Maurice Renard

LA RUMEUR DANS LA MONTAGNE

(1920-1921)

 

À E. Filliard

 

Ce fut le deuxième jour que Florent Max entendit vraiment la rumeur, et qu’il l’écouta. La veille au matin, en passant, il l’avait perçue sans y faire attention ; elle s’était mêlée pour lui aux innombrables murmures de la montagne. La veille au soir, en repassant, il s’était rappelé confusément ; son oreille avait reconnu… Il y avait par là un essaim de mouches, ou quelque ruisseau souterrain.

Le deuxième jour, il s’arrêta.

Florent Max avait quitté sa maisonnette montagnarde avant l’aurore. La boîte de couleurs en sautoir, le chevalet pliant sous le bras, il gravissait les hauts sentiers vers le site repéré et la tâche à finir. Le paysagiste marchait lentement. L’aube répandait sa lueur progressive. Les splendeurs environnantes reparaissaient dans l’insensible crescendo de la clarté. Florent Max, courbé, regardait ses brodequins se poser parmi les pierres.

Il allait sans joie aucune, par nécessité, par habitude. L’Art ? La Beauté ? La Nature ? Balançoires !… Il avait quarante-cinq ans ; voilà ce qui l’écrasait. Vieux ! croyait-il. Vieux ! Il l’était devenu comme ça, tout d’un coup. Une jolie fille, sur un mot galant, lui avait jeté son âge dans un regard du haut en bas. Et tout d’un coup, comme si ce regard eût été maléfique, il s’était senti coiffé de poivre et sel, masqué de rides, bardé de graisse, pénétré jusqu’aux os d’ankylose et de glace – tel, en un mot, qu’en vérité.

Lui, lui, vieux ? Mais il n’avait encore rien fait, aimé personne, réussi nulle part !

Tout à l’horreur de sa récente découverte, il en considérait obscurément les diverses faces. Ses genoux ne jouaient qu’avec roideur ; il sentait le poids et le volume de ses reins – du gauche surtout – et il savait bien que son visage matinal avait, comme il disait, « besoin d’un coup de fer ».

« Voilà, songeait-il, arriver à quelque chose : bernique ! L’amour : bernique !… C’est la faute à cette guerre, aussi. On dit qu’elle a duré cinq ans ? Ouais ! C’est comme la nuit de Rip. Une nuit d’un siècle. Nous autres, on est partis jeunes encore ; mais chaque jour comptait quadruple ; on est revenus vieux. – Vieux ! »

Une révolte l’arrêta, les yeux fixes. C’était le matin, poudré d’or clair, et c’était le printemps. Primavera, gioventù… Le soleil se levait à grands cris. Tout là-bas, des monts roses, estompés de brume aurorale, se veloutaient comme les joues d’une vierge.

« Je suis en discordance avec tout cela, maintenant. Est-ce possible ?… À quoi ai-je goûté ?… Mais enfin, la vie, c’est ça ? Deux moitiés : l’une de projets, l’autre de regrets ? Passer, presque sans transition, de la honte d’être petit à la honte d’être vieux ?… Si au moins j’étais connu ! Ce prestige-là en remplace bien d’autres. Un homme célèbre n’a plus d’âge. Mais… »

Un pli d’amertume, assez théâtral, lui retroussa la bouche :

« Raté, parbleu ! Un vieux raté sur toute la ligne, voilà ! La peinture, ça m’est encore égal ; quoique… Enfin ! – Mais le reste !… Seul. Mes devanciers : partis. Mes successeurs : absents. Et l’amour ! J’ai gâché mon temps avec Marie. Vingt-cinq ans que nous sommes ensemble. Elle a mon âge. Pour une femme, c’est la décrépitude. Elle n’est plus que l’affreuse relique d’une idylle oubliée… »

Puis :

« Est-ce que je vais vivre à présent les yeux tournés vers le passé ? Est-ce que je vais rester en extase devant ce que j’ai été ? Ma jeunesse me ronge et m’éblouit à la fois. Ma jeunesse est en moi comme… comme un cancer resplendissant, c’est ça. Quel pays merveilleux j’ai traversé en aveugle ! J’ai pris ma ligne d’horizon trop haut. Et maintenant, au sommet, je vois, je vois… En définitive, quoi ? Il y a des hommes-légumes, des hommes-fruits et des hommes-fleurs… Si c’est ça, tout est consommé. »

Et il faisait halte de nouveau, ayant dans la solitude le visage animé d’un accusé qui discute pied à pied.

« Cependant, cependant… »

Mais, par un branle de tête plein de dénégation, il s’interrompait lui-même avec ménagement :

« Non, mon vieux. Sois juste. Il ne suffit pas de désirer pour être désirable, ni d’aimer pour être aimable… J’ai toujours été propre, certes ! Mais j’ai mal calculé ma durée. J’ai dormi dans le train. Un vieillard ? Pas encore. Mais un vieux, comme elles disent ; c’est pire ! Un vieux sans enfants, sans millions, sans lauriers, sans foi qui le soutienne, sans œuvre où se survivre. Et déjà ce délabrement organique qui commence au cheveu blanc pour finir à la poussière. Car la mort n’est qu’une accélération… »

La journée commençait. L’air pur des altitudes nettoyait la vue. Les ombres portées se découpaient comme celles des paysages sélénites. La Nature paraissait presque trop « au point ». On croyait la regarder avec des yeux d’enfant, de ces beaux yeux si nets dont le blanc de faïence est bleuté.

Florent Max suivait le sentier entre les broussailles, à flanc de pente. Sur sa gauche, la gorge s’enfonçait vertigineusement, et, du fond du précipice, la terre, en face, remontait d’un élan magnifique, projetant la forêt comme un écran bleu-vert.

Plongé dans sa mélancolie, le peintre abandonna le sentier pour une piste à peine frayée qui grimpait dans les rocs et les buissons.

– Trop d’âme, Monseigneur, trop d’âme ! fit-il.

Et vaniteux de cette formule pseudo-shakespearienne, il s’y complaisait un moment, lorsque la rumeur vint frapper son oreille.

Comme la veille, ce fut un bourdonnement d’une seconde, qui cessa aussitôt que saisi. Une porte se serait ouverte et fermée, Florent Max n’aurait pas entendu autre chose. Mais, cette fois, sur le fond du bourdonnement, il y avait eu un bruit, une sonorité distincte, plus forte, plus musicale…

« Tiens ! se dit Florent Max. Il faut que je sache si c’est un essaim ou un ruisseau. »

Il n’était pas pressé d’arriver au but de son ascension. Aujourd’hui, le plus modeste imprévu semblait rempli d’attraits, et tout ce qui pouvait le distraire était béni.

« Ce doit être un ruisseau souterrain, pensa-t-il. On ne l’entend que par une fente. »

Le bruit était venu de la droite. Là se creusait une ravine encombrée de quartiers de roc et de végétations. La piste suivie par Florent Max longeait le bord du trou, au-delà de quoi une muraille à pic s’élevait brutalement, grisâtre et nue.

Florent Max déposa son attirail, et descendit dans la ravine. Au fond, il écouta. L’immobilité augmentait le silence. Un sourd aurait pu voir qu’il n’y avait rien à entendre. Pas un grésillement d’insecte. Pas une mouche vibrant au-dessus d’un calice.

L’homme, aux aguets, banda son ouïe et tourna le profil de-ci de-là.

– C’est un peu fort ! dit-il tout haut. Je suis pourtant sûr que ce n’était pas un bourdonnement d’oreille ! Cela faisait le bruit d’un champ de trèfle au soleil.

Et il se mit à fureter en tous sens.

Mais la ravine, plus vaste qu’en apparence, opposait à ses recherches un fouillis tout obsidional de lianes et de ronces. Mieux valait abandonner ces investigations et remonter à l’endroit où la rumeur se laissait surprendre, afin de déterminer avec exactitude la direction de son origine.

Ainsi fut fait. Après quelques tâtonnements, Florent Max retrouva la rumeur ; et ce n’est pas sans surprise qu’il constata l’exiguïté de l’espace où il était permis de la distinguer. Un demi-pas en avant, en arrière ou de côté, et elle disparaissait du champ auditif. Pour peu que la piste eût été moins étroite, que Florent Max eût marché sur l’un ou l’autre de ses bords, ou qu’il eût cheminé en se redressant avec orgueil au lieu d’aller penché sous le poids du souci, la rumeur fût restée pour lui dans le néant.

Si bien que, tout d’abord, il la compara, au petit bonheur, à un objet placé derrière plusieurs obstacles entre lesquels il n’existe, face à l’objet, qu’un interstice capillaire. Cette comparaison pèche par défaut, mais cela n’a rien à faire avec l’histoire.

Ayant constaté une aussi curieuse particularité, l’artiste recouvra une partie de son entrain. Pitre à ses heures, il fronça les sourcils d’une manière dissymétrique, et jeta alternativement, du côté cour puis du côté jardin, sa bouche groupée en cul de poule.

Mais à peine ces grimaces étaient-elles accomplies que le visage de Florent Max refléta l’étonnement le plus attentif. Il y eut là comme une espèce de changement à vue. Imaginez la figure de quelqu’un qui croyait à une plaisanterie et qui se rend compte de son erreur.

Machinalement, il leva les yeux, sachant bien cependant qu’aucune ligne télégraphique n’escaladait ces monts. Bouche bée, écoutant de toutes ses forces le point retentissant, il interrogea le ciel, la muraille… Pas de fils électriques.

Ce qu’il entendait ressemblait pourtant à ces grandes rumeurs des poteaux télégraphiques chargés de fils tendus. Quand on applique l’oreille contre le bois, on croirait percevoir une émeute lointaine, les clameurs d’un peuple houleux sur une immense place publique, on ne sait où. Florent Max ne connaissait rien de plus impressionnant que cette illusion, et les poteaux télégraphiques n’avaient pas d’auditeur plus assidu que cet artiste puéril.

Donc, il n’y avait ici rien qui pût tenir lieu d’une harpe ou d’un orgue célestes. Il n’y avait que leur musique toute seule, suspendue dans l’air, en un point qui semblait fixe.

La rumeur éolienne filait un accord soutenu, nombreux, composé d’une infinité de fredons agréables. Oui, elle venait de la droite, indiscutablement. Elle venait de la muraille…

Florent Max avança l’oreille de quelques centimètres dans ce sens ; la rumeur s’éteignit. Il reprit sa place ; elle fit éclosion comme une fleur magique du silence.

Florent Max examina plus minutieusement la muraille. Une quarantaine de mètres l’en séparait. Le soleil levant l’éclairait de biais. Elle offrait aux rayons obliques une formidable surface verticale, bossuée, cyclopéenne. Le peintre pensa qu’elle renvoyait un écho.

Sans doute. Mais un écho très particulier. Un écho perceptible en un seul point, comme ceux des cryptes et des basiliques.

Alors il remarqua que la muraille, devant lui, rentrait sensiblement, comme elle rentrait à beaucoup d’endroits, mais qu’elle formait là une sorte de grande niche ronde, l’intérieur d’une calotte sphérique, une manière de vaste réflecteur concave. C’était une voûte qu’on avait devant soi, au lieu de l’avoir au-dessus de la tête.

Cette courbe avait sans doute la propriété de concentrer les ondes sonores en un point donné, et c’était au foyer du miroir acoustique que la rumeur venait, si l’on peut dire, se former. Ainsi, du moins, en décida Florent Max.

Dans ce cas, la concavité rocheuse projetait jusqu’à lui des sons qui venaient d’en face… Mais en face, c’était le rideau de la forêt, où il savait pertinemment qu’il n’y avait rien – rien du moins qui fût capable d’émettre une telle rumeur… Car il ne s’agissait plus d’essaim, ni de ruisseau, ni de fils télégraphiques, ni de champ de trèfle, ni d’aucune espèce de concert donné par le vent, fût-ce dans les sapins où sait déjà chanter l’âme des violons…

D’après le peintre, voilà ce qui se produisait : l’autre versant (celui de la forêt) ne faisait que renvoyer à la muraille cette harmonie extraordinaire, après l’avoir reçue d’une source inconnue… Cela venait de loin… Cela ne pouvait venir que de très loin, par une série de ricochets, de réflexions, d’échos enfin. Par le chemin des airs ? Par la voie du sol ? De très loin, sûrement.

C’étaient des voix, des chuchotements, des souffles, des bruits de pieds légers, des frôlements de mousselines… ou d’ailes, un murmure vivant, la rumeur d’une foule heureuse et mouvante.

« C’est beau, pensa Florent Max. Beau comme un souvenir. »

Ses yeux clignèrent. Une note grave et mélodieuse venait d’éclater avec douceur au-dessus de la pédale bourdonnante, et mourait en vibrations pathétiques. Le peintre reconnut le coup de musique qui avait résonné à l’instant précis de son passage. On aurait dit une corde de cithare pincée. Peut-être une cloche.

La rumeur continuait, sans que le doux éclatement l’eût troublée. À présent, Florent Max distinguait des plans dans la perspective polyphonique. Des voix s’élevaient plus rapprochées que d’autres. Il y avait tout au fond un brouhaha, mais plus près…

Plus près de quoi ?

Plus près, parbleu, de l’endroit, de l’encoignure, de l’appareil (qui sait ?) d’où les sons recueillis partaient pour aboutir ici, par l’effet d’un concours étrange de circonstances… Tout se passait comme si, dans le coin d’un vaste hall, d’un forum, d’on ne sait quelle agora remplie de monde, un microphone eût été logé – un microphone sans fil, dont le récepteur fût là, invisible, impalpable et minuscule, au sein du vide, en face de cette roche incurvée…

Mais comment expliquer que tout cela fût vraiment une symphonie perpétuelle, et non la mêlée de bruits vulgaires qui est le son même de la vie des hommes ?…

Florent Max supposa d’abord qu’un prodige physique l’avait mis en relation avec une cité privilégiée. Venise le hantait. L’absence de tout vacarme impliquait l’absence de chevaux et de voitures ; et puis, il était allé à Venise dans le temps, et, comme ce qu’il entendait lui rappelait vaguement des souvenirs, l’idée de la place Saint-Marc obsédait ses recherches. Il y renonça bientôt ; sa mémoire ne s’en contentait pas. La sourde réminiscence qui la sollicitait ne provenait pas de la cité des Doges. De plus, il y avait ces espèces de tintements périodiques, étrangers à Venise. Enfin, les voix ne parlaient pas italien…

Ah ! quand Florent Max discerna les premiers accents, quel frissonnement dans tout son être ! Deux voix passaient. On aurait cru que deux personnages divinisés passaient réellement au-dessus de la ravine, contre le roc, marchant à même l’espace. Mais personne ne défilait devant lui, et la solitude de la montagne pesait majestueusement sur ces minutes. Dialogue pareil à quelque duo, entretien délicieux, voix enlacées qui devisaient comme on chante, devenaient plus distinctes en demeurant très douces, et s’éloignèrent ainsi qu’un bonheur prend fin.

– C’est beau, répétait Florent Max. C’est beau comme ma jeunesse.

Il sentit sa pomme d’Adam se contracter, une gêne presque douloureuse convulsa (mais symétriquement) ses arcades sourcilières ; il allait pleurer et s’y prêtait avec complaisance.

À ce moment, d’autres voix s’approchèrent. Cette fois, le leurre fut si complet que Florent Max put se croire à deux pas des causeurs.

Une idée lui vint. Il cria comme dans un téléphone. Il cria en donnant à ses appels toute la suavité possible, afin de ne pas effaroucher les harmonieux étrangers. Mais rien ne marqua qu’ils l’eussent entendu et que le phénomène dont il était témoin fût réversible.

Dès lors, il borna ses efforts à écouter du mieux qu’il pouvait.

Singulier spectacle que celui de cet homme replet, arrêté au bord d’une ravine, sur la pente d’un noble abîme, la main en conque autour de l’oreille, immobile dans ce désert et promenant sur le paysage les regards stupides de ceux qui ne voient rien parce que toutes leurs puissances sont orientées vers un autre sens que la vue.

« Il faudrait, pensait-il, un instrument qui permette d’utiliser les deux oreilles… »

En attendant, il confectionna un cornet acoustique de fortune, au moyen d’une feuille de papier vergé roulée en tube, et il s’en servit avec profit, ce qui n’atténua point la singularité de son aspect.

Déjà il était pris, envoûté, bienheureux ! Déjà le charme opérait, et il subissait l’emprise qui ne devait plus le libérer.

Ce jour-là, il ne fut pas question de peinture. Florent Max resta au bord de la ravine. Il mangea le déjeuner froid que Marie avait empaqueté au fond de sa musette, et il passa tout l’après-midi à écouter la rumeur, avec des temps de repos pendant lesquels il s’allongeait sur la rocaille ou se promenait pensif aux environs, pour revenir passionnément au siège aérien du mystère.

Le soir s’annonça. Il fallut partir. Florent Max descendit de la montagne dans une grande surexcitation, l’œil brillant, la joue en feu.

Il ne pouvait pas ne pas rentrer à la maison ; Marie serait folle d’inquiétude ! Mais demain !…

Et si, demain, la rumeur avait disparu ? Une suite d’échos, il suffit d’un rien pour la rompre…

Florent Max se procurerait un traité d’acoustique…

Était-ce par l’atmosphère ? Était-ce à travers la masse terrestre ?…

Mais cette rumeur : une simple indication. Le lieu, la réunion, la place publique existaient quelque part. Il fallait savoir. Il fallait trouver le forum de béatitude. C’est là qu’il fallait vivre. On ne pouvait pas vivre ailleurs. Non, on ne pouvait pas…

Mais pourquoi cette insistance de l’esprit à croire qu’il se rappelait ? Qu’est-ce qu’il se rappelait, l’esprit de Florent Max ?…

L’exaltation du peintre atteignait le paroxysme. La Joie, qui passe son temps à changer de corps, l’incarnait ce soir-là, et, déesse, l’emplissait de sa présence exquise.

Et pourtant il n’avait pas encore entendu, au sein de la rumeur, la voix superlative !

Il dévalait aux chemins pierreux, sans rien voir, sans rien entendre que le souvenir de l’ineffable écho. La vie lui jouait sa chanson en majeur. Le monde était transformé. Et la Joie lui dilatait le torse, selon la coutume qu’elle a, comme si toute forme humaine étriquait son divin personnage.

Marie lui dit :

– Qu’est-ce que tu as ? Tu n’es pas malade ? Comme tu es rouge ! Comme il est tard !

Florent Max crut s’éveiller. Allait-il raconter ? Lui qui descendait de la montagne ainsi qu’un héros de légende descend du Hartz, lui qui venait presque de chez les fées, allait-il répandre la nouvelle admirable ?

L’expérience lui conseilla de se taire, la jalousie le lui commanda. Le trésor qu’il avait découvert, il ne le partagerait pas. La rumeur lui appartenait. Personne que lui n’en savourerait la fête.

Il répondit par un grognement.

Marie le regardait en dessous.

La table était mise sur une nappe à carreaux bleus et blancs. Ils dînèrent en silence. Florent Max était là en chair et en os, mais sa pensée le transportait soit au bord de la ravine, soit dans le lieu ignoré où la rumeur prenait naissance et qu’il bâtissait dans sa tête, à grand renfort d’imagination.

Soudain, il se dressa et commença de marcher de long en large.

– Enfin, qu’est-ce qu’il y a ?

Et Marie s’épouvantait.

– Tais-toi !

La réminiscence, il la tenait ! Cette ville féerique qu’il venait de construire mentalement, ces dômes, ces minarets, ces terrasses, cette foison sereine de palais et de colonnes étincelant à travers un brouillard, la vision en avait surgi dans son enfance ! Il se rappelait ! Il se rappelait !

Il se rappelle. Il a dix ans. Il est assis sur la chaise de velours grenat qui a une bande de tapisserie. Il regarde, dans le vide, la cité merveilleuse. Un livre est sur ses genoux, et l’histoire fantastique y est imprimée. Un livre relié en pleine peau. C’est une relation de voyage Ah ! voyons : est-ce un livre sérieux, ou un recueil de contes ? Impossible de s’en souvenir… C’est un bouquin tiré de la bibliothèque paternelle, dont le destin est d’être brûlée par les Allemands… Le texte, après trente-cinq ans, il le voit encore très bien. Comment l’aurait-il oublié ? Ce fut l’un des enchantements de son enfance !

Voilà ce qui est écrit sur le livre, dans le souvenir de Florent Max :

« Vers deux heures après midi, notre caravane reprit sa marche. La chaleur était monstrueuse et le désert semblait agité de mouvements marins, tant l’air papillotait. Le ciel, à chaque instant, se peuplait de tableaux trompeurs, dus à la réfraction de la lumière sur les couches plus ou moins brûlantes de l’atmosphère. Des oasis apparaissaient, des chaînes de montagnes s’élevaient pour s’effacer dans le moment. Ces mirages étaient tantôt renversés, tantôt droits ; et, parfois doubles, ils nous montraient la chimère d’une rive et de son reflet dans une onde paisible.

L’un d’eux fut si beau que nous y assistâmes comme au spectacle de l’Opéra. Qu’on se représente un décor d’apothéose surgi tout soudain de l’horizon et nous persuadant qu’il y avait là une ville des plus belles où nous allions entrer dans l’éblouissement d’un clair de lune plus lumineux que le soleil. Nous apercevions une terrasse spacieuse dont le mur et les balustres se miraient dans un lac ; et cette terrasse se trouvait encadrée par des édifices d’une architecture aussi gracieuse que surprenante, dont on découvrait une profusion qui s’étageait à perte de vue dans le fond du mirage. On y remarquait une quantité de coupoles et de tours extrêmement fines qui s’élançaient de la cité, y étant aussi nombreuses que les mâts des vaisseaux dans un port bien garni. Une manière de campanile dominait la terrasse ; il se terminait par un disque reluisant qui se mit à étinceler lorsqu’une espèce de marteau vint, à ce qu’il nous sembla, le frapper. Plus d’un fut d’avis que c’était là quelque tympanum.

L’agitation qui régnait tout au long de la balustrade fut cause que nous pensâmes démêler un va-et-vient de promeneurs ; mais il faut dire que la vision tressaillait comme si elle eût été peinte sur une toile flottante, et que nous n’eûmes guère le loisir de l’observer, tant elle mit de hâte à s’évanouir.

Le plus piquant de l’affaire, c’est que cette ville illusoire était forcément le spectre d’une ville réelle ; nonobstant quoi personne d’entre nous ne la reconnut. Pourtant, nous étions là une troupe de voyageurs qui, dans l’ensemble, pouvaient se vanter d’avoir parcouru tout le globe. Il fallait donc rester sur l’opinion que la belle cité du mirage était la capitale d’un empire caché dans les profondeurs inexplorées de l’Afrique, et supposer qu’il existait quelque part une civilisation séparée de la nôtre.

Mais le bon sens répugne à de telles conjectures, et plutôt que d’admettre celle-là, nos savants compagnons préférèrent, après coup, nier l’apparition, et dire que la soif, la fatigue et le soleil nous avaient tous hallucinés. »

Cette dernière phrase se prononçait toute seule dans la mémoire de Florent Max. Il mettait en regard la description du « tympanum », du gong dont le retentissement périodique jalonnait la rumeur de la montagne. Et deux assurances se confondaient pour lui en une seule certitude : le récit n’était pas un conte, le mirage n’était pas une hallucination ; la ville existait. Elle existait, puisqu’un homme en avait vu le reflet et qu’un autre homme en avait entendu l’écho.

Elle existait ! Où ?

La tournure de la relation n’était pas trop archaïque. Le style, le sentiment fleuraient le début du XIXème siècle, tout au plus la fin du XVIIIème. Avait-on, depuis cette époque, découvert un royaume ? une capitale ? Non : rien que des tribus nègres, des bourgades de torchis, des Abomey, des Tombouctou. Et tout n’était-il pas découvert ?

Elle existait quelque part, cependant, si loin que ce fût ! Des lois physiques en témoignaient ! Alors…

Florent Max était convaincu qu’il ne retrouverait pas le livre ; ni celui de son enfance, qui était anéanti, ni un autre semblable. Ses recherches bibliographiques ne pouvaient s’appuyer sur quoi que ce fût…

En même temps, il eut l’intuition poignante que la ville se trouvait hors de portée ; qu’il fallait renoncer à l’entreprise surhumaine de la découvrir ; ne pas perdre son temps à courir après la Fortune, l’ayant chez soi ; et se contenter d’entendre la rumeur adorable, faute de pouvoir remonter jusqu’à sa naissance.

C’est à ce moment qu’il eut pour la première fois l’idée d’acquérir la ravine, le rocher, et de faire construire sur l’emplacement de la piste un pavillon avec une chambre suprêmement élégante et un lit de repos pourvu de coussins juste à l’endroit où la rumeur se produisait. Et lui, couché dans la flatterie des satins, l’écouterait, la cigarette aux lèvres…

– Mon chéri, je t’en supplie, parle-moi, dis-moi ce que tu as…

Il allait répondre : « Ce que j’ai, Marie, c’est que je te prie de ne rien dire. Tu as une voix de crécelle, ma pauvre fille ! » Mais il la vit. Elle était restée assise, les coudes sur la table. Elle avait l’air si aimante et si malheureuse… Et puis il songea que sa voix, à lui, quand il parlerait, serait aussi désagréable que celle de Marie. Il eut pitié d’elle, parce qu’il avait grand pitié de lui-même. Il s’approcha donc, l’entoura de ses bras, et joue contre joue :

– Ma petite Marie, dit-il, pardonne-moi. Je suis un peu méchant aujourd’hui… Vois-tu, c’est que je vieillis de mauvaise grâce.

Mais à présent, il acceptait de vieillir.

Le lendemain, il partit, comme tous les jours, avant que l’ombre fût dissipée. Mais il prévint Marie qu’il rentrerait sans doute fort avant dans la nuit, voulant faire des études de clair de lune dans la montagne.

Il atteignit la ravine au petit jour. Vénus brillait encore. Son cœur battait, il avait dans les membres des froideurs et des crispations, comme un amoureux qui se demande s’il ne va pas trouver porte close.

Il tâtonna dans l’air avec sa tête, blêmit, eut un sourire…

La rumeur était fidèle au rendez-vous. Il l’écouta en regardant l’étoile, et trouva qu’il y avait entre elles une ressemblance singulière et charmante. Mais Vénus disparut, noyée d’aurore, et Florent Max resta seul avec la rumeur. Il remarqua que le matin ne la modifiait pas plus que le soir ne l’avait fait. Aucune impression de réveil, aucune accalmie suivie de reprise, rien de ces fluctuations sonores qui indiqueraient les alternatives du jour et de la nuit à qui écouterait vivre une cité de la Terre. Quelque chose d’éternel.

Le gong résonna. Florent Max tira sa montre. Le gong, régulièrement, faisait éclater pour l’oreille comme un astre rouge qui se mettait tout de suite à mourir dans un lent diminuendo. Sept minutes et trois secondes s’écoulaient entre chaque coup. Quel que fût ce monde, le temps existait pour lui. Ce monde et le nôtre n’étaient pas incommensurables. Ce monde était peut-être le nôtre.

Mais la délectation du peintre fut troublée par des bruits rudes qui se firent entendre par-delà la gorge, dans la forêt. Il se souvint qu’on y travaillait à un chemin d’exploitation ; et si, la veille, un pareil calme l’avait servi, c’est que c’était dimanche. Il pensa que les nuits seules lui seraient propices, et tout à coup s’immobilisa, ayant surpris, pas loin, le heurt d’un fer contre le roc.

Est-ce que Marie l’aurait suivi ?

Quelqu’un montait le sentier… Florent Max aperçut entre deux buissons un paysan porteur d’un sac.

Vite, il campa son chevalet sous la rumeur, et s’assit comme pour travailler. L’homme serait obligé de faire un détour. Il ne pourrait rien entendre…

C’était, par malheur, un bavard désespérément sociable. Il profita de l’aubaine pour souffler un instant, posa son sac, roula une cigarette et s’installa en spectateur de l’artiste.

Florent Max tremblait. Il opposa un mutisme farouche aux questions de l’individu, se croisa les bras devant la toile blanche… L’autre, tout déconfit, s’en alla, disant : « Excusez-moi. »

Ainsi, le premier passant venu pouvait surprendre le prodige de la rumeur, la distinguer entre toutes, s’en régaler, publier à tort et à travers qu’un phénomène inexplicable se produisait dans la montagne !… Énervé, Florent Max voyait déjà un quelconque barnum établissant ici même un hall d’audition, des touristes renversés dans des fauteuils, en rond, le visage encadré par deux petits tubes acoustiques, et tous ces tubes aboutissant au dispositif central, au condenseur-renforçateur, au point géométrique où la cité mystérieuse se manifestait par des sons.

Il achèterait cette ravine ! Il serait propriétaire de cet écho !

Ce fut vers midi qu’une voix fleurit la rumeur d’une rose nouvelle et incomparable. Le peintre venait de se restaurer, il fumait sa pipe après avoir siroté une timbale d’excellent café froid additionné de vieux marc. La voix chantait comme si une femme eût fredonné en appuyant son front sur l’épaule de Florent Max. Et quand nous disons « chanter » ou « fredonner », c’est une façon grossière de nous exprimer ; car cette voix, en vérité, ne chantait, ni ne fredonnait, ni ne parlait, ni ne soupirait… On ne sait comment dire. C’était un langage sans mots, intelligible pourtant à l’égal d’un discours de violoncelle, un poème nuancé et subtil qui ne s’adressait pas à la raison… Cette voix avait des qualités sonores extraordinaires. Elle caressait véritablement, ce qui n’était rien en comparaison de la tendresse infinie qu’elle répandait.

Elle s’éloigna, mais, par miracle, Florent Max ne cessa de la suivre parmi les autres voix ; et toujours, si loin qu’elle chantât, il la reconnut dans le chœur où elle n’était, à tout prendre, qu’une voix.

La nuit fut. L’extase y trouva sa perfection. Le ciel devint le firmament. Les étoiles l’exhaussaient. En vérité, si elles avaient chanté au lieu de briller seulement, la voûte céleste n’aurait pas fait d’autre rumeur que celle-ci…

« L’harmonie des sphères… » songea Florent Max.

Cependant la ville du mirage ne quittait pas son rêve, et telle il l’avait inventée dans sa belle enfance, telle elle se dressait encore, pâle et dorée, ondulante et miroitée, dans la contrée immatérielle où nos yeux savent regarder les créations de la Fantaisie.

À dater de cette aventure, la vie de Florent Max changea du tout au tout. Il se conduisit comme un écolier qui a découvert dans la montagne une faille secrète, fissure infinitésimale d’une caverne brillamment illuminée où des jouets splendides vivent par magie. L’air n’était respirable qu’au bord de la ravine. Elle était le seul endroit du monde où il eût séjourné sans avoir envie d’être ailleurs. Fallait-il la quitter, le peintre y laissait le meilleur de lui-même et ne ramenait au village qu’un banal automate.

Il eut des déboires.

La ravine faisait partie d’un domaine communal, et la vente n’en serait pas consentie. Ce fut une amère déception.

Puis il arriva que la rumeur subit des vicissitudes. Le climat, la température, l’humidité avaient pour conséquence de l’affaiblir. Souvent on l’entendait à peine, sans que rien semblât de nature à motiver une telle baisse ; mais elle avait sans doute tant de lieues à franchir, elle devait rencontrer tant d’oppositions avant d’aboutir à cette roche condensatrice, qu’on ne pouvait pas s’en étonner. Une fois, pendant un orage, elle acquit une intensité formidable. En fermant les yeux, Florent Max avait l’impression d’être au milieu d’une kermesse couvrant toute la montagne. Le gong retentissait comme le bourdon d’une cathédrale. Et la chère voix fut presque un baiser. Un autre jour, sans cause apparente, la rumeur s’éloigna jusqu’aux confins de l’ouïe, et Florent Max, qui voyait toujours en lui la ville de mirage, crut la regarder, lilliputienne, par le gros bout d’une lorgnette.

Il méditait fréquemment. Son imagination concrétait le phénomène. Il se représentait la rumeur sous l’apparence d’un faisceau de rayons. La niche de roc s’inclinait un peu sur le plan de la muraille, tournant vers le ciel sa vasque rugueuse. Florent Max voyait les rayons traverser la gorge ainsi qu’un pont audacieux descendant tout droit de la forêt sur cette concavité.

Mais avant la forêt ? Avant de ricocher là-bas sur la cime verte, quel parcours suivaient-ils ? D’où venaient-ils ?

Or, l’endroit de la forêt où l’écho merveilleux rebondissait vers la roche, cet endroit-là fut le point fatal de rupture.

Le tracé de la route d’exploitation comportait la mise en miettes de plusieurs mètres cubes de rocher. On fit jouer la dynamite. Un matin, Florent Max, qui écoutait la rumeur avec une joie infatigable fut secoué par trois détonations.

Il se retourna, vit dans la forêt une déchirure claire surmontée d’un petit nuage de fumée, et, avec une atroce divination, comprit tout de suite que le malheur était arrivé.

Toute la journée Florent Max chercha la rumeur aux alentours de la ravine, espérant que l’écho n’était que détourné, ce qui manquait de logique. Mais il était incapable de raisonner. Livide, saccadé, le regard éteint, il s’acharnait à sa vaine besogne, affolé comme un homme frappé de bannissement et de solitude à perpétuité.

Coûte que coûte, il s’évaderait de ce silence ! Il retrouverait la rumeur ! À défaut de la cité elle-même, la rumeur était devenue sa raison d’être. Il ne pouvait plus vivre sans cette musique bienheureuse, sans la voix bien-aimée !

Les coups de mine se succédaient. Des quartiers de granit sautaient, projetant des éclats qui stridulaient comme des shrapnells. Enfin, avec le soir, la paix se rétablit. Florent Max continuait fébrilement à questionner le vide.

L’avènement de la lune le surprit au haut de la muraille. Il rampait le long du bord, au-dessus de la niche ronde, et se penchait pour écouter.

À cent pieds plus bas, la ravine tendait son tablier blanc, semé de bouquets noirs.

Cette ravine, Marie avait appris à la connaître.

Elle y arriva sur les quatre heures du matin, en compagnie d’une femme qui avait veillé avec elle.

Florent Max gisait au milieu d’un framboisier. Les ronces n’avaient pas amorti sa terrible chute. Il n’était plus qu’une chose honorable – une chose très clair de lune. Sa posture avait beaucoup de naturel et de simplicité. Rien de laid, heureusement. Rien de beau non plus, et c’est dommage.

Il venait de quitter le monde où la fête éternelle ne se célèbre pas. Peut-être qu’il savait tout, à cette heure ? Peut-être qu’il savait en quel lieu de l’univers la ville du mirage élève sa resplendissante apothéose ? Ou bien l’avait-il trouvée sur les rives mêmes de l’au-delà ? Avait-il retrouvé sa rumeur « belle comme un souvenir » ?

Certains le croiront, pour qui le souvenir n’est pas plus beau que l’espérance.

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Novembre 2010

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