Alan


Il était entre une et deux heures environ ; la lune (je l’ai déjà dit) était couchée ; un vent d’ouest assez fort, charriant de gros nuages déchiquetés venait de se lever brusquement, et nous nous mîmes en route par la nuit la plus sombre qui favorisa jamais fugitif ou criminel. La blancheur du chemin nous guida jusque dans la ville endormie de Broughton, après quoi nous traversâmes Picardy, et je revis ma vieille connaissance le gibet aux deux voleurs. Un peu plus loin, une lumière éclairant une fenêtre haute de Lochend nous fournit un utile repère. Nous dirigeant d’après lui, mais non sans nous fourvoyer beaucoup, nous engageant parmi les blés, et trébuchant et tombant dans les sillons, nous coupâmes à travers champs, pour arriver enfin sur la lande herbue et marécageuse qu’on appelle les Figgate Whins. Là, nous nous couchâmes sous une touffe d’ajoncs, et passâmes à dormir le reste de la nuit.

 

Le jour nous éveilla vers cinq heures. C’était une belle matinée ; le grand vent d’ouest soufflait toujours, mais les nuages avaient fui vers l’Europe. Alan s’était déjà relevé à demi et souriait tout seul. Je n’avais pas encore vu mon ami depuis notre séparation, et je le regardai avec plaisir, il avait toujours sur le dos son même grand surtout ; mais de plus il portait maintenant une paire de houseaux tricotés qui lui venaient jusqu’au-dessus des genoux. Apparemment il les avait mis pour se déguiser, mais comme la journée s’annonçait chaude, ils étaient plutôt hors de saison.

 

– Dites, Davie, fit-il, n’est-ce pas une charmante matinée ? Voilà un jour comme tous devraient être. C’est fort différent des entrailles de ma meule de foin ; et tandis que vous étiez à ronfler stupidement, j’ai fait quelque chose qui m’arrive bien rarement.

 

– Quoi donc ?

 

– Oh, j’ai dit mes prières, voilà tout.

 

– Et où sont ces messieurs, comme vous dites ? lui demandai-je.

 

– Dieu le sait, répondit-il ; et quoi qu’il en soit cela ne change rien pour nous. Allons, debout ! Davie ! En avant ! que la Fortune nous guide une fois de plus ! Nous aurons toujours fait une charmante promenade.

 

Nous marchâmes donc vers l’est par le bord de la mer, dans la direction où les fours des salines fumaient à l’embouchure de l’Esk. En vérité le soleil brillait plus radieux qu’à l’ordinaire sur le Trône d’Arthur et les verdoyants Pentlands ; et la douceur du jour semblait mettre Alan sur des épines.

 

– C’est un vrai péché, dit-il, de quitter l’Écosse par un beau jour comme celui-ci ! Je me demande si je n’aimerais pas mieux rester au risque d’être pendu.

 

– Oui, Alan, mais vous ne voudriez pas, répliquai-je.

 

– Ce n’est pas que la France ne soit aussi un bon pays, reprit-il, mais ce n’est pas la même chose. La France est belle, soit, mais ce n’est pas l’Écosse. Je l’aime bien quand j’y suis ; et pourtant je regrette presque les marais d’Écosse et le relent de la tourbe écossaise.

 

– Si c’est là tout l’objet de vos regrets, Alan, ce n’est pas grand-chose.

 

– Et je ne suis guère fondé à me plaindre, d’ailleurs, quand je viens tout juste d’être délivré de cette meule de foin du diable.

 

– Vous étiez donc bien fatigué de votre meule de foin ?

 

– Fatigué n’est pas le mot. Je ne suis pas très précisément homme à me laisser abattre ; mais j’aime mieux l’air frais et l’espace libre autour de moi. Je suis comme le vieux Douglas le Noir, qui aimait mieux entendre le chant de l’alouette que le cri de la souris. Et cet endroit, voyez-vous, Davie, bien que propice comme cachette, je dois l’avouer, était noir comme poix de l’aube au crépuscule. Il y a eu certains jours (ou nuits, car comment les distinguer) qui m’ont paru aussi longs que tout un hiver.

 

– Comment saviez-vous que l’heure était venue d’aller au rendez-vous ? demandai-je.

 

– Le bonhomme m’apportait mon manger, avec une goutte d’eau-de-vie, et un bout de chandelle pour y voir, vers onze heures. Et quand j’avais avalé un morceau, il était à peu près temps de gagner le bois. Une fois là, je restais à m’ennuyer de vous rudement, Davie – (et ce disant, il me posa la main sur l’épaule) – et quand je jugeais que les deux heures étaient à peu près écoulées – sauf quand Charles Stewart venait me parler de ses démarches – je m’en retournais à la maudite meule de foin. Mais c’était une occupation peu drôle, et je bénis le Seigneur d’en avoir fini.

 

– Qu’est-ce que vous faisiez tout seul ? demandai-je.

 

– Ma foi, répondit-il, ce que je pouvais. À des moments je jouais aux osselets. Je suis très adroit aux osselets, mais ce n’est guère réjouissant de jouer sans personne pour vous admirer. D’autres fois je faisais des chansons.

 

– Sur quoi ?

 

– Oh, sur les daims et la bruyère, et sur les vieux chefs d’autrefois qui sont tous morts depuis longtemps, et sur tout ce avec quoi on fait des chansons en général. Et puis des fois je faisais semblant d’avoir une cornemuse et d’en jouer. Je jouais de grands airs, et je me figurais que je les jouais terriblement bien. Je voudrais un jour entendre leurs pareils ! Mais le principal est que ce soit fini.

 

Là-dessus il me remit sur mes aventures, qu’il écouta de nouveau d’un bout à l’autre, en exigeant plus de détails, et avec une satisfaction extraordinaire, jurant par moments que j’étais un singulier client.

 

– Ainsi vous avez eu peur de Sim Fraser ? demanda-t-il une fois.

 

– Certes oui ! m’écriai-je.

 

– J’en aurais eu peur moi aussi, Davie. Et c’est en effet un terrible individu. Mais il n’est que juste de rendre au diable ce qui lui est dû ; et je puis vous affirmer qu’il se conduit fort bien sur les champs de bataille.

 

– Il est donc brave ?

 

– Brave ! Il est brave comme l’acier de mon épée.

 

Le récit de mon duel le mit hors de lui.

 

– Quand j’y pense ! s’écria-t-il. Je vous ai pourtant fait voir le truc à Corrynakiegh. Et trois fois – trois fois désarmé ! C’est une honte pour moi qui vous ai appris ! Allons, en garde, cessez votre histoire ; vous n’irez pas plus loin sur cette route avant que vous ne sachiez faire plus d’honneur à vous-même et à moi.

 

– Mais Alan, ripostai-je, c’est de la folie pure. Ce n’est pas l’heure de m’apprendre l’escrime.

 

– Je ne puis trop rien dire là contre, avoua-t-il. Mais trois fois, mon ami ! Et vous vous teniez là comme un bonhomme de paille et vous couriez ramasser votre épée comme un chien à qui on jette un mouchoir ! Davie, ce Duncansby doit être quelqu’un de tout à fait peu ordinaire ! Il faut qu’il soit d’une habileté hors ligne. Si j’avais le temps, je m’en retournerais tout droit lui proposer la botte moi-même. Cet homme doit être un prévôt.

 

– Quelle bêtise, répliquai-je ; vous oubliez que ce n’était que moi.

 

– Non, mais trois fois !

 

– Quand vous savez vous-même que je suis absolument nul !

 

– Eh bien vrai, je n’ai jamais rien entendu de pareil.

 

– Je vous promets une chose, Alan, la prochaine fois que nous nous reverrons, je serai plus expérimenté. Vous n’aurez pas toujours à subir la honte d’avoir un ami qui ne sait pas tirer.

 

– Ouais, la prochaine fois ! Et quand sera-ce, je voudrais bien le savoir ?

 

– Eh bien, Alan, j’y ai déjà songé un peu, et voici mon plan. J’ai envie de devenir avocat.

 

– C’est un métier ennuyeux, David, et assez canaille en outre. L’habit du roi vous conviendrait mieux.

 

– Hé oui, évidemment, ce serait le moyen de nous retrouver. Mais comme vous porteriez l’habit du roi Louis et moi celui du roi George, nous aurions une jolie rencontre.

 

– Il y a du vrai là-dedans, avoua-t-il.

 

– Avocat donc, voilà ce que je veux être, continuai-je, et ce métier me paraît plus approprié à un monsieur qui s’est fait désarmer trois fois. Mais voici le bon de la chose : c’est que l’un des meilleurs collèges pour ce genre d’études – celui d’ailleurs où mon cousin Pilrig a fait les siennes – est le collège de Leyde en Hollande. Hein, qu’en dites-vous, Alan ? Un cadet du Royal Écossais ne peut-il obtenir un congé, passer les frontières, et aller voir un étudiant de Leyde ?

 

– Mais je le crois certes bien qu’il le peut ? s’écria-t-il. Voyez-vous, je suis au mieux avec mon colonel, le comte Drummond-Melford ; et ce qui est encore préférable, j’ai un cousin qui est lieutenant-colonel dans un régiment écossais de Hollande. Rien ne me sera plus facile que d’obtenir un congé pour aller voir le lieutenant-colonel Stewart de Halkett. Et Lord Melford, qui est un homme très savant, et qui écrit des livres comme César, sera sans doute très heureux d’utiliser mes observations.

 

– Lord Melford est donc un auteur ? demandai-je, car tout comme Alan estimait les soldats, j’estimais les nobles qui écrivent des livres.

 

– C’est cela même, Davie. On croirait qu’un colonel a mieux que cela à faire. Mais je n’ai rien à dire puisque je fais des chansons.

 

– Eh bien donc, repris-je, il ne vous reste plus qu’à me donner une adresse où je puisse vous écrire en France ; et dès que je serai arrivé à Leyde je vous enverrai la mienne.

 

– Le mieux sera de m’écrire aux bons soins de mon chef, répondit-il, Charles Stewart d’Ardshiel, Esquire, en la ville de Melun, Ile-de-France. Cela peut prendre longtemps, comme cela peut aller vite, mais la lettre finira toujours par m’arriver.

 

Nous déjeunâmes d’un églefin à Musselburgh, où je pris un plaisir énorme à écouter Alan. Son surtout et ses houseaux étaient des plus singuliers par cette chaude matinée, et peut-être un mot d’explication à leur endroit eût-il été sage ; mais Alan traita ce sujet comme une affaire, ou plutôt comme une diversion. Il adressa à la patronne de la maison quelques compliments sur la cuisson de notre églefin ; et tout le reste du temps il ne cessa de lui parler d’un rhume qui lui était tombé sur la poitrine ; et il lui énumérait gravement toutes sortes de symptômes, et de douleurs, et il écoutait avec de grandes démonstrations d’intérêt tous les remèdes de vieille femme qu’elle lui indiquait de son côté.

 

Nous quittâmes Musselburgh avant l’arrivée du premier coche d’Édimbourg, car (comme le dit Alan) il valait beaucoup mieux pour nous éviter cette rencontre. Le vent, quoique toujours fort, était tiède, le soleil brillait de tout son éclat, et Alan souffrit bientôt en conséquence. De Prestonpans il me fit faire le détour par le champ de bataille de Gladsmuir, où il s’échauffa plus que de raison en me décrivant les phases du combat. Puis, de son allure aisée d’autrefois, nous arrivâmes à Cockenzie. Bien qu’on fût en train d’y construire des sécheries de harengs pour le compte de Mistress Cadell, l’endroit, à moitié plein de maisons en ruine, semblait une ville déchue et quasi déserte ; mais le cabaret était propre, et Alan, qui n’en pouvait plus de chaleur, dut s’y accorder une bouteille de bière, et répéter à la nouvelle patronne son histoire de rhume tombé sur la poitrine, avec cette différence que les symptômes avaient changé.

 

J’étais assis à l’écouter, lorsque je m’avisai que je ne l’avais jamais ouï adresser trois mots sérieux à une femme, mais qu’au contraire il ne cessait de plaisanter et de les railler et de se moquer d’elles à part lui, tout en apportant à cette tâche une dose particulière d’énergie et d’intérêt. Je lui en fis la remarque, à un moment où la bonne femme fut appelée au-dehors.

 

– Que voulez-vous ! me dit-il. Avec les femmes on doit toujours partir du pied droit ; il faut leur raconter une petite histoire pour les amuser, ces pauvres agneaux ! C’est ce que vous devriez apprendre à faire, Davie : il suffit de saisir le principe, c’est comme pour un métier. Or, si j’avais eu affaire à une fille jeune, ou du moins jolie, elle ne m’aurait jamais entendu parler de mon rhume. Mais, Davie, une fois qu’elles sont trop vieilles pour chercher à plaire, elles s’établissent apothicaires. Pourquoi ? je n’en sais rien. Elles sont tout juste comme Dieu les a faites, je suppose. Mais je crois qu’il faut être idiot pour ne pas avoir remarqué la chose.

 

Et alors, la patronne revenant, il se détourna de moi, comme s’il était avide de renouer la précédente conversation. La dame eut bientôt passé du rhume d’Alan au cas d’un sien beau-frère habitant Aberlady, dont elle nous exposa dans le plus grand détail la dernière maladie et la mort. Son récit n’était parfois qu’assommant, parfois assommant et tragique en même temps, car elle parlait avec componction. Il en résulta que je tombai dans une rêverie profonde, regardant par la fenêtre sur la route, sans presque me rendre compte de ce que je voyais. Tout à coup je tressaillis.

 

– Nous lui avons mis des sinapismes aux pieds, disait la bonne femme, et une brique chaude sur le ventre, et nous lui avons donné de l’hysope et de l’eau de pouliot, et un bel et bon emplâtre de soufre…

 

– Monsieur, dis-je, l’interrompant avec beaucoup de calme, il y a un de mes amis qui vient de passer devant la maison.

 

– En vérité ? repartit Alan, comme si la chose n’avait aucune importance. Et il reprit : – Vous disiez, madame ! – Et l’ennuyeuse vieille continua.

 

Bientôt, néanmoins, il la paya avec une pièce d’une demi-couronne, et elle dut sortir pour aller chercher de la monnaie.

 

– Était-ce celui aux cheveux roux ? me demanda Alan.

 

– Vous y êtes, répondis-je.

 

– Qu’est-ce que je vous disais dans le bois ? s’écria-t-il. Et pourtant c’est bizarre qu’il soit ici. Était-il seul ?

 

– Tout à fait seul, à ce que j’ai pu voir.

 

– Est-il passé ?

 

– Tout droit, et sans regarder ni à droite ni à gauche.

 

– Voilà qui est encore plus étrange. J’ai dans l’idée, Davie, qu’il nous faudrait déguerpir. Mais dans quelle direction ? – Au diable ! Cela ressemble joliment au vieux temps.

 

– Il y a toutefois une grosse différence, repris-je, c’est que cette fois nous avons de l’argent dans nos poches.

 

– Et une autre grosse différence, monsieur Balfour, répliqua-t-il, c’est que cette fois nous avons des limiers à nos trousses. Ils sont sur la piste ; ils sont en pleine chasse, David. C’est une sale affaire, et que le diable l’emporte.

 

Et il se mit à réfléchir profondément avec un air que je lui connaissais bien.

 

– Dites donc, patronne, fit-il, quand la bonne femme fut revenue, y a-t-il une autre route derrière votre cabaret ?

 

Elle répondit qu’il y en avait une, et qui menait de tel côté.

 

– En ce cas, monsieur, me dit-il, je pense que cette route sera plus courte pour nous. Et je vous dis au revoir, ma brave femme ; et je n’oublierai pas l’eau de giroflée.

 

Nous sortîmes en traversant le potager de la vieille, et prîmes un sentier à travers champs. Alan regardait de tous côtés avec attention, et quand il nous vit arrivés dans un petit creux du pays, hors de vue, il s’assit par terre.

 

– Tenons conseil de guerre, Davie, dit-il. Mais tout d’abord, je vais vous donner une petite leçon. Supposez que j’aie fait comme vous, qu’est-ce que cette bonne vieille là-bas aurait pensé de nous deux ? Simplement que nous étions sortis par la porte de derrière. Et que se rappelle-t-elle à présent ? Un joli garçon bavard, aimable, un peu timbré, qui souffre de la poitrine, le pauvre ! et qui s’est fort intéressé au beau-frère. Ô Davie, mon ami, tâchez d’apprendre à avoir un peu de jugeote.

 

– J’y tâcherai, Alan.

 

– Et maintenant, parlons de celui aux cheveux roux. Allait-il vite ou lentement ?

 

– Couçi-couça.

 

– Il n’avait pas l’air trop pressé ?

 

– Pas le moins du monde.

 

– Hum ! cela me paraît bizarre. Nous ne l’avons pas du tout aperçu ce matin sur les Whins ; il nous a dépassés, il n’a pas l’air de regarder ; et pourtant le revoici sur notre route. Parbleu, Davie, voilà qu’il me vient une idée. Je pense que ce n’est pas à vous qu’ils en veulent, mais bien à moi ; et je pense qu’ils savent fort bien où ils vont.

 

– Ils le savent ! repris-je.

 

– Je pense qu’Andie Scougal m’a vendu – lui ou son second qui était en partie au courant de l’affaire – ou encore cette espèce de clerc de Charlie, ce qui serait aussi ennuyeux ; et si vous voulez savoir mon intime conviction, je pense qu’il va y avoir des têtes cassées sur la plage de Gillane.

 

– Alan, m’écriai-je, si vous ne vous trompez pas il y aura là du monde, et à revendre. Cela ne servirait à rien de casser des têtes.

 

– Ce serait quand même un soulagement, répondit Alan. Mais attendez un peu, attendez ; je réfléchis – et grâce à ce joli vent de terre de l’ouest, je crois qu’il me reste une chance. Voici comment, Davie. Je n’ai pas rendez-vous avec ce Scougal avant le crépuscule. Mais, a-t-il dit, si j’attrape un peu de vent d’ouest je serai là peut-être plus tôt, et je vous attendrai derrière l’île de Fidra. Or si ces messieurs savent l’endroit, ils savent l’heure également. Voyez-vous où je veux en venir, Davie ? Grâce à Johnnie Cope et autres idiots en habits rouges, je connais ce pays comme ma poche ; et si vous êtes disposé à faire encore un temps de galop avec Alan Breck, nous pouvons rebrousser vers l’intérieur et rejoindre le bord de la mer auprès de Dirleton. Si le bateau n’est pas là, je n’aurai plus qu’à regagner ma meule de foin. Mais de toute façon, je pense que nous laisserons ces messieurs à siffler sur leurs pouces.

 

– Je crois en effet qu’il y a quelque chance, dis-je. Faites à votre idée, Alan.

 

XIII

La plage de Gillane


Je tirai moins de profit du pilotage d’Alan que celui-ci n’avait fait de ses marches sous les ordres du général Cope ; je suis incapable de dire par où nous passâmes. J’ai pour excuse que nous allions excessivement vite. Tantôt nous courions, ou bien nous trottions, et le reste du trajet fut exécuté à un pas frénétique. Par deux fois, alors que nous étions lancés à toute vitesse, nous allâmes contre des paysans ; mais quoique nous débouchâmes d’un tournant en plein sur le premier, Alan fut aussi prêt à la riposte qu’un mousquet chargé.

 

– Avez-vous vu mon cheval ? lui lança-t-il, haletant.

 

– Non, l’ami, je n’ai pas vu de cheval aujourd’hui, riposta le paysan.

 

Et Alan prit le loisir de lui expliquer comme quoi nous voyagions ensemble ; que notre monture s’était échappée, et qu’il était à craindre qu’elle ne fût retournée à son écurie, à Linton. De plus même, il dépensa son souffle (dont il ne lui restait que trop peu) à maudire son malheur et ma stupidité qui en avait été soi-disant la cause.

 

– Ceux qui ne peuvent pas dire la vérité, me fit-il observer quand nous fûmes repartis, doivent avoir grand soin de laisser derrière eux des indices honnêtes et commodes. Si les gens ne savent pas ce que vous faites, Davie, les voilà terriblement intrigués ; mais s’ils croient le savoir ils ne s’en soucient pas plus que moi de la soupe aux pois.

 

Comme nous avions d’abord pris vers l’intérieur, notre route finit par être orientée presque en plein nord : nous avions comme repères, à gauche la vieille église d’Aberlady ; à droite, le sommet du Berwick Law ; si bien que nous atteignîmes de nouveau la côte, non loin de Dirleton. Depuis North Berwick jusqu’à Gillane Ness, court de l’est à l’ouest une rangée de quatre petites îles, Craiglieth, Lamb, Fidra et Eyebrough, remarquables par leur diversité de grandeur et de forme. Fidra, la plus singulière, est un bizarre îlot à deux bosses, sur lesquelles se détache un pan de ruine ; et je me souviens que lorsque nous en fûmes plus près, la mer apparaissait comme un œil humain par une ouverture de ces ruines. À l’abri de Fidra existe un bon mouillage pour les vents d’ouest, et c’est là que nous pûmes voir le Thistle qui se balançait dans l’éloignement.

 

Le rivage, à hauteur des ces îlots, est tout à fait désert. On n’y voit aucune habitation humaine, et il n’y passe guère que de petits vagabonds qui s’en vont jouer. Le village de Gillane est situé de l’autre côté du Ness, les gens de Dirleton vont à leur travail dans les champs de l’intérieur, et ceux de North Berwick tout droit de leur port à la pêche ; si bien que cette partie de la côte est tout à fait solitaire. Mais je me souviens qu’en rampant à plat ventre parmi cette multitude de bosses et de creux, nous inspections avec soin les alentours, et nos cœurs martelaient nos côtes, car il y avait une telle réverbération du soleil sur la mer, un tel bruissement du vent dans les herbes courbées, et un tel remue-ménage de lapins déboulant et de mouettes s’envolant, que ce désert me faisait l’effet d’un lieu habité. Nul doute qu’il ne fût sous tous rapports bien choisi pour un embarquement secret, à condition que le secret eût été gardé ; et même à présent qu’il avait transpiré, et que l’endroit était surveillé, il nous fut possible de ramper sans être vus jusqu’à la lisière des dunes, où elles dominent directement la plage et la mer.

 

Mais arrivé là, Alan s’arrêta court.

 

– Davie, fit-il, voilà une passe dangereuse ! Aussi longtemps que nous restons ici nous sommes tranquilles ; mais je n’en suis pas beaucoup plus près de mon bateau ni de la côte de France. Et de l’instant où nous nous dressons pour faire un signal au brick, c’est une autre affaire. Car où pensez-vous que soient ces messieurs ?

 

– Peut-être ne sont-ils pas encore arrivés, dis-je. Et même s’ils le sont, il y a une chose certaine en notre faveur. Ils auront pris leurs dispositions pour s’emparer de nous, c’est vrai. Mais ils s’attendront à nous voir arriver de l’est, alors que nous voici dans leur ouest.

 

– Ah ! dit Alan, je voudrais que nous soyons un peu en force, et qu’il s’agît d’une bataille, nous les aurions joliment fait manœuvrer ! Mais ce n’est pas le cas ; et en réalité, la chose est moins enthousiasmante pour Alan Breck. J’hésite, Davie.

 

– Le temps presse, Alan, fis-je.

 

– Je le sais, répondit-il. Je ne connais que ça, comme disent les Français. Mais c’est une situation rudement épineuse. Oh ! si je pouvais seulement savoir où sont ces messieurs !

 

– Alan, repris-je, je ne vous reconnais plus. Voici le moment ou jamais.

 

– « Non, non, ce n’est pas moi », chantonna Alan, avec une singulière expression mi-confuse mi-drolatique.

 

« Ce n’est ni vous ni moi, dit-il, ni vous ni moi, Non, ma parole, ami Johnnie ! ni vous ni moi. »

 

Et tout d’un coup il se dressa de toute sa hauteur, et agitant un mouchoir de sa main droite, il descendit sur la plage. Je me levai moi aussi, mais restai en arrière de lui, à inspecter les dunes de l’est. Son apparition ne fut pas remarquée tout de suite : Scougal ne l’attendait pas aussi tôt, et ces messieurs guettaient dans le sens opposé. Mais bientôt on prit l’éveil à bord du Thistle, où tout devait être paré, car le branle-bas ne dura qu’un instant sur le pont, et nous vîmes aussitôt une yole contourner la poupe du bâtiment et faire force de rames vers le rivage. Presque en même temps, et peut-être à un demi-mille de nous dans la direction de Gillane Ness, une silhouette humaine surgit d’un monticule de sable pour la durée d’un clin d’œil, faisant de grands gestes avec les bras ; et bien qu’elle eût disparu dans le même instant, les mouettes de ce côté persistèrent quelque temps à tournoyer effarouchées.

 

Alan n’avait rien vu de ceci, car il regardait uniquement le navire et la yole, en mer.

 

– Tant pis ! dit-il, quand je l’eus mis au courant. Le canot là-bas n’a plus qu’à bien ramer, sinon j’aurai du fil à retordre.

 

Cette partie de la plage était étroite et plate, et excellente à marcher par marée basse ; un petit cours d’eau cressonneux qui se jetait dans la mer la coupait en un point ; et les dunes couraient tout le long de son bord supérieur comme le rempart d’une ville. Nos yeux ne pouvaient discerner ce qui se passait par derrière dans les dunes, notre hâte ne pouvait accélérer l’allure du canot : le temps s’arrêta pour nous durant cette angoissante expectative.

 

– Il y a une chose que je voudrais connaître, dit Alan, ce sont les instructions de ces messieurs. Nous valons quatre cents livres à nous deux : vont-ils tirer sur nous, David ? Ils seraient à bonne portée, du haut de cette longue bosse de sable.

 

– Moralement impossible, dis-je. C’est un fait qu’ils ne peuvent avoir de fusils. La chose a été machinée trop secrètement ; des pistolets, ils en ont peut-être, mais non pas des fusils.

 

– Je crois que vous avez raison, dit Alan. Mais avec tout cela, ce canot me fait joliment languir.

 

Et il claqua des doigts et siffla vers l’embarcation comme on siffle un chien.

 

Elle avait déjà fait environ un tiers du chemin, et nous nous étions avancés tout au bord de l’eau, si bien que le sable mou recouvrait mes souliers. Il n’y avait plus rien à faire qu’attendre, nous occuper tout entiers à suivre la lente approche du canot, et regarder le moins possible vers la longue façade impénétrable des dunes, au-dessus de laquelle s’élevaient les mouettes, et qui cachait sans doute les manœuvres de nos ennemis.

 

– C’est un bien bel endroit pour s’y faire tirer dessus, dit soudain Alan. Ah, mon ami, je voudrais avoir votre courage.

 

– Alan, m’écriai-je, qu’est-ce que vous dites ? Vous êtes pétri de courage ; c’est le courage qui vous distingue, comme je suis prêt à l’attester à défaut d’autres témoins.

 

– Et vous pourriez vous tromper fort. Ce qui me distingue surtout c’est ma grande perspicacité et ma connaissance des choses. Mais pour ce vieux courage froid et rassis en face de la mort, je ne suis pas digne de vous tenir la chandelle. Prenez-nous tous les deux ici présents sur le sable. Moi, je brûle uniquement d’être parti ; vous (pour autant que je sache) vous vous demandez si vous ne resterez pas. Croyez-vous que je pourrais faire cela, ou que je le voudrais ? Certes non ! Primo, parce que je n’en ai pas le courage et que je ne l’oserais pas ; et secundo, parce que je suis un homme d’une telle perspicacité que je vous enverrais au diable d’abord.

 

– Voilà donc où vous voulez en venir ? m’écriai-je. Ah ! mon ami Alan, vous pouvez bien entortiller de vieilles femmes, mais moi vous n’y réussirez pas.

 

Et au souvenir de ma tentation dans le bois, je me raidis dur comme fer.

 

– J’ai une mission à remplir, continuai-je. Je me suis engagé envers votre cousin Charles ; je lui ai donné ma parole.

 

– Belle mission qu’il vous sera impossible de remplir ! fit Alan. Vous allez être mal engagé une fois pour toutes avec ces messieurs de la dune. Et pourquoi cela ? ajouta-t-il avec un sérieux plein de menace. Dites-le-moi donc, mon petit homme ! Allez-vous être escamoté comme lady Grange ? Vont-ils vous planter un poignard dans le corps et vous enterrer dans un creux ? Ou bien au rebours vont-ils vous impliquer avec James ? Sont-ce des gens de confiance ? Irez-vous vous mettre la tête dans la gueule de Simon Fraser et autres whigs ? conclut-il avec une amertume extraordinaire.

 

– Alan, m’écriai-je, ce sont tous scélérats et perfides, j’en conviens avec vous. Raison de plus pour qu’il reste un homme d’honneur dans un tel pays de brigands ! J’ai donné ma parole, et je la tiendrai. J’ai dit depuis longtemps à votre cousine que je ne reculerais devant rien. Vous le rappelez-vous ? – c’était la nuit où Colin le Roux fut tué. Je ne reculerai donc pas. Je reste ici. Prestongrange m’a promis la vie ; s’il doit être parjure, c’est ici que je mourrai.

 

– Va bien, va bien, fit Alan.

 

Cependant, nous n’avions plus en aucune façon ni vu ni entendu nos poursuivants. À la vérité, nous les avions pris au dépourvu : toute la bande (comme je devais l’apprendre par la suite) n’était pas encore entrée en scène ; ceux qui étaient déjà là se trouvaient dispersés dans les creux du côté de Gillane. Ce fut toute une affaire de les héler et de les rassembler, tandis que le canot faisait force de rames. Ces individus en outre n’étaient que des couards : un vil ramassis de Highlanders voleurs de bestiaux, appartenant à des clans divers, sans un gentilhomme avec eux pour leur servir de chef. Plus ils nous considéraient, Alan et moi, sur la plage, moins (je suis porté à le croire) notre mine leur revenait.

 

Quel que fût celui qui avait trahi Alan ce n’était pas le capitaine : celui-ci était en personne dans la yole, tenant la barre et activant ses rameurs, comme un homme qui y va de tout cœur. Déjà il était proche, et le canot volait – déjà la figure d’Alan tournait au cramoisi grâce à l’émotion de la délivrance, lorsque nos amis des dunes, soit par dépit de voir leur proie leur échapper, soit dans l’espoir d’effrayer Andie, poussèrent soudain une clameur aiguë faite de voix nombreuses.

 

Ce bruit, s’élevant d’une côte en apparence tout à fait déserte, était en vérité fort intimidant, et les hommes du canot cessèrent à l’instant de ramer.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ? héla le capitaine, qui était arrivé à portée de la voix.

 

– Des amis à moi, répondit Alan. Et il s’avança aussitôt à gué dans l’eau peu profonde qui le séparait du canot. – Davie, me dit-il, en faisant halte, Davie, ne venez-vous pas ? Je suis navré de vous laisser.

 

– Je ne bouge pas d’un cheveu, répondis-je.

 

Il resta en place une fraction de seconde, jusqu’aux genoux dans l’eau salée, indécis.

 

– Qui veut sa perte aille à sa perte, prononça-t-il ; et, barbotant jusqu’au-dessus de la ceinture, il fut hissé à bord de la yole, laquelle vira de bord aussitôt vers le bâtiment.

 

J’étais resté sur place, les mains derrière le dos. Alan s’assit la tête tournée vers moi sans me quitter des yeux ; et le canot s’éloigna tranquillement. Tout d’un coup je me sentis prêt à verser des larmes, et je me vis le plus solitaire et abandonné garçon de toute l’Écosse. Sur quoi je tournai le dos à la mer et fis face aux dunes. Il n’y avait personne à voir ni à entendre ; le soleil brillait sur le sable humide et sur le sec, le vent sifflait sur la dune, les mouettes poussaient des cris sinistres. Je remontai la plage, où les puces de sable sautillaient gauchement sur les varechs épars. Nulle autre trace de mouvement ou de bruit dans ce misérable endroit. Et pourtant je savais qu’il y avait là des hommes, en train de m’observer, dans un but inconnu. Ce n’étaient pas des soldats, car ils se seraient jetés sur nous et nous auraient pris depuis longtemps déjà ; c’étaient sans doute de vulgaires scélérats soudoyés pour ma perte, afin de me séquestrer, ou bien de me massacrer tout net. D’après la situation des intéressés, la première hypothèse était la plus vraisemblable, mais d’après ce que je savais de leur caractère et de leur ardeur en cette affaire, je croyais la deuxième fort plausible, et mon sang se glaçait dans mes veines.

 

J’eus l’idée folle de dégager mon épée du fourreau ; car j’avais beau être hors d’état de me battre comme un gentilhomme fer contre fer, je me croyais apte à porter quelques coups dans une lutte hasardeuse. Mais je perçus à temps la folie de la résistance. C’était là sans doute le moyen commun dont étaient convenus Prestongrange et Fraser. Le premier, j’en étais bien sûr, avait fait quelque chose pour m’assurer la vie ; quant au deuxième, il y avait des chances pour qu’il eût glissé un avis contraire dans l’oreille de Neil et de ses compagnons ; et si je mettais flamberge au vent je faisais peut-être le jeu de mon pire ennemi, et j’assurais moi-même ma perte.

 

Ces réflexions me conduisirent au haut de la plage. Je jetai un coup d’œil en arrière : le canot était à proximité du brick, et Alan déployait son mouchoir en signe d’adieu. Je lui répondis en agitant la main. Mais Alan lui-même s’était réduit pour moi à une faible importance, en regard du sort qui m’était réservé. J’enfonçai fortement mon chapeau sur ma tête, serrai les mâchoires, et gravis droit devant moi le talus de sable ondulé. L’escalade fut pénible, car la pente était abrupte, et le sable fuyait sous les pieds comme une onde. Mais j’arrivai finalement au sommet, et, m’agrippant aux longues herbes flexibles, je m’y hissai et y pris pied solidement. À la même minute, six ou sept gueux en haillons, tous le poignard à la main, s’élancèrent et m’encadrèrent de toutes parts. J’avoue ingénument que je fermai les yeux en attendant la mort. Quand je les rouvris, les bandits s’étaient rapprochés un tout petit peu sans mot dire ni se presser. Tous les yeux convergeaient sur les miens, et je fus singulièrement frappé de leur éclat, et de la crainte qu’ils exprimaient à mon approche. Je leur tendis mes mains vides : sur quoi l’un des hommes me demanda, avec un fort accent du Highland, si je me rendais.

 

– Tout en protestant, répondis-je, si vous savez ce que cela signifie, et j’en doute.

 

À ces mots, ils se jetèrent sur moi tous ensemble comme un vol d’oiseaux sur une charogne, me saisirent, m’enlevèrent mon épée, avec tout l’argent de mes poches, me lièrent bras et jambes d’un solide filin, et m’étendirent sur l’herbe de la dune. Puis ils s’assirent en demi-cercle autour de leur prisonnier et le contemplèrent en silence comme un animal féroce, voire un lion ou un tigre prêt à bondir. Mais cette curiosité se relâcha bientôt. Ils se rassemblèrent en un groupe, se mirent à parler en gaélique, et très cyniquement se partagèrent mes dépouilles sous mes yeux. J’avais cependant comme distraction de pouvoir suivre de ma place les progrès de l’évasion de mon ami. Le canot accosta le brick, puis fut hissé à bord, les voiles s’enflèrent, et le bâtiment disparut vers le large derrière les îles et la pointe de North Berwick.

 

Dans l’espace de deux heures environ, la foule des Highlanders loqueteux, où Neil se joignit des premiers, ne cessa de s’accroître, si bien qu’ils étaient à la fin près d’une vingtaine. Chaque nouvel arrivant était accueilli par une abondance de paroles qui donnaient l’impression de reproches et d’excuses ; mais je remarquai une chose, c’est qu’aucun de ceux qui étaient venus en retard ne reçut rien de mes dépouilles. La dernière discussion fut si vive et acerbe que je les crus prêts à en venir aux mains. Après quoi la compagnie se sépara, le plus gros de la bande s’en retourna vers l’est, et trois hommes seulement, Neil et deux autres, restèrent à veiller sur le captif.

 

– Je pourrais vous nommer quelqu’un qui sera peu satisfait de votre besogne, Neil Duncanson, dis-je, quand le reste de la troupe se fut éloigné.

 

Il me répondit pour m’assurer que je serais traité avec douceur, car il savait « que je connaissais la dame ».

 

Notre conversation se borna là, et nul autre humain ne se montra sur cette partie de la côte avant l’heure où le soleil eût disparu derrière les montagnes du Highland, lorsque le crépuscule était déjà sombre. À ce moment j’aperçus un homme du Lothian, grand, maigre et osseux, au teint basané, qui s’avançait vers nous parmi les dunes, monté sur un cheval de labour.

 

– Garçons, cria-t-il, avez-vous vu un papier comme celui-ci ?

 

Et il en éleva un dans sa main. Neil en tira un autre, que le nouveau venu examina à travers ses besicles de corne ; puis, déclarant que tout allait bien et que nous étions ceux qu’il cherchait, ce dernier mit pied à terre. Je fus alors installé à sa place, mes pieds liés sous le ventre du cheval, et nous nous mîmes en route, guidés par le Lowlander. Son chemin était assurément très bien choisi, car nous ne rencontrâmes sur tout le trajet qu’un seul couple – un couple d’amoureux – et ceux-ci, nous prenant sans doute pour des contrebandiers, s’enfuirent à notre approche. À un moment nous contournâmes dans le sud le pied du Berwick Law ; à un autre, comme nous franchissions une hauteur découverte, j’aperçus les lumières d’un hameau et le vieux clocher d’une église parmi des arbres peu éloignés, mais quand même trop pour appeler au secours, si j’en avais eu l’intention. À la fin le bruit de la mer se fit entendre. Le clair de lune, quoique assez faible, me permit de distinguer les trois grosses tours et les murs démantelés de Tantallon, cette vieille forteresse principale des Douglas Rouges. Le cheval fut attaché à brouter au fond du fossé, et l’on me transporta à l’intérieur, dans la cour d’abord, puis dans une salle de pierre toute délabrée. Là, comme la nuit était fraîche, mes porteurs allumèrent un grand feu au centre du dallage. On me délia les mains, on me plaça contre le mur du fond, et, le Lowlander ayant sorti des vivres, je reçus un morceau de pain d’orge et un gobelet d’eau-de-vie de France. Après quoi, je restai seul une fois de plus avec mes trois Highlanders. Ils s’installèrent tout près du feu à boire et à causer ; le vent soufflait par les brèches, refoulant flammes et fumée, et hurlait dans les tours. Mais à la fin, comme je ne craignais plus pour ma vie, et que j’étais épuisé de corps et d’esprit par les fatigues de la journée, je me tournai sur le flanc et m’endormis, au bruit de la mer qui battait le pied de la falaise.

 

Il me fut impossible de deviner l’heure à mon réveil, mais la lune était au bas du ciel et le feu tombé. Mes pieds furent alors détachés, et je fus emporté parmi les ruines et descendu au long de la falaise par un sentier vertigineux jusqu’à un creux du rocher où s’abritait une barque de pêcheur. Je fus passé à bord, et sous un beau clair d’étoiles, nous nous éloignâmes du rivage.

 

XIV

Le Bass


Je n’avais aucune idée de l’endroit où l’on m’emmenait ; mais je m’attendais toujours à voir apparaître un navire, cependant que me trottait par la tête une expression de Ransome : – les vingt livres. Si je devais une seconde fois courir le même danger d’aller aux plantations, la chose, croyais-je, finirait mal pour moi : je n’avais à espérer aujourd’hui ni second Alan, ni second naufrage, ni vergue de rechange ; et je me voyais binant le tabac sous les coups de fouet. Cette pensée me glaça ; l’air était vif sur l’eau, les planches du bateau trempées d’humidité ; et je frissonnai, blotti contre l’homme de barre. Celui-ci était l’homme basané que j’ai qualifié plus haut de Lowlander ; on l’appelait Dale, et plus familièrement Andie le Noir. Ayant perçu la vibration de mon frisson, il me tendit avec bonté une grossière vareuse pleine d’écailles de poisson, que je fus bien aise d’endosser.

 

– Je vous remercie de votre obligeance, lui dis-je, et je me permettrai en retour de vous donner un avis. Vous prenez en cette affaire une grande responsabilité. Vous n’êtes pas comme ces ignorants et barbares Highlanders, mais vous connaissez la loi et les risques de ceux qui l’enfreignent.

 

– Je ne suis pas tout à fait ce qu’on appelle un fanatique de la loi, répliqua-t-il, en temps ordinaire ; mais pour ce qui est de cette affaire, j’agis sous bonne garantie.

 

– Qu’allez-vous faire de moi ? demandai-je.

 

– Rien de mal, répondit-il, rien de mal. Vous avez des amis influents, je crois. Vous vous en tirerez bien.

 

La surface de la mer prit peu à peu une teinte grise, de petites éclaboussures de rose et de rouge, telles des braises en ignition, apparurent dans l’est ; et en même temps les oies sauvages se levèrent, et se mirent à crier alentour du sommet du Bass. Cet îlot, comme chacun sait, n’est guère qu’un bloc de rocher, mais ce bloc est assez grand pour y creuser une ville. Bien qu’il y eût très peu de mer, le ressac était très fort autour de sa base. À mesure que l’aube grandissait, je distinguais plus nettement les falaises verticales, rayées de fientes d’oiseaux pareilles au givre matinal, le sommet en pente tout vert de gazon, l’essaim d’oies blanches qui criaient sur ses flancs, et, s’élevant tout au bord de la mer, la bâtisse noire et délabrée de la prison.

 

À cette vue je compris d’un seul coup la vérité.

 

– C’est là que vous me conduisez ! m’écriai-je.

 

– Tout simplement au Bass, mon petit homme, dit le basané : là où les vieux saints ont été avant vous, et je ne crois pas que vous puissiez espérer mieux comme prison.

 

– Mais personne n’y habite, m’écriai-je ; ce n’est plus qu’une ruine depuis longtemps.

 

– Vous prendrez d’autant plus de plaisir à la société des oies, fit Andie, sèchement.

 

Comme le jour devenait plus clair je remarquai dans la cale, parmi les grosses pierres dont les pêcheurs lestent leurs bateaux, plusieurs mannes et paniers, avec une provision de bois à brûler. Le tout fut déchargé sur les rochers. Andie, moi-même et les trois Highlanders (je les appelle miens, encore que ce fût l’inverse) nous débarquâmes ensuite. Le soleil n’était pas levé que le bateau s’éloigna, faisant retentir les échos de la falaise au bruit des avirons sur les tolets, et nous restâmes seuls dans notre réclusion.

 

Andie Dale – le Préfet du Bass, comme je l’appelais en manière de plaisanterie – était à la fois le berger et le garde-chasse de ce petit, mais riche domaine. Il avait à s’occuper de la douzaine à peu près de moutons qui se nourrissaient et s’engraissaient de l’herbe de la partie inclinée, tels des animaux broutant le toit d’une cathédrale. Ils avaient également la surveillance des oies sauvages qui nichaient dans les falaises ; et celles-ci sont d’un produit extraordinaire. Les jeunes constituent un mets succulent, et au prix moyen de deux shillings pièce, les gourmets les achètent volontiers ; les oiseaux adultes mêmes sont estimés pour leur huile et leurs plumes ; et le traitement du ministre de North Berwick est aujourd’hui encore partiellement payé en oies sauvages, ce qui rend la paroisse enviable aux yeux de certains. Pour accomplir ces diverses fonctions, aussi bien que pour préserver les oies des braconniers, Andie avait l’occasion fréquente de coucher sur l’îlot et d’y passer plusieurs jours de suite, et nous vîmes qu’il y était chez lui comme un fermier dans sa ferme. Nous ordonnant à tous de charger quelqu’un des colis sur nos épaules, besogne à laquelle je m’empressai de participer, il nous fit passer par une porte fermant à clef, qui était l’unique accès de l’île, puis à travers les ruines du fort, et nous arrivâmes à la maison du gouverneur. Nous vîmes, aux cendres de l’âtre et au lit dressé dans un coin, qu’il en avait fait son établissement principal.

 

Ce lit, il m’offrit de l’occuper, ajoutant que sans doute j’avais des prétentions à la noblesse.

 

– Ma noblesse n’a rien à voir avec ce sur quoi je couche, répliquai-je. Dieu merci, j’ai couché sur la dure avant ce jour, et puis le faire encore sans regrets. Tout le temps que je serai ici, maître Andie, puisque tel est votre nom, je jouerai mon rôle et occuperai ma place parmi vous tous ; et je vous prie en outre de m’épargner vos railleries, qui, sachez-le, ne me plaisent guère.

 

Il grommela un peu à ce discours, mais réflexion faite, il parut l’approuver. D’ailleurs, c’était un homme à la mine sérieuse et raisonnable, un bon whig et un presbytérien ; il lisait chaque jour dans une bible de poche, et il était à la fois capable et désireux de parler sérieusement de la religion, où il inclinait fortement vers les abus caméroniens. Sa morale était d’une teinte plus douteuse. Je découvris qu’il s’occupait beaucoup de contrebande, et qu’il avait fait des ruines de Tentallon un dépôt de marchandises fraudées. Par exemple, je ne crois pas qu’il estimât à deux liards la vie de n’importe qui. Mais cette portion de la côte du Lothian est restée jusqu’à nos jours plus sauvage et le peuple y est plus grossier que n’importe où ailleurs en Écosse.

 

Un incident de ma captivité fut rendu mémorable par une conséquence qui en résulta longtemps après. Il y avait à cette époque stationné dans le Forth un navire de guerre, le Seahorse, capitaine Palliser. Il arriva qu’il fît une croisière durant le mois de septembre, boulinant du Fife au Lothian, et opérant des sondages pour relever les écueils sous-marins. Un beau matin très tôt nous vîmes apparaître le navire à deux milles environ dans l’est. Il mit à la mer un canot, afin d’examiner les rochers Wildfire et le Satan’s Bush, dangers notoires de la côte. Puis, ayant ramené le canot à bord, il prit le vent arrière et mit le cap droit sur le Bass. La circonstance était fort désagréable pour Andie et les Highlanders ; tout ce qui concernait ma séquestration devait rester secret, et si ce malencontreux capitaine de navire venait à débarquer, elle risquait tout au moins de devenir publique. Je formais une minorité unique, je ne suis pas Alan pour attaquer un si grand nombre d’adversaires, et je n’étais pas sûr du tout qu’un navire de guerre fût propre le moins du monde à améliorer ma situation. Tout bien considéré, je promis à Andie bonne conduite et obéissance, et fus emmené vivement au sommet du rocher, où nous nous couchâmes tous, au bord de la falaise, guettant et dissimulés en divers lieux. Le Seahorse s’avança si près que je m’attendais à le voir s’échouer ; et nous pûmes, de notre surplomb vertigineux, voir les hommes d’équipage à leurs postes et entendre les coups de sifflet du chef de manœuvre. Puis il vira brusquement et lâcha une bordée de je ne sais combien de grosses pièces. Le rocher trembla sous ce bruit de tonnerre, la fumée s’envola par-dessus nos têtes, et les oies se levèrent en une multitude outrepassant le calcul et la croyance. Leurs cris et leurs battements d’ailes formaient un spectacle inouï et j’imagine que si le capitaine Palliser était venu si près du Bass c’était un peu en vue de se procurer ce plaisir puéril. Il devait le payer cher un jour. Durant son approche j’eus l’occasion de faire sur le gréement de ce navire certaines remarques qui me permirent de le reconnaître désormais à plusieurs milles de distance, et ce fut par ce moyen (Providence à part) que je détournai d’un ami un grand malheur, et infligeai au capitaine Palliser lui-même une forte déception.

 

Tout le temps de mon séjour sur le rocher nous ne manquâmes de rien. Nous avions de la petite bière et de l’eau-de-vie, et soir et matin du gruau pour faire notre porridge. À plusieurs reprises une barque vint, de Castleton, nous apporter des quartiers de mouton, car le troupeau de l’île, nourri spécialement pour le marché, devait rester intact. Les oies étaient malheureusement hors de saison, et nous n’y touchâmes point. Nous pêchions nous-mêmes, et plus souvent encore nous faisions pêcher les oies pour nous : lorsque l’une d’elles avait fait une prise, nous l’effrayions et lui faisions lâcher sa proie avant qu’elle ne l’eût avalée.

 

Le caractère singulier du lieu, et les nouveautés dont il abondait m’amusaient et me tenaient en haleine. L’évasion étant impossible, j’avais mon entière liberté, et j’explorais continuellement la superficie de l’île partout où le pied de l’homme pouvait s’y poser. L’ancien jardin de la prison était également curieux, avec ses fleurs et ses plantes redevenues sauvages, et quelques cerises mûres sur un buisson. Un peu plus bas se trouvait une chapelle ou ermitage ; qui l’a construit ou habité, on l’ignore, et l’idée de son antiquité faisait souvent l’objet de mes méditations. La prison aussi, où je bivouaquais alors avec des Highlanders voleurs de bestiaux, était un lieu plein d’histoire, tant profane que sacrée. J’estimais singulier que tant de saints et de martyrs y eussent passé si récemment, sans même y laisser un feuillet de leurs bibles, ou un nom gravé sur les murs, tandis que les soldats qui montaient la garde sur les remparts avaient empli le voisinage de leurs souvenirs – entre autres des pipes cassées, en quantité énorme, et des boutons de métal provenant de leurs habits. Il y avait des fois où je me figurais entendre les pieux accents des psaumes s’élever des cachots des martyrs et voir les soldats arpenter les remparts avec leurs pipes allumées, tandis que l’aube se levait derrière eux sur la mer du Nord.

 

Les récits d’Andie contribuaient sans doute beaucoup à me mettre ces idées en tête. Il était au courant de l’histoire du rocher, et il la savait dans le dernier détail, jusqu’au nom des soldats, son père en ayant fait partie. Il possédait d’ailleurs le don naturel de conter, au point que les personnages semblaient parler et les événements s’accomplir devant vous. Ce don qu’il avait et mon assiduité à l’écouter nous rapprochèrent peu à peu. J’avoue franchement qu’il me plaisait ; je vis bientôt que je lui étais également sympathique, et de fait, je m’étais efforcé dès le début de capter sa bienveillance. Un incident bizarre, et que je vais conter, réalisa la chose au-delà de mon attente ; mais même dans les premiers jours nos relations étaient cordiales pour celles d’un prisonnier avec son geôlier.

 

Je nierais l’évidence si je prétendais que mon séjour sur la Bass fut uniquement désagréable. Je m’y trouvais en sûreté, et pour ainsi dire à l’abri de toutes mes tribulations. Aucun mal ne m’était réservé ; une impossibilité matérielle, le roc et la mer profonde, m’interdisaient toute nouvelle tentative ; je savais que ma vie et mon honneur étaient saufs, et il y avait des fois où je m’en réjouissais comme d’un bien volé. D’autres fois mes pensées étaient toutes différentes. Je me rappelais avec quelle force je m’étais exprimé devant Rankeillor et devant Stewart ; je songeais que ma captivité sur le Bass, en vue d’une bonne partie des côtes du Fife et du Lothian, était une chose que l’on attribuerait plutôt à mon invention qu’à la réalité ; et aux yeux de ces deux gentlemen du moins, je devrais passer pour un vantard et un lâche. Parfois je prenais ce point de vue un peu à la légère ; je me disais qu’aussi longtemps que je serais en bons termes avec Catriona Drummond, l’opinion du reste des hommes était sans importance ; et je déviais alors dans ces méditations d’un amant qui sont exquises pour lui-même et qui ne peuvent manquer de paraître si étonnamment niaises à un lecteur. Mais parfois il me venait une autre crainte : ma vanité me frappait d’une véritable panique, et ces probables jugements sévères me semblaient d’une injustice intolérable. Là-dessus se déroulait un autre enchaînement d’idées, et je n’avais pas plus tôt commencé à m’inquiéter des jugements des hommes sur moi que mon souvenir était hanté par James Stewart dans sa prison et par les lamentations de sa femme. Alors, la colère s’emparait de moi : je ne me pardonnais plus de rester inactif : il me semblait que si j’étais le moins du monde un homme, je n’avais plus qu’à fuir au vol ou à la nage, hors de mon lieu de sûreté ; et c’était en de pareilles dispositions et pour apaiser mes scrupules que je m’appliquais tout particulièrement à gagner le bon vouloir de Andie Dale.

 

Finalement, par un beau matin où nous étions tous les deux seuls sur le sommet du rocher, je fis allusion à une récompense. Il me regarda, rejeta la tête en arrière, et se mit à rire.

 

– Oui, cela vous amuse, maître Dale, dis-je, mais si vous jetiez un coup d’œil sur ce papier, vous changeriez peut-être de gamme.

 

Les stupides Highlanders ne m’avaient pris au moment de ma capture que mon argent liquide, et le papier que je montrai alors à Andie était un récépissé de la Société des Lins Britanniques, libellé pour une somme importante.

 

Il le lut.

 

– Hé mais, vous n’êtes pas si mal en point, fit-il.

 

– Je pensais bien que cela modifierait votre opinion, répliquai-je.

 

– Baste ! cela me fait voir que vous êtes en situation de me corrompre ; mais je ne suis pas de ceux qu’on corrompt.

 

– Nous allons examiner cela encore un peu. Et premièrement je vais vous démontrer que je sais de quoi je parle. Vous avez l’ordre de me garder jusqu’après le jeudi 21 septembre.

 

– Vous ne vous trompez pas de beaucoup. Je dois vous laisser partir, sauf ordres contraires, le samedi 23.

 

Je sentis bien qu’il y avait quelque chose d’extrêmement insidieux dans cet arrangement. Le fait de me voir réapparaître juste à temps pour arriver trop tard discréditerait d’autant mieux mon explication, si j’étais tenté d’en fournir une ; et cela excita mon ardeur à la lutte. Je repris :

 

– Tenez, Andie, vous qui connaissez le monde, écoutez-moi, et pensez à ce que je vais vous dire. Je sais qu’il y a de grands personnages mêlés à cette affaire, et je n’ai aucun doute que vous ne vous appuyez sur leurs noms. J’ai vu moi-même plusieurs d’entre eux depuis le début de mon aventure, et leur ai parlé en face. Mais quel genre de crime ai-je donc commis ? ou à quel genre de procès dois-je succomber ? Être appréhendé le 30 août par quelques Highlanders loqueteux, transporté à un tas de vieilles pierres qui furent peut-être mais ne sont plus ni fort ni prison, mais seulement le logis du garde-chasse du Bass Rock, et être remis en liberté le 23 septembre, aussi secrètement que je fus tout d’abord arrêté – cela vous fait-il l’effet d’être quelque chose de légal ? cela vous fait-il l’effet d’être juste ? ou cela ne ressemble-t-il pas davantage à une basse et sale intrigue, dont ceux qui la dirigent sont eux-mêmes honteux ?

 

– Je ne vous dis pas le contraire, Shaws, répondit Andie. Cela paraît joliment souterrain. Et si les gens n’étaient bons vrais whigs et presbytériens pur sang, je les aurais envoyés promener plus loin que le Jourdain et Jérusalem, plutôt que de m’en mêler.

 

– Le maître de Lovat est donc un fameux whig, dis-je, et un beau presbytérien.

 

– Je ne sais rien de lui. Je n’ai pas été en relation avec les Lovat.

 

– Non, c’est avec Prestongrange que vous aurez traité.

 

– Ah, ça, je ne vous le dirai pas, fit Andie.

 

– Peu importe, si je le sais.

 

– Il y a une chose dont vous pouvez être bien assuré, Shaws, c’est que vous aurez beau faire, je ne traite pas avec vous, et je ne traiterai jamais.

 

– Eh bien, Andie, je vois qu’il me faut vous parler sans détours.

 

Et je lui exposai les faits dans leurs grandes lignes.

 

Il m’écouta jusqu’au bout avec une religieuse attention, et quand je me tus, un court débat se livra en lui.

 

– Shaws, dit-il enfin, je vais m’expliquer à cœur ouvert. Telle que vous la racontez, l’histoire est étrange, et peu croyable ; mais cela m’est tout à fait égal qu’elle soit différente de ce que vous l’imaginez. Quant à vous, vous m’avez l’air d’un assez bon jeune homme. Mais moi, qui suis plus âgé et plus judicieux, je vois peut-être un peu plus loin et plus clair que vous dans l’affaire. Il n’y aura aucun mal pour vous à ce que je vous garde ici ; loin de là, je crois que vous vous en trouverez beaucoup mieux. Il n’y aura pas de mal, pour le pays – rien qu’un Highlander de pendu – et Dieu sait si c’est un débarras ! D’autre part, il y aurait un mal considérable à ce que je vous laisse aller. Donc, parlant comme un bon whig et comme votre loyal ami, et aussi comme prudent ami de moi-même, le simple fait est que vous n’avez plus, je pense, qu’à rester avec Andie et les oies.

 

– Andie, m’écriai-je, en posant ma main sur son genou, ce Highlander est innocent !

 

– Oui, c’est regrettable, fit-il. Mais voyez-vous, dans ce monde, tel que Dieu l’a fait, on n’a pas toujours ce qu’on désire.

 

XV

L’histoire de Tod Lapraik, contée par Andie le Noir


Je n’ai pas encore dit grand-chose des Highlanders. Tous trois faisaient partie des clients de James More, ce qui resserrait l’accusation autour du cou de leur maître. Ils comprenaient tous quelques mots d’anglais, mais Neil était le seul qui jugeât en savoir assez pour le causer couramment ce en quoi ses interlocuteurs ne partageaient pas toujours son avis. Ces êtres frustres et naïfs montraient beaucoup plus de délicatesse qu’on n’en pouvait attendre à voir leurs haillons et leur aspect farouche, et ils devinrent spontanément comme trois domestiques pour Andie et pour moi.

 

Grâce à leur réclusion dans ce lieu solitaire, parmi les ruines d’une antique prison, et au milieu des continuels bruits lugubres de la mer et des oiseaux, je ne tardai pas à découvrir en eux des symptômes de terreurs superstitieuses. Quand ils n’avaient rien à faire, ou bien ils se livraient au sommeil, pour lequel ils avaient un appétit immodéré, ou bien Neil entretenait ses compagnons d’histoires qui ne manquaient pas d’être d’un genre terrifiant. Si aucun de ces plaisirs n’était à leur portée – si par exemple ils dormaient sans que le troisième parvînt à les imiter – ce dernier restait à surveiller les alentours avec une inquiétude croissante, et à le voir, tressaillant, blême, les mains crispées, on sentait tous ses nerfs bandés comme un arc. Je ne pus jamais savoir la nature exacte de leurs craintes, mais leur attitude était saisissante, et le lieu où nous étions, d’un caractère bien propice aux alarmes. Je ne trouve pas de mots pour le qualifier en anglais, mais Andie se servait d’une expression écossaise dont il ne se départait point :

 

– Oui, disait-il, c’est un endroit pas ordinaire, le Bass.

 

C’est toujours ainsi que j’y repense. C’était un endroit pas ordinaire de nuit, pas ordinaire de jour ; et c’étaient des bruits pas ordinaires que les appels des oies, et le ressac des lames, et les échos des rochers, qui nous obsédaient les oreilles. L’impression existait surtout par temps modéré. Lorsque les vagues devenaient plus fortes elles rugissaient autour de l’île comme un tonnerre ou comme les tambours des armées, terribles mais joyeuses ; et c’était par les jours calmes qu’on prenait peur à force d’écouter – et cela n’arrivait pas seulement aux Highlanders, comme je l’éprouvai moi-même à plusieurs reprises, tant les voûtes du rocher contenaient et répercutaient de bruits légers et sépulcraux.

 

Ceci me rappelle une histoire que j’ai entendue, et une scène à laquelle j’ai pris part, qui modifièrent du tout au tout notre façon de vivre, et qui contribuèrent puissamment à mon départ. Il arriva qu’une nuit où je songeais auprès du feu, le petit air d’Alan me revint à la mémoire et je me mis à le siffler. Une main se posa sur mon bras, et la voix de Neil m’ordonna de cesser, car c’était « une musique pas naturelle ».

 

– Pas naturelle ? demandai-je. Comment cela ?

 

– Non, dit-il, elle a été faite par un fantôme, et qui n’avait pas de tête sur le corps.

 

– Bah, répondis-je, il ne peut y avoir de fantôme ici, Neil ; car il n’est pas probable qu’ils se donneraient la peine de venir faire peur aux oies sauvages.

 

– Ouais ? dit Andie, c’est ce que vous en pensez ? Mais je puis vous dire qu’il y a eu ici pis que des fantômes.

 

– Qu’y a-t-il de pis que des fantômes, Andie ? fis-je.

 

– Des sorciers, répondit-il, ou un sorcier à tout le moins. Et c’est même une étrange histoire. Et si vous le désirez, je vais vous la raconter.

 

Bien entendu, nous acceptâmes avec ensemble, et le Highlander même qui savait le moins d’anglais fit comme les autres et apprêta toute son attention.

 

Histoire de Tod Lapraik

 

Mon père, Tarn Dale, paix à ses os, fut dans son jeune temps un garçon bizarre et inquiet, avec peu de sagesse et moins encore de crainte de Dieu. Il raffolait des filles et raffolait de la bouteille et raffolait des aventures ; mais je n’ai jamais ouï dire qu’il s’employa beaucoup à rien d’honnête. De fil en aiguille, il s’enrôla finalement comme soldat et fut mis en garnison dans ce fort, ce qui fit la première fois qu’un Dale posa le pied sur le Bass. Service de misère ! Le gouverneur brassait son ale lui-même ; que peut-on imaginer de pire ? La Roche était ravitaillée de la terre ferme, la chose était mal organisée, et il y avait des fois où ils en étaient réduits à pêcher ou à tirer des oies afin d’avoir à manger. Pour comble, c’était l’époque de la Persécution. Les cellules où l’on crevait de froid étaient toutes remplies de saints et de martyrs, le sel de la Terre, ce qui était une indignité. Et bien que Tarn Dale fût là portant son fusil comme simple soldat, et qu’il aimât les filles et la bouteille, comme je l’ai dit, il n’avait pas l’esprit tranquille au sujet de son emploi. Il avait entrevu la gloire de l’Église ; il y avait des fois où la colère lui montait de voir maltraiter les saints du Seigneur, et la honte le couvrait de ce qu’il dût tenir la chandelle (ou porter le fusil) à une si noire affaire. Certaines nuits, lorsqu’il était de faction, dans le silence du gel couvrant tout, l’un des prisonniers entonnait un psaume, et les autres se joignaient à lui, et le chant sacré montait des différentes cellules – ou cachots, je veux dire – si bien que ce vieux rocher isolé en mer semblait un morceau de ciel. La noire honte était sur son âme, ses péchés se dressaient devant lui sur le Bass, et par-dessus tout, ce péché capital, qu’il dût mettre la main à persécuter l’Église du Christ. Mais la vérité est qu’il regimbait à l’Esprit. Le jour venu, il y avait ses compagnons pour l’étourdir, et ses bonnes résolutions le quittaient.

 

En ce temps-là, demeurait sur le Bass un homme de Dieu, nommé Peden le Prophète. Personne ne l’a jamais valu depuis, et beaucoup se demandent s’il avait eu son pareil avant lui. Il était hirsute comme une vieille sorcière, effrayant à entendre, avec une mine comme le jour du Jugement. Il avait une voix pareille à celle des oies, qui vous résonnait dans la poitrine, et des paroles comme des charbons ardents.

 

Or, il y avait une fille sur la Roche, et je crois qu’elle avait peu à y faire, car ce n’était pas un endroit pour une femme convenable ; mais il paraît qu’elle était gentille et elle s’accordait fort bien avec Tarn Dale. Il arriva que Peden était à se promener dans son jardin en priant, lorsque Tarn et la fille passèrent par là, et la fille ne se mit-elle pas à rire aux éclats des dévotions du saint ! Il se redressa et les regarda tous deux, et les genoux de Tarn s’entrechoquèrent à son aspect. Mais quand il parla, ce fut avec plus de tristesse que de colère. – Pauvre ! pauvre créature ! dit-il, et c’était la fille qu’il regardait, je vous ai entendu crier et rire, dit-il, mais le Seigneur vous prépare un coup mortel, et ce châtiment soudain ne tirera de vous qu’un seul cri ! – Peu de temps après elle alla se promener sur la falaise avec deux trois soldats, et c’était un jour de bourrasque. Survint un coup de vent qui la souleva par ses jupes, et partez avec armes et bagages ! Et il fut remarqué par les soldats qu’elle n’avait poussé qu’un seul cri.

 

Sans doute ce châtiment eut quelque poids sur Tarn Dale ; mais ce fut bref, et il n’en devint pas meilleur. Un jour qu’il flânait avec un autre soldat : – Diable m’emporte ! fit Tam, qui était un blasphémateur endurci. Et Peden était là, le regardant d’un air sombre et terrible ; Peden avec ses yeux flamboyants, et qui tendait vers lui sa main aux ongles noirs – car il méprisait la chair. Fi ! fi donc, pauvre homme, s’écria-t-il, ô le pauvre insensé ! Diable m’emporte, dit-il, et moi je vois le diable à son côté. – La conscience de son crime et la grâce envahirent Tam comme la mer profonde ; il jeta par terre la pique qu’il avait à la main. – Jamais plus je ne porterai les armes contre la cause du Christ, fit-il. Et il tint parole. Il eut à subir de dures punitions au début, mais le gouverneur, le voyant résolu, lui donna son congé, et il alla demeurer à North Berwick, et il eut depuis ce jour un bon renom parmi les honnêtes gens.

 

Ce fut dans l’année 1706 que le Bass tomba en la possession des Dalrymples, qui chargèrent deux hommes de le garder. Tous deux étaient bien qualifiés, car ils avaient tous deux été soldats de la garnison, et savaient la manière avec les oies, et leurs saisons et leur valeur. Outre cela ils étaient tous deux – ou tous deux semblaient être – des hommes sérieux et de bonne compagnie. Le premier était justement Tam Dale, mon père. Le deuxième était un certain Lapraik, que les gens appelaient surtout Tod Lapraik, peut-être à cause de son caractère. Eh bien, Tam alla voir Lapraik pour ses affaires, et m’emmena par la main, car j’étais un tout petit garçon. Tod avait sa demeure dans l’ancien cloître, au-dessous du cimetière de l’église. C’est un cloître sombre et lugubre, outre que l’église a toujours eu mauvais renom depuis le temps de James VI ; et quant à la demeure de Tod, elle était située dans le coin le plus sombre, et ne plaisait guère aux gens bien renseignés. La porte était au loquet ce jour-là, et mon père et moi entrâmes sans frapper. Tod était tisserand de profession, et nous le trouvâmes assis devant son métier ; mais ce gros homme au teint blanc comme saindoux avait une espèce de sourire béat qui me donna le frisson. Sa main tenait la navette, mais il avait les yeux fermés. Nous l’appelâmes par son nom, nous le secouâmes par l’épaule. Rien n’y fit ! Il restait là sur son banc, et tenait la navette, et souriait blanc comme saindoux.

 

– Dieu nous bénisse ! dit Tam Dale, ceci n’est pas naturel.

 

Il avait à peine prononcé le mot, que Tod Lapraik revint à lui.

 

– C’est vous Tam ? dit-il. Hé l’ami, je suis heureux de vous voir. Il m’arrive parfois de tomber en pâmoison de la sorte, dit-il ; cela provient de l’estomac.

 

Eh bien, ils se mirent à bavarder concernant le Bass et lequel des deux en aurait la garde, et peu à peu ils en vinrent aux gros mots, et se séparèrent fâchés. Je me rappelle bien qu’en retournant à la maison avec mon père, il répéta plusieurs fois dans les mêmes termes qu’il n’aimait pas du tout Tod et ses pâmoisons.

 

– Des pâmoisons, dit-il. Il me semble que des gens ont été brûlés pour des pâmoisons comme celle-là.

 

Eh bien, mon père eut le Bass, et Tod put se brosser le ventre. On s’est souvenu de quelle façon il avait pris la chose. – Tam, dit-il, vous avez eu le dessus avec moi cette fois-ci encore, et j’espère, dit-il, que vous trouverez au moins tout ce que vous attendez sur le Bass. Expression que depuis on a trouvée singulière. À la fin l’époque arriva pour Tam de dénicher les jeunes oisons. C’était une affaire dont il avait bien l’habitude, car il avait fréquenté les falaises depuis sa jeunesse, et il ne se fiait à personne d’autre qu’à lui-même. Il était donc là suspendu par une corde le long de la falaise, là où elle est le plus élevée et le plus abrupte. Au moins vingt gars étaient en haut, tenant la corde et attentifs à ses signaux. Mais à l’endroit où Tam était suspendu il n’y avait rien que la falaise et la mer en bas, et les oies criaient et volaient. C’était une belle matinée de printemps, et Tam sifflait en dénichant les jeunes oisons. Bien souvent je lui ai entendu raconter son aventure, et chaque fois la sueur lui découlait du front.

 

Il arriva, voyez-vous, que Tam regarda en l’air, et il aperçut un gros oiseau, et l’oiseau becquetait la corde. Il trouva cela pas ordinaire et en dehors des habitudes de l’animal. Il songea que les cordes sont singulièrement fragiles, et le bec des oies et les roches du Bass singulièrement acérés, et que deux cents pieds étaient un peu plus qu’il ne se souciait de tomber.

 

– Brrou ! cria Tam. Va-t’en, oiseau ! Brrou ! va-t’en donc ! dit-il.

 

L’oie regarda de son haut Tam dans la figure, et il y avait quelque chose de pas ordinaire dans les yeux de la bête. Elle ne lui jeta qu’un coup d’œil, et se retourna vers la corde. Mais à présent elle besognait et luttait comme une forcenée. Jamais oie n’a fait la besogne que celle-là besognait ; et elle semblait connaître fort bien son métier, usant la corde entre son bec et une saillie de roche tranchante.

 

Le cœur de Tam se glaça de terreur. – Cet être n’est pas un oiseau, pensa-t-il. Les yeux lui tournèrent dans le crâne, et le jour s’obscurcit autour de lui. – S’il me prend une faiblesse, pensa-t-il, c’en est fait de Tam Dale. Et il fit au gars le signal de le remonter.

 

Et il semblait que l’oie comprenait les signaux. Car le signal ne fut pas plus tôt fait qu’elle lâcha la corde, déploya ses ailes, poussa un grand cri, fit un tour de vol, et se précipita droit sur les yeux de Tam Dale. Tam avait un couteau, il fit briller le froid acier. Et il sembla que l’oie connaissait les couteaux, car l’acier n’eut pas plus tôt brillé au soleil qu’elle poussa un cri, mais plus aigu, comme le désappointement, et s’envola derrière la saillie de la falaise, et Tam ne la vit plus. Et aussitôt que cette bête fut partie, la tête de Tam lui retomba sur l’épaule, et on le hissa comme un cadavre, ballottant contre la falaise.

 

Un coup d’eau-de-vie (il n’allait jamais sans) lui rendit ses esprits, ou ce qu’il en restait. Il se mit sur son séant.

 

– Courez, Géorgie, courez au bateau, et amarrez-le bien, mon ami – courez ! s’écria-t-il, ou cette oie va l’emporter, dit-il.

 

Les garçons le regardèrent ahuris et voulurent lui persuader de se tenir tranquille. Mais rien ne put le calmer, tant que l’un d’eux ne fût parti en avant pour monter la garde sur le bateau. Les autres lui demandèrent s’il allait redescendre.

 

– Non, répondit-il, et ni vous ni moi, dit-il, et aussitôt que j’arriverai à me remettre sur mes deux jambes nous quitterons cette falaise de Satan.

 

En vérité, ils ne perdirent pas de temps, et cela n’était pas trop nécessaire, car ils n’étaient pas arrivés à North Berwick que Tam était tombé dans le délire de la fièvre. Il y demeura tout l’été ; et qui est-ce qui eut l’obligeance de venir le visiter ? Notre Tod Lapraik ! On s’est avisé par la suite qu’à chaque fois que Tod était venu chez lui la fièvre avait redoublé. Je n’en sais rien ; mais ce que je sais bien c’est comment cela finit.

 

C’était à peu près la même saison de l’année qu’aujourd’hui : mon grand-père était allé pêcher ; et comme un gosse je l’accompagnais. Notre prise fut superbe, je m’en souviens, et la manière dont se présentait le poisson nous conduisit tout près du Bass où nous rencontrâmes un autre bateau qui appartenait à un nommé Sandie Fletcher, de Castleton. Il est mort depuis, sans quoi vous auriez pu aller le voir. Or donc Sandie nous héla.

 

– Qu’est-ce qu’il y a là-bas sur le Bass ? dit-il.

 

– Sur le Bass ? dit grand-père.

 

– Oui, dit Sandie. Sur le côté vert du Bass.

 

– Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir ? dit grand-père. Il ne vient sur le Bass que des moutons.

 

– Ç’a tout l’air d’être un homme, fit Sandie, qui était plus proche que nous.

 

– Un homme ! disons-nous, et cela ne plaisait guère à personne. Car il n’y avait pas de bateau qui eût pu amener quelqu’un, et la clef de la prison était suspendue au-dessus du chevet de mon père à la maison.

 

Les deux bateaux restèrent ensemble pour se tenir compagnie, et nous avançâmes plus près. Grand-père avait une longue-vue, car il avait été marin, et capitaine d’un lougre, et il l’avait perdu sur les sables de la Tay. Et quand nous eûmes regardé à la longue-vue, plus de doute, c’était un homme. Il était sur un bout de la lande verte, un peu plus bas que la chapelle du côté sous le vent, et il sautait et dansait comme un fou à une noce.

 

– C’est Tod, dit grand-père. Et il passa la lunette à Sandie.

 

– Oui, c’est lui, dit Sandie.

 

– Ou quelqu’un à sa ressemblance, dit grand-père.

 

– C’est tout pareil, fit Sandie. Diable ou sorcier, je vais essayer mon fusil sur lui, fit-il.

 

Et il alla chercher une canardière qu’il avait apportée, car Sandie était connu dans tout le pays pour un tireur fameux.

 

– Attendez un peu, Sandie, fit grand-père ; il nous faut d’abord y voir plus clair, dit-il, ou bien cela pourrait nous coûter cher à tous les deux.

 

– Allons donc ! dit Sandie, c’est sans nul doute un jugement de Dieu, et damné soit l’individu !

 

– Peut-être que oui, peut-être que non, dit mon grand-père, le digne homme ! Mais songez-vous au procureur fiscal, avec qui, je crois, vous avez déjà eu maille à partir ? dit-il.

 

C’était trop vrai, et Sandie fut un peu décontenancé.

 

– Eh bien, Eddie, fit-il, et quel serait votre moyen ?

 

– Le voici, dit grand-père. Moi qui ai le bateau le plus rapide, je vais retourner à North Berwick, et vous resterez ici et tiendrez l’œil sur ça. Si je ne trouve pas Lapraik, je vous rejoindrai et à nous deux nous irons lui causer. Mais si Lapraik est chez lui, je hisserai le pavillon du port, et vous pourrez y aller sur ça à coups de fusil.

 

Eh bien, ce fut arrangé ainsi entre eux deux. Je n’étais qu’un gosse et restai dans le bateau de Sandie, où j’espérais mieux voir la suite. Mon grand-père donna à Sandie un teston d’argent pour glisser dans son fusil avec les balles de plomb, car c’est plus sûr contre les fantômes. Et puis l’un des bateaux cingla vers North Berwick, et l’autre resta sur place à surveiller l’être de mauvais augure sur le flanc du ravin.

 

Tout le temps que nous fûmes là il sauta et gambada et tourna comme un toton, et nous pensions par moments entendre ronfler son tournoiement. J’ai vu des filles, les folles princesses, sauter et danser un soir d’hiver, et être encore à sauter et danser quand le jour d’hiver était revenu. Mais il y avait autour d’elles des gens pour leur tenir compagnie, et des garçons pour les exciter ; mais cet être-ci était tout seul. Et il y avait avec elles un violoneux se démanchant le coude au coin de la cheminée ; mais cet être-ci n’avait d’autre musique que le concert des oies sauvages. Et les filles étaient des jeunesses avec le sang rouge et frémissant et courant dans leurs membres ; mais celui-ci était un gros, gras homme suifeux, et avancé en âge. Dites ce que vous voudrez, je dois dire ce que je crois. Il y avait de la joie dans le cœur de la créature ; la joie de l’enfer, soit, mais de la joie quand même. Bien souvent je me suis demandé pourquoi les sorciers et sorcières vendent leurs âmes (qui sont leur plus précieux bien) alors qu’elles sont des vieilles femmes ridées et ratatinées ou des vieux décatis ; et alors je me rappelle Tod Lapraik dansant toutes ces heures tout seul dans le noir triomphe de son cœur. Sans doute ils brûlent pour cela au fin fond de l’enfer, mais ils ont eu d’abord du bon temps ici-bas ! – et le Seigneur nous pardonne.

 

Eh bien, en définitive, nous vîmes le pavillon de marée monter à la tête du mât sur les rochers du port. Sandie n’attendait que cela. Il épaula son fusil, visa longuement, et pressa la détente. Le coup partit, et puis un grand hurlement s’éleva du Bass. Et nous étions là nous frottant les yeux, et nous regardant les uns les autres comme des hébétés. Car avec le coup et le hurlement l’être avait disparu soudain. Le soleil brillait, le vent soufflait, et il n’y avait plus rien que l’herbe nue là où le Phénomène avait sauté et dansé rien qu’une seconde plus tôt.

 

Tout le trajet de retour je poussai des cris de terreur au souvenir de cette disparition. Les hommes faits ne valaient pas beaucoup mieux ; on n’entendit guère dans le bateau de Sandie qu’invoquer le nom de Dieu ; et quand nous fûmes au môle, les rochers du port étaient noirs de gens qui nous attendaient. Il paraît qu’on avait trouvé Lapraik dans une de ces « pâmoisons », tenant la navette et souriant. Un garçon fut envoyé hisser le pavillon, et les autres restèrent dans la maison du tisserand. Vous pouvez être sûrs que cela ne leur plaisait guère ; mais il en résulta la conversion de plusieurs qui étaient là priant tout bas (car personne n’eût osé prier haut) et contemplant cette effroyable créature qui tenait la navette. Puis, tout d’un coup, et avec un cri terrible, Tod sauta de son banc et tomba en avant sur le métier – cadavre sanglant.

 

Quand le cadavre fut examiné, les chevrotines n’avaient pas touché le corps du sorcier ; impossible de retrouver un seul grain de plomb ; mais il avait reçu le teston d’argent de mon grand-père en plein milieu du cœur.

 

 

Andie venait à peine d’achever son récit lorsque survint un incident des plus futiles, mais qui était gros de conséquences. Neil, comme je l’ai dit, était lui-même un conteur renommé. J’ai ouï dire depuis qu’il connaissait toutes les histoires des Highlands ; et ce savoir lui valait une grande estime de la part de ses compagnons, comme de la sienne propre. Le conte d’Andie lui en rappela un autre qu’il avait déjà entendu.

 

– Moi avais connu l’histoire déjà, dit-il. C’était l’histoire de Uistean More MacGillie Phadrig et de Cavar Vore.

 

– Ce n’est pas vrai ! s’écria Andie. C’est l’histoire de mon père (Dieu ait son âme !) et de Tod Lapraik. Et je le répéterais à votre barbe, ajouta-t-il ; et rentrez votre langue dans votre mufle du Highland.

 

Avec les Highlanders, on le sait et l’histoire l’a montré, la noblesse du Lowland vit en bonne intelligence ; mais il en va tout autrement pour le peuple. Je m’étais aperçu qu’Andie était sans cesse sur le point de se quereller avec nos trois MacGregor, et je compris cette fois que l’heure critique était venue.

 

– Ce n’est pas des mots à employer avec des chentlemen, dit Neil.

 

– Des gentlemen ! s’écria Andie, des gentlemen, vous ? Mais vous n’êtes que des patauds du Highland ! Si Dieu permettait que vous vous voyiez tels que les autres vous voient, vous vous jetteriez un sou !

 

Neil lança un juron en gaélique, et à la minute le « couteau noir » surgit dans sa main.

 

Il n’y avait pas de temps à perdre : j’attrapai par la jambe le Highlander, et avant d’avoir pu me reconnaître je l’avais fait tomber et lui tenais sa main armée. Ses camarades s’élancèrent à la rescousse. Contre les trois Gregara nous n’étions, Andie et moi, que deux hommes sans armes, et notre situation semblait désespérée, lorsque Neil s’écria dans sa langue, ordonnant aux autres de se retirer ; puis il me fit sa soumission dans les termes les plus serviles et me livra même son couteau, que je lui restituai dès le matin sur ses promesses réitérées.

 

À la suite de cet incident, deux choses m’apparurent bien claires : d’abord que je ne devais pas faire grand fond sur Andie, car il s’était collé contre le mur sans plus bouger, pâle comme le mort, jusqu’au dénouement de l’affaire ; ensuite que je me trouvais dans une situation privilégiée vis-à-vis des Highlanders, lesquels devaient avoir reçu les ordres les plus stricts de me ramener sain et sauf. Mais si peu courageux que se fût montré Andie, je n’eus pas de reproches à lui faire sur le chapitre de la reconnaissance. Je ne veux pas dire qu’il m’accabla de remerciements mais ses dispositions et ses allures se modifièrent ; et comme il garda une rancune prolongée à nos compagnons, les rapports entre lui et moi n’en devinrent que plus étroits.

 

XVI

Le témoin manquant


Le 17, jour où j’avais rendez-vous avec l’avocat, ma révolte contre mon destin fut à son comble. Je savais qu’il m’attendait aux King’s Arms, je prévoyais ce qu’il me dirait lors de notre prochaine rencontre, et ces idées me causaient un tourment horrible. La vérité n’était pas vraisemblable, je devais le reconnaître, et je trouvais cruellement dur de passer pour un menteur et un lâche, alors que je n’avais en conscience rien omis de ce qu’il m’était possible de faire. Je me répétais cette formule avec une sorte d’amère satisfaction, et je recensais de ce point de vue les diverses phases de ma conduite. Je m’étais comporté envers James Stewart comme l’eût fait un frère ; le passé ne m’offrait rien dont je n’eusse le droit de m’enorgueillir, et il n’y avait que le présent à considérer. Je ne pouvais traverser la mer à la nage, pas plus que m’envoler par les airs, mais il me restait Andie. Je lui avais rendu service, je lui étais sympathique : je disposais là d’un levier puissant. Par acquit de conscience, je me devais de faire sur Andie une dernière tentative.

 

L’après-midi finissait : on n’entendait sur tout le Bass d’autre bruit que le clapotis et les bouillonnements d’une mer très calme ; et mes quatre compagnons étaient tous disséminés, les trois MacGregor vers le haut du rocher, Andie avec sa bible en un coin ensoleillé des ruines. C’est là que je le trouvai dormant profondément, et dès son réveil je l’entrepris avec une certaine chaleur et un grand appareil d’argumentation.

 

– Si je croyais que cela pût vous être utile, Shaws ! répliqua-t-il, en me considérant par-dessus ses besicles.

 

– C’est pour sauver autrui, repris-je, et pour tenir ma parole. Que peut-il y avoir de meilleur ? Ne connaissez-vous donc pas l’Écriture, Andie ? Vous qui avez la bible sur vos genoux ! De quoi sert à un homme de gagner l’univers ?

 

– Oui, dit-il, cela parle hautement en votre faveur. Mais qu’adviendra-t-il de moi ? J’ai ma parole à tenir tout aussi bien que vous. Et que me demandez-vous, sinon de vous la vendre pour de l’argent ?

 

– Andie, ai-je prononcé le mot argent ? m’écriai-je.

 

– Ouat ! le mot ne fait rien ; la chose y est quand même. Elle revient à ceci : au cas où je vous sers de la façon que vous désirez, je perds mes moyens d’existence. Il est donc clair que vous avez à me donner l’équivalent, et même un peu plus, pour votre dignité personnelle. Et n’est-ce pas là de la corruption ? Et encore si j’étais sûr de toucher ! Mais à ce que je vois nous en sommes loin ; et si vous veniez à être pendu, où en serais-je, moi ? Non, la chose n’est pas possible. Et allez-vous-en comme un brave garçon, et laissez Andie lire son chapitre.

 

J’étais au fond très satisfait du résultat obtenu : et le sentiment que j’éprouvai ensuite fut, je dirais presque, de la reconnaissance envers Prestongrange, qui m’épargnait, à l’aide de ce moyen violent et illégal, les dangers, tentations et perplexités. Mais cette manière de voir, aussi piètre que couarde, ne pouvait se prolonger beaucoup, et le souvenir de James reprit possession de mon âme. Le 21, jour fixé pour le procès, m’apporta la pire détresse morale que j’aie jamais éprouvée, sauf peut-être sur l’îlot d’Earraid. De longues heures je restai couché sur la lande inclinée, entre le sommeil et la veille, le corps inerte mais l’âme pleine d’agitation. Par instants je somnolais ; mais le palais de justice d’Inverary et le prisonnier cherchant de tous côtés son témoin manquant, me poursuivaient dans mon sommeil ; et je me réveillais en sursaut, l’âme ensinistrée, le corps douloureux. Je crus voir qu’Andie m’observait, mais je ne fis guère attention à lui. En vérité, je trouvais mon pain amer et ma vie accablante.

 

Le lendemain matin (vendredi 22) de bonne heure, une barque arriva chargée de provisions, et Andie me remit un pli. L’enveloppe ne portait pas d’adresse mais était cachetée du sceau gouvernemental. Elle renfermait deux billets. « M. Balfour peut maintenant se rendre compte qu’il est trop tard pour intervenir. On surveillera sa conduite et on récompensera sa discrétion. » Tel était le contenu du premier billet, qu’on avait dû écrire à grand-peine de la main gauche. Ces expressions ne renfermaient absolument rien qui pût compromettre leur auteur, même s’il venait à être découvert ; et le sceau redoutable qui tenait lieu de signature était apposé sur un feuillet distinct ne portant pas trace d’écriture. Je fus forcé de m’avouer qu’en cela mes adversaires savaient ce qu’ils faisaient, et je digérai de mon mieux la menace qui perçait sous la promesse.

 

Mais la deuxième missive était de loin la plus surprenante. Elle était libellée d’une main féminine, et disait : « On informe Maister Dauvit Balfour qu’une amie veille sur lui et que cette amie a des yeux gris. » Ce document, qui me tombait entre les mains à pareille heure et sous le sceau du gouvernement, me parut si extraordinaire que j’en demeurai stupide. Les yeux gris de Catriona s’illuminèrent dans ma mémoire. Je songeai, avec un sursaut de joie, que c’était elle, l’amie. Mais qui pouvait avoir écrit le billet, pour l’insérer de la sorte dans celui de Prestongrange ? Et, suprême merveille, pourquoi jugeait-on utile de me faire parvenir sur le Bass ce renseignement consolateur mais des plus futiles ? Quant à celle qui l’avait écrit, ce ne pouvait être que miss Grant. Ses sœurs, il m’en souvenait, avaient fait des remarques sur les yeux de Catriona, et l’avaient surnommée d’après leur couleur ; et elle-même avait l’habitude de prononcer mon nom avec un fort accent, pour se moquer, j’imagine, de ma rusticité. De plus, il fallait qu’elle habitât dans la maison même d’où provenait cette missive. Il ne me restait donc qu’un détail à élucider, et à savoir comment Prestongrange avait pu la mettre dans le secret de l’affaire, ou lui laisser inclure son folâtre billet sous le même pli que le sien propre. Mais ici encore je tenais un indice. Car, premièrement, la demoiselle avait un caractère assez dominateur, et il se pouvait bien que papa fût sous son influence plus que je ne le croyais. Et, deuxièmement, il convenait de se rappeler la politique constante du procureur : son attitude était toujours restée cordiale, et il n’avait jamais, même au plus fort de notre débat, posé le masque de l’amitié. Il devait bien supposer que mon emprisonnement m’avait irrité. Ce petit message plaisant et amical était peut-être destiné à apaiser ma rancune.

 

Je l’avouerai sans détours, j’éprouvai un élan soudain envers cette belle miss Grant, qui s’intéressait à mes affaires avec tant de condescendance. L’évocation de Catriona suffit à m’incliner vers de plus douces et plus lâches résolutions. Si le procureur était au courant de mes relations avec elle – si je devais lui accorder à lui un peu de cette « discrétion » que sa lettre mentionnait – jusqu’où cela ne pouvait-il pas m’entraîner ! C’est en vain que l’on tend le filet sous les yeux des oiseaux, dit l’Écriture. Eh bien, les oiseaux sont sans doute plus sages que les hommes ! Car je vis le piège, et j’y tombai néanmoins !

 

J’étais dans ces dispositions, le cœur en tumulte, et les yeux gris brillaient devant moi comme deux étoiles, lorsque Andie vint interrompre ma rêverie.

 

– Je vois que vous avez reçu de bonnes nouvelles, me dit-il, en me dévisageant avec curiosité.

 

À l’instant m’apparurent dans un éclair James Stewart et la cour d’Inverary, et une révolution soudaine se fit en moi. Je me rappelai que les procès durent parfois plus longtemps qu’on ne le prévoit. Dussé-je même arriver trop tard à Inverary, je pouvais encore faire une tentative dans l’intérêt de James. Dans l’intérêt de mon honneur, en tout cas, cette tentative produirait le plus grand bien. En un instant, et sans réflexion apparente, mon plan fut élaboré.

 

– Andie, demandai-je, c’est toujours pour demain ? Il m’assura que rien n’était changé.

 

– Et pour l’endroit ? continuai-je.

 

– Quel endroit ? fit Andie.

 

– Celui où l’on doit me débarquer ?

 

Il avoua que rien n’avait été prévu à ce sujet.

 

– Parfait, alors, dis-je, ce sera donc à moi d’en décider. Le vent est à l’est, mon chemin se dirige vers l’ouest ; préparez votre barque, je vous la loue ; remontons le Forth toute la journée, et débarquez-moi demain à deux heures le plus loin dans l’ouest que vous pourrez arriver.

 

– Oh ! le gredin ! s’écria-t-il. Vous voulez encore essayer d’atteindre Inverary ?

 

– Tout juste, Andie.

 

– Eh bien, vous n’êtes pas commode à battre ! Et moi qui ai passé toute la journée d’hier à m’apitoyer sur vous ! Tenez, je n’ai jamais été tout à fait sûr jusqu’à présent de ce que vous vouliez faire en réalité.

 

C’était bien là donner de l’éperon à un cheval boiteux !

 

– Deux mots entre nous, Andie, fis-je. Mon plan a encore un autre avantage. Nous partons en laissant les Highlanders sur le rocher, et l’une de vos barques de Castleton viendra les prendre demain. Ce Neil a un drôle d’œil quand il vous regarde ; qui sait si, une fois que je ne serai plus là, on ne tirera pas de nouveau les couteaux ; ces rouquins sont étrangement rancuniers. D’ailleurs, si l’on venait à vous poser des questions, vous avez votre excuse toute prête. Nos vies étaient en danger avec ces sauvages ; comme vous répondez de ma sûreté, vous avez pris le parti de me soustraire à leur voisinage et de me garder le reste du temps à bord de votre barque. Et voulez-vous savoir, Andie ? ajoutai-je, en souriant, je crois que c’est là ce que vous pouvez faire de mieux.

 

– Il est vrai que je n’en tiens pas pour Neil, répliqua Andie, ni lui pour moi, je pense ; et je n’aimerais pas d’en venir aux mains avec cet homme. Tarn Anster vaudra mieux que lui pour garder les bêtes, du reste. (Car ce Tarn Anster, qui avait amené la barque, était du Fife, où l’on parle peu le gaélique.) Pas de doute ! reprit Andie, Tarn les soignera mieux. Et ma foi ! plus j’y pense, moins je trouve que l’on a besoin de nous ici. L’endroit – oui, parole ! ils ont oublié l’endroit. Mais dites, Shaws, vous avez une fameuse tête quand vous vous y mettez ! Et d’ailleurs je vous dois la vie, conclut-il, avec plus de sérieux, et me tendant la main pour toper.

 

Sur quoi, sans un mot de plus, nous montâmes vivement à bord de la barque, et mîmes à la voile. Les Gregara s’occupaient alors du déjeuner, car les apprêts culinaires étaient de leur ressort habituel ; mais l’un d’eux se trouvant sur le rempart, il s’aperçut de notre fuite quand nous n’étions pas encore à vingt brasses du bord ; et tous trois se mirent à courir parmi les ruines jusqu’au débarcadère, exactement comme des fourmis autour d’un nid défoncé, nous hélant à grands cris pour nous faire revenir. Nous étions encore sous le vent du rocher, et dans son ombre, laquelle s’étendait au loin sur les eaux, mais nous arrivâmes bientôt presque à la fois dans le vent et au soleil. La voile s’enfla, la barque s’inclina jusqu’au bordage, et nous fûmes en un instant hors de portée des voix. Quelles terreurs envahirent ces hommes sur ce rocher où ils se trouvaient alors abandonnés sans le soutien de nul être civilisé, sans même la protection d’une bible, on ne peut se l’imaginer. Il ne leur restait même pas d’eau-de-vie pour se consoler, car en dépit de la précipitation et du secret de notre départ, Andie avait trouvé moyen de l’emporter.

 

Notre premier soin fut de débarquer Anster dans une crique voisine des Roches Glenteithy, afin que la délivrance de nos Highlanders pût s’effectuer le lendemain. Puis nous remontâmes le Forth. La brise, qui soufflait si bien au début, déclina bientôt, mais sans jamais nous manquer tout à fait. Durant tout le jour nous ne cessâmes d’aller, quoique souvent à peine, et ce fut dans la nuit tombée que nous arrivâmes au Queensferry. Pour sauvegarder la lettre de la consigne reçue par Andie (consigne bien ébréchée déjà) il me fallut rester à bord, mais je ne crus pas mal faire de communiquer par écrit avec la terre. Sous l’enveloppe de Prestongrange, dont le sceau gouvernemental surprit sans doute beaucoup mon correspondant, j’écrivis, éclairé par le falot de la barque, les quelques mots indispensables, et Andie les porta à Rankeillor. Il revint au bout d’une heure, avec une bourse pleine d’argent et l’assurance qu’un bon cheval m’attendrait tout sellé le lendemain à deux heures au bassin de Clackmann. Après quoi, et la barque dansant sur son ancre de pierre, nous nous installâmes pour dormir à l’abri de la voile.

 

Le lendemain nous fûmes dans le bassin bien avant deux heures ; et il ne me resta plus qu’à attendre. Ma mission m’inspirait peu d’entrain. J’aurais saisi volontiers tout prétexte plausible pour m’en dispenser ; mais il n’en existait aucun, et mon trouble était non moins grand que si j’avais couru à un plaisir longtemps désiré. Peu après une heure le cheval était au bord de l’eau, et je vis son conducteur le promener çà et là en attendant que je prisse terre, ce qui augmenta démesurément mon impatience. Andie me libéra à la minute précise, se montrant ainsi homme de parole à la rigueur, mais ne faisant guère bonne mesure à ses patrons ; et quelque cinquante secondes après deux heures j’étais en selle et galopais vers Stirling. En un peu plus d’une heure j’eus dépassé cette ville, et je gravissais déjà la côte d’Alan Water, lorsque survint une petite tempête. La pluie m’aveuglait, le vent faillit me jeter à bas de ma selle, et quand les premières ombres de la nuit me surprirent dans un lieu désert un peu à l’est de Balwhidder, je n’étais plus très sûr de ma direction, et mon cheval commençait à être fourbu.

 

Dans la précipitation de mon départ, et afin de m’éviter la recherche et l’importunité d’un guide, j’avais (autant qu’il était possible à un cavalier) suivi le même chemin que dans mon voyage avec Alan. Je ne me dissimulais point que par là je courais un grand risque, dont la tempête faisait maintenant une réalité. Ce fut, je crois, aux environs d’Uam Var que je m’orientai pour la dernière fois : – il pouvait être six heures. Je m’estimai en somme très heureux d’atteindre à onze heures ma destination, qui était la maison de Duncan Dhu. Le cheval seul eût pu dire où je m’étais fourvoyé dans l’intervalle. Je sais que nous tombâmes à deux reprises, et une autre fois je passai par-dessus ma selle, et fus roulé quelques secondes par un torrent mugissant. La monture et son cavalier avaient de la boue jusqu’aux yeux.

 

Duncan me donna les nouvelles du procès. On le suivait dans toutes ces régions du Highland avec une attention religieuse ; les nouvelles s’en répandaient d’Inverary aussi vite qu’on pouvait aller ; et je me réjouis d’apprendre qu’il n’était pas encore terminé le samedi vers la fin de la soirée : l’on était porté à croire qu’il se prolongerait jusqu’au lundi. Sous le coup de fouet de cette révélation je refusai de m’asseoir pour manger ; et Duncan ayant bien voulu me servir de guide, je me remis en route à pied, le morceau en main et mangeant tout en marchant. Duncan avait emporté un flacon d’usquebaugh et une lanterne, laquelle nous éclairait juste assez pour nous permettre de trouver des maisons où la rallumer, car l’ustensile était outrageusement mal clos et s’éteignait à chaque rafale. La plus grande partie de la nuit nous cheminâmes à l’aveuglette sous la pluie battante, et le jour nous trouva perdus dans la montagne. Une hutte était proche sur le versant d’un ravin ; nous y reçûmes des vivres et des indications ; et un peu avant la fin du prêche, nous étions aux portes de l’église d’Inverary.

 

La pluie avait un peu lavé le haut de ma personne, mais je restais crotté jusqu’aux genoux ; je ruisselais d’eau ; j’étais si fatigué que je me traînais à peine, et ma mine était celle d’un déterré. J’avais certainement plus besoin de changer de costume et de me mettre au lit que de tous les bienfaits de la religion. Néanmoins, persuadé que le grand point pour moi était de me faire voir aussitôt en public, je poussai la porte, pénétrai dans l’église avec sur mes talons Duncan aussi sale que moi, et, trouvant une place vacante toute proche, je m’y installai.

 

– Troisièmement, mes frères, et entre parenthèses, la loi elle-même doit être considérée comme un intermédiaire de la grâce, disait le ministre, sur le ton de quelqu’un qui se complaît à développer un argument.

 

C’était en l’honneur des assises qu’il prêchait en anglais. Il y avait là les juges avec leur escorte armée, non loin de la porte des hallebardes luisaient dans un coin, et la foule des hommes de loi se pressait sur les bancs plus nombreuse qu’à l’ordinaire. Le texte était tiré de l’épître aux Romains, cinquième et treizième versets – le ministre était fort habile ; et tous les dignes occupants de l’église – depuis le duc d’Argyll et mylords Elchie et Kilkerran jusqu’aux hallebardiers de leur suite – étaient absorbés, sourcils contractés, dans l’attention d’un profond recueillement. Seuls le ministre et un petit nombre de ceux qui étaient près de la porte s’aperçurent de notre entrée sur le moment et n’y pensèrent aussitôt plus ; le reste, ou bien ne nous entendit pas ou bien ne fit pas attention à nous ; et je restai là sans être remarqué au milieu de mes amis et de mes ennemis.

 

Le premier que je distinguai fut Prestongrange. Il se tenait roide comme un cavalier en selle, remuant les lèvres avec délices, sans quitter des yeux le pasteur ; le thème était évidemment à son goût. Un peu plus loin, Charles Stewart, l’air à moitié endormi, avait les traits pâles et tirés. Quant à Simon Fraser, il faisait tache, et quasi scandale, parmi cette assemblée recueillie : il se fourrait les mains dans les poches, s’étirait les jambes, se raclait la gorge, haussait ses sourcils chauves, et promenait les yeux à droite et à gauche, soit avec un bâillement, soit avec un sourire narquois. Ou bien encore, il prenait la bible posée devant lui, la parcourait, faisait semblant d’en lire quelques lignes, la feuilletait de nouveau, et la rejetait pour bâiller de toutes ses forces ; le tout comme par gageure.

 

Tout en s’agitant de la sorte, il vint à poser sur moi son regard. Il resta pétrifié une seconde, puis arracha un feuillet de sa bible, griffonna dessus quelques mots au crayon, et le passa à son plus proche voisin, en lui glissant un mot tout bas. Le billet atteignit Prestongrange, qui me lança un bref coup d’œil ; puis elle parvint à M. Erskine ; de là au duc d’Argyll, qui se tenait entre les deux autres lords de la session, et Sa Grâce se retourna pour me fixer d’un œil arrogant. De tous les intéressés, Charles Stewart fut le dernier à remarquer ma présence ; et lui aussi se mit à crayonner et à passer des dépêches, que je fus incapable de suivre parmi la foule jusqu’à leurs destinataires.

 

Mais le passage de ces notes avait éveillé l’attention ; tous ceux qui étaient dans le secret (ou se figuraient l’être) se chuchotaient des renseignements ; les autres s’interrogeaient ; et le ministre lui-même semblait tout décontenancé par le mouvement qui se propageait dans l’église, et par la rumeur soudaine et les chuchotements. Sa voix s’altéra, il pataugea visiblement, et ne put recouvrer l’aisance convaincue et le ton assuré de son débit. Ce fut sans doute une énigme pour lui jusqu’à son dernier jour de savoir par quel mystère un sermon, qui avait progressé triomphalement jusqu’à sa quatrième partie, avait bien pu tourner si mal dans la cinquième.

 

Quant à moi, je restais toujours à ma place, trempé, éreinté, fort inquiet de ce qui allait advenir ensuite, mais tout à fait enchanté de mon succès.

 

XVII

L’exposé


Le dernier mot de la bénédiction sortait à peine de la bouche du ministre, que Stewart me saisissait par le bras. Nous fûmes les premiers à quitter l’église, et il fit une si singulière diligence que nous nous trouvâmes sains et saufs entre les quatre murs d’une maison avant que la rue ne commençât d’être envahie par les fidèles qui regagnaient leurs demeures.

 

– J’arrive encore à temps ? demandai-je.

 

– Oui et non, répondit-il. La cause est entendue ; le jury délibère, et il aura la bonté de nous faire connaître demain matin sa manière de voir, telle que j’aurais pu la prononcer moi-même il y a trois jours, avant le début de la comédie. Dès le début cette décision a été évidente. Le condamné la connaissait ; il me disait voici deux jours : « Vous pouvez faire tout ce que vous voudrez pour moi, je sais ce qui m’attend par ce que le duc d’Argyll vient de dire à M. Macintosh : « Oh ! ç’a été un vrai scandale ! »

 

Le grand Argyll qui allait devant

Fit tonner canons et fusils,

 

et le massier lui-même criait « Cruachan ! » Mais maintenant que vous revoilà, je ne désespère plus. Le chêne dominera encore le myrte ; nous battrons les Campbell dans leur propre ville. Que Dieu m’accorde de voir ce jour !

 

Il se trémoussait avec surexcitation, tout en vidant ses malles sur le plancher pour me trouver des vêtements de rechange, et il m’encombra de son aide tandis que je me changeais. Ce qui me restait à faire, ou comment je devais le faire, il ne m’en dit rien, et je crois même qu’il n’y songea pas un seul instant. « Nous rosserons bien les Campbell ! » Il ne sortait pas de là. Et j’achevai de me persuader que ce qui avait l’apparence d’un honnête procès légal n’était au fond qu’une lutte de clans, et entre deux des plus sauvages. Mon ami l’avocat n’était pas à mon sens le moins acharné. Celui qui ne l’eût vu jamais que figurer à une séance devant le lord aumônier, ou manœuvrer ses crosses de golf en poursuivant une balle sur le terrain de Fruntsfield, celui-là n’eût certes pas reconnu le même personnage dans ce volubile et violent partisan.

 

Les « conseils » de James Stewart étaient au nombre de quatre : – le shériff Brown de Colstoun et le shériff Miller, M. Robert Macintosh et M. Stewart junior de Stewart Hall. L’avocat les réunit à dîner après le sermon, et je fus très aimablement compris dans l’invitation. Sitôt la nappe desservie, et le premier bol de punch mixtionné avec art par le shériff Miller, on entama le sujet d’actualité. Je fis un récit bref de ma capture et de mon internement, puis on m’interrogea longuement sur le détail de l’assassinat. Je dois rappeler que c’était la première fois que je parlais de l’affaire devant des hommes de loi, et le résultat fut très décevant pour les autres, et, je dois l’avouer, décourageant pour moi.

 

– En résumé, dit Colstoun, vous démontrez qu’Alan se trouvait sur les lieux, vous l’avez entendu proférer des menaces contre Glenure ; et tout en nous affirmant que ce n’est pas lui qui a tiré, vous donnez fortement l’impression qu’il était de connivence avec lui, et qu’il a consenti, voire indirectement coopéré, à l’action. Vous le montrez, de plus, favorisant de tout son pouvoir au péril de sa liberté, la fuite du criminel. Et la suite de votre témoignage (du moins en ce qui importe) repose uniquement sur la parole d’Alan ou de James, les deux accusés. Bref, vous ne brisez pas, mais vous allongez seulement d’un personnage la chaîne qui relie notre client au meurtrier ; inutile de dire que l’intervention d’un troisième complice renforce cette apparence de complot qui a été dès le début la pierre d’achoppement.

 

– Je suis du même avis, dit le shériff Miller. Nous pouvons tous, je crois, remercier Prestongrange d’avoir écarté de votre chemin un témoin fort gênant. Et c’est surtout, je crois, M. Balfour lui-même qui peut lui avoir de l’obligation. Car vous parlez d’un troisième complice, mais M. Balfour (à mon point de vue) me fait tout l’effet d’en être un quatrième.

 

– Permettez, messieurs ! intervint Stewart, l’avocat. Il y a un autre point de vue à considérer. Nous avons ici un témoin – ne discutons pas s’il est d’importance ou non – un témoin dans ce procès qui a été enlevé par ce tas de sinistres bandits, les Glengyle MacGregor, et séquestré pendant près d’un mois sur le Bass dans un amas de ruines. Remuez cela et voyez quelle boue vous en faites rejaillir sur les débats ! Messieurs, c’est une histoire qui fera du bruit dans le monde ! Il serait singulier qu’avec une pression comme celle-là, nous n’arrivions pas à extraire l’acquittement de notre client.

 

– Et supposez que demain nous soulevions le cas de M. Balfour, dit Stewart Hall. Je serais fort étonné que nous ne rencontrions pas sur notre chemin tant d’obstacles que James serait pendu avant que nous ayons découvert un tribunal pour nous entendre. C’est un grand scandale, mais je pense qu’aucun de vous n’en a oublié un plus grand encore, je veux dire l’affaire de lady Grange. Alors qu’elle était encore en prison, mon ami M. Hope de Rankeillor a fait tout ce qui était humainement possible ; et à quoi est-il arrivé ? Il n’a même pas obtenu l’autorisation de la voir ! Eh bien ! il en sera de même aujourd’hui ; on usera des mêmes armes. Ceci est un spécimen, messieurs, des rivalités de clan. La haine du nom que j’ai l’honneur de porter brûle en haut lieu. Il n’y a rien ici à considérer que la pure et simple vendetta Campbell et l’ignoble intrigue Campbell.

 

On se figure aisément qu’il abordait là un sujet bienvenu, et je demeurai quelque temps au milieu de ce savant conseil, presque étourdi par leurs propos mais fort peu éclairé sur le contenu de ces derniers. L’avocat se laissa entraîner à quelques expressions un peu vives. Colstoun se crut obligé de le reprendre ; les autres intervinrent à leur tour, de plus en plus bruyamment ; le duc d’Argyll fut battu à plate couture ; le roi Georges attrapa en passant quelques horions ; et il n’y eut qu’un personnage d’oublié, ce fut James des Glens.

 

Au milieu de ce hourvari, M. Miller gardait son calme. C’était un gentleman d’un certain âge, au teint vermeil et souriant ; il parlait d’une voix grave et posée, détachant les mots comme un acteur, afin de leur donner toute leur valeur ; et même à cette heure où il restait muet, assis avec sa perruque posée à côté de lui, son verre dans ses deux mains, la bouche plaisamment froncée, et le menton en avant, il personnifiait la malice égayée. Il avait évidemment son mot à dire, et il attendait l’occasion favorable.

 

Elle se présenta bientôt. Dans l’un de ses discours, Colstoun avait fait mention de leurs devoirs envers leur client. La transition plut, j’imagine, au shériff son confrère. D’un geste et d’un regard celui-ci mit la tablée dans sa confidence.

 

– Cela me fait penser à un détail que l’on oublie, dit-il. L’intérêt de notre client passe à coup sûr avant tout ; mais le monde ne finira pas faute de James Stewart. – Là-dessus il leva les yeux au ciel. – Reste à ne pas négliger, par exemple, un certain M. George Brown, un M. Thomas Miller, et un M. David Balfour. M. David Balfour tient un sujet de plainte admirable, et je crois, messieurs, pourvu que son histoire fût convenablement présentée – je crois qu’il resterait pas mal de perruques sur le carreau.

 

D’un seul mouvement toute la table se tourna vers lui.

 

– Convenablement mise au point et présentée, son histoire est de nature à entraîner des conséquences, reprit-il. L’administration de la justice tout entière serait totalement discréditée, du plus haut fonctionnaire au plus bas ; et il me semble qu’ils auraient besoin d’être remplacés. – Il pétillait de malice en disant ces mots. Il conclut : – Et je n’ai pas besoin de vous démontrer que cette cause de M. Balfour serait singulièrement profitable à ceux qui y coopéreraient.

 

Ainsi donc ils couraient tous un lièvre différent. La cause de M. Balfour signifiait pour eux le genre de discours qu’on y prononcerait, les magistrats qui seraient évincés, et ceux qui succéderaient à leurs charges. Je ne rapporterai que deux spécimens de leurs propos. On m’offrit de tâter Simon Fraser, dont le témoignage, si j’arrivais à l’obtenir, serait fatal pour Argyll et Prestongrange. Miller approuva fort cette tentative. – Nous avons devant nous un rôti juteux, dit-il, et il y en a plus qu’il n’en faut pour nous tous. – Et on eût cru les voir tous se lécher les babines. Stewart l’avocat se voyait prêt à se venger de son ennemi capital, le Duc, et il ne se tenait plus de joie.

 

– Messieurs, s’écria-t-il en remplissant son verre, je bois au shériff Miller. Ses capacités juridiques sont connues de chacun. De ses talents culinaires, le bol qui est devant vous en est un témoignage. Mais quand il s’agit de politique !… Et il vida son verre.

 

– Oui, mais ce n’est pas de la politique comme vous l’entendez, répliqua Miller, frappé. Je dirais plus volontiers que c’est une révolution, et je crois pouvoir vous garantir que la cause de M. Balfour fera époque pour les historiens. Mais convenablement dirigée, monsieur Stewart, dirigée avec amour, cette révolution sera pacifique.

 

– Hé ! je ne m’inquiète pas si l’on frotte un peu les oreilles à des damnés Campbell ! s’écria Stewart, en abattant son poing sur la table.

 

On peut imaginer que je n’étais guère satisfait, et cependant j’avais peine à m’empêcher de rire devant la naïveté de ces vieux intrigants. Mais je n’étais pas disposé à voir toutes les épreuves que j’avais endurées profiter à l’avancement du shériff Miller ou servir à faire une révolution dans le Parlement. Je pris donc la parole en affectant la plus grande modestie.

 

– J’ai à vous remercier, gentlemen, de vos bons avis, dis-je. Je voudrais toutefois, si vous le permettez, vous poser deux ou trois questions. Il y a une chose, par exemple, que nous avons un peu négligée : Est-ce que ce procès aura de bons résultats pour notre ami James des Glens ?

 

Ils parurent un peu interdits, et me donnèrent des réponses variées, mais qui concordaient sur un point, à savoir que l’unique espoir de James était dans la clémence du roi.

 

– Allons plus loin, fis-je. Sera-t-elle profitable à l’Écosse ? Un dicton prétend que c’est un mauvais oiseau celui qui abîme son propre nid. Je me souviens avoir ouï dire dans mon enfance qu’il y avait eu à Édimbourg une émeute à l’occasion de laquelle la feue reine qualifia notre pays de barbare ; et j’ai toujours pensé que nous avions plus perdu que gagné à cette émeute. Puis ç’a été l’an 45, qui a fait tellement parler de l’Écosse ; mais je n’ai jamais ouï dire que nous ayons gagné quelque chose aux événements de 45. Et nous voici arrivés à la cause de M. Balfour, comme vous l’appelez. M. le shériff Miller affirme qu’elle fera époque pour les historiens, et cela ne m’étonnerait pas. Je craindrais seulement qu’ils n’y voient surtout une époque de malheur et de réprobation publique.

 

Avec son acuité d’esprit Miller avait déjà flairé où je voulais en venir, et il s’empressa de m’emboîter le pas.

 

– Voilà qui est fortement exprimé, monsieur Balfour, dit-il. Votre observation est de poids.

 

– Nous devons aussi nous demander si le procès sera utile au roi George, continuai-je. M. le shériff Miller semble très rassuré sur ce point ; mais je doute que vous soyez à même de démolir la maison sous les pieds de Sa Majesté sans qu’elle reçoive quelques horions, dont l’un ou l’autre pourrait lui être fatal.

 

Je leur préparais la réponse, mais nul ne souffla mot.

 

– Quant à ceux auxquels la cause profiterait, continuai-je, M. le shériff Miller nous a cité plusieurs noms, parmi lesquels il a eu l’amabilité de mentionner le mien. Il voudra bien m’excuser si je ne suis pas de son avis. Dans cette affaire je ne crois pas avoir reculé le moins du monde tant qu’il y avait une existence à sauver ; mais j’avoue que je me suis vu fort malheureux pour un jeune homme qui se destine au barreau et qui n’a pas encore vingt ans, de se donner les allures d’un brouillon et d’un factieux. Pour ce qui est de James – en l’état des choses, avec la sentence quasi prononcée – il paraît n’avoir plus d’autre espoir que dans la clémence royale. Ne peut-on donc s’adresser directement à Sa Majesté, sauvegarder l’honneur public de ces hauts justiciers, et me tenir à l’écart d’une situation qui me paraît devoir être ma perte.

 

Ils restaient tous le nez baissé dans leurs verres, et je sentis qu’ils désapprouvaient mon attitude en cette affaire. Mais Miller fit contre mauvaise fortune bon cœur.

 

– Si notre jeune ami m’autorise à présenter son idée sous une forme plus précise, dit-il, je vois qu’il nous propose d’introduire dans un mémoire à la Couronne le fait de sa séquestration, avec peut-être quelques chefs de la déposition qu’il était prêt à faire. Ce plan a des chances de succès. Il est capable autant qu’un autre (sinon mieux) de sauver notre client. Peut-être Sa Majesté aura-t-elle la bonté de ressentir quelque gratitude envers tous ceux qui contribueront à ce mémoire, lequel passerait sans difficulté pour un geste du meilleur loyalisme ; et sa rédaction même pourrait indiquer ce point de vue.

 

Ils échangèrent des hochements de tête, non sans quelques soupirs, car la première alternative correspondait sans doute mieux à leurs aspirations.

 

– Écrivez donc, monsieur Stewart, s’il vous plaît, poursuivit Miller ; et il serait fort à propos que le papier fût signé de nous cinq ici présents, comme délégués du « condamné ».

 

– Cela ne peut toujours faire de mal à aucun de nous, dit Colstoun, en poussant un nouveau soupir : – il venait pendant dix minutes de se voir lord procureur général.

 

Sur quoi ils se mirent sans grand enthousiasme à rédiger le mémoire ; – mais bientôt ils s’échauffèrent à la tâche, et je me bornai à les regarder et répondre parfois aux questions. Le document fut rédigé à souhait : il exposait d’abord les faits me concernant, la récompense offerte pour mon arrestation, ma reddition, la pression exercée sur moi ; ma séquestration, et mon arrivée à Inverary lorsqu’il était trop tard. Il énumérait ensuite les raisons de loyalisme et d’intérêt public pour lesquelles on avait décidé de renoncer aux moyens légaux ; et il concluait par un appel véhément à la pitié du roi en faveur de James.

 

Je trouvai qu’on me sacrifiait un peu trop, et qu’on me représentait quasi sous les espèces d’un boutefeu que ma cohorte de légistes avait à grand-peine détourné des moyens extrêmes. Mais je laissai passer la chose, et me bornai à suggérer que l’on me déclarât prêt à donner mon témoignage et à fournir ceux d’autres personnes devant toute commission d’enquête. Je demandai aussi que l’on me remît sur-le-champ un exemplaire du mémoire.

 

Colstoun sifflota et poussa quelques « Hum ! »

 

– C’est un document des plus confidentiels, ajouta-t-il.

 

– Et ma situation vis-à-vis de Prestongrange est des plus délicates, ripostai-je. Il n’est pas douteux que j’ai dû éveiller sa sympathie à première vue, pour qu’il m’ait toujours traité si amicalement depuis lors. Sans lui, gentlemen, je serais mort à cette heure, ou j’attendrais ma condamnation aux côtés de ce malheureux James. C’est pourquoi je tiens à lui communiquer la substance de ce document dès qu’il sera recopié. Il vous faut également considérer que cette mesure me servira de sauvegarde. J’ai ici des ennemis qui ont toujours eu la main lourde, Sa Grâce est dans son propre pays, tout comme Lovat ; et s’il planait le moindre doute sur mes procédés je pourrais fort bien me réveiller en prison.

 

Ne trouvant rien à répondre à ces arguments, ma société de conseillers finit par m’accorder ce que je désirais, en y mettant toutefois cette condition, que je remettrais le papier à Prestongrange avec les compliments exprès de tous les signataires.

 

Le procureur était au château où il dînait avec Sa Grâce. Par l’intermédiaire de l’un des domestiques de Colstoun, je lui fis tenir un billet pour lui demander audience, et reçus l’avis d’aller aussitôt le rejoindre dans une certaine maison de la ville. Je l’y trouvai seul dans une chambre. Son visage était impénétrable ; mais je n’étais pas assez peu observateur pour n’avoir pas aperçu des hallebardes dans le vestibule, ni assez niais pour ne pas deviner qu’il était prêt à me faire arrêter sur-le-champ, s’il le jugeait à propos.

 

– Ainsi donc, monsieur Balfour, vous êtes ici ? dit-il.

 

– Et je crains de n’y être guère le bienvenu, mylord, répliquai-je. Mais je voudrais avant d’aller plus loin vous exprimer ma reconnaissance pour les continuels bons offices de votre seigneurie, même s’ils sont destinés à prendre fin désormais.

 

– Vous m’avez déjà parlé de votre gratitude, fit-il sèchement, et je doute que ce soit pour cette raison que vous m’avez fait quitter la table afin de venir vous écouter. Je me rappellerais aussi, à votre place, que vous êtes encore sur un terrain très mouvant.

 

– Plus à présent, mylord, je crois, et si votre seigneurie veut bien jeter un coup d’œil sur ce papier, vous serez peut-être de mon avis.

 

Il le lut très attentivement jusqu’au bout, les sourcils contractés ; puis il revint sur un passage et sur un autre dont il sembla peser et comparer la teneur. Ses traits se détendirent un peu.

 

– Cela pourrait être plus mauvais, dit-il ; quoique je craigne encore d’avoir à payer cher pour la connaissance que j’ai faite de M. David Balfour.

 

– Ou plutôt pour votre indulgence envers cet infortuné jeune homme, mylord.

 

Il relut à nouveau le papier, et peu à peu son humeur se rasséréna.

 

– Mais à qui dois-je ce bon office ? demanda-t-il enfin. On a dû examiner d’autres projets, il me semble. Qui est-ce qui a proposé cette méthode particulière ? Est-ce Miller ?

 

– Mylord, c’est moi, répliquai-je. Ces messieurs n’ont pas montré pour moi tellement d’égards que je veuille me priver du peu de crédit, qui me revient légitimement, et leur épargner les responsabilités qu’ils doivent en conscience supporter. Et je dois à la vérité de dire qu’ils étaient tous partisans d’un moyen qui aurait eu de singuliers résultats dans le Parlement, et qui eût représenté pour eux (suivant l’une de leurs expressions) un rôti juteux. Lors de mon intervention, ils étaient, je crois, sur le point de se partager les diverses fonctions de la magistrature. Notre ami, M. Simon, aurait été reçu à composition.

 

– Voilà bien nos amis ! fit en souriant Prestongrange. Et quelles ont été vos raisons de les contredire, monsieur David ?

 

Je les lui exposai sans détour, faisant toutefois ressortir avec plus de force et d’étendue celles qui regardaient Prestongrange lui-même.

 

– Vous me rendez plus que justice, reprit-il. J’ai lutté pour votre intérêt aussi fortement que vous contre le mien. Mais comment êtes-vous ici aujourd’hui ? interrogea-t-il. En voyant les débats se prolonger, l’inquiétude m’a pris de vous avoir assigné un délai trop juste, et je vous attendais pour demain. Mais aujourd’hui, l’idée ne m’en serait jamais venue.

 

Je n’allais naturellement pas trahir Andie.

 

– Je suppose qu’il y a des bêtes très fatiguées tout le long du chemin, dis-je.

 

– Si j’avais su que vous étiez un pareil bandit, vous auriez goûté plus longtemps du Bass.

 

– À ce propos, mylord, je vous rends votre lettre.

 

Et je lui tendis l’enveloppe à l’écriture contrefaite.

 

– Il y avait aussi une feuille avec le sceau.

 

– Je ne l’ai plus. Elle ne portait même pas d’adresse, et n’aurait pas compromis un chat. Pour le second billet, je l’ai, et avec votre permission, je le garde.

 

Il parut légèrement contrarié, mais n’insista pas. Il reprit :

 

– Demain, nous n’aurons plus rien à faire ici, et je m’en retournerai par Glasgow. Je serais très heureux de vous avoir en ma compagnie, monsieur David.

 

– Mylord… commençai-je.

 

Il m’interrompit.

 

– Je ne nierai pas que je vous demande cela comme un service. Je désire même que, lors de votre arrivée à Édimbourg, vous descendiez chez moi. Vous avez dans les misses Grant de très chaleureuses amies, qui seront enchantées de vous posséder auprès d’elles. Si vous croyez que je vous ai été de quelque utilité, je vous offre là un moyen de vous acquitter envers moi, et bien loin d’y perdre, vous en recueillerez peut-être des avantages par la même occasion. Il n’est pas donné à tous les jeunes inconnus d’être introduits dans la société par le procureur général du Roi.

 

Bien souvent déjà (au cours de nos brèves relations) ce gentilhomme m’avait fait tourner la tête ; il est certain que pour un instant il me la fit tourner de nouveau. Je retrouvais toujours inaltérée l’ancienne fiction de la faveur spéciale où me tenaient ses filles, dont l’une avait eu l’extrême obligeance de rire de moi, tandis que les deux autres avaient à peine daigné s’apercevoir de mon existence. Et maintenant j’allais demeurer chez lui à Édimbourg ; j’allais être poussé dans le monde sous sa protection ! Qu’il eût assez de bonne volonté pour me pardonner, c’était déjà surprenant : qu’il désirât me seconder et me servir me paraissait impossible ; et je me mis à chercher ce qu’il en attendait par la suite. Une chose était évidente. Si je devenais son hôte, toute palinodie m’était fermée : je ne pourrais plus revenir sur mes dispositions actuelles ni introduire aucune action judiciaire. Et d’ailleurs, ma présence sous son toit n’enlevait-elle pas au mémoire toute efficacité ? On ne pouvait en effet prendre au sérieux une plainte dont le principal auteur serait l’hôte du magistrat le plus incriminé. Tout en considérant ce point de vue, je ne pus dissimuler tout à fait un sourire.

 

– Il s’agit en quelque sorte de mettre opposition au mémoire, dis-je.

 

– Vous êtes clairvoyant, monsieur David, dit-il, et vous ne devinez pas trop mal. Le fait est que cela me servira pour ma défense. Toutefois peut-être n’estimez-vous pas à leur juste valeur mes sentiments amicaux, qui sont tout à fait réels. J’ai pour vous, monsieur David, un respect mêlé de terreur, conclut-il, en souriant.

 

– Je suis plus que disposé, je suis sincèrement désireux d’aller au-devant de vos souhaits, dis-je. J’ai fait le projet de me consacrer au barreau, et le soutien de votre seigneurie serait pour moi sans prix. Je suis en outre profondément reconnaissant à vous et à votre famille pour l’intérêt et la sympathie que vous m’avez montrés. Mais voici la difficulté : il y a un point sur lequel nous divergeons. Vous vous efforcez de faire pendre James Stewart ; moi, je m’efforce de le sauver. Pour autant que mon voyage avec vous contribuerait à la défense de votre seigneurie, je suis aux ordres de votre seigneurie ; mais pour autant qu’il aiderait à la pendaison de James Stewart, vous me voyez au regret.

 

Il étouffa un juron, et dit avec amertume :

 

– Vous devriez certainement comparaître ; la barre plus que le barreau est une scène bien faite pour vos talents. – Puis il resta un moment silencieux, et reprit enfin : – Je vous dirai qu’il n’est plus question de James Stewart, ni pour ni contre. James est mort d’avance ; sa vie est reçue et prise ; achetée (si vous l’aimez mieux) et vendue ; aucun mémoire ne peut le secourir – aucune compromission d’un fidèle M. David ne peut lui être nuisible. Qu’il vente haut, qu’il vente bas, il n’y a plus de pardon pour James Stewart : et tenez-vous-le pour dit ! Je reste seul en cause : vais-je me maintenir ou tomber ? Je ne vous cache pas que je suis en péril. Et M. David Balfour veut-il savoir pourquoi ? Ce n’est pas pour avoir procédé indûment contre James ; là-dessus je suis à couvert. Ce n’est pas non plus pour avoir séquestré M. David sur un rocher ; c’est tout bonnement pour n’avoir pas pris la voie simple et naturelle, où l’on m’a poussé à diverses reprises, d’envoyer M. David au tombeau ou au gibet. Voilà l’origine du scandale – l’origine de ce maudit mémoire – et il donna une claque sur le papier étalé sur son genou. – C’est mon indulgence à votre égard qui me vaut ces difficultés. Je voudrais savoir si votre délicatesse de conscience est trop grande pour vous permettre de m’aider à en sortir.

 

Il y avait certes beaucoup de vrai dans ce qu’il venait de dire. Si la situation de James était désespérée, quoi de plus naturel que de me porter au secours de l’homme qui était devant moi, de celui qui m’avait secouru si souvent, et qui m’offrait à cette heure encore un modèle de patience ? D’ailleurs non seulement j’étais fatigué, mais je commençais à avoir honte de mon attitude continuelle de suspicion et de dérobade. Je prononçai :

 

– Si vous voulez me dire où et quand, j’irai à point nommé rejoindre votre seigneurie.

 

Il me serra les mains.

 

– Mes filles aussi, je pense, ont des nouvelles pour vous, dit-il, en me congédiant.

 

Je m’éloignai, enchanté d’avoir fait ma paix, mais la conscience non tout à fait en repos ; et je me demandai, chemin faisant, si, après tout, je ne m’étais pas montré un rien trop facile. Mais il y avait à considérer le fait que cet homme, qui aurait pu être mon père, était un homme de talent et un grand dignitaire, et qu’à l’heure de ma détresse il m’avait tendu une main secourable. Je fus d’excellente humeur le reste de cette soirée, que je passai avec les avocats. La compagnie était certes des meilleures, mais la dose de punch fut peut-être exagérée ; aussi, bien que j’allasse me mettre au lit de bonne heure, je ne me souviens guère comment j’y arrivai.

 

XVIII

« La balle en place »


Le lendemain, dissimulé dans le cabinet particulier des juges, j’entendis rendre le verdict et condamner James. Les paroles du Duc me sont restées mot pour mot ; et puisque ce fameux discours est devenu un objet de controverse, je crois bien faire de rapporter ici ma version. Après avoir rappelé l’an 45, le chef des Campbell, siégeant comme avocat général, s’adressa en ces termes à l’infortuné Stewart : « Si vous aviez eu le dessus dans cette rébellion, c’est vous qui auriez fait la loi en ce lieu même où vous êtes présentement jugé ; à nous qui sommes aujourd’hui vos juges, on nous eût fait notre procès devant une de vos parodies de tribunaux ; et en ce cas vous auriez pu vous rassasier du sang de tout homme ou de tout clan que vous avez en aversion.

 

– Voilà qui s’appelle vider le fond du sac, pensai-je. Et c’était bien là l’impression générale.

 

Ce discours eut un succès prodigieux chez les jeunes avocats : ils le tournèrent en dérision, et il ne se passait guère un repas sans que l’un d’eux reprît la phrase : « Et en ce cas vous auriez pu vous rassasier. » On en fit des chansons qui amusèrent alors, et qui sont presque toutes oubliées. Je me rappelle ces premiers vers de l’une d’elles :

 

De qui vous faut-il le sang, t-il le sang ?

Est-ce d’un homme ou d’un clan ?

Ou du sauvage Highland

Qu’il vous faut le sang, le sang ?

 

Une autre était sur mon air favori, La Maison d’Airlie, et commençait ainsi :

 

Un jour qu’Argyll siégeait au tribunal,

On lui servit un Stewart à dîner.

 

Et l’un des couplets disait :

 

Alors le Duc se dresse, et crie au cuisinier :

Je considère ainsi qu’un très sensible outrage

Qu’on me fasse souper et me remplir la panse

Avec le sang d’un clan que j’ai en aversion.

 

James fut assassiné ni plus ni moins que si le Duc avait pris un fusil pour le cribler de plomb. J’étais renseigné là-dessus, mais d’autres l’étaient moins, et furent d’autant plus affectés par les scandaleux agissements qui se produisirent au cours des débats. L’un des principaux fut à coup sûr cette sortie du juge. Elle fut suivie de près par une autre d’un juré, qui lança au beau milieu de la plaidoirie de Colstoun pour la défense : « Je vous en prie, monsieur, abrégez, nous en avons plein le dos. » – ce qui parut le comble de l’impudence et de la naïveté. Mais plusieurs de mes nouveaux amis légistes furent encore plus choqués par une innovation qui avait déshonoré et même vicié les débats. Un certain témoin ne fut même pas appelé. Son nom, pourtant, était imprimé à la quatrième page de la liste, où l’on peut encore le voir : « James Drummond, alias MacGregor, alias James More, précédemment tenancier à Inveronachile » ; et sa déposition avait été reçue, selon la coutume, par écrit. Il s’était rappelé ou avait inventé (Dieu lui pardonne) de quoi mettre du plomb aux semelles de James Stewart, et donner en même temps des ailes aux siennes propres. On avait toute raison de vouloir porter ce témoignage à la connaissance d’un jury, sans exposer son auteur aux dangers d’un contre-examen ; et la manière dont on le présenta fut une surprise pour tous. Car le papier circula de main en main, comme une curiosité, parmi les juges ; il traversa le box du jury, où il fit son effet ; et il s’évanouit derechef (comme par hasard) avant d’être arrivé au conseil du prisonnier. On jugea le procédé extrêmement déloyal ; et quant à moi j’étais rempli de honte pour Catriona et d’inquiétude pour moi-même, à y voir mêlé le nom de James More.

 

Le jour suivant, je me mis en route avec Prestongrange, en nombreuse compagnie, pour Glasgow. Là, je m’impatientai de devoir rester quelque temps dans un mélange de plaisirs et d’affaires. Je logeais chez mylord, qui m’encourageait à la familiarité ; j’avais ma place aux fêtes ; j’étais présenté aux hôtes de marque ; et en somme je faisais figure plus qu’il ne convenait tant à mon rôle qu’à mon rang ; si bien que, en présence d’étrangers, il m’arrivait de rougir pour Prestongrange. Il faut avouer que l’aperçu que j’avais pris du monde dans ces derniers mois était bien fait pour assombrir mon humeur. J’avais vu beaucoup d’hommes, dont quelques-uns dignitaires en Israël tant par la naissance que par les talents ; mais personne parmi eux n’avait les mains nettes. Quant aux Brown et Miller, dont j’avais vu l’égoïste avidité, je ne pouvais plus les prendre au sérieux. Prestongrange était encore le meilleur ; il m’avait sauvé, ou plutôt épargné, alors que d’autres étaient résolus à m’assassiner tout net ; mais le sang de James criait contre lui ; et sa présente dissimulation à mon égard m’apparaissait indigne de pardon. Qu’il dût affecter de prendre plaisir à ma compagnie me mettait presque hors de moi. Je le considérais le cœur plein d’une rage sourde, et je songeais : « Ah ! tu as beau me dire : ami, ami ! si tu étais seulement franc au sujet de ce mémoire, ne me jetterais-tu pas dehors à coups de pied ? » En quoi je lui faisais – comme la suite l’a démontré – la plus grave injure ; et je pense qu’il était à la fois beaucoup plus sincère, et beaucoup plus habile comédien que je ne l’imaginais.

 

Mais j’étais confirmé dans mon incrédulité par la conduite de cette cour de jeunes avocats qui l’entouraient dans l’espoir d’obtenir son patronage. La soudaine faveur dont jouissait un garçon jusqu’alors inconnu les perturba tout d’abord considérablement ; mais deux jours ne s’étaient pas écoulés que je me trouvai moi-même environné de flatteries et d’adulations. J’étais le même jeune homme, et ni meilleur ni plus méritant, qu’ils avaient rejeté un mois plus tôt ; et à cette heure il n’y avait pas de civilité trop bonne pour moi. Le même, dis-je ? Non, pas tout à fait, à preuve le surnom que l’on m’appliquait derrière mon dos. Me voyant si lié avec le procureur, et se persuadant que je devais voler haut et loin, ils avaient emprunté un terme du jeu de golf, et m’appelaient « la balle en place ». Je m’entendais dire que j’étais à présent « l’un d’eux » ; j’allais tâter de leurs draps fins ; moi qui étais déjà familiarisé avec la rudesse de la paille la plus grossière ; et l’un de ceux à qui j’avais été présenté, dans Hope Park, eut l’audace de me rappeler cette rencontre. Je lui répondis que je n’avais pas le plaisir de me la rappeler.

 

– Comment, fit-il, mais c’est miss Grant elle-même qui m’a présenté à vous ! Je m’appelle Untel.

 

– Cela se peut très bien, monsieur, répliquai-je ; mais je n’en ai pas gardé le souvenir.

 

Il n’insista plus ; et au milieu du dégoût qui me submergeait d’ordinaire, j’éprouvai un instant de plaisir.

 

Mais je ne veux pas m’étendre sur cette période. Lorsque j’étais dans la compagnie de ces jeunes politiques, j’étais partagé entre la honte que j’éprouvais pour mes façons communes, et le mépris qu’ils m’inspiraient avec leur duplicité. Des deux maux, j’estimais Prestongrange le moindre ; et tandis que je restais roide et guindé avec ces jeunes fous, je savais assez dissimuler mes sentiments d’hostilité envers le procureur, pour être (comme le disait jadis M. Campbell) « souple avec le laird ». Celui-ci même s’aperçut de la différence, et me conseilla d’être plus de mon âge, et de me faire des amis de mes jeunes compagnons.

 

Je lui répondis que j’étais lent à me faire des amis.

 

– Soit, je retire le mot, dit-il. Mais il existe un : Bonjour et bonsoir, monsieur David. C’est avec ces mêmes jeunes gens que vous êtes destiné à passer vos jours et à traverser la vie : votre éloignement a un air de hauteur ; et si vous ne réussissez pas à affecter des manières un peu plus dégagées, je crains que vous ne rencontriez des difficultés sur votre chemin.

 

– Il n’est pas toujours commode de faire une bourse de soie avec une oreille de truie, répliquai-je.

 

Le 1er octobre au matin, je fus réveillé par les claquements de fers d’un courrier. Avant que le messager n’eût mis pied à terre, j’étais à ma fenêtre, et je vis qu’il avait mené son cheval grand train. Quelques minutes plus tard, je fus mandé chez Prestongrange, que je trouvai en robe de chambre et bonnet de nuit, attablé devant ses lettres éparses.

 

– Monsieur David, me dit-il, j’ai des nouvelles pour vous. Elles concernent certains de vos amis, dont je vous crois parfois un peu honteux, car vous n’avez jamais fait allusion à leur existence.

 

Je me sentis rougir.

 

– Je vois que vous m’entendez, et ce symptôme équivaut à une réponse. Je dois certes vous féliciter sur votre excellent goût en matière de beauté ; mais savez-vous bien, monsieur David, que cette jeune fille me paraît fort entreprenante ? Elle se multiplie. Le gouvernement d’Écosse trouve un obstacle dans miss Katrine Drummond, à peu près comme il lui est arrivé il n’y a pas bien longtemps avec un certain M. David Balfour. Ces deux-là ne feraient-ils pas un bon couple ? Sa première intervention dans la politique… Mais je ne dois pas vous raconter cela, car les autorités ont décrété que vous l’apprendriez d’une autre bouche plus jeune. Ce nouvel échantillon, toutefois, est plus sérieux ; et j’ai le regret de devoir vous annoncer qu’elle est en prison.

 

Je poussai un cri.

 

– Oui, reprit-il, la petite dame est en prison. Mais je ne voudrais pas vous mettre au désespoir. À moins que (aidé de vos amis et de leurs mémoires) vous n’arriviez à me renverser, elle n’a rien à craindre.

 

– Mais qu’a-t-elle fait ? De quoi l’accuse-t-on ? m’écriai-je.

 

– Cela pourrait presque s’appeler haute trahison, répliqua-t-il. Elle a forcé les portes du château royal d’Édimbourg.

 

– Je suis fort ami de cette demoiselle. Je sais que vous ne railleriez pas si la chose était sérieuse.

 

– Et c’est pourtant sérieux en un sens ; car ce bandit de Catrine – que nous pourrions aussi bien appeler Cateran – a lâché de nouveau sur le monde ce peu recommandable individu, son papa.

 

Je voyais se justifier une de mes prévisions : James More était de nouveau en liberté. Il avait prêté ses hommes pour me tenir prisonnier ; il avait offert son témoignage dans le procès d’Appin, et son témoignage derechef avait servi (peu importe par quel subterfuge) à influencer le jury. À cette heure il avait reçu sa récompense, et il était libre. Les autorités avaient beau faire croire à une évasion ; je ne m’y laissais pas prendre : – je savais que c’était là l’accomplissement d’un marché. Par le fait même, je n’avais plus à m’inquiéter le moins du monde pour Catriona. Elle pouvait passer pour avoir fait sortir son père de prison ; elle pouvait le croire elle-même. Mais dans toute l’affaire je reconnaissais la main de Prestongrange ; et j’étais sûr que, loin de permettre qu’elle fût punie, il ne lui laisserait même pas faire son procès. En conséquence je lâchai cette exclamation bien peu politique :

 

– Ah ! je m’y attendais !

 

– Vous avez pourtant quelquefois beaucoup de discernement ! répliqua Prestongrange.

 

– Qu’est-ce donc que mylord veut entendre par là ? demandai-je.

 

– Je m’étonnais simplement, reprit-il, qu’étant assez fin pour tirer ces conclusions, vous ne sachiez pas aussi les garder pour vous. Mais vous aimeriez, je crois, connaître le détail de l’affaire. J’en ai reçu deux versions : la moins officielle des deux est la plus complète et de beaucoup la plus intéressante, car elle est due à l’alerte plume de ma fille aînée. Voici ce qu’elle m’écrit : « Il n’est bruit dans toute la ville que d’un joli méfait, et ce qui rendrait la chose encore plus remarquable (si on le savait) c’est que le malfaiteur est une protégée de sa seigneurie mon papa. Vous avez sans doute trop à cœur votre devoir (sans parler du reste) pour avoir oublié les Yeux-Gris. Voilà-t-il pas qu’elle s’affuble d’un chapeau à larges bords, d’un grand surtout d’homme, et d’une épaisse cravate ; elle retrousse ses jupes jusque Dieu sait où, s’applique deux paires de guêtres sur les jambes, prend à la main une paire de souliers rapiécés, et en route pour le château ! Là, elle se fait passer pour un savetier aux gages de James More, et pénètre dans le cachot de celui-ci, tandis que le lieutenant (qui aimait à rire) plaisante avec ses soldats sur le surtout du savetier. Puis on entend une dispute et un bruit de coups à l’extérieur. Sort le savetier, l’habit au vent, les bords du chapeau rabattus sur le nez, et il s’enfuit poursuivi par les brocards du lieutenant et de ses hommes. Ceux-ci ne riaient plus d’aussi bon cœur lorsqu’ils eurent ensuite l’occasion de visiter le cachot, car ils n’y trouvèrent plus qu’une grande et jolie fille aux yeux gris, en habit féminin ! Quant au savetier, il était « au diable vauvert par-delà les montagnes », et il est probable que la malheureuse Écosse devra faire son deuil de son absence. Ce soir-là, j’ai bu en public à la santé de Catriona. En somme, toute la ville l’admire, et je crois que les élégants porteraient à leur boutonnière des morceaux de ses jarretières, s’ils réussissaient à s’en procurer. Je serais même allée volontiers la voir dans sa prison, mais je me suis rappelé à temps que je suis la fille à mon papa ; je lui ai donc, en place, écrit un billet que j’ai confié au fidèle Doig, et vous reconnaîtrez j’espère que je sais être politique quand je veux. Le même fidèle nigaud va vous dépêcher cette lettre par le courrier en compagnie de celles des soi-disant sages, de sorte que vous entendrez Tom le fou en même temps que Salomon. À propos de nigauds, dites-le à David Balfour. Je voudrais voir la tête qu’il fera en se figurant une fille aux longues jambes dans une telle situation ! sans parler des folâtreries de votre affectionnée fille, et sa respectueuse amie. » Sur quoi ma gredine a signé, continua Prestongrange. Et vous voyez, monsieur David, que ce que je vous dis est entièrement exact : mes filles vous considèrent avec le plus affectueux enjouement.

 

– Le nigaud leur est bien obligé, ripostai-je.

 

– Mais n’est-ce pas un joli tour ? reprit-il. Cette vierge du Highland n’est-elle pas une sorte d’héroïne ?

 

– J’ai toujours bien pensé qu’elle avait un grand cœur. Et je gage qu’elle ne sait rien… Mais je vous demande pardon, je touche à des sujets prohibés.

 

– Je vous garantis qu’elle ne savait rien, reprit-il très ouvertement. Je vous garantis qu’elle croyait braver le roi George en face.

 

Le souvenir de Catriona et l’idée qu’elle était en prison m’émurent étrangement. Je voyais que Prestongrange l’admirait, et qu’il ne pouvait s’empêcher de sourire en songeant à ce qu’elle avait fait. Quant à miss Grant, sa mauvaise habitude de taquiner n’empêchait pas son admiration d’éclater. Je fus pris d’un élan soudain.

 

– Je ne suis pas la fille de votre seigneurie… commençai-je.

 

– Que je sache ! fit-il en souriant.

 

– Je m’exprime comme un sot, repris-je ; ou plutôt j’ai mal débuté. Il ne serait sans doute pas convenable pour miss Grant d’aller la voir en prison ; mais pour ma part je m’estimerais un peu courageux ami si je ne volais à l’instant auprès d’elle.

 

– Ah bah ! monsieur David ; je croyais que vous et moi avions fait un marché.

 

– Mylord, quand j’ai fait ce marché j’étais fort touché de votre bonté, mais je ne puis nier que j’étais mû également par mon propre intérêt. Il y avait de l’égoïsme dans mon cœur, et j’en ai honte à présent. Il se peut que votre seigneurie ait besoin pour sa sécurité de dire que ce fâcheux David Balfour est votre ami et votre hôte. Dites-le donc ; je n’y contredirai pas. Mais quant à votre patronage, je vous le rends tout entier. Je ne vous demande qu’une chose – laissez-moi libre, et donnez-moi un mot pour la voir dans sa prison.

 

Il me regarda d’un œil sévère.

 

– Vous mettez, je crois, la charrue avant les bœufs, dit-il. C’était une part dans mon amitié que je vous accordais, mais votre ingrate nature ne semble pas s’en être aperçue. Et quant à mon patronage, il n’est pas donné encore, ni même, à vrai dire, offert. Il se tut un instant, puis ajouta : je vous en préviens, vous ne vous connaissez pas vous-même. La jeunesse est une saison hâtive : vous considérez tout cela autrement d’ici un an.

 

– Eh bien ! je préfère être de cette jeunesse-là ! m’écriai-je. J’en ai trop vu de l’autre sorte chez ces jeunes avocats qui flagornent votre seigneurie et se mettent même en peine de me faire la cour. Et j’ai vu cela aussi chez les vieux. Ils sont intéressés, tous jusqu’au dernier ! Voilà pourquoi j’ai l’air de ne pas me fier à l’amitié de votre seigneurie. Pourquoi donc auriez-vous de l’amitié pour moi ? Mais vous-même m’avez avoué que vous y aviez intérêt !

 

Je m’interrompis, confus d’avoir été aussi loin. Il me surveillait d’un visage impénétrable.

 

– Mylord, je vous demande pardon, repris-je. Je n’ai à ma disposition qu’une langue brutale et rustique. Je crois qu’il serait simplement convenable que je vois mon amie dans sa prison ; mais je n’oublierai jamais que je vous dois la vie ; et si c’est pour le bien de votre seigneurie, je resterai ici. Par pure reconnaissance.

 

– Vous auriez pu dire cela en moins de mots, fit Prestongrange avec amertume. Il est facile, et il est parfois agréable, de dire en bon écossais : Oui.

 

– Ah mais, mylord, je crois que vous ne me comprenez pas encore tout à fait ! m’écriai-je. Pour vous-même, à cause de mon salut, et à cause de la bonté que vous dites me porter – je consens : pour cela, mais non pour me procurer un bien quelconque. Si je me tiens à l’écart de cette jeune fille durant son épreuve, je n’en retirerai aucun avantage ; je peux y perdre, mais non y gagner. J’aime mieux faire tout de suite naufrage que de bâtir sur ces fondations.

 

Il resta pensif un instant, puis sourit.

 

– Vous me rappelez l’homme au long nez, dit-il : si vous regardiez la lune au télescope, c’est David Balfour que vous verriez là-haut. Mais il en sera fait à votre volonté. Je vous demanderai encore un service, et puis vous serez libre. Mes secrétaires sont surchargés de besogne : ayez la bonté de me recopier ces quelques pages – dit-il, en parcourant avec affection plusieurs gros rouleaux manuscrits – et quand ce sera terminé, je prierai Dieu qu’il vous accompagne ! Je n’irai jamais prendre à ma charge la conscience de M. David ; mais si vous en aviez laissé une partie (comme par hasard) dans le fossé, vous verriez qu’on n’en fait que mieux son chemin.

 

– Peut-être, mylord, mais pas tout à fait dans la même direction, ripostai-je.

 

– Allons, il sera dit que vous aurez le dernier mot ! s’écria-t-il gaiement.

 

Il avait d’ailleurs tout sujet d’être gai, car il avait enfin obtenu ce qu’il désirait, pour atténuer la portée du mémoire, ou pour avoir une réponse toute prête, il tenait à me voir en public faire figure de l’un de ses intimes. Mais si j’allais me montrer aussi publiquement comme visiteur de Catriona dans sa prison, le monde ne manquerait pas d’en tirer des conclusions, et la vraie nature de l’évasion de James More ne ferait plus de doute pour personne. Tel était le petit problème que je lui avais posé à l’improviste, et auquel il avait si vivement trouvé une solution. J’allais être retenu à Glasgow par cette besogne de copie, que je ne pouvais en toute honnêteté refuser ; et pendant ces heures où je resterais occupé, on se débarrasserait de Catriona. J’ai honte d’écrire cela en parlant d’un homme qui m’accablait de ses bontés, mais je l’ai toujours estimé faux comme une cloche fêlée.

 

XIX

Je suis livré aux dames


Cette copie était une besogne fastidieuse, et je ne tardai pas à m’apercevoir qu’il n’y avait aucun péril en la demeure, et que mon travail n’était qu’un prétexte. Je ne l’eus pas plus tôt achevé que je montai à cheval ; j’utilisai tout ce qui me restait de jour, et quand je me vis à la fin perdu dans la nuit complète, demandai l’hospitalité dans une maison située au bord de l’Almond Water. Avant le jour, j’étais de nouveau en selle, et les boutiques d’Édimbourg s’ouvraient à peine quand j’arrivai au galop par West Brow et laissai mon cheval fumant à la porte du lord procureur. J’avais un mot d’écrit pour Doig, le factotum de mylord qui était censé le mettre dans tous ses secrets. C’était un digne petit homme d’apparence vulgaire, bouffi de graisse et plein de suffisance. Je le trouvai déjà devant son pupitre et dans la même antichambre où j’avais rencontré James More. Il lut le billet scrupuleusement d’un bout à l’autre comme un chapitre de la Bible.

 

– Humph ? dit-il, c’est que vous arrivez un peu trop tard, monsieur David. L’oiseau s’est envolé – nous l’avons laissé partir.

 

– Miss Drummond a été remise en liberté ? m’écriai-je.

 

– Que oui, fit-il, pourquoi donc voudriez-vous que nous la gardions, hein ? Cela n’aurait fait plaisir à personne de la voir passer en jugement.

 

– Et à présent, où est-elle ?

 

– Dieu le sait ! fit Doig, en haussant les épaules.

 

– Elle est retournée chez lady Allardyce, je suppose ?

 

– Cela se pourrait.

 

– En ce cas, j’y vais tout droit.

 

– Mais vous mangerez bien une bouchée avant de partir ?

 

– Ni bouchée ni cuillerée. J’ai pris une bonne jatte de lait à Ratho.

 

– Bien, bien. Mais vous pourrez laisser ici votre cheval et vos effets, car il est probable que nous vous reverrons.

 

– Non, non. Je ne veux aller aujourd’hui à pied pour rien au monde. Comme Doig patoisait de façon marquée, je m’étais laissé aller par contagion à prendre un accent beaucoup plus paysan qu’il ne m’était habituel – et j’en fus d’autant plus honteux quand une autre voix se mit à fredonner derrière mon dos ce couplet d’une ballade :

 

Va-t’en m’seller ma bonne jument noire,

Va m’seller la jument et apprêt’la-moi vite

Pour que j’descend’la rue Catchope

Et que j’aille voir la dame de mon cœur.

 

Je me retournai, mais la jeune personne gardait les mains cachées dans les manches de son peignoir du matin, comme pour me tenir à distance. Je n’en vis pas moins qu’il y avait de la sympathie dans le regard qu’elle m’adressait.

 

– Tous mes respects à miss Grant, dis-je en m’inclinant.

 

– Pareillement, monsieur David, répondit-elle avec une profonde révérence. Et je vous prie de vous rappeler que c’est comme pour les vieilles truies grasses : que la viande et la masse n’ont jamais fait de tort à personne. La masse[12], je ne puis vous l’offrir, car nous sommes bons protestants. Mais la viande, je la signale à votre attention. Et cela ne m’étonnerait pas si je trouvais à vous glisser dans l’oreille quelque chose qui vaudrait la peine de rester.

 

– Mademoiselle Grant, dis-je, je crois être déjà votre débiteur pour quelques mots joyeux – autant qu’aimables, je pense – écrits sur un bout de papier sans signature.

 

– Un bout de papier sans signature ? répéta-t-elle, en faisant une grimace drolatique, et d’ailleurs fort jolie, comme si elle cherchait à se rappeler.

 

– Ou je me trompe beaucoup, continuai-je. Mais en vérité, nous aurons tout le temps de reparler de cela, puisque votre père a la bonté de faire de moi votre hôte pour quelque temps ; et le nigaud ne vous demande pour cette fois que de lui octroyer sa liberté.

 

– Vous vous donnez des noms durs, fit-elle.

 

– M. Doig et moi nous sommes tout disposés à en emprunter de plus durs à votre plume experte, répliquai-je.

 

– Il me faut admirer une fois de plus la discrétion des hommes, répliqua-t-elle. Mais puisque vous ne voulez pas manger, allez-vous-en tout de suite ; vous n’en serez que plus vite revenu, car vous allez faire un voyage inutile. Allez-vous-en, monsieur David, reprit-elle, en ouvrant la porte :

 

Il a sauté sur un bon coursier gris,

Et le voilà galopant comme il faut :

Je suis bien sûr qu’il ne traînera pas,

Car il va voir sa bonne damoiselle.

 

Je ne me le fis pas dire deux fois, et justifiai la citation de miss Grant en me dirigeant vers Dean.

 

La vieille lady Allardyce se promenait seule dans son jardin, avec son chapeau et sa mantille, et munie pour s’appuyer d’un bâton de bois noir à monture d’argent. Quand je fus descendu de cheval, et que je m’approchai d’elle avec des révérences, je vis le rouge lui monter au visage, et elle releva la tête avec un air d’impératrice.

 

– Que venez-vous faire à ma pauvre porte ? s’écria-t-elle en parlant très fort du nez. Je ne puis vous en empêcher. Les mâles de ma race sont morts et enterrés ; je n’ai ni fils ni mari pour défendre ma porte ; n’importe quel mendiant peut venir me tirer la barbe – et j’en ai de la barbe, voilà le pire de tout ! ajouta-t-elle, comme à la cantonade.

 

Je fus extrêmement déconcerté par cet accueil, et sa dernière remarque, qui semblait d’une folle, me laissa presque incapable de parler.

 

– Je vois que j’ai encouru votre disgrâce, madame, fis-je. Malgré cela, j’aurai l’audace de vous demander à voir Mlle Drummond.

 

Elle me jeta un regard de courroux, ses lèvres se plissèrent de mille rides, sa main trembla sur son bâton. Elle s’écria :

 

– C’est à moi que vous venez demander de ses nouvelles ! Plût à Dieu que je pusse vous en donner !

 

– Elle n’est donc pas ici ?

 

Elle avança le menton et, poussant une exclamation, fit un pas vers moi. Je reculai incontinent.

 

– Hors d’ici, bouche menteuse ! s’écria-t-elle. Hé quoi ! vous venez me demander de ses nouvelles ! Elle est en prison, où vous l’avez fait mettre – voilà tout ce que je sais d’elle. Et de tous les gens que j’aie jamais vus en culotte, penser que ce doive être vous ! Effronté gredin ! s’il me restait un mâle de mon nom, je lui ferais si bien épousseter votre justaucorps que vous vous en égosilleriez.

 

Je ne crus pas nécessaire de m’attarder plus longtemps auprès d’elle, d’autant que son irritation ne faisait que croître. Même, comme je me dirigeais vers le montoir, elle me suivit, et je n’ai pas honte d’avouer que je m’éloignai au trot avec un seul étrier, et rattrapai l’autre en route.

 

Faute de savoir où m’adresser ailleurs pour continuer mes recherches, il ne me resta plus qu’à retourner chez le procureur. Je fus bien reçu par les quatre dames, qui étaient alors réunies, et je dus leur communiquer les nouvelles de Prestongrange et de ce qui se disait dans le pays de l’ouest, dans le détail le plus infini et à mon grand ennui. Cependant la jeune demoiselle, avec qui je désirais tellement de me retrouver seul, m’observait d’un air taquin et semblait prendre plaisir au spectacle de mon énervement. À la fin, après que j’eus subi un repas en leur compagnie, et alors que j’étais sur le point de solliciter un entretien en présence de sa tante, elle s’en alla au casier à musique et, s’accompagnant d’un air, se mit à chanter sur un ton élevé : « Qui ne veut pas quand il a peur, quand il voudra ne pourra plus. » Mais ce fut la fin de ses rigueurs, et aussitôt après m’avoir fait des excuses dont je ne me souciais guère, elle m’emmena avec elle dans la bibliothèque de son père. Je ne dois pas manquer d’ajouter qu’elle était parée comme une grâce, et belle comme le jour.

 

– Maintenant, monsieur David, asseyez-vous ici et taillons une bavette à nous deux, fit-elle. J’ai beaucoup à vous raconter, et il paraît en outre que je me suis montrée fortement injuste envers votre bon goût.

 

– En quelle manière, mademoiselle Grant ? demandai-je. Je suis persuadé de n’avoir jamais manqué de respect à personne.

 

– Je m’en porterais garante pour vous, monsieur David, répliqua-t-elle. Votre respect, tant envers vous-même qu’envers vos humbles voisins, a toujours été sans égal, et c’est fort heureux. Mais là n’est pas la question. Vous avez reçu un billet de moi ?

 

– Je me suis permis d’en faire la supposition, et ce fut là de votre part une attention délicate.

 

– Il doit vous avoir prodigieusement étonné. Mais commençons par le commencement. Vous vous rappelez peut-être qu’un jour vous avez eu la complaisance d’accompagner trois fort ennuyeuses demoiselles à Hope Park ? J’ai d’autant moins de raisons de l’oublier que vous avez eu alors l’attention particulière de me faire connaître les principes de la grammaire latine, chose qui s’est gravée profondément dans ma reconnaissance.

 

– Je crains d’avoir été tristement pédant, fis-je, accablé de confusion à ce ressouvenir. Mais vous devez considérer que je n’ai aucun usage de la société féminine.

 

– Ne parlons donc plus de la grammaire latine, reprit-elle. Mais d’où vient que vous avez abandonné celles qui vous étaient confiées ? « Il l’a rejetée, il l’a reniée, sa seule, sa chère Annie ! » fredonna-t-elle ; et sa seule chère Annie ainsi que ses deux sœurs ont dû rentrer chez elles toutes seules à la queue leu leu, tels des canards verts ! Il paraît que vous êtes retourné trouver mon papa, chez qui vous vous êtes montré excessivement martial, et que vous avez passé de là dans le royaume de l’inconnu, lequel avait, paraît-il, quelque rapport avec le Rocher du Bass ; les oies sauvages sont peut-être plus de votre goût que les jolies filles.

 

Durant toute cette raillerie le regard de la demoiselle me faisait supposer que j’allais entendre du meilleur.

 

– Vous prenez plaisir à me tourmenter, fis-je, et je suis un jouet bien inoffensif ; mais permettez-moi d’implorer votre pitié. Pour le moment, je ne souhaite qu’une chose, c’est d’apprendre des nouvelles de Catriona.

 

– L’appelez-vous de ce nom en sa présence, monsieur David Balfour ? me demanda-t-elle.

 

– À vrai dire je n’en suis pas trop sûr, bégayai-je.

 

– En tout cas, cela ne me paraît pas convenable vis-à-vis d’étrangers, reprit miss Grant. Et pourquoi vous intéressez-vous tellement aux affaires de cette jeune personne ?

 

– J’ai su qu’elle était en prison.

 

– Eh bien ! apprenez maintenant qu’elle en est sortie. Que vous faut-il de plus ? Elle n’a désormais plus besoin de champion.

 

– C’est peut-être moi qui ai besoin d’elle, mademoiselle.

 

– Allons, cela vaut mieux. Mais regardez-moi bien en face : ne suis-je pas plus jolie qu’elle ?

 

– Je serais le dernier à le nier. Il n’y a pas votre égale dans toute l’Écosse.

 

– Eh bien ! vous avez choisi entre nous deux, et vous n’avez plus besoin de parler de l’autre. Ce n’est pas du tout le moyen de plaire aux dames, monsieur Balfour.

 

– Mais, Mademoiselle, repris-je, il n’y a pas que la beauté qui compte.

 

– Dois-je entendre par là que je ne vaux pas grand-chose ?

 

– Vous devez entendre par là, s’il vous plaît, que je ressemble au coq sur le fumier de la fable, dis-je. Je vois la belle perle – et j’aime bien de la voir – mais le grain de mil fait mieux mon affaire.

 

– Bravissimo ! s’écria-t-elle. Voilà enfin une parole bien dite, et pour vous en récompenser je vais vous raconter une histoire. Le soir même de votre désertion, je rentrai tard d’une maison amie – où je fus très admirée, quoi que vous en pensiez – et qu’est-ce que j’apprends ? qu’une jeune fille voilée d’un tartan désire me parler ! Elle était là depuis au moins une heure, me dit la servante, et elle pleurait toute seule en m’attendant. J’allai la trouver de ce pas ; elle se leva pour me recevoir et je la reconnus aussitôt. « Les Yeux Gris », me dis-je en moi-même, mais en me gardant bien de lui montrer ma surprise. « Vous voilà enfin, miss Grant ! » fit-elle, en se levant et me jetant un regard attentif et désolé. « Oui, il m’a dit vrai, vous êtes jolie à tout le moins. » – « Je suis comme Dieu m’a faite, ma chère, répliquai-je, mais je vous serais bien obligée si vous pouviez me dire ce qui vous amène chez moi si tard dans la soirée. » – « Madame, me dit-elle, nous sommes parentes, nous sommes toutes les deux sorties du sang des fils d’Alpin. » – « Ma chère, je me soucie des fils d’Alpin autant que d’un trognon de chou. Les larmes de votre visage sont un meilleur argument. » Et là-dessus j’eus la faiblesse de l’embrasser, chose que vous aimeriez tellement de faire, mais je gage que vous n’en auriez pas l’audace. Je dis que ce fut de ma part une faiblesse, car je ne connaissais d’elle que son extérieur, mais c’était là ce que je pouvais faire de plus sage. Elle est très ferme et très brave de caractère, mais je la crois peu habituée aux caresses ; et par ce baiser (qui l’effleura d’ailleurs à peine) je gagnai son cœur. Je ne livrerai pas les secrets de mon sexe, monsieur David ; je ne vous dirai pas de quelle façon elle m’enjôla, parce que c’est le même procédé qu’elle emploiera avec vous. Ah ! oui, c’est une bonne fille ! Elle est limpide comme de l’eau de roche.

 

– Comme vous la jugez bien, m’écriai-je.

 

– Eh bien donc, elle me conta ses ennuis, continua miss Grant, elle me dit son inquiétude au sujet de son papa, sa colère si peu justifiée contre vous et sa perplexité après votre départ. « C’est alors que je m’avisai en fin de compte, dit-elle, que nous étions parentes et que M. David vous avait appelé la plus jolie des jolies. Je me dis en moi-même : « Si elle est si jolie, elle ne peut manquer aussi d’être bonne ! Et là-dessus j’ai mis mes souliers. » À ce moment-là, je vous ai pardonné, monsieur David. Lorsque vous étiez dans ma société, vous sembliez sur des charbons ardents ; à en juger par les apparences, si jamais j’ai vu un homme qui ne demandait qu’à s’en aller, c’était bien vous ; et c’était de mes deux sœurs et de moi que vous étiez si désireux de vous éloigner ; mais alors je me rappelai que vous aviez fait quelque attention à moi en partant, et que vous aviez eu l’obligeance de parler de mes charmes ! C’est de cette heure-là que date notre amitié et que la grammaire latine m’est apparue sympathique.

 

– Il vous restera toujours bien assez de temps pour me railler, répliquai-je ; et je crois en outre que vous ne vous rendez pas justice. Ce fut Catriona qui amollit tellement votre cœur à mon égard. Elle est trop naïve pour discerner comme vous la roideur de son ami.

 

– Je n’en jurerais pas, monsieur David. Les filles sont clairvoyantes. Mais, quoi qu’il en soit, elle est tout à fait votre amie, comme je l’ai pu voir. Je l’ai emmenée auprès de sa seigneurie mon papa ; et Sa procurerie, étant au degré voulu de son bordeaux, fut assez bonne pour nous recevoir toutes les deux. – « Voici les Yeux-Gris dont on vous a tant rebattu les oreilles ces jours passés, lui dis-je. Elle est venue vous prouver que nous disions vrai, et je dépose à vos pieds la plus jolie fille des trois Lothians. » Mais je faisais à part moi une restriction jésuitique. Elle joignit le geste à mes paroles : elle se mit à genoux devant lui – je ne voudrais pas jurer qu’il n’en vit pas deux, ce qui rendait la prière plus irrésistible, car vous êtes tous un tas de pachas – elle lui raconta ce qui s’était passé ce soir-là, et comment elle avait empêché le domestique de son père de vous suivre, et quelle émotion fut la vôtre ; et elle lui demanda avec larmes de lui accorder votre vie à tous deux (dont aucune ne courait le moindre danger) si bien que je vous assure que j’étais fière de mon sexe, tant c’était fait avec grâce, et honteuse pour ce sexe, à cause de la mesquinerie de l’occasion. Elle n’en avait pas dit long, je vous l’assure, que le procureur avait repris tout son sang-froid, en voyant ses desseins les plus cachés percés à jour par une jeune fille et découverts à la plus insubordonnée de ses filles. Mais en nous y mettant à nous deux, nous réussîmes à l’apaiser. Quand on sait le prendre – c’est-à-dire quand il est pris par moi – il n’y a personne qui vaille mon papa.

 

– Il s’est montré bon pour moi, fis-je.

 

– Mais il s’est montré bon aussi pour Katrine, et j’étais là pour la voir, répliqua-t-elle.

 

– Et elle a plaidé pour moi ?

 

– Elle a plaidé, et de façon très émouvante. Je ne voudrais pas vous répéter ce qu’elle a dit – je vous trouve déjà assez vain.

 

– Que Dieu l’en récompense ! m’écriai-je.

 

– Et M. Balfour aussi, j’imagine ? fit-elle.

 

– Vous êtes trop injuste envers moi, à la fin ! exclamai-je. Je frémirais de la savoir en des mains aussi maladroites. Croyez-vous que je prendrais avantage de ce qu’elle a demandé ma grâce ? Elle en ferait autant pour un chien nouveau-né. Je puis m’enorgueillir de mieux que cela, si vous voulez le savoir. Elle m’a baisé cette main que voici. En vérité, elle l’a fait. Et pourquoi ? Parce qu’elle croyait que je jouais un beau rôle et qu’elle assisterait peut-être à ma mort. Ce n’était pas à cause de moi… Mais je n’ai pas besoin d’aller vous raconter cela, à vous, qui ne pouvez me regarder sans rire. C’était à cause de la bravoure qu’elle m’attribuait. Il n’y a, je crois, en dehors de moi que ce pauvre prince Charles à qui on ait fait cet honneur. N’y avait-il pas de quoi me rendre fou d’orgueil ? et ne croyez-vous pas que mon cœur se brise quand j’y repense.

 

– Je ris beaucoup de vous, et beaucoup plus que l’exigerait la civilité, reprit-elle ; mais je vous dirai une chose : à savoir que si vous lui parlez de la sorte vous aurez quelques lueurs d’espoir.

 

– Moi ? m’écriai-je ; mais je n’oserais jamais. Je peux vous le dire à vous, miss Grant, parce que ce que vous pensez de moi m’est tout à fait égal. Mais elle ? pas de danger !

 

– Il me semble que vous avez les plus grands pieds de toute l’Écosse.

 

– C’est exact, ils ne sont pas petits, fis-je, en les regardant.

 

– Ah ! pauvre Catriona, s’exclama miss Grant.

 

Mais je me bornai à la considérer ; car bien que je comprenne aujourd’hui ce qu’elle voulait dire (et peut-être non sans raison), je n’ai jamais été prompt à la réplique dans ce genre de propos folâtres.

 

– Ma foi, tant pis, monsieur David, fit-elle, quoi qu’en dise ma conscience, je vois qu’il me faudra être votre porte-parole. Elle saura qu’à la nouvelle de son emprisonnement vous avez couru tout droit vers elle ; elle saura que vous avez refusé de prendre le temps de manger ; et de notre conversation elle en saura autant que je crois convenable pour une fille de son âge et de son inexpérience. Croyez-moi, vous serez de cette façon beaucoup mieux servi que par vous-même, car je ne mettrai pas les grands pieds dans le plat.

 

– Vous savez donc où elle est ?

 

– Je le sais, monsieur David, mais je ne vous le dirai pas.

 

– Et pourquoi cela ?

 

– Eh bien, reprit-elle, je suis votre bonne amie, comme vous l’apprendrez bientôt ; mais je suis encore plus amie de mon papa. Je vous assure que vous ne m’en ferez jamais démordre, et vous pouvez cesser de me faire vos yeux de mouton : et adieu pour cette fois à votre David Balfourerie.

 

– Mais il y a encore une chose, m’écriai-je. Il y a encore une chose qu’il faut empêcher, car elle causerait sa perte à elle, et à moi aussi.

 

– Allons, fit-elle, soyez bref, je vous ai déjà consacré la moitié de ma journée.

 

– Lady Allardyce croit… commençai-je ; elle suppose… elle pense que je l’ai séduite.

 

Le rouge monta au visage de miss Grant, si bien que je restai tout d’abord interdit de lui trouver l’oreille si sensible ; mais je ne tardai pas à m’apercevoir qu’elle luttait plutôt contre une envie de rire, ce en quoi je fus entièrement confirmé par le tremblement de sa voix quand elle me répliqua :

 

– Je prendrai la défense de votre réputation. Vous pouvez vous en remettre à moi.

 

Et là-dessus elle quitta la bibliothèque.

 

XX

Je continue à vivre dans la bonne société


Durant deux mois presque jour pour jour je restai l’hôte de la famille Prestongrange, où je perfectionnai ma connaissance du barreau et de la fleur de la société édimbourgeoise. Et qu’on n’aille pas s’imaginer que mon éducation fut livrée au hasard : au contraire, j’étais extrêmement occupé. J’étudiais le français, afin d’être mieux préparé à aller à Leyde ; je me mis à l’escrime, et travaillai dur jusqu’à trois heures par jour avec des progrès notables ; sur le conseil de mon cousin Pilrig, qui était excellent musicien, on me mit à une école de chant ; et par l’ordre de mademoiselle Grant, à une autre pour la danse, où je dois dire que je me montrai beaucoup moins décoratif. Néanmoins tous s’accordaient à reconnaître que cela me donnait un maintien plus dégagé ; et il est incontestable que j’appris à manier mes basques d’habit et mon épée avec plus de désinvolture, et à me tenir dans un salon comme si je m’y trouvais chez moi. Jusqu’à mes habits furent revisés avec le plus grand soin ; et le détail le plus insignifiant, telle la hauteur à laquelle je nouais mes cheveux, ou la nuance de mon ruban, se discutait entre les trois demoiselles comme une chose d’importance. Somme toute, il est certain que mon apparence se perfectionna beaucoup et qu’elle acquit un petit air à la mode qui eût fort étonné les bonnes gens d’Essendean.

 

Si les deux plus jeunes demoiselles étaient toujours prêtes à discuter un point de mon costume, c’est parce que cela s’accordait avec leurs préoccupations habituelles. Par ailleurs elles ne semblaient pas s’apercevoir le moins du monde de ma présence ; toujours plus que jolies, avec une sorte de cordialité sans cœur, elles ne cachaient cependant pas à quel point je les ennuyais. Quant à la tante, femme douée d’une égalité d’humeur singulière, je pense qu’elle m’accordait à peu près autant d’intérêt qu’au reste de la famille, ce qui n’était guère. Mes principaux amis restaient donc la sœur aînée et le procureur lui-même, et notre intimité s’accrut beaucoup de notre participation à un plaisir commun. Avant l’arrivée de la cour nous passâmes quelques jours au château de Grange, y tenant table ouverte avec une noble prodigalité, et ce fut là que tous trois nous prîmes l’habitude de nous promener à cheval ensemble par la campagne – habitude qui se maintint par la suite à Édimbourg, autant que le promettaient les nombreuses occupations de Prestongrange. Lorsque le grand air, l’exercice, les difficultés du chemin ou les incidents du mauvais temps nous avaient mis en bonne harmonie, je perdais entièrement ma timidité ; nous oubliions que nous étions des étrangers, et la conversation, cessant d’être un devoir, n’en coulait qu’avec plus d’abondance. Ce fut alors que je leur racontai mon histoire, par bribes détachées, depuis l’époque où je partis d’Essendean : ma navigation et mon combat sur le Covenant, mes tribulations sur la bruyère, etc. L’intérêt qu’ils prirent à mes aventures donna naissance à une promenade que nous fîmes un peu plus tard, un jour où les tribunaux ne siégeaient pas. Il faut que j’en parle un peu plus au long.

 

Partis à cheval de bonne heure, nous passâmes d’abord près du château de Shaws : il était encore très tôt, et les bâtiments, d’où ne s’élevait aucune fumée, se dressaient au milieu d’un vaste espace couvert de givre. Arrivé là, Prestongrange mit pied à terre, me confia son cheval, et s’en alla rendre visite à mon oncle. Mon cœur se gonfla de ressentiment, à la vue de cette morne demeure et à la pensée du vieil avare qui grelottait à l’intérieur dans sa cuisine glacée.

 

– Voilà mon château, dis-je, et mes parents.

 

– Pauvre David Balfour ! fit miss Grant.

 

Ce qui se passa au cours de cette entrevue m’est toujours resté ignoré ; mais elle ne dut pas être des plus agréables pour Ebenezer. En sortant de chez lui, Prestongrange était soucieux.

 

– Vous ne tarderez pas, je crois, à être le vrai laird, monsieur David, me dit-il, en se tournant à demi vers moi, un pied à l’étrier.

 

– Je n’en affecterai aucun chagrin, répliquai-je, et, à dire vrai, miss Grant et moi avions occupé la durée de son absence à imaginer les embellissements du domaine : bosquets, parterres, terrasse, à peu près tel que je les ai réalisés depuis.

 

Nous poussâmes ensuite jusqu’à Queensferry, où Rankeillor nous fit bon accueil. Il ne se tenait plus de joie à recevoir un tel hôte. Le procureur me fit l’extrême amitié d’examiner à fond mes affaires, et il passa près de deux heures enfermé dans le bureau de l’avocat, lui témoignant (à ce que j’ai appris) beaucoup de sollicitude envers moi et d’intérêt pour mon avenir. Afin de passer le temps, miss Grant et moi, accompagnés du jeune Rankeillor, nous prîmes une barque pour aller à Limekilns, de l’autre côté du Hope. Rankeillor fils se rendit du dernier ridicule (un ridicule qui frisait, à mon avis, la grossièreté) en complimentant la jeune demoiselle, et je m’étonnai (bien que ce soit là une faiblesse trop commune à mon sexe) de l’en voir plutôt flattée. Cela eut ceci de bon qu’une fois arrivés sur l’autre rive elle usa de son ascendant sur lui pour lui faire garder la barque, tandis qu’elle et moi nous allions un peu plus loin jusqu’au cabaret. Cette idée venait d’elle, car ce que je lui avais dit d’Alison Hastie l’avait charmée, et elle désirait connaître la jeune fille en personne. Cette fois-ci encore, nous la trouvâmes seule – je crois d’ailleurs que son père travaillait toute la journée aux champs – et elle accueillit par une belle révérence le jeune gentilhomme et la belle jeune dame en costume d’amazone.

 

– C’est là tout le bonjour que j’aurai ? fis-je, en lui tendant la main. Ne reconnaissez-vous donc plus les anciens amis ?

 

– Seigneur ! qu’est-ce que je vois ! s’écria-t-elle. Puis : Vrai Dieu, c’est le garçon déguenillé !

 

– Lui-même, répliquai-je.

 

– J’ai bien des fois repensé à vous et à votre ami, et je suis bien contente de vous voir en ces beaux habits, s’écria-t-elle. Mais je pensais bien que vous aviez retrouvé vos parents, à voir le superbe cadeau que vous m’avez envoyé ; je vous en remercie de tout mon cœur.

 

– Là, me dit miss Grant, sortez bien vite, comme un brave enfant. Je ne suis pas venue ici pour rester à tenir la chandelle ; c’est elle et moi qui allons bavarder.

 

Elle ne resta guère plus de dix minutes dans la maison, mais quand elle en sortit je remarquai deux choses : d’abord qu’elle avait les yeux rouges, et ensuite qu’une broche d’argent avait disparu de son corsage. J’en fus très touché.

 

– Je ne vous ai jamais vue si bien parée, lui dis-je.

 

– Davie, mon ami, pas de discours pompeux ! fit-elle.

 

Et jusqu’à la fin de la journée elle se montra plus taquine envers moi qu’à son ordinaire.

 

Les lumières s’allumaient lorsque nous rentrâmes de cette excursion.

 

Je restai un bon moment sans autres nouvelles de Catriona, car Mlle Grant restait absolument impénétrable et me fermait la bouche par des plaisanteries. À la fin, un jour qu’en revenant de promenade elle me trouva seul dans le salon, penché sur ma leçon de français, je crus lui voir un air inhabituel : son teint était plus coloré, ses yeux étincelaient, et lorsqu’elle me regardait elle semblait refréner un léger sourire. On eût dit la malice personnifiée. Tout en parcourant la pièce à pas précipités, elle s’avisa de soulever à propos de rien une discussion que rien ne justifiait (du moins de mon côté). Je me débattis comme Chrétien dans la fondrière[13], plus je m’efforçais de m’en tirer, plus je m’enfonçais ; tant et si bien qu’elle finit par déclarer, avec beaucoup de chaleur, qu’elle n’accepterait de personne une telle réponse, et que je devais lui demander pardon à genoux.

 

Tout ce fracas immotivé m’échauffa la bile.

 

– Je n’ai rien dit qui puisse réellement vous froisser, répliquai-je ; et quant à me mettre à genoux, c’est là une attitude que je réserve pour Dieu seul.

 

– Et si je veux être servie comme une déesse ! s’écria-t-elle, en agitant ses boucles brunes et me regardant avec des yeux animés. Tout homme qui passe à portée de mes jupes en usera ainsi avec moi !

 

– Je veux bien vous demander pardon pour la forme, tout en jurant que je ne sais pas pourquoi, repartis-je. Mais quant à ces postures de théâtre, vous pouvez vous adresser à d’autres.

 

– Ô David ! fit-elle. Même si je vous en priais ?

 

Je m’avisai alors que je luttais contre une femme, autant dire contre un enfant, et cela sur un détail de pure forme.

 

– Je trouve cette requête puérile, fis-je, et indigne de vous, comme il est indigne de moi d’y obéir. Néanmoins, je ne veux pas vous refuser ; et que le péché, si c’en est un, retombe sur votre tête.

 

Et là-dessus je mis en effet un genou en terre.

 

– Voilà, s’écria-t-elle, voilà la vraie posture qui convient, j’ai enfin réussi à vous y amener.

 

Et puis brusquement :

 

– Attrapez ! fit-elle, en me jetant un billet plié ; et, rieuse, elle s’enfuit hors de la pièce.

 

Le billet ne portait ni date ni indication de lieu. Il disait : « Cher monsieur David, je reçois chaque jour de vos nouvelles par ma cousine, miss Grant, et ce m’est un plaisir de les entendre. Je suis en très bonne santé, dans un bon endroit chez de braves gens mais dans l’obligation étroite de rester cachée. J’espère toutefois que nous finirons par nous revoir. Je sais tous vos bons procédés par mon affectionnée cousine, qui nous aime tous les deux. Elle me fait vous envoyer ce mot, qu’elle me regarde écrire. Je vous prierai d’obéir à tout ce qu’elle vous ordonnera, et je reste votre amie dévouée. Catriona MacGregor Drummond. – P. S. – N’irez-vous pas voir ma cousine Allardyce ? »

 

Je range parmi mes plus rudes campagnes (comme disent les soldats) d’avoir suivi ce dernier avis et d’être allé à la maison voisine de Dean. Mais je trouvai la vieille dame complètement transformée et souple comme un gant. Je n’ai jamais pu deviner par quels moyens miss Grant l’avait ainsi retournée ; je suis sûr en tout cas qu’elle n’eut garde de se montrer, dans cette affaire où son papa n’était déjà que trop compromis. C’était lui, en effet, qui avait persuadé à Catriona de quitter la maison de sa cousine, ou plutôt de n’y pas retourner, pour l’héberger en place dans une famille de Glasgow composée de gens honorables, tout à la dévotion du procureur, et en qui elle pouvait avoir d’autant plus de confiance qu’ils étaient de son clan à elle et de sa famille. Ceux-ci la tinrent cachée jusqu’à ce que tout fût mûr à point), l’encouragèrent et l’aidèrent à tenter la délivrance de son père, et après sa sortie de prison la reçurent de nouveau dans la même retraite. Ce fut ainsi que Prestongrange s’assura et employa son instrument, et jamais le moindre mot ne transpira de ses relations avec la fille de James More. On jasa bien un peu sur l’évasion de ce triste personnage, mais le gouvernement riposta par une démonstration énergique : l’un des geôliers de la prison fut fouetté, le lieutenant de garde (mon pauvre ami Duncansby) fut cassé, et quant à Catriona, tout le monde fut trop heureux que son crime fût passé sous silence.

 

Je ne pus jamais amener miss Grant à lui porter une réponse.

 

– Non, me disait-elle, lorsque j’insistais, non, je ne veux pas remettre les grands pieds dans le plat.

 

Cela me faisait d’autant plus de peine à entendre que je savais qu’elle voyait ma petite amie plusieurs fois par semaine, et qu’elle lui portait de mes nouvelles chaque fois que j’avais été sage, comme elle disait. À la fin, elle m’accorda ce qu’elle appelait une récompense, où je vis bien plutôt une dérision. Miss Grant était à coup sûr une amie autoritaire, et voire tyrannique, pour tous ceux qu’elle aimait, et il y avait parmi ceux-ci une certaine vieille demoiselle noble, très étourdie et très spirituelle, qui logeait au plus haut d’un immeuble situé dans une étroite ruelle, avec une nichée de linottes en cage, et tout le jour assaillie de visiteurs. Miss Grant aimait beaucoup m’y conduire : je dus faire à son amie le récit de mes tribulations ; et miss Tobie Ramsay (car c’était son nom) fut très aimable et m’apprit quantité de choses qu’il me fallait connaître du vieux temps et de l’état ancien de l’Écosse. J’ajouterai que la fenêtre de sa chambre, grâce à l’étroitesse de la ruelle, donnait vue, à moins de trois pieds de distance, sur une lucarne grillagée éclairant l’escalier de la maison d’en face.

 

Sous un prétexte quelconque, miss Grant m’y laissa un jour en compagnie de miss Ramsay. La dame me paraissait distraite et comme préoccupée. J’étais, de mon côté, fort mal à mon aise, car il faisait froid, et la fenêtre, contrairement à l’ordinaire, était ouverte. Tout à coup la voix de miss Grant, qui semblait venir de l’extérieur, frappa mes oreilles.

 

– Dites, Shaws ! cria-t-elle, regardez vite par la fenêtre et voyez ce que je vous ai apporté.

 

Jamais spectacle ne me charma davantage. Dans les profondeurs de la ruelle régnait une pénombre claire qui permettait de voir distinctement entre les murs noirs et enfumés. Or là, tout proche à la lucarne grillée, deux visages me considéraient en souriant : celui de miss Grant et celui de Catriona.

 

– Là ! fit Grant, j’ai voulu qu’elle vous vît dans vos beaux habits, comme la demoiselle de Limekilns ; et j’ai voulu aussi lui faire voir ce que je suis capable de faire de vous quand je m’y mets sérieusement.

 

Je me rappelai alors qu’elle avait ce jour-là insisté sur ma toilette plus que d’habitude ; et je pense qu’elle avait pris le même soin pour Catriona. Car miss Grant, cette joyeuse et sensible demoiselle, ne s’en préoccupait pas moins étonnamment de chiffons.

 

– Catriona ! fut la seule parole que je pus émettre.

 

Pour elle, sans rien dire du tout, elle se contenta de me faire signe de la main en souriant, et on l’entraîna aussitôt de derrière la lucarne.

 

La vision se fut à peine évanouie que je me précipitai jusqu’à la porte de la maison, que je trouvai fermée à clef. Je retournai auprès de miss Ramsay et la suppliai de me livrer la clef, mais j’aurais pu aussi bien supplier le donjon. Elle avait, me dit-elle, donné sa parole, et elle m’exhorta à être sage. Je ne pouvais enfoncer la porte, ce qui d’ailleurs n’eût pas été honnête ; je ne pouvais sauter par la fenêtre qui se trouvait au septième étage. Tout ce que je pus faire fut de me pencher dans la ruelle et de guetter leur réapparition au bas de l’escalier. Je ne vis pas grand-chose, tout juste le dessus de leurs têtes à chacune, ridiculement posé sur un rond de jupes, telle une paire de pelotes à épingles. Catriona ne regarda même pas en l’air pour me dire adieu, car miss Grant, comme je le sus plus tard, l’en empêcha, en lui disant que l’on ne paraissait jamais moins à son avantage que vue du haut en bas. Dès que je fus remis en liberté, je retournai chez le procureur et reprochai à miss Grant sa cruauté.

 

– Je regrette votre désappointement, fit-elle obstinément. Pour ma part, j’ai eu beaucoup de plaisir. Vous aviez meilleur air que je ne l’aurais cru ; vous aviez l’air – si cela ne doit pas vous rendre trop fat – d’un fort joli jeune homme, quand vous vous êtes montré à la fenêtre. Il faut vous dire que l’on ne voyait pas vos pieds, ajouta-t-elle d’un ton rassurant.

 

– Oh ! m’écriai-je, laissez mes pieds tranquilles, ils ne sont pas plus grands que ceux de mon voisin.

 

– Ils sont même plus petits que d’autres, reprit-elle, mais je parle au figuré comme le prophète de la Bible.

 

– Je ne m’étonne plus si on les lapidait de temps à autre, répliquai-je. Mais vous, méchante fille, comment avez-vous pu faire cela ? Comment avez-vous eu un seul instant le cœur de me tenter ainsi ?

 

– L’amour est comme les gens, dit-elle : il a besoin d’être alimenté.

 

– Ô Barbara, laissez-moi la voir comme il faut, suppliai-je. Vous le pouvez bien ; vous, vous la voyez quand vous voulez. Accordez-moi une demi-heure.

 

– Qui est-ce qui dirige cette négociation d’amour ? Vous ou moi ? demanda-t-elle.

 

Et comme je continuais à la presser de mes instances, elle adopta un expédient infaillible, qui consistait à singer mes intonations lorsque je prononçais le nom de Catriona. Grâce à moi elle réussit à me tenir sous sa coulpe durant quelques jours.

 

Personne ne fit jamais la moindre allusion au mémoire, et moi encore moins. Prestongrange et Sa Grâce le lord président n’y avaient prêté, j’imagine, aucune attention ; ils le gardèrent pour eux, en tout cas, le public n’en fut pas instruit ; et, le moment venu, le 8 novembre, par un jour de tempête et de bourrasque furieuse, l’infortuné James des Glens fut dûment pendu à Lettermore près Ballaculish.

 

Tel fut donc le résultat final de mes efforts ! D’autres innocents ont péri avant James et il en périra vraisemblablement après lui (en dépit de tous les progrès) jusqu’à la consommation des siècles. Et jusque-là encore des jeunes gens, ignorant la duplicité de la vie et des hommes, lutteront comme je l’ai fait, prendront d’héroïques résolutions, courront des risques infinis, et la série des événements les rejettera de côté et continuera sa marche irrésistible. James fut donc pendu ; et cependant j’habitais chez Prestongrange, et je lui étais reconnaissant de ses soins paternels. Il fut pendu ; et voilà qu’en rencontrant M. Simon dans la rue je ne manquai pas de lui tirer mon chapeau comme un bon petit garçon devant son pasteur. Il avait été pendu par ruse et violence, et le monde allait son train, sans qu’il y eût pour un sou de différence, et les traîtres de cet affreux complot étaient d’honorables et bons pères de famille qui allaient à l’église et recevaient la communion !

 

Mais j’avais eu un aperçu de cette détestable chose qui a nom politique ; je l’avais vue de derrière, dans sa hideuse nudité, et j’étais guéri pour la vie de tout désir d’y jouer à nouveau un rôle. Le chemin que j’ambitionnais de suivre était uni, paisible et intime, et j’y pourrais tenir ma tête à l’abri des dangers et ma conscience hors des voies de la tentation. Car, rétrospectivement, je comprenais que loin d’avoir agi avec noblesse, au contraire, avec le plus grand déploiement de discours pompeux et de préparatifs, je n’avais abouti à rien.

 

Le 25 du même mois, un bateau devait appareiller de Leith, et on m’avertit à l’improviste de faire mes malles pour me rendre à Leyde. Je ne pouvais naturellement rien dire à Prestongrange, car depuis trop longtemps j’abusais de son hospitalité. Mais à sa fille je pus ouvrir mon cœur, lamentant mon destin de me voir expédié loin de mon pays, et lui assurant que si elle ne me procurait pas une suprême entrevue avec Catriona, je pourrais bien au dernier moment refuser de partir.

 

– Ne vous ai-je pas donné mon avis là-dessus ? me demanda-t-elle.

 

– Je le sais, répondis-je, et je sais aussi que je vous ai déjà beaucoup d’obligations, et que je suis contraint d’obéir à vos ordres. Mais vous avouerez que vous êtes une demoiselle parfois un peu trop joyeuse pour qu’on se fie à vous entièrement.

 

– Eh bien, je vais vous donner un moyen. Soyez à bord dès neuf heures du matin : le navire n’appareille qu’à une heure ; gardez votre barque ; et si vous n’êtes pas satisfait de mes adieux lorsque je vous les enverrai, je vous permets de revenir à terre et de chercher Katrine tout seul.

 

N’en pouvant obtenir davantage, je fus bien forcé de me contenter de cette promesse.

 

Le jour vint enfin de nous séparer. Elle et moi nous avions été fort intimes et familiers ; je lui devais beaucoup ; et l’attente de notre séparation m’enlevait le sommeil, tout comme celle des pourboires que je devais distribuer aux domestiques. Je savais qu’elle me trouvait trop timide, et je désirais profiter de cette occasion pour me relever à ses yeux. En outre, après tant de démonstrations d’une amitié, je crois, réelle des deux parts, il eût paru bien froid d’être cérémonieux. En conséquence, je pris mon courage à deux mains, apprêtai mes discours, et à la dernière occasion que nous eûmes de nous trouver en tête à tête, je lui demandai très hardiment la permission de l’embrasser en manière d’adieu.

 

– Vous vous oubliez étrangement, monsieur Balfour, dit-elle. Je ne vous ai jamais, que je sache, donné aucun droit de vous prévaloir de nos relations.

 

Je restai devant elle comme une horloge arrêtée, sans plus savoir que faire, encore moins que dire, lorsque brusquement elle me jeta ses bras autour du cou et m’embrassa de la meilleure volonté du monde.

 

– Ô l’éternel enfant ! s’écria-t-elle. Pouviez-vous penser que je nous laisserais nous séparer comme deux étrangers ? parce que je suis incapable de garder mon sérieux devant vous cinq minutes de suite, il ne faut pas vous imaginer que je ne vous aime pas beaucoup ; l’envie de rire le dispute en moi à l’amitié, dès que je jette les yeux sur vous. Et maintenant, pour compléter votre éducation, je vais vous donner un conseil dont vous aurez besoin avant qu’il soit longtemps. Ne demandez jamais rien à une femme ; elle vous répondrait non ; il n’existe pas de fille capable de résister à la tentation. Les théologiens prétendent que c’est la faute de notre mère Ève, parce qu’elle n’a pas su refuser quand le serpent lui a présenté la pomme : ses filles ne peuvent faire autrement.

 

– Puisque je vais si tôt perdre mon joli professeur, commençai-je.

 

– Hé hé, voilà qui est galant ! dit-elle, en faisant la révérence.

 

– Je voudrais vous poser une seule question, continuai-je. Puis-je demander à une jeune fille de m’épouser ?

 

– Vous croyez donc que vous ne pourriez l’épouser sans cela ? Ou bien qu’elle irait vous l’offrir d’elle-même ?

 

– Vous voyez bien que vous ne pouvez rester sérieuse.

 

– Je serai toujours sérieuse pour une chose. Davie, je serai toujours votre amie.

 

Le lendemain matin, comme je montais à cheval, les quatre dames étaient toutes à la même fenêtre d’où nous avions autrefois jeté les yeux sur Catriona, et comme je m’éloignais, toutes me dirent adieu en agitant leurs mouchoirs. L’une des quatre du moins était vraiment triste, et à cette idée et en songeant qu’il y avait déjà trois mois que j’étais venu frapper à leur porte pour la première fois, la tristesse se mêla dans mon esprit à la reconnaissance.

 

DEUXIÈME PARTIE

PÈRE ET FILLE


XXI

Mon voyage en Hollande


Le navire était à l’ancre bien en dehors du môle de Leith, en sorte que nous devions, nous les passagers, nous y rendre au moyen de canots. Ce n’était aucunement désagréable, car le calme plat régnait, par un temps très froid et nuageux qui laissait traîner sur l’eau une légère brume. Tandis que j’approchais du navire sa coque m’était donc entièrement cachée, mais ses grands mâts se dressaient haut et clair dans l’azur comme un étincellement de feu. C’était un bateau marchand très spacieux et commode, mais lourd de l’avant, et chargé à l’excès de sel, de saumon salé et de beaux bas de fil destinés aux Hollandaises. Dès mon arrivée à bord je fus salué par le capitaine – un nommé Sang (de Lesmahago, je crois), vieux loup de mer cordial et familier, mais pour l’instant fort affairé. Les autres passagers n’étaient pas encore arrivés, si bien que je pus me promener librement sur le pont, et examiner le paysage à loisir, tout en me demandant ce qu’allaient être ces adieux que l’on m’avait promis.

 

Devant moi, Édimbourg tout entier avec les monts Pentland s’irradiait dans une buée lumineuse çà et là surmontée de gros nuages opaques ; de Leith on ne voyait que le haut des cheminées, et à la surface de l’eau où reposait le brouillard, rien du tout. Sortant de ce brouillard, je perçus bientôt un bruit cadencé d’avirons, puis je vis émerger (comme de la fumée d’un incendie) une embarcation. À l’arrière se tenait gravement un homme tout emmitouflé contre le froid, et à son côté une gracieuse forme féminine dont la vue arrêta les battements de mon cœur. Je n’avais pas eu le temps de reprendre haleine et de m’apprêter à la recevoir, qu’elle prenait pied sur le pont. En souriant, je lui fis mon plus beau salut, qui s’était à présent bien perfectionné depuis ce jour, datant de plusieurs mois, où je le fis pour la première fois à sa seigneurie. Nous avions certainement beaucoup changé tous les deux : elle semblait avoir grandi comme un jeune et bel arbuste. Elle avait maintenant une sorte de jolie réserve qui lui seyait tout à fait, en lui donnant l’air de s’estimer davantage et d’être devenue tout à fait femme. Pour le reste la main de la même magicienne avait opéré sur tous deux, et Miss Grant, si elle ne pouvait nous rendre jolis tous les deux, nous avait du moins rendus l’un et l’autre élégants.

 

La même exclamation, formulée presque de même, jaillit de nos lèvres : chacun de nous croyait que l’autre était venu par politesse lui faire ses adieux, mais nous découvrîmes dans un éclair que nous allions naviguer ensemble.

 

– Oh, pourquoi Baby ne me l’a-t-elle pas dit ? s’écria-t-elle ; et puis elle se rappela qu’elle avait reçu une lettre, sous condition de ne la décacheter qu’une fois arrivée à bord. Ce pli contenait un billet pour moi, ainsi libellé :

 

« Cher Davie – Que pensez-vous de mon adieu ? et que dites-vous de votre compagne de bord ? L’avez-vous embrassée, ou le lui avez-vous demandé ? J’allais signer ici, mais vous trouveriez ma question ambiguë, et pour ce qui me regarde, je connais la réponse. Ajoutez donc ici un tas de bons conseils. Ne soyez pas trop timide, et pour l’amour de Dieu, n’essayez pas d’être trop audacieux ; rien ne vous convient plus mal. Je reste.

 

« Votre affectionnée amie et gouvernante,

 

« Barbara GRANT. »

 

J’écrivis par politesse un mot de réponse sur une feuille tirée de mon calepin. Je le joignis à un autre billet de Catriona, scellai le tout de mon nouveau cachet aux armes des Balfour, et le fis porter par le domestique de Prestongrange qui attendait toujours dans son canot.

 

Nous pûmes ensuite nous considérer mutuellement tout à loisir, et d’un commun accord nous nous prîmes les mains encore une fois.

 

– Catriona ! dis-je. C’était là le premier et le dernier mot de mon éloquence.

 

– Vous êtes heureux de me revoir ?

 

– Heureux n’est pas assez dire. Mais nous sommes trop amis pour faire des phrases inutilement.

 

– N’est-elle pas la meilleure des filles ? reprit-elle une fois de plus. Je n’ai jamais vu fille plus honnête ni plus belle.

 

– Et pourtant elle ne se souciait pas plus d’Alpin que d’un trognon de chou.

 

– Oh, elle le disait. Mais c’est pour l’amour du nom et de la noble race qu’elle m’a reçue avec bonté.

 

– Non, je vais vous dire pourquoi elle l’a fait. Il y a de par le monde toutes sortes de visages. Il y a celui de Barbara ; en la regardant chacun l’admire, et la trouve une belle, bonne, et joyeuse fille. Et puis il y a le vôtre, qui est tout différent – je n’ai jamais si bien compris cette différence qu’aujourd’hui. Vous ne pouvez vous voir vous-même, et c’est pourquoi vous ne le comprenez pas ; mais c’est pour l’amour de votre visage qu’elle vous a accueillie avec bonté. Et tout le monde en eût fait autant.

 

– Tout le monde ? fit-elle.

 

– Tout être vivant ! répliquai-je.

 

– C’est donc pour cela que les soldats du château m’ont si bien accueillie ?

 

– Allons, je vois que Barbara vous a appris à me mystifier.

 

– Elle m’a appris bien d’autres choses encore. Elle m’a enseigné beaucoup concernant M. David – tout le mal qu’elle pense de lui, et le peu qui n’est pas aussi mauvais, par-ci par-là, ajouta-t-elle en souriant, elle ne m’a rien caché de M. David, excepté seulement qu’il naviguerait sur le même navire que moi. Et à ce propos, pourquoi donc partez-vous ?

 

Je le lui expliquai.

 

– Ainsi donc, fit-elle, nous n’avons plus que quelques jours à passer ensemble, après quoi nous nous dirons un adieu éternel ! Moi, je vais retrouver mon père à un endroit qui s’appelle Helvoetsluis, et de là nous gagnerons la France, pour y vivre en exil aux côtés de notre chef.

 

Je ne sus prononcer qu’un « Ah ! » car le nom de James More se refusait à sortir de mes lèvres.

 

Elle fut prompte à s’en apercevoir, et à deviner quelque chose de ma pensée. Elle reprit :

 

– Il y a une observation que je dois vous faire avant tout, monsieur David. Je pense que deux de mes parents ne se sont pas conduits très bien avec vous. L’un d’eux est James More, mon père, et l’autre le laird de Prestongrange. Prestongrange se sera justifié lui-même, ou sa fille l’aura fait à sa place. Mais pour James More mon père, je n’ai que ceci à en dire : il a souffert la prison ; c’est un brave et honnête soldat et un bon gentilhomme highlander ; il a toujours ignoré le but poursuivi par eux ; mais s’il eût compris que ce but portait préjudice à un jeune seigneur comme vous, il aurait préféré la mort. C’est au nom de tout ce que vous aimez que je vous prie de pardonner cette erreur à mon père et à sa famille.

 

– Catriona, répondis-je, je veux désormais ignorer cette erreur. Je ne sais plus qu’une chose – c’est que vous êtes allée trouver Prestongrange pour lui demander ma vie à genoux. Oh, je sais bien que c’était pour votre père que vous y alliez, mais une fois là vous avez plaidé aussi pour moi. C’est là une action dont je ne puis parler. Oui, il y a deux choses dont le ressouvenir m’accable : d’abord la bonté de vos paroles lorsque vous vous êtes qualifiée ma petite amie, et ensuite le fait que vous avez plaidé pour ma vie. Qu’il ne soit plus jamais question entre nous de pardon ni d’offense.

 

Après quoi nous restâmes silencieux ; Catriona regardait le spectacle du pont, et moi je la regardais. Nous nous taisions toujours, lorsqu’une petite brise s’étant levée du nord-ouest, on commença d’établir les voiles et on leva l’ancre.

 

Outre nous deux, il y avait six passagers, qui occupaient toute la cabine. Trois étaient de riches marchands de Leith, Kirkcaldy et Dundee, tous associés pour la même affaire en Haute-Allemagne. Un autre, un Hollandais, retournait dans son pays ; les deux dernières étaient de dignes épouses de marchands. C’est à l’une d’elles que Catriona était spécialement recommandée. Mme Gebbie (car tel était son nom) se trouva pour notre grand bonheur sujette au mal de mer, et resta jour et nuit étendue sur le dos. Nous étions d’ailleurs, Catriona et moi, les seuls êtres jeunes à bord de la Rose, à l’exception d’un pâle mousse qui s’occupait de la table comme moi autrefois ; aussi nous laissa-t-on entièrement à nous-mêmes. À table, nous étions voisins, et je prenais à la servir un plaisir sans égal. Sur le pont, je lui accommodais un siège moelleux avec mon manteau. Le temps fut singulièrement beau pour la saison ; les journées et les nuits étaient pures et glacées, la brise douce et régulière, et pas une voile ne battit de toute la traversée de la mer du Nord. Aussi, à part les moments où nous marchions pour nous réchauffer, nous restions sur le pont depuis les premiers rayons du soleil jusqu’à des huit et neuf heures du soir, sous les claires étoiles. Parfois les marchands ou le capitaine Sang nous adressaient un coup d’œil bienveillant, ou bien ils échangeaient avec nous quelques mots aimables et s’éloignaient aussitôt ; mais la plupart du temps, ils étaient à causer harengs, guipure et fil, ou à supputer la lenteur du voyage, et ils nous laissaient à nos préoccupations, qui n’avaient guère d’intérêt que pour nous-mêmes.

 

Au début, nous nous croyions fort spirituels, et nous avions beaucoup à nous dire : je me mettais en peine de faire le beau, et elle s’efforçait, je crois, de jouer à la demoiselle d’expérience. Mais nous ne tardâmes pas à reprendre l’un vis-à-vis de l’autre des allures plus simples. Je remisai mon anglais gourmé et correct (si l’on peut dire) et j’oubliai de faire mes courbettes et mes plongeons d’Édimbourg. Elle, de son côté, adopta une sorte d’aimable familiarité. En même temps, notre conversation déclina, sans que personne de nous deux s’en plaignît. Parfois elle me disait un conte de bonne femme. Elle en connaissait une quantité surprenante, qu’elle tenait pour la plupart de Neil, mon ami aux cheveux roux, et les disait fort joliment. Quoique, puérils, ces contes étaient d’ailleurs assez jolis mais le plaisir pour moi était d’entendre sa voix, et de songer que je l’écoutais me les dire. D’autres fois, nous nous taisions tout à fait, sans même échanger un regard, goûtant un plaisir complet dans la douceur de notre voisinage. Je ne parle ici que pour moi. Ce que la jeune fille avait dans l’esprit, je ne suis pas sûr de me l’être jamais demandé, et ce qui était dans le mien, j’avais peur d’y réfléchir. Je n’ai plus besoin d’en faire un secret, ni pour moi ni pour le lecteur : j’étais complètement amoureux. Elle s’interposait entre moi et le soleil. Elle avait grandi brusquement, comme je viens de le dire, mais d’une croissance normale ; elle resplendissait de santé, d’allégresse et de bonne humeur ; je comparais sa démarche à celle d’une jeune biche, et sa taille à un hêtre des montagnes. Je ne souhaitais plus rien que de rester auprès d’elle sur le pont ; et je déclare ici que je n’accordais pas une pensée à l’avenir ; heureux de ce que m’offrait le présent, je ne cherchais pas à m’imaginer ce qui adviendrait ensuite, et ma seule préoccupation était de savoir si j’allais prendre sa main dans la mienne et l’y garder. Mais j’étais trop avare des joies que je possédais pour rien livrer à l’inconnu.

 

Le peu que nous disions concernait ordinairement nous deux ou l’un de nous, de telle sorte que si quelqu’un s’était donné la peine de nous écouter, il aurait pu nous prendre pour les pires égoïstes du monde. Un jour que nous nous livrions à cette occupation, nous en vînmes à parler des amis et de l’amitié, et je me rends compte aujourd’hui que nous effleurions là un sujet brûlant. Nous vantions les beautés de l’amitié, que nous avions à peine soupçonnées jusque-là, nous disions qu’elle renouvelait l’existence, et mille allusions voilées du même genre, qui ont été dites depuis la création du monde par les jeunes couples dans notre situation. Puis nous commentâmes cette circonstance singulière, que quand des amis se rencontrent, c’est comme s’ils existaient pour la première fois, bien que chacun d’eux ait vécu déjà longtemps à perdre son temps avec les autres.

 

– Ce n’est pas tout à fait mon cas, dit-elle, et je pourrais vous raconter en dix mots les quatre quarts de ma vie. Je ne suis qu’une fille, et qu’est-ce qui peut arriver à une fille de toute façon ? Mais j’ai suivi le clan, en 45. Les hommes marchaient avec des épées et des mousquets, et certains d’entre eux par brigades portant la même sorte de tartan. Ils n’étaient pas les derniers à marcher, je vous assure. Et il y avait des gentilshommes des Lowlands, avec leurs tenanciers montés, et des trompettes qui sonnaient, et il y avait un grand concert de pibrochs de guerre. Je trottais sur un petit poney du Highland, à la droite de mon père James More, et de Glengyle en personne. Et voici une belle chose que je me rappelle, c’est que Glengyle m’embrassa sur les deux joues, parce que (dit-il) « parente, vous êtes la seule dame du clan qui soyez venue avec nous ! » alors que je n’étais qu’une gamine de douze ans tout au plus ! J’ai vu le prince Charles aussi, et ses yeux bleus ; comme il était joli ! Il m’a donné sa main à baiser en présence de toute l’armée. Oh oui, c’étaient là les beaux jours, mais cela me paraît un songe lointain dont je me suis réveillée. Vous savez trop bien comment cela s’est passé : et ce furent les pires jours de tous, quand les habits-rouges occupèrent le pays, et que mon père et mon oncle se cachaient dans la montagne, et que je devais leur porter à manger au milieu de la nuit, ou avant le lever du jour quand les coqs chantaient. Oui, j’ai marché dans la nuit, maintes fois, et le cœur me battait fort par peur de l’obscurité. Le plus curieux, c’est que je n’ai pas rencontré de revenants ; mais on dit qu’ils ne font rien aux jeunes filles. Puis vint le mariage de mon oncle, et ce fut plus terrible que tout. Sa femme s’appelait Jane Kay ; et celle nuit-là, la nuit où nous l’emmenâmes loin de ses amis selon les vieilles traditions, elle m’avait prise avec elle dans sa chambre à Inversnaid. Elle voulait et ne voulait pas : cet instant-ci elle voulait épouser Bob, et l’instant d’après elle ne voulait plus le voir. Je n’ai jamais vu femme si indécise. Sûrement toute sa personne disait à la fois oui et non. Mais aussi elle était veuve, et je n’ai jamais pu croire qu’une veuve fût une bonne femme.

 

– Catriona, interrompis-je, qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

 

– Je ne sais pas : je dis la chose comme je la sens. Et puis, épouser un autre homme ! Quelle horreur ! Mais il s’agit d’elle. Elle se remaria donc à mon oncle Robin, et elle l’accompagna à l’église et au marché, et puis elle s’ennuya, ou bien elle n’osa plus se montrer, et pour finir, elle s’enfuit, et retourna dans sa famille, et dit que nous l’avions mise dans le lac, et je ne vous dirai pas le reste. Je n’ai jamais plus estimé beaucoup les femmes depuis lors, et ainsi enfin mon père James More vint à être jeté en prison, et vous savez le reste aussi bien que moi.

 

– Et de tout ce temps-là vous n’avez pas eu d’amis ? fis-je.

 

– Non, j’en ai été bien près avec deux-trois filles de la montagne, mais on ne peut appeler cela des amies.

 

– Eh bien, mon histoire à moi est bien simple, dis-je. Je n’ai jamais eu d’amis jusqu’à ce que je vous aie rencontrée.

 

– Et ce brave M. Stewart ?

 

– C’est vrai, je l’oubliais. Mais lui, c’est un homme, et c’est tout différent.

 

– Je le crois volontiers. Oh oui, c’est tout différent.

 

– Il y en a eu encore un autre, fis-je. J’ai cru autrefois que j’avais un ami, mais j’ai reconnu que je m’étais trompé.

 

Elle voulut savoir son nom.

 

– C’était un garçon, repris-je. Nous étions les deux meilleurs élèves de la classe de mon père, et nous pensions nous aimer beaucoup l’un l’autre. Or, vint le temps où il fut envoyé à Glasgow chez un commerçant, qui était son cousin issu de germain : il m’écrivit deux-trois fois par le courrier ; puis il trouva de nouveaux amis, et j’ai eu beau lui écrire jusqu’à plus soif, il n’y prit garde. Ah ! Catriona, il m’a fallu longtemps pour pardonner cela à la vie. Il n’y a rien de plus décevant que de perdre ce qu’on croyait un ami.

 

Elle se mit alors à me presser de questions sur sa figure et son caractère, car nous nous préoccupions beaucoup chacun de ce qui concernait l’autre ; si bien qu’enfin, pour mon malheur, je me rappelai ses lettres, et j’allai chercher le paquet dans la cabine.

 

– Tenez, voici ses lettres, dis-je, avec toutes celles que j’aie jamais reçues de lui. Après cela, je n’ai plus rien à raconter de moi ; vous savez le reste aussi bien que moi.

 

– Voulez-vous me permettre de les lire ? fit-elle.

 

Je le lui offris, si elle voulait s’en donner la peine ; elle me pria de la laisser, le temps de les lire toutes. Or, dans le paquet que je lui avais remis, se trouvaient non seulement les lettres de mon ami félon, mais une ou deux de M. Campbell alors qu’il était en ville à l’Assemblée, et pour compléter tout ce qui me fut jamais écrit, le petit mot de Catriona, et les deux que j’avais reçus de Miss Grant, l’un quand j’étais sur le Bass et l’autre à bord de ce navire même. Mais pour ce qui était de cette dernière, je n’y songeai pas sur le moment.

 

J’étais dans un tel état de sujétion à la volonté de mon amie que peu m’importait ce que je faisais, ni même presque si j’étais en sa présence ou non ; elle s’était emparée de moi comme une sorte de fièvre lente qui brûlait continuellement dans mon sein, nuit et jour, et endormi comme éveillé. Il arriva donc qu’après être allé à l’avant du bateau, à l’endroit où l’étrave élargie refoulait les vagues, je fus moins pressé de retourner auprès d’elle qu’on ne pouvait l’imaginer ; et je prolongeai même mon absence afin de varier mon plaisir. Je ne pense pas être d’un naturel fort épicurien ; mais j’avais jusqu’alors rencontré si peu d’agrément dans ma vie que l’on me pardonnera peut-être d’insister là-dessus plus qu’il ne convient.

 

Lorsque je retournai auprès d’elle j’eus comme l’impression pénible de quelque chose de cassé, tant elle me restitua le paquet avec froideur.

 

– Vous les avez lues ? fis-je ; et ma voix me parut ne pas avoir son intonation tout à fait naturelle, car je me creusais la tête pour chercher ce qui pouvait l’indisposer contre moi.

 

– Aviez-vous l’intention de me les faire lire toutes ? demanda-t-elle.

 

Je lui répondis par un « oui » défaillant.

 

– Les dernières aussi ? reprit-elle.

 

Je compris alors où nous en étions, mais je ne voulus pas lui mentir.

 

– Je vous les ai données toutes sans arrière-pensée, fis-je, en supposant bien que vous les liriez. Je ne vois de mal dans aucune.

 

– C’est donc que je suis faite autrement que vous, répliqua-t-elle. Je remercie Dieu de cette différence. Ce n’était pas une lettre à me montrer. Ce n’était même pas une lettre à écrire.

 

– Il me semble que vous parlez de votre amie, Barbara Grant ?

 

– Il n’y a rien de plus décevant que de perdre ce qu’on croyait une amie, fit-elle, reproduisant mes paroles.

 

– Ne serait-ce pas plutôt parfois l’amitié qui est imaginaire ? m’écriai-je. Croyez-vous réellement que ce soit juste de me reprocher quelques lignes qu’une tête à l’évent m’a écrites sur un bout de papier ? Vous savez vous-même avec quel respect je me suis toujours conduit – et je ne m’en serais jamais départi.

 

– Et nonobstant vous allez jusqu’à me montrer cette lettre ! Je ne veux pas de pareils amis. Je saurai très bien m’en passer, monsieur Balfour, d’elle – ou de vous.

 

– Voici de belle reconnaissance !

 

– Je vous suis très obligée. Je vous prierai d’emporter vos… lettres. Elle semblait ne pouvoir prononcer le mot, comme s’il se fût agi d’un luron.

 

– Vous ne me le répéterez pas deux fois, répliquai-je. Et, rassemblant le tas, je m’avançai de quelques pas vers l’avant, et les jetai à la mer, de toutes mes forces. Durant les quelques minutes qui suivirent je m’y serais jeté aussi volontiers.

 

Je passai le reste du jour à me promener de long en large, furieux. Avant le coucher du soleil, j’épuisai presque la série des injures pour l’en accabler. Tout ce que j’avais appris de l’orgueil du Highland me paraissait surpassé, en voyant une jeune fille, presque une enfant, se gendarmer à ce point pour une allusion aussi futile, et cela contre son amie intime, dont elle n’avait cessé de me prêcher les louanges. Je pensais à elle avec une amertume poignante, comme on pense à un enfant en colère. Si je l’avais embrassée, me disais-je, peut-être eût-elle fort bien pris la chose ; et simplement parce que c’était mis par écrit, et avec un ragoût de plaisanterie, elle va se mettre dans ce ridicule courroux. Décidément, il y a dans le sexe féminin un défaut de compréhension à faire pleurer les anges sur la triste condition des hommes.

 

Nous fûmes de nouveau côte à côte au souper, mais quel changement ! Elle était envers moi aigre comme lait caillé ; sa figure semblait celle d’une poupée de bois ; je l’aurais volontiers battue et trépignée, si elle m’en avait fourni le moindre prétexte. Pour comble, sitôt le repas terminé, elle s’appliqua à prendre soin de cette Mme Gebbie qu’elle avait un tant soit peu négligée auparavant. Mais elle voulait rattraper le temps perdu, il faut croire ; et pendant tout le reste de la traversée elle se montra singulièrement assidue auprès de ladite matrone, et sur le pont elle se mit à faire beaucoup plus attention au capitaine Sang qu’il ne me semblait nécessaire. Ce n’est pas que le capitaine cessât de se montrer digne et paternel ; mais je détestais de la voir le moins du monde familière avec personne autre que moi.

 

Bref, elle fut si attentive à m’éviter, et sut si bien s’entourer constamment d’autres personnes, qu’il me fallut guetter longtemps l’occasion de la trouver seule ; et lorsque je l’eus trouvée, je n’en profitai guère, comme on va l’apprendre.

 

– Je ne vois réellement pas en quoi je vous ai offensée, lui dis-je ; cela ne saurait être irrémédiable, en tout cas. Voyons, essayez de me pardonner.

 

– Je n’ai rien à vous pardonner, fit-elle ; et ses paroles semblaient lui arracher la gorge. Je vous suis très obligée pour tous vos bons offices. Et elle m’adressa la huitième partie d’une révérence.

 

Mais je m’étais exercé d’avance à lui en dire plus, et ce plus je ne manquai pas de le lui débiter.

 

– Encore un mot, dis-je. Si je vous ai réellement scandalisée en vous montrant cette lettre, cela ne peut toucher miss Grant. Ce n’est pas à vous qu’elle l’a écrite, mais à un pauvre garçon tout ordinaire, qui aurait dû avoir le bon sens de ne pas vous la montrer. Si vous devez me blâmer…

 

– Je vous conseille de ne plus me parler de cette fille, en tout cas ! fit Catriona. C’est elle que je ne veux plus voir, même à son lit de mort.

 

Elle s’éloigna de moi, pour se rapprocher aussitôt, et me crier :

 

– Voulez-vous me jurer que vous n’aurez plus jamais de relations avec elle ?

 

– Certes non, je ne serai jamais injuste à ce point envers elle, fis-je, ni tellement ingrat.

 

Et cette fois ce fut moi qui m’éloignai.

 

XXII

Helvoetsluis


Vers la fin du voyage le temps empira beaucoup : le vent sifflait dans les cordages, la mer devenait houleuse, et le navire se mit à danser à grand bruit parmi les lames. La mélopée des matelots virant au cabestan ne cessait presque plus, car nous côtoyions continuellement des bancs de sable. Vers neuf heures du matin, dans une éclaircie du soleil d’hiver, entre deux averses de grêle, j’aperçus pour la première fois la Hollande – sous forme d’une rangée de moulins à vent qui viraient à la brise. Ce fut aussi en voyant pour la première fois ces mécaniques dégingandées que j’eus la sensation immédiate d’aller à l’étranger, dans un monde et une existence nouveaux. Vers onze heures et demie on jeta l’ancre à l’entrée du port de Helvoet, à un endroit où la mer déferlait parfois, faisant rouler le navire outrageusement. On pense bien qu’à part Mme Gebbie, nous étions tous sur le pont, les uns en manteaux, les autres enveloppés dans les prélarts du bord, tous cramponnés à des cordages, et plaisantant de notre mieux à l’instar de vieux mathurins.

 

Puis une embarcation, qui marchait de travers comme un crabe, s’approcha péniblement du bord, et son patron héla notre capitaine en hollandais. Le capitaine Sang se dirigea, l’air fort troublé, vers Catriona ; et comme nous les entourions, la nature de la difficulté nous fut révélée à tous. La Rose avait comme destination le port de Rotterdam, où les autres passagers étaient fort impatients d’arriver, à cause d’un départ qui devait avoir lieu le soir même dans la direction de la Haute-Allemagne. Grâce à la quasi-tempête qui soufflait, le capitaine se déclarait capable d’assurer cette correspondance à la condition de ne pas perdre de temps. Mais James More avait donné rendez-vous à sa fille à Helvoet, et le capitaine s’était engagé à relâcher en vue du port et à la déposer dans une barque envoyée de terre suivant l’usage. L’embarcation était bien là, et Catriona était prête, mais notre capitaine tout comme le patron de la chaloupe hésitaient devant le danger, et le premier n’était pas d’humeur à s’attarder.

 

– Miss Drummond, dit-il, votre père ne serait pas très content si vous alliez vous casser une jambe, voire vous noyer, par notre faute. Suivez mon conseil, et continuez avec nous jusqu’à Rotterdam. Vous n’aurez qu’à prendre passage sur un coche d’eau pour descendre la Meuse jusqu’au Brill, et de là vous prendrez une patache qui vous ramènera à Helvoet.

 

Mais Catriona ne voulait entendre parler d’aucun changement. Elle pâlissait à la vue des lames écumantes, des trombes d’eau qui retombaient par instants sur le gaillard d’avant, et du canot qui dansait et plongeait sans discontinuer parmi les vagues ; mais elle s’en tenait strictement aux ordres de son père. – Mon père, James More, l’a décidé ainsi – elle ne sortait pas de là. Je trouvai fort sot et même absurde de voir une jeune fille se refuser avec tant d’obstination à d’aussi bons avis ; mais le fait est qu’elle avait pour cela d’excellentes raisons, qu’elle n’avait garde de nous dire. Les coches d’eau et les pataches sont très commodes, mais il faut d’abord payer pour en faire usage, et tout ce qu’elle possédait au monde se réduisait à deux shillings un penny et demi, monnaie sterling. Ignorant donc sa pénurie – qu’elle était trop fière pour leur révéler – capitaine et passagers parlèrent en vain.

 

– Mais vous ne savez ni le français ni le hollandais, objectait l’un.

 

– C’est tout à fait exact, fit-elle, mais depuis l’an 45, il y a tellement d’honnêtes Écossais à l’étranger que je m’en tirerai fort bien, croyez-le.

 

La jolie naïveté rustique de ses paroles en fit rire quelques-uns, tandis que d’autres s’impatientaient et que M. Gebbie se mettait dans une réelle colère. Il savait (puisque sa femme avait accepté de veiller sur la jeune fille) que son devoir était d’aller la déposer à terre et la mettre en sûreté ; mais rien ne l’eût amené à le faire, car cela lui eût fait manquer sa correspondance ; et je crois qu’il voulait apaiser sa conscience en faisant la grosse voix. Pour finir il s’en prit au capitaine Sang, et lui déclara sur un ton irrité que sa conduite était honteuse, que c’était vouloir la mort que de quitter le navire, et qu’en tout cas il ne pouvait jeter une innocente jeune fille dans une embarcation pleine de grossiers pêcheurs hollandais, et l’abandonner à son sort. C’était bien là mon avis ; je tirai à part le second, m’arrangeai avec lui pour qu’il me fît expédier mes malles par coche d’eau à une adresse que je connaissais dans Leyde, et je me dressai pour faire signe aux pêcheurs.

 

– Je descendrai à terre avec cette jeune personne, capitaine Sang, dis-je. Il m’est indifférent d’aller à Leyde par ce chemin ou par l’autre.

 

Au même instant je sautai dans la barque, mais j’accomplis ce geste avec si peu d’adresse que je roulai dans la cale avec deux des pêcheurs.

 

Du canot l’entreprise apparaissait encore plus périlleuse que du navire, car celui-ci nous dominait de sa masse, et menaçait à chaque instant de nous écraser, en oscillant et se cabrant sur son amarre. Je commençai à croire que j’avais fait un marché de dupe ; il était de toute impossibilité que Catriona pût passer à mon bord, et j’allais être déposé à Helvoetsluis tout seul et sans autre espoir de récompense que le plaisir d’embrasser James More si je le désirais. Mais je comptais sans la bravoure de la jeune fille. Elle m’avait vu sauter avec fort peu d’hésitation apparente (quoique celle-ci fût trop réelle) et elle n’était aucunement disposée à se laisser battre par son ci-devant ami. Cramponnée à un étai, elle se tenait debout sur les bastingages, tandis que le vent s’engouffrait dans ses jupes, ce qui rendait la tentative plus dangereuse, et nous découvrait ses bas plus haut qu’il n’est de règle dans les villes. Elle ne perdit pas une minute et ne laissa le temps à personne d’intervenir. De mon côté je lui tendis les bras : le navire s’abaissa tout à coup vers nous, le patron fit avancer sa barque plus près que la sécurité ne l’eût exigé, et Catriona s’élança dans l’espace. Je fus assez heureux pour la recevoir dans mes bras, et grâce aux pêcheurs qui vinrent à notre aide, je réussis à ne pas tomber. Elle resta un moment agrippée à moi de toutes ses forces, et respirant à coups précipités ; puis, comme elle me tenait toujours à deux mains, on nous mit à notre place à l’arrière, contre l’homme de barre ; le capitaine Sang avec tout l’équipage et les passagers nous applaudirent en criant adieu, et le canot se dirigea vers la terre.

 

Dès qu’elle revint un peu à elle, Catriona se détacha de moi avec brusquerie, sans prononcer une parole. Je me tus également, et d’ailleurs, avec le hurlement du vent et le jaillissement des embruns, ce n’était guère l’occasion de parler. Notre équipage, tout en se fatiguant beaucoup, n’avançait guère qu’avec une extrême lenteur, si bien que la Rose eut tout le temps de lever l’ancre et de s’éloigner avant notre arrivée à l’entrée du port.

 

Nous ne fûmes pas plutôt en eau calme que le patron, suivant le stupide usage hollandais, arrêta son bateau et nous réclama le prix du passage. L’homme exigeait par passager deux florins – soit de trois à quatre shillings en monnaie anglaise. Mais là-dessus Catriona jeta les hauts cris. Elle avait, disait-elle, demandé au capitaine Sang, et le tarif n’était que de un shilling anglais. Et elle ajouta : « Croyez-vous que je serais venue à votre bord sans m’en informer auparavant ? » – Le patron lui répliqua vertement dans un idiome où les jurons seuls étaient anglais et le reste hollandais ; si bien que pour en finir (la voyant près de pleurer) je glissai à la dérobée six shillings dans la main du bandit, sur quoi il eut l’obligeance d’accepter d’elle, sans plus de contestation, un unique shilling. J’étais bien entendu fort agacé et honteux. J’admets que l’on soit regardant, mais non avec une telle âpreté ; et ce fut assez froidement que je demandai à Catriona, comme le bateau se remettait en route vers la terre, où son père lui avait donné rendez-vous.

 

– Je dois m’informer de lui auprès d’un honnête marchand écossais nommé Sprott, me répondit-elle. Et puis tout d’une haleine : Je tiens à vous remercier beaucoup – vous êtes pour moi un vaillant ami.

 

– Il sera temps assez de le dire quand je vous aurai remise entre les mains de votre père, fis-je, ne croyant pas si bien dire. Je pourrai lui raconter à quel point sa fille s’est montrée loyale envers lui.

 

– Hélas non ! je ne suis pas une fille loyale, s’écria-t-elle, avec un accent des plus douloureux. Mon cœur n’est pas assez fidèle.

 

– Bien peu cependant auraient fait ce bond, même pour obéir aux ordres d’un père, répliquai-je.

 

– Je ne puis admettre que vous croyiez cela de moi, s’écria-t-elle de nouveau. Comment aurais-je pu rester en arrière lorsque vous l’aviez fait avant moi, ce bond ? Et d’ailleurs ce n’était pas mon unique motif.

 

Là-dessus, toute rougissante, elle me fit l’aveu de sa pauvreté.

 

– Dieu nous soit en aide ! m’écriai-je, en voilà un procédé insensé, de faire débarquer la bourse vide sur le continent d’Europe ! J’estime cela peu convenable… pas du tout, même !

 

– Vous oubliez que James More, mon père, est un gentilhomme pauvre. C’est un malheureux exilé.

 

– Mais il me semble que tous vos amis ne sont pas de malheureux exilés, m’exclamai-je. Était-ce honnête à eux de prendre aussi peu de soin de vous ? Était-ce honnête de ma part ? L’était-ce de la part de miss Grant, qui vous a conseillé de partir, et qui en deviendrait folle si elle venait à l’apprendre ? Était-ce même honnête de la part de ces Gregory chez qui vous logiez, et qui vous traitaient avec affection ? C’est une bénédiction que je me sois trouvé là ! Supposez votre père empêché par accident, qu’adviendrait-il de vous, ici, abandonnée toute seule sur une rive étrangère ? J’en frémis rien que d’y penser.

 

– C’est que je leur ai menti à tous, répliqua-t-elle. Je leur ai raconté que j’étais bien pourvue. Je le lui ait dit à elle aussi. Je ne voulais pas humilier James More à leurs yeux.

 

Je découvris par la suite qu’elle aurait dû au contraire l’humilier jusqu’à terre, car le mensonge ne venait primitivement pas d’elle, mais bien de lui, et c’est pour l’honneur de cet individu qu’elle fut contrainte à persévérer. Mais sur le moment j’ignorais ce détail, et la seule idée de son dénuement et des dangers où elle aurait pu tomber m’avait hérissé presque à me faire perdre la raison.

 

– Bon, bon, bon, fis-je, cela vous apprendra à vous conduire plus sagement.

 

Je laissai provisoirement ses malles à une auberge du port, où je me fis indiquer, grâce à mon français tout neuf, l’adresse de la maison Sprott. Elle était assez éloignée, et tout en nous y rendant, nous examinions la ville avec stupeur. De fait, elle offrait à des Écossais de nombreux sujets d’étonnement : les canaux et les arbres s’y entremêlaient aux maisons ; celles-ci, toutes isolées et bâties en jolies briques d’un rouge tirant sur le rosé, offraient des perrons et des bancs de pierre bleue à l’entrée de chaque porte ; et toute la ville était si propre qu’on eût pu y manger sur la chaussée. Sprott était chez lui, penché sur ses registres, dans une salle à plafond bas, très sobre et nette, décorée de porcelaines, de tableaux et d’un globe terrestre à monture de cuivre. C’était un homme de large carrure, au teint vermeil, au regard oblique. Il n’eut même pas la politesse de nous offrir un siège.

 

– James MacGregor est-il actuellement à Helvoetsluis, monsieur ? lui demandai-je.

 

– Je ne connais personne de ce nom, me répondit-il, d’un air rechigné.

 

– Puisqu’il vous faut tant de précision, repris-je, je tournerai autrement ma question, et je vous demanderai où nous pourrions trouver dans Helvoetsluis un M. James Drummond, alias MacGregor, alias James More, ex-tenancier d’Inveronachile ?

 

– Monsieur, fit-il, quand il serait en enfer, je l’ignore, et pour ma part je préférerais qu’il y fût.

 

– Cette jeune personne est la fille de ce gentilhomme, monsieur, repris-je, et parlant devant elle, j’espère que vous serez comme moi d’avis qu’il ne convient guère de mettre en doute son honnêteté.

 

– Je ne veux rien avoir à démêler ni avec lui ni avec elle, ni avec vous ! s’écria-t-il en grossissant la voix.

 

– Avec votre permission, monsieur Sprott, dis-je, cette jeune personne est venue d’Écosse pour le voir, et c’est probablement par suite d’une erreur qu’on l’a envoyée chez vous pour se renseigner. En admettant qu’il y ait erreur, j’estime néanmoins que cette erreur nous met, vous et moi – moi qui suis par hasard son compagnon de voyage – dans l’obligation de venir en aide à une compatriote.

 

– Vous voulez donc me rendre enragé ? s’écria-t-il. Je vous répète que je ne connais ni lui ni sa progéniture et que je m’en soucie encore moins. Sachez que cet homme me doit de l’argent.

 

– C’est fort possible, monsieur, répliquai-je, plus en colère à présent que lui. Mais en tout cas, moi je ne vous dois rien ; cette jeune personne est sous ma protection, et comme je ne suis en aucune façon habitué à ces manières, je ne les trouve pas du tout de mon goût.

 

Tout en disant cela et sans trop songer à ce que je faisais, je me rapprochai de lui d’un pas ou deux : et cet heureux hasard me fournit le seul argument susceptible d’agir sur cet homme. Son visage se décolora.

 

– Pour l’amour de Dieu, n’allez pas si vite, monsieur ! s’écria-t-il. Je n’ai pas eu la moindre intention de vous offenser. Moi, voyez-vous, je ressemble un peu à un bon chien de garde, j’aboie plus que je ne mords. À m’entendre, on pourrait croire que je suis un peu rogue ; mais pas du tout ! C’est au fond un très bon garçon que Sandie Sprott ! Et vous n’imagineriez jamais tout le désagrément que cet homme m’a causé.

 

– Fort bien, monsieur, répliquai-je. En ce cas, je prendrai encore une fois la liberté d’avoir recours à votre obligeance pour vous demander vos dernières nouvelles de M. Drummond.

 

– Tout à votre service, monsieur ! reprit-il. Pour cette jeune personne (à qui je présente mes respects) il l’aura simplement oubliée. C’est que je le connais, voyez-vous ; il m’a fait perdre assez d’argent. Il ne pense qu’à lui-même : clan, roi ou fille, il enverrait tout promener, pourvu qu’il puisse s’emplir la panse ! Oui, et son répondant avec ! Car dans un sens on pourrait presque m’appeler son répondant. Le fait est que nous nous sommes mis ensemble dans une affaire commerciale, qui finira, je crois, par coûter cher à Sandie Sprott. Notre homme est autant dire mon associé ; et malgré cela je vous donne ma parole que je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où il peut être. Il se peut qu’il vienne ici à Helvoet ; il se peut qu’il y vienne ce matin, comme il se peut qu’on reste un an sans l’y voir ; rien ne m’étonnerait de lui – sinon une chose, à savoir qu’il me rembourse mon argent. Vous voyez dans quelle situation je me trouve vis-à-vis de lui ; et vous comprenez que je ne vais pas aller m’occuper de cette jeune personne, comme vous dites. Une chose est sûre et certaine, c’est qu’elle ne peut demeurer ici. Car, monsieur, je suis célibataire. Si j’allais la prendre chez moi, il est plus que probable que ce chien d’enfer s’arrangerait à son retour pour me la faire épouser.

 

– Cessons ce discours, dis-je. Je placerai cette jeune personne chez des gens plus aimables. Donnez-moi papier, plume et encre, afin que je laisse ici pour James More l’adresse de mon correspondant à Leyde. Il n’aura qu’à s’adresser à moi pour savoir où trouver sa fille.

 

Ce mot, je l’écrivis et le cachetai. Durant cette opération Sprott nous fit spontanément l’offre opportune de s’occuper des malles de miss Drummond, et même les envoya prendre à l’auberge par un commissionnaire. Je lui avançai à cet effet un dollar ou deux, dont il me donna décharge par écrit.

 

Après quoi, emmenant à mon bras Catriona, je quittai la demeure de ce déplaisant personnage. De toute la scène, elle n’avait pas prononcé un seul mot, s’en remettant à moi de décider et de parler pour elle. De mon côté j’avais eu soin de ne pas la regarder une seule fois, crainte de l’humilier ; et même à cette heure, où le cœur me bondissait encore de colère et d’indignation, je pris sur moi d’affecter une contenance tout à fait tranquille.

 

– Maintenant, lui dis-je, nous allons retourner à cette auberge où l’on parle français, afin de manger un morceau, et nous informer des moyens de transport pour aller à Rotterdam. Je ne serai pas tranquille avant de vous avoir remise de nouveau entre les mains de Mme Gebbie.

 

– Je vois qu’il faut prendre son parti, répondit-elle, quoique si cela doive faire plaisir à quelqu’un, je doute que ce soit à elle. Et je vous rappellerai de nouveau ceci, que je possède en tout et pour tout un shilling et trois sous.

 

– Et je vous rappellerai de nouveau ceci, répliquai-je, que c’est un bonheur que je sois venu avec vous.

 

– Croyez-vous donc que je pense à autre chose depuis le temps ? fit-elle, et je crus la sentir s’appuyer un peu plus fort sur mon bras. C’est vous qui êtes mon meilleur ami.

 

XXIII

Pérégrinations en Hollande


La patache, qui est une sorte de long chariot garni de banquettes, nous transporta en quatre heures dans la grande ville de Rotterdam. À notre arrivée il faisait noir depuis longtemps ; mais les rues étaient brillamment éclairées et pleines de types exotiques – des juifs barbus, des nègres, et des hordes d’hétaïres, très indécemment parées de joyaux et allant jusqu’à arrêter les marins par la manche ; nous étions étourdis par le bruit incessant des conversations ; et le plus inattendu c’est que ces étrangers parurent aussi étonnés de notre aspect que nous du leur. Je m’efforçai de faire bonne contenance, tant à cause de la jeune fille que par amour-propre ; mais je dois reconnaître que je me sentais pareil à un mouton égaré, et que le cœur me battait d’inquiétude. Deux ou trois fois je m’informai du port et du navire la Rose ; mais, ou bien je tombai sur des gens qui ne parlaient que le hollandais, ou bien ils ne comprirent pas mon français. M’engageant à tout hasard dans une rue, j’arrivai devant une file de maisons éclairées, aux portes et aux fenêtres desquelles se pressaient des femmes peintes : elles se mirent à ricaner et à nous interpeller au passage, et je fus bien aise de ce que nous ne comprenions pas leur idiome. Un peu plus loin, nous débouchâmes sur un espace libre avoisinant le port.

 

– Nous voilà sauvés, à présent, m’écriai-je, à la vue des mâts. Prenons par ici le long du quai. Nous rencontrerons sûrement quelqu’un sachant l’anglais, et peut-être finirons-nous par trouver le navire.

 

Nous fûmes presque aussi heureux, en effet ; car vers neuf heures du soir, nous faillîmes nous jeter dans les bras tout simplement du capitaine Sang ! Il nous raconta qu’ils avaient fait la traversée dans un laps de temps incroyablement court, la forte brise ayant tenu jusqu’à leur arrivée au port ; grâce à quoi tous ses passagers s’étaient déjà mis en route pour continuer leur voyage. Il nous était impossible de courir après les Gebbie jusqu’en Haute-Allemagne, et il fallait nous rabattre sur notre unique connaissance, le capitaine Sang lui-même. Il nous fut d’autant plus agréable de trouver cet homme bien disposé et désireux de nous venir en aide. Il déclara fort aisé de trouver une bonne famille de marchands, qui hébergeraient Catriona jusqu’à ce que la Rose eût pris son chargement ; il déclara qu’il la ramènerait à Leith pour rien et la remettrait saine et sauve entre les mains de M. Gregory. En attendant, comme nous avions besoin de manger, il nous invita à une table d’hôte encore ouverte. Il semblait non seulement fort bien disposé, comme je l’ai dit, mais encore assez bruyant, ce qui me surprit beaucoup. Je ne devais pas tarder à en connaître la raison. Car à la table d’hôte, ayant commandé du vin du Rhin, il en but largement et se trouva bientôt inexprimablement ivre. Dans cette occurrence, comme il arrive trop souvent chez tous les hommes, et en particulier chez ceux de sa pénible profession, il perdit le peu de bon sens et de bonnes manières qu’il possédait, et il se comporta avec la jeune fille d’une façon scandaleuse. Il rappela la figure qu’elle avait faite sur la lisse du navire, et ses plaisanteries furent de si mauvais goût que mon unique ressource fut de l’emmener aussitôt.

 

Elle sortit de la table d’hôte étroitement cramponnée à moi, et me disant :

 

– Emmenez-moi, David. Gardez-moi, vous. Avec vous je n’ai pas peur.

 

– Et vous n’en avez aucune raison, ma petite amie ! m’écriai-je, prêt à fondre en larmes d’attendrissement.

 

– Où est-ce que vous m’emmenez ? reprit-elle. Quoi qu’il arrive, ne me quittez pas, je vous en supplie.

 

– Au fait, où vais-je vous emmener ? dis-je en m’arrêtant, car j’avais jusque-là marché devant moi en aveugle. Arrêtons-nous, que je réfléchisse. Mais je ne vous quitterai pas, Catriona ; que le Seigneur me le rende au centuple, si je vous manque ou vous contrarie.

 

En guise de réponse elle se rapprocha de moi.

 

– Voici, dis-je, l’endroit le plus paisible que nous ayons encore vu dans le tourbillon de cette ville. Asseyons-nous un peu sous cet arbre et examinons ce qu’il nous convient de faire.

 

Cet arbre (comment l’oublierais-je ?) se trouvait tout auprès du port. La nuit était noire, mais des lumières brillaient dans les maisons, et plus près de nous sur les navires silencieux ; nous avions d’une part l’illumination de la ville, d’où s’élevait le murmure des pas et des voix innombrables, de l’autre l’obscurité où la mer clapotait contre les carènes. J’étalai mon manteau sur un moellon de pierre à bâtir et j’y fis asseoir Catriona. Elle aurait préféré ne pas me lâcher, car elle frémissait encore de l’affront qu’elle venait de recevoir ; mais comme je voulais penser librement je me dégageai et me mis à marcher de long en large devant elle, à la façon des contrebandiers, comme nous disions, me torturant la cervelle pour trouver un expédient. Au cours de ces réflexions incohérentes, il me revint tout d’un coup à la mémoire que, dans la chaleur et la hâte de notre départ, j’avais laissé le capitaine Sang payer notre écot à la table d’hôte. Là-dessus je me mis à rire aux éclats, jugeant qu’il n’avait que ce qu’il méritait. En même temps, par un geste machinal, je portai la main à la poche où je gardais mon argent. Il est probable que cela s’était produit dans la ruelle où les femmes nous avaient bousculés, mais il y a une chose certaine, c’est que ma bourse avait disparu.

 

– Vous avez trouvé une bonne idée ? fit-elle, me voyant faire halte.

 

Dans l’extrémité où nous nous trouvions, mon esprit se nettifia soudain comme un verre grossissant, et je vis qu’il ne me restait plus le choix des moyens. Je n’avais ni sou ni maille, mais dans mon portefeuille se trouvait toujours ma lettre de change sur le marchand de Leyde : la seule chose qui nous restait à faire était d’aller à Leyde, et nous devions nous y rendre sur nos deux jambes.

 

– Catriona, dis-je, je vous sais brave et je vous crois robuste. Vous jugez-vous capable de marcher trente milles en terrain plat ? (La distance se trouva être à peine des deux tiers, mais telle était mon évaluation.)

 

– David, me répondit-elle, avec vous auprès de moi, j’irai n’importe où et ferai n’importe quoi. À la condition que vous ne me laissiez pas seule dans cet affreux pays, je ferai tout ce que vous voudrez.

 

– Même partir maintenant et marcher toute la nuit ?

 

– Je ferai tout ce que vous me direz de faire, sans vous demander jamais pourquoi. J’ai été envers vous d’une laide ingratitude ; maintenant faites de moi ce qu’il vous plaira ! Et je pense, ajouta-t-elle, que miss Barbara Grant est la meilleure demoiselle du monde, et je ne vois pas en tout cas ce qu’elle pouvait vous refuser.

 

C’était là pour moi du grec et de l’hébreu ; mais j’avais d’autres préoccupations, et tout d’abord celle de savoir comment sortir de cette ville par la route de Leyde. Le problème fut dur à résoudre ; et il était une ou deux heures du matin lorsque nous en vînmes à bout. Une fois hors des maisons, il n’y avait ni lune ni étoiles ; seule la blancheur de la route nous guidait au milieu des ténèbres qui nous environnaient de toutes parts. Ce qui rendait la marche encore plus difficile était une vraie gelée à glace qui tomba tout à coup dans les petites heures et transforma la grande route en une authentique patinoire.

 

– Ma foi, Catriona, dis-je, nous ressemblons ici aux fils du roi et aux filles des « bonnes dames » dans vos histoires fantastiques du Highland. Nous arriverons tantôt sur « les sept montagnes, les sept ravins et les sept bruyères ». (C’était là une expression qui revenait fréquemment dans ses contes et que j’avais retenue.)

 

– Hélas ! fit-elle, il n’y a ici ni ravins ni montagnes. Je ne nierai pas cependant que les arbres et par-ci par-là un bout de plaine ne soient jolis par ici. Mais notre pays vaut encore mieux.

 

– Je voudrais pouvoir en dire autant de nos compatriotes, fis-je, me souvenant de Sprott et de Sang, et peut-être aussi de James More.

 

– Je ne me plaindrai jamais du pays de mon ami, reprit-elle.

 

Et elle mit dans ces mots une intonation si particulière que je crus en voir l’expression sur son visage.

 

J’eus un haut-le-corps et faillis m’étaler sur le verglas, du coup.

 

– J’ignore ce que vous voulez dire, Catriona, repris-je, quand je me fus un peu ressaisi, mais nous n’avons pas encore eu d’aussi bonne journée ! Je regrette de le dire, alors qu’elle vous a apporté de tels désagréments ; mais quant à moi je le répète : je n’en ai pas encore eu d’aussi bonne.

 

– C’est un beau jour que celui où vous m’avez montré tant d’amour.

 

– Et pourtant je regrette d’être heureux ainsi, continuai-je, alors que je vous vois sur cette route dans la nuit noire.

 

– Où donc serais-je mieux dans tout le vaste monde ? s’écria-t-elle. Je ne me sens vraiment en sûreté qu’avec vous.

 

– Je suis donc tout à fait pardonné ?

 

– Et vous, ne me pardonnez-vous pas cette minute, que vous deviez en reparler ? Mon cœur n’a pour vous que de la gratitude. Mais quand même je serai franche, ajouta-t-elle, avec une sorte de brusquerie ; je ne pardonnerai jamais à cette fille.

 

– C’est encore de miss Grant qu’il est question ? Vous avez dit vous-même que c’était la meilleure personne du monde.

 

– Elle l’est bien en effet, mais quand même je ne lui pardonnerai jamais. Jamais, jamais je ne lui pardonnerai, et je ne veux plus entendre parler d’elle.

 

– Eh bien, dis-je, ceci dépasse tout ; et je m’étonne que vous puissiez vous complaire en de tels enfantillages. Comment ! voici une jeune dame qui s’est montrée pour nous deux la meilleure amie du monde, et à qui nous devons de savoir nous habiller et nous tenir à peu près convenablement, comme peuvent le voir tous ceux qui nous ont connus l’un et l’autre avant et après.

 

Mais Catriona s’arrêta court au beau milieu de la route.

 

– Ah ! c’est comme ça ! s’écria-t-elle. Eh bien, si vous continuez à parler d’elle, je retourne à la ville, et qu’il advienne de moi ce que Dieu voudra ! Sinon, faites-moi la grâce de parler d’autre chose.

 

Je fus déconcerté au-delà de toute expression ; mais je m’avisai qu’elle dépendait entièrement de mon aide, qu’elle appartenait au sexe faible, qu’elle était encore presque un enfant, et que c’était à moi d’avoir de la sagesse pour deux.

 

– Ma chère petite, lui répliquai-je, ce que vous dites là n’a pas le sens commun ; mais Dieu me garde de rien faire qui vous soit désagréable. Quant à parler de miss Grant, je n’en ai cure, et il me semble que c’est vous qui avez commencé. Mon unique dessein (si je vous ai bien entendue) visait votre seul perfectionnement car je déteste jusqu’à l’apparence de l’injustice. Mais n’allez pas vous figurer que je ne désire pas vous voir une honnête fierté et une aimable délicatesse féminine ; ces qualités vous siéent bien, mais ici vous les manifestez à l’excès.

 

– Eh bien, avez-vous fini ? fit-elle.

 

– J’ai fini.

 

– C’est fort heureux.

 

Et nous continuâmes notre chemin, mais sans plus rien dire.

 

Cette marche dans la nuit opaque, où nous ne voyions que des ombres et n’entendions que le bruit de nos pas, était vraiment fantastique. Tout d’abord nous restâmes animés l’un contre l’autre de sentiments hostiles ; mais l’obscurité, le froid, le silence, que seuls les coqs ou bien les chiens de garde interrompaient de temps à autre, eurent tôt fait de rabaisser nos amours-propres jusqu’à terre ; et en ce qui me regarde, je n’attendais pour parler qu’une occasion propice.

 

Avant le lever du jour survint une pluie tiède, qui balaya le verglas de dessous nos pieds. J’offris mon manteau à ma compagne et cherchai à l’en envelopper ; mais d’un ton impatienté, elle m’enjoignit de le conserver.

 

– Je me garderai bien d’en rien faire, répliquai-je. Moi, je suis un grand vilain garçon qui a vu toutes sortes de temps, et vous n’êtes qu’une délicate et jolie jeune fille ! Ma chère, vous ne voudriez pas me faire cette injure ?

 

Sans plus insister elle me permit de la couvrir ; et ce faisant je profitai de l’obscurité pour laisser ma main s’attarder un instant sur son épaule d’une façon caressante.

 

– Vous devriez tâcher d’avoir un peu plus de patience avec votre ami, lui dis-je.

 

Je crus la sentir s’appuyer imperceptiblement contre ma poitrine, – mais ce ne fut peut-être là qu’une imagination.

 

– Votre bonté est inépuisable, fit-elle.

 

Nous poursuivîmes notre chemin en silence ; mais à présent tout était changé, et le bonheur illuminait mon cœur tel un feu de joie dans l’âtre.

 

Avant le jour la pluie cessa, et ce fut par une matinée simplement brumeuse que nous entrâmes dans la ville de Delft. Les maisons à pignons rouges s’alignaient en bon ordre des deux côtés d’un canal ; les servantes étaient dehors à laver et frotter jusqu’aux pavés de la voie publique. La fumée s’élevait de cent cheminées ; et je ressentis fortement qu’il était l’heure de déjeuner.

 

– Catriona, dis-je, je crois que vous avez encore un shilling et trois sous ?

 

– Vous les voulez, fit-elle. Et elle me remit sa bourse. Que n’est-ce plutôt cinq livres ! Mais qu’allez-vous en faire ?

 

– Et pourquoi donc avons-nous marché toute la nuit, comme un couple de bohémiens, sinon parce que dans cette malheureuse ville de Rotterdam j’ai été dépouillé de ma bourse et de tout ce que je possédais. Je vous le dis à présent parce que je pense que le plus mauvais est passé ; mais il nous reste encore une bonne trotte à faire avant de rejoindre mon argent, et si vous refusez de m’acheter un morceau de pain, il me semble que je vais défaillir.

 

Elle me considéra, les yeux dilatés. À la lueur du petit jour je la vis blême d’épuisement, et mon cœur se remplit de pitié. Mais pour sa part elle éclata de rire.

 

– Quelle torture ! Nous voici donc des mendiants ? s’écria-t-elle. Vous aussi ? Oh, c’est tout ce que je pouvais désirer ! Comme je suis heureuse de vous acheter à déjeuner ! Mais ce serait plus drôle si j’avais dû danser pour vous procurer à manger ! Car je crois qu’ils ne sont pas très familiarisés avec nos danses, par ici, et ils auraient peut-être payé pour les voir.

 

Je lui aurais donné volontiers un baiser pour cette bonne parole, un baiser non pas d’amour mais de pure admiration. Car cela enthousiasme toujours un homme de voir une femme vaillante.

 

Nous achetâmes une jatte de lait à une femme de la campagne qui ne faisait que d’arriver à la ville, et à un boulanger un morceau d’excellent pain, tout chaud et odorant, que nous mangeâmes tout en poursuivant notre chemin. Cette route qui mène de Delft à La Haye s’étend sur cinq milles en une avenue ombragée d’arbres, avec un canal d’un côté et de superbes pâturages de l’autre. Ici du moins le pays était agréable.

 

– Et maintenant, David, dit-elle, qu’allez-vous faire de moi ?

 

– Nous allons en parler, et le plus tôt sera le mieux. Je peux aller chercher de l’argent à Leyde ; cela ira tout seul. Mais l’ennui c’est de savoir que faire de vous jusqu’à la venue de votre père. J’ai cru voir hier soir que vous sembliez peu disposée à vous séparer de moi.

 

– Je fais plus que de sembler, fit-elle.

 

– Vous n’êtes qu’une toute jeune fille, et je ne suis, moi, qu’un bien jeune garçon. Voilà une grave difficulté. Comment allons-nous faire ? À moins peut-être de vous faire passer pour ma sœur ?

 

– Et pourquoi pas ? Si vous voulez bien que je le sois.

 

– Oh, je voudrais bien que vous le soyez en réalité, m’écriai-je. Je serais fier d’avoir une sœur comme vous. Mais il y a un hic : vous vous appelez Catriona Drummond.

 

– Eh bien, je m’appellerai Catriona Balfour. Qui le saura ? On ne nous connaît pas ici.

 

– Si vous croyez la chose convenable. J’avoue que cela me rend perplexe. J’aurais trop de regrets de vous avoir mal conseillée.

 

– David, je n’ai ici d’autre ami que vous.

 

– À vrai dire, je suis trop jeune pour être votre ami. Je suis trop jeune aussi pour vous conseiller, comme vous pour être conseillée par moi. Je ne vois pas ce que nous pouvons faire d’autre, et pourtant je tenais à vous avertir.

 

– Il ne me reste pas le choix. Mon père James More n’en a pas trop bien agi avec moi, et ce n’est pas la première fois que cela lui arrive. Je vous tombe sur les bras comme un sac de farine, et je ne puis que m’en remettre à votre bon plaisir. Si vous voulez bien de moi, c’est parfait. Si vous n’en voulez pas (elle se rapprocha de moi pour me poser la main sur le bras), David, vous me faites peur.

 

– Ne craignez rien, je devais seulement vous avertir… commençai-je ; puis je me ressouvins que c’était moi qui tenais la bourse, et que ce n’était pas le moment de faire le difficile. Catriona, repris-je, ne vous y méprenez pas : je cherche simplement à faire mon devoir envers vous, petite fille ! Me voici seul en route vers cette ville étrangère, où je serai un étudiant solitaire ; et voici que la chance s’offre à moi de vous garder un moment avec moi, comme une sœur ; vous ne pouvez manquer de comprendre, ma chère, que j’aimerais vous avoir ?

 

– Eh bien, mais je suis ici. La chose est réglée d’avance.

 

Je l’admets, c’était mon devoir de parler plus clairement. Je sais que ce fut là de ma part une grave infraction à l’honneur, et je me félicite de n’en avoir pas été puni davantage. Mais je me rappelais combien sa susceptibilité avait été éveillée par cette allusion à un baiser que renfermait la lettre de Barbara ; maintenant qu’elle dépendait de moi, comment aurais-je été plus hardi ? En outre, à vrai dire, je ne voyais pas d’autre moyen plausible pour me débarrasser d’elle. Et j’avoue que la tentation était forte.

 

Un peu après La Haye, elle se mit à boiter et ce fut à grand-peine qu’elle vint à bout de terminer le trajet. Par deux fois elle dut se reposer sur le bord du chemin, mais elle s’en excusa gentiment et se déclara la honte du Highland et de la race qui lui avait donné le jour, aussi bien qu’un encombrement pour moi. Elle ajouta que ce n’était pas sa faute, car elle était peu habituée à marcher chaussée. Je voulus lui faire ôter ses souliers et ses bas pour continuer pieds nus. Mais elle me représenta que les femmes de ce pays, même sur les routes de l’intérieur, se montraient toutes chaussées.

 

– Il ne faut pas que mon frère puisse rougir de moi, fit-elle, d’un air fort enjoué, malgré le démenti que lui donnait son visage.

 

Il y a dans cette ville où nous nous rendions un parc aux allées sablées de sable fin, où les ramures entrelacées formaient une voûte touffue, et qu’embellissaient des berceaux de verdure. Ce fut là que je laissai Catriona, pour aller seul me mettre en quête de mon correspondant. Arrivé chez lui, j’usai de mon crédit, et le priai de m’indiquer un gîte convenable et tranquille. Mon bagage n’étant pas encore arrivé, je le priai de vouloir bien se porter garant de moi auprès des gens de la maison ; et j’ajoutai que ma sœur étant venue pour un moment partager mon logis, il me faudrait deux chambres. Tout cela était fort joli, mais par malheur M. Balfour, qui dans sa lettre de recommandation était entré dans beaucoup de détails, n’y faisait aucune mention de ma sœur. Cela rendit mon Hollandais extrêmement perplexe ; et me regardant par-dessus les bords d’une grosse paire de besicles – il était lui-même piètrement bâti, et me faisait songer à un lapin malade – il me soumit à un interrogatoire serré.

 

Je fus pris de terreur. Supposons, me disais-je, qu’il admette mon histoire, supposons qu’il invite ma sœur à venir chez lui, et que je la lui amène. J’aurais un bel embrouillamini à tirer au clair, et je réussirais peut-être en fin de compte à nous déshonorer tous les deux. Aussi m’empressai-je de lui dépeindre ma sœur comme étant un caractère fort timide : elle craignait tellement de voir de nouvelles figures que je l’avais laissée provisoirement dans un lieu public. Et alors, embarqué sur le fleuve du mensonge, il me fallut suivre la loi commune en pareille circonstance, et m’y enfoncer plus avant que de raison. J’ajoutai quelques détails tout à fait superflus sur la mauvaise santé de miss Balfour durant son enfance et sur la vie retirée qu’elle menait depuis. Au beau milieu de ces contes ma sottise m’apparut, et je rougis jusqu’aux oreilles.

 

Loin de s’y laisser prendre, le vieux gentleman manifestait plutôt le désir de se débarrasser de moi. Mais c’était avant tout un homme d’affaires, et il trouvait mon argent bon à prendre : sans trop se préoccuper de ma conduite, il eut la complaisance extrême d’envoyer son fils avec moi pour me guider à la recherche d’un logis et me servir de répondant. Cela m’obligeait à présenter le jeune homme à Catriona. La pauvre chère enfant, convenablement remise par son repos, se conduisit à la perfection : elle prit mon bras et m’appela son frère avec plus d’aisance que je n’en mis à lui répondre. Mais il survint une anicroche : s’imaginant bien faire, elle se montra assez aimable envers mon Hollandais ; et je dus m’avouer que miss Balfour avait bien vite surmonté sa timidité. Il y avait de plus la différence de nos langages. Je parlais comme dans le Lowland, en traînant les mots ; elle prononçait l’anglais comme on le fait dans la montagne, assez agréablement, mais avec une correction grammaticale plutôt médiocre, si bien que pour un frère et une sœur nous faisions un couple fort disparate. Mais le jeune homme n’était qu’un balourd, dépourvu même de l’esprit nécessaire pour voir qu’elle était belle, ce qui lui valut mon mépris. Et dès qu’il nous eut procuré un abri pour nos têtes, il nous rendit le service encore plus grand de nous quitter.

 

XXIV

Ce qu’il advint d’un exemplaire d’Heineccius


Notre logement se trouvait à l’étage d’une maison adossée à un canal. Il comprenait deux chambres, et il fallait passer par la première pour entrer dans la seconde ; chacune d’elles possédait une cheminée à feu ouvert ; et comme elles étaient situées du même côté de la maison, leurs fenêtres à toutes deux donnaient également vue sur la cime d’un arbre planté au-dessous de nous dans une cour, sur un bout de canal et sur des maisons d’architecture hollandaise que dominaient sur l’autre bord un clocher d’église. Dans ce clocher était suspendue toute une ribambelle de cloches qui faisaient une harmonie délicieuse ; et dès que le soleil se montrait il brillait en plein dans nos deux chambres. Une taverne toute proche nous fournissait une nourriture supportable.

 

Le premier soir nous étions tous les deux fort fatigués, elle surtout. Nous n’échangeâmes pas de discours, et je l’envoyai se coucher aussitôt qu’elle eut mangé. Le matin venu, mon premier soin fut d’envoyer un mot à Sprott pour lui réclamer les malles, et un billet à Alan adressé chez son chef ; puis, les deux plis dépêchés et le déjeuner de Catriona servi, je l’éveillai. Je fus un peu confus lorsque je la vis s’avancer dans son unique costume, et avec la boue du chemin sur ses bas. L’enquête à laquelle je m’étais livré m’avait appris qu’il se passerait bien quelques jours avant que ses malles pussent être rendues à Leyde, et il m’apparut nécessaire de lui procurer des effets de rechange. Elle refusa tout d’abord de me laisser faire cette dépense, mais je lui rappelai qu’elle était désormais la sœur d’un homme riche et qu’elle devait se vêtir conformément à son rang. Nous n’avions pas fait deux magasins qu’elle était tout à fait entrée dans mes vues et que ses yeux brillaient de plaisir. Je me réjouis de la voir manifester son contentement avec une telle ingénuité. Mais le plus extraordinaire fut que je m’y passionnai moi-même : je trouvais toujours qu’on ne lui avait pas encore acheté suffisamment, ni des choses assez belles, et je ne me lassais pas de la contempler sous ces diverses parures. Bref, je commençais à comprendre un peu l’intérêt excessif que miss Grant prenait à la toilette ; car à vrai dire, quand on a une belle personne à orner, la tâche s’embellit également. Les dentelles hollandaises, je dois le dire, étaient étonnamment jolies et bon marché, mais je n’oserais jamais avouer quel prix je payai pour lui avoir une paire de bas. Tout compte fait, je dépensai à ce genre d’amusement une somme telle que j’hésitai un bon moment à faire de nouveaux frais ; et par manière de compensation, je laissai nos chambres quasi vides. Pourvu que nous eussions des lits, que Catriona fût un peu bien vêtue, et que je manquasse point de lumière pour la contempler, nous étions pour mon compte assez richement logés.

 

Ces achats terminés, je fus bien aise de la laisser rentrer chez nous avec toutes nos emplettes, et de m’en aller seul faire une longue promenade durant laquelle je me chapitrai. J’avais donc recueilli sous mon toit, et pour ainsi dire sur mon sein, une jeune fille des plus belles et que son innocence mettait en péril. Ma conversation avec le vieux Hollandais, et les mensonges auxquels je me trouvais contraint, m’avaient déjà permis de comprendre sous quel jour ma conduite devait apparaître à autrui : et à cette heure, les transports d’admiration que je venais d’éprouver et la prodigalité avec laquelle je m’étais livré à mes futiles achats m’incitaient à l’envisager comme fort hasardeuse. Je me demandai, au cas où j’aurais eu en réalité une sœur, si je la compromettrais de la sorte, puis jugeant le cas insoluble, je transformai ma question en celle-ci : confierais-je de la sorte Catriona aux mains d’un autre chrétien ? Et la réponse à cette question me fit monter le rouge au front. Puisque je me trouvais pris au piège d’une situation équivoque où j’avais moi-même fait tomber la jeune fille, c’était une raison de plus pour m’y conduire avec une scrupuleuse honnêteté. Elle dépendait exclusivement de moi pour son pain et son gîte ; au cas où j’alarmerais sa pudeur, elle n’avait aucune retraite. De plus, j’étais son hôte et son protecteur ; et m’étant mis dans cette situation irrégulière, je n’aurais aucune excuse si j’en profitais pour poursuivre même les plus honnêtes visées ; car avec les occasions qui s’offraient à moi, et qu’aucun parent raisonnable ne m’eût offertes un instant, ces plus honnêtes visées mêmes devenaient déloyales. Je compris qu’il me fallait être extrêmement réservé dans mes relations avec elle, sans rien exagérer toutefois, car, si je n’avais aucun droit de prendre des allures d’amoureux, je devais garder continuellement, et si possible agréablement, celles d’un hôte. Il était clair que j’allais avoir besoin de beaucoup de tact et de savoir-faire, de plus peut-être que mon âge ne le comportait. Mais je m’étais jeté dans une voie où les anges eux-mêmes auraient hésité à me suivre, et il n’y avait d’autre moyen de sortir de cette situation que de m’y bien conduire tant que je m’y trouvais. J’établis une série de règlements pour ma conduite ; je priai Dieu de me donner la force de les observer, et, en guise d’adjuvant plus humain, j’achetai un livre d’études juridiques. Ne voyant plus rien d’autre à faire, j’abandonnai ces graves considérations. Aussitôt mon esprit bouillonna d’une effervescence agréable, et je ne touchais plus terre en regagnant notre chez-nous. Comme je songeais à ce mot de chez nous, je revis en imagination celle qui m’attendait entre ces quatre murs, et mon cœur bondit dans ma poitrine.

 

Sitôt de retour, mes ennuis commencèrent. Elle accourut au-devant de moi avec un plaisir évident et touchant. Elle était vêtue, en outre, uniquement des nouveaux effets que je lui avais achetés, et qui lui allaient admirablement bien ; et il lui fallut se promener par la chambre et me faire des révérences pour les déployer et me les faire admirer. Hors d’état de prononcer un mot, je m’y prêtai d’assez mauvaise grâce.

 

– Allons, me dit-elle, puisque vous ne vous souciez pas de mes beaux ajustements, regardez ce que j’ai fait de nos deux chambres.

 

Et elle me montra notre intérieur proprement balayé et les feux allumés dans les deux cheminées.

 

Je saisis avec joie cette occasion de me montrer un peu plus sévère que je n’en avais envie.

 

– Catriona, lui dis-je, je suis très mécontent de vous : vous ne devez jamais plus mettre la main à ma chambre. Tant que nous sommes ici ensemble il faut que l’un de nous deux prenne la direction ; il est plus convenable que ce soit moi qui suis à la fois l’homme et l’aîné ; et pour commencer tel est l’ordre que je vous donne.

 

Elle m’adressa une révérence des plus séduisantes, et me dit :

 

– David, si vous vous mettez à être méchant, je vais vous faire de belles manières. Je serai très obéissante, comme il se doit, puisque tout ce que j’ai sur moi vous appartient jusqu’au dernier fil. Mais il ne faut pas non plus que vous soyez trop méchant, car je n’ai personne autre que vous.

 

Cette repartie me frappa vivement, et par manière de pénitence, je me hâtai d’effacer tout le bon effet de mon récent discours. Le progrès était plus facile dans cette nouvelle direction, car il n’y avait qu’à suivre la pente où Catriona, rieuse, me précédait. En la voyant ainsi, dans la clarté du feu, charmante et mutine, mon cœur acheva de s’amollir. Nous prîmes notre repas avec infiniment de gaieté tendre, et nous nous sentions si bien réunis que notre rire même avait l’air d’une caresse.

 

Au milieu de cet entretien, je me rappelai mon devoir, m’excusai tant bien que mal, et d’un air bourru me plongeai dans mon livre d’études, un gros volume instructif de feu Dr Heineccius, que je venais d’acheter et que j’étais destiné à lire beaucoup les jours suivants, trop heureux parfois de n’avoir personne pour me demander ce que je lisais. Je crus voir qu’elle me boudait un peu, et cela me piqua. De fait, par cette occupation, je la laissais entièrement à elle-même, d’autant qu’elle n’aimait guère la lecture, et n’avait du reste pas de livre. Mais que pouvais-je faire d’autre ?

 

De tout le reste de la soirée nous n’échangeâmes donc pour ainsi dire pas un mot.

 

Je me serais battu. La colère et le repentir m’empêchèrent celle nuit-là de me mettre au lit, et je me promenai de long en large à pieds nus, jusqu’à n’en pouvoir plus de froid, car le feu s’était éteint, et il gelait à pierre fendre. L’idée qu’elle était dans la chambre voisine, et qu’elle m’écoutait peut-être marcher, le souvenir de ma morosité, que je devais continuer à pratiquer sous peine de déshonneur, me mettaient hors de moi. Je me trouvais entre Charybde et Scylla. Que doit-elle penser de moi ? telle était d’une part la pensée qui me faisait retomber continuellement dans ma faiblesse. Que va-t-il advenir de nous ? telle était l’autre qui m’endurcissait à nouveau dans ma résolution. Cette nuit d’insomnie et de déchirements intimes ne fut qu’un premier échantillon de celles, nombreuses, que je devais encore passer par la suite, à me promener comme un dément, ou bien à pleurer comme un enfant, ou encore à prier (du moins je l’espère) comme un chrétien.

 

Mais prier n’est pas bien difficile, et on s’habitue à souffrir. En sa présence, et par-dessus tout si je me permettais le moindre début de familiarité, je n’étais plus guère maître de ce qui pouvait s’ensuivre. D’autre part, demeurer tout le jour dans la même chambre qu’elle, et feindre de m’intéresser à Heineccius, était au-delà de mes forces. Je finis donc par m’aviser d’un autre expédient. Je m’absentai le plus possible, et assistai régulièrement aux cours, – trop souvent avec un défaut d’attention dont j’ai retrouvé ces jours-ci un témoignage dans un cahier datant de cette période, alors que je cessais d’écouter le docte professeur pour griffonner en marge de ce cahier quelques vers latins exécrables, moins mauvais toutefois que je l’aurais cru. Ce procédé offrait quasi autant d’inconvénients que d’avantages. Il abrégeait à vrai dire la durée de mon épreuve, mais tant que je la subissais la tentation n’en était que plus vive. Car à force d’être livrée à la solitude, Catriona en vint à accueillir mon retour avec une ferveur croissante, et j’avais grand-peine à lui résister. Il me fallait repousser d’une façon barbare ces avances amicales ; et mon rejet la blessait parfois si cruellement que j’étais contraint pour l’apaiser de me déroidir et de lui prodiguer les amabilités. Si bien que notre temps se passait en haut et bas, en piques et déceptions, qui faisaient pour moi, si j’ose dire, une vraie crucifixion.

 

Mon inquiétude essentielle avait trait à cette inconcevable naïveté de Catriona, qui me surprenait autant qu’elle m’emplissait de pitié et d’admiration. Elle semblait n’avoir aucune idée de notre situation, aucune conscience de mes luttes ; elle accueillait avec une joie aussi ingénue tout indice de ma faiblesse ; et quand je me trouvais ramené dans mes retranchements, elle ne dissimulait pas toujours son chagrin. En de certaines heures je songeais à part moi : « Si elle était éperdument amoureuse, et si elle mettait tout en œuvre pour me séduire, elle ne se comporterait pas autrement. »

 

Il y avait un point sur lequel nous guerroyions particulièrement, à savoir la question de ses vêtements. Mon bagage n’avait pas tardé à me rejoindre de Rotterdam, ainsi que le sien de Helvoet. Elle possédait maintenant, pour ainsi dire, deux garde-robes, et il finit par être convenu entre nous, de façon tacite, que lorsqu’elle était bien disposée envers moi elle portait mes habits et, dans le cas contraire, les siens. C’était là une espèce d’injure qu’elle me faisait, et pour ainsi dire un reniement de sa gratitude ; au fond je le ressentais moi aussi de même, mais j’avais en général le bon esprit de paraître ignorer ce détail.

 

Une fois, pourtant, je me laissai entraîner à un enfantillage pire que le sien. Voici la chose. Je rentrais du cours, la pensée pleine d’amour non moins que d’ennui ; mais cet ennui ne tarda point à se dissiper, et voyant à un étalage une de ces fleurs « forcées » comme les Hollandais savent si bien en produire, je cédai à mon désir et l’achetai pour Catriona. J’ignore le nom de cette fleur, qui était rose, mais, croyant qu’elle ferait plaisir à ma compagne, je la lui apportai à la maison le cœur plein d’une douce joie. Je l’avais quittée vêtue de mes habits, mais je vis à mon retour qu’elle en avait changé et qu’elle avait pris une figure à l’avenant. Je me bornai à la regarder de la tête aux pieds, serrai les mâchoires, ouvris brusquement la fenêtre, jetai ma fleur par la croisée, et puis, partagé entre la fureur et la prudence, ressortis précipitamment de la chambre, dont je claquai la porte avec violence.

 

L’escalier était raide, et je faillis tomber, ce qui me rendit à moi-même. Reconnaissant aussitôt la folie de ma conduite, je me dirigeai non vers la rue comme j’en avais eu d’abord l’intention, mais vers la cour de la maison, qui restait toujours déserte. Là, je vis ma fleur (qui m’avait coûté beaucoup plus qu’elle ne valait) accrochée dans les branches d’un arbre dépouillé. Je restai devant le canal, laissant errer mes yeux sur la glace. Des gens de la campagne passaient, filant sur leurs patins, et je les enviai. Je ne voyais pas d’issue à la chausse-trape où je me trouvais pris. Je ne voyais même pas comment je pourrais retourner à la chambre que je venais de quitter. Je ne doutais plus d’avoir à cette heure révélé mes sentiments secrets : et pour comble de malheur, je m’étais, par la même occasion, montré grossier (et cela avec une triste puérilité) envers mon innocente pensionnaire.

 

Elle dut me voir, j’imagine, par la fenêtre ouverte. Je n’étais pas resté là longtemps, que je perçus un grincement de pas sur la neige durcie, et me retournant avec quelque irritation (car je n’étais pas d’humeur à me laisser importuner) je vis Catriona qui s’approchait. Elle s’était de nouveau changée, jusques et y compris les bas à coins.

 

– N’allons-nous pas faire notre promenade, aujourd’hui ? me demanda-t-elle.

 

Je la regardai comme à travers un brouillard.

 

– Où est votre broche ? fis-je.

 

Elle porta la main à son corsage, et rougit très fort.

 

– Je l’aurai oubliée, répondit-elle. Je vais monter la chercher, et après cela nous ferons notre promenade, pas vrai ?

 

L’intonation suppliante qu’elle mit dans ces derniers mots m’ébranla ; il me fut impossible de lui répondre une syllabe, et je dus me borner à acquiescer d’un signe de tête ; puis, dès qu’elle se fut éloignée, je grimpai dans l’arbre et repris ma fleur, que je lui offris à son retour, en disant :

 

– Je l’ai achetée pour vous, Catriona.

 

À l’aide de sa broche, et je dirai presque avec tendresse, elle l’attache sur sa poitrine.

 

– La façon dont je l’ai traitée ne lui a guère fait de bien, repris-je, en rougissant.

 

– Je ne l’en aimerai pas moins, soyez-en sûr, fit-elle.

 

Nous ne parlâmes guère ce jour-là ; elle me parut un peu sur la réserve, mais sans hostilité. Quant à moi, tout le temps de cette promenade, puis quand nous fûmes de retour chez nous, et que ma fleur eut été placée dans un pot rempli d’eau, je songeai au caractère énigmatique des femmes. Je me disais tantôt qu’elle était parfaitement stupide d’avoir ignoré mon amour ; tantôt qu’elle l’avait certainement aperçu depuis longtemps, mais qu’en fille avisée et douée de l’instinct féminin des convenances, elle avait dissimulé.

 

Nous faisions chaque jour notre promenade. Au-dehors dans les rues je me sentais plus rassuré ; je me relâchais un peu de ma contrainte ; et pour commencer, il n’était pas alors question d’Heineccius. Il en résultait que ces heures-là étaient non seulement un allégement pour moi, mais un plaisir notable pour ma pauvre enfant. Lorsque je rentrais vers l’heure fixée pour nos sorties, je la trouvais généralement prête et rayonnante d’espoir. Elle tenait à les prolonger le plus possible, et paraissait craindre (tout comme moi) l’heure du retour. Il n’est guère de campagne ou de bord de l’eau des environs de Leyde, il n’est guère de rue ni d’avenue, où nous n’ayons flâné. En dehors des promenades, je la faisais se confiner strictement dans notre logis ; et ce par crainte qu’elle ne rencontrât quelqu’un de connaissance, ce qui eût rendu nôtre situation encore plus difficile. La même appréhension m’empêchait de la laisser aller à l’église, pas plus que je n’y allais moi-même, et je faisais le simulacre de lire l’office en particulier dans notre appartement.

 

Un jour qu’il neigeait très fort, et que je n’avais pas jugé bon de nous aventurer au-dehors, j’eus la surprise de la trouver qui m’attendait tout habillée.

 

– Je ne veux pas me passer de ma promenade, s’écria-t-elle. Vous n’êtes jamais bon garçon, David, à l’intérieur ; je ne vous aime jamais si bien qu’au grand air. Nous ferions mieux de nous mettre bohémiens et de coucher le long des routes.

 

Ce fut la meilleure promenade que nous eussions encore faite : elle se serrait contre moi sous la neige tombante ; celle-ci nous recouvrait et fondait sur nous, et les gouttes d’eau roulaient comme des larmes au long de ses joues avivées par le grand air et jusque dans sa bouche souriante. À cette vue je me sentis fort comme un géant ; je l’aurais saisie dans mes bras pour l’emporter au bout du monde ; et nous ne cessâmes de parler avec une liberté plus douce que je ne saurais le dire.

 

Il faisait nuit noire quand nous nous retrouvâmes à la porte de la maison. Elle pressa mon bras sur son sein.

 

– Un bon merci pour ces bonnes heures, fit-elle, d’un ton grave pénétré.

 

En m’inspirant un souci immédiat cette interpellation me mit sur mes gardes ; et nous ne fûmes pas plus tôt dans la chambre, sous la lampe allumée, qu’elle revit l’étudiant d’Heineccius dans son habituelle attitude obstinément rechignée. Elle en fut à coup sûr plus blessée qu’à l’ordinaire, et je sais quant à moi qu’il me fut plus difficile de soutenir mon rôle d’indifférent. Même au repas, j’osai à peine me dérider et lever les yeux sur elle ; et il ne fut pas plus tôt achevé que je me replongeai dans mon jurisconsulte, avec plus d’attention apparente et moins de compréhension que jamais. Tout en lisant, je croyais entendre mon cœur battre comme une horloge de nos aïeux. Mais tout en affectant d’étudier fort, je jetais des coups d’œil furtifs sur Catriona. Elle était assise par terre à côté de ma grande malle, et la clarté du feu tombait à plein sur elle, avec des alternatives de lumière et d’ombre fondues en subtils dégradés. Par instants son regard se portait sur les flammes, et puis il se dirigeait de nouveau vers moi ; alors, effrayé de moi-même, je tournais les pages de mon Heineccius comme si j’avais cherché le texte à l’église.

 

Tout à coup elle éleva la voix :

 

– Oh ! pourquoi donc mon père ne vient-il pas ?

 

Et elle répandit aussitôt un déluge de larmes.

 

Je bondis, lançai Heineccius droit dans le feu, courus auprès d’elle, et passai mon bras autour de sa taille que secouaient les sanglots.

 

Elle me repoussa avec vivacité.

 

– Vous n’aimez plus votre amie, dit-elle, moi qui serais si heureuse, pourtant, si vous le permettiez… Oh ! que vous ai-je donc fait pour que vous me haïssiez de la sorte ?

 

– Moi, vous haïr ! m’écriai-je, en la serrant plus fort. Mais, aveugle fille, ne voyez-vous donc rien dans mon malheureux cœur ? Croyez-vous donc, lorsque je reste là à lire dans ce livre imbécile que je viens de brûler et que le diable emporte, que je pense à autre chose qu’à vous ? Il ne s’est pas encore passé de soir où je n’aie pleuré de vous voir assise là toute seule. Et qu’y pouvais-je ? Vous êtes ici sous ma sauvegarde ; voulez-vous donc me punir pour cela ? Est-ce donc pour cela que vous repousseriez votre aimant serviteur ?

 

À ces mots, d’un petit geste brusque, elle se rejeta contre moi. Je levai mon visage vers le sien, que je baisai, et elle cacha son front dans ma poitrine, en m’enlaçant étroitement. J’étais dans un absolu vertige, comme un homme ivre. Puis je perçus une voix qui résonnait faible et étouffée dans l’épaisseur de mes vêtements.

 

– L’avez-vous embrassée réellement ? fit-elle.

 

Un tel sursaut de surprise me traversa que j’en fus tout secoué.

 

– Miss Grant ! m’écriai-je, tout éperdu. Hé oui ! je lui ai demandé de l’embrasser en nous séparant, et elle me l’a permis.

 

– Bah ! tant pis ! s’écria-t-elle. Vous m’avez embrassée aussi, en tout cas.

 

À l’étrange douceur de cette parole, je compris où nous en étions tombés ; je me relevai, et la remis debout.

 

– Cela ne peut continuer ainsi, fis-je. Non, cela ne peut absolument continuer ainsi. Ô Catriona, Catriona. Puis il y eut une pause durant laquelle je restai totalement privé de la parole. Je repris enfin : Allez vous coucher. Allez, et laissez-moi.

 

Elle m’obéit et s’éloigna docile comme un petit enfant. Mais je ne tardai pas à m’apercevoir qu’elle s’était arrêtée sur le seuil.

 

– Dormez bien, David, me dit-elle.

 

– Et vous aussi, dormez bien, ô mon amour ! m’écriai-je, dans un élan de tout mon être.

 

Et je la serrai de nouveau contre moi, à la briser. Un instant plus tard je l’avais repoussée hors de ma chambre et, fermant la porte avec violence, je restai seul.

 

Le lait était donc répandu, le mot fatal prononcé, et la vérité avouée. Je m’étais insinué tel un malhonnête homme dans l’affection de cette pauvre fille ; elle était à ma merci ; et quelle arme défensive me restait-il ? Je crus avoir un symbole dans le fait qu’Heineccius, mon ancien protecteur, était à présent consumé. Je me repentais, mais sans trouver le courage de me blâmer pour ce suprême échec. Il m’eût été impossible de résister à la hardiesse de son innocence ou à cette suprême tentation qu’étaient ses larmes. Et tout ce que j’avais comme excuse ne faisait que me montrer mieux la grandeur de ma faute – car je semblais avoir escompté les avantages que m’offraient et sa nature sans défense, et notre situation.

 

Qu’allions-nous devenir désormais ? Nous ne pouvions plus demeurer sous le même toit. Mais où irais-je ? où irait-elle ? Sans plus de volonté de notre part que de faute, la vie avait conspiré pour nous claquemurer ensemble dans cet étroit appartement. La tentation folle me prit de l’épouser sur-le-champ, mais je repoussai cette tentation avec horreur. Elle n’était qu’une enfant, elle s’ignorait elle-même, j’avais surpris sa faiblesse, je ne devais pas continuer à faire fond sur cette surprise ; je devais la garder non seulement à l’abri de tout reproche, mais libre comme elle était venue à moi.

 

Assis par terre devant l’âtre, je réfléchissais, me rongeant de remords, et me creusant la tête en vain pour trouver une issue. Vers deux heures du matin, lorsqu’il ne resta plus que trois tisons rouges et que la maison dormait ainsi que toute la ville, je perçus dans la chambre voisine un petit bruit de sanglots étouffés. Elle me croyait endormi, la pauvre petite ; elle regrettait sa faiblesse – qu’elle appelait peut-être, Dieu lui pardonne, sa faute – et dans la nuit noire elle s’abandonnait aux larmes La tendresse et l’amertume, l’amour, le repentir et la pitié se disputaient son âme ; je crus de mon devoir d’apaiser ces pleurs.

 

– Oh ! si vous pouviez me pardonner ! m’écriai-je, je vous en prie, pardonnez-moi ! Oublions tout cela, efforçons-nous d’oublier !

 

Il n’y eut pas de réponse, mais les sanglots cessèrent Je demeurais longtemps les mains jointes, comme je les avais en parlant ; puis le froid de la nuit s’empara de moi ; je frissonnai, et la raison me revint.

 

– Tu ne peux rien à tout ceci, Davie, me dis-je. Mets-toi au lit comme un enfant sage et essaie de dormir. Tu y verras plus clair demain.

 

XXV

Le retour de James More


Au matin, j’avais fini par m’endormir d’un mauvais sommeil lorsque je fus réveillé par un coup frappé à ma porte. Je me hâtai d aller ouvrir mais je crus défaillir, accablé sous la violence de sentiments contradictoires, en voyant sur le seuil, vêtu d’un manteau de brigand et d’un démesuré chapeau à galons, James More.

 

Peut-être aurais-je dû éprouver un bonheur sans mélange puisque dans un sens cet homme surgissait comme une réponse à mes vœux. Je m’étais redit à satiété que je devais me séparer de Catriona et je m’étais creusé la tête pour trouver un moyen quelconque de nous séparer. Or, bien que ce moyen fût venu à moi sur ses deux jambes la joie restait le dernier de mes sentiments. Il faut considérer néanmoins que, tout en me délivrant du fardeau de l’avenir, son arrivée n’en faisait pas moins peser la plus noire menace sur le présent, si bien qu’au premier moment où je me trouvai devant lui en chemise et en culotte je faillis bondir en arrière frappé d’une balle.

 

– Enfin, dit-il, je vous trouve, monsieur Balfour.

 

Il me tendit sa large main blanche, que je pris avec hésitation, tout en gagnant mon poste dans le cadre de la porte, comme si je songeais à lui barrer le passage.

 

– Il est singulier, reprit-il, de voir à quel point nos intérêts s’enchevêtrent. Je vous dois mes excuses pour ma regrettable intrusion dans les vôtres, mais je m’y suis laissé entraîner par ma confiance envers ce faux visage de Prestongrange. J’ai honte de vous avouer que j’ai jamais pu me fier à un homme de loi (il haussa les épaules d’une manière bien française), mais l’apparence de cet homme est si trompeuse ! Et maintenant il paraît que vous vous êtes très noblement occupé de ma fille, dont on m’a envoyé vous demander l’adresse.

 

– Je crois, monsieur, lui dis-je, d’un air fort contraint, qu’il sera nécessaire que nous ayons tous les deux une explication.

 

– Il n’y a rien qui cloche ? demanda-t-il. Mon agent, M. Sprott…

 

– Pour l’amour de Dieu, modérez votre voix ! m’écriai-je. Elle ne doit pas nous entendre avant que nous ayons eu cette explication.

 

– Elle est donc ici ?

 

– Voilà la porte de sa chambre.

 

– Vous êtes ici seul avec elle ?

 

– Et qui voudriez-vous que je fasse loger avec nous ?

 

Je lui rendrai cette justice d’avouer qu’il pâlit.

 

– C’est fort incorrect, fit-il. C’est une circonstance des plus incorrectes. Vous avez raison : il faut que nous ayons une explication.

 

Disant ces mots, il passa devant moi, et je dois reconnaître que le vieux gredin prit à ce moment une extraordinaire dignité. D’où il était, il pouvait enfin voir dans ma chambre, et il la fouilla du regard. Un rayon de soleil matinal qui pénétrait par les carreaux de la fenêtre en faisait ressortir la nudité ; on n’y voyait rien d’autre que mon lit, mes malles, ma cuvette de toilette, avec quelques habits en désordre, et la cheminée sans feu ; ce logis misérable, à l’aspect froid et désolé, convenait aussi peu que possible pour abriter une jeune personne. En même temps, je me ressouvins des vêtements que je lui avais achetés ; et je reconnus que ce contraste de pauvreté et de prodigalité offrait mauvaise apparence.

 

Il chercha par toute la pièce un siège. N’en trouvant d’autre que mon lit, il prit place sur le bord de celui-ci ; et, après avoir fermé la porte, je ne pus éviter d’aller m’y asseoir à son côté, car ce singulier entretien, quelle que dût en être l’issue, devait autant que possible avoir lieu sans éveiller Catriona ; et il nous fallait pour cela rester l’un près de l’autre et parler bas. Mais nous faisions un couple vraiment grotesque : lui dans son grand surtout que le froid de ma chambre rendait tout à fait de circonstance ; moi grelottant en chemise et en culotte ; lui avec une physionomie de juge, et moi (sans parler de mon air) avec à peu près les sentiments d’un homme qui a ouï les trompettes du jugement dernier.

 

– Eh bien ? fit-il.

 

– Eh bien… commençai-je.

 

Mais je me trouvai hors d’état de poursuivre.

 

– Vous dites qu’elle est ici ? reprit-il, mais cette fois avec un rien d’impatience qui me stimula.

 

– Elle est dans la maison, répondis-je, et je n’ignorais pas que ce détail pourrait être qualifié d’incorrect. Mais vous devez considérer à quel point toute l’affaire a été dès le début incorrecte ! Voilà une jeune personne que l’on débarque sur les côtes d’Europe avec deux shillings et un penny et demi. Elle est adressée à ce M. Sprott d’Helvoet, que vous venez d’appeler votre agent. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il ne sut que blasphémer et jurer au seul énoncé de votre nom, et je fus contraint de le soudoyer de ma poche pour qu’il acceptât de recevoir ses effets en dépôt. Vous parlez de circonstances incorrectes, monsieur Drummond. Disons plutôt, si vous le voulez bien, que c’était une barbarie de l’exposer à une telle avanie.

 

– Mais c’est ce que je ne comprends pas du tout, fit James. Ma fille avait été confiée aux soins de gens honorables, dont j’ai oublié le nom.

 

– Ils s’appelaient Gebbie, répliquai-je ; et il n’est pas douteux qu’à Helvoet M. Gebbie devait descendre à terre avec elle. Mais il ne l’a pas fait, monsieur Drummond ; et vous pouvez remercier Dieu que je me sois trouvé là pour le remplacer.

 

– Ce M. Gebbie aura de mes nouvelles avant longtemps. Quant à vous, vous auriez pu songer que vous étiez un peu jeune pour occuper un emploi de ce genre.

 

– Mais il n’y avait pas à choisir entre moi et quelqu’un d’autre : c’était entre moi et personne, m’écriai-je. Personne ne s’est offert à me remplacer, et je dois dire que vous me manifestez bien peu de gratitude pour ce que j’ai fait.

 

– J’attendrai pour cela de mieux connaître l’obligation que je vous ai.

 

– Soit, mais il me semble que vous n’avez qu’à ouvrir les yeux pour vous en rendre compte. Votre enfant était abandonnée, elle se trouvait jetée en pleine Europe avec tout au plus deux shillings, et sans connaître deux mots d’aucune des langues qu’on y parle : voilà, je dois le dire, un charmant procédé ! Je l’ai amenée ici. Je lui ai donné le nom et l’affection d’une sœur. Tout ceci n’a pas été sans m’occasionner des déboires, mais je les passe sous silence. C’étaient là des services dus à une jeune personne dont j’honore le caractère ; et je crois que ce serait aussi un charmant procédé si j’allais chanter ses louanges à son père !

 

– Vous êtes un jeune homme, commença-t-il.

 

– Vous me l’avez déjà dit, fis-je avec beaucoup de chaleur.

 

– Vous êtes un homme très jeune, répéta-t-il, ou sinon vous auriez compris la signification de votre démarche.

 

– Vous en parlez fort à votre aise, lui lançai-je. Hé ! que pouvais-je faire d’autre ? Il est vrai que j’aurais dû prendre à mon service une femme pauvre et honnête pour l’avoir en tiers avec nous, mais je vous affirme que j’y pense pour la première fois ! Mais où l’aurais-je trouvée, moi étranger à la ville. Et laissez-moi vous faire remarquer à mon tour, monsieur Drummond, que j’aurais dû pour cela débourser de l’argent. Car voici exactement où nous en sommes, j’ai été contraint de payer pour votre négligence ; et il n’y a rien d’autre à en dire, sinon que vous avez été assez peu aimant et assez négligent pour égarer votre fille.

 

– Quand on vit dans une maison de verre on ne jette pas de pierres au voisin, dit-il ; et quand nous aurons achevé d’examiner la conduite de miss Drummond, nous pourrons porter un jugement sur son père.

 

– Mais je refuse, moi, de prendre cette attitude, répliquai-je. L’honneur de miss Drummond est bien au-dessus de tout examen, comme son père devrait le savoir. Le mien aussi, et c’est moi qui vous l’affirme. Il ne nous reste que deux moyens d’en sortir. L’un est que vous m’exprimiez vos remerciements comme il sied entre gentilshommes, et que ce soit fini. L’autre (si vous êtes assez difficile pour ne vous point déclarer satisfait) c’est de me payer ce que j’ai dépensé et qu’il n’en soit plus question.

 

Il fit un geste de la main comme pour me calmer.

 

– Là, là, fit-il. Vous allez trop vite, monsieur Balfour. Il est heureux que j’aie appris à me montrer patient. Et vous oubliez, je crois, que je n’ai pas encore vu ma fille.

 

À ce discours et au changement que j’aperçus dans les allures de notre homme aussitôt que le mot d’argent eut été prononcé entre nous, je repris quelque confiance.

 

– Je croyais que ce serait plus convenable – si vous voulez bien excuser mon sans-gêne de m’habiller en votre présence – que je m’en aille d’abord et que vous la voyez seule.

 

– Je n’en attendais pas moins de vous, répliqua-t-il, avec une politesse marquée.

 

C’était un bon symptôme, et en me rappelant l’impudente mendicité de notre homme chez Prestongrange, je commençai à relever la tête. Résolu à poursuivre mon avantage, je lui dis :

 

– Si vous avez l’intention de séjourner quelque temps à Leyde, cette chambre est toute à votre disposition ; je n’aurai pas de peine à en trouver une autre pour moi, et ce sera le meilleur moyen de réduire le déménagement au minimum, puisque je serai seul à le faire.

 

– Ma foi, monsieur, répliqua-t-il en bombant la poitrine, je ne rougis point de la pauvreté qui m’est advenue au service de mon roi ; je ne vous cacherai pas que mes affaires sont en très mauvais état ; et, pour le moment, il me serait bien impossible d’entreprendre un voyage.

 

– Jusqu’à ce que vous ayez l’occasion de communiquer avec vos amis, repris-je, peut-être sera-t-il convenable pour vous (et j’en serai moi-même honoré) de vous considérer comme mon invité ?

 

– Monsieur, dit-il, devant une offre aussi cordiale, je ne puis m’honorer davantage qu’en imitant votre franchise. Votre main, monsieur David ; vous êtes doué du caractère que j’estime le plus : vous êtes de ceux-là dont un gentilhomme peut accepter une faveur sans que cela tire à conséquence. Je suis un vieux soldat, continua-t-il, en considérant la chambre d’un air assez dégoûté, et vous n’avez pas à craindre que je vous sois un fardeau. Trop souvent j’ai mangé sur le bord du fossé, et bu à ce même fossé, sans avoir d’autre toit que la pluie.

 

– Je dois vous dire, fis-je, que c’est vers cette heure-ci que l’on nous apporte nos déjeuners de la taverne. Si vous le voulez, je vais y aller maintenant avertir que l’on ajoute un couvert pour vous et qu’on retarde le repas d’une heure, ce qui vous donnera le temps de causer avec votre fille.

 

À ces mots, je crus voir ses narines se dilater.

 

– Oh ! une heure, fit-il, c’est peut-être beaucoup. Mettons une demi-heure, monsieur David, ou même vingt minutes, cela suffira très bien. Et à ce propos, ajouta-t-il, en me retenant par mon habit, qu’est-ce que vous buvez le matin, de la bière ou du vin ?

 

– À vous dire vrai, monsieur, je ne bois tout simplement que de l’eau claire.

 

– Ta, ta, ta, vous vous abîmerez l’estomac, à ce régime, croyez-en un vieux routier. L’eau-de-vie de chez nous est peut-être ce qu’il y a de plus sain ; mais à son défaut on peut se contenter de vin du Rhin ou de Bourgogne blanc.

 

– Je veillerai à ce que vous en soyez pourvu.

 

– Allons, très bien, nous finirons par faire un homme de vous, monsieur David !

 

En ce moment-là, je songeais peut-être un peu au singulier beau-père qu’il ferait, mais je ne me souciais pas de lui autrement ; toutes mes pensées se concentraient sur sa fille : je résolus de l’avertir un peu de la visite qu’elle allait recevoir. Je m’approchai donc de sa porte et, frappant sur le panneau, lui criai :

 

– Miss Drummond, voici enfin votre père qui est arrivé.

 

Puis je m’en allai faire ma commission, ayant ainsi (grâce à deux mots) singulièrement compromis mes affaires.

 

XXVI

À trois


Étais-je vraiment si blâmable, ou méritais-je plutôt la pitié ? Je laisse à autrui d’en juger. Encore qu’assez grande, ma sagacité faiblit à l’égard des dames. Il est vrai qu’au moment où je réveillai Catriona, je pensais surtout à l’effet produit sur James More, et pour une raison similaire, lorsque je fus revenu auprès de lui et que nous nous attablâmes à déjeuner, je continuai de traiter la demoiselle avec déférence et réserve, ce qui, je le crois encore, était le plus sage. Son père avait jeté le doute sur l’innocence de notre amitié, et c’était mon premier devoir de dissiper ce doute. Mais il y a aussi une excuse pour Catriona. Nous nous étions livrés à une scène de tendre passion, mêlée de réciproques caresses ; je l’avais rejetée loin de moi avec véhémence ; en pleine nuit je l’avais appelée à haute voix d’une chambre à l’autre ; elle avait passé des heures à veiller et à pleurer ; et il n’est pas croyable que je fusse resté absent de ses pensées d’oreiller. Lorsque, après cela, elle s’entendit éveiller avec un cérémonial inaccoutumé, sous le nom de miss Drummond, et qu’elle se vit traitée désormais avec beaucoup de déférence et de réserve, elle tomba dans une erreur complète sur la nature de mes sentiments intimes : elle s’abusa même au point d’aller s’imaginer que je me repentais et que je m’efforçais de me dégager d’elle.

 

Le malentendu qui s’éleva entre nous paraît avoir été celui-ci : alors que dès l’instant où je jetai les yeux sur le grand chapeau de James More je pensai uniquement à lui, à son retour et à ses soupçons, elle s’en préoccupa si peu qu’elle les remarqua à peine, et tous ses soucis et ses actes se rapportèrent à ce qui s’était passé entre nous la nuit précédente. Cela s’explique, d’un côté par l’innocence et la hardiesse de son caractère, et de l’autre par la raison que James More, ayant si mal réussi dans son entretien avec moi, ou s’étant vu fermer la bouche par mon invitation, ne lui dit pas un mot sur ce sujet. Au déjeuner, conséquemment, il s’avéra bientôt que nous étions en désaccord. Je m’attendais à lui voir porter des habits à elle ; au lieu de cela je la vis, comme si elle ignorait son père, vêtue des meilleurs que je lui avais achetés, et qu’elle croyait le plus à mon goût. Je m’attendais à la voir imiter mon affectation de réserve, et se montrer d’une exacte correction ; au lieu de cela je la vis animée, quasi égarée, les yeux pleins d’un feu extraordinaire, m’appelant par mon petit nom avec une tendresse quasi suppliante, et tâchant de deviner et mes pensées et mes désirs, à l’instar d’une épouse qui craint les soupçons.

 

Mais cela ne dura guère. En la voyant si insouciante de ses propres intérêts, que j’avais compromis et que je m’efforçais à présent de sauvegarder, je redoublai en guise de leçon la froideur de mon attitude. Mais plus je me reculais, plus elle se rapprochait ; plus je devenais strictement poli, plus elle trahissait l’étroitesse de notre intimité, si bien que son père lui-même, s’il eût été moins occupé à manger, se serait aperçu du contraste. Nous en étions là quand soudain elle se transforma du tout au tout, et je me dis, avec beaucoup de soulagement, qu’elle avait enfin compris.

 

Je passai toute la journée à mes cours ou en quête d’un nouveau logis ; et quoique l’heure de notre promenade coutumière me parût tristement vide, je me réjouis tout compte fait de voir mon chemin déblayé, la jeune fille sous la garde de qui de droit, son père satisfait, ou du moins consentant, et moi-même libre de poursuivre honorablement mes amours. Au souper, comme à tous nos autres repas, ce fut James More qui fit les frais de la conversation. Il racontait bien, mais malheureusement il était impossible de le croire. D’ailleurs, je parlerai bientôt de lui plus au long. Le repas terminé, il se leva, prit son grand manteau, et il me sembla qu’il me regardait, en disant que ses affaires l’appelaient au-dehors. Je crus qu’il m’invitait ainsi à partir également, et me levai ; aussitôt la jeune fille, qui m’avait à peine dit bonjour à mon entrée, se mit à me faire de grands yeux comme pour m’interdire de bouger. Je restai entre eux deux comme un poisson hors de l’eau, à les regarder alternativement ; ni l’un ni l’autre ne paraissait me voir : elle considérait le parquet, tandis que lui boutonnait son manteau. Mon embarras s’en accrut démesurément. Cette indifférence affectée révélait chez elle une colère toute prête à éclater. De sa part à lui j’y vis un symptôme des plus alarmants : persuadé qu’une tempête allait en sortir, et courant au plus pressé, je m’approchai de lui et me livrai pour ainsi dire entre ses mains.

 

– Puis-je faire quelque chose pour vous, monsieur Drummond ? lui demandai-je.

 

Il étouffa un bâillement, où je vis une nouvelle ruse.

 

– Ma foi, monsieur David, répondit-il, puisque vous avez l’obligeance de me le proposer, vous pourriez me montrer le chemin d’une certaine taverne (qu’il me nomma) où j’espère rencontrer quelques anciens compagnons d’armes.

 

Il n’en fallait pas plus : je pris mon chapeau et mon manteau pour l’accompagner.

 

– Quant à vous, dit-il, à sa fille, vous ferez mieux d’aller vous coucher. Je rentrerai tard, et vous connaissez le proverbe : Tôt couchées et tôt levées les jolies filles ont de plus beaux yeux.

 

Puis il l’embrassa très affectueusement, et me poussa vers la porte. Il le fit à dessein, me sembla-t-il, pour m’empêcher de prendre congé d’elle. Je remarquai toutefois qu’elle ne me regarda même pas, ce que j’attribuai à la crainte que lui inspirait James More.

 

La taverne en question était assez éloignée. Tout au long du chemin il m’entretint de sujets qui ne m’intéressaient en aucune façon, et arrivé à la porte, il me congédia avec de vaines cérémonies. De là, je gagnai mon nouveau gîte, où je n’avais même pas une cheminée pour me chauffer, et où je restai en la seule compagnie de mes pensées. Celles-ci étaient encore assez brillantes ; je n’avais pas la moindre idée que Catriona fut indisposée contre moi ; je nous considérais comme fiancés ; je croyais que nous avions vécu dans une intimité trop fervente, et prononcé des paroles trop définitives, pour en arriver à nous séparer, surtout à cause de simples mesures nécessitées par la prudence. Mon principal souci était de me voir un beau-père tout différent de ce que j’aurais choisi ; et aussi de savoir si je devais lui parler bientôt, car c’était là une question épineuse à divers points de vue. En premier lieu, lorsque je songeais à mon extrême jeunesse, je rougissais jusqu’aux oreilles, et j’étais presque tenté d’y renoncer ; et toutefois si je les laissais quitter Leyde sans me déclarer, je pouvais la perdre à jamais. Puis, en deuxième lieu, il me fallait tenir compte de notre situation fort irrégulière, et de la faible satisfaction que j’avais donnée à James More le matin. Je conclus, en somme, que l’attente ne nuirait pas, mais que je n’attendrais pas trop longtemps ; et le cœur allégé, je me glissai entre mes draps froids.

 

Le lendemain, comme James More semblait assez disposé à se plaindre au sujet de ma chambre, je lui offris d’en compléter le mobilier ; et revenant du cours, l’après-midi, accompagné de commissionnaires chargés de tables et chaises, je trouvai la jeune fille à nouveau laissée à elle-même. À mon entrée, elle m’accueillit poliment mais se retira aussitôt dans sa chambre, dont elle ferma la porte. Quand j’eus disposé mes meubles, payé et renvoyé les hommes, je crus qu’en les entendant sortir elle accourait aussitôt pour me parler. Après une brève attente je frappai à sa porte et l’appelai :

 

– Catriona !

 

Je n’avais pas prononcé le mot que la porte s’ouvrit, avec une telle promptitude qu’elle devait se tenir derrière aux aguets. Elle resta devant moi tout à fait tranquille, mais elle avait un air indéfinissable qui décelait un grand trouble.

 

– Allons-nous encore nous passer de notre promenade, aujourd’hui ? balbutiai-je.

 

– Je vous remercie, répliqua-t-elle. Je ne tiens plus guère à me promener, maintenant que mon père est revenu.

 

– Mais il me semble qu’il est lui-même sorti en vous laissant seule, fis-je.

 

– Voilà une parole aimable, reprit-elle.

 

– Je n’y ai pas mis de mauvaise intention. Qu’avez-vous donc, Catriona ? Que vous ai-je fait pour que vous soyez ainsi fâchée contre moi ?

 

– Je ne suis pas du tout fâchée contre vous, me répondit-elle, en détachant toutes les syllabes. Je serai toujours reconnaissante à mon ami de ce qu’il a fait pour moi ; je serai toujours son amie autant qu’il dépendra de moi. Mais à présent que mon père James More est revenu, c’est différent, et je crois que nous avons dit et fait de certaines choses qu’il vaudra mieux oublier. Mais je serai toujours votre amie autant qu’il dépendra de moi… si ce n’est pas trop… Non que vous vous en souciez ! Mais je ne voudrais pas que vous me jugiez trop sévèrement. Vous me l’avez bien dit que j’étais trop jeune pour être conseillée, et j’espère que vous voudrez bien vous souvenir que je n’étais qu’une enfant. Je ne voudrais pas perdre votre amitié, en tout cas.

 

En commençant ce discours elle était très pâle, mais avant la fin son visage et jusqu’au tremblement de sa bouche réclamaient de moi la couleur. En la voyant devant moi couverte de honte, je compris alors pour la première fois quel tort immense j’avais eu de mettre cette enfant dans une telle situation, à laquelle elle s’était laissée prendre dans un instant de faiblesse.

 

– Miss Drummond, lui dis-je ; mais je m’arrêtai et repris : je voudrais que vous puissiez lire dans mon cœur. Vous y verriez que mon respect n’a pas diminué. Si c’était possible je dirais même qu’il a augmenté. Ceci n’est que le résultat de l’erreur que nous avons commise. Cela devait arriver, et mieux vaut n’en plus rien dire. Tant que nous vivrons ici, je vous promets que je n’y ferai plus allusion : je voudrais vous promettre aussi que je n’y penserai plus, mais c’est là un souvenir qui me sera toujours cher. Et à propos d’ami, vous en avez en moi un qui voudrait mourir pour vous.

 

– Je vous remercie, répondit-elle.

 

Nous restâmes un moment silencieux, et ma tristesse égoïste commença de prendre le dessus ; car je voyais enfin tous mes beaux rêves aboutir à une chute navrante, je voyais mon amour perdu, je me voyais à nouveau seul au monde comme au début.

 

– Allons, repris-je, nous serons toujours amis, voilà une chose certaine. Mais c’est quand même une sorte d’adieu que nous nous disons ; j’aurai beau connaître encore miss Drummond, je dis ici adieu à Catriona.

 

Je la regardai, et j’eus un instant l’illusion de la voir grandir et s’auréoler de lumière. Là-dessus je dus perdre la tête, car je l’invoquai de nouveau par son nom et je fis un pas vers elle, en lui tendant les bras.

 

Elle se recula, comme si je l’avais frappée, le visage enflammé ; mais le sang monta moins vite à ses joues qu’il ne reflua vers mon cœur à cette vue. Accablé de remords et de détresse, je ne trouvai pas de mots pour m’excuser, mais m’inclinai très bas devant elle, et sortis, la mort dans l’âme.

 

Cinq jours environ se passèrent sans amener aucun changement. Je ne la voyais guère plus qu’aux heures des repas, et cela bien entendu en la présence de James More. Si nous restions seuls un instant je me faisais un point d’honneur de me comporter avec plus de réserve que jamais et de multiplier les marques de respect, car je gardais toujours dans l’esprit l’image de la jeune fille se reculant devant moi toute enflammée de honte, et dans le cœur plus de tendresse pour elle que je ne saurais le dire. J’étais fort ennuyé pour moi-même, je n’ai pas besoin de le répéter, d’être tombé de mon haut et plus que de mon haut en quelques instants ; mais à vrai dire j’étais presque aussi ennuyé pour la jeune fille, et cela tout en regrettant de n’éprouver de colère contre elle que par accès passagers. Sa cause était juste ; elle n’était qu’une enfant, elle s’était trouvée dans une position fausse ; et si elle m’avait leurré comme elle s’était leurrée elle-même, on ne pouvait guère s’en étonner.

 

Par ailleurs elle était maintenant fort seule. Son père, quand il était là, se montrait assez aimable pour elle, mais il se laissait facilement détourner d’elle par ses affaires et ses plaisirs ; il la négligeait sans marquer de repentir ; et passait ses nuits à courir les tavernes lorsqu’il avait de l’argent, ce qui arrivait avec une fréquence incompréhensible pour moi. Même, dans la durée de ces quelques jours, il manqua un repas, et cette fois-là nous en fûmes réduits, Catriona et moi, à nous mettre à table sans lui. C’était au repas du soir, et je me retirai aussitôt après avoir mangé, en lui insinuant qu’elle préférait sans doute rester seule. Elle en convint, et aussi bizarre que cela puisse paraître, je la crus entièrement. De fait, je me considérais comme un objet d’aversion pour la jeune fille, car je lui rappelais un moment de faiblesse dont elle abhorrait le souvenir. Il lui fallut donc rester toute seule dans cette chambre où elle et moi avions connu tant de joies, à contempler cet âtre dont la lueur avait éclairé tous nos moments difficiles et tendres. Il lui fallut rester seule et songer à son malheur d’avoir imprudemment offert sa tendresse qu’on avait repoussée. Et cependant je me trouvais loin d’elle à me faire des remontrances sur la fragilité humaine et la susceptibilité féminine. En somme on ne vit jamais deux pauvres fous se rendre plus malheureux par un pire malentendu.

 

Quant à James, il ne faisait aucune attention à nous. Il ne voyait rien d’autre au monde que remplir sa panse et sa poche, et raconter ses hâbleries. Douze heures ne s’étaient pas écoulées qu’il m’avait déjà fait un petit emprunt ; au bout de trente, il m’en demandait un second, que je lui refusais. L’argent comme le refus, il les accueillit avec la même parfaite bonne humeur. Du reste, il avait un air d’apparente magnanimité fort bien fait pour en imposer à sa fille ; et le jour sous lequel il se présentait sans cesse dans les propos s’alliait fort harmonieusement à la belle prestance et aux nobles façons de notre homme. Quelqu’un qui n’aurait pas encore eu affaire à lui, et qui aurait été doué, soit d’une faible pénétration, soit d’une forte dose de prévention, eût pu à la rigueur s’y laisser prendre. Pour moi, après deux entretiens, je le lisais à livre ouvert : je le voyais d’un égoïsme parfait autant qu’ingénu ; et ses fanfaronnades (ce n’étaient que faits d’armes, et « un vieux soldat » et « un pauvre gentilhomme highlander » et « la force de mon pays et de mes amis ») ne retenaient pas plus mon attention que ne l’eût fait le caquet d’un perroquet.

 

Le plus curieux c’était qu’il en croyait lui-même quelque chose, au moins par moments ; il était je crois si faux d’un bout à l’autre qu’il ne savait plus trop quand il mentait ; et il ne devait être d’une entière bonne foi que dans ses seuls moments d’abattement. À de certaines heures, il était l’être le plus paisible, le plus affectueux et le plus caressant que l’on pût voir ; il tenait alors la main de Catriona tel un gros bébé, et me priait de ne pas l’abandonner si j’avais la moindre affection pour lui ; sans se douter que toute celle que je possédais, loin de lui être dédiée, allait uniquement à sa fille. Il nous pressait et même nous adjurait de le distraire par nos propos, ce qui était fort malaisé vu la nature de nos relations ; puis il retombait à nouveau dans ses lamentations sur son pays et ses amis, ou bien il se mettait à chanter en gaélique.

 

– Voici, disait-il, un des airs mélancoliques de ma terre natale. Vous trouvez peut-être singulier de voir pleurer un soldat ; et c’est bien fait d’ailleurs pour resserrer notre amitié. Mais j’ai dans le sang la cadence de cette chanson, et ses paroles jaillissent de mon cœur. Et lorsque je songe à mes montagnes rousses et au chant de leurs oiseaux, je n’aurais pas honte de pleurer devant mes ennemis. Puis se remettant à chanter il me traduisait des fragments de la chanson, avec beaucoup d’emphase et avec un mépris affecté de la langue anglaise. Cela veut dire, reprenait-il, que le soleil est couché, la bataille terminée, et les braves chefs vaincus. Et elle dit ici comment les étoiles les virent se réfugier en pays étranger ou rester morts sur la montagne rousse ; et plus jamais ils ne lanceront le cri de guerre, plus jamais ils ne se baigneront les pieds dans les torrents de la vallée. Ah ! si vous connaissiez un peu cette langue vous pleureriez aussi, car ses mots ne se peuvent rendre, et c’est une vraie dérision que de vous les répéter en anglais.

 

Certes, je pensais bien qu’il mettait dans tout cela beaucoup d’exagération, comme à son ordinaire ; et pourtant il y mettait aussi du vrai sentiment, ce pour quoi je le détestais peut-être encore plus. Et cela me blessait au vif de voir Catriona si occupée du vieux gredin, et pleurant à chaudes larmes de le voir pleurer, alors que j’étais sûr qu’une moitié de sa tristesse à lui provenait de ses libations nocturnes dans les tavernes. Il y avait des fois où j’étais tenté de lui avancer une somme ronde afin de le voir déguerpir pour de bon ; mais c’eût été se priver de Catriona également, ce à quoi je n’étais pas aussi bien résigné ; en outre, je me faisais scrupule de prodiguer mon bon argent à un individu si peu économe.

 

XXVII

À deux


Ce fut je crois vers le cinquième jour, et je sais du moins que James était dans un de ces accès de mélancolie, lorsque je reçus trois lettres. La première était d’Alan, et me proposait de venir me voir à Leyde ; les deux autres arrivaient d’Écosse et avaient trait à la même affaire, à savoir le décès de mon oncle et mon entière accession à mes droits. Celle de Rankeillor ne traitait bien entendu que le point de vue affaires ; celle de miss Grant était comme elle, un peu plus spirituelle que sage, pleine de reproches envers moi qui ne lui avais pas écrit, et de plaisanteries à l’égard de Catriona, qui me blessèrent d’autant plus que je les lisais en la présence de cette dernière.

 

Car ce fut bien entendu dans mon appartement que je les trouvai, lorsque je rentrai pour dîner, si bien que l’on m’interrogea sur les nouvelles qu’elles m’apportaient dès le premier moment de leur lecture. Elles firent pour nous trois une diversion bien accueillie, car nul ne pouvait prévoir les tristes conséquences qui devaient en résulter. Ce fut le hasard qui m’apporta ces trois lettres le même jour, et qui me les remit entre les mains dans la pièce même où se trouvait James More ; et quant aux événements qui résultèrent de ce hasard, et que j’aurais pu empêcher en me taisant, ils étaient sans doute prédestinés dès avant qu’Agricola vînt en Écosse et qu’Abraham commençât ses pérégrinations.

 

La première que j’ouvris fut naturellement celle d’Alan, et je trouvai tout aussi naturel de commenter à haute voix son projet de me rendre visite. Je vis James dresser l’oreille d’un air fort intéressé.

 

– N’est-ce pas cet Alan Breck que l’on a soupçonné dans l’accident d’Appin ?

 

Je lui répondis par l’affirmative, et il me retint un moment d’ouvrir mes autres lettres, en m’interrogeant sur nos relations, sur le genre de vie qu’Alan menait en France, genre de vie que je ne connaissais guère, et enfin sur sa visite projetée.

 

– Tous les bannis comme nous tiennent un peu ensemble, ajouta-t-il ; et de plus je connais ce gentilhomme ; sa race n’est pas des plus pures, et il n’a en réalité pas le droit de s’appeler Stewart, mais il n’en a pas moins fait des prouesses de valeur durant la journée de Drummossie. Il s’y est conduit en soldat. Si d’autres qu’il est inutile de nommer s’y étaient conduits aussi bien, son résultat eût été d’un souvenir moins pénible. Nous avons tous deux fait de notre mieux ce jour-là, et cela crée un lien entre nous.

 

J’eus peine à me retenir de lui lancer une pointe, et je regrettai qu’Alan ne fût pas là pour le pousser un peu sur le chapitre de sa naissance. Il paraît d’ailleurs que celle-ci n’était en effet pas des plus régulières.

 

Cependant j’avais ouvert la lettre de miss Grant. Elle m’arracha une exclamation.

 

– Catriona, m’écriai-je, oubliant pour la première fois depuis l’arrivée de son père de m’adresser à elle avec cérémonie, me voilà entré tout à fait en possession de mon royaume, je suis laird de Shaws pour de bon… mon oncle a fini par mourir.

 

Elle se leva de son siège en battant des mains. Mais un instant nous suffit à tous deux pour comprendre que nous n’avions ni l’un ni l’autre aucun sujet de nous réjouir, et nous restâmes face à face, à nous considérer tristement.

 

James se montra parfait hypocrite.

 

– Ma fille, dit-il, est-ce donc ainsi que ma cousine vous a appris la politesse ? M. David vient de perdre un proche parent ; nous devons d’abord lui présenter nos condoléances.

 

Je me tournai vers lui presque en colère.

 

– Au vrai, monsieur, fis-je, je suis incapable de telles grimaces. La nouvelle de sa mort est pour moi des mieux accueillies.

 

– Voilà une philosophie digne d’un bon soldat, répliqua James More. C’est le sort de la chair, nous devons tous sauter le pas. Et puisque ce gentilhomme était si éloigné de vos bonnes grâces, en ce cas, parfait ! Mais nous pouvons au moins vous féliciter sur cette entrée en possession de votre fortune.

 

– Pas davantage, ripostai-je, non sans quelque vivacité. Qu’importe cette belle fortune à un homme seul, qui en a déjà assez pour vivre ? Je possédais avant cela un bon revenu dans ma frugalité ; et à part la mort de cet homme – dont je me réjouis, je l’avoue à ma honte – je ne vois personne qui doive profiter de ce changement.

 

– Allons, allons, dit-il, vous êtes plus affecté que vous ne voulez le laisser voir ; sans quoi vous ne parleriez pas ainsi de votre solitude. Vous avez là trois lettres ; cela représente trois personnes qui vous veulent du bien ; et j’en pourrais nommer deux autres, dans cette pièce-ci. Je ne vous connais pas depuis bien longtemps, mais Catriona, lorsque nous sommes à nous deux, n’en finit pas de chanter vos louanges.

 

À ces mots elle le regarda, un peu effarouchée, mais il passa aussitôt à un autre sujet : l’étendue de ma fortune, sur laquelle il s’appesantit durant presque tout le repas. Mais il ne lui servit à rien de dissimuler ; il avait abordé le sujet avec trop de maladresse, et je savais ce qui m’attendait. Le dîner à peine terminé, il acheva de découvrir ses batteries. Prétextant une commission, il renvoya Catriona.

 

– Vous en avez à peu près pour une heure ajouta-t-il, et l’ami David aura l’obligeance de me tenir compagnie jusqu’à votre retour.

 

Sans répliquer, elle se hâta d’obéir. J’ignorais si elle comprenait, j’en doute ; mais j’étais pour ma part complètement édifié et j’attendais de pied ferme ce qui allait suivre.

 

La porte s’était à peine refermée sur elle que notre homme se carra dans son fauteuil, et m’interpella, en affectant beaucoup d’aisance. Une seule chose le trahissait, à savoir son visage qui se couvrit aussitôt de fines gouttelettes de sueur.

 

– Je suis bien aise de pouvoir causer seul avec vous, me dit-il, car dans notre premier entretien vous avez mal interprété quelques-unes de mes expressions, et je désire depuis longtemps vous les expliquer. Ma fille reste au-dessus de tout soupçon. Vous aussi, et je suis prêt à le soutenir de mon épée contre tous contradicteurs. Mais, mon cher David, ce monde est plein de censeurs, et je suis bien placé pour le savoir, moi qui n’ai cessé de vivre, depuis le décès de feu mon père – Dieu ait son âme ! – dans un parfait réseau de calomnies. Il nous faut, vous et moi, tenir compte de cela ; nous ne pouvons l’ignorer.

 

Et il hocha la tête comme un prédicateur en chaire.

 

– Où voulez-vous en venir, monsieur Drummond ? fis-je. Je vous serais obligé de me développer votre point de vue.

 

– Oh ! oh ! fit-il en riant, je reconnais bien là votre caractère ! et c’est ce que j’aime le mieux chez vous. Mais mon point de vue, mon digne ami, est un peu délicat. (Il se versa un verre de vin.) Quoique entre vous et moi, qui sommes si bons amis, cela ne doit pas nous retenir longtemps. Ce point de vue, j’ai à peine besoin de vous le dire, c’est ma fille. Et je vous dirai tout d’abord que je ne vous reproche rien. Dans ces malheureuses circonstances, que pouviez-vous faire d’autre ? Je ne le vois réellement pas.

 

– Je vous en remercie, monsieur, répliquai-je, de plus en plus sur mes gardes.

 

– J’ai d’ailleurs étudié votre caractère, continua-t-il, vous êtes bien doué ; vous semblez modérément rusé, ce qui ne nuit pas ; et l’un dans l’autre, je suis très heureux de pouvoir vous annoncer que je me suis décidé pour le second des deux moyens possibles.

 

– Je ne vous comprends pas, fis-je. De quels moyens parlez-vous ?

 

Il se décroisa les jambes et fronça les sourcils d’un air menaçant.

 

– Ma foi, monsieur, je crois superflu de les expliquer à un gentilhomme de votre rang ; c’est : ou bien que je vous coupe la gorge, ou bien que vous épousiez ma fille.

 

– Voici enfin que vous parlez net.

 

– Et je crois que j’ai parlé net dès le début ! s’écria-t-il avec vigueur. Je suis un père scrupuleux, monsieur Balfour ; mais, grâce à Dieu, je suis aussi un homme patient et réfléchi. Il y a beaucoup de pères, monsieur, qui vous auraient traîné aussitôt à l’autel ou sur le terrain. Mon estime pour votre caractère…

 

– Monsieur Drummond, interrompis-je, si vous avez la moindre estime pour moi, je vous prie de modérer votre voix. Il n’est pas du tout nécessaire de hurler, avec un gentilhomme qui est dans la même chambre que vous et qui vous écoute avec la plus grande attention.

 

– Ma foi, vous avez raison, dit-il, en changeant aussitôt de ton. Mais il vous faut excuser les mouvements d’un père.

 

– Je comprends donc, repris-je – car je ne ferai pas mention de cette autre alternative, que vous auriez peut-être mieux fait de passer sous silence – je comprends que vous ne me décourageriez pas, dans l’hypothèse où je serais disposé à vous demander la main de votre fille.

 

– On ne saurait mieux exprimer ce que je veux dire, fit-il, et je crois que nous allons nous entendre.

 

– Cela reste encore à voir, répliquai-je ; mais en attendant je ne puis vous cacher que je porte à la demoiselle en question les plus tendres sentiments et que je ne saurais rêver un meilleur sort que d’obtenir sa main.

 

– J’en étais sûr, je vous reconnais bien là, David, s’écria-t-il en me tendant la main.

 

Je le repoussai.

 

– Pas si vite, monsieur Drummond. Il y a au préalable des conditions à poser ; et nous avons devant nous des difficultés qu’il ne sera pas commode de surmonter. Je vous ai dit que de mon côté ce mariage ne rencontre pas d’objection, mais j’ai de fortes raisons de croire qu’il n’en est pas de même pour la demoiselle.

 

– Cela n’a aucune importance, fit-il. Je vous garantis qu’elle acceptera.

 

– Vous oubliez, je crois, monsieur Drummond, que tout en discutant avec moi vous venez de vous laisser aller à deux ou trois expressions malsonnantes. Je ne veux pas que la jeune personne en entende de semblables. Je suis ici pour nous représenter tous les deux, et je vous avertis que je ne me laisserai pas imposer une épouse, pas plus que je ne laisserai imposer un mari à la jeune personne.

 

Il me considérait d’un air indécis, et fort en colère. Je repris :

 

– Voici donc le meilleur parti à suivre. J’épouserai miss Drummond, et cela volontiers, pourvu qu’elle soit entièrement consentante. Mais si elle y répugne le moins du monde, comme j’ai des raisons de le craindre, jamais je ne l’épouserai.

 

– Bon, bon, fit-il, c’est une petite affaire. Dès qu’elle sera de retour je la sonderai un peu, et j’espère vous rassurer…

 

Mais je le coupai à nouveau.

 

– Vous ne vous en mêlerez pas, monsieur Drummond, ou je refuse, et vous pourrez chercher un autre parti pour votre fille. C’est moi qui vais être le seul marchand et le seul juge. Je veux être édifié exactement, et personne d’autre ne s’en mêlera – vous moins que personne.

 

– Ma parole, monsieur ! s’écria-t-il, et qui donc allez-vous juger ?

 

– La prétendue, je pense.

 

– C’est une gageure. Vous tournez le dos à l’évidence. Cette jeune fille est ma fille et n’a pas à choisir. Elle est perdue d’honneur.

 

– Ici, je vous demande pardon, repris-je, mais en tant que cette affaire nous concerne vous et moi, ce que vous dites là est faux.

 

– Quelle garantie en ai-je ? Vais-je laisser dépendre d’un peut-être la réputation de ma fille ?

 

– Vous auriez dû y réfléchir depuis longtemps, avant même d’avoir eu la malencontreuse inspiration de l’égarer, et non ensuite, alors qu’il est trop tard. Je refuse de me considérer en aucune façon comme responsable de votre négligence, et je ne me laisserai intimider par personne au monde. Ma résolution est entièrement prise, et advienne que pourra, je ne m’en écarterai pas de l’épaisseur d’un cheveu. Nous allons, vous et moi, rester ici ensemble jusqu’à son retour ; et alors, sans que vous lui adressiez ni un mot ni un regard, elle et moi nous ressortirons pour causer. Si elle peut m’assurer qu’elle consent à cette démarche, je l’accomplirai ; dans le cas contraire, j’y renoncerai.

 

Il bondit de son siège.

 

– Je vois votre manœuvre, exclama-t-il. Vous voudriez l’amener à refuser.

 

– Ce n’est pas impossible, répliquai-je. Mais quoi qu’il en soit, cela se passera comme je l’ai dit.

 

– Et si je refuse ?

 

– En ce cas, monsieur Drummond, il ne nous restera plus qu’à nous couper la gorge.

 

Ce ne fut pas sans trembler que je prononçai le mot, car la carrure de notre homme, la longueur de son bras et son habileté bien connue à l’escrime me donnaient matière à réfléchir, sans compter qu’il était le père de Catriona. Mais j’aurais pu m’épargner ces craintes. À voir la pauvreté de mon gîte – il ne remarqua point les costumes de sa fille, qui étaient tous également nouveaux pour lui – et du fait que je m’étais montré peu disposé à lui prêter de l’argent, il avait conçu une forte idée de ma pauvreté. La nouvelle inattendue de ma fortune le convainquit de son erreur. Il n’avait fait qu’un bond sur cette nouvelle occasion, et il s’y était déjà si fort attaché qu’il eût, je crois, tout supporté plutôt que d’en venir à l’alternative du combat.

 

Quelques minutes encore il prolongea la discussion, mais je trouvai enfin un argument qui lui ferma la bouche.

 

– Puisque vous répugnez à me laisser voir la demoiselle sans témoins, lui dis-je, il me faut supposer que vous avez de bonnes raisons de croire que je ne me trompe pas sur son mauvais vouloir.

 

Il balbutia une défaite quelconque.

 

– Mais tout ceci est des plus préjudiciables à notre honneur à tous deux, ajoutai-je ; nous ferions mieux de garder un silence prudent.

 

C’est ce que nous fîmes jusqu’au retour de la jeune fille, et je ne puis m’empêcher de croire qu’un témoin survenant à l’improviste nous eût trouvé un air fort sot.

 

XXVIII

Dans lequel je reste seul


J’ouvris la porte à Catriona et l’arrêtai sur le seuil.

 

– Votre père désire que nous fassions une promenade, lui dis-je.

 

Elle regarda James More, qui acquiesça, et là-dessus, comme un soldat à l’exercice, elle fit volte-face pour m’accompagner.

 

Nous prîmes un de nos chemins habituels, où nous avions autrefois été si heureux en le parcourant ensemble. Je marchais à un demi-pas en arrière, de sorte que je pouvais l’observer à son insu. Ses petits souliers faisaient sur le pavé un bruit singulièrement coquet et triste, et je songeai à la singularité de ce moment, où je marchais pour ainsi dire entre deux destinées, sans savoir si j’entendais ces pas pour la dernière fois ou si leur bruit devait m’accompagner jusqu’au jour où la mort viendrait nous séparer.

 

Elle évitait de me regarder, et marchait droit devant elle, comme si elle devinait ce qui allait suivre. Je comprenais que si je ne parlais pas tout de suite je n’aurais plus le courage de le faire, mais je ne savais par où commencer. Dans cette pénible situation, alors que l’on me jetait pour ainsi dire dans les bras une jeune fille qui s’était déjà rendue à merci, je ne pouvais sans inconvenance la presser beaucoup, mais, d’autre part, n’en rien faire eût paru bien froid. Entre ces deux extrémités, je balançai longtemps ; et lorsque à la fin je réussis à parler on peut dire que je m’exprimai au hasard.

 

– Catriona, fis-je, vous me voyez dans une situation fort pénible ; ou, pour mieux dire, nous y sommes tous les deux ; et je vous serais très obligé si vous me permettiez de me laisser parler jusqu’au bout sans m’interrompre.

 

Elle me le promit sans hésiter.

 

– Eh bien ! repris-je, ce que j’ai à vous dire est très gênant, et je sais trop que je n’ai aucun droit de le dire. Après ce qui s’est passé entre nous vendredi dernier, je n’ai plus aucun droit. Notre égarement s’est porté (et le tout par ma faute) à un point tel qu’il ne me reste plus qu’à me taire ; c’était là mon intention primitive, et rien n’était plus loin de ma pensée que de vous importuner davantage. Mais, chère amie, la chose est devenue indispensable et je ne puis m’y dérober. Voyez-vous, cette fortune qui m’arrive fait de moi un meilleur parti ; et… l’affaire n’aurait plus un aspect tout à fait aussi ridicule que précédemment. À part cela, on s’imagine que nos relations sont devenues si étroites, comme je vous le disais, qu’il vaudrait mieux n’y rien changer. À mon point de vue, c’est là une opinion excessive, et à votre place je ne m’en soucierais nullement. Mais il est juste que j’en parle, car sans aucun doute cette considération influe sur James More. Je pense d’ailleurs que nous n’étions pas si malheureux naguère quand nous habitions ensemble dans cette ville. Je crois que nous nous entendrions fort bien à nous deux. Il vous suffirait, ma chère amie, d’un regard en arrière…

 

– Je ne regarde ni en arrière ni en avant, interrompit-elle. Dites-moi seulement une chose : est-ce mon père qui vous envoie ?

 

– Il approuve ma démarche. Il approuve que je vous demande en mariage…

 

Et j’allais continuer en faisant un nouvel appel à ses sentiments ; mais sans m’écouter elle me lança tout à trac :

 

– C’est lui qui vous a dicté cette conduite ! Inutile de nier, vous venez de dire vous-même que rien n’était plus loin de votre pensée. C’est lui qui vous y pousse.

 

– Il m’en a parlé le premier, si c’est cela que vous voulez dire.

 

Elle marchait de plus en plus vite, en regardant au loin devant elle ; mais à ces mots elle eut une légère exclamation, et se mit presque à courir.

 

– Sans quoi, continuai-je, après ce que vous m’avez dit vendredi dernier, je n’aurais jamais eu l’impudence de vous faire une telle proposition. Mais que voulez-vous que j’y fasse : il me l’a pour ainsi dire demandé.

 

Elle s’arrêta et se planta devant moi.

 

– Eh bien, c’est refusé en tout cas, s’écria-t-elle, et tenez-vous-le pour dit.

 

Et elle se remit de nouveau en marche.

 

– Je n’avais, en effet, rien de mieux à attendre de vous, repris-je ; mais il me semble que vous pourriez tâcher d’être un peu plus aimable pour moi avant de me quitter. Je ne vois pas pourquoi vous êtes si dure. Je vous ai beaucoup aimée, Catriona – laissez-moi vous appeler encore ainsi pour la dernière fois. J’ai fait pour vous tout ce que j’ai pu, je m’efforce de faire encore de même, et je regrette seulement de ne pouvoir mieux faire. Je m’étonne que vous vous ingéniiez à être dure envers moi.

 

– Ce n’est pas à vous que je pense, fit-elle. Je pense à cet homme, à mon père.

 

– Et quand même cela serait ! Je puis vous être utile de ce côté-là aussi ; je veux l’être. Il est tout à fait nécessaire, ma chère amie, que nous parlions de votre père ; car, avec le tour qu’a pris cet entretien, c’est James More qui ne va pas être content.

 

Elle s’arrêta de nouveau.

 

– C’est parce que je suis perdue d’honneur ? demanda-t-elle.

 

Je ne sus que répondre et demeurai muet.

 

Une lutte semblait se livrer en elle. Soudain, elle éclata :

 

– Qu’est-ce que tout cela signifie donc ? D’où vient ce déversement de honte sur ma tête ? Dites. David Balfour, comment avez-vous eu l’audace ?

 

– Ma chère amie, que pouvais-je faire d’autre ?

 

– Je ne suis pas votre chère amie, reprit-elle, et je vous défends de m’appeler ainsi.

 

– Je ne songe guère à mes expressions, répliquai-je. J’en suis navré pour vous, miss Drummond. Quoi que je puise dire, soyez sûre que ma sympathie vous est acquise dans votre pénible situation. C’est la seule chose que je tienne à vous faire remarquer, pendant que nous pouvons encore causer tranquillement, car il va y avoir du tapage quand nous rentrerons tous les deux. Croyez-en ma parole, ce ne sera pas trop de nous deux pour que cette affaire se termine pacifiquement.

 

– Certes, fit-elle. (Et ses joues s’empourprèrent.) Est-ce qu’il voudrait se battre avec vous ?

 

– C’est bien son intention.

 

Elle eut un rire déchirant.

 

– Allons, vrai, c’est complet ! s’écria-t-elle.

 

Puis, se tournant vers moi :

 

– Mon père et moi nous faisons bien la paire, mais grâce à Dieu il y a encore quelqu’un de pire que nous. Je remercie le bon Dieu de m’avoir permis de vous voir sous ce jour. Il ne peut exister de fille qui ne doive vous mépriser.

 

Je venais de faire preuve d’une grande patience, mais cette fois je n’y tins plus. Je ripostai :

 

– Vous n’avez pas le droit de me parler de la sorte. Ne me suis-je pas toujours efforcé d’être bon pour vous ? Et voici ma récompense ! Oh ! c’en est trop !

 

Elle ne cessait de me regarder avec un sourire haineux.

 

– Lâche ! prononça-t-elle.

 

– Que le mot vous rentre dans la gorge à vous et à votre père ! m’écriai-je. Aujourd’hui déjà je l’ai bravé dans votre intérêt. Je le braverai de nouveau, ce puant putois ; et peu m’importe lequel de nous deux succombera ! Allons, en route pour la maison : finissons-en ! Je veux en finir avec toute cette clique du Highland. Vous verrez ce que vous en penserez quand je serai mort.

 

Elle me regarda en hochant la tête avec ce même sourire pour lequel je l’aurais battue.

 

– Oh, ne riez donc pas, m’écriai-je. J’ai vu votre charmant père rire moins bien tantôt. Ce n’est pas que je veuille dire qu’il avait peur, m’empressai-je d’ajouter, mais il préférait l’autre moyen.

 

– Comment cela ? fit-elle.

 

– Quand je lui ai offert de dégainer contre lui.

 

– Vous avez offert à James More de dégainer contre lui ?

 

– Évidemment, et je l’y ai trouvé peu disposé, sans quoi nous ne serions pas ici.

 

– Il y a quelque chose là-dessous. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

 

– Il allait vous forcer à m’accepter, et je n’ai pas voulu de cela. Je lui ai déclaré qu’il fallait vous laisser libre, et que je devais vous parler seul à seule, mais je ne m’attendais guère à un pareil entretien ! « Et si je refuse ? » me dit-il. – « Alors, lui répliquai-je, il ne nous restera plus qu’à nous couper la gorge, car je ne veux pas qu’on m’impose une épouse. » Ce fut ainsi que je lui parlai ; et je parlais par amitié pour vous ; j’en suis joliment récompensé ! À cette heure, c’est bien de votre libre volonté que vous refusez de m’épouser, et il n’est aucun père du Highland ni d’ailleurs qui puisse exiger ce mariage. Soyez tranquille : vos désirs seront respectés, j’en fais mon affaire, une fois de plus. Mais il me semble que vous pourriez au moins avoir la pudeur d’affecter quelque gratitude. Ah ! certes, je croyais que vous me connaissiez mieux. Je ne me suis pas conduit tout à fait bien envers vous, mais c’est la faute de ma faiblesse. Et aller me croire un lâche, et un tel lâche – oh ! jeune fille, quel coup vous me portez là pour finir !

 

– David, comment pouvais-je deviner ? s’écria-t-elle. Mais c’est affreux ! Moi et les miens – elle accompagna le mot d’une exclamation de détresse – moi et les miens nous ne sommes pas dignes de vous adresser la parole. Oh ! je m’agenouillerais devant vous en pleine rue, je vous baiserais les mains pour obtenir votre pardon.

 

– Je me contente des baisers que j’ai déjà obtenus de vous, répliquai-je. Je me contente de ceux que je désirais et qui valent quelque chose : je ne veux pas qu’on m’embrasse par repentir.

 

– Qu’allez-vous penser de cette misérable fille ? reprit-elle.

 

– Ce que je viens de m’évertuer à vous dire ! Que vous ferez mieux de me laisser là, moi que vous ne pouvez rendre plus malheureux, pour vous occuper de James More, votre père, avec qui vous allez sans nul doute avoir maille à partir.

 

– Oh ! quel sort de devoir courir le monde seule avec un tel homme ! s’écria-t-elle ; et elle se ressaisit d’un grand effort. Mais ne vous tourmentez plus de cela, reprit-elle. Il ignore ce que j’ai dans le cœur. Il me paiera cher ce qu’il a fait aujourd’hui ; oh oui, il me le paiera cher !

 

Elle s’apprêta à retourner sur ses pas, et j’allai pour l’accompagner. Sur quoi elle fit halte.

 

– Laissez-moi seule, me dit-elle. C’est toute seule que je dois le voir.

 

Un bon moment j’errai par les rues, furieux et me répétant qu’il n’y avait pas dans toute la chrétienté de garçon plus abusivement traité que moi. J’étouffais de colère, je n’arrivais pas à reprendre ma respiration ; il me semblait qu’il n’y avait pas dans tout Leyde assez d’air pour mes poumons, et que j’allais m’asphyxier comme au fond de la mer. Je m’arrêtai à un coin de rue pour rire de moi une minute entière, et je ris si fort qu’un passant me dévisagea, ce qui me rappela à moi-même.

 

– Allons, pensai-je, il y avait assez longtemps que j’étais dupe. Il fallait que cela finît. Voilà une bonne leçon qui doit m’apprendre à n’avoir rien à faire avec ce maudit sexe qui a causé la perte de l’homme au commencement et qui en fera autant jusqu’à la fin. Dieu sait que je n’étais pas trop malheureux avant de la connaître ; Dieu sait que je serai peut-être de nouveau heureux quand je ne la verrai plus.

 

Le principal pour moi, c’était de les voir partir. Je m’attachai farouchement à cette idée ; et peu à peu, avec une sorte de joie mauvaise, je me mis à réfléchir à la piètre existence qu’ils mèneraient quand David Balfour ne serait plus leur vache à lait ; et là-dessus, à ma grande surprise, mes dispositions se modifièrent du tout au tout. J’étais encore en colère ; je la détestais toujours ; et cependant je croyais me devoir à moi-même de l’empêcher de souffrir.

 

Cette considération me ramena tout droit à la maison. Je trouvai à la porte les malles faites et ficelées, tandis que le père et la fille portaient sur leurs traits les signes d’une récente dispute. Catriona ressemblait à une poupée de bois ; James More respirait avec force, il avait le visage plaqué de taches blanches et le nez froncé. Dès mon entrée, la jeune fille lui adressa un regard ferme, net et sombre, que je m’attendis presque à voir suivre d’un coup de poing. Ce geste était plus méprisant qu’un ordre, et je fus surpris de voir James More l’accepter. D’évidence il venait de trouver à qui parler, et je compris que la jeune fille n’était pas aussi douce que je le croyais, et que l’homme avait plus de patience que je ne lui en avais attribué.

 

Il parla enfin, en m’appelant monsieur Balfour, et récitant une leçon évidente ; mais il n’alla pas bien loin, car dès qu’il se mit à enfler pompeusement la voix, Catriona l’interrompit :

 

– Je vais vous exposer, moi, ce que James More veut dire, fit-elle. Il veut dire que nous venons à vous en mendiants, et que nous ayons mal agi avec vous, et que nous avons honte de notre ingratitude et de notre mauvaise conduite. À cette heure nous désirons partir et emporter votre pardon ; et mon père a si mal conduit sa barque que nous ne pouvons le faire sans une fois de plus vous demander l’aumône. Car voilà ce que nous sommes, pour tout dire : des mendiants et des solliciteurs.

 

– Avec votre permission, Miss Drummond, répliquai-je, il faut que je parle à votre père en particulier.

 

Sans ajouter un mot, elle passa dans sa chambre dont elle claqua la porte.

 

– Vous l’excuserez, monsieur Balfour, dit James More. Elle n’a aucun tact.

 

– Je ne suis pas ici pour discuter ce point avec vous, ripostai-je, mais bien pour en finir avec vous. Et dans ce but je dois vous parler de votre situation. Or, monsieur Drummond, je connais vos affaires de plus près que vous n’y comptiez. Je sais que vous aviez de l’argent à vous tandis que vous m’en empruntiez. Je sais que vous en avez reçu depuis que vous êtes ici, à Leyde, mais que vous l’avez caché même à votre fille.

 

– Je vous avertis de faire attention. Je n’en supporterai pas davantage, lança-t-il. J’en ai assez d’elle et de vous. Ah ! quel maudit métier que d’être père ! On a employé à mon égard des expressions… Et s’interrompant, il reprit en se posant la main sur la poitrine : Monsieur, ce cœur, qui est celui d’un soldat et d’un père, a été outragé sous ces deux rapports – et je vous avertis de faire attention.

 

– Si vous m’aviez laissé continuer, répliquai-je, vous auriez su que je parlais pour votre bien.

 

– Ah ! mon cher ami, exclama-t-il, je vois que je pouvais compter sur votre générosité.

 

– Mais laissez-moi donc parler ! repris-je. Le fait est que je n’ai pu arriver à découvrir si vous êtes riche ou pauvre. Mais j’ai dans l’idée que vos ressources, mystérieuses ou non, n’en sont pas moins au total insuffisantes ; or, je ne veux pas que votre fille manque du nécessaire. Soyez bien certain que si j’osais lui parler directement je ne songerais pas un seul instant à vous confier la chose, car je vous connais comme ma poche et toutes vos vantardises de langage ne sont pour moi que du vent. Néanmoins je pense qu’à votre façon vous aimez votre fille, et c’est là-dessus que je me fonderai pour vous faire plus ou moins confiance.

 

Là-dessus je convins avec lui qu’il me rendrait compte de ses faits et gestes ainsi que du bien-être de sa fille, moyennant quoi je lui servirais une modeste pension.

 

Il m’écouta jusqu’au bout très attentivement ; et lorsque j’eus fini, s’écria :

 

– Mon cher ami, mon cher fils, c’est là ce que vous avez encore fait de plus beau ! Je vous obéirai avec la loyauté d’un soldat…

 

– Taisez-vous donc avec cela ! fis-je. Vous m’avez amené au point que le seul mot de soldat me donne la nausée. Voici notre affaire réglée ; à présent je sors pour ne rentrer que dans une demi-heure, et j’espère trouver alors mes appartements purgés de votre présence.

 

Je leur donnai tout leur temps ; je craignais surtout de revoir Catriona, car les larmes et la faiblesse étaient prêtes dans mon cœur, et je me faisais de ma colère une sorte de point d’honneur. Une heure environ passa : le soleil était couché, une mince faucille de jeune lune le remplaçait dans l’Occident rouge ; des étoiles se montraient déjà dans l’Est, et lorsque je rentrai enfin dans mon appartement, la nuit bleue l’emplissait. J’allumai une chandelle et passai en revue les chambres. Dans la première il ne restait pas même de quoi rappeler le souvenir de ceux qui avaient disparu ; mais dans un coin de la seconde j’aperçus un petit tas d’objets qui me mit le cœur sur les lèvres. Elle avait en partant laissé derrière elle tout ce qu’elle avait reçu de moi. Ce fut pour moi le coup le plus amer, peut-être parce que c’était le dernier auquel je m’attendais ; je me jetai sur cette pile de vêtements et me livrai à des extravagances que je n’ose rapporter.

 

Tard dans la nuit, par une forte gelée, et claquant des dents, je me ressaisis un peu et me mis à réfléchir. La vue de ces pauvres robes, de ses rubans et de ses colifichets m’était insupportable : si je voulais recouvrer quelque calme d’esprit, il me fallait m’en débarrasser avant le jour. Mon premier mouvement fut de faire du feu et de les brûler ; mais j’ai toujours été d’une nature opposée au gaspillage, d’une part, et d’autre part, brûler ces objets qui l’avaient touchée de si près, me semblait de la barbarie. Avisant un buffet d’angle je me résolus à les y enfermer. L’opération me prit beaucoup de temps, car je les pliais maladroitement peut-être, mais avec beaucoup de soin ; et parfois je pleurais au point de les laisser tomber. Tout courage m’avait abandonné ; j’étais plus las qu’après une course de plusieurs milles, et brisé comme si j’avais reçu des coups. Soudain, comme je pliais un foulard qu’elle portait quelquefois autour de son cou, je vis qu’il y manquait un angle, coupé avec des ciseaux. Comme je le lui avais fait remarquer souvent, ce foulard était d’une très jolie teinte ; un jour qu’elle le portait, je lui avais même dit, par manière de badinage, qu’elle portait mes couleurs. J’eus un rayon d’espérance, et un flot de douceur m’inonda ; mais au bout d’un instant je me replongeais dans la détresse. Car je retrouvai l’angle manquant tout chiffonné et jeté à part dans un autre coin de la pièce.

 

Mais en raisonnant, je repris quelque espoir. C’était dans un accès d’enfantillage qu’elle avait coupé cet angle ; il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle l’eût ensuite rejeté ; et je me sentis enclin à attacher plus d’importance au premier geste qu’au second, et à me réjouir de ce qu’elle eût conçu l’idée de ce souvenir, plus qu’à m’attrister de ce qu’elle l’avait rejeté loin d’elle dans un instant de rancune bien naturelle.

 

XXIX

Où nous nous retrouvons à Dunkerque


Ainsi bref, tout malheureux que je fusse les jours suivants, le bonheur et l’espoir me visitaient parfois. Je me plongeai dans mes études avec beaucoup d’assiduité ; et je m’efforçai de patienter jusqu’à l’arrivée d’Alan, ou jusqu’à ce que j’apprisse des nouvelles de Catriona par l’intermédiaire de James More. Au cours de notre séparation, je reçus en tout trois lettres de lui. L’une m’annonçait leur arrivée dans la ville de Dunkerque en France, d’où James ne tarda point à repartir seul pour accomplir une mission secrète. Elle le conduisit en Angleterre auprès de lord Holderness, et j’ai toujours regretté amèrement de voir mon bon argent payer les frais de ce voyage. Mais il a besoin d’une longue cuiller celui qui soupe avec le diable, ou bien James More. Durant cette absence, devait venir le temps de m’expédier une nouvelle lettre ; et comme cette lettre était la condition des subsides, il avait pris le soin de l’écrire d’avance et de me la faire expédier par Catriona. Celle-ci, rendue soupçonneuse par notre correspondance, n’eut rien de plus pressé que de rompre le sceau après son départ. Ce que je reçus commençait donc par ces lignes de James More :

 

Mon cher monsieur,

 

Votre honoré don m’est bien parvenu, et je vous en accuse réception comme convenu. Il sera fidèlement dépensé pour ma fille, laquelle est en bonne santé et se rappelle au souvenir de notre cher ami. Je la trouve un peu pâle depuis quelque temps, mais j’espère avec l’aide de Dieu la voir bientôt rétablie. Nous menons une vie fort retirée, mais nous nous distrayons avec les airs mélancoliques de nos montagnes natales, et en nous promenant sur le bord de la mer qui regarde l’Écosse. Je regrette bien le temps où je gisais sur le champ de bataille de Gladsmuir, couvert de cinq blessures. J’ai trouvé ici un emploi dans les haras d’un gentilhomme français, qui apprécie ma compétence. Mais, mon cher monsieur, mon salaire est d’une médiocrité si déplorable que je rougirais de vous en dire le chiffre. C’est ce qui rend vos subsides plus nécessaires que jamais pour le bien-être de ma fille, quoique j’ose dire que la vue des vieux amis lui serait encore meilleure.

 

Croyez-moi, mon cher monsieur,

 

Votre affectionné et dévoué serviteur.

 

J. -MacGregor Drummond

 

Je trouvai au-dessous, de l’écriture de Catriona :

 

« Ne croyez rien de ce qu’il vous dit : ce n’est qu’un tissu de mensonges.

 

C. M. D.

 

Même, non contente d’ajouter ce post-scriptum, elle dut avoir bonne envie de supprimer la lettre, car celle-ci ne me parvint que longtemps après sa date, et fut suivie de près par la troisième. Dans l’intervalle qui les sépara, Alan était arrivé, et il me rendait la vie par ses joyeux propos. Il m’avait présenté à son cousin du Hollande-Écosse, homme qui buvait de façon inouïe, et qui manquait d’intérêt par ailleurs ; j’avais pris part à maints joyeux banquets, le tout sans grande influence sur mon chagrin. Alan s’intéressait beaucoup à mes relations avec James More et sa fille ; mais je ne tenais guère à lui donner de détails, et ses commentaires sur le peu que je lui en disais ne m’encourageaient pas aux confidences.

 

– Je n’y vois ni queue ni tête, me disait-il, mais j’ai dans l’idée que vous vous êtes conduit comme un nigaud. Peu de gens sont doués de plus d’expérience qu’Alan Breck, mais je n’ai jamais ouï parler d’une fille comme celle-là. Telle que vous me la racontez, la chose est inadmissible. Il faut, David, que vous ayez fait un terrible gâchis de cette affaire.

 

– Il y a des fois où je suis bien de cet avis, répliquai-je.

 

– Le plus curieux, c’est que vous semblez malgré tout avoir du goût pour elle ?

 

– Un goût infini, Alan, et qui pourrait bien me conduire au tombeau.

 

– Eh bien, cela me passe, en tout cas ! conclut-il.

 

Je lui montrai la lettre avec le post-scriptum de Catriona.

 

– Et ceci encore ! exclama-t-il. On ne peut dénier quelque convenance à cette Catriona, et même du bon sens ! Quant à James More, il est creux comme un tambour ; ce n’est que mensonges et jérémiades, et cependant je ne puis nier qu’il se soit battu assez bien à Gladsmuir, et ce qu’il dit de ses blessures est exact. Mais son défaut est d’être vain.

 

– Voyez-vous, Alan, repris-je, cela me fait pitié de laisser cette jeune fille en d’aussi piètres mains.

 

– On en trouverait difficilement de plus piètres, avoua-t-il. Mais qu’est-ce que vous y pouvez ? Il en va ainsi entre hommes et femmes, David : les femmes agissent sans aucune raison. Ou bien elles aiment l’homme, et alors tout va bien ; ou elles le détestent, et on peut épargner son souffle – il n’y a rien à faire. Elles ne sortent pas de ces deux catégories : – celles qui vendraient leur chemise pour vous, et celles qui ne regardent jamais de votre côté. C’est tout ce qu’il y a comme femmes, et vous me paraissez trop nigaud pour distinguer les unes des autres.

 

– Ma foi, en ce qui me regarde, je crains que vous ne disiez vrai, repartis-je.

 

– Et cependant il n’y a rien de plus simple ! s’écria Alan. Je vous enseignerais volontiers la manière d’opérer ; mais vous me paraissez être né aveugle, et c’est là une grosse difficulté.

 

– Et vous ne pouvez pas m’aider, vous qui êtes si habile dans ce métier ?

 

– C’est que, David, je ne me trouvais pas là. Je suis comme un officier en campagne qui n’a en fait d’éclaireurs que des aveugles : quel genre de renseignements peut-il se procurer ? Mais je persiste à croire que vous aurez commis une gaffe quelconque, et si j’étais de vous je ferais de nouveau une tentative sur elle.

 

– Est-ce vrai, ami Alan ?

 

– Oui, j’essaierais.

 

La troisième lettre me parvint tandis que nous étions plongés dans un entretien de ce genre, et on va voir qu’elle arriva tout à fait à point. James se prétendait assez inquiet au sujet de la santé de sa fille, laquelle je crois ne s’était jamais mieux portée ; il me prodiguait les expressions flatteuses, et pour finir me proposait d’aller les voir à Dunkerque.

 

« Vous avez pour le moment l’agréable société d’un mien vieux camarade, M. Stewart, écrivait-il. Pourquoi ne l’accompagneriez-vous pas jusqu’ici lors de son retour en France ? J’ai quelque chose de très particulier à lui communiquer ; et, en tout cas, je serai enchanté de retrouver un vieux camarade de régiment. Quant à vous, mon cher monsieur, ma fille et moi serions fiers de recevoir notre bienfaiteur, que nous regardons, elle comme un frère, et moi comme un fils. Le gentilhomme français s’est montré de la plus sordide avarice, et je me suis vu dans la nécessité de quitter son haras. Vous nous trouverez en conséquence, assez pauvrement logés à l’auberge d’un nommé Bazin, dans les dunes ; mais on y jouit de la tranquillité, et je ne doute pas que nous n’y passions quelques jours agréables, durant lesquels M. Stewart et moi nous rappellerons nos campagnes, et vous et ma fille vous divertirez d’une façon plus convenable à votre âge. Je prie en tout cas M. Stewart de venir ici : l’affaire que je lui destine offre le plus magnifique avenir. »

 

– Que peut me vouloir cet homme ? s’écria Alan, après avoir lu. Ce qu’il veut de vous est assez clair – c’est de l’argent. Mais quel besoin peut-il avoir d’Alan Breck ?

 

– Oh ! ce n’est sans doute qu’un prétexte, fis-je. Il est toujours entiché de notre mariage, que je souhaite de tout cœur voir se réaliser. Et il vous demande aussi parce qu’il se figure que je viendrais moins volontiers sans vous.

 

– Ma foi, je voudrais bien savoir, reprit Alan. Lui et moi n’avons jamais été du même bord ; nous nous faisions toujours une figure comme deux cornemuseurs. « Quelque chose à me communiquer ? » Je pourrais bien avoir, moi, quelque chose à lui envoyer quelque part, quand nous aurons fini. Pardieu, je pense que ce serait assez drôle d’aller voir ce qu’il me veut ! Outre que je verrais aussi votre demoiselle. Qu’en dites-vous, David ? Ferez-vous le voyage avec Alan ?

 

On peut bien croire que je ne me fis pas prier, et comme le congé d’Alan tirait à sa fin, nous nous mîmes aussitôt en route pour cette nouvelle aventure.

 

Ce fut par un soir de janvier que nous arrivâmes dans la ville de Dunkerque. Laissant nos chevaux à la poste, nous prîmes un guide pour nous mener à l’auberge de Bazin, située hors des murs. La nuit était complète, et nous fûmes les derniers à sortir de l’enceinte fortifiée : nous entendîmes les portes se refermer derrière nous. Par-delà les fossés se trouvait un faubourg éclairé, dont nous traversâmes une partie, avant de nous enfoncer dans un chemin obscur. Après quoi nous errâmes dans la nuit parmi les dunes de sable, où nous arrivait le murmure de la mer. Nous avançâmes un moment de la sorte, suivant notre guide au son de sa voix ; et je commençais à croire qu’il se fourvoyait, quand nous parvînmes au haut d’un monticule. Sur les ténèbres se détachait une fenêtre mal éclairée.

 

– Voilà l’auberge à Bazin, nous dit le guide.

 

Alan fit claquer sa langue.

 

– C’est plutôt isolé, dit-il ; et je compris à son ton qu’il n’était pas très satisfait.

 

Au bout de quelques minutes nous pénétrions dans le rez-de-chaussée de cette maison, qui formait une salle unique. Un escalier de côté menait aux chambres, des tables et des bancs s’alignaient contre les murs, le feu destiné aux apprêts culinaires brûlait à un bout, et l’on voyait à l’autre la trappe de la cave. Bazin, gros homme de mauvaise mine, nous dit que le gentilhomme écossais était allé il ne savait où, mais que sa demoiselle était en haut. Il monta la prévenir.

 

Je tirai de mon sein le foulard privé de son angle, et le nouai autour de mon cou. J’entendais battre mon cœur ; et quand Alan me tapota l’épaule en plaisantant, j’eus peine à retenir un juron. Mais notre attente fut brève. J’entendis à l’étage le pas de Catriona, et je la vis dans l’escalier. Elle descendit très posément et m’accueillit toute pâle et avec dans ses allures un certain semblant de curiosité et de malaise qui me troubla singulièrement.

 

– Mon père, James More, ne tardera plus à rentrer. Il sera fort heureux de vous voir, nous dit-elle. Puis tout à coup son visage s’enflamma, ses yeux s’illuminèrent, les mots s’arrêtèrent sur ses lèvres elle venait d’apercevoir le foulard. Son trouble ne dura qu’un instant mais ce fut avec une animation nouvelle qu’elle se tourna vers Alan :

 

– C’est donc vous Alan Breck son ami ? Maintes et maintes fois je l’ai entendu parler de vous, et je vous aime déjà pour votre bravoure et votre bonté.

 

– Bon, bon, fit Alan, qui la regardait sans lâcher sa main ; et voici donc la jeune personne, à la fin finale ! David, vous avez été bien maladroit à me la décrire.

 

Jamais je ne l’avais entendu parler de façon aussi cordiale : sa voix me faisait l’effet d’un chant.

 

– Hé quoi ! il m’a décrite ? exclama-t-elle.

 

– Il n’a fait que cela, depuis que j’ai quitté la France ! répliqua Alan ; et il m’en a donné un spécimen en Écosse, un soir, dans un bois près de Silvermills. Mais allons gai ! ma chère, vous êtes plus jolie qu’on ne me l’a dit. Et je ne doute plus maintenant que nous devions être une paire d’amis. Je suis un peu l’homme-lige de notre David, je suis comme un chien à ses talons ; tous ceux qu’il aime, je dois les aimer aussi… et pardieu, il faut qu’eux aussi m’aiment ! Vous voyez donc mieux à présent dans quelle situation vous vous trouvez vis-à-vis d’Alan Breck, et je ne crois pas que vous perdiez au change. Il n’est pas très joli, ma chère, mais il est fidèle envers ceux qu’il aime.

 

– Je vous remercie de tout cœur pour vos bonnes paroles, lui répondit-elle. Elles m’honorent, venant d’un brave et honnête homme, auquel je me sens incapable de répondre dignement.

 

Usant de la liberté accordée aux voyageurs, nous n’attendîmes pas James More pour manger, et nous nous mîmes à table tous les trois. Alan fit asseoir Catriona auprès de lui, et s’occupa de la servir ; il la faisait boire la première à son verre et il l’entourait de mille prévenances, sans toutefois me donner le moindre motif de jalousie ; et il dirigea si bien la conversation sur le mode joyeux que ni elle ni moi ne nous trouvâmes jamais embarrassés. Celui qui nous aurait vus n’eût pas manqué de croire qu’Alan était le vieil ami et moi l’étranger. De fait, j’eus souvent l’occasion d’aimer et d’admirer cet homme, mais jamais autant que ce soir-là ; et je ne pus m’empêcher de remarquer, à part moi, ce que je risquais parfois d’oublier, à savoir qu’il avait non seulement plus d’expérience de la vie, mais dans son genre beaucoup plus de dons naturels que moi. Quant à Catriona, elle paraissait tout à fait ravie ; son rire faisait une sonnerie de cloches, sa face rayonnait comme un matin de mai ; et j’avoue que malgré ma joie j’étais aussi un peu triste et me jugeais en comparaison de mon ami un personnage épais et lourd, bien mal fait pour m’introduire dans la vie d’une jeune femme, au risque de devenir pour elle un rabat-joie.

 

Mais si j’étais destiné à ce rôle, je constatai du moins que je n’étais pas le seul ; car James More rentrant soudain, la jeune fille se métamorphosa en statue de pierre. Durant tout le reste de cette soirée, jusqu’au moment où sur un mot d’excuse elle s’éclipsa pour s’aller coucher, je ne cessai de la surveiller ; or je puis jurer qu’elle ne sourit plus, qu’elle parla à peine, et qu’elle ne leva plus les yeux de dessus la table. Si bien que je m’étonnai de voir sa grande affection d’autrefois changée en un dégoût haineux.

 

Quant à James More, il est superflu d’en dire grand-chose : on connaît déjà de lui tout ce qu’on pouvait en connaître, et je suis las de rapporter ses mensonges. Il suffit de savoir qu’il but beaucoup, et ne nous raconta guère que des choses insignifiantes. Ce qu’il avait à communiquer à Alan, il le réservait pour le lendemain et pour le tête-à-tête.

 

Il était d’autant plus aisé de nous décevoir, Alan et moi, que nous étions très fatigués de notre journée de cheval, et que nous nous retirâmes peu après la sortie de Catriona.

 

Nous fûmes bientôt seuls dans une chambre où nous devions nous accommoder d’un lit unique. Alan me regarda avec un singulier sourire.

 

– Quel âne vous faites ! me dit-il.

 

– Que voulez-vous dire par là ? m’écriai-je.

 

– Ce que je veux dire ? Il est inconcevable, ami David, que vous soyez si totalement stupide.

 

À nouveau je le priai de s’expliquer.

 

– Eh bien, voici. Je vous ai dit qu’il y a deux espèces de femmes – celles qui vendraient leur chemise pour vous, et les autres. Vous n’avez qu’à essayer pour votre compte, mon brave ! Mais qu’est-ce que ce mouchoir fait à votre cou ?

 

Je le lui expliquai.

 

– Je pensais bien que c’était quelque chose dans ce genre-là, fit-il.

 

Et j’eus beau le presser jusqu’à l’importuner, il refusa de plus rien ajouter.

 

XXX

La lettre du navire


La lumière du jour nous montra mieux dans quel isolement se trouvait l’auberge. Bien qu’elle fût hors de vue de la mer, elle en était évidemment toute proche, et des monticules de sable pelés l’environnaient de toutes parts. On n’en voyait dépasser que les deux ailes d’un moulin, semblables aux oreilles d’un âne qui eût été lui-même entièrement caché. Au début, il faisait calme plat, mais le vent ne tarda point à se lever, et nous eûmes l’étrange spectacle de ces grandes ailes qui tournaient en se poursuivant l’une l’autre par-derrière la butte. Aucune route ne passait par là, mais un certain nombre de traces de pas venant de toutes les directions de la dune convergeaient vers la porte de M. Bazin. Comme celui-ci se livrait à un tas de trafics plus ou moins illicites, la situation de son auberge faisait son meilleur gagne-pain. Les contrebandiers la fréquentaient, les agents politiques et les bannis qui passaient l’eau y venaient attendre leur départ ; et il y avait pis encore, peut-être, car on aurait pu massacrer toute une famille dans cette maison sans que personne s’en doutât.

 

Je dormis peu et mal. Longtemps avant le jour je me levai d’auprès de mon compagnon de lit, pour aller me chauffer à l’âtre et marcher de long en large devant la porte. L’aube parut dans un ciel très couvert ; mais peu après il se leva un vent d’ouest qui balaya les nuages, dégagea le soleil et fit tourner le moulin. Il y avait dans l’azur comme un air de printemps, à moins que ce ne fût dans mon cœur ; et l’apparition successive des grandes ailes par-dessus la dune me divertit beaucoup. À certains moments je percevais le grincement du mécanisme ; et vers huit heures et demie Catriona se mit à chanter dans la maison. À ces accents j’aurais volontiers lancé mon chapeau en l’air, et ce lieu morne et solitaire me fit l’effet d’un paradis.

 

Néanmoins, comme le jour s’avançait et qu’il ne passait personne, je sentis un malaise inexprimable m’envahir. Il me semblait qu’un malheur me menaçait ; les ailes du moulin, surgissant et disparaissant tour à tour derrière la dune, semblaient m’espionner ; et toute imagination à part, c’étaient là un voisinage et une maison bien singuliers pour y faire habiter une jeune fille.

 

Au déjeuner, que nous prîmes tard, je ne doutai plus que James More ne fût en proie à la crainte ou à l’indécision, tout comme Alan, qui le surveillait de près ; et toute cette apparence de duplicité d’une part, et de vigilance de l’autre, me mit sur des charbons ardents. Le repas à peine terminé, James sembla prendre une décision : il nous déclara poliment qu’il avait en ville un rendez-vous urgent (avec le gentilhomme français, me dit-il) et il nous pria de l’excuser jusqu’à midi. Cependant, il entraîna sa fille vers l’autre extrémité de la salle, pour lui dire avec vivacité quelques mots qu’elle écouta sans aucun entrain.

 

– Ce James me revient de moins en moins, me dit Alan. Il y a quelque chose qui ne va pas droit avec lui, et je ne m’étonnerais pas qu’Alan Breck le tienne à l’œil aujourd’hui. J’aimerais bien voir ce gentilhomme français là-bas, David. De votre côté vous avez un emploi tout trouvé, c’est de demander à la demoiselle des nouvelles de votre affaire. Vous n’avez qu’à lui parler carrément – dites-lui d’abord que vous n’êtes qu’un âne ; et ensuite, si j’étais vous, et si vous êtes capable de le faire avec naturel, je lui laisserais entendre qu’un danger me menace : les femmes adorent cela.

 

– Je ne sais pas mentir, Alan ; je ne sais pas le faire avec naturel, répliquai-je, le contrefaisant.

 

– Tant pis pour vous ! reprit-il. Alors vous pourrez lui dire que je vous l’ai conseillé, cela la fera rire, ce qui reviendra presque au même. Mais voyez-les donc tous les deux ! Si je n’étais aussi sûr de la fille, et si elle n’était pas aussi camarade avec Alan, je croirais qu’il se trame là-bas quelque guet-apens.

 

– Elle est donc camarade avec vous, Alan ?

 

– Elle m’aime énormément. C’est que je ne suis pas comme vous, moi : je sais parler. Je le répète : elle m’estime énormément. Et ma foi, je l’estime beaucoup, moi aussi ; et avec votre permission, Shaws, je vais m’en aller un peu là-bas dans les dunes, afin de voir de quel côté s’en va James.

 

L’un après l’autre ils s’en allèrent : James à Dunkerque, Alan sur ses traces, Catriona en haut à sa chambre, et je restai seul à table. Je comprenais très bien pourquoi la jeune fille évitait de se trouver seule avec moi ; mais cela ne faisait pas mon compte, et je résolus de l’amener à un entretien avant le retour des autres. Tout bien examiné, je crus bon d’attendre Alan. Si je me trouvais hors de vue parmi les dunes, la belle matinée l’attirerait au-dehors, et quand je la tiendrais à ciel ouvert, j’en viendrais à mes fins.

 

Aussitôt dit, aussitôt fait. Je venais à peine de me dissimuler derrière un monticule, lorsqu’elle apparut sur le seuil de l’auberge, inspecta les alentours ; et, ne voyant personne, s’en alla par un sentier qui menait directement vers la mer. Je la suivis. Je n’étais pas pressé de lui révéler ma présence : plus loin elle irait, plus j’aurais de temps pour m’expliquer avec elle ; et comme le chemin était de sable, il m’était facile de la suivre sans qu’elle m’entendît. Le sentier s’éleva et arriva enfin au sommet d’une haute dune. De là, je découvris pour la première fois la solitude désolée qui entourait l’auberge ; on n’y voyait personne, et l’unique demeure humaine était celle de Bazin, plus le moulin. Mais un peu plus loin, la mer s’étalait, avec deux ou trois navires, nets comme une estampe. L’un de ces derniers était extrêmement proche du rivage pour un si grand bâtiment, et j’éprouvai une nouvelle surprise désagréable en reconnaissant la silhouette du Seahorse. Qu’est-ce qu’un navire anglais pouvait donc venir faire si proche de France ? Pourquoi Alan avait-il été attiré dans son voisinage, et cela en un lieu si éloigné de tout espoir de secours ? Était-ce par hasard, ou par un fait exprès, que la fille de James More se rendait présentement au rivage ?

 

J’arrivai bientôt derrière elle sur la crête dominant la plage. Celle-ci s’allongeait, solitaire ; au milieu de son étendue, on voyait accosté le canot d’un vaisseau de guerre, et l’officier de service arpentait le sable comme s’il attendait quelqu’un. Je m’assis à un endroit où les longues herbes me cachaient en partie, et je regardai ce qui allait se passer. Catriona marcha droit au canot ; l’officier l’accueillit avec politesse ; tous deux échangèrent quelques mots ; je vis Catriona recevoir une lettre, puis s’en retourner. Au même moment, comme si elle n’avait plus rien à faire sur le continent, l’embarcation démarra et se dirigea vers le Seahorse. L’officier toutefois resta à terre et disparut entre les dunes.

 

Ce trafic ne m’agréait guère ; et plus j’y réfléchissais, moins il me plaisait. Était-ce Alan que cherchait l’officier ? ou bien Catriona ? Elle s’en venait la tête basse, sans lever les yeux du sable, et m’offrait un tableau si gracieux que je ne pouvais douter de son innocence. Puis, levant la tête, elle me reconnut, sembla hésiter, et se remit en marche, mais d’un pas plus lent, et en changeant de visage. À cette vue tout ce que j’avais sur le cœur – crainte, soupçons, et le souci de sauver mon ami – disparut d’un seul coup, et je me relevai pour l’attendre, ivre d’espérance.

 

Quand elle fut auprès de moi, je lui adressai un « bonjour », qu’elle me rendit avec une certaine gêne.

 

– Me pardonnerez-vous de vous avoir suivie ? lui demandai-je.

 

– Je sais que vous ne me voulez jamais que du bien, répondit-elle. Puis, avec un léger éclat : Mais pourquoi donc envoyer de l’argent à cet homme ? Il ne faut pas.

 

– Ce n’est pas du tout pour lui que je l’envoie, répliquai-je, mais pour vous, comme vous le savez fort bien.

 

– Vous n’avez pas plus le droit d’en envoyer à l’un qu’à l’autre, fit-elle. David, ce n’est pas bien.

 

– Je sais que c’est très mal, repris-je, et je prie Dieu qu’il aide ce sot garçon à mieux faire si possible. Catriona, la vie que vous menez n’est pas digne de vous, et je vous demande pardon de le dire, mais votre père n’est pas digne de prendre soin de vous.

 

– Surtout, pas un mot de lui ! s’écria-t-elle.

 

– J’en ai assez dit, ce n’est pas lui qui me préoccupe. Oh, soyez-en sûre ! Je ne pense qu’à une chose. Voici longtemps que je suis resté seul à Leyde ; et en me rendant à mes cours je ne pensais qu’à cela. Puis Alan est arrivé, et m’a mené chez les soldats, à leurs banquets ; là encore j’avais la même pensée. Et il en était déjà de même quand je me trouvais auprès d’Elle… Catriona, voyez-vous ce foulard à mon cou ? Vous en avez coupé un angle que vous avez ensuite rejeté loin de vous. Ce sont vos couleurs, à présent ; et je les porte sur mon cœur. Ô chère, je ne saurais jamais me passer de vous. Tâchez donc de m’imiter.

 

Je me plaçai devant elle, afin de l’empêcher d’aller plus loin.

 

– Tâchez de faire comme moi, répétai-je ; tâchez de me supporter un peu.

 

Elle n’avait encore rien dit, et une crainte mortelle m’envahit peu à peu.

 

– Catriona, m’écriai-je, en la regardant de toutes mes forces, me trompai-je de nouveau ? Suis-je définitivement condamné ?

 

Elle leva la tête vers moi, haletante.

 

– Vous voulez donc de moi pour de bon, David ? fit-elle, d’une voix presque imperceptible.

 

– Oui, pour de bon, répliquai-je. Oh, je suis sûr que vous n’en doutez pas.

 

– Il ne me reste plus rien à donner ni à garder, fit-elle. J’étais toute à vous dès le premier jour, si seulement vous aviez voulu accepter le don de moi-même.

 

Nous étions alors sur le sommet d’une dune, en plein vent et bien en vue du navire anglais ; pourtant je m’agenouillai devant elle sur le sable, embrassai ses genoux, et éclatai en brusques sanglots. J’étais absolument hors de moi et incapable de toute pensée. Je ne savais, plus où j’étais, j’oubliais la cause de mon bonheur, je savais seulement qu’elle se penchait vers moi, me caressant le visage et la poitrine. Ce fut dans ces sentiments que je l’entendis prononcer :

 

– Davie, ô Davie, est-ce donc là ce que vous pensez de moi ? Est-ce ainsi que vous m’aimez ? Ô Davie, Davie !

 

Elle se mit également à pleurer, et nos larmes se confondirent dans un bonheur absolu.

 

Ce ne fut guère avant dix heures du matin que je me rendis compte enfin de la félicité qui m’était échue ; assis tout contre elle, ses mains dans les miennes, je la regardais dans les yeux, et je riais de joie comme un enfant, et je lui donnais des petits noms d’amour. Jamais nul endroit ne m’avait paru aussi beau que ces dunes de Dunkerque ; et les ailes du moulin, tournant par-dessus le monticule, faisaient en moi comme une musique.

 

Je ne sais combien de temps encore nous aurions persisté dans notre oubli de tout ce qui n’était pas nous, si je n’avais par hasard fait une allusion à son père. Cela nous rendit à la réalité.

 

– Ma petite amie – je ne cessais de l’appeler ainsi, me délectant à évoquer le passé, et la regardant de plus près par intervalles – ma petite amie, vous voici maintenant toute mienne ; mienne pour toujours, ma petite amie, et cet homme n’existe plus pour vous.

 

Elle pâlit soudain, et retira sa main des miennes.

 

– David, emmenez-moi loin de lui ! s’écria-t-elle. Il se prépare quelque chose de mauvais : il ne me dit pas la vérité. Il va se passer quelque chose de mauvais ; j’en ai l’intime pressentiment. Et d’abord que peut-il bien avoir à faire avec ce vaisseau royal ? Que peut signifier ce pli ? – Et elle me tendit la lettre. – Je crains bien qu’il n’en résulte du mal pour Alan. Ouvrez-le, David, ouvrez et lisez.

 

Je le pris, le regardai, et hochai la tête.

 

– Non, fis-je, cela me répugne, je ne saurais ouvrir la lettre d’un autre.

 

– Pas même pour sauver un ami ?

 

– Je ne sais pas. Je ne pense pas. Si seulement j’en étais sûr !

 

– Mais vous n’avez qu’à rompre le sceau !

 

– Je le sais, mais cela me répugne.

 

– Donnez, je l’ouvrirai, moi.

 

– Ni vous non plus. Vous moins que personne. Elle concerne votre père et son honneur, ma chérie, que nous suspectons l’un et l’autre. Nul doute que cet endroit n’ait un air inquiétant, avec ce vaisseau anglais là-bas et ce mot adressé à votre père, et cet officier qui est resté à terre. L’officier est-il seul, d’ailleurs ? N’y en a-t-il pas d’autres avec lui ? Qui sait si on ne nous épie pas en cette minute même ? Certes oui, il faudrait que quelqu’un ouvrît la lettre, mais ni vous ni moi n’en avons le droit.

 

J’en étais là, et je me sentais envahi par la crainte d’une embuscade, lorsque j’aperçus Alan, qui revenait d’avoir suivi James, et s’avançait tout seul parmi les dunes. Son uniforme de soldat, qu’il portait comme toujours, lui donnait fort belle prestance, mais je ne pus m’empêcher de frémir en songeant que cet habit ne lui servirait guère, s’il venait à être pris, jeté dans une embarcation, et porté à bord du Seahorse, comme déserteur, rebelle, et de plus condamné pour assassinat.

 

– Le voilà, dis-je, le voilà celui qui plus que tous a le droit de l’ouvrir ; ou bien ce sera vous, s’il le juge convenable.

 

Là-dessus je l’appelai par son nom, et nous nous dressâmes pour qu’il nous vît mieux.

 

– Mais dans ce cas – dans le cas d’une nouvelle honte – la supporterez-vous ? me demanda-t-elle, en me considérant d’un œil inquiet.

 

– On m’a déjà posé une question de ce genre, lorsque je venais de vous rencontrer pour la première fois, répliquai-je. Et quelle fut ma réponse ? Que si je vous aimais comme je le croyais – et combien je vous aime encore davantage ! – je vous épouserais au pied de l’échafaud.

 

Son visage s’empourpra, et elle se rapprocha de moi pour me prendre la main et me serrer sur son cœur. Ce fut dans cette posture que nous attendîmes Alan.

 

Il s’approcha de nous avec un singulier sourire.

 

– Qu’est-ce que je vous avais dit, David ? fit-il.

 

– Il y a temps pour tout, Alan, répliquai-je, et c’est l’heure d’être sérieux. Quel est le résultat de votre course ? Vous pouvez tout dire devant notre amie.

 

Il me répondit :

 

– J’ai fait une course inutile.

 

– Nous avons donc été plus heureux que vous, repris-je, et voici du moins un cas important dont je vous fais juge. Voyez-vous ce navire ? – Et je le lui désignai. – C’est le Seahorse, capitaine Palliser.

 

– Je l’ai bien reconnu, fit Alan. Il m’a donné assez de tintouin quand il était stationné dans le Forth. Mais qu’est-ce qui lui a pris de venir si près de terre ?

 

– Je vous dirai d’abord ce qu’il est venu faire. Il est venu pour apporter cette lettre à James More. Quand au motif qu’il a de rester après l’avoir livrée, et pourquoi un de ses officiers se cache dans les dunes, et s’il est ou non vraisemblable que cet officier soit seul – c’est à vous que je le demande !

 

– Une lettre à James More ? fit-il.

 

– Exactement.

 

– Eh bien, moi je vous dirai autre chose. La nuit dernière, pendant que vous dormiez sur vos deux oreilles, j’ai entendu notre homme converser en français avec quelqu’un, et puis la porte de l’auberge s’est ouverte et refermée.

 

– Mais, Alan ! m’écriai-je, vous avez dormi toute la nuit, je suis prêt à en jurer.

 

– À votre place je ne me fierais pas trop au sommeil d’Alan. Mais ceci a mauvais air. Voyons la lettre.

 

Je la lui tendis.

 

– Catriona, fit-il, vous m’excuserez, chère amie ; mais il ne s’agit de rien moins que de mes jolis os, et je vais être forcé de la décacheter.

 

– C’est tout ce que je demande, fit Catriona.

 

Il l’ouvrit, la parcourut, et brandit le poing au ciel.

 

– Le puant blaireau ! fit-il. Et il fourra le papier dans sa poche. Allons, rassemblons nos effets. C’est la mort qui m’attend ici. Et il se mit en marche vers l’auberge.

 

Ce fut Catriona qui parla la première.

 

– Il vous a vendu ? interrogea-t-elle.

 

– Oui, vendu, ma chère, fit Alan. Mais grâce à vous et à Dieu, je lui échapperai. Vite, que je retrouve mon cheval !

 

– Il faut que Catriona nous accompagne, repris-je. Elle n’a plus rien à faire avec cet homme. Elle va se marier avec moi.

 

À ces mots elle pressa ma main sur son cœur.

 

– Oh, oh ! vous en êtes là ? fit Alan, avec un regard en arrière. C’est la meilleure besogne que vous ayez encore accomplie tous les deux. Et je dois dire, ma foi, que vous faites un couple bien assorti.

 

Le chemin que nous suivîmes nous fit passer tout près du moulin, et j’aperçus caché derrière un homme en pantalon de matelot, qui surveillait les alentours. Mais, bien entendu, nous le prîmes à revers.

 

– Voyez, Alan ! fis-je.

 

– Chut ! fit-il. Cela me regarde.

 

L’homme était sans doute un peu étourdi par le tic-tac du moulin, et il ne s’aperçut de notre présence que quand nous fûmes tout auprès de lui. Alors il se retourna. C’était un gros garçon au teint d’acajou.

 

– Je crois, monsieur, fit Alan, que vous parlez anglais.

 

– Non, monsieur, fit-il en français, avec un accent abominable.

 

– Non, monsieur, s’écria Alan, le contrefaisant. C’est ainsi qu’on vous apprend le français sur le Seahorse ? Eh bien, attrape, espèce de gros malotru, ton postérieur connaîtra ma botte écossaise.

 

Et sans lui laisser le temps de s’échapper, il bondit sur lui, et lui décocha un coup de pied qui l’étendit à plat. Puis, avec un sourire féroce, il le regarda se relever, et décamper à travers les dunes.

 

– Allons, il est grand temps que je quitte ces lieux déserts, fit Alan. Et il se remit en chemin, courant de toute sa vitesse, et toujours suivi de nous deux, vers la porte de derrière de l’auberge.

 

Juste comme nous entrions par cette porte, nous nous trouvâmes face à face avec James More qui entrait par l’autre.

 

– Vite ! dis-je à Catriona, vite ! montez faire vos paquets ; ce n’est pas votre place ici.

 

Cependant James et Alan s’étaient rejoints au milieu de la salle. Elle passa auprès d’eux pour gagner l’escalier, et après avoir gravi quelques marches, elle se retourna, mais sans s’arrêter, pour les regarder encore. Et certes ils valaient la peine d’être vus. Dans cette rencontre Alan avait pris son maintien le plus gracieux et le plus poli, mais son air était en même temps fort belliqueux, si bien que James More flaira la menace cachée, comme on sent le feu dans une maison, et il se tint prêt à toute occurrence.

 

Le temps pressait. Dans la situation d’Alan, avec autour de lui cette solitude peuplée d’ennemis, César lui-même eût tremblé. Mais loin de s’en émouvoir, ce fut selon ses habitudes de raillerie familière qu’Alan ouvrit l’entretien.

 

– Bonjour, monsieur Drummond, fit-il. Quelle affaire vient donc de vous occuper là-bas ?

 

– C’est une affaire privée, et qui serait trop longue à vous conter, répliqua James More. Nous pouvons attendre pour cela d’avoir soupé.

 

– Je n’en suis pas aussi sûr que vous, reprit Alan. J’ai dans l’idée que c’est l’instant ou jamais d’en parler. Sachez que M. Balfour et moi nous avons reçu un mot qui nous force à partir.

 

Je lus de la surprise dans les yeux de James, mais il se contint.

 

– Pour vous en empêcher, je n’ai qu’un mot à vous dire, et ce mot a trait à mon affaire.

 

– Eh bien, dites. Et ne vous occupez pas de Davie.

 

– C’est une affaire qui peut nous enrichir tous les deux.

 

– En vérité ?

 

– Oui, monsieur. Il s’agit tout bonnement du trésor de Cluny.

 

– Ah bah ! vous savez quelque chose ?

 

– Je connais l’endroit, monsieur Stewart, et je puis vous y mener.

 

– C’est le bouquet ! Allons, j’ai bien fait de venir à Dunkerque. Ainsi donc, c’était là votre affaire ? Et nous partageons par moitié, je suppose ?

 

– C’est bien cela, monsieur.

 

– Bon, bon, fit Alan. Puis, sur le même ton d’un intérêt naïf : Cela n’a rien à voir avec le Seahorse, alors ?

 

– Avec quoi ? s’écria James.

 

– Ou avec le matelot dont je viens de botter les fesses là derrière le moulin ? poursuivit Alan. Taisez-vous donc ! assez de mensonges. J’ai dans ma poche la lettre de Palliser. Vous êtes brûlé après cela, James More. Jamais plus vous n’oserez vous montrer devant des gens propres.

 

James en fut désarçonné. Livide, il resta muet une seconde, puis se redressa bouillant de colère.

 

– Est-ce à moi que vous parlez, bâtard ? beugla-t-il.

 

– Ignoble porc ! s’écria Alan. Il lui décocha en pleine figure un retentissant soufflet, et en un clin d’œil leurs épées s’entrechoquèrent.

 

Au premier heurt de l’acier, j’eus un mouvement de recul instinctif. Me souvenant que c’était le père de la jeune fille, et en quelque sorte le mien, je dégainai et m’élançai pour les séparer.

 

– Arrière, David ! Êtes-vous fou ? Arrière, de par le diable ! hurla Alan. Vous ne voulez pas ? Eh bien que votre sang retombe sur votre tête !

 

Par deux fois je rabattis leurs épées. Rejeté contre la muraille, je m’interposai de nouveau entre eux. Sans s’occuper de moi, ils se chargeaient en furieux. Je n’ai jamais compris comment j’ai pu éviter d’être écharpé ou de blesser l’un de ces deux Rodomonts. La scène se déroulait autour de moi comme un rêve. Tout à coup un grand cri jaillit de l’escalier, et Catriona s’élança devant son père. Au même instant la pointe de mon épée rencontra quelque chose qui céda. Je la ramenai rougie. Je vis couler du sang sur le foulard de la jeune fille, et je restai anéanti.

 

– Allez-vous le tuer sous mes yeux ? Je suis sa fille après tout ! s’écria-t-elle.

 

– Non, ma chère, j’en ai fini avec lui, dit Alan. Et il alla s’asseoir sur une table, les bras croisés et l’épée nue au poing.

 

Un instant elle demeura devant son père, haletante, les yeux exorbités ; puis se retournant soudain, elle lui cria :

 

– Partez ! emmenez votre honte loin de ma vue ! Laissez-moi avec les gens propres. Je suis une fille d’Alpin ! Honte des fils d’Alpin, partez !

 

Elle prononça ces mots avec une passion telle que j’en oubliai l’horreur de mon épée ensanglantée. Tous deux restaient face à face, elle avec son foulard taché de rouge, lui pâle comme un linge. Je le connaissais suffisamment pour savoir qu’il était atteint au plus sensible de son être ; mais il réussit à prendre un air de bravade.

 

– Allons, fit-il, rengainant son épée, mais sans quitter des yeux Alan, puisque cette rixe est terminée, je n’ai plus qu’à prendre ma valise…

 

– Aucune valise ne sortira d’ici qu’avec moi, fit Alan.

 

– Monsieur ! s’écria James.

 

– James More, reprit Alan, cette demoiselle votre fille doit épouser mon ami David, c’est pourquoi je vous laisse emporter votre sale carcasse. Mais ne me le faites pas dire deux fois, et retirez cette carcasse de mon chemin avant qu’il ne soit trop tard. Méfiez-vous, ma patience a des bornes !

 

– Le diable vous emporte, monsieur ! j’ai mon argent là-haut.

 

– Je le regrette comme vous, monsieur, fit Alan, de son air drolatique, mais à présent, voyez-vous, il m’appartient. Et reprenant son sérieux, il ajouta : James More, je vous conseille de quitter cette maison.

 

James parut hésiter un instant, mais il ne tenait plus, sans doute, à expérimenter les talents d’escrimeur d’Alan, car soudain il nous tira son chapeau, et avec une figure de damné, nous dit adieu à tour de rôle. Après quoi il disparut.

 

Je cessai d’être sous l’emprise du charme.

 

– Catriona, m’écriai-je, c’est moi… avec mon épée. Oh ! êtes-vous fort blessée ?

 

– Je sais que c’est vous, David, et je vous aime pour le mal que vous m’avez fait en défendant mon méchant homme de père. Voyez (et elle me montra une égratignure saignante), voyez, vous m’avez sacrée homme. Je porterai désormais une blessure, tel un vieux soldat.

 

Transporté de joie à la voir si peu blessée, je l’embrassai pour sa bravoure et baisai sa blessure.

 

– Est-ce que je ne serai pas aussi de l’embrassade, moi ? Je n’en ai jamais refusé une, fit Alan. Et nous prenant chacun par une épaule, Catriona et moi, il poursuivit : Ma chère, vous êtes une vraie fille d’Alpin. Lui, de toute façon, s’est montré admirable, et il a le droit d’être fier de vous. Si jamais je devais me marier, c’est une personne comme vous que je chercherais pour être la mère de mes fils. Et je porte un nom royal et je dis la vérité.

 

Il prononça ces mots avec un élan chaleureux qui fut un baume pour la jeune fille, et par conséquent pour moi. Nous en oubliâmes presque toutes les hontes de James More. Mais au bout d’un instant il redevint lui-même.

 

– Et maintenant, avec votre permission, mes amis, fit-il, tout cela est très joli, mais Alan Breck est un peu plus près du gibet qu’il ne le désire, et parbleu, cet endroit est admirablement fait pour être quitté.

 

Ces mots nous rendirent de la sagesse. Alan courut à l’étage et en ramena une valise, nos valises d’arçon et celle de James More ; j’attrapai le paquet de Catriona qu’elle avait laissé tomber dans l’escalier ; et nous allions quitter cette maison peu sûre, quand Bazin nous barra la route avec des pleurs et des lamentations. Lorsqu’on avait tiré les épées il s’était réfugié sous une table ; mais à cette heure il était brave comme un lion. Il y avait sa note à régler, une chaise cassée à payer, Alan avait renversé la soupière, et James More avait décampé.

 

– Tenez, m’écriai-je, payez-vous. Et je lui jetai quelques louis d’or : ce n’était pas le moment de lésiner.

 

Il se précipita sur l’argent, et sans plus nous occuper de lui, nous nous élançâmes au-dehors. Sur trois côtés de la maison, des matelots se rabattaient hâtivement ; un peu plus près de nous James More agitait son chapeau afin de les presser encore ; et juste derrière lui, comme pour le singer, tournaient les bras du moulin.

 

Alan vit le tout d’un seul coup d’œil, et se mit à courir. La valise de James More le surchargeait outre mesure, mais il aurait préféré je crois perdre la vie plutôt que de lâcher ce butin : c’était sa revanche à lui ; et il courait si fort que j’avais peine à le suivre, délirant de joie à voir la jeune fille galoper légèrement à mes côtés.

 

Nos adversaires, en nous apercevant, jetèrent le masque, et les marins nous poursuivirent à grands cris. Nous avions une avance de quelque deux cents yards, et eux n’étaient en somme que de pesants mathurins. Ils étaient armés, je suppose, mais ils n’osaient faire usage de leurs pistolets en territoire français. Je m’aperçus vite que notre avantage, non seulement se maintenait, mais augmentait peu à peu, et je me rassurai sur notre sort. L’alerte néanmoins fut chaude, mais de courte durée. Nous étions encore assez éloignés de Dunkerque, lorsqu’en arrivant au haut d’une dune, nous découvrîmes de l’autre côté une compagnie de la garnison qui s’en allait à la manœuvre. Je m’associai de tout cœur à l’exclamation qui jaillit d’Alan. Il s’arrêta aussitôt de courir, et s’essuyant le front, prononça :

 

– Ah ! quelles braves gens, ces Français !

 

CONCLUSION

Dès que nous fûmes en sûreté dans les murs de Dunkerque, nous tînmes le conseil de guerre que réclamait notre situation. Nous avions, les armes à la main, ravi une jeune fille à son père. N’importe quel juge la lui rendrait aussitôt, et selon toute apparence me jetterait en prison ainsi qu’Alan. Nous possédions bien dans la lettre du capitaine Palliser un argument en notre faveur, mais pas plus moi que Catriona nous ne désirions la produire en public. Sous tous rapports le plus prudent était d’emmener la jeune fille à Paris et de la remettre aux mains de son chef de clan, MacGregor de Bohaldie, qui serait aussi porté à secourir sa parente que peu désireux de déshonorer James.

 

Notre voyage fut assez long, car Catriona savait mieux courir qu’aller à cheval, et n’était guère montée en selle depuis l’an 45. Mais il se termina enfin, et arrivés à Paris un samedi matin de bonne heure, nous fîmes toute diligence, sous la direction d’Alan, pour trouver Bohaldie. Celui-ci était bien logé, et il vivait assez à l’aise, car, outre sa pension du Secours Écossais, il avait de la fortune personnelle. Il accueillit Catriona comme une personne de sa famille, et se montra fort civil et fort fin, quoique médiocrement expansif. Quand nous lui demandâmes des nouvelles de James More, il hocha la tête en souriant, et son « pauvre James ! » nous laissa entendre qu’il en savait plus long qu’il ne voulait dire. Mais quand nous lui montrâmes la lettre de Palliser, il changea de visage.

 

– Pauvre James ! répéta-t-il. Bah ! il y a des gens pires que lui, après tout. Mais voilà qui est terriblement mauvais. Vraiment ! s’être oublié à ce point ! Cette lettre est tout à fait déplorable. Mais malgré tout, messieurs, je ne vois aucune nécessité de la publier. C’est un méchant oiseau celui qui gâte son propre nid, et nous sommes tous Écossais et tous du Highland.

 

À part Alan peut-être, nous fûmes d’accord là-dessus, et plus encore sur la question de notre mariage. Bohaldie se chargea de la cérémonie, et comme si James More eût cessé d’exister, il me remit Catriona d’une façon fort aimable et avec de gracieux compliments en français. Tout était fini, et l’on avait porté les santés, lorsqu’il nous révéla que James More était dans la ville, arrivé depuis quelques jours, et à cette heure malade et presque à la mort. Par l’expression de son visage, ma femme me révéla son désir.

 

– Eh bien, allons donc le voir, dis-je.

 

– Si cela peut vous être agréable, dit Catriona. – Ce temps-là est loin.

 

Il habitait dans le même quartier que son chef, une grande maison à un coin de rue ; et nous fûmes guidés jusqu’à sa mansarde par les sons de la cornemuse du Highland qu’il venait d’emprunter à Bohaldie afin de charmer ses souffrances. Sans jouer aussi bien que son frère Bob, il faisait d’assez bonne musique, et nous fûmes étonnés de voir, attroupés sur les marches, des Français, dont certains riaient. Il était couché sur un grabat, et dès le premier abord, je vis qu’il était à toute extrémité. Il avait beau mourir en pays étranger, il s’en faut de peu que le souvenir de cette fin ne m’irrite aujourd’hui encore. Bohaldie l’avait sans nul doute préparé à notre venue ; il savait que nous étions mariés, et nous félicitant de l’heureux événement, il nous donna sa bénédiction, tel un patriarche.

 

– On ne m’a jamais compris, déclara-t-il. Je vous pardonne à tous les deux sans réticence.

 

Après quoi il se remit à parler comme autrefois, nous offrit de jouer quelques airs de cornemuse, et avant mon départ m’emprunta une petite somme. Dans toute sa conduite, je n’aperçus pas trace de honte, mais il avait le pardon généreux, et il aimait à le renouveler. Il me pardonna je crois à chacune de nos rencontres, et lorsque après quatre jours il trépassa quasi en odeur de sainteté, je me serais arraché les cheveux de dépit. Je payai ses funérailles ; mais quant à l’inscription à mettre sur sa tombe, je finis par y renoncer en me disant que la date seule suffirait.

 

J’estimai plus convenable de ne pas retourner à Leyde, où nous avions passé pour frère et sœur, et où l’on se serait étonné de nous voir revenir comme époux. L’Écosse nous attendait ; et ce fut pour cette destination qu’après avoir recouvré ce que j’avais laissé en Hollande, nous nous embarquâmes sur un navire des Pays-Bas.

 

Et maintenant, miss Barbara Balfour (honneur aux dames) et M. Alan Balfour, héritier présomptif de Shaws, voici l’histoire terminée. La plupart de ceux qui y ont figuré, vous le verrez en y réfléchissant bien, sont de vos connaissances. Alison Hastie de Limekilns était la fille qui vous berçait quand vous étiez si petits que vous ne vous en souvenez pas, et qui vous promenait dans le parc quand vous étiez plus grands. Cette très grande dame, la marraine de Barbara, n’est autre que cette même miss Grant qui se moquait tellement de David Balfour dans l’hôtel du lord procureur. Et vous devez vous rappeler un petit gentleman maigre et vif, à perruque et grand manteau, qui arriva sur le tard par une nuit sombre, à Shaws, et que l’on vous présenta lorsqu’on vous eut tirés de vos lits et descendus dans la salle à manger, sous le nom de M. Jameson. Alan n’a peut-être pas oublié ce qu’il fit sur la requête de M. Jameson – un acte fort déloyal, pour lequel, aux termes de la loi, il mériterait d’être pendu – je veux dire de boire à la santé du roi de l’autre côté de l’eau ? Événement singulier sous le toit d’un bon whig ! Mais M. Jameson a tous les droits, et je le laisserais mettre le feu à mon grenier de blé. On le connaît aujourd’hui en France sous le nom du chevalier Stewart.

 

Quant à David et à Catriona, je vais vous surveiller de près tous ces jours-ci, et je verrai si vous avez l’audace de rire de papa et maman. Il est vrai que nous aurions pu être plus sages, et que nous nous fîmes beaucoup de chagrin pour rien ; mais vous verrez en grandissant que même l’artificieuse miss Barbara et même le vaillant M. Alan ne seront pas tellement plus sages que leurs père et mère. Car la vie de l’homme en ce bas monde est une singulière plaisanterie. Les anges, dit-on, pleurent, mais je croirais plus volontiers qu’ils se tiennent souvent les côtes, en nous regardant. Or, lorsque j’ai entrepris cette histoire, je m’étais résolu à ceci : raconter toutes choses comme elles sont arrivées.

 

 

 

 

 


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Septembre 2007

 

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[1] Un lord, en Écosse.

[2] Quelque chose comme un liard.

[3] Les fées, que la superstition commune n'ose désigner par leur vrai nom.

[4] Les soldats anglais.

[5] Partisan du roi George, auquel s'opposait le prétendant James, ou Jacques Ier, dit aussi « le Chevalier », par ses partisans « tories », nombreux surtout en Écosse.

[6] Pour la différencier de la monnaie d'Écosse, dont la livre ne valait qu'environ un shilling d'Angleterre.

[7] Louis XV de France.

[8] Ceci doit se rapporter au premier voyage du Dr Cameron. (Note de David Balfour.)

[9] Lors de la Grande Rébellion de l'Écosse, en faveur du Prétendant.

[10] Master, titre de noblesse écossais.

[11] Chef de clan highlander.

[12] Jeu de mots intraduisible, sur « mass », qui signifie à la fois : « messe » et « masse ».

[13] Allusion à un épisode du petit livre protestant intitulé Le Pèlerinage du nommé Chrétien.