Henryk Sienkiewicz

 

 

 

QUO VADIS ?

 

 

 

(1896)

 

Traduction Ely Halpérine-Kaminski

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

Chapitre I. 6

Chapitre II. 19

Chapitre III. 38

Chapitre IV. 41

Chapitre V. 49

Chapitre VI. 53

Chapitre VII. 58

Chapitre VIII. 106

Chapitre IX. 115

Chapitre X. 125

Chapitre XI. 133

Chapitre XII. 149

Chapitre XIII. 160

Chapitre XIV. 174

Chapitre XV.. 189

Chapitre XVI. 195

Chapitre XVII. 203

Chapitre XVIII. 215

Chapitre XIX. 221

Chapitre XX. 233

Chapitre XXI. 247

Chapitre XXII. 258

Chapitre XXIII. 269

Chapitre XXIV. 279

Chapitre XXV. 293

Chapitre XXVI. 302

Chapitre XXVII. 316

Chapitre XXVIII. 327

Chapitre XXIX. 337

Chapitre XXX. 351

Chapitre XXXI. 360

Chapitre XXXII. 369

Chapitre XXXIII. 383

Chapitre XXXIV. 390

Chapitre XXXV. 396

Chapitre XXXVI. 407

Chapitre XXXVII. 419

Chapitre XXXVIII. 423

Chapitre XXXIX. 426

Chapitre XL. 436

Chapitre XLI. 446

Chapitre XLII. 456

Chapitre XLIII. 463

Chapitre XLIV. 476

Chapitre XLV. 481

Chapitre XLVI. 493

Chapitre XLVII. 497

Chapitre XLVIII. 507

Chapitre XLIX. 516

Chapitre L. 530

Chapitre LI. 539

Chapitre LII. 559

Chapitre LIII. 565

Chapitre LIV. 578

Chapitre LV. 587

Chapitre LVI. 593

Chapitre LVII. 621

Chapitre LVIII. 642

Chapitre LIX. 651

Chapitre LX. 658

Chapitre LXI. 668

Chapitre LXII. 673

Chapitre LXIII. 686

Chapitre LXIV. 692

Chapitre LXV. 697

Chapitre LXVI. 703

Chapitre LXVII. 715

Chapitre LXVIII. 718

Chapitre LXIX. 722

Chapitre LXX. 730

Chapitre LXXI. 734

Chapitre LXXII. 740

Chapitre LXXIII. 742

Chapitre LXXIV. 750

Épilogue. 759

À propos de cette édition électronique. 767

 

Chapitre I.

Pétrone se réveilla seulement vers midi, et très las, comme de coutume. La veille, il avait été convive de Néron, et le festin s’était prolongé fort avant dans la nuit. Depuis quelque temps, sa santé commençait à s’altérer. Il avouait se réveiller le matin tout engourdi et incapable de rassembler ses idées. Mais le bain matinal et un soigneux massage opéré par d’habiles esclaves stimulaient la circulation de son sang paresseux, achevaient de le réveiller, lui rendaient ses forces, si bien que de l’oleotechium, c’est-à-dire du dernier compartiment de la salle de bains, il sortait comme rajeuni, les yeux pétillants d’esprit et de gaieté, élégant, et tellement supérieur qu’Othon lui-même n’eût pu rivaliser avec lui. C’était bien là celui qu’on appelait l’arbiter elegantiarum.

 

Il ne fréquentait les bains publics que dans les rares cas où un rhéteur, faisant parler de lui dans la ville, y venait susciter l’admiration, ou quand, lors des éphébies, on y donnait des jeux attrayants. Il avait dans son insula ses bains particuliers que le célèbre compagnon de Sévère, Celer, lui avait agrandis, rebâtis, et ornés avec un goût si recherché que Néron même reconnaissait leur supériorité sur ses bains à lui, pourtant plus vastes et plus luxueusement installés.

 

Ainsi, après ce festin de la veille, où, d’abord ennuyé par les bouffonneries de Vatinius, il avait ratiociné avec Néron, Lucain et Sénèque sur la question de savoir si la femme possède une âme, il s’était levé tard et prenait son bain comme à l’ordinaire. Deux balneatores, taillés en hercules, venaient de le poser sur une mensa de cyprès recouverte d’un neigeux byssus égyptien, et, de leurs paumes enduites d’huile parfumée, ils s’étaient mis à frotter son corps aux formes sculpturales. Lui, les yeux fermés, attendait que la chaleur du laconicum et celle de leurs mains eussent pénétré en lui et dissipé sa fatigue.

 

Enfin, après un certain temps, il ouvrit les yeux et parla : il s’informa du temps qu’il faisait et des gemmes que le joaillier Idomène devait venir lui soumettre ce jour-là. Il se trouva qu’il faisait beau temps, qu’une légère brise soufflait des monts Albains et que les gemmes n’étaient pas encore arrivées. Pétrone referma les yeux et donna l’ordre qu’on le portât au tepidarium. Mais, soulevant la draperie, le nomenclator annonça la visite du jeune Marcus Vinicius, récemment arrivé d’Asie Mineure.

 

Pétrone ordonna de faire entrer le visiteur au tepidarium, où il se rendit à son tour. Vinicius était son parent, fils de sa sœur aînée, qui jadis avait épousé Marcus Vinicius, personnage consulaire au temps de Tibère. Le jeune homme, qui venait de servir sous Corbulon contre les Parthes, rentrait, la guerre terminée. Pétrone avait pour lui un certain faible, très proche de l’affection, parce que Marcus était un beau jeune homme au corps d’athlète sachant, dans la débauche même, conserver certaine mesure esthétique, chose que Pétrone prisait par-dessus tout.

 

– Salut, Pétrone, – dit le jeune homme en entrant d’un pas alerte dans le tepidarium ; – que tous les dieux te soient propices, et particulièrement Asclépias et Cypris ; car, sous leur double égide, il ne peut rien t’arriver de mal.

 

– Sois le bienvenu dans Rome et que le repos te soit doux après la guerre, – répondit Pétrone en dégageant, pour la lui tendre, sa main des plis d’un soyeux tissu de lin dont il était enveloppé – qu’y a-t-il de nouveau en Arménie ? Durant ton séjour en Asie, n’as-tu pas poussé une pointe jusqu’en Bithynie ?

 

Pétrone avait été jadis proconsul en Bithynie et y avait même gouverné avec énergie et justice, contraste singulier avec le caractère de cet homme, fameux par ses goûts efféminés et sa soif du luxe. Aussi rappelait-il volontiers ce temps-là, qui fournissait la preuve de ce qu’il aurait pu et su faire, s’il lui avait plu de s’en donner la peine.

 

– J’ai eu l’occasion d’aller à Héraclée, – répondit Vinicius. – Corbulon m’y a envoyé pour y lever des renforts.

 

– Ah ! Héraclée ! J’y connus une fille de Colchide pour qui je donnerais toutes les divorcées d’ici, sans en excepter Poppée. Au fait, c’est là une vieille histoire. Donne-moi plutôt des nouvelles de la frontière des Parthes. Cela n’empêche que je sois fatigué de tous ces Vologèse, Tiridate, Tigrane et autres barbares qui, suivant les dires du jeune Arulanus, marchent encore chez eux à quatre pattes et n’imitent les hommes qu’en notre présence. Mais en ce moment on en parle beaucoup à Rome, peut-être parce qu’il est dangereux d’y parler d’autre chose.

 

– Cette guerre tourne mal ; n’était Corbulon, elle pourrait se terminer par une défaite.

 

– Corbulon ! par Bacchus ! c’est un vrai petit dieu de la guerre, un véritable Mars, un chef illustre et à la fois fougueux, loyal et sot. Je l’aime, uniquement parce que Néron a peur de lui.

 

– Corbulon n’est pas un sot.

 

– Peut-être as-tu raison, et d’ailleurs, peu importe. La sottise, comme dit Pyrrhon, n’est en rien pire que la sagesse et n’en diffère en rien.

 

Vinicius se mit à lui parler de la guerre, mais voyant Pétrone refermer ses paupières et considérant sa figure fatiguée et quelque peu amaigrie, le jeune homme changea de conversation et lui demanda avec sollicitude des nouvelles de sa santé.

 

Pétrone rouvrit les yeux.

 

La santé !… Non. Elle n’était pas brillante. À vrai dire, il n’en était pas encore au même point que ce jeune Syssena, parvenu à un tel degré d’insensibilité physique qu’il demandait, lorsqu’on le portait au bain le matin : « Suis-je assis ? » Néanmoins, il n’était pas bien portant. Vinicius venait de le mettre sous la protection d’Asclépias et de Cypris. Mais lui, Pétrone, n’avait aucune confiance dans Asclépias. On ne savait pas même de qui il était fils, cet Asclépias, d’Arsinoë ou de Coronide ? Et si l’on n’est pas certain de la mère, que dire alors du père ? Qui peut, à l’heure actuelle, répondre de son propre père ?

 

Ici, Pétrone sourit et continua :

 

– Il est vrai qu’il y a deux ans j’ai envoyé à Épidaure trois douzaines de passereaux vivants et une coupe remplie d’or ; mais sais-tu pourquoi ? Je me disais : si cela ne me fait pas de bien, cela ne me fera toujours pas de mal. S’il est encore en ce monde des hommes qui sacrifient aux dieux, je pense que tous raisonnent comme moi. Tous ! exceptés peut-être les muletiers que les voyageurs louent à la Porte Capêne. Outre Asclépias, j’ai eu également affaire aux Asclépiades quand, l’an dernier, je souffrais quelque peu de la vessie. Ils ont pratiqué pour moi des incubations. Je n’ignorais pas qu’ils fussent des charlatans, mais je me disais de même : « Quel mal cela peut-il me faire ? » Le monde repose sur la supercherie, et la vie est une illusion. L’âme aussi n’est qu’une illusion. Il faut cependant user d’assez de raison pour discerner les illusions agréables de celles qui ne le sont pas. Dans mon hypocaustum, je fais brûler du bois de cèdre saupoudré d’ambre, parce que je préfère dans la vie les arômes aux pestilences. Quant à Cypris, sous l’égide de qui tu m’as placé aussi, elle a manifesté sa protection en me gratifiant d’élancements dans la jambe droite. Au reste, une bonne déesse ! Je suppose que toi aussi tu porteras tôt ou tard de blanches colombes sur son autel…

 

– Oui, – répondit Vinicius. – J’ai été invulnérable aux flèches des Parthes, mais le trait de l’Amour m’a frappé… d’une façon imprévue, à quelques stades des portes de la ville.

 

– Par les blancs genoux des Grâces ! tu me raconteras la chose à loisir ! – s’écria Pétrone.

 

– Je venais précisément te demander conseil, – fit Marcus.

 

À ce moment parurent les epilatores, qui s’occupèrent de Pétrone. Sur l’invitation de celui-ci, Marcus se dépouilla de sa tunique et entra dans un bassin d’eau tiède.

 

– Ah ! je ne te demande pas si ton amour est partagé ! – reprit Pétrone en contemplant Vinicius dont le corps juvénile semblait sculpté dans du marbre ; – si Lysippe t’avait vu, tu ornerais, sous les traits d’un jeune Hercule, la porte qui mène au Palatin.

 

Vinicius sourit, flatté, et se plongea dans la piscine en éclaboussant largement d’eau tiède une mosaïque qui représentait Héra priant le Sommeil d’endormir Zeus. Pétrone le regardait de l’œil connaisseur d’un artiste.

 

Comme, son bain terminé, le jeune homme se remettait à son tour aux epilatores, le lector entra avec, sur le ventre, un étui de bronze plein de rouleaux de papyrus.

 

– Veux-tu écouter cela ? – demanda Pétrone.

 

– Volontiers, si ce sont tes œuvres, – répondit Vinicius. – Autrement, je préfère causer. Les poètes vous arrêtent aujourd’hui à tous les coins de rue.

 

– Certes oui ! On ne peut passer devant une basilique, devant des thermes, une bibliothèque ou une librairie, sans voir un poète gesticulant comme un singe. Quand Agrippa est revenu d’Orient, il les a pris pour des fous. Mais c’est de notre temps. César écrit des vers, et tout le monde suit son exemple. Seulement on n’a pas le droit d’écrire de meilleurs vers que ceux de César, et c’est pourquoi je crains un peu pour Lucain… Moi, j’écris de la prose dont je ne régale personne, pas même moi. Ce que le lector avait à nous lire, c’est les codicilles de ce pauvre Fabricius Veiento.

 

– Pourquoi « ce pauvre » ?

 

– Parce qu’on l’a invité à s’en aller jouer Ulysse et à ne pas réintégrer ses pénates jusqu’à nouvel ordre. Cette Odyssée lui sera d’autant plus légère que sa femme n’est pas une Pénélope. Inutile, n’est-ce pas ? de te dire qu’on l’a traité assez sottement. Au surplus, personne ici ne voit les choses que superficiellement. Ce livre est assez médiocre et ennuyeux, et il n’a eu de succès qu’une fois son auteur exilé. Aujourd’hui, on entend crier de tous côtés : « Scandale ! scandale ! » Il est possible que Veiento ait imaginé certaines choses, mais moi qui connais la ville, nos patres et nos femmes, je t’assure qu’il n’y a là qu’une bien pâle image de la réalité. N’empêche que chacun y cherche : soi-même avec crainte, et ses amis avec malveillance. À la librairie d’Aviranus, cent scribes copient ce livre sous la dictée ; le succès en est assuré.

 

– Tes prouesses n’y figurent pas ?

 

– Si, mais l’auteur s’est mépris : car je suis à la fois plus mauvais et moins plat qu’il ne me représente. Vois-tu, nous avons ici depuis longtemps perdu le sentiment de ce qui est digne et indigne, et, personnellement, il me paraît que cette différence n’existe pas, bien que Sénèque, Musonius et Thraséas se targuent de l’apercevoir. Moi, cela m’est égal ! Par Hercule ! je dis ce que je pense ! Et du moins j’ai gardé cette supériorité de discerner ce qui est laid et ce qui est beau, choses que, par exemple, ne saurait comprendre notre poète à la barbe d’airain, ce charretier, ce chanteur, ce danseur et cet histrion.

 

– Je regrette cependant Fabricius ! C’est un bon camarade.

 

– C’est la vanité qui l’a perdu. Il était suspect à tous, et personne ne savait au juste à quoi s’en tenir ; lui-même ne savait se taire et s’en allait jaser à tout venant sous le sceau du secret… As-tu entendu raconter l’histoire de Rufin ?

 

– Non.

 

– Eh bien ! allons nous rafraîchir dans le frigidarium, je te la conterai.

 

Ils passèrent dans le frigidarium, au centre duquel jaillissait un jet d’eau teinté de rose clair et d’où s’exhalait un parfum de violettes. Là, ils s’assirent pour prendre le frais, dans des niches tapissées d’étoffes de soie, et gardèrent un instant le silence. Vinicius contempla d’un air pensif un Faune de bronze cherchant de ses lèvres avides celles d’une nymphe qu’il tenait renversée sur son bras, puis il dit :

 

– Celui-là a raison. Voilà ce qu’il y a de meilleur dans la vie.

 

– Plus ou moins ! Mais en outre, toi tu aimes la guerre, moi pas ; sous la tente, les ongles se cassent et perdent leur teinte rose. Au fait, à chacun son plaisir. Barbe-d’Airain aime le chant, le sien surtout, et le vieux Scaurus son vase de Corinthe qu’il place la nuit près de son lit et qu’il embrasse pendant ses insomnies. Les bords en sont déjà usés sous ses baisers. Dis-moi, n’écris-tu pas des vers ?

 

– Non, je n’ai jamais construit un hexamètre entier.

 

– Et tu ne joues pas du luth, tu ne chantes pas ?

 

– Non.

 

– Tu ne conduis pas ?

 

– J’ai pris part à des courses autrefois, à Antioche, mais sans succès.

 

– Parfait, alors je suis tranquille sur ton compte. Et de quel parti es-tu à l’hippodrome ?

 

– Des Verts.

 

– Alors, je suis complètement rassuré, surtout que tu possèdes une assez belle fortune ; mais tu n’es pas aussi riche que Pallas ou Sénèque. Car à présent, vois-tu, il fait bon chez nous écrire des vers, chanter en s’accompagnant du luth, déclamer et courir dans le cirque ; mais il est de beaucoup préférable, et surtout plus sûr, de ne pas écrire de vers, de ne pas jouer, de ne pas chanter et de ne pas courir dans le cirque. Le mieux est de savoir admirer Barbe-d’Airain y montrant ses talents. Tu es beau garçon ; le danger serait que Poppée s’éprît de toi. Mais elle a pour cela trop d’expérience. Elle a été rassasiée d’amour par ses deux premiers maris, et avec le troisième il s’agit pour elle de tout autre chose. Figure-toi que cet imbécile d’Othon l’aime toujours à la folie… Il erre là-bas, sur les rochers d’Espagne, en poussant des soupirs, et il a si bien perdu ses anciennes habitudes, il est devenu si négligent de sa personne, qu’il lui suffit maintenant de trois heures par jour pour accommoder ses frisures. Qui eût pu croire cela de la part d’Othon ?

 

– Je le comprends, moi, – répondit Vinicius, – mais, à sa place, j’agirais autrement.

 

– Comment ?

 

– Je me créerais des légions fidèles parmi les montagnards de là-bas. Ce sont de rudes soldats, ces Ibères.

 

– Vinicius ! Vinicius ! Je suis tenté de dire que tu n’en serais pas capable. Sais-tu pourquoi ? C’est qu’on les fait, ces choses-là, et qu’on ne les dit pas, même à titre d’hypothèses. À sa place, moi je me rirais de Poppée, je me rirais de Barbe-d’Airain et me recruterais des légions, non pas d’Ibères, mais d’Ibériennes. Tout au plus écrirais-je des épigrammes, en prenant soin de ne les lire à personne…, pas comme ce pauvre Rufin.

 

– Tu voulais me conter son histoire.

 

– Je te la dirai dans l’unctuarium.

 

Mais, dans l’unctuarium, l’attention de Vinicius s’absorba dans la contemplation des belles esclaves qui y attendaient les baigneurs. Deux d’entre elles, des négresses, telles de magnifiques statues d’ébène, commencèrent à leur oindre le corps de suaves parfums d’Arabie ; d’autres, Phrygiennes, coiffeuses habiles, tenaient dans leurs mains délicates et souples comme des serpents des miroirs d’acier poli et des peignes ; deux autres, filles grecques de Cos, véritables déesses, attendaient, en leur qualité de vestiplicae, le moment où elles auraient à disposer en plis sculpturaux les toges de leurs maîtres.

 

– Par Zeus, assembleur de nuées ! – s’écria Marcus Vinicius, – quel choix il y a ici !

 

– Je préfère la qualité à la quantité, – répondit Pétrone – Toute ma familia[1] de Rome ne dépasse pas quatre cents tête : et j’estime que les parvenus seuls ont besoin, pour leur service particulier, d’un plus nombreux domestique.

 

– Chez Barbe-d’Airain lui-même, on ne trouverait pas de corps aussi parfaits, – dit Vinicius, les narines palpitantes.

 

À ces mots, Pétrone répondit avec une sorte d’insouciance amicale :

 

– Tu es mon parent et je ne suis, moi, ni si peu accommodant que Barsus, ni aussi pédant qu’Aulus Plautius.

 

Vinicius, à ce dernier nom, oublia déjà les filles de Cos et élevant brusquement la voix, il demanda :

 

– Pourquoi Aulus Plautius t’est-il venu à l’esprit ? Sais-tu que, m’étant démis le bras à proximité de la ville, je suis resté quelques jours chez eux ? Plautius, étant venu à passer au moment de l’accident et voyant que je souffrais beaucoup, m’avait emmené chez lui où son esclave, le médecin Mérion, me guérit C’est précisément de cela que je voulais te parler.

 

– Et alors ? Te serais-tu par hasard amouraché de Pomponia ? En ce cas, je te plaindrais : pas jeune et si vertueuse ! Je ne puis rien imaginer de plus mauvais que ce mélange. Brrr !

 

– Non, pas de Pomponia ! Eheu ! – fit Vinicius.

 

– Et de qui donc ?

 

– De qui ? Si je le savais ! Je ne connais même pas au juste son nom : Lygie, ou Callina ? On l’appelle chez eux Lygie, parce qu’elle est de la nation des Lygiens, mais en outre elle a son nom barbare de Callina. Étrange maison que celle de ces Plautius ! Elle est pleine de monde, et cependant il y règne un silence pareil à celui des bosquets de Subiacum. Pendant une dizaine de jours, j’ignorai qu’une divinité y résidait. Mais un matin, à l’aube, je l’aperçus qui se baignait dans un bassin du jardin. Et, sur l’écume d’où naquit Aphrodite, je te jure que les rayons de l’aurore se jouaient à travers son corps. Je craignais de la voir se fondre devant moi au soleil levant, comme se fond l’aurore. Depuis, je l’ai revue deux fois, et je ne sais plus ce que c’est que le repos ; je n’ai plus aucun autre désir, je veux ignorer tout ce que peut me donner la ville ; je ne veux pas de femmes, je ne veux pas d’or, je ne veux ni bronzes de Corinthe, ni ambre, ni nacre, ni vin, ni festins…, je ne veux que Lygie. Pétrone, je languis pour elle comme, sur la mosaïque de ton tepidarium, le Sommeil languit pour Païsiteia ; je la désire jour et nuit.

 

– Si c’est une esclave achète-la.

 

– Elle n’est pas esclave.

 

– Qu’est-elle donc ? Une affranchie de Plautius ?

 

– Elle n’a jamais été esclave, on n’a pas eu à l’affranchir.

 

– Alors ?

 

– Je ne sais. Une fille de roi, ou quelque chose d’approchant.

 

– Tu m’intéresses, Vinicius.

 

– Si tu veux bien m’écouter, ta curiosité va être satisfaite. L’histoire n’est pas longue. Peut-être as-tu rencontré jadis Vannius, ce roi des Suèves qui, chassé de son pays, résida longtemps à Rome et y devint même fameux par sa chance au jeu d’osselets et sa façon de conduire un char. César Drusus le replaça sur son trône. Vannius, qui était en réalité un homme de valeur, gouverna d’abord très bien et mena des guerres heureuses ; plus tard, cependant, il en vint à pressurer un peu trop, non seulement ses voisins, mais aussi ses propres Suèves. Si bien que Vangio et Sido, ses neveux, fils de Vibilius, roi des Hermandures, s’entendirent pour le forcer à retourner à Rome… y tenter la chance aux osselets.

 

– Je m’en souviens, c’était sous Claude, il n’y a pas si longtemps.

 

– Oui !… La guerre éclata. Alors Vannius demanda l’aide des Yazygues ; de leur côté, ses chers neveux, les Lygiens, ayant ouï parler des richesses de Vannius et attirés par l’appât du butin, accoururent si nombreux que César Claude commença à redouter l’invasion de ses frontières. Bien que peu enclin à s’immiscer dans les guerres des Barbares, il écrivit néanmoins à Atelius Hister, qui commandait la légion du Danube, de suivre d’un œil attentif les péripéties de la guerre et d’empêcher qu’on troublât notre paix. Hister exigea alors des Lygiens la promesse qu’ils ne franchiraient pas notre frontière ; non seulement ils y adhérèrent, mais encore ils donnèrent des otages, dont la femme et la fille de leur chef… Car, tu le sais, les Barbares traînent à la guerre leurs femmes et leurs enfants… Or, ma Lygie est la fille de ce chef.

 

– Comment as-tu appris tout cela ?

 

– C’est Aulus Plautius qui me l’a conté… Ainsi donc, les Lygiens ne passèrent pas alors la frontière. Mais les Barbares arrivent comme un ouragan et disparaissent de même. Ainsi disparurent les Lygiens aux têtes ornées de cornes d’aurochs. Ils battirent les Suèves et les Yazygues rassemblés par Vannius ; mais leur roi ayant péri, ils partirent avec leur butin, laissant les otages entre les mains d’Hister. Peu après, la mère mourut, et Hister, ne sachant que faire de l’enfant, l’envoya au gouverneur de la Germanie, Pomponius. Après la guerre des Canes, celui-ci rentra à Rome, où Claude, tu le sais, lui fit décerner les honneurs du triomphe. La fillette suivit le char du vainqueur ; mais après la cérémonie, un otage ne pouvant être considéré comme une captive et Pomponius ne sachant que faire d’elle, la confia à sa sœur, Pomponia Græcina, femme de Plautius. Sous ce toit, où tout est vertueux, depuis les maîtres jusqu’aux volatiles de la basse-cour, elle grandit vierge, aussi vertueuse, hélas ! que Græcina, et si belle que Poppée en personne semblerait à côté d’elle une figue d’automne auprès d’une pomme des Hespérides.

 

– Et alors ?

 

– Alors, je te le répète, depuis que j’ai vu les rayons passer à travers son corps pour se jouer dans l’eau du bassin, je l’aime à en devenir fou.

 

– Est-elle donc aussi transparente qu’une lamproie ou qu’une petite sardine ?

 

– Ne plaisante pas, Pétrone ; et si tu t’illusionnes parce que je parle avec calme de ma passion, rappelle-toi que souvent sous une toge élégante se cachent de profondes blessures. Je dois te dire aussi qu’à mon retour d’Asie, j’ai passé une nuit dans le temple de Mopsus dans l’espoir d’un songe prophétique, et là Mopsus m’apparut lui-même et m’annonça que l’amour devait amener un changement complet dans ma vie.

 

– J’ai entendu Pline dire qu’il ne croyait pas aux Dieux, mais qu’il croyait aux songes, et il est possible qu’il ait raison. En dépit de mes plaisanteries, je n’en pense pas moins quelquefois qu’en réalité il n’y a qu’une seule divinité, éternelle, toute-puissante, créatrice : Venus Genitrix. C’est elle qui fond tout ensemble les âmes, les corps et les choses. Éros a tiré le monde du chaos. A-t-il bien fait ? Ce n’est pas là la question ; mais puisqu’il en est ainsi, nous pouvons bien reconnaître sa puissance, sauf à ne pas l’adorer…

 

– Ah ! Pétrone ! il est plus facile de philosopher que de donner un bon conseil.

 

– Que veux-tu en somme ?

 

– Je veux Lygie ! Je veux que mes bras, qui maintenant n’étreignent que le vide, l’étreignent et la pressent contre ma poitrine. Je veux boire son souffle. Si c’était une esclave, je donnerais pour elle à Aulus cent jeunes filles aux pieds blanchis à la craie, en signe qu’elles n’ont jamais été mises en vente. Je veux la garder chez moi jusqu’au jour où ma tête sera aussi blanche que la cime du Soracte pendant l’hiver.

 

– Elle n’est pas esclave, certes, mais, en réalité, elle appartient à la familia de Plautius et, comme c’est une enfant abandonnée, on peut la considérer comme alumna[2], et Plautius est libre de la céder s’il le veut.

 

– À coup sûr, tu ne connais pas Pomponia Græcina. Et puis, tous deux se sont attachés à elle comme à leur propre enfant.

 

– Je connais Pomponia : un vrai cyprès. Si elle n’était la femme d’Aulus, on pourrait la louer en qualité de pleureuse. Depuis la mort de Julia, elle n’a pas quitté la stola noire et, vivante, elle a l’air de marcher déjà dans la prairie semée d’asphodèles. De plus, elle est univira, donc, parmi nos femmes quatre ou cinq fois divorcées, c’est vraiment un phénix… À propos ! Sais-tu qu’on parle d’un phénix qui, paraît-il, aurait surgi dans la Haute-Égypte, ce qui n’arrive que tous les cinq cents ans ?

 

– Pétrone ! Pétrone ! Nous parlerons du phénix un autre jour.

 

– Que puis-je, mon cher Marcus ? Je connais Aulus Plautius qui, tout en blâmant mon genre de vie, n’en a pas moins un faible pour moi et un peu plus d’estime que pour les autres ; car, il sait que je n’ai jamais été un délateur comme Domitius Afer, Tigellin et toute la bande des familiers d’Ahénobarbe. Enfin, sans me poser en stoïcien, j’ai souvent considéré d’un mauvais œil certains actes de Néron, sur lesquels Sénèque et Burrhus fermaient les yeux. Si tu juges que je sois à même de t’obtenir quelque chose auprès d’Aulus, je suis à ton service.

 

– Je crois que tu le peux. Tu as de l’influence sur lui et, au surplus, tu es inépuisable en fait d’expédients. Si tu y réfléchissais et que tu en parles à Plautius ?…

 

– Tu exagères mon influence et mon habileté, mais s’il ne s’agit que de cela, j’irai en parler à Plautius dès qu’ils rentreront en ville.

 

– Ils sont rentrés depuis deux jours.

 

– Passons alors dans le triclinium, où nous attend le déjeuner ; une fois restaurés, nous nous ferons transporter chez Plautius.

 

– Tu m’a toujours été cher, – s’écria Vinicius avec enthousiasme ; – mais à présent il me reste à faire placer ta statue au milieu de mes lares, ta statue aussi belle que celle-ci, et je lui offrirai des sacrifices.

 

Ce disant, il s’était tourné vers les statues qui ornaient tout un pan de mur de la salle embaumée et du geste il en désignait une qui représentait Pétrone en Hermès, le caducée à la main. Puis il ajouta :

 

– Par la lumière d’Hélios ! si le divin Alexandros te ressemblait, je ne m’étonne plus de la conduite d’Hélène.

 

Cette exclamation contenait autant de sincérité que de flatterie. Car Pétrone, quoique plus âgé et moins athlétique, était encore plus beau que Vinicius. Les femmes romaines n’admiraient pas seulement son esprit affiné et son goût, qui lui avait valu le titre d’arbitre des élégances, mais aussi son corps. Cette admiration se pouvait même lire sur le visage des deux jeunes Grecques de Cos qui, en ce moment, disposaient les plis de sa toge, et dont l’une, Eunice, qui l’aimait en secret, humble et ravie, le regardait dans les yeux.

 

Mais lui n’y apportait aucune attention, et souriant à Vinicius, il lui répondit par la définition de la femme d’après Sénèque :

 

« Animal impudens… », etc.

 

Et lui posant le bras sur l’épaule, il l’entraîna vers le triclinium.

 

Dans l’unctuarium, les deux jeunes Grecques, les Phrygiennes et les deux négresses s’occupèrent à ranger les epilichnia contenant les parfums. Mais à ce moment, la draperie relevée laissa voir les têtes des balneatores et l’on entendit un léger « psst » ; à cet appel, l’une des Grecques, les Phrygiennes et les Éthiopiennes disparurent vivement derrière la draperie. Alors commença dans les thermes une scène de débauches à laquelle l’intendant ne s’opposa pas, lui qui souvent prenait part à des saturnales de ce genre. Pétrone, d’ailleurs, s’en doutait bien un peu ; mais en homme indulgent et qui n’aime pas à sévir, il fermait les yeux.

 

Eunice était restée seule dans l’unctuarium. Un instant, elle prêta l’oreille aux bruits de voix et aux rires qui s’éloignaient du côté du laconicum, puis elle prit le siège d’ambre et d’ivoire sur lequel Pétrone était assis tout à l’heure et, avec précaution, l’approcha de la statue.

 

Le soleil inondait l’unctuarium de ses rayons sous lesquels resplendissaient les marbres multicolores qui recouvraient les murs.

 

Eunice se haussa sur le siège, au niveau de la statue, au cou de laquelle elle noua soudain ses bras ; puis, rejetant en arrière ses cheveux d’or, accolant sa chair rose au marbre blanc, elle scella avec transport sa bouche aux lèvres froides de Pétrone.

 

Chapitre II.

Après une collation qui tint lieu de déjeuner, car, lorsque les deux amis prirent place à table, les simples mortels avaient depuis longtemps achevé le prandium de midi, Pétrone proposa de faire la sieste. Il était, à son avis, trop tôt pour faire une visite. Il est vrai que certaines gens commencent à aller voir leurs amis dès le lever du soleil, se conformant ainsi à un usage qu’ils tiennent pour une vieille coutume romaine. Mais Pétrone jugeait cette coutume barbare. Les seules heures convenables sont celles de l’après-midi, et encore pas avant que le soleil ne soit passé du côté du temple de Jupiter Capitolin et n’ait commencé à éclairer obliquement le Forum. En automne, la chaleur est parfois assez forte dans la journée et beaucoup de personnes se plaisent à faire un somme après leur repas. À cette heure, il n’est pas sans agrément d’écouter le murmure du jet d’eau dans l’atrium et de s’assoupir, après les mille pas réglementaires, sous la lumière rougeâtre tamisée par la pourpre du velarium à demi tiré.

 

Vinicius fit bon accueil à ces justes propositions. Tout en allant et venant. Ils se mirent négligemment à causer de ce qui se passait au Palatin et dans la ville, et même un tantinet à philosopher sur les choses de la vie. Puis, Pétrone se rendit au cubiculum où il s’assoupit quelques instants seulement. Une demi-heure après, il en sortit et se fit apporter de la verveine pour la respirer et s’en frotter les mains et les tempes.

 

– Tu ne saurais croire combien cela ranime et rafraîchit, – dit-il. – À présent, je suis prêt.

 

Ils prirent place dans la litière qui les attendait depuis longtemps, et se firent porter vers le Vicus Patricius, à la maison d’Aulus. L’insula de Pétrone était située sur le flanc méridional du Palatin, tout près des Carinae ; le plus court chemin était donc de passer par le bas du Forum ; mais Pétrone, désirant entrer d’abord chez l’orfèvre Idomène, prescrivit de prendre par le Vicus Apollinis et par le Forum, du côté du Vicus Sceleratus, au coin duquel s’ouvraient des boutiques de toutes sortes.

 

Les colosses nègres soulevèrent la litière et, précédés par des esclaves appelés les pedisequi, ils se mirent en marche. Assez longtemps, tout en portant à ses narines ses mains parfumées de verveine, Pétrone garda le silence et parut réfléchir. Enfin, il dit :

 

– Une idée me vient : si ta nymphe des bois n’est pas une esclave, elle pourrait, sans difficulté, quitter la maison des Plautius pour s’installer dans la tienne. Tu l’envelopperais d’amour, tu la comblerais de richesses, ainsi que j’ai fait pour mon adorée Chrysothémis dont, entre nous, je suis au moins aussi fatigué qu’elle peut l’être de moi.

 

Marcus secoua la tête.

 

– Non ?… – interrogea Pétrone. – À envisager le pire, la chose irait jusqu’à César, et tu peux être certain que, mon influence aidant, notre Barbe-d’Airain serait pour nous.

 

– Tu ne connais pas Lygie ! – répondit Vinicius.

 

– Alors, laisse-moi te demander si tu la connais, – autrement que de vue. Lui as-tu parlé ? Lui as-tu révélé ton amour ?

 

– Je l’ai vue d’abord près de la fontaine ; ensuite, je l’ai rencontrée deux fois. N’oublie pas que, durant mon séjour dans la maison des Aulus, je logeais dans l’annexe latérale réservée aux hôtes, et qu’ayant le bras démis, je ne pouvais paraître à la table commune. C’est seulement la veille du jour auquel était fixé mon départ que je me trouvai, au souper, pour la première fois auprès de Lygie, mais je ne pus lui adresser une seule parole. Je dus écouter Aulus : le récit de ses victoires en Bretagne, puis ses récriminations sur la décadence du petit fermage en Italie, en dépit des efforts que Licinius Stolo fit jadis pour l’arrêter. En somme, je ne sais si Aulus est capable de parler d’autre chose ; en tout cas ne va pas croire que nous puissions esquiver ces deux thèmes de conversation, autrement que pour l’entendre blâmer les mœurs efféminées de notre époque. Ils ont chez eux de nombreux faisans dans des volières, mais ils se garderaient bien de les manger, en vertu de ce principe que chaque faisan mangé avance le terme de la puissance romaine. Une autre fois, j’ai rencontré Lygie près de la citerne, dans le jardin ; elle tenait à la main un roseau fraîchement cueilli, dont elle trempait dans l’eau le panache pour en arroser les iris qui poussaient à l’entour. Vois mes genoux. Par le boucher d’Héraclès ! je t’affirme qu’ils ne tremblaient pas quand des nuées de Parthes se ruaient en hurlant sur nos manipules ; mais, auprès de cette citerne, ils tremblèrent. J’étais troublé comme un enfant au cou de qui pend encore la bulle[3] ; mes yeux seuls l’imploraient, et longtemps je fus incapable de prononcer un mot.

 

Pétrone le contempla avec une sorte d’envie.

 

– Homme heureux, – lui dit-il, – quand même le monde et la vie seraient souverainement détestables, de toute éternité il y restera un bien : la jeunesse !

 

Un instant après, il demanda :

 

– Et tu ne lui as pas adressé la parole ?

 

– Si. Je me ressaisis et lui dis que je revenais d’Asie, que je m’étais démis un bras en arrivant à la ville et que j’avais cruellement souffert, mais que, près de quitter cette maison hospitalière, je constatais que la souffrance y était plus précieuse que partout ailleurs les plaisirs, la maladie plus douce que la santé sous un autre toit. Troublée aussi, la tête baissée, elle écoutait mes paroles et traçait avec son roseau quelque chose sur le sable safran. Puis elle leva les yeux, les abaissa une fois encore vers les signes qu’elle venait de tracer, les reporta de nouveau sur moi avec une velléité de me poser une question et, soudain, s’enfuit comme une hamadryade devant le plus pataud des faunes.

 

– Sans doute elle a de beaux yeux.

 

– Comme la mer, et je m’y suis noyé comme dans la mer. L’archipel, tu peux m’en croire, est d’un moins limpide azur. Peu après, le petit Plautius accourut pour me demander quelque chose. Mais je ne compris pas ce qu’il désirait de moi.

 

– Ô Athéné ! – s’écria Pétrone, – ôte à ce garçon le bandeau dont Éros lui voila les yeux, si tu ne veux qu’il se brise la tête aux colonnes du temple de Vénus.

 

Puis, se tournant vers Vinicius :

 

– Ô toi, bourgeon printanier de l’arbre de vie, toi, première pousse verdoyante de la vigne ! C’est non pas chez les Plautius qu’il me faudrait te faire porter, mais à la maison de Gélocius, où l’on tient école pour les jeunes gens ignorants de la vie.

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Et qu’avait-elle tracé sur le sable ? N’était-ce point le nom de l’Amour, ou bien encore un cœur percé d’un trait, ou peut-être quelque chose où tu eusses pu reconnaître que déjà les satyres ont chuchoté à l’oreille de cette nymphe divers secrets de la vie ? Comment n’as-tu pas regardé ces signes ?

 

– Je porte la toge depuis plus longtemps que tu ne penses, – répliqua Vinicius, – et, avant l’arrivée du petit Aulus, j’avais déjà observé avec attention les signes. Car je n’ignore pas qu’en Grèce, et à Rome aussi, les jeunes filles écrivent souvent sur le sable des aveux que leurs lèvres n’oseraient formuler… Mais devine ce qu’elle avait dessiné ?

 

– Comment devinerais-je à présent, si je ne l’ai pu tout à l’heure ?

 

– Un poisson.

 

– Que dis-tu ?

 

– Je dis : un poisson. Voulait-elle faire entendre qu’il est glacé, le sang qui jusqu’à présent coule dans ses veines ? Je ne sais. Mais puisque, pour toi, je suis le bourgeon printanier sur l’arbre de vie, sans doute pourras-tu mieux que moi expliquer ce signe.

 

Carissime ! C’est à Pline qu’il faudrait le demander. Il se connaît en poissons. Le vieil Alpicius, s’il vivait encore, pourrait peut-être, lui aussi, te renseigner sur ce point, car il a mangé dans le cours de sa vie plus de poissons que n’en saurait contenir tout le golfe de Naples.

 

La conversation s’arrêta là, car dans les rues encombrées de monde à travers lesquelles on les portait, le brouhaha de la foule les empêchait de s’entendre. Par le Vicus Apollinis, ils débouchèrent sur le Forum Romanum où, par les belles journées, avant que se couchât le soleil, se rassemblaient une multitude d’oisifs venus là pour déambuler au milieu des colonnes, colporter et apprendre des nouvelles, voir passer les litières des personnages connus, contempler les boutiques des orfèvres, les librairies, les comptoirs des changeurs, les magasins de bronzes, d’étoffes de soie et de marchandises diverses, occupant les maisons en bordure d’une partie de la place du marché situé en face du Capitole. La moitié du Forum sise en dessous des rochers de la Citadelle se trouvait déjà plongée dans l’ombre, alors que les colonnades des temples situées plus haut resplendissaient, dorées et lumineuses, et se découpaient sur l’azur ; celles, au contraire, qui étaient placées plus bas, profilaient leur ombre sur les dalles de marbre, et partout elles se pressaient si nombreuses que la vue s’y égarait comme dans une forêt. On eût dit que ces édifices et ces colonnes se comprimaient les uns les autres. Ils s’étageaient, s’étendaient à droite et à gauche, escaladaient les collines, se tassaient contre les murs de la Citadelle, ou bien les uns contre les autres ; les colonnes semblaient des troncs d’arbres, grands ou petits, gros ou grêles, blancs ou dorés, tantôt épanouis sous l’architrave en feuilles d’acanthe, tantôt spirales de volutes ioniques, tantôt terminés par le simple carré dorien. Surmontant cette forêt, étincelaient des triglyphes colorés ; des tympans se détachaient les statues des dieux ; au fronton, des quadriges ailés et dorés semblaient vouloir s’envoler dans les airs, au sein de cet azur silencieux épandu sur l’amas compact des temples. Au milieu du marché et sur les côtés roulait un fleuve humain ; des foules se promenaient sous les arceaux de la basilique de Jules César ; des foules étaient assises sur les marches du temple de Castor et Pollux, ou circonvoluaient autour du petit sanctuaire de Vesta, pareilles, sur cet immense fond de marbre, à des essaims multicolores de papillons et de scarabées. D’en haut, par les degrés énormes du temple consacré à Jovi optimo maximo, dévalaient de nouvelles vagues humaines ; près des Rostres, on écoutait quelques orateurs de hasard ; çà et là retentissaient les cris des marchands de fruits, de vin, d’eau mêlée à du jus de figue, ceux des charlatans vantant leurs drogues merveilleuses, des devins, des découvreurs de trésors cachés, des interprètes des songes. Ici, le vacarme des conversations, des appels, s’augmentait des sons du sistre, de la sambuque égyptienne ou de la flûte grecque ; là, des malades, des dévots, des affligés, allaient porter des offrandes dans les temples. Au milieu des assistants, sur les dalles de marbre, afin de recueillir les grains de blé des offrandes, tournoyaient des bandes de pigeons ; pareils à des taches mouvantes, bigarrées et sombres, ils s’élevaient un instant avec un retentissant bruit d’ailes, puis revenaient s’abattre dans les espaces laissés libres par la foule. De loin en loin, les groupes s’écartaient devant les litières où apparaissaient de gracieux visages féminins, ou bien des têtes de sénateurs et de patriciens, dont les traits semblaient comme figés et usés par la vie. La populace cosmopolite répétait leurs noms, les accompagnait de sobriquets, de railleries ou de louanges. Parfois, un détachement de soldats ou de vigiles, chargés d’assurer le bon ordre de la rue et s’avançant d’un pas cadencé, fendait les rassemblements tumultueux. Partout résonnait la langue grecque, autant que la langue latine.

 

Vinicius, qui depuis longtemps n’avait pas revu la ville, regardait, curieux, ce grouillement humain et ce Forum Romanum, à la fois régnant sur le flot montant de l’univers et par lui submergé. Pétrone, devinant la pensée de son compagnon, l’appela le « Nid des Quirites sans Quirites ». De fait, l’élément indigène était en quelque sorte noyé dans cette cohue, mélange de toutes les races et de toutes les nations. On y voyait des Éthiopiens, des géants à chevelures blondes des lointaines contrées du Nord, des Bretons, des Gaulois, des Germains ; des habitants du pays des Sères, aux regards obliques, ceux des bords de l’Euphrate et ceux des rives de l’Indus, avec leur barbe teinte de couleur rouge brique ; des Syriens des bords de l’Oronte, aux yeux noirs insinuants ; des nomades des déserts d’Arabie, desséchés jusqu’aux os ; des Juifs à la poitrine cave, des Égyptiens au sourire éternellement indifférent, des Numides et des Africains ; puis, aussi, des Grecs de l’Hellade, possédant la ville sur le même pied d’égalité que les Romains, mais la dominant par la science, l’art, l’intelligence et l’astuce ; et encore des Grecs des Îles et de l’Asie Mineure, et de l’Égypte, et de l’Italie, et de la Gaule narbonnaise. Et, parmi la foule des esclaves aux oreilles trouées, ils ne faisaient pas défaut ces gens libres, oisifs, que César amusait, nourrissait, voire même habillait, et ces autres, nouveaux venus, attirés dans la ville immense par la facilité de la vie et l’espoir d’y faire fortune ; il n’y manquait pas de marchands et de prêtres de Sérapis, palmes en main, et de prêtres d’Isis, sur l’autel de qui abondaient plus les offrandes que dans le temple de Jupiter Capitolin, et de prêtres de Cybèle, porteurs des fruits dorés du maïs, et de prêtres de divinités vagabondes, et de danseuses orientales avec leurs mitres aux couleurs chatoyantes, et de marchands d’amulettes, et de charmeurs de serpents, et de mages de Chaldée, enfin de gens sans métier aucun qui, chaque semaine, s’en venaient mendier du blé dans les greniers des bords du Tibre, se battaient dans les cirques pour s’arracher des billets de loterie, passaient leurs nuits dans les maisons délabrées des quartiers transtévérins et les journées de soleil et de chaleur sous les cryptoportiques, dans les ignobles bouges de Suburre, sur le pont Milvius, ou à la porte des insulae des puissants, d’où on leur jetait de temps en temps les restes de la table des esclaves.

 

Ces foules connaissaient bien Pétrone. Vinicius entendait sans cesse résonner à ses oreilles : Hic est ! – C’est lui ! – On l’aimait pour sa générosité, et il était devenu surtout populaire le jour où l’on avait appris qu’il était intervenu, devant César, contre l’arrêt condamnant à mort, sans distinction d’âge ni de sexe, toute la familia du préfet Pedanius Secundus, tyran assassiné par l’un de ses esclaves dans un moment de désespoir. Pétrone, à vrai dire, allait répétant partout que cela lui importait peu et que si, dans l’intimité, il en avait parlé à César, c’était en tant qu’arbitre des élégances, parce que ses sentiments esthétiques étaient froissés de cette tuerie barbare, digne, non pas de Romains, mais à peine de Scythes. Néanmoins, le peuple, que ce massacre avait révolté, affectionnait Pétrone depuis lors.

 

Lui s’en souciait fort peu. Il n’oubliait pas que ce peuple avait aussi aimé Britannicus que Néron avait empoisonné, Agrippine qu’il avait fait assassiner, Octavie qu’on avait étouffée sur la Pandataria, non sans lui avoir tout d’abord ouvert les veines dans un bain de vapeur, et Rubellius Plautius qu’on avait exilé, et Thraséas, à qui, chaque jour, on pouvait signifier son arrêt de mort. Bien plutôt, l’amour du peuple pouvait être tenu comme mauvais présage, et son scepticisme n’empêchait pas Pétrone d’être superstitieux. Il avait deux raisons de mépriser la foule : d’abord comme aristocrate, ensuite comme esthète. Ces gens sentant les fèves grillées qu’ils portaient à même leur poitrine, sans cesse enroués et suants tant ils jouaient à la mora au coin des rues et sous les péristyles, ne méritaient pas, à ses yeux, le nom d’hommes.

 

C’est pourquoi, dédaignant de répondre aux applaudissements comme aux baisers qu’on lui envoyait de-ci, de-là, il narrait à Marcus l’affaire de Pedanius et raillait l’inconstance de cette populace, hier soulevée, et applaudissant le lendemain Néron lorsqu’il se rendait au temple de Jupiter Stator.

 

Devant la librairie d’Aviranus, il fit arrêter et descendit pour acheter un luxueux manuscrit qu’il remit à Vinicius.

 

– C’est un cadeau pour toi, dit-il.

 

– Merci, – répondit Vinicius, qui regarda le titre et demanda : – Le Satyricon ? C’est nouveau. De qui est-ce ?

 

– De moi. Mais je ne veux marcher sur les traces ni de Rufin, dont je devais te raconter l’histoire, ni de Fabricius Veiento ; aussi, personne n’en sait rien ; et toi, n’en parle à personne.

 

– Tu me disais que tu n’écrivais pas de vers, – observa Vinicius en feuilletant le manuscrit, – et je vois ici que la prose en est abondamment parsemée.

 

– Quand tu le liras, porte ton attention sur le repas de Trimalcion. Pour ce qui est des vers, j’en suis dégoûté depuis que Néron s’est mis à écrire des épopées. Vois-tu, quand Vitellius veut se soulager, il s’introduit dans la gorge une palette d’ivoire ; d’autres se servent de plumes de flamant imprégnées d’huile ou d’une décoction de serpolet. Moi, je lis les poésies de Néron et l’effet est immédiat. Ceci fait, je puis les louer, sinon avec la conscience libre, du moins avec l’estomac libre.

 

Sur ces mots, il fit encore arrêter sa litière devant la boutique du joaillier Idomène et, dès qu’il en eut terminé avec l’affaire des gemmes, il se fit porter directement à la maison d’Aulus.

 

– Chemin faisant, et comme exemple d’amour-propre chez un auteur, je te conterai l’histoire de Rufin, – dit Pétrone.

 

Mais il n’avait pas eu le temps de commencer son récit que, tournant sur le Vicus Patricius, ils se trouvèrent devant la maison d’Aulus. Un jeune et robuste janitor leur ouvrit la porte qui donnait accès dans l’ostium et au-dessus de laquelle une pie en cage les accueillit d’un retentissant « Salve ».

 

En passant de l’ostium, ou second vestibule, à l’atrium, Vinicius observa :

 

– As-tu remarqué que le portier n’a pas de chaîne ?

 

– Étrange maison, – répondit Pétrone à mi-voix. – Sans doute tu as ouï dire que Pomponia Græcina est soupçonnée de croire à une superstition orientale en faveur d’un certain Chrestos. Il est probable que ce service lui a été rendu par Crispinilla, qui ne peut pardonner à Pomponia de s’être, toute sa vie, contentée d’un seul mari. Univira !… Il serait aujourd’hui plus aisé de trouver à Rome un plat de champignon du Norique. Elle a été jugée par un conseil de famille…

 

– C’est, en effet, une singulière maison. Plus tard, je te dirai ce que j’y ai vu et entendu.

 

Ils avaient gagné l’atrium. L’atriensis, ou préposé à sa garde, envoya le nomenclator annoncer les hôtes, tandis que d’autres domestiques leur avancèrent des sièges et placèrent des petits bancs sous leurs pieds. Pétrone, persuadé qu’un éternel ennui devait régner dans cette maison austère où il ne venait jamais, regardait autour de lui avec quelque étonnement, et légèrement désappointé, car de l’atrium se dégageait une impression plutôt gaie. D’en haut, par une baie spacieuse, tombait un faisceau de vive lumière qui venait se briser sur un jet d’eau en milliers d’étincelles. Une fontaine, érigée au centre d’un bassin carré destiné à recueillir la pluie tombant par l’orifice supérieur et appelé l’impluvium, était entourée d’anémones et de lis. Il était visible que, dans cette maison, les lis étaient en grande faveur, car on en voyait, de blancs et de rouges, par massifs entiers, ainsi que des iris saphir aux pétales délicats et comme argentés de poussière liquéfiée. Les vases qui les contenaient étaient cachés parmi les mousses humides, et des feuillages émergeaient des statuettes de bronze représentant des enfants et des oiseaux aquatiques. Dans un angle, une biche, de bronze aussi, penchait au-dessus de l’eau, comme pour y boire, sa tête rongée et verdie par l’humidité. Le sol de l’atrium était fait de mosaïque et les murailles revêtues, partie de marbre rouge, partie de fresques où étaient figurés des arbres, des poissons, des oiseaux, des griffons, qui enchantaient le regard par le jeu des couleurs. Les portes qui ouvraient sur les chambres latérales étaient ornementées d’écaille de tortue et même d’ivoire ; entre les portes, et adossées aux murs, se dressaient les statues des ancêtres d’Aulus. Partout on sentait la solide aisance, exempte de faste, mais belle et sûre d’elle-même.

 

Pétrone, dont la demeure était de beaucoup plus luxueuse et élégante, ne pouvait cependant rien trouver ici qui offusquât son goût ; et précisément il allait faire part à Vinicius de cette remarque, quand un esclave, le velarius, souleva la draperie qui séparait l’atrium du tablinum, pour livrer passage à Aulus, qui du fond de la maison arrivait d’un pas rapide.

 

C’était un homme déjà au déclin de la vie : la tête grisonnante, mais forte ; la face énergique, un peu courte, mais, en revanche, rappelant assez une tête d’aigle. Pour l’instant, elle exprimait quelque étonnement, voire même de l’inquiétude, causée par la venue inopinée de l’ami, du compagnon, du confident de Néron.

 

Pétrone était trop homme du monde, trop fin, pour ne pas s’en rendre compte ; aussi, après les salutations préliminaires, exposa-t-il avec toute l’éloquence et toute la courtoisie qui lui étaient coutumières, qu’il apportait ses remerciements pour l’hospitalité reçue dans cette maison par le fils de sa sœur et que, seule, la reconnaissance motivait cette visite, facilitée d’ailleurs par ses anciennes relations avec Aulus.

 

Celui-ci, de son côté, l’assura qu’il lui était agréable de l’avoir pour hôte, et quant à ce qui était de la reconnaissance, il s’en trouvait redevable lui-même, encore que Pétrone n’en soupçonnât pas la raison. En effet, il ne la pouvait deviner. Vainement il levait en l’air ses prunelles noisette, et s’efforçait de se remémorer le plus mince service rendu soit à Aulus, soit à quiconque ; il ne se souvenait d’aucun, sinon de celui qu’il désirait pour l’instant rendre à Vinicius. Si quelque chose de ce genre était arrivé, et c’était possible, à coup sûr c’était à son insu.

 

– J’aime et j’apprécie fort Vespasien, – reprit Aulus, – à qui tu sauvas la vie le jour où, par malheur, il s’était endormi à écouter les vers de César.

 

– Bonheur pour lui plutôt, – repartit Pétrone, – car il ne les entendit pas ; je conviens cependant que ce bonheur eût pu finir en malheur. Barbe-d’Airain voulait à tout prix lui mander par un centurion le conseil amical de s’ouvrir les veines.

 

– Et toi, Pétrone, tu l’en as raillé.

 

– En effet, ou plutôt le contraire : je lui ai dit que si Orphée endormait par son chant les bêtes sauvages, son triomphe à lui n’était pas moins complet d’avoir su endormir Vespasien. La critique est possible avec Ahénobarbe, pourvu qu’il s’y mêle beaucoup de flatterie. Notre gracieuse Augusta Poppée s’en rend merveilleusement compte.

 

– Ce sont les temps, hélas ! – poursuivit Aulus. Une pierre lancée par la main d’un Breton m’a brisé deux dents et le son de ma voix en est devenu sifflant ; n’empêche que ce soit en Bretagne que j’aie passé le temps le plus heureux de ma vie.

 

– Parce qu’il était celui de tes victoires, – se hâta de dire Vinicius.

 

Mais, dans la crainte que le vieux chef entreprît le récit de ses campagnes, Pétrone fit dévier la conversation. Il dit qu’aux environs de Praeneste des paysans avaient découvert le cadavre d’un louveteau à deux têtes ; que pendant l’orage de l’avant-veille, la foudre avait arraché une pierre du temple de Luna, chose inouïe aussi tard dans l’automne ; il le tenait d’un certain Cotta, lequel lui avait fait part de la prédiction des prêtres de ce temple, à savoir que ce phénomène annonçait la ruine de la Ville, ou tout au moins la ruine d’une grande maison, catastrophe que de grands sacrifices pourraient seuls conjurer.

 

Aulus fut alors d’avis qu’on ne pouvait, en effet, négliger de tels présages. L’irritation des dieux n’avait rien de surprenant, quand les crimes dépassaient toute mesure ; en ce cas, des offrandes propitiatoires devenaient indispensables.

 

Pétrone repartit :

 

– Ta maison, Plautius, n’est pas trop grande, bien qu’un grand homme l’habite ; la mienne, à dire vrai, est trop vaste pour un si humble propriétaire, n’empêche qu’elle soit petite aussi. Et, s’il s’agit, par exemple, d’une aussi grande maison que la domus transitoria, crois-tu qu’il vaille la peine de faire des offrandes pour conjurer cette ruine ?

 

Plautius ne répondit pas à la question, et cette prudence piqua même un peu Pétrone, dépourvu à coup sûr de sens moral, mais n’ayant jamais été délateur et avec qui on pouvait causer en toute sécurité. Aussi détourna-t-il de nouveau la conversation pour se mettre à vanter la maison de Plautius et le bon goût qui y régnait.

 

– C’est une vieille demeure, – répondit celui-ci ; je n’y ai rien changé depuis que j’en ai hérité.

 

La draperie qui séparait l’atrium du tablinum se trouvant tirée, la maison était ouverte d’un bout à l’autre, si bien qu’à travers le tablinum, le dernier péristyle et la salle suivante, ou l’œcus, le regard pénétrait jusqu’au jardin qui, à distance, apparaissait comme un tableau lumineux dans un cadre sombre. De là, jusqu’à l’atrium, s’envolaient de joyeux rires d’enfant.

 

– Ah ! chef, – dit Pétrone, – permets-nous d’entendre de plus près ce rire si franc, comme on n’en entend plus guère aujourd’hui.

 

– Volontiers, acquiesça Plautius en se levant ; – c’est mon petit Aulus et Lygie qui jouent à la balle. Mais toi, Pétrone, fais-tu donc jamais autre chose que de rire ?…

 

– La vie est une farce, et j’en ris, – répliqua Pétrone. Mais le rire sonne ici autrement que chez moi.

 

– À dire vrai, – ajouta Vinicius, – Pétrone rit plutôt toute la nuit que tout le jour.

 

Ainsi devisant, ils traversèrent la maison dans toute sa longueur et pénétrèrent dans le jardin, où jouaient à la balle Lygie et le petit Aulus ; des esclaves, appelées spheristae et préposées à ce jeu, ramassaient les balles et les leur remettaient entre les mains. Pétrone dirigea vers Lygie un rapide et fugitif regard. Dès qu’il l’aperçut, le petit Aulus accourut dire bonjour à Vinicius qui, s’avançant, s’inclina devant la belle jeune fille, tandis qu’elle, immobile, la balle à la main, les cheveux ébouriffés, un peu essoufflée, rougissait.

 

Pomponia Græcina était assise, au jardin, dans le triclinium ombragé de lierre, de vigne et de chèvrefeuille, et ils allèrent l’y saluer. Pétrone la connaissait, tout en ne fréquentant pas la maison des Plautius ; il l’avait rencontrée chez Antistia, fille de Rubellius Plautius, et aussi chez les Sénèque et chez Pollion. Un certain étonnement résultait pour lui de la vue de ce visage mélancolique mais calme, de la noblesse dans l’attitude, dans les gestes, dans les paroles. Pomponia bouleversait si bien ses idées sur les femmes que, tout corrompu qu’il fût jusqu’à la moelle des os et plus sûr de lui-même que quiconque à Rome, il n’en éprouvait pas moins pour elle une sorte de respect et, bien mieux, perdait devant elle quelque peu de son aplomb. Aussi, en la remerciant des soins donnés à Vinicius, employait-il involontairement le mot domina, qui jamais ne lui venait à l’esprit quand, par exemple, il s’entretenait avec Calvia Crispinilla, Scribonia, Valeria, Solina, ou quelque autre femme du monde.

 

Après des saluts et des remerciements, il se mit à déplorer que Pomponia se montrât si peu et qu’on ne pût la rencontrer ni au cirque, ni à l’amphithéâtre, à quoi elle répondit doucement et la main posée sur celle de son mari :

 

– Nous devenons vieux, et tous deux, de plus en plus, nous aimons la paix du foyer domestique.

 

Pétrone essaya de protester, mais Aulus Plautius ajouta de sa voix qui sifflait :

 

– Et, de plus en plus, nous nous sentons étrangers parmi des gens qui gratifient de noms grecs jusqu’à nos dieux romains.

 

– Depuis quelque temps déjà, – repartit négligemment Pétrone, – les dieux ne sont plus que des figures de rhétorique, et comme la rhétorique nous la tenons des Grecs, il m’est plus facile, pour ma part, de dire « Héra » que « Junon ».

 

Ce disant, il dirigeait son regard vers Pomponia, dans l’évidente intention de marquer qu’en sa présence aucune autre divinité ne pouvait venir à l’esprit ; il se reprit ensuite à protester contre ce qu’elle avait dit de la vieillesse :

 

« Il est vrai que les hommes vieillissent vite, ceux-là surtout qui s’astreignent à un certain genre de vie ; mais il est aussi des visages que Saturne paraît oublier. »

 

Pétrone parlait ainsi assez sincèrement, car, bien qu’étant déjà sur le retour de l’âge, Pomponia Græcina n’en conservait pas moins une rare fraîcheur de teint ; ayant la tête petite et les traits délicats, et en dépit de sa robe sombre, de sa gravité et de son air songeur, elle n’en donnait pas moins, par moments, l’impression d’être une toute jeune femme.

 

Pendant son séjour à la maison, Vinicius avait conquis l’amitié du petit Aulus, qui s’approcha de lui pour l’inviter à jouer à la balle. Lygie avait suivi l’enfant dans le triclinium. Sous le rideau de lierre, et tandis que de petites lueurs miroitaient sur son visage, elle apparut à Pétrone plus jolie qu’à première vue et ressemblant vraiment à une nymphe. Aussi, comme il ne lui avait pas parlé encore, il se leva, s’inclina, et, dédaignant les banales formules de salutation, il cita pour elle les paroles dont Ulysse salue Nausicaa :

 

Déesse ou mortelle, je te vénère…

Si, mortelle, tu vis sur cette terre,

Trois fois heureux ton père et ton auguste mère,

Trois fois heureux tes frères !…

 

Pomponia elle-même fut sensible à la délicate affabilité de ce mondain. Quant à Lygie, confuse et rougissante, elle écoutait sans oser lever les yeux. Mais voici qu’un sourire espiègle effleura le coin de ses lèvres ; on put voir se dessiner sur son visage la lutte entre sa pudeur de vierge et son désir de répondre, et ce fut ce dernier qui l’emporta ; elle regarda soudain Pétrone et riposta, en citant, tout d’une haleine et presque comme une leçon apprise par cœur, les propres paroles de Nausicaa :

 

« Étranger, tu ne parais ni un homme vulgaire, ni dépourvu d’esprit, … »

 

Et, pivotant sur elle-même, elle s’enfuit comme un oiseau effarouché.

 

À présent, c’était à Pétrone de s’étonner ; à coup sûr, il ne pensait guère entendre un vers d’Homère sortir des lèvres d’une jeune fille dont Vinicius lui avait révélé l’origine barbare. Il interrogeait donc du regard Pomponia, empêchée de lui répondre parce qu’elle-même souriait de voir les yeux du vieil Aulus s’éclairer d’orgueil.

 

Celui-ci, en effet, ne savait pas dissimuler son contentement : tout d’abord, parce qu’il aimait Lygie comme sa propre enfant ; ensuite, parce qu’en dépit de ses préjugés de vieux Romain, grâce auxquels il était tenu de protester contre l’engouement actuel pour la langue grecque, il n’en considérait pas moins celle-ci comme le couronnement d’une bonne éducation.

 

Lui-même souffrait, en son for intérieur, de n’avoir jamais pu l’apprendre ; aussi s’estimait-il heureux qu’un homme aussi cultivé, que ce littérateur, enclin à regarder sa maison comme barbare, y eût rencontré quelqu’un qui fût capable de lui répondre dans la langue et par un vers d’Homère.

 

– Nous avons chez nous, – dit-il en s’adressant à Pétrone, – un pédagogue, un Grec, qui donne à notre fils des leçons auxquelles assiste la fillette. Ce n’est encore qu’une bergeronnette, mais une si agréable petite bergeronnette que, ma femme et moi, nous y sommes tous deux habitués.

 

Au travers du feuillage de lierre et de chèvrefeuille, Pétrone regardait maintenant le jardin et le trio qui jouait. Vinicius avait quitté sa toge et, en simple tunique, il lançait en l’air la balle que Lygie, en face de lui et les bras tendus, s’efforçait de saisir au vol. De prime abord, elle n’avait pas produit une grande impression sur Pétrone : il l’avait trouvée trop frêle. Mais, depuis que, dans le triclinium, il l’avait regardée de plus près, il estimait qu’on la pouvait comparer à l’aurore et, en connaisseur, découvrait en elle quelque chose de tout particulier. Il l’examinait toute et appréciait tout d’elle : son visage rose et diaphane, ses lèvres fraîches paraissant créées pour le baiser, ses yeux bleus comme l’azur des mers, la blancheur d’albâtre de son front, les torsades de sa luxuriante et sombre chevelure aux reflets d’ambre et de bronze de Corinthe, et son cou dégagé, et la chute « divine » de ses épaules, et tout son corps souple, svelte, jeune, d’une jeunesse de mai et d’une fleur fraîchement épanouie. L’artiste et l’adorateur de la beauté se réveillaient en lui : il estimait qu’au socle de la statue de cette vierge, on pourrait écrire le mot : « Printemps ».

 

Soudain, il pensa à Chrysothémis et retint un dédaigneux sourire. Avec ses cheveux poudrés d’or et ses sourcils noircis, elle lui parut horriblement fanée, ainsi qu’une feuille de rose jaune et flétrie. Pourtant, cette Chrysothémis, Rome entière la lui enviait. Puis, il se rappela Poppée, et cette « belle » fameuse lui apparut, elle aussi, comme un masque de cire sans âme. Ici, dans la jeune fille aux formes tanagréennes, se révélait non seulement le printemps, mais aussi la « Psyché », rayonnante et lumineuse à travers sa chair rose ainsi que l’éclat de la lumière à travers la lampe.

 

« Vinicius est dans le vrai, – songea-t-il, – et ma Chrysothémis est plus vieille que Troie ! »

 

Alors, il se tourna vers Pomponia Græcina et dit en montrant du côté du jardin :

 

– À présent, domina, je comprends qu’avec ces deux êtres, vous préfériez votre maison aux festins du Palatin et au cirque.

 

– Oui, – fit-elle, les yeux tournés vers le petit Aulus et vers Lygie.

 

Le vieux chef se mit à narrer l’histoire de la jeune fille et ce que jadis il avait appris d’Atelius Hister touchant la nation des Lygiens qui vivaient dans les brumes du Nord.

 

Les jeunes gens, ayant cessé de jouer à la balle, suivaient à présent les allées sablées du jardin, et, sur le fond sombre des myrtes et des cyprès, ils se détachaient comme trois blanches statues. Le petit Aulus donnait la main à Lygie.

 

Après s’être promenés quelques instants, ils vinrent s’asseoir sur un banc voisin de la piscine creusée au centre du jardin. Presque aussitôt, l’enfant se leva pour aller taquiner les poissons dans l’eau transparente. Vinicius continua la conversation entamée tout à l’heure durant la promenade.

 

– Oui, – disait-il d’une voix basse et mal assurée, – je venais à peine de quitter la robe prétexte quand on m’envoya aux légions d’Asie. Ainsi je n’ai pu connaître ni la ville, ni la vie, ni l’amour. Je sais de mémoire quelque peu d’Anacréon et d’Horace, mais je ne pourrais, comme Pétrone, réciter des vers, surtout quand l’admiration, paralysant mon esprit, l’empêche de trouver des mots pour exprimer ce qu’il conçoit. Enfant, je fréquentais l’école de Musonius, lequel nous enseignait que le bonheur, consistant à vouloir ce que veulent les dieux, dépend donc de notre volonté. Moi, je pense, au contraire, qu’il en est un autre plus grand, plus précieux, et indépendant de la volonté, car l’amour seul peut le donner. Les dieux eux-mêmes en sont à chercher ce bonheur ; et moi, ô Lygie, qui jusqu’alors n’ai rien su de l’amour, je fais comme eux et je cherche celle qui voudra me donner le bonheur…

 

Il se tut et, pendant un moment, on n’entendit plus rien que le faible clapotis de l’eau, dans laquelle le petit Aulus jetait du gravier pour effrayer les poissons. Puis Vinicius se remit à parler, d’une voix plus tendre et plus basse encore :

 

– Connais-tu le fils de Vespasien, Titus ? On raconte qu’à peine adolescent, il s’éprit d’une si violente passion pour Bérénice qu’il manqua d’en mourir… C’est ainsi que je saurais aimer, ô Lygie !… La richesse, la gloire, la puissance, fumée, néant ! L’homme riche trouve plus riche que soi, l’homme illustre devra s’effacer devant une gloire plus haute, le puissant s’inclinera devant plus puissant que lui… Mais ni à César, ni à l’un quelconque, des dieux, plus grande joie ne sera permise que celle réservée au simple mortel qui sent battre sur sa poitrine une poitrine chère, ou qui baise aux lèvres la bien-aimée… Ainsi, par l’amour, nous égalons les dieux, ô Lygie !…

 

Surprise, en émoi, elle écoutait comme elle eût écouté le son d’une flûte ou d’une cithare grecque. Par instants, il lui semblait que Vinicius lui chantait un chant étrange qui emplissait ses oreilles, agitait son sang et faisait palpiter son cœur de faiblesse, d’effroi, et aussi d’une ineffable joie… Toutes les choses qu’il lui disait, lui semblait-il, étaient déjà antérieurement en elle, mais elle ne les avait point comprises. Ce qu’il éveillait ainsi, elle le sentait bien, était ce qui, jusques aujourd’hui, sommeillait en elle, et voici que ses rêves nuageux prenaient une forme distincte, pleine de douceur et de charme.

 

Depuis longtemps déjà le soleil avait tourné par-delà le Tibre et s’abaissait au-dessus du Janicule. Une lueur rouge baignait les cyprès immobiles et embrasait tout le ciel. Les yeux bleus de Lygie semblaient sortir d’un songe, alors qu’elle les leva vers Vinicius ; et lui, auréolé des reflets du couchant, lui, soudain penché vers elle, lui dont les yeux frémissaient et priaient, parut plus beau que tous les hommes et que tous les dieux de la Grèce et de Rome, dont elle voyait les statues aux frontons des temples. Doucement, il lui prit entre ses doigts le bras au-dessus du poignet et demanda :

 

– Ne comprends-tu pas, Lygie, pourquoi je te dis ces choses, à toi ?…

 

– Non ! – murmura-t-elle, si bas que Vinicius l’entendit à peine.

 

Il n’en crut rien, et, pressant plus fort son bras, il l’eût attirée sur son cœur battant comme un marteau, tant était puissant le désir qu’éveillait en lui l’adorable jeune fille, il l’eût grisée de paroles brûlantes, si, dans le sentier bordé de myrtes, n’était apparu le vieil Aulus, qui s’approcha d’eux et leur dit :

 

– Le jour décline ; prenez garde à la fraîcheur du soir et ne plaisantez pas avec Libitina[4].

 

– Mais, – répondit Vinicius, – j’ai quitté ma toge, et je ne sens pas le froid.

 

– Pourtant, la moitié du disque est déjà cachée derrière le mont, – reprit le vieux guerrier. Ce n’est pas le doux climat de Sicile où, le soir, le peuple s’assemble sur les places pour saluer par des chœurs le coucher de Phœbus.

 

Déjà, ne se souvenant plus qu’il venait d’évoquer la dangereuse Libitina, il se prit à les entretenir de ses biens de Sicile, et de la vaste exploitation agricole qui lui tenait au cœur. Il rappela que souvent lui était venu le désir de se transporter dans cette contrée et d’y achever paisiblement ses jours. Celui dont la tête est blanche n’aime plus les frimas de l’hiver. Aujourd’hui, les feuilles tiennent encore aux arbres, et sur la ville rit un ciel clément ; mais quand jaunira la vigne, que la neige s’étendra sur les sommets albains, quand les dieux souffleront sur la Campanie un vent qui glace, qui sait si alors, avec toute sa maison, il ne gagnera pas ses pénates champêtres ?

 

– Songerais-tu donc à quitter Rome, Plautius ? – demanda Vinicius déjà inquiet.

 

– J’y songe depuis longtemps, – répondit Aulus ; là-bas, on est plus tranquille et plus en sécurité.

 

Il vanta de nouveau ses vergers, ses troupeaux, sa maison enfouie dans la verdure, et les collines tapissées de thym et de serpolet, où bourdonnent des essaims d’abeilles. Mais cette note bucolique laissait froid Vinicius, trop absorbé par la pensée qu’il pouvait perdre Lygie et regardant vers Pétrone, comme vers le seul être capable de lui prêter aide en ce cas.

 

Assis près de Pomponia, Pétrone savourait le spectacle du soleil couchant, du jardin et des personnes debout près de la pièce d’eau. Le rideau sombre des myrtes faisait repoussoir à leurs vêtements blancs, dorés par l’éclat du couchant. D’abord coloré de pourpre, puis de violet, le ciel prit une teinte d’opale. Le zénith se nuança de lilas. Les silhouettes noires des cyprès s’accusèrent davantage que sous la lumière du jour ; sur les hommes, sur les arbres, partout dans le jardin, s’épandit la paix du soir.

 

Ce calme frappa Pétrone ; et plus encore l’étonna celui des êtres humains. Les visages de Pomponia, du vieil Aulus, de leur fils et de Lygie, respiraient ce quelque chose qu’il n’était point accoutumé de trouver sur la face de ceux avec qui il passait ses jours, ou bien plutôt ses nuits : et ce quelque chose était comme une lumière, une placidité sereine résultant du genre de vie qui était ici celui de tous. Et, plein d’étonnement, il songea, – lui toujours en quête de beauté et de douceur, – qu’il pouvait exister une douceur et une beauté qu’il ignorait.

 

Aussi ne put-il garder plus longtemps cette impression, et il se tourna vers Pomponia pour lui dire :

 

– Je pense combien votre monde est différent de celui que gouverne notre Néron.

 

Elle leva son délicat visage vers la lueur du crépuscule et, simplement, répondit :

 

– Ce n’est pas Néron qui gouverne le monde, c’est Dieu. Il se fit un silence. Dans l’allée qui longeait le triclinium, on entendit les pas du vieux chef, de Vinicius, de Lygie et du petit Aulus. Mais, avant qu’ils parussent, Pétrone eut encore le temps de demander :

 

– Ainsi, tu crois aux dieux, Pomponia ?

 

– Je crois en Dieu, Un, Juste et Tout-Puissant, – répondit la femme d’Aulus Plautius.

 

Chapitre III.

– Elle croit en un dieu unique, tout-puissant et juste, – répéta Pétrone quand il fut réinstallé dans sa litière, en tête à tête avec Vinicius. Si son dieu est omnipotent, il dispense la vie et la mort ; et s’il est juste, il envoie la mort avec justice. Alors, pourquoi Pomponia porte-t-elle le deuil de Julia ? Pleurer Julia, c’est blâmer son dieu. Il faudra que je répète ce raisonnement à notre singe à la barbe d’airain ; car, je me crois en dialectique aussi fort que Socrate. Quant aux femmes, j’admets que chacune possède trois ou quatre âmes, mais pas une n’a une âme raisonnable. Pomponia devrait méditer avec Sénèque, ou avec Cornutus, sur ce qu’est leur grand Logos… Ils pourraient évoquer ensemble les ombres de Xénophane, de Parménide, de Zénon et de Platon, qui, comme des serins en cage, s’ennuient là-bas, au pays des Cimmériens. C’était pourtant d’autre chose que je voulais leur parler, à elle et à Plautius. Par le ventre sacré d’Isis l’Égyptienne ! si, sans aucun préambule, je leur avais dit pourquoi nous venions, il m’est avis que leur vertu aurait retenti comme un bouclier d’airain sous le choc d’une massue. Mais, je n’ai pas osé ! Le croirais-tu, Vinicius ? je n’ai pas osé ! Les paons sont de beaux oiseaux, mais leur cri est trop strident. Et j’ai eu peur du cri. Je dois cependant louer ton choix. Une vraie « aurore aux doigts de roses »… Et sais-tu ce qu’elle m’a rappelé aussi ? Le printemps ! Non pas notre printemps d’Italie, où à peine çà et là un pommier se couvre de fleurs, pendant que les oliviers gardent éternellement leur teinte grise, mais ce printemps que j’ai vu jadis en Helvétie, jeune, frais, vert clair… J’en jure par cette pâle Séléné, je ne m’étonne plus, Marcus ; sache pourtant que c’est Diane que tu aimes, et qu’Aulus et Pomponia sont prêts à t’écharper, comme jadis les chiens firent d’Actéon.

 

Vinicius, tête baissée, demeurait songeur. Soudain il s’écria, d’une voix vibrante de passion :

 

– Avant, je la désirais ; maintenant, je la désire plus encore. Quand j’ai pris sa main, j’ai senti comme du feu m’embraser… Je la veux, toute à moi. Si j’étais Zeus, je l’envelopperais d’une nuée, comme il fit d’Io, ou bien je tomberais sur elle en pluie, comme il tomba sur Danaé. Je voudrais lui baiser les lèvres jusqu’à la souffrance. Je voudrais l’entendre crier sous mon étreinte. Je voudrais tuer Aulus et Pomponia, et l’enlever, elle, l’emporter entre mes bras dans ma maison… Cette nuit je ne dormirai pas. Je vais faire fouetter un esclave pour l’écouter geindre.

 

– Calme-toi, – dit Pétrone, – tu as les goûts d’un charpentier de Suburre.

 

– Que m’importe ! Il me la faut. Je suis venu te demander conseil ; si tu ne trouves rien, je trouverai moi-même… Aulus tient Lygie pour sa fille ; pourquoi, moi, la tiendrais-je pour une esclave ? Puisque toute autre issue m’est fermée, qu’elle entoure d’un filet la porte de ma maison, qu’elle l’enduise de graisse de loup, qu’elle vienne, à titre d’épouse, présider à mon foyer.

 

– Calme-toi, impétueux rejeton des consuls. Si nous traînons ici des Barbares, corde au cou, derrière nos chars, ce n’est pas pour épouser leurs filles. Garde-toi des extrêmes. Va jusqu’au bout des moyens simples et honnêtes et laisse-nous à tous deux le temps de réfléchir. Chrysothémis, à moi aussi, m’a semblé fille de Jupiter, et pourtant je ne l’ai pas épousée ; Néron n’a pas davantage épousé Acté, qu’on disait fille du roi Attale… Calme-toi… Songe que si elle veut quitter pour toi les Aulus, ils n’ont pas le droit de la garder… Sache bien, de plus, que tu n’es pas seul à être enflammé ; car, en elle aussi, Éros a porté le feu… Je l’ai bien vu, et l’on peut se fier à moi en la matière… Patiente. Il y a moyen pour tout. Mais aujourd’hui, j’ai trop pensé, et cela me fatigue. Par contre, je te promets de songer demain à ton amour, et Pétrone ne serait plus Pétrone s’il ne trouvait quelque arrangement.

 

Ils se turent encore ; enfin, après un moment, Vinicius dit, plus calme :

 

– Je te remercie, et que la Fortune te soit propice.

 

– Sois patient.

 

– Où te fais-tu porter ?

 

– Chez Chrysothémis…

 

– Heureux ! Tu possèdes la femme que tu aimes.

 

– Moi ? Sais-tu ce qui m’amuse encore chez Chrysothémis ? Eh bien, c’est qu’elle me trompe avec mon propre affranchi, le luthiste Théoclès, et qu’elle croit que je n’en sais rien. Je l’ai aimée, jadis ; à présent, ses mensonges et sa bêtise m’amusent. Accompagne-moi chez elle. Si elle te fait la cour et trace pour toi, avec son doigt mouillé de vin, des lettres sur la table, sache que je ne suis pas jaloux.

 

Ils se firent porter chez Chrysothémis. Mais, dans le vestibule, Pétrone dit à Vinicius en lui posant la main sur l’épaule :

 

– Attends, je crois avoir trouvé un moyen.

 

– Que tous les dieux t’en récompensent !

 

– Oui ! le moyen me paraît infaillible… Sais-tu, Marcus ?

 

– Je t’écoute, mon Athéné…

 

– D’ici quelques jours, la divine Lygie goûtera dans ta maison le grain de Déméter.

 

– Tu es plus grand que César ! – s’écria Vinicius enthousiasmé.

 

Chapitre IV.

Pétrone avait tenu sa promesse.

 

Le lendemain, après sa visite à Chrysothémis, il avait, c’est vrai, dormi tout le jour ; mais, le soir, il s’était fait porter au Palatin, et, d’un entretien confidentiel qu’il avait eu avec Néron, il résulta que, le troisième jour, un centurion escorté d’une section de prétoriens parut devant la maison de Plautius.

 

Les temps étaient durs et incertains. Bien souvent, ces sortes d’envoyés étaient des messagers de mort. Aussi, quand le centurion eut heurté du marteau à la porte d’Aulus, et que le surveillant de l’atrium annonça la présence des soldats dans le vestibule, l’effroi envahit la maison entière. Aussitôt, toute la famille entoura le vieux chef, personne ne doutant que lui seul fût menacé. Pomponia, les bras noués au cou de son mari, se pressait contre lui, et de ses lèvres bleuies et agitées s’échappaient des paroles indistinctes ; Lygie, le visage pâle comme un linge, lui baisait les mains ; le petit Aulus s’accrochait à sa toge. Des corridors, des chambres supérieures réservées aux servantes, de l’office, des bains, des sous-sols, de la maison entière, sortaient en foule des esclaves des deux sexes.

 

Heu ! heu ! me miserum ! – entendait-on de tous côtés. Les femmes sanglotaient ; déjà quelques-unes se lacéraient le visage ou se couvraient la tête de leur voile.

 

Seul, habitué depuis nombre d’années à braver la mort en face, le vieux chef demeurait impassible ; son court visage d’aigle était comme pétrifié. Après un instant, où il fit cesser les cris et donna l’ordre aux serviteurs de se disperser, il dit :

 

– Laisse, Pomponia, si ma fin est arrivée, nous aurons le temps de nous dire adieu.

 

Comme il l’écartait doucement, Pomponia s’écria :

 

– Dieu fasse que ton sort soit aussi le mien, Aulus !

 

Puis, tombant à genoux, elle se mit à prier, avec cette ferveur que seule peut donner la crainte éprouvée pour un être cher.

 

Aulus se rendit dans l’atrium, où l’attendait le centurion. C’était le vieux Caïus Hasta, son subalterne d’autrefois dans les guerres de Bretagne.

 

– Salut, chef, – fit celui-ci. – Je t’apporte, de la part de César, un ordre et un salut ; voici les tablettes et le sceau garantissant que je viens en son nom.

 

– Je suis reconnaissant à César de son salut et j’exécuterai ses ordres, – répondit Aulus. – Salut Hasta ; dis-moi quel est ton message.

 

– Aulus Plautius, – fit Hasta, – César a appris la présence chez toi de la fille du roi des Lygiens, remise par celui-ci, du vivant du divin Claude, aux mains des Romains, comme gage que les Lygiens ne franchiraient jamais les bornes de l’empire. Le divin Néron te sait gré, ô chef, de l’hospitalité donnée par toi depuis si longtemps à cette jeune fille ; mais ne voulant pas t’imposer plus longtemps cette charge et considérant que, comme otage, elle doit être prise sous la protection de César lui-même et du Sénat, il t’ordonne de la remettre entre mes mains.

 

Aulus était trop soldat et de trop forte trempe pour opposer à cette injonction de vaines paroles de chagrin ou de récrimination. Néanmoins, un pli de colère et de souffrance se creusa sur son front. Jadis, ce froncement de sourcils faisait trembler les légions de Bretagne, et, en ce moment encore, le visage d’Hasta pâlit d’effroi. Mais, à l’heure présente, Aulus Plautius était désarmé devant la volonté impériale. Il examina les tablettes, le sceau, puis, regardant le vieux centurion, il dit, déjà maître de lui :

 

– Attends dans l’atrium, Hasta, on va te remettre l’otage.

 

Sur ces mots, il se rendit à l’autre extrémité de la maison, dans l’œcus, où Pomponia Græcina, Lygie et le petit Aulus l’attendaient, tremblants d’inquiétude et de crainte.

 

– Personne n’est menacé de mort, ni d’exil dans les îles lointaines, – dit-il. – N’empêche que l’envoyé de César soit un messager de malheur. Il s’agit de toi, Lygie.

 

– De Lygie ? – s’écria Pomponia avec surprise.

 

– Oui ! – confirma Aulus.

 

Et, tourné vers la jeune fille, il dit :

 

– Lygie, tu as été élevée dans notre maison comme notre propre enfant, et Pomponia et moi t’aimons comme notre fille. Mais tu sais que tu n’es pas réellement notre fille ; donnée par ta nation en otage à Rome, c’est à César qu’il appartient de veiller sur toi. Or, César te retire de notre maison.

 

Le chef paraissait calme, mais il parlait d’une voix étrange, inaccoutumée. Lygie, avec une palpitation des paupières, l’écoutait sans paraître comprendre ce qu’il disait ; les joues de Pomponia pâlirent.

 

De nouveau, à la porte du corridor qui menait à l’œcus, apparurent les visages terrifiés des esclaves.

 

– La volonté de César doit être obéie, – dit Aulus.

 

– Aulus ! – s’écria Pomponia, en serrant la jeune fille dans ses bras comme pour la défendre, – mieux vaudrait la mort pour elle.

 

Lygie, pressée contre elle, répétait : « Mère, mère ! » seuls mots qu’elle pût exprimer à travers ses sanglots. Sur le visage d’Aulus se peignirent encore la rage et la souffrance.

 

– Si j’étais seul au monde, – gronda-t-il d’une voix sombre, – je ne la livrerais pas vivante, et mes proches pourraient porter aujourd’hui même des offrandes à « Jupiter libérateur »… Mais, je n’ai pas le droit de vous perdre, toi et notre fils, qui peut voir un jour des temps meilleurs. Je vais me rendre chez César, le supplier de revenir sur son ordre. M’écoutera-t-il ? Je ne sais. En attendant, adieu, Lygie, et sache bien que Pomponia et moi, nous avons béni le jour où, pour la première fois, tu t’es assise à notre foyer.

 

Sur ces mots, il lui imposa les mains ; mais, malgré tous ses efforts pour conserver son calme, quand il la vit tourner vers lui ses yeux inondés de larmes, quand il la sentit prendre sa main et la baiser de ses lèvres, sa voix se mit à trembler d’une douleur immense, de la douleur d’un père.

 

– Adieu, notre joie, lumière de nos yeux ! – murmura-t-il.

 

Et, vivement, il regagna l’atrium, pour ne pas se laisser terrasser par une émotion indigne d’un Romain et d’un chef.

 

Pendant ce temps, Pomponia conduisait Lygie au cubiculum, et là, elle s’efforçait de la rassurer, de la consoler, de lui inspirer du courage par des paroles qui résonnaient étrangement dans cette maison où tout près, dans la pièce contiguë, se dressaient le lararium et le foyer sur lequel Aulus Plautius, respectueux des coutumes, consacrait des offrandes aux dieux domestiques. Le temps de l’épreuve était arrivé. Jadis, Virginius avait percé la poitrine de sa propre fille, pour qu’elle ne tombât pas dans les mains d’Appius ; en un temps plus reculé, Lucrèce avait fait le sacrifice volontaire de sa vie pour échapper à la honte. Et la maison de César était l’antre de la débauche, du vice et du crime. – « Mais nous, Lygie, et nous en savons la cause, il ne nous est pas permis de lever la main sur nous… » C’était ainsi. Cette loi à laquelle toutes deux se soumettaient était autre, plus grande, plus sainte. Toutefois, elle permettait de se défendre contre le mal, contre la honte, dût cette défense être payée de la vie et entraîner le supplice. Sortir pur de cet antre de corruption, c’était acquérir plus de mérite. La terre était cet antre ; mais, par bonheur on n’y vivait que la durée d’un clin d’œil, pour ne ressusciter qu’au sortir du tombeau, là où ne règne plus Néron, mais la Miséricorde, là où la souffrance fait place à la joie et les pleurs à l’allégresse.

 

Puis, Pomponia se mit à parler d’elle-même :

 

Oui, elle était calme, mais en son cœur il était aussi de douloureuses blessures. Les yeux d’Aulus étaient encore recouverts d’une taie : la source de lumière n’avait pas jailli jusqu’à lui. Elle ne pouvait non plus élever son fils dans la vérité. Ainsi pouvait-il en être jusqu’à la fin de sa vie, ainsi pouvait venir l’heure d’une séparation bien plus longue et bien plus terrible que celle dont toutes deux souffraient pour l’instant, et, quand elle y songeait, il lui était même impossible de concevoir comment elle pourrait être heureuse sans eux, fût-ce dans le ciel. Elle avait passé bien des nuits en larmes et en prières, à implorer la grâce et la miséricorde divines. Mais elle offrait sa souffrance à Dieu, et, confiante, elle attendait. Aujourd’hui même qu’un nouveau coup la venait frapper, que l’ordre d’un tyran lui ravissait une tête chère, celle qu’Aulus appelait la lumière de leurs yeux, elle avait confiance malgré tout, elle croyait à une force plus grande encore que celle de Néron, à une Miséricorde plus puissante que lui n’était méchant.

 

De nouveau et avec plus d’énergie elle pressa sur sa poitrine la tête de la jeune fille : et celle-ci, à genoux, les yeux cachés dans les replis du peplum de Pomponia, demeura longtemps silencieuse ; elle ne releva son visage que pour le montrer plus calme :

 

– Je souffre de te quitter, mère, de quitter mon père et mon frère ; mais je sais qu’y résister ne servirait à rien et vous perdrait tous. Du moins je te promets que, dans la maison de César, je n’oublierai jamais tes paroles.

 

Elle lui jeta de nouveau ses deux bras autour du cou, et toutes deux entrèrent dans l’œcus, où elle fit ses adieux au jeune Plautius, au vieil esclave grec qui avait été leur précepteur à tous deux, à la carriériste qui l’avait élevée, et à tous les esclaves.

 

L’un de ces derniers, un Lygien aux puissantes épaules, connu dans la maison sous le nom d’Ursus et qui jadis, avec les autres serviteurs, avait accompagné au camp des Romains Lygie et sa mère, tomba à ses pieds, puis ensuite aux genoux de Pomponia, en disant :

 

– Ô domina ! permets que je suive ma maîtresse, pour la servir et veiller sur elle dans la maison de César.

 

– Tu es le serviteur de Lygie, non pas le nôtre, – répondit Pomponia Græcina ; – mais te laissera-t-on franchir la porte de César ?… Et comment veilleras-tu sur elle ?

 

– Je n’en sais rien, domina ; ce que je sais bien, c’est que le fer se brise entre mes mains comme du bois…

 

Aulus Plautius revint et, loin de s’opposer au désir d’Ursus, déclara qu’il n’avait aucun droit de le retenir. Obligés de renvoyer Lygie comme un otage réclamé par l’empereur, ils étaient tenus de renvoyer aussi toute sa suite, qui passait avec elle sous la protection de César. Et tout bas, il dit à Pomponia que, sous prétexte de donner une suite à la jeune fille, on pouvait lui adjoindre autant d’esclaves qu’on le jugerait utile, le centurion ne pouvant se refuser à les prendre.

 

Pour Lygie, c’était une consolation ; et Pomponia, de son côté, était heureuse de l’entourer de serviteurs de son choix. Aussi, indépendamment d’Ursus, lui adjoignit-elle sa vieille camériste, deux habiles coiffeuses de Chypre, et deux jeunes filles de Germanie qui servaient aux bains.

 

Elle limita strictement son choix à des adeptes de la nouvelle doctrine, Ursus lui-même y étant attaché depuis plusieurs années. Pomponia pouvait non seulement compter sur leur fidélité, mais se flatter que le bon grain serait ainsi semé dans la maison même de César.

 

Elle écrivit aussi quelques mots en vue de mettre Lygie sous la protection d’Acté, l’affranchie de Néron. Pour dire vrai, Pomponia ne l’avait jamais rencontrée aux réunions des adeptes de la doctrine nouvelle, mais elle savait par ouï-dire, que jamais elle ne leur refusait ses services et qu’elle lisait avec avidité les lettres de Paul de Tarse. Elle savait, au reste, que la jeune affranchie vivait dans une perpétuelle tristesse, qu’elle était d’un tout autre caractère que les autres femmes de la maison de Néron et qu’en général elle était le bon génie du palais.

 

Hasta se chargea lui-même de cette lettre pour Acté. De plus, il trouva tout naturel qu’une fille de roi eut des serviteurs à sa suite et ne fit aucune difficulté pour les emmener au palais ; sa surprise fut plutôt de les voir si peu nombreux. Il hâta pourtant le départ, pour éviter le reproche de manquer de zèle à exécuter les ordres.

 

L’heure était venue de se séparer. Les yeux de Pomponia et de Lygie s’emplirent de larmes. Une dernière fois, Aulus posa les mains sur la tête de la jeune fille ; un instant après, accompagné par les cris du petit Aulus qui voulait défendre sa sœur et menaçait le centurion de ses poings d’enfant, les soldats emmenèrent Lygie vers la maison de César.

 

Le vieux chef se fit préparer une litière, et, dans l’intervalle, s’enferma avec Pomponia dans la pinacothèque, contiguë à l’œcus.

 

– Écoute-moi, Pomponia, – lui dit-il, – je vais chez César, tout en jugeant la démarche inutile. Et, bien que pour lui la parole de Sénèque ait peu de poids, j’irai aussi chez Sénèque. Toute l’influence, aujourd’hui, est à Sophonius, Tigellin, Pétrone ou Vatinius… Quant à César, peut-être qu’il n’a jamais de sa vie entendu parler des Lygiens ; s’il a exigé qu’on lui remît Lygie comme otage, c’est à l’incitation de quelqu’un : et de qui ? c’est facile à deviner.

 

Pomponia leva brusquement les yeux sur lui :

 

– Pétrone ?

 

– Oui.

 

Après un silence, Aulus reprit :

 

– Il faut s’y attendre, lorsqu’on laisse un de ces êtres sans honneur ni conscience franchir le seuil de votre demeure ! Maudit soit l’instant où Vinicius entra sous notre toit ! C’est lui qui nous a amené Pétrone. Malheur à Lygie, car ce qu’ils veulent, ce n’est pas un otage, mais une concubine.

 

La colère, une rage impuissante, la douleur de se voir ravir sa fille adoptive, rendaient sa parole plus sifflante encore que de coutume. Et seuls, ses poings crispés montraient la violence du combat qui se livrait en lui.

 

– Jusques aujourd’hui, – dit-il, – j’ai honoré les dieux. Mais en ce moment j’estime qu’il n’en est pas au-dessus de nous, si ce n’est un seul, méchant, furieux, un monstre, qui s’appelle Néron.

 

– Aulus ! – s’écria Pomponia. – Devant Dieu, Néron n’est qu’une poignée de vile poussière !

 

Aulus se mit à arpenter à grands pas la mosaïque de la pinacothèque. Sa vie avait été marquée de grandes actions, mais non de grands malheurs : contre ces derniers il n’était pas endurci. Le vieux guerrier s’était plus attaché à Lygie qu’il ne le croyait lui-même et ne pouvait admettre qu’elle était perdue pour lui. De plus, il se sentait humilié. Une main qu’il méprisait s’était appesantie sur lui ; mais, en présence de cette force, il sentait l’impuissance de la sienne.

 

Enfin, quand il eut dompté la colère qui bouleversait ses pensées, il reprit :

 

– J’ose croire que Pétrone ne nous l’a pas enlevée pour César, car il redouterait la colère de Poppée. C’est donc pour lui qu’il l’a prise, ou pour Vinicius… Je le saurai aujourd’hui même.

 

Un instant après, sa litière le transportait vers le Palatin. Restée seule, Pomponia alla retrouver le petit Aulus, qui ne cessait de pleurer sa sœur et de maudire César.

 

Chapitre V.

Aulus avait bien prévu qu’il ne pourrait pénétrer jusqu’à Néron. On lui répondit que César était occupé à chanter avec le joueur de luth Terpnos et qu’en général il ne recevait pas ceux qu’il n’avait pas convoqués. C’était dire qu’Aulus ne devait pas essayer de le voir, même dans l’avenir.

 

Par contre, Sénèque, tout souffrant qu’il fût de la fièvre, reçut le vieux chef avec tout le respect qui lui était dû ; mais, après l’avoir écouté, il eut un rire amer et dit :

 

– Je ne puis te rendre qu’un service, noble Plautius : c’est de ne jamais laisser voir à César que mon cœur compatit à la douleur et que je voudrais t’aider ; car, au moindre soupçon qu’il aurait à cet égard, il ne te rendrait pas Lygie, ne fût-ce que pour me faire de la peine.

 

Il lui déconseilla, en outre, d’aller voir Tigellin, ou Vatinius, ou Vitellius. Avec de l’argent, peut-être qu’on en pourrait tirer quelque chose, mais sans doute voudraient-ils faire du tort à Pétrone, dont ils s’efforçaient de saper l’influence ; plus probablement, ils iraient rapporter à César combien Lygie était chère aux Plautius, raison de plus pour que César ne la rendît pas. Et le vieux philosophe se mit à parler avec une ironie amère qu’il se plut à tourner contre lui-même :

 

– Tu es resté muet, Plautius, muet pendant tant d’années, et César n’aime pas ceux qui se taisent. Comment as-tu osé ne pas glorifier sa beauté, sa vertu, son chant, sa déclamation, son habileté à conduire un char et ses vers ! Comment as-tu osé ne pas te réjouir de la mort de Britannicus, ne pas te répandre en un élogieux discours pour célébrer son matricide, ne pas lui apporter tes félicitations pour avoir fait étouffer Octavie ! Que n’es-tu, Aulus, aussi prévoyant que nous tous qui avons le bonheur de vivre à la cour !

 

Il prit, tout en parlant, une coupe qu’il avait à sa ceinture, l’emplit au jet d’eau de l’impluvium et, après y avoir rafraîchi ses lèvres brûlantes, il reprit :

 

– Ah ! c’est que Néron a le cœur reconnaissant ! Il t’aime, pour ce que tu as bien servi Rome et porté la gloire de son nom jusqu’aux confins du monde. Moi, il m’aime aussi, parce que je fus son maître en sa jeunesse. C’est pourquoi, vois-tu, je suis certain que cette eau n’est pas empoisonnée, et je la bois en toute sûreté. Chez moi, je serais moins sûr du vin ; mais, si tu as soif, bois hardiment de cette eau. Elle vient, par des aqueducs, des montagnes albaines, et, pour l’empoisonner, il faudrait empoisonner toutes les fontaines de Rome. Tu le vois, on peut encore vivre sans peur dans ce monde et jouir d’une paisible vieillesse. Certes, je suis malade, mais ce qui souffre en moi, c’est l’âme plus que le corps.

 

Il disait vrai. Ce qui faisait défaut à Sénèque, c’était la force d’âme que possédaient, par exemple, Cornutus ou Thraséas ; par là, sa vie n’était qu’une suite de concessions et de complaisances pour le crime. Lui-même le sentait : il comprenait que là n’était pas la voie d’un disciple de Zénon de Citium, et il en souffrait plus que de la crainte même de la mort.

 

Le chef interrompit ses réflexions amères :

 

– Noble Annæus, – dit-il, – je sais comment te récompensa César pour les soins dont tu entouras ses jeunes années. Mais celui qui nous a fait ravir notre enfant, c’est Pétrone. Indique-moi les moyens dont il faut user avec lui, les influences auxquelles il peut obéir, enfin, sers-toi auprès de lui de toute l’éloquence que ta vieille amitié pour moi pourra t’inspirer.

 

– Pétrone et moi, – répondit Sénèque, – appartenons à deux camps opposés. Je n’ai sur lui aucune influence, ni moi, ni personne. Il est possible qu’avec toute sa corruption il vaille encore mieux que les coquins dont s’entoure Néron. Mais essayer de lui démontrer qu’il a commis une mauvaise action, c’est perdre son temps : depuis longtemps il n’a plus la notion du bien et du mal. Prouve-lui que son acte est de mauvais goût, peut-être en sera-t-il honteux. Quand je le verrai, je lui dirai : « Ce que tu as fait est digne d’un affranchi ». Si cela ne réussit pas, rien ne réussira.

 

– Merci quand même, – répondit le chef.

 

Il se fit, de là, porter chez Vinicius, qu’il trouva occupé à faire des armes avec son laniste. En voyant le jeune homme se livrer si paisiblement à ces exercices, alors qu’un attentat venait d’être commis sur la personne de Lygie, Aulus entra dans une violente colère ; à peine le rideau fut-il retombé derrière le laniste, qu’elle jaillit en un débordement d’amers reproches et d’invectives. Mais, à la nouvelle que Lygie venait d’être enlevée, Vinicius pâlit si affreusement qu’Aulus dut aussitôt repousser tout soupçon de complicité de sa part. Des gouttes de sueur inondèrent le front du jeune homme ; son sang lui reflua au cœur, puis, en un flot brûlant, envahit son visage ; ses yeux projetèrent des éclairs et de ses lèvres jaillirent des questions sans suite. La jalousie et la rage le secouaient tour à tour avec une violence d’ouragan. Il lui semblait que, sitôt franchi le seuil du palais de César, Lygie était à jamais perdue pour lui. Mais, Aulus ayant prononcé le nom de Pétrone, un soupçon, comme un éclair, traversa l’esprit du jeune soldat. Pétrone s’était joué de lui : il voulait, ou s’attirer de nouvelles faveurs de César en lui offrant Lygie, ou la garder pour soi ; il était inconcevable pour Vinicius qu’on pût voir Lygie sans être aussitôt captivé.

 

La violence héréditaire de sa famille l’emportait maintenant comme un cheval affolé et lui faisait perdre tout sang-froid.

 

– Chef, – fit-il d’une voix tremblante, – rentre chez toi et attends-moi… Pétrone fût-il mon père, sache bien que je vengerai sur lui l’outrage fait à Lygie. Retourne chez toi et attends-moi. Ni Pétrone ni César ne l’auront.

 

Il tendit ses mains crispées vers les figures de cire debout dans leurs vêtements en un coin de l’atrium et s’écria, le poing menaçant :

 

– Je le jure, par ces masques des ancêtres, je la tuerai plutôt, et moi avec elle !

 

Et, jetant encore à Aulus ces mots : « Attends-moi ! » il s’élança comme un fou hors de l’atrium et courut chez Pétrone en bousculant sur son chemin tous ceux qu’il rencontrait.

 

Aulus rentra chez lui avec un vague espoir. Il songeait que si, sur le conseil de Pétrone, César avait fait enlever Lygie pour la donner à Vinicius, celui-ci la ramènerait dans la maison de ses parents adoptifs. Enfin, la consolation était grande pour lui de penser que si Lygie n’était pas sauvée, du moins elle serait vengée et que la mort la préserverait de l’outrage. Car il ne doutait pas que Vinicius tint toute sa promesse. Il avait vu sa fureur et connaissait son emportement héréditaire. Lui-même, bien qu’il l’aimât comme un père, eût préféré tuer Lygie que de l’abandonner à César, et, n’eût été la crainte pour son fils, dernier rejeton de sa race, il n’eût pas hésité un instant.

 

Aulus était un soldat ; il ne savait presque rien des stoïciens, mais, par son caractère, il avait des affinités avec eux ; pour ses sentiments, pour sa fierté, la mort lui apparaissait plus facile et meilleure que la honte.

 

Il rassura donc Pomponia, lui fit part de ses espérances, et ils attendirent des nouvelles de Vinicius. Chaque fois que les pas d’un esclave résonnaient dans l’atrium, ils s’attendaient à voir paraître Vinicius leur ramenant leur fille bien-aimée, et ils se préparaient à les bénir tous deux du fond de l’âme. Mais le temps passait sans apporter aucune nouvelle. Vers le soir seulement, on entendit résonner le marteau de la porte.

 

L’instant d’après, entra un esclave, qui remit une lettre à Aulus. Le vieux chef, malgré son désir de montrer qu’il était maître de lui, la prit d’une main tremblante et se mit à la lire avec autant de hâte que si, d’elle, eût dépendu le sort de sa maison entière.

 

Soudain, son visage s’assombrit, comme si eût passé sur lui l’ombre d’un nuage.

 

– Lis, – dit-il – en se tournant vers Pomponia.

 

Pomponia prit la lettre et lut ce qui suit :

 

« Marcus Vinicius à Aulus Plautius. Salut. Ce qui est, est arrivé par la volonté de César, et devant elle il faut vous incliner, comme nous nous inclinons, moi et Pétrone. »

 

Un pesant silence s’établit.

 

Chapitre VI.

Pétrone était chez lui. Le portier n’osa pas arrêter Vinicius, qui entra en coup de vent dans l’atrium et, apprenant qu’il fallait chercher le maître de la maison dans la bibliothèque, y courut en toute hâte. Pétrone était en train d’écrire ; Vinicius lui arracha le roseau de la main, le brisa et en jeta les morceaux ; puis il lui enfonça ses doigts dans l’épaule et, visage contre visage, lui cria d’une voix rauque :

 

– Qu’en as-tu fait ? où est-elle ?

 

Il se produisit une chose singulière : l’élégant, l’efféminé Pétrone, saisit la main que le jeune athlète lui incrustait dans l’épaule, l’autre ensuite, et les enserrant toutes les deux dans une seule des siennes comme dans un étau, il dit :

 

– Je ne suis faible que le matin, mais le soir je retrouve ma vigueur. Essaye de te dégager ! tu as appris la gymnastique à l’école d’un tisserand et les usages chez un forgeron.

 

Ses traits n’exprimaient même pas la colère. Dans ses yeux seulement passa un pâle reflet de fermeté et d’énergie. Après quelques instants, il lâcha les mains de Vinicius, qui resta devant lui humilié et furieux.

 

– Tu as une main d’acier ; mais, par tous les dieux infernaux, si tu m’as trahi, je jure de te plonger un couteau dans la gorge, et cela jusque dans les appartements de César.

 

– Causons tranquillement, – répliqua Pétrone. – Tu le vois, l’acier est plus résistant que le fer. Bien que, de chacune de tes mains, on pût faire deux des miennes, je ne saurais te craindre. En revanche, ta grossièreté me chagrine. Si l’ingratitude humaine pouvait encore m’étonner, je m’étonnerais de la tienne.

 

– Où est Lygie ?

 

– Au lupanar, c’est-à-dire dans la maison de César.

 

– Pétrone !

 

– Prends un siège et calme-toi. J’ai demandé deux choses à César, qui me les a promises : d’abord de retirer Lygie de la maison des Aulus ; ensuite, de te la remettre. Ne dissimules-tu pas un couteau dans les plis de ta toge ? et ne vas-tu pas me frapper ? Toutefois, je te conseille d’attendre quelques jours, car on te mettrait en prison, tandis que Lygie se morfondrait chez toi.

 

Un silence suivit. Vinicius regarda quelques instants Pétrone avec des yeux étonnés et lui dit :

 

– Pardonne-moi ; je l’aime, et l’amour me fait perdre la tête.

 

– Admire-moi, Marcus. Avant-hier, j’ai dit ceci à César : « Mon neveu Vinicius est si amoureux d’une maigre fillette élevée chez les Aulus, que ses soupirs transforment sa maison en un bain de vapeur. Ni toi, César, – ajoutai-je, – ni moi, amateurs de la seule vraie beauté, n’en donnerions mille sesterces, mais toujours ce garçon-là fut aussi sot qu’un trépied. »

 

– Pétrone !

 

– Si tu ne comprends pas qu’en parlant de la sorte je voulais préserver Lygie, je suis prêt à croire que j’avais dit vrai ! J’ai donc persuadé Barbe-d’Airain qu’un esthète de sa trempe ne pouvait tenir cette fille pour une beauté ; Néron n’ose voir que par mes yeux ; il ne s’apercevra donc pas qu’elle est belle et, par suite, il ne la convoitera pas. Il fallait bien se garder de ce singe et le tenir en laisse. Ce ne sera plus lui qui appréciera la beauté de Lygie, mais Poppée, et, sans nul doute, elle cherchera à la faire au plus tôt évincer du palais. Négligemment, je continuai à dire à Barbe-d’Airain : « Prends Lygie et remets-la à Vinicius : tu en as le droit, car c’est un otage et, du même coup, tu joueras un bon tour à Aulus. » Il y consentit, d’autant plus volontiers que je lui fournissais ainsi le moyen de faire de la peine à de braves gens. Tu seras le tuteur officiel de l’otage, on remettra entre tes mains ce trésor lygien, et toi, allié des braves Lygiens et fidèle serviteur de César, non seulement tu ne dissiperas rien de ce trésor, mais tu feras en sorte qu’il multiplie. Par convenance, César la retiendra pendant quelques jours au palais, puis il l’enverra dans ton insula. Heureux homme !

 

– Rien, vraiment, ne la menace dans la maison de César ?

 

– Si elle devait y rester à demeure, Poppée ne manquerait pas de parler d’elle à Locuste ; mais, pour quelques jours, rien n’est à craindre. Il y a dix mille personnes dans le palais de César. Peut-être que Néron ne la verra même pas. Tout à l’heure, il m’a fait mander par un centurion qu’on avait amené la jeune fille au palais et qu’on l’avait remise entre les mains d’Acté, une bonne âme ; aussi, c’est à elle que je l’ai fait confier. Pomponia Græcina doit être du même avis, puisqu’elle lui a écrit. Demain, il y a un festin chez Néron. Je t’ai fait réserver une place auprès de Lygie.

 

– Caïus, pardonne-moi mon emportement, – dit Vinicius. – Je croyais que tu l’avais enlevée pour toi ou pour César.

 

– Je puis te pardonner ton emportement ; mais ces gestes vulgaires, ces cris grossiers et cette voix de joueur de mora, voilà ce qu’il m’est plus difficile d’oublier. Je n’aime pas cela, Marcus, et sois plus prudent à l’avenir. C’est Tigellin qui est le pourvoyeur de César. Souviens-toi aussi que, si je voulais prendre pour moi cette fille, je te dirais franchement, en te regardant bien en face : Vinicius, je t’enlève Lygie, et je la garderai tant que je n’en serai pas fatigué.

 

Ce disant, il dardait ses prunelles couleur noisette dans les yeux de Vinicius, avec une expression de froide assurance qui acheva de troubler le jeune homme.

 

– La faute est à moi, – dit celui-ci. – Tu es bon et généreux, et je te rends grâce. Permets-moi seulement de te poser encore une question. Pourquoi n’as-tu pas fait envoyer Lygie directement chez moi ?

 

– Parce que César veut sauver les apparences : l’aventure fera du bruit et on en parlera dans Rome : mais, puisque nous reprenons Lygie comme otage, tant qu’on en clabaudera, elle restera dans le palais de César. Ensuite on te l’expédiera sans bruit et tout en sera dit. Barbe-d’Airain est un chien poltron. Il sait que sa puissance est illimitée, mais il n’en cherche pas moins un prétexte à l’appui de chacun de ses actes. Es-tu suffisamment apaisé pour philosopher un peu ? Souvent je me suis demandé pourquoi le crime, bien qu’aussi puissant que César et, comme lui, sûr de l’impunité, cherche toujours à se couvrir de légalité, de justice et de vertu… À quoi bon cette peine ? À mon avis, tuer son frère, sa mère et sa femme, c’est là chose plus digne d’un roitelet d’Asie que d’un empereur romain ; si cela m’arrivait, à moi, je ne prendrais pas la peine d’écrire au Sénat des lettres justificatives…, et Néron en a écrit. Néron veut sauver les apparences, parce que Néron est lâche. Tibère, par exemple, ne l’était pas, et pourtant il a cherché à justifier chacun de ses forfaits. Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi cet hommage étrange et involontaire du vice à la vertu ? Sais-tu ce que je crois ? C’est que le crime est laid, tandis que la vertu est belle. Ergo, le véritable esthète est en même temps un homme vertueux. Ergo, moi je suis vertueux. Il me faudra faire une libation aujourd’hui aux ombres de Protagoras, de Prodicus et de Gorgias. C’est à croire que les sophistes mêmes peuvent servir à quelque chose. Mais écoute, je continue. J’ai enlevé Lygie aux Aulus pour te la donner. Parfait. Or, Lysippe eût fait de vous un groupe admirable. Vous êtes beaux tous deux : donc mon action est belle, et, étant belle, elle ne peut être mauvaise. Regarde bien, Marcus ! Tu vois, assise devant toi, la vertu incarnée en Pétrone ! Si Aristide vivait encore, il devrait venir me trouver et m’apporter cent mines pour prix d’un abrégé de philosophie sur la vertu.

 

Mais Vinicius, plus intéressé de la réalité que par toutes ces considérations sur la vertu, dit :

 

– Demain, je verrai Lygie, et ensuite je l’aurai dans ma maison tous les jours, sans cesse et jusqu’à ma mort !

 

– Toi, tu auras Lygie, et moi, j’aurai Aulus sur le dos. Il appellera sur moi la vengeance de tous les dieux infernaux. Si au moins l’animal prenait d’abord une bonne leçon de déclamation !… Mais non, il se mettra à m’invectiver, comme mon ancien portier injuriait mes clients, si bien que j’ai été forcé de l’expédier aux ergastules.

 

– Aulus est venu chez moi. Je lui ai promis de lui donner des nouvelles de Lygie.

 

– Écris-lui que la volonté du « divin » César est la loi suprême et que ton premier fils s’appellera Aulus. Il lui faut bien quelque petite consolation, à ce vieux. Je suis tout prêt à demander à Barbe-d’Airain d’inviter demain Plautius à son festin. Il pourrait te contempler au triclinium à côté de Lygie.

 

– Ne fais pas cela, – protesta Vinicius. – Ils me font de la peine, surtout Pomponia.

 

Il s’assit et écrivit au vieux chef la lettre qui devait lui ôter son dernier espoir.

 

Chapitre VII.

Devant Acté, quand elle était la maîtresse de Néron, les têtes les plus altières de Rome s’étaient jadis inclinées. Même alors, elle ne se mêlait en rien des affaires de l’État, et si parfois elle usait de son influence sur le jeune empereur, c’était pour obtenir la grâce de quelqu’un. Douce et résignée, elle s’était attiré la gratitude de beaucoup et n’avait provoqué contre elle-même aucune animosité. Octavie même n’avait pu la haïr. Ses rivales la tenaient pour insignifiante. On savait qu’elle continuait à aimer Néron d’un amour triste et douloureux, sans espoir, alimenté par le seul souvenir du temps où il était non seulement plus jeune et plus aimant, mais aussi meilleur. On la savait tout entière, âme et pensée, absorbée dans le passé et n’attendant plus rien de l’avenir. Et, comme il n’était pas à craindre que César revint à elle, on la considérait comme absolument désarmée, et on la laissait en paix. Poppée voyait en elle une servante docile, si inoffensive qu’elle n’avait même pas demandé son renvoi du palais.

 

En considération de l’amour que Néron avait eu autrefois pour Acté, et de ce qu’il s’était séparé d’elle sans haine, presque amicalement, elle restait entourée de certains égards. César, en lui rendant sa liberté, lui avait réservé dans le palais un cubiculum et des serviteurs particuliers. Comme jadis Pallas et Narcisse, eux aussi des affranchis, étaient non seulement admis à la table de Claude, mais encore y occupaient, en tant que ministres puissants, des places d’honneur, ainsi l’on invitait parfois Acté à la table de César, où peut-être bien son charme était l’un des ornements du festin.

 

César, d’ailleurs, était devenu depuis longtemps peu scrupuleux sur le choix des convives. Souvent une compagnie des plus mêlée, d’hommes de toutes classes et de toutes conditions se réunissait à ces festins. On y trouvait des sénateurs, ceux-là surtout qui consentaient à jouer le rôle de bouffons ; des patriciens, vieux et jeunes, assoiffés de plaisirs, de luxe et de débauche ; des femmes pourvues d’un grand nom et qui, le soir venu, s’affublaient de perruques fauves pour aller courir aventure dans les ruelles sombres ; des pontifes qui, la coupe pleine, raillaient leurs propres dieux. Parmi eux, un ramassis de chanteurs, de mimes, de musiciens, de danseurs et de danseuses ; des rimeurs qui, en déclamant leurs vers, calculaient de combien de sesterces seraient rétribuées leurs louanges aux vers de César ; on y voyait aussi des philosophes affamés qui suivaient les plats avec des regards de gloutons ; des cochers en renom, des prestidigitateurs, des thaumaturges, des conteurs, des baladins, une foule de charlatans et de gueux, dotés par la mode ou par la sottise d’une notoriété éphémère, et parmi lesquels un certain nombre dissimulaient sous des boucles un peu longues leurs oreilles percées, marque de l’esclavage.

 

Le dessus du panier prenait place à la table ; le menu fretin, lui, servait aux interludes, guettant le moment où les gens de service jetteraient en pâture à son avidité les restes des mets et des boissons. Cette catégorie d’invités était recrutée par Tigellin, Vatinius et Vitellius, obligés souvent de fournir à cette racaille des oripeaux qui fussent dignes de figurer dans le palais de César. Celui-ci, d’ailleurs, aimait cette société, parmi laquelle il se sentait à l’aise. Le luxe de la cour dorait tout, couvrait tout de splendeur. Grands et petits, descendants de nobles familles et tourbe de la rue, artistes véritables et pitoyables scories du talent, tous affluaient au palais pour rassasier leurs yeux du luxe aveuglant qui dépassait toute imagination, pour approcher de ce dispensateur de tous les bienfaits, de toutes les richesses, dont un caprice pouvait, ou les précipiter dans l’abîme, ou les porter au faîte.

 

C’est à un tel festin que Lygie devait ce jour-là prendre place. La crainte, la timidité, si naturelles après le choc soudain qu’elle venait de subir, luttaient dans son cœur avec le désir de la révolte. Elle avait peur de César, peur des hommes, peur de ce palais en rumeur, peur de ces fêtes dont les conversations d’Aulus, de Pomponia Græcina et de leurs amis, lui avaient révélé l’ignominie. Malgré sa jeunesse, elle n’était pas une ingénue : en ces temps troublés, la notion du mal arrivait de bonne heure jusqu’aux oreilles des enfants. Elle n’ignorait donc pas que dans ce palais on comploterait sa perte ; Pomponia l’en avait avertie déjà au moment de leur séparation. Mais l’âme juvénile de Lygie n’avait pu être dissolue encore, et, ayant accueilli la haute doctrine que lui avait enseignée sa mère adoptive, elle jura de se défendre, à sa mère, à elle-même, et à ce divin maître en qui non seulement elle avait foi, mais qu’elle aimait de tout son cœur d’enfant, pour la douceur de son enseignement, l’amertume de sa mort et la gloire de sa résurrection.

 

Certaine maintenant que ni Aulus, ni Pomponia Græcina, ne pouvaient être rendus responsables de ses actes, elle se demandait s’il ne valait pas mieux résister et ne point paraître au festin. Elle ressentait, d’une part, de la crainte et de l’inquiétude ; de l’autre, naissait en elle le désir de montrer son courage, sa fermeté, son mépris des souffrances et de la mort. Le Divin Maître a dit de faire ainsi et donné l’exemple. Et Pomponia elle-même lui avait dit que les adeptes les plus ardents avaient, de toute leur âme, soif de cette épreuve et la demandaient dans leurs prières. Chez Aulus, elle avait déjà été altérée de ce même désir. Elle se figurait martyre, les pieds et les mains saignant par des plaies béantes, blanche comme la neige, belle d’une beauté céleste, emportée vers l’azur par des anges immaculés. Et cette vision, alors, la séduisait. Il y avait là beaucoup d’enfantine rêverie, mais aussi une parcelle de contemplation de soi-même que Pomponia avait désapprouvée. À présent que la résistance à la volonté de César pouvait provoquer quelque horrible châtiment et que, d’imaginaires, les tortures pouvaient devenir réelles, aux visions ravissantes, à l’admiration de soi-même, venait s’ajouter une vague curiosité mêlée d’effroi : savoir comment on la châtierait et quel genre de torture lui serait appliqué.

 

Ainsi, son âme hésitait entre les deux partis à prendre. Mais, lorsqu’elle eut confié son indécision à Acté, celle-ci la regarda avec stupeur, comme si la jeune fille eût déliré. Contrecarrer la volonté de César ? Dès le premier jour, s’exposer à sa colère ? Pour agir de la sorte, il fallait être une enfant inconsciente. Lygie, comme il résultait de ses propres paroles, n’était pas, en somme, un otage, mais une fillette oubliée par ses compatriotes, c’est-à-dire nullement protégée par le droit des gens. Et, si même elle eût pu s’en réclamer, César était assez puissant pour ne pas craindre de le fouler aux pieds, en un moment de fureur. Il avait plu à César de la prendre ; désormais, il disposait d’elle ; désormais, elle était en son pouvoir au-dessus duquel rien n’existait au monde.

 

– Oui, – poursuivit-elle, – j’ai lu, moi aussi, les lettres de Paul de Tarse, et je sais que par-delà la terre, il y a Dieu, et le Fils de Dieu, ressuscité d’entre les morts. Mais, sur terre, il n’y a que César. Ne l’oublie pas, Lygie. Je n’ignore pas non plus qu’il t’est défendu par ta doctrine d’être ce que je fus moi-même, et que, semblables aux stoïciens dont Épictète m’a souvent parlé, entre le déshonneur et la mort, vous ne pouvez choisir que la mort. Mais es-tu certaine que la mort seule t’attende, sans être accompagnée du déshonneur ? Ignores-tu le sort de la fille de Séjan ? À peine était-ce une fillette. Or, pour ne pas violer la loi, qui défend de punir de mort les vierges, elle fut, sur l’ordre de Tibère, violée elle-même avant d’être mise à mort. Lygie, Lygie, n’irrite point César ! Quand sera venu l’instant décisif où tu seras forcée de choisir entre le déshonneur et la mort, tu feras alors ce que te prescrit ta Vérité ; mais, ne provoque pas ta perte et, pour une cause futile, ne va pas irriter un dieu qui est terrestre, mais impitoyable.

 

Acté, pleine d’une compassion profonde, parlait avec chaleur. Un peu myope, elle rapprochait son doux visage de celui de Lygie, pour mieux y suivre l’effet de ses paroles.

 

Lygie, avec une confiance enfantine, lui noua ses bras autour du cou et lui dit :

 

– Tu es si bonne, Acté !

 

Touchée de cet élan flatteur et confiant de Lygie, Acté la pressa contre sa poitrine et répondit :

 

– Mon bonheur est passé, passée aussi ma joie, mais je ne suis point méchante.

 

À grands pas précipités, elle se mit à arpenter la pièce, tout en se parlant à elle-même avec une sorte de désespoir.

 

– Non, il n’était pas méchant, lui non plus. Il se croyait même bon, il voulait être bon. Je le sais mieux que personne. Il n’est devenu autre que plus tard… quand il a cessé d’aimer. D’autres l’ont fait ce qu’il est, oui, d’autres, et Poppée.

 

Des larmes perlèrent à ses cils. Lygie l’observa quelque temps de ses yeux d’azur, et enfin lui demanda :

 

– Tu le plains donc, Acté ?

 

– Je le plains… – répondit la Grecque d’une voix sourde.

 

Puis, les mains crispées, le visage navré, elle reprit son va-et-vient.

 

Lygie continua à la questionner avec timidité :

 

– Tu l’aimes encore, Acté ?

 

– Je l’aime…

 

Et, un instant après, elle ajouta :

 

– Personne ne l’aime… que moi.

 

Il y eut un silence pendant lequel Acté s’efforça de maîtriser l’émotion provoquée en elle par ces réminiscences. Enfin son visage reprit son expression de douce mélancolie et elle dit :

 

– Parlons de toi, Lygie. Il ne faut même pas songer à s’insurger contre la volonté de César. Ce serait de la folie. D’ailleurs, tu peux te rassurer : je connais bien cette maison et je pense que, de la part de César, aucun danger ne te menace. Si Néron t’avait fait enlever pour son propre compte, on ne t’aurait pas amenée au Palatin. C’est Poppée qui règne ici, et, depuis qu’elle lui a donné une fille, Néron subit plus que jamais son influence… Non… Il a bien donné des ordres pour que tu assistes au festin ; mais il ne t’a pas vue encore et n’a questionné personne à ton sujet : donc tu ne l’intéresses pas. Peut-être t’a-t-il enlevée par animosité contre Aulus et Pomponia ?… Pétrone m’a écrit de te prendre sous ma protection ; et, comme Pomponia m’a fait la même demande, il est probable qu’ils se sont concertés. Peut-être même l’a-t-il fait sur la prière de Pomponia, et si, par suite, il te prend sous sa protection, alors rien ne te menace. Qui sait s’il ne persuadera pas Néron de te renvoyer chez Aulus ? Je ne crois pas que Néron aime fort Pétrone, mais il est rare qu’il ose ne pas être du même avis.

 

– Ah ! Acté ! – répondit Lygie, – Pétrone est venu chez nous avant qu’on m’en emmène, et ma mère a la conviction que c’est lui qui a poussé Néron à me réclamer.

 

– Alors, ce serait de mauvais augure, – fit Acté. Et, après un instant de réflexion, elle continua :

 

– Peut-être qu’à quelque souper, devant Néron, Pétrone a simplement raconté qu’il avait vu chez les Aulus l’otage des Lygiens ; et Néron, jaloux de ses prérogatives, t’aura réclamée uniquement parce que les otages appartiennent à César. De plus, il n’aime pas Aulus et Pomponia… Non, je doute que Pétrone eût usé d’un moyen semblable s’il eût voulu t’enlever. Je ne sache pas qu’il soit meilleur que le reste de l’entourage de César, mais il est différent… Enfin, outre Pétrone, peut-être trouveras-tu encore quelqu’un qui consente à prendre ta défense. N’as-tu pas connu, chez les Aulus, quelque familier de César ?

 

– J’y ai vu Vespasien et Titus.

 

– César ne les aime pas.

 

– Et Sénèque.

 

– Il suffit à Sénèque de conseiller une chose pour que Néron fasse tout l’opposé.

 

Le clair visage de Lygie prit une teinte rose :

 

– Et Vinicius…

 

– Je ne le connais pas.

 

– C’est un parent de Pétrone. Il est revenu dernièrement d’Arménie…

 

– Penses-tu que Néron soit bien disposé pour lui ?

 

– Vinicius est aimé de tout le monde.

 

– Et il consentirait à intercéder en ta faveur ?

 

– Oui.

 

Acté sourit avec tendresse et poursuivit :

 

– Alors tu vas le voir au festin. Il te faut donc y assister, avant tout parce que tu y es obligée… Seule, une enfant comme toi pouvait espérer faire autrement. Ensuite, si tu veux retourner dans la maison des Aulus, ce festin te fournira l’occasion de demander à Pétrone et à Vinicius qu’ils emploient dans ce but leur influence. S’ils étaient ici, ils te diraient ce que je dis moi-même : toute résistance serait folle et causerait ta perte. Il pourrait certes se faire que César ne s’aperçût pas de ton absence, mais dans le cas contraire, s’il lui venait à l’idée que tu eusses l’audace de contrecarrer sa volonté, il n’y aurait plus de salut pour toi. Viens, Lygie… Entends-tu dans le palais ce bruit de voix ? Déjà le soleil descend à l’horizon ; bientôt les invités vont venir.

 

– Tu as raison, Acté, – répondit Lygie. – Je suivrai ton conseil.

 

Que prédominait dans cette résolution ? était-ce le désir de voir Pétrone et Vinicius, ou la curiosité bien féminine de contempler au moins une fois dans sa vie une telle fête, d’y voir César, sa cour, la fameuse Poppée, d’autres beautés, et toute cette splendeur tant vantée à Rome ? Lygie elle-même n’aurait pu le dire. Elle comprenait seulement qu’Acté disait vrai. Il fallait donc s’y rendre, et puisque la nécessité et la raison renforçaient sa tentation intime, la jeune fille cessa d’hésiter.

 

Acté la conduisit alors vers son unctorium, pour la frotter d’aromates et la parer ; et, bien que les esclaves féminines ne fissent pas défaut dans la maison de César et qu’Acté en eût un certain nombre à son service, celle-ci, touchée de la beauté et de la candeur de la jeune fille, décida de l’habiller elle-même. Il fut aussitôt visible que, malgré son affliction et la lecture assidue des épîtres de Paul de Tarse, la jeune Grecque avait gardé beaucoup de l’ancienne âme hellène, qui, par-dessus tout, vénère la beauté du corps. En voyant nu celui de Lygie, aux formes à la fois graciles et pleines, pétries de nacre perlide et de roses, elle ne put retenir un cri d’admiration et se recula de quelques pas pour contempler, tout enthousiasmée, cette éblouissante incarnation du printemps.

 

– Lygie ! – s’exclama-t-elle enfin – tu es cent fois plus belle que Poppée !

 

La jeune fille, élevée dans la maison de l’austère Pomponia où, même entre femmes, on observait la pudeur, restait là, splendide comme un rêve merveilleux, harmonieuse comme un marbre de Praxitèle, comme un hymne, toute rose et pudique, les genoux rapprochés, les mains croisées sur la poitrine, les cils baissés. Enfin, elle leva les bras d’un geste brusque, ôta les épingles qui maintenaient ses cheveux et, d’un mouvement de tête, les épandit pour s’en couvrir toute, ainsi que d’un peplum.

 

Acté s’approcha et caressa la sombre toison :

 

– Oh ! quels cheveux tu as !… Je ne les poudrerai pas d’or : leurs ondes ont déjà des reflets dorés… Peut-être ajouterai-je seulement çà et là un soupçon de poudre, pour les irradier d’un rayon de soleil… Il doit être enchanteur, ton pays lygien, où poussent de telles filles.

 

– Je ne m’en souviens plus. Ursus m’a dit que chez nous il y a des forêts, des forêts, des forêts.

 

– Et dans ces forêts des fleurs… – poursuivit Acté, trempant ses mains dans un vase rempli de verveine, pour en humecter les cheveux de Lygie.

 

Puis elle lui frotta légèrement le corps d’huiles odorantes d’Arabie, et la revêtit d’une tunique dorée, souple et sans manches, sur laquelle devait être posé le neigeux peplum. Mais, comme il fallait la coiffer d’abord, elle enveloppa Lygie, en attendant, d’un ample vêtement appelé synthèse, la fit asseoir et la remit aux mains des esclaves qu’elle surveillait de loin. Pendant ce temps, deux autres esclaves chaussaient Lygie de cothurnes blancs brodés de pourpre et liés de tressés d’or jusqu’à la hauteur de ses mollets d’albâtre. La coiffure achevée, on drapa sur elle les plis légers d’un peplum. Acté lui mit des perles au cou, lui effleura les cheveux d’un peu de poudre d’or, et se fit elle-même habiller par ses femmes, mais sans cesser de suivre Lygie de son regard émerveillé.

 

Bientôt elle fut prête. Dès que les premières litières firent leur apparition devant la porte principale, les deux jeunes femmes se dirigèrent vers un cryptoportique latéral d’où l’on dominait du regard l’entrée, les galeries intérieures et la cour, entourée d’une colonnade de marbre de Numidie.

 

La foule devenait plus épaisse à mesure qu’elle s’engouffrait sous la voûte élancée du péristyle, surmonté du superbe quadrige de Lysias qui semblait emporter vers le firmament Apollon et Diane. Lygie contemplait avec des yeux étonnés ce spectacle, dont jamais elle n’avait pu se faire une idée dans l’austère maison des Aulus. Le soleil dérivait au couchant. Ses derniers rayons caressaient le marbre jaune des colonnes qui s’allumait d’un reflet tout à la fois d’or et de rose. Sous la colonnade, frôlant les blanches statues des Danaïdes, des dieux et des héros, roulait le flot des hommes et des femmes, tous semblables à des statues, drapés dans des toges, des peplums, des stoles, qui tombaient en plis pittoresques et sur lesquels achevaient de s’éteindre les rayons mourants. Un Hercule gigantesque, la tête encore éclairée et, à partir du torse, noyé dans l’ombre projetée par les colonnes, contemplait de sa hauteur cette cohue.

 

Acté signalait à Lygie les sénateurs, avec leurs toges à larges bords, leurs tuniques de couleur et leurs sandales ornées de croissants ; puis les patriciens, les artistes en renom, les dames drapées à la romaine ou à la grecque, ou parées des étranges costumes de l’Orient, coiffées comme de tours ou de pyramides, ou bien à la façon des statues de déesses, très bas sur le front et les cheveux enguirlandés de fleurs ; elle nommait nombre de ces hommes, de ces femmes, et parfois ajoutait des commentaires brefs et effrayants, qui terrifiaient sa compagne, l’étonnaient et la déconcertaient. À Lygie se révélait un monde étrange, dont la beauté enchantait son regard, sans que son jeune esprit pût cependant en concilier les contrastes. Dans cette lumière défaillante du couchant, devant ces rangées de muettes colonnes qui se perdaient dans le lointain, parmi ces hommes semblables à des statues, se dégageait un indicible apaisement. Mais, tandis qu’il eût semblé que, parmi ces marbres aux lignes pures, dussent vivre des demi-dieux exempts de soucis, calmes et heureux, la douce voix d’Acté dévoilait les secrets toujours nouveaux et toujours plus terribles de ce palais et de ces hommes. Là-bas, c’est le cryptoportique où se voient encore les traces de sang dont furent éclaboussées les blanches colonnes quand Caligula tomba sous le poignard de Cassius Chéréas ; c’est là aussi que fut égorgée sa femme ; un peu plus loin que son enfant eut la tête fracassée sur le pavé. Là-bas, sous cette aile du palais, se creuse une oubliette où le plus jeune des Drusus, torturé par la faim, se rongea les poignets ; là, son frère aîné mourut empoisonné ; ici, rugit de peur Gemellus ; là, se tordit dans des convulsions Claude, et là Germanicus !… Ces murs ont entendu les hoquets et les râles des mourants : et ces hommes, qui maintenant se hâtent vers le festin en tuniques chatoyantes ornées de bijoux et de fleurs, sont à la veille peut-être d’être condamnés. Le sourire, sur maint visage, cache peut-être l’incertitude et la peur du lendemain. Peut-être que la passion, la cupidité, l’envie rongent le cœur de ces demi-dieux couronnés et impavides.

 

L’esprit épouvanté de Lygie ne parvenait pas à suivre les paroles d’Acté. Et, tandis que ce monde merveilleux fascinait ses regards avec une puissance croissante, son cœur se serra d’effroi, son âme fut poignée soudain du regret infini de la très aimée Pomponia Græcina, et de la maison paisible d’Aulus où régnait, non pas le crime, mais l’amour.

 

Cependant, les vagues sans cesse renouvelées des invités affluaient du Vicus Apollinis. Derrière la porte montaient le brouhaha et les exclamations des clients qui avaient escorté leurs patrons jusqu’au palais. La cour et les colonnades étaient sillonnées par de nombreux esclaves de César, hommes et femmes, par des enfants et des prétoriens de garde au palais. Çà et là, parmi les visages blancs ou hâlés, ressortait la face noire d’un Numide au casque empenné, aux oreilles adornées de grands anneaux d’or. On transportait des luths, des cithares, des gerbes de fleurs cultivées artificiellement, en dépit de l’automne avancé, et des flambeaux d’argent, d’or et de bronze. Le bourdonnement croissant des conversations se mêlait au clapotis de la fontaine dont les jets, rosés par les rayons du couchant, tombaient en se brisant sur le marbre des dalles avec l’accent d’une plainte.

 

Acté avait cessé de parler. Lygie regardait toujours, semblant chercher quelqu’un dans la foule. Soudain, son visage se teinta de rose : entre les colonnes venaient d’apparaître Pétrone et Vinicius, qui s’avançaient vers le grand triclinium, beaux, calmes, en leurs toges blanches, tels des dieux.

 

Quand Lygie aperçut, parmi tous ces étrangers, ces visages connus et amis, quand surtout elle regarda Vinicius, il lui sembla que son cœur s’allégeait d’un poids énorme. Elle se sentit moins seule. Son douloureux regret de Pomponia et de la maison d’Aulus perdit de son acuité. Le désir de voir Vinicius, de lui parler, dissipa en elle tous les autres soucis. En vain, elle se remémora les sinistres récits qui lui avaient été faits sur la maison de César, et les paroles d’Acté, et les avertissements de Pomponia ; elle sentit qu’elle irait au festin, non seulement pour obéir à la nécessité, mais encore à un irrésistible entraînement. À la pensée que, dans un instant, elle allait entendre de nouveau cette voix si chère qui lui avait parlé d’amour, de bonheur digne des dieux, et qui résonnait encore comme un chant à ses oreilles, elle fut transportée de joie.

 

Mais bientôt cette joie même l’épouvanta. Elle se crut parjure à la pure doctrine dans laquelle on l’avait élevée, à Pomponia, à elle-même. C’était autre chose de céder à la contrainte, ou bien de se réjouir de la violence qui lui était faite. Elle se sentit en faute, indigne et perdue. Un désespoir immense s’empara d’elle. Des larmes montèrent à ses yeux. Si elle eût été seule, elle fût tombée à genoux et se fût frappé la poitrine en répétant : C’est ma faute, c’est ma faute !

 

Acté, la prenant par la main, la conduisit, à travers les appartements intérieurs, vers le grand triclinium, où se tenait le festin. Les yeux de Lygie étaient troubles, ses oreilles bourdonnaient et les battements de son cœur arrêtaient sa respiration. Elle vit comme en un songe, sur les tables et aux murs, des milliers de lampes vacillantes ; comme en un songe, elle perçut les acclamations dont on saluait César ; et, comme à travers un brouillard, elle vit César lui-même. Ces cris l’assourdissaient, elle était aveuglée par l’éclat des lumières, enivrée par l’odeur des parfums. Presque défaillante, elle distinguait à peine Acté qui l’installait à table et prenait place à son côté.

 

Peu après, de l’autre côté, une voix connue l’interpella doucement :

 

– Salut à la plus belle des vierges terrestres, à la plus belle des étoiles célestes ; salut à la divine Callina !

 

Reprenant un peu ses esprits, Lygie tourna la tête : près d’elle s’était étendu Vinicius.

 

Il était sans toge, l’usage étant, pour plus de commodité, de l’ôter avant le festin ; il portait seulement une tunique écarlate, sans manches, brodée de palmes d’argent ; ses bras nus, cerclés au-dessus du coude de deux larges bracelets d’or, à l’orientale, étaient plus bas soigneusement épilés, lisses, mais trop musculeux peut-être : vrais bras de guerrier, faits pour le glaive et le bouclier. Il était couronné de roses. Avec ses sourcils d’un seul arc, ses yeux magnifiques, son teint hâlé, il incarnait la jeunesse et la force. Lygie le vit si beau que, son premier trouble s’étant cependant évanoui, elle put à peine balbutier :

 

– Salut à toi, Marcus…

 

Et lui disait :

 

– Heureux mes yeux qui te contemplent ! heureuses mes oreilles qui écoutent ta voix plus douce que flûtes et cithares ! Si j’avais eu à choisir qui, de Vénus ou de toi, viendrait à cette table reposer à mes côtés, c’est toi que j’aurais élue, ô divine !

 

Il la contemplait, comme s’il eût voulu rassasier sa vue de sa beauté ; de son regard il l’incendiait, lui en caressait tantôt le visage, tantôt le cou, les bras nus, les traits délicieux ; il s’en délectait, l’enveloppait, la dévorait ; et il s’enflammait pour elle, non seulement de désir, mais de bonheur, de tendresse et d’adoration infinie.

 

– Je savais te retrouver dans la maison de César, – reprit-il. – Pourtant, en te revoyant, j’ai été remué d’une joie telle qu’il m’a semblé en ressentir un bonheur imprévu.

 

Lygie eut la sensation que dans cette multitude, dans ce palais, lui seul lui était proche, et elle se mit à l’interroger sur tout ce que, pour elle, il y avait ici d’incompréhensible et d’effrayant. Comment savait-il qu’il l’y retrouverait ? Pourquoi l’y avait-on amenée ? Pourquoi César l’avait-il retirée de chez Pomponia ? Tout ici lui faisait peur. Elle voulait retourner auprès de sa mère. Sans l’espoir que Pétrone et lui, Vinicius, intercéderaient pour elle auprès de César, elle fût morte de regret et d’angoisse.

 

Vinicius lui expliqua que la nouvelle de son enlèvement lui avait été donnée par Aulus lui-même.

 

Pourquoi était-elle là ? Il l’ignorait, César n’ayant pas coutume de rendre compte à qui que ce fût de ses décisions ni de ses ordres. Qu’elle ne craignît rien, pourtant, puisque lui, Vinicius, était et resterait près d’elle. Il eût préféré perdre la vue que de ne pas la voir, sacrifier sa vie que de l’abandonner. Elle était devenue son âme, il veillerait sur elle comme sur son âme à lui. Il lui élèverait, comme à une divinité, un autel dans sa maison ; il lui apporterait, en offrande, de la myrrhe et de l’aloès et, au printemps, des primevères et des fleurs de pommier… Et, si la maison de César lui faisait peur, il pouvait lui affirmer qu’elle n’y resterait pas.

 

Bien qu’il parlât de façon évasive, ou même qu’il rusât par instants, sa voix vibrait cependant de l’accent de la vérité, car ses sentiments pour elle étaient vrais. Une sincère compassion s’était emparée de lui et les paroles de Lygie pénétraient jusqu’à son cœur. Aussi, comme elle lui exprimait sa gratitude, l’assurait que Pomponia l’aimerait pour sa bonté et qu’elle-même lui serait reconnaissante jusqu’à son dernier souffle, il en fut plus profondément remué encore, et il lui sembla que jamais il ne se résignerait à contrarier la volonté de la jeune fille. Son cœur se fondait dans la félicité. La grâce de Lygie exacerbait sa passion et, en même temps, elle lui devenait plus chère que tout au monde, et il se sentait capable de l’adorer comme une vraie divinité. Il éprouvait un irrésistible besoin de lui parler de sa beauté, de son amour. Et, comme le brouhaha du festin redoublait, il se pencha vers elle pour lui murmurer de bonnes et douces paroles venues du fond de l’âme, harmonieuses comme une musique, enivrantes comme le vin.

 

Elle, s’enivrait de ses paroles. Environnée de tous ces étrangers, elle le sentait, lui, toujours plus proche, plus cher, plus sûr, et si dévoué ! Il la rassura, promit de la tirer de la maison de César, de ne pas l’abandonner, mais de la servir. Jadis, chez les Aulus, il lui avait parlé de l’amour, comme du bonheur qu’il peut donner en général ; à présent, il lui disait sans détours qu’il l’aimait, qu’elle lui était plus séduisante et plus précieuse que tout au monde. Pour la première fois, elle entendait de telles paroles sortir de la bouche d’un homme, et à mesure qu’elle les écoutait, attentive, quelque chose s’éveillait en elle, tout son être était rempli d’une félicité inconnue, une immense joie se confondait en elle avec une incommensurable angoisse. Ses joues s’enflammèrent, son cœur battit à coups précipités, ses lèvres étonnées s’entr’ouvrirent. Elle avait peur d’écouter de pareils aveux et plus peur encore d’en perdre une syllabe. Par instants, elle baissait les yeux, pour relever bientôt sur Vinicius son regard lumineux, à la fois timide et interrogateur, comme pour lui dire : « Parle encore ! » Le bruit des conversations, la musique, l’arôme des fleurs et le parfum des encens l’enivrèrent de nouveau. Auprès d’elle était étendu Vinicius, la coutume étant, à Rome, de se coucher auprès de la table. Mais jusqu’alors, Lygie avait occupé une place entre Pomponia et le petit Aulus, tandis qu’à présent il était là, lui, jeune, athlétique, amoureux, et tout enflammé de désir. Elle-même, pénétrée par l’ardeur de la passion qui se dégageait de lui, en éprouvait à la fois honte et plaisir. Elle se laissait aller à une douce langueur, faiblissait et s’oubliait, comme envahie par le sommeil.

 

Mais le voisinage de Lygie avait aussi son action sur Vinicius. Son visage était pâle, ses narines dilatées comme celles d’un coursier d’Arabie. Sans nul doute, son cœur sursautait sous sa tunique pourpre, car son souffle était haletant et sa voix saccadée. Jamais il n’avait été aussi près d’elle. Ses idées se brouillaient et dans ses veines coulait du feu, qu’il essayait vainement de noyer dans du vin.

 

Ce qui l’enivrait de plus en plus, ce n’était pas le vin, mais ce merveilleux visage, ces bras nus, cette gorge virginale qui soulevait la tunique d’or, et ce corps qu’il devinait sous les plis du neigeux peplum. Soudain, il prit la main de Lygie au-dessus du poignet, comme déjà il avait fait dans la maison d’Aulus, et, l’attirant vers lui, il lui murmura, les lèvres frémissantes :

 

– Je t’aime, Callina, ma divine !

 

– Marcus, laisse-moi, – balbutia Lygie.

 

Mais lui, les yeux voilés de passion :

 

– Ma divine, aime-moi !…

 

À cette minute s’éleva la voix d’Acté :

 

– César vous regarde.

 

Une brusque colère contre César et contre Acté s’empara de Vinicius. Ces seuls mots avaient rompu le charme. En un tel moment, même une voix aimée eût déplu au jeune homme ; et il jugea qu’Acté avait volontairement interrompu l’entretien.

 

Levant la tête et toisant la jeune affranchie par-dessus les épaules de Lygie, il lui dit avec colère :

 

– Ils ne sont plus, Acté, les temps où, dans les festins, tu te couchais aux côtés de César, et l’on prétend que tu es en voie de devenir aveugle : alors, comment peux-tu voir César ?

 

Acté lui répondit d’une voix attristée :

 

– Je l’aperçois, pourtant. Lui aussi a la vue basse, mais il vous observe à travers son émeraude.

 

Chacun des actes de Néron inspirait l’inquiétude même à son plus proche entourage ; aussi Vinicius s’inquiéta-t-il ; il se maîtrisa, et se mit à suivre à la dérobée les mouvements de César. Lygie qui, au début du festin, ne l’avait vu qu’à travers un brouillard, et ensuite, absorbée dans son entretien avec Vinicius, n’avait pas songé à le regarder, tourna vers lui des yeux effrayés et en même temps curieux.

 

C’était bien vrai, ce qu’avait dit Acté. Accoudé sur la table, un œil mi-clos, l’autre rapproché de l’émeraude ronde et polie dont il se servait d’ordinaire, César les examinait.

 

Son regard rencontra celui de Lygie, et le cœur de celle-ci se glaça. Jadis, dans la propriété d’Aulus, en Sicile, alors qu’elle était enfant ; elle se faisait conter, par une vieille esclave égyptienne, des histoires de dragons, habitants des gorges. Il lui sembla qu’en ce moment c’était l’œil glauque d’un de ces dragons qui la fixait. Comme un enfant craintif, elle s’empara de la main de Vinicius, et dans sa tête se heurtèrent des impressions rapides et confuses : c’était donc lui, l’effroyable, le tout-puissant ? Jamais encore elle ne l’avait vu, et elle se le figurait tout autre. Son imagination lui représentait une face horrible et des traits où serait figée la méchanceté. Or, elle apercevait une énorme tête plantée sur un cou puissant, une tête terrifiante, c’est vrai, mais presque grotesque et, de loin, semblable à une tête d’enfant. Une tunique améthyste, interdite aux simples mortels, jetait un reflet bleuâtre sur sa face large et courte. Ses cheveux sombres étaient, suivant la mode inaugurée par Othon, séparés en quatre rangs de boucles. Il n’avait point de barbe, l’ayant tout récemment offerte à Jupiter. Pour cela, Rome entière lui avait décerné des actions de grâces, bien que tout bas on attribuât ce sacrifice à ce qu’il avait la barbe rouge, comme tous ceux de sa famille. Pourtant, dans son front saillant vigoureusement au-dessus des sourcils, il y avait quelque chose d’olympien, et ses sourcils froncés le révélaient pénétré de sa toute-puissance ; mais, sous son front de demi-dieu s’écrasait une face de singe, d’ivrogne et de cabotin, insignifiante, reflétant sans cesse des désirs inconstants, maladive et, quoique jeune encore, déjà bouffie de graisse. Lygie le vit sinistre, et surtout hideux.

 

Il posa son émeraude et cessa de la regarder. Alors elle distingua deux yeux bleus à fleur de tête, papillotants à la crudité des lumières, vitreux, stupides, tels les yeux d’un cadavre.

 

César se tourna vers Pétrone et lui demanda :

 

– Est-ce là l’otage dont Vinicius est amoureux ?

 

– Oui, c’est elle.

 

– Quel est le nom de son peuple ?

 

– Lygien.

 

– Vinicius la trouve belle ?

 

– Habille un tronc d’olivier pourri d’un péplum de femme, et Vinicius l’admirera. Mais sur ton visage, ô juge incomparable de la beauté, je lis déjà ton opinion sur son compte. Tu n’as pas à prononcer ta sentence. Oui, tu as raison, elle est trop maigre, trop sèche, en effet, telle une tête de pavot sur sa tige trop grêle. Or, toi, divin esthète, ce qui t’intéresse dans la femme, c’est la tige ; et tu as trois fois, quatre fois raison. À lui seul, le visage ne signifie rien. J’ai beaucoup appris en ta compagnie, sans que pour cela mon coup d’œil ait acquis la sûreté du tien. Et je veux parier avec Tullius Sénécion, sa maîtresse étant l’enjeu, que toi, en ce festin où tout le monde est couché et où il est fort difficile de juger de l’ensemble d’une femme, tu t’es déjà dit : « Hanches trop étriquées ».

 

– Hanches trop étriquées, – répéta Néron, les yeux mi-clos.

 

Un sourire imperceptible plissa les lèvres de Pétrone, tandis que Tullius Sénécion, qui jusqu’alors avait causé avec Vestinus, ou plutôt avait raillé la croyance de ce dernier aux songes, se tournait vers Pétrone, et sans rien savoir de ce dont il était question, s’écriait :

 

– Tu te trompes. Je tiens avec César.

 

– Parfait, – riposta Pétrone. – Je prétendais justement que tu avais quelque lueur d’intelligence. César, au contraire, affirmait que tu es un âne tout pur.

 

Habet ! – dit Néron en riant et le pouce tourné vers le sol, comme au cirque, lorsque doit être achevé le gladiateur vaincu.

 

Vestinus, croyant qu’on parlait toujours des songes, intervint :

 

– Eh bien ! moi, je crois aux songes, et Sénèque de même ; il me l’a dit un jour.

 

– La nuit dernière, j’ai rêvé que j’étais devenue vestale, – dit Calvia Crispinilla en se penchant sur la table.

 

Néron se mit aussitôt à applaudir, et tout le monde après lui, car le dévergondage de Crispinilla, femme maintes fois divorcée, était légendaire dans Rome entière. Mais, sans se déconcerter, elle ajouta :

 

– Eh bien quoi ? elles sont toutes vieilles et laides. Seule, Rubria a figure humaine. Ainsi, nous serions deux, encore que, l’été, Rubria soit mouchetée de taches de rousseur.

 

– Admets pourtant, très pure Calvia, – fit Pétrone, – qu’il te serait difficile de devenir vestale autrement qu’en rêve.

 

– Mais, si c’était l’ordre de César ?

 

– Alors, je croirais réalisables les songes les plus fantastiques.

 

– À coup sûr, ils se réalisent, – appuya Vestinus. – Je comprends qu’on ne croie pas aux dieux ; mais comment ne pas croire aux songes ?

 

– Et les prédictions ? – questionna Néron. – On m’a prédit autrefois que Rome cesserait d’exister et, par contre, que je régnerais sur tout l’Orient.

 

– Les prédictions et les songes, tout s’enchaîne, – dit Vestinus. – Un jour, un proconsul des plus sceptiques envoya au temple de Mopsus un esclave porteur d’une lettre scellée, avec ordre de ne pas la décacheter, afin d’éprouver si la divinité saurait répondre à la question qui y était posée. L’esclave passa la nuit dans le temple, pour y avoir un songe prophétique. À son retour, il raconta : « J’ai vu en songe un jeune homme resplendissant comme le soleil et qui m’a dit un seul mot : Noir. » À cette nouvelle, le proconsul pâlit et, tourné vers ses invités, aussi sceptiques que lui, il leur dit : « Savez-vous ce qu’il y avait dans cette lettre ? »

 

Vestinus suspendit un instant son récit, leva sa coupe et se mit à boire.

 

– Que contenait cette lettre ? – interrogea Sénécion.

 

– La question suivante : « Quel taureau dois-je offrir en sacrifice : un blanc ou un noir ? »

 

Mais l’intérêt provoqué par ce récit fut coupé par Vitellius, déjà allumé en arrivant au festin et qui, tout à coup, sans motif aucun, éclata d’un rire idiot.

 

– De quoi rit donc cette barrique de suif ? – demanda Néron.

 

– Le rire distingue les hommes des bêtes, – dit Pétrone. – Celui-là n’a pas d’autre moyen de nous prouver qu’il n’est pas un sanglier.

 

Mais Vitellius ne riait plus. Faisant claquer ses lèvres luisantes de graisse et de sauces, il considérait, abruti, les assistants, comme s’il les voyait pour la première fois.

 

Enfin, il leva une main épaisse comme un coussin et dit, la voix éraillée :

 

– J’ai perdu mon anneau de chevalier, l’anneau que je tiens de mon père…

 

– Lequel était savetier, ajouta Néron.

 

De nouveau, Vitellius fut secoué d’un rire absurde, et on le vit chercher son anneau dans le peplum de Calvia Crispinilla.

 

Ce fut prétexte à Vatinus de simuler des cris de femme effarouchée, cependant que l’amie de Calvia, Nigidia, jeune veuve aux yeux pervers dans un visage d’enfant, s’écriait :

 

– Ce qu’il cherche, il ne l’a point perdu.

 

– Et s’il le trouve, il est fort incapable de s’en servir, ajouta Lucain.

 

Le festin s’animait. La foule des esclaves apportait sans répit de nouveaux plats. Des flancs de grands vases pleins de neige et festonnés de lierre, on tirait sans cesse des cratères de vins variés. On buvait ferme. De la voûte, il pleuvait des roses sur la table et sur les convives.

 

Avant que ceux-ci fussent tout à fait ivres, Pétrone pria Néron de rehausser le festin de son chant, ce qui fut appuyé en chœur. Néron refusa tout d’abord. Il ne s’agissait pas seulement de son assurance, bien qu’elle lui fît assez souvent défaut… Les dieux savaient ce qu’il lui en coûtait, chaque fois qu’il paraissait en public… Toutefois il ne se dérobait pas, car l’art a ses exigences. Et, puisque Apollon l’avait doué de quelque voix, il ne convenait pas de négliger le don des dieux. Même, il se rendait compte que c’était là un devoir vis-à-vis de l’État ; mais, aujourd’hui, il était réellement enroué. La nuit, il s’était mis des lingots d’étain sur la poitrine, et le moyen ne lui avait pas réussi… Aussi songeait-il à partir respirer à Antium l’air marin.

 

Alors, Lucain le supplia, au nom de l’art et de l’humanité. Le monde entier savait que le poète, le chanteur divin, avait composé un nouvel hymne à Vénus, auprès duquel celui de Lucrèce n’était que vagissement de louveteau. Que ce festin fût donc un festin véritable ! Lui, souverain si bon, ne pouvait infliger de telles souffrances à ses sujets :

 

« Ne sois point cruel, César ! »

 

– Ne sois point cruel ! répétèrent les assistants les plus proches.

 

Néron étendit les mains, pour marquer qu’on le contraignait à céder. Sur tous les visages se peignit la gratitude ; tous les regards se tournèrent vers lui. Alors il donna l’ordre d’annoncer à Poppée qu’il allait chanter, et il informa les convives qu’une indisposition avait empêché celle-ci de paraître au festin. Or, comme aucun remède ne lui procurait un aussi grand soulagement que son chant, il regretterait de la priver d’un tel bienfait.

 

Poppée vint aussitôt. Elle régnait encore sur Néron, autant que lui sur ses sujets ; mais elle n’oubliait pas, cependant, qu’il eût été dangereux d’irriter César dans son amour-propre de chanteur, de poète ou de conducteur de chars. Belle comme une déesse, elle entra, vêtue, elle aussi, d’une tunique améthyste, avec, au cou, une rangée d’énormes perles provenant du butin fait sur Massinissa ; elle avait des cheveux d’or, souriait, et, bien que femme deux fois divorcée, elle avait conservé le regard et le visage d’une vierge. Elle fut saluée par des acclamations, où revenait sans cesse le nom de « Divine Augusta ». De sa vie, Lygie n’avait vu pareille beauté. Elle avait peine à en croire ses yeux, car elle savait que Poppæa Sabina était la plus vicieuse des femmes. Elle avait appris de Pomponia que c’était à l’instigation de Poppée que César avait fait assassiner sa mère et sa femme. Elle savait ce dont elle était capable par les récits des visiteurs et des esclaves d’Aulus. Elle avait entendu dire que, la nuit, on renversait dans la ville les statues de Poppée et que des inscriptions, pour lesquelles les coupables étaient cruellement punis, reparaissaient quand même chaque matin sur tous les murs. Et malgré cela, à la vue de la fameuse Augusta, qui, aux yeux des adeptes du Christ, incarnait le mal et le crime, la jeune fille songea que seuls les anges et les esprits célestes pouvaient être aussi beaux. Elle ne pouvait détacher d’elle ses yeux et, involontairement, elle s’écria :

 

– Ah ! Marcus, est-ce possible ?…

 

Lui, animé par le vin et mécontent que l’attention de sa voisine se détournât constamment de lui et de ce qu’il disait, répondit :

 

– Oui, elle est belle : mais toi, tu l’es cent fois plus. Tu ignores ta beauté, sans quoi tu deviendrais, comme Narcisse, amoureuse de toi-même… Elle se baigne dans du lait d’ânesse : Vénus a dû te baigner, toi, dans son propre lait. Tu ne te connais pas, ocelle mi !… Ne la regarde pas ! Tourne vers moi tes yeux, ocelle mi !… Touche de tes lèvres le bord de cette coupe, pour que j’applique les miennes au même endroit.

 

Et il s’approchait toujours plus, tandis que Lygie se reculait vers Acté. À ce moment, le silence se fit, car César venait de se lever. Le chanteur Diodore lui mit dans la main un luth delta, tandis que, pour l’accompagner, le chanteur Terpnos se munissait d’un nablium. Néron, son delta appuyé sur la table, leva les yeux vers le ciel. Le silence qui planait dans le triclinium ne fut plus troublé que par le bruit soyeux des roses qui tombaient de la voûte.

 

Il chanta, ou plutôt il déclama, d’une voix chantante et rythmique, avec l’accompagnement des deux luths, son hymne à Vénus. Sa voix, bien que voilée, et ses vers n’étaient pas sans mérite. Et de nouveau, le remords s’empara de la pauvre Lygie : cet hymne à la gloire de l’impure et païenne Vénus ne lui semblait que trop beau, et César lui-même, couronné de lauriers, les yeux au ciel, lui apparaissait plus majestueux, moins terrifiant et moins repoussant qu’au début du festin.

 

Un tonnerre d’applaudissements retentit. « Ô voix céleste ! » s’exclamait-on de partout. Des femmes qui, pendant le chant, avaient levé les bras, restaient ainsi, en extase, après qu’il eut cessé. D’autres essuyaient leurs yeux en larmes. Dans la salle entière, ce fut comme un bourdonnement de ruche. Poppée, inclinant sa tête dorée, colla ses lèvres sur la main de Néron, qu’elle tint longtemps ainsi, sans parler. Pythagore, un jeune Grec d’une merveilleuse beauté que plus tard, à demi fou, César devait épouser en grande cérémonie par-devant les flamines, s’agenouilla à ses pieds.

 

Mais Néron, sensible avant tout à la louange de Pétrone, regardait avec attention de son côté. Et Pétrone lui dit :

 

– Pour ce qui est de la musique, Orphée doit être aussi jaune d’envie que Lucain ici présent ; quant aux vers, je les eusse préférés moins bons : cela m’eût permis de trouver une louange qui ne fût pas indigne d’eux.

 

Lucain ne se vexa point de ce mot ; au contraire, il adressa à Pétrone un regard de reconnaissance ; néanmoins, il feignit l’humeur et répliqua :

 

– Maudit soit le Destin, qui me fait contemporain d’un tel poète ! On aurait eu sa place dans le souvenir des hommes et sur le mont du Parnasse, si l’on n’était éclipsé par César comme une veilleuse par le soleil !

 

Cependant Pétrone, dont la mémoire était fidèle, se mit à répéter des passages de l’hymne, à en citer des vers isolés, tout en examinant et en faisant ressortir les expressions les plus heureuses. Lucain, semblant dédaigner la jalousie devant le charme d’un tel poète, partagea l’admiration de Pétrone. Le visage de Néron reflétait une ivresse et une vanité incommensurables, non seulement toutes proches de la sottise, mais qui se confondaient complètement avec elle. Il signala lui-même les vers qu’il regardait comme les plus beaux ; il s’efforça ensuite de consoler Lucain, en l’invitant à ne point perdre courage, personne, en effet, ne pouvant acquérir des facultés dont il n’a pas été doué ; ce qui n’empêche que, faute d’adorer Jupiter, on puisse avoir le culte des autres dieux.

 

Il se leva pour reconduire Poppée, réellement malade, et qui désirait se retirer. Toutefois, il priait les convives de ne point quitter leur place. Un instant après il revenait, prêt à s’étourdir à la fumée des encens et à jouir du spectacle qu’il avait préparé lui-même, de concert avec Pétrone et Tigellin, en vue de compléter le festin.

 

On lut encore des vers, on récita quelques dialogues où l’affectation tenait lieu d’esprit. Puis, le célèbre mime Pâris interpréta les aventures d’Io, fille d’Inachos. Les convives, et Lygie surtout qui n’était point habituée à ce spectacle, croyaient voir des miracles et des sortilèges. Par des mouvements de ses bras et de son corps, Pâris savait exprimer des choses qu’il paraissait impossible de rendre par la danse. Ses mains battaient l’air, créant comme un nuage lumineux et animé, frémissant de volupté, enveloppant une forme virginale qui défaillait dans l’extase. C’était un tableau, non une danse, un tableau éloquent qui dévoilait le mystère même de l’amour fascinateur et lubrique. Et ensuite, quand entrèrent les corybantes qui, avec des jeunes filles syriaques, exécutèrent, au son des cithares, des flûtes, des cymbales et des tambourins, une danse bachique accentuée par des cris sauvages et pleine d’un cynisme plus sauvage encore, Lygie crut que le feu du ciel allait la consumer, le tonnerre frapper cette maison et la voûte s’effondrer sur la tête de ces gens en liesse.

 

Mais, de l’épervier d’or tendu sur eux, ne tombaient que des roses… Et Vinicius, à demi ivre, disait à Lygie :

 

– Je t’ai vue dans la maison d’Aulus, auprès de la fontaine, et je t’ai aimée. C’était à l’aube ; tu croyais n’être vue de personne, et je t’ai vue, moi !… Et je te vois toujours ainsi, malgré ce péplum qui te dérobe à mon regard. Laisse-le glisser, comme Crispinilla. Vois, les dieux et les hommes ont soif d’amour. Il n’y a rien autre en ce monde ! Pose ta tête sur ma poitrine et ferme les yeux.

 

Le sang affluait et battait avec violence aux tempes et aux poignets de Lygie ; elle eut peur, se sentit comme précipitée dans un abîme ; et ce même Vinicius, qui lui avait paru tout d’abord si proche et si dévoué, au lieu de venir à son secours, l’attirait maintenant vers cet abîme. Elle eut un regret, fut peinée de ce changement. De nouveau, elle eut peur de ce festin, de Vinicius et d’elle-même. Une voix qui lui rappelait celle de Pomponia s’élevait dans son âme : « Reprends-toi, Lygie ! » Mais quelque chose aussi lui criait qu’il était déjà trop tard. Quiconque a brûlé d’une pareille flamme, a assisté à tout ce qui se passait dans ce festin, a senti battre son cœur comme battait celui de Lygie quand elle écoutait les paroles de Vinicius, a été secoué d’un frisson semblable à celui qu’elle avait ressenti quand il s’était approché d’elle, est perdu sans retour.

 

Elle se sentait faiblir. Il lui semblait par instants qu’elle allait perdre ses sens et qu’il en résulterait quelque chose de terrible. Elle savait que, sous peine de s’attirer la colère de César, personne ne pouvait se lever avant lui ; d’ailleurs, même sans cette interdiction, elle n’eût pas eu la force de s’éloigner.

 

Cependant, le festin n’était pas près d’être achevé. Les esclaves apportaient toujours de nouveaux mets et remplissaient de vin les coupes.

 

Devant la table, disposée en fer à cheval, parurent deux athlètes prêts à donner aux convives le spectacle de la lutte.

 

Ils commencèrent aussitôt. Leurs torses puissants, luisants d’huile, se fondirent en un seul bloc vivant, tandis que leurs os craquaient sous l’effort de leurs bras de fer et que de leurs mâchoires s’échappait un grincement sinistre. Les dalles, poudrées de safran, résonnaient par instants du choc sourd de leurs pieds. Puis, soudain, ils s’immobilisèrent, impassibles, et il sembla aux spectateurs qu’ils avaient devant eux un groupe taillé dans de la pierre. Les Romains suivaient avec délices le mouvement des échines affreusement bandées, des mollets et des bras. Toutefois, la lutte fut de courte durée, Croton, maître et chef de l’école des gladiateurs, passant à bon droit pour l’homme le plus fort de l’Empire. Bientôt le souffle de son adversaire devint haletant ; il se mit à râler ; sa face bleuit ; un filet de sang jaillit de sa bouche, et il s’affala sur le sol.

 

On salua par des applaudissements la fin de cette lutte. À présent Croton, un pied sur l’épaule du vaincu et croisant ses bras énormes, promenait sur toute la salle un regard triomphant.

 

Ensuite se succédèrent des imitateurs de cris d’animaux, des jongleurs et des bouffons. Mais personne n’y fit attention, car le vin brouillait déjà tous les regards. Le festin se transformait graduellement en une orgie d’ivresse et de débauche. Les jeunes Syriaques, qui avaient pris part aux danses bachiques, s’étaient mêlées aux convives. La musique s’était déchaînée en un vacarme discordant de cithares, de luths, de cymbales arméniennes, de sistres égyptiens, de trompes et de cors. Mais, comme certains convives tenaient à causer, ils forcèrent à grands cris les musiciens à s’en aller. L’atmosphère du triclinium était saturée du parfum des fleurs, des huiles dont se servaient des éphèbes de merveilleuse beauté pour asperger sans cesse les pieds des soupeurs, de l’odeur du safran, d’effluves humains, et elle devenait pesante. Les lumières brûlaient d’une flamme terne, les couronnes chaviraient sur les têtes, les visages étaient blêmes et emperlés de sueur.

 

Vitellius roula sous la table ; Nigidia, ivre, le torse nu, laissa choir sa tête enfantine sur la poitrine de Lucain, ivre lui-même, qui se mit à souffler sur la poussière d’or dont elle avait les cheveux saupoudrés, et il suivait avec un extrême intérêt l’envol des paillettes d’or. Vestinus, avec un entêtement d’ivrogne, rabâchait pour la dixième fois la réponse de Mopsus à la lettre close du proconsul, tandis que Tullius raillait les dieux et disait d’une voix éteinte, secouée de hoquets :

 

– Si l’on admet que le Sphéros de Xénophane est un dieu tout rond, alors, comprends bien, ce dieu-là, on peut le faire rouler du pied devant soi, comme une barrique.

 

Mais de tels propos indignèrent Domitius Afer, vieux coquin et délateur, qui, d’indignation, inonda de Falerne sa tunique. Lui était toujours croyant. On disait que Rome devait périr. D’aucuns même prétendaient qu’elle périssait déjà. Et cela n’était pas surprenant !… Si la chose devait arriver, la faute en serait à la jeunesse, qui n’avait plus la foi ; et, sans la foi, il n’y a plus de vertu. On mettait au rancart les coutumes sévères de jadis, et personne ne songeait que les épicuriens étaient incapables de tenir tête aux Barbares. Quoi alors ?… Quant à lui, il regrettait d’avoir vécu jusqu’en des temps pareils et d’en être arrivé à demander au plaisir l’oubli des chagrins qui le terrasseraient.

 

Sur quoi il agrippa une des danseuses syriaques dont il se mit à baiser, de sa bouche édentée, le cou et les épaules. À cette vue, le consul Memmius Regulus éclata de rire et, la couronne de travers sur sa calvitie, s’écria :

 

– Où sont ceux qui prétendent que Rome va périr ? Quelle sottise !… Moi ; consul, je le sais mieux que personne… Videant consules !… Trente légions sauvegardent la paix romaine !…

 

Les tempes entre ses poings, il beugla à tue-tête :

 

– Trente légions ! Trente légions !… De la Bretagne à la frontière des Parthes !

 

Soudain, il se mit à réfléchir et, le doigt au front, il conclut :

 

– Après tout, peut-être bien qu’il y en a trente-deux…

 

Il s’effondra sous la table, où il se mit incontinent à expectorer les langues de flamants, les cèpes rôtis, les champignons glacés, les sauterelles au miel, les poissons, les viandes, tout ce qu’il avait mangé ou bu.

 

Pourtant, le nombre des légions qui sauvegardaient la paix romaine ne rassurait pas Domitius : « Non, non, Rome devait périr, puisque la foi aux dieux et les mœurs austères avaient péri ! Rome devait périr !… Pourtant, quel dommage !… car la vie était bonne, César magnanime, le vin excellent. Ah ! que c’était dommage ! »

 

Alors, la tête enfouie entre les omoplates de la danseuse syriaque, il se mit à larmoyer.

 

– Et puis, que m’importe je ne sais quelle vie future ?… Achille disait avec raison qu’il vaut mieux être le dernier des bouviers en ce monde sublunaire, que roi dans les régions cimmériennes. À savoir encore, si les dieux existent, bien que le doute soit funeste à la jeunesse.

 

Pendant ce temps, Lucain en avait fini de disperser les dernières paillettes d’or des cheveux de Nigidia, qui dormait, complètement ivre. Il détacha le lierre qui ornait une amphore voisine, pour en enguirlander la dormeuse. Sur ce, il se mit à promener sur l’assistance un regard interrogateur et béat ; puis, se parant de lierre à son tour, il déclara sur un ton de conviction profonde :

 

– Je ne suis pas du tout un homme ; je suis un faune.

 

Pétrone n’était point ivre ; quant à Néron, soucieux de sa voix céleste, il avait bu d’abord avec modération, mais après, il avait vidé coupe sur coupe et s’était grisé. Il voulait même chanter encore de ses vers, cette fois des vers grecs, et il ne les retrouvait plus dans sa mémoire ; par erreur, il entonna une chanson d’Anacréon. Pythagore, Diodore et Terpnos l’accompagnèrent, mais, cela ne leur réussissant point, ils y renoncèrent.

 

Néron, en tant qu’esthète et connaisseur, s’extasiait à présent sur la beauté de Pythagore et, dans son admiration, lui baisait les mains. D’aussi belles mains, il en avait vu jadis… chez qui ?…

 

Portant la main à son front moite, il fouilla dans ses souvenirs. Brusquement, son visage s’effara :

 

– Ah oui, chez ma mère, chez Agrippine !

 

Aussitôt de sombres visions le hantèrent.

 

– On affirme, – dit-il, – que la nuit, aux rayons de la lune, on la voit errer sur la mer, près de Baïa et de Baula… Et rien autre… Elle erre, elle erre, comme si elle cherchait quelque chose… Elle s’approche parfois d’une barque, la regarde et disparaît. Et le pécheur que son regard a fixé meurt.

 

– Pas mal, le thème, – fit Pétrone.

 

Vestinus, allongeant son cou de héron, balbutia d’un air mystérieux :

 

– Je ne crois pas aux dieux ; mais je crois aux spectres. Oh !…

 

Sans prêter aucune attention à ce qu’ils disaient, Néron continua :

 

– J’ai pourtant célébré les Lemuralia ! Je ne veux plus la voir ! Il y a cinq ans déjà ! J’ai été forcé, forcé de la condamner : elle avait soudoyé un assassin, et si je n’avais pris l’avance, vous n’auriez pas entendu mon chant ce soir.

 

– Grâces te soient rendues, César, au nom de Rome et de l’univers entier ! – s’exclama Domitius Afer.

 

– Du vin ! et que les tympanons résonnent !

 

Ce fut un nouveau vacarme. Lucain, tout enguirlandé de lierre, essaya de le dominer, se dressa et hurla :

 

– Je ne suis pas un homme ! Je suis un faune, hôte des forêts. É… cho… oooo !

 

Puis, César fut ivre aussi ; hommes, femmes, tous étaient ivres. Vinicius l’était autant que les autres. Outre son excitation passionnelle, montait en lui une rage de querelle, ce qui lui arrivait toujours quand il avait bu plus que de raison. Son visage hâlé avait encore pâli, et, la langue pâteuse déjà, il ordonnait à voix haute et impérieuse :

 

– Donne tes lèvres ! Aujourd’hui, demain, qu’importe ?… J’ai assez attendu !… César t’a reprise aux Aulus pour te donner à moi, comprends-tu ? Demain au soir, je t’enverrai prendre, comprends-tu ?… Avant de te réclamer, César t’a promise à moi… Tu dois être à moi ! Donne tes lèvres ! Je ne veux pas attendre demain… Vite, tes lèvres !

 

Il l’entoura de ses bras. Mais Acté la défendait et elle-même se débattait de toutes les forces qui lui restaient, car elle sentait qu’elle allait succomber. En vain elle s’efforçait, de ses deux mains, de rompre l’étreinte de ces bras épilés ; en vain, la voix tremblante d’effroi et d’amertume, elle le suppliait de ne point être ainsi, d’avoir pitié d’elle. L’haleine avinée de Vinicius lui arrivait de plus en plus forte, son visage, à lui, touchait presque le sien. Ce n’était plus le Vinicius de naguère, bon et presque cher à son cœur, mais un satyre méchant, ivre, qui ne lui inspirait plus que terreur et répulsion.

 

Cependant, ses forces faiblissaient de plus en plus. Vainement elle reculait et détournait la tête pour échapper aux baisers, Vinicius se souleva, la saisit des deux bras, lui amena la tête sur sa poitrine et, d’une bouche haletante, se mit à lui écraser ses lèvres blêmies.

 

Mais soudain une force effroyable lui dénoua les bras aussi aisément que des bras d’enfant, et lui-même fut repoussé comme un fétu ou une feuille sèche. Que s’était-il passé ? Stupéfait, Vinicius se frotta les yeux et vit se dresser au-dessus de lui la gigantesque stature du Lygien Ursus qu’il avait rencontré autrefois dans la maison d’Aulus.

 

Le Lygien demeurait impassible. Mais ses yeux bleus fixaient sur Vinicius un regard si aigu que le jeune homme sentit son sang se glacer. Ursus, prenant alors sa reine dans ses bras, sortit du triclinium d’un pas ferme et assuré.

 

Acté le suivit.

 

Un instant, Vinicius resta comme pétrifié. Puis il se leva d’un bond et s’élança vers l’issue en criant :

 

– Lygie ! Lygie !

 

Mais la violence de sa passion, la stupéfaction, la rage et l’ivresse lui fauchèrent les jambes. Il trébucha, se raccrocha aux épaules nues d’une bacchante et demanda, les paupières clignotantes :

 

– Que s’est-il passé ?

 

Elle, avec un sourire dans ses yeux troubles, lui tendit une coupe.

 

– Bois, – dit-elle.

 

Vinicius but et roula à terre.

 

Les convives avaient, pour la plupart, disparu sous la table ; quelques-uns titubaient par le triclinium ; d’autres dormaient sur les lits de repos, au long de la table, ronflant ou, dans le sommeil, expectorant leur trop-plein de boisson ; et sur les consuls ivres, sur les sénateurs, les chevaliers, les poètes, les philosophes ivres, sur les danseuses et sur les patriciennes, sur tout ce monde tout-puissant encore et déjà privé d’âme, couronné et licencieux, et déjà sombrant à son déclin, sans trêve, de l’épervier d’or tendu sous la voûte, s’égrenaient des roses.

 

Dehors, pointait l’aube.

 

Chapitre VIII.

Personne n’arrêta Ursus, personne ne lui demanda ce qu’il faisait là. Les convives qui n’étaient pas encore sous la table avaient déserté leurs places ; aussi les serviteurs, en voyant l’une des invitées aux bras du géant, avaient-ils songé à quelque esclave emportant sa maîtresse prise de vin. D’ailleurs, la présence d’Acté auprès d’eux avait écarté tout soupçon.

 

Ils passèrent ainsi du triclinium à une salle contiguë, puis, de là, dans une galerie qui menait chez Acté.

 

Lygie était si faible qu’elle gisait sur les bras d’Ursus comme une morte. Néanmoins, à la fraîcheur de la brise matinale, elle rouvrit les yeux. Peu à peu croissait la clarté du jour. Ils suivirent la colonnade et tournèrent vers un portique latéral donnant, non sur la cour, mais sur les jardins, où déjà les flèches des pins et des cyprès se rosaient d’aurore. Cette partie du palais était déserte ; la musique et les bruits du festin y parvenaient à peine. Lygie se crut arrachée aux enfers et transportée au jour du bon Dieu. Ainsi, il y avait autre chose au monde que cet abject triclinium : il y avait le ciel, l’aurore, la lumière et le calme. Soudain, des sanglots secouèrent la jeune fille, qui se serra contre l’épaule du géant, en répétant à travers ses larmes :

 

– À la maison, Ursus ! À la maison ! Chez les Aulus !…

 

– Partons ! – fit Ursus.

 

Ils avaient atteint le petit atrium des appartements d’Acté. Ursus ayant déposé Lygie sur un banc de marbre, à l’écart de la fontaine, la jeune femme s’efforça de l’exhorter au calme et au repos, lui affirmant qu’elle n’avait à redouter aucun danger, les convives devant dormir jusqu’au soir. Lygie mit longtemps à se calmer. Se comprimant les tempes avec ses mains, elle répétait comme un enfant :

 

– À la maison ! Chez les Aulus !…

 

Ursus était prêt. Aux portes, il est vrai, veillaient des prétoriens, mais cela ne pouvait les empêcher de s’en aller, les soldats n’arrêtant pas ceux qui partaient. Devant l’arc de l’entrée fourmillaient les litières, et bientôt les invités allaient sortir en masse. On n’arrêterait personne. Ils se mêleraient à la foule et iraient droit à la maison. Et puis, quoi ? Sa reine ordonnait, il n’avait qu’à obéir. Il était là pour cela.

 

Lygie répétait :

 

– Oui, Ursus, allons-nous-en.

 

Mais Acté comprit qu’elle devait avoir de la raison pour eux deux. Sortir, oui ! Personne n’empêcherait leur départ. Mais s’enfuir de la maison de César était chose défendue, tenue pour crime de lèse-majesté. Ils s’en iraient ; et, dès le soir, un centurion escorté de ses soldats apporterait la sentence de mort à Aulus, à Pomponia Græcina, et ramènerait Lygie au palais. Alors, plus rien ne la sauverait. Si les Aulus la recevaient, leur mort était certaine.

 

Lygie en fut au désespoir : aucune issue. Il lui fallait choisir entre la perte des Plautius et la sienne. En allant au festin, elle avait eu l’espoir que Pétrone et Vinicius intercéderaient pour elle et la rendraient à Pomponia. À présent, elle savait que c’était eux-mêmes qui avaient persuadé César de la reprendre aux Aulus. Aucune issue. Un miracle pouvait seul la tirer de cet abîme, un miracle et la toute-puissance divine.

 

– Acté, – gémit-elle avec désespoir, – as-tu entendu ce qu’a dit Vinicius, que César m’a donnée à lui et que ce soir il m’enverra chercher par ses esclaves pour me prendre dans sa maison ?

 

– J’ai entendu, – fit Acté.

 

Elle écarta ses bras en signe d’impuissance et demeura silencieuse. Le désespoir qui étreignait la voix de Lygie n’éveillait pas d’écho dans son cœur. Elle-même n’avait-elle pas été la maîtresse de Néron ? Bien que foncièrement bonne, elle n’en était pas moins incapable de sentir la honte d’une telle liaison. Naguère esclave, elle ne pouvait se défaire de la coutume d’esclavage. Et puis, elle aimait toujours Néron. Qu’il daignât revenir à elle, et elle tendrait les bras vers ce bonheur. Elle voyait bien maintenant que Lygie devait devenir la maîtresse de ce jeune et beau Vinicius, ou bien se vouer elle-même, avec la famille qui l’avait élevée, à une perte certaine. Acté ne pouvait donc comprendre les hésitations de la jeune fille.

 

– Dans la maison de César, – dit-elle, – tu ne serais pas plus en sûreté que dans celle de Vinicius.

 

Elle ne songeait nullement qu’en dépit de leur exactitude, ses paroles voulaient dire : « Résigne-toi à ton sort et sois la concubine de Vinicius ». Mais Lygie, qui sentait encore sur ses lèvres les baisers brûlants et pleins d’un bestial désir, devint pourpre de honte.

 

– Jamais ! – s’écria-t-elle avec indignation. – Je ne resterai ni ici, ni chez Vinicius, jamais !

 

Sa surexcitation étonna Acté.

 

– Tu hais donc tant Vinicius ? – demanda-t-elle.

 

Mais une nouvelle explosion de sanglots secoua Lygie, qui ne put répondre. Acté l’attira contre sa poitrine et s’efforça de l’apaiser. Ursus haletait lourdement et crispait ses formidables poings : avec son amour de chien fidèle, il ne pouvait se résigner à voir sa reine en pleurs. Dans son cœur de Lygien à demi sauvage grondait le désir de retourner au triclinium pour y étrangler Vinicius, et au besoin César. Il hésitait pourtant à en faire part à sa maîtresse : cette action, si simple en apparence, conviendrait-elle à un adepte de l’Agneau crucifié ?

 

Acté, après avoir un peu calmé Lygie, lui répéta sa question :

 

– Alors, tu le hais donc bien ?

 

– Non, – répondit Lygie, – il m’est défendu de haïr, je suis chrétienne.

 

– Je sais, Lygie ; je sais aussi, par les lettres de Paul de Tarse, que vous devez ne pas vous soumettre au déshonneur, et craindre le péché plus que la mort. Mais, dis-moi, ta doctrine permet-elle de causer la mort d’autrui ?

 

– Non.

 

– Alors, comment oserais-tu attirer la colère de César sur la maison des Aulus ?

 

Un silence se fit. Le gouffre béant s’ouvrait de nouveau devant Lygie. La jeune affranchie reprit :

 

– Je te pose cette question parce que j’ai pitié de toi, de la bonne Pomponia, d’Aulus et de leur enfant. Depuis longtemps j’habite cette maison, et je sais ce que vaut la colère de César. Non ! Vous ne pouvez vous enfuir d’ici. Un seul moyen te reste : supplie Vinicius de te rendre à Pomponia.

 

Mais Lygie tomba à genoux, afin d’adresser une prière à quelqu’un d’autre. Ursus l’imita, et tous deux, à la lueur de l’aube, priaient dans la maison de César.

 

Pour la première fois, Acté assistait à une telle invocation, et elle ne pouvait détacher ses regards de Lygie qui, tournée de profil, la tête et les mains levées, implorait le ciel, comme si elle n’eût attendu le salut que de là. Les rayons de l’aurore caressaient ses cheveux sombres, son peplum blanc, et se reflétaient dans ses yeux ; toute en clarté, elle semblait clarté elle-même. Son visage pâli, ses lèvres mi-closes, ses mains tendues vers le ciel, ses yeux, révélaient une exaltation supra-terrestre. Acté comprit alors pourquoi Lygie ne pouvait devenir une concubine. Devant l’ancienne maîtresse de Néron un voile s’entrouvrit sur un monde absolument différent de celui qui lui était familier. Une telle prière, dans ce palais du crime et de l’infamie, la stupéfiait. L’instant d’avant, elle était persuadée qu’il n’existait pour Lygie aucune issue ; à présent, elle commençait à croire à une intervention surnaturelle, à une aide formidable devant laquelle César lui-même serait impuissant, ou bien que descendraient du ciel pour porter secours à la jeune fille, des cohortes ailées, ou encore que le soleil lui ferait un lit de rayons et l’attirerait à lui. Déjà, elle avait entendu parler des nombreux miracles qui s’accomplissaient parmi les chrétiens, et, malgré elle, elle les tenait pour vrais en voyant Lygie prier de cette façon.

 

Enfin, celle-ci se releva, le visage illuminé d’espoir. Ursus se releva de même et alla s’asseoir sur ses talons, près du banc, regardant sa maîtresse et attendant qu’elle parlât.

 

Les yeux de Lygie se voilèrent, et deux grosses larmes roulèrent lentement sur ses joues.

 

– Dieu bénisse Pomponia et Aulus ! – dit-elle. – Je n’ai pas le droit de causer leur perte ; ainsi, plus jamais je ne les reverrai.

 

Puis, se tournant vers Ursus, elle dit qu’il était seul à lui rester en ce monde et qu’il devait lui tenir lieu de père et de protecteur. Ils ne pouvaient chercher un refuge chez les Aulus, sous peine d’attirer sur eux la colère de César ; mais ils ne pouvaient davantage rester chez César, ni chez Vinicius. Ursus la prendrait, la mènerait hors de la ville, la cacherait quelque part où ne la découvriraient ni Vinicius ni ses gens. Elle le suivrait partout, même au-delà des mers, au-delà des monts, jusque chez les Barbares, où jamais n’aurait retenti le nom romain, ni pénétré la puissance de César.

 

Ainsi, Ursus la sauverait, car nul ne lui restait que lui.

 

Le Lygien était prêt. En signe d’obéissance, il lui entoura les genoux de ses bras. Mais le visage d’Acté, qui s’était attendue à un miracle, exprima la désillusion. Ainsi, la prière n’avait pas d’autre effet ? S’enfuir de la maison de César, c’était commettre un crime de lèse-majesté qui serait châtié ; et, même si la jeune fille parvenait à se cacher, César s’en vengerait sur les Aulus. Si elle voulait fuir, mieux valait le faire de chez Vinicius. De cette façon, César, qui n’aimait pas à s’immiscer dans les affaires des autres, se refuserait peut-être à aider les recherches de Vinicius. En tout cas elle ne pourrait plus être accusée de lèse-majesté.

 

Lygie avait déjà eu cette pensée. Les Aulus ne sauraient pas où elle se trouverait, même Pomponia… Elle s’enfuirait, non de chez Vinicius, mais pendant le trajet. Sous l’influence de l’ivresse, il lui avait dit que, le soir, il l’enverrait chercher par ses esclaves. Ce devait être vrai, car, à jeun, il ne se fût point trahi ainsi. Sans doute que, seul ou avec Pétrone, il s’était entretenu avec César avant le festin, et qu’il avait obtenu de lui la promesse de la lui livrer dans la soirée du lendemain. Mais Ursus la sauverait. Il viendrait, l’enlèverait de la litière comme il l’avait enlevée du triclinium, et ils s’en iraient à l’aventure. Personne ne pouvait tenir tête à Ursus ; le terrible lutteur du triclinium lui-même était incapable de lui résister. Mais, comme il était probable que Vinicius aurait l’idée de la faire escorter par ses esclaves, Ursus allait se rendre sur-le-champ chez l’évêque Linus, pour lui demander conseil et assistance. L’évêque aurait pitié d’elle, ne l’abandonnerait pas à Vinicius, et il ordonnerait aux chrétiens d’aider Ursus à la délivrer. Celui-ci trouverait ensuite le moyen de la faire sortir de la ville et de la soustraire à la puissance romaine.

 

Le visage de Lygie devint rose et souriant. Elle reprit courage, comme si son espoir de salut était déjà une réalité. Se jetant au cou d’Acté, elle lui appliqua sur la joue ses lèvres exquises en balbutiant :

 

– Tu ne nous trahiras pas, Acté ? N’est-ce pas ?

 

– Sur l’ombre de ma mère, – répondit l’affranchie, – je te jure de ne pas vous trahir ! Prie ton Dieu qu’Ursus trouve le moyen de te délivrer.

 

Les yeux du géant, bleus et naïfs comme ceux d’un enfant, rayonnaient de bonheur. Il ne trouvait rien, bien qu’il torturât sa pauvre tête. Cependant, il saurait bien accomplir une chose aussi simple. Le jour, la nuit, qu’importe ? Il irait trouver l’évêque, qui sait lire au ciel ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Il est vrai que même sans lui, il pourrait bien rassembler les chrétiens. Il connaissait assez de gens : des esclaves, des gladiateurs, des hommes libres, à Suburre et de l’autre côté des ponts. Il en pourrait réunir un millier, et même deux ; il enlèverait sa reine et saurait bien lui faire quitter la ville, ainsi que la guider dans le voyage. Il irait jusqu’au bout du monde, ou dans son pays, là où jamais personne n’a même entendu parler de Rome.

 

Il regardait fixement devant lui, comme s’il eût évoqué des choses d’un temps infiniment lointain. Et il murmurait :

 

– Vers nos forêts… Ah ! ces forêts, ces forêts…

 

Mais il secoua ses visions.

 

Il irait donc sans tarder chez l’évêque ; le soir venu, il se posterait, avec cent hommes, à l’affût de la litière. Et non seulement des esclaves, mais même des prétoriens, pouvaient faire escorte ! Il ne conseillait à aucun homme de se risquer sous ses poings, fût-il cuirassé de fer ! Le fer n’est pas déjà si résistant. En frappant bien sur du fer, la tête qu’il recouvre n’est guère en sûreté.

 

Mais Lygie, avec une gravité enfantine, sentencieusement leva un doigt et dit :

 

– Ursus ! « Tu ne tueras point. »

 

Le Lygien passa derrière sa tête son bras semblable à une massue et, tout en se frottant la nuque avec perplexité, il se mit à grommeler qu’il fallait pourtant bien qu’il la reprit, elle, « sa clarté »… N’avait-elle pas dit elle-même que son tour à lui était venu… Il s’efforcerait, autant que possible, de… Mais si, involontairement ?… Il fallait pourtant qu’il la reprit ! Enfin, s’il arrivait malheur, il ferait tant pénitence, il implorerait tellement l’innocent Agneau, que l’Agneau crucifié aurait pitié de lui, pauvre homme… Il ne voudrait pas offenser l’Agneau ! Seulement il avait la main lourde…

 

L’expression de son visage s’adoucit, et, pour cacher son émotion, il salua sa reine et dit :

 

– Je m’en vais donc chez le saint évêque.

 

Acté noua ses bras autour du cou de Lygie et fondit en larmes… Une fois encore, elle avait compris qu’il était un monde où même la souffrance était plus féconde en bonheur que tous ces excès et ces voluptés dans la maison de César. Une fois encore, pour elle, s’était entrebâillée une porte sur la lumière. Mais, en même temps, elle se sentait indigne d’en franchir le seuil.

 

Chapitre IX.

Lygie regrettait Pomponia Græcina, qu’elle aimait de toute son âme, elle regrettait toute la maison d’Aulus ; pourtant, son désespoir s’était apaisé. Elle éprouvait même une douce satisfaction à la pensée qu’elle allait sacrifier à sa Vérité le bien-être, pour se condamner à une vie errante et incertaine. Peut-être y avait-il là aussi quelque enfantine curiosité de cette existence dans des régions lointaines, parmi les Barbares et les fauves, mais plus encore la foi profonde qu’en agissant ainsi elle accomplissait le commandement du « Divin Maître », qui veillerait désormais sur elle, son enfant soumise et dévouée. En ce cas quel mal pouvait en résulter pour elle ? Si des souffrances l’assaillaient, elle les supporterait en Son nom. Si la mort l’emportait brusquement, il la prendrait auprès de Lui et un jour, quand mourrait Pomponia, elles seraient réunies pour l’éternité. Souvent, chez les Aulus, elle avait ressassé dans son cerveau d’enfant la pensée que, chrétienne, elle ne pouvait rien sacrifier pour ce Crucifié, au souvenir de qui Ursus lui-même s’attendrissait tant. Et voici que le moment était venu ; Lygie se sentait presque heureuse, et elle se mit à entretenir Acté de ce bonheur. Mais la jeune Grecque ne pouvait la comprendre : tout abandonner, la maison, le confort, la ville, les jardins, les temples, les portiques, tout ce qui est beau, quitter ce pays ensoleillé, ses proches, et pourquoi ? Pour fuir l’amour d’un jeune et beau patricien ?… La raison d’Acté se refusait à admettre une telle action. Par instants, il est vrai, elle sentait la justesse de cette décision, qui peut-être même recelait un bonheur inconnu, infini ; mais elle pouvait d’autant moins la comprendre que Lygie s’exposait à une périlleuse aventure, où sa vie même pouvait être menacée. Par nature, Acté était timorée. Elle songeait avec terreur à ce que pouvait amener cette soirée. Cependant, elle ne voulait pas faire part de ses craintes à Lygie.

 

Voyant que, pendant ce temps, le jour s’était levé, et que le soleil avait pénétré dans l’atrium, Acté engagea Lygie à prendre, après cette nuit d’insomnie, un repos nécessaire. Lygie y consentit, et toutes deux gagnèrent le cubiculum, luxueusement aménagé, par égard pour les anciennes relations de la jeune Grecque avec César. Elles se couchèrent côte à côte ; mais, malgré la fatigue, Acté ne put s’endormir. Il y avait longtemps déjà qu’elle se sentait triste et malheureuse ; aujourd’hui s’y mêlait une certaine inquiétude que jamais encore elle n’avait ressentie. Jusqu’ici, la vie lui avait paru écrasante et sans lendemain, aujourd’hui, tout à coup, elle lui apparaissait vile.

 

Sa conscience se troublait de plus en plus. Tour à tour, la porte donnant accès à la lumière s’entr’ouvrait et se refermait ; et quand elle s’ouvrait, elle était éblouie par la lumière sans pouvoir rien discerner. Pourtant, elle devinait que ce rayonnement celait quelque immense félicité, auprès de laquelle s’effaçaient à tel point les autres, qu’en admettant que César revînt à elle, après avoir exilé Poppée, cela même ne serait en comparaison que peu de chose. Et aussi, elle songea que César lui-même, malgré qu’elle l’aimât et, involontairement, le tînt pour une sorte de demi-dieu, était chose aussi pitoyable que le premier esclave venu, et que ce palais aux colonnades de marbre de Numidie ne valait pas mieux qu’un simple tas de pierres. Tous ces sentiments, qu’elle ne pouvait démêler, en vinrent à la tourmenter. Elle eût voulu s’endormir, mais son inquiétude était telle qu’elle ne pouvait fermer les yeux.

 

Jugeant que Lygie, sur qui pesait une incertitude lourde de menaces, ne pouvait davantage dormir, Acté se tourna vers elle pour l’entretenir du projet de sa fuite. Mais la jeune fille sommeillait, paisible. Dans le cubiculum obscur, à travers les rideaux mal tirés, filtraient quelques rayons, dans le sillon desquels se jouait une poussière dorée. Dans cette demi-lueur, Acté pouvait distinguer le tendre visage de Lygie, posé sur son bras nu, ses yeux clos, ses lèvres légèrement empourprées. Son souffle avait la régularité que seul donne le sommeil.

 

« Elle dort, elle peut dormir ! – se dit Acté. – C’est encore une enfant. »

 

Néanmoins, un instant après, elle songea que cette enfant aimait mieux fuir que devenir la maîtresse de Vinicius, préférait la misère à la honte, la vie errante à la splendide maison des Carines, aux parures, aux bijoux, aux festins, aux mélodies des cithares et des luths.

 

« Pourquoi ? »

 

Acté observait la dormeuse, comme pour lire la réponse sur son visage ensommeillé. Et quand elle eut contemplé son front pur, l’arc fin de ses sourcils, ses cils sombres, sa bouche entr’ouverte, sa poitrine virginale soulevée en un rythme paisible, elle songea :

 

« Combien elle diffère de moi ! »

 

Lygie lui semblait une merveille, une apparition divine, un rêve de Dieu, et cent fois plus belle que toutes les fleurs du jardin de César, que tous les chefs-d’œuvre de son palais.

 

Mais, dans le cœur de la Grecque il n’y avait pas de place pour l’envie. Au contraire, à la pensée des dangers qui menaçaient la jeune fille, elle fut prise d’une pitié profonde. Une sorte de sentiment maternel s’éveilla en elle. Lygie ne lui parut pas seulement belle comme un songe délicieux, mais aussi infiniment chère à son cœur, et, approchant ses lèvres de la sombre chevelure de Lygie, elle la couvrit de baisers.

 

Lygie dormait aussi paisiblement qu’elle l’eût fait à la maison, sous la garde de Pomponia Græcina. Et elle dormit longtemps. L’heure de midi était déjà passée, quand elle rouvrit ses yeux bleus : elle promena dans le cubiculum un regard étonné.

 

Visiblement, elle parut surprise de ne pas se trouver chez les Aulus.

 

– Est-ce toi, Acté ? – demanda-t-elle enfin, en distinguant dans l’ombre le visage de la jeune femme.

 

– C’est moi, Lygie.

 

– Est-ce le soir déjà ?

 

– Non, mon enfant, mais il est plus de midi.

 

– Et Ursus est-il de retour ?

 

– Ursus n’a pas promis qu’il reviendrait ; il a dit qu’avec les chrétiens il guetterait ce soir la litière.

 

– C’est vrai.

 

Elles quittèrent le cubiculum, et Acté mena Lygie prendre un bain. Ensuite, après avoir déjeuné, elles se rendirent dans les jardins du palais, où aucune rencontre n’était à craindre, car César et ses familiers dormaient encore. Lygie voyait pour la première fois ces magnifiques jardins plantés de cyprès, de pins, de chênes, d’oliviers et de myrtes, où s’érigeait tout un peuple de blanches statues, scintillait le miroir immobile des étangs, fleurissaient des bosquets de rosiers arrosés par la poussière des jets d’eau ; l’entrée des grottes pittoresques était masquée par du lierre et de la vigne ; sur les eaux voguaient des cygnes argentés ; parmi les statues et les arbres erraient des gazelles, ramenées des déserts africains, et des oiseaux au plumage éclatant, rapportés de tous les points du monde connu alors.

 

Les jardins semblaient déserts. Çà et là, quelques esclaves bêchaient en fredonnant ; d’autres, autorisés à se reposer, étaient assis au bord des étangs, sous l’ombrage des chênes, dans le miroitement des rayons qui transperçaient le feuillage ; d’autres enfin arrosaient les roses et les fleurs mauve pâle des safrans.

 

Les deux amies se promenèrent longuement, admirant les diverses merveilles des jardins ; et, bien que Lygie fût absorbée par d’autres pensées, elle avait conservé trop d’impressionnabilité juvénile pour ne pas s’intéresser et s’étonner à ce spectacle. Elle songeait même que si César eût été bon, il eût pu vivre heureux dans un tel palais et de pareils jardins.

 

Un peu fatiguées, elles s’assirent enfin sur un banc presque noyé dans la verdure des cyprès et se mirent à parler de ce qui étreignait le plus leur cœur, c’est-à-dire de la fuite de Lygie le soir même.

 

Acté était bien moins certaine que sa compagne du succès de l’entreprise. Parfois même il lui semblait que c’était là un projet insensé. Aussi, sa compassion pour Lygie ne faisait que s’en accroître. Elle songeait maintenant qu’il eût été cent fois plus sûr d’essayer de fléchir Vinicius.

 

De nouveau, elle questionna Lygie pour savoir si elle connaissait depuis longtemps Vinicius et si elle ne croyait pas pouvoir le décider à la rendre à Pomponia.

 

Mais Lygie secoua tristement sa mignonne tête aux cheveux sombres.

 

– Non. Dans la maison des Aulus, Vinicius était tout autre ; il était très bon. Mais, depuis le festin d’hier, j’ai peur de lui et je préfère m’en aller chez les Lygiens.

 

Acté continua à l’interroger :

 

– Pourtant, chez Aulus, il te plaisait ?

 

– Oui, – répondit Lygie en baissant la tête.

 

– Tu n’es pas une esclave ainsi que je fus moi-même, – dit Acté comme songeant tout haut. – Vinicius aurait donc pu t’épouser. Tu es une otage, et fille du roi des Lygiens. Les Aulus t’aiment comme leur enfant et je suis persuadée qu’ils t’adopteraient. Vinicius pourrait t’épouser, Lygie.

 

Mais elle répondit à voix basse et plus tristement encore :

 

– J’aime mieux fuir chez les Lygiens.

 

– Veux-tu que j’aille sur-le-champ chez Vinicius, que je le réveille, s’il dort encore, pour lui dire ce que je te dis en ce moment ? Oui, ma chérie, j’irai chez lui et je lui dirai : « Vinicius, elle est fille de roi, l’enfant chérie de l’illustre Aulus ; si tu l’aimes, rends-la aux Aulus, et ensuite, va la chercher chez eux pour en faire ta femme. »

 

La jeune fille répondit d’une voix si sourde qu’Acté l’entendit à peine :

 

– J’irai chez les Lygiens…

 

Et deux larmes perlèrent sur ses cils abaissés.

 

Un faible bruit de pas interrompit leur entretien, et, avant qu’Acté eût pu voir qui s’approchait, apparut devant le banc Sabina Poppæa, suivie de quelques esclaves. Deux d’entre elles tenaient au-dessus de sa tête des écrans de plumes d’autruche, fichés au bout de roseaux dorés ; elles l’en éventaient et en même temps la garantissaient contre le soleil d’automne. Devant elle, une Éthiopienne, noire comme de l’ébène, les seins raides, comme gonflés de lait, portait sur ses bras un enfant dans un maillot de pourpre frangé d’or.

 

Acté et Lygie se levèrent, espérant néanmoins que Poppée passerait devant leur banc sans les remarquer ; mais elle s’arrêta et dit :

 

– Acté, les clochettes que tu as cousues sur l’icuncula[5] tenaient mal ; l’enfant en a arraché une et l’a portée à ses lèvres ; par bonheur, Lilith l’a vu à temps.

 

– Pardonne-moi, divine, – fit Acté, les mains croisées sur sa poitrine et la tête baissée.

 

Poppée considéra Lygie et demanda :

 

– Qu’est-ce que cette esclave ?

 

– Ce n’est pas une esclave, divine Augusta : c’est l’enfant adoptive de Pomponia Græcina et la fille du roi des Lygiens, qui l’a donnée en otage à Rome.

 

– Elle est venue te faire visite ?

 

– Non, Augusta. Depuis avant-hier elle habite au palais.

 

– Elle a assisté hier au festin ?

 

– Elle y a assisté, Augusta.

 

– Par ordre de qui ?

 

– Par ordre de César.

 

Poppée examina plus attentivement Lygie, qui demeurait devant elle, la tête inclinée, et tantôt, mue par la curiosité, relevait ses yeux limpides, tantôt les abaissait. Alors une ride se creusa entre les sourcils de l’Augusta. Jalouse de sa beauté et de sa suprématie, elle vivait dans une perpétuelle angoisse de se voir supplanter et perdre par quelque rivale heureuse, comme elle-même avait supplanté et perdu Octavie. Aussi, toute jolie femme qui paraissait à la cour provoquait-elle sa défiance. D’un coup d’œil expert, elle avait jugé combien étaient parfaites les formes de Lygie et apprécié chacun des traits de son visage. Et elle eut peur. « C’est une nymphe, tout simplement, – se dit-elle. – Vénus lui a donné le jour. » Soudain, une pensée lui vint, que jamais n’avait suggérée à son esprit la beauté d’aucune autre femme : « Je suis bien plus âgée. » L’amour-propre et la crainte s’éveillèrent en elle : « Peut-être que Néron ne l’a pas encore remarquée. Mais qu’arriverait-il s’il la voyait en plein jour, si merveilleuse à la clarté du soleil ?… Et puis, ce n’est pas une esclave : c’est une fille de roi, bien que d’origine barbare, mais fille de roi quand même !… Dieux immortels ! elle est aussi belle que moi, et plus jeune ! » Et la ride se creusa plus profondément encore entre les sourcils de Poppée, tandis que, sous leurs cils dorés, ses yeux s’allumaient d’un froid éclair.

 

Se tournant vers Lygie, elle lui demanda avec un calme apparent.

 

– Tu as parlé à César ?

 

– Non, Augusta.

 

– Pourquoi préfères-tu être ici que chez les Aulus ?

 

– Je ne préfère pas, domina. Pétrone a poussé César à me reprendre à Pomponia. Je suis ici contre mon gré, ô domina !…

 

– Et ton désir est de retourner auprès de Pomponia ?

 

À cette question, posée d’une voix plus douce et plus bienveillante, Lygie eut une lueur d’espoir.

 

– Domina, – dit-elle, les mains tendues, – César m’a promise, comme une esclave, à Vinicius. Mais tu intercéderas pour moi et tu me rendras à Pomponia.

 

– Ainsi, Pétrone a poussé César à te reprendre à Aulus pour te livrer à Vinicius ?

 

– Oui, domina. Vinicius a dit qu’il m’enverrait chercher aujourd’hui même. Mais toi, magnanime, tu auras pitié de moi.

 

Ce disant, elle se baissa, saisit le bord de la robe de Poppée et, le cœur palpitant, attendit. Poppée la regarda quelques instants avec un sourire mauvais et dit :

 

– Alors, je te promets qu’aujourd’hui même tu seras l’esclave de Vinicius.

 

Sur ces mots, elle s’éloigna, comme une vision splendide, mais fatale. Aux oreilles de Lygie et d’Acté parvinrent les cris de l’enfant qui, sans qu’on sût pourquoi, s’était mis à pleurer. Les yeux de Lygie étaient pleins de larmes. Elle prit la main d’Acté et lui dit :

 

– Rentrons. Il ne faut espérer d’assistance que d’où elle peut venir.

 

Elles se rendirent dans l’atrium, qu’elles ne quittèrent plus jusqu’au soir. Lorsqu’il fit sombre et que les esclaves apportèrent des lampadaires à quatre branches et à haute flamme, toutes deux apparurent très pâles. La conversation s’interrompait à tout moment et elles prêtaient l’oreille au moindre bruit. Lygie ne cessait de répéter que, pour si pénible qu’il lui fût de se séparer d’Acté, elle préférait cependant voir tout se terminer ce soir-là ; car, certainement, Ursus l’attendait déjà dans l’obscurité. Néanmoins, l’émotion rendait son souffle précipité et haletant. Acté rassemblait fiévreusement tous les bijoux qu’elle pouvait trouver, et les nouant dans un pan du peplum de Lygie, l’adjurait de ne pas refuser ce don qui lui serait utile dans sa fuite. Par instants planait un morne silence, mais il leur semblait entendre murmurer derrière le rideau, ou les pleurs lointains d’un enfant, ou l’aboiement des chiens.

 

Soudain, la portière de l’antichambre s’écarta sans bruit, et dans l’atrium apparut, tel un spectre, un homme de haute taille, au visage bronzé et grêlé. Lygie l’avait vu chez Pomponia et le reconnut aussitôt : c’était Atacin, un affranchi de Vinicius. Acté poussa un cri ; mais Atacin s’inclina très bas et dit :

 

– Salut à la divine Lygie, de la part de Marcus Vinicius qui l’attend pour le festin, dans sa maison ornée de verdure.

 

Les lèvres de la jeune fille blêmirent davantage encore :

 

– J’y vais, dit-elle.

 

Et Lygie, pour faire ses adieux à Acté, lui noua ses deux bras autour du cou.

 

Chapitre X.

La maison de Vinicius était, en effet, ornée de myrte et de lierre, dont les festons agrémentaient les murs et les portes ; autour des colonnes serpentaient des guirlandes de vigne.

 

Dans l’atrium, dont l’ouverture était protégée contre la fraîcheur de la nuit par un rideau de pourpre, il faisait clair comme en plein jour. Dans des lampadaires à huit et à douze branches, affectant la forme de vases, d’arbres, d’animaux, d’oiseaux, ou de statues portant des lampes, brûlait de l’huile parfumée. Sculptés en albâtre, en marbre, ou coulés en bronze doré de Corinthe, tout en étant moins beaux que les fameux lampadaires du temple d’Apollon dont se servait Néron, ils n’en étaient pas moins remarquables, et l’œuvre d’artistes en renom. Quelques-unes des lampes atténuaient leur éclat sous des globes de verre d’Alexandrie, d’autres à travers des gazes de l’Indus, rouges, bleues, jaunes, violettes, si bien que l’atrium reflétait toutes les nuances. L’air était saturé de nard, parfum auquel Vinicius s’était accoutumé en Orient. Le fond de la maison était de même éclairé, et on y voyait se mouvoir les silhouettes des esclaves des deux sexes. Dans le triclinium, quatre couverts étaient mis, car, outre Vinicius et Lygie, Pétrone et Chrysothémis devaient prendre part au festin.

 

Vinicius avait suivi le conseil de Pétrone, qui l’avait engagé à ne pas aller lui-même chercher Lygie, mais à en charger Atacin, muni de l’autorisation de César, tandis que lui, Vinicius, la recevrait dans sa maison avec affabilité, et aussi avec égard.

 

– Hier, tu étais ivre, – lui disait-il. – Je te regardais : tu agissais envers elle comme un carrier des Monts Albains. Ne sois pas trop entreprenant et souviens-toi qu’un bon vin demande à être dégusté à petits coups. Sache aussi que s’il est doux de désirer, il est plus doux encore d’être désiré.

 

Chrysothémis, sur ce point, était d’un autre avis ; mais Pétrone, tout en l’appelant sa vestale et sa colombe, lui montra la différence qu’il fallait établir entre un cocher rompu au métier du cirque et un adolescent qui dirige pour la première fois un quadrige.

 

Puis, se tournant vers Vinicius :

 

– Tâche de gagner sa confiance, mets-la en bonne humeur, sois généreux ! Je n’aimerais point assister à un festin funèbre. Jure-lui au besoin par Hadès que tu la rendras à Pomponia. Il dépendra de toi que demain matin elle préfère rester chez toi.

 

Et montrant Chrysothémis, il ajouta :

 

– Voici cinq ans que j’ai adopté cette ligne de conduite envers cette farouche tourterelle, et je n’ai point lieu de me plaindre de sa cruauté…

 

Chrysothémis le frappa de son éventail en plumes de paon :

 

– Ne t’ai-je donc point résisté, satyre !

 

– À cause de mon prédécesseur…

 

– Et tu n’étais pas à mes pieds ?

 

– Pour les sertir de bagues.

 

Chrysothémis jeta un coup d’œil involontaire sur ses orteils où, en effet, scintillaient des gemmes ; elle et Pétrone se mirent à rire. Mais Vinicius ne les écoutait point. Son cœur battait à coups irréguliers sous la robe festonnée de prêtre syriaque qu’il avait revêtue pour recevoir Lygie.

 

– Ils doivent déjà avoir quitté le palais, – murmura-t-il, comme se parlant à lui-même.

 

– En effet, – appuya Pétrone. – Veux-tu qu’en attendant je te parle des prophéties d’Apollonius de Tyane, ou bien que je finisse l’histoire de Rufin, cette histoire que je ne t’ai pas achevée, je ne sais plus pourquoi ?

 

Mais Vinicius s’intéressait aussi peu à Apollonius de Tyane qu’à Rufin. Sa pensée ne pouvait se détourner de Lygie, et, bien qu’il jugeât plus convenable de la recevoir chez lui que de l’aller chercher en maître au palais, il le regrettait, car il eût pu la voir plus tôt et s’asseoir auprès d’elle dans l’obscurité de la litière.

 

Cependant les esclaves apportèrent des trépieds ornés de têtes de béliers, et jetèrent sur les charbons des morceaux de myrrhe et de nard.

 

– Ils sont déjà au tournant des Carines, – dit de nouveau Vinicius.

 

– Il n’y tiendra pas et courra au-devant d’eux ; et il les manquera, c’est probable ! – s’écria Chrysothémis.

 

Vinicius eut un sourire inconscient :

 

– Point du tout.

 

Néanmoins, de ses narines dilatées, s’exhalait un souffle bruyant. Pétrone haussa les épaules.

 

– Pas philosophe pour un sesterce, – fit-il ; – jamais, de ce fils de Mars, je ne ferai un homme.

 

Vinicius ne l’entendit même pas.

 

– Ils sont déjà aux Carines !…

 

En effet, la litière de Lygie tournait vers les Carines. Des esclaves, appelés lampadarii, la précédaient, tandis que des pedisequi l’encadraient de chaque côté. Atacin suivait, veillant sur tout.

 

On avançait lentement, car les rues n’étaient pas éclairées et les torches des lampadarii étaient insuffisantes. De plus, les rues désertes avoisinant le palais, et où se glissait de-ci, de-là un homme avec sa lanterne, se peuplaient de façon inaccoutumée. De chaque ruelle émergeaient des groupes de trois ou quatre hommes, sans torches et vêtus de manteaux sombres. Les uns se joignaient aux esclaves qui escortaient la litière ; d’autres, par groupes plus imposants, allaient à sa rencontre. Certains titubaient comme des ivrognes. Par instants, il était si difficile d’avancer que les lampadarii étaient obligés de crier :

 

– Place pour le noble tribun Marcus Vinicius !

 

Par les rideaux entrebâillés, Lygie apercevait ces hommes en manteaux sombres, et elle se mit à trembler d’émotion. L’espoir et la frayeur alternaient dans son cœur.

 

– C’est lui, c’est Ursus avec les chrétiens ! C’est pour tout de suite, – balbutiaient ses lèvres frémissantes. – Ô Christ, aide-nous ! Christ, sauve-moi !

 

Atacin, qui, dès l’abord, n’avait prêté aucune attention à cette effervescence insolite, s’inquiéta tout à coup : il se passait quelque chose d’étrange. Force était aux lampadarii de répéter de plus en plus souvent leur : « Place pour la litière du noble tribun ! » La litière était serrée de si près qu’Atacin donna l’ordre d’écarter les intrus à coups de bâton.

 

Soudain, un tumulte se produisit en tête du cortège et, d’un seul coup, toutes les torches s’éteignirent. Autour de la litière, ce fut une bousculade, qui se transforma en bagarre.

 

Atacin comprit : c’était une agression !

 

Il prit peur. Chacun savait que César s’amusait souvent, avec les augustans, à livrer assaut dans Suburre ou dans d’autres quartiers. On savait même que, dans ces expéditions nocturnes, il récoltait parfois des bleus. Mais qui se défendait, fût-il sénateur, était un homme mort. Le poste des vigiles, qui avait pour mission de maintenir la paix, n’était pas loin de là. Mais, en de telles occasions, la garde devenait sourde et aveugle. Pourtant, autour de la litière, c’était une bagarre inextricable ; on luttait, on se renversait, on se piétinait. Atacin comprit que l’essentiel était, avant tout, de mettre hors de danger Lygie et lui-même. Quant aux autres, on pouvait les abandonner à leur sort. Il tira donc la jeune fille de la litière, la saisit dans ses bras et prit sa course, avec l’espoir de s’échapper à la faveur de l’obscurité.

 

Mais Lygie cria :

 

– Ursus ! Ursus !

 

Vêtue de blanc, elle était facile à distinguer. De son bras libre, Atacin cherchait à la couvrir de son propre manteau, quand de formidables pinces étreignirent sa nuque ; sur sa tête tomba comme un coup de massue.

 

Aussitôt, il croula, tel un bœuf abattu devant l’autel de Zeus.

 

La plupart des esclaves gisaient à terre ; le reste fuyait en se heurtant à l’angle des murs. La litière était sur le sol, brisée dans la bagarre.

 

Ursus emportait Lygie dans Suburre ; un moment, ses compagnons l’escortèrent, puis se dispersèrent par les ruelles.

 

Les esclaves se rallièrent devant la maison de Vinicius et se concertèrent, n’osant point entrer. Après avoir délibéré un instant, ils retournèrent sur le lieu de l’échauffourée. Ils y trouvèrent quelques cadavres et le corps d’Atacin. Celui-ci pantelait encore, mais il eut un dernier spasme, se raidit et devint immobile.

 

Les esclaves le soulevèrent et l’emportèrent vers la maison de Vinicius, mais ils s’arrêtèrent à la porte. Pourtant, il fallait annoncer ce qui venait d’avoir lieu.

 

– Que Gulon parle, – chuchotèrent quelques voix ; – il a, comme nous, du sang au visage, et le maître l’aime bien. Il y a moins de danger pour lui que pour nous.

 

Le Germain Gulon, vieil esclave, qui avait veillé sur les premières années de Vinicius et que le jeune tribun avait hérité de sa mère, sœur de Pétrone, leur dit :

 

– Je parlerai, mais nous irons tous, pour que sa colère ne tombe pas sur moi seul.

 

Durant ce temps, Vinicius s’impatientait. Pétrone et Chrysothémis s’en amusaient ; il arpentait l’atrium à pas précipités en répétant :

 

– Ils devraient déjà être ici !… Ils devraient déjà être ici !

 

Il voulut sortir, mais ils le retinrent.

 

Soudain, dans l’antichambre, des pas retentirent et une horde d’esclaves pénétra dans l’atrium ; rangés le long du mur, ils levèrent les mains et gémirent : « Aaaa !… Aa ! »

 

Vinicius bondit sur eux.

 

– Où est Lygie ? – cria-t-il d’une voix terrible et angoissée.

 

– « Aaaa ! ! !… »

 

Gulon s’avança, le visage ensanglanté et s’écria, d’une voix larmoyante :

 

– Vois le sang, seigneur ! Nous l’avons défendue ! Vois le sang, seigneur ! Vois le sang !…

 

Il n’en dit pas plus. D’un flambeau de bronze, Vinicius lui brisa le crâne. Puis, se prenant la tête à deux mains, s’enfonçant les doigts dans les cheveux, il râla :

 

Me miserum ! Me miserum !

 

Sa face bleuit, ses yeux se révulsèrent, sa bouche écuma.

 

– Les verges ! – cria-t-il enfin d’une voix sauvage.

 

– Seigneur ! Aaa !… Pitié ! – gémissaient les esclaves.

 

Pétrone se leva avec une moue d’écœurement.

 

– Viens, Chrysothémis, – dit-il. – Si tu veux voir de la viande, je ferai prendre d’assaut l’étal d’un boucher aux Carines.

 

Et ils quittèrent l’atrium.

 

Dans la maison parée de verdure et préparée pour le festin, les gémissements des esclaves et le sifflement des verges durèrent jusqu’au matin.

 

Chapitre XI.

Cette nuit-là, Vinicius ne se coucha point. Après le départ de Pétrone, les gémissements des esclaves fouettés n’ayant apaisé ni son chagrin, ni sa fureur, il se mit à la tête d’un autre groupe d’esclaves et, très avant dans la nuit, se lança à la recherche de Lygie. Il explora le quartier Esquilin, Suburre, le Vicus Sceleratus et toutes les ruelles avoisinantes. Puis, ayant contourné le Capitole, il traversa le pont de Fabricius, parcourut l’île, pénétra de là dans le Transtévère et le fouilla entièrement. C’était une poursuite désordonnée, et lui-même n’espérait point retrouver Lygie. Il ne la cherchait, en somme, que pour remplir le vide de cette horrible nuit. Il rentra seulement à l’aube, quand déjà apparaissaient les chariots et les mulets des maraîchers et que les boulangers ouvraient leurs boutiques. Il fit emporter le cadavre de Gulon, auquel personne n’avait osé toucher, et donna l’ordre que tous les esclaves qui s’étaient laissé enlever Lygie seraient envoyés aux ergastules de campagne, punition aussi terrible que la mort ; enfin, il se jeta sur une banquette de l’atrium et se mit à réfléchir confusément aux moyens de retrouver Lygie et de s’emparer d’elle.

 

Ne plus voir Lygie, renoncer à elle, lui semblait chose impossible ; à cette seule pensée, il entrait en fureur. La nature volontaire du jeune tribun se heurtait, pour la première fois, à une autre volonté inflexible, et il ne pouvait admettre que qui que ce fût s’opposât à ses désirs. Il eût préféré voir la perte de l’univers entier, Rome en ruines, plutôt que de ne pas en arriver à ses fins. La coupe de volupté lui avait été ravie au moment de toucher ses lèvres ; il lui semblait que ce qui s’était produit était extraordinaire et exigeait d’être vengé par toutes les lois divines et humaines.

 

Mais, ce qui le révoltait le plus contre sa destinée, c’est que jamais il n’avait rien désiré avec autant de passion que de posséder Lygie. Il se sentait incapable de vivre sans elle. Il n’arrivait pas à se figurer comment il ferait sans elle demain, comment il vivrait les jours suivants. Par moments, il sentait contre elle une rage voisine de la folie. Il eût voulu l’avoir, ne fût-ce que pour la frapper, la traîner par les cheveux jusqu’au cubiculum et la maltraiter. Mais de nouveau, son cœur s’emplit de la nostalgie de sa voix, de son corps, de ses yeux. Avec quelle joie il se prosternerait à ses genoux ! Il l’appelait, il se rongeait les doigts, il se serrait la tête entre ses poings. Il tentait, mais en vain, de forcer sa volonté à réfléchir avec calme aux moyens de la reprendre. Ces moyens, par milliers, se présentaient à son esprit, mais tous plus insensés les uns que les autres. Enfin, l’idée lui vint que la jeune fille n’avait pu être reprise que par Aulus et, qu’en tout cas, celui-ci devait savoir où elle se cachait.

 

Il se leva d’un bond pour courir chez les Aulus. S’ils ne la lui rendaient pas, s’ils ne tenaient pas compte de ses menaces, il irait devant César accuser le vieux chef de désobéissance et obtiendrait contre lui un arrêt de mort. Mais, auparavant, il lui arracherait l’aveu du refuge de Lygie. Et, quand même ils la lui rendraient volontairement, il se vengerait d’eux. Ils l’avaient accueilli, soigné dans leur maison, mais cela ne comptait plus ! Une telle offense le déliait de toute gratitude. Et son âme vindicative et féroce se délectait à penser quel serait le désespoir de Pomponia Græcina, quand le centurion apporterait au vieil Aulus la sentence de mort. Cette sentence, il était presque sûr de l’obtenir, avec l’appui de Pétrone. César, d’ailleurs, ne refusait rien à ses amis les augustans, quand surtout leur demande ne contrariait pas ses propres intentions.

 

Soudain, une supposition terrible arrêta les battements de son cœur.

 

« Et si c’était César lui-même qui eût ravi Lygie ? »

 

Nul n’ignorait que souvent César cherchait dans des attaques nocturnes un dérivatif à son ennui. Pétrone lui-même participait à ces escapades. Le principal but en était de capturer quelques jolies filles que l’on faisait sauter et ressauter sur un manteau de soldat jusqu’à ce qu’elles défaillent. Néron appelait parfois ces expéditions « la pêche aux perles », car il arrivait qu’au fond des quartiers populeux et pauvres on péchait une véritable perle de grâce et de jeunesse. Alors ce saut, ou sagatio, sur un manteau de soldat, se terminait par un rapt effectif, et la perle était envoyée au Palatin, ou dans l’une des innombrables villas de César, à moins que Néron la cédât à l’un de ses compagnons. Cette aventure avait pu arriver à Lygie. César l’avait regardée au festin, et Vinicius ne doutait pas un instant qu’elle n’eût semblé à Néron la plus belle de toutes les femmes qu’il eût jamais vues. Il est vrai que Néron l’avait eue au Palatin, où il aurait pu ouvertement la retenir. Mais, comme le disait Pétrone, César était lâche dans sa forfaiture. Ayant le pouvoir d’agir à son gré, il préférait toujours les manœuvres secrètes. Dans le cas présent, il avait pu encore y recourir, pour ne pas se trahir vis-à-vis de Poppée.

 

Vinicius réfléchit alors combien il était peu probable que les Aulus eussent osé reprendre de force une jeune fille que lui avait donnée César. Mais alors, qui donc l’avait osé ? Serait-ce le gigantesque Lygien aux yeux bleus, qui avait eu l’audace de pénétrer dans le triclinium et d’emporter Lygie dans ses bras hors du festin ? Mais où aurait-il pu se cacher avec elle, où aurait-il pu la conduire ? Non. Un esclave est incapable d’un tel exploit. Donc, Lygie n’avait pu être enlevée que par César lui-même.

 

À cette pensée, les yeux de Vinicius s’obscurcirent, et sur son front perlèrent des gouttes de sueur. S’il en était ainsi, Lygie était perdue à jamais. On pouvait l’arracher de toutes les mains, sauf de ces mains-là. À présent, il ne lui restait qu’à s’écrier, avec plus de raison encore : Vae misero mihi ! Son imagination lui représentait Lygie dans les bras de Néron. Et, pour la première fois, il comprit que certaines pensées sont impossibles à supporter. Il comprenait maintenant combien elle lui était chère. Tel un homme qui se noie et, dans un éclair, revoit tout son passé, Vinicius se remémorait le visage de Lygie. Il la revoyait, il entendait chacune de ses paroles : la voici près de la fontaine, la voici à la maison d’Aulus, la voici au festin. Il la sentait auprès de lui, il sentait le parfum de ses cheveux, la tiédeur de son corps, la volupté des baisers dont, à ce festin, il avait meurtri ses lèvres innocentes. Elle lui apparaissait cent fois plus belle, plus désirable, plus chère, cent fois plus que jamais l’unique, l’élue entre toutes les mortelles et toutes les divinités. Et rien que de songer que peut-être Néron avait possédé ce qui était l’âme de son âme, le sang de son sang, la source de sa vie, une douleur physique le tenaillait, si atroce qu’il eût voulu se heurter la tête, jusqu’à la briser, aux murs de l’atrium. Il sentait qu’il pouvait devenir fou, et qu’il le deviendrait si la vengeance ne l’en sauvait. Et comme il lui avait semblé tout à l’heure qu’il ne pourrait vivre sans avoir retrouvé Lygie, de même il voyait à présent qu’il lui serait impossible de mourir sans l’avoir vengée. Seule, cette idée de vengeance le soulageait quelque peu. « Je serai ton Cassius Chærea ! » répétait-il comme une menace mentale à Néron. Et, dans les vases à fleurs qui entouraient l’impluvium, il prit un peu de terre qu’il pressa dans sa main, et il fit à l’Érèbe, à Hécate et aux lares familiaux le terrible serment de satisfaire sa vengeance.

 

Il éprouva alors comme un soulagement. Du moins avait-il à présent une raison de vivre et de quoi occuper ses jours et ses nuits. Abandonnant donc son projet d’aller chez Aulus, il se fit porter au Palatin. En route, il réfléchit que si on l’empêchait de voir César, ou si on le fouillait pour s’assurer qu’il n’avait pas d’armes sur lui, ce serait la preuve que Néron aurait gardé Lygie. Armé, il ne l’était pas. D’ailleurs, il avait perdu toute conscience de ses actes et, – comme il arrive d’ordinaire à ceux qui sont hantés d’une idée fixe, – rien ne subsistait en lui que le désir de la vengeance. Or, il craignait que trop de précipitation l’empêchât de le satisfaire. En outre, et par-dessus tout, il voulait voir Acté, persuadé que par elle il saurait toute la vérité. Parfois aussi l’espoir lui venait que peut-être il verrait Lygie, et à cette pensée il était tout secoué de frissons. Il pouvait se faire que Néron l’eût enlevée sans savoir de qui il s’emparait et qu’il la lui rendît aujourd’hui même. Mais aussitôt il comprenait toute l’invraisemblance de cette supposition. Si on avait voulu lui rendre Lygie, on l’eût fait dès hier soir. Acté seule pouvait le renseigner et c’était elle qu’il fallait questionner tout d’abord.

 

Cette décision prise, il donna l’ordre aux porteurs de se hâter. Ses pensées continuaient à tourbillonner. Il songeait tantôt à Lygie, tantôt à ses projets de vengeance. Il avait entendu dire que les pontifes de Pacht, la déesse égyptienne, savaient provoquer des maladies : il les consulterait. On lui avait appris en Orient que les Juifs, grâce à des formules magiques, pouvaient couvrir d’ulcères le corps de leurs ennemis : il possédait une douzaine d’esclaves juifs ; sitôt rentré chez lui, il les ferait fouetter jusqu’à ce qu’ils avouassent leur secret. En même temps, il se délectait à songer avec un plaisir particulier au court glaive romain, qui fait couler le sang en torrent, comme par exemple avait jailli celui de Caïus Caligula, qui avait laissé des traces indélébiles sur les colonnes du portique. Il était prêt à inonder de sang Rome entière ; et si quelques dieux vindicatifs lui offraient d’anéantir toute l’humanité, sauf lui et Lygie, il y consentirait de même.

 

Devant l’arc du portail, il concentra toute son attention et se dit, en voyant la garde prétorienne, que si on lui opposait la moindre difficulté, ce serait la preuve que Lygie était confinée au palais de par la volonté de César. Mais le chef des centurions vint à lui avec un sourire amical :

 

– Salut, noble tribun ! Si tu désires présenter tes hommages à César, le moment est mal choisi ; je ne sais même si tu pourras le voir.

 

– Qu’est-il arrivé ? – demanda Vinicius.

 

– La Divine Augustule est tombée subitement malade. César et Augusta Poppée sont près d’elle, avec des médecins qu’on est allé chercher à tous les coins de la ville.

 

L’événement était, en effet, considérable. César avait accueilli la naissance de cette fille extra humanum gaudium. Avant les couches, le Sénat avait solennellement recommandé le sein de Poppée à la protection des dieux. Lors des relevailles, une cérémonie votive avait été célébrée à Antium ; on avait donné des jeux splendides et un temple avait été érigé aux deux Fortunes. Néron, qui ne savait en rien garder la mesure, aimait cette enfant sans mesure. Et celle-ci était également chère à Poppée, pour ce qu’elle avait consolidé sa situation et rendu inébranlable son influence.

 

De la santé et de la vie de la petite Augusta pouvait dépendre le sort de l’empire. Mais telle était l’exclusive préoccupation de Vinicius pour son amour, qu’il ne prêta aucune attention à la réponse du centurion.

 

– Je veux simplement voir Acté, – dit-il.

 

Et il entra.

 

Acté était aussi auprès de l’enfant, et il lui fallut l’attendre. Elle ne parut que vers midi, le visage fatigué et pâli, et qui blêmit encore quand elle aperçut Vinicius.

 

– Acté, – s’écria-t-il en la saisissant par les deux mains et en l’entraînant au centre de l’atrium, – où est Lygie ?

 

– J’allais te le demander, – lui répondit-elle en le regardant dans les yeux avec un reproche.

 

Bien que Vinicius se fût promis de la questionner avec calme, il se prit la tête à deux mains et, le visage contracté par le chagrin et la colère, il se mit à répéter :

 

– Elle a disparu. On me l’a enlevée en route !

 

Puis il se ressaisit, rapprocha d’Acté son visage et gronda, les dents serrées :

 

– Acté… si tu tiens à la vie, si tu ne veux causer des malheurs dont tu ne pourrais même soupçonner l’étendue, dis-moi la vérité : est-ce César qui l’a enlevée ?

 

– César n’est pas sorti du palais hier.

 

– Sur l’ombre de ta mère, par tous les dieux, on ne la cache point au palais ?

 

– Sur l’ombre de ma mère, elle n’y est point, Marcus, et ce n’est pas César qui te l’a ravie. Depuis hier la petite Augusta est malade et Néron n’a pas quitté son berceau.

 

Vinicius respira. Ce qu’il avait redouté de plus horrible cessait de le menacer.

 

– Ce sont donc les Aulus, – fit-il en s’asseyant sur un banc et en crispant ses poings ; – alors, malheur à eux !

 

– Aulus Plautius est venu ici ce matin. Il n’a pu me voir, car j’étais auprès de l’enfant ; mais il a questionné sur Lygie Épaphrodite et d’autres gens de César et m’a fait dire par eux qu’il reviendrait me voir.

 

– C’était pour détourner les soupçons. S’il avait ignoré ce qu’elle est devenue, c’est chez moi qu’il serait venu la chercher.

 

– Il m’a laissé quelques mots sur une tablette. En les lisant, tu pourras te convaincre qu’Aulus, sachant que Lygie lui a été reprise sur le désir de Pétrone et le tien, pensait qu’on l’avait envoyée chez toi ; il s’y est rendu ce matin et il y fut informé de ce qui est arrivé.

 

Acté passa dans le cubiculum et en revint avec la tablette laissée par Aulus.

 

Vinicius la lut et demeura silencieux. Sur son visage bouleversé Acté semblait deviner ses sombres pensées.

 

– Non, Marcus, – dit-elle. – C’est par la volonté de Lygie elle-même que cela est arrivé.

 

– Tu savais qu’elle voulait s’enfuir ! – s’écria Vinicius.

 

Elle le regarda presque sévèrement, de ses yeux songeurs.

 

– Je savais que jamais elle ne consentirait à être ta concubine.

 

– Et toi, qu’as-tu été toute ta vie ?

 

– Moi, j’avais été esclave.

 

Mais Vinicius continuait d’exhaler sa fureur : César lui avait donné Lygie, il n’avait donc pas à se préoccuper si, auparavant, elle était esclave ou non ; il la découvrirait, fût-elle cachée sous terre et ferait d’elle ce que bon lui semblerait. Oui ! elle serait sa concubine. Il la ferait fouetter autant qu’il lui plairait. Quand il aurait assez d’elle, il la donnerait au dernier de ses esclaves, ou bien il l’attellerait à un moulin à bras dans une de ses terres d’Afrique. À présent, il allait la rechercher, mais uniquement pour la châtier, l’écraser, la dompter.

 

Il s’affolait, avait tellement perdu toute mesure qu’Acté se rendait compte de l’exagération de ses menaces. Il était certainement incapable de les mettre à exécution et ne parlait que sous l’empire de la colère et du désespoir. Acté eût même pris ses souffrances en pitié, si de tels emportements n’eussent lassé sa patience, et finalement, elle lui demanda ce qu’il voulait d’elle.

 

Vinicius ne sut d’abord que répondre. Il était venu parce que tel était son désir, et parce qu’il croyait tirer d’elle quelque renseignement ; mais, en réalité, il se rendait chez César et c’est parce qu’il en avait été empêché qu’il était entré chez elle. Lygie, en fuyant, s’était insurgée contre la volonté de César. Il supplierait Néron de la faire rechercher par toute la ville, par tout l’empire, dût-on y employer toutes les légions et fouiller toutes les maisons, une à une. Pétrone appuierait sa requête et les recherches commenceraient dès aujourd’hui.

 

Acté lui répondit :

 

– Prends bien garde que, le jour où César l’aurait retrouvée, elle soit à jamais perdue pour toi.

 

Vinicius fronça les sourcils.

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Écoute, Marcus ! Hier, dans les jardins du palais, Lygie et moi avons rencontré Poppée, avec la petite Augusta portée par la négresse Lilith. Le soir, l’enfant est tombée malade, et Lilith prétend que l’étrangère lui a jeté un sort. Si l’enfant recouvre la santé, ils oublieront ; autrement, Poppée la première accusera Lygie de sorcellerie, et, si on la retrouve, tout salut sera perdu pour elle.

 

Après un silence, Vinicius opina :

 

– Peut-être, en effet, a-t-elle jeté un sort à l’enfant… Elle m’a bien ensorcelé, moi.

 

– Lilith assure qu’aussitôt nous avoir dépassées, l’enfant s’est mise à pleurer. C’est vrai ! Je l’ai entendue pleurer. Sans doute elle était malade auparavant. Cherche donc Lygie, Marcus ! Mais ne parle pas d’elle à César tant que l’enfant ne sera pas guérie ; ce serait provoquer la vengeance de Poppée. Ses yeux ont déjà assez versé de larmes à cause de toi ; et que tous les dieux préservent sa tête infortunée.

 

– Tu l’aimes, Acté ? – demanda Vinicius d’une voix morne.

 

Des larmes perlèrent aux yeux de l’affranchie.

 

– Oui, j’ai appris à l’aimer.

 

– Parce qu’elle ne t’a pas, comme à moi, rendu haine pour amour !

 

Acté le regarda, hésitante, ou bien voulant s’assurer de sa sincérité, puis elle lui dit :

 

– Homme emporté et aveugle, elle t’aimait.

 

Vinicius bondit, comme rendu fou par ces paroles :

 

– Ce n’est pas vrai !

 

Elle le haïssait. D’où Acté pouvait-elle savoir ? Lygie, dès le premier jour d’intimité, lui avait-elle donc avoué ? Et qu’était-il donc, cet amour qui préférait la vie errante, l’incertitude du lendemain, peut-être même une mort misérable, à une maison décorée de verdure, où l’attendait l’amoureux en fête ? Qu’on ne lui dise pas cela, ce serait à en perdre l’esprit. Il n’eût pas donné cette jeune fille pour tous les trésors du Palatin, et elle s’était enfuie. Quel amour était-ce que celui qui avait peur de la volupté et soif de la souffrance ? Qui pouvait comprendre cela ? Qui pouvait l’expliquer ? S’il n’était soutenu par l’espoir de la retrouver, il se jetterait sur son glaive. L’amour se donne et ne se reprend pas. Chez les Aulus, à certains moments, il avait pu croire à un bonheur prochain. Mais il était maintenant convaincu qu’alors elle le haïssait déjà, comme elle le haïssait aujourd’hui, comme elle mourrait, avec la haine au cœur.

 

Acté, si craintive et si douce à l’ordinaire, s’indigna à son tour.

 

Qu’il songe seulement à la façon dont il avait tenté de se la gagner. Au lieu de s’incliner devant Pomponia et Aulus et de la leur demander, il l’avait enlevée par surprise à ses parents. Il avait voulu faire d’elle non sa femme, mais sa concubine, d’elle, enfant adoptive d’une famille honorable, d’elle, fille de roi ! Il avait amené Lygie dans cette maison du crime et de l’infamie ; il avait blessé ses yeux innocents du spectacle de l’orgie, il l’avait traitée comme une fille de joie. Avait-il donc oublié ce qu’étaient les Aulus ? qui était Pomponia Græcina, la mère adoptive de Lygie ? Avait-il donc si peu d’esprit pour ne pas avoir compris combien ces femmes différaient de Nigidia, de Calvia Crispinilla, de Poppée et de toutes celles qu’on rencontrait à la cour de César ? N’avait-il donc pas compris davantage, dès qu’il avait vu Lygie, que cette enfant à l’âme pure préférerait la mort au déshonneur ? Savait-il quels dieux elle adorait et si ses dieux à elle n’étaient pas meilleurs et plus grands que cette Vénus infâme, ou cette Isis vénérée par l’impudicité des Romains ? Non : elle n’avait reçu de Lygie aucun aveu, sinon qu’elle attendait le salut de lui, Vinicius. Elle espérait que, sur sa prière, César la laisserait retourner chez elle et qu’elle irait retrouver Pomponia. Et, quand elle parlait de lui, elle se troublait, comme une jeune fille qui aime et qui a confiance. Son cœur, à elle, avait battu pour lui, mais il l’avait indignée, l’avait épouvantée, l’avait offensée. À présent, il pouvait bien la chercher avec l’aide des soldats de César ; mais il ne devait pas oublier que si l’enfant de Néron mourait, elle en serait accusée, et sa perte serait certaine.

 

Malgré la colère et le désespoir qui l’agitaient, Vinicius fut troublé de ces paroles. Il était tout bouleversé qu’Acté lui eût affirmé l’amour de Lygie. Il se rappelait la rougeur du visage et le scintillement des yeux de la jeune fille lorsqu’elle écoutait ses aveux dans le jardin des Aulus. Il lui semblait, en effet, avoir vu alors naître en elle quelque amour pour lui et, à cette seule pensée, son cœur débordait d’une joie cent fois plus grande que le bonheur dont il avait soif. Il songea que, réellement, il eût pu l’avoir sans violence et, mieux encore, aimante. Elle eût entouré sa porte d’un filet, l’eût enduite de graisse de loup, puis, épouse, se fût assise à son foyer, sur la toison de laine. Il eût entendu tomber de ses lèvres les paroles sacramentelles : « Là où tu es, Caïus, là je serai, Caïa ! » Et elle lui eût appartenu pour toujours. Pourquoi n’avait-il pas agi ainsi, puisqu’il était prêt à l’épouser ? Et voici qu’elle avait disparu, que peut-être il ne la retrouverait plus jamais, ou, s’il la retrouvait, qu’elle pouvait quand même être perdue pour lui.

 

Un nouvel accès de rage le saisit, fit hérisser ses cheveux ; mais, cette fois, il n’en voulait plus à Aulus, ni à Pomponia, ni à Lygie. Sa colère se tourna contre Pétrone. C’était à lui toute la faute. Sans lui, Lygie ne serait pas vouée à la vie errante ; elle fût devenue sa fiancée et aucun danger ne menacerait plus cette chère existence. À présent, c’était chose faite. Il était trop tard pour réparer le mal irréparable.

 

– Trop tard !

 

Il sentit comme un abîme s’entrouvrir sous ses pieds. Que faire ? Qu’entreprendre ? Où s’adresser ? Comme un écho, Acté répéta : « Trop tard ! » et ces mots, venant d’une autre bouche, résonnèrent à ses oreilles comme un arrêt de mort.

 

Il se disait pourtant qu’il fallait coûte que coûte retrouver Lygie, sans quoi il en résulterait pour lui quelque chose de terrible.

 

Refermant sa toge d’un geste inconscient, il allait s’éloigner sans même prendre congé d’Acté, quand, par la portière soulevée de l’atrium, Vinicius aperçut soudain en face de lui Pomponia Græcina, triste et en deuil.

 

Ayant appris, elle aussi, la disparition de Lygie et pensant qu’il lui serait plus facile qu’à Aulus de pénétrer auprès d’Acté, elle venait aux nouvelles. À la vue de Vinicius, elle tourna vers lui son pâle visage aux traits fins, puis dit :

 

– Marcus, que Dieu te pardonne le mal que tu nous as fait, à nous et à Lygie.

 

Lui, restait là, le front baissé, sentant tout le poids de son malheur et de sa responsabilité, incapable de comprendre quel était ce Dieu qui devait et pouvait lui pardonner, et pourquoi Pomponia parlait de pardon, alors qu’elle eût dû parler de vengeance.

 

Enfin il sortit, en proie à de tristes pensées, désespéré et perplexe.

 

Dans la cour d’honneur et sous la galerie, des groupes anxieux se pressaient. Parmi la foule des esclaves erraient çà et là des chevaliers, des sénateurs, qui venaient s’enquérir de la santé de la petite Augusta et en même temps se montrer au palais pour témoigner de leur fidélité, ne fût-ce même que devant les esclaves de César. Le bruit de la maladie de la divinité s’était bien vite répandu, car à la porte affluaient de nouveaux visiteurs et la multitude se tassait derrière l’arc.

 

Certains arrivants, rencontrant Vinicius qui sortait, l’abordaient pour en tirer quelque renseignement. Sans répondre, il put se frayer rapidement un passage, jusqu’au moment où Pétrone, accouru lui aussi en toute hâte aux nouvelles, l’arrêta en le heurtant de la poitrine. À sa vue Vinicius se fût certainement laissé aller à quelque esclandre dans le palais même de César si, en sortant de chez Acté, il n’eût été prostré et abattu au point que son irascibilité native s’effaçait. Néanmoins, il repoussa Pétrone et voulut passer. Mais l’autre le retint de force.

 

– Comment va la divine ?

 

Cette obligation de s’arrêter irrita Vinicius et ralluma de nouveau sa colère.

 

– Que les enfers l’engloutissent, elle et toute cette maison, – grommela-t-il, les dents serrées.

 

– Tais-toi, malheureux ! – fit Pétrone. Il jeta autour de lui un regard furtif, puis, très vite :

 

– Si tu veux savoir quelque chose de Lygie, suis-moi. Non, c’est inutile, je ne dirai rien ici ; accompagne-moi, je te ferai part dans ma litière de mes suppositions.

 

Il lui passa le bras autour de la taille et l’entraîna rapidement hors du palais.

 

C’était là son seul but, car il n’avait aucune nouvelle de Lygie. Cependant, esprit réfléchi et, malgré sa mauvaise humeur de la veille, plein de sympathie pour le malheur de Vinicius, se sentant d’ailleurs responsable de ce qui se passait, Pétrone avait déjà pris quelques mesures et une fois dans la litière, il dit :

 

– J’ai fait garder toutes les portes par mes esclaves, auxquels j’ai donné le signalement exact de la jeune fille et du géant qui, l’autre jour, l’a emportée de la salle du festin : c’est lui encore, à n’en pas douter, qui l’a enlevée hier. Écoute ! Peut-être que les Aulus essaieront de la cacher dans une de leurs campagnes. En ce cas, nous saurons de quel côté on la conduira. Au contraire, si mes gens ne la voient pas aux portes, ce sera la preuve qu’elle est demeurée en ville et nous nous mettrons en quête aujourd’hui nous-mêmes.

 

– Les Aulus ignorent où elle est, – interrompit Vinicius.

 

– En es-tu sûr ?

 

– J’ai vu Pomponia. Eux aussi la cherchent.

 

– Elle n’a pu quitter la ville hier, puisque les portes sont closes à la nuit. Devant chacune d’elles deux de mes hommes font le guet. L’un a pour mission de suivre Lygie et le géant, l’autre de venir aussitôt m’avertir. Si elle est à Rome, nous la trouverons, rien n’étant plus facile que de reconnaître la taille et la carrure du Lygien. Tu as de la chance que ce ne soit pas César qui l’ait enlevée ; mais je puis t’affirmer que ce n’est pas lui, car tous les secrets du Palatin me sont connus.

 

Vinicius eut un accès, non pas tant de colère que de douleur. Il raconta à Pétrone ce que lui avait dit Acté et quels dangers nouveaux menaçaient Lygie, ainsi que l’obligation, si on la retrouvait, de la cacher aussitôt à Poppée. Puis il se prit à récriminer. Sans Pétrone, il en serait autrement ; Lygie serait chez les Aulus ; lui, Vinicius, pourrait la voir chaque jour, et il serait, à présent, plus heureux que César. Tout en parlant, il s’exaltait davantage ; l’émotion le poignait ; enfin des larmes de chagrin et de rage coulèrent de ses yeux.

 

Pétrone n’eût jamais cru que le jeune homme pût aimer à ce point, et, à la vue de ces larmes, il songea, non sans quelque surprise :

 

– Ô toute puissante Cypris, toi seule règne sur les cœurs des mortels et des dieux !

 

Chapitre XII.

Quand ils descendirent de litière devant la maison de Pétrone, le gardien de l’atrium les informa qu’il n’était pas encore revenu un seul des esclaves envoyés aux portes. L’atriensis avait prescrit de leur porter des vivres et de leur confirmer l’ordre, sous peine du fouet, de surveiller attentivement tous ceux qui sortaient de la ville.

 

– Tu le vois, – fit Pétrone, – nul doute qu’ils soient encore à Rome, et nous les retrouverons. Envoie de ton côté tes gens veiller aux issues, surtout ceux qui ont fait partie de l’escorte de Lygie et qui la reconnaîtront plus facilement.

 

– J’allais les faire partir pour les ergastules de campagne, – dit Vinicius ; – mais je vais contremander ces instructions et les envoyer aux portes.

 

Il traça quelques mots sur une tablette enduite de cire et remit celle-ci à Pétrone, qui la fit sur-le-champ porter chez Vinicius. Ensuite, ils passèrent dans le péristyle intérieur et s’assirent sur un banc de marbre pour causer. La blonde Eunice et Iras leur glissèrent sous les pieds des escabeaux de bronze et, approchant d’eux une table, elles leur versèrent du vin contenu dans de belles amphores rapportées de Volaterre et de Cécine.

 

– Est-il un de tes hommes qui connaisse ce colosse lygien ? – questionna Pétrone.

 

– Atacin et Gulon le connaissaient. Mais Atacin a péri hier, et moi, j’ai tué Gulon.

 

– Je regrette Gulon, – dit Pétrone. – Il avait porté dans ses bras non seulement toi, mais moi-même.

 

– J’avais idée de l’affranchir, – fit Vinicius ; – mais assez là-dessus ! Parlons plutôt de Lygie. Rome est une mer…

 

– Dans la mer on pêche des perles… Très probablement, nous ne la retrouverons ni aujourd’hui, ni demain, mais il est certain que nous la retrouverons. Tu m’accuses de t’avoir conseillé un tel moyen : le moyen était bon, il n’est devenu mauvais qu’en raison des circonstances. Aulus lui-même t’avait fait part de son intention de se retirer en Sicile avec toute sa famille. Ainsi, elle eût été loin de toi.

 

– Je les aurais suivis, – répliqua Vinicius, – et, en tout cas, elle eût été en sûreté, tandis qu’à présent, si l’enfant vient à mourir, Poppée en accusera Lygie et finira par le faire croire à César.

 

– Tu as raison. Cela aussi m’a inquiété. Mais cette petite poupée peut guérir. Et si elle meurt, il n’y aura qu’à trouver un autre moyen.

 

Pétrone réfléchit, puis dit :

 

– On assure que Poppée professe la religion des Juifs et qu’elle croit aux esprits. César est superstitieux… Si nous lancions la nouvelle que les mauvais esprits ont enlevé Lygie, cette fable trouverait créance, attendu que l’enlèvement, n’étant le fait ni de César, ni d’Aulus, reste assez mystérieux. À lui seul, le Lygien n’eût pu mener à bien l’entreprise. Évidemment on l’y a aidé. Mais comment admettre qu’en une seule journée, un esclave ait pu réunir tant d’hommes ?

 

– Les esclaves s’entraident dans Rome.

 

– Qui un jour en pâtira de façon sanglante. Oui, ils agissent d’accord, mais pas au détriment d’autres esclaves. Or, dans le cas présent, on savait que la responsabilité de l’aventure retomberait sur tes esclaves à toi, et qu’ils en supporteraient les conséquences. Si tu leur suggères l’idée de l’enlèvement par les mauvais esprits, ils déclareront aussitôt qu’ils l’ont vu de leurs propres yeux, car cela les justifiera devant toi… Demande à n’importe lequel d’entre eux s’il n’a pas vu Lygie, escortée d’esprits, s’élever dans les airs, et il te jurera par le bouclier de Zeus qu’en effet Lygie s’est envolée.

 

Vinicius, qui ne laissait pas d’être superstitieux, regarda Pétrone avec inquiétude et surprise.

 

– Si Ursus ne pouvait ni l’enlever à lui seul, ni s’assurer le concours nécessaire, qui donc l’aurait prise ?

 

Pétrone se mit à rire.

 

– Tu vois, – dit-il. – Comment ne nous croirait-on pas, puisque toi-même y crois déjà à demi ? Tel est notre monde, qui raille les dieux ! On y croira donc, et on ne recherchera pas Lygie. Quant à nous, nous la cacherons loin d’ici, dans une de nos villas.

 

– Pourtant, qui donc a pu lui venir en aide ?

 

– Ses coreligionnaires, – répondit Pétrone.

 

– Quels coreligionnaires ? Quelle divinité vénère-t-elle ? Je devrais cependant savoir cela mieux que toi.

 

– Il n’est guère de femme à Rome qui n’ait ses divinités à elle. Certainement, Pomponia a élevé Lygie dans le culte de celle qu’elle adore elle-même. Quel est ce culte ? Je l’ignore. Une chose est certaine : jamais on ne l’a vue, dans aucun temple, sacrifier à l’un quelconque de nos dieux. On l’avait même accusée d’être chrétienne, mais c’est inadmissible : le tribunal de famille a fait justice de cette allégation. On raconte que non seulement les chrétiens adorent une tête d’âne, mais qu’ils sont encore les ennemis du genre humain et qu’ils commettent les crimes les plus infâmes. Or donc, Pomponia ne peut être chrétienne ; en effet, sa vertu est indiscutable, et une ennemie du genre humain ne traiterait point ses esclaves avec cette mansuétude dont elle use à leur égard.

 

– Ils ne sont, nulle part, aussi bien traités que chez les Aulus, – confirma Vinicius.

 

– Tu vois. Pomponia m’a parlé d’un dieu qui est un, tout-puissant et miséricordieux. Qu’a-t-elle fait de tous les autres ? c’est son affaire. Toujours est-il que son Logos ne serait qu’une piètre puissance s’il n’avait que deux fidèles, Pomponia et Lygie, avec leur Ursus par-dessus le marché. Les adeptes sont à coup sûr plus nombreux, et c’est eux qui ont prêté secours à Lygie.

 

– Leur religion commande le pardon, – dit Vinicius. – J’ai rencontré Pomponia chez Acté, et elle m’a dit : « Que Dieu te pardonne le tort que tu nous as fait, à Lygie et à nous. »

 

– Leur dieu, il faut croire, est un curator bien débonnaire. Soit ! qu’il te pardonne, et pour te le prouver, qu’il te rende la fillette.

 

– Je lui offrirais demain une hécatombe, s’il me rendait Lygie. Je ne veux ni manger, ni prendre de bain, ni dormir. Je vais mettre un manteau sombre et rôder par la ville. Peut-être qu’ainsi déguisé, je la retrouverai. Je suis malade !

 

Pétrone le regarda avec une certaine compassion. En effet, Vinicius avait les yeux battus et ses prunelles brillaient de fièvre ; une barbe de la veille ombrait d’une bande bleuâtre son menton saillant ; ses cheveux étaient en désordre ; réellement il avait mauvaise mine. Iras et Eunice, elles aussi, l’observaient d’un regard apitoyé. Mais, ainsi que Pétrone, Vinicius faisait moins attention à elles qu’à des petits chiens qui se fussent ébattus autour de lui.

 

– Tu as la fièvre, – lui dit Pétrone.

 

– Oui.

 

– Alors, écoute… J’ignore quelle serait la prescription d’un médecin, mais je sais ce que je ferais à ta place. En attendant de retrouver Lygie, je chercherais auprès de quelque autre une compensation à sa perte. J’ai vu de beaux corps dans ta maison… Laisse-moi parler… Oui, je sais ce qu’est l’amour et qu’au désir qu’on a d’une femme, une autre ne saurait suppléer. N’empêche qu’une belle esclave puisse donner une distraction passagère…

 

– Je ne veux pas, – protesta Vinicius.

 

Alors Pétrone, qui avait pour lui une réelle affection et qui désirait atténuer sa souffrance, chercha quelque moyen d’y réussir.

 

– Peut-être les tiennes n’ont-elles plus pour toi le charme de la nouveauté, – dit-il. – Mais… (il détailla tour à tour Eunice et Iras, et posa enfin la main sur la hanche de la blonde Grecque), regarde un peu cette Charite. Il y a quelques jours, le jeune Fonteius Capiton m’a offert d’elle trois splendides éphèbes de Clazomène, car Scopas lui-même n’a jamais créé de formes si parfaites. Il est incompréhensible que moi-même je sois resté jusqu’ici indifférent à ses charmes : ce n’est pourtant pas de penser à Chrysothémis qui m’aurait retenu ! Je te la donne, prends-la !

 

À ces mots, Eunice devint toute pâle, et fixant sur Vinicius ses yeux épouvantés, elle attendit sa réponse.

 

Mais il se leva précipitamment, se serra les tempes avec les mains, et se mit à parler très vite, comme un homme qui souffre et qu’on obsède.

 

– Non ! non !… Je ne veux pas d’elle, je ne veux de personne… Je te remercie, mais je n’en veux pas ! Je vais chercher Lygie par la ville. Fais-moi donner un manteau gaulois à capuchon. J’irai de l’autre côté du Tibre… Si au moins je pouvais découvrir Ursus !…

 

Et il sortit brusquement. Pétrone, voyant que réellement il ne pouvait tenir en place, n’essaya pas de le retenir. Toutefois, prenant son refus pour une répulsion momentanée envers toute autre femme que Lygie, et ne voulant pas que sa générosité fût en pure perte, il se tourna vers l’esclave :

 

– Eunice, – dit-il, – prends un bain, oins ton corps de parfums, pare-toi et va chez Vinicius.

 

Mais elle tomba à genoux, joignit les mains et l’adjura de ne point l’éloigner de la maison. Elle n’irait pas chez Vinicius ; plutôt être porteuse de bois pour l’hypocaustum, que la première des servantes là-bas ! Elle ne voulait pas ! Elle ne pouvait pas ! Elle le conjurait d’avoir pitié d’elle. Qu’il la fît fouetter chaque jour, mais qu’il ne la renvoyât point.

 

Telle une feuille frissonnante, Eunice tremblait à la fois de peur et d’extase, et tendait ses bras vers Pétrone, qui l’écoutait avec surprise. Une esclave osait répondre à un ordre par des supplications, elle osait dire « Je ne veux pas, je ne peux pas ! » C’était chose tellement inouïe à Rome, qu’il n’en pouvait croire ses oreilles. Enfin, il fronça les sourcils. Il était trop raffiné pour s’abaisser jusqu’à la cruauté. Ses esclaves étaient plus libres qu’ailleurs, surtout sur le chapitre du libertinage. On ne leur demandait qu’un service irréprochable et de révérer la volonté du maître à l’égal de celle des dieux. Toutefois, quand ils manquaient à l’un ou à l’autre de ces devoirs, Pétrone n’hésitait pas un instant à les soumettre aux châtiments en usage. De plus, il n’admettait ni contradiction, ni rien qui pût troubler sa tranquillité. Il considéra un instant l’esclave à genoux et en larmes, et lui dit :

 

– Va chercher Teirésias et reviens avec lui.

 

Eunice se leva, toute tremblante, les yeux en pleurs, et sortit. Elle rentra bientôt, ramenant l’atriensis, le Crétois Teirésias.

 

– Emmène Eunice, – commanda Pétrone, – et donne-lui vingt-cinq coups de verge, mais sans abîmer la peau.

 

Puis, il passa dans sa bibliothèque, s’assit à une table de marbre rose, et se mit à travailler à son Festin de Trimalcion.

 

Cependant, il était trop préoccupé de la fuite de Lygie et de la maladie de la petite Augusta pour astreindre son esprit à un travail soutenu. Il songea qu’au cas où César se laisserait convaincre que Lygie avait jeté un sort à l’Augustule, sa responsabilité serait fort engagée, puisque c’était sur ses instances que la jeune fille avait été amenée au palais. Mais, à la première occasion, il ferait entendre à César toute l’absurdité de ce grief. Il spéculait aussi sur un certain faible de Poppée à son endroit, sentiment qu’il avait deviné, bien qu’elle s’efforçât de le cacher. Il haussa les épaules à ses appréhensions, et décida de s’arrêter au triclinium, de déjeuner, de se faire porter au Palatin, de là au Champ-de-Mars, puis chez Chrysothémis.

 

En se rendant au triclinium, il aperçut parmi les autres esclaves, à l’entrée du couloir de service, la fine silhouette d’Eunice, et oubliant qu’il n’avait point donné à Teirésias d’autre ordre que de la fouetter, il le chercha des yeux, les sourcils froncés.

 

Ne le voyant point, il interpella Eunice.

 

– As-tu reçu les verges ?

 

Elle se jeta de nouveau à ses pieds et baisa le bord de sa toge.

 

– Oui, seigneur ! J’ai reçu les verges ! Oui, seigneur !…

 

Sa voix était vibrante de joie et de gratitude. Sans nul doute, elle pensait que ce châtiment était suffisant pour empêcher son départ. Pétrone le comprit, et s’étonna de la résistance éperdue de l’esclave. Mais il connaissait trop à fond l’âme humaine pour ne pas deviner que l’amour seul pouvait susciter une pareille obstination.

 

– Tu as un amant ici ? – demanda-t-il.

 

Elle leva sur lui ses yeux bleus baignés de larmes et murmura d’une voix presque inintelligible :

 

– Oui, seigneur !…

 

Ses yeux, sa chevelure d’or dénouée, son visage où se lisaient la crainte et l’espoir, étaient si beaux, son regard si suppliant, que Pétrone, en philosophe qui proclamait toujours la puissance de l’amour, et en esthète, admirateur de toute beauté, éprouva pour la jeune fille une sorte de compassion.

 

– Lequel est ton amant ? – demanda-t-il en désignant de la tête les esclaves.

 

Il n’obtint point de réponse. Eunice inclina son visage jusqu’aux pieds de son maître et demeura immobile.

 

Pétrone dévisagea les esclaves, dont plusieurs étaient jeunes, beaux et sveltes ; sur les traits d’aucun d’eux il ne put lire le moindre indice : tous avaient un sourire énigmatique. Un instant, il considéra Eunice étendue à ses pieds, puis, silencieux, il se rendit au triclinium.

 

Après son repas, il se fit porter au palais, puis chez Chrysothémis, où il resta fort tard dans la nuit. En rentrant chez lui, il fit venir Teirésias.

 

– Eunice a reçu les verges ? – lui demanda-t-il.

 

– Oui, seigneur. Mais tu avais prescrit de ne pas lui abîmer la peau.

 

– Est-ce là le seul ordre que je t’ai donné à son sujet ?

 

– Oui, seigneur, – répondit l’atriensis inquiet.

 

– C’est bien. Lequel des esclaves est son amant ?

 

– Aucun, seigneur.

 

– Que sais-tu sur son compte ?

 

Teirésias parla d’une voix mal assurée :

 

– Eunice ne quitte jamais la nuit le cubiculum, où elle dort avec la vieille Acrisione et avec Ifis. Après ton bain, seigneur, elle ne stationne jamais dans les thermes… Ses compagnes se moquent d’elle et lui ont donné le surnom de Diane.

 

– Assez, – dit Pétrone. – Mon parent Vinicius, à qui j’avais fait présent d’Eunice ce matin, ne l’a point acceptée ; elle restera à la maison. Tu peux t’en aller.

 

– Me permets-tu encore quelques mots au sujet d’Eunice, seigneur ?

 

– Je t’ai ordonné de dire ce que tu sais.

 

– Toute la familia, seigneur, parle de la fuite de cette jeune fille qui devait aller habiter chez le noble Vinicius. Après ton départ, Eunice est venue chez moi et m’a dit connaître un homme qui saurait la retrouver.

 

– Ah ! – fit Pétrone. – Et qui est cet homme ?

 

– Je ne le connais point, seigneur ; mais j’ai cru bien faire de t’en parler.

 

– Bien. Demain, cet homme attendra ici le tribun, que tu iras prier de ma part de venir dans la matinée.

 

L’atriensis s’inclina et sortit. Pétrone, involontairement, se mit à songer à Eunice. Le désir de la jeune esclave que Lygie fût retrouvée lui parut tout naturel : Elle ne se souciait pas de la remplacer dans la maison du tribun. Il songea ensuite que l’homme en question pouvait être son amant, pensée qui lui fut désagréable. Le meilleur moyen de connaître la vérité était de faire appeler Eunice. Mais il se faisait tard : Pétrone avait fait une trop longue visite chez Chrysothémis et le sommeil le gagnait. En passant au cubiculum, il se ressouvint, on ne sait pourquoi, que durant cette visite il avait découvert sur le masque illustre de Chrysothémis la fâcheuse patte d’oie. Il songea aussi que la beauté de celle-ci était inférieure à sa renommée dans Rome, et que Fonteius Capiton, en lui offrant trois jeunes garçons de Clazomène en échange d’Eunice, n’eût point fait un marché de dupe.

 

Chapitre XIII.

Le lendemain, Pétrone achevait à peine de s’habiller dans l’unctorium, quand arriva Vinicius, convoqué par Teirésias. Le jeune tribun savait déjà que rien de nouveau n’avait été signalé aux portes ; loin de s’en réjouir comme d’une certitude que Lygie était encore à Rome, cela l’inquiétait davantage. En effet, il pouvait supposer qu’Ursus avait fait sortir Lygie de la ville immédiatement après l’avoir enlevée et avant que les esclaves de Pétrone n’eussent été placés en surveillance aux portes. Il est vrai qu’en automne, lorsque les jours commençaient à raccourcir, on fermait ces portes d’assez bonne heure. Mais on les rouvrait pour les partants, qui étaient parfois assez nombreux. On pouvait aussi franchir les murs par d’autres voies bien connues surtout des esclaves qui voulaient s’enfuir de la ville.

 

Vinicius avait dépêché ses gens sur toutes les routes qui menaient en province et dans tous les postes de vigiles, avec l’ordre de donner aux chefs de ces gardes le signalement d’Ursus et de Lygie, esclaves fugitifs, et de promettre une récompense si on les arrêtait. Mais il était peu probable que cette poursuite les rejoignît ; car, à supposer que cela eût lieu, les autorités locales se refuseraient sans doute à les arrêter sur un ordre privé de Vinicius, non contresigné par le préteur. Or, le temps avait manqué pour obtenir ce contreseing. Pendant toute la journée de la veille, vêtu en esclave, Vinicius avait cherché Lygie dans tous les coins de la ville et n’était parvenu à découvrir aucune trace, ni le moindre indice. Il avait bien rencontré les esclaves d’Aulus ; mais ils semblaient, eux aussi, chercher quelque chose, nouvelle preuve que les Aulus ignoraient ce qu’était devenue la jeune fille.

 

Dès qu’il avait été avisé par Teirésias qu’un homme se faisait fort de la retrouver, Vinicius était accouru chez Pétrone où, prenant à peine le temps de le saluer, il s’était mis à le questionner.

 

– Nous allons le voir dans un instant, – lui dit Pétrone. – C’est un ami d’Eunice ; elle va venir plier ma toge et nous donnera sur cet homme de plus amples renseignements.

 

– C’est cette esclave que tu as voulu me donner hier ?

 

– Et que tu as refusée, ce dont je te remercie d’ailleurs, car c’est la meilleure vestiplice qui soit à Rome.

 

Il avait à peine fini de parler que la vestiplice entra, prit une toge posée sur un fauteuil incrusté d’ivoire et la déplia pour la mettre aux épaules de Pétrone. Son doux visage était radieux et la joie brillait dans ses yeux.

 

Pétrone la regarda et elle lui parut fort belle. La toge mise en place, Eunice la drapa ; tandis qu’elle se baissait pour en arranger les plis, il put constater que ses bras étaient d’une merveilleuse carnation rose pâle, que sa gorge et ses épaules avaient un reflet transparent de nacre et d’albâtre.

 

– Eunice, – dit-il, – l’homme dont tu as parlé hier à Teirésias est-il là ?

 

– Oui, seigneur.

 

– Comment le nomme-t-on ?

 

– Chilon Chilonidès, seigneur.

 

– Qu’est-il ?

 

– C’est un médecin, un sage et un diseur de bonne aventure, qui sait lire dans la destinée des hommes et prédire.

 

– Et il t’a dit l’avenir, à toi aussi ?

 

Eunice rougit jusqu’à ses oreilles et son cou.

 

– Oui, seigneur.

 

– Et que t’a-t-il prédit ?

 

– Qu’une souffrance et un bonheur m’attendaient.

 

– La souffrance t’est venue par la main de Teirésias ; la prédiction du bonheur doit également se réaliser.

 

– Elle s’est déjà réalisée, seigneur.

 

– Comment ?

 

Elle murmura :

 

– Je suis restée.

 

Pétrone posa sa main sur la blonde tête d’Eunice.

 

– Tu as bien disposé les plis aujourd’hui, et je suis content de toi, Eunice.

 

Dès que la main de Pétrone l’eût touchée, ses yeux se voilèrent d’une buée de félicité et sa gorge tressaillit.

 

Pétrone et Vinicius passèrent dans l’atrium, où les attendait Chilon Chilonidès qui, dès qu’il les aperçut, leur fit un profond salut. En songeant à son hypothèse de la veille, que ce pouvait être l’amant d’Eunice, Pétrone eut un sourire. L’homme qui se tenait debout devant eux ne pouvait être l’amant de qui que ce fût. Dans ce singulier personnage, il y avait quelque chose de repoussant et de ridicule. Il n’était point vieux : dans sa barbe malpropre et sa chevelure crépue apparaissaient à peine quelques poils blancs. Son ventre était cave, ses épaules voûtées, si bien qu’à première vue il paraissait bossu ; de cette bosse émergeait une tête énorme, dont le masque au regard aigu tenait du singe et du renard. Des pustules mouchetaient son cuir jaunâtre, et son nez, qui en était également tout couvert, témoignait de sa tendresse pour l’amphore. Ses vêtements négligés : tunique sombre, tissée de poil de chèvre, et manteau pareil, tout troué, trahissaient une misère vraie ou simulée. À sa vue, Pétrone songea aussitôt au Thersite d’Homère, et, répondant à son salut par un signe, il lui dit :

 

– Salut, divin Thersite. Comment vont les bosses que t’a faites Ulysse, sous les murs de Troie, et que devient-il lui-même aux Champs-Élyséens ?

 

– Noble seigneur, – répliqua Chilon Chilonidès, – le plus sage d’entre les morts, Ulysse, envoie par mon entremise à Pétrone, le plus sage d’entre les vivants, un salut, et la prière de recouvrir mes bosses d’un manteau neuf.

 

– Par la triple Hécate ! – s’écria Pétrone, – la réponse vaut un manteau…

 

Mais l’impatient Vinicius interrompit la conversation en demandant à brûle-pourpoint :

 

– Es-tu bien fixé sur ce dont tu veux te charger ?

 

– Quand deux familiæ, dans deux nobles maisons, ne parlent que d’une chose, répétée par la moitié de Rome, il n’est point difficile de le savoir, – répliqua Chilon. – Dans la nuit d’avant-hier, on a enlevé une jeune fille du nom de Lygie, ou plutôt de Callina, enfant adoptive d’Aulus Plautius. Tes esclaves, seigneur, la transportaient du palais de César dans ton insula. Je me porte garant de la découvrir à Rome, ou bien, si elle a quitté la ville, ce dont je doute, de t’indiquer, noble tribun, où elle a trouvé refuge.

 

– Fort bien, – dit Vinicius, à qui avait plu la concision de la réponse. – Et quels moyens as-tu ?

 

Chilon sourit malicieusement :

 

– Les moyens sont en ton pouvoir, seigneur ; moi, je n’ai que l’intelligence.

 

Pétrone marqua par un sourire qu’il était fort satisfait de son hôte.

 

« Cet homme pourra la retrouver », se dit-il.

 

Mais Vinicius avait froncé les sourcils :

 

– Misérable, si tu me trompes pour me soutirer de l’argent, je te ferai crever sous le bâton !

 

– Je suis un philosophe, seigneur, et le philosophe ne saurait être âpre au gain, quand surtout celui-ci est représenté par ce que tu viens de me faire entrevoir avec tant de magnanimité.

 

– Ainsi, « tu es philosophe ? – demanda Pétrone. – Eunice disait : médecin et devin. D’où connais-tu Eunice ?

 

– Elle est venue me demander un remède, car ma gloire est parvenue jusqu’à elle.

 

– Un remède pour quoi ?

 

– Un remède en matière d’amour, seigneur. Elle voulait se guérir d’un amour non partagé.

 

– Et tu l’as guérie ?

 

– Mieux que cela, seigneur, je lui ai donné une amulette qui assure l’amour réciproque. À Paphos, dans l’île de Chypre, il existe un temple où se trouve la ceinture de Vénus. Je lui ai donné deux fils de cette ceinture dans une coquille d’amande.

 

– Et tu t’es fait payer un bon prix ?

 

– On ne saurait assez payer un amour réciproque. Quant à moi il me manque deux doigts de la main droite, et je voudrais économiser pour m’acheter un scribe qui notât mes pensées et les transmit aux générations futures.

 

– De quelle école es-tu, divin sage ?

 

– Je suis un cynique, seigneur, attendu que je porte un manteau troué ; un stoïcien, étant donné que je supporte patiemment la misère, et un péripatéticien, puisque, n’ayant pas de litière, je déambule pédestrement de taverne en taverne, faisant, en route, profiter de mes leçons ceux qui promettent de payer une cruche.

 

– Et, devant une cruche, tu te transformes en rhéteur ?

 

– Héraclite a dit : « Tout est fluide ». Tu ne nieras pas, seigneur, que le vin aussi soit fluide.

 

– Héraclite a également déclaré que le feu est une divinité, laquelle divinité flamboie sur ton nez.

 

– Mais le divin Diogène d’Apollonie a enseigné que l’air était l’essence même des choses, que plus l’air était chaud, plus était grande la perfection chez les êtres qu’il suscite, et que l’air le plus chaud procrée les âmes des sages. Or, comme il commence à faire frais en automne, ergo le vrai sage doit réchauffer son âme dans le vin… Car, tu ne saurais nier, seigneur, qu’une cruche, fût-ce de piquette de Capoue ou de Télésie, véhicule la chaleur à travers tous les os de notre périssable enveloppe.

 

– Chilon Chilonidès, où est ta patrie ?

 

– Sur le Pont-Euxin. Je suis né en Mésembrie.

 

– Tu es grand, Chilon !

 

– Et méconnu ! – ajouta le sage avec mélancolie.

 

Vinicius perdit de nouveau patience. Il avait une lueur d’espoir, et il eût voulu que Chilon commençât immédiatement ses recherches. Ce temps perdu en conversation l’indisposait contre Pétrone.

 

– Quand commences-tu tes investigations ? – dit-il en se tournant vers le Grec.

 

– Elles sont déjà commencées. Et d’ici même je les poursuis, tout en répondant à tes bienveillantes questions. Aie foi en moi, noble tribun, et sache que, si tu perdais le lacet de ta chaussure, je saurais le retrouver, ou retrouver celui qui l’aurait ramassé dans la rue.

 

– On t’a déjà employé à semblables besognes ? – interrogea Pétrone.

 

Le Grec leva les yeux au ciel :

 

– La vertu et la sagesse sont si peu en honneur de nos jours que force est bien au philosophe lui-même de se chercher d’autres moyens d’existence.

 

– Auxquels as-tu recours ?

 

– Je cherche à savoir tout ce qui se passe et j’offre mes renseignements à ceux qui en ont besoin.

 

– On te les paie ?

 

– Ah ! seigneur, il faut que j’achète un scribe. Sinon, ma sagesse périra avec moi.

 

– Si tu n’as pu jusqu’ici trouver l’argent nécessaire pour un manteau neuf, tes mérites ne doivent pas être bien appréciés.

 

– Ma modestie m’empêche de les étaler. Mais daigne songer, seigneur, que les bienfaiteurs, foule autrefois, et qui jugeaient aussi agréable de couvrir d’or un homme de mérite que d’avaler une huître de Puteola, n’existent plus de nos jours. Ce ne sont point mes mérites qui sont infimes, mais la gratitude des hommes. Quand s’évade un esclave de prix, qui donc le retrouve, sinon le fils unique de mon père ? Quand apparaissent sur les murs des inscriptions contre la divine Poppée, qui donc signale les coupables ? Qui découvre chez les libraires des vers contre César ? Qui rapporte ce qui se dit dans les maisons des sénateurs et des chevaliers ? Qui porte les lettres qu’on ne veut pas confier à un esclave, qui prête l’oreille aux cancans des barbiers, qui recueille les confidences des taverniers et des marmitons, qui capte la confiance des esclaves, qui sait voir à travers une maison, de l’atrium au jardin ? Qui connaît toutes les rues, les ruelles et les cachettes ? Qui sait ce qui se dit dans les thermes, au cirque, dans les marchés, dans les écoles des lanistes, dans les baraques des marchands d’esclaves, et même dans les arenaria[6] ?…

 

– Par tous les dieux ! assez, noble sage ! – s’écria Pétrone, – car nous allons être submergés par les flots de ton mérite, de ta vertu, de ta sagesse et de ton éloquence ! Assez ! Nous voulions savoir qui tu es, nous le savons !

 

Vinicius était content ; il se disait que, tel un chien courant, cet homme, une fois mis sur la piste, ne s’arrêterait point avant d’avoir flairé le gîte.

 

– C’est bien, – dit-il, – as-tu besoin d’indications ?

 

– J’ai besoin d’armes.

 

– Quelles armes ? – demanda Vinicius étonné.

 

Le Grec tendit une main et fit de l’autre le geste de compter de l’argent.

 

– Les temps sont ainsi, seigneur, – fit-il avec un soupir.

 

– Alors, tu seras l’âne qui prend d’assaut la forteresse au moyen de sacs d’or, – remarqua Pétrone.

 

– Je ne suis qu’un pauvre philosophe, – riposta humblement l’autre ; – l’or, c’est vous qui en êtes chargés.

 

Vinicius lui lança une bourse ; il la cueillit prestement au vol, bien qu’il manquât deux doigts à sa main droite. Puis il leva la tête et dit :

 

– Seigneur, j’en sais plus que tu ne penses. Je ne suis point venu ici les mains vides. Je sais que la jeune fille n’a point été enlevée par les Aulus, car j’ai déjà causé avec leurs esclaves. Je sais qu’elle n’est pas au Palatin, où tous s’occupent de la petite Augusta souffrante, et je crois même me douter des raisons qui font que, pour chercher la fugitive, vous me préférez aux vigiles et aux soldats de César. Je sais que sa fuite a été l’œuvre d’un serviteur venu du même pays qu’elle. Il n’a pu trouver assistance auprès des esclaves, car les esclaves se soutiennent et ils n’auraient point pris son parti contre tes esclaves à toi. Il n’a donc pu être aidé que par ses coreligionnaires.

 

– Tu l’entends, Vinicius ! – interrompit Pétrone. – Ne te l’avais-je pas dit, mot pour mot ?

 

– C’est pour moi un grand honneur, – fit Chilon. – La jeune fille, seigneur, – poursuivit-il en s’adressant à Vinicius, – adore bien certainement la même divinité que Pomponia, la plus vertueuse des Romaines, la vraie matrone stolata. J’ai entendu dire également qu’on avait jugé secrètement Pomponia pour le culte qu’elle aurait voué à des divinités étrangères, mais je n’ai pu savoir par ses gens, ni ce qu’était cette divinité, ni comment on nommait ses fidèles. Si je l’apprenais, je me rendrais parmi eux, et, en devenant le plus fervent des adeptes. Je gagnerais leur confiance. Mais toi, seigneur, toi qui, à ma connaissance, as passé une quinzaine de jours dans la maison du noble Aulus, pourrais-tu me fournir là-dessus quelques indices ?

 

– Je ne le puis, – répondit Vinicius.

 

– Vous m’avez longuement questionné sur quantité de choses, nobles seigneurs, et j’ai répondu à vos questions. Permettez donc qu’à présent je vous questionne un peu à mon tour. N’as-tu point, digne tribun, remarqué quelque statuette, quelque offrande, ou bien encore des amulettes sur Pomponia ou sur ta divine Lygie ? N’ont-elles pas tracé devant toi des signes qu’elles seules pouvaient comprendre ?

 

– Des signes ?… Attends donc… Oui ! J’ai vu, certain jour, Lygie dessiner un poisson sur le sable.

 

– Un poisson ? Aah ! Oh ! Seulement une fois, ou plusieurs ?

 

– Une fois.

 

– Et tu es certain, seigneur, qu’elle a dessiné un poisson ? Oh !…

 

– Oui ! – dit Vinicius gagné par la curiosité. – Tu devines ce que cela signifie ?

 

– Si je le devine ! – s’écria Chilon.

 

Et, faisant un salut, comme pour prendre congé, il ajouta :

 

– Que la Fortune vous comble toujours de ses dons, vous, les plus dignes des seigneurs !

 

– Fais-toi donner un manteau, – lui dit Pétrone, comme il se retirait.

 

– Ulysse te remercie pour Thersite, – répondit le Grec.

 

Après un nouveau salut, il sortit.

 

– Que penses-tu de ce noble sage ? – demanda Pétrone.

 

– Je pense qu’il retrouvera Lygie ! – s’écria Vinicius ravi ; – mais je pense aussi que, s’il existait quelque part un royaume des canailles, il en serait le roi.

 

– C’est incontestable. Il faut que je fasse plus ample connaissance avec ce stoïcien ; en attendant, je vais faire brûler de l’encens dans l’atrium.

 

Chilon Chilonidès, drapé dans son manteau neuf, faisait, par-dessous les plis, sonner la bourse d’or que lui avait donnée Vinicius et dont il constatait avec délices le poids et le tintement agréable. Il marchait lentement et se retournait, pour s’assurer qu’on ne l’observait pas de la maison de Pétrone. Il dépassa le portique de Livie, et, au coin du Clivus Vibrius, il bifurqua vers Suburre.

 

« Il me faut aller chez Sporus, – se disait-il, – pour arroser de quelques gouttes de vin l’avènement de la Fortune. Enfin, j’ai trouvé ce que je cherche depuis si longtemps. Il est jeune, fougueux, généreux comme les mines de Cypre et, pour cette fauvette lygienne, il donnerait la moitié de ses biens. Oui, c’est bien là l’homme que je cherche depuis si longtemps. Cela n’empêche qu’il faille être circonspect avec lui, car sa façon de froncer les sourcils ne vous présage rien de bon. Ah ! les louveteaux commandent aujourd’hui à l’univers !… Ce Pétrone me ferait moins peur. Dieux immortels ! pourquoi le métier d’entremetteur est-il, de nos jours, mieux payé que la vertu ? Ah ! elle a dessiné un poisson sur le sable ? Si je sais ce que cela signifie, que je sois étranglé d’un morceau de cabrillon ! Mais je le saurai ! Et, comme les poissons habitent dans l’eau et que les recherches aquatiques offrent plus de difficultés que sur la terre ferme, ergo, il me paiera ce poisson à part. Encore une bourse comme celle-ci, et, débarrassé de ma besace de mendiant, je pourrai m’acheter un esclave… Et que dirais-tu, Chilon, si, au lieu d’un esclave, je te conseillais de t’acheter une esclave ?… Je te connais ! Je parie bien que tu accepterais !… Si, par exemple, elle avait la beauté d’Eunice, tu rajeunirais aussi auprès d’elle, et même elle serait pour toi une source d’honnêtes profits, sans aucun aléa. J’ai vendu à cette pauvre Eunice deux fils de mon vieux manteau… Elle est sotte ; mais, si Pétrone me la donnait, je ne la refuserais pas… Oui, oui, Chilon fils de Chilon… tu as perdu père et mère !… tu es orphelin ; offre-toi du moins la consolation d’une esclave. Il faut, il est vrai, qu’elle habite quelque part ; Vinicius lui louera donc un logis qui sera pour toi-même un refuge. Il faut qu’elle s’habille ; donc, Vinicius lui paiera des vêtements. Il faut qu’elle mange ; il la nourrira. Ah ! que la vie est dure ! Où sont les temps où, pour une obole, on pouvait avoir plein les deux mains de graisse de porc aux fèves, ou bien un morceau, long comme le bras d’un garçon de douze ans, de boudin de chèvre gonflé de sang !… Mais me voici arrivé chez ce gredin de Sporus ! C’est encore à la taverne qu’on se renseigne le plus facilement. »

 

Il y entra donc et se fit apporter une cruche de vin sombre. Sur un regard incrédule du patron, il tira de sa bourse une pièce d’or qu’il posa sur la table en disant :

 

– Sporus, aujourd’hui, depuis l’aurore jusqu’à midi, j’ai travaillé avec Sénèque, et voici ce que mon ami m’a donné pour ma route.

 

Les yeux ronds de Sporus s’arrondirent davantage et, sans tarder, le vin se trouva devant Chilon. Celui-ci y mouilla le doigt, dessina un poisson sur la table et dit :

 

– Tu sais ce que cela signifie ?

 

– Un poisson ? Un poisson, c’est un poisson !

 

– Et toi, un imbécile, bien que, dans ton vin, tu ajoutes assez d’eau pour qu’on puisse y trouver du poisson. Sache donc que c’est un symbole qui, en langage philosophique, veut dire : « Sourire de la Fortune ». Si tu avais deviné, tu aurais peut-être fait fortune. Honore la philosophie, te dis-je, sinon, je changerai de taverne, comme me le conseille depuis longtemps mon vieil ami Pétrone.

 

Chapitre XIV.

 

Pendant quelques jours, Chilon ne se montra nulle part. Vinicius, depuis qu’il avait su par Acté être aimé de Lygie, désirait cent fois plus ardemment la retrouver. Il commença des recherches par lui-même, ne voulant ni ne pouvant demander assistance à César.

 

Celui-ci était tout absorbé par la maladie de la petite Augusta. Mais rien n’y fit, ni les sacrifices, ni les prières, ni les vœux, ni l’art des médecins, ni toutes les pratiques de sorcellerie auxquelles on eut recours à la dernière extrémité. Au bout d’une semaine, l’enfant mourut. La cour et la ville prirent le deuil. Le délire de joie que César avait montré à la naissance de l’enfant s’était changé en délire de désespoir. Deux jours entiers, enfermé dans ses appartements, il refusa toute nourriture et ne voulut voir personne des sénateurs et des augustans qui assiégeaient le palais en foule pour apporter leurs condoléances. Le Sénat tint extraordinairement séance pour déifier l’enfant morte, lui voter un temple et affecter à son culte un prêtre spécial. On fit également, dans les autres temples, des sacrifices en l’honneur de la morte, on coula à son effigie des statues en métaux précieux, et, lors de ses funérailles d’une solennité incomparable, le peuple put admirer les transports d’infinie douleur que montra César ; le peuple, en pleurant avec lui, n’en tendit pas moins les mains pour recevoir des largesses et se réjouit fort de la rareté du spectacle.

 

Cette mort causait à Pétrone une certaine inquiétude. Tout Rome savait déjà que Poppée l’attribuait à des sortilèges. Les médecins, trop heureux de pouvoir justifier ainsi l’insuccès de leurs efforts, le répétaient, ainsi que les prêtres dont les sacrifices étaient demeurés impuissants, et les devins qui tremblaient pour leur vie, et le peuple. Pétrone se félicitait de la disparition de Lygie. Mais, en somme, attendu qu’il ne voulait aucun mal aux Aulus et qu’il se voulait du bien à lui-même, ainsi qu’à Vinicius, il se rendit, dès qu’eut disparu le cyprès placé devant le Palatin en signe de deuil, à la réception réservée aux sénateurs et aux augustans : il voulait se convaincre jusqu’à quel point l’idée des maléfices s’était enracinée dans l’esprit de Néron et prévenir les conséquences qui pourraient en résulter.

 

Pétrone, qui connaissait bien Néron, se rendait compte que, tout en ne croyant pas à la sorcellerie, il ferait semblant d’y croire, ne fût-ce que pour tromper son propre chagrin, ou s’en venger sur quelqu’un, et surtout dans le but de dissiper certaines rumeurs tendant à montrer que les dieux commençaient à châtier ses crimes. Pétrone ne pensait pas que César eût pu aimer sincèrement sa propre enfant, bien qu’il manifestât une douleur aussi vive. Dans tous les cas, il ne doutait pas qu’il exagérât son affliction, et en cela il avait raison. Néron, les yeux obstinément fixés vers un point de l’espace, écoutait, avec un visage de pierre, les condoléances prodiguées par les sénateurs et les chevaliers. Il était visible que, si même il souffrait, il avait surtout souci de l’effet produit par son chagrin sur son entourage. Il jouait le rôle de Niobé, tel un acteur qui incarne sur la scène l’affliction paternelle. Toutefois, il ne put garder jusqu’au bout l’attitude rigide de la douleur silencieuse. Par moments, il faisait le geste de se jeter de la poussière sur la tête, ou bien poussait de sourds gémissements. Quand il aperçut Pétrone, il se redressa et d’une voix tragique, afin que tous pussent l’entendre :

 

– Eheu !… Toi aussi, tu es cause de sa mort ! C’est sous tes auspices qu’est entré dans ces murs l’esprit malfaisant qui, d’un regard, a sucé la vie de son cœur… Malheur à moi ! Je voudrais que jamais mes yeux n’eussent contemplé la lumière d’Hélios… Malheur à moi ! Eheu ! Eheu !…

 

Élevant la voix, il fit retentir la salle de ses cris de désespoir. Mais Pétrone résolut tout à coup de jouer, comme aux osselets, son va-tout : étendant la main, il arracha prestement le foulard de soie que Néron portait toujours au cou et lui en couvrit les lèvres.

 

– Seigneur, – dit-il avec solennité, – mets, dans ta douleur, le feu à Rome, mets le feu à l’univers entier, mais garde-nous ta voix !

 

Les assistants en furent suffoqués. Un instant, Néron lui-même en demeura stupéfait. Seul, Pétrone resta impassible. Il savait fort bien ce qu’il faisait : il se souvenait de l’ordre formel qu’avaient reçu Terpnos et Diodore de fermer la bouche de César chaque fois que sa voix pourrait avoir à souffrir d’une tension excessive.

 

– César, – reprit Pétrone sur le même ton solennel, – la perte que nous avons éprouvée est immense. Mais que du moins ce trésor nous en console !

 

Le visage de Néron trembla et, aussitôt après, des larmes coulèrent de ses yeux. Il s’appuya des deux mains sur les bras de Pétrone, laissa tomber sa tête sur sa poitrine et répéta en sanglotant :

 

– Seul, tout seul, tu y as songé. Toi seul, Pétrone, toi seul !

 

Tigellin était jaune de dépit. Pétrone poursuivit :

 

– Pars pour Antium ! C’est là qu’elle a vu le jour, là que tu as connu la joie, là que se fera l’apaisement. Que la brise de la mer rafraîchisse ta gorge divine, que ta poitrine aspire l’humidité saline. Nous, tes fidèles, nous te suivrons partout, et, tandis que notre amitié s’efforcera d’apaiser ta douleur, ton chant nous consolera.

 

– Oui, – dit Néron d’une voix affligée, – en son honneur je ferai un hymne dont je composerai la musique.

 

– Et tu iras ensuite chercher le soleil à Baïes.

 

– Et puis j’irai chercher l’oubli en Grèce.

 

– Dans la patrie de la poésie et du chant !

 

Déjà l’abattement et la tristesse s’étaient dissipés peu à peu, comme des nuages qui cachent le soleil. La conversation qui s’engagea était pleine encore de mélancolie, mais aussi de projets pour l’avenir : tournées artistiques, réceptions en l’honneur de la visite que devait faire Tiridate, roi d’Arménie. Tigellin, il est vrai, tenta de revenir encore sur les sortilèges, mais, sûr de la victoire, Pétrone lia ouvertement partie.

 

– Tigellin, – dit-il – crois-tu que les sortilèges aient quelque pouvoir sur les dieux ?

 

– César lui-même en parlait, – répliqua le courtisan.

 

– C’est la douleur qui parlait, et non César. Mais quel est ton avis à toi ?

 

– Les dieux sont trop puissants pour donner prise aux sortilèges.

 

– C’est donc que tu n’admets point la divinité de César et de sa famille ?

 

Peractum est ! – murmura Eprius Marcellus, debout près de Pétrone et répétant l’exclamation usitée dans le peuple pour annoncer que le gladiateur était si bien touché qu’il était inutile de l’achever.

 

Tigellin rongea son frein. Entre Pétrone et lui, l’hostilité était depuis longtemps évidente, mais il avait cet avantage que Néron ne se contraignait pas devant lui. Néanmoins, à chaque engagement qui avait eu lieu jusqu’ici, Pétrone avait vaincu son ennemi par sa finesse et son esprit.

 

Tigellin se tut et nota seulement dans sa mémoire les sénateurs et les chevaliers qui entourèrent Pétrone lorsqu’il regagna le fond de la salle, persuadés qu’après ce qui venait de se passer il deviendrait à coup sûr le premier favori de César.

 

En quittant le palais, Pétrone se rendit chez Vinicius et, après lui avoir raconté sa joute avec César et Tigellin, il lui dit :

 

– Non seulement j’ai détourné le danger de Plautius et de Pomponia, mais aussi de nous deux, et même de Lygie qu’on ne poursuivra point ; en effet, j’ai persuadé à ce singe à la barbe d’airain qu’il lui fallait partir pour Antium et, de là, pour Naples et Baïes. Il partira, car, jusqu’ici, il n’a pas osé se montrer en public à Rome ; et je sais que depuis longtemps il a l’intention de s’exhiber à Naples. Puis il rêve d’aller en Grèce, d’y chanter dans toutes les villes de quelque importance et, ceint des couronnes offertes par les Græculi, de faire une entrée triomphale à Rome. Pendant ce temps, nous aurons toute liberté de chercher Lygie et la mettre en lieu sûr. Eh bien ? Notre honorable philosophe n’est pas venu encore ?

 

– Ton honorable philosophe est un filou ! Non, il n’est pas venu ; il ne s’est pas montré et ne se montrera plus !

 

– J’ai, moi, une meilleure opinion, sinon de son honnêteté, du moins de son intelligence. Il a réussi, une fois déjà, à faire une saignée à ta bourse, et il reviendra, ne fût-ce que pour la saigner encore.

 

– Qu’il prenne garde que je ne le saigne, lui, à coups de bâton.

 

– Ne fais point cela. Patiente, jusqu’au moment où tu auras des preuves indéniables de sa filouterie. Ne lui donne plus d’argent, mais, par contre, promets-lui une large récompense s’il t’apporte quelque chose de sûr. Et toi, as-tu entrepris quelque chose ?

 

– Mes deux affranchis, Nymphidius et Demas, avec soixante hommes, cherchent Lygie. J’ai promis la liberté à l’esclave qui la retrouverait. De plus, sur toutes les routes qui partent de Rome, j’ai envoyé des exprès pour s’informer, dans les auberges, du Lygien et de la jeune fille. Moi-même je bats jour et nuit la ville, dans l’espoir d’un hasard favorable.

 

– Quoi que tu découvres, fais-le-moi connaître, car il me faut partir pour Antium.

 

– Bien.

 

– Et si, t’éveillant un matin, tu te dis qu’une fille ne vaut ni tant de soucis, ni tant de chagrin, viens à Antium : tu n’y manqueras ni de femmes, ni de plaisirs.

 

Vinicius se mit à marcher rapidement de long en large. Pétrone le considéra un moment et lui dit :

 

– Réponds-moi sincèrement, non comme un écervelé qui s’excite et s’emballe sur une idée fixe, mais comme un homme raisonnable parle à son ami : y tiens-tu toujours autant, à cette Lygie ?

 

Vinicius s’arrêta un instant et regarda Pétrone comme s’il ne l’avait pas encore aperçu, puis se remit à déambuler. Évidemment il faisait des efforts pour ne pas éclater. Enfin, conscient de son impuissance, plein de regrets, de colère et d’une invincible tristesse, il sentit monter à ses yeux deux larmes qui impressionnèrent Pétrone plus que les paroles les plus éloquentes.

 

Après avoir réfléchi un instant, celui-ci dit :

 

– Ce n’est pas Atlas qui supporte le monde, mais une femme, et parfois elle s’en amuse comme d’une balle.

 

– Oui ! – fit Vinicius.

 

Ils prenaient congé l’un de l’autre, quand un esclave annonça que Chilon Chilonidès attendait dans le vestibule l’honneur d’être introduit devant le maître.

 

Vinicius donna l’ordre de le faire entrer sur-le-champ, tandis que Pétrone observa :

 

– Ne te le disais-je pas ? Par Hercule ! garde ton sang-froid, sinon, c’est cet homme qui commandera, et non pas toi.

 

– Salut et honneur au noble tribun militaire, et aussi à toi, seigneur, – dit Chilon en entrant. – Que votre bonheur égale votre gloire et que cette gloire se répande dans l’univers entier, depuis les colonnes d’Hercule jusqu’aux frontières des Arsacides.

 

– Salut, législateur de la vertu et de la sagesse, – répondit Pétrone.

 

Vinicius demanda avec un calme simulé :

 

– Qu’apportes-tu ?

 

– La première fois, seigneur, je t’ai apporté l’espoir ; aujourd’hui, je t’apporte la certitude que la jeune fille sera retrouvée.

 

– Ce qui signifie que tu ne l’as pas retrouvée encore ?

 

– Parfaitement, seigneur ; mais j’ai découvert le sens du signe qu’elle a tracé devant toi ; je sais qui sont les hommes qui l’ont enlevée et quel dieu adorent ceux qui la cachent.

 

Vinicius allait bondir du siège sur lequel il était assis, quand Pétrone lui posa la main sur l’épaule et dit :

 

– Continue.

 

– Es-tu absolument certain, seigneur, que la jeune fille a dessiné un poisson sur le sable ?

 

– Mais oui ! – exclama Vinicius.

 

– Alors, elle est chrétienne, et ce sont les chrétiens qui l’ont ravie.

 

Il y eut un moment de silence.

 

– Écoute, Chilon, – dit enfin Pétrone. – Mon parent t’a promis une forte somme d’argent si tu retrouves la jeune fille, mais une non moins forte quantité de coups de verges si tu cherchais à le tromper. Dans le premier cas, tu pourras t’acheter, non un scribe, mais trois ; dans le second, toute la philosophie des sept sages, en y ajoutant la tienne, ne serait pas un onguent suffisant pour te guérir.

 

– La jeune fille est chrétienne, seigneur ! – confirma le Grec.

 

– Voyons, Chilon, tu n’es pas un imbécile. Nous savons que Junia Silana et Calvia Crispinilla ont accusé Pomponia Græcina d’être une adepte des superstitions chrétiennes, mais nous savons aussi que le tribunal de famille l’a lavée de cette accusation. Voudrais-tu donc la reprendre à présent pour ton compte ? Voudrais-tu nous faire croire que Pomponia, et Lygie avec elle, font partie de la secte de ces ennemis du genre humain, des empoisonneurs des fontaines et des puits, des adorateurs d’une tête d’âne, de ces gens qui immolent les enfants et se livrent à la plus ignoble débauche ? Réfléchis, Chilon ; cette thèse que tu soutiens devant nous ne va-t-elle pas, comme antithèse, se répercuter sur ton dos ?

 

Chilon étendit les bras pour protester qu’il n’y avait rien de sa faute, puis il reprit :

 

– Seigneur ! prononce en grec la phrase suivante : Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur.

 

– Bien… Voilà ta phrase. Après ?

 

– Maintenant, prends la première lettre de chacun de ces mots et réunis ces lettres pour en former un seul.

 

– Poisson ! – dit Pétrone étonné.

 

– Voilà pourquoi le poisson est devenu l’emblème chrétien, – répondit Chilon avec fierté.

 

Ils se turent. Le Grec avait donné des arguments si irréfutables que les deux amis ne pouvaient dissimuler leur surprise.

 

– Vinicius, – demanda Pétrone, n’as-tu pas fait erreur, et Lygie a-t-elle bien réellement dessiné un poisson ?

 

– Par tous les dieux infernaux, c’est à devenir fou ! – s’écria le jeune homme avec fureur ; – si elle m’avait dessiné un oiseau, j’aurais dit que c’était un oiseau.

 

– Donc, elle est chrétienne ! – répéta Chilon.

 

– Donc Pomponia et Lygie empoisonnent les puits, immolent les enfants enlevés dans la rue et se livrent à la débauche ! – dit Pétrone. – C’est absurde ! Toi, Vinicius, tu as séjourné plus longtemps dans leur maison ; moi, je n’y ai passé qu’un instant, mais je connais assez Aulus et Pomponia, et même Lygie, pour affirmer : c’est une calomnie et une bêtise ! Si le poisson est l’emblème chrétien, ce qu’il me paraît difficile de nier, et si elles sont chrétiennes, alors, par Proserpine ! ces chrétiens ne sont pas ce que nous croyons.

 

– Tu parles comme Socrate, seigneur, – approuva Chilon. – Qui donc a questionné les chrétiens ? Qui connaît leur doctrine ? Il y a trois ans, durant mon voyage de Naples à Rome (pourquoi ne suis-je pas resté là-bas ?) j’ai eu comme compagnon de route un médecin, nommé Glaucos, qu’on disait chrétien et qui, j’en ai eu la certitude, était un homme bon et vertueux.

 

– N’est-ce pas de cet homme vertueux que tu viens d’apprendre ce que signifie le poisson ?

 

– Hélas ! non, seigneur ! Pendant ce voyage, dans une auberge, l’honnête vieillard fut frappé d’un coup de couteau, tandis que sa femme et son enfant furent emmenés en esclavage par des marchands ; moi, je perdis deux doigts en les défendant. Mais comme les chrétiens, à ce qu’on assure, sont favorisés par les miracles, j’espère que mes doigts repousseront.

 

– Comment ? Serais-tu devenu chrétien ?

 

– Depuis hier, seigneur, depuis hier ! C’est même ce poisson qui m’a fait chrétien. Admire sa puissance ! D’ici peu, je serai le plus fervent d’entre les fervents, afin d’être admis à tous leurs mystères, et, une fois admis, je saurai où se cache la jeune fille. Peut-être alors mon christianisme me rapportera-t-il plus que ma philosophie. J’ai fait vœu d’offrir à Mercure, s’il m’aidait à retrouver la jeune fille, deux génisses de même âge et de même taille, dont je ferai dorer les cornes.

 

– Alors, ton christianisme d’hier et ton ancienne philosophie te permettent de garder ta foi à Mercure ?

 

– J’ai toujours foi en ce qu’il est bon pour moi de croire. Telle est ma philosophie, qui doit être d’ailleurs du goût de Mercure. Malheureusement, vous n’ignorez pas, dignes seigneurs, combien ce dieu est méfiant. Les promesses, même celles des philosophes sans tache, lui sont suspectes : sans doute il préférerait avoir ses génisses d’avance, et c’est là une dépense considérable. Tout le monde n’est pas Sénèque, et mes moyens à moi ne me permettent pas cette libéralité ; à moins que le noble Vinicius, comme acompte sur la somme promise… quelque chose…

 

– Pas une obole, Chilon, – interrompit Pétrone, – pas une obole. La générosité de Vinicius dépassera tes espérances, mais pas avant que tu aies retrouvé Lygie ou que tu ne nous aies indiqué sa retraite. Mercure peut te faire crédit pour les deux génisses, bien que son manque de confiance ne me surprenne point ; je reconnais là son esprit.

 

– Écoutez-moi, dignes seigneurs. La découverte que j’ai faite est fort importante ; je n’ai pas encore retrouvé la jeune fille, mais la voie sur laquelle on peut la chercher. Pourtant, vous avez expédié vos affranchis et vos esclaves dans toute la ville et jusqu’en province. Vous ont-ils fourni le moindre indice ? Non ! Moi seul vous en ai donné. Je dirai plus : parmi vos esclaves, il peut, sans que vous le sachiez, exister des chrétiens, car cette superstition s’est déjà répandue un peu partout. Loin de vous aider, ceux-là vous trahiront. Je regrette même qu’ils m’aient vu ici ; c’est pourquoi, noble Pétrone, recommande le silence à Eunice, et toi aussi, noble Vinicius, fais accroire que je te vends un onguent qui assure la victoire dans le cirque aux chevaux qui en ont été frottés. Je chercherai seul et je retrouverai seul les fugitifs ; quant à vous, ayez confiance en moi, et sachez que tout acompte m’encouragera d’autant plus que j’aurai l’espoir d’obtenir davantage et une plus grande certitude que la récompense promise ne m’échappera pas. Oui, certes ! en tant que philosophe, je méprise l’argent, bien que Sénèque ne le dédaigne pas, non plus que Musonius ou Cornutus, eux qui, pourtant, n’ont pas perdu leurs doigts en défendant quelqu’un, peuvent écrire eux-mêmes et faire passer leurs noms à la postérité. Mais, indépendamment de l’esclave que je voudrais acheter et des deux génisses promises à Mercure (et vous savez combien le prix du bétail a augmenté), les recherches seules entraînent d’énormes frais. Écoutez-moi avec un peu de patience. Ces jours-ci, j’ai tant marché que j’y ai gagné des plaies aux jambes. Je suis entré dans des débits de vins, pour faire jaser les clients, puis chez des boulangers, chez des bouchers, chez des marchands d’olives et de poissons. J’ai parcouru toutes les rues et les ruelles ; j’ai fouillé les retraites des esclaves fugitifs ; j’ai perdu près de cent as à la mora ; j’ai été dans des lavoirs, des séchoirs et des tavernes ; j’ai vu des muletiers et des tailleurs de pierre ; j’ai vu aussi les gens qui soignent les maladies de la vessie et qui arrachent les dents ; j’ai questionné des marchands de figues sèches, je suis allé dans les cimetières ; et savez-vous pourquoi ? Pour tracer partout ce poisson, regarder les gens dans le blanc des yeux et voir ce qu’ils répondraient à ce signe. Je fus longtemps sans rien remarquer, quand enfin, près d’une fontaine, un jour, je rencontrai un vieil esclave qui puisait de l’eau et qui pleurait. Je m’approchai et m’enquis de la cause de ses larmes. Quand nous nous fûmes assis sur les marches de la fontaine, il me répondit qu’au cours de toute sa vie il avait amassé, sesterce par sesterce, de quoi racheter un fils bien-aimé, mais que le maître, un certain Pansa, lui avait non seulement pris l’argent, mais gardé le fils comme otage. « Et je pleure ainsi, ajouta le vieillard, parce que je me dis en vain : Que la volonté de Dieu soit faite ! il m’est impossible, à moi, pauvre pêcheur, de refouler mes larmes. » Alors, saisi d’un pressentiment, je trempai mon doigt dans le seau et dessinai le poisson ; et le vieillard dit à cette vue : « Mon espoir est aussi dans le Christ. » Je lui demandai : « Tu m’as reconnu à ce signe ? – Oui, – me répondit-il, – la paix soit avec toi ! » Alors, je le fis jaser, et le bonhomme me raconta tout. Son maître, ce Pansa, est lui-même un affranchi de l’illustre Pansa, et il amène par le Tibre, à Rome, de la pierre que des esclaves et des ouvriers déchargent des radeaux et portent, la nuit, jusqu’aux maisons en construction, afin de ne pas gêner dans la journée la circulation dans les rues. Il y a parmi eux beaucoup de chrétiens, dont son fils. Comme c’est là un travail au-dessus des forces du jeune esclave, son père voulait le racheter. Pansa a mieux aimé garder l’argent et l’esclave. Tout en parlant, le vieux se remit à pleurer et je mêlai mes larmes aux siennes, ce qui me fut facile en raison de la bonté de mon cœur et des élancements produits sur moi par l’excès de la marche. Je me plaignis qu’arrivé tout récemment de Naples je ne connaissais aucun de nos frères et ne savais où ils se réunissaient pour la prière en commun. Il s’étonna que les chrétiens de Naples ne m’eussent pas donné des lettres pour leurs frères de Rome, mais je répondis qu’elles m’avaient été volées en route. Il me dit alors de venir la nuit au bord du fleuve ; il me présenterait aux frères qui me conduiraient dans les maisons de prières et chez les anciens qui dirigent la communauté chrétienne. Ces paroles me causèrent une telle joie que je lui donnai la somme nécessaire pour racheter son fils, avec l’espoir que le généreux Vinicius m’en rendrait le double…

 

– Chilon, – interrompit Pétrone, – dans ton récit le mensonge flotte à la surface de la vérité, comme l’huile sur de l’eau. Il est certain que tu as apporté d’importantes nouvelles, et je crois même qu’un grand pas a été fait pour retrouver Lygie. Mais n’assaisonne pas de mensonges le résultat réel. Quel est le nom du vieillard par qui tu as appris que les chrétiens se reconnaissent au signe du poisson ?

 

– Euricius, seigneur. Le pauvre, le malheureux vieillard ! Il m’a rappelé le médecin Glaucos, celui que j’ai défendu contre les brigands, et c’est là surtout ce qui m’a ému.

 

– Je crois qu’en réalité tu as lié connaissance avec lui et que tu sauras tirer profit de cette rencontre, mais tu ne lui as pas donné d’argent. Tu ne lui as pas donné un as, tu m’entends ! Tu ne lui as rien donné.

 

– Mais, je l’ai aidé à porter ses seaux et j’ai parlé de son fils avec la plus vive compassion. C’est vrai, seigneur, rien ne peut échapper à la sagacité de Pétrone. Je ne lui ai pas donné d’argent, ou plutôt je lui en ai donné en intention, en mon for intérieur, ce qui devrait lui suffire, s’il était un vrai philosophe… Et je lui ai fait ce cadeau parce que je jugeais qu’un tel acte était indispensable et utile. Daigne considérer, seigneur, combien il me favoriserait auprès de ses coreligionnaires, quel crédit j’aurais sur eux, et quelle confiance j’éveillerais.

 

– C’est vrai, – dit Pétrone, – et tu aurais dû le faire.

 

– Je viens tout justement ici pour m’en procurer les moyens.

 

Pétrone se retourna vers Vinicius :

 

– Fais-lui compter cinq mille sesterces, mais en intention et dans ton for intérieur.

 

Vinicius dit :

 

– Je te donnerai un serviteur qui aura sur lui la somme nécessaire ; toi, tu diras à Euricius que c’est ton esclave et tu remettras l’argent au vieillard en présence de ce serviteur. Toutefois, comme tu m’as apporté une nouvelle importante, une somme égale te sera remise. Viens chercher ce soir le serviteur et l’argent.

 

– Voilà un véritable César, – dit Chilon. – Tu permettras, seigneur, que je dédie mon œuvre, et aussi que je vienne ce soir chercher l’argent qui m’est destiné. Euricius m’a dit que tous les radeaux étaient déchargés et que dans quelques jours seulement il en arriverait d’autres d’Ostie. La paix soit avec vous. Ainsi se saluent les chrétiens en se séparant… J’achèterai une esclave, je voulais dire un esclave. On prend les poissons avec une ligne et les chrétiens avec un poisson. Pax vobiscum ! pax !… pax !… pax !…

 

Chapitre XV

PÉTRONE À VINICIUS :

 

« Je t’envoie cette lettre d’Antium, par un esclave fidèle. J’espère que tu répondras au plus tôt, par ce même envoyé, bien que ta main soit plus rompue au maniement de l’épée et de la lance qu’à celui du roseau. Je t’ai quitté sur une bonne piste, en plein espoir, et sans doute que tu as déjà apaisé ta passion entre les bras de Lygie, ou du moins que tu l’apaiseras avant que descende sur la Campanie, des cimes du Socrate, le souffle de l’hiver. Ô mon Vinicius ! Que la déesse de Cypre, aux cheveux dorés, soit ton guide ; et toi, sois celui de cette Lygienne, petite étoile du matin qui se fond au soleil de l’amour ! Souviens-toi cependant que le marbre, même le plus précieux, n’est rien en soi et n’acquiert de valeur qu’une fois transformé en œuvre d’art par la main du statuaire. Sois ce statuaire, carissime ! Il ne suffit pas d’aimer, il faut savoir aimer et enseigner l’amour. La plèbe, les animaux eux-mêmes, éprouvent le plaisir, mais l’homme véritable diffère d’eux précisément en ce qu’il transforme ce plaisir en un art des plus élevés et qu’à le contempler, il a conscience de sa valeur divine ; ainsi, il ne satisfait pas seulement son corps, mais son âme. Maintes fois, en songeant à la vanité, à l’incertitude et aux soucis de notre vie, je me demande si tu n’as pas fait le meilleur choix et si c’est non la cour de César, mais la guerre et l’amour, qui sont les deux seules choses pour lesquelles il vaille la peine de naître et de vivre.

 

« Tu fus heureux à la guerre, sois-le aussi en amour. Maintenant, si tu es curieux de savoir ce qui se passe à la cour de Néron, je t’en informerai de temps à autre. Nous voici donc installés à Antium, dorlotant notre céleste voix ; nous avons toujours de la haine pour Rome, nous avons projeté de passer l’hiver à Baïes et de paraître en public à Naples, dont les habitants, en leur qualité de Grecs, sont plus aptes à nous apprécier que cette race de louveteaux des bords du Tibre. Les gens accourront de Baies, de Pompeï, de Puteola, de Cumes, de Stabies. Les applaudissements, les couronnes ne nous feront pas défaut : cela nous encouragera dans nos projets de voyage en Achaïe.

 

« Et le souvenir de la petite Augusta ? Oui, nous la pleurons encore. Nous avons composé et nous chantons des hymnes si merveilleuses que les sirènes, jalouses, se sont cachées au plus profond des abîmes d’Amphitrite. Par contre, les dauphins nous écouteraient volontiers si le mugissement de la mer ne les en empêchait. Notre douleur ne s’est pas encore apaisée ; aussi l’exhibons-nous dans toutes les poses qu’enseigne la sculpture, en observant avec soin à quel point le chagrin embellit notre visage et si les hommes savent en apprécier la beauté. Ah ! mon cher, nous mourrons en bouffons et en cabotins.

 

« Tous les augustans et les augustanes sont ici, sans compter cinq cents ânesses qui fournissent le lait pour les bains de Poppée, et dix mille serviteurs. On s’amuse parfois. Calvia Crispinilla vieillit : on dit qu’après maintes supplications, Poppée lui a permis de prendre son bain aussitôt après elle. Lucain a souffleté Nigidia, qu’il soupçonnait d’entretenir une liaison avec un gladiateur. Sporus a joué sa femme aux osselets avec Sénécion et l’a perdue. Torquatus Silanus m’a proposé de lui échanger Eunice contre quatre alezans qui seront assurément vainqueurs aux courses de cette année. J’ai refusé. À ce propos, je te remercie encore de ne l’avoir point acceptée. D’ailleurs, Torquatus Silanus ne se doute pas, le malheureux, qu’il est déjà plus une ombre qu’un être vivant. Sa mort est résolue. Et sais-tu quel est son crime ? D’être l’arrière-petit-fils du divin Auguste. Il n’y a pas de salut pour lui. Tel est notre monde !

 

« Comme tu le sais, nous attendions ici la visite de Tiridate, mais voilà que Vologèse a écrit une lettre impertinente. Comme conquérant de l’Arménie, il demande qu’on la lui laisse pour Tiridate ; sans quoi il la gardera malgré tout. C’est vraiment se moquer de nous. Aussi avons-nous décidé de faire la guerre. Corbulon sera muni de pouvoirs identiques à ceux du grand Pompée lors des guerres contre les pirates. Cependant, Néron a hésité un moment ; il craint sans doute la gloire qui, en cas de succès, en reviendrait à Corbulon. Il a même été question d’offrir le commandement en chef à notre Aulus. Poppée s’y est opposée : évidemment, la vertu de Pomponia n’est pas de son goût.

 

« Vatinius a promis de nous donner, à Bénévent, d’extraordinaires combats de gladiateurs. Vois un peu où parviennent les savetiers à notre époque, en dépit du proverbe : Ne sutor supra crepidam. Vitellius est un descendant, et Vatinius le propre fils d’un savetier : peut-être a-t-il lui-même tenu l’alêne. L’histrion Aliturus, hier, nous a merveilleusement représenté Œdipe. J’ai demandé à ce juif, si c’était la même chose d’être juif ou d’être chrétien. Il m’a répondu que la religion des juifs était très ancienne, tandis que la secte chrétienne a pris tout récemment naissance en Judée. Au temps de Tibère, on a crucifié là-bas un personnage dont les fidèles, qui le tiennent pour un dieu, se multiplient de jour en jour. Ils paraissent ne vouloir reconnaître aucuns autres dieux, surtout les nôtres. Je ne vois pas en quoi cela peut bien les gêner.

 

« Tigellin ne dissimule plus son hostilité à mon endroit. Jusqu’ici il n’a pas le dessus, malgré certaine supériorité qu’il a sur moi : il tient plus à la vie et il est plus canaille que moi, ce qui le rapproche d’Ahénobarbe. Tous deux s’entendront tôt ou tard, et alors viendra mon tour. Quand ? je l’ignore, mais cela devant arriver, inutile de s’inquiéter de l’échéance. En attendant, il faut s’amuser. La vie en elle-même ne serait pas désagréable, n’était Barbe-d’Airain. Il fait qu’on est parfois dégoûté de soi-même. Je compare volontiers la recherche de ses faveurs à quelque course du cirque, à un jeu, à une lutte se terminant par la victoire qui flatte l’amour-propre. Pourtant, il me semble être parfois une sorte de Chilon, rien de mieux. Lorsqu’il aura cessé de t’être utile, envoie-le-moi : j’ai pris goût à sa conversation instructive. Présente mes salutations à ta divine chrétienne, ou plutôt prie-la, en mon nom, de n’être pas pour toi un poisson. Instruis-moi de ta santé, de ton amour, sache aimer, apprends-lui à aimer, et adieu. »

 

 

M.-C. VINICIUS À PÉTRONE :

 

« Jusqu’ici, point de Lygie ! N’était l’espoir de la retrouver bientôt, tu ne recevrais pas de réponse, car on n’a guère envie d’écrire quand la vie vous dégoûte. J’ai voulu m’assurer que Chilon ne me trompait pas : la nuit où il est venu chercher l’argent pour Euricius, je me suis enveloppé d’un manteau de soldat, et sans qu’il s’en doutât, je l’ai suivi, ainsi que le jeune serviteur que je lui avais donné. Quand ils atteignirent le lieu indiqué, je les guettais de loin, embusqué derrière un pilier du port, et je pus me convaincre qu’Euricius n’était pas un personnage fictif. En bas, près du fleuve, une cinquantaine d’hommes, éclairés par des torches, déchargeaient des pierres d’un grand radeau et les rangeaient sur la berge. J’ai vu Chilon s’approcher d’eux et engager la conversation avec un vieillard qui bientôt se jeta à ses genoux : les autres les entourèrent, en poussant des cris de surprise. Sous mes yeux, mon serviteur remit le sac d’argent à Euricius qui se mit à prier, les mains tendues au ciel : à côté de lui quelqu’un s’était agenouillé, assurément son fils. Chilon prononça encore quelques mots qui ne vinrent pas jusqu’à moi et bénit les deux hommes agenouillés, ainsi que les autres, en traçant dans l’air des signes en forme de croix ; ils vénèrent certainement ce signe, car tous s’agenouillèrent. L’envie me prit de descendre jusqu’à eux et de promettre trois sacs de même valeur à qui me livrerait Lygie ; mais je craignis de contrecarrer la besogne de Chilon, et, après un instant de réflexion, je m’éloignai.

 

« Ceci se passait douze jours au moins après ton départ. Depuis, Chilon est revenu plusieurs fois chez moi. Il me dit avoir acquis une grande influence parmi les chrétiens et prétend que, s’il n’a pas encore retrouvé Lygie, c’est que, dans Rome même, ils sont déjà en quantité innombrable et, par suite, ne se connaissent pas tous et ne peuvent savoir tout ce qui se passe dans la communauté. De plus, ils sont, en général, prudents et discrets ; mais il affirme qu’une fois parvenu auprès des anciens, qu’ils qualifient de prêtres, il saura tirer d’eux tous les secrets. Il a déjà lié connaissance avec plusieurs et tenté de les questionner, mais prudemment, afin de ne pas éveiller leurs soupçons par trop de hâte et compliquer ainsi les choses. Si pénible que soit l’attente et bien que la patience me manque, je comprends qu’il a raison et j’attends.

 

« Il a appris également que, pour leurs prières communes, ils se réunissent à certains endroits, souvent hors des portes de la ville, dans des maisons désertes et même dans les arenaria. Là ils adorent le Christ, ils chantent et prennent part à des agapes. Ces lieux de réunion sont nombreux. Chilon pense que Lygie s’abstient volontairement de se rendre à ceux que fréquente Pomponia, afin que celle-ci, en cas de jugement et d’interrogatoire, puisse jurer qu’elle ignore la retraite de la jeune fille. Peut-être cette prudence a-t-elle été conseillée par les prêtres. Quand Chilon connaîtra ces endroits, je l’y accompagnerai, et, si les dieux m’accordent d’y apercevoir Lygie, je te jure par Jupiter que cette fois elle ne s’échappera pas de mes mains.

 

« Je ne cesse de penser à ces lieux de prières. Chilon ne veut pas que je l’y suive. Il a peur, mais moi je ne puis rester à la maison. Je la reconnaîtrais sur-le-champ, fût-elle déguisée ou voilée ; ils se réunissent la nuit, mais je la reconnaîtrais même la nuit ; je reconnaîtrais sa voix et ses gestes. J’irai, déguisé, et j’observerai moi-même tous ceux qui entreront et sortiront. Je pense toujours à elle, et, certes, je la reconnaîtrai. Chilon doit venir demain, et nous partirons. Je me munirai d’armes. Plusieurs de mes esclaves, dépêchés en province, sont revenus sans avoir rien trouvé. Mais, à présent, je suis certain qu’elle est ici, dans la ville, peut-être tout près. J’ai visité nombre de maisons, sous le prétexte de louer. Chez moi, elle se trouvera cent fois mieux : là-bas, grouille toute une fourmilière de miséreux, tandis que je n’épargnerai rien pour elle. Tu m’écris que j’ai choisi le bon lot : j’ai choisi les soucis et le chagrin. D’abord, nous fouillerons les maisons qui sont dans la ville, puis celles qui sont hors des portes. Sans l’espoir de quelque chose pour le lendemain, il serait impossible de vivre. Tu dis qu’il faut savoir aimer : j’ai su parler d’amour à Lygie, mais aujourd’hui, je me meurs de regrets, sans cesse j’attends Chilon et la maison m’est insupportable. Adieu. »

 

Chapitre XVI.

Chilon fut invisible pendant un certain temps, si bien que Vinicius ne savait qu’en penser. Vainement il se répétait que, pour arriver à des résultats favorables et certains, les recherches devaient être faites sans précipitation. Son sang et sa nature impétueuse résistaient à la voix de la raison. Attendre dans l’inaction, les bras croisés, était chose si incompatible avec ses habitudes qu’il ne pouvait s’y résoudre. Parcourir les ruelles de la ville sous un sombre manteau d’esclave lui paraissait, par son inutilité même, propre à tromper cette inaction, mais ne pouvait le satisfaire. Ses affranchis, des hommes cependant assez expérimentés, à qui il avait ordonné de chercher de leur côté, se montraient cent fois moins habiles que Chilon. Et, plus s’exaspérait son amour pour Lygie, plus s’ancrait en lui l’obstination du joueur qui veut gagner malgré tout. Tel il avait toujours été. Dès sa prime jeunesse, il avait poursuivi ses projets avec la passion de quelqu’un qui n’admet ni l’échec, ni le renoncement à ce qu’il veut. La vie militaire avait, il est vrai, discipliné son tempérament volontaire, mais, en même temps, elle lui avait inculqué la conviction que chaque ordre donné par lui à ses inférieurs devait être exécuté ; d’autre part, son long séjour en Orient, parmi des hommes veules et accoutumés à l’obéissance passive des esclaves, l’avait confirmé dans cette idée que son « je veux » était sans limites. Aussi, son amour-propre avait-il subi un terrible choc. Il y avait également, dans ces obstacles, dans cette résistance et dans la fuite de Lygie quelque chose d’incompréhensible, une énigme dont la solution torturait son cerveau. Il sentait qu’Acté lui avait dit vrai et qu’il n’était pas indifférent à Lygie. Mais alors, pourquoi avait-elle préféré l’existence vagabonde, les privations mêmes à son amour, à ses caresses, à sa demeure fastueuse ? Il ne trouvait pas de réponse à cette question. Il n’arrivait qu’à une vague notion qu’il existait entre lui et Lygie, entre leur conception, son monde, à lui et à Pétrone, et celui de Lygie et de Pomponia Græcina, une différence, un certain malentendu, profond comme un abîme, et que rien ne pouvait combler. Il s’imaginait alors que Lygie était perdue pour lui, et, à cette seule pensée, s’évanouissait en lui le reste de cet équilibre que voulait lui faire garder Pétrone. Il ne savait plus, à certains moments, s’il aimait ou s’il haïssait Lygie ; il se disait seulement qu’il lui fallait la retrouver, qu’il désirerait sentir plutôt la terre s’entrouvrir sous ses pieds que d’abandonner l’espoir de la revoir et de la posséder. Parfois, à force d’imagination, elle lui apparaissait aussi distinctement que si elle eût été près de lui ; il se rappelait chaque mot qu’il lui avait dit ou qu’il avait entendu d’elle. Il la sentait contre sa poitrine, dans ses bras, et une flamme de passion le consumait. Il l’aimait et il l’appelait. Et, quand il se disait qu’elle aussi l’aimait, qu’elle eût pu lui accorder de plein gré tout ce qu’il désirait d’elle, il était comme submergé par une vague énorme, une tristesse pénible, implacable et immense. À d’autres moments, il pâlissait de rage et songeait avec plaisir aux humiliations et aux supplices qu’il ferait subir à Lygie quand il la retrouverait. Non seulement il voulait la posséder, mais la traiter comme une vile esclave mordant la poussière ; en même temps il sentait que s’il avait à choisir entre devenir son esclave ou ne plus jamais la voir, il choisirait l’esclavage. Certains jours, il songeait aux traces que laisseraient les coups de bâton sur ce corps rose, et en même temps il eût voulu baiser ces traces. Il se figurait parfois aussi qu’il aurait du bonheur à la tuer.

 

En ce combat intérieur, ces souffrances, cette perplexité et cet énervement, sa santé, sa beauté aussi s’étiolaient. Il était devenu un maître dur et cruel. Les esclaves et même les affranchis ne l’approchaient qu’avec terreur, et, accablés sans raison de châtiments terribles et injustes, ils commencèrent à le haïr en secret. Il s’en rendait compte, et, sentant son isolement, il se vengeait sur eux avec plus de dureté. Il ne se retenait qu’avec Chilon, dans la crainte qu’il cessât ses recherches. Celui-ci, s’en étant aperçu, commença à prendre le dessus sur lui et à accroître ses exigences. Au début, il avait assuré Vinicius que les recherches seraient faciles et rapides. À présent, il forgeait lui-même des difficultés nouvelles, et tout en continuant à affirmer la certitude d’un résultat favorable, il ne cachait pas que cela pouvait durer longtemps.

 

Enfin, un jour, il arriva avec un visage si morne que le jeune homme pâlit et se précipita vers lui, avec juste assez de force pour lui demander :

 

– Elle n’est pas parmi les chrétiens ?

 

– Au contraire, seigneur. – répondit Chilon, – mais j’ai retrouvé parmi eux Glaucos, le médecin.

 

– Que dis-tu ? Qui est-ce ?

 

– Tu as donc oublié, seigneur, l’histoire du voyage que j’ai fait avec ce vieillard, de Naples à Rome, et où j’ai perdu deux doigts à le défendre, ce qui, précisément, m’empêche d’écrire. Les brigands qui enlevèrent sa femme et ses enfants le frappèrent d’un coup de couteau. Je l’avais laissé mourant dans une auberge près de Minturnes et je l’ai pleuré longtemps. Hélas ! j’ai acquis la conviction qu’il vit encore et fait partie de la communauté chrétienne à Rome.

 

Vinicius, ne pouvant démêler la vérité dans cette histoire, et comprenant seulement que ce Glaucos semblait être un obstacle aux recherches, domina sa colère et dit :

 

– Puisque tu l’as défendu, il doit t’en avoir de la reconnaissance et t’aider.

 

– Ah ! noble tribun ! les dieux eux-mêmes ne sont pas toujours reconnaissants ; que dire des hommes ! Oui, il devrait m’être reconnaissant. Malheureusement, c’est un vieillard dont la raison est affaiblie et obscurcie par l’âge et les malheurs, si bien que, loin de me savoir gré, j’ai appris par ses coreligionnaires qu’il m’accusait de complicité avec les brigands et d’avoir été la cause de ses malheurs. Voilà comment il me récompense des deux doigts que j’ai perdus pour lui !

 

– Je suis bien sûr, gredin, que les choses se sont passées comme il les raconte, – dit Vinicius.

 

– Tu en sais alors plus que lui, – répliqua Chilon avec dignité, – car lui suppose seulement qu’il en a été ainsi, et c’est assez pour qu’il fasse appel aux chrétiens et se venge cruellement. Il le ferait sans nul doute, et avec l’aide des autres. Heureusement, il ignore mon nom et ne m’a pas reconnu dans la maison de prières où je l’ai rencontré. Quant à moi, je l’ai reconnu aussitôt et peu s’en est fallu que je me jette à son cou. J’ai été retenu par ma prudence et mon habitude de ne pas accomplir un seul acte avant d’y avoir réfléchi. Au sortir de la maison de prières, j’ai pris mes renseignements, et ceux qui le connaissent m’ont dit que cet homme avait été trahi par un compagnon de voyage sur la route de Naples… Sans cela, j’ignorerais complètement ce qu’il raconte.

 

– Tout cela m’importe peu ! Dis-moi ce que tu as vu dans cette maison de prières.

 

– Cela t’importe peu, seigneur, il est vrai ; mais, en ce qui me concerne, c’est aussi important pour moi que peut l’être ma propre peau. Comme je souhaite que ma doctrine me survive, je préfère renoncer à la récompense promise plutôt que de sacrifier ma vie à Mammon[7], sans lequel, en vrai philosophe, je saurai vivre et rechercher la divine vérité.

 

Mais Vinicius, le visage menaçant, s’approcha de lui et, d’une voix sourde :

 

– Qui te dit que tu mourras de la main de Glaucos plutôt que de la mienne ? Sais-tu, chien, si dans un instant on ne t’enfouira pas dans mon jardin ?

 

Chilon était lâche ; il regarda Vinicius et jugea d’un coup d’œil qu’une parole imprudente de plus déciderait de sa perte.

 

– Je la chercherai, seigneur, et je la trouverai ! – s’écria-t-il vivement.

 

Il se fit un silence coupé seulement par le souffle haletant de Vinicius et, au loin, par le chant des esclaves travaillant au jardin.

 

Voyant que le jeune patricien devenait plus calme, le Grec reprit :

 

– La mort m’a effleuré, mais je l’ai regardée avec autant d’impassibilité que Socrate. Non, seigneur, je n’ai pas dit que je renonçais à retrouver la jeune fille, je voulais seulement te signaler le danger qui menacera désormais mes démarches. Jadis, tu as douté de l’existence d’Euricius, et t’étant convaincu de tes propres yeux que le fils de mon père te disait la vérité, tu me soupçonnes aujourd’hui d’avoir inventé Glaucos. Hélas ! que n’est-il un mythe ! Pour pouvoir aller en toute sécurité chez les chrétiens, comme auparavant, je céderais volontiers cette pauvre vieille esclave que j’ai achetée voici trois jours pour qu’elle prenne soin de ma vieillesse et de mon faible corps. Glaucos vit, seigneur, et s’il m’aperçoit une seule fois, toi tu ne m’apercevras plus jamais. Alors, qui te retrouvera la jeune fille ?

 

Il se tut, essuya ses larmes, puis reprit :

 

– Mais, puisque Glaucos vit, que je puis à tout instant le rencontrer, que cette rencontre peut me perdre et avec moi le résultat de toutes mes recherches, comment chercher la jeune fille ?

 

– Que penses-tu faire ? Quel remède à cela ? Que veux-tu entreprendre ? – questionna Vinicius.

 

– Aristote nous enseigne qu’il faut sacrifier les petites choses aux grandes, et le roi Priam tenait la vieillesse pour un fardeau pesant. Or, le fardeau de la vieillesse et des malheurs écrase depuis longtemps Glaucos, au point que la mort serait un bienfait pour lui. Qu’est la mort, suivant Sénèque, sinon une délivrance ?

 

– Fais le bouffon avec Pétrone, mais non avec moi ; dis carrément ce que tu proposes !

 

– Si la vertu est une bouffonnerie, fassent les dieux que je reste bouffon toute ma vie ! Je propose, seigneur, d’écarter Glaucos, car, tant qu’il vivra, ma propre vie et mes recherches seront en perpétuel danger.

 

– Engage des hommes pour l’assommer à coups de bâton. Je les paierai.

 

– Ils t’écorcheront, seigneur, et plus tard ils exploiteront le secret. Il y a autant de bandits à Rome que de grains de sable sur l’arène, mais tu ne saurais croire comme ils haussent leurs prix dès qu’un honnête homme a recours à leur savoir-faire. Non, digne tribun ! Et si les vigiles arrêtaient les assassins sur le lieu même du crime ? Ils diraient certainement qui les a engagés et tu aurais des ennuis. Tandis qu’ils ne pourront me désigner, moi, car je ne leur dirai pas mon nom. Tu as tort de ne pas avoir confiance en moi, car, indépendamment de mon intégrité, souviens-toi que deux choses encore sont en jeu : ma propre peau et la récompense que tu m’as promise.

 

– Combien te faut-il ?

 

– Mille sesterces : observe bien, seigneur, qu’il me faut des bandits honnêtes, incapables de disparaître sans laisser de leurs nouvelles aussitôt qu’ils auront empoché les arrhes. À bon travail, bon salaire. Il faudrait aussi quelque chose pour moi, afin de sécher les larmes que je verserai sur Glaucos. Les dieux savent combien je l’aime ! Si tu me donnes aujourd’hui ces mille sesterces, dans deux jours son âme sera déjà dans le Hadès, et, là seulement, si les âmes conservent la mémoire et la faculté de penser, il saura combien je l’aimais. Je trouverai les hommes aujourd’hui même et les avertirai qu’à dater de demain soir, pour chaque jour de vie laissé à Glaucos, je leur rognerai cent sesterces. J’ai en outre un projet dont la réussite est certaine.

 

Vinicius promit encore une fois à Chilon la somme demandée, mais avec défense de lui parler désormais de Glaucos ; puis il se mit à l’interroger sur les nouvelles qu’il apportait, où il avait été pendant ce temps et ce qu’il avait découvert. Mais Chilon avait peu de chose à lui apprendre. Il était encore allé dans deux maisons de prières, où il avait observé avec attention tous les assistants, surtout les femmes, mais sans en apercevoir aucune qui ressemblât à Lygie. Cependant les chrétiens le considéraient comme un des leurs et, depuis qu’il avait fourni la somme nécessaire au rachat du fils d’Euricius, ils le vénéraient comme quelqu’un qui marche sur les traces de Chrestos. En outre, ils lui avaient appris qu’un grand législateur, un certain Paul de Tarse, était emprisonné à Rome sur la plainte des juifs, et Chilon avait résolu de faire sa connaissance. Mais une autre nouvelle l’avait ravi plus encore, c’est que le pontife suprême de toute la secte, ancien disciple du Christ et chargé par celui-ci de la direction des fidèles du monde entier, devait arriver à Rome d’un jour à l’autre. À coup sûr, tous les chrétiens voudraient le voir et écouter son enseignement. Il y aurait de grandes assemblées, auxquelles assisterait Chilon, et, de plus, comme il était facile de se dissimuler dans la foule, il y conduirait Vinicius. Certainement ils y retrouveraient Lygie. Avec Glaucos, tout danger sérieux serait écarté. Quant à se venger, il était certain que les chrétiens le feraient, mais en général ils étaient gens paisibles.

 

Puis Chilon, avec un certain étonnement, se mit à raconter que jamais il n’avait vu les chrétiens se livrer à la débauche, empoisonner les puits et les fontaines, adorer un âne ou se repaître de chair d’enfant, en un mot, se montrer les ennemis du genre humain. Non, il ne l’avait pas remarqué. Sans doute il trouverait parmi eux ceux qui, pour de l’argent, feraient disparaître Glaucos ; mais ce qu’il savait de leur doctrine ne les incitait pas au meurtre : au contraire, elle leur prescrivait de pardonner les offenses.

 

Vinicius se souvint alors de ce que Pomponia Græcina lui avait dit chez Acté, et les paroles de Chilon le remplirent de joie. Bien que ses sentiments pour Lygie prissent parfois les apparences de la haine, il éprouvait un soulagement à entendre dire que la doctrine suivie par elle et par Pomponia n’impliquait ni crime, ni débauche. Cependant naissait en lui la perception obscure que cette mystérieuse adoration pour le Christ avait précisément creusé un fossé entre lui et Lygie : et cette doctrine commença à lui inspirer à la fois de la crainte et de la haine.

 

Chapitre XVII.

Chilon avait un réel intérêt à écarter Glaucos qui, bien qu’âgé, n’était nullement un vieillard décrépit. Dans le récit qu’il avait fait à Vinicius, il y avait une large part de vérité. Il avait jadis connu Glaucos, l’avait trahi, livré à des bandits, séparé de sa famille, dépouillé, lui-même étant l’instigateur et le complice du meurtre. Pourtant, le souvenir de ces événements lui était léger, car il avait abandonné Glaucos agonisant, non dans une auberge, mais en pleine campagne, près de Minturnes. Il avait tout prévu, sauf que Glaucos guérirait de ses blessures et viendrait à Rome. Aussi, en l’apercevant dans la maison de prières, et terrifié de cette découverte, son premier mouvement avait-il été d’abandonner la recherche de Lygie. Mais, d’autre part, Vinicius lui inspirait une terreur plus grande encore. Il comprit qu’il lui fallait choisir entre la peur qu’il avait de Glaucos et la vengeance du puissant patricien, secondé d’un autre plus puissant encore, Pétrone. Réflexion faite, il se décida. Il songea qu’il valait mieux avoir pour ennemis des petits que des grands et, bien que, d’un naturel pusillanime, il tremblât à la pensée de recourir à des moyens sanguinaires, il jugea indispensable de faire tuer Glaucos. Aussi n’était-il plus question que du choix des hommes qui consentiraient à se charger de cette besogne, et c’était ce projet qu’il avait laissé à entendre à Vinicius.

 

Habitué des tavernes, où il passait la plupart de ses nuits en compagnie de gens sans gîte, sans honneur et sans foi, il lui était facile de trouver des hommes qui fussent tout prêts pour cette besogne, mais il risquait d’en rencontrer qui, lui sentant de l’argent, commenceraient la besogne par lui, ou bien, après avoir empoché les arrhes, lui soutireraient la somme entière en le menaçant de le livrer aux vigiles. Au reste, il éprouvait depuis quelque temps de l’aversion pour la canaille, pour les figures ignobles et effroyables qui se nichaient dans les bouges de Suburre et du Transtévère. Mesurant tout à son aune et n’ayant approfondi qu’imparfaitement les chrétiens et leur doctrine, il les croyait capables de lui fournir des instruments dociles ; les jugeant aussi plus consciencieux, il avait décidé de s’adresser à eux en leur présentant l’affaire de telle façon qu’ils s’en chargeraient autant par zèle que par appât du lucre.

 

Dans ce but, il se rendit donc, dès le soir, chez Euricius, qu’il savait lui être dévoué corps et âme et prêt à tout faire pour lui être utile. Mais, prudent par nature, il ne songeait aucunement à lui dévoiler ses véritables intentions, en opposition complète, d’ailleurs, avec la confiance que le vieillard professait pour la vertu et la piété de son bienfaiteur. Ce qu’il lui fallait, c’étaient des hommes prêts à tout, avec lesquels il s’entendrait de façon, que dans leur propre intérêt, ils fussent obligés de garder sur l’affaire un silence éternel.

 

Après avoir racheté son fils, Euricius avait loué une de ces maigres échoppes qui foisonnaient aux alentours du Circus Maximus et où l’on vendait aux spectateurs des courses des olives, des fèves, du pain sans levain et de l’eau coupée de miel. Chilon le trouva occupé à ranger ses marchandises ; il le salua au nom du Christ et entama l’entretien sur l’affaire qui l’amenait. Puisqu’il leur avait rendu service, à lui et à son fils, il comptait sur leur reconnaissance. Il avait besoin de deux ou trois hommes solides et courageux pour détourner un danger menaçant, non seulement lui, mais tous les chrétiens. Il était pauvre, c’est vrai, car il avait donné à Euricius presque tout ce qu’il possédait ; néanmoins il payerait ce service, pourvu que ces hommes eussent confiance en lui et remplissent fidèlement ses ordres.

 

Après avoir écouté presque à genoux leur bienfaiteur, Euricius et son fils Quartus déclarèrent qu’ils étaient prêts eux-mêmes à exécuter toutes ses volontés, certains qu’un saint homme comme lui n’exigerait rien qui fût contraire aux enseignements du Christ.

 

Chilon leur assura qu’il en était ainsi ; et, les yeux levés au ciel, il semblait prier ; mais en réalité il réfléchissait sur l’opportunité qu’il y aurait à accepter leur proposition et à économiser par là mille sesterces. Toutefois, après un instant de réflexion, il y renonça. Euricius était vieux et, sinon accablé par l’âge, du moins usé par les chagrins et la maladie. Quartus avait seize ans : or, Chilon avait besoin d’hommes experts et surtout solides. Quant aux mille sesterces, il comptait bien, grâce au plan qu’il avait combiné, en économiser une bonne part.

 

Ils insistèrent encore, mais sur le refus définitif de Chilon, Quartus dit :

 

– Je connais le boulanger Demas, seigneur, chez qui travaillent à la meule des esclaves et des salariés. L’un de ces derniers est si fort qu’il pourrait en remplacer non pas deux, mais quatre. Je l’ai vu moi-même soulever des pierres que quatre hommes réunis ne parvenaient pas à déplacer.

 

– Si c’est un fidèle qui craint Dieu et qui est capable de se sacrifier pour ses frères, fais-le moi connaître, – dit Chilon.

 

– Il est chrétien, seigneur, – répondit Quartus, – comme la plupart de ceux qui travaillent chez Demas. Il y a des ouvriers de jour et des ouvriers de nuit : c’est un de ces derniers. En y allant maintenant, nous arriverons pendant leur repas du soir et tu pourras causer avec lui en toute liberté. Demas habite près de l’Emporium.

 

Chilon y consentit volontiers. L’Emporium était situé au pied du mont Aventin, non loin, par conséquent, du Grand Cirque. On pouvait, sans faire le tour des collines, longer le fleuve, et en passant par le Porticus Æmilia, abréger encore le chemin.

 

– Je me fais vieux, – dit Chilon, comme ils pénétraient sous la colonnade, – et j’ai quelquefois des absences de mémoire. Oui, notre Christ a été livré par un de ses disciples ; mais, en ce moment, je ne puis me rappeler le nom du traître…

 

– Judas, seigneur ; il s’est pendu, – répondit Quartus, assez étonné qu’on put oublier ce nom.

 

– Ah, oui ! Judas ! Je te remercie, – fit Chilon.

 

Puis ils cheminèrent quelque temps sans parler. Arrivés à l’Emporium, qui était déjà fermé, ils le dépassèrent, contournèrent les greniers où se faisaient les distributions de blé, et prirent à gauche, vers les maisons en bordure de la route d’Ostie jusqu’au mont Testacius et au Forum Pistorium. Là, ils s’arrêtèrent devant un bâtiment de bois d’où montait le bruit des meules. Quartus y entra, tandis que Chilon, qui n’aimait pas à se montrer devant une assistance nombreuse et craignait en outre le hasard d’une rencontre avec Glaucos, se tenait dehors.

 

« Je suis curieux de voir cet Hercule transformé en meunier, – se disait-il en contemplant la lune qui brillait avec éclat. – Si c’est une canaille et un malin, cela me coûtera un peu cher ; au contraire, si c’est un chrétien vertueux et un sot, il fera pour rien tout ce que je lui demanderai. »

 

Ses réflexions furent interrompues par le retour de Quartus, qui sortit du bâtiment avec un autre homme vêtu seulement d’une de ces tuniques appelées exomis, comme en portent les ouvriers, et qui laissent nues l’épaule et la partie droite de la poitrine, de façon à ne pas gêner les mouvements. Chilon poussa un soupir satisfait : de sa vie il n’avait vu tel bras ni telle poitrine.

 

– Voici, seigneur, – dit Quartus, – le frère que tu désires voir.

 

– Que la paix du Christ soit avec toi, – dit Chilon ; – Quartus, dis à ce frère si je mérite la confiance, puis retourne chez toi, pour l’amour de Dieu, car il ne faut pas laisser tout seul ton vieux père.

 

– C’est un saint homme, – confirma Quartus, – il a sacrifié toute sa fortune pour me racheter de l’esclavage, moi, un inconnu. Que Notre-Seigneur le Sauveur lui prépare en échange une récompense céleste !

 

À ces mots, le colossal ouvrier s’inclina et baisa la main de Chilon.

 

– Quel est ton nom, mon frère ? – demanda le Grec.

 

– Père, au saint baptême, j’ai reçu le nom d’Urbain.

 

– Urbain, mon frère, as-tu le temps de causer librement avec moi ?

 

– Notre travail ne commence qu’à minuit et, en ce moment, on nous prépare le souper.

 

– Nous avons donc tout le temps nécessaire. Allons au bord du fleuve et là tu m’écouteras.

 

Ils furent s’asseoir sur une pierre de la berge, dans le calme troublé seulement par le bruit lointain des meules et le clapotis des vagues qui roulaient au-dessous d’eux.

 

Chilon examina la figure de l’ouvrier, et, malgré l’expression un peu rude et triste très fréquente chez les barbares qui habitaient Rome, elle lui parut refléter la bonhomie et la sincérité.

 

« Oui, – songea-t-il, – voilà l’homme bon et sot qui tuera Glaucos gratis. »

 

Et il demanda :

 

– Urbain, aimes-tu le Christ ?

 

– Je l’aime de toute mon âme et de tout mon cœur, – répondit l’ouvrier.

 

– Et tes frères et tes sœurs ? et tous ceux qui t’ont enseigné la vérité et la foi dans le Christ ?

 

– Je les aime aussi, mon père.

 

– Alors, que la paix soit avec toi !

 

– Et avec toi aussi, mon père !

 

De nouveau un silence se fit, troublé seulement par le bruit des meules et le clapotis du fleuve.

 

Chilon, les yeux à la claire lune, se mit à parler d’une voix calme et grave de la mort du Christ. Il parlait comme s’il ne se fût pas adressé à Urbain, mais se fût rappelé cette mort à soi-même ou eût confié ce secret à la ville endormie. Il y avait là quelque chose d’émouvant et de solennel. L’ouvrier pleurait, et lorsque Chilon commença à gémir et à se lamenter de ce qu’au moment de la mort du Sauveur, personne ne se fût trouvé là pour le défendre, sinon contre le supplice de la croix, du moins contre les insultes des soldats et des Juifs, les poings formidables du barbare se crispèrent de regret et de rage contenue. La mort du Christ l’émouvait, mais à la pensée de cette foule qui avait outragé l’Agneau cloué à la croix, tout son être de simple tressaillait et il se sentait altéré d’une soif de sauvage vengeance.

 

Soudain, Chilon lui demanda :

 

– Urbain, sais-tu qui était Judas ?

 

– Je le sais ! Je le sais ! mais il s’est pendu !

 

Le ton de sa voix trahissait une sorte de regret que le traître se fût fait justice lui-même et ne pût ainsi tomber entre ses mains.

 

Chilon continua :

 

– Si pourtant il ne s’était pas pendu et que quelque chrétien le rencontrât, soit sur terre, soit sur mer, ne devrait-il pas venger le supplice, le sang et la mort du Sauveur ?

 

– Et qui donc ne les vengerait pas, mon père ?

 

– Que la paix soit avec toi, fidèle serviteur de l’Agneau ! Oui ! on peut pardonner ses propres offenses, mais qui donc a le droit de pardonner les offenses faites à Dieu ? De même qu’un serpent engendre un serpent, que de la méchanceté naît la méchanceté, de la trahison la trahison, ainsi, du venin de Judas est né un autre traître ; de même que l’un a livré le Sauveur aux Juifs et aux soldats romains, ses brebis seront livrées aux loups, par un autre, qui vit au milieu de nous ; et si personne ne prévient cette trahison, si personne n’écrase à temps la tête de ce serpent, c’en est fait de nous tous, et avec nous disparaîtra la gloire de l’Agneau.

 

Tandis que l’ouvrier le regardait avec une inquiétude inouïe, comme s’il ne se rendait pas compte de ce qu’il entendait, le Grec se couvrit la tête du pan de son manteau et répéta d’une voix sépulcrale :

 

– Malheur à vous, serviteurs du vrai Dieu ! Malheur à vous, chrétiens et chrétiennes !

 

Il se fit encore un silence, pendant lequel on n’entendait que le bruit des meules, le chant assourdi des meuniers et le clapotis du fleuve.

 

– Mon père, – demanda enfin l’ouvrier, – quel est ce traître ?

 

Chilon baissa la tête.

 

– Quel est ce traître ? Un fils de Judas, fils de son venin, qui se donne pour chrétien et fréquente les maisons de prières, dans l’unique but d’accuser ses frères devant César de ne pas reconnaître celui-ci pour dieu, d’empoisonner les fontaines, d’immoler des enfants, et de vouloir détruire cette ville afin qu’il n’en reste pas pierre sur pierre. Dans quelques jours, l’ordre sera donné aux prétoriens d’enchaîner les vieillards, les femmes et les enfants et de les conduire au supplice, comme les esclaves de Pedanius Secundus. Voilà l’œuvre de cet autre Judas. Mais si personne n’a puni le premier, n’a tiré de lui vengeance, si nul n’a pris la défense du Christ à l’heure de son supplice, qui donc voudra punir celui-là, qui donc anéantira ce serpent avant qu’il ait parlé à César, qui le fera disparaître, qui sauvera de leur perte et les frères et la foi chrétienne ?

 

Urbain, jusqu’alors assis sur un bloc de pierre, se leva subitement et dit :

 

– Je le ferai, moi.

 

Chilon se leva à son tour, observa un moment le visage de l’ouvrier éclairé par les rayons de la lune, puis, étendant le bras, il posa lentement sa main sur la tête du colosse :

 

– Va parmi les chrétiens, – dit-il d’une voix solennelle, – va dans les maisons de prières et demande à nos frères où est Glaucos, et quand on te l’aura montré, alors, au nom du Christ, tue !…

 

– Glaucos ?… – répéta l’ouvrier comme pour graver ce nom dans sa mémoire.

 

– Le connaîtrais-tu ?

 

– Non, je ne le connais pas. Il y a dans Rome des milliers de chrétiens, et ils ne se connaissent pas tous. Mais, dans la nuit de demain, tous les frères et les sœurs, sans en excepter un, se réuniront à l’Ostrianum, car le grand Apôtre du Christ est arrivé, et c’est là qu’il va prêcher ; des frères m’y montreront Glaucos.

 

– À l’Ostrianum ? – interrogea Chilon, – mais c’est hors des portes ? Tous nos frères et toutes nos sœurs ? La nuit ? hors de la ville ? à l’Ostrianum ?

 

– Oui, mon père ! c’est notre cimetière, entre la Via Salaria et la Via Nomentana. Ne sais-tu donc pas que le grand Apôtre doit y prêcher ?

 

– Je suis resté deux jours sans rentrer chez moi, c’est pourquoi je n’ai pas reçu sa lettre ; et j’ignore où se trouve l’Ostrianum, car je suis arrivé depuis peu de Corinthe, où je dirige la communauté chrétienne… Mais c’est bien, et puisque le Christ t’a envoyé cette inspiration, va à l’Ostrianum, mon fils ; tu y trouveras Glaucos au milieu de nos frères, et tu le tueras en revenant à la ville ; en récompense, tous tes péchés te seront pardonnés. Et maintenant, que la paix soit avec toi !…

 

– Mon père…

 

– Je t’écoute, serviteur de l’Agneau.

 

Une grande perplexité se peignit sur les traits de l’ouvrier. Voici peu de temps il avait tué un homme, peut-être même deux, et la doctrine chrétienne interdit de tuer. Il ne les avait pas tués, il est vrai, pour sa défense personnelle, mais cela non plus n’est pas permis ! Il n’avait pas tué par intérêt : le Christ l’en préserve !… L’évêque lui avait même donné des frères pour le seconder, mais non l’autorisation de tuer ; pourtant, il avait tué sans le vouloir, parce que Dieu l’a puni en lui donnant une force trop grande… et maintenant il expie cruellement… Les autres chantent auprès des meules, alors que lui, malheureux, ne songe qu’à son péché et à l’offense faite à l’Agneau… Que de prières, que de larmes versées ! Combien de fois n’a-t-il pas sollicité le pardon de l’Agneau ! et il sent qu’il n’a pas encore assez expié… Et il vient de promettre de nouveau de tuer un traître… Soit ! on ne doit pardonner que ses propres offenses : il le tuera donc, même sous les yeux de tous les frères et de toutes les sœurs, demain, à l’Ostrianum. Mais que d’abord Glaucos soit condamné par ceux d’entre les frères qui sont les supérieurs, par l’évêque ou par l’apôtre. Ce n’est rien de tuer, et l’on a même plaisir à tuer un traître, comme un loup ou un ours ; mais si, par hasard, Glaucos n’était pas coupable !… Comment assumer un nouveau meurtre, un nouveau péché, une nouvelle offense à l’Agneau ?

 

– Le temps manque pour un jugement, mon fils, – objecta Chilon, – car, de l’Ostrianum, le traître se hâtera d’aller directement rejoindre César à Antium, ou bien il se réfugiera dans la maison d’un patricien dont il est le serviteur ; mais, grâce au signe que je vais te donner et que tu montreras quand tu auras tué Glaucos, tu recevras pour ta bonne action la bénédiction de l’évêque et du grand Apôtre.

 

À ces mots, il tira un sesterce, y grava une croix avec la pointe de son couteau et remit la pièce à l’ouvrier :

 

– Ceci est une sentence contre Glaucos et un signe pour toi. Quand, après avoir fait disparaître Glaucos, tu présenteras ce sesterce à l’évêque, il te pardonnera également l’autre meurtre que tu as commis sans le vouloir.

 

L’ouvrier hésita à tendre la main pour prendre la pièce ; le premier meurtre étant encore trop frais dans sa mémoire, il ressentait une sorte d’effroi.

 

– Père ! – dit-il d’une voix presque suppliante, – ta conscience se charge-t-elle de cette action et as-tu entendu, de tes propres oreilles, Glaucos trahir ses frères ?

 

Chilon comprit qu’il fallait ou donner des preuves, ou citer des noms, sans quoi le doute pourrait entrer dans le cœur du géant. Et soudain, il lui vint une inspiration heureuse :

 

– Écoute, Urbain, je demeure à Corinthe, mais je suis originaire de Cos et j’enseigne ici, à Rome, la doctrine du Christ à une esclave de mon pays, du nom d’Eunice. Elle sert comme vestiplice dans la maison d’un certain Pétrone, ami de César. Eh bien ! dans cette maison, j’ai entendu Glaucos s’engager à livrer tous les chrétiens et affirmer, en outre, à un autre familier de César, Vinicius, qu’il lui ferait retrouver parmi les chrétiens une jeune vierge…

 

Il s’arrêta pour regarder avec stupéfaction l’ouvrier, dont les yeux, brusquement, avaient étincelé comme ceux d’une bête fauve et dont le visage avait pris une expression de colère sauvage et de menace.

 

– Qu’as-tu ? – demanda-t-il avec quelque frayeur.

 

– Rien, mon père. Demain, je tuerai Glaucos !

 

Le Grec se tut ; un instant après, il prit l’ouvrier par les épaules et le fit se retourner de façon à pouvoir observer avec attention son visage, pleinement éclairé par la lueur de la lune. Il hésitait, ne sachant s’il fallait continuer à le questionner et tirer tout au clair ou bien s’en tenir à ce qu’il avait appris.

 

Sa prudence innée prit le dessus. Il respira profondément à deux reprises, puis, la main sur la tête de l’ouvrier, il lui demanda d’une voix solennelle et bien accentuée :

 

– Urbain est bien le nom que tu as reçu au saint baptême ?

 

– Oui, mon père.

 

– Urbain, que la paix soit avec toi !

 

Chapitre XVIII.

PÉTRONE À VINICIUS :

 

« Tu vas bien mal, carissime ! Il est clair que Vénus t’a troublé l’esprit, t’a fait perdre la raison, la mémoire, la faculté de penser à quoi que ce soit, sauf à l’amour. Si tu relis un jour ta réponse à ma lettre, tu pourras te convaincre de l’indifférence de ton esprit pour tout ce qui n’est pas Lygie, comme il ne s’occupe uniquement que d’elle, y revient sans cesse, tournoie au-dessus d’elle, tel un épervier au-dessus de la proie convoitée. Par Pollux ! retrouve-la donc au plus vite ; autrement, si la flamme qui te consume ne te réduit pas en cendres, tu vas te métamorphoser en ce sphinx d’Égypte qui, à ce que l’on assure, épris d’amour pour la pâle Isis, devient sourd et indifférent à tout et n’attend que la nuit où, de ses yeux de pierre, il peut contempler sa bien-aimée.

 

« Le soir, déguise-toi pour parcourir la ville, même pour pénétrer avec ton philosophe dans les maisons de prières des chrétiens. Tout ce qui fait naître l’espérance et tue le temps est digne de louanges. Mais, par amitié pour moi, fais une chose : puisque cet Ursus, l’esclave de Lygie, est d’une force extraordinaire, prends Croton à tes gages et ne risquez cette expédition qu’à vous trois. Ce sera moins dangereux et plus raisonnable. Étant donné que Pomponia Græcina et Lygie sont des leurs, les chrétiens ne sont pas des misérables, ainsi qu’on le croit partout ; cela n’empêche que, lors de l’enlèvement de Lygie, ils ont prouvé qu’ils ne plaisantent pas dès qu’il s’agit d’une petite brebis de leur troupeau. Aussitôt que tu apercevras ta Lygie, je sais que tu ne sauras te retenir de vouloir l’enlever sur-le-champ. Comment pourrais-tu le faire avec le Chilonidès seul ? Croton, au contraire, en viendra à bout, fût-elle protégée par dix Lygiens comme cet Ursus. Ne te laisse pas soutirer beaucoup d’argent par Chilon, mais ne le ménage pas à Croton. De tous les conseils que je puis t’envoyer, celui-ci est le meilleur.

 

« On a déjà cessé ici de parler de la petite Augusta et de répéter que sa mort a été provoquée par des sortilèges. De loin en loin Poppée y fait allusion, mais l’esprit de César est occupé d’autre chose ; d’autant que – je ne sais si c’est vrai – la divine Augusta serait de nouveau dans une position intéressante et que, chez elle, le souvenir du premier enfant ne tardera guère à s’envoler. Il y a déjà quelques jours que nous sommes à Naples, ou plus exactement à Baïes. Si tu étais capable de penser à quoi que ce soit, les oreilles t’auraient tinté des échos de notre séjour ici, car, sans nul doute, on ne doit pas parler d’autre chose à Rome. Nous sommes donc venus tout droit à Baïes où, tout d’abord, le souvenir de notre mère nous a plongés dans les remords. Mais sais-tu où en est Ahénobarbe ? Le meurtre même de sa mère est devenu un thème pour ses vers et un motif pour des scènes tragi-comiques. Jadis, ses vrais remords trouvaient leur source dans sa poltronnerie. Aujourd’hui, certain que le monde est toujours solide sous ses pas et qu’aucune divinité ne s’est vengée sur lui, il feint le remords pour apitoyer les gens. Il lui arrive de se lever brusquement, la nuit, en affirmant que les Furies le poursuivent ; il nous réveille, regarde derrière lui, prend les poses d’un mauvais comédien dans le rôle d’Oreste, déclame des vers grecs et nous observe, pour voir si nous l’admirons. Et, naturellement, c’est ce que nous faisons, et au lieu de lui dire : « Va te coucher, pitre ! » nous nous haussons aussi au ton tragique et nous défendons contre les Furies le grand artiste.

 

« Par Castor ! tu as pour le moins entendu dire qu’il a déjà paru en public à Naples. On a ramassé la racaille grecque de la ville et des environs : tout cela a rempli les arènes d’odeurs d’ail et de sueur si désagréables que j’ai rendu grâces aux dieux de ne pas être placé au premier rang avec les augustans, mais de rester derrière la scène avec Barbe-d’Airain. Et figure-toi qu’il avait peur ! Je t’assure, il avait réellement peur ! Il posait ma main sur sa poitrine et, en effet, je sentais se précipiter les battements de son cœur. Son souffle était haletant et, au moment de paraître, il devint jaune comme du parchemin et son front s’inonda de sueur. Il savait pourtant que des prétoriens, munis de bâtons, étaient postés à chaque banc pour stimuler, si besoin en était, l’enthousiasme des auditeurs. Mais ce fut inutile. Il n’est pas une troupe de singes des environs de Carthage qui eût su hurler comme a hurlé cette canaille. Je te le dis, l’odeur de l’ail gagnait jusqu’à la scène, et Néron saluait, portait les mains à son cœur, envoyait des baisers et pleurait. Puis, tel un homme ivre, il vint tomber au milieu de nous, derrière la scène, et s’écria : « Que sont donc tous les triomphes, en comparaison du mien ? » Et là-bas, la meute continuait à hurler et à applaudir, sûre de s’attirer, par des applaudissements, les bonnes grâces impériales, des dons, des festins, des billets de loterie et une nouvelle exhibition de César le pitre. Ces ovations ne m’ont pas étonné, car jamais encore on n’avait vu chose pareille. Et lui répétait à chaque instant : « Les voilà, les Grecs ! les voilà, les Grecs ! » Il me semble qu’après une telle représentation, sa haine pour Rome a encore grandi. Néanmoins, on y a dépêché des exprès pour annoncer ce triomphe, et nous nous attendons à recevoir un de ces jours les congratulations du Sénat.

 

« Aussitôt après le premier début de Néron, il s’est produit un accident bizarre. Le théâtre s’est écroulé ; mais le public était déjà sorti. Je suis allé sur le lieu de l’événement et n’ai pas vu qu’aucun cadavre ait été retiré des décombres. Nombreux sont ceux, même parmi les Grecs, qui voient là un signe de la colère divine, causée par la profanation de la majesté impériale ; lui prétend, au contraire, que les dieux ont prouvé leur bienveillance en prenant sous leur protection et ses chants et ses auditeurs. C’est pourquoi il a ordonné d’offrir des sacrifices et des actions de grâces dans tous les temples ; et cet incident n’a fait qu’augmenter son désir d’aller en Achaïe. Pourtant, ces derniers jours, il m’a manifesté ses craintes sur ce que pourrait en penser le peuple romain ; il a peur qu’il se soulève, d’abord en raison de son amour pour lui, et ensuite par crainte qu’une longue absence le prive des distributions de blé et des spectacles.

 

« Néanmoins, nous partons pour Bénévent, afin d’y goûter les splendeurs, bien dignes d’un savetier, par lesquelles Vatinius veut se distinguer, et de là, sous la protection des divins frères d’Hélène, pour la Grèce. J’ai, quant à moi, remarqué une chose, c’est qu’au contact des fous, on devient fou soi-même ; bien mieux : on trouve aux folies un certain attrait. La Grèce et ce voyage avec accompagnement de mille cithares, cette sorte de marche triomphale de Bacchus escorté de nymphes et de bacchantes couronnées de myrtes verdoyants et de pampre, ces chariots traînés par des tigres, ces fleurs, ces thyrses, ces guirlandes, ces cris d’« Evohé ! », cette musique, cette poésie, et toute l’Hellade qui applaudit, tout cela est déjà très bien, mais nous nourrissons des projets plus audacieux encore. L’envie nous prend de fonder quelque féerique empire d’Orient, empire des palmiers, du soleil, de la poésie et de la réalité métamorphosée en rêve, de la vie transformée en perpétuelle jouissance. Nous voulons oublier Rome et fixer le centre du monde quelque part entre la Grèce, l’Asie et l’Égypte ; vivre, non de la vie des hommes, mais de celle des dieux ; ignorer tout souci quotidien ; errer par l’Archipel, sur des galères d’or, à l’ombre de voiles de pourpre ; être, en une seule personne, Apollon, Osiris et Baal ; nous roser d’aurore, nous dorer de soleil, nous argenter de lune ; régner, chanter, rêver… Et croirais-tu qu’ayant encore pour un sesterce de sens commun et un as de jugement, je me laisse gagner moi-même à ces idées fantasques ; et je m’y laisse gagner parce que, pour si impraticables qu’elles soient, elles ont du moins de la grandeur et de l’originalité. Un tel royaume féerique, quoi qu’on en dise, apparaîtrait dans les siècles lointains comme un rêve merveilleux. Si Vénus ne prend la figure d’une Lygie, ou tout au moins celle d’une esclave comme Eunice, et si la vie n’est pas embellie par l’art, cette existence restera vide par elle-même, avec une face simiesque. Mais ce n’est pas Barbe-d’Airain qui réalisera ces conceptions ; dans ce fabuleux royaume de la poésie de l’Orient, il ne devrait y avoir de place ni pour la trahison, ni pour la mort, et en lui, sous les apparences d’un poète, réside un médiocre cabotin et se cache un plat tyran.

 

« En attendant, voici que nous étranglons les gens pour peu qu’ils nous gênent ; ce pauvre Torquatus Silanus est déjà parmi les ombres, il s’est ouvert les veines ces derniers jours. Lecanius et Licinius n’acceptent le consulat qu’en tremblant. Le vieux Thraséas ose trop rester honnête pour échapper à la mort. Et moi, Tigellin n’a pu jusqu’ici obtenir l’ordre qui m’enjoindrait de m’ouvrir les veines : je suis encore nécessaire, non seulement comme arbitre des élégances, mais aussi comme celui dont les conseils et le goût sont indispensables pendant le voyage en Achaïe. Je n’en pense pas moins que tôt ou tard il faudra en arriver là. Et sais-tu ce qui me préoccupe le plus ? C’est que Barbe-d’Airain n’hérite pas de cette coupe de Myrrhène que tu connais et que tu admires. Si tu es près de moi quand je mourrai, je te la remettrai ; si tu es loin, je la briserai. D’ici là, nous avons encore en réserve Bénévent et son savetier, la Grèce olympique, et le Fatum qui trace à chacun sa route dans l’inconnu.

 

« Porte-toi bien. Prends Croton à tes gages, si tu ne veux qu’on t’arrache une seconde fois Lygie. Envoie-moi Chilonidès, où que je sois, dès qu’il aura cessé de t’être utile. Peut-être en ferai-je un second Vatinius, devant qui trembleront les personnages consulaires et les sénateurs, comme ils tremblent devant le chevalier de l’alène. Ce spectacle vaudrait de vivre encore. Quand tu auras retrouvé Lygie, mande-le-moi, que je puisse offrir à Vénus en son petit temple rond de Baïes, un couple de cygnes et un de colombes. J’ai vu récemment en songe Lygie sur tes genoux et cherchant tes baisers. Fais en sorte que ce soit là un songe prophétique. Puisse-t-il, en ton ciel, ne point y avoir de nuages, et s’il y en a, qu’ils aient la couleur et le parfum des roses ! Porte-toi bien, et adieu ! »

 

Chapitre XIX.

Vinicius achevait à peine de lire, que Chilon se glissa dans la bibliothèque sans avoir été annoncé, les serviteurs ayant reçu l’ordre de le laisser pénétrer à toute heure du jour ou de la nuit.

 

– Que la divine mère d’Énée, ta magnanime aïeule, seigneur, te soit aussi propice que le fut pour moi le divin fils de Maïa !

 

– Ce qui veut dire ?… – questionna Vinicius en se levant vivement de la table à laquelle il était assis.

 

Chilon releva la tête et répondit :

 

– Eurêka !

 

Le jeune patricien ressentit une telle émotion qu’il fut un instant sans pouvoir articuler un mot.

 

– Tu l’as vue ?… – finit-il par demander.

 

– J’ai vu Ursus, seigneur, et je lui ai parlé.

 

– Et tu sais où ils sont cachés ?

 

– Non, seigneur. Un autre n’eût pas manqué, par amour-propre, de laisser voir au Lygien qu’il l’avait reconnu ; un autre eût cherché à le faire jaser, pour savoir où il demeure ; ou bien il eût reçu un coup de poing qui l’eût pour jamais rendu insensible aux choses de ce monde, ou bien il eût éveillé la méfiance du géant et, cette nuit même, on eût cherché une autre cachette pour la jeune fille. Moi, seigneur, je n’ai rien fait de semblable ; il me suffit de savoir qu’Ursus travaille près de l’Emporium, chez un meunier du même nom que ton affranchi, Demas ; et cette découverte m’a suffi, parce que n’importe lequel de tes esclaves de confiance peut le suivre le matin et trouver la cachette. Je t’apporte seulement, seigneur, la certitude qu’Ursus étant ici, la divine Lygie est également à Rome, et aussi la nouvelle que tout fait présumer qu’elle sera cette nuit à l’Ostrianum…

 

– À l’Ostrianum ! Où est-ce ? – interrompit Vinicius, tout prêt à y courir à l’instant même.

 

– C’est un ancien hypogée entre la Via Salaria et la Via Nomentana. Le grand pontife chrétien dont je t’ai parlé, seigneur, et que l’on n’attendait que beaucoup plus tard, est arrivé : cette nuit, il doit baptiser et prêcher dans ce cimetière. Ils cachent leur doctrine et, bien que jusqu’à présent aucun édit ne l’ait condamnée, il leur faut être prudents, car le peuple les hait. Ursus m’a dit que tous, autant qu’ils sont, doivent se réunir ce soir à l’Ostrianum, où chacun doit entendre et contempler celui qui fut le premier des disciples du Christ et qu’ils appellent l’Apôtre. Et les femmes devant, comme les hommes, assister aux cérémonies, Pomponia sera peut-être seule d’entre elles à y manquer : elle ne pourrait justifier à Aulus, adorateur des anciens dieux, son absence pendant la nuit ; tandis que Lygie, actuellement sous la protection d’Ursus et des anciens de la communauté, s’y rendra certainement avec les autres.

 

Vinicius, qui jusqu’alors avait vécu dans la fièvre, et à la veille de voir son espérance se réaliser, se sentit faiblir, ainsi qu’un homme au terme d’un voyage pénible. Chilon s’en aperçut et résolut d’en tirer profit :

 

– Il est vrai, seigneur, que tes gens surveillent les portes et que les chrétiens doivent le savoir. Mais ils n’ont pas besoin des portes. Le Tibre n’en a pas besoin non plus, et, bien que le trajet jusqu’à l’Ostrianum soit plus long par le fleuve, on prendra la peine de faire un long détour pour voir le « Grand Apôtre ». D’ailleurs, et cela ne fait pas de doute, ils ont mille moyens de franchir l’enceinte. À l’Ostrianum, seigneur, tu verras Lygie, et si, par extraordinaire, elle ne s’y trouvait pas, Ursus y sera, car il m’a promis de tuer Glaucos. Il m’a dit lui-même qu’il y viendrait pour l’y tuer ; entends-tu, noble tribun ! Et alors, ou tu le suivras et tu sauras où demeure Lygie, ou tes hommes l’appréhenderont comme meurtrier, et, quand il sera entre tes mains, tu lui feras avouer où il l’a cachée. Ma mission est donc remplie. Un autre, ô seigneur, prétendrait qu’il a bu avec Ursus dix canthares de vin de premier cru pour lui soutirer son secret ; un autre prétendrait qu’il a perdu avec lui mille sesterces aux scriptæ duodecim, ou qu’il lui a acheté ses renseignements pour deux mille… Je sais que tu m’en rembourserais le double. Eh bien ! une fois dans ma vie… non, je voulais dire, comme pendant toute ma vie… je resterai honnête, car je crois, d’après l’affirmation du magnanime Pétrone, que ta générosité excédera toutes mes dépenses et toutes mes espérances.

 

Cependant Vinicius, en soldat qu’il était, et habitué non seulement à ne pas se départir de son sang-froid dans des éventualités quelconques, mais encore à agir, domina sa faiblesse passagère et dit :

 

– Ton espoir ne sera pas déçu ; mais d’abord, tu viendras avec moi à l’Ostrianum.

 

– Moi, à l’Ostrianum ? – se récria Chilon, qui n’avait pas la moindre envie d’y aller. – Noble tribun, j’ai promis de t’indiquer où est Lygie, mais non de l’enlever… Songe donc, seigneur, à ce qu’il adviendrait de moi si cet ours lygien, après avoir mis Glaucos en pièces, s’apercevait qu’il l’a tué un peu à la légère. Ne me regarderait-il pas (à tort, du reste) comme responsable du meurtre qu’il aurait commis ? Souviens-toi, seigneur, que plus on est profond philosophe, plus il est difficile de répondre aux questions des ignares. Et s’il me demandait pourquoi j’ai accusé le médecin Glaucos, qu’aurais-je à lui répondre ? Mais si pourtant tu me soupçonnais de te tromper, je te dirais : ne me paye que lorsque je t’aurai indiqué la maison où demeure Lygie ; aujourd’hui, ne me fais sentir qu’une parcelle de ta générosité, afin que je ne sois pas tout à fait frustré dans le cas où toi, seigneur, – que tous les dieux t’en préservent ! – tu serais victime de quelque malheur. Ton cœur ne pourrait le souffrir.

 

Vinicius prit dans un coffre appelé arca, posé sur un socle de marbre, une bourse qu’il jeta à Chilon.

 

– Ce sont des scrupula, – dit-il. – Quand Lygie sera chez moi tu en recevras une autre pareille, mais pleine d’aureus[8].

 

– Ô Jupiter ! – s’écria Chilon.

 

Mais Vinicius fronça les sourcils :

 

– On va te donner à manger ici ; ensuite tu pourras te reposer. D’ici ce soir, tu ne sortiras pas, et, la nuit venue, tu m’accompagneras à l’Ostrianum.

 

La terreur et l’hésitation se peignirent un instant sur le visage du Grec ; mais il finit par se rassurer et dit :

 

– Qui donc peut te résister, seigneur ? Tiens ces paroles pour un bon augure, ainsi que les a acceptées notre illustre héros dans le temple d’Ammon. Pour moi, ces scrupules, – et il fit sonner la bourse, – font contrepoids à tous les miens, sans parler de ta société qui est pour moi un honneur et une joie.

 

Vinicius, impatienté, l’interrompit pour le questionner sur les détails de sa conversation avec Ursus. Il put en déduire que, dès cette nuit, on découvrirait le refuge de la jeune fille, ou qu’on l’enlèverait elle-même en chemin, à son retour de l’Ostrianum. À cette seule pensée, Vinicius fut pris d’une joie folle. Presque certain à présent de reconquérir Lygie, sa colère et son dépit contre elle s’étaient évanouis. Pour cette joie, il était prêt à lui pardonner tous ses torts. Il ne voyait plus en elle que l’être cher et désiré ; il lui semblait l’attendre comme si elle allait revenir d’un grand voyage. Il avait envie d’appeler ses esclaves et de leur donner l’ordre d’enguirlander la maison de verdure. En ce moment, il n’en voulait même plus à Ursus et il était prêt à pardonner tout à tous. Chilon, qui, en dépit de ses services, lui avait toujours inspiré de la répugnance, lui sembla pour la première fois un personnage amusant et peu banal. Enfin, la maison lui parut plus gaie ; ses yeux et son visage se rassérénèrent. De nouveau il sentit rayonner en lui la jeunesse et la joie de vivre. Ses souffrances de naguère ne lui avaient pas permis de sentir assez combien il aimait Lygie. Il le comprenait seulement à présent que renaissait en lui l’espoir de la ravoir. Sa passion pour elle s’éveillait comme s’éveille au printemps la terre réchauffée par le soleil, mais elle était à présent moins aveugle, moins sauvage, plus joyeuse et plus tendre. Il se sentait plein d’énergie et était certain que, du moment où de ses propres yeux il reverrait Lygie, tous les chrétiens de l’univers entier, et César lui-même, ne pourraient plus la lui enlever.

 

Encouragé par cette bonne humeur, Chilon lui-même reprit la parole et se mit à donner des conseils : à son avis, la partie n’était pas encore gagnée. Il fallait agir avec prudence sous peine de tout compromettre. Il suppliait Vinicius de ne pas enlever Lygie à l’Ostrianum même. Ils s’y rendraient en manteau, le capuchon rabattu sur la tête et se borneraient à observer, de quelque coin obscur, tous les assistants. Lorsque enfin ils découvriraient Lygie, le mieux serait de la suivre à distance, de remarquer la maison où elle entrerait et, le lendemain à l’aube, de cerner sa demeure et de la prendre de jour. En sa qualité d’otage et comme, à vrai dire, elle appartenait à César, tout cela pourrait être fait sans crainte de violer les lois. Et, au cas où ils ne la trouveraient pas à l’Ostrianum, ils suivraient Ursus et le résultat serait le même. On ne pouvait se rendre au cimetière en trop grand nombre, sous peine d’attirer l’attention des chrétiens, qui éteindraient toutes les lumières, comme ils l’avaient fait lors du premier enlèvement, se disperseraient et se cacheraient dans les refuges connus d’eux seuls. Mais il ne serait pas mauvais de s’armer, ou, mieux encore, de se faire accompagner de deux hommes vigoureux et fidèles, qui leur prêteraient main forte en cas de besoin.

 

Vinicius reconnaissait la justesse de ces observations ; se rappelant aussi les conseils de Pétrone, il donna l’ordre à ses esclaves d’aller lui chercher Croton. Chilon, qui connaissait tout le monde à Rome, fut pleinement rassuré quand il entendit le nom du fameux athlète dont maintes fois il avait apprécié la force au cirque. L’aide de Croton lui faciliterait singulièrement la conquête de la bourse garnie d’aureus.

 

Il se trouvait donc dans ces heureuses dispositions quand l’intendant de l’atrium vint l’appeler pour qu’il se mît à table ; et, sans perdre un coup de dent, il raconta aux esclaves comment il procurait à leur maître un onguent merveilleux : il suffisait d’en enduire les sabots des plus mauvais chevaux pour que ceux-ci devançassent de beaucoup tous les autres. Cette recette lui venait d’un chrétien, car les chrétiens âgés sont plus experts en sortilèges et en miracles que les Thessaliens eux-mêmes, bien que la Thessalie soit célèbre pour ses sorcières. Les chrétiens ont en lui une confiance aveugle ; et d’où lui vient cette confiance ? Celui-là le devinera aisément, qui connaît la signification du poisson. Et, tout en parlant, il scrutait avec attention les physionomies des esclaves, avec l’espoir de trouver parmi eux un chrétien à dénoncer à Vinicius. Trompé dans cet espoir il se mit à manger et à boire très copieusement, en prodiguant ses louanges au cuisinier et l’assurant qu’il tâcherait de le racheter à Vinicius. Toutefois, une unique pensée troublaient sa gaieté : cette nuit, il lui faudrait aller à l’Ostrianum ; mais il se rassurait en songeant qu’il s’y rendrait déguisé, dans l’obscurité, et en compagnie de deux hommes dont l’un était par sa force le dieu de Rome entière, et l’autre un patricien occupant de hautes fonctions militaires.

 

« Si même on découvre Vinicius, –raisonnait-il, – on n’osera porter la main sur lui ; en ce qui me concerne, bien malins seront ceux qui verront seulement le bout de mon nez. »

 

Puis il se remémora sa conversation avec l’ouvrier, et ces souvenirs le rassurèrent davantage encore. Il ne doutait plus que cet ouvrier fût Ursus. D’après les dires de Vinicius et des esclaves qui avaient escorté Lygie à sa sortie du palais de César, il connaissait la force herculéenne de cet homme. Il n’était donc pas surprenant qu’Euricius le lui eût désigné quand il lui avait demandé des hommes d’une grande vigueur. D’ailleurs, quand il avait fait allusion à Vinicius et à Lygie, le trouble et la colère de l’ouvrier ne lui avaient laissé aucun doute et prouvé combien cela le touchait de près. L’ouvrier avait dit également qu’il se repentait d’avoir tué : or, Ursus avait tué Atacin. Enfin, le signalement correspondait exactement avec ce que lui en avait dit Vinicius. Un doute unique pouvait naître de la différence des noms. Mais Chilon savait déjà qu’au baptême les chrétiens reçoivent un nouveau nom.

 

« Si Ursus tue Glaucos, – se disait Chilon, – c’est tant mieux ; et s’il ne le tue pas, ce sera également bon signe, car cela prouvera que les chrétiens ne se décident pas facilement au meurtre. J’ai fait passer ce Glaucos pour le propre fils de Judas et comme prêt à livrer tous les chrétiens. J’ai été si éloquent qu’une pierre même en eût été touchée et eût promis de choir sur la tête de Glaucos ; et cependant, c’est à peine si j’ai pu décider cet ours lygien à lui mettre la patte dessus… Il hésitait, parlait de sa grande tristesse et de son grand repentir… Évidemment, ce n’est pas dans leurs habitudes. On doit pardonner les offenses qu’on a subies et il n’est pas tout à fait permis non plus de venger les offenses faites aux autres : ergo, tu ne risques pas beaucoup, Chilon. Glaucos ne se vengera pas… Si Ursus ne le tue point, pour un crime aussi considérable que de trahir tous les chrétiens, il te tuera encore moins pour un crime aussi minime que d’en avoir trahi un seul. D’ailleurs, aussitôt que j’aurai indiqué à ce sauvage tourtereau passionné le nid de la colombe, je m’en laverai les mains et retournerai à Naples. Il est question aussi chez les chrétiens de certain lavage des mains : c’est sans doute pour eux un moyen de terminer une affaire. De braves gens, ces chrétiens, et on en dit tant de mal ! Ô dieux ! voilà donc la justice sur la terre ! Vraiment, elle me plaît, cette religion, une religion qui ne permet pas de tuer. Mais, si elle défend le meurtre, il est probable, en revanche, qu’elle n’autorise pas davantage le vol, la tromperie, le faux témoignage. Aussi, on ne saurait dire qu’elle est facile à suivre. À coup sûr elle enseigne, non seulement de mourir honnêtement, ainsi que le conseillent les stoïciens, mais aussi de vivre honnêtement. Si jamais j’amasse assez d’argent pour m’acheter une maison comme celle-ci, avec autant d’esclaves, peut-être me ferai-je chrétien pour aussi longtemps qu’il me conviendra. Le riche peut tout se permettre, même la vertu… Oui ! c’est une religion pour les riches, et je ne parviens pas à comprendre pourquoi tant de ses fidèles sont pauvres. Quels avantages y trouvent-ils ? Et pourquoi tolèrent-ils que la vertu leur lie les mains ? Il faudra que j’y réfléchisse un jour. Pour l’instant, sois loué, Hermès, de m’avoir aidé à retrouver ce blaireau ! Si tu l’as fait en vue des deux blanches génisses jumelles aux cornes dorées, je ne te reconnais plus. Sois honteux, vainqueur d’Argus ! toi, le dieu si sagace, tu n’as donc pas prévu que je te roulerais ! En revanche, je t’apporte en sacrifice ma reconnaissance, et si tu lui préfères deux bêtes, tu en es toi-même une troisième ; dans ce cas, tu devrais être plutôt un berger qu’un dieu. Au surplus, fais attention que, philosophe, je ne vienne à démontrer aux hommes que tu n’existes pas du tout et que personne alors ne t’apporte plus aucun sacrifice. Avec les philosophes, vois-tu, il vaut mieux faire bon ménage. »

 

Ainsi devisant avec soi-même et avec Hermès, Chilon s’étendit sur le banc, plaça son manteau sous sa tête et, dès que les esclaves eurent desservi la table, s’endormit. Il ne se réveilla, ou plutôt on ne le réveilla, qu’à l’arrivée de Croton. Il se rendit alors à l’atrium et contempla avec plaisir la puissante carrure du laniste, l’ex-gladiateur, qui semblait remplir de son corps tout l’atrium. Croton avait déjà débattu le prix de l’expédition et disait à Vinicius :

 

– Par Hercule ! tu as bien agi, seigneur, de me faire appeler aujourd’hui, car demain, je pars pour Bénévent où, sur l’invitation du noble Vatinius, je dois lutter devant César avec un certain Syphax, le plus fort de tous les nègres que l’Afrique ait jamais produits. Tu peux t’imaginer, seigneur, les craquements de son épine dorsale entre mes bras ; en outre, je lui casserai de mon poing sa mâchoire d’ébène.

 

– Par Pollux ! – répliqua Vinicius, – je suis certain que tu le mettras à mal.

 

– Et bien tu feras, – approuva Chilon. – Oui !… casse-lui en outre la mâchoire ! C’est une excellente idée et un exploit digne de toi. Je suis prêt à parier que tu lui démoliras la mâchoire. Mais, en attendant, ne manque pas de frotter tes membres avec de l’huile, mon Hercule, et de te ceindre solidement, car tu peux avoir affaire à un vrai Cacus. L’homme qui protège cette jeune fille désirée par le noble Vinicius est doué, parait-il, d’une force extraordinaire.

 

En parlant ainsi, Chilon n’avait pour but que de stimuler l’amour-propre de Croton. Vinicius appuya :

 

– Oui, je ne l’ai pas vu, mais on dit qu’il saisit un taureau par les cornes et le traîne où bon lui semble.

 

– Oh ! – s’exclama Chilon, qui n’imaginait pas qu’Ursus fût aussi fort.

 

Mais Croton sourit avec dédain :

 

– Je me fais fort, noble seigneur, – dit-il, – de saisir, de cette main que voilà, qui tu me désigneras, et de cette autre, de me défendre contre sept Lygiens comme lui, et enfin de t’apporter chez toi la jeune fille, quand bien même tous les chrétiens de Rome, comme des loups calabrais, se mettraient à mes trousses. Si j’y manque, qu’on me donne les verges dans cet impluvium.

 

– Ne te laisse pas faire, seigneur, – se récria Chilon, – on nous lancera des pierres, et alors, à quoi nous servira toute sa force ? Ne vaut-il pas mieux s’emparer de la jeune fille quand elle sera rentrée chez elle et ne pas l’exposer, ainsi que nous ?

 

– C’est ainsi que je l’entends, Croton, – dit Vinicius.

 

– C’est toi qui payes, à toi d’ordonner ! Souviens-toi seulement, seigneur, que je pars demain pour Bénévent.

 

– J’ai cinq cents esclaves rien que dans la ville, – répliqua Vinicius.

 

Puis, il leur fit signe de se retirer un moment et se rendit dans sa bibliothèque, où il écrivit à Pétrone :

 

« Chilon a retrouvé Lygie. Ce soir, avec lui et Croton, je vais à l’Ostrianum, où je l’enlèverai sur-le-champ, ou demain matin dans sa maison. Que les dieux te comblent de leurs faveurs ! Porte-toi bien, carissime. La joie ne me permet pas de t’en dire davantage. »

 

Ayant déposé son style, il se mit à arpenter la pièce à grands pas. Outre la joie qui remplissait son âme, il bouillait d’impatience. Il se disait que demain Lygie serait déjà dans cette maison et il se demandait comment il la traiterait, tout en sentant que, si elle voulait l’aimer, il serait son esclave. Il se souvint de ce que lui avait dit Acté de l’amour de la jeune fille et il s’en attendrit jusqu’au plus profond de son cœur. Il s’agissait donc simplement à présent de triompher d’une certaine pudeur virginale, de certains vœux qu’exigeait sans doute la doctrine chrétienne. S’il en était ainsi, dès que Lygie serait dans sa maison, elle céderait à la persuasion ou à la force et devrait se dire : « C’en est fait ! » Et alors, elle deviendrait soumise et aimante.

 

L’apparition de Chilon interrompit le cours de ces riantes pensées.

 

– Seigneur, – dit le Grec, – voici ce qui me vient encore à l’idée. Peut-être les chrétiens ont-ils certain mot d’ordre, certaines tessera indispensables pour pénétrer dans l’Ostrianum ? Je sais qu’il en est ainsi dans les maisons de prières et Euricius me donna une fois une tessera de ce genre ; permets-moi donc, seigneur, d’aller le trouver, de le questionner sur les moindres détails et de me munir de ces insignes, pour le cas où il en serait besoin.

 

– C’est bien, noble sage, – répondit ironiquement Vinicius ; – tu parles en homme prévoyant et tu mérites des félicitations. Va donc chez Euricius ou ailleurs, à ta guise, mais, pour plus de sûreté, laisse sur cette table la bourse que je t’ai donnée.

 

Chilon, n’aimant pas à se séparer de son argent, fit la grimace. Néanmoins il obéit et sortit. Des Carines au cirque, où était située la petite boutique d’Euricius, il n’y avait pas très loin, et il fut de retour bien avant le soir.

 

– Voici les insignes, seigneur, – dit-il. – Autrement, nous n’aurions pu passer. Je me suis renseigné exactement auprès d’Euricius sur le chemin à suivre et je lui ai dit en même temps que les insignes m’étaient nécessaires pour des amis, ne devant pas y aller moi-même, attendu que le trajet est trop long pour un vieillard comme moi et que je verrai demain le grand Apôtre, lequel me répétera les meilleurs passages de son sermon.

 

– Comment, tu ne viendras pas ? Il te faut y venir, – fit Vinicius.

 

– Je sais bien qu’il le faut, mais j’irai déguisé, ce que je vous conseille également de faire, sinon, nous risquerions de laisser s’envoler les oiseaux.

 

Ils firent leurs préparatifs, car la nuit approchait. Ils s’enveloppèrent de manteaux gaulois à capuchons et se munirent de lanternes ; Vinicius s’arma lui-même et arma ses compagnons de couteaux courts, aux lames recourbées ; Chilon s’affubla d’une perruque, qu’il s’était procurée en revenant de chez Euricius. Et ils sortirent, pressant le pas, afin d’arriver à la Porte Nomentane avant qu’elle fût fermée.

 

Chapitre XX.

Ils prirent par le Vicus Patricius, en longeant le Viminal, jusqu’à l’ancienne porte Viminale ouvrant sur l’espace où plus tard Dioclétien fit bâtir des bains luxueux. Ils dépassèrent les ruines de la muraille de Servius Tullius et arrivèrent, par des voies plus désertes encore, jusqu’à la route Nomentane. Puis, après avoir tourné à gauche vers Salaria, ils se trouvèrent au milieu de collines trouées de carrières de sable et parsemées de cimetières. La nuit s’était épaissie, et la lune n’étant pas encore levée, ils eussent difficilement trouvé leur chemin si, suivant les prévisions de Chilon, les chrétiens ne le leur eussent montré. À droite, à gauche, en avant, on distinguait des silhouettes noires qui se glissaient vers les ravins sablonneux. Quelques-uns de ces piétons portaient des lanternes qu’ils cherchaient à dissimuler sous leurs manteaux. D’autres, plus familiarisés avec la route, s’avançaient dans l’obscurité. Son œil de soldat, accoutumé aux ténèbres permettait à Vinicius de distinguer, d’après leurs gestes, les jeunes gens des vieillards qui s’appuyaient sur des bâtons, et les hommes des femmes soigneusement enveloppées de longues stoles. Les rares passants et les paysans revenant de la ville prenaient sans doute ces pèlerins pour des ouvriers qui se dirigeaient vers les arenaria, ou pour des membres de quelque association funéraire en route vers des agapes nocturnes. Plus le jeune patricien et ses jeunes compagnons avançaient, plus se faisaient nombreuses les lanternes et les silhouettes. Quelques passants chantaient d’une voix assourdie des hymnes qui parurent à Vinicius toutes pleines de mélancolie. Parfois, son oreille percevait des lambeaux de phrases ou de chants, tels que : « Lève-toi, toi qui sommeilles ! » « Ressuscite d’entre les morts ! » Parfois, le nom du Christ était répété par les femmes et par les hommes. Mais Vinicius prêtait peu d’attention aux paroles, car l’idée lui était venue que peut-être, parmi les figures sombres qui passaient, se trouvait Lygie. Quelques-unes des chrétiennes, en les dépassant, prononçaient la formule : « La paix soit avec vous ! » ou « Gloire au Christ ! » Alors, il devenait inquiet et son cœur battait plus fort : il lui semblait entendre la voix de Lygie. Dans une silhouette, à un geste, il croyait sans cesse la reconnaître et il finit par ne plus s’en rapporter à ses yeux, après s’être rendu compte, à plusieurs reprises, qu’il s’était trompé.

 

La route lui semblait interminable. Il connaissait bien les environs de Rome, mais, dans l’obscurité, il ne s’y retrouvait plus. À chaque instant on se heurtait à des passages étroits, des pans de murs, des constructions, et il ne se souvenait pas les avoir jamais remarqués. Enfin, la lune commença à émerger des nuages et éclaira toute la contrée mieux que la faible lueur des lanternes. Un point lumineux, brasier ou torche, apparut dans le lointain. Vinicius se pencha vers Chilon et lui demanda si c’était là l’Ostrianum.

 

Chilon, sur qui la nuit, l’éloignement de la ville et tous ces fantômes errants produisaient une impression plutôt désagréable, répondit d’une voix mal assurée :

 

– Je n’en sais rien, seigneur, je ne suis jamais allé à l’Ostrianum. Mais ils devraient bien louer le Christ plus près de la ville.

 

Et, sentant la nécessité de s’épancher et de raffermir son courage, il ajouta :

 

– Ils se glissent comme des brigands, et cependant il leur est défendu de tuer, si toutefois ce Lygien ne m’a pas odieusement trompé.

 

Bien qu’il ne cessât de songer à Lygie, Vinicius fut également surpris de la prudence et du mystère dont s’entouraient les chrétiens pour aller entendre l’enseignement de leur Pontife suprême. Il dit :

 

– Cette religion, comme les autres, compte chez nous beaucoup d’adeptes ; mais les chrétiens sont une secte des Juifs. Pourquoi, cependant, se réunissent-ils ici, puisqu’il existe dans le Transtévère des temples où les Juifs peuvent faire leurs sacrifices au grand jour ?

 

– Non, seigneur, les Juifs sont précisément leurs ennemis les plus acharnés. On m’a dit que déjà avant le règne de notre César, la guerre avait failli éclater entre eux. César Claude fut tellement importuné de ces querelles qu’il fit chasser tous les Juifs ; mais, aujourd’hui, cet édit a été rapporté. Cependant, les chrétiens se cachent des Juifs et du peuple qui, tu ne l’ignores pas, les haïssent parce qu’ils les soupçonnent de divers crimes.

 

Après un silence, Chilon, dont la terreur s’augmentait à mesure qu’on s’éloignait des portes, reprit :

 

– En revenant de chez Euricius, je me suis muni d’une perruque chez un barbier et je me suis introduit deux fèves dans le nez. Ainsi, on ne pourra me reconnaître ; et, si même on me reconnaît, on ne me tuera pas. Ce ne sont pas de méchantes gens ! Ce sont même de très honnêtes gens, que j’aime et que j’estime.

 

– N’essaye pas de les amadouer par des flatteries prématurées, – répliqua Vinicius.

 

Ils s’étaient engagés dans un étroit ravin fermé de chaque côté par une tranchée, au-dessus desquelles passait un aqueduc. La lune venait de se dégager des nuages ; ils aperçurent à l’extrémité du défilé, en pleine clarté argentée, un mur abondamment recouvert de lierre. C’était l’Ostrianum.

 

Le cœur de Vinicius tressaillit.

 

À la porte, deux fossoyeurs recueillaient les insignes. Un instant après, Vinicius et ses compagnons se trouvèrent dans un lieu assez vaste et entouré de murs. Çà et là se dressaient des monuments funéraires ; la crypte même occupait le milieu et sa partie inférieure s’enfonçait sous le sol. À l’entrée de cette crypte coulait une fontaine. Il était facile de se rendre compte que l’hypogée souterrain ne pouvait contenir une foule nombreuse. Vinicius comprit que les chrétiens seraient obligés de se réunir à ciel ouvert, dans l’enceinte où déjà se pressaient de nombreux fidèles. Partout où l’œil pouvait voir, on apercevait des lanternes et encore des lanternes, bien que beaucoup parmi les arrivants n’en fussent pas pourvus. À part quelques chrétiens, qui avaient la tête découverte, tous les autres, par crainte soit de la trahison, soit du froid, étaient restés encapuchonnés. Le jeune patricien songea avec effroi que, s’ils persistaient à rester couverts, il ne lui serait pas possible, dans cette foule et à cette faible lueur, de reconnaître Lygie.

 

Soudain, près de la crypte, on alluma quelques torches de résine que l’on disposa en un petit bûcher. On y vit plus clair. L’assistance se mit à chanter, d’abord à voix basse, puis en haussant le ton, un hymne étrange. Vinicius n’avait de sa vie entendu pareil chant. Le sentiment de tristesse qui l’avait déjà frappé pendant son trajet vers le cimetière, lorsque lui parvenaient les modulations discrètes des pèlerins isolés, se reflétait à présent dans cet hymne, mais avec une force et une netteté beaucoup plus saisissantes ; cette tristesse s’épandait de plus en plus, enveloppant pour ainsi dire, en même temps que les hommes, le cimetière, les collines, le ravin et tous les environs. Ce chant semblait comme un appel vers le salut, une invocation jaillie des lèvres des gens errant au milieu des ténèbres. Les têtes levées au ciel semblaient voir quelqu’un là-haut, bien haut, et les bras tendus semblaient l’implorer pour qu’il descendît. Quand le chant s’interrompait, il se produisait un moment d’attente si impressionnant, que Vinicius et ses compagnons levaient malgré eux leurs regards vers la voûte étoilée, dans un vague espoir que quelque chose d’extraordinaire allait se passer et qu’un protecteur invisible allait réellement descendre sur la terre. Vinicius, en Asie Mineure, en Égypte, à Rome même, avait visité les temples les plus divers, connu maintes religions et entendu bien des chants ; mais, pour la première fois, il voyait des hommes invoquer la divinité par des hymnes, non pour observer un rituel établi, mais de toute la pureté de leur cœur et avec ce chagrin poignant que seuls peuvent éprouver des enfants éloignés de leur père ou de leur mère. Il eût fallu être aveugle pour ne pas voir que non seulement ces gens-là honoraient leur dieu, mais qu’ils l’aimaient de toute la force de leur âme. Et cela, Vinicius ne l’avait vu dans aucun pays, dans aucune cérémonie, dans aucun temple : à Rome, en Grèce, ceux qui vénéraient encore leurs dieux le faisaient par crainte, ou pour se ménager leur appui : mais personne ne songeait même à les aimer.

 

Bien que Vinicius fût tout préoccupé de Lygie et que son attention fût absorbée à la chercher dans la foule, il lui était cependant impossible de ne pas voir les choses étranges et extraordinaires qui se passaient autour de lui.

 

Cependant, on avait jeté encore quelques torches dans le foyer qui projeta sur tout le cimetière une clarté rouge et fit pâlir la lumière des lanternes ; au même instant apparut, sortant de l’hypogée, un vieillard vêtu d’un manteau à capuchon, mais dont la tête était découverte, et qui monta sur une pierre voisine du bûcher.

 

Un mouvement se produisit dans la foule. Tout près de Vinicius, des voix murmurèrent : « Pierre ! Pierre !… » Les uns s’agenouillèrent, d’autres tendirent les mains vers lui. Puis il se fit un si profond silence qu’on pouvait entendre chaque tison consumé s’affaisser dans le brasier, le bruit lointain des roues sur la Voie Nomentane et le bruissement du vent dans les pins qui avoisinaient le cimetière.

 

Chilon se pencha pour chuchoter à Vinicius :

 

– C’est lui, le premier disciple de Chrestos, c’est le pêcheur !

 

Le vieillard leva la main pour bénir, d’un signe de croix, les assistants, qui tombèrent tous à genoux. Vinicius et ses compagnons, de peur de se trahir, suivirent cet exemple. La figure qu’il avait devant lui parut au jeune homme à la fois assez vulgaire et cependant extraordinaire, d’autant plus que ce qu’il y avait d’extraordinaire en elle émanait de sa simplicité même. Le vieillard n’avait ni mitre, ni couronne de chêne sur la tète, ni palme dans les mains, ni rational doré sur la poitrine, ni vêtements blancs ou semés d’étoiles, aucun de ces emblèmes qui distinguaient les prêtres de l’Orient, de l’Égypte, de la Grèce, ou les flamines de Rome. Et de nouveau Vinicius remarqua ce même contraste dont il s’était déjà rendu compte en écoutant le chant des chrétiens : ce pêcheur lui apparaissait non pas en archiprêtre rompu à la pratique des cérémonies rituelles, mais en simple témoin, âgé et profondément vénérable, venu de loin pour proclamer une grande vérité qu’il avait vue, touchée, à laquelle il avait cru comme on croit à l’évidence, qu’il avait aimée parce qu’il y avait cru et qui, par suite, mettait sur tous ses traits le reflet de cette puissance de conviction que seule peut donner la vérité. Et Vinicius, tout sceptique qu’il fût, ne pouvait cependant se défendre d’une curiosité fiévreuse : il attendait impatiemment ce qui allait sortir de la bouche de ce compagnon du mystérieux Chrestos, afin de savoir quelle était cette doctrine adoptée par Lygie et par Pomponia Græcina.

 

Pierre commença. Il parla d’abord comme un père qui donne des conseils à ses enfants et leur enseigne comment il leur faut vivre. Il leur recommanda de bannir les excès et le luxe, d’aimer la pauvreté, la pureté des mœurs et la vérité, de supporter patiemment les injustices, les persécutions, d’obéir à leurs supérieurs et aux autorités, d’éviter le crime de trahison, l’hypocrisie, la calomnie, enfin de donner le bon exemple, non seulement entre eux, mais même aux païens. Vinicius, pour qui le bien était ce qui pouvait lui rendre Lygie, et le mal tout ce qui y mettait obstacle, éprouva de ces conseils de l’irritation et du dépit ; car il lui semblait qu’en prônant la chasteté et la lutte contre les passions, le vieillard non seulement condamnait son amour, mais détournait encore de lui Lygie et la raffermissait dans son entêtement. Il comprit que, faisant partie de ces assistants, écoutant ces enseignements et les adoptant avec ferveur, elle ne pouvait, en ce moment, le considérer lui-même autrement que comme un adversaire de cette doctrine et un homme vil. Et à cette pensée, la colère s’empara de lui : « Qu’a-t-il dit de nouveau ? – se demanda-t-il. – Est-ce donc là cette doctrine inconnue ? Tout le monde sait cela. Les cyniques vantent la pauvreté et la limitation des besoins. Socrate a prêché que la vertu, pour si ancienne qu’elle soit, est bonne. Le premier venu des stoïciens, voire un Sénèque, qui possède cinq cents tables en bois de citronnier, glorifie la modération, prône la vérité, la patience devant les difficultés, la fermeté dans le malheur. Tout cela ressemble à du blé oublié dans un coin et grignoté encore par les souris, mais dont les hommes ne veulent plus, parce qu’il est moisi. » Sa colère se doublait d’une déception : il avait cru que de troublants mystères allaient lui être dévoilés ; il avait espéré du moins entendre un rhéteur éloquent : or, les paroles qui frappaient ses oreilles étaient d’une simplicité inouïe, et il s’étonnait du silence et du recueillement que la foule mettait à les écouter.

 

Cependant, le vieillard exhortait ses auditeurs à être bons, pacifiques, justes, pauvres et chastes, non point pour jouir de la tranquillité en cette vie, mais pour vivre après la mort, et éternellement en le Christ, dans une joie, une gloire, et une splendeur telles que personne encore n’avait pu les atteindre. Si prévenu que fût Vinicius, il ne put s’empêcher cette fois de saisir la différence qui existait entre la doctrine du vieillard et celles des cyniques, des stoïciens et autres philosophes ; eux ne recommandent dans le bien et la vertu qu’une chose raisonnable, uniquement applicable à cette vie ; lui, au contraire, promettait l’immortalité, et non pas cette misérable immortalité souterraine, dans l’ennui, le vide et la solitude, mais resplendissante et presque égale à celle des dieux. En outre il parlait de l’immortalité comme d’une chose absolument sûre, et, grâce à cette croyance, la vertu devenait infiniment précieuse, tandis que les misères terrestres étaient infiniment futiles ; car, souffrir momentanément pour un bonheur éternel ne saurait se comparer avec la souffrance provenant simplement de ce que telle est la loi de la nature. Et le vieillard disait encore qu’il fallait aimer la vertu et la vérité pour elles-mêmes, parce que la vertu suprême et le bien éternel, c’est Dieu ; qui les aime, aime Dieu et, par suite, devient son enfant de prédilection.

 

Vinicius ne pénétrait pas complètement le sens de ces paroles ; mais, d’après ce que Pomponia Græcina en avait dit à Pétrone, il savait déjà que, suivant les croyances chrétiennes, ce Dieu était unique et tout-puissant. Il apprenait maintenant que ce Dieu était le bien et la vérité suprêmes : et involontairement il songea qu’en face d’un pareil démiurge, Jupiter, Saturne, Apollon, Junon, Vesta et Vénus semblaient plutôt une bande d’écervelés faisant des farces tantôt en commun, tantôt chacun pour son compte. Mais son étonnement n’eut plus de bornes quand il entendit le vieillard proclamer que Dieu était aussi le suprême amour et que, par suite, quiconque aime les hommes accomplit son principal commandement. Et il ne suffit pas d’aimer ceux de sa propre race, car l’Homme-Dieu a versé son sang pour tous ; il a trouvé, même parmi les païens, des élus tels que le centurion Cornélius ; et il ne suffit pas d’aimer ceux qui nous font du bien : le Christ a pardonné même aux Juifs qui l’ont condamné à mourir, et aux soldats romains qui l’ont mis en croix ; non seulement il faut pardonner à ceux qui nous ont offensés, mais encore les aimer et leur rendre le bien pour le mal ; non seulement il faut aimer les bons, mais aussi les méchants, car par l’amour seulement on peut détruire en eux la méchanceté.

 

Ces paroles firent comprendre à Chilon qu’il s’était donné de la peine en pure perte et que jamais, pas plus cette nuit qu’une autre, Ursus ne se résoudrait à tuer Glaucos. Mais l’enseignement même du vieillard amena Chilon, par contre, à une autre conclusion qui le consola sur-le-champ : c’est que Glaucos ne le tuerait pas lui-même, s’il venait à le reconnaître.

 

Vinicius ne reprochait plus au sermon du vieillard de ne rien contenir de nouveau ; mais il se demandait avec étonnement : « Quel est ce Dieu ? Quelle est cette doctrine et quels sont ces gens ? »

 

Décidément, tout ce qu’il venait d’entendre ne pouvait s’ancrer dans son cerveau. Cette conception de la vie, si nouvelle et si inouïe, le stupéfiait. Il sentait que si, par exemple, il voulait suivre cette doctrine, il lui faudrait tout jeter au bûcher : pensées, habitudes, caractère, toute son ancienne nature, brûler tout cela et en disperser les cendres, pour le remplacer par une vie absolument différente, régie par une âme nouvelle. Une doctrine qui lui prescrivait d’aimer les Parthes, les Syriens, les Grecs, les Égyptiens, les Gaulois, les Bretons, de pardonner aux ennemis, de leur rendre le bien pour le mal, lui semblait pure folie ; mais en même temps il sentait que, dans cette folie, il y avait quelque chose de plus puissant que dans tous les systèmes philosophiques connus jusqu’à ce jour. Il lui semblait que son insanité même rendait cette doctrine irréalisable et que, précisément, elle était divine en raison de l’impossibilité qu’il y avait à la mettre en pratique. En son for intérieur, il la niait ; et pourtant, en conscience, il s’en dégageait pour lui qu’elle était semblable à une prairie semée de nard, d’où s’exhale un parfum enivrant tel que quiconque le respire doit – comme cela a lieu dans le pays des Lotophages – oublier tout le reste et ne penser à rien d’autre. Il lui semblait que, dans cette religion, tout était irréel, et en même temps que, comparée à elle, la réalité était si infime qu’il ne valait même pas la peine d’y arrêter sa pensée. Des horizons, jusque-là insoupçonnés, s’ouvraient devant lui, des espaces infinis, de vastes nuages. Ce cimetière lui apparut comme un refuge de fous, et en même temps comme un lieu mystérieux et redoutable où, sur une couche mystique, naît quelque chose de nouveau, jusque-là ignoré de l’univers. Il se remémora tout ce que le vieillard avait dit de la vie, de la vérité, de l’amour de Dieu ; et ses pensées en furent éblouies, de même que le regard est frappé par des éclairs ininterrompus. Comme les hommes qui ont concentré toute leur vie sur une passion unique, il envisageait tout à travers son amour pour Lygie et, à la lueur de ces éclairs, il entrevoyait que si, selon toutes probabilités, elle était dans cette crypte, professait cette doctrine, écoutait et pénétrait les paroles du vieillard, jamais elle ne deviendrait sa maîtresse.

 

Pour la première fois depuis qu’il l’avait connue dans la maison des Aulus, il comprit que, si même il la retrouvait, elle n’en serait pas moins perdue pour lui. Jusqu’alors, rien de semblable ne lui était venu à l’esprit ; à présent même, il ne pouvait s’en rendre exactement compte ; il n’avait pas une notion précise, mais une sorte de vague pressentiment de quelque perte irrémédiable, d’un malheur. Une inquiétude l’envahit, qui fit place aussitôt à une colère tumultueuse contre les chrétiens en général et contre le vieillard en particulier. Le pêcheur, qu’il avait vu d’abord si simple, lui inspirait à présent presque de la crainte et lui semblait quelque fatum mystérieux qui décidait implacablement et tragiquement de sa destinée.

 

L’un des fossoyeurs avait de nouveau jeté quelques torches dans le brasier ; le bruit du vent dans les pins s’était tu ; la flamme montait droit vers les astres qui scintillaient au ciel serein, et le vieillard, ayant rappelé la mort du Christ, ne parla plus que de Lui. Tous retinrent leur respiration dans leur poitrine et le silence devint si profond qu’on pouvait presque entendre le battement des cœurs. Cet homme avait vu ! Il contait comme un témoin dont la mémoire garde si bien gravée chaque minute de l’événement, qu’il lui suffit de fermer les yeux pour tout revoir. Il disait comment Jean et lui, après avoir quitté la Croix, avaient passé deux jours et deux nuits sans dormir, sans manger, dans la prostration, dans le chagrin, dans la crainte et dans le doute, la tête entre leurs mains, et se répétant qu’il était mort ! Oïa ! que c’était poignant, que c’était horrible ! Le troisième jour s’était levé ; la lumière avait éclairé les murs, et ils étaient demeurés là tous deux, toujours sans aide et sans espoir. Le sommeil les gagnait (car ils avaient passé aussi sans dormir la nuit qui avait précédé le supplice), et quand ils se réveillaient, c’était pour se lamenter de nouveau. Mais, dès que le soleil s’était montré, Marie de Magdala, essoufflée, les cheveux défaits, était accourue vers eux en s’écriant : « Ils ont enlevé le Seigneur ! » À ces mots, ils s’étaient précipités vers le lieu de la sépulture. Jean, plus jeune, y était arrivé le premier. Le sépulcre était vide et il n’avait osé y pénétrer. Seulement quand tous trois avaient été réunis, lui, qui leur parlait là, était entré dans le tombeau et, sur la pierre, il avait trouvé le suaire et les linceuls ; mais le corps n’y était plus.

 

Alors, pris de peur, ils avaient supposé que les prêtres avaient enlevé le Christ, et tous deux, plus accablés encore, étaient revenus à la maison. Puis d’autres disciples étaient arrivés et ils s’étaient mis à se lamenter, tantôt tous à la fois, pour que le Défenseur Tout-Puissant les entendît plus facilement, tantôt les uns après les autres. Leurs âmes étaient remplies de trouble. Ils avaient espéré que le Maître rachèterait Israël, et maintenant qu’on était au troisième jour après sa mort ils n’avaient plus d’espoir. Et ils ne comprenaient pas pourquoi le Père avait abandonné son Fils. Ils se sentaient si accablés qu’ils eussent mieux aimé mourir.

 

Au souvenir de ces affreux moments, deux larmes coulèrent des yeux du vieillard et, à la lueur du foyer, on les vit tomber le long de sa barbe grise. Sa vénérable tête chauve tremblait sur ses épaules et sa voix s’éteignait dans sa poitrine. Vinicius pensa : « Cet homme dit la vérité et il la pleure ». Un chagrin profond remuait tous ces assistants à l’âme simple ; plus d’une fois ils avaient entendu raconter la passion du Christ, et ils savaient que la tristesse ferait place à la joie ; mais, celui qui leur parlait étant l’Apôtre qui « avait vu », l’impression était plus vive ; ils se tordaient les mains en sanglotant, ou bien se frappaient la poitrine. Peu à peu cependant ils se calmèrent, désireux d’entendre la suite. Le vieillard ferma les yeux, comme pour mieux revoir au fond de son âme le passé lointain, et il poursuivit :

 

« Comme ils se lamentaient ainsi, Marie de Magdala était revenue en courant et en criant qu’elle avait vu le Seigneur. La grande clarté l’empêchant d’abord de le distinguer, elle avait cru que c’était le jardinier ; mais il avait dit : « Marie ! » Alors, elle s’était écriée : « Rabboni ! » elle était tombée à ses pieds, et il lui avait ordonné d’aller trouver les disciples, puis il était devenu invisible. Mais eux, les disciples, n’avaient pas voulu la croire, et comme elle pleurait de joie, d’aucuns la blâmaient, tandis que les autres pensaient que le chagrin lui avait troublé l’esprit, car elle disait aussi qu’elle avait vu des anges debout près du tombeau : et eux y étaient retournés et avaient trouvé le tombeau vide. Puis, vers le soir, Cléophas était venu, de retour d’Emmaüs, où il était allé avec un autre et d’où ils étaient revenus en toute hâte en disant : « C’est vrai que le Seigneur est ressuscité ! » Et tous s’étaient mis à se quereller, après avoir fermé la porte, par crainte des Juifs. Alors, et quoique la porte n’eût pas grincé, il s’était dressé parmi eux, et comme ils avaient peur, Il leur avait dit : « Que la paix soit avec vous ! »

 

……………………………………………

 

– Et je l’ai vu, Lui, comme tous l’ont vu. Il était rayonnant de lumière, et nos cœurs s’emplirent de félicité, car nous crûmes qu’il était ressuscité, que les mers allaient se dessécher, les montagnes tomber en poussière, et que sa gloire serait éternelle.

 

……………………………………………

 

– Huit jours plus tard, Thomas Didyme mit ses doigts dans les plaies du Maître, toucha son côté et tomba ensuite à ses pieds en s’écriant : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Et Jésus lui répondit : « Parce que tu as vu, Thomas, tu as cru. Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru. » Et nous avons entendu ces paroles et nos yeux L’ont regardé, car Il était parmi nous.

 

Vinicius écoutait et quelque chose d’étrange se passait en lui. Il oubliait où il était, commençait à perdre la notion de la réalité, de la mesure, et la faculté de raisonner. Il se trouvait en présence de deux extrêmes : il ne pouvait croire à ce qu’avait dit le vieillard, et pourtant il sentait qu’il fallait être aveugle ou renier sa propre raison pour penser que cet homme mentait en disant : « J’ai vu ! » Dans son émotion, dans ses larmes, dans tout son extérieur, et dans les détails des événements qu’il racontait, il y avait quelque chose qui éloignait tout soupçon. Par instants, Vinicius croyait rêver ; mais il voyait autour de lui la foule abîmée dans le silence ; l’odeur des lanternes fumeuses lui montait aux narines ; un peu plus loin, des torches brûlaient et, près du bûcher, debout sur une pierre, se tenait un homme âgé, au seuil de la mort, le chef branlant, qui témoignait et qui disait : « J’ai vu ! »

 

Et celui-ci reprit son récit, contant tout, jusqu’à l’Ascension. Par moments, il s’arrêtait pour respirer, car il s’appesantissait sur tous les détails ; on sentait que chacun de ces détails était gravé dans sa mémoire comme sur une pierre. Ses auditeurs s’enivraient de ses paroles et tous ôtèrent leurs capuchons pour mieux entendre, ne pas perdre un seul de ces mots plus précieux pour eux que toutes choses ; il leur semblait qu’une force surhumaine les transportait en Galilée, qu’ils escortaient les disciples à travers les bois de cette contrée, le long des cours d’eau, que le cimetière où ils se trouvaient devenait le lac de Tibériade et que, sur la rive, dans la brume matinale, le Christ se tenait debout tel qu’il était lorsque Jean, le voyant de sa barque, s’était écrié : « Voilà le Seigneur ! » et lorsque Pierre s’était jeté à la nage pour être plus tôt à ses pieds adorés. On pouvait lire sur les visages un ravissement sans bornes, l’oubli de l’existence, le bonheur et un amour infini. Certainement, durant le long récit de Pierre, quelques-uns avaient eu des visions ; et, quand il se mit à raconter comment, au jour de l’Ascension, les nuages s’étaient glissés sous les pieds du Sauveur, L’avaient enveloppé pour Le dérober aux yeux des Apôtres, toutes les têtes se levèrent involontairement vers le ciel et il y eut un moment d’attente, comme si ces hommes espéraient Le voir apparaître, descendre des prairies célestes, afin de s’assurer comment le vieil Apôtre paissait les brebis qu’il lui avait confiées et pour le bénir lui et son troupeau.

 

Dans cet instant et pour tout ce monde, plus rien n’existait : ni Rome, ni César en délire, ni temples, ni dieux, ni païens, mais rien que le Christ, qui remplissait la terre, la mer, le ciel, l’univers entier.

 

Dans les demeures éloignées qui bordaient la Voie Nomentane, les coqs commençaient à chanter minuit. À ce moment, Chilon tira Vinicius par le pan de son manteau et murmura :

 

– Seigneur, là, non loin du vieillard, j’aperçois Urbain et, près de lui, une jeune fille.

 

Comme tiré du sommeil, Vinicius se réveilla et, regardant dans la direction indiquée par le Grec, il reconnut Lygie.

 

Chapitre XXI.

À la vue de Lygie, le sang bouillonna dans les veines du jeune patricien. Il oublia la foule, le vieillard, les étranges événements dont il venait d’entendre le récit, et il ne vit plus qu’elle seule. Enfin, après tant d’efforts, de si longs jours d’inquiétude, de lutte, de chagrin, il l’avait retrouvée ! Pour la première fois, il comprit que la joie peut vous assaillir comme une bête féroce, vous étreindre la poitrine à vous étouffer. Lui, qui toujours avait pensé qu’il était du devoir de la Fortune de satisfaire tous ses désirs, il en croyait à peine ses propres yeux et doutait de son bonheur. Sans ce doute, son naturel fougueux l’eût peut-être entraîné à quelque acte téméraire ; il voulut d’abord se convaincre que ce n’était pas là une suite de ces prodiges dont il avait la tête remplie et qu’il ne rêvait pas. Mais aucune erreur n’était possible : il voyait Lygie et n’était séparé d’elle que par une vingtaine de pas. Elle se tenait en pleine lumière et il pouvait la contempler tout à son aise. Son capuchon avait glissé et sa chevelure s’était dénouée ; ses lèvres étaient entrouvertes, ses yeux fixés sur l’Apôtre, sa figure tout attention et extase. Sous son manteau de laine sombre, elle avait l’aspect d’une fille du peuple ; mais jamais Vinicius ne l’avait vue plus belle, et, malgré son émotion, il fut frappé du contraste offert par ce vêtement d’esclave et la noblesse de cette admirable tête patricienne. Il fut enveloppé, ainsi que d’une flamme, d’un amour ardent, invincible, auquel se mêlaient la tristesse, l’adoration, le respect et le désir. À sa vue, tout son être se désaltérait, comme on désaltère à la source vivifiante une longue soif accablante. Aux côtés de l’hercule lygien, elle lui parut rapetissée, presque une enfant. Il lui parut aussi qu’elle avait maigri. Elle avait le teint transparent et lui faisait l’effet d’une fleur ou d’une âme. Et son désir croissait encore de la posséder, elle si différente des femmes qu’il avait vues ou possédées en Orient et à Rome. Il sentait que, pour elle, il les sacrifierait toutes, et avec elles Rome et le monde entier.

 

Il fut demeuré perdu dans cette contemplation, si Chilon ne l’eût tiré par le pan de son manteau, de crainte qu’il se laissât aller à quelque imprudence. Cependant, les chrétiens reprirent leurs prières et leurs chants. L’hymne Maranatha s’éleva, puis le grand Apôtre baptisa avec l’eau de la fontaine ceux que les prêtres lui amenaient et qui étaient prêts pour le baptême. Il semblait à Vinicius que cette nuit ne finirait jamais. Il lui tardait de suivre Lygie et de l’enlever soit en route, soit de sa demeure.

 

Enfin, quelques fidèles sortirent du cimetière. Chilon murmura :

 

– Sortons aussi, seigneur, et postons-nous devant la porte, car nous n’avons pas relevé nos capuchons et l’on nous regarde.

 

Il disait vrai. Quand, aux premières paroles de l’Apôtre, tous les assistants avaient retiré leurs capuchons afin de mieux entendre, Vinicius et ses compagnons ne les avaient point imités. Le conseil de Chilon était donc sage. Postés à l’endroit propice, ils pourraient examiner tous ceux qui allaient sortir, et il ne leur serait pas difficile de reconnaître Ursus à sa stature.

 

– Nous les suivrons, – dit Chilon ; – nous verrons où ils entrent, et demain, ou plutôt aujourd’hui même, seigneur, tu cerneras avec tes esclaves toutes les issues de sa maison et tu t’empareras d’elle.

 

– Non, – répliqua Vinicius.

 

– Que veux-tu donc faire, seigneur ?

 

– Nous entrerons derrière elle dans la maison et nous l’enlèverons sur-le-champ. Tu t’y es engagé, Croton ?

 

– Oui, – répondit le laniste ; – et je consens à devenir ton esclave si je ne casse les reins à ce buffle qui la garde.

 

Chilon jura par tous les dieux qu’il ne fallait point agir ainsi. Croton ne les avait accompagnés que pour les défendre, au cas où on les eût reconnus, mais non pour enlever la jeune fille. S’ils tentaient, à eux deux, de s’emparer d’elle, ils risquaient la mort et, qui plus est, elle pouvait leur échapper : elle se cacherait ailleurs, ou même quitterait Rome. Que feraient-ils alors ? Pourquoi ne pas agir à coup sûr ? Pourquoi s’exposer et compromettre le sort de l’entreprise ?

 

Bien qu’il dût faire les plus grands efforts pour ne pas saisir Lygie dans ses bras, en plein cimetière, Vinicius comprit que le Grec avait raison, et peut-être eût-il prêté l’oreille à ses observations si Croton n’eût été aussi impatient de tenir la récompense promise.

 

– Seigneur, ordonne à ce vieux bouc de se taire, – dit-il, – ou permets-moi de laisser tomber mon poing sur son crâne. À Buxentum, un jour que Lucius Saturnius m’y avait mandé pour les jeux, sept gladiateurs ivres m’ont attaqué dans une taverne, et pas un ne s’en est tiré les côtes intactes. Je ne prétends pas qu’il faille saisir la jeune fille sur-le-champ, au beau milieu de la foule, ce qui nous ferait jeter des pierres dans les jambes ; mais, dès qu’elle sera chez elle, je l’enlèverai et la porterai où tu voudras.

 

Stimulé par ces paroles, Vinicius approuva :

 

– Cela se fera ainsi, par Hercule ! Demain, nous pourrions ne pas la trouver chez elle, et si nous donnions l’alarme parmi les chrétiens, ils se hâteraient de la cacher ailleurs.

 

– Ce Lygien me paraît terriblement robuste, – gémit Chilon.

 

– Ce n’est pas toi qu’on charge de lui tenir les mains, – répliqua Croton.

 

Il leur fallut cependant attendre encore longtemps ; les coqs avaient déjà chanté pour annoncer le petit jour, quand Ursus et Lygie sortirent, en compagnie de quelques personnes. Parmi elles, Chilon crut reconnaître le grand Apôtre, escorté d’un autre vieillard, bien plus petit de taille, de deux femmes âgées et d’un jeune garçon, une lanterne à la main. Derrière ce petit groupe marchait une foule d’environ deux cents chrétiens, auxquels se mêlèrent Vinicius, Croton et Chilon.

 

– Oui, seigneur, – dit Chilon, – ta jeune fille est puissamment protégée. C’est lui, le grand Apôtre, qui est avec elle ! Tiens, vois ces gens qui s’agenouillent devant lui.

 

En effet, ceux qui les croisaient se mettaient à genoux. Mais Vinicius ne s’en préoccupait point. Sans quitter Lygie des yeux, il ne songeait qu’à son enlèvement. Habitué, à la guerre, à user de toutes sortes de ruses, il élaborait son plan dans sa tête avec toute la décision d’un guerrier. Il sentait que l’entreprise était difficile, mais il savait aussi que souvent une attaque audacieuse est couronnée de succès.

 

La route étant longue, il avait aussi le temps de songer à l’abîme creusé entre lui et Lygie par cette étrange religion qu’elle professait. Il comprenait à présent le pourquoi de ce qui s’était passé. Il avait assez de perspicacité pour cela. Jusqu’alors, il n’avait pas connu vraiment Lygie ; voyant en elle la plus délicieuse jeune fille, il s’était enflammé de passion. À présent, il s’apercevait que cette religion avait fait d’elle un être différent des autres femmes et qu’il était illusoire d’espérer qu’elle s’enflammerait à son tour et céderait à la séduction des richesses et du luxe. Il comprenait enfin – ce que lui et Pétrone n’avaient pas compris jusqu’alors – que cette nouvelle religion infusait dans l’âme ce quelque chose qui était inconnu dans le monde où il vivait ; que, si même Lygie l’aimait, elle ne lui sacrifierait aucune de ses vérités chrétiennes ; que, s’il existait pour elle une joie, elle ne ressemblait en rien à celles poursuivies par lui, par Pétrone, la cour de César, et Rome entière. Toute femme, parmi celles qu’il connaissait, pouvait devenir sa maîtresse : cette chrétienne ne pouvait devenir que sa victime.

 

Ces pensées provoquaient chez lui une douleur aiguë et de la colère, et en même temps il sentait toute l’impuissance de cette colère. L’enlèvement de Lygie se présentait à lui comme une chose toute naturelle : il était presque assuré qu’il pourrait s’emparer d’elle, mais il était non moins certain que, devant cette doctrine, sa personne, son courage et sa puissance n’étaient rien et ne lui serviraient de rien. Ce tribun de la Rome guerrière, convaincu de la force du glaive et du bras qui avaient conquis l’univers et le subjugueraient toujours, s’apercevait pour la première fois que, hors de cette puissance, il pouvait en exister une autre et, avec étonnement, il se demandait : « Mais qu’est-ce donc ? »

 

Il ne pouvait y trouver une réponse claire : dans sa tête passaient seulement le cimetière, la foule compacte, et Lygie écoutant de toute son âme le récit du vieillard sur le supplice, la mort et la résurrection de l’Homme-Dieu, Rédempteur du monde, qui avait promis à tous le bonheur par-delà le Styx.

 

Tout cela, comme un chaos, se heurtait dans le cerveau de Vinicius.

 

Il fut ramené à la réalité par les lamentations de Chilon : on l’avait chargé de retrouver Lygie, et, au prix de maints dangers, il l’avait découverte et montrée. Que pouvait-il de plus ? S’était-il donc chargé de l’enlever ? Et qui pouvait demander une chose semblable à un estropié, privé de deux doigts, âgé, ayant consacré toute sa vie aux spéculations philosophiques, à la science et à la vertu ? Qu’adviendrait-il de lui si un seigneur aussi puissant que l’était Vinicius allait subir un échec au moment décisif ? Certes, les dieux doivent veiller sur leurs élus ; mais n’arrive-t-il pas que les dieux jouent à la balle au lieu de s’inquiéter de ce qui se passe dans l’univers ? La Fortune, on le sait, a les yeux bandés, de sorte que, n’y voyant rien au grand jour, elle y voit moins encore la nuit. Et alors, s’il arrivait quelque chose ? Si cet ours lygien jetait sur le noble Vinicius une meule, une grosse amphore pleine de vin, sinon d’eau, ce qui serait pire encore, qui garantirait alors au pauvre Chilon de ne pas trouver le châtiment à la place de la récompense ? Et cependant, pauvre sage, il s’était attaché au noble Vinicius comme Aristote à Alexandre de Macédoine. Si du moins le généreux Vinicius lui donnait la bourse qu’il avait, en sortant de chez lui, serrée dans sa ceinture, il aurait, en cas de malheur, de quoi trouver assistance et se gagner les chrétiens eux-mêmes. Oh ! pourquoi négliger les conseils d’un vieillard, conseils suggérés par la raison et l’expérience ?

 

À ces paroles, Vinicius tira la bourse de sa ceinture et la jeta à Chilon :

 

– Prends et tais-toi !

 

Le Grec sentit se réveiller son courage en proportion du poids de la bourse.

 

– Tout mon espoir, – dit-il, – réside dans ce que Hercule ou Thésée accomplissaient des exploits plus grands encore. Et qu’est donc mon très intime ami Croton, sinon un Hercule ? Quant à toi, digne seigneur, je ne te qualifierai pas de demi-dieu, mais de dieu tout entier, et tu n’oublieras pas ton humble et fidèle serviteur, dont il faudra prendre souci de temps à autre. Car, une fois plongé dans ses livres, lui-même oublie tout le reste… Un jardinet, une maisonnette, même avec le plus petit portique où trouver le frais en été, serait digne d’un dispensateur comme toi. Pendant ce temps, j’admirerai de loin vos exploits héroïques, j’appellerai sur vos têtes la bénédiction de Zeus et, au besoin, je ferai tant de bruit que la moitié de Rome se réveillera et volera à votre aide… Quel satané chemin ! On ne peut avancer ! L’huile de ma lanterne est à bout. Si Croton, qui est aussi noble que fort, voulait me prendre dans ses bras et me porter jusqu’à l’entrée de la ville, on pourrait voir d’abord avec quelle facilité il pourra emporter la jeune fille ; ensuite, il agirait comme Énée, et enfin il s’attirerait les faveurs de tous les dieux bons, au point d’être absolument certain de réussir dans son entreprise.

 

– Je préférerais traîner une charogne de bouc, crevée de la peste depuis un mois, – répondit le laniste. – Mais, si tu me donnais la bourse que vient de te jeter le digne tribun, je te porterais tout de même.

 

– Casse-toi plutôt un orteil, – répliqua le Grec. – Alors, c’est ainsi que tu as profité de l’enseignement de ce vénérable vieillard qui a montré la pauvreté et la pitié comme les deux plus grandes vertus ?… Ne t’a-t-il pas dit clairement d’avoir de l’amour pour moi ? Jamais, je le vois bien, je ne ferai de toi même un mauvais chrétien ; le soleil entrerait plus facilement à travers les murs de la prison Mamertine que la vérité dans ton crâne d’hippopotame.

 

Croton, doué de la force d’un fauve, ne l’était pas du tout de sentiments d’humanité.

 

– Ne crains rien, – dit-il, – je ne me ferai pas chrétien ; je ne veux pas perdre mon gagne-pain.

 

– Oui, mais si seulement les premiers éléments de la philosophie t’étaient familiers, tu saurais que l’or n’est que vanité !

 

– Viens-y donc, avec ta philosophie. Moi, je n’aurais qu’à te donner un coup de tête dans le ventre pour voir qui de nous deux aurait le dessus.

 

– Un bœuf aurait pu en dire autant à Aristote, – grommela Chilon.

 

L’aube commençait à répandre une lueur grisâtre et colorait d’une teinte pâle la crête des murs. Les arbres qui bordaient le chemin, les bâtiments et les monuments funéraires disséminés çà et là émergeaient peu à peu de l’ombre. La route ne semblait plus aussi déserte. Les maraîchers, conduisant leurs ânes et leurs mulets chargés de légumes, se hâtaient d’arriver pour l’ouverture des portes ; de loin en loin grinçaient des chariots pleins de viande et de gibier. Un léger brouillard, présage de beau temps, flottait des deux côtés de la route, enveloppant les hommes, qui ressemblaient à des fantômes. Vinicius ne perdait pas de vue la silhouette élancée de Lygie, qui s’argentait à mesure que croissait le jour.

 

– Seigneur, – disait Chilon, – ce serait t’offenser que d’assigner des bornes à ta générosité ; mais, à présent que tu m’as payé, tu ne peux plus supposer que mes avis soient intéressés ; aussi, je te conseille encore, dès que tu connaîtras la demeure de ta divine Lygie, de retourner chez toi pour y chercher tes esclaves et une litière, et de ne pas écouter Croton, cette trompe d’éléphant dont le principal souci, en voulant enlever seul la jeune fille, est de pressurer ta bourse, comme on pressure un sac à fromage.

 

– Tu peux compter sur un coup de poing entre les deux omoplates, autant dire que tu es perdu, – gronda Croton.

 

– Tu peux compter sur une outre de vin de Céphalonie, ce qui veut dire que je continuerai à me bien porter, – riposta le Grec.

 

Vinicius ne prêtait aucune attention aux paroles de Chilon.

 

Comme on approchait de la porte, un spectacle étrange s’offrit à leurs regards. L’Apôtre étant passé devant deux soldats, ceux-ci s’agenouillèrent tandis qu’il imposait les mains sur leurs casques de fer, puis les bénissait d’un signe de croix. Jamais encore il n’était venu à l’esprit du jeune patricien que des soldats pussent être chrétiens. Aussi songea-t-il avec étonnement à cette doctrine qui gagnait chaque jour de nouvelles âmes, s’étendait de façon insolite, comme dans une ville incendiée la flamme dévore à chaque minute de nouvelles constructions. C’était la preuve que, si Lygie avait voulu fuir la ville, elle eût trouvé sur son chemin des sentinelles qui eussent favorisé sa fuite. Il remercia les dieux que cette éventualité ne se fût pas produite.

 

Après avoir dépassé les terrains vagues situés sous les murs de la ville, les petits groupes de chrétiens commencèrent à se disperser. Maintenant, il fallait suivre Lygie avec plus de précautions, de crainte d’attirer l’attention. Chilon recommençait à se plaindre des blessures et des crampes qu’il avait aux jambes, et il ralentissait de plus en plus sa marche. Vinicius le laissait faire, pensant que le Grec, faible et poltron, ne pouvait plus lui être d’une grande utilité. Il lui permit même de s’en aller s’il le voulait ; mais l’honorable sage hésitait. Retenu par la prudence, il était poussé par la curiosité. Il continua donc à les suivre et les rejoignit même pour les avertir que le vieillard qui accompagnait l’Apôtre pourrait bien être Glaucos lui-même, malgré qu’il l’eût cru plus grand.

 

Ils cheminèrent ainsi longtemps encore, jusqu’au Transtévère, et le soleil allait se lever lorsque le groupe dont Lygie faisait partie se divisa. L’Apôtre, la vieille femme et le jeune garçon prirent au long du fleuve, tandis que l’autre vieillard, Ursus et Lygie gagnaient une ruelle étroite pour entrer, cent pas plus loin, dans le vestibule d’une maison où l’on voyait deux boutiques, l’une d’un marchand d’olives, l’autre d’un marchand de volailles.

 

Chilon, qui suivait Vinicius et Croton à cinquante pas environ, s’arrêta brusquement, se colla au mur et les appela à voix basse.

 

Ils revinrent vers lui, afin de se concerter.

 

– Va voir, – lui enjoignit Vinicius, – si cette maison n’a pas une seconde issue sur une autre rue.

 

Chilon, qui, l’instant d’avant, se plaignait de blessures aux pieds, détala aussi vite que s’il eût été chaussé des ailes de Mercure et revint promptement.

 

– Non, – dit-il, – il n’y a pas d’autre issue.

 

Puis, les mains jointes :

 

– Au nom de Jupiter, d’Apollon, de Vesta, de Cybèle, d’Isis et d’Osiris, au nom de Mithra, de Baal et de tous les dieux de l’Orient et de l’Occident, je t’en conjure, seigneur, abandonne ce projet… Écoute-moi…

 

Mais il s’interrompit soudain en constatant que le visage de Vinicius était pâle d’émotion et que ses yeux étincelaient comme les prunelles d’un loup. Rien qu’à le voir, on comprenait que nulle chose au monde ne l’arrêterait dans son entreprise. Croton se mit à refouler de l’air dans sa poitrine herculéenne et à balancer de droite et de gauche son crâne rudimentaire, comme font les ours en cage. D’ailleurs, ses traits ne trahissaient aucune inquiétude.

 

– J’entrerai le premier, – dit-il.

 

– Tu me suivras, – répliqua Vinicius d’un ton impératif.

 

Aussitôt ils disparurent dans le sombre vestibule.

 

Chilon s’était élancé vers l’angle de la ruelle la plus proche ; de là, il guettait ce qui allait se passer.

 

Chapitre XXII.

Une fois dans le vestibule, Vinicius se rendit compte de toute la difficulté de l’entreprise. C’était là une de ces grandes maisons, à plusieurs étages, comme on en construisait par milliers à Rome en vue de les louer, bâties à la hâte et si mal qu’il ne se passait pas une année sans que quelques-unes d’entre elles tombassent sur la tête des locataires. On eût dit de vraies ruches, trop hautes, trop étroites, pleines de cellules et de recoins, où s’entassait la population indigente. Dans la ville, où beaucoup de rues n’étaient pas dénommées, ces maisons ne portaient pas de numéros ; les propriétaires chargeaient de la perception des loyers des esclaves qui, dispensés de déclarer aux autorités municipales les noms des habitants, souvent les ignoraient eux-mêmes.

 

Aussi était-il fort difficile d’y découvrir un locataire, quand surtout il n’y avait pas de portier.

 

Vinicius s’engagea avec Croton dans un vestibule, long et étroit comme un couloir et ils parvinrent ainsi à une petite cour entourée de bâtiments ; elle formait une sorte d’atrium commun à toute la maison et, au centre, l’eau d’une fontaine tombait dans un bassin grossièrement maçonné. Au long des murs grimpaient des escaliers extérieurs, certains en pierre, d’autres en bois, menant à des galeries qui donnaient accès dans les logements. Le bas se composait aussi de logements, d’aucuns munis de portes en bois, les autres séparés seulement de la cour par des rideaux de laine, pour la plupart effilochés, déchirés ou rapiécés.

 

L’heure était matinale et dans la cour pas une âme. Sans nul doute, tout le monde dormait encore, sauf ceux qui étaient revenus de l’Ostrianum.

 

– Qu’allons-nous faire, seigneur ? – demanda Croton en s’arrêtant.

 

– Attendons ici, – répondit Vinicius. – Quelqu’un va peut-être se montrer. Il ne faut pas qu’on nous voie dans la cour.

 

En même temps, il songeait que le système de Chilon eût été pratique. Avec cinquante esclaves sous la main, on eût pu faire garder la porte qui semblait être l’unique issue, et fouiller tous les logements ; au lieu que maintenant, il fallait tomber juste sur celui de Lygie ; autrement les chrétiens, sans doute nombreux dans cette maison, donneraient l’alerte. Et, à ce point de vue, il était dangereux de questionner quelqu’un.

 

Vinicius se demandait s’il n’était pas préférable d’aller quérir des esclaves, quand sortit, de derrière un des rideaux qui fermaient les logements les plus éloignés, un homme qui, une passoire à la main, vint vers la fontaine.

 

Le jeune homme reconnut aussitôt Ursus.

 

– C’est le Lygien ! – murmura-t-il.

 

– Faut-il lui broyer immédiatement les os ?

 

– Attends.

 

Ursus ne les aperçut pas, cachés qu’ils étaient dans l’ombre du vestibule, et il se mit tranquillement à laver les légumes contenus dans sa passoire. Après toute la nuit passée au cimetière, il allait sans doute préparer le déjeuner. Sa besogne achevée, il disparut avec son ustensile derrière le rideau.

 

Croton et Vinicius le suivirent, persuadés qu’ils tomberaient aussitôt sur le logement de Lygie.

 

Mais quel ne fut pas leur étonnement lorsqu’ils constatèrent que le rideau ne séparait pas de la cour le logement même, mais qu’il existait un second corridor sombre, au bout duquel on apercevait un petit jardin, où poussaient quelques cyprès et des buissons de myrtes, puis une maisonnette adossée à la muraille de la maison voisine.

 

Ils comprirent que c’était là, pour eux, une circonstance propice. Dans la première cour tous les habitants auraient pu se rassembler ; mais ici l’isolement de la maisonnette faciliterait l’entreprise. Ils auraient vite raison des défenseurs de la jeune fille, ou plus exactement d’Ursus ; puis, après s’être emparés de Lygie, ils gagneraient vivement la rue, où il leur serait déjà plus facile de mener à bien la tentative. D’ailleurs, il était probable que personne ne les arrêterait, et même dans ce cas, ils pourraient déclarer qu’il s’agissait d’une otage fugitive de César ; au besoin, Vinicius se ferait reconnaître des vigiles et demanderait leur appui.

 

Ursus allait rentrer quand le bruit des pas attira son attention ; il s’arrêta et, voyant les deux hommes, il déposa sa passoire sur la balustrade et se tourna vers eux :

 

– Que cherchez-vous ? – demanda-t-il.

 

– Toi ! – répondit Vinicius.

 

Et, se tournant vers Croton, il lui glissa d’une voix brève :

 

– Tue !

 

Croton bondit comme un tigre, et, en rien de temps, avant que le Lygien pût se remettre ou reconnaître ses ennemis, il l’enferma dans ses bras d’acier.

 

Vinicius était trop certain de la force surhumaine de Croton pour attendre l’issue de la lutte ; il les dépassa donc, s’élança vers la maisonnette, poussa la porte et se trouva dans une chambre assez sombre, mais éclairée par le feu qui flambait dans l’âtre. La lueur de la flamme tombait en plein sur le visage de Lygie. Quelqu’un était également assis près du foyer : le vieillard qui avait accompagné la jeune fille et Ursus au retour de l’Ostrianum.

 

Vinicius entra si précipitamment que Lygie n’eut pas le temps de le reconnaître avant qu’il l’eût saisie à bras-le-corps et se fût élancé vers la porte. Le vieillard essaya de lui barrer le chemin ; mais Vinicius, serrant d’un bras la jeune fille sur sa poitrine, le repoussa violemment de sa main libre.

 

Dans ce mouvement, son capuchon glissa, et Lygie, en voyant ce visage qu’elle connaissait bien, et d’un aspect si terrible en ce moment, sentit dans ses veines le sang se glacer et sa voix s’éteindre dans sa gorge. Elle voulut appeler au secours, et elle ne put. Elle voulut s’accrocher à la porte, et ses doigts glissèrent sur la pierre. Elle eût perdu connaissance, si un affreux spectacle n’eut frappé ses regards quand Vinicius se retrouva dans le jardin avec elle.

 

Ursus tenait dans ses bras un homme complètement reployé en arrière, la tête renversée et la bouche sanglante. Dès qu’il les aperçut, il assena sur cette tête un dernier coup de poing et, prompt comme l’éclair, tel un fauve déchaîné, il fondit sur Vinicius.

 

– La mort ! – pensa le jeune patricien.

 

Puis, comme en un rêve, il entendit le cri de Lygie : « Ne tue pas ! » et il lui sembla que quelque chose comme la foudre avait dégagé de ses bras le corps de la jeune fille ; tout se mit à tourner devant lui et la lumière du jour s’éteignit à ses yeux.

 

……………………………………………

 

Chilon, embusqué derrière l’angle du mur, attendait les événements ; chez lui, il y avait lutte entre la curiosité et la peur. Il songeait que si l’enlèvement de Lygie réussissait, il ferait bon se trouver auprès de Vinicius. Ursus ne lui inspirait déjà plus de terreur, puisque Croton le tuerait à coup sûr. En même temps, il comptait que si un rassemblement se faisait dans les rues encore désertes, si des chrétiens osaient s’opposer à Vinicius, il leur adresserait la parole, se ferait passer pour un représentant de l’autorité, mandataire de la volonté de César et, en cas de nécessité, il réclamerait, en faveur du jeune patricien, l’aide des vigiles contre la racaille de la rue : de la sorte, il se gagnerait de nouvelles faveurs.

 

Au fond, il tenait pour insensé l’acte de Vinicius ; mais étant donnée la force extraordinaire de Croton, il admettait que le succès fût possible. Si un danger survenait, le tribun se chargerait d’emporter la jeune fille et Croton lui fraierait le chemin. N’empêche que le temps lui semblait long ; il s’inquiétait du silence qui régnait dans ce vestibule qu’il observait à bonne distance.

 

« S’ils ne trouvent pas sa cachette et s’ils font du bruit, elle s’envolera. »

 

Cette alternative ne lui était pourtant pas désagréable, car, en ce cas, il redeviendrait nécessaire à Vinicius et lui soutirerait encore force sesterces.

 

« Quoi qu’ils fassent, – se disait-il, – c’est pour moi qu’ils travaillent à leur insu… Dieux ! dieux ! permettez-moi seulement… »

 

Il se tut. Quelque chose s’était penché hors du vestibule. Il se colla contre le mur et, retenant son souffle, il regarda.

 

Il ne se trompait pas : du corridor, une tête, émergeant à moitié, avait exploré les alentours.

 

« C’est Vinicius ou Croton, – pensa Chilon ; – mais, s’ils tiennent la jeune fille, pourquoi ne crie-t-elle pas ? Et qu’ont-ils besoin d’inspecter la rue ? Ils rencontreront quand même du monde, d’ici aux Carines, car, avant qu’ils y soient, la ville sera éveillée. Qu’est-ce donc ? Par tous les dieux immortels !… »

 

Soudain, ses cheveux clairsemés se dressèrent.

 

Sur la porte, Ursus venait d’apparaître, les épaules chargées du corps inerte de Croton ; après avoir encore une fois observé de tous côtés, il prit sa course vers le fleuve.

 

Chilon se plaqua comme une truellée de plâtre contre la muraille.

 

« S’il m’aperçoit, je suis un homme mort ! » – pensa-t-il.

 

Mais Ursus le dépassa en courant et disparut derrière la maison suivante.

 

Chilon, sans plus tergiverser et claquant des dents, s’esquiva par une ruelle voisine, avec une vélocité qui eût étonné, même de la part d’un jeune homme.

 

« S’il me voit à son retour, il me rattrapera et me tuera, – se disait-il. – Viens à mon secours, Zeus ! Au secours, Apollon ! Au secours, Hermès ! Au secours, Dieu des chrétiens ! Je quitterai Rome, je m’en irai en Mésembrie, mais délivrez-moi seulement des mains de ce démon ! »

 

Ce Lygien qui avait tué Croton lui semblait vraiment, à cette heure, un être surnaturel. Tout en courant, il pensait que c’était sans doute un dieu qui avait pris la figure d’un barbare. Il croyait à présent à toutes les divinités du monde, à tous les mythes qu’il raillait d’ordinaire. Il lui passait aussi par la tête que Croton avait pu être tué par le Dieu des chrétiens, et ses cheveux se hérissaient de nouveau sur son crâne à la pensée qu’il avait eu l’audace de se mettre en travers d’une pareille puissance.

 

Il ne se rassura qu’après avoir traversé plusieurs ruelles et vu des ouvriers marcher dans sa direction. Il en avait perdu le souffle et, s’asseyant sur le seuil d’une maison, il essuya, avec le pan de son manteau, son front ruisselant de sueur.

 

« Je suis vieux et j’ai besoin de calme », – fit-il.

 

Les gens qui venaient vers lui avaient tourné dans une ruelle adjacente et de nouveau il était seul. La ville sommeillait encore. Le matin, le mouvement commençait de bonne heure dans les quartiers riches, où les esclaves des grandes maisons étaient obligés de se lever avant le jour, tandis que dans les quartiers où demeuraient les gens libres, nourris aux frais de l’Etat, et fainéants en conséquence, on ne s’éveillait qu’assez tard, surtout l’hiver.

 

Chilon, après avoir passé quelque temps sur le seuil, sentit la fraîcheur le gagner ; il se leva, s’assura qu’il n’avait pas perdu la bourse donnée par Vinicius et, d’un pas déjà plus lent, se dirigea vers le fleuve.

 

« Peut-être y apercevrai-je quelque part le corps de Croton, – se disait-il. – Grands dieux ! Si ce Lygien est un homme, il pourrait, en une seule année, gagner des millions de sesterces, car, s’il a étouffé Croton comme un jeune chien, qui donc lui résisterait ? Chaque fois qu’il paraîtrait dans l’arène, on lui donnerait son pesant d’or. Il garde mieux cette jeune fille que Cerbère ne garde l’enfer. Mais aussi que l’enfer l’engloutisse ! Je ne veux pas avoir affaire à lui. Il a les os trop durs ! Que faire maintenant ? C’est une effroyable aventure. S’il a brisé les os d’un homme tel que Croton, il est à croire que l’âme de Vinicius geint là-bas, au-dessus de cette maison de malheur, en attendant les funérailles. Par Castor ! c’est pourtant un patricien, un ami de César, un parent de Pétrone, un homme connu dans Rome entière, et un tribun militaire ! Sa mort ne restera pas impunie… Si je me rendais au camp des prétoriens, ou auprès des vigiles ?… »

 

Après quelque réflexion, il poursuivit :

 

« Malheur à moi ! Qui donc l’a conduit dans cette maison, sinon moi-même ? Ses affranchis et ses esclaves n’ignorent pas que je venais, chez lui, certains même savent dans quel but. Qu’adviendra-t-il, s’ils me soupçonnent de lui avoir indiqué la maison où il a trouvé la mort ? Si, plus tard, devant les juges, on apprenait que c’est sans le vouloir, on n’en dirait pas moins que j’ai été la cause de tout. Car c’est un patricien. N’importe comment, je n’éviterai pas le châtiment. Et, si je quittais furtivement Rome pour m’en aller quelque part au loin, ma fuite ne ferait que confirmer les soupçons. »

 

D’un côté comme de l’autre, cela se présentait mal. Il s’agissait seulement de choisir le mal le moins grand. Si étendue que fût Rome, Chilon comprit pourtant qu’il pourrait s’y trouver à l’étroit. Un autre eût pu se présenter chez le préfet des vigiles pour lui raconter ce qui était arrivé et, en dépit des soupçons, attendre tranquillement les résultats de l’enquête ; mais le passé de Chilon était tel que toute connaissance intime avec le préfet de la ville ou celui des vigiles pouvait lui créer pas mal de soucis, et en même temps n’aboutir qu’à augmenter les soupçons qui pourraient naître dans l’esprit de ces magistrats.

 

D’autre part, fuir, c’était confirmer Pétrone dans la supposition que Vinicius avait pu périr dans un guet-apens. Or, Pétrone était un personnage d’importance, qui pouvait disposer de la police de tout l’empire et ne manquerait pas de traquer les coupables jusqu’aux confins du monde. Chilon se demanda pourtant s’il ne valait pas mieux aller directement le trouver et tout lui raconter. Oui ! c’était là le meilleur parti. Pétrone était un homme calme et Chilon pouvait être sûr qu’il l’écouterait jusqu’au bout. Bien au courant de l’affaire depuis le début, il croirait, plus aisément que les magistrats, à son innocence.

 

Mais, avant de rejoindre Pétrone, il fallait savoir exactement ce qu’était devenu Vinicius, et Chilon l’ignorait. Il avait vu, il est vrai, le Lygien emporter vers le fleuve le corps de Croton ; mais c’était tout. Il était possible que Vinicius fût tué, mais aussi qu’il ne fût que blessé ou captif. Et Chilon réfléchit alors que les chrétiens n’oseraient sans doute pas tuer un personnage aussi puissant, un augustan, haut personnage militaire, de crainte qu’un tel forfait attirât sur eux une persécution générale. Il était plutôt à croire qu’ils l’avaient retenu de force, afin de donner à Lygie le temps de se cacher ailleurs.

 

Cette pensée rendit le courage à Chilon.

 

« Si le dragon lygien ne l’a pas réduit en miettes dès le premier emportement, il vit, et, s’il vit, il témoignera lui-même que je ne l’ai pas trahi, et alors, non seulement je n’ai rien à craindre, mais (ô Hermès ! tu peux de nouveau compter sur deux génisses)… un champ nouveau s’ouvre devant moi. Je puis avertir un des affranchis de l’endroit où est son maître ; et, qu’il aille ou non trouver le préfet, c’est son affaire, pourvu que je n’y aille pas moi-même. Mais, en allant chez Pétrone, je puis y récolter une récompense… J’ai cherché Lygie, à présent je vais chercher Vinicius, puis je chercherai de nouveau Lygie… Mais, avant tout, il me faut savoir s’il est vivant ou mort. »

 

Il songea bien à aller de nuit chez le boulanger Demas pour se renseigner auprès d’Ursus. Mais il abandonna vite cette idée. Il préférait ne rien avoir à faire avec Ursus. Si Ursus n’avait pas tué Glaucos, c’est que quelqu’un de ses supérieurs chrétiens, auquel il aurait avoué son projet, lui avait démontré que c’était une affaire louche, machinée par quelque traître. De plus, rien que de penser à Ursus, Chilon sentait un frisson lui courir par tous les membres. Il se proposa d’envoyer le soir Euricius aux nouvelles dans la maison même où les événements s’étaient passés. En attendant, il avait besoin de se restaurer, de prendre un bain et surtout du repos. Cette nuit sans sommeil, le voyage à l’Ostrianum et sa fuite du Transtévère l’avaient complètement éreinté.

 

Somme toute, une chose le réjouissait, c’est qu’il avait sur lui les deux bourses : celle que Vinicius lui avait donnée avant leur départ, et une autre qu’il lui avait lancée en revenant du cimetière. Étant donnée cette circonstance favorable et aussi toutes les émotions qu’il avait subies, il résolut de manger plus copieusement que de coutume et surtout de boire de meilleur vin.

 

Aussi, dès que les cabarets s’ouvrirent, il réalisa si consciencieusement son projet qu’il en oublia son bain.

 

Il avait principalement besoin de dormir et le manque de sommeil l’avait tant affaibli qu’il titubait en regagnant son logis de Suburre, où l’attendait l’esclave achetée avec l’argent de Vinicius.

 

Aussitôt entré dans son cubicule, noir comme le terrier d’un renard, il se jeta sur sa couche et s’endormit sur-le-champ. Il ne se réveilla que le soir, ou, plus exactement, il fut réveillé par son esclave qui l’engageait à se lever, quelqu’un le demandant pour une affaire urgente.

 

Le vigilant Chilon fut instantanément dégrisé. Il jeta à la hâte un manteau à capuchon sur ses épaules et, ordonnant à son esclave de s’écarter, il regarda avec précaution au-dehors.

 

La terreur le pétrifia : sur la porte du cubicule se dressait la silhouette gigantesque d’Ursus.

 

À cette vue, il sentit ses jambes, puis sa tête, devenir froides comme glace, son cœur cesser de battre et des milliers de fourmis lui courir sur le dos… Pendant quelques instants, il ne put articuler un mot. Enfin, claquant des dents, il dit, ou plutôt il gémit :

 

– Syra ! je n’y suis pas… je ne connais pas… ce… ce brave homme.

 

– Je lui ai déjà dit que tu étais là et que tu dormais, seigneur, – répondit la fille, – et il a exigé qu’on te réveillât…

 

– Oh ! dieux !… Je te ferai…

 

Mais Ursus, impatienté sans doute de tous ces atermoiements, s’approcha de la porte du cubicule et, se penchant, avança sa tête à l’intérieur.

 

– Chilon Chilonidès ! – appela-t-il.

 

Pax tecum ! pax ! pax ! – répondit Chilon. – Ô le meilleur des chrétiens ! Oui ! je suis Chilon, mais il y a erreur… Je ne te connais pas !

 

– Chilon Chilonidès, – répéta Ursus, – ton maître Vinicius te réclame et t’ordonne de me suivre auprès de lui.

Chapitre XXIII.

Vinicius fut réveillé par une douleur aiguë. Tout d’abord, il ne put se rendre compte où il était, ni ce qu’il faisait là. Sa tête était lourde, ses yeux embrumés. Puis, revenant à lui peu à peu, il distingua comme à travers un brouillard trois hommes penchés sur lui. Il en reconnut deux : Ursus et le vieillard qu’il avait bousculé en emportant Lygie. Le troisième, un inconnu, lui tenait le bras gauche, et en le tâtant, du coude à la clavicule, lui causait une douleur si vive que Vinicius, croyant à quelque violence exercée sur lui, dit, les dents serrées :

 

– Tuez-moi !

 

Mais ils ne semblaient prêter aucune attention à ses paroles, comme s’ils ne les entendaient pas ou les prenaient pour un cri habituel arraché par la souffrance. Ursus, avec son visage soucieux et redoutable de barbare, tenait en main un paquet de bandes, tandis que le vieillard disait à l’homme qui palpait l’épaule de Vinicius :

 

– Glaucos, es-tu bien sûr que cette blessure à la tête ne soit pas mortelle ?

 

– Oui, digne Crispus, – répondit celui-ci. – Quand j’étais esclave et que je servais sur les navires, et plus tard à Naples, j’ai guéri nombre de blessures ; c’est même avec l’argent que j’y ai gagné que je me suis racheté, moi et les miens. La blessure de la tête n’est pas grave. Lorsque cet homme (il désigna Ursus du geste) a délivré la jeune fille en projetant son ravisseur contre le mur, celui-ci a dû, dans sa chute, se garantir avec son bras ; le bras est fracturé et démis, mais, en revanche, il a garanti la tête et la vie.

 

– Tu as soigné pas mal de nos frères, – dit Crispus, – et tu passes pour un médecin habile… C’est pourquoi je t’ai envoyé chercher par Ursus.

 

– Qui m’a avoué en route qu’hier encore il était prêt à me tuer.

 

– Oui, mais avant de te parler, il m’avait confié son projet ; et, comme je te connais et sais ton amour pour le Christ, je lui ai fait comprendre que ce n’était pas toi le traître, mais bien cet inconnu qui l’avait incité au meurtre.

 

– C’est le mauvais esprit, et je l’avais pris pour un ange, – soupira Ursus.

 

– Tu me raconteras cela quelque jour, – dit Glaucos ; – pour l’instant, occupons-nous plutôt de notre blessé.

 

Il se mit à procéder à la réduction de la fracture de Vinicius, qui perdait à tout moment connaissance, malgré l’eau dont Crispus lui aspergeait le visage. Du reste, cette privation du sentiment était opportune, car il ne sentait ni la réduction, ni le bandage du bras fracturé, que Glaucos immobilisa entre deux planchettes concaves, serrées ensuite fortement par des bandes.

 

Après l’opération, Vinicius reprit ses sens et aperçut Lygie penchée sur lui.

 

Elle était près de sa couche tenant un bassin de cuivre rempli d’eau, où de temps en temps Glaucos trempait une éponge pour en rafraîchir la tête du blessé.

 

Vinicius regardait et n’osait en croire ses yeux. Il lui semblait que cette apparition de l’être cher était un effet du délire ; et seulement bien après il eut assez de force pour murmurer :

 

– Lygie !…

 

Au son de cette voix, le bassin de cuivre trembla aux mains de la jeune fille, qui tourna vers le blessé des yeux pleins de tristesse.

 

– La paix soit avec toi ! – dit-elle avec douceur.

 

Elle demeurait le bras tendu, tout son visage exprimait la douleur et la commisération.

 

Lui la regardait comme s’il eût voulu se rassasier de sa vue, afin de garder présente son image, même quand ses yeux se seraient fermés. Il contemplait sa face pâle et amaigrie, les torsades de sa sombre chevelure, son humble vêtement d’ouvrière ; il l’observait avec une telle insistance que, sous ce regard, le front blanc de la jeune fille commença à se roser. Alors, Vinicius songea d’abord qu’il n’avait pas cessé de l’aimer, et ensuite que cette pâleur, cette pauvreté étaient son œuvre, qu’il l’avait lui-même bannie de la maison où on l’aimait, où on l’entourait d’opulence et de bien-être, qu’il l’avait jetée dans cette misérable masure et revêtue de ce manteau de laine sombre.

 

Et lui, qui eût voulu la parer des plus riches atours, l’orner de tous les trésors de l’univers, il sentit son cœur si oppressé d’inquiétude, de douleur et de pitié que, s’il eût pu faire un mouvement, il fût tombé à ses pieds.

 

– Lygie, – fit-il, – tu ne leur as pas permis de me tuer !…

 

Elle répondit avec douceur :

 

– Que Dieu te ramène à la santé !

 

Pour Vinicius, qui se rendait compte du mal qu’il lui avait fait autrefois et de celui qu’il venait tenter encore de lui faire, ces paroles furent semblables à un baume. À ce moment il oublia que c’était la doctrine chrétienne qui pouvait parler par sa bouche pour ne songer qu’à la femme aimée, dont la réponse révélait un intérêt, une bonté surhumaine qui le remuait jusqu’au plus profond de son âme. De même que tout à l’heure la souffrance l’avait fait défaillir, il se sentait défaillir d’émotion : et sa faiblesse était infinie et délicieuse. Il lui semblait tomber dans un abîme, mais en même temps il éprouvait un indicible bien-être et un immense bonheur. En ce moment de défaillance, il croyait voir une divinité planer sur lui.

 

Cependant, Glaucos en avait fini de laver les plaies de la tète et y appliquait un onguent. Ursus prit le bassin de cuivre des mains de Lygie, tandis qu’elle-même allait chercher sur la table une coupe préparée d’avance et remplie d’eau rougie de vin, qu’elle approcha des lèvres du blessé. Vinicius but avec avidité et en éprouva un réel soulagement. Après le pansement, sa douleur avait presque disparu, et il reprit complètement ses sens.

 

– Donne-moi encore à boire, – pria-t-il.

 

Lygie passa dans l’autre chambre pour remplir la coupe, tandis que Crispus, après quelques mots échangés avec Glaucos, s’approcha du lit :

 

– Vinicius, – dit-il, – Dieu n’a pas permis que ta mauvaise action fût consommée. Il te conserve la vie pour que tu puisses faire un retour sur toi-même. Celui devant qui tout homme n’est que poussière t’a livré sans défense entre nos mains ; mais le Christ, en qui nous avons foi, nous ordonne d’aimer nos ennemis. Nous avons donc pansé tes blessures et, comme te l’a dit Lygie, nous prions Dieu qu’il te rende la santé ; mais nous ne pouvons veiller sur toi plus longtemps. Demeure en paix et songe si tu dois continuer à persécuter Lygie, privée par ta faute de ses protecteurs et de son toit, et nous-mêmes, qui t’avons rendu le bien pour le mal.

 

– Vous voulez m’abandonner ? – demanda Vinicius.

 

– Nous voulons abandonner cette maison, où pourrait nous atteindre la persécution du préfet de la ville. Ton compagnon a été tué, et toi, considéré comme puissant parmi les tiens, tu es blessé. Ce qui est arrivé n’est pas de notre faute, mais c’est nous que frapperait la rigueur des lois…

 

– Ne craignez pas les représailles, – protesta Vinicius. – Je vous protégerai.

 

Crispus ne voulut pas lui répondre qu’il ne s’agissait pas seulement du préfet et de la police, mais qu’on se défiait aussi de lui et qu’on voulait protéger Lygie contre toute tentative ultérieure de sa part.

 

– Seigneur, – reprit-il, – ta main droite est valide. Voici des tablettes et un style : écris à tes serviteurs de venir ce soir avec une litière pour te transporter dans ta maison, où tu seras mieux qu’au sein de notre pauvreté. Ici, tu es chez une humble veuve, qui ne va pas tarder à rentrer avec son fils ; celui-ci portera ta lettre ; pour nous, il nous faut chercher un autre refuge.

 

Vinicius pâlit. Il comprit qu’on voulait le séparer de Lygie et que, s’il la perdait de nouveau, peut-être ne la reverrait-il jamais… Il voyait nettement, il est vrai, qu’entre elle et lui s’était passé quelque chose de grave et que, s’il voulait la conquérir, il lui fallait chercher d’autres voies auxquelles il n’avait pas eu le temps de songer. Il se rendait compte également que tout ce qu’il pourrait dire à ces gens, – leur promettre, par exemple, de rendre Lygie à Pomponia Græcina, – serait vain, car ils avaient droit de ne pas le croire, et ils ne le croiraient pas en effet. Il eût pu agir ainsi depuis longtemps : au lieu de persécuter Lygie, venir trouver Pomponia et lui dire qu’il cesserait de la poursuivre. Alors, Pomponia elle-même eût retrouvé la jeune fille et l’eût ramenée chez elle. Non, il sentait bien que toutes ces promesses ne les retiendraient pas ; que, de sa part, un serment solennel serait d’autant moins accueilli que, n’étant pas chrétien, il ne pourrait jurer que par les dieux immortels, auxquels lui-même n’avait pas grande foi et que les chrétiens tenaient pour de mauvais esprits.

 

Il désirait ardemment se réconcilier avec Lygie et se gagner ses défenseurs. Mais comment ? Pour cela, il lui fallait du temps. Il lui fallait la voir, ne fût-ce que quelques jours. De même que, dans toute épave, un naufragé voit le salut, il semblait à Vinicius que, dans ces quelques jours, il saurait dire à la jeune fille les paroles capables de la lui concilier. Peut-être découvrirait-il quelque chose ou se présenterait-il de soi-même un événement favorable ?

 

Et, rassemblant ses idées, il dit :

 

– Écoutez-moi, chrétiens. Hier, j’étais parmi vous à l’Ostrianum et j’ai entendu exposer votre doctrine ; mais si même je l’ignorais, vos actes seuls me prouveraient que vous êtes honnêtes et bons. Dites à la veuve de rester dans sa maison, restez-y vous-mêmes et permettez-moi d’y rester. Que cet homme (il désigna Glaucos du regard), qu’on dit médecin, et qui en tout cas sait panser les blessures, dise si l’on peut me transporter aujourd’hui. Je souffre. Mon bras cassé doit être tenu immobile tout au moins pendant quelques jours ; je vous déclare donc que je ne bougerai pas d’ici, à moins que vous ne m’en enleviez de force.

 

Il s’arrêta ; le souffle lui manquait. Alors Crispus lui dit :

 

– Personne, seigneur, n’usera de la force à ton égard. Nous seuls sortirons, pour sauver nos têtes.

 

Inaccoutumé à rencontrer de la résistance, le jeune homme fronça le sourcil et dit :

 

– Laisse-moi respirer.

 

Puis, peu après, il reprit :

 

– Nul ne s’inquiétera de Croton, étranglé par Ursus. Aujourd’hui même il devait se rendre à Bénévent, où l’appelait Vatinius. Tout le monde le croira parti. Personne ne nous a vus entrer dans cette maison, à l’exception d’un Grec qui nous avait accompagnés à l’Ostrianum. Je vous indiquerai sa demeure. Qu’on me l’amène, et je lui ordonnerai de se taire, car il est à mes gages. J’écrirai chez moi que je pars pour Bénévent. Au cas où le Grec aurait déjà averti le préfet, je déclarerai que c’est moi qui ai tué Croton et qu’il m’a fracturé le bras. Par les mânes de mon père et de ma mère, voilà ce que je ferai ! Vous pouvez donc rester ici en toute sûreté, car pas un cheveu ne tombera de votre tête. Amenez-moi vite le Grec : il s’appelle Chilon Chilonidès.

 

– Alors, seigneur, – dit Crispus, – Glaucos restera près de toi pour te soigner avec la veuve.

 

Le front de Vinicius se plissa davantage encore :

 

– Pardon, vieillard, – dit-il, – écoute bien mes paroles. Je te dois de la reconnaissance et tu me parais bon et juste ; mais tu me caches le fond de ta pensée. Tu crains que j’appelle mes esclaves et que je leur enjoigne d’enlever Lygie, n’est-ce pas ?

 

– Oui, – déclara Crispus avec quelque sévérité.

 

– Remarque donc ceci. Je parlerai à Chilon en votre présence ; j’écrirai devant vous la lettre annonçant mon départ ; et je n’aurai pas d’autres messagers que vous… Réfléchis bien et ne m’irrite pas davantage.

 

Exaspéré, le visage crispé de colère, il reprit avec emportement :

 

– Croyais-tu donc que j’allais nier le désir que j’ai de rester ici pour la voir ?… N’importe quel sot l’aurait compris, même malgré mes dénégations. Mais je ne veux plus la prendre de force… J’ajouterai que, si elle ne reste pas ici, de cette main valide j’arracherai mes bandages, je ne prendrai aucune nourriture, aucune boisson. Et que ma mort retombe sur toi et sur tes frères ! Pourquoi m’as-tu pansé ? Pourquoi ne m’as-tu pas laissé mourir ?

 

Il pâlit de rage et de faiblesse. Lygie qui, de la chambre voisine, avait entendu toute cette conversation et ne doutait pas qu’il agirait comme il avait dit, s’effraya de ses menaces. Pour rien au monde elle n’eût voulu le voir mourir. Blessé, désarmé, il lui inspirait de la pitié, non de la crainte. Vivant depuis sa fuite au milieu de gens continuellement sous l’effet de l’extase religieuse, ne songeant qu’au sacrifice, à l’abnégation, à la miséricorde infinie, elle était elle-même pénétrée de ces sentiments qui remplaçaient pour elle la maison, la famille, le bonheur disparu et la transformaient en l’une de ces vierges chrétiennes qui devaient plus tard régénérer l’âme usée de l’univers. Vinicius avait joué un trop grand rôle dans sa destinée pour qu’elle pût l’oublier. Elle pensait à lui durant des journées entières et souvent elle avait supplié Dieu pour que vînt l’heure où, suivant la doctrine qu’elle professait, elle pourrait rendre à Vinicius le bien pour le mal, la sympathie en retour de la persécution, le vaincre, l’amener au Christ, le sauver. Et il lui semblait que ce moment était venu, que sa prière avait été exaucée.

 

Le visage inspiré, elle s’approcha de Crispus et se mit à parler comme si une autre voix eût parlé par sa bouche :

 

– Crispus, gardons-le parmi nous, et ne le quittons pas tant que le Christ ne l’aura pas guéri.

 

Le vieux pasteur était habitué à voir en tout l’inspiration divine ; en présence de cette exaltation, il crut que la puissance suprême pouvait se manifester par la bouche de Lygie ; il s’émut et baissa sa tête blanche :

 

– Qu’il soit fait ainsi que tu dis, – approuva-t-il.

 

Cette prompte soumission de Crispus produisit sur Vinicius, qui ne quittait pas des yeux Lygie, une impression profonde et singulière.

 

Il lui sembla qu’elle était, parmi les chrétiens, une sorte de sibylle ou de prêtresse, obéie et respectée. Et involontairement il éprouva le même respect. À son amour se mêlait à présent une certaine crainte qui lui faisait envisager cet amour presque comme un blasphème. En même temps, il ne pouvait se faire à l’idée qu’il y avait quelque chose de changé dans leurs relations, que, désormais, ce n’était pas elle qui dépendait de sa volonté, mais lui de la sienne ; qu’il gisait malade, meurtri, incapable d’offensive, tel un enfant sans défense, sous sa protection, à elle. Envers tout autre, cette soumission eût paru humiliante à sa nature orgueilleuse et volontaire. Mais il n’avait pour Lygie que la reconnaissance qu’on voue à quelqu’un de supérieur. Ces sentiments étaient si nouveaux pour lui que, seulement la veille, il n’eût pu même se les imaginer. Aujourd’hui encore ils l’eussent étonné s’il en avait eu une perception claire. Mais, en ce moment, il ne se demandait pas pourquoi il en était ainsi ; c’était pour lui chose toute naturelle et tout son bonheur consistait à rester auprès d’elle.

 

Il eût voulu l’en remercier, lui exprimer aussi un autre sentiment si peu connu de lui jusque-là qu’il n’eût pu le nommer, car c’était tout simplement la soumission. Mais les émotions qu’il venait de subir avaient tant épuisé ses forces, que sa reconnaissance envers Lygie ne pouvait s’exprimer que par des regards étincelants de joie à la pensée qu’il demeurerait auprès d’elle, qu’il pourrait la contempler demain, après-demain, longtemps peut-être. À cette joie se mêlait, il est vrai, la crainte de perdre celle qu’il avait retrouvée, crainte si vive que, lorsque Lygie lui apporta de nouveau à boire, ayant l’ardent désir de lui prendre la main, il ne l’osa point, lui, Vinicius, qui, au festin de César, l’avait baisée de force sur les lèvres, lui qui, lorsqu’elle avait fui, s’était promis de la traîner par les cheveux au cubicule ou de la faire fouetter.

 

Chapitre XXIV.

Vinicius craignait aussi que quelque intervention inopportune venue du dehors ne troublât sa joie. Chilon pouvait informer de sa disparition le préfet de la ville, ou ses affranchis, et en ce cas l’irruption des vigiles dans la petite maison devenait fort probable. La pensée vint alors à Vinicius qu’il pourrait donner l’ordre de capturer Lygie et l’enfermer chez lui ; mais il sentit aussitôt qu’il ne devait et ne pouvait plus agir ainsi. Volontaire, sûr de lui, et passablement dépravé, il était capable, au besoin, de se montrer implacable ; mais il n’était ni un Tigellin, ni un Néron. La vie militaire avait assez développé en lui le sentiment de la justice et de la conscience pour qu’il comprît combien un tel acte serait monstrueux et vil. Bien portant, dans un accès de rage, il fût peut-être descendu à un acte semblable ; mais, à présent, il était ému, malade, et désirait uniquement que rien ne vînt se placer entre lui et Lygie.

 

Il avait remarqué avec surprise que, dès le moment où Lygie avait intercédé en sa faveur, ni elle, ni Crispus n’avaient exigé de lui le moindre engagement, comme s’ils avaient la certitude que, dans un cas extrême, une force surnaturelle les protégerait. Depuis qu’il avait entendu à l’Ostrianum les enseignements et le récit de l’Apôtre, son cerveau ne saisissait plus la limite entre le possible et l’impossible, et il n’était pas loin d’admettre qu’une telle intervention pût se produire. Cependant, envisageant la situation avec plus de sang-froid, il rappela lui-même à ses hôtes ce qu’il avait dit au sujet du Grec et pria de nouveau qu’on lui amenât Chilon.

 

Crispus y consentit, et l’on décida d’envoyer Ursus. Vinicius, qui ces derniers jours, avant la visite à l’Ostrianum, avait dépêché ses esclaves chez Chilon, le plus souvent sans succès, indiqua exactement au Lygien la demeure du Grec, puis, après avoir tracé quelques mots sur des tablettes, il s’adressa à Crispus :

 

– Je vous remets les tablettes parce que ce Chilon est un homme défiant et rusé qui souvent, quand je le réclamais, faisait répondre à mes gens qu’il n’était pas chez lui ; et cela se passait chaque fois que n’ayant pas de bonnes nouvelles à m’annoncer, il redoutait ma colère.

 

– Si je le trouve, je le ramènerai de gré ou de force, – répondit Ursus.

 

Il prit son manteau et sortit à la hâte.

 

Il n’était pas facile de retrouver quelqu’un à Rome, même avec les indications les plus précises ; mais, dans le cas présent, l’instinct de l’homme des forêts qu’était Ursus, et sa connaissance de la ville, lui venaient en aide : aussi eût-il bientôt découvert la demeure de Chilon.

 

Cependant, il ne reconnut pas le Grec. Il ne l’avait vu qu’une fois, et de nuit. D’ailleurs, cet honorable vieillard, à l’air grave, qui l’avait incité à tuer Glaucos, ressemblait si peu à ce Grec courbé par la peur que personne n’eût vu en lui le même homme.

 

Aussi Chilon, constatant qu’Ursus ne le reconnaissait pas, revint-il vite de sa première frayeur. Les tablettes de Vinicius le rassurèrent plus encore. Au moins, on ne l’accuserait pas d’avoir fait tomber le tribun dans un traquenard. Il se dit encore que si les chrétiens n’avaient pas mis à mort le tribun, c’est qu’ils avaient craint de porter la main sur un personnage aussi important.

 

« Il s’ensuit qu’au besoin Vinicius me couvrira également, – songea-t-il ; – il ne m’appellerait pas auprès de lui pour me faire périr. »

 

Son courage retrouvé, il demanda donc :

 

– Brave homme, mon ami, le noble Vinicius n’a-t-il pas envoyé une litière pour moi ? Mes jambes sont enflées et je ne puis aller loin.

 

– Non, – répondit Ursus. – Nous irons à pied.

 

– Et si je refuse ?

 

– Ne fais pas cela, car il faut que tu viennes.

 

– Et j’irai, mais de ma propre volonté. Nul ne pourrait m’y contraindre, car je suis un homme libre et un ami du préfet de la ville. De plus, en tant que sage, je possède les moyens de résister à la violence et je sais métamorphoser les humains en arbres et en animaux. Mais j’irai, j’irai ! Seulement, il me faut prendre un manteau plus chaud et un capuchon ; autrement, les esclaves de ce quartier me reconnaîtraient et m’arrêteraient à chaque pas pour me baiser les mains.

 

Il s’enveloppa donc d’un autre manteau et rabattit sur sa tête un ample capuchon gaulois, de peur qu’Ursus ne se rappelât ses traits dès que tous deux arriveraient au grand jour.

 

– Où me conduis-tu ? – demanda-t-il chemin faisant.

 

– Au Transtévère.

 

– Je suis depuis peu à Rome et ne suis jamais allé là ; mais on y trouve sans doute aussi des amis de la vertu.

 

Si naïf qu’il fût, Ursus, sachant par Vinicius que le Grec avait accompagné ce dernier au cimetière de l’Ostrianum et qu’il avait pénétré avec Croton dans la demeure de Lygie, s’arrêta brusquement :

 

– Vieillard, ne mens pas. Aujourd’hui même tu étais avec Vinicius à l’Ostrianum, et ensuite à notre porte.

 

– Ah ! alors votre maison est située dans le Transtévère ? Nouveau venu à Rome, je m’embrouille dans les noms des différents quartiers. Oui, mon ami, je suis allé à votre porte et là, au nom de la vertu, j’ai adjuré Vinicius de ne pas entrer. Je suis allé également à l’Ostrianum, et sais-tu pourquoi ? C’est que je travaille depuis quelque temps à convertir Vinicius : je voulais qu’il entendit le doyen des Apôtres. Puisse la lumière descendre dans son âme et dans la tienne ! Tu es chrétien, n’est-ce pas, et tu désires que la vérité triomphe du mensonge ?

 

– Oui, – répondit humblement Ursus.

 

Chilon avait complètement repris courage.

 

– Vinicius, – poursuivit-il, – est un puissant seigneur et l’ami de César. Il lui arrive encore souvent d’obéir aux suggestions de l’esprit du mal ; mais, s’il tombait un seul cheveu de sa tête, César se vengerait sur tous les chrétiens.

 

– Une bien plus grande force nous protège.

 

– C’est juste ! c’est juste ! Mais que comptez-vous faire de Vinicius ? – interrogea Chilon repris d’inquiétude.

 

– Je l’ignore. Le Christ recommande la miséricorde.

 

– C’est très sagement parler. N’oublie jamais cela, si tu ne veux rôtir en enfer comme un boudin dans la poêle.

 

Ursus soupira, et Chilon constata qu’il ferait toujours ce qu’il voudrait de ce terrible homme.

 

Désirant apprendre ce qui s’était passé lors de l’enlèvement de Lygie, il questionna de la voix sévère d’un juge :

 

– Qu’avez-vous fait de Croton ? Parle, et ne mens pas.

 

Ursus soupira encore.

 

– Vinicius te le dira.

 

– Ce qui signifie que tu l’as frappé avec un couteau ou que tu l’as tué à coups de bâton ?

 

– Je n’avais pas d’armes.

 

Le Grec ne put s’empêcher d’admirer la force surhumaine du barbare.

 

– Que Pluton… je veux dire : que le Christ te pardonne !

 

Ils cheminèrent quelque temps en silence, puis Chilon :

 

– Moi, je ne te trahirai pas, mais prends garde aux vigiles.

 

– Je crains le Christ, et non les vigiles.

 

– C’est juste. Il n’est pas de plus grand péché que le meurtre. Je prierai pour toi, mais je ne sais si ma prière t’absoudra, à moins que tu jures de ne plus jamais, dans tout le cours de ta vie, toucher quelqu’un, même du doigt.

 

– Mais je ne tue jamais volontairement, – répondit Ursus.

 

Chilon voulait se prémunir contre tout fâcheux événement, et il ne cessait de représenter à Ursus le meurtre comme une atrocité et de l’engager à prononcer ce vœu. Il le questionna également sur Vinicius ; mais l’autre ne répondait qu’à contrecœur, alléguant que Chilon saurait, de la bouche même de Vinicius, tout ce qu’il avait besoin de savoir.

 

Ainsi devisant, ils franchirent le long trajet entre la demeure du Grec et le Transtévère et arrivèrent devant la maison. Le cœur de Chilon se remit à battre d’inquiétude. Dans sa terreur, il croyait voir Ursus lui lancer des regards féroces !

 

« Belle consolation, s’il me tue sans le vouloir. Mieux vaudrait qu’il fût frappé de paralysie, et avec lui tous les Lygiens : exauce ma prière, Zeus, si tu le peux ! »

 

Et il s’enveloppait de plus en plus dans sa bure gauloise, en prétextant qu’il craignait le froid. Quand enfin, après avoir traversé le vestibule et la première cour, ils pénétrèrent dans le couloir qui menait au petit jardin de la maison, Chilon s’arrêta net et dit :

 

– Permets-moi de reprendre haleine ; autrement, je ne pourrais ni converser avec Vinicius, ni lui donner de salutaires conseils.

 

En effet, tout en se répétant qu’aucun danger ne le menaçait, il sentait ses jambes se dérober sous lui à la seule pensée de se retrouver parmi ces gens mystérieux qu’il avait vus à l’Ostrianum.

 

À ce moment, des chants montaient de la petite maison.

 

– Qu’est-ce ? – demanda-t-il.

 

– Tu te dis chrétien, et tu ignores qu’après chaque repas nous avons coutume d’honorer notre Sauveur par des hymnes, – répondit Ursus. – Myriam doit être rentrée avec son fils, et l’Apôtre est peut-être avec eux, car chaque jour il rend visite à la veuve et à Crispus.

 

– Conduis-moi tout droit auprès de Vinicius.

 

– Vinicius est dans la chambre commune, la seule qu’il y ait ; le reste de la maison est composé de cubicules sombres, où nous n’allons que pour dormir. Entre, tu te reposeras dans la maison.

 

Ils y pénétrèrent. C’était par une sombre soirée d’hiver et la chambre était mal éclairée par des lampes. Vinicius, dans cet homme encapuchonné, devina plutôt qu’il ne reconnut le Grec. Celui-ci, ayant entrevu dans le coin de la pièce un lit, et sur ce lit Vinicius, se dirigea, sans oser regarder personne, vers le tribun auprès duquel il pensait devoir être plus en sûreté qu’auprès des autres.

 

– Oh ! seigneur, pourquoi n’as-tu pas suivi mes conseils ! gémit-il en joignant les mains.

 

– Tais-toi, – ordonna Vinicius, – et écoute.

 

Ses yeux perçants rivés sur Chilon, il se mit à parler avec lenteur, mais distinctement, afin que chaque mot fût compris comme un ordre et se gravât à jamais dans la mémoire du Grec.

 

– Croton s’est jeté sur moi pour m’assassiner et me dépouiller. Comprends-tu ? C’est pourquoi je l’ai tué ; et les gens que voilà ont pansé les blessures que j’avais reçues dans la lutte.

 

Chilon devina aussitôt que les paroles de Vinicius étaient le résultat d’une entente avec les chrétiens, et que par conséquent il voulait être cru.

 

Il le lut aussi sur sa physionomie ; immédiatement, sans montrer le moindre doute ou la moindre surprise, il leva les yeux et s’écria :

 

– Ah ! seigneur ! c’était une fameuse canaille ! Pourtant, je t’avais bien conseillé de ne pas te fier à lui. Mes exhortations répétées sont restées vaines. Dans tout le Hadès, on ne trouvera pas de supplice digne de lui, car celui qui ne peut être un honnête homme est forcément une canaille. Et à qui donc est-il plus difficile de devenir honnête qu’à une canaille ? Attaquer son bienfaiteur, un seigneur aussi magnanime… Ô dieux !…

 

Il se souvint à ce moment que, durant la route, il s’était donné à Ursus pour chrétien, et il s’arrêta court.

 

Vinicius reprit :

 

– Sans la sica que je portais sur moi, il m’aurait tué.

 

– Je bénis l’instant où je t’ai conseillé de t’armer au moins d’un couteau.

 

Mais Vinicius, un regard inquisiteur fixé sur lui, lui demanda :

 

– Qu’as-tu fait aujourd’hui ?

 

– Comment ! Ne te l’ai-je pas dit, seigneur ? J’ai fait des vœux pour ta santé.

 

– Rien de plus ?

 

– Je me préparais justement à te rendre visite quand ce brave homme est venu m’avertir que tu me demandais.

 

– Voici une tablette ; tu iras chez moi et tu la remettras à mon affranchi. Je lui écris que je pars pour Bénévent. Tu diras de plus à Demas que je suis parti ce matin même, appelé par une lettre pressante de Pétrone.

 

Il répéta avec insistance :

 

– Je suis parti pour Bénévent. Tu comprends ?

 

– Tu es parti, seigneur, je t’ai même fait mes adieux ce matin à la Porte Capène ; et, depuis ton départ, une telle tristesse s’est emparée de moi que, si tu ne l’apaises, j’en mourrai, à force de soupirer comme le faisait l’épouse infortunée de Zethos après la mort d’Ityl.

 

Bien que malade et accoutumé à la souplesse d’esprit du Grec, Vinicius ne put réprimer un sourire. Satisfait d’ailleurs que Chilon l’eût compris à demi-mot, il dit :

 

– Eh bien ! je vais ajouter quelques lignes grâce auxquelles on essuiera tes larmes. Donne-moi la lampe.

 

Chilon, absolument rassuré, s’approcha de l’âtre et prit une des lampes allumées.

 

Mais, dans ce mouvement, le capuchon qui lui couvrait la tête glissa et la lumière tomba en plein sur son visage. Glaucos bondit de son banc et se dressa devant lui.

 

– Ne me reconnais-tu pas, Céphase ? – s’écria-t-il.

 

Il y avait dans sa voix quelque chose de si terrible que tous les assistants frémirent.

 

Chilon souleva la lampe, puis la lâcha presque aussitôt. Et plié en deux, il se mit à gémir.

 

– Ce n’est pas moi… Ce n’est pas moi ! Pitié !

 

Glaucos se tourna vers les assistants qui étaient à table et dit :

 

– Voilà l’homme qui m’a vendu, qui a causé ma perte et celle de ma famille !

 

Tous les chrétiens savaient son histoire, ainsi que Vinicius ; mais celui-ci ne connaissait pas le vieillard, parce qu’il n’avait pas entendu prononcer son nom durant l’opération, en raison des défaillances et de la douleur que lui causait le bandage de sa fracture.

 

Ces quelques instants et l’accusation de Glaucos avaient été pour Ursus comme un éclair dans les ténèbres : il reconnut Chilon. D’un bond il fut près de lui, lui saisit les deux bras qu’il lui ramena en arrière et s’écria :

 

– C’est lui qui m’a poussé à tuer Glaucos.

 

– Pitié ! – gémissait Chilon. – Je vous rendrai… seigneur, – hurlait-il en se tournant vers Vinicius, – sauve-moi ! Je me suis fié à toi, intercède pour moi !… Ta lettre… je la remettrai… seigneur ! seigneur !…

 

Mais Vinicius restait indifférent à tout ce qui se passait, d’abord parce qu’il savait à quoi s’en tenir sur tous les exploits du Grec, ensuite parce que son cœur était inaccessible à la pitié. Et il dit :

 

– Enterrez-le dans le jardin. Un autre portera ma lettre.

 

Pour Chilon, ces mots étaient comme un arrêt de mort. Sous la terrible étreinte d’Ursus, ses os commençaient à craquer, ses yeux ruisselaient de larmes.

 

– Au nom de votre Dieu, pitié ! – criait-il. – Je suis chrétien !… Pax vobiscum ! Je suis chrétien, et si vous en doutez, baptisez-moi encore une fois, deux fois, dix fois ! Glaucos, c’est une erreur. Laissez-moi parler ! Faites de moi un esclave !… Ne me tuez pas ! Pitié !

 

Et sa voix, étranglée par la douleur, faiblissait de plus en plus, quand soudain, de l’autre côté de la table, l’apôtre Pierre se leva. Durant quelques instants, il hocha sa tête blanche, l’abaissa sur sa poitrine et ferma les yeux. Enfin, il releva ses paupières et dit, au milieu du silence :

 

– Le Sauveur nous a prescrit : « Si ton frère a péché envers toi, reproche-le-lui ; mais, s’il se repent, pardonne-lui. Et s’il a péché sept fois contre toi dans la journée, et s’il s’est tourné sept fois vers toi en te disant : – Je me repens, – pardonne-lui. »

 

Il se fit un plus grand silence encore.

 

Glaucos se cacha assez longtemps le visage dans ses mains ; il dit enfin :

 

– Céphase, que Dieu te pardonne tes torts envers moi, comme je te les pardonne au nom du Christ !

 

Et Ursus, ayant lâché les bras du Grec, ajouta :

 

– Que le Sauveur me pardonne comme je te pardonne !

 

Chilon s’était affaissé. Appuyé sur ses mains, il tournait la tête comme un animal pris aux rets et regardait, affolé, d’où lui viendrait la mort. Il n’en croyait encore ni ses yeux ni ses oreilles et ne pouvait espérer qu’on lui fît grâce.

 

Peu à peu il revint à lui ; ses lèvres exsangues tremblaient encore d’épouvante. L’apôtre lui dit :

 

– Va-t’en en paix !

 

Chilon se leva, mais sans pouvoir parler. Instinctivement, il se rapprocha du lit de Vinicius, comme pour implorer la protection du tribun ; il n’avait pas eu le temps de réfléchir que celui-là l’avait condamné, bien qu’il eût été en quelque sorte son complice et se fût servi de lui, alors que ceux contre qui il avait agi lui pardonnaient. Son regard, à ce moment, n’exprimait que l’étonnement et la défiance. Tout en comprenant enfin qu’on lui avait fait grâce, il avait hâte de se tirer sain et sauf d’entre les mains de ces gens incompréhensibles, dont la bonté l’effrayait presque autant que leur cruauté l’eût terrifié. Il avait peur d’événements imprévus qui pourraient surgir s’il restait là plus longtemps.

 

Debout devant Vinicius, il lui dit d’une voix entrecoupée :

 

– Donne la lettre ! seigneur, donne la lettre !

 

Il s’empara de la tablette que lui tendait Vinicius, salua les chrétiens, puis le malade, et, courbé, se faufila le long de la muraille jusqu’à la porte, d’où il s’élança dehors.

 

Mais, dans l’obscurité du petit jardin, de nouveau ses cheveux se hérissèrent d’effroi : il était convaincu qu’Ursus allait fondre sur lui et le tuer à la faveur des ténèbres. Il eût volontiers pris la fuite, mais ses jambes refusaient de lui obéir ; bientôt, elles lui manquèrent complètement : en effet, Ursus l’avait rejoint.

 

Chilon tomba la face contre terre et se mit à gémir :

 

– Urbain… au nom du Christ…

 

Mais Ursus répondit :

 

– Ne crains rien. L’Apôtre m’a ordonné de t’accompagner jusqu’à la porte, afin que tu ne t’égares dans l’obscurité. Si les forces te manquent, je te reconduirai jusque chez toi.

 

Chilon redressa la tète :

 

– Que dis-tu ? Quoi ?… Tu ne veux pas me tuer ?

 

– Non, je ne te tuerai pas, et si je t’ai secoué trop violemment, si j’ai endommagé tes os, pardonne-moi.

 

– Aide-moi à me relever, – fit le Grec. – Tu ne me tueras pas, n’est-ce pas ? Reconduis-moi jusqu’à la rue ; après cela, j’irai seul.

 

Ursus le releva comme une plume, puis le guida par un sombre couloir jusqu’à la première cour et au vestibule ouvert sur la rue. Dans le corridor, Chilon se répétait : « C’en est fini de moi », et il ne se rassura qu’une fois dehors. Il dit alors :

 

– Maintenant, j’irai seul.

 

– La paix soit avec toi !

 

– Et avec toi ! et avec toi !… Laisse-moi respirer.

 

En effet, dès qu’il fut délivré d’Ursus, il aspira l’air à pleins poumons. Il se tâtait les hanches et les côtes comme pour se convaincre qu’il était bien vivant ; puis il joua des jambes.

 

Mais, non loin de là, il s’arrêta pour se demander :

 

« Mais comment se fait-il qu’ils ne m’aient pas tué ? »

 

Et, malgré ses entretiens avec Euricius sur la doctrine chrétienne, malgré sa conversation avec Ursus au bord du fleuve, malgré tout ce qu’il avait entendu à l’Ostrianum, il ne put trouver de réponse à cette question.

 

Chapitre XXV.

Vinicius ne pouvait, pas plus que Chilon, se rendre compte de ce qui s’était passé et, au fond de son âme, il en était aussi stupéfait. Que ces gens eussent agi avec lui comme ils l’avaient fait et qu’au lieu de tirer vengeance de son agression, ils eussent pansé ses plaies, il l’attribuait en partie à leur doctrine, beaucoup à Lygie et un peu à l’importance de sa personne. Mais leur manière de faire vis-à-vis de Chilon dépassait complètement sa conception de ce que pouvait pardonner un homme. Et lui aussi se demandait : Pourquoi n’ont-ils pas tué le Grec ? Ils pouvaient pourtant le faire impunément. Ursus eût enfoui son corps dans le jardin, ou l’eût jeté nuitamment dans le Tibre qui, à cette époque de crimes nocturnes imputables à César lui-même, rejetait si souvent des cadavres humains que nul ne s’inquiétait d’où ils sortaient.

 

En outre, selon Vinicius, non seulement les chrétiens auraient pu, mais encore ils auraient dû tuer Chilon. À vrai dire, le monde auquel appartenait le jeune patricien n’était pas tout à fait inaccessible à la pitié ; les Athéniens avaient même consacré à celle-ci un autel et avaient longtemps résisté à l’introduction chez eux des combats de gladiateurs. On avait vu, à Rome, octroyer la grâce à certains vaincus, comme par exemple ce Callicrate, roi des Bretons, prisonnier, puis largement doté par Claude et vivant libre dans la ville. Mais la vengeance pour une injure personnelle semblait à Vinicius, ainsi qu’à tous ses contemporains, équitable et légitime ; en général, il n’entrait pas dans sa nature de ne pas se venger. Il avait bien entendu enseigné à l’Ostrianum qu’on devait aimer même ses ennemis ; mais cette théorie lui semblait inapplicable dans la vie.

 

Et il songea aussitôt qu’on n’avait pas tué Chilon pour la seule raison que c’était fête, ou que la lune était dans une phase où il était défendu aux chrétiens de verser le sang. Il savait qu’à une époque déterminée, certains peuples ne peuvent même déclarer la guerre. Dans ce cas, pourquoi n’avaient-ils pas remis le Grec’ entre les mains de la justice ? Pourquoi l’Apôtre avait-il dit que, si quelqu’un avait été sept fois coupable, on devait lui pardonner sept fois ? Et pourquoi Glaucos avait-il dit à Chilon : « Que Dieu te pardonne comme je te pardonne ! » Car, enfin, Chilon lui avait causé le plus effroyable tort qu’un homme puisse causer à un autre. À la seule pensée de ce que lui, Vinicius, ferait à quelqu’un qui, par exemple, tuerait Lygie, son sang ne fit qu’un tour. Il n’est pas de tortures qu’il n’infligerait à l’assassin. Et Glaucos avait pardonné ! Ursus avait pardonné de même, cet Ursus qui, en réalité, pouvait tuer impunément à Rome qui il voulait, libre qu’il était de tuer ensuite le roi du bois de Nemora et de prendre sa place. Ne lui serait-il pas aisé, lui à qui Croton n’avait pu résister, de vaincre le gladiateur qui était revêtu de cette dignité, puisque chacun pouvait y accéder à la condition de tuer le roi précédent ?

 

Toutes ces questions ne comportaient qu’une réponse : s’ils ne tuaient pas, c’est qu’ils portaient en eux une bonté telle qu’il n’en avait jamais existé dans le monde, et un amour de l’humanité si infini qu’il leur commandait d’oublier les injures, leur, propre bonheur, leurs misères, et de vivre les uns pour les autres. Et quelle récompense en espéraient-ils ? Vinicius l’avait entendu dire à l’Ostrianum, mais cela ne pouvait se loger dans sa tête. Par contre, il estimait que leur vie terrestre, comprenant l’obligation de renoncer, au profit des autres, à tout ce qui est bien-être et plaisir, ne pouvait être qu’ennuyeuse et misérable. Aussi y avait-il dans son jugement sur les chrétiens, en dehors de la stupéfaction, de la pitié et une nuance de mépris. Il les tenait pour des brebis destinées à servir tôt ou tard de pâture aux loups, et sa nature de Romain se refusait à admettre qu’on se laissât dévorer. Néanmoins, une chose le frappa : c’est la joie qui, après le départ de Chilon, illumina tous les visages. L’Apôtre, s’approchant de Glaucos, lui imposa les mains et dit :

 

– En toi, le Christ a triomphé !

 

Glaucos leva au ciel des yeux si pleins de foi et de bonheur qu’une félicité inattendue semblait l’inonder. Vinicius, plus apte à comprendre la joie résultant de la vengeance assouvie, le regardait avec des yeux dilatés, comme il eût regardé un fou. Il vit, non sans s’indigner en lui-même, Lygie poser ses lèvres royales sur la main de cet homme à l’apparence d’esclave, et le monde lui parut renversé. Puis survint Ursus, qui raconta comment, en reconduisant Chilon, jusqu’à la rue, il lui avait demandé pardon du dommage causé à ses os, ce qui lui valut aussi la bénédiction de l’Apôtre. Alors Crispus proclama que ce jour marquait une grande victoire. Et à ce mot de victoire toutes les pensées de Vinicius s’embrouillèrent.

 

Mais, Lygie lui ayant de nouveau apporté un breuvage rafraîchissant, il lui retint un instant la main, puis demanda :

 

– Alors, toi aussi tu m’as pardonné ?

 

– Il nous est défendu, à nous autres chrétiens, de garder de la rancune dans nos cœurs.

 

– Lygie, – dit alors Vinicius, – quel que soit ton Dieu, je lui offrirai une hécatombe, uniquement parce qu’il est ton Dieu.

 

Elle répondit :

 

– Tu lui feras le sacrifice en ton cœur, dès que tu sauras l’aimer.

 

– Uniquement parce qu’il est ton Dieu… – répéta Vinicius, d’une voix affaiblie.

 

Il abaissa ses paupières et ses forces l’abandonnèrent de nouveau.

 

Lygie sortit, mais pour revenir bientôt ; elle s’approcha pour s’assurer qu’il dormait. La sentant auprès de lui, Vinicius entrouvrit les yeux et sourit ; de la main elle lui ferma les paupières comme pour le forcer à dormir. Alors il se sentit envahi d’une infinie béatitude, tandis que sa faiblesse augmentait. Déjà la nuit s’était épaissie, apportant avec elle une fièvre plus intense. Ne pouvant s’endormir, il suivit des yeux les allées et venues de Lygie. Par instants, il cédait à un demi-sommeil qui lui laissait la faculté de voir et d’entendre tout ce qui se passait autour de lui, mais où s’entremêlaient les visions de la réalité et celles de la fièvre. Il lui semblait que, dans un vieux cimetière abandonné, se dressait un temple en forme de tour et que Lygie en était la prêtresse. Il ne la perdait pas de vue. Il l’apercevait au sommet de la tour, un luth à la main, baignée de lumière, telles ces prêtresses qu’il avait vues en Orient chantant, la nuit, des hymnes à la lune. Lui-même, dans le but de l’enlever, gravissait péniblement des escaliers tortueux ; Chilon le suivait, claquant des dents de terreur et répétant : « Ne fais pas cela, seigneur, car c’est une prêtresse, et Lui la vengera… » Vinicius ignorait qui était ce Lui, mais il comprenait qu’il allait commettre un sacrilège, et il se sentait plein d’épouvante. Comme il atteignait la balustrade qui entourait le sommet de la tour, surgissait à côté de Lygie l’Apôtre à la barbe argentée, qui disait : « Ne porte pas la main sur elle, car elle m’appartient. » Et l’Apôtre entraînait Lygie sur des rayons de lune, comme sur une voie menant au ciel, tandis que Vinicius, les bras tendus vers eux, les suppliait de l’emmener.

 

Il se réveilla, retrouva ses esprits et se mit à regarder autour de lui. Sur son haut trépied, le foyer brûlait plus faiblement, mais donnait cependant encore assez de lumière. Alentour étaient assis les chrétiens qui se chauffaient, car la nuit était fraîche et dans la chambre il faisait assez froid. Vinicius voyait la buée s’échapper de leur bouche. Au milieu, se tenait l’Apôtre ; à ses genoux, sur un tabouret bas, Lygie ; plus loin, Glaucos, Crispus et Myriam ; aux deux extrémités, d’une part Ursus, de l’autre Nazaire, le fils de Myriam, jeune garçon au visage gracile et aux longs cheveux noirs qui lui retombaient sur les épaules.

 

Lygie écoutait, les yeux levés vers l’Apôtre ; toutes les têtes étaient tournées vers lui. Il parlait à voix basse. Vinicius se prit à l’observer avec une vague crainte superstitieuse, analogue à celle qu’il avait ressentie dans son délire. L’idée lui vint que dans sa fièvre il avait vu la vérité et que ce vénérable étranger, venu de rives lointaines, lui enlevait réellement Lygie et l’entraînait par des chemins inconnus. Il était convaincu que le vieillard parlait de lui, conseillait peut-être de le séparer d’elle, tant il lui semblait inadmissible qu’on parlât d’autre chose ; rassemblant donc toute son attention, il écouta ce que disait Pierre.

 

Mais il s’était trompé. L’Apôtre parlait encore du Christ.

 

« Ils ne vivent que par Lui ! » – songea Vinicius.

 

Le vieillard racontait comment on s’était emparé du Christ :

 

– Une troupe de soldats vint avec les serviteurs des prêtres pour Le chercher. Quand le Sauveur leur demanda qui ils cherchaient, ils répondirent : « Jésus de Nazareth ». Mais lorsqu’il leur dit : « C’est moi ! » ils tombèrent la face contre terre, sans oser porter la main sur Lui. Et seulement, quand ils L’eurent questionné une seconde fois, ils Le saisirent.

 

Ici, l’Apôtre s’interrompit, étendit ses mains vers le feu et reprit :

 

« La nuit était fraîche comme celle-ci, mais mon cœur bouillonnait. Je tirai mon glaive pour Le défendre et je coupai l’oreille à l’esclave de l’archiprêtre. Je L’aurais mieux défendu que ma propre vie, s’il ne m’avait dit : « Remets ton glaive dans le fourreau : ne dois-je pas vider le calice que m’a présenté mon Père ?… » Alors, ils s’emparèrent de Lui et Le ligotèrent.

 

Ayant ainsi parlé, l’Apôtre porta les mains à son front et se tut, ne voulant pas continuer son récit avant d’avoir consulté ses souvenirs.

 

Alors, Ursus, n’y pouvant tenir, se leva brusquement, secoua le feu avec une telle violence que les étincelles jaillirent en pluie d’or, et s’écria :

 

– Tant pis, quoi qu’il dût en advenir… moi, j’aurais…

 

Lygie l’interrompit en posant un doigt sur ses lèvres. On entendit haleter le Lygien, car l’indignation grondait dans son âme ; bien que toujours prêt à baiser les pieds de l’Apôtre, il ne pouvait, en sa conscience, approuver cette conduite. Si, en sa présence, quelqu’un eût porté la main sur le Sauveur, ou s’il eût été avec Lui, cette nuit-là, oh ! alors : soldats, serviteurs des prêtres, toute la valetaille, il eût tout mis en pièces ! Ses yeux s’emplissaient de larmes, provoquées par le chagrin et par une lutte sourde en lui-même : d’une part, il eût défendu le Sauveur, il eût appelé à son aide les Lygiens, qui sont tous braves ; mais, d’autre part, il Lui eût désobéi, et eût ainsi empêché la rédemption du monde.

 

Tel était le motif de ses larmes.

 

Peu après, Pierre reprit son récit. Cependant Vinicius était retombé dans un assoupissement fiévreux. Ce qu’il venait d’entendre se mêlait dans son esprit à ce que l’Apôtre avait raconté, la nuit précédente, à l’Ostrianum, à propos de cette journée où le Christ était apparu sur les bords du lac de Tibériade. Il voyait, sur une vaste nappe d’eau, flotter une barque de pêcheur, où se trouvaient Pierre et Lygie. Lui-même nageait de toutes ses forces à leur suite, mais la douleur causée par son bras cassé l’empêchait de les rejoindre. Les vagues soulevées par la tempête l’aveuglaient, il allait se noyer ; d’une voix suppliante, il implorait du secours. Alors Lygie s’agenouillait devant l’Apôtre qui faisait virer la barque et lui tendait une rame ; Vinicius s’y accrochait et, aidé par eux, il se hissait et allait tomber au fond du canot.

 

Il lui sembla ensuite qu’il s’était relevé et qu’il voyait des gens en foule suivre la barque à la nage. L’écume des vagues leur recouvrait la tête, et les mains seules de quelques-uns apparaissaient encore. Mais Pierre sauvait tous ceux qui allaient se noyer et les recueillait dans sa barque, qui s’agrandissait comme par miracle. En peu de temps, une multitude la remplit, aussi grande, plus grande même à la fin, que celle qu’il avait vue réunie à l’Ostrianum. Lui-même se demandait avec étonnement comment tous pouvaient y trouver place, et il craignait qu’elle ne coulât. Mais Lygie le rassurait, et sur un rivage lointain vers lequel ils se dirigeaient, elle lui montrait une lumière.

 

Alors, le rêve de Vinicius se confondit de nouveau avec ce qu’avait dit l’Apôtre à l’Ostrianum sur l’apparition du Christ au bord du lac. À présent, dans cette lumière de la rive, il voyait se dessiner une figure vers laquelle Pierre orientait la barque. À mesure qu’ils approchaient, la tempête s’apaisait, les ondes devenaient plus calmes et la lumière plus vive. La foule chantait un hymne très doux, l’atmosphère s’imprégnait de nard, l’eau s’irisait de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, comme si, du fond, eût monté le reflet des lis et des roses… Enfin, les flancs de la barque touchèrent légèrement le sable. Lygie prit alors Vinicius par la main, en lui disant : « Viens, je te conduirai », et elle le mena vers la lumière.

 

……………………………………………

 

En se réveillant, Vinicius ne recouvra pas immédiatement le sentiment de la réalité. Un certain temps, il se crut toujours près du lac, entouré de la multitude, parmi laquelle, sans savoir pourquoi, il se mit à chercher Pétrone, étonné de ne l’y point rencontrer. Une lueur vive, venant de la cheminée, près de laquelle il n’y avait plus personne, acheva de le réveiller. Les tisons d’oliviers se consumaient paresseusement sous leur cendre rose, mais les bûchettes de pin, dont on venait sans aucun doute de ranimer le brasier, pétillaient en lançant des flammes à la clarté desquelles Vinicius aperçut Lygie assise non loin de son lit.

 

À cette vue, il se sentit ému jusqu’au fond de l’âme. Il savait qu’elle avait passé la nuit précédente à l’Ostrianum ; pendant toute la journée, elle s’était employée à le soigner ; maintenant encore, tandis que les autres reposaient, elle veillait seule à son chevet. On voyait bien qu’elle était lasse. Immobile sur son siège, elle fermait les yeux. Vinicius ne savait si elle dormait, ou si elle s’absorbait dans ses pensées. Il contemplait son profil, ses cils abaissés, ses mains croisées sur ses genoux, et dans le cerveau du païen commençait à se faire jour une conception nouvelle ; à côté de la beauté grecque ou romaine, nue, vaniteuse et sûre d’elle-même, il y avait au monde une autre beauté, toute nouvelle, étonnamment chaste, et dans laquelle résidait une âme nouvelle aussi.

 

Il ne pouvait se décider à la qualifier de beauté chrétienne, mais en pensant à Lygie, il ne pouvait plus séparer la séduction de cette beauté de la doctrine nouvelle. Il comprenait que si les autres étaient allés se reposer, tandis que Lygie veillait seule sur lui, c’était parce que sa doctrine le lui ordonnait : mais cette pensée, tout en le pénétrant d’admiration pour la doctrine même, la lui rendait aussi pénible. Il eût préféré que Lygie agît ainsi par amour de lui, de son visage, de ses yeux, de ses formes harmonieuses, en un mot, pour toutes ces raisons qui avaient décidé tant de Grecques et de Romaines à nouer à son cou leurs bras blancs.

 

Soudain, il sentit que si elle eût été semblable aux autres femmes, il l’eût trouvée moins séduisante.

 

Cette découverte le frappa, sans qu’il pût se rendre compte de ce qui se passait en lui, et tout en y constatant de nouveaux sentiments, de nouveaux penchants, étrangers au monde dans lequel il avait vécu jusqu’alors.

 

Lygie avait ouvert les yeux et, s’apercevant que Vinicius la regardait, elle s’approcha et dit :

 

– Je suis auprès de toi.

 

Et il répondit :

 

– J’ai vu ton âme dans mon rêve.

 

Chapitre XXVI.

Le lendemain Vinicius se réveilla, très faible encore, mais la tête libre, sans fièvre ; il lui semblait avoir entendu parler auprès de lui ; pourtant, quand il ouvrit les yeux, Lygie n’était plus là. Seul, Ursus, accroupi devant le foyer, fouillait la cendre grise, y cherchant un charbon encore ardent ; enfin, l’ayant trouvé, il l’attisa, et le souffle de ses poumons était puissant comme un soufflet de forge. Vinicius se souvint que, la veille, cet homme avait écrasé Croton, et il considéra, avec la curiosité d’un habitué des arènes, ce torse de cyclope, ces bras et ces jambes qui ressemblaient à de véritables piliers.

 

« Grâces soient rendues à Mercure ! – songea-t-il. – Il ne m’a pas tordu le cou. Par Pollux ! si les autres Lygiens lui ressemblent, ils donneront du fil à retordre à nos légions du Danube. »

 

Il appela :

 

– Hé, esclave !

 

Ursus sortit sa tête de la cheminée et dit, avec un sourire presque amical :

 

– Que Dieu t’accorde, seigneur, une bonne journée et une bonne santé ; mais je suis un homme libre, et non pas un esclave.

 

Vinicius, désireux de le questionner sur la patrie de Lygie, éprouva une certaine satisfaction à ces paroles, car sa dignité de Romain et de patricien devait se trouver moins froissée de converser avec un homme libre, même d’extraction vulgaire, qu’avec un esclave, auquel ni la loi, ni les mœurs n’accordaient la qualité d’être humain.

 

– Tu n’appartiens donc pas aux Aulus ? – lui demanda-t-il.

 

– Non, seigneur, je sers Callina, comme j’ai servi sa mère, mais de mon plein gré.

 

Il replongea sa tête dans la cheminée pour attiser les charbons sur lesquels il avait remis du bois, puis se releva et dit :

 

– Chez nous, il n’y a pas d’esclaves.

 

Vinicius lui demanda :

 

– Où est Lygie ?

 

– Elle vient de sortir, et je suis chargé de faire cuire ton repas. Elle t’a veillé toute la nuit.

 

– Pourquoi n’as-tu pas pris sa place ?

 

– Parce qu’elle l’a voulu ainsi : je n’avais qu’à obéir. Ses yeux s’assombrirent, et presque aussitôt il ajouta :

 

– Si je ne lui avais pas obéi, tu ne vivrais plus, seigneur.

 

– Regrettes-tu donc de ne pas m’avoir tué ?

 

– Non, seigneur, le Christ a ordonné de ne pas tuer.

 

– Et Atacin ? Et Croton ?

 

– Je n’ai pu faire autrement, – murmura Ursus.

 

Et il considéra avec un désespoir comique ses mains, qui visiblement étaient demeurées païennes, bien que son âme eût reçu le baptême.

 

Il posa ensuite une marmite devant le feu et, accroupi devant la cheminée, il regarda, de ses yeux pensifs, danser la flamme.

 

– C’est ta faute, seigneur, – dit-il enfin ; – pourquoi as-tu porté la main sur elle, une fille de roi ?

 

Dès l’abord, Vinicius frémit en entendant un rustre, un barbare, lui parler avec cette familiarité, oser même le blâme. C’était une nouvelle invraisemblance à ajouter à toutes celles auxquelles il se heurtait depuis l’avant-dernière nuit. Mais il était faible, ne disposait d’aucun esclave, et il se contint. En outre, il voulait connaître quelques détails de la vie de Lygie.

 

Il se mit donc à questionner le géant sur la guerre des Lygiens contre Vannius et les Suèves. Ursus lui répondait volontiers, mais ne pouvait guère apprendre à Vinicius que ce qu’Aulus Plautius lui avait raconté déjà. Il n’avait pas pris part au combat, ayant accompagné les otages jusqu’au camp d’Atelius Hister. Il savait seulement que les Lygiens avaient battu les Suèves et les Yazygues et que leur chef et roi avait péri d’un coup de lance. Aussitôt après, les Lygiens, ayant appris que les Semnones avaient incendié la forêt sur leur frontière, étaient revenus au plus vite pour châtier cette offense. Les otages étaient restés chez Atelius qui, dans les premiers temps, avait donné l’ordre de leur rendre les honneurs royaux. Puis, la mère de Lygie était morte, et les chefs romains n’avaient su que faire de l’enfant. Ursus eût voulu s’en retourner dans son pays avec elle, mais l’entreprise était périlleuse. Sur le chemin erraient des bêtes fauves et des tribus sauvages. Alors, la nouvelle était arrivée qu’une ambassade lygienne s’était rendue chez Pomponius pour lui offrir l’aide de ce peuple contre les Marcomans. Hister avait donc renvoyé Ursus et Lygie à Pomponius. Mais, comme aucune ambassade n’était venue, ils avaient dû rester au camp. De là, Pomponius les avait amenés à Rome et, après le triomphe, il avait confié l’enfant royale à Pomponia Græcina.

 

Vinicius écoutait ce récit avec plaisir, bien que quelques détails seulement fussent ignorés de lui. Son orgueil de caste était agréablement flatté d’entendre un témoin oculaire affirmer l’origine royale de Lygie. Son titre de fille de roi pouvait lui donner rang, à la cour de César, parmi les descendantes des plus grandes familles, d’autant plus que le peuple dont son père avait été le chef n’avait jamais été en guerre avec Rome et que, quoique barbare, il était redoutable : il comptait, au témoignage d’Atilius Hister lui-même, « une quantité innombrable de guerriers ». Ursus confirma d’ailleurs pleinement ce témoignage, car, à une question posée par Vinicius sur les Lygiens, il répondit :

 

– Notre pays est si vaste que personne ne sait où finissent les forêts que nous habitons et la population y est nombreuse. Au milieu de ces forêts il y a des villes construites en bois et remplies de grandes richesses, car nous enlevons aux Semnones, aux Marcomans, aux Vandales et aux Quades tout le butin qu’ils font ailleurs. Ils n’osent lutter contre nous, et ce n’est que lorsque le vent souffle de chez eux qu’ils incendient nos forêts. Nous n’avons pas peur d’eux, ni du César romain.

 

– Les dieux ont donné aux Romains la souveraineté sur la terre entière, – dit gravement Vinicius.

 

– Les dieux sont de mauvais esprits, – répondit Ursus simplement, – et là où il n’y a pas de Romains, il n’y a pas de souveraineté romaine.

 

Il attisa le feu et continua, comme s’il se parlait à lui-même :

 

– Quand César prit Callina dans son palais et que je crus qu’on pouvait lui faire du mal, je voulus m’en aller là-bas, dans nos forêts, appeler les Lygiens au secours de la fille du roi. Et les Lygiens se seraient mis en marche vers le Danube, car, si ce peuple est païen, il est bon. Et je leur aurais porté « la bonne nouvelle ». Mais cela viendra un jour ; Callina une fois rentrée chez Pomponia, je la saluerai et la prierai qu’elle me permette de les rejoindre, car le Christ est né bien loin de chez eux, et ils n’ont même pas entendu parler de Lui… Il savait mieux que moi où il devait naître, mais s’il était venu au monde chez nous, dans la forêt, bien sûr nous ne l’aurions pas martyrisé ; nous aurions élevé l’Enfant, nous aurions veillé à ce qu’il eût toujours en abondance du gibier, des champignons, des peaux de castor, de l’ambre. Tout ce que nous aurions pillé chez les Suèves et les Marcomans, nous le lui aurions donné, afin qu’il vécût dans la richesse et le bien-être.

 

Il rapprocha du feu la marmite avec le potage destiné à Vinicius et se tut. Sa pensée errait à travers les forêts lygiennes. Quand le potage eut bouilli, il songea à le verser dans une écuelle et, dès qu’il fut suffisamment refroidi, il reprit :

 

– Glaucos a recommandé, seigneur, que tu bouges le moins possible et que tu évites même de remuer ton bras valide, et Callina m’a ordonné de te faire manger.

 

Lygie avait ordonné ! Il n’y avait rien à objecter à cela. Vinicius ne songea même pas à s’opposer à sa volonté, comme si elle eût été fille de César ou déesse. Il ne fit donc aucune observation quand Ursus, s’asseyant auprès du lit, puisa le potage dans l’écuelle avec un petit gobelet qu’il présentait aux lèvres du malade. Et dans cet acte il apportait tant de sollicitude, il y avait un si bon sourire dans ses yeux bleus, que Vinicius ne pouvait reconnaître en lui le terrible titan qui, la veille, avait étouffé Croton, s’était rué contre lui-même ainsi qu’un ouragan et, sans Lygie, l’eût certainement écrasé.

 

Pour la première fois de sa vie, le jeune patricien réfléchit à ce qui pouvait se passer dans l’âme d’un rustre, d’un serviteur et d’un barbare.

 

Pourtant, Ursus se révélait nourrice aussi maladroite que remplie d’attentions. Entre ses doigts d’hercule, le gobelet disparaissait si bien qu’il ne restait plus de place pour les lèvres de Vinicius. Après de vaines tentatives, le géant fort embarrassé dut avouer :

 

– Il me serait plus facile de traîner un aurochs hors de son gîte.

 

Vinicius sourit de la confusion du Lygien, et néanmoins la remarque excita sa curiosité. Il avait vu souvent dans le cirque ces terribles « uri » amenés des forêts du Nord, et que les plus vaillants belluaires ne traquaient qu’avec crainte et auxquels les éléphants seuls étaient supérieurs en masse et en force.

 

– Aurais-tu donc essayé de saisir de telles bêtes par les cornes ? – demanda-t-il avec stupéfaction.

 

– Avant que vingt hivers eussent passé sur ma tête, je ne l’osai point, – répliqua Ursus ; – mais après, cela m’est arrivé.

 

Et de nouveau, il donna à manger à Vinicius, mais avec plus de maladresse encore.

 

– Il faut que j’aille chercher Myriam ou Nazaire, – fit-il enfin.

 

La tête pâle de Lygie s’encadra dans la portière :

 

– Je viens à ton aide, – dit-elle.

 

Et peu après elle sortit du cubicule, où elle se disposait certainement à dormir, car ses cheveux étaient dénoués et elle n’avait pour tout vêtement qu’une de ces étroites tuniques nommées capitium. Vinicius, dès qu’il l’aperçut, sentit son cœur battre plus vite et lui reprocha de n’avoir pas encore songé à se reposer ; mais elle répondit gaiement :

 

– Justement, j’allais dormir ; auparavant je vais remplacer Ursus.

 

Elle prit le gobelet, s’assit au bord du lit et commença à faire manger Vinicius, à la fois confus et heureux. Comme elle se penchait vers lui, il sentit la tiédeur de son corps et les flots de sa chevelure vinrent lui frôler la poitrine ; alors, il pâlit d’émoi ; mais, en dépit de son trouble et de la violence de sa passion, il comprenait que, sur terre, nulle tête ne lui était aussi chère et que, comparé à elle, le monde entier n’était rien.

 

Naguère, il convoitait Lygie ; à présent il l’aimait de tout son cœur. Naguère, dans sa façon de vivre et dans ses sentiments, il se montrait, ainsi que tous ses contemporains, égoïste inconscient, ne s’intéressant qu’à soi-même : aujourd’hui, il s’intéressait aussi à elle.

 

Bientôt, il refusa de manger, et malgré sa joie extrême de la contempler et de la sentir près de lui, il dit :

 

– C’est assez, va te reposer, ma divine.

 

– Ne m’appelle pas ainsi, – répondit-elle ; – il ne convient pas que j’entende de telles paroles.

 

Cependant elle lui sourit, puis l’assura qu’elle n’avait plus sommeil, qu’elle n’éprouvait plus de fatigue et n’irait prendre du repos qu’après l’arrivée de Glaucos. Il écoutait ces paroles comme une musique, le cœur débordant d’émotion, de gratitude, de ravissement toujours plus intenses, et il se creusait la tête pour trouver le moyen de lui prouver sa reconnaissance.

 

– Lygie, – dit-il après un court silence, – naguère, je ne te connaissais pas. J’ai pris, je le sais à présent, un mauvais chemin pour arriver à toi. Je te dis donc : Retourne chez Pomponia Græcina et sois certaine qu’à l’avenir personne ne portera la main sur toi.

 

Une tristesse subite passa sur le visage de Lygie :

 

– Je serais heureuse de la voir, même de loin, – répondit-elle, – mais je ne puis plus retourner chez elle.

 

– Pourquoi ? – demanda Vinicius étonné.

 

– Acté nous informe, nous autres chrétiens, de ce qui se passe au Palatin. N’as-tu donc pas appris que, peu après ma fuite, avant de partir pour Naples, César a mandé Aulus et Pomponia et les a menacés de sa colère, sous prétexte qu’ils m’auraient aidée à fuir ? Aulus put heureusement lui répondre : « Tu sais, seigneur, que jamais mensonge n’a passé par mes lèvres ; je te jure que nous ne l’avons pas aidée à fuir et que nous ne savons pas plus que toi ce qu’elle est devenue. » César le crut, puis il oublia tout : et moi, d’après les conseils de nos anciens, je n’ai jamais écrit à ma mère, afin qu’elle puisse toujours jurer qu’elle ne sait rien de ce qui me concerne, car il nous est défendu de mentir, même si notre vie est en jeu. Telle est notre doctrine, à laquelle nous voulons gagner tous les cœurs. Je n’ai pas revu Pomponia depuis que j’ai quitté sa maison. De temps en temps seulement, par quelques échos lointains, elle apprend que je suis vivante et en sûreté.

 

À ces mots, le chagrin lui étreignit le cœur et ses yeux se remplirent de larmes ; mais elle se calma bientôt et reprit :

 

– Je sais bien que Pomponia me regrette beaucoup, mais il est pour nous des consolations que ne connaissent pas les autres.

 

– Oui, – repartit Vinicius, – votre consolation, c’est le Christ ; moi, je ne puis vous comprendre.

 

– Regarde-nous. Pour nous il n’existe pas de séparations ; il n’est ni douleurs, ni souffrances, et s’il en survient, elles se changent en joies. La mort elle-même, qui est pour vous la fin de la vie, en est pour nous le commencement : c’est l’échange d’un bonheur médiocre et troublé contre un bonheur entier, calme et éternel. Songe quelle doit être, cette doctrine qui nous enseigne d’être bons, même pour nos ennemis, et qui nous interdit le mensonge, purifie notre âme de la haine, et nous promet après la mort une félicité infinie.

 

– J’ai entendu tout cela à l’Ostrianum ; j’ai vu comment vous avez agi envers moi, envers Chilon ; quand j’y songe, il me semble rêver encore et je ne sais si j’en dois croire mes yeux et mes oreilles. Mais réponds-moi à une autre question : es-tu heureuse ?

 

– Oui, – déclara Lygie, – qui a foi dans le Christ ne saurait être malheureux !

 

Vinicius la dévisagea comme si ces dernières paroles dépassaient les bornes de l’entendement humain.

 

– Et tu ne voudrais pas retourner chez Pomponia ?

 

– Je le voudrais de toute mon âme : et j’y retournerai, si telle est la volonté de Dieu.

 

– Alors, je te dis : retourne chez elle ; et, je te le jure sur mes dieux lares, je ne porterai pas la main sur toi.

 

Lygie demeura un instant songeuse, puis elle répondit :

 

– Non, je ne puis exposer mes proches au danger. César n’aime pas la famille des Plautius. Si j’y retournais, tu sais combien toute nouvelle est vite répandue dans Rome entière par les esclaves, et ceux de Néron auraient tôt fait de le lui apprendre. Alors, il sévirait contre les Aulus et, pour le moins, il m’arracherait à eux de nouveau.

 

– Oui, – dit Vinicius en fronçant les sourcils, – cela pourrait arriver. Il le ferait, ne fût-ce que pour montrer que sa volonté doit être obéie. Il est vrai aussi que, s’il t’a oubliée ou n’a plus voulu se préoccuper de toi, c’est parce qu’il pensait que l’offense m’atteignait, et non lui. Mais peut-être… après t’avoir enlevée aux Aulus… te remettrait-il entre mes mains, et moi je te rendrais à Pomponia.

 

Elle lui demanda avec tristesse :

 

– Vinicius, voudrais-tu donc me voir encore au Palatin ?

 

Il répondit, les dents serrées :

 

– Non. Tu as raison. J’ai parlé comme un sot ! Non !

 

Et soudain s’ouvrit devant lui comme un gouffre sans fond. Il était patricien, tribun militaire, personnage puissant, mais au-dessus de tous les puissants de ce monde auquel il appartenait, régnait un fou dont personne ne pouvait prévoir ni les volontés ni le courroux. Seuls des gens tels que les chrétiens, pour qui toutes ces choses : la séparation, les souffrances, la mort même, n’étaient rien, pouvaient ne pas le craindre, voire l’ignorer. Tous les autres tremblaient devant César. Et l’horreur de cette effroyable époque à laquelle il vivait s’offrit à Vinicius dans toute sa monstruosité. Il ne pouvait rendre Lygie aux Aulus, de crainte que le monstre ne se souvînt d’elle et ne tournât contre elle sa colère. De même, il ne pouvait plus à présent la prendre pour femme sans faire tort à elle, à lui-même et aux Aulus. Un instant de mauvaise humeur de César suffirait pour les perdre tous. Pour la première fois, Vinicius sentit que le monde devait changer et se transformer complètement, sans quoi la vie deviendrait impossible à vivre. Il comprit aussi, ce qu’il n’avait pu faire tout à l’heure, qu’en de pareils temps les chrétiens seuls pouvaient être heureux.

 

Un profond chagrin s’empara de lui à la pensée qu’il avait lui-même bouleversé sa propre vie et celle de Lygie et que cette situation ne présentait aucune issue. Sous l’impression de ce chagrin, il se mit à dire :

 

– Sais-tu que tu es plus heureuse que moi ? Dans ta pauvreté, dans cette chambre commune, parmi ces rustres, tu as ta religion et ton Christ. Moi, je n’ai que toi seule au monde, et dès que tu m’as manqué, j’ai été le misérable sans abri et sans pain. Tu m’es plus chère que l’univers entier ; je t’ai cherchée parce qu’il m’était impossible de vivre sans toi. Je ne pouvais plus ni manger, ni dormir. Sans l’espoir de te retrouver, je me serais jeté sur mon glaive. Mais j’ai peur de la mort, parce que, mort, je ne pourrais plus te contempler. Je te dis la vérité vraie. Non, je ne pourrais vivre sans toi, et si j’ai vécu jusqu’alors, c’est parce que j’avais l’espérance de te revoir. Te souviens-tu de nos entretiens chez les Aulus ? Une fois tu me traças un poisson sur le sable, et moi, je n’en compris pas le sens. Te souviens-tu que nous avons joué à la balle ? Déjà alors je t’aimais plus que ma vie, et toi aussi, tu commençais à deviner mon amour… Alors survint Aulus, qui nous menaça de Libitine et interrompit notre conversation. Comme nous allions partir, Pomponia dit à Pétrone qu’il n’existait qu’un seul Dieu, tout-puissant et miséricordieux ; mais il ne pouvait nous venir à l’idée que votre Dieu ce fût le Christ. Qu’il te rende à moi, et je L’aimerai, bien qu’il me paraisse être le Dieu des esclaves, des étrangers et des miséreux. Te voilà, assise à mes côtés, et tu ne penses qu’à Lui. Pense à moi aussi ; sinon, je finirai par Le détester. Pour moi, la seule divinité, c’est toi. Heureux ton père, ta mère, qui t’ont enfantée, heureuse la terre qui t’a vu naître ! Je voudrais baiser tes pieds et t’adresser des prières, te donner toute mon adoration, mes offrandes, mes génuflexions… à toi, trois fois divine ! Non, tu ne sais pas, tu ne peux savoir combien je t’aime…

 

Il passa sa main sur son front pâli et ferma ses paupières. Sa nature ne connaissait aucune limite, ni dans la colère, ni dans l’amour. Il parlait avec l’animation d’un homme qui ne se possède plus, et ne voulait plus mesurer ni ses sentiments, ni ses paroles ; il parlait de tout son cœur, du profond de son âme. Tout ce qui s’échappait là, enfin, dans un flux impétueux de paroles, c’était la douleur, le transport, la passion, l’adoration qui lui oppressaient la poitrine.

 

Ces paroles semblaient à Lygie autant de blasphèmes, et pourtant son cœur, à elle aussi, se mit à battre comme s’il allait déchirer la tunique qui comprimait son sein ; elle ne put s’empêcher d’avoir pitié de lui et de ses souffrances. Elle était émue du respect avec lequel il lui parlait ; elle se sentait immensément aimée et adorée ; elle comprenait que cet homme inflexible et redoutable lui appartenait, corps et âme, comme un esclave ; et, le voyant si humble, elle était heureuse de son pouvoir sur lui. En un instant, elle revécut tout le passé. Elle revit ce majestueux Vinicius, beau comme une divinité païenne, qui lui avait parlé d’amour dans la maison des Aulus et avait éveillé, ainsi que d’un profond sommeil, son cœur à demi enfantin ; ce Vinicius dont elle sentait encore les baisers sur ses lèvres et des bras de qui, au Palatin, Ursus l’avait arrachée comme d’un brasier. Mais aujourd’hui, avec sa face aquiline, où se lisait l’exaltation et aussi la douleur, avec son front pâli, avec ses yeux suppliants, brisé par son amour, blessé, tout adoration et humilité, il était tel qu’elle eût souhaité le voir autrefois, tel qu’elle l’eût aimé de toute son âme, et il lui était plus cher que jamais !

 

Soudain elle entrevit l’heure où l’amour de cet homme pourrait l’envahir et l’emporter comme un ouragan. Elle en éprouva une sensation pareille à celle que, l’instant d’avant, avait éprouvée Vinicius : il lui sembla qu’elle était au bord d’un gouffre. Était-ce donc pour cela qu’elle n’était pas revenue dans la maison d’Aulus, qu’elle avait cherché le salut dans la fuite ? Était-ce pour cela qu’elle s’était tenue si longtemps cachée dans les quartiers les plus misérables de la ville ? Qu’était-ce donc que ce Vinicius ? Un augustan, un soldat et un courtisan de Néron ! N’avait-il pas participé à ses débauches et à ses folies, ainsi qu’en témoignait ce festin que Lygie ne pouvait plus oublier ? Ne fréquentait-il pas les temples, comme les autres, et n’y sacrifiait-il pas aux dieux païens, auxquels peut-être il n’avait plus de foi et qu’il honorait quand même ? Ne l’avait-il point poursuivie pour faire d’elle son esclave et sa maîtresse et pour la plonger en même temps dans ce monde horrible du plaisir, du crime et du vice, qui appelait la vengeance de Dieu ? Il paraissait changé, c’est vrai ; mais ne lui avait-il pas dit, tout à l’heure, que si elle pensait au Christ plus qu’à lui, il était prêt à Le détester ? Lygie s’imaginait que toute pensée d’un amour autre que l’amour du Christ était déjà un péché contre lui et contre sa doctrine. Et, lorsqu’elle s’aperçut qu’au fond de son âme s’éveillaient d’autres sentiments, d’autres aspirations, elle trembla pour son cœur et pour l’avenir.

 

Durant cette lutte intérieure, survint Glaucos qui venait panser le blessé et examiner son état. Instantanément, la colère se peignit sur les traits de Vinicius. Il était furieux de voir interrompre sa conversation avec Lygie, et ce fut presque avec mépris qu’il répondit aux questions de Glaucos. Toutefois, il ne tarda pas à se raviser ; mais si Lygie avait cru que les leçons de l’Ostrianum pouvaient avoir quelque action sur cette nature indomptable, son illusion devait se dissiper. Il n’était changé que pour elle. Ce sentiment excepté, battait toujours dans cette poitrine l’ancien cœur dur et égoïste, ce cœur de véritable loup romain, incapable non seulement de comprendre la douceur de la doctrine chrétienne, mais même la simple reconnaissance. Et elle s’en fut, pleine de trouble et d’inquiétude.

 

Jadis, dans sa prière, elle offrait au Christ un cœur serein et aussi pur qu’une larme. À présent, cette sérénité était troublée. Un insecte venimeux s’était glissé dans le calice de la fleur et commençait à y bourdonner. En dépit de ses deux nuits de veille, le sommeil ne lui apporta pas l’apaisement. Elle rêva qu’à l’Ostrianum, Néron, précédant un cortège d’augustans, de bacchantes, de corybantes et de gladiateurs, écrasait sous son char enguirlandé de roses des multitudes de chrétiens ; que Vinicius la saisissait dans ses bras, l’emportait sur son quadrige et lui murmurait, en la serrant sur sa poitrine : « Viens avec nous… »

 

Chapitre XXVII.

De ce moment, Lygie ne fit que de rares apparitions dans la salle commune et se rapprocha moins fréquemment du malade. Mais elle ne retrouvait pas le calme de son âme. Elle voyait que Vinicius la suivait d’un regard suppliant, qu’il attendait d’elle une parole ainsi qu’une grâce, qu’il souffrait sans oser se plaindre, de peur de la rebuter, et qu’elle seule était pour lui la santé et la joie. Alors son cœur débordait de pitié. Elle ne fut également pas longue à s’apercevoir que plus elle s’efforçait de l’éviter, plus grandissait sa pitié pour lui, et que par cela même il faisait naître en elle des sentiments de plus en plus tendres. Il n’y avait plus de calme pour elle. La pensée lui venait que son devoir était précisément de rester toujours à ses côtés, d’abord parce que la doctrine divine lui prescrivait de rendre le bien pour le mal, et ensuite parce que, par des conversations avec lui, elle pourrait peut-être le gagner à cette doctrine. Mais en même temps sa conscience lui répondait qu’elle cherchait à se leurrer, et qu’elle était attirée par autre chose, son amour à lui et la séduction qu’il exerçait sur elle.

 

Une lutte intérieure, qui devenait de jour en jour plus pénible, se livrait en elle. Par moments, elle se sentait prise dans un filet d’autant plus enchevêtré qu’elle tentait davantage de s’en délivrer. Il lui fallait s’avouer que la présence de Vinicius lui devenait indispensable, que sa voix lui était toujours plus chère et qu’elle devait rassembler toutes ses forces pour résister au désir qu’elle avait de demeurer auprès de sa couche. Quand elle s’approchait de lui et qu’elle le voyait tout rayonnant à sa vue, son cœur s’emplissait de joie. Un jour, elle aperçut des traces de larmes à ses cils et, pour la première fois, la pensée lui vint qu’elle pourrait les sécher avec des baisers. Aussitôt effarée et pleine de mépris pour elle-même, elle passa à pleurer toute la nuit qui suivit.

 

Vinicius, lui, était devenu aussi patient que s’il avait fait vœu de patience. Quand ses yeux s’allumaient d’irritation, de révolte et de colère, il s’efforçait d’en éteindre au plus vite l’éclat et regardait Lygie avec inquiétude, comme pour lui en demander pardon. Alors, les sentiments de la jeune fille à son égard prenaient une nouvelle force. Elle n’eût jamais supposé qu’on pût l’aimer ainsi, et lorsqu’elle y songeait, elle se sentait en même temps coupable et heureuse.

 

En réalité, Vinicius s’était comme transformé. Ses entretiens avec Glaucos ne respiraient plus le même orgueil. Il s’avisait que ce pauvre esclave médecin, et la vieille Myriam qui l’entourait de ses soins, et Crispus, toujours en prières, étaient, eux aussi, des êtres humains. Ces idées le surprenaient, mais n’en existaient pas moins. Il finit par aimer Ursus, avec qui il passait à converser des journées entières. Car il pouvait lui parler de Lygie : le géant était intarissable sur ce chapitre, et, tout en soignant le malade, il commençait à lui témoigner une sorte d’affection. Lygie avait toujours été pour Vinicius un être d’une autre essence, incomparablement supérieure à ceux qui l’environnaient. À présent, il commençait à étudier aussi avec plus d’attention les simples et les humbles, – ce qu’il n’avait jamais fait auparavant, – et chez eux aussi il découvrait des qualités dignes d’estime, dont il n’avait eu jusqu’ici aucun soupçon.

 

Nazaire seul ne trouvait pas grâce devant lui, car il supposait au jeune garçon l’audace d’être amoureux de Lygie. Longtemps, il est vrai, il résista à l’envie de lui témoigner son aversion. Mais comme, un jour, l’adolescent avait apporté à la jeune fille deux cailles, payées d’un argent péniblement gagné, le descendant des Quirites se réveilla en Vinicius, pour qui l’enfant d’un peuple étranger valait moins que le plus misérable mendiant. Entendant Lygie le remercier, il pâlit et, tandis que Nazaire était allé chercher de l’eau pour les oiseaux, il dit :

 

– Lygie, comment peux-tu souffrir qu’il t’offre des présents ? Ignores-tu donc que les Grecs appellent ceux de sa nation : ces chiens de juifs ?

 

– Je ne sais comment les appellent les Grecs, mais je sais que Nazaire est chrétien et qu’il est mon frère.

 

Elle le regarda avec tristesse et surprise, car elle était déshabituée de constater chez lui de tels accès de violence. Lui serra les dents, pour ne pas se récrier qu’il ferait mourir un tel frère sous le bâton, ou l’enverrait, les fers aux pieds, bêcher la terre dans ses vignobles de Sicile… Toutefois, il se contint, étouffa sa colère et dit :

 

– Pardonne-moi, Lygie ; c’est que, pour moi, tu es fille de roi et l’enfant adoptive des Plautius.

 

Et il sut si bien se dominer que, lorsque Nazaire rentra dans la chambre, il lui promit de lui faire don, à son retour dans sa villa, d’un couple de paons ou de flamants, qui foisonnaient dans ses jardins.

 

Lygie comprenait combien lui coûtaient ces victoires sur lui-même, et plus elles étaient fréquentes, plus son cœur inclinait vers lui. Mais, en ce qui touchait Nazaire, il avait moins de mérite qu’elle ne le supposait. Il pouvait avoir eu un instant quelque ressentiment contre lui, mais non de la jalousie. En réalité, le fils de Myriam ne valait à ses yeux pas plus qu’un chien ; c’était, du reste, un gamin, incapable d’aimer Lygie autrement que d’un amour inconscient et soumis. La véritable lutte que devait soutenir le jeune tribun, c’était pour se mettre d’accord, même tacitement, avec la vénération dont ces gens entouraient le nom du Christ et sa doctrine. Aussi Vinicius éprouvait-il d’étranges sentiments. Cette doctrine, quelle qu’elle fût, était celle que professait Lygie et que, par là même, il était prêt à reconnaître. Plus ses forces lui revenaient, mieux il se rappelait la série des événements qui s’étaient déroulés depuis cette nuit de l’Ostrianum, les pensées, les réflexions qui avaient depuis traversé son cerveau, et plus aussi il s’étonnait de la puissance surnaturelle de cette religion qui transformait si radicalement l’âme humaine. Il comprenait que cette doctrine était quelque chose d’insolite, encore ignorée de tous, et il se disait que si elle venait à embrasser le monde entier, à lui infuser son amour et sa miséricorde, alors commencerait une ère semblable à celle où régnait sur l’Univers non pas Zeus, mais Saturne. Il n’osait douter ni de l’origine miraculeuse du Christ, ni de sa résurrection, ni des autres miracles. Les témoins qui en parlaient inspiraient trop de confiance, ils étaient de trop bonne foi et fuyaient trop le mensonge pour qu’on pût douter de leurs récits. Enfin, tout en négligeant de croire aux dieux, le scepticisme romain croyait aux miracles.

 

Vinicius se trouvait donc en présence d’une étrange énigme qu’il était impuissant à résoudre.

 

D’autre part, cette doctrine lui semblait, plus que toute autre, en opposition avec l’ordre de choses existant, impraticable dans la vie et insensée. D’après lui, à Rome et sur toute la terre, les hommes pouvaient être mauvais, mais partout l’organisation sociale était bonne. Si, par exemple, César eût été digne, si le Sénat n’eût point été composé d’ignobles débauchés, mais de gens comme Thraséas, qu’eût-on pu souhaiter de mieux ? Le monde romain, la puissance romaine, n’était-ce pas là d’excellentes choses ? La division en castes n’était-elle pas sensée et juste ? Et pourtant, – songeait Vinicius, – la doctrine chrétienne devait troubler tout cet ordre, détruire la toute-puissance et niveler les inégalités humaines. Que deviendraient alors la suprématie et la grandeur de Rome ? Rome pouvait-elle renoncer à l’empire du monde, traiter d’égale à égal avec ce troupeau de peuples vaincus ? Autant de choses qui ne pouvaient entrer dans la tête d’un patricien.

 

De plus, cette doctrine était contraire à ses goûts, à ses habitudes, à son caractère, à sa conception de la vie. Il ne pouvait, dans le cas où il l’adopterait, s’imaginer une telle simplification de son existence. Elle l’intimidait, elle l’étonnait, et toute sa nature se révoltait contre elle. Il sentait aussi qu’elle seule le séparait de Lygie, et cette pensée lui faisait haïr cette doctrine de toute son âme.

 

Toutefois, il pouvait déjà comprendre que c’était elle qui avait marqué Lygie de cette beauté extraordinaire, inexplicable ; elle qui avait fait naître dans son cœur à lui, outre l’amour, le respect, outre le désir, l’adoration ; elle qui avait fait de la jeune fille l’être le plus cher au monde. Et alors, il se reprenait à aimer le Christ, se disant qu’il fallait ou L’aimer ou Le haïr, mais non rester indifférent. Il était comme heurté par deux vagues opposées : il hésitait dans ses idées, dans ses sentiments, sans pouvoir arrêter son choix ; et il finissait par incliner la tête, par honorer en silence ce Dieu qu’il ne comprenait pas, par le vénérer, uniquement parce qu’il était le Dieu de Lygie.

 

Celle-ci voyait bien ce qui se passait en lui. Elle se rendait compte de cette lutte intérieure et de la répulsion de sa nature pour cette doctrine. Cela l’attristait mortellement ; mais, d’autre part, le respect tacite qu’il vouait au Christ éveillait sa compassion, sa pitié et sa reconnaissance et l’attirait vers lui. Elle se rappelait Pomponia Græcina et Aulus. La pensée que par-delà la tombe elle ne retrouverait plus Aulus était pour Pomponia une cause perpétuelle de tristesse. Lygie comprenait mieux à présent cette amertume et cette douleur. Elle avait, elle aussi, rencontré un être cher ; et la séparation éternelle les menaçait. Parfois cependant elle se berçait de l’espoir que l’âme de Vinicius s’ouvrirait aux vérités chrétiennes. Mais c’étaient là de courtes illusions. Elle le connaissait et le comprenait bien déjà : Vinicius chrétien ! Ces deux mots ne pouvaient se concilier, même dans sa tête inexpérimentée. Si Aulus, sage et pondéré comme il l’était, ne pouvait se convertir au christianisme sous l’influence de l’intelligente et vertueuse Pomponia, comment Vinicius le pourrait-il ? Aucune réponse n’était possible, ou plutôt il n’y en avait qu’une : pas d’espoir, pas de salut !

 

Lygie reconnut avec effroi que la condamnation suspendue sur lui, loin de provoquer en elle de l’aversion, lui inspirait une pitié qui le lui rendait plus cher encore. Et, par moments, il lui prenait envie de lui parler franchement de son ténébreux passé. Or, un jour qu’assise auprès de lui, elle lui disait que, hors de la doctrine chrétienne, il n’y avait pas de vie, lui, qui commençait à récupérer ses forces, se souleva sur son bras valide, posa soudain sa tête sur les genoux de la jeune fille et lui dit :

 

– La vie, c’est toi !

 

Alors, Lygie cessa de respirer ; la conscience l’abandonna et une sorte de tressaillement de plaisir courut dans tout son être. De ses mains elle le prit aux tempes, s’efforça de lui soulever la tête, mais dans cet effort, elle se pencha si bien vers lui que ses lèvres frôlèrent les cheveux de Vinicius. Ce fut un instant d’ivresse et de lutte contre eux-mêmes et contre un amour qui les poussait aux bras l’un de l’autre. Enfin Lygie, sentant la tête lui tourner et une flamme lui parcourir les veines, se releva et s’enfuit. C’était la dernière goutte qui allait faire déborder le vase.

 

Vinicius ne se doutait pas de quel prix il allait payer cette minute de bonheur. Mais Lygie avait compris qu’elle-même, dorénavant, avait besoin de secours. Elle passa la nuit suivante dans l’insomnie, dans les larmes et la prière, persuadée qu’elle était indigne de prier et même d’être exaucée. Le lendemain, elle quitta de bonne heure le cubicule, appela Crispus au jardin et, sous le berceau fait de lierre et de liserons desséchés, elle lui ouvrit toute son âme, le suppliant de lui permettre de quitter la maison de Myriam : car elle n’avait plus confiance en elle-même et ne pouvait plus arracher de son cœur son amour pour Vinicius.

 

Crispus était un homme âgé, rude, et sans cesse en extase ; il approuva le projet de départ, mais n’eut pas un mot de pardon pour cet amour dans lequel il ne voyait que péché. Son cœur s’enfla d’indignation à la seule pensée que cette Lygie, cette fugitive qu’il protégeait, qu’il aimait, qu’il avait affermie dans la foi, qu’il tenait jusqu’ici pour un lis immaculé, poussé sur le sol de la doctrine chrétienne et que n’avait encore pollué aucun souffle terrestre, pouvait trouver de la place en son âme pour un amour autre que l’amour divin. Il avait cru jusqu’alors que, dans le monde entier, aucun cœur plus pur n’avait battu pour le Christ ; il se proposait de le lui offrir comme une perle, comme un trésor, comme une œuvre précieuse façonnée de ses mains, et sa déception le comblait de stupéfaction et d’amertume.

 

– Va et demande à Dieu pardon de tes fautes, – lui dit-il avec sévérité. – Fuis, avant que l’esprit malin qui t’a ensorcelée t’entraîne à la chute complète et que tu renies le Sauveur. Dieu est mort sur la croix pour racheter ton âme de son sang, et tu as préféré aimer celui qui a voulu faire de toi sa concubine. Par miracle, Dieu t’avait tirée de ses mains, et toi, tu as ouvert ton cœur à une passion impure, tu as aimé le fils des ténèbres. Et qui est-il, cet homme ? L’ami et le serviteur de l’Antéchrist, son compagnon de crimes et de débauches. Où te mènera-t-il, sinon dans ce gouffre et dans cette Sodome où il vit lui-même et que la flamme de la colère divine anéantira ? Je te le dis : mieux vaudrait que tu fusses morte, que les murs de cette maison eussent croulé sur ta tête avant que ce serpent se fût glissé dans ta poitrine pour y répandre le venin de son iniquité !

 

Il s’exaltait de plus en plus. La faute de Lygie n’excitait pas seulement sa colère, mais encore son mépris pour toute la nature humaine, pour celle surtout de la femme, que la doctrine chrétienne elle-même ne pouvait garantir contre les faiblesses de l’Eve. Il lui importait peu que la jeune fille fût demeurée pure, qu’elle voulût fuir cet amour et s’en repentît avec douleur. Il avait voulu en faire un ange, l’élever jusqu’au sommet où ne planait que l’amour du Christ. Et voici qu’elle s’éprenait d’un augustan. Cette pensée emplissait son cœur de courroux mêlé de désillusion. Non, il ne pouvait le lui pardonner. Des paroles enflammées comme des charbons ardents lui brûlaient les lèvres. Il luttait cependant pour ne pas les prononcer et se contentait de brandir ses bras décharnés au-dessus de la jeune fille épouvantée. Elle se sentait coupable, mais sa faute ne lui paraissait pas si grande. Elle croyait même que son départ de la maison de Myriam serait une victoire sur la tentation et rachèterait cette faute. Mais Crispus l’écrasait : il lui montrait la misère et l’imperfection de son âme, toutes choses qu’elle soupçonnait si peu. Elle aurait cru même que le vieux pasteur, si paternel à son égard depuis sa fuite du Palatin, lui témoignerait un peu de pitié, la consolerait, lui rendrait force et courage.

 

– J’offre à Dieu ma déception et ma douleur, – clamait-il ; – mais toi, tu as déçu le Sauveur lui-même en descendant dans un marécage aux émanations fétides qui ont empoisonné ton âme. Cette âme, tu pouvais l’offrir au Christ, tel un vase précieux, et Lui dire : « Seigneur, remplis-le de ta grâce ! » et tu as mieux aimé l’offrir à qui sert le malin. Que Dieu te pardonne, qu’il ait pitié de toi, parce que moi… tant que tu n’auras pas rejeté ce serpent… moi, qui te considérais comme une élue…

 

Tout à coup il s’arrêta en s’apercevant qu’ils n’étaient plus seuls.

 

Il venait de voir, à travers les liserons desséchés et le lierre toujours vert, deux hommes, dont l’un était l’Apôtre Pierre. Tout d’abord il ne put reconnaître le second, dont le visage était en partie caché par un manteau tissé de poils, appelé cilicium, et il crut un moment que c’était Chilon.

 

Aux éclats de voix de Crispus, les nouveaux venus avaient pénétré sous la tonnelle et s’étaient assis sur un banc. Quand le compagnon de Pierre laissa voir sa face d’ascète et son crâne chauve, orné seulement aux tempes de cheveux en boucles, ses paupières rouges, son nez recourbé, tout son visage laid, mais en même temps inspiré, Crispus reconnut Paul de Tarse.

 

Lygie était tombée à genoux et, incapable de prononcer une parole, cachait sa petite tête éplorée dans les plis du manteau de l’Apôtre.

 

Et Pierre dit :

 

– Paix à vos âmes !

 

Voyant la jeune fille à ses pieds, il demanda ce qui se passait. Crispus lui répéta alors l’aveu de Lygie, lui dit son amour coupable, son intention de fuir la maison de Myriam, et aussi sa propre douleur de voir cette âme, qu’il voulait offrir au Christ, pure comme une larme, ternie maintenant par un sentiment terrestre pour un familier de ces crimes où s’enlisait le monde païen et qui appelaient le châtiment divin.

 

Durant son récit, Lygie demeurait prosternée aux pieds de l’Apôtre, comme pour implorer du secours, ou tout au moins un peu de pitié.

 

Après avoir écouté jusqu’au bout, Pierre se baissa, posa sa main ridée sur la tête de Lygie, puis, levant les yeux vers le vieux prêtre :

 

– Crispus, n’as-tu pas entendu dire qu’aux noces de Cana, notre Divin Maître bénit l’amour de l’épouse et de l’époux ?

 

Les bras de Crispus retombèrent, et surpris, muet, il considéra l’Apôtre.

 

Après un instant de silence, celui-ci lui demanda encore :

 

– Crispus, peux-tu croire que le Christ, qui permit à Marie de Magdala de se prosterner à ses pieds et qui pardonna à la pécheresse, détournerait sa face de cette enfant pure comme un lis des champs ?

 

Lygie, en sanglotant, se pressa plus fortement contre les pieds de l’Apôtre ; elle comprit qu’elle n’avait pas en vain cherché protection auprès de lui. Il releva la face baignée de larmes de la vierge, en lui disant :

 

– Tant que les yeux de celui que tu chéris ne seront pas ouverts à la lumière de la vérité, évite-le, de crainte qu’il ne t’induise en péché, mais prie pour lui et sache que ton amour n’est pas coupable. Et ta volonté de fuir la tentation te sera comptée comme un mérite. Ne te chagrine pas et ne pleure pas, car, je te le dis, la grâce du Sauveur ne t’a pas abandonnée ; tes prières seront exaucées et, après l’affliction, viendront des jours d’allégresse.

 

Il imposa les mains sur les cheveux de Lygie et, levant les yeux au ciel, il la bénit. Son visage était illuminé d’une bonté céleste.

 

Crispus, déconcerté, tentait maintenant de se justifier :

 

– J’ai péché contre la miséricorde, – dit-il, – mais je croyais qu’en laissant envahir son cœur par un amour terrestre, elle avait renié le Christ…

 

Pierre répondit :

 

– Moi, je l’ai renié trois fois, et pourtant il m’a pardonné et m’a institué le pasteur de son troupeau.

 

– … Et puis, – dit encore Crispus, – Vinicius est un augustan…

 

– Le Christ a attendri des cœurs plus durs, – répliqua Pierre.

 

Alors, Paul de Tarse, silencieux jusque-là, posa le doigt sur sa poitrine et déclara :

 

– Je suis celui qui persécutait et vouait à la mort les serviteurs du Christ. C’est moi qui, durant le supplice d’Étienne, gardais les vêtements de ceux qui le lapidaient. Je voulais bannir la Vérité de partout où il y a des hommes, et cependant le Seigneur m’a destiné à la prêcher par toute la terre. Je l’ai répandue en Judée, en Grèce, dans les Îles, et dans cette ville impie quand j’y suis venu, prisonnier, pour la première fois. Et maintenant que Pierre, mon supérieur, m’a appelé près de lui, je viens dans cette maison pour incliner une tête altière aux pieds du Christ et jeter le bon grain dans ce terrain pierreux que le Seigneur rendra fertile pour qu’il produise une abondante moisson.

 

Il se leva, et ce petit homme voûté parut en ce moment à Crispus ce qu’il était en réalité, un géant qui devait ébranler le monde sur ses fondements, et qui se rendrait maître des peuples et des continents.

 

Chapitre XXVIII.

PÉTRONE À VINICIUS :

 

« De grâce, carissime, n’imite dans tes lettres ni les Lacédémoniens, ni Jules César. Si au moins tu avais pu écrire comme celui-ci : Veni, vidi, vici ! je comprendrais ton laconisme. Mais ta lettre ne signifie que : Veni, vidi, fugi ! Comme une pareille conclusion est absolument contraire à ta nature, car tu as été blessé, il s’est passé des choses extraordinaires, et cela demande des éclaircissements. Je n’en ai pu croire mes yeux en lisant que ce Lygien a étouffé Croton aussi aisément qu’un chien calédonien étrangle un loup dans les gorges de l’Hibernie. Cet homme vaut son pesant d’or, et il ne tiendrait qu’à lui de devenir le favori de César. À mon retour en ville, il faudra que je lie plus ample connaissance avec lui ; je le ferai couler en bronze. Barbe d’Airain crèvera de curiosité quand je lui dirai que c’est une statue d’après nature. Les beaux corps d’athlètes se font de plus en plus rares en Italie comme en Grèce. Pour l’Orient, n’en parlons pas. Quant aux Germains, quoiqu’ils soient de haute stature, leurs muscles sont noyés de graisse : plus de masse que de force. Informe-toi si ce Lygien est unique en son genre, ou si dans son pays on en trouve d’autres de sa sorte. Si toi ou moi étions chargés un jour d’organiser des jeux, il serait bon de savoir où chercher les corps les mieux bâtis.

 

« Enfin, grâce aux dieux de l’Orient et de l’Occident, tu es sorti sauf de telles mains. Si tu es encore vivant, tu le dois sans doute à ta qualité de patricien, fils d’un personnage consulaire. Mais toutes ces aventures me stupéfient grandement : ce cimetière où tu fus parmi des chrétiens, ces chrétiens eux-mêmes, leur conduite à ton égard, la nouvelle fuite de Lygie, enfin cette tristesse et cette inquiétude qui s’exhalent de ta courte lettre. Explique-moi tout cela, car il y a quantité de choses que je ne comprends pas ; et si tu veux la vérité, je ne comprends ni les chrétiens, ni toi, ni Lygie. Ne t’étonne pas de ce que, ne m’intéressant généralement à rien, sinon à ma personne, je t’interroge avec tant de souci. J’ai contribué à ce qui t’est arrivé et, à vrai dire, cela me regarde. Écris bien vite, car je ne saurais prévoir exactement quand nous nous reverrons. Les vents au printemps ne sont pas plus variables que les projets dans la tête de Barbe d’Airain. Séjournant aujourd’hui à Bénévent, il a l’intention de s’en aller droit en Grèce et de ne pas revenir à Rome. Cependant Tigellin lui conseille d’y rentrer, du moins pour un certain temps, car le peuple, regrettant trop sa personne (lis : le pain et les jeux) finirait par se fâcher. Or, je ne sais à quoi on se décidera. Si l’Achaïe a le dessus, peut-être nous prendra-t-il envie d’aller en Égypte. J’insisterais volontiers pour que tu viennes nous rejoindre, car, dans ton état d’esprit, le voyage et nos distractions seraient, me semble-t-il, un excellent remède ; mais tu risquerais de ne plus nous trouver ici. En ce cas, tu préférerais peut-être aller te reposer dans tes propriétés de Sicile que de rester à Rome. Parle-moi longuement de toi dans ta lettre. Je ne te mande aucun souhait, sinon celui d’une bonne santé, car, par Pollux ! je ne sais que te souhaiter. »

 

 

D’abord Vinicius n’éprouva pas la moindre envie de répondre. Une réponse ne servirait à rien ni à personne, n’éclaircirait et ne déciderait rien. Il devenait indifférent ; la vie lui paraissait vaine. Et puis, il lui semblait que Pétrone ne le comprendrait en aucun cas. Il était survenu quelque chose qui les séparait. Il ne voyait pas clair encore, même en lui.

 

Très faible, épuisé, il avait quitté le Transtévère pour revenir à sa délicieuse insula des Carines, et, les premiers jours, il avait éprouvé une certaine volupté à se retrouver dans ce milieu de bien-être et de luxe. Mais il sentit bientôt que tout ce qui avait constitué jusqu’à ce jour l’intérêt de sa vie, ou n’existait plus pour lui, ou descendait à des proportions infimes. Il sentait également que les cordes qui avaient relié jusqu’ici son âme à la vie avaient été tranchées, sans qu’on en eût tendu de nouvelles. L’idée qu’il pourrait gagner Bénévent, puis l’Achaïe, en vue d’entasser avec peine folies sur extravagances, lui parut misérable. « Pourquoi faire ? Que pourrai-je en tirer ? » – se demandait-il. Pour la première fois il s’avisa que la conversation de Pétrone, son esprit, son élégance, ses brillantes idées, ses paroles choisies, n’auraient pour effet que de le lasser. Mais, d’autre part, la solitude commençait à lui peser. Tous ses amis étaient à Bénévent avec César, tandis qu’il était forcé de rester seul chez lui, la tête bourrelée de pensées, le cœur rempli de sentiments au milieu desquels il ne pouvait se retrouver. Par instants, il se figurait que s’il pouvait causer avec quelqu’un de tout ce qui se passait en lui, peut-être pourrait-il en saisir l’ensemble, le coordonner et le comprendre. Dans cet espoir, et après avoir hésité quelques jours, il se décida à répondre à Pétrone, sans bien savoir toutefois s’il enverrait sa lettre, qu’il rédigea en ces termes :

 

 

« Tu veux que je te donne des détails, soit, j’y consens ; mais réussirai-je à être plus clair ? je l’ignore, car il est beaucoup de nœuds que je ne puis dénouer moi-même. Je t’ai parlé de mon séjour parmi les chrétiens, de leur façon d’agir envers leurs ennemis, parmi lesquels ils avaient le droit de nous compter, moi et Chilon ; de la bonté avec laquelle ils m’ont soigné et enfin de la disparition nouvelle de Lygie. Non, mon cher, n’est-ce pas en tant que fils de personnage consulaire que l’on m’a épargné. Ces considérations n’existent pas pour eux : ils ont de même pardonné à Chilon, bien que moi-même je les eusse engagés à l’enterrer dans le jardin. Le monde n’a jamais vu de telles gens, ni entendu une telle doctrine. Je ne puis te dire autre chose, sinon que celui qui voudrait les mesurer à notre mesure se tromperait. Je puis t’affirmer, en revanche, que si j’étais couché, le bras cassé, dans ma propre maison, au milieu de mes gens, voire même de ma famille, j’aurais certes plus de confort, mais non la moitié des soins qu’ils m’ont prodigués.

 

« Sache aussi que Lygie est un être absolument à part. Si elle eût été ma sœur ou ma femme, elle n’eût pu me soigner plus tendrement qu’elle ne l’a fait. Souvent j’ai pensé que l’amour seul pouvait inspirer tant de sollicitude. Maintes fois, je l’ai lu, cet amour, sur son visage et dans ses yeux, et alors, y croiras-tu ? au milieu de ces gens simples, dans cette misérable chambre, à la fois cuisine et triclinium, je me suis senti plus heureux que jamais. Non ! je ne lui étais pas indifférent, et mon opinion n’a pas varié sur ce point. Pourtant, cette même Lygie a quitté à mon insu la demeure de Myriam. Maintenant, je passe des journées entières, la tête entre mes mains, à me demander pourquoi elle a agi ainsi. Je crois t’avoir écrit que je lui avais proposé de la rendre aux Aulus. Elle m’a répondu que ce n’était plus possible, autant parce que les Aulus étaient partis en Sicile qu’en raison des bavardages des esclaves, lesquels, circulant de maison en maison, auraient tôt fait d’apporter jusqu’au Palatin la nouvelle de son retour. César pourrait la reprendre. Et c’était vrai. Elle savait pourtant que je ne la persécuterais plus, que je renonçais à la violence et que, ne pouvant ni cesser de l’aimer, ni vivre sans elle, je l’introduirais dans ma maison par la porte ornée de guirlandes et la ferais asseoir à mon foyer sur la toison consacrée. Cependant, elle s’est enfuie ! Pourquoi ? Plus rien ne la menaçait. Si elle ne m’aimait pas, libre à elle de me repousser.

 

« J’avais fait connaissance la veille d’un homme étrange, un certain Paul de Tarse avec lequel je m’étais entretenu du Christ et de sa doctrine ; sa parole était si puissante que chacun de ses mots me faisait l’effet d’ébranler les bases de notre monde. Ce même homme me rendit visite après le départ de Lygie et me dit : « Lorsque Dieu aura ouvert tes yeux à la lumière, lorsqu’il en aura fait tomber les taies, comme il a fait tomber la taie des miens, tu sentiras alors qu’elle a agi raisonnablement, et peut-être alors la retrouveras-tu. » Et voilà que ces paroles me torturent le cerveau comme si je les avais entendues de la bouche de la pythie de Delphes. Par moments, je crois y comprendre quelque chose. Tout en aimant les hommes, ils sont ennemis de notre manière de vivre, de nos dieux et… de nos crimes. Voilà pourquoi elle m’a fui. Lygie a fui en moi l’homme qui appartient à un autre monde, qui devait lui imposer une vie également criminelle aux yeux des chrétiens.

 

« Tu me diras que, puisqu’elle pouvait me repousser, rien ne l’obligeait à s’éloigner. Et si elle m’aimait aussi, elle ? Dans ce cas, elle se dérobait à son amour. À cette seule pensée, je voudrais envoyer des esclaves par toutes les ruelles de Rome, avec l’ordre de crier au seuil de chaque maison : « Lygie, reviens ! » Pourtant, je ne lui aurais pas défendu de croire en son Christ, à qui j’aurais moi-même élevé un autel dans l’atrium. Que m’importe un dieu de plus, et pourquoi ne croirais-je pas en lui, moi qui crois si peu aux anciens dieux ? Je sais de la façon la plus certaine que les chrétiens ne mentent jamais, et ils disent qu’il est ressuscité : or, un homme ne ressuscite pas !

 

« Ce Paul de Tarse, citoyen romain, mais de race juive, et qui connaît les anciens livres hébraïques, m’a dit qu’il y a plus de mille ans les prophètes ont prédit l’avènement du Christ. Ce sont là choses extraordinaires, mais l’extraordinaire ne nous entoure-t-il pas de toutes parts et a-t-on déjà cessé de parler d’Apollonius de Tyane ? Paul affirme qu’il n’y a pas toute une troupe de dieux, mais un seul, et cela me parait raisonnable. Sénèque est aussi de cet avis, comme beaucoup d’autres avant lui. Le Christ a existé, il s’est laissé crucifier pour le salut du monde et il est ressuscité. Tout cela ne fait aucun doute. Je ne vois donc pas de motif de m’entêter dans l’opinion contraire ; pourquoi ne lui élèverais-je pas un autel, quand je suis prêt à en ériger un à Sérapis, par exemple ? Je ne ferais même aucune difficulté pour renier les autres dieux, les gens d’esprit raisonnable n’y croyant plus. Mais cela, paraît-il, ne suffit pas aux chrétiens. Ce n’est pas tout que de vénérer le Christ, il faut encore pratiquer sa doctrine ; cela équivaut à se trouver sur le rivage d’une mer que l’on vous ordonne de passer à pied. Si même je leur faisais la promesse de pratiquer leur doctrine, ils comprendraient que c’est là un son vide échappé de mes lèvres. Paul ne me l’a pas caché.

 

« Tu sais combien j’aime Lygie et qu’il n’est rien que je ne fasse pour elle. Mais, le demandât-elle, je ne pourrais soulever dans mes bras le Soracte ou le Vésuve, ni faire tenir dans la paume de ma main le lac de Trasimène, ni changer mes yeux noirs en des yeux bleus comme ceux des Lygiens. Qu’elle le désire, je le désirerais aussi, mais je serais impuissant à le faire. Je ne suis pas un philosophe, toutefois je ne suis pas si sot que j’ai pu te paraître souvent. Voici donc ce que je te dirai : Je ne sais comment les chrétiens s’arrangent pour vivre ; mais, par contre, ce que je sais bien, c’est que là où commence leur doctrine, là finit la suprématie romaine, là finit Rome, là finit la vie, là n’existe plus de différence entre le vainqueur et le vaincu, le riche et le pauvre, le maître et l’esclave, là finit le gouvernement, là finissent César, la loi et tout l’ordre établi, et, à la place de tout cela, il n’y a plus que le Christ et une miséricorde que nous ignorons, une bonté contraire à tous nos instincts et conceptions romains. Lygie m’intéresse plus, je te l’avoue, que Rome entière et sa domination, et périsse le monde, pourvu que je l’aie, elle, dans ma maison. Mais là n’est pas la question. Il ne suffit pas aux chrétiens qu’on soit d’accord avec eux en paroles. Il faut sentir aussi ce qui est le bien et n’avoir rien autre dans l’âme. Les dieux m’en sont témoins, cela m’est impossible. Comprends-tu ce que je veux dire ? Quelque chose dans ma nature repousse leur doctrine, et si même ma bouche la glorifiait, si même je conformais ma conduite à ses enseignements, ma raison et mon âme me démontreraient que c’est par amour pour Lygie et que, sans elle, rien au monde ne me serait plus antipathique. Fait étrange, ce Paul de Tarse le devine, et de même, malgré son air de rustre et sa basse extraction, Pierre, ce vieux théurge, le plus grand parmi eux, et qui fut un disciple du Christ. Et sais-tu ce qu’ils font ? Ils prient, ils demandent pour moi une chose qu’ils appellent la grâce ; mais l’inquiétude seule me vient, et de plus en plus je languis de Lygie.

 

« Je t’ai écrit qu’elle avait fui à mon insu. Mais en partant elle m’a laissé une croix confectionnée par elle-même avec de petites branches de buis. J’ai trouvé cette croix près de mon lit à mon réveil. Je la garde dans mon lararium et, sans bien savoir pourquoi, je ne m’en approche qu’avec crainte et respect, comme si elle avait quelque chose de divin. Je l’aime, cette croix, parce que ses mains en ont lié les branches, et en même temps je la hais, parce que c’est elle qui nous sépare. Je crois y voir parfois des sortilèges et que le théurge Pierre, pour simple pêcheur qu’il se dise, est plus grand qu’Apollonius et tous ses précurseurs, et qu’il a jeté un sort sur Lygie, sur Pomponia, sur moi-même.

 

« Tu me dis que, dans ma lettre précédente, on sent l’inquiétude et la tristesse. Je suis triste, parce que j’ai de nouveau perdu Lygie, et je suis inquiet, parce qu’il y a quelque chose de changé en moi. Je te parle en toute franchise : il n’y a rien de moins conforme à ma nature que cette doctrine, et pourtant, depuis que je me suis heurté à elle, je ne me reconnais plus. Est-ce de la sorcellerie, est-ce de l’amour ? Circé transformait par son seul attouchement le corps des hommes : de même, on a transformé mon âme. Lygie aurait-elle pu le faire, ou, pour mieux dire, Lygie aidée de l’étrange doctrine qu’elle professe ?

 

« Quand je quittai les chrétiens pour revenir chez moi, personne ne m’y attendait plus. On me croyait à Bénévent et que je ne reviendrais pas de sitôt. Je trouvai donc la maison en désordre et mes esclaves ivres autour d’un festin qu’ils s’offraient dans mon triclinium. Ils s’attendaient à la mort plutôt qu’à me voir apparaître, et certes, elle les eût moins troublés. Tu sais avec quelle rigueur je les dirige. Tous tombèrent à genoux et plusieurs s’évanouirent de terreur. Et moi, sais-tu ce que je fis ? Mon premier mouvement fut de faire apporter des fers rouges et des verges ; mais aussitôt je fus pris d’une sorte de honte et, le croirais-tu ? d’une certaine pitié pour ces misérables. Il se trouve encore parmi eux de vieux esclaves que, du temps d’Auguste, mon grand-père Marcus Vinicius ramena des bords du Rhin. Je m’enfermai dans ma bibliothèque, et là m’assaillirent des idées encore plus singulières, à savoir qu’après ce que j’avais vu et entendu chez les chrétiens, je ne devais plus agir vis-à-vis des esclaves comme je l’avais fait jusqu’alors, et qu’eux aussi étaient des hommes. Pendant deux jours ils vécurent dans l’effroi, pensant que je remettais le châtiment à plus tard pour le faire plus terrible ; moi, je ne punissais pas, et je n’ai pas puni, parce que je ne le pouvais pas. Après trois jours, je les ai réunis et je leur ai dit : « Je vous pardonne ; tâchez, par la ponctualité de votre service, de réparer votre faute. » À ces mots ils sont tombés à genoux, fondant en larmes, les bras tendus vers moi et m’appelant leur maître et leur père ; moi, je te l’avoue à ma confusion, j’étais ému aussi. Il m’a semblé qu’à ce moment, je voyais la douce figure de Lygie et ses yeux baignés de larmes qui me remerciaient. Proh pudor ! j’ai senti mes cils, eux aussi, se mouiller… Que te dirai-je ? je ne puis me passer d’elle. Seul, je souffre, je suis très malheureux et ma douleur est bien plus grande encore que tu ne le supposes…

 

« Quant à mes esclaves, non seulement le pardon que je leur accordai ne les corrompit point et n’affaiblit pas chez eux la discipline, mais jamais la menace du châtiment ne stimula leur zèle autant que le fit la gratitude. Non seulement ils me servent, mais il me semble que c’est à qui devinera mes désirs. Si je t’en parle, c’est uniquement parce que, la veille du jour où je quittai les chrétiens, comme j’objectais à Paul que la conséquence de sa doctrine serait de faire éclater le monde comme un tonneau démuni de ses cercles, il me répondit : « L’amour est un lien plus solide que la terreur. » Et maintenant, je reconnais que, dans certaines circonstances, cette maxime peut être juste. Je l’ai contrôlée également d’ailleurs dans mes rapports avec mes clients qui, dès la nouvelle de mon retour, accoururent me saluer. Jamais, tu le sais, je ne me suis montré trop avare avec eux ; mais mon père déjà les traitait avec hauteur, et il m’a appris à faire de même. Eh bien ! maintenant, à la vue de ces manteaux râpés et de ces faces ravagées, j’éprouvai de nouveau de la pitié. Je leur fis donner à manger ; bien plus, je m’entretins avec eux, j’en appelai plusieurs par leur nom, j’en questionnai d’autres sur leurs femmes et leurs enfants et, là encore, j’aperçus des larmes dans les yeux, et il me sembla que de nouveau Lygie voyait cela, s’en réjouissait et m’encourageait… Est-ce mon esprit qui se met à déraisonner, ou l’amour qui trouble mes sens, je n’en sais rien ; mais je sais bien que j’éprouve sans cesse la sensation de ses regards fixés sur moi de loin et que je n’ose rien faire qui puisse l’attrister ou l’offenser.

 

« Oui, Caïus, on a transformé mon âme. En certains cas je m’en trouve bien, et d’autres fois je me tourmente à la pensée qu’on m’a ôté tout mon ancien courage, toute mon énergie d’autrefois et que, peut-être, on m’a rendu inapte non seulement aux conseils, au tribunal, aux festins, mais encore à la guerre. À coup sûr, ce sont des sortilèges.

 

« Je te dirai aussi ce qui m’est venu à l’esprit durant ma maladie : si Lygie avait ressemblé à Nigidia, à Poppée, à Crispinilla, et à tant d’autres de nos divorcées, si elle avait été aussi impudente, aussi impitoyable et aussi débauchée qu’elles, je ne l’aurais pas aimée comme je l’aime. Mais puisque je l’aime à cause de ce qui me sépare d’elle, tu peux juger quel chaos il y a dans mon âme, vers quelles ténèbres je m’avance, à quel point ma route est incertaine et combien j’ignore ce qu’il me faut faire. Si l’on pouvait comparer la vie à une source, je dirais qu’il coule dans la mienne de l’inquiétude et non de l’eau. Je vis dans l’espoir de la revoir, et parfois il me semble que ce jour doit venir. Sera-ce dans un an, dans deux ? Je n’en sais rien et ne puis le prévoir.

 

« Je ne quitterai pas Rome. Je ne pourrais souffrir la société des augustans ; de plus, dans mon chagrin et dans mon inquiétude, une seule pensée me réconforte : c’est que je suis près de Lygie ; que, par le médecin Glaucos, qui a promis de venir me voir, ou par Paul de Tarse, j’entendrai peut-être parler d’elle. Non, je ne quitterais pas Rome, même si l’on m’offrait le gouvernement de l’Égypte. Sache aussi que j’ai fait faire par un sculpteur une pierre tombale pour Gulon, que j’ai tué dans un moment de fureur. Je me suis souvenu trop tard qu’il m’avait porté dans ses bras et que, le premier, il m’avait appris à bander un arc. Je ne sais pourquoi, maintenant, son souvenir se réveille en moi, semblable à un regret, à un remords… Si ce que je t’écris te surprend, je t’avouerai que je n’en suis pas moins étonné moi-même, mais je t’écris la vérité. Adieu. »

 

Chapitre XXIX.

À cette lettre, Vinicius ne reçut pas de réponse : Pétrone n’écrivait pas, espérant que d’un jour à l’autre César donnerait l’ordre de rentrer à Rome. La nouvelle en avait parcouru la ville, provoquant une grande joie parmi la populace avide de voir reprendre les jeux et les distributions de blé et d’huile, dont les réserves s’entassaient à Ostie. Hélius, affranchi de Néron, avait enfin avisé le Sénat du retour de l’empereur. Mais Néron, qui s’était embarqué avec sa cour au cap Misène, ne se hâtait pas, s’arrêtait dans les villes du littoral, soit pour se reposer, soit pour paraître sur les théâtres. À Minturnes, où il avait de nouveau chanté en public, il avait séjourné une quinzaine de jours, se demandant même s’il ne retournerait pas à Naples en attendant la venue du printemps, qui s’annonçait chaud et précoce.

 

Cependant, Vinicius restait enfermé chez lui, pensant uniquement à Lygie et à toutes les choses nouvelles qui préoccupaient son âme et la remplissaient d’idées et de sentiments si peu familiers. Il ne voyait personne, sinon de loin en loin le médecin Glaucos, dont chaque visite le comblait de joie, parce qu’il pouvait y parler de Lygie. Glaucos, il est vrai, ignorait le lieu de son refuge, mais il affirmait qu’elle y était entourée de la sollicitude des anciens.

 

Un jour, touché de la tristesse de Vinicius, il lui avoua que l’apôtre Pierre avait blâmé Crispus de ses reproches à Lygie sur son amour terrestre. À ces mots, le jeune patricien pâlit d’émotion. Souvent il s’était dit qu’il n’était pas indifférent à Lygie, mais il retombait toujours dans le doute et dans l’incertitude. Maintenant, il entendait pour la première fois la confirmation de ses désirs et de ses espérances de la bouche d’un étranger, et bien mieux, d’un chrétien ! Sur le moment, il eût voulu aller remercier Pierre. Mais ayant appris que celui-ci prêchait la nouvelle doctrine aux environs de Rome, il conjura Glaucos de le conduire vers lui, lui promettant en échange de faire des largesses aux pauvres de la communauté. Il lui semblait que l’amour de Lygie devait écarter tous les obstacles, car il était prêt lui-même à honorer le Christ. Mais tout en le persuadant de recevoir le baptême, Glaucos n’osait l’assurer que Lygie devrait par là même devenir sienne aussitôt ; il lui disait que l’on devait demander le baptême pour le baptême même et pour l’amour du Christ, et non pour d’autres motifs. « Il faut d’abord avoir l’âme chrétienne », – ajouta-t-il. Et ce Vinicius, que toute entrave irritait, commençait à comprendre que Glaucos parlait comme devait parler un chrétien. Il n’avait pas une compréhension très nette qu’une modification radicale dans sa nature résidât dans ce fait que, précédemment, il ne jugeait les hommes et les choses qu’à travers son égoïsme, tandis qu’à présent il s’accoutumait graduellement à la pensée que d’autres yeux peuvent voir d’autre façon, qu’un autre cœur peut sentir différemment, et que l’équité n’est pas la même chose que l’intérêt personnel.

 

À présent Vinicius éprouvait fréquemment le désir de voir Paul de Tarse, dont la parole l’intriguait et le troublait. Il cherchait des arguments propres à réfuter sa doctrine, se révoltait intérieurement contre lui, et malgré tout son désir de le voir et de l’entendre augmentait. Mais Paul était parti pour Aricie et les visites de Glaucos s’espaçant de plus en plus, Vinicius se trouva dans une solitude complète. Alors il se mit de nouveau à errer par les ruelles de Suburre et les voies étroites du Transtévère, espérant y apercevoir Lygie, ne fût-ce que de loin ; cet espoir ayant été déçu, il fut pris d’ennui et d’impatience. Puis vint un moment où son naturel primitif triompha une fois encore, avec la violence de la vague dont le ressac vient battre à nouveau le rivage. Il se jugea bien sot de s’être encombré la tête de choses qui ne lui avaient apporté que tristesse, au lieu de prendre de la vie tout ce qu’elle pouvait donner. Il résolut d’oublier Lygie, de rechercher les plaisirs et d’en user sans plus se soucier d’elle. Il sentait néanmoins que ce serait là sa dernière tentative de libération.

 

Avec son énergie aveugle et sa fougue coutumière, il se lança donc dans le tourbillon de la vie facile. Et la vie elle-même semblait l’y encourager. Morte et dépeuplée durant l’hiver, la ville recommençait à s’animer à l’espérance de la prochaine arrivée de César, à qui l’on préparait une réception solennelle. Le printemps était proche : sur les cimes des monts Albains les neiges avaient fondu au souffle des vents d’Afrique ; les violettes parsemaient le gazon des jardins. Sur les forums et au Champ de Mars grouillait une multitude qui se chauffait à un soleil chaque jour plus ardent. Sur la Voie Appienne, rendez-vous habituel des promeneurs, circulaient de nombreux chars richement décorés. On faisait déjà des excursions aux monts Albains. Des jeunes femmes, sous le prétexte d’honorer Junon à Lavinium ou Diane à Aricie, désertaient leurs demeures pour s’en aller à la recherche d’émotions, de société, de rencontres et de plaisir.

 

Et un jour, au milieu des chars luxueux, Vinicius aperçut la magnifique carucca de Chrysothémis, la maîtresse de Pétrone, précédée de deux molosses et escortée de jeunes gens mêlés à de vieux sénateurs retenus en ville par leurs fonctions. Chrysothémis dirigeait en personne l’attelage de quatre petits chevaux corses et distribuait autour d’elle des sourires et de légers coups de sa cravache dorée. Apercevant Vinicius, elle arrêta les chevaux, le fit monter dans sa carucca et l’emmena chez elle, où elle le retint à un festin qui dura toute la nuit. Vinicius s’y enivra si bien qu’il perdit même le souvenir du moment où on l’avait ramené chez lui. Il se rappelait pourtant que Chrysothémis s’étant informée de Lygie, il s’en était offensé et, déjà ivre, lui avait vidé sur la tête sa coupe de falerne. Rien que d’y penser, il sentait encore gronder sa colère. Mais, dès le lendemain, et l’injure oubliée, Chrysothémis était revenue le chercher pour l’emmener de nouveau sur la Voie Appienne. Puis, elle était revenue chez lui, lui avouant que depuis longtemps elle était lasse, non seulement de Pétrone, mais aussi de son luthiste, et que son cœur était libre. Huit jours durant, ils se montrèrent ensemble. N’empêche que leurs relations ne pouvaient durer longtemps. Quand bien même, depuis l’incident du falerne, le nom de Lygie n’avait pas été prononcé, Vinicius n’arrivait pas à la bannir de ses pensées. Il éprouvait toujours la sensation de ses yeux fixés sur lui, sensation qui le remplissait d’inquiétude. Il avait beau s’indigner contre lui-même, il ne pouvait se défaire de l’idée qu’il attristait Lygie, ni des regrets que lui causait cette idée. À la première scène de jalousie, provoquée par l’achat qu’il venait de faire de deux jeunes Syriennes, il chassa Chrysothémis sans égards. Toutefois, il ne cessa point pour cela de se livrer au plaisir et à la débauche ; il semblait, au contraire, s’y plonger par animosité contre Lygie. Il n’en finit pas moins par se rendre compte qu’il ne cessait de songer à elle, qu’elle était l’unique inspiratrice de ses actes, bons ou mauvais, et que, en réalité, hors d’elle rien ne l’intéressait. Alors, las et écœuré, il se sentit de la répulsion pour les plaisirs dont il ne gardait que des remords. Il se compara à un indigent, et cela à sa grande surprise, car il avait toujours considéré comme bon tout ce qui lui plaisait. Il avait perdu désormais sa liberté, son assurance, et il tomba dans une complète prostration dont ne put même le tirer la nouvelle que César était de retour. Rien ne l’intéressait plus, jusqu’à Pétrone qu’il n’alla voir que lorsque celui-ci l’envoya chercher dans sa propre litière.

 

Vinicius, joyeusement accueilli, ne répondit d’abord qu’à contrecœur aux questions de son ami. Mais à la fin, ses sentiments et ses pensées longtemps refoulés débordèrent en un flux de paroles, il instruisit Pétrone de toutes les recherches qu’il avait faites pour retrouver Lygie, de son séjour parmi les chrétiens, de tout ce qu’il y avait vu et entendu, de tout ce qui avait tourmenté son esprit et son cœur, et il finit par se lamenter d’être plongé dans un chaos où il avait perdu, avec la tranquillité, le don de discerner les choses et de les apprécier. Rien ne l’attirait, il ne prenait goût à rien, ne savait ni à quoi se décider, ni que faire. Il était prêt tout ensemble à honorer et à persécuter le Christ ; il comprenait l’élévation de sa doctrine et ressentait en même temps pour Lui une répulsion invincible. Il se rendait compte que, si même il arrivait à posséder Lygie, ce ne serait pas tout entière, car il lui faudrait la partager avec le Christ. En somme, il vivait comme s’il n’eût pas vécu : sans espoir, sans lendemain, sans foi dans le bonheur. Il se sentait entouré de ténèbres, il cherchait à tâtons et vainement une issue.

 

Durant le récit de Vinicius, Pétrone examinait ses traits altérés, ses mains tâtonnantes étendues comme pour chercher réellement un chemin dans l’obscurité, et il réfléchissait. Soudain, il se leva, s’approcha de Vinicius et lui rebroussant les cheveux derrière l’oreille :

 

– Sais-tu, – lui demanda-t-il, – que tu as quelques cheveux gris aux tempes ?

 

– C’est possible, – repartit Vinicius ; – je ne serais même pas étonné de les voir bientôt blanchir tous.

 

Un silence se fit. Pétrone, en homme intelligent, avait médité quelquefois sur l’âme humaine et sur la vie. Dans leur monde à tous deux, cette vie pouvait, en général, sembler extérieurement heureuse ou malheureuse ; intérieurement elle était toujours calme. Ainsi que la foudre ou un tremblement de terre renversaient un temple, de même le malheur pouvait bouleverser une existence. Mais, considérée en soi, cette existence ne se composait que de lignes pures, harmonieuses et exemptes d’irrégularités. Et voici que les paroles de Vinicius reflétaient tout autre chose, voici que Pétrone se trouvait pour la première fois en présence d’une série d’énigmes intellectuelles que jusqu’ici personne n’avait cherché à résoudre. Il était assez sagace pour en apercevoir la portée, mais, en dépit de toute sa finesse, il ne trouvait aucune explication à ses propres doutes. Et seulement après un long silence, il dit :

 

– Il ne peut y avoir là que des sortilèges.

 

– C’est aussi ce que j’ai cru, – répondit Vinicius. – Bien souvent il m’a semblé qu’on nous avait jeté un sort.

 

– Et si tu t’adressais aux prêtres de Sérapis ? – opina Pétrone. – Évidemment, parmi eux comme parmi tous les prêtres, il ne manque pas d’imposteurs, pourtant il en est qui ont approfondi d’étranges mystères.

 

Sa voix mal assurée trahissait son peu de conviction, car il sentait combien, dans sa bouche, ce conseil pouvait paraître vain, sinon ridicule.

 

Vinicius se frotta le front et dit :

 

– Des sortilèges !… J’ai vu des mages qui savaient utiliser les forces souterraines et en tirer profit. J’en ai vu d’autres qui s’en servaient pour nuire à leurs ennemis. Mais les chrétiens vivent dans la pauvreté ; ils pardonnent à leurs ennemis ; ils prêchent l’humilité, la vertu et la miséricorde. Quel bénéfice tireraient-ils des envoûtements et en quoi en profiteraient-ils ?

 

Pétrone commençait à s’irriter de ce que son intelligence ne trouvait rien. Ne voulant pas toutefois en convenir et tenant à répondre quand même, il dit :

 

– C’est une secte nouvelle…

 

Et bientôt il ajouta :

 

– Par la divine souveraine des bosquets de Paphos ! comme tout cela gâte la vie ! Tu admires la bonté et la vertu de ces gens, et moi je te dis qu’ils sont méchants, car ce sont les ennemis de la vie au même titre que les maladies, que la mort. Nous en avons pourtant assez sans cela ! Compte un peu : les maladies, César, Tigellin, les vers de César, les savetiers qui commandent aux descendants des quirites, les affranchis qui siègent au Sénat. Par Castor ! c’en est assez. C’est une secte pernicieuse et détestable. As-tu essayé de secouer toutes ces tristesses et d’user un peu de la vie ?

 

– J’ai essayé, – répondit Vinicius.

 

Pétrone riait.

 

– Ah ! traître ! Les nouvelles sont vite connues par les esclaves : tu m’as soufflé Chrysothémis !

 

Vinicius avoua, d’un geste dégoûté.

 

– N’empêche que je t’en remercie, – continua Pétrone. – Je lui enverrai une paire de souliers brodés de perles. En mon langage amoureux, cela veut dire : « Va-t’en » Je te suis reconnaissant à double titre : d’abord de n’avoir pas accepté Eunice, ensuite de m’avoir débarrassé de Chrysothémis. Écoute-moi bien : tu vois devant toi un homme qui se levait de bon matin, prenait son bain, festoyait, possédait Chrysothémis, écrivait des satires, parfois même rehaussait sa prose de quelques vers, mais qui s’ennuyait comme César et souvent n’arrivait pas à chasser ses idées noires. Et sais-tu pourquoi il en était ainsi ? Parce que j’allais chercher bien loin ce que j’avais sous la main… Une belle femme vaut toujours son pesant d’or, mais quand, au surplus, elle vous aime, elle n’a pas de prix. Tous les trésors de Verres ne sauraient la payer. À présent je me dis : remplis ta vie de bonheur, ainsi qu’une coupe du meilleur vin que produit la terre et bois jusqu’à ce que ta main devienne inerte et que blêmissent tes lèvres. Ensuite, advienne que pourra : telle est ma nouvelle philosophie.

 

– Tu l’as toujours professée. Elle ne comporte rien de nouveau.

 

– Elle possède, à présent, l’idéal qui lui faisait défaut.

 

Il appela Eunice, qui entra, drapée de blanc, resplendissante sous ses cheveux d’or, et non plus l’esclave de naguère, mais une sorte de déesse d’amour et de félicité. Pétrone ouvrit les bras en disant :

 

– Viens.

 

Elle accourut, s’assit sur ses genoux, lui entoura le cou de ses bras et posa sa tête sur sa poitrine. Vinicius voyait les joues d’Eunice s’empourprer peu à peu et ses yeux se voiler. Ainsi réunis, ils formaient un merveilleux groupe de tendresse et de bonheur. Pétrone étendit la main vers une potiche, y prit une poignée de violettes et les répandit sur la tête, la poitrine et la stole d’Eunice ; ensuite il lui dégagea les épaules et dit :

 

– Heureux celui qui, comme moi, a rencontré l’amour enfermé dans un tel corps !… Parfois, il me semble que nous sommes deux divinités… Regarde : Praxitèle, Miron, Scopas, Lysias, ont-ils imaginé lignes plus pures ? Est-il à Paros ou au Pentélique un marbre aussi chaud, aussi rose et aussi voluptueux ? Il est des hommes qui usent de leurs baisers les bords d’un vase ; moi, je préfère chercher le plaisir là où je puis réellement le trouver.

 

Ses lèvres se mirent à errer sur les épaules et sur le cou d’Eunice. Elle frissonnait, ses yeux s’ouvraient et se refermaient sous l’empire d’une indicible félicité. Enfin Pétrone, relevant sa tête élégante et se tournant vers Vinicius :

 

– Et maintenant, réfléchis à ce que valent tes mornes chrétiens et compare ! Si tu ne saisis pas la différence, eh bien ! va les rejoindre. Mais ce spectacle t’aura guéri…

 

Au parfum de violettes qui flottait dans la salle, les narines de Vinicius se gonflèrent. Il pâlit à la pensée que s’il pouvait promener ainsi ses lèvres sur les épaules de Lygie, après ce bonheur sacrilège, il lui importerait peu de voir crouler le monde. Habitué déjà à se rendre promptement compte de ce qui se passait en lui, il s’aperçut qu’en ce moment même il songeait à Lygie, à elle seule.

 

– Eunice, ma divine, – murmura Pétrone, – donne l’ordre de nous apporter des couronnes et à déjeuner.

 

Eunice sortit… Il continua en s’adressant à Vinicius :

 

– J’ai voulu l’affranchir, et sais-tu ce qu’elle m’a répondu ? « J’aime mieux être ton esclave que l’épouse de César. » Alors, je l’ai affranchie à son insu. Le préteur, pour me complaire, a bien voulu ne pas exiger sa présence. Elle ignore qu’elle est libre, elle ignore aussi que si je meurs, cette maison et tous mes bijoux, sauf les gemmes, sont sa propriété.

 

Il se leva, déambula par la salle :

 

– L’amour, – poursuivit-il, – transforme les gens, les uns plus, les autres moins. Il m’a transformé, moi aussi. J’aimais jadis le parfum de la verveine, mais Eunice préférant les violettes, je me suis mis à les aimer plus que toute autre fleur, et, depuis le retour du printemps, nous ne respirons que des violettes.

 

Il s’arrêta devant Vinicius et lui demanda :

 

– Et toi ? tu t’en tiens toujours au nard ?

 

– Laisse-moi, – répliqua le jeune homme.

 

– J’ai voulu te montrer Eunice et je te parle d’elle parce que peut-être tu cherches bien loin ce qui est tout près. Un cœur fidèle et simple peut battre pour toi dans les cubicules de tes esclaves. Applique ce baume sur tes blessures. Tu dis que Lygie t’aime ; c’est possible, mais qu’est-ce qu’un amour qui se refuse ? N’est-ce pas une preuve qu’il y a quelque chose de plus fort que lui ? Non, mon cher, Lygie n’est pas Eunice.

 

Mais Vinicius de répliquer :

 

– Tout n’est qu’un même tourment. Je t’ai vu couvrir de baisers les épaules d’Eunice ; aussitôt j’ai pensé que si Lygie m’avait découvert les siennes, la terre aurait pu s’entrouvrir. Mais à cette idée, une sorte de crainte s’est emparée de moi, comme si je m’étais attaqué à une vestale, ou que j’aie voulu souiller une divinité… Lygie n’est pas Eunice. Mais leur différence m’apparaît tout autre qu’à toi. L’amour a modifié ton odorat et tu préfères aujourd’hui les violettes à la verveine. Moi, il m’a transformé l’âme. Et, malgré ma misère et ma passion, je préfère que Lygie soit ce qu’elle est et ne ressemble pas aux autres femmes.

 

Pétrone haussa les épaules.

 

– Alors, tu n’as pas à te plaindre. Mais moi, je ne puis le comprendre.

 

Vinicius répondit avec chaleur :

 

– Oui ! oui ! nous ne pouvons plus nous comprendre.

 

Un silence suivit.

 

– Que le Hadès engloutisse tous les chrétiens ! – s’exclama Pétrone. – Ils t’ont rempli d’inquiétudes et ils ont sapé chez toi le sens de la vie. Que le Hadès les engloutisse ! Tu te trompes, si tu crois leur doctrine bienfaisante : cela seul est bienfaisant qui nous donne le bonheur, à savoir : la beauté, l’amour et la force ; et c’est là ce qu’ils qualifient de vanités. Tu te trompes aussi en les croyant justes, car, si nous rendons le bien pour le mal, que rendrons-nous pour le bien ? Et si, pour l’un comme pour l’autre, la récompense est la même, pourquoi les hommes seraient-ils bons ?

 

– Non, la récompense n’est pas la même ; mais, suivant leur doctrine, elle commence dans la vie future, la vie éternelle.

 

– Je n’entre pas dans ces considérations, que nous ne pourrons vérifier que plus tard, si même nous pouvons vérifier quelque chose… sans yeux. En attendant, ce sont simplement des hallucinés. Ursus a étouffé Croton, tout simplement parce qu’il a des muscles d’acier. Mais les chrétiens, eux, sont quantité négligeable ; ce sont des gens obtus, et l’avenir ne saurait appartenir à des obtus.

 

– Pour eux, la vie ne commence qu’avec la mort.

 

– C’est comme si quelqu’un disait : le jour commence avec la nuit. As-tu l’intention d’enlever Lygie ?

 

– Non. Je ne puis lui rendre le mal pour le bien, et j’ai juré de ne pas le faire.

 

– Peut-être songes-tu à adopter la doctrine chrétienne ?

 

– Je le voudrais, mais toute ma nature s’y oppose.

 

– Es-tu capable d’oublier Lygie ?

 

– Non.

 

– Alors, voyage.

 

À ce moment, les esclaves vinrent annoncer que le déjeuner était prêt ; tout en se rendant au triclinium, Pétrone poursuivit :

 

– Tu as parcouru une partie de la terre, mais en soldat qui se hâte vers son lieu de destination et ne s’arrête pas en route. Viens avec nous en Achaïe. César n’a pas encore renoncé à ce projet de voyage. Il s’arrêtera partout, chantera, recueillera des couronnes, dépouillera les temples, et, finalement, rentrera ici en triomphateur. Ce sera quelque chose comme la procession d’un Bacchus et d’un Apollon en une seule divinité. Des augustans ! des augustanes ! des milliers de citharistes ! Par Castor ! cela vaut d’être vu, le monde n’ayant encore rien vu de semblable.

 

Il s’étendit sur la couchette aux côtés d’Eunice. Un esclave vint lui orner la tête d’une couronne d’anémones, et il continua :

 

– Qu’as-tu vu au service de Corbulon ? Rien ! As-tu convenablement visité les temples grecs, ainsi que je le fis moi-même, pendant deux ans, passant des mains d’un guide à celles d’un autre ? Es-tu allé à Rhodes où se dressait le colosse ? As-tu vu, à Panopie, en Phocide, l’argile dont se servit Prométhée pour pétrir les hommes ? As-tu vu, à Sparte, les œufs pondus par Léda, ou à Athènes la fameuse cuirasse sarmate faite de sabots de cheval, ou en Eubée le vaisseau d’Agamemnon, ou la coupe qui fut moulée sur le sein gauche d’Hélène ? As-tu vu Alexandre, Memphis, les Pyramides, le cheveu qu’Isis s’arracha en pleurant Osiris ? As-tu entendu les soupirs de Memnon ? Le monde est vaste et tout ne finit pas au Transtévère ! J’accompagnerai César, et, sur le chemin du retour, je le quitterai pour m’en aller à Cypre, car ma divine aux cheveux d’or désire que nous offrions ensemble, à Paphos, des colombes à Cypris, et je ne dois pas te laisser ignorer que tout ce qu’elle désire s’accomplit.

 

– Je suis ton esclave, – interrompit Eunice.

 

Mais lui, la tête posée sur son sein, dit en souriant :

 

– Je suis alors l’esclave d’une esclave. Je t’admire, ma divine, des pieds à la tête.

 

Puis, s’adressant à Vinicius :

 

– Viens avec nous à Cypre. Mais souviens-toi qu’auparavant il faut que tu voies César. C’est mal à toi de ne t’être pas encore rendu chez lui ; Tigellin serait capable d’exploiter la circonstance pour te nuire. Il n’a, il est vrai, aucune haine personnelle à ton égard, mais il ne saurait t’aimer, toi, mon neveu… Nous dirons que tu étais malade. Il nous faudra réfléchir à la réponse à faire au cas où César te parlerait de Lygie. Le mieux serait de dire, avec un geste de lassitude, que tu l’as gardée jusqu’à satiété. Il comprendra cela. Tu ajouteras que la maladie t’a confiné à la maison, que ta fièvre s’est augmentée de ton chagrin de n’avoir pu te rendre à Naples pour l’écouter chanter et que l’espoir de bientôt l’entendre a hâté ta guérison. N’aie pas peur d’exagérer. Tigellin annonce qu’il prépare pour César quelque chose, non seulement de grand, mais encore d’écrasant… Pourtant je flaire un piège. Je me méfie aussi de ta disposition d’esprit…

 

– Sais-tu, – interrompit Vinicius, – qu’il est des gens qui ne craignent pas César et vivent aussi tranquilles que s’il n’existait pas ?

 

– Je sais qui tu vas nommer : les chrétiens.

 

– Oui. Eux seuls… Et notre vie, qu’est-elle, sinon un continuel effroi ?

 

– Laisse-moi donc la paix avec tes chrétiens. Ils ne redoutent point César, parce que peut-être il n’a jamais entendu parler d’eux. En tout cas, il ne sait rien sur leur compte et ne s’intéresse pas plus à eux qu’à des feuilles mortes. Je te le répète, ce sont des infirmes, et tu le sens toi-même, car si ta nature répugne à suivre leur doctrine, c’est justement parce que tu vois leur nullité. Tu es un homme pétri d’une autre argile : n’y pense plus et ne m’en parle plus. Nous saurons vivre et nous saurons mourir, et eux, que sauront-ils faire ? Le sait-on ?

 

Vinicius fut frappé de ces paroles. Rentré chez lui, il se demanda si réellement cette bonté et cette miséricorde n’étaient pas une preuve de la faiblesse de leurs âmes. Il lui sembla que des hommes forts et bien trempés ne pourraient pardonner ainsi. De là sans doute la répugnance de son âme de Romain pour leur doctrine. « Nous, nous saurons vivre et nous saurons mourir », avait dit Pétrone. Et eux ? Ils ne savent que pardonner, mais ils ne comprennent ni l’amour véritable, ni la véritable haine.

 

Chapitre XXX.

César, de retour à Rome, s’en voulait d’y être revenu, et, peu de jours après, il brûla de nouveau du désir de partir pour l’Achaïe. Il publia même un édit pour annoncer que son absence serait de courte durée et que les affaires publiques n’auraient pas à en souffrir. Puis, en compagnie des augustans, parmi lesquels se trouvait Vinicius, il se rendit au Capitole pour y sacrifier aux dieux et les remercier d’avoir favorisé son voyage. Mais le lendemain, le jour venu de visiter le sanctuaire de Vesta, un incident se produisit qui modifia tous les projets de César. Il ne croyait pas aux dieux, mais les craignait. La mystérieuse Vesta surtout le remplissait d’effroi. À la vue de cette divinité et du feu sacré, ses cheveux se dressèrent tout à coup, ses mâchoires se contractèrent, un frisson courut par tous ses membres, il chancela et tomba entre les bras de Vinicius qui, par hasard, se trouvait derrière lui. On le fit sortir du temple et on le transporta sur-le-champ au Palatin, où il revint bientôt à lui ; mais néanmoins, il dut garder le lit toute la journée. Au grand étonnement de tous les assistants, il déclara qu’il se décidait à remettre son voyage à plus tard, la divinité l’ayant secrètement mis en garde contre toute hâte. Une heure après, on proclamait publiquement partout dans Rome que César, voyant les visages attristés des citoyens et pénétré pour ceux-ci de ce même amour qu’un père a pour ses enfants, resterait parmi eux afin de partager leurs joies ou leurs peines. Le peuple, fort heureux de ce contrordre, qui lui assurait des jeux et des distributions de blé, s’assembla en foule devant la Porte Palatine, pour acclamer le divin César. Lui, qui jouait aux dés avec des augustans, s’arrêta :

 

– Oui, – dit-il, – il faut attendre. L’Égypte et la souveraineté de l’Orient ne peuvent m’échapper, suivant les prophéties, et conséquemment, l’Achaïe non plus. Je ferai percer l’isthme de Corinthe et nous élèverons en Égypte des monuments auprès desquels les pyramides ne seront que jouets d’enfants. Je ferai édifier un sphinx sept fois plus grand que celui qui, près de Memphis, contemple le désert, et je lui ferai donner mes traits. Les siècles futurs ne parleront plus que de ce monument et de moi.

 

– Par tes vers tu t’es déjà érigé un monument non pas sept, mais trois fois sept fois plus imposant que la pyramide de Chéops, – dit Pétrone.

 

– Et par mon chant ? – demanda Néron.

 

– Ah ! si l’on était capable de t’élever, comme à Memnon, une statue qui puisse faire entendre ta voix au lever du soleil, durant des milliers de siècles les mers qui bordent l’Égypte se couvriraient de navires chargés de multitudes qui viendraient, des trois parties du monde, pour écouter ton chant.

 

– Hélas ! qui donc est capable d’une telle œuvre ? – soupira Néron.

 

– Mais tu peux faire tailler dans le basalte un groupe où tu serais représenté conduisant un quadrige.

 

– C’est vrai ! Ainsi je ferai.

 

– Ce sera un cadeau à l’humanité.

 

– De plus, en Égypte, j’épouserai la Lune qui est veuve, et alors je serai vraiment un dieu.

 

– Et tu nous donneras pour femmes des étoiles, et nous formerons une constellation nouvelle qui sera dénommée la constellation de Néron. Tu marieras Vitellius avec le Nil, pour qu’il enfante des hippopotames. Donne le désert à Tigellin, il y sera roi des chacals…

 

– Et à moi, que me réserves-tu ? – demanda Vatinius.

 

– Que le bœuf Apis te protège ! À Bénévent, tu nous as gratifiés de jeux si splendides que je ne saurais te vouloir du mal : confectionne une paire de chaussures pour le sphinx, dont les pattes s’engourdissent, la nuit, au moment des rosées. Tu en feras aussi pour les colosses alignés devant les temples. Chacun trouvera là-bas l’emploi de ses aptitudes. Par exemple, Domitius Afer, dont la probité est indiscutable, sera trésorier. Je suis ravi, César, que tes rêves te portent vers l’Égypte, mais je m’attriste que tu diffères d’y aller.

 

Néron répondit :

 

– Vos yeux de mortels n’ont rien vu, parce que la divinité reste invisible pour qui lui plaît. Sachez que, dans le temple, Vesta elle-même a surgi à mon côté et m’a glissé à l’oreille : « Retarde ton voyage ». Cela a été si brusque que j’en ai été terrifié, en dépit de la reconnaissance que je devais aux dieux pour une protection aussi manifeste.

 

– Nous avons tous été terrifiés, – déclara Tigellin, – et ta vestale Rubria a perdu connaissance.

 

– Rubria ! – s’écria Néron, – quelle gorge neigeuse !

 

– Mais, elle aussi a rougi à ta vue, divin César !

 

– Oui ! je l’ai remarqué également. C’est étrange ! Une vestale ! Il y a quelque chose de divin dans chaque vestale, et Rubria est fort belle.

 

Il réfléchit un instant et demanda :

 

– Dites-moi pourquoi les humains craignent Vesta plus que les autres divinités ? Pour quelle raison ? Moi-même, pontife suprême, j’ai été pris de peur. Il me souvient seulement que j’ai défailli et que j’aurais roulé à terre si quelqu’un ne m’avait soutenu. Qui était-ce ?

 

– Moi, – répondit Vinicius.

 

– Ah ! toi, « sévère Arès » ? Pourquoi n’es-tu pas venu à Bénévent ? Tu étais malade, m’a-t-on dit, et, de fait, tu es changé. Oui, j’ai entendu parler que Croton avait voulu t’assassiner. Est-ce vrai ?

 

– Oui ; et il m’a cassé un bras, mais je me suis défendu.

 

– Avec ton bras cassé ?

 

– J’ai été aidé par certain barbare, plus fort que Croton.

 

Néron le regarda avec surprise.

 

– Plus fort que Croton ! Tu plaisantes, sans doute ? Croton était le plus fort de tous, et maintenant c’est Syphax, l’Éthiopien.

 

– Je te dis, César, ce que j’ai vu de mes propres yeux.

 

– Où donc est cette perle ? N’est-il pas devenu roi du bocage de Nemora ?

 

– Je l’ignore, César, je l’ai perdu de vue.

 

– Et tu ne sais même pas de quelle nation il est ?

 

– J’avais le bras cassé et ne pensais guère à le questionner.

 

– Cherche-le-moi.

 

Tigellin intervint :

 

– Je vais m’en occuper, moi.

 

Mais Néron continua de s’adresser à Vinicius :

 

– Merci de m’avoir soutenu. J’aurai pu me briser la tête en tombant. Autrefois tu faisais un bon compagnon, mais depuis la guerre, depuis que tu as servi sous Corbulon, tu es devenu sauvage et je ne te vois plus que rarement.

 

Après un court silence, il reprit :

 

– Et comment se porte cette jeune fille… aux hanches étriquées… dont tu étais amoureux et que j’ai retirée pour toi de chez les Aulus ?

 

Vinicius se troubla, mais Pétrone vint aussitôt à la rescousse.

 

– Je parie, seigneur, qu’il l’a oubliée, – dit-il. – Tu vois son trouble ? Demande-lui donc combien il en a eu depuis ; et je doute qu’il puisse répondre à ta question. Les Vinicius sont de vaillants soldats, mais des coqs meilleurs encore. Il leur faut toute une basse-cour. Punis-le, seigneur, en ne l’invitant pas à la fête que Tigellin promet de nous donner en ton honneur sur l’étang d’Agrippa.

 

– Non, je ne ferai pas cela. J’ai confiance en Tigellin et bon espoir que la basse-cour sera bien pourvue.

 

– Les Charites pourraient-elles manquer là où sera l’Amour lui-même ? – répliqua Tigellin.

 

Mais Néron dit :

 

– L’ennui me ronge ! La volonté de la déesse m’oblige à rester dans Rome, que j’exècre. Je partirai pour Antium. J’étouffe dans ces quartiers étroits, parmi ces maisons branlantes et ces ruelles infectes. Un air empesté parvient jusqu’ici, jusque dans ma maison, jusque dans mes jardins. Ah ! si un tremblement de terre détruisait Rome, si dans sa colère quelque dieu la nivelait au ras du sol, je vous montrerais alors comment on doit bâtir une ville, tête du monde et ma capitale.

 

– César, observa Tigellin, – tu as dit : « Si, dans sa colère, quelque dieu détruisait la ville », c’est bien cela ?

 

– Oui ! Et après ?

 

– N’es-tu donc pas un dieu ?

 

Néron ébaucha un geste de lassitude, puis :

 

– Nous verrons ce que tu vas nous organiser sur l’étang d’Agrippa ; ensuite, je partirai pour Antium. Vous tous, vous êtes mesquins, et vous ne comprenez pas que j’ai besoin de ce qui est grand.

 

Il ferma à demi les yeux, en signe qu’il voulait se reposer ; les augustans se retirèrent les uns après les autres. Pétrone sortit avec Vinicius et lui dit :

 

– Te voilà donc convié à la fête. Barbe d’Airain a renoncé au voyage ; en revanche, il fera plus de folies que jamais, et se conduira dans la ville comme dans sa propre maison. Cherche dans les folies, toi aussi, la distraction et l’oubli. Que diable ! nous qui avons soumis l’univers, nous sommes en droit de nous amuser. Toi, Marcus, tu es un fort beau garçon, et j’attribue en partie à cela ma faiblesse à ton égard. Par Diane d’Éphèse ! si tu pouvais voir tes sourcils d’un seul arc et ta figure resplendissante du vieux sang des quirites ! Auprès de toi, les autres n’ont l’air que d’affranchis. Oui, n’était cette doctrine sauvage, Lygie serait chez toi à cette heure. Essaye encore de me prouver que ces chrétiens ne sont pas les ennemis de la vie et des hommes… Sois-leur reconnaissant de leurs bons procédés envers toi ; mais, à ta place, je détesterais cette doctrine et chercherais le plaisir là où il se trouve. Tu es beau, je te le répète, et les divorcées fourmillent dans Rome.

 

– Une seule chose m’étonne, c’est que tu ne sois pas encore fatigué de tout cela, – répliqua Vinicius.

 

– Et qui te l’a dit ? J’en suis fatigué depuis longtemps, mais j’ai plus d’ans que toi. En outre, j’ai des goûts que tu n’as pas. J’aime les livres que tu n’aimes pas, la poésie qui t’ennuie, les vases, les gemmes, et nombre de choses que tu ne regardes même pas ; j’ai des douleurs rénales, que tu n’as pas ; enfin, j’ai Eunice, et tu n’as rien de pareil… Je me complais parmi les chefs-d’œuvre ; on ne fera jamais de toi un esthète. Je sais ne devoir rien trouver dans la vie de meilleur que ce que j’y ai trouvé, et toi, tu en es encore à espérer et à chercher quelque chose. Si la mort venait frapper à ta porte, tu serais étonné, malgré ton courage et tes chagrins, d’être obligé de quitter déjà la terre, tandis que moi, sachant par expérience qu’il n’est pas de fruits au monde auxquels je n’aie goûté, j’accepterais cette fin inévitable. Rien ne me presse, mais je ne me ferai pas non plus tirer l’oreille. Je m’efforcerai seulement de vivre gaiement jusqu’au bout : seuls, sur cette terre, les sceptiques sont gais. À mon avis, les stoïciens sont des sots, mais tout au moins le stoïcisme trempe les caractères, tandis que tes chrétiens apportent au monde la tristesse, qui est à la vie ce que la pluie est à la nature. Sais-tu ce que j’ai appris ? Pour les fêtes que donnera Tigellin, on élèvera sur les bords de l’étang d’Agrippa des lupanars où figureront les femmes des premières familles de Rome. Ne s’en trouvera-t-il pas une assez belle pour te consoler ? Il y aura même des vierges, dont ce sera le début dans le monde… comme des nymphes. Tel est notre empire romain… Il fait chaud déjà : le vent du midi réchauffera les eaux et ne fera pas frissonner les corps nus. Et toi, Narcisse, sache bien que pas une seule ne sera capable de te repousser, pas une, – fût-elle vestale.

 

Vinicius se frappa le front, comme un homme toujours hanté d’une idée fixe.

 

– Est-ce de la chance que je sois tombé sur l’unique exception !…

 

– Et qui l’a faite ainsi, sinon les chrétiens ? Mais des gens qui ont la Croix pour symbole ne sauraient être autrement. Écoute-moi : La Grèce était belle et elle a enfanté la sagesse du monde ; nous, nous avons enfanté la force ; que peut, selon toi, enfanter cette doctrine ? Si tu le sais, éclaire-moi ; car par Pollux ! je ne m’en doute même pas.

 

Vinicius haussa les épaules :

 

– On dirait que tu as peur de me voir devenir chrétien.

 

– J’ai peur que tu ne gâches ton existence. Si tu ne peux être la Grèce, sois Rome : gouverne et jouis. Si nos folies ont un certain sens, c’est justement parce que cette idée s’y fait jour. Je méprise Barbe d’Airain qui singe les Grecs ; s’il se disait Romain, je reconnaîtrais qu’il a raison de se permettre des folies. Si tu trouves un chrétien en rentrant chez toi, promets-moi de lui tirer la langue. Si, par hasard, c’était le médecin Glaucos, il n’en serait pas même étonné. Au revoir, sur l’étang d’Agrippa !

 

Chapitre XXXI.

Les prétoriens cernaient les bosquets sur les berges de l’étang d’Agrippa pour empêcher que la trop grande foule des curieux gênât César et ses invités. Il était notoire, en effet, que toute l’élite de la fortune, de l’intelligence et de la beauté prendrait part à cette fête sans précédents dans les annales de la Ville. Tigellin voulait dédommager César du voyage en Achaïe et surpasser tous ceux qui l’avaient précédé dans l’organisation des réjouissances en l’honneur de Néron. Déjà, tandis qu’il l’accompagnait à Naples et à Bénévent, il avait dans ce but expédié des ordres pour qu’on fit venir des contrées les plus lointaines du monde des animaux, des poissons rares, des oiseaux et des plantes, sans oublier les vases et les étoffes qui ajouteraient à la magnificence du festin. Cette folle entreprise absorbait les revenus de provinces entières ; mais le puissant favori ne regardait pas à la dépense. Son influence était en hausse. Peut-être Tigellin n’était-il pas plus agréable à Néron que les autres augustans, mais il se rendait chaque jour plus indispensable. Pétrone, infiniment supérieur par ses manières distinguées, son intelligence, son esprit, savait, en dissertant, mieux divertir César, mais, pour son malheur, il l’éclipsait et provoquait sa jalousie. De plus, il ne se résignait pas à être un instrument aveugle et, dans les questions de goût, César redoutait ses appréciations, tandis qu’il se sentait à l’aise avec Tigellin. Le seul surnom d’Arbitre des élégances dévolu à Pétrone froissait l’amour-propre de Néron. Qui donc y avait droit, sinon lui-même ? Tigellin avait assez de bon sens pour se rendre compte de ce qui lui manquait et, se sachant inapte à rivaliser avec Pétrone, Lucain, et tous ceux que distinguaient la naissance, les talents ou le savoir, il avait résolu de les surpasser en servilité et par un luxe qui étonnerait Néron lui-même.

 

Il avait donc fait dresser les tables du festin sur un gigantesque radeau construit de poutres dorées. Les parapets en étaient ornés de magnifiques coquillages irradiés de toutes les nuances de l’arc-en-ciel et pêchés dans la mer Rouge et dans l’océan Indien ; les bords disparaissaient sous des massifs de palmes, de lotus et de roses, dissimulant des fontaines parfumées, des statues de dieux, des cages d’or ou d’argent remplies d’oiseaux multicolores. Au centre s’élevait une immense tente, ou plutôt, afin de ne pas borner la vue, un vélum de pourpre syrienne, soutenu par des colonnettes d’argent ; sous ce vélum, resplendissaient comme un soleil des tables surchargées de verrerie d’Alexandrie, de cristaux et de vases précieux, fruit de pillages en Italie, en Grèce et en Asie Mineure. Sous ces plantes amoncelées, le radeau semblait une île fleurie, reliée par des cordages d’or et de pourpre à des barques en forme de poissons, de cygnes, de mouettes, de flamants ; et dans ces barques aux rames polychromes étaient assis, nus, des rameurs et des rameuses, au corps harmonieux, au visage de beauté parfaite, les cheveux tressés à l’orientale ou maintenus par des résilles d’or.

 

Lorsque Néron, avec Poppée et les augustans, eut mis le pied sur le radeau principal et pris place sous la tente de pourpre, les barques glissèrent, les rames frappèrent l’eau, les cordages se tendirent, et le radeau emportant festin et convives démarra en décrivant un cercle sur la surface de l’étang. Des radeaux plus petits et des barques l’escortaient, chargés de joueuses de cithare et de harpe, dont les corps rosés, entre l’azur du ciel et celui de l’eau, dans le rayonnement d’or des instruments, semblaient absorber azur et reflets, changer de nuances et s’épanouir comme des fleurs.

 

De fantastiques embarcations, dissimulées dans les taillis de la rive, parvenaient les accords de la musique et du chant. La contrée entière résonna, les bosquets résonnèrent ; le son des cors et des trompes se répercuta en échos. César lui-même, entre Poppée et Pythagore, admirait, et quand, entre les barques, nagèrent de jeunes esclaves transformées en sirènes et couvertes d’un filet vert qui simulait des écailles, il ne marchanda pas ses éloges à Tigellin. Par habitude, il regardait Pétrone, afin de connaître l’avis de l’Arbitre ; mais celui-ci restait indifférent, et ce fut seulement à une interrogation directe qu’il répondit :

 

– Je pense, seigneur, que dix mille vierges nues font moins d’impression qu’une seule.

 

Néanmoins, l’imprévu du festin flottant plut à César. On servit des mets qui eussent frappé même l’imagination d’Apicius, et tant de vins différents qu’Othon, chez qui on pouvait en boire de quatre-vingts crus, eût de honte disparu sous l’eau en constatant une telle profusion. Outre les femmes, il n’y avait que des augustans couchés autour de la table. Et Vinicius les éclipsait tous par sa beauté. Naguère, sa tournure et son visage étaient trop d’un soldat de carrière ; à présent, les chagrins intimes et la souffrance physique avaient affiné ses traits, comme si la main délicate d’un statuaire y eût passé. Son teint avait perdu son ancien hâle, tout en conservant le reflet doré du marbre de Numidie. Ses yeux étaient devenus plus grands et plus tristes. Son torse avait gardé ses formes puissantes, faites pour la cuirasse, mais sur ce torse de légionnaire se haussait une tête de dieu grec, ou pour le moins de patricien de vieille souche, une tête à la fois délicate et superbe. Pétrone avait fait preuve d’expérience en lui affirmant que pas une seule des augustanes ne saurait lui être rebelle. Toutes le contemplaient avec admiration, y compris Poppée et la vestale Rubria, invitée par César au festin.

 

Les vins frappés de neige des montagnes ne tardèrent pas à échauffer les têtes et les cœurs. Des taillis riverains se détachaient sans cesse de nouvelles barques en forme de sauterelles et de libellules. Le miroir azuré de l’étang paraissait semé de pétales ou de papillons multicolores. Au-dessus des barques voletaient, retenus par des fils bleus ou argentés, des colombes et des oiseaux de l’Inde et de l’Afrique. Le soleil avait déjà parcouru un long trajet dans le ciel et cette journée de mai était étonnamment chaude, presque brûlante. L’étang ondulait sous le choc des rames qui frappaient l’eau au rythme de la musique. Pas un souffle de vent, les bosquets restaient immobiles, comme fascinés eux-mêmes par ce spectacle. Le radeau glissait toujours avec sa cargaison de convives de plus en plus ivres et de plus en plus bruyants. On n’était pas encore à moitié du festin, que déjà l’ordre était rompu. César avait donné l’exemple ; s’étant levé, il avait pris la place de Vinicius à côté de Rubria et il s’était mis à chuchoter à l’oreille de la vestale. Vinicius se trouva près de Poppée, qui bientôt lui tendit son bras en le priant de raccrocher son bracelet détaché. La main du tribun tremblait quelque peu ; Poppée, à travers ses longs cils abaissés, coula vers lui un regard confus et secoua sa chevelure d’or, comme pour montrer une hésitation.

 

Cependant le disque rouge et agrandi du soleil descendait derrière les cimes des arbres. Presque tous les invités étaient ivres. Maintenant le radeau côtoyait les rives ; parmi les arbustes fleuris, des groupes d’hommes déguisés en faunes ou en satyres jouaient de la flûte, du chalumeau ou du tympanon ; des jeunes filles glissaient, costumées en nymphes, en dryades et en hamadryades. Enfin, de la tente principale, le crépuscule fut salué de cris en l’honneur de la Lune, et soudain des milliers de lampes illuminèrent les bosquets.

 

Des lupanars, établis le long du rivage, jaillirent des torrents de lumière ; sur les terrasses apparurent de nouveaux groupes : c’étaient, toutes nues, les épouses et les filles des premières familles de Rome. De la voix et du geste elles appelaient les convives. Enfin le radeau aborda ; César et les augustans se ruèrent à travers les bosquets, envahirent les lupanars, les tentes, les grottes artificielles d’où jaillissaient des sources et des fontaines. Le délire était universel ; on ne savait ce qu’était devenu César, on ne savait qui était sénateur, guerrier, danseur ou musicien. Les satyres et les faunes criaient en poursuivant les nymphes. Les lampes étaient éteintes à coups de thyrse, certaines parties des bosquets plongeant dans l’obscurité. Mais partout on entendait des cris stridents, des rires ; ici des murmures, là des souffles haletants. Assurément, Rome n’avait jamais rien vu de semblable.

 

Vinicius n’était pas ivre comme au festin donné dans le palais de César et auquel avait assisté Lygie, mais tout ce qui se passait l’avait ébloui et enivré ; lui aussi ressentait enfin la fièvre du plaisir. Il s’élança dans le bois, se rua avec les autres pour faire son choix parmi les dryades. À chaque instant, de nouvelles bandes passaient devant lui serrées de près par des faunes, des sénateurs, des guerriers. Enfin, il aperçut un groupe de jeunes femmes conduites par une Diane ; il bondit de leur côté pour voir de plus près la déesse, et soudain son cœur cessa de battre. Dans cette déesse au croissant, il lui avait semblé reconnaître Lygie.

 

Elles l’entourèrent d’une sarabande, puis, pour l’exciter à les poursuivre, elles s’enfuirent comme un troupeau de biches. Et bien que cette Diane ne fût pas Lygie et n’eût avec elle aucune ressemblance, il restait là, le cœur palpitant, tout ému.

 

Il ressentit subitement, d’être loin de Lygie, une tristesse immense, et jusqu’alors inéprouvée, et son amour, tel une puissante vague, inonda de nouveau son cœur. Jamais elle ne lui avait paru plus pure, ne lui avait été plus chère, que dans ce bois de démence et de sauvage débauche. L’instant d’avant, lui-même avait eu la tentation de boire à ce calice, de prendre sa part de l’orgie. Maintenant, il n’éprouvait plus que de la répulsion. Le dégoût l’étouffait ; il fallait à sa poitrine de l’air pur, à ses yeux des étoiles qui ne fussent point cachées par les rameaux de ces bosquets étranges, et il résolut de fuir. Mais il avait fait à peine quelques pas que surgit devant lui la silhouette d’une femme voilée ; deux mains s’accrochèrent à ses épaules et une voix ardente murmura :

 

– Je t’aime !… Viens ! Nul ne nous verra : hâte-toi !

 

Vinicius fut comme tiré d’un songe :

 

– Qui es-tu ?

 

Mais elle, pressée contre sa poitrine, insistait :

 

– Hâte-toi ! Vois comme tout est désert ici, et moi je t’aime ! Viens.

 

– Qui es-tu ? – répéta Vinicius.

 

– Devine !…

 

Elle attira à elle la tête de Vinicius, et, à travers son voile, lui pressa ses lèvres sur les lèvres, jusqu’à en perdre le souffle.

 

– Nuit d’amour !… Nuit de folie ! – balbutia-t-elle, haletante. – Aujourd’hui, tout est permis : prends-moi !

 

Mais ce baiser le brûlait et l’emplissait d’un nouveau dégoût. Son âme et son cœur étaient ailleurs, et rien au monde n’existait pour lui que Lygie.

 

Il repoussa la forme voilée :

 

– Qui que tu sois, j’en aime une autre et je ne veux pas de toi.

 

Mais elle, la tête penchée vers lui :

 

– Lève mon voile…

 

À ce moment, un bruissement passa dans les myrtes voisins ; l’inconnue disparut comme un rêve et l’on ne perçut, dans le lointain, que son rire étrange et méchant.

 

Pétrone se dressa devant Vinicius.

 

– J’ai entendu et j’ai vu, – dit-il. Vinicius lui répondit :

 

– Allons-nous-en…

 

Ils dépassèrent les lupanars étincelants de feux, les bosquets, le cordon des prétoriens à cheval, et ils regagnèrent leurs litières.

 

– Je m’arrêterai chez toi, – dit Pétrone.

 

Ils montèrent dans la même litière et gardèrent le silence. Ce fut seulement dans l’atrium de Vinicius que Pétrone demanda :

 

– Sais-tu qui c’était ?

 

– Rubria ? – interrogea Vinicius, effrayé à la seule pensée que Rubria était une vestale.

 

– Non.

 

– Qui, alors ?

 

Pétrone baissa la voix :

 

– Le feu de Vesta a été profané : Rubria était avec César. Mais celle qui t’a parlé…

 

Et plus bas :

 

– Diva Augusta.

 

Puis, après un silence :

 

– César – reprit Pétrone – n’a pas su dissimuler devant elle son violent désir de posséder Rubria, et peut-être qu’elle a voulu se venger. J’ai donné l’alarme, parce que si, ayant reconnu l’Augusta, tu l’avais repoussée, c’était te perdre sans rémission, toi, Lygie, et moi aussi peut-être.

 

Vinicius éclata :

 

– J’en ai assez de Rome, de César, des fêtes, d’Augusta, de Tigellin et de vous tous ! J’étouffe ! Je ne puis vivre ainsi ! Je ne le puis ! Comprends-tu ?

 

– Tu perds la tête, tu perds tout bon sens et toute mesure, Vinicius !

 

– Je n’aime qu’elle au monde.

 

– Et alors ?

 

– Alors je ne veux pas d’autre amour, je ne veux pas de votre façon de vivre, de vos festins, de vos débauches et de vos crimes !

 

– Qu’as-tu enfin ? Es-tu donc chrétien ?

 

Le jeune homme pressa sa tête entre ses mains avec désespoir, en répétant :

 

– Pas encore ! Pas encore !

 

Chapitre XXXII.

Pétrone regagna sa demeure en haussant les épaules, et fort mécontent. Il s’apercevait que Vinicius et lui avaient cessé de parler le même langage. Jadis, il avait sur le jeune guerrier une grande influence. Il lui servait de modèle en tout. Souvent il lui avait suffi de quelques mots ironiques pour retenir Vinicius ou pour le pousser à l’action. Aujourd’hui, cette influence avait totalement disparu et Pétrone n’essayait même plus des anciens moyens, certain que son esprit et son ironie glisseraient sans rien laisser sur la cuirasse dont l’amour et le contact avec ce monde chrétien si incompréhensible avaient enveloppé l’âme de Vinicius. Le sceptique expérimenté qu’il était comprenait qu’il avait perdu la clef de cette âme. Cela lui était désagréable et lui inspirait en même temps des craintes encore augmentées par les événements de cette dernière nuit.

 

« Si ce n’est de la part d’Augusta un caprice passager, mais une passion plus forte, – songeait Pétrone, – alors, ou bien Vinicius ne pourra s’y dérober, et dans ce cas le moindre incident peut le perdre ; ou bien il résistera, – ce à quoi on peut s’attendre à présent de sa part, – et alors il est perdu sans retour, et avec lui moi aussi peut-être, ne fût-ce qu’en raison de notre parenté, et aussi parce que Augusta, irritée contre toute la famille, mettra son influence au service de Tigellin… »

 

D’une façon comme de l’autre, tout allait mal. Pétrone était courageux et ne redoutait pas la mort ; mais, n’en attendant rien, il ne croyait pas utile de la provoquer. Réflexion faite, il décida qu’il était beaucoup plus sûr de faire voyager Vinicius. « Ah ! si au surplus il pouvait lui donner Lygie, avec quelle joie il le ferait ! » Cependant, même sans cela, il espérait persuader Vinicius. Il ferait courir au Palatin le bruit que le jeune tribun était malade et il écarterait ainsi le danger qui les menaçait l’un et l’autre. En somme, l’Augusta ne savait pas si Vinicius l’avait reconnue, et jusqu’à présent, rien n’avait trop blessé son amour-propre. Mais il fallait prendre des précautions pour l’avenir. Pétrone voulait avant tout gagner du temps : il sentait bien que, César allant en Achaïe, Tigellin, complètement ignorant des choses de l’art, serait relégué au second plan et perdrait son prestige. En Grèce, Pétrone était assuré de la victoire sur tous ses rivaux.

 

En attendant, il décida de surveiller Vinicius et de l’amener à partir. Même, durant un certain temps, il pensa que s’il obtenait de César un édit chassant les chrétiens de Rome, Lygie quitterait la ville avec ses coreligionnaires, et Vinicius la suivrait, sans qu’on eût besoin de l’y pousser.

 

C’était chose possible. Il n’y avait pas si longtemps qu’après des troubles provoqués par la haine des Juifs contre les chrétiens, Claude, ne sachant distinguer les uns des autres, avait expulsé les Juifs. Pourquoi Néron n’expulserait-il pas aujourd’hui les chrétiens ? Cela ferait de la place dans Rome.

 

Depuis le fameux « festin flottant », Pétrone voyait tous les jours Néron, soit au Palatin, soit dans d’autres maisons. Il était facile de lui insinuer cette idée, car César ne repoussait jamais les conseils de mort et de destruction. Pétrone arrêta donc tout un plan d’action : il donnerait un banquet chez lui et déciderait César à publier l’édit. Il avait même l’espoir justifié que César lui en confierait l’exécution. Alors, il expédierait Lygie, avec tous les égards dus à l’élue de Vinicius, à Baïes par exemple, où ils n’auraient qu’à s’aimer et à jouer aux chrétiens tout à leur aise.

 

Il voyait assez souvent Vinicius, autant parce que, malgré tout son égoïsme de Romain, il ne pouvait se détacher de lui, que pour le décider à voyager. Vinicius se faisait passer pour malade et ne se montrait pas au Palatin, où chaque jour un projet en remplaçait un autre.

 

Enfin, Pétrone entendit César lui-même annoncer que dans trois jours on partirait pour Antium. Dès le lendemain, il alla en aviser Vinicius.

 

Celui-ci lui montra la liste, apportée le matin même, par un affranchi de César, des personnes invitées à Antium.

 

– Mon nom y figure, – dit-il, – et le tien aussi. En rentrant, tu trouveras chez toi pareille liste.

 

– Si je n’étais pas du nombre des invités, – répondit Pétrone, – je n’aurais qu’à attendre mon arrêt de mort, et je n’y compte pas avant le voyage en Achaïe. J’y serai trop utile à Néron.

 

Puis il parcourut la liste et ajouta :

 

– À peine nous voici de retour qu’il faut déjà quitter la maison et se traîner à Antium. Mais qu’y faire ? Ce n’est pas seulement une invitation, c’est aussi un ordre.

 

– Et si quelqu’un désobéissait ?

 

– Il recevrait une invitation d’un autre genre : celle de se mettre en route pour un voyage sensiblement plus long, d’où l’on ne revient pas. Quel dommage que, suivant mon conseil, tu ne sois pas parti quand il en était temps encore ! Te voilà forcé d’aller à Antium.

 

– Me voilà forcé d’aller à Antium… Tu vois bien dans quels temps nous vivons et que nous sommes de lâches esclaves !

 

– Tu t’en aperçois seulement aujourd’hui ?

 

– Non, mais, vois-tu, tu as voulu me prouver que la doctrine chrétienne était ennemie de la vie, qu’elle enchaînait les hommes. Est-il des chaînes plus pesantes que celles que nous supportons ! Tu disais : la Grèce a enfanté la sagesse et la beauté, Rome la force. Où est notre force ?

 

– Appelle Chilon. Je n’ai, moi, aucune envie de philosopher aujourd’hui. Par Hercule ! Ce n’est pas moi qui ai créé ces temps-ci, et je n’en suis pas responsable… Parlons d’Antium. Sache qu’un grand danger t’y attend et que, peut-être, mieux vaudrait pour toi, au lieu d’y aller, lutter contre cet Ursus qui étouffa Croton. Et quand même, tu ne peux t’en dispenser.

 

Vinicius eut un geste nonchalant :

 

– Un danger ! Nous errons parmi les ténèbres de la mort, et à chaque minute une tête sombre dans ces ténèbres.

 

– Me faut-il t’énumérer tous ceux qui eurent un peu de bon sens et qui, pour ce motif, malgré Tibère, Caligula, Claude et Néron, ont vécu jusqu’à quatre-vingts et quatre-vingt-dix ans ? Ainsi Domitius Afer. Il a vieilli tranquille, quoiqu’il eût été toute sa vie fripon et scélérat.

 

– C’est peut-être pour cela, peut-être pour cela même, – répliqua Vinicius.

 

Puis il examina la liste et repartit :

 

– Tigellin, Vatinius, Sextus Africanus, Aquilinus Regulus Suilius Nerulinus, Eprius Marcellus, et cætera ! Quelle collection de gredins et de bandits !… Et dire que c’est là ce qui gouverne le monde !… Ne devraient-ils pas plutôt promener à travers les petites villes quelque divinité égyptienne ou syriaque, grincer du sistre et gagner leur vie comme diseurs de bonne aventure et comme jongleurs ?…

 

– Ou exhiber des sujets savants, des chiens calculateurs ou des ânes flûtistes, – ajouta Pétrone. – Tout cela est juste, mais parlons de choses plus graves. Écoute avec attention. J’ai raconté au Palatin que tu étais malade et ne pouvais quitter la maison ; or, ton nom se trouvant sur la liste, c’est la preuve que quelqu’un ne m’a pas cru et a insisté pour t’y faire inscrire. Néron n’y attachait aucune importance, car tu n’es pour lui qu’un soldat avec qui on peut parler tout au plus des courses et qui n’a aucune idée de la poésie et de la musique. Si ton nom fait partie de la liste, c’est à Poppée que tu dois cet honneur ; ce qui signifie que sa passion n’est pas un caprice passager : elle veut te conquérir.

 

– L’Augusta a de l’audace !

 

– Elle en a d’autant plus qu’elle peut se perdre sans retour. Puisse Vénus lui inspirer au plus tôt un autre amour ! Mais tant qu’elle te désirera, il te faudra être extrêmement prudent. Barbe d’Airain commence à se lasser d’elle. Aujourd’hui, il lui préfère Rubria ou Pythagore ; mais, son amour-propre aidant, sa vengeance contre vous serait terrible.

 

– Dans le bosquet, j’ignorais que ce fût elle ; toi, qui as écouté, tu sais quelle fut ma réponse : que j’en aimais une autre et que, celle-là exceptée, je ne voulais personne.

 

– Et moi, par tous les dieux infernaux, je t’en supplie, ne perds pas le peu de raison que t’ont laissé les chrétiens. Comment peut-on hésiter à choisir entre la possibilité et la certitude de sa perte ? Ne t’ai-je pas dit que, si tu blessais l’amour-propre d’Augusta, il n’y avait aucun salut pour toi ? Par le Hadès ! si tu es las de la vie, ouvre-toi plutôt les veines à l’instant, ou jette-toi sur ton glaive ; car, en offensant Poppée, tu risques une mort moins douce. Jadis, on avait du moins plaisir à causer avec toi. De quoi s’agit-il au fond ? Qu’as-tu à y perdre ? En aimeras-tu moins ta Lygie ? Souviens-toi, au surplus, que Poppée l’a vue au Palatin et qu’elle ne sera pas longue à deviner pour qui tu dédaignes des faveurs si insignes. Alors, elle la retrouvera, fût-elle cachée sous terre. Et non seulement tu causeras ta perte, mais encore celle de Lygie. Comprends-tu ?

 

Vinicius écoutait, mais comme s’il eût pensé à autre chose. Il dit enfin :

 

– Il faut que je la voie.

 

– Qui ? Lygie ?

 

– Lygie.

 

– Tu sais où elle est ?

 

– Non.

 

– Alors, tu vas te remettre à la chercher dans tous les vieux cimetières et au Transtévère ?

 

– Je ne sais, mais il faut que je la voie.

 

– Bien. Quoique chrétienne, elle se montrera peut-être plus raisonnable que toi ; c’est même certain, si elle ne veut pas causer ta perte.

 

Vinicius haussa les épaules.

 

– Elle m’a délivré des mains d’Ursus.

 

– En ce cas, hâte-toi, car Barbe d’Airain ne va pas tarder à partir. Et les arrêts de mort peuvent aussi être signés à Antium.

 

Mais Vinicius ne l’écoutait point : il ne songeait qu’au moyen de revoir Lygie.

 

Or, le lendemain, survint une circonstance qui pouvait lever toutes les difficultés. Chilon se présenta chez Vinicius à l’improviste.

 

Il arriva, maigre, déguenillé, la famine peinte sur le visage ; mais les serviteurs, ayant reçu jadis l’ordre de le laisser pénétrer à toute heure du jour et de la nuit, n’osèrent l’arrêter au passage. Il entra directement dans l’atrium et, se plaçant devant Vinicius, il dit :

 

– Que les dieux t’octroient l’immortalité et partagent avec toi l’empire du monde !

 

Sur le moment, Vinicius eut envie de le faire jeter dehors. Mais le Grec pouvait savoir quelque chose sur Lygie, et la curiosité fut plus forte que le dégoût.

 

– C’est toi ? – demanda-t-il. – Que deviens-tu ?

 

– Cela va mal, fils de Jupiter, – répondit Chilon. – La véritable vertu est une marchandise dont personne ne s’inquiète aujourd’hui et le sage doit s’estimer heureux si, tous les cinq jours, il a de quoi acheter chez le boucher une tête de mouton et la ronger dans son taudis, en l’arrosant de ses larmes. Ah ! seigneur, tout ce que tu m’avais donné, je l’ai dépensé à acheter des livres chez Atractus. Ensuite, on m’a volé, on m’a dévalisé ; la femme qui transcrivait mes leçons a pris la fuite, emportant le reste de ce que je devais à ta générosité. Je suis un misérable, mais à qui m’adresser, sinon à toi, Sérapis, à toi que j’aime, que j’adore et pour qui j’ai risqué ma vie ?

 

– Que viens-tu faire ici et qu’apportes-tu ?

 

– J’implore ton aide, Baal, et je t’apporte ma misère, mes larmes, mon amour, et aussi des nouvelles que j’ai recueillies pour toi. Te souviens-tu, seigneur, qu’un jour je t’ai dit que j’avais cédé à une esclave du divin Pétrone un fil de la ceinture de la Vénus de Paphos… Je me suis informé si elle s’en était bien trouvée, et toi, fils du Soleil, qui sais tout ce qui se passe dans cette maison, tu n’ignores pas ce qu’y est maintenant Eunice. J’ai encore un autre fil pareil. Je l’ai gardé pour toi, seigneur…

 

Mais il s’interrompit en voyant la colère s’amonceler entre les sourcils de Vinicius, et, pour parer à un éclat, il s’empressa d’ajouter :

 

– Je sais où demeure la divine Lygie ; je te montrerai, seigneur, la maison et la ruelle…

 

Vinicius domina l’émotion provoquée en lui par cette nouvelle et demanda :

 

– Où est-elle ?

 

– Chez Linus, un ancien des prêtres chrétiens. Elle y est en compagnie d’Ursus, qui va, comme autrefois, chez un meunier du même nom que ton intendant, Demas… oui, Demas !… Ursus y travaille la nuit ; si donc on cerne la maison pendant la nuit on ne l’y rencontrera pas… Linus est vieux, et, à part lui, il n’y a que deux femmes plus vieilles encore.

 

– D’où sais-tu tout cela ?

 

– Tu te souviens, seigneur, que les chrétiens m’ont eu entre leurs mains et m’ont épargné. Glaucos se trompe, il est vrai, en m’accusant de son malheur. Cependant, le pauvre y croyait ; il y croit encore, et cela ne l’a pas empêché de me faire grâce. Ne t’étonne donc pas, seigneur, que j’aie le cœur plein de gratitude. Je suis un homme du bon vieux temps. Aussi j’ai pensé : Faut-il donc que je néglige mes amis et mes bienfaiteurs ? Par la Cybèle de Galatie, j’en suis incapable. Au début, j’étais retenu par la crainte de voir les chrétiens mal interpréter mes intentions ; mais l’affection que je leur ai vouée a banni toute cette crainte, et ce qui m’a surtout encouragé, c’est la facilité avec laquelle ils pardonnent les offenses. Ne serait-ce pas manquer de cœur de ne pas me préoccuper de ce qu’ils deviennent, comment va leur santé et où ils demeurent ? Mais avant tout, c’est à toi que je pensais, seigneur. Notre dernière expédition a tourné en désastre, et un fils de la Fortune peut-il se résigner à cette idée ? C’est pourquoi je t’ai préparé la victoire. La maison est isolée. Tu peux l’entourer d’esclaves, si bien qu’un rat même ne s’en échapperait pas. Ô seigneur ! il dépend de toi seul que cette nuit même, cette magnanime fille de roi soit ici. Mais, si cela réussit, n’oublie pas que le pauvre et affamé fils de mon père y aura grandement contribué.

 

Le sang afflua à la tête de Vinicius. La tentation s’empara de nouveau de tout son être. Oui, c’était un moyen et, cette fois, un moyen sûr. Lygie chez lui, qui donc la lui enlèverait ? Lygie devenue sa maîtresse, que pourrait-elle faire, sinon le demeurer toujours ? Périssent toutes les doctrines ! Que lui importeraient alors les chrétiens, avec leur miséricorde et leur morne croyance ? N’était-il pas grand temps de secouer tout cela ? N’était-il pas grand temps de se remettre à vivre comme tout le monde ? Quant au parti que prendrait ensuite Lygie, comment elle concilierait sa nouvelle situation avec sa doctrine, c’était là chose secondaire, sans réelle importance ! Avant tout, elle serait à lui, pas plus tard qu’aujourd’hui. Et puis, savoir si, avec toute sa doctrine, elle ne serait pas séduite au contact d’un monde nouveau, fait de luxe et de plaisir. Et cela pouvait se réaliser aujourd’hui même. Il suffisait de retenir Chilon et de donner des ordres, la nuit venue. Et il en résulterait un bonheur sans fin !

 

« Qu’a été ma vie ? – songea Vinicius. – Une souffrance, une passion inassouvie et une série de questions demeurées sans réponse. De la sorte, tout sera rompu, tout sera terminé ! » À vrai dire, il se souvint qu’il avait juré de ne plus porter la main sur elle. Mais sur quoi avait-il juré ? Pas sur les dieux, puisqu’il n’y croyait plus. Ni sur le Christ, puisqu’il n’y croyait pas encore. D’ailleurs, si elle se jugeait offensée, il l’épouserait et lui donnerait ainsi satisfaction. Oui, il s’y sentait obligé, puisque c’était à elle qu’il devait la vie.

 

Il se rappela alors le jour où, avec Croton, il avait pénétré dans son asile ; il se rappela le poing d’Ursus levé sur sa tête et tout ce qui s’en était suivi. Il la vit penchée sur la couche où il était étendu, vêtue comme une esclave, belle comme une divinité bienfaisante et vénérée. Malgré lui, ses yeux se tournèrent vers le lararium, vers cette petite croix qu’elle lui avait laissée en le quittant. La récompenserait-il donc de tout cela par un nouvel attentat ? La traînerait-il par les cheveux au cubicule, comme une esclave ? Et comment pourrait-il le faire, puisqu’il n’avait pas uniquement le désir de la posséder, mais qu’il l’aimait, et qu’il l’aimait justement telle quelle, comme elle était ? Et soudain, il sentit qu’il ne lui suffisait pas de l’avoir chez lui, telle qu’une esclave, et de la tenir dans ses bras ; son amour exigeait davantage : sa volonté à elle, son amour, son âme. Que bénie soit cette demeure, si elle y entrait de plein gré, et bénis cet instant, ce jour, bénie la vie ! Alors leur bonheur à tous deux serait vaste comme une mer sans limites et lumineux comme le soleil. Mais l’enlever de force, ce serait tuer à jamais ce bonheur, et, par là même, détruire et souiller tout ce qu’il y a dans la vie de plus précieux et de plus cher.

 

À présent, rien que d’y penser l’indignait. Il regarda Chilon qui, en l’examinant, avait glissé la main sous ses loques pour se gratter avec inquiétude. Il éprouva un indicible dégoût et l’envie le prit d’écraser son ancien complice comme on écrase un ver ou un serpent venimeux. Son parti était pris ; et comme il ne pouvait garder aucune mesure, il suivit l’impulsion de son impitoyable nature romaine : se tournant vers Chilon, il dit :

 

– Je ne ferai pas ce que tu me conseilles ; mais, pour ne pas te laisser partir sans avoir reçu la récompense méritée, je vais te faire donner trois cents coups de verges dans mon ergastule.

 

Chilon était devenu blême. Le beau visage de Vinicius exprimait tant de froide cruauté que le Grec ne put se leurrer plus longtemps de l’espoir que la récompense promise n’était qu’une simple plaisanterie.

 

Il se jeta à genoux et, plié, se mit à geindre d’une voix entrecoupée :

 

– Comment, roi de Perse ! Pourquoi !… Pyramide de grâce ! Colosse de miséricorde ! pourquoi ?… Je suis vieux, affamé, misérable… Je t’ai servi… Est-ce ainsi que tu m’en récompenses ?

 

– Comme toi les chrétiens, – répliqua Vinicius.

 

Et il appela son intendant.

 

Chilon rampa aux genoux de Vinicius, les saisit convulsivement et, le visage couvert d’une pâleur mortelle :

 

– Seigneur, seigneur !… Je suis vieux ! cinquante, pas trois cents… Cinquante, c’est assez !… Cent, pas trois cents !… Pitié ! pitié !

 

Vinicius le repoussa et donna l’ordre. En un clin d’œil, deux robustes quades accoururent et saisirent Chilon par les quelques cheveux qui lui restaient, lui recouvrirent la tête de ses propres guenilles et le traînèrent dans l’ergastule.

 

– Au nom du Christ ! – gémit Chilon de la porte du corridor.

 

Vinicius resta seul. L’ordre qu’il venait de donner l’avait excité et ranimé. Il s’efforçait à présent de réunir et de coordonner ses idées éparses. Il se sentait grandement soulagé et la victoire remportée sur lui-même stimulait son courage. Il pensait avoir fait un grand pas pour se rapprocher de Lygie et qu’une récompense exceptionnelle l’attendait. De prime abord, il ne se rendit pas compte de son injustice envers Chilon, fouetté aujourd’hui pour le même motif qui lui valait naguère une récompense : il était encore trop Romain pour compatir à la souffrance d’autrui et pour se tourmenter l’esprit à propos d’un misérable Grec. Toute réflexion faite, il eût même jugé que c’était justice de châtier ce gredin. Mais il songeait à Lygie : « Non, je ne te rendrai pas le mal pour le bien, et plus tard, en apprenant comment j’ai traité celui qui m’excitait à porter la main sur toi, tu m’en seras reconnaissante. » Soudain, il se demanda si sa conduite à l’égard de Chilon serait approuvée par Lygie. La doctrine qu’elle professait ne commandait-elle pas le pardon ? Les chrétiens avaient pardonné au misérable, et ils avaient des motifs bien autrement sérieux de se venger de lui. Alors seulement ce cri : « Au nom du Christ ! » retentit dans son âme. Il se souvint qu’un cri semblable avait sauvé Chilon des mains du Lygien, et il résolut de réduire la peine.

 

Il allait, dans ce but, faire appeler son intendant, quand celui-ci se présenta de lui-même pour lui annoncer :

 

– Seigneur, le vieillard a perdu connaissance et peut-être est-il mort ? Faut-il continuer à le fouetter ?

 

– Qu’on le fasse revenir à lui et qu’on me l’amène.

 

Le chef de l’atrium disparut derrière la portière ; mais il était sans doute difficile de ranimer le Grec, et Vinicius commençait à s’impatienter, quand les esclaves introduisirent Chilon, et sur un signe, se retirèrent.

 

Chilon était blanc comme un linge et des filets de sang découlaient au long de ses jambes jusque sur la mosaïque de l’atrium. Mais il avait complètement repris ses sens et, tombant à genoux, il dit, les bras étendus :

 

– Merci, seigneur ! tu es miséricordieux et grand.

 

– Chien, – fit Vinicius, – sache que je t’ai pardonné au nom de ce Christ à qui moi-même je dois la vie.

 

– Seigneur ! Je le servirai, Lui, et toi aussi.

 

– Tais-toi et écoute. Lève-toi ! Tu viendras avec moi pour me montrer la maison où demeure Lygie.

 

Chilon se releva, mais à peine sur ses jambes il pâlit de nouveau et gémit d’une voix faible :

 

– Seigneur, j’ai réellement faim… J’irai seigneur, j’irai ! Mais je n’ai plus de forces… Fais-moi donner au moins les restes de l’écuelle de ton chien et j’irai !…

 

Vinicius lui fit servir à manger et le gratifia d’une pièce d’or et d’un manteau. Mais Chilon, affaibli par les coups et la faim, ne put marcher, même après ce repas, et malgré sa crainte que Vinicius crût, non à de la faiblesse, mais à de la résistance, et donnât l’ordre de le châtier de nouveau :

 

– Si seulement du vin me réchauffait, – gémissait-il en claquant des dents, – je pourrais marcher aussitôt. J’irais même jusque dans la Grande-Grèce.

 

Ses forces peu à peu revenues, ils sortirent. La route était longue, Linus habitant, comme la plupart des chrétiens, au Transtévère, non loin de la demeure de Myriam. Enfin, Chilon désigna à Vinicius une petite maison isolée, entourée d’un mur tout tapissé de lierre.

 

– C’est là, seigneur.

 

– Bien, – répondit Vinicius ; – à présent, va-t’en, mais écoute auparavant ceci : Oublie que tu m’as servi ; oublie où demeurent Myriam, Pierre et Glaucos ; oublie de même cette maison et tous les chrétiens. Chaque mois, tu viendras trouver mon affranchi Demas, qui te comptera deux pièces d’or. Mais si tu continues à espionner les chrétiens, je te ferai fouetter à mort, ou bien je te livrerai au Préfet de la Ville.

 

Chilon s’inclina et dit :

 

– J’oublierai.

 

Mais, dès que Vinicius eut disparu au tournant de la ruelle, il s’écria, le poing tendu vers lui :

 

– Par Até et par la Furie ! je n’oublierai pas !

 

Puis il perdit de nouveau connaissance.

 

Chapitre XXXIII.

Vinicius se rendit tout droit à la maison de Myriam. Devant la porte cochère, il rencontra Nazaire, qui se troubla à sa vue. Il le salua avec affabilité et lui demanda de le conduire auprès de sa mère.

 

Dans la maisonnette, outre Myriam, il trouva Pierre, Glaucos, Crispus, et aussi Paul de Tarse, revenu dernièrement de Fragella. À la vue du jeune tribun, l’étonnement se peignit sur tous les visages, tandis qu’il disait :

 

– Je vous salue au nom du Christ que vous honorez.

 

– Que son nom soit glorifié dans tous les siècles !

 

– J’ai connu vos vertus et j’ai éprouvé votre bonté : c’est pourquoi je viens en ami.

 

– Et nous te saluons en ami, – répondit Pierre. – Assieds-toi, seigneur, et partage notre repas ; tu es notre hôte.

 

– Je partagerai votre repas ; mais avant, écoutez-moi. Toi, Pierre, et toi, Paul, je veux vous donner une preuve de ma sincérité : je sais où est Lygie ; j’étais tout à l’heure devant la maison de Linus, tout près d’ici. J’ai sur elle les droits que m’a octroyés César et, dans mes diverses maisons, je possède près de cinq cents esclaves ; je pourrais donc faire cerner son refuge et m’emparer d’elle, ce que pourtant je n’ai pas fait, ce que je ne ferai pas.

 

– Pour cela, la bénédiction du Seigneur s’étendra sur toi et ton cœur sera purifié, – dit Pierre.

 

– Merci ; mais écoute encore : je ne l’ai pas fait, bien que je languisse après elle et que je souffre. Naguère, avant d’être venu parmi vous, je l’aurais sûrement enlevée et je l’aurais gardée de force ; mais si je ne professe ni vos vertus, ni vos doctrines, elles ont, néanmoins, changé quelque chose en mon âme, et je n’ose plus recourir à la violence. Je ne sais comment c’est arrivé, mais c’est ainsi. Je m’adresse donc à vous, qui remplacez le père et la mère de Lygie, et je vous dis : Donnez-la-moi pour épouse, et je vous jure que non seulement je ne lui défendrai pas de confesser le Christ, mais que je me mettrai aussi à suivre Sa doctrine.

 

Il parlait la tête haute, d’une voix assurée ; pourtant il était ému et ses jambes tremblaient sous son manteau. Un silence ayant accueilli ses paroles, il reprit, comme pour prévenir une réponse défavorable :

 

– Les obstacles sont nombreux, je le sais, mais je l’aime comme la prunelle de mes yeux et, quoique pas encore chrétien, je ne suis ni votre ennemi, ni celui du Christ. Je veux agir à votre égard en toute sincérité, afin d’acquérir votre confiance. Il y va de ma vie et je ne vous cache rien. Peut-être qu’un autre vous dirait : « Baptisez-moi ! » Moi, je vous répète : « Éclairez-moi ! » Je crois que le Christ est ressuscité, parce que ceux qui l’affirment sont des gens qui vivent dans la vérité et qui l’ont vu après sa mort. L’ayant éprouvé par moi-même, je crois que votre doctrine engendre la vertu, la justice et la miséricorde, et non pas les crimes dont on vous accuse. J’en connais peu de chose. Je n’en sais que ce que j’ai appris par vous, par Lygie, et ce que j’ai vu de vos actes. Pourtant, votre doctrine m’a déjà bien changé. Autrefois, je tenais mes serviteurs d’une main de fer : maintenant, cela m’est impossible. J’ignorais la pitié : à présent, je la connais. J’aimais les plaisirs : or, je me suis enfui de l’étang d’Agrippa, parce que le dégoût m’y suffoquait. Jadis, j’avais foi dans la violence : j’y ai renoncé. Sachez que j’ai pris en horreur les orgies, le vin, le chant, les cithares, les couronnes de roses, et que la cour de César, les chairs nues et toutes les folies m’écœurent. Plus je pense que Lygie est pure comme la neige des montagnes et plus je l’aime ; et songeant que c’est grâce à votre doctrine qu’elle est ainsi, j’aime cette doctrine et je veux la connaître ! Mais je ne la comprends pas, et, ne sachant si je pourrai m’y conformer et si ma nature pourra la supporter, je languis, comme emprisonné, dans l’incertitude et les tourments.

 

Une ride douloureuse se creusa entre ses sourcils, et ses joues s’empourprèrent ; puis il continua, précipitant ses paroles et avec une émotion croissante :

 

– Vous le voyez ! Torturé par mon amour, je le suis aussi par le doute. Votre doctrine, m’a-t-on dit, ne tient compte ni de la vie, ni des joies humaines, ni du bonheur, ni des lois, ni de l’ordre, ni de l’autorité, ni de la puissance romaine. En est-il vraiment ainsi ? On m’a même dit que vous étiez des fous. Dites-moi, qu’apportez-vous ? Est-ce un péché que d’aimer ? que d’éprouver de la joie ? que de vouloir le bonheur ? Êtes-vous les ennemis de la vie ? Les chrétiens doivent-ils rester pauvres ? Dois-je renoncer à Lygie ? Quelle est votre vérité ? Vos actions et vos paroles sont pures comme l’eau d’une source, mais qu’y a-t-il au fond de cette source ? Vous le voyez, je suis sincère. Dissipez donc les ténèbres qui m’environnent. On m’a dit encore : la Grèce a enfanté la sagesse et la beauté, Rome la puissance, mais eux, qu’apportent-ils ? Alors, dites-le-moi, qu’apportez-vous ? Si, derrière votre porte se trouve la lumière, ouvrez-moi !

 

– Nous apportons l’amour, – répondit Pierre.

 

Et Paul de Tarse ajouta :

 

– Parlerions-nous tous les langages des hommes et des anges, sans l’amour, que nous serions seulement de l’airain qui résonne.

 

Le cœur du vieil Apôtre était ému par cette âme au supplice qui, tel un oiseau en cage, s’élançait vers l’espace ; il étendit les mains vers Vinicius :

 

– Frappez, et l’on vous ouvrira. La grâce du Seigneur est sur toi ; je te bénis donc, toi, et ton âme, et ton amour, au nom du Rédempteur du monde !

 

Déjà très ému auparavant, Vinicius, en entendant ces paroles, s’élança vers Pierre, et alors se produisit une chose inouïe : ce descendant des quintes, qui naguère encore ne voulait pas reconnaître un homme dans un étranger, saisit la main du vieux Galiléen et y appuya ses lèvres avec reconnaissance.

 

Pierre se réjouit, comprenant que la semence était tombée sur un bon terrain et que son filet de pêcheur venait d’amener une âme de plus.

 

Les assistants ne se réjouissaient pas moins de ce témoignage de respect envers l’Apôtre de Dieu et ils s’écrièrent d’une seule voix :

 

– Gloire au Seigneur dans les cieux !

 

Vinicius se leva, le visage rayonnant :

 

– Je vois que le bonheur peut résider parmi vous, puisque je me sens heureux, et j’espère que vous me convaincrez aussi bien sur les autres points. Mais cela n’aura pas lieu à Rome ; César part pour Antium et j’ai reçu l’ordre de l’y suivre. Vous savez que désobéir, c’est encourir la mort. Si donc j’ai trouvé grâce à vos yeux, venez avec moi pour m’enseigner votre vérité. Là-bas, vous serez plus en sécurité que moi-même ; vous pourrez, parmi cette foule, propager la vérité à la cour même de César. On dit qu’Acté est chrétienne ; il y a aussi des chrétiens parmi les prétoriens, car j’ai vu de mes propres yeux des soldats s’agenouiller devant toi, Pierre, à la Porte Nomentane. Je possède une villa à Antium ; nous nous y réunirons, à la barbe de Néron, pour écouter votre enseignement. Glaucos m’a dit que, pour une seule âme, vous étiez prêts à vous transporter jusqu’aux confins du monde ; faites donc pour moi ce que vous avez fait pour d’autres, en faveur de qui vous avez quitté votre Judée ; faites-le et n’abandonnez pas mon âme.

 

Eux constataient avec joie la victoire de leur doctrine et le retentissement qu’aurait dans le monde païen la conversion d’un augustan, rejeton d’une des plus vieilles familles de Rome. Ils étaient prêts, en effet, à aller jusqu’aux confins du monde pour une seule âme humaine, et, depuis la mort du Maître, ils ne faisaient pas autre chose. Aussi, l’idée même de refuser ne leur était pas venue. Pierre, étant le pasteur de la communauté entière, ne pouvait partir ; mais Paul de Tarse, à peine de retour d’Aricie et de Fregella, et qui se préparait à un long voyage en Orient pour y visiter les Églises et stimuler de nouveau leur ferveur, consentit à accompagner le jeune tribun à Antium. De là, il lui serait facile de trouver un navire qui le transporterait dans les eaux grecques.

 

Vinicius, tout attristé qu’il fût de ce que Pierre, à qui il avait tant de gratitude, fût empêché de venir, n’en remercia pas moins cordialement ; puis il se tourna vers le vieil Apôtre pour lui adresser une dernière requête :

 

– Sachant où demeure Lygie, – dit-il, – je pourrais aller moi-même la trouver et lui demander, comme il est juste, si elle voudra bien m’accepter pour époux lorsque mon âme sera devenue chrétienne ; mais je préfère te prier, toi Apôtre, de me permettre de la voir ou de me conduire toi-même vers elle. J’ignore combien de temps il me faudra rester à Antium. Souvenez-vous qu’auprès de César, nul n’est sûr du lendemain. Pétrone lui-même m’a averti que je n’y serais guère en sûreté. Que je la voie avant mon départ, que je rassasie mes yeux de sa présence, que je sache si elle oubliera le mal que je lui ai fait et si elle voudra partager la vie de bien que je lui offre.

 

L’apôtre Pierre sourit avec bonté, en disant :

 

– Qui donc te refuserait cette joie méritée, mon fils ?

 

Vinicius s’inclina de nouveau pour lui baiser les mains, car il ne pouvait cacher son bonheur ; l’Apôtre le prit par les tempes et ajouta :

 

– Ne crains pas César. En vérité, je te le dis, il ne tombera pas un cheveu de ta tête.

 

Puis, il envoya Myriam chercher Lygie, en lui recommandant de ne pas dire qui se trouvait parmi eux, afin de réserver également une grande joie à la jeune fille.

 

La distance était courte. Bientôt les assistants virent revenir, parmi les myrtes du petit jardin, Myriam conduisant Lygie par la main.

 

Vinicius voulut courir à sa rencontre, mais la vue de cet être si cher paralysa ses forces et il resta immobile, le cœur battant à se rompre, les jambes flageolantes, infiniment plus ému que la première fois où il avait entendu siffler les flèches des Parthes.

 

Elle entra sans rien soupçonner et, à la vue de Vinicius, elle s’arrêta comme pétrifiée. Son visage se couvrit de rougeur, puis pâlit aussitôt après, et, de ses yeux étonnés et remplis d’effroi, elle se mit à regarder les assistants.

 

Elle ne vit que des regards lumineux et pleins de bonté. L’apôtre Pierre s’approcha d’elle et lui dit :

 

– Lygie, l’aimes-tu toujours ?

 

Il y eut un moment de silence. Ses lèvres tremblèrent comme celles d’un enfant prêt à pleurer et qui, coupable, est obligé de confesser sa faute.

 

– Réponds, – dit l’Apôtre.

 

Alors, d’une voix humble et craintive, elle balbutia en tombant aux pieds de Pierre :

 

– Oui…

 

Au même instant, Vinicius s’agenouilla auprès d’elle. Pierre posa ses mains sur leurs têtes en disant :

 

– Aimez-vous en Notre-Seigneur et pour Sa gloire, car il n’y a point de péché dans votre amour.

 

Chapitre XXXIV.

En se promenant dans le jardin, Vinicius racontait à Lygie, rapidement, en des mots venant du fond du cœur, ce que l’instant d’avant il avait avoué aux Apôtres : le trouble de son âme, les transformations qui s’étaient opérées en lui, et enfin cette profonde tristesse qui avait assombri sa vie depuis qu’elle avait quitté la demeure de Myriam. Il lui avoua qu’il avait essayé, mais en vain, de l’oublier. Il lui rappela la petite croix, faite de minces branches de buis, qu’elle lui avait laissée, qu’il avait placée dans son lararium et qu’involontairement il vénérait comme quelque chose de divin. Il s’attristait chaque jour d’autant plus que son amour devenait plus profond, cet amour qui déjà, dans la maison d’Aulus, s’était complètement emparé de lui. Aux autres, les Parques tissent le fil de la vie ; le fil de la sienne était tissé par l’amour, le chagrin et la tristesse. Ses actes étaient mauvais, mais c’était son amour qui les dictait. Il l’avait aimée chez les Aulus et au Palatin ; il l’avait aimée quand il l’avait vue à l’Ostrianum, écoutant les paroles de Pierre ; de même lorsqu’il était venu avec Croton pour l’enlever, et quand elle veillait auprès de sa couche, et lorsqu’elle l’avait quitté. Et voici que Chilon, ayant découvert sa retraite, était venu lui conseiller de s’emparer d’elle ; mais il avait châtié le Grec, préférant demander aux Apôtres la parole de vérité, et elle comme fiancée… Béni l’instant où cette inspiration lui était venue, puisque maintenant il était près d’elle et qu’elle ne le fuirait plus, comme elle avait fui de la demeure de Myriam.

 

– Ce n’est pas toi que je fuyais, – déclara Lygie.

 

– Et qui donc ?

 

Elle leva sur lui ses yeux de pâle iris, puis, inclinant son visage troublé, elle murmura :

 

– Tu le sais…

 

Suffoqué par l’excès de son bonheur, Vinicius garda un instant le silence. Puis il se remit à lui raconter comment peu à peu ses yeux s’étaient ouverts, comment il l’avait reconnue différente de toutes les femmes de Rome et ne ressemblant peut-être qu’à la seule Pomponia. D’ailleurs, il ne parvenait pas à lui expliquer clairement ses sentiments, dont lui-même ne se rendait pas très bien compte. Il avait découvert en elle une beauté toute particulière et jusqu’alors inconnue, non pas seulement une statue, mais aussi une âme. Il la combla de joie en lui disant qu’il l’avait aimée davantage encore quand elle l’avait fui, et qu’au foyer domestique elle serait pour lui une sainte.

 

Puis il lui prit les mains, sans plus rien pouvoir lui dire, la regardant avec ravissement, comme rentré en possession de son bonheur, et répétant son nom pour se convaincre qu’il l’avait retrouvée, qu’il était vraiment près d’elle.

 

– Ô Lygie ! Lygie !…

 

Il lui demanda enfin ce qui se passait dans son âme, et elle lui avoua qu’elle l’aimait déjà dans la maison des Aulus et que si, du Palatin, il l’avait reconduite chez eux, elle leur aurait fait part de son amour et aurait essayé d’apaiser leur courroux contre lui.

 

– Je te jure, – dit Vinicius, – que je n’ai pas même eu la pensée de t’enlever aux Aulus. Pétrone te le racontera quelque jour : je lui avais déclaré déjà que je t’aimais et désirais t’épouser. Je lui avais dit : « Qu’elle enduise ma porte de graisse de loup et qu’elle prenne place à mon foyer », mais il s’était moqué de moi et avait suggéré à César l’idée de te réclamer comme otage pour te remettre entre mes mains. Que de fois je l’ai maudit, dans mes accès de chagrin ! Mais c’est peut-être un heureux sort qui l’a voulu ainsi : je n’aurais pas connu les chrétiens et ne t’aurais point comprise…

 

– Crois-moi, Marcus, – répondit Lygie, – c’est le Christ qui a voulu t’amener à Lui.

 

Vinicius, surpris, releva la tête :

 

– C’est vrai, – dit-il avec vivacité. – Tout ce qui s’est passé est si étrange ! En te cherchant, j’ai appris à connaître les chrétiens… À l’Ostrianum, j’ai écouté avec étonnement l’Apôtre, car jamais encore je n’avais entendu pareils discours. C’est qu’alors tu priais pour moi.

 

– Oui, – répondit Lygie.

 

Ils passèrent près d’une tonnelle tapissée d’un lierre touffu et s’approchèrent de l’endroit où Ursus, après avoir étranglé Croton, s’était jeté sur Vinicius.

 

– Ici, sans toi je serais mort, – dit le jeune homme.

 

– Ne me le rappelle pas, – protesta Lygie, – et n’en garde pas rancune à Ursus.

 

– Pourrais-je me venger sur lui de t’avoir défendue ? Si c’était un esclave, je lui donnerais sur-le-champ la liberté.

 

– Si c’était un esclave, il y a longtemps que les Aulus l’auraient affranchi.

 

– Te souviens-tu que je voulais te rendre aux Aulus ? Mais tu m’as répondu que César pourrait l’apprendre et se venger sur eux. Eh bien ! maintenant, tu les verras aussi souvent que tu le voudras.

 

– Pourquoi, Marcus ?

 

– Je dis « maintenant », mais je pense à l’avenir, quand tu seras à moi. C’est bien cela. Si alors César me demande ce que j’ai fait de l’otage qu’il m’a confiée, je lui répondrai : « Je l’ai épousée et elle voit les Aulus avec mon consentement. » Il ne séjournera pas longtemps à Antium, car il lui tarde d’aller en Achaïe, et d’ailleurs, rien ne m’obligera à le voir chaque jour. Quand Paul de Tarse m’aura enseigné votre vérité, je me ferai baptiser et je rentrerai à Rome ; je regagnerai l’amitié des Aulus, qui précisément doivent rentrer prochainement en ville, et il n’y aura plus d’obstacles. Alors, j’irai te prendre et je t’installerai à mon foyer. Ô carissima ! carissima !

 

Il tendit les bras, comme s’il prenait le ciel à témoin, tandis que Lygie levait sur lui ses yeux rayonnants et répondait :

 

– Et moi alors je te dirai : « Là où tu seras, Caïus, là je serai, Caïa. »

 

– Non, Lygie, – s’écria Vinicius, – je te jure que jamais femme n’aura été honorée dans la maison de son mari comme tu le seras dans la mienne !

 

Ils marchèrent en silence, enivrés d’un incommensurable bonheur ; ils étaient semblables à des dieux et si beaux qu’on eût dit que le printemps les avait fait éclore en même temps que les fleurs.

 

Ils s’arrêtèrent sous un cyprès, à l’entrée de la maisonnette. Lygie s’adossa au tronc, tandis que Vinicius la suppliait de nouveau d’une voix tremblante :

 

– Donne l’ordre à Ursus d’aller chercher chez les Aulus tes parures et tes jouets et de les transporter chez moi.

 

Elle, rougissante comme une rose ou comme l’aurore, répondit :

 

– L’usage commande d’agir autrement…

 

– Je sais, c’est la pronuba[9] qui les apporte ordinairement derrière la fiancée, mais fais cela pour moi. Je les emporterai dans ma villa d’Antium et ils me parleront de toi.

 

Les mains jointes, il répétait comme un enfant qui désire quelque chose :

 

– Pomponia va revenir un de ces jours. Fais cela pour moi, divine, fais-le, carissima !

 

– Que Pomponia fasse comme elle voudra, – répondit Lygie, rougissant plus encore en songeant à la pronuba.

 

Ils se turent de nouveau, car l’amour rompait le souffle dans leurs poitrines. Lygie était adossée au cyprès ; son blanc visage se détachait dans l’ombre comme une fleur ; ses yeux étaient baissés et sa gorge se soulevait plus fréquemment, tandis que Vinicius, les traits altérés, pâlissait. Dans le silence de midi, ils entendaient battre leurs cœurs et, dans leur ivresse commune, ce cyprès, les buissons de myrte et le lierre de la tonnelle avaient pris pour eux l’aspect d’un jardin d’amour.

 

Myriam se montra à la porte et les invita à venir prendre part au déjeuner. Ils s’assirent entre les Apôtres qui les contemplaient avec ravissement, voyant en eux la génération nouvelle qui, eux morts, continuerait à semer le grain de la bonne doctrine.

 

Pierre rompit le pain et le bénit ; sur tous les visages se peignait la quiétude : un bonheur inexprimable emplissait la chambre.

 

– Vois, – dit enfin Paul en se tournant vers Vinicius, – si nous sommes les ennemis de la vie et de la joie.

 

Vinicius répondit :

 

– Je m’en aperçois bien. Jamais je n’ai été aussi heureux que parmi vous.

 

Chapitre XXXV.

Le soir même, en traversant le Forum pour rentrer chez lui, Vinicius aperçut, à l’entrée du Vicus Tuscus, la litière dorée de Pétrone, portée par huit Bithyniens. Il les arrêta d’un signe et s’approcha des rideaux.

 

– Que le sommeil te soit agréable et paisible ! – s’écria-t-il en riant à la vue de Pétrone endormi.

 

– Ah ! c’est toi ! – fit Pétrone en se réveillant. – Oui, je me suis assoupi après la nuit passée au Palatin. J’allais acheter de quoi lire à Antium… Quoi de neuf ?

 

– Tu cours les libraires ? – demanda Vinicius.

 

– Oui, je ne veux pas mettre en désordre ma bibliothèque ; aussi, je fais pour la route des provisions spéciales. Il a paru, à ce qu’on dit, quelque chose de Musonius et de Sénèque. Et puis, je suis à la recherche d’un Perse, et de certaine édition des églogues de Virgile qui me manque. Oh ! que je suis fatigué et que les mains me font mal, à force de déplier des rouleaux !… C’est qu’une fois entré dans une librairie, la curiosité vous prend de voir un peu de tout. Je suis allé chez Aviranus, chez Atractus sur l’Argiletum, après être passé chez les Sosius, dans le Vicus Sandalarius. Par Castor ! que j’ai sommeil !…

 

– Tu es allé au Palatin : c’est donc à moi de te demander ce qu’il y a de nouveau. Ou plutôt, sais-tu ? renvoie ta litière et tes livres et viens chez moi : nous parlerons d’Antium et d’autres choses encore.

 

– Bien – repartit Pétrone en quittant sa litière. – Tu dois au moins savoir qu’après-demain nous partons pour Antium.

 

– Comment pourrais-je le savoir ?

 

– Dans quel monde vis-tu donc ? Alors, je suis le premier à t’annoncer cette nouvelle ? Eh bien ! sois prêt pour après-demain. Les pois à l’huile d’olive n’ont pas plus garanti Barbe-d’Airain que le foulard enroulé autour de son gros cou : il est enroué. Si bien qu’on ne peut songer à remettre le voyage. Il maudit Rome et l’air qu’on y respire ; il voudrait la raser ou la détruire par le feu et veut au plus vite gagner la mer. Il prétend que les odeurs apportées par le vent des ruelles étroites le mèneront au tombeau. Aujourd’hui, on a fait dans tous les temples de grands sacrifices pour que la voix lui revienne, et malheur à Rome, surtout malheur au Sénat, s’il ne la recouvre sur-le-champ.

 

– Alors, c’est inutile d’aller en Achaïe.

 

– Penses-tu donc que notre César ne possède que cet unique talent ? – repartit en riant Pétrone. – Il s’exhibera aux jeux olympiques, comme poète, avec son incendie de Troie, comme conducteur de chars, comme musicien, comme athlète, et quoi encore ?… même comme danseur, et à chaque fois, il escamotera les couronnes destinées aux vainqueurs méritants. Sais-tu pourquoi ce singe est enroué ? N’a-t-il pas voulu, hier, égaler notre Pâris ? Il nous a dansé l’aventure de Léda, ce qui l’a mis en sueur ; et il a pris froid. Il était trempé et visqueux comme une anguille au sortir de l’eau. Il changeait de masque à tout moment, tournait comme une toupie, agitait les bras comme un matelot ivre, et le dégoût vous prenait de voir cet énorme ventre et ces jambes grêles. Pâris lui donnait des leçons depuis quinze jours : te figures-tu Ahénobarbe en Léda ou en cygne-dieu ? Quel cygne ! Parlons-en ! Mais il veut se montrer au public dans cette pantomime, à Antium d’abord, à Rome ensuite.

 

– On trouvait déjà scandaleux qu’il chantât en public ; mais songer que le César romain paraîtra comme mime sur la scène, non ! cela, Rome même ne le tolérera pas !

 

– Mon cher, Rome tolérera tout, et le Sénat votera des actions de grâces au « père de la patrie ».

 

Et un instant après, Pétrone ajouta :

 

– La foule est fière même que César lui serve de bouffon.

 

– Juges-en toi-même, peut-on s’avilir davantage ?

 

Pétrone haussa les épaules.

 

– Tu vis chez toi, plongé dans tes méditations, tantôt au sujet de Lygie, tantôt au sujet des chrétiens. Aussi, tu ne sais rien de ce qui s’est passé il y a quelques jours. Néron a publiquement épousé Pythagore. Il jouait le rôle de la jeune mariée. Cela semble le comble de la folie, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! les flamines sont venus et ont béni solennellement cette union. J’étais présent à la cérémonie. Je suis capable de tolérer bien des choses ; pourtant je me suis dit que les dieux, s’il y en a, devraient se manifester par quelque signe. Mais César ne croit pas aux dieux, ce en quoi il a raison.

 

– Puisqu’il est à lui seul grand prêtre, dieu et athée, – dit Vinicius.

 

Pétrone rit :

 

– C’est vrai. Cela ne m’était pas encore venu à l’esprit. Le monde n’a pas encore vu semblable cumul.

 

Puis il ajouta :

 

– Il faut dire aussi que ce grand prêtre qui ne croit pas aux dieux, et ce dieu qui raille ses confrères, les redoute comme athée.

 

– À preuve ce qui s’est passé dans le temple de Vesta.

 

– Quel monde !

 

– Tel monde, tel César ! Mais cela ne durera pas.

 

Tout en causant, ils arrivèrent chez Vinicius, qui demanda gaiement le repas du soir ; puis, s’adressant à Pétrone :

 

– Oui, mon cher, le monde doit se réformer, renaître.

 

– Ce n’est pas nous qui le réformerons, – riposta Pétrone, – ne fût-ce que parce que, sous le règne de Néron, l’homme ressemble trop à un papillon : il vit au soleil de la faveur et meurt au premier souffle de froideur impériale… Par le fils de Maïa ! je me demande parfois comment, même malgré lui, ce Lucius Saturninus a pu gagner ses quatre-vingt-treize ans et survivre à Tibère, à Caligula et à Claude ?… Mais assez causé de cela. Me permettras-tu d’envoyer ta litière chercher Eunice ? Je n’ai plus envie de dormir et voudrais me distraire. Fais venir pour le repas le joueur de cithare, ensuite nous parlerons d’Antiar. Il y faut songer, toi surtout.

 

Vinicius donna l’ordre d’aller chercher Eunice, tout en protestant qu’il ne songeait guère à se casser la tête à propos d’Antiar. Ceux-là pouvaient s’en tourmenter qui étaient incapables de vivre autrement que dans le rayonnement de la faveur de César.

 

– Le monde ne se borne pas au Palatin, surtout pour ceux qui ont autre chose dans l’esprit et dans l’âme.

 

Il disait cela avec tant de laisser-aller et de gaieté que Pétrone en fut frappé. Il le regarda et dit :

 

– Qu’as-tu donc ? Te voilà aujourd’hui tel que tu étais quand tu portais encore au cou la bulle d’or.

 

– Je suis heureux, – répondit Vinicius, – et c’est pour te le dire que je t’ai invité à venir chez moi.

 

– Mais que t’arrive-t-il ?

 

– Ce que je ne céderais pas pour tout l’empire romain.

 

Il appuya un coude sur un bras du fauteuil, posa sa tête sur sa main et se mit à parler, le visage souriant et le regard illuminé.

 

– Te souviens-tu du jour où nous sommes allés ensemble chez Aulus Plautius ? Là tu vis pour la première fois une divine jeune fille que tu qualifias toi-même des noms d’Aurore et de Printemps. Te rappelles-tu cette Psyché, cette incomparable, la plus belle des vierges et de toutes vos divinités ?

 

Pétrone le regardait, surpris, comme pour se convaincre qu’il avait tout son bon sens.

 

– Quelle langue parles-tu ? Évidemment, je me souviens de Lygie.

 

Et Vinicius de dire :

 

– Je suis son fiancé.

 

– Quoi ?…

 

Mais le jeune homme bondit de son siège et appela l’intendant.

 

– Fais entrer ici tous les esclaves, sans aucune exception. Vite.

 

– Tu es son fiancé ? – répéta Pétrone.

 

Il n’était pas revenu de son étonnement que les esclaves remplissaient le vaste atrium. Tout essoufflés, arrivaient des vieillards, des hommes mûrs, des femmes, des enfants des deux sexes. Ils envahissaient de plus en plus l’atrium. Dans le corridor, ou fauces, on entendait des interpellations dans toutes les langues. Enfin, tous les esclaves s’étant rangés entre les colonnes et le mur, Vinicius, debout près de l’impluvium, se tourna vers l’affranchi Demas et lui dit :

 

– Ceux qui servent dans ma maison depuis vingt ans auront à se présenter demain chez le préteur, qui leur accordera la liberté. Les autres recevront chacun trois pièces d’or et double ration pendant une semaine. Qu’on expédie aux ergastules de province l’ordre de lever toutes les punitions, de désenchaîner les prisonniers et de les nourrir convenablement. Ce jour est jour de bonheur pour moi, et je veux que la joie règne dans ma maison.

 

Ils restèrent muets un instant, n’en pouvant croire leurs oreilles ; puis toutes les mains se levèrent ensemble et toutes les bouches s’écrièrent :

 

– Aa ! seigneur ! Aaa !…

 

Vinicius les congédia d’un geste et, malgré leur envie de le remercier et de tomber à ses pieds, ils se répandirent en hâte dans la maison qu’ils remplirent de leurs cris d’allégresse depuis les sous-sols jusqu’au faîte.

 

– Demain, – dit Vinicius, – je les rassemblerai dans le jardin et leur ordonnerai de tracer devant eux les signes qu’ils voudront. Ceux qui dessineront un poisson seront affranchis par Lygie.

 

Mais Pétrone, habitué à ne s’étonner longtemps de rien, avait déjà repris son flegme :

 

– Un poisson ?… Ah ! je me souviens de ce que disait Chilon : c’est l’emblème des chrétiens.

 

Puis, tendant la main à Vinicius, il ajouta :

 

– Le bonheur est toujours là où chacun le voit. Que, durant de longues années, Flore sème des fleurs sous vos pas. Je te souhaite tout ce que tu peux te souhaiter.

 

– Merci ; je croyais que tu allais me dissuader, et, vois-tu, c’eût été peine perdue.

 

– Moi, te dissuader ? Pas le moins du monde. Je te dis au contraire que tu fais bien.

 

– Ah ! traître, – riposta gaiement Vinicius, – ne te souviens-tu donc pas de ce que tu m’as dit autrefois, en sortant de chez Græcina ?

 

Pétrone répondit paisiblement :

 

– Si, mais j’ai changé d’avis.

 

Et peu après, il ajouta :

 

– Mon cher, à Rome, tout change. Les maris changent de femmes, les femmes de maris ; pourquoi donc ne changerais-je pas d’avis ? Il s’en est fallu de peu que Néron épousât Acté, à qui l’on avait fabriqué à cet effet une origine royale. Eh bien quoi ? Il aurait une excellente épouse, et nous, nous aurions une excellente Augusta. Par Protée et par les abîmes de la mer ! je changerai d’avis chaque fois que je le croirai juste ou commode. Quant à Lygie, son origine royale est plus authentique que l’histoire des ancêtres troyens d’Acté. Mais toi, à Antium, prends garde à Poppée, car elle est vindicative.

 

– Je n’y songe même pas ! Il ne tombera pas un cheveu de ma tête à Antium.

 

– Tu t’illusionnes en croyant m’étonner encore une fois ; mais d’où te vient cette certitude ?

 

– L’apôtre Pierre me l’a dit.

 

– Ah ! l’apôtre Pierre te l’a dit ! À cela, rien à répliquer. Permets-moi cependant de prendre quelques précautions, pour le cas où l’apôtre Pierre se serait montré faux prophète ; car, si par hasard l’apôtre Pierre s’était trompé, il perdrait ta confiance, qui, à coup sûr, pourra dans la suite être utile à l’apôtre Pierre.

 

– Fais comme tu l’entendras, mais moi, j’ai foi en lui, et si tu crois me décourager en répétant dédaigneusement son nom, tu te trompes.

 

– Une dernière question : es-tu déjà chrétien ?

 

– Pas encore, mais Paul de Tarse m’accompagne pour m’enseigner la doctrine du Christ. Ensuite je recevrai le baptême… Car il est faux qu’ils soient, comme tu le disais, les ennemis de la vie et de la joie.

 

– Tant mieux pour toi et pour Lygie !

 

Puis, haussant les épaules, et comme se parlant à soi-même :

 

– L’habileté de ces gens à se faire des adeptes est stupéfiante. Et comme cette secte se propage !

 

Vinicius répondit avec chaleur, comme s’il était déjà baptisé :

 

– Oui, ils sont des milliers et des dizaines de mille à Rome, dans les villes d’Italie, en Grèce et en Asie. Il y a des chrétiens dans les légions et parmi les prétoriens ; il y en a jusque dans le palais de César. Des esclaves et des citoyens, des pauvres et des riches, des plébéiens et des patriciens professent cette doctrine. Sais-tu que l’on compte des chrétiens parmi les Cornelius, que Pomponia Græcina est chrétienne, qu’Octavie l’était de même, à ce qu’il paraît, et qu’Acté l’est à coup sûr ? Oui, cette religion envahit le monde, et seule elle est capable de le rénover. Ne hausse pas les épaules, car qui sait si, dans un mois ou dans un an, tu ne l’adopteras pas toi-même ?

 

– Moi ? – fit Pétrone, – non, parle Léthé, je ne l’adopterai pas, renfermât-elle la vérité et la sagesse humaine aussi bien que divine… Cela exigerait des efforts et il me déplait de me fatiguer ; des renoncements, et je n’aime renoncer à rien dans la vie. Avec ta nature enflammée et bouillante, on pouvait toujours s’attendre à cet avatar : mais moi ? j’ai mes gemmes, mes camées, mes vases et mon Eunice. Je ne crois pas à l’Olympe, mais je me l’arrange sur cette terre, et je m’efforcerai de fleurir jusqu’à ce que les flèches du divin archer me transpercent, ou que César m’intime l’ordre de m’ouvrir les veines. J’aime trop le parfum des violettes et mes aises dans mon triclinium. J’aime jusqu’à nos dieux… en tant que figures de rhétorique. J’aime aussi l’Achaïe, où je me prépare à suivre notre obèse César Auguste aux jambes grêles, l’incomparable, le divin Périodonicès… Hercule, Néron !…

 

Puis, il éclata de rire à la seule pensée qu’il pût adopter la doctrine des pêcheurs galiléens et il se mit à fredonner à mi-voix :

 

De myrtes verdoyants j’enguirlanderai mon glaive.

À l’exemple d’Armodios et d’Aristogiton.

 

Il s’arrêta, car le nomenclator annonçait Eunice.

 

On servit aussitôt le souper. Quand le joueur de cithare eut chanté plusieurs morceaux, Vinicius raconta à Pétrone la visite de Chilon, et comment cette visite lui avait inspiré l’idée d’aller trouver directement les Apôtres, idée qui lui était venue tandis qu’on châtiait Chilon.

 

Pétrone, repris de l’envie de dormir, passa la main sur son front et dit :

 

– L’idée était bonne, puisqu’elle a produit un bon résultat. Quant à Chilon je lui aurais remis cinq pièces d’or ; mais, du moment où tu avais donné l’ordre de le fustiger, mieux eût valu le faire mourir sous les coups ; sait-on, en effet, si un jour les sénateurs ne s’inclineront pas devant lui comme ils s’inclinent aujourd’hui devant notre chevalier de l’alène, Vatinius ? Bonne nuit.

 

Pétrone et Eunice déposèrent leurs couronnes et se retirèrent. Vinicius se rendit dans sa bibliothèque et écrivit à Lygie :

 

« Je veux qu’en ouvrant tes beaux yeux, ma divine, tu trouves un bonjour dans cette lettre. C’est pourquoi je t’écris ce soir, bien que je doive te voir demain. César part dans deux jours pour Antium et moi, hélas ! je suis forcé de l’y suivre. Je te l’ai dit déjà, désobéir serait exposer ma vie, et je n’aurais plus aujourd’hui le courage de mourir. Pourtant, si tu ne veux pas que je parte, réponds un seul mot et je reste : ce sera affaire à Pétrone d’écarter de moi le danger. En ce jour de joie, j’ai récompensé tous mes esclaves, et ceux qui servent chez moi depuis vingt ans iront demain chez le préteur pour être affranchis. Toi, ma très chère, tu dois m’en complimenter, car, à ce qu’il me semble, ceci est conforme à la douce doctrine que tu professes ; je l’ai fait à cause de toi. Je leur dirai que c’est à toi qu’ils doivent la liberté, afin qu’ils célèbrent ton nom.

 

« Par contre, je veux moi-même devenir l’esclave du bonheur, et ton esclave, et je souhaite ne jamais être affranchi. Maudits soient Antium et les voyages d’Ahénobarbe ! Trois et quatre fois heureux suis-je encore de ne point posséder l’érudition de Pétrone, car il me faudrait sans doute aller aussi en Achaïe. Mais ton souvenir me rendra moins pénibles les heures de la séparation. Chaque fois que je serai libre, je sauterai à cheval et galoperai jusqu’à Rome, afin de délecter mes yeux de ta vue et mes oreilles de ta voix si chère. Quand il me sera impossible de venir, je te dépêcherai un esclave pour te porter une lettre et s’informer de toi.

 

« Je te salue, ma divine, et me jette à tes genoux. Ne te mets pas en colère si je t’appelle divine : si tu me le défends, je t’obéirai ; mais aujourd’hui, je ne sais pas encore dire autrement. Je te salue du seuil de ta future demeure, je te salue de toute mon âme. »

 

Chapitre XXXVI.

On savait à Rome que César, en passant, visiterait Ostie, ou plutôt y visiterait le plus grand navire du monde, arrivé d’Alexandrie avec une cargaison de blé et que, de là, par la Voie Littorale, il gagnerait Antium. Des ordres avaient été donnés quelques jours à l’avance : aussi, de grand matin, près de la porte d’Ostie, se pressait une foule où la populace romaine, mêlée à toutes les nations de l’univers, venait se remplir les yeux du spectacle de la procession impériale, dont la plèbe ne pouvait jamais se rassasier.

 

Le trajet jusqu’à Antium n’était ni long, ni pénible ; dans cette cité, où se voyaient des palais et des villas magnifiques, on pouvait trouver tout ce qu’exigeaient non seulement le confort, mais le luxe le plus raffiné de cette époque. Néanmoins, César avait coutume d’emporter en voyage toutes les choses parmi lesquelles il aimait à vivre, depuis les instruments de musique et les objets usuels, jusqu’à des statues et des mosaïques qu’on installait durant les haltes, si courtes fussent-elles. Aussi, dans ses déplacements, était-il accompagné d’une armée entière de serviteurs, outre les escortes de prétoriens et les augustans, dont chacun traînait derrière lui une longue suite d’esclaves.

 

Ce jour-là, dès l’aube, des bergers de la Campanie, au visage hâlé et aux jambes enveloppées de peaux de bouc, avaient amené cinq cents ânesses destinées à fournir le lait nécessaire au bain de Poppée quand, le lendemain, elle arriverait à Antium. Avec des rires et des cris de joie, la populace regardait, dans la poussière tourbillonnante, le balancement des longues oreilles de ce troupeau, et elle écoutait avec satisfaction le claquement des fouets et les cris stridents des pâtres.

 

Après le passage du troupeau, une nuée de jeunes serviteurs envahit la route pour la balayer et la joncher de fleurs et d’aiguilles de pin. Dans la foule, on répétait avec fierté que toute la route, jusqu’à Antium, serait ainsi semée de fleurs recueillies dans les jardins privés, dans toute la campagne avoisinante, et même achetées très cher aux marchandes de la Porta Migionis. À mesure que la matinée s’avançait, la foule devenait plus dense. Quelques-uns avaient amené leur famille et, pour tuer le temps, ils étalaient des vivres sur les pierres destinées au nouveau sanctuaire de Cérès et déjeunaient en plein air. Çà et là s’étaient formés des groupes dont les premiers rangs étaient occupés par ceux qui jouissaient de plus d’expérience. On y pérorait sur le départ de César, sur ses voyages passés et sur les voyages en général. À ce propos, des marins et des vétérans contaient merveille de pays dont ils avaient entendu parler au cours de leurs expéditions lointaines et que nul pied romain n’avait foulés. Des citadins, qui oncques n’avaient dépassé la Voie Appienne, écoutaient bouche bée de fabuleux récits sur l’Inde et l’Arabie, sur cet îlot d’un archipel breton, hanté par les esprits, où Briarée enchaîna Saturne endormi, sur les contrées hyperboréennes, sur les mers de glace, sur la façon dont mugit l’Océan quand le soleil plonge en ses profondeurs. Tous ces récits trouvaient créance auprès de la foule, voire même auprès d’hommes comme Pline et Tacite. On racontait aussi que le navire qui attendait la visite de César transportait du blé pour deux ans, sans compter quatre cents passagers, autant d’équipage et quantité de bêtes féroces destinées au Cirque pour les jeux estivaux. D’où l’enthousiasme pour César, qui non seulement nourrissait son peuple, mais aussi l’amusait. Un chaleureux accueil attendait Néron.

 

Cependant apparut l’escadron des cavaliers numides de la garde prétorienne, vêtus de jaune et ceints de rouge ; d’énormes boucles d’oreilles jetaient un reflet doré sur leurs faces noires et les pointes de leurs lances de bambous scintillaient au soleil comme des flammes. La foule se tassait, pour voir de plus près ; mais des prétoriens à pied vinrent former la haie de chaque côté de la porte, afin de maintenir la voie libre. Et le défilé commença.

 

D’abord des chariots où s’empilaient des tentes rouges, violettes, blanches, celles-ci en neigeux tissus brodés de fils d’or, des tapis d’Orient, des tables de cyprès, des dalles de mosaïque, des ustensiles de cuisine, des cages renfermant des oiseaux rapportés de l’Orient, du Midi et du Couchant et dont les cervelles et les langues devaient être servies sur la table impériale, des amphores de vin, des paniers de fruits. Mais les objets qui risquaient de se détériorer sur les chariots étaient transportés à pied : il y avait une troupe de porteurs pour les ustensiles et les statuettes en bronze corinthien, une autre pour les vases étrusques, une autre pour les vases grecs et une autre encore pour les vases d’or, d’argent, ou de verre d’Alexandrie. De petits détachements de prétoriens, à pied ou à cheval, séparaient les groupes de porteurs et chaque groupe était surveillé par des gardiens armés de fouets dont les lanières se terminaient par des balles de plomb ou de fer. Ce cortège d’esclaves, portant avec attention et respect les précieux objets, semblait quelque solennelle procession religieuse, dont le caractère se dessina davantage lorsque vinrent les instruments de musique de César et de ses courtisans : harpes, luths grecs, luths hébraïques ou égyptiens, lyres, phormynx, cithares, flûtes, buccins, cymbales. À voir cette multitude d’instruments éclatants d’or, de bronze, de pierreries et de nacre, on eût pu croire que c’était Apollon ou Bacchus qui s’en allaient parcourir le monde. Puis apparurent, sur de splendides carruques, les acrobates, les danseurs, les danseuses, pittoresquement groupés, le thyrse à la main. Venaient ensuite les esclaves destinés aux jeux voluptueux : de jeunes garçons et des fillettes, cueillis en Grèce et en Asie Mineure, aux longs cheveux bouclés ramassés dans des résilles d’or, au visage merveilleux, mais enduit d’une épaisse couche de fard, de peur que leur teint délicat fût brûlé par le vent de la Campanie.

 

Puis c’était un nouveau bataillon de prétoriens, Sicambres géants, barbus, aux cheveux blonds ou roux ; devant eux, les porte-étendard, les imaginarii, haussaient les aigles romaines, les panneaux commémoratifs, les statuettes des dieux de la Germanie et de Rome et les bustes de César. Sous leurs peaux et leurs cuirasses saillaient leurs bras hâlés, vraies machines de guerre, aptes à supporter le pesant attirail de cette arme. La terre tremblait sous leurs pas cadencés, et eux, sûrs de leur force, qu’ils eussent pu tourner contre César lui-même, regardaient de haut la populace, oubliant que nombre d’entre eux étaient aussi en loques quand ils étaient arrivés dans cette ville. Mais il n’y en avait là qu’une poignée infime, le gros des forces prétoriennes étant demeuré dans ses casernes pour maintenir l’ordre dans la ville.

 

Derrière les Sicambres venaient les lions et les tigres de Néron, harnachés pour être attelés aux chars quand il lui plaisait d’imiter Dionysos. Des Hindous et des Arabes les conduisaient avec des laisses d’acier tellement surchargées de fleurs qu’on eût dit des guirlandes ; et les fauves, domptés par d’habiles bestiaires, regardaient la foule, de leurs yeux glauques et somnolents, soulevant par instants leur tête énorme pour humer le relent des corps humains et se pourlécher les lèvres de leur langue rugueuse.

 

Puis suivaient des litières et des chars impériaux, petits ou grands, dorés ou pourpres, incrustés d’ivoire, de perles, ou scintillant de pierres précieuses, et un détachement de prétoriens, équipés à la romaine, uniquement composé de volontaires d’Italie[10], un gros d’esclaves élégants et d’éphèbes, et enfin César, dont les cris de la foule signalaient l’approche.

 

Parmi la populace se trouvaient aussi l’Apôtre Pierre, qui voulait voir Néron au moins une fois en sa vie, Lygie, le visage dissimulé sous un voile épais, et Ursus, dont la force était pour la jeune fille une garantie au milieu de cette foule licencieuse.

 

Le Lygien alla chercher un bloc destiné à la construction du sanctuaire et l’apporta à l’Apôtre, pour qu’il pût mieux voir le défilé. Tout d’abord, la foule murmura contre Ursus, qui écartait ses vagues, comme un navire ; mais quand il eut, à lui seul, soulevé ce bloc que quatre des plus forts parmi les assistants n’eussent pu remuer, les murmures cessèrent pour faire place à l’approbation, et les cris de Macte[11] ! retentirent de tous côtés.

 

Au même instant parut César, sur un char traîné par six étalons blancs d’Idumée, ferrés d’or. Le char avait la forme d’une tente aux portières relevées, afin que la foule pût contempler César. Le véhicule eût pu contenir plusieurs personnes, mais Néron voulait que l’attention se concentrât sur lui seul tandis qu’il traversait la ville, et il n’avait avec lui que deux nains étendus à ses pieds. Il était vêtu d’une tunique blanche et d’une toge améthyste qui bleutait son visage. Sur sa tête était posée une couronne de laurier. Depuis son voyage à Naples, il avait sensiblement engraissé. Un double menton élargissait sa face, si bien que ses lèvres, déjà trop près du nez, semblaient à présent s’ouvrir sous les narines. Son cou énorme était, comme à l’ordinaire, garanti par un foulard qu’il rajustait à tout instant de sa main blanche et charnue, dont les phalanges étaient couvertes de poils roux semblables à des taches de sang ; il ne se faisait pas épiler les mains dans la crainte que ses doigts, – on le lui avait dit, – fussent pris d’un tremblement qui l’eût empêché de jouer du luth. Son visage exprimait une incommensurable vanité, doublée de fatigue et d’ennui : visage, en somme, à la fois terrible et grotesque. Il tournait la tête de droite et de gauche, les yeux mi-clos, et prêtait une oreille attentive aux acclamations.

 

Un tonnerre d’applaudissements et de cris l’accueillit : « Salut, divin César Imperator ! Salut, victorieux ! Salut, incomparable ! Fils d’Apollon ! Apollon, salut ! »

 

Et lui, souriait. Néanmoins, par instants, son visage se rembrunissait : la plèbe romaine était railleuse et, quand elle se sentait en nombre, elle se permettait d’amères plaisanteries envers ses plus grands triomphateurs, bien qu’au fond elle les aimât et les estimât. Chacun savait, en effet, que jadis, lors de l’entrée de Jules César à Rome, des plaisants avaient crié : « Citoyens, cachez vos femmes, voici le chauve débauché ! » Mais l’amour-propre exagéré de Néron ne pouvait supporter ni blâmes, ni quolibets. Et voici que, parmi les exclamations louangeuses, d’autres s’élevaient du sein de la foule : « Barbe d’Airain !… Barbe d’Airain !… Où vas-tu avec ta barbe flamboyante ? Crains-tu donc qu’elle n’incendie Rome ? »

 

Ceux qui criaient si fort ne se doutaient guère que leur plaisanterie fût une prophétie si terrible. Néanmoins, César ne s’irritait pas trop de ces apostrophes, car depuis longtemps il ne portait plus sa barbe, l’ayant offerte dans un coffret d’or à Jupiter Capitolin. Mais d’autres, embusqués derrière des tas de pierres et derrière les assises du temple, hurlaient : « Matricide ! Oreste ! Alcméon ! » D’autres reprenaient : « Où est Octavie ? Dépose ton manteau de pourpre ! » Et comme Poppée venait immédiatement derrière, on lui lançait l’insulte : « Flava coma ! » qui flétrissait les prostituées. L’oreille affinée de Néron percevait ces injures et il fichait à son œil son émeraude polie, pour essayer de reconnaître ceux qui poussaient ces cris et se souvenir d’eux. C’est alors qu’il aperçut l’Apôtre debout sur le bloc de pierre.

 

Un instant, les regards de ces deux hommes se croisèrent. Et parmi la suite brillante, parmi la foule innombrable, il ne vint à l’esprit de personne qu’à cette minute se trouvaient face à face les deux maîtres de l’univers, l’un qui bientôt allait s’effacer comme un rêve sanglant, l’autre, ce vieillard vêtu de laine rude, qui prendrait à jamais possession et de cette ville et du monde entier.

 

César avait passé. Immédiatement à sa suite parurent huit Africains, portant une litière magnifique où était assise cette Poppée honnie du peuple, vêtue comme César d’une tunique améthyste, le visage recouvert d’une épaisse couche de fard. Immobile, passive et indifférente, on eût dit une divinité à la fois belle et méchante, portée dans quelque procession religieuse. Derrière elle suivait une longue file de serviteurs des deux sexes et de chars remplis de ses ustensiles et de ses parures.

 

Depuis longtemps le soleil avait quitté le zénith lorsque commença le défilé des augustans, brillant cortège aux couleurs chatoyantes, se déroulant à l’infini comme un serpent. Le nonchalant Pétrone, accueilli avec sympathie par la foule, se faisait porter en litière avec son esclave favorite, semblable à une déesse. Tigellin s’avançait dans sa carucca attelée de petits chevaux empanachés de plumes blanches et rouges ; on le voyait à tout instant se lever, tendre le cou, pour voir si César ne lui ferait pas signe de monter auprès de lui. La foule saluait d’applaudissements Licinius Pison, de rires Vitellius, de sifflets Vatinius. Elle restait indifférente au passage des consuls Licinius et Lecanius ; mais Tullius Sénécion, aimé on ne sait pourquoi, fut, de même que Vestinus, accueilli par des acclamations.

 

La suite était innombrable ; on eût dit que tout ce qu’il y avait dans Rome de riche, de distingué, d’éminent, se transportait à Antium. Néron ne voyageait jamais qu’escorté de milliers de chars et le nombre de ses compagnons dépassait l’effectif d’une légion[12]. On se montrait Domitius Afer et le décrépit Lucius Saturninus ; Vespasien, qui n’était pas encore parti pour son expédition de Judée et qui devait en revenir pour ceindre la couronne impériale ; ses fils, et le jeune Nerva, et Lucain, et Annius Gallon, et Quintianus, et nombre de femmes célèbres par leur richesse, leur beauté, leur luxe et leurs mœurs dissolues.

 

Les regards de la foule passaient des visages familiers aux attelages, aux chars, aux vêtements chamarrés des gens de la suite, recrutés dans tous les pays du monde. Dans ce flot de faste et de grandeur, on ne savait qu’admirer d’abord : l’éclat de l’or, de la pourpre, de l’améthyste, le jeu des pierreries, le chatoiement de la nacre et de l’ivoire, non seulement aveuglaient les yeux, mais éblouissaient même la pensée. Il semblait que la lumière du soleil elle-même se fondît dans cette gamme des couleurs.

 

Dans la foule, il ne manquait pas de misérables au ventre creux, aux yeux d’affamés ; et pourtant ce spectacle attisait non seulement leur convoitise, mais leur donnait aussi l’orgueilleux sentiment de la force et de l’invulnérabilité romaines, devant lesquelles s’inclinait l’univers. Et, de fait, personne au monde n’eût osé croire que cette force ne survivrait pas à tous les siècles et à tous les peuples, et que quelque chose sur la terre pût s’y opposer.

 

Vinicius venait à la fin du cortège. En apercevant l’Apôtre et Lygie, qu’il n’espérait pas rencontrer, il sauta de son char et, le visage rayonnant, il se mit à parler à mots précipités, comme quelqu’un qui n’a pas de temps à perdre.

 

– Tu es venue ? Je ne sais comment te remercier, ô Lygie !… Dieu ne pouvait m’envoyer meilleur présage. Avant de te quitter, je te salue encore une fois, mais nous ne serons pas séparés pour longtemps. Je vais poster sur ma route des relais de chevaux parthes et je passerai auprès de toi chaque jour de liberté, jusqu’à ce qu’il me soit permis de revenir. Porte-toi bien !

 

– Porte-toi bien, Marcus, – lui répondit Lygie.

 

Et tout bas elle ajouta :

 

– Que le Christ te guide et qu’il ouvre ton âme aux paroles de Paul !

 

Vinicius, heureux qu’elle désirât le voir devenir au plus tôt chrétien, lui répondit :

 

Ocelle mi ! qu’il soit fait ainsi que tu le dis ! Paul a préféré marcher parmi mes hommes ; mais il est avec moi et il sera mon maître et mon compagnon… Soulève ton voile, toi, ma seule joie, pour que je te contemple encore avant de partir. Pourquoi t’es-tu ainsi cachée ?

 

Elle releva son voile, découvrant son visage rayonnant et l’éclat de ses admirables yeux rieurs et demanda :

 

– Est-ce mal ?

 

Il y avait dans son sourire de l’espièglerie enfantine. Vinicius la contempla, ravi, et lui répondit :

 

– C’est mal pour mes yeux, qui voudraient ne voir que toi jusqu’à la mort.

 

Puis, il se tourna vers Ursus et dit :

 

– Ursus, veille sur elle comme sur la prunelle de tes yeux, car elle n’est plus seulement ta domina, mais aussi la mienne.

 

Sur ces mots, il saisit la main de la jeune fille et la porta à ses lèvres, devant la foule stupéfaite de voir un augustan de marque accorder un pareil témoignage de respect à une jeune fille vêtue presque comme une esclave.

 

– Porte-toi bien !…

 

Et il rejoignit rapidement l’escorte de César, qui avait pris de l’avance.

 

L’Apôtre Pierre le bénit d’un signe de croix imperceptible et le brave Ursus se mit à faire son éloge, heureux que sa jeune maîtresse l’écoutât avec avidité et le regardât avec reconnaissance.

 

Le cortège s’éloignait, noyé dans un nuage de poussière dorée ; mais l’Apôtre Pierre et ses compagnons le suivirent encore longtemps des yeux, jusqu’au moment où Demas le meunier, celui-là même chez qui Ursus travaillait la nuit, s’approcha d’eux.

 

Il baisa la main de l’Apôtre, le priant de venir avec ses compagnons se réconforter chez lui ; il ajouta qu’il demeurait près de l’Emporium et qu’ils devaient être fatigués et avoir faim, car ils avaient passé la plus grande partie de la journée à la porte de la ville.

 

L’Apôtre consentit, et ils prirent chez Demas un peu de nourriture et de repos ; puis, le soir venu, ils regagnèrent le Transtévère. Désirant franchir le fleuve au Pont Émilien, ils passèrent par le Clivus Publicus, qui coupait la colline de l’Aventin entre le temple de Diane et celui de Mercure. De cette éminence, l’Apôtre Pierre contemplait les édifices voisins et ceux qui s’estompaient dans le lointain. Et, dans un profond silence, il songeait à l’immensité et à la puissance de cette ville, où il venait enseigner la parole divine. Jusqu’à ce jour, il avait bien, dans les pays qu’il avait parcourus, rencontré la puissance romaine et les légions, mais ce n’étaient là que des membres épars de cette force qui, aujourd’hui et pour la première fois, semblait se personnifier à ses yeux sous les traits de César. Cette ville immense, vorace et féroce, licencieuse, pourrie jusqu’à la moelle et en même temps inébranlable dans sa force extraordinaire, ce César, assassin de son frère, de sa mère et de sa femme, traînant derrière lui toute une chaîne de crimes, chaîne aussi longue que celle de ses courtisans, ce débauché et ce bouffon, maître de trente légions et, par elles, de l’univers, ces courtisans couverts d’or et de pourpre, incertains du lendemain et quand même plus puissants que des rois, tout cela lui apparut comme le royaume infernal du mal et de l’iniquité. En son cœur simple, il s’étonna que Dieu eût confié la terre à ce Satan monstrueux pour qu’il la pétrît, la bouleversât, la foulât aux pieds, en exprimât des larmes et du sang, pour qu’il la déchirât comme un ouragan, la brûlât comme la flamme.

 

Ces pensées émurent son cœur d’apôtre et, s’adressant à son Maître, il murmura en lui-même : « Seigneur, que ferai-je en face de cette ville où tu m’as envoyé ? À elle appartiennent les mers et les continents, les animaux terrestres et les créatures qui peuplent les ondes, et tous les autres royaumes avec leurs cités. Trente légions la protègent. Et moi, Seigneur, je ne suis qu’un pêcheur des bords du lac. Que ferai-je ? Et comment pourrai-je triompher du mal ? »

 

Il releva vers le ciel sa tête branlante aux cheveux blancs et pria, appelant du fond de son cœur, en sa peine et son trouble, le Maître Divin.

 

La voix de Lygie interrompit sa prière :

 

– On dirait que la ville entière est en feu !…

 

En effet, c’était un étrange coucher de soleil. Son disque énorme était déjà à demi caché derrière le Mont Janicule et toute la voûte céleste était comme embrasée.

 

De l’endroit où ils se trouvaient, ils découvraient un vaste espace. Vers la droite se dressait le Circus Maximus ; par-derrière s’étageaient les palais du Palatin, et en face d’eux, par-delà le Forum Boarium et le Vélabrum, le sommet du Capitole couronné par le temple de Jupiter. Les murs, les colonnes et le faîte des temples étaient noyés d’or et de pourpre. Les parties visibles du fleuve semblaient rouler du sang. Et plus le soleil s’enfonçait derrière le Mont, plus le ciel devenait rouge et paraissait refléter la lueur d’un incendie. Et cette lueur augmentait, s’élargissait, enveloppant enfin les sept collines et s’épandant sur tous les environs.

 

– On dirait que la ville est en feu, – répéta Lygie.

 

Et Pierre, se couvrant les yeux de sa main, répondit :

 

– La colère de Dieu est suspendue sur elle.

 

Chapitre XXXVII.

VINICIUS À LYGIE :

 

« Je t’adresse cette lettre par l’esclave Phlégon, qui est chrétien ; c’est donc, ma chérie, un de ceux qui obtiendront leur liberté de tes mains. C’est un vieux serviteur de notre famille et je puis écrire par son intermédiaire sans craindre que ma lettre tombe en d’autres mains. Je t’écris de Laurentum, où nous nous sommes arrêtés à cause de la chaleur. Othon possédait ici une magnifique villa dont jadis il a fait don à Poppée et, bien que divorcée depuis, celle-ci a trouvé bon de conserver cet agréable cadeau… Quand, des femmes qui m’entourent à présent, je reporte ma pensée vers toi, il me semble que les pierres de Deucalion ont dû produire des espèces humaines tout à fait différentes : tu appartiens, toi, à celle qui naquit du cristal. Je t’admire et je t’aime de toute mon âme, si bien que je voudrais ne te parler que de toi et qu’il me faut faire un effort pour te raconter notre voyage, ce que je deviens, et pour te donner des nouvelles de la cour.

 

« Ainsi donc, César a été l’hôte de Poppée, qui, en secret, avait fait préparer une réception somptueuse. Parmi les convives, peu d’augustans : mais Pétrone et moi étions invités. Après le déjeuner, nous nous sommes promenés sur la mer, aussi calme que si elle eût été endormie, et bleue comme tes yeux, ma divine. Nous ramions nous-mêmes, car, à coup sûr, l’Augusta était flattée d’être servie par des personnages consulaires ou par leurs fils. César, en toge de pourpre, debout près du gouvernail, chantait en l’honneur de la mer un hymne qu’il avait composé la nuit précédente et dont il avait fait la musique avec Diodore. Sur d’autres barques se faisaient entendre des esclaves indiennes, expertes à jouer des conques marines ; autour de nous émergeaient de nombreux dauphins, comme réellement attirés par la musique des gouffres d’Amphitrite. Et moi, sais-tu ce que je faisais ? Je pensais à toi, et je soupirais après toi, et j’aurais voulu prendre cette mer, cette claire journée, cette musique, tout cela, et te le donner à toi. Veux-tu qu’un jour nous allions habiter au bord de la mer, loin de Rome, mon Augusta ? Je possède en Sicile une terre, avec une forêt d’amandiers qui, au printemps, se couvrent de fleurs roses et descendent si près de la mer que les extrémités de leurs branches touchent à l’eau. Là, je t’aimerai, je pratiquerai cette doctrine que m’enseignera Paul : je sais déjà qu’elle ne s’oppose ni à l’amour, ni au bonheur. Veux-tu ?… Mais, avant que me répondent tes lèvres adorées, je continue à te raconter ce qui s’est passé dans la barque.

 

« À quelque distance du rivage, nous aperçûmes devant nous une voile et aussitôt on se mit à discuter : était-ce une simple barque de pécheur, ou bien un navire d’Ostie ? Je devinai le premier et alors l’Augusta déclara qu’il n’y avait rien de caché pour mes yeux ; puis soudain, se couvrant le visage de son voile, elle me demanda si je la reconnaîtrais ainsi. Pétrone répondit aussitôt qu’il suffit d’un nuage pour que le soleil lui-même devienne invisible ; mais Poppée, feignant de plaisanter, repartit que l’amour seul pourrait aveugler une vue aussi perçante et, nommant différentes dames de la cour, elle me questionna, pour savoir qui j’aimais. Mes réponses étaient calmes, mais, à la fin, elle prononça aussi ton nom : en même temps elle découvrait son visage et ses regards étaient méchants et scrutateurs. Je suis vraiment reconnaissant à Pétrone d’avoir fait pencher la barque à ce moment, ce qui détourna de moi l’attention générale : car si des paroles malveillantes et ironiques avaient été prononcées à ton sujet, j’eusse difficilement résisté à l’envie de fracasser de ma rame la tête de cette femme perverse et mauvaise… Tu te souviens, n’est-ce pas, de ce que je t’ai raconté la veille de mon départ, dans la maison de Linus, touchant mon aventure de l’étang d’Agrippa ?

 

« Pétrone a des craintes en ce qui me concerne et aujourd’hui encore il me suppliait de ne pas irriter l’amour-propre de l’Augusta. Mais Pétrone ne me comprend plus et il ne sait pas qu’en dehors de toi il n’y a pour moi ni plaisir, ni beauté, ni amour, et que Poppée ne m’inspire que répulsion et mépris. Tu as déjà si bien transformé mon âme que je ne saurais plus reprendre mon ancien genre de vie. Mais je ne crains pas qu’il m’arrive rien de fâcheux ici. Poppée ne m’aime pas : elle est incapable d’aimer qui que ce soit et ses caprices ne sont inspirés que par sa colère contre César, qui subit encore son influence et peut-être tient encore à elle, mais qui ne la ménage plus et ne cache plus sa licence devant elle.

 

« Il est d’ailleurs autre chose qui devra te rassurer. Lors de mon départ, Pierre m’a dit de ne pas redouter César, car pas un cheveu ne tomberait de ma tête, et j’ai foi en lui. Une voix intérieure me dit que chacune de ses paroles doit s’accomplir, et comme il a béni notre amour, ni César, ni toutes les puissances du Hadès, ni même le Destin, ne pourront t’arracher à moi, ô Lygie ! Cette pensée me comble de bonheur comme si j’étais dans ce ciel qui seul est heureux et calme. Mais toi, chrétienne, ce que je dis du Ciel et du Destin t’offense peut-être ? En ce cas, pardonne-moi, car mon péché est involontaire. Je ne suis pas encore purifié par le baptême, mais mon cœur est comme un vase vide que Paul de Tarse doit remplir d’une foi d’autant plus bienfaisante qu’elle est la tienne. Compte-moi comme un mérite, ma divine, au moins d’avoir vidé ce vase de ce qu’il contenait jusqu’ici et d’attendre qu’il se remplisse avec la même impatience que le fait un homme qui a soif, en présence d’une source pure. Tu peux m’en rendre grâces.

 

« À Antium, je passerai mes jours et mes nuits à écouter Paul qui, dès le début de notre voyage, a acquis sur mes hommes une telle influence qu’ils ne le quittent plus, voyant en lui non seulement un thaumaturge, mais un être quasi surhumain. Hier, lisant la joie sur son visage, je lui demandai ce qu’il faisait, il me répondit : « Je sème. »

 

« Pétrone sait que Paul demeure chez moi et il désire le voir, ainsi que Sénèque, qui a entendu parler de lui par Gallon. Mais voici déjà que les étoiles pâlissent, ô ma Lygie ! et que la matinale Lucifer scintille de plus en plus. Bientôt l’aube va roser la mer. Tout dort autour de moi : seul, je veille, je pense à toi et je t’aime. En même temps que je salue l’aurore, je te salue, ô ma fiancée ! »

 

Chapitre XXXVIII.

VINICIUS À LYGIE :

 

« Es-tu allée quelquefois à Antium avec les Aulus, ma chère ? Si non, ce sera pour moi un bonheur de te montrer quelque jour cette ville. Déjà, depuis Laurentum, les villas se succèdent tout le long de la côte et Antium même n’est qu’une suite ininterrompue de palais et de portiques dont les colonnes se mirent dans l’eau. J’ai là, tout près du bord, un refuge, avec un bois d’oliviers et de cyprès qui s’étend derrière la villa ; et quand je me dis qu’un jour cette habitation sera tienne, ses marbres me semblent plus beaux, ses jardins plus ombreux, et la mer plus azurée. Ô Lygie ! qu’il fait bon vivre et aimer ! Le vieux Méniclès, mon intendant, a planté dans les prairies, sous les myrtes, des buissons entiers d’iris, et quand je les vois je pense à l’insula des Aulus, à votre impluvium, à votre jardin, où je m’asseyais près de toi. Ces iris te rappelleront la maison familiale ; aussi je suis certain que tu aimeras Antium et cette villa.

 

« Dès notre arrivée ici, Paul et moi avons longuement causé, tout en prenant notre repas. Nous avons parlé de toi, puis il a commencé à m’instruire ; je l’écoutais avec plaisir et je te dirai que, si même je savais écrire comme Pétrone, je ne saurais t’exprimer ni ce que pensait mon esprit, ni ce que ressentait mon âme. Je ne soupçonnais pas que sur terre il pût exister tant de bonheur, de beauté, de sérénité, ignorés des hommes jusqu’à ce jour. Mais je réserve tout cela pour mes entretiens avec toi, dès que je serai libre d’aller à Rome.

 

« Dis-moi comment il peut exister en même temps sur cette terre des hommes comme l’apôtre Pierre, comme Paul de Tarse et comme César. Je te le demande parce qu’après avoir entendu l’enseignement de Paul, j’ai passé ma soirée chez Néron. Or, voici ce que j’y ai entendu. D’abord, il nous a lu son poème sur l’incendie de Troie, tout en se plaignant de n’avoir jamais vu une ville en feu. Il enviait Priam, estimant celui-ci heureux d’avoir pu assister à l’incendie et à la ruine de sa ville natale. Et Tigellin lui répondit : « Dis un mot, divin, je prends une torche et, avant que finisse la nuit, tu pourras voir Antium en flammes. » Mais César le traita d’imbécile. « Où donc alors irais-je respirer l’air de la mer et soigner cette voix qui est un don des dieux et que l’on me supplie de ménager pour le bonheur des humains ? N’est-ce pas Rome qui m’est nuisible et mes enrouements ne proviennent-ils pas des émanations fétides de Suburre et de l’Esquilin ? Rome en flammes n’offrirait-elle pas un spectacle cent fois plus grandiose et plus tragique qu’Antium ? » Et tous se mirent à évoquer la tragédie que présenterait le spectacle de cette ville, maîtresse du monde, si elle n’était plus qu’un monceau de cendres grises. César déclara qu’alors son poème surpasserait les chants d’Homère ; puis il se complut à dire quelle merveilleuse cité il reconstruirait et combien les siècles futurs s’étonneraient de son œuvre, devant laquelle pâliraient toutes les autres œuvres humaines. Ivres, les convives hurlaient : « Fais-le ! fais-le ! » Mais lui leur répondit : « Il me faudrait des amis plus fidèles et plus dévoués. » J’avoue que ces propos m’ont d’abord inquiété, car tu es à Rome, toi, carissima ! À présent, je ris moi-même de ces craintes : César et les augustans, pour si fous qu’ils soient, ne commettraient pas une telle folie. Cependant, vois comme on tremble pour ce qu’on aime : je préférerais que la maison de Linus ne fût pas située dans une ruelle aussi étroite du Transtévère, c’est-à-dire dans cette partie de la ville, habitée par une populace aussi exotique et dont on ne se préoccuperait guère en semblable occurrence. À mon gré, les palais du Palatin seraient encore indignes de toi ; je désire tant que tu ne manques pas de ce confort auquel tu es habituée. Va donc habiter la maison des Aulus, ma Lygie. J’y ai beaucoup songé. Si César était à Rome, peut-être que, par les esclaves, la nouvelle de ton retour arriverait jusqu’au Palatin, attirerait sur toi l’attention et t’exposerait à des persécutions pour avoir osé agir contre la volonté impériale. Mais Néron séjournera longtemps à Antium et, quand il reviendra, on aura cessé depuis longtemps de parler de tout cela. Linus et Ursus peuvent rester avec toi. D’ailleurs, je vis de l’espoir qu’avant que le Palatin ait revu César, toi, ma divine, tu habiteras dans la maison qui sera tienne, aux Carines. Bénis seront alors le jour, l’heure, la minute où tu passeras mon seuil, et si le Christ m’exauce, lui que j’apprends à connaître, que son nom aussi soit béni ! Je le servirai et je donnerai pour lui ma vie et mon sang. Je m’exprime mal : tous deux nous le servirons tant que le fil de nos jours n’aura pas été tranché. Je t’aime et te salue de toute mon âme. »

 

Chapitre XXXIX.

Ursus puisait de l’eau à la citerne et, tandis qu’il tirait les doubles amphores attachées à la corde, il fredonnait une mélodieuse chanson lygienne. Les yeux rayonnants de joie, il contemplait Lygie et Vinicius, tels de blanches statues, parmi les cyprès du jardin de Linus. Nulle brise ne venait agiter leurs vêtements. Une pénombre dorée et violette régnait dans le jardin et, dans le calme du couchant, ils causaient en se tenant par la main.

 

– N’as-tu rien à craindre de fâcheux, Marcus, pour avoir quitté Antium à l’insu de César ? – demanda Lygie.

 

– Rien, ma chérie, – répondit Vinicius. – César a annoncé qu’il resterait enfermé pendant deux jours avec Terpnos pour composer de nouveaux chants. Cela lui est arrivé souvent déjà, et alors il oublie tout le reste. D’ailleurs, que m’importe César, puisque je suis auprès de toi et que je te regarde ? Je languissais trop de toi, et pendant ces dernières nuits je n’ai même pu dormir. Parfois, je m’assoupissais de fatigue ; mais je me réveillais aussitôt avec la sensation qu’un danger te menaçait, ou bien je rêvais qu’on m’avait amené les chevaux qui devaient me conduire d’Antium ici et grâce auxquels, en effet, j’ai franchi cette distance avec une vitesse que n’atteindrait jamais aucun courrier de César. Je n’aurais pu vivre plus longtemps sans toi. Je t’aime tant, ma chérie, ma très adorée !

 

– Je savais que tu viendrais. J’ai envoyé deux fois Ursus aux Carines pour savoir de tes nouvelles. Linus s’est moqué de moi et Ursus aussi.

 

On pouvait en effet constater qu’elle l’attendait, à ce que, au lieu du vêtement sombre qu’elle portait d’habitude, elle avait mis une stole blanche d’étoffe fine, d’où émergeaient ses épaules ainsi que des primevères de la neige. Quelques anémones roses ornaient ses cheveux.

 

Vinicius prit la main de la jeune fille et la pressa contre ses lèvres ; ils s’assirent sur un banc de pierre au milieu des aubépines et contemplèrent en silence les derniers rayons du soleil couchant qui se reflétaient dans leurs yeux.

 

Et peu à peu, ils furent envahis eux aussi par la paix du soir.

 

– Quel calme et que le monde est beau ! – murmura Vinicius à mi-voix. – Comme la nuit descend douce et magnifique ! Je me sens heureux comme jamais je ne le fus de ma vie ! Dis-moi, Lygie, d’où cela te vient-il ? Jamais je n’aurais cru qu’il pût exister un pareil amour. Où je ne voyais que du feu dans les veines et une passion furieuse, je comprends maintenant qu’on peut aimer avec chaque goutte de son sang, avec chaque souffle, et sentir en même temps un calme immense et doux, comme si l’âme était bercée à la fois par le Sommeil et par la Mort. C’est tout nouveau pour moi. Je regarde ces arbres immobiles, et il me semble que leur calme est descendu en moi. Aujourd’hui seulement je comprends qu’il peut exister un bonheur insoupçonné ; aujourd’hui je comprends pourquoi toi et Pomponia Græcina paraissez si sereines… Oui !… ce bonheur, c’est le Christ qui vous le donne.

 

Elle lui posa sa tête merveilleuse sur l’épaule :

 

– Mon Marcus bien-aimé…

 

Elle ne put en dire davantage. La joie, la reconnaissance, la pensée qu’elle avait maintenant le droit de l’aimer, avaient éteint sa voix et rempli ses yeux de larmes. Vinicius, entourant sa taille svelte, la serra contre lui :

 

– Lygie, béni soit l’instant où, pour la première fois, j’ai entendu Son nom !

 

Elle répondit à voix basse :

 

– Je t’aime, Marcus !

 

Puis ils gardèrent un instant le silence, trop émus pour parler. Les derniers reflets violacés s’éteignirent sur les cyprès ; le croissant de la lune apparut et argenta les arbres.

 

Enfin, Vinicius se remit à parler :

 

– Je sais… À peine étais-je entré, à peine avais-je baisé tes mains chéries que je lus dans tes yeux cette question : « Es-tu pénétré de la doctrine divine que je confesse, es-tu baptisé ? » Non, je ne suis pas encore baptisé, mais en voici la raison, ô ma fleur ! Paul m’a dit : « Je t’ai convaincu que Dieu était venu sur terre et s’était laissé crucifier pour notre salut ; mais c’est Pierre qui le premier a étendu la main sur toi et t’a béni. Que ce soit donc lui qui te purifie à la source de grâce. » En outre, je veux que toi, ma chérie, tu assistes à mon baptême et que Pomponia m’y tienne lieu de mère. Voilà pourquoi je ne suis pas encore baptisé, bien que je croie en Notre Sauveur et en Sa douce doctrine. Paul m’a convaincu, m’a converti, et comment pourrait-il en être autrement ? Comment ne pas croire que le Christ est venu sur la terre, quand Pierre le dit, lui son disciple, et Paul, à qui Il est apparu ? Comment ne croirais-je pas qu’Il était Dieu, puisqu’Il est ressuscité d’entre les morts ? On L’a vu par la ville, et sur le lac, et dans la montagne ; et ceux qui L’ont vu sont des hommes dont les lèvres ignorent le mensonge. Et j’ai cru à toutes ces choses du jour où j’ai entendu Pierre à l’Ostrianum ; car alors déjà, je me disais : Tout autre homme pourrait mentir, excepté lui, qui affirme : « J’ai vu ! » Mais votre doctrine me faisait peur. Il me semblait qu’elle t’arrachait à moi, qu’il n’y avait en elle ni sagesse, ni beauté, ni bonheur. À présent que je la connais, quel homme serais-je si je ne désirais voir régner sur la terre la vérité et non le mensonge, l’amour et non la haine, la bonté et non le crime, la fidélité et non la trahison, la charité et non la vengeance ? Qui d’ailleurs ne désirerait pas aussi cela passionnément ? Et c’est là ce que veut votre doctrine. D’autres réclament aussi la justice, mais votre doctrine est seule à rendre juste le cœur humain. Elle le rend pur comme le tien et celui de Pomponia, elle le rend fidèle comme le tien et celui de Pomponia. Je serais aveugle de ne pas le voir. Et si le Christ-Dieu a promis en outre une vie éternelle et un bonheur infini, que ne peut accorder à l’homme la puissance divine, que peut-il désirer de plus ? Si je demandais à Sénèque pourquoi il recommande la vertu, quand la perversité donne plus de plaisir, il ne trouverait rien à me répondre de raisonnable. Et moi, je sais maintenant pourquoi je dois être vertueux. C’est parce que l’amour et la bonté découlent du Christ et que, lorsque la mort m’aura fermé les yeux, je retrouverai la vie, je retrouverai le bonheur, je me retrouverai moi-même et je te retrouverai, toi, ma bien-aimée… Comment n’aimerais-je pas et n’accepterais-je pas cette doctrine qui, en même temps, enseigne la vérité et détruit la mort ? Qui ne préférerait le bien au mal ? Je croyais votre doctrine opposée au bonheur, et Paul m’a fait comprendre que non seulement elle ne nous l’enlève pas, mais encore qu’elle le multiplie. Mon cerveau a peine à le comprendre, mais je sais que c’est la vérité, car jamais je n’ai été aussi heureux et jamais je ne l’aurais été autant, quand bien même je t’aurais prise de force et gardée dans ma maison. Tu viens de me dire : « Je t’aime ! » Or, je n’aurais pu t’arracher ces paroles, même avec l’aide de toute la puissance romaine, ô Lygie ! La raison dit que cette doctrine est divine, et le cœur sent qu’elle est la meilleure ! Qui donc résisterait à ces deux forces ?

 

Lygie écoutait Vinicius et le regardait, de ses yeux bleus semblables, sous les rayons de la lune, à des fleurs mystiques et, de même que des fleurs, humides de rosée.

 

– Oui, Marcus ! C’est vrai ! – murmura-t-elle, en appuyant plus fort sa tête contre l’épaule de Vinicius.

 

En ce moment, tous deux goûtaient un bonheur immense, car ils se sentaient liés par une force autre encore que l’amour, une force à la fois douce et invincible qui rend l’amour même indestructible et invariable, plus fort que les désillusions, la trahison, et même que la mort. Ils étaient certains que, quoi qu’il advînt, ils ne cesseraient jamais de s’aimer ou de s’appartenir. Vinicius sentait aussi que cet amour n’était pas seulement pur et profond, mais encore inouï. Il était à la fois inspiré et par Lygie, et par la doctrine du Christ, et par la clarté lunaire, qui baignait doucement les cyprès, et par cette nuit délicieuse, – si bien que tout l’univers lui semblait plein de cet amour.

 

Et il parla d’une voix douce et émue :

 

– Tu seras l’âme de mon âme et tu seras mon bien le plus précieux. Nos cœurs battront à l’unisson, notre prière sera la même, la même notre reconnaissance envers le Christ. Ô ma bien-aimée, vivre ensemble, adorer ensemble le doux Seigneur et savoir qu’après la mort nos yeux s’ouvriront encore, ainsi qu’après un rêve heureux, à une nouvelle lumière ! Que souhaiter de plus ?… Et je m’étonne seulement de ne pas l’avoir compris plus tôt. Sais-tu ce que je pense aujourd’hui ? C’est que personne ne résistera à cette doctrine. Dans deux ou trois cents ans, elle sera acceptée de l’univers entier. Les hommes oublieront Jupiter, oublieront les autres dieux, et le Christ seul subsistera, et il n’y aura que des temples chrétiens. Qui donc repousserait son propre bonheur ? Ah ! oui, j’ai assisté à un entretien de Paul avec Pétrone, et sais-tu ce que ce dernier a fini par dire ? Il a répondu : « Tout cela n’est pas pour moi. » Et il n’a pas trouvé d’autre réponse.

 

– Répète-moi les paroles de Paul, – demanda Lygie.

 

– C’était chez moi, un soir. Pétrone se mit à parler avec négligence et en plaisantant, comme il en a l’habitude, et alors Paul lui dit : « Comment, toi, sage Pétrone, peux-tu nier l’existence du Christ et sa résurrection d’entre les morts, puisque tu n’étais pas né alors et que Pierre et Jean l’ont vu, et que moi je l’ai rencontré sur le chemin de Damas ? Que ta sagesse nous démontre donc que nous sommes des menteurs, et seulement alors tu contesteras notre témoignage. » Pétrone répondit qu’il ne songeait pas à la contester, car, il le savait, bien des choses incompréhensibles s’accomplissent, qui cependant sont attestées par des hommes dignes de foi. « Mais, – ajouta-t-il, – la révélation de quelque dieu étranger est une chose, et reconnaître sa doctrine en est une autre. Je ne veux rien connaître, – fit-il, – de ce qui pourrait gâter ma vie et en détruire la beauté. Il ne s’agit pas de savoir si nos dieux sont véritables, mais qu’ils sont beaux, et que, grâce à eux, nous pouvons vivre gaiement et sans soucis. » Alors, Paul lui répondit : « Tu repousses la doctrine d’amour, de justice et de miséricorde, par crainte des soucis de la vie ; mais, songes-y, Pétrone : votre existence est-elle réellement exempte de soucis ? Toi, seigneur, de même que le plus riche, le plus puissant, tous vous ignorez, en vous endormant le soir, si vous ne serez pas réveillés par un arrêt de mort. Dis-moi : si César professait une doctrine qui enseigne l’amour et la justice, ton bonheur n’en serait-il pas plus certain ? Tu crains pour tes joies ; mais alors l’existence ne serait-elle pas plus joyeuse ? Quant aux plaisirs de la vie et de l’art, et étant donné que vous avez édifié tant de temples et de magnifiques statues en l’honneur de divinités méchantes, vengeresses, perverties et changeantes, que ne feriez-vous pas en l’honneur du Dieu unique d’amour et de vérité ? Tu es satisfait de ton sort parce que tu es puissant et riche ; mais tu aurais pu être pauvre et abandonné, et alors mieux vaudrait pour toi que les hommes reconnussent le Christ. Dans votre ville, on voit des parents, même fortunés, exiler les enfants du foyer pour s’éviter la peine de les élever. On appelle ces enfants des alumnæ, et toi, seigneur, tu aurais pu être alumna. Cela ne pouvait t’arriver si tes parents vivaient suivant notre doctrine. Si, parvenu à l’âge viril, tu eusses épousé la femme que tu aimais, tu eusses voulu qu’elle te restât fidèle jusqu’à la mort. Or, vois ce qui se passe chez vous : que de hontes, que d’opprobres, que de mépris pour la fidélité conjugale ! Vous vous étonnez vous-mêmes de rencontrer une de ces femmes que vous appelez univira. Et moi, je te dis que celles qui porteront le Christ dans leur cœur ne violeront point la promesse de fidélité à leur mari, de même que les maris chrétiens demeureront fidèles à leur femme. Mais vous n’êtes sûrs ni de vos maîtres, ni de vos pères, ni de vos femmes, ni de vos enfants, ni de vos serviteurs. L’univers tremble devant vous et vous tremblez devant vos esclaves, car vous savez qu’à tout instant ils peuvent se venger de votre joug d’une façon terrible, comme ils l’ont fait déjà plus d’une fois. Tu es riche, et tu ignores si demain on ne t’ordonnera pas de restituer tes richesses ; tu es jeune, et peut-être que demain il te faudra mourir ; tu aimes, mais la trahison te guette ; tu tiens à tes villas et à tes statues, et demain tu pourrais être exilé à Pendataria ; tu as des milliers d’esclaves : demain ils pourraient t’égorger. S’il en est ainsi, comment pouvez-vous être tranquilles, heureux, et vivre dans la joie ? Et moi, je prêche l’amour, j’enseigne la doctrine qui ordonne aux supérieurs d’aimer leurs inférieurs, aux maîtres d’aimer leurs esclaves, aux esclaves de servir par affection ; cette doctrine répand la justice et la miséricorde, et enfin, elle promet le bonheur, vaste comme la mer. Alors, comment, toi, Pétrone, peux-tu dire qu’elle gâte la vie, puisqu’elle la redresse, et que toi-même tu serais cent fois plus heureux et plus tranquille si elle s’étendait sur l’univers, comme s’y est étendue votre puissance romaine ? »

 

Ainsi parlait Paul, et Pétrone de répondre : « Tout cela n’est pas pour moi. » Et, feignant d’avoir sommeil, il sortit, non sans toutefois ajouter : « Je préfère mon Eunice à ta doctrine, Hébreu, mais cependant je ne voudrais pas discuter avec toi en public. » Pour moi, j’écoutais Paul de Tarse de toute mon âme, surtout quand il parlait de nos épouses, et je glorifiais de tout mon cœur la doctrine dont tu es née, comme le printemps fait naître les lis. Et je songeais : Voici Poppée qui a abandonné deux maris pour Néron, voici Calvia, Crispinilla, Nigidia, presque toutes celles que je connais, sauf Pomponia, qui trafiquent de leur fidélité et de leurs devoirs. Une seule, mon unique Lygie, ne me quittera pas, ne me trahira pas, ne laissera pas s’éteindre mon foyer, quand même tous mes espoirs me trahiraient et me tromperaient. Je te disais du fond de mon âme : Comment te prouver ma reconnaissance autrement que par l’amour et par le respect ? Sentais-tu que là-bas, à Antium, je m’entretenais avec toi toujours, sans trêve, comme si tu avais été près de moi ? Je t’aime cent fois plus parce que tu m’as fui dans le palais de César. Je n’en veux pas non plus, de ses palais, de son luxe, de ses chants. Je ne veux que toi ! Dis un mot, et nous quittons Rome pour aller nous fixer quelque part, au loin.

 

Et elle, tenant toujours sa tête sur l’épaule de son fiancé, releva ses yeux rêveurs vers la cime argentée des cyprès et répondit :

 

– Bien, Marcus. Dans ta lettre, tu m’as parlé de la Sicile. C’est là que les Aulus iront aussi pour y couler leurs vieux jours…

 

Vinicius l’interrompit avec joie :

 

– Oui, mon aimée. Nos terres sont voisines. C’est là un merveilleux rivage où le climat est plus doux encore, les nuits plus sereines et plus parfumées qu’à Rome… Là-bas, la vie et le bonheur ne font qu’un.

 

Il se mit à rêver à l’avenir.

 

– Là-bas, on peut oublier tous les soucis. Nous nous promènerons dans les bois d’oliviers et nous nous reposerons à leur ombre, ô ma Lygie ! Quelle vie ce sera pour nous de nous sentir apaisés, de nous aimer, de contempler le ciel et la mer, de vénérer un Dieu de miséricorde, de faire du bien autour de nous et de distribuer la justice, et tout cela dans un calme profond !

 

Devant cette perspective de l’avenir, ils se turent. De plus en plus, Vinicius serrait contre lui Lygie, de sa main où brillait, à la clarté de la lune, son anneau de chevalier. Dans le quartier, habité par une pauvre population de travailleurs, tout dormait et aucun bruit ne venait troubler le silence.

 

– Tu me permettras de voir Pomponia ? – demanda Lygie.

 

– Oui, carissima, nous les inviterons à venir dans notre maison, ou bien nous irons chez eux. Veux-tu que nous prenions avec nous l’apôtre Pierre ? Il est accablé par l’âge et les fatigues. Paul aussi viendra nous voir. Il convertira Aulus Plautius, et comme les soldats fondent des colonies dans les régions lointaines, nous fonderons, nous, une colonie chrétienne.

 

Lygie prit la main de Vinicius et voulut la porter à ses lèvres. Mais lui, tout bas, comme s’il eût craint de voir s’envoler son bonheur :

 

– Non, Lygie, non. C’est à moi de te respecter et de te vénérer. Donne-moi ta main.

 

– Je t’aime, – murmura Lygie.

 

Il tint longtemps ses lèvres sur la main blanche comme le jasmin. Un moment, ils n’entendirent plus que le battement de leur cœur. Nulle brise ; et les cyprès se taisaient, comme si eux aussi avaient retenu leur souffle…

 

Mais soudain, ce silence fut rompu par un grondement inattendu qui semblait sortir de terre. Un frisson courut dans tout le corps de Lygie. Vinicius se leva et dit :

 

– Ce sont les lions qui rugissent dans les vivaria…

 

Ils prêtèrent l’oreille. Au premier grondement répondit un second, un troisième, un dixième… de tous côtés. Parfois, il y avait en ville plusieurs milliers de lions parqués dans les différentes arènes et, la nuit, ils venaient souvent appliquer aux grilles leurs têtes velues et exhaler leur nostalgie du désert et de la liberté ; et les voix, se répliquant dans la nuit silencieuse, emplissaient la ville de mugissements. Il y avait là quelque chose d’inattendu et de mélancolique, et, à ces grondements, Lygie sentait s’évanouir ses doux rêves d’avenir. Elle les écoutait, le cœur angoissé d’une inquiétude singulière.

 

Vinicius l’entoura de ses bras :

 

– Ne crains rien, ma bien-aimée. C’est parce que les jeux du cirque sont proches que tous les vivaria sont pleins.

 

Et ils rentrèrent dans la petite maison de Linus, accompagnés par les rugissements redoublés des lions.

 

Chapitre XL.

Cependant, Pétrone remportait à Antium des victoires presque journalières sur les augustans qui cherchaient à le supplanter dans la faveur de César. L’influence de Tigellin était complètement tombée. À Rome, lorsqu’il s’agissait de supprimer les gens réputés dangereux, de s’emparer de leurs biens, de traiter les affaires politiques, de donner des spectacles remarquables de luxe et de mauvais goût, et surtout de satisfaire les monstrueux caprices de César, Tigellin, prêt à tout, zélé et actif, semblait indispensable. Mais à Antium, au milieu des palais qui se reflétaient dans l’azur de la mer, César vivait de la vie des Hellènes. Du matin au soir, on récitait des vers et l’on dissertait sur leur facture ; on louait les expressions heureuses ; on s’occupait de musique, de théâtre, en un mot, de tout ce que le génie grec a inventé pour embellir l’existence. Dans de telles conditions, Pétrone, d’une instruction bien supérieure à celle de Tigellin et des autres augustans, spirituel, éloquent, fécond en pensées subtiles, et d’un goût raffiné, devait primer sur tous. César recherchait sa société, s’inquiétait de son avis, lui demandait conseil lorsqu’il composait et lui témoignait une amitié plus vive que jamais. Il semblait à tout l’entourage que son influence fût définitive et que son amitié avec César dût s’affirmer pendant de longues années. Ceux mêmes qui jadis montraient de la froideur à l’élégant épicurien commençaient à lui faire la cour et à rechercher sa bienveillance. Et beaucoup, au fond de leur âme, étaient sincèrement heureux de voir la faveur de César aller à quelqu’un qui savait ce qu’il fallait penser de chacun et qui, d’un sourire sceptique, accueillait les flatteries de ses ennemis de la veille, mais, soit indolence, soit dignité, ne se vengeait de personne et n’usait de son influence pour accabler qui que ce fût. À certains moments, il eût pu provoquer la perte de Tigellin lui-même ; il préférait le railler et prouver l’évidence de son ignorance et de sa vulgarité. Le Sénat respirait : depuis un mois et demi, pas un arrêt de mort n’avait été rendu. À Antium et à Rome, il est vrai, on racontait des prodiges sur le raffinement de débauche auquel atteignaient César et son favori, mais chacun préférait sentir au-dessus de soi un César raffiné que le César bestial de Tigellin.

 

Celui-ci perdait la tête et se demandait s’il ne devait pas s’avouer vaincu ; car Néron avait déclaré à plusieurs reprises qu’à la ville et à la cour, deux hommes seulement étaient capables de se comprendre, deux seuls véritables Hellènes : lui et Pétrone.

 

Le tact surprenant de ce dernier garantissait à tous que son influence survivrait à toutes les autres. Il semblait impossible que César pût se passer de lui. À qui parlerait-il poésie, musique, jeux d’arènes ? Quel regard épierait-il pour juger si son œuvre avait vraiment de la valeur ? Mais, avec sa négligence habituelle, Pétrone semblait n’attacher aucune importance à sa situation ; il restait nonchalant, dolent, spirituel et sceptique ; souvent il produisait l’impression de quelqu’un qui se moque des autres, de soi-même et de tout l’univers. Parfois, il osait critiquer César en face, et, quand on le jugeait déjà perdu, il donnait tout à coup à son appréciation une telle tournure que tous étaient convaincus, à la fin, qu’il n’était pas une situation dont il ne pût sortir victorieux.

 

La semaine après que Vinicius fut revenu de Rome, César lisait à ses intimes un fragment de sa Troïade. Quand il eut fini, salué par leurs cris d’enthousiasme, Pétrone, interrogé du regard, dit :

 

– Bons à jeter au feu, ces vers.

 

L’épouvante glaça tous les cœurs. Dans tout le cours de sa vie, Néron n’avait jamais entendu aucune bouche formuler un tel arrêt. Seul Tigellin rayonnait ; Vinicius avait pâli à la pensée que Pétrone, qui ne s’enivrait jamais, avait trop bu cette fois.

 

Déjà, d’une voix mielleuse, où vibrait la rancune d’un amour-propre blessé, Néron demandait :

 

– Qu’y trouves-tu de mauvais ?

 

Et Pétrone, agressif, de répliquer, en montrant l’entourage :

 

– Ne les crois pas. Ils n’y entendent rien. Tu me demandes ce qu’il y a de mauvais dans ces vers ? Si tu veux la vérité, la voici : ils sont bons pour Virgile, bons pour Ovide, ils sont bons même pour Homère, non pour toi. Tu n’avais pas le droit de les écrire. Cet incendie que tu dépeins ne flambe pas assez ; ton feu ne brûle pas assez. N’écoute pas les flatteries de Lucain. Pour de tels vers, je lui reconnaîtrais du génie, et non à toi. Et pourquoi ? Parce que tu es plus grand qu’eux. On est en droit d’exiger davantage de qui a tout reçu des dieux. Mais tu te laisses aller à la paresse. Tu fais ta sieste, après le prandium, au lieu de travailler. À toi qui peux enfanter une œuvre telle que l’univers n’en a jamais vue, je réponds donc en face : « Fais de meilleurs vers. »

 

Il parlait avec nonchalance, en plaisantant et gourmandant tout ensemble ; mais les yeux de César étaient humectés de joie.

 

– Les dieux m’ont donné quelque talent, mais ils m’ont donné mieux encore : un véritable connaisseur et un ami, qui est le seul à savoir dire la vérité en face.

 

Et il étendit sa main aux poils roux vers un candélabre d’or, fruit du pillage de Delphes, pour brûler ses vers.

 

Mais Pétrone saisit le papyrus avant que la flamme l’eût touché :

 

– Non, non, – dit-il, – même indignes de toi, ces vers appartiennent à l’humanité ! Laisse-les-moi.

 

– Alors, permets-moi de te les envoyer dans un coffret de mon choix, – repartit César, en pressant Pétrone contre sa poitrine.

 

Et il ajouta :

 

– Oui, tu as raison. Mon incendie de Troie ne flambe pas assez. J’avais cru pourtant qu’il me suffisait d’égaler Homère. Une certaine timidité et ma sévérité envers moi-même m’ont toujours gêné. Tu m’as ouvert les yeux. Mais sais-tu d’où vient ce que tu me reproches ? Un sculpteur, lorsqu’il veut créer la statue d’un dieu, cherche un modèle, et moi je n’en ai pas : je n’ai jamais vu de ville en feu. C’est pourquoi mon récit n’est pas vécu.

 

– Et moi je te dirai qu’il faut être un grand artiste pour l’avoir senti ainsi.

 

Néron réfléchit un moment, puis demanda :

 

– Réponds à ma question, Pétrone : Regrettes-tu l’incendie de Troie ?

 

– Le regretter ? Par le boiteux époux de Vénus, du tout ! Et voici pourquoi : Troie n’eût pas été incendiée si Prométhée n’avait fait présent du feu aux hommes et si les Grecs n’avaient déclaré la guerre à Priam ; or, s’il n’y avait pas eu de feu, Eschyle n’eût pas écrit son Prométhée, de même que, sans la guerre, Homère n’aurait pas écrit l’Iliade, et je tiens plus à l’existence de Prométhée et de l’Iliade qu’à celle d’une petite bourgade probablement misérable et sale, où régnerait tout au plus à présent un insignifiant procurateur ennuyé d’interminables querelles avec l’aréopage local.

 

– Voilà qui est parlé avec esprit, – répliqua César. – À la poésie, à l’art, on a le droit et le devoir de tout sacrifier. Heureux les Achéens, qui ont fourni à Homère le sujet de l’Iliade, et heureux Priam, qui a vu la ruine de sa patrie ! Et moi ? Moi je n’ai pas vu de ville en flammes.

 

Un silence se fit que Tigellin rompit enfin par ces mots :

 

– Je te l’ai déjà dit, César, ordonne-le et je brûle Antium. Ou bien, si tu devais regretter ces villas et ces palais, j’incendierais les vaisseaux à Ostie ; ou je ferai construire sur les monts Albains une ville en bois, à laquelle tu mettras le feu toi-même. Veux-tu ?

 

Néron lui jeta un regard de mépris :

 

– Moi, contempler des baraques en bois qui flamberaient ! Ta cervelle est usée, Tigellin. Et je vois, au surplus, que tu n’estimes guère ni mon talent, ni ma Troïade, puisque tu les juges indignes d’un plus grand sacrifice.

 

Tigellin se troubla. Et Néron, comme pour changer la conversation, ajouta :

 

– Voici l’été… Comme Rome doit empester à présent !… Et pourtant il faudra y rentrer pour les jeux estivaux.

 

Tigellin repartit brusquement :

 

– César, lorsque tu auras renvoyé les augustans, permets-moi de rester un instant seul avec toi…

 

Une heure après, Vinicius revenait avec Pétrone de la villa impériale.

 

– Tu m’as causé un moment de terreur, – dit le premier. – Je t’ai cru ivre et perdu sans espoir. N’oublie pas que tu joues avec la mort.

 

– C’est là mon arène, – répondit négligemment Pétrone, – et j’ai plaisir à constater que j’y suis bon gladiateur. Vois d’ailleurs le résultat. Mon influence a encore grandi ce soir. Il va m’envoyer ses vers dans un coffret qui, tu peux le parier, sera d’un luxe fabuleux, et d’un mauvais goût non moins fabuleux. Je dirai à mon médecin d’y serrer les purgatifs. Je l’ai fait aussi pour que Tigellin, voyant cela réussir, ait envie de m’imiter, et je vois d’ici ce qui va arriver s’il se lance dans des plaisanteries de ce genre, tel un ours des Pyrénées qui aurait l’idée de danser sur une corde raide. J’en rirai comme Démocrite. Si j’y tenais beaucoup, je pourrais perdre Tigellin et prendre sa place comme préfet des prétoriens. Alors, je tiendrais dans ma main Ahénobarbe lui-même. Mais je suis trop paresseux, et je préfère encore l’existence que je mène, même avec les vers de César.

 

– Quelle habileté ! D’un blâme tu sais faire une flatterie. Mais, en réalité, ses vers sont-ils si mauvais ? Je ne m’y connais pas du tout.

 

– Pas plus mauvais que d’autres. À coup sûr, Lucain possède plus de talent dans son petit doigt ; mais il y a aussi quelque chose chez Ahénobarbe et, avant tout, une grande passion pour la poésie et la musique. Dans deux jours nous entendrons chez lui un hymne à Aphrodite dont il achève la partition. Nous y serons en petit comité : toi, Tullius, Sénécion, le jeune Nerva et moi. Quant à ses vers, je t’ai dit une fois que j’en usais après un banquet, comme Vitellius d’une plume de flamant. Eh bien ! ce n’est pas vrai !… Certains sont éloquents. Les plaintes d’Hécube sont pathétiques… Elles crient les douleurs de l’enfantement, et là, il a su trouver des expressions heureuses, peut-être parce qu’il enfante lui-même chaque vers dans la douleur… Parfois, il me fait pitié. Par Pollux ! quel singulier mélange ! Caligula avait le cerveau fêlé, mais, quand même, il était moins monstrueux.

 

– Qui peut dire jusqu’où ira la folie d’Ahénobarbe ? – dit Vinicius.

 

– Nul ne le sait. Des choses pourront arriver au souvenir desquelles, dans des siècles, les cheveux se dresseront sur la tête. Et précisément, c’est là ce qui est intéressant. Parfois, il m’arrive, comme à Jupiter Ammon dans le désert, de m’ennuyer, mais je m’imagine qu’avec un autre César je m’ennuierais cent fois plus. Ton Hébreu Paul est éloquent, – je n’en disconviens pas, – et si de pareils hommes enseignent cette doctrine, nos dieux auront sérieusement à prendre garde de ne pas être relégués dans le grenier. Il est incontestable que si, par exemple, César était chrétien, nous nous sentirions tous plus en sûreté. Mais ton prophète de Tarse, qui appliquait ses arguments à mon cas, n’avait pas réfléchi, vois-tu, que pour moi l’incertitude est tout l’attrait de la vie. Celui qui ne joue pas aux osselets ne perdra pas sa fortune : ce qui n’empêche pas de jouer aux osselets. On y trouve de la volupté et de l’oubli. J’ai connu des fils de chevaliers et de sénateurs qui, volontairement, s’étaient faits gladiateurs. Tu prétends que je joue ma vie et c’est vrai, mais parce que cela m’amuse, tandis que vos vertus chrétiennes m’ennuieraient dès le premier jour autant que les dissertations de Sénèque. C’est pourquoi l’éloquence de Paul n’a servi à rien. Il devrait comprendre que des hommes de ma sorte n’admettront jamais sa doctrine. Toi, c’est autre chose. Avec ton tempérament, ou bien tu devais haïr comme la peste le seul nom de chrétien, ou bien devenir chrétien toi-même. Moi, je bâille en leur donnant raison. Nous délirons, nous marchons vers l’abîme ; l’avenir nous réserve quelque chose d’inconnu, tandis que sous nos pas, à côté de nous, quelque chose craque et meurt, d’accord ! Mais nous saurons mourir, et, en attendant, nous ne voulons pas alourdir notre existence, servir la mort avant qu’elle vienne nous prendre. La vie vaut par elle-même et non en prévision de la mort.

 

– Moi, je te plains, Pétrone.

 

– Ne me plains pas plus que je ne me plains moi-même. Jadis, nous étions d’accord ; jadis, quand tu guerroyais en Arménie, tu regrettais Rome.

 

– Maintenant aussi, je la regrette.

 

– Oui, parce que tu aimes une vestale chrétienne qui demeure par-delà le Tibre. Je ne m’en étonne pas. Je m’étonne plutôt qu’en dépit de cette doctrine qui, pour toi, est un océan de bonheur, et malgré cet amour qui sera bientôt couronné, la tristesse ne quitte plus ton visage. Pomponia Græcina est sempiternellement morose, et toi, depuis que tu es chrétien, tu as cessé de sourire. Ne me dis donc pas que c’est là une doctrine joyeuse. Tu es revenu de Rome plus mélancolique encore et, si c’est ainsi que vous vous aimez, vous autres chrétiens, par la blonde chevelure de Bacchus, je ne suivrai jamais vos traces !

 

– C’est autre affaire, – répondit Vinicius, – et moi je te jure, non par les cheveux de Bacchus, mais sur l’âme de mon père, que je n’aurais même jamais pu m’imaginer le bonheur que je respire à présent. Toutefois la séparation m’est douloureuse et, chose plus étrange, dès que je suis loin de Lygie, il me semble qu’un danger est suspendu sur sa tête. Je ne sais lequel, je ne sais d’où il peut venir, mais je le pressens, comme on pressent l’orage.

 

– Dans deux jours, je me fais fort de t’obtenir la permission de quitter Antium pour le temps que tu voudras. Poppée est plus calme et, autant que je sache, rien de sa part ne vous menace, ni toi, ni Lygie.

 

– Aujourd’hui encore elle m’a demandé le motif de mon voyage à Rome, et pourtant mon départ avait été secret.

 

– Peut-être te fait-elle espionner. Mais, à présent, elle aussi devra compter avec moi.

 

Vinicius reprit :

 

– Paul enseigne que Dieu donne parfois des avertissements, mais qu’il interdit de croire aux présages. Je me défends donc contre ces pressentiments, mais sans pouvoir m’y soustraire. Je vais te dire, pour me soulager le cœur, ce qui s’est passé. Lygie et moi étions assis l’un près de l’autre, par une nuit sereine comme celle-ci, et nous faisions des projets d’avenir. Je ne saurais te dire combien nous étions heureux et calmes. Soudain, des lions se mirent à rugir. La chose est commune à Rome et cependant, depuis lors, je n’ai plus un instant de tranquillité. Il me semble qu’il y avait là comme un présage de malheur… Tu sais si la peur a facilement prise sur moi. Mais, à ce moment, l’anxiété a obscurci toute cette nuit de ténèbres ; et cela est arrivé d’une façon si étrange et si inattendue qu’aujourd’hui encore ces rugissements résonnent à mes oreilles et que mon cœur est rempli d’une inquiétude continuelle, comme si Lygie avait besoin d’être défendue contre quelque chose d’épouvantable… On dirait presque que c’est contre ces lions. Et cela me torture. Obtiens-moi donc la permission de partir, ou bien je partirai sans permission. Je ne puis rester ici, je te le répète. Je ne le puis !

 

Pétrone se mit à rire :

 

– Nous n’en sommes pas là encore, – dit-il, – que les fils des personnages consulaires ou leurs femmes soient livrés aux lions dans les arènes. Vous pouvez périr de tout autre mort, non de celle-là. Qui sait d’ailleurs si c’étaient des lions ? Les taureaux sauvages de Germanie rugissent tout aussi fort. Pour moi, je me moque des présages et des sorts. Hier, la nuit était noire et j’ai vu tomber une pluie d’étoiles. Beaucoup se troublent à cette vue ; moi, je me suis dit : si parmi elle se trouve aussi la mienne, du moins serai-je en nombreuse compagnie !…

 

Il garda un moment le silence, réfléchit et ajouta :

 

– D’ailleurs, vois-tu, si votre Christ est ressuscité, il peut vous préserver de la mort, vous aussi.

 

– Il le peut, – répondit Vinicius en contemplant le ciel parsemé d’étoiles.

 

Chapitre XLI.

Néron jouait et chantait, en l’honneur de la « Déesse de Cypre », un hymne dont il avait composé les vers et la musique. En voix ce jour-là, il sentait que sa musique charmait réellement ses auditeurs ; cette conviction ajoutait tant de force à son chant et remuait si bien son âme qu’il paraissait inspiré. À la fin, il pâlit d’une émotion sincère. Pour la première fois de sa vie, il se déroba aux louanges des assistants. Il s’assit un moment, les mains appuyées sur la cithare, la tête penchée, puis il se leva tout à coup et dit :

 

– Je suis fatigué et j’ai besoin d’air. En attendant, qu’on accorde les cithares.

 

Et il s’entoura le cou d’un foulard de soie.

 

– Venez avec moi, – dit-il à Pétrone et à Vinicius assis dans un coin de la salle. – Toi, Vinicius, donne-moi le bras, car les forces me manquent ; Pétrone va me parler de musique.

 

Ils sortirent sur la terrasse du palais, dallée de marbre et saupoudrée de safran.

 

– On respire mieux ici, – fit Néron. – Mon âme est troublée et triste, bien que je sente qu’avec ce que je vous ai chanté à titre d’essai, je pourrai paraître en public et remporter un triomphe qu’aucun autre Romain n’aura connu.

 

– Tu peux paraître ici, à Rome et en Achaïe. Je t’ai admiré de tout mon cœur et de toute ma raison, divin, – appuya Pétrone.

 

– Je le sais. Tu es trop paresseux pour te contraindre à la louange. Et tu es sincère, comme Tullius Sénécion ; mais tu t’y entends mieux que lui. Dis-moi, que penses-tu de la musique ?

 

– Quand j’écoute une poésie, que je regarde un quadrige conduit par toi dans le cirque, ou une belle statue, un temple magnifique ou un tableau, je sens que j’embrasse dans son entier ce que je vois, et mon admiration enferme toutes les jouissances que ces choses peuvent donner. Mais quand j’entends de la musique, surtout la tienne, alors s’ouvrent pour moi de nouvelles beautés et de nouvelles jouissances. Je les poursuis, je les saisis ; mais, avant que j’aie pu les posséder, d’autres et d’autres encore surviennent, ainsi que des vagues de la mer arrivant de l’infini. Je comparerai donc la musique à la mer. Nous nous tenons sur l’un des bords et nous distinguons au loin, mais il nous est impossible d’apercevoir l’autre rive.

 

– Ah ! que tu es un profond connaisseur ! – fit Néron.

 

Ils se turent, et un moment le froissement léger du safran sous leurs pas troubla seul le silence de leur promenade.

 

– Tu as traduit ma pensée même, – reprit enfin Néron, – et c’est pourquoi je répète toujours que seul, dans Rome entière, tu sais me comprendre. Oui, c’est bien là ce que, moi aussi, je pense de la musique. En jouant et en chantant, j’entrevois des choses dont j’ignorais l’existence dans mon empire et dans l’univers. Je suis César et le monde m’appartient : je puis tout. Et cependant la musique me fait découvrir de nouveaux royaumes, des montagnes et des mers nouvelles et des jouissances inéprouvées. Je ne sais ni les nommer, ni les définir, mais je les sens. Je sens les dieux, je vois l’Olympe. Un souffle de l’au-delà me caresse. À travers un brouillard, je distingue des masses incommensurables, et en même temps lumineuses comme un lever de soleil… Tout le sphéros vibre autour de moi, et je te dirai… (ici, la voix de Néron trembla, étonnée) que moi, César et dieu, je me trouve en cet instant plus infime qu’un grain de poussière. Le croirais-tu ?

 

– Oui, il n’appartient qu’aux grands artistes de se sentir petits devant l’Art…

 

– C’est la nuit des confidences, je t’ouvre donc mon âme comme à un ami, et je te dirai plus… Me crois-tu aveugle ou privé de raison ? Me crois-tu ignorant des inscriptions qui, à Rome, m’injurient sur les murs, m’appellent assassin de ma mère, assassin de ma femme…, me qualifient de monstre et de bourreau, parce que Tigellin a obtenu de moi quelques arrêts de mort contre mes ennemis ?… Oui, mon cher, on me tient pour un monstre, et je le sais… On a si bien répandu la fable de ma cruauté que moi-même j’en viens à me demander si je ne suis pas cruel… Mais ils ne comprennent pas que parfois les actes d’un homme soient cruels, quand lui-même ne l’est pas. Personne ne croira, peut-être pas même toi, très cher, qu’aux instants où la musique berce mon âme, je me sens aussi bon qu’un enfant au berceau. Je te le jure par ces étoiles qui scintillent sur nos têtes, je dis la pure vérité : les hommes ignorent quelle bonté il y a au fond de ce cœur et quels trésors j’y découvre moi-même quand la musique m’en ouvre les portes.

 

Pétrone, ne doutant pas qu’en cet instant Néron fût sincère et que la musique pût réellement provoquer en lui la manifestation de sentiments nobles, étouffés sous un monceau d’égoïsme, de débauches et de crimes, répondit :

 

– Il faut te connaître d’aussi près que je te connais. Rome n’a jamais su t’apprécier.

 

César, pesant plus fort sur l’épaule de Vinicius, et comme ployant sous le poids de l’injustice, repartit :

 

– Tigellin m’a rapporté qu’au Sénat on chuchote que Diodore et Terpnos jouent mieux que moi de la cithare. On veut même me refuser cela ! Mais toi, qui dis toujours la vérité, réponds-moi franchement : jouent-ils mieux ou aussi bien que moi ?

 

– Nullement. Tu as le toucher plus délicat, et, en même temps, plus de vigueur. En toi on reconnaît l’artiste, en eux d’habiles artisans. C’est évident ! Leur musique fait ressortir la valeur de la tienne.

 

– S’il en est ainsi, qu’ils vivent ! Ils ne se douteront jamais du service que tu viens de leur rendre. D’ailleurs, si je les condamnais, il me faudrait les remplacer.

 

– Et l’on raconterait que, par amour pour la musique, tu extermines la musique dans l’empire. Ne fais jamais périr l’art pour l’art, ô divin !

 

– Comme tu ressembles peu à Tigellin, – observa Néron. – Mais vois-tu, je suis en tout un artiste, et puisque la musique m’ouvre sur l’infini des horizons que je ne soupçonnais pas, des contrées que je ne possède pas, des jouissances et un bonheur que je n’éprouvais pas, je ne puis non plus vivre d’une vie ordinaire. La musique me dit que le surnaturel existe, et alors je le cherche, en y déployant toute la puissance que les dieux m’ont donnée. Parfois, il me semble que, pour atteindre ces régions olympiennes, il me faut accomplir des choses que jamais encore aucun homme n’a accomplies, m’élever au-dessus du niveau humain, dans le bien ou dans le mal. Je sais qu’on m’accuse de faire des folies. Je ne fais pas de folies, je cherche seulement et, lors même que je délire, c’est d’ennui et de rage de ne pas trouver. Je cherche, comprends-tu ? C’est pourquoi je veux être plus qu’un homme, et ce n’est que comme artiste que je serai plus qu’un homme.

 

Il baissa la voix, pour que Vinicius ne pût l’entendre et, approchant ses lèvres de l’oreille de Pétrone, il murmura :

 

– Sais-tu, à parler franc, pourquoi j’ai condamné à mort ma mère et ma femme ? Aux portes du monde ignoré, j’ai voulu faire le plus grand sacrifice que pût faire un homme. J’ai cru que quelque chose d’insolite se produirait, que quelque porte s’ouvrirait pour moi sur l’inconnu, que cela étonnerait ou terrifierait la raison humaine, à la condition que ce fût grand et extraordinaire… Mais ce sacrifice n’a pas suffi. Pour que s’ouvrent les portes de l’empyrée, il en faudrait un plus étendu encore. Qu’il en advienne ce que voudra le sort !

 

– Que veux-tu faire ?

 

– Tu verras, tu verras, plus tôt que tu ne penses. En attendant, sache qu’il est deux Nérons : celui que connaissent les hommes ; l’autre, l’artiste, que tu es seul à connaître, qui tue comme la Mort et délire comme Bacchus, mais parce que lui répugnent la banalité et la nullité de la vie terre à terre, et parce qu’il voudrait les faire disparaître, dût-il avoir recours au fer et à la flamme !… Oh ! combien plate sera la vie quand j’aurai disparu !… Personne, pas même toi, ami, ne sait quel artiste est en moi. C’est pourquoi je souffre et, je te le dis sincèrement, pourquoi j’ai parfois l’âme aussi triste que ces cyprès qui se profilent devant nous. Quel fardeau c’est pour un homme, de supporter à la fois le poids du pouvoir suprême et le poids du talent suprême !…

 

– De tout mon cœur je compatis à tes peines, César, et avec moi y compatissent et les terres et les mers, et aussi Vinicius, qui t’a voué un culte au fond de son âme.

 

– Il m’a toujours été cher, lui aussi, – répondit Néron, – bien qu’il serve Mars et non les Muses.

 

– Avant tout, il est le serviteur d’Aphrodite, – répliqua Pétrone.

 

Et brusquement, il décida d’arranger l’affaire de son neveu, en même temps qu’il éloignerait de lui les dangers qui pourraient le menacer.

 

– Il est amoureux, – dit-il, – autant que Troïlus le fut de Cressida. Permets-lui, seigneur, de retourner à Rome : sinon, il va sécher sur pied. Sais-tu que l’otage lygienne que tu lui avais donnée a été retrouvée et que Vinicius, en venant à Antium, l’a laissée sous la protection d’un certain Linus ? Je ne t’en ai plus reparlé tant que tu as composé ton hymne, ce qui importait plus que tout. Vinicius voulait en faire sa maîtresse ; mais, comme elle s’est montrée aussi vertueuse que Lucrèce, il s’est épris de sa vertu et désire l’épouser. Elle est de souche royale ; il ne déchoira donc pas. Mais, en vrai guerrier, il soupire, languit, gémit, et attend l’autorisation de son empereur.

 

– L’empereur ne choisit pas les épouses de ses soldats. Qu’a-t-il besoin de mon autorisation ?

 

– Je t’ai dit, seigneur, qu’il t’avait voué un culte.

 

– Il peut alors être d’autant plus certain de l’autorisation. C’est une jolie fille, mais aux hanches étriquées. Augusta Poppée s’est plainte d’elle, l’accusant d’avoir jeté un sort à notre enfant, dans les jardins du Palatin…

 

– Mais moi j’ai démontré à Tigellin que les mauvais sorts ne sauraient atteindre les divinités. Tu t’en souviens, divin, et toi-même tu as crié : Habet !

 

– Je m’en souviens.

 

Se tournant vers Vinicius :

 

– Tu l’aimes autant que l’affirme Pétrone ?

 

– Je l’aime, seigneur.

 

– Eh bien ! je t’ordonne de partir dès demain pour Rome, de l’épouser et de ne reparaître devant moi qu’avec l’anneau nuptial.

 

– Merci, seigneur, du fond de mon cœur et de mon âme, merci !

 

– Comme il est doux de faire des heureux ! – dit César. – Je voudrais, de toute ma vie, n’avoir rien autre chose à faire.

 

– Accorde-nous encore une grâce, divin, – fit Pétrone, – et exprime ta volonté devant l’Augusta. Vinicius n’oserait épouser une femme qui serait antipathique à l’Augusta ; mais toi, seigneur, tu dissiperas d’un mot toute prévention en déclarant que c’est par ton ordre.

 

– Bien. Je ne saurais rien vous refuser, à toi ni à Vinicius, – dit César.

 

Et il rentra dans la villa, où ils le suivirent, le cœur joyeux de ce succès. Vinicius devait se contenir pour ne pas se jeter au cou, de Pétrone. Il lui semblait qu’à présent tout danger et tout obstacle étaient écartés.

 

Dans l’atrium, le jeune Nerva et Tullius Sénécion s’entretenaient avec l’Augusta. Terpnos et Diodore accordaient les cithares. Néron, en rentrant, s’assit sur un siège incrusté d’écaille, murmura quelques mots à l’oreille d’un jeune éphèbe, et attendit.

 

L’éphèbe rentra bientôt avec un coffret d’or. Néron y choisit un collier formé de grosses opales et dit :

 

– Voici des bijoux dignes de cette soirée.

 

– L’aube s’y reflète, – approuva Poppée, convaincue que le collier était pour elle.

 

Un moment, César joua avec les pierres roses.

 

– Vinicius, – dit-il, – tu offriras ce collier de ma part à la princesse lygienne que je t’ordonne d’épouser.

 

Le regard de Poppée, furieux et stupéfait, erra de César à Vinicius, puis se posa enfin sur Pétrone. Mais celui-ci, nonchalamment incliné, semblait étudier avec attention, en caressant le bois de la main, la courbure d’une harpe.

 

Quand Vinicius eut remercié du présent, il s’approcha de Pétrone :

 

– Comment te prouver ma reconnaissance de ce que tu as fait pour moi aujourd’hui ?

 

– Offre à Euterpe un couple de cygnes, prodigue tes louanges au chant de César, et ris-toi des présages. J’espère que le rugissement des lions ne troublera plus ton sommeil, ni celui de ton lis lygien.

 

– Non, – répondit Vinicius, – à présent, me voilà tranquille.

 

– Que la Fortune vous soit donc favorable ! Mais attends : voici que César reprend le phormynx. Suspends ta respiration, écoute et verse des larmes.

 

En effet, Néron s’était levé, le phormynx en main et les yeux au ciel. Les conversations avaient cessé dans la salle ; tous les auditeurs s’étaient immobilisés, comme pétrifiés. Seuls, Terpnos et Diodore, qui devaient accompagner César, se regardaient ou regardaient ses lèvres, attendant les premières notes du chant.

 

Soudain, dans le vestibule, on entendit un vacarme, des cris ; la portière soulevée, apparut Phaon, l’affranchi de l’empereur, suivi du consul Lecanius.

 

Néron fronça les sourcils.

 

– Pardon, divin empereur, – dit Phaon d’une voix haletante, – Rome brûle. La majeure partie de la ville est en feu…

 

Tous les assistants s’étaient levés aussitôt. Néron déposa le phormynx et s’écria :

 

– Dieux !… Je verrai donc une ville en feu et j’achèverai ma Troïade !

 

Puis, s’adressant au consul :

 

– Crois-tu qu’en partant sur-le-champ, je puisse arriver assez tôt pour voir l’incendie ?

 

– Seigneur, – répondit le consul, pâle comme un linge, – la ville n’est qu’une mer de flammes, les habitants sont étouffés par la fumée, tombent asphyxiés ou, frappés de folie, se jettent dans le brasier. Rome est perdue, seigneur.

 

Il se fit un silence, rompu par l’exclamation de Vinicius :

 

Vœ misera mihi !…

 

Et le jeune homme, jetant sa toge, bondit hors du palais. Néron, les bras levés au ciel, s’écria :

 

– Malheur à toi, cité sainte de Priam !…

 

Chapitre XLII.

Vinicius, donnant à la hâte l’ordre à quelques esclaves de le suivre, sauta à cheval et se lança au milieu de la nuit profonde, par les rues désertes d’Antium, dans la direction de Laurentum. Sous le coup de la terrible nouvelle, il se sentait devenir fou et, par instants, ne se rendait plus compte de ce qu’il faisait ; il éprouvait le sentiment que le malheur avait sauté en croupe derrière lui et lui criait aux oreilles : Rome est en feu ! et le cinglait, et cinglait son cheval, et les précipitait dans ce feu. Sa tête nue couchée sur l’encolure de la bête, il allait, vêtu seulement de sa tunique blanche, à l’aventure, sans voir devant lui, sans prendre garde aux obstacles où il eût pu se briser. Dans le silence de la nuit calme et étoilée, cavalier et cheval, baignés par la clarté de la lune, semblaient une apparition. L’étalon d’Idumée, les oreilles couchées, l’encolure tendue, passait comme une flèche devant les cyprès immobiles et les blanches villas qu’ils abritaient. Çà et là, le choc des sabots sur les dalles réveillait des chiens qui accompagnaient de leurs aboiements la chevauchée-fantôme, puis hurlaient à la lune. Les esclaves qui galopaient derrière Vinicius, sur des chevaux beaucoup moins rapides, avaient vite été distancés. Il traversa seul Laurentum endormie, tourna du côté d’Ardée, où, comme à Aricie, à Bovilla et à Ustrinum, il avait posté des relais qui lui permirent de franchir rapidement la distance qui le séparait de Rome. Et il exigea de sa monture tout ce qu’elle pouvait donner.

 

Au-delà d’Ardée, il lui sembla que le nord-est s’empourprait. C’était peut-être l’aube matinale, car la nuit était avancée et le jour se levait tôt en juillet. Mais Vinicius ne put réprimer un cri de désespoir et de rage en songeant que c’était plutôt la lueur de l’incendie. Il se souvenait des paroles de Lecanius : « La ville n’est plus qu’une mer de flammes » ; et, un instant, il craignit de devenir fou, car il n’espérait plus pouvoir sauver Lygie, ni même arriver aux portes avant que Rome fût un monceau de cendres. Ses pensées volaient devant lui, plus vite que son cheval, telles une nuée d’oiseaux noirs horribles, sinistres. Il ignorait dans quel quartier avait éclaté l’incendie, mais il supposait que le Transtévère, avec ses maisons serrées, ses dépôts de bois et ses frêles baraques où l’on vendait des esclaves, avait dû le premier être la proie des flammes.

 

Les incendies étaient fréquents à Rome, fréquemment aussi accompagnés de violences et de pillage, surtout dans les quartiers habités par la gent pauvre et à demi-barbare. Il ne pouvait en être autrement dans le Transtévère, ce nid de gueux venus de tous les coins du monde. Comme un éclair passa dans la tète de Vinicius l’image d’Ursus et de sa force colossale ; mais que pouvait un homme, même un Titan, devant la force dévastatrice du feu ? Rome était également depuis longtemps sous la menace d’une révolte des esclaves. On disait que des centaines de milliers d’entre eux rêvaient des temps de Spartacus, et n’attendaient qu’une occasion pour s’armer contre leurs oppresseurs et contre la ville. Et voici que cette occasion se présentait. Peut-être qu’avec l’incendie se déchaînait le massacre et la guerre civile. Peut-être les prétoriens s’étaient-ils rués par la ville, pour en exterminer les habitants par ordre de César. Et soudain ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Il se souvenait de ces conversations récentes où César, avec une singulière insistance, faisait toujours allusion aux villes incendiées, de ses lamentations de ce qu’il lui fallait décrire une ville en feu sans en avoir vu une, de sa réponse dédaigneuse quand Tigellin lui avait proposé d’incendier Antium ou une ville en planches construite à cet effet, enfin, de ses récriminations contre Rome et les ruelles nauséabondes de Suburre. Oui ! c’était César qui avait ordonné de brûler la ville. Lui seul avait pu l’oser, comme seul Tigellin avait pu se charger d’une pareille mission. Et si Rome brûlait par son ordre, qui donc pouvait garantir que, par ce même ordre, la population ne serait pas égorgée ? Le monstre en était capable. Ainsi, l’incendie, la rébellion des esclaves et le carnage ; quel horrible chaos, quel déchaînement des éléments destructeurs et de la fureur des hommes, et, au milieu de tout cela, Lygie !

 

Les gémissements de Vinicius se mêlaient au souffle haletant du cheval, qui épuisait ses dernières forces sur la rude montée précédant Aricie. Qui arracherait Lygie de la ville en flammes ? Qui pourrait la sauver ? Vinicius, courbé sur sa monture, crispait ses doigts dans la crinière, prêt à mordre le cou de la bête. À ce moment, un cavalier, également lancé comme un ouragan, jeta, en croisant Vinicius : « Rome est perdue ! » et passa. Un mot frappa encore les oreilles de Vinicius : « les dieux… ». Le reste s’effaça dans le bruit des sabots. Mais ce mot « dieux » lui rendit sa présence d’esprit. Il leva la tête et, les bras tendus vers le ciel plein d’étoiles, il se mit à prier :

 

« Ce n’est pas vous que j’implore, vous dont les sanctuaires s’écroulent dans les flammes, mais Toi !… » La suie commençait même à recouvrir les objets environnants. Le jour s’était levé tout à fait et le soleil irradiait les sommets qui ceinturaient le lac Albain. Mais les rayons d’or pâle du matin n’arrivaient qu’à travers la fumée, d’un roux morbide. Plus Vinicius descendait vers Albanum, et plus il s’enfonçait dans cette fumée qui s’épaississait à mesure. La petite ville elle-même en était complètement submergée. Les habitants inquiets remplissaient les rues, et l’on ne pouvait songer sans terreur à ce qui devait se passer à Rome, car ici déjà l’on respirait mal.

 

Vinicius fut repris de désespoir et de terreur. Pourtant, il s’efforça de réagir. « Il est impossible que le feu ait pris brusquement, de toutes parts ; le vent souffle du nord et chasse la fumée par ici ; de l’autre côté il n’y en a pas et le Transtévère, séparé par le fleuve, est peut-être indemne ; en tout cas, Ursus et Lygie n’auront eu qu’à franchir la Porte Janicule pour être à l’abri du danger. Il est tout aussi impossible que la population entière ait péri, et que cette ville, reine du monde, soit rayée avec ses habitants de la surface du sol. Même quand, dans les villes prises, le carnage et le feu sont déchaînés à la fois, un certain nombre d’habitants restent saufs : pourquoi donc Lygie devrait-elle absolument périr ? D’ailleurs, sur elle veille un Dieu qui a vaincu la mort. » Il se mit à prier, et, suivant l’habitude qu’il avait prise, à implorer le Christ en lui promettant des offrandes.

 

Quand il eut traversé Albanum, dont presque toute la population se tenait sur les toits et dans les arbres pour voir Rome, il se rassura et envisagea les choses avec plus de sang-froid. Outre Ursus et Linus, l’Apôtre Pierre veillait sur Lygie, et le souvenir de celui-ci lui remit de l’espoir au cœur. L’Apôtre Pierre lui apparaissait toujours comme un être incompréhensible, quasi surnaturel. Dès l’instant où, pour la première fois, il l’avait entendu à l’Ostrianum, il avait gardé l’étrange impression que chaque parole de ce vieillard était et devait rester vraie (il l’avait écrit déjà d’Antium à Lygie). Ayant connu plus intimement l’Apôtre durant sa maladie, cette impression s’était fortifiée encore jusqu’à devenir enfin une foi inébranlable. Pierre ayant béni son amour et lui ayant promis Lygie, celle-ci ne pouvait périr dans les flammes. La ville pouvait se consumer sans qu’une étincelle tombât sur les vêtements de la jeune fille. Exalté par une nuit d’insomnie, une course vertigineuse et des émotions poignantes, Vinicius croyait maintenant tout possible : Pierre arrêterait les flammes d’un signe de croix, les écarterait d’un mot, et ils passeraient sans danger au milieu d’une allée de feu. Au surplus, Pierre connaissait l’avenir : il avait à coup sûr prévu la calamité présente et, dès lors, comment n’eût-il pas emmené les chrétiens hors des murs, surtout cette Lygie qu’il aimait comme sa propre enfant ? Son cœur se dilatait sous l’espoir grandissant. S’ils étaient en fuite, il les trouverait peut-être à Bovilla ou les rencontrerait en route. D’un instant à l’autre il allait voir apparaître le visage adoré, émergeant de la fumée qui traînait en nappes toujours plus épaisses sur la Campanie.

 

C’était d’autant plus vraisemblable qu’il croisait nombre de gens fuyant la ville et se dirigeant vers les monts Albains ; sortis de la région du feu, ils cherchaient à s’évader de celle de la fumée. Vers l’entrée d’Ustrinum, il lui fallut ralentir sa course, tant la route était encombrée. À côté de gens à pied, leurs hardes sur le dos, il voyait des chevaux et des mulets chargés de bagages, des chariots, et enfin des litières portant des citoyens plus opulents. Ustrinum était tellement bondé de fuyards qu’on s’y frayait avec peine un passage. Au marché, sous les colonnes des temples et dans les rues, c’était une fourmilière. Çà et là, on dressait des tentes qui devaient abriter des familles entières. Beaucoup campaient en plein air, poussant des cris, invoquant les dieux ou gémissant sur leur sort. Dans cette cohue, un renseignement était impossible à obtenir. Ceux à qui s’adressait Vinicius restaient muets ou, levant sur lui des yeux hagards et terrifiés, clamaient que la ville allait périr et le monde avec elle. Rome vomissait sans répit de nouvelles masses d’hommes, de femmes et d’enfants, qui augmentaient le trouble et le vacarme. D’aucuns, ayant perdu leurs proches, les réclamaient avec désespoir. D’autres se battaient pour un abri. Des pâtres campaniens, gens à demi sauvages, avaient envahi la bourgade, moins pour avoir des nouvelles qu’attirés par l’espoir d’une rafle dans ce désordre général. Çà et là des esclaves de tous pays et des gladiateurs s’étaient mis à piller les maisons et les villas, en lutte ouverte contre les soldats qui voulaient défendre les habitants.

 

Vinicius aperçut près de l’auberge, et entouré d’une troupe d’esclaves bataves, le sénateur Junius, qui fut le premier à lui donner des renseignements exacts sur l’incendie. Le feu, en effet, avait éclaté près du Grand Cirque, dans le voisinage du Palatin et du Mont Cœlius, et il s’était propagé si rapidement que bientôt tout le centre avait été envahi. Jamais, depuis le temps de Brennus, un aussi effroyable désastre n’avait frappé la ville. « Le Cirque entier, les boutiques et les maisons qui l’entourent, – disait Junius, – sont en cendres ; l’Aventin et le Cœlius sont en feu. Le fléau, après avoir contourné le Palatin, a envahi les Carines… »

 

Et Junius, qui possédait aux Carines une merveilleuse insula bondée d’œuvres d’art, dont il avait la passion, saisit une poignée de poussière, la répandit sur sa tête et se mit à gémir.

 

Vinicius le secoua par les épaules.

 

– Ma maison est aux Carines, – dit-il, – mais, puisque tout périt, qu’elle périsse aussi !

 

Puis, il se souvint qu’il avait conseillé à Lygie de se transporter dans la maison des Aulus, et il demanda :

 

– Et le Vicus Patricius ?

 

– En feu, – répondit Junius.

 

– Et le Transtévère ?

 

Junius le regarda, surpris :

 

– Qu’importe le Transtévère ? – répondit-il en pressant de ses mains ses tempes qui éclataient.

 

– Je tiens plus au Transtévère qu’à tout le reste de Rome ! – gronda Vinicius avec emportement.

 

– Alors, il ne te sera guère accessible que par la Voie du Port, car près de l’Aventin, le feu t’étoufferait… Le Transtévère ?… Je ne sais pas. Peut-être que lors de mon départ le feu ne l’avait pas encore atteint : les dieux seuls le savent…

 

Après quelque hésitation, Junius reprit à voix basse :

 

– Je sais que tu ne me trahiras pas : je te dirai donc que ce n’est pas un incendie ordinaire. On a empêché de porter secours au Cirque… Quand les maisons ont commencé à flamber, j’ai entendu, de mes propres oreilles, hurler par des milliers de voix : « Mort aux éteigneurs ! » Des gens parcourent la ville en jetant dans les maisons des torches allumées… D’autre part, le peuple se révolte, crie qu’on brûle la ville par ordre. Inutile d’en dire plus. Malheur à la ville, malheur à nous tous, malheur à moi ! Aucun langage humain ne saurait exprimer ce qui se passe là-bas. Les habitants périssent au milieu des flammes, s’entre-tuent dans le tumulte… C’est la fin de Rome !…

 

Il répéta encore : « Malheur ! Malheur à la ville ! Malheur à nous ! »

 

Vinicius, lui, avait foncé avec son cheval sur la Voie Appienne.

 

Mais il lui était difficile d’avancer. Un fleuve d’hommes et de chars roulait à sa rencontre. Il voyait, comme s’il l’eût tenue dans le creux de sa main, la ville entière ensevelie dans ce monstrueux incendie… Cette mer ignée vomissait une chaleur atroce et le vacarme humain ne pouvait couvrir le crépitement et le sifflement des flammes.

 

Chapitre XLIII.

À mesure que Vinicius se rapprochait des murs de la ville, il se rendait compte qu’il lui avait été plus facile d’arriver jusqu’à Rome qu’il ne l’était d’y pénétrer. Il y avait une telle foule sur la Voie Appienne qu’on ne pouvait avancer. Des deux côtés, les maisons, les champs, les cimetières, les jardins et les temples étaient transformés en campements. Le temple de Mars, tout près de la Porte Appienne, avait été forcé par la foule, en quête d’un refuge pour la nuit. Dans les cimetières, il y avait une lutte sanglante pour la possession des grands mausolées. Tout le désordre d’Ustrinum n’était qu’une pâle image de ce qui se passait dans la ville même.

 

Il ne subsistait plus aucun respect pour le droit, la loi, les fonctions publiques, les liens de la famille et la distinction des classes. Des esclaves bâtonnaient des citoyens ; des gladiateurs ivres du vin volé à l’Emporium parcouraient en bandes et avec des cris sauvages les campements, bousculant les gens, les piétinant et les dépouillant. Nombre de barbares en vente dans la ville s’étaient enfuis de leurs baraquements. L’incendie et la ruine de Rome marquaient pour eux la fin de la servitude et l’heure de la vengeance : et, tandis que la population autochtone tendait avec désolation les bras vers les dieux, ils se jetaient sur elle, dévalisant les hommes et molestant les jeunes femmes. À eux s’étaient joints des esclaves en service depuis longtemps, des misérables uniquement vêtus d’une ceinture de laine aux hanches, population invisible le jour dans les rues et dont l’existence était presque insoupçonnée à Rome. Ces rassemblements d’Asiatiques, d’Africains, de Grecs, de Thraces, de Germains et de Bretons, baragouinant dans toutes les langues, sauvages et déchaînés, croyaient l’instant venu de prendre leur revanche de tant d’années de souffrances et de misères.

 

Au milieu de cette foule agitée, à la lueur du jour et de l’incendie, se montraient les casques des prétoriens, sous la protection de qui se mettaient les citoyens paisibles ; par endroits, ils devaient attaquer eux-mêmes la canaille en délire. Vinicius avait vu des villes forcées, mais jamais il n’avait assisté à un tel chaos, où se mêlaient le désespoir, les larmes, les gémissements, la joie sauvage, la fureur et la licence. Au-dessus de cette foule affolée mugissait l’incendie, et la plus puissante ville du monde brûlait sur ses collines, enveloppée d’un souffle embrasé et de nuages de fumée qui obscurcissaient complètement le ciel.

 

Après des efforts inouïs, et risquant à tout instant sa vie, le jeune tribun put gagner cependant la Porte Appienne : là, il s’aperçut que par le quartier de la Porte Capène il ne lui serait pas possible de pénétrer dans la ville, non pas tant seulement à cause de la foule, mais aussi de la chaleur torride qui, même avant la porte, faisait vibrer l’air. Le pont, près de la Porte Trigène, vis-à-vis le temple des Bonnes-Déesses, n’existait pas encore et il fallait, pour traverser le Tibre, gagner le Pont Sublicius, c’est-à-dire couper une partie de la ville, l’Aventin, complètement embrasée. C’était chose matériellement impossible.

 

Vinicius comprit qu’il fallait rétrograder vers Ustrinum, quitter la Voie Appienne, franchir le fleuve au-dessous de la ville et gagner la Voie du Port, qui mène tout droit au Transtévère La chose n’était guère plus facile, attendu le désordre croissant qui régnait sur la Voie Appienne. Il eût fallu s’ouvrir la voie l’épée à la main et, surpris par l’annonce de l’incendie, Vinicius n’avait pris aucune arme.

 

Mais, près de la fontaine de Mercure, il aperçut un centurion qu’il connaissait et qui, à la tête de quelques dizaines de prétoriens, défendait l’accès de l’enceinte du temple. Il lui donna l’ordre de le suivre, et le centurion, reconnaissant le tribun et l’augustan, n’osa se soustraire à son ordre.

 

Vinicius prit donc le commandement de cette troupe et, oublieux des préceptes de Paul sur l’amour du prochain, il fondit en pleine cohue avec une ardeur fatale à ceux qui ne savaient se ranger à temps. Il était poursuivi de malédictions et de pierres, mais il n’y prenait garde, voulant au plus tôt atteindre un endroit libre. Cependant, on n’avançait qu’au prix des plus grands efforts. Ceux qui campaient déjà refusaient le passage et maudissaient tout haut César et les prétoriens. Par instants, la foule se montrait hostile. Aux oreilles de Vinicius arrivaient des voix qui accusaient Néron d’être l’incendiaire. On menaçait ouvertement de mort lui et Poppée. Des cris : « Pitre ! Histrion ! Matricide ! » retentissaient de toutes parts. Les uns proposaient de le jeter au Tibre ; d’autres criaient que Rome avait montré assez de patience. Il était évident que ces menaces pouvaient facilement dégénérer en révolte ouverte et que, pour cela, il suffisait à la foule de trouver un chef. En attendant, sa fureur et son exaspération se tournaient contre les prétoriens qui ne pouvaient se dégager de la cohue, la voie étant également encombrée par des tas de malles et de caisses pleines de provisions, de berceaux, de lits, de chars et de litières arrachés à l’incendie. Çà et là, il y avait des bagarres ; mais les prétoriens avaient vite raison de la foule sans armes. Vinicius avec eux avait traversé non sans peine dans toute leur largeur les Voies Latine, Numicienne, Ardéatine, Lavinienne et Ostienne, contournant les villas, les jardins, les cimetières et les temples. Enfin, il atteignit le Vicus Alexandri, bourg derrière lequel il passa le Tibre : il y avait là moins d’encombrement et de fumée. Il y apprit par des fuyards que quelques ruelles seulement du Transtévère avaient été atteintes par le feu, mais que sans doute rien n’y échapperait, puisque des individus le propageaient à dessein et empêchaient de l’éteindre, déclarant agir par ordre. Le jeune tribun ne doutait plus du tout à présent que César n’eût ordonné d’incendier Rome, et la vengeance réclamée par les foules lui sembla juste. Qu’eût donc fait de plus Mithridate ou tout autre des ennemis les plus acharnés de Rome ? Le vase était débordé, la folie était devenue trop monstrueuse et l’existence absolument intolérable ; Vinicius était convaincu que l’heure fatale avait sonné pour Néron, que la ville en s’écroulant devait écraser et écraserait le monstrueux pitre chargé de tous les crimes. Qu’un homme assez audacieux se mît à la tête de la population exaspérée, et en quelques heures l’événement serait accompli. Et des pensées hardies, des idées de vengeance, lui passèrent dans l’esprit. Pourquoi pas lui ? La famille des Vinicius, qui comptait toute une lignée de consuls, était connue de tous les Romains. Un nom suffisait à la foule. Une fois déjà, lorsque quatre cents esclaves du préfet Pedanius Secundus avaient été condamnés à mort, on s’était trouvé à deux doigts de l’émeute et de la guerre civile. Que serait-ce donc aujourd’hui, en face de cette horrible calamité dépassant toutes celles que Rome avait vues depuis huit siècles ?

 

« Celui qui appellera aux armes les quintes, – songeait Vinicius, – celui-là détrônera certainement Néron et revêtira la pourpre. » Et pourquoi, lui, Vinicius, ne serait-il pas celui-là ? Il était plus énergique, plus vaillant, plus jeune que les autres augustans… Il est vrai que Néron avait sous ses ordres trente légions campées sur les frontières de l’empire, mais ces légions elles-mêmes, leurs chefs en tête, ne se révolteraient-elles pas en apprenant l’incendie de Rome et de ses temples ? Alors, lui Vinicius, pourrait devenir César. Déjà on racontait à mots couverts parmi les augustans qu’un prophète avait prédit la pourpre à Othon. Ne valait-il pas Othon ? Peut-être que le Christ et sa puissance divine lui viendraient en aide ? Peut-être même était-ce lui qui l’inspirait en ce moment ? « Oh ! s’il en était ainsi ! » s’exclamait Vinicius en lui-même. Alors il se vengerait sur Néron des dangers que courait Lygie et de ses terreurs ; il ferait régner la justice et la vérité, répandrait la doctrine du Christ depuis l’Euphrate jusqu’aux rives brumeuses de la Bretagne, et en même temps vêtirait de pourpre sa Lygie et la ferait souveraine de l’univers.

 

Mais ces pensées, jaillies de sa tête comme une gerbe d’étincelles jaillit d’une maison en flammes, s’envolèrent comme des étincelles. Il fallait avant tout sauver Lygie. Il voyait le fléau de près ; aussi, la peur le reprit et, en face de cet océan de feu et de fumée, en face de cette terrible réalité, la conviction que l’apôtre Pierre sauverait Lygie l’abandonna. Le désespoir l’envahit de nouveau et il s’engagea sur la Voie du Port qui mène directement au Transtévère, pour ne se calmer qu’à la Porte, où on lui répéta tout ce que lui avaient dit déjà les fuyards, à savoir que la majeure partie de ce quartier était encore indemne, mais que cependant, en plusieurs endroits, le feu avait traversé le fleuve.

 

Le Transtévère était plein de fumée et d’une cohue parmi laquelle il était plus difficile encore de se frayer un passage, car les gens, disposant de plus de temps, emportaient et sauvaient plus de choses. La principale voie, celle du Port, était encombrée par endroits, et près de la Naumachie d’Auguste étaient entassés des objets de toute sorte, dans lesquels la fumée s’était amassée plus épaisse. Les ruelles étroites étaient totalement infranchissables. Leurs habitants fuyaient par milliers et Vinicius assistait à d’horribles scènes. Parfois, deux courants humains se heurtaient dans un passage étroit, et c’était une lutte à mort. Les hommes se battaient et se piétinaient. Des familles étaient séparées dans la mêlée, des mères appelaient leurs enfants avec des cris de désespoir. Vinicius frémit à la pensée de ce qui devait se passer à proximité des flammes. Au milieu des cris et du tumulte, on ne pouvait obtenir un renseignement ou comprendre la réponse. Par instants, de la rive opposée, descendaient lentement de nouveaux tourbillons de fumée, tellement noirs et pesants qu’ils roulaient au ras du sol, enveloppant les maisons, les hommes, toutes les choses, de ténèbres. Mais le vent qui accompagnait l’incendie les dissipait, et Vinicius pouvait alors avancer vers la ruelle où se trouvait la maison de Linus. La lourdeur de cette journée de juillet, augmentée de la chaleur qui arrivait de la partie incendiée de la ville, était devenue insupportable. La fumée cuisait les yeux et coupait la respiration. Les habitants qui avaient espéré que les flammes ne traverseraient pas le fleuve et étaient restés chez eux commençaient à abandonner leurs maisons et la cohue croissait à mesure. Les prétoriens qui accompagnaient Vinicius étaient restés en arrière. Dans cette mêlée, son cheval, blessé à la tête d’un coup de marteau, se cabrait et refusait d’obéir. On reconnut l’augustan à sa riche tunique et aussitôt des cris éclatèrent : « Mort à Néron et à ses incendiaires ! » Un danger imminent menaçait Vinicius. Déjà des centaines de bras se levaient contre lui. Mais son cheval effrayé l’emporta hors de la foule, en piétinant les assaillants, et un nouveau tourbillon de fumée noire obscurcit la rue. Vinicius, constatant qu’il ne pourrait passer avec son cheval, mit pied à terre. Il courut. Il se glissait le long des murs et parfois attendait que la masse des fuyards l’eût dépassé. Au fond de lui-même, il se disait que ses efforts étaient vains. Peut-être que Lygie n’était plus dans la ville et avait pu s’enfuir ; et puis, il eût été plus facile de retrouver une aiguille sur le rivage de la mer que n’importe qui dans ce chaos. Pourtant, fût-ce au prix de sa vie, il voulait atteindre la maison de Linus. De temps en temps il s’arrêtait et se frottait les yeux. Ayant arraché un pan de sa tunique, il s’en boucha le nez et la bouche et reprit sa course. Plus il approchait de la rivière et plus la chaleur se faisait terrible. Sachant que l’incendie avait éclaté près du grand Cirque, il crut d’abord que cette chaleur provenait de ses décombres et de ceux du Forum Boarium et du Velabrium situés dans le voisinage et sans doute détruits par les flammes. Vinicius rencontra un dernier fuyard, un vieillard avec des béquilles, qui lui cria : « N’approche pas du Pont Cestius, l’île entière est en feu ! » En effet, on ne pouvait plus se faire illusion. Au tournant du Vicus Judeorum, où s’élevait la maison de Linus, le jeune tribun aperçut les flammes au milieu d’un nuage de fumée : non seulement l’île était en feu, mais aussi le Transtévère, et bien certainement l’extrémité de la ruelle où demeurait Lygie.

 

Vinicius se souvint que la maison de Linus était entourée d’un jardin derrière lequel, du côté du Tibre, se trouvait un terrain sans constructions. Cette pensée lui rendit du courage. Les flammes avaient pu s’arrêter devant cet espace vide. Dans cet espoir, il se remit à courir, bien que chaque souffle de vent apportât non plus seulement de la fumée, mais des milliers d’étincelles qui pouvaient porter le feu à l’autre bout de la ruelle et lui couper la retraite.

 

Enfin, à travers le rideau de fumée, il aperçut les cyprès du jardin de Linus. Déjà les maisons situées derrière le terrain vague flambaient comme des tas de bois, mais la petite insula de Linus était encore intacte. Vinicius jeta au ciel un regard reconnaissant et, bien que l’air même fût devenu incandescent, il bondit vers la porte. Elle était entrebâillée : il la poussa et se précipita à l’intérieur.

 

Dans le jardinet, pas une âme, et la maison semblait absolument déserte.

 

« Peut-être que la fumée et la chaleur leur ont fait perdre connaissance », songea Vinicius.

 

Et il se mit à crier :

 

– Lygie ! Lygie !

 

Rien ne répondit. Dans ce silence, on ne percevait que le grondement lointain de l’incendie.

 

– Lygie !

 

Soudain parvint à ses oreilles cette voix sinistre qu’une fois déjà il avait entendue dans ce jardin. Dans l’île voisine, le feu s’était sans nul doute déclaré au vivarium proche du temple d’Esculape, et les animaux, parmi lesquels les lions, commençaient à rugir de frayeur. Vinicius frissonna des pieds à la tête. Pour la seconde fois, alors que toutes ses pensées étaient concentrées sur Lygie, résonnaient ces voix effrayantes, présage de malheur.

 

Mais ce fut une courte impression : le fracas de l’incendie, plus terrible encore que les rugissements des bêtes, le força bientôt à songer à autre chose. Lygie, il est vrai, n’avait pas répondu à ses appels, mais peut-être gisait-elle quelque part ici, évanouie ou étouffée par la fumée. Vinicius s’élança à l’intérieur de la maison. Le petit atrium était désert et envahi par la fumée. En cherchant à tâtons la porte qui menait aux cubicules, il aperçut la lueur vacillante d’un flambeau et, en approchant, il vit le lararium où, à la place des dieux, était une croix : sous cette croix brûlait une veilleuse. Rapide comme l’éclair, une pensée traversa l’esprit du jeune catéchumène : la croix lui envoyait cette lumière qui l’aiderait à retrouver Lygie. Il prit donc le flambeau et inspecta le premier cubicule.

 

Personne, là non plus. Pourtant, Vinicius était certain d’avoir retrouvé le cubicule de Lygie, car ses vêtements pendaient à des clous plantés au mur et sur le lit était posé le capitium, cette robe ajustée que les femmes portent à même le corps. Vinicius le saisit, y appuya ses lèvres et, le jetant sur son épaule, poursuivit ses recherches.

 

La maison étant petite, il en eut tôt visité toutes les pièces, jusqu’aux caves. Personne nulle part. Il était clair que Lygie, Linus et Ursus avaient dû, avec les autres habitants du quartier, demander leur salut à la fuite.

 

« Il faut les chercher dans la foule, hors des portes de la ville », se dit Vinicius.

 

Il ne s’était pas étonné outre mesure de ne pas les rencontrer sur la Voie du Port, car ils avaient pu sortir de la ville par le côté opposé, dans la direction de la Colline Vaticane. De toute façon, ils étaient à l’abri des flammes. Il fut alors soulagé comme d’un poids très lourd. Il savait, il est vrai, quel grand danger présentait la fuite, mais en songeant à la force surhumaine d’Ursus, il reprit espoir.

 

« Il faut fuir d’ici, – se disait-il, – et, par les Jardins de Domitia, atteindre les Jardins d’Agrippine. Là-bas je les retrouverai : la fumée n’y est pas suffocante, car le vent souffle des Monts Sabins. »

 

Le moment suprême était venu où il était forcé de songer à son propre salut, car les vagues de flammes se rapprochaient, venant de l’île, et des tourbillons de fumée obstruaient presque entièrement la ruelle. Un courant d’air éteignit le flambeau dont il s’était servi dans la maison. Vinicius gagna la rue en toute hâte et se mit à courir tant qu’il avait de forces vers la Voie du Port, par où il était venu. L’incendie semblait le poursuivre de son haleine embrasée, tantôt l’enveloppant de nuages de fumée, tantôt le couvrant d’étincelles qui lui tombaient sur les cheveux, le cou, les vêtements. Sa tunique commençait à roussir à divers endroits ; mais il n’en avait cure et poursuivait sa course, dans la crainte d’être asphyxié. Il avait dans la bouche un goût de brûlé et de suie ; la gorge et les poumons en feu. Le sang affluait à tel point à sa tête que, par instants, tout, la fumée elle-même, lui semblait rouge. Alors il se disait : « C’est un feu qui court : mieux vaut se laisser tomber et périr !… » La course l’avait harassé. Sa tête, son cou et ses épaules étaient inondés d’une sueur qui le brûlait comme de l’eau bouillante. Sans le nom de Lygie, qu’il répétait mentalement, et sans le capitium dont il se couvrait la bouche, il fût tombé. Quelques instants après, il était incapable de reconnaître les ruelles qu’il parcourait. Peu à peu il perdait conscience ; il se rappelait seulement qu’il fallait fuir, car là-bas, en rase campagne, l’attendait Lygie, promise à lui par l’Apôtre Pierre. Et soudain l’envahit une certitude étrange, née d’une sorte de délire ressemblant à une vision d’agonie, la certitude qu’il verrait Lygie, qu’il l’épouserait et qu’il mourrait aussitôt après.

 

Alors il courut comme un homme ivre, titubant d’un côté de la rue à l’autre. Brusquement, un changement s’opéra dans le gigantesque brasier qui ensevelissait la ville immense. Là où jusqu’alors le feu avait seulement couvé, tout éclata soudain en une mer de flammes, car le vent avait cessé d’apporter de nouveaux tourbillons de fumée, et ceux qui s’étaient amassés dans les petites rues avaient été dispersés par le souffle furieux de l’air embrasé. Ce souffle projetait devant lui des milliers d’étincelles, si bien que Vinicius courait au milieu d’un nuage de feu. Par contre, il pouvait mieux voir et, sur le point de tomber, il put apercevoir l’issue de la ruelle, ce qui lui rendit des forces. Ayant tourné l’angle, il se trouva dans une rue qui conduisait à la Voie du Port et au Champ Codetan. Les étincelles ne le harcelaient plus. Il comprit que s’il pouvait atteindre la Voie du Port, il serait sauvé, quand même il tomberait là inanimé.

 

Un nuage voilait l’issue de la rue : « Si c’est de la fumée, – pensa-t-il, – alors je ne sortirai pas. » Il eut un élan de ses dernières forces. En chemin, il jeta sa tunique, qui commençait à le brûler comme une tunique de Nessus, et continua sa course, tout nu, ayant seulement sur la tête et sur la bouche le capitium de Lygie. De plus près il reconnut que ce qu’il avait pris pour de la fumée était un nuage de poussière d’où s’échappaient des voix et des cris humains.

 

« La canaille pille les maisons », songea-t-il.

 

Néanmoins, il courut du côté de ces voix. Il y avait là, quand même, des hommes qui pourraient lui venir en aide. Dans cet espoir, il se mit à crier de toutes ses forces, implorant du secours. C’était là le suprême effort : le voile devint plus rouge encore devant ses yeux, ses poumons manquèrent d’air, ses forces l’abandonnèrent, et il tomba.

 

Cependant, on l’avait entendu, ou plutôt aperçu, et deux hommes accoururent avec des gourdes d’eau. Vinicius en saisit une dans ses mains et la vida à moitié.

 

– Merci, – dit-il, – remettez-moi sur mes jambes, j’irai plus loin tout seul.

 

L’un d’eux lui versa de l’eau sur la tête et tous deux le portèrent vers leurs camarades. On l’entoura, lui demandant s’il n’avait pas reçu un coup trop grave. Cette sollicitude étonna Vinicius.

 

– Hommes, qui êtes-vous donc ? – questionna-t-il.

 

– Nous démolissons les maisons pour que l’incendie ne puisse atteindre la Voie du Port, – répondit l’un des travailleurs.

 

– Vous m’avez secouru. Je vous remercie.

 

– Nous ne pouvons refuser de l’aide à notre prochain, – repartirent des voix.

 

Alors, Vinicius, qui ne voyait depuis le matin que hordes féroces, rixes et pillage, regarda avec attention les visages qui l’entouraient et dit :

 

– Soyez récompensés par… le Christ.

 

– Gloire à son nom ! – s’écrièrent-ils en chœur.

 

– Et Linus ?… – interrogea Vinicius.

 

Mais il n’entendit pas la réponse, car, épuisé par les efforts qu’il avait faits, il s’évanouit d’émotion. En revenant à lui, il se trouva dans un jardin du Champ Codetan, entouré de femmes et d’hommes, et ses premières paroles furent :

 

– Où est Linus ?

 

D’abord, il n’y eut pas de réponse ; puis une voix connue de Vinicius dit :

 

– Il est en dehors de la Porte Nomentane ; il est parti pour l’Ostrianum… depuis deux jours… Paix à toi, roi des Perses.

 

Vinicius se souleva, puis se rassit, étonné de voir Chilon.

 

Le Grec reprit :

 

– Ta maison, seigneur, est sans doute en cendres, car les Carines sont en flammes ; mais tu seras toujours riche comme Midas. Quel malheur ! Les chrétiens, ô fils de Sérapis, prophétisaient depuis longtemps que le feu détruirait cette ville… Et Linus est dans l’Ostrianum avec la fille de Jupiter… Quel malheur a frappé cette ville !

 

Vinicius se sentit de nouveau défaillir.

 

– Tu les as vus ? – demanda-t-il.

 

– Je les ai vus, seigneur !… Grâces soient rendues au Christ et à tous les dieux si j’ai pu payer tes bienfaits par une bonne nouvelle. Mais, divin Osiris, je te les revaudrai, je te le jure par Rome en flammes.

 

Le soir descendait sur la terre ; mais dans le jardin il faisait clair comme en plein jour, car l’incendie avait encore augmenté. On eût dit que, non pas des quartiers isolés brûlaient, mais la ville entière, dans sa longueur et dans sa largeur. Tout ce que le regard pouvait embrasser du ciel était rouge et, sur le monde, s’étendait une nuit rouge.

 

Chapitre XLIV.

L’incendie de la ville avait tellement embrasé le ciel qu’on n’en distinguait plus les limites.

 

Derrière les collines surgit la pleine lune, énorme, et qui, prenant soudain les tons du cuivre en fusion, sembla considérer avec étonnement la ruine de la puissante cité. Dans les abîmes empourprés du ciel scintillaient des étoiles également empourprées, et à l’encontre des nuits ordinaires, la terre était plus éclairée que le ciel. Rome, tel un immense brasier, illuminait toute la Campanie. À la clarté sanglante se dessinaient les collines lointaines, les maisons, les villas, les temples et les monuments ; les aqueducs, qui de toutes les hauteurs environnantes descendaient vers la ville, fourmillaient de gens accourus là pour y chercher un refuge ou pour contempler l’incendie.

 

Cependant, le terrible élément submergeait les quartiers l’un après l’autre. Il n’était pas douteux qu’il fût aidé par des mains criminelles, car à tout instant éclataient de nouveaux incendies, même à une grande distance du foyer principal. Des collines où s’édifiait la ville, les flammes, ainsi que les vagues de la mer, refluaient vers les vallées où se dressaient en nombre les bâtisses de cinq ou six étages, sur les rues bordées de baraques et de boutiques, d’amphithéâtres mobiles en planches édifiés au hasard de spectacles divers, de magasins de bois, d’huile, de blé, de noix, de pommes de pin, dont la graine servait de nourriture aux indigents, et de vêtements qu’à certains moments les Césars distribuaient à la plèbe qui nichait dans les ruelles étroites. Et là, l’incendie, trouvant un aliment dans les matières inflammables, se transformait en une série d’explosions successives et, avec une rapidité inouïe, enveloppait des rues entières. Les gens qui campaient hors de la ville et ceux qui s’étaient installés sur les aqueducs reconnaissaient, à la coloration des flammes, la nature du combustible. Des trombes d’air faisaient jaillir du gouffre des milliers de coquilles incandescentes de noix et d’amandes, projetées vers le ciel ainsi que des papillons lumineux et qui éclataient en crépitant, ou, poussées par le vent, tombaient sur de nouveaux quartiers, sur les aqueducs ou sur les champs qui entouraient la ville. Toute idée de salut semblait insensée. La confusion croissait d’heure en heure et, tandis que la population de Rome fuyait par toutes les portes, les gens des environs, habitants des bourgs, paysans et bergers à demi sauvages de la Campanie, se ruaient, alléchés par l’incendie et séduits par l’espoir du butin.

 

Le cri : « Rome brûle ! » se répercutait sans arrêt dans la foule. Or, la ruine de la ville semblait être alors la fin de sa puissance et la disparition de tous les liens groupant ces peuples nombreux en une seule nation. La foule, composée en majeure partie d’esclaves et d’étrangers, n’était pas intéressée à la domination romaine : au contraire, la catastrophe pouvait la libérer de ses entraves et déjà, çà et là, elle prenait une attitude menaçante. Partout régnaient le pillage et la violence. Il semblait que seul le spectacle de la ville en feu retardât le carnage. Des centaines de milliers d’esclaves, oubliant que Rome ne possédait pas seulement des temples et des murs, mais encore près de cinquante légions de par le monde, semblaient n’attendre qu’un signal et un chef ; on chuchotait le nom de Spartacus, mais aucun Spartacus ne se présentait. En revanche, les citoyens romains se groupaient et s’armaient de tout ce qu’ils trouvaient.

 

Les plus fantastiques rumeurs circulaient. D’aucuns affirmaient que Vulcain, sur l’ordre de Zeus, avait déchaîné les flammes souterraines ; d’autres que Vesta vengeait l’outrage fait à Rubria ; d’autres encore, négligeant de sauver leurs biens, assiégeaient les temples et invoquaient les dieux. Mais la plupart répétaient que c’était César qui avait donné l’ordre d’incendier Rome pour se délivrer des odeurs incommodantes de Suburre, et aussi pour faire place nette à une cité nouvelle qui s’appellerait Néronia. À cette idée, la foule devenait furieuse et si, comme le pensait Vinicius, il s’était trouvé un chef pour profiter de cette explosion de colère, les derniers moments de Néron fussent arrivés quelques années plus tôt.

 

On disait aussi que César était devenu fou, qu’il prescrivait aux prétoriens et aux gladiateurs d’attaquer le peuple et d’organiser un carnage général. Certains juraient leurs grands dieux qu’Ahénobarbe avait fait lâcher les bêtes de tous les vivaria, que les rues étaient pleines de lions aux crinières en feu, d’éléphants fous d’épouvante, et de bisons qui écrasaient les hommes par dizaines ; racontars qui contenaient une part de vérité, car, en plusieurs endroits, les éléphants, pour échapper à l’incendie, avaient démoli les vivaria et, libres, se ruaient comme une trombe, anéantissant tout sur leur passage.

 

La rumeur publique affirmait que plus de dix mille personnes avaient péri dans les flammes. Les victimes étaient, en effet, nombreuses. Il en est qui, ayant perdu leurs biens ou des êtres chers, se précipitaient volontairement dans le feu. D’autres étaient asphyxiés par la fumée. Au milieu de la ville, entre le Capitole d’un côté, le Quirinal, le Viminal et l’Esquilin de l’autre, ainsi qu’entre le Palatin et la colline de Cælius, où se trouvaient les rues les plus populeuses, l’incendie avait éclaté sur tant de points à la fois que les fuyards, quelque direction qu’ils prissent, trouvaient toujours devant eux un mur de flammes et périssaient d’une mort horrible dans ce déluge de feu.

 

Dans le désarroi général, on ne savait plus où fuir. Les voies étaient encombrées de meubles et de toutes sortes d’ustensiles, et même complètement barrées dans les passages étroits. Ceux qui avaient cherché un refuge sur les marchés et les places, ou aux abords du temple de la Terre, du portique de Silvia et, plus haut, près des temples de Junon et de Lucine, ou encore entre le Clivius Vibrius et l’ancienne Porte Esquiline, s’étaient trouvés cernés par le feu et avaient péri, étouffés par la chaleur. Là où n’avait pu atteindre la flamme, on trouva plus tard des centaines de cadavres carbonisés, bien que les malheureux, pour se protéger contre la chaleur, eussent ôté les dalles et se fussent enfouis dans le sol. L’incendie n’avait épargné presque aucune des familles habitant le centre ; aussi entendait-on à toutes les portes et sur tous les chemins les cris de désespoir des femmes appelant les êtres chers demeurés dans le brasier ou écrasés par la foule.

 

Tandis que les uns imploraient la miséricorde des dieux, d’autres vomissaient contre eux des imprécations. Des vieillards décrépits tendaient les mains vers le temple de Jupiter Libérateur, en s’écriant : « Si tu es le Libérateur, sauve donc ton autel et ta Ville ! » La rage se tournait surtout contre les anciennes divinités romaines qui, aux yeux du peuple, avaient plus particulièrement le devoir de veiller sur la ville. Elles se manifestaient impuissantes et on les injuriait. En revanche, quand, sur la Via Asinaria, parut un cortège de prêtres égyptiens qui transportaient la statue d’Isis sauvée du temple qui se trouvait non loin de la Porte Cælimontane, la foule s’attela au char, le traîna jusqu’à la Porte Appienne et installa la statue dans le temple de Mars, après avoir malmené les prêtres qui avaient osé lui résister. Ailleurs, on invoquait Sérapis, Baal ou Jéhovah, dont les fidèles, sortis des ruelles de Suburre et du Transtévère, emplissaient de leurs clameurs la campagne suburbaine et célébraient ainsi leur triomphe ; aussi, quand certains citoyens se mêlaient aux chœurs afin de glorifier le « Maître de l’Univers », les autres s’indignaient de ces cris de joie et cherchaient à les faire taire de force.

 

Çà et là s’élevaient des psaumes chantés par des vieillards, des hommes faits, des femmes et des enfants ; hymnes inaccoutumés, solennels, dont le sens restait obscur, et où sans cesse revenaient ces paroles : « Voici que s’approche le Juge, au jour de la colère et du désastre. » Et, telle une mer démontée, cette foule mobile et toujours en éveil entourait la cité embrasée.

 

Mais ni le désespoir, ni les blasphèmes, ni les hymnes, rien n’y faisait. Le fléau semblait incoercible, complet, inexorable, – telle la Destinée. Près de l’Amphithéâtre de Pompée prirent feu des magasins de chanvre et de cordages, dont il se faisait une grande consommation au cirque, dans les arènes, et pour quantité de machines employées dans les jeux. En même temps l’incendie alluma les entrepôts du goudron qui servait à enduire les cordages. Durant plusieurs heures, toute cette partie de la ville derrière laquelle s’étendait le Champ-de-Mars fut illuminée d’une clarté si blanche que les spectateurs, à demi pâmés d’épouvante, se demandaient si, dans le désastre universel, les jours et les nuits ne s’étaient pas confondus, et si leurs yeux ne contemplaient pas la lumière du soleil ; mais ensuite un même et uniforme flamboiement sanglant triompha de toutes les autres colorations. De l’océan de feu jaillissaient vers le ciel de gigantesques fontaines et des pylônes incandescents, vite épanouis en gerbes et en panaches que le vent saisissait, effilochait et entraînait, dorés d’étincelles et emportés par-dessus la campagne, au loin, vers les Monts Albains. La nuit était de plus en plus claire, l’air semblait saturé non seulement de lumière, mais de flamme. Le Tibre roulait des vagues de feu et la malheureuse ville n’était plus qu’un enfer. Le fléau s’étendait de plus en plus, prenait d’assaut les hauteurs, s’épandait par la plaine, submergeait les vallées, furieux, crépitant, roulant en tonnerre.

 

Chapitre XLV.

Le tisserand Macrinus, chez qui on avait transporté Vinicius, le lava, lui donna des vêtements et lui fit prendre quelque nourriture. Dès que le jeune tribun eut recouvré ses forces, il déclara qu’il allait se remettre sur-le-champ à la recherche de Linus. Macrinus, qui était chrétien, confirma les dires de Chilon, en déclarant que Linus et l’archiprêtre Clément s’étaient rendus à l’Ostrianum, où Pierre devait baptiser une foule d’adeptes. Dans le quartier des chrétiens, on savait que depuis deux jours Linus avait confié la garde de sa maison à un certain Gaïus. Cela prouvait à Vinicius que ni Lygie ni Ursus n’étaient restés chez eux et qu’ils avaient dû, eux aussi, se rendre à l’Ostrianum.

 

Cette pensée le rassura. Linus était âgé ; il lui était pénible d’aller et venir chaque jour du Transtévère à l’Ostrianum. Il était donc naturel qu’il eût demandé asile pour quelques jours à un coreligionnaire demeurant hors des murs, et que Lygie et Ursus l’eussent suivi. Ils avaient pu ainsi échapper à l’incendie, qui n’avait pas atteint le versant de l’Esquilin. Il voyait là un signe manifeste de la faveur du Christ et sentait planer sur lui-même sa protection. Le cœur débordant d’amour, il jura de racheter par toute sa vie les témoignages manifestes de sa miséricorde.

 

Il avait d’autant plus de hâte de regagner l’Ostrianum. Il y retrouverait Lygie ; il y retrouverait Linus et Pierre et les emmènerait loin, très loin, dans une de ses terres, fût-ce jusqu’en Sicile. Dans quelques jours il ne resterait de Rome qu’un amas de cendres ; à quoi bon être là, dans cette calamité universelle, au milieu de cette populace déchaînée ? Là-bas, parmi des esclaves soumis, dans le calme champêtre, ils vivraient en paix sous les ailes du Christ, avec la bénédiction de Pierre. Oh ! les retrouver, les retrouver !

 

Mais c’était difficile. Vinicius se souvenait quelle peine il avait eue à suivre la Voie Appienne jusqu’au Transtévère et combien de temps il avait dû errer avant d’arriver à la Voie du Port. Il essaya donc cette fois de contourner la ville par le côté opposé.

 

On pouvait, par la Voie Triomphale et en suivant le cours du fleuve, parvenir au Pont Émilien et, de là, dépassant le Pincius et longeant le Champ-de-Mars, les Jardins de Pompée, de Lucullus et de Salluste, gagner la Voie Nomentane. C’était le plus court chemin, mais Macrinus et Chilon déconseillaient de le prendre. Le feu, il est vrai, avait respecté cette partie de la ville, mais tous les marchés et toutes les rues étaient certainement encombrés de gens et d’objets. Chilon proposait de prendre par le Champ Vatican jusqu’à la Porte Flaminienne, où ils franchiraient le fleuve, et de continuer à s’avancer en dehors des murs, derrière les jardins d’Acilius, vers la Porte Salaria. Après avoir hésité un instant, Vinicius adopta cet itinéraire.

 

Macrinus était obligé de garder la maison ; néanmoins, il eut le temps de leur procurer deux mulets, qu’on utiliserait ensuite pour le voyage de Lygie. Il voulait aussi leur adjoindre un esclave, mais Vinicius refusa, convaincu que, comme précédemment, le premier détachement de prétoriens qu’il rencontrerait se mettrait à sa disposition.

 

Un instant après, avec Chilon, il se mettait en route, par le Janicule, vers la Voie Triomphale. Aux endroits découverts, là aussi, des gens étaient campés ; mais il était moins difficile de se frayer un passage, car la plupart des habitants fuyaient par la Route du Port dans la direction de la mer. Passé la Porte Septime, ils longèrent le fleuve et les magnifiques jardins de Domitia, où les reflets de l’incendie, comme un soleil couchant, éclairaient les grands cyprès. La route était plus libre ; on n’avait que rarement à lutter contre le courant inverse des paysans affluant vers la ville. Vinicius stimulait sans répit sa mule, et Chilon le suivait, ne cessant de songer tout haut :

 

– Voilà ! le feu est derrière nous, et maintenant il nous rôtit le dos. Jamais encore, sur cette route, il n’a fait aussi clair la nuit. Ô Zeus, si tu n’envoies pas une ondée sur cet incendie, c’est sûrement que tu n’aimes plus Rome ! Car nulle puissance humaine n’éteindra ce feu. Et c’est la ville devant laquelle s’inclinaient la Grèce et le monde entier ! Maintenant, dans ses cendres, le premier Grec venu pourra griller ses fèves ! Qui eût pu le prévoir !… Et il n’y aura plus ni de Rome, ni de seigneurs romains… Et ceux à qui il prendra fantaisie de se promener parmi les décombres refroidis et de siffloter, pourront siffloter à l’aise ! Dieux immortels ! Siffloter sur une ville qui commandait à l’univers ! Qui des Grecs, qui des Barbares l’eût jamais rêvé ?… Et pourtant on pourra siffloter. Car un monceau de cendres, qu’il provienne d’un feu de bergers ou d’une cité illustre, n’est jamais qu’un monceau de cendres. Et tôt ou tard le vent le disséminera.

 

Tout en parlant, il se retournait parfois vers l’incendie et contemplait, une joie mauvaise sur le visage, les vagues des flammes ; puis il continuait :

 

– Elle croule ! elle croule ! Et bientôt elle aura disparu de la face de la terre. Où donc à présent l’univers expédiera-t-il son blé, son huile, sa monnaie ? Qui donc lui exprimera de l’or et des larmes ? Le marbre ne brûle point, mais il s’effrite à la flamme. Le Capitole tombera en ruine, le Palatin aussi ! Ô Zeus ! Rome était le pasteur, les autres peuples les brebis. Quand le pasteur avait faim, il égorgeait une de ses ouailles, en mangeait la viande et t’en offrait, à toi, Père des dieux, la peau. Qui donc, Maître des nuées, égorgera maintenant les brebis ? Aux mains de qui mettras-tu le fouet du pasteur ? Rome brûle, ô Père, aussi bien que si toi-même l’avais embrasé de tes foudres !

 

– Avance donc ! – le pressait Vinicius. – Que fais-tu là-bas ?

 

– Je pleure sur Rome, seigneur, – répondit Chilon. – Une ville si olympienne !…

 

Quelque temps ils cheminèrent sans rien dire, attentifs au sifflement des flammes et aux bruits d’ailes des oiseaux. Des pigeons qui nichaient nombreux auprès des villas et dans les bourgades de la Campanie, et des oiseaux de toute espèce venus des bords de la mer et des montagnes circonvoisines, devaient prendre la clarté de l’incendie pour la lumière du soleil et accouraient en nuées, aveuglément, vers le feu.

 

Vinicius rompit le premier le silence.

 

– Où étais-tu quand l’incendie a éclaté ?

 

– J’allais, seigneur, chez mon ami Euricius, qui tenait boutique aux alentours du grand Cirque, et justement j’étais en train de méditer sur la doctrine du Christ, quand on s’est mis à crier au feu. Des gens s’étaient réunis près du Cirque, les uns pour se mettre à l’abri, les autres par curiosité ; mais quand le feu eût enveloppé le bâtiment et se fût déclaré bientôt à d’autres endroits, il me fallut bien songer aussi à me sauver.

 

– As-tu vu des gens jeter des torches dans les maisons ?

 

– Que n’ai-je pas vu, petit-fils d’Énée ? J’ai vu des hommes qui, le glaive au poing, se frayaient un passage dans la cohue ; j’ai vu des batailles, et, sur les pavés, les pieds écrasaient des boyaux humains. Ah ! seigneur, si tu avais vu cela, tu aurais pensé que les Barbares avaient pris d’assaut la ville et massacraient. Autour de moi, des gens criaient que c’était la fin du monde ; les uns, perdant la tête, ne songeaient même pas à fuir et, stupides, attendaient d’être enveloppés par le feu ; d’autres étaient devenus fous, hurlaient de désespoir. Mais j’en ai vu aussi qui hurlaient de joie ; car il y a de par le monde, seigneur, bien des méchantes gens qui sont incapables d’apprécier les bienfaits de votre clémente domination, et de ces justes lois qui vous permettent de prendre tout à tous pour vous l’approprier ! Les hommes ne savent point se soumettre à la volonté des dieux !

 

Vinicius était trop profondément plongé dans ses réflexions pour remarquer l’ironie de ces paroles. Il sentit passer en lui un frisson de terreur à la seule pensée que Lygie avait pu se trouver au milieu de ce désarroi, dans ces rues sinistres, où l’on piétinait sur des boyaux humains. Et bien qu’il eût dix fois déjà questionné Chilon sur tout ce que celui-ci pouvait savoir, le jeune tribun se tourna encore vers lui.

 

– Et tu les as vus à l’Ostrianum, de tes propres yeux ?

 

– Je les ai vus, fils de Vénus ; j’ai vu la vierge, le bon Lygien, saint Linus et l’Apôtre Pierre.

 

– Avant l’incendie ?

 

– Avant l’incendie, ô Mithra !

 

Mais un soupçon pointa dans l’âme de Vinicius : Chilon mentait peut-être ? Arrêtant sa mule, il jeta au vieux Grec un regard sévère :

 

– Que faisais-tu là-bas ?

 

Chilon se troubla. Comme beaucoup d’autres, il jugeait que la destruction de Rome impliquait la fin de la domination romaine. Mais, en ce moment, il était seul avec Vinicius ; il se remémora les terribles menaces avec lesquelles ce dernier lui avait interdit d’espionner les chrétiens, et spécialement Linus et Lygie.

 

– Seigneur, – dit-il, – pourquoi ne veux-tu pas croire que je les aime ? Oui, j’ai été à l’Ostrianum parce que je suis déjà à demi chrétien. Pyrrhon m’a appris à préférer la vertu à la philosophie, et je m’attache de plus en plus aux gens vertueux. En outre, seigneur, je suis pauvre et pendant ton séjour à Antium, ô Jupiter, il m’est arrivé souvent de mourir de faim sur mes livres. Je m’asseyais alors sous le mur de l’Ostrianum, car, si pauvres que soient les chrétiens, ils distribuent plus d’aumônes que tous les habitants de Rome pris ensemble.

 

Cette raison parut suffire à Vinicius, qui demanda d’une voix moins sévère :

 

– Et tu ne sais pas où Linus s’est logé pour ces quelques jours ?

 

– Une fois, seigneur, tu m’as puni, puni cruellement de ma curiosité, – répliqua le Grec.

 

Vinicius se tut et ils poursuivirent leur route.

 

– Seigneur, – reprit Chilon, – sans moi tu ne retrouverais pas la jeune fille ; si tu la retrouves, tu n’oublieras pas un sage dans le besoin !

 

– Je te donnerai une maison avec une vigne, près d’Ameriola, – répondit Vinicius.

 

– Ah ! merci, Hercule. Avec un enclos de vigne ? Merci ! Oui ! oui ! avec une vigne !

 

Maintenant ils dépassaient les collines du Vatican, toutes rouges dans les lueurs de l’incendie. Ils tournèrent à droite, derrière la Naumachie, car ils voulaient, après le Champ Vatican, se rapprocher du fleuve, le traverser et se diriger vers la Porte Flaminienne. Soudain, Chilon arrêta sa mule.

 

– Seigneur ! Voici une bonne idée !

 

– Parle.

 

– Entre la colline du Janicule et celle du Vatican, derrière les Jardins d’Agrippa, se trouvent des carrières d’où l’on a extrait de la pierre et du sable pour la construction du Cirque de Néron. Alors, écoute-moi, Seigneur : En ces derniers temps, les Juifs, – tu sais combien ils sont nombreux dans le Transtévère, – se sont mis à persécuter les chrétiens. Tu te souviens que, déjà sous le divin Claude, ils ont provoqué de tels désordres que César fut obligé de les chasser de Rome. Maintenant qu’ils sont revenus et que, grâce à la protection de l’Augusta, ils se sentent en sûreté, ils redoublent de cruauté envers les chrétiens. Je le sais, je l’ai vu ! Aucun édit n’a encore été proclamé contre les chrétiens ; mais les Juifs les accusent auprès du préfet de la ville d’égorger les enfants, d’adorer un âne, de propager une doctrine non reconnue par le Sénat. Ils les assomment et attaquent leurs maisons à coups de pierre avec tant de fureur que les chrétiens se cachent devant eux.

 

– Où veux-tu en venir ?

 

– Voici, seigneur : les synagogues existent ouvertement dans le Transtévère, mais les chrétiens sont obligés de prier en secret ; ils se réunissent dans des hangars en ruine hors de la ville, ou bien dans des arenaria. Or, ceux du Transtévère ont précisément choisi les carrières dont les matériaux ont servi à la construction du cirque de Néron et des maisons qui longent le Tibre. À présent que la ville s’écroule, les fidèles du Christ sont sûrement en train de prier. Nous les trouverons en foule dans les souterrains. Je te conseille donc d’autant plus d’y entrer que c’est sur notre route.

 

– Mais tu m’avais dit que Linus s’était rendu à l’Ostrianum ! – s’écria Vinicius avec impatience.

 

– Mais toi, tu m’as promis une maison avec une vigne à Ameriola, – riposta Chilon. – Aussi, je veux chercher la jeune fille partout où il y a chance de la trouver. Quand l’incendie a commencé, ils ont pu revenir au Transtévère, en contournant la ville comme nous le faisons en ce moment. Linus y possède une maison, et peut-être a-t-il voulu s’assurer si l’incendie n’avait pas également envahi ce quartier. S’ils y sont revenus, je te jure, seigneur, par Perséphone, que nous les trouverons dans le souterrain, en train de prier ; au pis aller, on nous renseignera toujours sur leur compte.

 

– Tu as raison, conduis-moi, – dit le tribun.

 

Sans hésiter, Chilon tourna à gauche, vers la colline. Un instant, le versant leur cacha l’incendie, et ils marchèrent dans l’ombre, bien que les hauteurs environnantes fussent violemment éclairées. Dépassant le Cirque, ils prirent encore une fois à gauche et s’engagèrent dans un étroit ravin où l’obscurité était complète. Mais, dans cette obscurité, Vinicius distingua bientôt des centaines de lanternes papillotantes.

 

– Les voilà, – dit Chilon. – Aujourd’hui, ils sont plus nombreux que jamais, car leurs maisons de prière ont flambé ou, comme au Transtévère, elles sont pleines de fumée.

 

– C’est vrai ! J’entends chanter.

 

En effet, les sons d’un psaume s’échappaient d’une sombre anfractuosité, et, une à une, les lanternes disparaissaient. Mais des passes latérales surgissaient sans répit des silhouettes nouvelles, et bientôt Vinicius et Chilon furent entourés d’une foule. Le second se laissa glisser de sa mule et appela d’un signe un jeune garçon qui marchait près d’eux.

 

– Je suis un prêtre du Christ, un évêque. Prends soin de nos mules, tu auras ma bénédiction et tes péchés te seront remis.

 

Sans attendre sa réponse, il lui jeta les rênes et s’en fut avec Vinicius se mêler aux groupes. Un instant après, tous deux se trouvèrent dans le souterrain et s’avancèrent par un couloir, à la lueur incertaine des lanternes, jusqu’à une vaste excavation d’où l’on avait extrait de la pierre depuis peu, car les murs gardaient encore la trace fraîche des blocs récemment détachés.

 

Il faisait plus clair là que dans le couloir, car, outre les lanternes et les lumignons, des torches brûlaient. Vinicius se trouva en présence d’une foule de gens agenouillés, priant, les bras levés vers le ciel ; mais il n’y rencontra ni Lygie, ni l’apôtre Pierre, ni Linus. En revanche, il était entouré de visages graves et émus, qui reflétaient l’attente, l’anxiété et l’espoir. La lumière se mirait dans le blanc des yeux levés. Sur les fronts d’une pâleur crayeuse coulait la sueur. Les uns chantaient des hymnes, d’autres répétaient fiévreusement le nom de Jésus, d’autres se frappaient la poitrine. Il était évident que tous s’attendaient à quelque chose d’immédiat et de surnaturel.

 

Soudain, les chants cessèrent et, au-dessus de l’assemblée, dans une niche formée par l’extraction de quelque énorme bloc, Crispus apparut, halluciné, blafard, fanatique, terrible. Tous les yeux se tournèrent vers lui, dans l’attente de paroles de consolation et d’espoir. Mais lui, faisant un signe de croix sur l’assemblée, se mit à parler, presque à crier avec emportement :

 

– Faites pénitence pour vos péchés, car enfin l’heure est venue ! Sur la ville de crime et de luxure, sur la nouvelle Babylone, le Seigneur a déchaîné la flamme qui dévore. L’heure a sonné du jugement, de la colère et de la destruction. Le Seigneur a promis sa venue ; et bientôt vous le verrez ! Mais ce ne sera plus l’Agneau qui verse son sang pour le rachat de vos péchés. Ce sera un juge implacable qui, dans sa justice, jettera dans l’abîme les pécheurs et les infidèles… Malheur au monde et malheur aux pécheurs ! Car il n’y a plus pour eux de miséricorde… Christ ! je te vois… Des étoiles pleuvent, le soleil s’assombrit, la terre s’ouvre en précipice et les morts se lèvent. Et Toi, Tu avances au son des trompes, parmi les légions de tes anges, dans le tonnerre et dans l’ouragan ! Christ ! je te vois ! je t’entends !

 

Il se tut et, la tête levée, parut s’absorber dans la contemplation aiguë de quelque chose de lointain et de terrifiant. Soudain, dans la caverne, gronda une détonation sourde, bientôt suivie d’une seconde… d’une dixième… Dans la ville en flammes, des rues entières de maisons calcinées s’effondraient. Il sembla à la plupart des chrétiens que ces détonations étaient le signe définitif de l’effroyable jugement, car la croyance en la seconde venue du Christ s’était déjà répandue parmi eux et s’y enracinait davantage depuis cet incendie. Alors, la terreur divine s’empara de l’assemblée et des voix nombreuses répétèrent : « Le jour du jugement ! en vérité, le voici ! » Les uns se couvraient le visage de leurs mains, convaincus que la terre allait trembler sur ses fondements, et que de ses gouffres béants des bêtes infernales allaient fondre sur les pécheurs. D’autres clamaient : « Christ, pitié ! Rédempteur, sois miséricordieux ! » Certains confessaient tout haut leurs péchés. D’autres se jetaient dans les bras de leurs proches, afin de sentir au terrible moment un cœur ami battre sur leur poitrine.

 

Mais il était aussi des visages qui reflétaient une béatitude céleste, et sans aucune frayeur. Des gens en extase criaient, en des langages inconnus, des paroles incompréhensibles. D’un coin obscur de la caverne, quelqu’un s’exclama : « Que celui qui dort se réveille ! » Puis de nouveau, dominant tout, la voix de Crispus se remit à clamer : « Veillez, veillez ! »

 

Par moments, tout se replongeait dans le silence, comme si tous, retenant leur respiration, attendaient quelque chose. Alors grondait le bruit lointain des maisons qui croulaient, et aussitôt retentissaient de nouveau les gémissements, les prières, les exclamations : « Rédempteur, aie pitié ! » Parfois, Crispus dominait tous les bruits et vociférait :

 

– Renoncez aux biens de la terre, car la terre s’ouvrira sous vos pieds ! Renoncez aux amours terrestres, car le Seigneur fera périr ceux qui, – plus qu’ils ne l’aimèrent, Lui, – auront aimé leurs femmes et leurs enfants ! Malheur à celui qui aura préféré la créature au Créateur ! Malheur aux puissants ! Malheur aux repus ! Malheur aux débauchés ! Malheur à l’homme, à la femme, à l’enfant !…

 

Soudain, une détonation plus violente ébranla les catacombes : tous tombèrent, la face contre terre, les bras en croix, pour se défendre, par ce signe, des mauvais esprits.

 

Dans le silence, on n’entendait que des halètements terrifiés : « Jésus, Jésus, Jésus ! » Çà et là, des enfants se prirent à pleurer. Mais voici que s’éleva une voix calme, qui disait :

 

– La paix soit avec vous !

 

C’était l’Apôtre Pierre qui, depuis un moment, était entré dans la caverne.

 

À ces mots, l’épouvante s’évanouit, ainsi que s’évanouit la terreur du troupeau quand apparaît le pasteur. On se releva ; les plus rapprochés embrassaient ses genoux, semblaient chercher un abri sous des ailes protectrices. Lui étendit les mains sur la foule anxieuse :

 

– Pourquoi vous alarmer en vos cœurs ? Qui de vous devinera ce qui peut lui arriver avant que l’heure en soit venue ? Le Seigneur a puni par le feu Babylone qui enivra le monde du vin de sa furieuse prostitution ; mais sur vous, purifiés par le baptême, sur vous, dont l’Agneau a racheté les péchés, s’étendra Sa Miséricorde. Et vous mourrez avec Son Nom sur vos lèvres… La paix soit avec vous !

 

Après les imprécations de Crispus, les paroles de Pierre furent un baume pour la multitude. À la place de la crainte divine, l’amour divin posséda les âmes. Ces hommes retrouvèrent le Christ qu’ils avaient aimé parce que les Apôtres le disaient, non pas un juge impitoyable, mais un Agneau d’une douceur infinie et d’une infinie tolérance, dont la miséricorde compensait au centuple la méchanceté humaine. Tous se sentirent soulagés, le cœur plein d’espoir et de reconnaissance envers l’Apôtre. De tous côtés on criait : « Nous sommes tes brebis, garde-nous. » Les plus rapprochés s’agenouillaient à ses pieds, disant : « Ne nous abandonne pas au jour de la colère. » Vinicius saisit le bord du manteau de l’Apôtre et dit, la tête baissée :

 

– Sauve-moi, Seigneur. Je l’ai cherchée dans l’incendie et dans le tumulte. Je n’ai pu la trouver nulle part, mais je crois fermement que tu peux me la rendre.

 

Pierre posa sa main sur la tête de Vinicius et dit :

 

– Aie foi ! et suis-moi.

 

Chapitre XLVI.

La ville brûlait toujours. Le grand Cirque s’était écroulé ; dans les quartiers qui avaient commencé à flamber les premiers, des rues et des ruelles entières n’étaient plus que des cendres. Au-dessus de chaque maison qui s’effondrait, montait une colonne de feu qui semblait toucher le ciel. Le vent avait tourné et soufflait maintenant du côté de la mer, avec une violence furieuse, fouettant le Cælius, le Viminal et l’Esquilin de flammes, de tisons et de braises ardentes.

 

On s’occupait enfin d’organiser le sauvetage. Par ordre de Tigellin, arrivé d’Antium l’avant-veille, on commença à démolir des rangées de maisons sur l’Esquilin, afin que le feu, privé d’aliment, s’éteignit de lui-même, mesure tardive pour conserver le peu qui restait de la ville. De plus, il fallait prendre des dispositions pour se garantir contre une nouvelle explosion du fléau. Avec Rome périssaient d’incalculables richesses, et tous les biens de ses habitants : à cette heure campaient sous les murs de la cité des centaines de mille hommes complètement ruinés.

 

Dès le deuxième jour, on avait commencé à sentir la morsure de la faim, car les immenses réserves de nourriture entassées dans la ville flambaient et, dans le désarroi général et l’inaction des autorités, nul n’avait songé à faire venir de nouveaux approvisionnements. Ce fut seulement après l’arrivée de Tigellin qu’on expédia à Ostie des ordres de ravitaillement ; mais déjà le peuple avait pris une attitude menaçante.

 

La maison voisine de l’Aqua Appia où logeait provisoirement Tigellin, était entourée de nuées de femmes qui, du matin au soir, hurlaient : « Du pain et un toit ! » En vain, les prétoriens venus du camp principal situé entre les Routes Salaria et Nomentana, s’efforçaient de maintenir un semblant d’ordre. Ici, on résistait ouvertement, les armes à la main ; là, des gens sans armes, montrant la ville en feu, s’écriaient : « Tuez-nous donc à la lueur de ces flammes ! » On maudissait César, on maudissait les augustans et les prétoriens ; l’effervescence croissait d’heure en heure, et Tigellin, contemplant dans la nuit les milliers de brasiers allumés par cette population autour de la cité, assimilait ces feux à ceux d’un campement ennemi.

 

Sur son ordre, on fit venir autant de farine et de pain qu’on en put trouver, non seulement à Ostie, mais dans toutes les villes et tous les villages environnants ; et quand, à la nuit, arrivèrent les premiers convois, la foule démolit la porte principale de l’Emporium, du côté de l’Aventin, et en un clin d’œil s’empara des munitions. À la lueur de l’incendie on se battait pour les pains, dont quantité furent foulés aux pieds ; et la farine des sacs éventrés joncha de neige tout l’espace compris entre les granges et l’arc de Drusus et Germanicus. Le scandale cessa quand les soldats, cernant les magasins, eurent attaqué la foule à coups de flèches.

 

Jamais, depuis l’invasion des Gaulois de Brennus, Rome n’avait subi pareil désastre. Les citoyens, avec désespoir, comparaient les deux incendies. Autrefois, du moins, le Capitole était resté indemne ; aujourd’hui, il était cerclé d’une effroyable couronne de feu. Et la nuit, quand le vent écartait le rideau de flammes, on pouvait voir les rangées de colonnes du temple consacré à Jupiter, incandescentes, s’éclairer de reflets rosâtres, comme des charbons ardents.

 

Enfin, au temps de l’invasion de Brennus, la population de Rome était disciplinée ; unie, attachée à la Cité et à ses autels ; tandis qu’aujourd’hui, au long des murs de la ville embrasée, campait une foule cosmopolite, composée en majeure partie d’affranchis et d’esclaves en désordre et en révolte, tout prêts, poussés par le besoin, à se tourner contre les autorités et les citoyens.

 

Mais les proportions mêmes de l’effroyable calamité désarmaient la foule. Le feu pouvait engendrer d’autres malheurs : la famine et la maladie, car par surcroît, les terribles chaleurs de juillet se faisaient sentir. L’air, surchauffé par l’immense brasier et par le soleil, était irrespirable. La nuit, loin d’éprouver un soulagement, on se fût cru en enfer. De jour, un sinistre spectacle s’offrait à la vue : au centre, l’énorme ville transformée en un volcan grondant ; autour, et jusqu’aux Monts Albains, un seul campement sans limites, semé de tentes, de cabanes, de hangars, de chars et de chariots, de litières, de bancs et de foyers, enveloppé de fumée et de poussière, baigné par les rayons roussâtres du soleil, plein de rumeurs, de cris, de menaces, de haine et de peur ; effroyable entassement d’hommes, de femmes et d’enfants : au milieu des Quirites, des Grecs, des gens du Nord aux cheveux ondulés et aux yeux clairs, des Africains, des Asiatiques ; au milieu des citoyens, des esclaves, des affranchis, des gladiateurs, des marchands, des artisans, des paysans et des soldats – véritable marée humaine qui battait de ses vagues l’île en feu.

 

Et cette mer était agitée de rumeurs diverses, ainsi que celles des flots soulevés par le vent. Et ces rumeurs étaient ou bonnes ou mauvaises. On disait que d’énormes provisions de pain et de vêtements devaient arriver à l’Emporium, pour être distribuées gratuitement. On disait que, par ordre de César, les provinces d’Asie et d’Afrique seraient dépouillées de toutes leurs richesses, qui seraient partagées entre les habitants de Rome, de façon que chacun pût se rebâtir une maison. Mais en même temps le bruit circulait que l’eau des aqueducs avait été empoisonnée, que Néron voulait détruire la ville et anéantir les habitants jusqu’au dernier, pour passer en Grèce ou en Égypte et de là régner sur l’univers. Tous ces bruits se propageaient avec la rapidité de l’éclair et chacun d’eux trouvait créance parmi la foule, y provoquant l’indignation, la colère, l’espoir, la peur ou la rage. Une sorte de fièvre s’emparait de tous. La croyance chrétienne à la destruction du monde par le feu, se répandait aussi parmi les fidèles des divinités païennes. Tantôt la foule semblait plongée dans une sorte d’hébétement ; tantôt elle donnait libre cours à sa fureur. Dans les nuages éclairés par l’incendie, on croyait voir des dieux qui contemplaient l’anéantissement de la terre, et des milliers de bras se tendaient vers eux pour les supplier ou les maudire.

 

Cependant les soldats, aidés d’une partie des habitants, continuaient à démolir les maisons de l’Esquilin, du Cælius et du Transtévère, dont une grande partie put être préservée. Mais, dans la ville même, des trésors sans nombre, accumulés par des siècles de victoires, de merveilleux produits de l’art, des temples, et les plus précieux souvenirs du passé romain et de la gloire romaine, étaient la proie des flammes.

 

On pouvait se convaincre qu’il ne resterait de toute la ville que quelques quartiers éloignés du centre, et que des centaines de mille habitants seraient sans abri. On affirmait d’ailleurs que les soldats jetaient bas les maisons, non pas pour priver le feu d’aliments, mais pour que rien de la ville ne demeurât debout.

 

Tigellin envoyait à Antium courrier sur courrier, suppliant César de revenir pour apaiser, par sa présence, son peuple au désespoir. Mais Néron ne se mit en route que le jour où les flammes eurent atteint la Domus Transitoria ; et alors, il vola, pour ne pas perdre une minute le spectacle de l’incendie dans sa plus grande intensité.

 

Chapitre XLVII.

Les flammes avaient envahi la Via Nomentana et de là, le vent ayant sauté, elles avaient dévié vers la Via Lata et le Tibre, contournant le Capitole, submergeant le Forum Boarium et détruisant tout ce qu’en leur premier élan elles avaient épargné ; l’incendie de nouveau se rapprochait du Palatin. Tigellin, ayant assemblé toutes les forces prétoriennes, ne cessait d’envoyer des courriers à César pour lui annoncer qu’il ne perdrait rien de la majesté du spectacle, l’incendie ayant encore augmenté. Mais Néron ne voulait arriver que la nuit, pour que l’impression fût plus vive. À cet effet, il s’arrêta aux environs d’Aqua Albana et, ayant fait appeler sous sa tente l’acteur Aliturus, il se mit à étudier avec lui sa posture, son expression, son regard, et à apprendre les gestes de circonstance, tout en discutant la question de savoir s’il devrait, en disant : « Ô Ville sacrée, qui semblais plus immuable qu’Ida », lever les deux mains au ciel, ou bien, tenant de l’une le phormynx, la laisser retomber le long du corps, tandis qu’il lèverait l’autre vers les cieux. Cette question, en ce moment, lui paraissait plus importante que tout.

 

Il ne se mit en route que vers la tombée de la nuit, ce qui lui permit encore de demander conseil à Pétrone sur la question de savoir si, dans le poème dédié à la catastrophe, il serait opportun d’intercaler quelques splendides blasphèmes à l’adresse des dieux ? N’était-il pas logique, au point de vue de l’art pur, que de tels blasphèmes s’échappassent spontanément des lèvres d’un homme qui perdait sa patrie ?

 

Vers minuit, il arriva en vue des murs, avec sa suite immense de courtisans, de sénateurs, de chevaliers, d’affranchis, d’esclaves, de femmes et d’enfants. Seize mille prétoriens, échelonnés en lignes de bataille le long de la route, veillaient à la sécurité de son entrée. Et le peuple vociférait des malédictions, hurlait et sifflait à la vue du cortège sans pourtant oser aucune violence. De-ci de-là, éclataient même les applaudissements de ceux qui, ne possédant rien, n’avaient rien perdu, et qui prévoyaient une distribution de blé, d’huile, de vêtements et d’argent plus généreuse qu’à l’ordinaire. Mais les clameurs et les sifflets, aussi bien que les applaudissements, furent couverts brusquement par la fanfare des cors et des trompes que fit sonner Tigellin. Et quand Néron eut passé la Porte Ostienne, il s’arrêta un instant et clama :

 

– Souverain sans demeure d’un peuple sans toit, où donc poserai-je pour la nuit ma tête infortunée ?

 

Puis, dépassant le Clivus Delphini, il monta, par un escalier spécialement aménagé, sur l’Aqueduc Appien, suivi des augustans et du chœur des chanteurs avec des cithares, des luths et autres instruments de musique.

 

Le souffle était suspendu dans toutes les poitrines, en attendant les augustes paroles qu’allait prononcer César. Mais lui restait là, solennel et muet, le manteau de pourpre aux épaules, couronné de lauriers d’or, le regard fixé sur les vagues furieuses de l’incendie. Quand Terpnos lui présenta le luth d’or, il leva les yeux au ciel en feu, attendant l’inspiration.

 

Le peuple le montrait du doigt. Au loin sifflaient les serpents de feu et flambaient les monuments séculaires et sacrés : le temple d’Hercule, édifié par Évandre, et le temple de Jupiter Stator, et le temple de la Lune, qui datait d’avant Servius Tullius, et la maison de Numa Pompilius, et le sanctuaire de Vesta avec les pénates du peuple romain. Parfois, à travers les panaches de flammes, on entrevoyait le Capitole. Le passé de Rome flambait. Et lui, César, restait là, luth en main, avec le masque de l’auteur tragique. Sa pensée n’allait point vers la patrie près de s’anéantir. Il songeait à la pose et aux périodes pathétiques qui pourraient lui servir à exprimer la grandeur du désastre, provoquer la plus grande admiration et lui valoir le plus d’applaudissements.

 

Il haïssait cette ville, il haïssait ce peuple, il n’aimait que son propre chant et ses vers ! Et dans son cœur il exultait de contempler enfin une tragédie à la hauteur de ses chants. Le versificateur se sentait heureux, le déclamateur inspiré ; le chercheur d’émotions fortes s’enivrait de l’affreux spectacle et songeait avec transports que la ruine de Troie elle-même n’était rien en comparaison de celle de cette ville immense.

 

Que souhaiter de plus ? Rome, la ville souveraine, Rome est en feu ! Et lui, César, se hausse sur les arches de l’aqueduc, un luth d’or entre les mains, visible à tous, étonnant tout le monde, superbe, pathétique, tandis qu’en bas, dans l’ombre, très loin, le peuple murmure et se fâche. Qu’il murmure ! Les âges passeront, des milliers d’années s’écrouleront, et les hommes se souviendront encore, en le glorifiant, du poète qui, par cette nuit sublime, chanta la chute et l’incendie de Troie. Qu’était Homère auprès de César ? Qu’était Apollon même, avec son phormynx fameux ?

 

César leva la main et, pinçant les cordes, prononça les paroles de Priam :

 

– Ô nid de mes pères, ô cher berceau !…

 

En plein air, parmi les détonations de l’incendie et le grondement de la foule, sa voix paraissait étrangement grêle et la sourdine des luths tintait comme un bourdonnement de mouches. Mais les sénateurs, les hauts dignitaires et les augustans, debouts sur l’aqueduc, avaient baissé la tête et écoutaient, muets et ravis. Longtemps il chanta et peu à peu sa voix se chargea de tristesse. Quand il s’arrêtait pour reprendre haleine, les chanteurs répétaient en chœur les derniers vers ; puis Néron, d’un geste appris d’Aliturus, rejetait sur ses épaules la syrma tragique, plaquait un accord et chantait. L’hymne fini, il se mit à improviser, cherchant de grandes métaphores dans le tableau qui se déroulait devant lui. Et peu à peu se modifia l’expression de son visage. La destruction de sa ville natale ne l’avait point touché ; mais le pathos de ses propres paroles l’enivra tellement que ses yeux s’emplirent de larmes. Alors, il lâcha le luth, qui tinta à ses pieds et, drapé dans la syrma, il resta pétrifié, tel qu’une statue des Niobides qui ornaient la cour du Palatin.

 

Après un court silence retentit une tempête d’applaudissements, auxquels répondit, au loin, le hurlement sauvage des foules. Là-bas, nul ne doutait maintenant que César n’eût donné l’ordre de brûler la ville, afin de s’offrir un spectacle et de chanter des hymnes à la lueur de l’incendie. À cette clameur jaillie de centaines de milliers de gorges, Néron se tourna vers les augustans, avec le sourire triste et résigné de l’homme pour lequel on est injuste, et dit :

 

– Voyez comment les quintes nous apprécient, moi et la poésie !

 

– Les coquins ! – répondit Vatinius. – Fais-les charger, seigneur, par la garde prétorienne.

 

Néron se tourna vers Tigellin :

 

– Puis-je compter sur la fidélité des soldats ?

 

– Oui, divin, – répondit le préfet.

 

Mais Pétrone haussa les épaules :

 

– Sur leur fidélité, non pas sur leur nombre. Reste là où tu es, c’est plus sûr : mais à tout prix il faut calmer ce peuple.

 

Sénèque était du même avis, et aussi le consul Licinius.

 

Cependant, en bas, l’agitation croissait. Le peuple s’armait de pierres, de piquets de tentes, de planches arrachées aux chariots et aux brouettes et de toute sorte de ferraille. Quelques chefs de cohorte se présentèrent devant César en déclarant que les prétoriens, sous la poussée de la foule, éprouvaient une difficulté extrême à rester en ligne de bataille ; n’ayant point l’ordre d’attaquer, ils ne savaient que faire.

 

– Dieux immortels ! – dit Néron, – quelle nuit ! D’un côté l’incendie ; de l’autre, les flots déchaînés de la populace !

 

Et il continua à chercher des mots capables d’exprimer superbement tout le danger de l’heure présente ; mais, à ne voir autour de lui que faces pâles et regards inquiets, lui aussi prit peur.

 

– Mon manteau sombre, avec un capuchon ! – ordonna-t-il, – Est-ce que cela finirait vraiment par une bataille ?

 

– Seigneur, – répondit Tigellin d’une voix mal assurée, – j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, mais le danger menace… Parle-leur, seigneur, parle à ton peuple, et fais-lui des promesses !

 

– César parler à la Plèbe ? Qu’un autre parle en mon nom. Qui s’en charge ?

 

– Moi, – répondit Pétrone, très calme.

 

– Va, mon ami ! C’est toi le plus fidèle dans les moments difficiles… Va et n’épargne pas les promesses.

 

Pétrone tourna vers le cortège un visage insoucieux et ironique :

 

– Les sénateurs présents, dit-il, – me suivront, ainsi que Pison, Nerva et Sénécion.

 

Lentement il descendit l’escalier de l’Aqueduc. Ceux qu’il avait désignés hésitèrent, puis le suivirent, rassurés par son calme.

 

S’arrêtant au pied des arcades, Pétrone se fit amener un cheval blanc, l’enfourcha, et, suivi de ses compagnons, se dirigea, à travers les rangs épais des prétoriens, vers la noire multitude hurlante. Il était sans armes, muni seulement de la frêle baguette d’ivoire qu’il portait d’habitude.

 

Ayant dépassé les prétoriens, il poussa son cheval dans la foule. La lueur de l’incendie éclairait autour de lui des mains aux armes disparates, des yeux enflammés, des faces en sueur et des bouches qui vociféraient et écumaient. La multitude désordonnée le cerna, lui et son cortège. Plus loin c’était une mer de têtes, mouvante, bouillonnante, terrible.

 

Les clameurs grossirent encore et se fondirent en un grondement qui n’avait rien d’humain ; les pieux, les fourches, les glaives se croisèrent au-dessus de la tête de Pétrone. Des bras menaçants se tendaient vers les rênes de son cheval et vers lui. Mais il continuait à s’avancer, calme et dédaigneux. Parfois, il frappait de sa baguette les plus hardis, comme s’il se frayait un passage à travers une cohue pacifique ; et son sang-froid en imposait à la foule en tumulte.

 

Enfin, on le reconnut, et des voix nombreuses s’exclamèrent :

 

– Pétrone ! l’arbitre des élégances !

 

– Pétrone ! – répéta-t-on partout.

 

À mesure que se propageait son nom, les visages se faisaient moins farouches, les hurlements moins furieux ; car, sans chercher la popularité, l’élégant patricien était le favori de la foule. On le savait doux et bienveillant et sa renommée s’était beaucoup accrue quand, après l’affaire de Pedanius Secundus, il avait sollicité un adoucissement à l’arrêt sévère qui condamnait à mort tous les esclaves du préfet. Et, depuis, les esclaves principalement lui avaient voué cet amour ardent qu’accordent les opprimés et les malheureux à ceux qui leur témoignent un peu de sympathie. D’ailleurs, à tout cela se mêlait la curiosité de ce qu’allait dire le messager de César, car nul ne doutait que Pétrone ne fût envoyé par lui.

 

Celui-ci enleva sa toge blanche bordée d’écarlate, l’éleva et la fit tournoyer en l’air, marquant ainsi qu’il allait parler.

 

– Silence ! Silence ! – cria-t-on dans la foule.

 

Bientôt le silence se fit. Alors, se haussant sur sa monture, il parla d’une voix calme et claire.

 

– Citoyens ! que ceux qui m’entendront répètent mes paroles à leurs voisins et que tous se conduisent comme des hommes, et non comme des fauves dans l’arène.

 

– Nous écoutons ! nous écoutons !

 

– Alors, écoutez ! La ville sera rebâtie. Les Jardins de Lucullus, de Mécène, de César et d’Agrippine vous seront ouverts. Dès demain on commencera la distribution de blé, de vin et d’huile, afin que chacun puisse s’emplir le ventre jusqu’à la gorge. César vous donnera ensuite des jeux comme le monde n’en aura jamais vus ; durant ces jeux, il vous offrira des festins et vous fera largesse. Après l’incendie, vous serez plus riches qu’avant !

 

Le bourdonnement qui lui répondit s’élargit ainsi que s’élargissent les cercles dans l’eau quand on y lance une pierre. Les plus rapprochés transmettaient ses paroles à ceux qui étaient plus loin. Et bientôt les cris de colère ou d’approbation qui se croisaient de-ci de-là se fondirent en une immense acclamation unanime :

 

Panem et circenses !

 

Pétrone, drapé dans la blancheur de sa toge, restait aussi immobile qu’une statue funéraire. De toutes parts montait la clameur, toujours plus nourrie, plus profonde. Mais l’envoyé avait encore quelque chose à dire, car il attendait.

 

Enfin, il étendit la main pour imposer silence et s’écria :

 

– Je vous promets du pain et des jeux ! Et maintenant, acclamez César qui vous nourrit et vous habille. Et puis, va te coucher, chère plèbe, car bientôt le jour va poindre.

 

Cela dit, il fit faire volte-face à son cheval et, donnant de légères tapes sur la tête ou le visage de ceux qui lui barraient la route, il s’en revint indolemment vers les rangs prétoriens. Peu après, il se retrouva au pied de l’aqueduc et vit qu’en haut tout le monde était en émoi. On n’avait point compris la clameur : Panem et circenses ! et l’on croyait à une nouvelle explosion de fureur. On doutait même de voir revenir Pétrone. Quand Néron l’aperçut, il courut jusqu’aux marches et se mit à le questionner avec émotion.

 

– Eh bien ? Qu’y-a-t-il ? On se bat déjà ?

 

Pétrone respira à pleins poumons :

 

– Par Pollux ! – dit-il, – cela sue et cela pue ! Que quelqu’un me donne un épilimma, sinon, je vais défaillir !

 

Puis, se tournant vers César :

 

– Je leur ai promis du blé, de l’huile, des jeux et l’accès des jardins. Ils t’idolâtrent de nouveau et hurlent en ton honneur de leurs babines gercées. Dieux immortels ! que cette plèbe a donc un relent désagréable !

 

– Les prétoriens étaient prêts, – s’écria Tigellin, – et, si tu n’avais apaisé les braillards, on les eût fait taire pour l’éternité ! Quel dommage, César, que tu n’aies pas permis d’employer la force !

 

Pétrone le considéra un instant, haussa les épaules et dit :

 

– Il n’y a rien de perdu ; tu auras peut-être l’occasion de l’employer demain.

 

– Non, non ! – s’écria César. – Je leur ferai ouvrir les jardins et distribuer du blé. Merci, Pétrone. Je donnerai des jeux. Et cet hymne que je vous ai chanté ce soir, je le chanterai en public.

 

Tout en parlant, il posa sa main sur l’épaule de Pétrone et, après un silence, demanda :

 

– Sois sincère : comment t’ai-je semblé pendant que je chantais ?

 

– Tu étais digne du spectacle, comme le spectacle était digne de toi, – répondit Pétrone. Puis, se tournant vers l’incendie :

 

– Contemplons-le encore, et disons adieu à la Rome ancienne.

 

Chapitre XLVIII.

Les paroles de l’Apôtre avaient fait renaître la confiance dans l’âme des chrétiens. La fin du monde leur semblait toujours proche ; mais à présent ils commençaient à croire que le jugement dernier n’était pas imminent et qu’auparavant ils verraient peut-être la fin du règne de Néron, règne de Satan, et les châtiments dont Dieu punirait ses crimes.

 

Rassurés, ils quittèrent un à un les catacombes pour rentrer dans leurs demeures provisoires. Quelques-uns même se dirigèrent vers le Transtévère, car la nouvelle circulait que le vent soufflait maintenant vers le fleuve et que le feu avait cessé de s’étendre.

 

L’Apôtre, accompagné de Vinicius et de Chilon, quitta également le souterrain.

 

Le jeune tribun n’avait point interrompu sa prière ; il marchait silencieux, tremblant d’inquiétude, et jetant seulement par instants vers Pierre des regards suppliants. Nombre de gens s’approchaient pour baiser les mains de l’Apôtre ou le bord de son vêtement ; des mères lui tendaient leurs enfants ; d’autres, agenouillées dans le couloir obscur, levaient vers lui leurs lampes et imploraient sa bénédiction ; d’autres le suivaient en chantant. Vinicius ne trouvait pas un moment pour le questionner et en recevoir une réponse. De même dans le ravin. Ce n’est qu’après avoir atteint un espace libre, d’où l’on voyait déjà la ville en flammes, que l’Apôtre fit par trois fois sur le jeune homme le signe de la croix et lui dit :

 

– Sois sans crainte. La hutte du carrier est tout près d’ici. Nous y trouverons Lygie avec Linus et avec son fidèle serviteur. Le Christ, qui te l’a destinée, l’a sauvée pour toi.

 

Vinicius chancela et dut s’appuyer au rocher. Le trajet d’Antium, les événements qui s’étaient déroulés sous les murs de la ville, la recherche de Lygie au milieu des maisons en feu, la nuit qu’il avait passée sans sommeil, et sa poignante inquiétude au sujet de la jeune fille, avaient presque épuisé ses forces. Ce qui lui en restait tombait à la nouvelle que l’être qui lui était le plus cher au monde était là, tout près, et qu’il allait le revoir. La faiblesse qui l’avait envahi était si grande qu’il glissa aux pieds de l’Apôtre et, embrassant ses genoux, resta ainsi, inerte, incapable d’articuler une parole.

 

Mais l’Apôtre, pour se soustraire à sa gratitude et à ses hommages, s’écria :

 

– Pas à moi, pas à moi : au Christ !

 

– Quelle prodigieuse divinité, – s’exclama Chilon derrière eux. – Mais je ne sais que faire des mules qui nous attendent.

 

– Lève-toi et suis-moi, – dit Pierre en prenant le jeune tribun par la main.

 

Vinicius se releva. À la lueur de l’incendie, on pouvait voir les larmes couler sur son visage pâle d’émotion ; ses lèvres tremblaient et semblaient murmurer une prière :

 

– Allons, – dit-il.

 

Mais Chilon répéta :

 

– Seigneur, que dois-je faire des mules qui nous attendent ? Cet honorable prophète préférera peut-être en enfourcher une qu’aller à pied ?

 

Vinicius ne savait lui-même quel parti prendre. Cependant, comme l’Apôtre lui avait dit que la cabane du carrier était proche, il répondit :

 

– Ramène les mules chez Macrinus.

 

– Pardonne-moi, seigneur, de te rappeler la maison d’Ameriola. Dans ces conjonctures épouvantables, il est facile d’oublier une chose aussi minime.

 

– Tu l’auras.

 

– Ô petit-fils de Numa Pompilius ! J’en étais sûr ; mais, maintenant que ce magnanime apôtre est témoin de ta promesse, je ne te rappellerai même pas que tu m’as également promis une vigne. Pax vobiscum ! Je te retrouverai, seigneur. Pax vobiscum !

 

Vinicius et l’Apôtre répondirent :

 

– Et avec toi aussi !

 

Puis ils tournèrent à droite, vers les collines. Chemin faisant, Vinicius parla :

 

– Maître, lave-moi dans l’eau du baptême, afin que je puisse me dire un véritable adepte du Christ, car je l’aime de toutes les forces de mon âme. Baptise-moi vite, car je suis déjà prêt en mon cœur. Et tout ce qu’il ordonnera, je le ferai ; dis-moi seulement ce qu’il y a à faire.

 

– Aimer les hommes ainsi que des frères, – répondit l’Apôtre, – car par l’amour seul tu peux le servir.

 

– Oui ! Je le comprends déjà et je le sens. Enfant, je croyais aux dieux de Rome, mais je ne les aimais point. Et pour Lui, l’Unique, je donnerais ma vie avec joie.

 

Et il leva les yeux au ciel en répétant avec transport :

 

– Car Il est l’Unique ! Car il est bon et miséricordieux ! Que périsse non seulement cette ville, mais l’univers entier ! Je Le glorifierai. Lui seul, Lui seul je L’adorerai !

 

– Et Il te bénira, toi et ta maison, – acheva l’Apôtre.

 

Ils tournèrent dans un autre ravin, au bout duquel scintillait une lumière. Pierre la montra et dit :

 

– Voilà la hutte du carrier où, revenant de l’Ostrianum avec Linus malade, et ne pouvant retourner au Transtévère, nous sommes venus nous abriter.

 

Un instant après ils étaient arrivés.

 

La hutte du carrier était une sorte d’antre ménagé dans une excavation du roc et, du côté extérieur, bouché par un mur d’argile et d’ajoncs. La porte était close, mais à travers l’ouverture qui servait de fenêtre on pouvait voir l’intérieur, éclairé par le foyer. Une gigantesque silhouette vint à la rencontre des arrivants et demanda :

 

– Qui êtes-vous ?

 

– Les serviteurs du Christ, – répondit Pierre. – La paix soit avec toi, Ursus.

 

Celui-ci s’inclina jusqu’aux pieds de l’Apôtre ; puis, reconnaissant Vinicius, il saisit sa main au poignet et la porta à ses lèvres.

 

– Toi aussi, seigneur ! Béni soit le nom de l’Agneau pour la joie que va avoir Callina !

 

Il ouvrit la porte et ils entrèrent. Linus, malade, était couché sur une litière de paille, le visage amaigri et d’un jaune d’ivoire. Près du foyer était assise Lygie, tenant à la main une cordelette de petits poissons destinés au repas du soir.

 

Préoccupée de les désenfiler et croyant que c’était Ursus qui entrait, elle ne bougea point. Vinicius s’approcha et, l’appelant, tendit les bras. Elle se leva vivement ; un éclair d’étonnement et de joie illumina son visage et, sans une parole, comme un enfant qui, après des journées d’épouvante, retrouve son père ou sa mère, elle s’élança dans les bras du jeune homme.

 

Lui la serra sur sa poitrine avec ferveur, comme si elle eût été sauvée par un miracle. Puis il lui prit les tempes dans ses deux mains, couvrit de caresses son front et ses yeux, l’enlaça, en répétant mille fois son nom ; et il se laissa glisser à ses pieds, l’admirant, l’accablant d’éloges. Sa félicité était sans bornes, autant que son amour.

 

Il conta son départ d’Antium, son arrivée, et comment il l’avait cherchée sous les murs, et au milieu de la fumée dans la maison de Linus, et combien il avait souffert avant que l’Apôtre lui révélât sa retraite.

 

– Maintenant que je t’ai retrouvée, – ajouta-t-il, – je ne te laisserai pas ici, au milieu des flammes et de la foule en délire. Les gens s’entre-tuent sous les murs ; les esclaves se révoltent et pillent. Dieu sait quels malheurs vont encore atteindre Rome ! Je te sauverai, je vous sauverai tous, ô ma chérie ! Voulez-vous me suivre à Antium ? De là, nous nous embarquerons pour la Sicile. Mes terres sont vos terres, mes maisons sont vos maisons. Là-bas, nous retrouverons les Aulus : je te rendrai à Pomponia et je te recevrai ensuite de ses mains. N’est-ce pas, très chère, tu n’as plus peur de moi ? Je n’ai point encore été lavé dans l’eau du baptême, mais tu peux demander à Pierre si, en venant ici, je ne lui ai pas dit que je voulais être un véritable adepte du Christ et si je ne l’ai pas prié de me baptiser, dans cette hutte même où nous sommes. Aie confiance en moi. Vous tous, ayez confiance.

 

Lygie écoutait, le visage rayonnant. Tous ceux qui étaient là, d’abord à la suite des persécutions des Juifs, puis maintenant en raison de l’incendie et des troubles qui en étaient la conséquence, vivaient dans une inquiétude et une crainte perpétuelles. Le départ pour la Sicile paisible ouvrirait dans leur vie une nouvelle ère de bonheur. Si Vinicius n’eût proposé d’emmener que Lygie, sans doute elle eût résisté à la tentation, ne voulant point quitter l’Apôtre et Linus. Mais il avait dit : « Venez avec moi ; mes terres sont vos terres, mes maisons sont vos maisons ! »

 

Et Lygie se pencha pour lui baiser la main et lui dire :

 

– Ton foyer sera mon foyer.

 

Mais, confuse d’avoir prononcé la phrase des épousées, elle rougit très fort et demeura immobile dans la lumière de l’âtre, se demandant comment ces paroles allaient être accueillies.

 

Le regard de Vinicius n’exprimait qu’une adoration infinie. Il se tourna vers Pierre et lui dit :

 

– Rome brûle par ordre de César. À Antium, il a exprimé le regret de n’avoir jamais assisté à un vaste incendie. Si donc il ne s’est pas arrêté devant un tel crime, songez à ce qu’il peut inventer encore. Qui sait s’il ne fera pas égorger les habitants par son armée ? Qui sait si, à l’incendie, ne succéderont pas d’autres fléaux : la guerre civile, la famine, la proscription, les assassinats ? Il faut donc vous cacher, vous et Lygie. Là-bas, vous attendrez en paix la fin de l’orage, et vous reviendrez ensuite semer le bon grain.

 

Comme pour confirmer ses appréhensions, s’élevèrent, du côté du Champ Vatican, des clameurs de rage et d’épouvante. Au même instant, le carrier rentra précipitamment et s’écria en fermant la porte :

 

– On s’égorge autour du Cirque de Néron. Les esclaves et les gladiateurs se sont jetés sur les citoyens.

 

– Vous entendez ? – dit Vinicius.

 

– La mesure est comble, – fit l’Apôtre, – et les désastres seront comme la mer, sans limites.

 

Puis, montrant Lygie à Vinicius :

 

– Prends cette enfant que Dieu t’a destinée et sauve-la. Linus, qui est malade, et Ursus vous suivront.

 

Mais Vinicius, qui aimait maintenant l’Apôtre de toute son âme impétueuse, s’écria :

 

– Je te jure, maître, que je ne te laisserai pas ici pour que tu y périsses !

 

– Et le Seigneur te bénira pour ton intention, – répondit Pierre. – Mais ne sais-tu pas que, par trois fois, auprès du lac de Tibériade, le Christ m’a dit : « Pais mes brebis ! »

 

Vinicius se taisant, Pierre reprit :

 

– Or, si toi, à qui personne ne m’a confié, tu dis que tu ne me laisseras pas ici pour y périr, comment veux-tu que moi j’abandonne mon troupeau au jour du danger ? Quand l’orage agitait le lac et que nous étions terrifiés dans nos cœurs, Lui ne nous a point abandonnés. Et moi, son serviteur, comment ne suivrais-je pas l’exemple du Maître ?

 

Linus leva sa face amaigrie :

 

– Vicaire du Seigneur, comment ne suivrais-je pas ton exemple ?

 

Vinicius passait sa main sur son front, luttant avec ses pensées ; soudain, il prit la main de Lygie, et d’une voix où vibrait l’énergie du soldat romain :

 

– Écoutez-moi, Pierre, Linus, et toi, Lygie ! Je disais ce que me conseillait la raison des hommes ; celle qui habite votre âme à vous ne relève que des commandements du Sauveur. Oui ! je n’ai pas compris ; oui ! je me suis trompé, – car les écailles ne sont pas tombées de mes yeux, et ma nature ancienne n’est pas encore tout à fait morte en moi. Mais j’aime le Christ et je veux être son serviteur ; et, bien qu’il s’agisse ici pour moi de quelque chose de plus précieux que ma propre existence, je m’agenouille devant vous et je jure que, moi aussi, j’accomplirai le commandement d’amour et n’abandonnerai point mes frères au jour du désastre !

 

Ayant ainsi parlé, il s’agenouilla, leva les yeux au ciel et s’écria avec enthousiasme :

 

– Ô Christ ! t’ai-je enfin compris ? Suis-je digne de toi ? Ses mains tremblaient ; ses yeux brillaient de larmes ; son corps frémissait d’amour et de foi. Alors l’Apôtre Pierre prit une amphore de grès, et s’approchant avec solennité, dit :

 

– Je te baptise, au nom du Père, et du Fils, et de l’Esprit-Saint ! Amen !

 

Et tous s’abandonnèrent à l’extase religieuse. Pour eux, la hutte resplendit d’une clarté miraculeuse ; ils entendirent des musiques célestes ; les rochers de la caverne s’entrouvrirent au-dessus de leurs têtes ; du ciel descendit vers eux un vol d’anges, et là-haut, dans l’espace, ils virent une croix, et deux mains trouées qui bénissaient.

 

Au-dehors, retentissaient les clameurs des combattants et le crépitement des flammes dans la ville incendiée.

 

Chapitre XLIX.

La plèbe campait dans les magnifiques Jardins de César, jadis ceux de Domitia et d’Agrippine, sur le Champ de Mars et dans les Jardins de Pompée, de Salluste et de Mécène. Il avait élu domicile sous les portiques, dans les bâtisses affectées au jeu de paume, dans les luxueuses villas estivales et dans les baraques destinées aux bêtes fauves. Les paons, les flamants, les cygnes et les autruches, les gazelles et les antilopes d’Afrique, les cerfs et les biches qui faisaient l’ornement des jardins, avaient été égorgés et dévorés par la populace. Les approvisionnements arrivaient d’Ostie en si grande quantité que l’on pouvait circuler sur les radeaux et les barques, comme sur un pont, d’un bord à l’autre du Tibre. Le blé était vendu au prix inouï de trois sesterces et les pauvres en recevaient gratuitement. On avait réquisitionné d’immenses réserves de vin, d’huile et de châtaignes. Des troupeaux de bœufs et de moutons descendaient chaque jour de la montagne. Les indigents des ruelles de Suburre, qui d’ordinaire mouraient de faim, mangeaient à présent à satiété. La famine était conjurée ; en revanche, il n’était pas facile de réprimer le brigandage, le pillage et autres violences. La vie nomade assurait d’autant mieux l’impunité aux voleurs qu’ils se proclamaient les admirateurs de César et ne se faisaient point faute de l’applaudir partout où il se montrait. En outre, comme les autorités civiles se trouvaient débordées et que l’armée ne pouvait suffire à assurer l’ordre dans la ville où grouillait le rebut de l’univers entier, il se produisait des faits dépassant toute imagination : chaque nuit c’étaient des batailles, des assassinats, des rapts de femmes et d’adolescents. Près de la Porta Mugionis, où s’arrêtaient les troupeaux venant de la Campanie, c’étaient des échauffourées où des hommes périssaient par centaines. Les rives du Tibre étaient couvertes de noyés que nul n’enterrait et qui emplissaient l’air d’émanations pestilentielles. Des maladies se déclaraient dans les campements ; les plus timorés prédisaient une vaste épidémie.

 

Et la ville brûlait toujours. Le sixième jour seulement, l’incendie atteignit les espaces libres de l’Esquilin et s’apaisa. Mais les monceaux de cendres rayonnaient d’une lueur si intense, que le peuple se refusait à croire que ce fût déjà la fin du désastre. De fait, au cours de la septième nuit, l’incendie éclata avec une nouvelle force dans les bâtiments de Tigellin ; mais il y avait si peu de chose pour l’alimenter qu’il ne put durer. Çà et là, les maisons calcinées s’écroulaient, en projetant des serpents de flammes et des tourbillons d’étincelles. Puis, peu à peu, le foyer commença à pâlir ; le ciel, une fois le soleil couché, cessa de s’embraser d’une rougeur sanglante ; la nuit seulement, sur l’immense désert noir, dansaient de-ci de-là des flammes bleues qui s’échappaient des monceaux de charbon.

 

Des quatorze quartiers de Rome, quatre subsistaient, y compris le Transtévère Et quand enfin furent entièrement calcinés les amas de charbon, on ne vit plus, du Tibre à l’Esquilin, qu’un espace immense, gris, terne et désolé, où des rangées de cheminées se dressaient en colonnes funéraires.

 

Le jour, parmi ces colonnes, erraient des groupes éplorés de gens qui fouillaient dans les fumerons pour y retrouver des objets qui leur avaient été précieux, ou les ossements d’êtres chers. La nuit, des chiens hurlaient sur les champs de cendres et sur les décombres.

 

La générosité de César n’arrêta pas les diatribes et l’agitation. Seule la tourbe des voleurs et des vagabonds était satisfaite : elle pouvait manger et boire à pleine panse et piller sans vergogne ; les autres, ceux qui avaient perdu des êtres aimés, ceux dont tout l’avoir avait été anéanti, ceux-là ne se laissaient désarmer ni par le libre accès des Jardins, ni par les distributions de blé, ni par la promesse de jeux et de largesses. Le malheur était trop grand, trop démesuré. Ceux qui avaient encore quelque affection pour la ville natale se désespéraient à la nouvelle que l’antique nom de Roma allait disparaître de la terre, et que les Césars reconstruiraient sur ses cendres une autre ville qui s’appellerait Néropolis. Le flot du mécontentement montait et s’élargissait chaque jour, et, malgré les flagorneries des augustans, malgré les mensonges de Tigellin, Néron, se rendant mieux compte que ses prédécesseurs des dispositions de la foule, songeait avec inquiétude que dans sa lutte sourde et sans merci contre le Sénat et les Patriciens, l’appui du peuple pourrait lui manquer à l’avenir.

 

Les augustans eux-mêmes étaient inquiets : chaque matin pouvait apporter leur perte. Tigellin songeait à appeler quelques légions d’Asie Mineure ; Vatinius, qui riait jadis même sous les soufflets, avait perdu sa bonne humeur ; Vitellius n’avait plus d’appétit.

 

Les autres cherchaient les moyens de détourner le danger de leur tête, car ce n’était pour personne un secret que, si la révolte venait à emporter César, nul parmi les augustans, sauf peut-être Pétrone, n’aurait la vie sauve. Car on leur attribuait toutes les folies et tous les crimes de Néron. Le peuple les haïssait peut-être plus encore que César.

 

On songeait aussi au moyen de rejeter sur d’autres la responsabilité de l’incendie. Mais il fallait pour cela laver César de tout soupçon ; autrement, personne n’eût voulu croire qu’eux-mêmes n’étaient pas les instigateurs du désastre. À cet effet, Tigellin prit conseil de Domitius Afer, et même de Sénèque qu’il haïssait. Poppée, consciente que la ruine de Néron serait aussi son arrêt de mort à elle, consulta ses intimes et les prêtres hébreux, car on savait un peu partout que, depuis quelques années, elle professait la religion de Jéhovah. De son côté, Néron imaginait et proposait des expédients souvent effroyables, mais plus souvent bouffons. Tantôt il était pris de peur, tantôt il s’amusait comme un enfant. La plupart du temps, il s’en prenait à tout le monde.

 

Un jour, on tint conseil dans la maison de Tibère, épargnée par l’incendie. Pétrone était d’avis qu’on laissât là les ennuis et qu’on s’en allât en Grèce, puis en Égypte et en Asie Mineure. Le voyage était depuis longtemps projeté ; à quoi bon le remettre encore puisqu’on s’ennuyait et qu’il était dangereux de rester à Rome ? Aussitôt cette proposition avait séduit César. Mais Sénèque objecta :

 

– Partir est facile. Il le serait moins de revenir.

 

– Par Hercule ! – s’écria Pétrone, – on reviendra, s’il le faut, à la tête des légions d’Asie !

 

– C’est ce que je ferai ! – approuva Néron.

 

Mais Tigellin s’y opposa. Il n’avait rien pu trouver lui-même et, nul doute que si cette pensée lui fût venue, il l’eût proposée comme l’unique moyen de salut. Mais voici que, pour la deuxième fois, Pétrone allait être l’homme de la situation, celui qui, dans un moment difficile, pourrait de nouveau sauver tout et tous.

 

– Écoute-moi, divin – s’écria-t-il, – le conseil est désastreux ! Avant que tu sois à Ostie, la guerre civile aura éclaté, et sait-on si quelque vague descendant du divin Auguste ne se fera pas proclamer César ? Que ferions-nous si les légions se mettaient de son parti ?

 

– Eh bien ! – répliqua Néron, – nous ferons en sorte qu’il n’y ait pas de descendants d’Auguste. Ils ne sont pas si nombreux qu’il ne soit facile de s’en débarrasser.

 

– Facile, en effet ; mais il ne s’agit pas seulement d’eux : hier, mes soldats entendaient dire parmi la foule qu’on devrait proclamer César un homme comme Thraséas.

 

Néron se mordit les lèvres, puis leva les yeux au ciel :

 

– Peuple insatiable et ingrat ! Ils ont assez de blé et assez de cendre chaude pour y cuire leurs galettes ; que leur faut-il encore ?

 

– La vengeance, – répliqua Tigellin.

 

Un silence se fit. Soudain, César se redressa, leva la main et déclama :

 

Les cœurs ont soif de vengeance et la vengeance a soif de victimes…

 

Puis, oubliant tout, le visage rayonnant, il s’écria :

 

– Donnez-moi mes tablettes et un style, que je note ce vers ! Jamais Lucain n’en a fait de semblable ! Avez-vous remarqué que je l’ai trouvé en un clin d’œil ?

 

– Ô l’incomparable ! – approuvèrent des voix.

 

Néron nota le vers et répéta :

 

– Oui, la vengeance a soif de victimes !

 

Puis, promenant son regard sur l’assistance :

 

– Si nous lancions la nouvelle que c’est Vatinius qui a brûlé la Ville, – et qu’on le sacrifie à la fureur du peuple ?

 

– Ô divin, que suis-je donc ? – s’écria Vatinius.

 

– C’est vrai : quelqu’un de plus important… Vitellius ?

 

Vitellius blêmit, mais se mit à rire.

 

– Ma graisse, – objecta-t-il, – n’aurait pu faire qu’aviver l’incendie.

 

Cependant, Néron cherchait une victime capable d’assouvir réellement la colère du peuple : il la trouva.

 

– Tigellin, – dit-il, – c’est toi qui as brûlé Rome !

 

Les assistants frémirent. Ils comprenaient que César avait cessé de plaisanter et que la minute était grosse d’événements.

 

Le visage de Tigellin se contracta comme la gueule d’un chien prêt à mordre.

 

– J’ai brûlé Rome… par ton ordre, – fit-il.

 

Et ils restèrent ainsi, à se dévisager mutuellement, comme deux démons. Il se fit un tel silence qu’on entendait les mouches bourdonner dans l’atrium.

 

– Tigellin, – articula Néron, – m’aimes-tu ?

 

– Tu le sais, seigneur.

 

– Sacrifie-toi pour moi !

 

– Divin César, riposta Tigellin, – pourquoi me tendre le doux breuvage quand il m’est interdit de le porter à mes lèvres ? Le peuple murmure et se révolte : veux-tu que les prétoriens s’insurgent, eux aussi ?

 

L’inquiétude angoissa le cœur de tous les assistants. Tigellin était préfet des prétoriens, et ses paroles avaient la portée d’une menace. Néron lui-même le comprit, et son visage devint livide.

 

À ce moment entra Épaphrodite, affranchi de César. Il venait annoncer à Tigellin que la divine Augusta désirait le voir : elle avait chez elle des gens que le préfet devait entendre.

 

Tigellin s’inclina devant César et sortit, calme et narquois. À l’instant où l’on avait voulu l’atteindre, il avait montré les dents, et César avait reculé. Il connaissait sa lâcheté et savait bien que le maître du monde n’oserait jamais porter la main sur lui.

 

D’abord, Néron resta silencieux. Puis, voyant que son entourage attendait, il dit :

 

– J’ai réchauffé un serpent dans mon sein.

 

Pétrone haussa les épaules, marquant ainsi qu’il n’était pas bien difficile d’arracher la tête à ce serpent.

 

– Allons, parle ! donne un conseil ! – s’écria Néron qui avait remarqué ce mouvement. – Je n’ai confiance qu’en toi, car tu as plus de raison qu’eux tous ensemble, et tu m’aimes.

 

Pétrone avait déjà sur les lèvres : « Nomme-moi préfet de ta garde prétorienne ; je livre Tigellin au peuple et j’apaise la ville en un jour. » Mais sa paresse native reprit le dessus. Être préfet, cela signifiait porter sur ses épaules la personne de César et le poids de quantité d’affaires publiques. À quoi bon ce souci ? Ne valait-il pas mieux lire des vers dans sa luxueuse bibliothèque, admirer des vases et des statues, presser sur sa poitrine le corps divin d’Eunice, passer les doigts dans ses cheveux d’or et baiser ses lèvres de corail ?

 

Et il répondit :

 

– Je conseille de partir pour l’Achaïe.

 

– Ah ! – S’écria Néron, – j’attendais mieux de toi. Si je pars, qui peut me garantir que le Sénat, qui me hait, ne proclamera pas un autre César ? Le peuple m’était fidèle ; aujourd’hui, il serait contre moi. Par le Hadès, si Sénat et peuple n’avaient qu’une tête !…

 

– Permets-moi, divin, – fit en souriant Pétrone, – de te faire remarquer que si tu désires conserver Rome, il te faut bien conserver quelques Romains.

 

Mais Néron geignait :

 

– Que m’importent Rome et les Romains ? On m’écouterait aussi en Achaïe ! Ici, autour de moi, ce n’est que trahison ! Tous m’abandonnent et vous aussi êtes prêts à me trahir ! Je le sais, je le sais !… Vous ne songez même pas au grief qu’aura contre vous l’avenir : avoir abandonné l’artiste que je suis !

 

Il se frappa le front :

 

– C’est vrai !… Parmi ces ennuis, j’oublie moi-même qui je suis !

 

Et tournant vers Pétrone un visage rasséréné :

 

– Pétrone, la plèbe murmure ; mais si je prenais mon luth et allais au Champ de Mars ; si je lui chantais l’hymne que je vous ai chanté pendant l’incendie, ne crois-tu pas que j’arriverais à la charmer, comme jadis Orphée charma les bêtes féroces ?

 

Alors Tullius Sénécion, impatient de rejoindre de nouvelles esclaves qu’il avait ramenées d’Antium, intervint :

 

– C’est incontestable, César, – si toutefois elle te permettait de commencer.

 

– En route pour l’Hellade ! – conclut aigrement Néron.

 

Sur ces mots entra Poppée, suivie de Tigellin. Tous les yeux se tournèrent vers celui-ci : jamais triomphateur ne monta au Capitole avec l’orgueil que reflétaient ses traits. Il se planta devant César et parla d’une voix lente et distincte, qui cliquetait comme du fer :

 

– Écoute-moi, César, car j’ai trouvé ! Le peuple veut une vengeance et une victime. Non pas une seule : des centaines, des milliers… As-tu jamais entendu dire, seigneur, qui était ce Chrestos, que Ponce Pilate a fait crucifier ? Sais-tu qui sont les chrétiens ? Ne t’ai-je pas entretenu de leurs crimes et de leurs cérémonies infâmes ? de leurs prophéties annonçant que le monde périrait par le feu ? Le peuple les hait et déjà les soupçonne. Nul ne les a jamais vus dans les temples, car ils prétendent que nos dieux sont des esprits mauvais ; ils ne viennent pas au Stade, car ils méprisent les courses. Jamais les mains d’un chrétien ne t’honorèrent d’un applaudissement. Jamais aucun d’entre eux n’a reconnu ta divinité. Ils sont les ennemis du genre humain, les ennemis de la ville, les tiens ! Le peuple murmure contre toi : mais, César, ce n’est ni toi qui m’as ordonné de brûler Rome, ni moi qui l’ai brûlée. Le peuple a soif de vengeance – il boira. Le peuple veut des jeux et du sang – il les aura ! Le peuple te soupçonne – ses soupçons vont se porter ailleurs.

 

Néron écouta d’abord avec surprise. Mais, à mesure que parlait Tigellin, son masque de cabotin refléta tour à tour la fureur, le chagrin, la commisération, l’indignation. Et, soudain dressé, il jeta sa toge, leva les mains au ciel et demeura ainsi, silencieux.

 

Enfin, il s’écria d’une voix tragique :

 

– Zeus, Apollon, Héra, Athéné, Perséphone, et vous tous, dieux immortels ! pourquoi ne nous avoir point secourus ? Pour l’incendier, qu’avait fait la malheureuse cité à ces énergumènes ?

 

– Ils sont les ennemis du genre humain et les tiens, – appuya Poppée.

 

Alors tous :

 

– Fais justice ! Punis les incendiaires ! Les dieux eux-mêmes crient vengeance.

 

Néron s’assit, courba la tête et resta muet, comme anéanti par un spectacle d’abomination. Puis il clama en gesticulant :

 

– Quelles punitions, quelles tortures sont dignes de ce crime ? Mais les dieux m’inspireront et, avec l’aide des puissances du Tartare, je donnerai à mon pauvre peuple un spectacle tel que, durant des siècles, les Romains se souviendront de moi avec reconnaissance.

 

Le front de Pétrone s’assombrit. Il songea aux dangers qu’allaient courir Lygie et Vinicius, qu’il aimait, et tous ces hommes dont il rejetait la doctrine, mais qu’il savait innocents. Il songea aussi qu’allait commencer une de ces orgies sanglantes dont la vue était insupportable à ses yeux d’esthète. Mais il se disait avant tout : « Il faut sauver Vinicius, qui deviendra fou si cette fille périt. » Et cette considération prima toutes les autres, bien que Pétrone comprit qu’il allait engager une partie extrêmement périlleuse, telle qu’il n’en avait jamais jouée encore.

 

Néanmoins, il parla avec une insouciance nonchalante, comme il avait coutume de le faire quand il critiquait ou plaisantait les inventions saugrenues de César ou des augustans.

 

– Alors vous avez trouvé des victimes ? Parfait ! Vous pouvez les envoyer sur l’arène et les vêtir de la tunique douloureuse. Fort bien encore ! Mais écoutez-moi : vous avez l’autorité, vous avez les prétoriens, vous avez la force. Cependant, soyez sincères, ne fût-ce que quand nul ne vous entend. Bernez le peuple, mais ne vous mentez pas à vous-mêmes. Livrez les chrétiens au peuple, suppliciez-les, mais ayez le courage de vous dire que ce n’est pas eux qui ont brûlé Rome !… Fi donc !… Vous m’appelez l’arbitre des élégances ! Je vous déclare donc que de si piètres comédies me répugnent. Fi donc ! Combien tout cela me rappelle les tréteaux des baladins aux alentours de la Porte aux Anes, où, pour la joie des badauds des faubourgs, les acteurs jouent les rois et les dieux et, la farce achevée, font passer leurs oignons avec une lampée de vin suret, ou bien reçoivent une correction. Soyez donc dieux et rois pour de bon, car, je vous le répète, vous pouvez vous le permettre. Toi, César, tu nous parlais du jugement des siècles futurs ; mais réfléchis bien à ce que sera sa sentence sur ton compte. Par la divine Clio ! Néron, maître du monde, Néron-Dieu a brûlé Rome, car il était aussi formidable sur terre que Zeus dans l’Olympe. Néron-poète aimait à ce point la poésie qu’il lui a sacrifié sa patrie ! Depuis le commencement du monde, nul n’a fait, nul n’a osé rêver semblable chose ! Je t’en conjure, au nom des neuf Libéthrides, ne renonce pas à cette gloire, car on te chantera dans des hymnes jusqu’à la consommation des siècles. Auprès de toi que seront Priam, Agamemnon, Achille ? les dieux mêmes ? Il importe peu que l’incendie de Rome soit une œuvre mauvaise ! Elle est grande, elle est insolite ! Et puis, le peuple ne portera point la main sur toi ! On te trompe ! Aie courage et garde-toi d’actes indignes, car tu n’as à craindre que la seule postérité, elle qui pourrait dire : « Néron a brûlé Rome. Mais, César pusillanime autant que pusillanime poète, il a désavoué sa grande action et, lâchement, en a rejeté la faute sur des innocents ! »

 

D’ordinaire les paroles de Pétrone produisaient une forte impression sur Néron ; mais, cette fois, Pétrone lui-même ne s’illusionnait pas sur les conséquences qu’entraînerait pour lui l’échec du moyen désespéré auquel il avait recours et dont la réussite pouvait sauver les chrétiens, alors que l’insuccès pouvait plus facilement encore le perdre lui-même. Cependant il n’hésita pas. Il s’agissait de son cher Vinicius et, d’ailleurs, le jeu de la fortune et du hasard l’avait toujours amusé. « Les dés en sont jetés, se disait-il, et nous allons voir ce qui, dans l’âme du singe, l’emportera, de la peur pour sa propre peau ou de son amour pour la gloire. »

 

Au fond, il ne doutait point que la peur ne fût plus forte.

 

Un silence pesa. Poppée et tous les assistants regardaient fixement Néron. Celui-ci avait retroussé les lèvres, les rapprochant des narines, ce qui était sa moue d’indécision. Puis l’inquiétude, le mécontentement, se peignirent sur son visage.

 

– Seigneur, – s’écria Tigellin, – permets-moi de sortir ! On te pousse à risquer ta personne dans les grands dangers et, de plus, on te traite de César pusillanime, de pusillanime poète, d’incendiaire et de comédien : mes oreilles ne sauraient en entendre davantage.

 

« J’ai perdu », – se dit Pétrone.

 

Mais, se tournant vers Tigellin et le toisant d’un regard où se lisait tout le mépris d’un élégant patricien pour un piètre coquin, il dit :

 

– Tigellin, c’est toi que j’ai traité de comédien, car tu en es un, même en ce moment.

 

– Parce que je me refuse à écouter tes injures ?

 

– Parce que tu feins pour César un amour sans bornes, alors que tout à l’heure tu le menaçais des prétoriens, ce que nous avons tous compris, et lui aussi.

 

Tigellin ne s’attendait point à ce que Pétrone osât jeter sur la table des dés aussi décisifs ; aussi blêmit-il et resta muet. Mais ce devait être la dernière victoire de l’arbitre des élégances sur son rival, car au même instant Poppée s’écriait :

 

– Seigneur, comment peux-tu permettre qu’une telle pensée vienne à qui que ce soit, et tout au moins qu’on l’ose exprimer devant toi ?

 

– Punis l’insulteur ! – fit Vitellius.

 

Néron retroussa de nouveau ses babines et tournant vers Pétrone ses yeux vitreux et myopes, il lui dit :

 

– Est-ce donc ainsi que tu réponds à mon amitié ?

 

– Si je me suis trompé, – répondit Pétrone, – prouve-moi mon erreur : mais sache que je n’ai dit que ce que me dictait l’amour que j’ai pour toi.

 

– Punis l’insulteur ! – réitéra Vitellius.

 

– Punis-le ! – reprirent plusieurs voix.

 

Un mouvement se fit dans l’atrium et tous s’éloignèrent de Pétrone. Tullius Sénécion lui-même, son vieux compagnon à la cour, et le jeune Nerva qui, jusque-là, lui avait témoigné l’amitié la plus vive, s’écartèrent de lui. Pétrone resta seul dans la partie gauche de l’atrium. Le sourire aux lèvres et d’une main indolente arrangeant les plis de sa toge, il attendit ce que César allait dire ou faire.

 

César parla :

 

– Vous voulez que je le punisse, mais il est mon compagnon et mon ami. Et, bien qu’il ait blessé mon cœur, je veux qu’il sache que ce cœur n’a pour ses amis que le pardon.

 

« J’ai perdu… et je suis perdu », songea Pétrone.

 

César se leva ; le Conseil prit fin.

 

Chapitre L.

Pétrone rentra chez lui, tandis que Néron et Tigellin se rendaient à l’atrium de Poppée, où les attendaient les gens avec lesquels s’était déjà entretenu le préfet.

 

Il y avait là deux « rabbi » du Transtévère, vêtus de longues robes d’apparat et coiffés de la mitre, un jeune scribe, leur adjoint, et Chilon. À la vue de César, les prêtres pâlirent d’émoi et, les mains levées à la hauteur des épaules, ils courbèrent la tête.

 

– Salut au monarque des monarques et au roi des rois, – dit le plus ancien. – Salut à toi, César, maître du monde, protecteur du peuple élu, lion parmi les hommes, ô toi, dont le règne est semblable à la clarté du soleil, et au cèdre du Liban, et à la source d’eau vive, et au palmier et au baume de Jéricho !…

 

– Vous ne me donnez point le nom de divinité ? – demanda César.

 

Les prêtres devinrent plus pâles encore, et le plus ancien répondit :

 

– Tes paroles, seigneur, sont aussi douces que la pulpe du raisin et la figue mûre, car Jéhovah remplit ton cœur de bonté. Bien que le prédécesseur de ton père, Caïus César, fût un tyran cruel, pourtant nos émissaires, préférant mourir que d’offenser la Loi, ne lui donnèrent point le nom de divinité.

 

– Et Caligula les fit jeter aux lions ?

 

– Non, seigneur, Caïus César eut peur du courroux de Jéhovah.

 

Les prêtres relevèrent la tête, car le nom du terrible Jéhovah leur avait rendu courage. Confiants en sa puissance, ils regardèrent Néron avec plus d’audace.

 

– Vous accusez les chrétiens d’avoir brûlé Rome ? – interrogea Néron.

 

– Nous, seigneur, nous ne les accusons que d’être les ennemis de la Loi, du genre humain, de Rome, et les tiens, et d’avoir, depuis longtemps, menacé du feu la ville et l’univers. Cet homme t’expliquera le reste et ses lèvres ne se souilleront point d’un mensonge, car dans les veines de sa mère coulait le sang du peuple élu.

 

Néron se tourna vers Chilon.

 

– Qui es-tu ?

 

– Ton fidèle, divin Osiris et, en outre, un pauvre stoïcien.

 

– Je déteste les stoïciens, – fit Néron : – je déteste Thraséas, je déteste Musonius et Cornutus. Leur langage et leur mépris de l’art me répugnent, ainsi que leur misère voulue et leur malpropreté.

 

– Seigneur, ton maître Sénèque a mille tables en bois de citronnier. Tu n’as qu’à le désirer et j’en aurai le double. Je ne suis stoïcien que par nécessité. Couvre seulement, ô Rayonnant ! mon stoïcisme d’une couronne de roses et mets devant lui une amphore de vin, et je chanterai Anacréon à faire taire tous les épicuriens.

 

Néron, satisfait de cette épithète de « Rayonnant », se mit à sourire :

 

– Tu me plais !

 

– Cet homme vaut son pesant d’or ! – s’écria Tigellin.

 

Chilon repartit :

 

– Ajoute, seigneur, ta générosité à mon propre poids, sinon le vent emportera la gratification.

 

– En effet, tu ne pèses pas autant que Vitellius, – opina Néron.

 

– Eheu ! divin archer à l’arc d’argent, mon esprit n’est point en plomb.

 

– La Loi, à ce que j’entends, ne te défend pas de me qualifier de dieu.

 

– Immortel ! ma Loi, c’est toi : les chrétiens blasphèment cette loi, c’est pourquoi je les hais.

 

– Que sais-tu des chrétiens ?

 

– Me permettras-tu de pleurer, divin ?

 

– Non, – répliqua Néron, – cela m’ennuierait.

 

– Et tu as trois fois raison, car les yeux qui t’ont contemplé devraient être à jamais affranchis des pleurs. Seigneur, défends-moi contre mes ennemis.

 

– Parle des chrétiens, – interrompit Poppée impatiente.

 

– Il sera fait comme tu l’ordonnes, Isis, – acquiesça Chilon. – Dès ma jeunesse, je me suis adonné à la philosophie et j’ai cherché la vérité. Je l’ai cherchée chez les sages anciens, et à l’Académie d’Athènes, et au Sérapéon d’Alexandrie. Lorsque j’entendis parler des chrétiens, je pensai que c’était une école nouvelle, où peut-être je trouverais quelques grains de vérité. Et, pour mon malheur, j’entrai en rapport avec eux ! Le premier d’entre eux dont me rapprocha ma mauvaise étoile fut, à Naples, un médecin nommé Glaucos. Par lui, j’appris peu à peu qu’ils adoraient un certain Chrestos, qui leur avait promis d’exterminer tous les hommes, d’anéantir toutes les villes de la terre, et de ne laisser vivre qu’eux seuls, à condition qu’ils l’aidassent dans l’œuvre d’anéantissement. C’est pourquoi, ô seigneur, ils haïssent les humains, fils de Deucalion, pourquoi ils empoisonnent les fontaines, pourquoi dans leurs assemblées ils couvrent de blasphèmes Rome et tous les temples où l’on adore nos dieux. Chrestos a été crucifié, mais il leur a promis que le jour où Rome serait détruite par le feu, il reviendrait sur la terre et leur donnerait le royaume du monde…

 

– À présent, le peuple comprendra pourquoi Rome a été brûlée, – interrompit Tigellin.

 

– Déjà bien des gens le comprennent, seigneur, – reprit Chilon, – car je parcours les jardins et le Champ de Mars, et j’enseigne. Mais si vous daignez m’écouter jusqu’au bout, vous saurez combien j’ai raison de me venger. Le médecin Glaucos ne me disait point, au début, que leur doctrine leur ordonnât la haine de l’humanité. Au contraire, il me répétait que Chrestos était un dieu de bonté et que le fond de sa doctrine était l’amour. Mon cœur sensible ne put résister à de tels enseignements : j’aimai Glaucos et mis en lui ma confiance. Je partageais avec lui chaque croûton de pain, chaque pièce de monnaie. Or, sais-tu, seigneur, comment je fus payé de retour ? En route de Naples à Rome, il me donna un coup de couteau et vendit ma femme, ma Bérénice, si jeune, si belle, à un marchand d’esclaves. Si Sophocle avait pu connaître mon histoire… Mais que dis-je ! Celui qui m’écoute est plus grand que Sophocle.

 

– Pauvre homme, – fit Poppée.

 

– Celui qui a pu contempler le visage d’Aphrodite n’est point pauvre, domina, et ce visage, je le contemple en ce moment… Alors, je cherchai quelque consolation dans la philosophie. À mon arrivée à Rome, je tentai de pénétrer auprès des anciens des chrétiens, afin d’obtenir justice contre Glaucos. Je pensais qu’on le forcerait à me rendre ma femme… C’est ainsi que j’ai connu leur archiprêtre ; puis je fis connaissance d’un autre, nommé Paul, qui fut emprisonné ici et qu’on relâcha ; j’ai connu le fils de Zebedeus, et Linus, et Clitus, et beaucoup d’autres. Je sais où ils habitaient avant l’incendie ; je sais où ils s’assemblent ; je puis désigner un souterrain de la Colline Vaticane et, derrière la Porte Nomentane, un cimetière où ils se livrent à leurs pratiques infâmes. J’ai vu là l’Apôtre Pierre. J’y ai vu Glaucos égorgeant des enfants, pour que l’Apôtre arrosât de leur sang la tête des adeptes, et j’y ai entendu Lygie, la fille adoptive de Pomponia Græcina, se vantant, à défaut d’avoir pu apporter du sang d’enfant, du moins d’avoir ensorcelé la petite Augusta, ta fille, divin Osiris, et la tienne, ô Isis !

 

– César, tu l’entends ! – s’écria Poppée.

 

– Est-ce possible ? – s’exclama Néron.

 

– J’aurais pardonné mes propres injures, – poursuivit Chilon ; – mais quand j’entendis cela, je voulus la poignarder. Hélas ! j’en fus empêché par le noble Vinicius, qui l’aime.

 

– Vinicius ? Mais puisqu’elle s’est enfuie loin de lui !

 

– Elle s’est enfuie, mais lui, ne pouvant vivre sans elle, s’est mis à sa recherche. Pour un misérable salaire, je l’y ai aidé, et c’est moi qui lui ai indiqué la maison du Transtévère où elle habitait, parmi les chrétiens. Nous nous y rendîmes ensemble, prenant avec nous ton lutteur, Croton, engagé pour plus de sûreté par le noble Vinicius. Mais Ursus, l’esclave de Lygie, étouffa Croton. C’est un homme d’une force épouvantable, seigneur, un homme qui tord le cou aux taureaux aussi facilement qu’un autre tordrait une tige de pavot. Aulus et Pomponia l’aimaient à cause de cela.

 

– Par Hercule ! – s’écria Néron, – le mortel qui a étouffé Croton est digne d’avoir sa statue sur le Forum ! Mais tu mens ou tu te trompes, vieillard, car Croton a été tué d’un coup de couteau par Vinicius.

 

– Et voilà comment les humains mentent aux dieux ! Seigneur, j’ai vu de mes propres yeux les côtes de Croton broyées entre les mains d’Ursus, qui ensuite a terrassé Vinicius. Sans Lygie, qui s’est interposée, il l’eût tué, lui aussi. Il fut longtemps malade, mais les chrétiens le soignèrent, dans l’espoir qu’à son tour il deviendrait chrétien grâce à l’amour. Et, en effet, il l’est devenu.

 

– Vinicius ?

 

– Oui.

 

– Et Pétrone aussi ? – demanda avec précipitation Tigellin.

 

Chilon se tortilla, se frotta les mains et répondit :

 

– J’admire ta perspicacité, seigneur ! Oh !… peut-être ! c’est fort possible !

 

– Je comprends maintenant son acharnement à défendre les chrétiens.

 

Mais Néron s’esclaffa :

 

– Pétrone chrétien !… Pétrone devenu un ennemi de la vie et de la volupté ! Ne soyez donc pas imbéciles et ne me demandez pas de croire cela, si vous ne voulez pas que je ne croie rien du tout !

 

– Cependant, le noble Vinicius est devenu chrétien, seigneur. Par la clarté qui émane de toi, je te jure que je dis la vérité, et que rien ne me répugne autant que le mensonge. Pomponia est chrétienne, le petit Aulus est chrétien, et Lygie, et Vinicius. Je l’ai fidèlement servi ; en récompense, et sur le désir du médecin Glaucos, il m’a fait fouetter, tout vieux, malade et affamé que je fusse. Et j’ai juré par le Hadès que je ne l’oublierais jamais. Seigneur, venge sur eux tout le tort qu’ils m’ont fait et je te livrerai l’Apôtre Pierre, et Linus, et Clitus, et Glaucos, et Crispus, leurs anciens, et Lygie, et Ursus. Je vous en désignerai par centaines, par milliers ; je vous indiquerai leurs maisons de prières, leurs cimetières. Vos prisons ne suffiront pas à les contenir… Sans moi, il vous serait impossible de les découvrir. Jusqu’ici, au cours de mes malheurs, j’ai cherché ma consolation dans la seule philosophie. Faites que je la trouve dans les faveurs qui vont m’inonder… Je suis vieux, je n’ai point encore connu la vie ; faites que je puisse me reposer !

 

– Tu voudrais être un stoïcien devant une assiette pleine, – fit Néron.

 

– Celui qui te rend service l’emplit du même coup.

 

– Tu n’as point tort, philosophe.

 

Mais Poppée ne perdait pas de vue ses ennemis. Son caprice pour Vinicius n’avait été, il est vrai, qu’une fantaisie passagère faite de jalousie, de colère et d’amour-propre blessé. La froideur du jeune patricien avait exacerbé sa rancune. Le seul fait d’oser lui préférer une autre femme lui semblait un crime qui méritait un châtiment. Mais, surtout, elle s’était prise de haine pour Lygie dès le premier instant, aussitôt alarmée par la beauté de ce lis du nord ; Pétrone, parlant des hanches étriquées de Lygie, avait pu persuader à Néron tout ce qu’il voulait, – mais point à elle. L’experte Poppée avait vu d’un seul coup d’œil que, dans Rome entière, aucune autre que Lygie ne pouvait rivaliser avec elle, et même remporter la victoire. Et, dès ce moment, elle avait juré sa perte.

 

– Seigneur, – dit-elle, – venge notre enfant !

 

– Hâtez-vous ! – s’écria Chilon. – Hâtez-vous ! Sinon Vinicius aura le temps de la cacher. Je vous indiquerai la maison où ils se sont réfugiés après l’incendie.

 

– Je te donnerai dix hommes. Vas-y sur-le-champ, – ordonna Tigellin.

 

– Seigneur, tu n’as pas vu Croton aux mains d’Ursus : si tu ne me donnes que cinquante hommes, je me contenterai de montrer la maison de loin. Et si, de plus, vous n’emprisonnez pas en même temps Vinicius, je suis perdu.

 

Tigellin interrogea Néron du regard.

 

– Ne serait-il pas bon, divinité, qu’on en finît en même temps avec l’oncle et le neveu ?

 

Néron réfléchit :

 

– Non, pas maintenant. Personne n’admettrait que c’est Pétrone, Vinicius ou Pomponia Græcina qui ont brûlé Rome. Leurs maisons étaient trop belles. Aujourd’hui, il faut d’autres victimes. Leur tour viendra.

 

– Alors, seigneur, – demanda Chilon, – donne-moi des soldats pour ma sauvegarde.

 

– Tigellin y pourvoira.

 

– Tu logeras chez moi en attendant, – déclara le préfet.

 

Le visage de Chilon exultait de joie.

 

– Je vous les livrerai tous ! Mais hâtez-vous ! hâtez-vous ! – criait-il d’une voix enrouée.

 

Chapitre LI.

En sortant de chez César, Pétrone se fit porter à sa maison des Carines, restée indemne grâce aux jardins qui entouraient les murs de trois côtés, et au petit Forum Cécilien qui se trouvait devant. Aussi, les autres augustans, qui avaient perdu leurs maisons, toutes leurs richesses et quantité d’œuvres d’art, le traitaient-ils d’homme heureux. Depuis longtemps, d’ailleurs, on le dénommait le fils aîné de la Fortune, et l’amitié, de plus en plus vive, que lui témoignait César, semblait confirmer la justesse de cette appellation.

 

Aujourd’hui, ce fils aîné de la Fortune pouvait réfléchir à l’inconstance d’une pareille mère, ou plutôt à sa ressemblance avec Chronos, le dieu qui dévora ses propres enfants.

 

« Si ma maison avait brûlé, – pensait-il, – et avec elle mes gemmes, mes vases étrusques, ma verrerie d’Alexandrie et mes bronzes de Corinthe, peut-être que Néron oublierait son ressentiment. Par Pollux ! et dire qu’il a dépendu de moi d’être préfet des prétoriens ! J’aurais proclamé Tigellin incendiaire, ce qu’il est d’ailleurs ; je l’aurais revêtu de la tunique douloureuse, je l’aurais livré au peuple ; j’aurais écarté des chrétiens le danger, et j’aurais rebâti la ville. Qui sait même si les honnêtes gens n’eussent pas mieux vécu ? J’aurais dû assumer cette tâche, ne fût-ce que dans l’intérêt de Vinicius. Si j’avais été débordé de travail, je lui aurais cédé les fonctions de préfet, et Néron ne s’y fût point opposé. Qu’après cela Vinicius baptisât tous les prétoriens, et César même, qu’est-ce que cela pouvait bien me faire ? Néron devenu pieux, Néron devenu vertueux et plein de miséricorde, ah ! quel plaisant spectacle ! »

 

Et son insouciance était si grande qu’il sourit. Un instant après, ses pensées s’orientaient ailleurs. Il lui semblait être à Antium et entendre les paroles de Paul de Tarse : « Vous nous appelez les ennemis de la vie ; mais dis-moi, Pétrone : si César était chrétien et agissait suivant nos préceptes, votre vie elle-même ne serait-elle pas plus tranquille et plus sûre ? » Et au souvenir de ces paroles, il songea :

 

« Par Castor ! autant l’on égorgera ici de chrétiens, autant Paul trouvera de nouveaux adeptes ; car si le monde ne peut exister en ayant l’infamie pour base, Paul a raison… Mais qui sait si réellement le monde ne peut reposer sur l’infamie, puisqu’il existe ? Moi-même, qui ai appris tant de choses, je n’ai pas pu apprendre à devenir suffisamment infâme, et c’est là ce qui m’obligera à m’ouvrir les veines… Au reste, d’une façon ou de l’autre, je devais finir ainsi. Et si même je n’avais fini ainsi, j’eusse fini autrement. Je regrette Eunice et mon vase de Myrrhène, mais Eunice est libre, et mon vase me suivra dans la tombe : en tout cas, Ahénobarbe ne l’aura pas ! Je regrette aussi Vinicius. Au surplus, bien que, ces derniers temps, je me sois moins ennuyé qu’autrefois, je suis prêt. Il y a de belles choses sur cette terre, mais les hommes sont en général si abjects que la vie ne vaut pas un regret ; qui a su vivre doit savoir mourir. Augustan moi-même, j’étais pourtant un homme plus libre qu’ils ne se le figurent là-bas… »

 

Il haussa les épaules.

 

« Peut-être se figurent-ils qu’en ce moment mes genoux tremblent et que les cheveux se dressent sur ma tête. Or, en rentrant, je vais prendre un bain d’eau de violette, puis ma beauté aux cheveux d’or m’oindra de ses chères mains, et nous nous ferons chanter cet hymne à Apollon qu’a composé Anthémios. N’ai-je point dit quelque part : « Inutile de penser à la mort, qui pense elle-même suffisamment à nous sans que nous l’y aidions. » Pourtant, ce serait bien beau si vraiment il existait des champs Élysées, et dans ces champs des ombres… Eunice viendrait de temps à autre m’y rejoindre et nous pourrions errer ensemble par les prairies semées d’asphodèles. Sans doute la société y est moins mêlée qu’ici-bas… Quels pitres ! quels bateleurs, quelle plèbe immonde, sans goût et sans lustre ! Dix arbitres des élégances ne parviendraient pas à faire de ces Trimalcions des gens présentables. Par Perséphone ! J’ai assez d’eux ! »

 

Il constatait avec surprise que déjà quelque chose le séparait d’eux. Il les connaissait bien et depuis longtemps savait que penser sur leur compte ; mais à présent ils lui semblèrent encore plus lointains et plus méprisables que de coutume. Vraiment, il avait assez d’eux !

 

Il se mit à examiner sa propre situation. Perspicace, il comprenait que le péril n’était pas imminent. Néron n’avait pas laissé échapper l’occasion de formuler quelques belles et hautes sentences sur l’amitié et sur le pardon, ce qui, pour l’instant du moins, lui liait les mains. Il lui faudrait chercher des prétextes, et avant qu’il en trouvât, il se passerait du temps.

 

« D’abord, – se dit Pétrone, – il donnera des jeux que les chrétiens alimenteront ; après, seulement, il songera à moi. Il est donc inutile de me tourmenter ou de changer mon genre de vie. Un danger plus pressant menace Vinicius !… »

 

Alors, il ne pensa plus qu’à ce dernier, et résolut de le sauver. Parmi les cheminées, les ruines et les monceaux de cendres qui encombraient toujours les Carines, les quatre robustes esclaves qui portaient sa litière se hâtaient ; impatient, il leur ordonna de prendre le pas de course. Par bonheur, Vinicius qui habitait chez lui, son insula ayant flambé, se trouvait là.

 

– Es-tu allé chez Lygie, aujourd’hui ? – lui demanda aussitôt Pétrone.

 

– Je viens de la quitter.

 

– Écoute ce que je vais te dire, et ne perds pas de temps à me questionner sur les détails. Aujourd’hui même, chez César, on a décidé d’imputer aux chrétiens l’incendie de Rome. Il y aura des persécutions et des tortures qui vont commencer sur-le-champ. Prends Lygie et fuyez sur l’heure de l’autre côté des Alpes, ou en Afrique. Et hâte-toi, car le Palatin est plus près que ma maison du Transtévère.

 

Vinicius était trop homme de guerre pour perdre son temps en questions oiseuses. Il avait écouté, les sourcils froncés, le visage concentré et grave, mais sans épouvante. Dans cette nature, la première sensation était le désir de la lutte.

 

– J’y vais, – fit-il.

 

– Un mot encore : emporte une bourse pleine d’or, prends des armes et une poignée de tes chrétiens. En cas de besoin, reprends Lygie de vive force !

 

Vinicius était déjà sur le seuil de l’atrium.

 

– Envoie-moi des nouvelles par un esclave, – cria encore Pétrone.

 

Resté seul, il se mit à aller et venir le long des colonnades qui soutenaient l’atrium, en réfléchissant à ce qui allait survenir. Il savait qu’après l’incendie, Lygie et Linus avaient réintégré leur ancienne demeure, intacte comme la plus grande partie de ce quartier ; c’était une circonstance défavorable, car il eût été moins aisé de les retrouver dans la multitude. Mais il ne pouvait supposer qu’au Palatin on connût leur refuge ; en tout cas, Vinicius devancerait les prétoriens. L’idée lui vint aussi que Tigellin, voulant d’un coup de filet prendre le plus grand nombre possible de chrétiens, serait forcé d’étendre son filet sur Rome entière et de fractionner ses prétoriens en très petits groupes.

 

« Si l’on n’envoie qu’une dizaine d’hommes, – se disait-il, – le géant lygien leur rompra les côtes. Et d’ailleurs, Vinicius arrivera à la rescousse… »

 

Cette pensée lui redonna confiance. À vrai dire, résister aux prétoriens, les armes à la main, c’est faire la guerre à César. Pétrone savait également que si Vinicius échappait à la vengeance de Néron, cette vengeance pouvait retomber sur lui-même ; mais il s’en souciait peu. Par contre, il se réjouissait à l’idée de bouleverser les plans de César et de Tigellin. Il décida de n’épargner ni l’argent ni les hommes ; et Paul de Tarse ayant déjà converti à Antiar la plupart de ses esclaves, il était assuré de pouvoir compter sur leur zèle pour défendre des chrétiens.

 

L’entrée d’Eunice interrompit ses réflexions. À sa vue, toutes ses inquiétudes et ses soucis disparurent : il oublia César, il oublia la disgrâce, les infâmes augustans et les persécutions qui menaçaient les chrétiens. Il oublia Vinicius et Lygie, pour ne regarder qu’Eunice avec les yeux de l’esthète épris de formes merveilleuses, et de l’amant, pour qui l’amour respire en ces formes. Vêtue d’une gaze violette de Cos qui laissait transparaître son corps rose, elle était divinement belle. Se sentant admirée, le chérissant de toute son âme, toujours avide de ses caresses, elle rougit de joie, non comme une maîtresse, mais comme une enfant innocente.

 

– Que me diras-tu, Charite ? – lui demanda-t-il, les deux mains tendues vers elle.

 

Inclinant vers lui sa tête dorée, elle lui répondit :

 

– Anthémios est venu avec ses chanteurs, et il demande si tu désires l’entendre aujourd’hui.

 

– Qu’il attende ; il nous chantera son hymne à Apollon quand nous serons à table. Bien que nous soyons entourés de ruines et de cendres, nous écouterons l’hymne à Apollon. Par les bois de Paphos ! quand je te vois ainsi dans cette coa vestis, il me semble qu’Aphrodite s’est voilée d’un pan de ciel et se tient devant moi.

 

– Ô mon maître ! – fit Eunice.

 

– Viens, Eunice, enlace-moi et donne-moi tes lèvres… Tu m’aimes ?

 

– Je ne saurais aimer Zeus davantage.

 

Et toute frémissante de bonheur, elle le baisa aux lèvres.

 

– Et s’il fallait nous séparer ?… – demanda Pétrone après un silence.

 

Eunice eut un regard d’angoisse :

 

– Comment, seigneur ?…

 

– Ne crains rien… Peut-être serai-je simplement forcé de faire un long voyage…

 

– Emmène-moi…

 

Mais Pétrone, changeant de conversation, demanda :

 

– Dis-moi : y a-t-il des asphodèles sur les pelouses du jardin ?

 

– Dans le jardin, les cyprès et les pelouses sont jaunis depuis l’incendie ; les myrtes se sont effeuillés et tout le jardin semble mort.

 

– Rome entière semble morte, et bientôt elle sera un cimetière. Sais-tu qu’il va y avoir contre les chrétiens un édit en vertu duquel on va les persécuter, les faire périr par milliers ?

 

– Pourquoi les punirait-on, seigneur ? Ils sont si doux et si bons.

 

– Justement pour cela.

 

– Allons à la mer. Tes yeux divins n’aiment pas la vue du sang.

 

– En attendant, il faut que je prenne mon bain. Tu viendras à l’elæothesium m’oindre les bras. Par la ceinture de Cypris ! jamais tu ne fus si belle. Je te ferai faire une baignoire recourbée en conque, où tu seras une perle précieuse… Tu viendras, ma belle tête d’or.

 

Pétrone se retira, et, une heure après, tous deux couronnés de roses et les yeux légèrement voilés, prenaient place à la table couverte de vaisselle d’or et servie par des adolescents costumés en amours. Tout en buvant dans les coupes festonnées de lierre, ils écoutaient l’hymne à Apollon que les chanteurs d’Anthémios chantaient au son des harpes. Que leur importaient, autour de la villa, ces cheminées dressées au milieu des décombres, et le vent qui dispersait à son gré les cendres charbonneuses de la cité incendiée ! Ils étaient heureux et ne pensaient qu’à l’amour, qui transformait leur vie entière en un songe divin.

 

Mais, avant la fin de l’hymne, l’esclave préposé à la garde de l’atrium pénétra dans la salle.

 

– Seigneur, – dit-il d’une voix où perçait l’inquiétude, – il y a devant la porte une section de prétoriens, avec un centurion qui désire te parler par ordre de César.

 

Les chants, le son des harpes cessèrent. L’inquiétude s’empara des assistants, car César, dans ses relations avec ses amis, n’employait pas les prétoriens ; en ce temps-là, leur arrivée ne prédisait rien de bon. Seul, Pétrone ne montra pas la moindre émotion et, comme un homme ennuyé par de continuelles invitations, il se contenta de dire :

 

– On pourrait bien me laisser dîner en paix. Puis, s’adressant au gardien de l’atrium :

 

– Fais-le entrer.

 

L’esclave disparut derrière le rideau ; un instant après, on entendit un pas lourd et cadencé et dans la salle entra, tout armé et casqué de fer, le centurion Aper, que connaissait Pétrone.

 

– Noble seigneur, – dit-il, – voici une missive de César.

 

Pétrone tendit avec nonchalance sa main blanche, prit les tablettes, y jeta un rapide coup d’œil et, très calme, les remit à Eunice.

 

– Il va nous lire ce soir, – dit-il, – un nouveau chant de la Troïade, et il m’invite à venir.

 

– J’ai seulement l’ordre de remettre la missive, – dit le centurion.

 

– C’est bien, il n’y aura pas de réponse. Mais peut-être, centurion, te reposeras-tu auprès de nous, le temps de vider un cratère.

 

– Je te remercie, noble seigneur ; je boirai avec plaisir un cratère à ta santé ; mais je ne puis me reposer, étant en service commandé.

 

– Pourquoi t’a-t-on chargé de cette missive, au lieu de me l’envoyer par un esclave ?

 

– Je l’ignore, seigneur. Peut-être parce qu’on m’expédiait dans ces parages pour un autre service.

 

– Je sais, – dit Pétrone, – contre les chrétiens.

 

– Oui, seigneur.

 

– La poursuite a commencé depuis longtemps ?

 

– Avant midi quelques détachements sont partis déjà pour le Transtévère.

 

Le centurion répandit en l’honneur de Mars quelques gouttes de vin sur les dalles, vida la coupe et dit :

 

– Que les dieux te donnent, seigneur, ce que tu peux désirer.

 

– Emporte le cratère, – dit Pétrone.

 

Et il fit signe à Anthémios de reprendre l’hymne à Apollon.

 

« Barbe d’Airain commence à jouer avec moi et avec Vinicius, – songeait-il tandis que résonnaient les harpes. – Je vois son intention : il a pensé me terrifier en m’envoyant son invitation par un centurion. Ce soir, ils vont questionner cet homme sur la façon dont je l’ai reçu. Non, non, tu n’auras pas cette joie, pantin méchant et cruel ! Je sais que je n’échapperai pas à ma perte ; mais si tu espères que je regarderai tes yeux avec des yeux suppliants, que sur mon visage tu pourras lire la peur et l’humilité, tu te trompes. »

 

– César t’écrit, seigneur : « Viens, si tu en as envie », – dit Eunice. – Iras-tu ?

 

– Je suis d’excellente humeur, et je me sens en état d’écouter même ses vers, – répliqua Pétrone. – J’irai donc, d’autant plus que Vinicius ne le peut pas.

 

Après le dîner, il fit sa promenade habituelle, s’abandonna aux mains des coiffeuses et des plieuses de toges, et une heure plus tard, beau comme un dieu, il se fit porter au Palatin. L’heure était tardive, la soirée calme et chaude. La lune brillait d’une clarté si intense que les lampadarii précédant la litière avaient éteint leurs torches.

 

Par les rues et les décombres déambulaient des gens avinés, tenant à la main des branches de myrte et de laurier cueillies dans les jardins de César. L’abondance du blé et l’espoir de jeux extraordinaires remplissaient de joie le cœur de la foule. Çà et là, des chants s’élevaient à la gloire de la « nuit divine » et de l’amour ; plus loin, on dansait à la clarté de la lune. Les esclaves furent maintes fois obligés de demander qu’on fît place à la litière « du noble Pétrone ». La foule s’ouvrait en acclamant son favori.

 

Pétrone songeait à Vinicius et s’étonnait de n’en avoir reçu encore aucune nouvelle. Tout épicurien et égoïste qu’il fût, ses entretiens avec Paul de Tarse et avec Vinicius, et ce qu’il entendait chaque jour dire des chrétiens, n’avaient pas été sans exercer, à son insu, une certaine influence sur ses idées. De là lui venait comme un souffle ignoré apportant dans son cœur quelque semence inconnue. Il ne s’intéressait plus seulement à sa personne, mais aussi aux autres humains ; toutefois il avait toujours pour Vinicius une affection particulière, car il avait beaucoup aimé sa sœur, la mère du jeune tribun, et à présent qu’il avait pris une certaine part à ses aventures, il s’y intéressait comme à quelque tragédie.

 

Il espérait toujours que Vinicius, devançant les prétoriens, avait réussi à s’enfuir avec Lygie, ou, au pis aller, l’avait reprise par la force ; mais il eût aimé en être sûr, en prévision des réponses qu’il allait avoir à faire à diverses questions auxquelles il eût mieux valu être préparé.

 

Arrivé devant la maison de Tibère, il descendit de sa litière et pénétra dans l’atrium déjà rempli d’augustans.

 

Les amis d’hier, étonnés de le voir invité se tinrent à l’écart ; mais lui s’avança, beau et nonchalant, avec autant d’assurance que s’il eût été le dispensateur de la fortune. Certains même s’inquiétèrent de lui avoir peut-être un peu trop tôt marqué de la froideur.

 

Pourtant César, feignant de ne pas le voir et de causer avec animation, ne répondit pas à son salut.

 

Par contre, Tigellin s’approcha et lui dit :

 

– Bonjour, arbitre des élégances ! Continues-tu à affirmer que ce ne sont pas les chrétiens qui ont brûlé Rome ?

 

Pétrone haussa les épaules et lui frappant sur le dos comme à un affranchi :

 

– Tu en sais autant que moi là-dessus.

 

– Je n’ose point rivaliser avec ta sagesse.

 

– Et bien fais-tu ; sinon, quand César nous aura lu son nouveau chant de la Troïade, tu serais obligé, au lieu de crier comme un paon, de donner ton opinion, qui à coup sûr serait ridicule.

 

Tigellin se mordit les lèvres. Il était loin d’être ravi que César eût décidé de déclamer aujourd’hui cette nouvelle partie de sa Troïade, car cela ouvrait à Pétrone un champ où il était sans rival. En effet Néron, par la force de l’habitude, tournait involontairement, pendant sa lecture, les yeux vers Pétrone, cherchant à deviner l’impression sur son visage.

 

L’autre écoutait, les sourcils relevés, approuvant parfois, concentrant son attention, comme pour être sûr d’avoir bien entendu. Puis, il louait ou critiquait, exigeait des corrections, ou bien encore demandait que certains vers fussent ciselés davantage. Néron lui-même sentait que les autres, avec leurs louanges sans mesure, n’avaient en vue que leur propre intérêt. Pétrone seul s’occupait de la poésie pour elle-même, étant seul connaisseur ; et quand l’arbitre avait approuvé, on pouvait être certain que les vers étaient dignes d’éloges. Peu à peu il se mit à discuter avec lui, à le contredire, et, finalement, Pétrone contestant la justesse de certains mots, il lui dit :

 

– Tu verras dans le dernier chant pourquoi j’ai fait usage de cette expression.

 

« Ah ! – songea Pétrone, – ainsi j’en ai encore pour jusqu’au dernier chant. »

 

En entendant les paroles de Néron, plus d’un courtisan se fit la réflexion : « Malheur à moi ! Pétrone a du temps devant lui : il peut rentrer en faveur et même évincer Tigellin. » Et de nouveau ils l’assiégèrent de leurs amabilités. Mais la fin de la soirée fut moins bonne, car, au moment où Pétrone prenait congé, César lui demanda à brûle-pourpoint, avec une joie mauvaise dans les yeux :

 

– Et Vinicius, pourquoi donc n’est-il pas venu ?

 

Si Pétrone eût été certain que Vinicius et Lygie fussent déjà hors de la ville, il eût riposté : « Il s’est marié avec ta permission et il est parti. » Mais, devant l’étrange sourire de Néron, il se borna à répondre :

 

– Ton invitation, divin, ne l’a point trouvé à la maison.

 

– Avise-le que je serai content de le voir, – repartit Néron ; – et recommande-lui, en mon nom, de ne point manquer les jeux auxquels prendront part tous les chrétiens.

 

Pétrone fut inquiet de ces paroles qui, certainement, concernaient Lygie. Il monta dans sa litière, ordonnant qu’on allât à toute allure. C’était chose peu facile. Devant la maison de Tibère se pressait une foule compacte et hurlante, composée de gens ivres pour la plupart, et qui, loin de chanter et de danser, semblaient furieux. Dans le lointain s’élevaient des cris que Pétrone ne comprit pas tout d’abord. Mais peu à peu ils grandirent et éclatèrent en une clameur sauvage :

 

– Aux lions, les chrétiens !

 

Les fastueuses litières des courtisans s’avançaient parmi les vociférations de la plèbe. Du fond des rues incendiées accouraient de nouvelles bandes qui, entendant ce cri, le reprenaient à leur tour. La nouvelle se répandit de bouche en bouche que les poursuites avaient commencé dès avant midi et qu’on avait déjà capturé un grand nombre de ces incendiaires. Par les voies récemment tracées, ainsi que dans les rues anciennes, dans les ruelles pleines de décombres qui entouraient la colline du Palatin, dans les jardins, dans Rome entière, de long en large, retentissaient les clameurs de plus en plus acharnées :

 

– Aux lions, les chrétiens !

 

« Vil troupeau, peuple digne du César ! » – se dit Pétrone.

 

Et il se prit à songer que ce monde-là, fondé sur une violence, une cruauté dont les Barbares eux-mêmes n’avaient point eu l’idée, fondé sur le crime et la folle débauche, ne pouvait exister. Rome, dominatrice de l’univers, en était aussi la plaie. Sur la pourriture de cette vie planait une ombre de mort. Souvent les augustans avaient parlé de toutes ces choses ; mais jamais Pétrone n’avait aussi nettement compris que le char fleuri et orné de trophées où Rome, traînant à sa suite des peuples enchaînés, s’érigeait en triomphatrice, que ce char s’avançait vers l’abîme. La vie de la puissante cité lui apparut un cortège grotesque, une orgie qui devait cependant finir un jour.

 

Il comprenait aussi que seuls les chrétiens avaient une nouvelle base de vie ; mais il croyait que bientôt il ne resterait de ces chrétiens aucune trace. Qu’adviendrait-il alors ? Le cortège grotesque continuerait sous Néron et, à supposer que Néron disparût, un autre, semblable ou pire, prendrait sa place. Avec un tel peuple et de tels patriciens, il n’existait aucune chance qu’un homme d’un ordre plus élevé montât sur le trône. Ce serait donc une orgie nouvelle, simplement plus immonde et encore plus abjecte. Mais une orgie ne saurait durer éternellement ; il faut bien aller se coucher, fût-ce de fatigue et d’épuisement… Était-ce donc la peine de vivre sans être sûr du lendemain, et de vivre uniquement pour contempler un pareil état de choses ?

 

À y songer, Pétrone se sentait, lui aussi, extrêmement fatigué.

 

« En somme, – se disait-il, – le génie de la mort n’est pas moins séduisant que le génie du sommeil : comme lui, il a des ailes ! »

 

La litière s’arrêta devant la maison et le vigilant atriensis vint aussitôt lui en ouvrir la porte.

 

– Le noble Vinicius est-il rentré ? – demanda Pétrone.

 

– Il est revenu depuis un instant.

 

« Ainsi, il ne l’a pas délivrée », – songea Pétrone.

 

Enlevant sa toge, il se précipita dans l’atrium. Vinicius était assis sur un trépied, la tête dans les mains, les coudes aux genoux. Au bruit des pas sur les dalles, il leva un visage figé où seuls les yeux brillaient de fièvre.

 

– Tu es arrivé trop tard ? – interrogea Pétrone.

 

– Oui, on l’a emmenée avant midi.

 

Il y eut un silence.

 

– Tu l’as vue ?

 

– Oui.

 

– Où est-elle ?

 

– Dans la Prison Mamertine.

 

Pétrone frissonna et lança à Vinicius un regard inquisiteur. L’autre comprit.

 

– Non ! – dit-il. – On ne l’a pas enfermée dans le tullianum[13], ni même dans la prison du milieu. Pour une forte somme, le gardien lui a cédé sa chambre. Ursus s’est couché en travers de la porte et veille sur elle.

 

– Pourquoi Ursus ne l’a-t-il pas défendue ?

 

– On avait envoyé cinquante prétoriens. D’ailleurs, Linus le lui a interdit.

 

– Et Linus ?

 

– Linus agonise. C’est pourquoi on ne l’a pas emmené avec les autres.

 

– Que comptes-tu faire ?

 

– La sauver ou mourir avec elle. Moi aussi je suis chrétien.

 

Vinicius semblait parler avec calme, mais dans sa voix vibrait une douleur si déchirante que Pétrone sentit son cœur se serrer de pitié.

 

– Je te comprends, – fit-il ; – mais comment espères-tu la sauver ?

 

– J’ai grassement soudoyé les gardiens, d’abord pour la préserver des outrages, ensuite pour qu’ils ne s’opposent pas à sa fuite.

 

– À quand la fuite ?

 

– Ils m’ont répondu que leur responsabilité ne leur permettait pas de me la rendre tout de suite. Mais quand les prisons regorgeront de monde et qu’on aura perdu le compte des prisonniers, ils me la livreront. C’est un moyen extrême. Mais déjà tu nous auras sauvés tous deux. Tu es l’ami de César. Lui-même me l’a donnée. Va et sauve-nous !

 

Sans répondre, Pétrone appela un esclave et se fit apporter deux manteaux sombres et deux glaives.

 

Puis, se tournant vers Vinicius :

 

– Je te répondrai en route. En attendant, prends ce manteau et ce glaive et allons à la prison. Là, tu donneras aux gardiens cent mille sesterces ; donne-leur-en le double, le quintuple, pourvu qu’ils la laissent sortir immédiatement. Sinon, il sera trop tard.

 

– Partons, – acquiesça Vinicius.

 

Un instant après, ils étaient dans la rue.

 

– Maintenant, écoute, – dit Pétrone. – Depuis aujourd’hui, je suis en disgrâce. Ma vie ne tient qu’à un fil : je ne puis donc rien auprès de César. Bien pis : je suis certain qu’il agirait à l’encontre de ma demande. T’aurais-je donc conseillé de fuir avec Lygie ou de la délivrer de force ? Tu comprends que si tu avais réussi à fuir, la colère de César se serait tournée contre moi. Aujourd’hui, il ferait plutôt quelque chose pour toi que pour moi. Mais n’y compte pas ! Fais-la sortir de la prison, et fuyez ! Si vous échouez, il sera encore temps d’essayer d’autres moyens. Sache pourtant que Lygie n’est pas en prison seulement pour sa foi. Vous êtes tous deux les victimes de la vengeance de Poppée. Tu te souviens comme tu as blessé son amour-propre ? Elle n’ignore pas que c’était à cause de Lygie, et du premier regard elle l’a prise en haine. Elle avait déjà essayé de la perdre en attribuant la mort de son enfant à quelque sorcellerie de la jeune fille. Dans tout ce qui se passe, on voit la main de Poppée. Autrement, comment expliquer qu’on ait emprisonné Lygie avant les autres ? Qui a pu désigner la maison de Linus ? Je te dis qu’on l’espionnait depuis longtemps. Je sais que je te brise le cœur en t’enlevant ce dernier espoir, mais je te le dis pour te faire comprendre que si tu ne la délivres pas avant qu’ils songent que tu vas peut-être le tenter, vous êtes perdus tous deux.

 

– Oui, je comprends, – répondit sourdement Vinicius.

 

Il se faisait tard, les rues étaient désertes. Mais brusquement leur conversation fut interrompue par un gladiateur ivre qui venait en sens inverse. Il trébucha et se raccrocha au bras de Pétrone, lui soufflant au visage son haleine vineuse. Il hurlait d’une voix éraillée :

 

– Aux lions, les chrétiens !

 

– Mirmillon, – fit Pétrone très calme. – Passe ton chemin, c’est un bon conseil que je te donne.

 

L’ivrogne saisit de son autre main le bras de Pétrone.

 

– Crie aussi : « Aux lions, les chrétiens ! » ou je te tords le cou.

 

Mais toutes ces clameurs avaient énervé Pétrone. Depuis qu’il avait quitté le Palatin, elles l’étouffaient comme un cauchemar et lui déchiraient les oreilles. Apercevant au-dessus de sa tête le poing géant, il se sentit à bout de patience.

 

– Mon ami, – fit-il, – tu pues le vin et tu m’ennuies.

 

Et il lui plongea dans la poitrine, jusqu’à la garde, la lame qu’il avait emportée. Puis, prenant le bras de Vinicius, il reprit, comme si rien ne s’était passé :

 

– César m’a dit aujourd’hui : « Recommande à Vinicius de venir aux jeux auxquels prendront part tous les chrétiens. » Comprends-tu ce que cela veut dire ? Ils veulent se repaître du spectacle de ta douleur. C’est sans doute pour cela que toi et moi ne sommes pas encore en prison. Si tu ne parviens pas à la faire sortir immédiatement… alors… je ne sais !… peut-être Acté parlera-t-elle pour toi ; mais je doute qu’elle obtienne quelque chose… Tes terres de Sicile pourraient aussi tenter Tigellin. Essaye.

 

– Je lui donnerai tout ce que je possède, – répondit Vinicius.

 

Le Forum n’était pas très loin des Carines ; ils étaient arrivés. Déjà la nuit commençait à pâlir et l’enceinte du château s’estompait, sortant de l’ombre.

 

Soudain, comme il avait tourné vers la Prison Mamertine, Pétrone s’arrêta et dit :

 

– Les prétoriens !… Trop tard !

 

En effet, la prison était entourée d’un double cordon de troupes. Les premières lueurs du jour argentaient les casques et le fer des lances.

 

Le visage de Vinicius était devenu blanc comme du marbre.

 

– Avançons, – dit-il.

 

Ils arrivèrent devant les rangs. Pétrone, qui avait une mémoire excellente et connaissait non seulement les officiers, mais presque tous les soldats de la garde prétorienne, fit signe à un chef de cohorte :

 

– Qu’est-ce donc, Niger ? On vous fait monter la garde autour de la prison ?

 

– Oui, noble Pétrone. Le préfet craignait qu’on tentât de délivrer de force les incendiaires.

 

– Avez-vous l’ordre de ne laisser pénétrer personne ? – demanda Vinicius.

 

– Non, seigneur. Leurs amis viendront les voir ; ainsi, nous pourrons prendre encore des chrétiens au piège.

 

– Alors, laisse-moi entrer, – dit Vinicius.

 

Il serra la main de Pétrone et lui souffla à l’oreille :

 

– Va voir Acté. J’irai te demander sa réponse.

 

– C’est entendu.

 

Au même instant, du sein des épaisses murailles et du profond des souterrains s’élevèrent des voix qui chantaient. Le chant, sourd au début, s’affirmait peu à peu. Des voix d’hommes, de femmes et d’enfants faisaient chœur à l’unisson. Dans le calme de l’aube naissante, toute la prison s’était mise à chanter, comme une harpe. Ce n’étaient point des voix de tristesse et de désespoir : non, on y sentait vibrer la joie et le triomphe.

 

Les soldats se regardèrent, stupéfaits.

 

L’aurore teintait déjà le ciel de rose et d’or.

 

Chapitre LII.

Le cri : « Aux lions, les chrétiens ! » retentissait sans trêve par toutes les rues de la ville. Dès l’abord, personne ne doutait qu’ils fussent les véritables auteurs de l’incendie, et l’on voulait d’autant moins en douter que leur châtiment allait être un magnifique spectacle. En outre la croyance se propageait que les proportions épouvantables du désastre étaient l’effet de la colère des dieux. On prescrit donc des sacrifices expiatoires dans tous les sanctuaires. Ayant consulté les Livres sibyllins, le Sénat décréta des prières publiques et solennelles à Vulcain, Cérès et Proserpine. Les matrones firent des sacrifices à Junon et, processionnellement, allèrent puiser de l’eau au bord de la mer pour en asperger la statue de la déesse. Les femmes mariées apaisaient les dieux par des agapes[14] et des veillées nocturnes. Rome entière se purifiait de ses péchés, sacrifiait aux immortels et implorait leur pardon.

 

Cependant, on traçait parmi les décombres de nouvelles voies très larges. Çà et là, on posait les fondations de maisons, de palais et de temples. Mais avant tout on élevait en grande hâte les immenses amphithéâtres de bois où devaient mourir les chrétiens. Aussitôt après le Conseil qui s’était tenu dans la maison de Tibère, les proconsuls avaient reçu l’ordre d’expédier à Rome des bêtes fauves. Tigellin fit main basse sur les vivaria de toutes les villes d’Italie, sans en excepter une. En Afrique, sur son ordre, on organisa des chasses qui mobilisaient des populations entières. L’Asie fournit des éléphants et des tigres ; le Nil des crocodiles et des hippopotames ; l’Atlas, des lions ; les Pyrénées, des loups et des ours ; l’Hibernie, des chiens sauvages ; l’Épire, des molosses ; la Germanie, des buffles et des aurochs. Comme les prisonniers étaient très nombreux, les jeux devaient dépasser en faste tout ce qu’on avait vu jusque-là. César voulait noyer tout souvenir de l’incendie dans des torrents de sang, et en abreuver Rome. Et jamais encore carnage ne s’était annoncé aussi grandiose.

 

Le peuple, mis en goût par ces préparatifs, aidait les vigiles et les prétoriens dans leur chasse aux chrétiens. C’était chose facile d’ailleurs, car beaucoup de ceux-ci campaient encore dans les jardins avec les païens et confessaient ouvertement leur foi. Quand on les cernait, ils se mettaient à genoux, et se laissaient prendre, sans nulle résistance, en chantant des hymnes. Mais leur placidité même exaspérait la foule, à qui elle semblait être le fanatisme de criminels endurcis. Parfois, la multitude arrachait les chrétiens aux soldats et les écartelait ; on traînait les femmes par les cheveux jusqu’aux prisons ; on écrasait la tête des enfants sur les pavés. Des milliers d’hommes, hurlant, parcouraient les rues jour et nuit. On cherchait des victimes dans les décombres, dans les cheminées, dans les caves. Devant les prisons, à la lueur des feux de joie, autour de tonneaux pleins de vin, s’improvisaient des festins et des danses bachiques. Le soir, on écoutait avec délices le rugissement des fauves, semblable au grondement du tonnerre et qui faisait trembler toute la cité. Les prisons regorgeaient, et chaque jour la racaille et les prétoriens y poussaient de nouvelles victimes. Il semblait que les gens eussent perdu l’usage de la parole, sauf pour cette clameur : « Aux lions, les chrétiens ! » Il survint alors des journées de chaleur torride et des nuits étouffantes, comme on n’en avait jamais vu. L’air semblait saturé de folie, de sang et de crime.

 

Cette cruauté sans limites avait éveillé chez les adeptes du Christ une soif aussi illimitée du martyre : ils allaient bénévolement à la mort, la recherchaient même, et, pour refréner leur zèle, il fallut des ordres sévères émanant de leurs anciens ; alors, on ne s’assembla plus qu’en dehors de la ville, dans les catacombes de la Voie Appienne et dans les vignes suburbaines appartenant à des patriciens chrétiens, dont aucun n’avait encore été incarcéré. On savait parfaitement au Palatin que Flavius et Domitilla, et Pomponia Græcina, et Cornelius Pudens, et Vinicius étaient chrétiens. Mais César lui-même appréhendait la difficulté de persuader à la plèbe que ces gens-là avaient incendié Rome ; et comme avant tout il fallait convaincre le peuple, on avait remis, en ce qui les touchait, le châtiment à plus tard. On supposait que ces patriciens devaient leur salut à l’influence d’Acté, ce qui n’était point.

 

Pétrone, après avoir quitté Vinicius, s’était bien rendu chez elle pour lui demander aide et protection pour Lygie ; mais la pauvre femme n’avait pu lui offrir que des larmes ; on la tolérait, à la condition qu’elle se cachât de Poppée et de César. Pourtant elle alla voir Lygie dans sa prison, pour lui porter des vêtements et des vivres, et surtout en vue de la préserver des outrages des gardiens, déjà achetés d’ailleurs.

 

Pétrone ne pouvait oublier que sans la malencontreuse manœuvre dont il s’était servi pour enlever Lygie aux Aulus, celle-ci ne serait pas actuellement en prison. Et comme il voulait, au surplus, faire échec à Tigellin, il n’épargnait ni son temps ni sa peine. En quelques jours il vit Sénèque, Domitius Afer, Crispinilla, par qui il voulait parvenir à Poppée, Terpnos, Diodore, le beau Pythagore, et enfin Aliturus et Pâris, à qui César ne refusait jamais rien. Par Chrysothémis, à présent maîtresse de Vatinius, il tenta de se gagner l’assistance de celui-ci, ne lésinant pas plus avec lui qu’avec les autres quant aux promesses et aux frais. Mais toutes ses tentatives échouèrent. Sénèque, peu sûr du lendemain, lui expliqua que si même les chrétiens n’avaient pas brûlé Rome, ils devaient être exterminés pour le salut de la ville, et que la raison d’État justifiait leur massacre. Terpnos et Diodore prirent l’argent et se tinrent cois. Vatinius se plaignit à César qu’on eût tenté de le corrompre. Seul Aliturus, primitivement hostile aux chrétiens, avait maintenant pitié d’eux ; et il eut le courage d’intercéder pour Lygie auprès de Néron, dont il n’obtint que cette réponse :

 

– Crois-tu donc mon âme moins forte que celle de Brunis, qui, pour le salut de Rome, n’épargna point ses propres enfants ?

 

Quand ces paroles furent rapportées à Pétrone, il s’écria :

 

– Du moment qu’il s’est comparé à Brutus, Lygie est perdue.

 

Cependant, sa pitié pour Vinicius ne fit que s’accroître ; il tremblait que celui-ci se laissât aller à attenter à ses jours.

 

« En ce moment, – se disait Pétrone, – les démarches qu’il a entreprises pour le salut de la jeune fille, ainsi que ses propres souffrances, l’absorbent encore. Mais quand il s’apercevra que tous ses efforts sont vains, quand le dernier espoir aura disparu, par Castor ! il ne pourra y survivre et se jettera sur son glaive ! »

 

Et lui aussi comprenait qu’on pût ainsi préférer mettre un terme à tout, que de continuer à aimer et à souffrir de la sorte.

 

De son côté, Vinicius faisait l’impossible pour sauver Lygie. Cet homme, naguère si hautain, mendiait pour elle l’appui des augustans. Par l’entremise de Vitellius, il offrit à Tigellin ses terres de Sicile et tout ce qu’il possédait ; mais Tigellin, soucieux des bonnes grâces de l’Augusta, refusa. Il n’eût servi de rien d’aller chez César lui-même, de se prosterner devant lui et de l’implorer. Pourtant Vinicius en conçut le projet.

 

– Et s’il refuse, – objecta Pétrone, – s’il répond par une plaisanterie ou par une menace infâme, que feras-tu ?

 

Les traits de Vinicius se contractèrent de douleur et de rage et de ses dents serrées s’échappa une sorte de rugissement.

 

– C’est justement pourquoi, – poursuivit Pétrone, – je ne te conseille pas cette démarche. Tu supprimerais tes dernières chances de salut.

 

Vinicius réprima sa fureur et, passant la main sur son front moite :

 

– Non ! Non ! Je suis un chrétien !…

 

– Tu l’oublieras, comme tu viens de l’oublier. Tu as le droit de te perdre toi-même, mais non de la perdre. Souviens-toi de l’outrage que subit la fille de Séjan avant d’être mise à mort.

 

En parlant ainsi, Pétrone n’était pas tout à fait sincère, car Vinicius le préoccupait plus que Lygie. Mais il voyait bien que le seul moyen de l’empêcher de faire des démarches dangereuses était de lui montrer qu’il amènerait ainsi la perte de Lygie. Et il avait raison : on attendait, au Palatin, la visite du jeune tribun, et toutes les dispositions étaient prises.

 

Mais les souffrances de Vinicius dépassaient les forces humaines. Depuis le jour où Lygie avait été emprisonnée, depuis que l’inondait le rayonnement de son prochain martyre, Vinicius n’avait pas seulement senti son amour se centupler, il s’était mis à la vénérer religieusement, comme un être céleste. Maintenant, à la pensée qu’il devrait perdre pour toujours cet être cher et sacré, voué à la mort, peut-être à des supplices plus terribles que la mort même, il sentait son sang se glacer dans ses veines, son âme se déchirer, sa raison s’obscurcir. Parfois il lui semblait que son crâne était en feu, prêt à éclater ou à se calciner. Il ne comprenait plus ce qui se passait autour de lui ; il ne comprenait pas pourquoi le Christ, ce miséricordieux, ce Dieu, ne venait pas au secours de ses fidèles ; pourquoi les murs du Palatin ne s’abîmaient pas sous terre, et avec eux Néron, les augustans, les prétoriens, et toute la cité infâme. Il lui semblait que cela ne devait pas, ne pouvait pas être autrement ; que tout ce que voyaient ses yeux, tout ce qui brisait son cœur, n’était qu’un cauchemar.

 

Mais le rugissement des fauves, le bruit des marteaux édifiant les arènes, lui rappelaient la réalité, confirmée par les hurlements de la foule et l’encombrement des geôles. Et alors, sa foi en le Christ fléchissait, et cette hésitation était pour lui une nouvelle souffrance, plus terrible peut-être encore que toutes les autres.

 

Et Pétrone lui répétait :

 

– Souviens-toi de l’outrage que subit la fille de Séjan avant d’être mise à mort.

 

Chapitre LIII.

Ainsi, tout n’était que leurre. Vinicius s’était abaissé jusqu’à rechercher l’appui des affranchis et des esclaves de César et de Poppée, payant de cadeaux magnifiques leurs bonnes grâces et leurs promesses fallacieuses.

 

Il retrouva le premier mari de l’impératrice, Rufius Crispinus, et obtint de lui une lettre de recommandation ; il donna une villa d’Antium au fils que Poppée avait eu de son premier mariage. Et cela n’eut d’autre résultat que d’indisposer davantage encore César, qui haïssait son beau-fils. Le jeune tribun envoya tout exprès en Espagne un courrier porteur de lettres pour le deuxième mari de Poppée, Othon, lui promettant de lui abandonner tous ses biens et offrant même de se vendre à lui.

 

Et alors seulement il s’aperçut qu’il était le jouet de tout ce monde, et qu’en simulant l’indifférence à l’égard du danger qui menaçait Lygie, il l’eût plus aisément délivrée. Pétrone le constata de même.

 

Cependant, les jours succédaient aux jours. Les amphithéâtres étaient prêts. On commençait à distribuer les billets d’entrée pour les ludi matutini. Mais les jeux matutinaux, en raison de l’abondance inouïe des victimes, devaient cette fois durer des jours, des semaines, des mois. Déjà on ne savait plus où enfermer les chrétiens. Dans les prisons trop bondées la fièvre sévissait ; les puticuli, ou charniers communs, dans lesquels on enterrait les esclaves, étaient pleins jusqu’au bord. Dans la crainte que les maladies ne se répandissent par la ville, on résolut de se hâter.

 

Ces nouvelles, à mesure qu’elles parvenaient à Vinicius, lui enlevaient les dernières lueurs d’espoir. Tant qu’il avait eu du temps devant lui, il avait pu se faire illusion sur la possibilité d’intervenir. Maintenant, les heures étaient comptées. Les jeux devaient commencer incessamment. Chaque jour, Lygie pouvait être jetée dans le caniculum (galerie souterraine) du cirque, n’ayant qu’une unique issue : l’arène. Vinicius, ignorant où le sort l’avait conduite, se mit à parcourir tous les cirques, à soudoyer les gardes et les bestiarii, leur demandant ce qu’ils ne pouvaient faire. Parfois, il s’apercevait que ses démarches, en somme, n’avaient plus qu’un but : rendre moins épouvantable la mort de la jeune fille. Et son cerveau brûlait sous son crâne comme un brasier ardent.

 

Il espérait d’ailleurs ne pas lui survivre et il décida de périr avec elle. En même temps il sentait que la violence de sa douleur pourrait tarir en lui les dernières sources de la vie avant même que le terrible instant fût arrivé. Et ses amis, y compris Pétrone, craignaient aussi qu’avant peu s’ouvrît devant lui le royaume des ombres. Son visage était devenu terreux et ressemblait aux masques de cire qui ornent les lararia. Sur ses traits s’était figée la stupeur et il semblait ne pas comprendre ce qui lui était arrivé, ni ce qui pouvait lui arriver encore. Quand on lui adressait la parole, il se prenait machinalement la tête, pressait ses tempes entre ses deux mains et considérait avec un regard effrayé et investigateur celui qui lui parlait. Il passait ses nuits avec Ursus à la porte de la cellule de Lygie et lorsqu’elle lui disait d’aller se reposer, il s’en revenait chez Pétrone où, jusqu’au matin, il déambulait de long en large dans l’atrium. Souvent, les esclaves le trouvaient à genoux, les mains levées vers le ciel, ou bien prosterné le visage contre terre. Il implorait le Christ, son ultime espoir. Tout l’avait leurré ! Lygie ne pouvait être désormais sauvée que par un miracle. Il se meurtrissait le front contre les dalles et réclamait ce miracle.

 

Toutefois, il avait encore assez de lucidité pour espérer que la prière de l’apôtre Pierre serait plus efficace que la sienne. Pierre lui avait promis Lygie, Pierre l’avait baptisé, Pierre faisait des miracles : que Pierre vînt à son aide et le secourût !

 

Une nuit, il partit à sa recherche. Les chrétiens, qui n’étaient plus guère nombreux, le cachaient maintenant avec soin, même entre eux, de crainte que quelqu’un, par faiblesse, pût le trahir volontairement ou non. Au milieu du désarroi général et tout préoccupé du salut de Lygie, Vinicius avait perdu de vue l’Apôtre et ne l’avait rencontré qu’une seule fois depuis son baptême, avant le commencement des persécutions.

 

Il se rendit dans la hutte du carrier, là même où il avait été baptisé, et il apprit de cet homme qu’une assemblée des chrétiens allait avoir lieu dans les vignes de Cornelius Pudens, derrière la Porte Salaria. Le carrier lui proposa de l’y conduire, l’assurant qu’ils y trouveraient Pierre.

 

Ils sortirent donc à la nuit tombante, dépassèrent les murs et, après avoir longé des ravins hérissés de buissons, ils atteignirent les vignes situées dans un lieu écarté.

 

La réunion se tenait dans un hangar qui servait de pressoir. Avant d’y pénétrer, Vinicius perçut le murmure des prières et, dès le seuil, il distingua, à la pâle lueur des lanternes, quelques dizaines de personnes agenouillées et priant. On récitait une litanie et le chœur des voix masculines et féminines répétait à tout instant : « Christ, aie pitié de nous ! » Et les voix frémissaient de poignant désespoir.

 

Pierre était là. Il était agenouillé en avant de tous, devant une croix de bois clouée à la muraille, et il priait. Vinicius reconnut de loin ses cheveux blancs et ses mains tendues. Sa première pensée fut de traverser les groupes et d’aller se jeter aux pieds de l’Apôtre en lui criant : « Sauve-nous ! » Mais était-ce la solennité de la prière ou sa propre faiblesse ? ses genoux fléchirent et il resta là, à l’entrée, gémissant, les mains jointes, et répétant : « Christ, aie pitié de nous ! »

 

S’il eût joui de toute sa conscience, il eût compris que ses gémissements à lui n’étaient pas les seuls à être suppliants, qu’il n’était pas seul à apporter ici ses souffrances, sa douleur et son anxiété. Dans ces groupes, il n’y avait pas une âme humaine qui n’eût perdu des êtres chers ; et, quand les plus courageux et les plus actifs des adorateurs du Christ étaient emprisonnés, quand chaque heure marquait pour les prisonniers de nouvelles souffrances et de nouvelles hontes, quand l’étendue du malheur avait dépassé toute attente, quand il ne restait plus qu’une poignée de chrétiens, il n’y avait plus parmi eux un seul cœur qui hésitât dans sa foi et qui interrogeât avec anxiété : « Où est le Christ ? Pourquoi permet-il au mal d’être plus puissant que Dieu ? »

 

Et malgré tout, on Le suppliait avec désespoir de manifester sa miséricorde. Dans chaque âme couvait encore l’étincelle d’une espérance qu’il viendrait, qu’il écraserait le mal, qu’il précipiterait Néron dans l’abîme et régnerait sur l’univers. Ils regardaient encore vers les deux, tendaient encore l’oreille, suppliaient encore en tremblant. À mesure qu’il répétait : « Christ, aie pitié de nous ! » Vinicius se sentit possédé de la même exaltation qui l’avait saisi jadis dans la hutte du carrier. Les chrétiens L’appelaient du fond de leur douleur, du fond de l’abîme. Pierre L’appelle : un instant, et le ciel va s’ouvrir, la terre trembler sur ses bases, et dans un rayonnement immense, avec des étoiles à ses pieds, le Christ descendra, miséricordieux et effrayant… et Il élèvera les fidèles et commandera aux abîmes d’engloutir les persécuteurs.

 

Vinicius se couvrit le visage de ses mains et se prosterna.

 

Soudain, un grand silence se fit, comme si la terreur eût cloué toutes les lèvres.

 

Et il sentit l’imminence du miracle. Il était certain qu’en se relevant, en ouvrant les yeux, il verrait la clarté qui aveugle les prunelles humaines, il entendrait la voix qui fait défaillir les cœurs. Mais rien ne troublait le silence.

 

Ce n’est qu’au bruit des sanglots des femmes que Vinicius se redressa et regarda devant lui, effaré. Dans le hangar, au lieu de miraculeuses clartés, vacillaient les lueurs chétives des lanternes et, par une fente du toit, la lune épandait des nappes argentées.

 

Les gens agenouillés autour de Vinicius élevaient vers la croix leurs yeux baignés de larmes ; çà et là éclataient des sanglots et du dehors parvenaient les sifflements prudents des hommes qui guettaient. Alors, tourné vers l’assemblée, Pierre dit :

 

– Mes frères, élevez vos âmes vers le Sauveur et offrez-Lui vos larmes.

 

Il se tut.

 

Du sein de la communauté monta une voix de femme, voix de plainte amère et d’incommensurable douleur.

 

– Je suis veuve. J’avais un fils qui me faisait vivre… Rends-le moi, Seigneur !

 

Puis c’était de nouveau le silence. Debout devant le groupe agenouillé, Pierre semblait maintenant l’image de la faiblesse et de l’impuissance.

 

Une autre voix gémit :

 

– Les bourreaux ont outragé ma fille, et Christ l’a permis.

 

Puis une troisième :

 

– Je suis restée seule avec mes enfants. Si l’on me prend, qui donc leur donnera le pain et l’eau ?

 

Une quatrième :

 

– Ils avaient épargné Linus !… Et ils viennent de le prendre et le torturent.

 

Une cinquième enfin :

 

– Si nous rentrons, les prétoriens vont nous saisir. Nous ne savons plus où nous cacher.

 

– Malheur à nous !… Qui donc nous défendra ?…

 

Ainsi s’exhalaient leurs plaintes, une à une, dans le calme de la nuit.

 

Le vieux pêcheur avait fermé les yeux et branlait sa tête blanche, sur toute cette douleur, toute cette épouvante. De nouveau on n’entendait plus rien, sinon, au dehors, les timides sifflets des guetteurs.

 

Vinicius se releva d’un bond ; il voulait se frayer un passage à travers les groupes, atteindre l’Apôtre, lui demander assistance. Mais soudain il crut voir devant lui un abîme et ses jambes fléchirent. Si l’Apôtre allait confesser son impuissance, reconnaître le César romain plus formidable que le Christ de Nazareth ? La terreur fit dresser ses cheveux sur sa tête. Alors, l’abîme n’engloutirait pas seulement ce qui lui restait d’espoir, mais l’engloutirait lui-même, et Lygie, et son amour pour le Christ, et la foi, et tout, tout ce qui le faisait vivre, et il n’y aurait plus que la mort, et la nuit infinie, immense comme la mer.

 

Cependant Pierre s’était mis à parler d’une voix d’abord si faible qu’on l’entendait à peine :

 

– Mes enfants, sur le Golgotha, je les ai vus clouant Dieu à la croix. J’ai entendu leurs marteaux ; et je les ai vus dressant la croix, afin que les multitudes pussent contempler la mort du Fils de l’Homme.

 

……………………………………………

 

Et je les ai vus qui perçaient son flanc, et lui, je l’ai vu mourir.

 

Et, au retour du crucifiement, moi aussi je criais dans ma douleur : « Hélas ! hélas ! Seigneur, Tu es Dieu ! Pourquoi avoir souffert cela, pourquoi être mort, et pourquoi avoir désespéré notre cœur, à nous qui avions foi dans la venue de ton règne ? ».

 

……………………………………………

 

Mais Dieu, notre Seigneur et notre Maître, ressuscita le troisième jour, et il resta parmi nous jusqu’au moment où, dans une clarté infinie, il entra dans son royaume…

 

Et, comprenant notre peu de foi, nous nous sommes raffermis dans nos cœurs, et depuis ce jour nous semons la semence divine. »

 

……………………………………………

 

Il se tourna vers celle qui la première avait proféré sa plainte et continua d’une voix plus forte :

 

– Pourquoi vous plaignez-vous ?… Dieu lui-même s’est soumis à la torture et à la mort, et vous voulez qu’il vous en défende ? Hommes de peu de foi, avez-vous compris Ses paroles ? Vous a-t-il donc promis uniquement cette vie terrestre ? Voici qu’il s’approche et vous dit : « Suivez ma route. » Voici qu’il vous élève vers Lui ! Et des deux mains vous vous cramponnez à cette terre en criant : « Au secours, Seigneur ! » Je ne suis devant Dieu que poussière, mais devant vous je suis son Apôtre et son Vicaire, et je vous le déclare au nom du Christ : Non ! ce qui est devant vous ce n’est pas la mort, mais la vie ; ce ne sont pas des larmes ni des gémissements, mais l’allégresse ; ce n’est pas la douleur, mais l’inaltérable joie ; ce n’est pas l’esclavage, mais la royauté ! Moi, Apôtre de Dieu, je te le dis, ô veuve, ton fils ne mourra point, mais il naîtra dans la gloire pour la vie éternelle, et tu le retrouveras ! À toi, père, dont les bourreaux ont souillé la vierge, je te promets que tu la retrouveras plus blanche que les lis d’Hébron ! À vous tous, qui verrez mourir ceux que vous chérissez, à vous les accablés, les infortunés, les terrifiés, et à vous qui allez mourir, je vous dis au nom du Christ que vous passerez ainsi que du sommeil à un réveil de bonheur, et de la nuit à l’aurore de Dieu. Au nom du Christ, que tombent de vos yeux les écailles et que s’enflamment vos cœurs !

 

Il leva la main comme pour donner un ordre. Et ils sentirent un sang nouveau dans leurs veines et un frisson dans tout leur corps. Car devant eux se dressait non plus un vieillard courbé et accablé, mais un homme puissant qui relevait leurs âmes de la poussière et de l’anxiété.

 

Plusieurs voix s’écrièrent :

 

– Amen !

 

Les yeux de l’Apôtre étincelaient d’une lueur de plus en plus ardente et de tout son être émanaient la force, la majesté, la sainteté. Les têtes s’inclinèrent devant lui, et dès que les voix se turent, il reprit :

 

– Semez dans la peine, afin de récolter dans la joie. Pourquoi redouter la puissance du Mal ? Plus haut que la terre, plus haut que Rome, plus haut que les villes et leurs murailles, il y a le Seigneur qui habite en vous. Les pierres s’humecteront de vos larmes et le sable de votre sang, et les fosses se rempliront de vos cadavres. Et moi, je vous dis : c’est vous les vainqueurs ! Le Seigneur s’avance à l’assaut de cette ville de crime, d’oppression et d’orgueil, et vous êtes sa légion ! Et de même que par son supplice et par son sang, il a racheté les péchés du monde, il veut, Lui, que par votre supplice et votre sang vous rachetiez ce nid d’iniquité !… Et il vous l’annonce par ma bouche !

 

L’Apôtre étendit le bras, leva les yeux au ciel et demeura immobile. Tous sentaient que son regard voyait ce que leurs yeux périssables, à eux, ne pouvaient découvrir.

 

Sa face rayonnait et ses yeux brillaient d’extase. Puis de nouveau sa voix se fit entendre :

 

– Tu es ici, Seigneur, et tu me montres la voie !… Ainsi, ô Christ, ce n’est point à Jérusalem, mais dans cette cité de Satan que tu veux fonder ta capitale ! Ici, avec ces larmes et ce sang, tu veux édifier ton Église ! Ici, où règne Néron, devra s’ériger ton royaume éternel ! Oh ! Seigneur ! Seigneur ! Et tu ordonnes à ces créatures terrifiées de faire de leurs ossements la base de la Sainte Sion ! Et tu ordonnes à mon âme de régner sur ton Église et sur les peuples de l’univers !… Et voici que tu verses au cœur des faibles la force pour qu’ils deviennent puissants ; voici que tu m’ordonnes de paître ici tes brebis jusqu’à la consommation des siècles… Sois loué dans tes volontés, ô Toi qui commandes de vaincre. Hosanna ! Hosanna !…

 

Et ceux qui étaient inquiets se rassurèrent ; et ceux qui avaient douté retrouvèrent leur foi. Ici on clamait : Hosanna !… Là : Pro Christo !… Et de nouveau tout se tut.

 

Les éclairs des nuits chaudes illuminaient le hangar et les visages pâles d’émotion.

 

Pierre, abîmé dans son extase, pria longtemps encore. Enfin, il se releva, tourna vers la communauté son visage inspiré et rayonnant :

 

– Or, de même que le Seigneur a vaincu en vous le doute, vous irez et vaincrez en Son nom !

 

Il savait déjà qu’ils vaincraient, il savait ce qui naîtrait de leur sang et de leurs pleurs, et pourtant sa voix frémissait d’émotion quand il se mit à les bénir du signe de la croix.

 

– Je vous bénis, mes enfants, pour les supplices, pour la mort, pour l’éternité !

 

Mais ils l’entourèrent, suppliants :

 

– Nous sommes prêts ; mais toi, sauve ta tête sacrée, car tu es le Vicaire du Seigneur !

 

Et ils s’accrochaient à ses vêtements, tandis qu’il leur imposait les mains et les bénissait un à un, ainsi que le père bénit ses enfants pour un lointain voyage. Puis ils quittèrent le hangar, ayant hâte de rentrer chez eux, pour passer de là dans les prisons et dans l’arène. Leurs pensées étaient dégagées de tous liens terrestres ; leurs âmes dirigeaient leur vol vers l’éternité et ils allaient comme dans un rêve, pleins d’enthousiasme, opposer la force qui était en eux à la force et à la férocité de la « Bête ».

 

Nereus, serviteur de Pudens, emmena l’Apôtre et le conduisit à travers la vigne, par un sentier secret, vers sa demeure. Dans la clarté nocturne, Vinicius les suivit, et dès qu’ils eurent atteint la hutte de Nereus, il se jeta aux pieds de l’Apôtre.

 

Pierre, le reconnaissant, lui demanda :

 

– Que veux-tu, mon fils ?

 

Mais après ce qu’il avait entendu à l’assemblée, Vinicius n’osait plus rien demander. Il embrassa les pieds de l’Apôtre, y appuya son front en sanglotant et implora la pitié par son silence.

 

L’Apôtre lui dit :

 

– Je sais. On a emmené la vierge que tu chéris. Prie pour elle.

 

– Seigneur, – gémit Vinicius en pressant plus fort les pieds de l’Apôtre, – seigneur, je ne suis qu’un ver chétif. Mais toi, tu as connu le Christ : implore-le, toi, pour elle.

 

Tremblant de douleur, il frappait son front contre le sol. Maintenant qu’il savait la puissance de l’Apôtre, il était convaincu que lui seul pouvait lui rendre Lygie.

 

Pierre s’émut de cette souffrance. Il se souvint du jour où Lygie, foudroyée par les paroles de Crispus, était tombée, elle aussi, à ses pieds pour implorer sa pitié ; il se souvint qu’il l’avait relevée et réconfortée. Et il releva Vinicius.

 

– Mon fils, je prierai pour elle ; mais souviens-toi de ce que j’ai dit à ceux qui doutaient. Dieu lui-même a souffert le supplice de la croix ! Souviens-toi aussi qu’après cette vie une autre commence, éternelle.

 

– Je sais !… j’ai entendu, – fit Vinicius, happant l’air de ses lèvres blêmes. – Mais vois, seigneur, je ne peux pas !… S’il faut du sang qu’il prenne mon sang… Je suis un soldat ; que pour moi Il double, Il triple le supplice : je supporterai tout. Mais qu’il la sauve, elle ! C’est encore une enfant, seigneur ! Et Lui est plus puissant que César, je le crois fermement ! Il est plus puissant… Toi-même tu la chérissais. Tu nous as bénis !… Ce n’est qu’une enfant innocente !…

 

De nouveau il se courba et pressa son visage contre les genoux de Pierre, en répétant :

 

– Tu as connu le Christ, seigneur, tu L’as connu ! Lui t’exaucera ! Prie pour elle !

 

L’Apôtre baissa les paupières et se mit à prier avec ardeur.

 

À la lueur des éclairs qui de loin en loin traversaient le ciel, Vinicius, attendant la sentence de vie ou de mort, épiait les lèvres de Pierre. Dans le silence, on entendait des cailles lancer leurs appels par la vigne et, dans le lointain, gronder le bruit sourd des moulins de la Via Salaria.

 

– Vinicius, – demanda enfin l’Apôtre, – as-tu la foi ?

 

– Seigneur, serais-je venu ici ?

 

– Alors, aie foi jusqu’au bout, car la foi déplace les montagnes. Et si même tu voyais cette fillette sous le glaive du bourreau, ou dans la gueule du lion, aie foi encore, car le Christ peut la sauver. Aie foi et implore-le, et je vais l’implorer avec toi !

 

Puis, le visage levé vers le ciel et d’une voix haute :

 

– Christ de miséricorde, jette un regard sur ce cœur douloureux et console-le ! Christ de miséricorde, toi qui priais ton père de détourner de toi le calice d’amertume, détourne-le des lèvres de ton esclave ! Amen !

 

Et Vinicius, les mains vers les étoiles, gémissait :

 

– Christ, je suis tien : prends-moi à sa place !

 

À l’orient, le ciel commençait à pâlir.

 

Chapitre LIV.

Après avoir quitté l’Apôtre, Vinicius, le cœur rouvert à l’espérance, retourna vers la prison.

 

Au fond de son âme résonnait encore la voix de la crainte et de la terreur ; mais il cherchait à l’étouffer. Il lui semblait impossible que la protection du Vicaire de Dieu et la puissance de sa prière demeurassent sans effet. Il craignait de repousser l’espérance, il craignait de ne pas croire.

 

« J’aurais foi en Sa miséricorde, – se disait-il, – si même je voyais Lygie dans la gueule du lion. »

 

Bien que tout son être frémît à cette pensée et qu’une sueur froide lui perlât aux tempes, il avait foi. Maintenant, chaque battement de son cœur était une invocation. Il commençait à comprendre comment la foi déplace les montagnes, car il sentait en lui une force mystérieuse qu’il n’avait jamais connue. Il lui semblait qu’à l’aide de cette force, il pouvait faire ce qui, la veille encore, lui eût été impossible. Chaque fois qu’un gémissement de désespoir venait bouleverser son cœur, il se remémorait cette dernière nuit, et la face ridée, sainte, levée vers le ciel et priant.

 

« Non, le Christ ne reniera pas son premier disciple, le pasteur de ses brebis ! Le Christ ne le repoussera pas, et moi je ne douterai pas ! »

 

Et Vinicius courait vers la prison pour y annoncer la bonne nouvelle.

 

Mais ici se produisit quelque chose d’inattendu. Les prétoriens, qui se relayaient à la Prison Mamertine, le connaissaient déjà tous et d’habitude le laissaient entrer sans aucune difficulté. Mais cette fois les rangs ne s’ouvrirent point devant lui. Un centurion s’approcha et dit :

 

– Pardonne-moi, noble tribun, aujourd’hui nous avons l’ordre de ne laisser passer personne.

 

– L’ordre ? – fit Vinicius en pâlissant.

 

Le soldat le regarda d’un air de compassion et ajouta :

 

– Oui, seigneur, l’ordre de César. Il y a beaucoup de malades dans la prison, et peut-être craint-on que les visiteurs ne propagent l’épidémie en ville.

 

– Mais tu as dit que l’ordre n’était donné que pour la journée ?

 

– On nous relève à midi.

 

Vinicius se tut et se découvrit, car le pileolus qu’il avait sur la tête lui semblait être de plomb. Mais le soldat se rapprocha et lui dit à voix basse :

 

– Sois sans crainte, seigneur, les gardiens et Ursus sont près d’elle.

 

Ce disant, il se pencha et, de son long glaive gaulois, il dessina rapidement sur un bloc de pierre la forme d’un poisson. Vinicius lui lança un regard scrutateur :

 

– Et tu es prétorien ?…

 

– Jusqu’au jour où je serai là, – fit le soldat en montrant la prison.

 

– Moi aussi, j’adore le Christ !

 

– Que son nom soit béni ! Oui, seigneur, je sais… Je ne puis te laisser entrer ; mais, si tu me donnes une lettre, je la ferai remettre par les gardiens.

 

– Je te remercie, frère.

 

Il serra la main du centurion et s’éloigna. Son pileolus n’avait plus sur sa tête le poids du plomb. Le soleil rayonnait sur le mur de la prison, et, avec la clarté matinale, l’âme de Vinicius commençait à renaître à la confiance ; ce soldat chrétien lui apparaissait comme une nouvelle preuve de la puissance du Christ. Il s’arrêta et contempla les nuages rosés qui planaient au-dessus du Capitole et du temple de Jupiter Stator :

 

– Je ne l’ai pas vue aujourd’hui, Seigneur ; mais j’ai foi en Ta miséricorde, – fit-il.

 

À son retour, il trouva Pétrone qui, fidèle à son habitude de « faire de la nuit le jour », venait de rentrer, mais qui, déjà, avait eu le temps de prendre un bain et de se faire frotter d’huile avant de se coucher.

 

– J’ai des nouvelles pour toi, Vinicius, – dit-il. – J’ai été aujourd’hui chez Tullius Sénécion, qui recevait aussi César. Je ne sais comment l’Augusta a eu la malencontreuse idée d’amener avec elle le petit Rufius, peut-être pour que, par sa beauté, il touchât le cœur de César. Par malheur, l’enfant, pris de sommeil, s’est endormi au cours de la lecture, comme jadis Vespasien. Furieux, Ahénobarbe lui a lancé un cratère à la tête et l’a dangereusement blessé. Poppée s’est évanouie et tous ont entendu dire à César : « J’en ai assez de cet avorton ! » Ce qui équivaut, tu le sais, à un arrêt de mort.

 

– La justice de Dieu est suspendue sur l’Augusta, – dit Vinicius. – Mais pourquoi me racontes-tu cela ?

 

– Je te le raconte parce que, préoccupée de son propre malheur, elle renoncera peut-être à sa vengeance contre vous et se laissera plus facilement fléchir. Je la verrai ce soir et je lui parlerai.

 

– Merci, Pétrone, tu m’apportes une bonne nouvelle.

 

– Toi, prends un bain et repose-toi. Tes lèvres sont blêmes et tu n’es plus que l’ombre de toi-même.

 

Mais Vinicius demanda :

 

– N’a-t-on pas fixé la date des premiers jeux matutinaux ?

 

– Ce sera dans dix jours. Mais d’abord on puisera dans les autres prisons. Plus nous aurons de temps, mieux cela vaudra. Tout n’est pas perdu encore.

 

Il avançait une chose à laquelle il ne croyait pas lui-même, car, du moment que Néron avait répondu à la prière d’Aliturus par une belle phrase où il se comparait à Brutus, il n’y avait plus de salut pour Lygie.

 

Par pitié pour Vinicius, il avait également passé sous silence ce qu’il venait d’entendre chez Sénécion : César et Tigellin avaient décidé de choisir, pour leur plaisir personnel et pour celui de leurs amis, les plus belles vierges chrétiennes, et de livrer le reste, le jour même des jeux, aux prétoriens et aux bestiaires.

 

Sachant qu’en aucun cas Vinicius ne survivrait à Lygie, il se complaisait à raffermir l’espoir du jeune tribun, autant par compassion que par raffinement d’esthète : si Vinicius devait mourir, il mourrait en beauté, et non avec un visage noir d’insomnies.

 

– Aujourd’hui, je dirai à l’Augusta à peu près ceci : « Sauve Lygie pour Vinicius, et moi, je sauverai Rufius pour toi. » Et je vais vraiment y songer. Avec Barbe d’Airain, un mot dit à propos peut sauver ou perdre quelqu’un. Dans tous les cas, nous gagnerons du temps.

 

– Merci, – répéta Vinicius.

 

– La meilleure façon de me remercier, c’est de prendre quelque nourriture et de te reposer. Par Athéné ! Odysseus, aux moments les plus difficiles, n’oubliait pas de manger et de dormir. Tu as sans doute passé toute la nuit à la prison ?

 

– Non. J’ai essayé d’y retourner ce matin ; mais ils ont reçu l’ordre de ne laisser entrer personne. Tâche donc de savoir si cet ordre est valable pour aujourd’hui seulement, ou jusqu’au jour des jeux.

 

– Je m’en informerai cette nuit et te dirai demain matin pour combien de temps et pourquoi cet ordre est donné. À présent, je vais me coucher, dût Hélios en descendre, de dépit, dans les régions cimmériennes. Et je te conseille de suivre mon exemple.

 

Ils se quittèrent ; mais Vinicius passa dans la bibliothèque et écrivit à Lygie.

 

Il porta lui-même sa lettre au centurion chrétien, qui pénétra aussitôt dans la prison et revint bientôt avec un salut de Lygie et la promesse d’une réponse pour le jour même.

 

Mais Vinicius ne voulait pas rentrer au logis. Il s’assit sur une borne pour attendre la lettre. Déjà le soleil montait dans le ciel et, par le Clivus Argentarius, des foules compactes dévalaient vers le Forum. Les colporteurs énuméraient leurs marchandises ; les diseurs de bonne aventure offraient leurs services aux passants ; les citoyens se dirigeaient gravement vers les rostres, pour y entendre les orateurs d’occasion ou pour se communiquer les dernières nouvelles. À mesure que la chaleur augmentait, des foules plus nombreuses de fainéants cherchaient un abri sous le péristyle des temples. Des nuées de pigeons quittaient bruyamment le dessous des portiques, leur plumage blanc étincelant dans la lumière du soleil et dans l’azur du ciel.

 

Sous la caresse des rayons solaires et de la chaleur, Vinicius fermait les yeux. Les cris monotones des gamins qui, près de là, jouaient à la mora, et le pas cadencé des soldats le berçaient. Plusieurs fois encore il leva la tête et dirigea ses regards vers la prison, puis, s’adossant à une arête du rocher, il poussa un soupir, comme un enfant qui s’endort après avoir longtemps pleuré, et s’assoupit.

 

Bientôt des visions l’assaillirent. Il lui semblait traverser de nuit, en tenant Lygie dans ses bras, une vigne inconnue ; Pomponia Græcina marchait devant, une lanterne à la main. Une voix semblable à celle de Pétrone lui criait de loin : « Retourne » ; mais lui, sans souci de cette voix, suivait Pomponia jusqu’à une hutte, au seuil de laquelle se tenait l’Apôtre Pierre. Alors, Vinicius montrait Lygie et disait : « Nous venons du cirque, seigneur, et nous ne parvenons pas à l’éveiller. Éveille-la. » Mais Pierre répondait : « Christ lui-même viendra la réveiller. »

 

Puis, les images devinrent confuses : il voyait en songe Néron, et Poppée tenant dans ses bras le petit Rufius, dont Pétrone lavait la tête ensanglantée, et Tigellin qui éparpillait de la cendre sur les tables couvertes de mets délicats, et Vitellius qui dévorait ces mets, et quantité d’autres augustans assis autour d’un festin. Lui-même était étendu aux côtés de Lygie, mais entre les tables circulaient des lions avec des barbes fauves d’où s’égouttait le sang. Lygie le priait de la faire sortir, mais une torpeur si affreuse pesait sur lui qu’il ne pouvait faire un geste. Puis, ses visions devinrent plus chaotiques encore, et enfin tout plongea dans les ténèbres.

 

Il fut tiré de son profond engourdissement par l’ardeur du soleil et par des cris qui s’élevèrent soudain tout près de l’endroit où il était assis. Vinicius se frotta les yeux : la rue était grouillante ; deux coureurs à tunique jaune écartaient en criant la foule avec leurs joncs, pour faire place à une magnifique litière portée par quatre gigantesques esclaves égyptiens.

 

Dans la litière était un homme habillé de blanc, dont on ne pouvait distinguer le visage, car il avait les yeux sur un rouleau de papyrus et semblait plongé dans une lecture attentive.

 

– Place pour le noble augustan ! – criaient les coureurs. Mais la rue était si obstruée que force fut à la litière de s’arrêter un instant. Alors l’augustan laissa tomber avec impatience son rouleau et pencha la tête :

 

– Chassez-moi ces vauriens ! Et plus vite !

 

Soudain, il aperçut Vinicius et releva vivement le rouleau à hauteur de ses yeux.

 

Vinicius, pensant rêver encore, passa la main sur son front : dans la litière était assis Chilon.

 

Les coureurs avaient déblayé la voie et les Égyptiens allaient repartir, quand le jeune tribun, qui en un clin d’œil venait de saisir quantité de choses la veille encore incompréhensibles pour lui, s’approcha de la litière.

 

– Salut à toi, Chilon ! – dit-il.

 

– Jeune homme, – répliqua le Grec avec dignité et orgueil en s’efforçant d’imposer à son visage une expression de calme qui n’était point en son âme, – jeune homme, je te salue ; mais ne me retiens pas, car j’ai hâte d’arriver chez mon ami, le noble Tigellin.

 

Vinicius s’appuya au rebord de la litière, se pencha vers Chilon et, le regardant droit dans les yeux, lui dit d’une voix sourde :

 

– Tu as vendu Lygie !

 

– Colosse de Memnon ! – s’écria l’autre avec terreur.

 

Mais le regard de Vinicius n’exprimait aucune menace et la peur du vieux Grec s’évanouit aussitôt. Il se souvint qu’il était sous la protection de Tigellin et de César lui-même, deux puissances devant lesquelles tout tremblait, qu’il était entouré d’esclaves athlétiques, et que Vinicius était là, sans armes, le visage émacié et le corps courbé par la douleur.

 

Cette pensée raviva sa hardiesse. Il fixa sur Vinicius ses yeux cerclés de sang et chuchota en réponse :

 

– Mais toi, quand je mourais de faim, tu m’as fais fouetter.

 

Ils se turent un instant ; puis Vinicius reprit, d’une voix étouffée :

 

– J’ai été injuste, Chilon !…

 

Le Grec leva la tête et, faisant claquer ses doigts, ce qui, à Rome, était une marque de mépris, il répliqua très haut, pour être entendu de tout le monde :

 

– Ami, si tu as quelque chose à me demander, viens à ma maison de l’Esquilin dans la matinée ; c’est alors qu’après mon bain je reçois mes invités et mes clients.

 

Il fit un signe et les Égyptiens enlevèrent la litière, tandis que les coureurs, faisant tournoyer leurs joncs, criaient :

 

– Place pour la litière du noble Chilon Chilonidès ! Place ! Place !

 

Chapitre LV.

Lygie, en une longue lettre hâtivement écrite, disait pour jamais adieu à Vinicius. Elle savait que nul n’ayant désormais le droit de pénétrer dans la prison, elle ne le reverrait que dans l’arène. Et elle le priait d’assister aux jeux, car elle voulait le voir encore une fois en sa vie.

 

Sa lettre ne trahissait pas la moindre frayeur. Elle écrivait qu’elle et tous les autres n’aspiraient plus qu’à être amenés sur la lice, car ce serait pour eux le jour de la délivrance. Attendant l’arrivée à Rome de Pomponia et d’Aulus, elle demandait qu’ils vinssent aussi. Chacune de ses paroles révélait l’enthousiasme et l’oubli de l’existence terrestre dans lequel vivaient tous les prisonniers ; et aussi la foi inébranlable que s’accompliraient, dans l’autre vie, tous les espoirs.

 

« Que le Christ, – écrivait-elle, – me délivre à présent ou à ma mort, n’importe : il m’a promise à toi par la bouche de l’Apôtre, donc je suis tienne. » Et elle l’adjurait de ne pas se laisser abattre par la douleur. La mort ne brisait point les liens de la foi jurée. Avec une confiance enfantine, elle assurait Vinicius qu’aussitôt après le supplice de l’arène, elle dirait au Christ que son fiancé, Marcus, était demeuré à Rome, et qu’il la regrettait de tout son cœur. Et elle pensait que peut-être le Christ permettrait à son âme de revenir auprès de lui, un instant, pour lui montrer qu’elle était vivante, qu’elle avait oublié son supplice et qu’elle était heureuse.

 

Toute sa lettre exprimait la joie et la confiance. Il ne s’y trouvait qu’un unique désir concernant les choses d’ici-bas : Lygie demandait que Vinicius enlevât son corps du spoliaire et l’enterrât, comme sa femme, dans la tombe où lui-même devait reposer un jour.

 

La lecture de cette lettre déchirait l’âme de Vinicius, bien qu’il lui semblât impossible que Lygie pût périr sous la dent des bêtes féroces et que le Christ n’eût point pitié d’elle. La foi et l’espoir en ce miracle couvaient encore dans son cœur.

 

De retour chez lui, il répondit qu’il viendrait chaque jour sous les murs du tullianum pour y attendre l’instant où le Christ ferait crouler ces murailles afin de la lui rendre. Il la supplia de croire que Christ pouvait encore la sauver dans le cirque même. Le grand Apôtre implorait Dieu à cet effet, et l’heure de la délivrance était proche.

 

Le centurion converti devait lui porter cette lettre le lendemain.

 

En effet, quand Vinicius vint à la prison, le centurion sortit des rangs et s’avança vers lui :

 

– Écoute-moi, seigneur. Le Christ, qui t’a éclairé, vient de te montrer sa bonté. Cette nuit, les affranchis de César et du préfet sont venus choisir, pour les plaisirs de leurs maîtres, des vierges chrétiennes ; ils se sont enquis de ta fiancée, mais le Seigneur lui ayant envoyé la fièvre qui fait mourir les prisonniers au tullianum, ils ne l’ont point prise. Hier soir déjà elle n’avait plus sa connaissance. Que le nom du Sauveur soit béni ! Cette maladie, qui l’a préservée de l’outrage, peut aussi la sauver de la mort.

 

Vinicius, craignant de tomber, s’appuya d’une main sur l’épaulière du soldat, qui reprit :

 

– Rends grâce à la miséricorde du Seigneur. Ils avaient pris Linus et lui avaient infligé la question ; mais voyant qu’il agonisait, ils l’ont relâché. Peut-être qu’ils te la rendront maintenant, elle aussi. Et le Christ lui accordera la santé.

 

Le jeune tribun demeura quelques instants la tête basse ; puis il la releva et dit doucement :

 

– Oui, centurion, Christ l’a sauvée de la honte, Christ la sauvera de la mort.

 

Puis, ayant stationné jusqu’au soir sous les murs de la prison, il rentra chez lui et dit à ses gens d’aller chercher Linus et de le transporter dans une de ses villas suburbaines.

 

De son côté, Pétrone avait décidé d’agir encore. Il avait déjà vu l’Augusta ; il se rendit de nouveau auprès d’elle et la trouva au chevet du petit Rufius qui délirait, le crâne fracassé. La mère le défendait contre la mort avec l’épouvante et le désespoir dans le cœur, mais avec la crainte de ne le sauver que pour qu’il pérît d’une mort plus terrible encore.

 

Uniquement absorbée par sa douleur, elle ne voulait même pas entendre parler de Vinicius et de Lygie. Mais Pétrone la terrifia.

 

– Tu as offensé une divinité nouvelle et inconnue. Toi, Augusta, tu vénères, parait-il, le Jéhovah des Hébreux ; mais les chrétiens prétendent que le Christ est son fils ; demande-toi si tu n’es point poursuivie par le courroux du père. N’es-tu pas l’objet de leur vengeance et la vie de Rufius ne dépend-elle pas de tes actes à venir ?

 

– Que veux-tu que je fasse ? – questionna Poppée avec angoisse.

 

– Apaise la divinité en colère.

 

– Comment ?

 

– Lygie est malade. Use de ton influence auprès de César et de Tigellin pour qu’on la rende à Vinicius.

 

– Crois-tu donc que je le puisse ? – demanda-t-elle désespérée.

 

– Tu peux autre chose. Si Lygie guérit, elle doit aller à la mort. Va au temple de Vesta et exige que la Virgo Magna se trouve par hasard aux abords du tullianum au moment où les prisonniers en sortiront pour être conduits à la mort. Qu’elle ordonne de remettre cette fille en liberté. La grande vestale ne saurait te le refuser.

 

– Mais si Lygie meurt de la fièvre ?

 

– Les chrétiens assurent que le Christ est vindicatif, mais juste : peut-être que ta seule intention l’apaisera.

 

– Qu’il me donne un signe m’assurant le salut de Rufius.

 

Pétrone haussa les épaules :

 

– Je ne viens pas en qualité d’ambassadeur du Christ, divine ! Je viens simplement te dire ceci : sois en bons termes avec tous les dieux, les romains et les autres.

 

– J’irai, – dit Poppée d’une voix brisée.

 

Pétrone respira.

 

« Enfin, – songea-t-il, – une fois du moins j’ai réussi en quelque chose. » Et en rentrant, il dit à Vinicius :

 

– Demande à ton Dieu que Lygie ne meure pas en prison, car, si elle vit, la grande vestale la délivrera. L’Augusta elle-même va le lui demander.

 

Vinicius, les yeux brillants de fièvre, le regarda et répondit :

 

– Christ la délivrera !

 

Poppée qui, pour sauver Rufius, était prête à offrir des hécatombes à tous les dieux de l’univers, confia, le soir même, l’enfant à la fidèle Sylvie, son ancienne nourrice à elle, et se rendit au Forum, chez les vestales.

 

Mais, au Palatin, on avait décidé déjà du sort de l’enfant. À peine la litière de l’impératrice eut-elle passé la grande porte, que deux affranchis de César firent irruption dans la pièce où était couché le petit Rufius : l’un d’eux se jeta sur la vieille Sylvie et la bâillonna, tandis que l’autre, en la frappant d’un petit sphinx de bronze, l’étourdit sur le coup.

 

Puis, ils s’approchèrent de Rufius. En proie à la fièvre, l’enfant ne se rendait pas compte de ce qui se passait et leur souriait en fermant à demi ses doux yeux, comme s’il essayait de les reconnaître. Enlevant la ceinture, ou cingulum de la nourrice, ils l’enroulèrent autour du cou de l’enfant et serrèrent. Il cria « maman » et expira.

 

Ils l’enveloppèrent alors dans une étoffe et, galopant vers Ostie, ils s’en furent jeter le corps dans la mer.

 

Poppée ne trouvant point la grande vierge, qui s’était rendue chez Vatinius avec les autres vestales, rentra au Palatin. En découvrant le berceau vide et le cadavre déjà froid de Sylvie, elle s’évanouit. Revenue à elle, elle se mit à crier, et ses cris sauvages retentirent pendant toute la nuit et la journée du lendemain.

 

Mais, le troisième jour, César lui donna l’ordre d’assister à un festin ; elle revêtit la tunique améthyste et s’y rendit. Et elle resta assise, avec un visage de pierre, blonde, muette, merveilleuse et sinistre, tel un ange de mort.

 

Chapitre LVI.

Avant la construction du Colisée par les Flaviens, les amphithéâtres romains étaient généralement en bois. Aussi avaient-ils presque tous flambé dans le dernier incendie. Pour donner les jeux promis au peuple, Néron fit édifier plusieurs cirques, dont un gigantesque, pour lequel on avait fait venir de l’Atlas, par mer et par le Tibre, de formidables troncs d’arbres. Comme les jeux devaient, par leur magnificence et par leur durée, dépasser tout ce qu’on avait vu jusqu’alors, on avait élevé de plus vastes dépendances pour les hommes et pour les bêtes. Des milliers d’ouvriers travaillaient jour et nuit à ces constructions. On bâtissait et l’on décorait sans relâche. Le peuple disait merveille des appuis incrustés de bronze, d’ambre, d’ivoire, de nacre et d’écaille. Des canaux alimentés par l’eau glacée des montagnes devaient longer les sièges et maintenir dans tout l’édifice une fraîcheur agréable. D’immenses velariums pourpres protégeaient contre le soleil. Entre les rangs de sièges étaient placées des cassolettes pour les parfums d’Arabie. Un dispositif ingénieux permettait de faire pleuvoir sur les spectateurs une rosée de safran et de verveine. Les célèbres architectes Severus et Celer mettaient tout leur art à édifier un cirque incomparable, plus vaste que tous ceux qui avaient existé jusqu’alors.

 

Le jour où devaient commencer les jeux matutinaux, des multitudes de badauds, ravis d’entendre le rugissement des lions, celui plus enroué des panthères, et le hurlement des chiens, attendaient depuis l’aurore l’ouverture des portes. Les bêtes n’avaient pas mangé depuis deux jours ; on faisait passer devant leurs cages des quartiers de viande saignante, afin de surexciter leur faim et leur fureur. Par instants, les cris des fauves grondaient si effroyablement que les gens qui se tenaient devant le cirque ne s’entendaient plus parler, et que les plus impressionnables pâlissaient d’effroi. Dès le lever du soleil montèrent dans l’enceinte même du cirque des hymnes sonores et calmes ; on écoutait avec stupéfaction en répétant : « Les chrétiens ! les chrétiens ! » En effet, on les avait transférés à l’amphithéâtre en grand nombre pendant la nuit, et tirés, non d’une seule prison, comme on avait voulu d’abord le faire, mais partiellement de chacune d’elles. La foule savait que le spectacle devait durer des semaines et des mois et l’on discourait à présent sur la question de savoir si, en une seule journée, on pourrait en finir avec ceux qui avaient été désignés pour les jeux de ce jour. Les voix d’hommes, de femmes et d’enfants qui chantaient l’hymne matinale étaient si nombreuses que, de l’avis des connaisseurs, si même on jetait d’un seul coup sur l’arène cent ou deux cents hommes, les bêtes seraient bientôt lassées, repues, et incapables de mettre tout ce monde en pièces. D’autres prétendaient qu’un trop grand nombre de victimes paraissant à la fois dans l’arène éparpillait l’attention et ne permettait pas de jouir aussi bien du spectacle.

 

À mesure qu’approchait le moment de l’ouverture des vomitoires, le peuple s’animait, devenait joyeux et pérorait sur les choses du cirque. Il se formait des partis tenant, ceux-là pour la plus grande habileté des lions, ceux-ci pour celle des tigres, dans l’art de déchirer les hommes. Çà et là, on pariait. On discutait les chances des gladiateurs qui devaient précéder les chrétiens dans l’arène : les uns prenaient parti pour les Samnites ou les Gaulois, les autres pour les mirmillons, les Thraces ou les rétiaires. Dès l’aube, des groupes de gladiateurs, conduits par les lanistes, commencèrent à affluer vers l’amphithéâtre. Pour ne pas se fatiguer avant l’heure, ils arrivaient sans armes, souvent complètement nus, couronnés de fleurs, des rameaux verts à la main, jeunes, beaux dans la lumière du matin, pleins de vie. Leurs corps luisants d’huile, puissants et comme taillés dans le marbre, ravissaient d’aise le peuple, grand admirateur des formes. Beaucoup d’entre eux étaient connus de la foule et à tout instant on entendait des exclamations : « Salut, Furnius ! Salut, Léo ! Salut, Maximus ! Salut, Diomède ! » Les jeunes filles levaient sur eux des yeux énamourés. Eux, distinguaient les plus belles et, comme si nul souci n’eût pesé sur leur tête, leur adressaient des quolibets ou des baisers, ou bien disaient : « Prends-moi, avant que la mort me prenne ! » Puis ils disparaissaient derrière les portes par où plus d’un ne devait point ressortir. Sans cesse, des scènes nouvelles sollicitaient l’attention de la foule. Derrière les gladiateurs s’avançaient les mastigophores, armés de fouets, et dont la tâche consistait à exciter le zèle des lutteurs. Ensuite passèrent des mulets traînant vers le spoliaire une file de chariots sur lesquels s’entassaient des cercueils. Cette vue réjouissait le peuple, qui, du nombre des cercueils, concluait à l’énormité du spectacle. Puis venaient, costumés de façon à représenter Charon ou Mercure, les hommes qui achevaient les blessés ; puis ceux qui veillaient à l’ordre dans le cirque et désignaient les sièges ; les esclaves chargés de servir les mets et les rafraîchissements ; enfin les prétoriens que chaque César voulait toujours avoir sous la main dans l’amphithéâtre.

 

On ouvrit les vomitoires et la foule s’engouffra. Mais elle était si nombreuse que, durant des heures, elle coula intarissable. Il était étonnant que l’amphithéâtre pût engloutir cette incalculable masse d’hommes. Les rugissements des fauves flairant les exhalaisons humaines avaient redoublé à l’ouverture des portes ; le peuple, en prenant place à l’intérieur du cirque, grondait comme des flots sous une tempête.

 

Puis arrivèrent le préfet de la ville avec ses vigiles, et les litières des sénateurs, des consuls, des préteurs, des édiles, des fonctionnaires du palais, des chefs de la garde prétorienne, des patriciens et des dames élégantes. Quelques-unes de ces litières étaient accompagnées de licteurs portant des haches et des faisceaux de verges ; d’autres étaient entourées d’esclaves. Les dorures des litières, les vêtements blancs et bariolés, les pendants d’oreilles, les bijoux, les plumes, l’acier des haches, tout cela resplendissait et miroitait sous les rayons du soleil. Du cirque montaient les acclamations du peuple saluant les grands dignitaires. De temps en temps apparaissaient encore de petits détachements de prétoriens.

 

Après, vinrent les prêtres des différents sanctuaires ; derrière eux se faisaient porter les vierges sacrées de Vesta, précédées de licteurs. Pour commencer le spectacle, on n’attendait plus que César. Ne voulant pas abuser de la patience du peuple et soucieux d’acquérir ses bonnes grâces par son empressement, il apparut bientôt en compagnie de l’Augusta et des augustans.

 

Parmi ces derniers était Pétrone, dans la même litière que Vinicius. Celui-ci savait que Lygie, toujours malade, était dans un état comateux ; mais comme, ces derniers jours, l’entrée de la prison avait été sévèrement interdite, comme la garde prétorienne avait été remplacée et n’avait même pas le droit d’adresser la parole aux gardiens de la prison, ni de donner aucun renseignement à ceux qui venaient s’enquérir des prisonniers, Vinicius n’était pas certain que Lygie ne se trouverait pas au nombre des victimes choisies pour le spectacle de ce jour : il n’était pas impossible qu’on traînât aux lions même une malade. D’ailleurs, les patients devant être cousus dans des peaux de bêtes et poussés en tas sur l’arène, personne, parmi les spectateurs, ne pourrait y distinguer quelqu’un qui les intéressât.

 

Les gardiens et tous les valets de l’amphithéâtre étaient achetés par Vinicius et il avait été convenu que les bestiaires cacheraient Lygie dans un recoin obscur des cunicules, et, la nuit close, la livreraient à un fermier du tribun, qui partirait immédiatement avec elle pour les Monts Albains. Pétrone, mis dans le secret, conseilla à Vinicius de se rendre ouvertement avec lui à l’amphithéâtre, puis de s’échapper à la faveur de la cohue ; il descendrait alors en hâte dans les caveaux où, pour éviter toute erreur, il désignerait lui-même Lygie aux gardiens.

 

Ceux-ci l’introduisirent par une petite porte de service et l’un d’eux, nommé Syrus, le conduisit aussitôt auprès des chrétiens. Chemin faisant, il lui dit :

 

– Seigneur, je ne sais si tu trouveras qui tu cherches. Nous nous sommes informés d’une jeune fille du nom de Lygie, mais personne n’a pu nous renseigner. Peut-être se défie-t-on de nous.

 

– Sont-ils nombreux ? – demanda Vinicius.

 

– Oui, seigneur. On en gardera pour demain.

 

– Y a-t-il parmi eux des malades ?

 

– Au point de ne pouvoir tenir sur leurs jambes, non. Tout en parlant, Syrus ouvrit une porte. Ils entrèrent dans une immense salle basse, très obscure, où la lumière n’avait accès que par des ouvertures grillées prenant jour sur l’arène. D’abord, Vinicius ne put rien distinguer ; il n’entendit que le murmure confus des voix dans la salle même et les clameurs du peuple arrivant de l’amphithéâtre. Un moment après, ses yeux s’habituant à l’obscurité aperçurent des groupes d’êtres bizarres, semblables à des loups ou à des ours. C’étaient les chrétiens, cousus dans des peaux de bêtes. Certains étaient debout, les autres priaient à genoux. Seuls, de longs cheveux épandus sur la fourrure révélaient que la victime était une femme. Des mères, telles des louves, portaient dans leurs bras des enfants velus. Mais, sous les toisons, se voyaient des visages radieux et, dans l’ombre, les yeux rayonnaient de joie fiévreuse. On sentait que la plupart de ces gens étaient possédés d’une pensée exclusive, détachée de tout lien terrestre, qui les rendait insensibles à tout ce qui pouvait leur advenir. D’aucuns, questionnés par Vinicius au sujet de Lygie, ne répondaient pas et le regardaient avec des yeux de dormeurs soudain réveillés. D’autres lui souriaient, un doigt sur leurs lèvres, ou bien lui montraient les barreaux à travers lesquels filtrait la lumière. Seuls, des enfants pleuraient, effrayés par le vacarme des bêtes et le fauve accoutrement de leurs parents.

 

Vinicius marchait à côté de Syrus, examinant les visages, cherchant, questionnant ; parfois, il butait aux corps de ceux qui s’étaient évanouis dans l’atmosphère étouffante, et il se glissait plus loin, dans les profondeurs de la salle, qui semblait aussi vaste que l’amphithéâtre. Soudain, il s’arrêta, persuadé qu’il venait d’entendre le son d’une voix familière. Il revint sur ses pas et, fendant la foule, s’approcha de celui qui parlait. Un rayon éclaira la tête de l’homme, et Vinicius reconnut, sous la peau d’un loup, Crispus, le visage émacié et implacable.

 

– Faites pénitence pour vos péchés, – clamait Crispus, – car l’instant est proche. En vérité, je vous le dis : celui qui croit que son martyre lui vaudra le rachat de ses fautes, celui-là commet un nouveau péché et sera précipité dans le feu éternel. À chacun de vos péchés vous avez renouvelé le supplice du Seigneur ! Comment osez-vous croire que la torture qui vous attend puisse égaler celle qu’a endurée le Rédempteur ? Justes et pécheurs mourront aujourd’hui d’une même mort, mais le Seigneur reconnaîtra les siens. Malheur à vous, car les dents des lions déchireront vos corps, mais ne déchireront point vos péchés, ni vos comptes avec Dieu ! Le Seigneur a montré assez de mansuétude en se laissant clouer sur la croix ; désormais vous ne trouverez plus en Lui que le Juge qui ne laissera aucune faute sans châtiment. Ainsi, vous qui pensiez, par votre supplice, effacer vos péchés, vous blasphémiez la justice de Dieu, et vous serez précipités plus profondément. La miséricorde a pris fin, et l’heure est venue de la justice divine ! Voici que vous allez voir face à face le Juge effroyable, devant qui les vertueux pourront à peine trouver grâce. Faites pénitence, car l’enfer vous guette. Et malheur à vous, hommes et femmes ! Malheur à vous, parents et enfants !

 

Étendant ses mains osseuses, Crispus les agitait au-dessus des têtes courbées, implacable même en face de la mort qui, dans un instant, allait prendre tous ces condamnés.

 

– Nous pleurons nos péchés ! gémirent quelques voix. Puis, tout se tut. On n’entendit plus que les pleurs des enfants et le bruit des poings qui martelaient les poitrines.

 

Le sang de Vinicius se glaça dans ses veines. Une sueur froide perlait sur son front. Il eut peur de tomber inanimé, comme ces corps inertes auxquels il se heurtait en cherchant Lygie. Il songea aussi qu’à tout instant on pouvait ouvrir les grilles, et il se mit à appeler à haute voix Lygie et Ursus, avec l’espoir qu’à défaut d’eux quelqu’un qui les connût lui répondrait.

 

En effet, un homme vêtu d’une peau d’ours le tira par sa toge et lui dit :

 

– Seigneur, ils sont restés dans la prison. On m’a fait sortir le dernier et j’ai vu la vierge malade sur sa couche.

 

– Qui es-tu ? – demanda Vinicius.

 

– Le carrier, dans la hutte de qui l’Apôtre Pierre t’a baptisé, seigneur. J’ai été pris il y a trois jours, et je mourrai aujourd’hui.

 

Vinicius respira. En entrant là, il avait souhaité y trouver Lygie ; maintenant il remerciait le Christ de ne l’y point rencontrer et voyait là un signe de Sa grâce.

 

Cependant, le carrier le tira de nouveau par sa toge et lui dit :

 

– Te souviens-tu, seigneur… c’est moi qui t’ai conduit dans la vigne de Cornelius, où l’Apôtre prêchait sous un hangar ?

 

– Je m’en souviens.

 

– Je l’ai revu, la veille du jour où l’on m’a emprisonné. Il m’a béni et m’a dit qu’il viendrait à l’amphithéâtre bénir aussi les suppliciés. Je voudrais le voir au moment de mourir, et voir le signe de la croix. Ainsi, la mort me serait plus facile. Si tu sais où il se trouve, seigneur, dis-le-moi. Vinicius baissa la voix et répondit :

 

– Il est parmi les gens de Pétrone, déguisé en esclave. J’ignore où ils sont placés, mais je les chercherai. Regarde de mon côté en entrant sur l’arène : Je me lèverai et je tournerai la tête vers eux. Tu pourras le retrouver des yeux.

 

– Merci, seigneur, que la paix soit avec toi !

 

– Que le Sauveur te soit miséricordieux !

 

– Amen.

 

Vinicius quitta le cunicule pour regagner l’amphithéâtre, où il prit place auprès de Pétrone, parmi les augustans.

 

– Elle est là ? – demanda Pétrone.

 

– Non. Elle est restée dans la prison.

 

– Écoute ce qui m’est encore venu à l’esprit ; mais, en écoutant, regarde, par exemple, du côté de Nigidia, pour que l’on croie que nous parlons de sa coiffure… En ce moment, Tigellin et Chilon nous observent… Fais mettre Lygie dans un cercueil, la nuit, et qu’ils l’enlèvent de la prison comme si elle était morte. Tu te doutes du reste.

 

– Oui, – répondit Vinicius.

 

Leur conversation fut interrompue par Tullius Sénécion qui se pencha vers eux :

 

– Savez-vous si l’on donnera des armes aux chrétiens ?

 

– Nous l’ignorons, – répondit Pétrone.

 

– Je préférerais qu’on leur en donnât, – reprit Tullius. – Sinon, l’arène ressemble trop tôt à un étal de boucher. Mais quel splendide amphithéâtre !

 

En effet, le coup d’œil était merveilleux. Les gradins inférieurs semblaient couverts de neige, tellement les toges blanches étaient nombreuses et serrées. Sur le podium doré était assis César, un collier de diamants au cou, et couronné d’or ; à son côté, l’Augusta, belle et sinistre. Proche de César avaient pris place les vestales, les grands dignitaires, les sénateurs aux manteaux bordés de pourpre, les chefs militaires aux armures scintillantes, tout ce qu’il y avait dans Rome de puissant et de superbe. Derrière, les chevaliers. Plus haut, dans tout le pourtour, une mer noire de têtes humaines, d’où émergeaient des mâts reliés par des guirlandes de roses, de lis, de liserons, de lierre et de pampres. Le peuple s’entretenait à haute voix, s’interpellait, chantait, éclatait, à quelque saillie spirituelle, en rires répercutés de gradin en gradin, et trépignait pour hâter le spectacle.

 

Ces trépignements commencèrent à gronder comme le tonnerre, pour ne plus s’arrêter. Alors, le préfet de la ville, qui déjà avait fait le tour de l’arène en un splendide cortège, donna avec son mouchoir un signal, que l’amphithéâtre entier accueillit par un : « Aaa » poussé par des milliers de poitrines.

 

La coutume était de commencer le spectacle par des chasses au fauve, où excellaient divers barbares du Nord et du Midi. Mais, cette fois, les fauves étaient réservés pour plus tard ; ce furent les andabates, gladiateurs coiffés de casques sans ouverture pour les yeux, qui débutèrent, prêts à combattre à l’aveuglette.

 

Quelques-uns de ces andabates apparurent en même temps sur l’arène et se mirent à brandir leurs glaives dans le vide, tandis que les mastigophores les poussaient, avec de longues fourches, les uns vers les autres. Le public élégant contemplait avec indifférence ce spectacle méprisable. Mais la plèbe s’amusait des gestes maladroits des gladiateurs ; quand il leur arrivait de se rencontrer dos à dos, c’étaient des rires bruyants ; on vociférait : « À droite ! à gauche ! tout droit ! » les trompant souvent à dessein. Pourtant, quelques hommes s’étaient déjà couplés, et la lutte commençait à devenir sanglante. Les plus acharnés parmi les adversaires jetaient leurs boucliers, et, liant dans une étreinte leurs mains gauches, combattaient à mort de leurs mains droites. Ceux qui tombaient tendaient le doigt pour implorer la pitié. Mais au début du spectacle, le peuple exigeait d’ordinaire la mort des blessés, surtout quand il s’agissait des andabates, des inconnus pour ces spectateurs qui ne voyaient pas leurs visages. Peu à peu, cependant, le nombre des combattants diminuait ; enfin il n’en resta que deux, qu’on poussa l’un contre l’autre ; s’étant joints, ils tombèrent sur le sable et, mutuellement, se lardèrent à mort. Alors, au milieu des cris : Peractum est ! les valets emportèrent les cadavres, tandis que des éphèbes ratissaient l’arène pour couvrir les traces sanglantes et semaient sur le sable des feuilles de safran.

 

Suivit un combat plus grave, excitant non plus seulement l’intérêt de la plèbe, mais des gens élégants, surtout des jeunes patriciens qui faisaient souvent des paris énormes et perdaient jusqu’à leur dernier sesterce. Immédiatement, des tablettes circulèrent de main en main, où l’on inscrivait les noms des favoris et l’enjeu que chacun risquait sur le champion de son choix. Les spectati, autrement dit ceux qui avaient déjà fait leurs preuves et remporté des victoires sur l’arène, avaient le plus grand nombre de partisans ; mais certains joueurs hasardaient aussi de fortes sommes sur des gladiateurs nouveaux et totalement inconnus, dans l’espoir de gains importants. César lui-même pariait, et avec lui les prêtres, les vestales, les sénateurs, les chevaliers et le peuple. Souvent les gens du commun, après avoir perdu tout leur argent, jouaient leur liberté. Le cœur anxieux, la foule attendait l’apparition des gladiateurs, et nombre de parieurs faisaient tout haut des promesses aux dieux pour qu’ils daignassent favoriser leurs élus.

 

La voix stridente des trompes retentit et un silence lourd d’angoisse pesa sur l’amphithéâtre. Des milliers d’yeux fixèrent l’huis massif ; un homme, costumé en Charon, s’en approcha, et, dans le silence général, le heurta par trois fois d’un marteau, comme pour convoquer à la mort les hommes cachés derrière. Puis, les deux vantaux s’ouvrirent lentement, découvrant une gueule sombre, d’où bientôt les gladiateurs s’essaimèrent sur l’arène lumineuse. Ils marchaient par groupes de vingt-cinq : les Thraces, les mirmillons, les Samnites, les Gaulois, tous pesamment armés. Puis venaient les rétiaires, le filet d’une main, le trident de l’autre. Des applaudissements éclatèrent sur quelques bancs, et se changèrent bientôt en un tonnerre d’acclamations générales et prolongées. Du haut en bas, c’étaient des visages enflammés, des mains qui battaient, des bouches ouvertes et hurlantes. Les gladiateurs firent le tour de l’arène d’un pas cadencé et élastique, puis s’arrêtèrent devant le podium impérial, hautains, calmes et superbes. Le son déchirant du cor fit taire les applaudissements. Les combattants tendirent alors la main droite et, la tête levée, les yeux vers César, ils psalmodièrent d’une voix traînante :

 

Ave, Cæsar imperator,

Morituri te saluant !

 

Ils se dispersèrent ensuite et se placèrent séparément sur le pourtour de l’arène. Ils devaient s’attaquer par détachements entiers ; mais les plus fameux escrimeurs avaient d’abord droit à une série de combats particuliers, où la force, l’adresse et le courage des adversaires pouvaient mieux s’affirmer. Du groupe des Gaulois sortit alors un gladiateur, très connu des assidus de l’amphithéâtre sous le nom du « Boucher » (Lanius), et victorieux dans maints combats. Avec son casque volumineux et la cuirasse qui encerclait son torse puissant, il semblait, dans la clarté qui baignait l’arène, un énorme scarabée scintillant. À sa rencontre s’avançait le non moins fameux rétiaire Calendio.

 

Les spectateurs engageaient des paris :

 

– Cinq cents sesterces sur le Gaulois !

 

– Cinq cents sur Calendio !

 

– Par Hercule ! mille !

 

– Deux mille !

 

Cependant, le Gaulois, ayant atteint le centre de l’arène, se mit à reculer, tenant le glaive en ligne et baissant la tête pour observer attentivement son adversaire à travers les ouvertures de la visière, tandis que Calendio, souple, sculptural et complètement nu, à l’exception d’un pagne, évoluait autour de son massif adversaire, agitait son filet avec grâce, levait ou abaissait son trident et chantait la chanson habituelle des rétiaires :

 

Non te peto, piscem peto ;

Quid me fugis, Galle[15] ?

 

Mais le Gaulois ne fuyait pas ; il s’arrêta et se mit à évoluer sur place, de façon toutefois à avoir toujours l’ennemi devant lui. Son corps et sa tête monstrueuse avaient à présent quelque chose de terrible. Les assistants comprenaient que cette lourde masse bardée d’airain se préparait à une attaque foudroyante et décisive.

 

Cependant le rétiaire se rapprochait ou s’écartait de lui par bonds soudains, faisant voleter son trident en mouvements si agiles qu’on avait peine à les suivre du regard. Plusieurs fois le bouclier résonna sous les dents de la fourche, mais le Gaulois ne broncha pas, témoignant ainsi de sa force inébranlable. Toute son attention semblait concentrée non point sur le trident, mais sur le filet, qui tournoyait au-dessus de sa tête comme un oiseau de mauvais augure. Retenant son souffle, l’assistance suivait l’admirable jeu des gladiateurs. Lanius choisit enfin le moment propice et fondit sur l’adversaire, qui esquiva avec une rapidité inouïe le glaive et le bras menaçants, et, se redressant, lança le filet. Le Gaulois fit volte-face, l’arrêta du bouclier, et tous deux se rejetèrent en arrière. L’amphithéâtre vociféra : Macte ! On engagea de nouveaux paris. César lui-même, qui causait avec la vestale Rubria et ne prêtait que peu d’attention au spectacle, tourna la tête vers l’arène.

 

Les gladiateurs se remirent à combattre, avec tant d’habileté et de précision dans les gestes que, par instants, il semblait que ce ne fût point là pour eux une question de vie ou de mort, mais une occasion de montrer leur adresse. Lanius, ayant deux fois encore esquivé le filet, se mit de nouveau à reculer vers le pourtour de l’arène. Alors, ceux qui avaient parié contre lui, ne voulant point qu’il se reposât, lui crièrent : « Attaque ! » Le Gaulois obéit et attaqua. Soudain, le bras du rétiaire fut inondé de sang et son filet retomba. Lanius, ramassé sur ses jarrets, bondit pour porter le coup final. Au même instant, Calendio, qui avait feint de ne plus pouvoir guider son filet, se pencha de côté, esquiva la pointe, glissa son trident entre les genoux de son adversaire et le renversa sur le sable. L’autre voulut se redresser, mais en un clin d’œil il fut enveloppé par le fatal réseau, s’y empêtrant davantage à chaque mouvement de ses pieds et de ses mains, tandis que les dents de la fourche le clouaient au sol. Il fit un suprême effort, s’arc-bouta sur son bras, se raidit, essaya vainement de se relever. Il leva encore vers sa tête une main défaillante qui avait lâché le glaive et tomba à la renverse. De son trident Calendio lui fixa la nuque à terre et, s’appuyant des deux mains sur le manche, il se tourna vers la loge de César.

 

Le cirque entier était secoué d’applaudissements et de rugissements humains. Ceux qui avaient parié sur Calendio l’estimaient, à cet instant, plus grand que César ; et, par cela même, il n’existait plus dans leur cœur la moindre animosité à l’égard de Lanius qui, au prix de son sang, avait empli leurs bourses. Les désirs des assistants étaient partagés : on voyait autant de signes de grâce que de signes de mort. Mais le rétiaire ne regardait que la loge de César et des vestales, et attendait leur décision.

 

Malheureusement, Néron n’aimait pas Lanius : aux jeux antérieurs à l’incendie, il avait parié contre lui et perdu une forte somme au profit de Licinius. Il tendit donc la main hors du podium, en abaissant le pouce. Immédiatement, les vestales l’imitèrent. Alors Calendio mit un genou sur la poitrine du Gaulois, tira un coutelas et, entre-bâillant l’armure de l’adversaire à la hauteur du cou, il lui plongea jusqu’à la garde la lame triangulaire dans la gorge.

 

Peractum est ! – clamèrent des voix dans l’amphithéâtre.

 

Lanius eut des convulsions de bœuf qu’on égorge, laboura le sable de ses pieds, puis se raidit, et resta inerte.

 

Mercure n’eut pas besoin de vérifier au fer chaud s’il vivait encore. On l’enleva rapidement, et d’autres couples apparurent, suivis enfin de détachements entiers qui se ruèrent au combat. Le peuple y prenait part de l’âme, du cœur et des yeux ; il hurlait, rugissait, sifflait, applaudissait, riait, excitait les combattants, délirait de joie. Les gladiateurs, en deux groupes, luttaient avec un acharnement de fauves : les poitrines se heurtaient, les corps s’enlaçaient en de mortelles étreintes, les membres puissants craquaient aux jointures, les glaives plongeaient dans les poitrines et les ventres, les lèvres blêmies éjaculaient des torrents de sang. Quelques novices furent saisis, vers la fin, d’une si complète épouvante que, s’arrachant de la mêlée, ils galopèrent en déroute ; mais les mastigophores, de leurs fouets aux lanières garnies de plomb, les y ramenèrent sur-le-champ. Le sable se couvrait de grandes taches noires. À tout instant, des corps nus ou bardés d’airain venaient grossir les rangées, étendues comme des gerbes. Les survivants combattaient sur les cadavres, butaient contre les armures, contre les boucliers, s’ensanglantaient les pieds aux glaives brisés, et s’écroulaient. La populace exultait, s’enivrait de cette orgie de mort, l’aspirait, en rassasiait ses yeux, et, voluptueusement, en emmagasinait les exhalaisons dans sa poitrine.

 

Bientôt, presque tous les vaincus jonchèrent le sol ; seuls, quelques blessés s’agenouillèrent en chancelant au milieu de l’arène et, les mains tendues vers les spectateurs, implorèrent leur grâce. On distribua aux vainqueurs des prix, des couronnes, des rameaux d’olivier. Puis il y eut un moment de répit qui, par ordre du tout-puissant César, se transforma en festin. On alluma les brûle-parfums. Les vaporisateurs déversèrent sur la foule une fine pluie de safran et de violette. On offrait des rafraîchissements, des viandes grillées, des gâteaux doux, du vin, des olives et des fruits. Le peuple dévorait, bavardait et acclamait César, afin de l’inciter à une générosité plus grande encore. En effet, quand furent calmées la faim et la soif, apparurent des centaines d’esclaves, portant des corbeilles pleines de cadeaux. Des éphèbes costumés en amours y plongeaient les deux mains et répartissaient à travers les bancs des objets de toutes sortes. Quand on distribua les tessera de loterie, il y eut une bagarre : les spectateurs se bousculaient, se renversaient, se piétinaient, appelaient au secours, escaladaient des rangées de gradins et s’empilaient en une épouvantable cohue. Celui qui avait la chance d’un bon numéro pouvait gagner une maison avec un jardin, un esclave, un vêtement somptueux, ou bien une bête fauve extraordinaire qu’il revendrait ensuite pour les jeux de l’amphithéâtre. Aussi, la bousculade était-elle souvent si grande que les prétoriens étaient forcés d’y mettre ordre ; et, après chaque distribution, on emportait des gens avec jambes ou bras cassés, voire des cadavres.

 

Les personnes riches ne se mêlaient point à la course aux tessera de loterie. Cette fois, les augustans se divertissaient au spectacle de Chilon et raillaient les vains efforts du Grec pour prouver au public qu’il était capable, tout comme un autre, de regarder un combat et de voir couler le sang. Vainement, l’infortuné fronçait les sourcils, se mordait les lèvres et crispait ses poings jusqu’à s’enfoncer les ongles dans les paumes : son tempérament hellène, autant que sa propre poltronnerie, ne supportaient point de semblables spectacles. La face blême, le front ruisselant de sueur, les yeux creux, claquant des dents, les lèvres bleuies, il s’était affaissé sur son siège, tout le corps secoué de frissons. Après le combat des gladiateurs, il s’était ressaisi. Mais, comme on commençait à le railler, il fut pris soudain de fureur et se mit à riposter hargneusement aux quolibets.

 

– Eh, Grec ! la vue de la peau déchirée t’est donc si insupportable ? – lui disait Vatinius en le tirant par la barbe.

 

Chilon découvrit, dans un rictus, les deux dents jaunâtres qui lui restaient.

 

– Mon père n’était pas savetier et ne m’a pas appris à la rapiécer, – répliqua-t-il.

 

Macte ! Habet ! – crièrent quelques voix. Mais les autres continuaient à railler :

 

– Ce n’est pas sa faute s’il a un fromage à la place du cœur ! – fit Sénécion.

 

– Ce n’est pas la tienne si tu as pour tête une vessie ! – riposta Chilon.

 

– Peut-être deviendras-tu gladiateur ? Tu ferais bien sur l’arène, avec un filet.

 

– Si je te prenais, toi, dans mon filet, je prendrais une bête puante.

 

– Et comment va-t-on traiter les chrétiens ? – demanda Festus de Ligurie. – Ne voudrais-tu pas être chien et les mordre ?

 

– Non, je ne voudrais pas être ton frère.

 

– Eh ! va donc, lèpre de Mæotée !

 

– Va donc, mule de Ligurie !

 

– La peau te démange, cela se voit ! Je ne te conseille pas, cependant, de me prier de te gratter.

 

– Gratte-toi toi-même. Si tu arraches tes dartres, tu extirperas ce qu’il y a de meilleur en toi.

 

Et ils le malmenaient ainsi ; lui, au milieu de l’hilarité générale, leur rendait invective pour invective. César battant des mains, répétait : « Macte ! » et excitait les railleurs. Pétrone s’approcha du Grec et, lui touchant l’épaule de sa frêle baguette d’ivoire sculpté, dit froidement :

 

– Fort bien, philosophe ; mais tu as commis une grave erreur : les dieux t’ont créé filou et tu as voulu te transformer en démon. Voilà pourquoi tu ne tiendras pas jusqu’au bout.

 

Le vieillard le regarda de ses yeux rouges, sans trouver, cette fois, d’insulte immédiate. Il se tut un instant, puis répondit comme avec effort :

 

– Je tiendrai !…

 

Le son des trompes annonça la fin de l’entracte. La foule évacua aussitôt les couloirs où elle s’était massée pour jaser et se dégourdir les jambes. Il y eut un remue-ménage général, bientôt suivi des discussions habituelles au sujet des sièges occupés précédemment. Les sénateurs et les patriciens se hâtaient vers leurs places. Peu à peu, la rumeur s’apaisait et l’ordre s’établissait. Sur l’arène parurent des valets qui, de leurs râteaux, émiettèrent çà et là de petits tas de sable encore agglutinés par le sang.

 

Le tour des chrétiens était venu. C’était un spectacle nouveau pour le public ; nul ne savait comment ils se comporteraient et la curiosité était extrême. Les spectateurs, très attentifs, espéraient des scènes extraordinaires. En même temps, l’hostilité se peignait sur tous les visages : ceux qui allaient paraître étaient des gens qui avaient brûlé Rome et ses trésors séculaires. Ils se nourrissaient du sang des petits enfants, empoisonnaient les fontaines, exécraient le genre humain et perpétraient des crimes infâmes.

 

Le soleil était monté très haut dans le ciel, et ses rayons, filtrés par le velarium de pourpre, emplissaient à présent l’amphithéâtre d’une lumière sanglante et faisait scintiller le sable de reflets rouges. Quelque chose de terrifiant se dégageait de ces lueurs, de ces visages, du vide de cette arène qui tout à l’heure allait s’emplir de torture humaine et de fureur bestiale. L’atmosphère semblait saturée d’épouvante et de mort. La foule, habituellement joyeuse, s’opiniâtrait à un silence haineux. Les visages avaient une expression implacable.

 

Sur un signe du préfet, le même vieillard, costumé en Charon, qui avait appelé à la mort les gladiateurs, apparut sur l’arène, la traversa lentement et, dans un silence sourd, heurta par trois fois la porte de son marteau.

 

Dans l’amphithéâtre, une clameur s’éleva :

 

– Les chrétiens !… les chrétiens !…

 

Les grilles de fer grincèrent ; dans les couloirs obscurs retentit le cri ordinaire des mastigophores : « Sur le sable », et en un clin d’œil, l’arène fut peuplée comme d’un troupeau de sylvains velus. Tous s’élançaient et, parvenus au centre, s’agenouillaient les uns auprès des autres, les bras levés. La populace, croyant qu’ils imploraient sa pitié, fut prise de fureur à la vue de tant de lâcheté : on se mit à trépigner, à siffler, à jeter sur l’arène des récipients vides, des os rongés, et à hurler : « Les fauves ! Lâchez les fauves ! »

 

Soudain, il se passa quelque chose d’inattendu. Du centre de la bande hirsute montèrent des voix qui chantaient ; et ce fut l’hymne, entendue pour la première fois dans un cirque romain :

 

Christus regnat !…

 

Le peuple en demeura stupide. Les condamnés chantaient, les yeux levés vers le velarium. Leurs visages étaient pâles, mais semblaient inspirés. Tous comprirent que ces gens ne demandaient point grâce et qu’ils ne voyaient ni le cirque, ni le peuple, ni le Sénat, ni César. Leur Christus regnat ! s’élevait, de plus en plus sonore, et, du haut en bas des gradins, dans les rangs épais, plus d’un spectateur se demandait : « Qui est-il, ce Christ qui règne sur les lèvres de ces hommes qui vont mourir ? »

 

Cependant on ouvrit une nouvelle grille, et dans l’arène firent irruption, en un sauvage élan, des troupeaux entiers de chiens : d’énormes molosses fauves du Péloponnèse, des chiens zébrés des Pyrénées, et des griffons d’Hibernie, pareils à des loups, tous affamés à dessein, les flancs creux et les yeux sanglants. L’amphithéâtre s’emplit de hurlements, de grognements : les chrétiens, ayant achevé leur hymne, restaient à genoux, immobiles et comme pétrifiés, gémissant en chœur : Pro Christo ! Pro Christo ! Les chiens, flairant des hommes sous les peaux de bêtes, et étonnés de leur immobilité, hésitèrent à fondre sur eux. Les uns cherchèrent à escalader les cloisons des loges pour atteindre les spectateurs ; d’autres se mirent à galoper autour de l’arène, comme à la poursuite d’un gibier invisible. Le peuple se fâcha. Des milliers de voix vociférèrent ; les uns imitaient le rugissement des fauves ; d’autres aboyaient comme des chiens ; d’autres encore excitaient les animaux de toutes manières. Des clameurs firent trembler l’amphithéâtre. Les chiens irrités bondissaient vers les hommes à genoux, puis reculaient de nouveau, en faisant claquer leurs mâchoires. Enfin, un molosse enfonça ses crocs dans l’épaule d’une femme agenouillée en avant des autres et l’écrasa de sa masse.

 

Alors, les chiens, par dizaines, se ruèrent dans le tas, comme par une brèche. La foule cessa de rugir pour concentrer toute son attention : à travers les hurlements et les râles montaient encore des voix plaintives d’hommes et de femmes : Pro Christo ! Pro Christo ! tandis que se tordaient sur le sable des formes humaines et canines nouées et convulsées. Le sang coulait à flots des corps dépecés. Les chiens s’arrachaient des membres épars. L’odeur du sang et des intestins déchiquetés avait dominé les parfums d’Arabie et emplissait tout le cirque. Enfin, on ne vit plus, çà et là, que quelques malheureux à genoux. Et bientôt ils furent noyés eux-mêmes sous une agglomération grouillante et hurlante.

 

Au moment où les chrétiens étaient entrés dans l’arène, Vinicius s’était levé pour se tourner, ainsi qu’il l’avait promis au carrier, vers les gens de Pétrone, parmi lesquels était caché l’Apôtre. Puis il s’était rassis, le dos tourné à l’arène, le visage pétrifié, les yeux vitreux, jetant de loin en loin un regard sur l’épouvantable spectacle. Au premier instant, la pensée que le carrier avait pu se tromper, que Lygie se trouvait peut-être parmi les malheureux, l’avait complètement paralysé. Mais quand il entendit les voix : Pro Christo ! quand il vit le supplice de victimes innombrables, qui toutes, en mourant, confessaient leur foi et glorifiaient leur Dieu, il éprouva une sensation nouvelle, aussi cuisante que la plus horrible douleur et impossible à maîtriser : si le Christ lui-même était mort dans le supplice, si aujourd’hui des milliers périssaient en son nom, si le sang coulait ainsi qu’une mer, alors, une goutte de plus n’était rien, et c’était même un péché de demander grâce. Cette pensée montait vers lui de l’arène, l’envahissait avec les râles des martyrs, avec l’odeur de leur sang. Pourtant, il priait encore, répétant, les lèvres sèches : « Christ ! Christ ! ton apôtre aussi prie pour elle ! » Puis il perdit conscience, oublia où il était ; il lui sembla seulement que le sang, se gonflant comme une marée montante, allait déborder le cirque et inonder Rome entière. Il n’entendait plus ni les hurlements des chiens, ni les vociférations du peuple, ni les voix des augustans qui, soudain, crièrent :

 

– Chilon s’est évanoui !

 

– Chilon s’est évanoui ! – répéta Pétrone, regardant du côté du Grec.

 

En effet, celui-ci, était assis, la tête renversée, la bouche béante, livide, et semblait un cadavre.

 

À ce moment, on poussa dans l’arène de nouvelles fournées de victimes, couvertes de peaux de bêtes. Comme les précédentes, elles s’agenouillèrent aussitôt. Mais les chiens, à bout de forces, refusaient de les déchirer. Quelques-uns seulement se jetèrent sur les condamnés les plus proches ; les autres se couchèrent, levèrent des gueules d’où le sang dégouttait et se mirent à haleter lourdement, avec des soubresauts de côtes pantelantes.

 

Alors, le peuple, inquiet au fond de l’âme, mais enivré par le sang et emporté par la démence, poussa des cris stridents :

 

– Les lions ! Les lions ! Lâchez les lions !…

 

On les réservait pour le lendemain ; mais, dans les amphithéâtres, le peuple imposait sa volonté à tout le monde, même à César. Caligula seul, aussi insolent que versatile dans ses caprices, osait tenir tête et parfois faire bâtonner la foule ; mais souvent il cédait, lui aussi. Quant à Néron, les acclamations lui étaient plus précieuses que tout au monde, et il ne résistait jamais. Il le fit d’autant moins cette fois qu’il fallait apaiser les foules exaspérées par l’incendie, et qu’il s’agissait des chrétiens, à qui il voulait imputer toute la responsabilité du désastre.

 

Il fit signe d’ouvrir le cunicule, ce qui apaisa sur-le-champ la foule. On entendit le grincement des grilles derrière lesquelles se trouvaient les lions. À leur vue, les chiens se massèrent à l’opposé, avec des glapissements étouffés ; un à un les lions surgirent sur l’arène, fauves et énormes, avec de grandes têtes embroussaillées. César lui-même tourna vers eux son visage ennuyé et pour les mieux voir, approcha l’émeraude de son œil. Les augustans les saluèrent par des applaudissements ; le peuple les comptait sur les doigts, épiant d’un œil avide l’impression qu’ils produisaient sur les chrétiens agenouillés au centre et répétant de nouveau leur : Pro Christo ! Pro Christo ! incompréhensible pour beaucoup, et obsédant pour tous.

 

Mais les lions, bien qu’affamés, ne se hâtèrent point vers les victimes. Les reflets rougeâtres qui inondaient le sable troublaient leur vue et ils clignaient des paupières, éblouis. Quelques-uns détendaient mollement leurs membres jaunâtres, d’autres ouvraient la gueule et bâillaient, comme pour montrer leurs crocs. Cependant, peu à peu l’odeur du sang et la vue des corps éventrés et amoncelés sur l’arène agirent sur eux. Bientôt, leurs mouvements devinrent nerveux, leurs crinières se hérissèrent, leurs naseaux renâclèrent bruyamment. Brusquement, l’un d’eux bondit vers le cadavre d’une femme au visage déchiqueté et, ses pattes de devant posées sur le corps, il se mit à lécher, de sa langue râpeuse, les caillots durcis. Un autre s’approcha d’un chrétien qui tenait dans ses bras un enfant cousu dans une peau de daim. L’enfant, secoué de sanglots et de cris, se cramponnait convulsivement à son père qui, voulant au moins un instant lui conserver la vie, s’efforçait de l’arracher de son cou, afin de le passer à ceux qui se trouvaient derrière. Mais ces cris et ces gestes irritèrent le lion ; il poussa un rugissement rauque et bref, écrasa l’enfant d’un coup de patte et broya dans sa gueule le crâne du père.

 

Tous les fauves se ruèrent alors sur le tas des chrétiens. Quelques spectatrices ne purent retenir des cris d’épouvante, noyés dans les applaudissements du peuple ; mais bientôt chez elles-mêmes prédomina le désir de tout voir. Et ce qu’on vit était horrible : des têtes englouties dans des gueules béantes, des poitrines ouvertes en travers d’un seul coup de croc, des cœurs et des poumons arrachés ; et l’on entendait craquer les os. Des lions, saisissant leurs victimes par le flanc ou le dos, se ruaient par l’arène en bonds affolés, semblant chercher un endroit propice pour les dévorer ; d’autres se battaient, cabrés, s’étreignant comme des lutteurs et emplissant l’amphithéâtre de tonnerre. Les assistants se levaient de leurs places, quittaient leurs sièges, dévalant vers les gradins inférieurs, pour mieux voir, s’y écrasant à mort. Il semblait qu’à la fin la foule forcenée allait envahir l’arène et se mettre à déchirer avec les lions. Par instants, on entendait des cris inhumains, des acclamations, des rugissements, des grondements, le heurt des crocs et les hurlements de la foule. À d’autres instants, on n’entendait que gémissements.

 

César, tenant l’émeraude à la hauteur de l’œil, regardait avec attention. Sur le visage de Pétrone se lisaient le dégoût et le mépris. On avait déjà emporté Chilon.

 

Mais le cunicule vomissait sans trêve sur l’arène des victimes nouvelles.

 

Assis au dernier rang de l’amphithéâtre, l’Apôtre Pierre les observait. Personne ne le remarquait, toutes les têtes étant tournées vers l’arène. Il se leva, et de même que jadis, dans la vigne de Cornelius, il avait béni pour la mort et pour l’éternité ceux qu’on allait emprisonner, de même, aujourd’hui, il bénissait du signe de la croix les victimes agonisant sous les crocs des fauves ; il bénissait leur sang et leur supplice, les cadavres devenus des masses informes, et les âmes qui s’envolaient loin du sable sanglant. Si quelques-uns levaient les yeux vers lui, leurs visages rayonnaient ; ils souriaient en apercevant au-dessus de leurs têtes, là-haut, le signe de la croix. Lui sentait son cœur se déchirer et disait :

 

« Seigneur ! que Ta volonté soit faite ! C’est pour Ta gloire, en témoignage de Ta vérité, que périssent mes brebis ! Tu m’as dit : Pais mes brebis ! Et, maintenant, je Te les rends, Seigneur, et Toi, compte-les, prends-les auprès de Toi, ferme leurs plaies, apaise leurs souffrances, et donne-leur plus de bonheur encore qu’elles n’ont ici-bas enduré de tortures. »

 

Et, les uns après les autres, groupe par groupe, il les bénissait avec un amour aussi grand que s’ils eussent été ses propres enfants et qu’il les eût remis directement entre les mains du Christ.

 

Tout à coup César, soit par acharnement, soit par désir de surpasser tout ce qui s’était vu jusqu’alors à Rome, chuchota quelques mots au Préfet, qui quitta le podium et se précipita vers les cunicules. Et, à la stupéfaction de la foule elle-même, les grilles s’ouvrirent de nouveau. Il en sortit des bêtes de toutes sortes : des tigres de l’Euphrate, des panthères de Numidie, des ours, des loups, des hyènes, des chacals. L’arène entière fut inondée d’un flot mouvant de pelages tachetés ou rayés, jaunâtres, brunâtres ou fauves. Ce fut un chaos où l’œil ne distinguait plus qu’un effroyable et grouillant tourbillon d’échines animales. Le spectacle dépassa toute réalité et se transforma en une sorte d’orgie sanglante, épouvantable cauchemar, monstrueux délire d’un aliéné. La mesure était comble. Parmi les rugissements, les hurlements, les grognements, éclata çà et là, aux bancs des spectateurs, le rire strident et spasmodique de femmes dont les forces, enfin, étaient à bout. Des gens eurent peur. Des visages blêmirent. Des voix nombreuses crièrent : « Assez ! Assez ! »

 

Mais il était plus facile de lâcher les bêtes que de les chasser de l’arène. Toutefois César avait trouvé, pour nettoyer la piste, un moyen qui devait être en même temps un divertissement pour le peuple. Dans tous les passages, entre les bancs, se glissèrent des groupes de nègres de Numidie, avec des pendants d’oreilles et des plumes dans les cheveux. La populace, devinant ce qui allait suivre, les salua par des cris de joie. Les Numides s’approchèrent du pourtour et, posant des flèches sur les cordes tendues, se mirent à cribler les bandes de fauves. En effet, le spectacle était nouveau. Les corps d’ébène aux formes souples se cambraient en arrière, bandant les arcs sans relâche et décochant flèches sur flèches. Le ronflement des cordes et le sifflement des traits empennés se mêlaient au hurlement des bêtes et aux cris d’admiration des assistants. Les loups, les panthères, les ours, et ce qui restait encore d’hommes vivants, tombaient côte à côte. Çà et là un lion, mordu au flanc par un dard, tournait brusquement sa gueule ridée pour saisir et broyer le bois. D’autres gémissaient de douleur. Les menues bêtes, en une panique effroyable, galopaient aveuglément par l’arène, ou bien se brisaient la tête contre les barreaux. Cependant, les flèches sifflaient sans trêve, et bientôt tout ce qui vivait s’affaissa dans les derniers spasmes de l’agonie.

 

Alors l’arène fut envahie par des centaines d’esclaves armés de bêches, de pelles, de balais, de brouettes, de paniers pour ramasser, et emporter les intestins, ainsi que de sacs remplis de sable. Bientôt toute la piste grouilla de leur activité fiévreuse. En un instant on eut enlevé les cadavres, nettoyé le sang et les excréments, hersé, ratissé, et couvert l’arène d’une épaisse couche de sable sec. Puis des amours vinrent y semer des pétales de roses et de lis. On ralluma les brûle-parfums et l’on retira le velarium, car le soleil était déjà sensiblement descendu.

 

La foule, étonnée, se demandait quel spectacle l’attendait encore ce jour-là.

 

En effet, nul n’était préparé à celui qui suivit : César, qui depuis un certain temps avait quitté le podium, apparut soudain sur l’arène fleurie, vêtu de pourpre et couronné d’or. Douze chanteurs, portant des cithares, le suivaient. Lui, un luth d’argent à la main, s’avança d’un pas solennel jusqu’au centre, salua à plusieurs reprises, et leva les yeux au ciel. Un moment il resta ainsi, semblant attendre l’inspiration.

 

Puis, frappant les cordes, il commença :

 

 

Ô rayonnant fils de Latone,

Roi de Ténède, de Chios et de Chryse,

Qui sous ton égide avais pris

Ilion, la ville sacrée.

Pourquoi au courroux des Atrides l’as-tu livrée ?

Pourquoi as-tu souffert, ô Sminthée,

Que les autels sacrés,

Fumant éternellement en ton honneur,

Aient pu être arrosés du sang des Troyens ?…

Vers toi des vieillards élèvent leurs mains,

Ô Rayonnant à l’arc d’argent !

Vers toi des mères, du fond de leur cœur,

Envoient leurs larmes et leurs prières

Pour que tu aies pitié de leurs enfants :

Leur supplication eût touché de la pierre,

Mais toi, tu fus plus dur que la pierre,

Sminthée !… pour la douleur humaine !…

 

 

Peu à peu le chant devenait une élégie plaintive, emplie de douleur. Un silence religieux régnait dans le cirque, et un moment après, César, impressionné, reprit son chant :

 

 

Tu eusses pu, du son divin du phormynx,

Couvrir les larmes et les cris ;

Aujourd’hui encore les yeux

S’emplissent de larmes, ainsi que les fleurs de rosée,

Aux tristes accords de ce chant

Qui fait renaître les cendres et la poussière.

Au jour de l’incendie, du désastre et de la ruine,

Où étais-tu, Sminthée ?…

 

 

La voix de Néron trembla, et dans ses yeux perlèrent des larmes. Les cils des vestales s’humectèrent de même ; le peuple qui écoutait, muet, éclata soudain en une tempête d’applaudissements.

 

Cependant, par les vomitoires ouverts pour aérer l’amphithéâtre, parvenait du dehors le grincement des tombereaux où l’on déposait les restes sanglants des chrétiens, des hommes, des femmes et des enfants, pour les transporter vers les horribles fosses communes.

 

Et l’Apôtre Pierre, prenant à deux mains sa tête blanche et tremblante, s’écria en son âme :

 

« Seigneur ! Seigneur ! À quel homme as-Tu confié l’empire du monde ? Et pourquoi veux-Tu que Ta Cité soit créée en cette ville ? »

 

Chapitre LVII.

Le soleil avait décliné vers le couchant et semblait se liquéfier dans les irradiations du soir. Le spectacle avait pris fin. La foule quittait l’amphithéâtre et, par les vomitoires, s’écoulait sur la place. Seuls, les augustans retardaient leur départ pour laisser passer tout ce flot humain. Ils quittèrent leur place et se massèrent autour du podium, où César, espérant des éloges, apparut de nouveau. Bien que les spectateurs ne lui eussent point marchandé les acclamations, il n’était point satisfait, car il avait compté sur un enthousiasme indescriptible atteignant la démence. En vain, à présent, on l’exaltait bruyamment ; en vain les vestales baisaient ses mains divines ; en vain Rubria penchait sa tête rousse jusqu’à lui frôler la poitrine : il n’était pas satisfait et ne savait pas le dissimuler. Le silence de Pétrone l’inquiétait. Un mot de lui, élogieux, qui eût avec justesse mis en relief les beautés de son hymne, eût en ce moment fait grand bien à Néron. Enfin, n’y tenant plus, il fit signe à Pétrone, et quand celui-ci fut sur le podium, Néron lui dit :

 

– Parle…

 

– Je me tais, – répondit froidement Pétrone, – parce que je ne parviens pas à trouver une parole. Tu t’es surpassé.

 

– Il me semble aussi ; pourtant ce peuple…

 

– Peux-tu exiger de ces plébéiens qu’ils soient connaisseurs en poésie ?

 

– Alors, toi aussi, tu as remarqué qu’on ne m’a pas remercié comme je le méritais ?

 

– Tu as mal choisi le moment.

 

– Pourquoi ?

 

– Quand l’odeur du sang vous étouffe, on ne peut écouter avec attention.

 

Néron crispa ses poings et s’écria :

 

– Ah ! ces chrétiens ! Ils ont brûlé Rome, et ils s’en prennent à moi, maintenant. Quelles tortures pourrais-je bien encore inventer pour eux ?

 

Pétrone s’aperçut qu’il n’était pas dans la bonne voie et que ses paroles produisaient une impression tout autre que celle qu’il voulait faire naître ; et, désireux de ramener l’attention de César, il se pencha vers lui et chuchota :

 

– Ton hymne est merveilleux ; mais permets-moi une observation : dans le quatrième vers de la strophe trois, le rythme n’est point sans défaillance.

 

Néron, comme pris en flagrant délit d’infamie, s’empourpra de honte, jeta autour de lui un regard terrifié, et répliqua en balbutiant :

 

– Tu remarques tout, toi !… Je sais !… Je changerai !… Mais nul autre ne l’a remarqué, n’est-ce pas ? Quant à toi, je t’en conjure par les dieux, n’en dis rien à personne… si… si tu tiens à la vie.

 

Pétrone fronça les sourcils, et comme si, tout à coup, il se laissait aller à son ennui et à sa lassitude :

 

– Divin, tu peux me condamner à la mort, si je te gêne ; mais, ne m’en menace pas, de grâce, car les dieux savent si j’en ai peur.

 

Ce disant, il planta son regard dans les yeux de César.

 

– Ne te fâche pas !… Tu sais que je t’aime.

 

« Mauvais signe ! » – pensa Pétrone.

 

– Je voulais, aujourd’hui, vous inviter à un festin, – reprit Néron, – mais je préfère m’enfermer et ciseler ce vers maudit de la troisième strophe. D’autres que toi ont pu relever cette erreur : Sénèque, peut-être aussi Secundus Carinas… Mais, je vais me débarrasser d’eux sur-le-champ.

 

Il appela Sénèque et lui déclara qu’il l’envoyait avec Acratus et Secundus Carinas dans toutes les provinces d’Italie et d’ailleurs, pour y recueillir l’argent des villes, des villages et des temples fameux. Mais Sénèque, comprenant qu’on lui confiait là une besogne de pillard, de sacrilège et de bandit, refusa sans hésiter.

 

– Je dois partir pour la campagne, seigneur, – dit-il, – afin d’y attendre la mort ; je suis vieux et mes nerfs sont malades.

 

Les nerfs ibériens de Sénèque, plus résistants que ceux de Chilon, n’étaient peut-être pas malades ; mais sa santé était précaire ; il semblait une ombre et, ces derniers temps, sa tête avait complètement blanchi.

 

Néron lui jeta un coup d’œil et songea qu’en effet il n’aurait sans doute pas à attendre trop longtemps ; puis :

 

– Je ne veux point t’exposer à un voyage, si tu es malade ; mais, en raison de l’amour que j’ai pour toi, je désire t’avoir sous la main. Ainsi, au lieu de partir pour la campagne, tu vas t’enfermer dans ta maison et tu ne la quitteras plus.

 

Puis, il se mit à rire et poursuivit :

 

– Envoyer Acratus et Carinas seuls, c’est comme si j’envoyais des loups me chercher des moutons. Qui pourrais-je bien leur adjoindre comme chef ?

 

– Moi, seigneur, – dit Domitius Afer.

 

– Non ! Je ne veux point attirer sur Rome le courroux de Mercure, qui serait jaloux de vos friponneries. Il me faudrait quelque stoïcien, comme Sénèque, ou bien comme mon nouvel ami, le philosophe Chilon. Il se retourna et demanda :

 

– Où donc est-il passé, Chilon ?

 

Celui-ci, revenu à lui au grand air, était rentré dans l’amphithéâtre pour l’hymne de César. Il s’approcha :

 

– Me voici, ô fruit rayonnant du Soleil et de la Lune ! J’étais malade, mais ton chant m’a guéri.

 

– Je t’enverrai en Achaïe, – lui dit Néron. – Tu dois savoir, à un sesterce près, les ressources de ses temples.

 

– Fais cela, Zeus ! Les dieux t’offriront un tribut comme jamais ils n’en ont offert à personne.

 

– Oui…, mais je ne puis pourtant te priver de la vue des jeux.

 

– Ô Baal ! – fit Chilon.

 

Les augustans, contents de voir s’améliorer l’humeur de César, se prirent à rire.

 

– Non, seigneur ! Ne prive point de la vue des jeux ce Grec si courageux !

 

– Mais daigne me priver, seigneur, de la vue de ces braillards, de ces oies du Capitole, dont tous les cerveaux réunis n’empliraient pas le godet d’un gland, – répliqua Chilon. – Ô premier-né d’Apollon ! je suis en train de composer en ton honneur un hymne grec, et je voudrais passer quelques jours dans le temple des Muses, afin d’implorer d’elles l’inspiration.

 

– Non pas ! – s’écria César. – C’est un faux-fuyant pour esquiver les jeux prochains ! Non, non !

 

– Seigneur, je te jure que j’écris un hymne !

 

– Alors, tu l’écriras de nuit. Demande à Diane de l’inspirer ; en somme, elle est la sœur d’Apollon.

 

Chilon baissa la tête, en lançant des regards furibonds aux augustans hilares, tandis que César, tourné vers Sénécion et Suilius Nérulin, disait :

 

– Figurez-vous qu’une moitié seulement des chrétiens réservés pour aujourd’hui a pu être expédiée !

 

Le vieil Aquilus Regulus, très expert dans les choses du cirque, réfléchit un instant et dit :

 

– Les spectacles où figurent des gens sans armes et sans art durent presque aussi longtemps et sont moins intéressants.

 

– Je leur ferai donner des armes, – dit Néron.

 

Mais le superstitieux Vestinus s’éveilla soudain de ses réflexions, et dit d’une voix mystérieuse :

 

– Avez-vous remarqué qu’ils voient quelque chose au moment de mourir ? Ils regardent le ciel et semblent mourir sans souffrance. Je suis persuadé qu’ils voient quelque chose…

 

Ce disant, il leva les yeux vers l’ouverture de l’amphithéâtre où déjà la nuit commençait de tendre son velarium semé d’étoiles. Mais les autres lui répondirent par des rires et des hypothèses facétieuses sur ce que les chrétiens pouvaient bien voir à l’heure de la mort. Cependant, César fit un signe aux esclaves qui portaient les torches et quitta le cirque, suivi des vestales, des sénateurs, des dignitaires et des augustans.

 

La nuit était lumineuse et tiède. Devant le cirque stationnait encore une foule curieuse d’assister au départ de Néron, mais qui paraissait muette et sombre. Des applaudissements s’élevèrent, brusquement éteints.

 

Du spoliaire sortaient toujours des chariots grinçants chargés des restes ensanglantés des chrétiens.

 

Pétrone et Vinicius firent le trajet en silence. À proximité de la villa, Pétrone demanda :

 

– As-tu réfléchi à ce que je t’ai dit ?

 

– Oui, – répondit Vinicius.

 

– Comprends-tu que c’est maintenant, pour moi aussi, une chose de la plus haute importance ? Il faut que je la délivre, malgré César et Tigellin. C’est comme une lutte où je m’obstine à vaincre. C’est comme un jeu où je veux gagner, fût-ce au prix de ma propre vie… Cette journée n’a fait que raffermir mes intentions.

 

– Le Christ te le rendra !

 

– Tu verras.

 

Tandis qu’ils devisaient ainsi, la litière s’arrêta devant la villa ; ils descendirent. Aussitôt s’approcha d’eux une sombre silhouette qui demanda :

 

– Est-ce toi, noble Vinicius ?

 

– Oui, – répondit le tribun, – que me veux-tu ?

 

– Je suis Nazaire, le fils de Myriam. Je viens de la prison et je t’apporte des nouvelles de Lygie.

 

Vinicius s’appuya sur son épaule et se mit à le regarder dans les yeux, à la lueur des torches, sans pouvoir prononcer un mot. Mais Nazaire devina la question qui mourait sur ses lèvres.

 

– Elle vit. Ursus m’envoie auprès de toi, seigneur, pour te dire que, dans sa fièvre, elle prie le Seigneur, et répète ton nom.

 

– Gloire au Christ ! – s’écria Vinicius. – Il a le pouvoir de me la rendre.

 

Et il conduisit Nazaire dans la bibliothèque, où Pétrone les rejoignit bientôt pour entendre ce qu’ils se diraient.

 

– La maladie l’a sauvée de l’outrage, – disait le jeune homme, – car les bourreaux ont peur. Ursus et le médecin Glaucos veillent jour et nuit près d’elle.

 

– Les gardiens sont restés les mêmes ?

 

– Oui, seigneur, et elle est dans leur chambre. Nos frères qui étaient dans la prison souterraine sont tous morts, de fièvre ou d’asphyxie.

 

– Qui es-tu ? – demanda Pétrone.

 

– Le noble Vinicius me connaît. Je suis le fils de la veuve chez qui a habité Lygie.

 

– Et tu es chrétien ?

 

Le jeune garçon jeta vers Vinicius un regard embarrassé, mais, le voyant en prière, il leva la tête et répondit :

 

– Oui !

 

– De quelle façon peut-on entrer dans la prison ?

 

– Je me suis fait embaucher, seigneur, pour enlever les cadavres ; je l’ai fait dans le désir de venir en aide à mes frères et de leur procurer des nouvelles.

 

Pétrone examina avec plus d’attention le joli visage du jeune garçon, ses yeux bleus, ses cheveux noirs et crépus, et lui demanda :

 

– De quel pays es-tu, mon garçon ?

 

– Je suis galiléen, seigneur.

 

– Voudrais-tu que Lygie fût libre ?

 

Le jeune homme leva les yeux au ciel :

 

– Oui, si même je devais mourir ensuite.

 

Mais Vinicius, qui avait fini de prier, intervint :

 

– Dis aux gardiens de la mettre dans un cercueil, comme si elle était morte. Trouve des gens qui t’aideront à l’enlever pendant la nuit. À proximité des Fosses Puantes, vous rencontrerez des hommes avec une litière ; vous leur livrerez le cercueil. Tu promettras de ma part aux gardiens tout l’or que chacun d’eux pourra emporter dans son manteau.

 

Tandis qu’il parlait, son visage avait perdu son habituelle expression de torpeur ; en lui se réveillait le soldat, et l’espoir lui rendait son énergie d’antan.

 

Nazaire rougit de joie, leva les mains et s’écria :

 

– Que le Christ lui rende la santé, car elle sera libre !

 

– Crois-tu que les gardiens consentiront ? – demanda Pétrone.

 

– Eh ! seigneur, pourvu qu’ils soient sûrs de ne pas être châtiés.

 

– Oui, – ajouta Vinicius, – les gardiens consentaient déjà à sa fuite ; ils admettront plus facilement encore qu’on l’enlève comme une morte.

 

– Il y a un homme, il est vrai, – dit Nazaire, – qui contrôle avec un fer rouge si les corps que nous emportons sont vraiment des cadavres. Mais quelques sesterces suffiront pour qu’il ne touche pas du fer le visage. Pour une pièce d’or, il touchera le cercueil, non le corps.

 

– Dis-lui qu’il aura une bourse de pièces d’or, – dit Pétrone. – Mais sauras-tu choisir des hommes sûrs ?

 

– Je saurai en trouver qui, pour de l’argent, vendraient leurs femmes et leurs enfants.

 

– Et où les trouveras-tu ?

 

– Dans la prison même, ou en ville. Une fois corrompus, les gardiens laisseront entrer qui l’on voudra.

 

– En ce cas, tu m’emmèneras parmi tes hommes, – dit Vinicius.

 

Mais Pétrone s’y opposa formellement. Les prétoriens pourraient le reconnaître et tout serait perdu.

 

– Ni dans la prison, ni auprès des Fosses Puantes ! – disait Pétrone. – Il faut que tous, César et Tigellin surtout, soient persuadés qu’elle est morte ; sinon ils ordonneraient des recherches immédiates. Nous ne pouvons détourner les soupçons qu’en la faisant emporter aux Monts Albains, ou même plus loin, en Sicile, tandis que nous resterons à Rome. Dans une semaine ou deux, tu tomberas malade et tu feras venir le médecin de Néron, qui te prescrira la montagne. Alors vous vous retrouverez et ensuite…

 

Ici, il réfléchit un instant et, avec un geste évasif, il conclut :

 

– Ensuite, peut-être que les temps auront changé…

 

– Que le Christ ait pitié d’elle ! – dit Vinicius. – Tu parles de la Sicile, alors qu’elle est malade et peut mourir.

 

– Nous la cacherons d’abord plus près. Le grand air la guérira. Ne possèdes-tu pas quelque part dans les montagnes un fermier en qui tu puisses avoir confiance ?

 

– Oui ! J’en ai un, – répondit Vinicius. – Sur les hauteurs voisines de Coriola j’ai un homme sûr qui m’a porté dans ses bras tout enfant et qui m’est resté dévoué.

 

Pétrone lui tendit les tablettes.

 

– Écris-lui de venir demain. J’enverrai sur-le-champ un courrier.

 

Disant cela, Pétrone appela l’atriensis et lui donna les ordres nécessaires. Quelques instants plus tard, un esclave à cheval partait pour Coriola.

 

– Je voudrais qu’Ursus pût l’accompagner en route… – dit Vinicius ; – je serais plus tranquille…

 

– Seigneur, – fit Nazaire, – c’est un homme d’une force surhumaine ; il brisera les barreaux et la suivra. Dans le mur, qui s’élève au-dessus du précipice, existe une lucarne près de laquelle il n’y a pas de garde. J’apporterai une corde à Ursus, et il se chargera du reste.

 

– Par Hercule ! – s’écria Pétrone, – qu’il s’évade comme il l’entendra ; mais pas en même temps qu’elle, ni même deux ou trois jours après, car on le suivrait et l’on découvrirait la retraite de la jeune fille. Par Hercule ! vous voulez donc la perdre ! Je vous défends de lui parler de Coriola, ou bien je m’en lave les mains.

 

Tous deux reconnurent la justesse de ces observations, et Nazaire prit congé, promettant de revenir avant l’aube.

 

Il espérait pouvoir, cette nuit même, s’entendre avec les gardiens ; mais auparavant, il avait à voir sa mère qui, en ces temps dangereux, s’inquiétait continuellement de son sort. Pourtant il réfléchit et décida de ne pas chercher d’hommes en ville, mais de choisir et d’acheter l’un de ceux qui emportaient avec lui les cadavres de la prison.

 

Au moment de quitter Vinicius, Nazaire le prit à part et lui dit tout bas :

 

– Seigneur, je ne parlerai de nos projets à personne, pas même à ma mère ; mais l’Apôtre Pierre a promis de venir chez nous en sortant de l’amphithéâtre, et je veux tout lui confier.

 

– Tu peux parler à haute voix ici, – répondit Vinicius. – L’Apôtre Pierre était à l’amphithéâtre parmi les gens de Pétrone. D’ailleurs, je t’accompagne.

 

Il se fit donner un manteau d’esclave et ils sortirent.

 

Pétrone respira profondément.

 

« J’ai d’abord souhaité, – songea-t-il, – qu’elle mourût de cette fièvre, car cela eût été moins terrible pour Vinicius. À présent, je suis prêt à sacrifier à Esculape mon trépied d’or pour qu’elle se rétablisse… Eh ! Ahénobarbe, tu veux savourer le spectacle des tortures d’un amant ! Toi, Augusta, tu as d’abord été jalouse de la beauté de cette fille, et maintenant tu es prête à la dévorer toute crue parce que ton fils Rufius a péri ! Toi, Tigellin, tu veux la perdre pour me jouer un tour ! Nous allons voir ! Je vous dis, moi, que vos yeux ne la contempleront pas dans l’arène ; car, ou bien elle mourra de sa mort naturelle, ou bien je l’arracherai à vos gueules de chiens, sans même que vous le sachiez. Et plus tard, chaque fois que je vous regarderai, je me dirai : « Voilà les imbéciles qu’a bernés Pétrone !… »

 

Très satisfait de ces réflexions, il passa au triclinium et se mit à table avec Eunice. Pendant le souper, le lecteur leur déclama les idylles de Théocrite. Dehors, s’étaient rassemblés des nuages que le vent chassait du Soracte et une tempête soudaine succéda au calme de cette belle nuit d’été. De temps en temps, les grondements du tonnerre se répercutaient sur les sept collines. Eux, étendus côte à côte, savouraient le poète agreste qui disait l’amour des pâtres dans le dialecte musical des Doriens. Ensuite, l’esprit en repos, ils se préparèrent à goûter un paisible sommeil. Mais on annonça le retour de Vinicius et Pétrone se hâta au-devant de lui.

 

– Eh bien ! avez-vous convenu de quelque chose de nouveau ? Nazaire est-il déjà allé à la prison ?

 

– Oui, – répliqua le jeune homme, en passant la main sur ses cheveux arrosés par l’ondée, – Nazaire est allé se concerter avec les gardiens, et moi j’ai vu Pierre, qui m’a recommandé de prier et d’avoir confiance.

 

– C’est bien. Si tout réussit, ainsi que je l’espère, on pourra l’emporter dans la nuit de demain…

 

– Le fermier sera ici avec ses hommes au lever du jour.

 

– En effet, le trajet est court. À présent, repose-toi.

 

Mais Vinicius s’agenouilla dans son cubicule et se mit à prier.

 

Avant l’aurore, le fermier Niger arriva de Coriola. Par précaution, il avait laissé dans une auberge de Suburre, avec les mulets et la litière, les quatre esclaves de confiance qu’il avait choisis parmi les Bretons.

 

Vinicius, qui avait veillé toute la nuit, alla au-devant de lui. Et Niger s’émut à la vue de son maître, lui baisa les mains et les yeux, disant :

 

– Es-tu malade, maître chéri, ou bien les chagrins ont-ils sucé le sang de ton visage ? J’ai eu de la peine à te reconnaître d’abord.

 

Vinicius l’emmena sous le xyste intérieur et, là, lui confia le secret.

 

Niger l’écoutait avec recueillement, et sur son visage rude et hâlé se peignit une vive émotion, qu’il ne cherchait même pas à dissimuler.

 

– Alors, elle est chrétienne ? – s’écria-t-il.

 

En même temps, il scrutait Vinicius du regard, et celui-ci, devinant la question contenue dans ce regard, répondit :

 

– Moi aussi, je suis chrétien.

 

Des larmes brillèrent dans les yeux de Niger. Après un silence, il leva les bras au ciel et s’écria :

 

– Merci, ô Christ, d’avoir ôté le voile de ces yeux qui me sont les plus chers au monde !

 

Il entoura de ses bras la tête de Vinicius et, pleurant de joie, le baisa au front.

 

Pétrone entra, amenant Nazaire.

 

– Bonnes nouvelles ! – cria-t-il de loin.

 

En effet, les nouvelles étaient bonnes. D’abord, le médecin Glaucos se portait garant de la vie de Lygie, bien qu’elle fût atteinte de cette même fièvre des prisons dont mouraient chaque jour des centaines de gens, au tullianum et ailleurs. Quant aux gardiens et à l’homme qui contrôlait la mort avec son fer rouge, on les avait achetés, ainsi qu’un aide nommé Attys.

 

– Nous avons percé des trous dans le cercueil pour qu’elle puisse respirer, – disait Nazaire. – Le seul danger serait qu’elle poussât un gémissement ou dit un mot quand nous passerons à côté des prétoriens. Mais elle est bien faible et reste depuis ce matin les yeux fermés. D’ailleurs Glaucos lui donnera un soporatif qu’il composera lui-même avec des drogues que je lui ai apportées. Le couvercle du cercueil ne sera pas cloué. Vous le soulèverez facilement et vous emporterez la malade dans votre litière, tandis que nous mettrons dans le cercueil un sac de sable que vous tiendrez tout prêt.

 

À ces paroles, Vinicius devint blanc comme un linge ; mais il écoutait avec une attention si aigué qu’il semblait deviner à l’avance ce que Nazaire allait dire.

 

– Va-t-on emporter d’autres cadavres de la prison ? – demanda Pétrone.

 

– Il est mort cette nuit une vingtaine de personnes et, d’ici ce soir, il en mourra encore quelques-unes, – répondit Nazaire. Nous serons forcés de suivre le convoi, mais nous ralentirons afin de rester en arrière. Au premier coin de rue, mon compagnon se mettra à boiter. De la sorte, on nous distancera. Vous, attendez-nous aux abords du petit temple de Libitine. Dieu veuille que la nuit soit sombre.

 

– Dieu avisera, – dit Niger. – Hier, la soirée était claire, et soudain un orage a éclaté. Aujourd’hui, le ciel est beau aussi, mais l’air est étouffant. Toutes les nuits, maintenant, il y aura des pluies et des orages.

 

– Vous irez sans lumières ? – demanda Vinicius.

 

– Ceux qui marchent devant ont seuls des torches. En tout cas, postez-vous aux abords du temple de Libitine dès qu’il fera sombre, bien que nous n’enlevions d’habitude les cadavres qu’un peu avant minuit.

 

Ils se turent. On n’entendait que la respiration précipitée de Vinicius.

 

Pétrone se tourna vers lui :

 

– J’ai dit hier que mieux valait rester tous deux à la maison. À présent, je vois qu’il me sera à moi-même impossible de tenir en place…

 

Au fait, s’il se fût agi d’une évasion, la plus grande prudence eût été de règle ; mais, puisqu’on devait emporter Lygie comme une morte, l’idée ne pouvait venir à personne de soupçonner cette supercherie.

 

– Oui ! oui ! – s’écria Vinicius. – Il faut que je sois là. Je la retirerai moi-même du cercueil…

 

– Une fois dans ma maison, à Coriola, je réponds d’elle, – dit Niger.

 

On s’en tint là. Niger se rendit à l’auberge, auprès de ses hommes. Nazaire retourna à la prison, avec un sac d’or sous sa tunique. Pour Vinicius commença un jour plein d’inquiétude, d’anxiété, d’attente et de fièvre.

 

– L’affaire doit réussir, – lui disait Pétrone. – Il était impossible de la mieux combiner. Toi, tu vas être forcé de feindre la désolation et de porter une toge sombre ; mais garde-toi de manquer le cirque. Qu’on te voie… Tout est si bien préparé qu’il ne saurait y avoir de mécompte. Au fait, es-tu parfaitement sûr de ton fermier ?

 

– Il est chrétien, – répondit Vinicius.

 

Pétrone le regarda avec étonnement, puis haussa les épaules et dit, comme se parlant à lui-même :

 

– Par Pollux ! comme cela se répand malgré tout, et s’enracine dans les âmes !… Si une pareille terreur menaçait d’autres gens, ils renieraient sur l’heure tous les dieux, romains, grecs et égyptiens. C’est extraordinaire… Par Pollux ! si je croyais que quelque chose au monde pût encore dépendre de nos dieux, je leur promettrais à chacun six taureaux blancs, et douze à Jupiter Capitolin… Mais toi aussi, avec ton Christ, ne ménage pas les promesses…

 

– Je lui ai donné mon âme, – répondit Vinicius.

 

Ils se quittèrent. Pétrone rentra dans son cubicule, tandis que Vinicius se rendait sur le versant de la Colline Vaticane, dans la cabane du carrier, où il avait reçu le baptême des mains de l’Apôtre. Il lui semblait que, là, le Christ l’entendrait mieux que partout ailleurs ; et il s’y jeta à terre, mettant toute la puissance de son âme douloureuse dans sa supplication vers la clémence divine. Il s’abîma si complètement dans sa prière qu’il oublia où il se trouvait et ce qui se passait autour de lui.

 

L’après-midi seulement il fut éveillé par les trompes du Cirque de Néron. Il sortit et regarda autour de lui, comme s’il venait de dormir. La chaleur était suffocante. Le silence, troublé de loin en loin par le son des cuivres, était bercé du crissement ininterrompu des cigales. Il faisait lourd. Au-dessus de la ville, le ciel était bleu encore, mais du côté des Monts Sabins, très bas sur l’horizon, s’amoncelaient des nuages sombres.

 

Vinicius rentra chez lui. Pétrone l’attendait dans l’atrium.

 

– J’ai été au Palatin, – fit celui-ci. – Je m’y suis montré à dessein et j’ai même fait une partie d’osselets. Ce soir, il y a un festin chez Anicius ; j’ai annoncé que nous viendrions, mais après minuit, car auparavant il me fallait un peu de sommeil. J’irai, en effet, et tu feras bien d’y paraître aussi.

 

– Pas de nouvelles de Niger ou de Nazaire ? – questionna Vinicius.

 

– Non ; nous ne les verrons qu’à minuit.

 

– As-tu remarqué que l’orage commence ?

 

– Oui. Demain, il doit y avoir une exhibition de chrétiens crucifiés. Peut-être que la pluie l’empêchera.

 

Puis, il s’approcha de Vinicius et lui toucha le bras :

 

– Tu ne la verras pas sur la croix, mais à Coriola. Par Castor ! je ne céderais pas pour toutes les gemmes de Rome le moment où nous la délivrerons. La soirée s’avance…

 

En effet, le soir approchait et l’obscurité commençait, avant l’heure, à envelopper la ville, en raison des nuages qui couvraient tout le ciel. La nuit venue, il tomba une forte averse qui s’évapora sur les pierres embrasées par toute une journée de chaleur et emplit les rues de buée. Puis il y eut des alternatives de calme et de brusques ondées.

 

– Hâtons-nous, – dit Vinicius, – il se pourrait qu’ils emportassent plus tôt les cadavres à cause de l’orage.

 

– Il est temps, – répondit Pétrone.

 

Ils prirent des manteaux gaulois à capuchon et sortirent par la porte du jardin. Pétrone s’était armé d’un court coutelas romain appelé sica, dont il se munissait toujours pour ses expéditions nocturnes. L’orage avait fait le vide dans les rues. Par instants, un éclair illuminait de clartés crues les murs des maisons récemment construites ou en construction, et les dalles humides qui pavaient les voies : à cette lueur, et après un assez long trajet, ils aperçurent enfin le tertre surmonté du temple minuscule de Libitine et, au pied, un groupe de mulets et de chevaux.

 

– Niger ! – appela tout bas Vinicius.

 

– Je suis là, seigneur, – répondit une voix dans la pluie.

 

– Tout est-il prêt ?

 

– Tout est prêt, maître chéri. Nous sommes ici depuis l’entrée de la nuit. Mais abritez-vous sous le remblai, car vous allez être trempés. Quel orage ! Je crois qu’il y aura de la grêle.

 

En effet, des grêlons tombèrent bientôt, d’abord menus, puis de plus en plus gros. Aussitôt, le temps se rafraîchit.

 

Eux, garantis par le tertre du vent et du choc des grêlons, causaient en étouffant leurs voix :

 

– Si même on nous apercevait, – disait Niger, – personne n’aurait de soupçons, car nous avons l’air de gens qui attendent la fin de l’orage. Mais j’ai peur qu’on ne remette à demain le transport des cadavres.

 

– La grêle ne tombera pas longtemps, – dit Pétrone. – D’ailleurs, s’il le faut, nous resterons là jusqu’à l’aube.

 

Et ils attendirent, l’oreille aux aguets à chaque bruit de pas lointain. La grêle avait cessé, mais une forte ondée lui avait succédé. Par instants, le vent s’élevait, apportant des Fosses Puantes l’affreuse odeur des cadavres en décomposition, que l’on enterrait presque à fleur de terre.

 

Niger dit soudain :

 

– Je vois une lueur à travers le brouillard…, une…, deux…, trois… Ce sont des torches.

 

Il se tourna vers les hommes :

 

– Veillez à ce que les mules ne s’effraient pas !

 

– Ils viennent, – dit Pétrone.

 

En effet, les lumières devenaient plus vives. On put distinguer les flammes des torches qui vacillaient au souffle du vent.

 

Niger se signa et se mit à prier. À la hauteur du temple, le lugubre convoi s’arrêta. Pétrone, Vinicius et le fermier, inquiets, se serrèrent en silence contre le tertre. Mais les porteurs n’avaient fait halte que pour se couvrir d’un linge le visage et la bouche et se garantir ainsi de la puanteur qui, aux abords du charnier, était abominable ; bientôt ils reprirent les brancards et poursuivirent leur chemin.

 

Un seul cercueil s’arrêta en face du petit temple.

 

Vinicius s’élança, suivi de Pétrone, de Niger et des deux esclaves bretons avec la litière. Mais ils n’avaient pas eu le temps de s’approcher que, dans l’obscurité, s’était élevée la voix douloureuse de Nazaire :

 

– Seigneur, on l’a transférée avec Ursus dans la prison Esquiline… Nous portons un autre corps ! On l’a emmenée avant minuit !

 

 

En rentrant chez lui, Pétrone était sombre comme l’orage, et il n’essayait même pas de consoler Vinicius. Il comprenait l’inutilité de songer à faire évader Lygie des caveaux esquilins. Il devinait qu’on l’avait transférée là afin qu’elle ne mourût point de la fièvre et n’échappât point à l’arène qui lui était destinée. Cela voulait dire aussi qu’on la surveillait avec plus de précaution que les autres.

 

Pétrone s’apitoyait de tout son cœur sur elle et sur Vinicius ; et il songeait aussi que, pour la première fois, il était vaincu dans la lutte qu’il avait entreprise.

 

« La Fortune m’abandonne, – se disait-il. – Mais les dieux se trompent s’ils s’imaginent que je consentirai à mener une vie comme la sienne, par exemple. »

 

Il tourna les yeux vers Vinicius qui le regardait, les prunelles dilatées.

 

– Qu’as-tu ? Tu as la fièvre ? – demanda Pétrone.

 

Vinicius répondit d’une voix étrange, brisée et lente, comme celle d’un enfant malade :

 

– Moi, je crois que Lui peut me la rendre.

 

Au-dessus de la ville s’apaisaient les derniers grondements de l’orage.

 

Chapitre LVIII.

Une pluie de trois jours, phénomène si exceptionnel à Rome qu’il se passait des périodes de plusieurs années sans qu’il eût lieu, et la grêle qui tombait, non seulement dans la journée et le soir, mais même la nuit, avaient interrompu les spectacles. Le peuple s’alarmait. On prédisait de mauvaises vendanges, et quand, un après-midi, sur le Capitole, la foudre fondit l’airain de la statue de Cérès, on ordonna des sacrifices dans le temple de Jupiter Salvator. Les prêtres de Cérès répandirent la nouvelle que la colère des dieux accablait la ville en raison des lenteurs apportées au châtiment des chrétiens. Le peuple alors exigea que, sans tenir compte du temps, on se hâtât de continuer les jeux ; et grande fut la joie quand enfin on annonça que dans trois jours les ludi matutini allaient reprendre.

 

D’ailleurs, le beau temps était revenu. De l’aube à la nuit, l’amphithéâtre s’emplit de milliers de spectateurs ; César lui-même arriva de bonne heure, suivi des vestales de sa cour.

 

Le spectacle devait commencer par un combat entre chrétiens, qu’on avait équipés en gladiateurs et armés pour l’offensive et la défensive, comme des escrimeurs de profession. Mais on eut une déception. Les chrétiens abandonnèrent sur le sable filets, tridents, lances et glaives, et se mirent à s’embrasser, s’encourageant mutuellement aux souffrances et à la mort. Alors, les spectateurs éprouvèrent pour eux de la rancune et de l’indignation. Les uns les traitaient de lâches ; les autres prétendaient qu’ils fuyaient à dessein le combat, par haine du peuple et pour le priver de la joie que procure la vue du courage. De ce fait, César donna un ordre, et de vrais gladiateurs furent lancés sur eux et ils massacrèrent en un clin d’œil le troupeau agenouillé.

 

Les cadavres enlevés, commença une série de tableaux mythologiques imaginés par César. On vit Hercule mourir sur le Mont Œta dans des flammes réelles. En songeant que peut-être on avait assigné à Ursus le rôle d’Hercule, Vinicius frémit ; mais, évidemment, le tour du fidèle serviteur de Lygie n’était pas encore venu, car c’était un autre chrétien que consumait le bûcher. En revanche Chilon, que César n’avait point affranchi de l’obligation d’assister à la fête, vit dans le tableau suivant des gens qu’il connaissait. On représentait la mort de Dédale[16] et d’Icare. Le rôle de Dédale avait été donné à Euricius, ce vieillard qui naguère avait révélé à Chilon le signe du poisson, tandis que, dans le rôle d’Icare, paraissait Quartus, fils d’Euricius. Tous les deux furent hissés au moyen d’un appareil spécial pour être ensuite précipités d’une hauteur énorme : le jeune Quartus tomba si près de l’estrade impériale qu’il éclaboussa de son sang les ornements extérieurs, et même le rebord de pourpre. Chilon, ayant fermé les yeux, ne vit point la chute ; mais il entendit le choc sourd du corps, et quand, un moment après, il aperçut du sang près de lui, il faillit de nouveau s’évanouir.

 

Mais les tableaux se succédaient rapidement. Les infâmes tortures des vierges, que souillaient des gladiateurs vêtus de peaux de bêtes, mirent en joie le cœur de la foule. On vit ainsi les prêtresses de Cybèle et de Cérès ; et les Danaïdes, et Dircé, et Pasiphaé ; enfin, des fillettes impubères furent écartelées par des chevaux indomptés. Le peuple applaudissait les inventions toujours neuves de César. Lui, glorieux de son œuvre et fier des acclamations prodiguées, n’ôtait plus l’émeraude de son œil et contemplait les corps blancs, déchirés par le fer, ainsi que les derniers spasmes des victimes.

 

Ce furent ensuite des tableaux tirés des annales de la ville. Après les fillettes apparut sur la scène Mucius Scævola, dont le bras attaché sur le brasier d’un trépied remplissait d’une odeur écœurante tout l’amphithéâtre. Mais on avait affaire à un vrai Scævola. Il demeura debout, sans un gémissement ; les yeux au ciel, de ses lèvres bleuies il murmurait une prière. Quand il eût reçu le coup de grâce et qu’on eût traîné son cadavre au spoliaire, on annonça l’entracte ordinaire de midi.

 

En compagnie des vestales et des augustans, César quitta l’amphithéâtre et se rendit sous une immense tente cramoisie, où était préparé, pour lui et ses invités, un prandium somptueux. La foule suivit son exemple, tant pour dégourdir les membres ankylosés par une immobilité trop longue que pour s’attaquer aux mets que des esclaves, de la part de César, offraient en abondance. Les plus curieux, après avoir quitté leurs sièges, descendirent dans l’arène, et là, touchant du doigt le sable agglutiné par le sang, se mirent à disserter en connaisseurs sur ce qui s’était déjà passé et sur ce qui allait suivre. Mais bientôt eux-mêmes s’en allèrent pour ne point manquer le festin, et il ne resta là que quelques hommes retenus, non point par la curiosité, mais par la commisération pour les victimes prochaines, et qui se dissimulaient dans les passages et les bas-côtés. Pendant ce temps, des esclaves ratissaient l’arène et creusaient des trous dont la première rangée était à quelques pas seulement du podium de César. Du dehors venaient les rumeurs de la multitude, les cris et les applaudissements ; à l’intérieur, avec une hâte fébrile, on achevait les préparatifs des supplices nouveaux. Les cunicules s’ouvrirent et toutes leurs bouches vomirent sur l’arène des fournées de chrétiens entièrement nus portant des croix sur les épaules. Toute l’arène en fut remplie. Des vieillards s’avançaient, courbés sous le poids des poutres ; à côté d’eux marchaient des hommes dans la force de l’âge, des femmes aux cheveux dénoués dont elles s’efforçaient de couvrir leur nudité, des adolescents, jusqu’à des petits enfants. La plupart des victimes et des croix étaient couronnées de fleurs. La valetaille du cirque cinglait les infortunés à coups de fouet, les forçant à déposer leur croix en regard des trous déjà creusés et à se tenir à côté. Ainsi devaient mourir ceux qu’au premier jour des jeux on n’était point parvenu à livrer aux chiens et aux bêtes féroces. Les esclaves noirs étendaient les chrétiens sur les croix, puis leur clouaient les mains aux traverses avec zèle et entrain, afin que tout fût prêt pour le moment où les spectateurs regagneraient leurs places. L’amphithéâtre entier résonna du choc des marteaux, dont l’écho répercuté par les rangées de sièges se propagea jusqu’à l’espace qui entourait l’amphithéâtre et la tente où César recevait les vestales et ses amis. Ici, on buvait du vin, on se moquait de Chilon et l’on chuchotait des propos équivoques à l’oreille des vestales, tandis que sur l’arène on se hâtait : les clous s’enfonçaient dans les mains et dans les pieds des chrétiens, les pelles résonnaient et les cavités où se dressaient les croix se comblaient de terre.

 

Parmi les victimes toutes prêtes était Crispus. Les lions n’avaient point eu le temps de le déchirer et il avait été réservé pour la croix. Lui, disposé toujours à la mort, se réjouissait à la pensée qu’enfin son heure était venue. Sauf les reins, ceints d’une guirlande de lierre, son corps décharné était nu ; sur sa tête, on avait posé une couronne de roses. Ses yeux brillaient toujours de la même énergie irréductible et sous la couronne apparaissait le même visage fanatique et implacable. Son cœur n’avait point changé : ainsi que dans le cunicule, il menaçait de la colère divine ses frères cousus dans des peaux de bêtes ; à cette heure, au lieu de les consoler, il les menaçait :

 

– Remerciez le Sauveur ! – clamait-il. – Il vous permet de mourir du supplice dont il est mort lui-même. Peut-être que pour cela une part de vos fautes vous sera pardonnée. Mais tremblez ! car justice sera faite, et il ne saurait y avoir un salaire égal pour les méchants et pour les bons.

 

Le choc des marteaux accompagnait ses paroles. L’arène se jalonnait de croix de plus en plus nombreuses. Crispus, tourné vers ceux qui se tenaient encore à côté de leurs croix, disait :

 

– Je vois les cieux ouverts ; je vois aussi l’enfer béant… Sais-je moi-même comment je rendrai compte au Seigneur de ma vie, malgré ma foi et malgré ma haine du mal ? Et ce n’est point la mort que je crains, mais la résurrection ; non pas le supplice, mais le jugement. Car le jour de la colère est venu…

 

Mais tout à coup, des bancs proches de l’arène s’éleva une voix calme et solennelle :

 

– Non point le jour de la colère, mais celui de la miséricorde, le jour du salut et du bonheur ; en vérité, je vous le dis, Christ vous accueillera, vous consolera et vous fera asseoir à sa droite. Ayez foi, car voici que le ciel s’ouvre pour vous.

 

À ces paroles, tous les regards se tournèrent vers les bancs ; ceux qui étaient déjà en croix levèrent des têtes pâles et torturées pour regarder celui qui parlait.

 

Et lui, s’approcha jusqu’à la cloison qui limitait l’arène et se mit à les bénir du signe de la croix.

 

Crispus, comme pour le foudroyer de son blâme, tendit un bras qu’il baissa aussitôt, dès qu’il l’eut reconnu ; ses genoux ployèrent et sa bouche murmura :

 

– L’Apôtre Paul !…

 

Au grand étonnement de la valetaille, tous ceux qu’on n’avait pas encore eu le temps de crucifier se mirent à genoux. Paul de Tarse se tourna vers Crispus et dit :

 

– Ne les menace point, Crispus, car aujourd’hui même ils seront avec toi dans le Paradis. Comment peux-tu croire qu’ils seront damnés ? Qui donc les damnerait ? Dieu les damnera-t-il, Lui qui pour leur rachat a donné Son fils ? Christ les damnera-t-il, qui est mort pour leur rédemption comme ils meurent aujourd’hui en Son nom ? Comment damnerait-il, Celui qui chérit ? Qui donc accuserait les élus du Seigneur ? Qui donc dirait de leur sang : « Il est maudit ? »…

 

– Seigneur, j’ai haï le mal, – dit le vieux prêtre.

 

– Au-dessus de la haine du mal, Christ a mis l’amour des hommes. Car Sa religion est amour et non haine…

 

– J’ai péché à l’heure de la mort, – fit Crispus en se frappant la poitrine.

 

Un gardien s’approcha de l’Apôtre et lui demanda :

 

– Qui es-tu, toi qui oses parler aux condamnés ?

 

– Un citoyen romain, – répliqua Paul impassible.

 

Puis, se tournant vers Crispus :

 

– Aie confiance, car ce jour est celui de la miséricorde, et meurs en paix, serviteur de Dieu !

 

Deux nègres s’approchèrent de Crispus afin de l’étendre sur sa croix. Il regarda encore une fois autour de lui et s’écria :

 

– Frères, priez pour moi !

 

Son visage n’était plus implacable ; ses traits de pierre exprimaient à présent le calme et la douceur. Il facilita aux bourreaux leur tâche en étendant lui-même ses bras sur la traverse, et, les yeux droit au ciel, se mit à prier avec ardeur. Il semblait ne rien sentir ; quand les clous s’enfoncèrent dans ses mains, il n’eut pas une secousse, nulle ride douloureuse ne lui barra la face : il priait, tandis qu’on clouait ses pieds, qu’on érigeait la croix et qu’on piétinait la terre à l’entour. Seulement, quand la foule, avec des rires et des clameurs, rentra dans l’amphithéâtre, le vieillard fronça les sourcils, comme indigné que la plèbe impie troublât le calme, la paix, la douceur de sa mort.

 

Quand on eut achevé de dresser toutes les croix, le cirque semblait planté d’une forêt où sur chaque arbre pendait un homme crucifié. Les traverses et les têtes des martyrs s’illuminaient de soleil, l’arène était sillonnée d’ombres épaisses enchevêtrées en une claie noirâtre, çà et là dessinant des losanges de sable doré. Tout l’attrait du spectacle consistait à contempler la lente agonie des victimes. Jamais encore on n’avait vu tant de croix. L’arène en était tellement encombrée que les valets avaient peine à passer entre ces arbres. Le pourtour était principalement garni de femmes ; cependant Crispus, en sa qualité de chef, avait été planté presque en face du podium de César, sur une croix énorme, festonnée d’aubépine à sa base. Aucun des martyrs n’avait encore expiré, mais quelques-uns de ceux qui avaient été accrochés des premiers s’étaient évanouis. Personne ne gémissait, personne n’implorait la pitié. Les uns avaient la tête inclinée soit sur l’épaule, soit sur la poitrine, comme s’ils eussent été envahis par le sommeil ; d’autres semblaient méditer ; d’autres, les yeux au ciel, agitaient faiblement les lèvres. Devant cette effroyable forêt de gibets, ces corps crucifiés, dans ce morne silence, il y avait quelque chose de sinistre. Le peuple, repu, et qui, après le festin, avait réintégré l’amphithéâtre, se tut soudain ; il ne savait que penser, ni sur quelle croix arrêter ses regards. Même la nudité des formes féminines raidies et contractées n’agissait plus sur ses sens. On ne pariait pas, suivant la coutume, que tel mourrait plus vite que tel autre. César paraissait s’ennuyer : la tête détournée, le visage somnolent, il tourmentait son collier d’une main molle.

 

À ce moment, Crispus, pendu en face de lui, ouvrit les yeux et l’aperçut. Son visage eut de nouveau une expression si implacable, son regard s’alluma si terrible que les augustans se mirent à chuchoter entre eux en le désignant du doigt, et qu’enfin César lui-même tourna son attention vers lui et approcha lentement l’émeraude de son œil. Il y eut un silence. Tous les regards étaient fixés sur Crispus qui faisait des efforts pour arracher du bois sa main droite.

 

Puis, la poitrine du crucifié s’enfla, les côtes saillirent, et il cria :

 

– Matricide ! Malheur à toi !

 

Entendant cette accusation jetée à la face du maître de l’univers, devant la multitude, les augustans retinrent leur souffle. Chilon perdit connaissance. César tressaillit et laissa tomber son émeraude. Le peuple lui-même était oppressé, et la voix formidable de Crispus retentissait toujours dans l’amphithéâtre :

 

– Malheur à toi, assassin de ta mère et de ton frère ! Malheur à toi, Antéchrist ! L’abîme est ouvert sous tes pieds, la mort te tend les bras, et le tombeau te guette ! Malheur à toi, cadavre vivant, car tu mourras dans l’épouvante et tu seras damné pour l’éternité !…

 

Impuissant à arracher sa main clouée au bois, atrocement éployé, semblable à un squelette vivant, implacable comme le destin, il agitait sa barbe blanche au-dessus du podium impérial, secouant, éparpillant les pétales des roses qui le couronnaient.

 

– Malheur à toi ! assassin ! La mesure est comble ! Ton heure est proche !

 

Il fit un dernier effort : un instant il sembla qu’il allait délivrer sa main captive et la brandir vers César. Mais soudain ses bras s’allongèrent davantage, tout son corps s’affaissa, sa tête retomba sur sa poitrine, et il expira.

 

Dans la forêt de croix les crucifiés les plus faibles s’endormaient du dernier sommeil.

 

Chapitre LIX.

– Seigneur, – disait Chilon, – maintenant la mer est comme de l’huile d’olive, les flots semblent sommeiller… Partons pour l’Achaïe. Là t’attend la gloire d’un Apollon ; là te seront offerts couronnes et triomphes ; là, les hommes te déifieront, et les dieux te recevront pour leur hôte et leur égal. Tandis qu’ici, seigneur…

 

Il s’arrêta, car sa lèvre inférieure s’était mise à trembler si violemment que ses paroles n’étaient plus que des sons inarticulés.

 

– Nous partirons après la fin des jeux, – repartit Néron. – Je sais que certaines gens se permettent d’appeler les chrétiens des êtres inoffensifs, innoxia corpora. Si je partais, tout le monde le répéterait. Et de quoi donc as-tu peur, vieux champignon moisi ?

 

Mais tout en parlant, il fronçait les sourcils, et son regard anxieux scrutait le Grec, comme s’il en attendait de plus amples explications. Il avait été, en effet, terrifié par les paroles de Crispus au point que, rentré au palais, la rage, la honte, et aussi l’épouvante, l’avaient empêché de dormir.

 

Le superstitieux Vestinus, qui écoutait, silencieux, regarda autour de lui et dit d’une voix mystérieuse :

 

– Seigneur, écoute ce vieillard. Ces chrétiens ont quelque chose d’étrange… Leur divinité leur donne bien une mort légère ; mais elle peut être vindicative.

 

Néron répliqua vivement :

 

– Ce n’est pas moi, c’est Tigellin qui organise les spectacles.

 

– En effet, c’est moi, – s’écria Tigellin entendant la réponse de César. – C’est moi ! Et je me moque de tous les dieux chrétiens. Vestinus, seigneur, est une vessie gonflée des superstitions et, quant à ce Grec intrépide, il mourrait de peur à la vue d’une poule hérissée pour défendre ses poussins.

 

– C’est bien, – fit Néron, – mais désormais tu feras couper la langue aux chrétiens, ou bien tu les feras bâillonner.

 

– Le feu les bâillonnera, divin !

 

– Malheur à moi ! – gémit Chilon.

 

L’assurance effrontée de Tigellin avait rendu courage à César, qui se mit à rire et dit en désignant le vieux Grec :

 

– Voyez donc la figure du descendant d’Achille !

 

En effet, Chilon avait piteux aspect. Les rares cheveux qui lui restaient avaient entièrement blanchi, et ses traits étaient empreints d’inquiétude et d’une complète prostration. Par instants, hagard, il semblait divaguer. Il ne répondait plus aux questions, ou bien entrait dans des accès de rage et devenait alors si impudent que les augustans préféraient le laisser tranquille.

 

Il fut pris de l’un de ces accès :

 

– Faites de moi ce que vous voudrez, mais je n’irai plus aux jeux ! – s’écria-t-il désespérément, en faisant claquer ses doigts.

 

Néron le regarda, puis, tourné vers Tigellin :

 

– Tu feras en sorte que ce stoïcien soit à mes côtés dans les jardins. Je veux voir sur lui l’effet de nos torches.

 

Chilon s’effraya de la menace qui vibrait dans la voix de César.

 

– Seigneur, – dit-il, – je ne pourrai rien voir. Je ne vois rien, la nuit.

 

César répliqua avec un sinistre sourire :

 

– La nuit sera claire comme le plein jour.

 

Puis il se tourna vers les autres augustans et parla des courses qui devaient clore les jeux.

 

Pétrone s’approcha de Chilon et lui toucha le bras :

 

– Ne te l’avais-je pas dit : tu ne tiendras pas jusqu’au bout ?

 

L’autre pour toute réponse bégaya :

 

– Il faut que je m’enivre.

 

Et sa main tremblante s’allongea vers un cratère de vin, mais il n’eut point la force de le porter à ses lèvres. Alors, Vestinus lui reprit la coupe et, penchant vers lui un visage où se lisaient la curiosité et l’effroi, il lui demanda :

 

– Les Furies te poursuivent, dis ?

 

Le vieillard le regarda, la bouche bée, comme s’il n’eût pas compris la question et se mit à battre des paupières.

 

Vestinus redemanda :

 

– Les Furies te poursuivent ?

 

– Non, – répondit Chilon, – mais la nuit est devant moi.

 

– Comment, la nuit ? Que les dieux aient pitié de toi ! Comment, la nuit ?

 

– Une nuit atroce, insondable, où quelque chose grouille, s’avance vers moi. Et moi, je ne sais pas, et j’ai peur !

 

– J’ai toujours été sûr qu’ils étaient sorciers. Vois-tu quelque chose en sommeil ?

 

– Non, car je ne dors plus. Je ne pensais pas qu’on dût les torturer ainsi.

 

– Tu en as donc pitié ?

 

– Pourquoi tant de sang ? Tu as entendu ce que disait cet homme crucifié ? Malheur à nous !

 

– J’ai entendu, – répondit Vestinus en baissant la voix. – Mais ce sont des incendiaires.

 

– Ce n’est pas vrai !

 

– Des ennemis du genre humain.

 

– Ce n’est pas vrai !

 

– Des empoisonneurs de fontaines.

 

– Ce n’est pas vrai !

 

– Des égorgeurs d’enfants.

 

– Ce n’est pas vrai !

 

– Comment ? –fit Vestinus étonné. – Tu l’as prétendu toi-même et tu les as livrés à Tigellin.

 

– Aussi la nuit m’a enveloppé, et la mort vient vers moi… Parfois il me semble que je suis mort déjà, et vous autres aussi.

 

– Non ! c’est eux qui meurent. Nous sommes vivants. Mais, dis-moi, que voient-ils en mourant ?

 

– Le Christ…

 

– C’est leur dieu ? Un dieu puissant ?

 

Mais Chilon interrogea :

 

– Quelle espèce de torches va-t-on brûler dans les jardins ? Tu as entendu ce que disait César ?

 

– J’ai entendu et je sais. Cela s’appelle des sarmentitii et des semaxii… On les vêtira de la tunique douloureuse enduite de résine, puis on les attachera à des mâts, et on allumera… Pourvu que leur dieu n’envoie pas de nouveaux désastres sur la Ville… Des semaxii ! C’est une torture atroce.

 

– J’aime mieux cela ; il n’y aura pas de sang, – repartit Chilon. – Dis à un esclave de porter le cratère à mes lèvres. J’ai soif et je répands le vin, car ma main est branlante de vieillesse.

 

Les autres s’entretenaient aussi des chrétiens.

 

Le vieux Domitius Asca les raillait :

 

– Leur nombre est si grand, – disait-il, – qu’ils pourraient fomenter une guerre civile, et même on avait peur, vous souvenez-vous ? qu’il leur prît envie de s’armer et de se défendre. Et cependant, ils meurent comme des moutons.

 

– Qu’ils essaient de faire autrement ! – menaça Tigellin.

 

Sur quoi Pétrone de dire :

 

– Vous vous trompez. Ils s’arment.

 

– De quelle façon ?

 

– De patience.

 

– C’est un moyen nouveau.

 

– En effet. Mais pouvez-vous dire qu’ils meurent comme des criminels ordinaires ? Non ! Ils meurent, eux, comme si les criminels étaient ceux qui les condamnent à la mort, c’est-à-dire nous et tout le peuple romain.

 

– Du verbiage ! – s’écria Tigellin.

 

Hic abdera[17] ! – riposta Pétrone.

 

Mais les autres, frappés de la justesse de cette constatation, se regardèrent étonnés et approuvant :

 

– C’est vrai ! Il y a dans leur mort quelque chose de différent et d’extraordinaire.

 

– Et moi, je vous dis qu’ils voient leur divinité ! – opina Vestinus.

 

Quelques augustans se tournèrent vers Chilon.

 

– Hé ! vieux, toi qui les connais bien, dis-nous ce qu’ils voient.

 

Le Grec, en un hoquet, cracha sur sa tunique le vin qu’il venait de boire et répondit :

 

– La Résurrection !…

 

Et de tels soubresauts le secouèrent que ceux qui étaient assis auprès de lui partirent de bruyants éclats de rire.

 

Chapitre LX.

Depuis un certain temps, Vinicius passait ses nuits hors de la maison. Pétrone pensait qu’il avait peut-être formé quelque nouveau projet pour faire évader Lygie de la Prison Esquiline, mais il se gardait de l’interroger, de peur de frapper de malchance sa tentative. Ce sceptique élégant était, lui aussi, devenu superstitieux, ou plutôt, depuis qu’il avait échoué à faire sortir la jeune fille de la Prison Mamertine, il n’avait plus foi en son étoile.

 

En l’occurrence, il ne comptait pas sur le succès des tentatives de Vinicius. La Prison Esquiline, hâtivement aménagée en reliant les caves des maisons démolies pour l’endiguement du feu, n’était point aussi affreuse que le vieux tullianum du Capitole, mais par contre, cent fois plus sévèrement gardée. Pétrone comprenait fort bien qu’on y avait transféré Lygie dans la crainte seule qu’elle mourût de maladie et échappât à l’amphithéâtre. Il ne lui était pas plus difficile de se rendre compte que c’était précisément dans ce but qu’on veillait si bien sur elle.

 

« Il est certain, – songeait-il, – que César et Tigellin la réservent pour un spectacle spécial, plus atroce que tous les autres. Et Vinicius se perdra plutôt lui-même que de la sauver. »

 

Cependant Vinicius, lui aussi, avait abandonné tout espoir de délivrer Lygie par sa propre initiative : Christ seul pouvait encore le faire. Le jeune tribun ne songeait plus qu’aux moyens de la voir dans sa prison.

 

Depuis quelque temps la pensée que Nazaire était parvenu à entrer dans la Prison Mamertine comme porteur de cadavres, le harcelait, et il décida d’user du même moyen. Pour une somme importante, le gardien des Fosses Puantes le prit enfin au nombre des porteurs qu’il envoyait chaque nuit chercher les cadavres dans les prisons. Le danger d’être reconnu n’était pas très grand. Il en était prémuni par l’obscurité de la nuit, ses vêtements d’esclave et l’éclairage misérable des prisons. Enfin, qui donc eût songé qu’un patricien, fils et petit-fils de consuls, pût se trouver dans une équipe de fossoyeurs exposés aux émanations des prisons et des Fosses Puantes, et s’attelât à une besogne que la plus noire misère ou l’esclavage pouvaient seuls imposer à un homme ?

 

Quant vint le soir attendu, il se ceignit les reins avec joie et s’enveloppa la tête de linge imbibé d’essence de térébenthine ; puis, le cœur battant, il se rendit avec les autres à l’Esquilin.

 

La garde prétorienne ne les gênait en rien. D’ailleurs, ils étaient tous munis de tessera, que le centurion contrôla à la lueur des lanternes. Un instant après, la grande porte de fer s’ouvrit devant eux et ils entrèrent.

 

Vinicius vit un large caveau voûté donnant accès dans un grand nombre d’autres caves. De pâles quinquets éclairaient le souterrain, bondé de prisonniers : les uns, étendus le long des murs, dormaient ; peut-être étaient-ils morts ; d’autres faisaient cercle autour d’une auge centrale remplie d’eau et buvaient ; d’aucuns étaient assis par terre, les coudes aux genoux et la tête dans les deux mains. Çà et là, des enfants reposaient, blottis contre leurs mères. On entendait des hoquets de malades, des sanglots, le murmure des prières, des hymnes chantonnés à mi-voix et les blasphèmes des gardiens. Il régnait dans le souterrain une puanteur de cadavres et un chaos indescriptible. Sous les voûtes ténébreuses, s’agitaient de sombres silhouettes ; plus près, sous les lueurs vacillantes, on distinguait des visages blêmes, aux joues caves, aux yeux éteints ou fiévreux, aux lèvres bleuâtres, avec des cheveux agglutinés et des rigoles de sueur sur le front. Dans les coins, des malades déliraient. Des gens demandaient de l’eau ; d’autres suppliaient qu’on les menât à la mort. Et pourtant cette prison était moins horrible que le vieux tullianum.

 

Les jambes de Vinicius fléchirent et l’air manqua dans sa poitrine. À la pensée que Lygie se trouvait dans ce lieu de malédiction et de souffrance, ses cheveux se dressèrent et sa gorge se serra. L’amphithéâtre, les crocs des fauves, la croix, tout plutôt que ces effroyables souterrains infectés de puanteur cadavérique, d’où s’élèvent sans cesse des voix qui supplient : « Conduisez-nous à la mort ! »

 

Vinicius crispa si fort ses poings que ses ongles lui entrèrent dans les paumes. Il se sentit défaillir. Tout ce qu’il avait éprouvé jusqu’alors, son amour, sa douleur, tout se mua en une seule chose : l’unique soif de mourir.

 

À ce moment, il entendit la voix du gardien des Fosses Puantes :

 

– Combien de cadavres aujourd’hui ?

 

– Bien une douzaine, – répondit le surveillant de la prison ; – mais d’ici au matin, il y en aura davantage ; déjà quelques-uns râlent là-bas au pied des murs.

 

Et il se mit à récriminer contre les femmes qui cachaient leurs enfants morts, pour les garder plus longtemps auprès d’elles. L’odeur seule faisait trouver les cadavres. C’est pourquoi l’air, vicié déjà, devenait plus méphitique encore.

 

– Je préférerais, – disait l’homme, – être esclave dans quelque ergastule de campagne que surveiller ces chiens qui pourrissent tout vivants.

 

Le gardien des Fosses le consolait en l’assurant que ce n’était pas encore là la pire des besognes.

 

Cependant, Vinicius revint à la réalité et se mit à regarder autour de lui. Mais il cherchait en vain Lygie et lui vint à l’esprit qu’il ne la reverrait plus vivante. Il y avait de nombreux caveaux communiquant entre eux par des brèches fraîchement percées, et les fossoyeurs ne pénétraient que dans ceux où il y avait des cadavres à enlever. Il fut donc terrifié en songeant que peut-être ce qui lui avait coûté tant de peines ne lui servirait à rien.

 

Heureusement le gardien des Fosses vint à son aide :

 

– Il faut emporter immédiatement les morts, – dit-il, – car l’épidémie se propage surtout par les cadavres ; sinon, vous mourrez tous, vous et les prisonniers.

 

– Nous sommes dix pour tous les caveaux, – répondit le geôlier, – et il faut pourtant que l’on dorme.

 

– Alors, je vais te laisser quatre de mes hommes : ils feront le tour des caves pour voir s’il s’y trouve des morts.

 

– Si tu fais cela, je t’offrirai à boire demain. Mais qu’on porte chaque corps au contrôle ; l’ordre est arrivé de leur percer le cou ; et ensuite : à la Fosse !

 

– C’est entendu, mais on boira un coup, – fit le gardien.

 

Celui-ci désigna quatre hommes, dont Vinicius, et se mit avec les autres à entasser les cadavres sur des brancards.

 

Vinicius respira. Maintenant au moins, il était certain de retrouver Lygie.

 

Il commença par explorer minutieusement le premier souterrain. Il plongea ses regards dans tous les recoins où la lumière parvenait à peine ; il examina le visage des dormeurs étendus le long des murs, inspecta les prisonniers les plus malades qu’on avait traînés à l’écart ; mais nulle part il ne put découvrir Lygie. Dans la deuxième et la troisième galerie, ses recherches furent aussi infructueuses.

 

Cependant, il se faisait tard : les corps étaient enlevés. Les gardiens s’étaient étendus dans les couloirs séparant les caveaux et dormaient ; les enfants, las de pleurer, s’étaient tus ; on ne percevait que le souffle haletant des poitrines oppressées et, çà et là, encore un murmure de prières.

 

Vinicius pénétra dans un deuxième caveau, plus petit que les précédents, et leva sa lanterne.

 

Soudain, il tressaillit ; il lui avait semblé apercevoir, sous les barreaux d’un soupirail, la gigantesque silhouette d’Ursus. Il souffla aussitôt son lumignon et s’approcha :

 

– Est-ce toi, Ursus ?

 

Le géant tourna la tête.

 

– Qui es-tu ?

 

– Ne me reconnais-tu pas ? – dit le jeune homme.

 

– Tu as éteint la lumière, comment veux-tu que je te reconnaisse ?

 

Mais Vinicius, apercevant Lygie couchée sur un manteau, au pied du mur, vint, sans dire un mot, s’agenouiller auprès d’elle.

 

Alors Ursus le reconnut et lui dit :

 

– Béni soit le Christ ! Mais ne l’éveille pas, seigneur.

 

Vinicius, à genoux, la contemplait à travers ses larmes. Malgré l’obscurité, il pouvait distinguer son visage, pâle comme de l’albâtre, et ses épaules amaigries. À cette vue, il ressentit un amour pareil à la plus déchirante douleur, un amour plein de pitié, de vénération et de respect. Il se prosterna, la face contre terre, et posa ses lèvres au bord du manteau sur lequel reposait l’être qui lui était si cher.

 

Ursus, silencieux, le regarda longtemps ; enfin, le tirant par sa tunique :

 

– Seigneur, – demanda-t-il, – comment es-tu entré ? Viens-tu pour la sauver ?

 

Vinicius, incapable de maîtriser son émotion, se releva :

 

– Indique-moi un moyen, – dit-il enfin.

 

– Je croyais que tu l’aurais trouvé, seigneur. Moi, il ne m’en est venu qu’un à l’idée…

 

Il tourna les yeux vers les barreaux ; puis, comme se répondant à lui-même, il dit :

 

– Oui !… Mais, derrière, il y a des soldats !…

 

– Cent prétoriens, – confirma Vinicius.

 

– Alors, nous ne passerions pas ?

 

– Non !

 

Le Lygien se frotta le front et demanda de nouveau :

 

– Comment es-tu entré ?

 

– J’ai une tessera du gardien des Fosses Puantes…

 

Tout à coup il s’interrompit ; une pensée lui était venue :

 

– Par le supplice du Sauveur ! – s’écria-t-il, – je resterai ici ; qu’elle prenne ma tessera, qu’elle s’enveloppe la tête de ce linge, qu’elle mette mon manteau et qu’elle sorte. Il y a quelques jeunes garçons parmi les esclaves du fossoyeur : les prétoriens ne la reconnaîtront pas et, si elle atteint la maison de Pétrone, elle sera en sûreté.

 

Mais le Lygien baissa la tête et dit :

 

– Elle n’y consentirait pas, elle t’aime. Et puis, elle est malade et ne peut se tenir debout…

 

Et il ajouta un instant après :

 

– Si toi, seigneur, et le noble Pétrone, n’avez pu la faire sortir de prison, qui donc la sauvera ?

 

– Christ seul !…

 

Ils se turent. Au fond de son cœur simple, le Lygien songeait : « Lui pourrait nous sauver tous ; s’il ne le fait pas, c’est que le moment du supplice et de la mort est venu. » Lui-même consentait à mourir, mais au fond de l’âme, il avait pitié de cette enfant qui avait grandi dans ses bras et qu’il aimait plus que la vie.

 

Vinicius s’agenouilla de nouveau auprès de Lygie. Par le soupirail grillagé, les rayons de la lune pénétrèrent dans le souterrain et l’éclairèrent mieux que l’unique lumière qui se consumait au-dessus de la porte.

 

Soudain, Lygie ouvrit les yeux et posa ses mains brûlantes sur celles de Vinicius.

 

– Ah ! – soupira-t-elle, – je savais bien que tu allais venir.

 

Il se précipita sur ses mains, se mit à les presser contre son front et contre son cœur, puis il souleva la jeune fille et l’appuya contre sa poitrine.

 

– Je suis venu, très chère. Que le Christ te prenne sous sa garde, et qu’il te sauve ma Lygie bien-aimée !…

 

Il ne put en dire davantage, car, dans sa poitrine, son cœur tressaillait d’amour et de chagrin, et il ne voulait point trahir sa douleur devant elle.

 

– Je suis malade, Marcus, et, sur l’arène ou bien ici, il faut que je meure… J’avais demandé dans mes prières de te voir avant de mourir : tu es venu, le Christ m’a exaucée !

 

Et, comme il ne pouvait encore proférer une parole et l’étreignait seulement contre sa poitrine, elle continua :

 

– Au tullianum, je t’ai aperçu par la fenêtre, et je savais que tu viendrais. Aujourd’hui, le Sauveur m’a fait reprendre mes sens et a permis que nous puissions nous dire adieu. Déjà, Marcus, déjà je vais à Lui, mais je t’aime et je t’aimerai toujours.

 

Vinicius se domina, étouffa sa douleur et parla d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme :

 

– Non, ma bien-aimée, tu ne mourras pas. L’Apôtre m’a ordonné d’avoir foi et m’a promis de prier pour toi. Il a connu le Christ ; Christ, qui l’a aimé, ne lui refusera rien… Si tu devais mourir, Pierre ne m’aurait pas ordonné d’avoir foi. Et il m’a dit : « Aie foi. » Non, Lygie ! Christ aura pitié de moi… Il ne veut pas, il ne souffrira pas que tu meures… Je te jure par le nom du Sauveur que Pierre prie pour toi !

 

L’unique lampion suspendu au-dessus de la porte s’était éteint ; mais la lueur de la lune entrait maintenant à large nappe par le soupirail. Dans le coin opposé, un enfant se plaignit, puis se tut. Du dehors venaient les voix des prétoriens, qui, après la relève, jouaient sous le mur aux scriptæ duodecim.

 

Après un silence, Lygie répondit :

 

– Marcus, Christ lui-même s’est écrié : « Mon père, éloignez de moi ce calice d’amertume ! » Et pourtant Il l’a bu jusqu’à la lie, et Il est mort sur la croix. Maintenant, des milliers périssent pour Lui ; pourquoi, seule, serais-je épargnée ? Que suis-je donc, Marcus ? Tu as bien entendu Pierre dire que lui aussi mourrait dans les supplices. Que suis-je auprès de lui ? Quand les prétoriens sont venus pour nous chercher, j’ai eu peur de la mort et de la torture, mais maintenant je ne les crains plus. Vois comme elle est épouvantable, cette prison ; et moi, je vais au ciel. Songe qu’ici-bas il y a César, et que là-haut il y a le Sauveur, qui est bon et miséricordieux. Et la mort n’existe pas. Tu m’aimes : songe combien je vais être heureuse. Songe, mon Marcus, que là-haut tu viendras me rejoindre.

 

Elle se tut, pour aspirer un peu d’air, puis, saisissant la main de Vinicius, elle l’éleva jusqu’à ses lèvres :

 

– Marcus !

 

– Quoi, mon aimée ?

 

– Il ne faudra pas que tu me pleures. Souviens-toi que tu viendras me retrouver là-haut. Ma vie n’aura pas été longue, mais Dieu m’aura donné ton âme. Et je veux pouvoir dire au Christ que, bien que je sois morte, bien que tu m’aies vu mourir, et bien que tu sois resté dans la désolation, tu n’as pas maudit Sa volonté, et que tu L’aimes immensément. Car tu L’aimeras, n’est-ce pas, et tu accepteras que je meure ?… Autrement, Il nous séparerait… Et moi, je t’aime et je veux être avec toi.

 

De nouveau le souffle lui manqua et elle finit d’une voix presque inintelligible :

 

– Promets-le-moi, Marcus !…

 

Vinicius l’étreignit dans ses bras tremblants et répondit :

 

– Sur ta tête sacrée, je te le promets !

 

Alors, sous la lueur blafarde, il vit rayonner le visage de Lygie. Elle porta encore une fois la main de Vinicius à ses lèvres et murmura :

 

– Je suis ta femme !…

 

Derrière le mur s’élevèrent les voix querelleuses des prétoriens qui jouaient aux scriptæ duodecim.

 

Mais eux avaient oublié la prison, les gardiens, toute la terre, et, confondant leurs âmes pures, ils s’étaient mis à prier.

 

Chapitre LXI.

Durant trois jours, trois nuits plutôt, rien ne troubla leur quiétude. Quand les gardiens avaient accompli leur tâche ordinaire, qui consistait à séparer les morts des vivants, harassés de fatigue ils s’étendaient dans les couloirs. Alors, Vinicius se rendait dans le cachot de Lygie et n’en sortait qu’au moment où l’aube pénétrait à travers les barreaux du soupirail. Elle posait sa tête sur la poitrine du jeune tribun et, à voix basse, ils parlaient d’amour et de mort. Tous deux, dans leurs pensées et leurs entretiens, dans leurs désirs et leurs espérances, ils s’éloignaient de plus en plus de la vie. Ils étaient comme des navigateurs qui n’aperçoivent plus la terre laissée derrière eux et s’enfoncent lentement dans l’infini. Tous deux se transformaient peu à peu en anges de douleur, épris l’un de l’autre, épris du Christ, et prêts à s’envoler. Par moments, la souffrance entrait en coup de vent dans le cœur de Vinicius ; d’autres fois, en lui l’espoir jaillissait comme un éclair, espoir fait d’amour et de foi en la miséricorde du Dieu crucifié ; mais chaque jour, il se détachait davantage de la terre et s’abandonnait à la mort.

 

Quand, au matin, il quittait la prison, il voyait déjà l’univers, et la ville, et les amis, et toutes les choses de la vie, comme à travers un songe. Tout lui paraissait étranger et lointain, vain et éphémère. Même l’imminence des supplices avait cessé de l’épouvanter : il sentait que l’on pouvait passer au travers du martyre comme absorbé dans la méditation, les yeux fixés ailleurs, au loin. Et tous deux se croyaient déjà noyés dans l’éternité. Épanchant leur amour, ils se répétaient combien ils allaient se chérir, et comment ils allaient vivre ensemble, là-bas, par-delà le tombeau. Si parfois leur pensée s’arrêtait aux choses de la terre, ils échangeaient les paroles des voyageurs qui, sur le point de partir pour un grand voyage, s’entretiennent des derniers préparatifs. Quant au reste, ils étaient enveloppés dans ce calme qui enveloppe deux stèles solitaires, oubliées dans quelque désert. Leur unique désir était que Christ ne les séparât point. Mais la conviction qu’il les exaucerait s’affermissant toujours davantage en eux, ils s’étaient mis à L’aimer comme le lien qui allait les unir en l’infini bonheur et la paix infinie. Sur terre, déjà, ils dépouillaient la poussière terrestre. Leur âme se faisait pure ainsi qu’une larme. À la veille de mourir, parmi la misère et la souffrance, sur ce grabat de prison, pour eux le ciel avait commencé. Lygie, déjà sauvée, déjà sanctifiée, prenant Vinicius par la main, le conduisait vers l’éternelle source de vie.

 

Pétrone était stupéfait de constater sur le visage de Vinicius une quiétude toujours plus grande et un rayonnement qu’il n’y avait jamais vu. Par instants, il pensait que Vinicius avait découvert quelque nouveau moyen de salut, et il s’affectait que cet espoir ne lui fût point révélé.

 

Enfin, n’y tenant plus, il demanda :

 

– À présent, tu parais tout changé ; ne fais pas de mystère avec moi, car je veux et je peux t’être utile : as-tu trouvé quelque chose ?

 

– Oui, j’ai trouvé, – répondit Vinicius, – mais tu ne saurais me seconder. Après sa mort, je confesserai ma foi et je la suivrai.

 

– Tu n’as donc plus d’espoir ?

 

– Au contraire : Christ me la rendra, et plus jamais nous ne serons séparés.

 

Pétrone se mit à marcher le long de l’atrium avec une expression d’impatience et de mécontentement, puis il dit :

 

– Point n’est besoin pour cela de votre Christ. Notre Thanatos[18] peut vous rendre le même service.

 

Vinicius sourit avec tristesse et répondit :

 

– Non, mon cher. Mais tu ne veux pas comprendre.

 

– Je ne veux, et je ne peux pas comprendre, – répliqua Pétrone. – D’ailleurs, ce n’est point l’heure de disserter, mais te souviens-tu de ce que tu as dit la nuit où nous avons vainement tenté de la faire évader du tullianum ? Moi, j’avais perdu tout espoir ; mais toi, tu as dit en rentrant : « Malgré tout, je crois que Christ peut me la rendre ! » Qu’il te la rende !… Si je jette une coupe précieuse dans la mer, aucun de nos dieux ne sera capable de me la rendre ; et, si votre dieu n’est pas plus empressé à vous plaire, je ne vois pas pourquoi je le vénérerais au détriment des dieux anciens.

 

– Aussi me la rendra-t-il, – fit Vinicius.

 

Pétrone haussa les épaules.

 

– Sais-tu que c’est avec des chrétiens que l’on illumine demain les jardins de César ?

 

– Demain ? – répéta Vinicius.

 

Son cœur tressaillait de détresse et d’épouvante devant l’imminence de cette horrible réalité. Il pensa que peut-être la prochaine nuit était la dernière qu’il passerait avec Lygie. Il prit donc congé de Pétrone et se rendit en hâte auprès du gardien des puticuli, pour lui demander sa tessera. Une déception l’attendait : le gardien refusa de lui donner le jeton.

 

– Pardonne-moi, seigneur, – dit-il, – j’ai fait pour toi ce que j’ai pu ; mais je ne puis risquer ma vie. Cette nuit, on conduira les chrétiens dans les jardins de César. La prison sera pleine de soldats et de fonctionnaires. Si tu étais reconnu, je serais perdu, et mes enfants avec moi.

 

Vinicius comprit l’inutilité d’insister. Mais il eut une lueur d’espoir : les soldats qui l’avaient déjà vu auparavant le laisseraient peut-être passer sans tessera. La nuit venue, il revêtit, comme à l’ordinaire, une tunique sordide, entoura sa tête d’un linge et se rendit à la prison.

 

Mais ce jour-là on vérifiait les jetons plus minutieusement encore et, pour comble de malheur, le centurion Scævinus, soldat inflexible et dévoué corps et âme à César, reconnut Vinicius.

 

Pourtant, dans cette poitrine cuirassée de fer couvait encore une étincelle de pitié pour l’infortune humaine, car, au lieu de donner l’alerte d’un coup de lance sur son bouclier, il prit Vinicius à part et lui dit :

 

– Rentre chez toi, seigneur. Je t’ai reconnu, mais je me tairai pour ne pas te perdre. Je ne puis te laisser entrer : retourne chez toi, et que les dieux t’envoient l’apaisement.

 

– Si tu ne peux me laisser entrer, – demanda Vinicius, – permets-moi au moins de rester ici et de voir ceux que l’on va emmener.

 

– Mes ordres ne s’y opposent pas.

 

Vinicius s’installa devant la porte et attendit la sortie des condamnés. Vers minuit enfin la porte s’ouvrit de toute sa largeur pour livrer passage à un torrent d’hommes, de femmes et d’enfants, encadrés par des détachements de prétoriens. La nuit était très claire, une nuit de pleine lune, et l’on pouvait même distinguer les visages des malheureux. Ils s’avançaient deux par deux, en un long et sinistre cortège, au milieu du silence troublé seulement par le cliquetis des armures. À voir leur nombre, on pouvait croire que tous les cachots dussent maintenant être vides.

 

En queue du cortège, Vinicius reconnut distinctement le médecin Glaucos, mais ni Lygie ni Ursus ne se trouvaient parmi les condamnés.

 

Chapitre LXII.

Avant que l’obscurité fût complète, les premières vagues populaires avaient déjà commencé à affluer vers les jardins de César. Ces foules, en habit de fête, couronnées de fleurs, s’en allaient, chantant avec entrain, – nombreux étaient ivres, – contempler un spectacle nouveau et magnifique. Les cris de Semaxii ! Sarmentitii ! retentissaient sur la Via Tecta, sur le Pont Émilien, et, par-delà le Tibre, sur toute la Voie Triomphale, aux alentours du Cirque de Néron, et jusque là-haut, sur la Colline Vaticane. On avait déjà joui à Rome du spectacle de gens brûlés sur des poteaux, mais jamais encore on n’avait vu semblable multitude de condamnés. Résolus à en finir avec les chrétiens et à enrayer l’épidémie qui, des prisons, se propageait dans la ville, César et Tigellin avaient fait le vide dans tous les souterrains, si bien qu’il ne restait plus que quelques dizaines d’individus réservés pour la fin des jeux. Et la foule, après avoir franchi les grilles du jardin, devint muette de stupeur. Les allées principales, celles qui s’enfonçaient dans les fourrés, celles qui longeaient les prairies, les bosquets d’arbres, les étangs, les viviers et les pelouses semées de fleurs, étaient jalonnées de poteaux enduits de résine, auxquels on avait ligoté des chrétiens.

 

Des lieux élevés, d’où le rideau des arbres n’arrêtait point le regard, on pouvait contempler des rangées entières de poutres et de corps ornés de fleurs, de lierre et de feuilles de myrte. Escaladant les buttes et dégringolant les vallons, elles s’étendaient si loin que les plus rapprochées semblaient des mâts de navires, tandis que les plus lointaines apparaissaient comme hérissées de piques et de lances multicolores.

 

Leur nombre dépassait tout ce qu’avaient pu attendre les spectateurs. On pouvait croire que toute une nation avait été liée aux poteaux pour la distraction de Rome et de César. Des groupes s’arrêtaient devant certains mâts, suivant qu’ils s’intéressaient à l’âge ou au sexe de la victime ; ils examinaient les visages, les couronnes, les guirlandes de lierre, puis avançaient toujours en se demandant avec stupéfaction : « Peut-il donc y avoir tant de coupables ? Des enfants, à peine en état de marcher, ont-ils pu incendier Rome ? » Et l’étonnement, peu à peu, faisait place à l’inquiétude.

 

Cependant l’obscurité tombait et les premières étoiles venaient d’apparaître. Auprès de chaque condamné vinrent se poster des esclaves armés de torches et, dès que le cor eut sonné le commencement du spectacle, ils mirent le feu à la base des poteaux.

 

Aussitôt la paille imbibée de poix, dissimulée sous les fleurs, flamba d’une flamme claire qui, toujours augmentant, se mit à dérouler les guirlandes de lierre et à lécher les pieds des victimes. Le peuple se tut ; les jardins retentirent d’un gémissement unique et immense, fait de milliers de cris de douleur. Pourtant, quelques victimes, levant les yeux vers le ciel constellé, chantaient à la gloire du Christ. Le peuple écoutait. Mais les cœurs les plus endurcis s’emplirent d’épouvante quand, du haut des petits piquets, des voix déchirantes d’enfants se mirent à appeler « Maman ! Maman ! » Les gens ivres eux-mêmes furent secoués d’un frisson à la vue de ces petites têtes, de ces visages innocents crispés de douleur ou bien voilés par la fumée qui déjà commençait à suffoquer les victimes. La flamme montait toujours et consumait une à une les guirlandes de lierre et de roses. Les allées principales et les allées latérales s’embrasèrent ; les bouquets d’arbres s’illuminèrent, ainsi que les prairies, et les pelouses émaillées de fleurs ; l’eau des bassins et des étangs, les feuilles frissonnantes, se teintèrent de rouge. Et il fit clair comme en plein jour. L’odeur de la chair grillée emplit les jardins ; aussitôt des esclaves jetèrent de la myrrhe et de l’aloès sur les brûle-parfums disposés entre les poteaux. Çà et là, dans la foule, s’élevèrent des cris, cris de pitié autant que d’ivresse joyeuse ; ils croissaient d’instant en instant, à mesure que grandissait le feu, qui maintenant enveloppait les piquets, rampait vers les poitrines, tordait les cheveux de son haleine brûlante, voilait les visages noircis et, enfin, s’élevait plus haut encore, comme pour affirmer la victoire et le triomphe de la force qui l’avait déchaîné.

 

Dès le commencement du spectacle, César était apparu au milieu du peuple sur un magnifique quadrige de cirque, attelé de quatre coursiers blancs. Il portait un costume de cocher aux couleurs des Verts, son parti et celui de la cour. D’autres chars suivaient, montés par des courtisans aux vêtements splendides, des sénateurs, des prêtres, des bacchantes nues et couronnées de roses, ivres, des amphores aux mains, et s’époumonant en hurlements sauvages ; des musiciens costumés en faunes jouaient de la cithare, du phormynx, du fifre et du cor. D’autres chars portaient les matrones et les vierges romaines, également ivres et demi nues. De chaque côté des quadriges, des éphèbes agitaient leurs thyrses enrubannés ; d’autres jouaient du tambourin ; d’autres semaient des fleurs sous les pieds des chevaux. Au milieu des fumées et des torches humaines, le cortège s’avançait dans l’allée principale en criant « Evohé ! » César, ayant à ses côtés Tigellin et Chilon, dont la terreur l’amusait, conduisait ses chevaux au pas, contemplant les corps qui brûlaient et écoutant les acclamations du peuple. Debout sur son haut quadrige doré, dominant les vagues humaines prosternées devant lui, éclairé par les flammes, ceint de la couronne d’or des triomphateurs du cirque, il apparaissait tel un géant dressé au-dessus de la foule. De ses bras monstrueux, tendus sur les rênes, il semblait faire le geste de bénir son peuple. Son visage et ses yeux mi-clos souriaient, et il rayonnait au-dessus des hommes, comme un soleil, ou comme un dieu terrible, superbe et tout-puissant.

 

Par instants, il s’arrêtait devant une vierge dont le sein commençait à grésiller dans la flamme, ou devant un enfant au visage contracté, puis continuait d’avancer, entraînant derrière lui le cortège ivre et délirant. De temps à autre il saluait le peuple, puis, tirant sur les rênes d’or, il se retournait pour causer à Tigellin. Enfin, parvenu à la grande fontaine, au carrefour de deux allées, il descendit de son quadrige, fit signe à ses compagnons et se mêla à la foule.

 

Il fut salué par des cris et des applaudissements. Les bacchantes, les nymphes, les sénateurs, les augustans, les prêtres, les faunes, les satyres et les soldats l’entourèrent d’un cercle houleux. Et lui, ayant d’un côté Tigellin, de l’autre Chilon, fit le tour de la fontaine, parmi plusieurs dizaines de torches qui flambaient. Il s’arrêtait pour faire des remarques sur certaines victimes, ou bien pour se moquer du Grec, dont le visage révélait un immense désespoir.

 

Enfin ils arrivèrent devant un mât très élevé, orné de myrte et festonné de lierre. Les langues de feu léchaient seulement les genoux de la victime, mais on ne pouvait distinguer son visage, voilé par la fumée des ramilles vertes qui s’enflammaient. Soudain, la brise nocturne balaya la fumée et découvrit la tête d’un vieillard, dont la barbe grise tombait sur la poitrine.

 

À cette vue, Chilon se roula sur lui-même comme un reptile blessé, et de sa bouche s’échappa un cri plus semblable à un croassement qu’à une voix humaine :

 

– Glaucos ! Glaucos !…

 

En effet, du sommet du poteau enflammé, le médecin Glaucos le regardait.

 

Il vivait encore. Penchant sa face douloureuse, il contemplait cet homme qui l’avait trahi, lui avait arraché sa femme et ses enfants ; l’avait attiré dans un guet-apens d’assassins et, tout cela lui ayant été pardonné au nom du Christ, venait une fois encore de le livrer aux bourreaux. Jamais aucun homme n’avait fait à son semblable autant de mal. Et voici que maintenant la victime brûlait sur le poteau résineux, tandis que l’assassin était à ses pieds ! Les yeux de Glaucos étaient rivés au visage du Grec. Par moments, la fumée les voilait, mais à chaque souffle de la brise, Chilon voyait de nouveau les prunelles de l’homme dardées sur lui. Il se leva et voulut fuir, mais il ne le put. Il lui semblait que ses jambes étaient de plomb et qu’un bras invisible le clouait devant ce poteau avec une force surhumaine. Et il restait là, pétrifié. Il sentait seulement qu’en lui quelque chose débordait, brisait tout, effaçait tout : César, la cour, la foule, et que seul un vide noir, sans fond, horrible, l’environnait. Il ne voyait plus que les yeux de ce martyr qui le convoquaient devant le juge. L’autre, la tête affaissée de plus en plus, le regardait sans relâche. Tous sentaient qu’entre ces deux hommes se passait quelque chose, et le rire se figea sur les lèvres, car le visage de Chilon était atroce : on eût dit que les langues de feu dévoraient son propre corps. Soudain, il chancela, étendit les bras et cria, d’une voix effroyable et déchirante :

 

– Glaucos ! au nom du Christ ! Pardonne !

 

Tous se turent : un frisson secoua les assistants et tous les yeux se levèrent vers le poteau.

 

La tête du martyr remua légèrement et, de la cime du mât, descendit une voix gémissante :

 

– Je pardonne !

 

Chilon tomba la face contre terre, hurlant comme une bête sauvage, et, des deux mains, entassant de la terre sur sa tête. Soudain les flammes jaillirent, enveloppant la poitrine et le visage de Glaucos, déroulant sur sa tète la couronne de myrte et déroulant les rubans à la tête du mât qui tout entier flamba dans une clarté intense.

 

Mais Chilon se releva, le visage à tel point transfiguré que les augustans crurent voir devant eux un autre homme. Ses yeux brillaient d’une lueur fiévreuse, son front ridé resplendissait d’extase : ce Grec, l’instant d’avant veule et lâche, semblait maintenant un prêtre inspiré par son dieu et qui allait révéler des vérités redoutables.

 

– Que lui arrive-t-il ? Il est fou !… – firent des voix.

 

Lui se tourna vers la foule, leva la main droite et proféra, ou plutôt clama d’une voix perçante, pour être entendu non seulement des augustans, mais de la foule entière :

 

– Peuple romain, je le jure sur ma mort : ce sont des innocents qui périssent ! L’incendiaire, c’est lui !

 

Et il montra Néron.

 

Il se fit un silence. Les courtisans demeuraient pétrifiés. Chilon restait immobile, la main frémissante et le doigt tendu vers César. Un désarroi se produisit. En une tourmente de flots soudain déchaînés par la rafale, le peuple se rua vers le vieillard, pour le voir de plus près. Des voix crièrent : « Saisissez-le ! » d’autres : « Malheur à nous ! » Une tempête de sifflets et de hurlements gronda : « Ahénobarbe ! Matricide ! Incendiaire ! » Le tumulte grandissait. Les bacchantes, avec des cris aigus, coururent vers les chars. Soudain, augmentant le désordre, quelques mâts consumés s’effondrèrent dans une pluie d’étincelles. Un remous de la foule entraîna Chilon vers le fond du jardin.

 

Peu à peu les poteaux consumés commençaient à tomber en travers de la route, emplissant les allées de fumée, d’étincelles, d’odeur de bois brûlé et d’un relent de graisse humaine. Partout les lumières s’éteignaient. Les jardins s’enténébraient. Le peuple inquiet, sombre et épouvanté, s’écrasait aux portes. La nouvelle de l’événement passait de bouche en bouche, déformée et amplifiée à mesure. D’aucuns prétendaient que César s’était évanoui ; d’autres qu’il était tombé gravement malade, et qu’on l’avait emporté, quasi mort, sur son char. Çà et là s’élevaient des paroles de pitié pour les chrétiens : « Si ce n’est pas eux qui ont brûlé Rome, alors, pourquoi tant de sang, tant de tortures, tant d’injustice ? Les dieux ne vengeront-ils pas la mort de ces innocents, et par quels piacula parviendra-t-on à les apaiser ? » On répétait avec insistance les mots : innoxia corpora. Les femmes s’apitoyaient sur les enfants, dont un si grand nombre avait été jeté aux fauves, et cloué en croix, et brûlé dans ces jardins maudits ! Et cette pitié se traduisait peu à peu par des malédictions contre Tigellin et contre César. Des gens s’arrêtaient soudain et demandaient tout haut : « Quelle est-elle, cette divinité qui leur donne tant de force devant les tortures et devant la mort ? » Et ils rentraient chez eux, songeurs…

 

Chilon errait à travers les jardins, ne sachant de quel côté diriger ses pas. À présent il sentait de nouveau, vieillard sans ressort et débile, ses forces l’abandonner. Il butait contre des corps à demi consumés, accrochait des tisons qui l’environnaient d’un essaim d’étincelles, et, par moments, s’asseyait et regardait autour de lui avec des yeux hébétés. L’obscurité avait presque entièrement envahi les jardins ; entre les arbres vaguait une lune blafarde qui éclairait d’une pâle lueur les allées, les potences noircies couchées en travers et les masses informes des victimes à demi brûlées. Le vieux Grec croyait reconnaître encore dans la lune les traits de Glaucos et ses yeux fulgurants ; et il fuyait cette lumière. Enfin, il sortit de l’ombre et, mû par une force invincible, il s’achemina vers la fontaine où Glaucos avait rendu l’âme.

 

Soudain, une main toucha son épaule.

 

Le vieillard se retourna et, à la vue d’un inconnu, il s’écria avec terreur :

 

– Quoi ? Qui es-tu ?

 

– Un apôtre, Paul de Tarse.

 

– Je suis maudit !… Que me veux-tu ?

 

L’Apôtre répondit :

 

– Je veux te sauver.

 

Chilon s’appuya contre un arbre. Ses jambes flageolaient et ses bras tombaient au long de son corps.

 

– Il n’est plus de salut pour moi, – fit-il sourdement.

 

– Ne sais-tu donc pas que Dieu a pardonné au larron sur la croix ? – demanda Paul.

 

– Ignores-tu donc ce que j’ai fait, moi ?

 

– J’ai vu ta douleur et je t’ai entendu témoignant de la vérité.

 

– Oh ! seigneur !…

 

– Et, si le serviteur du Christ t’a pardonné à l’heure du supplice et de la mort, comment Christ ne te pardonnerait-il pas ?

 

Chilon se prit la tête à deux mains, comme s’il se sentait devenir fou.

 

– Le pardon ! Pour moi… Le pardon !…

 

– Notre Dieu est un Dieu de miséricorde, – répondit Paul.

 

– Pour moi ! – gémissait Chilon.

 

Il se mit à soupirer, comme un homme à bout de forces et impuissant à maîtriser ses souffrances. Et Paul continua :

 

– Appuie-toi sur mon bras et suis-moi.

 

Et il marcha vers le carrefour des allées, guidé par la voix de la fontaine qui, dans la paix nocturne, semblait pleurer sur tous ces corps martyrisés.

 

– Notre Dieu est un Dieu de miséricorde, – répéta l’Apôtre. – Si, debout au bord de la mer, tu y jetais des cailloux, parviendrais-tu à combler ce gouffre insondable ? Or, je te le dis, la miséricorde du Christ est semblable à la mer, et les péchés et les fautes des hommes y seront engloutis, comme s’engloutissent les pierres dans le gouffre marin. Et je te dis que la miséricorde du Christ est pareille au ciel qui recouvre les montagnes, les terres et les mers, car partout elle est présente et elle est sans limites. Tu as souffert devant le poteau de Glaucos, et Christ a vu ta souffrance. Tu as dit, sans prendre garde à ce qui demain pourrait en résulter pour toi : « L’incendiaire, c’est lui ! » Et le Christ n’a pas oublié tes paroles. Car ton indignité et ton mensonge ont pris fin, et dans ton cœur n’est demeuré qu’un repentir sans bornes… Viens avec moi et écoute : moi aussi, je L’ai haï ; moi aussi, j’ai persécuté Ses élus ! Je ne voulais pas de Lui, je ne croyais pas en Lui, jusqu’au jour où Il m’est apparu et m’a appelé. Et depuis lors, Il est mon unique amour. Et maintenant, Il t’a envoyé le remords, la terreur et la douleur, pour t’appeler à Lui. Tu l’as haï, mais Lui t’aimait. Tu as livré Ses enfants à la torture, mais Lui veut te pardonner et te sauver.

 

La poitrine du malheureux se gonflait de sanglots douloureux qui déchiraient son âme ; mais Paul l’entourait de ses bras, l’accaparait, le conquérait, le conduisait comme un soldat conduit un captif. Et un instant après, il reprit :

 

– Viens avec moi, et je te mènerai vers Lui. Pourquoi suis-je venu auprès de toi ? Parce que Lui m’a commandé de recueillir les âmes au nom de l’amour, et j’accomplis Son ordre. Tu me dis : « Je suis maudit », et je te réponds : « Aie foi en Lui, et tu seras sauvé ! » Tu me dis : « Je suis réprouvé », et moi je te réponds : « Il t’aime ! » Regarde-moi ! Quand je ne L’aimais point, la haine seule habitait mon cœur ! Et maintenant, Son amour me tient lieu de père et de mère, de richesse et de royauté. En Lui seul est le refuge, Lui seul te comptera ton repentir. Il verra ta misère, et Il ôtera de toi la terreur et t’élèvera vers Lui.

 

Disant cela, Paul le conduisit vers la fontaine, dont l’onde argentée étincelait au loin sous la clarté de la lune. Alentour, c’était le calme et la solitude, car ici les esclaves avaient déjà enlevé les poteaux carbonisés et les cadavres des martyrs.

 

Chilon se jeta à genoux, se cacha la face dans les mains et resta sans mouvement. Paul leva son visage vers les étoiles et pria :

 

– Seigneur, – disait-il, – jette les yeux sur cet éprouve, sur son repentir, ses larmes, son supplice ! Dieu de miséricorde, qui as donné Ton sang pour nos péchés, par Ton supplice, par Ta mort et Ta résurrection, pardonne !

 

Et il se tut ; et longtemps encore, les yeux vers les étoiles, il pria.

 

Mais soudain, à ses pieds, s’éleva un appel gémissant :

 

– Christ !… Christ !… Absous-moi !…

 

Alors Paul s’approcha de la fontaine, puisa de l’eau dans ses deux paumes et revint vers le malheureux agenouillé.

 

– Chilon ! je te baptise, au nom du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint ! Amen !

 

Chilon leva la tête et étendit les mains. De sa douce lueur la lune éclairait sa tête blanche et son blanc visage immobile, comme taillé dans de la pierre. Les instants tombaient un à un dans la nuit ; des grandes volières des Jardins de Domitia parvint jusqu’à eux le chant du coq. Lui restait à genoux, tel une statue funéraire.

 

Enfin, il sortit de sa torpeur, se leva et demanda à l’Apôtre :

 

– Que dois-je faire avant de mourir, seigneur ?

 

Paul se réveilla également de sa méditation sur cette incommensurable puissance à laquelle des âmes, même comme celle de ce Grec, ne pouvaient se soustraire, et répondit :

 

– Aie foi et témoigne de la vérité !

 

Ils se dirigèrent vers la sortie. Aux portes du jardin, l’Apôtre bénit encore une fois le vieillard et ils se quittèrent, car Chilon lui-même l’avait exigé, prévoyant que César et Tigellin le feraient pourchasser.

 

Il ne se trompait point. En rentrant, il trouva sa maison cernée par des prétoriens, commandés par le centurion Scævinus, qui se saisirent de lui et le conduisirent au Palatin.

 

César reposait déjà, mais Tigellin attendait. Il salua l’infortuné Grec d’un visage calme, mais sinistre.

 

– Tu as commis le crime de lèse-majesté, – lui dit-il, – et tu n’échapperas point au châtiment. Cependant, si demain, au milieu de l’amphithéâtre, tu déclares que tu étais ivre et que tu divaguais, et que les chrétiens sont bien les incendiaires, ton châtiment se bornera aux verges et à l’exil.

 

– Je ne peux pas, seigneur, – répondit doucement Chilon.

 

Tigellin s’approcha de lui à pas lents et, d’une voix étouffée, mais terrible, demanda :

 

– Comment ! Tu ne peux pas, chien de Grec ? Tu n’étais donc pas ivre ? Tu ne comprends donc pas ce qui t’attend ? Regarde par là !

 

Et il lui montra un angle de l’atrium où, dans l’ombre, se tenaient debout, à côté d’un large banc de bois, quatre esclaves thraces ayant des cordes et des pinces dans les mains.

 

Chilon répéta :

 

– Je ne peux pas, seigneur !

 

La rage grondait dans l’âme de Tigellin, mais il se maîtrisa encore.

 

– Tu as vu comment mouraient les chrétiens ? Tu veux mourir de même ?

 

Le vieillard leva sa face pâlie ; un moment, ses lèvres s’agitèrent sans parler, puis il dit :

 

– Et moi aussi, je crois au Christ…

 

Tigellin le considéra avec stupeur :

 

– Chien ! Tu es vraiment devenu fou !

 

Et soudain, la fureur qui grondait en son âme éclata. Il bondit sur Chilon, lui saisit la barbe à deux mains, le fit rouler à terre et le piétina en répétant, l’écume aux lèvres :

 

– Tu rétracteras ! Tu rétracteras !

 

– Je ne peux pas ! – gémit le Grec sous le talon de Tigellin.

 

– À la torture !

 

Les Thraces saisirent le vieillard, l’étendirent sur le banc, le lièrent avec des cordes et se mirent à broyer de leurs pinces ses tibias décharnés. Mais lui, tandis qu’ils le ligotaient, leur baisait humblement les mains ; puis il ferma les yeux et resta sans mouvement, comme mort.

 

Pourtant il vivait, et quand Tigellin se pencha vers lui et lui dit une dernière fois : « Tu rétracteras ! » ses lèvres blêmes remuèrent faiblement, exhalant un murmure à peine perceptible :

 

– Je ne peux pas !…

 

Tigellin, la face contractée par la colère, mais en même temps avec un geste d’impuissance, fit interrompre la torture et se mit à marcher par l’atrium. Enfin, une idée nouvelle lui étant venue, il s’arrêta et, se tournant vers les Thraces, dit :

 

– Qu’on lui arrache la langue !

 

Chapitre LXIII.

Le drame Aureolus était d’ordinaire représenté dans les théâtres ou les amphithéâtres aménagés de façon à pouvoir s’ouvrir, en formant deux scènes distinctes. Mais, après le spectacle des jardins de César, on négligea ces dispositions afin de permettre à tous les assistants de voir la mort de l’esclave crucifié qui, dans le drame, était dévoré par un ours. Au théâtre, le rôle de l’ours était tenu par un acteur cousu dans une fourrure ; mais, cette fois, la représentation devait être « vécue ». C’était une nouvelle invention de Tigellin. Tout d’abord, César avait déclaré qu’il ne viendrait pas ; mais, sur le conseil de son favori, il avait changé d’avis. Tigellin l’avait persuadé qu’après ce qui s’était passé dans les jardins, il devait plus que jamais se montrer en public ; il lui affirma, en même temps, que l’esclave crucifié ne l’insulterait pas, ainsi que l’avait fait Crispus. Le peuple, déjà excédé et las des spectacles sanguinaires, il avait fallu, pour l’attirer, lui promettre de nouvelles largesses, ainsi qu’un souper dans l’amphithéâtre brillamment éclairé.

 

En effet, vers le soir, le cirque était bondé. Tous les augustans, Tigellin en tête, étaient venus, moins pour le spectacle que pour donner à César un témoignage de leur loyalisme après le dernier incident, et pour s’entretenir de Chilon, dont parlait tout Rome.

 

On contait à voix basse que César, au retour des jardins, avait été pris d’un accès de fureur et n’avait pu dormir de la nuit ; qu’il avait été saisi de terreur, assailli de visions étranges, et qu’il avait résolu de partir précipitamment pour l’Achaïe. D’autres assuraient, au contraire, qu’il était résolu à se montrer désormais plus implacable encore envers les chrétiens. Il ne manquait pas non plus de poltrons pour craindre que l’accusation jetée par Chilon à la face de César devant la foule pût avoir les conséquences les plus funestes. Enfin, il s’en trouvait qui, mus par un sentiment de pitié, demandaient à Tigellin de faire cesser la persécution.

 

– Regardez où cela vous mène, – disait Barcus Soranus. – Vous vouliez assouvir la vengeance du peuple et le convaincre que le châtiment frappait les vrais coupables ; et vous avez atteint un résultat diamétralement opposé.

 

– C’est vrai ! – ajouta Antistius Verus, – tous chuchotent à présent que les chrétiens sont innocents. Si vous appelez cela de l’habileté, alors Chilon avait raison quand il disait que vos cervelles n’empliraient pas le godet d’un gland.

 

Tigellin se tourna vers eux :

 

– On chuchote aussi que ta fille Servilia, Barcus Soranus, et que ta femme, Antistius, ont soustrait leurs esclaves chrétiens à la justice de César.

 

– Ce n’est pas vrai ! – s’écria Barcus, d’une voix inquiète.

 

– Ce sont vos femmes divorcées qui veulent perdre la mienne : elles la jalousent pour sa vertu, – protesta avec non moins d’anxiété Antistius Verus.

 

Les autres causaient de Chilon.

 

– Que lui est-il arrivé ? – disait Eprius Marcellus. – C’est lui-même qui les a livrés à Tigellin. De loqueteux qu’il était, il est devenu riche ; il aurait pu finir ses jours en paix, avoir de belles funérailles et un monument sur sa tombe. Et voici que soudain il a voulu tout perdre et se perdre lui-même ! En vérité, il est devenu fou !

 

– Il n’est pas devenu fou, il est devenu chrétien, – dit Tigellin.

 

– C’est impossible ! – s’écria Vitellius.

 

– Je vous le disais bien, – intervint Vestinus ; – supprimez les chrétiens, mais, croyez-moi, ne faites pas la guerre à leur divinité. Il ne faut pas plaisanter avec elle !… Voyez ce qui se passe ! Moi, je n’ai pas brûlé Rome ; et cependant, si César le permettait, j’offrirais immédiatement une hécatombe à leur dieu. Et tous, vous devriez en faire autant, car, je vous le répète, il ne faut pas plaisanter avec lui. Rappelez-vous que je vous l’ai dit.

 

– Et moi, je vous dirai autre chose, – ajouta Pétrone. – Tigellin s’est mis à rire quand j’ai affirmé qu’ils s’armaient. Maintenant, je puis vous dire mieux : ils font des conquêtes !

 

– Comment ? Comment ? – s’enquirent plusieurs voix.

 

– Par Pollux !… Si un homme comme Chilon ne leur a pas résisté, qui donc leur résistera ? Si vous vous figurez qu’après chaque spectacle le nombre des chrétiens n’augmente pas, alors devenez marchands de chaudrons, ou bien allez barbifier les gens, pour mieux vous rendre compte de ce que pense le peuple et de ce qui se passe en ville.

 

– C’est la pure vérité, par le peplum sacré de Diane ! – s’écria Vestinus.

 

Barcus se tourna vers Pétrone :

 

– Où veux-tu en venir ?

 

– Je finis par où vous avez commencé : assez de sang comme cela.

 

Tigellin eut un sourire ironique :

 

– Eh ! encore un peu…

 

– Si ta tête ne te suffit pas, tu en as une autre sur ta canne ! – répliqua Pétrone.

 

La conversation fut interrompue par César qui prit place sur l’estrade en compagnie de Pythagore. Aussitôt commença l’Aureolus, auquel on ne prêtait que peu d’attention, toutes les pensées étant occupées par Chilon. Le peuple, blasé sur les tortures et le sang, s’ennuyait aussi, sifflait, poussait des cris impertinents à l’adresse de la cour et réclamait la scène de l’ours, la seule qui l’intéressât. Sans l’espoir de contempler le vieillard condamné, et le désir des cadeaux, le spectacle n’eût point retenu la foule.

 

Enfin voici le moment attendu. Les servants du cirque apportèrent d’abord une croix de bois, assez basse pour que l’ours, debout sur ses pattes de derrière, pût atteindre la poitrine du supplicié ; ensuite deux hommes amenèrent, ou plutôt traînèrent, sur l’arène Chilon qui, les jambes broyées, ne pouvait marcher. Il fut cloué si vivement sur l’arbre que les augustans ne purent le contempler à leur aise. Seulement quand la croix fut érigée, tous les yeux se tournèrent vers lui. Mais, dans ce vieil homme nu, bien peu de gens pouvaient reconnaître le Chilon de naguère. Après les tortures infligées par Tigellin, sa face n’avait plus une goutte de sang. Sur sa barbe blanche une traînée rouge révélait la langue arrachée. À travers la peau diaphane on pouvait presque distinguer les os. Il semblait plus vieux encore, presque décrépit. Naguère, ses yeux lançaient des regards inquiets et méchants, son visage reflétait constamment la crainte et l’incertitude ; à présent, il était douloureux, mais aussi doux et aussi paisible que celui d’un homme qui s’éteint. Le souvenir du larron sur la croix, auquel le Christ avait pardonné, lui donnait peut-être confiance. Peut-être disait-il en son âme au Dieu de miséricorde : « Seigneur, j’ai mordu, telle une bête venimeuse ; mais j’ai été misérable, j’ai crevé de faim, les hommes m’ont foulé aux pieds, m’ont battu et m’ont bafoué toute ma vie. J’ai été pauvre, Seigneur, et très malheureux ; et aujourd’hui encore ils m’ont torturé et m’ont mis en croix. Toi, ô Miséricordieux, tu ne me repousseras pas à l’heure de la mort ! » Et la paix semblait descendue, avec le repentir, dans ce cœur ulcéré.

 

Nul ne riait, car dans ce vieillard crucifié il y avait quelque chose de si doux, il paraissait si précaire, si désarmé, tellement pitoyable en son humilité, que chacun se demandait pourquoi l’on torturait et crucifiait ce moribond. La foule était silencieuse. Parmi les augustans, Vestinus se penchait à droite et à gauche et balbutiait d’une voix effarée :

 

– Voyez comme ils meurent !

 

Les autres attendaient l’apparition de l’ours, tout en souhaitant du fond de l’âme que le spectacle prit fin au plus vite.

 

Enfin, l’ours arriva lourdement sur l’arène, balançant sa tête basse, lançant des regards en dessous, comme s’il réfléchissait ou cherchait quelque chose. Ayant aperçu la croix et le corps nu, il s’approcha, se dressa, renifla, et, aussitôt après, retomba sur ses pattes, s’accroupit sous la croix et se mit à grogner, comme si son cœur de bête avait pitié de ce débris humain.

 

Les esclaves du cirque stimulaient l’ours par leurs cris ; mais le peuple restait muet. Cependant Chilon leva lentement la tète et promena ses regards sur l’assistance. Ses yeux s’arrêtèrent très haut, sur les derniers gradins de l’amphithéâtre. Alors, sa poitrine se mit à se soulever plus vivement et il se produisit une chose plus inattendue encore, qui frappa de stupeur tous les assistants. Son visage s’éclaira d’un sourire, son front se nimba de clarté, ses yeux s’élevèrent au ciel, et, de ses lourdes paupières, lentement, deux larmes descendirent le long de son visage.

 

Et il mourut.

 

Soudain, tout en haut, sous le velarium même, une voix mâle, sonore, s’écria :

 

– Paix aux martyrs !

 

Sur l’amphithéâtre pesait un lourd silence.

 

Chapitre LXIV.

Le spectacle des jardins de César avait sensiblement dégarni les prisons. On continuait, il est vrai, à poursuivre et à emprisonner les gens suspects d’être affiliés à la superstition orientale, mais les chasses à l’homme, de plus en plus rares, n’avaient plus pour objet que d’alimenter les spectacles, qui, d’ailleurs, touchaient à leur fin. Le peuple, rassasié de sang, montrait une anxiété toujours croissante, provoquée par l’étrange conduite des condamnés. Les appréhensions du superstitieux Vestinus troublaient toutes les âmes. Dans la foule, on contait des choses toujours plus extraordinaires sur les représailles qu’allait exercer la divinité chrétienne. La fièvre typhoïde qui, des prisons, s’était propagée par la ville, avait augmenté l’inquiétude générale. On voyait des enterrements fréquents et l’on répétait que de nouveaux piacula étaient nécessaires pour apaiser ce dieu inconnu. Dans les temples, on sacrifiait à Jupiter et à Libitine. Et, malgré les efforts de Tigellin et de ses acolytes, grossissait chaque jour la rumeur que la ville avait été brûlée par ordre de César et que les chrétiens étaient innocents.

 

Justement pour cette raison, César et Tigellin ne voulaient point suspendre les persécutions ; et afin de calmer le peuple, de nouveaux édits avaient prescrit des distributions de blé, de vin et d’huile d’olive ; pour venir en aide aux habitants, on avait publié des prescriptions facilitant la reconstruction des maisons, réglementant la largeur des rues et les matériaux à employer pour se prémunir contre un nouvel incendie. César lui-même assistait aux séances du Sénat et délibérait avec les Pères conscrits pour le plus grand bien du peuple et de la ville. Mais nulle grâce ne fut accordée aux condamnés. Le maître du monde voulait, avant toutes choses, convaincre le peuple qu’une répression aussi inouïe ne pouvait atteindre que les vrais coupables. Pas une voix ne s’éleva au Sénat en faveur des chrétiens, car nul ne se souciait d’attirer la colère de César ; au surplus, les gens clairvoyants affirmaient que, mise en pratique, cette doctrine ébranlerait les bases mêmes de la domination romaine. Seuls, les mourants et les morts étaient rendus à leur famille, car la loi romaine ne permettait pas de se venger sur les morts.

 

Vinicius se consolait à la pensée que, si Lygie mourait, il irait reposer auprès d’elle dans son mausolée familial. Il n’avait plus le moindre espoir de la sauver, et lui-même, presque détaché de la vie, entièrement absorbé en la pensée du Christ, ne songeait à s’unir à elle que dans l’éternité. Sa foi était devenue incommensurable et l’éternité lui semblait plus réelle et présente que toute sa vie passée. Comme dépouillé de son enveloppe corporelle, aspirant à la libération complète de sa propre âme, il souhaitait l’affranchissement des mêmes entraves pour sa bien-aimée. Il se voyait avec Lygie, la main dans la main, rejoignant le ciel où le Christ les bénirait et leur permettrait d’habiter dans une clarté calme et majestueuse comme la lumière de l’aurore. Il suppliait seulement le Christ d’épargner à Lygie les tortures du cirque et de la laisser mourir paisiblement dans la prison, car il était bien convaincu qu’il mourrait en même temps qu’elle. Cependant, il se disait que, devant cette mer de sang, il n’avait même pas le droit d’espérer que seule elle serait préservée. Pierre et Paul n’ont-ils pas dit qu’eux-mêmes mourront de la mort des martyrs ? La fin de Chilon sur la croix l’avait convaincu que la mort par le martyre peut elle-même être douce ; aussi désirait-il qu’elle arrivât également pour eux deux, comme le passage d’une vie triste et pénible à un monde meilleur.

 

Parfois, il savourait d’avance la vie d’outre-tombe. La mélancolie qui régnait dans leurs âmes à tous deux avait perdu cette amertume qui les avait consumés et se transmuait peu à peu en un serein abandon à la volonté divine. Naguère, Vinicius résistait au courant, luttait et souffrait ; à présent, il s’y abandonnait complètement, ayant foi qu’il serait ainsi porté vers le repos éternel. Il devinait que Lygie se préparait, elle aussi, à la mort, et que leurs âmes, malgré les murs de la prison qui les séparaient, s’avançaient maintenant de concert ; et il souriait à cette pensée comme à un bonheur.

 

De fait, ils s’acheminaient dans un tel accord qu’on eût dit qu’ils se voyaient, qu’ils échangeaient longuement chaque jour leurs pensées. Lygie non plus n’avait aucun désir, aucun espoir, sinon l’attente de la vie d’outre-tombe. La mort lui apparaissait non seulement comme la délivrance de cette horrible enceinte de la prison, ainsi que des mains de César et de Tigellin, non seulement comme le salut, mais encore comme le jour béni de son union avec Vinicius. En face de cette certitude indéracinable, le reste perdait toute importance. Après la mort devait commencer pour elle un bonheur infini, et elle attendait cette heure comme une fiancée attend l’heure des épousailles.

 

Le même puissant torrent de foi, qui arrachait de la terre et portait au-delà de la tombe tant de milliers de ces premiers adeptes, s’était emparé d’Ursus. Longtemps, lui aussi, il n’avait point voulu se résigner en son cœur à voir mourir Lygie. Mais chaque jour leur parvenaient les échos de ce qui se passait dans les amphithéâtres et les jardins, où la mort semblait le sort inéluctable réservé à tous les chrétiens, et en même temps un bien supérieur à tous ceux que pouvait concevoir l’esprit d’un mortel. Et Ursus n’avait plus le courage d’implorer le Christ pour qu’il privât Lygie de ce bonheur ou le remît à plus tard. De plus, dans son âme simple de barbare, il se figurait qu’à la fille du chef des Lygiens devait forcément échoir en partage une plus grande source de joies célestes qu’à la foule ordinaire à laquelle il appartenait, et que, dans la gloire éternelle, une place plus rapprochée de « l’Agneau » serait réservée à sa reine. Il avait entendu dire, il est vrai, que devant Dieu tous les hommes sont égaux ; mais, au fond de son âme, il était convaincu que la fille d’un chef, et surtout du chef de tous les Lygiens, ne pouvait être assimilée à la première esclave venue. Il s’attendait aussi à ce que le Christ lui permît de continuer à la servir. Pour lui-même, il nourrissait le secret désir d’expirer sur la croix, ainsi que l’Agneau divin. Mais cela lui apparaissait comme un trop grand bonheur, et, bien qu’il sût qu’à Rome la croix était le supplice des pires criminels, il osait à peine demander une telle mort. Il pensait que sans doute on le ferait périr sous les dents des fauves, et cela le chagrinait autant que l’inquiétait. Dès son enfance, il avait habité les forêts et, grâce à sa force surhumaine, avant même d’avoir atteint l’âge d’homme, il était devenu fameux parmi les Lygiens. La chasse avait été son occupation favorite, si bien que, quand il s’était trouvé à Rome et qu’il en avait ainsi été privé, il allait errer dans les vivaria et les amphithéâtres, pour y jeter au moins un regard sur les fauves connus et inconnus de lui. Leur vue éveillait en lui un irrésistible désir de lutter, et maintenant il craignait que le jour où il lui faudrait se rencontrer avec eux dans l’amphithéâtre, il ne fût assailli par des pensées indignes d’un chrétien qui doit mourir pieusement et avec résignation. En ceci encore, il s’en remettait au Christ. D’autres pensées, moins sombres, lui étaient aussi une consolation. Il avait entendu dire que « l’Agneau » avait déclaré la guerre aux forces de l’enfer et aux mauvais esprits, parmi lesquels la foi chrétienne rangeait toutes les divinités païennes. Il pensait que, dans cette guerre, il pourrait être utile à « l’Agneau », qu’il saurait le servir mieux que les autres, et il ne pouvait admettre que son âme ne fût pas plus résistante que celle des autres martyrs. Aussi priait-il toute la journée, rendait des services aux prisonniers, aidait les gardiens et consolait sa reine qui parfois lui confiait ses regrets de n’avoir pu, dans son existence trop courte, faire autant de bonnes œuvres que la vénérée Thabita, dont la vie lui avait été contée par l’Apôtre Pierre. Les gardiens de la prison, pleins de respect pour la force effroyable du géant, devant laquelle les liens les plus résistants, les barreaux les plus solides étaient insuffisants, avaient fini par l’aimer pour sa douceur. Souvent, stupéfiés par sa sérénité, ils lui en demandaient la cause ; et Ursus leur parlait avec une conviction si inébranlable de la vie qui l’attendait après la mort, qu’ils l’écoutaient, étonnés, s’apercevant pour la première fois que dans ces souterrains inaccessibles à la lumière du soleil pouvait pénétrer le bonheur. Et, lorsqu’il les engageait à croire à « l’Agneau », plus d’un parmi ces hommes se disait que sa besogne était une besogne d’esclave, sa vie, une vie de misère, plus d’un songeait que la mort seule serait le terme de son infortune. Seulement, la mort les emplissait d’une appréhension nouvelle, car ils n’espéraient rien au-delà, tandis que le géant lygien, et cette vierge, semblable à une fleur jetée sur la paille de la prison, s’en allaient allègrement vers la mort comme vers la porte du bonheur.

 

Chapitre LXV.

Un soir, Pétrone reçut la visite du sénateur Scævinus, qui se lança dans une interminable dissertation sur les temps pénibles où l’on vivait, et sur César. Il parlait si librement que Pétrone, bien qu’en commerce d’amitié avec lui, résolut de se tenir sur ses gardes. Scævinus se plaignait que tout allait à la dérive, que les gens étaient fous, et que tout finirait par un désastre plus terrible encore que l’incendie de Rome. Il affirmait que les augustans eux-mêmes étaient mécontents, que Fenius Ruffus, préfet en second des prétoriens, supportait avec la plus grande contrainte l’odieuse autorité de Tigellin, et que toute la famille de Sénèque était outrée de la conduite de Néron, tant à l’égard de son vieux maître qu’à l’égard de Lucain. Enfin, il fit allusion à l’irritation du peuple et des prétoriens mêmes, dont la plupart étaient du côté de Fenius Ruffus.

 

– Pourquoi me dis-tu tout cela ? – demanda Pétrone.

 

– Par sollicitude pour César, – répondit Scævinus. – J’ai, dans les rangs des prétoriens, un parent éloigné, du même nom que moi. C’est par lui que je sais ce qui se passe au camp, où le mécontentement grandit également… Caligula était fou, lui aussi, et qu’est-il arrivé ? Il s’est trouvé un Cassius Chærea… C’était un crime épouvantable et, certainement personne d’entre nous ne l’approuve ; mais il est certain que Chærea a délivré le monde d’un monstre.

 

– Ce qui veut dire ceci, – répliqua Pétrone : – « Je n’approuve pas Chærea, mais c’était un homme providentiel : fassent les dieux qu’il s’en rencontre d’autres comme lui !… »

 

Alors, changeant de thème, Scævinus se mit à faire l’éloge de Pison. Il exaltait sa naissance, sa grandeur d’âme, son attachement à son épouse, sa sagesse, son calme et son don vraiment rare de captiver et de séduire les gens.

 

– César n’a pas d’enfants, – continua-t-il, – et tous voient en Pison son successeur. Sans aucun doute, chacun l’aiderait de toute son âme à obtenir le pouvoir. Il est aimé de Fenius Ruffus, et toute la famille des Annæus lui est absolument dévouée. Plautius Lateranus et Tullius Sénécion se feraient tuer pour lui. De même Natalis, et Subrius Flavius, et Sulpicius Asper, et Afrinius Quinetianus, et jusqu’à Vestinus.

 

– Oh ! ce dernier ne lui servirait pas à grand-chose, – objecta Pétrone. – Vestinus a peur même de son ombre.

 

– Vestinus a peur des songes et des fantômes ; mais c’est un homme avisé, que l’on veut à juste titre nommer consul. Et le fait qu’au fond il réprouve les persécutions contre les chrétiens ne saurait t’être indifférent à toi, qui as intérêt à ce que prennent fin ces folies.

 

– Non, pas moi, mais Vinicius, – fit Pétrone. – À cause de lui, je voudrais sauver certaine jeune fille, mais je n’y parviens pas, car je suis en disgrâce auprès d’Ahénobarbe.

 

– Comment ? Tu ne t’aperçois donc pas que César te recherche à nouveau et te fait des avances. En voici la raison : il se prépare à retourner en Achaïe, où il veut chanter des hymnes grecs de sa composition. Il a hâte de faire ce voyage, mais en même temps il tremble en pensant à la perfidie des Grecs. Il croit que là lui sont réservés ou le triomphe le plus magnifique, ou la chute la plus complète. Il a besoin d’un bon conseil et il sait que personne ne saurait le lui donner mieux que toi. C’est pourquoi tu rentres de nouveau en grâce.

 

– Lucain pourrait me remplacer.

 

– Barbe d’Airain le hait, et, à part lui, il a déjà décidé la mort du poète. Il cherche uniquement un prétexte, car il cherche toujours des prétextes. Lucain comprend qu’il faut se hâter.

 

– Par Castor ! – s’écria Pétrone, – c’est possible. Quant à moi, j’ai encore un autre moyen de rentrer en faveur.

 

– Lequel ?

 

– Répéter à Barbe d’Airain ce que tu m’as dit tout à l’heure.

 

– Je n’ai rien dit ! – protesta Scævinus avec anxiété.

 

Pétrone lui posa la main sur l’épaule :

 

– Tu as dit que César était fou, tu as laissé entrevoir Pison comme son successeur probable, et tu as ajouté : « Lucain comprend qu’il faut se hâter. » – Se hâter de faire quoi, carissime ?…

 

Scævinus pâlit et un moment tous deux se regardèrent dans les yeux.

 

– Tu ne répéteras pas !

 

– Par les hanches de Cypris, tu me connais, toi ! Non, je ne répéterai pas. Je n’ai rien entendu, et je ne veux rien entendre… La vie est trop courte pour qu’on se donne la peine d’entreprendre quoi que ce soit. Je te demande seulement d’aller voir Tigellin tout à l’heure, et de causer avec lui durant le même temps qu’avec moi, sur le sujet que tu voudras.

 

– Pourquoi ?

 

– Afin que le jour où Tigellin viendrait me dire : « Scævinus a été chez toi », je puisse lui répondre : « Il est venu chez toi le même jour. »

 

Scævinus brisa sa canne d’ivoire et s’écria :

 

– Que les mauvais sorts retombent sur cette canne. J’irai chez Tigellin et ensuite au festin de Nerva. Tu y seras aussi ? En tout cas, nous nous reverrons après-demain à l’amphithéâtre, où mourront les chrétiens qui restent !… Au revoir !

 

« Après-demain ! – songea Pétrone quand il fut seul. – Il n’y a plus de temps à perdre. Ahénobarbe a besoin de mes conseils en Achaïe ; peut-être comptera-t-il avec moi. »

 

Et il décida de tenter un moyen extrême.

 

De fait, chez Nerva, César lui-même exigea que Pétrone prît place en face de lui. Il éprouvait le besoin de lui parler de l’Achaïe et des villes où il pourrait s’exhiber avec le plus de chance de succès. Les Athéniens lui importaient davantage, mais il les craignait. Les autres augustans prêtaient une oreille attentive à cette conversation, afin de saisir au vol les mots de Pétrone, pour s’en attribuer ensuite la paternité.

 

– Il me semble n’avoir pas vécu jusqu’ici, – disait Néron, – et ne devoir renaître qu’en Grèce.

 

– Tu renaîtras à une gloire nouvelle, à l’immortalité, – répondit Pétrone.

 

– Je suis certain qu’il en sera ainsi, et qu’Apollon ne s’en montrera point jaloux. Si je récolte des lauriers, je lui offrirai une hécatombe à jamais mémorable.

 

Scævinus se mit à citer Horace :

 

 

Sic te diva potens Cypri,

Sic fratres Helenæ, lucida sidera,

Ventorumque regat Pater…[19]

 

 

– Le navire m’attend déjà à Naples, – dit César. – Je voudrais partir dès demain.

 

Alors Pétrone se leva et, les yeux dans les yeux de Néron, prononça :

 

– Tu permettras, divin, qu’auparavant je donne un festin d’hyménée auquel je te convierai, toi avant tous.

 

– Un hyménée ? Quel hyménée ? – demanda Néron.

 

– Celui de Vinicius avec la fille du roi des Lygiens, ton otage. En ce moment, il est vrai, elle est incarcérée ; mais, à titre d’otage, elle ne saurait être retenue prisonnière. D’ailleurs, tu as autorisé Vinicius à l’épouser. Et, comme tes sentences, de même que celle de Zeus, sont sans appel, tu la feras mettre en liberté et je la donnerai à son fiancé.

 

Le sang-froid et la calme assurance de Pétrone interloquèrent Néron, qui se troublait toujours dès qu’on lui adressait une question directe.

 

– Je sais, – répondit-il, en baissant son regard troublé. – J’ai songé à elle et aussi à ce géant qui a étouffé Croton.

 

– En ce cas, tous deux sont sauvés, – fit Pétrone imperturbable.

 

Mais Tigellin vint en aide à son maître.

 

– Elle est en prison par la volonté de César, et tu viens de dire, Pétrone, que les sentences de César sont sans appel.

 

Les assistants connaissaient tous l’histoire de Vinicius et de Lygie et comprenaient de quoi il retournait. Ils se turent, curieux de l’issue du conflit.

 

– Elle est en prison par erreur, parce que tu ignores le droit des gens, et au mépris de la volonté de César, – articula nettement Pétrone. – Tu es un homme naïf, Tigellin, mais en dépit de ta naïveté, tu n’affirmeras point que c’est elle qui a incendié Rome : si même tu l’affirmais, César ne te croirait pas.

 

Mais Néron était déjà revenu de son embarras, et il se mit à cligner ses yeux de myope avec une expression méchante.

 

– Pétrone a raison, – dit-il.

 

Tigellin le regarda étonné.

 

– Pétrone a raison, – répéta Néron. – Demain, les portes de la prison lui seront ouvertes, et, quant au festin d’hyménée, nous en recauserons après-demain, à l’amphithéâtre.

 

« J’ai encore perdu », songea Pétrone.

 

Et rentré chez lui, il était tellement convaincu que la fin de Lygie était venue que, le lendemain, il envoya au surveillant du spoliaire un affranchi dévoué, avec mission de traiter du prix du cadavre qu’il voulait, après le supplice, faire remettre à Vinicius.

 

Chapitre LXVI.

Au temps de Néron étaient très en honneur, bien que rares, les représentations du soir dans les cirques et les amphithéâtres. Les augustans les prisaient, parce qu’elles étaient presque toujours suivies de festins et d’orgies qui se prolongeaient jusqu’au matin. Quoique le peuple fût déjà rassasié de sang, la nouvelle que la fin des jeux était proche et que les derniers chrétiens allaient mourir dans le spectacle du soir amena sur les gradins une foule considérable. Les augustans vinrent tous, avec l’intuition que César était résolu à s’offrir le spectacle de la douleur de Vinicius. Tigellin avait gardé le silence quant au genre de supplice réservé à la fiancée du jeune tribun ; et ce mystère ne faisait qu’aviver la curiosité générale. Ceux qui, jadis, avaient vu Lygie chez les Plautius, ne tarissaient pas d’éloges sur sa beauté. Les autres s’inquiétaient principalement de savoir si elle paraîtrait sur l’arène ; car ceux qui, chez Nerva, avaient entendu la réponse de Néron à Pétrone, la commentaient chacun à sa manière. D’aucuns allaient jusqu’à supposer que Néron rendrait, peut-être même qu’il avait déjà rendu, la vierge à son fiancé ; on se souvenait qu’étant un otage, cette qualité lui donnait le droit d’adorer telles divinités qu’il lui plaisait et que le droit des gens ne permettait point de la punir de ce chef.

 

L’incertitude, l’attente, la curiosité, tenaient tous les spectateurs en éveil. César était venu plus tôt que de coutume, et son arrivée avait provoqué des chuchotements redoublés, comme s’il allait se passer quelque chose d’extraordinaire. De plus, outre Tigellin et Vatinius, Néron s’était fait accompagner de Cassius, un centurion d’une carrure gigantesque, d’une force herculéenne, qu’il amenait au cirque seulement quand il voulait avoir auprès de lui un défenseur. Il s’en faisait escorter également quand la fantaisie lui prenait de faire quelque expédition nocturne à travers Suburre, ou quand il organisait une de ces distractions appelées saltatio, où l’on faisait sauter, dans un manteau de soldat, les jeunes filles rencontrées. On remarqua également que, dans l’amphithéâtre même, on avait pris certaines mesures de précaution. La garde prétorienne avait été renforcée et placée sous les ordres, non d’un centurion, mais du tribun Subrius Flavius, connu pour son dévouement aveugle à Néron. On comprenait que, le cas échéant, César voulait être prémuni contre un coup de désespoir de Vinicius : et la curiosité s’en accrut.

 

Tous les regards étaient tournés, avec une attention soutenue, vers la place occupée par le malheureux fiancé. Lui était très pâle, et le front emperlé de sueur. Il doutait encore, comme beaucoup d’autres spectateurs, et demeurait profondément ému. Pétrone, ne sachant au juste ce qui se passerait, s’était contenté, au retour de chez Nerva, de lui demander s’il était prêt à tout et s’il assisterait au spectacle. Aux deux questions, Vinicius avait répondu oui. Mais un frisson l’avait secoué tout entier : il se doutait bien que Pétrone avait des raisons de l’interroger. Depuis quelque temps, il vivait d’une vie partielle : il s’était déjà plongé dans la mort, et consentait même à la mort de Lygie, la mort qui serait pour tous deux la délivrance et l’hymen. Mais il comprenait à présent que, d’une part, songer de loin aux derniers instants comme à une paix heureuse, et de l’autre aller contempler le martyre d’un être qui lui était plus cher que la vie, c’étaient là choses bien différentes. Toutes les douleurs passées se réveillaient en lui avec une nouvelle force ; le désespoir naguère assoupi recommençait à hurler dans son âme. La volonté de sauver Lygie à tout prix s’était de nouveau emparée de lui. De grand matin, il avait tenté de pénétrer dans les cunicules pour savoir si elle s’y trouvait. Mais les prétoriens surveillaient toutes les issues, et ni ses prières, ni son or n’avaient pu fléchir même ceux des soldats qui le connaissaient. Il lui semblait que l’incertitude le tuerait avant même qu’il ne vît le spectacle. Au fond de son cœur palpitait encore un reste d’espoir : peut-être Lygie ne se trouvait-elle pas parmi les condamnées, peut-être toutes ses terreurs étaient-elles vaines. Par instants, il s’accrochait de toutes ses forces à cette idée. Il se disait que le Christ pourrait appeler Lygie à Lui de la prison et ne pas permettre qu’elle fût torturée sur l’arène. Naguère, il se soumettait en tout à sa volonté ; mais à présent que, repoussé de la porte du cunicule, il était revenu prendre place dans l’amphithéâtre, et qu’il comprenait, aux regards curieux pesant sur lui, la possibilité des suppositions les plus effroyables, il L’implorait avec une véhémence passionnée, presque menaçante : « Tu as le pouvoir de la sauver, – répétait-il en serrant convulsivement les mains. – Tu en as le pouvoir ! » Certes, jamais il ne s’était douté que cet instant de réalité pût être aussi atroce. Actuellement il ne se rendait pas compte de ce qui se passait en lui ; cependant il sentait que s’il devait assister au supplice de Lygie, son amour pour le Christ se changerait en haine et sa foi en désespoir. Et la peur d’offenser ce Christ qu’il suppliait l’écrasait. Il ne demandait plus qu’elle vécût : il voulait seulement qu’elle mourût avant qu’on la traînât sur l’arène ; et de l’abîme de sa douleur montait cette prière : « Ne me refuse pas cela, rien que cela, et je t’aimerai mille fois plus que je ne t’ai aimé jusqu’ici. »

 

Enfin, ses pensées se déchaînèrent comme les flots soulevés par la rafale. Il se sentit altéré de vengeance et de sang. Une tentation folle le prenait de se ruer sur Néron et de l’étrangler devant toute l’assistance. En même temps, il comprenait que ce seul désir était une nouvelle offense au Christ et une violation de ses commandements. Par instants, des lueurs d’espoir traversaient son cerveau : toutes ces choses devant lesquelles tremblait son âme seraient encore détournées par une main toute-puissante et miséricordieuse. Mais cet espoir s’éteignit aussitôt dans une affliction sans bornes : Celui qui, d’un seul mot, eût pu faire s’effondrer le cirque et sauver Lygie, l’avait abandonnée, bien qu’elle l’adorât de toutes les forces de son âme pure. Et il songeait que maintenant elle était là, dans ce cunicule obscur, proie sans défense à la bestialité des gardiens, que peut-être elle n’avait plus qu’un souffle, tandis que lui-même, morne et impuissant, attendait dans cet atroce amphithéâtre, sans même savoir quel supplice on avait inventé pour elle, et ce qu’il allait voir dans un instant. Enfin, tel un homme qui, roulant dans un précipice, se cramponne à toutes les aspérités, Vinicius se cramponna à la pensée que, par la foi seule, il pouvait encore la sauver. C’était le seul moyen qui restât ! Et Pierre n’avait-il pas dit que la foi pouvait transporter des montagnes ?

 

Il s’absorba donc en cet espoir, terrassa le doute et enferma tout son être dans ce seul mot : J’ai foi. Et il attendit un miracle.

 

Mais, ainsi que se rompt une corde trop tendue, l’âme de Vinicius se brisa sous l’effort. Une pâleur cadavérique se répandit sur son visage et son corps se raidit. Alors, il pensa que sa prière avait été exaucée et qu’il allait mourir. Il lui sembla aussi que Lygie était morte déjà, et qu’ainsi le Christ les prenait tous deux auprès de Lui. L’arène, la blancheur des toges innombrables, la lumière des milliers de lampes et de flambeaux, tout s’effaça soudain devant ses yeux.

 

Mais sa défaillance fut courte. Il revint à lui, ou plutôt il fut tiré de sa torpeur par les trépignements impatientés de la foule.

 

– Tu es malade, – lui dit Pétrone, – fais-toi porter à la maison.

 

Et sans s’inquiéter de ce que dirait César, il se leva pour soutenir Vinicius et sortir avec lui. Une immense pitié avait soulevé son cœur, et il était exaspéré de voir Néron, son émeraude à l’œil, étudier avec complaisance la douleur du jeune tribun, afin de la décrire sans doute un jour en des strophes pathétiques qui lui vaudraient des acclamations.

 

Vinicius fit un geste négatif de la tête. Il pouvait bien mourir dans cet amphithéâtre, mais non pas en sortir : le spectacle allait commencer.

 

En effet, à cet instant, le Préfet de la ville jeta sur le sable un mouchoir rouge. La porte qui faisait face au podium impérial grinça sur ses gonds et, sortant de la gueule obscure, Ursus apparut sur l’arène illuminée.

 

Le géant, ébloui, se mit à cligner des paupières. Il s’avança jusqu’au centre, cherchant, de ses regards circulaires, ce qu’on allait lui opposer. Les augustans et nombre de spectateurs savaient que cet homme avait étouffé Croton, et un murmure s’éleva de gradin en gradin. Les gladiateurs fort au-dessus de la moyenne n’étaient pas rares à Rome, mais jamais encore les yeux des quintes n’avaient contemplé pareille stature. Cassius, debout sur l’estrade de César, semblait, comparé à Ursus, être de piètre taille. Les sénateurs, les vestales, César, les augustans et le peuple, tous admiraient, avec un enthousiasme de connaisseurs, ses cuisses formidables, sa poitrine semblable à deux boucliers contractés, et ses bras herculéens. Des rumeurs grandissaient de partout. Pour cette foule, il n’était pas de plus grand plaisir que de contempler de pareils muscles, tendus pour la lutte. Les murmures faisaient place aux exclamations, et l’on se demandait avec une sorte de fièvre quelle race pouvait produire de tels géants. Ursus, lui, demeurait immobile au centre de l’arène, semblant, en sa nudité, quelque colosse de marbre, dont le visage barbare reflétait une expression d’attente et de tristesse. Voyant l’arène vide, il promenait, étonné, ses yeux bleus et enfantins sur les spectateurs, sur César, puis sur les grilles des cunicules, d’où il attendait les bourreaux.

 

Quand il était entré sur l’arène, son cœur simple avait encore une fois tressailli de l’espoir que, peut-être, il mourrait sur la croix. Mais n’apercevant ni croix, ni aucun trou pour en planter une, il pensa qu’il était indigne d’une telle faveur, et qu’il lui faudrait finir d’autre façon, sans doute sous les crocs des fauves. Il était sans armes, et il avait résolu de mourir patiemment, en fidèle de l’Agneau. Et, dans le désir d’élever une dernière fois sa prière vers le Rédempteur, il s’agenouilla, joignit les mains et leva les yeux vers les étoiles qui scintillaient là-haut, par l’ouverture du velarium.

 

Cette attitude déplut à la foule. On était las de voir expirer des moutons. Si le géant refusait de se défendre, le spectacle allait être une déconvenue. Çà et là des sifflets retentirent. Il s’y joignit des voix appelant les mastigophores. Mais, peu à peu, le silence s’établit, car nul ne savait ce qui allait faire face au géant, ni si, devant la mort, il refuserait le combat.

 

L’attente fut courte. Soudain éclatèrent les cuivres stridents ; la grille opposée au podium impérial s’ouvrit et, dans l’arène, parmi les clameurs des bestiaires, se rua un monstrueux aurochs de Germanie avec, sur la tête, une femme nue.

 

– Lygie ! Lygie ! – s’écria Vinicius.

 

Et, saisissant des deux mains ses cheveux sur les tempes, il se tordit sur lui-même, tel un homme qui sent dans ses entrailles une douleur atroce, et il râla d’une voix rauque et inhumaine :

 

– J’ai foi ! j’ai foi !… Christ, un miracle !

 

Il ne sentit pas qu’au même instant Pétrone lui couvrait la tête de sa toge. Il crut que la mort ou la douleur lui enténébraient les yeux. Il ne regardait rien, ne voyait rien. Il se sentait envahi d’un vide effroyable. Nulle idée ne subsistait en lui, et seules ses lèvres répétaient dans un délire :

 

– J’ai foi ! J’ai foi ! J’ai foi !…

 

Subitement, l’amphithéâtre fut muet. Les augustans s’étaient levés de leurs sièges comme un seul homme : sur l’arène avait lieu quelque chose d’inouï. Le Lygien, humble tout à l’heure et prêt à la mort, à la vue de sa princesse ligotée aux cornes du taureau sauvage, avait bondi comme sous la morsure d’un feu vif et, l’échiné courbée, fonçait d’une course oblique vers la bête en furie.

 

De toutes les poitrines jaillit un cri bref de stupeur éperdue, suivi d’un profond silence : d’un bond, le Lygien avait atteint le taureau et l’avait pris aux cornes.

 

– Regarde ! – cria Pétrone en enlevant la toge de la tête de Vinicius.

 

L’autre se leva, renversa en arrière sa face crayeuse, et se mit à regarder l’arène avec des yeux vitreux et égarés.

 

Les poitrines demeuraient sans souffle. Dans l’amphithéâtre, on eût entendu voler une mouche. La foule ne pouvait en croire ses propres yeux. Depuis que Rome était Rome, jamais on n’avait rien vu de tel.

 

Ursus tenait la bête sauvage par les cornes. Ses pieds étaient plus hauts que les chevilles enlisées dans le sable ; son échine s’était infléchie comme un arc bandé ; sa tête avait disparu entre ses épaules ; les muscles de ses bras avaient émergé en une saillie telle que l’épiderme semblait devoir craquer sous leur pression. Mais il avait arrêté net le taureau. Et l’homme et la bête se figeaient en une immobilité si absolue que les spectateurs croyaient avoir devant eux une œuvre de Thésée ou d’Hercule, ou un groupe taillé dans la pierre. Cependant, de cette fixité apparente se dégageait l’effroyable tension de deux forces cabrées. L’aurochs était ensablé des quatre jambes, et la masse sombre et velue de son corps s’était contractée, telle une boule énorme. Lequel, épuisé d’abord, s’abattrait le premier ? Pour les spectateurs fanatiques de lutte, ce problème avait en ce moment plus de poids que leur propre destin, que le sort de Rome entière, et que la domination de Rome sur le monde. Ce Lygien était maintenant un demi-dieu, digne des honneurs et des statues. César lui-même était debout. Lui et Tigellin, sachant la force de l’homme, avaient à dessein organisé ce spectacle, tout en se disant avec malice : « Que ce vainqueur de Croton terrasse donc le taureau que nous lui aurons choisi ! » À présent, ils contemplaient avec stupeur le tableau qui s’offrait à eux, incapables de le croire réel. Dans l’amphithéâtre, des hommes avaient levé les bras et s’immobilisaient dans cette pose. D’autres avaient le front inondé de sueur, comme si eux-mêmes eussent lutté contre la bête. Dans l’hémicycle on n’entendait que le crépitement du feu dans les lampes et le bruissement des brasilles qui tombaient des torches. Les lèvres étaient muettes ; les cœurs battaient à rompre les poitrines. Pour tous les assistants, la lutte semblait se prolonger des siècles.

 

Et l’homme et la bête demeuraient toujours figés en leur effort sauvage, comme cloués au sol.

 

Soudain un beuglement sourd et gémissant monta de l’arène, suivi aussitôt des clameurs de la foule, auxquels succéda instantanément un silence absolu. On croyait rêver : aux bras de fer du barbare, la tête monstrueuse se tordait peu à peu.

 

La face du Lygien, sa nuque et ses bras étaient devenus pourpres ; l’arc de son échine s’était voûté plus encore. On voyait qu’il rassemblait le reste de ses forces surhumaines, et que bientôt elles allaient être à bout.

 

Cependant, plus étranglé, plus rauque et plus douloureux, le beuglement de l’aurochs se mêlait au souffle strident de l’homme. La tête de l’animal pivotait de plus en plus, et soudain de sa gueule pendit une énorme langue baveuse.

 

L’instant d’après, les oreilles des spectateurs voisins de l’arène perçurent le sourd broiement des os ; puis la bête croula comme une masse, le garrot tordu, morte.

 

En un clin d’œil, le géant avait désentravé les cornes et pris la vierge dans ses bras ; puis il se mit à haleter précipitamment.

 

Sa face était pâle, ses cheveux agglutinés par la sueur, ses épaules et ses bras ruisselants. Un moment, il resta immobile et comme hébété, puis il leva les yeux et regarda les spectateurs.

 

Dans l’amphithéâtre, on était comme fou.

 

Les murs de l’immense bâtiment tremblaient sous les clameurs de dizaines de milliers de poitrines. Depuis le commencement des jeux, on n’avait pas vu joie aussi délirante. Les occupants des gradins supérieurs avaient quitté leurs places, dévalaient vers l’arène et s’écrasaient dans les passages, entre les bancs, afin de mieux voir l’hercule. De toutes parts montèrent des voix demandant sa grâce, des voix passionnées, tenaces, qui bientôt se confondirent en un tumulte universel. Le géant devenait cher à cette foule éprise de force physique : il devenait le premier personnage dans Rome.

 

Lui comprit que le peuple réclamait pour lui la vie et la liberté. Mais il n’en avait cure. Un moment, il promena ses regards autour de lui, puis il s’approcha du podium de César, en tenant sur ses bras allongés le corps de la jeune fille ; et il levait des yeux suppliants, comme pour dire : « C’est sa grâce que je demande ! C’est elle qu’il faut sauver ! C’est pour elle que j’ai fait cela ! »

 

Les assistants comprirent aussitôt son désir. À la vue de la jeune fille évanouie qui, auprès du corps énorme du Lygien, semblait une petite enfant, l’émotion s’empara de la foule, des chevaliers et des sénateurs. Sa frêle silhouette, son corps d’albâtre, son évanouissement, l’effroyable danger auquel le géant venait de l’arracher, et enfin sa beauté et le dévouement du Lygien, tout cela remua les cœurs. Des gens croyaient que c’était un père qui implorait la grâce de son enfant. La pitié s’alluma comme une flamme. On avait eu assez de sang, assez de morts, assez de supplices. Des voix étranglées de sanglots exigeaient leur grâce à tous deux.

 

Cependant Ursus faisait le tour de l’arène, continuant à promener la jeune fille dans ses bras, suppliant des yeux et du geste qu’on laissât la vie sauve à Lygie. Soudain, Vinicius bondit de sa place, franchit la cloison du pourtour, se précipita vers Lygie et couvrit de sa toge le corps nu de sa fiancée.

 

Puis il déchira sa tunique sur sa poitrine, découvrant les cicatrices de ses blessures d’Arménie, et tendit les bras vers le peuple.

 

Alors, la frénésie dépassa les limites de tout ce qui s’était jamais vu à l’amphithéâtre. La foule se mit à trépigner et à hurler. Les voix qui réclamaient la grâce devinrent menaçantes. Le peuple prenait le parti, non seulement du géant, mais aussi de la vierge et du soldat, et de leur amour. Des milliers de spectateurs tournèrent vers César des poings crispés. Des éclairs de fureur luisaient dans tous les yeux. Néron hésitait. Il ne ressentait aucune haine pour Vinicius, il est vrai, et la mort de Lygie ne lui importait pas outre mesure. Mais il eût préféré voir le corps de la jeune fille éventré par les cornes du taureau, ou déchiqueté par les crocs des fauves. Sa cruauté, de même que son imagination dépravée, se complaisait voluptueusement à de tels spectacles. Et voici que le peuple voulait le priver de sa joie ! La fureur se peignit sur son visage bouffi de graisse. D’ailleurs, son amour-propre s’opposait à ce qu’il se soumît à la volonté de la populace ; d’autre part, sa couardise native l’empêchait d’oser un refus.

 

Aussi, se mit-il à chercher des yeux si du moins chez les augustans il apercevait un pouce tourné vers le sol en signe de mort. Mais Pétrone tendait sa paume levée et le regardait droit dans les yeux avec une nuance de défi. Le superstitieux Vestinus qui, très porté à l’émotion, craignait les fantômes, mais non les hommes, faisait aussi le signe de grâce. De même le sénateur Scævinus, de même Nerva, de même Tullius Sénécion, de même le vieux et fameux chef Ostorius Scapula, et Austilius, et Pison, et Vetus, et Crispinus, et Minutius Thermus, et Pontius Telesi-nus, ainsi que le plus austère de tous, Thraséas, vénéré du peuple. À cette vue, César éloigna l’émeraude de son œil avec une expression de mépris et de rancune ; mais Tigellin, qui voulait à tout prix vaincre Pétrone, se pencha et dit :

 

– Ne cède pas, divinité : nous avons les prétoriens.

 

Néron se tourna du côté où, à la tête de sa garde, se tenait le farouche Subrius Flavius, qui lui avait été jusqu’ici dévoué corps et âme. Et il vit une chose inénarrable : la face rébarbative du vieux tribun était baignée de larmes, et de sa main levée, il faisait le signe de grâce.

 

Cependant, la rage croissait dans la foule. Sous les trépignements incessants, la poussière qui tourbillonnait voilait l’amphithéâtre. Aux clameurs se mêlaient des imprécations : « Ahénobarbe ! Matricide ! Incendiaire ! » Néron prit peur. Le peuple était maître souverain dans le cirque. Lorsque ses prédécesseurs, Caligula entre autres, s’étaient permis parfois de résister à la volonté populaire, il s’en était toujours suivi des bagarres, souvent même des rixes sanglantes ; or, Néron avait les coudées moins franches. D’abord, en tant que comédien et chanteur, il avait besoin de la faveur populaire ; ensuite, il voulait, dans sa lutte contre le Sénat et les patriciens, avoir le peuple pour lui ; enfin, depuis l’incendie de Rome, il s’était efforcé par tous les moyens de circonvenir la plèbe et de diriger sa colère sur les chrétiens. Il comprit qu’il serait dangereux de résister plus longtemps : une sédition née dans le cirque pouvait gagner toute la Ville et entraîner des conséquences incalculables.

 

Il jeta encore un regard vers Subrius Flavius, vers le centurion Scævinus, parent du sénateur, vers les soldats, et ne voyant partout que sourcils froncés, que visages émus et que regards dardés sur lui, il fit le signe de grâce.

 

Un tonnerre d’applaudissements éclata du haut en bas de l’hémicycle. Le peuple était sûr de la vie des condamnés : à partir de cet instant, ils étaient sous sa protection et nul, fut-ce César lui-même, n’eût plus osé les poursuivre de sa haine.

 

Chapitre LXVII.

Quatre Bithyniens transportaient avec précaution Lygie vers la maison de Pétrone. Vinicius et Ursus, impatients de la confier à un médecin grec, marchaient à côté de la litière. Ils allaient silencieux, n’ayant point, après les émotions de la journée, la force de parler. Vinicius n’était pas encore revenu de sa stupéfaction. Il se répétait que Lygie était sauvée, qu’elle n’était plus menacée ni de la prison, ni de la mort dans l’arène, que leurs malheurs avaient pris fin, et qu’il l’emmenait chez lui pour ne plus jamais se séparer d’elle. Il lui semblait que ce fût là l’aurore d’une vie nouvelle, plutôt que la réalité.

 

De temps à autre, il se penchait vers la litière découverte, pour contempler, à la clarté de la lune, ce cher visage comme assoupi, et il se disait :

 

« La voilà ! Christ l’a sauvée ! »

 

À présent il se rappelait que, dans le spoliaire où lui et Ursus avaient porté Lygie, ils avaient trouvé un médecin qui avait assuré qu’elle était vivante et qu’elle vivrait. À cette pensée, une joie si folle gonflait sa poitrine que, par instants, il défaillait, incapable de marcher et obligé de s’appuyer au bras d’Ursus. Quant à celui-ci, il regardait le ciel semé d’étoiles et priait.

 

Ils s’avançaient d’un pas rapide vers les maisons nouvellement édifiées, dont la blancheur resplendissait sous la clarté lunaire. La ville était déserte. Çà et là seulement des groupes de gens couronnés de lierre chantaient et dansaient devant les portiques, aux sons de la flûte, jouissant de la période fériée qui se prolongeait jusqu’à la fin des jeux, et de cette nuit magnifique. En approchant de la maison, Ursus cessa de prier et murmura à voix basse, comme s’il eût craint de réveiller Lygie :

 

– Seigneur, c’est le Sauveur qui l’a arrachée à la mort. Quand je l’ai aperçue sur les cornes de l’aurochs, une voix en moi s’est écriée : « Défends-la ! » et c’était bien sûr la voix de l’Agneau. La prison avait rongé mes forces, mais Lui me les a rendues pour cet instant ; c’est Lui aussi qui a inspiré à cette foule cruelle la pensée de prendre sa défense. Que Sa volonté soit faite !

 

Et Vinicius répondit :

 

– Que Son nom soit glorifié !…

 

Il ne put continuer : des sanglots violents gonflaient sa poitrine. Il fut pris d’un irrésistible désir de se prosterner sur le sol, de remercier le Sauveur pour le miracle que sa miséricorde avait accompli.

 

Cependant ils avaient atteint la maison ; tous les serviteurs, avertis par un esclave, étaient sortis en foule à leur rencontre. Déjà à Antiar, Paul de Tarse avait converti la plupart d’entre eux. Ils savaient les tribulations de Vinicius, et leur joie fut immense à la vue des victimes arrachées à la cruauté de Néron. Elle s’accentua encore quand le médecin Théoclès déclara que Lygie n’avait aucune contusion grave ; la fièvre des prisons l’avait débilitée ; mais les forces lui reviendraient bien vite.

 

Dans la nuit même elle reprit connaissance. En s’éveillant dans un splendide cubicule, éclairé de lampes de Corinthe et embaumé de verveine, elle ne pouvait comprendre où elle se trouvait, ni ce qui lui était arrivé. Elle avait gardé le souvenir de l’instant où les bourreaux l’avaient liée aux cornes de la bête entravée. Apercevant, penché sur elle dans la douce lumière colorée, le visage de Vinicius, elle s’imagina qu’elle n’était plus dans le monde d’ici-bas. Le trouble dans ses idées lui faisait accepter comme une chose toute naturelle que l’on eût fait halte à mi-chemin du ciel, en raison de sa fatigue et de sa faiblesse. Ne ressentant aucune douleur, elle sourit à Vinicius et voulut savoir où ils étaient ; mais ses lèvres ne purent émettre qu’un murmure presque inintelligible, où Vinicius n’entendit que son nom.

 

Il s’agenouilla près d’elle et, posant délicatement sa main sur ce front adoré :

 

– Christ t’a sauvée et t’a rendue à moi !

 

Les lèvres de Lygie s’agitèrent de nouveau dans un murmure indistinct ; ses paupières se refermèrent et elle tomba dans un profond sommeil, auquel s’attendait Théoclès et qu’il considérait comme un heureux symptôme.

 

Vinicius demeura près du lit, agenouillé et priant. Son âme se fondait dans un amour sans bornes. Il perdit conscience. Théoclès entra plusieurs fois dans le cubicule. À plusieurs reprises Eunice souleva la portière et montra sa tête dorée. Enfin les grues que l’on élevait dans les jardins se mirent à crier, annonçant le lever du jour.

 

Lui restait toujours prosterné aux pieds du Christ, sans rien voir, sans rien entendre, le cœur réduit en une seule flamme d’holocauste ; et, plongé dans l’extase, il se sentait, sur terre encore, à demi transporté vers le ciel.

 

Chapitre LXVIII.

Après la libération de Lygie, Pétrone, ne voulant point irriter César, le suivit au Palatin en compagnie des autres augustans. Il désirait entendre ce qui s’y disait et, avant tout, s’assurer que Tigellin ne découvrirait pas quelque nouveau moyen de perdre la jeune fille. Il est vrai qu’elle et Ursus étaient passés, pour ainsi dire, sous la protection du peuple et que personne n’eût pu lever la main sur eux sans provoquer une révolte. Mais Pétrone, connaissant la haine que lui avait vouée le tout-puissant préfet des prétoriens, pouvait craindre que, ne pouvant l’atteindre directement, celui-ci tentât de tirer vengeance de Vinicius.

 

Néron était fort en colère. Le spectacle s’était terminé d’une façon absolument contraire à ses désirs. D’abord, il ne daigna pas gratifier Pétrone d’un regard ; mais celui-ci, sans se démonter aucunement, s’approcha avec toute sa désinvolture d’arbitre des élégances et lui dit :

 

– Il m’est venu une idée, divin. Compose un poème sur la vierge que la volonté du Maître de la terre délivre des cornes d’un aurochs sauvage pour la rendre à l’amant. Les Grecs ont le cœur sensible, et je suis convaincu qu’un tel poème les charmera. Si irrité que fût César, l’idée lui plut, et même doublement : d’abord pour le thème, ensuite comme une occasion nouvelle de glorifier sa magnanimité. Il considéra un instant Pétrone et répondit :

 

– En effet, tu as peut-être raison. Mais convient-il que je chante ma propre bonté !

 

– Inutile de donner les noms. Toute la Ville sait de qui il s’agit, et d’ici les nouvelles se répandent dans le monde entier.

 

– Et tu es persuadé que cela plaira en Achaïe ?

 

– Par Pollux ! – s’écria Pétrone.

 

Et il s’en alla satisfait : il était maintenant certain que Néron, dont la vie entière consistait à enclore la réalité dans le cadre de ses conceptions littéraires, se ferait scrupule de gâter ce joli motif et, pour cela même, lierait les mains à Tigellin.

 

Toutefois, son intention ne varia point d’éloigner Vinicius, dès que la santé de Lygie le permettrait. Et quand, le lendemain, il le vit, il lui dit :

 

– Amène-la en Sicile. Grâce à certain incident favorable, aucun danger ne vous menace de la part de Néron ; mais Tigellin est capable d’avoir recours même au poison, par haine de moi, sinon de vous.

 

Vinicius sourit et répliqua :

 

– Elle était sur les cornes de l’aurochs, et pourtant Christ l’a sauvée.

 

– Offre-lui, si tu veux, une hécatombe, – répliqua Pétrone avec quelque impatience, – mais ne lui demande pas de la sauver une seconde fois… Te souviens-tu de quelle façon Éole reçut Odysseus, quand celui-ci vint lui demander une nouvelle cargaison de vents favorables ? Les dieux n’aiment pas à se répéter.

 

– Quand elle aura recouvré la santé, – répondit Vinicius, – je la conduirai auprès de Pomponia Græcina.

 

– Ce sera d’autant plus sage que Pomponia est malade. Je le tiens d’Antistius, un parent des Aulus. Pendant votre absence, il se passera probablement ici des choses qui vous feront oublier. Par les temps qui courent, heureux sont ceux que l’on néglige. Que la Fortune vous tienne lieu de soleil en hiver, et d’ombre en été !

 

Et, laissant Vinicius à son bonheur, il alla s’informer auprès de Théoclès de la santé de Lygie.

 

Tout danger était définitivement écarté. Dans le souterrain, en raison de la faiblesse causée par la fièvre des prisons, l’air empuanti et le manque de soins eussent pu la tuer. Mais elle était à présent environnée de tant de tendresse, d’abondance, et même de luxe, qu’il était sûr qu’elle s’en tirerait. Deux jours après, par ordre de Théoclès, on la transporta dans les jardins qui entouraient la villa. Elle y restait de longues heures. Vinicius ornait sa litière d’anémones, et surtout d’iris, afin de lui rappeler l’atrium des Aulus. Souvent, à l’ombre des rameaux, ils s’entretenaient, la main dans la main, de leurs douleurs et de leur épouvante de naguère. Lygie l’assurait que le Christ lui avait à dessein infligé toutes ces épreuves afin de transformer son âme et de l’élever jusqu’à lui. Vinicius sentait qu’elle disait vrai et que rien ne subsistait en lui du patricien d’autrefois, ne reconnaissant d’autre loi que son propre désir. Mais à ces souvenirs ne se mêlait aucune amertume. Il leur semblait à tous deux que de longues années avaient coulé sur leurs têtes et que cet horrible passé était déjà très loin. Ils éprouvaient une émotion de quiétude encore inconnue d’eux ; une existence nouvelle, une félicité sans bornes venaient au-devant d’eux et les enveloppaient.

 

César pouvait continuer à délirer à Rome et à remplir le monde d’épouvante ; eux se sentaient sous une protection cent fois plus formidable et ne craignaient plus ni sa fureur ni sa démence, tout comme s’il eût cessé d’avoir sur eux droit de vie et de mort.

 

Une fois, à l’heure où se couchait le soleil, ils entendirent des rugissements venus des lointains vivaria. Jadis, ces voix, tels des présages de mort, glaçaient Vinicius de terreur. Aujourd’hui, ils se regardèrent avec un sourire et levèrent les yeux vers le rayonnement du soir. Parfois Lygie, encore très faible et incapable de marcher seule, s’assoupissait dans le calme du jardin, et Vinicius veillait sur elle. Et, contemplant son visage au repos, il songeait malgré lui que ce n’était plus la même Lygie qu’il avait vue chez les Aulus : à vrai dire, la prison et la maladie avaient en partie atténué sa beauté. Jadis, chez les Aulus, et plus tard, dans la maison de Myriam, elle était aussi belle qu’une statue et aussi ravissante qu’une fleur. À présent, son visage était presque diaphane, ses mains avaient maigri, la fièvre avait affiné ses formes, ses lèvres étaient pâles et ses yeux semblaient moins bleus. Eunice aux cheveux d’or, qui lui apportait des fleurs et couvrait ses pieds de tissus précieux, paraissait auprès d’elle la déesse Cypris. L’esthétique Pétrone s’efforçait en vain de retrouver en elle les charmes de jadis, et parfois il se disait en haussant les épaules que cette ombre des champs Élyséens ne valait point toutes ces luttes, toutes ces douleurs, et tous ces supplices qui avaient failli tuer Vinicius. Mais Vinicius ne l’en aimait que mieux, parce que maintenant il aimait son âme et, quand il veillait sur son sommeil, il lui semblait veiller sur l’univers entier.

 

Chapitre LXIX.

La nouvelle de la miraculeuse délivrance de Lygie s’était bien vite répandue parmi les survivants de la communauté chrétienne. Les fidèles accoururent pour voir celle que la grâce du Christ avait favorisée d’une façon si évidente : ce furent d’abord le jeune Nazaire et Myriam, chez qui se cachait encore l’Apôtre Pierre ; les autres suivirent. Vinicius, Lygie, les esclaves chrétiens de Pétrone, et les visiteurs, tous écoutaient avec ferveur le récit d’Ursus au sujet de la voix qui s’était élevée dans son âme et lui avait ordonné de combattre la bête. Et les fidèles regagnaient leurs refuges avec l’espoir que le Christ ne permettrait pas leur extermination complète avant que lui-même vînt pour le Jugement dernier. Cet espoir raffermissait leurs cœurs, car les persécutions ne cessaient point. Dès que la voix populaire signalait un chrétien, il était aussitôt arrêté et emprisonné. Les victimes étaient moins nombreuses, il est vrai, car les fidèles du Christ avaient déjà pour la plupart été pris et martyrisés. Beaucoup d’autres avaient quitté Rome pour attendre en province la fin de l’orage ; ceux qui restaient se cachaient avec soin, n’osant se réunir pour la prière commune que dans les arenaria, hors la Ville. Toutefois, on continuait à les surveiller et, bien que les jeux actuels eussent pris fin, on les réservait pour les prochains. Le peuple ne croyait plus qu’ils fussent les incendiaires, mais l’édit qui les déclarait ennemis du genre humain et de l’empire n’en continuait pas moins d’avoir force de loi.

 

Longtemps, l’Apôtre Pierre n’avait point osé se montrer chez Pétrone ; mais un soir Nazaire annonça sa venue. Lygie, qui commençait à pouvoir marcher, alla à sa rencontre avec Vinicius, et tous deux se jetèrent à ses pieds. Lui, les revoyait avec une émotion d’autant plus grande que, du troupeau que lui avait confié le Christ, bien peu de brebis restaient, et, sur leur destinée, son grand cœur pleurait. Quand Vinicius lui dit : « Seigneur, c’est grâce à toi que le Rédempteur me l’a rendue ! » l’Apôtre répondit : « Il te l’a rendue à cause de ta foi, et aussi pour que ne fussent point muettes à jamais les lèvres qui confessaient Son nom. » Et, disant cela, il songeait aux milliers de ses enfants déchirés par les fauves, aux croix qui avaient rempli l’arène, aux poteaux enflammés dans les jardins de la « Bête », ainsi qu’il appelait César avec une immense pitié.

 

Vinicius et Lygie remarquèrent que ses cheveux avaient complètement blanchi, que son corps s’était courbé et que ses traits reflétaient tant d’affliction et de souffrance que lui-même semblait avoir traversé tous les supplices et tous les martyres que Néron avait infligés aux milliers de victimes de sa fureur et de sa folie. Tous deux comprenaient que, puisque le Christ lui-même s’était soumis au supplice et à la mort, personne ne pouvait s’y soustraire. Mais leur cœur se brisait à la vue de l’Apôtre, courbé sous le poids des ans, de la peine et de la douleur. Aussi Vinicius, qui comptait emmener dans quelques jours Lygie à Naples, où ils devaient retrouver Pomponia afin de se rendre ensemble en Sicile, le supplia de quitter Rome avec eux.

 

L’Apôtre posa sa main sur la tête du tribun et répondit :

 

– Elles résonnent encore à mes oreilles, les paroles que m’a dites le Seigneur au bord du lac de Tibériade : « Quand tu étais jeune, tu mettais toi-même ta ceinture et tu allais où il te plaisait ; quand tu vieilliras, tu lèveras les bras, et d’autres te mettront ta ceinture et te mèneront où tu ne voudras pas. » C’est donc vrai que je dois suivre mon troupeau.

 

Eux se taisaient, ne comprenant pas ses paroles. Alors, il reprit :

 

– Mon labeur touche à sa fin ; mais je ne trouverai l’hospitalité et le repos que dans la maison du Seigneur.

 

Puis, s’adressant à tous deux :

 

– Souvenez-vous de moi, car je vous ai aimés comme un père aime ses enfants, et, quoi que vous fassiez dans la vie, faites-le pour la gloire du Seigneur.

 

Et, étendant sur leurs têtes ses mains tremblantes, il les bénit. Eux se pressaient contre lui, songeant que c’était sans doute la dernière bénédiction qu’ils devaient en recevoir.

 

Mais ils devaient le revoir encore. Quelques jours plus tard, Pétrone rapporta du Palatin des nouvelles alarmantes. On avait découvert que l’un des affranchis de César était chrétien, et l’on avait saisi chez lui des lettres des apôtres Pierre et Paul de Tarse, ainsi que de Jacques, de Jude et de Jean. Tigellin avait connu le séjour de Pierre à Rome, mais il s’était imaginé que l’Apôtre avait péri avec les milliers d’autres chrétiens. Et maintenant, on apprenait non seulement que les deux chefs de la religion nouvelle vivaient encore, mais qu’ils étaient dans la ville même ! Aussi, avait-on décidé de s’emparer d’eux à tout prix : avec eux, on extirperait les dernières racines de la secte maudite. Pétrone avait appris de Vestinus que César en personne avait lancé un édit ordonnant d’arrêter Pierre et Paul sous trois jours et de les enfermer dans la Prison Mamertine. Dans ce but, on avait envoyé des détachements entiers de prétoriens explorer toutes les maisons du Transtévère.

 

Vinicius résolut aussitôt d’aller prévenir l’Apôtre. Le soir même, lui et Ursus, vêtus de manteaux gaulois qui leur cachaient le visage, se rendirent à la maison de Myriam, où habitait Pierre. C’était à l’extrémité du Transtévère, au pied de la colline du Janicule. En route, ils virent d’autres maisons cernées par les soldats, guidés par des gens inconnus. Toute cette partie de la ville était en émoi et çà et là stationnaient des groupes de curieux. Les centurions se saisissaient de quelques personnes et les questionnaient sur Simon Pierre et sur Paul de Tarse.

 

Ursus et Vinicius, devançant les soldats, parvinrent sans encombre jusqu’à la maison de Myriam, où ils trouvèrent Pierre entouré d’une poignée de fidèles. Timothée, le compagnon de Paul, et Linus, étaient aussi aux côtés de l’Apôtre.

 

En apprenant le danger qui les menaçait, Nazaire les conduisit aussitôt dans les carrières désertes situées à quelques centaines de pas de la porte du Janicule. Ursus portait Linus, dont les tortionnaires avaient broyé les os. Dans les catacombes, ils se sentirent enfin en sûreté et, à la lueur d’une torche allumée par Nazaire, ils commencèrent à se concerter sur les moyens de sauver l’Apôtre, dont la vie leur était précieuse entre toutes.

 

– Seigneur, – lui disait Vinicius, – que Nazaire te conduise demain, à l’aube, du côté des Monts Albains. Nous te retrouverons là et t’emmènerons à Antiar où se tient le navire sur lequel moi et Lygie devons gagner Naples, puis la Sicile. Bénis seront le jour et l’heure où tu passeras le seuil de ma maison et prendras place à mon foyer !

 

Les autres l’écoutaient avec joie et pressaient l’Apôtre d’accepter :

 

– Cache-toi, maître, car tu ne peux te maintenir à Rome. Tu conserveras vivante la vérité, afin qu’elle ne périsse pas avec toi et avec nous. Nous te le demandons comme à notre père.

 

– Fais cela au nom du Christ ! – suppliaient d’autres en s’accrochant à ses vêtements.

 

Il répondit :

 

– Mes enfants, qui de nous sait à quand le Seigneur a fixé la limite de sa vie ?

 

Mais il ne disait pas qu’il ne quitterait point Rome, car, depuis longtemps déjà, l’incertitude et l’anxiété s’étaient glissées en son âme. Son troupeau était dispersé, son œuvre anéantie, et l’Église qui, avant l’incendie, se développait comme un arbre splendide, avait été réduite en poussière par la force de la « Bête ». Il ne restait plus rien que des larmes, plus rien que des souvenirs de torture et de mort. La semence avait porté un fruit abondant, mais Satan avait foulé aux pieds la moisson. Les légions célestes n’étaient point venues au secours de ceux qui périssaient, et voici que Néron trônait dans sa gloire, effroyable, plus puissant que jamais, maître de toutes les mers et de tous les continents.

 

Souvent déjà le pêcheur du Seigneur avait, dans la solitude, tendu les bras vers le ciel en disant : « Seigneur ! que dois-je faire ? Comment me maintiendrai-je ici ? Comment, faible vieillard, lutterai-je contre l’inépuisable puissance du mal auquel Tu as permis de régner et de vaincre ? » Et, du fond de sa douleur, il l’invoquait : « Ils ont péri, les agneaux que Tu m’avais confiés. Ton Église n’est plus. La solitude et le deuil sont dans Ta Ville. Que me commandes-Tu en ce jour ? Me faut-il demeurer ici, ou bien emmener les débris de Ton troupeau par-delà les mers, afin que nous puissions encore y glorifier Ton nom ? »

 

Et il hésitait. Il avait foi que la vivante vérité ne périrait point et qu’elle devait vaincre. Mais parfois il pensait que l’heure de la victoire ne viendrait qu’au jour où le Seigneur descendrait sur la terre, au jour du jugement, dans sa gloire et dans sa toute-puissance. Souvent il lui semblait que si lui-même quittait Rome, les fidèles le suivraient ; alors, il les emmènerait loin, très loin, vers les bois ombreux de la Galilée, vers le calme miroir du lac de Tibériade, vers les pâtres, doux comme les colombes, doux comme leurs agneaux, qui paissent là, au milieu des sarriettes et du nard. Et de plus en plus il aspirait au repos et à la paix ; avec tout son cœur de pêcheur simple, il songeait langoureusement au lac et à la Galilée et, de plus en plus, des larmes voilaient ses yeux.

 

Mais dès qu’il s’arrêtait à un parti, une angoisse l’étreignait. Comment quitter cette ville, dont le sol était imprégné du sang de tant de martyrs, où tant de lèvres agonisantes avaient témoigné de la vérité ? Devait-il, lui seul, éloigner ce calice de ses lèvres ? Et que répondrait-il au Seigneur, quand il entendrait ces paroles : « Ceux-là sont morts pour leur foi, et toi, tu as fui ! »

 

L’anxiété dévorait ses nuits et ses jours. Les autres, ceux qui avaient été déchirés par les lions, cloués aux croix, brûlés dans les jardins de César, ceux-là s’étaient endormis, après leur supplice, dans le sein du Seigneur. Lui ne pouvait dormir, et son martyre était plus terrible que tous ceux inventés par les bourreaux. Souvent, l’aube blanchissait les toits qu’il appelait encore, du fond de son cœur attristé :

 

– Seigneur, pourquoi m’as-Tu commandé de venir en ce lieu et de fonder Ta Ville dans le repaire de la « Bête » ?

 

Depuis trente-quatre ans, depuis la mort du Maître, il n’avait point connu le repos. Le bâton du pèlerin à la main, il avait parcouru le monde pour annoncer la « bonne nouvelle ». Ses forces s’étaient épuisées dans les voyages et le labeur ; et quand enfin, dans cette ville qui était la tête du monde, il avait édifié l’œuvre du Maître, le souffle embrasé du mal avait consumé cette œuvre. Et maintenant il fallait recommencer la lutte. Et quelle lutte ! D’un côté, César, le Sénat, le peuple, des légions étreignant d’un anneau de fer le monde entier, des villes innombrables, d’innombrables territoires, une puissance telle que jamais l’œil humain n’en avait contemplé de semblable, – et de l’autre, lui, tellement courbé par l’âge et par la tâche, que ses mains branlantes avaient peine à soulever son bâton de voyageur.

 

Et il se disait que ce n’était point à lui à se mesurer avec le César de Rome, et que Christ seul pouvait accomplir cette œuvre.

 

Toutes ces pensées se heurtaient dans sa tête, tandis qu’il écoutait les exhortations de la dernière poignée de fidèles. Et eux, l’entourant d’un cercle toujours plus étroit, lui répétaient d’une voix suppliante :

 

– Cache-toi, rabbi, et sauve-nous de la puissance de la Bête !

 

Enfin, Linus inclina devant lui sa tête torturée :

 

– Maître, – observa-t-il, – le Sauveur t’a dit : « Pais mes agneaux ! » Mais les agneaux ne sont plus, ou seront exterminés demain. Retourne là où tu pourras en retrouver. La parole divine est vivante encore à Jérusalem, à Antioche, à Ephèse et dans les autres cités. Pourquoi rester à Rome ? Si tu péris, tu achèveras ainsi le triomphe de la Bête. À Jean, le Seigneur n’a point marqué le terme de la vie ; Paul est citoyen romain et ils ne peuvent le frapper sans le juger. Mais si la force infernale s’abat sur toi, notre maître, alors ceux en qui déjà le cœur est ébranlé diront : « Qui donc est au-dessus de Néron ? » Tu es la pierre sur laquelle est édifiée l’Église de Dieu. Laisse-nous mourir, mais ne permets pas à l’Antéchrist d’être victorieux du Vicaire de Dieu, et ne reviens pas avant que Dieu ait anéanti celui qui a fait couler le sang des victimes.

 

– Vois nos larmes, – reprirent les autres.

 

Les pleurs baignaient le visage de Pierre. Il se redressa, étendit les mains au-dessus des fidèles agenouillés et dit :

 

– Que le nom du Seigneur soit glorifié, et que Sa volonté soit faite !

 

Chapitre LXX.

Le lendemain, à l’aube, deux sombres silhouettes cheminaient sur la Voie Appienne vers les plaines de la Campanie.

 

L’une d’elles était Nazaire, l’autre était l’Apôtre Pierre qui abandonnait Rome et ses enfants que l’on y martyrisait.

 

À l’orient, le ciel revêtait déjà une teinte verdoyante qui, peu à peu, se bordait, très bas sur l’horizon, de safran toujours plus distinct.

 

Les arbres aux feuilles argentées, les blanches villas de marbre et les arches des aqueducs qui, à travers la plaine, descendaient vers la ville, émergeaient lentement de l’ombre. La nuance verte du ciel pâlissait peu à peu et se muait en or. Puis, l’orient se rosa et éclaira les montagnes Albaines, qui apparurent merveilleuses : liliales et comme entièrement formées de clarté. L’aurore se mirait aux gouttes de rosée frissonnant sur les feuilles. La brume se dissipait, découvrant de proche en proche l’étendue de la plaine, parsemée de maisons, de cimetières, de villages et de bouquets d’arbres où blanchissaient des colonnes de temples.

 

La route était déserte. Les campagnards qui portaient leurs légumes vers la ville n’avaient point encore attaché leurs chariots. Sur la chaussée de pierre, dont jusqu’aux montagnes était formée la voie, et au milieu du calme, ne résonnait que le bois des sandales des deux pèlerins.

 

Enfin, le soleil émergea de la crête des monts, et un spectacle étrange vint frapper les yeux de l’Apôtre. Il lui sembla que la sphère dorée, au lieu de s’élever dans les cieux, avait glissé du haut des montagnes, et suivait le tracé de la route.

 

Pierre s’arrêta et dit :

 

– Vois-tu cette clarté qui s’avance vers nous ?

 

– Je ne vois rien, – répondit Nazaire.

 

Mais Pierre abrita ses yeux de sa main et, après un moment :

 

– Quelqu’un vient vers nous dans le rayonnement du soleil.

 

Pourtant, aucun bruit de pas ne parvenait à leurs oreilles. Alentour, c’était le silence. Nazaire voyait seulement, dans le lointain, les arbres frissonner, comme agités par une main invisible, et la lumière, toujours plus ample, s’épandre sur la plaine.

 

Et il regarda l’Apôtre avec surprise.

 

– Rabbi ! qu’as-tu donc ? – s’écria-t-il d’une voix anxieuse.

 

Des mains de Pierre, le bâton avait glissé sur le chemin ; ses yeux regardaient fixement devant lui ; sa bouche était entrouverte, et son visage reflétait la stupeur, la joie, le ravissement…

 

Il se jeta à genoux, les bras étendus. Et de ses lèvres jaillit :

 

– Christ ! Christ !…

 

Et il s’abattit, le visage contre terre, comme s’il eût baisé des pieds invisibles.

 

Longtemps, le silence régna. Puis la voix du vieillard s’éleva, brisée de sanglots :

 

Quo vadis Domine ?…

 

Nazaire n’entendit point la réponse ; mais aux oreilles de l’Apôtre parvint une voix vague et douce, qui disait :

 

– Lorsque tu abandonnes mon peuple, je vais à Rome, pour qu’une fois encore on me crucifie !…

 

L’Apôtre restait étendu sur la route, le visage dans la poussière, sans un mouvement, sans un mot. Nazaire croyait qu’il avait perdu connaissance, ou qu’il était mort. Mais lui se leva enfin, reprit dans ses mains tremblantes son bâton de pèlerin, et, sans parler, se retourna et fit face aux sept collines.

 

Et comme le jeune garçon lui répétait comme un écho :

 

Quo vadis Domine ?

 

– À Rome, – lui répondit doucement l’Apôtre.

 

Et il revint vers Rome.

 

 

 

Paul, Jean, Linus et tous les fidèles l’accueillirent avec surprise et avec d’autant plus d’anxiété qu’après son départ, les prétoriens, cherchant l’Apôtre, avaient cerné la maison de Myriam. Mais à toutes les questions des fidèles, Pierre répondait avec une joie paisible :

 

– J’ai vu le Seigneur !…

 

Le même soir, il se rendit au cimetière d’Ostrianum pour y enseigner la parole de Dieu et baptiser ceux qui voulaient être baignés dans l’eau de la vie.

 

Dès lors, il y vint tous les jours, suivi de foules de plus en plus nombreuses. Il semblait que chaque larme de martyr fit naître de nouveaux adeptes, et que chaque gémissement dans l’arène eût un écho dans des milliers de poitrines. César nageait dans le sang ; Rome et tout l’univers païen déliraient. Mais ceux qui étaient las de crime et de démence, ceux dont la vie était faite d’infortune et d’immolation, tous les opprimés, tous les affligés, tous les déshérités, venaient écouter l’étrange histoire de ce Dieu qui par amour des hommes s’était laissé crucifier, et avait racheté leurs péchés.

 

Et, retrouvant un Dieu qu’ils pouvaient aimer, ils retrouvaient ce que le monde n’avait pu leur donner jusqu’ici : le bonheur par l’amour.

 

Et Pierre comprit que désormais ni César, ni toutes ses légions, ne pourraient plus écraser la Vérité vivante ; qu’elle ne serait submergée ni par les larmes, ni par le sang, et qu’à présent commençait le triomphe. Il comprit pourquoi le Seigneur l’avait fait revenir sur ses pas : voici que déjà la cité d’orgueil, de crime, de débauche et de toute-puissance devenait sienne. Elle devenait la double capitale, d’où rayonnerait son pouvoir sur les corps et sur les âmes.

 

Chapitre LXXI.

Enfin, l’heure vint pour les deux Apôtres ; et, comme pour compléter son œuvre, en prison même, il fut encore donné au pêcheur de Dieu d’amener deux âmes dans la nasse du Seigneur. Les soldats Processus et Martinien, chargés de sa garde dans la Mamertine, reçurent le baptême. Puis arriva l’heure du martyre. César était absent de Rome. La sentence était signée d’Hélius et de Polythète, deux affranchis à qui Néron, pour la durée de son absence, avait confié le pouvoir. Le centenaire Apôtre subit d’abord les verges, prescrites par la loi. Le lendemain, on le conduisit hors des murs, vers les Collines Vaticanes, où l’attendait le supplice assigné : le crucifiement. Les soldats s’étonnaient de la foule compacte qui stationnait devant la prison. La mort d’un homme du commun, surtout d’un étranger, n’était pourtant pas chose si digne d’intérêt. Au fait, le cortège ne se composait point de curieux, mais de fidèles qui voulaient accompagner au lieu du supplice le grand Apôtre. Enfin, les portes s’ouvrirent, et Pierre apparut, encadré de prétoriens. Le soleil s’inclinait déjà vers Ostie ; la journée était claire et sereine. En égard à son âge avancé, Pierre ne fut pas astreint à porter la croix. Pour ne point gêner ses mouvements, on avait même renoncé à lui mettre la fourche au cou. Il marchait sans entraves, et les fidèles le voyaient de partout. Quand apparut sa tête blanche au milieu des casques de fer, parmi la foule s’élevèrent des sanglots bientôt réprimés à la vue de son visage illuminé et rayonnant de joie. Et tous comprirent que ce n’était point une victime qui allait à la mort, mais un vainqueur qui s’avançait en triomphe.

 

Et c’était vraiment ainsi. L’humble pêcheur, voûté d’ordinaire, se redressait à présent, rempli de dignité, dominant les soldats. Jamais on ne lui avait vu si majestueuse attitude. Il s’avançait en souverain entouré de son peuple et de sa garde. Des voix proférèrent : « Pierre s’en va vers le Seigneur. » Tous semblaient oublier que l’attendaient le supplice et la mort. Solennels et absorbés, ils sentaient que, depuis la mort au Golgotha, rien ne s’était accompli d’aussi grand. De même que cette autre mort avait racheté les péchés de l’Univers, celle-ci allait racheter ceux de la ville.

 

Le long du chemin, des gens s’arrêtaient, surpris, en voyant le vieillard ; et les fidèles, leur posant la main sur l’épaule, calmes, leur disaient :

 

– Regardez. Ainsi va vers la mort un juste qui a connu Christus et enseigné l’amour au monde entier.

 

Et les passants, pleins de graves pensées, s’en allaient en songeant : « En vérité, celui-ci ne pouvait être qu’un juste. »

 

Les clameurs, les appels de la rue se taisaient. Le cortège s’avançait parmi la blancheur des temples et des maisons nouvellement édifiées. En haut, c’était l’azur profond d’un ciel immaculé. Ils marchaient en silence que seul troublait un cliquetis de fer, ou un murmure d’oraisons. Pierre les entendait et son visage s’illuminait d’une joie toujours plus intense, car son regard pouvait à peine embrasser ces milliers de fidèles. Il avait conscience d’avoir accompli son œuvre : cette vérité, qu’il avait enseignée toute sa vie, serait le flot qui submerge et que plus rien ne peut endiguer. Et, les yeux levés au ciel, il disait : « Seigneur, Tu m’as commandé de conquérir cette cité qui règne sur l’Univers, et je l’ai conquise. Tu m’as commandé d’y fonder Ta capitale, et je l’ai fondée. À présent, c’est Ta Ville, Seigneur. Et je vais à Toi, car je suis harassé. »

 

En passant à côté des temples, il dit : « Du Christ, vous serez les temples. » Regardant la multitude qui se déroulait devant ses yeux, il dit : « Du Christ vos enfants seront les serviteurs. » Et il allait, sûr de sa conquête, de son mérite, de sa puissance, conforté, paisible et grand. Par le Pont Triomphal, les soldats, ratifiant inconsciemment son triomphe, le conduisirent vers la Naumachie et le Cirque. Les fidèles du Transtévère vinrent grossir le cortège, si nombreux alors que, devinant enfin qu’il conduisait quelque archiprêtre entouré d’adeptes, le centurion s’inquiéta de la faiblesse de l’escorte. Mais nul cri d’indignation ou de fureur ne s’éleva de la foule. Les visages, solennels et attentifs, étaient pénétrés de la grandeur de l’heure. Nombre de fidèles se souvenaient qu’à la mort du Seigneur, la terre s’était ouverte d’épouvante et que les morts s’étaient levés de leurs sépulcres. Et ils pensaient que sur la terre et dans les cieux allaient apparaître des signes par lesquels la mort de l’Apôtre marquerait la face du monde d’un stigmate indélébile. D’autres songeaient : « Peut-être le Seigneur choisira-t-il le jour de Pierre pour descendre du ciel et juger le monde. » Et ils se recommandaient à la miséricorde du Sauveur.

 

Mais alentour, c’était partout le calme. Les collines semblaient se chauffer et se reposer dans le rayonnement solaire. Enfin, le cortège s’arrêta entre le Cirque et la Colline Vaticane. Quelques soldats se mirent à creuser la fosse. Les autres déposèrent la croix, les marteaux et les clous, attendant la fin des préparatifs. La foule, calme et toujours recueillie, s’agenouilla.

 

La tête nimbée d’or, l’Apôtre fit face à la ville. Au loin, dans le fond, scintillait le Tibre ; sur l’autre rive, c’était le Champ-de-Mars, dominé par le mausolée d’Auguste ; un peu plus bas, les thermes immenses construits par Néron ; plus bas encore, le théâtre de Pompée. Dans le fond, découverts ou bien partiellement masqués par les édifices de Septa Julia, une multitude de péristyles, de temples, de colonnes, de maisons récemment construites, une immense fourmilière humaine grouillante de maisons et dont les limites se fondaient dans la brume azurée. Nid de crime, et aussi de puissance ; de folie, et aussi d’ordre ; tête et despote de l’Univers, et pourtant sa loi et sa paix, ville omnipotente, invincible, éternelle.

 

Pierre, entouré de soldats, contemplait la ville comme un Maître et un roi contemple son héritage. Et il disait : « Tu es rachetée et tu es mienne. »

 

Et, parmi ceux qui creusaient la fosse où allait s’ériger l’arbre du supplice, pas plus que parmi les fidèles qui étaient là, nul ne voyait que, debout devant eux, se dressait le véritable souverain de cette ville, que passeraient les empereurs, les flots de barbares et les âges, et que seul le règne de ce vieillard ne finirait jamais.

 

Le soleil, s’abaissant davantage vers Ostie, devint énorme et sanglant. Tout l’occident s’embrasa d’une immense clarté. Les soldats s’approchèrent de Pierre pour le dévêtir.

 

Lui, la prière aux lèvres, se redressa soudain et leva très haut sa main droite. Les bourreaux, intimidés, s’arrêtèrent. Les fidèles suspendirent leur souffle, attendant qu’il parlât. Le silence se fit, absolu.

 

Debout sur la hauteur, Pierre, de sa dextre étendue, fit le signe de la croix, et bénit à l’heure de la mort :

 

Urbi et Orbi.

 

En cette même soirée féerique, un autre détachement de prétoriens conduisait, par la route d’Ostie, l’Apôtre Paul de Tarse vers une localité nommée Aquæ Salviæ. Derrière lui s’avançait un groupe de fidèles qu’il avait convertis. Reconnaissant des visages familiers, Paul arrêtait sa marche et leur parlait, car, à titre de citoyen romain, il avait droit à la déférence de l’escorte. Derrière la Porte Tergemina, il rencontra la fille du préfet Flavius Sabin et, voyant son jeune visage inondé de larmes, il lui dit : « Plautilla, fille du salut éternel, retourne en paix. Mais donne-moi ton voile, afin qu’on m’en couvre les yeux au moment où j’irai vers le Seigneur. » Et, prenant le voile, il poursuivit sa route avec le visage joyeux du tâcheron qui a bien peiné tout le jour et qui s’en revient vers sa demeure. Ses pensées, comme celles de Pierre, étaient paisibles et sereines, tel le ciel de ce soir. Ses yeux songeurs regardaient la plaine déroulée devant lui et les Monts Albains baignés de clarté solaire. Il se remémorait ses voyages, ses travaux, ses fatigues, ses luttes victorieuses, et les églises édifiées par lui sur tous les continents, par-delà de toutes les mers. Et il jugeait avoir gagné le repos. Lui aussi avait accompli son œuvre : la semence ne serait plus balayée par le vent de la fureur. Et il s’en allait, conscient que dans la guerre déclarée au monde par la vérité, la vérité serait victorieuse. Une infinie sérénité était épandue en lui.

 

La route était longue et le soir commença à tomber. Les monts s’empourprèrent, tandis qu’à leurs pieds l’ombre s’épaississait peu à peu. Les troupeaux rentraient au bercail. Des groupes d’esclaves revenaient, leurs outils sur l’épaule. Devant les maisons en bordure de la route s’ébattaient des enfants, intrigués au passage de l’escorte. Et de cette soirée, de la transparence dorée de cette atmosphère, se dégageait une paix sereine, une harmonie qui, de la terre, semblait prendre son essor vers les cieux. Paul le sentait, et son cœur était pénétré de joie que la musique de l’univers fût, grâce à lui, complétée d’un son nouveau, d’un son vierge, faute duquel, jadis, le monde était « ainsi que l’airain sonnant et les retentissantes cymbales ».

 

Il se souvint comment il avait enseigné l’amour, comment il avait dit aux hommes que, quand même ils distribueraient tous leurs biens aux pauvres, quand même ils connaîtraient toutes les langues, pénétreraient tous les mystères et toutes les sciences, ils ne seraient rien sans l’amour. L’amour qui était doux, résigné, bienfaisant, supportait tout, croyait tout, espérait tout, souffrait tout, et ne cherchait point de récompense !…

 

Voici que l’âge de sa vie s’était écoulé dans l’enseignement de cette vérité. Et il se disait : « Quelle force pourra la détruire et la vaincre ? Comment César l’étoufferait-il, dût-il posséder deux fois plus de légions, deux fois plus de villes, et de mers, et de terres, et de nations ?… »

 

Et, victorieux, il allait recevoir son salaire.

 

Le cortège quitta la grande route et tourna à l’est, par un étroit sentier, vers les Eaux Salviennes. Sur les bruyères tombait le soleil rougeâtre. Près de la source, le centurion arrêta ses hommes. Le moment était venu.

 

Paul posa sur son épaule le voile de Plautilla, afin de s’en bander les yeux. Une dernière fois il leva ses regards pleins d’un calme sublime vers l’éternelle clarté des soirs et se mit en prière. Oui, l’instant était venu. Devant lui, il voyait l’immense chemin des couchants qui menait droit au ciel, lumineux comme l’aurore. Et son âme redisait les paroles que, conscient de la tâche accomplie et de la fin prochaine, il avait écrites :

 

« J’ai combattu le bon combat, j’ai gardé la foi, j’ai achevé ma course ; et voici que m’est réservée l’immortelle couronne du juste. »

 

Chapitre LXXII.

Et Rome délirait toujours. Il semblait que cette ville qui avait conquis l’univers commençait à se désagréger par suite du manque de chefs. Avant que l’heure fût venue pour les Apôtres, avait éclaté la conspiration de Pison, suivie d’un châtiment si implacable et atteignant les plus hauts personnages, que ceux-là mêmes qui tenaient Néron pour un dieu pensèrent voir en lui un dieu de mort. Le deuil régna sur la ville, l’épouvante pénétra dans les maisons et dans les cœurs. Mais les portiques continuaient à s’orner de lierre et de fleurs, car il était interdit de s’affliger. Le matin, au réveil, on se demandait de qui ce serait le tour. Chaque jour s’augmentait le cortège de fantômes que César traînait derrière lui.

 

Pison paya la conspiration de sa tête. Il fut suivi de Sénèque et de Lucain ; puis ce furent Fenius Rufus, Plautius Lateranus, Flavius Scævinus, Afranius Quinetianus, et le compagnon dépravé des folies de César, Tullius Sénécion, et Proculus, et Araricus, et Tugurinus, et Gratus, et Silanus, et Proximus, et Subrius Flavius, jadis dévoué corps et âme à Néron, et Sulpicius Asper. Les uns périrent de leur propre frayeur, d’autres pour leurs richesses, d’autres enfin pour leur bravoure. Épouvanté du nombre des conjurés, César hérissa de ses légions les murs et mit la ville en état de siège, envoyant tous les jours, par des centurions, la mort aux suspects. Servilement, les condamnés, en des lettres adulatrices, remerciaient César de la sentence, lui laissant une partie de leurs biens, afin de sauver le reste pour leurs enfants. On eût dit que Néron dépassait à dessein toute mesure, afin de sonder l’avilissement des hommes et leur patience à supporter sa domination sanglante. Après les conspirateurs, furent exterminés leurs parents, et leurs amis, même les plus lointains. Les habitants des splendides maisons reconstruites après l’incendie étaient sûrs, en sortant de chez eux, qu’ils verraient une file interminable de funérailles.

 

Pompée, Cornelius Martialis, Flavius Nepos et Statius Domitius périrent, accusés de manquer de dévouement à César. Novius Priscus trouva la mort comme ami de Sénèque. Rufius Crispus se vit enlever le droit d’eau et de feu pour avoir, jadis, été le mari de Poppée. Le grand Thraséas fut perdu pour sa vertu. Beaucoup payèrent de leur vie leur origine nobiliaire, et Poppée elle-même fut victime d’un accès de fureur de César.

 

Le Sénat rampait devant l’effroyable tyran, lui érigeait des temples, faisait des vœux pour sa voix, couronnait ses statues et lui désignait des prêtres, comme à un dieu. Le cœur plein d’épouvante, les sénateurs se rendaient au Palatin, afin d’exalter le chant du Périodonicès et de délirer avec lui dans des orgies de chairs nues, de vin et de fleurs.

 

Pendant ce temps, dans les sillons, sur les champs, abreuvés de sang et de larmes, germaient, lentement, mais toujours plus fécondes, les semailles de Pierre.

 

Chapitre LXXIII.

VINICIUS À PÉTRONE :

 

« Même ici, carissime, nous apprenons de temps en temps ce qui se passe à Rome, et ce que nous ignorons, tes lettres nous en instruisent. Quand on jette une pierre dans l’eau, les cercles de l’onde vont s’élargissant de plus en plus : et l’un de ces cercles de folie et de mal est venu du Palatin jusqu’à nous. En faisant route pour la Grèce, César nous a envoyé Cannas, qui a dévalisé les villes et les temples pour remplir les caisses vides et construire à Rome, au prix de la sueur sanglante et des larmes, une « maison d’or ». Peut-être l’univers n’a-t-il encore jamais vu semblable maison, mais à coup sûr il n’a pas vu pareille iniquité. Tu connais d’ailleurs Cannas : Chilon lui ressemblait avant d’avoir, par sa mort, racheté sa vie. Mais dans les bourgs environnants, il n’a pas rencontré de résistance, peut-être parce qu’il n’y a ni temples, ni trésors.

 

« Tu me demandes si nous sommes en sûreté ? Je te répondrai seulement : on nous a oubliés. Tu peux t’en tenir là. Du péristyle où je me suis installé pour t’écrire, je vois notre baie paisible, et Ursus dans une barque, occupé à jeter sa nasse dans l’onde transparente. À côté de moi, ma femme dévide un peloton de laine pourpre, et dans les jardins, à l’ombre des amandiers, j’entends les chants de nos esclaves. Oh ! ce calme, carissime ! Quel oubli des terreurs et des souffrances passées ! Pourtant, ce ne sont point les Parques, comme tu dis, qui filent si doucement l’écheveau de notre existence. C’est Christ qui nous bénit, Lui, notre Dieu, notre Sauveur. Nous connaissons le chagrin et les larmes, car notre vérité nous commande de pleurer sur l’infortune des autres. Mais ces larmes mêmes comportent une consolation que vous ignorez, vous autres. Un jour, quand se sera écoulé le temps qui nous fut assigné, nous retrouverons tous les êtres chers qui ont péri et qui, pour la doctrine divine, doivent périr encore. Pierre et Paul ne sont pas morts pour nous, mais ressuscités dans la gloire. Nos âmes les voient, et quand nos yeux versent des larmes, nos cœurs se réjouissent de leur joie. Oh oui ! très cher, nous sommes heureux d’un bonheur que rien ne peut détruire, car la mort, qui est pour vous la fin de tout, n’est pour nous que le passage à une paix plus grande, à un plus grand amour, à une plus grande félicité.

 

« Ainsi, dans la sérénité de nos cœurs, passent nos journées et nos mois. Nos serviteurs et nos esclaves croient au Christ et, comme Il nous en a donné le commandement, nous nous aimons les uns les autres. Souvent, au coucher du soleil, ou bien quand la lune commence à se baigner dans l’onde, nous causons, Lygie et moi, des temps anciens, qui aujourd’hui nous semblent un rêve. Et quand je songe combien cet être cher, que je presse chaque jour sur ma poitrine, était proche du supplice et de l’anéantissement, j’adore de toute mon âme Notre Seigneur. Lui seul pouvait la sauver de l’arène et me la rendre pour toujours.

 

« Ô Pétrone, tu as vu combien cette doctrine donnait d’endurance et de courage dans la souffrance, combien elle consolait dans le malheur. Viens chez nous, et tu discerneras quelle source de bonheur elle est dans la vie quotidienne. Les hommes, vois-tu, n’avaient point connu jusqu’ici un dieu qu’ils pussent aimer, et c’est pourquoi ils ne s’aimaient pas entre eux. De là venait tout leur malheur, car, de même que le soleil engendre la lumière, l’amour nous donne le bonheur. Ni les législateurs, ni les philosophes, n’ont enseigné cette vérité. Elle n’existait ni en Grèce, ni à Rome, et quand je dis à Rome, j’entends dans l’univers. La doctrine sèche et froide des stoïciens, que suivent les gens vertueux, trempe les cœurs ainsi que des glaives ; mais elle les glace au lieu de les rendre meilleurs.

 

« Mais je n’ai pas à te dire cela, à toi qui as étudié et compris mieux que moi. Toi aussi, tu as connu Paul de Tarse et tu as eu maintes fois de longs entretiens avec lui. Tu sais donc parfaitement que toutes les doctrines de vos philosophes et de vos rhéteurs, comparées à la vérité qu’il prêchait, ne sont que bulles de savon et paroles vides de sens. Te souviens-tu de sa question : « Et si César était chrétien ? Ne vous sentiriez-vous pas plus en sûreté, plus certains de posséder ce qui vous appartient, et sans crainte du lendemain ? » Tu me disais que notre foi était ennemie de la vie ; je te répondrai aujourd’hui que si, depuis le commencement de ma lettre, je ne répétais que ces mots : « Je suis heureux ! » cela ne suffirait pas à t’exprimer mon bonheur. Tu me diras que mon bonheur, c’est Lygie ! Oui, cher ! C’est parce que j’aime en elle l’âme immortelle et parce que tous deux nous nous aimons en Jésus ; et un pareil amour ne redoute ni séparation, ni trahison, ni vieillesse, ni mort. Quand ne seront plus passion et beauté, que nos corps seront fanés et que viendra la mort, l’amour survivra, car nos âmes survivront. Avant que mes yeux se fussent ouverts à la vérité, j’étais prêt à incendier pour Lygie ma propre maison ; et à présent, je te le dis : je ne l’aimais point, car c’est Christ seul qui m’a appris l’amour. Lui seul est la source du bonheur et du calme. Ce n’est pas moi qui le dis, mais l’évidence même. Compare vos orgies remplies d’angoisse, semblables à des festins funéraires, avec la vie des chrétiens, et tu pourras toi-même tirer la conclusion. Mais, pour mieux comparer, viens chez nous, dans nos montagnes qu’embaume la sarriette, dans nos bois d’oliviers pleins d’ombre, sur nos rivages couverts de lierre. Une paix inconnue de toi, et des cœurs qui t’aiment sincèrement, t’y attendent. Tu es noble et bon, tu devrais être heureux. Ta prompte intelligence saura discerner la vérité, et tu finiras par l’aimer, car on peut être son ennemi, comme César et Tigellin, mais on ne saurait rester indifférent à son égard. Moi et Lygie, ô mon Pétrone, nous nous réjouissons à l’espoir de te voir bientôt. Porte-toi bien, sois heureux, et viens ! »

 

 

 

Pétrone reçut la lettre de Vinicius à Cumes où, avec les autres augustans, il s’était rendu à la suite de César. La lutte prolongée entre Pétrone et Tigellin touchait à son terme. Pétrone se rendait compte qu’il devrait y succomber et il en discernait très bien la raison. À mesure que César tombait chaque jour plus bas, jusqu’au rôle de cabotin, de pitre et de cocher, à mesure qu’il sombrait davantage dans une débauche maladive, abjecte et grossière, l’arbitre des élégances ne lui était plus qu’un fardeau. Quand Pétrone se taisait, Néron voyait un blâme dans son silence ; quand il approuvait, c’était pour lui de l’ironie. Le superbe patricien irritait son amour-propre et excitait son envie. Ses richesses et ses magnifiques œuvres d’art étaient l’objet des convoitises du souverain et du ministre tout-puissant. Jusqu’ici, on l’avait ménagé en raison du voyage en Achaïe, où son goût et son expérience des choses de la Grèce pouvaient être utiles. Mais Tigellin s’était évertué à persuader César que Carinas surpassait encore Pétrone pour le goût et la compétence et saurait, mieux que ce dernier, organiser en Grèce des jeux, des réceptions et des triomphes. Dès lors, Pétrone était perdu. Toutefois, on n’avait point osé lui envoyer sa sentence à Rome. César et Tigellin se souvenaient que cet homme soi-disant efféminé, qui faisait « de la nuit le jour » et qui semblait uniquement soucieux de volupté, d’art et de bonne chère, avait, comme proconsul en Bithynie, et plus tard, comme consul à Rome, fait preuve d’une surprenante aptitude au travail et d’une grande énergie. On le croyait capable de tout, et l’on savait qu’à Rome il était aimé non seulement du peuple, mais même des prétoriens. Parmi les intimes de César, nul ne pouvait prévoir la façon dont, le cas échéant, il déciderait d’agir. Il semblait donc plus sage de l’éloigner de la ville par quelque subterfuge, et de le frapper en province.

 

Dans ce but, Pétrone fut invité à se rendre à Cumes avec les autres augustans. Il partit, bien qu’il soupçonnât quelque arrière-pensée. Peut-être voulait-il éviter d’opposer une résistance ouverte, peut-être désirait-il montrer une fois encore à César et aux augustans un visage joyeux et libre de tous soucis, et remporter sa dernière victoire sur Tigellin.

 

Cependant, celui-ci l’accusa aussitôt d’avoir été le complice du sénateur Scævinus, l’âme de la conspiration avortée. Ses gens restés à Rome furent emprisonnés, sa maison fut cernée. Pétrone, loin de s’en effrayer, ne montra aucun embarras et ce fut en souriant qu’il dit aux augustans reçus par lui dans sa somptueuse villa de Cumes :

 

– Barbe d’Airain n’aime pas les questions à brûle-pourpoint, et vous allez voir sa mine quand je lui demanderai si c’est lui qui a fait mettre en prison ma familia.

 

Et il leur annonça qu’avant de se mettre en voyage, il leur offrirait un festin. C’est tandis qu’on en faisait les préparatifs qu’il reçut la lettre de Vinicius.

 

Elle le laissa rêveur un moment. Mais bientôt son visage se rasséréna, et il répondit le soir même :

 

 

« Je me réjouis de votre bonheur et j’admire votre grand cœur, carissime : je ne me figurais pas que deux amoureux pussent se souvenir de qui que ce fût, et surtout d’un ami lointain. Non seulement vous ne m’oubliez pas, mais vous voulez encore m’entraîner en Sicile, afin de m’offrir une part de votre pain quotidien et de votre Christ qui, si généreusement, ainsi que tu le dis, vous comble de bonheur.

 

« S’il en est ainsi, vénérez-Le. Toutefois je ne te cacherai pas, très cher, qu’à mon avis Ursus a joué un certain rôle dans le sauvetage de Lygie, et que le peuple romain n’y a pas été étranger. Mais, du moment que tu l’attribues au Christ, je ne te contredirai point. Ne Lui ménagez point les offrandes. Prométhée, lui aussi, s’était sacrifié pour les hommes. Mais Prométhée, paraît-il, ne serait qu’une invention des poètes, tandis que des gens dignes de foi m’ont affirmé avoir vu le Christ de leurs yeux. Comme vous, je pense que, de tous les dieux, c’est encore lui le plus honnête.

 

« Je me rappelle fort bien la question de Paul de Tarse et je conviens que si Ahénobarbe vivait selon la doctrine du Christ, j’aurais peut-être le temps de me rendre auprès de vous en Sicile. Alors, au bord des sources, sous les ombrages, nous aurions de longs entretiens, – renouvelés des Grecs, – sur tous les dieux et sur toutes les vérités. Mais aujourd’hui, je dois me borner. Je ne veux connaître que deux philosophes de quelque valeur : l’un qui se nomme Pyrrhon, et l’autre Anacréon. Je t’offre tout le reste au rabais, y compris toute l’école des stoïciens grecs et romains. La vérité hante des régions tellement inaccessibles que les dieux mêmes ne parviennent pas à l’apercevoir du sommet de l’Olympe. Il te semble, à toi, carissime, que votre Olympe est plus élevé encore ; debout sur la cime, tu me cries : « Monte, et tu verras des aspects insoupçonnés de toi ! » C’est possible ! Pourtant je te réponds : « Ami, je n’ai plus de jambes ! » Et, quand tu auras lu jusqu’au bout, je pense que tu me donneras raison.

 

« Non ! bienheureux époux de la princesse Aurore, votre doctrine n’est point faite pour moi. Ainsi, il me faudrait aimer mes porteurs bithyniens, mes étuvistes égyptiens, il me faudrait aimer Ahénobarbe et Tigellin ? Par les Charites aux blancs genoux, je te jure bien que, le voudrais-je, j’en serais incapable. Il existe dans Rome au moins cent mille individus aux omoplates de travers, aux genoux cagneux, aux mollets desséchés, aux yeux saillants ou à la tête trop grosse. Me commandes-tu de les aimer également ? Où donc trouverai-je cet amour qui n’est point dans mon cœur ? Et si votre dieu prétend me les faire aimer tous, que ne les a-t-il, en sa toute-puissance, gratifiés d’un extérieur plus avantageux, les créant, par exemple, à l’image des Niobides que tu as vus au Palatin ? Celui qui aime la beauté ne saurait aimer la laideur. On peut ne pas croire à nos dieux : ceci est une autre affaire ; mais on peut les aimer à la façon de Phidias, de Praxitèle, de Miron, de Scopas, de Lysias.

 

« Et quand même j’aurais le désir de te suivre là où tu veux me conduire, cela m’est impossible. Non pas que je ne le veuille pas : je te le répète, je ne le puis pas. Tu crois, comme Paul de Tarse, qu’un jour, par-delà le Styx, dans de vagues Champs Élyséens, vous verrez votre Christ. Fort bien ! Qu’il te dise lui-même, ton Christ, s’il m’eût reçu, moi, avec mes gemmes, mon vase de Myrrhène, mes éditions des Sosius, et ma belle aux cheveux d’or. Cette seule pensée, mon cher, me donne envie de rire. Votre Paul de Tarse m’a expliqué que, pour le Christ, on devait renoncer même aux couronnes de roses, aux festins et à la volupté. Il me promettait, il est vrai, un autre bonheur en échange, mais je lui ai répondu que pour cet autre bonheur j’étais trop vieux, que mes yeux se délecteraient toujours à la vue des roses, et que l’odeur des violettes me serait toujours infiniment plus agréable que celle de mon malpropre « prochain » de Suburre.

 

« Voilà les raisons pour lesquelles votre bonheur n’est point fait pour moi. Et puis, je t’ai gardé pour la fin la raison décisive : Thanatos me réclame ! Pour vous, l’aube de la vie commence à peine. Pour moi, le soleil s’est couché, et déjà le crépuscule m’environne. Autrement dit, carissime : il faut que je meure.

 

« Inutile d’insister là-dessus. C’est ainsi que cela devait finir. Tu connais Ahénobarbe et tu comprendras aisément. Tigellin m’a vaincu. Ou plutôt non ! Ce sont simplement mes victoires qui touchent à leur fin. Ayant vécu comme j’ai voulu, je mourrai comme il me plaira.

 

« Ne prenez point cela trop à cœur. Aucun dieu ne m’a promis l’immortalité, et ce qui m’arrive n’est point chose imprévue. Toi, Vinicius, tu es dans l’erreur en affirmant que seul votre dieu apprend à mourir avec calme. Non ! notre monde savait, avant vous, que, la dernière coupe vidée, il était temps de disparaître, de rentrer dans l’ombre, et notre monde sait encore le faire en beauté. Platon affirme que la vertu est une musique, et la vie du sage une harmonie. Et ainsi, j’aurai vécu et je mourrai vertueux.

 

« Je voudrais prendre congé de ta divine épouse en la saluant des mêmes paroles que j’employai jadis, dans la maison des Aulus, « J’ai vu, au long de ma vie, des peuples sans nombre. Mais de femme qui t’égalât, je n’en vis jamais. »

 

« C’est pourquoi, si – contrairement à ce que professe Pyrrhon – quelque chose de notre âme subsiste après la mort, mon âme à moi, dans sa route vers les bords de l’océan, viendra se poser non loin de votre maison, sous les traits d’un papillon, ou peut-être, s’il faut en croire les Égyptiens, sous ceux d’un épervier. Quant à venir autrement, impossible.

 

« En attendant que, pour vous, la Sicile se métamorphose en un jardin des Hespérides, que les déesses des champs, des bois et des eaux sèment des fleurs sous vos pas ; et que, dans toutes les acanthes de vos péristyles, nichent de blanches colombes ! »

 

Chapitre LXXIV.

Pétrone ne se trompait point : Deux jours après, le jeune Nerva, qui lui était dévoué, lui envoya à Cumes, par un affranchi, les nouvelles sur tout ce qui se passait à la cour de César.

 

La perte de Pétrone était décidée. Un centurion devait venir, dans la soirée du lendemain, l’aviser de ne point quitter Cumes, et d’y attendre des ordres ultérieurs. Quelques jours après, un nouveau messager lui apporterait la sentence de mort.

 

Pétrone, avec un calme parfait, écouta l’affranchi. Puis il dit :

 

– Tu porteras à ton maître un de mes vases, qui te sera remis à ton départ. Dis-lui que je le remercie de toute mon âme, car ainsi je pourrai devancer la sentence.

 

Et il éclata de rire, comme un homme qui vient d’avoir une excellente idée et se réjouit de pouvoir la réaliser.

 

Le jour même, ses esclaves se répandirent en ville, pour inviter tous les augustans et toutes les augustanes présents à Cumes, à se rendre à un banquet dans la somptueuse villa de l’Arbitre des élégances.

 

Lui, passa son après-midi à écrire dans sa bibliothèque. Puis, il prit un bain, se fit habiller par les vestiplices, et, tel un dieu splendide et prestigieux, passa au triclinium, afin de donner un coup d’œil aux préparatifs de la fête, et de là dans les jardins, où des adolescents et des fillettes de Grèce tressaient des couronnes de roses pour la soirée.

 

Son visage ne révélait pas le moindre souci. Ses gens comprirent que le festin devait être d’une magnificence exceptionnelle, car il fit donner des récompenses inaccoutumées à ceux dont il était satisfait, et quelques légers coups de verge à ceux qui l’avaient mécontenté. Il recommanda de payer à l’avance, et très généreusement, les citharistes et les chœurs. Enfin, s’asseyant sous un hêtre, dont le feuillage troué de rayons découpait sur le sol des taches lumineuses, il fit mander Eunice.

 

Elle apparut, vêtue de blanc, un rameau de myrte dans les cheveux, aussi belle qu’une Charite. Il la fit asseoir à ses côtés et, effleurant ses tempes de la main, l’admira longuement, avec ce ravissement du connaisseur qui contemple une statue divine sortie du ciseau d’un maître.

 

– Eunice, – dit-il, – sais-tu que depuis longtemps tu n’es plus une esclave ?

 

Elle leva sur lui ses yeux de tranquille azur et secoua doucement la tête.

 

– Je suis toujours ton esclave, seigneur.

 

– Peut-être ignores-tu également, – poursuivit-il, – que cette villa et ces esclaves occupés là-bas à tresser des couronnes, que tout ce qui est ici, que les champs et les troupeaux, tout cela est à toi dès aujourd’hui ?

 

Eunice s’écarta, et, la voix tremblante d’anxiété :

 

– Pourquoi me dis-tu cela, seigneur ?

 

Puis, elle se rapprocha et se mit à le regarder, les yeux papillotants d’inquiétude. Mais, un instant après, son visage pâlit, tandis que Pétrone cessait de sourire. Enfin, il ne prononça qu’un mot :

 

– Oui !

 

Et ce fut le silence. Seul, un souffle léger faisait frissonner le feuillage du hêtre.

 

Pétrone eût pu croire qu’il avait devant lui une statue de marbre.

 

– Eunice, – dit-il, – je tiens à mourir avec calme.

 

Elle eut un sourire déchirant et murmura :

 

– J’entends, seigneur.

 

Dans la soirée, les invités arrivèrent en foule. Ils savaient qu’à côté des festins de Pétrone, ceux de Néron étaient ennuyeux et barbares. Il n’était venu à l’idée de personne que ce dût être là l’ultime symposion. On n’ignorait pas, il est vrai, qu’un nuage de mécontentement planait sur l’élégant Arbitre ; mais la chose avait souvent eu lieu et toujours Pétrone avait réussi à dissiper l’orage, d’une manœuvre habile, d’une parole hardie. Aussi, nul ne le croyait-il menacé d’un danger réel. Son visage rieur et insoucieux acheva de confirmer cette opinion. La ravissante Eunice, à qui il avait dit qu’il désirait mourir calme et pour qui chaque parole de lui était un oracle, gardait sur ses traits une placidité complète, et, dans ses prunelles, une étrange lueur qu’on eût pu prendre pour de la joie. À la porte du triclinium, des adolescents aux cheveux bouclés et recouverts d’une résille d’or couronnaient de roses le front des arrivants, en les avertissant, selon la coutume, de franchir le seuil du pied droit. Le triclinium embaumait la violette. Des lumières multicolores brûlaient dans des lampes en verre d’Alexandrie. Auprès des couches se tenaient des fillettes chargées de répandre des parfums sur les pieds des invités. Contre le mur, les citharistes et les chœurs attendaient le signal de leur chef.

 

Le service resplendissait de luxe, mais ce luxe ne frappait pas, n’écrasait pas, et semblait tout naturel. Une joie sans contrainte flottait dans l’air, se mêlant à l’arôme des fleurs. En pénétrant dans cette maison, les invités ne sentaient flotter sur eux ni contrainte, ni menace, ainsi que cela avait lieu chez César, quand les louanges peu enthousiastes ou maladroites, pour son chant ou ses vers, pouvaient coûter la vie. Ici, à la vue des lumières, des vins qui se reflétaient sur un lit de neige, et des mets raffinés, tous les cœurs étaient épanouis. Les conversations bourdonnaient avec entrain, comme bourdonne un essaim d’abeilles autour d’un pommier en fleur. Çà et là éclatait un rire joyeux, s’élevaient des approbations, ou bien retentissait sur la blancheur d’une épaule nue un baiser sonore.

 

Les convives buvaient et répandaient quelques gouttes de vin sur le sol, en l’honneur des dieux immortels et pour les rendre favorables au maître de céans. À dire vrai, celui-ci n’y croyait guère, mais telle était la coutume. Étendu à côté d’Eunice, Pétrone causait. Les dernières nouvelles de Rome, les derniers divorces, les amours, les amourettes, les courses, Spiculus, gladiateur devenu fameux depuis peu par ses prouesses aux arènes, et les derniers livres d’Atractus et des Sosius faisaient les frais de la conversation. En répandant le vin sur les dalles, il annonça que sa libation ne s’adressait qu’à la reine de Cypre, la plus ancienne et la plus grande de toutes les divinités, la seule qui fût éternelle et immuable.

 

Ses paroles, semblables au rayon de soleil qui éclaire successivement des objets divers, ou au zéphir qui balance les fleurs dans les jardins, effleuraient maints sujets. Enfin, il fit un signe et les cithares résonnèrent, tandis que des voix fraîches s’élevaient à l’unisson. Puis des danseurs de Cos, la patrie d’Eunice, firent miroiter leurs corps rosés resplendissant à travers des gazes transparentes. Ensuite, un devin d’Égypte prit en main un vase de cristal où s’ébattaient des dorades irradiées et fit ses prédictions aux convives.

 

Quand ceux-ci eurent assez de ces spectacles, Pétrone se souleva sur son coussin syriaque et dit négligemment :

 

– Amis ! pardonnez-moi de vous adresser une requête au cours de ce festin : je voudrais que chacun de vous daignât accepter la coupe qui servit à ses libations pour les dieux et pour ma propre félicité.

 

Les coupes de Pétrone étaient étincelantes d’or et de pierreries et de travail artistique, et comme ces sortes de présents n’avaient rien d’extraordinaire à Rome, la joie des convives fut grande. Les uns le remercièrent en le glorifiant ; d’autres firent remarquer que Jupiter lui-même était moins généreux pour les dieux de l’Olympe ; enfin, il s’en trouva qui hésitaient à accepter, tant la richesse du cadeau dépassait la limite admise.

 

Mais lui leva sa coupe de Myrrhène, coupe sans prix où se jouaient tous les rayons de l’arc-en-ciel, et dit :

 

– Voici la coupe de mon offrande à la reine de Cypre. Que désormais nulles lèvres ne l’effleurent, et que nulle main ne s’en serve en l’honneur d’une autre divinité.

 

Et la coupe alla se briser sur le dallage semé de safran lilas. Puis, voyant de la stupeur dans les regards, il ajouta :

 

– Amis, au lieu de vous étonner, réjouissez-vous. La vieillesse, l’impuissance sont les tristes compagnes de nos dernières années. Je vous donne un bon exemple et un bon conseil ; vous voyez qu’on peut ne point les attendre et s’en aller, avant qu’elles viennent, de plein gré, ainsi que je le fais.

 

– Que veux-tu faire ? – interrogèrent plusieurs voix inquiètes.

 

– Je veux me réjouir, boire du vin, écouter la musique, contempler ces formes divines qui reposent à mes côtés, et puis m’endormir, couronné de roses. Déjà, j’ai pris congé de César. Écoutez ce que je lui écris en guise d’adieu.

 

Il prit une lettre sous le coussin de pourpre, et lut :

 

« Je sais, ô César, que tu m’attends avec impatience et que, dans la fidélité de ton cœur, tu te languis de moi jour et nuit. Je sais que tu me couvrirais de tes faveurs, que tu m’offrirais d’être préfet de tes prétoriens, et que tu ordonnerais à Tigellin de devenir ce que les dieux ont voulu le faire : gardien de mulets dans celles de tes terres dont tu héritas quand tu eus empoisonné Domitia. Mais, hélas ! il faudra m’excuser. Par le Hadès, c’est-à-dire par les mânes de ta mère, de ta femme, de ton frère et de Sénèque, je te jure qu’il m’est impossible de me rendre auprès de toi. La vie est un trésor, mon cher, et je me flatte d’avoir su extraire de ce trésor les plus précieux bijoux. Mais, dans la vie, il est des choses que je m’avoue incapable de supporter plus longtemps. Oh ! ne crois pas, je t’en prie, que je sois indigné de ce que tu as tué ta mère, ta femme, ton frère, brûlé Rome et expédié dans l’Érèbe tous les honnêtes gens de ton empire ! Non ! petit-fils de Chronos ! La mort est la destinée de l’homme, et l’on ne pouvait, d’ailleurs, attendre de toi d’autres actes. Mais, de longues années encore, me laisser écorcher les oreilles par ton chant, voir ton ventre domitien sur tes jambes grêles se trémousser en la danse pyrrhique, entendre tes déclamations, tes poèmes, pauvre poète des faubourgs, voilà ce qui est au-dessus de mes forces et m’a fait désirer la mort. Rome se bouche les oreilles, l’univers te couvre de risées. Et moi, je ne veux plus, je ne peux plus rougir pour toi. Le hurlement de Cerbère, même semblable à ton chant, mon ami, m’affligerait moins, car je n’ai jamais été l’ami de Cerbère, et n’ai point le devoir d’être honteux de sa voix. Porte-toi bien, mais laisse là le chant ; tue, mais ne fais plus de vers ; empoisonne, mais cesse de danser ; incendie des villes, mais abandonne la cithare. Tel est le dernier souhait et le très amical conseil que t’envoie l’Arbitre des élégances. »

 

Les convives demeurèrent terrifiés, car ils savaient que la perte de l’empire eût été pour Néron moins pénible que de recevoir cette lettre. Ils comprirent aussi que l’homme qui l’avait écrite devait mourir. Et l’épouvante les saisit de l’avoir entendue.

 

Mais Pétrone eut un rire sincère et joyeux, comme s’il se fût agi d’une innocente plaisanterie. Et, promenant sur les convives un regard circulaire, il dit :

 

– Amis, bannissez tout effroi. Nul n’a besoin de se vanter d’avoir entendu cette lettre. Quant à moi, je pourrai le dire seulement à Charon, en m’en allant dans l’autre monde.

 

Il fit signe au médecin et lui tendit son bras. Le Grec habile l’enserra en un clin d’œil d’un cercle d’or, et ouvrit l’artère au poignet. Le sang jaillit sur le coussin et inonda Eunice, qui soutenait la tête de Pétrone. Elle se pencha vers lui :

 

– Seigneur, – murmura-t-elle, – croyais-tu donc que j’allais t’abandonner ? Si les dieux m’offraient l’immortalité, si César me donnait l’empire, je te suivrais encore !

 

Pétrone sourit, se redressa et effleura ses lèvres :

 

– Viens avec moi.

 

Et il ajouta :

 

– Tu m’as vraiment aimé, ma divine !…

 

Elle tendit au médecin son bras rose. L’instant d’après, leur sang à tous deux se mariait et se confondait l’un dans l’autre.

 

Lui, fit signe aux musiciens, et de nouveau tintèrent les cithares et résonnèrent les voix. On chanta l’Harmodios. Puis vint l’hymne d’Anacréon, où le poète se plaint d’avoir trouvé sous sa porte l’enfant transi et éploré d’Aphrodite. Après qu’il l’eut réchauffé, qu’il eut séché ses ailes, l’ingrat lui avait percé le cœur d’une de ses flèches. Et depuis lors, le calme avait fui son esprit…

 

Se soutenant mutuellement, divinement beaux, souriant et pâlissant, tous deux écoutaient.

 

L’hymne achevé, Pétrone fit offrir à nouveau les vins et les mets. Puis il se mit à deviser avec ses voisins de ces mille riens puérils et charmants, en usage dans les festins. Enfin, il appela le Grec et se fit attacher l’artère, disant qu’il se sentait pris de sommeil et voulait encore s’abandonner à Hypnos, avant que Thanatos l’endormît pour jamais.

 

Il s’assoupit. Quand il se réveilla, la tête d’Eunice reposait sur sa poitrine, telle une fleur blanche. Il la déposa sur le coussin pour la contempler encore. Et, de nouveau, il se fit ouvrir les veines.

 

Les chanteurs entonnèrent un autre hymne d’Anacréon, tandis que les cithares accompagnaient en sourdine, afin de ne point couvrir les paroles. Pétrone pâlissait de plus en plus. Quand se fut évanouie la dernière harmonie, il se tourna vers les invités :

 

– Amis, convenez que périt avec nous…

 

Il ne put finir. D’un geste suprême, son bras enlaça Eunice, et sa tête roula sur l’oreiller. Il était mort.

 

Mais les convives, devant ces deux formes blanches, semblables à deux statues idéales, sentirent que périssait l’unique apanage du monde romain : sa poésie et sa beauté.

 

Épilogue.

La sédition des légions gauloises, menées par Vindex, ne parut point, tout d’abord, de grande importance. César n’avait que trente ans, et l’univers n’eût osé croire qu’il serait sitôt délivré du cauchemar qui l’étouffait. On se souvenait qu’au cours des précédents règnes, les légions s’étaient révoltées sans qu’il en résultât un changement de souverain. Au temps de Tibère, par exemple, Drusus avait apaisé les légions de Pannonie, et Germanicus celles du Rhin. On se disait : « D’ailleurs, qui donc succéderait à Néron ? Tous les descendants du divin Auguste ont péri durant son règne. » Et, devant les colosses qui le représentaient sous les traits d’Hercule, le peuple en arrivait à se convaincre qu’aucune force ne serait capable de briser cette puissance. Certains attendaient même son retour avec impatience, car Hélius et Polythète, à qui, avant son départ pour Achaïe, il avait confié l’intérim du pouvoir sur Rome et l’Italie, gouvernaient de façon plus sanguinaire encore.

 

Personne n’était sûr de sa vie ni de ses biens. La loi était méconnue. La dignité et la vertu s’étaient évanouies, les liens de la famille relâchés ; et les cœurs avilis n’osaient même plus espérer. De Grèce arrivait l’écho des incomparables triomphes de César, des milliers de couronnes conquises et des milliers de concurrents vaincus par lui. L’Univers semblait une unique orgie sanglante et bouffonne. De plus en plus s’ancrait la conviction que la vertu et la dignité avaient sombré pour jamais, et que le règne de la danse, de la musique, de la débauche et du carnage était définitivement établi. César lui-même, auquel la révolte des légions servait de prétexte à de nouvelles rapines, loin de se soucier de Vindex, semblait affecter de s’en montrer satisfait. Il ne voulait point quitter l’Achaïe, et il fallut qu’Hélius l’informât qu’en tardant plus longtemps il y risquait l’empire, pour qu’il se décidât à partir pour Naples.

 

Là, il se remit à jouer et à chanter, insouciant du danger toujours plus menaçant. En vain, Tigellin lui exposait que les rébellions précédentes n’avaient pas eu de chefs, tandis que cette fois il y avait à leur tête un descendant des rois d’Aquitaine, guerrier fameux et expérimenté. « Ici, – répondait Néron, – les Grecs m’écoutent ; c’est le seul peuple qui sache écouter et qui soit digne de mon chant. » Il disait que le seul but de sa vie était l’art et la renommée. Mais quand il apprit que Vindex l’avait déclaré artiste pitoyable, il partit précipitamment pour Rome. Les blessures infligées par Pétrone, et calmées par son séjour en Grèce, se rouvrirent. Il voulait demander au Sénat de faire justice d’une insulte aussi inouïe.

 

Chemin faisant, il vit un groupe en bronze représentant un guerrier gaulois terrassé par un chevalier romain, et ce fait lui sembla d’un heureux présage. De ce moment, il ne fit plus allusion à la révolte des légions et à Vindex que pour s’en moquer. Son entrée à Rome surpassa tout ce qu’on y avait vu jusqu’alors. Il fit usage du char qui avait servi au triomphe d’Auguste. On dut abattre une partie du cirque pour livrer passage au cortège. Le Sénat, les chevaliers et une foule innombrable vinrent à sa rencontre. Les cris de : « Salut, Auguste ! Salut, Hercule ! Salut, divin, unique, olympien, pythique, immortel ! » firent trembler les murs. Derrière lui, on portait les couronnes et les noms des villes où il avait triomphé, puis des plaques énumérant les maîtres vaincus par lui. Néron s’enivrait lui-même de toutes ces louanges, et il demandait avec émotion aux augustans : « Que fut jadis le triomphe de César, à comparer au mien ? » L’idée qu’un mortel osât lever la main sur un demi-dieu tel que lui, lui semblait absurde, insensée. Il se croyait réellement olympien et, par cela même, à l’abri de tout danger. L’enthousiasme, la frénésie des foules surchauffait son propre délire. Et, en ce jour de triomphe, on eût pu croire en démence non pas seulement Néron et la ville, mais l’univers entier.

 

Personne ne sut voir l’abîme creusé sous l’amoncellement des fleurs et des couronnes. Cependant, le soir même, les colonnes et les murs des temples se couvrirent d’inscriptions qui flétrissaient les crimes de César, le menaçaient d’une vengeance imminente et le raillaient en tant qu’artiste. Et de bouche en bouche volait ce dicton : « Il a tant chanté qu’il a fini par réveiller le coq (gallus) ! » Des nouvelles alarmantes circulaient par la ville et prenaient des proportions énormes. Les augustans furent pris d’anxiété. Le peuple, incertain de l’avenir, n’osait exprimer ni le désir, ni l’espoir, n’osait même ni sentir, ni penser.

 

Lui, continuait à vivre uniquement de théâtre et de musique. Il s’intéressait aux instruments nouvellement inventés et faisait essayer au Palatin un nouvel orgue hydraulique. Avec son esprit puéril et inapte à un plan ou à une action raisonnable, il s’imaginait que l’annonce d’une série de représentations et de spectacles prochains suffirait à écarter le danger. Constatant qu’indifférent à la lutte et aux moyens de s’assurer l’armée, il n’avait souci que de chercher des paroles capables d’exprimer le danger de l’orage qui grondait, ses intimes commencèrent à perdre la tête. D’aucuns opinaient qu’il essayait, par ses citations, de s’étourdir lui-même et d’étourdir ceux qui voyaient le danger. Ses actes devinrent fiévreux, et mille projets contradictoires se heurtaient dans son cerveau. Parfois, il se levait brusquement pour courir au-devant du péril, faisait emballer les cithares et les luths, formait avec ses jeunes esclaves des bataillons d’amazones, et donnait l’ordre de rapatrier les légions d’Orient. D’autres fois, au contraire, il croyait pouvoir apaiser la révolte des légions gauloises, non par ses armées, mais par son chant. Et il souriait à la pensée du spectacle qui aurait lieu après que sa voix aurait calmé les soldats. Les légionnaires l’entoureraient, les yeux pleins de larmes, et entonneraient un epinicion qui marquerait le commencement de l’âge d’or pour Rome et pour César. Ou bien, il lui fallait du sang ; puis, il déclarait se contenter, le cas échéant, du gouvernement de l’Égypte. Il se réclamait des devins qui lui avaient prédit l’empire de Jérusalem, ou enfin, il larmoyait à la pensée de s’en aller, chanteur ambulant, gagner son pain quotidien. Et les villes et les nations honoreraient alors en lui, non point le souverain de la terre, mais un barde tel que jamais l’humanité n’en avait entendu.

 

Ainsi il s’agitait, délirait, chantait, jouait, modifiait ses plans, ses citations, transformait sa vie et celle de l’univers en un cauchemar à la fois grotesque, fantastique et effroyable, en une tragi-comédie faite de sentences ampoulées, de lamentables vers, de gémissements, de larmes et de sang, pendant que s’amoncelait, à l’Ouest, le nuage, toujours plus dense, toujours plus opaque. La mesure était comble ; la farce allait finir.

 

En apprenant le soulèvement de Galba et l’adhésion de l’Espagne, il eut un accès de fureur : il brisa les coupes, renversa la table du festin, et donna des ordres que ni Hélius, ni Tigellin lui-même n’osèrent exécuter. Égorger tous les Gaulois habitant Rome, incendier encore une fois la ville, lâcher les fauves, et transporter la capitale à Alexandrie, lui parut une œuvre grandiose, stupéfiante et aisée. Mais les jours de sa toute-puissance n’étaient plus, et déjà les complices de ses forfaits eux-mêmes le tenaient pour fou.

 

La mort de Vindex et les dissensions des armées rebelles semblèrent, une fois encore, faire pencher la balance en sa faveur. Déjà de nouveaux festins, de nouveaux triomphes et de nouvelles exécutions étaient annoncés. Mais, une nuit, arriva du camp des prétoriens, sur un cheval tout couvert d’écume, un courrier porteur de la nouvelle que, dans la ville même, les soldats avaient levé l’étendard de la révolte et proclamé Galba empereur.

 

César dormait. Réveillé en sursaut, il appela les hommes de garde à sa porte. Mais le palais était déjà vide. Il ne restait que des esclaves qui, dans les recoins éloignés, raflaient prestement tout ce qui leur tombait sous la main. En l’apercevant, ils s’enfuirent. Lui, errait seul par tout le palais, emplissant la nuit de clameurs d’épouvante et de désespoir.

 

Enfin, ses affranchis Phaon, Spirus et Épaphrodite arrivèrent à son secours. Ils voulaient l’obliger à fuir, car il n’y avait plus un instant à perdre. Il hésitait encore. Si, vêtu de deuil, il haranguait le Sénat, celui-ci pourrait-il résister à son éloquence et à ses larmes ? S’il usait de tout son art, de toute son onction, de toute son habileté d’acteur, n’était-il pas assuré de le convaincre ? Ne lui donnerait-on pas, au moins, le gouvernement de l’Égypte ?

 

Habitués à s’aplatir devant lui, ils n’osaient le contredire ouvertement ; mais ils l’avertirent qu’avant d’avoir atteint le Forum, il serait mis en pièces par le peuple, et ils menacèrent de l’abandonner s’il ne montait immédiatement à cheval. Phaon lui offrit asile dans sa villa, située au-delà de la Porte Nomentane.

 

La tête couverte de leurs manteaux, ils galopèrent vers les portes de la ville. La nuit pâlissait. Dans les rues, un mouvement insolite indiquait le désarroi de l’heure. Un à un, ou par petits groupes, les soldats se répandaient par la ville. À proximité du camp, la vue d’un cadavre fit faire un écart au cheval de César. Le manteau glissa de la tête du cavalier, un soldat qui passait le reconnut, et, troublé par cette rencontre inattendue, il fit le salut militaire. En longeant le camp des prétoriens, ils entendirent un tonnerre d’acclamations en l’honneur de Galba. Alors seulement Néron comprit que l’heure de sa fin était proche. Il fut saisi d’épouvante et de remords. Il disait voir devant lui des ténèbres sous la forme d’une nuée sombre d’où émergeaient vers lui les visages de sa mère, de sa femme et de son frère. Ses dents claquaient ; mais son âme de comédien trouvait un certain charme dans cette horreur. Être le maître tout-puissant du monde entier, et perdre tout, lui apparaissait comme le comble du tragique. Et, fidèle à lui-même, il jouait jusqu’au bout le premier rôle. Une ardeur de déclamation s’empara de lui, en même temps qu’un désir éperdu que les assistants s’en souvinssent pour la postérité. Par instants, il disait vouloir mourir et demandait Spiculus, le gladiateur le plus expert en l’art de tuer. Par instants, il déclamait : « Ma mère, mon épouse, mon frère me convoquent ! » Des lueurs d’espoir, chimériques et puériles, s’allumaient encore en lui. Il savait que c’était la mort, et il n’y croyait pas.

 

Ils trouvèrent ouverte la Porte Nomentane, où Pierre avait enseigné et baptisé. À l’aube, ils arrivèrent à la villa de Phaon.

 

Une fois là, les affranchis ne lui cachèrent plus qu’il était temps de mourir. Il fit creuser la fosse et s’étendit à terre, afin qu’ils prissent la mesure exacte. Mais à la vue du trou béant, il fut saisi de terreur. Sa face bouffie devint livide et sur son front, telles des gouttes de rosée, perlèrent des gouttes de sueur. D’une voix à la fois tremblante et pathétique, il déclara qu’il n’était pas temps encore. Puis il reprit ses citations. Enfin, il demanda que son corps fût brûlé.

 

« Quel artiste périt ! » – répétait-il comme dans une rêverie.

 

Cependant, un courrier de Phaon vint annoncer que le Sénat avait déjà statué, et que le parricide serait puni selon la coutume.

 

– Quelle est cette coutume ? – demanda Néron, les lèvres exsangues.

 

– Ils te mettront la fourche au cou, te fouetteront à mort et jetteront ton cadavre dans le Tibre ! – répondit Épaphrodite bourru.

 

Il ouvrit son manteau et mit à nu la poitrine.

 

– Ainsi, il est temps ! – dit-il, les yeux au ciel.

 

Et il répéta :

 

– Quel artiste périt !

 

À cet instant, un galop résonna : un centurion venait, avec ses soldats, pour la tête d’Ahénobarbe.

 

– Hâte-toi ! – crièrent les affranchis.

 

Néron appuya le glaive sur sa gorge. Mais il poussait d’une main timide, et l’on voyait qu’il n’oserait jamais enfoncer la lame. Brusquement, Épaphrodite lui força la main, et le glaive entra jusqu’à la garde. Ses yeux se désorbitèrent, affreux, énormes, emplis d’épouvante.

 

– Je t’apporte la vie ! – cria le centurion en rentrant.

 

– Trop tard ! – râla-t-il.

 

Et il ajouta :

 

– La voilà, la fidélité !

 

Soudain, la mort enténébra son regard. De son cou épais, le sang, en un bouillonnement noirâtre, jaillit sur les fleurs du jardin. Ses pieds labourèrent le sol, et il expira.

 

Le lendemain, la fidèle Acté vint recouvrir sa dépouille de tissus précieux et la brûler sur un bûcher d’aromates.

 

Ainsi passa Néron, comme passent la rafale, la tempête, l’incendie, la guerre ou la peste ; tandis que, des hauteurs du Vatican, règne désormais sur la ville et sur le monde la basilique de Pierre.

 

Non loin de l’antique Porte Capène, s’élève aujourd’hui une chapelle minuscule, avec cette inscription à demi effacée : QUO VADIS, DOMINE ?

 

 

 

 

 


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Janvier 2007

 

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[1] Nom qui désigne collectivement tous les esclaves de la maison. (Note de l’auteur.)

[2] Élevée comme fille adoptive.

[3] Amulette d’or, en forme de boule ou de cœur, que portaient au cou les enfants romains (N. d. T.)

[4] Déesse funèbre.

[5] Poupée.

[6] Carrières d’où l’on tirait le sable pour les arènes.

[7] Personnification de la richesse.

[8] Le scripulum ou scrupulum, petite pièce d’or, valait le tiers d’un danar d’or, ou aureus (Note de l’auteur).

[9] Matrone qui accompagnait la fiancée et l’instruisait de ses devoirs d’épouse (Note de l’auteur.)

[10] Les habitants de l’Italie avaient été dispensés du service militaire sous le règne d’Auguste ; par suite, ce qu’on appelait la Cohors Italica, séjournant d’ordinaire en Asie, était composée de volontaires. Des volontaires servaient également dans la garde prétorienne, à défaut d’étrangers. (Note de l’auteur.)

[11] Bravo !

[12] Au temps des Césars, une légion comptait environ 12 000 hommes. (Note de l’auteur.)

[13] Partie souterraine de la prison n’ayant qu’une seule ouverture, en haut. C’est là que Jugurtha mourut de faim. (Note de l’auteur.)

[14] Lectisteria.

[15] Je ne te cherche pas, je cherche un poisson ;

Pourquoi me fuis-tu, Gaulois ?

[16] Dédale qui, suivant d’autres traditions, réussit à voler de Crète en Sicile, périssait, dans les amphithéâtres romains, de la même mort qu’Icare. (Note de l’auteur.)

[17] Locution proverbiale qui signifiait : Voici le roi des imbéciles ! (Note de l’auteur.)

[18] Le génie de la Mort. (Note de l’auteur.)

[19] Que la puissante déesse Cypris, et les frères d’Hellène, et les étoiles brillantes, et le père des vents t’accompagnent…