René de Pont-Jest

 

 

 

LE CAS DU DOCTEUR PLEMEN

 

 

 

(1887)

 

 

 

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Table des matières

 

PROLOGUE  L’HÔTEL DE LA RUE BOISSIÈRE.. 5

PREMIÈRE PARTIE.. 20

I  LE CHEF-LIEU DE SEINE-ET-LOIRE.. 21

II  MASTER ELIAS PANTON AND C°. 29

III  OÙ LE RÉVÉREND JONATHAN SAUVE L’HONNEUR DES PANTON.. 45

IV  LUTTES PROVINCIALES. 66

V  LE DOCTEUR PLEMEN S’HUMANISE.. 79

VI  LA BELLE MADAME GOULD-PARKER.. 96

VII  AMBITION SOUDAINE.. 109

VIII  « FROUFROU » CHEZ LES DEBLAIN.. 119

IX  LES AVEUX DE JENNY.. 128

DEUXIÈME PARTIE.. 137

I  UNE CANDIDATURE EN PROVINCE.. 138

II  LE MYSTÈRE.. 146

III  OÙ M. LE JUGE D’INSTRUCTION BABOU ENTRE EN SCÈNE.. 156

IV  SECRET PROFESSIONNEL.. 169

V  PRISON PRÉVENTIVE.. 188

VI  DE L’INFLUENCE JUSQU’ALORS IGNORÉE DU VERT VÉRONÈSE SUR L’HONNEUR D’UN PEINTRE.. 201

VII  LES DÉBUTS DE WITSON À VERMEL.. 217

VIII  LE LECTEUR RETROUVE LE GROS ELIAS PANTON ET LE RÉVÉREND JONATHAN   234

IX  L’INSTRUCTION.. 249

X  AVANT L’AUDIENCE.. 272

XI  DEVANT LE JURY.. 284

XII  ENTRE DOCTEURS. 312

XIII  DÉNOUEMENT INATTENDU.. 326

ÉPILOGUE  LE SECRET DE WILLIAM... 349

À propos de cette édition électronique. 367

 

À LA MÉMOIRE

 

DU GRAND AVOCAT CRIMINEL DU XIXe SIÈCLE

 

Le bien regretté maître

 

CHARLES-ALEXANDRE LACHAUD

 

Souvenir respectueux

 

De celui qu’il ne cessa d’honorer de son amitié.

 

René de PONT-JEST.

 

Paris, 15 avril 1887.

PROLOGUE

L’HÔTEL DE LA RUE BOISSIÈRE


 

Il eût été difficile de découvrir dans tout Paris une habitation d’un aspect plus gracieux que celle qui portait le numéro 164 de la rue Boissière, à Passy.

 

À travers les barreaux de la grille qui la défendait du côté de la voie publique, on apercevait un petit jardin que se disputaient les hortensias et les roses ; puis, au delà, une jolie construction à l’italienne, à un seul étage, dont les murs disparaissaient en partie sous la vigne vierge et le chèvrefeuille.

 

On eût dit un nid d’amoureux, tant il y régnait de calme, tant les visiteurs y étaient rares.

 

À l’intérieur de ce mignon hôtel, tout était confortable, non pas de ce confortable anglais, froid, sec, méthodique, qui donne aux plus riches appartements de Londres des airs de chambres garnies et fréquemment inhabitées, mais de cet élégant et chaud confortable parisien, que les étrangers cherchent vainement à imiter.

 

Le meuble sévère du grand cabinet de travail, au côté gauche du rez-de-chaussée, disait bien que c’était là le séjour d’un homme studieux ; mais les fleurs dont était constamment ornée la salle à manger, ainsi que les albums et bibelots d’art placés sur les tables et les consoles du salon, trahissaient la présence d’une femme jeune et pleine de goût, âme de cette paisible demeure.

 

En effet, il arrivait parfois que les passants, qui ne s’étaient arrêtés devant le petit hôtel de la rue Boissière que pour en examiner le jardin, laissaient échapper un mouvement d’admiration à la vue d’une jeune fille dont la tête adorable se montrait, comme au milieu d’un cadre parfumé, à l’une des fenêtres de la maison.

 

Tout ce que les voisins savaient de cette jolie enfant, c’est qu’elle se nommait Jane, avait dix-sept ou dix-huit ans, était douce et charmante, et demeurait là avec son père, quon pensait n’être que son père adoptif, M. William Witson.

 

Bien que M. Witson et miss Jane parlassent tous deux très purement le français, on les croyait étrangers, Anglais ou Américains. Les curieux avaient tenté vainement d’en apprendre davantage.

 

Il n’y avait dans la maison que deux domestiques : une cuisinière – qui peut-être aurait bavardé, si elle avait eu quelque chose d’intéressant à dire, mais elle n’était entrée au service de M. Witson qu’à l’arrivée de celui-ci rue Boissière – et une femme de chambre, ne connaissant pas un mot de notre langue et ne sortant jamais sans sa jeune maîtresse.

 

La maison abritait encore une cinquième personne, mais nul ne se serait hasardé à l’interroger, tant elle était de physionomie sévère et paraissait peu communicative. C’était mistress Vanwright, qui, après avoir été l’institutrice de miss Jane, qu’elle adorait, était restée près d’elle en qualité de gouvernante.

 

Quant à William Witson, c’était un homme d’une quarantaine d’années, d’apparence robuste, à la tenue correcte, aux traits fins et distingués. Ne portant pour toute barbe que de longs favoris blonds, il avait quelque chose de l’officier de marine ou du magistrat.

 

Très matinal, il se promenait dès la première heure du jour dans son jardin, où miss Jane, à son réveil, venait le rejoindre pour lui donner son front à baiser. Puis il se retirait dans son cabinet de travail, où il se mettait à parcourir fiévreusement les journaux qu’il recevait un peu de tous les pays du monde, journaux parmi lesquels figuraient de nombreuses feuilles judiciaires : la Gazette des Tribunaux et le Droit, de Paris ; le Police News, de Londres ; le Juristische Blætter, de Berlin ; le Freischütz, de Francfort ; la Gerichtshalle, de Vienne ; la National Police Gazette et le Illustrated Police News, de New-York.

 

La rapidité avec laquelle Witson lisait tous ces journaux prouvait la connaissance parfaite qu’il avait des langues étrangères. Il n’abandonnait cette lecture que pour se mettre à table à dix heures, en face de miss Jane. Celle-ci s’efforçait alors d’arracher celui qu’elle appelait « son ami » aux préoccupations constantes qui semblaient l’obséder.

 

Mais ses efforts n’avaient, le plus souvent, qu’un succès momentané.

 

Si Witson acceptait toujours avec un affectueux sourire les observations de la jeune fille sur l’existence trop sévère qu’il menait ; s’il lui promettait de vivre moins isolé, de se distraire davantage, son regard se fixait fréquemment sur sa jolie interlocutrice avec une expression de douloureuse tendresse.

 

Il paraissait lui reprocher de si peu comprendre le but de sa vie, de ne pas deviner qu’elle était aussi intéressée que lui-même au résultat de ses travaux.

 

Et, sans doute pour ne pas se laisser dominer par l’émotion qui, dans ces moments-là, s’emparait de lui, William se remettait à dévorer de nouveau, dans ses feuilles judiciaires, le récit de quelques-uns de ces crimes dont la cause et le but échappent également au psychologue, crimes qui semblent commis pour le seul amour du mal, et dont les auteurs, monstres moraux, sont, pour ainsi dire, irresponsables.

 

Ce n’était pas là, probablement, ce que cherchait l’étranger ; car, si les articles de ce genre arrêtaient un instant son esprit, il jetait bientôt loin de lui ses journaux, avec un mouvement de colère et de déception.

 

Il ne fallait rien moins qu’un baiser de Jane pour le calmer.

 

Parfois, après avoir déjeuné rapidement, William sortait, presque toujours seul.

 

Ces jours-là, il se rendait alors au palais de justice, où il avait les plus honorables relations parmi les magistrats, ce qui lui permettait d’être particulièrement assidu aux audiences des grands procès criminels.

 

À demi caché dans les rangs de la foule, bien qu’il eût une place réservée sur l’estrade, derrière la Cour, il suivait les débats avec un vif intérêt.

 

Évidemment il était là en romancier ou en criminaliste, estimant que, si misérable que soit l’homme qui défend son honneur ou sa tête, il ne devrait jamais être donné en spectacle aux désœuvrés et aux femmes atteintes de cette forme de névrose : la curiosité malsaine.

 

Ce qui frappait ceux avec lesquels notre mystérieux personnage échangeait ses impressions pendant les suspensions d’audience, c’était son érudition en jurisprudence, en procédure, en toutes matières, pour ainsi dire, et son indulgence, sa pitié pour les accusés, si grands, si avoués que fussent leurs crimes.

 

« On ne sait pas, répétait-il volontiers, on ne sait jamais ! Souvent il n’y a pas plus de raison pour croire aux aveux d’un prévenu qu’il n’y en a pour accepter ses dénégations. Le travail qui se fait dans l’esprit de celui qu’on a brusquement isolé doit compter pour beaucoup. On ne se représente pas assez les tortures physiques de la prison préventive, non plus que les angoisses morales de l’instruction criminelle.

 

« Aux prises avec un magistrat habile, pressé de questions inutiles et cependant répétées sous mille formes différentes, humilié par ce juge, qui, ne cherchant qu’un coupable et voulant le trouver dans celui qu’il interroge, lui parle sur un ton malveillant, le trouble, lui tend tous les pièges, guette ses moindres paroles pour les dicter à son greffier, en donnant à ces paroles l’interprétation qui lui convient ; aux prises, dis-je, avec cet inquisiteur impitoyable, le prévenu perd souvent la tête, et la confusion de ses réponses, les rétractations qu’il tente, les explications nouvelles qu’il donne, tout est mis à sa charge. S’il se défend avec trop d’énergie, c’est qu’il comprend quel danger il court, qu’il s’était préparé à la lutte, qu’il veut égarer la justice. Donc il est coupable. Son indignation n’est qu’une comédie et doit éloigner de lui toute pitié. Si, au contraire, il balbutie, courbe le front, rougit ou pâlit, ne trouve rien à dire, c’est qu’il comprend combien il lui serait impossible de repousser les faits relevés contre lui. Sa culpabilité est donc évidente. S’il rit, c’est de cynisme ; s’il pleure, c’est d’épouvante. »

 

Lorsqu’on le mettait sur ce terrain, Witson ne tarissait pas, son calme ordinaire l’abandonnait, le sang lui montait au visage ; il était visible qu’il ne comprimait qu’avec peine les sentiments violents qui l’agitaient. Il était surtout d’une sévérité excessive, presque brutale pour les médecins légistes, ces auxiliaires indispensables, mais si dangereux, de la justice.

 

« Ce qu’il y a de terrible, poursuivait-il à ce sujet, c’est quand l’instruction criminelle a appelé à son aide quelques-uns de ces savants prêts à tout sacrifier à un système, ne voyant rien en dehors de leur école, incapables, par orgueil, de revenir sur une erreur. Plutôt que de changer un iota aux conclusions de leurs rapports, ils laisseraient condamner dix innocents ; plutôt que de reconnaître qu’ils se sont trompés, ils inventeraient les phénomènes chimiques et physiologiques les plus opposés à toutes les lois naturelles connues. »

 

Et William racontait volontiers, à propos de ce point spécial, l’épouvantable erreur judiciaire dont avait été victime une jeune femme de Douai, quelques années auparavant.

 

Poursuivie, arrêtée et incarcérée sous la prévention d’infanticide, mise au secret, pressée, torturée pendant deux mois par son juge d’instruction, menacée de la prolongation indéfinie de son emprisonnement préventif si elle n’avouait pas, cette malheureuse finit par se reconnaître coupable. Traduite en cour d’assises, elle fut condamnée à cinq ans de prison, et, moins de trois mois après sa condamnation, elle accouchait à terme à la maison centrale de Melun. De sorte qu’en s’en rapportant aux dates fixées par l’instruction même, cette pauvre fille était enceinte de quatre mois au moment précis où on prétendait qu’elle avait mis au monde et tué son enfant.

 

Mais cette démonstration matérielle de l’innocence ou, mieux encore, de l’impossibilité de la culpabilité de cette femme ne troubla pas plus le médecin légiste que les magistrats qui l’avaient condamnée.

 

Le docteur que le parquet s’était adjoint démontra par a + b, dans un savant rapport, qu’il s’était trouvé, dans le cas dont il s’agissait, en présence d’une grossesse double, de deux conceptions indépendantes l’une de l’autre, ayant des dates différentes, ce qu’on appelle une superfétation, phénomène qui n’était pas sans précédent. C’était dire une énormité, car si le fait s’est présenté çà et là, chez les animaux, en particulier dans la race chevaline, il n’est pas reconnu comme vérité incontestable dans la race humaine, et sans entrer ici dans des développements qui nous conduiraient trop loin, les physiologistes n’admettent la superfétation que dans des conditions particulières que n’avait pas offertes la femme en cause. De plus, il était permis de n’avoir qu’une confiance limitée dans l’expérience du docteur auquel cette malheureuse avait eu affaire, puisqu’en constatant son récent accouchement il ne s’était pas aperçu qu’elle était enceinte de cinq mois. On le voit, l’accusée aurait dû tout au moins bénéficier du doute. Mais que serait devenue l’infaillibilité de la médecine légale et de la justice ? Et la condamnation fut bel et bien maintenue.

 

Le bureau des grâces daigna seulement abréger la peine de la victime de cette monstrueuse erreur.

 

Lorsqu’il sortait de l’une de ces audiences d’assises où il avait eu l’occasion d’émettre ses idées sur l’instruction criminelle, Witson rentrait chez lui plus splénétique que jamais, et miss Jane, pendant plusieurs jours, tentait de vains efforts pour le distraire.

 

Cependant la jolie enfant s’y employait de toute son âme, car l’affection qu’elle avait vouée à son ami était profonde. Elle hésitait parfois à l’exprimer, ayant remarqué ce fait étrange : lorsqu’elle se montrait trop empressée auprès de lui, il devenait plus froid et plus réservé, et quand, au contraire, elle le négligeait un peu, sa tendresse se faisait plus expansive. Il semblait craindre par moments d’être trop aimé, et par d’autres de l’être trop peu.

 

On eût juré que, dans Jane, tout à la fois il adorait l’enfant et craignait la femme.

 

La vérité, c’est que William était violemment épris de cette jeune fille qu’il avait recueillie dix années auparavant, et qu’il s’efforçait de dissimuler cet amour comme s’il était un crime. Craignant de se trahir, il avait formé plusieurs fois le projet de se séparer d’elle ; mais, au moment de lui faire part de sa résolution, le courage lui avait manqué, et rien n’avait été changé à la vie commune.

 

L’Américain souffrait visiblement de cette lutte ainsi que du silence qu’il s’était imposé ; cependant mistress Vanwright lui avait en vain conseillé d’agir autrement.

 

En apprenant par l’excellente femme que le cœur de sa fille adoptive lui appartenait tout entier, William avait pâli et s’était écrié :

 

– Non, je n’oserai jamais lui révéler l’horrible secret qui nous sépare. Peut-être me maudirait-elle ! Le mieux est de me taire, lors même que je devrais souffrir cent fois plus encore. Elle est jeune, belle, bien élevée, et riche, puisque je le suis ; détournez-la de moi ; elle aimera un jour ; ce jour-là, elle sera heureuse ; je disparaîtrai, et ma faute sera expiée.

 

Quant à miss Jane, qui ne savait rien des tourments intimes de son ami, elle mettait ses variations de caractère ainsi que ses accès de taciturnité sur le compte de ses travaux et de ses recherches, dont elle ignorait le but, et elle l’aimait davantage de jour en jour, sans s’interroger, dans sa naïveté, sur la nature de cette affection.

 

Ce dont elle était certaine, c’est qu’elle n’aurait pu en ressentir aucune autre. William Witson était tout pour elle. Elle se souvenait bien qu’elle n’avait pas toujours vécu auprès de lui ; elle se rappelait vaguement une époque lointaine où, tout à coup, elle s’était trouvée seule, séparée brusquement d’une jeune femme, sa mère sans doute, qui s’était éloignée en pleurant, après l’avoir couverte de baisers.

 

Dans quel pays et à quelle époque cela s’était-il passé ? Sur ce point, sa mémoire lui faisait défaut, et elle avait interrogé inutilement son institutrice à ce sujet.

 

En lui affirmant qu’elle n’était près d’elle que depuis une dizaine d’années, que c’était M. Witson qui l’avait chargée de son éducation et que, par conséquent, elle ignorait tous les faits antérieurs à son entrée dans la maison, mistress Vanwright avait mis fin aux questions embarrassantes de la jeune fille.

 

Celle-ci s’était alors hasardée à interroger William ; mais, à ses premiers mots, il lui avait répondu :

 

– Vous n’avez pas connu votre mère, ma chère enfant ; vous étiez trop jeune lorsque vous l’avez perdue, et c’est parce que vous étiez sans famille que je vous ai recueillie, adoptée, élevée, aimée comme ma fille chérie. Si vous êtes heureuse, ne cherchez pas à en savoir davantage.

 

Tout cela avait été dit si tristement que Jane s’était jetée au cou de son ami en lui demandant pardon de son indiscrétion, et, depuis cette époque, elle avait renoncé à approfondir le mystère de son enfance pour être tout entière au présent, dont un seul point la préoccupait.

 

Elle se demandait avec une sorte d’épouvante et une curiosité bien féminine pourquoi son père adoptif allait ainsi d’un pays à un autre, changeant de nom et se mêlant aux aventures les plus dramatiques, au mépris de tout danger, comme s’il y fût forcé par le devoir.

 

Elle se rappelait que, cinq ou six ans auparavant, il s’était absenté de New-York, où il l’avait laissée sous la garde de mistress Vanwright, et qu’elle lui avait écrit à Paris, à l’adresse de William Dow ; et l’année précédente, lorsqu’il l’avait emmenée à Boston, il s’était fait appeler Charles Murray. Aujourd’hui, il était devenu William Witson.

 

De tous ces noms, quel était véritablement le sien ? Quel était donc le but de cette existence étrange, tourmentée, sombre souvent, toujours mystérieuse ?

 

La jeune fille ne pouvait le comprendre, et, en raison de cette ignorance, elle vivait dans une inquiétude incessante, qu’elle s’efforçait toutefois de dissimuler, dans la crainte de déplaire à celui qui était tout pour elle.

 

Les choses en étaient là dans le petit hôtel de la rue Boissière, quand, un matin, après le déjeuner, William, qui s’était mis, comme de coutume, à lire ses journaux, jeta tout à coup un cri de surprise.

 

– Qu’avez-vous donc ? lui demanda Jane en abandonnant l’album qu’elle feuilletait.

 

– C’est bizarre, répondit l’Américain, dont la physionomie s’était animée. Oh ! cela n’est pas fort intéressant pour vous. C’est un simple fait divers, comme les feuilles judiciaires en publient tant chaque jour, que je trouve dans la Gazette des Tribunaux ; mais il arrive que je connais le nom d’un des personnages dont il est question. Il s’agit d’une femme qui est notre compatriote.

 

– Je ne puis pas en savoir davantage ?

 

– Si vraiment. Tenez, écoutez !

 

Et Witson, reprenant son journal, lut à haute voix :

 

« On nous écrit de Vermel : « Notre ville, si calme d’ordinaire, est sous le coup d’une émotion profonde, causée par un événement entouré de mystère. Il y a une quinzaine de jours, le riche manufacturier Raymond Deblain, dont la santé paraissait excellente, a été trouvé mort, le matin, par son valet de chambre. Un des honorables docteurs de notre ville, appelé aussitôt, n’a pu que constater ce décès presque subit, qu’il a attribué à une angine de poitrine, et les obsèques de M. Deblain ont eu lieu avec le concours d’une foule considérable ; puis soudain, au moment où notre regretté compatriote était déjà un peu oublié, son exhumation a été ordonnée par le parquet, et le corps a été transporté à l’amphithéâtre de l’École de médecine. Le savant docteur Plemen est chargé d’en faire l’autopsie. On parle d’empoisonnement ; mais on comprend que la plus grande réserve nous est imposée.

 

« M. Deblain, qui avait à peine quarante-cinq ans, jouissait de l’estime générale. Il avait épousé, il y a trois ans, à Philadelphie, une jeune et jolie Américaine, miss Rhéa Panton, dont l’arrivée produisit à Vermel une vive sensation. C’était un ménage fort uni. La maison des Deblain était gaie, constamment pleine d’amis.

 

« Nous devons nous abstenir de répéter tout ce qui se dit à propos de cet événement, aussi bien par respect pour ceux que frappe un aussi grand malheur que pour ne pas entraver l’action de la justice. »

 

L’article se terminait là.

 

– Alors c’est cette dame que vous connaissez ? demanda miss Jane à William.

 

– Je l’ai vue souvent, lorsqu’elle était enfant, répondit-il ; j’étais très lié avec sa famille.

 

– À Philadelphie ?

 

– Oui, à… dans cette ville.

 

Witson avait rougi en se reprenant pour dire : « Dans cette ville. » au lieu de répéter : « À Philadelphie. »

 

– Philadelphie ! redit la jeune fille, que l’embarras de son ami n’avait pas frappée ; il me semble que ce nom-là me rappelle des souvenirs confus.

 

– Cependant vous n’y êtes jamais allée, observa vivement l’Américain.

 

Puis, comme pour détourner sa jeune interlocutrice des pensées qu’elle semblait suivre, il reprit :

 

– Demain ou après, nous en saurons davantage. Je vais me faire adresser tous les journaux de Vermel. Pauvre petite femme, déjà veuve ! Elle doit avoir à peine vingt et un ans. C’était la plus ravissante enfant qu’on pût voir. Comment son père l’a-t-il mariée à un Français, et à un homme du double de son âge ? Si elle n’a pas d’enfant, elle retournera sans doute en Amérique. Enfin, attendons.

 

Le surlendemain, William, qui avait reçu les trois journaux de Vermel, n’y trouva rien de nouveau sur la mort de M. Deblain ; mais, vingt-quatre heures plus tard, il lut, dans l’un d’eux, cette nouvelle, qui lui causa la plus vive émotion :

 

« À la suite du rapport de l’éminent docteur Plemen, qui conclut à l’empoisonnement de M. Raymond Deblain par des sels de cuivre, le parquet a ordonné une perquisition dans l’hôtel de notre infortuné concitoyen, et le résultat de cette perquisition a été si compromettant pour sa veuve que celle-ci a été arrêtée. La ville entière est dans la consternation. On ne peut croire à la culpabilité de Mme Deblain, que son mari adorait, et qui semblait vivre avec lui dans d’excellents rapports. On blâme généralement la précipitation du procureur de la république et de M. Babou, le juge d’instruction à qui cette affaire est confiée.

 

« Quant au docteur Plemen, il avait été chargé d’une mission doublement pénible à remplir pour lui, car il était très lié avec la victime de ce drame, et l’un des intimes de cette maison si hospitalière, où la jolie Mme Deblain régnait en souveraine. Mais un homme tel que l’éminent praticien ne discute pas avec le devoir. Le docteur Plemen vient de donner là un grand exemple de dévouement professionnel.

 

« Nous n’en dirons pas davantage aujourd’hui, ne voulant pas répéter les bruits romanesques qui circulent à propos de Mme Deblain. Elle est au secret absolu dans la maison d’arrêt des Carmes ; mais nous suivrons avec soin toutes les phases de l’enquête, pour en faire part à nos lecteurs. »

 

Witson avait relu plusieurs fois ce récit en s’interrompant pour s’écrier :

 

« Ce n’est pas possible, la fille de mon vieil ami Panton n’a pu se rendre coupable d’un pareil crime ! »

 

Ensuite il s’était levé et, tout en marchant à grands pas dans son cabinet de travail, il murmurait :

 

– Quelle étrange chose que le hasard ! Un empoisonnement par des sels de cuivre, affirmé par un toxicologue aussi savant que le docteur Plemen… Et s’il se trompait ! Décidément je veux voir de près cette affaire, quand ce ne serait que pour le père de cette malheureuse femme !

 

Ces réflexions furent interrompues par l’arrivée de miss Jane.

 

– Eh bien ! quoi de nouveau à Vermel ? demanda-t-elle à Witson.

 

Celui-ci la mit au courant de ce qu’il venait d’apprendre et termina en disant :

 

– Je partirai ce soir.

 

– Vous allez encore vous éloigner ? fit-elle avec un ton de doux reproche.

 

– Il le faut ; je dois cela à mon compatriote Panton, dont la fille est accusée par erreur, je le jurerais.

 

William avait pris dans ses mains celles de sa fille adoptive et s’efforçait de la rassurer.

 

– Toutes vos absences me sont si pénibles, lui disait-elle. Il y a quelques années, lorsque vous m’avez laissée en Amérique pour venir à Paris, je n’ai éprouvé qu’un grand chagrin ; mais l’an dernier, quand vous êtes allé chez les Sioux, à la recherche de preuves contre Gobson, mon chagrin s’est accru de la terreur que j’avais des dangers que vous pouviez courir. Que deviendrais-je, s’il vous arrivait un malheur ? Il est vrai que j’en mourrais !

 

En s’exprimant ainsi, Jane avait appuyé son adorable tête de vierge sur l’épaule de son ami.

 

– Chère enfant, répondit l’Américain en faisant appel à toute son énergie pour paraître calme, il ne s’agit aujourd’hui de rien de semblable. Vermel est à quelques heures de Paris. Je n’ai aucun péril à courir, et qui sait si je ne trouverai pas dans cette excursion la fin de ces soucis que je ne vous dissimule pas toujours assez. Ce sera peut-être là ma dernière épreuve !

 

– Et la mienne aussi, murmura la jeune fille en rougissant, mais si bas que William ne l’entendit, pour ainsi dire, qu’avec son cœur.

 

Le lendemain, après s’être muni des lettres d’introduction qui pouvaient lui être nécessaires, Witson quitta Paris.

 

PREMIÈRE PARTIE

I

LE CHEF-LIEU DE SEINE-ET-LOIRE


Il y avait trois mois à peine que M. Raymond Deblain, grand fabricant de tissus à Vermel, était parti pour l’Amérique du Nord, dans le but de régler certaines affaires en litige depuis plusieurs années, et aussi pour étendre ses relations commerciales de l’autre côté de l’Océan, lorsque le bruit se répandit soudain dans sa ville natale qu’il s’était marié à Philadelphie.

 

Personne ne voulut tout d’abord ajouter foi à cette nouvelle, tant elle était inattendue et paraissait inadmissible, étant donné ce qu’on savait des idées et des habitudes de celui dont il s’agissait.

 

Raymond Deblain avait dépassé la quarantaine sans jamais parler de prendre femme, légitimement du moins ; il s’était toujours applaudi d’être resté célibataire, au spectacle des mésaventures conjugales de quelques maris de sa connaissance ; et c’était vainement que les plus jolies héritières du département lui avaient été offertes ; car il était riche, beau cavalier, manquant un peu de distinction dans son laisser-aller, mais de caractère facile, plein de cœur et d’entrain.

 

La Médaille militaire, qu’il avait gagnée pendant la guerre franco-allemande – bien qu’il fût alors libéré du service, il s’était engagé de suite – allait à merveille à sa tournure d’ancien sous-officier de cavalerie.

 

C’était enfin le type sympathique du viveur de province, élégant et gai, mais sachant, bien que sceptique et volontiers gouailleur, ne pas froisser ouvertement les préjugés et les idées bourgeoises de ceux qui l’entourent.

 

Il n’était vraiment pas possible que M. Deblain eût ainsi rompu brusquement avec son passé, cela en faveur de quelque miss excentrique, comme on se représente trop souvent en France, en province surtout, les vierges de l’Union.

 

Ceux de ses amis qui connaissaient ses goûts d’indépendance, son amour des plaisirs faciles et des liaisons sans lendemain, traitaient donc ce mariage exotique de fable ridicule.

 

Est-ce que, s’il avait jamais l’intention d’entrer en ménage, le beau Raymond, ainsi qu’on l’appelait toujours, ne prendrait pas tout simplement pour compagne l’une de ses jolies compatriotes ! Est-ce qu’il pourrait jamais oublier qu’il se trouvait à Vermel dix, vingt jeunes filles charmantes, de bonnes familles et bien dotées, parmi lesquelles il n’avait qu’à choisir !

 

De plus, est-ce qu’il se serait jamais marié sans consulter son intime, son alter ego, le docteur Erik Plemen ; sans lui en demander la permission, ou tout au moins sans le prévenir ?

 

En effet, depuis plus de dix ans, MM. Deblain et Plemen étaient inséparables ; ce qui s’expliquait aisément, car s’ils exerçaient des professions différentes, ils avaient absolument les mêmes goûts, défauts et qualités. Tous deux savaient faire marcher de front le travail et les distractions les plus mondaines.

 

Ils habitaient, boulevard Thiers – presque toutes les villes de province ont un boulevard ou une avenue Thiers – deux hôtels contigus derrière lesquels s’étendaient de fort beaux jardins, qui communiquaient par une porte dont Erik et Raymond avaient une clef, de façon à pouvoir aller de l’un chez l’autre, quand cela leur plaisait, à toute heure du jour et de la nuit, sans même que leurs gens pussent le savoir.

 

Intelligent et actif, le grand manufacturier ne négligeait jamais ses affaires, et quant au docteur Erik Plemen, c’était non seulement un médecin fort habile, dévoué à ses malades, secourable aux malheureux, mais encore un chimiste de premier ordre, un toxicologue déjà célèbre.

 

Ses travaux avaient été couronnés plusieurs fois par l’Académie de médecine. Vermel était fier de lui, et on s’étonnait qu’un homme de sa valeur ne fût pas à Paris, où bien certainement il occuperait un des premiers rangs parmi les membres de la Faculté.

 

On disait que c’était par ambition qu’il était resté dans le chef-lieu de Seine-et-Loire, où il avait été envoyé à l’occasion de la dernière épidémie de choléra.

 

Pendant plusieurs mois, il avait combattu le fléau avec un véritable héroïsme ; il s’était ainsi attiré les sympathies de tous, et, jugeant sans doute le terrain bon pour lui, il s’était installé dans ce grand centre industriel, où sa clientèle était devenue rapidement considérable.

 

Décoré, chef de service à l’hôpital, membre du conseil général du département, il rêvait d’augmenter encore à la Chambre le nombre de ces médecins dont la présence de certains dans le Parlement est peut-être le salut pour les malades de la province, mais semble, hélas ! indiquer que la France est vraiment souffrante, puisque tant de docteurs se mêlent de ses affaires, comme s’ils se groupaient à son chevet pour l’achever à coups d’ordonnances.

 

Au physique, Erik Plemen, qui avait trente-six à trente-sept ans, offrait, avec sa physionomie intelligente, ses regards de feu, ses lèvres sensuelles, son tempérament ardent, un superbe spécimen de la race slave, car il était étranger.

 

Né en Hongrie, mais élevé à Paris, où il avait été l’un des plus brillants sujets de l’École de médecine, il s’était fait naturaliser et avait été reçu docteur. Nous venons de dire dans quelles circonstances il s’était fixé à Vermel, où, chaque jour, on s’applaudissait d’avoir un praticien aussi expert et aussi dévoué.

 

Au moral, c’était un ambitieux, un esprit volontaire, dominateur, n’admettant pas aisément qu’un obstacle soit jamais infranchissable pour celui qui veut vraiment atteindre un but.

 

Il l’avait maintes fois prouvé, dans l’exercice de sa profession, par des expériences et des opérations qui, heureusement, jusque-là, avaient toujours donné raison à sa hardiesse.

 

Aussi avait-il un empire absolu sur son ami Raymond, brave garçon d’un caractère assez faible, qui le consultait en toute occasion, même lorsqu’il s’agissait de son industrie.

 

Mais lorsque le négociant et le médecin en avaient fini, le premier avec ses affaires, le second avec ses travaux professionnels, ils étaient tout au plaisir, ne boudant pas plus l’un que l’autre devant une partie de chasse, une table bien servie, quelques heures de baccara et un sourire de jolie femme. Tout cela sans excès, avec cette petite hypocrisie à laquelle la province condamne même ceux qui ne se soucient que médiocrement du qu’en-dira-t-on.

 

D’ailleurs Vermel n’avait pour ainsi dire que l’écho de leurs fredaines, car M. Deblain, qui avait une succursale de sa maison à Paris, y faisait de fréquents voyages, et le docteur Plemen venait souvent le rejoindre dans l’élégant pied-à-terre qu’il habitait au boulevard Haussmann.

 

De plus, le grand manufacturier possédait, à quatre ou cinq lieues de la ville, une fort belle maison de campagne, bien abritée des regards indiscrets du dehors par les épais massifs du jardin, au centre duquel s’élevait l’habitation ; et les époux Ternier, concierges de cette propriété, qui s’appelait tout simplement la Malle, mais que les jeunes gens de Vermel avaient surnommée romantiquement « la Tour de Nesle », étaient aveugles, muets, incorruptibles.

 

Tels étaient les deux amis, et on ajoutait, pour rendre plus extravagante encore la nouvelle du mariage de l’un de ces frères siamois, que M. Deblain, fils d’une famille cléricale, avait épousé une protestante.

 

Personne ne pouvait, ne voulait donc croire à cette union, et le docteur Plemen, questionné par les uns et les autres, ne répondait qu’en haussant les épaules, car Raymond ne lui avait pas écrit un seul mot à ce sujet. Bien au contraire, dans une assez longue lettre qu’il lui avait adressée, il s’était étendu complaisamment, avec son entrain habituel et sa pointe d’ironie accoutumée, sur la liberté que les mœurs américaines laissent aux jeunes filles et sur sa flirtation avec une certaine miss Rhéa Panton, fille d’un grand industriel, son correspondant à Philadelphie. Puis, cela raconté, il avait terminé sa lettre par une sorte d’évocation à son amour du célibat.

 

Il lui paraissait donc impossible, non que Deblain n’eût pas changé d’opinion – il connaissait son peu d’énergie, son tempérament facile aux entraînements et son esprit malléable – mais qu’il fût allé aussi loin dans son évolution sociale sans l’en informer, tout au moins aussitôt la sottise accomplie.

 

Aussi attendait-il patiemment et en laissant dire, convaincu qu’un mot de son ami lui permettrait bientôt de démentir le racontar américain, ou que le voyageur en démontrerait lui-même la fausseté en revenant garçon… comme il était parti.

 

Ceci dit, ouvrons ici, sans aller plus loin, une parenthèse, pour fixer ceux de nos lecteurs qui, soucieux des reproches d’ignorance géographique que nous adressent si volontiers nos ennemis d’outre-Rhin, comme ils nous accusent d’ailleurs d’immoralité, eux, les fabricants de cartes transparentes – Augias donnant l’ordre de nettoyer les écuries d’autrui – chercheraient, sur une carte de France, Vermel et le département de Seine-et-Loire.

 

Ce sont là deux noms de fantaisie, créés à plaisir pour nous laisser liberté entière dans ce récit, où, tout en mettant en scène des types provinciaux pris sur le vif, en faisant le procès à des abus et à des sottises judiciaires, en démasquant des lâchetés et des hypocrisies politiques, nous tenons cependant à échapper à des reproches qui pourraient nous être adressés, non sans quelque apparence de raison.

 

En effet, forcé, par la nature du drame que nous voulons raconter, de lui donner pour théâtre le siège d’une cour d’appel, si nous ne nous transportions pas dans un milieu imaginaire, nous risquerions fort, soit de paraître viser des personnalités s’agitant réellement dans telle ou telle ville, soit de voir nos appréciations détournées sciemment de leur but, dénaturées et dirigées, par ceux-là mêmes qui pourraient se les appliquer, contre des hommes que, bien au contraire, nous estimons et aimons. Et, puisque l’occasion nous en est offerte, qu’on nous permette d’ajouter ceci :

 

Bien certainement le littérateur ne puise pas toujours dans sa seule imagination ; il s’inspire souvent d’une situation sociale qu’il a eue sous les yeux, d’un fait dont il a été témoin ou qu’on lui a raconté, de caractères et de ridicules qui se sont manifestés devant lui ; mais cette situation, ce fait, ces caractères et ces ridicules ne sont que des points de départ, des matériaux, des embryons qu’il doit établir, classer, rendre logiques, développer et coordonner.

 

Désireux de créer un type en harmonie parfaite avec l’aventure qu’il veut mettre en scène, il ne photographie pas plus un individu bon ou mauvais, rencontré par hasard, qu’il ne copie textuellement la situation qui, en frappant son esprit, lui a donné l’idée première de son œuvre.

 

Quels que soient ses vertus ou ses vices, l’homme est rarement complet ; le romancier est forcé, pour les besoins de sa cause, de faire son héros pire ou meilleur qu’il ne lui a apparu ; et il arrive que les événements réels sont si étrangement conduits par le hasard, ils sont si souvent la preuve que le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable, que le lecteur n’ajouterait point foi au récit où les effets – ce qui se produit fréquemment dans la nature – ne sembleraient pas la conséquence directe des causes.

 

L’écrivain qui a un but bien défini et demeure soucieux de l’atteindre par des moyens logiques prend donc à chacun des modèles qui lui sont offerts quelques-uns de leurs défauts et quelques-unes de leurs qualités, afin de créer des personnages dans le ton des événements qu’il a résolu de peindre.

 

S’il arrive que, dans ces personnages fictifs, certains individus réellement existants sont reconnus, ce n’est pas, le plus souvent, parce que le romancier a tout simplement photographié d’après nature, mais parce que la nature s’est plu, une fois par hasard, à faire aussi complet que le rêvait le romancier.

 

Dans ces cas de rencontres fortuites, la vérité seule y gagne ; tant pis pour ceux qui sont ainsi démasqués !

 

Revenons maintenant à Vermel et à l’émotion que la seule supposition du mariage américain de Raymond Deblain y causait.

 

Ainsi que nous l’avons écrit plus haut, on se refusait obstinément à admettre cet événement, qui renversait tant de croyances et si bon nombre d’espérances matrimoniales, et le docteur Plemen surtout n’y voulait pas ajouter foi ; mais un beau jour, le doute ne fut plus possible pour personne, car, moins d’un mois après l’arrivée de la nouvelle qui avait ainsi troublé ses amis, M. Deblain rentra dans sa ville natale en compagnie de la jeune femme qu’il avait bel et bien épousée de l’autre côté de l’Océan, dans les circonstances bizarres que nous allons raconter.

II

MASTER ELIAS PANTON AND C°


Le jour où il s’était embarqué sur l’un de ces superbes steamers de la Compagnie transatlantique qui font, en moins de neuf jours, la traversée du Havre à New-York, Raymond Deblain n’en était pas à son premier voyage en mer. Non point qu’il eût doublé le cap de Bonne-Espérance ni traversé le détroit de Magellan ; mais, dans le Sud, il était allé jusqu’à Alger, même en Égypte, et, dans le Nord, il avait visité Stockholm et Copenhague.

 

Or, si la Méditerranée est généralement assez douce aux navigateurs, si ce n’est pas précisément à ceux qui la parcouraient de son temps qu’Horace souhaitait un œs triplex – à moins que le poète latin n’ait voulu parler qu’au figuré, et que le triple airain ne fût un remède de l’époque contre le mal de mer – il n’en est pas de même de la Manche et de la mer du Nord, où les gros temps sont fréquents et aussi durs que dans les parages océaniens réputés les plus dangereux.

 

L’ami du docteur Plemen avait donc le pied et l’estomac marins, ce qui lui permit de faire excellente figure sur le Pereire, d’y vivre confortablement et, par conséquent, d’arriver en Amérique dans de parfaites dispositions de corps et d’esprit.

 

Après être resté une huitaine de jours à New-York « l’impériale cité », comme disent les Yankees, sans se laisser trop ahurir par le brouhaha de Broadway, ni demeurer plus stupéfait qu’il n’eût été raisonnable à la vue du fameux pont de Brooklyn, mais sans oublier de visiter le musée Barnum, ni de faire l’excursion classique à la cascade du Passaïc, il prit le chemin de fer pour Philadelphie.

 

Il avait annoncé son arrivée à M. Panton, l’important manufacturier pour qui il avait fait tout exprès la traversée.

 

Il existait depuis fort longtemps de grandes relations d’affaires entre les Deblain, de Vermel, et les Panton, de Philadelphie. Cela datait du père d’Elias Panton et de celui de Raymond Deblain.

 

Depuis plus de vingt-cinq ans, les deux maisons échangeaient leurs tissus, en vertu de ce principe, faux le plus souvent, mais fort heureusement mis en pratique, car c’est de lui que sont nées la plupart des opérations commerciales entre les peuples : « Il n’y a de bon que ce qui vient de l’étranger. »

 

C’est surtout en France qu’on pense ou tout au moins qu’on s’exprime ainsi.

 

Tentez donc de persuader à nos élégants, si souvent ridicules de mise et de tournure, qu’un tailleur du boulevard des Italiens les habillerait aussi bien qu’un tailor de Regent-Street, et qu’un bottier ne les chausserait pas plus mal si son nom ne se terminait point en ker, kof ou ky. Faites donc croire à une cocodette qu’il n’est pas indispensable que son chien s’appelle Charly ou Polly pour paraître de race.

 

Essayez donc de convaincre tous ces épris de l’exotique que les gants de Suède se fabriquent en France, tout aussi bien que le papier anglais, les cigares de la Havane, le vin de Madère et tant d’autres produits étiquetés de noms étrangers, et que la belle Fatma est peut-être tout simplement de la tribu des Beni-Batignolles.

 

Est-ce que le nom d’un ténor pourrait finir autrement qu’en i, lors même qu’il serait né place Maubert ? Nicolas, Nicolini. Est-ce qu’à Paris, avoir de l’accent n’est pas déjà avoir du talent ?

 

Il y a trois ou quatre ans, à l’époque de la grande invasion toulousaine, des gens apprenaient à gasconner. Certains mots de la langue d’oc étaient de vrais : « Sézame, ouvre-toi ! »

 

Les relations des Panton et des Deblain reposaient donc surtout sur ce principe : ne pas être du pays, venir de loin. Alors, cela se conçoit : Master Panton se disposait à accueillir de son mieux Raymond Deblain, qui venait de France.

 

La famille Panton se composait, à cette époque, de cet Elias Panton, chef de la maison ; de sa femme Bertha, née Thompson ; de leurs deux filles, Jenny et Rhéa ; du frère de Mme Panton, le révérend Jonathan Thompson, et du fils de celui-ci, Archibald Edward, grand garçon de vingt-cinq à vingt-six ans, apprenti clergyman, par ordre de son père et par vocation.

 

Jonathan était un grand diable, maigre et long comme un jour sans pain, invariablement vêtu d’une étroite houppelande noire, fermée par un seul rang de boutons, ainsi qu’une soutane, et montant jusqu’au col blanc qui serrait, comme en un carcan, le cou de héron du personnage.

 

Au-dessus était un visage blême, toujours soigneusement rasé, osseux, découpé à la serpe, à l’air béat, aux yeux sans éclat, de couleur indécise, circonflexés d’épais sourcils en broussailles, et aux lèvres pâles où le sourire était une grimace.

 

Ses bras, si longs qu’on eût dit ceux d’un chimpanzé, se terminaient par des mains noueuses, poilues aux phalanges. Ce monument humain d’architecture éclectique avait pour base des pieds gigantesques, toujours lourdement chaussés, et pour faîte un haut chapeau, d’où s’échappaient de longues mèches de cheveux roux, et qui avait de si larges bords plats que son propriétaire était toujours garanti de la pluie ou du soleil.

 

Cet honorable personnage était un des plus infatigables commentateurs de la Bible qu’ait jamais fait naître le droit au libre examen, point de départ et l’une des conséquences du protestantisme.

 

Grâce à ce droit et à la recherche du mieux, cet ennemi du bien, le révérend Jonathan en était à son seizième avatar dans la religion réformée.

 

Il avait été tour à tour presbytérien, méthodiste, unitaire, puséyste, mais puséyste au point de faire croire qu’il finirait par se rallier au catholicisme, puis quaker mouillé et particulariste. Au moment où nous le présentons à nos lecteurs, il penchait vers le swedenborgisme, car il commençait à raconter qu’à l’imitation du célèbre rêveur suédois il communiquait directement avec Dieu et les anges.

 

On le voit, la folie ou le doute venaient tout doucement.

 

Ainsi que le digne Jonathan, son fils Archibald était haut, maigre, blond filasse, grave et commentateur intrépide des saintes Écritures.

 

C’était, conséquemment, entre le père et le fils, d’interminables dissertations théologiques. Le révérend affirmait que son digne héritier deviendrait une des lumières de l’Église réformée ; mais, en attendant, il le poussait à épouser sa cousine Rhéa, dont il était amoureux… et qui avait une dot considérable, ce que ne dédaignaient pas les Thompson, tout clergymen qu’ils fussent.

 

Elias Panton, le chef de cette famille, était un gros homme d’une soixantaine d’années, rubicond, solide, ne faisant partie, au désespoir de son beau-frère, d’aucune société de tempérance, sceptique, bon vivant, essentiellement pratique, rond et loyal en affaires, ainsi que le sont fort souvent les Américains, quoi qu’on en dise, et valant, pour nous exprimer comme le font les Yankees lorsqu’ils veulent évaluer la fortune de l’un d’eux, un bon million de dollars.

 

Mme Panton, elle, était une longue et maigre personne absolument insignifiante. Née dans une famille puritaine, elle n’avait jamais eu le goût de l’élégance ni des plaisirs mondains, mais elle était fort experte dans la confection des plum-puddings ainsi que dans celle des tartes à la rhubarbe, et admirait son frère Jonathan, ce dont celui-ci abusait à chaque instant pour l’enlever aux soins du ménage, dans le seul but de commenter avec elle quelque verset controversé de la Bible, ou de lui raconter sa dernière vision swedenborgienne.

 

Quant à misses Jenny et Rhéa, qui avaient l’une dix-neuf et l’autre dix-huit ans, elles étaient bien les plus complets et aussi les plus charmants spécimens féminins de l’éducation américaine et de cette civilisation à la vapeur à laquelle les États-Unis doivent leur prodigieux développement depuis un demi-siècle.

 

Fort jolies toutes deux, hardies, ne doutant de rien, libres d’allures, tout en restant parfaitement sages, fort peu surveillées par leur père, qui s’en rapportait entièrement à leur expérience précoce pour se choisir des maris, car Rhéa ne voulait pas entendre parler de son cousin, de même que sa sœur désespérait par sa froideur un certain colonel Barnabé Gould-Parker, soldat ambitieux et bourru, qui avait dix fois demandé sa main ; laissées libres par leur mère, qui n’osait leur adresser la moindre observation, bien qu’elles fussent remplies de respect pour elle, et accueillant par des éclats de rire les psalmodies mystiques de leur oncle Jonathan, elles avaient à Philadelphie la réputation des plus gaies et des plus intrépides sportswomen qui se pussent rencontrer.

 

Ce qui complétait les deux charmantes filles du gros Elias, c’était l’affection sans bornes qui les unissait, le souci que chacune avait des moindres joies de l’autre, et leur communauté de goûts, malgré leurs différences de caractère et de tempérament.

 

Rhéa surtout, plus folle, plus expansive que Jenny, témoignait à celle-ci une véritable adoration. Elle lui aurait certainement sacrifié, non pas seulement tous les Archibald et tous les colonels de la terre, mais toutes les autres affections, si cela avait pu contribuer à son bonheur. Quand on se permettait de lui faire un compliment qui ne s’adressait pas en même temps à sa sœur, elle tournait lestement les talons au maladroit.

 

Mlles Panton avaient bien une sorte de gouvernante, dame de compagnie, chargée de les escorter : miss Gowentall, épaisse personne d’une quarantaine d’années et atrocement myope ; mais, le plus souvent, la pauvre femme perdait de vue les jeunes misses avant qu’elles fussent sorties de la maison paternelle, et c’était presque toujours d’un côté diamétralement opposé à celui qu’elles avaient pris qu’elle les cherchait, pendant des heures entières, parfois en société du révérend Jonathan et de son fils Archibald, que la conduite de leurs nièces et cousines scandalisait, et qui profitaient de l’occasion que leur offrait la solitude de miss Gowentall pour placer un de leurs sermons.

 

Très élégantes, Jenny et Rhéa parlaient fort correctement le français, adoraient tout ce qui venait de la France, en suivaient toutes les modes avec beaucoup de goût, et si elles n’étaient pas mariées depuis déjà longtemps, c’était tout simplement, – car, indépendamment du grave Archibald et du colonel Gould-Parker, les soupirants ne leur manquaient pas, – parce qu’elles rêvaient d’entraîner quelque jour leur père à Paris, où elles étaient persuadées qu’elles trouveraient aisément des époux à leur choix, grâce à leur beauté et à leur dot, cent mille dollars au moins.

 

Malheureusement pour l’ambition de ses filles, Elias Panton demeurait sourd à ce projet, et Jenny, cœur romanesque et tempérament ardent, commençait à s’impatienter d’attendre, tandis que sa sœur, plus calme et plus pratique, se contentait de guetter l’occasion, en fuyant son trop grave et trop blême cousin.

 

C’est précisément à ce moment psychologique que le manufacturier américain annonça à ses héritières l’arrivée de Raymond Deblain, son correspondant de Vermel, et son ami, bien qu’il ne l’eût jamais vu.

 

En vrai Yankee que le souci de ses intérêts n’abandonne jamais, master Panton ajouta, en s’adressant aussi bien à ses enfants qu’à sa femme, à son beau-frère et à son neveu qu’il entendait qu’on fit fête à son hôte.

 

La longue mistress Panton songea de suite à quelque surprise gastronomique pour le Français ; l’honorable Jonathan demanda si celui qu’on attendait appartenait à l’Église protestante, ce à quoi le gros Elias ne répondit qu’en haussant les épaules, et les jolies misses, sans même s’informer si l’ami de leur père était jeune ou vieux, ne pensèrent tout d’abord qu’à lui prouver que les jeunes filles de l’Union n’étaient ni moins charmantes ni moins élégantes que les plus charmantes et les plus élégantes des Parisiennes.

 

C’était dans ces dispositions d’esprit que se trouvaient les divers membres de la famille Panton, lorsque la voiture que Raymond Deblain avait prise à la gare de Wilmington le déposa devant la porte du fort bel hôtel que le bonhomme Elias et les siens habitaient, dans Walnut street, la rue par excellence du haut commerce et des banques, à Philadelphie.

 

Car le chef de la maison Panton and C° avait télégraphié à M. Deblain, à New-York, que sa chambre l’attendait sous son toit, depuis le jour où il lui avait annoncé son départ du Havre, et l’ami du docteur Plemen, qui en avait déjà assez des hôtels américains, immenses caravansérails où tout étranger peut se croire encore sur la place publique, s’était empressé de répondre à son correspondant qu’il acceptait avec reconnaissance son hospitalité.

 

Introduit dans le grand hall du rez-de-chaussée, le manufacturier de Vermel eut bientôt fait connaissance avec tous les Panton, hommes et femmes, que master Elias lui présenta, après s’être présenté lui-même.

 

Cette présentation fut faite, d’ailleurs, le plus lestement du monde, à l’américaine, et de façon à mettre de suite Raymond Deblain fort à son aise, tout en le surprenant un peu.

 

– Ma femme, dit à peu près le riche Yankee, dans un français des plus fantaisistes, une excellente maîtresse de maison qui, j’en suis certain, ne vous laissera manquer de rien ; mon beau-frère, le révérend Jonathan Thompson qui, si vous le lui permettez et peut-être même si vous ne lui permettez pas, tentera de vous convertir ; mes filles Jenny et Rhéa, deux têtes folles, dont l’unique souci sera de vous demander des nouvelles des modes françaises et de vous procurer toutes les distractions possibles ; enfin mon neveu, Archibald-Edward Thompson, une des futures lumières de notre Église, d’après ce qu’affirme son père.

 

Raymond Deblain s’inclina respectueusement devant Mme Panton, salua avec défiance le révérend et son fils, qui lui rendirent son salut comme l’eussent fait des automates, sans qu’un muscle de leurs visages glabres trahît leurs impressions, et répondit galamment au vigoureux shake-hands des deux jeunes filles, qui lui avaient tendu leurs petites mains en souriant.

 

Le jour même, Elias introduisit son hôte à son club, the Union Reform club ; les demoiselles Panton lui chantèrent, après le dîner, et cela le plus drôlement du monde, une demi-douzaine d’airs, du Petit Duc et de la Petite Mariée, au lieu des cantiques que leur excellent oncle avait dévotement apportés sur le piano ; et lorsque l’hôte des Panton monta se coucher, il trouva auprès de sa tasse de thé, prévenance de la brave maîtresse de la maison, une jolie petite Bible, premier jalon de conversion posé là par le digne Jonathan lui-même.

 

Le lendemain et toute la semaine, notre héros, que cela intéressait d’ailleurs beaucoup, visita avec Elias les manufactures les plus importantes de Philadelphie, de Berlington et de Camden, les deux cités manufacturières qui s’étendent de l’autre côté du Delaware, sur la rive gauche, et il fut tout aux affaires qu’il était venu régler en Amérique ; mais bientôt Jenny et Rhéa s’emparèrent de lui, et ce ne fut plus alors, pour Raymond, que parties de plaisir, dont surtout la plus jeune des deux sœurs était le boute-en-train.

 

Presque tous les matins, il montait à cheval avec elles, et il était heureux qu’il fût parfait cavalier, car, à peine dans Fairmount park ou sur la rive du Wissahickon, lieux ordinaires des promenades des sportsmen de la ville, c’étaient d’intrépides temps de galop, pendant lesquels Rhéa prenait un malin plaisir à l’effrayer par sa hardiesse.

 

Parfois, mais accompagnées dans ces excursions-là par miss Gowentall, Mlles Panton s’embarquaient avec M. Deblain sur un léger steamer soit pour descendre jusqu’à la Pointe, là où la rivière de Schuykill se jette dans le Delaware, et où se termine la grande presqu’île sur laquelle s’étend Philadelphie, avec ses rues de douze kilomètres, orientées nord et sud et coupées à angles droits par d’autres voies s’en allant est et ouest, ses trois cents temples et ses six mille usines ; soit pour se rendre à l’île verdoyante de Windmill, au milieu du fleuve ; soit encore pour remonter le majestueux cours d’eau jusqu’à Wilmington et revenir par le chemin de fer.

 

Mais il arrivait alors, la digne gouvernante n’ayant pas moins horreur de l’eau comme moyen de locomotion que comme breuvage, qu’elle se réfugiait, dès le départ, dans l’intérieur du bâtiment, et que les deux jolies Américaines n’en étaient que mieux seules avec leur compagnon, qu’elles grisaient réellement de leur jeunesse et de leur gaieté.

 

Puis ce furent les théâtres, tous les théâtres, grands et petits, qu’il fallut voir, de succulents dîners qu’Elias Panton donnait en l’honneur de son hôte, des bals ou l’ami du docteur Plemen était le cavalier attitré des deux jeunes filles, des soupers sans fin, à Belmont-Mansion, le café Anglais de Philadelphie, des distractions incessantes ; si bien que Raymond rentrait le soir, tout à fait charmé, mais brisé de fatigue et se demandant si ses deux charmantes amies étaient d’acier pour résister à une semblable existence.

 

Ces jours-là surtout, il s’endormait sans songer à ouvrir aucune de toutes les petites Bibles noires, rouges, bleues, vertes qui s’amoncelaient dans sa chambre, et dont il trouvait chaque soir un nouvel exemplaire sous son oreiller, grâce à la ténacité du révérend Jonathan, qui parfois l’arrêtait au passage, pour lui dire d’un ton prophétique : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi ; Malheur à l’homme par qui le scandale arrive ; ou bien : C’est par la prière qu’on chasse le démon ; ou encore : Quittez le chemin du vice pour prendre celui de la vertu ; maximes bibliques que M. Deblain trouvait sans doute fort respectables, mais dont le débit monotone et trop souvent répété lui faisait comparer, dans ses accès de gaieté, le long clergyman à l’un de ces hommes-sandwichs qui s’en vont, dans les quartiers les plus mal famés de Londres, cuirassés devant et derrière de larges pancartes, exhortant les pécheurs et pécheresses au repentir.

 

Aussi l’impitoyable Thompson s’épuisait-il en d’inutiles tentatives, et cela tout simplement parce que l’hôte de son beau-frère ne songeait le plus souvent qu’au dernier shake-hands ou au dernier sourire de la plus jeune des héritières du gros Elias.

 

Car il était arrivé fatalement que, malgré son expérience et ses quarante ans, notre héros se sentait fort entraîné vers miss Rhéa, non pas qu’il en fût passionnément amoureux, mais il la trouvait amusante et prenait un vrai plaisir de vieux garçon, quelque peu vicieux, à cette intimité facile où il vivait avec cette jolie personne de moins de vingt ans, gaie, spirituelle, troublante, qui le traitait en ami, ne se fâchait pas s’il gardait dans sa main, plus longtemps qu’il n’était nécessaire, son petit pied quand il l’aidait à monter à cheval, ou s’il la pressait un peu trop contre lui en valsant, et qui riait malicieusement, comme une femme qui comprend à demi-mot, lorsqu’il lui murmurait à l’oreille quelque galanterie gauloise.

 

Tous les matins, il faisait porter aux deux sœurs, par leur femme de chambre, de forts beaux bouquets, et chacune d’elles en détachait une fleur pour la placer à son corsage ; mais si Jenny se contentait de le remercier par un mot aimable, Rhéa complétait l’expression de sa gratitude en attachant elle-même une rose à sa boutonnière.

 

Raymond en était arrivé ainsi tout doucement à flirter, et c’est à ce moment qu’il écrivit à son ami Plemen :

 

« Ces misses américaines sont vraiment les plus adorables créatures du monde. De vraies Parisiennes, avec plus de franchise dans les allures, moins de pose, plus de spontanéité ! On dirait qu’elles sont nées uniquement pour le plaisir, et que leur existence joyeuse ne peut avoir que des lendemains sans soucis !

 

« À la bonne heure, ici, les pères et mères ne sont pas là qui vous surveillent et vous couchent en joue pour faire de vous des gendres. Je vais, viens, pars et reviens avec les filles du brave Elias Panton, sans qu’il y trouve à redire, pas plus que le public, qui voit cela tous les jours, pas plus que leur mère, qui me soigne et me dorlote, comme si j’étais son fils et n’avais encore que quinze ans.

 

« Il n’y a d’ombre au tableau qu’une certaine miss Gowentall, gouvernante de Mlles Panton ; mais si tu voyais avec quel sans gêne celles-ci l’oublient çà et là, puis un sévère clergyman, le révérend Jonathan, leur oncle, qui veut absolument faire de moi un disciple de Swedenborg et me glisse ses petites Bibles dans toutes les poches, aux éclats de rires, d’ailleurs, de ses jeunes nièces.

 

« C’est une seconde édition, en grotesque, de ma dévote tante Dusortois, Ah ! pour le coup, celle-ci me jugerait tout à fait damné si elle savait quelle existence folle je mène ici, au milieu de ces mécréants, entre ces deux jolies petites parpaillotes.

 

« L’une d’elles surtout, miss Rhéa, est ravissante, et sapristi ! si je n’avais pas fait vœu de coiffer sainte Catherine ! Mais je me contente d’être au mieux avec cette délicieuse enfant, qui a des yeux de turquoises, des lèvres de carmin, un teint de lis et de roses, des dents de perle, une taille de guêpe, des épaules d’albâtre, des cheveux d’ébène, et de l’esprit comme un démon.

 

« Tu le vois, mon cher docteur, dans mon enthousiasme descriptif, j’appelle tous les régimes à mon aide : le minéral, le végétal et l’animal.

 

« À bientôt cependant, car mes affaires sont terminées et, quoique je m’amuse fort à Philadelphie, je n’oublie ni Vermel ni mes amis.

 

« J’emporterai bien certainement un fort agréable souvenir de miss Rhéa, à qui je ne déplais pas peut-être, malgré ma quarantaine ; mais il ne manque pas dans notre bonne ville de jolis minois qui la chasseront vite de mon esprit. Ce n’est pas en Amérique qu’on a le droit d’oublier que la liberté est le premier des biens. Hip, hip, hurrah, for liberty ! »

 

On voit par le ton de cette lettre que Raymond Deblain, tout en trouvant la plus jeune des demoiselles Panton fort à son goût, ne songeait guère à manquer à son vœu de célibat. Aussi, en honnête homme, s’en voulait-il par moments de la cour qu’il faisait à la fille de son hôte, mais pour bientôt la lui faire de plus belle, dès que l’occasion s’en présentait.

 

Les mœurs américaines aidant, cela, pensait-il très sincèrement, ne tirait pas autrement à conséquence. De plus, il est vrai, lorsque Rhéa lui tendait sa petite main ou se suspendait à son bras, il s’enivrait avec sensualité des effluves de jeunesse de l’adorable enfant, et laissait là toutes ses bonnes résolutions.

 

Le jeune Archibald avait vu d’abord avec la plus grande indifférence l’installation de l’étranger chez son oncle, et lorsqu’il était devenu le cavalier servant de ses deux cousines, il s’était contenté de blâmer cette intimité qui, disait-il, pouvait les compromettre ; mais, quand il s’aperçut des prévenances de Raymond Deblain pour miss Rhéa, il en devint jaloux, fit très mauvaise mine à celui qu’il considérait comme un rival dangereux, et un beau matin, arrêtant au passage, dans le jardin, la plus jeune des filles de Panton, il lui dit :

 

– Prenez garde à ce Français ; tous les hommes de son pays sont sans moralité ; il vous perdra de réputation, vous jurera qu’il vous aime et disparaîtra en emportant votre honneur !

 

– Êtes-vous fou, Archibald ? répondit en riant l’Américaine. Est-ce que M. Deblain pense même à me faire la cour ?

 

– Alors pourquoi êtes-vous si empressées, votre sœur et vous, à faire avec lui toutes ces promenades, toutes ces excursions ?

 

– Tout simplement parce que cela nous amuse, parce que M. Raymond est gai, spirituel, galant, et qu’il n’a pas toujours, comme vous le faites, des observations à nous adresser sur nos toilettes, nos plaisirs, nos excentricités, ainsi que vous dites.

 

– Moi, ma cousine, je vous aime et n’ai qu’un rêve : faire de vous ma femme.

 

– Grand merci ! Madame la révérende ! Je n’ai aucun goût pour le genre de vie que vous m’offrez. Je vous l’ai déjà répété cent fois.

 

– Vous courez à la perte de votre âme.

 

– Vraiment ! Mais je ne vous crois pas du tout ; ou bien, si c’est ainsi qu’on se perd, je reconnais que c’est plus amusant que ce que vous me proposez pour me sauver.

 

– Alors vous ne m’accorderez jamais votre main ?

 

– Non, non, mille fois non !

 

– Et si ce Français damné voulait vous épouser ?

 

– Lui ! Il est fort aimable, mais il a le double de mon âge ! De plus, je ne crois pas qu’il y songe le moins du monde. Dans quinze jours, il sera parti et m’aura plus oubliée encore que moi je ne penserai à lui.

 

– Alors il ne vous plaît pas, il ne vous a jamais dit qu’il vous aimait ?

 

– Peut-être, mais cela, monsieur mon cousin, ne vous regarde pas.

 

Et, après avoir cérémonieusement salué l’apprenti clergyman, miss Rhéa s’enfuit.

 

Le long Archibald poussa un soupir, en levant les yeux au ciel, et il rejoignit son père, qui venait d’arriver dans le jardin et dont l’apparition avait très probablement précipité encore le départ de la jeune fille.

 

– Eh bien ! demanda le révérend à son fils, quelles explications t’a données ta cousine ?

 

– Aucune à laquelle je puisse ajouter foi, répondit tristement le jeune homme. Elle affirme que cet étranger damné ne lui fait pas la cour et qu’elle ne l’aime pas.

 

– Pourquoi se compromet-elle ainsi avec lui ? Cela ne saurait durer pour l’honneur de la famille.

 

Le puritain Jonathan n’osait ajouter :

 

– Et pour notre fortune, à nous !

 

Puis il prit le bras de son héritier et, lui parlant alors à voix basse comme s’il craignait que la moindre de ses paroles ne fût entendue par tout autre que par celui auquel il s’adressait, il provoqua un tel enthousiasme dans l’esprit d’Archibald qu’un quart d’heure plus tard, celui-ci, tout transformé, tendait galamment la main à miss Rhéa en lui disant :

 

– Amusez-vous bien, ma jolie cousine ; lorsque votre cavalier habituel sera reparti pour la France, nous reprendrons notre entretien de tout à l’heure. Ce sera bientôt, je l’espère !

 

Miss Panton ne répondit qu’en haussant légèrement les épaules et en plantant là de nouveau le fils de Thompson.

III

OÙ LE RÉVÉREND JONATHAN SAUVE L’HONNEUR DES PANTON


Miss Rhéa avait dit vrai : M. Deblain songeait, en effet, à rentrer en Europe, et il avait déjà annoncé son prochain départ à master Elias, lorsque, le lendemain même de la dernière exhortation d’Archibald à sa cousine, vers neuf heures du matin, la femme de chambre qui était attachée au service de Raymond vint le prévenir que miss Panton l’attendait pour faire sa promenade quotidienne.

 

Notre ami était prêt, il descendit de suite, mais, tout surpris de ne trouver dans la cour de l’hôtel, déjà à cheval, que la plus jeune des nièces du digne Jonathan :

 

– Et miss Jenny ? lui demanda-t-il.

 

– Ma sœur a une atroce migraine, répondit Rhéa ; elle ne vient pas avec nous aujourd’hui. Cela vous effrayerait-il de sortir seul avec moi ?

 

Il ne protesta contre cette supposition qu’en baisant longuement la main que l’Américaine lui tendait ; puis il sauta en selle, en disant :

 

– Où allons-nous ?

 

– À Camden place. Cela vous va-t-il ?

 

– Comment, si loin, au delà du Wissahickon ! Parfaitement, mais nous ne serons jamais revenus pour le déjeuner.

 

– Alors nous déjeunerons là-bas !

 

Et, rendant la main à sa monture, Rhéa sortit la première.

 

M. Deblain la suivit.

 

Après avoir dépassé le premier square, Kitte-House, ils remontèrent la vingtième rue pour gagner, par l’avenue de Pensylvanie, le parc de Fairmount, qu’il leur fallait traverser dans toute sa longueur, avant de prendre sous bois la route de Camden place, lieu charmant de villégiature, à une quinzaine de milles de Philadelphie, en pleine forêt vierge.

 

Tant qu’ils avaient été dans la ville, où, malgré l’heure matinale, les voies étaient déjà fort encombrées, les deux cavaliers, occupés à se garer des voitures et forcés de marcher, au pas, avaient à peine échangé quelques mots ; mais, une fois sous les grands arbres de cette merveilleuse avenue qui conduit au Wissahickon, la jolie rivière qui termine Fairmount park, ils se rapprochèrent, et Raymond dit galamment à Rhéa :

 

– Vous ne sauriez croire, miss, combien je suis heureux de cette bonne idée que vous avez eue ce matin de monter à cheval, malgré l’indisposition de votre sœur. C’est adorable ces excursions que nous faisons presque tous les jours à trois, mais à deux, à nous deux, seuls, ainsi que deux…

 

Comme il s’était arrêté brusquement, la coquette Américaine lui demanda en souriant :

 

– Ainsi que deux… ?

 

– Ma foi ! deux amoureux, puisque vous me forcez si gentiment à finir ma phrase.

 

– M’aimez-vous donc, monsieur Deblain, et supposez-vous que, moi, je vous aime ?

 

Il serait difficile de rendre l’intonation tout à la fois enfantine et provocante avec laquelle la jolie fille du gros Elias avait prononcé ces mots.

 

Raymond en demeura un instant interdit ; toutefois, se remettant bien vite, il riposta :

 

– À la première de vos questions, miss Rhéa, j’ai le droit de répondre : oui, parce que je n’ai jamais rencontré femme plus charmante que vous ; mais je n’ai pas la fatuité de croire que je ne vous déplais pas ; je me contente d’éprouver le vif désir de ne pas vous être indifférent. C’est à vous seule qu’il appartient de me renseigner.

 

– Est-ce qu’en France les jeunes filles font de semblables aveux ?

 

– Je n’en sais rien, ne leur en ayant jamais demandé.

 

– Ah bah ! Jamais, mais là, jamais ? Et mon cousin Archibald qui a si mauvaise opinion de vous !

 

– Comment, M. Thompson fils dit du mal de moi ?

 

– Si c’est dire du mal que d’affirmer que vous êtes, ainsi que tous les Français, un homme dangereux pour les jeunes filles.

 

– Propos de jaloux que, malheureusement pour moi, je ne motive guère. Est-ce que ce grave M. Archibald n’a pas été ou même n’est pas quelque peu votre fiancé ?

 

– Jamais de la vie ! Oh ! ce n’est pas faute de m’avoir offert de partager son existence de future lumière de l’Église, ainsi que l’appelle son père. Hier encore, il a tenté de me séduire en me jurant que je perdais mon âme. Hélas ! je ne me sens aucun penchant à être la femme d’un clergyman, devrait-il devenir illustre et atteindre aux plus hautes dignités !

 

– En effet, je ne vous vois pas du tout dans ce monde-là, vous si jolie, si gaie… et si bonne écuyère.

 

M. Deblain avait terminé sa phrase par ces mots, parce que, au moment où il parlait, miss Rhéa, d’un vigoureux coup de cravache, avait corrigé sa monture d’un faux pas.

 

Ils étaient arrivés au delà du Wissahickon, à la lisière du bois. La route s’étendait devant eux, libre, ombreuse, se déroulant sous les taillis.

 

– Maintenant, un temps de galop, et qui m’aime me suive ! fit la jeune fille, en enlevant son cheval, qui partit à fond de train.

 

Raymond imita sa compagne et ce fut alors, pendant plus d’une demi-heure une course folle, sous les épais ombrages des arbres centenaires de cette splendide forêt qui s’étend au sud de Philadelphie.

 

Parfois notre ami demeurait quelques pas en arrière, pour admirer tout à son aise la jeune fille, dont l’amazone moulait la taille et les superbes épaules, et qui, bien campée sur sa selle, la chevelure un peu fouettée par la brise, adorable de tournure et de hardiesse, excitait sa bête de la cravache et de la voix.

 

Puis il la rejoignait et la dépassait un peu, pour la trouver plus troublante encore, avec sa poitrine légèrement soulevée, son teint brillant de jeunesse, ses lèvres souriantes et ses beaux yeux aux regards francs et hardis.

 

Elle s’arrêta enfin, presque brusquement, comme à la manœuvre, et, pendant que sa monture écumante frémissait, redressant ses oreilles et secouant sa crinière, elle se tourna à demi vers son compagnon pour lui demander, d’un air vainqueur :

 

– Eh bien ! qu’en dites-vous ? Est-ce que, s’il était mon mari, lors même qu’il ne serait encore qu’évêque, mon grave cousin m’en laisserait faire autant ? Ah ! que c’est bon, le mouvement, le grand air, la liberté !

 

– Je dis que vous êtes tout simplement charmante. Je n’ai jamais admiré écuyère plus intrépide et femme plus séduisante que vous. Vous voulez donc donner raison à ce digne M. Archibald ?

 

– Comment cela ?

 

– Dame ! chère miss, en faisant en sorte qu’il ait quelque peu le droit d’être jaloux de moi… de moi qui vous aime.

 

– Monsieur Deblain !

 

– Ah ! je vous demande pardon. Je sais bien que faire une déclaration à cheval, c’est assez bizarre. Il y a des choses qu’il faut dire tout bas, la main dans la main… et à genoux.

 

– Oh ! pas en Amérique, fit miss Panton en éclatant de rire ; mais décidément, mon cousin n’a pas tort : les Français sont gens dangereux. Si vous le voulez bien, causons d’autre chose.

 

Et, plus émue qu’elle ne voulait le paraître, la coquette héritière du riche Elias remit sa monture au trot.

 

Un quart d’heure plus tard, les deux cavaliers, dont la conversation n’avait plus roulé que sur des sujets insignifiants, s’arrêtaient à Camden place, dans la cour de Star Tavern.

 

Deblain, qui avait sauté à terre avant que miss Rhéa fût descendue de cheval, la reçut dans ses bras, où il la garda peut-être plus qu’il n’était tout à fait utile.

 

Il serait impossible de rendre l’attitude tout à la fois chaste et abandonnée de la jeune fille pendant les dix secondes que dura cet enlacement.

 

Le visage légèrement tourné de côté, les lèvres fermées mais souriantes, la taille un peu renversée en arrière, les yeux à demi clos, elle se laissa emporter, légère comme un oiseau, par cet homme qui la dévorait du regard et dont elle pouvait entendre battre le cœur.

 

Mais à peine eut-elle pris possession du sol, qu’elle frappait de ses petits pieds pour les dégourdir, en même temps qu’elle fouettait son amazone de sa cravache, en la relevant de la main gauche, que, redevenant complètement maîtresse d’elle-même, elle s’écria :

 

– Et maintenant, à déjeuner ; je meurs de faim !

 

– Tiens, c’est vrai ! répondit Raymond sur le même ton joyeux, mais tout tiède encore du contact de la belle enfant ; nous allons déjeuner ici… tous les deux ?

 

– À moins que nous n’invitions le brave master Booth !

 

Ce Booth était le maître de Star Tavern, qui, ayant reconnu la fille du grand manufacturier Panton, un de ses bons clients, s’avançait vers elle pour prendre ses ordres, sans paraître le moins du monde étonné de la voir avec un étranger.

 

– Qu’allez-vous nous donner ? lui demanda Rhéa. Il s’agit de faire en sorte que M. Raymond Deblain, mon cavalier et l’ami de mon père, emporte un bon souvenir de la cuisine du premier hôtel de Camden place.

 

– Rapportez-vous-en à moi, miss, fit avec assurance master Booth. Déjeunerez-vous dans le jardin ou dans un salon ?

 

– Oh ! dans le jardin, répondit vivement la jeune fille. Tenez, là-bas, sous ce bosquet ; nous y serons à merveille.

 

Elle désignait un massif de chèvrefeuille en fleurs.

 

– Dans dix minutes, vous serez servis, affirma le patron de la taverne.

 

Et il rentra bien vite dans la maison pour donner ses ordres.

 

Miss Panton revint à M. Deblain, qui n’en était plus à être surpris de rien, mais n’en demeurait pas moins sous le charme, et elle lui dit, en prenant son bras :

 

– Quand je pense qu’en ce moment même, s’ils déjeunent à la maison, mon grave oncle Jonathan et son non moins grave fils Archibald sont en train de dire du mal de vous et tentent de prouver à mon père que je me compromets en sortant ainsi avec un étranger, un Français, un… Après tout, ils ont un peu raison ! J’ai peut-être eu tort de monter à cheval aujourd’hui, puisque ma sœur ne pouvait nous accompagner ? Et cette bonne miss Gowentall, dans quel état elle doit être !

 

Rhéa disait tout cela à travers d’enfantins éclats de rire, en entraînant son cavalier et en fouettant de sa cravache les rosiers et les mimosas.

 

Ils firent ainsi le tour du jardin jusqu’au moment où un maître d’hôtel vint les avertir qu’ils étaient servis.

 

Ils gagnèrent alors le bosquet sous lequel leur couvert était mis, pour prendre place à table, en face l’un de l’autre, la fille d’Elias toute souriante, ravie de son équipée, Raymond quelque peu embarrassé au contraire de se trouver seul, en tête à tête, avec cette belle enfant, dont il commençait vraiment à s’éprendre.

 

Master Booth avait tenu sa promesse. D’abord la table était élégamment ornée de fleurs ; de plus, le déjeuner promettait d’être exquis, à en juger par le premier plat : de délicates petites truites de rivière, du plus séduisant aspect. Quant au vin, c’était, rafraîchissant dans un seau de glace, du champagne de l’une des meilleures marques de Reims.

 

Miss Panton s’était débarrassée de sa coiffure et, d’un mouvement coquet de la main, avait relevé ses cheveux. Elle était réellement adorable de grâce, de sans gêne, de jeunesse insouciante et épanouie.

 

– Ne mangez-vous pas ? dit-elle tout à coup à son compagnon, qui ne la quittait pas des yeux. Ah ! je sais bien que cette bonne miss Gowentall, qui cependant ne saurait vivre de privations, trouve que cela n’est pas poétique, mais j’ai fort bon appétit. Est-ce que cela vous déplaît ? Voyons, faites comme moi ; ces poissons sont délicieux.

 

– Vous avez raison, miss, répondit Raymond ; mais c’est que vous êtes vraiment si jolie…

 

– Que vous en perdez le boire et le manger ! Vous voulez donc devenir maigre et blême comme mon cousin Archibald ? Eh bien ! je ne suis pas de même, et je vous conseille de n’en rien faire. Un peu de champagne, je vous prie !

 

La jeune fille tendait son verre ; ce mouvement la forçait à allonger le bras et dessinait les contours harmonieux de son buste.

 

Deblain se souleva et, prenant soin de ne remplir que doucement, pour ainsi dire goutte à goutte, la coupe de miss Panton, il profitait de ce que sa main était là, tout près de lui, pour la baiser longuement, en répétant :

 

– Rhéa, je vous aime ; vraiment je vous aime !

 

– Alors, c’est le déjeuner des fiançailles, dit soudain une voix grave.

 

Stupéfaits, ils levèrent tous deux les yeux sur l’entrée du bosquet, où venaient d’apparaître Jonathan Thompson et son fils.

 

C’était le révérend qui avait prononcé ces étranges paroles, en s’adressant tout à la fois à sa nièce, à M. Deblain et à un troisième personnage que la sœur de Jenny ne connaissait pas et qui se tenait derrière les deux clergymen.

 

– Tiens, mon oncle et mon cousin ! s’écria joyeusement Rhéa, pour qui la phrase du digne presbytérien n’était qu’une plaisanterie, peut-être un peu risquée de sa part. Par quel heureux hasard ?

 

– Ce n’est pas par hasard que nous sommes ici, répondit avec solennité Jonathan, mais par la volonté du Très-Haut !

 

– Et pour l’honneur de la famille, ajouta Archibald, avec non moins de solennité.

 

– La volonté du Très-Haut, l’honneur de la famille ! dit Raymond, en se levant. Qu’est-ce que tout ce charabia ? En quoi donc l’honneur de miss Panton est-il compromis, parce qu’elle est ici à Camden place, en train de déjeuner avec moi, dans un jardin public, en plein air ?

 

Toute rougissante, la jeune fille avait également quitté son siège. Son visage trahissait une émotion violente, une sorte de révolte d’orgueil.

 

– Il est possible, reprit Jonathan, d’un ton monocorde, comme s’il débitait un sermon, que ces sortes de choses soient sans importance dans votre pays ; mais il n’en est pas de même ici, dans les États de l’Union. Un homme qui, après avoir été le cavalier d’une jeune fille pendant près d’un mois, l’emmène loin du toit paternel et lui dit : « Je vous aime, » cet homme se déclare son fiancé ; il prend ce que nous appelons « un engagement », et doit s’unir à elle par les liens sacrés du mariage. Devant M. Macdonald, sheriff du district – le clergyman désignait cet inconnu qui l’accompagnait – j’ai le droit et le devoir, monsieur Deblain, de vous demander si vous avez l’intention de réparer, en l’épousant, le préjudice moral que vous avez fait à ma nièce.

 

– Mais vous êtes fou, mon oncle ! s’écria Rhéa avec indignation.

 

– Vous manquez de respect à un ministre du Seigneur, miss, observa Jonathan avec componction. C’est à monsieur que je m’adresse ; c’est à lui de me répondre.

 

– Oui, c’est à lui de nous répondre, répéta le long Archibald, avec un accent de tristesse et un long regard suppliant à sa cousine.

 

– Messieurs, dit Raymond, revenu de son premier étonnement, je ne comprends pas…

 

La jeune fille l’arrêta vivement pour riposter :

 

– Moi, je réponds pour lui : Non, M. Deblain ne m’a jamais rien promis ; c’est moi qui l’ai conduit ici, c’est moi qui l’ai, en quelque sorte, forcé de m’accompagner, ainsi, d’ailleurs, qu’il le fait presque tous les jours.

 

– Jusqu’à présent vous sortiez avec votre sœur ou miss Gowentall, insinua le révérend. Aujourd’hui vous êtes seule avec monsieur, dans un endroit écarté, et nous sommes arrivés juste au moment où il vous baisait la main en vous affirmant son amour. Est-ce vrai ?

 

– C’est vrai, dit l’hôte d’Elias, désireux de mettre fin à cette scène ridicule dont miss Panton semblait fort humiliée. Eh bien ! oui, j’ai avoué à mademoiselle que je l’aime, et il est également exact que, si elle le veut, je deviendrai son mari. En quoi cela vous regarde-t-il ?

 

Les deux clergymen levèrent les bras au ciel, comme pour le prendre à témoin du blasphème de l’étranger.

 

– Est-ce M. Panton qui vous envoie ? continua Raymond. Si c’est lui, dans une heure, je lui demanderai la main de sa fille ; si ce n’est pas lui, retournez à vos affaires et laissez-nous tranquilles.

 

– Vous me paraissez ignorer nos lois, monsieur, observa le sheriff. Un gentleman surpris avec une jeune fille dans l’intimité où nous vous avons trouvé avec miss Rhéa doit son nom à cette jeune fille. This is an engagement on his part ! C’est un engagement qu’il a contracté.

 

– À moins que cette jeune fille ne refuse elle-même ce nom, dit fièrement la nièce du révérend.

 

– Oh ! oui, refusez, murmura vivement Archibald à l’oreille de sa cousine, près de qui il s’était avancé. Je n’ai jamais douté de votre pureté, je vous aime, vous serez ma femme et, de cette façon, personne n’aura le moindre blâme à vous adresser.

 

– Ah ! je comprends maintenant votre petite combinaison, lui répondit tout haut miss Panton, en se rapprochant de Raymond, comme pour se mettre sous sa protection ; vous avez supposé que, comme je refuserais certainement d’être votre complice dans ce mariage par surprise, je serais trop heureuse de me tirer d’embarras en acceptant de devenir votre femme. Vous vous êtes trompé, mon cousin : je ne veux pas de vous, parce que je ne vous aime pas, et M. Deblain ne m’épousera pas, parce que…

 

– Si je n’ai pas le bonheur de devenir votre mari, interrompit l’ami du docteur Plemen, en prenant galamment la main de Rhéa, ce sera seulement parce que vous ne voudrez pas de moi. Acceptez mon nom et je bénirai l’intervention tout au moins bizarre de ces messieurs.

 

Sans retirer sa main de celle de Raymond, mais aussi sans prononcer un seul mot, la sœur de Jenny baissait la tête.

 

– Ainsi, vous êtes prêt à épouser miss Panton ? demanda Jonathan à M. Deblain.

 

– Certes, si elle veut bien de moi pour mari !

 

– Et vous, Rhéa ?

 

L’adorable enfant leva les yeux sur son compagnon et, en lui voyant la physionomie souriante ainsi que les regards affectueux, elle répondit de suite :

 

Moi, je ferai selon le désir de M. Raymond.

 

Le blême Archibald devint plus blême encore, le sheriff esquissa une grimace de satisfaction, et quant au révérend Thompson, tirant des incommensurables profondeurs de l’une de ses poches une Bible, il l’ouvrit lentement, se redressa de toute sa hauteur, ce qui le fit paraître plus grand encore, et dit avec componction :

 

Alors, tout est selon les vues du Seigneur !

 

Puis, s’adressant à l’étranger, il psalmodia, en lisant dans son livre :

 

– Veux-tu avoir cette femme pour ta femme épouse (to thy wedded wife) ; veux-tu vivre avec elle selon l’ordonnance de Dieu, dans le saint état du mariage ? Veux-tu…

 

– Pardon, cher monsieur Jonathan, interrompit l’hôte de master Panton, mais pourquoi me dites-vous tout cela, puisque je vous ai déjà affirmé que c’était chose convenue et qu’aussitôt rentré à Philadelphie, je demanderai officiellement à votre beau-frère la main de sa fille ?

 

– Ce sera inutile ; je vous marie.

 

– Vous nous mariez, comme ça, sans plus de façon, au milieu d’un déjeuner, en plein air ?

 

– Le moment et le lieu pour célébrer l’union sainte de deux de ses créatures sont indifférents au Très-Haut. Je vous prie de ne pas m’interrompre.

 

M. Deblain haussa légèrement les épaules et se tourna en souriant vers miss Panton, comme pour lui dire : Écoutons votre oncle, puisque ça lui fait plaisir.

 

Debout et les deux mains appuyées sur le dossier de son siège, la jeune fille acquiesça du regard.

 

Le révérend continua :

 

– Veux-tu l’aimer, l’entourer de tes soins, la garder en état de maladie comme en bonne santé, et, éloignant de ta pensée toutes les autres, t’en tenir à elle aussi longtemps que vous vivrez tous les deux ?

 

Puis, parlant à miss Rhéa, il lui lut la même allocution, sauf que le mot « femme » y était remplacé par le mot « époux », et qu’indépendamment de cette phrase : « Veux-tu l’aimer et l’entourer de tes soins », il y avait, de plus : « Veux-tu lui obéir, l’honorer et le servir ? »

 

Cela fait, il mit dans la main droite de sa nièce celle de Raymond et dit à ce dernier, qui ne résistait plus :

 

– Veuillez répéter avec moi : « Je te prends pour ma femme épouse et veux te garder et te chérir dès aujourd’hui en bien ou en mal, en état de richesse ou de pauvreté, en bonne santé ou en maladie, pour t’aimer et t’estimer jusqu’à ce que la mort nous sépare, selon l’ordre de Dieu. Dans cet esprit, je te donne ma foi. »

 

Ces mots prononcés et redits complaisamment par M. Deblain, le long Jonathan retira la main de celui-ci de celle de Rhéa, mais pour remettre aussitôt la main de la jeune fille dans celle de celui qu’elle épousait, et il lui fit répéter la même formule, ce qu’exécuta miss Panton d’une voix douce et grave qui émut singulièrement le Français.

 

Quand elle eut terminé, le brave Thompson, tirant un anneau d’or de son gousset, le passa, au quatrième doigt de sa nièce, en disant à M. Deblain, qui murmurait : « Sapristi ! le révérend n’a rien oublié ! »

 

– Répétez encore ces derniers mots : « Avec cette bague, je t’épouse ; avec mon corps, je te révère, et tous mes biens, je te les fais partager, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen. »

 

L’ami du docteur Plemen obéit, pendant que la sœur de Jenny tremblait un peu ; puis le clergyman ferma sa Bible et, soulevant son chapeau :

 

– Ma chère nièce, mon cher neveu, dit-il, vous pouvez vous remettre à table.

 

Et, faisant signe à son fils et au sheriff de le suivre, l’honorable pasteur se retira aussi gravement qu’il était venu.

 

La cérémonie avait duré dix minutes.

 

– Alors nous sommes donc vraiment mariés ? demanda Raymond à miss Rhéa, dès qu’il se vit seul avec elle.

 

– J’en ai peur pour vous, répondit miss Panton avec un sourire.

 

– Peur pour moi ! Pour moi seul ? Et pour vous ?

 

– Oh ! non. Je ne crains qu’une chose, c’est que vous ne pensiez que nous étions d’accord, mon oncle, mon cousin et moi, pour vous jouer ce mauvais tour.

 

– Ce mauvais tour ! Miss, cette expression-là mérite un châtiment sévère.

 

Il l’avait attirée doucement à lui et l’embrassait avec tendresse.

 

– Monsieur Deblain, fit la jeune fille en se défendant un peu.

 

– Madame Deblain, répondit gaiement Raymond, vous oubliez bien vite ces mots que vous venez de prononcer : « Je veux lui obéir et l’aimer. » M’aimer, cela viendra peut-être ; mais m’obéir, il faut le faire de suite.

 

– Alors vous ne m’en voulez pas ?

 

– D’être devenue ma femme ?

 

– Oui, d’être devenue votre femme… un peu malgré vous.

 

– Le fait est qu’en partant ce matin de Walnut street avec vous, je ne me doutais guère que je reviendrais de ma promenade bel et bien marié. Cependant pourvu que cela ne vous fasse pas trop de peine.

 

– Vous ne le pensez pas ?

 

La charmante enfant avait mis ses deux petites mains sur les épaules de son époux et laissait son front à la merci de ses lèvres.

 

– Mais alors, hurrah ! for the reverend Jonathan and his son, without forgetting the sheriff. Hip, hip, hurrah !

 

Il accentuait chacune de ses exclamations par un tendre et long baiser que la jeune femme ne refusait plus.

 

– Maintenant, dit-il ensuite, comme nous devons tous deux obéissance à votre digne oncle, remettons-nous à table, non plus en face l’un de l’autre, cérémonieusement, mais là, tout près. Notre déjeuner des fiançailles est devenu notre repas de noce !

 

Il plaça son siège à côté de celui de miss Rhéa, qui s’était assise sans se faire prier, et il lui servit une aile de perdreau, en ajoutant :

 

– C’est votre père qui va être stupéfait ! Pourvu qu’il ne se fâche pas !

 

– Il ne se fâcherait que s’il m’avait été fait violence, répondit coquettement la fille d’Elias.

 

Vous ne me détestez donc pas trop ?

 

– Ma foi, non ! J’avais mis dans ma tête d’épouser un Français ; c’est tant pis pour vous, si vous vous êtes trouvé là.

 

La glace, bien légère, d’ailleurs, qui existait entre eux, était rompue.

 

Cinq minutes après, les deux nouveaux époux étaient tout à fait d’accord et quand, une demi-heure plus tard, ils remontèrent à cheval pour regagner la ville, ils eussent scandalisé par leur entrain le grave Thompson, s’il avait pu les entendre.

 

La vérité, c’est que miss Rhéa était ravie d’être devenue Française. Elle allait donc aller à Paris, vivre entièrement à sa guise, elle le pensait du moins, se faire habiller par les premiers couturiers de la grande ville et ne plus être exposée aux jérémiades de miss Gowentall, aux sermons de son oncle Jonathan et aux soupirs de son cousin Archibald.

 

Quant à M. Deblain, s’il s’avouait sincèrement qu’il n’aurait jamais eu le courage de se marier lui-même, en même temps parce qu’il était accoutumé à sa vie de vieux garçon et parce qu’il n’aurait osé affronter les plaisanteries de son ami Plemen, il était enchanté qu’on lui eût forcé la main, surtout pour lui faire épouser une adorable créature qu’il se sentait porté à aimer de tout son cœur.

 

Aussi Raymond et Rhéa firent-ils la route le plus agréablement du monde. Ce fut seulement lorsqu’ils eurent mis pied à terre dans la cour de l’hôtel de Walnut street, que, se regardant tous deux, en se demandant, l’un et l’autre, comment ils allaient apprendre à M. Panton ce qui s’était passé, ils ne purent retenir, un éclat de rire.

 

– Ah ! c’est votre affaire, dit la jeune femme ; moi, je vais changer de costume. Vous savez, à cette heure-ci, mon père est toujours dans son bureau !

 

Elle envoya de la main un baiser à son mari et s’esquiva, pour monter dans son appartement.

 

– Sapristi ! murmura M. Deblain, une fois seul, ça n’est pas déjà si commode à raconter, cette histoire-là. Quel singulier pays ! Rhéa est charmante ainsi que sa sœur ; mais les autres, quelle drôle de famille ! Heureusement que l’oncle Jonathan, car je suis son neveu à cet original-là, et mon cousin Archibald ne nous accompagneront pas en France.

 

Tout en se livrant à cet aparté, l’époux de la jolie miss Panton avait traversé le hall et il était entré dans le cabinet particulier du chef de la maison.

 

Le bonhomme Elias était à sa correspondance.

 

– Tiens, vous voilà déjà, dit-il à son hôte, en relevant la tête ; mais par Guillaume Peen, vous arrivez fort à propos : j’écris justement à Roubaix pour cette affaire de draps dont je vous ai entretenu, vous allez me donner votre avis.

 

– Pardon, cher monsieur Panton, observa Raymond, c’est que j’ai, moi, à vous parler d’une chose délicate qui vous intéresse plus directement.

 

– Ah ! bah ! De quoi donc ?

 

– Vous n’ignorez pas que je suis sorti ce matin à cheval avec votre fille miss Rhéa ; or, là-bas, à Camden place…

 

– Vous l’avez épousée.

 

– Comment, vous le savez ?

 

– Parbleu ! C’est mon beau-frère Jonathan lui-même qui me l’a appris. Pendant que vous terminiez tranquillement votre déjeuner, il est revenu par le chemin de fer et m’a raconté l’aventure !

 

– Et vous trouvez cela tout simple ?

 

– Qu’y a-t-il là d’extraordinaire ? Vous faisiez la cour à ma fille, vous ne lui déplaisiez pas, elle vous a pris pour mari, vous êtes un brave garçon que j’aime beaucoup. Ce sont là vos affaires et non pas les miennes. Je sais bien que ça n’a pas dû être d’une gaieté folle d’être marié par mon long beau-frère ; mais j’espère que cela ne vous portera pas malheur. Estimez-vous bien heureux s’il ne vous a pas débité un interminable et incompréhensible discours ! Oh ! vous n’y perdez rien pour lui avoir échappé cette fois-ci ; il saura bien vous rattraper ! En attendant, touchez là, mon gendre. Ah ! vous me devez vingt dollars pour la bague que Thompson a passée au doigt de Rhéa. Il m’en a remis la facture ; je retiendrai ça sur la dot.

 

Absolument ahuri, mais enchanté, le mari de miss Panton serra cordialement la large main que lui tendait son beau-père, puis il courut rejoindre sa femme.

 

Le lendemain, cette étrange union était régularisée à la légation française. Quinze jours plus tard, M. et Mme Doblain s’embarquaient pour la France.

 

Tout ravi qu’il fût de son sort, Raymond n’avait osé annoncer son mariage au docteur Plemen ; il ne voulait le faire qu’en débarquant au Havre, par une simple dépêche.

 

Naturellement l’excellente Mme Panton avait beaucoup pleuré en se séparant de sa fille, et le digne Jonathan s’était vengé du mariage qu’il avait fait lui-même, en adressant un long sermon aux deux époux et en bourrant la malle de son neveu Raymond d’une foule de religious tracts.

 

Quant à Jenny, qui restait seule, livrée à miss Gowentall, elle avait murmuré à l’oreille de sa sœur, en l’embrassant avec tendresse :

 

– Que tu es heureuse d’aller en France, de voir Paris ! Ah ! je ne tarderai pas à te rejoindre, même s’il me faut, pour cela, devenir la femme du colonel Parker.

 

Voilà comment, moins de trois mois après avoir quitté Vermel, célibataire endurci, l’ami du docteur Plemen y rentra marié et fort amoureux de celle à laquelle il avait donné son nom, entre des truites meunières et des perdreaux froids, sous un des bosquets du jardin de Star Tavern, à Camden place, dans l’État de Pensylvanie.

IV

LUTTES PROVINCIALES


À l’époque où se passaient les événements que nous venons de raconter, Vermel était relié à Paris par un chemin de fer depuis déjà longtemps, mais cependant il n’avait pas perdu tout à fait cette physionomie provinciale qui disparaît des villes les plus éloignées du centre, au fur et à mesure que nos réseaux ferrés se multiplient.

 

Car, grâce à la rapidité et à la facilité des communications, les moindres bourgs se parisianisent. Si, çà et là, dans quelques vieilles cités, tout pittoresque n’a pas cessé d’exister ; si tous les quartiers rappelant, par d’antiques constructions, des temps loin de nous, n’y ont pas encore été remplacés par des « boulevards de la Gare », ou des « avenues de la Station », les habitudes s’y sont du moins transformées.

 

En province, la vie a cessé d’avoir le calme, la régularité d’autrefois ; elle est devenue plus chère, conséquemment inquiète, fiévreuse, troublée. L’amour du luxe et le besoin de paraître se sont glissés dans les ménages les plus modestes.

 

Là où, jadis, on était riche avec dix mille livres de rente, on est besogneux, aujourd’hui, avec ce même chiffre de revenus.

 

Tout a augmenté de prix, même le vice.

 

Les importations parisiennes ont tué les petites industries locales. Les élégants des sous-préfectures sont habillés par des tailleurs de Paris, qui visitent deux fois par an leurs clients provinciaux, et la femme du notaire d’un simple chef-lieu d’arrondissement rougirait si elle ne commandait pas de temps en temps une robe chez une couturière de la grande ville.

 

Les exploitations théâtrales sont ruineuses, grâce aux tournées d’artistes célèbres et à l’impossibilité de jouer les œuvres nouvelles, les auteurs dramatiques, devenus commerçants habiles, ne faisant plus imprimer leurs pièces et refusant d’en communiquer les manuscrits.

 

Paris absorbe tout : les talents réels, les ambitieux, les fruits secs, les déclassés et les jolies filles.

 

Il est vrai que, par compensation fâcheuse, il envoie dans les départements des avocats sans cause, qu’on y nomme députés, bien qu’ils ignorent forcément le premier mot des intérêts de leurs commettants ; de même, d’ailleurs, que Paris se fait représenter au Parlement par des maîtres d’écoles, des pharmaciens et des mastroquets de province, dont les électeurs, leurs compatriotes, ne voudraient pas entendre parler.

 

Si, dès le début de leur création, M. Thiers était l’ennemi acharné des chemins de fer, c’est peut-être parce qu’il pressentait tous ces bouleversements plutôt encore que parce qu’il ne croyait pas à l’utilité pratique de l’invention.

 

De cet état de choses et de l’application du suffrage universel, il est résulté une fusion de toutes les classes de la société dans les villes où les lignes de démarcation étaient le plus nettement arrêtées autrefois.

 

Là où noblesse, magistrature, grande industrie, bourgeoisie, formaient des castes à part, tout le monde s’est réuni ou à peu près. La lutte contre les difficultés de l’existence, chez les uns, l’ambition, chez les autres, ont produit ce phénomène social.

 

La politique divise et groupe tout à la fois. L’amour-propre et la dignité disparaissent devant la chasse aux électeurs.

 

Le riche propriétaire foncier fait la cour à ses fermiers, membres du conseil municipal ; le grand industriel compte avec ses chefs d’atelier, qui embrigadent les ouvriers pour le scrutin ; les femmes les plus collet-monté flattent leurs servantes, dont les maris ou les amoureux sont gens influents, orateurs dans les réunions publiques.

 

La moindre préfecture a son champ de courses avec ses bookmakers, ses joueurs de bonneteau, ses pickpockets, ainsi que deux ou trois cercles où le baccara fait ses victimes plus rapidement encore qu’à Paris.

 

L’une des conséquences de cette décentralisation, dans le mauvais sens du mot, c’est que la vie de famille a disparu à peu près de partout. Si un statisticien se livrait à ce curieux travail, il trouverait certainement plus de femmes honnêtes dans le Marais ou tel autre quartier commerçant de Paris que dans maints chefs-lieux de cent mille âmes.

 

Mais si la province s’est ainsi modifiée, elle n’en a pas moins conservé deux vices qui lui sont propres ; l’envie et la médisance. Elle a pris à Paris bon nombre de défauts et fort peu de qualités.

 

La petitesse d’esprit y est restée la même ; la véritable générosité y est trop souvent inconnue. On y est rempli de défiance et les nouveaux venus, que leurs fonctions ou leurs affaires y conduisent, sont l’objet de mille inimitiés secrètes et jalouses. On veut savoir d’où ils sortent, quel est leur passé, quelles sont leurs familles, et quand on ne parvient pas à avoir sur tous ces points des renseignements complets, indiscutables, on invente à leur endroit, les fables les plus invraisemblables.

 

À Paris, c’est aux étrangers, pourvu qu’ils sachent jeter un peu de poudre aux yeux, que sont réservés les meilleurs accueils, les plus grands crédits, les plus éclatants succès, souvent injustes et ridicules. Cela parfois coule cher aux Parisiens. En province, au contraire, tout nouvel arrivant est suspecté, espionné, isolé.

 

Ce tableau est à peu près celui que présentait la société de Vermel en 188…

 

Il n’y restait plus guère qu’un groupe restreint de gens vivant à l’écart, groupe composé de quelques vieilles familles nobles et de ceux des présidents et conseillers de la cour d’appel qui n’appartenaient pas à cette nouvelle couche de magistrats que la République a si rapidement tirés de l’obscurité, dans son besoin d’avoir partout des hommes dévoués à ses institutions.

 

Ces derniers fonctionnaires, qui devaient bientôt se faire plus nombreux, grâce à cette mesure inique que, par antithèse, on appelle l’épuration de la magistrature, n’avaient pas accès dans ces maisons fermées, où régnaient les opinions conservatrices et religieuses ; ils frayaient, ainsi que leurs collègues du tribunal, avec leurs coreligionnaires politiques des autres groupes de la société de Vermel.

 

La magistrature elle-même se divisait donc, dans le chef-lieu de Seine-et-Loire, en deux castes absolument distinctes, et il est aisé de comprendre que cette division et l’antagonisme qui en résultait étaient au détriment et au grand danger des justiciables, pour peu que la politique ne restât pas complètement étrangère aux causes judiciaires.

 

M. Deblain, qui appartenait à la grande industrie, était très estimé de tous, malgré ses succès de vieux garçon ; car on le savait honnête et la main toujours ouverte pour les malheureux ; mais il avait peu de rapports avec la haute société de la ville, bien qu’en raison de ses traditions de famille on dût le supposer d’opinions conservatrices.

 

À ce monde trop sérieux, il préférait de beaucoup son monde à lui, vivant et gai, peuplé des femmes et des filles des riches manufacturiers de Vermel, très Parisiennes par leur élégance et leurs goûts, et où il régnait.

 

Sa famille le gênait peu ; il n’avait qu’une seule parente qui lui tint de près : une tante, sœur de sa mère, Mme Dusortois, restée veuve avec deux filles et sans fortune.

 

Cette Mme Dusortois, personne dévote, excellente mère, mais fort avare, avait toujours espéré que Raymond épouserait sa fille aînée Berthe, assez jolie enfant, à laquelle son cousin plaisait, par ordre plutôt que par conviction, et pour avoir un gendre selon ses croyances, elle tentait toujours, mais en vain, de ramener son neveu dans le sentier de la vertu et dans le giron de l’Église.

 

Non pas que M. Deblain fût un athée, ni même un voltairien et se posât en esprit fort ; il était certainement incapable, par éducation et en souvenir de sa mère, de jamais manquer de respect aux choses respectables ; mais il était indifférent, pratiquait peu ou point, et cela lui attirait fréquemment des admonestations de la sévère Mme Dusortois.

 

– Tu as tort, ne cessait-elle de lui répéter chaque fois qu’elle en avait l’occasion ; on ne te voit jamais à l’église et tu ne pries guère sans doute.

 

Ce à quoi son neveu, poussé à bout et agacé, peut-être tout simplement parce qu’il sentait que sa parente avait un peu raison, lui répondit un jour, avec une gravité narquoise :

 

– C’est vrai, ma chère tante, c’est vrai, je suis un mécréant ! Eh ! ce n’est pas ma faute, on ne se refait pas aisément ! Mais, si vous le voulez, tout pourra s’arranger : vous irez à l’église et prierez pour moi, et moi, je donnerai pour vous. De cette manière, Dieu, dans sa bonté, et les pauvres, dans leur misère, seront également satisfaits.

 

Cette riposte, qui tombait si juste, s’était répétée dans la ville ; cela avait jeté un froid entre la tante et le neveu, et la bonne dame n’était plus revenue à la charge, tout en se promettant, in petto, de reprendre ses tentatives de conversion, lorsque le beau Raymond serait son gendre. Car elle ne cessait d’avoir cet espoir, ne pouvant admettre que son neveu songerait jamais à épouser une autre jeune fille que Berthe.

 

Si, par malheur, il restait garçon, eh bien ! ce serait un oncle à héritage pour ses enfants ! Elle en prenait dévotement son parti.

 

Quant au docteur Plemen, il allait partout et partout était également bien reçu !

 

Si on le trouvait un peu trop élégant pour un médecin, si on l’eût aimé plus ennemi des plaisirs mondains, on n’en reconnaissait pas moins son incontestable valeur, son dévouement à ses malades, son tact parfait.

 

Toujours grave et respectueux chez les douairières, érudit avec les conseillers, galant auprès des femmes élégantes et coquettes de la haute industrie, simple avec les bourgeois, généreux pour les ouvriers, il s’était fait la réputation d’un charmeur. C’était un charmeur, en effet.

 

Dans une circonstance des plus périlleuses pour son ambition politique, il avait donné une preuve de sa finesse d’esprit et conquis des sympathies nouvelles.

 

Cela s’était passé à l’occasion du projet de laïcisation de l’hôpital dont il était le médecin en chef.

 

Les honorables conseillers municipaux de Vermel, jaloux des lauriers de leurs collègues de Paris, avaient décidé que les Sœurs seraient remplacées par des infirmières laïques, et que les prêtres ne pourraient offrir les secours de la religion aux malades que dans le cas où ceux-ci les feraient demander.

 

Consulté à ce sujet, le docteur Plemen répondit en séance publique :

 

– Il ne m’appartient pas d’examiner cette question au point de vue religieux ou philosophique ; mes opinions n’ont rien à faire ici. On connaît mon respect absolu pour la liberté, or je considère la liberté de conscience comme la plus précieuse des libertés. Je ne donnerai donc mon avis que comme médecin. Or, comme médecin, je n’hésite point à dire que je préfère de beaucoup les Sœurs aux infirmières laïques, non parce que je doute du dévouement que les braves femmes du peuple auraient pour ceux qui seraient confiés à leurs soins ; elles sont habituées à la fatigue et connaissent toutes les misères humaines, pour les avoir vues de trop près, hélas ! mais ces femmes, heureusement pour elles, n’ont pas renoncé, ainsi que les religieuses, aux joies de la famille ; elles ont des pères, des mères, des maris, des enfants. Comment peut-on supposer qu’elles oublieront toutes leurs affections en franchissant le seuil d’un hôpital ?

 

« L’admettre serait faire injure à leur cœur. Qu’arriverait-il alors le jour où l’épidémie sévirait autour d’elles ? Ne seraient-elles pas tout naturellement saisies de la crainte de transmettre le mal à ceux qu’elles aiment ? Pensez-vous que la femme que son enfant appelle à la maison osera se pencher sur un petit être que le croup étrangle ? Ou elle sera une mauvaise mère ou une mauvaise garde-malade ! C’est fatal, parce que c’est humain ! Je n’ai pas besoin de développer davantage cette thèse ; elle frappe directement l’esprit de ceux qui ne jugent les choses qu’au point de vue de l’intérêt général.

 

« Quant aux prêtres, c’est encore à l’aide d’arguments thérapeutiques que je repousse leur exclusion systématique des hôpitaux. Que vous vous opposiez à ce qu’ils sollicitent, avec une insistance indiscrète, ceux que leur vue peut effrayer, soit ! je vous l’accorde, car, moi-même, non pas seulement à l’hôpital, mais même dans le monde, je ne permets pas qu’on aggrave imprudemment l’état de mes malades par des démarches prématurées. Si j’ai ordonné le calme, rien ne doit le troubler ! Mais si, au contraire, l’homme qui souffre, celui qui va mourir a été élevé dans un milieu de foi ; s’il est évident que la vue de l’aumônier ne lui causera aucune terreur, mais le réconfortera, lui donnera espoir et courage, pourquoi le repousseriez-vous ?

 

« Il nous est permis, à nous autres praticiens, d’user du chloroforme, de l’azote, de l’hypnotisme même, à l’exemple des fakirs hindous, de tous les anesthésiques enfin, pour endormir la douleur, non seulement de ceux que nous opérons, mais aussi de ceux dont la fin est fatale, imminente ; pourquoi priver des consolations du prêtre, des secours de la religion ceux qui doivent en éprouver des soulagements moraux et physiques tout aussi certains que si on leur administrait les anesthésiques les plus puissants ? Le phénomène nerveux de l’insensibilité peut être provoqué par l’exaltation de l’âme ; le courage peut naître de l’espoir d’une vie future ; la patience à supporter le mal peut prendre sa source dans des croyances que vous ne partagez pas ; le calme peut être donné par des consolations religieuses que vous niez. Or, le calme, la patience, le courage, l’insensibilité, c’est là ce que le médecin tente tout d’abord de procurer à ses malades. S’il y parvient, il les sauve souvent dans des cas qui semblaient désespérés.

 

« Alors, pourquoi refuser à la science ces auxiliaires si énergiques lorsqu’il lui est permis, dans le même but, d’user de tous les agents chimiques qu’elle a à ses ordres ? Si l’athéisme pouvait soulager le patient en lui disant : « Il n’y a pas de Dieu ; il n’y a rien après nous ; lorsque tu auras succombé au mal qui te torture, lu mourras tout entier, » moi, médecin, dont la mission est de guérir, je laisserais l’athée au chevet de mes malades. Comment voulez-vous donc que j’en éloigne celui qui leur dit, au contraire : « Tes douleurs te seront comptées dans un monde meilleur ! Dieu peut faire un miracle pour te sauver ! La mort est la délivrance et la joie éternelle, » et qui, en leur disant cela, que ce soit vrai ou faux, leur donne le courage, le calme, la patience, l’insensibilité que nous leur désirons. Voilà pourquoi, comme médecin, je supplie le conseil de ne priver l’hôpital ni de ses Sœurs ni de ses prêtres ! »

 

Il est aisé de comprendre l’effet considérable que produisit ce discours du docteur Plemen.

 

Les gens religieux en tirèrent la conclusion que le savant praticien était un croyant, puisque, tout en se servant d’arguments qu’il n’avait sans doute employés que pour les besoins de sa cause, il n’en avait pas moins défendu les prêtres et les Sœurs ; et les libres penseurs le jugèrent de leur bord, puisqu’il n’avait demandé le maintien dans les hôpitaux de ceux qu’ils voulaient en chasser, que dans un intérêt public et absolument médical.

 

Quant aux conseillers municipaux de Vermel, qui peut-être craignaient un peu le mauvais effet de la mesure qu’ils avaient proposée, dans un simple but de popularité auprès de leurs électeurs, ils rendirent grâce à celui dont l’habileté leur permettait de ne pas soutenir leur proposition.

 

Par ce coup de maître, Erik Plemen avait adroitement préparé, dans tous les camps, sa candidature à la députation.

 

Tel était le chef-lieu de Seine-et-Loire, avec ses défauts et ses qualités de grande ville de province, avec ses divisions de castes et ses groupes divers, au moment où on n’y put douter plus longtemps du mariage de M. Deblain, car, en débarquant au Havre, il avait télégraphié son retour à son ami Plemen ; puis il lui avait écrit qu’il ne s’arrêterait à Paris qu’une huitaine de jours et rentrerait bientôt à Vermel avec sa femme, charmante et jeune Américaine, née Rhéa Panton.

 

Raymond terminait sa lettre ainsi :

 

« Eh ! que veux-tu, mon cher Erik, il paraît qu’il faut toujours en finir par là !

 

« Tu y arriveras toi-même. D’abord, un docteur marié et père de famille inspire davantage confiance ; de plus, tu trouveras aisément, plus aisément encore que je ne l’ai fait, car tu es un savant, un homme célèbre et un beau garçon, une gentille petite femme pour le rendre heureux.

 

« Je compte donc que tu ne me plaisanteras pas trop ! Ce sera bien assez des sorties furieuses de mon honorable tante Dusortois, surtout lorsqu’elle saura que sa nouvelle nièce est protestante ! C’est pour le coup qu’elle va désespérer de mon salut !

 

« Quant à toi, je suis certain que, dès que tu connaîtras ma femme, tu ne songeras plus qu’à envier mon sort. »

 

À la lecture de ces lignes, Plemen demeura un instant interdit ; nous n’oserions même affirmer qu’il ne murmura pas le mot : « imbécile », à l’adresse de son ami, mais il se remit rapidement de sa surprise, ce que ne fit pas la terrible tante, lorsqu’elle apprit que son neveu lui échappait tout à la fois comme gendre et comme oncle à héritage pour ses filles.

 

– Je savais bien, s’écria-t-elle, que ce garçon-là tournerait mal !

 

Tourner mal, pour l’honorable dame, c’était n’avoir point épousé sa fille !

 

Dans sa colère, elle s’empressa d’aller raconter partout comment M. Deblain ramenait, du fond de l’Amérique, une aventurière, une femme de rien à laquelle il avait donné son nom !

 

Pendant ce temps-là, campée avec son mari dans ce coquet appartement du boulevard Haussmann, où le docteur et Raymond avaient si souvent reçu joyeuse compagnie, la fille du gros Elias faisait connaissance avec Paris, ses théâtres, ses promenades, ses restaurants, ses grands couturiers, ses modistes en renom, et elle écrivait à sa sœur :

 

« Depuis mon arrivée en France ou plutôt à Paris, je mène une adorable existence ; c’est chaque jour un plaisir nouveau. Toi seule me manque, ma chérie. Mon mari a le double de mon âge, mais, de caractère, il est aussi jeune que moi. Il n’y a que les Français pour avoir de ces privilèges-là ! Et Paris, Paris ! Marie-toi vite avec un brave garçon qui t’y amènera. Maintenant que j’y ai vécu pendant quinze jours, si j’étais jeune fille, j’épouserais même mon cousin Archibald, pour y rester ! »

 

Cette lettre allait se croiser sur l’Océan avec la correspondance de la famille Elias.

 

En effet, quelques jours après, Rhéa reçut par Jenny des nouvelles de ceux qu’elle avait laissés à Philadelphie.

 

« Je ne saurais te dire, chère petite sœur, lui écrivait la jeune fille, combien la maison est triste depuis ton départ. Notre père et notre mère sont toujours les mêmes ; le premier, assez indifférent ; la seconde, douce et tendre. Mais maintenant que tu n’es plus là, je suis livrée, sans défense, aux Thompson père et fils et à miss Gowentall.

 

« Notre oncle Jonathan ne m’épargne aucun sermon ; notre cousin Archibald tourne autour de moi, car si je ne suis pas aussi jolie que toi, ni aussi gaie, ni aussi spirituelle, je n’en ai pas moins, comme toi, cent mille dollars de dot ; mais pas plus que tu ne l’as jamais eue, je n’ai l’envie de m’appeler Mme la Révérende.

 

« Quant à miss Gowentall, ne s’était-elle pas imaginée, dans le but de m’accompagner le matin à Fairmount-Park, d’apprendre à monter à cheval ! Heureusement qu’après une demi-douzaine de leçons d’équitation, notre énorme gouvernante, prise de peur, a renoncé à devenir une écuyère.

 

« Alors, pour m’escorter, papa m’a donné un groom qui a fort bon air, avec son chapeau à cocarde, ses bottes molles, sa petite jaquette serrée à la taille et une rose à la boutonnière.

 

« Ce brave garçon, John, me suit gravement à vingt pas, mais cela n’empêche point le terrible colonel Gould-Parker d’arriver tout à coup comme la foudre pour me présenter ses hommages. Décidément, il est toujours amoureux de moi ; il compte sur la solitude où tu m’as laissée. Pourquoi n’est-il pas simplement capitaine au service de la France ! Comme je l’épouserais bien vite… pour aller te rejoindre !…

 

« Ta pauvre Jenny qui t’aime plus encore qu’autrefois. »

 

– Chère adorée, dit en pleurant Rhéa, après avoir lu et relu cette lettre, si mon père voulait nous l’amener, comme je lui trouverais vite un mari !

 

Et elle se mit à piller les magasins pour envoyer à sa sœur tous les spécimens possibles des nouveautés parisiennes, afin de la consoler un peu et lui faire prendre patience.

 

Cette existence fiévreuse des deux époux durait depuis près d’un mois, quand M. Deblain fit comprendre à Rhéa que ses affaires le rappelaient chez lui, et ils prirent enfin un beau matin le train pour Vermel ; la jeune Américaine un peu craintive, car elle ignorait dans quel milieu elle était appelée à vivre ; Raymond avec une certaine frayeur de l’accueil qu’allaient lui faire ses amis, le docteur Plemen surtout, qui loin d’être venu le rejoindre au boulevard Haussmann, ainsi qu’il l’y avait invité, s’était excusé de ne pouvoir le faire, en raison de ses travaux, et avait terminé ainsi la première de ses lettres :

 

« Puisque tu as maintenant un oncle clergyman, il aurait pu te dire, comme saint Paul aux Corinthiens : « Es-tu lié avec une femme, ne cherche pas à t’en séparer ! N’es-tu pas lié avec une femme, ne cherche pas de femme ! Celui qui marie sa fille fait bien ; mais celui qui ne la marie pas fait mieux. »

 

« Rabelais et Molière, tu le vois, ne sont que de simples plagiaires des apôtres ! »

 

Or Deblain se souvenait toujours de ces lignes narquoises, et comme il ne se sentait pas de force à lutter avec le sceptique médecin, il ne comptait que sur les beaux yeux et les sourires de Rhéa pour le dompter.

V

LE DOCTEUR PLEMEN S’HUMANISE


Erik Plemen fut la première personne que Raymond aperçut, en descendant de wagon. Il se promenait sur le quai, en attendant l’arrivée du train.

 

– Ma femme, fit Deblain à son ami, après l’avoir embrassé et en lui présentant Rhéa.

 

Celle-ci tendit la main au docteur et lui dit avec grâce :

 

– Je vous connais, monsieur, depuis longtemps déjà. Mon mari m’a si souvent parlé de vous et de l’affection mutuelle qui vous lie que j’étais certaine de vous trouver ici, pour me souhaiter la bienvenue.

 

– Madame, répondit Plemen, Raymond aurait pu se dispenser de vous nommer, puisqu’il m’a écrit qu’il avait épousé la plus jolie des jeunes filles de l’Union. Cela suffisait ; je vous aurais reconnue de suite.

 

Il avait offert son bras à Mme Deblain qu’il conduisit jusqu’à sa voiture, et il ne la quitta qu’en lui baisant galamment la main. Son mari avait pris place auprès d’elle.

 

– Est-ce que tu ne retournes pas chez toi ? demanda le manufacturier au docteur.

 

– Pas immédiatement, répondit Erik ; il me faut aller faire ma visite à l’hôpital ; mais je rentrerai de bonne heure.

 

– Tu dîneras avec nous ?

 

– Oh ! je ne sais trop si je dois accepter… Un jour d’arrivée.

 

– Je vous en prie, monsieur, fit l’Américaine en souriant.

 

– Alors, c’est entendu, comptez sur moi.

 

Et, saluant respectueusement la jeune femme, il laissa le coupé s’éloigner, pendant qu’il murmurait :

 

– Si Raymond a fait une sottise, du moins la cause en est adorable, et même trop adorable, peut-être, en raison de son caractère faible. Voilà une petite étrangère qui va mettre à l’envers toutes les cervelles de Vermel !

 

Au même instant, Rhéa disait à son mari :

 

– Il a l’air charmant, M. Plemen. À la bonne heure, voilà un docteur comme ils devraient être tous ; les malades auraient moins peur des médecins !

 

On voit que M. Deblain avait eu raison de compter sur les sourires et les beaux yeux de sa femme pour dompter son terrible ami.

 

Le soir même, à table, Rhéa acheva de le séduire. Le lendemain, Erik pardonnait complètement à son ancien compagnon de plaisir de s’être marié, et quinze jours plus tard la fille du gros Elias avait fait la conquête de toutes les personnes, hommes et femmes, auxquelles son mari l’avait présentée.

 

On s’accordait à la trouver aussi spirituelle que jolie ; on s’attendait à la voir donner un nouvel élan à la société élégante de la ville, et comme elle eut le tact de se rendre immédiatement chez le pasteur protestant et chez les vieilles dames qui étaient à la tête de l’église réformée, pour prendre rang au milieu d’elles, ce ne fut bientôt qu’un concert de louanges à l’adresse de la belle Américaine.

 

De plus, on ne tarda point à savoir que Mme Deblain était la fille du riche manufacturier de Philadelphie, Elias Panton, bien connu à Vermel, où sa maison faisait d’importantes affaires depuis longues années, et chacun alors complimenta le beau Raymond de son choix.

 

Ses anciens amis, vieux garçons, et les femmes coquettes que son mariage privait de ses hommages trouvaient seulement qu’il avait épousé une personne beaucoup trop jeune pour lui, et on lui prédisait charitablement quelque mésaventure conjugale, tôt ou tard. Ne méritait-il pas, d’ailleurs, la peine du talion ?

 

Nous n’avons pas besoin de dire que Deblain s’était bien gardé de raconter à qui que ce fût, sauf à son intime, dans quelles circonstances par trop américaines il s’était marié. Bien que cette union si lestement prononcée par le révérend Jonathan Thompson, sous un bosquet de Star Tavern, eût été régularisée selon la loi française, la pudibonderie provinciale n’aurait jamais voulu prendre ce mariage au sérieux, si on en avait connu les bizarres incidents.

 

Toutefois, l’engouement pour Rhéa était loin d’être unanime. D’abord, Mme Dusortois, chez qui son mari l’avait conduite, tout à fait par déférence et par acquit de conscience, ne l’avait reçue que d’un air pincé, et elle n’était venue lui rendre sa visite qu’à contre-cœur, sans être accompagnée de ses filles.

 

L’avare dame ne pouvait pardonner à son neveu d’avoir mis si complètement à néant l’espérance qu’elle avait toujours eue de devenir sa belle-mère, et, logiquement, elle se sentait remplie de haine pour celle qui avait pris la place de sa fille aînée.

 

Dans son monde bourgeois et de principes sévères ou plutôt étroits, Mme Dusortois trouva aisément des gens qui firent chorus avec elle, et si ces gens-là se tinrent pendant quelque temps dans une réserve prudente, ils ne dissimulèrent plus leurs sentiments envieux à l’égard de la nouvelle venue, lorsqu’ils la virent entourée, adulée, et donnant des fêtes dont on se disputait les invitations.

 

Pour les femmes des petits rentiers, des fonctionnaires et de certains magistrats, obligées de vivre modestement, Mme Deblain était une coquette, une folle ; elle ruinerait son mari en le rendant ridicule. Certainement, elle finirait mal.

 

Selon ces esprits jaloux, il était scandaleux de voir une étrangère prendre ainsi le haut du pavé et braver l’opinion publique, en important ses mœurs américaines dans une ville jusque-là tranquille et en donnant de mauvais exemples aux jeunes filles.

 

C’est là ce que se disaient, ce que se répétaient la tante de Raymond et quelques-unes de ses amies, entre autres Mmes Lachaussée et Babou, femmes du procureur général et du juge d’instruction, et d’autres encore qui, jusqu’à l’arrivée de la fille du riche Elias, avaient tenu un certain rang, mais étaient maintenant tout à fait éclipsées.

 

Il est vrai que la charmante Mme Deblain n’avait rien négligé, mais faisait tout, au contraire, bien inconsciemment, pour s’attirer ces inimitiés et ces jalousies mesquines.

 

Son mari, qui l’aimait beaucoup et dont nous connaissons le caractère faible, l’ayant laissée maîtresse d’organiser sa maison à sa guise, l’hôtel du manufacturier, seulement confortable avant son mariage, était devenu, grâce à Rhéa si remplie de goût, la plus élégante des habitations.

 

L’appartement particulier de la jeune femme, contigu avec celui de son époux, au premier étage, eût fait envie à la plus coquette des Parisiennes. Ce n’était partout que bibelots de prix, objets d’art et tapisseries anciennes qu’elle rapportait de Paris à chacun de ses voyages. On venait par curiosité visiter sa salle de bain, merveille d’installation luxueuse.

 

Au premier grand dîner que donna Deblain pour inaugurer son hôtel restauré, la table fut semée de fleurs. Jamais on n’avait eu idée de semblable chose à Vermel.

 

Le jardin, tout simplement entretenu tant que Raymond était resté célibataire, avait été transformé. On y avait construit, communiquant avec le rez-de-chaussée, une grande serre, qui renfermait des plantes tropicales inconnues et les fleurs les plus rares.

 

La remise n’abritait plus seulement, comme autrefois, le coupé et le dogcart du maître de la maison, mais encore une calèche et un phaéton que Rhéa conduisait elle-même ; et l’écurie, qui, jadis, ne s’était jamais composée que de deux bêtes d’attelage et d’un cheval de selle, s’était augmentée de deux demi-poneys pour la voiture de Mme Deblain, et d’une superbe jument anglaise qu’elle montait presque tous les matins pour courir les environs, soit avec son mari, soit avec celles de ses amies auxquelles elle avait fait prendre l’habitude de ces promenades équestres ; soit même seule, suivie à distance réglementaire par un groom, correctement vêtu. Tout cela au grand scandale des bourgeoises, qui, ne pouvant en faire autant, affirmaient que ces distractions étaient du plus mauvais goût.

 

Puis la jeune femme mit à la mode le crocket, les lawn-tennis, les rallye-papers dans la superbe forêt qui s’étendait autour de la Malle, cette maison de campagne que son mari possédait à trois lieues de Vermel. Elle eut son fîve o’clok et beaucoup l’imitèrent. Elle organisa des kermesses, des fêtes de charité, des représentations théâtrales, des tableaux vivants, et alors la société de la ville se divisa définitivement en deux camps bien tranchés. Dans l’un, on adorait la belle Américaine, l’âme des fêtes et des plaisirs ; dans l’autre, on la haïssait, on la traitait tout simplement de dévergondée et son mari d’imbécile.

 

Cependant Plemen la défendait toujours et partout, affirmant, ce qui était exact, qu’avec toutes ses allures quelque peu excentriques, Mme Deblain était la plus honnête des femmes. Il en arriva même si vite à mettre un tel empressement à rompre des lances en sa faveur, que bientôt les bonnes langues ne craignirent pas d’insinuer que le beau docteur était tout simplement épris de la coquette étrangère.

 

Et cela, alors qu’elle était mariée depuis six à huit mois à peine.

 

La vérité, c’est que Plemen, qui n’avait jusque-là payé sa dette qu’aux amours faciles, était tombé sous le charme, qu’il trouvait Rhéa absolument séduisante, et que, vivant dans l’intimité du jeune ménage, il se laissait glisser doucement, peut-être même à son insu, sur la pente d’un de ces amours dominateurs qui font un esclave de l’homme le plus fort.

 

Car rien n’avait été changé, pour ainsi dire, dans les rapports des deux amis.

 

Deblain, tout autant que lorsqu’il était garçon, ne pouvait se passer de Plemen.

 

La porte du jardin qui mettait en communication les deux hôtels n’avait pas été condamnée ; rien ne se faisait chez le mari de Rhéa sans que le docteur eût été consulté, ce qui, parfois, humiliait un peu la fille de Panton ; le couvert d’Erik était toujours mis à la table de Raymond, et ce dernier hésitait même à aller à Paris avec sa femme, voyages qui étaient fréquents, si son inséparable ne pouvait les accompagner.

 

C’était, enfin, honnêtement, une sorte de ménage à trois.

 

Deblain n’était point passionnément épris de celle qui portait son nom, mais il était fier de sa beauté, de son élégance, du rôle qu’elle jouait et lui faisait jouer à Vermel ; il aimait qu’on lui fît des compliments à son adresse, surtout le docteur, que ce rôle de Gygès, auprès de ce Candaule bourgeois, naïvement vaniteux et confiant, gêna bientôt, car bientôt il fut forcé de s’avouer que la femme de son ami lui plaisait de plus en plus.

 

Il en était arrivé à trouver que Rhéa avait fait une sottise en épousant un homme d’une intelligence inférieure à la sienne, d’une distinction médiocre, d’un tempérament si complètement opposé au sien, d’une imagination nulle, terre à terre, enfin sans ambition autre que celle d’être le premier dans son industrie.

 

Pourquoi n’avait-il pas fait avec Deblain le voyage de Philadelphie ? C’est lui bien certainement que la fille du riche Elias aurait choisi, et il n’aurait pas eu besoin du révérend Jonathan pour devenir son mari.

 

Cette union, telle qu’elle avait été prononcée, n’était-elle pas ridicule ? Ne prouvait-elle pas surabondamment que miss Panton, en se soumettant à l’ultimatum de son oncle, n’avait eu qu’un but : quitter sa famille, échapper à son cousin Archibald et habiter la France ?

 

Lorsqu’un ami, vivant dans l’intimité d’un ménage, se livre à de telles réflexions, c’est que le désir de la trahison n’est pas loin. La pitié pour la femme mariée est souvent l’excuse lâche et honteuse que se donne celui qui veut voler l’honneur d’autrui.

 

Dans son étrange et fatale aberration, Plemen ne tarda point à aller jusqu’à se dire qu’il ne ferait, après tout, qu’une action purement humaine en consolant cette adorable créature si mal mariée et qui ne pouvait être heureuse.

 

Or, sur ce dernier point, le docteur était absolument dans le faux. Mme Deblain n’était ni ne se trouvait à plaindre. Elle n’avait certes aucune passion pour son mari, mais il était loin de lui déplaire. Peut-être l’eût-elle préféré plus jeune, plus distingué, moins prosaïque, plus ambitieux ; mais si Raymond manquait de ces qualités, il laissait du moins sa femme maîtresse absolue dans sa maison ; si élevées que fussent ses dépenses, si folles que fussent parfois ses fêtes et ses excursions, jamais rien de tout cela n’était de sa part l’objet de la moindre critique.

 

Les choses en étaient là, lorsque Rhéa reçut de sa sœur une nouvelle que ses lettres précédentes ne lui avaient pas permis de prévoir.

 

« Me voilà mariée ; moi aussi, ma chérie, lui écrivait Jenny ; je suis depuis hier la femme du colonel Gould-Parker, attaché militaire à l’ambassade des États-Unis à Paris !

 

« Tu t’expliques maintenant ce mariage inattendu ! Attaché militaire en France ! Comment pouvais-je résister ! Du reste, mon mari m’a tout l’air de n’être un peu rude que de forme. Les mœurs françaises l’assoupliront, si le grand amour qu’il me témoigne ne suffit pas pour le transformer.

 

« Si tu avais vu la figure consternée de notre cousin Archibald, lorsque mon père lui a appris qu’il avait accordé ma main à M. Gould ! Il allait et venait dans la maison en levant les bras au ciel.

 

« On eût dit qu’il cherchait autour de notre bonne mère s’il n’y avait pas une troisième miss Panton, c’est-à-dire une troisième dot de cent mille dollars.

 

« Et la pauvre miss Gowentall, quel désespoir ! Elle ne s’est calmée que quand notre père lui a remis un titre de rente viagère de deux cents livres, pour la remercier des bons soins qu’elle nous a donnés. Alors, dans son effusion de reconnaissance, elle s’est jetée dans les bras de notre vénérable oncle Jonathan, qui se trouvait là fort à propos, et en a perdu l’équilibre.

 

« Le révérend est veuf et sans fortune. Est-ce que miss Gowentall… ?

 

« Pardonne-moi tous ces enfantillages ; mais je suis si heureuse d’être mariée ; non, je veux dire, j’éprouve une telle joie à la pensée que je vais te revoir, car nous nous embarquons dans huit jours. Le colonel a l’ordre de se rendre à son poste sans retard.

 

« Je serai donc bientôt près de toi ; nous allons donc être réunies, chère petite sœur, et, pour comble de bonheur, notre père m’a formellement promis de venir prochainement en France avec maman. J’espère bien qu’il ne songera pas à amener l’oncle Jonathan ni le cousin Archibald !

 

« Donc, à bientôt, ma chérie Rhéa, car je suis certaine que tu seras à Paris pour m’en faire les honneurs, quand j’y arriverai.

 

« En attendant, je t’aime toujours et t’embrasse fort, bien tendrement. J’ai beau être Mme la colonelle, je n’en reste pas moins, n’est-ce pas ? ta bonne sœur, qui n’aimera jamais vraiment que toi ! »

 

« JENNY. »

 

On pense avec quelle joie Mme Deblain lut et relut cette lettre. Peu lui importait que sa sœur eût épousé le colonel Gould ou tout autre ! Elle était en route pour la France, elle allait la voir, lui prouver combien son affection était restée la même. Cela seulement l’intéressait.

 

Aussi, dès qu’elle apprit par dépêche que M. et Mme Gould-Parker s’étaient embarqués à New-York sur l’Amérique, arracha-t-elle Raymond à ses affaires pour l’entraîner au Havre, où huit jours après, Jenny, de la passerelle du paquebot, reconnut, à l’extrémité de la jetée, Rhéa qui lui envoyait des baisers.

 

Moins d’une demi-heure plus tard, les deux sœurs se jetaient dans les bras l’une de l’autre, sur le quai du bassin de l’Eure, pendant que le colonel américain, raide comme un piquet, sérieux comme un soldat sous les armes, donnait un vigoureux shake-hand à M. Deblain, en lui disant, avec la gaieté qu’il aurait mise a prononcer un De Profundis :

 

– Mon cher beau-frère, je suis heureux de vous voir.

 

– Saperlotte ! pensa Raymond, en retirant ses doigts ankylosés de la large main du Yankee, le mariage n’a pas rendu folâtre ce cher colonel.

 

Le fait est que Gould-Parker, tout en s’efforçant d’être gracieux, ne perdait rien de son air rébarbatif ordinaire. Son sourire avait quelque chose du rictus d’un fauve.

 

C’était un grand gaillard sec, nerveux, d’une force musculaire peu commune, toujours militairement boutonné, même lorsqu’il était vêtu d’une simple jaquette, de physionomie intelligente, mais dure.

 

On le disait fort épris du métier des armes, démesurément ambitieux et encore plus jaloux. C’était un de ces terribles maris constamment prêts à tordre le cou, comme à de simples poulets, à ceux qui regardent avec trop d’admiration leurs femmes, et à se rendre veufs, sur un simple soupçon d’infidélité de la part de celles qui ont le bonheur de porter leur nom.

 

Pendant la traversée, il avait failli avoir dix affaires, mais cependant Jenny ne souffrait pas encore trop des jalousies de cet Othello pensylvanien. Du moins, elle ne paraissait pas s’en occuper outre mesure.

 

Le lendemain même, les deux ménages partirent pour Paris ; le colonel et sa femme occupèrent, au boulevard Haussmann, la chambre du docteur Plemen, en attendant qu’ils eussent arrêté et meublé un appartement, et ce fut alors, pendant une quinzaine de jours, de la part des deux sœurs, de folles courses à travers la grande ville.

 

C’est à peine si M. Gould-Parker pouvait çà et là enlever Jenny à Mme Deblain pour les visites officielles qu’il devait faire aux membres importants de la colonie américaine.

 

De guerre lasse, Raymond, que ses affaires rappelaient chez lui, était retourné seul à Vermel. Sa femme ne vint le rejoindre que quand Mme Parker fut à peu près installée dans l’appartement qu’elle avait loué rue Dumont-d’Urville, tout près de la légation des États-Unis, et, à partir de cette époque, les voyages de Rhéa furent de plus en plus fréquents, car si le colonel était venu passer quelques jours à Vermel avec Jenny, sa jalousie, que la vie parisienne rendait encore plus farouche, ne lui permettait pas de l’autoriser à quitter Paris s’il ne pouvait l’accompagner.

 

Mme Deblain, en véritable Américaine, était toujours en route. Pour un oui ou pour un non, elle sautait dans le train, seule ou avec son mari, et débarquait chez sa sœur, le matin, à midi ; le soir, souvent sans même s’être fait annoncer par une dépêche. Les trois heures qui séparaient Vermel de Paris par l’express n’étaient pour elle qu’une simple promenade.

 

On pense aisément si ces absences continuelles de la jeune femme donnèrent prise aux cancans et aux bavardages de ses ennemies, de Mme Dusortois surtout, qui savait cependant que sa nièce allait tout simplement à Paris pour retrouver sa sœur.

 

Quant à celle-ci, il lui fallut à peine quelques mois pour devenir une Parisienne accomplie. On ne tarda pas à la citer parmi les plus jolies et les plus élégantes des étrangères ; les petits journaux mondains parlèrent de ses toilettes, de sa hardiesse de sportswoman, et elle eut bientôt un salon fréquenté par ces artistes, ces littérateurs, ces célébrités en tout genre, dont les riches Américains aiment à s’entourer.

 

Cette existence tourmentait bien un peu le colonel ; mais son orgueil flatté imposait silence à ses terreurs conjugales. D’ailleurs la conduite de sa femme demeurait irréprochable, selon même les plus médisants.

 

C’était un murmure d’admiration lorsque les deux sœurs arrivaient ensemble à la Comédie française, à l’Opéra ou dans les salons qui s’étaient aussitôt ouverts à leur haute situation et à leur beauté, et ces succès faisaient vivement regretter à Rhéa de ne pas habiter Paris tout à fait, de n’y passer que comme un météore, au lieu d’en être une des plus brillantes étoiles.

 

Lorsqu’elle était rentrée à Vermel, elle prenait volontiers Plemen pour confident. Elle lui disait alors, avec un de ces sourires irrésistibles qui étaient un de ses plus grands charmes :

 

– De même que les docteurs ordonnent à leurs clientes les mieux portantes toutes les stations balnéaires où elles ont envie de se rendre, ils devraient aussi découvrir une maladie pour la guérison de laquelle le séjour de Paris serait indispensable.

 

Et le galant praticien s’empressait de répondre en conservant dans la sienne, plus longtemps qu’il n’était nécessaire pour lui tâter le pouls, la petite main de la troublante jeune femme :

 

– Le fait est que la province est indigne de vous. Si j’avais le bonheur d’être votre mari, il y a longtemps que vous ne vivriez plus ici, dans ce trou que vous avez cependant transformé en partie. Quelle idée avez-vous eue d’épouser Raymond ? Il est vrai que cette idée-là est surtout venue à votre oncle Jonathan ! Mais Deblain, vous aurez beau faire ; ne sera jamais qu’un bourgeois incapable de comprendre une charmeresse telle que vous.

 

Parfois Rhéa, avec son esprit léger, prenait en riant ces sorties du médecin, qui ressemblaient fort à des déclarations ; parfois, au contraire, toute rougissante, elle retirait vivement sa main, en lui disant avec une certaine fermeté :

 

– Vous oubliez, mon cher Plemen, que Raymond est votre ami… et mon mari.

 

Riposte d’honnête femme, que le savant accueillait d’ailleurs avec un parfait cynisme, en répondant :

 

– Parbleu ! non, je ne l’oublie point, et c’est ce dont j’enrage !

 

Puis il ajoutait, mais alors sur un ton de simple plaisanterie :

 

– Heureusement que, grâce à un petit député méridional fort intelligent et des plus spirituels, nous avons le divorce, tout comme en Amérique ! Or, quand une jolie femme divorce en province, ce ne peut être que pour habiter Paris… avec l’époux de son choix.

 

Lorsque Plemen s’exprimait ainsi, Rhéa était bien forcée de rire ; mais comme la grande ville et ses plaisirs hantaient incessamment sa cervelle, elle parisianisait de plus en plus cette société de Vermel, qu’elle menait au gré de ses fantaisies, ce dont Mme Dusortois était de plus en plus scandalisée, mais ce que M. Deblain trouvait toujours charmant.

 

Pour lui, sa femme ne pouvait avoir tort, et le jour où elle revint de Paris avec les plans d’une salle de spectacle qu’elle voulait faire construire à la Malle, dans le fond du jardin, à côté de la serre, il applaudit des deux mains à ce projet, qui, dès qu’il fut connu, souleva les bravos enthousiastes des commensaux habituels de la séduisante Américaine.

 

On allait donc pouvoir jouer la comédie sur un vrai théâtre, comme à Paris, chez la duchesse de X… et la marquise de Z… Les amies de Mme Deblain étaient ravies et se disputaient déjà les rôles dans les pièces à venir.

 

Quant à Raymond, lorsque Rhéa lui présenta M. Félix Barthey, un peintre de grand talent dont elle avait fait la connaissance chez sa sœur et à la légation des États-Unis, et qu’il avait souvent rencontré lui-même dans le monde, à Paris, il répondit à l’artiste :

 

– Arrangez-vous avec Mme Deblain ; vous êtes chez vous au château comme ici ; j’approuve par avance tout ce que vous ferez d’accord avec elle. Tâchez cependant de ne pas bouleverser tout mon parc et de ne pas dépenser trop d’argent.

 

Bien qu’il eût à peine dépassé la trentaine, Félix Barthey était déjà classé parmi les artistes à la mode. Ses moindres toiles se payaient fort cher. Les succès lui avaient été plus faciles qu’à bon nombre de ses confrères, car il était arrivé à Paris riche de la succession de son père, grand négociant de Lyon, de qui son frère aîné, Armand, avait repris la maison ; mais, entraîné par une vocation réelle, il n’en avait pas moins travaillé assidûment, et, dès ses débuts, le public était venu à lui, à la suite de la médaille qu’il avait enlevée à sa première exposition.

 

De plus, pendant la guerre, il s’était bravement engagé, à moins de vingt ans, dans un bataillon de marche et avait gagné la médaille militaire sur le champ de bataille.

 

Tout cela faisait que, beau garçon, plein d’esprit et d’entrain, il n’avait que des amis. Son élégant hôtel de la rue d’Offémont était le rendez-vous de toutes les célébrités parisiennes.

 

On conçoit que Mme Deblain et lui s’étaient rapidement entendus, et, comme la bride leur avait été mise sur le cou par Raymond, ils s’empressèrent d’arrêter leurs plans.

 

On était alors au mois de juin, et l’impatiente jeune femme, qui devait passer une partie de l’été à Trouville, avec sa sœur, voulait que son théâtre fût prêt pour l’hiver.

 

Pendant son absence, on ferait le gros œuvre, la charpente ; à son retour de la mer, M. Barthey irait s’installer au château pour peindre le rideau et les décors.

 

Par acquit de conscience, Rhéa fit part à son mari de ce qu’elle avait décidé et celui-ci ayant, ainsi que d’habitude, trouvé tout cela parfait, les ouvriers se mirent aussitôt au travail.

 

Il aurait donc été bien impossible à Mme Deblain de n’avoir pas tout au moins de l’affection et de la reconnaissance pour un tel mari. Aussi tous ses adorateurs, Plemen en tête, perdaient-ils leurs soupirs et leur temps. Les mauvaises langues de Vermel continuaient à avoir absolument tort, et Raymond vivait, avec raison, dans la plus complète quiétude, toujours heureux et gai, s’apercevant à peine des changements qui s’étaient faits dans le caractère et les allures de son ami le docteur.

 

Sa stupéfaction fut donc complète, lorsque Plemen lui dit brusquement un matin, alors que Mme Deblain était déjà depuis plus de quinze jours à Trouville :

 

– Ta femme est certainement irréprochable, mais tu as tort de la laisser ainsi au bord de la mer avec Mme Gould-Parker. Ces dames sont trop jeunes et trop jolies pour vivre dans un semblable milieu sans donner prise à la médisance.

 

– Es-tu fou ? répondit enfin Raymond. D’abord, Rhéa et Jenny ne sont pas seules. Est-ce que le terrible colonel n’est pas avec elles ! Et quand le colonel est là !…

 

– Oui ; mais le colonel va bientôt partir, et s’il emmène sa femme, la tienne restera isolée, à la merci de tous ces galants… qui ne disparaissent qu’à l’heure de l’arrivée du train des maris.

 

– Le train jaune ! riposta Deblain avec le ton gouailleur que le mariage ne lui avait pas enlevé ; mais sois sans crainte, Gould partira pour le Japon sans sa femme. Il s’y est décidé bien à contre-cœur ; cependant elle restera à Paris, sous ma surveillance.

 

Craignant peut-être de se trahir, car c’était son amour pour Rhéa beaucoup plus que le souci de l’honneur de son ami qui le faisait s’inquiéter des faits et gestes de la jeune femme, Plemen ne répondit rien. Il se contenta de hausser légèrement les épaules et de tourner le dos à Raymond, en murmurant :

 

– Colonels ou non ! tous les mêmes !

VI

LA BELLE MADAME GOULD-PARKER


Le colonel Gould-Parker était, en effet, à la veille de quitter la France. Son séjour à Paris, comme attaché militaire à la légation des États-Unis, n’avait été qu’une étape pour une mission lointaine et des plus importantes. Il venait d’être chargé par son gouvernement de visiter les établissements militaires du Japon et du nord de la Chine. Il devait également étudier certains points des environs du détroit de Behring.

 

Le mari de la belle Jenny Panton avait eu tout d’abord la pensée de refuser cette inspection, qui devait durer plus d’une année, car il ne pouvait songer à emmener sa femme avec lui ; mais l’ambition, l’amour de son métier, son patriotisme et aussi la peur d’être ridicule avaient fait taire ses sentiments jaloux, et il s’était décidé, ainsi que Deblain l’avait affirmé à Plemen, à laisser la colonelle à Paris, non sans avoir fait jurer à son beau-frère et à sa belle-sœur de ne jamais la perdre de vue.

 

Son départ devait s’effectuer à la fin du mois d’août, précisément à l’époque où Mme Deblain rentrerait à Vermel ou plutôt à la Malle, pour y demeurer jusqu’à la fin de la belle saison.

 

Il avait été convenu que Jenny resterait à la campagne avec Rhéa jusqu’à l’hiver, – pour l’époux inquiet, ces trois mois passés loin des séductions parisiennes, c’était autant de gagné – et qu’ensuite les deux sœurs se verraient souvent, soit en province, soit à Paris.

 

Le terrible Yankee ne se doutait guère que la vie était aussi mondaine et peut-être plus dangereuse encore chez sa belle-sœur que partout ailleurs. À Paris, quoi qu’on en dise et malgré tout ce qu’on suppose, la vertu des femmes court moins de dangers que dans les isolements de certaines petites villes.

 

D’abord, à Paris, la femme est davantage sur ses gardes ; elle sait qu’elle peut avoir affaire à ces audacieux que se plaît à favoriser la fortune. De plus, si elle a de nombreuses relations, si elle reçoit et va beaucoup dans le monde, le temps lui manque pour faillir, du moins dans des conditions brutales et par trop honteuses.

 

Est-ce que les couturières, les modistes, les apparitions obligatoires au Bois, dans les églises, aux fêtes de charité, – la Parisienne fait marcher tout cela de front – lui permettent de passer par les phases d’un amour romanesque, d’écrire, de donner des rendez-vous, et surtout de s’y rendre ?

 

Les femmes qui tombent, à Paris, dans cette existence de fièvre, sont le plus souvent celles dont la vertu n’a jamais été que chancelante. Les autres y sont défendues par la fréquence même des dangers et les fatigues du plaisir.

 

En province, c’est l’opposé : la ténacité des soupirants, les lectures, la solitude et le vide de l’esprit combattent contre l’honneur conjugal. Telle femme que huit mois de tourbillon parisien n’ont point troublée pense à mal pendant les quatre mois de villégiature qu’elle passe loin de son milieu bruyant accoutumé.

 

Mais ni Mme Deblain ni sa sœur ne paraissaient avoir rien de semblable à craindre, puisqu’elles avaient, pour ainsi dire, transporté Paris à Vermel.

 

Quoi qu’il en fût, le colonel, qui, sans doute, n’était pas de cet avis, ne partit qu’à demi rassuré, et sa femme en eut bientôt la preuve, en recevant de lui, datées de Suez, de la Pointe-de-Galles et de Singapour, points de relâche du paquebot qui le conduisait au Japon, de longues lettres dans lesquelles il ne lui parlait, sur un ton de menace, que de la conduite obligatoire pour une épouse honnête dont le mari est au loin.

 

Rhéa, à laquelle Jenny communiquait cette correspondance, en riait comme une folle, et Mme Gould-Parker, qui, d’ailleurs peut-être, ne rêvait aucune aventure, oubliait bientôt les lettres farouches de son époux pour n’être qu’à l’existence folle qu’elle partageait avec sa sœur et ses amies.

 

Le fameux théâtre était construit. Félix Barthey en terminait les décors avec une activité qui ne s’arrêtait pas.

 

Lorsqu’elles n’étaient pas à Paris, en ville ou à la chasse, les deux filles d’Elias Panton ne quittaient pour ainsi dire pas le grand atelier du peintre, – deux serres qu’on avait débarrassées de leurs plantes – où il brossait, effaçait et refaisait, au gré de la fantaisie des jeunes femmes, au milieu d’éclats de rire, des allées et venues des visiteurs, dans une intimité charmante, où l’artiste, superbe dans son costume de molleton blanc, moucheté ça et là par les couleurs, comme un habit d’arlequin, oubliait complètement ses travaux importants de Paris.

 

Le soir, dans le vaste hall de l’habitation, – on était arrivé à la fin de l’automne – Félix Barthey distribuait et expliquait les rôles des pièces qu’on devait jouer pendant l’hiver, et M. Deblain était enchanté du bonheur de sa femme, car l’excellent homme, que ses affaires retenaient toute la journée à Vermel, n’apparaissait jamais à la Malle, sauf le dimanche, qu’à l’heure du dîner.

 

Plemen, au contraire, venait rarement à la campagne, malgré les invitations incessantes et pressantes de Raymond.

 

Il prétextait, pour rester chez lui, du temps qu’il était forcé de consacrer à un rapport sur les anesthésiques, qu’il destinait à l’Académie de médecine et sur lequel il comptait pour faire un pas de plus vers l’illustre Société. Car le savant docteur n’ambitionnait pas moins d’être un des célèbres dans sa profession que de devenir un homme politique, et quand il apparaissait chez son ami, c’était le plus souvent pour critiquer ce qui s’y passait, si gracieuses que se montrassent envers lui Rhéa et sa sœur. Ensuite il rentrait en ville, plus sombre encore qu’il n’en était parti.

 

Deblain, qui avait conservé pour Erik la même amitié qu’autrefois, ne comprenait rien à ces changements de caractère dont il était bien forcé de s’apercevoir ; mais, à cent lieues de supposer qu’il fût amoureux de sa femme, il croyait qu’il lui en voulait de s’être affranchi de sa domination pour se courber sous une autre, qu’il s’ennuyait de vivre seul et détestait l’existence plus sérieuse qu’il était obligé de mener, n’ayant plus le compagnon de plaisir, le complice de jadis, avec qui il oubliait si volontiers à la Malle et surtout à Paris sa gravité professionnelle.

 

Le brave cœur se trompait, nous le savons.

 

Ce qui assombrissait le docteur, c’était sa passion croissante pour Rhéa et la jalousie qu’il éprouvait de son intimité avec Félix Barthey.

 

Il était persuadé que le peintre faisait la cour à Mme Deblain ; il l’entendait d’ailleurs insinuer par les malveillants dont le séjour prolongé de ce Parisien à la Malle avait éveillé les soupçons. De plus, il lui paraissait impossible, en raison du peu de foi qu’il avait en général dans la vertu des femmes, que cet artiste, gai, brillant cavalier, entreprenant, n’eût pas promptement raison de cette Américaine légère et coquette, qui ne pouvait aimer son mari.

 

Il était alors furieux de l’aveuglement de Raymond, qu’il eût trouvé trop clairvoyant, au contraire, s’il avait été, lui, le seul soupirant à craindre. Cependant, il le sentait bien, il ne pouvait ni devenir délateur ni jouer le rôle de Caton, sans se faire rire au nez ou risquer de se démasquer.

 

Il arriva alors que, ne pouvant plus y tenir, il résolut d’avoir avec la sœur de Jenny une explication décisive.

 

L’occasion lui en fut bientôt offerte.

 

On était à la fin d’octobre, Mme Gould-Parker était retournée pour quelques semaines à Paris, et sa sœur avait repris ses quartiers d’hiver à Vermel, mais pour aller tous les jours à la Malle, où Félix Barthey terminait le rideau du théâtre. L’inauguration de la fameuse salle était fixée aux fêtes de Noël.

 

Mme Deblain voulait, ainsi que cela se fait en Angleterre, donner des fêtes à la campagne pendant l’hiver, et toutes ses amies applaudissaient des deux mains à cette nouveauté de grand ton.

 

La jeune femme était donc constamment sur la route du château. Souvent elle y déjeunait, pour ne revenir en ville qu’à l’heure du dîner, avec celui qu’elle appelait familièrement « son grand artiste ».

 

Un matin, Plemen entra chez son ami, au moment où Rhéa, qui venait de monter dans son phaéton, recevait les guides des mains de son valet de pied, car elle conduisait elle-même.

 

Son mari, toujours attentionné, lui faisait mille recommandations de prudence.

 

– Comment, vous, docteur ? fit-elle avec un sourire en apercevant son voisin, qu’elle n’avait pas vu depuis plusieurs jours. À pareille heure ! Quelle bonne fortune ?

 

– Tout simplement, chère madame, répondit Erik en serrant la main que Raymond lui tendait, parce que mes malades et mon cours me laissent aujourd’hui un peu de liberté.

 

– Alors accompagnez-moi à la Malle. Vous verrez mon théâtre.

 

Mme Deblain allait au-devant du désir de Plemen de se trouver seul avec elle.

 

– Voyons, sois aimable une fois par hasard ! Il fait beau ; ce sera pour toi une promenade charmante, dit Raymond. De plus, je serai ravi d’avoir ton opinion sur ce que ma femme appelle sa superbe salle de spectacle.

 

– Soit ! fit Erik, en se demandant si vraiment son ami n’était point un époux par trop prédestiné.

 

Et comme Rhéa s’était hâtée de lui faire place à sa gauche, le docteur monta en voiture.

 

Le valet de pied sauta sur son siège et la jeune femme, saluant coquettement du fouet son mari, rendit les mains à son attelage, qui sortit en steppant de la cour de l’hôtel.

 

Cinq minutes après, le phaéton roulait sur la grande route du château.

 

Tout en maintenant d’une main ferme ses chevaux que le grand air excitait, la charmante Américaine causait avec son entrain accoutumé ; elle faisait part à son compagnon de ses grands projets de soirées théâtrales ; elle racontait les surprises qu’elle réservait à ses invités, qui viendraient non seulement de Vermel, mais même de Paris. Elle se faisait une joie de la fureur de ces idiotes de bourgeoises et de ces ménages de petits magistrats hypocrites et puritains par nécessité, tels que les Lachaussée, Babou et tant d’autres, lorsqu’ils sauraient qu’elle recevait aussi bien les familles de la grande industrie que bon nombre de femmes de la plus vieille aristocratie du pays.

 

En effet, Mme Deblain avait fini par séduire toute la haute société de Vermel par son élégance, sa beauté, sa conduite irréprochable, malgré ses allures mondaines, et son inépuisable charité pour les pauvres.

 

Plemen l’écoutait, ne prenant la parole à son tour que pour l’approuver, un peu machinalement et par galanterie. C’était de tout autre chose qu’il avait projet de l’entretenir.

 

Malheureusement il avait compté sans le voisinage de ce domestique, qui, de son siège, pouvait tout entendre, et il remettait à un moment plus opportun l’explication qu’il était décidé à demander à la femme de son ami.

 

Rhéa ne lui avait jamais paru plus séduisante. Il voyait de profil son visage de camée et sa poitrine que dessinait harmonieusement sa veste de velours grenat, garnie de renard bleu.

 

Bien campée sur un haut coussin, elle le dominait. Le teint animé, les lèvres d’un rouge vif, des frisons de ses cheveux noirs s’échappant çà et là de sa toque de loutre, les bras gracieusement étendus par l’effort qu’elle était obligée de faire pour maintenir son attelage de ses petites mains nerveuses, mouvement qui rejetait en avant son buste, elle était vraiment troublante.

 

Erik s’enivrait de son contact et de sa vue, et quelque hâte qu’il eût de se trouver seul avec elle, il lui sembla que quelques minutes seulement s’étaient écoulées depuis son départ de Vermel, lorsque la voiture, après avoir franchi la grille de la Malle, s’arrêta devant le perron du château. Le valet de pied était déjà devant les chevaux et Mme Deblain à terre que Plemen demeurait encore sous le charme.

 

– Eh bien ! docteur, vous ne venez pas, dit Rhéa, en gravissant lestement l’escalier de marbre.

 

Au lieu de faire le tour de la maison pour gagner le théâtre, au fond du jardin, elle allait traverser le grand hall, qui, coupant le rez-de-chaussée en deux parties, mettait en communication les deux façades de l’habitation.

 

Fermé de chaque côté par des vestibules à grandes doubles portes vitrées, ce hall formait ainsi un vaste salon, où il ne régnait, en cette saison, qu’un demi-jour, même en plein midi.

 

Mme Deblain venait d’y entrer lorsque le docteur la rejoignit.

 

Ils étaient seuls : le valet de pied aidait le palefrenier à dételer et le concierge, après avoir refermé la grille, était rentré dans sa loge. La cuisinière et autres domestiques demeurés à la Malle pour le service de Félix Barthey et de ses aides habitaient le sous-sol. Quant au peintre, il était au travail, dans le théâtre, avec ses deux brosseurs.

 

– Ce monsieur Barthey doit vous faire payer fort cher tous ses barbouillages, dit soudain Plemen à la jeune femme, en l’arrêtant doucement par le bras.

 

– Oh ! barbouillages, répondit en riant l’Américaine ; comme vous y allez ! Mon peintre est au contraire un très grand artiste ! C’est ravissant ; vous allez voir !

 

– Raison de plus pour que le prix de ses travaux soit fort élevé.

 

– Vous vous trompez : M. Barthey fait tout cela par amitié pour nous. Notre théâtre est devenu le sien.

 

– C’est par simple amitié qu’il délaisse depuis plusieurs mois ses occupations de Paris, ses relations ?

 

– Absolument !

 

– Je n’en crois rien.

 

– Pour quel motif, alors ?

 

La voix de Mme Deblain était un peu inquiète. Elle avait fait un pas en avant, mais Erik, dont elle ne voyait point la pâleur, l’arrêta de nouveau, en lui répondant :

 

– Parce qu’il vous aime !

 

– M. Barthey ? s’écria-t-elle. Mon cher ami, vous êtes fou !

 

– Oui, je suis fou, fou d’amour et de jalousie ! Ah ! pardonnez-moi de vous dire cela aussi brusquement, mais il y a six mois que ce secret m’étouffe. Je vous aime et votre intimité avec cet homme me torture.

 

Plemen avait saisi la main de Rhéa et la sentait trembler dans la sienne. Il craignait que ce ne fût de peur, car elle gardait le silence et tentait d’échapper à son étreinte.

 

– Pour qu’un homme tel que moi, reprit-il, en arrive à un semblable aveu avec une femme telle que vous, ne comprenez-vous pas qu’il faut que son amour soit plus fort que sa volonté ? Avant votre présence à Vermel, je n’avais vécu que pour le travail et l’ambition. Ah ! j’étais loin de me douter qu’un sentiment aussi puissant que celui que vous m’inspirez pût jamais s’emparer de tout mon être. Moi, le chercheur infatigable, le savant, comme vous m’appelez ; le sceptique, l’invulnérable, ainsi que je me croyais être, j’aime, j’aime à en perdre la raison. Et j’aime une femme dont le corps appartient à un maître et le cœur à un autre que moi !

 

– Ah ! cela n’est pas, je vous le jure, répondit-elle enfin, en recouvrant sa liberté par un brusque mouvement en arrière.

 

– Si M. Barthey n’est pas votre amant, il est donc celui de votre sœur, fit brutalement Erik.

 

Mme Deblain jeta un cri d’horreur et, revenant à Plemen, lui prit elle-même les mains, en lui demandant, avec un accent rempli d’épouvante :

 

– Qui ose dire cela ? Vous ? Oh ! non, n’est-ce pas, vous ne le croyez point ? Vous n’avez jamais entendu accuser Jenny ? Vous ne pensez donc pas au danger que lui ferait courir une pareille calomnie, si elle se répandait ! Mais son mari la tuerait sur un simple soupçon ! Pauvre petite sœur ! Voyons, mon ami, à votre tour, répondez-moi ! Dites-moi que personne ne doute de l’irréprochable conduite de Mme Gould-Parker ! Ah ! cela est horrible !

 

Les beaux yeux de Rhéa se remplissaient de larmes et sa voix était entrecoupée par des sanglots.

 

Ne comprenant rien à une émotion aussi violente, Plemen gardait le silence.

 

– Rassurez-moi, je vous en conjure, répéta Mme Deblain, en mettant avec abandon ses deux mains sur les épaules du docteur. Jamais, n’est-ce pas, on n’a dit devant vous que Jenny trompait son mari ?

 

– Non, personne n’a jamais tenu un semblable propos, se décida à répondre Erik, qui frémissait au contact de la jeune femme, et jamais non plus, je le crois, personne ne l’a pensé. C’est plutôt vous qu’on a soupçonnée… qu’on soupçonne !

 

– Moi ?… Oh ! moi, ça m’est égal !

 

Elle avait jeté ces mots dans un éclat de rire nerveux.

 

– Comment ! cela vous est indifférent, fit-il, en lui saisissant les deux poignets. Mais, à moi, à moi qui vous aime !… J’avais donc raison !

 

– Vous n’avez pas plus raison que nul de ceux qui osent soupçonner ma sœur. Tenez, causons comme de bons amis. Est-ce que vous croyez que je ne me suis pas aperçue de l’affection que vous avez pour moi ?

 

– De l’affection !

 

– Non, de l’amour, soit ! Les femmes voient toujours ces choses-là ! Eh bien ! si vous ne vous étiez pas éloigné de nous comme un sauvage ; si vous étiez resté des nôtres comme vous le faisiez jadis ; si vous aviez été de nos fêtes, de nos réunions, de nos travaux, vous auriez bien vu qu’il n’existe entre M. Barthey et moi qu’une bonne camaraderie, née du même caractère et des mêmes goûts. Est-ce que vous croyez que, si j’aimais mon grand peintre, je serais aussi familière avec lui ! Vous ne nous connaissez donc pas, nous autres filles d’Ève ? Est-ce que ce n’est pas toujours pour ceux qui nous sont chers que nous nous mettons en public un masque d’indifférence sur le visage !

 

– S’il en était ainsi, je pourrais croire que c’est moi que vous aimez, car il vous serait difficile de faire, à qui que ce fût, un accueil plus glacial qu’est, depuis longtemps, le vôtre pour moi !

 

On ne saurait rendre l’amertume ironique avec laquelle le médecin avait prononcé ces mots.

 

– Vous vous trompez encore, reprit de suite Mme Deblain, redevenant maîtresse d’elle-même et à qui rien n’échappait ; je ne veux ni ne dois vous aimer, et jamais je ne trahirai la confiance ni ne souillerai le nom de celui qui est votre ami et mon époux ; mais je n’hésite pas à vous dire, que si, jeune fille et libre, je vous avais rencontré, nul autre homme que vous n’aurait fait battre mon cœur.

 

– Rhéa, ma chère Rhéa ! s’écria Erik, ivre de joie et tentant de la prendre dans ses bras.

 

– Ah ! pardon, fit-elle en échappant à cet enlacement ; si je vous fais cet aveu, c’est que je me sens de force à me défendre, c’est parce que je veux vous calmer, faire taire votre jalousie et demeurer votre amie. Le voulez-vous ?

 

Elle lui tendait affectueusement la main.

 

Il la prit dans la sienne et la couvrit de baisers, sans mot dire. Il était dompté !

 

– Là, c’est bien ! termina-t-elle avec un adorable sourire. Maintenant, votre bras ; allons visiter mon théâtre et complimenter Barthey !

VII

AMBITION SOUDAINE


La saison d’hiver avait commencé à Vermel de la façon la plus brillante, dès les premiers jours de décembre. Jamais on n’avait autant reçu et dansé dans la préfecture de Seine-et-Loire.

 

Les maris et les pères grondaient bien un peu, car toutes ces fêtes leur coûtaient fort cher, mais les femmes, ainsi que les jeunes filles, étaient ravies, et les fournisseurs, qui bénéficiaient de ces dépenses inaccoutumées, portaient aux nues Mme Deblain, à laquelle la ville devait cette multiplicité de plaisirs, si rares avant son arrivée.

 

L’exemple avait été en quelque sorte contagieux. Certaines grandes familles dont les hôtels étaient à peu près fermés depuis longtemps avaient ouvert leurs salons, et les fonctionnaires, le préfet, le maire, le receveur général s’étaient empressés, pour ne pas rester en arrière et trop éclipsés, de donner leurs bals officiels.

 

Rhéa et sa sœur – celle-ci habitait tout aussi souvent Vermel que Paris – étaient les reines de ces réunions ; on leur faisait aussi gracieux accueil chez la comtesse de Blernay et chez la baronne de Lorge, les deux dames qui représentaient par excellence l’aristocratie du pays, qu’à la préfecture, où Mme Gould-Parker avait droit de cité, en raison du rang diplomatique de son mari ; mais ce succès des deux Américaines multipliait encore le nombre de leurs ennemis dans le monde bourgeois.

 

Mme Dusortois ne dérageait point, d’abord parce que ses filles ne se mariaient pas, et ensuite parce qu’elle avait appris, par l’indiscrétion du notaire de M. Deblain, que celui-ci, peu de temps après son retour des États-Unis, avait pris ses dispositions pour laisser à sa femme, lors même qu’elle lui donnerait des enfants, toute la part de sa fortune dont la loi lui permettait de disposer.

 

Tout espoir d’héritage pour elle ou les siens était donc perdu, et, lorsqu’elle parlait de cette déception avec quelques-unes de ses bonnes amies qui partageaient sa haine pour l’étrangère, la tante de Raymond ne se gênait pas pour insinuer que si sa nièce ne devenait pas mère, c’est que, sans doute, elle préférait qu’il en fût ainsi, car les amoureux ne lui manquaient point.

 

Le docteur Plemen et le beau Félix Barthey n’étaient-il pas là !

 

En effet, il n’y avait pas de fête à Vermel sans que le peintre y assistât. Il semblait ne se plaire que chez les Deblain, avoir oublié Paris, et il était auprès des deux jeunes femmes, de Rhéa surtout, d’une galanterie et d’un, empressement qui permettaient aux malveillants toutes les suppositions.

 

Quant au docteur qui, pendant près d’une année, avait vécu à l’écart, tout à ses travaux, voyant moins souvent Raymond, quelles que fussent les avances amicales de celui-ci, il avait repris ses habitudes de voisinage, était redevenu gai, causeur, sceptique, plus mondain encore qu’autrefois.

 

Lorsqu’il avait été question de distribuer Froufrou, qu’on devait représenter à la Malle pour inaugurer le fameux théâtre, il s’était tout spontanément offert et avait accepté le rôle de Sartorys, qui convenait d’ailleurs fort bien à sa physionomie un peu grave ainsi qu’à son caractère.

 

Son amour pour Rhéa s’était-il calmé ? Craignait-il moins de se trouver près d’elle, ou, plus maître de lui-même, savait-il mieux dissimuler et ne tenait-il à vivre dans son intimité et à partager ses plaisirs que pour la surveiller et la défendre, avec un soin jaloux, contre toute faiblesse en faveur d’un autre que lui ?

 

Personne n’aurait pu le dire, sauf peut-être la jeune femme, qui sentait toujours son regard inquiet et passionné peser sur elle ; mais elle lui était profondément reconnaissante de borner là la manifestation d’un sentiment dont il lui avait exprimé si spontanément la violence, pendant ces quelques instants qu’ils avaient été seuls, dans le hall du château.

 

Pour une femme de la nature de Mme Deblain, qui devait à son éducation américaine une expérience précoce, que nul piège ne pouvait surprendre et qui était incapable, sinon par vertu, du moins par respect pour elle-même aussi bien que par orgueil, de céder à un entraînement brutal des sens, l’amour d’un homme n’était dangereux, d’abord que si cet homme lui était supérieur, prêt à tous les dévouements, à tous les sacrifices, sans toutefois se poser ni en héros ni en martyr, et enfin, de plus, s’il était patient et savait attendre cette heure psychologique, qui sonne tôt ou tard au cœur féminin où ne règne pas, inébranlable, le sentiment du devoir.

 

Or Rhéa avait été sincère en disant à Erik que, jeune fille, elle l’eût préféré à tout autre, car ce Slave, d’une beauté réelle, d’une intelligence élevée, d’une ambition sans bornes, d’un tempérament de feu, était vraiment l’époux qu’elle avait inconsciemment rêvé.

 

Cependant elle n’était pas à ce point entraînée vers lui qu’elle songeât à manquer à la foi jurée ; seulement, elle éprouvait une certaine fierté de cette passion qu’elle avait fait naître, et elle ne pouvait s’empêcher de comparer son mari, bourgeois un peu commun, à cette espèce de docteur Faust qui, pour elle, redescendait sur la terre et avec lequel, s’il avait été son époux, elle aurait eu toutes les satisfactions d’orgueil, sur un théâtre plus digne de sa beauté que cette ville de province où elle était condamnée à vivre.

 

Ces pensées ou plutôt ces sensations, car Mme Deblain ne raisonnait pas ce qui se passait en elle, la conduisirent tout naturellement à éveiller l’ambition de Raymond, à lui suggérer l’idée de se présenter à la députation, tout à la fois pour l’élever en quelque sorte dans son estime et pour fuir, en allant habiter Paris, non pas le danger, elle n’y croyait point et par conséquent n’y arrêtait pas son esprit, mais tout simplement l’obsession qu’elle éprouvait parfois de cet amour de Plemen.

 

Mais lorsque la jeune femme aborda ce sujet, son mari s’écria, avec sa rondeur et sa bonne foi accoutumées :

 

– Parbleu ! cette idée m’est venue souvent, à moi aussi, depuis que je connais ta folle passion pour Paris, où, du reste, je ne serais pas fâché non plus de jouer un rôle. Malheureusement il n’y a qu’un siège à prendre ici, et il est réservé à notre ami. Erik est à la tête du parti républicain conservateur, son élection est assurée, nous y travaillons depuis près de deux ans. Après avoir été son agent électoral le plus actif, je ne puis entrer en lutte avec lui. Sans compter notre vieille liaison qui me défend de tenter de lui couper l’herbe sous le pied ; et sans compter aussi qu’en nous mettant tous les deux sur les rangs, nous diviserions les voix de nos électeurs et ferions la partie superbe à son adversaire.

 

Si le docteur se retirait ? dit Rhéa.

 

Deblain demeura un instant stupéfait.

 

– Oui, s’il te laissait le champ libre, renonçait à devenir député et se faisait à son tour ton agent électoral ? continua-t-elle. Est-ce que tu t’imagines qu’à nous deux, Plemen et moi, nous n’enlèverions pas ton élection ? Oh ! je sais comment cela se fait ! À Philadelphie, j’ai souvent assisté à ces luttes-là. Rien ne m’amuserait tant que d’y prendre part pour mon propre compte, ou plutôt pour le tien.

 

– Oui, sans doute, se décida à répondre le manufacturier, que cet enthousiasme politique de sa femme amusait, en même temps que sa vanité s’éveillait ; oui, sans doute, je crois que nous pourrions réussir ; mais pourquoi cette pensée de faire de moi un homme politique te prend-elle tout à coup ?

 

– Par orgueil d’abord, parce que tu es plus capable que bien d’autres d’entrer dans le Parlement, et…

 

– Et puis aussi parce que, si j’étais député, tu habiterais Paris, auprès de ta sœur.

 

– C’est vrai !

 

– Tu as déjà assez de Vermel, dont tu as cependant singulièrement changé les mœurs ? Et ton théâtre ?

 

– Nous reviendrions ici tous les étés.

 

– Pendant deux mois ! Mais, sapristi ! nous parlons de cela comme si Erik n’existait pas !

 

– Si tu m’y autorises, je me charge de lui.

 

– Ah bah ! tu t’imagines que, pour un caprice de femme, car il devinera bien que cette idée-là vient de toi, il renoncera à un projet qu’il caresse depuis dix ans ? Tu ne sais donc pas que notre ami n’est resté à Vermel et n’a quitté Paris, où tous les succès l’attendaient, que pour devenir notre représentant ?

 

– Je sais cela.

 

– À cet avenir politique qu’il a rêvé pour ainsi dire le lendemain de son arrivée ici, il a sacrifié l’Institut, une chaire à l’École de médecine, la rosette de la Légion d’honneur, une fortune bien certainement, car, à Paris, les médecins se font payer fort cher, et, qui sait ? sans doute aussi un grand mariage. Et tu veux que je lui demande d’oublier l’objectif de sa vie entière ! Je ne l’oserai jamais.

 

– J’en fais mon affaire.

 

– Soit ! Mais je te préviens que si Plemen m’interroge, je me défendrai comme un beau diable d’avoir jamais eu la pensée de prendre sa place.

 

– C’est entendu ! Je verrai le docteur dans un instant. Nous répétons Froufrou et il joue Sartorys. Il le joue même à merveille, notre savant ami.

 

– Parbleu ! c’est le garçon le plus intelligent que je connaisse. Il ferait un député hors ligne, tandis que moi…

 

– Toi, tu deviendras ministre… si je le veux !

 

Mme Deblain avait lancé ces mots sur un ton tout à la fois si affirmatif et si drôle que son mari ne put s’empêcher d’accompagner son départ d’un éclat de rire.

 

On était à la veille de la représentation de Froufrou ; Barthey, chargé du rôle de Valréas, était allé à Paris tout exprès pour en ramener un de ses bons amis, Georges Guillemot, excellent professeur et ancien acteur du Gymnase, qui avait vu jouer Desclée et voulait bien mettre la pièce en scène.

 

Le fameux jour était fixé au lendemain de Noël, le 26 décembre ; aussi tous les artistes amateurs du théâtre Rhéa, comme on disait en ville, étaient-ils d’une exactitude admirable aux répétitions, soit qu’elles se fissent à la Malle, généralement, – alors on y courait en break ou à cheval, comme à une partie de chasse, – soit qu’elles eussent lieu en ville, dans l’hôtel des Deblain, lorsqu’il ne s’agissait que de redire telles ou telles scènes dont les interprètes n’étaient pas suffisamment sûrs.

 

Pour ces répétitions partielles, on se réunissait dans la serre qui communiquait de plain-pied avec le rez-de-chaussée.

 

Le docteur avait fait dire par son valet de chambre qu’il viendrait à trois heures. Or trois heures allaient sonner, et la jeune femme savait qu’il serait plutôt en avance qu’en retard.

 

En effet, au moment même où son mari montait dans son coupé pour aller à ses affaires, Mme Deblain aperçut son voisin qui, venant de chez lui par le jardin, c’est-à-dire sans être passé par la rue, se dirigeait vers le vestibule.

 

Elle-même lui en ouvrit la porte.

 

– Vous voyez, chère madame, dit Erik en lui baisant galamment la main, que Sartorys ne fait pas attendre Froufrou.

 

– Vous êtes un artiste modèle, répondit coquettement la jeune femme ; je doublerai vos feux. Mais ce n’est pas de Sartorys dont j’ai besoin, c’est de Plemen.

 

– Du docteur ?

 

– Non, non ; de l’ami.

 

– Parlez ! vous savez bien que vous n’avez que des ordres à donner… à celui-là !

 

Plemen prit le bras de Rhéa sous le sien et ils entrèrent dans le grand salon pour gagner la serre, où se trouvaient déjà Jenny, Barthey et le baron de Manby, charmant sexagénaire appartenant à la meilleure société de la ville et grand adorateur de l’Américaine. Le baron s’était chargé du rôle de Brigard, dans lequel il n’était guère inférieur à Ravel, à qui, d’ailleurs, il ressemblait un peu.

 

– Eh bien ! dit Mme Deblain, en s’arrêtant brusquement au milieu de la pièce, voici ce dont il s’agit : Raymond est ambitieux et voudrait devenir député ; mais comme le siège qui est vacant ici vous est réservé, il refuse de poser sa candidature, ne voulant pas entrer en lutte avec vous.

 

– C’est à votre mari qu’est venue cette idée-là, à lui seul ? demanda Erik, sans paraître surpris de cette étrange confidence, mais en regardant fixement la jeune femme.

 

Celle-ci ne put s’empêcher de rougir ; puis, après un moment d’hésitation, elle répondit, dans un éclat de rire :

 

– La vérité, c’est que je ne suis pas tout à fait étrangère à cette ambition-là !

 

– Je m’en doutais. Toujours votre passion folle pour Paris ! Alors vous voudriez tout simplement que je renonçasse à ma candidature pour laisser la place à Raymond.

 

– Je ne vous demande rien ; je vous fais seulement part de mon désir.

 

– C’est absolument la même chose. Soit ! supposons que je fasse selon votre volonté et que mes électeurs reportent leurs voix sur Deblain. Le voilà député, vous quittez Vermel. Et moi ?

 

– Vous ?

 

– Oui, moi qui, vous le savez bien, ne puis me passer de vous voir ; moi que vous avez ramené à une vie mondaine que j’avais abandonnée dans la crainte de me trahir ; moi qui, pour être quelques moments de plus près de vous, joue la comédie comme un désœuvré. Moi, je resterai seul ici !

 

– Je vous ferai observer, mon cher ami, que si c’est vous qui êtes nommé député, c’est vous qui partirez, pendant que, moi, je resterai. Nous n’en serons pas moins séparés.

 

– C’est vrai, mais vous allez souvent à Paris et si j’entrais à la Chambre, j’y saurais faire tant de bruit et m’élever si haut que votre cœur battrait peut-être un peu en entendant prononcer mon nom. Vous voudriez que j’abandonnasse cette espérance-là ?

 

Plemen avait pris les mains de Rhéa ; il les serrait convulsivement et parlait avec une telle animation qu’elle lui dit, effrayée :

 

– Prenez garde, on nous voit de la serre, on peut nous entendre !

 

– Votre sœur et ces messieurs, s’ils nous regardent, supposent que je répète mon rôle de Sartorys, de mari jaloux, répondit Erik avec amertume. Vous voulez que je cède la place à Raymond ? Eh bien ! j’y consens ; mais vous, que me donnerez-vous en échange ?

 

– Oh ! un marché !

 

La fille de Panton était redevenue maîtresse d’elle-même. Après avoir retiré ses mains de celles de Plemen, elle lui avait repris le bras et l’entraînait vers la serre.

 

– Vous ne répondez pas ? fit le docteur, en tenant le bouton de la porte que Mme Deblain voulait ouvrir.

 

– Il y a des choses qui ne se vendent pas, parce que ces choses-là se refusent quelque prix qu’on en offre, ou qu’elles se donnent pour rien. Mon affection est de ces choses-là !

 

Après avoir murmuré ces mots avec un inexprimable accent de coquetterie, elle repoussa doucement son compagnon, s’élança dans la serre et, venant s’asseoir sur un des angles de la table autour de laquelle étaient Jenny, Barthey et le baron de Manby, elle s’écria, en se faisant un éventail de la brochure qu’elle avait lestement enlevée au vieux gentilhomme :

 

– C’est moi, c’est moi !… Voici le Moniteur… Non, pas le Moniteur, mais Froufrou !

 

Pour oublier peut-être ce qui venait de se passer entre elle et Plemen, la charmeresse jouait déjà son rôle.

VIII

« FROUFROU » CHEZ LES DEBLAIN


Le 26 décembre, à partir de sept heures, par une soirée glaciale mais superbe, sous un ciel scintillant d’étoiles, la grande route qui conduisait de Vermel à la Malle présentait une animation inaccoutumée.

 

Franchissant les longues ombres des arbres dépouillés que projetaient sur le sol, nettes comme les eût faites un soleil d’été, les rayons de la lune ; marchant à fond de train, ainsi qu’en un steeple-chase, éclairant des éclatantes lueurs de leurs lanternes aux vitres bizeautées les moindres accidents du chemin, ce n’étaient que calèches, landaus, coupés, auxquels s’empressaient de livrer passage les rouliers stupéfaits, en rangeant leurs lourds véhicules sur les revers de la chaussée.

 

Ces voitures-là emportaient ceux des invités de Rhéa qui ne venaient à la Malle que pour la représentation. Les autres, les intimes et ceux qui jouaient dans Froufrou, avaient dîné au château de bonne heure, afin d’être en possession de tous leurs moyens au moment d’entrer en scène.

 

Certains, tels que le baron de Manby, avaient poussé le dévouement à l’art jusqu’à manger à peine.

 

– L’acteur sérieux, s’était écrié d’un ton convaincu l’excellent Brigard, en refusant avec un soupir une grive du plus savoureux aspect, doit dîner fort peu ; mais il se rattrape au souper. Les acteurs soupent toujours !

 

– Oh ! vous souperez, nous souperons, mon cher baron, s’était empressée de répondre Mme Deblain, qui jamais n’avait été plus gaie ni plus en beauté.

 

M. de Manby était à sa droite, Plemen à sa gauche. En face d’elle, son mari, ayant près de lui, d’un côté, sa belle-sœur, Mme Parker, chargée du rôle de la baronne de Cambri, de l’autre, l’une des meilleures amies de Rhéa, la jeune et jolie Mme Mortier, femme de l’un des riches usiniers de Vermel, qui jouait Louise ; puis la charmante Mme Langerol, qui avait bien voulu accepter le rôle de Pauline et dont le mari, l’un des premiers avocats de Vermel, était l’ami d’enfance de M. Deblain.

 

À sept heures, Mme Deblain avait donné l’exemple à ses artistes en se levant de table. Raymond, que tout cela amusait fort, mais à qui on n’avait distribué aucun rôle, était resté dans la salle à manger avec ceux de ses amis qui, comme lui, ne devaient être que spectateurs, jusqu’au moment où il avait dû payer, lui aussi, de sa personne, en recevant ses invités, ou plutôt les invités de sa femme.

 

Le parterre qui s’étendait devant l’habitation était illuminé a giorno. À droite du premier vestibule se trouvait un vaste et coquet vestiaire réservé aux dames. Elles pouvaient là jeter un dernier coup d’œil à leur toilette et quitter manteaux et fourrures, car le théâtre était réuni à la maison par une longue galerie couverte, bien close, traversant le parc, comme une allée de fleurs de jardin d’hiver.

 

La représentation devait commencer à huit heures et demie. À huit heures, les premières voitures franchirent la grille au pas de leurs attelages hennissants, que les lumières effrayaient, et bientôt les salons du rez-de-chaussée ainsi que le hall offrirent un coup d’œil éblouissant.

 

Toute la haute société de Vermel était représentée à la Malle par ses femmes les plus élégantes et les plus jolies.

 

On s’était arraché les invitations à cette soirée sans précédente dans le pays et Rhéa, complètement débordée, avait dû décider, de concert avec les organisateurs de sa fête, que les trois cents places dont elle pouvait disposer dans son théâtre seraient occupées par les dames. Les hommes se caseraient ensuite de leur mieux.

 

Il n’avait été réservé au premier rang que quelques fauteuils, pour deux ou trois personnes âgées de l’aristocratie et certains grands fonctionnaires accompagnés de leurs femmes.

 

Car Mme Deblain, qui songeait constamment à la candidature de son mari, avait profité de l’occasion pour se faire des amis dans tous les camps. Ses invitations s’étaient étendues au monde officiel aussi bien qu’à la magistrature et à l’armée.

 

Elle était même allée insister auprès de Mme Dusortois pour qu’elle vînt à la Malle avec ses jeunes cousines, et comme Raymond avait appuyé la visite de sa femme d’un cadeau de cent louis, afin que la terrible tante ne pût mettre en avant, pour s’excuser, l’impossibilité où elle se trouvait de donner à ses filles des toilettes convenables, la mère de Berthe, d’un ton aigre-doux, avait remercié son neveu et elle était venue, un peu par vanité, beaucoup pour se donner le plaisir de tout critiquer.

 

Mme Dusortois n’était hélas ! pas seule dans ces dispositions d’esprit. Elle savait qu’elle pourrait faire chorus, sinon dans la soirée même, du moins le lendemain, avec sa meilleure amie, Mme Babou, la femme du juge d’instruction, que Rhéa avait également invitée. Mais celle-ci avait refusé, en répondant qu’elle n’avait pas, elle, d’équipage pour se rendre à la campagne, la nuit, en plein hiver.

 

La vérité surtout, c’est que l’envieuse épouse du magistrat avait pris en haine toujours croissante Mme Deblain, non seulement parce que, fort coquette, elle ne pouvait lutter d’élégance avec elle et que, lorsqu’elle s’inscrivait pour cinq francs sur une de ces listes de charité forcée si fréquentes en province, elle trouvait toujours, comme par fatalité, le nom de Rhéa au-dessus du sien, avec cinq ou dix louis d’offrande, mais encore parce que son mari, dont elle était stupidement jalouse et qui était, lui, fort taquin, s’amusait souvent à parler devant elle de la beauté et de l’esprit de la maudite Américaine.

 

Ainsi, M. Babou, ce soir-là, était venu à la Malle, tout à la fois par curiosité, pour faire pièce à sa femme, et aussi pour accompagner son chef hiérarchique, le premier président Monsel, ce magistrat tout à la fois sévère et des plus mondains, qui, à l’occasion, tournait galamment autour de la belle étrangère.

 

Toutefois la grande majorité, l’unanimité pour ainsi dire des invités de Rhéa n’avait pour elle que la plus vive sympathie ; aussi fut-elle un peu effrayée lorsqu’elle put prévoir, aux réponses qui lui étaient faites, l’invasion de la Malle le 26 décembre. Mais, en songeant que la représentation serait suivie d’un bal et d’un souper assis pour tout le monde, elle se rassura et se borna, ainsi que nous l’avons dit, à prendre les mesures nécessaires pour que les dames fussent placées les premières.

 

Tout se passa selon ses instructions et dans un ordre parfait. À huit heures et demie, il n’y avait plus un fauteuil à donner. En attendant le lever du rideau, les spectateurs étaient tout à l’admiration que leur causait le mignon théâtre construit sur les plans de Félix Barthey et décoré par lui avec un goût exquis.

 

La salle, en fer à cheval, n’avait ni loges ni balcon, mais seulement, sur un plan légèrement incliné, une quinzaine de rangées de fauteuils confortables, espacés au milieu et autour desquels était réservé un passage, comme dans les orchestres des théâtres en Italie ; de sorte qu’on pouvait aisément gagner tous les sièges. Puis, indépendamment de ces fauteuils faisant face à la scène, il en existait encore d’autres, adossés à la muraille, dans tout le pourtour de la salle.

 

La décoration était gaie, sans être éclatante. Le rideau, pastiche du célèbre tableau de Winterhalter, représentait les personnages du Décaméron écoutant Fiammetta, à laquelle Félix Barthey avait donné les traits de la maîtresse de la Malle, ce qui fit pincer les lèvres à la bonne Mme Dusortois.

 

Tout cela, éclairé à l’électricité, était si frais, si coquet, si pimpant, que les invités des Deblain n’étaient pas encore revenus de leur surprise, lorsque les trois coups réglementaires leur annoncèrent que la pièce allait commencer.

 

Le rideau se leva. Deux minutes après, l’entrée de Rhéa était accueillie par des bravos enthousiastes.

 

La jeune femme était vraiment adorable.

 

Dans l’amazone qui moulait son buste, avec sa physionomie mutine sous son chapeau de cheval, elle était bien la Froufrou rêvée. Quand, un peu plus émue qu’elle ne voulait le paraître et devant le coloris de son teint à cette émotion plutôt qu’au maquillage ou à la course qu’elle était censée avoir faite, elle s’écria gaiement, plus franchement que quelques semaines auparavant, dans le salon de son hôtel, après avoir échappé à Plemen : « C’est moi, c’est moi, voici le Moniteur ! » les bravos recommencèrent.

 

Tout y était : les attitudes, le charme, la voix.

 

Lancée de la sorte, la pièce marcha à merveille. Chacun des artistes-amateurs interprétait fort bien son rôle, avec un naturel qui manque souvent aux plus vieux comédiens.

 

Barthey était un Valréas superbe et plein d’entrain ; le baron de Manby, un Brigard amusant, très parisien ; Mme Parker, une élégante et remarquablement belle baronne de Cambri, et Plemen, un sombre et sympathique Sartorys.

 

Au fur et à mesure que les spectateurs reconnaissaient leurs amis dans les acteurs, les applaudissements redoublaient.

 

On rit beaucoup, au second acte, pendant la scène de la répétition d’Indiana et Charlemagne, que Mme Deblain, sa sœur et le peintre jouèrent à ravir, et, dans la scène d’amour du troisième acte, Valréas-Barthey fut si vrai et si tendre pour Rhéa-Froufrou que des sourires s’échangèrent entre certains qui n’avaient pas foi absolue dans la vertu de la jolie Américaine.

 

Le galant premier président, clignant de l’œil, murmura à l’oreille de M. Babou, son voisin :

 

– Elle est vraiment ravissante, cette petite femme-là. L’artiste parisien ne doit pas s’ennuyer. Pauvre M. Deblain !

 

Pensée un peu leste peut-être de la part d’un magistrat aussi moral qu’affectait de l’être M. Monsel, mais qu’exprimait en même temps Mme Dusortois, en se disant :

 

– Et mon imbécile de cousin croit qu’ils jouent la comédie !

 

Puis vinrent le quatrième acte et cette scène où Sartorys, résistant aux prières de Gilberte, s’arrache à son étreinte et, la repoussant jusqu’au canapé, s’enfuit pour aller se battre avec Valréas.

 

Plemen y fut réellement fort beau ; un étrange éclair s’échappa de ses yeux à ce cri de désespoir de l’épouse adultère : « N’y va pas, je t’aimerai ! » et il lança si brusquement, avec un tel mouvement de colère et une telle force, Rhéa jusqu’au divan, que ce fut dans l’auditoire comme un frisson d’épouvante, avant les applaudissements qui éclatèrent, aussitôt cette émotion calmée.

 

La scène avait été rendue avec une si poignante vérité que M. Deblain, craignant que sa femme ne se fût blessée, attendit à peine la fin de l’acte pour accourir dans les coulisses.

 

Le rideau venait de tomber et Rhéa, plus émue qu’elle ne l’avait été depuis le commencement de la pièce, s’échappait de scène pour aller faire son dernier changement dans sa loge, lorsqu’elle se trouva face à face avec Plemen, derrière un portant.

 

– Vous m’avez fait mal, lui dit-elle, en s’efforçant de sourire et en lui montrant ses poignets cerclés de rouge.

 

– Pardonnez-moi, répondit Erik à demi-voix et en lui fermant le passage, pardonnez-moi ; mais depuis le moment où je vous avais entendue dans votre scène avec Barthey, j’étais à moitié fou, et quand vous m’avez dit, tout à l’heure, alors que mon rôle m’ordonnait de vous fuir : « N’y va pas, je t’aimerai ! » j’ai failli rester près de vous et vous prendre dans mes bras, en face de tout ce monde qui nous regardait. Il me semblait que la raison m’abandonnait !

 

– Oh ! mais, il n’est pas prudent de jouer la comédie avec vous. Voyons, laissez-moi passer ! fit Mme Deblain, d’un ton léger, bien qu’elle tremblât.

 

– « N’y va pas, je t’aimerai ! » Que ne donnerais-je pour vous entendre m’adresser ces mots-là, dit le docteur en lui saisissant de nouveau les mains.

 

– Prenez garde, voici mon mari ! fit-elle brusquement, en tentant de se dégager.

 

Raymond, qui cherchait sa femme, venait, en effet, de l’apercevoir.

 

Il s’approcha en disant à Plemen, avec son air bon enfant accoutumé :

 

– Ah ! tu n’es pas un époux commode. Si nous étions tous ainsi ! J’ai cru un instant que tu avais blessé Froufrou. Je suis sûr qu’elle a les bras meurtris.

 

– C’est ce dont je m’excusais, répondit Erik, redevenu subitement maître de lui-même et en affectant de regarder de près les poignets de la sœur de Jenny, comme s’il ne les eût pris entre ses mains que dans ce but. Un peu de blanc, et il n’y paraîtra plus ! Ta femme prétend qu’il n’est pas prudent de jouer la comédie avec moi. Elle a raison, je suis trop nerveux. Il me semble que c’est arrivé, pour me servir de l’expression consacrée !

 

Mme Deblain n’avait pu retenir un frisson en entendant le docteur s’exprimer avec un semblable sang-froid et elle s’était échappée, pendant que son mari, prenant le bras de son ami, lui disait avec son bon rire d’honnête homme :

 

– Si je n’adorais pas ma femme, je crois, Dieu me pardonne, que j’en deviendrais amoureux aujourd’hui ! A-t-elle été assez charmante ! Il n’y a vraiment que les Américaines pour avoir ainsi le diable au corps ! C’est la tante Dusortois qui n’en revient pas ! Je parierais qu’elle se croit damnée parce qu’elle a une nièce qui joue la comédie.

 

Quelques instants après, le rideau se leva pour le dernier acte, où Rhéa, absolument touchante, émut à ce point son auditoire que, après l’avoir applaudie et rappelée avec enthousiasme, ainsi que tous les autres artistes, on trouva que c’était un dénouement bien triste pour une fête qui allait se continuer par un bal.

 

Mais moins d’une demi-heure plus tard, lorsque les danses commencèrent, on ne se rappelait plus la scène de Froufrou que pour complimenter Mme Deblain qui, dans une toilette adorable, plus jolie, plus gaie, plus folle que jamais, faisait son entrée dans les salons, au bras de Félix Barthey.

 

– Ils continuent la pièce, dit malicieusement M. Monsel au juge d’instruction. Comme ce serait amusant d’avoir à interroger une petite femme comme celle-là, en son cabinet, sans greffier, dans une simple affaire d’adultère !

 

M. Babou, magistrat prudent, se contenta de répondre par un sourire prétentieux à cette plaisanterie gauloise de son premier président.

 

À quatre heures du matin, on servit le souper, et trois heures plus tard, alors que le petit jour commençait à poindre, la route de la Malle à Vermel était encore sillonnée par les voitures qui ramenaient en ville ceux des invités de Rhéa qu’il avait fallu pour ainsi dire mettre à la porte du château, tant ils s’y trouvaient bien.

 

Pendant qu’on s’amusait ainsi chez son beau-frère et que sa femme se consolait aisément de son absence, le terrible colonel Gould-Parker, torturé par la jalousie, visitait consciencieusement les établissements militaires du Japon, où il était arrivé depuis déjà plusieurs semaines.

IX

LES AVEUX DE JENNY


Pendant tout un mois, il ne fut question à Vermel que de cette représentation de Froufrou à la Malle ; mais si cette fête, donnée en plein hiver, à la campagne, ce que bon nombre de gens du monde s’efforcent de mettre à la mode en France aujourd’hui, augmenta encore l’enthousiasme des adorateurs de Mme Deblain, elle eut aussi pour résultat de provoquer, plus vives que jamais, les critiques ainsi que les haines des envieux.

 

En même temps que les véritables amis de Raymond faisaient chorus pour applaudir à la distinction de sa femme, à l’affabilité qu’elle apportait à recevoir, à son élégance et à son esprit, le clan bourgeois et collet-monté trouvait ses façons de faire tout simplement scandaleuses, et les deux sœurs étaient l’objet des insinuations les plus malveillantes de la part de ces bonnes âmes qu’excitait Mme Dusortois.

 

C’était là sa manière à elle de reconnaître l’accueil que lui avait fait Rhéa, et de remercier son neveu des cent louis qu’il lui avait donnés pour que ses filles pussent figurer au château parmi les plus élégantes.

 

– N’est-il pas honteux de jeter ainsi l’argent par les fenêtres ! répétait l’excellente tante à qui voulait l’entendre et même à qui ne le voulait pas. Ah ! mon neveu est en de bonnes mains ! Il a beau gagner de l’argent, il sera bientôt ruiné ! Pauvre Raymond, est-il assez aveugle ! Sa femme doit-elle se moquer de lui avec ce Barthey, ce barbouilleur parisien ! Et sa sœur, cette Mme Gould-Parker, dont le mari est on ne sait où. En voilà encore un ménage ! Il est vrai qu’elle n’est peut-être pas mariée. Ces Américaines, quelles mœurs ! Et dire que le docteur Plemen n’ouvre pas les yeux à son ami ! Il est vrai que celui-là aussi !…

 

Mme Dusortois s’arrêtait là avec un tel sourire ironique que chacun comprenait ce qu’elle n’osait ajouter.

 

Certains de ses auditeurs volontaires ou forcés haussaient bien les épaules, mais toutes ces calomnies n’en faisaient pas moins leur chemin à l’insu de Raymond et de Rhéa, qui continuaient à recevoir, à donner des fêtes, des dîners et des représentations théâtrales, auxquelles Plemen se contentait d’assister sans y prendre part en qualité d’acteur, sinon fort rarement, mais dont Rhéa et Barthey étaient toujours les organisateurs infatigables.

 

Le savant avait probablement cessé d’être jaloux de l’artiste, car ils vivaient tous deux dans d’excellents rapports. Le premier ne s’inquiétait plus, comme il l’avait fait jadis, des séjours fréquents du second à la Malle, où le peintre, il est vrai, était plus souvent que dans son atelier de la rue d’Offémont, à Paris.

 

Cet hiver-là fut donc, pour Vermel, une saison absolument folle.

 

Au mois de mars, les femmes et les jeunes filles tenaient encore bon, grâce à cette force de résistance aux fatigues des plaisirs dont la nature a doué le sexe faible ; mais les hommes : maris, frères et cousins, étaient rompus et aspiraient à un peu de repos, tout en reconnaissant que les Deblain étaient les hôtes les plus charmants et Rhéa la plus adorable maîtresse de maison qu’on pût voir.

 

Cette aspiration au calme, de la part de bien des gens, eut pour conséquence logique de leur faire accueillir, avec une faveur croissante, la candidature de M. Deblain à la députation.

 

Avec une femme telle que la sienne, le grand manufacturier ferait bien certainement excellente figure à Paris ; il acquerrait vite une grande influence au Parlement, et Vermel en retirerait des avantages sérieux ; sans compter l’honneur d’être représenté par un homme riche, brillant et mari d’une créature irrésistible à laquelle les ministres ne pourraient rien refuser.

 

Rhéa, qui se rendait parfaitement compte de l’état des esprits, était enchantée, et Raymond, que l’ambition commençait à talonner, n’était pas loin de croire qu’il avait eu, le premier, l’idée de devenir un homme politique.

 

Est-ce qu’il n’était pas plus apte à faire un député que son ami Plemen ? Est-ce que le pays n’avait pas déjà bien assez de médecins et d’avocats à la Chambre ? Est-ce que les grands industriels comme lui ne comprenaient pas mieux que tous ces savants et tous ces bavards les vrais intérêts du pays ?

 

M. Deblain était reconnaissant au docteur de lui céder la place, mais il pensait consciencieusement qu’en agissant ainsi, Erik ne se montrait pas moins bon patriote qu’ami dévoué.

 

L’excellent homme, absolument entraîné, se voyait déjà personnage important, à la tête de l’opposition conservatrice.

 

Ah ! messieurs les ministres n’auraient qu’à bien se tenir. Il faudrait en terminer avec les expéditions lointaines, le gaspillage de l’argent, le népotisme – lui, il n’avait ni fils ni neveux, – les sinécures, les gros traitements, les administrations où paressent trois cents employés lorsque cent suffiraient à la besogne, tous les abus enfin !

 

Il lui tardait surtout d’avoir un salon politique dont Rhéa ferait si bien les honneurs avec Mme Gould-Parker.

 

Cette dernière semblait tout au contraire peu pressée de retourner à Paris. Elle n’y allait plus que de loin en loin et s’était installée tout à fait à la Malle.

 

Il est vrai qu’à la fin de l’hiver, la santé de la jeune femme paraissait moins bonne et que son caractère n’était plus aussi gai qu’à l’époque où elle avait fait une entrée si brillante dans la haute société de Vermel. On supposait que la prolongation de l’éloignement de son mari lui causait un vif chagrin. Cela pouvait être.

 

C’était du moins ce que disait le plus sérieusement du monde Mme Deblain, quoique, peut-être, elle n’en pensât point un traître mot.

 

Cependant le colonel n’allait pas tarder à rentrer en France. Il avait annoncé lui-même à sa femme que sa mission touchait à son terme. Dans sa dernière lettre datée de Yeddo, le 1er mars, il écrivait à Jenny :

 

« J’aurai terminé mon inspection ici dans une quinzaine de jours et je partirai pour Shanghaï, mais j’espère ne pas rester en Chine plus d’un mois. Je n’aurai plus besoin alors que de six semaines pour visiter, ainsi que j’en ai l’ordre, nos stations du Nord.

 

« Je compte donc reprendre la route de l’Europe vers le milieu de juillet, c’est-à-dire être en France dans les derniers jours de septembre.

 

« J’aurai été absent plus d’une année, mais je crains que ce temps ne vous ait pas paru bien long ; car, avec votre sœur, si légère, si folle, si ardente au plaisir, vous devez vivre fort agréablement.

 

« Les journaux m’ont déjà appris que Rhéa et vous aviez été les reines des ventes de charité organisées par notre colonie à Paris. Il était évidemment de votre devoir de ne pas vous abstenir en ces circonstances, mais peut-être aurait-il été plus convenable, en raison de votre veuvage momentané, de jouer un rôle moins brillant.

 

« Des amis m’ont écrit que vous étiez, à Paris, de toutes les fêtes, et que Mme Deblain bouleversait par ses excentricités la ville de Vermel. Je regrette de vous avoir confiée à elle ; j’aurais dû vous emmener avec moi. La place d’une femme honnête est auprès de son mari, lorsqu’elle ne sait pas vivre dans la retraite pendant son absence.

 

« Pardonnez-moi de vous parler aussi franchement, mais vous connaissez mes sentiments pour vous et le souci que j’ai de mon honneur. Je ne doute pas un seul instant de la régularité de votre conduite ; je déplore seulement qu’elle ait peut-être manqué de la réserve qui vous aurait mise à l’abri non pas de soupçons injurieux, mais même des moindres critiques. J’estime que vous pourrez aisément dissiper ces inquiétudes dont je suis saisi au loin, et qu’à mon retour tout me prouvera que vous avez su porter dignement le nom de celui qui vous embrasse affectueusement. »

 

On était au 15 avril et Jenny venait de relire pour la dixième fois peut-être ces lignes, sur lesquelles ses yeux semblaient fixés avec épouvante, lorsque sa sœur entra brusquement dans sa chambre.

 

– Qu’as-tu donc encore ? lui dit-elle, en s’apercevant de son émotion.

 

Mme Gould-Parker lui tendit la lettre de son mari.

 

– Comment ! c’est toujours le sermon du colonel qui te préoccupe à ce point ? Oh ! je le connais ! Dieu me préserve de le savourer de nouveau. Qu’il revienne quand il voudra, ton Othello ! Qu’est-ce que cela peut te faire ! À nous deux, nous parviendrons bien à le rassurer. S’imaginait-il donc que tu allais te couvrir la tête de cendre et le corps d’un cilice pendant son absence !

 

– Ah ! ne ris pas ! Si tu savais !

 

Elle s’était jetée au cou de Rhéa, qui avait pris place auprès d’elle, sur une chaise-longue.

 

– Si je savais ! Et quoi donc ? Est-ce que…

 

Jenny se leva brusquement, courut à un petit secrétaire en bois de rose, l’ouvrit convulsivement et y prit un paquet de lettres, qu’elle vint placer, en rougissant, sur les genoux de Mme Deblain.

 

– Oh ! oh ! s’écria celle-ci d’un ton de gravité comique, après avoir jeté un coup d’œil sur ces feuilles, dont il était aisé de deviner le contenu. Oh ! sœur chérie ! Comment, ce pauvre colonel ! Mais aussi, on n’a pas l’idée d’aller au Japon, quand on a une jolie petite femme telle que toi !

 

Elle riait comme une folle, aspirait voluptueusement de ses narines roses et mobiles les parfums qu’exhalaient ces lettres, les lisait avec des moues adorables et, s’interrompant çà et là, s’écriait :

 

– Mais c’est charmant, ravissant, enivrant ! On ne m’en a jamais écrit autant, pas même le cousin Archibald qui, cependant, se prétendait fou de moi. Ah ! je suis sûre que c’est un Français qui s’exprime ainsi ! Tiens ! ça n’est pas signé et on ne t’appelle jamais par ton nom. Il est vrai que : « Mon adorée, ma chérie, ma bien-aimée, mon âme », c’est encore plus doux à lire que Jenny.

 

– Il comprenait sans doute que je voudrais garder tout cela, fit avec un inexprimable accent d’amour Mme Gould-Parker.

 

– Eh bien ! qui t’en empêche ? Lorsque ton mari sera sur le point d’arriver, tu me confieras ces précieuses épîtres ; je les enfermerai chez moi, au fond d’un tiroir secret de mon bahut italien ; et, de temps en temps, tu viendras les relire à ton aise… si tu aimes encore et si tu es toujours aimée.

 

– Oh ! ne crois pas au moins…

 

– Oui, un amour éternel qui ne vit que de sacrifices et n’en demande aucun à l’objet de sa flamme. Je connais ça… par ouï-dire ! Hein ! suis-je une sœur assez dévouée, assez tendre, assez indulgente ? Car c’est fort mal ce que je fais là ! Si l’oncle Jonathan et cette bonne mistress Gowentall le savaient !

 

– Rhéa, ma chère Rhéa ! Mais, j’y pense, si ton mari trouvait un jour ces lettres ?

 

– D’abord Raymond ne se permet jamais de fouiller dans mes meubles ; de plus, les trouverait-il et les lirait-il, qu’il ne supposerait pas une seconde qu’elles m’ont été adressées. Ah ! mon mari n’est pas jaloux de sa femme ! Ça n’est point un colonel ! Il n’est pas au Japon ! D’ailleurs, il sait bien qu’on ne me fait pas la cour !

 

– Oh ! oh ! petite sœur ! Et le docteur Plemen ?

 

– Ah ! tu as vu cela ?

 

– Parbleu ! Comme il ne s’est pas trahi dix fois, cent fois !

 

– Oui, mais notre grand savant perd son temps.

 

– Je ne te demande pas d’aveux.

 

– Plemen est certainement un homme remarquable par son intelligence et son esprit ; c’est, de plus, un cavalier d’une beauté étrange, fatale, comme disent les poètes ; mais si je n’ai pour M. Deblain qu’une affection… tempérée, j’ai pris Vermel et ses habitants jaloux en horreur ; je n’aspire qu’à habiter Paris, presque tout à fait, et ce désir m’a donné de l’ambition. Voilà pourquoi je suis un peu coquette avec le docteur, qui certainement m’aime beaucoup, beaucoup trop, je le crains. J’ai obtenu de lui qu’il retire sa candidature pour les élections prochaines, et c’est mon mari qui se présentera à sa place. Raymond réussira, ça n’est pas douteux ; il sera député…, mais il ne sera que cela.

 

La jeune femme avait terminé ces derniers mots dans un éclat de rire.

 

Sa sœur la fixait de ses beaux yeux aux regards étonnés.

 

– Qu’as-tu donc ? reprit-elle alors. Tu sembles ne me croire qu’à demi ?

 

– Je pense, ma chérie, répondit Mme Gould-Parker avec tendresse, que tu me disais il n’y a qu’un instant, en te moquant de moi : « Oui, un amour éternel qui ne vit que de sacrifices et n’en demande aucun à l’objet de sa flamme ! »

 

Et comme, à cette malicieuse riposte, Mme Deblain n’avait pu s’empêcher de rougir un peu, Jenny la prit entre ses bras et se mit à l’embrasser fiévreusement, en lui répétant :

 

– Oh ! pardon, petite sœur, pardon ! Mais puisqu’on m’aime, comment pourrait-on ne pas t’adorer !

 

DEUXIÈME PARTIE

I

UNE CANDIDATURE EN PROVINCE


On était aux premiers jours de septembre et la période électorale ne devait s’ouvrir officiellement à Vermel que le 15 du mois, mais les agents des candidats et les candidats eux-mêmes n’en avaient pas moins commencé leur campagne depuis longtemps.

 

Il s’agissait de remplacer l’un des députés de la ville, élu sénateur, et comme ce vide dans la représentation de Seine-et-Loire était prévu depuis deux ans, les républicains conservateurs avaient réservé ce siège au savant dont ils étaient fiers, au médecin qui avait donné aux pauvres mille preuves de dévouement, au docteur Plemen.

 

Devant un adversaire aussi redoutable, estimé de tous, qui avait su se faire des amis dans le peuple et même parmi les bourgeois, malgré sa liaison avec les Deblain, le parti radical révolutionnaire avait à peu près désarmé. Ce n’était plus que pour la forme et pour ne point avoir l’air de déserter la lutte qu’il s’était décidé à présenter un candidat, sans nulle importance, il est vrai, son échec étant assuré.

 

Quant aux légitimistes et aux bonapartistes, s’il en existait un certain nombre à Vermel, ils ne comptaient pas au point de vue électif, mais ceux d’entre eux qui pensaient, avec raison, que s’abstenir en politique est une faute, votaient toujours, en attendant mieux, pour le candidat républicain conservateur, par haine du radicalisme.

 

Les élections allaient donc se passer ainsi qu’à l’ordinaire, sans grand bruit, et personne ne s’en préoccupait beaucoup, lorsqu’on apprit que le docteur Plemen se retirait pour laisser la place à M. Raymond Deblain.

 

D’abord, on n’en voulut rien croire. Le mari de la belle étrangère n’avait jamais manifesté l’intention ni le désir de devenir un homme politique. Bien au contraire, il s’était toujours fait remarquer par son indifférence en semblable matière, plaisantant même avec son sans-gêne gaulois ceux qui étaient assez simples – il employait un mot encore plus court et plus net – pour sacrifier leurs affaires, leur repos, leurs plaisirs à la vanité d’être appelé « monsieur le député » et à la certitude de faire des ingrats.

 

Rien n’était plus vrai, cependant, nous le savons, que ce changement de front du riche industriel, que cette ambition subite, œuvre de sa femme. On en eut bientôt la preuve, car Plemen, sans même attendre d’être interrogé, fit paraître, dans les journaux de la localité, une lettre par laquelle il annonçait qu’il abandonnait toute candidature au profit de M. Deblain, sur qui il invitait chaudement ses électeurs à reporter leurs suffrages.

 

« Si je renonce, disait-il, à l’honneur de devenir le représentant d’une ville où je m’imagine volontiers être né, tant ses moindres intérêts me sont chers, c’est parce que je ne m’arroge pas le droit de m’éloigner pendant plusieurs mois, chaque année, des malades confiés à mes soins ; c’est que la science m’attire plus que la politique, et c’est aussi parce que j’ai la conviction qu’un grand manufacturier tel que M. Deblain, enfant du pays et dont les opinions bien connues, le dévouement, la connaissance des affaires sont une garantie pour tous, sera pour Vermel le plus utile, le plus influent des mandataires au sein du Parlement. »

 

Si cette nouvelle ne reçut pas trop mauvais accueil dans le haut commerce, où le mari de Rhéa comptait de nombreux amis prêts à soutenir sa candidature, il n’en fut pas de même dans le monde bourgeois, dont la haine pour Mme Deblain rejaillissait un peu sur son mari ; et les radicaux révolutionnaires se remuèrent aussitôt pour opposer au remplaçant de Plemen un adversaire de quelque poids.

 

Ce n’était pas chose facile à découvrir à Vermel même, mais le comité de Paris y suppléa bien vite, en envoyant aux électeurs intransigeants du chef-lieu de Seine-et-Loire le citoyen Rabul, petit journaliste de troisième ordre, dont le gouvernement avait eu la sottise de faire un héros et un martyr en le condamnant à quelques mois de prison pour délit de presse.

 

Cet inconnu, qui ne savait pas le premier mot des intérêts qu’il serait appelé à défendre et n’avait peut-être jamais entendu parler de Vermel, allait pouvoir lutter sans infériorité contre un homme tel que M. Deblain, tout simplement parce qu’il était une victime du pouvoir et débiterait à de pauvres diables, qui n’y comprendraient rien, un tas de vieux clichés démagogiques, au nom de la République en péril.

 

Bientôt, en effet, la campagne électorale, commencée par Raymond et son ami sous les plus heureux auspices, devint rude à soutenir.

 

D’abord les républicains conservateurs, qui seraient allés tous à Plemen, se refroidirent, se divisèrent, et Deblain, souffrant depuis le commencement de l’été et n’ayant pas d’ailleurs le feu sacré, sentit son ambition s’amoindrir.

 

Pour répondre au citoyen Rabul qui, en attendant les réunions publiques, multipliait les réunions privées, il lui fallait étudier préalablement sa leçon avec le docteur, et comme, sans être un sot, il n’était qu’un orateur médiocre, ses discours ne portaient pas toujours heureusement. Il le voyait bien et, ces jours-là, il rentrait chez lui harassé, prêt à envoyer la politique à tous les diables.

 

Il est vrai que Plemen prenait souvent la parole et que son éloquence entraînante, son ardeur, sa conviction, enlevaient son auditoire ; mais au lieu d’avancer les affaires de Raymond, ces succès de son ami lui nuisaient en quelque sorte, au contraire, car il en résultait qu’on faisait entre eux un parallèle, tout à l’avantage du médecin.

 

De son côté, Rhéa n’épargnait rien. Pendant que son infortuné mari préparait quelque allocution sur l’économie politique, le libre-échange, les emprunts départementaux, les voies de grande communication, les moyens d’équilibrer le budget et de venir en aide aux classes pauvres, toutes choses dont il avait bien entendu parler, mais qu’il ne comprenait que sommairement, Mme Deblain, escortée de Félix Barthey, venu tout exprès à Vermel, courait les faubourgs, visitait les ménages d’ouvriers, vidait sa bourse dans les taudis, embrassait des enfants sales et déguenillés, serrait des mains calleuses, s’égarait parfois jusque chez des repris de justice – il y en avait beaucoup à Vermel – qu’elle prenait pour des électeurs et qui lui débitaient des grivoiseries cyniques, entraînée enfin par la fièvre électorale et l’ambition qui la dévoraient.

 

L’Américaine voyait bien que les chances de Raymond n’augmentaient pas. Elle en était fort aigrie et s’en prenait à lui, surtout lorsqu’elle entendait dire, après l’une des réunions où Plemen avait défendu la candidature de son ami : « Quel admirable orateur, quel représentant Vermel aurait eu là ! Six mois après son entrée à la Chambre, il serait devenu ministre. »

 

Plus qu’elle ne l’avait encore fait, elle comprenait alors la différence qui existait entre ces deux hommes, et comme elle ne pouvait s’empêcher de manifester sa reconnaissance à Erik, celui-ci lui répondait :

 

– Si nous échouons, vous n’aurez pas le droit de vous en prendre à moi ; mais, pour satisfaire à votre désir, j’aurai sacrifié inutilement mon avenir politique, puisque vous serez condamnée à rester à Vermel, où on ne me pardonnera pas, je le crains, l’abandon de ma candidature.

 

Cependant Mme Deblain ne se décourageait pas et, pour être soir et matin sur la brèche, elle ne retournait pas coucher à la Malle, où était toujours installée sa sœur, Mme Gould-Parker. Fatiguée sans doute des plaisirs de l’hiver, celle-ci n’avait pas songé cette année-là à aller à Trouville : elle se reposait à la campagne.

 

Depuis le printemps, Jenny n’était venue en ville que deux ou trois fois à peine, mais Rhéa allait la voir presque tous les jours, avant le dîner.

 

Les choses en étaient là, lorsqu’un soir, le 22 septembre, Raymond, qui depuis quelque temps était sujet à de violentes névralgies, revint d’une réunion publique dans un état d’exaltation incroyable. Forcé de répondre aux interpellations de son concurrent, le citoyen Rabul, il s’était à ce point embrouillé que Plemen avait dû venir à son secours. Toutefois, si habilement qu’il eût repêché son ami, son concurrent radical était resté à peu près maître du terrain.

 

Deblain, qui, à défaut d’éloquence et de science politique, avait du bon sens, se rendait bien compte de son échec. Aussi, en arrivant chez lui, brisé de fatigue, se laissa-t-il tomber dans un fauteuil, en s’écriant :

 

– Ah ! sapristi ! je le jure bien, si j’avais prévu ce qu’est le métier d’aspirant député, je me serais tenu tranquille. Mes yeux papillotent devant toutes ces affiches multicolores où mon nom s’étale en grosses lettres, comme celui d’un acteur en représentation. Lorsque j’entre dans une de ces satanées salles de réunions publiques, il me semble qu’on va me demander de faire des tours comme Robert Houdin ou du trapèze comme Léotard. J’ai absolument la tête à l’envers !

 

– Et ça n’est pas fini, lui répondit en riant Erik, qui l’avait accompagné ; tu n’es qu’au début de ta carrière.

 

Au même instant Mme Deblain entra dans le fumoir, où les deux amis attendaient qu’on servît le thé. Elle était fort pâle, bien évidemment sous le coup d’une violente émotion.

 

Elle s’approcha de son mari et, mettant sous ses yeux un billet qu’elle venait de recevoir, elle lui parla tout bas, car le maître d’hôtel allait et venait pour son service.

 

Raymond lut la lettre, eut un mouvement de stupeur, échangea quelques mots avec sa femme, en lui désignant Plemen, puis il dit tout haut :

 

– Ma foi, je ne veux pas de thé ; je préfère aller me coucher. Mon cher docteur, tu devrais bien me donner quelque drogue pour me calmer. J’ai des crampes d’estomac atroces et la tête absolument en feu.

 

– Ça ne sera rien, répondit le médecin, après avoir pris le pouls de son ami. Un peu de fièvre cependant ! Décidément la politique ne te vaut pas grand’chose. Avant de t’endormir, double la dose de chloral que je t’ai ordonnée. Tu peux même te faire une petite piqûre de morphine, puisque tu es devenu un praticien fort habile. Une bonne nuit par là-dessus et, en te réveillant, tu seras frais et dispos. Je viendrai te voir demain de très bonne heure, ou peut-être seulement après-demain matin, car demain, je prends le premier train pour Paris, où je dois présenter un travail important à l’Académie de médecine. Je ne sais si je pourrai revenir le soir même.

 

– Ah ! c’est vrai ! Heureusement que nous n’avons pas de réunion électorale ! Alors, à après-demain. Je te laisse avec Rhéa. Elle a à te parler et ne te dira rien que je ne connaisse ! Bonsoir, mes enfants !

 

Et après avoir embrassé sa femme et serré les mains de Plemen, Raymond, qui avait sonné son valet de chambre, remonta chez lui.

 

Mme Deblain et le docteur étaient seuls ; le maître d’hôtel s’était retiré et Pierre avait suivi son maître.

 

– Qu’avez-vous à me dire ? fit aussitôt Erik en se rapprochant de Rhéa, dont seulement alors il remarqua la physionomie bouleversée.

 

– J’ai besoin de vous, mon ami.

 

– Besoin de moi ?

 

– Il s’agit d’une chose des plus graves.

 

Et mettant la main sur l’épaule de Plemen, pour le forcer de baisser la tête, elle lui fit à l’oreille une confidence sans doute complètement inattendue, car le docteur, toujours si maître de lui-même, tressaillit. Puis, après une seconde de réflexion, il répondit avec un sourire étrange, qui échappa à la jeune femme :

 

– Le temps de monter chez moi et je suis à vous !

 

– Je vais passer par votre jardin et sortir par la porte de la ruelle. Vous, venez me rejoindre à l’extrémité du boulevard. Il ne faut pas qu’on nous voie partir ensemble. Je vous attendrai là-bas en voiture. Je laisserai notre porte de communication ouverte, afin de pouvoir rentrer à l’hôtel sans être vue de personne.

 

– C’est entendu !

 

Cinq minutes plus tard, le docteur Plemen prenait place auprès de Mme Deblain dans un coupé dont le cocher avait sans doute des ordres, car il lança aussitôt son attelage à fond de train, bien que la nuit fût sombre et la route à peine éclairée.

II

LE MYSTÈRE


Le lendemain, vers huit heures du matin, au moment où le cocher Dumont et les palefreniers, leur travail terminé, rentraient les voitures dans les remises et les chevaux aux écuries, en même temps que Nicolas, le maître d’hôtel, aidé du valet de pied, rangeaient dans la salle à manger, on entendit un cri d’horreur au premier étage, puis des pas précipités dans le grand escalier, et le valet de chambre de M. Deblain apparut au rez-de-chaussée, pâle, les yeux hagards, se soutenant à la rampe.

 

– Monsieur… ah ! monsieur, bégayait-il, en s’adressant aux domestiques que le bruit avait attirés dans le vestibule, monsieur est mort, on l’a assassiné ! Vite, bien vite ! Allez chercher M. Plemen !

 

Sans demander nulle autre explication, car Raymond était adoré de ses gens, Nicolas, épouvanté, s’élança à travers le jardin pour gagner plus rapidement l’hôtel voisin ; mais il revint aussitôt sur ses pas.

 

Par un hasard malencontreux, la porte de communication était fermée. Il se fit alors ouvrir la porte de la rue et s’en fut chez le docteur.

 

Là, on lui répondit que M. Plemen était parti pour Paris par le train de sept heures vingt, c’est-à-dire depuis déjà près d’une heure. On ignorait s’il reviendrait le jour même.

 

Un instant interdit, le maître d’hôtel hésita, puis pensant qu’il ne pouvait rentrer à la maison sans un médecin et se souvenant d’avoir vu souvent à l’hôtel le docteur Magnier, l’un des praticiens les plus honorables de Vermel, il courut chez lui.

 

Justement M. Magnier ne demeurait qu’à quelques pas plus loin, sur le même boulevard.

 

Pendant ce temps-là, Pauline, la femme de chambre, effrayée par les cris de Pierre, était allée réveiller sa maîtresse, sans oser lui répéter toutefois ce qu’elle avait entendu, et la jeune femme, après avoir jeté un peignoir sur ses épaules, s’était hâtée de passer chez son mari, en traversant les cabinets de toilette qui séparaient leurs appartements respectifs.

 

Mais, arrivée dans la chambre de M. Deblain et près de son lit, Rhéa fut saisie d’une telle épouvante, que, pendant quelques secondes, elle demeura comme paralysée.

 

Les yeux éteints, la face à peine convulsée, les lèvres entr’ouvertes, les bras étendus sur sa couverture de soie, le malheureux était couché sur le dos, le buste à demi hors du lit, la tête penchée sur sa poitrine. On eût dit qu’il n’était qu’endormi.

 

Cependant, surmontant son émotion, l’Américaine souleva son mari pour le replacer la tête sur les oreillers et prit sa main ; mais, en la sentant glacée, elle la laissa retomber et, jetant un cri d’angoisse, s’affaissa sur un siège, tremblante et répétant d’une voix étranglée :

 

– Raymond, mon pauvre Raymond ! Qu’on aille chercher M. Plemen ! Tout de suite, courez ! Où est Pierre ?

 

– Pierre doit être parti chez le docteur, madame, répondit la femme de chambre.

 

– Mais non, j’y pense, M. Plemen devait s’absenter aujourd’hui. Envoyez chez un autre médecin, n’importe lequel ! Tout n’est pas fini peut-être ! Oh ! non, ne me laissez pas seule ! Sonnez le maître d’hôtel.

 

Pauline, que la peur affolait, obéit.

 

Au même instant, le valet de chambre apparut sur le seuil de la pièce en disant :

 

– M. Plemen n’était pas chez lui ; mais voici M. Magnier, que Nicolas est allé chercher.

 

La jeune femme s’élança au-devant du docteur et lui montra de la main M. Deblain. Elle ne pouvait plus prononcer un mot.

 

M. Magnier s’approcha vivement du lit, se pencha sur celui qui y était étendu ; puis se redressant presque aussitôt, après seulement quelques secondes d’examen, il se retourna, la physionomie douloureusement émue, vers Mme Deblain et lui dit :

 

– Vous devriez rentrer chez vous, madame.

 

– Comment ! fit d’une voix gutturale l’Américaine qui n’avait pas quitté des yeux le médecin et, défaillante, s’appuyait sur le dossier d’un fauteuil.

 

– Votre mari a succombé à une congestion ou à une angine de poitrine, il y a déjà quelques heures, répondit le praticien.

 

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Rhéa, en se jetant à genoux auprès du lit.

 

Et, saisissant une des mains du défunt, elle y imprima tendrement ses lèvres.

 

– Je vous en conjure, reprit le médecin en la relevant doucement, épargnez-vous ce triste spectacle. Venez. Hélas ! vous n’y pouvez plus rien !

 

– Est-ce donc possible ? Mort ! mort ! mon pauvre Raymond, répétait Mme Deblain pendant que M. Magnier, son bras sous le sien, la conduisait dans sa chambre à coucher.

 

Là, s’affaissant dans un fauteuil, elle éclata en sanglots.

 

– Voyons, madame, fit le docteur, du calme, je vous en supplie. Oh ! pleurez, cela vous soulagera, mais restez chez vous, ne vous occupez de rien. Je vais donner les ordres nécessaires.

 

– Merci, cher monsieur, merci, répondit Rhéa à travers ses larmes. Faites télégraphier, je vous prie, à M. Plemen. Il est parti pour Paris ce matin. Quelle douleur pour lui aussi ! Il l’aimait tant ! Ah ! c’est horrible ! horrible ! Je veux l’embrasser encore une fois !

 

Elle s’était brusquement levée, mais les forces lui manquèrent. Elle retomba aussitôt suffoquant, semblant près de défaillir.

 

De sa main tremblante, elle soulevait ses beaux cheveux que les pleurs plaquaient sur son visage. Son désespoir était navrant !

 

M. Magnier ne la quitta que lorsqu’il la vit plus calme et après avoir recommandé à Pauline de veiller sur elle et de l’envoyer chercher de suite, si cela lui paraissait utile. Il avait à remplir le devoir d’indiquer au valet de chambre quels derniers services il devait rendre à son maître.

 

Moins d’une heure plus tard, toute la ville connaissait la mort de M. Deblain et cet événement y causait la plus vive émotion. Non seulement le grand industriel était fort estimé à Vermel, mais il n’y comptait que des amis, pour ainsi dire, malgré les critiques dont sa faiblesse envers sa femme était l’objet, malgré même les jalousies qu’avait fait naître le luxe de sa maison depuis son mariage.

 

Encore sans détails sur les causes d’une fin aussi subite, on l’attribuait à une attaque d’apoplexie, à la rupture d’un anévrisme, à une congestion, accidents qui avaient dû être amenés par les fatigues excessives que supportait, depuis une quinzaine de jours, M. Deblain, déjà souffrant avant l’ouverture de cette campagne électorale dans laquelle il s’était lancé un peu malgré lui. Personne n’ignorait qu’en posant sa candidature, il n’avait fait que céder à l’ambition de celle qui portait son nom.

 

De là, pour les ennemis de celle-ci, à l’accuser d’avoir causé la mort de son mari, par sa folle conduite et ses excentricités, il n’y avait qu’un pas.

 

Il devait être rapidement franchi, surtout par Mme Dusortois. En arrivant à l’hôtel, vers dix heures et demie, celle-ci ne songea pas un instant à demander Mme Deblain, mais courut à la chambre de son neveu, se jeta en pleurant sur son corps glacé, déjà paré pour le tombeau, et s’écria, devant la Sœur de la Compassion qui, appelée à la hâte, priait agenouillée :

 

– Mon cher Raymond ! mort sans le secours de la religion ! Ah ! j’avais bien dit que cette Américaine lui porterait malheur ! Que Dieu ait pitié de son âme !

 

– Madame, lui observa timidement la religieuse, M. le curé de la paroisse a béni le corps du défunt. On ne doit jamais douter de la miséricorde divine. Prenez garde, sa pauvre veuve qui est là, chez elle, désespérée, pourrait vous entendre.

 

Ces mots suffirent sans doute pour faire comprendre à Mme Dusortois qu’elle devait tout au moins mesurer ses paroles dans cette maison d’où, malgré sa parenté, elle pouvait être chassée par celle qui en était la maîtresse plus que jamais, car elle prit dévotement la branche de buis qui trempait dans le vase rempli d’eau bénite et en aspergea le corps, d’ailleurs avec la conviction de remplir un saint devoir.

 

Si acariâtre que fût la tante de Mme Deblain, sa religion était sincère ; on ne pouvait, du moins, l’accuser d’hypocrisie en semblable matière.

 

Cela fait, s’armant de courage pour dissimuler ses sentiments réels, elle fit dire à sa nièce qu’elle désirait la voir.

 

Rhéa, toute à sa douleur, ne se souvenait pas ou ne voulait plus se souvenir, en un pareil moment, des mauvais procédés dont elle avait toujours été victime de la part de la tante de son mari ; elle lui fit répondre qu’elle était touchée de sa visite et vint à sa rencontre jusque sur le seuil de sa chambre à coucher.

 

Le visage de la jeune femme était à ce point défait, le chagrin s’y lisait si grand, si profond, que Mme Dusortois eut un instant de remords.

 

– Ma chère enfant, ma pauvre nièce ! lui dit-elle en l’embrassant avec une sorte d’affection. Quel horrible malheur !

 

– Épouvantable ! répondit Mme Deblain d’une voix entrecoupée et en faisant asseoir sa tante auprès d’elle, sur une chaise-longue. Raymond était souffrant depuis quelques jours, mais qui aurait pu s’attendre !… Et seul, mourir seul, au milieu de la nuit !

 

– Comment, seul ! fit la vieille dame toute surprise. Vous n’étiez pas près de lui, il n’a pas appelé à son secours ?

 

– Non. C’est ce matin seulement, à huit heures, que Pauline, en m’éveillant…

 

– Hier soir, à quelle heure avez-vous donc quitté Raymond ?

 

– À quelle heure ? À… à neuf ou dix heures, je crois.

 

– Vous ne vous couchez jamais si tôt.

 

– C’est vrai ; mais nous étions tous très fatigués.

 

– Tous ?

 

– Oui, le docteur Plemen était rentré avec Raymond de la réunion publique…

 

– M. Barthey, sans doute, était également avec vous ?

 

– M. Barthey ? Non. Pourquoi M. Barthey ? Il a dû partir hier matin pour Paris.

 

Mme Deblain avait si étrangement bégayé cette dernière phrase que sa tante s’était aperçue de son embarras.

 

– Et M. Plemen, dit-elle, lui aussi est absent, à ce qu’il paraît ?

 

– Malheureusement ! S’il avait été là, il aurait sauvé son ami… Ah ! vraiment, il me semble que je fais un horrible rêve !

 

En proie à une nouvelle crise nerveuse, elle avait laissé tomber sa tête sur l’épaule de Mme Dusortois et pleurait à chaudes larmes.

 

– Allons, du courage, mon enfant, du courage, dit, après un instant de silence, la mère de Berthe ; mais vous avez raison, c’est horrible ! Mourir ainsi, seul, au milieu de la nuit, sans personne, sans une main amie pour lui fermer les yeux, sans un prêtre à son chevet ! Si rapidement que la mort l’ait frappé, quelles angoisses ont dû l’étreindre ! Et vous n’avez rien entendu ?

 

– Rien ! Nos chambres, vous le savez, sont séparées par deux cabinets de toilette ; les portes en étaient peut-être fermées. Mais, s’il avait jeté un cri, un seul, est-ce que je ne serais pas allée à son secours ! Est-ce que je l’aurais laissé mourir !

 

– Enfin, il faut vous résigner. Voulez-vous que je m’occupe de tout, de régler les obsèques, d’envoyer les lettres de faire part ?

 

– Oh ! oui, je vous en prie ! Je n’en aurais pas le courage. Que vous êtes bonne ! Pardonnez-moi si je n’ai pas toujours été pour vous ce que j’aurais dû être.

 

– Ne parlons pas de tout cela, mais comptez sur moi. Surtout ne perdez pas courage. Je vais m’installer ici pour vous épargner des soins trop pénibles. Ne suis-je pas votre plus proche parente, la propre sœur de la mère de notre pauvre Raymond ?

 

En s’exprimant ainsi, Mme Dusortois embrassait Rhéa avec tous les dehors d’une véritable tendresse.

 

La jeune femme en était vraiment touchée. Se sentant moins seule, moins abandonnée, elle remerciait sa tante, à travers ses sanglots.

 

Celle-ci se fit, en effet, dès ce moment, la maîtresse de la maison. Lorsque le médecin de la mairie vint constater le décès de M. Deblain, c’est elle qui reçut sa déclaration, et, le soir, vers sept heures, quand sa nièce voulut dire, à celui qui n’était plus, un suprême adieu, ce fut avec elle que la veuve s’agenouilla pour prier.

 

La malheureuse était là depuis déjà une demi-heure, refusant de rentrer chez elle, lorsque la porte de la chambre s’ouvrit brusquement.

 

Elle se releva, ainsi que Mme Dusortois.

 

Le docteur Plemen était sur le seuil de la pièce, tête nue, livide, n’osant faire un pas en ayant.

 

Rhéa étendit la main vers lui.

 

Après avoir hésité quelques secondes, il s’avança brusquement, répondit à son étreinte, s’accouda sur le chevet du lit, y demeura quelques instants, ses yeux semblant ne pouvoir se détacher du défunt, puis tout à coup il se redressa et, saisissant sa tête à deux mains, comme pour y retenir la raison prête à s’en échapper, il poussa un cri guttural et s’enfuit.

 

– Ah ! il l’aimait bien ! gémit l’Américaine en retombant à genoux.

 

Quarante-huit heures plus tard, deux mille personnes accompagnaient M. Deblain à sa dernière demeure, et ces obsèques d’un homme riche, honoré, heureux, mort subitement dans la force de l’âge, causèrent une émotion d’autant plus vive que, sur tout le parcours du convoi, les grandes affiches posées en vue de sa candidature rappelaient son nom et semblaient dire, par une ironie amère, combien chacun ici-bas a peu droit de compter sur le lendemain.

 

Tout naturellement cette disparition du candidat conservateur réveilla le courage des radicaux, surtout lorsqu’ils surent que le docteur Plemen, sollicité par ses amis, avait repoussé avec une sorte d’horreur l’idée de remplacer celui pour qui il s’était effacé.

 

Ceux que la politique n’aveuglait pas approuvèrent cette délicatesse de l’éminent praticien que la douleur accablait à ce point qu’il ne voulait plus sortir de chez lui que pour l’accomplissement de ses devoirs professionnels.

 

Quant à Rhéa, le soir même de l’enterrement de son mari, elle s’était retirée à la Malle, où elle était décidée à passer les premiers mois de son deuil.

III

OÙ M. LE JUGE D’INSTRUCTION BABOU ENTRE EN SCÈNE


Quinze jours s’étaient écoulés depuis les obsèques de M. Deblain et, grâce au refus du docteur Plemen de se porter candidat, le parti radical avait été victorieux aux élections, dans la personne du citoyen Rabul, lorsque le bruit courut à Vermel que le procureur de la République, M. Duret, ému des lettres anonymes qui lui était parvenues, avait ordonné une enquête sur les circonstances dont avait été précédée et accompagnée la mort du riche manufacturier.

 

On disait que le défunt avait laissé toute sa fortune, près de deux millions, à sa veuve, à la seule charge pour elle de donner une dot de cent mille francs à chacune de ses nièces, les deux filles de Mme Dusortois.

 

Quant à celle-ci, M. Deblain ne lui avait constitué en tout et pour tout qu’une rente viagère de dix mille francs, dont le capital devait, à son décès, retourner à ses enfants.

 

Par un codicille à ce testament, daté de l’année même de son mariage, Raymond faisait quelques legs à ses gens, ainsi qu’aux établissements de bienfaisance de la ville. De plus, il donnait ses tableaux et ses armes à son ami Plemen.

 

C’étaient là les dernières dispositions d’un honnête homme, dispositions prises évidemment en pleine affection pour celle qui portait son nom, mais cela ne faisait pas le compte de Mme Dusortois. Celle-ci affirmait que son neveu n’avait écrit ce testament que sous la pression de sa femme et que, bien certainement, il en avait fait un autre, plus tard, lorsqu’il avait un peu craint de ne pas devenir père. Il était impossible qu’il eût aussi peu songé à ceux qui étaient ses héritiers naturels.

 

Qu’était devenu ce second testament ? On l’avait détruit. Qui ? Tout simplement celle qui était directement intéressée à sa disparition.

 

Les gens de sens droit et tous ceux qui savaient combien les rapports s’étaient refroidis entre Mme Dusortois et M. Deblain, depuis le retour de ce dernier d’Amérique, haussaient les épaules ; mais les insinuations de la mère de Berthe n’en faisaient pas moins leur chemin et si bien, grâce aux jalousies que Rhéa avait suscitées jadis, jalousies qui grandissaient en raison de la fortune considérable dont elle héritait, que bientôt, on dit tout haut : « Ce pauvre M. Deblain, sa femme se moquait-elle assez de lui ! L’a-t-elle assez mené à sa guise jusqu’à ses derniers moments ! »

 

Ces bruits préparèrent si dangereusement le terrain que quand on apprit tout à coup que, sur les ordres du juge d’instruction Babou, il avait été procédé à l’exhumation du corps de M. Deblain, il y eut bien un mouvement de stupeur dans la classe élevée, mais bon nombre de bourgeois n’éprouvèrent aucune surprise.

 

Certainement, il y avait quelque chose, murmuraient-ils.

 

Les malveillants avaient raison sans doute de faire cette supposition, car moins de six jours après cette lugubre opération, les événements les plus inattendus se succédèrent.

 

Tout d’abord le procureur de la République n’avait pas attaché grande importance aux lettres anonymes qui lui étaient arrivées, accusant Mme Deblain de soustraction de testament. Cette accusation lui semblait un peu vague, si prévenu qu’il fût contre celle qui en était l’objet ; mais, un jour, il en reçut une autre plus précise.

 

Selon cette nouvelle dénonciation, la veuve du riche négociant, maîtresse de M. Félix Barthey, après avoir été celle du docteur Plemen, avait empoisonné son mari, de complicité avec son second amant.

 

« En attendant que la justice se soit procuré les preuves matérielles de ce crime, par les moyens qui sont en son pouvoir, écrivait le correspondant inconnu du paquet, les preuves morales sont nombreuses. Mme Deblain savait que, par un premier testament rédigé peu de temps après son mariage, son mari lui avait laissé toute sa fortune, et elle n’ignorait pas non plus que, ne la voyant pas devenir mère, il était revenu sur ses premières dispositions, pour donner une grande part de son bien à ses proches parentes, sa tante et ses cousines, qui sont sans fortune. Or ce second testament n’a pas été trouvé.

 

« De plus, M. Deblain s’était assuré sur la vie au profit de sa femme et à la demande de celle-ci pour une somme de deux cent mille francs. Enfin, les relations coupables de Mme Deblain, qui n’avait qu’un rêve : vivre à Paris, et de Félix Barthey sont de notoriété publique.

 

« Pendant que ce peintre habitait la Malle, elle y allait constamment et même y passait parfois la nuit, alors que M. Deblain couchait dans son hôtel, en ville.

 

« C’est absolument à l’obsession de sa femme que M. Deblain a cédé en se présentant à la députation, au lieu du docteur Plemen, qui, probablement, n’a osé refuser à son ancienne maîtresse de se retirer pour faire place à son ami. Si M. Deblain était nommé député, sa femme pourrait ne plus demeurer qu’à Paris, auprès de son amant Barthey, et c’est bien certainement quand elle a pressenti l’échec de son mari que Mme Deblain s’est décidée à se défaire de celui qui ne pouvait réaliser son rêve ambitieux. »

 

Le dénonciateur anonyme écrivait ensuite :

 

« En effet, le jour même qui a précédé la mort subite de M. Deblain, ce malheureux avait vainement défendu sa candidature dans une réunion électorale ; il était rentré chez lui convaincu de sa défaite ; il est resté seul avec sa femme et, le lendemain matin, Pierre, son valet de chambre, l’a trouvé inanimé dans son lit.

 

« Le docteur Magnier, appelé aussitôt, car le docteur Plemen était parti ce matin-là pour Paris, a constaté que le décès de M. Deblain remontait déjà à quatre ou cinq heures au moins. Sa fin avait été foudroyante, en quelque sorte.

 

« Cependant, malgré la position de son corps et l’aspect de sa physionomie, tout indiquait qu’il avait cruellement souffert, lutté, qu’il avait appelé. Néanmoins sa femme, dont l’appartement est contigu avec le sien, n’était pas venue à son secours. Elle prétend n’avoir rien entendu.

 

« Puis, coïncidence inexplicable, M. Félix Barthey, l’ami intime de la maison, l’agent électoral de M. Deblain, M. Barthey, qui ne quittait pas Mme Deblain depuis plusieurs mois, avait disparu. Il était justement retourné à Paris, d’où il n’est revenu à Vermel que pour les obsèques de celui dont la mort lui livrait tout à la fois la veuve et la fortune. »

 

Cette horrible dénonciation, rédigée, on le voit, avec une perfide habileté de déduction, se poursuivait encore par quelques détails secondaires ; mais ce que nous venons d’en citer suffit pour enflammer le zèle du procureur de la République. Il en conféra, pour la forme, avec son procureur général, M. Lachaussée ; celui-ci accueillit avec empressement les perspectives d’une affaire qui allait attirer les regards de tous vers la cour de Vermel, et, l’ordre d’instruire ayant été donné aussitôt à M. Babou, ce magistrat s’était hâté de faire exhumer le corps de M. Deblain.

 

Quand ces tristes restes eurent été transportés à l’amphithéâtre de l’hôpital, le juge d’instruction fit appeler le docteur Plemen, auxiliaire accoutumé de la justice dans les causes criminelles.

 

Depuis la mort du mari de Rhéa Panton, Erik Plemen vivait dans un isolement absolu ; il ne sortait de chez lui que pour faire son cours et visiter ses malades. Deux fois seulement, il s’était absenté de la ville pour se rendre à la Malle.

 

La première fois qu’il y était venu, six à sept jours après l’enterrement de M. Deblain, la jeune veuve l’avait immédiatement reçu, mais dans la chambre de sa sœur, qui était assez souffrante pour garder le lit, et le docteur n’était resté que quelques instants, pendant lesquels l’émotion violente qui semblait le paralyser ne lui avait permis de prononcer que quelques paroles témoignant de sa douleur de la perte de son ami et de son affection pour celle qu’une si grande infortune accablait.

 

Puis, bientôt et brusquement, comme s’il eût craint de trahir tous ses sentiments en présence de Mme Gould-Parker, il s’était retiré.

 

La seconde fois que Plemen s’était présenté au château, une semaine plus tard, Mme Deblain était seule. Alors il s’était jeté à ses genoux et avait saisi ses mains en lui disant, dans une sorte d’égarement fiévreux :

 

– Rhéa, avez-vous donc oublié déjà combien je vous aime ? Ne vous éloignez pas ainsi de moi ; fuyons tous les deux ce pays pour un théâtre plus digne de nous !

 

Mais la jeune femme lui avait répondu tout à la fois avec douceur et fermeté, en le repoussant :

 

– Si je n’ai jamais eu d’amour pour mon mari et si j’ai commis la faute de ne pas vous le cacher, je veux du moins respecter sa mémoire. Oubliez ma légèreté d’autrefois, mon ami. Laissez le temps faire son œuvre, sinon d’oubli, du moins de calme. Je suis résolue à passer tout mon deuil dans la plus profonde retraite. Je dois bien cela à celui qui a été si bon pour moi.

 

Le docteur était rentré à Vermel aussitôt, plus sombre encore ; mais personne ne s’étonnait de ces changements qui s’étaient faits en lui, et cette douleur profonde qu’il trahissait de la perte de son ami n’avait fait qu’augmenter les sympathies de tous pour son caractère.

 

C’est ainsi que vivait l’adorateur de Rhéa, lorsqu’il reçut un matin, de M. Babou, un mot le priant de venir le trouver de suite à son cabinet, au palais de justice. Plemen ignorait que la bière renfermant le corps de M. Deblain fût à l’amphithéâtre, ce transport ayant eu lieu la veille au soir, aussi secrètement que possible.

 

Il se rendit aussitôt chez le juge d’instruction.

 

– Mon cher docteur, lui dit le magistrat, qui était en excellents rapports avec lui depuis longtemps, la justice aurait besoin de toute votre science ; mais je ne sais si vous pourrez lui donner votre concours. C’est seulement par déférence pour vous et par acquit de conscience que, sur l’avis conforme de M. le procureur de la République, fort souffrant en ce moment, je vous ai prié de venir me trouver.

 

– De quoi s’agit-il ? répondit le savant praticien, un peu surpris de ces préliminaires.

 

– D’une autopsie.

 

– Ne suis-je pas toujours à la disposition de la justice !

 

– C’est que, cette fois, l’examen médico-légal dont nous avons besoin vous sera peut-être bien douloureux à faire.

 

– Je ne vous comprends pas.

 

– Nous avons tout lieu de croire que M. Deblain a été victime d’un crime et…

 

Plemen était devenu fort pâle. Ses deux mains se crispaient sur les bras du fauteuil dans lequel il était assis.

 

– Vous voyez, reprit le juge d’instruction, que j’aurais mieux fait de m’abstenir. Votre émotion est toute naturelle. Le malheureux ! Vous étiez si intimement liés. Excusez-moi ! Je vais faire prévenir M. Magnier ou tout autre de vos confrères.

 

– Non, attendez ! fit le docteur avec un effort surhumain pour reprendre un peu de calme. M. Deblain victime d’un crime ! Qui vous le fait supposer ?

 

– Quantité de présomptions morales.

 

– Qui soupçonnez-vous ?

 

– Personne encore ; c’est seulement lorsque je saurai à quel genre de mort a succombé M. Deblain que je pourrai me lancer sur une piste. Or, vous le comprenez, si j’ai pensé à vous avant nul autre, c’est parce que votre rapport ne pourra donner lieu à aucune critique, sauf peut-être dans le cas où vous affirmeriez que M. Deblain n’a succombé qu’à une maladie naturelle, bien déterminée. Dans ce cas seulement, l’accusation ou plutôt les accusateurs, se rappelant vos relations avec la famille Deblain et craignant votre désir d’étouffer l’affaire, pourraient provoquer une contre-expertise, dont le résultat serait nul, votre science excluant la possibilité de toute erreur ; tandis que si vous reconnaissez que la mort de M. Deblain est une mort violente, due à telle ou telle cause criminelle, tout sera dit sur la question expérimentale. Il ne restera plus à la justice qu’à chercher les coupables. Mais je n’insiste pas, je comprends trop…

 

– Cette fois, comme cela m’est arrivé souvent, interrompit vivement Plemen, qui n’avait pas perdu une seule des phrases de M. Babou, je suis aux ordres du parquet.

 

Le savant médecin était redevenu complètement maître de lui-même.

 

– Comment ! vous voulez bien ? fit le juge instructeur.

 

– La mission sera pénible, mais j’accomplirai un double devoir, répondit le médecin avec fermeté. Je suis prêt.

 

Le magistrat s’inclina, sans dissimuler son admiration pour une semblable énergie.

 

Il comprenait que c’était évidemment dans le souvenir même de son affection pour M. Deblain que son ami puisait un pareil courage, ne voulant pas, lui non plus, que les assassins de celui qu’il avait tant aimé échappassent au châtiment, et il lui dit, en serrant affectueusement ses mains glacées :

 

– Alors je vais donner de suite mes instructions à M. Berton ; il nous accompagnera à l’hôpital pour que la bière qui renferme les restes de M. Deblain soit ouverte en notre présence et que procès-verbal soit dressé de la livraison du corps. Vous n’aurez plus ensuite qu’à procéder à votre examen, en vous adjoignant tels auxiliaires que vous jugerez convenables. Il va de soi que l’analyse chimique ne vous est pas moins confiée que l’autopsie. À quel toxicologue plus habile que vous la justice pourrait-elle s’adresser ! C’est moi qui suis à vos ordres.

 

Moins d’une heure plus tard, dans la salle des autopsies, en présence du commissaire de police, après que celui-ci eut reconnu que la bière qui lui était présentée était bien celle que lui avait livrée le greffier du cimetière comme renfermant le corps de M. Raymond Deblain, la triste cérémonie de l’ouverture du coffre eut lieu, et le cadavre, dans un état de décomposition déjà avancé, fut placé sur une table de marbre où il devait être fouillé dans l’intérêt de la vérité.

 

Plemen avait assisté à cette terrible opération sans prononcer une parole, sans qu’un muscle de son visage trahît l’émotion douloureuse qu’il devait ressentir à la vue des restes presque méconnaissables de celui qui avait été pour lui comme un frère.

 

Ce fut seulement lorsque tout fut terminé qu’il ordonna au gardien du sinistre lieu de placer au dessus du cadavre l’appareil d’arrosement à l’eau phéniquée, et le prévint que, sans tarder, il viendrait procéder à son examen.

 

Cela fait, MM. Babou et Berton s’étaient retirés et le même jour, vers sept heures, alors que la nuit commençait à tomber, le docteur vint s’enfermer avec le seul gardien des morts dans la salle des autopsies.

 

Quatre jours plus tard, le juge d’instruction reçut du médecin légiste un long rapport, d’une admirable clarté, concluant à la mort de Raymond Deblain, non par une maladie organique de l’estomac, ni par une angine diphthérique, ni aucune des causes naturelles indiquées par le docteur Magnier, mais bien par un empoisonnement par des sels de cuivre. L’analyse chimique lui avait permis de constater la présence de ce toxique dans le foie, le cœur et les poumons du défunt.

 

La remise au parquet de ces organes, dans des bocaux hermétiquement clos et scellés à la cire, était accompagnée de l’envoi d’une lame de cuivre portant cette étiquette, de la main même du docteur Plemen : « Cuivre extrait des organes du nommé Raymond Deblain. »

 

Pour M. Babou, un crime avait donc été commis, ce n’était pas douteux. Quant au coupable, en vertu de l’axiome légal : Is fecit cui prodest, il ne pouvait être que Mme Deblain, probablement avec la complicité de son amant, le peintre Félix Barthey.

 

Ce magistrat ambitieux, à l’esprit étroit, qui depuis qu’il était juge d’instruction n’avait eu à suivre que des affaires insignifiantes, vulgaires, tenait donc enfin sa cause célèbre, à laquelle il rêvait depuis si longtemps, dans l’espoir de sortir de l’obscurité où il végétait.

 

Une femme du grand monde empoisonneuse ! Mais cela allait rappeler le procès Lafarge, attirer l’attention sur lui et, pour peu qu’il sût s’y prendre, ne rien laisser dans l’ombre, faire le plus de bruit possible et surtout obtenir une bonne condamnation, qui sait ? capitale peut-être, malgré la répugnance du jury à envoyer des femmes à l’échafaud, sa carrière était assurée.

 

C’était la croix tout au moins et bientôt après une présidence de chambre.

 

Ce Barthey était un conservateur, légitimiste ou bonapartiste, puisqu’il avait été l’agent électoral de M. Deblain. Quelle bonne fortune de tenir entre ses mains un de ces vils réactionnaires, ennemis de la République, et cette étrangère éhontée, qui était venue donner de si mauvais exemples aux familles de Vermel !

 

En se livrant à ces réflexions, M. Babou redressait sa tête hirsute, boutonnait militairement sa redingote râpée et louchait, comme pour s’assurer, par avance, du bon effet que ferait le ruban rouge à sa boutonnière.

 

Néanmoins, comme il était homme fort prudent, le juge d’instruction ne voulait pas, quelque désir qu’il en eût et quoique ce fût son droit strict, agir de sa propre autorité. Dans le but de n’engager qu’en partie sa responsabilité, il passa chez le procureur de la République pour lui communiquer le rapport du docteur Plemen et arrêter, d’accord avec lui, les mesures à prendre.

 

M. Duret était dans son cabinet, en compagnie du procureur général.

 

Mis au courant des choses, les deux magistrats eurent tout d’abord un mouvement de surprise : ils ne s’attendaient pas à un résultat aussi prompt ni surtout aussi décisif de l’expertise médico-légale. Toutefois, en face de l’assurance que leur donnait cette expertise qu’un crime avait été commis, ils n’hésitèrent pas : ils adoptèrent les soupçons du juge d’instruction et furent d’avis qu’il fallait agir rapidement.

 

Cependant ils pensaient qu’à l’égard de M. Barthey, il était sage d’attendre la découverte de quelque circonstance permettant de démontrer sa complicité, car il se pouvait qu’il eût été ou même fût encore l’amant de Mme Deblain sans pour cela l’avoir aidée dans l’accomplissement de son forfait.

 

On verrait quelle serait son attitude ; on devait, en attendant, se contenter de le faire surveiller, afin de s’assurer de sa personne dans le cas où, à la nouvelle de l’arrestation de sa maîtresse, il tenterait de passer à l’étranger.

 

Fort de cet appui, M. Babou retourna à son cabinet, remplit et signa contre Mme Deblain, « conformément aux conclusions du ministère public », un mandat d’arrêt qu’il fit porter au commissaire central avec ordre de le mettre à exécution sans retard, le jour même ; et, aussitôt après, il écrivit au procureur de la République à Paris, dans le sens indiqué par MM. Lachaussée et Duret.

 

Le juge d’instruction n’avait pas manqué d’ordonner à M. Berton de procéder, à la Malle, à une perquisition sommaire et de clore les appartements avec des scellés, dont l’un de ses agents serait le gardien. Il se réservait de se livrer, lui, à la même opération dans l’hôtel Deblain, en ville, et de reprendre les perquisitions au château lorsque la prévenue serait prisonnière.

 

Tout cela terminé, M. Babou sortit du palais de justice, la tête haute, le front sévère, convaincu, comme Titus lorsqu’il avait fait une bonne action, qu’il n’avait pas perdu sa journée, et il rentra chez lui, où sa femme, aux premiers mots de la confidence qu’il se hâta de lui faire, l’embrassa, en lui disant :

 

– Ah ! cette Américaine, je la méprisais d’instinct ; j’avais le pressentiment qu’elle n’était qu’une misérable ! Comme j’avais raison ! J’espère bien que tu ne vas pas l’épargner. Jérôme, ton avancement ne dépend plus que de toi !

 

Et ce digne couple se mit à table, rêvant avancement et décoration, pendant que le commissaire central, quelque stupéfaction que lui eût causée la lecture du mandat d’arrêt, se rendait à la Malle pour remplir son devoir.

 

Il avait emmené avec lui son secrétaire et deux de ses agents.

 

Il était sept heures du soir.

IV

SECRET PROFESSIONNEL


Depuis le matin, Mme Deblain était dans un état de tristesse et d’énervement inexprimable. Sa sœur ne pouvait la calmer.

 

Il est vrai qu’une lettre, qu’elle avait reçue au moment de son déjeuner, était bien de nature à lui causer une douloureuse et longue émotion.

 

Cette lettre était ainsi conçue :

 

« Ma bien chère amie, je voudrais vous cacher la terrible découverte que je viens de faire, mais il est de mon devoir et de mon affection de ne pas garder le silence envers vous, bien qu’en vous écrivant, je viole le secret professionnel. Qu’est cela auprès des sentiments que je vous ai voués !

 

« Je vous en conjure, restez maîtresse de vous. Votre mari n’a pas succombé à une maladie naturelle, mais à une mort violente, à un accident encore inexplicable pour moi.

 

« Qui a pu le faire supposer au procureur de la République ? je l’ignore ; mais le juge d’instruction a été chargé de suivre l’affaire ; il a ordonné l’exhumation du corps de Raymond, et c’est moi qui ai reçu la terrible mission de fixer la justice sur les causes de son décès subit. Or, j’ai constaté que Deblain a succombé à un empoisonnement par le cuivre. Comment cela est-il arrivé ? Peut-être seulement par le fait de quelque négligence de votre cuisinier, car la pensée d’un crime ne saurait venir à personne.

 

« Vous le comprenez, n’est-ce pas ? si je n’ai point reculé devant l’horrible examen qui m’était demandé, c’est d’abord parce que j’avais la conviction que les suppositions du parquet, dont j’ai toujours été le médecin légiste, étaient erronées ; c’est parce que, si je m’étais récusé, cette triste opération aurait été confiée à l’un de mes confrères ; enfin, si ensuite j’ai dit la vérité, c’est que bien certainement, dans le cas où j’aurais affirmé que le décès de Raymond n’était dû qu’à des causes naturelles, une seconde expertise eût été ordonnée, dans le doute qu’on aurait pu avoir de mon impartialité, et les causes réelles de la mort de votre mari eussent été déterminées. Alors quelles suppositions n’aurait-on pas faites !

 

« Il est impossible que la clef de ce mystère ne nous soit pas donnée par l’examen des ustensiles de cuisine ou de table dont on se sert dans votre hôtel.

 

« Quoi qu’il en soit, aussitôt après avoir lu cette lettre, brûlez-la ; qu’il n’en reste pas l’ombre de traces, et comptez toujours sur l’aveugle dévouement de celui qui vous appartient tout entier.

 

« ERIK. »

 

Après avoir communiqué cette lettre à sa sœur, Rhéa, pour se conformer à la recommandation de Plemen, l’avait détruite ; mais, ne pouvant se remettre de l’émotion que lui avait causée l’horrible révélation du docteur, elle allait et venait dans le parc, agitée, nerveuse, désespérée. Il fallut que Pauline, sa femme de chambre, vînt la prévenir que le maître d’hôtel avait sonné déjà deux fois pour le dîner.

 

Seulement alors, prenant le bras de Jenny, Mme Deblain se dirigea lentement vers le perron. Elle venait à peine d’en gravir l’escalier, lorsqu’elle entendit le roulement d’une voiture sur le sable des allées du parterre.

 

Fort intriguée, car elle n’attendait aucune visite et ne voulait recevoir personne, elle traversa le hall, et au moment où elle en atteignait la porte vitrée, elle aperçut plusieurs individus qui pénétraient au rez-de-chaussée par l’entrée de la façade.

 

Elle fit de suite quelques pas en arrière pour échapper à ces visiteurs inattendus, dont elle ne s’expliquait pas la présence ; mais l’un d’eux, qui l’avait vue sans doute, ouvrit brusquement la porte, se dirigea vivement vers elle et lui dit, en la saluant :

 

– Pardon, madame, mais c’est à vous que j’ai affaire.

 

– À moi ? répondit la jeune femme pour qui cet homme n’était pas tout à fait un inconnu ; seulement, dans la demi-obscurité du hall, elle ne parvenait pas à mettre son nom sur son visage. Qui êtes-vous ?

 

– Le commissaire central de Vermel.

 

– Ah ! oui, c’est vrai : M. Berton. Je ne vous reconnaissais pas. Excusez-moi. Que me voulez-vous ?

 

– Madame, j’ai un mandat d’arrêt à exécuter contre vous. Le voici !

 

Le fonctionnaire, fort ému, présentait à Mme Deblain une feuille de papier imprimée qu’il avait tirée de la poche intérieure de son vêtement. Dans ce mouvement, il avait découvert l’écharpe tricolore qu’il portait autour de la taille.

 

– Un mandat d’arrêt ? Je ne comprends pas !

 

– Cela veut dire, madame, que je vous arrête, au nom de la loi !

 

– Vous m’arrêtez, moi ! s’écria Rhéa, devenue d’une pâleur livide. Pourquoi ? Ah ! est-ce qu’on croit que c’est moi qui ai empoisonné M. Deblain ?

 

Elle s’était rapprochée de sa sœur atterrée.

 

Stupéfait de cette exclamation qui ressemblait pour lui à un aveu, car l’Américaine n’avait pas même jeté les yeux sur le mandat d’arrêt où, conformément à l’article 96 du Code d’instruction criminelle, le motif de l’arrestation était énoncé, le magistrat ne répondit qu’en ajoutant :

 

– Veuillez demander à votre femme de chambre un chapeau et un vêtement, car vous devez me suivre.

 

– Vous suivre ! Comment, de suite ?

 

– C’est impossible ! fit Jenny, en entourant Rhéa de ses bras.

 

– Il le faut, madame, répéta M. Berton.

 

– Permettez-moi, tout au moins, de monter chez moi, de m’habiller !

 

– Soit ! mais je dois vous accompagner. Mes ordres sont formels ; ne me rendez pas ma mission plus pénible en résistant.

 

Le secrétaire et les agents, qui étaient restés jusque-là sur le seuil du vestibule, se rapprochèrent de leur chef.

 

– C’est bien, monsieur ! c’est bien, fit Mme Deblain en éloignant du geste ces hommes, je ne résiste pas. M’arrêter, moi ! Ah ! je vous le jure, cela coûtera cher à ceux qui m’infligent une semblable humiliation. Pauline, un chapeau, un manteau !

 

La femme, de chambre qui, sans oser prononcer une parole, assistait à cette triste scène, disparut pour obéir.

 

La veuve de Raymond avait retrouvé un peu de calme ; elle disait à sa sœur qui pleurait :

 

– Rassure-toi, ma Jenny ; je te laisse le soin de prévenir nos amis de l’acte odieux dont je suis la victime. Attends quelques jours avant de télégraphier à notre père ; mais va toi-même à Paris pour faire part à notre ambassadeur de ce qui se passe. Moi ! la fille d’Elias Panton ! Me soupçonner capable d’un crime !

 

En s’exprimant ainsi, la jeune femme se laissait coiffer par Pauline, et lorsqu’elle eut jeté un manteau sur ses épaules, elle dit au commissaire de police, d’une voix ferme, en se dirigeant vers la porte de sortie :

 

– Je suis prête, monsieur ; allons !

 

Le fonctionnaire paraissait plus embarrassé que sa prisonnière et moins pressé de partir. Aussi Rhéa lui demanda-t-elle :

 

– Eh bien ! monsieur, qu’attendez-vous ?

 

– Pardonnez-moi, madame, observa alors M. Berton ; mais, avant de quitter cette maison, je dois y faire une perquisition en votre présence et apposer les scellés sur les pièces et les meubles que je n’aurai pas le temps de visiter.

 

– Faites !

 

– Veuillez m’accompagner.

 

– Par où voulez-vous commencer ?

 

– Par votre appartement particulier.

 

Mme Deblain prit le bras de sa sœur et gagna le premier étage.

 

Le commissaire de police la suivait, avec son secrétaire et l’un de ses agents.

 

L’appartement de Rhéa se composait d’un boudoir, d’une chambre à coucher et d’un vaste cabinet de toilette ouvrant sur une salle de bain. Le tout meublé avec un grand luxe.

 

– Vous êtes chez moi, monsieur, dit-elle, après avoir pénétré dans la première de ces pièces.

 

Le magistrat l’examina rapidement. Il ne s’y trouvait que des sièges, un piano, des consoles chargées d’objets d’art, des jardinières remplies de fleurs et une grande table de vieux laque, sur laquelle étaient une écritoire en argent niellé, tous les ustensiles nécessaires à la correspondance et un buvard ouvert. Pas un seul meuble fermant à clef.

 

Après avoir feuilleté le buvard et s’être assuré qu’il ne contenait, ainsi que le tiroir de la table, que quelques papiers insignifiants, M. Berton pria Mme Deblain de passer dans sa chambre à coucher.

 

Rhéa obéit, mais sans réprimer un mouvement de dégoût à cette sorte de profanation de son domicile intime par des étrangers.

 

– Oh ! quelle honte ! gémit-elle, en serrant fiévreusement les mains de Mme Gould-Parker.

 

Le meuble de cette pièce était du plus pur Louis XVI, en vieil acajou à filets de cuivre doré. Les lourdes tentures du lit, des portières et des fenêtres avaient été fabriquées à Lyon sur des modèles du dix-huitième siècle. Les épais tapis venaient de Smyrne. C’était un adorable nid de femme élégante. Mais M. Berton ne s’arrêta point à admirer tout cela ; il se dirigea de suite vers un merveilleux bahut italien de la Renaissance, incrusté d’ivoire, aux tiroirs et aux compartiments de toutes les formes.

 

En voyant le commissaire de police ouvrir ce meuble, Mme Deblain se rapprocha vivement de lui, en disant :

 

– Il n’y a là, monsieur, que des papiers de famille, des lettres de mon père et d’amis. Personne n’a le droit de les lire.

 

– Aussi, madame, ne me le permettrai-je pas ; mais si vous ne m’autorisez point à m’assurer par moi-même de l’importance de ces lettres, relativement aux recherches que je dois faire, je les mettrai sous scellés et les porterai à M. le juge d’instruction, qui n’en prendra connaissance qu’en votre présence.

 

Tout en répondant ainsi, poliment, mais avec fermeté, le commissaire de police rassemblait les papiers qu’il trouvait dans chacun des compartiments du meuble.

 

Les deux jeunes femmes le suivaient anxieusement du regard.

 

Soudain Jenny étouffa un cri et dit rapidement à l’oreille de sa sœur :

 

– Oh ! ses lettres, ses lettres !

 

M. Berton venait de tirer de l’un des tiroirs du bahut un paquet de lettres réunies par un fil d’or.

 

– Tais-toi, répondit rapidement Mme Deblain ; tu sais bien qu’elles ne portent ni adresse ni nom.

 

– Pouvez-vous me confier, madame, une boîte dans laquelle j’enfermerai tout cela ? demanda le commissaire de police.

 

– Tenez, faites, monsieur.

 

Rhéa avait vidé sur une table un coffret à bijoux d’où s’était échappée une fortune en bagues, bracelets et colliers, et elle le tendait au magistrat.

 

Il y plaça toutes les lettres, le referma, en remit la clé à sa prisonnière et lui dit :

 

– Ce coffre ne sera ouvert que devant vous, je vous l’affirme. Maintenant, poursuivons.

 

Il passa dans le cabinet de toilette, mais pour ordonner aussitôt à son secrétaire, qui avait jeté un coup d’œil sur les flacons de toutes formes qui garnissaient les tablettes de marbre :

 

Vous allez sceller les portes de cette pièce.

 

Et, priant Mme Deblain de le suivre, il sortit pour redescendre au rez-de-chaussée.

 

Une demi-heure plus tard, après avoir fait apposer également les scellés sur l’appartement qui avait été celui de M. Deblain et aussi, à la stupéfaction de Mme Gould-Parker, sur la chambre que Félix Barthey occupait lorsqu’il venait à la Malle, M. Berton fit monter sa prisonnière en voiture et prit place, ainsi que son secrétaire, en face d’elle, après avoir commandé au cocher :

 

– Où vous savez.

 

Le magistrat laissait un de ses agents au château comme gardien des scellés ; l’autre avait sauté sur le siège.

 

Le fiacre contourna les massifs, franchit la grille et reprit la route de Vermel.

 

La nuit était complètement tombée.

 

Les gens de la maison qui, tous, adoraient leur maîtresse, étaient douloureusement émus ; ils ne comprenaient rien à ce qu’ils venaient de voir. Lorsque Pauline les eut mis au courant des causes probables de l’arrestation de Mme Deblain, ils jetèrent des cris de colère et d’indignation.

 

– Ah ! si j’avais su ce que ces gens-là venaient faire ici, répétait le vieux concierge Ternier, je les aurais écrasés contre ma grille au lieu de les laisser passer. Notre bonne dame, une empoisonneuse ! Les imbéciles !

 

Quant à Jenny, elle avait immédiatement donné l’ordre d’atteler un coupé. Elle voulait se rendre à Vermel pour voir le docteur Plemen et télégraphier à M. Barthey qu’elle partait par le premier train pour Paris et le priait de venir l’attendre à la gare.

 

Trois quarts d’heure après, la voiture était devant la porte du savant médecin. Il reçut immédiatement Mme Gould-Parker.

 

– Rhéa vient d’être arrêtée, lui dit-elle, en entrant dans le cabinet de travail où le valet de chambre l’avait introduite.

 

Le médecin, qui était venu au-devant de la jeune femme, s’arrêta brusquement pour s’appuyer contre un meuble.

 

– Mme Deblain arrêtée ! balbutiait-il. Pourquoi donc ?

 

– Je l’ignore, mais il me semble, car vous pensez si j’ai cru devenir folle, qu’on l’accuse d’avoir empoisonné son mari !

 

Erik jeta un cri d’horreur ! Puis, se laissant tomber sur un siège, il gémit :

 

– Et c’est moi, moi !

 

– C’est vrai, reprit Jenny, en se rapprochant du docteur ; c’est vous qui avez constaté que mon beau-frère… Car j’ai lu votre lettre… Ah ! cela est affreux !… Que faire, mon Dieu ! que faire ?

 

Plemen se releva brusquement, les yeux égarés, méconnaissable.

 

– Et ma lettre, qu’est-elle devenue ?… demanda-t-il.

 

– Rhéa l’a brûlée.

 

– Attendez-moi ici, je cours chez le procureur de la République.

 

– Ce n’est pas tout : M. Berton a fait une perquisition à la Malle et a emporté les papiers qu’il a trouvés dans l’appartement de ma sœur, après avoir mis les scellés sur l’appartement de M. Deblain et même sur la chambre de M. Barthey.

 

– Sur la chambre de M. Barthey ? Dans quel but ?

 

– Je l’ignore.

 

– Ah ! il faut que je sache ce que tout cela signifie.

 

– Je voudrais télégraphier à Paris pour annoncer mon arrivée à M. Barthey. Je prendrai le train de nuit, afin d’être demain matin à la première heure chez notre chargé d’affaires.

 

– Vous avez le temps ; le train direct ne passe à Vermel qu’à une heure et il en est neuf à peine. Faites votre dépêche ; je vais l’envoyer par un de mes gens.

 

Il avait conduit Mme Gould-Parker à son bureau. Elle y rédigea rapidement ce télégramme :

 

« Félix Barthey, 46, rue d’Offémont, Paris.

 

« Événement des plus graves. Venez m’attendre à la gare à cinq heures du matin. – JENNY. »

 

– Là, c’est bien, dit, en s’emparant de la dépêche, le docteur qui avait sonné, Bernard va la porter lui-même.

 

Et comme son valet de chambre était venu de suite à son appel, il lui remit le télégramme en ordonnant de le faire expédier sans retard.

 

– Quant à nous, madame, dit-il ensuite à Jenny, du courage, ne perdons pas la tête ! Il n’y a, dans tout ceci, qu’une erreur absurde. Comptez sur moi. Je sais où trouver M. Duret.

 

Au même instant, la porte de la pièce s’ouvrit brusquement pour livrer passage à Pauline.

 

– Madame ! s’écria cette femme, la police est dans l’hôtel. Au moment où j’allais y entrer, j’ai reconnu M. Babou et le commissaire de police, celui qui était tout à l’heure au château.

 

– M. Babou, le juge d’instruction ? fit Plemen. Oui, c’est lui que cela regarde ; c’est lui alors que je vais voir le premier.

 

Il s’élança hors de son cabinet de travail, pour courir sonner à l’hôtel voisin. On lui ouvrit aussitôt.

 

– Où sont ces messieurs ? demanda-t-il au concierge qui, la physionomie bouleversée, se tenait sur le pas de sa loge.

 

– Là-haut, répondit le brave homme, avec Nicolas. Quelle aventure !

 

Le maître d’hôtel et le concierge étaient les seuls domestiques que Mme Deblain eût en ville depuis la mort de son mari. Après avoir reçu une généreuse gratification, Pierre, le valet de chambre de Raymond, avait été congédié.

 

Plemen gravit rapidement l’escalier et trouva de suite celui qu’il cherchait.

 

Arrêté dans le fumoir qui précédait l’ancienne chambre à coucher de M. Deblain, le juge d’instruction demandait à Nicolas des renseignements sur la topographie de l’appartement.

 

– Pardon, monsieur Babou ; un mot, je vous prie, lui dit Erik.

 

– Vous, docteur ! fit le magistrat tout surpris de cette apparition et se laissant entraîner à l’écart ; savez-vous donc quelque chose de nouveau ?

 

– Je ne connais que l’arrestation de Mme Deblain, répondit le savant ; on vient de me l’apprendre à l’instant, en même temps que votre présence ici, et j’accours bien vite pour vous prémunir contre quelque méprise épouvantable.

 

– Une méprise ? Je ne vous comprends pas !

 

– On me dit que vous accusez Mme Deblain d’avoir empoisonné son mari ?

 

– Oh ! je ne l’accuse pas encore.

 

– Alors, pourquoi…

 

– Permettez ! Vous avez constaté vous-même que M. Deblain a succombé à un empoisonnement.

 

– C’est vrai ; mais non pas à un crime !

 

– C’est là un point qui regarde la justice seule.

 

– Songez donc que j’étais l’ami de ce malheureux, que je suis resté celui de sa veuve. Vous soupçonniez cette malheureuse femme, et c’est moi que vous avez chargé… Vous me faites jouer là un rôle affreux ! Je vous avoue que si j’avais su…

 

– Veuillez vous rappeler que je vous ai proposé de confier l’expertise à votre confrère M. Magnier.

 

– C’est vrai ! Ah ! tout cela est épouvantable ! Voyons, monsieur Babou, attendez, n’allez pas plus loin. Mme Deblain n’est pas coupable, elle ne saurait l’être.

 

– Qu’en savez-vous ? Croyez-moi, docteur, vous avez fait votre devoir, laissez-moi remplir le mien.

 

Et comme le juge d’instruction, après avoir prononcé ces mots d’un ton assez sec, avait fait un mouvement pour rejoindre ses auxiliaires, Plemen lui dit, en le retenant par le bras :

 

– Encore un instant je vous en conjure. Alors Mme Deblain est arrêtée, mais où est-elle ?

 

– À la maison d’arrêt.

 

– Aux Carmes ?

 

– Sans doute.

 

– Cela est horrible ! Comment, sur de simples soupçons, cette pauvre femme accoutumée au bien-être, au luxe, va être soumise au régime de la prison !

 

– La loi ne fait pas de distinction entre les prévenus. Si rien ne confirme mes présomptions, je mettrai Mme Deblain en liberté ; dans le cas contraire, elle subira le sort commun. Je n’ai aucun motif pour la traiter avec plus de ménagements que qui que ce soit.

 

– Je crains, au contraire, que vous n’ayez quelque raison pour être tout particulièrement sévère envers elle.

 

– Docteur, je ne saurais, comme magistrat, admettre de pareilles insinuations… Vous permettez ?

 

Ces mots dits avec morgue, M. Babou quitta brusquement Plemen, qui, après l’avoir suivi quelques instants d’un regard de mépris, redescendit l’escalier en murmurant :

 

– Et c’est moi qui la leur ai livrée, moi, qui l’aime à donner ma vie pour elle ! Mais comment peut-on la supposer coupable ? Rhéa en prison !

 

Et, rentrant chez lui, il se hâta de rejoindre Mme Gould-Parker, après avoir donné l’ordre à son valet de chambre de faire atteler.

 

– Je viens de voir le juge d’instruction, dit-il à Jenny ; mais je n’ai rien obtenu de lui. J’ai peur qu’il ne soit ravi de l’occasion qui lui est offerte d’humilier une femme telle que Mme Deblain. M. Babou n’est pas un malhonnête homme, mais il est vaniteux et sot. De plus, il ne doit pas agir de sa propre autorité ; il est trop prudent pour cela. Il a dû prendre les instructions du procureur général et du premier président, ou du moins se mettre d’accord avec eux. Il est évident qu’après avoir interrogé une seule fois votre sœur, il sera bien forcé de lui rendre la liberté. Il n’y a donc rien à faire ce soir, si ce n’est de nous assurer que Mme Deblain ne manque de rien à la prison des Carmes. Je vais y courir. Je suis très lié avec le directeur de la prison. Il s’empressera, j’en suis certain, de veiller à ce que votre sœur soit traitée avec tous les égards possibles. Et vous ?

 

– Moi, répondit Mme Gould-Parker, je vous demande l’hospitalité jusqu’à minuit. Vous pensez bien que je ne veux pas aller à l’hôtel pour rencontrer ces gens-là. Je serai à Paris demain matin, à cinq heures ; je trouverai M. Barthey à la gare, grâce à ma dépêche, et, dans la matinée, je verrai notre chargé d’affaires. C’est un ami de mon mari ; je lui raconterai ce qui se passe. Je ne doute pas qu’il ne se rende immédiatement chez votre ministre de la justice. Rhéa une empoisonneuse !

 

– Alors à tout à l’heure.

 

– Je vous attends.

 

Ainsi surnommée parce qu’elle avait été construite sur les terrains occupés jadis, avant le décret du 18 août 1792, par un couvent, la prison des Carmes était contiguë avec le palais de justice. Les deux édifices communiquaient, ce qui épargnait au moins aux prévenus le hideux transport dans les voitures cellulaires et rendait le service plus rapide.

 

La prison était tout à la fois une maison de dépôt, d’arrêt et d’internement pour les condamnés à des peines de moins de trois mois. De plus, l’une de ses divisions, complètement séparée des autres, était affectée aux femmes, sous la surveillance de sœurs de l’ordre de Marie-Joseph. La laïcisation n’avait pas encore passé par là.

 

Les magistrats de l’ordre judiciaire et les directeurs des prisons savent, en effet, quelle confiance on peut avoir dans les religieuses. Quelle que soit l’humanité avec laquelle ces saintes filles remplissent leurs fonctions si pénibles, elles sont à l’abri de toute séduction. Les prévenues les trouvent toujours douces et compatissantes, mais muettes et incorruptibles. Il est sans exemple que l’une d’elles ait jamais manqué à ses devoirs. Ces devoirs sont pour les Sœurs affectées au service des prisons un nouvel acte de foi. On sait s’il en est de même pour les surveillantes laïques !

 

Le directeur des Carmes, M. Crosnier, ancien officier, était un vieux fonctionnaire, excellent homme, que les divers changements de ministère n’avaient pas atteint. Il était là depuis déjà une douzaine d’années et connaissait tout Vermel.

 

Aussi n’avait-il pu revenir de sa surprise, lorsque le commissaire central lui avait amené Mme Deblain, en lui transmettant l’ordre de M. Babou de la tenir au secret le plus absolu. Il n’en avait pas moins obéi, mais il s’y était pris avec toute l’humanité possible, et il venait à peine de rentrer dans son cabinet, après avoir veillé lui-même à l’installation de sa nouvelle pensionnaire, quand on lui annonça Plemen, qu’il connaissait de longue date.

 

Il le reçut immédiatement et lui dit, en venant à sa rencontre :

 

– Je me doute bien, mon cher docteur, de ce qui me vaut l’honneur de votre visite. Vous étiez très lié avec les Deblain ; que se passe-t-il donc ? Certains bruits étaient venus jusqu’à moi, mais-je ne m’attendais certes pas à l’arrestation de la veuve de votre ami.

 

– Cette arrestation, mon cher directeur, ne m’a pas moins étonné que vous-même, répondit Erik, et, demain, la ville tout entière en éprouvera une vive indignation. M. Babou, que je viens de voir, soupçonne Mme Deblain d’avoir empoisonné son mari.

 

– Il est réellement mort empoisonné ?

 

– J’en ai la certitude, puisque c’est moi qui ai eu le malheur, ne soupçonnant guère quelles seraient les conséquences de mon expertise, de constater cet empoisonnement. Mais est-ce à dire pour cela que Mme Deblain est coupable ? À moins que Deblain ne se soit suicidé, sa mort ne peut être que le fait d’une imprudence de l’un de ses gens. L’instruction éclaircira facilement ce mystère ; mais, en attendant, voilà cette malheureuse en prison préventive, peut-être pour longtemps. Comment supportera-t-elle les tortures morales et physiques de cette détention ?

 

– Rassurez-vous tout d’abord et rassurez les siens en ce qui touche le côté matériel. Mme Deblain sera traitée ici avec tous les égards et tous les ménagements que mes devoirs me permettent d’avoir pour elle. Je me suis gardé de la soumettre aux mesures blessantes dont je suis souvent contraint d’user à l’égard des prévenus. Je lui ai épargné l’humiliation de la fouille, et je l’ai conduite moi-même dans une chambre de l’infirmerie, qui justement était libre et où elle ne manquera de rien.

 

– Je vous remercie sincèrement.

 

– De plus, Mme Deblain commandera elle-même ses repas et fera venir le linge et les vêtements qu’elle voudra. Enfin, je l’ai spécialement recommandée à celle de nos religieuses que j’ai commise à sa garde : sœur Sainte-Anne. C’est une femme intelligente et bien élevée ; elle couchera dans une pièce voisine, afin de pouvoir accourir à son premier appel, et nul de mes surveillants, sauf aux heures réglementaires de l’inspection, ne pénétrera dans sa cellule. Sa détention, d’ailleurs, ne pourra durer bien longtemps.

 

– Je ne sais comment vous exprimer toute ma gratitude.

 

– Je ne fais que mon devoir.

 

– Dans quel état d’esprit était Mme Deblain ?

 

– Elle m’a paru plus humiliée, plus indignée qu’affectée. Lorsque je l’ai laissée aux mains de sœur Sainte-Anne, il n’y a que quelques instants, elle était parfaitement calme.

 

– Allons, il est encore heureux que cette pauvre amie ait affaire à un homme tel que vous ! Oh ! c’est une femme énergique et qui ne se laissera pas abattre. Encore merci, cher monsieur Crosnier ! Si vos fonctions vous le permettent, faites savoir à Mme Deblain que ses amis ne l’abandonnent pas.

 

Et, après avoir serré dans ses mains brûlantes celles du directeur de la prison, le docteur Plemen en prit congé pour rejoindre bien vite Mme Gould-Parker.

 

Au moment où son coupé s’arrêtait devant sa porte, il reconnut le juge d’instruction et ses auxiliaires qui sortaient de l’hôtel Deblain.

 

Après une perquisition sommaire dans les appartements du premier étage, perquisition qui n’avait donné aucun résultat intéressant, M. Babou s’était contenté de faire apposer les scellés sur toutes les ouvertures de ces appartements, ainsi que sur les portes et les fenêtres de la cuisine et sur celles de la salle à manger.

 

Il se promettait de poursuivre cette opération d’une façon plus complète après avoir interrogé Mme Deblain, ce que la loi lui commandait de faire dans les vingt-quatre heures.

 

À une heure du matin, un peu rassurée sur le sort de sa sœur, Jenny prit le train-poste pour Paris. Quelques instants plus tard, Plemen, qui l’avait conduite à la gare, rentrait chez lui, où, seul, ne craignant plus sans doute de trahir ses impressions, il s’écriait d’une voix étranglée, en se jetant dans un fauteuil :

 

– Et c’est moi qui suis la cause de tout le mal ! Ah ! je le jure bien, ils ne la condamneront pas, dussé-je payer son salut de ma vie. Si cela arrive, ils n’auront pas un docteur Plemen pour découvrir le poison dont je me serai servi !

V

PRISON PRÉVENTIVE


Si la physionomie de Mme Deblain exprimait encore plus d’indignation que de douleur, au moment où le commissaire de police l’avait remise entre les mains du directeur de la prison, c’est qu’il s’était fait tout un travail dans son esprit, pendant que la voiture de M. Berton la transportait de la Malle à Vermel.

 

Sous le coup de l’horrible accusation dont elle était l’objet, et profondément humiliée de l’effet qu’allait produire son arrestation dans cette ville où elle avait été au premier rang, Rhéa s’était tout d’abord affaissée dans le fond du fiacre, en face de ces deux hommes qui, du moins, respectaient sa situation en gardant le silence, et peut-être s’était-elle imaginé, par instants, qu’elle faisait un épouvantable rêve ; mais bientôt sa nature énergique avait repris le dessus.

 

Elle s’était dit alors qu’elle devait mettre sur son visage un masque impénétrable, qu’une femme de son rang ne pouvait solliciter la pitié de qui que ce fût par le spectacle de son désespoir, et elle s’était rapidement armée de tant de calme que, quand la grille de la prison s’ouvrit pour laisser rouler la voiture sous la voûte sonore, elle eut la force de ne pas tressaillir. Le commissaire de police ne sentit pas sa main trembler, lorsqu’elle s’appuya sur son bras pour mettre pied à terre.

 

Ce fut même d’une voix assurée que, quelques minutes plus tard, elle répondit aux questions que lui adressa M. Crosnier, dans le but de constater son identité, avant de l’inscrire sur son registre d’écrou.

 

C’est également d’un pas ferme que la malheureuse gagna la petite chambre qui allait lui servir de cellule, et d’un mouvement gracieux de la tête, elle accepta la garde de sœur Sainte-Anne, puis salua le directeur de la prison, lorsqu’il disparut avec la religieuse.

 

Mais quand, après avoir entendu la porte de sa prison se refermer, elle se vit seule dans cette pièce aux murailles blanchies à la chaux, meublée seulement d’un lit de fer, véritable couche d’hôpital, d’une table, de deux chaises de paille, et éclairée par un bec de gaz qu’un épais verre lenticulaire défendait à l’intérieur et qu’on pouvait éteindre du dehors, tout se révolta en elle : ses instincts de femme élégante, son orgueil, sa terreur de l’isolement !

 

Elle ne put retenir un cri de dégoût autant que d’épouvante.

 

À ce cri, sœur Sainte-Anne, qui veillait dans le couloir, ouvrit le guichet de la porte et lui demanda si elle avait besoin de quoi que ce fût ; mais Mme Deblain, faisant un nouvel appel à son énergie, lui répondit non, et elle s’étendit tout habillée sur le lit sordide, pour étouffer ses sanglots.

 

Elle était là depuis déjà plus d’une heure, s’efforçant de mettre un peu d’ordre dans ses idées, se demandant pourquoi elle était prisonnière, car elle ne pouvait supposer qu’elle fût soupçonnée d’avoir commis un crime. Son exclamation : « Est-ce qu’on croit que c’est moi qui ai empoisonné M. Deblain ! » lorsque le commissaire de police s’était présenté devant elle à la Malle, n’avait été qu’un cri d’indignation. Elle ignorait que, sur le mandat d’arrêt exécuté contre elle, figurait, conformément à la loi, l’énonciation des motifs de son arrestation : elle ne l’avait pas lu.

 

Elle était donc là, disons-nous, ne se rendant compte que vaguement de sa situation, sentant, en quelque sorte, la raison lui échapper, la tête enfoncée dans ses bras croisés, lorsqu’elle sentit qu’on lui touchait légèrement l’épaule, pendant qu’une douce voix lui disait :

 

Ayez du courage, madame.

 

Elle se redressa brusquement.

 

C’était la religieuse, entrée sans qu’elle eût entendu ouvrir la porte.

 

Sœur Sainte-Anne était une femme d’une cinquantaine d’années, sur les traits émaciés de laquelle il était aisé de lire toute une existence de sacrifices et de bonté.

 

– Vous ? s’écria la prisonnière. Oh ! merci ! merci ! J’ai peur !

 

– Ne vous laissez pas abattre, reprit avec bienveillance la sainte fille. Vous devez être brisée de fatigue. Couchez-vous, Oh ! vous le pouvez sans crainte, c’est moi-même qui ai tout préparé ici, et je ne vous laisserai manquer de rien. Dieu ne veut pas que ses créatures s’abandonnent jamais au désespoir ! Priez-le et vous serez consolée.

 

Sans mot dire, Mme Deblain fixait son interlocutrice de ses grands yeux pleins de larmes.

 

– Voulez-vous que nous priions ensemble ? demanda sœur Sainte-Anne.

 

– Je suis protestante, murmura la jeune femme.

 

– Il ne m’appartient pas de juger votre foi. Notre Dieu n’est-il pas le même, plein de miséricorde, écoutant toujours celui qui l’implore ? Prions !

 

La religieuse prit la main de Rhéa ; elles s’agenouillèrent toutes deux.

 

Peu d’instants après, la veuve de Raymond, calme et reconnaissante, se releva, puis, aidée de sa gardienne, elle se mit au lit pour sa première nuit de prison.

 

Les heures, hélas ! allaient se succéder pour elle sans lui apporter le repos.

 

Dès que la malheureuse se vit seule de nouveau, elle ferma les yeux, appelant le sommeil, mais en vain. Les moindres événements de cette atroce journée hantaient son esprit avec une telle obsession qu’elle ne pouvait les oublier.

 

Elle se demandait ce qu’était devenue sa sœur, ce qu’allaient penser ses amis, quel serait le désespoir de son père et de son excellente mère à la nouvelle de son arrestation, quel était enfin le rôle du docteur Plemen ?

 

Est-ce qu’on allait l’abandonner dans son infortune ?… De quoi l’accusait-on ? D’avoir tué son mari, peut-être ! Oui, ce devait être de ce crime, puisque M. Deblain était mort empoisonné. Empoisonné ! Comment ? par qui ? Il n’avait pas d’ennemis. Un accident, sans doute ! Mais si on ne pouvait découvrir les causes de cette fin subite, comment se défendrait-elle ? Qui avait osé la soupçonner ?

 

Elle cherchait et ne trouvait pas. Mme Dusortois ? Elle savait bien que sa tante ne l’avait jamais aimée, mais de là à la croire coupable d’une aussi monstrueuse action, il y avait loin ! Est-ce que la fortune dont elle était l’héritière avait encore augmenté toutes ces jalousies mesquines qui l’entouraient depuis son arrivée à Vermel ? Ah ! cette fortune, elle n’en voulait rien garder ! Est-ce qu’elle ne devait pas être un jour plus riche que ne l’avait jamais été M. Deblain ? Ne le savait-on pas ?

 

Pourquoi lui voulait-on autant de mal, à elle qui n’avait jamais fait que du bien à tout le monde ?

 

Elle pressentait qu’on lui reprocherait son élégance, son luxe, ses fêtes, dont tout Vermel s’était disputé les invitations, et cela lui rappelait ses triomphes, sa cour d’adorateurs, son existence de plaisirs et la bonté de son mari.

 

C’est vrai, Raymond était mort dans la chambre voisine de la sienne ; il avait dû crier, demander du secours. Croirait-on jamais qu’elle ne l’avait pas entendu, qu’elle n’avait pu l’entendre ! Que répondrait-elle ? Alors elle était perdue ! Ah ! cela était horrible !

 

Et des heures interminables se passèrent ainsi, soit qu’elle fût éveillée, soit que, succombant à la fatigue, elle sommeillât !

 

Si elle ne dormait point, la réalité se déroulait devant elle, terrible, inexorable ; si elle s’assoupissait, le cauchemar l’oppressait de ses épouvantements.

 

Cependant, vers la fin de la nuit, elle finit par trouver un peu de repos, mais pour jeter un cri d’horreur quand, ouvrant les yeux au point du jour et se retrouvant dans cette chambre misérable, elle se souvint.

 

Heureusement que sœur Sainte-Anne arriva aussitôt.

 

Après l’avoir rassurée, calmée, la religieuse l’aida à s’habiller et la força, vers dix heures, de prendre un léger repas ; puis elle se chargea de faire demander à l’hôtel Deblain ou à la Malle tout ce qui lui était nécessaire.

 

Ces détails de la vie matérielle enlevèrent un peu la pauvre femme aux angoisses de sa situation et, cédant aux avis de sa consolatrice, elle commençait à reprendre courage, lorsque le directeur de la prison entra dans sa chambre, après avoir frappé discrètement, et lui dit :

 

– Madame, M. le juge d’instruction m’envoie l’ordre de vous faire conduire près de lui.

 

– Ah ! tant mieux, s’écria-t-elle, tant mieux ! Tout, plutôt que cette incertitude qui me rend folle !

 

Elle se coiffa rapidement, s’enveloppa dans un manteau et suivit M. Crosnier au greffe.

 

Là, le directeur des Carmes la confia au gendarme qui attendait, en recommandant à cet homme d’être rempli d’égards pour sa prisonnière.

 

Quelques instants plus tard, après avoir suivi le couloir qui mettait en communication la prison et le palais de justice, Mme Deblain arriva au premier étage, sur le seuil d’une espèce de vestibule qui servait d’antichambre au cabinet de M. Babou.

 

Il s’y trouvait une demi-douzaine d’individus, hommes et femmes, gens du peuple, assis sur des bancs de bois. Des prévenus, sans doute, dont les regards curieux et moqueurs se fixèrent aussitôt sur elle.

 

Rhéa hésitait à avancer.

 

– Voulez-vous que nous restions ici, madame ? lui demanda le gendarme, en s’apercevant de son trouble.

 

Oui, je vous en prie, répondit-elle ; merci !

 

La malheureuse s’appuya sur la balustrade de pierre de l’escalier, pendant que son gardien allait et venait, faisant résonner ses talons sur les dalles du palier.

 

La veuve de Raymond attendait ainsi depuis près d’une heure, sa voilette baissée sur son visage, et elle comprenait que c’était là une première humiliation que M. Babou lui infligeait bien gratuitement, lorsqu’elle entendit une voix qui appelait :

 

– La femme Deblain !

 

À cette façon grossière de la désigner, l’Américaine sentit le rouge lui monter au front ; néanmoins, s’avançant d’un pas assez ferme, elle franchit le seuil du cabinet du juge d’instruction.

 

Le gendarme était resté dehors. La porte de la pièce se referma aussitôt.

 

Elle était en présence de celui qui tenait son sort entre ses mains.

 

Renversé dans son fauteuil, les jambes croisées, roulant entre ses gros doigts, aux ongles en deuil, sa chaîne de montre, la physionomie railleuse, le magistrat daigna saluer à peine, légèrement, de la tête, en disant à cette femme chez laquelle il était allé en visiteur, qu’il avait vue entourée d’hommages :

 

Vous pouvez vous asseoir. Ôtez votre voile.

 

Rhéa obéit et prit un siège. Le dégoût et la colère lui soulevaient le cœur. Elle pressentait que cet homme n’était pas seulement un juge mais encore un ennemi.

 

Sa prisonnière assise et le visage découvert, M. Babou la fixa pendant quelques secondes, comme pour expérimenter sur elle la toute-puissance de son regard mauvais et faux ; mais, la jeune femme ne se troublant pas, il se décida à lui demander :

 

– Votre nom, vos prénoms, votre âge ?

 

– Je suis née à Philadelphie et j’ai vingt-deux ans, répondit-elle sèchement. Quant à mon nom, vous ne pouvez l’ignorer puisque vous m’avez fait arrêter. J’ai hâte de savoir pour quels motifs.

 

– Vous êtes ici pour me répondre et non pour m’interroger. Je vous préviens que mon greffier transcrit textuellement vos moindres paroles.

 

– Je m’appelle Marie-Rhéa Panton.

 

– À quelle époque êtes-vous devenue Mme Deblain ?

 

– Il y a près de trois ans, pendant un séjour que M. Deblain a fait chez mon père, à Philadelphie.

 

– M. Deblain est tombé dans un guet-apens que vous lui avez tendu de complicité avec votre oncle, un certain clergyman Jonathan Thompson.

 

– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. M. Deblain m’a épousée parce qu’il m’aimait. Il n’a jamais été contraint de me donner son nom. Ceux qui racontent cela sont des calomniateurs et des sots.

 

– Je vous engage à ménager vos expressions ! Ah ! votre réponse ne m’étonne pas. Vous devez tenir fort peu à ce qu’on connaisse les circonstances dans lesquelles s’est fait votre mariage, en plein air, dans le jardin d’une auberge, et que vous avez dû régulariser à la légation de France pour qu’il ait quelque valeur. Il n’en est pas moins acquis pour la justice que M. Deblain a donné dans un piège. Il s’est ensuite conduit en galant homme. Quelle est la situation de fortune de votre père ?

 

– M. Panton est plus riche qu’aucun des négociants de Vermel. Ainsi que ma sœur, femme du Colonel Gould-Parker, attaché militaire à notre ambassade en France, j’ai eu un demi-million de dot.

 

– Vous avez toujours manifesté le désir d’habiter Paris, et c’est pour atteindre ce but que vous avez poussé votre mari à se présenter à la députation. M. Deblain a cédé à cette fantaisie comme il avait obéi, par faiblesse, à toutes vos fantaisies précédentes. Cette dernière devait lui être fatale, car c’est lorsque vous avez prévu son échec que vous avez songé à vous défaire de celui qui ne pouvait réaliser votre rêve d’ambition et de liberté.

 

– Alors vous m’accusez d’avoir tué mon mari ?

 

– C’est de ce crime dont vous êtes prévenue. Vous avez avoué vous-même votre culpabilité en vous écriant, lorsque M. Berton s’est présenté à la Malle pour vous mettre en état d’arrestation : « Croit-on que c’est moi qui ai empoisonné M. Deblain ! » Or, puisque vous n’aviez pas lu mon mandat d’arrêt, comment saviez-vous à quel genre de mort votre mari avait succombé ?

 

À cette question Rhéa baissa la tête. Ne pouvant parler de la lettre que lui avait écrite le docteur Plemen, elle comprenait que ses paroles, rapportées par le commissaire de police au juge d’instruction, étaient accablantes.

 

– Ah ! vous ne répondez pas ? reprit d’un ton narquois M. Babou.

 

– J’ai jeté ce cri au hasard ! balbutia la pauvre femme.

 

– Et il s’est trouvé que le hasard vous a fait dire la vérité. Le jury appréciera. Nous trouverons là, probablement, bien d’autres preuves.

 

Le magistrat pianotait de ses gros doigts sur le coffret où, la veille, M. Berton avait placé les papiers saisis à la Malle, dans la chambre à coucher de Mme Deblain.

 

– Ce coffret ne renferme que des lettres intimes, observa Rhéa ; M. le commissaire de police m’a affirmé que vous ne l’ouvririez qu’en ma présence et avec mon autorisation.

 

– Sans doute ; mais, si vous ne m’autorisez pas à lire ces papiers, j’en référerai à qui de droit et la justice passera outre. Vous feriez mieux de compléter vos aveux involontaires en nommant votre complice.

 

– Mon complice !

 

– Oui, votre complice : M. Félix Barthey.

 

– M. Félix Barthey ! D’abord comment aurais-je un complice puisque je n’ai rien à me reprocher ? Ensuite, pourquoi M. Barthey ?

 

– Je n’ignore rien de votre conduite depuis votre arrivée à Vermel. Votre mari était faible, aveugle ; vous ne l’aimiez pas et vous avez débuté par faire du docteur Plemen un serviteur soumis ; puis bientôt M. Barthey, qui habitait Paris, Paris où vous vouliez vivre, a remplacé…

 

– Ah ! monsieur, j’hésitais à vous comprendre. Ce que vous dites là est une infamie ! Je ne croyais pas qu’il existât un pays où la loi permît à un homme, quelles que fussent ses fonctions, d’insulter une femme !

 

Mme Deblain s’était levée, des éclairs d’indignation dans les yeux.

 

À ce mouvement M. Babou demeura un instant interdit et son greffier, ébahi, cessa d’écrire.

 

Mais le juge d’instruction, se remettant bien vite, reprit :

 

– Toute cette comédie-là ne me surprend pas, je m’y attendais. Oui, M. Barthey, votre amant !

 

– Assez, monsieur, s’écria l’Américaine, assez ! Je ne suis pas aussi étrangère que vous le pensez aux lois de la France ; je sais que la torture y est abolie depuis longtemps, Alors pourquoi m’infliger le supplice d’être interrogée ainsi que vous le faites ?

 

– Madame !

 

– Je vous jure, monsieur, que ces paroles sont les dernières que je vous adresserai. Désormais, vous me questionneriez vainement, je ne vous répondrais plus. Faites de moi ce que vous voudrez. Mon ambassadeur est peut-être en ce moment même chez votre ministre de la justice. Un jour viendra où vous aurez à rendre compte de votre conduite envers une femme sans défense que vous avez le droit de poursuivre, puisque vous la croyez coupable, mais à laquelle il était de votre devoir d’épargner les outrages. C’est seulement devant mes juges que je m’expliquerai ou qu’on s’expliquera pour moi. À vous, plus un mot, plus un seul !

 

Rhéa avait dit tout cela avec une telle dignité, la résolution était si énergiquement peinte sur son visage, que M. Babou en demeurait confondu ; non pas qu’il pensât, dans son esprit étroit et vaniteux, qu’il eût le moindre tort, mais tout simplement parce qu’il ne s’attendait pas à une semblable révolte.

 

– Ah ! vous ne me répondrez plus, dit-il enfin, de son ton nasillard. Eh bien ! nous verrons. La prison préventive et le secret en ont réduit d’autres que vous. Dois-je continuer votre interrogatoire ?

 

Mme Deblain fit, de la tête, un mouvement négatif.

 

– Soit ! dit le juge d’instruction.

 

Et, s’adressant à son greffier, il commanda :

 

– Faites signer la prévenue.

 

La jeune femme s’approcha de la table du scribe et, après avoir jeté un coup d’œil sur les feuilles que cet homme lui tendait, elle traça rapidement ces mots au bas de l’une d’elles :

 

« Lorsque cet interrogatoire mentionnera exactement toutes mes réponses, je le signerai. »

 

Cela fait, elle se dirigea vers la porte de la pièce.

 

M. Babou, furieux, sécria :

 

– Je vous défends de sortir. Ah ! vous ne voulez pas parler !

 

Il s’était mis à écrire et, lorsqu’il eut terminé, il ordonna à son greffier d’appeler le gendarme qui avait amené Mme Deblain.

 

Cet homme entra immédiatement.

 

– Reconduisez la prévenue en prison, lui dit-il, et remettez cette lettre à M. Crosnier. Ah ! vous ne voulez pas parler !

 

Rhéa affecta de ne point entendre cette phrase menaçante et sortit en baissant son voile.

VI

DE L’INFLUENCE JUSQU’ALORS IGNORÉE DU VERT VÉRONÈSE SUR L’HONNEUR D’UN PEINTRE


Si M. Babou n’avait été que ce qu’il était réellement : un honnête homme et un magistrat incapable de manquer sciemment à la probité professionnelle, il est certain que l’indignation de Mme Deblain l’aurait ému ; malheureusement, enfant du peuple, élève besogneux, n’ayant franchi chacune des stations de sa carrière que pas à pas, à force de travail ; sans autre fortune que ces émoluments ridicules qu’on donne en France à ceux qui doivent rendre la justice, et d’un tempérament naturellement envieux, il avait la haine aveugle de tous les parvenus pour les gens nés dans une condition supérieure. De plus, bien que laborieux et suffisamment érudit comme légiste, il était d’une intelligence moyenne et, avec cela, jaloux de son autorité, entêté et d’une ambition sans bornes.

 

Comme juge, il avait été à peu près à sa place ; pour les fonctions délicates qu’il remplissait, il manquait tout à la fois de finesse, de coup d’œil et de savoir-vivre.

 

Aussi ne vit-il dans la révolte de Mme Deblain qu’une comédie commune à tous les prévenus ; dans ses paroles, qu’un outrage à son caractère, et dans son serment de ne plus lui répondre, qu’une menace sans portée, qui ne tiendrait pas devant l’isolement de la prison.

 

C’est dans cette conviction qu’il avait immédiatement écrit au directeur des Carmes, pour lui renouveler l’ordre de tenir sa pensionnaire au secret le plus rigoureux.

 

Néanmoins, la conscience un peu troublée, M. Babou crut devoir se rendre chez son procureur général pour lui faire part de ce qui venait de se passer entre Mme Deblain et lui.

 

– Oh ! l’attitude de cette femme était à prévoir, répondit M. Lachaussée ; elle devait avoir toutes les audaces. C’est une raison pour mener rondement votre instruction, qu’elle se refuse à parler ou qu’elle se décide à répondre. Ne perdez pas un instant pour faire chez elle toutes les perquisitions nécessaires. Si vous apprenez quelque chose de nouveau, vous me télégraphierez à Paris, car j’y suis appelé par le garde des sceaux, très probablement à la suite de quelque visite du ministre des États-Unis, à la sollicitation de Mme Gould-Parker. Je partirai ce soir et profiterai de ce voyage pour m’assurer que toutes les mesures de surveillance ont été prises à l’égard de ce Félix Barthey, dont la complicité ne fait pas un doute pour moi.

 

Tout à fait rassuré par cette communauté d’idées entre son chef hiérarchique et lui, M. Babou fit dire à M. Crosnier qu’il enverrait prendre Mme Deblain le lendemain matin vers dix heures, pour assister aux perquisitions qu’il voulait opérer en sa présence à la Malle ; mais Rhéa répondit au directeur de la prison qu’il faudrait alors l’emmener de force, car elle se refusait à accompagner le juge d’instruction, et celui-ci dut se décider à se rendre au château sans elle.

 

Il partit le jour suivant avec son greffier, le commissaire de police et un serrurier qu’il avait requis, prévoyant qu’il pourrait avoir besoin de ses services.

 

Arrivé à la Malle et après s’être fait ouvrir au nom de la loi, car le brave concierge du château avait fait le sourd, résolu qu’il était à laisser sa grille fermée, M. Babou visita d’abord l’appartement de Mme Deblain ; mais rien ne lui ayant paru mériter là un long examen, il fit enlever les scellés posés la veille sur la chambre de M. Barthey et la fouilla soigneusement.

 

C’était une grande pièce coquettement tendue de cretonne granitée à fleurs multicolores, avec un large lit de cuivre et des meubles d’érable : une armoire à glace à trois panneaux, une bibliothèque composée, en majeure partie, de livres sur la chasse, la pêche, le canotage et de romans nouveaux, puis une table chargée de brochures et de croquis. Vraie chambre d’ami à la campagne, toujours prête à recevoir son hôte.

 

Cette pièce était suivie d’un cabinet de toilette où le juge d’instruction remarqua de suite, sur l’un des sièges, un costume en molleton blanc, qui, bien certainement, devait être le vêtement de travail du peintre, car il portait, çà et là, quelques taches de diverses couleurs.

 

– Décidément, se dit le juge d’instruction, M. Barthey était bien là comme chez lui.

 

Mais, ni dans les tiroirs de la toilette ni ailleurs, rien d’intéressant au point de vue de l’instruction, et le magistrat se retirait, assez déconfit de l’inutilité de ses recherches, lorsqu’en revenant sur ses pas et en traversant la première des deux chambres, il eut l’idée de soulever le tapis recouvrant la table de travail.

 

Il s’aperçut alors qu’il existait à ce meuble un large tiroir. Comme il était fermé à clef, il donna l’ordre au serrurier de l’ouvrir, ce que cet homme n’exécuta pas sans quelques difficultés, car il avait affaire à une serrure de sûreté.

 

Cependant il y parvint, et M. Babou se hâta de fouiller ce tiroir, au fond duquel, sous des lettres et des notes qu’il réunit pour les emporter, il découvrit une boîte de métal, ronde, de dix centimètres de diamètre et haute de cinq centimètres, sur la couverture de laquelle était une étiquette à demi déchirée, mais où on pouvait encore lire, sur la partie demeurée intacte : « Vert Véronèse. »

 

– Vert Véronèse, épela le magistrat, ignorant comme une carpe à propos de tout ce qui touchait aux arts. Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

Il avait ouvert la boîte. Elle était à moitié remplie d’une poudre verte.

 

– Cela lui sert peut-être pour faire une couleur spéciale, se dit-il. Enfin, nous verrons. Eh ! eh ! qui sait ?

 

Il joignit cette boîte aux divers papiers qu’il avait trouvés dans le tiroir, et comme cette découverte lui rappelait que Barthey était peintre, il demanda au concierge l’endroit où l’artiste travaillait ordinairement.

 

Contraint d’obéir, le père Ternier fit traverser le parc à ses hôtes forcés, pour les conduire derrière le théâtre, dans une salle qui servait tout à la fois de foyer et d’atelier.

 

C’était une grande pièce dont l’ameublement, fort élégant, trahissait sa double destination.

 

Contre les murs, trois ou quatre grandes armoires à glace, des toilettes de marbre, des paravents japonais, de larges et bas divans ; sur le sol, d’épais tapis ; sur les murailles, de superbes tentures ; puis des consoles et des bahuts chargés d’objets d’art, une immense volière pleine d’oiseaux des colonies qui vivaient là dans l’atmosphère de leurs forêts vierges, et enfin deux ou trois chevalets avec des tableaux recouverts d’étoffes légères pour les préserver de la poussière.

 

M. Babou s’empressa de faire enlever ces étoffes, et l’une de ces toiles le frappa aussitôt.

 

C’était un portrait de Mme Deblain, de grandeur naturelle. La tête était complètement terminée et d’une ressemblance frappante ; mais le peintre semblait être revenu sur une idée première à l’égard du ton de la toilette, car, malgré le grattage qui avait été fait, il était facile de reconnaître que la robe avait d’abord dû être rouge et que l’artiste avait laissé là son travail. Pourquoi ?

 

Le juge d’instruction pensa que c’était sans doute la mort de M. Deblain qui l’avait interrompu, et après avoir ouvert et fouillé tous les meubles, où il ne découvrit rien d’intéressant, il se décida à quitter la Malle sans pousser plus loin ses perquisitions.

 

Il était trois heures de l’après-midi.

 

Moins d’une heure plus tard, M. Babou entrait dans le cabinet du procureur de la République et lui disait, en ouvrant la petite boîte de métal qu’il avait rapportée de la Malle :

 

– Je crois maintenant que Mme Deblain sera moins arrogante.

 

– Qu’est-ce que cela ? fit M. Duret, en prenant un peu de la poudre verte au bout du doigt.

 

– Tout simplement de l’arséniate de cuivre, ainsi que vient de le reconnaître sans une seconde d’hésitation M. Planat, le pharmacien, un chimiste de premier ordre, selon le docteur Plemen lui-même. De l’arséniate de cuivre, un poison foudroyant ! Et c’est au fond d’un tiroir, dans la chambre de M. Barthey, à la Malle, que je l’ai trouvé. Vous comprenez ?

 

– C’est assez clair. Que décidez-vous ?

 

– L’arrestation de ce Félix Barthey, et je vous prie de prendre des réquisitions dans ce sens.

 

– Elles sont toutes prises ; je vous approuve complètement.

 

– Je vais lancer contre lui un mandat d’arrêt qui sera exécuté demain, au point du jour.

 

Au moment où le juge d’instruction prononçait ces mots, le garçon de bureau attaché au cabinet de M. Duret ouvrit la porte de cette pièce et remit au magistrat la carte d’un visiteur qui demandait à le voir pour affaire urgente.

 

– M. Félix Barthey ! fit le procureur de la République, après avoir jeté les yeux sur cette carte et en la passant à M. Babou.

 

– Ah ! par exemple, s’écria ce dernier, voilà qui est audacieux !

 

– Non pas, c’est tout naturel, au contraire. M. Barthey ignore vos soupçons et sait que Mme Deblain est arrêtée ; il ne pouvait donc faire autrement que d’accourir. En ne donnant pas à sa maîtresse cette preuve d’intérêt, il se serait en quelque sorte dénoncé lui-même.

 

– Vous avez raison. Eh bien ! recevez-le et gardez-le seulement quelques minutes.

 

– Puis je vous l’enverrai.

 

– Oh ! ce sera inutile !

 

Et M. Babou, qui avait souligné cette réponse de l’un de ses mauvais sourires, s’empressa de sortir pour se rendre dans son cabinet.

 

Dans le vestibule, il croisa l’artiste parisien, mais il passa si vite que celui-ci ne le reconnut même pas. D’ailleurs, l’huissier lui annonçait en même que le procureur de la République avait donné l’ordre de l’introduire chez lui.

 

Dès qu’il fut en présence de M. Duret, qui s’inclina en lui offrant du geste un siège, M. Barthey lui dit :

 

– Monsieur, j’ai été informé ce matin à Paris par Mme Gould-Parker de l’arrestation de Mme Deblain, et je viens vous demander, à propos de cet événement inexplicable, les renseignements que vous croirez pouvoir me donner. Vous devez penser quelle est l’émotion de tous les amis de cette charmante femme ! De quel crime la suppose-t-on coupable ?

 

– Mais, monsieur, de l’empoisonnement de son mari, répondit sèchement le magistrat.

 

– Oh ! non, j’ai mal entendu, mal compris ! Mme Deblain, une empoisonneuse !

 

– Une instruction est ouverte, et je puis vous dire que le résultat des perquisitions faites à l’hôtel Deblain, en ville, et à la Malle, est accablant pour elle et son complice.

 

– Son complice ! Mme Deblain a tué son mari et elle a un complice ! Véritablement, je crois rêver. Quel est donc ce complice ?

 

– Sur ce point, je dois garder le silence. L’affaire est entre les mains de M. le juge d’instruction. Si vous voulez le voir, peut-être vous en dira-t-il davantage.

 

– Je l’espère et vous demande la permission de vous quitter.

 

– Faites, monsieur.

 

Le peintre salua et se hâta de sortir pour se rendre chez M. Babou ; mais, au moment où il se dirigeait vers le cabinet de ce magistrat, que venait de lui indiquer l’un des gardes du palais, il se trouva tout à coup en face d’un brigadier de gendarmerie qui lui demanda :

 

– Monsieur Félix Barthey ?

 

– Oui, répondit-il.

 

– Alors, monsieur, au nom de la loi, je vous arrête ! Voici le mandat d’arrêt que je suis chargé d’exécuter contre vous.

 

Ah ! le complice, c’est moi ! Voyons.

 

Il avait pris des mains du sous-officier la feuille de papier que cet homme lui tendait. Lorsqu’il l’eut parcourue, il la lui rendit en disant :

 

– Oui, c’est bien moi ! Décidément, tous ces gens-là sont fous ou stupides. Est-ce que je ne puis voir le juge d’instruction de suite ?

 

– J’ai l’ordre de m’assurer de votre personne et de vous conduire à la prison des Carmes.

 

– Alors, à la prison ! J’ai été soldat, moi aussi, comme vous voyez – il montrait à sa boutonnière le ruban de la médaille militaire, – et je comprends que vous n’obéissiez qu’à votre consigne.

 

Et comme, sans doute pour faire du zèle, le gendarme qui accompagnait son chef semblait disposé à le prendre au collet, l’artiste parisien ajouta, en haussant les épaules :

 

– Oh ! ne craignez rien, mon brave, je n’ai pas l’intention de vous échapper. C’est vraiment trop odieux et surtout trop bête ! Vous pouvez répéter cela à qui vous voudrez. Allons, en route !

 

Cinq minutes plus tard, Félix Barthey était écroué ainsi que l’avait été, l’avant-veille, Mme Deblain.

 

En prenant possession de la chambre à peu près habitable du quartier des hommes, où M. Crosnier l’avait fait conduire, le peintre, une fois seul, demeura bien un peu abattu, mais cela ne dura qu’un instant.

 

C’était un garçon énergique dans toute l’acception du mot ; de plus, il ne pouvait supposer que sa détention durerait longtemps. Il lui suffirait, pensait-il, de comparaître devant le juge d’instruction pour lui prouver son erreur. Or il connaissait assez la loi pour savoir qu’il serait interrogé dès le lendemain. Il ne s’agissait donc que d’une mauvaise nuit à passer. Pendant la guerre, il en avait vu de plus terribles.

 

De l’humiliation, il n’en éprouvait aucune, sachant bien qu’à la nouvelle de son arrestation, ses amis ne douteraient pas un seul instant de lui. Ce juge d’instruction était vraiment trop idiot, et il serait suffisamment puni par la confusion que lui causeraient les suites de cette étrange aventure.

 

Quant au procureur de la République, qui s’était joué de lui en le gardant dans son cabinet, comme il eût agi envers un visiteur, tandis que M. Babou prenait ses mesures pour s’assurer de sa personne, Barthey se promettait de ne pas l’oublier.

 

Ce qui seulement tourmentait l’artiste, c’était de songer que Mme Deblain était sous les verrous, elle aussi. Comment acceptait-elle cette horrible situation ? Comment cette jeune femme, accoutumée au bien-être, au luxe le plus raffiné, à toutes les délicatesses de l’existence, allait-elle supporter cet emprisonnement ?

 

Ces pensées seules ne lui permirent que de rares moments de repos, et le lendemain, vers midi, lorsque le directeur des Carmes lui apprit qu’il allait être conduit chez le juge d’instruction, il fut prêt en une seconde. Il hâta même si bien le pas, une fois en route pour le palais de justice, que le gendarme qui l’escortait put croire un moment qu’il voulait fuir.

 

Le brave homme ne fut rassuré que quand la porte du cabinet de M. Babou se fut refermée derrière son prisonnier.

 

– J’étais impatient, monsieur, de comparaître devant vous, dit Barthey, en saluant le magistrat qui, l’air rogue, était, ainsi que d’habitude, à demi renversé sur son fauteuil de cuir.

 

– La loi m’ordonne d’interroger les prévenus dans les vingt-quatre heures qui suivent leur arrestation, répondit le juge d’instruction, et je ne connais que la loi.

 

– Ah ! c’est vrai, je suis un prévenu. Néanmoins, permettez-moi de prendre un siège. Je n’ai pas l’habitude de rester debout lorsque je cause avec une personne assise.

 

Et s’emparant d’une chaise, il y prit place, pendant que M. Babou lui disait, avec un accent ironique :

 

– À votre aise ; mais vous n’êtes ici qu’un prévenu, ne l’oubliez pas.

 

– Je l’oublie si peu que je vous serais reconnaissant de me faire savoir de quel crime vous me soupçonnez coupable ; car vous pensez bien que je ne puis prendre au sérieux la mention que porte votre mandat d’arrêt : prévenu de complicité d’empoisonnement sur la personne de M. Raymond Deblain. Vous ne croyez pas plus à ma culpabilité qu’à celle de Mme Deblain.

 

– Je n’ai pas à tenir conversation avec vous, mais seulement à vous interroger. Quels sont vos nom, prénoms, âge, profession et domicile ?

 

– Raoul-Félix Barthey, trente-quatre ans, artiste peintre, ancien sous-officier au 102e de marche, demeurant à Paris, 46, rue d’Offémont.

 

– Quelle est cette décoration que vous portez ?

 

– C’est une décoration qu’on ne gagne que sur le champ de bataille, en risquant sa vie pour son pays. C’est celle que quelques-uns de vos collègues s’honorent d’avoir vaillamment conquise, lorsque, dépouillant leur robe, ils sont devenus soldats.

 

M. Babou, qui, lui, n’était entré dans la magistrature que pour échapper à l’impôt du sang, ne put s’empêcher de rougir.

 

– Quels sont vos moyens d’existence ? reprit-il d’un ton haineux.

 

– J’ai vingt mille livres de rente et j’en gagne le double tous les ans.

 

– En faisant de la peinture ?

 

– Parfaitement !

 

– Vous êtes prévenu d’avoir fourni à Mme Deblain le poison dont elle s’est servie contre son mari.

 

– Pauvre femme ! Elle, une empoisonneuse !

 

– Elle a avoué son crime.

 

– Elle a avoué ? Je n’en crois rien, ou c’est qu’elle est devenue folle.

 

– Votre attitude n’est pas de nature à rendre votre situation meilleure.

 

– Je n’ai pas à tenter d’améliorer ma situation ; je la trouve ridicule, voilà tout.

 

– Vous niez que vous ayez été le complice de la prévenue ?

 

– Avec autant d’énergie que j’ai de conviction à l’égard de son innocence.

 

– Alors, qu’est-ce que cela ?

 

Le magistrat plaçait sur la rallonge de son bureau, près de laquelle se trouvait Barthey, la petite boîte de métal saisie par lui à la Malle.

 

– Ça ! fit l’artiste, c’est de l’arséniate de cuivre. Ah ! vous avez forcé mes tiroirs ?

 

– C’était mon droit, ainsi que mon devoir.

 

– Soit !

 

– Eh bien ! M. Deblain a été empoisonné par des sels de cuivre. Vous entendez : par des sels de cuivre.

 

– Et vous pensez que… Ah ! c’est vraiment trop bête !

 

– Vous outragez la magistrature en ma personne. Prenez garde !

 

– Mais, monsieur, vous outragez bien, en la mienne, le bon sens depuis dix minutes. Vous pensez à tort m’effrayer. Je ne suis ni un enfant ni un sot, mais un honnête homme et un soldat.

 

Barthey parlait sans colère, mais avec une étrange fermeté, ce qui rendait furieux M. Babou, si bien accoutumé à voir tout le monde trembler devant lui.

 

– Et ceci, est-ce encore trop bête ? dit-il d’un ton narquois.

 

Il montrait au peintre la liasse de lettres trouvées dans le meuble italien de la chambre de Mme Deblain.

 

Le peintre ne put, cette fois, dissimuler une émotion douloureuse, qui n’échappa point au juge d’instruction. Cependant, après une seconde de réflexion, il répondit avec indifférence :

 

– Ces lettres, en quoi m’intéressent-elles ?

 

– Tout simplement parce que ce sont des lettres de vous, de vous à Mme Deblain.

 

– De moi à Mme Deblain ; c’est faux !

 

– Vous vous fiez à ce qu’elles ne sont pas signées. Nous verrons ce que diront les experts en écriture. Quant à leur destinataire, il n’est pas possible de se tromper, puisque je les ai saisies à destination.

 

Et le fils de l’huissier se mit à grimacer son vilain sourire. Il avait la conviction qu’il venait d’être fort spirituel.

 

– Comment ! vous supposez que j’étais en correspondance avec Mme Deblain ? fit le jeune homme dont la gêne était visible.

 

– En correspondance des plus tendres. Je ne le suppose pas, j’en suis sûr. Il est facile alors de tout expliquer.

 

– Ah ! si facile que cela !

 

– C’est mon opinion, et j’estime que ce sera celle du jury.

 

– Celle du jury ?

 

– Oui, du jury, lorsqu’il saura que, dans le même tiroir où j’ai découvert, soigneusement caché, cet arséniate de cuivre, ce poison violent, j’ai trouvé la facture du marchand de produits chimiques qui vous l’a vendu. M. Deblain a été empoisonné par sa femme dans la nuit du 22 au 23 septembre, et cette facture est datée du 18 du même mois, quelques jours auparavant.

 

– C’est dans la nuit du 22 au 23 septembre qu’est mort M. Deblain, c’est vrai, je ne m’en souvenais plus ! Et vous accusez sa femme de ce crime ?

 

– Ce sont les circonstances mêmes qui l’accusent. Vous êtes trop intelligent pour ne pas voir combien tout cela est clair.

 

Accoudé sur le dossier de son siège, Barthey tenait son front dans une de ses mains, en répétant :

 

– Dans la nuit du 22 au 23 septembre.

 

– Vous ne niez plus ? lui dit M. Babou.

 

– Non, monsieur, je ne me donne même plus la peine de nier, car vraiment, je vous demande pardon de me répéter, tout cela est trop absurde ; et, comme vous me paraissez tout à fait convaincu, je trouve inutile de vous répondre davantage.

 

L’artiste ne se doutait pas qu’il imitait en ce moment la conduite tenue par Mme Deblain l’avant-veille.

 

– Vous avez le droit de garder le silence, fit le juge d’instruction ; j’en sais suffisamment. Signez votre interrogatoire.

 

– Pas du moins avant d’en avoir pris connaissance.

 

– Mon greffier n’écrit que ce qu’il entend.

 

C’est possible, mais je préfère m’en assurer.

 

Il prit les deux grandes feuilles manuscrites que le scribe lui tendait et les lut soigneusement.

 

Oui, c’est à peu près exact, dit-il, lorsqu’il eut terminé.

 

Et il signa.

 

Cela fait, il s’inclina légèrement devant M. Babou, qui avait sonné, et il sortit pour regagner les Carmes, entre les deux gendarmes que le magistrat avait cru prudent de lui donner pour escorte.

 

Rentré dans sa cellule, Barthey se laissa tomber sur un siège, en murmurant :

 

– La pauvre Rhéa et moi avons affaire à un sot honnête et convaincu. Dieu seul sait comment nous allons nous tirer de là !

 

Après avoir vu le garde des sceaux, qui lui avait recommandé d’être extrêmement prudent dans toute cette affaire dont le ministre des États-Unis était venu l’entretenir, M. Lachaussée était revenu à Vermel dans l’après-midi. Mis au courant par le juge d’instruction de ce que celui-ci appelait les aveux de Mme Deblain, ainsi que des découvertes qu’il avait faites à la Malle, il s’empressa d’écrire le soir même à la Chancellerie.

 

« Les preuves recueillies depuis vingt-quatre heures contre Mme Deblain et Félix Barthey sont à ce point accablantes que la justice n’a plus qu’à suivre son cours. Le parquet de la cour de Vermel ne faillira pas à son devoir. Vous n’aurez, monsieur le ministre, qu’à vous applaudir de la fermeté et du zèle de vos respectueux subordonnés. »

 

Pendant ce temps-là, la ville, qui avait appris l’arrestation de l’artiste parisien, était en proie à une émotion indescriptible, et Mme Dusortois se disait, en se frottant les mains :

 

– Je connais la loi : cette Américaine empoisonneuse sera déchue de ses droits d’héritière ; alors, les deux millions de mon pauvre neveu me reviendront.

VII

LES DÉBUTS DE WITSON À VERMEL


Les choses en étaient là quand William Witson, le mystérieux personnage que nous avons présenté à nos lecteurs dans le prologue de ce récit, arriva à Vermel.

 

À l’hôtel du Lion-d’Or, où il était descendu, on ne parlait que de l’empoisonnement de M. Deblain, de l’arrestation de sa femme et de son complice et des charges si accablantes relevées contre eux.

 

M. Babou, le juge d’instruction, était un homme trop habile pour se tromper, affirmaient quelques personnes. Il est vrai que d’autres, par contre, traitaient irrévérencieusement ce magistrat d’imbécile et d’entêté, qui, plutôt que de revenir sur une erreur, était homme à faire condamner dix innocents.

 

La ville était donc partagée en deux camps bien distincts. Dans l’un, on croyait à la culpabilité de la jolie veuve et à celle de Félix Barthey, par conséquent ; dans l’autre, on ne voulait pas y ajouter foi, tout en reconnaissant ce qu’il y avait de grave pour les prévenus dans le résultat des perquisitions et dans le rapport médico-légal du docteur Plemen, dont la science ne pouvait pas être plus suspectée que l’honorabilité.

 

On plaignait l’éminent praticien d’avoir été forcé de prêter son concours à la justice en si terrible circonstance, et on admirait son courage d’avoir poussé le dévouement professionnel, l’amour de la vérité, le respect à la loi, jusqu’à fouiller le corps de celui dont il avait été, pendant plus de dix ans, l’ami dévoué.

 

Ce qui paraissait surtout inexplicable aux défenseurs de Mme Deblain, c’était la promptitude avec laquelle M. Babou lui donnait comme complice M. Félix Barthey, que personne, sauf peut-être quelques jaloux, n’avait jamais soupçonné d’être l’amant de la jeune femme, et qui, conséquemment, n’avait eu aucun intérêt à la mort de son mari.

 

Mais, on le comprend, ces racontars et ces cancans de province n’avaient qu’une importance relative pour William Witson ; il voulait se livrer lui-même à une enquête sérieuse, et comme il fallait, avant tout, qu’il pût agir en liberté, sans provoquer ni les étonnements ni les suspicions, son premier soin fut de faire usage de quelques-unes des lettres d’introduction dont il s’était muni avant son départ de Paris.

 

Il était prudent que, pour les autorités du chef-lieu de Seine-et-Loire, il ne fût pas un inconnu.

 

L’une de ces lettres, qui lui avait été donnée par l’un des savants conseillers de la cour de cassation, le recommandait très chaudement à M. de la Marnière, l’un des magistrats les plus estimés de la cour d’appel de Vermel ; une autre, qu’il tenait de l’un des hauts fonctionnaires du ministère de l’intérieur, le présentait à M. Berton, commissaire central de la ville, et une troisième enfin, de son banquier de Paris, l’introduisait auprès de M. Meursan, le plus grand financier du pays, en le créditant sur sa maison d’une somme importante.

 

La première visite de William fut pour M. de la Marnière, après lui avoir fait remettre préalablement la lettre de son collègue de la cour de cassation.

 

L’éminent conseiller le reçut tout de suite, et il ne fallut qu’un instant à l’Américain pour comprendre qu’il était en présence de l’un de ces magistrats de vieille roche comme les voulait d’Aguesseau : intègres, dignes et irréprochables, aussi bien dans leur vie privée que dans leur vie publique.

 

M. de la Marnière venait à peine de dépasser la cinquantaine. D’une distinction parfaite, la physionomie pleine de finesse, il était le fils d’un homme qui, après avoir été pendant vingt ans premier président de la cour de Vermel, en était resté le président honoraire ; mais, comme il s’était prononcé très courageusement contre les décrets d’expulsion, il figurait en tête de cette liste de proscription qui se préparait au ministère de la justice.

 

On allait suspendre l’inamovibilité de la magistrature pour procéder à ce qu’on appellerait, par antithèse, sans doute, son épuration ; mesure qui avait pour double but, de la part du gouvernement de se défaire de magistrats peu disposés à rendre des services au lieu de rendre des arrêts, et de créer des places pour tous ces avocassiers sans talent et sans cause, qui encombraient les antichambres ministérielles.

 

Après avoir appris de Witson ce qui motivait son arrivée à Vermel, M. de la Marnière lui répondit, avec la réserve et la discrétion que lui commandaient ses fonctions aussi bien que son caractère :

 

– Il est certain que les poursuites dont Mme Deblain est l’objet ont surpris non seulement ceux qui la connaissent, mais encore les gens du monde dont l’esprit sérieux ne se laisse pas entraîner par les apparences. Supposer qu’une femme de vingt-deux ans, un peu légère d’allures peut-être mais dont rien ne prouve la mauvaise conduite, car ce jeune Parisien qu’on affirme maintenant avoir eu avec elle des relations coupables n’avait certes pas l’air de jouer ce rôle auprès d’elle ; supposer, dis-je, qu’une telle femme est devenue tout à coup une misérable empoisonneuse, c’est aller bien vite ! Le parquet s’est peut-être un peu trop hâté, mais, quoique je ne partage aucune des idées politiques de M. le procureur de la République ni de M. le juge d’instruction, je dois croire qu’au point de vue professionnel ce sont d’honnêtes gens qui sauront, s’ils se sont trompés, revenir loyalement sur leur erreur.

 

– Je n’ai pas l’honneur de connaître M. Babou et suis sans lettre d’introduction auprès de lui ; j’ai cependant l’intention d’aller lui demander l’autorisation de voir Mme Deblain.

 

– Je crains qu’il ne vous le permette pas. Elle est au secret le plus rigoureux, ainsi que M. Félix Barthey.

 

– Comment, cette jeune femme accoutumée au luxe et sur qui ne pèsent encore que des soupçons est enfermée dans une cellule, avec impossibilité de recevoir qui que ce soit !

 

– Vous n’ignorez pas que les juges d’instruction sont les maîtres absolus en semblable matière. C’est la loi.

 

– Loi inhumaine, inique, monstrueuse, qui fait de la prison préventive un supplice plus terrible encore que la torture, qui livre un malheureux, innocent peut-être, à l’isolement, au désespoir, à la folie ! Quand il s’agit d’une femme, comment qualifier cette mesure ?

 

Witson était là sur son terrain. Nous savons quelle était son indignation à l’égard du pouvoir sans limite et sans contrôle que le Code donne aux juges d’instruction, magistrats souvent trop jeunes, sans expérience, infatués de leur puissance, ne voyant tout d’abord que des criminels dans ceux qu’ils sont chargés de poursuivre, craignant toujours que l’acquittement d’un prévenu ne soit une mauvaise note pour eux, tandis qu’une condamnation, qui prouve leur habileté, peut les faire inscrire sur le tableau d’avancement ou les désigner pour la croix.

 

– Hélas ! vous avez peut-être raison, fit l’honorable conseiller ; mais les choses sont ainsi, et jusqu’à ce que le Code d’instruction criminelle ait été l’objet d’une réforme, non pas radicale mais sage et humaine, il n’y aura rien à faire.

 

– Si je trouve M. Babou aussi sévère, reprit l’Américain, je pourrai toujours m’adresser à ses supérieurs hiérarchiques : au procureur général et au premier président.

 

– Dans ce cas spécial, ainsi d’ailleurs que dans tout ce qui concerne la marche de l’instruction, le juge qui en est chargé n’a d’ordres à recevoir de personne, pas même du garde des sceaux.

 

– C’est vrai, je l’oubliais.

 

– J’ajouterai ceci, cher monsieur, avec la franchise dont je dois user à l’égard d’un homme qui m’est aussi affectueusement adressé par l’un des magistrats les plus distingués de notre époque, c’est que bien certainement, vous ne serez pas en odeur de sainteté auprès du chef du parquet et du premier président de notre cour, lorsqu’ils sauront que vous êtes venu ici en quelque sorte comme ennemi ou du moins comme adversaire, puisque vous vous intéressez à Mme Deblain.

 

– Je suis un vieil ami de son père, je l’ai connue enfant, je ne puis croire à sa culpabilité. Elle est étrangère, seule, sans défenseur ; je suis son compatriote. N’est-ce pas mon devoir de la protéger, jusqu’à l’arrivée de M. Panton, qu’on a informé sans doute par dépêche de la terrible accusation qui pèse sur sa fille ? Il est impossible que votre premier président et votre procureur général, si prévenus qu’ils soient contre cette malheureuse, prennent ombrage de mon intervention toute officieuse. Je ne connais point ces messieurs, mais on n’arrive pas en France à ces hautes situations, sans avoir fait ses preuves de capacité, de caractère, d’indépendance. J’ai toute confiance dans l’accueil que je recevrai d’eux, ainsi que dans celui que me feront MM. Duret et Babou.

 

– Je ne veux pas vous décourager ; permettez-moi seulement de vous donner un conseil : ne dites à aucun de ces messieurs que vous m’avez fait l’honneur de votre première visite.

 

– Pourquoi donc ?

 

Ne me forcez pas à m’expliquer davantage.

 

M. de la Marnière avait, en hochant la tête, appuyé ces mots d’un sourire d’une telle finesse, que William Witson comprit aussitôt. La magistrature de la cour de Vermel était partagée en deux camps, et c’était précisément auprès de ceux qui pouvaient réellement lui être utiles qu’il était sans accès.

 

– J’ai saisi, monsieur le conseiller, fit-il en se levant pour prendre congé de son hôte, qu’il avait complètement séduit par sa franchise et sa distinction. Eh bien ! si ces messieurs me reçoivent mal ou refusent de me recevoir, j’agirai seul. Peut-être leur prouverai-je que je suis un adversaire avec lequel on doit compter !

 

Et saluant l’éminent magistrat, qui ne le laissa partir qu’après l’avoir prié de considérer sa maison comme la sienne, Witson s’en fut chez M. Berton, le commissaire central.

 

Pour l’ami de la famille Panton, il ne s’agissait, par cette démarche, que d’établir son identité, afin de ne point passer pour un intrus auprès des autorités de Vermel, qui n’allaient pas manquer de s’inquiéter du rôle que venait jouer cet étranger dans une affaire dont toute la ville se préoccupait à si juste titre.

 

À la présentation de la lettre d’introduction de l’Américain auprès de lui, M. Berton se mit entièrement à sa disposition, mais Witson lui dit, après l’avoir remercié de ses offres de service :

 

– Je vous suis fort obligé, monsieur, de votre bon vouloir, néanmoins je n’en abuserai pas, tout simplement pour ne pas vous embarrasser ni vous compromettre.

 

Tout stupéfait, le commissaire de police fit un mouvement.

 

– Sans doute, monsieur, poursuivit William ; vous êtes naturellement l’auxiliaire du parquet, et je ne suis venu dans votre ville que par intérêt pour Mme Deblain.

 

– Mme Deblain, l’empoisonneuse de son mari ! s’écria M. Berton.

 

– Vous voyez, déjà vous affirmez la culpabilité de cette pauvre femme, tandis que moi, qui ne sais rien de l’affaire, il est vrai, j’en doute encore. Je ne puis donc solliciter de vous aucun service ; je veux seulement vous prier, lorsqu’on vous demandera qui je suis, ce qui ne tardera pas, j’en suis certain, de répondre qu’un des fonctionnaires les plus hauts placés de votre administration vous a complètement assuré de mon honorabilité.

 

– Oh ! monsieur, je n’y manquerai pas. Maintenant, permettez-moi une simple question. Pourquoi croyez-vous à l’innocence de Mme Deblain ?

 

– J’avoue que je n’obéis là qu’à un pressentiment. Je puis me tromper, mais en apprenant, à Paris, les motifs de l’arrestation de cette jeune femme, Américaine, ainsi que moi, j’ai pensé qu’il était de mon devoir de ne pas la laisser sans protecteur, puisque son père n’est pas auprès d’elle.

 

– M. Panton ne peut tarder à arriver. Le parquet l’a prévenu par un télégramme.

 

– Et M. Félix Barthey, ce complice supposé de Mme Deblain ?

 

– Il appartient à une famille des plus honorables de Lyon ; son frère est ici depuis hier.

 

– Il n’a pu le voir encore ?

 

– Non, pas plus que personne n’a pu voir Mme Deblain. Par ordre de M. le juge d’instruction, les deux prévenus sont au secret.

 

– Ils n’ont pas même reçu la visite des défenseurs qu’ils ont choisis ?

 

– Je ne crois pas qu’ils aient encore manifesté le désir de conférer avec aucun avocat. Je dois vous avouer d’ailleurs que M. Babou est d’une réserve extrême sur tout ce qui touche à son instruction. Depuis que mon rôle est terminé, il ne m’a pas fait demander une seule fois.

 

– Ah ! c’est juste, c’est vous qui avez été appelé à faire les premières constatations, les arrestations peut-être ?

 

M. Berton, excellent homme, hésitait un peu à avouer à cet ami de Mme Deblain que c’était lui, en effet, qui avait exécuté contre elle le mandat d’arrêt de M. Babou ; cependant il répondit :

 

– Je n’ai pas fait autre chose. Je dois ajouter que sous peu de jours, je le crois, votre compatriote et M. Barthey seront autorisés à communiquer avec leurs conseils, car le rapport médico-légal si affirmatif, si accablant de M. le docteur Plemen a permis de hâter la marche de l’instruction. Elle est sur le point d’être terminée. D’après ce qui se dit au Palais, personne ne doute que les conclusions de M. Babou seront pour le renvoi des prévenus en cour d’assises, et que la chambre des mises en accusation se prononcera également dans ce sens.

 

– Pauvre femme ! quelles doivent être ses angoisses, même si, comme j’en ai la conviction, elle est innocente. Et ce docteur Plemen, que je connais de nom et de réputation, affirme que M. Deblain est mort empoisonné par des sels de cuivre ?

 

– Il l’affirme, et il a rempli là la plus douloureuse des missions, lui, l’ami de M. Deblain, l’ami de sa femme. Pensez s’il a dû appeler toute sa science à son aide pour ne pas se tromper.

 

– Il n’a pas dit toutefois que Mme Deblain fût coupable.

 

– M. le docteur Plemen n’avait pas à aller aussi loin ; il la défend au contraire avec énergie ; mais il a démontré que M. Deblain a été empoisonné, il a armé la justice ; c’est à elle de trouver les assassins. Or j’ai peur que votre intérêt pour la prévenue ne vous aveugle, car sans trahir, moi non plus, le secret professionnel, je puis vous apprendre que les perquisitions faites dans l’hôtel de M. Deblain et dans son château, à la Malle, ont eu un résultat terrible pour ceux que le parquet poursuit.

 

– Les perquisitions ? Ah ! c’est vrai ! C’est vous sans doute qui les avez faites. Je ne commettrai pas alors l’indiscrétion de vous demander en quoi consistent ces preuves que vous avez découvertes de la culpabilité de Mme Deblain ; vous ne me répondriez pas.

 

– Il est de mon devoir de garder le silence, vous le comprenez.

 

– Oui, mais il est de mon devoir, à moi, de faire mon enquête officieuse, personnelle ; je vais m’y livrer sans retard. Il y a au fond de toute cette horrible aventure un mystère que je saurai découvrir par mes seules investigations.

 

– Je souhaite sincèrement que vous réussissiez, car, je n’ai pas besoin de vous l’affirmer, je n’ai aucun motif de vouloir du mal à Mme Deblain. J’avais l’honneur d’être en excellents termes avec son mari. Quant à elle, je l’ai toujours trouvée charmante et la main ouverte lorsque je me suis adressé à sa charité pour le soulagement des malheureux.

 

– Eh bien ! nous nous reverrons. Je ne vous prie pas de garder le secret de ma visite ; je vous quitte pour me rendre chez M. le procureur de la République et chez M. le juge d’instruction. J’espère qu’ils me feront l’honneur de me recevoir, bien que je sois sans lettre d’introduction auprès d’eux.

 

– Oh ! j’en suis certain ; mais ce dont je doute, c’est qu’ils vous renseignent plus que je ne puis le faire.

 

– Alors je me renseignerai moi-même.

 

En quittant, sur ces mots, le commissaire de police, William Witson s’en fut au palais de justice. C’était l’heure où devaient s’y trouver ceux qu’il désirait voir.

 

MM. Duret et Babou étaient, en effet, à leurs cabinets.

 

Reçu tout de suite par le premier de ces magistrats, à qui il avait fait passer sa carte, l’Américain lui dit :

 

– Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, monsieur, mais je suis un vieil ami de Mme Deblain ; ma visite a donc lieu de moins vous surprendre.

 

M. Duret s’inclina légèrement, en pinçant les lèvres.

 

C’était un homme de quarante à cinquante ans, d’un blond roux, au visage blafard, à la physionomie dure mais intelligente, d’assez bonne tenue, affectant cette raideur qui passe, aux yeux de certaines gens, pour de la distinction et n’est, en réalité, qu’une sorte de masque comme en portent, même chez eux, les comédiens confinés dans un seul et même rôle.

 

William continua :

 

– Je n’ai pas eu le temps de me procurer une lettre de présentation auprès de vous, ce qui m’eût été facile, car je suis lié avec quelques-uns des magistrats les plus éminents de la cour de Paris, mais M. Berton, le commissaire central, pourra vous dire qui je suis ; le chef du personnel au ministère de l’intérieur m’a adressé à lui. De plus, mon arrivée ici a été annoncée à M. Meursan, l’une des sommités financières du département.

 

Le procureur de la République s’inclina de nouveau, un peu moins sèchement, mais sans répondre un seul mot.

 

Nous savons que notre mystérieux personnage n’était pas homme à se démonter facilement ; aussi, sans paraître froissé de cet accueil glacial, poursuivit-il :

 

– Compatriote de Mme Deblain, lié depuis de longues années avec sa famille, je n’ai pu apprendre sans une vive émotion les poursuites dont elle est l’objet, et j’ai pensé qu’il était de mon devoir de venir me mettre à son service, tout au moins jusqu’à ce que son père, mon vieil ami Elias Panton, soit auprès d’elle. Je viens donc vous demander, monsieur, l’autorisation de voir cette malheureuse femme, à la culpabilité de laquelle je ne puis croire.

 

– Monsieur, se décida à répondre, de sa voix cassante, M. Duret, je n’ai pas pouvoir pour accueillir favorablement votre requête. Vous ignorez que, lorsqu’une affaire est entre les mains d’un juge d’instruction, ce magistrat seul a le droit d’autoriser les prévenus à recevoir telles ou telles personnes.

 

– Je le sais ; je connais parfaitement les lois françaises, bien que je sois étranger ; mais, avant de me rendre chez M. le juge d’instruction, j’ai cru devoir, par déférence, m’adresser d’abord à vous.

 

Tout cela était dit d’un ton si net, si ferme, si correct, que le procureur de la République en était frappé. Aussi répondit-il avec une politesse relative :

 

– Voyez M. Babou, je m’en rapporte absolument à ce qu’il jugera bon de faire.

 

Et daignant se soulever de son fauteuil, M. Duret salua son visiteur, lui indiquant ainsi que son audience était terminée.

 

Witson comprit et se retira.

 

Un quart d’heure après, il était introduit auprès du juge d’instruction, magistrat jeune encore, – quarante ans peut-être, – très brun, au teint jaunâtre, le visage orné de longs favoris noirs, les traits communs, les lèvres pincées, le nez fort, les yeux aux regards durs, d’un aspect complètement antipathique. L’étranger vit tout cela d’un seul coup d’œil.

 

M. Babou tournait dans ses gros doigts la carte par laquelle l’Américain s’était fait précéder.

 

– Monsieur Witson ? demanda-t-il, avec un accent de terroir, chantant et traînard, comme celui de certains paysans.

 

– Oui, monsieur, répondit William.

 

– Que me voulez-vous ?

 

– Je désirerais vous le dire en particulier, fit-il, en désignant du regard un famélique personnage assis devant une table, en face du juge d’instruction, et qui le regardait en dessous, d’un œil curieux, en rongeant sa plume.

 

C’était le greffier de M. Babou.

 

Le magistrat hésita quelques secondes, pendant lesquelles il inspecta son visiteur, pour ainsi dire, des pieds à la tête ; puis, rassuré sans doute par cet examen, il fit un signe et le greffier sortit, enchanté de prendre un peu de liberté.

 

– Pardonnez-moi mon indiscrétion, monsieur, dit aussitôt Witson, mais j’ai à vous adresser une requête d’une telle nature que vous l’accueillerez peut-être plus favorablement si elle est confidentielle.

 

– Une requête ? dit M. Babou en se rejetant en arrière, dans son fauteuil, avec le mouvement d’un supérieur qui veut bien écouter un subalterne. De quoi s’agit-il ?

 

– Mon nom vous a déjà indiqué que je ne suis pas Français.

 

– En effet ! Anglais, probablement ?

 

– Américain.

 

– Anglais, Américain, c’est la même chose !

 

– À l’égard de l’idiome. Or, monsieur, non seulement je suis Américain, mais, de plus, je suis de Philadelphie.

 

– De Philadelphie !… Alors, vous venez me parler de Mme Deblain ?

 

– Vous l’avez deviné. Vieil ami de sa famille et l’ayant connue, elle, toute jeune, vous comprenez aisément l’émotion pénible avec laquelle j’ai appris, à Paris, la situation douloureuse qui lui est faite. Je n’ai pas hésité à venir ici pour remplacer ses parents absents.

 

– Son père ne peut tarder à arriver ; on m’a annoncé qu’il s’était embarqué à New-York avant-hier.

 

– J’en suis heureux, car M. Elias Panton est un homme considérable dont la présence sera pour sa fille un grand soulagement. Bon nombre des premiers industriels de cette ville le connaissent ; il est en rapports d’affaires avec eux depuis plus d’un quart de siècle.

 

– Je le sais, mais cela ne m’explique pas le but de votre visite.

 

– Je viens vous demander l’autorisation de voir Mme Deblain.

 

– Voir Mme Deblain ! Vous ! Pourquoi ?

 

– J’ai eu soin, monsieur, de me munir, avant de quitter Paris, de lettres de recommandation prouvant qui je suis. M. Berton, votre commissaire central, et M. Meursan, le banquier, vous renseigneront à mon sujet. Quant à mon désir de visiter Mme Deblain, il est tout naturel : je voudrais que cette pauvre femme fût assurée qu’elle n’est pas seule, isolée, sans défenseur.

 

Ce dernier mot sonna probablement fort mal aux oreilles de M. Babou ; car, sans hésiter, il répondit brusquement :

 

– C’est impossible ! La prévenue est au secret ; personne ne la verra tant que mon instruction ne sera pas close.

 

– Je regrette profondément cette sévérité.

 

– Je n’agis jamais par sévérité, mais par devoir.

 

– Alors M. Elias Panton lui-même ne pourra pas communiquer avec sa fille ?

 

– Pas plus lui que qui que ce soit, si, lors de son arrivée ici, je ne le juge pas à propos.

 

– Pouvez-vous tout au moins prévoir quand vous lèverez ce secret, isolement si pénible déjà à subir pour un homme et qui, pour une femme telle que Mme Deblain, est certainement le plus cruel des supplices ?

 

– Je l’ignore.

 

En prononçant ces mots d’un ton autoritaire et nasillard, le juge d’instruction avait appuyé sur un timbre, et, un huissier étant venu de suite à son appel, il lui commanda :

 

– Dites à mon greffier de rentrer.

 

C’était faire comprendre à son visiteur que leur entretien ne devait pas se prolonger plus longtemps.

 

Witson se leva, salua M. Babou, qui lui répondit à peine, et sortit.

 

– Prétentieux et sot ! se dit l’Américain en descendant l’escalier. Malheureuse enfant ! Je préférerais qu’elle eût affaire à un méchant plus intelligent.

 

Et il reprit lentement le chemin du Lion-d’Or, en songeant à l’épouvantable situation de celle que la fatalité rendait justiciable de semblables gens.

 

En franchissant le seuil de l’hôtel, William était encore tout à ses pensées lorsqu’il se trouva soudain, dans le vestibule, en présence d’une jeune femme, qui, pâle et tremblante, disait à un homme d’une quarantaine d’années, sur le bras duquel elle s’appuyait :

 

– Ils l’ont arrêté, lui aussi. Que faire ?

 

– Ne pas perdre la tête, d’abord, lui répondit affectueusement cet étranger. Mon frère est un soldat ; tous les juges d’instruction du monde ne l’effrayeront pas. Votre sœur est encore plus à plaindre que lui !

 

Witson comprit aussitôt que l’un des interlocuteurs était le frère aîné de M. Barthey et l’autre la sœur de Mme Deblain.

 

Il lui suffit, en effet, de regarder Jenny attentivement pour la reconnaître, bien qu’il l’eût quittée toute jeune fille, à Philadelphie, il y avait déjà près de dix ans.

 

Il s’avança vivement vers elle et Mme Gould-Parker, le reconnaissant à son tour, après quelques secondes à peine d’hésitation, lui tendit la main en s’écriant :

 

– Vous, docteur, vous ! Quel épouvantable événement ! Comment êtes-vous ici ?

 

– Je vous le dirai, répondit William en anglais ; mais ne m’appelez ni par mon nom ni « docteur », pas encore du moins. Nous sauverons votre sœur, rassurez-vous. Présentez-moi, je vous prie, à M. Armand Barthey.

 

Ce dernier s’inclina un peu surpris.

 

– Oh ! je vous connais, monsieur, fit l’étranger, en répondant au salut du négociant lyonnais, car je suis déjà au courant de tout ce qui intéresse la situation de Mme Deblain et de votre frère. Ne tentez pas de le voir ; vous feriez auprès du juge d’instruction une démarche inutile. Si vous voulez bien tous deux m’accorder quelques instants, je vais vous dire tout ce qu’il vous importe de savoir sur cette odieuse aventure.

 

Et, priant du geste M. Armand Barthey de le suivre, il offrit son bras à Mme Gould-Parker, pour se rendre à l’appartement qu’il occupait au premier étage de l’hôtel.

VIII

LE LECTEUR RETROUVE LE GROS ELIAS PANTON ET LE RÉVÉREND JONATHAN


Moins de huit jours plus tard, William Witson n’ignorait rien des inimitiés que Mme Deblain s’était créées dès le lendemain, pour ainsi dire, de son arrivée à Vermel, des jalousies qu’elle avait suscitées, des imprudences qu’elle avait commises, et il comprit alors l’empressement avec lequel ce monde bourgeois, rancunier et méchant, acceptait l’accusation dont la jeune femme était l’objet, aussi bien que la joie misérable qu’éprouvaient ces femmes à l’esprit envieux et mesquin de l’abaissement de celle qui les avait dominées si longtemps par sa fortune, son élégance et sa beauté.

 

Le compatriote de la pauvre Rhéa savait également quelle déception le mariage de M. Deblain avait causée à sa tante Mme Dusortois, qui avait si longtemps espéré que son neveu deviendrait son gendre ou, tout au moins, resterait, pour ses filles, un oncle à héritage.

 

Cette triste parente s’était toujours si peu gênée pour exprimer ses sentiments que la ville entière connaissait la haine qu’elle avait vouée à sa nièce, et William, procédant par analyse et déduction, fut bientôt persuadé que cette mère de deux filles sans dot était sinon l’auteur, du moins l’instigatrice de l’infâme dénonciation anonyme qui avait été adressée au procureur de la République.

 

Ce que l’Américain s’expliquait moins aisément, c’était la façon dont l’idée d’accuser Rhéa d’empoisonnement avait pu naître dans l’esprit de Mme Dusortois.

 

Cette misérable femme avait-elle lancé cela au hasard, dans le seul but de calomnier, par vengeance, Mme Deblain, sans espérer que la justice ajouterait foi à cette calomnie, ou, puisque l’examen médico-légal avait constaté la mort violente de M. Deblain, sa tante avait-elle eu réellement connaissance de cet acte criminel avant même que personne l’eût soupçonné ?

 

Mais pourquoi cette pensée était-elle venue à Mme Dusortois, qui fréquentait peu l’hôtel Deblain et n’y avait fait qu’une courte apparition, quelques jours avant la mort de son neveu, tandis que nul des serviteurs ni des intimes de celui-ci n’avait jamais eu de semblables soupçons ?

 

C’était là un problème qu’il ne pouvait résoudre. Il en était réduit, sur ce point spécial, à espérer que les événements ne tarderaient pas à lui donner la clef de l’énigme.

 

En attendant, comme les investigations de Witson s’étaient également étendues sur le personnel de la cour de Vermel, il savait aussi tout ce qu’il lui importait de connaître de ce côté-là, tout ce que lui avait déjà fait supposer son entrevue avec MM. Duret et Babou.

 

Les magistrats du chef-lieu de Seine-et-Loire étaient divisés en deux camps, nous devrions dire plutôt en deux castes bien distinctes : ceux qui, soit qu’ils appartinssent à la cour ou au tribunal, étaient de famille de robe et avaient fait régulièrement, hiérarchiquement leur carrière, et ceux qui, nouveaux venus, devaient leur situation et leur avancement rapide à leurs opinions politiques, ou tout au moins aux opinions politiques que, par ambition, ils affichaient.

 

Parmi ces derniers figurait au premier rang le procureur général, M. Lachaussée, un ancien bonapartiste. Après avoir écrit de nombreuses brochures, aussi indigestes que réactionnaires, il avait changé son fusil d’épaule si à propos et s’était prononcé si nettement pour les décrets d’expulsion que la République, sans s’inquiéter de son passé, de son incapacité notoire et de son manque d’éloquence, n’avait pas hésité à l’envoyer à la tête du parquet de Vermel, convaincue qu’elle aurait toujours là, en ce renégat, l’instrument le plus docile.

 

Venait ensuite le premier président Monsel, un homme d’une incontestable valeur, dont les débuts dans la magistrature avaient été remarqués jadis et qui était du moins un républicain de la veille ; mais la politique, où il avait tenté vainement de jouer un rôle actif, dirigeait tous ses actes, et sa vie privée avait été semée de si galantes aventures, que sa nomination à la tête de la cour de Vermel avait semblé à tous les honorables magistrats du ressort, aussi bien qu’aux gens du monde, une sorte de défi jeté à l’opinion publique.

 

Il est vrai que, depuis son arrivée à Vermel, en qualité de premier président, M. Monsel affichait la plus grande sévérité de mœurs, quoi qu’il lui en coûtât ; car, bien qu’il eût dépassé depuis longtemps la cinquantaine, il était resté grand ami du beau sexe.

 

Nous avons dit qu’il trouvait Mme Deblain tout à fait charmante.

 

Quoi qu’il en fût, ou plutôt peut-être en raison même de ce qui en était, il se montrait toujours impitoyable pour les erreurs amoureuses d’autrui. Toute femme adultère était indigne de pitié, toute liaison irrégulière ne devait soulever que le mépris des honnêtes gens.

 

On voit que la fille d’Elias Panton, si accablée déjà par l’instruction, ne devait rien espérer de la bienveillance de ces deux magistrats.

 

Il restait à savoir, et c’est ce qui intéressait tout particulièrement Witson, si sa compatriote pouvait tout au moins compter sur l’intelligence et l’impartialité des deux autres fonctionnaires de qui dépendait, non pas son sort futur, cela regarderait le jury, si la chambre des mises en accusation l’envoyait en cour d’assises, mais tout au moins la manière dont elle serait traitée pendant que durerait sa prison préventive.

 

Ces deux fonctionnaires étaient ce procureur de la République Duret et ce juge d’instruction Babou, que nos lecteurs ne connaissent encore que sommairement.

 

Le premier de ces hommes était un magistrat qui ne manquait pas d’un certain mérite, mais il était hypocondriaque, d’une sévérité excessive et d’une telle paresse que, lorsqu’il avait remis le soin de poursuivre entre les mains du juge d’instruction, il ne voulait plus s’occuper de rien.

 

Une ordonnance de non-lieu était une sorte d’échec ; il s’enorgueillissait de n’en avoir jamais rendu une seule. Aussi bon nombre des affaires qu’il avait fait suivre quand même s’étaient-elles terminées par des acquittements, ce dont le ministère de la justice avait fini par s’émouvoir.

 

C’était après lui avoir fait observer qu’il allait parfois trop vite en besogne qu’on l’avait envoyé d’un tribunal du département de Seine-et-Loire au siège de la cour, dans l’espoir que sous la main d’un procureur général, il apporterait un peu plus de circonspection dans sa façon d’agir.

 

Malheureusement, à Vermel, avec un chef de parquet aussi peu capable que M. Lachaussée, M. Duret était vraiment le maître. On racontait de lui certains actes d’omnipotence si étranges qu’on se serait refusé à y croire si on n’en avait eu la preuve.

 

Quant à M. Babou, nous l’avons vu à l’œuvre. C’était bien ce qu’on pouvait appeler un magistrat de la nouvelle couche, à tous les points de vue.

 

Fils d’un petit huissier de la campagne qui avait fait suer sang et larmes à de pauvres diables pour que son héritier devînt avocat, Jérôme Babou n’avait conquis ses diplômes qu’à force de piocher, car son intelligence était médiocre ; puis, après le Quatre Septembre, préférant de beaucoup la robe au fusil, il était entré dans la magistrature, où il avait fait son chemin peu à peu, à force d’obséquiosité et de souplesse, jusqu’au jour où il avait été choisi parmi les membres du tribunal de Vermel pour remplir les fonctions de juge d’instruction ; non point qu’on le supposât le plus capable de ses collègues, mais parce qu’il était travailleur et qu’on savait qu’en questions politiques, on le trouverait disposé, par ambition, à suivre aveuglément les ordres de ses chefs hiérarchiques.

 

Néanmoins, bien qu’il exerçât depuis déjà plusieurs années, le fils de l’huissier n’était pas dégrossi : il était resté paysan, commun, d’un esprit étroit, de vue courte, de ton vulgaire, n’ayant rien acquis au contact des gens de distinction qu’il fréquentait au Palais.

 

Il n’allait pas dans le monde, d’abord parce que nul des vrais salons de Vermel ne lui était ouvert, et ensuite parce que sa femme, extrêmement avare et aussi peu distinguée que lui, ne voulait faire aucun frais de toilette et que, de plus, fort jalouse, elle permettait rarement à son mari de sortir seul.

 

Il résultait de l’existence qu’avait toujours menée Jérôme Babou qu’il était, à quarante ans, aussi ignorant des choses de la vie que s’il ne s’était jamais éloigné de l’étude poussiéreuse de son père, et qu’il avait une haine instinctive pour tout ce qui était jeune, élégant et riche.

 

Quant à sa femme, foncièrement bourgeoise et envieuse, nous avons vu qu’elle avait été des plus acharnées à critiquer et à blâmer la jolie Mme Deblain, lorsque celle-ci était arrivée de Philadelphie pour donner un élan nouveau à la société de Vermel.

 

On conçoit donc aisément si Mme Babou s’était empressée de croire à la culpabilité de l’Américaine, et si elle poussait son mari à user de rigueur à son égard, à ne pas se laisser attendrir par les démarches qu’on ne cessait de faire auprès de lui en faveur de celle qu’elle appelait, avec un accent d’horreur impossible à rendre : l’empoisonneuse adultère.

 

Le juge d’instruction était certainement un honnête homme au point de vue de la probité, ne suivant d’ailleurs en cette façon d’être que l’exemple de ses collègues conservateurs ou républicains, car il est une justice qu’il faut rendre aussi bien aujourd’hui qu’on l’a fait de tout temps à la magistrature française : l’honneur professionnel y est au-dessus de toute tentation d’argent. La prévarication y est une de ces exceptions qui prouvent la règle générale. Tel homme dont la vie privée est remplie de désordres et d’erreurs n’en est pas moins un juge dont la conscience n’est à vendre à aucun prix.

 

Toutes les fois que la politique n’est pas en jeu, ce n’est que par erreur ou sottise qu’un magistrat français juge contre le bon sens et l’équité.

 

M. Babou était donc un honnête homme, mais il était surtout un infatué de son pouvoir, un jaloux de son autorité, un fonctionnaire qui n’admettait pas qu’il pût se tromper. C’était donc pire d’avoir affaire à lui que s’il eût été moins probe, mais plus intelligent.

 

Ces renseignements étaient bien de nature à effrayer Witson sur la situation de Mme Deblain.

 

Il comprenait qu’elle était entre les mains de magistrats prévenus contre elle et qui peut-être, alors même que la suite de l’instruction leur permettrait de douter de sa culpabilité, ne voudraient jamais reconnaître qu’ils avaient été trompés par les apparences.

 

Ils s’étaient, les uns et les autres, beaucoup trop avancés pour ne pas pousser les choses jusqu’au bout. Il fallait que Mme Deblain et Félix Barthey passassent en cour d’assises, quand même le jury devrait les déclarer innocents.

 

Un verdict négatif peut être discuté ; l’opinion publique peut ne pas l’accepter. Il arrive que des accusés, manifestement coupables, sont acquittés, et ces acquittements ne nuisent en rien à la réputation d’habileté des magistrats qui les ont poursuivis. Mais une ordonnance de non-lieu est tout autre chose. Elle est souvent l’aveu, la démonstration forcée d’un manque de coup d’œil, d’une trop grande précipitation à mettre la justice en mouvement, et c’est parfois une mauvaise note pour ceux qui ont du moins la probité professionnelle de reconnaître leur erreur.

 

Lorsqu’il n’eut plus rien à apprendre à l’égard des membres du parquet, le compatriote de Rhéa songea tout naturellement au docteur Plemen, dont la situation d’honorabilité était si grande à Vermel, et, après avoir demandé à M. Meursan, le banquier, un mot d’introduction auprès du savant médecin, il se présenta chez lui.

 

Plemen s’empressa de le recevoir, et William fut frappé de l’accent de douleur avec lequel l’éminent praticien lui répondit, lorsqu’il se fut fait connaître et lui eut dit le but de sa visite :

 

– Je subis en ce moment une des épreuves les plus pénibles de notre profession. Ah ! si j’avais pu pressentir ce qui se passe, je me serais certainement récusé. Je ne comprends rien à l’empressement avec lequel le juge d’instruction veut voir un crime où il n’y a, c’est bien certain, qu’un accident.

 

– Vous ne doutez donc pas qu’il y a eu empoisonnement ?

 

– Est-ce que je puis me tromper ! D’ailleurs l’analyse était, hélas ! trop facile à faire.

 

– C’est vrai, monsieur, vous êtes non seulement un docteur habile, mais encore un de nos savants toxicologues, et je dois m’incliner devant votre rapport médico-légal, bien qu’il renverse l’une de mes croyances, ou plutôt une simple idée que j’avais conçue, mais que je n’ai pas raisonnée, je dois l’avouer.

 

– Laquelle ?

 

– Il me semblait avoir lu, je ne sais plus où, que les sels de cuivre n’étaient pas des poisons assez violents pour causer la mort et que leur absorption ne pouvait donner lieu qu’à des accidents auxquels il était toujours aisé de porter remède.

 

– C’est là une opinion que quelques-uns de mes confrères ont émise, plutôt pour attirer l’attention sur eux que par conviction scientifique. Ils discutent sur les mots. Les sels de cuivre n’agissent pas comme les poisons végétaux, c’est certain, ni comme quelques autres toxiques minéraux ; mais les désordres qu’ils causent n’en sont pas moins des plus graves et souvent mortels.

 

– Vous croyez qu’ils peuvent, dans certains cas, provoquer une fin presque foudroyante ?

 

– Non, mais il peut arriver que le patient qui absorbe un de ces sels soit tout à la fois dans de telles dispositions morbides et soumis à un traitement de telle nature que sa mort semble avoir été foudroyante. C’est, selon moi, ce qui s’est produit chez M. Deblain. Il était atteint d’une maladie d’estomac, que j’ai mal diagnostiquée, mal reconnue, peut-être mal traitée, et, de plus, il tentait d’endormir les douleurs qu’il éprouvait avec des injections de morphine. La crise qui l’a enlevé l’a pris sans doute au moment où il était sous l’influence de ce stupéfiant ! C’est ce qui explique pourquoi il n’a pas lutté et n’a point appelé à son secours.

 

– Oui, oui, je saisis ; mais vous direz cela, n’est-ce pas ?

 

– Certainement, et j’attends avec impatience que le juge d’instruction me fasse appeler, non plus comme médecin légiste, mais comme docteur ayant soigné. M. Deblain. Oh ! il faudra bien que M. Babou finisse par comprendre que celle qu’il accuse est innocente. La malheureuse ! Et c’est moi, moi !

 

L’accent de profond chagrin avec lequel s’exprimait Plemen ne permettait pas à Witson de prolonger sa visite. Il n’ignorait pas, d’ailleurs, les bruits qui avaient couru relativement aux relations du docteur et de Rhéa, et, bien qu’il n’y crût pas ou plutôt qu’il n’y crût qu’à demi, il se rendait aisément compte de la situation épouvantable que la fatalité faisait à ce galant homme.

 

Après avoir constaté, par probité professionnelle, la mort violente de son ami, il avait jeté dans les bras de la justice la femme de cet ami, une femme qu’il ne pouvait pas ne point aimer, lors même qu’il n’y aurait eu entre elle et lui que des relations avouables. C’était vraiment horrible !

 

Quant aux explications de Plemen, elles étaient si claires, si démonstratives, qu’elles ne laissaient point place à l’ombre d’un doute.

 

Oui, M. Deblain était réellement mort empoisonné, mais l’Américain admettait moins nettement que sa mort eût été à ce point foudroyante qu’il n’avait pu ni se lever ni crier, et que sa femme, dont l’appartement était contigu avec le sien, ne l’eût pas entendu.

 

Ce point qui, pour lui, restait obscur, le préoccupait vivement et il osait à peine y arrêter son esprit, dans la conviction qu’il avait et voulait conserver de l’innocence de Mme Deblain.

 

C’est en songeant à toutes ces choses que notre mystérieux personnage reprit le chemin de son hôtel, où il apprit que M. Elias Panton venait d’arriver, non pas seul, mais accompagné de l’un de ses amis ou parents.

 

Le père de Mme Deblain savait déjà, grâce à Mme Gould-Parker, la présence de son compatriote à Vermel et les motifs qui l’y avaient conduit ; aussi courut-il au-devant de lui, quand, après s’être fait annoncer, il franchit le seuil de son appartement.

 

– Mon ami, mon cher Maxwell ! s’écria-t-il en lui tendant les deux mains. Comprenez-vous cela ? Oser accuser ma fille, ma chère Rhéa, d’être une empoisonneuse ! Lorsque j’ai reçu cette nouvelle là-bas, à Philadelphie, j’ai pensé devenir fou ! Mais me voilà ; nous allons bien voir ! Notre ambassadeur a entretenu le ministre de la justice à Paris de cette odieuse affaire. Ah ! ceux qui ont emprisonné ma pauvre enfant le payeront cher, je le jure !

 

– Du calme, mon cher Elias, du calme, répondit Witson, sans s’émouvoir que le grand manufacturier américain l’eût appelé de ce nom « Maxwell », qui était réellement le sien, ainsi que le verront bientôt nos lecteurs ; nous aurons raison de cette accusation inepte ; je me suis déjà rendu compte de bien des choses.

 

– Et la main de Dieu s’appesantira sur les méchants, cher docteur, ajouta d’une voix inspirée le compagnon d’Elias Panton, en offrant à son tour ses deux mains à l’ami de miss Jane.

 

– Le révérend Jonathan ! fit William, en reconnaissant le clergyman à qui le chagrin n’enlevait ni sa tournure ridicule ni son langage mystique.

 

– Moi-même ! Ma sœur, très souffrante et désespérée, n’a pu accompagner son mari, et moi, je n’ai pas voulu le laisser venir seul dans ce pays de mécréants ; mais…

 

– Avant tout, je veux voir ma fille ! interrompit Panton.

 

– On ne vous le permettra pas, répondit Witson.

 

– On ne me le permettra pas ! On m’empêchera d’embrasser mon enfant ! Et qui donc ?

 

– Ceux qui l’accusent et usent rigoureusement du droit que leur donne la loi française de ne la laisser communiquer avec personne.

 

– Mais c’est horrible, monstrueux ! Comment, à notre époque, une semblable loi peut-elle exister chez un peuple civilisé ?

 

– Que voulez-vous ? cela est ainsi. Mais ce secret auquel est condamnée votre fille depuis déjà trois semaines ne pourra être maintenu longtemps, quelques jours au plus, car la loi n’autorise à garder les prévenus au secret que pendant dix jours. Il est vrai qu’elle donne également, comme par ironie, le droit à leurs geôliers de renouveler cette mesure cruelle par une nouvelle période. Toutefois, soyons patients, nous la sauverons. Je ne suis venu à Vermel que dans ce but.

 

– Ah ! c’est vrai, pardonnez-moi ! Je ne songeais pas même à vous demander comment il se fait que je vous rencontre ici, vous qui avez disparu brusquement de Philadelphie, il y a déjà tant d’années.

 

– Je vous expliquerai cela et bien d’autres choses encore. Ne songeons en ce moment qu’à votre chère enfant.

 

– Pourquoi Rhéa n’a-t-elle pas voulu épouser mon digne fils Archibald ? gémit Jonathan en levant les yeux au ciel.

 

– Il est certain, riposta Witson avec impatience, que si elle était devenue Mme Archibald Thompson, elle ne pourrait être accusée que d’avoir empoisonné votre fils et non M. Deblain.

 

– Heureusement que, dans sa toute-puissance, le Très-Haut…

 

– Pardon, mon cher révérend, je suis loin d’être un athée ; ma foi, au contraire, n’est pas moindre que la vôtre ; cependant j’estime qu’il y a des circonstances où, tout en demeurant plein de confiance en Dieu, il faut commencer par s’aider soi-même. Priez pour votre pauvre nièce, c’est parfait ; mais unissez aussi vos efforts aux nôtres pour la tirer de cette horrible aventure.

 

– Oui, Jonathan, oui, le docteur a raison, fit Elias les yeux pleins de larmes. Ah ! pourquoi ma chère fille s’est-elle mariée à un Français !

 

– Comment donc s’est fait ce mariage ? demanda William.

 

– Thompson peut vous le dire. Cette union-là, c’est son œuvre.

 

Au ton bourru de son beau-frère, le révérend avait baissé la tête, mais il lui fallut bien cependant raconter à son compatriote ce qui s’était passé un matin, grâce à son intervention subite, à Star Tavern, Camden place.

 

– Alors votre fille n’aimait pas son mari ? interrogea Witson, lorsque le clergyman eut terminé son récit, qu’il avait émaillé tout naturellement de force citations bibliques.

 

– D’amour, certes non, répondit Panton ; mais lorsqu’elle est partie de la maison, elle paraissait enchantée d’être devenue Mme Deblain, et, dans toutes ses lettres, elle ne nous a jamais parlé de son mari que dans les termes les plus affectueux. Elle se trouvait si heureuse qu’elle conseillait à sa sœur de se marier bien vite pour venir la rejoindre en France. C’est ce qui a décidé Jenny à accorder sa main au colonel Gould-Parker.

 

– Je ne comprenais pas, en effet, que vous eussiez fait votre gendre de ce brutal personnage.

 

– Que voulez-vous ! je ne l’ai pas plus choisi que je n’avais choisi M. Deblain ; mais Jenny avait, elle aussi, une envie folle d’habiter Paris. Elle n’a épousé le colonel que parce qu’il était nommé notre attaché militaire en France. Du reste, son mari ne l’a pas gênée longtemps : voilà un an qu’il est en mission au Japon et, depuis cette époque, sa femme a vécu presque toujours auprès de sa sœur.

 

– Elle y était au moment de la mort de M. Deblain ?

 

– Je l’ignore, mais c’est probable ; car Parker, qui est fort jaloux, avait confié sa femme à Rhéa, la plus jeune des deux cependant. Voulez-vous que je la prie de monter ? Elle doit être chez elle.

 

Mme Gould-Parker n’avait pas songé un instant à habiter la Malle ou l’hôtel des Deblain, en ville ; elle s’était installée au Lion-d’Or, ainsi que M. Armand Barthey.

 

– Non, je l’interrogerai moi-même. J’ai besoin qu’elle me renseigne bien exactement sur la vie intime de sa sœur, car c’est peut-être d’un détail en apparence insignifiant que jaillira la lumière. En attendant, prenez courage, ne désespérez de rien. Cette accusation terrible, qui semble reposer sur des bases sérieuses, ne tient qu’à un fil, j’en ai la conviction. Ce fil-là, je saurai le découvrir.

 

– Oh ! mon cher Maxwell, que votre assurance me fait de bien ! Ma fille, ma pauvre fille ! Comment reconnaîtrons-nous jamais un semblable service ?

 

– En me rouvrant votre porte, là-bas, à Philadelphie, où j’espère retourner bientôt avec vous. Ce n’est pas seulement au salut de votre enfant que je travaille, c’est aussi à ma propre délivrance.

 

– À votre délivrance ?

 

– Oui, mon cher et vieil ami ; mais ne m’interrogez pas : je ne dois pas, en ce moment, vous en dire davantage. Évitez seulement de faire savoir qui je suis réellement ; appelez-moi, comme tout le monde, William Witson. C’est moi qui aurai un jour à remercier votre fille, puisqu’elle m’aura permis de redevenir ce que j’étais autrefois.

 

Et, serrant les mains du malheureux Panton, qui ne comprenait pas plus que le révérend ce que cela voulait dire, le défenseur inattendu que le ciel avait envoyé à Mme Deblain prit congé de ses deux compatriotes, les laissant pleins de confiance en lui.

IX

L’INSTRUCTION


Pendant que William Witson se livrait à l’enquête personnelle dont nous venons de raconter sommairement les résultats, M. Babou poursuivait son instruction avec une ardeur qu’il n’avait jamais apportée à nulle autre affaire, si zélé qu’il fût toujours.

 

Très ferré sur le Code d’instruction criminelle, il usait et abusait des droits exorbitants que lui donnait la loi.

 

Il commença par prendre connaissance de tous les papiers saisis par lui à la Malle et, à la lecture des lettres trouvées dans la chambre à coucher de Mme Deblain, il bondit de joie.

 

Ces lettres d’amour adressées à la jeune femme, cela ne faisait pour lui aucun doute, bien que son nom n’y figurât point une seule fois, étaient de Barthey.

 

Quoique le peintre ne les eût signées que d’une sorte d’hiéroglyphe, son écriture, dont le juge d’instruction s’était procuré un spécimen, était reconnaissable, et certaines de ces épîtres amoureuses donnaient une force terrible à l’accusation.

 

« Que n’êtes-vous tout à fait libre, ma chère âme, avait écrit l’amant entre autres choses passionnées. Nous ne pourrons donc jamais vivre à notre guise à Paris, que vous aimez tant ! Devrai-je toujours ne vous adorer qu’en secret, toujours craindre de vous compromettre et de vous perdre ?

 

« Je laisse à d’autres les ambitions de fortune et d’honneurs ; moi, je n’en ai qu’une seule : être éternellement aimé de vous, dont je n’ai pas besoin de reproduire les traits adorables sur la toile, tant ils sont profondément gravés dans mon cœur. »

 

Il était impossible d’être plus clair : M. Deblain, c’était l’un de ces autres ambitieux de gloire et d’honneurs. La femme aimée, c’était bien celle qu’on ne pouvait voir que furtivement, en secret, au lieu de la posséder à Paris, à Paris que Rhéa eût habité presque toujours si son mari avait été élu député. Donc, logiquement, selon. M. Babou, le jour où l’échec de M. Deblain était devenu certain, ce jour-là, il avait été condamné par ceux dont il gênait les amours adultères.

 

Une autre lettre, découverte, celle-là, dans le tiroir de la table de travail du peintre, n’avait pas semblé moins démonstrative au magistrat instructeur. Elle était du prince de Linar, qui disait à son ami :

 

« Est-ce que vous ne nous reviendrez pas bientôt, cher grand artiste ? Il est vrai que si j’étais à votre place, je ne quitterais pas votre paradis pour l’enfer parisien. Que vous êtes heureux et combien je vous envie !

 

« Il serait d’ailleurs impossible d’avoir une plus adorable hôtesse que celle qui vous garde. Rappelez-moi respectueusement à son souvenir ainsi qu’à celui de sa toute charmante sœur. »

 

Ainsi, les amis de M. Barthey eux-mêmes connaissaient sa liaison avec Mme Deblain.

 

À ces deux pièces, si probantes pour lui, M. Babou s’empressa de joindre la facture du marchand de couleurs, Tronsin, facture sur laquelle figurait une quantité considérable d’arséniate de cuivre et qui était datée du 10 septembre, c’est-à-dire de moins de quinze jours avant l’empoisonnement du riche manufacturier de Vermel.

 

Est-ce que jamais accusation s’était élevée sur des bases plus solides ?

 

Puis le magistrat entendit les docteurs Magnier et Plemen.

 

Le premier de ces médecins, qui n’avait jamais soigné M. Deblain et n’était venu près de lui que pour, en quelque sorte, constater son décès, ne put que redire au juge d’instruction quelle avait été son impression immédiate, en examinant le mort.

 

Tout lui avait permis de croire à une suffocation par une angine de poitrine ou à tout autre accident naturel. La pensée d’un crime n’était pas venue une seconde à son esprit, sachant l’existence que menait le défunt, comment il était entouré et quel savant praticien lui donnait ses soins les plus affectueux.

 

Ce dont M. Magnier était certain, c’est que rien surtout ne lui avait permis de supposer un empoisonnement, par des sels de cuivre du moins, ni le facies du cadavre, ni le désordre du lit, ni des traces de déjection sur les draps ou sur les tapis.

 

La mort avait dû être foudroyante, après quelques minutes à peine de lutte et peut-être quelques cris étouffés du malheureux.

 

Quant au docteur Plemen, après avoir maintenu les conclusions de son rapport médico-légal, il affirma, avec une conviction énergique, qu’il ne s’agissait pas d’un crime, mais d’un accident, et que c’était de ce côté que devaient se porter les recherches de l’instruction.

 

Malheureusement, nous l’avons vu, l’opinion de M. Babou était fixée, grâce aux lettres de Félix Barthey et à la découverte de l’arséniate de cuivre.

 

Aussi répondit-il au savant toxicologue, avec un sourire ironique :

 

– Oh ! sur ce point, j’en sais plus que vous, malgré toute votre science, à moins que vous ne vous soyez trompé.

 

Est-ce que cela est possible, hélas !

 

Après avoir lancé cette exclamation avec un inexprimable accent de douleur, Plemen se retira désespéré, pendant que le magistrat entêté se disait :

 

– Pauvre docteur ! sa situation est, en effet, bien pénible. Livrer à la justice une ancienne maîtresse, qu’on aime peut-être encore, il y a là de quoi troubler plus sceptique que lui ! Comme il nous aurait joués tous par-dessous la jambe, s’il avait pu prévoir qui je soupçonnais. Allons, décidément, je ne suis pas un sot !

 

Ces premières dépositions reçues et après s’être informé des relations des prévenus, le juge d’instruction avait dressé une liste interminable de témoins à entendre et envoyé des commissions rogatoires à Paris. Pour un rien, s’il l’eût osé, il aurait expédié des agents spéciaux en Amérique.

 

Il avait ensuite fait dresser un plan, non du premier étage de l’hôtel Deblain, ce qui se serait compris, mais de la maison tout entière, sans souci des frais considérables que cela coûtait. Peu lui importait, puisque ces frais devaient être à la charge de ceux qu’il regardait déjà comme condamnés.

 

Quand le moment de faire comparaître les témoins fut venu, ce furent d’abord les domestiques des Deblain qui défilèrent devant M. Babou ; mais leurs dépositions se ressemblèrent toutes, à peu près.

 

Mme Deblain avait toujours été pour eux une maîtresse douce, bonne, généreuse ; jamais ils n’avaient entendu, entre elle et son mari, la plus légère discussion. Les époux vivaient dans le meilleur accord ; aucun d’eux ne se souvenait du moindre fait de nature à permettre de supposer que la jeune femme imposait ses volontés et que M. Deblain la blâmait de quoi que ce fût. Ils avaient toujours vu leur maître heureux et gai, sauf dans les deux derniers mois de sa vie, lorsqu’il avait commencé à s’occuper de politique. Sa femme s’était constamment montrée remplie de prévenances et d’égards pour lui.

 

Interrogés sur la liaison coupable que Mme Deblain devait avoir eue, d’abord avec le docteur Plemen et ensuite avec M. Barthey, ces gens répondirent qu’ils n’avaient jamais rien surpris de semblable.

 

Si la jeune femme, ainsi que n’hésitèrent pas à le reconnaître les époux Ternier, les concierges de la Malle, passait parfois la nuit à la campagne, alors que son mari couchait en ville, cela n’était arrivé que quand Mme Gould-Parker était au château. M. Deblain n’avait jamais fait, à ce sujet, la moindre observation. Bien au contraire, il était le premier à conseiller à sa femme de tenir le plus souvent possible compagnie à sa sœur, dont la santé laissait beaucoup à désirer et que la prolongation de l’absence de son mari semblait affecter de plus en plus.

 

M. Babou n’obtint pas de renseignements plus satisfaisants de Pauline, la femme de chambre de Mme Deblain.

 

Il eut beau la questionner pendant des heures entières, la menacer de la faire arrêter, lui dire sévèrement que son silence l’autorisait à supposer qu’elle était la complice de sa maîtresse, qu’elle en savait certainement plus qu’elle ne voulait en avouer, cette fille répondit toujours sur le même ton :

 

– Madame aimait le plaisir et le luxe, mais c’est une honnête femme ; elle n’avait avec M. Barthey que des relations de camaraderie ; jamais ce jeune homme n’a pris aucune familiarité avec elle. Il m’est arrivé vingt fois, ainsi d’ailleurs qu’à tout le monde, d’entrer sans être appelée dans l’atelier où M. Félix faisait le portrait de madame, et jamais ma présence ou celle des autres domestiques n’a paru la contrarier.

 

Interrogée sur ce que Mme Deblain avait fait dans la soirée du 22 septembre, la brave fille ajouta :

 

– J’étais un peu malade ce soir-là et madame m’avait forcée de remonter dans ma chambre aussitôt après le dîner. Je ne l’ai revue que le lendemain matin, lorsque je suis entrée chez elle pour lui annoncer l’événement. Une seule chose m’a frappée : son désespoir.

 

– Les portes des cabinets de toilette qui séparent la chambre de M. Deblain de celle de sa femme étaient-elles restées ouvertes ? demanda M. Babou.

 

– Je n’en sais rien, puisque je n’ai pas aidé, ce jour-là, madame à se mettre au lit.

 

– C’était votre habitude ?

 

– Certainement, je ne me retirais que quand madame n’avait plus besoin de moi.

 

– Oui, mais, ce soir-là, le 22 septembre, elle vous a renvoyée plus tôt que d’ordinaire !

 

Et dix fois, vingt fois, le juge d’instruction adressa les mêmes questions à Pauline, mais pour en recevoir les mêmes réponses.

 

Quant à Pierre, le valet de chambre, il avait accompagné son maître chez lui, vers dix heures, laissant Mme Deblain et le docteur au fumoir, et il s’était retiré après avoir fait son service. M. Deblain, qui s’était couché immédiatement, lui avait fait mettre à la portée de sa main la potion qu’il prenait tous les soirs depuis quelque temps et le flacon où il puisait lui-même pour se faire une piqûre de morphine. Il était très agité et se plaignait de fortes douleurs dans l’estomac ainsi qu’à la tête.

 

Le lendemain matin, vers huit heures et demie, lorsqu’il était entré doucement dans la chambre de son maître, pour voir s’il dormait, Pierre l’avait trouvé inanimé. Alors, sans rien examiner de l’état dans lequel était le lit, saisi d’horreur et d’épouvante, il n’avait fait qu’un bond jusqu’au rez-de-chaussée, en appelant au secours.

 

De tout ce dont on accusait Mme Deblain, le pauvre garçon ne savait rien, son service le retenant constamment auprès de son maître. Il ne voyait guère la maîtresse de la maison qu’aux heures des repas ; mais ce qu’il pouvait jurer, c’est que jamais il n’avait entendu M. Deblain se plaindre de sa femme.

 

M. Babou n’en apprit pas davantage des autres domestiques. Jamais il n’avait rencontré des serviteurs aussi discrets, aussi respectueux pour leurs maîtres.

 

Le cocher Dumont affirma que Mme Deblain n’était pas une seule fois revenue seule de la Malle avec M. Barthey, en voiture fermée. Lorsque le peintre et la jeune femme faisaient cette route ensemble, c’était toujours dans une victoria ou en phaéton que la jeune femme conduisait elle-même.

 

Il ne fut pas plus heureux avec le prince de Linar, ni avec le marchand de couleurs, M. Tronsin, qu’il avait fait interroger tous deux à Paris par commission rogatoire.

 

Le prince repoussa énergiquement le sens qu’on donnait à sa correspondance avec son ami Barthey. Il n’avait pas voulu dire que le peintre fût retenu à la Malle par une passion satisfaite, mais seulement par le plaisir qu’il trouvait à vivre là, près de deux femmes charmantes, qu’il jugeait, lui, dignes de tous les respects.

 

Quant au marchand de couleurs, il ne comprenait rien à tout ce qui se passait. Il avait envoyé à M. Barthey de l’arséniate de cuivre avec autant d’indifférence qu’il lui aurait fait parvenir tout autre produit. C’était la première fois, il est vrai, que M. Barthey lui avait demandé de l’arséniate de cuivre, mais cette commande ne l’avait en rien surpris ; il lui était arrivé souvent d’en livrer à d’autres artistes qui, demeurés dans les vieilles traditions, broient eux-mêmes leurs couleurs.

 

En faisant saisir à l’hôtel Deblain les ustensiles en cuivre de la cuisine, le juge d’instruction s’était imaginé qu’il trouverait là quelques indices de nature à expliquer la possession de sels de cuivre par Mme Deblain, et l’étamage récent auquel avaient été soumis ces ustensiles lui avait tout d’abord semblé un commencement de preuve à l’appui de son hypothèse ; mais la découverte d’arséniate de cuivre chez Barthey lui avait fait ensuite abandonner ce point spécial de ses investigations.

 

Néanmoins, par acquit de conscience et parce qu’il ne voulait rien négliger, il interrogea à ce sujet Nicolas, le maître d’hôtel, qui lui répondit :

 

– Madame n’est jamais entrée dans la cuisine. Après la mort de monsieur, j’ai pris sur moi de tout faire mettre en état, puisque nous quittions la ville pour nous installer à la campagne.

 

Et comme le quincaillier auquel avaient été livrés tous ces objets affirma qu’aucun d’eux ne portait de traces de vert de gris ni de grattage, au moment où ils lui avaient été confiés, M. Babou s’applaudit doublement d’avoir mis la main sur le poison dont les assassins s’étaient bien évidemment servis, car il avait le sentiment inconscient du ridicule de ses premières suppositions.

 

Le seul témoin qui vint réellement en aide au magistrat, ce fut Mme Dusortois.

 

Ah ! celle-là ne se fit pas prier, elle en raconta dix fois plus qu’il n’en fallait pour que la culpabilité de sa nièce devint indiscutable.

 

Selon cette excellente parente, tout ce qui était arrivé, elle l’avait prévu dès les premiers mois de mariage de son pauvre neveu. Deblain était d’une faiblesse extrême ; sa femme le dominait complètement ; il n’osait lui résister. C’est ainsi que cette étrangère avait séparé son mari de toute sa famille et s’était fait donner sa fortune entière par testament.

 

Que de fois, elle avait surpris Raymond nerveux, fatigué, désespéré de l’existence folle de sa femme ! Que de fois, il avait été sur le point de tout lui dire, à elle, la sœur de sa mère ! Mais l’Américaine l’effrayait, il en avait peur. Il n’osait pas non plus faire ses confidences à son ami Plemen, non seulement parce qu’il craignait que celui-ci ne se moquât de lui, mais aussi peut-être parce qu’il soupçonnait les rapports qui existaient entre Rhéa et lui.

 

– C’est précisément pour en finir avec ces soupçons et s’étourdir, ajouta un jour Mme Dusortois, que Deblain se lança dans la politique. S’il était nommé député, comme il l’espérait, il enlèverait sa femme à l’influence du docteur, car il ne reviendrait que rarement en province. Il ignorait bien certainement alors que M. Barthey avait remplacé M. Plemen dans le cœur de Rhéa, et il ne se doutait guère qu’en quittant Vermel, il agirait tout simplement selon les désirs de celle qui le trompait, et la livrerait lui-même à l’homme qu’elle aimait. Le malheureux était aveugle !

 

Au cours d’une autre déposition, la misérable tante raconta les impressions qu’elle avait ressenties le matin où, avertie de la mort de son neveu, elle était accourue à l’hôtel.

 

– En entrant dans la chambre de Raymond, dit-elle, lorsque je le vis inanimé, ayant, depuis longtemps déjà, rendu le dernier soupir, j’éprouvai d’abord une grande douleur, puis, à cette douleur se joignit aussitôt un profond désespoir. Non seulement il avait succombé seul, sans une main amie pour lui fermer les yeux, mais encore il n’avait pas reçu les secours de la religion. Cette pensée m’était si pénible qu’elle me conduisit immédiatement à me demander comment il pouvait se faire que sa femme ne l’eût pas entendu se plaindre, car bien certainement il avait appelé à son secours. On pouvait encore lire sur son visage une horrible expression de souffrance, et, bien que tout eût été déjà rangé dans sa chambre, il régnait néanmoins un certain désordre autour de son lit. Je me suis empressée alors de passer chez Mme Deblain. Elle pleurait, mais il ne me sembla point qu’elle eût un aussi grand chagrin qu’elle le voulait exprimer, et quand je lui demandai comment les plaintes de Raymond ne l’avaient pas réveillée, ses réponses furent embarrassées. De cela j’ai gardé fidèlement la mémoire.

 

Ce qu’il y avait de terrible dans tous ces détails donnés par Mme Dusortois, c’est que celle-ci était d’aussi bonne foi que peut l’être une personne aveuglée par la haine ; c’est qu’elle était absolument convaincue.

 

Par conséquent, M. Babou ne douta pas un instant de tout ce qu’il plut à la terrible parente de lui raconter ; c’est surtout sur ses dépositions que l’accusation s’affermit, et elles donnèrent au magistrat l’idée de faire une expérience d’acoustique pour s’assurer si Mme Deblain avait pu réellement ne pas entendre son mari.

 

Dans ce but, en compagnie du procureur de la République, il se transporta un matin à l’hôtel du boulevard Thiers, avec son greffier, et là, en présence des domestiques de la maison, il fit coucher le greffier dans le lit de M. Deblain, avec ordre de se débattre, de pousser des gémissements et même des cris, pendant que lui, enfermé dans la chambre à coucher de l’épouse coupable, il se rendrait compte de la façon dont ces bruits divers pouvaient parvenir d’un appartement dans l’autre, à travers les deux cabinets de toilette qui les séparaient.

 

L’épreuve fut décisive : le juge d’instruction perçut distinctement les moindres plaintes de son scribe. Cependant on était en plein jour.

 

Comment admettre alors que, dans le silence de la nuit, M. Deblain avait appelé à son aide sans que sa femme l’entendît.

 

Sur ce point spécial, il n’était pas permis de conserver l’ombre d’un doute. Si Mme Deblain n’était pas venue au secours de celui qui mourait, à quelques pas d’elle, dans d’atroces douleurs, c’est qu’il lui avait convenu de s’abstenir, soit par cruauté, soit par terreur, parce qu’elle n’avait osé affronter les derniers regards de sa victime.

 

Ce fut également l’opinion de M. Duret, et le procès-verbal de cette terrible constatation vint encore augmenter la série des preuves qui s’accumulaient contre les deux complices.

 

Toutes ces opérations terminées, son dossier mis en ordre et n’ayant plus qu’à rédiger ses conclusions tendant au renvoi des prévenus en cour d’assises par la chambre des mises en accusation, M. Babou voulut bien enfin autoriser Mme Deblain et Félix Barthey à communiquer avec leurs conseils et à recevoir la visite de leurs parents.

 

Il y avait près d’un mois que la jeune femme et le peintre étaient au secret, et déjà quinze jours que M. Panton, le révérend Jonathan et M. Armand Barthey étaient arrivés à Vermel, où l’opinion publique était toujours violemment surexcitée.

 

Si muet qu’eût été M. Babou, certains épisodes de son instruction étaient connus. On savait, entre autres choses, que la veuve de Raymond, après avoir comparu une seule fois devant lui, avait refusé de revenir à son cabinet et même de lui répondre, lorsqu’il s’était présenté à la prison des Carmes pour l’interroger.

 

On n’ignorait pas non plus que M. Félix Barthey avait à peu près agi de la même façon, et le dossier du magistrat instructeur étant ainsi forcément incomplet, en ce qui touchait les interrogatoires, on en préjugeait logiquement que les débats donneraient lieu à des révélations inattendues.

 

On n’en trouvait pas moins que M. Babou avait été bien dur et bien sévère en isolant aussi longtemps Mme Deblain.

 

Il lui avait à peine permis de recevoir quelques lignes de son père et de lui répondre, à la condition qu’il prendrait connaissance de ces lettres avant qu’elles fussent remises à leurs destinataires.

 

Profondément humiliée de cette mesure, la jeune femme n’avait jamais adressé à M. Panton et à Mme Gould-Parker que quelques mots chaque matin, pour leur donner de ses nouvelles et les assurer de sa tendresse.

 

Quant à l’Américain, il était à bout de patience ; il ne parlait de rien moins que d’étrangler tout le parquet de Vermel, lorsqu’il reçut enfin l’autorisation de voir son enfant.

 

Le gros Elias, accompagné seulement du révérend, car sa fille aînée était allée passer quarante-huit heures à Paris, ne fit qu’un bond de l’hôtel du Lion-d’Or à la prison des Carmes. Il est aisé de comprendre ce que fut la première entrevue de ce père indigné avec sa fille prisonnière.

 

Le brave Panton, qui, nous le savons, n’était rien moins qu’expansif, éclata en sanglots lorsque la jeune femme se jeta dans ses bras ; puis, couvrant de baisers son visage amaigri, il la garda contre son cœur en murmurant :

 

– Rhéa ! ma petite Rhéa ! Oh ! les misérables ! les coquins ! T’emprisonner, t’accuser, toi !

 

Jamais le Yankee n’avait senti à ce point combien sa fille lui était chère.

 

Il l’éloignait un peu de lui, mais à la longueur des bras seulement, pour lire sur ses traits fatigués toutes les souffrances qu’elle supportait depuis un mois ; puis il la ramenait de nouveau sur sa poitrine, en s’écriant :

 

– Voyez donc, Thompson, dans quel état ils l’ont mise ! Ah ! les sauvages, les Sioux, les Peaux-Rouges ! Je les tuerai tous, les lâches !

 

La veuve de Raymond répondait à son père par mille caresses.

 

Quant au révérend, dont l’émotion était profonde, car il aimait réellement sa nièce, il pouvait à peine prononcer une parole. Il se contentait de murmurer, en levant les yeux au ciel :

 

– Le Très-Haut est avec nous, il saura bien séparer l’ivraie du bon grain !

 

Master Panton finit enfin par céder aux prières de Rhéa, qui, le voyant un peu maître de lui-même, lui raconta tout ce qui s’était passé depuis le moment de son arrestation. Elle termina ce triste récit en disant :

 

– Soyez sans crainte, il ne me sera pas difficile de prouver mon innocence, et bientôt nous retournerons tous ensemble à Philadelphie, auprès de ma bonne mère, que je n’aurais jamais dû quitter. Je verrai aujourd’hui Me Langerol. C’est un des premiers avocats de la ville ; j’étais fort liée avec sa femme, qui est charmante ; je l’ai choisi pour défenseur.

 

– Tu en as encore un autre, fit Elias.

 

– Qui donc ?

 

– Un de mes anciens amis de là-bas, dont tu te souviens peut-être : le docteur Maxwell, qui a disparu si subitement jadis.

 

– Stephan Maxwell ! Je crois bien que je me souviens de lui. Comment est-il à Vermel ?

 

– Uniquement à cause de toi. Il est accouru de Paris dès qu’il a su ce qui se passait ici. Quant aux motifs de sa longue disparition, on ne les connaît pas.

 

– Je vais le voir ?

 

– S’il n’est pas venu ce matin avec nous, c’est par discrétion ; mais je suis sûr de lui, il n’a pas perdu son temps. Ah ! les gredins ! Te tenir ainsi prisonnière, dans celle horrible chambre, privée de tout ! Ils sont donc fous, ces gens-là !

 

Le gros Panton, pris d’un nouvel accès de colère, parcourait de ses regards furieux cette pièce sordide, où son enfant était condamnée à vivre pendant plusieurs semaines encore.

 

Il ne fallut rien moins que de nouveaux baisers de sa fille pour le calmer, car les exhortations de son beau-frère Jonathan à la patience le mettaient au contraire hors de lui.

 

Au même instant, Félix Barthey recevait la visite de son frère et de l’un de ses amis de Paris, Me Leblanc, l’un des jeunes maîtres les plus connus du barreau de la grande ville.

 

Depuis l’arrestation du peintre, il se tenait à sa disposition, ayant compris de suite qu’il n’y avait, dans la terrible aventure dont l’artiste parisien était la victime, qu’une stupide erreur.

 

Prévenu, par dépêche, que le prisonnier de M. Babou pouvait enfin communiquer avec ses parents et ses conseils, Me Leblanc n’avait pas perdu une seconde pour se rendre à Vermel. Il y était arrivé juste à temps pour accompagner M. Armand Barthey à la maison d’arrêt des Carmes.

 

Georges Leblanc avait, à cette époque, trente-cinq ans à peine, mais il était déjà presque célèbre, si lourd que fût à porter le nom illustre que lui avait laissé son père, le plus grand avocat criminel du siècle. Le jeune maître était un de ces Parisiens de race, qui savent faire marcher de front les travaux sérieux et les distractions mondaines.

 

De taille moyenne, blond, élégant, distingué, très lancé dans la haute société, familier avec toutes les illustrations de l’époque, de relations sûres, il était à l’occasion publiciste politique de premier ordre ou romancier rempli d’humour.

 

Devant la justice, il devenait un adversaire redoutable. On ne craignait pas moins sa logique que ses réparties sanglantes comme un coup de fouet de Juvénal. Barthey et lui étaient liés depuis près de dix ans. Ils avaient fait ensemble, pour ainsi dire, leurs débuts à Paris. Ils savaient ce qu’ils valaient l’un et l’autre.

 

Aussi le peintre, qui avait compté sur le jeune avocat, le reçut-il comme un ami impatiemment attendu. Il lui suffit de quelques mots pour le mettre au courant des choses. Me Leblanc avait en quelque sorte tout deviné.

 

– Il n’est pas moins vrai, répondit-il à l’artiste, que te voilà accusé d’empoisonnement. C’est idiot, mais tout est grave en semblable matière, surtout lorsqu’on professe ainsi que toi, et que moi, des opinions politiques qui transforment aisément, sans même qu’ils s’en doutent, les juges les plus honnêtes en ennemis irréconciliables. Je dois une visite à ces messieurs, c’est l’usage ; je la leur rendrai demain et saurai de suite à quels hommes nous avons affaire. J’ai accepté l’hospitalité de mon charmant confrère, Me Langerol, le défenseur de Mme Deblain. Nous aurons dans les vingt-quatre heures communication du dossier et l’étudierons ensemble. Pauvre petite femme, ce qui se passe est autrement douloureux pour elle que pour toi !

 

Quant à M. Armand Barthey, il s’était contenté d’embrasser son frère qu’il devait désormais visiter tous les jours. Moins encore que personne, il n’avait jamais douté de l’innocence de celui qui portait le même nom que lui.

 

Le soir même, Georges Leblanc fut mis en rapport avec William Witson, que M. Panton avait présenté à Me Langerol, car ce dernier s’était empressé de rendre visite au père de Mme Deblain, aussitôt qu’il avait été informé de son arrivée à Vermel, et tous ces amis et défenseurs des prisonniers se préparèrent à lutter contre M. Babou.

 

Le lendemain, Mme Gould-Parker revint de Paris et courut à la prison. L’entrevue des deux sœurs fut touchante. Tendrement enlacées, elles demeurèrent pendant de longs instants sans pouvoir prononcer un seul mot, n’échangeant que des soupirs et des baisers.

 

Rhéa, la première, revint au calme pour dire tout à coup à Jenny :

 

– As-tu été appelée chez le juge d’instruction ?

 

– Non, et j’en suis fort surprise. Dix fois, vingt fois, j’ai voulu aller le trouver ; mais Me Langerol s’y est énergiquement opposé.

 

– Dieu soit loué ! Alors, écoute-moi ; écoute-moi attentivement, pour ne pas oublier la moindre de mes paroles.

 

– Parle ! parle ! Tu m’épouvantes !

 

– Tu m’aimes toujours bien ?

 

– Si je t’aime !… Oh ! ma chérie !

 

La jeune femme saisit de nouveau sa sœur entre ses bras.

 

Mme Deblain se dégagea doucement de cette affectueuse étreinte et reprit :

 

– Tu sais qu’on a saisi chez moi les lettres que tu m’avais confiées. Or, le juge d’instruction les prétend écrites par M. Barthey et y voit la preuve que ce brave garçon est mon complice.

 

– Cela est affreux, je dois dire la vérité ! Il faut qu’on sache que ces lettres m’appartiennent.

 

– Moi, je ne le veux pas, ou plutôt je te supplie de garder le silence, non seulement à propos de ces lettres, mais même s’il t’est jamais adressé quelque question, que ce soit à l’égard de mon existence à la Malle, des excursions que j’y faisais, des motifs qui m’y amenaient. Jure-moi de répondre toujours : « Je ne sais rien. »

 

– Si mon silence allait te compromettre, te perdre !

 

– Il y a des choses qui doivent demeurer secrètes entre nous. Un mot de toi, un seul, serait peut-être plus imprudent que ton refus de parler. On donnerait à tes paroles une interprétation dangereuse pour nous deux. Ma Jenny bien-aimée, promets-moi, sur la vie de notre bonne mère, de m’obéir aveuglément.

 

– Explique-moi au moins…

 

– Non ! Si on te demande, et cela qui que ce soit, fût-ce même notre père : « Votre sœur avait-elle un amant, cet amant n’était-il pas M. Félix Barthey ? » contente-toi de répondre : « Je ne le crois pas, rien ne m’a jamais permis de le supposer. » Si on te pose cette question : « Mme Deblain est-elle venue à la Malle dans la soirée du 22 septembre, y a-t-elle passé la nuit ? » Dis seulement : « À cette époque, j’étais très souffrante et il est arrivé plusieurs fois à ma sœur de ne pas rentrer en ville ou de venir me rejoindre le soir, mais je ne puis me souvenir si cela lui est arrivé à telle ou telle date. »

 

– Rhéa ! ma chère Rhéa !

 

Mme Gould-Parker s’était laissée tomber sur un siège. Le visage voilé de ses deux mains, elle sanglotait.

 

La veuve de Raymond se mit à ses genoux, l’entoura tendrement de ses bras, but en quelque sorte ses larmes dans ses baisers et lui dit :

 

– D’ailleurs, maintenant, on ne t’interrogera pas ; on l’eût fait déjà depuis longtemps. Si tu as toujours pour moi la même affection, jure-moi de m’obéir.

 

– Tu le veux ?

 

– Je t’en supplie, pour ton bonheur et pour le mien.

 

– Eh bien ! soit ! il en sera fait ainsi que tu l’ordonnes, je te le jure ! Tu sais bien cependant que je suis prête à donner pour toi mon honneur et ma vie !

 

– Ah ! merci, merci ! L’heure de comparaître devant mes juges peut maintenant sonner ; elle me trouvera forte et sans peur.

 

Les deux filles d’Elias Panton, unies par ce pacte mystérieux, le scellèrent d’un dernier baiser.

 

Moins de huit jours plus tard, Mes Langerol et Leblanc avaient vu tous les témoins cités par le juge d’instruction, moins Mme Dusortois, et leur enquête était terminée.

 

Ils firent alors savoir immédiatement au chef du parquet qu’ils avaient choisi comme médecin expert M. Stephan Maxwell, docteur de la Faculté de Paris, et qu’ils demandaient, conformément à la loi, que la partie réservée des organes examinés par le docteur Plemen fût mise à la disposition de son confrère, afin que celui-ci pût se livrer à une contre-expertise, s’il la jugeait nécessaire.

 

Cette requête des défenseurs de Mme Deblain et de Félix Barthey fit hausser les épaules à M. Babou.

 

Douter de la science du docteur Plemen, vouloir contrôler son examen, discuter son rapport médico-légal, c’était là, pour le juge d’instruction, le comble de l’outrecuidance et, en quelque sorte, une preuve nouvelle que les conseils des prévenus ne savaient comment s’y prendre pour lutter contre l’instruction.

 

Néanmoins il donna l’ordre au commissaire de police, M. Berton, de satisfaire à la demande de la défense. Il apprit alors que cela allait nécessiter une exhumation nouvelle, car non seulement le docteur Plemen avait omis de faire deux parts des fractions d’organes enlevées par lui au cadavre de la victime et c’était la totalité de ces fractions qu’il avait soumise à son analyse chimique, mais on n’avait pas même suivi les prescriptions accoutumées, ordonnant de replacer le corps dans une bière scellée qui doit rester à la disposition de la justice.

 

Certainement il y avait là un oubli fâcheux de la part du grand praticien de Vermel ; mais M. Babou ne songea pas un instant à l’en rendre responsable. Jamais, dans les causes criminelles précédentes, et cela depuis une dizaine d’années, une contre-expertise n’avait été demandée.

 

Le commissaire de police fut donc obligé de procéder à une seconde exhumation ; le corps du malheureux époux de Rhéa sortit une seconde fois de sa bière et fut étendu de nouveau sur la table de marbre de la salle d’autopsie, pour être examiné par le docteur Maxwell, auquel, sous le prétexte qu’il était étranger, le juge d’instruction imposa le concours, c’est-à-dire la surveillance du docteur Magnier.

 

Mais M. Magnier était aussi galant homme que médecin de valeur. Il ne lui fallut que quelques instants de conversation avec Maxwell pour comprendre qu’il avait affaire à un confrère du plus haut mérite, et ils furent immédiatement d’accord.

 

Par déférence et aussi par ironie contre ses adversaires, M. Babou avait informé le docteur Plemen de ce qui se passait, car l’ancien ami de Raymond ne sortait plus de chez lui que pour visiter ses malades. Il avait même, pour raisons de santé, abandonné momentanément la direction de l’hôpital. Il se contenta de répondre au magistrat :

 

– La défense use de son droit ; si l’expert qu’elle a choisi peut prouver que j’ai commis une erreur, personne n’en sera plus heureux que moi.

 

Ces quelques mots avaient exaspéré le juge instructeur, dont l’orgueil professionnel était déjà dans un inexprimable état de surexcitation.

 

Depuis un mois, il avait été fait, près de lui, une foule de démarches dans l’intérêt de ceux qu’il croyait coupables.

 

Le général Sauvière, auquel Félix Barthey devait sa médaille militaire, était venu lui-même chez M. Babou, et, dans sa rudesse loyale de soldat, il lui avait dit qu’il était prêt à répondre du peintre sur son propre honneur.

 

Les gens les plus considérables de Paris lui avaient écrit dans le même sens. Le premier secrétaire de l’ambassade américaine, ami du colonel Gould-Parker, avait fait plusieurs fois le voyage de Paris pour voir Mme Deblain et les membres du parquet, et, de la Chancellerie, on avait recommandé de nouveau au procureur général de mener cette affaire avec la plus grande circonspection, de ne marcher en quelque sorte qu’à coup sûr.

 

Mais au lieu de troubler la conscience du juge d’instruction, toutes ces marques de sympathie pour les prévenus avaient eu un résultat diamétralement opposé.

 

Devant les dénégations des autres, sa conviction s’était faite plus profonde, et il hâta si bien les choses, il mena à ce point le procureur général – car M. Duret, le procureur de la République, s’était effacé, ainsi d’ailleurs que le premier président – que bientôt le dossier de l’affaire fut remis à la chambre des mises en accusation ; et moins de huit jours plus tard, conformément aux conclusions de M. Lachaussée, cette chambre rendit un arrêt qui renvoyait en cour d’assises, sous l’accusation d’empoisonnement, Rhéa Deblain et Félix Barthey.

 

Cette terrible nouvelle, qui atterra le brave Elias Panton, le révérend Jonathan et Mme Gould-Parker, ne surprit ni la jeune femme ni le peintre.

 

Mes Langerol et Leblanc ne leur avaient pas fait espérer un seul instant que M. Babou conclurait à une ordonnance de non-lieu.

 

Il s’était trop avancé, non pas pour ne point revenir en arrière, si sa conscience le lui avait commandé, – nous l’avons dit, ce n’était pas un malhonnête homme, – mais pour voir nettement les choses.

 

Sans s’en rendre compte, sans se l’avouer, il pensait son honneur engagé ; et sa femme lui disait trop souvent, depuis les débuts de l’affaire : « Jérôme, tu tiens ta présidence de chambre entre les mains ! » pour qu’il ne demeurât pas absolument convaincu de son coup d’œil, de sa haute intelligence et du dénouement selon ses vues de ce drame judiciaire, dont il avait, avec tant d’indépendance et si habilement, dénoué tous les fils. Il le pensait, du moins.

 

Quant au docteur Maxwell, après avoir étudié le rapport médico-légal de son confrère Plemen et terminé son analyse chimique, il avait dit à Mes Langerol et Leblanc :

 

– Le parquet de Vermel ne se doute pas des surprises que je lui réserve.

 

Il s’était transporté ensuite à la maison des Carmes, où, en embrassant la pauvre Rhéa et en serrant les mains de l’artiste, il leur avait juré que toute cette horrible aventure se terminerait à la confusion de leurs accusateurs.

 

L’affaire était inscrite au rôle pour la fin de la seconde quinzaine de décembre.

 

L’heure de la flétrissure ou de la réhabilitation allait enfin sonner pour ces deux infortunés qui subissaient, depuis près de trois mois, les tortures morales de la détention préventive.

 

Conformément aux usages, la veille de l’ouverture des débats, M. le conseiller de la Marnière, président des assises pour la session, interrogea successivement les deux accusés. Il ne sortit pas moins ému de la cellule de Mme Deblain que de celle de M. Barthey.

 

– Triste et mystérieuse affaire ! murmura l’éminent magistrat en rentrant chez lui ; si ces malheureux sont innocents, comme je le crois, je ferai mon devoir et tenterai du moins de sauver la dignité de la justice, si imprudemment compromise.

X

AVANT L’AUDIENCE


Le lendemain, 26 décembre, anniversaire, jour pour jour, par une étrange rencontre, de cette représentation de Froufrou qui avait attiré à la Malle toute la haute société de Vermel, les portes de la cour d’assises devant laquelle allait comparaître Mme Deblain étaient ouvertes au public à dix heures du matin.

 

La foule, qui attendait impatiente, depuis l’aube, malgré la température glaciale, foule composée en majeure partie, selon les expressions énergiques de M. de Cormenin, de piliers de cabarets, de souteneurs de filles, de voleurs émérites ou apprentis, se précipita dans l’enceinte réservée, à l’extrémité de la salle, aux spectateurs debout des drames de la justice.

 

Les banquettes occupant le milieu de l’immense parallélogramme aux grandes boiseries de chêne, où se tenaient les audiences criminelles, étaient envahies depuis déjà près d’une heure par les privilégiés munis de cartes. Il n’en restait que deux de libres, celles où les témoins devaient prendre place après avoir déposé.

 

Quant aux sièges disposés en avant de ces banquettes, dans le prétoire, jusqu’à la barre, à toucher la tribune des jurés et le banc des avocats, et même sur l’estrade de la cour, laissant à peine aux magistrats un espace suffisant, ils attendaient ces invités de première catégorie qui n’avaient pas besoin d’arriver d’avance, puisqu’ils étaient titulaires, comme à une première représentation, de places gardées.

 

On était tout surpris que M. de la Marnière eût ainsi réglé les choses, car on l’avait souvent entendu s’élever avec indignation contre la transformation en théâtre de l’enceinte de la justice, et dans les affaires qu’il avait précédemment présidées, il n’avait accordé d’entrées de faveur à l’audience qu’aux personnes qu’un intérêt avouable y appelait.

 

Pourquoi ce changement dans la façon de faire de l’éminent conseiller ? Ne pouvant s’en rendre compte, bon nombre de gens de son milieu l’en blâmaient.

 

N’offrent-ils pas, en effet, le plus écœurant des spectacles, ces curieux qui viennent à la cour d’assises comme ils vont chez les dompteurs, espérant la révolte des fauves, ou dans les cirques, guettant la chute des acrobates ?

 

Pour ces blasés, avides d’émotions violentes, il n’y a, dans les débats des causes criminelles, ni exemple ni haute leçon de moralité, mais seulement, entre l’accusé qui se défend et l’accusateur qui accable, une lutte dont l’honneur et la tête sont le prix. Ils se soucient aussi peu de l’éloquence du ministère public que de celle des avocats. Ce qui seulement les intéresse et les émeut, ce sont les côtés dramatiques ou scandaleux de l’affaire.

 

Et ces femmes du monde qui sont là, pêle-mêle avec des filles – car si tel magistrat a donné une place à Mme la comtesse de X…, tel autre a fait entrer sa maîtresse – cette promiscuité ne les froisse pas, cette atmosphère lourde et viciée ne les étouffe point.

 

Élégantes, quelques-unes en noir, comme si, par avance, elles portaient le deuil de l’accusé – il y a des toilettes d’audience, comme il y a des toilettes de bal, de dîner et d’académie – grignotant des friandises et respirant des sels, jouant de l’éventail, les larmes aux yeux ou les lèvres souriantes, selon les phases des débats ; névrosées, hypnotisées par leur curiosité malsaine, les plus délicates, les plus honnêtes supportent tout sans rougir : les voisinages honteux, les détails grossiers, parfois obscènes des rapports médico-légaux, les réponses ordurières ou cyniques des accusés, la vue des pièces de conviction : armes teintes de sang, linges maculés, flacons empoisonnés, débris humains renfermés dans des bocaux après avoir servi aux analyses chimiques.

 

Le teint un peu pâle et le lorgnon aux yeux, elles examinent ces horribles choses du plus près possible. Pour peu, elles les toucheraient de leurs mains finement gantées.

 

Et tout cela, ces mères de famille que des prostituées coudoient, avec lesquelles elles échangent des sensations, tout cela en face du Christ, que la laïcisation n’a pas encore chassé des salles d’audience et dont le soir, dévotement, pleines de foi en sa miséricorde, elles feront baiser les pieds à leurs enfants, avant de les étendre doucement dans le berceau !

 

Ce n’est pas seulement à la dignité de la justice que porte atteinte la présence de ce public choisi, c’est encore parfois à son équité, à sa liberté d’appréciation.

 

Parmi ces spectatrices – quel autre nom leur donner ? – les magistrats et les jurés ont toujours des parentes leur tenant de fort près : femmes, filles ou sœurs. Est-ce qu’il serait humain d’admettre que leurs impressions, leurs raisonnements, leurs observations, leurs sentiments divers, soit de pitié, soit d’horreur, sont sans effet sur ceux qui les suivent des yeux pendant les débats et les retrouvent durant les suspensions d’audience ou le soir, dans l’intimité de la famille ?

 

Et lorsque les juges reprennent possession de leurs sièges, en même temps que les membres du jury rentrent à leur banc, ils voient les choses tout autrement qu’ils ne les avaient appréciées d’abord. Des criminels ont dû la vie à cette influence de l’auditoire. Peut-être d’autres, ce qui est plus atroce à penser, lui ont dû la mort.

 

Un exemple entre tous.

 

C’était à l’affaire Moyaux, cet horrible assassin de sa petite fille ; Me Demange l’avait défendu avec cette éloquence entraînante, cette habileté d’analyse et de déduction qui font de lui l’un des meilleurs avocats d’assises de notre temps ; mais la condamnation capitale du misérable n’en paraissait pas moins certaine.

 

Quelles circonstances atténuantes pouvait-on accorder à un semblable forfait ? À moins d’assimiler Moyaux à Médée et d’avoir la hardiesse de dire : « De même que l’épouse de Jason a poignardé ses fils pour ne pas les laisser dans les bras de Creuse, sa rivale, de même Moyaux, dans un accès de folie, a tué sa fille, plutôt que de la rendre à sa femme. »

 

Cette femme était venue à l’audience ; sa déposition accablante avait moins exprimé sa douleur de mère que sa haine d’épouse ; l’auditoire l’avait bien compris, et des murmures de réprobation l’avaient accompagnée lorsqu’elle était allée s’asseoir, au banc des témoins, auprès de celui dont on la disait la maîtresse.

 

Qu’arriva-t-il ? C’est qu’au moment où les jurés, en se retirant dans leur salle des délibérations, entraient dans le couloir grillé qui longe l’estrade de la cour, un des publicistes, un des moralistes et des auteurs dramatiques les plus célèbres de notre époque, qui était adossé contre cette séparation, se retourna et, voyant passer ces honnêtes gens, ces pères de famille qui allaient décider de la vie ou de la mort de l’accusé, il dit à haute voix :

 

– Si on fait tomber la tête de cet homme, sa veuve épousera son amant ; ce sera tout simplement monstrueux !

 

Et Moyaux obtint le triste bénéfice des circonstances atténuantes. Il ne fallait pas que sa femme pût se remarier !

 

Qui sait si, dans d’autres cas, les impressions de la foule n’ont pas envoyé à l’échafaud quelque misérable que le jury, laissé aux seules appréciations de sa conscience, aurait pris en pitié ?

 

Voilà ce qui résulte, plus souvent qu’on ne le suppose, du contact trop immédiat de ces privilégiés, de ces spectateurs des premières, avec ceux qui tiennent entre leurs mains l’honneur et la vie des accusés.

 

C’était devant un auditoire ainsi composé, trié sur le volet, que la pauvre Mme Deblain allait comparaître !

 

Non seulement elle aurait à se défendre de l’odieuse accusation relevée contre elle, mais il lui faudrait le faire en présence de ces gens de son monde, qui avaient été ses hôtes, ses amis, les courtisans de sa fortune et de sa beauté ; en face de ces femmes dont elle n’ignorait pas la haine, dont les basses jalousies l’avaient toujours surveillée, dont les regards ironiques allaient lui dire toute leur joie hideuse de son abaissement.

 

Comment M. de La Marnière n’avait-il pas hésité à donner ainsi la malheureuse en spectacle ?

 

Certains disaient que le président des assises n’avait osé faire autrement ; mais d’autres insinuaient que, s’il avait agi de la sorte, c’est que les débats devaient peut-être tourner à la confusion de ceux qui les avaient provoqués, et qu’il espérait la réhabilitation de Mme Deblain aussi éclatante que l’accusation était imméritée.

 

Il est alors aisé de comprendre si la curiosité de tous avait atteint son paroxysme, et avec quel souci de ne pas arriver après le lever du rideau, les personnes que leurs sièges réservés attendaient vinrent en prendre possession dès dix heures du matin, bien que l’audience ne dût être ouverte qu’une heure plus tard.

 

Mmes Lachaussée et Babou, arrogantes et plus vulgaires encore dans leurs toilettes de mauvais goût, furent des premières.

 

L’huissier de la cour, par ordre bien certainement, leur avait donné les meilleures places, au premier rang, contre le banc des avocats, le plus près possible des accusés. N’étaient-elles pas avides de ne rien perdre des angoisses de cette étrangère qui, pendant deux ans, les avait humiliées de sa jeunesse, de sa beauté, de son élégance et de sa générosité pour les pauvres ?

 

Leurs amies, animées des mêmes sentiments mauvais, parurent ensuite les unes après les autres, échangeant des sourires, des saluts de la main, comme si elles se rencontraient dans un salon, hochant la tête, levant les yeux au ciel, comme pour dire : « Hein ! quelle aventure ! Cela devait finir ainsi ! »

 

D’autres femmes les suivaient, plus discrètes, moins expansives, bien évidemment dans des dispositions d’esprit tout autres.

 

C’étaient, celles-là, des personnes appartenant au vrai et meilleur monde, restées fidèles à Mme Deblain, n’admettant pas sa culpabilité et convaincues que leur présence et leurs regards sympathiques lui rendraient du courage.

 

On reconnaissait, au milieu, d’elles, la jolie Mme Mortier, qui avait joué, à la Malle, le rôle de Louise dans Froufrou, et la charmante Mme Langerol, la femme du courageux et dévoué défenseur de la fille d’Elias Panton.

 

Puis, çà et là, les amis de Félix Barthey : le prince de Linar, le peintre Robert Blaise, les romanciers Duprat et Bernès, les sculpteurs David et Thirion, braves cœurs, honnêtes gens et célébrités parisiennes, qui ne dissimulaient ni leur indignation, ni leur mépris pour ceux dont la sottise, la passion politique ou le zèle aveugle avaient si lestement transformé en empoisonneur le loyal garçon qu’ils savaient incapable même d’une mauvaise pensée.

 

Enfin, sur l’estrade, occupant déjà les sièges qui leur étaient réservés en arrière de la cour, les autorités du département : le préfet, un de ces fonctionnaires républicains sceptiques, intelligents et de bonne société, comme on en rencontre encore quelques-uns, qui s’était sagement abstenu de jouer aucun rôle dans l’affaire, se souvenant que sa femme et lui avaient été fréquemment les hôtes des Deblain, et ne croyant peut-être qu’officiellement à la culpabilité de la jolie veuve ; le maire de Vermel, ridicule et prétentieux personnage, qui venait de faire enlever de l’une des places de la ville la statue de saint Louis, dans l’espoir que cet acte de vandalisme historique et artistique lui vaudrait la décoration après laquelle il courait avec un tel acharnement, qu’on appelait les actes de son omnipotence : « les stations de la croix de monsieur le maire » ; le receveur général, informé par le riche banquier, M. Meursan, que l’un des compatriotes de Mme Deblain, venu tout exprès à Vermel pour la défendre, lui avait été recommandé d’une façon toute particulière par l’une des sommités financières les plus honorables de Paris ; le général de division Sauvière, vaillant soldat qui, ayant eu Félix Barthey sous ses ordres pendant la guerre, ne doutait pas de son innocence ; et enfin, sur le devant de la scène, ou plutôt sur le devant de l’estrade, à droite, à proximité du siège du ministère public, MM. Duret et Babou : le premier, raide et froid comme toujours ; le second, rasé de frais, au teint verdâtre, endimanché dans sa redingote, noire frippée comme un vêtement sortant du monts-de-piété, et s’efforçant en vain de faire entrer ses grosses mains dans des gants à un seul bouton, bruns, aux coutures blanchâtres et trop courts.

 

C’était leur œuvre, à ces deux personnages, qui allait se jouer sur ce terrible théâtre, et ils n’avaient garde de manquer à la représentation !

 

Pendant ce temps-là, Mme Deblain et Félix Barthey attendaient, entourés de leurs parents et de leurs défenseurs, non pas dans la petite geôle sombre, aux bancs de bois, où d’ordinaire étaient gardés les accusés jusqu’à l’ouverture des débats et pendant les suspensions d’audience, mais, par ordre de M. de la Marnière, dans une pièce éclairée, chauffée et meublée de sièges convenables, qui faisait suite à la chambre du conseil.

 

Les deux gendarmes chargés de la surveillance des prisonniers se tenaient discrètement à l’écart.

 

Rhéa était douloureusement changée. Malgré tous les appels qu’elle avait faits à son énergie, malgré les sympathies dont elle se sentait entourée, la présence de ceux qu’elle aimait, le calme de sa conscience et la confiance qu’elle avait aussi bien dans la bonté de sa cause que dans le talent de son avocat, ces trois mois de détention préventive l’avaient brisée.

 

Son teint n’était plus chaud comme autrefois, ses lèvres se crispaient dans un rictus nerveux. Entourés d’un cercle bleuâtre, ses yeux, aux regards si doux jadis, lançaient des éclairs fiévreux et paraissaient démesurément agrandis. Sa beauté rayonnante avait disparu ; mais la malheureuse était peut-être plus belle encore qu’autrefois, avec sa pâleur de victime et sa résignation de martyre.

 

Ah ! c’est que, pour elle, nous l’avons dit, les jours avaient été longs et les nuits horribles dans l’isolement de sa cellule ; et à cette heure dernière, à toucher le dénouement de cet épouvantable drame dont elle était l’héroïne, certaines pensées qui l’avaient obsédée dans ses insomnies lui revenaient encore.

 

Elle ne pouvait surtout s’expliquer la conduite du docteur Plemen. Comment, cet homme qui lui avait avoué son amour, c’était à lui qu’elle devait d’être accusée d’empoisonnement ! Et il n’était venu la voir que deux fois ; il ne lui avait écrit que quelques ligues de consolations banales, depuis le jour où il lui avait fait parvenir cette lettre terrible pour lui apprendre la mort violente de son mari. La croyait-il donc coupable ?

 

Ah ! comme elle se reprochait ses coquetteries avec lui. Dans son orgueil féminin, ce souvenir lui causait de vifs remords et une profonde humiliation.

 

Cependant elle n’avait autour d’elle, à ce moment suprême, que des amis : son père, sa sœur, son avocat si dévoué, Me Langerol, dont la confiance communicative aurait dû la rassurer un peu, et son oncle Jonathan, dont l’affection, si ridicule parfois dans ses manifestations, n’en était pas moins sincère.

 

Elle savait de plus que la haute société de la ville lui portait le plus réel intérêt, et, néanmoins, elle tremblait.

 

Quant à Félix Barthey, depuis sa riposte si vigoureuse à M. Babou, lors de sa première comparution devant lui, il n’avait pas eu un seul instant de colère ni de défaillance.

 

Si parfois, çà et là, il s’était senti le cœur serré par une douloureuse angoisse, c’est à la pensée que la malheureuse Mme Deblain subissait, comme lui, l’atroce supplice de la prison préventive et de l’isolement.

 

Il est aisé de comprendre que, de sa propre innocence, le peintre en avait conclu à l’innocence de celle dont l’accusation le prétendait l’amant et le complice.

 

Le jour où il avait pu le lui faire savoir, par l’intermédiaire de ceux qui les visitaient tous deux, il s’était empressé de l’assurer de son respect, de son affection, de son entier dévouement.

 

Il ignorait alors sur quoi reposaient les charges relevées contre elle, et, lorsque Rhéa lui avait fait jurer de ne jamais tenter de la défendre auprès du juge d’instruction, de ne pas répondre aux questions qu’on pourrait lui adresser relativement à ses excursions à la Malle, au moment de la mort de son mari, il avait sans doute compris pourquoi l’infortunée exigeait ce silence, car il l’avait religieusement gardé.

 

M. Babou avait eu beau faire, il s’était toujours refusé à parler. Au moment de comparaître devant le jury, il était aussi calme que son défenseur, Me Georges Leblanc, dont l’esprit effrayait si justement par avance le procureur général.

 

En retrouvant Mme Deblain dans cette petite pièce que le président des assises avait assignée à ses accusés, Félix Barthey s’était empressé de courir à elle pour lui baiser la main, et cet hommage spontané avait réconforté la pauvre femme.

 

Le peintre avait ensuite échangé un sourire avec Mme Gould-Parker, puis il était revenu auprès de son frère et de son défenseur, lorsque, tout à coup, la porte s’ouvrit pour livrer passage à William Witson, ou plutôt au docteur Maxwell, puisque notre personnage avait dû renoncer à son incognito.

 

La physionomie d’ordinaire si grave, si impénétrable de l’Américain exprimait une satisfaction intime ; ses yeux rayonnaient d’un étrange orgueil.

 

Tout, dans sa démarche, dans sa voix, trahissait une assurance absolue, une joie profonde. Chacun s’en aperçut.

 

– Voici le grand moment arrivé, ma chère compatriote, dit-il en s’approchant de Mme Deblain, qui lui tendit son front. Je ne vous demande que du calme ; le reste regarde votre défenseur et moi. Dans quelques heures, j’en ai la conviction, ici les rôles seront intervertis. N’oubliez aucune de nos recommandations.

 

– Oui, du courage, ma fille, du courage ! supplia le gros Elias, embrassant son enfant plus tendrement qu’il ne l’avait jamais fait ; prouve à tous ces gens-là que les femmes de notre pays sont vigoureusement trempées ; ne donne à personne la satisfaction de te voir trembler.

 

– Vous avez raison, père, répondit Rhéa en se levant brusquement avec une expression de révolte et d’énergie sur ses traits fatigués. J’ai honte de ne pas mieux suivre l’exemple que me donne M. Barthey. Ah ! pardonnez-moi tous !

 

Elle allait des uns aux autres, leur serrant les mains, les embrassant, leur souriant et répétant d’une voix ardente :

 

– Ah ! je suis une empoisonneuse ! Eh bien ! nous allons leur prouver, n’est-ce pas ? qu’ils en ont menti, qu’ils sont tout à la fois des calomniateurs et des sots !

 

– Dieu soit loué ! psalmodia mystiquement l’oncle Jonathan ; la nuit dernière, les yeux de mon homme intérieur se sont ouverts, j’ai assisté au combat victorieux de la vérité contre l’erreur, et…

 

Mais le révérend fut subitement interrompu par une voix nasillarde qui glapissait du seuil de la pièce :

 

– Monsieur le président donne l’ordre de faire entrer les accusés !

 

Mme Deblain embrassa une dernière fois son père et sa sœur ; puis, d’un pas ferme, escortée du gendarme commis à sa garde et suivie de Félix Barthey, elle se dirigea vers la porte qui mettait en communication le couloir avec cette loge, sorte de pilori, où prennent place, innocents ou coupables, les malheureux qui comparaissent devant la justice.

 

M. le conseiller La Marnière venait, en effet, de prononcer les mots sacramentels :

 

– L’audience est ouverte ; faites entrer les accusés !

XI

DEVANT LE JURY


Lorsque le garde eut ouvert toute grande la porte du compartiment assigné aux accusés, qui était juste en face des larges fenêtres de la salle des assises, le jour, en pénétrant dans le couloir obscur, y projeta, sur le gris de la muraille, une sorte de panneau lumineux. Mme Deblain s’arrêta brusquement.

 

Cette porte lui faisait l’effet d’un cadre où elle allait se placer comme pour fixer plus complètement encore les regards avides de tous.

 

Les forces lui manquaient à ce point qu’elle mit inconsciemment sa main sur le bras du gendarme, qui, la voyant hésiter à le suivre, s’était rapproché d’elle.

 

Toutefois, cette faiblesse ne dura qu’un instant. En entendant M. Barthey lui dire : « Courage ! » elle se redressa et, d’un pas ferme, franchit le seuil maudit.

 

Mais, arrivée d’un élan au milieu de la loge, frappée au visage par les rayons du soleil, qui venait de percer les nuages, comme pour saluer ironiquement son entrée au banc d’infamie et la mettre en pleine lumière, à la vue de cette barrière de chêne qui la séparait de cet espace, gouffre où s’agitait la foule, monstre à mille têtes, dont les yeux la dévoraient, le sang lui afflua au cœur, elle porta les mains à son visage comme pour en arracher le voile qui obscurcissait sa vue et elle s’affaissa lourdement, au hasard, sur l’un des sièges qui se trouvaient là.

 

Ce fut dans tout l’auditoire un mouvement de pitié, à l’apparition de cette veuve en grand deuil du mari dont on la disait l’empoisonneuse, puis les cris répétés de : « Assis ! assis ! » s’adressant à quelques femmes, Mmes Lachaussée et Babou entre autres. Pour mieux voir la pauvre Rhéa, elles s’étaient levées.

 

Du banc des avocats, où il venait de prendre place à côté de Mes Langerol et Leblanc, William Witson s’élança contre la balustrade sur laquelle Mme Deblain demeurait appuyée.

 

Il lui dit quelques mots à demi-voix, lui fit respirer des sels, et l’Américaine releva bientôt la tête, pour ne plus offrir à la curiosité publique qu’une physionomie où on pouvait lire, il est vrai, les douleurs de deux mois de torture, mais qui n’exprimait plus que l’énergie !

 

Quant à Félix Barthey, après s’être incliné devant la cour, il avait, du regard, salué ses amis et, rassuré par la nouvelle attitude de celle dont l’accusation le faisait le complice, il s’était assis à l’autre extrémité du compartiment, laissant ainsi, entre sa coaccusée et lui, deux sièges que les gardes se préparaient à occuper, lorsque le président de la cour leur commanda :

 

– Placez-vous en arrière.

 

Ces hommes obéirent et adossèrent leurs chaises à la muraille.

 

Sévèrement vêtu de noir, le ruban de la médaille militaire à la boutonnière, Barthey était parfaitement calme.

 

Sur les avis réitérés de l’huissier, le silence s’était fait dans la foule. Pendant qu’on procédait au tirage au sort des jurés, Elias Panton, le révérend Jonathan et les amis de Félix Barthey prenaient place sur la première des banquettes qui leur avait été réservée.

 

Lorsque les jurés furent à leur poste, M. de La Marnière leur lit l’allocution accoutumée relativement à leurs devoirs, puis il adressa aux accusés les questions d’usage pour constater leur identité.

 

L’honorable magistrat avait dit « madame », en parlant à Rhéa, et s’était dispensé de faire précéder le nom de Barthey du mot : « accusé ».

 

Mme Deblain était dans un tel état de prostration que Me Langerol dut la rappeler à elle en lui touchant la main.

 

Alors, la malheureuse, se soulevant à demi, dit d’une voix étranglée :

 

– Marie-Rhéa Panton, veuve Deblain, née à Philadelphie, en 1862.

 

Et, d’une pâleur de morte, elle s’affaissa de nouveau sur son siège.

 

L’artiste parisien, debout, la tête haute, le regard droit devant lui, sans viser à l’effet, mais simplement et avec fermeté, répondit :

 

– Raoul-Félix Barthey, né à Lyon en 1848, peintre, demeurant à Paris, rue d’Offémont, 46, décoré de la médaille militaire pendant le siège de Paris.

 

Cette phrase, dont les moindres mots parvinrent jusqu’au fond de la salle, fut suivie d’une sorte de murmure sympathique du public, et les magistrats composant la cour purent entendre derrière eux, sur l’estrade, le général Sauvière qui grondait avec colère :

 

– Il ne l’a pas volée, cette décoration-là, le brave garçon !

 

– Soyez attentifs à ce que vous allez entendre, dit aussitôt le président aux accusés.

 

Et, sur son ordre, après avoir donné connaissance de l’arrêt de la cour, le greffier commença, au milieu d’un profond silence, la lecture de l’acte d’accusation.

 

Ce document était-il bien l’œuvre de M. Lachaussée ?

 

Il est probable, au contraire, que le procureur général avait appelé à son aide ses collaborateurs accoutumés : MM. Duret et Babou, pour le rédiger, car c’était un exposé rapide et clair, sans phrases dramatiques ni détails inutiles, des faits constatés par l’instruction, depuis la mort inattendue de M. Deblain jusqu’aux preuves recueillies sur les causes de cette mort violente et celles qui avaient été relevées ensuite contre ceux qui s’étaient rendus coupables de ce crime.

 

Cet acte se terminait par ces mots, qui firent courir un frisson dans l’auditoire :

 

« En conséquence, Marie-Rhéa Panton, veuve Deblain, et Félix Barthey sont accusés d’avoir commis, sur la personne de Raymond Deblain, un empoisonnement ayant causé la mort, avec cette circonstance aggravante de la préméditation, crime prévu par les articles 296, 297, 301 et 302 du Code pénal. »

 

– Voilà de quoi vous êtes accusés, dit le président à la jeune femme et à l’artiste, sans revenir sur aucun point de la lecture qui venait d’être faite ; vous allez entendre les charges qui seront produites contre vous.

 

Il ne restait plus, avant d’entrer dans le vif des débats, qu’à procéder à l’appel des témoins. Le greffier le fit à haute voix. La plupart étaient des domestiques des Deblain.

 

Mme Dusortois, dont on se rappelle les explications si graves devant M. Babou, avait mis en avant sa proche parenté avec l’accusée pour solliciter la faveur de ne pas paraître à l’audience. Non sans quelque hésitation, le président la lui avait accordée. On lirait sa déposition écrite. L’honorable M. de La Marnière avait également décidé que, puisqu’ils n’en exprimaient pas le désir, M. Elias Panton et le révérend Jonathan ne seraient pas entendus.

 

Nous pensons inutile d’affirmer que si l’oncle de la malheureuse Rhéa allait ainsi rester dans l’ombre, c’était bien malgré lui.

 

En effet, depuis un mois, le clergyman préparait un discours sur lequel il fondait les plus belles espérances, non pour démontrer l’innocence de sa nièce – l’excellent homme n’en doutait pas – mais pour convertir quelques âmes aux doctrines mystiques de Swedenborg ; et il n’avait pas été facile de lui persuader que, tout en faisant partie du « temple » de la justice, une salle d’audiences criminelles n’est rien moins qu’une chaire ouverte aux controverses religieuses.

 

Aucun témoin à décharge n’était cité par Félix Barthey, à la grande surprise du procureur général ; mais Me Langerol avait informé ce magistrat, trois jours avant l’ouverture des débats, conformément à la loi, qu’il ferait entendre Dumont, le cocher de Mme Deblain, et un sieur Adrien Millet, employé de l’octroi à Vermel.

 

Dès que les témoins se furent retirés, pour ne plus revenir que dans l’ordre où ils seraient appelés, l’honorable M. de La Marnière commença l’interrogatoire.

 

Ce fut d’abord à Mme Deblain qu’il s’adressa :

 

– Vous savez de quoi vous êtes accusée, lui dit-il. Vous avez refusé de répondre au cours de l’instruction. Peut-être pensiez-vous qu’il en est en France ainsi que dans votre pays, où les accusés ne doivent pas être interrogés. Votre intention est-elle de garder le même silence en face de MM. les jurés ? Vous en avez le droit. Si vous éprouvez quelque peine à vous lever, vous pouvez rester assise.

 

La pauvre femme, qui avait repris un peu de calme, inclina légèrement la tête pour remercier le président de cette marque de bienveillance et, après s’être recueillie pendant quelques secondes, elle répondit avec une certaine fermeté, sans trop s’émouvoir de tous les regards fixés sur elle :

 

– Je suis prête à donner les explications nécessaires sur celles de mes actions que la justice a le droit de connaître. Si j’ai agi autrement à l’égard de M. le juge d’instruction, c’est que, dès les premiers moments de ma comparution devant lui, il m’a interrogée comme s’il ne doutait pas de ma culpabilité. Or, je jure sur mon salut éternel que, si mon mari a été empoisonné, nous sommes étrangers, M. Barthey et moi, à cet horrible crime.

 

– Vous n’ignoriez pas que M. Deblain avait fait un testament par lequel il vous laissait toute sa fortune.

 

– Je le savais parce qu’il me l’avait dit, et je ne pouvais en douter, car je connaissais son affection pour moi. J’avais refusé de prendre connaissance de cet acte. À cette époque, c’était six mois après notre mariage, je devais d’ailleurs espérer que je deviendrais mère. Je considérais par conséquent ce testament comme fait en faveur des enfants que je pourrais avoir. Je ne fis à ce sujet qu’une observation à mon mari : ce fut pour lui rappeler que je devais être riche moi-même un jour, et que cela lui permettait donc de ne pas oublier sa tante et ses cousines dans ses dernières volontés.

 

– C’est sans doute à cette observation que se rendit M. Deblain, en ajoutant à son testament le codicille par lequel il a laissé une rente viagère à Mme Dusortois et une dot de cent mille francs à chacune de ses filles.

 

– Peut-être M. Deblain, qui aimait beaucoup ses parentes, aurait-il pensé à écrire ce codicille, lors même que je ne lui aurais parlé de rien.

 

– Votre mari a fait aussi, à votre profit, une assurance sur la vie de deux cent mille francs. Vous le saviez ?

 

– Je n’ai connu l’existence de ce contrat qu’une année après sa signature ; mais cela m’a peu étonnée, étant d’un pays où cet acte de prévoyance est fréquent, même de la part des chefs de famille les moins fortunés.

 

– À ce sujet, je me permettrai de faire remarquer à la cour, dit le défenseur de Mme Deblain, que la compagnie d’assurances croît si peu à la culpabilité de ma cliente qu’elle ne se porte pas partie civile !

 

– Cet argument fera partie de votre plaidoirie, maître Langerol, observa le président.

 

Ce point spécial des débats avait sans doute réveillé quelque souvenir douloureux dans l’esprit de Wilson-Maxwell, car il avait rougi en regardant Rhéa.

 

M. de La Marnière continua :

 

– Ce sont toutes ces dispositions en votre faveur qui ont conduit le parquet, après la constatation de l’empoisonnement de votre mari, à soupçonner que vous n’étiez pas étrangère à ce crime. Vous savez quelles sont les charges relevées contre vous par l’instruction. Je dois cependant vous les rappeler, pour que vous puissiez leur opposer les explications que vous jugerez utiles. Je ne vous parlerai pas des circonstances dans lesquelles vous êtes devenue la femme de M. Deblain. Nous n’avons pas à faire ici la critique des mœurs américaines ; mais quand on connut à Vermel, en France, où le mariage est prononcé par la loi et béni par la religion, quelle que soit l’Église à laquelle on appartienne, la rapidité avec laquelle votre union avait été faite, cela donna aisément prise à la malveillance ; et lorsque l’on vous vit entraîner votre mari dans une existence de fièvre et de luxe qui n’est pas dans nos usages, on en tira, trop aisément peut-être, des conclusion fâcheuses pour vos sentiments d’épouse et pour votre réputation.

 

– J’avais une affection très sincère pour M. Deblain ; je le savais riche et j’avais moi-même de la fortune. Il semblait prendre plaisir aux fêtes que nous donnions ; nos dépenses ont toujours été inférieures à nos revenus ; je n’ai jamais cessé de respecter le nom français que j’ai encore l’honneur de porter.

 

Rhéa avait articulé ces mots, les derniers surtout, avec une telle énergie, qu’un murmure de sympathie les accueillit aussitôt.

 

– J’arrive maintenant, reprit l’honorable conseiller, à l’accusation même. La santé de M. Deblain avait toujours été fort bonne ; c’est seulement à la fin du dernier hiver qu’il parut souffrir. Son ami, le savant docteur Plemen, le soignait pour une maladie nerveuse de l’estomac. Lorsque les insomnies de son malade étaient trop prolongées et ses douleurs névralgiques trop vives, il lui ordonnait des potions opiacées et des piqûres hypodermiques de morphine. Était-ce là le seul traitement que suivit votre mari ?

 

– Je le crois, mais je ne pourrais l’affirmer. M. Deblain n’aimait pas que je m’occupasse trop de sa santé. Il mettait un grand amour-propre à dissimuler ses souffrances à tout le monde, surtout à moi ; et comme M. le docteur Plemen m’avait dit qu’il ne s’agissait que d’une affection sans gravité, je n’avais aucune inquiétude.

 

– L’état de votre mari ne vous a-t-il pas semblé s’aggraver au fur et à mesure que la campagne électorale qu’il poursuivait se faisait plus fatigante et plus indécise dans le sens d’un résultat favorable ?

 

– Il est certain qu’il était devenu nerveux, impressionnable, et je dois reconnaître qu’à ce sujet je ne suis pas sans reproche, puisque c’est moi qui ai excité l’ambition de M. Deblain, au lieu de le laisser vivre de l’existence tranquille qui avait toujours été la sienne.

 

La jeune femme avait fait cet aveu avec une expression véritablement touchante ; ses yeux étaient remplis de larmes !

 

– Dans la soirée du 22 septembre, poursuivit M. de la Marnière, M. Deblain ne vous a-t-il pas semblé plus souffrant encore que les jours précédents ?

 

– Il avait parlé longtemps dans une réunion publique, répondit la malheureuse fille d’Elias Panton, et après le dîner, bien qu’il eût mangé de fort bon appétit, il se plaignit de violentes douleurs à l’estomac et dans la tête. Nous étions seuls à la maison, avec le docteur Plemen. Celui-ci constata que mon mari avait un peu de fièvre et lui conseilla de se coucher de bonne heure.

 

– Il lui ordonna aussi de doubler la dose de chloral qu’il prenait d’ordinaire et de se faire une piqûre de morphine. M. Deblain avait l’habitude de ces petites opérations. Est-ce qu’il en usait fréquemment ?

 

– Non ! assez rarement, au contraire. De plus, le docteur m’avait affirmé que cette solution de morphine était très légère et ne présentait aucun inconvénient.

 

– C’est, en effet, ce que l’instruction a relevé, en consultant les ordonnances de M. le docteur Plemen. Alors, ce soir-là, M. Deblain est remonté chez lui plus tôt que de coutume ?

 

– Il était dix heures à peine. Après nous avoir souhaité le bonsoir, à son ami et à moi, il s’est retiré avec son valet de chambre.

 

– Vous, qu’avez-vous fait ?

 

– Je suis restée assez longtemps dans mon salon avec M. Plemen ; puis, après qu’il m’eût quittée, je suis rentrée chez moi à mon tour.

 

– Sans passer par l’appartement de votre mari ?

 

– Oui, monsieur. Je l’ai déjà dit : M. Deblain n’aimait pas qu’on parût inquiet de sa santé. Je l’aurais peut-être contrarié en entrant chez lui. D’ailleurs je devais supposer, puisqu’il avait certainement suivi les conseils de son médecin, qu’il dormait déjà.

 

– Ce soir-là, votre femme de chambre Pauline ne vous a pas donné ses soins habituels ?

 

– Non. Elle était malade et je l’avais engagée à remonter chez elle aussitôt après le dîner.

 

– Vous devez comprendre quelle force prend l’accusation dans cet isolement où vous vous êtes trouvée précisément ce soir-là. Personne ne peut dire ce que vous êtes devenue ni ce que vous avez fait après le départ de M. le docteur Plemen. D’un côté, le valet de chambre de votre mari le quitte à onze heures et ne rentre plus chez lui, ce qu’il ne faisait, du reste, que quand son maître le sonnait ; de l’autre, votre femme de chambre ne vous a pas vue depuis dix heures du soir jusqu’au lendemain matin. Les portes des cabinets de toilette qui séparent votre appartement de celui de votre mari étaient-elles fermées d’ordinaire ? Je veux dire fermées à clef ou à l’aide de verrous ?

 

– Ces portes n’étaient jamais que poussées, de façon que, M. Deblain et moi, nous pussions toujours passer de l’un chez l’autre.

 

– Dans cette nuit du 22 septembre, vous avez donc pu vous rendre auprès de votre mari ?

 

– Je l’aurais pu du moins, mais, hélas ! je ne l’ai pas fait.

 

– Vous n’ignorez pas qu’il a été prouvé par une expérience que, de votre chambre, on entend distinctement les cris poussés dans la chambre de M. Deblain, malgré les deux pièces qui les séparent, même quand les portes de ces pièces sont fermées.

 

– Je le crois, et j’ai la conviction que les cris de mon mari seraient venus jusqu’à moi, s’il avait demandé du secours ; d’autant plus que je laissais toujours la porte de mon cabinet de toilette ouverte et que M. Deblain, sans doute, en faisait autant chez lui. Par conséquent, une seule porte nous séparait.

 

– Et aucun bruit, aucune plainte ne sont arrivés jusqu’à vous ?…

 

– Est-ce que si j’avais entendu quoi que ce fût, je n’aurais pas volé au secours de mon mari ?

 

– M. Deblain est mort empoisonné par un sel qu’on nomme l’arséniate de cuivre, et ce toxique violent vous a été fourni, selon l’accusation, par celui qui est ici comme complice du crime dont vous êtes accusée. Cette complicité prend sa base principale dans une correspondance saisie chez vous, à la Malle, dans un tiroir à secret d’un meuble placé dans votre chambre à coucher. Ces lettres ne laissent aucun doute sur la nature des relations qui existaient entre celui qui les a écrites et celle qui les a reçues. Or ces lettres sont de Félix Barthey ; il ne le nie pas. Il n’aurait pu d’ailleurs le faire, car son écriture est facile à reconnaître. Je ne lirai aucune de ces lettres, mais je dois vous rappeler qu’au milieu des expressions d’une passion ardente se trouvent, fréquemment répétées, des pensées qui trahissent le désir de l’amant d’être le seul possesseur de sa maîtresse, de la voir devenir libre, pour vivre en commun, à Paris, avec elle, sur un théâtre digne de sa beauté.

 

« L’écrivain maudit les liens légaux qui attachent celle qu’il aime à un autre. Cet autre est ambitieux, tandis que lui, il n’a qu’un seul objectif : être toujours et uniquement aimé. Par une précaution assez rare, mais qui s’explique par le danger auquel cela vous aurait exposée, votre nom ne figure pas dans ces lignes si compromettantes, mais vous y êtes désignée par des qualificatifs d’adoration qu’il est trop facile de traduire. Quelles explications pouvez-vous donner à l’égard de cette correspondance, que vous avez si soigneusement gardée, comme les femmes conservent presque toujours les lettres qui doivent les perdre ?

 

Mme Deblain ne répondit pas.

 

Très pâle, plus profondément émue encore qu’aux premiers moments de son interrogatoire, elle baissait la tête. Il était visible que mille sentiments divers l’agitaient.

 

Mais l’auditoire, qui attendait avec impatience ce point scandaleux des débats, ayant fait entendre un murmure désapprobateur, car le silence de la prévenue semblait un aveu, la jeune femme se redressa, et, suivant sans doute le conseil que venait de lui donner Me Langerol, elle répondit :

 

– Ce n’est pas à moi que ces lettres ont été adressées. C’est un dépôt qui m’a été confié.

 

– Messieurs les jurés, observa le président, ne pourront peut-être admettre cette explication que si vous faites connaître le nom de la personne qui vous a remis ces lettres.

 

– Je ne puis ni ne dois prononcer ce nom !

 

– Prenez garde ! votre refus pourrait être interprété d’une façon dangereuse pour vous.

 

– Il arrivera de moi ce qu’il plaira à Dieu ; je ne trahirai pas un secret qui n’est pas le mien !

 

L’Américaine avait retrouvé toute son énergie pour jeter ces derniers mots, et, comme si elle eût prévu l’accueil qui devait leur être fait par la foule, les mouvements qui se manifestèrent aussitôt ne la troublèrent pas.

 

Les uns approuvaient hautement la conduite de l’étrangère : elle donnait là une nouvelle preuve de son honnêteté et de son mépris pour l’accusation dont elle était l’objet. Selon les autres, elle se perdait ; sa culpabilité était évidente.

 

Tout à Mme Deblain, on n’avait pas remarqué l’attitude de Félix Barthey.

 

Pendant l’interrogatoire de la jeune femme, son visage était resté impassible ; il avait, pour ainsi dire, évité de la regarder, tandis que quand elle en était arrivée à ces explications à propos des lettres, il s’était, au contraire, vivement retourné de son côté, comme s’il eût craint de sa part quelque acte de faiblesse, et, à ses derniers mots, il avait répondu par un sourire exprimant tout à la fois son admiration et sa reconnaissance.

 

M. de La Marnière ayant, du geste, indiqué à la veuve de Raymond que son interrogatoire était terminé, celle-ci s’était assise.

 

Le peintre, au contraire, comprenant que son tour était arrivé, s’était levé.

 

La tenue et l’attitude de l’artiste étaient absolument correctes. Il eût été difficile d’offrir aux regards avides des habitués de la cour d’assises un héros criminel d’une physionomie plus sympathique.

 

Il était aisé de comprendre que le jury avait en face de lui un accusé qui ne se troublerait pas et auquel rien n’arracherait des aveux ou des renseignements qu’il avait résolu de taire.

 

– Ainsi que Mme Deblain, lui dit de suite M. de La Marnière, vous avez refusé de répondre à M. le juge d’instruction sur les faits principaux de la prévention. Votre intention est-elle de garder également le silence ici ?

 

– Non, monsieur le président, répondit le jeune homme d’une voix ferme, claire, bien timbrée ; si j’ai mis fin brusquement à mon interrogatoire chez M. le juge d’instruction, c’est après m’être entendu appeler empoisonneur dès mon arrivée dans le cabinet de ce magistrat ; et cela sur un ton si convaincu que j’ai supposé toute explication inutile ; mais je suis prêt à vous répondre avec autant de déférence que de franchise.

 

– Vous savez la gravité des faits relevés à votre charge. Accusé d’avoir fourni à Mme Deblain le sel de cuivre avec lequel elle a empoisonné son mari, vous êtes, selon l’instruction, devenu son complice parce qu’il existait entre elle et vous des relations coupables, relations prouvées par vos lettres saisies chez celle que vous aimiez, et parce que vous vouliez faire disparaître celui dont la présence était un obstacle à la liberté de votre passion adultère.

 

– Tout d’abord, j’affirme, je jure qu’il n’y a jamais eu entre Mme Deblain et moi que des relations amicales. Ces malheureuses lettres sont de moi, en effet, mais elles ne lui ont pas été adressées ; j’ignorais même qu’elles lui eussent été confiées. Si je l’avais su, je l’aurais suppliée de ne pas les garder ; j’aurais insisté, avec respect mais fermeté, pour qu’elle les brûlât. Je ne dirai pas plus que Mme Deblain à qui ces lettres ont été écrites : ce serait, de ma part, une lâcheté. Je ne la commettrais pas, lors même que l’accusation qui pèse sur moi et sur cette femme, irréprochable dans sa conduite, reposerait sur des bases plus sérieuses que celles qui la soutiennent à peine.

 

« Voilà pour ces lettres, si compromettantes, je le reconnais. Quant à ma complicité dans un crime qui n’existe pas, ou qui, s’il existe, n’a pas été commis par Mme Deblain, je dois laisser le soin de la repousser à mon défenseur et ami Me Leblanc. Aussi ne dirai-je à ce sujet que quelques mots. J’étais l’ami du malheureux qu’on m’accuse d’avoir fait empoisonner et je n’avais aucun intérêt à sa mort, quoi qu’en prétende l’accusation, puisqu’il n’existait pas, entre sa femme et moi, de relations coupables. Ces lettres, adressées à une autre personne, ne disent-elles pas assez que ma liberté était enchaînée ? Mais quand bien même – je demande pardon à ma coaccusée de faire un instant cette supposition – quand bien même j’aurais été aimé par Mme Deblain, pourquoi cet amour aurait-il fait de moi un assassin ? Pour la rendre veuve et l’épouser ? Ceux qui ont ainsi raisonné ignorent le premier mot des passions humaines et l’égoïsme qui, le plus souvent, les dirige.

 

« Comment ! j’ai une maîtresse jeune, belle, riche, élégante, que couvre un pavillon honorable, qu’un mari laisse libre ; et moi, qui suis également jeune et riche, ami de ma liberté, de nature indépendante, vous supposez une seconde que j’ai pu commettre un crime dans le seul but de faire une chaîne de fer de ces liens de fleurs que la bonne fortune m’avait donnés ! Si j’avais, non pas agi, mais seulement eu l’intention d’agir ainsi, ce n’est pas en cour d’assises qu’il aurait fallu me traduire, c’est à Charenton que vous auriez eu à m’envoyer ! Laissez donc la pensée de ces crimes et leur exécution à de pauvres diables que la misère ou l’avarice affolent ; mais n’en accusez pas un homme tel que moi, que son intelligence et son passé défendent également, lors même que vous resteriez convaincus de ses relations coupables avec la veuve de la victime.

 

« Mais on a trouvé chez moi, dit l’accusation, de l’arséniate de cuivre et M. Deblain a été empoisonné par des sels de cuivre. D’abord, M. Deblain est-il réellement mort empoisonné et l’a-t-il été par l’absorption de l’un de ces sels ? J’ai lieu de croire que, dans quelques instants, vous changerez d’avis. Mais soit ! le médecin légiste ne s’est pas trompé, et l’instruction en a conclu aussitôt que, parce que j’avais eu en ma possession de l’arséniate de cuivre, je devais en avoir fourni à Mme Deblain pour empoisonner son mari. Elle dit même plus : je n’ai acheté ce produit que dans ce seul but.

 

« Le magistrat qui s’est ainsi prononcé a oublié que je suis peintre ; il ignore que bon nombre d’artistes aiment à broyer certaines des couleurs dont ils se servent ; il ne savait pas sans doute alors que l’arséniate de cuivre est la base des verts Véronèse et Mitis, et dans sa perquisition, si minutieuse cependant, il n’a donc pas fait attention à une robe de soie verte, qui se trouve certainement encore dans l’une des grandes armoires de l’atelier, à la Malle, robe qui devait me servir de modèle pour terminer le portrait de Mme Deblain.

 

« Voilà pourquoi, messieurs, je m’étais fait envoyer de l’arséniate de cuivre, par mon marchand de couleurs habituel. Voilà comment, de peintre de quelque réputation, honoré, aimé, estimé de ses nombreux amis de Paris, de soldat médaillé sur le champ de bataille, je suis devenu subitement empoisonneur en province. J’aurais honte de prolonger davantage ces explications ; mais je n’en suis pas moins prêt à répondre à toutes les autres questions que M. le président croira devoir m’adresser.

 

À ces derniers mots de Félix Barthey, l’auditoire ne put se contenir plus longtemps, et la majorité de ce public, qui avait un peu le droit de se croire au théâtre, éclata en applaudissements.

 

On eût dit que bon nombre de gens avaient honte, pour leur ville, de l’accusation dont cet étranger était l’objet et qu’ils voulaient, en Vermelois intelligents, protester contre la sottise des juges auxquels l’artiste parisien avait eu affaire.

 

M. Babou comprit si bien ce qui se passait qu’il en devint verdâtre, pendant que sa femme et Mme Lachaussée, pour cacher leur embarras et leur rougeur, affectaient de causer tout bas entre elles, et tandis que M. Duret répondait par des sourires narquois et des haussements d’épaules à ce qu’il venait d’entendre.

 

Quelques instants après, l’honorable président des assises poursuivit les débats par l’audition des témoins.

 

Ces témoins, nous le savons, étaient peu nombreux, puisque la défense n’en avait fait citer qu’un seul, l’employé de l’octroi Millet, qui n’avait pas été entendu dans l’instruction, et que M. de La Marnière avait autorisé le docteur Plemen ainsi que Mme Dusortois à ne pas comparaître. La lecture de leurs dépositions écrites devait suffire.

 

Aussi l’audition des témoins allait-elle se faire rapidement et sans soulever aucun incident nouveau.

 

C’étaient, on se le rappelle, les domestiques des Deblain.

 

Ils répétèrent devant la cour ce qu’ils avaient dit à M. Babou : rien, dans la conduite de leur maîtresse, n’avait jamais éveillé leur critique ni, à plus forte raison, leurs soupçons, et ces affirmations de gens du peuple, restés dévoués à celle qu’ils avaient servie, redoubla encore les sympathies de ceux qui restaient fidèles aux accusés.

 

Mais l’espoir revint aux ennemis de la pauvre Rhéa dès que le greffier commença la lecture de la déposition de Mme Dusortois.

 

On se souvient avec quelle fermeté, on pourrait dire avec quelle conviction, la terrible tante s’était exprimée devant M. Babou. Or, comme celui-ci n’avait rien omis des affirmations malveillantes de ce témoin, le seul qui eut parlé de façon à venir en aide à la prévention, et que, de plus, Mme Dusortois jouissait d’une grande réputation d’honnêteté et de probité, sa déposition causa une vive impression.

 

Il devint immédiatement visible que la partie jusque-là hésitante de la foule se rangeait du côté des adversaires irréconciliables de Mme Deblain.

 

Est-ce qu’il était possible qu’une digne et sainte femme, telle que la tante de l’infortuné Raymond, osât avancer le moindre fait sans en avoir la preuve certaine ? Est-ce que, bien au contraire, pour peu que sa conscience le lui eût permis, elle n’aurait pas gardé le silence, ne fût-ce que pour l’honneur du nom de son neveu ?

 

Tant que dura cette lecture, Rhéa garda la tête baissée et ne put retenir ses larmes. On en augura de suite qu’elle se sentait perdue devant des témoignages aussi indiscutables de ses torts d’épouse.

 

L’émotion de l’auditoire devint encore plus grande à l’audition du rapport médico-légal du docteur Plemen. Le doute n’était plus possible : M. Deblain était réellement mort empoisonné.

 

On savait bien que la défense allait faire entendre un médecin, un inconnu, un Américain, c’est-à-dire un compatriote de l’accusée, ce qui autorisait déjà à n’avoir en lui qu’une confiance médiocre, et que ce contre-expert se proposait de combattre les conclusions du célèbre toxicologue. Mais n’était-ce pas là de l’outrecuidance de la part de cet étranger ? Discuter avec le savant Plemen ! Il fallait être fou !

 

Cependant, lorsque le président invita le docteur Maxwell à prendre la parole et que l’on vit s’avancer jusqu’à la barre cet homme à la physionomie intelligente et fine, à l’attitude correcte et distinguée, le silence se fit subitement ; tout le monde redevint attentif.

 

On semblait pressentir que l’heure de quelque surprise étrange ne tarderait pas à sonner.

 

Mme Deblain avait relevé la tête et n’allait plus quitter des yeux son défenseur ; Elias Panton, la face congestionnée par l’indignation, paraissait retrouver un peu de calme ; le révérend Jonathan murmurait dévotement : « Enfin, le Seigneur va parler par la voix de l’un des siens ! » et Félix Barthey, tourné vers Rhéa, semblait lui dire du regard :

 

– Encore quelques instants de courage ; bientôt, nous serons vengés tous deux !

 

Après avoir salué la cour et le jury, le docteur américain commença en ces termes, d’une voix nette, distincte, qui devait parvenir jusqu’au fond de la salle :

 

– Chargé par M. le juge d’instruction Babou des recherches médico-légales tendant à fixer les causes de la mort de M. Deblain, décédé depuis vingt jours, M. le docteur Plemen, après avoir pratiqué l’autopsie du corps du défunt et soumis les organes qu’il en avait enlevés à l’analyse chimique, a conclu à un empoisonnement par des sels de cuivre, sulfates, acétates ou arséniates.

 

« Eh bien ! j’affirme, moi qui me suis également livré au même examen, que, si ces organes contiennent en effet du cuivre, ils n’en renferment pas une quantité suffisante pour avoir pu occasionner la mort de celui que la justice pense avoir été empoisonné par l’un de ces sels. Et cela d’autant plus que des indices certains démontrent scientifiquement qu’il se pourrait que ce corps, au moment où la vie l’a abandonné, renfermât moins de cuivre que vingt jours plus tard.

 

Un mouvement de stupeur et d’incrédulité s’étant produit à ces mots, dans l’auditoire, et le procureur général, ainsi que le procureur de la République et le juge d’instruction, les ayant accueillis par un sourire narquois, Maxwell fixa ces messieurs, tour à tour, de son regard incisif, en répétant, comme à leur adresse :

 

– Ce que je dis là, je l’affirme ; je le prouverai dans un instant.

 

Et, se retournant vers les jurés, il poursuivit :

 

– Permettez-moi de vous faire observer, messieurs, et j’appelle toute votre attention sur ce fait qui ne sera pas contesté : M. Deblain n’a pas succombé à une absorption répétée, continue, de sels de cuivre, à ce qu’on appelle un empoisonnement lent, car pendant, les quelques semaines de souffrance et non pas de maladie bien caractérisée qui ont précédé sa mort, il n’a pas eu de vomissements, sa santé n’a présenté aucun des phénomènes morbides bien connus qui sont les conséquences de l’ingestion du cuivre, lorsqu’il ne s’assimile pas aux organes ; ce qui arrive parfois, assurent les praticiens les plus érudits, ce que l’expérience a démontré, ce que M. le docteur Plemen ne peut ignorer.

 

« Si M. Deblain avait été soumis à cet empoisonnement lent, ou il s’en serait aperçu et la justice n’aurait eu à s’en occuper que si la victime elle-même avait porté plainte, ou il y aurait succombé, mais après de telles crises et dans des conditions si démonstratives que son médecin et ami, M. le docteur Plemen, l’aurait constaté, ainsi que toutes les personnes qui l’approchaient. Or, rien de semblable ne s’est produit.

 

« Il faut donc repousser cette première hypothèse d’un empoisonnement lent, parce que tout la rend inadmissible : la science aussi bien que le plus simple bon sens.

 

« Reste l’absorption brutale d’une dose foudroyante d’arséniate de cuivre. C’est là, évidemment, selon l’accusation, le moyen employé par l’assassin. Vous ignorez peut-être, messieurs, ce qu’est l’arséniate de cuivre, dont quelques grammes doivent se trouver là, sur cette table, parmi ces pièces à conviction que M. le président des assises a bien voulu faire recouvrir d’un voile, par un sentiment d’humanité qui l’honore. L’arséniate de cuivre, composé d’acide arsénieux et de cuivre, est, sous la forme d’une poudre extrêmement fine, un sel de couleur verte fréquemment employé dans l’industrie. Les peintres s’en servent pour obtenir le vert Mitis et le vert Véronèse, de même qu’on se sert de l’arséniate de cuivre pur, c’est-à-dire non cristallisé et ne renfermant pas d’acide acétique, pour obtenir le vert de Scheele, poison plus terrible encore, puisqu’il suffît qu’une chambre soit tendue d’un papier peint avec cette couleur pour occasionner les accidents les plus graves.

 

« Cet arséniate de cuivre est un poison violent, c’est incontestable, mais M. Deblain a-t-il succombé à son ingestion ? Ce ne serait point impossible. Toutefois il aurait fallu d’abord pour cela que le malheureux à la vie duquel on attentait fût dans un état d’insensibilité complète, sans quoi il n’eût pas absorbé de bon gré et on n’aurait pu lui faire absorber, sans qu’il s’en aperçût, la potion renfermant ce poison. Il faudrait supposer qu’il eût perdu tout à la fois la vue et le goût, car l’arséniate de cuivre teint en vert éclatant tout liquide, et le palais le moins délicat n’en pourrait supporter la saveur horrible, pas plus, d’ailleurs, qu’il ne supporte celle des autres composés de cuivre.

 

« Mais soit, admettons un instant que M. Deblain, assoupi, plongé dans une espèce d’anesthésie ait bu ce liquide empoisonné. Est-ce que son estomac ne se serait pas révolté et n’en aurait pas rejeté une partie ? Est-ce que les douleurs atroces qu’il aurait immédiatement ressenties n’auraient pas provoqué ses plaintes, ses appels ? Est-ce que, en quelque sorte galvanisé par la souffrance, il ne se serait pas levé on du moins n’aurait pas tenté de le faire pour trouver du secours ? Or, rien de pareil n’a eu lieu. La victime de cet étrange empoisonnement n’a jeté aucun cri, elle a été trouvée dans son lit à peine en désordre, son visage ne trahissait aucune lutte avec la mort. M. Deblain paraissait au contraire avoir passé du sommeil au dernier repos comme si la mort l’avait surpris pendant qu’il dormait, et, autour de lui, ni sur son linge, ni sur ses draps, ni sur les tapis, nulles traces de vomissements, rien enfin de nature à éveiller l’attention de l’éminent praticien M. Magnier, appelé à son chevet quelques heures plus tard.

 

« Donc, on le voit, aucun phénomène pathologique externe ne permet d’admettre que M. Deblain a succombé à un empoisonnement en quelque sorte foudroyant par des sels de cuivre, pas plus qu’à un empoisonnement lent.

 

« Si je passe à l’autopsie et à l’analyse chimique des organes, je me vois en présence des contradictions les plus inexplicables, scientifiquement. Dans les viscères et les diverses parties du corps que j’ai soumis, à l’aide de tous les moyens connus, à une analyse minutieuse, j’ai trouvé, il est vrai, quelques traces appréciables de cuivre, mais dans une proportion si restreinte que son absorption n’aurait pu causer la mort, selon tous les toxicologues qui se sont spécialement occupés de cette question ; mais nulle part, là où la présence du cuivre cause des désordres faciles à constater par son action corrosive, je n’ai rien découvert de semblable : pas de taches gangréneuses dans l’estomac, pas d’ulcération de l’intestin, rien, rien !

 

« L’arséniate de cuivre ou tous autres sels qu’on prétend avoir été absorbés par M. Deblain seraient donc allés droit aux organes qu’ils devaient affecter, sans laisser trace de leur passage. C’est inadmissible, parce que c’est impossible !

 

« Ce qui n’est pas moins démonstratif, ce qui permet de repousser avec une égale conviction scientifique le mode d’empoisonnement déclaré par le rapport dont je combats les formules et les conclusions, c’est que ce corps dont la vie aurait été chassée par l’ingestion d’un composé de cuivre, n’importe lequel, c’est que ces organes, supposés saturés de poison, m’ont été livrés dans un état de décomposition telle que l’examen le plus simple, le plus superficiel pour ainsi dire, ne permettait pas de s’arrêter à l’hypothèse d’un empoisonnement par aucun de ces toxiques. »

 

« N’est-il pas avéré, n’est-il pas scientifiquement prouvé que le cuivre et ses composés conservent les corps, et cela a fortiori s’il s’agit d’un composé de cuivre et d’arsenic, puisque l’arsenic jouit de cette même propriété ? Car, sinon d’après le rapport médico-légal, du moins d’après les déductions singulièrement fantaisistes de l’accusation, c’est à l’absorption d’arséniate de cuivre que M. Deblain a succombé d’une façon foudroyante. Le rapport, lui, ne constate que la présence du cuivre, acétate ou sulfate, dans les organes de la victime ; il ne parle pas de l’arsenic dont des parcelles infinitésimales sont aujourd’hui faciles à découvrir, longtemps même après leur absorption, grâce aux progrès de la chimie.

 

« Or, en adoptant cette supposition de l’accusation elle-même, je suis encore armé plus vigoureusement pour affirmer, sur l’honneur, dans ma conviction profonde en mon âme et conscience, que la justice n’est pas en présence d’un empoisonnement par des sels de cuivre, quels qu’ils soient.

 

« Permettez-moi, messieurs, de vous inviter à bien graver dans votre mémoire cet axiome, par lequel je résume ce point spécial de mon examen.

 

« Je n’ai trouvé, dans les différentes parties du corps dont il s’agit, que du cuivre normal ; mais, en revanche, j’y ai découvert une grande proportion d’alcaloïdes, ptomaïnes, alcaloïdes cadavériques, qu’on ne peut confondre avec les alcaloïdes végétaux. Si M. Deblain avait été empoisonné par le cuivre, comme les sels de cuivre sont de puissants antiseptiques, ils se seraient opposés au développements de ces alcaloïdes cadavériques, d’autant plus que, de l’aveu même du docteur Plemen et ainsi que l’a constaté le docteur Magnier, le malade a succombé rapidement et n’a présenté les symptômes de nulle maladie infectieuse.

 

« C’est à Me Leblanc, le défenseur de M. Barthey, qu’il appartiendra spécialement de vous demander pourquoi l’accusation a choisi l’arséniate de cuivre de préférence à tous les autres composés de ce métal, que l’on rencontre le plus souvent dans les statistiques criminelles, parce que ce sont là des toxiques qu’il est aisé de faire soi-même ou de se procurer ; mais, moi, je demande que la cour ordonne une troisième analyse par l’un des experts jurés de Paris. C’est le droit de la défense de l’exiger, comme c’est également le droit de l’accusation ; c’est le devoir de la justice de l’accorder, et je termine en exprimant tout mon étonnement que l’instruction, contrairement à ce qui a toujours lieu en semblable matière, ait confié l’analyse chimique au même opérateur qui avait pratiqué l’autopsie.

 

« Ah ! je sais ce que vous répondra sans doute M. le procureur général : il vous dira que l’instruction a agi de la sorte parce que M. le docteur Plemen est un des savants toxicologues de notre époque et que son rapport ne pouvait être que celui d’un impeccable. Eh bien ! je l’affirme de nouveau, votre savant impeccable s’est trompé, et ce qu’il y a d’étrange, d’incompréhensible, d’inexplicable, c’est qu’il s’est trompé grossièrement et qu’il n’y a qu’une seule chose à admirer dans son rapport : l’habileté avec laquelle il a dissimulé ses erreurs, erreurs qu’un élève en pharmacie de première année n’aurait pas commises.

 

« Ce n’est pas seulement à une analyse chimique qu’il fallait, qu’il faut demander les causes de la mort de M. Deblain, c’est à une analyse physiologique, ce que M. le docteur Plemen a négligé de faire. Peut-être au cours de ces débats m’expliquerai-je plus complètement encore ; mais, en attendant, allant au-devant de la requête que présenteront à la cour les défenseurs des accusés, j’insiste pour qu’une troisième expertise soit ordonnée et, surtout et avant tout, pour que M. le docteur Plemen soit entendu, ici, par MM. les jurés. J’ai la conviction que, lorsque mon éminent confrère connaîtra dans quels termes j’ai combattu son rapport, il n’hésitera point à venir défendre ses conclusions médico-légales, quelle que puisse être sa répugnance à comparaître dans une affaire où il n’est question que de la mort de son ami, quel que soit même son état de santé. »

 

Ces derniers mots prononcés avec une grande fermeté, Maxwell salua de nouveau la cour et le jury, puis il reprit sa place au banc de la défense, où maîtres Leblanc et Langerol l’accueillirent en lui serrant les mains, pendant que Mme Deblain et Félix Barthey lui exprimaient leur reconnaissance par d’affectueux regards.

 

Au même instant, sortant peu à peu de l’émotion poignante qui l’avait tenu silencieux tant que l’Américain avait gardé la parole, l’auditoire éclata en bravos.

 

Il était évident qu’il se faisait, dans la foule, un revirement complet, qu’elle doutait, maintenant, de la culpabilité des accusés, plus encore qu’elle n’y avait cru après la lecture de la déposition de Mme Dusortois.

 

Quant à Elias Panton et au révérend Jonathan, fiers de leur compatriote, il ne fallait rien moins que la crainte de se faire expulser de l’audience pour qu’ils ne lançassent point de retentissants hurrahs !

 

Néanmoins le silence se fit brusquement, lorsque M. de La Marnière demanda à l’avocat de Mme Deblain :

 

– N’avez-vous pas cité deux témoins, les nommés Dumont et Millet ?

 

– Oui monsieur le président, répondit maître Langerol, mais, si l’audience doit être suspendue, mon confrère maître Leblanc et moi prions la cour de vouloir bien nous autoriser à ne les faire entendre qu’à la reprise des débats, car peut-être renoncerons-nous à leur audition, tout à la fois pour ne pas abuser de la bienveillante attention de la cour et pour abréger le martyre des accusés. J’ajouterai que nous nous joignons à notre éminent auxiliaire, M. le docteur Maxwell, pour demander instamment que M. le docteur Plemen soit invité à comparaître. Nous attachons une importance capitale à sa comparution devant MM. les jurés.

 

– Nous n’avons pas le droit de forcer M. le docteur Plemen à comparaître, répondit l’honorable conseiller ; mais nous allons tout tenter pour le décider à se rendre ici, et nous l’entendrons à la reprise des débats. L’audience est suspendue pour une demi-heure.

 

La cour passa dans la chambre du conseil, les jurés gagnèrent leur salle des délibérations et la majeure partie du public se répandit dans les escaliers et les couloirs, tandis que quelques personnes, au contraire, ne songeaient pas à sortir, dans la crainte de ne plus retrouver, à la reprise de l’audience, les places privilégiées qu’elles occupaient.

 

Quelques minutes plus tard, Mme Deblain et Félix Barthey étaient de nouveau entourés de leurs amis, dans la pièce que leur avait assignée M. de La Marnière.

 

Mme Gould-Parker, qui n’avait pas assisté aux débats, s’était jetée au cou de sa sœur. Celle-ci ne cessait de lui répéter :

 

– Sois rassurée, ma Jenny, bientôt je serai vengée !

 

Puis elle passait des bras de son père, que l’indignation rendait cramoisi, dans ceux du révérend qui, lui, tout au contraire, paraissait plus blême que jamais et vouait à la damnation éternelle les accusateurs de sa nièce, en les accablant de toutes les maximes bibliques que lui fournissait sa mémoire.

 

Quant au docteur Maxwell, après avoir échangé quelques mots à voix basse avec MM. Langerol et Leblanc, il avait disparu.

XII

ENTRE DOCTEURS


Après avoir traversé la salle des pas-perdus, où la foule, surexcitée, commentait les incidents de l’audience et les phases des débats, Maxwell sortit rapidement du palais de Justice pour sauter dans une voiture de place, en donnant au cocher l’adresse du docteur Plemen.

 

Cinq minutes après, le fiacre s’arrêtait boulevard Thiers, à la porte de l’hôtel du savant praticien.

 

L’Américain sonna ; on lui ouvrit aussitôt. Un valet de pied se tenait devant la loge du concierge. Il lui remit sa carte, le chargeant de la porter de suite à son maître.

 

– Monsieur est malade et ne reçoit personne, répondit le domestique.

 

– Je sais que mon confrère est souffrant, en effet, reprit l’ami d’Elias Panton, mais j’ai une communication des plus importantes à lui faire, et je ne doute pas que, pour moi, il ne lève la consigne.

 

Le mot « confrère » ne permettait pas au serviteur d’hésiter à obéir. Il s’agissait sans doute d’une consultation urgente. Or, dans ce cas particulier, Plemen, alors même qu’il reposait ou travaillait, était toujours à la disposition de ceux qui demandaient son concours. Tous ses gens le savaient.

 

Le valet de chambre introduisit alors l’étranger dans un grand salon, au rez-de-chaussée, et, le priant d’attendre, il passa dans le cabinet du médecin.

 

La pièce où se trouvait Maxwell prenait jour sur le jardin ; de la fenêtre dont il s’était approché, il aperçut, dans le mur mitoyen, la petite porte qui mettait en communication l’hôtel du docteur avec celui des Deblain. En examinant cette issue, il hocha la tête et ses lèvres esquissèrent un sourire étrange.

 

Il était là depuis quelques minutes, impatient, la physionomie plus grave que jamais, quand le valet de pied revint et lui dit :

 

– Si monsieur veut bien prendre la peine d’entrer.

 

Redevenant aussitôt complètement maître de lui-même, Maxwell franchit en quelque sorte d’un bond les doubles portes qui séparaient le salon de la pièce où son confrère l’attendait ; mais, lorsqu’il eut refermé ces portes derrière lui, il ne put réprimer un mouvement de stupeur, en reconnaissant Erik Plemen dans l’homme livide, amaigri, aux regards fiévreux, qui se tenait debout, auprès de sa table de travail, s’appuyant sur le dossier d’un siège, comme s’il allait défaillir.

 

Le docteur, en effet, était horriblement changé. Depuis un mois, il avait vieilli de dix ans. Ses yeux étaient caves, ses traits tirés, ses pommettes saillantes.

 

– C’est bien moi, monsieur, dit-il, d’une voix gutturale, en s’apercevant de la surprise qu’éprouvait son visiteur ; c’est bien moi, si méconnaissable que je sois. Je vous attendais. Une seule chose m’étonnait, c’était de ne pas encore vous avoir vu.

 

– Vous savez donc, monsieur, ce qui m’amène ? demanda Maxwell.

 

– Puisque je viens d’avoir l’honneur de vous dire que je vous attendais. Néanmoins, je vous écoute.

 

Et, lui faisant signe de prendre place dans un fauteuil, il s’assit lui-même, lourdement.

 

Après s’être recueilli pendant quelques secondes, l’étranger prit la parole :

 

– Monsieur, dit-il d’une voix ferme, si je ne suis pas venu vous voir plus tôt, c’est que j’espérais que cette visite serait inutile. Il me paraissait impossible que l’instruction ouverte contre Mme Deblain ne se terminât point par une ordonnance de non-lieu. Tout au contraire, vous le savez, la veuve de celui qui était votre ami a été envoyée en cour d’assises, ainsi que l’homme qu’on accuse d’être son complice. On les juge en ce moment et malgré les preuves multiples de l’innocence de Mme Deblain, malgré l’éloquence de son défenseur, il se pourrait qu’elle fût condamnée. Sa condamnation entraînerait celle de M. Félix Barthey.

 

« Si, au contraire, ces innocents sont acquittés, il restera toujours un doute dans l’esprit des calomniateurs, peut-être même dans l’esprit de leurs juges. Lorsqu’un crime a été commis, l’opinion publique veut un coupable, et lorsque celui qui a été traduit devant la justice en raison de ce crime est renvoyé indemne, il n’en reste pas moins flétri aux yeux de bon nombre de gens, si le véritable criminel demeure inconnu. Vous me comprenez.

 

– Continuez, je vous prie, fit Plemen.

 

– Vous seul pouvez sauver Mme Deblain. Vous savez bien que cette malheureuse femme, que vous avez aimée, n’a pas empoisonné son mari. Votre ami n’a point succombé à l’absorption de sels de cuivre, car le cuivre que nous avons retrouvé, vous et moi, dans ses organes soumis à l’analyse, n’existait pas en quantité assez considérable pour avoir pu causer sa mort, en supposant même que ces sels soient un poison assez violent pour jamais foudroyer. Quant à de l’arsenic, ni vous ni moi n’en avons pu découvrir que ce qui se trouve dans tout corps humain.

 

« L’empoisonnement par des sels de cuivre et de l’arsenic n’a donc pas eu lieu. La preuve, c’est que lorsqu’il vous a été livré, le corps était déjà dans l’état de décomposition où je l’ai vu moi-même, trois semaines plus tard, et qu’il contenait, au moment où je l’ai examiné, de nombreuses ptomaïnes cadavériques. Or, vous le savez mieux que moi, la formation de ces alcaloïdes humains ne peut se produire dans un cadavre saturé d’arsenic et de cuivre, qui le préservent, pendant un certain temps, d’une décomposition rapide. Et cependant ce corps renfermait du cuivre, puisque, comme vous, j’en ai découvert. Mais en renfermait-il au moment où la vie l’a abandonné ? Vous seul pourriez me le dire. Quant à moi, j’affirme que, vivant, M. Deblain n’avait dans ses organes que le cuivre qu’on rencontre dans tous les corps, à l’état normal.

 

Jusque-là, le docteur Plemen, les regards voilés, était demeuré impassible ; mais, à ces derniers mots, il sembla sortir brusquement de sa torpeur, et ses yeux se fixèrent sur son confrère, intelligents, interrogateurs, comme pour le prier de poursuivre.

 

Maxwell reprit :

 

– M. Deblain, toutefois, n’en est pas moins mort empoisonné. Par quel toxique ? C’est vous-même qui m’avez mis sur la trace de ce poison !

 

Erik ne put réprimer un mouvement de surprise.

 

– Vous-même, répéta le défenseur de Rhéa. Le 23 septembre, vous avez présenté à l’Académie de médecine un travail des plus complets et des plus savants sur les anesthésiques et les ptomaïnes. Dans ce travail, dont je me suis procuré une copie, car il n’est pas encore imprimé, vous démontrez successivement, avec l’autorité de votre immense savoir, les conditions dans lesquelles se forment les alcaloïdes, leurs propriétés toxiques et le moyen d’en découvrir les traces dans les corps où ils ne seraient pas nés, mais où ils auraient agi comme poison, après avoir été absorbés durant la vie. De plus, vous ajoutez que quelques gouttes d’une solution de ces ptomaïnes peuvent causer une mort rapide, à peine douloureuse, agissant comme certains poisons végétaux, le curare, par exemple, en déterminant en quelques minutes la paralysie du cœur. Et cette fin sera plus foudroyante encore si le poison a été administré à l’aide d’une injection hypodermique. Or, M. le docteur Magnier, appelé le 23 septembre au matin, n’a constaté aucune trace de souffrance sur les traits de M. Deblain, qui était mort depuis plus de six heures. On n’a pas retrouvé l’instrument de Luër, avec lequel le malade se faisait des piqûres de morphine. Le malheureux n’a donc pas lutté, n’a pas appelé à son secours et, conséquemment, sa femme, dont l’appartement est contigu avec le sien, n’a pu être réveillée par ses plaintes.

 

– Mme Deblain ! Peut-être n’était-elle pas à l’hôtel, s’écria Plemen, comme malgré lui.

 

– Je sais qu’elle était absente. Victime à la Malle d’un accident qui pouvait avoir des suites graves, Mme Gould-Parker l’avait envoyé chercher, et vous êtes parti avec elle, pour le château, vers dix heures. Vous en êtes revenu, vous, après minuit, tandis que Mme Deblain n’est rentrée chez elle qu’au point du jour. Tout cela est affirmé par plusieurs témoins, mais tous ces témoins, sauf un seul, sont ses domestiques, et il se peut que le jury ne croie pas à leurs déclarations. Ce n’est donc point un alibi, qui peut être repoussé, que la défense veut opposer à l’accusation, mais une preuve indiscutable de l’innocence de cette malheureuse femme. Cette preuve, je l’ai déjà faite scientifiquement, en démontrant que M. Deblain n’a pu être empoisonné par des sels de cuivre ni par de l’arsenic, et c’est à vous que je viens demander de fournir une preuve juridique, en me nommant le coupable. Ce coupable, vous le connaissez, puisque le rapport médico-légal que vous avez remis au parquet n’a été rédigé que dans le but d’égarer la justice. Est-ce qu’un savant tel que vous, à moins qu’il n’y ait intérêt, peut se tromper ainsi que vous l’avez fait ! Est-ce vrai, tout cela, monsieur le docteur Plemen, l’auteur de ce travail sur les anesthésiques et les ptomaïnes, dont la lecture a si justement émerveillé l’Académie de médecine, dans sa séance du 23 septembre dernier ?

 

– Oui, tout cela est exact, tout cela est vrai, répondit, d’une voix stridente, l’ancien ami de Raymond, en quittant brusquement son siège.

 

Son visage était empreint d’une sorte d’énergie sauvage.

 

– Le coupable, alors ? fit Maxwell.

 

– Vous pensez bien que je ne vous cacherai pas son nom, puisque je vous ai laissé parler et que vous êtes ici, vivant, seul avec moi, c’est-à-dire en face d’un homme qui vous attendait et pouvait, en vous brûlant la cervelle, se défaire de vous.

 

L’Américain, les bras croisés sur sa poitrine, n’accueillit ces mots que par un sourire ironique.

 

– Mais vous êtes brave, reprit Plemen ; vous êtes venu sans crainte ; vous avez bien fait. Vous ne supposez pas que j’aurais laissé condamner Mme Deblain ou qu’après sa condamnation, si ceux qui la jugent avaient été assez aveugles pour la prononcer, je n’aurais pas rendu sa réhabilitation éclatante. Mais j’attendais lâchement ; j’espérais que les débats se poursuivraient à la honte de ses accusateurs. Toutefois, vous avez raison, il ne faut pas que l’ombre d’un soupçon puisse jamais la souiller. Alors, écoutez-moi. Oh ! cela est épouvantable, mais je veux tout vous dire ! Oui, tout ! Cet horrible secret m’oppresse depuis trop longtemps !

 

Impassible comme un inexorable justicier, Maxwell s’appuya contre un des corps de la bibliothèque et le docteur poursuivit, en précipitant ses paroles :

 

– Six mois à peine après l’arrivée de Mme Deblain à Vermel, je l’aimais déjà ; mais je croyais que j’aurais la force d’étouffer en moi cette passion doublement coupable, puisque son mari était mon ami. Il n’en fut rien, je luttai vainement ! Vainement je me réfugiai dans le travail et dans l’isolement. Par une implacable fatalité, c’était Raymond lui-même qui m’attirait chez lui, c’était sa femme elle-même qui me reprochait de les négliger tous deux. Je résistai ainsi pendant une année tout entière ; mais le jour où je crus que Mme Deblain en aimait un autre, que cet autre, Félix Barthey, était son amant, ce jour-là je voulus espérer qu’elle serait également à moi ; je devins jaloux et la cherchai avec plus d’ardeur encore que je n’en avais mis à la fuir. Elle m’avait dit : « Si, jeune fille et libre, je vous avais rencontré, jamais un autre homme que vous n’aurait fait battre mon cœur. » J’interprétai ces paroles comme une sorte d’aveu et je me pris à haïr, moi qui l’avais aimé ainsi qu’un frère, celui qui nous séparait. Ah ! je n’essayerai pas de vous peindre les horribles tortures que je dus à cette passion fatale. Rhéa me demanda de sacrifier à son mari mon ambition politique. Je n’hésitai pas : je croyais l’acheter à ce prix. Mais elle n’était pas femme à se vendre et, chaque jour, bien qu’elle restât avec moi affectueuse, coquette, troublante, je craignais davantage qu’elle ne fût pas non plus femme à se donner.

 

« Mon existence était un supplice sans nom. Deblain n’était plus qu’un larron qui m’avait volé mon bonheur ! C’était pour moi que Rhéa avait été créée et non pour lui ! C’était à moi seul qu’elle devait être ! Je le prônais et le portais aux nues auprès de ses électeurs et, le trouvant si inférieur à moi en intelligence, au lieu de n’en vouloir qu’à moi-même du honteux et lâche marché que j’avais fait en me retirant pour lui céder la place, je ne m’en prenais qu’à lui, à lui qui allait m’enlever, dans le monde politique, la situation à l’aide de laquelle j’aurais su monter si haut que celle que j’aimais aurait été fière de se donner à moi.

 

« Que de fois j’ai franchi la porte qui sépare nos deux hôtels pour me glisser furtivement chez la terrible charmeresse, avec la volonté formelle d’obtenir par la violence ce qu’elle refusait à ma passion folle. Une nuit, que je savais Raymond à Paris, je suis arrivé jusqu’à la porte de la chambre de sa femme, mais je n’ai point osé en franchir le seuil. Ah ! j’aurais mieux fait d’aller jusqu’au bout ! Ou j’aurais été le plus fort et elle m’eût appartenu ; ou j’aurais été chassé comme un laquais, comme un lâche, mais je ne serais pas devenu un assassin ! Vous savez bien que l’empoisonneur, c’est moi !

 

– Je le savais, répondit Maxwell, qui, malgré toute sa force de volonté, ne pouvait dissimuler complètement l’émotion que lui causait cet étrange récit, débité par Plemen avec un accent de douleur et de passion impossible à rendre.

 

– Eh bien ! maintenant, car il faut que vous n’ignoriez rien, reprit le docteur, laissez-moi vous dire comment cela s’est passé. Peut-être trouverez-vous quelques circonstances atténuantes à mon crime.

 

L’étranger inclina la tête.

 

– Je viens de vous dire que j’aimais à la folie cette femme, à laquelle j’avais sacrifié mon ambition politique, cette charmeresse que, par moments, je devais croire prête à tomber dans mes bras et qui m’échappait toujours, sans cesser, hélas ! de m’enivrer de ses coquetteries, de ses regards où je voulais lire ses regrets de ne pas se donner, de ses serrements de mains et de ses sourires que je traduisais en promesses d’abandon. Pour mon cœur enfiévré, pour mon cerveau que la raison fuyait, pour mes sens surexcités par le désir, si elle n’était pas à moi depuis longtemps, c’était seulement, me disais-je, dans ma volonté de la posséder, parce que l’occasion de sa chute ne s’était pas présentée ; c’était seulement parce que je n’avais pas osé la prendre. Ah ! quand je me souviens que, pendant si longtemps, j’ai vécu de la sorte, depuis ce jour où, me faisant cabotin, moi l’homme grave, j’avais pu lui dire combien je l’adorais.

 

« C’est dans cet état de vertige que j’étais lorsque, le 22 septembre, dans la soirée, elle me pria de l’accompagner immédiatement à la Malle. Un exprès, envoyé du château, venait de lui apprendre que sa sœur s’était blessée grièvement. Raymond, très souffrant, était remonté chez lui. Nous partîmes, sa femme et moi. Dix heures venaient de sonner ; la nuit était obscure. Nous étions l’un près de l’autre, dans un coupé étroit. À chaque élan nouveau de l’attelage, qui dévorait l’espace, son corps frôlait le mien ; l’atmosphère que je respirais était tiède de son haleine. Les effluves de son corps de vingt ans me grisaient. Alors je la pris dans mes bras, mes lèvres cherchèrent les siennes ; mais elle se dégagea avec une vigueur que je ne lui connaissais pas et me dit, avec un accent inexprimable, tout à la fois de prière, de tendresse et de menace : « Je vous en conjure, laissez-moi. Ne songeons qu’à ma pauvre Jenny, qui est peut-être en danger de mort. Et Raymond qui lui-même est souffrant et m’a confiée à vous ! Que se passerait-il, si demain je lui disais que vous avez tenté de lui prendre sa femme, vous, son ami ? Soyez fort et ne me faites pas lâche et coupable. – Mais ne m’aimerez-vous donc jamais ? lui demandai-je… – Qui sait ? Peut-être. » murmura-t-elle d’un ton à me rendre fou tout à fait. Était-elle sincère, ou avait-elle peur ? N’importe ! Ah ! elle savait bien me dompter par ces fausses espérances qu’elle semblait me permettre d’avoir ! Lorsque nous arrivâmes à la Malle, j’avais toujours ses mains dans les miennes, mais je n’avais plus osé dire un seul mot.

 

« La situation de Mme Gould-Parker était, en effet, fort grave ; il était temps que je vinsse. Je vous fais grâce de l’accident dont elle avait été victime et des soins que je lui donnai. Deux heures plus tard, elle était complètement hors de danger et Rhéa me disait, en m’accompagnant jusqu’à la voiture qui allait me ramener en ville et en me laissant baiser fiévreusement ses mains : « Vous avez sauvé la vie de Jenny, je ne l’oublierai pas, je ne l’oublierai jamais ! » Elle ne rentrait pas à Vermel avec moi ; sa sœur l’avait suppliée de passer la nuit auprès d’elle. Je revins seul dans cette voiture pleine de son souvenir, parfumée de ses émanations enivrantes. Quand j’arrivai chez moi, je n’avais plus ma raison ! Que se passa-t-il alors ? J’ai peine à m’en souvenir ! Il le faut cependant, pour vous le dire !

 

« J’étais rentré dans ma maison par cette issue qui ouvre sur une ruelle déserte ; je traversai mon jardin et fus bientôt auprès de cette petite porte qui met en communication les deux hôtels. Pourquoi en ai-je franchi le seuil ? Comment, quelques minutes plus tard, étais-je dans la chambre à coucher de Mme Deblain, où je m’étais introduit dans le silence et l’obscurité de la nuit, ainsi qu’un voleur ! Non, ainsi qu’un amant attendu ! Une lampe recouverte d’un abat-jour rose éclairait faiblement la pièce. Son lit était là, entr’ouvert, prêt à recevoir son corps adoré. Il me semblait l’y voir, me tendant les bras. Dans mon hallucination, je m’élançai pour la saisir.

 

« À ce moment, je perçus de faibles gémissements. Je m’arrêtai épouvanté. Ces plaintes partaient de l’appartement de Raymond. Mon premier mouvement fut pour me sauver en prenant le chemin par lequel j’étais venu ; mais, comme malgré moi, fatalité horrible ! je me dirigeai au contraire, en traversant les deux cabinets de toilette, vers la chambre de mon ami. De mon ami ! Je fus bientôt au chevet de son lit. Il avait les yeux ouverts et me reconnut immédiatement, sans paraître surpris de me voir. « Je souffre comme un malheureux, me dit-il, et justement je n’ai plus de morphine. J’allais sonner Pierre pour l’envoyer chez le pharmacien. » Je ne sais ce que je lui répondis, peut-être même n’osai-je parler. Dans ma précipitation à rejoindre Mme Deblain lorsqu’elle m’attendait pour aller à la Malle, je ne m’étais pas débarrassé des deux flacons que j’avais rapportés de mon laboratoire à l’hôpital.

 

« L’un contenait un anesthésique à base de morphine, composé par moi-même, et l’autre, ah ! l’autre… Je les avais sur moi, dans l’une des poches de mon vêtement. Je pris l’un de ces flacons, j’emplis de la solution qu’il renfermait l’instrument qui était sur la table, près de la veilleuse, et, penché sur Raymond, je lui fis une injection hypodermique au bras qu’il me tendait, dans son désir d’être soulagé. Aussitôt, bégayant un « merci », il ferma les paupières, mais, moi, j’étouffai un cri d’horreur. En reprenant le flacon dans lequel j’avais puisé, il me sembla que ce n’était pas de la morphine qui s’y trouvait, mais ce poison terrible, extrait des alcaloïdes auxquels j’avais consacré ce travail que je devais présenter le lendemain même à l’Académie de médecine.

 

– Ah ! c’est épouvantable, s’écria Maxwell, pendant que Plemen voilait de ses mains tremblantes son visage inondé d’une sueur glacée.

 

– Ah ! oui, épouvantable, horrible, plus monstrueux encore que vous ne le pensez, reprit Erik d’une voix stridente, car j’ignore si je me suis trompé ou si ma volonté n’était pas d’empoisonner cet homme dont je voulais la femme à tout prix !

 

– Vous pouviez le secourir !

 

– Je ne l’ai point fait ! Je n’étais pas certain d’être un misérable, car les phénomènes extérieurs de ce toxique que j’avais peut-être employé sont identiques à ceux que produisent les stupéfiants. Et puis, j’étais lâche, je ne voulais pas savoir ! Je retournai rapidement sur mes pas. Je me souviens que je fermai les portes des cabinets de toilette et que je traversai de nouveau cette chambre parfumée dont l’atmosphère avait achevé de m’affoler, mais je la traversai en courant. Peut-être craignais-je d’y revoir Rhéa, non plus me tendant les bras, mais me criant : « Assassin ! empoisonneur ! » Je rentrai chez moi. À sept heures, j’étais encore, le front glacé, contre la fenêtre qui donne sur mon jardin, lorsque je vis passer Mme Deblain. Elle revenait de la Malle. Je descendis bien vite et repoussai, pour ainsi dire derrière elle, la porte de communication de nos hôtels. Une demi-heure plus tard, je partis pour Paris. Vous savez ce qui s’est passé ensuite.

 

– Et vous avez eu le courage d’accepter les fonctions de médecin légiste ! dit Maxwell.

 

– Pouvais-je faire autrement ? Est-ce que tout, par une juste volonté de là-haut, ne s’enchaîne pas dans les mauvaises actions humaines ? Est-ce que, si je refusais mon concours à la justice, elle n’appellerait pas à son aide quelque savant de premier ordre, un homme tel que vous, par exemple, qui lui démontrerait que M. Deblain avait été victime d’un crime. J’acceptai alors l’épouvantable mission que vous savez, et si je conclus à un empoisonnement par des sels de cuivre, c’est que ce malheureux avait tenté d’un traitement empirique par des pilules de sulfate de cuivre et que, d’ailleurs, on trouve du cuivre à l’état normal dans tous les corps, vous le savez bien.

 

– Dans les organes que j’ai soumis à l’analyse chimique, il…

 

– Il s’en trouvait plus encore qu’il ne devait y en avoir. C’est vrai ! Ah ! c’est que j’ai eu peur d’une seconde expertise et qu’au moment où ce corps m’a été livré, je l’ai saturé moi-même d’une solution de cuivre pour arrêter la décomposition. Elle était déjà plus que suffisante pour avoir fait disparaître toute trace d’empoisonnement par les alcaloïdes cadavériques.

 

L’Américain n’avait pu retenir, à ces derniers mots, un mouvement d’orgueil. Il ne s’était donc pas trompé.

 

– Un empoisonnement par le cuivre, reprit Erik, pouvait provenir d’un abus de ces sels comme médicament ; il pouvait être considéré comme un accident. La justice devait s’arrêter là, ne pas chercher des coupables qui n’existaient pas. Est-ce qu’il était possible de supposer qu’on soupçonnerait jamais cette pauvre femme dont les heures de prison ont été moins douloureuses que n’ont été pour moi les heures de liberté. Je comptais sans les haines de province, les dénonciations anonymes, la sottise, l’ardeur ambitieuse de ce juge d’instruction ! Je comptais aussi sans votre savoir… et sans Dieu !

 

Plemen n’avait plus, en prononçant ces derniers mots, l’accent tour à tour sceptique, exalté, ironique ou passionné, avec lequel il avait fait cet épouvantable récit. Sa voix était ferme et grave, sa physionomie était empreinte d’une résolution énergique, ses yeux fixaient avec franchise celui qui se demandait encore s’il avait devant lui un monstre ou une victime de la fatalité.

 

– Et maintenant, monsieur, termina l’ancien ami de Raymond, que justice soit faite ! Vous ne seriez pas venu, pendant cette suspension d’audience, que je me serais fait représenter devant la cour par cette lettre. Elle est adressée à M. de La Marnière. Veuillez vous en charger. Elle dit tout ce que les juges de Mme Deblain doivent connaître pour regretter de l’avoir soupçonnée un seul instant. Qu’elle me pardonne, ainsi que M. Félix Barthey ! Moi, je me suis condamné ! Avant même que vous soyez sorti de cette maison, je serai digne de votre pitié : j’aurai cessé de vivre.

 

D’une main, Plemen tendait à Maxwell un large pli ; de l’autre, il désignait un petit instrument de cristal à aiguille d’acier, qui était là, tout prêt, sur sa table de travail.

 

Profondément ému, l’Américain saisit la lettre et, s’inclinant sans prononcer une parole, il allait se retirer, lorsque, l’arrêtant du geste, son confrère lui dit, avec un calme effrayant :

 

– Vous n’ignorez pas que les poisons végétaux, sauf la strychnine, disparaissent avec la décomposition des corps ; celui dont je vais me servir est plus subtil. De même qu’il ne cause aucune douleur, il ne laisse aucune trace, à moins d’une analyse physiologique immédiate. Retenez cela, et que ma mort volontaire fasse faire un pas en avant à la science, puisque je l’ai déshonorée pendant ma vie. Adieu, monsieur, hâtez-vous ! On vous espère là-bas. Moi, on m’attend là-haut !

 

Maxwell s’inclina de nouveau et s’enfuit, en frémissant au bruit des portes du cabinet de travail d’Erik Plemen, qui semblaient s’être refermées derrière lui comme celles d’un tombeau.

XIII

DÉNOUEMENT INATTENDU


Au moment même où Maxwell sortait de l’hôtel du docteur Plemen, une scène touchante se passait entre les deux filles d’Elias Panton, dans cette pièce où les accusés attendaient la reprise de l’audience.

 

Enlevée pendant quelques minutes à sa sœur, par le concierge du palais de justice qui était entré porteur d’une dépêche, Mme Gould-Parker avait pris connaissance de ce télégramme ; puis, toute pâle, profondément troublée, elle était revenue de suite auprès de Rhéa et l’avait attirée à l’écart, dans l’embrasure d’une fenêtre, en lui disant :

 

– Tiens, lis !

 

Mme Deblain prit la feuille de papier bleu, la parcourut et, vivement émue elle-même, répondit à Jenny :

 

– Pauvre colonel ! Mais tu devais t’attendre un peu à quelque nouvelle de ce genre. Dans ces expéditions lointaines, on court de si grands dangers.

 

– Est-ce que je pensais à quoi que ce fût ! Est-ce que ta situation ne m’absorbait pas tout entière ! Ah ! maintenant, tu ne saurais m’imposer le silence. Je puis, je veux parler !

 

– Dans quel but ?

 

– Rhéa, ma sœur bien-aimée !

 

– Tu m’as promis de rester étrangère à ces odieux débats ; tu me l’as juré sur ton affection pour notre mère, sur ta tendresse pour moi. Je ne te rends pas ta parole.

 

– Cela est horrible ! Sais-tu bien que, si tu étais condamnée, je me tuerais !

 

– Je ne serai pas condamnée et tu vivras, pour que je t’aime… pour qu’on t’aime toujours !

 

– Consulte au moins M. Langerol.

 

– Je ne consulte que mon cœur. Je te défends de dire un mot. D’ailleurs, tu n’es pas citée comme témoin et il est trop tard pour que tu sois entendue.

 

– Laisse-moi montrer cette dépêche à ton défenseur.

 

– Je vais la lui communiquer moi-même. Nous verrons dans quelle mesure il jugera utile de s’en servir.

 

Et, laissant là Mme Gould-Parker, Rhéa rejoignit Mes Leblanc et Langerol, les prit à part et leur donna à lire le télégramme en question. Elle échangea ensuite avec eux, à voix basse, quelques paroles rapides.

 

Bientôt, sans doute, la jeune femme et les deux avocats furent d’accord, car Mme Deblain revint auprès de sa sœur pour lui dire :

 

– Allons, sois rassurée, cette dépêche n’aura pas été tout à fait inutile. Nous venons d’arrêter notre plan. Quant à toi, garde le silence.

 

– Ne puis-je informer M. Barthey de…

 

– Il est préférable que tu n’en fasses rien… Cela le troublerait trop et peut-être commettrait-il quelque imprudence !

 

Rhéa avait prononcé ces mots avec un adorable sourire et en embrassant Jenny.

 

Tout à coup, Maxwell apparut. Sa physionomie trahissait si ouvertement l’état de son esprit que Mes Langerol et Leblanc ne purent se défendre d’un mouvement de crainte. D’où venait-il ? Qu’allait-il leur apprendre ?

 

Mais, après quelques minutes d’entretien avec leur mystérieux auxiliaire, les deux jeunes maîtres étaient tout à fait édifiés, et c’est avec une expression d’admiration qu’ils pressaient ses mains.

 

L’huissier annonça au même instant que l’audience était reprise.

 

Les amis de Barthey se décidèrent seulement alors à se séparer de lui. Rhéa embrassa une dernière fois son père et Jenny, et les deux accusés, après avoir échangé un amical regard, regagnèrent leurs places, en face de la foule houleuse et plus impatiente que jamais.

 

Cependant, à la première invitation de l’honorable président, le silence se fit.

 

– Maître Langerol, dit M. de La Marnière, d’accord avec M. le procureur général, j’ai fait inviter M. le docteur Plemen à venir défendre lui-même son rapport médico-légal. Le docteur n’était pas chez lui, mais on le trouvera facilement et je ne doute pas qu’il ne se rende à l’appel de la cour. Vous convient-il, en attendant, de faire déposer les deux témoins à décharge que vous avez cités ?

 

– Oui, monsieur le président, répondit l’avocat de Mme Deblain. L’un de ces témoins a déjà été entendu, c’est le cocher Dumont ; il est dans cette salle. L’autre, c’est le sieur Millet, employé de l’octroi ; il se tient à vos ordres, dans la pièce réservée aux témoins.

 

– Nous allons entendre d’abord le premier. Dumont, approchez.

 

Ce serviteur des Deblain se présenta immédiatement à la barre.

 

– Monsieur le président, dit alors Me Langerol, voudriez-vous être assez bon, je vous prie, pour demander à Dumont à quelle heure, dans la nuit du 22 au 23 septembre, il est parti de Vermel, à quelle heure il est rentré en ville, et qui était dans le coupé qu’il conduisait ?

 

– Dumont, dit le président au témoin, vous avez entendu et bien compris cette question ? Parlez en vous tournant du côté de MM. les jurés.

 

Le cocher obéit et répondit :

 

– Le 22 septembre, j’ai quitté la maison à neuf heures et demie ou dix heures, avec madame et M. le docteur Plemen, que j’ai conduits tous deux à la Malle. J’en suis revenu, vers une heure du matin, avec le docteur. Puis, selon les ordres que j’avais reçus de madame, je suis retourné au château où j’ai dételé. À six heures et demie, le concierge Ternier m’a réveillé. J’ai remis alors ma bête au coupé et j’ai ramené madame à l’hôtel.

 

– Mme Deblain est donc restée toute la nuit à la Malle ?

 

– C’est certain, à moins que madame n’ait fait la route à pied ; car je suis sûr, ma chambre est au-dessus des écuries, qu’on n’a pas attelé pendant la nuit.

 

– Qu’avez-vous pensé en voyant Mme Deblain rester à la campagne au lieu de revenir en ville ?

 

– J’ai supposé que Mme Gould-Parker était très malade, puisque M. le docteur Plemen avait été demandé par un exprès, et que madame ne voulait pas laisser sa sœur toute seule.

 

– Avez-vous d’autres questions à adresser au témoin, maître Langerol ? fit l’éminent conseiller.

 

– Aucune, monsieur le président, répondit le défenseur de Rhéa.

 

– Nous allons entendre le second témoin. Huissier, appelez le sieur Millet.

 

Cet homme, ancien soldat médaillé, fut introduit, prêta serment, et M. de La Marnière lui dit :

 

– Vous êtes employé de l’octroi ?

 

– Oui, monsieur le président.

 

– Faites votre déposition.

 

– J’avais pris mon service à la porte du faubourg de Mars, le 23 septembre, à six heures du matin, quand, une demi-heure plus tard à peu près, je vis, sur le siège d’une voiture qui se présentait à l’octroi, le cocher Dumont, que je connais depuis dix ans au moins. Je m’approchai du coupé plutôt par plaisanterie que pour obéir à mes instructions, car nous savons bien que les gens de Mme Deblain ne font pas la fraude ; mais, au moment où j’allais ouvrir la portière de la voiture, je m’aperçus qu’il s’y trouvait quelqu’un que je reconnus de suite. C’était Mme Deblain. Alors je saluai, en faisant signe à Dumont qu’il pouvait partir.

 

– Vous êtes certain que c’était Mme Deblain qui se trouvait dans ce coupé ?

 

– Je l’affirme. Non seulement j’ai vu très souvent Mme Deblain passer devant l’octroi, conduisant elle-même, mais encore elle est venue plusieurs fois chez moi, l’an dernier, avec M. le docteur Plemen, pendant la maladie qui a emporté ma pauvre femme.

 

– Vous pouvez vous retirer, si Me Langerol n’a pas d’autres questions à vous adresser.

 

– Non, monsieur le président, répondit le défenseur de l’Américaine. Je voulais tout simplement faire constater que ma cliente, dont le mari a été empoisonné, dit le rapport médico-légal, vers minuit, à Vermel, a passé toute cette nuit-là à cinq lieues de son hôtel, là où le crime aurait été commis.

 

– Pourquoi n’avez-vous pas fait constater plus tôt cet alibi ?

 

– Parce que nous ne pouvions supposer, ni mon confrère ni moi, que l’accusation qui pèse sur Mme Deblain et sur M. Barthey demeurerait debout après l’audition des témoins ; que ce n’est pas à un alibi que nous voulions devoir un acquittement dont nous ne doutons pas, mais à une conviction profonde de MM. les jurés de l’innocence de nos clients, et enfin parce que nous avions tout lieu d’espérer que M. le docteur Plemen, à qui il a été donné connaissance des réfutations de son adversaire, viendrait ici reconnaître son erreur, ou combattre du moins son savant contradicteur.

 

– M. le docteur Plemen se présentera certainement ; mais comme il est peut-être retenu en ce moment hors de chez lui par ses devoirs professionnels, si M. le procureur général désire prendre la parole, nous la lui donnerons de suite. Notre éminent praticien sera entendu après le réquisitoire et les plaidoiries, avant les répliques. Ses explications viendront encore en temps opportun.

 

– Nous sommes aux ordres de la cour, répondit Me Leblanc.

 

– Alors M. le procureur général a la parole, s’il croit devoir la prendre sans attendre davantage. Dans le cas contraire, nous serons forcé de suspendre l’audience de nouveau.

 

À cette proposition de M. de La Marnière, un murmure de déception s’éleva dans la foule. Les dépositions du cocher et du douanier Millet avaient causé une impression profonde. Pour quelques-uns, ces témoignages tardifs et peut-être complaisants étaient une preuve que la défense était aux abois ; pour la plupart, au contraire, l’accusation s’écroulait. Pour tous, le dénouement était proche. L’angoisse était générale ; personne ne voulait plus attendre.

 

M. Lachaussée comprit sans doute ce qui se passait dans les esprits, car, bien que les affirmations de Dumont et Millet l’eussent singulièrement troublé, il répondit au président qu’il était prêt à prononcer son réquisitoire.

 

– La parole est à M. le procureur général, dit alors M. de La Marnière.

 

Le public manifesta sa satisfaction et, de nouveau, devint attentif. La curiosité de tous était vivement surexcitée. On se demandait comment allait se tirer de sa tâche difficile le procureur général, dont le manque d’éloquence était connu. Des sourires narquois s’échangeaient déjà.

 

Quant à M. Lachaussée, après s’être recueilli un instant, avoir rangé ses notes, toussé, humecté ses lèvres, il se leva et se tourna vers les jurés, dans une pose étudiée longtemps d’avance ; puis, d’une voix qui, malgré lui, trahissait son émotion, il commença en ces termes :

 

– Messieurs, j’ai éprouvé le besoin de monter sur le siège…

 

À cet étrange début, un murmure ironique se fit entendre et le procureur général, qui ne s’expliquait pas ce mouvement, promena ses regards stupéfaits sur l’auditoire, mais, n’y découvrant rien de nature à le renseigner, il redit de plus belle, en enflant sa voix :

 

– J’ai éprouvé le besoin…

 

Il ne put aller plus loin. À la répétition de ces mots malencontreux, un rire général avait éclaté, surexcité encore par cette observation triviale d’un mauvais plaisant, qui, du fond de la salle, s’était écrié :

 

On ne monte pas sur un siège, on s’y assoit.

 

C’était un accès d’inénarrable gaieté, qui gagnait même les privilégiés de l’estrade.

 

Comprenant enfin ce qui se passait, M. Lachaussée devint cramoisi et, se tournant, furieux, vers la cour, il s’écria :

 

– Je prie monsieur le président de faire respecter l’organe du ministère public.

 

– C’est mon devoir, monsieur le procureur général, répondit gravement M. de La Marnière, et, si tel est votre désir, je vais faire évacuer la salle.

 

À cette expression consacrée « évacuer la salle », que l’honorable conseiller n’avait certes pas soulignée, mais qui semblait si bien empruntée à l’exorde de M. Lachaussée, ce fut un véritable délire. Les femmes se voilaient le visage de leurs éventails ; les magistrats eux-mêmes avaient peine à garder leur sérieux.

 

Il ne fallut rien moins que la grande autorité de l’honorable président pour faire cesser ce scandale, qu’il regrettait profondément, car il ne voyait pas dans M. Lachaussée un ennemi politique, mais un fonctionnaire remplissant, peut-être avec conviction, un devoir professionnel, et que son impartialité lui commandait de défendre contre des manifestations peut-être méritées, mais indignes néanmoins du respect dû à la justice.

 

Aussi le calme se fit-il de nouveau, et le procureur général put alors prononcer son réquisitoire, sinon au milieu d’une attention soutenue de ses auditeurs, du moins dans un silence convenable.

 

Ce réquisitoire ne fut, d’ailleurs, qu’un développement, sans détails nouveaux, de l’acte d’accusation, des dépositions des témoins et du rapport du docteur Plemen ; puis, surtout, une série d’attaques des plus violentes contre la moralité des accusés et l’outrecuidance de ce médecin étranger qui, osant contredire le savant toxicologue dont Vermel était justement fier, s’était plu à accumuler, dans son discours, les expressions techniques, les termes scientifiques, les suppositions aussi souvent incompréhensibles qu’inadmissibles, dans le seul but d’égarer messieurs les jurés.

 

Il espérait bien, lui aussi, que l’illustre savant qui était la gloire de la ville allait se présenter pour démontrer les erreurs, involontaires il voulait le croire, de cet expert, de cet auxiliaire, que la défense n’avait pu trouver qu’en Amérique.

 

Le procureur général, on s’y attendait bien, ne manqua point ensuite de lire les plus passionnées des lettres de Félix Barthey à sa maîtresse, et il eut la satisfaction de ramener à lui, pendant cette lecture, l’intérêt de tous : ce qui lui fournit l’occasion d’une nouvelle charge contre Barthey, ce peintre d’ordre secondaire, que son défenseur ne manquerait pas de faire monter au Capitole, en le mettant au nombre des premiers artistes de l’époque et des héros de la dernière guerre, parce que, à l’heure où chacun était prêt à donner sa vie pour sauver la patrie en danger, il avait tout simplement fait son devoir.

 

Quant à ces témoins, les sieurs Dumont et Millet, appelés in extremis, M. Lachaussée ne jugeait pas même utile de réfuter leurs dépositions. Bien au contraire, il les acceptait comme l’expression de la vérité.

 

Oui, Dumont avait ramené l’accusée à Vermel à sept heures du matin ; oui, Millet avait reconnu Mme Deblain ; oui, c’était peut-être exact. Mais, est-ce que cela prouvait que cette femme, excellente écuyère, n’était pas revenue seule en ville, après le départ du docteur Plemen du château ? Il est probable qu’elle n’avait, au contraire, rien omis dans le but de se préparer un alibi, pour le cas où son système de défense deviendrait insuffisant.

 

Est-ce que, s’il n’en était pas ainsi, Mme Deblain n’aurait pas invoqué tout d’abord son absence de son hôtel à l’heure présumée où le crime avait été commis ? Est-ce qu’elle n’aurait pas appelé immédiatement en témoignage ces serviteurs dévoués, le docteur Plemen et sa sœur elle-même, cette Mme Gould-Parker, qui s’est trouvée si à propos victime d’un accident d’une telle gravité que Mme Deblain n’a pu la quitter de la nuit ? Si cela était vrai, pourquoi s’éloigner au lever du soleil, si ce n’est afin d’être bien reconnue, à son retour à la ville, au lieu de rester toute la journée auprès de cette sœur en danger de mort ? Machination adroite, trop adroite même, puisqu’elle servait à la démonstration de la vérité.

 

Et comme le procureur général s’aperçut, avec son flair professionnel, de l’effet que produisait sur son auditoire cette argumentation qui ne manquait pas d’habileté, il termina de suite en adressant aux jurés cette phrase banale, péroraison forcée de tout réquisitoire :

 

– Sans vous laisser séduire par la parole des éloquents défenseurs des accusés, mais vous souvenant seulement des dépositions accablantes que vous avez entendues, ainsi que des preuves indiscutables que nous venons de mettre sous vos yeux, preuves morales, matérielles, scientifiques, vous prononcerez selon votre conscience et rendrez le calme, par un verdict sévère, à cette ville troublée par le plus lâche et le plus monstrueux des crimes.

 

M. Lachaussée comptait certainement sur ce vieux cliché pour prendre sa revanche et obtenir quelques applaudissements à son tour ; mais, sauf par quelques murmures complaisants, le silence ne fut pas troublé, et l’honorable président donna aussitôt la parole à Me Langerol.

 

Le défenseur de Mme Deblain, l’un des plus brillants avocats du barreau de Vermel, était en même temps journaliste et homme politique d’une grande valeur. Chef du parti réactionnaire dans le département, il portait ses opinions en quelque sorte gravées sur son visage, car il avait un peu le masque d’un Bonaparte.

 

C’était, de plus, un causeur d’infiniment d’esprit, impitoyable pour ses adversaires qu’il terrassait souvent d’un mot, cela d’un air de bonhomie, en souriant. Tout naturellement, il vivait en état d’hostilité constante avec le procureur général ; car, s’il l’excusait d’être peu éloquent, si même, comme avocat, ayant souvent à le combattre, il s’applaudissait qu’il fût aussi peu redoutable, il ne lui pardonnait pas d’avoir passé a la République après avoir été le serviteur dévoué de l’Empire.

 

Le procès actuel n’était pas fait pour rapprocher ces deux irréconciliables. Aussi attendait-on avec une impatience visible la plaidoirie du défenseur de la pauvre Rhéa, dans cette conviction que chacun avait qu’il ne ménagerait pas l’accusateur acharné de sa cliente.

 

Me Langerol se leva, pour débuter en ces termes :

 

– Messieurs, après avoir entendu tous ces témoins qui vous ont affirmé avec tant d’énergie que la conduite de Mme Deblain a toujours été irréprochable, qu’elle était pour eux la plus douce des maîtresses et, pour son mari, la meilleure des épouses ; après ces explications saisissantes, démonstratives du savant docteur Maxwell, qui vous a prouvé que M. Deblain n’a pas été empoisonné par des sels de cuivre, que sa femme, conséquemment, ne peut être soupçonnée de lui avoir ôté la vie, je me suis demandé ce qu’il me restait à vous dire pour la défendre de l’accusation d’un crime qu’elle ne pouvait avoir commis. Assuré que votre conviction était faite, je ne craignais plus qu’une seule chose : l’éloquence de mon éminent adversaire.

 

« Peut-être sa logique puissante et ses déductions habiles allaient-elles réédifier l’accusation croulante et m’entraîner sur un terrain tout nouveau. Je n’ai donc point perdu une seule de ses paroles. Je l’ai suivi attentivement dans chacune des phases de son habile réquisitoire, me préparant à la lutte ; mais maintenant, tout à fait rassuré, je n’hésite point à déposer les armes, puisque je n’ai plus rien à combattre. Je vous rappellerai seulement ce que vous avez entendu, même, du côté de l’accusation, surtout de ce côté : car c’est surtout en accusant Mme Deblain ainsi qu’elle vient d’être accusée, qu’on l’a défendue plus éloquemment que je n’aurais pu le faire.

 

« En effet, n’est-il pas démontré jusqu’à l’évidence que ma cliente n’a jamais manqué à ses devoirs ? Or, pour M. le procureur général, elle demeure une femme adultère. N’est-il pas scientifiquement prouvé que Deblain n’a pas été empoisonné par des sels de cuivre, c’est-à-dire par le poison que Mme Deblain aurait reçu de son complice ? Or, pour l’éminent organe du ministère public, elle reste une empoisonneuse. Il faudrait tout au moins que mon honorable contradicteur nous fît connaître le toxique dont elle s’est servie. L’arséniate de cuivre lui échappe, mais le champ des poisons est, hélas ! trop fertile. Nous sommes en face d’une accusation dont la bizarrerie est complète : un homme est mort d’un coup de feu, et on nous accuse de l’avoir tué d’un coup de poignard ; un malheureux a succombé presque subitement, emporté par une cause inconnue, et nous lui avons arraché la vie à l’aide du seul poison que nous aurions pu nous procurer ; mais ce poison n’existe pas dans les organes du défunt, ou, du moins, il ne s’y trouve pas dans l’état où il y serait découvert si on en avait fait un usage criminel. Enfin le crime, s’il y a eu crime, a été commis à une heure où l’accusée était loin ; et M. le procureur général, à bout d’arguments, est obligé de faire de ma cliente une amazone, enfourchant je ne sais quel fantastique hippogriffe, au milieu de la nuit, sans être vue de personne, pour venir accomplir son forfait et disparaître. Est-ce que vraiment tout cela est sérieux ?

 

« J’ai presque honte de discuter devant des hommes graves de pareilles fables. Si Mme Deblain n’est revenue à Vermel qu’à sept heures du matin, c’est que sa sœur n’avait plus besoin d’elle, mais qu’elle, Mme Deblain, avait besoin de repos ; et si les témoins dont mon éloquent adversaire n’accepte les dépositions qu’avec ironie n’ont pas dit plus tôt ce qu’ils ont affirmé tout à l’heure, sous la foi du serment, c’est tout simplement parce que l’instruction avait négligé de les interroger sur ce point spécial. De plus, pouvions-nous supposer qu’il nous serait utile d’invoquer un incontestable alibi pour repousser une accusation que rien ne justifie, ni au moral, ni dans la matérialité des faits. Mme Deblain est une honnête femme dans toute l’acception du mot, et ce n’est pas au nom de l’humanité, ni en invoquant un doute possible que je compte sur votre verdict d’acquittement, mais tout simplement au nom de la justice et du bon sens. »

 

Me Langerol avait à peine prononcé ces derniers mots qu’une longue salve d’applaudissements éclatait, étouffant les murmures de ceux dont la haine pour les accusés semblait augmenter en raison directe des probabilités de leur acquittement.

 

Mais cette manifestation sympathique en faveur de l’éloquent défenseur de Mme Deblain prit fin brusquement, lorsqu’on vit que Me Georges Leblanc se levait à son tour.

 

Ce dont personne ne s’était aperçu dans l’auditoire ; mais ce qui n’avait pas échappé à MM. Duret et Babou, placés sur l’estrade, on s’en souvient, c’est l’émotion violente qu’avait éprouvée le président de la cour à la lecture d’une lettre qu’était venu lui apporter l’huissier de service.

 

Il semblait que l’éminent magistrat eût hésité un instant à donner la parole au défenseur de Barthey, et qu’il ne s’y fût décidé qu’après avoir consulté rapidement ses assesseurs.

 

C’était la première fois qu’on allait entendre Georges Leblanc à Vermel, où l’avait précédé une réputation d’esprit des plus fins, de même qu’on l’y connaissait déjà par ses brochures politiques et ses romans humoristiques.

 

– Messieurs, dit l’élégant avocat, je suis plus embarrassé encore que ne l’était, en commençant sa plaidoirie, mon éloquent ami et confrère, car il a si habilement et si complètement fait justice de l’accusation tout entière, qu’il ne m’a rien laissé à discuter. Je ne puis en effet tenter de vous prouver que M. Félix Barthey n’est pas coupable d’un empoisonnement qui n’a pas été commis. Je ne puis le défendre d’un crime qui n’existe pas ! Que l’honorable organe du ministère public veuille bien nous présenter une victime des sels de cuivre, et je lui démontrerai aisément que mon client, tout en ayant eu en sa possession de l’arséniate de cuivre, n’aurait pu être un assassin ; mais, la preuve scientifique de la mort de M. Deblain par une autre cause étant faite, j’ai simplement à répondre à mon honorable contradicteur : cherchez le coupable si vous croyez à un empoisonnement, mais n’en accusez pas un honnête et galant homme tel que mon client et ami. On a vraiment fait trop bon marché du passé, du talent et de l’honneur de M. Félix Barthey, que nous n’avons jamais eu l’intention de faire monter au Capitole ! Nous savons bien, monsieur le procureur général, que vous vous seriez trouvé là pour vous y opposer !

 

À ces mots, il y eut dans l’auditoire une sorte de mouvement de surprise. On se demandait si on avait bien compris ; puis, la finesse du trait, lancé comme malgré lui par le brillant défenseur, fut saisie, et un rire général éclata.

 

On pensait qu’il était vraiment difficile de dire plus spirituellement à quelqu’un, sans qu’il eût le droit de se fâcher : Vous êtes une oie !

 

M. Lachaussée n’avait peut-être pas entendu, ou, s’il avait entendu, peut-être n’avait-il pas voulu comprendre. Le nez dans son dossier, il prenait des notes, pour sa réplique, sans doute, et M. de La Marnière semblait profondément absorbé. Depuis qu’il avait reçu la lettre dont nous avons parlé, sa physionomie avait pris une expression presque douloureuse.

 

Quant au jeune avocat de Barthey, comme pour ne pas permettre à l’effet qu’il avait produit de s’accentuer davantage, il poursuivit aussitôt :

 

– Oui, monsieur le procureur général, quoi que vous en ayez dit, celui que votre accusation a conduit ici est devenu un grand artiste, après avoir été un vaillant soldat. Il vous eût suffi, pour vous en convaincre, de jeter un regard dans les rangs des éminents fonctionnaires qui, de l’estrade où siège la cour, suivent ces débats, et vous auriez vu, sur le visage de l’un d’eux, l’émotion poignante dont il était oppressé, pendant que l’on traînait aux gémonies celui qu’il a décoré lui-même sur le champ de bataille.

 

« En ce qui concerne le talent de Félix Barthey, dont vous ne faites pas plus grand cas que de sa valeur militaire, vous me permettrez de ne pas le discuter ici, mais de m’en rapporter de préférence à son juge naturel : le public, qui se dispute ses œuvres charmantes, qu’il y emploie ou n’y emploie pas du vert Véronèse. Ah ! vous ne vous doutiez guère, mon cher grand artiste, qu’en vous faisant adresser, par votre marchand de couleurs, de l’arséniate de cuivre, cela ferait de vous un empoisonneur, au lieu de vous laisser un peintre passionné pour les verts éclatants. Il est vrai que, si vous habilliez de rouge vos personnages ; si, comme Vibert, vous peigniez des cardinaux, le parquet de Vermel vous aurait accusé, sans doute, d’avoir empoisonné M. Deblain avec du sulfure ou du biodure de mercure, toxiques plus terribles encore que l’arséniate de cuivre. Que voulez-vous, monsieur le procureur général, nous ne sommes plus soumis à l’ordonnance royale du 29 octobre 1846 ; les fabricants de produits chimiques, sans le consigner sur un registre ad hoc, ce qui était une entrave à la liberté du commerce, peuvent aujourd’hui vendre aux artistes tous les sels que ceux-ci transforment en couleurs, en les délayant, en les broyant simplement avec un peu d’huile d’œillette. Vous ne saviez donc rien de tout cela au parquet de Vermel ?

 

« Eh bien ! mon éloquent adversaire, vous le savez maintenant, et j’ai la conviction que, désormais, vous ferez moins rapidement un Desrues d’un Félix Barthey, de M. Félix Barthey que messieurs les jurés vont bien vite renvoyer à son atelier, avec toute liberté d’user à sa guise d’arséniate de cuivre, dont il ne se sert que pour donner la vie à ses tableaux et non pour mettre à mort ses amis. »

 

Me Leblanc avait à peine prononcé ces derniers mots, qu’il avait accentués de son fin et spirituel sourire, qu’une triple salve d’applaudissements retentissait. La foule entière était convaincue ; M. Lachaussée ne savait plus quelle contenance prendre.

 

Quant à M. Babou, il avait prudemment disparu, sans doute dans la crainte de quelque éclaboussure oratoire du brillant avocat parisien.

 

M. de La Marnière, dont la physionomie était restée grave, demanda alors à l’organe du ministère public :

 

– Monsieur le procureur général a-t-il l’intention de répliquer ?

 

– Oui, monsieur le président, répondit aussitôt M. Lachaussée.

 

– J’aurai l’honneur de vous donner la parole dans quelques instants ; mais je dois d’abord faire connaître à messieurs les jurés l’événement inattendu dont j’ai été informé au moment où Me Leblanc commençait sa plaidoirie : M. le docteur Plemen ne pourra se présenter devant la cour, il est mort subitement, il y a moins d’une demi-heure.

 

Il est aisé de comprendre l’effet que produisit cette nouvelle sur l’auditoire. Ce fut de la part de tous un cri de stupeur.

 

– Et j’ai le devoir, poursuivit M. de la Marnière, de donner publiquement lecture de la déclaration que vient de me faire remettre M. le docteur Maxwell. Cette déclaration lui a été confiée par M. le docteur Plemen lui-même, pendant la suspension de l’audience. Voici ce document :

 

« Je soussigné, docteur Erik Plemen, reconnais m’être entièrement trompé dans l’analyse chimique à laquelle je me suis livré sur les organes de M. Raymond Deblain. Celui dont j’ai été l’ami pendant dix ans n’a pas succombé à un empoisonnement par des sels de cuivre, mais à une injection hypodermique d’un extrait d’alcaloïdes cadavériques, que je lui ai faite moi-même par erreur, vers une heure du matin, dans la nuit du 22 au 23 septembre dernier, alors que sa femme, qui m’avait accompagné à la Malle à dix heures du soir, était encore auprès de sa sœur, qu’elle n’a quittée qu’au point du jour. C’est par orgueil professionnel que j’ai masqué cette horrible méprise dans mon rapport médico-légal.

 

« Je ne pouvais croire que cette faute inexplicable conduirait en cour d’assises deux innocents. J’en demande pardon à la justice, à Mme Deblain et à M. Félix Barthey. Au moment où je fais cette déclaration, je n’ai plus que quelques minutes à vivre, et il suffira de faire l’autopsie de mon cadavre pour y reconnaître les mêmes phénomènes de l’intoxication foudroyante à laquelle a succombé M. Deblain. »

 

Nous renonçons à peindre l’impression sous laquelle demeurait la foule. C’était tout à la fois de la stupéfaction et de l’épouvante. Elle osait à peine manifester sa joie de la preuve qui lui était donnée de la monstrueuse erreur judiciaire qui avait failli se commettre.

 

Quant aux ennemis acharnés de Mme Deblain, ils étaient altérés, muets, et baissaient la tête.

 

Cependant M. Lachaussée s’était brusquement levé.

 

– Monsieur le président, dit-il, en présence de ce qui se passe, je pose des conclusions tendant au renvoi de l’affaire à une autre session pour un complément d’instruction.

 

L’auditoire fit aussitôt entendre un murmure de blâme.

 

– Nous prions la cour, s’écria Me Langerol, de repousser les conclusions de M. le procureur général.

 

– La cour va en délibérer, messieurs, répondit l’honorable président.

 

Et, après avoir consulté ses assesseurs, l’éminent magistrat reprit de suite :

 

– La cour rejette les conclusions de M. le procureur général et ordonne la continuation des débats.

 

Puis, gardant la parole, M. de La Marnière poursuivit :

 

– Dans l’état des choses, messieurs les jurés, je ne crois pas devoir faire le résumé de ces émouvants débats. Tous les incidents de cette audience sont bien certainement présents à votre esprit. Je ne vous rappellerai pas même vos devoirs, ce serait, pour ainsi dire, douter de votre caractère. Je veux laisser à votre seule conscience le soin de vous dicter votre verdict. Voici la liste des questions auxquelles vous avez à répondre. Vous pouvez vous retirer dans votre salle des délibérations. L’audience est suspendue.

 

Toutefois, personne ne songeait à user de cette autorisation de s’éloigner. On se doutait bien que les jurés ne seraient absents que quelques instants. C’était pour ainsi dire à demi-voix que les impressions s’échangeaient.

 

Seuls, conformément à la loi, Mme Deblain et Félix Barthey s’étaient retirés, mais pour trouver dans le couloir Mme Gould-Parker, qui s’était jetée au cou de sa sœur en s’écriant :

 

– Ah ! maintenant, tu ne m’empêcheras plus de parler !

 

Et sans attendre la réponse de Rhéa, Jenny tendit la main à Barthey en lui disant :

 

– Je suis veuve depuis plus de quatre mois, mon ami ; je l’ai appris, il y a une heure à peine, par une dépêche de notre ministre à Paris. Mon mari est mort à Shanghaï, après seulement quelques jours de maladie. Et vous, depuis près de trois mois, vous êtes en prison, ainsi que ma sœur, sous les tortures d’une accusation odieuse que j’aurais pu faire disparaître d’un seul mot. Me pardonnerez-vous jamais ma lâcheté ? Rhéa m’avait fait jurer de garder le silence !

 

L’artiste attira la jeune femme contre son cœur et lui répéta, d’une voix passionnée :

 

– Je t’aime ! je t’aime !

 

Heureusement que le vertueux premier président Monsel n’assistait pas à cette scène.

 

Ils étaient là ainsi, tous les trois, depuis quelques minutes seulement, la main dans la main, échangeant des tendresses et des sourires, lorsque, tout à coup, ils entendirent de longs applaudissements que répétaient les échos de la salle des assises.

 

Puis, au même instant, l’huissier vint prier poliment « Mme Deblain et M. Barthey » de reprendre leurs places dans le compartiment des accusés.

 

Ils obéirent, mais, à peine eurent-ils franchi le seuil de la boxe maudite, que les applaudissements et les bravos éclatèrent de nouveau, dominés par les hurrahs retentissants de master Elias et du révérend Thompson.

 

Les huissiers ne pouvaient obtenir le silence.

 

Cependant, il se fit enfin. Alors, s’adressant au greffier de la cour, M. de La Marnière lui dit :

 

– Donnez connaissance aux accusés du verdict de MM. les jurés.

 

– La réponse du jury est : Non, à l’unanimité, sur toutes les questions, les accusés ne sont pas coupables ! prononça d’une voix ferme le greffier.

 

– En conséquence, vu le verdict du jury, reprit immédiatement l’honorable conseiller, la cour prononce l’acquittement de Mme Deblain et de M. Félix Barthey, et ordonne qu’ils soient mis en liberté, s’ils ne sont pas retenus pour d’autres causes. L’audience est levée.

 

Et saluant avec son exquise distinction, comme s’il les quittait dans un salon de son monde, les victimes de MM. Lachaussée, Duret et Babou, M. de La Marnière se couvrit et se retira, suivi de ses assesseurs.

 

Ce fut aussitôt une inexprimable explosion de joie dans la foule, qui ne voulait pas s’éloigner et témoignait sa satisfaction par de frénétiques acclamations.

 

Jamais dénouement de débats judiciaires n’avait aussi complètement soulagé la conscience publique.

 

Les amis, les simples connaissances de Rhéa et de Barthey s’étaient élancés vers eux et pressaient affectueusement leurs mains. Le général Sauvière avait quitté l’estrade avec une agilité de jeune homme, pour venir embrasser son ancien engagé volontaire.

 

C’était une scène indescriptible.

 

Mme Deblain et son pseudo-complice n’étaient plus retenus au banc d’infamie par une accusation aussi odieuse que stupide, mais par les témoignages d’affection et de respect de tous.

 

C’est vraiment alors que l’éloquent procureur général aurait pu dire qu’on élevait ses accusés au Capitole, mais il n’était plus là pour s’y opposer. Il avait disparu, ainsi que M. Duret, peut-être pour aller se consoler ensemble, et avec M. Babou, de leur honteux échec.

 

Mme Deblain et M. Barthey purent enfin se retirer. Pour échapper à l’ovation de la foule, ils durent quitter la prison, après la levée de leur écrou, par une porte dérobée.

 

Mais ce n’était, pour le public enthousiaste, que partie remise ; car, dans la soirée, jusqu’à près de minuit, devant le Lion-d’Or, ce ne furent que nouveaux applaudissements et retentissants bravos.

 

Mme Deblain et le brave Elias ne réussirent qu’avec peine à empêcher le révérend Jonathan de se présenter au balcon pour haranguer les manifestants.

 

Le digne clergyman voulait absolument profiter de cette excellente occasion pour débiter un de ses longs et mystiques discours.

 

Le lendemain, avant midi, plus de deux mille personnes s’étaient inscrites à l’hôtel.

 

Lorsque le docteur Maxwell en sortit pour se rendre à la gare, car il n’avait pas voulu retarder son départ d’un seul jour, il fut reconnu et on lui fit une véritable ovation.

 

La victoire du parquet de Vermel était vraiment complète !

 

ÉPILOGUE

LE SECRET DE WILLIAM


 

Le train qui emportait Witson, – son rôle étant joué jusqu’au bout, le docteur Maxwell n’existait plus – était à peine sorti de la gare de Vermel, que la physionomie de l’Américain se transforma subitement, du tout au tout.

 

L’expression de joie avec laquelle il avait adressé à ses amis un dernier « au revoir », car ceux-ci n’avaient voulu le quitter qu’à la dernière minute, disparut de ses traits pour faire place à cet air préoccupé, sombre, inquiet, que miss Jane, sa fille adoptive, ne pouvait s’expliquer.

 

On eût dit qu’un masque était brusquement tombé de son visage.

 

Blotti dans un des angles du compartiment où il était seul, William ne songeait plus guère à tout ce qu’il venait de faire pour sauver sa compatriote ; il était tout entier de nouveau à ces douleurs intimes, à ce passé mystérieux, qui le condamnaient depuis déjà tant d’années à une existence étrange et l’avaient fait, tour à tour, en France et en Amérique, l’auxiliaire ou l’adversaire de la justice, soit qu’elle ne pût trouver un coupable, soit qu’elle poursuivit un innocent.

 

Pendant de longs instants, il demeura immobile, plongé dans ses tristes pensées ; puis, soudain, comme si son esprit jusqu’alors indécis eût adopté définitivement un parti, il s’écria :

 

– Enfin, j’ai tenu mon serment et fait mon devoir. Maintenant, à la grâce de Dieu ! Ce soir même, elle saura tout ; demain, je serai le plus misérable ou le plus heureux des hommes.

 

Le soir même, Witson arrivait à Paris, où, prévenue par dépêche, sa pupille l’attendait impatiemment, depuis surtout qu’elle connaissait le dénouement de ce drame judiciaire auquel il avait été mêlé.

 

En entendant la voiture qui ramenait son ami s’arrêter devant la grille de l’hôtel, miss Jane s’élança à travers le jardin, et l’Américain ne franchit le seuil de sa porte que pour recevoir l’adorable enfant dans ses bras.

 

– Vous, vous enfin ! lui répétait-elle en l’entraînant vers le perron. En est-ce bien fini cette fois avec ces excursions qui me laissent seule et m’épouvantent ? Jamais votre absence ne m’a été aussi pénible ! Ah ! pendant ce long mois, j’ai bien tourmenté cette bonne mistress Vanwright. Comme vous devez être heureux et fier d’avoir sauvé cette pauvre femme ! Que vous êtes savant ! Quel monstre que ce docteur !

 

Ils étaient entrés dans la salle à manger où le couvert était mis, et William n’avait pu encore placer une parole. Il s’efforçait bien de sourire à toutes ces tendresses de Jane, mais son sourire était contraint, quels que fussent ses efforts pour paraître heureux.

 

Mais mistress Vanwright vint prendre à table sa place accoutumée, et sa présence, en rendant la jeune fille moins tendre, permit au défenseur de Mme Deblain de dissimuler plus complètement l’état de son esprit.

 

La jeune fille était insatiable. Ce que les journaux, qu’elle avait dévorés, lui avaient appris ne suffisait pas à son affectueuse curiosité. Son père adoptif dut lui raconter les moindres épisodes de ce drame criminel dont son intelligence, son savoir et sa puissance d’analyse avaient si bien débrouillé tous les fils.

 

C’était, à chaque détail nouveau, un cri d’admiration de la charmante enfant.

 

L’excellente gouvernante, qui semblait souffrir elle-même de l’embarras évident de son compatriote, s’efforçait de calmer son élève et de mettre fin à ses interminables questions ; mais celle-ci était impitoyable, et bientôt, quel que fût l’empire que Witson eût sur lui-même, il parut succomber à l’émotion qui le torturait, car, laissant tout à coup tomber sa tête entre ses mains, il murmura :

 

– Mon Dieu, donnez-moi du courage !

 

Miss Jane l’entendit et, toute pâle, s’élança vers lui, en demandant :

 

– Mon ami, par grâce, qu’avez-vous ? Vous ai-je donc fait de la peine ?

 

Elle avait écarté les mains de William et, le voyant livide, les yeux remplis de larmes, elle ajouta, en s’agenouillant devant lui :

 

– Oh ! je vous en prie, pardonnez-moi !

 

Et comme, sans lui répondre, il la fixait d’un regard douloureux, elle se tourna vers mistress Vanwright et s’écria :

 

– Assurez-le donc, je vous en conjure, que si j’ai fait ou dit quelque sottise, c’est inconsciemment. Je n’aime que lui au monde, vous le savez bien !

 

Elle avait repris entre les siennes les mains de son ami et les couvrait de baisers.

 

– Ah ! c’en est trop, gémit alors Witson, en s’arrachant brusquement à cette affectueuse étreinte et en se levant. C’était fatal, l’heure est venue !

 

Puis aussitôt il ajouta, en la suppliant du geste de ne pas se rapprocher de lui :

 

– Mon enfant, écoutez-moi. Dans un instant, vous connaîtrez le secret qui me torture depuis dix ans. Si terrible que sera pour vous cette révélation, jurez-moi de ne pas me maudire ; promettez-moi que, si nous devons nous séparer, vous vous souviendrez un peu de celui qui vous a élevée et vous aime de toute son âme.

 

– Mon ami ! supplia la jeune fille.

 

Mais l’Américain s’était élancé hors de la salle à manger, et Jane n’était pas encore remise de sa stupeur lorsqu’il revint et dit, en lui tendant un large pli :

 

– Lisez cela et, quand vous aurez lu, ne demandez conseil qu’à votre cœur pour prendre une résolution. Je ne vous verrai pas avant demain ; j’ai beaucoup à écrire, je rentre chez moi. Bonsoir, mon enfant chérie, à demain !

 

Il la serrait convulsivement contre sa poitrine et couvrait son front de baisers. Enfin, s’armant de courage, il la repoussa doucement et disparut.

 

Mistress Vanwright et son élève l’entendirent rentrer dans son cabinet de travail et fermer la porte à double tour derrière lui.

 

– Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda à sa gouvernante miss Jane dont les yeux étaient pleins de larmes. Qu’y a-t-il donc sous cette enveloppe ?

 

– Je l’ignore, répondit la brave femme, qui ne pouvait dissimuler son émotion ; obéissez à sir William, rentrez chez vous, lisez et vous le saurez, bientôt.

 

– Allons ! soit ! À demain, mistress Vanwright !

 

Et, la tête basse, le cœur oppressé, la jolie Américaine quitta la salle à manger pour gravir lentement l’escalier, qui conduisait au premier étage, où se trouvait son coquet appartement.

 

Lorsqu’elle fut seule, dans sa chambre à coucher, la pupille de Witson hésita un instant ; puis, se laissant tomber dans un fauteuil, près d’une petite table éclairée par une lampe, elle déchira d’une main tremblante l’enveloppe mystérieuse.

 

Elle contenait une douzaine de pages couvertes de l’écriture élégante et ferme de William. Elle la reconnut aussitôt. En tête de ces pages se trouvait un litre et une date : « Une erreur criminelle. Philadelphie, 1er mai 187… »

 

– Une erreur criminelle ; Philadelphie, répéta-t-elle ; Philadelphie ?

 

Ce dernier mot réveillait de nouveau dans son esprit de lointains souvenirs, car elle resta longtemps songeuse, avant de murmurer :

 

– Puisqu’il le veut, obéissons !

 

Elle commença alors la lecture de ce manuscrit dont les dernières lignes seulement allaient lui révéler le terrible secret de celui auquel elle avait donné toute sa tendresse.

 

« Le docteur Maxwell était en 187… un des premiers médecins de Philadelphie, bien qu’il fût encore très jeune. Mais il avait terminé ses études en France, il était docteur de la Faculté de Paris, où il avait été interne dans les hôpitaux et lauréat de l’Académie de médecine.

 

« De plus, on savait que, seul, l’amour de la science lui avait fait embrasser cette carrière, car sa fortune, dont il faisait le plus noble usage, était considérable. Toutes ces raisons, auxquelles s’ajoutait une valeur réelle, l’avaient placé à la tête du corps médical de la ville. Il jouissait de l’estime publique. On ne lui reprochait qu’une chose : c’était de rester garçon ; mais, lorsqu’on lui offrait quelque jeune, jolie et riche héritière, il répondait en souriant que, pendant quelques années encore, il voulait être tout entier à ses devoirs professionnels.

 

« Le docteur Maxwell, en effet, aurait eu bien peu de temps à donner aux affections de famille. Il était professeur à l’École de médecine et directeur de l’hospice des enfants. Aux heures de ses consultations gratuites, sa maison était assiégée par les malheureux qui entendaient parler chaque jour et partout de son savoir et de sa générosité ; et on le demandait fréquemment dans les principales villes de l’Union. Enfin, la justice avait souvent recours à son savoir. Il était le médecin légiste de toutes les grandes affaires criminelles.

 

« C’est à ce dernier titre qu’il fut appelé un jour chez le coroner du quartier des docks, chargé de l’instruction relative à un crime d’empoisonnement commis sur la personne d’un nommé Jack Summer, de son vivant contremaître dans une importante usine de construction.

 

« Après une assez courte maladie, qui avait paru sans gravité, Summer était mort brusquement, au milieu d’atroces douleurs. Cette fin n’avait cependant fait naître aucun soupçon et l’inhumation avait eu lieu dans les délais légaux ; mais, quarante-huit heures plus tard, une plainte et une demande d’exhumation étaient parvenues à la justice. La Compagnie d’assurances sur la vie the Star, avec laquelle Summer avait passé un contrat de deux mille dollars au bénéfice de sa femme, refusait de payer cette somme à la veuve et demandait une enquête sur les causes de la maladie et de la mort de son client.

 

« Le solicitor de la Compagnie affirmait que, d’après les renseignements qu’il avait recueillis, Summer avait été empoisonné par sa femme, ce qui constituait à l’égard de cette dernière un cas de déchéance prévu par les statuts du Star.

 

« L’enquête, immédiatement ordonnée, releva des charges si graves contre mistress Summer, qu’elle fut arrêtée, malgré ses larmes, sa douleur, ses protestations d’innocence et son mauvais état de santé.

 

« Mistress Margy Summer était une jeune femme un peu maladive dont la conduite avait toujours été parfaite. On avait seulement remarqué que, depuis quelques années, elle était devenue irascible et jalouse. Il est vrai que la conduite de son mari était un peu cause de cette transformation. Bien que très bon ouvrier, Summer, jeune, robuste, beau garçon, était quelque peu coureur de cabarets et de mauvais lieux. Il était, néanmoins, un excellent mari, et quand, parfois, il rentrait gris, sa femme n’était jamais victime d’aucun mauvais procédé de sa part. Sans riposter par nul mot blessant, il acceptait les reproches de Margy et restait, au milieu de ses écarts, le père le plus tendre pour sa petite Mary, adorable fillette de six à sept ans.

 

« Il n’avait eu à propos de cette enfant qu’une discussion sérieuse avec sa femme : Mme Summer, catholique fervente – elle était d’origine irlandaise, – avait voulu élever sa fille dans sa religion, mais l’ouvrier s’y était opposé et l’enfant allait le dimanche au temple avec son père.

 

« C’est ainsi que vivait le ménage, lorsque le contremaître était mort si brusquement, et c’est à la suite des bruits propagés par les voisins de Margy Summer, qui l’aimaient peu, que la Compagnie d’assurances the Star, accueillant avec empressement les soupçons d’empoisonnement répandus dans le quartier, avait demandé l’enquête, dont l’une des conséquences fut l’appel à la science du docteur Maxwell, pour faire l’autopsie du corps de Jack Summer.

 

« Le médecin légiste n’avait pas à se préoccuper de la réputation de celle que la rumeur publique accusait ; il n’avait qu’un devoir à remplir, sans s’arrêter à nulles considérations étrangères. C’est ce que fit Stephan Maxwell et, sans entrer ici dans les détails techniques de l’examen auquel il se livra, son rapport fut écrasant pour la veuve de Summer, en ce sens qu’il conclut à l’empoisonnement du défunt par des sels de cuivre. Une quantité appréciable de cuivre avait été trouvée dans les organes de la victime, et le docteur affirmait que ce cuivre ne pouvait exister dans le corps humain que par le fait d’une ingestion.

 

« Armé de ce rapport, le coroner poursuivit son instruction ; il découvrit dans la maison qu’avait habitée le ménage Summer deux vases de cuivre rouge sur les parois desquels existaient des traces de vert-de-gris naturel, qui avait été gratté avec la pointe d’un couteau, et un flacon de pickles au vinaigre dans lequel trempait une aiguille à tricoter en acier, que son séjour dans ce flacon avait transformée en aiguille de cuivre.

 

« C’était là plus de preuves qu’il n’en fallait à l’appui de l’empoisonnement de Summer, empoisonnement qui ne pouvait avoir été commis que par une personne ayant accès continuel auprès de lui, et, en vertu de l’axiome : Is fecit cui prodest, que par la femme de l’ouvrier, puisque la mort de ce dernier devait lui rapporter deux mille dollars, en raison de son contrat d’assurances sur la vie.

 

« De plus enfin, le docteur Sterton, qui avait soigné Summer pour une inflammation gastro-intestinale, provenant d’écarts de régime avoués par le malade, reconnaissait qu’il avait été frappé de la fréquence des vomissements de son client et que si, au moment de sa mort, il ne s’était pas arrêté à l’idée d’un crime, les conclusions du rapport du savant médecin-légiste lui faisaient craindre de s’être trompé dans son diagnostic. En se rappelant les phases diverses de la maladie du défunt, il reconnaissait qu’il pouvait avoir succombé à l’absorption lente et continue de sels de cuivre.

 

« En présence de ces diverses affirmations, la justice ne pouvait hésiter ; elle décida le renvoi de Margy Summer devant la cour criminelle, comme inculpée d’empoisonnement sur la personne de son mari.

 

« Mais ce drame ne devait pas avoir de dénouement judiciaire. À peine incarcérée, Margy, dont la santé était fort ébranlée, tomba gravement malade et, le jour même où la date de sa comparution devant la cour avait été fixée, elle succomba dans sa prison, emportée tout autant par le désespoir que par la phtisie galopante qui s’était emparée d’elle.

 

« Ce décès inattendu provoqua, dans le quartier qu’avaient habité les Summer, une réaction subite. On cria à la calomnie, on faillit faire un mauvais parti à ceux qui avaient déposé contre la malheureuse femme, et les bureaux de la Compagnie the Star n’échappèrent au pillage et à l’incendie que grâce aux policemen chargés de les protéger.

 

« Puis on se souvint que Margy avait laissé une petite fille de six à sept ans, que des voisins charitables avaient recueillie et on fit, pour cette pauvre enfant, une quête, dont le montant fut destiné à la faire entrer dans une maison d’éducation jusqu’à sa majorité ; car, bien que la culpabilité de sa mère n’eût pu être prouvée, les frais de justice n’avaient pas moins dévoré le patrimoine de la fillette. Le mobilier du ménage avait été vendu pour couvrir les frais du procès.

 

« Lorsque le docteur Maxwell fut informé de ces événements, il ressentit la plus vive émotion. Sa conscience ne lui reprochait certes rien ; il avait accompli sa mission de médecin légiste avec le soin qu’il apportait à tous ses devoirs professionnels ; mais il ne regardait pas moins comme très fâcheux que Margy Summer n’eût pas été jugée : car si son examen avait constaté la présence de sels de cuivre dans les organes du défunt, il n’en résultait pas fatalement que la coupable de cet empoisonnement fut sa veuve, et la mort de cette malheureuse femme ne permettait plus à la vérité de se faire jour. La mémoire de l’inculpée était à jamais déshonorée. Malgré la protestation populaire, sa fille n’en resterait pas moins celle d’une empoisonneuse et, armée des présomptions qui existaient dans ce sens, la Compagnie the Star se considérerait certainement comme dégagée des obligations de son contrat, en sorte que cette enfant était vouée non seulement à la honte, mais encore à la misère.

 

« N’était-ce pas là une injustice criante ? Jack Summer s’était assuré sur la vie, au bénéfice, non pas seulement de sa veuve, mais encore à celui de sa fille, si la mère de celle-ci mourait la première. Or, puisque l’indignité de Margy Summer n’avait pas été confirmée par un jugement, ne devait-elle pas, à ce point de vue spécial de l’assurance, être considérée comme innocente, c’est-à-dire comme étant morte en pleine jouissance de ses droits d’héritière, droits dont sa fille devenait la bénéficiaire légale ?

 

« Cette question toute nouvelle préoccupa si vivement le docteur Maxwell, que, s’intéressant au sort de cette fillette abandonnée, il fit une démarche personnelle à l’administration du Star ; mais le directeur de cette Compagnie le reçut si mal et rejeta si énergiquement toute proposition d’arrangement, qu’il résolut de s’adresser aux tribunaux, dès qu’il aurait retrouvé l’enfant de Margy chez les voisins qui l’avaient prise avec eux.

 

« Les choses en étaient là lorsque les journaux américains reproduisirent, le débat scientifique qui s’était élevé à la suite de la condamnation à mort d’un nommé Moreau, pharmacien à Saint-Denis, près de Paris.

 

« Cet homme avait comparu devant la cour d’assises de la Seine sous l’accusation d’avoir empoisonné ses deux femmes par des sels de cuivre, et, depuis son exécution, certains médecins des plus honorables affirmaient que si Moreau s’était défait de ses femmes par un crime, il ne les avait pas, du moins, empoisonnées à l’aide des sels de cuivre que les experts prétendaient avoir découverts dans les organes des victimes.

 

« Un savant praticien, M. le docteur V. Galippe, alla plus loin. S’appuyant sur les travaux de quelques-uns de ses très éminents confrères, travaux de beaucoup antérieurs à l’affaire Moreau, il démontra d’une façon victorieuse que si l’absorption des sels de cuivre est, dans une certaine mesure, nuisible à la santé, ces sels ne peuvent en aucun cas occasionner la mort par le fait de leurs seules propriétés toxiques.

 

« Cette discussion était bien de nature à troubler la conscience de Stephan Maxwell. Il en suivit toutes les phases avec un intérêt croissant, et lorsqu’il eut pris connaissance de tous les rapports et de toutes les brochures publiés à cette occasion, quand il se fut livré à une analyse nouvelle des organes de Jack Summer, il acquit la conviction que, lui aussi, comme les experts qui avaient conclu à l’empoisonnement par des sels de cuivre dans l’affaire Moreau, il s’était trompé en se prononçant dans le même sens à propos de la mort du mari de mistress Summer.

 

« Maxwell était désespéré. L’infortunée livrée, par son erreur, à la justice, n’avait pas été condamnée, il est vrai ; mais elle était morte en prison, emportée par un mal terrible que le désespoir, la honte et les privations avaient provoqué ; sa mémoire était flétrie ; sa fille, réduite à la misère et déshonorée.

 

« Et c’était lui, le docteur éminent, le savant estimé, l’honnête homme, c’était lui qui avait commis cette épouvantable erreur ! C’était donc à lui de la réparer, autant qu’il était en son pouvoir.

 

« Celle résolution prise, Stephan se donna entièrement à l’œuvre qu’il s’était imposée.

 

« Tout d’abord, sacrifiant sa réputation de praticien impeccable, il fit paraître un rapport dans lequel il reconnaissait franchement s’être trompé, et dont la publicité eut pour résultat la réhabilitation complète de Margy Summer ; puis il fit élever à cette pauvre femme un monument funèbre convenable et adopta sa fille.

 

« Enfin, abandonnant sa haute situation à Philadelphie, il se condamna à consacrer plusieurs années de sa vie à soigner gratuitement les malheureux et à suivre les grands procès criminels, toujours prêt à combattre les médecins légistes et à démasquer les erreurs judiciaires.

 

« C’est ainsi que le docteur Maxwell vit depuis huit ans, fidèle à son serment : mais il ignore s’il a suffisamment expié sa faute, car il a près de lui la fille de Margy, et il ne peut savoir que de cette enfant elle-même si elle lui pardonne la mort de sa mère.

 

« Alors seulement, celui qui a été successivement William Dow, Charles Murray et William Witson, se croira le droit de redevenir Stephan Maxwell, en même temps que miss Jane, sa fille adoptive, reprendra son nom de Mary Summer. »

 

Ces mots terminaient le manuscrit, et l’élève de mistress Vanwright ne les avait lus qu’à travers ses larmes, car elle n’avait pas eu besoin d’aller jusqu’à la fin de ce douloureux récit pour comprendre quels en étaient les personnages réels.

 

– Pauvre mère ! gémit-elle dans un sanglot, en s’efforçant de se rappeler les traits de celle dont elle avait été si cruellement séparée jadis.

 

Puis, s’agenouillant, elle adressa au ciel une ardente prière et, calmée, soupira, cette fois dans un sourire :

 

– Comme il a dû souffrir, lui aussi ! Est-ce que ma mère, elle-même, si elle vivait encore, ne me permettrait pas de l’aimer !

 

Et, se souvenant tout à coup que William, en la quittant, lui avait dit avec tristesse : « À demain ! » elle s’écria :

 

– J’attendrais aussi longtemps pour le rassurer, pour l’arracher au désespoir, car il m’aime, je le savais bien ! Oh ! non, jamais !

 

S’élançant alors en dehors de sa chambre, elle franchit d’un bond l’escalier et vint frapper à la porte du cabinet de travail de Witson, en répétant :

 

– C’est moi, mon ami, c’est moi !

 

La porte s’ouvrit aussitôt, et Jane s’élança dans les bras de William qui tremblait.

 

– Je ne sais plus qu’une chose du passé, Stephan Maxwell, lui dit-elle, avec un inexprimable accent de tendresse : c’est votre dévouement, vos douleurs, votre affection pour moi, pour moi qui vous aime plus encore que vous ne m’aimez vous-même. Quand vous le voudrez, nous partirons pour Philadelphie, où nous irons prier tous deux, la main dans la main, sur la tombe de la pauvre Margy Summer, ma mère adorée !

 

L’Américain, le visage rayonnant, ne répondit qu’en serrant l’adorable enfant sur son cœur.

 

* *

*

 

Un mois après les événements que nous venons de raconter, les principaux personnages de ce récit étaient groupés sur la dunette du Pereire.

 

Le splendide steamer venait de sortir des jetées du Havre et de larguer ses remorques pour gagner le large.

 

C’étaient master Panton, ses deux filles, le révérend Jonathan, Félix Barthey, Stephan Maxwell et miss Jane. Ils s’en allaient tous en Amérique.

 

Le gros Elias avait retrouvé son teint fleuri et sa gaieté d’autrefois ; le clergyman, toujours aussi maigre et aussi blême, levait à chaque instant les yeux au ciel, comme pour le remercier de lui permettre de quitter enfin un pays de mécréants, où il n’avait pu convertir personne aux doctrines de Swedenborg ; Rhéa, accoudée sur la lise, semblait jeter au contraire un regard de regret sur les côtes de France, où cependant elle avait tant souffert, et Barthey était tout entier à Jenny, qui s’appuyait affectueusement sur son bras, de même que miss Jane se suspendait à celui de Maxwell.

 

Le docteur américain et sa fille adoptive, qui devait bientôt devenir sa femme, n’étaient arrivés à bord qu’à la dernière heure, mais on pense avec quelle joie les avaient accueillis ceux qui lui devaient tant.

 

Les phares de la Hève disparurent rapidement à l’horizon. Chacun songea alors à s’installer à bord de son mieux, et Panton, en Yankee pratique, que la poésie de la mer ne faisait point rêver, descendit, en compagnie de Jonathan, pour s’assurer qu’il serait confortablement dans sa cabine.

 

Au même instant, Maxwell se rapprocha de Mme Gould-Parker, que Rhéa avait rejointe, et, en apercevant entre les deux sœurs une nourrice qui allaitait un bébé blanc et rose, que Jenny enveloppait avec un soin tout maternel d’une pelisse brodée, il ne put réprimer un mouvement de surprise qui n’échappa point à la veuve du colonel.

 

Aussi lui dit-elle aussitôt, avec un sourire et en rougissant :

 

– Mon fils Maurice !

 

– Votre fils ? fit le docteur… Pardonnez, j’ignorais…

 

Et comme Félix Barthey, lui aussi, souriait, Stephan s’écria :

 

– Ah ! je crois que je saisis enfin. Ma chère enfant, excusez-moi !

 

– Et s’il s’appelle Maurice, reprit la jeune femme, c’est parce qu’il est né dans cette terrible nuit du 22 au 23 septembre, pendant laquelle Rhéa ne m’a pas quittée un seul instant. Mais la véritable cause de son séjour au château, explication qui aurait aussitôt fait éclater son innocence, elle a toujours refusé de la révéler à qui que ce fût, même à vous, risquant ainsi son propre honneur pour sauver le mien ainsi que ma vie !

 

Et Jenny, se jetant dans les bras de la veuve de Raymond, couvrit son front et ses yeux de baisers, en répétant :

 

– Rhéa, ma sœur bien-aimée !

 

Rempli d’admiration pour la conduite de Mme Deblain, Maxwell s’inclina devant elle, prit sa main, l’effleura respectueusement de ses lèvres et lui dit :

 

– Vous êtes bien une digne fille de notre race, que rien n’épouvante, que tous les dévouements attirent. Ah ! je comprends mieux encore que ce malheureux vous ait aimée à en perdre la raison.

 

À ces derniers mots, qui lui rappelaient tant de choses, Rhéa ne put retenir un frisson.

 

Par un sentiment d’humanité et d’orgueil professionnel, son compatriote lui avait affirmé que la mort de son mari était due à une épouvantable erreur et non point à un forfait odieux, et Mme Deblain emportait de France un souvenir de compassion, peut-être plus encore, pour celui qui, décidé à donner sa vie en expiation de son crime, avait si bien gardé le secret de la naissance de cet enfant dont il avait lui-même délivré la mère.

 

Six mois plus tard, Jenny Panton devenait Mme Barthey.

 

Il y avait déjà longtemps que miss Jane s’appelait mistress Stephan Maxwell et que les pauvres bénissaient le retour du savant docteur à Philadelphie.

 

* *

*

 

Il ne nous reste plus, pour terminer, qu’à faire savoir à nos lecteurs ce qu’étaient devenus les membres de la cour de Vermel qui figurent dans ce drame judiciaire, pendant que notre détective par expiation trouvait en Amérique le bonheur qu’il avait si vaillamment conquis.

 

Depuis longtemps compris dans le nombre des magistrats destinés à être frappés par le décret d’épuration, M. de La Marnière avait été l’une des premières victimes de cette mesure inique. Le savoir, la distinction, la fière indépendance dont il avait donné de nouvelles preuves pendant l’affaire Deblain ; c’était là plus qu’il n’en fallait pour qu’on se souvînt de lui tout d’abord.

 

L’éminent conseiller était donc rentré dans la vie privée. Il est vrai qu’il y était rentré, grandi encore dans l’opinion publique.

 

Quant à nos autres personnages, ils avaient eu des sorts divers.

 

M. le président Monsel était toujours à la tête de la cour de Vermel, où il demeurait le défenseur sévère des bonnes mœurs et de l’honneur conjugal ; M. Lachaussée avait totalement cessé d’éprouver « le besoin de monter sur le siège » ; il laissait ce soin à ses avocats généraux, pour le grand malheur des accusés qu’il savait, lui, si bien défendre dans ses éloquents et foudroyants réquisitoires ; M. Duret n’était plus procureur de la République, et l’ambitieux Babou, dont l’élégance restait la même, attendait toujours, mais avec un moins grand espoir que jadis, un siège à la cour ou la croix.

 

Place Vendôme, où, quelle que soit la politique en cours, on n’estime pas moins le tact et l’absence de passion chez les magistrats que la probité professionnelle, on ne pardonnait pas à MM. Duret et Babou leur maladresse dans l’affaire Deblain.

 

Or, si les ministres passent, les dossiers restent !

 

FIN

 

 

 

 

 


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Septembre 2009

 

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