Maurice Renard

LE PÉRIL BLEU

(1912)

 

 

 

Table des matières

PRÉLIMINAIRE. 5

PREMIÈRE PARTIE. 11

I  ENTRÉE EN MYSTÈRE. 12

II  LA CAMPAGNE HANTÉE. 15

III  LES VOLEURS VOLANTS. 27

IV  MIRASTEL ET SES HABITANTS. 34

V  L’ALARME. 47

VI  PREMIÈRES RECHERCHES. 57

VII  L’ATTENTE ET L’ARRIVÉE DES RENFORTS. 69

VIII  TIBURCE. 76

IX  À LA CIME DU COLOMBIER.. 85

X  DÉLIBÉRATION.. 100

XI  UNE LEÇON DE SHERLOCKISME. 107

XII  SINISTRES. 114

XIII  LES SARVANTS À MIRASTEL. 124

XIV  L’AIGLE ET LA GIROUETTE. 132

XV  AUTRES FAITS CONTRADICTOIRES. 146

XVI  ENCORE LE DIRIGEABLE. 159

XVII  ASSOMPTION.. 167

XVIII  UNE LETTRE, UN CÂBLOGRAMME. 177

XIX  LA CHARMILLE TRAGIQUE. 180

XX  DÉMENCES. 191

XXI  LE PÉRIL BLEU.. 198

DEUXIÈME PARTIE. 204

I  LA TACHE CARRÉE. 205

II  SUITE DE LA TACHE CARRÉE. 215

III  À L’ASSAUT DU CIEL. 222

IV  UN MESSAGE DE TIBURCE. 228

V  IL PLEUT… IL GRÊLE….. 232

VI  L’AMORCE. 243

VII  DU 11 AOÛT AU 4 SEPTEMBRE. 252

VIII  LE CAHIER ROUGE. 256

IX  LE JOURNAL DE ROBERT COLLIN.. 261

X  LE FAMEUX VENDREDI 6 SEPTEMBRE. 268

XI  SUITE DU JOURNAL. 283

XII  SUITE DU JOURNAL. 294

XIII  FIN DU JOURNAL. 310

XIV  L’ÉPAVE DE L’AIR.. 329

XV  LA VÉRITÉ SUR LES SARVANTS. 353

XVI  DE PROFUNDIS CLAMAVI 364

XVII  NOUVEAU MESSAGE DE TIBURCE. 376

XVIII  APPARITION DE L’INVISIBLE. 382

XIX  TIBURCE ABANDONNE. 389

XX  DISPARITION DU VISIBLE. 395

XXI  TRIOMPHE DE L’ABSURDITÉ. 407

ÉPILOGUE. 418

À propos de cette édition électronique. 425





Car on peut le dire, madame : pour les oiseaux et les philosophes, la terre n’est que le fond du ciel et les hommes s’y traînent pesamment, avec, au-dessus d’eux, l’océan d’azur interdit où passent les nuées ainsi que des remous.

PARTHÉNOPE OU L’ESCALE IMPRÉVUE.

PRÉLIMINAIRE

Il y a six mois – c’était exactement le lundi 16 juin 1913 à neuf heures du matin – je vis entrer dans mon studio la jeune chambrière qui me servait alors. Comme je venais d’entamer un travail passionnant et que la consigne était de me laisser tranquille, les paroles qui montèrent à mes lèvres furent trois ou quatre blasphèmes de choix. Mais la fille n’en eut point souci et continua d’avancer. Elle portait sur un plateau de laque une carte de visite, et sa figure exultait d’un triomphe si éclatant qu’elle avait l’air de mimer, avec des accessoires de fortune, la célèbre chorégraphie où Salomé promène sur un plateau d’argent la tête d’Iokanaan.

Je l’apostrophai avec bienveillance :

– Qu’est-ce qui vous prend ? C’est la carte du Père éternel que vous trimbalez ? Donnez. Ah ! mon Dieu ! Pas possible ? !… Faites entrer ! presto ! presto !

J’avais lu le nom, la qualité et l’adresse de l’homme illustre parmi les plus illustres, l’homme de 1912, l’homme du Péril bleu :

JEAN LE TELLIER

Directeur de l’Observatoire

202, boulevard Saint-Germain

Durant quelques secondes, je contemplai d’un regard ébloui la fiche de bristol évocatrice de tant de gloire et de science, de malheur et de courage ; puis mon attention se fixa sur la porte. Bien souvent, au cours de la terrible année 1912, les feuilles publiques avaient reproduit les traits de M. Le Tellier, et je voyais d’avance apparaître au seuil de la chambre un visiteur dans la force de l’âge, avec un bon sourire et de grands yeux clairs sous un front large et pur, redressant sa haute taille et caressant d’une main déliée sa barbe soyeuse et brune.

Or, celui qui tout à coup s’encadra dans le chambranle ressemblait à ma vision comme un vieillard ressemble à sa jeunesse.

Je courus à sa rencontre. Il essaya de sourire et fit une grimace. Il marchait voûté, d’un pas incertain, et soutenait à grand-peine un portefeuille volumineux. Hélas ! à présent sa redingote noire flottait large autour de sa maigreur. À présent la rosette rouge qui ornait son parement voisinait avec une barbe grise ; ses paupières demeuraient baissées timidement, heureusement. À présent, enfin, toutes les émotions, toutes les souffrances, toutes les épouvantes de 1912 se lisaient sur ce front blême et dégarni, tourmenté de rides douloureuses.

Nous échangeâmes les politesses de rigueur. Après quoi M. Le Tellier voulut bien s’asseoir, posa sur ses genoux le portefeuille ballonné, puis me dit en le tapotant :

– Monsieur, voici du travail que je vous apporte.

– Vraiment ? fis-je d’un ton aimable. Et… de quoi s’agit-il, monsieur ?

Il leva les yeux vers les miens. Ah ! ses yeux n’avaient pas changé. C’étaient ces yeux-là que j’avais espérés : de grands yeux intimidants, habitués au spectacle des soleils et des lunes, et qui daignaient me regarder…

L’astronome répondit :

– J’ai là tous les documents nécessaires à l’histoire de ce qu’on nomme, plus ou moins justement, Les Terreurs de l’an mil neuf cent douze.

– Comment ! m’écriai-je au comble de la surprise, vous voudriez que…

– … ce soit vous qui fassiez ce travail.

– Vous me faites beaucoup d’honneur… Mais en vérité…, monsieur, avez-vous réfléchi… C’est une chose… énorme ! Le sujet n’est pas à ma pointure…

– Monsieur, ce que je vous demande, c’est l’histoire d’une famille pendant les Terreurs de mil neuf cent douze ; c’est l’histoire de ma famille !

À ces mots qui éveillaient le souvenir de telles surhumaines catastrophes et m’apprenaient au juste la mission grandiose qui m’était réservée, un souffle d’enthousiasme souleva tout mon être.

– Quoi, monsieur ! vous consentiriez à livrer à la foule… en détail, les péripéties… intimes… poignantes…

– Il le faut, dit gravement M. Le Tellier, parce que c’est le seul moyen de faire comprendre à tout le monde tout ce qui s’est passé l’année dernière, et parce qu’un tel enseignement doit être donné.

– Vite, monsieur, m’écriai-je, montrez-moi le document ! Je brûle d’entamer la besogne…

Les papiers s’étalaient déjà sur mon bureau.

On trouvait dans ces liasses toutes les sortes de renseignements : lettres, journaux, croquis, notes, procès-verbaux, revues, constats, photographies, télégrammes, etc., soigneusement classés par rang de date, numérotés de 1 à 1046 et répertoriés.

M. Le Tellier feuilleta cette chronique, parcourut les pièces une à une, et fit revenir pour moi le fantôme des heures sinistres.

Elles dépassaient en horreur et en bizarrerie ce que la notion vulgaire de la crise m’avait permis de soupçonner. Amateur d’insolite et scribe de miracles, j’ai connu et divulgué les plus étranges destins. J’ai fréquenté le physicien Bouvancourt, qui pénétra dans l’image du monde reflétée aux miroirs. Un de mes vieux compagnons fut M. de Gambertin, dévoré de nos jours, en pleine Auvergne, par un monstre antédiluvien. J’ai compulsé le testament de ce pauvre X…, lequel vit accourir au rendez-vous d’amour le cadavre de sa maîtresse. J’ai surpris l’existence du Dr Lerne, qui interchangeait les cervelles de ses clients ou de ses victimes et falsifiait ainsi leur personnalité. L’ingénieur Z… me confia le soin d’exposer comment on fait le tour du globe en restant à la même place. J’étais là quand Nerval, le compositeur, mourut d’avoir écouté les Sirènes au creux d’un coquillage. Je possède aussi – j’en passe et des meilleurs – les mémoires de Fléchambault, l’infortuné qui séjourna chez les microbes… Enfin mes registres contiennent pas mal de curiosités. Mais, en mon âme et conscience je l’affirme, tout cela n’est rien au regard des événements dont M. Le Tellier poursuivit l’énumération, tandis que son doigt décharné fouillait les archives du Péril bleu.

Je dois dire qu’il racontait d’une manière saisissante, comme tous ceux qui ont vécu leur narration. Parfois même il tremblait d’une angoisse rétrospective, au vu de certaines pages qu’il avait tracées de sa propre main vacillante, au sortir d’un nouvel accident, « tout chaud », pour ainsi dire, et sous le coup du désespoir.

Ce jour-là, nous oubliâmes tous deux l’heure du déjeuner.

Telles sont les conjonctures dans lesquelles je fus appelé à écrire cette histoire de l’an de disgrâce 1912.

J’ai suivi, pour ce faire, l’ordre du temps – le seul qu’un historien puisse adopter s’il méprise l’effet, comme c’est son devoir. Et toutes les fois qu’une pièce du dossier me l’a permis par sa concision, sa brièveté, sa justesse et la bonhomie de son écriture, je l’ai versée telle quelle à ma relation. Il en résulte un ensemble fort disparate et beaucoup de morceaux dénués de style ; cela est regrettable. Mais fallait-il manquer la moindre occasion de substituer la vie, toute palpitante, au discours d’un rapporteur ?

À ce propos, sans doute me fera-t-on grief de l’hospitalité libérale octroyée dans mon livre à la correspondance de M. Tiburce. Elle offre peu d’intérêt, et sa part dans l’action est assez minime, je l’avoue. Mais elle achève si bien le portrait d’un personnage dont le type funeste incline à se trop multiplier ; mais elle montre avec tant de bonheur où peuvent conduire certains excès, qu’il m’a paru naturel et moral de la disséminer aux endroits que lui assignait la chronologie.

Un mot encore. Bon nombre de personnages ont l’excellente habitude de suivre sur la carte la marche des faits et le déplacement des acteurs. Pour situer ainsi les phases du Péril bleu, je recommande les cartes de l’État-major Nantua (160) et Chambéry (169), ou la carte du ministère de l’Intérieur Belley (XXIII, 25). Ces topographies joignent à l’exactitude la plus stricte le mérite d’être levées à une échelle suffisante pour qu’on y puisse piquer de minuscules drapeaux indicateurs ou des épingles à tête de verre coloré. Quant au plan de Paris, le premier venu fera l’affaire.

Et maintenant, tournons les yeux vers le passé et revenons par la pensée au mois de mars 1912.

PREMIÈRE PARTIE

Où ?…

Comment ?…

Qui ?…

Pourquoi ?…

I – ENTRÉE EN MYSTÈRE

À quelle date faut-il placer la première manifestation du Péril bleu ? C’est un problème qui n’a jamais été bien résolu, mais dont il importe de dire quelques mots. Faisons d’abord justice d’une croyance singulièrement tenace dans le peuple et qu’on est en droit d’appeler la légende de l’Auvergnate. Non, la femme trouvée le 28 février, dans un champ, près de Riom, couchée sur le dos et le front ouvert, n’a aucun rapport avec le début de ce qui nous intéresse. Il est vraiment extraordinaire qu’on accrédite encore une fable pareille, quand l’assassin de cette femme, arrêté six mois plus tard, fit l’aveu de son crime et se vit condamner à vingt ans de travaux forcés par le jury du Puy-de-Dôme – ainsi qu’il appert des pièces 1 et 2 du dossier Le Tellier (procès-verbal de la découverte du cadavre et extrait de jugement). Après cela, comment se trouve-t-il toujours des sots pour accuser les sarvants d’avoir commis ce meurtre ? L’épouvante régnait à l’époque des débats, il faut qu’elle en ait détourné l’attention publique ; je ne vois pas d’autre excuse à de telles aberrations.

Revenons au dossier. Le troisième document est une série de cinq coupures de journaux. À leur vue, force lecteurs vont se rappeler l’incident qui les défraie et dans lequel M. Le Tellier pense reconnaître la marque initiale des sarvants. Ce n’est d’ailleurs qu’une présomption ; rien de plus. On appréciera.

LE JOURNAL

Sous le titre : COLLISION EN MER

Le Havre, 3 mars

Le paquebot Bretagne faisant le service entre New York et Le Havre et qu’on attendait ce soir, a fait savoir au siège de sa compagnie, par marconigramme, que, dans la nuit du premier au deux, il a été abordé par un navire qu’il n’a pu identifier et qui s’est enfui. La collision s’est produite par tribord et à l’arrière. La coque est fortement endommagée, heureusement au-dessus de la ligne de flottaison. Il y a cinq morts et sept blessés. L’accident ne retardera pas sensiblement la marche du paquebot.

Le Havre, 4 mars

La Bretagne est arrivée hier avec trois heures de retard. On n’a aucune nouvelle du navire abordeur. Celui-ci s’est esquivé avec une telle rapidité que les projecteurs électriques de la Bretagne, aussitôt mis en action, ne purent le découvrir. Il est vrai que la mer était houleuse et que la pluie aveuglait les observateurs et limitait le champ d’éclairage. La collision se serait produite pendant que la Bretagne était soulevée par une forte lame.

(Suit la liste des morts et des blessés.)

Le Havre, 5 mars

Les personnages qualifiés pour le savoir n’ont pas connaissance qu’un navire ait dû se trouver sur la route de la Bretagne à la date et à l’heure indiquée par le capitaine de ce transport. L’ère des pirates étant passée, il faudrait donc se rallier à l’hypothèse d’un vaisseau de guerre en mission clandestine. Cette supposition serait d’ailleurs confirmée par ce fait que l’énorme brèche de la Bretagne semble avoir été pratiquée par l’éperon d’un avant blindé. Alors est-on en présence d’un accident ou d’une attaque ? Il importe de noter que les vigies de la Bretagne n’ont aperçu aucun fanal.

De Wilhelmshaven, 6 mars

Le destroyer Dolch, de la flotte allemande, est entré en cale sèche hier après-midi pour être réparé. Il a subi des avaries au sujet desquelles la consigne paraît de se taire. N’y aurait-il pas un rapprochement à faire entre ces mystérieuses réparations et l’accident non moins mystérieux de la Bretagne ?

LA LIBRE PAROLE

(Article de tête du 9 mars. Fragment terminal.)

… Ainsi donc, messieurs, vous ajoutez foi aux dires du commandant allemand, lorsqu’il soutient que, au moment de l’abordage de son destroyer, « il se trouvait à 35 milles au nord de la Bretagne » ?… Vous ne sourcillez pas quand il avoue que « cet abordage s’est produit néanmoins quelques secondes après celui du paquebot » ?… Quand il déclare que, « prenant part à une manœuvre de nuit, il devait naviguer tous feux éteints », cela ne vous dit rien ?… Quand il s’écrie (comme le commandant de la Bretagne) : « Je n’ai rien vu ! » vous admettez cela ?… Alors, s’il vous plaît, existerait-il un vaisseau-fantôme malfaisant, présent partout à la fois ? Ou bien les deux embarcations se sont-elles heurtées malgré la distance de soixante-dix kilomètres ?… Je lis dans l’officieuse Gazette de Cologne : « Si nous avons fait le silence là-dessus, c’était pour éviter qu’en France on rapprochât les deux collisions. » Deux collisions ! Laissez-moi sourire… tristement.

II – LA CAMPAGNE HANTÉE

Cet incident était réglé depuis plus d’un mois, et on avait oublié « l’affaire de la Bretagne », quand l’attention de M. Le Tellier fut mise en éveil par un fait divers du journal Lyon républicain.

Mais voici pourquoi M. Le Tellier reçoit à Paris ce journal du Centre. C’est qu’il s’intéresse, beaucoup à la région de l’Ain et particulièrement au Bugey, qui est le pays de Mme Le Tellier. La mère de celle-ci, Mme Arquedouve, y possède le château de Mirastel, où l’astronome et sa famille passent les vacances, et la sœur aînée de Mme Le Tellier, Mme Monbardeau, habite toute l’année le village d’Artemare, près de Mirastel, où son mari exerce la profession de médecin.

C’est donc avec un intérêt bien naturel que M. Le Tellier parcourut les lignes suivantes dans le numéro du 17 avril.

(Pièce 8)

ÉTRANGES DÉPRÉDATIONS DANS LE DÉPARTEMENT DE L’AIN

Il se passe dans l’Ain des faits regrettables. Des malfaiteurs, animés d’un stupide esprit de pillage et de dégradations, y commettent journellement leurs méfaits, et par malheur on n’a pas pu jusqu’ici s’emparer d’aucun d’eux. C’est à Seyssel[1] que la chose a commencé.

Dans la nuit du 14 au 15 avril, nombre d’outils de jardinage et d’instruments aratoires, laissés au dehors, ont été subtilisés. Les premiers Seysselans qui s’en aperçurent prirent le chemin de la mairie afin d’y déposer une plainte. Et en arrivant à la maison commune, ils virent que pendant la nuit on avait absurdement arraché les aiguilles de la grande horloge. Une lanterne, accrochée à une potence, avait également disparu. L’opinion générale incrimina certains habitants qui, la veille au soir, s’étaient manifestement enivrés. Mais tous, ayant fourni l’emploi de leur temps, se disculpèrent. Le parquet fut avisé.

La journée du 15 se passa tranquillement. À midi et le soir, en rentrant chez eux, les Seysselans ne trouvèrent aucune trace de vols ou de dégâts. Ils se couchèrent sans inquiétude.

Mais le lendemain, ils constatèrent de nouvelles déprédations encore moins justifiées, encore moins raisonnables que les précédentes. Un drapeau, fixé au pignon d’une bâtisse neuve, avait été enlevé ; la sphère de zinc, peinte en jaune, qui servait d’enseigne à l’auberge de la Boule-d’Or, ne pendait plus à sa ferrure ; une quantité de branches d’arbres avaient été coupées dans les vergers ; une borne, au coin de la place n’était plus là ; des moellons de silex avaient quitté leur tas pour une destination inconnue ; enfin le chat de l’épicier, qui depuis quelque temps rôdait sur les toits, ne put être retrouvé.

Les Seysselans se promirent de faire bonne garde la nuit d’après. Mais ce fut inutile. Rien ne se passa.

L’avis de tous est qu’il s’agit d’une bande de mauvais plaisants. Ce sont là les menées de grossiers mystificateurs de village.

 

Telles sont les nouvelles qui nous sont parvenues voilà vingt-quatre heures et que nous refusâmes d’insérer avant de nous être assurés de leur exactitude. Aujourd’hui cette exactitude est indubitable, et nous savons de bonne source (car, en vérité, il n’est pas superflu de le mentionner) que la nuit où les Seysselans guettèrent sans résultat, ce fut le village voisin, Corbonod, qui reçut la visite des filous. Là, ils s’attaquèrent surtout aux potagers, qu’ils dévalisèrent. Et la nuit suivante, les tristes voyous se livrèrent à leurs actes de vandalisme dans le hameau de Charbonnière, toujours à côté de Seyssel. Un chevreau de cette localité qui s’était échappé, n’a pas été revu.

La gendarmerie est sur les lieux. On soupçonne plusieurs individus. Nous attendons d’autres détails et nous tiendrons nos lecteurs au courant. Mais voilà une aventure de voleurs bien digne de ce pays ; car, ne l’oublions pas, c’est à la crête des rochers dominant le val du Fier qu’on montre aux voyageurs la maison de qui ?… De Mandrin.

 

Ces lignes intriguèrent M. Le Tellier, peut-être même plus que de raison. Mais, à réfléchir, l’idée lui vint que probablement le mystère résidait surtout dans les termes de l’information, et que le manque de détails en avait seul produit l’apparence.

Comme il devait écrire à son beau-frère Monbardeau, cet homme avide de lumière profita de l’occasion pour lui demander là-dessus quelques éclaircissements.

Voici sa lettre. Je la reproduis in extenso, car elle traite d’événements et de choses étroitement liés à notre histoire.

(Pièce 9)

Au Docteur C. Monbardeau,

Artemare, (Ain).

Paris, 202, boulevard Saint-Germain.

18 avril 1912.

« Mon cher Calixte,

Grande nouvelle ! Nous arriverons à Mirastel le 26 dans la soirée, ma femme, ma fille, mon fils, mon secrétaire et moi. Je préviens par même courrier cette bonne Mme Arquedouve. Tu as bien lu « mon fils », Maxime nous accompagne ; le prince de Monaco lui donne un mois de congé entre deux croisières océanographiques.

Et maintenant te voilà prodigieusement ahuri ! Tu te demandes pourquoi nous quittons Paris de si bonne heure cette année !… Mettons… mettons que je sois fatigué par l’inauguration du grand équatorial. Ce sera le prétexte officiel.

Ah ! mon pauvre Calixte, cet équatorial ! Tu ne reconnaîtras pas l’Observatoire. L’Observatoire de Perrault, on dirait maintenant le Panthéon de Soufflot ! Je m’explique : pour loger l’immense lunette donnée par le milliardaire Hatkins, il a fallu construire sur la terrasse, au milieu des petites coupoles, un vrai dôme de basilique. C’est pourquoi je parle de Panthéon. L’esthétique en souffre cruellement. Si encore la science y gagnait ! Mais quel enfantillage d’établir un instrument d’optique aussi merveilleux à Paris ! À Paris qui trépide sans cesse ! Paris dont le ciel est chargé de poussière ! et sur un monument vibratile, où la chaleur rayonnante gêne l’observation !… Toutefois, l’Américain désirant que son télescope fût placé comme il l’est, on ne pouvait que s’incliner.

La fête inaugurale du 12 avril a été en tous points réussie. Beaucoup d’étrangers, à cause de l’exotisme du donateur. Mais je te raconterai tout cela.

Autre chose. Tu trouveras ci-inclus un article du Lyon républicain. Il a piqué ma curiosité. Toi qui es sur place, donne-moi donc des explications complémentaires. Est-ce sérieux ? Je flaire une de ces farces pyramidales dont nos paysans sont coutumiers.

Affections à ta femme ainsi qu’à ton fils et à ta délicieuse belle-fille, puisque vous avez le bonheur de les posséder en ce moment. De cœur,

Jean LE TELLIER »

Et voici la réponse :

(Pièce 10)

À Monsieur J. Le Tellier,

Directeur de l’Observatoire,

202, boulevard Saint-Germain, Paris.

Artemare, 20 avril 1912

« Laisse-moi d’abord, mon cher Jean, bénir les causes de votre arrivée hâtive en Bugey. Ces causes, le ton dégagé de ta lettre accuse leur peu de gravité. Alors gaudeamus igitur !

Quant aux « étranges déprédations », elles ne sont peut-être, en effet, qu’une mauvaise plaisanterie. Oui, mais bigrement mauvaise ! C’est quelque chose comme – en grand – une maison hantée. La campagne hantée, quoi ! Et sais-tu comment nos villageois, imbus de superstitions, nomment leurs mystérieux tourmenteurs ? Devine ? Un mot de patois… Des sarvants, parbleu ! Des fantômes !… Et de fait, les malandrins sont insaisissables et ne laissent de trace que la trace même de leurs délits. D’où, tu peux l’imaginer, une assez forte appréhension, qui s’étend à mesure que les pillages nocturnes se multiplient.

Car cela continue (tu as dû l’apprendre par le Lyon républicain), et les villages de Remoz et de Mieugy, entre Seyssel et Corbonod, ont subi, chacun à son tour, leur petite brimade nocturne. Lorsque j’ai reçu ta lettre, comme un fait exprès, on venait de m’appeler près d’une malade d’Anglefort. Je m’y suis rendu avec ma neuf chevaux, et j’en ai profité pour pousser jusqu’au théâtre de la Beffa, comme disent les Italiens.

À parler franc, les dégâts sont de piètre conséquence et plus vexatoires que réellement dommageables. Mais ils n’en restent pas moins bizarres et commis avec un luxe de particularités burlesques voulant avoir l’air surnaturelles, bien faites pour frapper l’imagination de mes concitoyens. Un point remarquable : ce sont des vols. Où la main des chenapans s’est posée, sans exception il manque un objet. Non contents d’abîmer un cadran d’horloge, ils en chipent les aiguilles. On ne retrouve pas les branches coupées, les légumes arrachés, l’enseigne dépendue, rien. Ce sont des vols, et souvent de choses inutilisables. Que ferait-on d’un vieux drapeau ? de rameaux à peine feuillus ? d’une moitié de bicyclette jetée aux ordures ?… Il est vrai qu’on a dérobé des pelles, des hoyaux, des bêches et, ce qui est plus grave, des animaux : un chat et une biquette. Mais j’ai le pressentiment que tout sera restitué une fois la comédie terminée, ou, si tu préfères, une fois la vengeance exercée. Exercée… par qui ? Dans le pays, on ne devine pas. Les populations ne se connaissent pas d’ennemis. Et alors, en désespoir de cause, on admet la possibilité de quelque vindicte d’outre-tombe : une levée en masse de revenants, une invasion de sarvants ! C’est fou ! mais que veux-tu : tout cela se perpètre la nuit, avec de ces raffinements puérils que l’on a coutume d’attribuer aux spectres ; et puis, le matin, nulle empreinte de pas ! nul vestige d’une présence quelconque !

Au surplus, on a vite observé que la plupart des vols étaient commis à des hauteurs où la mode n’est pas de cambrioler – au sommet d’un arbre, au pignon d’une toiture, au fronton d’une mairie ; et comme les malicieux personnages ont soin d’effacer toute trace des pieds de leurs échelles, deux légendes sont nées qui courent le pays, l’une de spectres géants, l’autre de spectres grimpeurs !

Maintenant, où se cachent les sacripants durant la journée ? Où vont-ils déposer le fruit de leurs larcins ? Autant de questions qu’il serait facile de résoudre, si les campagnards voulaient bien passer la nuit à l’affût. Mais ils s’enferment à double tour. Quelques esprits forts veillent cependant, et des policiers avec eux. Par malchance, toutes les fois qu’ils s’embusquent dans un village, les déprédations s’accomplissent dans un autre. D’après moi, la troupe (car ils sont plusieurs, à n’en pas douter) se retire avant le jour au fond des bois du Colombier, qui déverse ses dernières pentes jusqu’aux villages maraudés, à l’ouest. C’est là qu’ils se dissimulent et qu’ils enterrent leur butin, à moins qu’ils ne l’enfouissent dans les sables du Rhône, lequel, tu le sais, coule tout au long de ces communes, de l’autre côté, à l’est.

Une énigme plus difficile à déchiffrer, par exemple, c’est l’absence de piste d’arrivée et de départ. Ah ! ce sont des malins ! Et ils ont juré d’affoler cette région.

 

Je reprends ma lettre, interrompue un instant, il paraît qu’Anglefort a été saccagé cette nuit. On ne s’y attendait pas. Les habitants faisaient les farauds, quand j’y suis allé. Eh bien, ça y est ! On leur a pris une brouette, une charrue, des branches encore (beaucoup moins), un épouvantail à moineaux dans un champ de blé tendre (quelques vieilles défroques sur une perche) et une statue dans le jardin de ma cliente. C’est le domestique de cette dame qui vient de me l’annoncer. Je ne sais pourquoi, mais ces deux derniers vols paraissent l’avoir ému davantage (lui et tout le monde là-bas). Je ne vois pas ce qu’il y a de si troublant au rapt d’un mannequin de guenilles et d’un bonhomme en plâtre…

On a soustrait aussi des volailles et… Mais je veux te narrer l’histoire ; elle est amusante.

Une vieille dame, dont la maison s’appuie au chevet de l’église, entendit, cette nuit, du bruit. Quel bruit ? On n’a pu le lui faire spécifier. Elle dormait encore. Elle a dit s’être éveillée au moment où le bruit cessait, Mais alors elle distingua très nettement le cri d’un coq. Ce coq chantait dans les ténèbres, et son chant venait d’en haut et du clocher ! Ce n’était pas, du reste, une fanfare d’aurore, pas l’aubade classique et coqueriquante, mais c’était « le cri d’un coq qui se sauve, qui se débat ou qui s’envole ». Et le lendemain (c’est-à-dire ce matin), elle vit – et chacun put voir – que le coq de métal, perché depuis cent ans au faîte du clocher, s’en était évadé !…

Aussitôt on crie au miracle, au lieu de crier au ventriloque, et on refuse de poursuivre une affaire dont le Bon Dieu se mêle.

Heureusement, la police ouvre l’œil. Car, vengeance ou plaisanterie, en voilà assez. On va surveiller, j’espère, les villages qui se trouvent dans la direction suivie par les ravageurs : le sud. On va garder cette traînée de hameaux dont la file s’égrène entre le Rhône et le Colombier.

Cependant les pistes suivies sont abandonnées l’une après l’autre. On a relaxé un chemineau, reconnu sans méchanceté. Mais il y a, dit-on, de nouveaux suspects : deux journaliers piémontais. Ils travaillent depuis peu dans la contrée et suivent la même route que les bizarreries. Porteurs de pelles et de pioches, ils auraient donc, dès le début, possédé les outils nécessaires à l’enterrement de leurs rapines, avant de s’être procuré par la fraude un surcroît d’instruments analogues – ce qui révèle encore une bande.

Figure-toi que ma femme s’effraie ! Comme c’est curieux ! Elle si intelligente ! Elle dit : « J’ai toujours eu en horreur les charivaris et les farces macabres. Et le pire, c’est que, si cela persiste, de deux choses l’une : jusqu’à présent, les mystificateurs ont suivi à la fois le cours du Rhône et le bas du Colombier. Mais, à Culoz, celui-ci s’arrête brusquement. Eh bien, puisqu’il n’est de villages qu’au long du fleuve et qu’autour de la montagne, il leur faudra donc choisir entre ces deux directions. Et s’ils s’avisent de contourner l’éperon que fait le Colombier, dans ce cas, Mirastel d’abord, Artemare ensuite se trouvent en plein sur leur trajet ! »

Voilà beaucoup de prévoyance ! Toutes ces billevesées auront leur terme bien avant d’arriver à Culoz, bien avant que vous n’y débarquiez vous-même le 26. Dans le cas contraire, votre présence, à celle d’Henri et de Fabienne, nos chers amoureux, stimulera la vaillance d’Augustine.

Je souhaite donc cette présence, de tout mon cœur de beau-frère et de mari.

Tout à toi.

Calixte MONBARDEAU. »

À partir de cette lettre, dont l’ampleur inattendue étonna grandement son destinataire, les coupures de journaux abondent au dossier. Comme tout ce qui paraît toucher à l’au-delà, les mésaventures du Bugey captivent rapidement la presse française. Ces coupures sont, pour la plupart, des entrefilets narquois, fourmillant d’erreurs. Nous en retiendrons seulement l’adoption du mot « sarvants », qui, par sa nouveauté apparente et son acception fantasmagorique, semble propre à désigner des créatures inédites et mystérieuses.

Mais on lira ci-dessous une suite de passages choisis (pour éviter les redites) dans un rapport très remarquable dû au procureur de la République de Belley – donc un professionnel de l’observation. Ce magistrat, avant d’être commis officiellement, opéra des recherches pour son propre compte, en dilettante, et les bribes suivantes sont tirées des notes officieuses où fut consigné le résultat de cette enquête.

(Pièce 33)

… À ce moment [celui de son arrivée, 24 avril] sept villages avaient été molestés, tous situés sur le bord de la route de Bellegarde à Culoz, entre fleuve et mont, du nord au sud… Les populations étaient presque atterrées… voyaient plus de choses qu’il n’y en avait.

… Ils se claquemuraient… L’histoire du coq d’Anglefort avait provoqué une grande sensation… Je suis monté au clocher. Rien n’aurait été plus facile que d’enlever sans effraction le coq de tôle dorée ; il n’était qu’enfoncé sur une hampe de fer, au moyen d’une douille soudée à ses pattes et non goupillée. Il n’y avait donc qu’à le tirer de bas en haut. Néanmoins, dans leur précipitation, les délinquants ont coupé la douille à l’aide d’une cisaille. Le chant du coq n’a-t-il pas été lancé pour masquer le bruit du coup de cisaille ?

Les branches disparues sont assez grosses, d’après les tronçons. Non pas sciées, mais tranchées, avec un sécateur d’une puissance inaccoutumée… La boule de l’auberge n’a pas été décrochée, mais on a coupé sa chaînette, d’un coup de ces mêmes ciseaux robustes… Tous les vols commis au dehors et la nuit… Pas d’exemple qu’on ait pris deux objets semblables ; même pour les branches. Si deux branches de poiriers manquent à l’appel, c’est qu’un des poiriers est en feuilles et l’autre en bourgeons. Il n’y a pas deux choux de la même espèce qui aient été razziés. Les volailles emportées ne sont pas de même race…

… Aucune marque d’escalade sur le mur de l’auberge, ni sur la façade de la mairie, à Seyssel. Aucune, non plus, sur les tuiles de la flèche d’Anglefort…

… La façon d’évacuer, sans laisser de trace, charrue, brouette et autres corps de délits pesants et volumineux est aussi un problème. L’emploi d’un ballon dirigeable expliquerait tout ; mais ce serait, pour une simple farce, un matériel étrangement disproportionné… Les histoires les plus fantastiques courent les rues. Le diable y rejoue son vieux rôle. On ne peut croire personne… La statue grandeur nature, volée dans un jardin d’Anglefort, est devenue un cauchemar. Elle est assez belle, au dire des paysans, et « peinte de manière à simuler une personne ».

… Un garde de l’État, descendu de la forêt, m’a dit avoir entendu sous bois, en plein jour, des espèces de détonations sèches, pareilles aux claquements d’un fouet. Considérant qu’il a trouvé par là des arbres décapités, il impute ces bruits, ces clac, au jeu d’une force cisaille. Il dépose également qu’il a mis le pied dans une petite flaque de sang frais, dont il est incapable d’interpréter la formation sur le sol, attendu qu’elle ne se trouve pas sous un arbre (d’où quelque bête aurait pu saigner), mais dans une clairière ; qu’elle n’est mêlée d’aucun débris de plume ou de poil, et qu’elle n’est entourée d’aucun vestige de bataille. Cet homme m’a fait l’impression d’un nerveux suggestionné par les racontars, puis halluciné par la solitude. Requis par moi d’avoir à développer son idée, il n’a plus voulu parler.

Conclusion : nous avons affaire à une association d’individus armés de puissants moyens d’exécution, abondamment pourvus de capitaux, et dont le but immédiat est de terroriser leurs victimes. (Les deux manœuvriers que l’on surveille doivent être seulement des complices.) Mais cette terreur est-elle répandue pour elle-même ? ou bien comme une sorte d’anesthésique préalable ? Est-ce la comédie ? ou n’est-ce qu’un prologue ? Et alors, est-ce le prologue d’un drame ?

 

Ce n’était ni ceci, ni cela.

Ou plutôt, c’était ceci et cela, tout à la fois.

III – LES VOLEURS VOLANTS

Les deux ouvriers italiens ne pouvaient ignorer que des soupçons pesaient sur eux. Seuls passants équivoques, seuls hôtes inconnus, on se montra d’autant plus acharné à les croire coupables que cette culpabilité devait, si l’on peut dire, déclasser la mésaventure et la faire tomber du rang supraterrestre où l’avait guidée l’imagination rurale. « Ces Piémontais ! ces gueux d’étrangers ! » On les aurait sur l’heure écharpés !… Mais les gendarmes présents et certain reporter venu de Paris empêchèrent cette justice expéditive. « Mieux vaut, disaient-ils, surveiller leurs agissements. » On s’y résolut.

L’astuce élémentaire conseillait de fournir du travail aux deux gars et de continuer à les héberger, pour endormir leur défiance. Malheureusement, les fermiers s’y refusèrent l’un après l’autre. Les Italiens touchèrent leur dernière paye le 23 dans la soirée, chez un cultivateur de Champrion (village tourmenté la nuit précédente) et couchèrent à la belle étoile, en bordure de la forêt voisine. Un couple de gendarmes fut préposé à leur surveillance et, caché selon les règles de l’art, s’endormit comme un seul homme.

Cependant Champrion fut tarabusté pour la seconde fois. Les sarvants s’adjugèrent une oie et des canards, que leurs propriétaires avaient négligé de rentrer, dans l’assurance de n’être point lésés deux nuits à la file. Et l’on eut encore à déplorer la perte de l’urne en similibronze, garnie d’un géranium-lierre, qui surmontait l’un des piliers d’une grille d’entrée. L’autre vase, sur l’autre pilier, avec un autre géranium-lierre, fut respecté. Toujours cet esprit de dépareillage et de taquinerie spécial aux farfadets, gnomes, lutins, kobolds, dives, gobelins, korrigans, djinns, trolls – et sarvants.

À leur réveil, les pandores jumelés qui s’étaient endormis d’un si fâcheux accord ne retrouvèrent plus les Italiens. Mais ils soutinrent mordicus que ceux-ci étaient dissimulés sous les ramures au point de pouvoir, sans être aperçus, se couler à travers bois, exécuter leurs vilaines prouesses et rallier leur cachette.

Il s’est, du reste, avéré que les journaliers étaient partis de grand matin, se dirigeant vers Châtel. Un jeune garçon put les rejoindre à bicyclette dans ce hameau, situé, comme les autres, sur la route de Bellegarde à Culoz, entre fleuve et mont. Là, toute la journée, on vit les deux compagnons aller de porte en porte, implorant un embauchage qu’on leur refusait inexorablement. Les Châtelois supputaient la continuation des bizarreries et savaient qu’à présent c’était leur tour d’en souffrir. Ils regardaient les deux parias comme les éclaireurs du Malin.

Or, tels se présentaient les courriers diaboliques : l’un, grand et blond, faisait contraste avec l’autre, petit et brun. De larges ceintures les sanglaient, rouge pour le premier, bleue pour le second. Vêtus de costumes pareils, d’un beige décoloré, coiffés de vagues feutres moulés à leur tête, ils étaient chaussés de lourds brodequins, et chacun portait en sautoir son bissac et ses outils de terrassier liés en faisceau.

Le soir venu, chassés de partout, même de l’auberge, ils mangèrent du pain tiré de leurs bissacs et s’étendirent sous un buisson, à l’orée du village, du côté de Culoz.

Les habitants, apeurés de sentir descendre une nuit redoutable, emprisonnèrent les bêtes et verrouillèrent les portes. Le soleil n’avait pas touché l’horizon que le silence de minuit régnait déjà sur Châtel.

Le reporter parisien et deux gendarmes de rechange prirent alors position à la lucarne d’un grenier bas, d’où l’on découvrait le buisson des Italiens. Ces trois guetteurs avaient décidé de partager la nuit en quatre périodes de garde ; un seul d’entre eux prendrait le quart, pendant le sommeil de ses compères. Ce fut le brigadier Géruzon qui monta la première faction, tandis que, en prévision de la leur, son collègue Milot et le publiciste ronflaient dans la paille. Géruzon devait les prévenir à la moindre alerte.

Les suspects reposaient à vingt mètres de lui, couchés contre une touffe d’églantiers. Non loin, sur la gauche, passait la route, bientôt disparue à la corne d’un bois. De ce même côté, le Rhône grondait. Et de l’autre, s’élevait, immédiat, en son écrasante suprématie, le Colombier massif, énorme entassement d’étages chaotiques, tout bossué de contreforts et sinué de ravines, rocheux et verdoyant, sombre à cause de l’heure, et masquant d’un éperon final les maisons de Culoz.

Une cloche piqua sept coups, et l’on avait devant soi quelques bons instants de clarté, lorsque Géruzon vit le grand Piémontais bouger, s’asseoir et réveiller son camarade. Ils eurent ensemble un colloque à voix basse, firent des gestes vers le hameau, d’un air découragé, comme si quelque chose les avait déçus, puis soudain, paraissant se décider, jetèrent leurs bissacs et leurs outils en bandoulière, et s’engageant sur la route, se mirent à marcher dans le sens de Culoz.

Le brigadier Géruzon se dit alors que réveiller ses coopérateurs prendrait du temps et ferait sans doute quelque bruit. Comme les Italiens venaient de s’éclipser à la corne du bois, il sauta de la lucarne à terre et s’élança derrière eux. Et il fallait le voir courir ! sans emprunter la route, bien sûr, en vue des fugitifs – mais à travers champs et tout droit sur ladite corne.

Il y parvenait, quand une sorte d’exclamation – une sorte de « hop ! », a-t-il dit – frappa ses oreilles. Et dans l’instant qu’il arrivait au chemin, sortant avec mille précautions du rideau de feuillages, il aperçut les deux Piémontais à la distance de soixante mètres environ, mais pas sur la route : au-dessus de la route, à la hauteur approximative de quinze mètres, s’enlevant toujours plus haut et filant vers Culoz avec une rapidité surprenante, en plein ciel, Géruzon les vit, d’un clin d’œil, se dérober derrière le premier contrefort du Colombier.

Ainsi vécut, prompte comme la parole, cette aventure prodigieuse. Le brigadier, d’abord, en demeura stupide ; puis, courant à perdre le souffle, il s’en fut réveiller Milot et le reporter, afin de leur conter le phénomène dans les termes succincts où l’on vient de l’apprendre. Il essuya leur mécontentement et se vit reprocher d’avoir voulu se réserver toute la gloire. Mais il riposta par l’exposé des motifs qui l’avaient induit à se comporter de la sorte, et fit valoir sa bravoure, ajoutant qu’il n’avait pas été sans ressentir un petit frisson. Sur cet aveu, les autres l’accusèrent d’hallucination, et le plaignirent d’en être arrivé là. Mais, la nuit s’étant faite aussi noire qu’il est permis, le publiciste résolut de remettre au lendemain les constatations. Jusque-là, se disant que Châtel était désigné par la logique pour être attaqué, les trois sentinelles, l’oreille au guet, scrutèrent le silence.

Ils n’entendirent aucun bruit anormal.

À l’aube, les indigènes constatèrent avec joie que rien n’avait souffert dans les ténèbres ; et l’on connut que les Italiens n’étaient rien moins que des sarvants d’une espèce particulièrement maligne : des démons volants ; et on frémit à la pensée de Culoz, vers lequel ils s’étaient envolés : Culoz où les gens n’étaient pas sur le qui-vive !… Et on avait raison de frémir. Le premier voiturier qui passa, venant de Culoz, répandit la nouvelle de son pillage. Les sarvants avaient sauté Châtel, n’y trouvant rien à marauder.

Par cette découverte s’expliquait admirablement (et d’une manière simple comme bonjour) l’absence d’empreintes à la suite des vols, ainsi que l’altitude où les voleurs volaient, puisque c’étaient des voleurs volants, qui restaient suspendus en l’air pendant le « travail ».

Pourtant – est-il besoin de l’écrire ? – plusieurs personnes traitaient cela de calembredaines, et bien des regards de pitié se posaient sur le brigadier Géruzon.

L’honnête gendarme n’en avait cure. Il guida le reporter, du buisson d’églantiers à la corne du bois, et tous deux relevèrent la trace des Italiens. Les pas, cloutés, se distinguaient aisément sur la glèbe du champ ; mais, parvenus à la route, ils n’étaient plus visibles, les deux piétons ayant marché sur le revers de gazon.

À n’en croire que leur piste, il se pouvait donc que les Piémontais eussent cheminé de cette façon jusqu’à Culoz et même au-delà. Il se pouvait, après tout, qu’ils ne se fussent pas envolés – au cas d’une aberration (probable) de Géruzon – et même qu’ils ne fussent pour rien dans le sac de Culoz. Le reporter prit sur lui d’envoyer par là des émissaires cyclistes, chargés de reconnaître la position actuelle des Italiens, sans toutefois les inquiéter. Puis, en attendant leur retour, il extirpa Géruzon d’un groupe de campagnards, où son récit commençait à devenir trop mirobolant, et lui conseilla de ne point tarder à rédiger son rapport.

Vers midi, les patrouilles de cyclistes lancées à la poursuite des nomades rentrèrent à Châtel sans avoir recueilli le plus faible indice de leur présence où que ce fût. Et cette nouvelle acheva de convaincre le journaliste, du moins suffisamment pour que, le lendemain, l’un des grands journaux de Paris étalât cette manchette sensationnelle :

(Pièce 81)

FAILLITE DES AÉROPLANES

L’avènement des avianthropes

Les hommes-oiseaux du Bugey

En suite de quoi se trouvait exposée l’interprétation du mystère bugiste par l’existence démontrée d’une équipe de rôdeurs en possession du secret de voler sans ailes. Notre journaliste les nommait pédantesquement des avianthropes aptères. Il gémissait de voir entre les mains de pareils fripons une découverte aussi capitale, ayant pour effet, sans doute, « la diminution du poids corporel, une sorte d’émancipation physique de la matière s’affranchissant de la pesanteur ». Et il terminait sur un tableau poussé au noir de l’effarement des Bugistes, qu’il représentait « sidérés par l’effroi » et se demandant ce qui allait advenir maintenant que les sarvants, parvenus à Culoz, devaient opter entre les villages riverains du Rhône et les villages semés à la base du Colombier. Cet article, où perçait vaguement un reste de scepticisme, fut taxé de canard jusqu’à plus ample infortuné. On exigeait des preuves ; et cela fut cause qu’une nuée de reporters s’abattit vers le Bugey, débarquant à Culoz, ce nœud de voies ferrée, et provenant de Suisse, d’Italie, d’Allemagne et autres nations plus ou moins limitrophes.

Seulement, soit que le voisinage combiné du fleuve et de la montagne fût nécessaire à leurs exploits, soit qu’ils fussent réduits à l’honnêteté par la vigilance de la gendarmerie, soit enfin pour tout autre raison, les sarvants cessèrent tout à coup de tenir campagne.

Les journalistes regagnèrent, qui sa république, qui son royaume, qui son empire ; les paysans se déridèrent ; Géruzon crut avoir fait un rêve ; et cette quiétude inespérée ne devait un peu décevoir que le meilleur des êtres, je veux dire M. Le Tellier. Car, en s’installant à Maristel le soir du 26 (le lendemain de déconfiture de Culoz), il comptait employer ses vacances à l’étude raisonnée du mystère.

Les partisans de la thèse « mystification » prétendirent même que la survenance d’un homme aussi clairvoyant n’était pas sans rapport avec la cessation des hostilités.

IV – MIRASTEL ET SES HABITANTS

Voici venue l’heure de peindre le site où M. Le Tellier, sa famille et son secrétaire venaient d’arriver, l’heure aussi d’esquisser le portrait de ceux qu’il amenait avec lui et de ceux qu’il retrouvait, l’heure enfin de révéler pourquoi Mirastel avait à recevoir ses hôtes annuels dans un temps si prématuré.

 

À qui l’observe du midi – par exemple au touriste naviguant sur le lac Bourget – le Colombier semble un piton formidable, un kopje isolé. On le prendrait alors pour un frère géant de ces buttes qui parsèment la contrée de leurs brusques rotondités et que les autochtones appellent des molards. C’est une illusion. Le Colombier n’a rien d’un piton. Ce que vous regardez comme tel, c’est la croupe d’une longue, longue chaîne où se termine le Jura. Le Colombier vient de très loin dans le Nord, et il a soulevé son échine tortueuse pendant des lieues et des lieues avant d’arriver ici, dans un effondrement échelonné de mamelons et de ravines, descente magnifique de forêts courtes et trapues, succession de gorges abruptes et de landes onduleuses, sorte d’abside à quelque surhumaine cathédrale, d’où rayonnent les contreforts de roc et de verdure comme des arc-boutants qui seraient des montagnes.

Le versant oriental du Colombier meurt au niveau du Rhône qui, de ses méandres, en festonne le contour. Le versant de l’ouest ne plonge point si bas et forme en s’étalant l’agréable plateau du Valromey. Quant à la croupe, elle borne un vaste marécage traversé par le Rhône.

Or, au pied de cette croupe, sur le chemin de grande communication qui épouse sa courbe, la contourne et va de Genève à Lyon en passant par les lieux hantés des sarvants, se rencontrent des villages et des châteaux alternés.

Les communes sont bâties au bord de la route et se nomment Culoz, Béon, Luyrieu, Talissieu, Ameyzieu et Artemare. Entre elles, mais plus haut, sur le flanc de la montagne, les manoirs se dressent dans leur beauté diverse et plus ou moins seigneuriale : Montverrand, féodal, Luyrieu, un décombre, Châteaufroid, moyenâgeux, Mirastel, Louis XIII, et Machuraz, Renaissance.

De tous ces châteaux, Mirastel seul nous intéresse.

Il est facilement reconnaissable. Du chemin de fer, qui longe la route à quelque distance, on le voit se détacher sur le fond vert assombri de la montagne, entre Machuraz, qui a des murs blancs sous des tuiles rouges, et Châteaufroid, dont les deux tourelles portent des cônes d’ardoises bleues. Il est en briques – des briques devenues roses, dont la chaude clarté l’ensoleille toujours – et flanqué de quatre tours d’angle. Trois sont encore coiffées de leurs vieux toits d’ardoises grises, en forme de ballons pointus comme des casques sarrasins ; mais la quatrième supporte une coupole d’observatoire. Le jardin de Mirastel, penché sur le dévers comme sur un pupitre, l’entoure d’un moutonnement de frondaisons. Sa terrasse, plantée d’arbres, lui fait de sa muraille un socle rocailleux. Il domine ses deux voisins, et lui-même est dominé par les hameaux montagnards d’Ouche et de Chavornay, qui, vers la gauche, se superposent derrière lui, jalonnant la voie pierreuse des sommets.

Deux chaussées carrossables montent en lacets au portail de Mirastel. L’une vient de Talissieu, l’autre d’Ameyzieu. Toutes deux viennent donc de la route. Mais, au milieu du vague triangle que dessine leur fourche, un sentier de chèvres escalade la rampe roide et vous mène directement de la route au seuil de l’enclos.

Comment ce castel, dans la fraîcheur de son âge, a-t-il échappé aussi totalement à la haine de Richelieu ? Pourquoi n’est-il pas, comme tant d’autres, une ruine qu’on prend de loin pour un rocher, parmi tous ces rochers que le soir assimile à des bastilles démantelées ? La légende veut qu’alors il abritât non quelque hobereau batailleur, mais un doux gentilhomme inoffensif, sans doute affligé d’insomnie, et qui, passant ses journées à lire dans des livres et ses nuits à lire dans le ciel, aimait à recenser les constellations du haut d’une tour élevée.

De là serait venu le nom de « Mirastel », qui veut dire « Mire-étoiles » ou « Observateur-des-astres ».

 

À la vérité, quand feu M. Arquedouve acheta cette résidence, la tour du nord-ouest n’avait jamais eu de couverture : elle s’achevait en plate-forme. Et l’on dénicha dans les combles – sous l’apparence d’un amas de cuivres découpés et gravés, embellis de figures allégoriques – force antiques machines d’astronomie, telles que sphères zodiacales et équinoxiales, horizons azimutaux, quadrants, sextants, globes célestes, astrolabes, gnonoms et autres vieilleries renouvelées des Chaldéens, auxquelles il convient d’adjoindre un de ces interminables télescopes dont Kepler améliorait l’agencement à l’époque où Mirastel était flambant neuf.

M. Arquedouve, riche industriel lyonnais, acquit le domaine en 1874, onze ans après son mariage et sur les instances de son épouse, qui raffolait du paysage et ne rêvait qu’astronomie. Cette femme supérieure, émule des Hypathie, des Mme Lepaute et des Mme du Châtelet, voulut aménager un observatoire sur la plate-forme de la tour ; et les travaux étaient finis, lorsqu’un double malheur vint frapper Mme Arquedouve.

Une amaurose assez inexpliquée la priva pour toujours de la vue, et son mari décéda, laissant la pauvre aveugle avec deux filles, Augustine et Lucie, âgées de dix et de huit ans.

De ce jour, Mme Arquedouve ne quitta plus Mirastel. Malgré son infirmité, l’énergie et l’habitude firent d’elle une éducatrice remarquable et une maîtresse de maison accomplie. Elle vaquait chez elle aux besognes les plus différentes, avec une adresse incroyable. Mais, sortie de son parc, elle entrait dans les ténèbres ; et c’était grand pitié, par les belles nuits scintillantes, de la voir lever ses yeux trépassés vers la splendeur d’un ciel qu’ils ne pouvaient sonder, mais dont elle écoutait la silencieuse harmonie.

Son idéal était d’avoir un gendre qui fût astronome. Elle le réalisa. Quatre ans après le mariage de sa fille aînée avec le Dr Calixte Monbardeau, établi à Artemare, la cadette épousait Jean Le Tellier, alors attaché à l’Observatoire de Marseille.

Ce fut à M. Le Tellier que profita l’installation de la tour. Une bonne lunette équatoriale s’y trouvait qui lui permit de poursuivre à Mirastel, durant la chaude saison, quelques-uns de ses travaux.

Et maintenant, M. Le Tellier était directeur de l’Observatoire de Paris. Et maintenant, Mme Arquedouve était quatre fois grand-mère. Mais, hélas ! une avanie déplorable l’avait encore accablée.

Suzanne Monbardeau, l’aînée de ses petits-enfants, s’était laissée séduire par un nommé Front, de Belley, un don juan rustaud, dépourvu de tout sentiment. Il l’avait enlevée ; et, M. Monbardeau ne voulant plus entendre parler de sa fille, la triste Suzanne vivait avec son amant, dans un modeste cottage à l’écart de la petite ville, et ne fréquentait plus, de toute sa famille, que son frère Henri. Encore devait-il, pour la rencontrer, se cacher à la fois de Front et de leurs parents. Bien de la misère, comme on le voit.

Suzanne, au mois d’avril 1912, avait trente ans, et son frère vingt-neuf. Sujet hors ligne, docteur et biologiste, attaché à l’Institut Pasteur, célèbre aujourd’hui par son admirable traitement de l’artériosclérose, Henri Monbardeau venait d’épouser une charmante jeune fille du pays, Fabienne d’Arvière ; et le nouveau couple se reposait à Artemare d’un voyage de noces quelque peu fatigant, lorsque les Le Tellier reçurent l’hospitalité de Mme Arquedouve.

Leur cousin Maxime Le Tellier, lui, courait alors sur ses vingt-six ans. Reçu au Borda, aspirant, puis enseigne, il avait depuis peu quitté la marine de guerre pour s’occuper d’océanographie avec le prince de Monaco. Averti que toute sa famille allait se réunir en Bugey, il avait fait coïncider avec cette assemblée le mois d’indépendance auquel il avait droit.

Et voici, dans la séduction de ses dix-huit ans et la grâce de sa beauté blonde, Marie-Thérèse Le Tellier, sa sœur, dont il faudrait décrire en vers de grand poète la chevelure d’or aux reflets d’argent, le teint de corolle fraîche, le regard mouillé, tel que Greuze l’aimait, la taille ronde, fine, souple… Et gentille ! Et bonne ! il faut savoir comme !… Enfin, cette enfant, on ne pouvait l’entendre parler sans adorer sa pensée ; et pourtant, l’aspect de sa forme était si troublant que les jeunes hommes ne l’écoutaient pas, et qu’en voyant ses lèvres merveilleuses ils ne pensaient qu’aux baisers de plus tard et non aux paroles d’aujourd’hui.

Suzanne et Henri Monbardeau, Maxime et Marie-Thérèse Le Tellier avaient vécu le meilleur de leur enfance à Mirastel et à Artemare, en été. Là, Fabienne d’Arvière s’était mêlée à leurs jeux d’adolescents ; là aussi un pauvre petit orphelin, que M. Le Tellier faisait instruire, avait passé en leur compagnie beaucoup de belles vacances, avant de devenir le secrétaire fidèle de son protecteur.

Artemare et Mirastel ! Que de souvenirs ! Les jeunes Monbardeau idolâtraient la tante Le Tellier ; les petits Le Tellier ne juraient que par la tante Monbardeau ; et c’était, pendant la saison du soleil, un perpétuel va-et-vient entre le château de Mme Arquedouve et la villa du docteur. On vivait dans les deux. On y prenait pension, quelquefois plusieurs jours de suite.

Mme Arquedouve présidait guillerette aux réjouissances du château. Et elle était tant vivelette, cette menue damerette aux bandeaux lisses presque bleus, en sa robe d’alpaga noir d’une coupe monastique, avec une petite pèlerine, avec aussi un col et des manchettes de lingerie, elle était, cette fluette damoiselle, tellement alerte et remuante, qu’on oubliait qu’elle fût aveugle, et que sans doute elle l’oubliait aussi, par moments.

La faute de Suzanne, hélas ! avait jeté sur tout cela l’ombre pourpre de la honte… Mais, n’est-ce pas, on n’est pas tenu de rougir sans discontinuer parce qu’une fille de la maison est devenue la proie d’un suborneur… Et ce fut au milieu d’une réunion assez joviale que M. Le Tellier fit son entrée à Mirastel, précédé de sa femme Lucie, de sa fille Marie-Thérèse, suivi de son fils Maxime et de son secrétaire M. Robert Collin.

 

Les sarvants étaient alors dans toute leur gloire, et pendant le dîner la conversation ne roula que sur eux.

Dès la fin du repas, les quatre cousins s’échappèrent. Tous les ans, le même rite joyeux poussait les nouveaux arrivés à faire, au débotté, le tour de Mirastel.

On chercha, dans la nuit venue, la silhouette de l’antique demeure, avec ses girouettes de fer forgé pointant vers les étoiles ; on parcourut la ferme attenant au château, le parc incliné, la terrasse plantée de marronniers fleuris. Le ginkgobiloba, l’arbre rarissime de qui les aïeux remontent au déluge, y fut salué comme un vieil oncle végétal. Puis tous les quatre s’engagèrent sous la charmille centenaire qui mène au portail et dont le berceau ténébreux faisait parmi la nuit une nuit plus nocturne.

C’était quatre taches mouvantes, deux grandes, sombres, et deux petites, claires, glissant, avec un bruit de galets remués, sur le gravier tiré de la rivière. Et elles disaient des phrases où le nom de Suzanne revenait fréquemment…

Mais voici, jappant et frétillant, quelque chose de noir qui se précipite vers les promeneurs. C’est Floflo, un loulou de Poméranie au poil lustré de caresses, un ami d’enfance, lui aussi, et le contemporain de Marie-Thérèse, bien que déjà ce soit un vieillard chien… On le fête. On oublie un peu Suzanne. Et on poursuit la ronde sentimentale, au clair de lune qui vient de jaillir d’une crête.

Fort bien. Et les parents ?

Les parents ? Ils devisent dans le salon, avec Mme Arquedouve et Robert Collin. Et tandis que Mme Monbardeau, l’esprit tout aux sarvants, s’inquiète à part soi de la sortie des « enfants » – qu’elle traite d’imprudence – l’aïeule, s’adressant à M. Le Tellier, lui demande :

– Jean, pourquoi venez-vous si tôt à Mirastel ?

Mais l’astronome ne répond pas tout de go. Il regarde sa femme d’un air gêné. Celle-ci, alors, toise le secrétaire avec beaucoup d’arrogance. Elle parcourt d’un regard malveillant le pauvre petit homme chétif qui est là, si maigre et si laid ; elle semble faire l’inventaire de ses désavantages physiques, de ses pommettes saillantes, de son front excessif, de sa vilaine barbe mousseuse, et elle fixe, derrière les lunettes d’or, les grands beaux yeux immensément rêveurs, comme s’ils étaient aussi déshérités que le reste.

Robert Collin a compris. Il sent qu’il est de trop, il se lève, bredouille : « Si vous permettez, je vais… hum ! je vais défaire mes bagages. » Puis se retire en essuyant ses bésicles d’or.

Et Mme Monbardeau :

– Quel brave garçon, ce Robert. Comme tu le traites, Luce !

– Je n’aime pas les gêneurs, fait Mme Le Tellier sur un ton langoureux. Ce monsieur toujours en tiers, c’est assommant !… Et encore, avec une tête pareille !

– Luce ! Luce ! gronde M. Le Tellier.

Or, le docteur a de la chance. Les deux sœurs ne pouvaient rien dire qui les peignît plus au vif en moins de mots : l’une indulgente et bonne, franche et sans apprêt ; l’autre nonchalante et pleine d’âcreté, dure au prochain. Ajoutons que Mme Le Tellier se teignait les cheveux au henné, qu’elle restait des heures étendue, sans raison valable, que ses ongles paraissaient huilés à force de luire et d’être repolis, et nous l’aurons décrite suffisamment[2].

Cependant Mme Arquedouve a répété sa question, et puisqu’on est en famille désormais :

– Ma mère, commence M. Le Tellier, moi je retournerai à Paris dans une quinzaine. Mais je vous ai amené surtout Marie-Thérèse.

– Est-ce qu’elle est souffrante ? Ou quoi ?… s’effare la grand-mère qui pense à son autre petite-fille, Suzanne…

– Non, tranquillisez-vous. Mais vous savez que nous avons inauguré, le 12 avril, l’équatorial donné par M. Hatkins… Qu’est-ce que tu as, Calixte ?

Le docteur avait sursauté.

– Rien, fait-il. C’est ce nom de Hatkins… Continue, continue.

– Cette fête, ma mère, fut très brillante. D’illustres personnages, des mondains notoires et pas mal d’étrangers de marque y assistaient. Notre Marie-Thérèse, qui faisait là ses premières armes, obtint un succès fou… et depuis cet après-midi – que le diable emporte ! – j’ai reçu tant et tant de demandes en mariage, si pressantes, si flatteuses et même si… imprévues, que, nous refusant d’une part à la marier si jeune, et d’autre part ne sachant plus que répondre à l’avalanche infatigable de lettres et de visites que cette excellente raison ne suffisait point à rebuter, nous avons pris le parti de fuir ! Ce n’était plus tenable ! Ici, nul ne viendra nous relancer.

Mme Arquedouve prononça doucement :

– Le duc d’Agnès – vous savez : ce camarade de classe de Maxime, l’aviateur qui est venu à Mirastel l’année dernière – est-ce qu’il a demandé Marie-Thérèse ?

– Non…

– C’est dommage. J’aurais aimé cela.

– Moi aussi, affirma Mme Le Tellier.

– Elle aussi, conclut Monbardeau.

– Mon Dieu, repartit l’astronome, déconcerté, mon Dieu… le duc d’Agnès n’est pas un savant… Je ne verrais pas d’inconvénient, toutefois, à ce que… Mais il ne l’a pas demandée.

– En vérité, vous avez reçu tant de propositions ? admira le docteur.

Et Mme Le Tellier, languissante :

– Il y en avait d’impayables, figurez-vous. Un attorney de Chicago. Un officier de cavalerie espagnol. Un attaché d’ambassade hongrois. Et jusqu’à ce Turc : Abd-Ul-Kaddour !

– Ah ! Le Turc, c’est le bouquet ! s’écria M. Le Tellier en éclatant de rire. Un pacha, venu pour visiter Paris avec douze créatures de son harem !… Il les promenait sans relâche, hermétiquement voilées, au fond de trois landaus de louage !

– Hatkins ne s’est pas mis sur les rangs ? demanda M. Monbardeau, le visage sévère.

– Non… Pourquoi ?

– Ouf ! je respire.

– Mais, mon cher ami, M. Hatkins ne connaît pas Marie-Thérèse… De plus, tout le monde sait qu’il garde un culte fervent au souvenir de sa femme… Enfin, M. Hatkins est le plus humble des philanthropes et ne s’est pas montré, même une seconde, à l’inauguration. Il n’a jamais vu ma fille, j’en réponds.

– Tant mieux, tant mieux !

– Mais enfin…

– J’ai mes raisons.

– Puisque tu le connais, sais-tu qu’il va partir avec des amis pour faire le tour du monde ?

– Ça m’est bien égal !

 

À cette minute, les « enfants » rentraient, clignant les yeux aux lumières des lampes. M. Monbardeau les interpella :

– Hé ! Vous n’avez pas rencontré les sarvants ?

Et tous de rire, plus ou moins de bon cœur.

– Êtes-vous contents ? interrogea Mme Arquedouve.

– En doutez-vous, grand-mère ? On va reprendre dès demain la bonne vie d’autrefois ! répondit Maxime.

– Tu retrouveras ton laboratoire avec tes anciennes collections, ton aquarium !

– Il va même resservir, cet aquarium. Je voudrais tenter ici quelques expériences utiles à mes travaux d’océanographie. Ce vieux Philibert me fournira des poissons tous les huit jours… Et puis, je compte aussi faire beaucoup d’aquarelles.

– Et des excursions, je suppose ! s’écria Marie-Thérèse. Tout cet hiver, je n’ai pensé qu’au moment où je pourrais toucher la croix du Grand-Colombier ! C’est si beau, là-haut !

– Ah ! toujours l’intrépide ascensionniste ! dit gaiement Mme Monbardeau. Marie-Thérèse, viendras-tu bientôt nous demander le gîte et le couvert à Artemare ?

– Ma tante, j’y ai déjà songé !

– Oh ! pas tout de suite ! réclama la grand-mère, en flattant de sa main d’aveugle, mobile et vivace, la chevelure de sa petite-fille.

– Quand cela te chantera, reprit la tante Monbardeau. Inutile de prévenir, ta chambre sera prête. Et la tienne aussi, Maxime.

La modeste neuf chevaux du médecin de campagne ronflait sur la terrasse, devant le château. Les quatre Monbardeau s’y installèrent.

– Adieu ! adieu ! À demain ! À bientôt !

Le clair de lune baignait le panorama superbe et montagneux.

L’auto dévalait promptement les zigzags de la côte.

Appuyés au parapet, ceux de Mirastel criaient avec des rires :

– Prenez garde aux sarvants !

La corne beugla au tournant de la route.

Il faisait si calme qu’on entendit le ronron du moteur jusque dans Artemare, où il s’arrêta.

V – L’ALARME

Huit jours plus tard. Le 5 mai. Toujours à Mirastel.

Il est agréable de se représenter M. Le Tellier pénétrant, ce matin-là, dans son cabinet de travail ; car c’est un beau spectacle que la rencontre d’un homme heureux avec un rayon de soleil, au centre d’une pièce noble et vaste.

M. Le Tellier traverse la grande salle, jette un coup d’œil aux livres qui tapissent la muraille, ouvre la fenêtre, respire une bouffée d’air pur, d’air lumineux et matinal, d’air dominical – c’est dimanche et cela se voit bien – et finalement s’accoude et regarde.

Entre les marronniers en fleurs alignés sur la terrasse, il voit se succéder les plans de l’échappée majestueuse : le marais, puis la falaise, au pied de quoi glisse le Séran et fuit le chemin de fer, puis sur la falaise un plateau boisé d’arbustes courtauds, où culmine, central, le château de Grammont, puis là-bas, noyés de brume, des pics, des aiguilles, des arêtes, des montagnes, avec un peu de neige encore à leur sommet, bientôt fondue : le mont du Chat (Aix-les-Bains !), le Nivolet (Chambéry !), puis enfin, perdues tout au fond de l’espace, les Alpes dauphinoises, comme un brouillard dentelé.

Un train siffle au long de la falaise. Une automobile ronfle sur la route. Et M. Le Tellier songe avec satisfaction qu’une jolie semaine, bien longue, lui reste à consommer, avant que le train ou sa grande auto blanche l’emporte vers Paris.

Son visage n’est qu’un sourire.

Le sarvant eut beau s’évanouir comme un fantôme qu’il n’était pas, M. Le Tellier a quand même trouvé de quoi se récréer. Non certes en épiant le monde stellaire, car, pour venir à Mirastel, il a interrompu ses importants travaux concernant l’étoile Véga, ou alpha de la lyre, dont il mesurait la vitesse radiale, et de pareilles entreprises exigent de fortes lunettes de précision. Mais il a découvert au grenier, dans un réduit poudreux et non loin des gnomons disloqués, un archaïque traité d’astronomie. Et il s’amuse à le déchiffrer, avec sa loupe d’horloger.

Sur le bureau, le vieil in quarto lui offre à épeler ses feuillets manuscrits… Mais il fait si beau, ce matin, que M. Le Tellier s’accorde un brin de flânerie. Il rêvasse. Aujourd’hui, les habitants de Mirastel doivent aller déjeuner à Artemare, où Marie-Thérèse les a devancés depuis hier. Il rêvasse. Tiens, voilà Mme Arquedouve et Mme Le Tellier qui passent, errantes, sous le ginkgobiloba, « ce gracieux survivant de la flore primitive », comme diraient les manuels. Floflo les accompagne. Il rêvasse. Ah ! voici le facteur !… Et qui donc se met à chanter ! C’est Maxime, dans la tour du sud-est, celle qui renferme son laboratoire… Oui, Maxime chante un air d’opérette, cependant qu’il étudie l’intérieur de ses infortunés poissons… Fort gentille cette chansonnette…

– La vie est belle, murmure M. Le Tellier.

Et il se retourne, face au bouquin de cosmographie. C’est alors, et non plus tard ou plus tôt, qu’il entend cogner à la porte un petit coup sec, aussi sec, ma foi, que si quelque squelette eût frappé de sa phalange du vantail.

– Entrez !

Est-ce vraiment un squelette qui va entrer ?… Oui, puisque c’est un homme. C’est même un squelette avec très peu de chair dessus et pas beaucoup de muscles, puisque c’est Robert Collin. Il s’avance, vêtu de son éternelle petite redingote, la mousse pâle de sa barbe floconne à ses joues, sa myopie lui fait des yeux très doux, cerclés d’or. Il apporte le courrier.

– Bonjour, Robert, ça va ?

L’interpellé s’étrangle, ôte ses lunettes, et dit :

– Non, maître, ça ne va pas… J’ai à vous entretenir… de sujets… graves, et j’en… j’en suis émotionné… ridiculement.

– Dites, mon ami. Comment ! vous avez peur de me parler ? Vous savez pourtant combien je vous estime…

– Je sais tout ce que je vous dois, mon cher maître : la vie d’abord, et l’éducation, et l’instruction. Vous m’avez donné une famille et beaucoup d’amitié… et cette estime à laquelle vous faites allusion. Aussi, je ne devrais pas… Mais, voyez-vous, on a des devoirs envers soi-même également… Et je n’ai pas le droit de me taire, encore que je sache avec certitude que mon audace est inutile… Seulement, jurez-moi, maître… de ne pas m’en vouloir si ma demande vous paraît trop déplacée…

M. Le Tellier pressent de quoi il retourne. Il est d’ailleurs plus touché que surpris, et plus ennuyé que touché.

– C’est juré, dit-il.

– Eh bien, maître, j’aime Mlle Marie-Thérèse, et j’ai l’honneur de vous demander sa main.

« Patatras ! nous y sommes », s’écrie mentalement M. Le Tellier.

L’autre continue. Il récite un morceau préparé, c’est visible.

– Je suis pauvre, orphelin, gauche et laid. Je n’ignore pas combien ma personne est grotesque. Mais, quand on a l’audace d’aimer, que voulez-vous ? il faut avoir l’audace de le déclarer. Et celui qui aperçoit le bonheur, fût-ce à des hauteurs folles, a le devoir de s’élancer vers lui. Maintenant, mon cher maître, j’ai accompli cette obligation vis-à-vis de mon propre individu. Je connais d’avance votre réponse. J’ai fait ce que je devais. N’en parlons plus.

– Mon ami, moi aussi j’ai des devoirs. Le mien, dans cette affaire, est de consulter ma fille… quand elle aura vingt ans. Ainsi, dans deux ans, je lui ferai part de vos sentiments. Et je puis vous dire, mon cher Robert, qu’ils rehaussent à mes yeux la valeur de Marie-Thérèse et qu’ils nous honorent tous. Je fais plus que vous aimer, mon ami : je vous admire. Vous êtes un grand savant, et, qui mieux est : vous êtes un brave homme.

– Elle ne voudra pas… Je suis trop mal bâti…

– Qui sait ? prononce M. Le Tellier, méditatif. Vous êtes doué de singulières qualités scientifiques… une étrange perspicacité… une sorte de divination… qui peut vous mener aux places les plus enviées. Marie-Thérèse ne l’ignore pas. Je sais, moi, qu’elle vous apprécie comme vous le méritez…

– Il y a votre famille, maître !

– C’est vrai, mais Marie-Thérèse est libre de choisir…

– Hélas !

– Allons, voyons, voyons ! Pas de tristesse. Je ne vous décourage pas, cependant ! Réfléchissez. Ne pleurez pas ! Voyons ! je vous tiens un discours d’espérance, par un clair soleil, à vous qui êtes jeune, et vous pleurez ! Ah ! la belle matinée de printemps, Robert ! Elle est si belle et si printanière qu’on voudrait être amoureux, ne fût-ce que pour en souffrir !

– Je serai franc, tenez : je crains que… que Mlle Marie-Thérèse n’aime déjà quelqu’un. J’ai reconnu… sur cette enveloppe à votre nom… l’écriture de M. le duc d’Agnès… Venant après toutes les sollicitations qui vous ont assailli (et que mon cœur s’excuse d’avoir éventées), cette lettre m’a… bouleversé. J’ai voulu la précéder, ce matin ; alors, j’ai parlé…

– Donnez-moi cela.

En effet, la lettre est signée « François d’Agnès » et débute ainsi :

(Pièce 104)

« Cher Monsieur,

J’ai deviné pourquoi vous quittez Paris en grand mystère ; et cela me décide à tenter auprès de vous une démarche dont il est peu probable que vous soyez surpris. J’avais l’espoir de vous faire ma demande non par correspondance, mais par… »

 

M. Le Tellier n’ose plus lever les yeux de dessus le billet. Il se rappelle certaine affirmation de Mme Monbardeau touchant Marie-Thérèse et le duc d’Agnès. Il compare les deux prétendants : ce malingre petit savant de rien du tout et le sportsman intrépide, juvénile et magnifique, noble de cœur et de lignée, riche d’or et d’esprit, adorable enfin, c’est vrai ! Et dans sa pensée il y a des voix shakespeariennes qui chuchotent : « Salut ! Le Tellier ! Ta fille sera duchesse. »

Mais on frappe à la porte. Et il tressaille. Cette fois, c’est un coup sourd, comme si quelque cadavre en rupture de tombeau était venu heurter le vantail de ses poings lourds et mous…

Et voilà : les deux causeurs frémissent… Car c’est vraiment une sorte de cadavre qui entre, avant que l’on ait dit : « Entrez ! » C’est un homme d’une pâleur terreuse. Ses habits déchirés sont couverts d’immondices, ses chaussures ont marché longtemps sur des cailloux. Il écarquille des prunelles hagardes, et reste là, dans la porte, à grelotter comme un pauvre.

D’abord M. Le Tellier recule. (Cet inconnu est effrayant.) Puis, tout à coup, il s’élance vers le spectre diurne, et le prend dans ses bras, doucement… Car la plus terrible qualité de l’intrus livide, affolé, tremblant, sépulcral, c’est d’être M. Monbardeau – méconnaissable.

Son beau-frère n’a qu’une idée : Marie-Thérèse est depuis la veille chez son oncle ; quelque chose lui est arrivé.

– Ma fille… Parle donc ! parle donc !

– Ta fille ?… Il s’agit bien de ta fille ! articule péniblement le docteur. Ce sont mes enfants. Henri et sa femme, Henri et Fabienne… Ils ont disparu !

M. Le Tellier respire. M. Monbardeau, affalé sur une chaise, poursuit, en larmes :

– Disparus !… Hier. On ne voulait pas vous le dire… Mais il n’y a plus de doute maintenant… Quelle nuit !… Hier matin, partis tous deux en promenade… au Colombier…, joyeux ! Ils avaient dit : « Nous déjeunerons peut-être là-haut. » Alors, n’est-ce pas, on ne s’est pas préoccupé de leur absence au déjeuner… Et voilà, voilà… La journée a passé… Au dîner, personne encore ! Et pas de nouvelles ! Pas de messager disant : jambe cassée, accident, et caetera… Rien !… rien !… Il était déjà très tard quand j’ai commencé à chercher… Ténèbres… Parcouru les villages. Mais les gens s’effrayaient, me traitaient de sarvant ! refusaient de m’ouvrir et ne répondaient pas… Parcouru les bois. Crié, comme un fou, au hasard, stupidement… À l’aube, je suis rentré, dans l’espérance de les retrouver à la maison – Mais non ! – Et Augustine dans un état !… Alors, je me suis décidé à venir ici… Je craignais d’épouvanter les femmes.

J’ai pris par la métairie, afin de ne pas les rencontrer dans le parc. Il m’avait semblé entrevoir Mme Arquedouve et Marie-Thérèse…

– Marie-Thérèse ?… Allons, mon bon vieux, remettons-nous ! Tu es mal d’aplomb. Il faut garder sa tête, morbleu ! Tu sais bien que Marie-Thérèse est chez toi depuis vingt-quatre heures. Rappelle tes souvenirs, voyons ! Elle a déjeuné avec vous hier matin, et…

– Déjeuné ? Marie-Thérèse ? Hier matin ?… Jamais de la vie ! Nous ne l’avons pas vue… Mais alors… Mais…

M. Le Tellier se sent pâlir tout entier. Il regarde, sans le voir, Robert Collin dont le masque est celui d’un supplicié. Et il écoute cet air d’opérette que Maxime chante toujours et que jamais plus il ne pourra souffrir.

– Ils ont disparu tous les trois ! s’exclame le docteur.

– Cherchons !… Il faut chercher tout de suite. Vite ! vite ! Et M. Le Tellier a l’air d’un insensé.

– Oui, fait M. Monbardeau. Cherchons. Mais pas comme moi. Méthodiquement. J’ai perdu, moi, le temps le plus précieux de mon existence !

– Ne nous énervons pas, tu as raison. De la logique, de la logique.

– Si on prévenait, M. Maxime ? hasarde Robert Collin. Nous ne serons jamais trop nombreux…

– C’est cela, fait M. Le Tellier. Du reste, ce n’est plus l’heure de chanter.

On va, de salle en salle, jusqu’au chanteur.

Au milieu de ses collections et de ses aquariums, dans la rotonde garnie de vitrines et de cuves, Maxime apparaît. Il chante, mais il a des mains toutes rouges, et son tablier blanc est ensanglanté. Il vient d’arracher la vessie natatoire au poisson que voilà ; il la dissèque maintenant, et chante. Mais il est si rouge de sang que, malgré sa hâte et son trouble, M. Le Tellier fait un pas en arrière.

– Papa… mon oncle… qu’y a-t-il ?

Le docteur raconte : Marie-Thérèse, Henri et Fabienne ont disparu. Il faut les retrouver.

Alors Maxime et Robert se concertent. Eux seuls sont capables de raisonner, ils le sentent. Les deux pères ne savent plus que se désoler. Ce ne sont pas des êtres d’action, et le chagrin submerge leur intelligence.

Robert et Maxime résument la situation. – En somme, la tâche est double. Primo, Henri et Fabienne sont partis d’Artemare ; cela fait une trace qu’on doit rechercher. Secundo, Marie-Thérèse est partie de Mirastel ; cela fait une autre voie. Étant donné la simultanéité des deux départs, il y a gros à parier que les deux pistes se rejoignent et qu’un même accident a causé les trois disparitions. N’importe ! il faut démêler systématiquement chaque itinéraire. Robert Collin, le docteur et M. Le Tellier relèveront le trajet d’Henri et de Fabienne ; l’automobile de l’astronome les transportera. Quant à Maxime, il se charge d’apprendre à sa mère et à sa grand-mère la sinistre nouvelle, puis de reconnaître le chemin suivi par Marie-Thérèse.

L’ancien officier de marine organise froidement les opérations.

Robert Collin active l’embarquement. Il se poste près du chauffeur. L’automobile démarre.

Prostré sur le capiton de cuir jaune, M. Le Tellier fait peur à voir. Il ressemble à M. Monbardeau comme un frère de souffrance. Les paysans d’Ameyzieu, revenant de la messe, n’ont pas salué cette figure cendrée, durcie, étrangère.

Pourtant, devant la poste d’Artemare, M. Le Tellier se galvanise. Il fait stopper, descend, et disparaît dans le bureau. Cinq minutes après, il en ressort. On l’aide à remonter.

– Allez !

La receveuse admire, de sa fenêtre, le confortable double phaéton qui s’enfuit, véloce et furtif, à tire de roue, et transmet la dépêche qu’on vient de lui passer.

(Pièce 105)

Duc d’Agnès,

40, avenue Montaigne, Paris.

Marie-Thérèse disparue. Accourez avec professionnels habitués aux recherches.

JEAN LE TELLIER.

VI – PREMIÈRES RECHERCHES

– Elle n’est pas arrivée à Artemare ? Oh !

Devant Maxime, qui tordait fébrilement sa courte barbe, Mme Le Tellier répétait :

– Marie-Thérèse n’est pas arrivée chez sa tante ?… Elle n’est pas arrivée ?

Défaite, égarée, tenant sa tête à deux mains, elle tournait sur elle-même. Mme Arquedouve, très pâle mais toujours impassible, tâchait de l’apaiser.

– Écoutez, maman, reprit Maxime, Marie-Thérèse est certainement avec Henri et Fabienne. C’est une sauvegarde, cela.

– Où penses-tu qu’ils soient ? fit la grand-mère.

– Dans le Colombier ! Ils ont eu quelque aventure pendant leur promenade. Un accident…

– Mais lequel ? Il n’y a pas de crevasses…

– Que sais-je ? Il y a des fondrières…

– Voilà ce que c’est ! gémit Mme Le Tellier. Je ne voulais pas qu’elle sortît sans être accompagnée ! Je n’ai pas cessé de m’y opposer !

– Oh ! maman, pour aller chez mon oncle ! Deux kilomètres à faire en plein jour, sur une route des plus fréquentées ou par une sente constamment déserte !… Mais, justement, il faut que je sache… Voyons d’abord : à quelle heure Marie-Thérèse est-elle partie, hier matin ?

– À dix heures, répondit sa mère. Elle m’a dit au revoir dans le vestibule. Ah ! si j’avais su !…

– Et vous êtes certaine, n’est-ce pas, qu’elle se rendait à Artemare ?

– Absolument, Marie-Thérèse ne sait pas mentir.

– C’est vrai. Quel chemin a-t-elle pris ? Par le haut ? ou par le bas ?

– Ah ! cela, je l’ignore.

– Moi aussi, ajoute Mme Arquedouve.

– Quelle robe avait-elle ?

– Sa petite robe grise, et son chapeau de tulle noir.

– Son costume de touriste, à jupe courte ?

– Non. Mais tu sais, elle n’avait pas du tout l’idée de faire une excursion…

– Oh ! avec Marie-Thérèse, peut-on jamais savoir ! Ce n’est pas le vêtement qui la gêne. Elle franchirait les Alpes en toilette de soirée. Vous savez bien qu’elle adore la marche ; et si, étant passée par le haut, elle a rencontré son cousin et sa cousine en route pour le Colombier, nul doute qu’elle ne les ait suivis, malgré sa jupe longue et ses bottines légères… Elle était sûre que son absence n’inquiéterait personne, puisque mon oncle et ma tante n’étaient pas prévenus de sa visite et puisque nous ne devions les revoir tous qu’au déjeuner d’aujourd’hui… Depuis quelque temps, elle ne parlait que de monter au Colombier… Enfin, nous ne pouvons tarder à savoir… Je vais commencer mes recherches.

– Fais atteler le poney, dit Mme Arquedouve. Ta mère et moi nous irons tenir compagnie à ta tante. Je ne veux pas qu’elle reste seule pendant vos explorations.

Maxime s’enquit, auprès des domestiques, de la direction que Marie-Thérèse avait adoptée en sortant du parc. Ils ne purent le renseigner.

Alors il sortit et se trouva d’emblée au carrefour de quatre voies. À sa gauche, s’amorçait le sentier du haut. À sa droite, descendaient en divergeant les trois chemins conduisant à la grand-route ; le premier la rejoignait dans Talissieu, le second en pleine voie (c’était, on s’en souvient, un sentier de traverse, un raidillon direct et brutal), et le troisième au village d’Ameyzieu.

De ces quatre voies Marie-Thérèse avait pris l’une ou l’autre. Si la jeune fille avait préféré la descente à la montée, il était peu probable qu’elle eût choisi dans cette patte-d’oie le chemin de Talissieu, qui l’écartait d’Artemare ; mais une raison quelconque pouvait l’avoir induite à faire ce détour.

Maxime présumait avec bon sens que sa sœur avait pris par le haut. Par acquit de conscience, il voulut cependant examiner l’hypothèse contraire, et s’en fut vers le bas.

Il interrogea les choses. Nulle trace de pas ne se distinguait sur les macadams durement empierrés. Nulle trace non plus sur les déclivités du sentier. À l’endroit humide où celui-ci débouche sur la route, on remarquait pourtant de multiples empreintes dans la glaise marécageuse ; mais il y en avait tant et tant, de toute sorte, qu’on s’y perdait.

Maxime questionna les gens. Personne n’avait aperçu, la veille, Marie-Thérèse.

Ayant acquis la certitude prévue que nul vestige d’accident, nulle trace de sa sœur n’existaient de ce côté dans l’aspect des choses ou le souvenir des hommes, Maxime, détective scrupuleux, tenta une nouvelle expérience. Sans doute serait-il plus heureux en suivant la piste du haut. Marie-Thérèse avait certainement grimpé à Chavornay par la sente. Elle comptait la suivre jusqu’à cette commune, et là, utilisant un chemin vicinal, rattraper à Don la route d’Artemare, c’est-à-dire la route qu’Henri et Fabienne avaient dû emprunter dans l’autre sens pour gagner les hauteurs. Maxime reconstituait la rencontre de sa sœur avec ses cousins, à la jonction des voies, un peu au-dessus de Don, ou bien entre ce point et Artemare. Le reste s’explique tout naturellement… jusqu’à l’accident.

Voilà Maxime en train de gravir la sente au milieu des broussailles.

À présent, convaincu de l’excellence de la piste, il opérait, sans le vouloir, avec plus de soin. À Chavornay, l’un de ces nabots difformes et crétins que l’on voit tout le jour accroupis sur les seuils ne comprit ses demandes qu’à moitié et ne voulut jamais convenir qu’une demoiselle en gris, avec un chapeau noir, eût traversé le hameau. Mais, près de Don, parvenu à la croisée des routes, Maxime aperçut, montant la côte et venant à lui, la grande auto blanche de son père suivie de la voiture du Dr Monbardeau – et cette coïncidence le confirma dans la supposition que Marie-Thérèse s’était trouvée, là ou un peu plus bas, en face d’Henri et de Fabienne.

M. Monbardeau conduisait sa voiture, auprès de lui, M. Le Tellier. Dans l’autre véhicule avaient pris place Mme Arquedouve, ses deux filles et Robert, qui sauta du siège aussitôt l’arrêt. La présence des femmes étonna Maxime. Robert en donna les raisons : Mme Monbardeau avait tenu à prendre part aux recherches. Pendant qu’on recueillait dans Artemare quelques indications, sa mère et sa sœur étaient arrivées ; rien n’avait pu les empêcher de venir, elles aussi. Alors, on avait frété la neuf-chevaux.

– Bon ! C’est l’affolement ! grommela Maxime.

Mais sa grand-mère, très surexcitée, lui demandait :

– As-tu des nouvelles, Maxime ? Nous en avons, nous. Henri et Fabienne ont monté par ici.

– C’est exact, dit Robert. On les a vus sortir d’Artemare quelques minutes avant dix heures, habillés en excursionnistes, ayant, lui, des bas, elle, une jupe trotteur ; et tous les deux leurs cannes ferrées. Sur la route de Don, un cantonnier les a remarqués, et il précise l’heure – dix heures – s’appuyant, pour la certifier, sur ce que le petit train local quitte Artemare à dix heures précises pour monter vers Don, et sur ce que la locomotive sifflait au départ quand les Monbardeau le saluèrent en passant. À Don, plusieurs personnes aussi les ont vus. Ils y sont arrivés en même temps que le petit train. Le médecin nous l’a dit. Il était venu chercher à la station un de ses confrères venant de Belley. Mais, à cet instant-là, M. et Mme Henri Monbardeau étaient seuls.

– Donc, interrompit Maxime, Marie-Thérèse les a rencontrés entre Don et la croisée où nous sommes ; cela va de soi. C’est là qu’ils ont fait cause commune. Ensemble, ils seront allés jusqu’à Virieu-le-Petit, comme on fait toujours ; ils auront acheté à l’auberge de quoi déjeuner dans les bois, selon la coutume ; et je les vois d’ici monter à travers la forêt… Allons, vite ! À Virieu-le-Petit !

L’espoir était sur les visages.

On atteignit rapidement Virieu-le-Petit – à 800 mètres d’altitude – qui est le point extrême où les voitures peuvent mener les promeneurs du Colombier.

Maxime entra chez l’aubergiste, une vieille brave femme. « Oui donc, qu’elle avait vu M. Henri ! Il lui avait acheté, vers midi, du pain, du saucisson, du vin, et même emprunté un carnier pour loger tout ça, avec les couteaux et les trois verres… »

– Trois ? Trois verres ? Ah !

Maxime sentait la joie le prendre au gosier.

– Et… il était avec… qui ?

– Avec deux dames, restées au dehors, sur la route. Pendant qu’il s’approvisionnait, elles continuaient de marcher à petits pas sur la côte. Il les a rattrapées.

– Enfin, c’étaient Mme Henri Monbardeau et ma sœur, Mlle Le Tellier ?

– Oh ! sûr et certain ! Maintenant que vous me le dites, pas d’erreur ! Mais, sur le moment, je les voyais de dos… Il y en avait une habillée en petite fille…

– C’est-à-dire avec une jupe courte ?

– Oui bien. Et l’autre comme tout le monde.

– En gris ? En gris ?

Toute la famille entourait l’aubergiste. On poussa des exclamations de victoire.

– C’était sûr, cela crevait les yeux ! dit Maxime en riant.

Alors le sentiment de la situation revint dans les esprits. C’était dimanche, l’auberge était bondée. On y trouva sans peine des gars de bonne volonté pour fouiller la montagne. Bornud, un garde particulier, petit vieillard chafouin, nerveux et jaune, clignotant d’un œil noir et malicieux, se mit de la partie avec son chien Finaud.

Mme Arquedouve, exigeant que nul ne s’occupât de son sort, s’accommoda d’une chambre rustique, pendant que la troupe des sauveteurs attaquait la pente du Colombier.

Dès que ce bataillon eut gagné la forêt, de nombreux embranchements l’obligèrent à se diviser en compagnies, puis en sections, puis en escouades ; car, de toutes les excursions possibles, on ne savait laquelle avait séduit les trois disparus. Comme on allait opérer la première dislocation, Bornud découvrit, par terre, des croûtes de pain et des peaux de saucisson. Il fureta dans les environs, et trouva, sous une branche qui le dissimulait, le carnier de l’aubergiste. Après un déjeuner frugal, Henri avait caché le sac désormais inutile, gênant, et il s’était dit : « Je le reprendrai au retour. »

Cette trouvaille jeta un froid.

Une à une, les patrouilles se détachaient aux bifurcations. L’air vif s’allégeait et se refroidissait au cours de la montée. Bornud assura que la neige couvrait encore le sommet du Grand-Colombier, là-haut, à 1.500 mètres au-dessus du niveau de la mer ; mais le fait n’était vérifiable qu’au pied même de la cime ou très loin de la montagne, à cause des masses environnantes qui faisaient écran.

L’ascension fatiguait les femmes, mal équipées. Mme Le Tellier, naguère si paresseuse, gravissait avec acharnement les sentiers malaisés. L’hiver en avait fait des lits de torrents, jonchés de pierres coupantes où les pieds se blessaient, où les chevilles se tordaient…

Ce fut, tout d’abord, une battue assez logique, cernant le Colombier. On observait. De temps à autre, quelqu’un jetait à pleine voix un long appel… Mais, à mesure que le soleil baissait, la fièvre gagna les malheureux parents. Ils descendirent au fond de ravines abruptes qu’il suffisait de côtoyer pour les découvrir tout entières. Mme Le Tellier écartait des feuillages et regardait dessous, inconsciemment. Ils allaient de droite et de gauche, à tort et à travers. Bientôt, ils ne cessèrent plus de crier. M. Monbardeau hurlait sans trêve un refrain familial, ce joyeux thème de ralliement, ce bout de musique allègre dont les vallons du Colombier avaient retenti jadis tant de fois, et qui résonnait aujourd’hui lugubre et mineur, sans que personne s’aperçut de l’étrange modulation.

Un tel désordre s’étendit forcément aux autres pelotons, partout disséminés. Le silence s’emplit de clameurs. L’écho les multipliait ; cela fit croire à des réponses. Pensant aller vers ceux qu’ils recherchaient, les uns et les autres se trouvaient nez à nez. Il leur fallait revenir sur leurs pas et reprendre la voie délaissée. Le temps se couvrit ; la nuit venait ; l’ombre accumula des formes indécises et transforma les choses. Des taches de feuilles rougies, sur la mousse, épouvantaient de loin. On tremblait en fouillant du regard les à-pics, du haut des roches vertigineuses. La bise anima d’une vie frémissante les sapins funéraires et les fourrés compacts. On aurait dit, soudain, qu’ils abritaient un blessé convulsif ou quelque présence inopinée… Mme Monbardeau se lacérait les mains à force de scruter les buissons épineux. Bornud, l’œil attentif, espionnait la vie forestière, et son chien quêtait devant lui, le nez au vent…

Mais rien, rien, rien. Rien de visible sur ces maudites pierrailles et sur la sécheresse de la terre. Rien, nulle part ! Rien que des clameurs enrouées rebondissant de rocher en rocher ; se mêlant parfois au fracas d’une cascade et traversant les gorges sombres où la forêt ne plongeait que pour remonter, tantôt profonde et tantôt culminante, mais toujours taciturne et secrète.

Des vapeurs s’élevaient des bas-fonds. Le ciel noircit.

Mme Le Tellier, qui allait avec sa sœur, son mari et Bornud, se laissa tomber sur un tertre, à la lisière supérieure des bois ; elle n’en pouvait plus. De cette place, on voyait enfin le sommet du Grand-Colombier. C’était un dos d’âne gigantesque et nu, tapissé d’un gazon glissant. Il opposait à l’escalade un versant hostile. Trois bosses ondulaient sa crête ; elles étaient blanches de neige et sur la plus haute – celle du milieu – se dressait une croix monumentale, infime dans la distance.

Ils levèrent les yeux.

Un homme montait vers la croix, laborieusement, avec des glissades et des haltes fréquentes.

M. Monbardeau se fit une visière de ses mains.

– C’est Robert Collin, dit-il.

Un gémissement lui répondit. Mme Le Tellier, harassée de fatigue et d’inanition, se pâmait. Elle revint à elle. Mais il ne fallait plus songer à poursuivre la reconnaissance. Du reste, à quoi bon ? Le jour finissait. Des nuages s’amoncelaient au-dessous d’eux. Et n’avaient-ils pas rempli leur tâche ? Toute la montagne ne se trouvait-elle pas explorée, depuis le bas jusqu’à la crête déserte où parvenait Robert ?

Le retour fut mortel et s’accomplit dans un mutisme lourd de pensées. Les Monbardeau et les Le Tellier étaient à jeun depuis douze heures ; la faim exaltait leur angoisse.

À l’auberge, où Mme Arquedouve avait fait servir un dîner, la lampe éclaira des faces exténuées qui s’interrogeaient anxieusement.

Rien. Personne n’avait rien découvert. Et tous étaient rentrés, à l’exception de Robert. Il avait dit à Maxime : « Ne m’attendez pas pour repartir. Je m’arrangerai. Qu’on ne se tourmente pas à mon sujet. »

– Eh bien, mon garçon ? fit M. Le Tellier avec un geste découragé, que dis-tu de cela ?

– Moi ? Mais… qu’il faut prévenir la justice…

– Tu ne crois pas à un accident ?

– Mon Dieu… oui et non… Mais la justice…

Un sourire entendu plissa les lèvres des paysans.

– La justice est déjà prévenue, balbutia M. Le Tellier à voix basse et d’un air confus. J’ai télégraphié ce matin au duc d’Agnès, qui va nous amener des gens de la police…

Maxime, abasourdi, le regardait baisser les paupières.

– Si ce n’est pas un accident, s’écria Monbardeau, qu’est-ce que ce serait donc ?… Une fugue ? c’est inadmissible. Il hésita, l’espace d’une seconde : Un enlèvement, alors ?…

– Je commence à le croire, dit M. Le Tellier. Je m’attends à recevoir une lettre exigeant la forte somme en échange de Marie-Thérèse…

– Sans doute, approuva Maxime.

Il y avait là une quarantaine de montagnards formant le cercle. Ils secouaient la tête en signe d’incrédulité. Mme Monbardeau les imitait.

M. Le Tellier les dévisagea l’un après l’autre.

– Est-ce que vous avez une opinion, mes amis ? demanda-t-il. Si vous en avez une, dites-la.

Bornud répondit pour eux tous, avec l’accent doucereux du terroir :

– Oh ben là non ! Bien sûr que non ! Nous autres, on ne peut pas savoir !

Mais la terreur du sarvant planait sur eux.

La pluie, tout à coup, tomba violemment. Cela fit comme un piétinement soudain de mille petites pattes cabriolant de tuile en tuile au-dessus de la compagnie. Quelques épaules tressaillirent à ce bruit. M. Monbardeau s’approcha de son beau-frère, et tout bas :

– Comprends-tu, maintenant, pourquoi le vol d’une statue et d’un mannequin les impressionnait pareillement ? Saisis-tu la progression ?

– Soyons francs, avoua M. Le Tellier. Toi depuis hier, moi depuis ce matin, pensons-nous à autre chose ?

– Quelle sottise !

VII – L’ATTENTE ET L’ARRIVÉE DES RENFORTS

Le lendemain matin, vers huit heures, on se réunit comme à l’ordinaire dans la salle à manger de Mirastel. M. et Mme Monbardeau s’y trouvaient ; l’horreur d’être seuls les avait saisis au moment de réoccuper la maison d’Artemare, et Mme Arquedouve leur donnait asile jusqu’à nouvel ordre.

Mauvaise nuit. L’extrême lassitude et l’angoisse avaient tenu chacun dans l’insomnie. La pluie tombait encore. Ils la maudissaient de venir trop tard et de rendre la terre sensible aux empreintes quand il n’était plus temps. Aucune nouvelle. Robert Collin n’était pas rentré, le duc d’Agnès pas arrivé, et le courrier n’avait pas apporté à M. Le Tellier la lettre de chantage qu’il attendait – qu’il espérait !

On parlait beaucoup, de peur que le silence laissât trop de latitude aux imaginations. Mme Le Tellier, en plus de son chagrin, ressentait un grand dépit de ce que Marie-Thérèse eût disparu à la minute même où le duc d’Agnès avait sollicité l’honneur d’être son gendre. Elle s’échauffait, sanglotait et disait dans son désespoir mêlé de rancune :

– J’aimerais mieux… oh ! j’aimerais mieux l’avoir mariée au Turc, tenez ! plutôt que d’ignorer ce qu’on lui fait à cet instant !…

Et elle pleurait de plus belle, avant de proférer d’autres extravagances.

Maxime, inquiet de l’absence prolongée de Robert et froissé de l’indifférence unanime à l’égard d’un tel dévouement, se retira dans son laboratoire, afin d’y goûter un peu de calme. Mais ses poissons, dans leurs aquariums, ne l’intéressaient plus. L’océanographie l’importunait. Ses pinceaux et ses couleurs lui firent l’effet de joujoux bons pour les enfants, qui, eux, n’ont pas de soucis. Maxime parcourut d’un regard distrait les boîtes de collection suspendues autour de la rotonde, et il se méprisa de les avoir autrefois estimées.

Elles renfermaient cependant des choses curieuses. Jadis, il s’était diverti à capturer les animaux, de toute espèce, dont la forme et la couleur s’identifient à celles de leur support ou de leur milieu, si exactement que leurs ennemis ne peuvent plus les en distinguer. Il avait aussi attrapé les bêtes qui s’évertuent à ressembler à d’autres bêtes, soit pour effrayer leurs adversaires, soit pour tromper la méfiance de leurs victimes. En un mot, c’était une collection de mimétismes.

Voulant apaiser son inquiétude, Maxime essaya de se rappeler la difficulté de ses chasses puériles, où la proie était d’autant plus inestimable qu’elle se dissimulait avec plus de perfection. Et il se souvenait tristement de sa joie, lorsqu’il pouvait mettre sous verre quelque bestiole inédite, posée sur la feuille, la branche ou la pierre qui se confondait avec elle. Que de fois, pour lui faire plaisir, Marie-Thérèse s’était mise en quête de mimétismes !… Pauvre chère jolie sœur !…

Allons ! la solitude et l’inaction ne valaient rien, décidément ! Il valait mieux boucler ses guêtres et se porter au devant de Robert.

Maxime, ayant prévenu M. Le Tellier, s’en fut dans la montagne.

La pluie avait cessé.

 

À Mirastel, on attendait ; et le temps s’écoulait avec une lenteur désespérante. M. Le Tellier arpentait les couloirs du château et les allées du jardin. M. et Mme Monbardeau s’efforçaient de lire les journaux, qui retraçaient l’événement tout de travers. Quant à Mme Le Tellier, elle était montée à la chambre de sa fille avec Mme Arquedouve, et l’une s’ingéniait à retrouver Marie-Thérèse dans la vue de son entourage intime, tandis que l’autre respirait tendrement l’odeur florale qui s’en exhalait. Quelques visiteurs sonnèrent au portail. Ils laissaient des cartes avec l’expression de leur sympathie. On ne reçut que Mlle de Baradaine, l’unique parente de Fabienne Monbardeau-d’Arvière. Elle épancha le trop-plein de son gros cœur dans une tirade prodigieuse d’abondance et de banalité. La consternation générale redoubla.

À quatre heures, M. Le Tellier en vigie sur la terrasse, d’où il guettait l’arrivée du duc d’Agnès par la voie du ciel ou voie de terre entendit Maxime qui l’appelait à la fenêtre de son laboratoire. Robert se tenait près de lui.

M. Le Tellier courut les rejoindre.

– Mon ami, mon cher ami ! dit-il en apercevant son secrétaire accablé de lassitude. Que je vous suis reconnaissant !…

Robert l’arrêta :

– J’ai passé la nuit et la matinée dans le Colombier, dit-il, mais ne me plaignez pas : il n’est tombé qu’une ou deux gouttes de pluie à l’endroit où j’étais… Et c’est plus heureux qu’on ne pourrait le supposer.

– Vous savez quelque chose !

Robert et Maxime s’entre-regardèrent.

– Oui, papa, il y a du nouveau. Mais nous avons tenu à ce que vous fussiez seul à le savoir ; parce que les autres, s’ils l’apprenaient, n’auraient de cesse qu’une fois renseignés par le menu. Et nous avons la conviction qu’il vaut mieux ne pas décrire ce que Robert a trouvé.

– Comment ! comment !

– Oh ! rassurez-vous : sa découverte n’est pas épouvantable ! Loin de là, puisqu’elle met un atout dans notre jeu. Mais nous préférons, Robert et moi, que l’on voie les choses, au lieu d’en écouter la description, afin que chacun puisse se prononcer librement à leur sujet. Vous savez combien le langage le plus neutre est tendancieux ; vous savez comme l’opinion de celui qui parle se trahit, malgré lui, dans le choix des formules. Toute phrase est un jugement, si impartiale qu’on la suppose ; exprimer un fait, c’est, du même coup, en faire la critique. Or, il s’agit d’un indice tellement extraordinaire, inexplicable, d’un problème si ardu, qu’il faut absolument recueillir là-dessus le plus grand nombre d’avis, sans que les uns aient subi l’influence des autres.

– Soit. Pouvez-vous me conduire tout de suite…

– C’est au sommet du Colombier, dit Robert. Nous irons avec les policiers dès demain. Je croyais les trouver ici.

– François d’Agnès n’est pas encore là ? s’étonna Maxime. Voilà qui est surprenant.

M. Le Tellier fut tiré de la méditation où l’avait plongé cet entretien par le ronflement d’une automobile lointaine.

Il s’approcha de la croisée et vit une machine de course arriver sur la route comme un engin dévastateur. Dans un crépitement de fusillade, un tonnerre grandissant de mitrailleuse, elle se rua, forcenée, à l’assaut de la rampe. Elle bondissait ; elle montait la côte en zigzags plus vite qu’une avalanche ne l’eût dégringolée ; elle dérapait follement dans les virages, avec des grondements impétueux. Et on apercevait, à travers les éclaboussures jaillies de son passage, quatre hommes vêtus de caoutchouc, cramponnés au petit bonheur sur deux baquets, parmi des valises et des pneus de rechange.

M. Le Tellier restait immobile d’admiration. Chaque tournant était une acrobatie. Le duc d’Agnès exécuta le dernier sur deux roues. Une seconde après, la pétarade furibonde emplissait la charmille, et le monstre d’acier, fumant, maculé de flèches boueuses signe de sa course folle, s’arrêta devant le perron.

M. Le Tellier descendit à la rencontre des nouveaux venus.

Débarrassé de la blouse cirée et du suroît qui lui donnaient la mine d’un loup de mer, le duc d’Agnès parut, svelte, bien découplé. En vain les averses et les rafales avaient-elles rougi et gonflé la peau de son visage, en vain pleuraient ses yeux éventés. Il était si jeune et si beau qu’on aurait dit un prince charmant délivré, sur l’heure, de quelque affreuse métamorphose.

Il expliqua son retard :

– J’aurais voulu partir dès hier, aussitôt reçue votre dépêche, monsieur. Mais le préfet de police tenait beaucoup à m’adjoindre certain de ses auxiliaires qui n’était libre qu’aujourd’hui. Je vous présente M. Garan et M. Tiburce.

M. Le Tellier tendit la main aux deux hommes. Le premier la secoua rondement. Mais le deuxième devait appartenir à quelque société secrète, car il chatouilla d’un attouchement fort indiscret la paume et les doigts de l’astronome. C’était presque impudique. M. Le Tellier, cramoisi, poussa les voyageurs dans son cabinet.

Il leur raconta, sans perdre un instant, tout ce qu’il savait de l’aventure désastreuse, et n’eut garde d’omettre la conversation qu’il venait d’avoir avec son fils et son secrétaire. On l’écouta religieusement. Toutefois, lorsqu’il entama le chapitre des hypothèses, l’un des étrangers, M. Garan, l’interrompit.

Ce personnage, de corpulence moyenne et d’allure martiale, avait le teint basané, des joues bleues, et portait des cheveux poivre et sel taillés en brosse. Une moustache noire, beaucoup trop menaçante et infiniment trop grande pour lui, semblait sous son nez deux cornes de bison. Des sourcils considérables et de même couleur imitaient sur ses yeux une autre moustache, fourvoyée. Et il retroussait vers le ciel ce quadruple accroche-cœur.

– Excusez-moi, dit-il, si je vous arrête là. Mais nous connaissons, à la préfecture, l’histoire des déprédations bugeysiennes, et je les ai dites à ces messieurs, chemin faisant. Quant aux suppositions qui pourraient vous être venues, je préfère ne pas les savoir. Laissez-moi d’abord me rendre compte de ce qui est. Il convient d’élucider le point mystérieux du Grand-Colombier. Ensuite, nous discuterons. C’est une méthode des plus recommandables.

– Pardon, j’avais oublié, fit le duc d’Agnès. M. Garan est inspecteur de la sûreté.

M. Le Tellier, que l’impatience d’agir aiguillonnait, désigna l’autre inconnu, profondément absorbé dans l’examen de la salle, et dit à M. Garan :

– C’est bien aussi l’opinion de votre collègue ?

Le policier sourit derrière sa moustache cornue :

– Monsieur n’est pas mon collègue… Je n’ai pas l’honneur…

– Tiburce est un de mes amis, exposa le duc d’Agnès non sans marquer de l’embarras. Il peut nous être utile… oui… vraiment : utile. C’est un vieux camarade de pension à Maxime et à moi.

Enveloppé d’un macfarlane à grands carreaux, ce jeune homme rasé, blafard, à la bouche écarlate toujours ouverte, qui éclatait dans sa figure comme une tomate sur un fromage blanc, l’œil rond, les traits figés dans une atonie de plâtre classique – ce jeune homme, dis-je, représentait un spécimen accompli d’anglomane. Il eût sans doute constitué un gentil petit Français, rien qu’en laissant croître sa barbe blonde et naître à ses lèvres ultra-purpurines le sourire qui les sollicitait sans trêve. Peut-être même, vêtu comme vous et moi, Tiburce nous eût-il égalés vous et moi… Mais voilà : Tiburce faisait l’Anglais. Il entourait d’étoffes londoniennes sa prestance de Gaulois, il recouvrait sa physionomie parisienne du masque britannique. C’est pourquoi, au lieu d’être auguste à la façon d’un lord, il l’était à la manière d’un clown.

– Mon ami, poursuivit le duc d’Agnès, est un…

– Je suis sherlockiste, et rien de plus.

M. Le Tellier fit des yeux en points d’orgue.

– Plaît-il ?

VIII – TIBURCE

Tiburce s’efforça d’atteindre le comble du flegme et de lorgner son interlocuteur bien en face.

– Je dis que je suis sherlockiste, répéta-t-il. – Mais alors il devint si rouge que ses lèvres disparurent dans l’embrasement de tout son visage… Sherlockiste ou holmesien, si vous préférez ; comme on dit carliste ou garibaldien.

À cette minute, M. Garan figurait assez heureusement l’ironie, M. d’Agnès la contrariété, et M. Le Tellier l’incompréhension. Ce que voyant, Tiburce reprit :

– Enfin, monsieur, vous avez bien entendu parler de Sherlock Holmes ?

– Euh… Serait-ce un parent de cette Augusta Holmès qui faisait naturellement de la musique ?

– Nullement. Sherlock Holmes est un virtuose, mais un virtuose détective. C’est un policier de génie, dont sir Arthur Conan Doyle a raconté les exploits fantaisistes…

– Eh ! monsieur, à l’heure où nous sommes, au diable les romans ! et foin de votre Shylock Hermes !

– Sherlock, rectifia Tiburce, Sherlock Holmes. Et il poursuivit sans trop s’émouvoir : Eh bien, monsieur, moi je suis l’émule vivant de ce héros imaginaire, et j’applique aux difficultés de la vie réelle sa méthode incomparable.

Le duc d’Agnès, s’apercevant que M. Le Tellier s’agaçait de plus en plus, hasarda timidement :

– J’affirme… en vérité… que Tiburce nous sera d’un grand secours.

Et Tiburce :

– Écoutez-moi quelques instants. Si vous manquez de foi, c’est que vous ne comprenez pas. Laissez que je m’explique.

– Voyez-vous, monsieur, ma vocation s’est décidée à l’époque où je faisais ma philosophie – non pas un jour que je piochais quelqu’un de ces scolastiques dont je devais tant chérir les œuvres – mais un soir que je lisais le conte de Voltaire intitulé Zadig ou la Destinée. On y trouve, monsieur, certain morceau qui est comme le prototype de toutes les intrigues policières, où Zadig, quoique n’ayant jamais vu la chienne de la reine, n’en fait pas moins la description frappante au Premier eunuque, grâce aux vestiges qu’elle a laissés de son passage dans un petit bois.

Cette lecture m’ouvrit les yeux, et je résolus de cultiver en moi les dispositions à la perspicacité, que je sentais impérieuses et riches – soit dit sans fausse modestie.

À quelque temps de là, les contes d’Edgar Poe me tombèrent sous la main ; je fus émerveillé par l’esprit sagace du policier Dupin. Enfin, ces dernières années, toute une littérature s’est mise à fleurir à la suite du Crime de la rue Morgue, de La Lettre volée, du Mystère de Marie Roget, et ma vocation se dessina de plus en plus. À vrai dire, Sherlock Holmes domine cette production comme Napoléon domine l’histoire de son temps, mais chacun de ces ouvrages a pourtant son importance et forme un bréviaire du chasseur d’inconnu. Leur ensemble renforcé de plusieurs traités de logique, compose la bibliothèque du détective amateur – et cette bibliothèque, monsieur, ne me quitte pas.

Tiburce, disant ces paroles, ouvrit une valise qu’il avait dissimulée sous la cloche de son macfarlane, et tira de ses profondeurs une kyrielle de volumes solidement reliés. Il les posa un par un sur le bureau glissant côte à côte Aristote et Maurice Leblanc, Mark Twain et Stuart Mill, Hegel et Gaston Leroux, Conan Doyle et Condillac – faisant voisiner Le Parfum de la dame en noir avec les trois premiers tomes du Spectateur et Les Aventures d’Arsène Lupin avec La Logique inductive et déductive.

– Voici mes maîtres, dit-il avec un geste pompeux. Mais n’allez pas croire que l’étude de ces livres soit mon labeur unique. Je bûche énormément, monsieur, et dans tous les genres, afin d’acquérir les connaissances universelles du grand Sherlock. Je ne laisse un manuel d’algèbre, de menuiserie, de médecine ou d’élevage, que pour courir à la salle d’escrime, au club de boxe, au gymnase ou bien au manège ; et mes vacances, je les emploie à faire de la logique appliquée : à passer des principes à la pratique, de la théorie au service en campagne.

« Hé ! que dites-vous de cela ?… Je vois avec plaisir, monsieur, que vous revenez sur votre première impression. Allez ! allez ! je retrouverai votre fille, c’est moi qui vous le dis ! Et tenez, je veux vous convaincre davantage encore !

Là, Tiburce s’enfonça dans un canapé, croisa les jambes, fixa un coin du plafond, se rongea quelque peu les ongles et débita d’une voix rapide et négligente ; aigre et blanche – de cette voix, enfin, que l’acteur Gémier prêtait au personnage de Sherlock Holmes :

– Monsieur, vous possédez un chien de la race dite « griffon Boulet à poils durs ». Et ce chien d’arrêt, vous en faites un toutou d’appartement. Car vous n’êtes pas chasseur. Pas chasseur, mais pianiste. Très bon pianiste, même ; ou du moins vous croyez l’être. J’ajouterai que vous avez servi dans la cavalerie, que vous portez à l’ordinaire un monocle, et qu’un de vos passe-temps favoris est le tir à la cible. Chut ! taisez-vous, prière de ne pas m’interrompre.

Et, sans cesser de regarder en l’air, il continua :

– Le bas de votre pantalon est couvert de poils. Or, ces poils ne peuvent appartenir qu’à un chien de l’espèce précitée ou à une chèvre. Mais il n’entre pas dans nos mœurs de faire coucher les chèvres sur nos pieds. Donc… Concluez vous-même. D’autre part, je sais que vos occupations ne vous laissent pas le loisir de chasser, et j’en déduis que votre chien, malgré sa nature, est un chien d’appartement, par destination. Vous jouez au piano ; oui. En vous donnant la main, j’ai reconnu au bout de vos doigts les callosités professionnelles des pianistes. Elles m’ont révélé que vous jouez même très fréquemment. Or, un homme de votre âge et de votre intelligence ne saurait montrer tant d’assiduité dans l’exercice d’un art aussi délicat que s’il y est excellent ou s’il croit y exceller. À cause d’Ingres et de son violon, je n’ose affirmer votre talent de pianiste, en dépit de votre génie d’astronome. Vous avez servi dans la cavalerie, car vous marchez les jambes écartées et vous descendez les escaliers comme si vous redoutiez d’accrocher vos éperons aux degrés. Donc, vous avez l’habitude du cheval. Et c’est une habitude qui date de loin, car on ne vous voit jamais cavalcader à Paris. Votre jeunesse humble et studieuse ne vous ayant pas permis l’équitation, il faut par conséquent que vous ayez chevauché les destriers du gouvernement. Silence, je vous prie. Vous portez un monocle. Parfaitement. J’ai découvert sa trace au pli de votre orbite ou à la carabine, car votre œil gauche a coutume de se fermer pour viser : il est un peu plus petit que l’autre, et les plis de la ride nommée « patte-d’oie » sont plus accusés à gauche qu’à droite. Comme vous ne chassez pas, il s’ensuit que vous pratiquez le tir à la cible. C’est tout. J’ai dit.

– Si vous n’êtes pas content avec cela ! s’écria Garan sur un ton moqueur.

Mais M. Le Tellier n’était pas disposé à la plaisanterie. Sans dire un mot, il tira de l’ombre, sous le bureau, une chancelière en peau de bique et la jeta au milieu de la pièce.

– Voici le griffon Boulet à poils durs, fit-il.

Puis il ouvrit une armoire, et montrant sa machine à écrire :

– Voici le piano.

D’un tiroir il sortit sa loupe d’horloger, l’encastra sous son arcade sourcilière droite, et ajouta d’une voix coupante :

– Voici le monocle.

Enfin il produisit une photographie qui le représentait dans la posture de son état : l’œil droit à l’oculaire d’une lunette méridienne et l’œil gauche fermé, ainsi qu’il arrive à tous les astronomes pendant leurs observations.

– Et voici la carabine ou le pistolet, dit-il avec un sifflement irrité. Quant à la cavalerie, je ne sais ce que vous voulez dire. Il se peut que j’aie les jambes en manches de veste, mais je ne suis jamais monté à cheval. À présent, mon jeune ami, permettez-moi de vous déclarer que, pour faire le jocrisse, vous avez mal choisi votre heure et votre lieu ; et que, s’il était de tradition de se servir des serins pour tirer des auspices, vous seriez un oiseau de bien mauvais augure. C’est tout. J’ai dit.

Garan éclata de rire à la dernière inconvenance. Mais à peine M. Le Tellier eut-il vomi ces imprécations sous l’empire de la colère, qu’il se repentit de l’avoir fait. Tiburce, maintenant, ne cherchait plus à doubler Sherlock Holmes. Verdâtre et penaud, il balbutiait de vagues excuses tremblotantes. Il semblait désolé, beaucoup plus désolé même que sa déconvenue ne le comportait. Si bien que l’astronome, saisi de pitié, s’empressa d’ajouter :

– Après tout, on peut se tromper quelquefois… Vous serez plus heureux demain, n’est-ce pas ?… Excusez un mouvement d’humeur. – Allons, messieurs, je vais vous faire conduire à vos chambres.

Il sonna. Un domestique parut. Mais le duc d’Agnès laissa partir ses deux compagnons.

– Je voudrais vous parler, dit-il à M. Le Tellier.

Avant tout, monsieur, pardonnez-moi Tiburce. Voici pourquoi je l’ai amené. Tiburce est resté mon ami depuis le collège. Il y a des années que je le connais, des années que je suis témoin de sa bonté, de son grand cœur, et des mois que j’assiste à sa bêtise, qui est récente. C’est le plus fidèle, le plus dévoué, le plus… ingénu… des caniches. Néanmoins, ces qualités n’auraient pas suffi à me décider, et je ne l’aurais pas conduit à Mirastel, n’était ceci :

« Tiburce était présent lorsque j’ai reçu votre dépêche. Bouleversé par une nouvelle aussi étonnante, apprenant d’un seul coup la disparition de Mlle Marie-Thérèse et l’agrément – sous-entendu – de ma demande (puisque vous réclamiez mon secours), je restai quelque temps abasourdi d’avoir soudain gagné ma cause et perdu ma fiancée.

– Pardon, pardon, mais…

– Un instant. Sur ces entrefaites, monsieur, Tiburce me jura qu’il retrouverait Mlle Marie-Thérèse. J’oubliai, dans mon désarroi, les innombrables gaffes dont le pseudo-Sherlock s’était rendu fautif… « Ah ! lui dis-je, si tu retrouves Marie-Thérèse, demande-moi tout ce que tu voudras ! » Aussitôt, je m’aperçus de ma sottise.

« Depuis deux ans, monsieur, Tiburce aime ma sœur, et Jeanne l’aime aussi. Certes, si cela ne dépendait que de moi, leur mariage serait déjà un vieil événement ; car je ne connais pas de meilleures créatures que Tiburce et que Jeanne. D’un autre côté, vous savez que ma bonne petite sœur n’est pas très belle… Tiburce, qui jouit d’une fortune colossale, ne l’épouserait donc pas pour sa dot… Somme toute, ce serait le bonheur…

– Et bien, alors ? fit M. Le Tellier.

– Eh bien, monsieur, je me souviens de feu mon père, le duc Olivier ; de feue ma mère, née d’Estragues de Saint-Averpont, et de tous mes aïeux. Souffriraient-ils, aux cieux, qu’une Agnès s’appelât d’un nom roturier ?

– Qu’en pense Mlle Agnès ?

– Ma sœur s’est rangée à l’avis du chef de famille – au mien. Dans nos maisons, ces décisions-là ne se discutent jamais… Seulement… hum… quand Tiburce m’a dit : « Me donnes-tu Mlle Jeanne en échange de Mlle Marie-Thérèse ? » – que voulez-vous !… il m’a semblé qu’au fond de leur tombeau mes ancêtres ne devaient plus songer à grand-chose… et j’ai répondu : « Oui. Retrouve Marie-Thérèse, et Jeanne sera ta femme. »

« Une heure après, en accomplissant mes démarches à la préfecture de police, ma folie me stupéfia. J’aurais bien voulu revenir sur ma promesse et ne pas emmener l’inutile Tiburce ! Mais je n’en avais plus le droit. Si certain que je sois de son incapacité, il me faut désormais lui faciliter une tâche dont j’ai fait le serment de récompenser le succès !

– Je comprends sa mine déconfite ! Pauvre garçon ! C’est dommage qu’il ne soit pas plus dégourdi, ce M. Tiburce ; il aurait retrouvé Marie-Thérèse. Avec un pareil mobile, on arrive à tout. L’amour !…

– Ha ! monsieur, l’amour ! Si vous mesurez les chances de réussite à la grandeur de l’amour, alors n’est-ce pas moi qui retrouverai ma fiancée ?

– Hum, votre fiancée… C’est-à-dire que… euh ! Écoutez donc… J’ai été un peu affolé, au moment de la dépêche… Il y a un autre jeune homme qui, concurremment avec vous, m’a demandé la main de ma fille… Je vous avoue que, pour ma part, euh… Enfin, elle choisira. Elle sera libre de choisir entre vous et M. Robert Collin… Mais, en toute justice, il est bien certain que celui qui la retrouvera…

– Mais, monsieur, se récria le duc d’Agnès tout interloqué, ne savez-vous pas que Mlle Marie-Thérèse me fait l’honneur de m’aimer ?

– C’est vous qui me l’apprenez, monsieur.

– Ho ! ho ! mais… il m’avait semblé que tout le monde le savait…

« Décidément, se dit M. Le Tellier, j’ai trop vécu dans les étoiles. »

IX – À LA CIME DU COLOMBIER

Aux instants critiques, chaque nouveau venu paraît un sauveur. Les femmes et le Dr Monbardeau accueillirent MM. d’Agnès, Tiburce et Garan comme une trinité de messies. Et il ne faut pas douter que Maxime et Robert eussent partagé leur sentiment, si le premier condisciple, Tiburce le simple, et si la présence du duc d’Agnès avait pu exciter dans l’esprit de Robert autre chose que de la jalousie.

Sur l’avis de M. Garan, on s’abstint, ce soir-là, de toute conjecture à l’endroit des disparitions, et l’on se borna à préparer l’expédition du lendemain vers le secret du Colombier.

Lorsque chacun s’en fut coucher, le grand espoir provoqué par la rescousse de chercheurs professionnels était déjà tombé. Tiburce s’était dévoilé le plus godiche des maniaques, et Garan sous ses dehors de capitaine en bourgeois, venait de prouver une mentalité de sergent de ville. Cependant, plusieurs personnes auguraient favorablement d’une absence assez longue, et restée mystérieuse, qu’il avait faite avant le dîner, au sujet de quoi, par discrétion, nul ne voulut l’interroger.

On devait partir au lever du soleil.

Quand il se montra, Garan piaffait déjà depuis une heure. Il fallut lui prêter un paletot, une canne et des jambières ; car il n’avait rien apporté. Tiburce, lui, fut en retard. Il accourut enfin, dans un bruit de souliers à clous, d’objets entrechoqués ; et l’on put admirer son équipement : ses bottes, son alpenstock, son capuchon, son chapeau tyrolien et la profusion de sacs, sacoches, étuis, fourreaux, gaines et musettes qui lui pendaient autour du corps ainsi que des fruits saugrenus.

M. Le Tellier haussa les épaules.

Mme Arquedouve et ses filles avaient sagement résolu de ne pas quitter Mirastel. Toutes hâves aux clartés de l’aube – en deux jours vieillies de deux ans – elles assistèrent au départ des automobiles.

Les enquêteurs étaient au nombre de sept.

Après Don, Garan se fit montrer la croisée de chemins où Marie-Thérèse avait rencontré Henri et Fabienne Monbardeau.

À Virieu-le-Petit, l’inspecteur interrogea de nouveau la tenancière du cabaret, qui maintint ses premières déclarations.

Puis la caravane se mit en branle, et bientôt elle eut dépassé l’endroit où Henri Monbardeau avait dissimulé le carnier de l’aubergiste, l’endroit où se perdait la piste des trois disparus.

Au bout d’une heure et demie de montée à travers les bois verdoyants, l’étroite route ayant contourné de sa corniche force ravins somptueux, et traversé de son ruban maints pâturages plus beaux que de belles pelouses, on aperçut la triple bosse du Grand-Colombier. Depuis l’avant-veille, les trois calottes de neige s’étaient un peu réduites. La croix géante apparaissait minuscule, très haut, très loin encore ; des aigles planaient au-dessus et décrivaient leurs lentes spirales. Sous la conduite de Robert, on entreprit l’ascension pénible du calvaire. La pente se redressait de plus en plus ; elle glissait davantage à mesure que les semelles s’y polissaient, et elle prenait pour ses assaillants l’apparence d’une muraille infinie.

Tiburce soufflait. Il s’était délesté de sa cargaison au profit des uns et des autres ; mais ses bottes à clous ronds patinaient à qui mieux mieux. On dut le hisser. Le vent rude, qui râpait le versant, lui emporta son chapeau tyrolien. Quand il s’arrêtait, il n’osait pas jeter de regards en arrière, à cause du vertige ; et ainsi se privait-il de contempler, tout en bas, l’étalement fastueux du Valromey et les toits lilliputiens de Virieu-le-tout-Petit.

M. Monbardeau et M. Le Tellier pris d’une ardente curiosité, serraient les lèvres pour s’empêcher de questionner Maxime ou Robert.

Ce dernier, qui devançait tout le monde – et que la gravité des circonstances avait singulièrement déluré – atteignit le bord de la housse blanche et s’arrêta. Les aigles tournoyants s’élevèrent. On entendait la neige pétiller sous le soleil. À cinquante mètres plus haut, le vent faisait siffler la croix.

– Ah ! s’écria M. Monbardeau, il y a des pas sur la neige !

– Ne faites pas d’autres empreintes ! recommanda Maxime. Restez en dehors.

Robert assujettit ses lunettes, et parla :

– C’est ici que nous retrouvons la trace de ceux que nous cherchons. À coup sûr, ils ont suivi le chemin que nous venons de parcourir. Leur promenade avait pour but la croix du Colombier. Ils furent les premiers à faire, cette année, l’excursion traditionnelle ; et la neige a modelé leur passage, dont la terre sèche, le gazon et les rochers n’avaient rien conservé.

– Êtes-vous certain que ce soient eux ? fit Garan.

– Absolument. Écoutez-moi, et regardez. Nous sommes en présence de trois traces parallèles qui entament la carpette de neige à trois mètres environ l’une de l’autre et qui montent vers le sommet. Elles sont récentes et de même date, car la fonte les a déformées légèrement et pareillement. De plus, cet intervalle de trois mètres est bien celui que prennent entre eux des compagnons d’escalade. Témoin ce que nous venons de faire nous-mêmes. Donc, trois personnes sont venues ici ensemble, depuis peu.

« Eh bien, je dis que la trace de gauche est celle de M. Henri Monbardeau. C’est la seule, en effet, qui soit faite par des souliers d’homme – des souliers de touriste, larges et cloutés pour la montagne. Les deux autres ont été imprimées par des bottines de femmes. Mais la voie du milieu trahit des brodequins solides, à talons plats, garnis de pointes ; tandis que la trace de droite accuse nettement les contours de bottines légères, à talons Louis XV. On ne saurait trouver de vestiges correspondant avec plus d’exactitude au signalement pédestre des trois disparus, et cela suffirait à nous convaincre que voici les traces de M. Henri, de sa femme et de Mlle Marie-Thérèse. Mais ce n’est pas tout.

« Remarquez ces petites cavités rondes qui suivent chaque voie et qui sont beaucoup plus importantes pour les deux pistes de gauche que pour celle de droite. Ce sont, d’un côté, des trous de cannes ferrées, et, de l’autre, des piqûres d’ombrelle ou de parapluie.

« En outre, la trace de droite s’accompagne d’indices particuliers. On dirait que la neige a été balayée…

– Parbleu ! C’est la jupe ! la jupe longue de ma fille ! s’exclama M. Le Tellier.

– Vous l’avez dit, maître.

– Très bien, approuva Garan.

– Très bien ! opina Tiburce, bouche bée.

– Voilà une excellente découverte, reprit l’inspecteur.

La direction des traces, à la sortie de cette zone révélatrice, va nous orienter. Faisons le tour de la bosse, en suivant la lisière de la neige, nous les rencontrerons forcément. Il est inutile de se geler les pieds à suivre les empreintes.

– Parfait, acquiesça Robert. C’est mot pour mot, le raisonnement que je me suis tenu.

Ils commencèrent à longer la bordure de la couche éblouissante, à la file indienne. Penchés au flanc de la déclivité rapide, ils tournèrent le mamelon et passèrent de l’autre côté de la montagne, face aux Alpes.

Le mont Blanc dominait l’horizon formidable et miroitait parmi les nuages. Sur cette face, le gouffre se creusait plus vertigineux. Tout au fond de sa vallée profonde, le Rhône semblait immobile et dérisoire ; et les hommes, microscopiques, disparaissaient.

– Tiens ! encore des pas ! Mais montent-ils ou descendent-ils ?…

– N’en tenez pas compte, répondit Robert à M. Monbardeau. Ce sont les miens et ceux de Maxime… Vous comprendrez tout à l’heure. Hier nous avons marché dans nos propres traces, de peur de multiplier les voies.

Ils continuèrent à border la neige, tournant ainsi autour de la croix, qu’ils avaient toujours fort au-dessus d’eux, et dont ils ne voyaient que la partie supérieure.

Or, il arriva qu’à force de tourner ils se retrouvèrent à leur point de départ, dix minutes après l’avoir quitté, ayant parcouru tout le périmètre de la calotte blanche et sans avoir aperçu la moindre trace descendante.

M. Monbardeau et M. Le Tellier s’écrièrent en même temps :

– Ils sont restés là-haut !

Le reflet de la neige accroissait encore leur pâleur.

– Dame, naturellement ! appuya Tiburce, puisqu’ils ne sont pas descendus, c’est qu’ils sont toujours là-haut !

M. Le Tellier chancela.

– Robert, mon ami, pourquoi nous avoir caché… ?

– Montons, dit le secrétaire. Je vous demande seulement de faire un détour ; afin que les trois pistes que voici restent bien isolées et bien nettes.

La crête du Grand-Colombier n’est rien moins que spacieuse. Sa bande aplatie n’a pas deux mètres de large sur trente de long. M. Monbardeau, qui grimpait avec une sorte de furie, arriva le premier, et demeura muet de saisissement contre le poteau de la croix.

Là où son imagination avait déjà couché les cadavres de son fils, de sa bru et de sa nièce, il n’y avait personne. Il n’y avait rien.

Rien ? Ah ! si !

– La canne d’Henri ! Sa canne, brisée ! Elle est brisée !

– N’y touchez pas ! cria de loin Maxime. C’est l’essentiel, n’y touchez pas !

– Mais, les traces ? les traces ?… demandait M. Le Tellier. Il faut bien cependant que les traces… Ho ! Ça, c’est trop fort.

En effet, c’était trop fort.

Les trois pistes montaient jusqu’à la crête, mais là elles cessaient tout à coup. Les disparus étaient bien arrivés au sommet du Colombier mais ils n’en étaient pas redescendus, et pourtant ils ne s’y trouvaient plus.

Maxime, voyant son père et son oncle incapables d’observer et de raisonner, se chargea de leur exposer la situation, de l’étudier pour eux et de faire les remarques qu’elle comportait.

– Voyons, dit-il, un peu d’attention et de tranquillité. Examinons les choses, et reprenons les traces à partir du bord de la neige.

« Elles poursuivirent leur ascension, d’abord parallèles ; puis les deux voies extrêmes s’écartent légèrement de celle du milieu ; si bien que, arrivés sur la ligne de faîte, Fabienne se trouve à un mètre à gauche de la croix, Henri à cinq mètres de Fabienne sur sa gauche et Marie-Thérèse à six mètres d’elle sur sa droite. Là, nos promeneurs se sont arrêtés pour regarder le panorama ; chaque piste, en effet, nous présente le même piétinement léger, la même superposition d’empreintes, et l’on voit très bien que les cannes et le parapluie (ou l’ombrelle) se sont appuyés fortement sur le sol. Tout fait foi d’une courte station. Mais la ressemblance entre les trois pistes ne va pas plus loin.

« En effet, la piste d’Henri s’achève net à ce piétinement placide et normal du touriste qui se repose. C’est comme une impasse.

« Pour la piste de Fabienne, c’est différent. Nous découvrons, parties de son piétinement, quatre traces de pas qui se dirigent du côté d’Henri. Et c’est tout. Deuxième impasse. Remarquons, toutefois, au sujet de ces quatre pas, que la distance de l’un à l’autre est révélatrice de grandes enjambées. Ma cousine Fabienne devait courir lorsqu’elle a fait ces quatre pas… courir vers son mari… D’ailleurs, au milieu de son piétinement stationnaire, nous relevons une marque de semelle vigoureusement enfoncée, qui témoigne d’un brusque départ, d’une prise d’élan énergique.

« La piste de Marie-Thérèse – celle de droite – est plus compliquée. Venant du piétinement, une suite de pas précipités se dirige vers la croix ; mais soudain, à un mètre de celle-ci, un crochet les rabat sur la droite, et ces pas se mettent à descendre le versant du Rhône à toute vitesse. Nous comptons six empreintes, ce sont de véritables sauts. C’est une course folle sur une pente scabreuse, et qui finit soudainement à la sixième empreinte. Dernière impasse.

« Il y eut donc un instant où Fabienne et Marie-Thérèse se sont hâtées dans la même direction, qui était, pour Fabienne, celle d’Henri, et pour Marie-Thérèse, celle de Fabienne et d’Henri. Une cause inconnue empêcha la première d’arriver jusqu’à son mari et fit rebrousser chemin à la seconde. Ce fut sans doute cette même cause qui les escamota tous les trois.

– Certainement cela ne s’est pas effectué sans bataille, dit M. Monbardeau. Cette canne brisée… C’est bien la canne d’Henri… Je la reconnais.

– Que ce soit celle de M. Henri ou une autre, répondit Robert, le point capital est que ce soit la canne dont M. Henri se servait samedi. Son bout ferré ne peut s’adapter qu’aux empreintes de gauche.

– Ce que je ne comprends pas, marmonna Tiburce, c’est qu’elle se trouve si loin des traces de M. Henri Monbardeau…

– Ah ! parfaitement, reprit Robert. Messieurs, je vous prie de noter la position occupée par cette canne, à savoir : près de la croix, entre la piste montante de Mme Henri Monbardeau et le crochet de Mlle Le Tellier, c’est-à-dire à sept mètres cinquante environ du piétinement où se manifeste pour la dernière fois la présence – la présence calme, j’insiste – de M. Henri.

– Il l’aura jetée de là ? proposa M. Monbardeau.

– Non. J’y ai pensé. Cela n’est pas possible. Car alors il l’aurait lancée contre les deux femmes, au risque de les blesser, et votre fils n’est pas homme à perdre la tête à ce point.

– Mais, qui vous dit, contesta Garan, que les deux femmes étaient là quand la canne a été jetée ? Peut-être qu’elles avaient déjà quitté leur place…

– Distinguons. J’affirme qu’elles étaient à leur place de stationnement tandis que M. Henri était à la sienne, muni de cette canne dont voici le moule tubulaire à côté de ses traces de pause, car c’est en se portant vers lui qu’elles ont laissé les voies ici présentes, dont l’une s’arrête pile et dont l’autre se détourne avant de disparaître non moins totalement. Mais j’affirme aussi que M. Henri n’a pas jeté sa canne de l’endroit où il stationnait, premièrement parce qu’il aurait pu blesser ses compagnes, secondement parce que la neige, autour de la canne tombée, ne présente aucune éraflure, ce qui prouve que la canne est arrivée par terre non pas en oblique, mais verticalement. On l’a donc jetée d’en haut.

Tiburce, mordant ses lèvres ardentes, l’interrompit :

– M. Henri Monbardeau a pu la jeter en l’air, et elle serait retombée…

– Mais non, monsieur. D’abord, je le répète, il n’aurait pas risqué de geste périlleux pour ses voisines. Et puis, regardez la brisure. Il a fallu un rude coup pour la produire, et certainement celui qui a cassé cette canne de la sorte la tenait à pleine main. Un pareil effort, de la part d’un homme, nécessite également un point d’appui, ou tout au moins un calage sur les pieds. Or vous n’en trouvez pas de vestige parmi les traces de M. Henri… Cette canne a été brisée entre le point de stationnement de son propriétaire et le point où vous la voyez enfoncée dans la neige, qui l’a moulée comme un écrin. Et si nous l’examinons de plus près, cette canne, nous constaterons que la brisure, qui en fait un angle presque droit, ne peut être que la conséquence d’un choc violent sur un coin très dur… Je vous ferai observer que la croix est une charpente de sapin revêtue d’un blindage de tôle peint en blanc, cylindrique dans le haut, rectangulaire dans le bas. On pourrait donc supposer que la canne a été rompue sur l’un des quatre angles de la partie inférieure. Il n’en est rien. Nul renforcement n’a martelé la tôle, et la canne ne conserve pas la plus petite parcelle de peinture blanche. Voyez vous-même. C’est décisif.

« Sur quoi donc s’est-elle brisée ? Sur quelque chose qui était là et qui n’y est plus. Et sur quelque chose qui se tenait suspendu dans les airs.

– Vous êtes fort, dit l’inspecteur avec un ricanement.

Le duc d’Agnès intervint :

– Je me demande pourquoi tous ces embrouillages de raisonnements. N’est-il pas clair que les disparus ont été enlevés au moyen d’un ballon ?… un dirigeable ?…

– Ou un aéroplane ! ajouta Tiburce.

– Ah ! cela, non ! riposta le duc. Il n’existe pas d’aéroplane assez parfait pour cueillir successivement trois personnes à ras de terre, ni assez puissant pour les emporter, elles avec l’équipage que nécessiterait un coup de main aussi complexe. Tandis qu’un dirigeable…

– Enlevés ? Enlevés ? monologuait M. Le Tellier. Mais dans quel but ? Si on les avait enlevés, nous aurions déjà reçu des nouvelles, des menaces, des offres de… Que sais-je ?

– Ce n’est pas possible ! surenchérit M. Monbardeau levant les yeux au ciel.

– Ce ne peut être qu’un dirigeable, déclara Tiburce.

Mais M. Monbardeau montra les aigles qui planaient.

– Tenez, fit-il d’un ton bizarre, autant prétendre que ce sont des aigles colosses qui nous ont pris nos enfants !

Tiburce s’égaya.

– Ne riez pas, dit Robert. Si baroque que soit l’idée, elle m’est venue à l’esprit. Certes, l’hypothèse est fausse a priori. Mais elle expliquerait presque tout. Car, un dirigeable, monsieur d’Agnès, cela se voit venir, c’est une masse qui attire les yeux. Et si les ravisseurs s’étaient approchés dans un aéronef, nos amis s’en seraient garés, et leurs pas sur la neige indiqueraient des mouvements de retraite, alors que rien de tout cela n’existe.

– C’est vrai, fit le duc.

– Au contraire, des aigles, mais on en voit toujours au sommet du Colombier ! On n’y fait pas attention, aux aigles !… Or je vous défie d’évaluer la taille d’un oiseau qui passe aux environs du zénith, parce que vous ne pouvez pas mesurer la hauteur de son passage. Il faut connaître l’un des deux facteurs pour en déduire l’autre, et si…

– Fort exact, monsieur.

– … et si des aigles fabuleux, loin de tout objet de comparaison, avaient plané à mille mètres au-dessus des trois excursionnistes, ceux-ci les auraient pris tout bonnement pour des aigles communs, situés à quelques portées de fusil. Cela posé, admettons qu’un de ces rapaces chimériques se soit laissé tomber sur M. Henri Monbardeau. Il le surprend, il l’enlève. Mme Fabienne Monbardeau se précipite au secours de son mari. Mais un deuxième oiseau s’abat et l’emporte. Mlle Marie-Thérèse, elle, s’élance pour assister sa cousine, mais apercevant le troisième aigle qui fond sur elle, la voilà qui se prend à fuir éperdument jusqu’à ce que…

– Taisez-vous ! chuchota M. Le Tellier en désignant M. Monbardeau qui ouvrait des yeux effrayants.

– Ce n’est qu’une façon de me faire comprendre, maître. Remettez-vous, docteur, et pardonnez-moi. C’est une hypothèse absurde et fantastique. Je ne l’ai formulée que pour matérialiser nos réflexions… Si cette conjecture était vraisemblable, l’histoire de la canne viendrait la démentir. Il faudrait imaginer des becs d’airain, suffisamment inébranlables pour qu’on y puisse rompre des bâtons. Et il n’y a pas plus de becs d’airain que de vautours capables d’enlever soixante-dix kilogrammes de chair humaine.

M. Monbardeau s’épongea le front, et dit d’une voix rauque :

– Des oiseaux… non. Mais… des hommes… volants ?… Voyez, ici, en bas. Seyssel, Anglefort… Et pensez à la statue enlevée, là…

– Ha ! mon oncle ! se récria Maxime, de grâce, ne mêlez pas cette fumisterie au malheur qui nous frappe !

Mais Robert lui imposa silence :

– Voilà encore une supposition d’aspect lunatique et pourtant je l’ai envisagée, elle aussi ; car j’estime que, pour mener l’esprit à la vérité, rien ne vaut l’étude des hypothèses fausses. En science quelquefois, comme en grammaire toujours, deux négations valent une affirmation. Quand je sais qu’une chose n’est pas ici, je me doute qu’elle peut être là. Et puis, à force de perdre, on finit par gagner. Consolez-vous, docteur. Les voleurs d’hommes – si voleurs il y a – ne sont pas des sarvants de l’air… si sarvants il y a. L’enlèvement d’une seule personne à travers le ciel exigerait l’alliance de trois individus volant avec la force (proportionnée à leur taille) des condors les plus vigoureux. Il aurait donc fallu neuf complices pour exécuter le rapt de samedi. Or, si des aigles, même démesurés, peuvent ne pas être remarqués à cause des raisons que je vous ai données, une volée de neuf ornianthropes ne saurait passer inaperçue ! Nos amis se seraient retirés à leur approche, et encore une fois, ces traces ne décèlent ni écart, ni reculade, ni fuite, avant l’attaque de M. Henri, qui fut assailli le premier.

« Non, non : le dirigeable, les aigles, les hommes volants, rien de tout cela ne tient debout.

M. Monbardeau serrait les poings :

– Alors ?… Alors, quoi ?… Ils ne se sont pas volatilisés !… pas dissous dans l’air comme des morceaux de sucre dans l’eau, je suppose !… La foudre ne les a pas transportés au diable !… Ils ne se sont pas échappés par le sommet du Colombier comme l’électricité par les pointes !… Ils ne sont pas montés au ciel comme des prophètes, eh ?… Alors quoi ? quoi ? quoi ?… C’est idiot, à la fin !

Robert eut un geste évasif.

– Nous n’avons plus rien à faire ici.

– Pardon ! la neige va continuer de fondre, répliqua M. Le Tellier. Je vais prendre un croquis de toutes ces empreintes.

À cette vue, Tiburce annonça qu’il ferait mieux encore et qu’il allait photographier la neige du haut de la croix. Mais l’intrépide sherlockiste avait trop présumé de son agilité. Il ne put s’élever qu’à mi-chemin des solives transversales ; et ce fut Maxime qui, se souvenant des mâts et des vergues du Borda, réussit l’entreprise.

Pendant qu’il était à cheval sur les bras de l’immense gibet – destiné, semblait-il, à crucifier quelque Titan – l’inspecteur lui demanda de contrôler si le zinc ne portait aucune marque et le badigeon nulle éraillure pouvant être attribuées au frottement de cordages.

– Rien, répondit Maxime.

Par malheur, quand Tiburce, rentré à Mirastel, voulut développer les précieuses photographies, il s’aperçut qu’il avait oublié de charger son appareil.

X – DÉLIBÉRATION

Le soir même, tous ceux qui avaient participé aux recherches se réunirent dans le salon de Mirastel et tinrent conseil.

La canne brisée d’Henri Monbardeau gisait sur la table, au milieu du cercle ; et l’on voyait devant Mme Arquedouve le schéma des empreintes relevé par M. Le Tellier et dont Maxime avait pointillé chaque trait au moyen d’une aiguille, afin de rendre sensible aux doigts de sa grand-mère aveugle l’effigie de la chose étonnante et terrible.

M. Le Tellier écrivit de cette séance un compte rendu détaillé (Pièce 197). Nous le résumerons.

 

M. Garan, ne cachant pas que sa conviction était presque faite, reconnut néanmoins qu’une discussion ne serait pas inutile.

– Avant de se demander, dit-il, sont les disparus, qui les retient captifs et comment on les a enlevés, il faudrait savoir pourquoi.

Logiquement, d’ailleurs, la thèse enlèvement ne pouvait être adoptée qu’après élimination de la thèse disparition volontaire Cette élimination se trouva faite quand on eut examiné successivement le cas des trois absents, et conclu que pas un n’avait pu se retrancher du monde spontanément, ni même s’être laissé enlever. Mais, au cours du débat, lorsque M. Monbardeau affirma que son fils Henri n’avait nulle raison de s’éclipser, M. Garan lui demanda s’il savait que le jeune homme reçut des lettres poste restante à Artemare.

– J’ai procédé hier soir à une petite enquête, déclara-t-il. Le matin même de l’événement, M. Henri Monbardeau s’est présenté au guichet de la poste et a retiré une lettre aux initiales H. M.

L’étonnement de M. Monbardeau fit place à la colère lorsque Maxime, pour détromper M. Garan, dut révéler que les lettres aux initiales H. M. provenaient de Suzanne Monbardeau, et que la pauvre fille correspondait en cachette avec son frère. Le policier insistant, il fallut lui apprendre, devant tous, la triste aventure de Suzanne Monbardeau. Et personne ne lui en sut gré, d’autant que le Dr Monbardeau prit prétexte de cette digression contre la pécheresse et lui reprocher (lui qui l’avait chassée !) de n’avoir pas témoigné à ses parents la moindre sympathie à la suite des disparitions.

Puis la thèse enlèvement revint sur le tapis.

Qui pouvait bénéficier de la triple capture ?

Ici, M. Garan émit la supposition que Mlle Le Tellier avait pu être enlevée par un des nombreux soupirants que son père avait évincés. Préposé à la sécurité de la colonie étrangère à Paris, il avait assisté, comme tel, à l’inauguration du télescope Hatkins. Rien ne lui avait échappé de cette fête ni de ses suites, circonstance qui l’avait fait choisir pour suivre la présente affaire, lorsque le duc d’Agnès s’était présenté à la préfecture, de la part de M. Le Tellier.

Celui-ci déclara n’avoir reçu que trois demandes en mariage formelles, et, partant, n’avoir eu à opposer que trois refus catégoriques : au lieutenant don Pablo de Las Almeras, l’attaché militaire espagnol ; à M. Evans, un attorney de Chicago, enfin – et il s’excusa de faire allusion à pareille bouffonnerie – au Turc Abd-Ul-Kaddour-Pacha.

M. Garan les connaissait tous trois. C’étaient, selon lui, trois pistes à abandonner. L’Espagnol venait de se fiancer, l’Américain avait regagné l’Amérique huit jours avant les disparitions, et le Turc s’était embarqué à Marseille pour la Turquie avec ses douze femmes, le matin du triste accident et sous la propre surveillance de l’inspecteur, ce qui, justement, avait causé le retard du duc d’Agnès, obligé d’attendre l’arrivée à Paris de l’express Côte-d’Azur avant de pouvoir se mettre en route pour le Bugey.

Là-dessus, et quand il fut prouvé que Marie-Thérèse Le Tellier n’avait pas été enlevée pour elle-même, on conclut pareillement en ce qui concernait sa cousine Fabienne. Personne n’avait intérêt à la ravir, si ce n’est son ancien prétendant, M. Raflin, lequel se trouvait incapable d’un tel exploit, vu qu’il gardait la chambre à Artemare, depuis six mois, avec une fracture compliquée de la jambe.

Restait Henri Monbardeau. Avait-il été l’objectif capital du coup de filet ?

Illuminé soudain, M. Monbardeau prétendit alors, à la stupéfaction générale, que, si quelqu’un s’était emparé de son fils, ce quelqu’un n’était autre que M. Hatkins, « oui, Hatkins, le philanthrope, Hatkins, le donateur du télescope, Hatkins le milliardaire ! » Henri Monbardeau, poursuivant ses recherches bactériologiques, avait récemment isolé, cultivé, atténué le bacillus sclerosans ; grâce à lui, la guérison de l’artériosclérose était chose faite. Or, Hatkins lui avait proposé cinq millions de sa découverte – cinq millions dédaigneusement refusés… Bien que M. Garan assurât que le milliardaire était parti pour faire le tour du monde, en repassant par New York, plusieurs jours avant le rapt ; bien que l’honorabilité de M. Hatkins ne fît aucun doute pour la plupart des assistants, le Dr Monbardeau n’en voulut pas démordre. Et Tiburce le suivait dans sa croyance paradoxale, soutenant que M. Hatkins n’avait quitté la France que pour se procurer un alibi, après avoir chargé du rapt toute une bande de complices !

On revint ensuite à l’idée plus sérieuse d’une association de chenapans, habiles à terroriser leurs semblables et à les rançonner. Mais, à ce point de la conférence, il se produisit un incident d’une grande violence entre d’une part, Maxime et Robert, et, d’autre part, M. Garan, qui, rompant les chiens, les accusa tous deux d’avoir truqué les empreintes du Colombier, étant donné qu’ils avaient séjourné seuls au sommet de la montagne avant d’y mener qui que ce fût.

M. Le Tellier calma son fils et son secrétaire. Puis, faisant diversion, et brusquant les choses :

– Enfin, que décidons-nous, monsieur Garan ?…

– Oh moi ! fit l’autre, je ne veux plus rien dire.

– Soit. Et vous, Robert ?

– Je ne puis rien dire, mon cher maître. Rien encore, du moins.

Voyant l’inspecteur sourire à la dérobée, M. Le Tellier lança vivement :

– Et vous, monsieur Tiburce ?

– Hatkins ! Hatkins !

– Bravo ! fit M. Monbardeau soulevant des protestations indignées.

– Eh ! quoi ? repartit Tiburce. Avant tout, cherchons des explications simples, possibles, naturelles. Ne sortons pas du naturel !

Et citant un de ses auteurs, il poursuivit :

– J’ai depuis longtemps pour principe que, quand vous avez exclu l’impossible, ce qui reste, quelque improbable que ce soit, est pourtant la vérité. Or « ce qui reste », à mon avis, c’est l’hypothèse brigands et l’hypothèse Hatkins. Et cette dernière, étant la moins compliquée, doit être la bonne.

Mais Robert :

– L’impossible… Quel homme pourrait savoir ce qui est impossible et ce qui est naturel ?…

– Pour ma part, dit Mme Arquedouve, je suis avec M. Robert. Je sens qu’il a médité de toute la force de son savoir.

– Et moi, je veux qu’on me rende ma fille ! gémit Mme Le Tellier à bout de forces.

– Que fait-on, enfin ? s’impatienta M. Monbardeau.

Tiburce, le nez dans un indicateur, annonça :

– Je pars aux trousses de Hatkins ! Il y a un paquebot demain soir. Demain matin, je vous quitterai.

– Robert, Maxime, qu’allez-vous faire, demanda M. Le Tellier.

– Penser, dit Robert.

– Attendre, fit Maxime. Attendre la sommation des corsaires.

– Et vous, monsieur ?

Le duc d’Agnès répondit :

– Je vais me mettre, avec mon ingénieur, à construire des aéroplanes aussi vites et aussi stables que possible…, de fins voiliers…, de fins voiliers… pour la chasse aux pirates aériens.

– Ah ! s’écria Maxime, tu es de mon avis !

Et Robert :

– Faites toujours, monsieur, cela peut ne pas être inutile.

– M. Hatkins ! vous dis-je ! répétait Tiburce.

M. d’Agnès le rabroua :

– Tu es fou !

Cependant, M. Garan s’avançait vers M. Le Tellier :

– Je vous prie d’oublier ce que j’ai dit tout à l’heure… C’était mon devoir d’être sincère.

– On ne vous en veut pas, lui répondit M. Le Tellier. Vous avez exprimé votre opinion avec franchise, et, en définitive, elle est défendable, je le reconnais. Seulement, voyez-vous, mon fils et mon secrétaire sont au-dessus de tout soupçon. Vous ne le saviez pas.

 

M. Le Tellier termine ainsi le compte rendu de la soirée : « À l’issue de cette réunion, je vis M. d’Agnès s’approcher de Robert. Les deux jeunes hommes s’entretinrent quelques instants et se quittèrent sur une poignée de main loyale. Ceux qui étaient au courant de la situation comprirent que le duc venait d’affirmer à son humble rival en quel mépris il tenait les allégations de l’inspecteur. Puis ils durent convenir de faire tous leurs efforts pour retrouver Marie-Thérèse, l’un avec sa science, l’autre avec sa richesse, tous deux sans souci de l’avenir. »

XI – UNE LEÇON DE SHERLOCKISME

M. Garan, dont la chambre était contiguë à celle de Tiburce, fut réveillé de bonne heure par des bruits sourds et rythmiques, des exclamations cadencées, qui venaient de là. Il entra sans façon, vêtu de sa chemise, et trouva le sherlockiste en train de se livrer à une pantomime gymnastique et suédoise, destinée à entretenir la souplesse du corps et la vigueur des muscles. À sa vue, Tiburce, qui était nu, lui tourna le dos et continua ses gestes cadencés.

Ils avaient pris congé de tous la veille au soir, car leur train était matinal, et l’automobile de M. Le Tellier devait être parée vers cinq heures pour les conduire à Culoz.

– Eh bien, mon confrère, dit Garan, vous partez toujours à la poursuite de M. Hatkins ?

Tiburce acheva scrupuleusement sa rotation du torse autour des hanches :

– Plus que jamais !

– Vous savez que c’est insensé.

Tiburce versa de l’eau dans un tub et se mit à barboter selon la règle.

– Admettez que ce soit de l’inspiration, fit-il au bout d’un instant.

L’inspecteur examinait la chambre. Un désordre voulu (à la Sherlock) en faisait un capharnaüm. Cela sentait très fort le tabac anglais Navy Cut. À l’ombre de ses moustaches et de ses sourcils retroussés en toit de pagode, la bouche et les yeux de Garan recommencèrent à sourire.

– Je vous assure que votre méthode est défectueuse, déclara-t-il. Vous manquez d’expérience.

– Ce sera donc une école, répondit froidement Tiburce. J’ai bien réfléchi.

L’autre repartit :

– Non seulement le caractère de M. Hatkins dément vos accusations, mais encore son départ, antérieur à l’enlèvement, vous prouve que, s’il en est l’auteur ou l’instigateur, du moins les trois disparus ne sont-ils pas avec lui… Il les aurait donc fait mettre de côté, pour s’occuper d’eux à son retour ?… Voyons !…

Mais à présent, Tiburce, ganté de crin, se frictionnait la peau et sifflotait en mesure, comme les palefreniers d’Angleterre au pansage de leurs cracks.

Ce qu’ayant observé, M. Garan pivota sur ses jambes velues et alla se débarbouiller.

Ils se trouvèrent prêts à la même minute ; et Tiburce, constatant leur avance, dit au mécanicien :

– Nous partons à pied. Vous nous rattraperez sur la route.

Ils descendirent le petit sentier raide, entre les deux chemins.

– Sérieusement, reprit l’inspecteur, voulez-vous me croire ?

– Non.

– Écoutez, c’est inepte ! Et tout le monde vous l’a dit… Il est vrai que parmi « tout le monde » il y a deux lascars qui savent le fin mot…

– Robert et Maxime, n’est-ce pas ?

– Oui, cher monsieur.

– À mon tour de vous dire : c’est inepte.

– Ouais ! Les traces surnaturelles : du chiqué ! Du chiqué parce que surnaturelles, comme les fourbis de Seyssel, manigancés pour donner le change. À la préfecture, on se doutait bien que c’était le préambule de quelque chose… Quoique, pourtant, il y ait peut-être une autre corrélation entre ces attrape-nigauds et l’enlèvement…

– Certes, je suis de votre avis là-dessus : les deux événements sont connexes. Mais, à l’égard de Maxime et de Robert, vous errez. D’Agnès les connaît très bien, et il garantit leur bonne foi. Quant aux pistes sur la neige, il va de soi qu’elles ne peuvent être surnaturelles… Cependant, tout bien pesé, je ne soutiens pas que l’enlèvement ait eu lieu au sommet du Colombier. Les empreintes ne sont peut-être qu’un stratagème à deux fins, combiné. 1° pour effrayer, 2° pour tromper les esprits sur l’emplacement du rapt. On aurait apporté la canne ; on aurait imprimé les traces avec des bottines au bout de longues perches, du haut d’un ballon dirigeable arrimé à la croix… Je parle d’arrimage à cause du vent perpétuel qui doit empêcher là-haut tout stationnement d’appareil en vol…

– Mais, s’écria Garan, savez-vous que c’est justement ce que je pensais ! Voilà pourquoi j’ai demandé à M. Maxime s’il ne voyait pas d’éraflures, pas de stigmates de cordages…

– Toujours est-il, conclut Tiburce, que surnaturel = inexistant.

– Amen ! Il est regrettable que vous ne raisonniez pas toujours ainsi.

– Mon système est donc si défectueux ?

– Yes, sir. D’abord, vous ergotez. De plus, vous ratiocinez la plupart du temps sur des indices qui comportent plusieurs explications possibles. Exemple : vos gaffes à propos de la chancelière, du monocle et de tout ce que vous avez dégoisé au père Le Tellier.

Quand il se présente une multitude d’explications possibles, il faut la considérer tout entière ; car, si l’une d’elles vous échappe, c’est toujours la meilleure. Et parfois, devant cette infinité de solutions, on ne sait laquelle adopter. – Il vaut mieux s’en prendre (lorsqu’on a le choix, ainsi que vous l’aviez) au témoignage d’un seul acte, à l’effet qu’une seule cause a été capable de produire. Des assertions de ce genre, on peut les risquer sans peur. Elles sont prouvées par ceci : que toute autre interprétation ne s’ajuste pas aux faits. Tandis que vous, avec vos procédés, vous verriez partout des témoignages de ce que vous avez préconçu. Mais, tenez, tenez, moi, je me fais fort de découvrir n’importe où la preuve de n’importe quoi ! Que désirez-vous ? Rixe ? Viol ? Assassinat ? Parions qu’ici, à cette amorce du sentier avec la route, je démontre à volonté un délit ou une contravention !… Voici un buisson tout froissé ; voici, dans le sol gras, des foulées profondes. Qu’est-ce, au juste ? Sans doute quelque démêlé de rustre avec sa vache, ou mille autres choses ! Voyez sur la route, maintenant : cette double excavation nous apprend qu’une lourde automobile a démarré brusquement vers Artemare. Ce sont les creux des deux roues arrière qui ripaient sous un effort subit. Qu’est-ce que ça établit ? Qu’un mécano rageur a dû réparer un pneu et repartir avec brutalité, qu’un apprenti chauffeur a fait ses débuts et s’est exercé aux arrêts comme aux départs, qu’une voyageuse sentimentale a voulu cueillir cette aubépine, que… Est-ce que je sais ? Tout, enfin ! tout !

Tiburce baissait la tête.

– Vous avez raison, dit-il. Mais que voulez-vous que j’y fasse ? C’est ma vie, cela, monsieur Garan !… Ne le dites à personne : si je retrouve Mlle Le Tellier, j’épouse Mlle d’Agnès !

– Ah ! bien ! bien !… Alors, n’allez pas aux trousses de Hatkins. Car soupçonner un homme pareil, c’est contester une vérité de La Palisse. Tâchez plutôt d’obtenir la vérité de M. Maxime et de M. Robert, de ce dernier surtout, qui a peut-être dupé son camarade, puisqu’il était avant lui sur le Colombier.

– Ah ! çà, monsieur Garan, j’y songe : est-ce que par hasard vous soupçonneriez une complicité quelconque entre Robert et l’un des trois disparus ?

– Eh bien oui, là ! c’est le fond de ma pensée. Je crois fermement que, de connivence ou non avec les Henri Monbardeau, M. Robert Collin et Mlle Le Tellier, qui s’aiment…

– Vous croyez qu’ils s’aiment ! Et c’est là-dessus que vous basez vos charges ? s’écria Tiburce avec une sorte d’allégresse.

– Certes !

– Dans ce cas, monsieur l’inspecteur, vous avez du flair ! Prenez donc la peine de vous détromper. Il y a deux ans que Mlle Le Tellier s’est éprise du duc d’Agnès, mon ami intime.

– Sûr ?

– Pas le moindre doute !

M. Garan fronça ses cornes sourcilières. Et c’était une chose si drôle à voir que M. Tiburce partit d’un grand éclat de rire.

– Pauvre cher inspecteur ! Si vous n’aviez que cela dans votre sac, il vous faudra désormais croire aux hommes volants !

– Ouiche ! Des bonshommes en baudruche ! grommela le policier déconfit. Des petits ballons-mannequins gonflés d’hydrogène ! C’est la thèse de la préfecture.

– Pas si bête ! approuva Tiburce. Voilà qui expliquerait pourquoi ils suivaient de conserve la même direction : celle du vent ! On aurait dû perquisitionner dans le petit bois de Châtel, je suis sûr que les véritables Italiens y sont restés cachés pendant qu’on battait la campagne à leur recherche. Ça, au moins c’est naturel.

À ce moment, l’automobile, chargée des bagages de Tiburce, les rejoignit.

– Allons ! En route ! dit Garan.

– En route ! À la poursuite de Hatkins !

Dépité, furieux de sa maladresse, l’inspecteur répliqua grossièrement que Tiburce était libre de poursuivre qui bon lui semblait, et que lui, Garan, s’en fichait pas mal.

Comme ils arrivaient à la gare, quantité de voyageurs en sortaient. Un train de nuit les avait amenés. Ils venaient de Paris. La plupart étaient munis d’appareils photographiques. Garan reconnut des journalistes. L’un d’eux s’approcha de lui :

– Ah ! monsieur Garan, n’est-ce pas ? Quelle bonne aubaine ! Permettez-moi, une seconde…

Et il voulut prendre une interview. Mais le policier se défendit et devint hargneux.

– Enfin, monsieur l’inspecteur, insistait le pauvre homme, il s’agit bien d’un enlèvement ?… Oui ?… Non ?… Dites ? je vous en prie. Qui est-ce qui a enlevé ces personnes ?

Alors l’interrogé se mit à vociférer :

– Ce sont des diables, monsieur. Je les ai vus. Ils ont des ailes de chauve-souris, des oreilles de boue et une queue en fer de lance. Entièrement velus, ils jettent du feu par la gueule, et ils ont, à la place du séant, la tête d’un journaliste qui vous ressemble comme un frère ! Là ! Êtes-vous satisfait ?

Ayant dit ces mots, il s’engouffra dans la salle d’attente, en retroussant contre le ciel la quadruple menace de ses sourcils et de ses moustaches coalisés.

XII – SINISTRES

Le duc d’Agnès était pressé de se mettre à l’œuvre avec son ingénieur. Il quitta Mirastel le même jour que Tiburce. Et le lendemain, 9 mai, M. et Mme Monbardeau regagnèrent Artemare.

Alors, au vieux château, la vie commença d’être une épreuve douloureuse et funèbre. La pensée de Marie-Thérèse obsédait les esprits. Par moments, on aurait préféré l’assurance de sa mort à l’incertitude, qui est une torture insupportable. (Quand on craint pour une jeune fille, on a tant de choses à redouter, n’est-ce pas ?)

Mme Le Tellier passait des heures et des heures enfermée dans la chambre de sa fille. Puis, soudain, le besoin d’action, qui les travaillait tous, domptait sa langueur native, la poussait dehors et la faisait marcher au hasard, très vite, d’un pas tumultueux.

Chacun possédait, sur sa table ou sa cheminée, quelque portrait de la disparue, et chacun le contemplait bien des fois, religieusement, avec des souvenirs et des pensées, comme une icône sur un autel. Mme Arquedouve était privée de cette humble consolation ; ses yeux déjà morts la lui refusaient. Mais il y avait dans le salon un buste irréprochable de Marie-Thérèse, un buste si ingénieux qu’il évoquait la jeune fille tout entière. Et on voyait la petite vieille dame palper le marbre longuement, de ses mains blanches et subtiles, et considérer de la sorte l’unique ressemblance qu’elle pût distinguer. C’était une occupation qui lui causait tout ensemble du plaisir et de la peine. Elle souriait, puis elle sanglotait. Ainsi ses yeux, qui l’avaient devancée au néant, cessaient par malheur d’être inutiles, et pleuraient d’autant plus qu’ils ne pouvaient rien voir. Quand elle entendait venir Mme Le Tellier, elle interrompait d’un effort le cours de ses larmes, et les deux femmes se plaisaient à parler d’une infortune que tout leur rappelait.

Tout. Même le chien Floflo, qui se tenait silencieux. Même le logis, qui paraissait désolé. D’habitude, il était fleuri par les soins de Marie-Thérèse. Elle savait grouper des fleurs dans un vase avec cette grâce japonaise qui fait croire qu’elles ne sont pas cueillies et moribondes… Mais les vases, tels des corps sans âme, restaient vides ; et les iris, près de la botasse[3], vainement mauves, pourrissaient loin des hommes.

Il semble que le plus accablé de tous ait été M. Le Tellier. L’astronome ne sortait plus de son cabinet de travail. Exténué de contention, las de réfléchir à cette catastrophe incompréhensible, il n’avait plus la force de raisonner ; il rêvait, face au paysage magnifique. Le site printanier, plein de vie et de soleil, lui paraissait morne et désert. La joie de la saison aggravait sa tristesse. Il regardait les arbres des vergers en fleurs, et songeait à des squelettes macabrement pomponnés. Devant ce décor d’espace et de montagne sa fille avait passé si souvent – si souvent, mon Dieu ! – qu’il n’y voyait plus que le fond d’un portrait dont elle aurait disparu. Le spectacle même de son absence.

Pour Maxime et pour Robert, ils travaillaient : le premier dans son laboratoire, afin de lutter contre l’inquiétude, et le second dans sa chambrette, à des ouvrages clandestins dont le but se devine aisément.

Jusqu’au 13, rien ne troubla ce calme cruel, si ce n’est pourtant quelques tournées d’exploration faites par Robert du côté de Seyssel et des communes molestées, et si ce n’est un voyage de M. Le Tellier à Lyon.

Un voyage atroce. Il partit comme un fou, ayant lu qu’on avait retiré du Rhône le cadavre d’une femme inconnue dont la mort pouvait remonter à la date néfaste du 4 mai. Il s’absenta sous un prétexte, à l’insu de tous, et revint le soir même, soulagé d’un pesant fardeau. La femme de la morgue était brune, d’âge mûr et de type oriental. Une drague l’avait extraite de la vase, cousue dans un sac et nue. Tout cela était si loin de Marie-Thérèse, si étranger aux préoccupations de M. Le Tellier, qu’il s’aperçut enfin de l’excès où l’avait mené son abattement. De ce jour, il se raffermit peu à peu.

Il y eut aussi des reporters qui s’en vinrent carillonner à la porte de Mirastel, et qui, une fois éconduits, se bornaient à prendre des vues du château et de ses parages.

Il y eut encore les arrivées du facteur, toujours attendues, toujours décevantes…

Et c’est tout ce qu’il y eut. Et dans la campagne également la tranquillité s’était rétablie, quand ceci arriva tout à coup :

Dans la nuit du 13 au 14, le village de Béon, situé entre Culoz et Tallisieu, au pied du Colombier, à trois kilomètres de Mirastel, fut ravagé. Des mains sacrilèges émondèrent la floraison des arbres fruitiers. Différentes bestioles, couchant à la belle étoile, disparurent sans laisser de trace. Enfin, et surtout, une femme, attirée dans son potager par un bruit insolite, ne rentra pas et subit le même sort que les branches et les animaux. Il fut impossible de la retrouver.

De Béon, une vague circulaire d’épouvante se propagea sur le pays. Les journalistes y affluèrent. Mais, à partir de cet instant, les sources de terreur ne devaient plus cesser de se multiplier ; car, chaque nuit, un village nouveau reçut la visite des sarvants.

Bientôt, même il y eut des gens qui furent confisqués en plein jour, dans les lieux écartés. De ce nombre étaient les bergers et les vachères qui s’en allaient, seuls avec leurs bêtes, par les prés de la montagne. La plupart du temps, une seule personne disparaissait ; parfois deux ; et trois de-ci de-là. On remarqua que les enlèvements diurnes s’exécutaient de préférence sur les hauteurs, et que les flibustiers, de peur d’être trahis, avaient soin de capturer les témoins de leurs actes.

Dans la nuit du 14 au 15, Artemare y passa. (Les sarvants, on ne sait pourquoi, sautèrent un hameau, deux villages et trois châteaux, dont Mirastel.) Et l’on enregistra la perte de Raflin, l’ancien amoureux de Fabienne d’Arvière. Le pauvre homme, encore malade, traversait sa cour clopin-clopant lorsqu’il fut appréhendé. Sa vieille mère était folle de peur, et redoutait qu’il ne prît froid, parce qu’il n’avait sur lui qu’une robe de chambre.

Dans la nuit du 15 au 16, quittant la route et poussant une pointe au sud, le sarvant pilla Ceyzérieu, sur la côte, en face de Mirastel, par-delà le marais. Puis il revint à la route, malmena Talissieu, où il s’empara d’un poulain nouveau-né, raccourcit de sa pointe ornementale une tourelle de Châteaufroid, et chaparda quelques lapins dans un cuveau de métairie.

Le 17, le Dr Monbardeau reçut la lettre suivante, qui le mit au désespoir et prouvait, d’autre part, que le fléau s’étendait plus avant qu’il ne semblait, c’est-à-dire jusqu’à Belley. Cette lettre était de Front, l’amant de Suzanne Monbardeau.

(Pièce 239)

« Monsieur Monbardeau,

Bien que nos relations aient toujours été plus que tendues, je me vois dans la triste obligation de vous faire part de ce qui m’arrive.

En revenant hier d’une course de quinze jours, je n’ai plus retrouvé votre fille chez moi. Elle s’est défilée à l’anglaise avec un joli cœur quelconque (puisque je sais qu’elle ne s’est pas rendue chez vous) et à la faveur de ces prétendues disparitions. Car vous ne voudriez pas que j’y croie ? Je n’ai pas pu avoir de renseignements sur sa fuite, la maison où je lui ai fait honneur de la recueillir étant à distance du bourg. Voilà ce que c’est[4]… Mais j’ai cru devoir vous en avertir, à cette fin que vous sachiez qu’à partir de maintenant il n’y a, encore moins que par le passé, rien de commun entre nous.

Je vous salue.

Onésime FRONT. »

L’horreur du fait se renforçait de la trivialité du rustre qui l’annonçait. Suzanne, certes, n’avait pas fauté une seconde fois ; tous l’affirmaient. Elle était donc aussi la proie du sarvant !… Et ce qui vint le corroborer, ce fut, dans la nuit, du 17 au 18, la dévastation de Saint-Champ, non loin de Belley.

Suzanne enlevée ! Ce dernier coup portait au comble la détresse des Monbardeau. Madame déraisonna pendant une semaine, puis s’éleva sans relâche contre la rigueur paternelle qui avait exilé la pécheresse repentante. Ce à quoi Monsieur ne savait que répondre et baissait la tête en pleurant.

 

Le matin du 19, les gens d’Artemare apprirent que la nuit avait été funeste au village de Ruffieux, sis à quinze kilomètres outre-Rhône, sur la route de Seyssel à Aix-les-Bains. La nouvelle manquait de précision. On parlait vaguement de plusieurs personnes enlevées, ce qui demandait confirmation.

Mais, avant d’être fixés, les Artemarois connurent un événement plus sensationnel encore.

 

Un reporter-photographe de Turin était parti bien avant l’aurore pour le sommet du Colombier, afin de photographier le théâtre du rapt dans la splendeur du soleil levant. (Ce raffinement s’explique par le nombre incalculable de clichés que ses confrères avaient déjà pris du même lieu, dans des conditions différentes d’heure et de température.)

Or, de même que Marie-Thérèse et ses cousins n’étaient pas redescendus, le reporter-photographe ne redescendit pas.

Grande émotion dans Artemare. Palabres et conciliabules, à l’issue desquels une troupe d’hommes courageux (on en trouvait encore à ce moment-là) se mit à la recherche de l’envoyé perdu.

Ils montèrent jusqu’à la croix. Et là ils découvrirent l’appareil photographique planté sur ses trois pieds en compagnie d’une espèce de nabot hideux, goitreux, haillonneux, vautré dans l’herbe, et que nul ne connaissait. Pas le plus petit soupçon de journaliste, à moins qu’il ne fût devenu, par sortilège, ce nain repoussant, à la tête trop grosse, aux bras trop courts, qui, d’un œil animal, regardait venir les sauveteurs.

Eux s’arrêtèrent, cherchant de tous côtés l’ancien aspect du publiciste… Mais rien ! Alors ils s’approchèrent de son nouvel aspect – je veux dire de la vilaine créature impassible – et ils s’aperçurent bientôt qu’ils avaient affaire à un malheureux crétin, sourd et muet.

Et dans ce temps-là, l’audace leur vint de le toucher. Car, jusqu’ici, la peur de se brûler aux mains les en avait détournés. On voulut le faire lever, et l’on sut – disgrâce suprême ! – qu’il était paralytique.

Ils le prirent donc avec eux, ainsi que l’appareil à trépied, et ils commencèrent à descendre de la montagne. Mais comme ils arrivaient à Virieu-le-Petit, avec des mines où l’ébahissement persistait, voilà qu’ils firent la rencontre d’un bouvier qui s’apprêtait à mener des troncs de sapins à la scierie d’Artemare.

Et cet homme, avisant le nabot, s’écria :

– Ho ! le Gaspard ! Quéto cou fa iqueu ?

Ce qui signifie : « Tiens ! le Gaspard ! Qu’est-ce qu’il fait là ? »

Et il leur enseigna la vérité, à savoir que l’idiot était un habitant de Ruffieux, qu’il y passait des nuits et des journées accroupi au seuil de la maison de son père, laquelle ouvre sur la route, et que tous les bouviers, rouliers et messagers ne connaissaient que lui, à force de le voir au bord du chemin, immobile et « à cropetons ». L’histoire fit tapage. C’était une infernale substitution que celle d’un journaliste de Turin et d’un innocent de Ruffieux, au plus haut du Colombier !… On tenta d’interroger le Gaspard, d’obtenir au moins un geste expressif… Hélas ! folle tentative. Jamais il ne fut plus sourd, ni plus muet, ni plus imbécile, ni plus ankylosé. Son père, quand il le revit, regretta de le revoir. Et ainsi le seul rescapé fut-il le seul qui ne pût rien rapporter au sujet des sarvants, et le seul dont on eût souhaité qu’il y restât. Cependant les autres reporters-photographes donnèrent de l’argent au père du Gaspard, dans le dessein qu’il leur permît de photographier ce héros ; et il bénit le retour de son enfant.

Contrairement aux on-dit, le Gaspard avait été l’unique objet humain dont le sarvant eût démeublé Ruffieux.

 

Dans la nuit du 19 au 20, ce fut le tour d’Ameyzieu, presque sous les murs de Mirastel. Mais les précautions abondantes dont les campagnards s’entouraient déjà limitèrent le dommage à des pertes matérielles.

Les hôtes de Mirastel se dirent que l’heure était venue pour eux d’être tourmentés. La zone dangereuse s’était rétrécie autour du château, à mesure qu’elle s’élargissait au loin. Le hasard seul pouvait leur épargner l’attaque du sarvant.

M. Le Tellier s’en réjouit. Depuis le commencement des déprédations, persuadé comme tout le monde que leur secret ne faisait qu’un avec celui de l’enlèvement du 4 mai, il s’était dépensé en multiples activités. Au début, il avait même souri de bon cœur à l’idée de toutes les hypothèses que la reprise des hostilités réduisait à néant. Par là le champ des conjectures se trouvait singulièrement restreint, et les circonstances semblaient donner raison au duc d’Agnès, qui avait prédit d’autres rapts avant la taxe des rançons. Le nombre actuel des otages retenus par le sarvant démontrait que celui-ci n’en avait pas voulu spécialement à Marie-Thérèse et à ses cousins. L’ayant compris, M. Le Tellier télégraphia tout de suite au duc d’Agnès, pour qu’il arrêtât l’ami Tiburce entraîné sur sa fausse piste. « Mais, répondit le duc, Tiburce court après Hatkins. Il s’est embarqué le 8, à destination de New York, poursuivant le milliardaire en voyage. »

M. Le Tellier se lamenta de cette énorme sottise et revint à ses préoccupations personnelles.

Avec son fils, son beau-frère et son secrétaire, il parcourut les endroits saccagés. Ils observaient. Ils questionnaient. Ils éprouvaient une sorte de soulagement pervers à constater que d’autres familles souffraient du fléau qui les avaient frappés. Mais ils n’obtenaient aucune indication, et recommençaient ailleurs de plus belle, stimulés par les trois femmes, qui joignaient à leurs encouragements des recommandations de prudence. Elles ne les laissaient pas sortir après le coucher du soleil et leur défendaient de se séparer quand ils allaient dans les solitudes.

 

Un jour, néanmoins, Mme Arquedouve, qui était la première à prêcher la confiance et le zèle, et qu’on savait d’une bravoure peu commune, changea tout à coup de manière et se montra pusillanime à outrance.

Pressée d’avouer la cause de sa frayeur, elle finit par s’y résoudre le lendemain du sac d’Ameyzieu. Cette nuit-là, comme la nuit du sac de Talissieu, elle avait perçu d’étranges vibrations. Peut-être pas exactement des bruits, mais quelque chose du même genre. Quelque chose de vibrant, que ses sens d’aveugle lui avaient permis d’apprécier. C’étaient des perceptions analogues à celles que lui procurait le passage d’un aéroplane, ou d’un dirigeable, ou encore d’une grosse mouche, trop éloignés pour être entendus au sens propre du terme ; mais ce n’était ni l’un ni l’autre. C’était un bourdonnement sombre à force d’être sourd et grave, et qui impressionnait tous ses nerfs, tout son corps, plutôt que son oreille. Cette anomalie l’avait éveillée au milieu de ces deux nuits-là, fort peu rassurée. La première fois, elle aurait pu croire qu’elle était le jouet d’un de ces phantasmes auxquels les infirmes sont exposés, mais aujourd’hui, elle ne doutait pas de l’authenticité de ses sensations. C’est pourquoi elle se décidait à parler.

À la suite d’une pareille révélation, il n’y eut personne à Mirastel qui ne méditât profondément.

Or, ils n’étaient plus seuls à méditer, ce 20 mai 1912. À cette époque, toute la France et toute l’Europe s’intéressaient au problème bugiste. Les journaux du vieux monde rendaient compte de « l’avènement d’une terreur nouvelle ». La majorité estimait « que c’était, à coup sûr, par le chemin de l’air que venaient les sarvants », et plus d’un « qu’ils appartenaient forcément à cette espèce volante dont le brigadier Géruzon avait surpris deux représentants ». Le Moyen Âge revivait. Les légendes glissaient d’âtre en âtre. Certaines, oubliées depuis des siècles, ressuscitaient on ne sait comment. Elles s’étaient infiltrées jusqu’à Mirastel, et mêlaient leurs chimères à la logique des raisonneurs.

Le temps n’était cependant plus aux réflexions, et, tout en ruminant l’histoire de sa belle-mère, M. Le Tellier se préparait à la vigilance, ainsi qu’on va le voir. Mais les sarvants paraissaient avoir pour tactique de sauter maintenant d’un point à un autre, sans ordre, au petit bonheur, et l’on avait déduit de cette incohérence (régulière en quelque sorte) qu’ils ne s’abattraient point sur Mirastel vingt-quatre heures après avoir fouillé Ameyzieu. De toutes les fautes qui pouvaient être commises, celle-ci, par la suite, se révéla la plus lourde.

XIII – LES SARVANTS À MIRASTEL

Dès la reprise des pillages, Maxime avait supputé les avantages qu’offrirait au logis menacé l’établissement d’un phare. Excellent moyen de défense et d’observation, rien n’était plus facile à improviser. Sur l’instigation de son fils, M. Le Tellier fit venir de Paris deux projecteurs à acétylène d’une puissance remarquable, que deux veilleurs devaient manœuvrer constamment toutes les nuits. Reçus le 20 à une heure, on se mit sans retard à les installer. Ils furent dans le grenier de la tour sud-ouest (celle du laboratoire de Maxime), sous la coupole basse. Deux larges tabatières diamétralement opposées, l’une au septentrion, l’autre au midi, trouaient de leurs rectangles modernes la toiture Louis XIII. Il suffisait d’y braquer les projecteurs pivotants pour pouvoir diriger leurs gerbes dans tous les sens, chacun des deux secteurs éclairables étant précisément la moitié de l’espace.

Comme on n’attendait les sarvants que le lendemain, le travail de montage s’exécuta, croyons-nous, avec plus de minutie que de rapidité. À l’heure du dîner, un seul fanal était en place. Il est vrai qu’on avait chargé le gazogène.

Après le repas, M. Le Tellier – toujours à l’intention du lendemain – réunit la maisonnée et fit aux serviteurs un cours d’observation. Il préconisa le calme, le sang-froid, les notes prises aussitôt que possible, écrites n’importe où, sur un mur au besoin, avec un bout de charbon, une pierre pointue… Il comptait répéter tout cela et faire réciter sa théorie le jour suivant.

La nuit tomba. Robert proposa d’achever le montage de la seconde lanterne. Il lui fut objecté qu’il valait mieux le faire en plein jour, et qu’on avait pour cela dix-huit heures de soleil.

Ce fut alors le commencement d’une de ces veillées si pénibles à ceux qui ont le cœur triste. Chacun s’ingéniait à tuer le temps. Mme Le Tellier tenta de réussir une patience. Sa mère fit du crochet, où son industrie surpassait l’adresse des voyantes. Non loin d’elles, dans le billard attenant au salon, M. Le Tellier, Maxime et Robert entamèrent une partie de carambolage.

On avait laissé les fenêtres ouvertes, car il faisait beau et tiède. Elles donnaient sur la terrasse. La lumière de l’intérieur éclairait les marronniers et les premières branches du ginkgo, plats et stupéfiés comme des arbres peints. Au-delà du parapet, la campagne s’entrevoyait confusément, obscure et bleue. Le choc des billes, le bruit des pas foulant le tapis, quelques voix du côté de l’office… rien d’autre sur le fond du silence. Par intervalles, toutefois, un train sillonnait d’une traînée d’escarboucles l’ombre profonde, résonnait métallique au pont de Marlieu, et quittait la scène. On entendait aussi – mais en prêtant l’oreille – de légers remuements du gravier ; et c’étaient les allées et venues de Floflo, bon petit factionnaire qui montait la garde.

De telles soirées, si douces, devraient toujours être des fêtes…

Mais qu’est-ce qu’il y a ?

Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi Mme Arquedouve accourt-elle dans la salle de billard, les mains en avant, la figure bouleversée, balbutiant d’effroi ?…

– Qu’avez-vous ? s’écrie M. Le Tellier.

– Ah ! Jean… Jean… les voici !

Et elle s’accroche au bras de son gendre.

– Les voici ! Je les entends… Je les sens, plutôt !…

Déjà Robert s’est élancé et se précipite vers la tour du projecteur.

– Fermez les fenêtres ! gémit Mme Le Tellier qui arrive, blanche comme une morte.

– Non ! riposte Maxime. Il faut tâcher de voir… d’entendre… Chut !…

– Si nous montions à la tour ? fait M. Le Tellier.

– Non… Pas le temps… Chut, chut !…

Ils écoutent. Ils sont tels que des figures de cire dans un musée. Ils entendent Robert monter quatre à quatre l’escalier de la tour ; ils entendent rire du côté de la cuisine… un train siffler… le va-et-vient du loulou… Sauf Mme Arquedouve, nul n’entend quelque chose au-delà de ces bruits. Et pourtant, ils scrutent de toute leur âme la nuit, que rend plus impénétrable le contraste des feuillées lumineuses… Ils voudraient écouter avec leurs yeux… Mais les ténèbres sont les mêmes pour leurs prunelles et pour leurs oreilles.

– Écoutez ! chuchote l’aveugle, les voici tout près maintenant…

Ils n’entendent rien.

Si : un mugissement. Si : un hennissement. La ferme s’est réveillée. Les canards poussent dans la nuit des can-can effrayés, comme si le renard ou la belette s’approchait ; et voici les poules qui font entendre un gloussement prolongé, comme lorsque l’aigle plane au-dessus d’elles… Les brebis entonnent un chœur de lamentations déchirantes… Une angoisse règne parmi les animaux. Et Floflo, qui s’est arrêté, grogne tout à coup.

Mme Arquedouve a levé le doigt et dit :

– Les bêtes aussi comprennent. Elles entendent aussi.

Il se fait alors un silence momentané… Et enfin, des profondeurs de ce silence, tout le monde entend venir le bourdonnement.

C’est l’arrivée d’une grosse mouche, ou mieux : d’une phalène. Oui, c’est le bourdonnement de la phalène suspendue au-dessus des fleurs où plonge sa longue trompe, un murmure à la fois robuste et doux, qui semble strident quoique fort bas, qui est en effet curieusement sombre, et qui trépide dans votre poitrine, comme l’arbre de couche d’un steamer.

D’ailleurs, voici les vitres qui entrent en vibration.

Ils murmurent :

– Cela vient d’en haut ! Non ! Cela vient du marais. D’Artemare ! De Culoz !

– Montagne ! fait la grand-mère, haletante.

Mme Le Tellier, une main sur sa gorge qui bat, prononce dans un souffle.

– C’est encore très loin, maman, croyez-le…

Mais elle n’a pas fini, qu’une brise légère, inexplicable, vivifie les frondaisons ; les feuilles bruissent, et soudain résonne un clac assourdissant.

On sursaute au claquement sec qui vient de retentir au dehors, on ne sait où, pas loin, et, semble-t-il, en l’air.

Floflo aboie furieusement.

– La foudre ? interroge Mme Arquedouve.

– Non, ma mère, répond M. Le Tellier, il n’y a pas eu d’éclair. Nous n’avons rien vu.

– Ce n’est donc pas non plus une étincelle, un éclair factice…

– Évidemment.

– Maxime, va-t’en de la fenêtre ! implore Mme Le Tellier.

– Écoutez encore ! commande l’astronome.

Le chien donne de la voix et file vers le bout du jardin. Il poursuit les sarvants, c’est sûr ; ils se dérobent… Aussi bien, le bourdonnement a cessé… Mais Mme Arquedouve affirme qu’elle le distingue toujours… Le chien se tait… On respire. Les traits de l’aveugle se détendent…

Un cri aigu !

Ce n’est rien. C’est Mme Le Tellier qui prend peur à la vue d’un grand jet de lumière inattendu, ainsi qu’un rayon de soleil perçant la nuit… Cette aurore décochée, on dirait qu’elle complète le claquement de tout à l’heure, et que c’est un éclair qui suivrait le tonnerre, prodigieusement… Mais la clarté persiste et dure.

– N’aie pas peur, Luce, dit M. Le Tellier, ce n’est que le phare.

Une minute après, il rejoignait son secrétaire dans le petit grenier rond.

Debout sur un escabeau, Robert disparaissait à mi-corps au travers d’une des lucarnes, et il faisait décrire à la gerbe éclatante – solaire par sa puissance, lunaire par sa blancheur – de vastes courbes, tantôt célestes et tantôt terrestres. Il dardait sa fusée de jour sur tout le pays méridional, qu’il pouvait embrasser de là. Le phare illuminait tour à tour villages, montagnes, bois et châteaux ; il avait l’air de projeter leur image sur un écran noir, à la façon d’une lanterne magique. Mais Robert avait beau se pencher et soulever le projecteur avec son lourd support, pour agrandir ainsi vers le Colombier son champ d’exploration, il ne découvrait absolument rien que de légitime. Les sarvants étaient déjà hors de vue.

– Vous les voyez ? demanda M. Le Tellier.

– J’ai perdu trop de temps, répondit le secrétaire. Il me fallait amorcer le générateur, allumer… C’est long. Ils sont partis. Mais ils n’ont rien fait.

Et, de guerre lasse, il abandonna le projecteur, qui bascula, balaya l’étendue, et resta pointé vers le sol, irradiant la terrasse.

– Ho ! s’exclame Robert. Regardez, maître !

– Quoi ? fit l’astronome en passant la tête.

– Le ginkgo ! On l’a coupé !

M. Le Tellier put voir, en effet, au clair de l’acétylène, qu’on avait décapité le ginkgobiloba. De son poste dominant, il aperçut le tronc coupé, dont la section faisait un disque pâle.

D’un seul coup, le sarvant avait tranché ce rondin de la grosseur du col et dur comme du chêne – d’un seul coup de cisaille si bien appliqué, si vite et si juste, que l’arbre n’avait pas même tressailli ! – d’un seul coup de cette cisaille dont naguère un garde forestier avait entendu le clac dans la forêt – cette cisaille à quoi l’on ne pensait plus et qui élaguait sans pitié toutes les plantations de Bugey !

– Ils ont bien choisi ! remarque M. Le Tellier. Ah ! les sacripants ! Le plus bel arbre de la région ! Le seul ginkgo ! Mais comme ils se sont esquivés ! Mme Arquedouve prétend qu’ils sont arrivés par la montagne ; ils seront repartis de même, et c’est justement le secteur que vous ne pouviez pas éclairer !… Du reste, parbleu ! le chien les a suivis jusqu’au bout du jardin. Ah ! il les a bien sentis ! Brave Floflo !

– Pauvre Floflo ! dit Robert, qui semblait extrêmement soucieux.

– Pourquoi « pauvre » ? Est-ce qu’ils l’ont enlevé ?… Vous l’avez vu enlever ?

– Non… Mais il a cessé brusquement de japper…

– Floflo !… Floflo !… cria M. Le Tellier.

Pas de Floflo.

On n’osa pas le chercher dans les ténèbres inquiétantes. La cuisinière l’appela toute la nuit par l’entrebâillement d’un vasistas… Il avait été pris.

 

C’est ainsi que Mirastel fut hanté par les sarvants, que l’on nommait encore des « hommes volants » et aussi des ornianthropes ou des anthropornix.

Cependant les témoins du fait demeuraient perplexes, non seulement à cause de la promptitude et de la dextérité des maraudeurs, mais, de plus, au souvenir du vent qui avait soufflé sur les feuilles. Il avait soufflé une seconde à peine, ce vent : le temps d’un coup d’aile… comme si vraiment une aile avait éventé les feuilles… Et quand on pensait aux bêtes réveillées, alarmées, aux volailles gloussant à l’approche de l’oiseau de proie – l’hypothèse des aigles (insensée !) reprenait toute sa force. En vain M. Le Tellier s’admonesta et se rappela que les dénicheurs d’aigles, recrutés par son beau-frère, étaient revenus les mains vides. Il n’en frémit pas moins d’une terreur fabuleuse quand il apprit, le lendemain soir, une étrangeté nouvelle et suffocante.

XIV – L’AIGLE ET LA GIROUETTE

Les sarvants ne s’étaient pas contentés de visiter Mirastel. Ils avaient aussi violenté le village d’Ouche, au-dessus du château.

Prévenu dans la matinée, M. Le Tellier se rendit sur les lieux avec Maxime et Robert. On leur montra deux carrés de choux et un de carottes, complètement récoltés par les rôdeurs énigmatiques, et la place où, la veille encore, s’érigeait une pierre biscornue dont il ne restait plus qu’un trou dans la terre.

– Toujours la même rengaine, dit Maxime. Ces messieurs parodient les fantômes ! Ils affectent de s’adjuger les choses rares, même inutiles, pour faire de l’effet : une espèce de menhir, une branche de ginkgo, un loulou de Poméranie.

Robert se croisa les bras.

– Vous trouvez, dit-il, que des choux et des carottes sont d’inutiles raretés ?… Avez-vous remarqué avec quel acharnement nos ennemis dévastent les cultures maraîchères, depuis peu de temps ? Eux qui d’abord ne s’appropriaient pas deux objets identiques, voilà qu’ils font main basse sur toutes sortes de légumes ?

– Allons donc ! allons donc ! Tout cela, c’est pour embêter les citoyens ! pour qu’ils paient plus cher leur tranquillité !

– Voyez-vous quelque trace d’outils ? de pas ? questionna M. Le Tellier. Moi, non.

– Rien, comme toujours, répondit Robert. Et il ajouta : « Dites donc, monsieur Maxime, tout de même, réfléchissez, quand il s’agit d’animaux et d’êtres humains, les sarvants ne sont pas très difficiles non plus sous le rapport de la qualité. Voyons ? Ils raflent n’importe quelle femme, un homme quelconque, le premier chat venu et des tas de lapins sans valeur ; sauf des exceptions qui semblent dues au hasard… Avouez-le. C’est bien cela que vous pensez, en y réfléchissant ? C’est bien cela ? »

– Oui, c’est juste, confessa l’incrédule après un instant.

– Eh bien… reprit Robert d’un ton presque joyeux, eh bien…

– Quoi, à la fin ?

– Il se pourrait que vous fussiez dans l’erreur, voilà tout. Et il coupa court à toute insistance en quittant ses compagnons. Il pria M. Le Tellier de l’excuser s’il ne rentrait pas pour l’heure de déjeuner, et descendit vers Artemare.

Le père et le fils reprirent le chemin de Mirastel.

– Pourvu qu’il ne fasse pas d’imprudences ! murmura l’astronome.

– Il est buté, fit Maxime, impénétrable et buté. Mais brave ! Ce n’est pas la première fois qu’il s’en va tout seul… Je le sais. Il s’échappe à la dérobée…

– Il donnerait son sang pour retrouver Marie-Thérèse…

– Elle vaut cela, marmonna Maxime. Elle vaut le sang d’un duc !

– C’est égal, reprit M. Le Tellier sans relever le propos, je souhaiterais qu’il fût déjà rentré… Et puis, j’aurais voulu le consulter relativement au phare.

– Le phare ? Ce qu’il faut en faire ? Tout simple : démonter le projecteur et l’installer, lui avec l’autre, à Machuraz. Excepté au début de leur campagne, vos loustics ne sont jamais revenus dans les mêmes localités ; ils ne reviendront pas à Mirastel. Mais ils n’ont pas encore taquiné Machuraz ; il faut demander aux châtelains la permission d’y loger notre feu. Allons-y tout de suite.

Ainsi fut fait.

 

Les deux Le Tellier ne voulurent confier à personne le soin de démonter la lanterne et de remballer miroirs et lentilles. Ils apportèrent à cette manutention tant d’égards et d’inhabitude, qu’ils se virent obligés de terminer l’ouvrage après souper. L’affaire de la veille leur avait enseigné à ne plus remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour même. Ils remontèrent donc au grenier de la tour avec une lampe et s’attelèrent à la besogne, muets et l’air préoccupé, car Robert Collin n’était pas de retour.

Ils travaillèrent quelque temps de la sorte, sans rien dire, écoutant si quelqu’un ne montait pas l’escalier en criant : « Me voilà ! » Mais le froissement du papier d’emballage emplissait à lui seul tout le crépuscule, et, par intermittences, au-dessus d’eux, grinçait la haute girouette…

Enfin quelqu’un monta l’escalier.

– Me voilà ! dit Robert.

– Ah ! mon ami, vous nous avez bien inquiétés ! s’écria le père.

– D’où diable venez-vous ? s’enquit le fils.

– Du sommet du Colombier.

Maxime inspecta le secrétaire et persifla :

– Vous êtes joliment propre pour un homme qui vient de la montagne ! Quel garçon soigneux ! Le voilà tiré à quatre épingles comme ce matin, avec sa redingote brossée, ses bottes reluisantes…

– C’était une grave imprudence, maugréa M. Le Tellier. Vous savez pourtant que l’endroit est dangereux !

– Je ne crains rien, fit Robert en essuyant ses lunettes d’or d’un petit geste inquiet. Je crois avoir trouvé une préservation contre les… sarvants… Non, non : ne me demandez rien. Vous confier mon procédé serait vous mettre sur la voie de mes hypothèses… et je vous supplie de me faire crédit. Au surplus, j’ai à vous entretenir d’un fait… dont je viens d’être spectateur… Je désirerais votre avis à ce propos… Il ne faudra pas vous fâcher si, aujourd’hui, je me borne à vous révéler ce fait, sans dire ce que j’en pense moi-même… D’ailleurs, ce que je pense, c’est si vague et si… On ne me croirait pas. On embrouillerait mes idées avec des objections… Et enfin, n’est-ce pas, j’ai intérêt… en quelque sorte… à trouver la solution tout seul, à cause de… Enfin, c’est une manière de concours… Mlle Marie-Thérèse, n’est-ce pas…

– Allez donc ! Mais allez donc ! rugit Maxime impatienté. Qu’est-ce que vous avez vu ?

Le petit homme rajusta ses lunettes sur son nez, tirailla sa vilaine barbe mousseuse, et dit :

– J’ai vu un aigle.

Il les regardait maintenant l’un après l’autre, dans les yeux.

M. Le Tellier venait de tressauter.

– Ah ! fit-il. J’ai beaucoup pensé à cela aujourd’hui… Mais c’est tellement extraordinaire !…

– J’ai vu un aigle extraordinaire, appuya Robert Collin.

Maxime le pressa :

– Extraordinaire… sous quel rapport ?… Énorme ?

– Cela, je n’en sais rien. Je manquais de comparaison pour estimer sa taille. J’étais appuyé au montant de la croix, depuis une heure peut-être, quand je le vis passer très loin, vers l’est, au-dessus du Rhône, et très haut. Cet aigle volait du sud-est au nord-ouest. Je ne l’avais pas encore remarqué, parce qu’il y en avait d’autres un peu partout. Mais ceux-là étaient des aigles normaux… comme il l’avait été, lui aussi, jusqu’au moment où… Bref, ce qui fit que je le remarquai, ce furent des battements d’ailes désordonnés et tout à fait extravagants… J’avais une jumelle ; vite, je m’en servis. Et je constatai que le rapace se livrait à une espèce d’incantation folle, tout en filant à une allure qui me sembla moyenne (bien que là aussi les points de repère me fissent défaut pour déterminer le train de l’animal).

Je le suivais facilement.

Mais tout à coup il disparut de ma lorgnette… Alors, à l’œil nu, je le vis monter dans le ciel, suivant une oblique proche de la verticale et avec une rapidité considérable… Seulement, il paraissait amoindri… rapetissé… J’eus le bonheur de pouvoir le rattraper avec ma jumelle et, avant qu’il ne s’enfonçât dans les nuages, de reconnaître la cause de cette diminution. C’est que l’oiseau avait replié ses ailes.

– Hein ? se récria Maxime. Il montait sans voler ? sans même planer ?

– Voilà qui est fort ! compléta son père.

Robert confirma :

– Sans voler. Sans planer. Sans faire plus de mouvements qu’un aigle empaillé sur un perchoir !

– Au moins, vous êtes sûr d’avoir bien vu ?

– Oui, monsieur Maxime, je réponds de moi. Et alors, que dites-vous du phénomène ?

– Voyons, dit l’astronome. De quelle nature étaient les mouvements qui ont préludé à cet envol fantastique ?

– Des coups d’ailes brutaux, dans tous les sens, qui devaient nécessiter toute la vigueur de la bête.

– … et qui la maintenaient à bonne allure et à la même hauteur ?

– Oui.

– En somme, proposa Maxime, c’était assimilable aux contorsions que pratiquent les discoboles avant de lancer le poids ou le palet ?

– Mon Dieu… oui.

– Alors, continua M. Le Tellier, ce serait un élan que votre aigle aurait pris, avant de piquer vers le zénith… Ce serait une façon d’emmagasiner de l’énergie ?…

– Je vous le demande, maître… Mais il est certain qu’un oiseau carnassier, volant avec cette diligence, peut s’éclipser en un rien de temps, après avoir commis son larcin.

– Et de quelle couleur était-il ?

– Fauve clair ; un peu le plumage d’un nocturne.

– Ah ! tiens, tiens ! fit M. Le Tellier sans bien se rendre compte de sa pensée. Après tout, il était peut-être gigantesque cet aigle, puisque vous ne… – Écoutez !… Qui est-ce qui monte l’escalier ?…

Ils se turent. Les degrés de bois résonnaient sourdement. Quelqu’un gravissait l’escalier et se cognait aux marches dans sa précipitation… M. Le Tellier prit la lampe et s’approcha de la porte – au moment où Mme Arquedouve émergeait de l’ombre…

Elle avait une figure de l’autre monde, et elle jeta d’une voix grise ce cri d’alarme :

– Les sarvants !… Encore ! Ils reviennent !…

Ç’avait été une clameur terrible et singulière, comme un hurlement chuchoté.

– Ils viennent… répétait M. Le Tellier.

– Tonnerre de Dieu ! jura Maxime. Nous n’avons plus de phare !

Mais, sans perdre une seconde, Robert avait soufflé la lampe, et les deux tabatières découpaient maintenant deux rectangles de ciel qui semblaient s’éclaircir peu à peu. Maxime comprit la manœuvre ; il sauta sur la caisse contenant le générateur, il introduisit son buste dans une lucarne et releva contre la toiture le châssis vitré.

Robert, à l’autre tabatière, opérait le même branle-bas. Ils découvraient chacun la moitié de l’étendue ; tout se trouvait donc à la merci de leur pénétration. Il faisait noir, cependant. Mais, dans un rayon d’une centaine de mètres, un homme – ou quelque chose de volume égal – ne pouvait leur échapper.

Entre eux, derrière eux, dans l’obscurité du grenier, ils entendaient trembler Mme Arquedouve, et derrière eux, entre eux, au pinacle de la coupole, grincer par instants la girouette de fer forgé.

Le bourdonnement de phalène venait d’éclore… Où ?… Partout, à ce qu’il semblait : à droite, à gauche, en l’air, au fond des poitrines.

Comme la veille, ils regardaient la nuit de tous leurs yeux, leurs faibles yeux d’animaux diurnes…

L’étable, l’écurie, le poulailler s’éveillèrent. La bergerie sanglota…

Le clair-obscur leur paraissait tour à tour éblouissant, puis foncé jusqu’à devenir opaque…

Dans le lointain (?) le sarvant bourdonnait.

Robert sentit une brise lui caresser le front, et il redoubla de vigilance.

Maxime également sentit la brise…

Et la girouette grinça… Mais, au lieu de grincer une fois pour toutes, il advint ce prodige admirable qu’elle ne s’arrêta plus de grincer et qu’elle se mit à tourner sans trêve, à l’imitation d’une crécelle !…

La brise, qui soufflait toujours, s’apaisa. Machinalement, les deux guetteurs s’étaient retournés du côté de la girouette. Ils la virent alors s’immobiliser à mesure que le vent tombait. Et ils reprirent la surveillance de la plaine et de la montagne.

Soudain, derrière eux, entre eux, au pinacle de la coupole, retentit le clac assourdissant.

Un recul instinctif rentra les deux têtes à l’abri du toit, et on distingua la dégringolade d’un objet dur et pesant qui raclait dans sa chute les ardoises sonores… Puis plus rien… Puis l’arrivée de l’objet sur le gravier de la terrasse…

Le bourdonnement s’était évanoui.

– Sapristi ! anhéla M. Le Tellier s’épongeant les tempes.

– Disparus ! Envolés ! fit Robert ayant repris son poste d’observation. Nom de nom ! Pas de veine !… La girouette ne grince plus du tout… Ah ! Elle n’est plus là ! Elle est tombée !… C’est elle qui est tombée !

– Ils l’ont abattue, compléta Maxime à l’autre ouverture. Mais, cette fois, ils n’ont rien emporté. Ils ont laissé choir leur prise. Elle leur a sans doute glissé des mains…

– Et le projecteur ; ajouta l’astronome. On peut dire que c’est du guignon !

– Je n’ai rien vu ! bougonnait Robert. Derrière nos têtes ! quelle malchance !… Et n’avoir pu résister au mouvement qui nous a fait rentrer, lâchement, bêtement !…

– Hem ! hem ! fit Mme Arquedouve affaissée sur les dernières marches du colimaçon.

– Quoi donc, grand-mère ?… Est-ce qu’ils reviennent à la charge ?

– Ils… ils partent seulement… Là. Ils sont partis.

– Oui ?… Enfin, dit M. Le Tellier, ils sont bien partis, à présent ? On peut sortir sans danger !… Il serait bon d’aller chercher la girouette. Son examen nous renseignera peut-être… Elle s’est comportée d’une façon étourdissante…

Ils descendirent.

Mais ils ne trouvèrent de la girouette-crécelle qu’une dépression de sa grandeur et de sa forme, creusée dans le gravier, sous les fenêtres du laboratoire, où elle s’était abattue.

– C’est un peu raide ! grogna Maxime. Ils sont venus la reprendre !… Grand-mère avait raison : ils n’étaient pas partis !… Cela prouve qu’on ne les entend que de tout près… Oh ! dire qu’on les aurait vus de mon laboratoire, qu’on les aurait vus ramasser cette girouette ! et qu’on saurait comment ils ont le nez fait !

– Le nez… ou le bec… aventura M. Le Tellier.

Robert, méditatif, songeait à haute voix :

– Cette girouette… tournant sur elle-même… elle semblait le centre d’un… elle semblait prise au milieu d’un tourbillon… d’un petit cyclone… alangui… Hé ! monsieur Maxime : la brise, vous l’avez sentie de gauche à droite, naturellement puisque nous étions dos à dos et que moi je l’ai sentie de droite à gauche ?

– Mais non, mais non ; elle soufflait de ma droite…

– Ah ! ah !… C’était donc bien une brise circulaire…

– Diable ! s’écria M. Le Tellier.

Mais Robert lui demanda précipitamment :

– Enfin, avec tout cela, qu’est-ce que vous pensez de mon aigle ?

– … Plusieurs choses contradictoires. Que si les aigles enlèvent parfois de jeunes bestiaux et des enfants, ils n’ont pas coutume de ravir les girouettes… Mais je pense aussi que la manière dont votre aigle s’agitait ressemble étonnamment à la façon de voler qu’employaient, dit-on, les hommes de Châtel ; et que, peut-être, une sorte de… déguisement… Vous y êtes ? Un homme costumé en aigle… pour mystifier… Il y a toujours eu un côté burlesque dans tout cela…

Maxime railla :

– Costumé ? Pourquoi pas métamorphosé, comme le journaliste de Turin mué en nabot ?… Mon cher papa, je ne vous reconnais plus…

– C’est toi qu’on ne reconnaît pas. Je sais parfaitement combien mes inférences sont fragiles. Mais, faute de mieux, je suis obligé de me livrer aux conjectures qui peuvent s’énoncer dans la forme scientifique : tout se passe comme si. D’ailleurs, tu m’interromps et je n’avais pas terminé. Il se peut encore que nous soyons en présence d’une force récente – ou récemment découverte – une force… une légèreté plutôt, que les êtres vivants seraient à même d’acquérir, et d’acquérir sans le vouloir, à leur corps défendant…

– Ta ta ta ! Nous avons peur, et voilà tout. Qu’avons-nous fait jusqu’ici, sans compter les gaffes ? De la dialectique et des poltronneries. Avec tant de précautions, nous ne verrons jamais les sarvants ! Rien n’empêche de voir son adversaire comme un bouclier trop vaste… Tenez, c’est ridicule de ne plus s’éloigner des villages qu’en nombre. Juste ce qu’il faut pour être aperçu de l’ennemi !… J’en ai assez, moi, de toutes vos couardises. À l’avenir, je ferai comme Robert : j’irai seul où bon me semblera !

M. Le Tellier, sentant Maxime sur la pente de la colère, lui souhaita le bonsoir.

Quand il eut regagné le vestibule, Robert alors dit à Maxime :

– Écoutez. Vous êtes en passe de témérités. Eh bien, croyez-moi : si vous sortez seul, habillez-vous comme l’une des personnes disparues. Faites-vous la copie de l’une d’elles. Au besoin, teignez-vous les cheveux et la barbe ; rasez-vous, s’il le faut. N’oubliez ni la canne ni les gants. Allez même jusqu’à reproduire la démarche.

« Aujourd’hui, avant de monter au Colombier, je suis allé chez le Dr Monbardeau, et là, sur ses indications, j’ai revêtu un costume kaki appartenant à son fils et pareil à celui qu’il portait le jour de son enlèvement. M. Monbardeau a bien voulu compléter la ressemblance, nous avons trempé dans de la chaux un feutre noir pour le blanchir, j’ai chaussé des bottines jaunes… C’est pourquoi vous m’avez trouvé si propre, à mon retour. Je venais de restituer mon vestiaire d’emprunt.

« C’est un bon truc. Du moins, je le crois… En tout cas, il paraît m’avoir réussi tantôt, puisque me voilà. Mais : de la discrétion, n’est-ce pas !

– Ah ! çà, est-ce que vous êtes timbré ? fit l’autre, à la fois rieur et décontenancé. Si le stratagème est efficace, pourquoi le tenir caché ?

– Pour diverses raisons, mais, avant tout, parce qu’il existe présentement un autre moyen de s’immuniser, qui est le fruit de l’empirisme et qui vaut certes mon procédé, résultat du calcul. Ce moyen, c’est justement celui que vous rejetez et qui consiste à se réunir en force, au large des habitations. Cela, c’est connu : tout le monde accepte cette obligation temporaire ; et ceux qui refusent de s’y soumettre – imbéciles, fortes têtes ou bravaches (soit dit sans vous offenser) – ne voudraient pas non plus de mon système.

– Il y a du vrai là dedans…

– Seulement… seulement… ces deux procédés… Le premier, le populaire, est-ce qu’il aura toujours de l’efficacité ?… Et le second, le mien, est-il parfait ?… Est-ce par hasard que les sarvants ne m’ont pas emporté, lors de cette première expérience ? Serait-ce qu’ils ne m’ont pas vu ?… Si paradoxal que cela puisse paraître, je le désire de tout cœur, savez-vous ! Car, pour peu que soit vérifié cette partie de ma théorie, toute ma théorie se trouve exacte, et alors…

Il se passa la main sur le front, comme en face d’apparitions effroyables. Or, sa main frissonnait et la sueur perlait à son front.

– … Et alors, mon cher, vous n’avez pas dîné, termina Maxime. Vous avez faim. Estomac vide : cerveau creux. L’inanition vous fait divaguer.

– Monsieur Maxime, dit Robert, je donnerais ma vie pour me tromper.

XV – AUTRES FAITS CONTRADICTOIRES

La période qui suivit fut vraiment terrible, pour la seule raison qu’il y avait encore des incrédules. Les populations avoisinantes gardaient une arrière-pensée de tromperie, et, parmi les habitants, ceux qui admettaient l’épidémie de disparitions n’estimaient pas qu’elle dût s’étendre. D’après eux, c’était une calamité locale. Passe donc pour ces saints Thomas qui n’avaient rien vu. Mais, au cœur du Bugey, dans le pays de Belley, en plein désastre plus d’un butor et plus d’un bel esprit s’obstinaient à goguenarder. Et c’est cela qui est incroyable ! Et c’est cela qui provoqua tant et tant de malheurs !

L’audace de l’ennemi croissait avec le nombre de ses réussites. Son terrain d’opérations avait fini par devenir un cercle immense qui englobait Saint-Rambert, Aix-les-Bains et Nantua. Dans cette province, qui se développait sans cesse davantage, le sarvant prélevait sa dîme incompréhensible. Et ceux qui ne croyaient pas en lui devenaient ses tristes victimes.

Mais que dire de ceux qui croyaient au sarvant ! Les malheureux vivaient dans la terreur. Voulaient-ils sortir ? une escorte s’imposait ; ils se faisaient cortège réciproquement ; et l’on voyait cheminer les cohortes de villageois qui regardaient le ciel devenu équivoque. Ah ! le ciel ! une énigme s’ajoutait à ses nombreux mystères, et sa profondeur reculait encore aux yeux de l’homme. On fermait les demeures bien avant le crépuscule ; et quand la nuit hostile était descendue, on se mettait aux écoutes ; car il avait été convenu que le tocsin sonnerait dans la commune où les sarvants seraient aperçus. Mais on ne l’entendit jamais qu’au fond des oreilles fiévreuses où le sang tintait sa cloche maladive. Bien après l’aube, on ouvrait un guichet, un soupirail, puis les fenêtres, enfin la porte.

Quelques-uns restaient séquestrés. D’autres, moins timorés, se contraignaient à sortir. Mais il suffisait d’un frémissement pour qu’ils frémissent, une porte poussée par un courant d’air les faisait blêmir, le vent surtout savait les effrayer. On avait jasé de la brise agitant les marronniers de Mirastel et précédant le clac épouvantable ; en sorte qu’un zéphyr passant sur les feuillées leur semblait quelqu’un de méchant qui survenait. Sa caresse les enveloppait de frissons. Ils auraient voulu connaître l’origine du vent et ce que c’est au juste – questions qu’ils n’avaient jamais soulevées.

Ce qu’ils redoutaient, à vrai dire, c’était d’être saisis par derrière, dans les mains foudroyantes qu’on apercevait toujours trop tard. C’est pourquoi ils se retournaient constamment. Taper sur l’épaule d’un camarade, en l’abordant par surprise, était un jeu mortel. À Belley, sur le mail, pendant une partie de boules, un citadin cardiaque tomba raide, parce que son partenaire l’avait touché de la sorte. Un mercredi, près de Talissieu, le cadavre du garde champêtre fut découvert dans une haie de mûriers. Au cours d’une ronde entre chien et loup, sa blouse s’était accrochée aux épines. Certain d’être harponné par les sarvants, le pauvre diable s’était débattu, mais les ronces l’avaient lié de toutes leurs griffes, et l’épouvante l’avait tué. Son visage montrait bien qu’il était mort de peur.

Quoique tout logis fût plein d’habitants, la plupart des bourgades semblaient évacuées. Les rues, par-ci, par-là, résonnaient au passage d’un groupe. Quelquefois, dans leur silence et leur vide oppressants, un téméraire, un brave, se glissait le long des murs, avec la face d’un homme en perdition. Et, comme tous, il levait les yeux vers le ciel, non pour supplier, mais pour l’épier. Car du ciel on attendait moins le salut que le péril.

La campagne était désertique. Quelques troupeaux, gardés par un troupeau d’enfants, paissaient encore les prairies ; de loin en loin, des phalanges de cultivateurs entretenaient les champs. Un recueillement lugubre planait sur les chansons éteintes et les rires vaincus. Pour comble de tristesse, un mois de juin morose, interceptant le soleil, roula d’interminables nuées.

Chaque jour, cependant, une procession débouchait des églises. Une foule en deuil la composait, et on disait des prières pour demander à Dieu le terme d’un fléau qu’on ne pouvait pas même lui désigner clairement. À son habitude, la terreur suscita des conversions. Certain prêtre, ayant recherché les vieilles formules médiévales, pratiqua des exorcismes.

 

À mesure qu’on s’éloignait du Bugey, l’émotion toutefois allait s’atténuant, comme il a été dit pour les régions limitrophes. Le pays était un foyer de crainte qui rayonnait sur la terre et dont l’intensité s’affaiblissait avec la distance. L’étranger, qui ne frissonnait pas encore pour son compte personnel, était au demeurant fort tranquille, et beaucoup d’États éloignés tenaient toujours les sarvants pour des canards.

Une chose inimaginable, c’est que Maxime fût au rang des sceptiques et des impassibles autant que s’il eût habité les antipodes, lui l’hôte de Mirastel, lui si éprouvé dans ses affections par le malheur public. Son ferme bon sens de marin et de soldat regimbait devant le surnaturel. Il se refusait à l’admettre. Et comme le surnaturel semblait être la clef unique des faits, Maxime n’était pas loin de nier les faits eux-mêmes, sinon dans leur réalité, du moins dans l’apparence qu’on leur prêtait. Il restait persuadé que tout s’expliquerait naturellement, lorsque les bandits réclameraient de l’argent contre les captifs restitués sains et saufs. Selon lui, les seuls martyrs du sarvant seraient les névrosés qu’une douleur suffisait à occire. Il avait beau s’efforcer d’envisager sérieusement l’histoire des hommes volants et des aigles ne volant pas – de ce monde renversé, de cette saturnale de la création – il n’y parvenait pas et la traitait en lui-même de machinerie théâtrale et de tour d’illusionniste ou de craque.

Malgré les remontrances de tous, malgré l’anxiété de sa mère, il partait souvent pour la montagne, seul, et peignait des aquarelles d’après nature. Il disait qu’il avait besoin de se faire la main pour exécuter les planches en couleurs d’un traité d’ichtyologie. Il affichait une confiance, une insouciance extraordinaires, et ne manquait pas une occasion de s’évader, si petite qu’elle fût. Quand il y avait des courses à faire, il s’en chargeait, et, dans la grande auto blanche qu’il s’amusait à conduire, c’est lui et le mécanicien qui allaient aux provisions.

En cet équipage, le second jeudi du mois de juin, Maxime se rendit à Belley, la réserve de carbure de calcium ayant besoin d’être renouvelée. (On s’était décidé, en effet, à remonter les deux projecteurs ; et chaque nuit, à présent, leur double rayon virait au faîte de la tour, qui ressemblait ainsi à quelque moulin fantasmagorique, avec des ailes de caprice et de feu.)

Or donc, Maxime Le Tellier revint, aux premières ombres du soir, vers Mirastel.

Au sortir de Ceyzérieu – bâti sur la hauteur, en face du château et de l’autre côté de la plaine marécageuse – la beauté de la vue soudaine le transporta.

Une mer de brouillard submergeait les fonds. Villages, clochers même avaient disparu. Les vapeurs élevaient leur feutre impondérable jusqu’à la ligne des manoirs. Le couchant, roi des ors et des ombres, découpait superbement le Colombier, faisait saillir des arêtes et creusait l’entaille de ses sillons. La nuit montante avait déjà conquis le bas de la croupe, mais les hautes roches flamboyaient encore. Un lourd nuage empanachait la cime, pareille alors au cratère d’un volcan. Il y avait dans ce paysage quelque chose d’antédiluvien. Maxime croyait vivre cent mille ans plus tôt, lorsque les ondes couvraient toute la plaine et que les monts jetaient des flammes… La lune, à sa droite, sortit du haut de la Chautagne, énorme et d’un rouge foncé, telle qu’un tiède soleil préhistorique. Et Maxime songeait aux hommes primitifs, en butte à l’angoisse multiple d’un monde qu’ils ignoraient, pauvres jouets d’éléments inexpliqués dont chaque manifestation devait leur paraître surnaturelle, et qui devaient mourir persuadés d’avoir vécu parmi les prodiges.

La lune éparpillait des touches carminées à la surface du brouillard.

L’automobile descendit la côte et plongea dans la brume stagnante.

Cette brume était assez dense. Maxime voyait la route se perdre à dix mètres du capot. Il embraya la seconde vitesse, franchit un ponceau, fit à gauche un tournant, et longea la prairie de Ceyzérieu, invisible. Après le pont de la Tuilière, force lui fut de ralentir encore : le chemin, sinueux, devenait plein d’embûches.

Dans la pénombre blanchâtre, les boqueteaux dressaient une succession de masses incertaines que l’éloignement estompait à mesure. Les petites clairières palustres fumaient doucement.

Tout à coup, Maxime freina, sec, et saisit d’une étreinte crispée le poignet du mécanicien.

– Regardez ! Qu’est-ce qui passe là-bas ?

Devant eux, au fond du brouillard, tout près du sol, une forme allongée, monumentale – une espèce de grand fuseau, une silhouette de ballon dirigeable enfin – se faufilait, vive et rapide, entre les bouquets d’arbres… Elle s’enfonça dans la brume, que son passage avait bousculée et qui s’agita derrière elle en remous nonchalants. Ce fut seulement une apparition.

– Avez-vous vu ? demanda Maxime, au comble de la surprise.

– Oui, monsieur Maxime. C’est un rude ballon ! Ce qu’il marche ! Du quatre-vingt-dix, au moins !

– Pour sûr… Ah ! nous tenons la vérité ! s’écria le jeune homme, en repartant. Je savais bien, moi !

– Ah ! monsieur Maxime, c’est peut-être pas ceux-là qui ont enlevé Mademoiselle…

– Comment ! Vous n’avez donc pas vu ?… Vous n’avez rien remarqué de spécial ?

– Non, monsieur Maxime.

– La nacelle, voyons… la nacelle ?… Eh bien, il n’y en a pas, de nacelle !

– Monsieur Maxime croit ?…

– Si je crois !

– Pas vu. Ça filait trop vite…

– Vous n’avez rien entendu ?… Moi non plus. Du reste, le moteur de la voiture faisait un vacarme, et trépidait !

– Là ! monsieur Maxime l’a laissé emballer quand il a débrayé si tellement rapido… Enfin, v’là qu’on sort de la ouate ; c’est pas dommage…

En effet, l’automobile gravissait la rampe de Mirastel ; et bientôt, remonté dans la lumière du soir, Maxime put observer les choses à loisir.

La mer de brouillard se tenait parfaitement immobile. Aucun sillage ne la tourmentait. La lune, élevée, réduite et pâlie, la touchait à présent de lamelles nacrées. L’air immense n’était hanté que de chauves-souris. Aussi loin que portait le regard, aucun ballon ne fuyait. L’aéronef furtif, qui semblait gouverner sans équipage, ainsi qu’un dirigeable-fantôme, continuait sans doute à se couler la nappe vaporeuse, et celle-ci se prolongeait à perte de vue.

Maxime aborda Mirastel et s’arrêta dans la cour des communs.

Il fut assez étonné d’y voir ses parents et tous les domestiques réunis autour d’un cabriolet à quatre roues, nanti d’une caisse volumineuse, dont le propriétaire discourait avec animation. Maxime reconnut Philibert, le concessionnaire de la pêche au lac du Bourget. (Tous les jeudis, cet homme allait de castel en castel, apportant le poisson du vendredi ; et c’est lui qui fournissait à l’océanographe-ichtyologue les sujets de ses expériences et les modèles de ses planches.)

Philibert pérorait donc. Et Maxime remarqua l’air sérieux et attentif de Robert Collin et de M. Le Tellier qui l’écoutaient. Personne, au surplus, ne s’intéressait au retour de l’automobile.

Ayant conseillé au mécanicien de garder le silence à propos du dirigeable, le fils de la maison, s’approchant du pêcheur, lui fit recommencer son histoire.

Elle n’était pas ordinaire et datait du jour même.

La maison de Philibert est située près de Conjux, au bord du lac. Il en était sorti le matin, vers cinq heures, pour aller « garnir » sa jument ; et le lac, un instant, l’avait fait s’arrêter. Car il aimait à contempler sa pêcherie.

L’eau, étincelante d’aurore, était lisse et transparente. Les poissons nageaient contre la surface… Mais soudain la platitude miroitante se trouva rompue. À quelque distance du rivage, Philibert vit se former dans l’eau quelque chose comme un creux instantané, fugitif… et du fond de ce trou s’élança le plus magnifique brochet que l’on pût se figurer. Le poisson jaillit, d’un bond formidable, hors de son élément, et n’y retomba plus ; mais, tandis que le nombril du lac se refermait sur une vague, il commença de surprenantes contorsions. Durant trois ou quatre secondes, il fouetta l’air de sa queue et de ses nageoires, puis s’en alla, voletant au-dessus de l’onde, comme font les martins-pêcheurs. Il doubla le promontoire où se dresse le château de Châtillon, et s’éclipsa derrière.

Telle est l’histoire que Philibert conta beaucoup moins nettement. Les domestiques l’entendaient pour la deuxième fois, et cependant ils s’exclamèrent de nouveau.

– Vous pensez, reprit le pêcheur, que je me frottais les yeux !… Et il avait l’air tout folâtre, le bougre de poisson !

– Pourtant, dit M. Le Tellier, il faisait des contorsions très violentes, n’est-il pas vrai ?

– Ah ! oui, alors ! Il avait l’air de se donner un mal de chien ! Dame !

M. Le Tellier fit un signe à Robert. Voilà qui ressemblait curieusement aux hommes de Châtel et à l’aigle du Colombier…

Maxime intervint :

– Allons, donc Philibert ! Vous avez la berlue… Vous avez vu ça ?… La main sur la conscience ?…

– Je le jure !

Mais l’océanographe dit à Philibert qu’il connaissait mieux que personne les espèces ichtyques, et l’assura que nul poisson d’eau douce n’était capable de voler.

– Ben, m’sieur Maxime, y a-t-il un de ces poissons de mer, volants, qui soit fait tout comme un brochet ?

– Ça, non. Et leur longueur ne dépasse jamais trente ou quarante centimètres.

– Eh ben, puisque je vous dis que c’est un brochet ! Et je m’y connais aussi, peut-être ! Un béquet de premier choix, là ! Un vieux carreau, vert et ben glorieux, d’au moins quarante livres de poids !

– Seigneur Jésus ! s’écria la cuisinière.

– Enfin, repartit Maxime, de quelle façon prétendez-vous qu’il volait ? Les poissons volants ne restent en l’air qu’une trentaine de mètres ; ils reprennent l’eau, puis recommencent.

– Non, non : le mien voletait. Il faisait de petits sauts en s’éloignant ; il traçait des zigzags très courts, à droite et à gauche, et il se démenait aussi en hauteur… S’il a replongé, c’est derrière Châtillon, parce que je certifie qu’il est tout le temps demeuré à quatre, cinq mètres de l’eau.

Maxime eut un rire sarcastique.

– Et, après cela, êtes-vous resté longtemps sur la berge ?

– Ma foi, non ! Je suis allé tout de suite atteler, et lever les nasses dans le vivier… Seulement, messieurs et dames, annonça Philibert sur un autre ton, j’ai régalé tout le monde avec mon aventure, tout le long du chemin… Ça m’a fichu en retard ; la nuit est venue ; et, si c’était un effet de votre bonté, je coucherais ben ici, parce que… Ce n’est pas que j’aie peur, mais…

– C’est entendu, fit Mme Arquedouve.

– M’sieur Maxime, je vous ai apporté des lavarets.

– Merci. Vous les mettrez dans la vue de gauche, s’il vous plaît.

Maxime, ayant pris à part son père et Robert Collin, leur rapporta la vision qu’il avait eue dans le brouillard. Il soutint que le dirigeable était celui des forbans, à cause de la disposition originale qui ne permettait pas de voir la nacelle, et à cause de l’habileté qu’il fallait pour mener aussi vite, à travers la brume et les obstacles.

– Si vite que cela ? dit M. Le Tellier.

– Si vite, lui répondit son fils, si vite que le ballon n’a pas eu le temps, pour ainsi dire, de masquer les arbres devant lesquels il glissait. Ce fut comme un train lancé, vous savez, les express : on aperçoit les choses derrière eux, on ne cesse pas de les apercevoir, malgré toute l’opacité qui s’interpose entre elles et vous, le laps d’un clin d’œil… Eh bien, c’était ainsi.

– En effet, quelle rapidité !… Mais alors, tu n’as distingué aucun détail, surtout dans le brouillard…

– Un voile de mousseline épaisse m’eût environné que c’eût été la même chose. On ne voyait absolument que des silhouettes, à la distance où passa l’autoballon. J’ai remarqué… J’ai cru remarquer l’absence de nacelle… C’était un cigare colossal, qui brassait de la brume autour de lui.

– Plus grand qu’un dirigeable ordinaire ?

– Oh… non ! je ne crois pas. En somme, c’est tout bonnement un aéronef perfectionné, qui se sauve à toute hélice, une fois le rapt ou le vol exécutés… Il se fiait au brouillard pour passer inaperçu… Il s’en servait comme il se sert de la nuit. Le fait de l’y avoir vu m’est un sûr garant que c’est lui le corsaire. Vous voilà fixés, j’imagine !

– Et le poisson ? fit M. Le Tellier.

– Et les hommes volants ? renchérit le secrétaire avec un sourire caustique.

– Le poisson et les hommes volants ? Élucubrations de paysans naïfs ! Le brigadier Géruzon et le pêcheur Philibert sont des superstitieux, des visionnaires. Remarquez, au surplus, que Philibert a cru voir son brochet frétiller comme se tortillaient, à ce qu’on dit, les hommes de Châtel… Suggestion ! Suggestion pure !

– Et l’aigle ? objecta Robert. Je l’ai vu, moi, ce qui s’appelle vu !…

– D’accord. Vous l’avez vu, même à travers des bésicles, et même des bésicles d’or… Vous avez l’imagination et la vue trop riches !

– Ne badine pas, Maxime, reprit son père. Certes, rien n’est sûr. Ce que je vais dire n’est sans doute qu’une façon de traduire ma pensée, et pas autre chose… Aussi bien, c’est en exprimant la même idée sous des formes différentes qu’on parvient le mieux à la préciser, donc à la juger… Mais enfin : tout se passe comme si des êtres de tout genre se trouvaient doués, de but en blanc, de la vertu de s’envoler, sous l’influence d’une force quelconque, mais probablement naturelle.

Je dis naturelle, parce que cette force, ayant agi sur un oiseau (qui n’en avait guère besoin, puisqu’il volait déjà auparavant), ne saurait être qu’une force aveugle de la nature.

Dès lors, quoi d’étonnant à ce que des hommes, animés de mauvais instincts et poursuivant je ne sais quel but, aient profité de cette faculté subitement acquise ? Quoi d’étonnant à ce qu’elle ait fait germer les pires desseins dans l’âme d’honnêtes gens promus tout à coup seigneurs de l’atmosphère ?…

– Avec votre théorie, répliqua Maxime en ricanant, vous expliqueriez la triple disparition du Colombier par l’essor de Marie-Thérèse et de mes amis, sans avoir recours à l’hypothèse de ravisseurs…

– Mais non ! répondit patiemment M. Le Tellier. Dans ce cas, ils seraient revenus. D’ailleurs, les pas sur la neige révélaient un drame, un enlèvement. Non, ce serait absurde ; mais je te réponds quand même, parce qu’il est scientifique d’examiner tous les arguments qui se présentent.

– Alors, que faites-vous de mon dirigeable ?

– C’est un ballon comme les autres. Tu ne connais pas tous les modèles… Et puis, tu ne pouvais pas le voir suffisamment, à cause du brouillard et de la vitesse. Pour moi, il était piloté par un de ces risque-tout, de ces chauffards, qui croient que la route de l’air leur appartient. Et voilà. Qu’en dites-vous, Robert ? Vous avez la mine perplexe…

– Maître… Maintenant, vous croyez donc que mon aigle était un aigle véritable ?

– … Oui, parce que le brochet de Philibert est un vrai brochet. De loin, dans le ciel, un aigle géant ou quelqu’un travesti en aigle, cela peut se soutenir, à la rigueur. Mais quelqu’un dans un brochet !… Tenez, on arriverait à lâcher des énormités… Mais voici la nuit. Viens-tu, Maxime ? C’est nous qui sommes de faction aux projecteurs. As-tu le carbure ?

Cette nuit-là, les deux gardiens du phare de la tour, attristés de ne rien connaître, méditèrent longuement sur la science et sur l’ignorance…

Et la pleine lune, au faîte de son arc, leur sembla l’orifice d’un puits de Babel, au fond de quoi les hommes s’agitent confusément.

XVI – ENCORE LE DIRIGEABLE

– Entrez !… Ah ! c’est vous, Robert. Salut !

– Bonjour, monsieur Maxime.

– Votre seigneurie dans mon laboratoire ! c’est un événement !… Qu’est-ce qui vous amène, ce matin ?

Robert, visiblement distrait, se récria sans vigueur :

– Oh ! un événement !… Et il s’exclama : Quelle température, hein !… Une chaleur, pour la saison !

– Il va faire de l’orage.

Et Maxime, attablé devant un croquis de mécanique, se remit à le griffonner, en se demandant ce qui lui valait la visite du secrétaire.

Les trois fenêtres de la rotonde étaient ouvertes à deux battants, mais il faisait si chaud qu’elles n’arrivaient pas à créer le moindre courant d’air. Un chaos de nuages plombés encombrait le ciel, tumultueux comme un ciel de bataille, immobile comme un ciel de tableau. Sous lui, les choses de la terre prenaient des reflets de cendre. La plaine, toute hérissée de peupliers, semblait, au port d’armes, attendre quelque chose de mémorable ou quelqu’un de suprême. C’était un beau décor pour une tragédie.

À l’intérieur du laboratoire, un soleil malade blêmissait l’éclat des aquariums et des vitrines. Les poissons – très éclairés, afin que le peintre Maxime fût à l’aise pour en saisir les mille nuances – gardaient la pose et somnolaient dans l’eau.

Robert s’approcha des boîtes vitrées où le mimétisme déployait ses bizarreries. De loin, certaines de ces boîtes paraissaient pleines de branches, d’herbes et de rameaux ; et de près, on s’apercevait que telle brindille était une malicieuse chenille, telle tache d’écorce une phalène retorse, et telle feuille exotique un ingénieux moustique. Mais il n’y avait pas que des bêtes déguisées en végétaux ; il y avait aussi des bêtes costumées en bêtes. D’autres vitrines, en effet, logeaient des papillons épinglés deux à deux : dans chaque paire, chacun se ressemblait à s’y méprendre, et pourtant celui-ci constituait une nourriture empoisonnée pour les petits oiseaux, et l’autre, inoffensif, ne devait encore de nos jours qu’à sa ressemblance avec son sosie vénénifique. Malheureusement, il faut le dire, depuis que l’enfant Maxime, occupé à d’autres jeux, s’était désintéressé de celui-ci, le temps avait modifié beaucoup de ses préparations, fané toutes les verdures, moisi bien des corselets. Et maintenant, pas mal de similitudes commençaient à différer. Robert en fit la remarque au jeune homme, et poursuivit :

– C’est tout de même drôle, ces identités… : cette espèce de mascarade zoologique !… le caméléon, qui, à volonté, pour être inaperçu, se fait rouge ou vert, selon qu’il est sur un fond rouge ou sur un fond vert !…

– Eh, oui. C’est l’histoire du lion, fauve sur le sable fauve du désert ; c’est l’histoire de l’ours, blanc sur la neige blanche des pôles. Tout cela : des mimétismes… Mais, comment vous, le spectateur des constellations, ces machines-là vous intéressent !…

– Pourquoi pas ?… – Sans doute y a-t-il aussi des poissons qui se livrent au mimétisme ?

– La nature en est pleine. L’homme lui-même… Les manteaux couleur de muraille… Tiens ! mais dites donc, Robert, Maxime riait, je vous vois si attentif… Accuseriez-vous par hasard le sarvant de revêtir un maillot bleu de nuit pour… ?

– Quelle bêtise ! interrompit le secrétaire.

– … Ce petit musée m’a bien diverti jadis… Il a déterminé ma vocation de biologiste… aujourd’hui, j’ai d’autres chats à fouetter…

– Ça marche, vos planches à l’aquarelle ?

– Pas mal, dit Maxime, en sortant d’un carton plusieurs de ses œuvres. Oh ! ce n’est pas du Van Ostade, ni du Jan Steen… Cela suffit, voilà tout. Mais, pour l’instant, j’ai cessé de portraiturer les poissons.

– Ah ! ah ! la dissection !

– La dissection, un peu, oui, mais accessoirement et à propos d’une autre étude très captivante… Mais je vous ennuie, Robert ?

– Pas du tout !

– Vous allez comprendre. C’est pour le Muséum d’océanographie de Monaco. Je voudrais machiner un aquarium où les poissons des grandes profondeurs vivraient normalement. Nos chaluts vont bien les saisir à plus de neuf mille mètres de fond ; mais la décompression et surtout le brusque changement de température les détériorent et les font crever. Je cherche à construire un vivier clos, où la pression de la température se maintiendrait. Vous voyez : je suis en train de gribouiller un dispositif de pompes… Mais ça n’est pas commode… L’invention serait grosse de conséquences. Pensez donc ! Reconstituer le milieu vital de ces êtres si lointains ! Pouvoir observer leurs habitudes véritables ! Dans l’ombre où la cuve resterait plongée, les voir s’illuminer de phosphorescences multicolores, comme dans la nuit éternelle des régions sous-marines !

– Ah ! c’est cela que vous cherchez ! dit Robert.

Mais Maxime se méprit sur le ton vif de cette interjection. Il s’imagina que Robert lui reprochait de ne pas s’employer à d’autres besognes, plus urgentes…

– Oui, c’est cela, répondit-il, en rougissant. Et il s’excusa :… J’ai cherché aussi à pénétrer le mystère des disparitions… Seulement, vous savez, là-dessus j’ai mon idée. Nous serons fixés sous peu par les ravisseurs eux-mêmes : le gens de l’autoballon.

– Vraiment ? Vraiment ? faisait Robert, complètement absorbé dans une rêverie.

– Ah ! çà, Robert, soyez franc ! Vous êtes là qui tergiversez, qui parlez de tout et de rien… Qu’avez-vous à me dire ?

– Pardon… Ah ! oui… Vous disiez ?… Parfaitement, parfaitement… Je… je suis chargé d’une mission, figurez-vous. Et il sourit. Une mission de madame votre mère. Elle s’effraie de votre témérité. Depuis quelque temps, vous vous hasardez tous les après-midi dans la montagne, avec notre fourniment d’artiste peintre… Et, n’y pouvant rien, elle m’a délégué auprès de vous…

Maxime posa ses mains sur les épaules de Robert.

– Vous êtes bien aimable, mon vieux, lui dit-il. Mais maintenant, je suis certain qu’il s’agit d’un dirigeable ; et j’estime qu’au grand jour, un homme averti serait aussi serin de se laisser prendre qu’il serait pleutre, froussard et méprisable de rester chez lui, comme un lièvre au gîte.

Un silence suivit, que Robert fit cesser :

– Alors, au moins… suivez mon conseil : habillez-vous de façon à reproduire l’aspect d’un des disparus…

Maxime éclata de rire.

– Mais c’est encore du mimétisme, cela ! Décidément, Robert…

– Je vous assure qu’il faut prendre garde.

– Ouais ! Vous perdrez votre peine, mon bon. Le rapin que je suis a trop besoin de faire étude – et la montagne est trop belle ! Fastueuse et changeante, à chaque heure du jour, à chaque jour du mois, on la croirait la toile d’un maître différent… J’ai là-haut un petit modèle exquis, une bergère de douze ans, qui me pose une scène épatante dans un endroit pharamineux. Ah ! elle n’a pas froid aux yeux, celle-là ! Les sarvants, ce qu’elle s’en fiche !… D’ailleurs, son frère César, un jeune pâtre plutôt dégagé, fait le guet pendant la séance…

« Regardez-moi ça mon vieux Robert ! Je vous présente Mlle Césarine Jeantaz. Ça ne manque pas de jus, hein ?

Il brandissait dans la lumière pâle une aquarelle à demi faite et vraiment « tapée », comme il disait volontiers. Au milieu d’un troupeau de vaches et de chèvres éparses, une fillette, assise sur un rocher, jouait de l’accordéon. Sa mignonne bouche, large ouverte, indiquait une chanson lancée à pleine voix.

– C’est très joli, apprécia Robert. Mais madame votre mère se tracasse énormément…

– Dites-lui… – Ah ! là ! là ! quelle malédiction que toutes ces poules mouillées ! Eh bien, dites-lui que demain j’aurai fini cette pastorale et qu’après-demain je serai sage !

– Pourquoi pas aujourd’hui ? Je ne suis cependant pas une poule mouillée, moi, et je suis loin de plaisanter. Vous savez bien que j’ai mon idée…

– Déballez-la, votre idée, mon cher, déballez-la !

– Hélas ! vous y croiriez encore moins qu’aux hommes-volatiles, qu’au poisson voltigeur et qu’à l’aigle volant sans ailes !

– Vous n’avez pas de preuves, alors ?

– Je n’ai que de bonnes raisons. Cela ne vous suffirait pas.

– Enfin, Robert, pourtant ! si vous saviez où se trouve ma sœur… et les autres… il serait criminel de garder le silence… Il faudrait y aller… Où peuvent-ils être ? Évidemment, pour ma part, je ne m’en doute pas le moins du monde… Où est le repaire des bandits ?… Si encore on avait la faculté de les voir s’enfuir dans telle ou telle direction ! Mais ils se cachent au milieu des nuits, des brouillards, des nuages… Considérez cette voûte impénétrable de nuées ; au-dessus d’elle, les sarvants sont libres d’évoluer à notre insu…

« Mille dieux ! Robert, qu’est-ce que je vous disais !

Dressé, l’œil brillant, le bras tendu vers le ciel, Maxime désignait un point dans les nuages.

Robert, vivement, regarda.

Dans les volutes d’un gros cumulus gris d’ardoise, engourdi de torpeur, une ombre oblongue, diaphane et fantômale se profilait.

– Le dirigeable ! murmurait Maxime tout bas, comme s’il eût craint d’effaroucher la vision.

Robert abrita ses yeux du jour livide.

– C’est bien celui que vous avez rencontré ?

– C’est bien lui : la nacelle ne se voit pas. Et si ce n’était lui, que ferait-il là, sans bouger, à l’affût derrière son nuage ?…

– Hum ! fit Robert, puissamment intéressé.

– … Car il est derrière le nuage, continua Maxime. C’est son ombre portée que nous apercevons. Ce n’est que son ombre sur une volute. Ils se croient invisibles. Ils ne se doutent pas que leur ombre les trahit… Allons ! reconnaissez que j’avais raison !

– Oui, oui… en effet, dit Robert avec plus de politesse que de sincérité.

– Ah ! voici l’ombre qui pâlit parce que le vent s’élève et que la volute se désagrège… Ce n’est plus rien.

Une rafale tempétueuse s’engouffra dans la rotonde. Les papiers, tourbillonnant, s’éparpillèrent. Le friselis des bois fut pareil au bruissement d’une mer inattendue. Les arbres, tout blancs de feuilles rebroussées, se courbaient au souffle de l’est. Des volets battirent avec fracas. Des trombes de poussière couraient le long des routes. Un éclair direct fêla le ciel épais, et les nuages se mirent en branle.

Maxime, les cheveux au vent, épiait si la fuite du cumulus n’allait pas découvrir l’aéronef, ou si les corsaires ne jetaient pas de lest pour monter plus haut que la tourmente… Mais le dirigeable était parti sans employer ce moyen-là.

Et voici que le décor devenait lui-même tragédie.

La magnificence des éléments déchaînés se magnifiait encore de tous les mystères qu’on y sentait.

Le tonnerre roula ses grondements, qui parurent le vacarme des nuées roulant pêle-mêle vers un but inconnu. Et, le tableau se trouvant achevé, un second éclair traça d’un zigzag, le paraphe de l’ouragan.

XVII – ASSOMPTION

Bien que le ciel fût toujours menaçant et qu’il semblât réserver pour l’après-midi quelque orage nouveau, Maxime – autant par bravade que par goût – prit son attirail de paysagiste et, malgré l’unanime réprobation, se dirigea vers la montée.

Une heure après, las de chaleur et de diligence, il aperçut de loin le troupeau de ruminants et ses petits gardeurs.

Le site du pacage était à la fois grandiose et riant. La prairie, vallonnée, formait une combe et se creusait gracieusement selon la courbe des hamacs et des guirlandes. L’un de ses bords se redressait en muraille rocheuse, s’élançait pour continuer la montagne, et des créneaux cyclopéens, mêlés de broussailles, découpaient son couronnement. L’autre bord, beaucoup moins relevé, finissait à la lisière d’un bois qui, tout de suite, s’inclinait dans l’autre sens et penchait jusqu’à Mirastel son plan de rocs, de chênes verts et de buis géants. D’innombrables narcisses embaumaient le pré luxuriant. Çà et là, des blocs grisâtres le parsemaient, et sur l’un d’eux, où son frère César venait de la jucher, Césarine Jeantaz avait déjà pris la pose et maniait son accordéon, et psalmodiait une valse. Car tout ce que chantent les paysans devient ou demeure une psalmodie, que ce soit Viens Poupoule, La Marseillaise ou le Dies irae.

Elle intercala son « bonjour, monsieur ! » entre deux notes, et César salua le Moncheu.

Bientôt Maxime fut installé devant son chevalet, sous les premiers arbres du bois, le gamin près de lui.

– Veille bien ! dit-il par acquit de conscience.

– N’a pas paou, répondit César endoctriné. On le vara ben veni !

La bambine, ravissante, laissait pendre ses petons dans leurs gros brodequins à semelle de tilleul. Un vieux chapeau de paille ombrageait l’ébouriffement blond de ses cheveux. Entre ses menottes rouges, l’accordéon s’allongeait, puis se ramassait, et scandait du même rythme sautillant la ribambelle infatigable des chansons monotones. Autour d’elle, les vaches et les chèvres dispersées faisaient sonnailler leurs cloches. Et les clochettes des narcisses carillonnaient leurs parfums.

– Veille bien ! répéta Maxime, étonné lui-même de sa méfiance.

César ne quittait pas des yeux le ciel chargé qui semblait glisser d’une seule pièce, sous la poussée d’un vent de fournaise. Parfois, les créneaux de la muraille démêlaient un nuage plus bas que les autres.

Au son d’une clarine violemment secouée, Maxime détourna son regard de la chanteuse.

– Hé ! dit le berger, viva la Rodzetta qué s’éfra !La Rodzetta, c’était une chèvre rousse qui, s’étant écartée, revenait au galop, avec des bonds et des bêlements. – Est-ce que… ? Est-ce qu’elle n’avait pas l’air de fuir ?… d’être poursuivie ?…

Maxime leva les yeux et fut rassuré. Le ciel était désert ; il s’écoulait toujours uniformément, tel un fleuve renversé de plomb fondu, bas et chaud, mais désert.

Césarine chantait à l’envi… Mais tout à coup, sa mélopée se transforma en un cri perçant. L’accordéon se tut et tomba…

Debout sur le roc et bouleversée de gestes fous, convulsionnée dans une attaque d’épilepsie, ou dansant une sinistre danse de Saint-Guy, la petite frappait l’air en tous sens et poussait d’affreux hurlements.

Ses cris et la panique tintinnabulante des bêtes empêchèrent Maxime d’entendre bourdonner les sarvants, mais il sentait leur proximité à l’ébranlement vibratoire de son thorax…

Et le ciel, et la combe, et la muraille étaient déserts ! Il allait se jeter au secours de l’enfant, à l’assaut du rocher, quand un spectacle inopiné le médusa, béant de terreur et de surprise.

Un délire sibyllin possédait toujours la fillette. Horriblement pâle, frêle pythonisse malmenée de transports, se débattant contre le mal soudain qui la brutalisait, elle était maintenant soulevée à quelques centimètres du monolithe, sans que rien existât qui pût la maintenir !…

Puis, subitement, elle cessa de crier, sans doute par un effet de la fatigue ; sa voix n’avait plus de timbre ; elle essayait encore de se faire entendre, elle semblait hurler, mais rien ne sortait de sa bouche ! Et comme le troupeau s’était enfui, le bourdonnement de velours et de nuit – ronronnait à loisir.

Maxime fit un effort de tous ses muscles et de toute son énergie pour mater l’effroi qui le paralysait… Hélas ! hélas ! merveille lamentable : avant qu’il eût bougé, Césarine Jeantaz, projetée avec une force inouïe, monta dans le ciel comme une balle, et disparut.

L’opaque nuée qui coulait indéfiniment s’émut de son passage. Un tumulte s’y produisit, se pacifia, et ce fut tout. Le malheur s’était déroulé avec une telle promptitude que l’accordéon, lâché par Césarine, achevait seulement de s’affaisser dans les narcisses.

Alors Maxime revint de sa stupeur. Mais l’épouvante lui tenait les entrailles. Et devant ce prodigieux attentat, lui, l’officier de marine, lui, le héros de mainte escarmouche avec les Touareg, lui qui avait lutté, le sourire aux lèvres, contre l’eau meurtrière et le feu assassin – il se sauva, les mains devant les yeux, laissant là son chevalet, sa toile, sa palette et le petit César évanoui sur l’herbe. Il s’enfuit à travers le bois en pente, directement, car le meilleur sentier faisait trop de détours, à son avis. Le misérable dégringolait le versant escarpé, culbutant, rebondissant, se raccrochant aux arbres, glissant sur les roches plates et provoquant des chutes de pierres qui le précédaient, l’accompagnaient et le suivaient, si bien que sa déroute fut un ébranlement.

Cependant, sous lui, les toits de Mirastel grandissaient à vue d’œil.

Il arriva, trempé de sueur, livide et frémissant avec des écorchures qui saignaient, nu-tête et vêtu de haillons. Il pénétra dans un boudoir où les siens et Robert se trouvaient réunis autour d’un samovar, et tandis que chacun se précipitait à sa rencontre, Maxime s’effondra et se prit à sangloter, triste jusqu’à la mort d’avoir été si fat et d’être devenu si lâche.

On le fit asseoir dans un fauteuil. Mme Le Tellier l’entourait de ses bras maternels. Mais il ne distinguait personne, faisait des mouvements d’impuissance et de pitié, et répétait, au milieu de ses larmes, des paroles imprévues :

– Marie-Thérèse !… Oh ! mon Dieu !… Que lui a-t-on fait ?… Où est-elle ?… Oh ! c’est effrayant !…

Son père lui fit boire une tasse de thé largement coupé de rhum.

– Allons, mon petiot, qu’est-il arrivé ? Raconte-nous ça.

Maxime raconta. Il finit par l’aveu de sa couardise, et alors le désespoir le reprit comme avant. Il se cognait le front d’un poing fébrile, disant qu’il voulait repartir, voler au secours de la petite Jeantaz…

M. Le Tellier le lui défendit, et réquisitionna cinq paysans et quatre serviteurs, à l’effet d’accomplir ce devoir.

– Nous étions cachés… cachés par les feuilles, hoquetait le piteux Maxime. C’est pour cela que nous n’avons pas été attaqués ! Puis, sous l’influence combinée du rhum et de la tristesse, il larmoyait : « Elle est partie, mon Dieu, comme un bouchon qui saute !… Un pauvre petit bouchon, mon Dieu !… Et sa pauvre petite voix qui s’étranglait… et puis tout à coup qui s’est brisée, si brusquement… Et moi qui n’ai rien fait ! Ho ! rien !… »

Ses parents échangeaient, par-dessus sa tête, des regards d’inquiétude. Enfin M. Le Tellier prit une résolution.

– Il ne s’agit pas de pleurer, dit-il sévèrement. Il s’agit de comprendre et de causer. Cette disparition est identique à celle de ta sœur et de tes cousins ; travaillons-la. D’abord, tu parais certain que c’est un enlèvement ?

– Oh ! oui ! Elle se débattait. Elle résistait. Et si ç’avait été une force aveugle, moi aussi, César aussi, nous l’aurions éprouvée…

– Bien. Mais, tout à l’heure, tu parlais d’un bouchon… A-t-elle donc été lancée par une impulsion venue de la terre, cette enfant ?

– Non, non, ça n’en avait pas l’air.

– En effet, sur le Colombier, la neige ne décelait rien de pareil…

– Elle s’est élevée, dit le jeune homme, attendri d’alcool et de compassion, elle s’est élevée comme une pauvre petite sainte Vierge affolée… comme un pauvre petit pantin qu’on retire du guignol avec une ficelle…

– Oui, mais tu n’as pas vu de ficelle…, de câble ?…

– Il n’y avait rien. Il n’y avait pas un fil.

– Eh bien !… hum ! à la rigueur, tout peut s’expliquer… Le ballon des sarvants devait être dissimulé dans les nuages, où nous savons qu’il se plaît à vaguer sans être aperçu. Il n’est pas difficile de s’imaginer qu’ils possèdent un moyen de voir au travers, ne fût-ce qu’à l’aide d’un tube, un simple tube perçant le matelas de nuages au-dessous d’eux, et qui serait d’un diamètre trop minime pour être vu d’en bas.

Quant au rapt à distance

– Dites, papa, s’ils aspiraient leurs victimes ?… J’ai remarqué dans la nuée un grand tumulte qui pourrait bien avoir été causé par un souffle véhément… un courant d’air, allant de bas en haut…

– L’as-tu senti ?

– Non, vous avez raison. Je n’ai même pas senti la brise cette fois-ci… Je n’y suis plus… Ah ! quand on a vu ça !…

L’attendrissement revenait. M. Le Tellier se dépêcha d’occuper son fils avec d’autres considérations, plus ou moins fantaisistes :

– L’arrivée d’un projectile aussi gros qu’un corps humain suffit à motiver le tumulte auquel tu fais allusion. Ce n’est pas cela. Il vaut mieux supposer, non pas que les sarvants pompent leurs victimes, mais qu’ils les attirent au moyen d’une sorte d’aimant particulier, à la manière dont l’aimant véritable attire le fer. Le magnétisme animal, cela veut dire quelque chose, cela !… Du reste, il y a, dans la vertu d’attraction des aimants, un je-ne-sais-quoi d’occulte et de volontaire, de tyrannique et de vivant, qui trouble toujours la pensée.

« Vois-tu, ils emploieraient ce procédé pour amener jusqu’à eux les gens, les animaux et tout ce qui ne tient pas au sol. Pour le reste, ils se servent de la cisaille, et ils opèrent leur descente la nuit.

Mme Arquedouve rappela :

– N’y a-t-il pas un garde qui soutient avoir entendu la cisaille en plein midi ?

– Oui, ma mère, mais c’était dans un lieu solitaire et de l’autre côté d’un rideau de sapins.

Et Mme Le Tellier :

– En tout cas, voici bien des mystères dissipés, ou du moins réduits à un seul : tous les enlèvements. Y compris celui des hommes volants, qui étaient des tourmentés, les malheureux, et non les tourmenteurs !… Y compris l’aigle et le poisson !

– Parfaitement, reprit M. Le Tellier. Il faut que Géruzon et Philibert aient mal observé, l’un ses Piémontais, l’autre son brochet. Sans quoi, ils les auraient vus monter plus roides vers le ciel obnubilé… Nos adversaires possèdent un électroaimant spécial, et ils le manœuvrent au-dessus des nuages ; voilà l’affaire. Mais, bigre ! ce ne sont pas des imbéciles… Avoir trouvé l’aimant animal !…

– Maudits nuages ! s’écria Mme Le Tellier, sans eux…

– Sans eux, répliqua l’astronome, on verrait encore moins de choses qu’on n’en voit, puis les sarvants n’agiraient que la nuit.

Robert se promenait de long en large, et gardait un silence farouche. En vain M. Le Tellier cherchait-il une approbation sur la physionomie de son secrétaire, il n’y trouvait que le souci.

– Mais pourquoi ? Pourquoi ces enlèvements ? faisait Mme Le Tellier en se prenant la tête.

– Et quel est le sort des prisonniers ?

C’était Maxime, aujourd’hui, qui gémissait cela !

– Et où sont-ils ? ajouta Mme Arquedouve.

Son gendre hasarda, sans perdre de vue les traits de Robert :

– Oh ! ils ne doivent pas être fort loin : sans doute dans quelque retraite des Alpes ou du Jura. L’exiguïté relative de la zone hantée paraît démontrer que les sarvants ne s’éloignent pas du Bugey.

– Il faudrait y aller ! dit l’aveugle.

– Mais comment les dépister ? Ils sont insaisissables, fugaces ; on ne les entend presque pas…

– Écoutez ! Écoutez ! s’écria Maxime, hagard. Le bourdonnement !

Un même frisson courut le long de tous les dos.

– Mon pauvre enfant ! dit la grand-mère. C’est un frelon que tu entends par la fenêtre ouverte.

Mme Le Tellier, de son mouchoir, épongeait le front de Maxime.

– Je vous en conjure, implora celui-ci, parlons un peu d’autre chose. Il est impossible de rester les nerfs tendus…

– Il faudrait y aller ! répétait le secrétaire, comme dans un songe et marchant avec furie.

Mme Le Tellier le réveilla, et l’arrêta net, en déclarant :

– Nul doute qu’avec ses aéroplanes M. d’Agnès ne puisse surprendre et poursuivre ces bandits jusqu’à l’entrée de leur caverne ou de leur forteresse ! Nous venons de recevoir une lettre de lui, et…

– C’est vrai ! fit l’astronome avec une feinte jovialité. Il y a même dans sa lettre une dépêche inénarrable de ce M. Tiburce…

« Tiens, lis ça, mon garçon. Ça te changera les idées. Ma parole ! Ce M. Tiburce est le Nigaudinos le plus nigaud de toute la nigauderie !

Maxime lut…

XVIII – UNE LETTRE, UN CÂBLOGRAMME

(Pièce 397)

Lettre du duc d’Agnès à M. Le Tellier

40, avenue Montaigne.

9 juin 1912.

« Cher Monsieur,

Il y a aujourd’hui un mois, jour pour jour, que j’ai quitté Mirastel, vous laissant tous si désolés. J’ai beaucoup travaillé depuis lors ; mais ce n’est que d’hier que j’éprouve assez d’espérance pour avoir enfin le courage de vous le confier.

Assurément, je ne suis pas sans inquiétude au sujet de ce dirigeable légendaire que Maxime a vu dans le brouillard, me dites-vous, et qui semble se passer d’aéronautes. Votre description m’a fait penser aux torpilles télémécaniques, ces petits véhicules de catastrophes qu’on est parvenu à diriger de loin, sans fil. Pourquoi, en effet, n’y aurait-il pas des ballons analogues, dont les différents mécanismes seraient commandés à distance, par un capitaine insoupçonnable ?… Voilà qui compliquerait notre tâche ! Car, en admettant que nous puissions nous emparer de ce ballon désert, quelles indications résulteraient pour nous d’une telle prise, quant au domicile et à là personnalité des sarvants ?

Heureusement, rien n’est sûr. Et d’ailleurs, l’engin que nous allons fabriquer, notre aéroplane de chasse sera, j’espère, des plus remarquables.

Hélas ! ce n’est encore qu’une espérance ! Cependant, voici : Hier, mon chef de construction, le pilote Bachmès, s’est abouché avec un ingénieur qui prétend avoir découvert un moteur fonctionnant par l’électricité atmosphérique… Capter le potentiel de la nature, puiser la toute-puissance des volts à même sa grande source, c’est la chimère, depuis longtemps poursuivie, vous le savez ; c’est la dépense abaissée à presque zéro ; c’est la machinerie réduite à un poids négligeable ; c’est surtout la vitesse miraculeuse.

Si l’invention n’est pas une flibusterie, si vraiment il suffit, pour faire tourner une hélice, de caler sur son axe un transformateur de courant, nous achetons le brevet. Et nous construisons sur-le-champ.

Ce sera vite fait, je pense… Mais « vite » ! Qu’est-ce qui est vite lorsqu’on est anxieux !… Que deviennent les disparus ?… Trente-quatre jours !… Où est Mademoiselle Marie-Thérèse ?… Ah ! cher Monsieur, comme je voudrais être à mon poste de vedette aérienne, et savoir où ? comment ? qui ? et pourquoi ?

L’attente : quelle chose terrible ! Je passe mes journées aux ateliers de Bois-Colombes. En ai-je fait d’inutiles expériences !… Et rester là ! piétiner, avec la conscience du temps perdu !… Le croirez-vous ? j’envie parfois le sort de Tiburce ! Lui, au moins, possède un but précis, pour vain que soit ce but, et s’emploie sans cesse à l’atteindre. Il a le soulagement de l’action… Mais la cruelle déconvenue qu’il se prépare, l’entêté ! Je vous adresse ci-inclus un câblogramme de lui, que je viens de recevoir. Ce n’est pas les premières nouvelles qu’il m’envoie. Il m’a déjà expédié un marconigramme, en plein Océan, le lendemain de son départ et simplement pour me l’annoncer. Depuis, je n’avais rien reçu. Tant de niaiseries en si peu de mots, peut-être cela vous plongera-t-il dans un étonnement qui vous fera oublier, une seconde, la précarité de notre situation. C’est, par malheur, le seul avantage que nous puissions retirer de la dépêche ci-jointe.

Je vous prie, cher Monsieur, de vouloir bien agréer à Madame Le Tellier et à…, etc.

François D’AGNÈS. »

« P.-S. – Une effervescence considérable règne dans tous les chantiers de constructions aériennes. Dans ceux de l’État notamment. On y cherche l’appareil approprié à cette nouvelle destination : la poursuite d’aviateurs insaisissables par leur rapidité. Cependant, on prête à certains le projet insensé de partir en reconnaissance au-dessus du Bugey avec les appareils actuels, tout à fait insuffisants. On cite des noms célèbres… Nous ferons mieux que tout cela. Patience et bon courage. F. A. »

(pièce 398)

Câblogramme de Tiburce au duc d’Agnès

San Francisco, 6 juin 1912.

« Tout bien. – Pas encore rattrapé H [atkins]. Mais suis certain M [arie] -T [hérèse] avec lui. Car ai appris H. accompagné seulement par hommes. Travestissement. Stratagème grossier, prévu. – D’ailleurs, calculs indiscutables prouvent M. -T. avec H. ainsi que H [enri] M [onbardeaul. – Fait nouveau : évidemment ils le suivent de bon gré. Pourquoi ? Mystère. L’éclaircirai bientôt. – Sont partis pour Nagasaki. – M’embarque ce soir pour Japon. – Leur précipitation suspecte. – Vos stupides histoires sarvants venues jusqu’ici. Font sourire San Francisco. – Respectueux hommage sœur. – TIBURCE. »

XIX – LA CHARMILLE TRAGIQUE

Cela se découvrit aux environs de trois heures après dîner.

C’était le 19 juin. Mme Arquedouve et M. Le Tellier s’étaient rendus en automobile chez le Dr Monbardeau. Robert Collin se trouvait à Lyon, pour des achats qu’il disait urgents, et Mme Le Tellier gardait Mirastel avec son fils.

L’état nerveux de Maxime exigeait encore beaucoup de soins ; du reste, il refusait avec une obstination maladive de quitter l’enceinte du parc. Au début, même, il n’avait plus voulu sortir du château, et maintenant ce n’était que sur les instances et les prescriptions de son oncle qu’il consentait à prendre l’air et à faire de l’exercice. Deux fois le jour, à dix heures et à deux heures, il marchait au bras de sa mère et faisait les cent pas sous la charmille. « Comme cela, disait-il, on est à l’abri du soleil. » Mais la vérité, c’est qu’on était à l’abri du sarvant, la voûte des feuilles cachant les promeneurs à tout regard venu du ciel. Tant de précautions pouvaient sembler enfantines, puisqu’il n’y avait plus de nuages, puisque aussi les promenades s’effectuaient à la grande clarté méridienne et dans un lieu surpeuplé… Mais ceux qui raillaient Maxime n’avaient pas vu l’Assomption de la petite Jeantaz.

 

Et voici donc que Mme Arquedouve et M. Le Tellier revenaient d’Artemare, ayant, par mesure de prudence, baissé la capote, et traversant ainsi la campagne inanimée.

On arrivait. L’automobile vira, franchit le portail, s’engouffra sous la galerie de verdure, ombreuse et piquetée de soleil, et stoppa tout à coup, brutale, dans le cri des freins et le frottement des roues bloquées.

– Hé ! quoi ? fit Mme Arquedouve, cramponnée à la carrosserie.

Décoché en avant par la brusquerie de l’arrêt, M. Le Tellier vit, au milieu de l’avenue, à deux mètres du capot, affalée par terre, Mme Le Tellier, qui fixait sur lui des yeux d’insensée… Elle avait l’air d’une pauvresse et d’une innocente. Décoiffée, son corsage arraché sous les bras, elle n’avait pas bougé devant l’automobile, et devant son mari ne bougeait pas davantage… Une fois relevée, soutenue par lui et le chauffeur, elle resta courbée, branlante…

M. Le Tellier la porta dans la voiture.

– Ma mère, c’est Luce, dit-il. Elle était là. Elle n’a rien, je crois, mais elle est très émue…

Au son de sa voix, qu’il tâchait pourtant de composer, Mme Arquedouve saisit toute la gravité de l’accident. D’ailleurs :

– Qui êtes-vous ? balbutiait Mme Le Tellier. Vous savez : Maxime… Il n’est plus là. Je n’ai plus d’enfants, plus, plus, plus…

Jusqu’au perron de Mirastel, on n’eut pas la force de parler. On était retourné par ce nouveau désastre et par son contrecoup sur l’esprit de la malheureuse maman. L’astronome envoya chercher le Dr et Mme Monbardeau, puis on coucha la malade.

Bientôt, de prostrée qu’elle était, Mme Le Tellier devint péniblement surexcitée. Elle prononça des paroles sans suite, elle fit des gestes incompréhensibles, et parla tout le temps de son fils et d’un veau inexplicable. À chaque instant, elle portait ses mains aux côtés de sa poitrine ou les jetait devant soi, comme pour écarter une étreinte ou se préserver d’une attaque.

– Le veau ! Le veau qui glisse… murmurait-elle. Ha ! ne me serrez pas ! ne me serrez pas ! Qui me serre ? Mais qui donc me serre ? Lâchez-moi !… Maxime, va-t’en !… Ah ! aaaaaah ! À reculons ! Voilà qu’il s’en va à reculons ! Et vite !… Ici nous sommes à couvert, oui, mon petit, bien à couvert sous la charmille… Comme Marie-Thérèse… Il est avec elle, au ciel. C’est un veau qui l’a enlevé. Ce n’est pas un ange, c’est un veau !

M. Le Tellier, ahuri d’une telle divagation et redoutant le trouble qu’elle devait fomenter dans le cerveau même qui l’enfantait, essaya de lui donner au moins un semblant de suite rationnelle. Il posa des questions. Mais on aurait dit que Mme Le Tellier ne les entendait pas. Dieu sait pourtant que l’astronome eût voulu connaître quelque chose ! Car cet enlèvement sous une charmille, au grand jour, par un ciel sans nuages, dans un parc des plus fréquentés, puis encore le salut de Mme Le Tellier – cette grâce accordée ou bien ce coup manqué, si contraires aux habitudes des sarvants – c’étaient là de véritables phénomènes.

– Voyons, ma Luce, de quel veau parles-tu ?

– Il est parti !… Il est parti !… gémissait la détraquée.

– Tu dis qu’il glissait, ce veau… Comment ?

– Lâchez-moi !

– Oui, tu as été saisie rudement… Ta blouse est déchirée comme par des crocs, à droite et à gauche… Mais il n’y a plus personne. Calme-toi… Ne fais pas ce geste toujours, ma petite Luce, il n’y a plus de sarvants.

– Maxime ! Maxime !

– Eh bien, comment est-il parti, Maxime ?… À travers les feuilles du berceau, n’est-ce pas ? comme attiré vers le ciel ?… Le feuillage empêchait de voir le ballon dirigeable ?… Comment est-il parti, Maxime ?

– C’est un veau !

M. Le Tellier recula, effrayé par le problème de la folie dressé contre lui pour la première fois. Hélas ! il n’y avait sur le lit de sa femme qu’un pauvre corps sans âme, une misérable moitié d’être humain… Et le savant regardait cela du fond de sa pensée. Et il se disait :

« La science ne sait pas plus où va l’esprit des fous qu’elle ne sait où vont les prisonniers du sarvant. Ce sont d’atroces disparitions. Et pourtant, depuis que les hommes ont une âme, ils acceptent, sans épouvante ni blasphème, que par-ci, par-là quelqu’une de ces âmes soit dérobée par un voleur immatériel, comme paraît l’être celui de mes enfants. De même que chaque jour apporte en Bugey de nouveaux rapts, chaque jour amène par le monde l’enlèvement de Psychés nouvelles. Où sont-elles toutes ?… Il en est qui reviennent… Où est celle de Lucie ?… Où sont Marie-Thérèse, Maxime, tous les autres… Et reviendront-ils ?… »

Le docteur, qui survint, apaisa sa belle-sœur grâce à quelque drogue, et Mme Monbardeau s’installa près d’elle.

Avant de la remplacer pour la nuit au chevet de la démente, M. Le Tellier put conférer de l’événement avec Robert Collin, qui venait de rentrer, rapportant de Lyon plusieurs paquets bien ficelés, sur lesquels on ne songea guère à l’interroger.

Tout défait par cette double abomination, le secrétaire opina :

– Il serait précieux de tirer de Mme Le Tellier quelques mots significatifs… Au risque de la fatiguer un peu… dans l’intérêt de tous… il le faudrait. La supposition d’une sorte d’aimant, que vous émettiez l’autre jour, n’était pas mauvaise ; mais la place occupée par M. Maxime et sa mère, sous la charmille, viendrait la révoquer. Ils étaient invisibles pour des gens situés au-dessus…, des gens de n’importe quelle nature, il me semble…, à moins que…

– Soyons nets, Robert. Vos allures, en tout ceci, restent dissimulées… Je ne doute pas un instant de l’excellence, de la pureté de vos spéculations… Mais enfin, est-ce que vous ne savez pas, vous ? Est-ce que vous n’avez pas deviné ?… Alors, par pitié, dites-le moi : est-ce que l’effroyable épisode d’aujourd’hui confirme ou non vos hypothèses ?…

– Je ne puis déclarer qu’il les infirme. Il ne touche en rien à l’essence de la question, c’est-à-dire à l’identification des sarvants – que j’entrevois bien vaguement, allez ! Mais, étant donné que mes connaissances sont encore plus vagues touchant le procédé d’enlèvement, je ne serais pas fâché d’acquérir là-dessus des indications supplémentaires…

« Quant à l’ensemble de mes conjectures… c’est tellement nébuleux que je manque de termes assez flottants pour l’exposer. C’est tellement redoutable, aussi, que je ne dirai rien qu’avec certitude… Et, pour être certain, il faudrait aller voir. Encore suis-je assuré qu’une telle expérience ménagerait bien des surprises au plus malin.

« Dans tous les cas, maître, fût-ce au détriment de sa santé, tâchez d’obtenir de Mme Le Tellier quelque phrase précise.

– Vous y tenez tant… Je demanderai à Monbardeau si cela n’est pas une cruauté superflue. Elle repose, maintenant.

– Va pour demain, concéda Robert.

Mais, avant l’aurore, il savait à quoi s’en tenir.

M. Le Tellier veille sa femme.

Aux lueurs atténuées d’un lumignon, l’astronome observe le mauvais sommeil qui secoue la malade à coups de décharges nerveuses.

Deux heures sonnent.

Elle se retourne, elle vagit, elle pousse des sons inarticulés, bégaie ces larves de paroles si lugubres qui sont les soliloques du cauchemar… Ses paupières viennent de s’ouvrir sur des prunelles endormies… Elle veut se lever, et la voici, hagarde et tremblotante, qui se redresse, et qui dort cependant.

M. Le Tellier s’empresse. Il veut la recoucher, lui faire boire une cuillerée de potion. Elle le regarde et l’interpelle :

– Maxime !

– Mon amie, voyons… C’est moi, Jean !

– Maxime, viens-tu te promener sous la charmille ?

– Couche-toi, dors, Lucette chérie. C’est l’heure, il fait nuit…

– C’est l’heure de ta promenade, oui, Maxime : deux heures sonnaient à la minute. Nous serons bien, à l’ombre. Donne-moi ton bras, et promenons-nous dans le bois pendant que le loup… Ah ! ah ! le loup, non ! – pendant que ta grand-mère et ton père sont à Artemare.

Elle a saisi le bras de son mari. Elle veut encore se lever… Malgré la violente souffrance qu’il éprouve, M. Le Tellier profitera de l’aubaine odieuse qui s’offre à lui, pour savoir. Mais il n’entend pas que la somnambule en pâtisse le moins du monde.

Elle veut toujours se lever.

Alors, une inspiration fait dire au malheureux, dont la voix s’étouffe :

– Maman… C’est moi, Maxime. Et nous sommes sous la charmille…

À présent, il n’y a plus qu’à écouter.

– C’est agréable de marcher, fait la dormeuse en mouvant ses jambes sous les draps. Nous voilà au bout de l’allée, près de la grille. Rebroussons chemin. Demi-tour… Vois, Maxime, que c’est joli, cette nef toute verte, si fraîche et vaste, avec, au bout, cette éblouissante trouée, ce porche « fou de clarté »… Oui c’est vrai, tu as raison, « tunnel » est plus juste que « nef ». La charmille a les dimensions et l’ombre d’un tunnel… Ah ! qu’est-ce qui vient, à l’extrémité, dans le soleil, vers nous ?… Un veau ? Tu dis que c’est un veau ? Hé ! comme il va vite ! Mais, Maxime, ses pattes ne bougent pas… En effet : il ne repose pas sur la terre… Il glisse en l’air… Ho ! mais il arrive sur nous à fond de train, ce veau !… Il ne faut pas avoir peur ? Tu dis ça et tu es blanc comme un linge… Le voilà ! il nous charge ! sans remuer ! C’est effrayant ! Haaaaaaaaah ! lâchez-moi ! Maxime ! on me tient… par derrière… on me serre… Ah ! on m’a lâchée… Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu as ?… C’est ce veau, ce veau immobile !… Ooooh ! ne crie pas ! Pourquoi ces mouvements déréglés ? Non, non, ne crie pas, mon petit, mon petit !… Enfin, tu ne cries plus. Enfin. Merci. Pourquoi t’accroches-tu à cette bête… Aaaahhh ! il l’enlève ! Le veau… s’enfuit… à reculons… sous la charmille… Arrêtez ! Arrêtez-le !… Maxime, mais crie donc ! Crie ! Appelle !… Rien… Ah ! dans le soleil là-bas, il se retourne… Appelle ! appelle ! Disparu… Comme Marie-Thérèse !…

« … Qui êtes-vous ? Vous savez, Maxime… Il n’est plus là. Je n’ai plus d’enfants, plus, plus, plus…

« Le veau ! Le veau qui glisse !…

Mme Le Tellier s’agite désespérément. Au bruit qu’elle fait, sa sœur et le médecin, qu’on a retenus à Mirastel, se dépêchent d’accourir. M. Le Tellier leur abandonne la garde de cette lamentable créature délirante qui ne sait plus que repousser des fantômes, qui maintenant revit par bribes décousues la scène effroyable – et, sans perdre une seconde, il va chez Robert.

Pour n’être pas surpris de le trouver debout encore à pareille heure, tandis que l’aube filtrait aux ouvertures, il fallait vraiment que M. Le Tellier fût abîmé dans les dernières profondeurs de son génie. Sur le moment, c’est à peine s’il remarqua que son secrétaire fermait précipitamment l’armoire à glace, que cette armoire était pleine d’objets qui lui donnaient l’apparence d’une devanture d’opticien, et que le tapis de la chambre disparaissait sous une profusion de papiers récemment déficelés.

Robert se retourna vers lui d’un air embarrassé. Par contenance, il caressait un gros cahier rouge à fermoirs de cuivre, tout neuf.

Mais déjà M. Le Tellier racontait comment sa femme venait de jouer l’enlèvement.

Le petit homme chétif l’écouta jusqu’au bout, sans mot dire, puis se recueillit quelques minutes.

– Que de choses incompréhensibles ! dit-il enfin. Toujours est-il que les sarvants ne se gênent plus ! À deux heures après-midi ! C’est du toupet !… Les domestiques ont dû entendre…

– Ils disent que non. Mais j’ai la conviction, moi, qu’ils en ont menti. La peur les aura pétrifiés, quand leur devoir était d’aller au secours de ma femme qui criait. C’est cela qu’ils refusent d’avouer, et c’est pour cela qu’ils nient avoir entendu quoi que ce soit. Nous ne saurons jamais rien de ce côté-là.

Robert Collin réfléchit encore, et demanda :

– Il n’y avait personne, dans les champs, qui puisse nous documenter sur l’état du ciel à ce moment précis ?

– Personne. En revanche, d’Artemare, j’ai noté le spectacle extraordinaire de la route déserte et des cultures abandonnées. « Nous étions seuls au dehors. Mais Mme Arquedouve n’a plus ses yeux, et la capote, tendue comme un dais, bouchait complètement la vue du ciel, pour le chauffeur aussi bien que pour moi.

– Bon, c’est regrettable. Ah ! quelle robe portait Mme Le Tellier ?

– Une robe noire, toute simple, unie, répondit l’astronome un peu démonté.

– Pas de chapeau ?

– Non.

Le secrétaire tira son calepin, le consulta, et dit :

– Mon maître, tout s’éclaire en ce qui concerne l’anormale libération de Mme Le Tellier. Elle a des cheveux au henné, elle était vêtue d’un costume de deuil ; son signalement est donc le même que celui de la demoiselle Charras, enlevée le 11 juin à Champagne, laquelle demoiselle est d’un blond rougeoyant et venait de perdre sa mère.

– Que voulez-vous dire avec votre signalement ?… Pour l’amour de Dieu, apprenez-moi ce que vous savez ! Tous ces embrouillages !… Ce veau qui enlève mon fils. J’y laisserai le sens, moi aussi !

– Eh bien, commença Robert, compatissant, je suppose que… Et puis non, tenez ! vraiment, je ne peux pas ! Mettez-vous à ma place : je ne fais que supposer du vague… Je vous l’ai déjà dit, maître : je ne parlerai qu’à l’heure où j’aurai toutes les certitudes… Mais alors – c’est plus que probable – d’autres considérations survenues m’empêcheront de parler… ne serait-ce que la peur de semer la peur…

« La peur de semer la peur ?… » se disait M. Le Tellier. « Le signalement de Lucie conforme à la désignation de Mlle… Chose ?… Ah ! çà, fichtre, voilà un discours superlativement incohérent !… Est-ce que d’aventure… Tiens ! tiens ! tiens !… Et tout cet arsenal que j’ai aperçu dans l’armoire ! ?… Et ces rangements à trois heures du matin !… Diable ! diable ! Est-ce qu’il déménage, à son tour ?… »

Il quitta les lieux sur cette réflexion désagréable. Et nous, devons reconnaître que les actes de Robert devaient, à juste titre, chaque jour un peu plus, l’ancrer dans son idée qu’il perdait la raison.

XX – DÉMENCES

Le surlendemain, le Dr Monbardeau – dont la valeur médicale est justement réputée – certifia que la guérison de sa belle-sœur était une question de temps et de patience. Mme Monbardeau vint une fois de plus habiter Mirastel, en qualité de garde-malade ; et, bien que Mme Le Tellier se montrât sensitive à l’excès, bien que la moindre surprise l’électrisât, bien que cinq minutes ne pussent s’écouler sans qu’elle fît le geste-tic de repousser quelqu’un, ou sans qu’elle parlât du veau inexplicable, une amélioration faible mais évidente justifia le pronostic du médecin.

C’était une chance inouïe ; la commotion cérébrale avait été de la dernière violence. On en posséda la preuve supplémentaire quand, les cheveux de la malade ayant poussé quelque peu, on s’aperçut qu’ils étaient blancs. La chevelure tout entière devait avoir blanchi, mais jusqu’à présent la teinture avait empêché qu’on le remarquât. Pour accélérer la convalescence de l’affligée, il aurait fallu qu’elle prît l’air, aussi. Mais, en admettant qu’elle s’y fût prêtée, nul ne l’aurait permis durant ces jours détestables. Car, depuis l’enlèvement de Maxime, perpétré avec une audace, un cynisme et une prestesse non encore déployés, les Bugistes ne s’aventuraient plus à ciel ouvert qu’avec d’infinies précautions. M. Le Tellier lui-même s’opposait à la sortie des siens. Il subissait alors une seconde dépression morale et s’abandonnait à d’interminables pensées, moins occupé de percer le mystère que de considérer sa détresse. Une fois que Mme Arquedouve lui demandait s’il avait trouvé quelque chose, il répondit :

– J’ai trouvé qu’on devrait toujours aimer ses proches comme s’ils étaient destinés à mourir tout à l’heure.

Les extravagances de Robert allaient finir de l’accabler.

Celui-ci donnait des signes incontestables d’aliénation mentale. À cette époque déjà, la frayeur avait dérangé beaucoup de cerveaux. Une terreur contenue et dissimulée venait-elle de gâter cette splendide intelligence ?… On l’aurait dit.

Sa démence avait débuté par une explosion de joie, un air de gaîté constante et singulièrement déplacée. On le vit, après cela, s’ensevelir en de sombres recueillements. Sous l’action d’une idée fixe, il accomplit une autre fugue, non plus à Lyon, mais à Genève, et revint de Suisse, par une des plus ardentes journées de 1912, portant sur le bras une lourde pelisse de fourrure.

À dater de là, rien ne put l’empêcher de s’enfuir tous les matins pour de longues promenades alarmantes qui l’exposaient dehors jusqu’à la nuit. Il rentrait à sept heures précises ; mais, aussitôt le dîner, le monomane disparaissait à nouveau ; puis, le lendemain, repartait…

Et dans quelle tenue ! Burlesque à l’égal de Tiburce lui-même ! Habillé d’un complet de touriste en cheviote extrêmement chaude, guêtré jusqu’aux genoux d’un cuir épais, il servait de support à toutes sortes d’articles de voyage (rayon des explorateurs). Un petit couteau de chasse lui battait le flanc. Un étui-revolver lui mettait un ceinturon et un baudrier de vache vernie. Sur sa poitrine, les courroies d’une gourde et d’une sacoche croisaient en sautoir celles d’un kodak et d’une imposante jumelle prismatique. Sur son dos, il y avait un sac de marcheur, en toile verte ; gonflé d’objets mystérieux, et, pendu à ce sac, un petit traversin de caoutchouc des plus intrigants. Une toque de loutre le coiffait de son étuve poilue, et la pelisse de fourrure ne quittait son bras droit que pour aller chauffer son bras gauche.

Ainsi harnaché, le gringalet pitoyable quittait Mirastel, et, vêtu comme pour une expédition polaire, il arpentait les routes pulvérulentes, sous un soleil à pomper l’Océan. Ces routes n’avaient plus de cantonniers. Robert foulait sans trêve leur terrain cabossé, n’y rencontrant que de rares voitures soigneusement closes et quelques automobiles pressées d’être ailleurs. Parfois, il lui fallait enjamber des ruisseaux de fourmis, qui traversaient le macadam de la République ; et parfois, il avait à contourner des pierres d’éboulis, tombées de la montagne et qu’on laissait au milieu du chemin.

Il lui arrivait aussi et fort souvent de gravir le Colombier et d’y errer comme une âme en peine, comme un poète flâneur, amant des forêts et des cimes. Il paraissait uniquement soucieux d’admirer les points de vue. Ses regards allaient de l’un à l’autre avec une célérité remarquable, aucune des beautés de l’heure et du lieu ne lui échappait. Le colombier avait été le mont de la neige, puis de narcisses, bientôt il serait le mont des framboises. Il était pour lors celui des sauterelles, et les pas de Robert déclenchaient leurs sauts stridents, comme autant d’arceaux fugitifs, de-ci de-là, rouge celui-ci, mauve celui-là. Mais le singulier badaud n’aimait pas cette stridulation bourdonnante qui recouvre les prés d’un tapis de musique, et il proférait à chaque instant :

– Eh ! mon Dieu ! ce ne sont que les sauterelles ! La peste soit des sauterelles ! Maudites sauterelles !

Ou quelque autre monologue dans ce goût-là.

Impénétrable et serein, ponctuel et souriant, il entrait, au second coup de cloche, dans la salle à manger du château. À table, il ne répondait rien aux remontrances et semblait tout heureux de ses frasques et de ses lubies. On ne le voyait plus qu’au repas du soir.

M. Le Tellier s’aperçut qu’il décampait aussi pendant la nuit. Alors, il voulut le cloîtrer. Mais l’autre l’avertit respectueusement qu’à la première récidive il se sauverait pour ne plus revenir. M. Le Tellier céda. Le pauvre homme en arrivait à douter de son propre jugement ; il ne savait plus, de lui et de Robert, lequel était raisonnable, et si le devoir ne commandait point de patrouiller sans cesse à la recherche du sarvant, fût-ce au hasard et follement, avec mille excentricités ridicules, affligeantes et théâtrales, en un mot : tiburcéennes.

L’astronome dut se borner à frémir pendant les absences de son secrétaire. Et ce qu’il eût frémi davantage, s’il avait connu que Robert possédait le moyen de tromper les sarvants par une certaine similitude de toilette et pourtant son costume d’opéra-comique ne présentait aucune analogie avec l’un de ceux qu’il eût été rusé de contrefaire !

À chaque fois que Robert s’éloignait, M. Le Tellier se demandait si c’était ce soir-là qu’il ne reviendrait pas… Et les soirs tardaient bien à revenir. Mais ils revenaient tout de même… et revenait aussi Robert.

Cependant, le mercredi 3 juillet, à sept heures, on entama sans lui le potage.

Sa place faisait un vide dramatique entre l’aveugle et la folle.

M. Le Tellier, le docteur et sa femme s’entre-regardaient, taciturnes, lorsque le maître d’hôtel remit à l’astronome une lettre qui n’avait pas de timbre.

M. Le Tellier fronça les sourcils et devint très pâle.

– L’écriture de Robert ! Tiens !… dit-il d’une voix étranglée. Voyons :

« Mon cher maître, ne m’attendez pas pour dîner. Je suis allé chez les sarvants. À tout prix je vous donnerai des nouvelles de votre fille. Comptez sur moi.

Robert COLLIN »

« Le malheureux ! Il s’est fait enlever ! » Et, s’adressant au maître d’hôtel :

– Qui vous adonné cette lettre ?

– C’est M. Collin, Monsieur ; il y a huit jours. Il m’a dit comme ça que la première fois qu’il serait en retard pour dîner, quand ça ne serait que d’une seconde, il fallait remettre ça à Monsieur.

La lettre palpitait dans les doigts de M. Le Tellier :

– Il s’est fait enlever !… Volontairement !

Mme Le Tellier commençait à s’exalter.

D’un signe, Mme Monbardeau lui recommanda le silence :

– Il n’était pas fou ! reprit-il sans faire attention.

– Alors, s’enquit M. Monbardeau, cette pelisse ? ces fourrures ?

– Il croit peut-être que les sarvants ont leur refuge dans les glaciers… avança Mme Arquedouve.

– Sans doute, fit M. Le Tellier, songeur. Les sarvants…

La visionnaire s’était levée d’un jet.

– Les sarvants ! s’écria-t-elle. Oh ! Qui me serre ? Maxime !…

Elle écartait avec horreur la souvenance des mains qui l’avaient empoignée, sous la charmille. Elle crispait les siennes aux endroits que l’étreinte avait meurtris à travers l’étoffe déchiquetée.

– Là ! qu’est-ce que je disais ! reprocha Mme Monbardeau. Taisez-vous donc, Jean !

Mais M. Le Tellier, à la vue de sa femme qui reproduisait infatigablement la bagarre du 19 juin, se répétait en frissonnant que Robert avait couru, de lui-même, au danger sans égal… Ah ! le vaillant ! le héros ! Il s’était jeté, de gaîté de cœur, au devant du formidable mystère crochu ; et des jours, et des nuits, il avait eu le courage surhumain de persister dans son héroïsme et d’attendre patiemment l’attaque infernale !

– Il n’a pas de famille, n’est-ce pas ? s’informa le docteur.

– Non, dit M. Le Tellier, la larme à l’œil, il n’avait que la nôtre. Ou plutôt, il n’avait qu’un rêve… Hélas ! voilà que j’en parle déjà au passé !…

Deux jours après, les facteurs bugistes, faisant grève depuis l’avènement des Ogres, les deux beaux-frères étaient allés en automobile chercher le courrier à la poste d’Artemare.

M. Le Tellier déploya Le Nouvelliste de Lyon, adressé à Mme Arquedouve, et lut ce qui suit :

(Pièce 417)

… Des membres du Club-Alpin, qui se livraient hier à l’ascension du mont Blanc, ont relevé, sur le flanc d’un mur de neige, une longue traînée qui semble due au frottement d’un corps cylindrique énorme et résistant. On dirait, disent-ils, qu’un aérostat-automobile à armature métallique, du type Zeppelin, est passé à cet endroit en frôlant le mur dont il est question. Serait-ce la trace des fameux sarvants ?… Serait-ce l’empreinte du dirigeable mystérieux deux fois observé par l’infortuné Maxime Le Tellier ?… Il est permis de le supposer.

 

– Ça y est : ils habitent par là, Jean, dit le docteur.

– Mais, Calixte, comment diable Robert l’a-t-il deviné ?

– J’espère qu’on va mobiliser les troupes alpines et fouiller les crevasses !… On ne fait, rien pour nous !… Quel sale ministère !

XXI – LE PÉRIL BLEU

Mobiliser les troupes alpines, c’était depuis longtemps un fait accompli. Sous prétexte de manœuvres – afin, paraît-il, d’éviter une recrudescence de l’affolement public – le pouvoir avait ordonné des battues militaires, et chaque garnison prenait les armes tour à tour. On explorait le Bugey de fond en comble, sans éveiller de soupçons. Les reconnaissances d’officiers s’y accordaient avec les inquisitions de la sûreté ; l’armée, et la police agissaient parallèlement. L’inspecteur Garan, revenu de ses erreurs, avait coopéré maintes fois aux stratégies les plus astucieuses.

Mais, ni dans les Alpes, ni dans le Bugey, le sarvant ne se laissait même entrevoir.

Les bouges des faubourgs, les caves et les égouts des villes, les souterrains des vieux donjons, les carrières, les gouffres, les grottes, les forêts, les cryptes des ruines et les catacombes des abbayes furent explorés sans résultat. L’antre des flibustiers demeurait une énigme. Les dirigeables et les aéroplanes prêts à s’élancer derrière le ballon-fantôme restaient inactifs, et ceux qui croisaient dans l’atmosphère, au-dessus des mornes solitudes, revenaient bredouilles de la chasse aux Croquemitaines.

À l’heure où M. Monbardeau réclamait la mobilisation des Alpins et fulminait contre le ministère, il y avait donc bel âge que l’œuvre de l’État s’était donné carrière en Bugey comme aux alentours, avec une discrétion que motivaient non seulement le trouble des citoyens (il nous semble, au contraire, que l’aspect des troupes les eût rassurés), mais aussi la peur d’une gigantesque plaisanterie. Les Camelots du Roy, par exemple, étaient capables de toutes les impertinences, du moment qu’il s’agissait de ridiculiser le régime.

À la vérité, cette œuvre de l’État, on avait décidé de la continuer jusqu’à la victoire. Mais il se produisit plusieurs disparitions impressionnantes de sentinelles avancées, d’agents solitaires… Et l’on dut couper court à cette traque phénoménale pour éviter les refus d’obéissance et les défections.

L’existence des sarvants n’étant pas officiellement reconnue, on cachait avec plus de soin encore que les recherches se poursuivaient dans toute la France et même fort au-delà. Car, sans comprendre pourquoi leur champ d’action se réduisait aux parages bugistes et s’étendait si lentement, on soupçonnait les brigands d’aller très loin déposer leurs prises. L’échec des perquisitions régionales semblait en faire loi.

Impuissant à découvrir quoi que ce fût, et craignant l’extension d’un mal dont la gravité lui apparaissait de jour en jour, le gouvernement jeta le masque et s’efforça d’organiser un système protecteur, dans le but de circonscrire le fléau. Il édicta des mesures préventives – des dispositions de prophylaxie, pour ainsi dire – applicables sur tout le territoire. Et alors les populations qui n’avaient pas subi la tyrannie du sarvant se prirent à la redouter.

Celui-ci n’augmentait son empire qu’insensiblement, c’est entendu. Mais là, c’était l’abomination de la désolation.

Les services administratifs, la vie sociale n’y fonctionnaient plus. Le pays se vidait peu à peu de ses habitants. Depuis le rapt de Mlle Le Tellier et de ses cousins, chaque enlèvement avait provoqué de nouveaux départs. Il était arrivé à Lyon, à Chambéry, des trains bourrés de paysans, et la frontière suisse avait vu l’exode des réfugiés français. La panique les saisissait tout d’un coup. Pour subsister ailleurs, ils vendaient leurs bestiaux à vil prix, quelques-uns cédaient leurs champs et leur ferme, et ils s’enfuyaient, bien heureux d’avoir trouvé acquéreur. C’étaient des riches. D’autres n’avaient pas de quoi s’en aller. Quinze mille, peut-être. Ceux-là vivaient de rien dans leurs masures barricadées, comme au fond de tanières. Nul ne correspondait avec son voisin ; pourtant, les nouvelles arrivaient jusqu’à eux, mais dénaturées, grossies, et redoublaient leurs transes. L’aigle de Robert fut la chauve-souris géante que l’on appelle « vampire », et le poisson de Philibert prit forme de requin volant, de dragon, de tarasque des temps gothiques…

Autour des villages condamnés, jaunissaient les moissons que personne ne récolterait. Les prairies poussaient haut et dru ; les vignes s’emmêlaient de longs rejets flexibles, et l’herbe verdissait le sol des routes blanches. Un silence de mort planait.

Parfois, un vagabond se risquait à la maraude. Il vint aussi des bandes de voleurs, dans l’espoir de piller les biens à l’abandon… Mais subitement des cris horribles s’élevaient à l’intérieur des maisons ou dans la campagne lointaine : batailles d’hommes contre des chiens enragés, contre des chats oubliés, contre des rivaux, contre la peur, ou bien contre… on ne savait quoi. Les pillards, au bout de quelque temps, ne vinrent plus. À partir de ce jour, les seuls êtres humains que l’on vit errer par les champs et les bois furent de misérables insensés, dont le nombre augmentait d’heure en heure. Ils sortaient de leurs geôles volontaires sous la domination d’idées puériles, produits de l’épouvante et de la claustration. Demi-nus, désœuvrés, les malheureux allaient au hasard, se nourrissant de grains et de racines. Le sarvant, d’après l’histoire, en choisit quelques-uns ; la majorité se suicida.

Il n’était pas rare, en effet, qu’aux arbres, aux poteaux des chemins, aux croix des carrefours, se balançassent des pendus qui avaient fui la peur dans la mort. À travers la vallée, une succession de pylônes soutenait les câbles électriques de Bellegarde à Lyon ; presque tous avaient servi d’échelles à d’étranges désespérés, qui touchaient les câbles et s’électrocutaient. Des momies carbonisées tordaient leurs postures simiesques au sommet de ces miradors et semblaient bouffonner entre elles. Les rivières charriaient des cadavres, messagers de l’effroi qui sévissait. La voie du chemin de fer était un rendez-vous d’écrasés. Il régna de grandes puanteurs. Mais, grâce aux nuées de corbeaux qui s’abattaient sur le pays, le charnier qu’il était fut vite un ossuaire.

La postérité s’étonnera d’une telle débâcle. C’est qu’elle oubliera comment les hommes comprenaient la calamité. Ce n’était plus une brimade, ce n’était plus un stratagème de forbans. C’était la fin du monde. Ils évoquaient avec angoisse les bêtes d’Apocalypse qui avaient été vues dans le ciel : un veau, un aigle, un brochet. Pour eux, le sarvant devenait l’Ange exterminateur. Et ils croyaient que Jéhovah commençait par le Bugey à dépeupler la terre.

Dix siècles auparavant, les mêmes alarmes s’étaient répandues. Les terreurs de l’an mil neuf cent douze égalaient à celles de l’an mille. Et, si elles devaient moins se généraliser, c’est qu’elles avaient une raison d’être, tandis que les autres étaient filles de l’inépuisable fantaisie[5].

 

Il semblait qu’une épidémie infestât ce coin de l’humanité. De fait, les persécuteurs vous enlevaient à l’improviste, sans que rien n’y fît, comme souvent procède le choléra. Comme en temps de choléra, les survivants gardaient une figure d’esclave poursuivi, où la peur s’était imprimée à jamais. Ils ne s’inquiétaient même pas de savoir où les disparus s’en étaient allés. Aucun ne doutait de leur massacre. Les femmes pleuraient un peu quand elles y songeaient ; cela faisait en elles une heureuse détente, et le moment des larmes se trouvait l’instant du bonheur. Le rire n’était plus, au tréfonds des mémoires, qu’un vague souvenir de paradis perdu. Tous les cœurs se serraient, la nuit surtout.

La nuit, on la passait aux écoutes, à guetter le trop célèbre ronflement. On s’imaginait le percevoir. On le percevait par autosuggestion.

Et quand l’aube poignait dans sa splendeur caniculaire qui rôtissait dehors les charognes sans nombre, alors, par une fente de la porte, par une lézarde de la muraille, entre deux tuiles disjointes, les pauvres gens fixaient le ciel imperturbable, limpide et bleu, sillonné d’hirondelles, le ciel fourbe, avec son masque de sérénité. Tout le jour, ils contemplaient cet azur aveuglant. Leurs yeux éblouis voyaient apparaître des façons de petits vers ondulés, incolores, qui se déplaçaient lorsqu’on voulait les regarder. Ils s’en effrayaient, c’étaient les vaisseaux mêmes de leurs yeux.

Le murmure de la saison se déguisait en un bourdonnement redouté. Soixante fois par minute, ils se figuraient distinguer n’importe quoi. Beaucoup prétendirent avoir surpris de la sorte l’ascension de créatures et d’objets divers, montant seuls et tout droit dans l’atmosphère. Mais ils n’en auraient pas juré, sentant bien qu’ils étaient de méchantes vigies.

Mirastel fut le dernier château qu’on habitât. Mme Arquedouve et sa fille Lucie n’étaient guère transportables, et M. Le Tellier se cramponnait à l’idée qu’il retrouverait ses enfants là où le sarvant les avait capturés.

Les représentants du département profitèrent de la circonstance et lui demandèrent un rapport détaillé sur la situation.

À la suite de ce rapport, on voulut appliquer une nouvelle tactique défensive. Mais les fonctionnaires délégués en Bugey n’y restaient pas une semaine. Cet enfer avait raison des meilleures volontés, des pires ambitions, des bravoures les plus éprouvées.

Toute la terre alors surveilla le Bugey. C’était un point gangrené dont elle suivait avec effroi l’horrible épanouissement. Tel un incurable qui, la sueur aux tempes, couve des yeux son chancre envahissant, le monde entier contrôla sans répit les progrès du cancer français. La presse internationale tournait au bulletin sanitaire.

San Francisco ne souriait plus.

Toute la terre surveillait le Bugey, et tout le Bugey surveillait le ciel. D’un bout à l’autre du pays, cela seul importait. On se moquait de tout, excepté de cela. L’engraissement des porcs, la vendange à venir, les foins à faner, les seigles florissants, la température propice ou défavorable, les querelles municipales – chacun s’en désintéressait. La fortune et la misère ne comptaient plus, la politique avait perdu son importance, une guerre pouvait survenir, une invasion menacer le vieux monde, le Péril jaune pouvait fondre sur l’Europe – qu’est-ce que cela faisait ?

Un souci méritait seulement l’inquiétude. Un seul danger valait d’être écarté : LE PÉRIL BLEU.

DEUXIÈME PARTIE

Où.

Comment.

Qui.

Pourquoi.

I – LA TACHE CARRÉE

Le « Péril bleu » ! die Blaue Gefahr ! the Blue Peril ! el Peril Azul ! il Perile Azzurro ! ce terme journalistique eut la fortune de son cousin, le vocable « sarvant ». Son emploi devint universel. Et même, il exerça sur la pensée du monde une influence des plus curieuses.

Le pouvoir des mots ne connaît pas de limites. On avait désigné la nouvelle plaie du nom de Péril bleu parce que les agresseurs empruntaient le chemin du ciel ; mais, pour l’heure, à force de vérifier l’inanité des perquisitions mondiales, à force de lire, de dire et d’entendre « Péril bleu », on inclinait à croire que l’ennemi c’était le ciel lui-même, et non plus que les larrons s’allaient rembucher dans un fort terrestre, après l’avoir utilisé comme une route de saphir. Il fallait un raisonnement pour remettre les choses au point. Alors, on apercevait l’immense difficulté des recherches. On se représentait les myriades d’explorateurs en train de parcourir le gîte des sarvants ; et l’on saisissait combien de lieux pouvaient échapper, sur le vaste globe à leur perspicacité. On pensait aux forêts vierges, aux montagnes inabordables, aux cavernes dont l’ouverture est une faille imperceptible ; on pensait à des bastilles souterraines et jusqu’à des constructions sous-marines. Mais l’idée de l’eau ramenait l’idée de l’air, et de nouveau les plus pondérés se surprenaient à l’examen du ciel, ainsi que l’on guette un repaire de brigands. Méprise singulière et singulièrement répandue, puisque les astronomes s’y laissaient aller.

Mais oui, c’est à peine croyable ; eux, les familiers de l’éther, les confidents d’Élohim, ils n’envisageaient pas toujours l’objet de leur étude comme ils l’avaient fait jusqu’ici et comme il eût été raisonnable de le faire encore. C’est en vain que rien n’était changé dans la mécanique céleste ; plus d’un Laplace confessa l’émotion qu’il avait ressentie à considérer le firmament, et les calculs d’observatoires regorgent d’erreurs en l’année 1912.

M. Le Tellier suivit l’exemple de ses confrères.

Ce n’est pas que le ciel eût gardé pour lui son charme d’autrefois, ni que l’astronome se crût obligé de travailler pour le moment aux ouvrages de sa profession ; le malheur avait rabattu son attention sur les affaires d’ici-bas, et, depuis son départ de Paris, M. Le Tellier n’avait pas dirigé la moindre lunette vers la moindre planète.

Mais parfois, au cours d’une veille enfiévrée, il s’accoudait devant la nuit, dans la fraîcheur, et là méditait, non pas en physicien réfléchi, mais en rêveur désespéré. Il ne voyait plus les astres avec des yeux de savant, tels des univers dont il savait tout ce que l’homme d’aujourd’hui peut en savoir ; il les voyait comme des points brillants qui sont d’un aspect féerique. Les lunes, les soleils, Mars et Vénus, Saturne, Aldébaran, Cassiopée, Hercule, n’étaient plus pour lui des sujets d’analyse et des raisons de chiffre, désignés par les lettres de l’alphabet grec ; c’étaient des grains d’aurore éparpillés dans l’ombre. Et maintenant il regardait surtout le noir entre les étoiles.

L’image de son fils et de sa fille ne quittait plus sa rétine. Leur souvenir emplissait son âme. Il se les figurait au cœur de l’Afrique, dans une citadelle entourée de lianes infranchissables, puis au sein du mont Blanc ou de l’Himalaya, prisonniers d’oubliettes plus creusées que des mines, puis reclus sous la mer, en de bizarres cellules d’acier… Enfin, succombant à la contagion, il interrogeait le ciel d’un regard de terreur et prononçait tout bas :

– Le Péril bleu !

Mais, d’un effort, il secouait l’absurde obsession, se gourmandait d’y avoir cédé, et, pour la chasser, pour assainir ses idées, il se forçait à choisir un astre dans une constellation, à repasser l’histoire de sa connaissance et à réciter ses nombres d’espace et de temps. On le devine : à ces heures scientifiques, l’astre qui sollicitait davantage ses regards était Véga, ou alpha de la Lyre – cette Véga dont il avait cessé l’observation pour venir à Mirastel, laissant là des travaux qu’il comptait poursuivre quinze jours plus tard et qu’après deux mois il n’avait pas repris. M. Le Tellier se plaisait donc au spectacle de la belle étoile blanche vers quoi le Soleil nous entraîne.

Elle semblait l’attendre, et longtemps il admirait son éclatante pâleur.

 

Le 6 juillet, vers une heure du matin, fuyant une alcôve hantée de cauchemars, il se mit au balcon et chercha l’étoile Véga.

Elle atteignait le point culminant de son orbe ; elle allait passer au plus près du zénith, à quelques degrés vers le sud. Pour la voir, il fallait lever la tête et regarder presque au centre des cieux. Elle glissait, candide et sereine, de gauche à droite…

Mais, en coupant le méridien du lieu, c’est-à-dire parvenue au sommet de sa course, tout à coup elle s’éteignit.

M. Le Tellier fit un haut-le-corps. Il n’était pas revenu de sa stupeur que l’étoile brillait de plus belle et continuait sa ronde autour de la Terre, s’abaissant du côté de l’ouest.

L’astronome ne la quittait plus des yeux. Ivre d’énergie et de curiosité, il la suivit passionnément jusqu’au matin, qui l’effaça. Il avait épié sans défaillance le retour d’un phénomène que son œil expert n’eut pas l’occasion de réobserver.

Il mit alors sur le compte de la fatigue et de l’énervement ce qu’il traita d’aberration d’optique, et s’en fut dormir.

Cependant, au réveil, il se consulta. Hum ! une hallucination ? Peut-être. Mais il doutait. En tout cas, cette apparence d’extinction n’avait pas été produite par un scintillement, plus long que les autres, il en était sûr. La disparition de l’étoile avait duré pour cela trop de temps, un temps que sa vieille expérience évaluait à cinq secondes. Et puis, non, non : il avait bien réellement assisté à la disparition momentanée de Véga, et rien de connu, rien de prévu ne pouvait l’expliquer… Le plus raisonnable était de supposer qu’un astéroïde avait passé l’étoile et provoqué son occultation… Mais alors un bolide obscur ?… Hum ! hum !…

(Or, il importe de le spécifier, M. Le Tellier possédait l’assurance absolue que nul oiseau, nul aérostat n’était venu s’interposer entre Véga et son œil. Pour masquer pendant cinq secondes une étoile de première grandeur, il eût fallu l’intervention d’un oiseau ou d’un aérostat si rapprochés du spectateur que celui-ci les eût fatalement remarqués dans la nuit lumineuse.)

Ce petit incident stellaire, constaté par un tel homme, prenait une importance capitale. Ce détail qu’un autre n’aurait pas même aperçu, M. Le Tellier le rumina toute la journée. Et le résultat de ses délibérations fut qu’il se rendit, à la brune, dans l’observatoire de la tour, l’inventoria soigneusement, essaya le mouvement d’horlogerie de la lunette équatoriale, nettoya les lentilles, ouvrit dans le dôme une fente qui ouvrit une arcade de vide, puis – ayant ainsi dégagé la bande d’infini où Véga décrirait sa courbe – il mit sa montre à l’heure sidérale et visa dans la lunette un point de l’horizon. Cela fait, il attendit sans patience le lever de l’étoile, l’aube de ce soleil éperdument lointain, mêlé ex abrupto à ses plus graves préoccupations et fixant son intérêt à des milliers de kilomètres, au moment précis où il s’était demandé : « Où sont les victimes du sarvant ? »

Cette pensée lui brûlait le cerveau. Et quand parut Véga, quand il vit l’astre aveuglant au milieu du disque nocturne découpé par l’objectif, il dut se raidir contre lui-même.

– Allons donc ! femmelette !

D’un coup de pouce, il déclencha le mouvement d’horlogerie, et la lunette obéissante accompagna l’étoile dans sa marche.

C’était une bonne lunette astronomique d’amateur. Elle mesurait un mètre de long et grossissait modestement cinquante fois. Mais le grossissement avait peu d’importance à l’égard de Véga elle-même, si éblouissante qu’elle fût, les meilleurs télescopes ne pouvant rapprocher les étoiles – parce qu’elles sont trop loin – et ne servant qu’à les rendre plus nettes.

Aussi bien, M. Le Tellier commençait-il à pressentir que Véga ne jouait en ceci qu’un rôle de comparse, car le temps s’écoulait sans qu’il remarquât la moindre anomalie dans la conduite de l’astre.

Minuit sonna.

M. Le Tellier ne quittait pas l’oculaire. Tout autre qu’un astronome s’y fût lassé ; mais il gardait la vue limpide et l’esprit en éveil. L’étoile et lui s’examinaient. Les rouages, réglés sur la fuite du ciel, ronronnaient discrètement, et le petit télescope se cabrait d’un geste uniforme, insensible, neutralisant la rotation de la Terre et contraignant l’observateur à se déplacer continuellement.

Bientôt, le tube se trouva presque droit, braqué à sept degrés au sud du zénith. Véga repassait à sa culmination, et M. Le Tellier, couché la tête renversée, eut un frémissement : elle avait encore disparu. Au même instant, il lui sembla que le rond bleu s’obscurcissait…

Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Véga reparaît, et le champ s’éclaircit.

– C’est une éclipse !

En un rien de temps, l’horlogerie est arrêtée. L’astronome saisit le chronomètre dont il a poussé le déclic à la disparition de l’étoile : l’occultation a duré quatre secondes neuf dixièmes. Il prend l’heure, consulte la CONNAISSANCE DES TEMPS : l’éclipse s’est produite à la même minute, au même endroit que la veille. L’écran qui s’est interposé entre la Terre et Véga est donc un objet se mouvant avec notre planète, un corps solidaire de notre globe, qui reste immobile au-dessus du Bugey et qui est situé à sept degrés au sud du zénith de Mirastel.

Mais à quelle hauteur ?

L’astronome va l’estimer. En effet, depuis qu’elle est enrayée, la lunette se soumet à la rotation de la Terre, elle est rentrée dans l’ordre général, et il suffit de la ramener très peu en arrière pour qu’elle ajuste inébranlablement le point mystérieux. Une manivelle qu’on tourne la fait rétrograder d’un millimètre, et dans le champ télescopique, traversé pourtant par d’autres étoiles, le ciel se réassombrit, et les astres, qui cheminent, s’éteignent un par un.

– Ça, se dit M. Le Tellier, cette vapeur obscure, c’est une chose qui n’est pas mise au point, tout simplement.

Deux tours de vissage au bouton moleté : le tube de l’oculaire s’enfonce dans le tube de l’objectif, et voilà que la buée diffuse se ramasse, se condense, se solidifie et devient une tache carrée, noire, insolite.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

À l’œil nu, tout là-haut, on ne voit absolument rien ; cette chose est beaucoup trop éloignée. Mais dans la lunette ; elle est aussi franche et fixe que Véga l’était tout à l’heure. Et cette fixité intrigue M. Le Tellier.

– Sans aucun doute, pense-t-il, voici découverte l’île aérienne où mes enfants sont retenus par des coquins. Mais comment diable ce ballon titanesque est-il amarré ? Il se tient ferme dans l’atmosphère comme un rocher battu des flots !… Sa nature, en tout cas, ne fait pas question. C’est un aérostat, forcément… ou quelque chose de similaire… C’est une invention des hommes, qui n’intéresse en rien la météorologie… Mais il faut que cela soit diantrement élevé pour être invisible au grand jour, sans télescope !… Ah ! nous disons : quelle est sa hauteur ? Problème facile.

Ayant allumé une petite lampe-briquet, il contrôla de quelle quantité il avait dû raccourcir la lunette pour mettre au point. Il fit ensuite un calcul, et son visage, stupéfait, se rembrunit.

– Cinquante mille mètres ! murmura-t-il. Comment ! Cette machine-là est à cinquante kilomètres !… Il y a donc encore de l’air respirable à cette altitude ? On peut donc vivre à plus de douze lieues du sol ?… Je délire !… C’est contraire à toutes les théories admises !…

Un morne abattement succédait à la fierté de sa trouvaille, à l’entrain quasi joyeux qu’il venait d’éprouver. Déjà, il avait rêvé d’une escadre d’aéronefs faisant le blocus de cette bouée maudite. Mais cinquante mille mètres !…

Aucun ballon ne pourrait monter jusque-là. Les sarvants étaient hors de portée !

Et cette tache, alors, qu’était-ce donc !

Il se remit à l’oculaire. La tache ne changeait ni de forme, ni de couleur.

– Elle n’est pas très grande, songea M. Le Tellier.

Il mesura ses dimensions, fit encore des calculs, où entraient les coefficients de grossissement et de hauteur, et déduisait qu’en réalité ce carré noir avait soixante mètres de côté.

Quand il aurait chiffré et lorgné tout le reste de la nuit, son savoir ne s’en serait pas augmenté d’un iota. Il comprit qu’il était raisonnable d’attendre le jour et d’étudier la tache une fois éclairée… Bonne résolution, impossible à tenir. Il acheva la nuit au bout de sa lunette, remuant des conjectures prodigieuses et se parlant de la sorte à lui-même :

– Une bouée, parbleu ! J’y reviendrai toujours, en dépit de tout. Ce ne peut être qu’une bouée dont je n’aperçois que le fond…, une espèce de ballon ultraperfectionné, qui se maintient dans un air raréfié… Que cela ne soit pas en rapport étroit avec les rapts, voilà qui est inacceptable. Tout concorde… Et pourtant, je ne puis comprendre… Quel intérêt ont-ils, ces chenapans, à jucher si haut leurs victimes ? La moitié d’une telle distance suffisait amplement à les protéger de toute incursion… Pourquoi cet appareil de terrorisation aussi – ces minéraux, ces végétaux cambriolés ?… Pourquoi nous faire attendre si longtemps leur lettre de chantage ?… De quel engin subreptice et nouveau font-ils usage pour enlever leur proie jusqu’à cette bouée-ballon ?… Et cette science merveilleuse, où l’ont-ils puisée ?… Enfin, qu’est-ce donc que ces gens qui font des miracles d’audace, de génie et de méchanceté ?…

M. Le Tellier n’avait pas énuméré le quart de toutes les questions qui se pressaient à ses lèvres. Un coq chanta. Le soleil levant frappait la tache par-dessus. On voyait distinctement que c’était une chose vague ; un solide plat, composé de pièces brunes, rectangulaires, avec entre elles des lignes incolores très fines.

Sans trop de réflexion, « pour voir ce que ça donnerait », l’astronome intercala une lentille entre l’objectif et l’oculaire, afin de redresser normalement l’image, que les lunettes astronomiques forment à l’envers. Cette métamorphose du télescope en longue-vue terrestre demeura sans effet notable.

L’astronome s’énervait. Parfois, il s’efforçait, sans y réussir, d’apercevoir la tache directement. Le ciel turquoise était d’une pureté virginale, exempte du plus faible soupçon de brun, de la plus infime molécule de blond ou seulement de bleu plus foncé. Trop loin ! trop loin ! La tache, ainsi, ne pouvait être perçue, même si on négligeait de compter avec l’épaisseur de l’air, jamais totalement lucide, malgré son apparence, et toujours teinté d’azur assombrissant.

Et M. Le Tellier, revenu à l’oculaire de la lunette, n’y découvrait rien de nouveau.

Il observa sans se lasser le fond de cette chose énigmatique. Il surveillait davantage les bords du carré, et surtout celui du nord, qui devait mieux s’offrir aux investigations, étant donnée la position légèrement méridionale de l’objet par rapport à Mirastel. Il voulait qu’il y eût le long de ces bords, tout autour de la tache, une balustrade, un garde-fou, un bastingage, une barre d’appui plus ou moins baroques ; et il escomptait l’apparition de quelque tête infinitésimale et adorée qui se pencherait au-dessus de l’abîme, grosse comme une tête d’épingle…

À la fin, il s’arracha à l’épuisante contemplation. Trois heures de patience ne lui avaient appris rien de nouveau. Le plafonnement gênait. Il fallait observer la chose de profil et non par-dessous. Donc, il fallait l’observer de plus loin. Oui, mais, dans ce cas, une lunette d’amateur ne suffisait plus. Les grands télescopes devenaient indispensables…

Et tout à coup, ce trait de lumière dans son raisonnement : l’équatorial de Hatkins ! Le rêve ! Un grossissement de six mille diamètres ! Six mille au lieu de cinquante ! Fort bien encore. Mais, de Paris, à plus de cinq cents kilomètres de Mirastel, est-ce qu’on pourrait voir la chose ? Est-ce que la rotondité de la Terre n’empêcherait pas qu’on la vît ? Est-ce que la chose ne serait pas, pour le rayon visuel, au-dessous de l’horizon parisien ? Vite, un crayon, du papier, une table des logarithmes… Tout va bien : cela sera visible, à vingt kilomètres au-dessus de l’horizon.

 

Le soir même, à Culoz, M. Le Tellier prenait l’express de Paris.

II – SUITE DE LA TACHE CARRÉE

– Chauffeur ! à l’Observatoire !

M. Le Tellier quitte la gare du P.-L.-M. Il a bien mauvaise mine ce matin. Toute la nuit, dans le wagon – sa deuxième nuit sans sommeil – il s’est acharné à comprendre, il a rempli son carnet de figures géométriques, d’équations algébriques, d’opérations arithmétiques… Et il comprend de moins en moins. Jamais le mystère ne lui a semblé plus mystérieux que depuis qu’il commence à s’éclaircir. Et puis, un doute lui est venu concernant l’équatorial de Hatkins. Puissant, à coup sûr ; mais dans une situation déplorable ! La tache est visible en théorie ; mais en pratique ? Le télescope la fera-t-il apparaître, à travers cette masse atmosphérique de plus de cinq cents kilomètres, bourrée de nuages et de brumes, où les diverses températures provoquent d’innombrables réfractions ? Rien que les poussières et les fumées de Paris constituent un rempart sérieux ! Pour obtenir quelque chose de net, on sera bien obligé de diminuer le grossissement…

Mais, au bout de son avenue, voici l’Observatoire avec ses coupoles. Voici la Sainte-Sophie de la science, avec sa terrasse qui paraît en ébullition. Voici la Sainte-Geneviève de l’astronomie, avec ce gros bouillon prépondérant qui est le dôme du grand équatorial. Voici le Sacré-Cœur de Montparnasse !

– Ah ! Monsieur le Directeur !

Le portier, respectueux et surpris, donne un trousseau de clefs. Dans la cour, M. le Directeur élude quelques astronomes qui viennent d’achever leur nuit de travail et qui rentrent chez eux. M. le Directeur monte au dernier étage par le bel escalier de pierre. Il pénètre au logis du grand équatorial, et malgré lui, s’arrête, en admiration.

Léviathan ! Goliath ! Polyphème !

Les dimensions de la lunette sont tellement colossales que M. Le Tellier ne s’en souvenait pas. On se croirait ici dans une tourelle de forteresse ou de cuirassé monstrueux. L’énorme concavité de la voûte de zinc prend un air de calotte blindée, et l’équatorial est un canon prodigieux, incliné suivant l’axe du monde, et qui menace le ciel. Son affût, donjon de maçonnerie au centre de la rotonde, s’enveloppe de légères structures métalliques – paliers, échelles, caracols – et l’on y voit une infinité de mécanismes de précision, les uns graciles et les autres herculéens, comme il sied qu’on en trouve autour d’un instrument qui tient à la fois de la montre pour dame et de la grue pour fort levage. L’équatorial repose sur des tourillons d’obusier. Colonne Vendôme qui serait une bombarde, bombarde qui serait un télescope, cylindre mastodonte, éléphantesque tour penchée d’acier chromé, gris et mat – il s’allonge. La perspective effile son extrémité, c’est à peine s’il reluit. Son oculaire, compliqué d’un tas de petites machineries, a vraiment l’aspect d’une culasse… Est-ce qu’elle est chargée, cette pièce d’artillerie ? Un profane pourrait le craindre, et redouter sa détonation assourdissante, et se demander quel projectile fantasmagorique elle va lancer contre la lune…

Il fait chaud sous cette cloche. Le silence méditatif est presque celui d’une basilique. La rumeur de Paris, distante et maritime, murmure sans fin. De seconde en seconde, le tic tac de l’horloge sidérale se répercute aux cintres de la coupole et, de toute la gravité du temps qui passe, il aggrave le recueillement.

À l’ouvrage !

M. Le Tellier manœuvre un cabestan. Le dôme, pivotant, roule sur ses galets avec un grondement de tonnerre et d’airain. Des cordes sont tirées. Une large embrasure se découvre au sud-est – la direction de Mirastel. L’artilleur optique pointe son long-tom qui s’abaisse lentement vers l’horizon. Au moyen de la petite lunette secondaire dite chercheur, accolée au télescope, il s’efforce d’apercevoir la tache carrée…

Dieu, qu’il est petit sous l’équatorial ! On dirait Gulliver sous le microscope d’un géant !…

Mais la tache ? la tache ?

Attendez ! Il tâtonne, il tourne des volants, pointe plus bas, plus à gauche… Il refait des calculs… change des lentilles pour diminuer le grossissement et accroître la netteté…

Ah ! enfin, la voici, cette tache de malheur ! La voici en élévation au lieu d’être vue par-dessous. Mais on ne peut la discerner que grossie douze cents fois, pas davantage, et trouble, trouble à cause de l’atmosphère, et vibrante à cause de la grande ville qui fait trembler l’Observatoire… Elle n’a pas bougé ; c’est la seule conclusion de toute la séance. Quant à dire ce qu’elle est au juste, c’est aussi impossible pour des raisons différentes.

– On étouffe là-dedans !

Exaspéré, Jean Le Tellier s’en va sur la terrasse. Il l’arpente rageusement, contourne les dômes qui bombent là leurs hémisphères de ballons à moitié gonflés, comme en un parc aérostatique. Il bute contre les appareils enregistreurs, défonce d’un coup de poing le pluviomètre qui s’oppose à son passage…

– Est-ce assez idiot, tous ces engins qui ne servent qu’à des stupidités !… La science ! la science ! la science ! ah ! elle est fraîche, la science !

Paris s’étend aux pieds de l’astronome révolté. La fourmilière humaine incurve devant lui sa vallée de larmes entre toutes les vallées de misère, construite à perte de vue. Elle descend de Montparnasse pour se relever à Montmartre ; et là-bas, au nord, en face de l’Observatoire, ainsi que son propre reflet déformé, se dresse un autre froissement de coupoles. Par une étrange symétrie, le Sacré-Cœur et le Cerveau-Sacré dominent Paris, chacun de son côté. Ce sont deux temples pareils et dissemblables, tous deux bâtis à l’intention du ciel, et qui, jaloux, semblent se défier au-dessus de tout un peuple. Qui l’emportera ? Qui doit l’emporter, de ces deux temples sur les deux collines ?… L’astronome balance un moment. Plutôt que d’être ici, ne ferait-il pas mieux d’être là-bas, dans l’observatoire extatique du ciel ? d’un ciel si constellé qu’il n’a plus de ténèbres ?…

– Ah ! çà, mordienne, courage donc ! Il n’est pas encore temps de se résigner ! Rien n’est perdu ! Volte-face ! Et front à l’ennemi : le sarvant !

D’un pas déterminé, M. Le Tellier traverse la plate-forme et se grandit, farouche, contre les balustres. En bas, dans le jardin, les logements des lunettes méridiennes et photographiques arrondissent leurs toits de mosquées. Plus loin, vers le sud, vers Mirastel, vers la tache enfin, l’observatoire Montsouris. Et plus loin encore, échelonnés sur la terre inapercevable, encore d’autres observatoires, mieux placés que Paris sous certains rapports… Saint-Genis-Laval, près de Lyon… Voilà, voilà !

– C’est à Saint-Genis-Laval qu’il faut aller maintenant ! Patience et persévérance ! Avant la nuit je serai fixé. Partons.

 

M. Le Tellier n’a jamais su comment les journalistes eurent vent de sa présence à Paris. Toujours est-il qu’un groupe de messieurs à stylographes et à détectives l’attendait devant la grille de l’Observatoire.

M. le Directeur ne crut pas devoir leur cacher sa découverte de la tache, non plus que sa récente désillusion. Sensationnelles confidences ! Aussitôt, les reporters ne se sentirent plus de joie, ils se dispersèrent avec une promptitude inconcevable, et, pendant que chacun gagnait à toute vitesse le bureau de sa rédaction, M. Le Tellier – disposant d’un couple d’heures avant le départ du train – se fit conduire avenue Montaigne, chez le duc d’Agnès.

 

Le jeune sportsman revenait de Bois-Colombes. Il rayonnait. L’aéroplane en construction lui donnait les plus beaux espoirs ; l’appareil capteur d’électricité atmosphérique était une merveille. De Tiburce il n’avait aucune nouvelle, non. Mais comment se fait-il que M. Le Tellier fût Parisien ? Une tache ? à cinquante kilomètres ? inaccessible à tout aéroplane ? trop haute ?… Ah ! diable ! Ça, c’était défrisant… Mais cette tache, c’était l’abri des sarvants, n’est-ce pas ? Restait par conséquent le dirigeable-fantôme, que l’on pouvait poursuivre, capturer… L’Épervier (ainsi se nommerait l’aéroplane de chasse), l’Épervier servirait donc à quelque chose. Ah ! saperlote ! il avait eu peur un instant ! Mais tout allait bien, très bien ! – Mlle Marie-Thérèse, ah ! pardieu, il jurait de la sauver… et de l’épouser, palsambleu ! Ah ! oui, oui, ce Robert Collin, chic, très chic, sapristi !

M. le duc d’Agnès avait besoin de beaucoup parler et de blasphémer quelque peu lorsqu’il était très content. Il jabotait toujours et il sacrait encore en arrivant avec son futur beau-père sur le quai de la gare.

On y vendait l’édition spéciale des journaux que l’astronome avait renseignés. Celui-ci acheta quelques gazettes, et, seul dans le wagon qui le remmenait, il put à loisir étudier les diverses interprétations de ses paroles. Mais qu’importaient : les fioritures ? Si la lettre variait, l’esprit de l’information demeurait fidèle et véridique. À cette minute, des millions d’intelligences étaient au courant… Demain l’univers connaîtrait l’existence de la tache énigmatique… Et alors – oh ! la stimulante pensée ! – il allait se produire un tel effort de toute l’humanité que cette tache, coûte que coûte, on la descendrait, mes amis ! Ah ! ah ! On la descendrait ! On la décrocherait ! On la flanquerait par terre !…

Mais, à Saint-Genis-Laval, cette tache « sarvante » lui apparut très en dessous. Elle semblait constituée par une agglomération de choses indistinctes. Elle formait une façon de dallage sans trop de régularité, brun, avec des raies de lumière entre chaque rectangle.

Comme les gros télescopes ne sauraient se muer en lunettes terrestres, on employa toutes sortes d’expédients pour redresser l’image de ce logogriphe carré. On la projeta sur un écran… Des intermittences d’ombre et de clarté furent observées dans les raies intermédiaires, par place… Nouveaux points d’interrogation.

Quinze astronomes entouraient M. Le Tellier. Ils se succédaient à l’oculaire du télescope ou devant la projection. Ils braquaient infructueusement toutes les lunettes de Saint-Genis sur la même cible visuelle…

Et pourra-t-on jamais dénombrer combien de gens les imitaient ? Des mille et des cents, qui utilisaient depuis les jumelles-faces-à-main jusqu’aux équatoriaux à miroir !… Il y eut des personnes qui regardaient d’un lieu d’où il était impossible de voir la tache, à travers des kilomètres d’arc terrestre. Se fiant aux indications des journaux, il y en eut qui ne parvenaient pas à localiser le point de mire. La plupart ne voyaient rien… Et pourtant, une simple lorgnette de théâtre suffisait à faire surgir dans le visage du temps cette petite tache de rousseur.

Des yeux et des yeux et encore des yeux cherchaient l’étoile sombre au firmament d’azur.

Et tous ces regards assiégeaient le ciel, ce n’était qu’un prélude au mouvement superbe qui allait ruer l’homme à l’assaut des nuages.

III – À L’ASSAUT DU CIEL

Et l’annonce de la découverte Le Tellier courut au long des fils télégraphiques et traversa les océans sur l’onde hertzienne ou dans le câble sous-marin.

Aussitôt, la masse des explorateurs, partout disséminés en quête du Sarvant, s’arrêta de chercher. Caravanes dans le désert, missions dans les sylves pernicieuses, régiments chez les Barbares, chaînes d’ascensionnistes au flanc des aiguilles de glace, tous procédèrent au retour. Les chevaux tournèrent le nez du côté de l’écurie, les bateaux mirent le cap sur le port. La parole était aux seuls aéronautes.

Depuis longtemps déjà – depuis qu’on avait reconnu la possibilité d’une poursuite aérienne – les chantiers d’aérostation travaillaient avec zèle. Mais quand il fut avéré que les bandits avaient élu domicile in excelsis, leur activité redoubla et les ateliers pullulèrent.

C’est que le problème se corsait. À l’origine, il consistait seulement à établir des engins de vitesse, d’obéissance et de stabilité propres à donner la chasse aux pirates. Et voilà qu’impromptu la question d’altitude venait tout modifier. Et quelle altitude ! Cinquante kilomètres !… ils étaient admirables, ces écumeurs qui faisaient tenir leur bouge à cinquante kilomètres en l’air, dans un milieu réputé à peine « portant », dans une atmosphère si pauvre que la science y reconnaît le vide presque absolu, tel qu’on l’obtient par la machine pneumatique ! Admirables, en vérité !… Mais qui saurait les égaler ? Qui serait admirable aussi ? Qui retrouverait leur trouvaille et permettrait aux honnêtes gens de monter là où quelques gredins de génie avaient perché leur asile ?…

En attendant la solution du problème, il était judicieux d’employer ballons et aéroplanes à l’observation rapprochée de la tache, et de leur appliquer tous les perfectionnements de la dernière heure. Armés de la sorte, ils pourraient au moins éviter le dirigeable-fantôme, ou – selon quelques-uns – l’attaquer.

Par malheur, on manqua de prudence. Le lecteur se souvient que de hardis professionnels, montant des aérostats ou des biplans ou des monoplans rudimentaires, avaient déjà commis l’étourderie généreuse d’évoluer au-dessus des régions suspectes. À partir du 9 juillet, leur nombre s’accrut de jour en jour. Jamais l’atmosphère n’avait été si dangereuse, et jamais on ne vit tant d’appareils affronter la Grande Sournoise. Des hangars de planches entouraient le Bugey d’une ceinture de baraquements. À chaque minute, un nouvel éclaireur s’enlevait. Il y eut des lâchers de ballon qui firent dans le ciel comme des bulles de gaz dans une flûte de champagne. Les aéronautes et les aviateurs emportaient des lunettes de prix. Leurs noms parfois étaient célèbres. Des étrangers notoires quittaient leur pays et déclaraient forfait aux concours les plus attrayants, pour venir explorer l’air au zénith de Mirastel. Les vainqueurs des Semaines triomphales, voulant honorer leur propre gloire, prenaient sans cesse l’atmosphère, avec un acharnement sublime. Jour et nuit, les belles unités de l’État – ses aéronefs militaires, jaunes comme des cocons pointus de vers à soie – passaient et repassaient, faisant la police des hauteurs et perquisitionnant chez Uranus.

À tout prendre, ce n’était qu’un match d’altitude que les circonstances dramatisaient. C’était à qui s’approcherait davantage de la tache carrée, pour la distinguer plus précisément. Et ils montaient, montaient… montaient… jusqu’aux parages effrayants où l’on doit inhaler l’oxygène de la provision et vivre d’une vie artificielle, avec le secours de l’artificieuse chimie. Grâce à d’étranges casques, respiratoires, on dépassa les limites où d’illustres martyrs avaient trouvé la mort. On surmonta dix mille huit cents mètres. Ce fut le record.

Le plus habile était donc resté à plus de trente-neuf kilomètres de la tache ; et il n’avait déterminé qu’un vague carré, sombre, quadrillé, formé de rectangles opaques et de lignes transparentes qui étaient tout bonnement des solutions de continuité entre les parallélogrammes. Par instants, ces lignes se bouchaient partiellement d’un point obscur…

Tout cela, on le savait déjà.

On savait bien aussi que monter plus haut ne se pouvait pas. Mais telle est l’ardeur des sportsmen qu’ils essayaient tout de même de réaliser l’impossible performance.

Il fallut la catastrophe du Sylphe pour les refroidir.

Le Sylphe, gros sphérique de l’Aéronautique-Club, partit du camp de la Valbonne, fut poussé vers le Bugey par une brise assez fraîche. Il gagna tout de suite une altitude considérable ; néanmoins, on le suivit quelque temps. À la lorgnette, il était loisible d’apercevoir les quatre voyageurs – deux astronomes et deux aéronautes – occupés de leurs observations. La nuit vint. Le ballon disparut… On ne devait pas le revoir. Il n’atterrit nulle part. Des automobiles fougueuses parcoururent la zone épouvantée, où peut-être il était tombé. Elles ne trouvèrent pas le Sylphe. Les Bugistes reclus, interrogés à travers les portes closes, répondirent qu’ils n’avaient rien noté de terrible depuis des jours. Comme ils ne sortaient plus, le sarvant, faute de gibier, semblait renoncer à la chasse.

(Ici, les automobilistes auraient pu s’étonner de ce que les sarvants n’étendissent pas leur cercle de ravage au-delà d’un territoire dépeuplé… Mais ils ne s’inquiétaient que du Sylphe.)

Le lendemain de leur rentrée, plusieurs ascensions furent décommandées. Une stupeur consternée pesait sur les hangars. On placarda l’ordonnance des comités prohibant l’usage du ballon libre et prescrivant de ne prendre l’air qu’avec des aéroplanes, des hélicoptères ou des aéronefs ayant fait leurs preuves de souplesse, d’endurance et de promptitude.

Malgré l’autorisation visant les machines dirigeables, quatre ou cinq casse-cou s’aventurèrent. On se rappellera toujours l’Antoinette 73, qui, dans le crépuscule, descendit tout à coup du ciel, comme un javelot, et vint flotter sur la Saône, les ailes tendues. Son cavalier n’avait pas bronché. C’était un des rois de l’espace. Immobile dans son baquet, bouclé de courroies, la cigarette légendaire collée à ses lèvres exsangues, il était mort, avec un grand trou dans le crâne et deux griffes sauvages, l’une à la gorge, l’autre à la nuque.

 

Mais, au milieu de l’abattement, coup sur coup ces nouvelles-ci éclatèrent comme des bombes d’enthousiasme : le duc d’Agnès et le pilote Bachmès, son chef d’atelier, venaient de « sortir » un merveilleux monoplan, un aéroplane-éclair, nanti d’un capteur d’électricité atmosphérique et d’un stabilisateur ingénieux au possible ; et, simultanément, l’escadre aérienne de l’État s’était enrichie d’un nouveau croiseur increvable, étonnant de pétulance et de soumission.

Le public français sera toujours le même. Un revirement le tourna vers ces deux actualités. Il les enveloppa d’une seule admiration, d’un seul orgueil ; mais, pour lui, c’étaient des rivaux cependant. Rivaux, parce que plus lourd et moins lourd que l’air. Rivaux, parce que chose publique et chose privée. Rivaux, parce que c’étaient deux conquérants du même élément, deux candidats à la même victoire par un même moyen, la vitesse. Dans son idée, il était indispensable que l’un fût vainqueur de l’autre. Une rencontre s’imposait.

Le gouvernement saisit l’occasion de canaliser vers le sport la nervosité populaire, et ainsi de faire diversion à l’angoisse du Péril bleu. Il institua pour le mois de septembre, un prix de 400.000 francs à une course entre un aéroplane et un dirigeable, sur une distance à déterminer. (C’était désigner à l’avance les deux champions de qui tout le monde s’entretenait.) Il pria les journaux de stimuler jusqu’au jour de la course l’emballement des esprits. Sous le manteau, toutefois, il donnait l’ordre à ses ingénieurs et le conseil aux entreprises particulières d’étudier comment on pourrait monter chez les sarvants. Il promit secrètement de fabuleuses primes d’altitude et sollicita par lettres personnelles les compétences de toute nation et de toute race.

Ces lettres parvenaient aux destinataires les plus divers, sous des toits blancs de neige ou brûlants de soleil ; à la même seconde, celui-ci recevait la sienne à l’automne et celui-là au printemps. Après l’avoir lue, chacun se mettait à la besogne. De petits hommes jaunes se courbaient sur des papiers soyeux et peignaient de délicates géométries ; de grands hommes blonds, la craie à la main, s’approchaient d’un tableau noir. Et tous, ils dessinaient une même figure, cette coupe : une circonférence représentant le tour de la Terre, puis une autre circonférence plus vaste et concentrique à la première, qui délimitait la couche atmosphérique au-dessus de laquelle on ne trouve plus que le vide presque absolu. Sur cette deuxième ligne, le pinceau ou la craie posait un point : la tache, puis tirait une droite du point jusqu’à la Terre, dans la direction du centre – la distance à franchir.

« Cinquante kilomètres ! » songeaient les savants.

Et alors, se rappelant la teneur de la lettre et ce qu’on leur demandait d’inventer, ils secouaient la tête. Et celui-ci disait un mot bref et rauque, celui-là doux et long, tel autre mélodieux, et tel autre encore guttural. Mais tant de paroles diverses avaient un sens unique, et il n’était si médiocre jargon qui ne possédât le terme opportun ; car dans toutes les langues, en dépit des proverbes, l’adjectif impossible a son équivalent.

IV – UN MESSAGE DE TIBURCE[6]

(Pièce 502)

Duc François d’Agnès,

Avenue Montaigne, 40, Paris,

France, Europe.

Nagasaki, le 20 juillet 1912

Ante-scriptum. – Avant tout, sois rassuré : je conserve le plus grand espoir de rattraper les fugitifs. Cela étant bien établi, je vais te rendre compte de mon travail. Succinctement ; car je prends tout à l’heure le paquebot de Singapour, via Canton.

« Mon cher ami,

Je sors de prison. J’y ai passé huit jours.

Depuis mon dernier câblogramme, j’ai traversé l’Amérique, de New York à San Francisco, à la poursuite de quatre personnes qui avaient sur moi plusieurs jours d’avance. Dans ces quatre personnes – quatre hommes, disaient les renseignements – j’avais facilement reconnu Hatkins et Henri Monbardeau, Mme Fabienne Monbardeau et Mlle Marie-Thérèse Le Tellier voyageant sous des déguisements et des travestis.

À San Francisco, j’apprends que le paquebot de Nagasaki a levé l’ancre la veille de mon arrivée… Je flaire quelque chose, je gagne à prix d’or un employé de la compagnie, et, tant bien que mal – car hélas ! je ne sais que le français – je démêle qu’une société de six passagers s’est embarquée sur ledit paquebot. Aucun de leurs noms ne correspond à l’un de ceux du quatuor que je cherche : mais, de ces six personnes, quatre ont un signalement diamétralement opposé à celui de mes fuyards… Y es-tu ? C’étaient donc eux, trop bien dissimulés ! C’étaient eux, avec une paire de complices additionnels.

Il n’y avait pas à hésiter ; je m’embarque à mon tour.

J’arrive. Nagasaki. Je passe tous les hôtels, un à un, et après mille difficultés, occasionnées par mon ignorance du japonais et de l’anglais, je parviens cependant, par une accumulation de confidences chèrement payées, à conquérir la preuve qu’un couple français ressemblant aux Monbardeau loge dans un hôtel, et qu’un autre couple, qui doit être Hatkins et Mlle Le Tellier, est descendu dans un hôtel voisin. Le flair continue à me guider. Je prends gîte à l’hôtel où je soupçonne Hatkins et Mlle Marie-Thérèse de se cacher sous les dehors du révérend James Hodgson et de sa fille. Je retiens une table près de celle qu’ils doivent occuper au dîner, dans le but d’acquérir la certitude de leur identité, puis je vais moi-même me déguiser.

Au premier coup de gong, Tiburce n’était plus qu’un vieux prêtre italien (tu n’ignores pas que c’est le déguisement favori de mon maître Sherlock Holmes. J’avais emporté douze complets-transformations, mais cette soutane me parut de circonstance.) Ah ! sans me flatter, je puis dire que ma figure ridée, mon nez aquilin, ma perruque blanche faisaient illusion. Le beau grime !…

Pourtant, comme je descendais l’escalier menant au restaurant, une dame respectable, qui le montait, me regarda, d’un air estomaqué… D’autres gens font de même, et, sur le seuil de la salle à manger, le directeur de l’hôtel, averti par l’un de ces imbéciles, me prie de passer dans son bureau. Ma ruse est éventée. (Je n’y comprends rien !) J’essaie, malgré tout, de contrefaire le parler italien, mais je ne sais pas l’italien… Alors on monte dans ma chambre. On fouille mes bagages. À cause de ma garde-robe hétéroclite, on me prend d’abord pour Fregoli en train de faire une farce… Mais, au fond de ma cinquième malle, voilà qu’on découvre la trousse de cambrioleur dont tout détective sérieux ne doit pas se séparer. Bon ! Je ne suis plus qu’un escroc. On instrumente. On m’enferme. Grâce au consul de France ma détention ne dure que huit jours ; tout s’éclaire. Mais j’ai toutes les peines du monde à éviter qu’on me rapatrie sous bonne garde.

Sur ces entrefaites, je suis informé que, le lendemain de mon écrou, le pseudo-révérend Hodgson et sa soi-disant fille sont partis à destination de Singapour, via Canton. Subito – comme disait le vieux prêtre italien – je m’arrange pour pouvoir les suivre dès ce soir, laissant par malheur, entre les mains des autorités de Nagasaki, ma trousse, mes costumes, mes fards – toute ma précieuse sherlockaillerie !

Je me demande si les Monbardeau accompagnent les faux Hodgson. À Singapour je le verrai bien.

De toute façon, cette série de départs précipités indique la fuite ; et puisqu’ils se sauvent, c’est que ce sont eux.

Adieu, mon ami. Ne m’oublie pas auprès de Mlle d’Agnès.

Confiance.

TIBURCE. »

« Post-scriptum… – Affairé, ne cessant de combiner des tactiques, je ne puis t’écrire souvent. Pardonne. Je le ferai toutes les fois qu’il me sera possible.

Surtout, rappelle-moi au souvenir de ta sœur. »

V – IL PLEUT… IL GRÊLE…

Revenons à Mirastel.

M. Le Tellier, rentré de son voyage à Paris et à Saint-Genis-Laval, n’avait trouvé parmi les siens d’autre changement qu’une amélioration soutenue dans l’état de sa femme. Et, du 8 juillet au 3 août, c’est-à-dire du quantième de son retour à la date où nous sommes arrivés, l’existence au château fut désespérément uniforme. L’observation de la tache immuable, impassible, était l’affaire principale – besogne stérile et source d’énervement.

Certains jours, il est vrai, le spectacle des Lebaudy et des Clément-Bayard, des Libellules et des Demoiselles rivalisant de hauteur, amusa les regards en dépit des consciences. Mais, à la suite des accidents du Sylphe et de l’Antoinette 73, l’arène atmosphérique parut désaffectée. L’accablement retomba. M. Le Tellier sentit pour lui-même l’urgence d’une dérivation.

Pendant que Mme Arquedouve et sa fille aînée vaquaient aux charges domestiques et prenaient soin de Mme Le Tellier, le Dr Monbardeau, crânement, allait porter secours aux malheureux souffrants et séquestrés. M. Le Tellier résolut de l’accompagner.

Ils furent les premiers Bugistes qui recommencèrent à circuler régulièrement en automobile. On a prétendu que « cela n’avait rien de si courageux, étant donné que jamais automobile ne fut assaillie et que les sarvants ne faisaient plus de prisonniers depuis quelque temps ». D’accord ; mais, s’il vous plaît, avant le Sylphe, aucun ballon non plus n’avait été assailli ; avant l’Antoinette 73, aucun aéroplane ; et vous noterez que, si le sarvant ne prenait plus de terriens, c’était uniquement faute d’en trouver à sa portée, hors des maisons et à l’intérieur de l’incompréhensible cercle cabalistique dont il semblait ne pas vouloir franchir le tracé. Il y avait donc beaucoup de chances, au contraire, pour qu’il se jetât sur la grande automobile blanche qui sortait chaque jour de Mirastel, s’arrêtait devant toutes les portes, et ainsi s’offrait aux coups d’un agresseur que l’impatience devait enhardir.

 

Sous la capote de toile traversée de soleil, un jour – le troisième du mois d’août – le docteur et l’astronome devisaient. La voiture, venant du château, allait entrer dans Talissieu. Le médecin se plaignait de la chaleur et de la sécheresse qui ne désarmaient pas, de la pestilence qu’on respirait sans trêve ; il exprimait ses craintes au sujet d’une épidémie probable, quand il cessa de converser pour s’ébahir :

– Tiens ! il pleut ! C’est raide !

De larges gouttes tombaient sur la capote ; on les voyait par transparence. M. Monbardeau tendit sa main grande ouverte à l’extérieur, et, faisant un cri, la retira mouillée d’un liquide rouge.

– Arrêtez ! commanda son beau-frère. Tu es blessé, Calixte ?…

– Non, ça vient de tomber !

– Quoi ! Pas possible !

On mit pied à terre devant les premières maisons du village, en face de la croix et non loin du ruisseau.

Plusieurs gouttes ensanglantaient la capote et le marche-pied-trottoir. D’autres rougissaient la poussière à l’endroit où l’automobile avait passé dans l’averse pourpre.

Le mécanicien écarquilla des prunelles arrondies.

– C’est-il pas des oiseaux qui se battent en l’air ? dit-il. Ça c’est déjà vu.

– Non, non, voyez ! répondit son maître.

Tous trois (on aurait dit trois damnés échappés de l’enfer !), tous trois, instinctivement, avaient levé la tête. On ne voyait rien – rien que du bleu – le bleu du Péril. Rien, sinon quelques oiselets – des passereaux, des martinets – dont tout le sang n’aurait fait qu’une seule de ces gouttes.

Le docteur :

– Est-ce là le phénomène connu sous le nom de « pluie de sang » et que produiraient des particules contenues dans l’eau ?…

Pauvre docteur ! Pourquoi faisait-il l’encyclopédiste, tandis que ses lèvres balbutiaient ? Pour se rassurer lui-même, ou bien pour rassurer M. Le Tellier ?… Et pourquoi le pauvre astronome se crut-il obligé de répondre, entre ses dents qui claquaient :

– Non, non, il n’y a pas de nuage ; il n’y a pas de pluie. D’ailleurs, une ondée ne se serait pas limitée à si peu de chose…

À travers son lorgnon replié, servant de loupe, M. Monbardeau examinait la souillure garance qui séchait sur le dos de sa main.

– C’est bien du sang, dit-il au bout d’une minute, du vrai sang qui ne coagule pas très normalement, je l’avoue – mais du sang tout de même ! Rentrons, je ferai l’analyse et… et je te dirai si c’est… du sang d’homme ou d’animal…

– Je m’en doute un peu, que c’est du sang ! murmura M. Le Tellier. Mais avant de rentrer et de faire l’analyse, qui est intéressante, je voudrais consigner quelques remarques, ici, avec votre témoignage à tous deux.

« Regardez les gouttes sur la capote : elles sont allongées en forme de points d’exclamation. Cela se justifie par le mouvement de l’automobile pendant qu’elle recevait cette douche. Maintenant, venez par ici… Regardez les gouttes sur le sol : ce sont des étoiles dentelées comme des molettes d’éperons. Si vous songez qu’il ne fait pas le moindre vent, il vous sera facile de conclure que le sang est tombé perpendiculairement à la terre et d’un point immobile situé au zénith du lieu d’arrivée.

– De la tache carrée ! assura M. Monbardeau.

– Non, ce n’est pas de la tache carrée, parce qu’elle n’est pas rigoureusement au-dessus de l’endroit où nous sommes. Elle est, mathématiquement, au zénith de Ceyzérieu, puisqu’elle est à sept degrés au sud du zénith de Mirastel. Au-dessus de nous il n’y a rien. Entends-tu, Calixte : RIEN !… Et puis, penses-y, à cette hauteur de cinquante kilomètres il n’y a plus de liquides possibles, attendu que là c’est le vide presque parfait, à moins d’une erreur scientifique.

Autre chose encore. Comment expliquer que le sang ne s’est pas desséché, s’il a parcouru cinquante kilomètres en chute libre ? Il faudrait alors que ces gouttes fussent un résidu… Tout le sang d’un homme, réduit à quelques larmes… D’un homme… ou d’une femme… ou d’une bête…

– Rentrons, je te dis. Dans une demi-heure nous serons au fait de la vérité quant à l’espèce qui a saigné. Rentrons ; cette éclaboussure me soulève le cœur, j’ai hâte de l’analyser, de pouvoir l’essuyer.

La main sanglante se contractait d’horreur… Et pourtant, c’était peut-être bien le propre sang de M. Monbardeau : celui de sa fille ou de son fils…

Ils remontèrent en voiture… Un sifflement balistique, de plus en plus violent et suraigu, se fit entendre au-dessus de la capote et s’acheva dans le plouf d’un objet qui tombe à l’eau…

Ils passèrent la tête… Un second sifflement raya le ciel et finit par un bruit de branches cassées…

– Hé ! des aérolithes ? fit M. Monbardeau.

Derrière les murs de Talissieu, on percevait des bruits de fortification… Et puis : ce silence des silences qui est celui d’une foule qu’on ne voit pas et qui se tait…

Les automobilistes se rendirent au bord du ruisseau qui coule dans un bois et le longèrent dans le sens du courant.

L’eau claire se troublait tout à coup et charriait un nuage de limon qui venait d’être soulevé par le choc de l’objet précipité.

Ils attendirent le dépôt de la fange, et alors voilà : ils distinguèrent au fond du ruisselet, encastrée dans la vase pierreuse, une tête humaine qui, d’un œil sans paupière et d’une orbite sans œil, regardait se pencher leurs trois angoisses… et vit reculer leurs trois épouvantes.

Le mécanicien, dans l’énergie de sa reculade, s’était assis au milieu d’un buisson. Il en ressortit d’un bond, comme s’il eût touché le Buisson ardent, et montra quelque chose qui s’y trouvait logé – le deuxième aérolithe – une jambe d’homme, écorchée, rougeâtre et sanguinolente.

– Mais, mais, bégaya le docteur, cela a été fait par… par quelqu’un de la partie… un familier du scalpel… C’est une préparation… Houïe ! qu’est-ce que c’est encore ?

Il se baissa vers une petite babiole qui, à l’instant même, avait heurté son chapeau, et ramassa – Seigneur ! – un doigt auriculaire méticuleusement dépecé.

– Gare à vous ! v’là que ça recommence ! hurla le mécanicien.

Des sifflements… Un faisceau de sifflements…

Autour d’eux, malades de répugnance, s’abattait une grêle infâme de viscères, de pieds, de bras et de cuisses, tout un cadavre débité, dont chaque fragment était une préparation anatomique hideuse et cependant remarquable, tout un corps travaillé par des carabins virtuoses, et provenant de ce coin de ciel où rien n’existait.

– Tu réponds de ce que tu avances ? bredouilla M. Le Tellier. C’est de la dissection ?

Le docteur expertisait les débris. On débourba l’horrible tête…

Les deux pères ressemblaient à ces pauvres Jacques du temps des alchimistes et des Gilles de Retz, qui, ayant égaré leurs enfants, tremblaient qu’ils ne fussent égorgés sur un billot philosophal.

– Oui, soutint M. Monbardeau, ce sont des membres et des organes disséqués… sinon même viviséqués ! – Eh ! et ! cet avant-bras, on pourrait bien l’avoir accommodé tout vif…

– Oh ! se récria M. Le Tellier sur le point de défaillir.

Une appréhension terrible leur comprimait le cœur : Qui était ce mort ?

– La tête est méconnaissable, disait le docteur. Celle d’un homme, parbleu ! mais comment reconnaître… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! geignait-il, affolé. On dirait… Non, je me trompe, n’est-ce pas ?… Non ! regarde les dents : ce n’est personne. Je veux dire : ce n’est pas un des nôtres…

L’astronome sondait l’espace d’un regard effrayant.

– Alors, prononça-t-il lentement, il y aurait donc là-haut des criminels expérimentateurs, réfugiés au-delà des atteintes communes, dans un canton inexpugnable où se poursuit quelque découverte d’ignominie ?…

– Pas sûr. En définitive, voici de simples préparations, très habilement exécutées, mais sans qu’on se soit conformé aux règles classiques des amphithéâtres…

– Dis : ce ne sont peut-être pas les premiers déchets qui tombent par ici… Nous pourrions battre les environs…

Les débris enterrés, on se mit à quérir, chacun pour soi. Et chacun fit une nouvelle trouvaille.

M. Le Tellier trouva des branches de frêne curieusement fendues, bizarrement décortiquées, botaniquement découpées en rondelles et en lamelles.

M. Monbardeau, lui, trouva les ossements d’un veau ou d’une génisse. Ces ossements étaient dispersés, mais d’une certaine manière : ici la colonne vertébrale, là une épaule, ailleurs le bassin. Il les compta : la jambe postérieure gauche manquait au squelette. Le docteur appela M. Le Tellier, et lui dit que cet animal avait été jeté du ciel en détail, comme le défunt qu’ils venaient d’inhumer. « Les insectes et les bêtes carnassières s’étaient chargés de nettoyer les os, ce qui était cause qu’on ne repérait pas, sous les abattis, les meurtrissures dont ils avaient contusionné la mousse en tombant de si haut. La mousse, au demeurant, est un coussin amortisseur qui se redresse promptement. »

Mais l’astronome prétendit que ces restes pouvaient dater de longtemps, que le pays était couvert de semblables carcasses, et qu’il ne fallait pas voir partout des sarvants sous prétexte que…

La voix du mécanicien le surprit. Ayant achevé sa tournée, qu’il jugeait suffisante, ce garçon revenait, et, tout en allant, il s’ingéniait à regarder de son mieux le faîte du sycomore au pied duquel les beaux-frères discutaient.

– Qu’est-ce que c’est donc qui remue comme ça ? demanda-t-il. Si ces messieurs veulent bien s’écarter, bon Dieu de sort, j’vais tirer là-dedans !…

Il sortit de sa poche un revolver et fit feu.

L’arbre perdit quelques feuilles, et des corbeaux s’envolèrent, laissant voir une jambe de génisse blanche – ou de veau blanc – prise dans la fourche extrême du sycomore. Telle fut la trouvaille du mécanicien.

C’était probant. Le veau – ou la génisse – avait dégringolé du ciel tout récemment, et l’une de ses fractions était restée à cette place élevée, où les bestiaux n’ont point coutume d’aller périr en totalité ou par lots.

M. Monbardeau formula son jugement de la façon suivante :

– Vois-tu, Jean, n’essayons pas de nous leurrer. Au-dessus de nous, dans son belvédère imprenable, un biologiste sans foi ni loi se livre à de féroces expériences d’anatomie comparée. Et, après un mutisme où ce qu’il avait osé dire l’effraya lui-même, il reprit : « Par exemple, si le sarvant est le biologiste que je suppose, la matière humaine doit plutôt lui manquer depuis quelque temps ; écoute ce désert ! »

Leurs recherches les avaient éloignés du village et rapprochés de la voie ferrée. À perte de bruit, on ne saisissait que frous-frous de feuillages, sons de moustiques, gazouillis, et surtout croassements, criaillements et glapissements de tous les croque-morts à plumes et à poils qui tenaient la province. À l’oreille, on pouvait croire que les fils d’Adam ne régnaient plus.

Comme pour protester, une locomotive et des wagons défilèrent avec un tintamarre spécialement ostentatoire. Cette hydre de fer soufflante et sifflante avait au moins quatre cents têtes des deux sexes, quatre cents figures voyageuses garnissant les portières, où se lisait la peur de traverser le Bugey à la remorque d’une chaudière susceptible de pannes.

Les Mirastellois s’en retournaient.

– Ce qui est drôle, dit M. Monbardeau, c’est qu’ils ne dépassent pas ce cercle…

– Ce qui est drôle, dit M. Le Tellier, c’est que les choses qu’ils jettent ne soient pas jetées de la tache, puisqu’elle n’est pas au-dessus…

– Bah ! la tache, c’est un dock flottant, qui se meut à volonté !

– Je ne puis l’admettre.

En effet, la tache brune n’avait pas bougé. Elle se carrait toujours au centre du rond bleu, dans le télescope de la tour.

Au zénith, rien.

M. Le Tellier descendit au laboratoire de Maxime pour en faire part à M. Monbardeau, qui, de son côté, se trouvait aux prises avec la tache rouge. Mais l’astronome, qui pensait surprendre le docteur, fut par lui médusé :

L’analyse du sang dégageait la présence de globules animaux mêlés à des globules humains. Ce sang pouvait être le sang d’une créature hybride, pareille aux centaures, aux satyres, aux sirènes de l’Antiquité fabuleuse !… Et le sarvant, alors, s’appelait-il donc le Dr Lerne ou le Dr Moreau ?…

 

La semaine d’après, maintes fois, la nuit, sifflèrent des choses qui chutaient… Elles faisaient des trous dans la terre. C’étaient des cailloux très proprement sciés ou portant les vestiges d’une attaque chimique, des branches tailladées par le couteau d’un naturaliste exercé. C’étaient aussi des chairs d’oiseaux, de poissons, de mammifères, toutes fort savamment découpées. Beaucoup d’humanité en petits morceaux… Beaucoup de trépassés qu’on avait bien de la peine à reconnaître…

VI – L’AMORCE

À travers un sommeil agité, M. Le Tellier crut sentir une main qui le touchait. Il s’éveilla tout d’un coup.

Mme Arquedouve se tenait près de son lit, dans la clarté de l’aube. Le château dormait. La pendule, cette veilleuse du silence, faisait seule un peu de bruit. Quatre heures du matin.

– Jean ! Ils sont là !

« Ils » prononcé d’une voix pareille, « ils » c’étaient les sarvants.

M. Le Tellier sauta de sa couchette, et passant une robe de chambre à la hâte il demandait à l’aveugle :

– Vous les entendez ?

– Le bourdonnement, oui. Je les entends depuis un quart d’heure. Je doutais… je craignais de me tromper… Ce sont eux.

– Un quart d’heure ! Qu’est-ce qu’ils fabriquent donc ? Où sont-ils ?

– Je crois qu’ils ont d’abord tourné autour du château. Maintenant, on dirait qu’ils ne bougent plus… N’ouvrez pas votre fenêtre, non, c’est inutile. Je crois qu’ils sont de l’autre côté du château, derrière.

– C’est surprenant, je n’entends rien du tout. Et par ici, vous avez raison, devant Mirastel on ne découvre absolument rien.

– Venez dans la galerie, conseilla Mme Arquedouve. De là, vous pourrez voir. Mais faites bien attention en passant près de la porte de Lucie ; rappelez-vous que la moindre alerte pourrait amener une rechute !

Ils se rendirent, sur la pointe des pieds, à la galerie. On appelle ainsi un large corridor qui longe l’arrière-façade, au premier étage.

– Le bourdonnement se rapproche, murmura l’aveugle. Ou plutôt, c’est nous qui nous en rapprochons. Jean, vous ne sentez pas ? Il fait si calme pourtant !

– Si, je commence, chuchota M. Le Tellier. C’est comme une petite mouche qu’on aurait dans le cœur, emprisonnée… Arrêtons-nous.

Ils allaient arriver à la première fenêtre de la galerie.

– Ne vous montrez pas, ma mère ; je vais m’avancer en tapinois…

Les carreaux frémissaient imperceptiblement. M. Le Tellier avançait sa tête avec précaution. Il évoquait le paysage qui allait lui apparaître : la pelouse montante, ceinturée de bois, sur l’escarpement du Colombier dominateur ; et il s’émouvait grandement à supputer quels personnages, quelle machine habitaient ce décor… Derrière lui, Mme Arquedouve, se retenant de haleter, attendait qu’il parlât.

Il vit, dans le cadre de la fenêtre, les arbres de la métairie, la pente de la montagne, le bois, le commencement de la pelouse-clairière, le quart de celle-ci, le tiers, la moitié…

– Qu’est-ce qu’il y a, Jean ? Vous avez tressailli… Mais dites-moi donc…

– Ah ! c’est la joie, ma mère ! s’écria M. Le Tellier dans l’allégresse Maxime… Maxime, est là !… Il a pu s’échapper. Ah !… Maxime, mon enfant ! J’accours !

– Mais, Jean, Maxime est là tout seul ?

– Oui, seul au milieu de la pelouse. Il est assis au milieu de la pelouse… Laissez-moi descendre, courir… Je crois qu’il a besoin qu’on le soigne…

– Allez ! allez vite !… Maxime est revenu ! répétait joyeusement la grand-mère.

Et elle s’en fut par tout le château, réveillant ses filles, le docteur, les domestiques, et leur apprenant la nouvelle enchanteresse :

– Maxime est revenu ! Il s’est échappé de là-haut ! Venez ! Venez !

Cependant l’astronome débouchait sur le perron et criait à son fils :

– Pourquoi n’entres-tu pas, mon petit ? As-tu mal ? Tu aurais dû nous appeler…

Mais à la vue de son père, Maxime se dressa, et, de loin, avec une voix et des gestes de catastrophe :

– N’approchez pas ! ordonna-t-il. Au nom de Dieu, restez dans la maison !

M. Le Tellier s’arrêta. Ce n’était pas les sarvants qui lui faisaient peur, mais son fils. Il le voyait beaucoup mieux que de la fenêtre, étant plus près de lui.

Maxime se tenait debout. Il avait l’air si triste, si triste… Il était hâve, malpropre ; sa veste décousue pendait en loques ; pas de chapeau ; et puis, par-dessus tout, ce faciès égaré que les yeux agrandis d’horreur semblaient envahir… Et tout cela baigné de soleil levant et dans l’aurore d’un retour !

« Maxime est fou ! pensa M. Le Tellier. Cette aventure a terminé l’œuvre de folie que l’histoire de la petite Jeantaz avait commencée… Maxime est fou ! »

Sans faire une enjambée de plus, pour ne pas le contrarier ; il lui adressa des paroles calmantes :

– C’est entendu, je ne bougerai pas. Mais alors, viens, viens ! Nous t’attendrons. Il ne faut pas rester là…

Le jeune homme fit un signe désespéré. De grosses larmes coulaient sur ses joues émaciées.

– Papa ! Je ne peux pas venir ! Je ne peux pas…

– Voyons, voyons, mon cher petit, remets-toi… As-tu vu ta sœur, là… où tu étais ?… Et Suzanne ?… Et Henri ?… Fabienne ?… As-tu vu Robert ?

– Je n’ai vu que Robert. Et encore !

Là-dessus, il se fit dans le château quelque agitation. Tous ceux que Mme Arquedouve avait prévenus sortaient au-devant de Maxime, à peine vêtus, la mine en fête : sa grand-mère, sa mère, son oncle et sa tante, les vieux serviteurs…

Et lui, convulsif, impérieux, désolé, hurlait :

– N’avancez pas, personne ! Allez-vous en ! Rentrez ! Ils vont vous prendre aussi. Ils vous guettent. Vous n’entendez donc pas le bourdonnement ?

Halte ! Le bourdonnement ! c’est vrai ! Chacun l’entendit alors… Mais qu’est-ce qui le produisait ?… Les regards faisaient le tour du bois environnant, c’était la seule cachette où l’on pût soupçonner l’embuscade du sarvant.

– Mais on ne voit rien ! dit M. Le Tellier. Sont-ils dans le bois, Maxime ?

– Vous ne pouvez pas comprendre ; mais obéissez-moi. Nous n’avons pas de temps à perdre en commentaires… Obéissez, n’approchez pas… On ne peut rien voir, mais ils me tiennent quand même. Je suis là comme un appât… une amorce pour attirer les gens… parce que, depuis quelque temps, ils ne peuvent plus en capturer… Vous comprenez ? Alors, n’avancez pas. Si vous m’aimez, faites qu’ils me remportent seul !

Un cri sourd accueillit cette prière, et Mme Le Tellier regagna follement le château. Plusieurs servantes, fort émotionnées, la suivirent. On distingua leurs colloques effarés et les exclamations de la malheureuse maman qui fuyait. « Ils vont le remporter ! Ils vont le remporter ! Oh ! ils vont le remporter ! Oh ! Oh !… »

M. Monbardeau raisonna :

– Écoute, Jean : pour moi, ton fils exagère. Réfléchis ! On ne voit rien, que diable ! et il n’y a pas de nuages !… Maxime doit être pris dans un fluide électromagnétique, dont la production cause le bourdonnement, un fluide gouverné du haut de la tache. Rappelle-toi, c’est une hypothèse de ton cru : l’aimant animal. Seulement, suis-moi bien : les sarvants n’ont jamais enlevé plus de trois personnes à la fois. J’en suis sûr qu’en nous mettant à cinq, avec ensemble… en nous précipitant sur Maxime, toi, moi, le jardinier, ton chauffeur et le cocher… Oui ? Ça va, Jean ? Ça va, Célestin ? Clément ? Gauthier ?… Attention, alors ; je vais compter trois. À trois, nous chargeons sur M. Maxime, et nous le portons au château. Un… Deux… trois !

Le docteur avait pensé juste : le sarvant n’était pas en mesure de prendre d’un coup cinq personnes. L’équipe de sauvetage parvenait à moitié chemin du prisonnier sans prison, lorsqu’une force énigmatique, soulevant Maxime, alla le déposer vingt mètres plus loin, contre la lisière du bois. Le bourdonnement, plus aigu cependant, reprit dans les ténèbres. Les coureurs s’étaient arrêtés.

Quelle scène ! Il faudrait savoir manier le crayon du sardonique M. Jean Veber, pour dessiner ce château derrière cette pelouse : aux fenêtres, des faces révolutionnées de bonnes sans bonnet, en camisole de nuit, devant le perron, quelques domestiques mâles autour de Mme Monbardeau raidie d’effroi sous le peignoir, Mme Arquedouve avec des yeux d’aveugle élargis par le désir de voir, sur la pelouse, le bloc des cinq hommes serrant l’un contre l’autre le pyjama du docteur, le tablier du jardinier, la robe de chambre de l’astronome, le gilet rayé du cocher, la cotte bleue du mécanicien, et faisant la grimace des calamités, puis, seul, en face de tous ces regards, le lamentable objet de tant d’émotions, affalé dans l’herbe et pleurant comme un Jésus tombé pour la troisième fois. Cela dans une atmosphère contradictoirement légendaire et quotidienne, donc burlesque.

– Mais que faire ? que faire donc ? chevrotait M. Le Tellier. Dis, Maxime, qu’est-ce qu’il faut faire ?

– Hélas ! hélas ! Qu’ils prennent l’un de vous, et ils me remporteront ! Qu’ils ne prennent personne, et ils me remporteront également !… Tâchons de faire durer… C’est si terrible là-haut ! Il y a des supplices !…

Mais, tout à coup, M. Le Tellier jeta cette alarme :

– Qui va là ?… J’ai vu quelqu’un glisser sous bois… Qui va là ?… Une ombre, vous dis-je, qui se… Ah !

Un éclair fulgura parmi les branches, une détonation retentit dans le bois, tout près de Maxime, de la fumée blanchâtre apparut. Le jeune homme s’abattit lourdement…

Sa mère un fusil au poing, sortit de la fumée. Une femme de neige eût été moins blafarde. Elle vociférait :

– Comme ça, ils ne le feront plus souffrir ! Il ne souffrira plus ! J’aime mieux ça !

– Malheureuse ! ne sors pas ! vociférait aussi M. Le Tellier. Cache-toi ! Mais cache-toi donc !

La démente recula dans les broussailles, jusqu’à disparaître.

À ce moment précis, le corps de Maxime fut pris d’un grand soubresaut et retomba. La stupeur des assistants se prolongeait. Pareil au regard du serpent, fascinateur, le bourdonnement du sarvant exerçait une influence magnétique sur leurs oreilles.

Puis cette sonorité obscure et grave sembla tout à coup s’affaiblir, s’éloigner au fond des poitrines, et l’on entendit plus que la nature et le matin.

M. Le Tellier interpella Mme Arquedouve. Il était si bouleversé que l’aveugle ne savait pas qui venait de parler.

– Ma mère, je vous demande si vous croyez qu’ils sont partis… ou du moins si… la force n’est plus là… si le fluide est remonté… si l’aimantation a cessé d’agir…

– Il n’y a plus rien, à ma connaissance.

– Comment ! dit M. Monbardeau. Ils auraient abandonné Maxime ?… Oh ! alors, c’est qu’il est mort ! Vite, allons voir !… C’est qu’il est mort ! Ils n’ont que faire d’un cadavre, ces vivisecteurs ! Voilà pourquoi ils l’ont laissé !

Tous ensemble, ils marchaient vers la forme étendue.

– Ah ! saperlotte, saperlotte ! fit tout bas le médecin. En pleine tête ! En plein rocher ! Ah ! saperlotte ! Non ! s’exclama-t-il. Pas mort ! Il respire !… Vivant ! mais il a l’air d’un mort. Ah ! les canailles ! Ils n’ont pas vu ça de là-haut, avec leurs télescopes ! Ça ne m’étonne pas, d’ailleurs, à cinquante kilomètres !

– Vivant ? Mme Le Tellier sortait du bois. Vivant ? Maxime ?… Il nous reste, et je ne l’ai pas tué ?…

Elle riait aux éclats, la chère bienheureuse dame ; elle embrassait le visage inanimé de son garçon. Et sa chevelure dénouée, mi-partie rousse et blanche, s’épandait bizarrement.

Or déjà, sans distinction de sexe, les vieux serviteurs et les jeunes domestiques buvaient l’alcool qui suit les passes émouvantes.

Et ce fut ce jour-là, onzième du mois d’août, que le vent du sud-est commença de souffler.

VII – DU 11 AOÛT AU 4 SEPTEMBRE

Pour tirer sur son enfant, elle s’était servie d’un vieux fusil de chasse ayant appartenu à feu son père M. Arquedouve. Dans la carnassière moisie, elle n’avait trouvé qu’une seule cartouche à balle, à balle ronde. Si le coup avait bien voulu partir, c’était donc par un de ces hasards funestes qu’on n’oserait pas mettre dans un roman et qui est bien la seule invraisemblance de cette histoire vécue.

L’antiquité de l’arme et la vétusté de la poudre firent que, au lieu de transpercer la tête de Maxime, la boule de plomb se logea dans l’épaisseur osseuse du rocher, derrière l’oreille. Le soir même, on sut que le blessé s’en tirerait. Mais la guérison serait longue ; et, à cette heure, il n’avait pas repris connaissance. On ne devait pas compter sur lui pour dévoiler le mystère de la tache carrée. Le docteur même, anticipant sur le réveil du jeune homme, interdit toute conversation surexcitante.

Mme Le Tellier promit de se taire comme les autres. C’est elle qui soignait Maxime. Et il faut savoir qu’elle s’en acquittait admirablement. La raison lui était revenue. Ce qu’une frayeur avait causé, une autre frayeur l’avait supprimé. Toutefois, il paraissait que la folie s’en fût allée avant le coup de fusil, et que Mme Le Tellier eût accompli cet acte en toute sagesse. Elle parlait sans remords de ce qu’elle avait fait, se disait prête à recommencer si l’occasion venait à s’offrir pour Marie-Thérèse et déclarait la mort préférable à « des traitements si honteux ». C’était une théorie que l’on pouvait défendre, et Mme Le Tellier ne se fût pas privée de le soutenir avec plus de chaleur encore, si elle avait connu, dans toute leur atrocité la pluie et la grêle du 3 août.

Mais son mari et son beau-frère avaient gardé le secret à ce propos, et ils espéraient le garder longtemps, quoiqu’une pareille dissimulation fût chaque jour plus malaisée.

Plus malaisée ?… Pourquoi ?

Parce que souvent, au milieu de la nuit, dans les ténèbres chauffées par le vent du sud-est, grandissaient des sifflements sinistres que le docteur et l’astronome connaissaient bien… Mme Arquedouve s’en inquiéta violemment. On lui dit que c’était des chutes d’aérolithes. La Saint-Laurent, époque des étoiles filantes, appuya ce mensonge. Mme Arquedouve accepta l’explication.

Dès l’aube, M. Monbardeau et M. Le Tellier partaient, le cœur serré, vers les choses tombées (jamais plus il n’en tomba le jour), et ils ne quittaient pas les entours de Talissieu sans avoir découvert au moins autant d’objets qu’il y avait eu de sifflements. Ils trouvaient force détritus minutieusement ouvrés, appartenant aux trois règnes de la nature. Les bêtes et les gens portaient quelquefois de singuliers stigmates, révélateurs d’asphyxie totale ou non, de compression et de décompression, ou de tortures les plus raffinées… Après avoir identifié les cadavres négativement – c’est-à-dire après avoir acquis l’assurance qu’ils n’étaient pas ceux de Marie-Thérèse, d’Henri Monbardeau, de sa femme, de Suzanne ou de Robert-ils, leur donnaient la sépulture.

Quand, aux aspects d’un supplicié, ils avaient reconnu quelqu’un du pays, le bon sens leur conseillait de n’en rien dire… Mais, le bruit de la trêve s’étant répandu, d’autres Bugistes secourables s’avisaient comme eux d’aller de bourg en bourg, dans des ambulances automobiles, faire les infirmiers et les ravitailleurs. Ceux-là aussi s’aperçurent qu’il grêlait des morts à Talissieu. Ils en semèrent la nouvelle. Et bientôt, dans cette contrée de léthargie, où peu à peu s’était instaurée chez les campagnards une vie négative presque tranquille, la terreur redoubla.

Pendant leurs investigations matinales, M. Monbardeau et M. Le Tellier rencontrèrent des hommes et des femmes qui se livraient à la même besogne funéraire. C’étaient les parents ou les amis des disparus. On ne sait quelle insupportable angoisse les avait chassés de leurs taudis fortifiés, au risque d’être enlevés à leur tour. Plusieurs venaient de très loin. La réclusion les avait jaunis, le grand jour faisait cligner leurs yeux constamment. Ils vagabondaient sans méthode et parfois sans projet. Un soleil formidable frappait leurs têtes ivoirines, à l’ombre depuis si longtemps. L’insolation les tuait, ou les faisait se tuer. L’ardente brise du sud-est balança d’autres pendus.

À cause de cela et des chiens enragés, des renards, des loups (de quelques ours, a-t-on dit), à cause des maladies de toute sorte, on mourut encore beaucoup dans le Bugey, du 11 août au 4 septembre. Mais il est prouvé que le sarvant n’y contribua d’aucune façon, bien que le contraire ait été soutenu par une foule d’obsédés.

M. Le Tellier s’opposa de tout son pouvoir à ces sorties meurtrières, qui prirent fin d’elles-mêmes.

L’époque de leur cessation coïncidant avec un mieux sensible dans la torpeur de son fils, l’astronome résolut de se rendre à l’invitation pressante que le duc d’Agnès lui avait faite au cours d’une lettre en date du 22 août (pièce 618) et d’aller passer à Paris quelques heures de détente, ce qui, entre parenthèses, lui permettrait de témoigner au duc un peu de sympathie et de gratitude. Cette lettre, nous ne la reproduirons pas. Elle est fort longue. M. d’Agnès y mande à M. Le Tellier qu’on a fixé au 6 septembre le duel de vitesse entre son aéroplane et le dirigeable de l’État. Il rappelle le nom de sa machine : l’Épervier, donne celui de l’aéronef : le Prolétaire, fournit des renseignements techniques sur la course, et souhaite vivement que M. Le Tellier assiste à la lutte et juge par lui-même de l’hippogriffe moderne sur lequel on va poursuivre les ravisseurs de sa fille. Il dit que son monoplan fait plus de 180 à l’heure, mais que sa rapidité n’est rien comparée à sa stabilité. Ce n’est pas encore l’équilibrage automatique, mais c’est déjà « quelque chose de rudement bien ». « Partant du principe que, si l’aviateur voyait les vagues du vent comme le navigateur aperçoit les lames de l’eau, il lui serait aisé de gouverner contre elles – Bachmès a imaginé un appareil stabilisateur dont le but est de rendre perceptible au pilote le flot aérien. Des antennes légères rayonnent autour de l’aéroplane. Par sensibilité électrique, elles s’émeuvent au moindre remous jusqu’à trente mètres de leur pointe, et communiquent leurs indications au cadran qui se trouve placé sous les yeux de l’intéressé. » Le départ serait donné en plein Paris, au-dessus de l’esplanade des Invalides, où l’arrivée s’accomplirait également. (Cette mesure avait pour objet d’éviter les déplacements d’une multitude nerveuse.) Les deux concurrents iraient doubler la cathédrale de Meaux et reviendraient sur eux-mêmes, couvrant quatre-vingt-cinq kilomètres.

M. Le Tellier partit le 4 septembre, à 10 heures 29 du soir, comme la dernière fois.

VIII – LE CAHIER ROUGE

Vint le jour de la course.

Il faisait beau. M. Le Tellier s’en aperçut quand la concierge vint pousser les volets et lui servir son chocolat. (Le digne savant déteste les hôtels autant que ce qu’il nomme « faire des embarras », aussi était-il descendu chez lui et sans valet de chambre.)

Il faisait beau. Le soleil illuminait l’appartement dépouillé de ses rideaux et de ses tapis, aux lustres emmaillotés, aux meubles recouverts de housses, et rempli d’une odeur de camphre, de vétiver et de poivre. Les carreaux étaient badigeonnés de blanc d’Espagne, et, dans le salon, des enveloppes cachaient les aquarelles renommées : les Harpignies, les Fillard, les Le Nain. Il faisait beau. La course serait belle. En s’habillant, M. Le Tellier repassa ce dont ils avaient convenu, lui et le duc d’Agnès. Le coup de canon du départ tonnerait à dix heures ; à neuf heures et demie, une automobile appartenant au duc se tiendrait à la porte de M. Le Tellier, le conduirait aux Invalides pour assister au premier acte de l’épreuve, puis aussitôt s’en irait se poster à l’entrée de Paris, afin qu’il pût voir les péripéties des derniers kilomètres. Un insigne spécial servirait de coupe-file à la voiture.

Il faisait beau. Un brouhaha de peuple en marche montait du boulevard Saint-Germain, noir de monde qui passait dans le même sens, de gauche à droite. Pour l’heure, tout grouillement de la capitale devait se diriger vers la ligne du parcours, dont les journaux donnaient le relevé.

« Eh ! le moment s’approche ! » pensa M. Le Tellier.

Il prit sa montre exacte, pour la mettre dans son gousset. « Juste neuf heures et demie. »

Précisément alors, un coup de timbre résonna dans l’antichambre, comme pour sonner cette demie, à défaut des pendules arrêtées.

Souriant de la coïncidence, M. Le Tellier ouvrit lui-même… Et le sourire quitta ses lèvres soudainement décolorées.

M. Monbardeau se tenait là, en costume de voyage et le regardait avec tristesse.

– Qu’y a-t-il encore ?… C’est grave ?…

– Rassure-toi. Tous ceux que tu as laissés à Mirastel se portent bien. Mais, en effet…

– Marie-Thérèse…

– Non, non !… Robert est mort, mon pauvre vieux !

– Ah !… Mais comment le sais-tu ?… Et pourquoi laisser seuls Maxime, qui est si malade encore, et les femmes ?… Ne pouvais-tu m’écrire ou me télégraphier ?

– J’avais mes raisons, tu peux le croire… Écoute-moi ; l’avant-dernière nuit – celle de ton départ – j’ai été réveillé par un sifflement de chute ; et, comme d’habitude, je suis allé dès le matin, hier, dans la direction voulue. Mme Arquedouve m’avait dit : « Un aérolithe est tombé cette nuit entre Aignoz et Talissieu. » Là, c’est le marais.

« Au bout de trois heures, aidé de quelques hommes, il me fut permis de retrouver…

« C’était dans un endroit limoneux à l’extrême ; nous avancions sur des planches qu’il fallait sans cesse enlever derrière nous et rejeter en avant… Au fond d’une espèce de flaque creusée par la violence du choc, une masse informe s’enlisait lentement. Nous l’avons dégagée au prix d’efforts incroyables… Quelque chose me disait que nous ne devions pas céder…

« J’ai vu tout de suite qu’il n’était pas mort de sa chute, mais bien avant. La commotion n’avait broyé qu’un cadavre… Il est mort asphyxié… asphyxié surtout. Il avait la face enflée, les lèvres épaisses et noires comme toute la figure, les yeux extraordinairement ternes, la bouche pleine de sang coagulé. J’ai cru m’apercevoir aussi qu’il avait subi des pressions variées… Quand nous mettons des animaux dans le vide, par expérience, ils deviennent ce qu’était Robert… Une brève autopsie m’a démontré que son corps avait gonflé, qu’il s’était boursouflé, que le sang avait jailli de l’épiderme ainsi qu’une sueur giclante… qu’il avait, en quelque sorte, explosé… Certains débris anatomiques portaient déjà des marques analogues, mais beaucoup moins accentuées… Il n’a pas été viviséqué, non, non, il ne l’a pas été, lui !

– Quelle abomination !… Mais cela ne me dit pas pourquoi tu es venu ?

– Je suis venu pour accomplir ses dernières volontés.

M. Monbardeau tira de sa poche un cahier rouge à fermoirs de cuivre, que l’astronome se souvint d’avoir vu quelque part.

– Je suis venu pour te remettre ce manuscrit. Robert le portait sous ses vêtements, lié par une ceinture, à même la peau. Lis ce qui est écrit sur l’étiquette.

– Pour remettre le plus tôt possible à M. Le Tellier, directeur de l’Observatoire. S’il est mort, au Dr Monbardeau, d’Artemare. S’il est mort, au duc d’Agnès. S’il est mort, au chef de l’État.

En voyant l’écriture de Robert Collin, M. Le Tellier ne put retenir ses larmes. Il ouvrait les fermoirs d’une main maladroite à force d’impatience, et disait :

– Chère, chère victime de son dévouement ! Pauvre petit !… Hélas ! il y a deux mois qu’il s’est fait enlever ! C’était avant toutes ces histoires de tache carrée !… Deux mois de captivité pour l’amour de Marie-Thérèse !… Hélas ! le beau rêve qu’il avait fait ! Et penser que ce rêve-là ne se serait pas réalisé ! que Robert, sans doute, n’aurait pas été ce qu’il est réservé au duc de revenir… si ma fille nous est jamais rendue !… Pour lui, ne vaut-il pas mieux être mort ?…

« Voyons ce qu’il me dit… Hé ? qui est là ?

– Excusez, monsieur, fit la concierge, qui venait d’entrer, il y a en bas des mossieus qui disent qu’ils vous attendent.

– Ah ! l’auto ! C’est vrai !… Vois-tu, Calixte, je suis absolument forcé d’aller à cette course… Et me voilà en retard déjà… Tiens : tu vas venir avec moi. Je t’emmène. Nous lirons le cahier en route. Viens comme tu es ; viens… Mon bon petit Robert ! Quelle perte ! Quelle perte !…

Parmi la foule déambulante, une centaine de badauds faisaient cercle autour de l’automobile. Cette quatre-baquets fastueuse les intriguait d’être si longue et si basse, peinte en gris souris comme un torpilleur, d’être montée par deux chauffeurs à la livrée kaki, portant au bras un ruban tricolore, et d’avoir en guise de lanternes deux flammes aux couleurs de l’Aéro-Club, organisateur sportif de la journée.

Les chauffeurs ôtèrent leur casquette. L’un d’eux remit à M. Le Tellier le brassard blanc des commissaires officiels.

– Dépêchons-nous, monsieur, lui dit-il d’un ton respectueux, on va manquer le départ, il n’y a pas d’erreur.

Mais M. Le Tellier estimait à présent que la course était secondaire, pendant que la voiture démarrait avec un brio de 90 HP conduite par un mercenaire impitoyable pour les pneus, il commença de lire à M. Monbardeau ce que Robert avait tracé pour lui, d’un crayon net et régulier, du moins aux premières pages.

Il en était à la cinquième ligne, quand l’un des hommes kaki se retourna :

– Je crois que ce n’est pas la peine d’aller jusqu’à l’Esplanade… Il n’y a pas d’erreur : un monde fou… Jamais nous n’arriverions… Si monsieur veut, on pourrait prendre par la Concorde et la rue Royale, et puis enfiler les grands boulevards. Comme ça, on les verra passer, et ça sera toujours ça de gagné pour arriver plus tôt à la sortie de Paris… Il n’y a pas d’erreur.

– Faites comme vous voudrez, dit l’astronome.

Et il reprit sa lecture interrompue.

IX – LE JOURNAL DE ROBERT COLLIN

Tel on va lire le journal de Robert Collin, tel M. Le Tellier le lut à M. Monbardeau, dans l’automobile de M. d’Agnès, au milieu du peuple de Paris[7].

4 juillet, 3 heures de l’après-midi.

Vingt-quatre heures écoulées depuis mon enlèvement. Jusqu’ici, j’ai eu trop de choses à observer pour pouvoir écrire. Je compte faire un journal avec ce que je verrai, et le faire parvenir à qui pourra se servir de mes renseignements pour délivrer les prisonniers. Le faire parvenir ! Comment ? Je ne sais… C’est donc hier à trois heures (hier mercredi 3 juillet) que je suis devenu la proie des sarvants. Volontairement. Il y avait déjà du temps que je m’exposais seul. Ils semblaient ne pas vouloir de moi. Enfin, hier, comme je traversais le Forestel (un pré à mi-chemin du Grand-Colombier et de Virieu-le-Petit), j’entendis le bourdonnement coutumier s’approcher, descendre vers moi.

Le grésillement des sauterelles était aussi fort que lui. Il avait l’air loin. Je regardai en l’air, mais ne vis rien. Mon cœur faisait plus de bruit que les sarvants et les sauterelles. Le moment si attendu m’effrayait. J’avais bien l’idée de certaines choses, mais vague… Je savais que j’allais être emporté en l’air, très haut (j’étais vêtu en conséquence de vêtements tout ce qu’il y a de plus chaud). J’attendais l’impression de pompage ou de l’attraction qui allait m’enlever vers un ballon ou, un autre engin caché dans la distance, lorsque je me sentis happé brutalement par derrière, au torse, et soulevé comme par une poignée gigantesque dure, violente.

Gestes fous. Tentative pour me retourner vers l’agresseur. Peine perdue. Je me débattis. Pendant ce temps, ce qui me tenait me tira en arrière, à soi, et me lâcha. Seulement, je ne tombai pas. Il y avait entre mes pieds et le sol un espace de quelques centimètres. Un claquement inexplicable retentit. Le bourdonnement prit de l’importance et fut compliqué d’autres sons, mais c’est tout ce que j’entendais ; plus de sauterelles ni rien autre. Alors j’essayai de me sauver, maudissant ma témérité, fou de peur. Mais incontinent, je me heurtai à une résistance, à une rigidité sans aspect. Je bondis dans le sens opposé : même rempart. Comme si un hypnotiseur m’avait ordonné qu’il y avait toujours devant moi un obstacle ; comme si l’air solidifié autour de moi tout en restant aussi transparent, je crus vraiment à de la suggestion, surtout à cause du soulèvement, qui me rappelait des expériences de spiritisme taxées de fraude jusqu’alors.

Tout cela : une seconde.

Puis, soudain ; une force incalculable venue d’en bas – montée inexorablement déchaînée de je ne sais quelle poussée que je sentis agir sous mes semelles tout à coup – me lança en l’air. On aurait dit que la terre me jetait au ciel. J’étais une sorte de boulet de canon projeté…

Et j’étais seul au milieu de l’espace, à monter tout droit, vite, vite… En dessous, le pré du Forestel n’était déjà plus que le centre mesquin d’un cercle immense s’agrandissant sans cesse, et le Colombier paraissait s’aplatir au niveau du reste. À cause de mon ascension rapide, le cercle – la Terre – semblait un entonnoir mouvant dont tous les points se seraient précipités vers le milieu, aspirés par une ventouse centrale. Sensation de nausée au-dessus de cette cuvette vertigineuse, atrocement écœurante. Le vertige me paralysait. D’abord, j’avais gesticulé comme les hommes de Châtel, pour m’échapper. Maintenant, l’effroi du gouffre me pétrifiait, la peur d’y retomber, si la force mystérieuse venait à manquer.

Je m’aperçus que j’étais dans la posture d’un accroupi. Accroupi ? Sur quoi ? Sur une immatérielle et pourtant solide plate-forme – immatérielle et pourtant réelle, irréelle et cependant matérielle – un plateau qui n’existait pas et pourtant qui, oui, qui, qui vibrait ! Impossible de bouger pour contrôler les instruments dont je m’étais nanti, le baromètre entre autres ; impossible.

Néanmoins, je parvins à raisonner dans mon immobilité. Je réussis à écouter. Le bourdonnement persévérait alentour. Il y avait aussi le bruit, le vent de mon ascension : sssssssssss… Mais je ne sentais aucun souffle. Alors je pensai être dans un courant d’air ascensionnel, au sein d’une colonne verticale de vent artificiel, qui me soulevait aussi vite qu’elle-même fusait vers le zénith… Mais cela n’expliquait pas le contact solide ni mon point d’appui.

À ce moment-là, j’avais encore la conviction que cette ascension n’était que la première phase du voyage, que j’allais bientôt parvenir à l’engin où se trouvait la pompe ou l’aimant, et que cet engin m’emmenait à travers l’éther, sans doute dans un astre. Car mon arrière-pensée avait toujours été que les sarvants étaient les habitants d’une planète quelconque, leurs agissements m’ayant toujours paru extraterrestres, merveilleux, comme on dit. Aussi je surveillais en haut l’apparition de cet engin, qui ne se montrait pas.

Et je m’élevais toujours. Le disque de la Terre comprenait une étendue immense de pays, déjà beaucoup moins riche en couleurs, et flou. Le mont Blanc faisait un ressaut éblouissant qui se nivelait de plus en plus. J’avais de beaucoup dépassé sa hauteur.

« Comment ! pensai-je, me voici à plus de 4.810 mètres, et je n’ai pas froid ! »

J’évalue à 6.000 mètres l’altitude où je me trouvais. La température baissant de 1° par 515 mètres environ, j’aurais dû être couvert de glaçons ; ma respiration aurait dû faire une vapeur épaisse ; j’aurais dû grelotter ; j’aurais dû subir le mal des montagnes, contre lequel j’avais emporté un ballon d’oxygène… Probablement, tout cela allait se produire… J’observai mon souffle, qui devait devenir gêné, accéléré, laborieux – mon cœur, qui devait précipiter ses coups. Je guettai la sensation de plénitude des vaisseaux, le battement de la carotide. Je m’attendais à saigner du nez d’un moment à l’autre. Ma tête allait me faire mal, certainement je luttais d’avance, contre l’hébétude des sens, la somnolence, la prostration morale. Il me semblait déjà sentir la soif caractéristique, le désir des boissons froides – nausées, langue sèche, éructations, douleurs aux genoux, aux jambes, comme après une longue marche, épuisement… Mais, sauf l’écœurement dû au vertige, rien de tout cela. Aucun des symptômes que j’avais soigneusement étudiés dans les livres.

Et pourtant je montais encore, et j’avais la certitude que si j’avais pu prendre le thermomètre et le regarder, j’aurais vu qu’il marquait dans les 16° ou 18° au-dessus de 0. Il faisait très bon, en somme. Et pourtant j’étais au moins à 9.000 mètres ! plus haut que le Gaurinsankar ! là, où le thermomètre aurait dû marquer 35° au-dessous et 0 !… Je me rappelai avec stupeur que, sans l’aide de l’oxygène, aucun homme n’avait atteint ces régions sans s’évanouir. Berson et Süring sont arrivés à 10.500 mètres, mais avec des respirols à oxygène. Et d’ailleurs n’étais-je pas plus haut, maintenant ? C’était un rêve ! Il fallait contrôler…

Je fis un effort, qui réussit, le vertige diminuant avec l’éloignement de la Terre ; et je pus saisir derrière mon dos le ballon d’oxygène, dont je tins l’embouchure près de mes lèvres, en cas d’alerte. Ensuite le thermomètre : + 180 C. ! Et le baromètre : 760 millimètres ! exactement la même pression qu’à la surface du sol ! La pression moyenne de la terre ferme ! Est-ce que vraiment j’étais encore à terre ?… Je me crus idiot. Mon état d’esprit différait quelque peu de celui, héroïque, que je m’étais prédit !

Naturellement, une page de ce cahier représente une minute. J’écoutai mieux. Il me sembla percevoir… et je perçus assez nettement, un doux petit clappement double qui faisait, velouté : clip clap, clip clap, et ainsi de suite. Étant seul – et quelle solitude ! – j’attribuai ce bruit à moi-même. N’était-ce pas un effet de l’altitude sur ma physiologie ?…

Au moyen de ma montre, et pensant que je m’élevais toujours avec la même vitesse, je fis des approximations de hauteur. Bientôt je fus assuré d’avoir atteint 30.000 mètres – et le record des ballons-sondes non montés ! Mais là j’éprouvai l’illusion d’être immobile, parce que l’éloignement continu de la Terre trop lointaine n’était plus sensible d’un seul regard. En levant les yeux, par exemple, je vis le ciel se débleuir, s’assombrir ; et puis, soudainement, au-dessus de moi, j’aperçus à ma droite – c’est-à-dire un peu au sud du point vers lequel je montais – une noirceur qui grossissait à vue d’œil. Il me sembla qu’elle tombait, mais c’est moi qui montais vers sa fixité.

J’allais la regarder dans ma jumelle ; mais un malaise, à l’improviste, m’en empêcha. Un bourdonnement d’oreilles battit une roulade incessante de tambours. Il me semble que le clip clap venait de s’arrêter brusquement. Je fus saisi par un grand froid ; mes bras et les muscles de mon cou s’ankylosèrent (électivement et progressivement). J’éprouvai une difficulté incroyable à respirer, mes yeux se voilèrent, et c’est à peine si je pus constater que le thermomètre, avait baissé, d’un plongeon terrible, vers – 22°, et qu’il continuait à baisser… Il me fut interdit d’aller chercher le baromètre dans l’une de mes poches… Toutefois, mes yeux défaillants crurent discerner une forme qui s’affirmait partout, de tous côtés à la fois. Il me parut que l’air s’obscurcissait… Mais n’était-ce pas une résultante de ce début d’évanouissement ?

L’instinct de la conservation me fit trouver l’embouchure de la vessie pleine d’oxygène ; et alors, immédiatement, je repris mes sens. Toute faiblesse fut dissipée.

J’étais enfermé dans un haut et vaste cylindre de glace, une espèce de tourelle close. J’étais accroupi sur le fond d’un bocal de glace dont l’épaisseur augmentait continuellement et qui atténuait le jour de plus en plus.

Et il neigeait dans ce cylindre. Mes vêtements étaient couverts de givre, ma barbe avait des stalactites gelées, mon haleine se résolvait en grésil, j’avais l’air d’être emprisonné dans un cruchon de verre frappé…

Tout d’un coup, le doux clap reprit, avec un entrain – dirai-je alerte ou même allègre ? – comme pour rattraper le temps perdu. (Je crois que c’était derrière mon dos.) Ce bruit enchanté s’accompagnait d’une espèce de courant de chaleur et de sécheresse. La température remonta ; la lumière revint ; le flacon réfrigérant fondait. Bientôt il n’en resta plus qu’une mince feuille de gel cylindrique, et cette feuille – ce tube – disparut à son tour, comme essuyée. Avec elle, partit le dernier soupçon de malaise, comme essuyé aussi…

Je me retrouvai seul au milieu de l’immensité, montant toujours. Le mirage avait duré quelques secondes. Cependant, le ciel était sensiblement moins bleu qu’avant, et le point noir, très grossi, était devenu une macule carrée.

C’est alors que je voulus reprendre ma jumelle pour observer cette macule. Mais je me rappelai qu’aux premiers instants de ma pâmoison, elle s’était échappée de mes mains… J’en ressentais une vive contrariété, quand, à ma profonde stupeur…

 

Ici, M. Le Tellier cessa de lire le cahier rouge. Une clameur immense avait détourné son attention.

L’automobile débouchait place de l’Opéra. Le coup de canon venait d’annoncer le départ de la course et roulait sur Paris en échos d’enthousiasme et de gloire.

X – LE FAMEUX VENDREDI 6 SEPTEMBRE

Pour la première fois, le vieux ciel de Lutèce allait servir de lice à des régates aériennes. Il était d’un bleu de gala.

Toute la ville fourmillait, la moitié du peuple envahissait les toits. Depuis le matin, les édifices se couronnaient du grouillement des hommes. Des lucarnes s’étaient louées comme des avant-scènes de première. Surchargés de spectateurs, plusieurs balcons avaient déjà croulé. Certaines maisons semblaient animées, tant leurs façades et leurs terrasses s’enduisaient d’humanité remuante. L’onde épaisse de la foule mouvait ses lents tourbillons dans les fleuves des rues, dans les étangs des places, et surtout dans les quartiers coupés par l’itinéraire du match. Cette droite idéale, tirée des Invalides à la cathédrale de Meaux, traversait le carrefour de la rue Louis-le-Grand, de la rue de la Chaussée-d’Antin, du boulevard des Italiens et du boulevard des Capucines ; et là mieux qu’autre part, les immeubles disparaissaient à demi sous une carapace vivante. La cité prodigieuse tenait lieu d’estrade à tout le monde. Une infinie rumeur de Colisée-titan la remplissait. Une odeur de ménagerie et d’arrosage montant du sol alourdissait la chaleur du beau jour estival.

On ne parlait plus du Péril, on ne parlait que de la course. Les deux appareils compétiteurs défrayaient d’intenses causeries. Personne encore ne les avait aperçus, et cependant chacun tenait pour son favori, les uns préférant le moins lourd que l’air au plus lourd, les autres pariant contre l’État ou contre le Capital, et beaucoup d’autres basant leurs opinions sur la sympathie plus ou moins irrésistible qu’ils éprouvaient à l’égard des pilotes.

Les pilotes – les dieux du moment – c’étaient le duc d’Agnès, jockey de l’Épervier, et le capitaine Santus, cornac du Prolétaire. Des camelots vendaient leur biographie et leur portrait. Ils les tendaient au bout d’une perche aux curieux des balcons, et s’accrochaient aux voitures qui s’efforçaient de gagner la banlieue, du côté de Meaux.

À mesure que l’heure avançait, le public, tassé, devenait trépidant. La circulation des chaussées augmentait comme dans les artères d’un fiévreux.

Au carrefour Louis-le-Grand, l’effervescence atteignit son maximum vers neuf heures quarante-cinq. Dès cet instant, ceux d’en bas, ne pouvant rien entrevoir, criaient à ceux d’en haut, derrière les lettres monstres des affiches, parmi les inscriptions-réclames et les tuyaux de cheminées :

– Les voyez-vous ? Sont-ils en l’air ?

De la plate-forme du pavillon de Hanovre, des combles du Vaudeville, du sommet de tous les toits, on leur répondait :

– Non !

Des lazzi s’ensuivaient. Cela produisait une jolie confusion d’apostrophes. Et ceux d’en bas continuaient à regarder ceux d’en haut, qui regardaient tous, au loin, à droite du dôme des Invalides plus doré de soleil encore que de ses bronzes, deux granules brillants, deux ballonnets captifs, maintenus à l’intervalle de cent mètres et déterminant la ligne de départ, qui était aussi la ligne d’arrivée.

Là-bas, sous les petits ballons, il devait y avoir un déploiement considérable de tribunes, de musiques et de fleurs. Le faste national y drapait son velours incarnat aux crépines d’or. La Marseillaise, sans doute…

Mais à neuf heures cinquante, l’assistance des toitures s’agita, pareille au champ que la brise réveille. Il y eut comme un soupir d’allégresse, profond, frémissant, gigantesque, et puis cette phrase cent mille et cent mille fois redite :

– Voilà le Prolétaire qui s’enlève !

Ils le voyaient. C’était un long cigare effilé, jaune, vermeil. Il montait, satiné de reflets matinaux. Dans les lorgnettes, on distinguait l’hélice qui tournait avec des lueurs d’éclair…

– Voici d’Agnès ! Voici l’Épervier maintenant !

– Hé ? si petit ? cette petite chose qui plane, qui va et vient ?…

– C’est lui ; mais vous voyez bien qu’il décrit des spirales autour du dirigeable…

– Ah ! ils sont de niveau !…

– De niveau avec les ballonnets…

– Au-delà des ballonnets !…

On suivait passionnément les évolutions de l’aéroplane et de l’aéronef. Le Prolétaire, majestueux, vira de bord et mit le cap sur Meaux. On ne l’avait plus de profil, mais de face. Il ressemblait ainsi à quelque sphérique de faible dimension. L’Épervier, près de lui, étendait ses ailes rigides. C’est de la sorte qu’ils devaient passer la ligne de départ ; on le comprenait.

Alors tonna le coup de canon, signal tiré par une coulevrine des Invalides antérieure aux montgolfières et maintenant deux fois historique. Alors tonna le coup de canon pathétique, somptueux, solennel, à qui répondit une immense clameur populaire, et qui roula sur Paris en échos d’enthousiasme et de gloire.

Santus et d’Agnès étaient partis.

Une joie énorme remplit le plomb des terrasses. Ils venaient droit sur le carrefour. Les ombrelles se fermèrent et, plus haut que tout, les cinématographes découpèrent leur silhouette attendue. Les lorgnettes affublaient les gens de deux longs yeux de langouste noire. Elles leur montraient le Prolétaire et l’Épervier côte à côte, de plus en plus gros, le Prolétaire jaune et l’Épervier… ah ! bleu ! Bleu ; l’Épervier !… La nouvelle courut à travers la foule ainsi qu’un feu follet retentissant. Bleu ! le monoplan était bleu ! On ne s’y attendait pas, et on était content que cet oiseau fût bleu, couleur du temps et du Péril, comme un peu de ciel matérialisé en élégance. Bleu, l’oiseau ! D’une taille des Mille et une Nuits et de la nuance des contes de fées !

« Vole à moi promptement ! » disait la multitude avec des rires sans nombre…

Les cinématographes commencèrent à fonctionner, les photo-jumelles étaient en joue…

Ils volaient à cent pieds de haut. Dans l’air calme, ils approchaient en trombe, silencieusement. L’aéroplane, muni de son capteur électrique, ne faisait pas la bacchanale ordinaire. On voyait les deux hélices tournoyer, semblables à deux soleils nébuleux… et on écouta leur double vrombissement de sirènes suraiguës, donnant une espèce d’accord irritant qui émouvait les nerfs comme des chanterelles. On discerna les antennes stabilisatrices de l’Épervier, fines, fines ainsi que des poils de moustaches de chat tout autour de l’appareil, ou plutôt ainsi que de maigres pattes de grand cousin…

Une traînée d’ovations les suivait. Quand ils arrivèrent au carrefour, il en jaillit une explosion de vivats si effrénés, que c’était comparable au bouquet d’un feu d’artifice. Ce fut un rythme de vociférations, où chacun s’époumonait, criant le nom du concurrent préféré :

– Bravo, Santus ! Bravo ! Hardi, d’Agnès ! Hardi donc !

Parce qu’alors le Prolétaire, à droite et au-dessus de l’Épervier avait une légère avance.

Les cœurs palpitaient d’un lyrisme chauvin. La foule papillotait de mouchoirs et de chapeaux frénétiques. Le capitaine Santus enleva son képi, ses aides saluèrent militairement ; le duc d’Agnès fit un signe de la main.

Vous auriez cru voir un obus de cuivre poursuivi par un aigle d’acier. Les deux tempêtes qu’ils provoquaient secouèrent les oriflammes au faîte des mâts. Un vent d’orgueil et d’ivresse balaya des figures pâles, et sur le toit du Vaudeville une actrice connue, s’adressant à l’univers, proclamait de sa belle voix :

– C’est chic tout de même d’être Français !

Mais soudain le chœur grandiose s’épouvanta, l’océan des hommes houla d’inquiétude.

Au moment où les rivaux franchissaient le pavillon de Hanovre, le Prolétaire avait plongé de la poupe ; son empennage cruciforme baissa d’une saccade, baissa encore, et son enveloppe increvable se creva tout à coup comme si, à l’intérieur même du ballon, quelqu’un l’eût tirée avec obstination… Ralenti, le dirigeable piquait de l’arrière désespérément… Mais la poche se regonfla de même qu’elle s’était formée, à l’improviste ; l’aéronef tangua, fit un bond, repartit… et…

Et ce fut le tour de l’Épervier, qui sans cause apparente, se mit à pencher d’une manière effroyable, l’aile gauche levée… On aperçut le duc d’Agnès qui maniait ses commandes à toute volée, virait malgré lui et ne pouvait se redresser. Le monoplan donnait de la bande… il allait s’abîmer dans le gouffre tapissé de créatures… Le gouffre eut un râle d’armée agonisante… puis un rugissement de victoire ! l’Épervier bourlinguait, un roulis du diable balançait son envergure bleue – mais il ne penchait plus. Un second virage lui rendit l’aplomb et le relança dans la joute, au pourchas du Prolétaire.

L’acclamation qu’ils semaient en passant diminua. On s’était retourné pour les suivre à perte de vue. Des femmes cependant respiraient leur flacon de sels. « Dieu, qu’elles avaient eu le trac, ma chère ! » Les automobiles ronflaient, cornaient, sirénaient, sifflotaient, impatientes d’arriver au-delà de Pantin.

Qu’est-ce qui s’était passé ? Les remous des hélices s’étaient-ils contrariés mutuellement ? Un courant d’air atmosphérique ?…

Les commentaires allaient leur train, quand un bruit sinistre éclata sourd : des gémissements, des chocs, un hourvari d’horreur…

Tous les regards se dirigeaient vers la terrasse du pavillon de Hanovre. Une bousculade y jetait les uns contre les autres. Ces affolés levaient les yeux ; des fils télégraphiques s’étaient rompus spontanément, leur chute avait provoqué le désordre. La balustrade de pierre contenait une cohue, et les groupes sculptés qui la décorent soutenaient des grappes de fuyards, en quête d’un abri.

La sculpture de gauche s’effondra tout d’un coup avec son équipage hurlant. Le bloc tomba sur les badauds du trottoir, dans le sang, l’effroi, l’ébahissement… Il y avait trop de monde sur les statues, pardi ! les autres allaient aussi dégringoler…

Mais non. Ce qui dégringola, ce furent des moellons, des gravats, qui n’arrêtaient plus de se détacher de la muraille, au même endroit, et criblaient de nouveaux coups les blessés pantelants. Issue de la brèche dans la galerie, une infernale source de ruine et de démolition descendait le long du vieux mur gris ; une foudre lente labourait la maçonnerie, l’entamait d’un sillon blanc, profond, cruel…

Et la foule des foules qui garnissait le lieu, saisie d’angoisse, regardait s’allonger l’éraflure, effrayante… Elle continuait à descendre, écorchant la rotonde, ravinant sa devanture, crevant les fenêtres, brisant les ferronneries, lapidant les morts et les moribonds… Comme elle arrivait à la hauteur du marronnier voisin, l’arbre tressaillit, craqua… cette foudre sans flamme, sans tapage, cette foudre paresseuse froissa les feuilles, cassa les branches, de haut en bas… Et puis se passa l’événement indescriptible.

On entendit brusquement, au plein milieu du carrefour, le terrible patatras de deux trains qui s’abordent et on vit une catastrophe sans égale dans les siècles de l’histoire : un tohu-bohu fantastique de voitures télescopées, de chevaux abattus, de cochers livides, de chauffeurs déments et d’êtres ensanglantés qui se démenaient et fuyaient de toutes parts, en beuglant :

– Le Péril bleu !

Vue des toits, cependant, la mêlée s’ordonnait quelque peu. Depuis la rue de la Chaussée d’Antin jusqu’au pavillon de Hanovre, il y avait comme une allée de choses immobilisées, aplaties, d’où venait un concert de plaintes singulièrement lointaines et bizarrement souterraines, et, de chaque côté de cette avenue de calamité qui barrait toute la largeur du carrefour, deux bourrelets de véhicules fracassés, pleins de formes, d’égarements, de spasmes.

Échelonnée aux gradins des étages, la foule environnante avait tressauté tout d’une pièce. Çà et là, des énergumènes gesticulaient ; mais les autres, haletants, restaient figés de peur et de stupéfaction. Nul ne disait ses transes, et tout de même il sortait de la multitude un grondement de simoun dans une forêt de baobabs. De loin en loin, s’exhalaient de pauvres lamentations féminines.

Que pensait-on ? Rien, sur l’heure. Après quelques secondes de panique, nombre de témoins eurent l’idée falote d’un « durcissement de l’air », ou d’une « barricade magnétique », ou encore d’un mur épais de cristal – d’un cristal pur au superlatif – abaissé lentement à la traverse du boulevard, ainsi qu’un rideau de théâtre, et contre quoi, de part et d’autre, la circulation serait venue se cogner, tandis que cette étrange herse plaquait au pavé de bois les malchanceux qui s’étaient trouvés là. Quoi qu’on pût s’imaginer, la certitude, c’est qu’une vanne diabolique endiguait la voie.

Malgré la débâcle de cataclysme qui se fit alors au nom du Péril bleu, des sauveteurs se précipitèrent… Mais l’obstacle hypocrite arrêta leur élan. Ils venaient s’y buter avec la dernière violence. Ils butaient dans le vide, contre rien du tout. Ils rencontraient une absence infranchissable. L’air, offensif, leur défonçait le crâne.

La police, à grand-peine, reprit la direction de l’existence. Un officier de paix intervint, fit déblayer les deux rangs de voitures, et disposa le cordon de ses agents tout autour de la région perfide, dont l’isolement s’imposait. C’est ainsi que fut délimité un espace en longueur, qui partait du pavillon de Hanovre et s’engageait d’une dizaine de mètres dans la Chaussée d’Antin. La vue des uniformes engendra la confiance et délia les langues. Une assemblée révolutionnaire eût été plus silencieuse. On ne parlait plus de la course ; on ne parlait que du Péril.

Durant les bavardages impétueux, les ambulances et les brancards fendaient la nuée de quidams affluant de partout, et on tâchait sans résultat de parvenir aux malheureux que l’atmosphère infranchissable maintenait écrasés sur le sol.

Le préfet de police, qui venait d’arriver, commençait à perdre de son assurance, lorsqu’un monsieur décoré, se frayant passage au milieu d’un véritable gâteau de ses congénères, se fit conduire à lui par un agent.

Ce monsieur avait grande allure. Il portait le brassard blanc des commissaires officiels et tenait contre sa poitrine un cahier rouge. Il était suivi d’un autre monsieur en costume de voyage. Quelqu’un le reconnut. Son nom voltigea de bouche en bouche, pendant que le préfet de police, chapeau bas, se mettait aux ordres de M. Le Tellier.

 

L’astronome exerçait une manière de dictature. Les masses craintives, en mal de faiblesse, avaient flairé sa compétence, et l’adoptaient comme protecteur.

Il feuilleta posément le cahier rouge, puis le serra dans sa poche. Ensuite, escorté d’un état-major de personnages divers, il entreprit d’accomplir le tour de l’espace impraticable en le frappant du plat de la main…

L’air, à chaque gifle, rendait un son mat.

Un agent l’imita. Ses camarades, rassurés, se mirent également à claquer l’atmosphère impénétrable ; si bien que tout le cordon tapait, et qu’ils semblaient procéder à un exercice de passage à tabac simulé. Cette boxe dans le vide faisait cependant un bruit de lavoir. M. Le Tellier s’empressa d’y mettre fin. Mais il avait suffi de cette brève démonstration d’ensemble pour révéler visuellement la présence d’un grand corps invisible et le dessin qu’il affectait à la hauteur des agents. Le public des étages supérieurs l’avait saisi d’un coup d’œil, et, comme on n’oubliait pas la lézarde inexplicable du pavillon, les esprits voletèrent et l’événement changea de formule : « Une grande chose oblongue, invisible, venait de tomber du ciel, après avoir failli terrasser le Prolétaire et chavirer l’oiseau bleu… »

M. Le Tellier continuait sa ronde, palpait toujours ; mais aux deux bouts de la chose, il lui fallut un escabeau pour l’atteindre : les extrémités s’en relevaient ; l’une d’elles, d’ailleurs, correspondait à la terminaison de l’éraflure dans la rotonde de Hanovre, et cette éraflure finissait à deux mètres du trottoir.

L’autre extrémité, dans la rue de la Chaussée-d’Antin, fut l’objet d’une attention soutenue de la part de l’astronome. Un escabeau plus élevé vogua par-dessus les têtes, de mains en mains, jusqu’à lui. M. Le Tellier donna quelques instructions aussitôt transmises. Des courriers cyclistes s’éloignèrent. Et l’examen de la chose se poursuivit.

D’après les gestes et le manège du toucheur, il semblait qu’elle fût terminée par deux pointes, à l’exemple d’une torpille… On devine ce qu’un tel mot pouvait déchaîner d’appréhensions ! Il y manqua point. « Météore », « étoile filante », on l’avait déjà dit ; ce n’était rien. Mais « torpille » ! Engin fabriqué ! Machine explosive ! Bombe enfin, et démesurée !… Est-ce que les sarvants étaient des anarchistes ? des nihilistes ayant résolu la perte de Paris ?…

Les brigades centrales et un bataillon de la garde républicaine, demandés par M. Le Tellier, arrivèrent à point nommé pour contenir une déroute aussi dangereuse qu’une émeute. La troupe régularisa l’écoulement des citoyens, les refoula sans rudesse et déblaya le carrefour. Il était libre à l’apparition de trois automobiles écarlates, pleines de pompiers aux casques reluisants, qui tournèrent le coin de la rue de la Michodière au lugubre tocsin de leur trompe à deux notes.

Peu de temps après, nouveaux arrivages de pompiers. Ceux-ci apportaient des cordes et des crics.

M. Le Tellier leur demanda de former le cercle et prononça cette courte harangue, d’une voix que ses familiers n’auraient pas reconnue :

– Messieurs, M. le Préfet de police vous a fait venir ici pour mener à bien une tâche peu banale. Tout à l’heure, un objet volumineux est tombé sur Paris. À vous d’en débarrasser la voie publique.

« Cet objet, vous ne pouvez pas le voir. Il est là, dans le cordon fermé des agents qui le cernent. Il est là, sur cette couche de misérables gisants ; c’est lui qui les comprime.

« Je vous dis qu’il est invisible ; ne vous en effrayez pas ; pour les sarvants, c’est une chose assez naturelle. Dites-vous simplement que cet objet bénéficie d’une transparence absolue, cela vous aidera à comprendre.

« Qu’est-ce au juste ? Nous n’en savons rien. Et il est très important que nous le sachions. Aussi ai-je résolu, d’accord avec les autorités, de faire transporter l’objet au Grand-Palais, où nous pourrons l’étudier à loisir.

« C’est grand. Mais j’ai tout lieu de supposer que ce n’est pas si lourd qu’on pourrait le croire. C’est fait comme une navette de tisserand qui atteindrait la taille d’un ballon dirigeable… sans nacelle. C’est un fuseau dont le milieu seul est carré et dont les bouts sont deux cônes effilés, pointus, tout à fait comme un havane de luxe…

« Je vous recommande la partie qui se trouve dans la Chaussée-d’Antin. Elle est… agrémentée d’un… système… dont il faut prendre soin.

« Je crois pouvoir vous assurer qu’il n’y a aucun danger. Cependant, quoique l’objet soit d’une substance très ferme au toucher, je vous prie d’agir avec beaucoup de prudence, comme si votre charge était aussi fragile qu’une verrerie et comme si la mort en devait sortir par la moindre fêlure…

« Approchons-nous.

« Il est échoué en travers… Il obstrue le carrefour, voyez-vous… Tenez, je suis de l’autre côté, et maintenant il faut que je crie pour me faire entendre de vous… il arrête les ondes sonores, mais pas les rayons visuels…

« Allons, au travail !

Les officiers distribuèrent cent hommes à droite et à gauche de l’objet invisible. Cinquante cordes furent glissées dessous, parmi le fatras de l’écrasement. Chaque sapeur tenait le bout d’un grelin.

Un capitaine commanda :

– Hô… Hisse !

Les cordes se raidirent, soulevant leur faix mystérieux. Mais chacune épousait le profil de son point d’application, et ainsi les cinquante cordes trahissaient la platitude naviculaire qui pesait sur elles. Rien n’était plus singulier que les élingues tendues mais non rectilignes.

Les pompiers firent une conversion que gêna l’inextricable enchevêtrement convulsif, puis, entremêlés de sergents de ville soutenant l’invisible fardeau et jouant les atlantes au rancart, dont l’effort s’éternise à supporter le néant, leurs deux files parallèles se mirent en marche vers l’Opéra.

Un escadron de gardes municipaux encadrait le convoi funambulesque. L’infanterie de la garnison faisait la haie sur la route, contenant avec peine les flots de gavroches et de midinettes, de bourgeois et d’apaches qui s’accumulaient pêle-mêle. Une légende se propageait à travers les groupes, née de l’allocution mal interprétée de M. Le Tellier autant que de son titre d’astronome ; on disait qu’un ballon dirigeable en cristal de roche était arrivé de la lune, monté par des Sélénites et qu’on ne pouvait pas le connaître avec les yeux. Présentée dans ces termes, l’aventure provoqua des risées ; la peur d’être dupe enfanta le soupçon d’une duperie, à laquelle certains croiront jusqu’à la fin de leurs jours.

Rue de la paix, de la corniche aux entresols, une floraison d’essayeuses et de mannequins, un babil de couturières et de modistes se penchait aux fenêtres pour voir passer… ce qui passerait. L’ahurissement les fit taire. « Ben quoi, c’était tout ça ? Ah ! mince d’enterrement ! Où’s qu’est le corbillard ! » La notion de l’invisible les surpassait.

Rue de Rivoli, un marmiton lança une bille au-dessus des cordes « pour voir des fois si c’était pas qu’on se payait le blair du fils à son dab ». La bille ricocha sur un casque. On arrêta le gamin, pour l’édification des plèbes.

Le cortège avançait. Place de la Concorde, six générations de Parisiens, de provinciaux, d’étrangers, étaient à l’entour comme un sable mouvant qui s’amassait en dunes derrière les ribambelles de soldats, l’arme au pied. La foule donnait l’impression de l’humanité.

M. Le Tellier, avec le préfet de police, marchait à l’avant-garde. Chemin faisant, il consultait le cahier rouge. On l’entendit, devant l’obélisque, envoyer des gardes à cheval au ministère de la Marine, tout proche, au Bassin d’essai des carènes (à Grenelle) et à l’École supérieure de l’aéronautique, avec mission de convoquer au Grand-Palais le plus grand nombre d’officiers de marine détachés à Paris.

Les questions pleuvaient sur les porteurs de corde ; mais la consigne les rendait sourds. Ils éprouvaient la sensation de transporter un vaste appareil relativement léger mais offrant beaucoup de résistance et d’inertie, ce qu’ils attribuaient d’eux-mêmes au cubage.

Entre les chevaux de Marly, la colonne hâtive oscilla. Sous les visières de métal ou de cuir, des faces pétries d’alarme s’étaient retournées. Un murmure grandissant accourait du lointain…

Mais ce n’était pas la venue du second désastre. La course ! La course revenait ! On l’avait oubliée…

Deux atomes germaient au fond du ciel, deux dragons chimériques et vrais, fils de l’homme et de la science, luttant de grâce et de rafale, qui arrivaient dans un sillage de hourras plus beaux que nulle symphonie…

L’Épervier distançait le Prolétaire ! Il fondait au but, flèche pour la vitesse, arbalète pour l’apparence…

Le canon, gravement, consacra le triomphe de l’oiseau bleu.

Par un chassé-croisé de leurs destins, le capitaine Santus rentrait dans l’ombre, et M. Le Tellier le remplaçait au pavois du renom, près de M. d’Agnès.

Mais Paris ne savait pas que ses idoles, pourtant si différentes, n’avaient toutes les deux qu’une pensée dans l’âme et qu’un amour au cœur et qu’un nom sur les lèvres : Marie-Thérèse.

XI – SUITE DU JOURNAL

Affairé par la conduite de son appareil, le pilote de l’Épervier n’avait rien remarqué de l’émotion générale. Il apprit l’événement miraculeux à sa descente d’aéroplane, au milieu d’une assistance clairsemée. L’agglomération s’était portée vers le Grand-Palais, où maintenant convergeait l’étoile centripète du mouvement parisien. Le pont Alexandre étirait la presse des marcheurs ; le duc d’Agnès s’y engagea.

N’entrait pas qui voulait dans l’édifice sévèrement consigné. Le 13ème de ligne en gardait les portails contre une foule sans vergogne et, de plus, innombrable.

L’aviateur se présenta au colonel-portier en même temps que trois officiers de marine. Ayant fait valoir leurs titres, ils passèrent.

La tranquillité du hall, plusieurs fois cathédralesque, si désert, à peine égayé de moineaux pépiards, contrastait bizarrement avec le meeting forcené de l’extérieur. À cette date de l’année, le temple des salons et du concours hippique se trouvait libre. Au centre de son aire immense se groupait une réunion de messieurs infiniment petits. À l’écart, des agents-pygmées et des pompiers-cirons, assis par terre, semblaient se reposer.

Le duc d’Agnès savait bien qu’il s’agissait d’une chose invisible, il n’en fut pas moins surpris de ne rien voir.

Il reconnut dans le groupe le Dr Monbardeau et M. Le Tellier qui causait avec le préfet de police.

– Enfin, disait ce dernier, si vous y tenez absolument, lisez-le.

– C’est indispensable, repartait M. Le Tellier. Je demande instamment que personne ne touche à l’objet avant que nous ayons pris connaissance de tout le journal. Cela nous évitera sûrement des anicroches et peut-être des accidents.

– Soit, accorda le préfet de police. Et s’adressant aux officiers : « Messieurs, faites déjeuner vos hommes », dit-il.

Les voix aigrelettes d’abord, s’amplifiaient de résonances caverneuses et tonitruantes qui éclataient aux angles de l’architecture.

– Ha ! monsieur ! fit l’astronome en apercevant le duc. Venez ! qu’on vous félicite ! et qu’on vous raconte une histoire !

Le jeune vainqueur sourit des félicitations et manqua pleurer au récit qui lui apprenait la mort de Robert Collin. Mais ce qui l’intriguait en premier, c’était la chose invisible, cette chose qui l’avait ballotté si rudement au-dessus du pavillon de Hanovre.

– Où est-elle ? où est-elle ? disait-il.

– Tenez, indiqua M. Le Tellier, marchez droit devant vous, sur ce pilier de fonte ; vous la rencontrerez. Puis, sur le ton du secret, il ajouta dans un murmure : « Vous savez, il y a une espèce d’hélice, à l’arrière ! »

M. d’Agnès marcha, les bras en avant, comme celui qui est dans le noir ou qui est aveugle, et s’en alla donner contre la chose dure, lisse, froide et qui, pour son regard, n’existait pas. Alors M. Le Tellier lui montra dans la poussière une empreinte aplatie, de forme naviculaire, semblable au cachet ogival des prélats. Il lui dit que cela était causé par le fond, la base, l’appui de cette étrangeté, et il lui montra, tout autour, de pauvres petits pierrots qui, volant, étaient venus se briser la tête contre ce rempart insoupçonnable.

– Remarquez, acheva-t-il, ce vent coulis que nous sentions, nous ne le sentons plus ! la chose l’intercepte. Nous serons à merveille, pour lire le journal de Robert, à l’abri de ce paravent singulier…

Il ouvrit le cahier rouge.

Ses auditeurs se rassemblèrent.

M. Le Tellier s’adossa paisiblement au vide et reprit sa lecture da capo.

Il revit la formation du cylindre de glace autour de Robert éperdu, montant vers le zénith, puis la disparition du bocal inattendu ; enfin il répéta cette phrase du mémoire où l’avait arrêté la clameur populaire :

– … C’est alors que je voulus reprendre ma jumelle pour observer cette macule. Mais je me rappelai qu’aux premiers instants de ma pâmoison ; elle s’était échappée de mes mains. J’en ressentais une forte contrariété, quand, à ma profonde stupeur, je l’aperçus près de moi, baignant dans une mare d’eau circulaire où j’étais moi-même affaissé – un grand palet liquide, imprévu, de 4 mètres de diamètre environ, absolument comme l’eau visible d’un tub invisible. Cette flaque ronde m’emportait comme le tapis volant de la fable persane. Je prenais un bain de siège forcé, mais je bénissais l’illusion de support permettant à mes yeux de se reposer sur quelque chose et me délivrant ainsi du vertige. Au travers (car elle était claire et paisible), la Terre indéfinie pâlissait.

Je compris que cette eau provenait de la fonte du cylindre. Et puisqu’elle était là, ronde et plane autant qu’une meule, c’est qu’il y avait sous elle un invisible plancher qui nous supportait, elle, moi et ma lorgnette. La glace – pardieu ! – s’était formée à l’intérieur d’un cylindre matériel, permanent, mais invisible, une tourelle-ascenseur à l’aide de quoi les habitants de cette macule carrée enlevaient leurs prisonniers jusqu’à eux ! Je n’étais ni dans une colonne d’atmosphère aspirée, ni dans un fluide magnétique, mais dans un monte-charge invisible, mû par une force ignorée – un vase clos où la pression et la température étaient maintenues égales à celles d’en bas ; où par conséquent le baromètre et le thermomètre indiquaient toujours les mêmes chiffres… Et tout à l’heure, quand la glace avait fait son apparition, quand j’avais défailli – la cause ? Une panne ! Une simple panne de cette organisation !…

J’en demeurai quelque temps assommé… Toutefois, nous autres astronomes, nous ne saurions nous émerveiller longtemps à propos d’une invisibilité quelconque[8], et, si admiratif que je fusse d’un pavillon, d’une logette, qui, après tout, n’était pour mes yeux que ce qu’un véritable ascenseur a toujours été pour mon nez, c’est-à-dire imperceptible, qui n’était pour mes yeux que ce que l’oxygène, par exemple, a toujours été pour eux, c’est-à-dire invisible, mais qui pour mes mains était bel et bien dur, poli, tournant et froid et qui, heurté du doigt, sonnait à mes oreilles. Cela ne m’empêcha pas de sécher ma jumelle avec mon mouchoir, afin de regarder la macule carrée où l’ingénieuse benne allait sans aucun doute me déposer. Assurément ; la benne, on la hissait de là-haut (car, à de telles altitudes, il ne pouvait être question d’aérostats, même gonflés d’hydrogène pur et encore moins de plus lourds que l’air). Drisses invisibles ? Courants hertziens ? Attraction aimantée ? l’un ou l’autre. C’était de la macule qu’on m’expédierait dans une planète…

Je raisonnais comme cela, et je me trompais. Plus j’avais monté, plus s’était accentué vers le sud l’écart de cette macule, qui se présenta sous l’aspect d’un carré brun, quadrillé de lignes sans couleur. Je piquais donc vers autre part. Et cela me donna de l’ennui.

L’horizon terrestre s’était élevé au cours de mon ascension. Au sud, à l’ouest, au nord, il se teintait d’un bleu vert caractéristique… Les mers ! Il fallait que je fusse prodigieusement haut !

Ayant fait des approximations numériques, je trouvai que nous devions être à 40 kilomètres du sol… Encore 10 kilomètres et j’atteindrais une zone…

« Ah ! bigre ! pensai-je. C’est bien par là que la science se situe… Voyons donc, que dit-elle de l’atmosphère, la science, au point de vue qui m’intéresse ?

« L’atmosphère : couche gazeuse qui enveloppe la Terre et la suit dans tous ses mouvements. Son épaisseur n’est pas connue avec certitude. On sait qu’elle ne se perd pas dans le vide ; c’est tout. Sa limite théorique serait à 10.000 lieues ; les appréciations varient de 70 kilomètres à 40.000 !

« Ce qu’on sait de source évidente, c’est qu’il y a dans l’atmosphère deux couches distinctes.

« L’une, la plus basse, en contact avec le sol, mesure à peu près 50 kilomètres de profondeur. Elle est riche, instable, parcourue de nuées, tourmentée de vents. Elle est le milieu propre à la vie terrestre, et c’est d’elle que parlent les gens quand ils parlent de « l’atmosphère ». Cette couche se raréfie à mesure qu’elle s’éloigne du sol et vers 50 kilomètres, elle devient le vide, non pas le vide absolu, non pas l’éther, mais le vide relatif, qu’on peut obtenir par la machine pneumatique.

« C’est ce vide relatif qui constitue la deuxième couche d’atmosphère, dont l’épaisseur est problématique. Celle-ci est une atmosphère éthérée, selon le mot de Quételet ; c’est un vide à peine nuancé d’air, un vide légèrement aéré, où l’homme ne pourrait pas plus vivre que dans le vide absolu. Zone stable et sereine, elle se superpose à la première – insensiblement, disent les météorologistes, mais certainement vers 50 kilomètres – et peu à peu devient le vide absolu. »

Ainsi donc, pour peu que mon ascension se poursuivît, j’allais pénétrer dans cette couche aussi terrible pour moi que le fond de l’eau !…

Et le milieu que je traversais devait être déjà si raréfié ! Mais alors, la macule ?

La macule, je l’observai. Sur le ciel extraordinairement foncé, elle était presque de niveau avec moi. Je la voyais donc à l’aise. Comme de raison, elle avait changé de forme. Mais mes yeux médiocres, et j’y portai la jumelle. En même temps, je débouclai la courroie de mon appareil photographique pour m’en servir… Paf ! Une secousse violente me renversa tout de mon long dans la flaque soudain clapotante, et – malheur ! – mes besicles tombèrent et ma jumelle m’échappa ! Simultanément, il me sembla que la nuit tombait tout à coup au-dessus de moi. J’entendis au-dessus de moi des glissements métalliques, des chocs secs… L’horrible étreinte rigide qui m’avait enlevé du Colombier me ressaisit, et, juste à l’instant où je tirais de ma poche des besicles de rechange, je me sentis soulevé verticalement, puis arrêté. J’entendis sous moi un glissement métallique ; l’étreinte me baissa d’un pouce, me lâcha, et je me trouvai debout sur un nouveau support invisible qui devait être à la hauteur du plafond du cylindre, si je me rappelais correctement l’apparition glacée. Mais cinq mètres plus bas, la flaque ronde se calmait. Pour comble de malchance, mon appareil photographique s’était détaché aussi : je le voyais nageant, hors d’atteinte, près de ma jumelle et de mes lunettes. C’était un grand désastre pour moi. Mais… [Ici quelques mots biffés.]

Or, le ciel, tout d’un coup, était devenu noir comme de l’encre, et cependant, il faisait jour. Du haut de la nouvelle cabine où je comprenais bien qu’on m’avait transvasé après l’avoir superposée à la première, voici ce que je découvrais :

Une surface horizontale s’étalait au loin, de tous côtés, absolument nue et calme. Elle décrivait autour de moi, à l’horizon, l’immense circonférence de la pleine mer, et au-dessus d’elle le firmament était une coupole noire où les astres brillaient à outrance, tous, et tous fixes. Et dans ce ciel ultra-nocturne, pareil à celui qu’on verrait de la lune ou de quelque astre sans atmosphère, le soleil, sans rayons, déclinait, large disque précis. La surface neigeuse de cette mer luisait argentine vers l’horizon. Mais plus elle était près de moi, moins elle luisait et plus elle devenait diaphane, idéale, fantomatique, elle finissait par disparaître. Sous moi, je n’avais que l’abîme de 50.000 mètres, sans que rien s’interposât entre lui et mes yeux, et cet abîme était plein de lumière.

Je me trouvais à la surface d’un océan de clarté, ou plutôt d’atmosphère, un océan dont on voyait le fond : la Terre, avec les algues de ses forêts, les bancs de ses montagnes. Je venais d’émerger dans un milieu mortel, à la surface d’une mer atmosphérique ; et cette mer n’était autre que la première couche, la fameuse première couche, qui ne s’achevait pas graduellement, par une progression raréfiée, comme la science l’avait supposé à bon droit, mais qui s’achevait tout d’un coup, net, comme une mer véritable. Si contraire que cela fût aux propriétés expansives des gaz, les deux atmosphères se superposaient comme deux liquides de densité différente ; et à présent, le vide horrifique m’environnait.

Dans mon nouveau récipient, même température et même pression que tout à l’heure ; même bruit de clapet. Je m’aventurai à palper l’invisible case, et je la trouvai cubique et exiguë ; je pouvais toucher le plafond.

Comme je me livrais à cette occupation, un grincement innombrable se fit entendre aux parois de ma cellule et sur le toit (?). Raclement de ferrailles, cliquetis de crochets. Tout cela ne devait faire aucun bruit à l’extérieur, dans le vide, mauvais médium ; mais moi, dans mon cube d’air conducteur de sonorité comme de lumière, j’entendais tout ce qui touchait les cloisons.

Soudainement, je me sentis puissamment enlevé, moi et ma loge, et, grâce à mes trois objets perdus qui semblèrent tout à coup s’abaisser et décrire un arc plongeant, je devinai qu’on venait de me faire décrire une courbe montante assez compliquée, analogue à celle des marchandises au bout d’une grue à vapeur, quand on les décharge… L’eau de la flaque, là-bas, avait disparu ; sans doute le départ de ma cabine l’avait mise en contact avec le vide et l’on sait que dans le vide il ne peut y avoir de liquide.

Immobile, à présent, plus haut qu’avant, je regardais, stupide, ma jumelle et mon détective perdus… Le vertige me reprenait… Et puis voilà que les grincements recommencèrent et que la cabine s’ébranla. Des cahots la faisaient résonner ; un roulement de roues me parvint, répercuté à travers la substance invisible, et je vis s’éloigner jumelle et détective. Je me retournai brusquement dans le sens de la marche, hors de moi à la pensée qu’un accident pouvait me mettre en contact avec le vide, et voulant savoir où j’allais…

La macule venait à moi.

Elle me parut située à 4 ou 5 kilomètres vers le sud (les étoiles me renseignèrent mieux que la boussole, qui fonctionnait mal). Autant que mes besicles me permettaient de l’estimer, c’était une espèce de maison à claire-voie. La seule caractéristique dont je pus m’assurer – et facilement – c’est qu’elle n’était pas posée comme un ponton, à même le plateau rêveur et fantômal, mais qu’elle semblait se tenir toute seule dans le vide, passablement haut – à douze fois sa hauteur – au-dessus de la mer atmosphérique.

(Je crois que j’écris mal. Mais si on savait dans quelle situation je me trouve !)

Et mon véhicule invisible, lui non plus, ne cheminait pas au niveau de la mer aérienne. Il suivait une ligne onduleuse, à des hauteurs variables, traçant des sinuosités de bas en haut, de droite à gauche, montant et descendant des pentes, tournant des coudes, ralentissant aux montées, accélérant aux descentes, mais se rapprochant continûment de la maison à claire-voie. On aurait dit qu’il roulait sur une route invisible, sur un sol invisible posé à même la surface de l’air ainsi qu’une île flottante. On aurait dit que, parvenu à certain havre céleste, après une traversée gazeuse, un palan m’avait déposé sur un quai, sur un camion qui attendait là, et que ce camion me transportait par une route flexueuse, à travers un paysage inaperçu, à destination de cette bâtisse grillagée, visible celle-là, mais construite sur une colline indiscernable…

J’allais enfin connaître mes ravisseurs et revoir la personne pour qui j’étais venu.

Le vertige pourtant se fit sentir à nouveau, plus fort que jamais, aggravé par l’allure « montagnes russes » de mon wagon. (Wagon ?) Je dus étendre ma pelisse sur le plancher (?) pour le solidifier à mes yeux et cacher la vue de la Terre-fond-d’abîme.

Quelle situation !

Je m’appliquai à me faire croire à moi-même que cet étrange sol, inébranlable et invisible, soutenu par l’atmosphère à sa périphérie, pouvait fort bien être de création artificielle, pouvait être une fabrication d’ingénieurs. J’aurais voulu le croire, pour me rassurer de l’épouvante que me causait l’idée d’une pareille chose naturelle et inconnue, ce grenier insoupçonné de la Terre… ce grenier de Damoclès… J’étais suprêmement surexcité… Cette idée tournoyait sous mon crâne comme un papillon affolé dans une boîte – cette idée, sous cette forme puérile et morbide : que certains savants, s’étant donné de l’air, étaient devenus les sarvants Mais j’avais beau faire : je sentais bien que j’étais dans un monde naturel. Le mieux le plus agréable, était de supposer que ses habitants étaient les hommes mêmes qui l’avaient découvert… peut-être des hommes invisibilisés… peut-être visibles autant que moi-même, et que j’allais les voir, enfin dans leur château de palissades.

Des palissades. Il me semblait toujours que c’étaient des palissades. Il arrivait, ce château ; je gravissais la côte vers lui. Je gravissais l’invisible montagne, au milieu du vide. J’ascensionnais au-dessus de l’air maintenant, vers la construction. Je ressentais le besoin de témoigner la joie qui m’envahissait à cause de la personne que je venais rejoindre ici… et dont cette bastille contenait probablement… [Encore des mots biffés.]

Ah ! cette bastille ! elle me ménageait le plus atroce crève-cœur…

 

En lisant ces derniers mots, M. Le Tellier ne put se défendre d’une grande émotion. Le cahier rouge trembla dans ses mains comme s’il eût été vivant et sur le point de mourir. La lecture s’acheva sur un couac d’autant plus impressionnant qu’il était un peu risible…

Ce que voyant, le duc d’Agnès, qui écoutait, les sourcils froncés, s’empara du journal et continua de cette façon…

XII – SUITE DU JOURNAL

La masse visible vers laquelle on me charriait sur une rampe serpentante dont la roideur inclinait mon plancher et faisait gémir les roues sous l’effort d’une énergie plus active, la masse, la macule, la bastille, n’était pas une maison à claire-voie. Ce n’était pas une bonne, solide et visible maison comme il y en a sur terre. Bientôt mes yeux, si défectueux, virent que cette masse s’éparpillait en une quantité de petites masses distinctes qui, à la clarté crue du ciel noir, me parurent violemment blanches et noires. Ces petites masses se disposaient en échelons par bandes horizontales, comme des choses posées sur une étagère invisible, comme des choses et des êtres posés sur les étages d’une maison invisible…

Et, forcément, c’était cela. Bête que je suis de ne l’avoir pas deviné dès le début ! C’était le dépôt invisible de tout ce que les sarvants avaient remonté de la Terre !

Mon fourgon imperceptible longea le rez-de-chaussée du monument pressenti. Ce rez-de-chaussée est occupé par un véritable bois, très bas, planté dans des carrés de terre qu’on a, pour sûr, amenée d’en bas, chargement par chargement. De la terre brune, disposée en carrés inégaux, épais. Des carrés qui sont séparés par des bandes vides, autrement dit « par des murailles qu’on ne voit pas. »

Cela fait une pépinière dans une galette d’humus qui ressemble à un grand damier. Et au-dessous, le sol invisible s’épaissit jusqu’à la mer atmosphérique sur laquelle il repose. Et au-dessus de ce maigre bois, où je reconnus les diverses essences des arbres bugistes, j’aperçus un étalement suspendu de branches sèches, de pierres et de rochers. Il était facile de voir qu’ils étaient posés au premier étage, dans des chambres correspondant aux rectangles de terre, mais ils occupaient une moins grande superficie.

Au-dessus de ces minéraux, sur l’invisible parquet du deuxième étage, je vis toutes sortes d’animaux répartis sur un espace égal à celui des pierres.

Tout en longeant cette façade fantastique, j’entrevis des poissons nageant au sein de parallélépipèdes d’eau dont on ne pouvait pas distinguer le récipient.

Arche de Noé, en quelque manière.

Enfin, plus haut encore, sous un dernier étage réservé aux oiseaux : des hommes et des femmes. Nos tourmenteurs peut-être aussi ? J’allais savoir.

Mlle M.-T. L. T… Je la cherchais de toute ma vue…

Les hommes et les femmes, en l’air, semblaient très occupés de mon arrivée. J’ai très bien vu ceux qui étaient disséminés le long de la façade s’appuyer contre la muraille invisible pour me regarder plus commodément. La lumière du vide les rendait blafards comme des Pierrots, avec des ombres noires dans la figure. Les autres, ceux qui ne se trouvaient pas sur la façade, restaient espacés sur toute la superficie de l’étage, comme des soldats mal rangés pour les exercices d’assouplissement. Ils me regardaient à travers la couche éparse des bêtes au-dessous d’eux… En les voyant ainsi isolés l’un de l’autre, comme des pions rangés sans soin sur les cases d’un échiquier, en les voyant rester là au lieu d’accourir vers la façade, je compris que chacun avait une petite chambre séparée.

On m’arrêta presque au milieu. Quelque chose qu’on accrochait fit retentir le dessus de ma cabine, des grincements crissèrent tout autour, et de nouveau je m’enlevai, rasant les plantes, puis les rocs, puis les bêtes.

À l’étage des hommes, arrêt brusque. On glissa ma cellule sur le plancher de l’étage, et je devinai que maintenant elle était incorporée à la masse du bâtiment et qu’elle n’était plus qu’un cube rempli d’air, juxtaposé à d’autres cubes semblables, chacun contenant son homme ou sa femme. Tout près de moi, dans le compartiment voisin, un jeune garçon me contemplait, et tous mes frères terriens étaient tournés vers moi, apparitions que rien ne soutenait, semblait-il, campés paradoxalement dans du néant, pâles et sombres à la fois, sales, repoussants, avec des figures d’asile, d’hôpital ou de prison.

Je cherchais Mlle L. T… dans leur foule dispersée… Je ne reconnus personne à ces physionomies de cauchemar… Il n’y avait là que des victimes, assurément. Les sarvants n’étaient pas visibles, eux non plus !…

 

C’est là que je suis encore.

Mon voisin est manifestement un jeune Anglais, imberbe, hagard, vêtu comme pour le golf. Cueilli en voyage ? en excursion ?… Lui et moi, nous sommes sur l’alignement de prisonniers qui suit la façade, qui a l’air de constituer la façade. Une autre ligne, parallèle. Puis une autre. Et d’autres encore. Il doit y avoir des couloirs entre les lignes de cellules invisibles. Le rang de la façade s’arrêtait à l’Anglais quand je suis arrivé ; je l’ai allongé d’un cube, moi dernier venu. Les premiers arrivés, on les a alignés tout là-bas, sur l’autre façade… Cela m’enlève des chances d’apercevoir Mlle L. T.

L’humus brun de la pépinière forme, en dessous, une grille bizarre dont ce serait les barreaux qui seraient à jour. À travers ces bandes, des bandes de France apparaissent au fond du gouffre. Et puis je vois la couche éparpillée des pierres, et puis le dos des animaux. Immédiatement sous mes pieds, un porc sommeille, rose et gris, au sein de l’air. Immédiatement sur ma tête, un aigle fauve, au plumage nocturne, piétine dans le vide ; ses serres jaunes s’aplatissent et se crispent sur l’invisible fond de sa cage, souillé de ses déjections.

À chaque instant, on croit recevoir quelque chose qui tombe… et qui s’arrête, sans cause apparente, au milieu de sa chute.

Et toujours pas de geôliers ! Invisibles donc, ou invisibilisés. N’est-ce pas leur présence qui produit ce grincement odieux, intermittent, dont le bruit, avec celui des clapets est le seul bruit qu’on entende ici ?…

Comment ces sarvants ont-ils réussi à vivre dans le vide ? Est-ce une accoutumance ancestrale qui leur permet d’exister hors de l’atmosphère ? – l’atmosphère aussi indispensable à l’homme que l’eau l’est aux poissons – l’atmosphère avec sa chaleur, sa pression et son oxygène… Est-ce une race d’hommes complètement modifiée par un temps millénaire ?… C’est peu probable. Nos ravisseurs, plutôt, sont pourvus de scaphandres résistants et invisibles comme eux… À moins que ce soit des scaphandres qui les rendent invisibles… Le scaphandre de Gygès… À moins encore que ce ne soient pas des hommes… Mais cette conclusion répugne… Quoique… Quoiqu’il y ait la question de classification :

Tous ces échantillons de la faune et de la flore terrestres sont rangés en ordre, mais pas dans l’ordre des naturalistes… Un fait indubitable, c’est que je fais partie intégrante d’une collection de types, d’un muséum, d’une ménagerie – ou plutôt d’un aquarium, puisque, au lieu d’être véritablement comme des bêtes en cage, nous sommes plongés dans notre élément vital, sicut poissons dans aquarium. Ou plutôt, puisque cet élément c’est l’air, nous sommes dans un aérium… Eh ! oui, un aérium aussi bien compris que l’aquarium rêvé par Maxime Le Tellier pour reproduire l’ambiance des bas-fonds sous-marins… Et tous ces grincements qui me donnent la chair de poule, n’est-ce pas une multitude mystérieuse admise à nous contempler, moyennant peut-être l’acquittement d’un droit d’entrée ?…

Cette hypothèse me vint dès la première minute ; son horreur obsédante me l’impose toujours. Elle me vint en regardant toutes ces faces affreuses orientées vers la mienne… Ils vociféraient, ils m’interpellaient… Je n’entendais rien, je les voyais crier. Le soleil très bas nous éclairait par-dessus, cela mettait sur les choses une lumière de rampe de théâtre, brutale et livide. Nos ombres ne pouvaient se projeter que sur nous-mêmes. Tous, tous, des Pierre Schlemih ! Tous, des hommes sans ombre !…

Le soleil était descendu sous la mer aérienne. La surface de l’Air se devinait à peine et seulement à l’horizon, sous l’aspect d’un anneau plat, diaphane, visionnaire. La Terre immense, creuse et diffuse, blondissait dans le soir. Il y avait un ruban bleu entre l’horizon terrestre et l’horizon de la mer aérienne, un ruban circulaire, et, en faisant des yeux le tour de ce ruban, j’ai distingué (quand on m’a rendu ma jumelle, ce que je raconterai tout à l’heure), j’ai distingué les pays.

D’ici on voit les Baléares, la moitié de la Sardaigne et jusqu’à Leipzig, Amsterdam, jusqu’à Londres et Rome ; d’ici on découvre un cercle européen de 1.500 kilomètres de diamètre, un tapis géographique étalé en creux, en forme de coupe, et qui déborde largement l’écran quadrillé que fait la pépinière du rez-de-chaussée. Les mers semblent des plaines sombres. Beaucoup de brumes, aux lointains surtout.

Le soleil se coucha d’un coup, mais le jour avait duré plus longtemps que sur terre, et j’avais vu la nuit enténébrer l’Allemagne quand l’océan Atlantique était encore ensoleillé.

Au ciel, d’un noir effrayant, les étoiles brillaient d’un éclat incomparable. La mer atmosphérique luisait sereinement. De-ci, de-là, par la Terre obscure, des taches vaporeuses, phosphorescentes, décelaient la place des grandes villes. Les clapets clapotaient dans un silence de sépulcre. Mon courage faiblit, j’eus peur de ces gens inconnus et formidables qui m’avaient capturé, peur du lieu d’épouvante. J’avais honte de n’être plus qu’un numéro de collection, un article sans doute étiqueté… Les belles étoiles ne m’apparaissaient plus comme des oasis de clarté dans le désert des ténèbres… Une fatigue sans nom me terrassa, et je m’endormis dans le monde invisible, après avoir éprouvé un soulagement singulier à fermer les yeux, c’est-à-dire à ne plus voir enfin qu’on ne pouvait rien voir.

Je me suis cru fou quand je me suis éveillé, ce matin, 4 juillet. Ah ! mes pauvres compagnons de misère, aux rayons de cette aube si basse, dans cette lumière d’outre-mort !… La Terre était une étendue verdâtre, toute remuée et pommelée de nuages ; de temps en temps, les Alpes jetaient un feu blanc. Mais l’aérium ! avec ses détenus dans toutes les postures de la misère, du désespoir et de la maladie ! soutenus en l’air comme par des fils invisibles !…

Pendant la nuit, on m’avait rendu ma jumelle et mon appareil photographique, certainement pour voir ce que j’en ferais. L’appareil est cassé ; j’en pleurerais !… Avec la jumelle, je commençai à passer la revue des hommes. Mais beaucoup me tournaient le dos. Je n’ai reconnu personne. Près de chaque pensionnaire de l’aérium, même près de chaque animal, on avait glissé nuitamment des feuilles de salade, des carottes et de l’eau très belle qui affectait la forme intérieure de son vase invisible : un œuf aplati par le haut et le bas. C’est un drôle de spectacle. Mon voisin dévorait sa salade… En dessous de lui, un chien de berger lapait son eau ovoïdale…

Dans le but de correspondre avec mon voisin, j’écrivis sur un carnet : « Parlez-vous français ? » et lui présentai la page. Il secoua la tête et se remit à dévorer sa salade…

Mais alors un autre jeune homme, très maigre, qui occupait la cellule d’après, attira mon attention par des mimiques. Aux questions de mon carnet il répondit par gestes, n’ayant ni papier ni crayon. J’ai cru comprendre qu’il était reporter et qu’il avait été enlevé dans les environs de Culoz. Il semble avoir peur d’une chose que je n’arrive pas à saisir.

Un incident troubla cet entretien. Vers le nord, je vis s’élever de la terre un point noir. À la jumelle, c’était un homme. Il semblait lancé par une baliste. Il s’arrêta à 5 kilomètres de nous (en horizontale), à l’endroit où je suis arrivé hier : au débarcadère. Nous le vîmes soulevé par la grue, puis véhiculé au flanc de notre colline – peut-être à travers des rues et des boulevards invisibles ? Mes codétenus le regardaient attentivement. Ils paraissaient heureux de ne pas le reconnaître… Il fut hissé à mon niveau. Mais on n’en fit pas mon voisin immédiat ; on laissa entre lui et moi, le long de la façade, l’espace de deux cellules environ. (Cette solution de continuité se répète à tous les étages et marque le milieu de l’aérium, côté façade.) C’était un paysan violâtre, ahuri, en chemise. Je me rendis compte, à ce moment, que le nombre des oiseaux s’était accru pendant la nuit : une chouette, un chat-huant, un grand duc. L’infernal piège bourdonnant a bien travaillé depuis hier.

J’ai encore sondé l’épaisseur de la foule. Cette fois, j’ai repéré quelqu’un : Raflin ! le prétendant rabroué de Fabienne d’Arvière, Raflin dans sa robe de chambre, avec un bonnet de coton.

Par-dessus les têtes, tout là-bas, du côté des premiers arrivés une tête plus grande – une tête de statue, de jardinier Watteau… et aussi un chapeau haut-de-forme coiffant un chef de mannequin… Ah ! la statue d’Anglefort et l’épouvantail !… Comment ! Avec les hommes !…

Par intervalles, l’une ou l’autre de nos cellules se tapisse de givre, faisant apparaître un cube resplendissant. Le prisonnier défaille. On le voit revenir à lui après la fonte. Ce ne peut être qu’une panne momentanée dans le fonctionnement des clapets. Le froid et la sécheresse du vide qui nous entoure sont, à coup sûr, effroyables.

Grâce à une large fente que pratique dans l’humus quadrillé un invisible mur de soutènement, presque sous moi, j’ai pu profiter d’un entre-deux de nuages pour faire le point. Ce n’est pas facile. L’aérium doit être un peu au sud du zénith de Mirastel. Avec le télescope de M. Le Tellier, on l’apercevrait… Mais quel hasard conduirait sa curiosité vers un lieu où rien n’attire les astronomes ?… On croit si peu que les disparus sont en l’air ! Vers dix heures et demie, le soleil a émergé de l’océan atmosphérique qui s’est pris à miroiter. Il a décrit sa courbe dans le ciel noir, comme une grosse orange à peine duvetée d’un halo flamboyant. L’ombre de l’aérium s’est portée sur la couche des nuages. Puis, à une heure et demie, le soleil est rentré sous l’horizon gazeux.

Un peu plus tard, voilà que la statue de jardinier Watteau et le mannequin-épouvantail ont défilé devant moi ! Ils se sont rendus, l’un derrière l’autre, en glissant au premier étage, quartier des choses inanimées – sur des plans inclinés. Là, ils se sont rangés parmi les instruments agricoles, des aiguilles d’horloge, un drapeau tricolore, une grosse boule jaune, le tout proprement aligné.

Et quelques instants après, un coq d’or est descendu, en se dandinant, de l’étage des oiseaux, et il est allé rejoindre les deux simulacres dans le bric-à-brac du premier étage.

Il est bien évident qu’on réparait là des erreurs de classification, mais cela donne étrangement à penser.

Six heures. – Il est arrivé un singe ; un grand singe de la famille des orangs. Échappé d’une ménagerie, selon toute probabilité, et surpris dans la forêt par les sarvants. Ils l’ont mis près du paysan violâtre, avec les hommes… Dans quelques jours ils le redescendront, comme la statue, le mannequin et le coq. Mais quels peuvent être ces individus qui se trompent à un tel point ? ces hommes si ignorants de l’humanité ? si différents de nous, si évolués probablement, qui herborisent des peupliers, collectionnent des cailloux et font l’élevage de leurs frères d’en bas ?

5 juillet. – Hier je n’ai pas pu continuer à écrire : mes clapets se sont arrêtés. J’ai dû épuiser ma réserve d’oxygène ; mais je me suis évanoui quand même, transi de froid, dans un glaçon cubique. J’ai repris connaissance qu’à la nuit, pendant laquelle j’ai réfléchi.

Voici mes conclusions :

Ce n’est pas une île, ce sol invisible qui nous supporte. Ce n’est pas une île de la mer atmosphérique. Car alors ce serait une île flottante, une sorte de bouée errante. Or, cela est fixe. Donc, il faut que nous soyons sur un continent invisible qui enveloppe toute la Terre, en laissant passer la lumière et la chaleur du soleil – un continent d’une seule pièce, comme une mince sphère creuse englobant la terre et son atmosphère contre laquelle il repose – un continent d’une seule pièce, mais déchiqueté sans doute, percé d’ouvertures où, malgré les lois de la science humaine, la mer atmosphérique de 50 kilomètres de profondeur se trouve en contact libre et direct avec le vide aéré avec l’éther imparfait de la deuxième atmosphère.

Oui, ce ne peut être qu’un monde concentrique à la Terre, une espèce de continent radeau sphérique, une mince pellicule à la surface de l’Air, comme l’écorce terrestre n’est, selon certains, qu’une mince pellicule à la surface du feu intérieur. C’est un globe léger, qui entoure la planète ; la pesanteur, agissant sur tous ses points à la fois, le maintient à égale distance de la Terre, et la force centrifuge dégagée par la rotation terrestre vient doubler cet effet par une action en sens contraire. Chaque molécule du continent invisible est sollicitée par deux forces opposées qui tendent chacune à l’immobiliser par rapport au centre de la Terre. Ainsi le monde invisible est comme rivé au monde visible.

Monde invisible ! ainsi que les planètes que la science a pressenties ! et, comme elles, habité par un peuple invisible ! Monde très léger, sûrement, et d’autant plus léger qu’il est loin de la Terre… Ici, les choses doivent se trouver dans l’air dans le même rapport que les choses d’en bas sont avec l’eau. Cette région est une Terre à qui le vide sert d’atmosphère, pour ainsi dire, et où l’air joue le rôle de l’eau… La mer aérienne vient baigner ses côtes… Peut-être n’y a-t-il qu’une seule mer, qu’un seul trou percé dans le globe invisible… Mais oui ! Mais oui ! c’est cela ! C’est pourquoi les êtres sus-aériens, dit sarvants, n’osent pas s’aventurer avec leur engin ailleurs qu’en Bugey – le Bugey qui se trouve évidemment sous cette mer unique – le Bugey qui est le fond de leur lac ! Ils auraient peur de se perdre et de remonter sous leur continent, et d’étouffer faute de vide, eux pour qui le vide est aussi indispensable que l’air aux hommes et l’eau aux poissons !…

Car ces gens-là ont inventé une façon de cloche à plongeur, ou plutôt une espèce de sous-marin. Eh ! voici le mot : un SOUS-AÉRIEN ! qui leur permet de faire la prospection du fond de leur mer et d’en visiter les plaines inconnues. Ils font de l’océanographie à leur manière. Un invisible prince Albert les gouverne peut-être, et c’est peut-être lui qui se monte un joli petit muséum d’océanographie avec les bêtes des grands fonds, à l’instar de Monaco !…

Le cylindre que j’ai vu blanc de givre, en montant, c’est le vivier d’air où l’on entrepose les bêtes pêchées ; ce n’est qu’une pièce de ce sous-aérien qui, lui, a la forme d’un cigare, comme nos propres submersibles, comme aussi nos dirigeables ! C’est lui que Maxime a vu dans le brouillard, ou, du moins, c’est l’espace que l’étrange bateau-ballon remplissait dans le brouillard et qui apparaissait si confusément qu’on voyait les choses à travers – ce que Maxime mettait sur le compte de la vitesse !… C’est encore lui, le sous-aérien, que nous avons vu dans le nuage (et pour les mêmes raisons) le jour où nous avons cru voir son ombre immobile !…

J’y suis ! j’y suis ! Il est « plein de vide » ce bateau, si l’on peut s’exprimer ainsi. Voilà pourquoi il flotte si bien dans l’air, tel dans l’eau un bateau plein d’air ! Il est muni d’« airballasts » au lieu de « waterballasts », pour descendre ou remonter !… Le vide ! c’est-à-dire ce qu’il y a de plus léger au monde, le zéro du poids, quand l’air pèse 1,3 g et l’hydrogène 0,07 !… Le vide, que tous les aéronautes emploieraient au lieu d’hydrogène, s’ils pouvaient avoir des enveloppes assez solides et assez impondérables à la fois pour résister à la poussée de l’air ambiant sans annuler par leur poids l’avantage ascensionnel du vide !

Mais vraiment, tout cela est d’une simplicité criante ! L’eau et l’air ! mais ce sont deux éléments jumeaux que gouvernent les mêmes principes essentiels ! L’hydrostatique et la sœur bessonne de la pneumatique ! La mer aquatique et la mer atmosphérique ! mais que de fois on les a comparées l’une à l’autre !… Au fait, ni l’une ni l’autre ne se terminent brusquement par une surface précise… L’eau de la mer se continue dans l’air par des vapeurs salées que nous ne voyons pas ; de même, la mer atmosphérique se continue dans le vide aéré par des effluves dégradés que je ne saurais percevoir !… Elles ont leurs marées lunaires, toutes les deux, et l’océan gazeux a même des marées solaires… Elles ont leurs remous !… Ici, pourtant, les oiseaux tiennent lieu de poissons supérieurs, et nous, les hommes, créatures des bas-fonds où notre lourdeur nous attache, nous sommes de pauvres crustacés qui se traînent misérablement !…

L’atmosphère ! qui pèse sur la Terre du poids que pèserait une couche de 10 mètres d’eau l’enveloppant de toutes parts !… La mer atmosphérique, où les montagnes sont les hauts-fonds ! des hauts-fonds plus accessibles aux sarvants parce que plus près de la surface – parce que, pour les atteindre, ils ont moins d’air à laisser pénétrer dans leurs airballasts – ce qui explique pourquoi ils y pêchent si volontiers !

Car nous sommes pêchés ! – Pêchés ! – Puis on nous parque dans ces récipients, dans ces cuves (qui doivent être transparentes même pour les sarvants), sous les yeux d’un public indiscret, en ce palais, en ce musée monumental, au milieu sans doute d’une grande ville au bord de la mer !

Et nous n’avons jamais rien deviné ! Trompés par l’invisibilité de cet univers qui ne gênait en rien la vision télescopique – que les bolides tombant sur la Terre traversaient comme une balle Lebel traverse une écorce de liège, et que les étoiles filantes laissaient loin sous elles – nous n’avons pas deviné qu’au-dessus de nous siégeait un monde plus vaste que le nôtre, ayant un rayon plus grand de 50 kilomètres, et tournant sur le même axe que le bloc terrestre. Et jamais nous n’aurions supposé que là travaillait une population active et, selon toute vraisemblance, innombrable, qu’elle pensait, inventait, fabriquait, qu’elle jetait sur sa mer atmosphérique des bateaux de plus en plus perfectionnés, qu’elle faisait (à l’aveuglette, je crois) des sondages maritimes, et qu’enfin elle arrivait à cette prouesse naturellement fêtée, glorifiée, acclamée : la construction d’un sous-aérien.

Il est plus que probable que le premier lancé a subi de gros dégâts. Mal dirigé par des apprentis, emporté au loin par le vent, comme par un tourbillon sous-marin, c’est, je crois, cet aéroscaphe qui a causé la célèbre collision du mois de mars. Il a dû heurter d’abord le paquebot français, puis, une seconde plus tard, le destroyer allemand ou vice versa. Ce jour-là, les matelots invisibles l’ont échappé belle, entraînés si loin, et le sous-aérien a dû éprouver de sérieuses avaries dont la réparation justifie tout le temps écoulé depuis cet accident jusqu’aux déprédations de Seyssel.

La prudence et l’expérience leur sont venues…

Peut-être nous guettent-ils depuis des siècles à travers le ciel ; peut-être attendaient-ils avec impatience et cupidité l’instant de leur progrès où ils pourraient descendre jusqu’aux hommes et les étudier ; peut-être le sous-aérien n’est-il qu’une copie de nos dirigeables, lorgnés dans les longues-vues des sarvants… Mais cela, je ne le crois pas. Leurs erreurs de classification me prouveraient plutôt qu’ils n’ont pas encore observé le sol où nous vivons. Je parierais que l’air, sous une forte épaisseur, est pour eux une substance non transparente, comme est pour nous la mer, que leur sol, invisible à nos yeux, opaque, et qu’ils ne peuvent distinguer, au travers, au-dessous de lui, ni l’océan d’air qui le supporte ni le fond terrestre de cet océan. Je parierais même qu’ils n’ont pas d’yeux. À quoi des yeux serviraient-ils dans un monde invisible ? Non, pas d’yeux ; et alors tout ce que je viens de dire s’applique au sens qui chez eux remplace la vue. Non, pas d’yeux ! et le jour et la nuit n’influent pas plus sur leur perception du monde extérieur que n’influent sur la nôtre la présence ou l’absence d’odeur. En effet, d’une part, ils ne possèdent pas de lumière artificielle pour s’éclairer la nuit (une telle chose les aurait depuis longtemps fait connaître à l’humanité, et je n’ai pas vu, cette nuit, la moindre lueur), et, d’autre part, ils se dirigent admirablement au fond de leur mer, dans nos ténèbres les plus noires ; ce qui prouve que notre obscurité n’est pas la leur, n’en est pas une pour eux.

Et si l’on considère que leurs méfaits s’accomplissent plus fréquemment la nuit, il est même possible de prétendre que c’est la nuit qu’ils perçoivent le mieux ; que c’est la nuit qu’ils ont toute la puissance de leurs moyens, et que l’obscurité est aussi favorable à leur sens de direction que la lumière est favorable à notre vue. Fous que nous sommes, pauvres êtres submergés par l’océan de gaz, nous qui nous croyons les maîtres de la Terre ! Nous ne nous doutons pas qu’une autre humanité, plus considérable que la nôtre, existe au-dessus d’elle, nous ignorant, nous supposant à peine et nous prêtant l’esprit que nous prêtons aux crabes ! Une autre humanité qui se croit évidemment la seule reine de la planète ! Un autre peuple, sur un monde extérieur au nôtre, et que les astronomes de Mars ou de Vénus prennent peut-être pour la véritable Terre, si notre atmosphère n’est pas transparente pour eux et s’ils voient, au contraire, ce que nos prunelles sont impuissantes à distinguer. Nous, les astronomes terriens, n’est-ce pas ainsi que nous avons pris longtemps la photosphère – l’atmosphère éblouissante du Soleil – pour la surface même de l’astre ?

Un adolescent vient d’arriver parmi nous. Il est à côté du singe. Nous l’avons vu s’acheminer sans un mouvement, de cette extraordinaire progression suspendue dans l’immensité. Une femme d’un certain âge s’est mise à pleurer, lui a tendu les bras…

Maxime Le Tellier m’a reconnu. Il me fait des signes de loin.

Mon hypothèse du continent-radeau explique pourquoi le bruit des fortes explosions s’entend, sur terre, à des distances qui paraissent invraisemblables, phénomène que les météorologistes ne peuvent expliquer que par une sorte de « mirage sonore », en admettant « une réflexion du son, dans la haute atmosphère, à la limite de deux zones de densités et, par suite, de compositions bien différentes ». Cette limite ne serait pas une voûte gazeuse, mais une voûte solide, constituée par le monde sus-aérien.

Mon hypothèse faciliterait aussi l’explication des rougeurs crépusculaires.

Elle expliquerait encore pourquoi les bolides qui n’arrivent pas suivant la direction du rayon terrestre ricochent toujours sur quelque chose qu’on croyait être, jusqu’ici, le matelas atmosphérique, puis vont se perdre dans l’infini…

 

À la vérité, il paraît que cette dernière phrase, relative aux bolides, ne fut jamais lue par le duc d’Agnès, car, au moment qu’il l’entamait, un instinct sans réplique le fit bondir en avant ainsi que M. Le Tellier, et les écarta de la masse invisible contre laquelle tous deux s’appuyaient.

Cette masse, silencieuse jusqu’alors, venait de produire un grincement désagréable juste dans le dos de M. d’Agnès.

– Continuez ! continuez le journal ! dit M. Le Tellier. Cela presse, cela presse !

Mais il fallait compter avec d’autres retards.

Pendant la lecture du cahier rouge, l’assistance s’était grossie de pompiers, de gardes municipaux, de savants, d’autorités et surtout, malheureusement, d’ouvriers métallurgistes qui travaillaient à cette époque dans l’arrière-Grand-Palais (avenue d’Antin). Ceux-là étaient venus en curieux et n’avaient rien compris au journal, dont ils ignoraient la première partie. Les braves ferronniers s’imaginèrent – on ne sait comment ni pourquoi – qu’il y avait, dans la masse invisible, des prisonniers de leur espèce ; et lorsque grinça le grincement, l’un d’eux, le compagnon Virachol, dit Gargantua pour cause de gigantisme et d’obésité, proclama « sanguinaire » le fait de « laisser des hommes là-dedans ». Et il basculait un énorme levier dont il voulait défoncer l’invisible.

On retint Virachol. Mais, chaque fois que le grincement reprenait, Virachol reprenait aussi. De telle sorte que nous ne pourrions reproduire toutes les interruptions qui troublèrent la fin de cette lecture publique, sans composer un pathos indéchiffrable.

XIII – FIN DU JOURNAL

6 juillet. – Faire parvenir ces indications à qui peut nous sauver. Mais par quel moyen les faire parvenir ? Par quel moyen ? S’évader ? Comment ? Et puis, ce serait la mort effroyable… Ici, dans nos cellules, il fait chaud, on respire un air suffisamment humide, et notre corps subit cette pression normale de 15.500 kilos dont il a besoin. Mais dehors !… Il faut tout de même qu’ils soient assez forts, ces sarvants, pour avoir calculé tous les éléments indispensables à notre vie et les avoir groupés…

Ce matin, il y avait de nouveaux pensionnaires de toute sorte. C’est décidément la nuit que les sarvants préfèrent opérer. Est-ce pour les raisons exposées plus haut, ou est-ce seulement parce qu’ils savent que l’obscurité nous affaiblit ?

De temps en temps, il y a des gens qui se précipitent, la tête la première, contre les murailles invisibles. On les voit se meurtrir.

Puis je réfléchis à ce que j’ai trouvé relativement au monde où je suis, plus je crois que j’ai raison. J’ai encore trouvé quelque chose : je crois savoir pourquoi l’aérium contient tant de représentants du genre humain et si peu, proportionnellement, de chaque famille animale. C’est que les sarvants s’imaginent que le costume est un pelage, lequel pelage marque autant de variétés dans l’espèce qu’il offre lui-même de modalités. Un fait le corrobore : c’est, ici, la grande quantité et la grande diversité des bêtes de même race, mais à fourrures ou à plumages différents, comme lapins, canards, etc. Les sarvants – aristocrates à leur façon – croient que la redingote est d’une autre engeance que la blouse. Et cela donne gain de cause au système que j’avais adopté : me vêtir comme l’un des disparus afin d’échapper au Péril bleu. Mme Le Tellier ne fut dédaignée par les sarvants qu’en raison de cela. Sous la charmille, ils se sont souvenus qu’ils possédaient déjà, de la classe verticale et de la sous-classe à pattes inférieures adhérentes, un spécimen à corps noir et à crinière jaune ; et ils l’ont lâchée, au lieu de l’emporter avec Maxime et ce veau qu’ils venaient de confisquer dans le voisinage…

On pourrait en conclure que tous les sarvants se ressemblent et qu’ils vont nus.

Tout à l’heure, l’Anglais, mon voisin, fut pris de syncope. Il a donné tous les signes d’un être placé sous la cloche d’une machine pneumatique ; puis les sens lui sont revenus peu à peu. Mais les parois de sa cellule ne se sont pas doublées de givre : par conséquent la pression avait faibli sans que la température eût baissé. Serait-ce une expérience ? Je n’aime pas cela. « Cellule », ai-je dit ; il faudrait dire « cabanon ». Mon voisin est fou. Et que d’autres aussi !

Bonheur ! Bonheur ! Bonheur ! Il me semble bien avoir aperçu, tout là-bas, certaine robe grise… Et non loin d’elle, j’ai reconnu Henri Monbardeau, mais avec peine. Dans quel état de maigreur !…

7 juillet. – C’est donc toujours la nuit qu’on nous apporte à manger, sans que nous puissions nous en apercevoir. C’est aussi la nuit qu’on nettoie nos cabines… Trouvé, à mon réveil, des carottes et ma ration d’eau.

En fouillant l’aérium avec ma jumelle, j’ai découvert – au rez-de-chaussée la soute aux provisions – un tas de légumes volés aux potagers de la Terre et puis la citerne d’eau très pure, venue d’une source du Colombier ou peut-être extraite, goutte à goutte, de la mer atmosphérique.

Quel horrible troupeau parqué nous faisons !… Mille détails immondes… Maison de verre où l’on ne peut s’isoler. Et puis, la peur a tué la pudeur…

Vers onze heures, entre les bandes d’humus, aperçu comme une petite pilule bientôt disparue. Ce ne peut être qu’un ballon.

Ayant sorti mon revolver pour l’examiner, que de regards suppliants j’ai vus m’implorer !… Les uns me tendaient le front comme une cible, un autre ouvrait sa chemise et me montrait la place de son cœur… Savent-ils seulement si les balles de mon browning arriveraient jusqu’à eux ?

Les sarvants, que peuvent-ils être… Hanté par cette question.

À trois heures et demie, encore vu un ballon évoluer en bas. Dirigeable. Il devait être extrêmement haut, car je le voyais assez bien dans ma jumelle. Qu’est-ce que cela signifie ? Aurait-on aperçu la macule, et les hommes s’efforcent-ils de s’en rapprocher ?

Ces heures de désœuvrement, au bruit berceur des clapets, sont désespérément longues. Je me creuse la tête à propos des sarvants…

Ces êtres vivant dans le vide, où la présence d’un liquide est impossible ne peuvent pas avoir de sang ! Ces gens invisibles et secs !… Ils doivent être plus différents de nous autres hommes que ne le sont les habitants d’une planète fantastiquement éloignée de la Terre, mais qui serait, comme elle, dotée d’une atmosphère… La substance de ce monde invisible ne doit avoir rien de commun avec celle de notre monde central… Les sarvants ont une âme unie à un corps qui n’est pas fait de la vieille matière traditionnelle. Ils sont formés d’éther, ou d’électricité, ou de je ne sais quoi, qui est sans doute concentré…

Pourquoi pas ? Nous, les hommes, nous croyons toujours être des parangons ! Nous nous imaginons toujours qu’après nous il faut tirer l’échelle des êtres ! et nous pensons tout connaître, tout prévoir, tout supposer ! Si une créature était faite d’eau, est-ce que nous pourrions la voir dans l’eau ? Eh bien, alors, si une créature était faite d’air, est-ce que nous la verrions dans l’air ?… Des êtres de la couleur de l’eau, de la couleur de l’air… mais au fait, ce ne serait tout simplement qu’un phénomène de mimétisme ! D’ailleurs, puisqu’il est possible et même probable qu’il existe des planètes invisibles, ce monde-ci devient par cela même on ne peut plus naturel.

Mais comment les sarvants sont-ils conformés ? Quels contours présenteraient-ils à nos yeux en devenant visibles, eux et leurs végétaux, eux et leurs animaux, eux et tout cet univers qu’ils semblent régir… J’ai beau regarder l’humus de la pépinière pour y saisir l’empreinte de leurs pas, je ne vois rien. Ah ! combien de progrès à réaliser, pauvres hommes, avant de pouvoir monter ici, vivre ici, observer ici !…

Encore faut-il que je renseigne l’humanité ; que je lui dévoile l’existence du monde sus-aérien… Et là, je ne sais plus que faire.

La robe grise ne se montre plus… Le temps se traîne indéfiniment… Est-ce que nous allons tous mourir ici ?… Mon sacrifice, inutile ?…

8 juillet. – Hier et aujourd’hui, les pêcheurs invisibles n’ont rapporté que des animaux.

Encore et toujours des ballons. « Un ballon, c’est une bouée », disait Nadar. Jamais cela ne m’a paru si vrai. Ils ne peuvent faire que de bien petits bonds vers nous ! Mais cela ne prouve-t-il pas que l’aérium a été signalé ?

Midi. – Certaines bêtes, maintenant, sont deux à deux ; les sarvants font des expériences d’accouplement. Ils ont différencié les sexes, mais ils se trompent encore pour les races. Ainsi, ils viennent de mettre une renarde avec un loup, qui s’est empressé de la croquer. Les malheureux carnivores sont au régime végétarien, et le loup n’était pas fâché de ce petit extra. Voilà qui a dû étonner les biologistes invisibles !

Deux heures. – Vu Floflo, le loulou de Mme Arquedouve. Il a l’air de se bien porter.

Trois heures. – Révoltant ! Les invisibles nous traitent comme les bêtes ! Il y a maintenant des cellules habitées par des couples humains qu’ils ont appareillés !… Les prisonniers ainsi réunis causent entre eux tristement, mais on voit bien que la faculté de pouvoir parler de leur détresse en diminue l’amertume. Par malheur, il y a des fous, et les sarvants me paraissent incapables de comprendre la folie et les dangers qu’elle peut faire courir à qui s’en approche…

Ces mariages singuliers se multiplient. C’est évidemment la robe et le pantalon qui servent de base aux doctes expérimentateurs pour déterminer le féminin et le masculin ; n’ont-ils pas accouplé Maxime avec un vénérable curé en soutane ! Maxime et le prêtre conversent d’une façon très animée.

Quatre heures vingt. – Les sarvants ont mis Mme Fabienne Monbardeau avec Raflin, son ancien amoureux ! Coïncidence inouïe !… L’infortuné Raflin a perdu sa robe de chambre, sans quoi, je pense, on l’aurait pris pour une dame. Il est en caleçon et fait peur à voir, si lugubre et squelettique. Il ne s’occupe de sa compagne que pour tâcher de lui prendre sa portion de betterave… Henri Monbardeau, qui partage la cellule d’une paysanne, les regarde comme un homme ivre…

Moi, je suis encore seul dans ma cabine invisible… Oh ! petite robe grise entrevue l’autre jour… Oui, mais il n’y a pas que moi pour être encore célibataire à la mode des sarvants… Et puis – terreur ! – il y a des fous !… Et – oh ! mon Dieu ! – il y a le grand singe !…

Six heures du soir. – Je viens d’apercevoir, une seconde, le visage de Mlle Suzanne Monbardeau. Quand je l’ai reconnue, au fin fond des groupes, je cherchais la robe grise.

9 juillet. – Encore vu beaucoup de ballons, minuscules grains de cendrée. À quoi bon ?

Trois heures quinze. – Un des clapets de ma cellule se ralentit. Va-t-il s’arrêter. Expérience ? C’est à craindre. Multitude de grincements sur la paroi, côté corridor…

[À partir de cet endroit jusqu’à la fin du cahier rouge, l’écriture de Robert Collin tremble, ondule, balbutie et devient à chaque feuillet plus laborieuse et moins régulière.]

[Une page couverte d’arabesques illisibles.]

10 juillet. – C’était une expérience de raréfaction. Elle m’a laissé un engourdissement général qui est presque une paralysie : je ne puis rester debout, et voilà plusieurs heures que j’essaie d’écrire sans y réussir. Pourvu que j’aie la force de faire ce que je dois faire !

Le loup qui a tué la renarde est mort – tué aussi, je crois. Talion ? Justice ?… On a évacué son corps je ne sais où.

Mis deux heures à écrire ces huit lignes.

11 juillet. – Les sarvants, toute la nuit, ont monté de la terre. Un carré de plus en plus au rez-de-chaussée.

12 juillet. – N’ai plus de calme depuis cette demi-paralysie. Saleté, isolement, angoisse, impuissance. Égoïsme, sauf pour Marie-Thérèse. Ennui, ennui. Énervement. Et pourtant, moi j’ai apporté des objets utiles : trousse-toilette, jumelle et ce cahier béni ! Mais les autres : rien ! Ils m’envient quand ils me voient me brosser, écrire, observer la Terre… Ho ! la bonne vieille Terre !

13 juillet. – Passé l’inspection des parois de ma cellule (dans l’angoisse insupportable d’être épié par quelque gardien sans aspect.) Impossible d’en gratter quoi que ce soit au couteau ; nulle poudre ; comme du verre. Facilement contrôlé les clapets : dans le bas du mur, deux orifices de tuyaux, et un autre au-dessus, en triangle, celui-ci pour la sortie de l’air vicié, les autres pour l’arrivée de l’air pur ; on sent le sens des courants. Je ne comprends pas ce système. Les clapets sont assez loin dans les tuyaux ; à peine si je les effleure du bout du doigt.

14 juillet. – Aujourd’hui, véritable éruption d’aérostats. Un sphérique monte très haut ; je me divertis à le suivre dans la bande libre qui est au nadir et qui me permet de voir le Bugey.

La nuit a interrompu mon observation. J’écris aux étoiles, parce que je veux noter les lueurs incompréhensibles en dessous de nous… Ah ! feux d’artifice ! 14 juillet ! fête nationale ! – Nous sommes là, chez les sarvants, et nos concitoyens font de la pyrotechnie !

15 juillet. – Nous avons de nouveaux camarades : quatre hommes emmitouflés de peaux.

Près de la statue d’Anglefort (le jardinier Watteau), une nacelle de ballon, des agrès, une enveloppe flasque et déchirée où je vois des lettres, un nom qui est caché à demi par un pli de la soie gommée : LE SYL… Le Sylphe, probablement.

Je n’éprouve plus aucune surprise à voir les gens suspendus en l’air, ni les choses marcher toutes seules. Le ciel d’encre et ses astres excessifs, la couronne dégradée de la mer aérienne, tout m’est indifférent ; le sort de mes codétenus m’est égal. Et pourtant, quelle horreur de cauchemar, cette exposition de mes semblables ! Ici, j’ai compris pourquoi les cabinets de cire m’ont toujours tellement répugné : c’est qu’ils évoquent la pensée d’un musée d’hommes.

17 juillet. – Entre autres objets, cette nuit a enrichi l’aérium d’une branche d’acacia. Or, cette branche ne cesse pas de s’agiter. Un invisible canif l’incise, la fend, la scrute méthodiquement de l’écorce à la moelle.

18 juillet. – Plus de ballons.

Henri Monbardeau a quitté la cellule de la paysanne pour une autre où je ne puis l’apercevoir. Le mauvais sort a voulu que dans tous ces changements Mlle Marie-Thérèse restât derrière la masse des individus. Les traitements qu’elle peut subir m’inquiètent plus que jamais.

Je l’ai vue, je crois. Ces cheveux blonds à chatoiements argentés ne peuvent être que les siens.

D’après les espaces vides entre les internés, on peut construire assez facilement l’architecture de l’aérium, les couloirs. Très symétrique. Je cherche en vain à quoi peut servir ce grand vide au milieu de la façade, contre ma cabine. Sont-ce des cabines laissées vacantes à chaque étage ? Et alors pourquoi ? Est-ce un renfoncement dans la construction ? Et alors à quoi sert-il ? Est-ce une haute salle dont le plancher serait celui du rez-de-chaussée et le plafond celui du dernier étage ? Une salle (ou des salles de conférences ?…

Les sarvants cultivent. Le carré d’humus qu’ils ont ajouté l’autre jour est un champ de carottes (à notre usage, comme de raison).

Les sarvants ne sont pas dupes de nos vêtements. Voilà comment : une folle s’est déshabillée. Quelques minutes après, d’autres personnes ont été déshabillées Ah ! les malheureux ! quelles figures éperdues ! On les a laissé se revêtir. Mais à la fin, qui « on » ? De ce fait, le singe a été redescendu à l’étage des bêtes ; j’ai bien vu qu’on essayait de lui enlever sa peau… Ouf ! je respire.

Ceci est mieux encore : les quatre aéronautes du Syl…, qui n’avaient pas quitté leurs pelleteries, ont été aussi descendus d’un cran. Les sarvants ne se sont même pas donné la peine de voir si leurs peaux de bique et de phoque étaient amovibles ! D’emblée, ils les ont pris pour des singes.

20 juillet. – J’écris de moins en moins facilement. Ce cahier ! qui devait être si complet ! Enfin, l’essentiel y sera consigné.

[Rien les 21, 22, 23, 24. Plusieurs pages remplies de calculs, de croquis malhabiles et pénibles. Le mot Marie-Thérèse écrit de tous côtés, dans tous les sens, et d’ailleurs biffé. Puis un dessin qui veut certainement représenter la jeune fille.]

25 juillet. – Je sais la destination des salles vides.

26 juillet. – Hier, je tremblais encore trop pour écrire. C’est affreux, ce que j’ai vu ! J’ai vu tout près de moi, là, un homme nu, couché à ma hauteur. Je voyais, imprimé dans sa chair pâle et frissonnante, la trace rouge des liens invisibles qui l’immobilisaient. Ils veulent savoir comment nous sommes faits ! Oh ! estafilades soudaines ! ces plaies brusques ! ces apparitions de blessures qui s’ouvraient sans qu’on aperçût l’instrument du supplice ! Et cette bouche hurlante ! Et tout le sang ! tout le sang !… Je n’ai pas pu rester en face ; je me suis détourné…

C’est alors que j’ai vu tous les autres qui regardaient cela, fascinés, les yeux béants d’horreur… Mais, dans leur foule, statufiée, quelque chose de noir bougea.

C’était le vieux prêtre de Maxime, qui gesticulait pour attirer les regards… Tout le monde l’a regardé alors. Le prêtre faisait de grands signes de croix… Il agitait des bras de bénédiction… La foule des prisonniers s’est agenouillée vers lui… Nos yeux ne quittaient plus ses lèvres qui remuaient avec un air d’éloquence, qui disaient des paroles, des paroles que Maxime pouvait seul entendre…

Le vieux prêtre gardait les bras tendus en forme de croix vivante. Et il se mit à tourner sur lui-même, afin que chacun de nous pût contempler le crucifix, au lieu du spectacle épouvantable qui saignait à côté de moi.

Maxime était livide, aux pieds du vieux curé. Et je le revoyais, lui, dans son laboratoire de Mirastel, couvert de sang, couvert du sang des animaux dont il voulait savoir comment ils sont faits !… Hélas ! que faisons-nous des bêtes ! Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ?…

Cet homme qu’on dépèce vivant… Vivant, donc dans de l’air respirable !… Donc ils ont des sortes de scaphandres pour aller viviséquer les poissons dans leur élément aquatique…

Je ne regarde plus à côté.

Les sarvants ne peuvent plus être des créatures plus grandes que nous. La dimension des couloirs, la hauteur des étages le prouvent.

27 juillet. – Le malchanceux ! le malchanceux ! L’épouvantable torture ! On a continué. On continue

À l’étage plus bas, le porc a été transporté dans la chambre vide qui est sous le supplicié. Il a commencé de souffrir ces douleurs sans pareilles qui vont augmenter la science et la valeur des sarvants.

Des grincements fourmillent contre ma cellule ; on se presse en foule pour mieux voir l’opération…

28 juillet. – Ce sont de petites entailles… de petits coups de petites lames… un travail minutieux, soigné…

Tout en bas, une grande couleuvre est en train de souffrir… Et après elle, quel animal ? Et après l’homme, qui ? Quelle femme ? Oh ! mon Dieu, quelle femme ? C’est à devenir fou !

Le sang – ce sang qu’ils ne possèdent pas, ce liquide vital proscrit de leur anatomie – a l’air d’intriguer les sarvants. Ils réunissent tous les sangs versés dans un même bocal invisible, et, chose curieuse, ils ont déjà trouvé un moyen qui les empêche de se coaguler.

Une génisse encore – blanche – paie sa dette à la science des Invisibles. La colonne de sang monte dans le bocal. L’homme vit toujours.

Il n’est pas possible que les sarvants connaissent ce que c’est que la souffrance telle que les hommes la connaissent. Le serpent est en tronçons.

Ainsi, dans leur classification, le serpent est tout en bas et l’oiseau tout en haut. Ils ont mis les premiers ceux qui sont capables de se rapprocher d’eux davantage et le plus facilement. Allons ! ils ne sont pas beaucoup plus intelligents que nous ! (Ne l’ai-je pas déjà dit ?)

30 juillet. – L’homme n’est pas mort. La génisse blanche agonise. Dans la salle opératoire des oiseaux, une chauve-souris est moribonde. Une chauve-souris avec les oiseaux !

31 juillet. – Je ne dors plus : je crains trop de choses. J’ai toujours la main sur mon revolver.

Cette nuit, sous la lune qui faisait briller au loin l’anneau de la mer atmosphérique, j’ai assisté à l’enlèvement des restes de la génisse. On les a dirigés sur le port aérien et, de là, on les a précipités.

Le bocal de sang est comme un fût de colonne en rubis. À chaque instant, des choses invisibles plongent dedans. Il y a une heure, on ne cessait de remuer ce mélange avec un agitateur ; pendant que j’écris, on en prélève des fioles qu’on emporte (pour les étudier). Je vois s’éloigner de tous côtés des rougeurs liquides de formes variées.

Donc, pour les Invisibles, nous sommes des crustacés. Ils nous pêchent et nous étudient comme nous pêchons et comme nous étudions ceux-ci. Mais le parallèle s’arrête-t-il à cette ressemblance ? Nous, nous mangeons les crustacés… et quand je pense au homard à l’américaine…

1er août. – Aujourd’hui…

Voilà seize jours (depuis l’arrivée du Syl…) que les sarvants n’ont pas fait de capture humaine. Il est plausible que les Bugistes ne sortent plus du tout, d’une part, et que, d’autre part, les sarvants ont complètement renoncé à se risquer au-delà du fond de leur mer.

L’homme est mort. À qui le tour ?

À qui le tour ?

2 août. – On poursuit la dissection des membres du misérable. Cela peut durer encore quelque temps.

3 août. – Ils l’ont jeté ce matin, en plein jour. Ils ont jeté ses restes à la mer. Et ils ont jeté aussi tout le sang, sous l’empire de je ne sais quelle idée inexplicable, superstitieuse peut-être…

4 août. – Un mois que je suis ici, impuissant, à voir ce monde baigné de lumière, prisonnier de ce monde comme d’une étrange nuit sans obscurité, comme dans les ténèbres éblouissantes.

Moi qui ai tant souhaité voir Marie-Thérèse de plus près, je ne crains plus que ceci : la voir de trop près !

C’est une rage : ils taillent tout, ils charcutent tout. Des rameaux tressaillent et perdent une à une leurs feuilles, puis se cassent et se divisent en mille découpures. Des pierres se fendent avec une apparente spontanéité. Des oiseaux, des mammifères et aussi des poissons se couvrent de balafres. Mais la salle opératoire des hommes est vide pour le moment.

Elle ne l’est plus. Il faut qu’il y ait une Providence, j’ai besoin de la remercier ; ce n’est pas Marie-Thérèse ! mais je ne veux plus regarder par là.

6 août. – Raflin a succombé. On l’avait remis dans une cellule séparée. J’ai la certitude qu’il est mort au cours d’une expérience d’air comprimé. Vraiment, la solidité de nos caissons est admirable, pour résister à de pareilles pressions intérieures, que nulle pression n’équilibre à l’extérieur. Et puis, comment diable font-ils aussi pour éviter la buée qui devrait se condenser à la surface de nos cloisons, exactement comme sur les vitres d’une chambre chaude quand il fait froid dehors ?… Mystère.

7 août. – Le cadavre de Raflin a disparu, mais je ne l’ai pas vu jeter à la mer, trois femmes et un homme (mon voisin anglais) sont morts également, je ne sais pas pourquoi. J’ai vu précipiter l’Anglais et deux des femmes. L’autre, où ?

8 août. – Il est certain que les cadavres ne les intéressent pas. La vie les attire par-dessus tout. Ils jettent les défunts avec leurs vêtements, sans plus s’en soucier. Cependant, lorsqu’une bête périt, j’ignore ce qu’ils font d’elle. Les animaux vivants, il en arrive toujours. Mais plus d’hommes.

10 août. – Rien de neuf, toujours les mêmes horreurs.

J’ai réaperçu la chevelure blonde, et plus tard j’ai revu la robe grise. L’une ou l’autre appartient à Marie-Thérèse, sans doute, mais pas les deux ; elles ne sont pas à la même place. À moins qu’on l’ait changé de cellule entre mes deux observations. Qu’elle doit être seule et triste !

11 août. – Événement : pour la première fois un prisonnier a été redescendu à terre. Et c’est Maxime ! Dans quel but ? Il avait l’air d’un condamné, quand on l’a saisi. Sa plongée fut vertigineuse. Il était de très bonne heure.

8 heures du soir. – Maxime pas revenu.

Il y a une femme qui ne cesse de rire…

12 août. – Maxime pas rentré. Et pourtant, cette nuit, les pêcheurs invisibles ont ramené des animaux. Donc, comme je suis assuré qu’il n’y a qu’un seul sous-aérien, un seul aéroscaphe, c’est que ledit aéroscaphe est remonté sans Maxime. Or, si les sarvants l’ont abandonné, c’est qu’il n’est plus qu’un de ces cadavres qu’ils dédaignent. Maxime est mort ! Que s’est-il passé ?

13 août. – Ce matin, ni animaux, ni pierres, ni plantes, ni hommes. Cela n’est jamais arrivé. Qu’est-ce donc ?

Le hasard aurait pu me faire choisir au lieu de Maxime et alors j’aurais bien trouvé le moyen de remettre le cahier à quelqu’un. Quand on ne l’aurait découvert que sur mon corps inanimé…

Onze heures. – On nous a donné moins d’eau que d’habitude, et la salade n’était guère fraîche.

Deux heures. – À la fin, ils m’agacent, ces sarvants ! Ils ne savent pas de quoi je suis capable… Je vais leur coller… Je vais leur faire une sale farce… Je vais…

[Ces trois dernières lignes, d’une écriture incohérente, sont effacées – mal, puisqu’on peut encore les restituer. Suivent encore d’autres lignes, celles-là complètement oblitérées. Puis sept feuillets arrachés. Puis quinze lignes masquées de hachures. Donc, du 13 au 24, rien. Et enfin ceci :]

24 août. – J’ai supprimé toutes les démences que j’avais tracées. Pendant dix jours on s’est livré sur moi aux plus cruelles expériences. Sans m’extraire de ma cellule, on m’a soumis à toutes les pressions, toutes les dépressions, tous les mélanges de gaz. J’ai passé de l’excitation la plus effrénée à l’abattement le plus prostré : respiré l’air suroxygéné, surazoté. Ils m’ont aussi fourré du protoxyde d’azote, ça j’en suis sûr : pendant une heure je n’ai pu m’empêcher de rire, et j’ai compris pourquoi cette femme riait tant l’autre fois. À un moment, je me rappelle que j’ai voulu crever ma prison avec une balle de revolver – mais la balle s’est aplatie contre le mur invisible – puis arrêter les clapets au moyen de mon couteau. Aussi me suis-je fait confisquer ces deux armes. Les grincements n’arrêtaient pas de se faire entendre… Enfin, c’est fini ! J’en suis revenu !… Heureusement ! Et le cahier, alors ! On m’aurait jeté à la mer sans lui !… Les légumes qu’on nous donne sont pourris, et l’eau que nous buvons sent mauvais. Le niveau de la citerne baisse. En rapprochant ces faits de ce qu’aucune proie n’a été capturée depuis le 12, il est aisé de déduire que le bateau de ravitaillement s’est perdu. L’aéroscaphe a naufragé. Je ne trouve pas de meilleure explication.

25 août. – Je me demande si ce n’est pas une hallucination due à quelque nouvelle expérience dont je ne m’apercevais pas ; en bas, à 20 mètres de la façade de l’aérium et à la hauteur du rez-de-chaussée, seul dans l’espace et immobile comme une statue : Raflin !… feu Raflin, que j’ai vu mourir !… Mais quelle est cette femme rigide qui sort de dessous la pépinière et s’avance vers Raflin ?… Oh ! c’est une des femmes qui sont mortes en même temps que lui… La voilà immobile près de lui… Et – cela ne peut être qu’une illusion, oui, oui ! – et tous ces animaux raides, figés, qui sortent du même endroit, en procession, et qui vont se ranger non loin du couple, de l’horrible couple humain !… Ma jumelle !… Non, ce n’est pas un mirage de fièvre. Ce sont des créatures empaillées, bourrées avec je ne sais quoi d’invisible. Les sarvants ont naturalisé un échantillon de chaque modèle terrien ! Il y a un atelier de taxidermie dans les sous-sols de l’aérium !…

[Les 26, 27, 28 et 29 août, Robert Collin s’est abstenu de coucher ses impressions sur le cahier rouge.]

30 août. – Depuis quatre jours, je sens ma raison chanceler. Du reste, c’est à peine si je puis tenir le crayon. Si je veux que ce journal soit raisonnable et qu’il serve à quelque chose, il est temps d’aviser.

L’eau est meilleure, mais ce n’est plus la même. Les sarvants doivent l’obtenir d’une autre façon. Les légumes, maintenant, sont assez frais, parce qu’on commence à récolter ceux de la plantation.

Beaucoup de vides parmi les hommes.

L’aérium n’est rien en abomination auprès de ce macabre musée d’en face – de l’autre côté de la rue, qui sait ? – ce lugubre muséum d’océanographie aérienne, annexe de l’Institut où nous sommes. Avec ses vitrines invisibles, ses momies, il ressemble encore davantage à quelque salon de cire forain ! Si je vivais mille ans, toute ma vie je reverrais cet homme et cette femme empaillés.

31 août. – Il importe que mon journal, qui contient à présent toutes les indications nécessaires, parvienne sans délai à M. Le Tellier ou à quelque autre capable d’en tirer parti. Si l’on me vivisèque, si l’on me dissèque seulement le cahier sera perdu. Si je reste, idem. Si l’on m’asphyxie avant que j’aie pris mes précautions, idem. Mais si je meurs dans ma cellule, ayant sous mes habits le cahier rouge, on me précipitera tel quel. C’est la seule façon dont je puisse être utile à Marie-Thérèse. Je n’ai plus de couteaux ; je n’ai rien qui puisse me servir à bloquer les clapets. Je dois donc les maintenir moi-même.

1er septembre. – J’ai lâchement hésité toute la nuit. Quoi ! j’abandonnerais ici Marie-Thérèse ! Et je l’abandonnais pour toujours !… C’est aussi une mort épouvantable… Il y a encore ce passage dans le vide, qui va déformer mon pauvre corps… et cette chute à laquelle on ne peut penser sans frémir pour son cadavre…

Marie-Thérèse ! si je pouvais revoir encore une fois ne serait-ce que votre chevelure blonde ou le bas de votre robe grise !… Mais voilà longtemps que je n’ai vu ici ceux que je connais. On les a remis à leur place primitive, derrière cette muraille humaine. Je ne reverrai pas Marie-Thérèse.

2 septembre. – J’attacherai le cahier sous ma chemise, bien sanglé avec ma ceinture.

Six heures du soir. – Il y a eu trop de grincements. J’ai eu peur d’être guetté, arrêté dans ma tâche, et mis dans l’impossibilité de recommencer.

Le givre se verra tout de suite, dès le début, puisque l’air chaud n’arrivera plus. Pourvu que les sarvants…

8 septembre. – Il n’y a aucun grincement. Les empaillés, là-bas, oscillent, virevoltent. Il est bien évident qu’on les manie. Il est même possible qu’on les inaugure, car les sarvants paraissent avoir déserté l’aérium. Les malheureux que l’on tourmentait de cent manières différentes ont du répit. Nos bourreaux se sont portés en foule vers la galerie d’en face. C’est l’heure. Je vais boucher les tubes des clapets avec l’étoffe de mes vêtements, et j’appuierai de tout mon poids.

Je n’écris pas d’adieux, le temps presse, et je n’ai pas besoin de m’attendrir.

Je vais attacher le cahier sur ma poitrine.

[Suivent soixante-six pages blanches.]

XIV – L’ÉPAVE DE L’AIR

– Messieurs !… citoyens !… mes amis !… je vous supplie d’attendre ! s’écria M. Le Tellier.

Il se jeta au-devant des ouvriers métallurgistes qui, d’une poussée, avaient rompu le cercle. Le compagnon Virachol, dit Gargantua, le ferronnier de France qui déplace le plus gros volume d’air, s’avançait à leur tête en jouant de son levier comme d’une canne de tambour-major.

– Assez de boniments, mon astrologue ! dit-il. Moi, s’pas, j’comprends qu’une chose : c’est qu’il y a des frangins à délivrer. On les entend qui grattent… Allons-y, mes poteaux ! Rentrez-y dedans !

– Arrêtez ! au nom de votre vie, arrêtez ! ou je vous fais expulser sur-le-champ ! Et écoutez-moi. Si je vous ai gardés près de nous, au lieu de vous faire reconduire à votre chantier par la troupe, c’est que je considère vos aptitudes spéciales comme pouvant nous être très utiles. Mais j’exige de vous une discipline rigoureuse. À la première incartade, bonsoir ! J’entends que vous vous laissiez guider dans votre travail par les savants et les officiers qui m’entourent, et je leur demande vis-à-vis de moi la même soumission. Pour la minute, écoutez-moi. Approchez-vous, les gardes et les pompiers ! – et ne vous préoccupez pas de ces grincements, nom de nom !…

L’astronome accéléra son débit :

– Messieurs, vous devez maintenant m’approuver d’avoir pris connaissance du journal de M. Collin avant de toucher à ce corps invisible. Grâce à mon regretté secrétaire, qui a si bien déduit du connu l’inconnu, voilà que nous savons à quel engin nous avons affaire. Il ne s’agit pas d’une machine venue des astres, comme le bruit en court, mais d’un appareil tombé d’une terre invisible, supérieure à la nôtre et qui fait partie de notre planète ; ce n’est pas un uranoscaphe ni un éthéroscaphe, c’est tout bonnement un aéroscaphe. C’est un sous-aérien, qui voguait parmi l’air comme nos sous-marins naviguent au sein de l’eau ; et ceci accentue encore la ressemblance si souvent remarquée entre les navigations aérienne et sous-marine, de même qu’entre l’air, type populaire des gaz, et l’eau, type populaire des liquides.

Ce bateau invisible a été frété par un peuple inconnu, invisible, sus-aérien. Sans aucun doute, il est monté par d’invisibles matelots. On peut affirmer, de plus, qu’il fut armé pour la prospection des bas-fonds sous-aériens (autrement dit : notre sol) et dans le but de faire ce qui est pour nos voisins d’en dessus « de l’océanographie ». Si vous comparez cela aux études de SAS le prince de Monaco, vous direz avec moi que cette embarcation, dont la forme rappelle nos submersibles plus encore que nos dirigeables, est une Princesse-Alice invisible et submersible, un yacht plongeur, destiné à la pêche au fond de la mer, une Princesse-Alice et un Nautilus tout ensemble. Nous ne possédons rien d’analogue…

– Pardon, monsieur ! réfuta vivement un capitaine de frégate qui écoutait de toutes ses oreilles. Il existe un sous-marin pour la pêche aux éponges. C’est un prêtre qui l’a inventé. Cela fonctionne dans la perfection.

– Les sarvants ne sont donc pas des novateurs aussi originaux que je le croyais, reprit M. Le Tellier. Cependant, ils ont oublié d’être bêtes, car, étant donné l’évidente légèreté spécifique de leur substance constitutive, ils avaient à surmonter de singulières difficultés pour descendre au fond de l’atmosphère, à cinquante kilomètres au-dessous du niveau de leur mer. Supposez des hommes naturels voulant plonger au fond d’un océan d’eau de cinquante mille mètres ! Les sarvants ont eu autant de peine à descendre jusqu’à nous que nous en aurions à monter jusqu’à eux… La matière de leur vaisseau doit être à celle de leur individu comme le plomb est à notre chair…

« Les malheureux, d’ailleurs, ont payé leur audace d’une catastrophe. Ce sont des martyrs de la science que nous avons là près de nous. Car – messieurs, écoutez-moi, ceci est de la plus haute importance pour le succès des travaux que nous allons entreprendre – M. Robert Collin l’avait admirablement soupçonné : nous assistons à l’épilogue d’un drame pareil à ceux du Lutin, du Farfadet et du Pluviose, que nous nous rappelons tous et qui endeuillent la marine française.

« Au cours d’une plongée effectuée le 12 août par cet aéroscaphe par ce sous-marin de l’air – un détraquement se produisit dans son organisme, à un instant où il se trouvait encore dans les régions les plus élevées de l’atmosphère océane. À partir de ce jour-là, il s’est enfoncé lentement, et, lentement poussé par le vent du sud-est qui souffla jusqu’à mercredi, l’épave de l’Air est enfin venue s’échouer à Paris, au bout de trois semaines d’un engloutissement ininterrompu. C’est donc un naufrage, et qui serait terrifiant, si les naufragés n’étaient pas les ennemis féroces de l’humanité. Vous entendez, monsieur Virachol ?

« Tout porte à croire que plusieurs des matelots mystérieux vivent encore. Ces grincements font foi de leur activité. De même que l’équipage du Lutin ou du Farfadet vécut de longues heures au fond de l’eau dans sa provision d’air, de même l’équipage de l’aéroscaphe survit au fond de l’air dans sa provision de vide, celle-ci plus inépuisable sans doute que celle-là, puisque nulle respiration ne saurait la dépenser et que, selon moi, les Invisibles doivent être exempts de poumons comme ils sont privés de cœur.

« Oui, me fondant sur les révélations du journal de M. Collin, j’affirme que c’est un naufrage. Point capital, messieurs. Car ainsi, nous n’avons pas à redouter que cette descente de l’aéroscaphe soit une ruse ourdie contre nous. Il en résulte que nous sommes les maîtres de l’heure. Nous pouvons agir, mais avec la plus extrême prudence.

« Il y a là-dedans des êtres du vide qui ne sont pas morts. Donc là-dedans, il y a encore du vide ; l’air – dont l’infiltration a provoqué la descente – n’a pas tout envahi, loin de là. Cela nous donnera du mal. Sans compter que cette substance si dure… Enfin, pour faciliter notre tâche et notre intelligence de la question, supposons, n’est-ce pas, que nous allons manier une chose coulée à fond dans la mer. (Car on peut appliquer aux corps plongés dans l’air tout ce qu’on dit des corps plongés dans l’eau, et ici notamment toutes proportions se trouvent gardées.) Méfiez-vous aussi des tours que pourrait vous jouer l’invisibilité. Somme toute, sous ce rapport, ce qui se passe est l’opposé de ce que raconte le cahier rouge : au lieu d’être la réunion de quelques personnes exceptionnellement visibles dans un monde invisible, c’est un objet exceptionnellement invisible dans un monde visible.

« Monsieur Virachol, de la patience ! et de la prudence ! Ne risquons pas notre belle vie pour extraire de là deux ou trois brutes qui succomberont dès qu’elles seront à l’air. C’est cela que vous ne comprendrez jamais ! Comme des poissons, monsieur Virachol ! Comme des poissons ! Y êtes-vous ?…

« Et maintenant, qu’on veuille bien suivre mes instructions.

 

Ici commence vraiment l’inénarrable découverte de l’aéroscaphe.

Sous la direction de M. Le Tellier, à qui le duc d’Agnès servait de secrétaire, chacun s’ingénia de son mieux à se procurer de la chose un spectacle tactile. M. d’Agnès notait scrupuleusement les trouvailles de M. Le Tellier. On apporta des échelles qui furent dressées contre l’invisible. Elles avaient l’air d’échelles magiques, penchées en équilibre instable. Ceux qui les employèrent semblaient de merveilleux acrobates se jouant de la pesanteur au point de l’annuler. Parvenus à cinq mètres du sol, ils prenaient pied à même le néant, puis, avec mille précautions, ils s’avançaient au milieu de l’air, comme des dieux novices. Quelques-uns marchaient ; on voyait leurs semelles par-dessous. La plupart abordaient à quatre pattes et continuaient ainsi. Tous admiraient la difficulté de se tenir debout sur cette plate-forme cependant unie et résistante, uniquement parce qu’elle était invisible.

On mesura strictement le sous-aérien. Il avait 5 mètres 8 centimètres de haut sur 40 mètres 10 centimètres de long. Le contact ne révélait qu’une surface glacée aux deux sens du mot (les uns parlaient de marbre, les autres citaient l’acier ou le verre), sans joints, sans rivets ni boulons, comme si cette coque eût été ciselée d’une seule pièce dans un pain colossal de matière invisible. La formidable collision du carrefour Louis-le-Grand ne l’avait pas seulement cabossée. Sur les côtés, on reconnut deux files de rond creux, simulant deux rangées d’assiettes à soupe. M. Monbardeau soutint que c’étaient des hublots, et il affola tout le monde avec l’idée de visages possibles installés à ces œils-de-bœuf, grimaçant, regardant l’assemblée d’une manière effroyable, et grinçant des dents de cette façon exaspérante qui n’en finissait pas.

M. Le Tellier lui dit que, justement, il était nécessaire que les sarvants grinçassent contre le bordage pour pouvoir se faire entendre, vu qu’ils étaient dans le vide. Au même instant, on relevait sur le plateau horizontal de l’aéroscaphe, suivant la ligne médiane, cinq disques successifs à peine saillants. Celui du milieu comptait 4 mètres de diamètre, les autres 50 centimètres seulement. Chacun voulut les palper. On fut d’accord : ce devaient être des couvercles, des panneaux obturant des écoutilles.

Cependant un groupe animé se tenait à l’arrière et garnissait plusieurs échelles doubles, serrées les unes contre les autres. L’hélice invisible en était la cause. Son axe la tenait à 2,50 mètres de terre. On la faisait tourner à la main facilement, sans aucun bruit, ce qui prouvait que les rouages de la machinerie fonctionnaient encore dans le vide.

Cette hélice faisait l’étonnement du duc d’Agnès. Courte et large, savamment volutée, multiple, mobile, gauchissable, pareille à quelque tronçon de tire-bouchon hirsute et déchiqueté, c’était en somme une vis d’Archimède supérieurement perfectionnée. Inutile de chercher ailleurs la sirène involontaire qui bourdonnait son chant doux et sombre dans les nuits d’épouvante, le ventilateur dont le vent s’ajoutait à celui du passage de l’aéroscaphe pour remuer les arbres et pour faire tourner sur elle-même la girouette de Mirastel, quand le sous-aérien décrivait tout autour ses spirales d’approche.

Les hommes de science venaient, un par un, tripoter l’incomparable propulseur ; si bien que l’un d’eux – M. Martin Dubois, de l’Institut – se sentit rudement calotté par l’une des pales, tandis qu’un de ses collègues faisait marcher l’hélice. En présence de cet accident, M. Le Tellier résolut d’atténuer dans la mesure du possible les inconvénients de l’invisibilité, en opérant la délimitation de l’aéroscaphe. Provisoirement, il le fit cercler de cordes, celles-ci même qui avaient servi à l’apporter. On eut alors sous les yeux une carcasse extraordinaire qui ressemblait mal au squelette d’une baleine imitée avec de la ficelle – un squelette où il n’y avait que des côtes – une cage thoracique de chanvre, en forme de cigare équarri par le milieu. Autour de l’hélice, on planta des perches.

Puis, à la grande satisfaction de Gargantua, on attaqua les couvercles. Il faisait chaud ; les ouvriers se mirent le torse nu.

– Pas trop tôt ! grommelait Virachol. Il a dit que c’était kif-kif le Lutin. Alors, moi, j’avais un aminche quartier-maître.

Et il ne pouvait se représenter que, si l’aéroscaphe avait contenu des « aminches », il les aurait vus, à travers cette enveloppe ultra-diaphane, aussi nettement qu’il voyait s’épanouir devant lui son gros ventre pantagruélique, déjà tout ruisselant d’une sueur anticipée.

Les couvercles résistaient aux pinces. Les pics sonnèrent et s’émoussèrent sur la substance qui avait aplati la balle de Robert Collin et subi sans fléchir deux torrents inverses d’automobiles. Une émotion bizarre étreignait les spectateurs : dans quelques minutes, ils allaient savoir ce qu’étaient les sarvants ! La dernière énigme allait se résoudre ; le dernier voile de l’Iris monstrueuse était sur le point de tomber.

Mais les écoutilles refusaient de s’ouvrir, et l’incommodité de les déboucher s’accroissait encore de ce que M. Le Tellier avait défendu de s’en approcher à moins d’un mètre, par crainte du vide, au cas d’une brusque perforation.

Les travaux de l’arrière-Grand-Palais nécessitaient l’emploi d’un treuil à vapeur ; on l’amena. Mais, accroché au couvercle de poupe, il enleva l’aéroscaphe tout entier, malgré le contrepoids de cent hommes pendus aux cordages. Le vide, sous les panneaux, les maintenait collés par l’énorme pesée de l’atmosphère. En définitive, c’était là une variante de ces bons vieux hémisphères de Magdebourg, à qui tout écolier garde un souvenir attendri.

Le treuil fut remisé. M. Le Tellier monta sur l’aéroscaphe pour tâter à nouveau les couverts invincibles. Une suite nombreuse l’y rejoignit. Et c’est maintenant qu’on va savoir ce qu’il advint de Virachol.

Hors de lui, révolté dans son humanitarisme ingénu par les lenteurs du « sauvetage », il embaucha ses camarades pour l’exécution d’un funeste projet. Il avait reconnu que les grincements provenaient d’un endroit du sous-aérien situé dans le bas et à l’avant. Il résolut d’attaquer là, directement, et de saborder le navire, afin de « donner de l’air » aux naufragés ! Pendant que les couvercles détournaient l’attention, Virachol repéra les grincements : juste au dernier « hublot » du côté de la proue. Ensuite, il essaya de tracer sur l’aéroscaphe invisible une circonférence à la craie, pour que l’on pût diriger toujours au même point les coups de la perforatrice. Mai la craie ne marquait ni sur le « hublot » ni sur la carène. Alors il plia son mètre en figure de pentagone, et le fit tenir par un compagnon, à la bonne place, entre deux cordages.

Ils étaient huit à soutenir le grand levier pointu de Virachol-Gargantua. Un moment, ils le balancèrent en cadence, et, piquant droit dans le pentagone, ils frappèrent. Le bélier rebondit… Les chocs sonnaient avec la régularité d’un pendule et le timbre d’une cloche.

Au premier heurt, l’astronome avait tout deviné.

– Empêchez-les ! ordonna-t-il du haut de la plate-forme.

– Vite ! C’est fou ! Empêchez-les donc ! Le vide ! Le vide…

Gargantua soufflait, ahanait et graillonnait :

– Hardi, bon Dieu ! Magne-toi, la coterie !

Il était en avant des autres, et poussait le levier, de toute sa lourdeur phénoménale, suant, rougeoyant, exhalant des onomatopées sauvages.

– Finissez donc ! implorait M. Le Tellier se hâtant de descendre. Vous allez vous faire…

Mais il était trop tard.

On entendit un coup de sifflet prodigieux, bref, acéré, assourdissant ; il fut suivi d’une sonorité mate, flasque et d’un cri perçant. Virachol avait lâché sa pince et faisait des gestes nouveaux. On jugea sans hésitation qu’il était appliqué contre le sous-aérien. Vainement il s’arc-boutait, vainement ses amis affolés le tiraient en arrière, le désespéré ne pouvait plus s’en détacher, et il regardait avec effroi son ventre abusif où tout à coup une excroissance congestionnée s’était mise à pousser.

Un attroupement se concentra vers lui. M. Le Tellier calma les esprits :

– Ne tirez pas, c’est inutile.

– Les sarvants le tiennent ! dit quelqu’un.

– Mais non, répliqua vertement l’astronome. C’est le vide, et pas autre chose.

Les ouvriers expliquaient l’aventure :

– Subito, la pince nous a échappé. On aurait dit qu’elle avait de la volonté pour ficher le camp… Il y a eu le sifflet, et Gargantua s’est plaqué dans l’air comme s’il avait voulu suivre la pince !

En effet, chacun pouvait contempler la grosse barre de fer à l’intérieur du bateau. Elle semblait être perpétuellement sur le point de tomber, soutenue qu’elle était par l’invisible force opposée. Aussitôt qu’elle eût percé le flanc de l’aéroscaphe, le vide l’avait absorbée avec avidité, ou, si l’on aime mieux, l’air rentrant l’avait entraînée, puis il avait aspiré Gargantua qui, à cette heure, aveuglait de son propre abdomen la voie d’air ainsi pratiquée. Sa chair élastique se trouvait sucée par la ventouse formidable ; l’appendice apoplectique s’allongeait, se gonflait et saignait. On pouvait craindre, semblait-il, que l’homme tout entier finît par s’introduire dans ce petit trou… Virachol éperdu tira son couteau ; il préférait se couper un morceau de panse plutôt que d’adhérer une minute de plus au suçoir du gigantesque poulpe artificiel…

M. Le Tellier l’en empêcha :

– Il faut simplement faire entrer de l’air dans cette chambre vide.

Déjà un autre bélier battait la carène sonore. Les gaillards qui le manœuvraient s’étaient passé des câbles autour de la ceinture, et des pompiers, au nombre de cinquante, les retenaient.

Le second bélier partit comme le précédent, mais aucun homme ne fut ventousé, en dépit du courant d’air qui siffla plus bruyamment qu’un steamer en détresse.

Virachol put se dégager. On l’emporta sans connaissance. Les grincements avaient cessé.

– Morts ! chuchota M. Le Tellier à l’oreille du duc d’Agnès. Les matelots invisibles sont morts noyés dans l’air.

– Alors, il n’y a plus de vide dans le sous-aérien ?

– Oh ! oh ! que si. Nous n’avons fait entrer que dans un seul compartiment : le coup de sifflet n’a pas assez duré pour qu’on puisse supposer le contraire. Pardieu ! après tout, je vais défoncer les couvercles purement et simplement. Le vide nous y aidera. Tant pis pour les dégâts. J’aurais préféré les ouvrir…

Autour du couvercle de poupe, six ferronniers athlétiques levèrent ensemble six merlins à long manche de vingt kilos chacun, et, jacquemarts visibles d’une cloche invisible, commencèrent à frapper l’air retentissant.

Pendant qu’ils martelaient, le duc d’Agnès prit à l’écart M. Le Tellier :

– Je vais vous paraître stupide… Mais, l’invisibilité ?… Je ne comprends pas encore… Et beaucoup de gens sont logés à la même enseigne, qui n’osent pas l’avouer… Robert Collin avait l’air de trouver tout naturel qu’il existât des mondes invisibles, des êtres invisibles…

M. Le Tellier répondit :

– De toute Antiquité, les hommes ont admis qu’il pût y avoir des corps invisibles. Les dieux du paganisme se cachaient aux yeux des mortels ; on leur prêtait cette faculté olympienne de l’aorasie, qui n’est autre que l’invisibilité. Une légende millénaire, reprise par La Fontaine dans Le Roi Candaule, nous apprend l’histoire de Gygès, le berger devenu roi grâce à l’anneau qui le rendait invisible. J’ai souvenir aussi de certain turban des Mille et Une Nuits, qu’il suffisait de coiffer pour disparaître…

– Mythologie ! Fable ! Littérature !

– Certes. – Mais ne sommes-nous pas entourés de choses invisibles ? Réelles mais invisibles ? L’énergie, le son, l’odeur, l’air qui nous baigne, le vent, que vous savez si bien être invisible que vous employez sur votre aéroplane un dispositif agencé pour le rendre visible ?… Vous reconnaissez que voilà des choses invisibles ! Eh bien, cela suffit à dépouiller de toute déraison la conjecture de mondes invisibles qui ne seraient formés que de ces choses-là…

– Oui donc : des choses, mais des êtres ?

– Oh ! des êtres ! Voyons : qu’est-ce qu’un être ? Allons aussi loin que possible : qu’est-ce qu’un homme ? Une âme et un corps. Parfait. Mais l’âme, elle, est toujours invisible ; vous n’avez jamais vu d’âme se promener toute seule, n’est-ce pas ? Bien. Pour le corps, abstraction faite de l’âme – mon Dieu, le corps n’est qu’une certaine quantité de manière [sic] ni plus ni moins estimable qu’une certaine quantité d’atmosphère ; et, partant, je ne vois pas pourquoi l’on refuserait à l’une n’importe quelle propriété que l’on accorde à l’autre, fût-ce la propriété d’être optiquement imperceptible… Car…

« Car, ne l’oublions pas, l’invisibilité, ce n’est que cela ; c’est la qualité de ce qui n’impressionne pas notre rétine. Pour un corps, il n’est donc pas plus extraordinaire d’être invisible que d’être inodore ou insipide, quand nous admettons sans difficulté qu’il ne sent rien ou qu’il laisse le goût indifférent. Estimez-vous prodigieux de n’entendre point glisser les nuages ? Alors, pourquoi êtes-vous surpris de ne voir point passer les sarvants ? Pourquoi, vous qui admettez des choses impalpables, reconnaissez-vous à contrecœur et avec stupéfaction l’existence de choses invisibles ?

« Notre émerveillement en présence du Péril bleu provient de ce que ces corps invisibles nouvellement révélés sont solides, et que l’invisibilité et la solidité sont deux qualités de la matière qui ne se trouvent pas réunies dans les conditions habituelles où s’exercent notre vue et notre toucher. Cependant ! Cependant, même avant notre premier contact avec le monde invisible, nous avons assisté déjà à la rencontre de ces deux qualités dans un même objet. Un corps solide, animé d’un mouvement rapide, ne se voit plus ; exemples : un projectile dans sa trajectoire, une hélice qui tourne à l’abri du soleil. Et, autre exemple fort différent de solide invisible : un vase de cristal incolore plongé dans une eau pure qui a le même indice de réfraction. Incolore, ai-je dit. Mais une chose incolore est déjà invisible, et vous avez sans doute admiré des panneaux de glace si incolores, si aériens sous le rapport visuel, que les fenêtres qu’ils closent semblent toujours grandes ouvertes.

« Or, remarquez, je vous prie, que, de toutes ces substances dont nous parlons, quelques-unes au moins sont aussi importantes dans l’univers que l’argile périssable de notre corps.

– N’importe ! repartit le duc d’Agnès, instinctivement, on est tenté de nier la réalité de ce qui est invisible.

– Eh oui, parce que la vue est celui de nos sens qui a le plus vaste domaine, c’est le sens que nous disons principal, et voilà pourquoi vous contestez l’existence des choses qu’il n’apprécie en aucune façon. Mais imaginez un être qui ne serait doué que d’un sens unique, l’odorat par exemple (un tel être n’est pas absurde ; il doit se trouver dans la multitude des créatures), et songez alors à l’infinité de choses dont il nierait l’existence ! Toutes les choses inodores ! Cet aveugle démentirait la réalité de toutes les choses visibles qui n’auraient pas de parfum !…

« Nous lui ressemblons. Vis-à-vis de l’aéroscaphe, des sarvants et du monde sous-aérien, nous sommes ainsi que des aveugles. Depuis le commencement de la vie, nous avons joué avec les sarvants un jeu de colin-maillard terrifiant, et c’est nous qui avions le bandeau sur les yeux ! (Ce ne sont pas, d’ailleurs, les seuls ennemis invisibles que nous ayons depuis si longtemps. Pensez à l’acide carbonique, le traître, à l’oxyde de carbone, l’empoisonneur son complice, et tant d’autres !) Nous sommes des aveugles en face des sarvants, vous dis-je ? voilà tout ; c’est une question de mots. Nous ne les avons encore perçus que par l’oreille et le tact. Pour Mme Arquedouve, qui, elle, ne peut rien voir, ils sont exactement comme les autres êtres, puisqu’ils manquent d’une qualité qu’elle est incapable de percevoir. Toucherait-elle cet aéroscaphe, l’impression qu’elle en retirerait serait la même que s’il s’agissait d’une embarcation visible, à moins que son toucher, perfectionné par l’expérience, ne l’avertisse que cet objet possède un caractère spécial qui, pour les voyants, se traduit en invisibilité. Celle-ci ne saurait exister pour les aveugles. Un aveugle-né, même, ne pourrait comprendre ce que c’est, à ce point de vue, il ne ferait aucune différence entre le métal de l’aéroscaphe et notre chair. Étonnez-vous donc, monsieur, étonnez-vous encore d’une exception qui, fatalement, paraît à certains hommes la règle générale et que la raison leur impose comme telle, de toute sa toute-puissance !

« Voulez-vous rompre le sortilège de l’invisible ? Qu’à cela ne tienne : fermez les yeux !

– Rhétorique, monsieur ! Rhétorique ! De plus, reconnaissez que les objets que vous me citez comme étant invisibles ne le sont que passagèrement, occasionnellement. Le projectile ne devient tel que s’il est lancé ; l’hélice si elle tourne, et le vase s’il plonge dans l’eau. Quant aux choses invisibles d’une façon permanente, ce sont des gaz, impalpables et fort loin de…

– Qui vous a dit qu’il ne pourrait exister de gaz palpables ?

– Ce ne serait plus des gaz, par définition. L’air ne devient palpable que liquéfié, sous de hautes pressions, quand il se métamorphose de gaz en liquide…

– Bravo, jeune homme ! Mais, dites-moi : ce liquide lui-même, ce « gaz honoraire », peut devenir glaçon ; et pourquoi ce gaz – devenu de la sorte un solide – perdrait-il forcément sa vertu d’invisibilité ? Il ne faudrait qu’une exception bien peu exceptionnelle ! Simple question d’indice de réfraction. Le sable, monsieur, le sable qui est une manière de liquide solide, le sable opaque ne devient-il pas transparent lorsqu’on le transmue en cristal ? Alors, s’il vous plaît, pourquoi le gaz invisible ne resterait-il pas invisible en adoptant une autre consistance ? Dans le cas présent, rester n’est-il pas beaucoup moins ardu que devenir ?

– Soit. Et les mondes invisibles auxquels Robert Collin faisait allusion ?…

– Vous vous rappelez que les planètes – dont la Terre ne décrivent pas autour du Soleil un orbe dont le Soleil serait le centre, mais une ellipse, dont le Soleil occupe seulement l’un des deux foyers. Qu’y a-t-il à l’autre foyer ? à ce deuxième centre, si je puis dire, où l’on ne voit rien, mais où il faut qu’il y ait quelque chose d’assez puissant pour contrebalancer l’action du Soleil et faire qu’au lieu de rond l’orbe des planètes se trouve elliptique ?… Des esprits de valeur soutiennent qu’aux seconds foyers des ellipses planétaires, d’autres Soleils, invisibles aux prunelles des hommes, s’épanouissent. Lisez là-dessus la plaquette de Jean Saryer[9] :

Le Soleil et l’autre Soleil invisible, foyers réels de l’ellipse, sièges de deux forces égales accouplées dans l’immensité… entraîneraient la Terre avec une influence constante de direction… L’autre astre rayonnerait peut-être de la lumière froide et éclairerait des êtres invisibles à l’homme.

« Un monde de la même contexture que celui de là-haut qui nous enveloppe ! Des êtres pareils aux sarvants ! Le regard n’a pas de prise sur eux ; ils sont doués d’une transparence absolue ; la lumière les traverse intégralement.

– Nous nous sommes fiés bêtement au témoignage de notre vue, fit le duc d’Agnès. D’abord, nous avons pris les victimes pour les ravisseurs (souvenez-vous des hommes volants) et ensuite les prisonniers pour la prison (rappelez-vous la tache carrée) !

– Et l’inexplicable poisson voltigeur qui, en vérité, sautillait sur le fond du cylindre invisible !

– Ah ! ils sont…

M. d’Agnès s’interrompit de bavarder pour se boucher les oreilles. Un sifflement qui vous lardait le crâne, accompagné d’un coup de vent subit, venait de remplacer le battement des marteaux. Sous leurs chocs répétés et sous le poids de l’Air, le couvercle invisible avait enfin cédé. Il s’était enfoncé avec une brutalité surprenante. On avait entendu le bris des choses qu’il démolissait en traversant de haut en bas le sous-aérien ; et, comme un trou se forma soudain dans le sol, on connut qu’il avait transpercé jusqu’au fond de cale, agissant à l’instar d’un boulet de canon pneumatique.

Pour combattre l’aspiration, les six jaquemarts s’étaient jetés à plat ventre et formaient une étoile humaine rayonnant autour de l’orifice. L’un d’eux, qui avait la tête tout au bord et qui s’y cramponnait, se releva promptement et cria :

– Il y a quelque chose qui m’a frôlé en sortant avec violence, aussitôt après le sifflement ! Ça m’a passé devant…

Mais à peine avait-il exprimé sa surprise qu’on entendit dans les hauteurs un bruit de carreaux cassés… Dans l’attente d’une dégringolade invisible, tous arrondirent le dos… Après une seconde, il tomba sur l’assistance une pluie d’éclats de vitres. Ce fut tout. Le toit du Grand-Palais venait de crever, on ne savait ni pourquoi ni comment.

– Eh ! c’est le corps d’un des matelots ! expliqua M. Le Tellier. Légers comme ils doivent être ! Dès que l’air fut rentré, l’équilibre étant rétabli, ce corps est remonté à la surface de l’Air, comme un bouchon de liège, comme un de nos corps remonterait du fond de la mer, avec une force incalculable… En voilà un de perdu. Tâchons de sauvegarder les autres, ceux qui grinçaient à l’avant…

Et il songeait : « Ce ne sont pas des hommes, c’est impossible. Si légers ! sans cœur ! sans poumons ! Ce ne peut pas être des hommes, même adaptés, que diable ! Le transformisme a des bornes… Alors, qu’est-ce donc ? »

Son imagination forgerait des créatures épouvantables et fabuleuses. L’idée de Marie-Thérèse ne pouvait que s’y mêler en d’infernales évocations ; et l’astronome se sentait de plus en plus tremblant, à mesure qu’on approchait de la connaissance finale.

Par la brèche invisible, un aspirant de marine se glissa : M. Rigaud. Il descendit dans l’aéroscaphe en prenant toutes sortes de précautions. Il indiquait à voix haute les formes de ce qu’il rencontrait. Il allait et venait au milieu de l’air, d’une façon miraculeuse. On entendait ses pas circonspects, le toc-toc de ses doigts percutant les cloisons. Sa voix, peu à peu, s’étouffait. Il remontait et redescendait, contournait des infléchissements, semblait ouvrir des portes et des trappes, rampait le long de boyaux invisibles et suivait d’étroits corridors en se mettant de guingois. On ne l’entendit plus ni parler, ni marcher, ni cogner. Il poursuivait l’exploration du labyrinthe fantastique, et, subitement, pâlit et se livra aux gestes de la peur. Il s’était égaré. On l’apercevait à quelques mètres de soi, on croyait pouvoir l’atteindre d’un saut, et pourtant il était captif d’une geôle inextricable… Des pompiers, se tenant par la main, firent une chaîne à travers le dédale, jusqu’à M. Rigaud. Il sortit de là pour n’y plus rentrer, sinon, disait-il, avec une cordelette déroulée en fil d’Ariane.

C’est, du reste, au moyen de cet antique procédé que l’on put reconnaître toute la partie étanche de l’aéroscaphe, où donnait accès le premier couvercle. Puis on enfonça les autres, jusqu’au cinquième exclusivement.

Le navire était divisé en alvéoles très nombreuses et très petites. Point d’escaliers, mais des plans inclinés. M. Martin-Dubois, de l’Institut, découvrit des caissons qui devaient être des airballasts, et, de ce fait que la plupart étaient pleins d’air, il déduisit la cause du naufrage, à savoir que la pompe refoulante n’avait plus fonctionné ; que les sarvants s’étaient donc trouvés dans l’impossibilité de refaire le vide dans les airballasts et, par conséquent, de regagner la surface de la mer aérienne.

Au centre, une large cheminée tenait toute la hauteur de l’aéroscaphe. C’était l’inoubliable cylindre qu’un givre momentané avait fait apparaître à Robert et qui servait d’aérium provisoire aux victimes des sarvants. On les faisait entrer par le bas, dont le double fond s’ouvrait à coulisse. Par le haut, que bouchait le plus grand des cinq couvercles, on les transvasait dans leur cellule définitive.

Ce fut M. Le Tellier qui, le premier, palpa la terrible pince-cisaille complétée d’un panier en réseau de mailles métalliques, avec laquelle les Invisibles coupaient les branches, saisissaient leur proie et la déposaient dans le cylindre. Montée au bout de longs bras articulés qui sortaient au bon moment par l’ouverture inférieure de la cheminée, cette pince-cisaille-panier constituait un chef-d’œuvre de mécanique, autant du moins qu’on en pouvait juger à l’aveuglette, avec des mains néophytes et méfiantes.

Le plancher à coulisse élucidait le miracle du coq d’Angleterre. Tandis que la trappe s’ouvrait pour que la cisaille pût aller cueillir le coq du clocher, un véritable coq, déjà soustrait, s’était mis en émoi, et l’ouverture avait permis à la vieille dame de l’entendre jeter ses cris d’affolement. C’est aussi par là que le nabot de Ruffieux s’était laissé choir, au sommet du Colombier, à l’instant précis où le plancher glissait pour le passage du malheureux reporter-photographe. Une cause restée inconnue avait empêché les sarvants de ressaisir leur prise : sans doute l’arrivée impromptue de quelque gibier remarquable.

Cependant, il restait à pénétrer dans la partie antérieure de l’aéroscaphe, où les grincements s’étaient manifestés. Si grand que fût l’intérêt de la machinerie, qu’on venait de découvrir, on abandonna toute autre attraction lorsque M. Le Tellier annonça qu’il était temps de réduire le dernier fort où le mystère se retranchait.

L’astronome avait défendu d’enfoncer le couvercle de cette portion, dans la crainte que les corps des matelots invisibles ne s’en retournassent au ciel comme le premier. Nulle part on n’avait tâté d’objets ressemblant à des cadavres ; il était hors de doute que les marins s’étaient réfugiés à l’avant, tous, dans le meilleur asile du sous-aérien, laissant à l’arrière un de leurs camarades. Dévouement ? Punition ? Accident ? Hasard ? On ne le saurait pas.

Des tarières, à l’extrémité de flexibles, percèrent des trous d’aération dans les étanches de proue. Il y avait encore du vide dans les compartiments du haut. Les autres se trouvèrent accessibles par le moyen de portes en métal souple qui s’enroulaient à l’imitation de nos stores, comme les fermetures de nos boutiques.

Une série de petits réduits très bas… M. Le Tellier et M. d’Agnès, courbés en deux, avançaient prudemment… Le cœur vibrant de forts battements, ils arrivèrent auprès du levier de Virachol. Le duc, se baissant, ramait dans l’air avec ses mains…

– C’est au plafond qu’il faut chercher, lui dit l’astronome. Tenez ! Ah !

Cinq corps inertes, maintenus contre le plafond par leur étonnante légèreté, furent palpés l’un après l’autre et reconnus pour cinq corps humains. Comme on s’y attendait, l’énorme pression anormale les avait cruellement déformés ; ils présentaient des boursouflures et des rugosités, dues à cette mort épouvantable qui tuméfie si horriblement les cadavres noyés au tréfonds de la mer. Mais ce qui surprenait au-delà de toute expression, c’était que les sarvants fussent des hommes, des hommes spéciaux, cela va de soi, et cependant des hommes ! Quoi ! ces êtres du vide, ces créatures invisibles, presque impondérables, privées de système circulatoire, dénuées d’appareil respiratoire, ces collectionneurs et ces bourreaux d’hommes, étaient aussi des hommes !

Sans s’attarder à de vaines réflexions, M. Le Tellier les fit charger de lourdes chaînes, afin qu’ils ne pussent s’envoler. On apporta des cercueils de zinc remplis de glace, où furent couchés les invisibles trépassés. Puis M. Le Tellier les remit au Dr Monbardeau, avec ordre de les conduire boulevard Saint-Germain, dans son laboratoire, aux fins d’autopsie. Dans une heure, il le rejoindrait pour commencer le travail.

Cela dit, aux protestations de quelques médecins qui ne manquèrent pas de crier à l’accaparement, M. Le Tellier, à tâtons, retourna vers les machines. Et il se souvient qu’alors il se représenta la disproportion fantastique qui existait entre la taille (moyenne) des hommes invisibles et l’exiguïté des cabines de l’aéroscaphe, où certes le moins grand des matelots n’aurait pu se tenir debout, non plus que s’allonger de tout son long.

Les machines prenaient douze chambrettes, séparées seulement par de grêles colonnes. (On ne se doute pas des difficultés qu’on eut à surmonter pour dénombrer toutes ces loges et pour en dresser le plan approximatif, sans y rien voir.) Il y avait là beaucoup de doctes personnages qui trébuchaient à cause du vertige, et qui, ardemment, pétrissaient devant eux des contours impossibles à regarder. Ils nourrissaient une vive curiosité à l’égard de la machinerie et de la force motrice employée par les Invisibles pour actionner l’hélice, les pompes et peut-être même le calorifère du cylindre. La plupart étaient assurés qu’on allait découvrir un capteur d’électricité encore plus parfait que celui de l’Épervier.

Or, il arriva qu’au bout de la machine opposée à l’hélice, on trouva une grande quantité de boîtes régulièrement réparties sur des tablettes. Des pièces de métal mobiles les réunissaient aux organes de transmission. Ces semblants d’accumulateurs ou de pile furent ouverts sans effort…

Ils contenaient chacun le cadavre d’une bête trapue et baroque, une espèce de crapaud tout en muscles, enfermé dans un tambour rotatif qu’il avait mission de mettre en mouvement et qui, tournant lui-même par l’entraînement de tous les autres, obligeait l’animal à courir dans sa roue creuse, sous peine d’y être durement secoué, et à contribuer ainsi au labeur général. Cette énergie, communiquée par de petites bielles à l’arbre central, s’allait transformer de mille façons à travers un fouillis mécanique.

Ainsi, les civilisés de là-haut, ces gens dont la science paraissait accomplie, en étaient encore au moteur animal ! Leurs crapauds-esclaves tournaient dans des tambours, comme l’écureuil fait aller sa cage ronde, et comme le cheval des batteuses monte sa côte fuyante ! C’étaient des animaux machinisés, des brutes-outils, rappelant la chiourme des rameurs sur les trirèmes d’autrefois ; c’étaient des galériens-grenouilles !

La légèreté de ces batraciens domestiques fut estimée incomparable. Elle tendait à les enlever comme des bestioles d’hydrogène massif. La compression les avait forcément détériorés. On en compta jusqu’à cent trente, ce qui fit dire plaisamment à M. Salomon Kahn, le physicien, que la puissance de l’aéroscaphe était de 130 crapauds-vapeur.

Et cela démontrait l’existence sus-aérienne de toute une faune du vide, invisible et d’une complexion analogue à celle des sarvants.

M. Le Tellier se réserva quelques-uns des nouveaux asphyxiés. Mis dans la glace avec des poids, ils prirent le même chemin que feu leurs maîtres.

Pendant ce temps-là, les ingénieurs qui caressaient, toquaient, frottaient et auscultaient les machines, ne pouvaient se retenir d’en admirer l’ingénieuse complexité. Toutefois, la sphère y jouait un rôle si cocasse et si prépondérant que les techniciens les plus graves se prenaient à rire, à force de rencontrer sous leurs doigts tant de billes, de globes, de boules et de pommes.

Ils riaient, et grommelaient aussi. Car la maudite invisibilité les empêchaient de saisir bien des agencements. Plusieurs jeunes aveugles, choisis pour leur intelligence parmi les pensionnaires d’une institution, leur rendaient pourtant de précieux services avec leur tact perfectionné. Mais ce n’était qu’une demi-mesure, et M. Le Tellier s’aperçut bientôt qu’il devenait indispensable de rendre visible l’aéroscaphe et ses détails, si l’on voulait en faire une étude efficace.

Ah ! que ne pouvait-on le badigeonner ! Mais l’aéroscaphe était réfractaire à tout barbouillage. Rien ne marquait sur lui, pas plus que la craie du compagnon Virachol. Depuis la détrempe jusqu’au ripolin, toutes les couleurs du monde furent essayées tour à tour. Autant vouloir peindre du verre à l’aquarelle.

Une telle déconvenue incita l’astronome à faire prélever des morceaux du sous-aérien pour l’analyse chimique, afin que cette analyse provoquât l’invention d’une peinture capable de s’attacher à la matière invisible et, par suite, de la faire apparaître.

En attendant cette heureuse éventualité, M. Le Tellier se contenta de faire venir une équipe de staffeurs avec des sacs de plâtre. Ils entreprirent séance tenante le moulage des morceaux les plus simples, entre autres de la pince-cisaille-panier et de l’hélice. Comme cela, on aurait au moins des moulages de l’invisible.

Le jour baissait.

– Venez, dit l’astronome au duc d’Agnès. Maintenant nous allons disséquer les sarvants… Quand je pense à ma fille, il me semble que je les aurais volontiers charcutés tout vivants !… Venez, monsieur. Nous emmenons cet aveugle que vous voyez là-bas ; il s’appelle Louis Courtois et sait l’anatomie. Le directeur de l’institution me l’a chaudement recommandé. Allez le chercher, je vous prie.

Quand le trio, bras dessus, bras dessous, quitta le Grand-Palais, l’hélice de plâtre sortait de son moule, hétéroclite, invraisemblable, toute blanche – reproduction fidèle d’une hélice merveilleuse que n’avaient pas conçue les seuls qui, jusqu’alors, se fussent appelés les hommes.

XV – LA VÉRITÉ SUR LES SARVANTS

Le Dr Monbardeau les attendait impatiemment dans le laboratoire du boulevard Saint-Germain, bel atelier de peintre que M. Le Tellier avait aménagé pour toutes sortes de manipulations scientifiques, au sixième étage de sa maison. Le docteur s’y promenait à grands pas, sous la lumière crue des arcs électriques. Il avait disposé, sur une table, des aciers étincelants et des liquides aux nuances chimiques, empruntés pour la circonstance à des confrères parisiens.

Les cinq bières de zinc s’alignaient côte à côte. Et s’alignaient aussi les boîtes frigorifiques des crapauds-moteurs.

Le duc d’Agnès et l’astronome se mirent en devoir d’ouvrir un des cercueils. Pendant quoi, le docteur, sans discontinuer ses marches et contremarches, interpellait l’aveugle et le prenait à témoin de la rigueur des événements :

– Des hommes, monsieur ! quelle honte ! Des hommes ! Des bimanes bipèdes macrocéphales, comme vous et moi ! Des êtres qui ont l’honneur de ressembler à Claude Bernard, à Pasteur, à… Tolstoï ! et qui pêchent leurs semblables ainsi que des goujons !… Et qui les collectionnent ! Oh !… Ah ! pauvre humanité, monsieur !

– Bah ! répondit M. Courtois, si nous pouvions, nous ferions de même. Sous prétexte d’ethnographie, on se livre, au jardin d’Acclimatation, à des exhibitions de sauvages qui rappellent assez l’aérium des sarvants. Et tenez, docteur, cette jouissance perverse qu’on éprouve, paraît-il, à regarder vivre une personne sans qu’elle s’en doute, à travers le trou de la serrure ; c’est tout bonnement de la volupté du collectionneur !

– Pauvre humanité, vous dis-je !

– Viens nous aider, Calixte, fit M. Le Tellier.

Le couvercle de la bière sauta.

Au milieu des chaînes et de la glace fondue, un vide affectait confusément la « silhouette en volume » (passez-nous l’expression) d’un être humain, ni gros ni mince, ni grand, ni petit.

Cette visibilité temporaire et imparfaite suggéra au directeur de l’Observatoire l’idée de faire mouler les cadavres dès le lendemain, comme l’hélice, et elle permit de saisir le sarvant par les pieds et sous les bras, sans tâtonner. Sa légèreté ascensionnelle neutralisait le poids des chaînes ; l’ensemble équivalait à zéro gramme, zéro centigramme, zéro milligramme.

On l’étendit sur une claie, et les quatre opérateurs commencèrent à palper, non sans aversion.

Impulsivement, ils regardaient l’endroit où leurs mains s’appliquaient, comme si les regards avaient le pouvoir de rendre les choses visibles, et que l’aspect des choses ou leur non-aspect fût une simple conséquence de l’attention visuelle.

Les trois hommes s’aperçurent très vite que, au contraire, les yeux fermés, ils touchaient plus commodément. Pour l’aveugle aux mains sagaces, il tenait sa tête droite, et ses doigts s’agitaient dans l’air avec une agilité prestidigitatrice. Il y avait là quatre aveugles, dont trois volontaires ; et cela dans un but de clarté !

M. Le Tellier, après un silence, ouvrit les paupières. Il fut troublé de l’ahurissement qui se peignait au visage de Louis Courtois, si impénétrable d’habitude.

– Bigrement déformé, n’est-ce pas  ? lui dit-il. Je ne sens ni les yeux, ni la bouche…

– Non : pas d’yeux, confirma l’autre, ému. Et pas de bouche… Mais il y a pis que cela. La face… les traits… sont d’un modelé tellement grossier… grumeleux… Et puis, dites, messieurs, cet homme est habillé, il me semble ?…

– Parbleu !

– Sans doute !

– Mais oui…

– Eh bien, mais sentez donc : il n’y a pas de différence entre la peau de la figure et l’étoffe du costume… la peau des mains non plus…

– Des mains, ça ! se récria le docteur, ces espèces de moignons grenus qui révoltent le toucher ?…

M. d’Agnès répétait d’un air dégoûté :

– Quel sale contact ! mamelonné, visqueux…

– Ah ! çà, mais… fit l’aveugle, ce ne sont pas des habits ! Cela fait corps avec l’individu… C’est la même consistance, la même substance ! On dirait une sorte de molle effigie, faite de pelotes grossièrement agglomérées… Ces pelotes… ces pelotes… Ah ! s’écria-t-il, j’en tiens une ! Et l’on vit ses doigts trifouilleurs s’accrocher dans le vide, sur la poitrine invisible. Je la tiens !… Je la détache… péniblement… Elle vient. La voici ! Bon ! je l’ai lâchée !

Un bruit sec, au plafond, claqua.

– Elle est allée se coller là-haut, comme le sarvant du Grand-Palais, qui a traversé le vitrage, continua Louis Courtois. Maintenant, il y a une cavité dans la poitrine, à la place de cette boule.

– Il faut la rattraper, décida l’astronome. Avec un marche-pied…

Mais l’aveugle disait, en crispant une deuxième fois ses mains blanches :

– Inutile : j’en tiens une autre… qui ne pourra m’échapper… Là !… Dieu du ciel !

– Quoi donc ?

Les trois autres regardaient les mains, puis la physionomie de l’infirme. Ses doigts remuaient fébrilement, et l’horreur verdissait sa face. Un geste frissonnant le fit reculer dans l’attitude de la répulsion la plus invincible ; ses mains s’ouvrirent. Un second bruit sec, au plafond, claqua.

– Pouah ! Il tremblait comme s’il avait eu froid. C’est une araignée !… Une immonde araignée à courtes pattes, de la grosseur d’un œuf de poule… Une araignée morte…

On s’écarta du cadavre invisible.

M. Le Tellier fit appel à toute son énergie et se rapprocha brusquement de la claie où les chaînes esquissaient la configuration de l’épouvantable sarvant.

– Allons ! un peu de cœur au ventre !… Il faut savoir. Tout ça…

Et, seul, il reprit la hideuse besogne manuelle. Puis, formulant ses trouvailles à mesure qu’il les faisait, voilà qu’il eut à prononcer des paroles qui resteront énormes dans les siècles des siècles :

– Non, non… Vous l’avez dit, monsieur : ce n’est pas un homme que je touche… C’est une agglomération de bêtes agrégées en forme d’homme, et ces bêtes sont bien des araignées… oui… de gros poux, si vous aimez mieux…

– Je préfère les araignées ! susurra le duc d’Agnès.

L’astronome continua :

– Elles se tiennent étroitement serrées, en un agglomérat compact, dans la position où la noyade aérienne les a surprises. Elles sont emmêlées à la façon des petites araignées champêtres dont la réunion sur le dos de leur mère fait une horrible toison grouillante. Mais ici, c’est une créature tout entière uniquement constituée par des animaux… Des animaux groupés en forme d’homme ! et d’homme habillé ! Ça vraiment !…

– Donc, scanda le docteur au comble de l’exaltation, les bourreaux de nos enfants sont des araignées !

M. Le Tellier rompit le silence qui venait de suivre, et remarqua :

– Robert l’avait bien pressenti, quand il disait : les êtres du vide doivent être plus différents des hommes que les habitants d’une planète immensément lointaine, mais garnie d’une atmosphère.

Tout à l’heure, M. Monbardeau s’indignait de ce que les sarvants fussent des hommes ; à présent, il l’eût souhaité de bon cœur. Des araignées ! Intelligentes, civilisées, soit ! Mais, tout de même ! Des araignées ! Pouvait-on imaginer quelque chose de plus sordide !

Leur répugnance s’accrût davantage lorsque le duc, ayant mis ses gants, arracha du corps un autre arachnide invisible qu’il eut l’inspiration d’enduire de colle forte additionnée d’encre rouge.

Tout englué de sécotine pourpre, le petit monstre surgit, sanglant et gélatineux… Il était d’une hideur si insupportable à qui savait les abominations de l’aérium qu’on le jeta par la fenêtre. Appesanti de son fardeau poisseux, il monta lentement vers les étoiles – vers le monde sus-aérien – et se perdit bientôt dans la nuit fallacieuse, traîtreusement fleurie de lumières exquises. L’aveugle, courageux, palpait derechef la dépouille du sarvant, et ses mains agiles semblaient alors deux araignées à cinq pattes, vivant d’une vie propre, et qui s’activaient à leur tâche de mystère.

– Cette forme humaine ! radotait le docteur. Mais pourquoi ? Pourquoi donc ?

– J’ai trouvé ! annonça tout à coup M. Le Tellier. Nous sommes en face d’un phénomène de mimétisme ! C’est un moyen de défense ! une ruse de guerre ! Quand elles se sont vues en notre pouvoir, ces araignées ont pensé que nous respecterions des êtres semblables à nous, et de là vient qu’elles se sont agglutinées de manière à figurer des hommes ! Mimétisme purement instinctif ou mimétisme raisonné, en tout cas : mimétisme !

Trois exclamations n’en firent qu’une seule.

– C’est ainsi, mes enfants ! Et voilà pourquoi les chambrettes de l’aéroscaphe sont à ce point menues. Comparées à la taille des matelots qui les habitaient, ce sont de grandes salles. L’aéroscaphe, pour les sarvants, est un ample paquebot, proportionné non pas à l’équipage, mais au gibier qu’il était chargé de poursuivre et d’emporter.

– Nous ne sommes plus des goujons, docteur, fit le duc d’Agnès, nous sommes des cachalots.

– Faible consolation, monsieur. Cependant, j’avoue que… de misérables nains… tout araignées qu’ils soient…

– Oh ! Des nains diantrement habiles ! Des araignées fichtrement cultivées ! L’aérium, docteur, dans ces conditions, quel monument ! Un aquarium pour baleines !

– Passez-moi le scalpel, dit Courtois. Cette cohésion me paraît bizarre…

– Vous avez du nouveau ? lui demanda M. Le Tellier.

M. COURTOIS. – Attendez, laissez-moi faire… C’est bien cela ! Je m’y attendais. Oh !… Ces araignées… elles ne sont pas seulement unies par l’enlacement de leurs pattes. Elles se tiennent aussi par les nerfs. Chacune présente deux papilles nerveuses extérieures, en relation avec les centres (cerveau, moelle ou ganglions) et qui remplissent la fonction de plots électriques, ou de prises de courant, comme vous voudrez. Les araignées se branchent l’une après l’autre, au moyen de ces contacts nerveux !

M. LE TELLIER. – Terre et ciel ! Mais alors, si elles peuvent se souder de la sorte, l’espèce arachnéenne tout entière peut, à sa guise, former une quantité variable d’êtres collectifs, ou devenir un seul animal immense, doué d’un seul esprit, d’une seule volonté, d’une seule sensibilité, une boule gigantesque, ou bien un cordon interminable, un chapelet…

M. MONBARDEAU. – Comme le tænia ! qui lui aussi est composé d’organismes bout à bout…

M. D’AGNÈS. – Les sarvants ressemblent à l’eau, qui s’éparpille en gouttelettes sans nombre et pourrait ne former qu’un seul océan. Docteur, nous ne sommes plus des cachalots ; ces gens-là sont des titans, lorsqu’ils le veulent.

M. COURTOIS. – Oui, des titans ! des protées multiformes ! Il a plu à ceux-ci d’emprunter notre stature pour essayer de nous tromper ; ils avaient le choix entre toutes les conformations possibles, ils pouvaient s’amalgamer dans toutes les combinaisons plastiques, et devenir ainsi plusieurs grandes créatures-colonies, beaucoup de petits êtres-sociétés, ou bien rester une foule d’individus séparés.

M. LE TELLIER. – Ces araignées ne sont, en somme, que des unités de construction, telles les cellules de notre corps, puisque, après tout, l’homme n’est aussi qu’une collection d’éléments. La différence, c’est que chez nous la cellule n’a point de personnalité, ni d’indépendance, tandis que chez les sarvants, chaque élément, libre, est un individu. Ce type biologique réalise une chimère sociale : l’état coopératif. Le peuple sus-aérien jouit de l’idéale république : un dans tous, tous dans un. C’est admirable.

M. D’AGNÈS. – C’est dégoûtant !

M. COURTOIS. – Tous les modes de la vie sont admissibles, et celui-ci n’est pas sans grandeur, qui subordonne la prépondérance d’une race à la pratique de la solidarité.

M. D’AGNÈS. – Bast ! prépondérance sur des crapauds !

M. MONBARDEAU. – C’est vrai, les crapauds ! nous les oublions ! Si maintenant on les étudiait un peu ? Je serais curieux… Chacun d’eux, souvenez-vous-en, produisait le travail d’un bœuf, et c’est un mystère accessoire où je soupçonne, malgré tout, l’intervention d’une science…

 

Il courut alors aux bêtes motrices, et il eut le regret de constater que leur décomposition s’accomplissait avec une rapidité malheureuse. Une odeur d’acide formique[10], se dégageant des glacières, vous piquait le nez et vous faisait pleurer. Des bulles de gaz méphitiques chantaient glouglou parmi l’eau de la glace fondue. Le couvercle d’une boîte fut lancé loin d’elle, avec puanteur et détonation.

– Il faut que les sarvants soient des brutes, déclara le duc d’Agnès, pour avoir traité comme ça de pauvres créatures du bon Dieu !

– D’abord, contredit M. Le Tellier, vous ignorez si ces crapauds n’étaient pas enchantés de trouver protection, abri et subsistance, au prix d’un labeur sans doute proportionné à leur force. Je pense, moi, que les sarvants ne sont pas mauvais, puisqu’ils ont cru que nous ne ferions pas de tort à des hôtes qui nous ressembleraient…

– Oui-da ! persifla le docteur, l’animal le plus obtus sait bien que les loups ne se mangent pas entre eux !

– Les loups, c’est vrai. Pas les hommes.

– En tout cas, les sarvants ne se privent pas de martyriser ceux qui ne leur ressemblent pas ! murmura le duc d’Agnès.

L’astronome répliqua :

– Et s’ils ne savaient pas ce que c’est que la souffrance ?… Avez-vous songé à cela ?… Nous qui souffrons, nous prétendons bien que certains animaux ignorent la douleur. Au fond, qu’est-ce que nous en savons ?

– Peut-être, insinua l’aveugle, peut-être ont-ils adopté notre tournure, sachant au contraire que c’est l’homme que l’homme redoute davantage ? Mais dépêchons ! la pourriture gagne ces restes…

– Voilà qui est fâcheux, soupira M. Le Tellier. J’aurais voulu les soumettre à des expériences de radiographie et les faire mouler.

– Vous n’en aurez pas le temps.

– Essayons au moins de comprendre comment ils suppléent au défaut de circulation sanguine et de fonction respiratoire, et désagrégeons ce simulacre d’humanité.

 

Le soleil naissant les trouva penchés sur les petits morts invisibles, répugnants et légers ; difficiles à retenir et qui, au moindre faux mouvement, s’allaient plaquer au plafond. Mais le résultat de leur veille est beaucoup trop technique pour être rapporté au cours de cette histoire populaire, dont la clarté, d’ailleurs, n’en serait pas renforcée d’un cent-millième de carcel.

Ainsi se termina la mémorable nuit du 6 au 7 septembre 1912, digne suivante d’un vendredi célèbre à jamais dans les annales de la connaissance.

XVI – DE PROFUNDIS CLAMAVI

Sitôt parus, les journaux du matin furent enlevés. On s’attendait à lire d’abondantes explications sur le phénomène des grands boulevards, les feuilles du soir l’ayant relaté la veille en termes confus et déraisonnables. On eut la déception troublante de n’acheter avec les meilleures gazettes qu’un surplus d’incohérences et de contradictions. Elles donnaient un compte rendu passable de ce qui s’était produit au Grand-Palais, mais elles faisaient suivre cette information – déjà très affolante – de commentaires ineptes et d’éclaircissements de haute fantaisie. Dans l’esprit exalté du public, tout ce qui concernait l’aéroscaphe devint à peu près juste, mais la notion du monde sus-aérien demeura ténébreuse et larvaire.

L’instinct du peuple l’avertit qu’il se passait des choses graves. Paris fermenta. Les magasins furent déserts.

Des foules assiégeaient les ministères tour à tour, sans savoir auquel il fallait recourir en l’occurrence. On imaginait, de la part du gouvernement, des cachotteries, des feintes, un parti pris de silence. On voulait la vérité ; sur la cadence des lampions, devant la Chambre des députés, cent mille personnes la réclamaient.

Un questeur, délégué, vint prier M. Le Tellier de vouloir bien instruire la nation.

Vers quatre heures, se fit la distribution gratuite d’un bulletin imprimé à la hâte et renfermant les communiqués de l’astronome (pièce 821).

Ils ne déguisaient rien, mais tâchaient seulement d’être stoïques.

C’est alors que le Péril bleu apparut dans tout son horrible et tout son formidable, quand on apprit tout net qu’au-dessus des hommes, sur un globe invisible plus immense que la Terre et l’enveloppant de toutes parts, vivait une autre race d’êtres intelligents qui semblaient bien nous avoir attaqués, race redoutable par sa position, sa force, son mode de vie, son génie et son invisibilité, qui faisait de nous comme une bande d’aveugles cernés.

L’humanité fut saisie d’une même épouvante, et son émotion s’aggravait bizarrement de ce que les deux formes connues des créatures du vide fussent précisément celles des animaux terrestres les plus répulsifs, auxquels des siècles de fréquentation journalière n’avaient pu la rendre insensible.

Le sort des prisonniers cessa d’intéresser l’opinion ; les gens craignaient pour eux-mêmes trop de calamités. La répugnante immixtion de crapauds et d’araignées dans nos affaires préoccupait toutes les rêveries (car il importe de noter qu’au début le populaire ne faisait pas de différence entre les sarvants et leur bétail dynamique). Malgré les enseignements de M. Le Tellier, l’assurance d’une invasion imminente persista fort longtemps ; l’armée s’attendait à être mobilisée d’un instant à l’autre.

En vingt-quatre jours, l’effroi devint mondial. Une soif de science dévora jusqu’aux tribus arriérées. Les ignorants se faisaient initier aux rudiments de l’optique et de la météorologie ; les clercs poussaient leur savoir aux derniers arcanes. À l’étalage des librairies, la brochure de Jean Saryer, Essai sur l’invisible, s’épuisait en éditions polyglottes. Contre l’autorisation de publier le cahier rouge, Le Journal, Le Daily Mail, Le New York Herald, Le Novoïté Vrémia et La Gazette de Cologne offrirent des fortunes à M. Le Tellier, qui refusa.

Cette fin du monde, appréhendée depuis quelques mois, semblait tout de même arrivée. Les églises et les temples, les synagogues, les pagodes et les mosquées regorgèrent de multitudes horrifiées, en ferveur machinale ; et les tavernes fabriquèrent des ivrognes à la douzaine. Les banques, silencieuses et abandonnées, ne trouvèrent pas un cambrioleur.

Il y eut des prostrations unanimes, suivies de surexcitations universelles.

On eût dit que les nerfs de tous les humains communiquaient entre eux, à la ressemblance des Invisibles. L’abattement s’étendait sur la famille d’Ève en proie à cette peur injustifiée de l’extermination. Elle admettait que les temps fussent venus. Chacun se disait que c’était là le triste aboutissement de tant d’efforts et de victoires. Et l’on connut à nouveau l’incessante détresse qui tenaillait le cœur de nos ancêtres, quand l’homme n’était qu’un mammifère débile, exposé toujours aux agressions monumentales des mastodontes qu’il redoutait sans trêve et dont l’obsession ne le quittait jamais. Or, cette terreur soudain réveillée d’un sommeil vingt fois millénaire, il fallait qu’aux heures préhistoriques elle eût été suprême à l’égal de l’amour ; car l’éprouver, c’était la reconnaître. Plus nombreux qu’en temps d’éclipse ou de comète, les regards se fixaient sur le vide apparent où la déchéance de l’homme s’inscrivait en caractères invisibles. Mais l’homme tenancier de la Terre n’était pas même détrôné : jamais il n’avait régné ! Il s’était cru le maître, alors qu’un autre, industrieux, génial et saugrenu, lui restait supérieur, au point de le pêcher !

Humiliation des humiliations !

L’homme, n’étant plus l’HOMME, s’inclina, pris de stupeur. Il acceptait. Il sentait pour lui-même une grande compassion devant l’iniquité dont il se prétendait victime. Et les prêtres en chaire prêchaient de la sorte :

– Du fond de l’abîme nous avons crié vers Toi, Seigneur, nos désirs, nos souffrances, notre amour. Et nous étions comme des bêtes souterraines. Oui, plus profond d’être sous un monde insoupçonné. Ceux à qui Tu avais donné le royaume de la Terre n’étaient donc pas les fils de l’argile transfigurée au souffle d’Élohim ? Nos prières, en montant vers Ta gloire, au plus haut des Cieux, traversaient l’univers qu’il T’a plu d’interposer entre Elle et nous. Mais, plus que toujours, ô Seigneur, voici que nous crions vers Toi, du fond reculé de l’abîme, nos désirs plus aigus, nos souffrances avivées et notre amour grandi !

L’araignée du soir signifiait chagrin, comme celle du matin. On écrasait l’une et l’autre, dès qu’on les avait aperçues. Des furieux leur faisaient la chasse et les piétinaient sottement. La frayeur en faisait surgir qui n’existaient pas. On voyait partout des faucheux, des phrynés, le Mexique halluciné rêvait d’atocalts, les Nègres d’Afrique s’imaginaient que les étoiles étaient des galéodes lumineuses, et le poème de Victor Hugo se réalisait à l’envers, car le soleil rayonnant évoquait l’ombre paradoxalement éblouissante de quelque titanesque Sisyphe.

Et l’homme, du soleil, faisait une araignée.

Dans toutes les campagnes des cinq parties du monde, crapauds et grenouilles furent massacrés, depuis les mignonnes rainettes vertes de nos prairies jusqu’aux ignobles pipas du Brésil, qui sont des abcès sautillants.

Et puis, tout à coup : revirement. L’humanité se reprit dans un brusque sursaut d’énergie. Des prêcheurs laïcs et religieux s’écrièrent qu’après tout rien ne certifiait la supériorité des sarvants ; que leur mécanique, en définitive, ne valait pas la nôtre sur certains points, avec ses sphères risibles et ses moto-crapauds ; qu’il fallait défendre le sol contre leurs incursions et mettre en batterie tous les engins que notre science avait construits et qu’elle construirait !

On sait que l’homme en troupeau est une étrange bête, lunatique, moutonnière et panurgéenne. La réaction s’opéra dans l’allégresse. Une confiance exagérée supplanta l’excessive démoralisation. Les basiliques se vidèrent au profit des théâtres ; les magasins de nouveautés reconnurent l’afflux des acheteuses, et les aiguilles renfilées coururent à qui mieux mieux dans les pongés, les chantoungs et les peaux-de-soie. Tout repartit. À l’exemple d’un premier syndicat pour la défense du territoire, d’autres se constituèrent. On placarda affiche sur affiche. Les réunions publiques s’ajoutaient aux conférences. Et les capitales manquèrent illuminer lorsqu’on apprit qu’en France le Conseil des ministres allait se réunir pour délibérer avec l’Académie des sciences – mesure éminemment salutaire que tous les États du globe se proposaient d’imiter.

 

Nous rappellerons en peu de mots la séance française mixte, cette assemblée historique, modèle des parlements futurs, en attendant que les personnages scientifiques aient remplacé complètement les politiciens.

Elle s’ouvrit à l’Élysée, le mercredi 11 septembre, et commença par une discussion. (Compte rendu officiel, pièce 943.)

Reflétant la conviction nationale, qu’il partageait, le ministre de la Guerre proposa d’examiner sans ambages les moyens les plus sûrs, expéditifs et radicaux, de détruire les continents sus-aériens. Il ajouta qu’il importait de le faire au plus tôt, avant que les sarvants n’eussent construit de nouveaux aéroscaphes. Il parla de mortiers colossaux et de projectiles explosifs – et se vit couper la parole.

Le ministre des Colonies l’interrompait, et lui demandait de quel droit bombarder ce pays qu’on pourrait sans doute, avec le temps, conquérir, annexer peut-être et, à tout le moins, gratifier d’un protectorat. Le pire qu’il s’autorisait à prévoir, c’était le massacre des indigènes, encore qu’il eût été préférable, à son sens, de les asservir. Mais dévaster de fond en comble la terre invisible ? Jamais ! Il devait y avoir là-haut des richesses inconnues fort appréciables. Pour son compte, il caressait l’espoir que la France, un jour, s’augmenterait de cette belle possession plus étendue que toute la surface qu’on voit sur les mappemondes.

Le physicien Salomon Kahn voulut alors intervenir. Mais le ministre du Travail entra dans la discussion. Après un compliment à l’adresse de ses deux collègues – les ayant admirés d’avoir, pour une fois, montré chacun l’esprit de son département, et s’étant félicité de ce que le ministre de la Guerre eût été belliqueux et le ministre des Colonies colonisateur – il annonça qu’il allait, lui, ministre du Travail, faire entendre les phrases qui auraient dû sortir de la bouche du garde des Sceaux, ministre de la Justice. Et il prouva que l’idée de colonisation n’était pas recevable, au triple point de vue du code, de la jurisprudence et de la justice. Car les plaines du vide appartenaient déjà aux hommes. (Sensation prolongée.)

– Vous savez, dit-il, que tout propriétaire foncier est propriétaire non seulement du sol, mais encore du sous-sol de sa propriété ? Depuis l’extension de la navigation aérienne, vous vous le rappelez, on a reconnu symétriquement la propriété du dessus – la propriété de la portion d’air qui se trouve au-dessus du sol. Tout l’espace qui se trouve au-dessus de mon champ m’appartient : donc je suis propriétaire d’un lopin de territoire sus-aérien. Si mon champ est rond, j’ai là-haut un rond du continent invisible ; mais ce rond est un peu plus grand que celui de mon champ, parce que, messieurs, ce que nous possédons lorsque nous possédons un terrain, ce n’est pas une surface, c’est un volume. Je l’ai dit, acheter un champ rond, ce n’est pas acheter un cercle de campagne, c’est acheter, un cône illimité de feu, de roc, de glèbe, d’atmosphère et de vide, dont la pointe se trouve au centre de la Terre (où toutes les propriétés, se rejoignant, tombent à rien) et dont la base est à l’infini. Les astres, messieurs, ne peuvent graviter qu’en passant de l’une à l’autre de ces divisions d’éther tronconiques dont nous sommes les possesseurs.

« De même, vendre un champ carré, ce n’est pas vendre un carré de culture, c’est vendre une pyramide régulière à quatre pans…

Le président de la République ne disait rien.

– Je demande la parole, fit M. Le Tellier.

On la lui donna. Le silence s’établit.

– Messieurs, commença-t-il, avant d’anéantir ou de coloniser le monde invisible, la France scientifique doit encore travailler pendant des lustres et des lustres.

« À la hauteur de cinquante kilomètres, nulle bombe ne saurait parvenir, du moins utilement. Car, si elle arrivait jusque-là, son explosion dans le vide ne produirait que d’insignifiantes dégradations. Par contre, en retombant sur terre avec une force de bolides, les shrapnells non éclatés y provoqueraient des malheurs irréparables. Voilà pour l’anéantissement.

« Voyons la colonisation. Les appareils dont nous disposons ne peuvent nous transporter là-haut. Sur une profondeur de vingt-cinq mille mètres environ à partir du niveau atmosphérique, l’air est trop raréfié pour soutenir nos ballons, nos aéroplanes ou nos hélicoptères. Vouloir y voler correspond à vouloir nager dans le brouillard. Folie.

« Même, si nous savions organiser un navire aussi léger, précis et résistant que l’aéroscaphe – si l’aéroscaphe radoubé reprenait du service – il ne pourrait monter que six hommes à la fois. Et il faudrait connaître la manœuvre ! Aussi bien l’aéroscaphe n’est-il pas raccommodable. Nous sommes impuissants à le reproduire, et le moteur serait trop lourd que nous mettrions à la place des dynamos crapaudiques – pardonnez-moi cette néologie barbare.

« Et puis, là-haut, messieurs, comment vivre ? J’entends bien qu’il existe des appareils respiratoires contre l’asphyxie ; mais quel scaphandre inventer contre la dépression ? quelle cuirasse hermétique et cependant articulée ?…

« Non, non, il ne faut pas songer à démolir le continent sus-aérien, qui d’ailleurs tient peut-être un emploi fondamental dans l’économie de la planète – qui est peut-être un précieux condenseur de calorique solaire – et dont la disparition entraînerait peut-être celle de la faune terrestre, y compris certain orang dégénéré, tyrannique et vicieux, qui nous est cher de tout notre égoïsme.

« Et ne songez pas non plus à coloniser ce monde, puisqu’il nous est consigné, puisque, hélas ! nous ne possédons qu’en utopie la columbiad de Jules Verne et la cavorite de Wells.

– Mais alors que faire ? Oui, que faire ? Allons-nous donc nous laisser pêcher jusqu’au dernier ? Ils nous coloniseront, si nous ne les colonisons pas !

Le président de la République ne disait rien.

– Minute !… Deux mots, je vous prie ! lâcha M. Le Tellier au plus fort des exclamations. Tout cela est irrationnel. Qui de vous eut jamais le dessein d’aller faire de la pénétration pacifique chez les poissons ? de coloniser les steppes sous-marines et les pampas liquides ?… Vous savez bien que les sarvants ne professent pour nous qu’une simple curiosité scientifique !

– Le reste viendra !

– Pas sûr. Ou bien dans très longtemps, quand nous-mêmes nous aurons des velléités de conquête à l’égard du fond de la mer. Et alors nous serons prêts à recevoir les Invisibles.

– Pour l’instant, il s’agit, sans plus, de nous défendre, au cas où de nouvelles explorations nous menaceraient, menaceraient ce malheureux Bugey qui, de toute évidence, se trouve être le fond de la mer des sarvants. Voilà la question.

« Or, je prétends, pour peu qu’on y réfléchisse, que cette question ne se pose même plus !

(Mouvement)

« Convaincu, par la raison, que les araignées invisibles n’ont à cette heure – et n’auront sans doute jamais – que des intentions océanographiques à l’endroit d’un monde où elles ne sauraient vivre que péniblement affublées d’armures isolantes, ou cloîtrées dans des cloches sous-aériennes, comme nous dans l’eau profonde – je dis qu’il s’écoulera nombre d’années avant qu’elles recommencent leur tentative de muséum. Et je le prouve.

« Voyons, messieurs, croyez-vous qu’il attache une grande importance à la pêche humaine, cet immense peuple invisible qui n’a, dans ce but, construit qu’une seule embarcation ?Eh oui, une seule ! Vous ne l’ignorez pas, en effet : depuis le naufrage de l’aéroscaphe, aucun enlèvement ne s’est produit. Nous avons donc affaire à l’entreprise assez modique d’un groupe de sarvants savants, de ceux qui, je suppose, jouent le rôle de cervelle dans leurs singuliers assemblages. Eh bien, dites-moi, le résultat de cette campagne est-il encourageant pour eux ? Il s’en faut de tout. D’une part, le sous-aérien s’est perdu corps et biens ; et d’autre part (ici, la voix de l’orateur s’embarrassa de sanglots retenus) et d’autre part, messieurs, leurs captifs… – excusez-moi – leurs captifs succombent… avec une effr… effrayante rapidité. Messieurs les membres du gouvernement sont mieux placés que personne pour vous dire avec quelle horrible fréquence les cadavres tombent maintenant du ciel sur le triste Bugey…

« Un instant aveuglé par mes larmes, trompé par mes propres chagrins, j’ai pu croire à l’énormité du Péril bleu ; j’ai pu croire qu’il menaçait tous les hommes dès à présent. Je suis édifié. Les sarvants ne sont pas à la veille de renouveler un essai d’aérium qui échoua dans une catastrophe navale et dans un insuccès d’élevage.

« Que faire ? Préparons l’avenir, si lointain qu’il paraisse. Et que ceux dont les parents sont aux griffes des araignées attendent courageusement la chute de leurs corps !

M. Le Tellier s’assit lourdement, comme un voyageur au terme de sa course. Ses collègues l’entouraient et lui serraient les mains. Dans le bruit de leurs compliments, on entendit le ministre de la Guerre s’obstiner :

– Il faut détruire les sarvants !

Le président de la République, sortant d’un rêve, dit alors, avec un joli accent de Gascogne :

– Hé, dites un peu, monsieur Le Tellier ! Vous qui fûtes le Christophe Colomb, le Vespuce de cette Amérique, ou mieux encore : le Le Verrier de ce Neptune… Dites un peu ! Ces territoires superposés aux nôtres, ces gens sous lesquels nous vivons depuis sans cesse… Hé, hé ! est-ce que cette phrase-là n’est pas absurde ?…

– Toute chose paraît absurde, monsieur le Président, lorsqu’elle est très neuve, très étrange, et que nous l’apercevons tout à coup, au dépourvu, sans qu’une chaîne d’épisodes ou de raisonnements nous ait amenés progressivement jusqu’à elle, par de faibles surprises successives ou de petits enseignements graduels, dont la somme constitue cependant soit une extrême stupéfaction, soit une science approfondie.

« C’est aussi question de vocabulaire.

« Tenez, vous eussiez dit à quelque Romain d’autrefois, au plus intelligent, au plus poète des Romains : Horace, par exemple – ou bien à quelque Grec, au plus savant des Grecs : Aristote, si vous voulez – vous leur eussiez dit cette phrase à la fois lyrique et scientifique. “Un jour, ô maîtres, on emploiera la foudre à pousser des galères.”

« À ces mots, je vois d’ici, monsieur le Président, Aristote sourire et Horace lever les épaules…

« Cependant, la phrase que vous prétendiez absurde tout à l’heure sera dans quelques années vraiment aussi simple et naturelle qu’il est simple et naturel de dire aujourd’hui, deux mille ans après Horace et Aristote : “Il y a des bateaux électriques.”

Le président de la République regagna son rêve élyséen.

– Il faut détruire les sarvants ! tonna le ministre que l’on sait.

La séance continua, et fut levée sur un ordre du jour « invitant les Chambres à voter des crédits pour l’étude de projets destinés à combattre une nouvelle expédition arachnéenne, d’ailleurs improbable ».

XVII – NOUVEAU MESSAGE DE TIBURCE

L’astronome sortit de l’Élysée rompu de lassitude. Il avait dû faire un violent effort sur lui-même pour se montrer optimiste à la séance du conseil. Sa tristesse de père et sa raison de savant s’étaient livré bataille. C’est une belle action, mais c’est une torture de peindre l’avenir des autres en couleurs agréables, quand l’avenir est devant soi comme un trou noir.

Il rentra chez lui, démoralisé, estimant sa tâche accomplie et ne pensant plus qu’à revoir Mirastel, où le Dr Monbardeau l’avait précédé. M. Le Tellier voulait être là – quel supplice infernal que cette pensée ! – lorsque, dans la pluie de cadavres tombant sur le Bugey… Oh ! cette pensée de damnation qui lui venait sans relâche et qu’il n’avait jamais l’horrible courage d’achever… M. d’Agnès l’attendait boulevard Saint-Germain. Sa vue n’était pas faite pour ragaillardir le pauvre homme, tant elle lui rappelait de chers desseins perdus, et tant le duc avait l’air sombre.

Il s’ouvrit de son désespoir à M. Le Tellier. Aucun ingénieur ne lui faisait la moindre illusion. Le monde invisible était inexpugnable, ainsi le décrétaient les Facultés. Il en devenait neurasthénique. La nuit, ses cauchemars l’effaraient de visions sus-aériennes : vivisections, mariages scandaleux, ateliers de naturalisation humaine, etc. ; et, le jour, ses idées restaient imbues de délire. Il n’avait pas échappé à la phobie de l’invisible, qui alors tourmentait les gens impressionnables et les faisait marcher à tâtons en plein midi, de sorte que les rues semblaient parfois remplies d’aveugles. Et quand, de sa fenêtre, le duc d’Agnès considérait l’agitation des passants, il croyait voir, à travers les carreaux, une collection de poissons dans un aquarium !

– S’il me restait au moins une toute petite chance ! fit-il subitement avec un demi-sourire honteux…

M. Le Tellier leva les bras pour les laisser retomber en signe d’impuissance, et le duc d’Agnès reprit en balbutiant :

– Oui, je sais bien… Il faudrait être fou… aussi fou que… euh ! hem !… que Tiburce, par exemple, n’est-ce pas ?… Ah ! celui-là… rien ne le déconcerte… hum…

Il sortit une lettre, d’un geste emprunté.

– J’ai… hem !… Il m’a envoyé ça.

– Ne me faites pas voir cette lettre ; non ! Ah ! je n’y pensais plus guère, à votre Tiburce ! C’est vrai : dire qu’il y a encore un imbécile pour croire à ces bienheureuses chimères !… Ah ! l’enviable crétin ! Serrez votre papier, mon ami ; cela me ferait du mal.

– Évidemment ! concéda le duc d’Agnès.

Mais, cependant, il relisait pour lui seul le message insensé de Tiburce.

(Pièce 845)

Bombay, le 3 août 1912.

« Je conserve bon espoir, cher ami, quoique j’aie contre moi bien des hasards stupides et l’homme le plus habile de la terre : Hatkins.

Tu te rappelles que je me suis embarqué à la poursuite d’un certain Hodgson et de sa fille, que je soupçonnais être Hatkins et Mlle Le Tellier. Je les ai trouvés à Singapour avec une facilité surprenante. C’étaient un vieux pasteur protestant et sa sœur aînée ! L’ostentation qu’ils apportaient à ne pas se cacher m’a vivement révélé le piège ; ces deux vieillards étaient des complices que Hatkins avait fait débarquer en même temps que lui et qui, dès cet instant, avaient pris le nom d’emprunt sous lequel l’Américain et Mlle Le Tellier étaient connus sur le bateau. Pendant que je m’occupais d’eux, Hatkins et sa compagne s’enfuyaient. Ils s’enfuyaient encore : c’était donc eux de plus en plus.

Par déduction, je découvre le chemin qu’ils ont pris. Depuis leur arrivée, deux paquebots seulement appareillèrent, l’un pour Calcutta, l’autre pour Madras. Mon génie familier me souffle : Calcutta. J’y vais, et j’apprends, moyennant finances, que nul débarqué ne ressemble, de près ou de loin, à qui je voudrais qu’il ressemblât. Ayant fumé quelques pipes, je reconnais mon erreur, et pense retrouver la piste à Madras. Je reprends donc la mer, avec un retard considérable. Mais, à Madras, j’ai la satisfaction de reconnaître que mes intuitions ne m’ont pas trompé : deux jeunes Moldaves du sexe masculin viennent de prendre le train pour Bombay, sous le nom des frères Tinska, après avoir séjourné quelques jours à l’hôtel. Il est vrai qu’ils ne viennent pas de l’est et de Singapour, par mer, mais du nord et d’Haïderabad, par terre… Qu’importe ! Tinska, n’est-ce pas l’anagramme de Hatkins moins l’H ?

Je les tenais !

Sans lanterner, je saute dans le rapide de Bombay, où je compte pincer Mlle Le Tellier en habit de jeune garçon… Mais là, dans le fouillis de la ville, impossible de retrouver la trace de mes pseudo-Moldaves. Ce matin, pourtant, après un millier de démarches et de rebuffades (car je n’ai pas cet aspect de Sherlock Holmes qui force l’admiration et la déférence), j’ai su, de l’agence Cook, qu’une société grecque, composée de quatre personnes (deux jeunes ménages), les Yéniserlis et les Rotapoulo, vient de s’embarquer pour Bassora (au fond du golfe Persique). De Bassora, ceux-ci comptent remonter la Mésopotamie et gagner Constantinople à travers les terres, pour ensuite rentrer en Grèce. Je suis sûr que les Monbardeau-d’Arvière ont rejoint Hatkins et Mlle Le Tellier, et que les autres Grecs ce sont eux ! Ils ont fourni à l’agence un luxe de détails inouïs sur tout ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire. Ils se sont dit : « Tiburce ne croira jamais que c’est nous, puisque nous ne dissimulons rien. » Et, en effet, ils ne cherchent pas même à masquer qu’ils sont deux hommes et deux femmes !… Tout autre que moi aurait abandonné cette piste trop claire. À bon chat bon rat ! Je les vaux bien, et ce soir je file sur Bassora.

La superbe randonnée ! J’ai fait, par l’Amérique, le Japon et l’Indochine, plus de la moitié du tour du monde. Avant qu’ils n’aient bouclé la boucle, je les aurais rattrapés. J’ai conscience de les avoir talonnés, traqués, si implacablement qu’ils n’ont pu s’arrêter comme ils le voulaient, et que je les ramène au lancer, en Europe, où nous serons leurs maîtres ! Sursum corda, cher ami !

À toi en toute affection ; et que Mlle d’Agnès veuille trouver ici les hommages de son dévoué.

TIBURCE. »

P.-S. – « Vous me faites de la peine, en Europe. Ma parole, votre frousse se répercute jusqu’ici ! Les indigènes invoquent le Trimourti contre le Péril bleu !

J’oubliais une chose : un journal d’Amérique imprime aux échos mondains que Hatkins a renoncé à son voyage autour du monde et qu’il va donner une fête dans son hôtel de New York !… Crois-tu qu’il est roublard ! Une fête chez Hatkins, soit, mais Hatkins lui-même, non. C’est un sosie de Hatkins, qui le remplacera. Cet homme dépenserait ses milliards pour me berner !…

Adieu.

T. »

Quand le duc d’Agnès eut fini de lire ces abracadabrances, M. Le Tellier surprit dans ses yeux une petite flamme.

– Ah ! ça fit-il en se croisant les bras, est-ce que d’aventure vous garderiez un doute au sujet de la sottise de ce roussin d’occasion ?

M. d’Agnès rougit.

– Un doute ?… Hélas ! comment voulez-vous qu’il me reste un seul doute ! Je sais de source certaine que M. Hatkins est à New York ; j’ai lu le journal de Robert Collin qui a vu chez les sarvants ceux que nous pleurons déjà. Après cela, comment pouvez-vous croire que j’ajoute foi aux lettres de Tiburce, qui prétend les avoir suivis autour du monde ?

« Je reconnais pourtant que… oui, une minute, ce ton joyeux, cette assurance alerte… Et puis, monsieur, nous sommes toujours tentés de croire ce qui nous cause du chagrin ; et, voyez-vous, quand je songe que Mlle Marie-Thérèse aurait suivi Hatkins…

– Vous aimeriez encore mieux la savoir dans l’aérium ! dit amèrement M. Le Tellier.

– Ah ! monsieur, que me faites-vous dire ! Ayez pitié de moi ! Toutes mes transes, toutes mes jalousies tout mon martyre éternel, plutôt qu’une larme aux cils de votre fille !

Et le duc poursuivit longtemps sur ce mode-là, confessant son amour et son mal, d’une voix énervée, rauque et vacillante, avec cette emphase de mélodrame qui ravale au ton de mauvaises tirades les exaltations de la plus belle vie.

XVIII – APPARITION DE L’INVISIBLE

Après le départ du savant dont l’autorité avait dominé la phase parisienne du Péril bleu, on profita de sa retraite pour mettre à exécution certain projet que l’astronome avait toujours combattu. Nous voulons parler de l’admission du public au Grand-Palais. M. Le Tellier ne s’y opposait pas en principe, mais il soutenait avec raison qu’elle devait être gratuite, et que, en tout cas, il fallait attendre que l’aéroscaphe cessât d’être invisible, au moins en partie, grâce à l’intermédiaire d’une peinture ou de tout autre procédé.

Malheureusement, le public grondait. (C’est-à-dire que trois ou quatre publicistes le faisaient gronder.) On vit le moment où la question deviendrait électorale, et, encore que le sous-aérien fût toujours rétif à tout maquillage le rendant visible, l’accession du peuple fut décidée et taxée à cinquante centimes par tête au profit des sinistrés bugistes. L’entrée payante ne fut imposée que pour éviter l’encombrement.

Dès le premier jour, dimanche 22 septembre, il arriva ce qu’avait prédit M. Le Tellier. La foule aperçut, en tout et pour tout, une haute et solide barrière défendant un enclos inoccupé ; des agents de police la doublaient à l’intérieur. C’était bien le cas de dire qu’on avait payé pour ne rien voir. Dans l’âme obtuse de la multitude, cette idée avait pris corps que « fichtre, on verrait toujours, à n’importe quoi, que ce truc-là était invisible ! » Et on voulait voir ! Et on était furibond de ne rien voir pour ses dix sous !

Une émeute éclata. « On nous vole ! une supercherie ! » L’existence des sarvants n’était plus qu’une fumisterie destinée en fin de compte à gruger le contribuable, une fois de plus. Tous ces travailleurs endimanchés se rappelaient entre eux les sommes énormes envoyées au secours du Bugey, de tous les points de la France et de l’étranger, et dont le comité de répartition n’avait distribué que 3.746,95 francs. Ceux mêmes qui avaient accepté l’invisible, au carrefour Louis-le-Grand, ne l’admettaient plus maintenant qu’ils avaient déboursé leur pièce blanche afin de le contempler.

Sur un ordre, les agents frappèrent l’aéroscaphe retentissant…

– Ouh ! Ouh ! Compères ! Robert Houdin ! Ouh ! Ouh ! Compères ! Assez ! Assez ! Honteux !…

En exécution d’un deuxième ordre, les agents rétablirent des cordages autour du sous-aérien…

Puis les gradés atteignirent la plate-forme occulte, et s’y promenèrent sans appui, comme les astres dans l’infinie subtilité…

Puis on alla chercher les moulages de l’hélice et de la pince-cisaille-panier…

Puis douze citoyens furent invités à venir toucher l’aéroscaphe…

Mais rien ne put retourner la foule, qui voyait partout des compères. Le Grand-Palais s’emplit d’un vacarme sans nom. Le public bouillait comme une flaque en fermentation. S’il avait cru à la réalité du bateau, il aurait tenté de le mettre en pièces. Çà et là, des échauffourées se produisirent ; on étouffa quelques marmots. Il fallut rendre l’argent.

Le prestige du Péril bleu venait de recevoir une atteinte irréparable. Le lendemain, les journaux de l’opposition prétendirent qu’il ne s’agissait pas seulement d’une escroquerie, mais aussi d’un stratagème pour distraire de la situation sociale, sans cesse plus étendue, l’attention civique. Le pouvoir s’était servi de ce dérivatif indigne comme il se servait parfois d’alarmes de guerre, aussi fallacieuses que la nuisance ou l’existence même des terres invisibles. Et quand, triomphalement, le chimiste Arnold, de Stockholm, annonça par le monde qu’il avait trouvé la peinture tant désirée et fait apparaître ainsi le morceau d’aéroscaphe que la France lui avait confié, la démocratie refusa d’y voir autre chose qu’un nouveau machiavélisme des imposteurs. « Quelle attrape ! Ils allaient peindre à neuf quelque vieux sous-marin déclassé, hors service, et l’exhiber comme étant l’aéroscaphe invisible recouvert de la célèbre arnoldine ! Bravo, les tartufes ! Mais on savait à quoi s’en tenir. »

Ainsi naquit la légende du Péril bleu, qui était pourtant bel et bien de l’histoire.

 

Cependant, au vrai, l’arnoldine était découverte.

Le chimiste suédois vint à Paris sans perdre une minute. Il apportait le fragment d’aéroscaphe sur lequel tant de combinaisons avaient éprouvé leur impuissance, avant l’amalgame vainqueur. Arnold avait eu soin de n’en peindre que la moitié ; c’était donc une barre moitié invisible et moitié jaune – d’un magnifique jaune serin. Mais, première déception, les Chambres se refusèrent à voter la plus faible subvention. Et, secondement, un projet de société anonyme au capital de quatre cent mille francs, pour la peinture de l’aéroscaphe, avorta misérablement.

Arnold se montra plus grand que tout un peuple. Il prit à sa charge les dépenses considérables – car cette couleur valait plus de 3.000 francs le litre – et fabriqua des quantités d’arnoldine.

D’habitude, la peinture dissimule les choses. Aujourd’hui, la peinture allait montrer les choses.

 

Quand tout fut préparé, Arnold convoqua autour du navire un congrès de savants, pour assister à ce vernissage d’un nouveau genre, tel que le Grand-Palais n’en avait jamais contenu. Belloir échafauda ses gradins, environna d’un cirque de planches l’invisible appareil…

Au jour dit, qui tomba le 5 octobre, devant une galerie de célébrités cosmopolites, le Scandinave endossa la blouse blanche et donna le premier coup de pinceau. Les cinématographes et les instantanés dessinaient un grand rond : les pots d’arnoldine étaient répartis de tous côtés ; un orchestre jouait une marche héroïque. L’invisible apparut peu à peu.

Comme si la brosse chargée de crème avait eu le don de les créer, tous les détails du bateau surgirent dans l’espace, un par un. Ce fut en premier lieu la terrible pince, et l’effroyable cisaille et l’affreux panier en forme d’épuisette, avec son réseau de mailles – tous trois au bout de tiges articulées s’allongeant au moyen de douilles à coulisse. Les machines exhibèrent ensuite leurs complications de finesse et d’enchevêtrement, leurs sphères innombrables et drolatiques, les boîtes désertes où le galop sur place des batraciens mécanisés engendrait la force vive de l’appareil. On vit l’arbre de couche s’allonger, devenir un long tube et se couronner d’une hélice jaune comme lui, jaune comme les machines et la pince-cisaille. On vit le blaireau d’Arnold peindre en ronde-bosse, à même l’atmosphère, des instruments désordonnés, les uns d’aspect élémentaire et volumineux, d’autres infiniment complexes et multiples, dont l’arnoldine, hélas ! empâtait les mignardises.

Suspendu au milieu du vide, Arnold rampait, glissait, se coulait parmi l’agencement invisible des cabines. Ayant peint l’organisme de l’aéroscaphe, il s’adjoignit des aides et continua sa besogne d’enchanteur.

La pince-cisaille et son panier disparurent dans une tour safran qui ressemblait à la cheminée d’un steamboat ; l’assistance frémit : elle avait reconnu le cylindre où tant de captifs s’étaient abandonnés à tant de terreur…

Mais l’air se cloisonnait de murailles, de plafonds et de planchers ; les cellules s’accumulaient à l’entour de la machinerie et des attirails. L’aéroscaphe avait l’air d’une embarcation que l’on eût construite à l’envers des autres, en commençant par où d’ordinaire on finit ; la coque faisait encore défaut. Pour la badigeonner, Arnold et ses aides, montés sur des échelles, étendaient l’arnoldine à grands coups. Pièce à pièce, les entrailles du sous-aérien se cachaient sous le rideau soufre, rigide et bombé, qu’ils déployaient d’une façon magique.

Enfin, la couche d’arnoldine étant parfaite, un long cigare, de la couleur des canaris, se trouva dans le cirque ; et, devant sa ressemblance que la teinte citrine accentuait encore – chacun s’étonna bruyamment.

Arnold rentra dans le sous-aérien pour barbouiller le fond de cale… et quand il ressortit par l’une des écoutilles, aux accents de l’hymne suédois, seul, debout au milieu de l’arène, sur le dos de l’aéroscaphe qu’il semblait terrasser, on lui fit une apothéose.

La couleur ! La couleur ! Principe de visibilité sans lequel nos yeux seraient d’inutiles merveilles ! La couleur, qui seule justifie l’existence de la vue ! La couleur, il l’avait donnée à la matière clandestine, et maintenant tout le monde voyait l’invisible.

Arnold salua. Les taches de sa blouse ensoleillaient son geste, et, de sa brosse imbibée d’arnoldine, des gouttes d’or tombaient superbement.

La foule se retira comme à regret. Quand le dernier spectateur eut quitté le Grand-Palais, la peinture était sèche, et la nuit sans lune et sans étoiles était venue, si épaisse que l’aéroscaphe aurait pu se croire encore invisible, perdu dans les ténèbres, qui abolissent la couleur et crèvent nos yeux.

Or, au cœur de cette ombre, tandis qu’un banquet de quinze cents couverts alimentait le Congrès de savants et fêtait la victoire des hommes sur l’invisible – au cœur de cette ombre, une œuvre obscure, inexorable, s’accomplissait – l’œuvre incompréhensible de forces inconnues, infinitésimales, une œuvre d’atomes et de corpuscules en travail, en lutte peut-être…

 

Cela se passa dans l’ombre et le silence. On ne sait pas comment cela s’est passé.

Belloir, qui vint dès le potron-jacquet pour démonter le cirque, ne trouva plus le sous-aérien, mais seulement, à sa place, un tapis de poussière jaune serin, naviculaire. Un tapis fort mince. Une poussière ténue au suprême degré.

On eut beau courir en tous sens, et tâter l’air, et gauler le vide avec d’immenses perches… L’aéroscaphe n’existait plus. La peinture suédoise, corrosive de la substance invisible, l’avait rongé en quelques heures. La gloire du chimiste sombrait dans la ruine et le ridicule. Il s’arrachait les cheveux ; il ne comprenait pas comment l’aéroscaphe s’était pulvérisé, alors que l’échantillon, prélevé sur le bateau même et dont il s’était servi pour ses expériences, avait résisté à l’attaque…

Enfin, la vérité se fit jour dans l’esprit d’Arnold. Parmi tous les traitements qu’il avait fait subir au spécimen avant de réussir, quelque bain, sans doute, possédait la vertu de l’immuniser contre l’action nocive de l’arnoldine – au lieu que l’aéroscaphe, lui, n’avait bénéficié d’aucune opération préalable.

Un bain ! Oui, mais lequel ? Il en avait tant essayé !… Et puis, à quoi bon le rechercher, à présent que l’aéroscaphe n’était plus ?

Arnold, cependant, s’efforça de confectionner de la matière invisible, de faire la synthèse de cette bizarrerie dont l’analyse lui avait coûté mille tourments (et cela pour rester incomplète, le composé donnant, avec les acides, des réactions extravagantes). Il ne réussit qu’à diluer plusieurs spécimens dans un mélange démoniaque, enfiévré de courants alternatifs, et s’arrangea si bien qu’il détruisit de la sorte tout ce qui demeurait ici-bas du métal inestimable.

Ce fâcheux inventeur y laissa l’entendement. Sa patrie l’hospitalisa. Il est toujours à Göteborg. Tantôt il veut aller peindre les continents sus-aériens, pour les réduire en poudre. Et tantôt, croyant avoir trouvé le correctif de l’arnoldine, l’insensé parle de vernir cette voûte transparente, afin que la nuit s’étende à jamais sur l’ingratitude et sur l’ironie.

 

C’est de cette façon que l’invisible – passez, muscade ! – apparut et redisparut.

XIX – TIBURCE ABANDONNE

Dans sa chambre blanche et rose, toute claire au clair matin qui fait les chambres des jeunes filles plus que jamais « chambres de jeunes filles », Mlle d’Agnès venait d’achever sa toilette.

La servante arrangeait un désordre de fanfreluches.

Mlle Jeanne d’Agnès regarda son visage au fond d’un miroir et lui adressa une petite grimace triste, parce qu’il n’était pas trop beau. Puis elle s’approcha d’un calendrier perpétuel, et fit jouer le déclic, afin de le mettre à jour.

Le calendrier marqua :

MERCREDI

16

octobre.

Et le cartel anglais carillonna :

– Dix heures !

Mlle Jeanne pensa, presque simultanément, que l’heure du courrier était passée, que depuis un mois Tiburce le fol, Tiburce l’entêté, Tiburce le Hutin, n’avait pas donné de ses nouvelles, et qu’elle avait vingt ans aujourd’hui.

Le front aux vitres de sa fenêtre, elle regarda s’effeuiller les marronniers de l’avenue Montaigne.

Trois coups discrets troublèrent sa rêverie.

– Qu’est-ce que c’est ? fit-elle.

Une voix d’homme répondit, obséquieuse et sourde :

– C’est M. le duc, mademoiselle, qui demande si mademoiselle veut bien descendre un petit moment dans son cabinet.

– ?… !…

Sans rien dire, toute glacée, le sein frémissant, Mlle d’Agnès se rendit chez son frère.

Il l’attendait debout, et, quoiqu’il fût à contre-jour, elle distingua ses yeux rouges et son air défait. Il lui dit à brûle-pourpoint, d’un ton extraordinairement doux et affectueux :

– Écoute, Jeanneton… D’abord, écoute : tu aimes bien toujours Tiburce, n’est-ce pas ? Pauvre petit, te voilà toute tremblante… Ne crois pas…

– Mais oui… je l’aime, Tiburce…

– Eh bien, mon Jeanneton, tu l’épouseras, va, mon petit ; tu l’épouseras quand même. Autrefois, tu sais, j’étais inepte de m’opposer à votre mariage ; et depuis, le subordonner au succès de Tiburce, vois-tu, faire dépendre votre bonheur du mien, ça, c’était d’un égoïsme sans nom !… Mais tu l’épouseras, va, mon petit !

– François, je te remercie de tout mon cœur… Elle lui prenait les mains et parlait timidement. Il… il n’a pas réussi, alors ?… Tu dis que je l’épouserai quand même ?… et tu pleures !… Elle l’embrassait… Il n’a pas réussi ?

– Parbleu ! s’écria le duc en chevrotant. C’était bien sûr qu’il échouerait ! Je ne sais pas comment j’ai été assez idiot pour me raccrocher à cette hypothèse ! Mais c’est que l’autre, l’autre hypothèse, celle des sarvants, était si affreuse !… Si affreuse et si définitive ! Tiens, j’ai encore vu deux ingénieurs ce matin, et mon courrier… ce n’est que des réponses d’ingénieurs ! Tout ça ; désespérant ! Jamais on n’ira là-haut. Jamais ! Jamais, jamais !…

Mlle d’Agnès reprit tendrement :

– Tu as une lettre de Tiburce ?

– Oui. La voilà. C’est pour te la faire lire et pour te rassurer en même temps, que je t’ai demandée.

Elle déploya le billet.

(Pièce 934)

Angora, Turquie d’Asie. Ce 11 octobre 1912.

« Mon cher, oh ! bien cher ami, pardonne-moi !

Pardonne à ma sottise !… Ceux que je poursuivais autour du monde n’étaient pas ceux que je cherchais !

Je vois clair à présent. La douleur a lavé mes yeux de tant de larmes !…

J’ai pris le change plusieurs fois de suite sur des voyageurs différents, poussé par mon idée fixe et moins conduit par les circonstances que par une marotte que j’agitais moi-même devant mes propres pas !

Oh ! ces dernières semaines ! Cette course fiévreuse, à cheval, de Bassora jusqu’ici, cette galopade à travers la Mésopotamie, le long du Tigre, où, chaque jour, je gagnais du terrain sur les Yéniserlis et les Rotapoulo !

Eux, ils allaient sans se presser, visitant les ruines, s’attardant aux paysages, faisant un crochet vers Babylone, revenant à Bagdad… explorant les décombres de Ninive après avoir goûté Mossoul… Ils avaient une avance de quinze jours…

Je les ai rejoints entre Diarbékir et Angora… et là j’ai constaté que ce n’étaient pas Hatkins avec Mlle Le Tellier et les Monbardeau, mais réellement deux jeunes ménages grecs, de vrais Yéniserlis, de vrais Rotapoulo – de braves gens, somme toute, à qui j’ai confié ma désillusion et qui m’ont consolé de leur mieux.

Nous sommes arrivés ici de concert, Angora, c’est le point terminus de la voie ferrée qui vient de Constantinople. Une journée de wagon me sépare de la capitale de la Turquie. Mais je suis brisé de fatigue et d’ennui, et je compte rester ici – combien de temps ? je ne sais – à me reposer dans les fleurs et le soleil, en songeant à ma bêtise comme à quelque maladie dont je serais convalescent. Hélas ! faire du roman dans la réalité ! Devenir Sherlock Holmes ! Pauvre de moi ! Malade que j’étais !…

Mais, François, maintenant – je t’en supplie ! – ne me laisse pas désespérer à propos de Mlle Jeanne. Promets-moi que peut-être… dans bien longtemps… Pardonne, je termine.

Quand je pense à cela, ma vue se brouille.

Adieu !

TIBURCE. »

Mlle d’Agnès contempla son frère.

– Moi aussi, François, j’ai besoin de pardon. Je savais bien que Tiburce ne retrouverait pas Marie-Thérèse, et si je l’ai laissé partir, c’est que je comptais sur son acharnement pour fléchir tes résolutions. Mais à l’heure où mon plan vient enfin d’aboutir, il me semble que ce n’est pas très honnête, cette machination…

– Ah ! mon amie, c’est ta diplomatie qui avait raison contre mes préjugés ! D’ailleurs, apaise-toi : Tiburce serait parti malgré ta défense ; il était si convaincu !

– C’est possible et j’éprouve un étrange soulagement à le savoir désabusé. Un si bon garçon dans de telles erreurs !… Mais, j’y pense, François, comment toi, connaissant la vérité, pouvais-tu te laisser prendre à ces sornettes ?

– Depuis qu’on m’a enseigné ce que c’est que l’aérium et ce que sont les sarvants, me dire que Marie-Thérèse est la proie des sarvants dans l’aérium… C’est cela que mon esprit ne peut pas supporter, et non les idées folles, non les folies encourageantes !

– Du courage, mon frère. Je t’aime aussi. Du courage.

– J’en aurai. J’en ai. Mais je suis écroulé… Je vais tâcher de dormir un peu. Laisse-moi, mon petit, veux-tu ?

Quand sa sœur se fut retirée, le duc d’Agnès sentit un isolement plus absolu qu’il ne l’avait désiré. Partout, désormais, ne serait-il pas seul comme il était seul dans cette salle ? Pouvait-on n’être pas seul en l’absence à jamais de Marie-Thérèse ?…

Il tendit vers le ciel des sarvants la menace et la vanité de ses poings, et tout à coup lui vint une ivresse d’amertume, un désir forcené de souffrance et de sanglots.

« Ah ! songeait-il comme un enfant gâté. On veut que je sois malheureux ! Ah ! on le veut ? Eh bien, je le serai, malheureux ! et même au-delà de ce qu’on veut ! »

Ainsi l’homme prétend toujours avoir raison de sa destinée.

Pour endeuiller encore son effroyable solitude, le duc pensa donc à s’ensevelir dans le noir linceul de l’obscurité. Mais tel était son égarement qu’il avait oublié l’heure. Il tourna le commutateur électrique, en vue d’éteindre le soleil qu’il prenait pour une lampe. Un plafonnier s’illumina, jaunâtre et dépaysé dans l’éclat du jour, comme un œil de hibou. M. d’Agnès se ressaisit.

– Mes compliments ! fit-il tout haut. Voilà que tu deviens gâteux… Ah ! non ! non ! Ah ! pas de ça, mon garçon ! Quand ce ne serait que pour la voir une dernière fois, morte et défigurée – pour lui porter des fleurs et la mettre au tombeau – tu dois vivre ! Et vivre tout entier, de corps et d’âme !… Allons ! du nerf !

XX – DISPARITION DU VISIBLE

La lettre de Tiburce, qui avait tant ému François d’Agnès, ne produisit aucun effet sur M. Le Tellier, quand il la reçut, à Mirastel par les soins du jeune duc. L’astronome et son entourage savaient à quoi s’en tenir dès longtemps. Et tous – Maxime enfin guéri – Mme Le Tellier, blanche et blonde à la fois et ne songeant guère à l’élégance. Mme Arquedouve un peu ratatinée, si menue, si menue ! – et le pauvre couple des Monbardeau, vieilli, désemparé – tous ne pensaient qu’à deux choses : examiner au télescope le fond de l’aérium, avec les petits mouvements produits dans les vides par l’agitation des prisonniers, et reconnaître, à mesure qu’ils s’abîmeraient, les cadavres précipités.

C’était toujours la nuit qu’ils tombaient. Ainsi que Robert l’avait supputé, les sarvants devaient être plus actifs et plus à l’aise dans les ténèbres ; et il ne se passait pas de nuit sans sifflement, pas de matinée sans qu’un paysan ne vînt au château prévenir qu’un mort s’était abattu dans sa vigne. Les campagnards avaient fini par se rassurer ; de l’aube au soir, ils travaillaient la terre engraissée de chair humaine. Parfois, en arrivant, ils trouvaient des animaux nuitamment dégringolés, parfois des hommes et des femmes. À leur appel, Maxime, son frère et son oncle accouraient. Maintenant, les cadavres ne portaient plus de traces anatomiques. Plus de vivisection ni de dissection, plus de tortures. Ils étaient complets, honorables, mais d’une excessive maigreur. L’autopsie révéla que les maladies les avaient dévastés sans que les sarvants y fussent pour quelque chose. Les captifs ne mouraient que faute de soins, de remèdes, de grand air et de bonne nourriture.

Mais ils mouraient de plus en plus.

On fit le compte des disparus, et l’on enregistra les cadavres. Aux environs du 10 octobre, M. Le Tellier acquit la certitude qu’il ne restait là-haut que vingt-cinq malheureux, parmi lesquels Marie-Thérèse, Henri, Fabienne et Suzanne.

C’était une terrible découverte. Au train dont les choses marchaient, dans vingt jours tout serait consommé. Les quatre exilés seraient morts.

Mirastel retentit de lamentations.

La nuit d’après, deux sifflements perçaient les cœurs… Mais ce n’étaient que les chutes d’un bouc et d’une ânesse.

Ceux qu’on attendait ne tombèrent pas les jours suivants.

Au zénith, la tache sombre ne bougeait pas, ne changeait pas. Seulement, l’animation des rainures diminuait, plus rare et plus lente.

Le 18 octobre, neuf humains et une douzaine de bêtes avaient chuté depuis le 10. Il y avait encore seize condamnés dans l’aérium.

Le sommeil déserta le château. La nuit, à force d’écouter, chacun souffrit d’étranges troubles auriculaires. À deux heures du matin, le 19, l’ombre résonna d’un bruit particulier qui ne sifflait pas comme d’habitude. On aurait dit une charge de grains de plomb criblant la paix nocturne… Le bruit se répéta plusieurs fois de suite. M. Le Tellier sortit sur la terrasse avec les siens. La lune venait de se coucher ; en luminosité diffuse, sa clarté s’exhalait encore de l’occident.

Il faisait un petit vent frais.

Le bruit recommença, tandis qu’une sorte de nuage obscur, sifflant comme de la grenaille, allait s’écraser dans le marais, vers Ceyzérieu. Un second, immédiatement, le suivit. Un troisième. Un quatrième. Un cinquième… Ils fondaient pesamment l’un sur l’autre, au même endroit, giflant la terre humide. On en compta jusqu’à trente-deux. La trente-troisième chute rendit un son très différent, de cliquetis, de ferrailles entrechoquées et n’avait point l’aspect d’un nuage. Tout cela venait manifestement du port invisible, et ne tombait vers le sud qu’à la faveur du petit vent frais.

Qu’était-ce que ces envois du monde supérieur ? Ni des hommes ni des bêtes, assurément ; on connaissait trop leur façon de s’annoncer. Qu’est-ce que les sarvants avaient encore imaginé ?…

On attendit le soleil avec une impatience farouche.

Il vint, et fit voir des espèces de monticules très ostensibles au milieu du marécage. Mais il fallait renoncer à les approcher, au centre de la plaine mouvante et dangereuse. Rien ne semblait y remuer.

L’astronome prit le parti de les regarder avec sa meilleure lunette. On l’accompagna dans l’observatoire de la tour.

Le tube optique était là, monté en lunette terrestre et braqué sur la tache carrée, depuis des semaines.

M. Le Tellier mit l’œil à l’oculaire.

– Tiens ! dit-il, on a donc touché à ma lunette ? Je ne vois plus l’aérium !… Il examinait l’appareil. Mais non, rien n’a été dérangé… et cependant l’aérium n’est plus dans le champ visuel ! Il a disparu !

– Mon Dieu ! fit Mme Monbardeau. Quoi encore !

– Disparu ? Est-ce qu’ils auraient déplacé ce palais immense ? suggéra Maxime.

– Une catastrophe ? reprit le docteur. Un tremblement du sol sus-aérien ?

– On verrait toujours quelque chose… Il ne reste rien ! affirma l’astronome. Rien ! au point précis où j’ai vu hier au soir le dessous de l’aér… Ah ! Attendez donc !

Il abaissa le petit télescope, et visa les monticules au centre du marais. Le grossissement les lui détailla. C’étaient, sur l’étendue olivâtre, des tas de terre brune, et sur cette terre, enfouis aux trois quarts, beaucoup d’objets disparates : des branchages secs, des ramées grises, une masse d’informités de toutes les couleurs, où l’on distinguait une dorure à silhouette de coq…

– L’aérium est là ! dit M. Le Tellier en se redressant, ou plutôt les choses qui le rendaient visible. Cette nuit, c’étaient des nuages de terre qui tombaient ; les sarvants l’ont jetée wagon par wagon. Ils se sont débarrassés de leur muséum d’océanographie !

Des faces blêmes l’entouraient.

– Et les… les êtres ? demanda Mme Arquedouve. Les seize prisonniers ?

– Henri ?

– Suzanne ?

– Marie-Thérèse ?

– Fabienne ?

– Il n’y a rien de vivant là-bas. Rien de mort non plus… Et là-haut il n’y a plus rien du tout.

– Les sarvants les ont entraînés sur un autre point de leur globe !

– Ne dis pas cela, Maxime ! s’écria Mme Le Tellier qui tremblait de tous ses membres. Je t’en supplie ! Pas cela !

– Mais qu’espérez-vous donc, maman ?

– Est-ce que je sais !…

Maxime s’était emparé du télescope. Il considérait les monticules. On se taisait.

À ce moment, très, très loin, parmi toutes les rumeurs de l’éveil auroral, un chien jappait.

Mme Arquedouve prêta l’oreille.

Le jappement se rapprochait.

L’aveugle comprima son cœur à deux mains. Les autres la regardaient curieusement. Elle écoutait le chien comme elle eût admiré la splendeur de la lumière reconquise. Oppressée, elle ne pouvait rien dire de son émoi.

– Mère, mère, chuchota Mme Le Tellier, est-ce vraiment Floflo qui revient ?

Mme Arquedouve abaissa les paupières. Et chacun s’interrogeait du regard. Floflo ? Floflo que Robert, que Maxime avaient vu chez les sarvants ! Floflo vivant ? Floflo de retour ?… La grand-mère se trompait !…

C’était bien lui, pourtant.

Il arriva, tirant une langue interminable et rose, sautant de joie malgré sa fatigue, léchant les mains, les visages et même les bottines. Mais ce qu’il était décharné, le pauvre loulou ! Et sale, si vous saviez ! La poussière de la route avait collé ses longs poils noirs tout trempés…

– Il ne faut pas être sorcier, raisonna Maxime, pour voir que ce chien a été plongé dans l’eau avant d’accomplir une assez longue course. Avant ou pendant. Il se sera baigné, chemin faisant ; aux fontaines. Mais d’où vient-il ? Ce n’est pas des monticules ; nous l’aurions vu traverser le marais, et puis il ne serait pas si exténué, ni tellement couvert de poussière. Du reste, on ne peut admettre que les sarvants l’aient lancé du haut de…

Un coup de cloche sonnant au portail l’empêcha de finir.

Le trouble qui les envahit les fit pâlir ; c’était un mélange contradictoire d’espérance et d’inquiétude, qui produisait une sensation physique de faiblesse soudaine et de grand froid.

Il y eut une déception :

Le visiteur était un rustre avec une bicyclette.

Mais il y eut encore une émotion ; ce rustre apportait une lettre à M. Le Tellier.

Et il y eut alors une joie délirante, inénarrable, folle, car la lettre venait d’un ami que M. Le Tellier avait à Lucey, sur le Rhône, à dix-huit kilomètres de Mirastel, et cette lettre disait :

(Pièce 988)

Venez vite. On a trouvé ce matin dans une île du fleuve, entre Lucey et Massignieu-de-Rives, les disparus survivants. Aucun ne paraît blessé. L’autorité les a mis en quarantaine.

 

Malgré la bizarrerie de cette dernière phrase, l’allégresse prit de telles proportions qu’elle faisait peur à voir. Il leur semblait que tout à coup l’atmosphère venait de se modifier. L’astronome nous a dit : « C’était comme si l’on m’eût débarrassé d’une camisole de force endurée pendant six mois ! » Le rire ressuscitait au fond des gorges ; mais les visages en avaient perdu l’habitude, et les joues s’y opposaient. Ils faisaient une infinité de mouvements inutiles et marchaient de droite et de gauche, avec des grognements de bonheur. Ils se calmèrent enfin. Maxime interrogea le rustre.

Au petit jour, un ouvrier, se rendant au travail, avait aperçu dans une île du Rhône un groupe de personnes en très mauvais état, mal vêtues, mal portantes, couchées pour la plupart, en compagnie de bêtes incroyablement diverses, dont quelques-unes essayaient de passer l’eau. Quand cet homme était arrivé, un petit chien noir traversait le fleuve à la nage, vers le nord, et la dérive emportait deux à trois animaux efflanqués, trahis par leurs forces au milieu du courant. Un aigle, paraît-il, tentait sans relâche et vainement de s’envoler. Le navire avait défendu qu’on approchât de l’île, et, craignant la ruse des sarvants, il avait mis les rescapés en quarantaine.

On s’empila dans la grande auto blanche, comme au jour de l’enlèvement. Mais combien les figures avaient changé depuis ! et comme leur gaîté contrastait avec leurs rides et leurs flétrissures ! Et ils riaient ! et ils riaient ! (Ils avaient l’air de se tromper en riant si fort avec de tels visages.) Pour un peu, ils auraient chanté. Au passage, M. Le Tellier apostrophait les paysans :

– Ils sont revenus ! Ils sont là ! Ma fille est descendue !

– Et mes enfants aussi ! rectifiait le docteur sur un ton comique, en feignant la susceptibilité. Mes enfants aussi !

La même algarade se renouvelait à chaque rencontre.

Les beaux-frères s’amusaient éperdument, se tapaient sur les cuisses, et les autres riaient à bouche que veux-tu.

On arriva.

 

La route longeait le Rhône qui, à cet endroit, se divise à travers un archipel aride et pelé. Une population villageoise se pressait sur les deux rives, à la hauteur de l’île aux rescapés. Celle-ci, pareille aux autres, sortait du flot robuste un banc de terre livide, semé de quelques buissons. Elle était assez loin des berges.

M. Le Tellier voulut détacher une barque ; mais le garde champêtre s’y opposa, « rapport à la quarantaine ». Là-dessus, l’astronome s’emporta, très inutilement. Tout en colère, il regardait là-bas les misérables survivants de l’aérium étendus sur le sol parmi les lièvres, poules, sangliers, renards, buses, pintades et autres créatures domestiques ou sauvages qui ne paraissaient pas beaucoup plus dégourdies que leurs seigneurs. L’aigle, par-ci, par-là, se levait, courait, les ailes déployées, d’un bout à l’autre de l’île, puis retombait sans force. Ils mouraient tous de consomption ; la faim minait ces hommes et ces femmes, et une mesure imbécile interdisait de leur porter secours !

À distance, M. Le Tellier ne reconnut d’abord que Fabienne Monbardeau-d’Arvière ; ensuite, il lui parut que Suzanne… Mais il fut tiré de son examen par un cri terrible, derrière lui. Tout le monde se retourna.

Mme Le Tellier, montée sur le siège de la voiture, clamait lugubrement : « Marie-Thérèse n’est pas là ! ils sont quinze seulement ! au lieu de seize ! et ma fille n’est pas là, pas là ! Ils l’ont gardée ! C’est la seule qu’ils aient gardée ! Oh ! mon Dieu !… »

Elle s’affaissa sur les coussins. M. Le Tellier fut centenaire en une seconde.

Et rien n’était plus vrai. Par un moyen resté inconnu, les sarvants avaient rapatrié tous les pensionnaires de l’aérium – sauf Marie-Thérèse.

Henri, Suzanne et Fabienne, l’un après l’autre, esquissaient de temps en temps un geste de reconnaissance, harassé. Mme Monbardeau les couvait des yeux.

Mais les parents des autres rescapés étaient accourus, les curieux s’amassaient sans désemparer, et tous ces gens murmuraient contre la quarantaine. On ne sait quelles disgrâces seraient arrivées au maire et au garde champêtre, si Maxime et trois jeunes hommes de Massignieu n’avaient abordé dans l’île, à l’aide d’un bachot qu’ils avaient découvert en amont.

Lorsqu’on vit que rien de fâcheux ne leur advenait, la quarantaine fut levée ; une flottille d’embarcations accosta le lazaret, et la société reprit possession de quinze corps inertes, faméliques et parcheminés, sans voix et sans âme apparente. L’ami de M. Le Tellier prêta sa limousine aux Monbardeau ; l’auberge de Lucey s’ouvrit aux revenants qui n’avaient pas encore été réclamés.

Quant aux animaux, on les acheva sans grande raison, ni grande nécessité, ni grande humanité. Et ce faisant, ne semble-t-il pas, au propre et au figuré, qu’on se soit montré au-dessous des sarvants ? eux qui ne les avaient pas tués ?… N’est-il pas raisonnable de croire que les Invisibles se sont aperçus enfin de l’existence de la douleur ? Ayant découvert chez les êtres d’en bas cette chose subtile, atroce et merveilleuse – étrangère à leur monde – n’est-ce pas alors qu’ils ont arrêté les vivisections ?…

Car, il n’y a pas à dire (l’état des cadavres en a témoigné) : les vivisections prirent fin tout d’un coup, et le seul motif valable qu’on en puisse donner, c’est la miséricorde des sarvants éveillée par la découverte de la souffrance. Et s’ils n’ont pas rapatrié sur-le-champ les pauvres hères qu’ils s’étaient mis à plaindre, ne faut-il pas attribuer ce retard au temps de construire un second aéroscaphe ou quelque autre appareil invisible destiné à les redescendre ? À ce sujet, l’hypothèse qui semble prévaloir est celle d’un engin automatique, poussé par le vent, qui serait venu atterrir dans l’île, au hasard ; un déclenchement l’aurait fait remonter de lui-même, après décharge. Cela n’est pas impossible, mais rien n’autorise à le certifier. Le fait réel, c’est que les sarvants nous ont rendu les nôtres dès qu’ils ont pu le faire, et tout porte à croire qu’ils l’ont fait par intelligence et bonté.

C’est en effet une chose assez monstrueuse, logiquement parlant, que les poètes et les philosophes qui ont imaginé des êtres intelligents hors de l’humanité, en aient toujours fait des créatures sanguinaires et méchantes. Pour affecter le lecteur avec certitude et forger des civilisés qui fussent loin de l’homme autant qu’il est possible, ces utopistes ont refusé à leurs individus chimériques les vertus qui passent pour nous être propres. Ils ont cru, par cet expédient, faire montre d’indépendance à l’égard de l’anthropomorphisme, et ils lui ont sacrifié servilement, à leur insu, en privant leurs nations supposées de mérites et de qualités dont l’homme, en foule, est pareillement dépourvu.

Les sarvants nous sont, je crois, supérieurs en morale comme en altitude. Et il faut que cette opinion-là ne soit pas si mauvaise, puisqu’elle s’imposait à l’esprit éminent de M. Le Tellier, aux instants même où il se demandait avec rage pourquoi les Invisibles avaient gardé sa fille.

Car ils l’avaient gardée, la chose était certaine. On avait fait des cadavres un recensement trop assidu pour que celui de Marie-Thérèse y eût échappé. Donc, elle était restée là-haut. Pourquoi ? Sa beauté n’expliquait rien, sa beauté n’avait pas cours chez les sarvants, pas plus que chez nous la grâce d’une araignée… Alors, pourquoi ? « Pourquoi Marie-Thérèse ? se demandait M. Le Tellier. Et pourquoi elle seule ? »

On revenait. Il pressait les mains de sa femme blottie au fond de la voiture. Devant eux, la limousine des Monbardeau détalait sur la route. Et dans celle-ci, penché sur le visage plaintif de sa fille, le docteur murmurait :

– Suzanne, Suzanne ! Je te pardonne, tu sais !

Un sourire effleura les lèvres violettes. Alors, M. Monbardeau s’occupa d’Henri et de Fabienne ; mais comme il n’avait rien à leur pardonner, jamais il ne parvint à les dérider. Leur hébétude dépassait toutes les appréhensions.

– Henri, sais-tu pourquoi ils ont gardé Marie-Thérèse ? fit Mme Monbardeau.

– Chut… Du calme, du silence… conseilla le docteur. La physionomie de son fils avait indiqué une vague expression d’ignorance.

– Laissez-le, Augustine. Ce soir, on pourra l’interroger. Ce soir ou demain matin.

 

Les deux automobiles glissaient au fond de l’océan céleste. Elles répandaient derrière elles une traînée de poussière semblable aux nuées opaques dont les seiches de la mer dissimulent leur fuite.

XXI – TRIOMPHE DE L’ABSURDITÉ

Le même jour à cinq heures du soir, le duc d’Agnès, qui errait dans Paris comme une âme en peine, croisa, boulevard Bonne-Nouvelle, trente ou quarante camelots lancés au pas de course et hurlant à tue-tête : « L’Intran ! La Presse ! La Liberté ! » Ils les vendaient, au vol, à tous les passants.

M. d’Agnès acheta L’Intransigeant.

(Pièce 1.037)

RETOUR INESPÉRÉ DES DISPARUS

Leur état d’abattement

[Mlle Le Tellier seule n’est pas au nombre des rescapés]

Le bonheur causé par la première ligne n’avait pas duré longtemps, mais il avait suffi pour assombrir encore l’épouvantable déception que renfermait la dernière. (Et il apprenait cela boulevard Bonne-Nouvelle !) Non, une telle malchance n’était pas possible ! pas permise ! Il lui semblait que le malheur capitulerait devant son incrédulité.

Il acheta coup sur coup La Liberté et La Presse (pièces 1.038 et 1.039) et, malgré l’identité de leurs informations, envoya cette dépêche à M. Le Tellier :

« Est-ce vrai Marie-Thérèse pas revenue ? Répondez suite télégraphiquement avenue Montaigne.

D’AGNÈS. »

Puis, dans la furie de son impuissance, il se mit à marcher droit devant lui, les yeux fixes, les dents serrées, en se disant que les trois journaux ne pouvaient se tromper sur ce point capital, et qu’en définitive sa misère était plus grande qu’il ne l’avait jamais cru, bien qu’il l’eût crue la plus grande misère de tous les temps.

C’est en regagnant à pied l’hôtel de l’avenue Montaigne que le duc d’Agnès forma la résolution de se tuer. Mentalement, il réalisait la scène ultime de sa vie, depuis la confection du testament jusqu’au coup de revolver final…

Sa sœur guettait son retour. Elle avait lu La Presse. Jamais le duc n’avait senti de bras plus câlins autour de son cou.

Il l’embrassa plus tendrement que de coutume. Il eut, pour ses domestiques, des mots touchants de bienveillance et de tact. Il voulait mourir, en bonté, ce qui est la meilleure façon de partir en beauté.

Mlle Jeanne le surveillait dans l’inquiétude ; et quand on apporta le télégramme prévu – dont ils savaient, sans l’avoir lu, le texte – M. d’Agnès eut un sourire si éploré, un regard si profond, que sa sœur, comprenant de toute son âme, se détourna pour pleurer.

Le rugissement qu’elle entendit arrêta douloureusement ses sanglots dans un spasme de terreur. Elle fit volte-face, et vit son frère transformé, grandi, poussant des éclats de rire férocement heureux, agitant le télégramme ouvert, et criant enfin après une seconde de berlue :

– Jeanne ! Jeanne ! C’est de Tiburce, cette dépêche ! Tiburce a retrouvé Marie-Thérèse ! Tiburce a retrouvé Marie-Thérèse ! Tiburce ! Tiburce ! Il l’a retrouvée !… par hasard !… à Constantinople !…

Le duc s’effondra sur le tapis, les mains jointes, pour on ne sait quelle prière. Il baisait et rebaisait le papier bleu, riait et sanglotait, sanglotait et riait (on ne savait pas quand il riait, on ne savait pas quand il sanglotait) et balbutiait maintenant, d’une voix tendre et mouillée, un peu haletante :

– Marie-Thérèse ! ma chérie ! ma chérie ! Oh ! mon amour chéri !…

Sa sœur essuyait le beau visage trop heureux, aux longs cils emperlés…

Mais le timbre de la grille résonna dans la pénombre, et, quelques instants plus tard, on apportait un second télégramme, celui de M. Le Tellier cette fois, qui justement ne disait pas du tout ce que M. et Mlle d’Agnès avaient préjugé, mais ceci :

« Oui, c’est vrai, Marie-Thérèse pas revenue. Seulement, Henri Monbardeau a pu faire comprendre Marie-Thérèse pas été enlevée avec lui et Fabienne. C’est Suzanne qui fut enlevée avec son frère et sa belle-sœur. Elle était allée les rejoindre en cachette, près de Don, le jour de l’enlèvement. Marie-Thérèse jamais été chez les sarvants.

Espérez donc. Nous espérons.

JEAN LE TELLIER. »

– Monsieur le Duc, dit le valet, son plateau vide à la main, il y a un homme qui a sonné en même temps que le deuxième télégraphiste et qui demande à voir monsieur le Duc. Il dit qu’il a une communication urgente à faire à monsieur le Duc, et il dit aussi qu’il s’appelle Garan.

– Garan ! Faites entrer.

Il entra, ce vieil ami, la moustache en bataille et les sourcils en crocs.

– Bonne affaire, monsieur le Duc ! Devinez !… Mlle Marie-Thérèse est retrouvée !

– Je le sais…

Garan, désarçonné n’en poursuivit pas moins :

– Vous le savez ?… Ah ! oui : le télégramme, parbleu ! Eh bien alors, si M. Tiburce vous a déjà mis au courant, ça n’est pas vieux, et j’arrive encore à temps.

– À temps ? Pourquoi ?

– Voici la chose, monsieur le Duc. C’est une drôle d’histoire. Vous allez comprendre. Je suis envoyé ici par le gouvernement pour vous mettre à la coule de tout et vous demander de ne pas ébruiter certains détails. C’est encore moi qu’on a choisi, parce qu’on sait que je vous connais et que j’ai pris part aux événements de ce Bugey de malédiction !… Montrez-moi la dépêche de M. Tiburce, je vous prie… Voyons :

« Ai retrouvé Marie-Thérèse intacte Constantinople par hasard. Arriverons Marseille mercredi. Hommages bien dévoués à ta sœur. Amitiés.

TIBURCE. »

Je m’en doutais, reprit Garan, cette prose laconique est due à la collaboration de M. Tiburce et des autorités ottomanes.

– Mais enfin, quoi ? s’écria Mlle d’Agnès.

– Écoutez, mademoiselle, m’y voilà. Les Affaires étrangères ont reçu tout à l’heure de la Sublime Porte, par l’entremise de l’ambassade turque, une longue dépêche où l’aventure se trouve relatée au complet. Mais on vous prie instamment – comme on a prié là-bas M. Tiburce – de n’en rien divulguer, parce qu’elle compromet la mémoire d’un très haut personnage, ancien vizir et cousin du sultan. En un mot, monsieur le Duc, il s’agit d’Abd-Ul-Kaddour-Pacha, qui a enlevé Mlle Marie-Thérèse Le Tellier !

Mlle d’Agnès et M. le Duc son frère étaient dans l’émerveillement. Le policier continua :

– Oui ! c’est ce sauvage-là ! Un homme vicieux, pourri, monsieur, par les excès de ceci et de cela et de plus encore !

« Lorsque je l’appris, ah ! le Péril fut moins bleu que votre serviteur ! Pensez donc ! jamais de ma vie je n’aurais cru ça !

« N’est-ce pas : après avoir demandé en mariage Mlle Le Tellier, qu’on lui refusa, ce démon d’Abd-Ul-Kaddour jura qu’il l’aurait, envers et contre tous. Il la fit enlever – comme je vous le dis ! – en automobile, tout près de Mirastel, le 4 mai dernier, pendant qu’elle se rendait à Artemare pour y déjeuner chez le Dr Monbardeau…

« Et j’ai vu la place, monsieur et mademoiselle ! la place piétinée, au croisement de la route et du petit sentier ! Je l’ai vue et remarquée ! Je l’ai montrée à M. Tiburce, en lui disant que ça pourrait bien être une place que… et une place qui… et une place dont… ! Imbécile que nous étions tous les deux !…

L’automobile a rejoint Abd-Ul-Kaddour à Lyon, où, le soir, il passait en chemin de fer avec ses douze femmes ; se rendant à Marseille pour y prendre le bateau. L’animal a fait tuer une de ces douze martyres, la plus vieille, par un eunuque de son sérail, afin de pouvoir lui substituer Mlle Marie-Thérèse. On a cousu la mouquère dans un sac, toute nue, à la mode sultane, et, à défaut de Bosphore, on vous l’a jetée au Rhône, dans le brouillard, en passant sur le pont ! Il paraît même que M. Le Tellier vint à Lyon, à l’époque de la découverte du corps, et fut admis en sa présence. Ça, c’est une coïncidence ? on ne peut pas dire le contraire !

« Pendant le trajet en auto, Mlle Le Tellier avait été forcée de revêtir le costume des « désenchantées », et sous ce voile noir qui leur couvre la figure et qu’on appelle tcharchaff, elle était solidement bâillonnée.

« Comment l’ont-ils introduite dans les wagons réservés, en gare de Lyon-Perrache ? Habilement, à coup sûr. Quinze minutes d’arrêt, foule, confusion augmentée par toute cette troupe de fez, de turbans et de tcharchaffs descendus sur le quai, curiosité du public, obscurité du soir et du brouillard… enfin, tout ça, moi qui étais chargé de la police du convoi, je n’y ai vu que du feu. D’autant que je ne pensais qu’à protéger le Turc contre les voleurs, et pas du tout à protéger les autres contre lui ! Du reste, n’est-ce pas : douze femmes voilées à l’embarquement, douze femmes voilées au débarquement, ça aurait fait le compte si j’avais seulement eu l’idée de compter…

« À Marseille, j’ai bien observé qu’une des femmes faisait des efforts pour rester ; deux autres la tenaient. Mais quoi ! c’était une chose inviolable, ça ne me regardait pas ! Nous avions hâte, au surplus, d’embarquer ce personnage encombrant…

« Le paquebot leva l’ancre, et moi je revins à Paris, pour avoir l’honneur d’y faire votre connaissance, monsieur le Duc.

– Fort bien, dit celui-ci. Mais là-bas, en Turquie, Mlle Le Tellier… Et sur le bateau, Garan, sur le bateau… ?

– Là-bas, gardée à vue au fond du harem impénétrable, comme dans les cabines du bateau, elle n’a pu rien dire, ni rien faire. Mais c’est ici qu’elle eut de la chance… Une chance inouïe !

« Abd-Ul-Kaddour, usé par l’alcool et les dépravations, ne battait déjà que d’une aile à son départ. La Méditerranée le mit hors d’état de nuire à qui que ce soit, en quoi que ce soit ; et il est arrivé à Constantinople gravement malade. Depuis, il a baissé chaque jour, et n’a plus quitté son lit de souffrance qui, avant-hier, fut un lit de mort. Mlle Le Tellier ne l’a pas même entrevu pendant toute son incarcération.

« Cependant Abd-Ul-Kaddour avait cassé son narghileh – excusez l’expression – et voilà ses neveux et héritiers qui entrent dans le vieux palais de Stamboul, se répandent à travers le harem et trouvent, au milieu des fatmas et des féridjés, – qui ? vous le savez : Mlle Marie-Thérèse Le Tellier, un peu pâlotte, en train de regarder le ciel par les trous d’un moucharabieh (c’est-il comme ça qu’il faut dire ?). Jeunes Turcs élevés à l’européenne, parlant français à la hauteur, voilà qu’ils la font sortir avec mille et un salamalecs et mille et deux excuses… Et sur le seuil du palais, non, mais qu’est-ce qu’ils rencontrent ?…

– Tiburce ! voyons !

– M. Tiburce ! oui, monsieur le Duc. Venu d’Angora et sur le point de partir pour Marseille, il visitait tristement le quartier de Stamboul, et, d’un œil caverneux, il admirait les faïences du porche !

– Ainsi, remarqua M. d’Agnès en riant (il riait pour un oui et pour un non), ainsi Tiburce a fait le tour du monde presque entier pour découvrir ce qu’il cherchait ! Il était parti exactement à l’opposé de la bonne direction. Il est parvenu quand même à Constantinople sans savoir que c’était ici qu’il fallait aller ! Ineffable hasard ! Ineffable Tiburce !

– Il a fait le grand tour, voilà tout ! fit Mlle d’Agnès, indulgente.

– Vous voyez, déclara l’inspecteur avec une gravité facétieuse, que le sherlockisme a du bon !

– Je vais tout de suite télégraphier à Mirastel !

Et M. d’Agnès s’approcha de sa table de travail.

– Si vous voulez, monsieur le duc ; bien que, sans doute, M. Tiburce l’ait déjà fait de son côté… Mais pas un mot d’Abd-Ul-Kaddour, n’est-ce pas ? Le commandeur des Croyants vous en supplie par mon organe !

– Soit. Puisque Mlle Le Tellier sort indemne de cette mésaventure, nous ne parlerons pas d’Abd-Ul-Kaddour.

L’inspecteur roula de gros yeux et dit dans un chuchotement :

– Le sultan, monsieur le duc, offre cinq cent mille francs contre une promesse de silence.

– Comment ! s’irrita le duc. Mais il s’apaisa tout soudain. Cinq cent mille ?… Eh bien, soit encore ! Les sinistrés du Bugey les recevront avec reconnaissance. Et j’en ajoute cinq cent mille autres, pour faire un chiffre rond. Seulement, c’est moi qui distribuerai le million, sans comité de répartition, vous entendez, Garan ? Dites cela au sultan des Turcs et au sultan des Français !

– Vous êtes admirable, monsieur le duc !

– Ce n’est pas tout, Garan. Je veux bien, pour ma part, ne rien dire d’Abd-Ul-Kaddour ; mais j’entends que l’État prenne, dès demain, l’initiative d’une souscription nationale pour l’érection d’une statue à M. Robert Collin, dont l’intelligence, le courage et le sacrifice nous ont donné un si bel exemple, en dévoilant le secret du monde invisible.

– Bravo ! jeta Mlle d’Agnès.

– Vous avez raison, monsieur le Duc.

Un silence plana.

– Et penser, reprit l’inspecteur d’une voix émue, penser que ce pauvre M. Robert Collin n’a été soutenu, là-haut, dans l’aérium, que… par des cheveux blonds et une robe grise… qui n’étaient pas ceux de Mlle… oh ! pardon, monsieur le Duc…

– Les robes grises ont joué dans cette affaire un rôle important, dit Mlle d’Agnès. C’est une robe grise qui poussa également l’aubergiste de Virieu-le-Petit à confondre Marie-Thérèse avec sa cousine Suzanne… Tu comprends tout, François ?

– J’y suis tout à fait. Le jour de l’enlèvement, Marie-Thérèse était partie de Mirastel vers dix heures. C’est donc vers dix heures qu’elle a été enlevée par les séides du pacha. Pendant ce temps, Henri et Fabienne Monbardeau montaient au Colombier. Ils avaient organisé une partie secrète avec cette malheureuse Suzanne. Vous vous rappelez, Garan, cette lettre d’elle qu’Henri avait été chercher à la poste restante, la veille du 4 mai ? Suzanne, donc, était venue en chemin de fer, de Belley, et devait rejoindre son frère à Don, vers 10 h 15, par le petit train local. Ils se rejoignent en effet, continuent à monter tous les trois ; et l’aubergiste de Virieu, qui reconnaît Henri, ne voit les deux femmes que de dos et sans y faire attention. Pourtant elle remarque que la robe grise est une robe de ville et non de tourisme. Il est probable que Suzanne Monbardeau n’avait pas l’intention de se laisser entraîner fort loin dans la montagne ; mais l’occasion, si rare, d’une belle promenade en famille… Le reste s’explique tout seul.

– Tout seul.

– Tout seul.

Et parlant à sa sœur, M. d’Agnès conclut :

– N’empêche, mon Jeanneton, que Tiburce t’a gagnée loyalement, puisqu’il a retrouvé Marie-Thérèse !

Ce que Mlle Jeanne compléta par ces mots :

– Il m’a surtout gagnée en recouvrant la sagesse !

 

Dans le dossier de M. Le Tellier, les quatre dépêches mentionnées au présent chapitre portent les cotes 1.040, 1.041, 1.042 et 1.043.

Les pièces 1.044 et 1.045 sont les faire-part de deux mariages célébrés le même jour (comme dans les romans) à Saint-Philippe-du-Roule – l’un duc d’Agnès-Marie-Thérèse Le Tellier, l’autre Tiburce-Jeanne d’Agnès.

La pièce 1.046 est le brouillon d’une lettre expédiée par Maxime Le Tellier au prince de Monaco. L’ancien officier de marine prie Son Altesse Sérénissime de vouloir bien accepter sa démission d’attaché au Muséum et de membre des expéditions océanographiques, pour ce motif qu’ayant lui-même été pêché, mis dans une espèce d’aquarium et descendu au bout d’une ficelle, en manière d’amorce ou d’appât, il éprouve alors une indomptable répugnance à faire subir aux autres le sort qu’il a subi chez les sarvants.

« Je ne nie pas toute l’importance que de telles recherches présentent à l’égard de l’humanité, et je souhaite le plus grand succès aux travaux passionnants de Votre Altesse. Mais, pour ma part, je me sens désormais incapable d’y coopérer »

Et ce serait sur cette dernière pièce du dossier qu’il faudrait terminer notre histoire pour tous de l’an 1912 de l’ère chrétienne, si nous n’avions omis, volontairement, de parler d’un état qui, par son numéro, se classe entre le procès-verbal de la disparition de l’aéroscaphe et de la lettre de Tiburce datée d’Angora, et dont il faut ici parler. Ce document…

ÉPILOGUE

C’est la liste des moulages de l’aéroscaphe.

On sait qu’ils furent transportés au Conservatoire des arts et métiers avec les photographies du sous-aérien paraissant à la faveur de l’arnoldine. La visite en est permise tous les jours de la semaine, sauf le lundi.

Dans l’ordre matériel, c’est là tout ce qui reste de la première incursion des sarvants sur notre sol.

On ne vient pas les regarder souvent ; et d’aucuns persistent à n’y voir que les vestiges d’une exorbitante supercherie. La terreur fut si grande qu’on se plaît à l’oublier, à croire qu’elle fut sans raison et qu’elle est sans retour. L’année 1912 après J.-C. semblait impérissable tandis qu’elle s’écoulait ; révolue, on ne veut même pas s’en souvenir. L’oraison des croyants monte à nouveau dans un ciel où rien n’existe plus, puisqu’on n’aperçoit rien. En France notamment, on soutient avec plaisir qu’il n’y eut jamais qu’un seul Péril bleu : le Péril bleu de Prusse. Le Bugey n’aime point à songer que sa limite coïncide avec le littoral sus-aérien ; dans quelques mois, il le contestera.

Vraiment, si l’ancien ministre de la Guerre, redevenu simple député, ne bravait la Chambre narquoise et ne terminait tous ses discours par l’apostrophe de Caton : « Il faut détruire les sarvants ! » – si les infortunés rescapés n’étaient plus là pour conter leur martyre – si la mémoire du Péril bleu ne se trouvait chansonnée aux couplets des revues – si M. Fursy n’avait fait une immortelle « chanson rosse » où le respectable n’est plus qu’un p’tit bou d’Ain (un petit boudin ! c’est dur, tout de même) – on pourrait s’imaginer que nous avons rêvé ce cauchemar, ou, du moins, suivant une expression vulgaire, singulièrement appropriée à la circonstance : que les hommes, pendant un semestre, ont eu des araignées dans le plafond.

C’est ainsi qu’il en va des étourneaux que nous sommes. Notre légèreté n’a pas d’excuse. Nous ne pensons à la crue de nos fleuves qu’au milieu de l’inondation.

Certes, on se préoccupe des sarvants ; on travaille à parer de nouvelles attaques. Mais c’est avec indolence et de moins en moins, le risque ayant cessé de nous aiguillonner du stimulant de sa présence.

Il faut dire aussi : les sarvants, s’ils reviennent, trouveront des adversaires assagis, non plus braves, mais plus résignés. Car, chose troublante et qui ne fut pas relevée : on commençait à s’habituer aux enlèvements, à ces disparitions dont la bizarrerie s’émoussait à force de fréquence, à ce fléau de plus en plus familier qui, après tout, sacrifiait moins de victimes – incomparablement – que les microbes, invisibles eux aussi, mais d’une autre manière et par leur infinie petitesse. Moins de victimes que la moindre bactérie ! Moins de victimes aussi que la sinistre guerre ou l’alcoolisme, ces épidémies meurtrières à l’excès et que nous déchaînons pourtant à notre guise. (Ne sont-elles point la peste et le choléra mis à la disposition de l’homme ?)

En admettant que les rapts se fussent multipliés indéfiniment, ils seraient devenus pour nous une endémie propre aux Bugistes, ou même aux hommes, et on aurait fini par en prendre son parti, comme l’individu s’accoutume aux affections chroniques.

Une telle inertie, une telle résignation lâche et sourde : voilà le motif pour quoi les peuples ne se sont pas noblement confédérés en États-Unis du Globe, afin de résister à l’ennemi commun, l’Invisible – ainsi que l’avaient espéré de sublimes rêveurs.

À nos yeux, en dépit de tout, les sarvants sont demeurés des pêcheurs de personnes, alors qu’au vrai ce sont les assaillants de l’humanité. On a repoussé dans la nuit des temps à venir cette idée insupportable, mais, un jour lointain, ces êtres, qui partagent avec nous l’empire de la Terre, peuvent s’aviser de nous asservir, ou bien de nous exterminer, comme un jour peut-être nous irons occuper le bas des océans. Ils peuvent resurgir, opérer une descente en masse, et nous dire :

– Part à deux !

Part à deux ? Seulement à deux ? Cela est modeste. Qu’en savons-nous ? Cette aventure nous a fait entrevoir toute l’immensité de notre inconnu. Après cela, ce serait une grave et puérile inconséquence de borner notre monde au monde des sarvants, qui n’est en définitive que la plus récente de nos découvertes, et non l’étape finale de notre science. Part à deux ? Si c’était part à trois ? à quatre ? à cinq ? à six ?…

Nous ne connaissons pas les bas-fonds océaniques beaucoup mieux que les hauteurs de l’atmosphère. Il y a peut-être dans le Pacifique, au creux de la fosse de Tuscarora, qui descend à 8.500 mètres, au fin fond du ravin des Carolines qui s’enfonce à 9.636 mètres, des créatures sociables, de malicieux crustacés, impuissants à gravir les montagnes sous-marines, et dont le rêve séculaire est de monter, parmi leur épaisse altitude, vers le secret des eaux culminantes.

Un beau soir – qui sait ? – une machine incroyable peut émerger de l’onde (un bateau qu’il faudra nommer un ballon), chargée de monstres qui seront suspendus à quelque bulle énorme gorgée d’un air artificiel fabriqué in profundis comme nous fabriquons l’hydrogène de nos aérostats, et vêtue d’un réseau de soie tissée de goémons inattendus. Cette montée de crabes, futurs envahisseurs de nos côtes, serait la contrepartie de la descente des araignées invisibles, venues à nous dans une poche de néant. Leur pays aquatique est peut-être semé de prodigieuses curiosités. J’y vois stagner d’étranges lacs d’un fluide énigmatique, plus lourd que le mercure, ainsi que dorment nos étangs au fond de l’air, ainsi que l’air somnole au fond du vide, et je crois ces lacs de l’abîme peuplés de bêtes émouvantes que les poissons appellent poissons.

Que nul ne se récrie ! La faune des mers inférieures est moins connue de nos savants que celle des périodes géologiques. Nous ignorons encore si les reptiles géants des ères trépassées ne vivent pas toujours aux profondeurs glauques, et si le grand serpent de mer n’est pas l’antique plésiosaure. En fait, le précipice aérien, la cuve marine, le gouffre compact du sol, nous sont également douteux, Aucun physicien n’est en mesure d’affirmer que l’écorce terrestre ne laisse point passer certains rayons solaires, obscurs et froids, dont l’action suffirait à la vie de races souterraines, comme la pellicule des continents sus-aériens n’intercepte aucune des radiations chaudes et lumineuses qui entretiennent l’activité de la nature à la surface de la Terre. Aussi bien, le milieu de la boule contient peut-être des peuples qui n’ont pas besoin du soleil pour exister. On s’imagine aisément toutes ces créations superposées autour du même centre… et rien n’empêche de soutenir que le monde des sarvants n’est pas la plus extérieure de ces sphères concentriques, puisqu’il est seulement à la superficie de la première couche atmosphérique et qu’il en existe une deuxième. À la surface de celle-ci, entre le vide relatif et l’éther absolu, peut-être y a-t-il un second univers invisible, une Terre suprême, aux dimensions jupitériennes…

Ainsi peut-on se figurer notre planète composée de globes l’un dans l’autre – isolés toutefois et sans échanges intermondiaux – avec leurs habitants, leurs animaux, leurs plantes… Cela ressemblerait à l’Enfer de Dante Alighieri, dont les cercles enferment les cercles… Et serait-ce donc une grande sottise que de développer ce parallèle ? À considérer les tourments de nos jours, calmés de plaisirs si piètres et si brefs, n’est-on pas tenté quelquefois de douter que notre vie soit réellement la vie ? Ne croirait-on pas sans effort que notre existence réelle est accomplie, que nous sommes tous des morts, et que l’espace où l’on nous voit, sous forme de bipèdes glabres et moroses, n’est qu’un purgatoire – un cercle moyen, une sphère au milieu des autres – dans lequel nous expions, par un état de médiocre souffrance, les péchés véniels d’une vie antérieure ?… N’a-t-on pas été jusqu’à prétendre que la qualité de sarvant était notre condition première et que leur descente constituait une descente aux Enfers ?… Mais voilà une hypothèse bien entachée de métempsycose ; et nous devons retirer de la secousse bleue des leçons plus fertiles.

Oh ! je ne fais pas allusion au bel exemple de générosité que les sarvants nous ont donné. Cela est trop manifeste.

Mais leur invisibilité nous révèle encore que – sans aller chercher des peuples à cinquante kilomètres en l’air ou cinquante kilomètres en bas – nous pouvons conjecturer la présence de créatures invisibles et intangibles au milieu même de l’humanité. Elles seraient pétries de gaz ou formées de rayons X, comme nous sommes faits de substance charnelle. Nos sens restreints n’en pourraient percevoir le signe le plus faible. L’âme de ces êtres subtils aurait pour support une quelconque matière impondérable – ce qui est, je pense, plus raisonnablement acceptable que l’assurance d’une âme sans aucun support, assurance admise pourtant de tous les partisans de la vie éternelle et qui sont légion parmi les hommes intelligents. Ces personnages insaisissables pourraient habiter notre sol, et vivent là, peut-être, à notre insu. Peut-être qu’ils ne se doutent pas de notre existence pas plus que nous de la leur. Peut-être les traversons-nous et nous traversent-ils en marchant, peut-être leurs villes et les nôtres se pénètrent-elles, peut-être nos déserts sont-ils pleins de leurs foules et nos silences de leurs cris… Mais peut-être sommes-nous leurs esclaves inconscients. Alors, nos maîtres insoupçonnables s’installent en nous-mêmes et nous dirigent à leur gré. Alors, pas un geste de nos mains qu’ils n’aient voulu que nous fissions ; pas un mot de notre bouche dont ils ne soient les promoteurs. À cette pensée, l’esprit se soulève de dégoût… et cependant il suffirait que ces êtres-là, invisibles, intangibles, tout-puissants, joignissent à leurs monstruosités celle de pouvoir être un seul ou plusieurs, à volonté, comme les Sarvants, pour unir des mérites que l’on révère en tous lieux, sous d’autres noms – divins.

La concurrence vitale est donc sans doute beaucoup plus grande qu’on le présume. Voilà ce que la découverte des sarvants nous enseigne d’abord. Mais ce n’est pas tout.

Si nous considérons l’aventure sous un angle plus vaste, elle nous apprend une vérité qui serait bonne à retenir, même en admettant que le Péril bleu ne soit qu’une fable, tellement alors cette fable resterait prodigieusement possible. Et c’est qu’à tout moment des cataclysmes inopinés, d’une sorte analogue, peuvent fondre sur nous, sur nos fils ou leur descendance.

L’humanité, ne possédant sur l’univers qu’un petit nombre de lucarnes qui sont nos sens, n’aperçoit de lui qu’un recoin dérisoire. Elle doit toujours s’attendre à des surprises issues de tout cet inconnu qu’elle ne peut contempler, sorties de l’incommensurable secteur d’immensité qui lui est encore défendu. Qu’elle se cuirasse donc d’abnégation et qu’elle s’arme de science pour supporter les chocs et lutter contre l’avenir. Mais sans trêve – ô sensible, ô nerveuse et vaillante Humanité ! – qu’un sourire fleurisse à ta bouche innombrable, à mesure que s’enrichit l’arsenal prestigieux devant qui l’inconnu recule chaque jour ! Et dis-toi bien, malgré tes maux et tes chagrins :

– C’était tout de même un présent non pareil que la Destinée fit à l’homme, de le placer au sein du monde infiniment admirable et divers, en lui donnant la joie de le découvrir peu à peu, merveille par merveille, à coups de génie, à force de travail, tout seul.

C’est pourquoi il est mauvais que l’on envisage l’histoire du Péril bleu comme une légende mystificatrice, et qu’on méprise les clichés et les plâtres des Arts et Métiers. Quand même les générations à venir obtiendraient la certitude de leur fausseté, la preuve du truquage – quand même elles refuseraient de croire au Péril bleu, et qu’il nous menace toujours, et que demain peut-être il recommencera de sévir – elles devraient, si la sagesse est avec elles, mener leurs jeunes gens à ce Conservatoire, et tenir ces propos en face des moulages et des photographies :

– Regardez. Puis réfléchissez. Puis rêvez. Cela n’est pas impossible.

Et, comme toutes les fables, grain d’amère philosophie roulé en pilule d’or dans tout le sucre d’un apologue, la fable des sarvants aura porté son fruit.

M. Le Tellier le savait, aussi désirait-il un récit populaire du Péril bleu.

 

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[1] Seyssel de l’Ain, par conséquent sur la rive droite du Rhône, et non pas Seyssel de La Haute-Savoie, qui est en face, sur la rive gauche.

[2] Mme Le Tellier et M. Tiburce, qui paraîtra bientôt dans ce récit, ont demandé à l’auteur de les y traiter sans bienveillance. Ils ont voulu très noblement que rien ne vînt atténuer, avec la peinture d’erreurs dont ils sont revenus, la leçon qui s’en dégage. Un tel trait les grandit plus que ces erreurs mêmes ne les avaient diminués [M. R.]

[3] Botasse ou Boutasse : bassin, en patois, et plus généralement toute eau dormante.

[4] Mots biffés par le Dr Monbardeau.

[5] Dans la nuit du 18 au 19 mai 1920, la fin du monde devait accompagner le retour de la comète de Halley. Est-il besoin de rappeler la quantité de suicides qu’engendra cette prédiction ?

[6] Au moment d’insérer cette lettre à sa place chronologique, et malgré le serment que je m’étais fait de suivre M. Tiburce jusqu’au terme de ses divagations, pour édifier la jeunesse, il m’est venu des scrupules. L’apparence déplacée et comme erratique de la missive choquait en moi l’esprit d’ordre et d’homogénéité. Mais prestement j’ai répudié d’aussi sottes préoccupations, devant l’intérêt de la tâche à remplir. Je compte même que les erreurs de M. Tiburce, rappelées ainsi tout d’un coup, sans l’ombre d’une transition – comme une trappe s’ouvrirait sur un abîme – frapperont davantage le lecteur.

[7] Pièce 657. Le lecteur nous saura-t-il gré de l’avoir reproduite textuellement ? Nous osons l’espérer. Ce document, brut, nous a paru sacré dans la forme incorrecte que son auteur fiévreux lui a donnée. Nous l’aurions même éditée en fac-similé, n’était l’obligation où nous sommes d’établir un volume à 3,50 francs – majoration non comprise.

[8] Cette phrase traduit une pensée que M. Le Tellier exprimait déjà, bien que diversement, au chapitre X, et qui a de quoi surprendre le lecteur. La suite dissipera ces ombres passagères.

[9] Réflexion sur le second foyer de l’orbite terrestre. Bibl. Chacornac.

[10] Acide formique. Peut-être les savants n’ont-ils pas suffisamment médité sur cette odeur d’acide formique. N’est-elle pas un commencement de preuve tendant à démontrer que les crapauds invisibles et machinisés puisaient en eux-mêmes leur force bovine ? On connaît la puissance extraordinaire des plus minuscules fourmis. Un cochon d’Inde consubstantiel aux fourmis porterait des charges dont le poids effraierait le lecteur. Or, nos crapauds avaient la taille d’un cochon d’Inde…