René de Pont-Jest

LA FEMME DE CIRE

Second volet des Mémoires d’un détective

(1883)

 

 

 

Table des matières

PREMIÈRE PARTIE – UN CADAVRE ANONYME. 3

I – UN BAL CHEZ ADA RICARD.. 4

II – CE QU’ÉTAIT DEVENUE L’HÉROÏNE DE CE RÉCIT. 10

III – ROBERTSON BROTHERS AND C°. 20

IV – OÙ L’HONORABLE WILLIE SAUNDERS DEVIENT TOUT À FAIT ENRAGÉ  32

V – SHAKESPEARE’S TAVERN.. 39

VI – À LA MORGUE DE BELLEVUE-HOSPITAL. 45

VII – SAUNDERS PERD À PEU PRÈS LA TÊTE, PENDANT QUE LE CAPITAINE YOUNG, LUI, PERD TOUT À FAIT SON TEMPS. 54

VIII – LE MOULAGE D’UNE MORTE. 61

IX – CE QUE PENSAIT L’HONORABLE CORONER DAVIS ET CE DONT ÉTAIT CONVAINCU M. ROBERTSON JUNIOR. 68

X – OÙ LE GROS KELLY REÇOIT UNE VISITE À LAQUELLE IL ÉTAIT LOIN DE S’ATTENDRE, ET COMMENT WILLIAM DOW TRANSFORME UN VISITEUR EN PRISONNIER. 74

XI – UNE AUDIENCE CRIMINELLE DANS L’ÉTAT DE NEW-YORK. 83

XII – COMMENT LE BRAVE M. MIDLER EXHORTAIT SES PÉNITENTS À BIEN MOURIR. 92

XIII – OÙ MIRACULEUSEMENT, JAMES GOBSON ÉCHAPPE À LA POTENCE ET L’HONORABLE CORONER DAVIS AUX REMORDS. 100

XIV – OÙ WILLIE SAUNDERS PASSE DU DÉSESPOIR À LA STUPÉFACTION ET DE LA STUPÉFACTION À LA COLÈRE. 108

XV – LE SERMENT DE WILLIAM DOW... 116

DEUXIÈME PARTIE – LA REVANCHE DE WILLIAM DOW... 122

I – À LA RECHERCHE DE L’INCONNU.. 123

II – UN SOUVENIR D’AMOUR.. 134

III – DEUX VILLAS À PRAIRIE-FIELDS. 142

IV – EN SORTANT DU PARKER-CLUB. 148

V – PASSION DE FILLE ; AMOUR DE VIERGE. 156

VI – L’ASSASSIN D’UNE MORTE. 162

VII – LE RÉCIT DE KETTY-BELL. 170

VIII – SOUS LE WHARF 32. 176

À propos de cette édition électronique. 186

 

PREMIÈRE PARTIE – UN CADAVRE ANONYME

I – UN BAL CHEZ ADA RICARD

Un soir de l’hiver de 1865, il y avait grand bal au n° 17 de la 23e rue Est.

Ce mode de désignation des rues indique assez que nous sommes dans l’Amérique du Nord, où, sans doute par mesure de précaution contre les réactions politiques, on numérote presque toujours les voies de communication, au lieu de leur donner des noms de personnages qui, célèbres et bienfaiteurs de l’humanité aujourd’hui, pourraient être voués aux gémonies par leurs remplaçants de demain.

Nous ajouterons, pour préciser davantage encore, que notre drame se passe à New-York, la capitale commerciale de cette gigantesque république fédérative que les démocrates nous citent comme un modèle d’institutions libérales, bien qu’on y pende ceux qui rêvent l’émancipation des esclaves, et que les noirs, les hommes de couleur eux-mêmes, ne puissent s’asseoir, ni au théâtre ni dans les voitures publiques, là où se placent les blancs.

Mais, aux États-Unis, contrée par excellence des contradictions sociales, politiques et religieuses ; pays où vivent côte à côte toutes les civilisations et toutes les barbaries ; où la faillite est une institution et le revolver un article du code ; où on se marie le soir pour divorcer vingt-quatre heures plus tard ; où un dentiste se fait à son gré chef de secte ou banquier ; où la population se double tous les vingt ans depuis un siècle ; où on met en actions des lacs de pétrole et des sources de lait condensé ; où il paraît quotidiennement un milliard d’exemplaires de journaux, c’est-à-dire trente et trente-cinq exemplaires par habitant ; où le plus ignare se proclame impunément jurisconsulte ou médecin ; où la vie humaine n’est rien, mais l’argent tout ; où la fin justifie les moyens ; où la jeune fille présente à son père l’homme qu’elle a épousé, alors même que le chef de famille n’a jamais entendu prononcer le nom de son gendre ; où le flirtage est l’école de la prostitution ; mais aux États-Unis, disons-nous, terre promise des aventuriers et des déclassés, on ne demande à nul d’où il vient ni ce qu’il a été ; on ne s’informe que de ce qu’il a et de ce qu’il veut être. À ce titre, les démagogues ont cent raisons pour une d’en admirer les coutumes et les mœurs.

C’est donc à New-York que nous conduisons cette fois nos lecteurs, au no 17 de la 23e rue, chez miss Ada Ricard, la nouvelle étoile du monde galant de la grande cité américaine, mais étoile dont les profanes ne connaissaient l’éclat que par reflet, car son existence était enveloppée de mystère et on ne la rencontrait jamais dans aucun lieu public.

Tout ce qu’on savait du passé d’Ada Ricard, c’est qu’elle avait été mariée à un riche négociant de Buffalo, James Gobson, personnage ivrogne et brutal, dont elle était parvenue à secouer le joug grâce la cour des divorces, mais qui lui avait laissé certains souvenirs ineffaçables de sa tendresse.

Gobson, en effet, qui adorait sa femme et en était fort jaloux, l’avait un jour si maltraitée qu’elle n’était sortie de cette scène violente qu’avec une oreille déchirée et une dent de moins.

Ada Ricard cachait, il est vrai, sous un gros diamant, la cicatrice de sa mignonne oreille ; mais elle avait toujours refusé de remplacer la perle qui manquait à l’écrin de ses lèvres roses.

– De cette façon, disait-elle, je n’oublierai jamais ce que peut coûter un mari, et lorsque quelque folle ambition ou quelque sot amour serait sur le point de me faire perdre la mémoire, il me suffira de m’adresser à moi-même un sourire dans une glace pour me rappeler le passé.

Armée de la sorte contre ses propres faiblesses, la jeune femme s’était lancée hardiment dans la vie galante. Riche de dix à douze mille dollars que son mari avait dû lui restituer, elle avait débuté par les dépenser jusqu’aux derniers pour s’installer luxueusement, sachant bien que les hommes, dans leur orgueil, n’attachent pas moins de prix à la splendeur du temple qu’aux charmes de l’idole.

Cela fait, n’ayant plus pour tout capital que sa beauté, elle s’était bien gardée d’en disposer en faveur du premier venu ; elle avait attendu patiemment, se montrant à peine, refusant absolument tous les hommages, jusqu’au jour où un certain Thomas Cornhill, propriétaire d’inépuisables puits de pétrole, lui avait paru digne de son cœur.

Malheureusement, moins de trois mois après ce mariage de la main gauche, Thomas Cornhill avait passé subitement de vie à trépas, et miss Ada s’était trouvée veuve, avec cent mille dollars d’argent comptant, il est vrai, et une somme égale en bijoux, tant elle avait bien employé son temps.

Ada porta le deuil de ce premier amant pendant quelques semaines, puis d’un esprit essentiellement pratique, elle renouvela le personnel de sa maison, avant d’accepter pour nouveau seigneur et maître Willie Saunders, richissime fabricant de biscuits, qui s’était immédiatement présenté pour succéder au pauvre Cornhill.

Elle remplaça même sa femme de chambre par une belle et intelligente fille, Mary Thompson, qui était arrivée de l’Ouest peu de temps après la mort de Cornhill, ne connaissait personne à New-York, ni rien des anciennes amours de l’ex-Madame Gobson, et s’était présentée juste à point au moment où la place était vacante.

Lorsque Willie Saunders apprit que ses hommages et ses bank-notes étaient enfin agréés, il entra donc dans une maison relativement vierge, ce qui le flatta beaucoup.

C’était un gros homme d’une cinquantaine d’années, sensible, simple et vaniteux. Il adorait vraiment Ada et s’en crut bientôt tendrement aimé.

Aussi, tout à ses caprices, n’avait-il fait quelques observations que pour la forme, lorsque sa maîtresse lui avait parlé du bal qu’elle voulait donner.

D’abord, c’était là une fête qu’autorisaient médiocrement les mœurs américaines ; de plus, Saunders était fort jaloux. Il savait la jeune femme poursuivie par maints soupirants, surtout par un certain Edward Forster, colonel de l’armée fédérale et l’un des plus séduisants gentlemen du high-life new-yorkais.

Or, si convaincu que voulût être le brave marchand de biscuits de l’amour et de la fidélité d’Ada, il supposait naturellement que ses adorateurs, Forster tout le premier, profiteraient de la soirée pour se rapprocher d’elle plus qu’il ne le désirait, et cela le troublait fort.

Mais la jolie pécheresse s’y prit si adroitement que le gros Saunders ne résista pas longtemps.

C’était d’ailleurs une merveilleuse fille et le millionnaire bourgeois avait affaire à forte partie.

Grande, admirablement campée sur les hanches, blonde avec de grands yeux d’un bleu d’acier, des pieds et des mains d’enfant, une bouche sensuelle et rieuse, effrontée et ne craignant rien, Ada Ricard était bien faite pour plaire à ces acheteurs d’amour qui, de l’autre côté de l’Océan pas plus qu’en Europe, n’ont de temps à perdre en marivaudage.

Une seule chose inquiétait parfois la jeune femme au milieu de sa nouvelle existence, c’était le souvenir de son ex-mari. Ayant gardé mémoire de ses brutales amours et de sa jalousie, elle ne se rappelait pas sans terreur qu’il avait juré de se venger de son abandon.

Cependant, depuis le règlement de ses comptes, elle n’avait plus entendu parler de lui.

Ses amis de Buffalo eux-mêmes ne savaient trop ce qu’il était devenu. Un beau matin, il avait réalisé sa fortune et s’était dirigé vers l’Ouest. Les dernières nouvelles qu’on en avait eues étaient datées de San Francisco, où il vivait, disait-on, dans le plus grand désordre, courant les tripots et les mauvais lieux, cherchant bien évidemment à s’étourdir, à oublier.

Ada Ricard, qui tenait du brave Saunders ces renseignements, était donc dans la quiétude la plus parfaite. Aussi jamais n’avait-elle été plus gaie ni plus séduisante que ce soir-là où elle recevait ses invités.

Le bal de la courtisane étant travesti et masqué, maintes femmes du vrai monde s’y étaient hasardées afin de voir de près cette mystérieuse et dangereuse beauté qui menaçait de coûter à chacune d’elles un mari ou un amant.

Vers onze heures, les salons de l’ex-mistress Gobson présentaient un coup d’œil vraiment pittoresque.

Toutes les époques, toutes les classes de la société, toutes les légendes y avaient leurs représentants, depuis les compagnons d’armes de Christophe Colomb jusqu’aux trappeurs du Far-West, depuis Méphistophélès jusqu’à l’arlequin vénitien. Du côté des femmes, c’était un chatoyement de dominos de toutes les couleurs et un éblouissement de pierreries.

Ada Ricard portait, elle, un splendide costume d’Indienne du temps de la conquête espagnole. Elle avait aux oreilles des diamants de 10,000 dollars ; au cou, un triple collier de perles d’une valeur au moins égale, et, aux bras ainsi qu’aux chevilles, d’énormes bracelets d’or massif.

Tous ces hommes, qui la connaissaient à peine de vue, et toutes ces femmes, qui en avaient tant entendu parler, la dévoraient littéralement du regard et l’admiraient. Saunders, à qui cette fête allait coûter cinq ou six mille dollars, ne quittait pas sa maîtresse des yeux.

Absolument grotesque sous l’uniforme d’un highlander, il tentait à chaque instant de se rapprocher d’elle ; mais Ada lui rappelait d’un mot, d’un geste ou d’un coup d’œil, qu’elle entendait être entièrement à ses invités pendant toute la nuit, et le gros homme s’éloignait docilement, en poussant un soupir auquel répondaient charitablement par des éclats de rire ceux de ses amis qui étaient au courant de ses faiblesses.

Assez calme pendant deux ou trois heures, le bal devint ensuite fort animé et la gaieté se fit bruyante, comme cela arrive trop souvent dans les réunions américaines, où, si épurées qu’elles puissent être, se glissent toujours les gens grossiers et communs auxquels l’argent donne partout droit de cité dans ce pays.

Bientôt les buffets furent mis au pillage, le champagne coula à flots, quelques masques tombèrent, et miss Ada Ricard, renonçant volontiers à rappeler ses invités au bon ton, car tout ce bruit ne pouvait faire que le plus grand honneur à sa réputation, ne songea qu’à s’éloigner autant que possible de la bagarre.

Elle venait de prendre le bras de l’un de ses adorateurs, au lieu de celui que l’infortuné Saunders lui avait offert, et elle se dirigeait vers un petit boudoir où quelques gens raisonnables s’étaient réfugiés, lorsqu’un formidable hourrah fit tourner toutes les têtes du côté de la porte du grand salon.

C’était l’entrée de trois Indiens Sioux qui avait soulevé l’enthousiasme de la foule.

Ils méritaient d’ailleurs cet accueil, car ils étaient réellement superbes dans leurs costumes d’une horrible vérité.

Rien n’y manquait, ni la coiffure de plumes, ni le tomahaw, ni le couteau à scalper, ni même, à la ceinture, une demi-douzaine de longues chevelures, trophées sinistres des derniers combats.

Ada Ricard revint sur ses pas et joignit ses applaudissements à ceux de ses hôtes ; puis, comme ces derniers, elle s’efforça de reconnaître ceux qui avaient choisi ce curieux déguisement ; mais elle n’y parvint pas.

Se souciant peu sans doute de se tatouer le visage, les trois mystérieux personnages portaient des masques qui cachaient complètement leurs traits, et à toutes les questions qu’on leur adressait, ils ne répondaient que par des cris et des exclamations gutturales qui devaient transformer tout à fait le timbre de leurs voix.

Après s’être ouvert un passage à travers la foule, ils parvinrent auprès de la maîtresse de la maison, et, l’isolant de l’ami qui l’accompagnait, ils se mirent à décrire autour d’elle une ronde fantastique qui, peu à peu, la rapprocha du vestibule du grand escalier.

Supposant, comme tout le monde, que les Indiens Sioux étaient trois soupirants, Ada Ricard prenait gaiement leurs contorsions et leurs danses, et elle fut la première à éclater de rire, lorsque le plus grand des trois masques la saisit dans ses bras et, la soulevant ainsi qu’il l’eût fait d’un enfant, l’emporta jusque sur le seuil de la porte.

Placés devant le ravisseur, ses deux compagnons avaient entonné un chant de guerre et faisaient tourner leurs tomahawks comme pour protéger sa fuite.

On eût dit un grand chef enlevant sa fiancée, selon la coutume des Indiens des plaines.

C’était là une plaisanterie si complètement américaine que la foule l’accompagnait de bravos retentissants.

Soudain, le guerrier qui portait la jeune femme fit volte-face, et, franchissant d’un bond l’escalier, s’élança sur le pas de la porte de l’hôtel, ouverte à deux battants, puis, de là, dans un splendide landau qui stationnait devant la maison.

Les deux autres Indiens, qui l’avaient suivi, s’étaient hissés rapidement sur le siège, et la voiture, dont le cocher sans doute avait des ordres, était aussitôt partie au triple galop de son attelage.

Cet enlèvement s’était si rapidement exécuté que, lors même qu’on eût voulu s’y opposer, personne n’aurait eu le temps de le faire.

Les invités d’Ada Ricard n’y avaient pas songé d’ailleurs, sauf le malheureux Saunders, dont la jalousie, toujours en éveil, trouvait fort inconvenante cette conduite des trois masques.

Aussi avait-il tenté de se rapprocher de sa maîtresse, mais ses amis eux-mêmes s’y étaient opposés, malgré ses grotesques supplications ; et lorsque la jeune femme avait disparu dans les bras de l’Indien, on s’était précipité sur le balcon de l’hôtel, où l’enthousiasme était devenu du délire au départ de l’équipage.

Un gigantesque hourrah avait couvert l’éclat de rire argentin qu’avait lancé miss Ada en se sentant enveloppée par la pelisse de fourrures qu’un des Sioux lui avait jetée sur les épaules, et l’infortuné fabricant de biscuits, arraché du balcon, était aussitôt devenu le pivot d’une ronde des plus comiques, au milieu du salon de celle qu’on venait de lui enlever si hardiment.

Ce que personne n’avait entendu, c’est le cri de stupéfaction ou d’épouvante jeté par miss Ada Ricard, au moment où la voiture qui l’emportait s’était ébranlée sur le pavé de la 23e rue.

II – CE QU’ÉTAIT DEVENUE L’HÉROÏNE DE CE RÉCIT

Lorsque les amis de Saunders, fatigués eux-mêmes de leurs cris et de leurs danses, daignèrent accorder un peu de répit à leur victime, en ouvrant l’impitoyable cercle qu’ils avaient formé autour d’elle, le gros homme, affolé, ahuri, se laissa tomber sur un divan, ne prêtant qu’une oreille distraite à ceux qui tentaient de le consoler.

Le malheureux ne souffrait pas que dans son amour ; sa vanité était également touchée au vif, car il ne doutait pas que sa mésaventure serait connue le lendemain de tout New-York, et qu’il deviendrait l’objet de la risée publique.

Ce qui lui paraissait impossible, c’est qu’Ada ne fût pas de connivence avec ses ravisseurs.

Son aveuglement n’allait pas jusqu’à supposer qu’on lui eût fait violence. Mais quels étaient ces hommes dont l’infidèle avait accepté d’être la complice dans cette scène qui le couvrait de ridicule ? Au profit de qui cet enlèvement s’était-il fait ? De l’un de ses adorateurs, sans doute ! Mais, lequel ?

L’infortuné marchand de biscuits était si complètement absorbé dans ses réflexions et son désespoir qu’il ne s’aperçut pas que les invités disparaissaient un à un.

Ce fut seulement à la voix de Mary qu’il revint à lui.

Il leva les yeux. Les salons étaient déserts ; il était seul dans cet appartement dont la maîtresse avait si étrangement disparu.

En reconnaissant la femme de chambre d’Ada, il éprouva la satisfaction d’un homme dont la colère, longtemps contenue, peut enfin retomber sur quelqu’un.

– Ah ! tu vas au moins m’expliquer ce que cela signifie ! s’écria-t-il, en se levant brusquement et en saisissant Mary par le bras.

– Moi ! répondit la camériste, médiocrement effrayée et cherchant à se dégager de l’étreinte de Saunders, moi ! Est-ce que j’en sais plus que vous !

– Tu n’as pas reconnu ces masques ?

– Je suis arrivée au moment où ils disparaissaient avec madame.

– Ada n’avait pas reçu de lettres dans la journée ?

– Aucune.

– Ni de visite ?

– Vous savez bien qu’elle ne reçoit que vous.

– Alors tu ne te doutes de rien ?

– De rien.

– Ce n’est pas possible. Ta maîtresse et toi, vous êtes deux coquines !

En disant ces mots, le négociant avait repoussé Mary, et, s’étant levé aussi vivement que le lui permettait sa corpulence, il arpentait à grands pas le salon.

Au contraste complètement grotesque que faisaient entre eux la physionomie bouleversée du gros homme et son costume de highlander, dont la cotte écourtée laissait voir ses énormes jambes nues, la femme de chambre ne put retenir plus longtemps son sérieux, et elle éclata de rire, en décriant irrévérencieusement :

– Mon Dieu ! monsieur, que vous êtes drôle ! Si madame vous voyait, comme elle se moquerait de vous !

Furieux de cette apostrophe, qui retournait comme à plaisir le poignard dans sa plaie, Saunders se rapprocha de l’insolente fille pour la châtier ; mais il comprit sans doute que, par les menaces et la violence, il n’en obtiendrait rien, car il s’adoucit tout à coup et lui dit :

– Voyons, ma petite Mary, sois gentille. Est-ce que je n’ai pas toujours été bon pour toi ? Si tu veux me dire où est allée madame, je te donnerai cent dollars.

– Vous m’en promettriez mille, monsieur, répondit effrontément la femme de chambre, que je ne saurais vous renseigner exactement, puisque je ne sais rien moi-même ; mais donnez toujours les cent dollars, et je vous dirai quelque chose qui vous rassurera.

L’amoureux marchand s’empressa d’extraire du petit sac de peau qui lui dansait sur le ventre, de son fillibey écossais, la somme en question et la tendit à Mary.

La servante s’en saisit, la glissa dans son corsage et poursuivit :

– Voyez-vous, monsieur, j’ai idée qu’il n’y a dans toute cette histoire qu’un pari. Vous savez combien de gens sont amoureux de madame, mais elle vous aime trop pour vous tromper et elle a toujours refusé les plus splendides propositions. Trois de ses adorateurs ont alors voulu se venger d’elle en même temps que de vous, et ils l’ont enlevée. Ça ne les avancera pas beaucoup, car vous savez si madame est femme à ne faire que ce qu’elle veut. On l’a sans doute conduite dans quelque maison du voisinage, d’où elle saura bien s’échapper si on veut la retenir de force. Avant midi, elle sera de retour.

– Oui, tu as raison, répondit Saunders, un peu consolé ; ça doit être ça, mais je te jure que les mauvais plaisants me le payeront. Si j’allais prévenir la police ?

– Êtes-vous fou ? Madame sera revenue avant qu’un détective ait même trouvé sa trace. Je ne serais pas étonnée s’il y avait du Forster là-dessous.

– Le colonel Edward ?

– Lui-même. Il est fort épris de madame, bien qu’elle n’ait jamais voulu le recevoir.

– Je vais courir chez lui.

– Ce serait absurde, car ce n’est certainement pas dans sa maison que le colonel a emporté miss Ada. Vous savez bien qu’il est marié et père de famille.

– Que faire alors ?

– Aller vous coucher tout simplement, mais d’abord vous déshabiller. Vous n’avez pas l’intention, je suppose, de vous promener toute la journée dans ce costume-là.

Mary, pour ne pas éclater de rire une seconde fois, se mordait les lèvres jusqu’au sang.

– C’est vrai, fit l’infortuné négociant en jetant les yeux vers une glace qui lui renvoya sa burlesque image ; mais tu me feras prévenir dès que miss Ada sera de retour.

– Je vous le promets.

– Alors envoie chercher une voiture.

Il serait impossible de rendre l’accent à la fois désespéré et comique avec lequel Saunders avait prononcé ces derniers mots. Ils disaient assez combien, quelques heures auparavant, il comptait peu terminer aussi tristement sa nuit. Il n’avait donc pas donné l’ordre à son cocher de venir le prendre.

Mary s’empressa d’expédier un des domestiques de la maison à la station voisine, et quelques instants après, non sans avoir fait encore mille recommandations à la jeune fille, le pauvre amoureux se décida, soigneusement enveloppé dans son manteau et en poussant un gigantesque soupir, à se blottir dans le fiacre qui allait le reconduire chez lui.

– Imbécile ! avait murmuré Mary en forme d’adieu en voyant Saunders s’éloigner ; si tu revois ta maîtresse aujourd’hui, j’en serai bien étonnée !

Et sans se préoccuper de ce qui se passait à l’office, où se continuait bruyamment la fête interrompue dans les salons, la servante rentra dans l’appartement d’Ada Ricard et s’y enferma.

Pendant les scènes que nous venons de raconter, le landau qui emportait la jeune femme avait quitté la 23e rue et, tournant à gauche, avait enfilé la 1re avenue pour se diriger vers l’est de la ville.

Le silence le plus profond n’avait cessé de régner dans l’intérieur de la voiture, et elle roulait depuis près d’une demi-heure lorsque le cocher arrêta tout à coup ses chevaux.

Les environs étaient silencieux et noyés dans les ténèbres.

Les deux Indiens qui s’étaient hissés sur le siège sautèrent sur la chaussée, échangèrent quelques mots avec le masque auprès duquel était toujours miss Ada, et, s’élançant vers une ruelle voisine, disparurent dans la brume.

Le landau reprit sa course et atteignit bientôt les premières maisons de Yorkville, faubourg mal famé où croupit, dans de sordides shantees, masures de bois et de boue, toute une population misérable, composée en grande partie d’Irlandais.

C’est le repaire des innombrables filous, malfaiteurs et chiffonniers de la grande cité américaine. C’est, attachée à l’un de ses flancs, comme une lèpre inguérissable.

Les honnêtes gens osent à peine se hasarder en plein jour au milieu de cet horrible quartier, qui descend jusqu’au rivage de Est-River, presque en face de l’Île de Blackwell, où se trouvent les prisons et les hôpitaux.

Le hasard semble avoir placé vis-à-vis l’un de l’autre, comme par une ironie amère, le point de départ et le point d’arrivée : la misère et le vice en face de la dalle d’amphithéâtre et du lieu de détention.

Parvenue à l’entrée du faubourg de Yorkville, la voiture s’arrêta une seconde fois ; l’homme qui en occupait l’intérieur descendit, portant dans ses bras la jeune femme à laquelle il dit, en jurant contre le mauvais temps, qu’ils étaient enfin arrivés ; puis il donna un ordre au cocher, et celui-ci, faisant tourner ses chevaux, reprit au galop la route qu’il venait de parcourir. Quant à l’inconnu, toujours chargé de son précieux fardeau, il se dirigea rapidement vers une ruelle dont il n’était éloigné que de quelques pas.

L’endroit lui était évidemment familier, car, sans avoir hésité un instant, bien que la nuit fût profonde, il atteignit une petite maison dont la porte s’ouvrit à sa première pression et qu’il referma derrière lui.

Moins d’un quart d’heure plus tard, le même personnage reparaissait dans la rue, mais, cette fois, il s’était revêtu d’un large caban qui cachait son déguisement et il ne portait plus sa compagne.

Celle-ci marchait à ses côtés, choisissant, autant que le lui permettait l’obscurité, les pavés les plus propres de la chaussée et s’enveloppant soigneusement dans sa fourrure, car la nuit était glaciale.

Ils cheminèrent ainsi tous deux pendant plusieurs centaines de mètres, sans échanger un seul mot, en se dirigeant vers le fleuve.

Bientôt ils en atteignirent la rive.

Elle était déserte et on n’apercevait sur le Est-River que les panaches enflammés des bateaux à vapeur qui le sillonnent nuit et jour.

L’inconnu descendit jusqu’au bord de l’eau, y découvrit le long du quai un petit canot qu’il savait trouver là sans doute, y sauta le premier, puis offrit sa main à la jeune femme, qui s’embarqua sans hésitation et s’assit à l’arrière, pendant que son compagnon s’emparait des avirons.

Dix minutes après, habilement manœuvré par son unique rameur, le canot filait en dérivant le long de Blackwell-Island. De là, appuyant sur la gauche, il se dirigea vers la rive opposée.

Afin de pouvoir nager à son aise, le matelot improvisé s’était débarrassé de son caban, et c’était vraiment chose fantastique que cette embarcation, qui, montée seulement par un Indien et par une femme en costume du temps des Incas, traversait à pareille heure ce véritable bras de mer, dont le courant et la nuit rendaient la navigation doublement dangereuse.

La voyageuse était évidemment inquiète, car elle s’efforçait de sonder le brouillard qui l’entourait. Ne pouvant y parvenir, elle finit par demander à son compagnon :

– Est-ce que nous en avons pour longtemps encore ?

– Pour une demi-heure à peine, répondit celui-ci en se garant, par un vigoureux coup d’aviron, d’un steamer qui descendait vers New-York à toute vapeur, en crachant la suie et le feu.

– Quelle idée d’avoir pris ce chemin ?

– Il n’y en a point d’autre ; le colonel nous a donné rendez-vous de l’autre côté, à Green Point.

– Il était donc bien certain que vous réussiriez ?

– Dame ! il paraît ! Avouez, du reste, amour-propre d’auteur à part, que c’est un enlèvement adroitement exécuté.

– Certes ! mais Saunders sera dès demain à notre recherche, et, si bien que vous ayez payé le cocher, comme il le payera plus généreusement encore, cet homme n’hésitera pas à dire où il a arrêté sa voiture.

– C’est le moindre de mes soucis ; car, lors même que ce gros imbécile découvrirait la maison d’où nous sortons, il n’y trouvera plus personne. Vous pensez bien que je ne vais pas retourner l’y attendre.

– Où le colonel Forster va-t-il me conduire ?

– Ah ! ça, c’est son affaire et la vôtre. Il m’a promis mille dollars si j’enlevais Ada Ricard, dont il est amoureux fou.

– Sans l’avoir vue !

– Suffisamment, à ce qu’il paraît ; j’ai enlevé Ada Ricard, je vais toucher mes mille dollars, le reste ne me regarde pas.

– Je ne puis cependant rester avec ce costume.

– Oh ! le colonel est un parfait gentleman ; vous allez trouver chez lui, j’en suis certain, une garde-robe complète. Tenez, voilà les lumières de Williams-Burgh ; encore dix coups d’aviron et nous serons arrivés.

On apercevait, en effet, à l’avant du canot, les fabriques éclairées de cet important faubourg de New-York.

Le nageur se courba sur ses rames et, cinq minutes après, l’embarcation accostait la rive de Green-Point.

Avant de débarquer, le mystérieux personnage fit entendre un sifflement aigu. Un autre sifflement lui répondit aussitôt.

– Venez, dit-il à la jeune femme.

Et, sautant sur la berge, il l’aida à mettre pied à terre ; puis, la prenant par la main, il la conduisit vers la route, où brillaient les lanternes d’une voiture.

– C’est vous ? leur demanda tout à coup un homme en faction le long du mur d’un chantier.

– Nous-même, colonel, répondit l’Indien. Tout s’est bien passé ; miss Ada ne s’est pas trop révoltée.

– Oh ! madame, reprit vivement le colonel Forster, car c’était lui-même qui était venu au-devant de celle qu’il avait fait enlever, me pardonnerez-vous cette violence ?

– Je n’en sais rien encore, monsieur, répondit la jeune femme, mais, pour le moment, je vous déteste. Vous m’avouerez que le procédé est brutal ! C’est un véritable rapt, et au milieu de mes invités qui, les niais, n’ont vu là qu’une plaisanterie de carnaval. D’abord, j’ai eu très peur, maintenant, je suis gelée.

– Rejoignons vite mon coupé ; plus tard je m’excuserai et réparerai tous mes torts.

– Comment, votre coupé ! Où allons-nous donc ?

– À bord de mon yacht, qui nous attend à Brooklyn. Ensuite, où vous voudrez.

– Excepté chez moi ?

– Excepté chez vous, répéta galamment l’officier américain.

En échangeant ces mots, nos trois personnages avaient atteint la voiture, dont les chevaux piaffaient d’impatience.

Le colonel y fit monter la jolie New-Yorkaise, et, après avoir pris place auprès d’elle, dit au pseudo-Indien, en lui tendant un portefeuille :

– Tenez, voici ce que je vous ai promis ; surtout, pas un mot ! Vous savez que si j’ai Saunders ou la police sur mes talons, c’est à vous que je m’en prendrai ; tandis que si vous êtes discret, j’ai encore la même somme à votre disposition.

– Comptez sur moi, colonel, affirma l’inconnu ; j’ai tout intérêt à me taire.

Puis, au moment de fermer la portière, il ajouta :

– Dites-moi, miss Ada, n’avez-vous pas quelque commission à me donner pour la 23e rue ? Vos gens sont peut-être inquiets.

– Non, c’est inutile, répondit l’étrange fille ; j’écrirai aujourd’hui même un mot à ma femme de chambre pour lui demander ce dont je puis avoir besoin. J’ai toute confiance en Mary. D’ailleurs, j’espère bien que le colonel ne va pas me retenir longtemps prisonnière.

L’officier protesta contre cette supposition en se rapprochant amoureusement de sa compagne.

– Alors, all right ! et bon voyage ! termina l’Indien en fermant la portière du coupé, dont le cocher enleva immédiatement l’attelage.

Et, regagnant rapidement la berge, il sauta dans son canot, qu’il poussa au large, pour reprendre ensuite la route qu’il avait déjà parcourue quelques instants auparavant.

Pendant ce temps-là, la voiture d’Edward Forster traversait Williams-Burgh et se dirigeait vers Brooklyn.

En moins de vingt-cinq minutes, elle atteignit cette seconde ville qui s’étend en face de New-York, de l’autre côté de l’Est-River.

Le colonel avait employé la route en mille protestations d’amour auxquelles, seulement peut-être par coquetterie sa compagne avait répondu à peine.

Lorsque le coupé s’arrêta enfin sur le quai de Brooklyn, il était à dix pas d’un grand yacht qui attendait évidemment des passagers, car il était sous vapeur.

– Nous sommes arrivés, miss Ada, dit Forster ; venez.

Il avait sauté à terre et offrait son bras à la jeune femme pour lui faire franchir la passerelle qui reliait le yacht avec le quai.

– Avez-vous de la pression ? demanda-t-il à l’officier qui s’était présenté à la coupée pour le recevoir abord.

– Oui, colonel, répondit le marin.

– Alors, débordez de suite. Vous ferez route vers Staten-Island.

Staten-Island est une petite île, située à l’entrée de la rade de New-York. C’est là que les millionnaires de la grande cité américaine ont leurs maisons de campagne. Pendant la belle saison, c’est une des plus charmantes stations balnéaires du nord de l’Amérique.

Ses ordres donnés, Forster entraîna doucement sa victime, résignée, vers l’escalier qui conduisait dans l’intérieur du bâtiment.

Quelques secondes après, il l’introduisait dans une cabine spacieuse et délicieusement meublée, et lui disait, en s’agenouillant devant elle :

– Miss Ada, vous êtes encore plus belle que je ne vous rêvais ; dites-moi que vous me pardonnez.

La jeune femme s’était laissée tomber sur un divan et sa fourrure avait glissé de ses épaules. Le colonel la dévorait des yeux.

Edward Forster était un fort beau garçon, et on comprenait aisément la jalousie que ses tentatives auprès de sa maîtresse avaient inspirée au gros Saunders.

Âgé de trente-cinq ans à peine, blond, élancé, mais de charpente à la fois élégante et robuste, l’officier américain représentait bien cette race anglo saxonne, dont un trop petit nombre de Yankees ont gardé les qualités morales et la distinction physique.

De plus, il était colossalement riche et l’un des plus remarquables officiers de l’armée fédérale.

C’est là, probablement, et ce que savait sa prisonnière et l’effet qu’il produisait sur elle, car ce ne fut qu’après un instant de silence qu’elle se décida à lui répondre, mais avec un sourire :

– Je crois, colonel, qu’il est temps de nous expliquer. Vous m’avez enlevée, c’est très militaire, maintenant, qu’allez-vous faire de moi ?

– Le bonheur de ma vie ! interrompit Forster. Vous savez que je vous adore.

– Cela, c’est entendu ; mais comment vous est venue cette idée extravagante ? Ce ne peut être simplement parce que j’ai refusé de vous recevoir.

– Vous n’étiez pas à New-York depuis quinze jours que je vous aimais déjà, et Cornhill, véritable roi de Candaule, faisait bien d’ailleurs ce qu’il fallait pour éveiller la curiosité de tous et augmenter encore mon amour pour vous. Il était de mon club et il ne se passait pas un jour sans qu’il nous parlât de votre esprit et de votre beauté. C’est de ce moment que datent mes premières démarches pour vous rencontrer ; mais, vous vous en souvenez, c’est à peine si, à trois ou quatre reprises différentes, je pus vous entrevoir et vous parler pendant quelques instants. Lorsque Cornhill mourut, j’étais absent de New-York, j’avais été envoyé en mission dans la Louisiane, mission que je maudis à mon retour, quand j’appris que vous aviez été libre et que vous ne l’étiez plus. Chercher querelle à Saunders, qui n’est pas de mon monde, m’eût rendu absolument ridicule.

– De plus, vous êtes marié et aviez peur du scandale.

– C’est vrai ! Ne sachant alors que faire, car je sentais que chaque jour je vous aimais davantage, j’allais certainement me décider à quelque folie, puisque vous ne répondiez pas à mes lettres et que votre porte me restait impitoyablement fermée, lorsqu’un matin, un homme que je ne connaissais pas vint me proposer de vous enlever et de vous amener ici, à bord de mon yacht. J’avoue que je ne m’inquiétai pas un instant de la façon dont cet individu avait appris ma passion pour vous ; je ne vis que le but à atteindre. Il me parla avec une telle assurance que j’acceptai ses offres ; nous convînmes de nos faits et gestes, je lui promis une certaine somme d’argent s’il réussissait et une somme égale s’il se taisait. Il a réussi : voilà comment nous descendons en ce moment l’Est-River et pourquoi je suis à vos genoux, vous demandant pardon et vous priant de m’aimer un peu.

– Nous en reparlerons.

– J’ai obtenu du ministre de la guerre un congé de trois mois et j’ai prévenu ma famille que je m’absentais pour faire une excursion dans le Sud ; nous sommes libres, par conséquent, pour aussi longtemps que vous le voudrez.

– Ce plan est parfaitement combiné ; il n’y manque plus que mon approbation.

– Il est bien tard pour me la refuser.

– Le croyez-vous ?

– Je l’espère.

– Et ce pauvre Saunders ?

– Oh ! je vous en supplie, ne prononcez pas ce nom.

– Vous savez qu’il vous tuera, lorsqu’il apprendra ce qui s’est passé.

– Ce ne serait un malheur que s’il me tuait avant que j’aie été heureux.

La courtisane ne tint pas contre cette chevaleresque boutade du colonel ; aussi lui répondit-elle, en lui tendant ses deux petites mains, qu’il pressa vivement dans les siennes :

– Allons, je suis vaincue. Touchez là ; on ne fait ni plus brusquement ni plus galamment les choses. Seulement je ne puis rester dans cette toilette de carnaval.

La coquette fille, en se dépouillant complètement de sa fourrure, se fit voir dans toute la richesse de sa luxuriante beauté.

– J’ai prévu cela, répondit le colonel en se relevant, complètement ébloui ; vous avez là – il lui indiquait une cabine dont la porte était entr’ouverte – tout ce qu’il vous faut. S’il vous manque quelque chose, nous pourrons envoyer demain un de mes gens à New-York.

– Décidément vous êtes charmant, répondit la jeune femme avec son plus gracieux sourire. À tout à l’heure !

– Moi, en vous attendant, je vais donner l’ordre qu’on nous serve à souper. Vous devez mourir de faim.

– Ma foi, oui ! Vous n’oubliez rien.

Et la charmeuse disparut dans la cabine voisine, mais non sans s’être laissé prendre un baiser au passage.

Moins d’un quart d’heure plus tard, elle revenait enveloppée dans une ravissante robe de chambre de soie bleue ; les deux amoureux prenaient place l’un près de l’autre à une table délicatement servie, et le colonel Forster, follement épris, préludait à son repas de fiançailles par un toast passionné à la beauté de sa passagère.

Le yacht filait à toute vapeur vers la grande rade, et pendant ce temps-là le malheureux Saunders, qui avait réintégré son domicile légal et dépouillé son uniforme de highlander, se désespérait en se demandant ce que pouvait être devenue sa bien-aimée miss Ada Ricard.

III – ROBERTSON BROTHERS AND C°

Cependant, malgré tout son chagrin, l’honorable Saunders avait fini par succomber à la fatigue et s’était endormi.

Lorsqu’il se réveilla, vers une heure de l’après-midi, et que son valet de chambre lui apprit que personne n’était venu, qu’il n’avait été apporté aucune lettre à son adresse particulière, il bondit de son lit, s’habilla à la hâte et, sans se permettre d’autre déjeuner qu’une douzaine de sandwichs arrosés d’une demi-douzaine de tasses de thé, il sauta dans un cab, en ordonnant de le conduire au n° 17 de la 23e rue.

Dix minutes plus tard, il était arrivé.

– Rien de nouveau ? demanda-t-il au domestique qui vint lui ouvrir.

– Rien, monsieur, répondit cet homme, qui eût été fort embarrassé pour faire une plus longue phrase, car il était encore ivre à demi, grâce à la façon dont la fête de la veille s’était prolongée à l’office.

Saunders s’en aperçut et monta rapidement au premier étage.

Il y trouva Mary dans l’appartement d’Ada.

Elle y rangeait tranquillement des robes et du linge.

– Eh bien ! lui demanda-t-il en s’affaissant dans un fauteuil, madame n’est pas de retour ?

– Non, répondit la femme de chambre ; mais j’ai reçu de ses nouvelles.

– Et tu ne me le dis pas de suite !

Le gros marchand avait fait un mouvement pour se lever.

Mary l’arrêta d’un geste en lui disant :

– Oh ! monsieur, c’est que ces nouvelles-là ne vont pas vous faire beaucoup de plaisir.

– Quoi, qu’y a-t-il ? Un malheur ?

– Non, il n’est rien arrivé de fâcheux à madame.

– Mais, alors, parle donc ; tu me fais bouillir.

– Il n’y a pas plus d’un quart d’heure, j’ai reçu une lettre de miss Ada ; la voici.

Saunders arracha des mains de la camériste la lettre qu’elle lui tendait, et, lorsqu’il l’eut parcourue, il jeta un cri de colère.

Ce billet ne se composait que de cinq lignes, mais elles étaient bien de nature à faire perdre tout à fait la tête à l’amoureux Yankee.

« Ma bonne Mary, avait-il lu, mettez de l’ordre dans la maison, congédiez les domestiques, en leur donnant quinze jours de gratification à chacun, et attendez-moi patiemment. Je serai absente un mois au moins, peut-être deux ou trois. Je compte sur vous. – Ada Ricard. »

– Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria-t-il enfin, lorsqu’il eut recouvré la parole.

– Je ne le sais pas plus que vous, monsieur, répondit la femme de chambre. Vous voyez, j’exécute les ordres de madame.

– Et pas un mot pour moi ! gémit le malheureux froissant la maudite lettre. Ah ! la coquine me le payera ! Qui a apporté ce billet ?

– Un commissionnaire que je ne connais pas ; il doit être d’un autre quartier.

– Tu ne lui as pas demandé d’où il venait ?

– C’est au cuisinier qu’il s’est adressé et il est reparti immédiatement. Sa course était sans doute payée d’avance.

Saunders avait laissé tomber sa tête dans ses grosses mains et murmurait :

– Oh ! oui, je me vengerai, mais comment !

Mary avait repris son travail, en haussant les épaules.

Une idée, qu’il pensait excellente, surgit évidemment tout à coup dans l’esprit troublé du marchand de biscuits, car, se levant brusquement et sans adresser la parole à l’insensible servante, il sortit de l’appartement et quitta la maison de son infidèle maîtresse.

– À l’office central de la police ! commanda-t-il à son cocher en se hissant dans sa voiture.

Le chef de la police métropolitaine était à cette époque M. Kelly – qu’on n’appelait pas autrement, que le « gros Kelly » – énorme personnage bourru, souvent grossier, mais fort intelligent et possédant, de plus, tout le scepticisme indispensable à ses importantes fonctions.

Saunders lui fit passer son nom ; mais avant de le recevoir, le « gros Kelly » sonna un de ses secrétaires pour lui demander quelques renseignements sur son visiteur.

Cinq minutes après, cet employé remettait à son chef une note ainsi conçue :

« Willie Saunders, riche fabricant de biscuits, vaniteux, d’une intelligence médiocre, très épris d’une fille, Ada Ricard, qu’il entretient depuis trois mois et qui lui coûte déjà plus de cent mille dollars. Willie Saunders vaut au moins un million et demi de dollars. »

– Très bien, faites entrer, ordonna le directeur de la police après avoir pris connaissance de ce dossier si peu flatteur dont Saunders ignorait certainement l’existence.

Averti par un garçon de bureau, l’infortuné négociant se précipita comme une avalanche dans le cabinet de M. Kelly.

Ce dernier ne put dissimuler le sourire bienveillant et spontané qui dérida ses lèvres à la vue d’un homme presque aussi épais que lui ; mais, le naturel reprenant immédiatement le dessus, il s’empressa de dire sèchement au grotesque personnage :

– Que voulez-vous ? Faites vite, je suis surchargé de besogne.

Sans être trop déconcerté, car il était si complètement à ses propres soucis que tout le reste lui demeurait étranger, Saunders répondit :

– Monsieur, je viens solliciter votre toute puissante protection ; je suis la victime…

– D’un vol ? Où, comment ? De quelle somme ? Le coupable, ou celui que vous supposez coupable est-il un de vos employés ?

– Non, monsieur, je…

– Tant mieux, car le vol par un serviteur à gages est une circonstance aggravante.

– Mais, monsieur, il ne s’agit pas d’un vol.

– Ah ! de quoi s’agit-il donc ?

– D’un enlèvement, monsieur, d’un véritable rapt.

– On vous a enlevé votre femme, votre fille…

– Je ne suis pas marié.

– Qui alors ? Votre sœur, votre cousine, votre mère, votre tante ? Précisez, que diable ! Je ne puis cependant deviner ni passer en revue toute votre famille.

– On m’a enlevé miss Ada !

– Miss Ada ? une fille que vous entretenez, qui vous coûte beaucoup d’argent, cent mille dollars depuis trois mois, et qui vous trompe, naturellement.

– Monsieur, vous ne connaissez pas…

– Et qui vous a enlevé cette intéressante personne ? Un de ses amants ? Que voulez-vous que j’y fasse ? Il n’y a pas eu violence.

– Mais si, au contraire.

– Non, c’est improbable, inadmissible ; par conséquent, je n’ai pas à m’occuper de votre affaire. Bien le bonjour ! Allez réclamer miss Ada ailleurs. Est-ce que ces choses-là me regardent ! Vous êtes riche ; cette dame vous reviendra un de ces matins, soyez-en certain. Et vous la recevrez, et elle vous fera croire tout ce qu’elle voudra ; et… vous lui demanderez pardon. Vous êtes tous aussi bêtes les uns que les autres !

Et l’énorme Kelly, attirant à lui une liasse de papiers, se mit à les feuilleter furieusement, sans plus s’occuper de son visiteur.

Saunders, malgré son intelligence médiocre, comme disait son dossier, comprit cependant qu’il n’obtiendrait rien du chef de la police, et, sans le saluer, ce dont celui-ci s’inquiéta du reste fort peu, mais très humilié et bougonnant avec une liberté toute américaine, il sortit du cabinet de l’intraitable fonctionnaire.

Seulement, arrivé sur le seuil de cette administration où il avait cru trouver assistance et protection il se demanda ce qu’il devait faire, et peut-être allait-il se décider à se diriger du côté de l’hôtel du colonel Forster, lorsqu’un individu l’accosta et lui dit avec politesse :

– Monsieur semble vivement contrarié ?

– Que vous importe ! fit-il durement.

– Mais, reprit l’inconnu sans s’émouvoir de ce mauvais accueil, c’est que si monsieur n’avait pu obtenir de l’office central quelque renseignement qui l’intéresse, je pourrais peut-être le lui donner ?

– Vous !

– Ou du moins l’importante maison Robertson brothers and C°, dont j’ai l’honneur d’être un des premiers employés.

– La maison Robertson and C° ?

– Oui, monsieur, l’agence la plus honorable, la plus sûre, la plus discrète…

Le gros Saunders se frappa le front : il avait compris !

Son interlocuteur était tout simplement un de ces dépisteurs par lesquels les agences de renseignements font battre la ville. Fort habile entre toutes ses rivales, la maison Robertson brothers and C° avait toujours un de ses hommes aux environs des bureaux de M. Kelly afin de recruter au passage, au profit de sa police occulte, quelque client dont la police officielle avait refusé de devenir l’instrument.

C’était évidemment le ciel qui lui envoyait cet auxiliaire.

– Où est votre office ? demandait-il à l’agent.

– Dans la dix-neuvième rue, numéro 22, répondit l’employé.

– Tout près d’elle ! murmura Saunders avec un soupir.

– Vous dites ?

– Rien, montez dans mon cab, donnez l’adresse au cocher et conduisez-moi.

L’homme obéit et, moins d’un quart d’heure plus tard, la voiture s’arrêtait devant une maison de fort honnête apparence dont la porte d’acajou portait, sur une large plaque de cuivre : Robertson brothers and C°, solicitors.

Toutes les professions libérales étant absolument libres aux États-Unis, il n’était pas extraordinaire que les directeurs de cet honorable établissement se fussent ornés du titre d’avocats.

Du reste, dans les grandes villes du Nord-Amérique, il existe quantité d’agences de ce genre. Elles fonctionnent ouvertement et vivent en excellents termes avec la police, qui fait souvent avec elles échange de renseignements utiles.

Certaines servent même de trait d’union entre les voleurs et les volés. Il suffit parfois d’aller déclarer à une de ces agences qu’un pick-pocket vous a pris tel ou tel bijou et que vous donnerez tant s’il vous est restitué, pour rentrer en possession de l’objet dans les vingt-quatre heures.

Le filou, qui préfère la prime de la restitution à la chance de mal vendre ou d’être trahi, est d’accord avec les directeurs de ces offices, qui se contentent de prélever sur les primes 15, 20 ou 25 pour cent, selon l’importance de cette prime et celle du larcin, plus, une petite commission de la part du volé.

Aussi, ces établissements, en dépit ou plutôt en raison même de l’immoralité de leurs agissements, font-ils presque tous de très bonnes affaires.

MM. Robertson brothers and C° gagnaient donc beaucoup d’argent, mais ils avaient moins mauvaise réputation que leurs confrères.

Ils passaient même pour d’honnêtes gens et cela s’explique, car tout New-York connaissait les causes de la création de leur agence, création qui, à l’époque où se passent les événements dont il s’agit ici, ne remontait qu’à trois ou quatre années.

On savait que M. Robertson aîné n’avait fondé son établissement que par dépit politique et haine contre M. Kelly, le chef de la police métropolitaine. Candidat aux élections en même temps que Kelly, Edward Robertson avait été battu par son rival, après une lutte acharnée et un échange tout américain des invectives les plus grossières. Robertson reprochait à Kelly d’être un ignorant, un brutal et un ivrogne ; Kelly accusait son compétiteur d’être un ambitieux, un esclavagiste et un débauché.

Les électeurs yankees préféraient sans doute les défauts de Kelly à ceux de Robertson, puisqu’ils nommèrent Kelly ; mais lorsque Robertson apprit que son ennemi était appelé aux importantes fonctions de chef de la police, il jugea que le moment était venu de se venger. Quittant alors l’industrie, il organisa son agence de police occulte, afin de lutter d’adresse avec la police officielle de son ancien adversaire.

Il comptait bien que les occasions ne lui manqueraient pas pour démontrer la supériorité de son intelligence sur celle de son vainqueur aux élections, et il espérait que ses victoires lui permettraient un jour de prendre sa revanche dans une nouvelle lutte politique.

Déjà plusieurs fois, en effet, là où le gros Kelly avait échoué malgré l’aide de tous ses policemen et de tous ses détectives, MM. Robertson avaient réussi ; et on comprend aisément si Robertson aîné s’était enorgueilli de ses victoires et s’il les avait fait sonner bien haut dans l’intérêt de la réputation de sa maison.

Parfaitement au courant de cette rivalité policière et de ces mœurs étranges, Saunders franchit sans nulle répugnance le seuil de la maison Robertson brothers and C°.

Après l’avoir conduit au rez-de-chaussée, dans un petit salon d’attente sévèrement meublé, son guide le quitta, mais pour l’introduire, quelques secondes plus tard, dans le cabinet de travail de l’un des chefs de l’agence.

L’amoureux fabricant de biscuits était en présence d’un homme d’une trentaine d’années à peine, rasé de frais, frisé, pommadé, coquettement vêtu et n’ayant certes dans sa physionomie rien du policier interlope.

À demi couché dans un large fauteuil de cuir, en face d’un grand bureau chargé de dossiers, la main blanche et les lèvres souriantes, on l’eût prit volontiers pour un jeune membre du parlement.

– Monsieur Robertson ? demanda Saunders.

– Robertson junior, répondit le second chef de la maison, en s’inclinant légèrement et en invitant du geste son visiteur à s’asseoir. À qui ai-je l’honneur de parler ?

– Willie Saunders, monsieur.

– M. Willie Saunders, le propriétaire des grandes usines de Brooklyn, le notable M. Saunders ?

– Lui-même, monsieur.

Très flatté d’être si bien connu, le bonhomme avait pris un fauteuil et s’efforçait de mettre un peu d’ordre dans ses idées.

– Voici, monsieur, ce qui m’amène, dit-il, après quelques secondes de réflexion : une jeune femme à laquelle je m’intéresse beaucoup, miss Ada Ricard, a été enlevée hier pendant un bal qu’elle donnait chez elle, au n° 17 de la 23e rue Est.

– Enlevée ! interrompit Robertson junior.

– Oui, monsieur, enlevée !

Et Saunders raconta dans tous ses détails l’événement dont il avait été témoin ; puis, avec force gémissements, ce que lui avait dit la femme de chambre de sa maîtresse et sa démarche inutile au bureau central de la police métropolitaine.

– Vous pensez alors, lui dit le jeune homme, qui l’avait écouté sans l’interrompre, que le colonel Forster est l’auteur de cet enlèvement ?

– Je le crois, répondit le jaloux avec un éclair de colère dans les yeux.

– Vous voudriez en acquérir la certitude ?

– Oui, et savoir ce que miss Ada est devenue. Est-ce possible ?

– Tout nous est possible ; ce n’est qu’une question de prix.

– Faites le vôtre.

– Il faudrait d’abord que j’eusse un portrait de cette dame.

– J’en ai toujours un sur moi.

Le pauvre Saunders tira de son portefeuille une photographie qu’il présenta à Robertson.

– Elle est fort jolie, fit galamment ce dernier.

– Hélas ! oui, soupira le gros homme.

– Permettez-moi maintenant de vous demander quelques renseignements.

– Faites, monsieur.

– Êtes-vous marié, avez-vous des enfants, des filles surtout ?

– Pourquoi cette question ?

– Vous allez me comprendre. Si vous avez des enfants, des filles surtout, nous serons obligés d’agir avec la plus grande réserve, afin d’éviter le bruit, le scandale, dans un intérêt de décence qui s’explique. Alors nos frais seront plus considérables et, conséquemment, notre commission devra être plus élevée.

– Ah ! fort bien. Non, je suis célibataire.

– C’est parfait. Autre chose. Combien vous coûtait en moyenne, par mois, cette ravissante miss Ada ?

– Comment, il faut…

– Eh ! sans doute et vous allez saisir. Vous êtes fort riche et très généreux. Si vous dépensiez peu pour miss Ada, c’est que vous n’y teniez que médiocrement, conséquemment, vous ne tenez que médiocrement à la retrouver. Si, au contraire, vous lui ouvriez largement votre caisse, c’est que vous en étiez fort épris ; donc, non moins conséquemment, vous avez le plus grand désir de la revoir. Or, nos recherches, nos efforts, nos tentatives, nos démarches devant être en raison directe de vos sentiments, il est indispensable que nous soyons exactement renseignés.

Le digne Robertson junior s’exprimait d’un ton si froid, si calme, mais aussi avec une telle précision et, de plus, avec une telle logique, vu son estimable industrie, que Saunders ne put qu’approuver du geste en répondant :

– Oui, vous avez raison. Eh bien ! miss Ada me coûtait fort cher, et, soit parce que je l’aime toujours, soit parce que je veux me venger d’elle et de son ravisseur, je souscris d’avance à vos conditions.

– Le colonel Forster, si c’est lui qui a enlevé cette jeune dame, est un adversaire redoutable, observa le jeune homme.

– Alors ?

– Alors, cher monsieur, c’est cinq cents dollars d’avance, puis vous nous en donnerez cinq cents autres le jour où j’aurai le plaisir de vous faire savoir ce qu’est devenue miss Ada Ricard en sortant de chez elle, et où il faut vous présenter pour la retrouver.

Pour toute réponse, Willie Saunders tira de sa poche son carnet de chèques, en fit un de la somme demandée, le remit majestueusement à M. Robertson junior et lui dit :

– Quant aux cinq cents autres dollars, en m’envoyant les renseignements que vous me promettez, vous pourrez les faire toucher à ma caisse.

– J’espère que ce sera dans peu de jours. Surtout ne tentez rien de votre côté ; vous pourriez, sans le vouloir, contrecarrer quelques-uns de mes plans.

– Je m’en garderai bien, monsieur. Ah ! ne m’égarez pas cette photographie, je vous en prie, c’est la seule que je possède. J’ai détruit tous les autres exemplaires.

– Je vous la renverrai en même temps que ma note.

– Je ne voulais pas que miss Ada pût en donner une seule.

– C’était prudent.

– Ça m’a bien servi !

– Eh ! n’accusez pas trop vite cette charmante femme ; qui sait si elle n’a pas été victime de quelque violence ?

– Mais sa lettre, monsieur, sa lettre à sa femme de chambre !

– Qui pourrait affirmer qu’on ne l’a pas forcée de l’écrire ? Soyez calme, patient ; restez tranquillement chez vous et ayez confiance en la maison Robertson brothers and C° ; elle a résolu des problèmes plus difficiles que le vôtre. Dès aujourd’hui vos intérêts sont les siens.

Touché de ces bonnes paroles, l’infortuné marchand daigna tendre la main à M. Robertson junior, et il s’en retourna chez lui moins désespéré.

Cependant, à partir de ce moment, les journées lui semblèrent interminables, et quoiqu’il ne trouvât pas dans Mary un écho bien fidèle à ses douleurs, il ne pût s’empêcher d’aller trois ou quatre fois par vingt-quatre heures au n° 17 de la 23e rue.

Mais, à chacune de ses visites, la femme de chambre d’Ada lui répondait invariablement :

– Puisque madame a écrit qu’elle serait absente un mois au moins, faites comme moi : attendez.

Le gros Saunders s’en allait alors le long de la 23e rue, s’accrochant aux grilles des maisons et trébuchant sur les trottoirs.

L’aventure s’était ébruitée ; grâce aux domestiques congédiés, on en connaissait les moindres détails et le malheureux amant de miss Ada était la fable du quartier. On guettait son passage, mais il était si complètement absorbé dans ses douloureuses pensées qu’il ne s’apercevait de rien.

Rentré chez lui, l’instinct des affaires l’arrachait un peu à ses préoccupations, mais il y revenait bien vite et changeait à vue d’œil. Il faisait vraiment peine à voir. Ceux de ses amis qui l’avaient le plus impitoyablement plaisanté d’abord en avaient maintenant pitié.

Les choses duraient ainsi depuis quatre jours et Saunders, fort inquiet du silence de MM. Robertson brothers and C° se préparait à leur rendre visite, lorsqu’un matin on lui apporta de leur part une large enveloppe portant orgueilleusement le timbre de cette honorable maison.

Il se hâta de l’ouvrir. Elle contenait le portrait de miss Ada, une lettre de quelques lignes et une note fort longue, qualifiée en tête de : « Confidentielle. »

La lettre était ainsi conçue :

« Monsieur, le document ci-joint vous prouve que nous avons réussi selon vos désirs. Nous n’avons épargné ni notre intelligence ni nos démarches, et nous avons l’honneur de vous rappeler que, contre la remise dudit document, vous avez à nous compter une somme de 500 dollars. Notre employé, porteur de ce pli, vous en donnera quittance.

» Nous n’avons pas oublié, pour suivre votre recommandation, de mettre sous cette même enveloppe le portrait de miss Ada Ricard que vous nous aviez confié.

» Il est entendu, monsieur, que nous sommes toujours à vos ordres pour suivre cette affaire.

» Daignez agréer, etc., etc. »

Willie Saunders, fort ému, passa bien vite à la lecture de la note de MM. Robertson brothers and C°, solicitors.

Cette note était rédigée de la façon suivante :

« Miss Ada Ricard, enlevée dans la nuit de mardi dernier de sa maison, est partie dans une voiture louée par un inconnu depuis la veille, chez M. Thomson, 6e avenue, n° 4, au prix de 25 dollars pour vingt-quatre heures.

» En faisant cette location, cet étranger a dit que cette voiture aurait à le conduire dans plusieurs bals travestis, qu’il ne voulait pas de valets de pied, car les siens l’accompagneraient, et qu’il viendrait prendre lui-même la voiture à l’heure où il en aurait besoin. On la lui tint prête et il arriva vers une heure et demie du matin, avec deux hommes enveloppés de larges dominos et masqués.

» Quant à lui, il était couvert d’un épais manteau, mais, bien qu’il fût également masqué, il était aisé de reconnaître à sa coiffure qu’il était costumé en Indien.

» Le cocher était le nommé Tom Katters. Sur l’ordre de l’inconnu, il se dirigea vers la 23e rue Est, où il s’arrêta à la file des voitures qui stationnaient devant le n° 17.

» Un des dominos mit alors pied à terre et disparut à peu près une demi-heure. Ce laps de temps écoulé, il revint et échangea quelques mots en langue étrangère avec les deux autres masques qui descendirent du landau. Ils avaient quitté leurs dominos et étaient tous trois déguisés en Indiens Sioux.

» Avant de s’éloigner, celui des trois individus qui semblait commander aux deux autres donna ses instructions à Tom Katters. Celui-ci devait se tenir tout à fait devant la porte de la maison et, dès que ses trois voyageurs reviendraient, lancer ses chevaux au galop. On lui donna cinq dollars de gratification pour l’engager à exécuter exactement ces ordres, et on lui en promit autant s’il se montrait intelligent.

» Moins de vingt minutes après leur départ, les trois masques revinrent. Le plus grand portait dans ses bras une femme qui riait ; il monta avec elle dans le landau ; les deux autres Indiens se hissèrent sur le siège auprès de Katters, qui, selon leur ordre, partit à fond de train en remontant la 23e rue, jusqu’à la première avenue.

» Un peu au delà de Hill Gate, les deux hommes sautèrent sur la chaussée et, après avoir dit à Katters de poursuivre sa course jusqu’à l’entrée de Yorkville, ils disparurent.

» Katters obéit et ne s’arrêta plus qu’à l’endroit indiqué. Là, l’unique voyageur qui lui restait mit à son tour pied à terre. Il portait la jeune femme dans ses bras, ce qui se comprend, car le sol était détrempé par la pluie, et il la rassurait sans doute, car Katters l’entendit prononcer ces mots : « Il fait un temps de chien, mais nous voilà arrivés. »

– Misérable coquine, murmura Saunders, dont la colère croissait à chacun de ces détails ; elle était d’accord avec ses ravisseurs. Oh ! je me vengerai !

Et, ce serment arrosé d’un grand verre de sherry, il reprit sa lecture.

Le rapport poursuivait en ces termes :

« Avant de s’éloigner, cet inconnu donna au cocher les cinq dollars promis, et celui-ci, sans s’inquiéter autrement de ce que devenait son généreux client, fit tourner ses chevaux et revint en ville.

» Il paraît certain que l’homme et la femme se dirigèrent immédiatement du côté de Est River, pour s’embarquer dans un canot qui les attendait, car James Davis, lieutenant du steamer le Liberia se souvient d’avoir aperçu, pendant qu’il était de quart, dans la nuit du mardi au mercredi, vers trois heures et en dessous de Blackwell, une yole que dirigeait un Indien et à l’arrière de laquelle était assise une femme.

» Cette yole passa même si près du Liberia qu’elle faillit chavirer, et que la passagère effrayée poussa un cri de frayeur.

» Nos renseignements nous permettent d’ajouter que le colonel Forster fit conduire lundi son yacht le Gleam au quai de Brooklyn, qu’il vint le visiter mardi et que ce même yacht était approvisionné pour une excursion d’une certaine durée.

» Le mercredi, dans la journée, le Gleam est passé devant Castle Garden et on a parfaitement aperçu une femme élégante et jeune à bord. Puis il a fait route pour Staten-Island. Là, il a dû mouiller, à cause d’une avarie dans un de ses cylindres. Le capitaine Reynolds, qui commande le Gleam, ayant envoyé chercher des ouvriers à terre, un de mes agents s’est glissé adroitement parmi ces hommes, et il a aisément reconnu miss Ada, grâce à la photographie qu’il avait entre les mains.

» Le même agent a appris qu’aussitôt son avarie réparée, le Gleam prendrait le large pour une destination inconnue. Il serait impossible de dire combien de temps durera ce voyage ou cette promenade, car le colonel Forster, qui n’a pas bougé de son bord, a un congé de trois mois.

» Si M. Willie Saunders le désire, la maison Robertson brothers and C° peut louer un bateau à vapeur, et l’un de ses plus intelligents agents se mettra à la poursuite des fugitifs. M. Robertson junior attendra, pour agir ainsi, les instructions de M. Willie Saunders, à qui la location de ce steamer coûtera 100 dollars par jour. M. Willie Saunders devra déposer 1,000 dollars d’avance, qui seront acquis à MM. Robertson brothers and C° quels que soient le résultat et la durée de l’expédition. »

– Eh ! mais, c’est une idée ! murmura le gros homme, que la colère et le désir de vengeance rendaient prêt à tout ; MM. Robertson brothers and C° sont des gens habiles. Oui, quand il devrait m’en coûter le double et le triple de ce qu’ils me demandent, je confondrai la misérable. Ah ! ce brutal Kelly s’imagine que je lui pardonnerai. Eh bien ! nous verrons ça !

Et dans un véritable état d’exaltation furieuse, Saunders prit son chapeau et s’élança vers la porte de son bureau.

– Pardon, monsieur, lui dit en l’arrêtant au passage un individu qui était là depuis longtemps et qu’il avait tout à fait oublié, pardon, vous avez 500 dollars à me remettre.

– Ah ! c’est vrai, répondit le marchand de biscuits en reconnaissant l’employé de l’agence. Tenez, passez à la caisse.

Il avait griffonné un bon sur une des feuilles de son carnet de chèques et le tendait à cet homme.

Puis, poursuivant sa route, il bondit dans le premier cab qu’il aperçut devant sa porte et se fit conduire au bureau de renseignements.

Ainsi que lors de sa première visite, ce fut de nouveau Robertson junior qui le reçut.

– Monsieur, lui dit Saunders, votre idée de poursuivre le ravisseur de miss Ada me paraît excellente, je l’adopte, mais hâtons-nous. Suivant les renseignements que vous m’avez envoyés, le yacht du colonel Forster peut encore être à l’ancre devant Staten-Island, et si je pouvais arriver là avant son départ !

– Comment, vous voulez aller vous-même ? observa l’élégant Robertson.

– Oui, monsieur, moi-même ! Je veux provoquer cet insolent officier et me venger ensuite de celle qui s’est moquée de moi.

– Vous connaissez nos conditions ?

– Voici les 1,000 dollars d’avance.

Il avait déchiré une nouvelle feuille de son carnet et l’avait transformée en un bon à vue de ladite somme.

– C’est parfait, dit l’agent en glissant le chèque dans sa caisse, soyez dans deux heures au quai de la Batterie ; nous partirons ensemble. Je m’intéresse vraiment à cette affaire et veux vous accompagner moi-même.

Saunders se confondit en remerciements et retourna bien vite chez lui pour prendre ses dispositions.

IV – OÙ L’HONORABLE WILLIE SAUNDERS DEVIENT TOUT À FAIT ENRAGÉ

Deux heures plus tard, lorsqu’il arriva au lieu du rendez-vous, serrant convulsivement contre sa poitrine l’énorme revolver à six coups qu’il avait caché dans la poche de son paletot, le fabricant de biscuits aperçut M. Robertson junior qui l’attendait.

– Vous voyez, lui dit-il, qu’avec la maison Robertson brothers and C° il suffit d’émettre un désir.

– Et un chèque, aurait pu répondre Willie Saunders.

Mais, sans dire un mot, il s’était dirigé vers le petit steamer que lui montrait le jeune homme et qui était sous vapeur, bord à quai.

C’était un léger bateau à hélice, fin de l’avant, élégant de forme, qui devait fournir aisément ses douze milles à l’heure.

– Le Fire-Fly était justement armé et libre, reprit l’agent en rejoignant le pauvre amoureux de miss Ada. Son propriétaire s’est montré exigeant, mais je n’ai pas hésité.

– Embarquons alors, embarquons, dit le gros Saunders, qui avait toutes les allures d’un mouton enragé.

– Embarquons, répéta M. Robertson junior.

Et, montrant le chemin à sa victime, il franchit tranquillement la passerelle, dont le plancher gémit sous le poids infiniment plus considérable de l’énorme Yankee.

Le Fire-Fly démarra aussitôt. Deux minutes plus tard, il filait en grande rade pour aller doubler la pointe de Brooklyn.

– Trois heures, dit l’agent du fastueux client, après avoir consulté un superbe chronomètre que retenait à son gilet une solide chaîne de sûreté, précaution qui prouvait l’esprit pratique de M. Robertson junior ; la nuit sera tombée avant que nous n’arrivions à Staten-Island.

– Tant mieux, répondit Saunders ; nous pourrons mouiller plus près du Gleam sans être reconnus ! Ce sera bien le diable si, dans la soirée ou pendant la nuit, la coquine ne trahit pas sa présence à bord du bateau de son amant ! Alors, demain matin, je vous le jure, il faudra bien que ce colonel de malheur échange avec moi quelques coups de revolver…, ou je le tuerai comme un chien, et elle après !

– Oh ! oh ! cher monsieur, n’allez pas vous livrer à quelque acte de violence, en ma présence du moins ; je ne tiendrais pas à être accusé de complicité en semblable affaire. Voyons, un peu de calme ! D’abord, si vous m’en croyez, soyez moins expansif et ne racontez pas ainsi vos affaires tout haut. Il est inutile que les hommes de l’équipage sachent les causes de ce petit voyage.

– Oui, vous avez raison ; mais c’est que vraiment je suis hors de moi ! Avoir été joué de cette façon !

C’est en se promenant sur le pont du Fire-Fly que ces messieurs échangeaient ainsi leurs pensées. Ils y restèrent jusqu’au moment où le maître d’hôtel vint les avertir que le dîner était servi.

Le premier mouvement de Saunders fut de refuser de descendre dans la salle à manger, mais Robertson junior trouva des paroles si concluantes pour lui prouver que la diète était chose également nuisible à l’esprit et à la matière, que l’infortuné négociant finit par se mettre à table et manger de fort bon appétit.

Le dîner venait à peine de finir, lorsque le capitaine du steamer avertit ses passagers qu’on arrivait à Staten-Island et que le Gleam était sur rade.

Le gros New-Yorkais ne fit qu’un bond de la salle sur le pont.

La nuit était venue ; l’état de l’atmosphère annonçait qu’elle allait être sombre et orageuse.

Néanmoins, on y voyait encore assez pour distinguer et reconnaître le yacht du colonel Forster. Il était à l’ancre, tout près du rivage.

Après avoir pris le temps de s’envelopper dans son pardessus ; froid, compassé, méthodique comme d’ordinaire, M. Robertson junior avait, le cigare aux lèvres, rejoint l’irascible Saunders.

– Si nous abordions carrément le Gleam ? lui proposa ce dernier.

– Y pensez-vous, cher monsieur, lui répondit l’agent. D’abord, je crois que notre capitaine s’y refuserait, le code maritime ayant prévu ce genre de collision de la part d’un bâtiment en marche contre un navire au mouillage ; de plus, à quoi cela vous avancerait-il ? Vous ne voulez pas, je suppose, reconquérir miss Ada Ricard à l’abordage ?

– Je veux la voir !

– Patience ! D’ailleurs, je ne pense pas qu’elle soit à bord en ce moment. Vous remarquerez que la claire-voie de la grande cabine ne laisse passer aucune lumière. Je ne serais pas surpris que le colonel Forster fût en ce moment à sa maison de campagne. Il a une villa à Staten-Island, là-bas, à cent pas de la côte.

– Il faut nous en assurer.

– C’est pour cela que nous allons mouiller ici.

Sans consulter davantage son malheureux client, M. Robertson junior courut donner ses instructions au commandant du Fire-Fly qui se tenait à l’arrière, auprès de l’homme de barre.

Deux minutes s’étaient à peine écoulées que la chaîne filait par les écubiers et que l’ancre du yacht mordait le fond de la baie.

Il n’était guère qu’à une demi-encâblure, c’est-à-dire une centaine de mètres, du Gleam.

– Ainsi vous croyez que le colonel Forster n’est pas à son bord ? demanda Saunders à l’agent, une fois la manœuvre terminée.

– J’en suis certain, répondit celui-ci. Si votre rival était sur le Gleam, il n’y régnerait pas un pareil silence, car il se serait inquiété de notre arrivée et de notre mouillage aussi près de lui.

– Une idée, cher monsieur.

– Laquelle ?

– Vous savez où se trouve la villa du colonel ?

– Parfaitement. S’il ne faisait pas une brume aussi épaisse, nous en apercevrions d’ici les fenêtres éclairées.

– Que penseriez-vous alors d’une petite promenade à terre ? Si Forster est chez lui, il me sera bien plus facile de le joindre là qu’à son bord.

– Cela est certain, mais vous remarquerez que la nuit est fort noire et la mer assez dure.

– Si vous avez peur, j’irai seul.

– Les chefs de la maison Robertson and C° n’ont peur de rien, ni de personne, monsieur Saunders ; je vais faire armer une embarcation et ne vous quitterai pas.

Et donnant aussitôt les ordres nécessaires, le jeune homme précéda le gros Yankee sur l’échelle, au pied de laquelle un canot accosta presque instantanément.

C’était une gracieuse et solide baleinière avec laquelle on aurait pu braver les plus mauvais temps.

Quatre vigoureux matelots la montaient.

Robertson junior et Saunders se placèrent à l’arrière, et ce dernier, qui avait été marin dans sa jeunesse, s’empara de la barre, en commandant aux hommes de pousser au large.

L’embarcation se mit en marche, le cap sur la terre.

L’agent, se guidant sur les feux de l’île, indiquait la route à son compagnon, mais le brouillard devint bientôt si épais qu’au moment d’entrer dans la passe qui conduit au port, les nageurs durent lever les avirons.

– Écoutez, dit tout à coup Saunders, en se penchant au ras de l’eau pour chercher à percer la brume.

Robertson prêta l’oreille.

On entendait distinctement, venant de terre, le bruit régulier des rames d’un canot vigoureusement lancé.

– Ah ! dit l’agent, voilà des gaillards qui connaissent leur route mieux que nous ne connaissons la nôtre.

L’embarcation, en effet, se rapprochait rapidement.

Soudain un éclat de rire métallique, argentin, répercuté par les ondes sonores, fit bondir le gros Saunders.

– C’est elle, la coquine ! grondait-il. Nagez, mes garçons, nagez ! Arrivons avant eux à l’entrée de la passe. Cent dollars pour vous si nous y donnons les premiers.

Stimulés par cette promesse, les matelots du Fire-Fly se courbèrent sur leurs avirons et la baleinière partit comme une flèche.

Mais le canot du colonel Forster, car c’était bien lui qui retournait à son bord, était moins éloigné que ne le pensait le fabricant de biscuits. Noyé dans le banc de brume, il ne le vit pas venir, ou plutôt peut-être ne voulut-il pas le voir, et avant que l’agent ait pu l’éviter par un coup de barre, une épouvantable collision se produisit entre les deux embarcations.

Le choc fut si rude pour la baleinière, qui avait été prise par le travers à l’avant, qu’elle pivota sur elle-même pour aller faire tête sur la rive, dont quelques mètres seulement la séparaient et où la mer déferlait avec violence.

Quant à la yole, rejetée de l’autre côté de la passe, sa situation devait être plus grave encore.

Au même instant, comme pour le prouver, un cri terrible se fit entendre, cri de femme dont le timbre glaça d’effroi l’énorme Saunders, qui, renversé de son banc, couvert d’eau et d’écume, avait été jeté sur le sable.

Puis il lui sembla qu’un second cri, étouffé comme un sanglot, succédait au premier. Alors, l’œil hagard, les cheveux hérissés, il voulut s’élancer au milieu des flots.

Robertson l’arrêta au passage.

– Mais c’est elle, c’est elle ! Je veux au moins tenter de la sauver ! s’écria-t-il en s’efforçant de se dégager.

– Êtes-vous fou ! répondit le jeune homme en le maintenant solidement. S’il est arrivé un malheur, est-ce que vous savez dans quelle direction ! Si miss Ada n’a pas été sauvée par ceux qui l’accompagnaient, il est trop tard, car le courant porte au large.

L’agent disait vrai, le brouillard était devenu tellement opaque qu’on ne distinguait rien à deux pas de distance. De plus, sous l’influence de la marée descendante, la mer était si dure à cet endroit de la passe que le meilleur nageur n’aurait pu y lutter un seul instant contre le courant et les vagues.

Désespéré de son impuissance, épouvanté des conséquences de son acte de colère, l’infortuné Yankee s’était affaissé sur le sol.

Là, oppressé, haletant, il prêtait attentivement l’oreille aux bruits du large, dans l’espoir d’y saisir quelque indice de nature à le rassurer. Mais rien de semblable ne lui parvenait. Il n’entendait que le murmure des lames sur le rivage. Le banc de brume s’étendait autour de lui comme un linceul ; il régnait un silence de mort sur la baie entière.

Pendant ce temps-là, les matelots du Fire-Fly, heureux d’en être quittes pour un demi-bain froid, étanchaient la voie d’eau que le choc avait ouverte dans les flancs de la baleinière et la remettaient à flot.

Ils y parvinrent après une heure de travail. Saunders s’imagina qu’il s’était passé tout un siècle, lorsque Robertson, le tirant de son affaissement, lui dit d’embarquer.

Le brouillard s’était un peu levé et on apercevait au large, comme une nébuleuse dans le ciel gris, le feu de position du Fire-Fly.

Transporté si brusquement de sa vie paisible dans le plus affreux drame, le malheureux industriel obéit et gagna le canot en trébuchant.

Une fois embarqué, il tomba lourdement sur le caisson de l’arrière, mais il se garda bien de saisir de nouveau la barre. Se rappelant avec horreur l’usage qu’il en avait fait une heure auparavant, il craignait qu’elle ne lui brûlât les mains.

– God’s blood ! s’écria tout à coup M. Robertson junior, le Gleam a filé !

Tiré de son accablement par ces quelques mots, Saunders fouilla la baie de ses regards affolés.

Le Fire-Fly seul s’y balançait au mouillage.

– Voilà une vilaine excursion et une triste affaire, dit l’agent à son compagnon.

– Horrible ! cher monsieur, horrible ! répéta ce dernier d’une voix étranglée.

– Évidemment, il est arrivé un malheur et le colonel Forster, afin de ne pas être compromis, car il ne pouvait supposer que nous fussions là pour lui, a pris le large, sans quoi il serait resté en rade. En tout cas, comment connaître la vérité ?

– Oui, comment ?

Puis saisi d’une inspiration subite, Saunders poursuivit en s’adressant aux matelots :

– Mes garçons, il y a cent dollars pour chacun de vous si vous ne dites pas un mot de ce qui vient de se passer.

– C’est entendu, bourgeois, répondirent en chœur les marins qui, du reste, ne connaissaient pas les causes de la présence de ce gros passager à bord du steamer et n’avaient vu, dans la rencontre des deux embarcations, qu’un de ces accidents de mer dont ils étaient presque quotidiennement acteurs ou témoins. Ils ne se doutaient qu’il y eût une femme en jeu et peut-être noyée avec ses autres compagnons que par les exclamations mêmes de Saunders.

Dix minutes plus tard, la baleinière accostait le Fire-Fly et Robertson y apprenait que le Gleam avait levé l’ancre depuis une demi-heure à peu près.

La brume n’avait pas permis de voir de quel côté il s’était dirigé.

Toutefois, retenu par l’espérance d’apercevoir son rival au point du jour, Saunders ne voulut pas quitter la rade ; mais le lendemain le steamer fit vainement le tour de Staten-Island ; le Gleam avait bien disparu tout à fait.

Il n’y avait plus qu’un parti à prendre : rentrer à New-York et garder le plus profond silence sur cette épouvantable scène, où le fabricant de biscuits avait joué un rôle si compromettant.

L’infortuné Yankee le comprit ; il fit remettre à chacun des hommes de la baleinière les cent dollars promis, et le cœur bourrelé de remords, il se blottit dans sa cabine, pour n’en sortir que lorsque Robertson vint l’avertir que le Fire-Fly était amarré de nouveau au quai de la Batterie.

La nuit lui permit de débarquer et de gagner son hôtel sans être reconnu, mais lorsqu’il arriva dans son appartement, ce fut pour s’y enfermer, comme s’il avait déjà à ses trousses tous les agents de M. Kelly, et pour y tomber dans une prostration véritablement inquiétante.

Sa nuit fut terrible et le lendemain il défendit rigoureusement sa porte, ne voulut lire aucun journal, n’échangea pas une parole avec ses gens. Il refusa même d’entendre parler d’affaires.

Cela durait depuis quatre grands jours et il commençait à se calmer un peu, lorsque son valet de chambre, violant la consigne, lui remit, vers trois heures, un pli « urgent et personnel » portant le timbre de l’office central de la police.

Le malheureux Saunders n’ouvrit cette lettre qu’en tremblant, et, lorsqu’il en eut parcouru les cinq lignes, il se sentit pâlir d’épouvante.

Il avait lu :

« Le chef de la police métropolitaine invite M. Willie Saunders à se rendre toutes choses cessantes à l’office central, pour lui fournir tous les renseignements à sa connaissance sur la disparition de miss Ada Ricard. »

Qu’allait-il dire à ce brutal Kelly, dont il avait déjà éprouvé la grossièreté ? Pourrait-il conserver assez de sang-froid pour ne pas se compromettre ? L’événement de Staten-Island était-il connu ou toujours ignoré ? Pourquoi le chef de la police, qui n’avait pas voulu l’écouter lorsqu’il était allé le prier de rechercher Ada Ricard, s’inquiétait-il aujourd’hui de sa disparition ?

Toutes ces questions, auxquelles il ne savait que répondre, se succédaient dans le cerveau ébranlé de l’ex-amant de miss Ada, et il se sentait trembler par avance à l’idée de cet interrogatoire qu’il allait subir.

Toutefois, comme, même pour un Américain, une invitation du genre de celle dont il s’agissait ressemblait fort à un ordre, il se résigna à obéir, et après s’être tracé un thème dont il se promettait bien de ne pas se départir, après avoir fait provision de calme, il se rendit chez le terrible Kelly.

Le chef de la police le reçut aussitôt ; mais, cinq minutes plus tard à peine, le gros Saunders sortait en titubant de l’office central, et, pâle, les traits bouleversés, le front inondé d’une sueur glacée, il se hissait dans son cab, en disant à son cocher, avec un accent d’épouvante :

– À l’hôpital de Bellevue !

C’est qu’il s’était produit, quarante-huit heures auparavant, un événement qui surexcitait étrangement la curiosité publique, événement que l’important industriel ignorait, puisque, depuis sa dramatique expédition, il ne sortait pas de chez lui et ne lisait aucun journal, mais dont nous allons, nous, instruire nos lecteurs, en faisant un pas en arrière.

V – SHAKESPEARE’S TAVERN

L’enseigne de cette taverne n’était pas précisément orthographiée ainsi que nous l’indiquons en tête de ce chapitre ; Shakespeare y était écrit en deux mots, ce qui faisait que si elle rappelait le célèbre poète tragique anglais aux rares lettrés qui franchissaient le seuil du cabaret, elle ne voulait dire que la « taverne de l’Épieu agile » aux matelots, gardiens de wharfs, débardeurs et autres gens de catégories moins recommandables encore, les habitués ordinaires de cet assez mauvais lieu.

Située sur le quai, dans South street, en face de Brooklyn, cette taverne était admirablement placée au point de vue de la clientèle. De plus, la police la voyait d’assez bon œil, car les rixes, les détonations de revolver et les scènes violentes y étaient moins fréquentes que partout ailleurs.

Cela tenait à ce qu’elle était administrée par deux gaillards, qui n’avaient besoin de personne pour maintenir ou ramener le bon ordre dans leur établissement : les honorables Thomas Bright et Davidson, deux des plus célèbres boxeurs des États-Unis, jadis adversaires acharnés et maintenant excellents amis et associés, tant il est vrai que la paix la meilleure est celle qui se fait entre gens qui se sont battus.

Après s’être réciproquement cassé les dents et administré les plus terribles black eyes – en français : yeux noirs – Thomas Bright et Davidson s’étaient dit qu’ils avaient fait assez pour le public et leur réputation, mais trop peu pour leur fortune ; et, réunissant leurs économies, ils avaient fondé Shakespeare’s tavern, qui devint bientôt le plus achalandé des bouges de ce genre.

L’établissement se composait au rez-de-chaussée d’une grande salle garnie de lourdes tables et de bancs solidement scellés dans la muraille et au sol, afin qu’ils ne pussent se transformer en armes meurtrières entre les mains des ivrognes, puis d’un gigantesque comptoir avec sa carapace d’étain et son armée de pintes de même métal.

C’était là que se groupaient la clientèle flottante, les passants, les intrus, ceux enfin qui n’étaient pas initiés aux délices du oysters-room – salle des huîtres – où on ne parvenait qu’en glissant le long d’un escalier doublement dangereux, car les marches en étaient humides et il y régnait, même en plein jour, une obscurité presque complète.

Dès les premiers pas sous la voûte de cette crypte, on était saisi à la gorge par une atmosphère épaisse et chaude, chargée de mille émanations diverses, et les yeux ne parvenaient qu’après quelques instants à percer le brouillard épais que formait, au pied de l’escalier, l’air qui cherchait, en raison des lois physiques, à se renouveler au dehors.

Cette seconde salle était moins sommairement meublée que celle du rez-de-chaussée. Il s’y trouvait des tables et des chaises mobiles, un immense buffet chargé de viandes et de salaisons, puis, au dessus d’un énorme fourneau, un gril de taille à recevoir un bœuf tout entier.

Le sol était macadamisé et les murs, jadis blancs, étaient devenus noirs, sauf aux endroits où, grâce au contact des épaules, ils apparaissaient presque gris et illustrés de dessins primitifs et de devises que nous pensons inutile de traduire.

Une douzaine de becs de gaz, noyés dans la fumée comme des nébuleuses dans la brume, éclairaient tant bien que mal, mais plutôt mal que bien, ce sous-sol, que les clients intimes envahissaient dès que leur journée était finie.

Au moment où nous prions nos lecteurs de nous suivre dans l’oysters-room de Shakespeare’s tavern, c’est-à-dire quarante-huit heures après la triste expédition de Willie Saunders à Staten-Island, la chambrée était encore complète, bien que la nuit fût fort avancée.

Mais l’atmosphère humide et froide chassait du quai tous les travailleurs dont la présence n’y était pas indispensable ; il n’y était resté que les maraudeurs. Certains gardiens de wharfs eux-mêmes avaient déserté leurs postes.

De plus, çà et là, on reconnaissait, autour de tables couvertes de verres de gin brûlant, des matelots de tous les pays, qui attendaient l’heure de rentrer à bord.

Un de ces groupes avait si victorieusement lutté contre l’intempérie du dehors qu’il y régnait une bruyante gaieté. C’étaient les matelots du Fire-Fly, qui faisaient gaiement passer de leurs poches dans le comptoir de Thomas Bright et de Davidson les dollars du pauvre Saunders : le prix de leur silence.

– Allons ! encore une tournée, dit l’un des marins, en frappant bruyamment sur la table. Garçon, du whisky, et du bon !

– Non, observa son voisin, c’est assez pour aujourd’hui, il y a deux heures que nous devrions être rentrés. Que diable ! il fera jour demain. Tu es ivre, James !

– Ivre ! riposta ce dernier. Eh bien ! Charly, après ? Le gros homme ne nous a pas donné cent dollars à chacun pour nous faire des rentes !

– C’est tout au moins pour nous taire, riposta vivement Charly. Or, manquer à sa parole n’est pas d’un bon matelot américain.

Les deux autres marins approuvèrent du regard et du geste, en désignant les tables voisines d’où les autres clients de Shakespeare’s tavern pouvaient entendre.

– Allons ! suffit ! gronda James ; on sera muet comme un cachalot ; mais j’ai soif.

Et attrapant au passage un des garçons, il lui intima l’ordre d’apporter quatre verres de whisky.

Le mieux, pour les amis de l’ivrogne, était de céder. Ils firent donc signe au domestique de se hâter de les servir, mais ils se levèrent et Charly murmura :

– Et si, pendant que nous flânons, on vole à bord comme on a volé Toby l’autre nuit sur son wharf, pendant qu’il était à boire au lieu de surveiller ses marchandises ?

– De quoi ! hurla un grand gaillard enveloppé de toile cirée de la tête aux pieds ; de quoi ? Toby volé ! C’est son voleur qui a été volé !

– Comment donc ? s’écrièrent les matelots.

– Eh ! sans doute ! au lieu de prendre un baril d’eau-de-vie, comme il en avait sans doute l’intention, il a enlevé un baril de goudron ! S’il ne lui a pas collé aux pattes, il a dû le jeter à l’eau ! À la santé de cet imbécile, quoiqu’il m’ait fait donner mon compte. Je m’en moque, car je me suis rapproché de Shakespeare’s tavern. Or, c’est plus gai ici que dans le haut de la rivière.

Et, après avoir bruyamment trinqué avec les hommes du Fire-Fly, le gardien du wharf, car c’était lui-même, avala d’un seul trait son verre de gin !

– C’est égal, je n’ai pas confiance, reprit Charly ; depuis quelque temps c’est une véritable rafle à bord et le long du fleuve. Allons, en route, mes garçons !

En disant ces mots, le marin avait pris sous son bras celui de James et il l’entraînait vers l’escalier.

Toby les suivit.

Ils arrivèrent ainsi sur le quai, l’un poussant l’autre.

Le jour commençait à poindre, mais la rivière était encore enveloppée dans la brume. Les mâtures des bâtiments à l’ancre s’esquissaient indécises au-dessus de leurs coques invisibles. On eût dit qu’elles étaient suspendues dans l’atmosphère.

Le canot du Fire-Fly était amarré à l’un des pilotis du wharf dont Toby était le gardien depuis seulement deux jours.

– Embarquons, garçons, dit Charly en hâlant la yole.

– Tiens ! qu’est-ce que c’est que ça ? demanda tout à coup Toby, qui s’était avancé sur le bord du quai et désignait de la main un objet flottant que le remous du canot avait poussé jusqu’à la rive : un pied !

– Mais oui, un pied ! fit le matelot en soulevant le membre avec l’extrémité de sa gaffe. Un pied et une jambe !

– Et le reste ! poursuivit le gardien ; c’est un noyé. Nom de nom, qu’il est lourd ! Il a quelque pierre au cou pour être ainsi la tête en bas. Voyons, aidez-moi, vous autres !

Les matelots se penchèrent sur la rivière et, unissant leurs efforts, amenèrent à la surface un corps complètement nu, dont la pesanteur inaccoutumée leur fut bientôt expliquée. Un baril de goudron était attaché à sa jambe gauche.

C’était par ce baril à demi défoncé que ce cadavre avait été retenu entre deux eaux et s’était présenté d’une façon si anormale à ceux qui l’avaient aperçu.

– C’est une femme, s’écria Charly.

– Et une superbe !

– En voilà une idée de la jeter à la rivière avec un baril de goudron.

– C’est drôle, tout de même !

– Un baril de goudron ? C’est peut-être bien celui qu’on m’a volé !

Tout en échangeant ces exclamations, les marins, aidés par Toby, avaient soulevé le corps et l’avaient étendu sur les planches du wharf, sans détacher de sa jambe le baril qu’une corde solide y retenait.

C’était, en effet, le cadavre d’une femme toute jeune. Il n’offrait pas de traces de blessures et n’était pas décomposé. Le visage seul était un peu boursouflé, mais nullement défiguré.

Si bronzés qu’ils fussent contre toutes les émotions, les matelots regardaient ce corps avec stupeur. Sa vue avait dégrisé l’ivrogne. Ces hommes comprenaient qu’ils avaient là, sous les yeux, la victime de quelque drame horrible.

La découverte d’un noyé, ouvrier ou marin, les eût laissés à peu près insensibles. Mais cette femme, jeune, belle, complètement dépouillée de ses vêtements, les épouvantait.

– Nous ne pouvons pas cependant la laisser là, dit enfin Charly. Allez donc prévenir à Shakespeare’s tavern !

Celui de ses camarades auquel s’adressait le matelot s’élança de l’autre côté du quai.

Toby, avec ce sentiment de décence plus commun qu’on ne le croit chez les gens du peuple, se dépouilla de sa vareuse de toile cirée et l’étendit sur le cadavre.

Deux minutes après, Thomas Bright, Davidson et les clients attardés dans leur établissement se précipitaient sur le wharf.

Charly les mit au courant de ce qui s’était passé.

– Et bien ! mes garçons, il n’y a qu’une chose à faire, dit Davidson : aller prévenir le coroner de Saint-Vincent et l’attendre sans toucher au corps.

Un des spectateurs partit aussitôt pour le bureau de police du quartier, bureau qui se trouvait d’ailleurs dans une des rues voisines, et plusieurs policemen, que ce rassemblement avait attirés, se firent les gardiens du cadavre, après avoir repoussé les curieux sur le quai et ne gardant auprès d’eux que les hommes du Fire-Fly et Toby.

Le jour s’était levé ; le brouillard était moins intense.

C’était une étrange scène que celle que présentait ce wharf sur lequel étaient groupés, immobiles et muets, quelques individus autour de ce corps nu et inanimé.

– C’est bizarre, murmura Toby, de retrouver là mon baril de goudron. C’est bien le mien, j’en reconnais la marque.

– Tais-toi donc, imbécile ! lui dit Charly à demi-voix ; il y aura certainement une prime pour ceux qui mettront la police sur la voie des assassins ; il sera temps, alors, de parler.

Le gardien comprit, remercia d’un sourire et redevint silencieux.

Moins d’un quart d’heure plus tard, le coroner arrivait avec son secrétaire.

Furieux, sans doute, d’avoir été dérangé d’aussi bonne heure, il interrompit Charly, qui avait commencé le récit de sa triste découverte, et dit :

– C’est bon ! je vois bien ce que c’est. Allons, deux hommes de bonne volonté pour porter ce corps à la morgue de la station. Vous autres, qui l’avez tiré de l’eau, suivez-moi pour faire votre déposition.

La station-morgue est un de ces tristes asiles installés sur les quais de New-York comme sur ceux de Paris pour soigner les blessés et recevoir provisoirement les morts.

La station-morgue du quartier Saint-Vincent était à peine à deux cents mètres de Shakespeare’s tavern.

Deux hommes soulevèrent le corps ; un troisième se chargea du baril que le coroner avait recommandé de ne pas détacher, puis, précédé du fonctionnaire de la police qu’accompagnaient les matelots du Fire-Fly et Toby, et escorté par les curieux, le lugubre cortège se mit en route.

Après dix minutes de marche, il arriva à destination.

La porte de la morgue s’ouvrit pour les porteurs et les témoins, et se referma sur la foule.

En quelques instants le coroner reçut les dépositions des matelots et du gardien, puis, après avoir pris leurs noms et adresses, il les renvoya.

Les hommes du yacht se hâtèrent de rejoindre leur embarcation pour retourner à bord.

Quant à Toby, qui s’était gardé de reconnaître le baril de goudron, mais qui avait endossé de nouveau sa vareuse cirée, il reprit le chemin du quai, où la foule, devenue considérable, se groupa aussitôt autour de lui.

Il lui fallut recommencer vingt fois son récit, et cet événement se répandit si rapidement que Shakespeare’s tavern, à la grande joie de ses honorables propriétaires, fut bientôt assiégée comme en un jour de fête.

Pendant ce temps-là, le coroner de Saint-Vincent faisait son rapport, expédiait le corps de la noyée à la morgue centrale, à Bellevue-Hospital, et se rendait à l’office général de la police, chez M. Kelly.

Le gros fonctionnaire écouta sans l’ombre d’émotion son subalterne, approuva ce qu’il avait fait et envoya immédiatement au directeur de la morgue l’ordre de faire photographier la noyée.

Le cadavre devait ensuite être livré au docteur O’Nell, afin que l’autopsie en fût pratiquée sans nul retard. Cette opération terminée, l’exposition du corps aurait lieu ainsi que le voulaient les règlements.

Ces instructions données et le coroner congédié, l’honorable Kelly gagna tranquillement sa salle à manger, où, comme de coutume, il prolongea longuement son déjeuner.

À trois heures seulement, il se souvint de la noyée et monta dans un cab pour se rendre à Bellevue-Hospital.

VI – À LA MORGUE DE BELLEVUE-HOSPITAL.

L’événement ayant fait grand bruit, grâce aux journaux parus à midi, les abords de la morgue étaient envahis par une foule immense qu’une vingtaine de policemen contenaient difficilement.

Le corps était déjà exposé ; les impatients se bousculaient pour satisfaire leur curiosité.

Nous ne ferons pas ici la description de la morgue centrale de New-York : elle ressemble absolument à celle de Paris, que nous avons exactement dépeinte dans un précédent récit : le N° 13 de la rue Marlot.

D’ailleurs, ces sortes d’établissements sont fatalement voués à une architecture uniforme dans tous les pays. Si excentriques qu’ils soient, les Anglais eux-mêmes n’ont pas encore songé à mettre au concours la construction d’une morgue.

En Amérique, ainsi qu’en France, la partie visible de ces tristes lieux se compose d’une grande pièce éclairée par le haut et divisée en deux par un large vitrage.

D’un côté, les morts étendus sur leurs lits de pierre inclinés et faisant face à la foule ; de l’autre, les vivants qui, presque tous, viennent à cette horrible mais nécessaire exhibition comme à un spectacle.

Du reste, ainsi que le vestibule d’un théâtre, la portion de la salle ouverte au public a deux portes garnies de tambours, afin que, du dehors, on ne puisse rien voir. On entre par une de ces portes et on sort par l’autre.

Les jours où l’exposition cause une vive émotion, lorsqu’il s’agit de la victime d’un crime, des policemen font faire la queue à la foule, toujours comme au spectacle, et on fait au cadavre exposé les honneurs du milieu de la salle. On isole des autres son lit glacé, on le place bien en vue ; de même que, sur une affiche, on met en vedette la pièce qui fait recette, la great attraction !

C’est ainsi que les choses se passaient au moment où l’énorme Kelly descendait de sa voiture à la porte de Bellevue-Hospital.

Le corps trouvé dans la rivière quelques heures auparavant par les matelots occupait le milieu de la salle d’exposition ; à un mètre à peine du vitrage devant lequel défilaient les curieux.

Complètement nu, tel qu’il avait été tiré de l’eau, sauf un tablier de cuir qui le recouvrait depuis les seins jusqu’aux genoux, ce cadavre était celui d’une femme de vingt-cinq ans à peine, qui avait du être remarquablement belle.

D’une taille au-dessus de la moyenne, de formes riches sans exagération, ses épaules, ses bras et ses jambes étaient admirablement modelés. Ses mains étaient petites ; ses pieds moins grands que ceux d’une fillette de quinze ans. Autour de sa tête se déroulaient ses longs cheveux blonds.

Ses traits étaient à peine défigurés. Sa physionomie ne trahissait aucune lutte douloureuse, sauf peut-être autour de la bouche dont la lèvre supérieure était un peu contournée. Bien qu’ils fussent ouverts, il était difficile de préciser la couleur de ses yeux, car ils commençaient à devenir vitreux, mais on pouvait deviner que ces prunelles éteintes avaient eu des regards charmants, de même que ce corps de femme, aux teintes plombées, avait tressailli de désirs et de voluptés.

C’était là ce que se disaient ces gens qui le parcouraient cyniquement des yeux, la plupart avec plus de curiosité que de pitié, et les policemen n’activaient pas sans peine cet horrible défilé de la foule, pour laquelle la noyée restait une inconnue.

Au même moment, le chef de police recevait du docteur O’Nell son rapport et, après être allé jeter un coup d’œil indifférent sur la morte, il retournait à son bureau.

Là, confortablement installé dans son grand fauteuil de cuir, il se mit à parcourir le travail du médecin légiste.

Ce document s’exprimait ainsi :

« Le corps soumis à mon examen et dont j’ai fait l’autopsie aujourd’hui mercredi, est celui d’une femme de vingt-deux à vingt-cinq ans, qui n’a jamais été mère, mais qui n’était pas vierge.

» Malgré son état parfait de conservation, il me serait impossible de dire à deux ou trois jours près le temps de son séjour dans l’eau, car l’usage que la vivante devait faire de l’arsenic, ainsi que bon nombre de femmes américaines, dans le but d’entretenir la fraîcheur de leur teint et l’ampleur de leurs formes, retarde, on le sait, d’une façon notable la décomposition des cadavres.

» Ce que je puis affirmer, c’est que le corps n’est pas celui d’une noyée. En effet, j’ai constaté qu’il n’y a pas trace d’écume dans le larynx. Les poumons sont congestionnés, mais ils ne sont pas augmentés de volume ni de densité. Or, l’absence d’une mousse écumeuse dans les voies aériennes est la preuve incontestable que la mort n’est pas due à la submersion.

» Cette femme avait cessé de vivre lorsqu’elle a été jetée à l’eau.

» À quel genre de mort a-t-elle succombé ? Il m’est impossible de le préciser. Ce n’est ni à la strangulation ni à l’empoisonnement. Le cou n’offre aucune marque de violence, et l’examen chimique de l’estomac, du foie et des intestins n’a pas démontré jusqu’ici la présence dans ces organes d’une substance vénéneuse ; mais il faut attendre plusieurs jours encore pour avoir sur ce point spécial une certitude absolue.

» Nulle blessure, nulle contusion sur le corps, sauf au-dessus du genou droit la trace bleuâtre de la corde retenant au cadavre le baril de goudron qui, dans l’idée du meurtrier, devait maintenir sa victime au fond de l’eau.

» C’est, au contraire, ce baril de goudron, défoncé par la fermentation ou par le choc, qui a fait flotter le corps plus tôt que cela ne se serait produit.

» Cette femme était bien conformée, d’une constitution robuste, sans aucune affection organique. Elle avait grand soin d’elle-même et était d’habitudes élégantes. Cela se voit à l’examen de sa chevelure, à ses pieds et à ses mains.

» J’ai remarqué qu’il manque à sa denture, fort belle, la seconde canine de droite, et que le lobe inférieur de son oreille gauche porte la cicatrice d’une déchirure déjà ancienne.

» Pour me résumer, je pense que cette femme, surprise pendant son sommeil, a dû succomber à l’inhalation de quelque narcotique puissant : éther ou chloroforme. Toutefois, je n’ai découvert dans les organes aucun désordre de nature à asseoir mon hypothèse d’une façon absolue. Trois ou quatre heures s’étaient écoulées entre la mort et le dernier repas de la victime.

» Signé : O’NELL.

» Chirurgien en chef à Bellevue-Hospital. »

– Oh ! oh ! tout cela est curieux, murmura le gros Kelly ; lorsque cette femme sera reconnue, master Young se mettra en campagne. Si on ne la reconnaît pas, alors ce sera l’affaire de ce cher William Dow.

Master Young, comme l’appelait familièrement le chef de la police métropolitaine, était le capitaine des détectives. William Dow, que désignait si affectueusement Kelly, était ce personnage étrange et mystérieux que nos lecteurs connaissent déjà par le rôle qu’il a joué dans le N° 13 de la rue Marlot.

Moins de deux ans avant l’époque où se passe ce récit, William Dow était un des médecins les plus distingués, les plus riches et les plus honorables de Philadelphie ; mais, un jour, il avait brusquement quitté cette ville pour venir s’installer à New-York.

Là, il s’était lié avec le chef de la police et, peu à peu, était devenu un de ses auxiliaires ; mais auxiliaire volontaire, désintéressé et fort utile.

Déjà plusieurs fois, il avait obtenu des résultats merveilleux, cela sans bruit, à l’aide de ses seuls moyens, de son intelligence, de son courage, de sa persistance, de son énergie.

Pourquoi cet avatar de docteur en policier ?

C’était un mystère pour tout le monde, même pour M. Kelly. Nous le révélerons quelque jour.

En attendant, revenons à l’honorable chef de la police métropolitaine de New-York.

Il avait sonné son secrétaire et lui avait donné l’ordre de faire venir le capitaine Young.

Celui-ci parut quelques minutes plus tard.

C’était un grand gaillard d’une quarantaine d’années, bâti comme un colosse, brave comme un lion, mais d’une intelligence médiocre et d’un entêtement de mulet. Lorsqu’il était sur une mauvaise piste, il s’y acharnait, quoi qu’on fît pour le remettre dans le droit chemin.

Si l’administration lui conservait son poste, c’est qu’il était précieux pour un coup de main, c’est que personne n’avait plus d’intrépidité dans une lutte corps à corps.

Les pick-pockets et les malfaiteurs de la ville et de l’État de New-York le craignaient lui seul plus que toute sa brigade. Quand il s’élançait à la tête de quelques-uns de ses hommes, dans un des quartiers les plus dangereux de la grande cité, au milieu d’une rixe ou d’une révolte d’ouvriers, c’était un sauve-qui-peut général.

Mais dès qu’il s’agissait de quelque délicate mission, d’une de ces recherches qui exigent de la finesse, du flair, de la patience, master Young ne faisait plus que des sottises ; le gibier lui glissait entre les mains.

Il était alors enchanté de voir apparaître l’intelligent William Dow, dont il était bien un peu jaloux, mais il avait du moins le bon esprit de reconnaître sa supériorité.

– Capitaine, dit Kelly, en donnant à Young le rapport du coroner de Saint-Vincent, lisez cela et mettez-vous en campagne. Il s’agit de la noyée trouvée près du wharf 32, en face de Shakespeare’s tavern. Faites surveiller l’établissement de Bright et battez tous les mauvais lieux des quais. Il est probable que c’est là quelque fille dont les vêtements et les bijoux ont tenté les assassins.

– Je vais donner des instructions à mes hommes, répondit le détective en prenant les papiers.

– N’oubliez pas de placer quelques agents intelligents à la Morgue et aux abords de l’hôpital.

– C’était mon intention, monsieur.

– De plus, il sera bon de mettre un de vos agents en faction sur le wharf même, en costume de gardien. Les malfaiteurs résistent difficilement au désir de revoir les lieux de leur forfait, et bien que la femme n’ait certainement pas été jetée à l’eau là où elle a été trouvée, il pourrait se faire que les intéressés vinssent rôder de ce côté. Surtout, tenez-moi au courant des moindres incidents qui se produiront à l’égard de cette affaire. Si le corps n’est reconnu ni aujourd’hui ni demain, je verrai à prendre certaines mesures. Allez, capitaine !

Young salua militairement et sortit pour exécuter ces ordres.

Quant à l’honorable chef de la police, attirant à lui d’autres dossiers, il se remit au travail, sans songer plus longtemps au cadavre devant lequel la foule, de plus en plus nombreuse, continuait à défiler.

La nuit vint sans que la noyée eût été reconnue et les portes de la Morgue se fermèrent ; mais l’événement fut la conversation du soir de la ville entière, et Shakespeare’s tavern ne désemplit pas.

Le lendemain au point du jour, plus de dix mille personnes se pressaient aux abords de Bellevue-Hospital et à huit heures la lugubre visite recommença.

Tout à coup, vers midi, un des curieux s’écria :

– Mais, je la reconnais, c’est miss Ada Ricard ! Oui, c’est bien elle !

– Ada Ricard ? interrogèrent les assistants.

Sans lui laisser le temps de répondre à qui que ce fût, les agents en surveillance à la Morgue se précipitèrent vers celui qui, le premier, avait prononcé ce nom et l’entraînèrent au greffe.

Quoiqu’un peu ému, cet individu était d’ailleurs assez calme et paraissait n’avoir rien à redouter.

C’était un homme d’une trentaine d’années, correctement vêtu. Il avait l’air d’un domestique de bonne maison.

– Vous reconnaissez la morte ? lui demanda le greffier, auquel l’un des détectives avait fait part de ce qui venait de se passer.

– Oui, monsieur, répondit l’inconnu ; je le crois du moins. Il me semble bien que c’est miss Ada Ricard, qui demeurait au n° 17 de la 23e rue Est.

– Que faisait cette dame ?

– Lorsque j’étais à son service, elle était la maîtresse de Thomas Cornhill. J’ai quitté la maison à la mort de celui-ci, il y a quatre ou cinq mois.

– Votre nom ?

– Robert Fowl ; j’étais le cocher de miss Ada.

– Alors vous vous rappelez bien ses traits ?

– Sans aucun doute.

– Et vous êtes certain de la reconnaître !

– Pour en être absolument certain, il faudrait que je la visse de plus près. Vous sentez bien que j’ai été surpris.

– Cela se comprend. Je vais donner l’ordre qu’on tire les rideaux.

Du côté des morts, il existe à la Morgue de New-York de grands rideaux de serge verte dont on couvre le vitrage dans des circonstances identiques à celle qui se produisait.

Afin de n’avoir pas besoin de le déplacer lorsqu’il est reconnu, on isole le corps de la foule en laissant tomber les tentures.

C’est ce qu’un des employés courut faire immédiatement.

Quelques secondes après, pendant que les curieux, privés de leur spectacle, se livraient à toutes les suppositions et murmuraient un peu, le greffier, le directeur et Fowl pénétrèrent dans la salle d’exposition et s’approchèrent du cadavre.

– Oh ! oui, c’est bien elle, dit avec une certaine émotion le cocher, en se penchant sur le visage de la noyée. Pauvre femme !

– Vous avez dit : miss Ada ? demanda le greffier.

– Miss Ada Ricard, oui ! Du reste, j’ai un moyen de m’en assurer ; j’ai souvent remarqué, lorsque miss Ada riait, et elle était fort gaie, qu’il lui manquait une dent du côté droit.

– Et celle-ci a une dent de moins à droite, affirma le directeur de la Morgue, en désignant du doigt la bouche de la morte, dont la lèvre supérieure, un peu relevée, permettait justement de constater le fait indiqué par Fowl, fait que le docteur O’Nell avait déjà signalé dans son rapport.

– C’est bien elle alors, c’est bien elle ! murmura l’ancien domestique de la courtisane.

Convaincu que cet homme ne pouvait se tromper, le greffier le conduisit dans son bureau, et après avoir pris ses nom et prénoms, ainsi que l’adresse de la victime, il télégraphia aussitôt ces renseignements à M. Kelly.

– Ada Ricard, s’écria le chef de police après avoir lu la dépêche ; mais c’est cette fille dont le pesant Saunders voulait que je m’occupasse, il y a huit jours. On la lui avait donc vraiment enlevée !

Appelant son secrétaire, il lui ordonna d’inviter l’honorable fabricant de biscuits à passer immédiatement à son cabinet.

Nous savons l’effet qu’avait produit cette invitation sur l’impressionnable Yankee, et nous savons dans quel état d’épouvante il avait bégayé à son cocher, en sortant de chez M. Kelly et en remontant en voiture :

– À l’hôpital de Bellevue !

C’est que le chef de la police lui avait dit sans nul ménagement :

– On me signale comme étant Ada Ricard une femme qui a été retirée de la rivière hier matin. Elle est exposée à la Morgue ; allez voir si c’est bien elle. Vous ne vous y tromperez pas, vous !

Et l’infortuné Saunders, sans oser prononcer un mot, était parti.

Lorsqu’il arriva à la porte de l’hospice, il fut épouvanté à la vue de tout ce monde que les policemen repoussaient, car depuis la déclaration de Fowl, les rideaux de la salle d’exposition n’avaient pas été relevés.

Il descendit cependant de voiture, et quand il eut balbutié à l’un des agents le motif qui l’amenait, cet homme lui fit livrer passage.

Saunders franchit rapidement la galerie publique, mais lorsqu’il atteignit la porte du greffe, il sentit que ses jambes se dérobaient sous lui.

Sans un bras qui le soutint au même instant, il serait tombé à terre.

Pour remercier celui qui le secourait si à propos, le gros homme se retourna. Alors il étouffa un cri de terreur.

Il reconnaissait à ses côtés, lui mettant la main sur l’épaule, comme à un criminel, le terrible capitaine Young.

– Entrez, monsieur Saunders, entrez, lui dit de sa voix rude le chef des détectives, qui connaissait de vue le fabricant de biscuits et savait ce qu’il venait faire à la Morgue. Cet homme s’est peut-être trompé, tandis que vous…

Tout en lui donnant un faible espoir, ces trois mots de Young rappelèrent au malheureux les dernières paroles que lui avait adressées M. Kelly avec une espèce d’ironie sinistre : « Vous ne vous y tromperez pas, vous ! » et il s’élança tête baissée dans le greffe, puis de là, suivi de l’administrateur, du capitaine Young et de deux ou trois autres personnes, dans la salle d’exposition.

Mais arrivé sur le seuil de cet horrible lieu, et quand il aperçut ce corps immobile qu’on disait être celui de celle qu’il avait tant aimée, de celle dont il se reprochait la mort, il porta ses mains à son front, se voila les yeux et ses pieds se scellèrent aux dalles humides.

– Allons, du courage, avancez ! lui dit l’administrateur de la Morgue.

Le pauvre Saunders, appelant à son aide tout ce qui lui restait d’énergie, se jeta en avant ; mais, dès qu’il se trouva face à face avec le cadavre, il poussa un cri inarticulé et tomba à genoux en murmurant :

– Ada, mon Ada, pardon ! Malheureux ! c’est moi qui l’ai tuée !

Et il s’affaissa sur le sol.

– Par saint Georges ! gronda le capitaine Young sans dissimuler sa satisfaction, nous faisons coup double ! Nous trouvons, en même temps, le nom de la victime et le meurtrier.

Il ajouta en s’adressant à deux agents qui l’accompagnaient :

– Holà ! vous autres, surveillez-moi ce gros gaillard-là. Lorsqu’il aura repris connaissance, vous le conduirez à l’office central. Je vais, moi, prévenir M. Kelly.

Les policemen soulevèrent Saunders et le portèrent dans le greffe.

– Pardon, mon cher capitaine, dit à ce moment à Young un personnage que celui-ci n’avait pas aperçu, vous allez peut-être bien vite en besogne.

– Tiens, c’est vous, monsieur Dow ! répondit le chef des détectives. Comment pensez-vous que je vais trop vite ? Vous n’avez donc pas entendu l’aveu involontaire et spontané de cet individu ?

C’était en effet William Dow, que nous n’avons pas besoin de représenter à nos lecteurs. Ayant, ainsi que tout le monde, entendu parler de la noyée, il était à la Morgue en simple curieux, lorsqu’il avait aperçu le capitaine et Saunders au moment où ils pénétraient dans le greffe.

Il les avait suivis là, puis dans la salle d’exposition, où, toujours froid, calme, observateur, ainsi que nous l’avons connu, il avait assisté à la scène que nous venons de raconter.

– Ce que vous appelez l’aveu de l’ancien amant de miss Ada, répondit-il à Young, ne prouve rien. J’ai peine à croire que ce gros homme-là ait tué sa maîtresse. Or, c’est un négociant honorable, fort riche, et l’arrêter sur un soupçon est peut-être imprudent.

– Que faire alors ? demanda le détective visiblement embarrassé.

– Si c’est un conseil que vous me demandez ?…

– Absolument.

– Eh bien ! moi, à votre place, je ferais reconduire chez lui M. Saunders, qui me paraît menacé d’une attaque d’apoplexie. S’il n’est pas le meurtrier, c’est un témoin important. Ne le tuez pas avant qu’il vous ait dit tout ce qu’il sait ou pense sur cet étrange événement.

– Vous avez raison, monsieur Dow, toujours raison.

Le long Young s’élança dans le bureau où Saunders commençait à reprendre connaissance.

– Ada, pauvre Ada ! balbutia-il en jetant autour de lui des regards effarés.

Puis il ajoutait à demi-voix :

– Oh ! ce colonel, je le tuerai ! Il est cause de tout. Ce n’est pas moi, messieurs, ce n’est pas moi ! Je l’aimais trop. Oh ! les misérables masques, les Indiens !

– Vous voyez, il bat la campagne, murmura William Dow à l’oreille du chef des détectives.

Et, se rapprochant du négociant, il lui dit :

– Allons, monsieur, du courage. C’est un malheur, mais que voulez-vous y faire ? Un homme doit avoir plus d’énergie. Il faut maintenant trouver l’assassin. Retournez chez vous, le magistrat chargé de l’affaire vous interrogera lorsqu’il sera temps. Voulez-vous que je vous accompagne ?

– Oui, monsieur, oui, bégaya Saunders, en faisant un effort pour se lever.

William Dow le soutint par le bras, et, sortant tous deux du greffe, ils traversèrent la foule, qui connaissait déjà le nom de la noyée et s’écarta respectueusement devant celui qu’elle prenait pour le père ou l’un des proches parents de la victime.

Le jeune homme aida le fabricant de biscuits à monter dans sa voiture, y prit place auprès de lui, et ils partirent.

Le capitaine Young, lui, sauta dans un cab pour aller rendre compte à M. Kelly de ce dont il venait d’être témoin.

VII – SAUNDERS PERD À PEU PRÈS LA TÊTE, PENDANT QUE LE CAPITAINE YOUNG, LUI, PERD TOUT À FAIT SON TEMPS

Dès que le capitaine Young lui eut rapporté ce qui s’était passé à la Morgue, le premier soin de M. Kelly fut de faire dire au sheriff du district de le rejoindre au n° 17 de la 23e rue Est, et il partit immédiatement pour ce même endroit en compagnie du détective.

Le chef de la police voulait voir les choses par lui-même et aussi profiter de l’occasion qui lui était offerte de visiter l’hôtel de cette Ada Ricard, dont il avait tant entendu parler.

Ces deux messieurs trouvèrent sur le seuil de la maison le sheriff Mortimer qui les attendait.

En quelques mots ils le mirent au courant de la situation, puis sonnèrent.

Mary, qui vint ouvrir de suite, ne put se défendre d’un mouvement de terreur à la vue de ces trois hommes d’aspect sévère qui lui étaient inconnus.

Le sheriff se nomma et les visiteurs entrèrent au rez-de-chaussée, dans un petit salon d’attente.

– Qui êtes-vous ? demanda alors le gros Kelly à la jeune fille, en se laissant tomber sur un siège.

– La femme de chambre de miss Ada Ricard, répondit Mary avec un certain calme.

– Eh bien ! miss Ada Ricard, votre maîtresse, est à la Morgue ; elle a été trouvée noyée dans la rivière, lui dit brusquement son interlocuteur.

– Miss Ada noyée ! s’écria la servante ; c’est impossible !

– Pourquoi impossible ? reprit Kelly ; vous saviez donc où elle était ?

– Non, pas au juste, mais je la croyais en voyage, car le lendemain de l’enlèvement de ma maîtresse, elle m’a écrit qu’elle serait absente un mois au moins, peut-être davantage.

– Elle est revenue plus vite, mais morte ! Vous dites qu’elle vous a écrit. Où est cette lettre ?

– Je l’ai remise à M. Saunders, qui est arrivé au moment où je venais de la recevoir.

– M. Saunders entretenait miss Ada ?

– Oui, monsieur.

– Votre maîtresse ne recevait pas d’autres personnes ?

– Jamais.

– Sortait-elle souvent ?

– Très rarement, au contraire, et je suis certaine qu’elle n’avait aucune relation en ville. Elle avait confiance en moi et me disait tout.

– Vous n’avez pas eu de ses nouvelles postérieurement à cette lettre dont vous parlez ?

– Non, monsieur, et j’étais fort tranquille. Miss Ada m’avait chargée de renvoyer les domestiques et de garder la maison en attendant son retour. Je ne puis croire encore qu’elle soit morte.

– Il faudra aller à la Morgue pour la reconnaître.

– Je suis à vos ordres.

– D’abord faites-nous voir la maison. Y êtes-vous seule ?

– Toute seule.

En disant ces mots, Mary fit passer les magistrats dans la salle à manger ; puis, pendant que le terrible Young visitait les cuisines placées au sous-sol, elle monta au premier avec Kelly et le sheriff.

– Eh ! eh ! c’est fort beau ici ; ce riche Saunders fait bien les choses, ne put s’empêcher de dire le sceptique Kelly en traversant les salons où nous avons conduit nos lecteurs dès le premier chapitre de ce récit. Continuons.

On passa dans la chambre à coucher.

C’était un délicieux nid tendu de satin bleu brodé de fleurs et d’oiseaux. Le lit était une merveille de richesse et de goût ; le parquet disparaissait sous un moelleux tapis d’Orient.

– C’est tout ? dit le chef de la police.

– Si ces messieurs veulent voir le cabinet de toilette et la salle de bain ? proposa la jeune fille.

– Parbleu ! répondit Kelly en adressant à Mortimer un sourire grivois.

Mary souleva une lourde portière et introduisit les deux magistrats dans une pièce voisine dont la vue arracha un aoh ! admiratif au grave sheriff lui-même.

Il était impossible d’ailleurs de rêver rien de plus coquet que cette chambre tout intime.

À l’imitation de la plupart des femmes de sa classe, Ada Ricard en avait fait un véritable boudoir. Les moindres ustensiles de toilette étaient des objets d’art, ainsi que les glaces de Venise et le petit lustre de Bohème qui tombait d’un plafond tendu d’une précieuse étoffe japonaise.

Quant à la salle de bain qui communiquait avec le cabinet de toilette, elle était marbre blanc et argent. Pour cette seule installation on avait dû dépenser une somme considérable.

C’est là que le capitaine Young rejoignit les deux fonctionnaires.

Après avoir fouillé le sous-sol, le chef des détectives avait visité l’étage supérieur, étage occupé par la lingerie et les chambres de domestiques, et il y avait constaté, ainsi que dans les cuisines, qu’il ne s’y trouvait personne et que tout y était en ordre.

L’hôtel, en effet, n’offrait en rien l’aspect d’une maison abandonnée. On eût dit une demeure dont la maîtresse allait revenir d’un instant à l’autre. Lorsqu’on savait que cette maîtresse était étendue sur les dalles glacées de la Morgue, cela vraiment faisait froid au cœur.

Mais Kelly ne péchait pas par la sensibilité. La vue de ces richesses n’avait éveillé en son esprit qu’une seule pensée : Qui devait hériter de tout cela ?

Cette pensée l’amena tout naturellement à dire à Mary :

– Les bijoux de votre maîtresse, où sont-ils ?

– Ceux que madame ne portait pas le jour de son départ, répondit la jeune femme, sont dans un petit coffre-fort scellé dans l’armoire de sa chambre à coucher. Miss Ada en avait sans doute la clef sur elle, car je ne l’ai pas trouvée en rangeant. C’est dans cette même caisse que doivent être ses bank-notes et son argent. Il n’y avait sur la table de toilette que cent vingt dollars en or. Je m’en suis servie en partie pour régler les comptes des domestiques. Le restant de cette somme est en haut dans ma chambre.

– Vous ne connaissez pas la famille de miss Ada ?

– Non, monsieur ; je sais que ma maîtresse a été mariée, mais j’ignore le nom de son mari, il habitait, je crois, Buffalo. Elle ne m’a jamais parlé d’aucun de ses parents.

– Il faudra cependant les trouver. Aujourd’hui, tout cela leur appartient.

– Oh ! ils se présenteront bien, si vraiment madame est morte.

– Vous n’en douterez plus dans un instant.

– Comment cela ?

– Eh ! parce que vous allez vous rendre à la Morgue pour reconnaître le corps. Le capitaine Young vous accompagnera et vous conduira ensuite chez le juge pour faire votre déclaration. Après vous reviendrez prendre vos effets et recevoir mes ordres.

– Bien, monsieur.

Très visiblement impressionnée, soit par le seul fait de la terrible nouvelle qu’elle venait d’apprendre, soit aussi en raison de la façon dont lui parlait ce gros homme rébarbatif, Mary monta dans sa chambre en compagnie du terrible Young qui ne disait pas un mot, mais la troublait en arrêtant sur elle des regards qu’il croyait scrutateurs et en grommelant des paroles sans suite.

Chez elle, la jeune fille mit précipitamment un chapeau et jeta un manteau sur ses épaules, puis elle rejoignit les magistrats dans le grand salon de premier étage.

M. Mortimer prenait des notes sur son carnet.

– D’abord, ordonna Kelly à la femme de chambre, fermez soigneusement tous les meubles et remettez-en les clefs à monsieur le sheriff.

Toujours accompagnée du colossal détective, Mary parcourut de nouveau, du sous-sol aux combles, cette maison silencieuse et, un instant après, elle revint et tendit un trousseau de clefs à Mortimer.

– Maintenant, dit le chef de la police, nous pouvons partir.

Ils descendirent tous quatre et, une fois dans la rue, le sheriff ferma à double tour les portes de l’hôtel ; puis, après avoir appelé un policeman qui passait de l’autre côté du trottoir et lui avoir commandé de surveiller la maison, il s’éloigna avec Kelly.

Quant au capitaine Young, après avoir arrêté une voiture au passage il y était monté avec la femme de chambre, en criant au cocher de sa voix de stentor :

– À la Morgue centrale, Bellevue-Hospital.

Un quart d’heure après ils étaient arrivés.

La nuit commençait à tomber ; il régnait une certaine obscurité dans la salle d’exposition lorsque Mary y pénétra avec Young et le greffier.

À la vue de ce cadavre qu’on lui affirmait être celui de sa maîtresse, la jeune fille, déjà fort émue, se mit à trembler. Le détective dut la soutenir.

– Voyons, lui dit-il avec rudesse, approchez et regardez.

– Mais, monsieur, je n’y vois pas, murmura-t-elle.

Le directeur de la Morgue avait prévu le cas. Il fit un signe à un de ses gardiens qui s’était muni d’un fanal.

Cet homme en projeta les rayons sur le visage de la noyée.

Cette tête de morte qui se détachait en pleine lumière, tandis que le corps restait à peu près dans l’ombre, était horrible à voir, non pas qu’elle fût défigurée, mais en raison des conditions d’optique dans lesquelles elle apparaissait.

Mary, que le capitaine, en la tenant toujours par le bras, avait conduite jusqu’à toucher le cadavre, jeta un cri d’épouvante.

– Allons, lui dit son impitoyable guide, finissons-en. C’est bien là votre maîtresse, n’est-ce pas ?

La jeune fille, s’armant de courage, se décida à fixer la noyée, et elle répondit aussitôt :

– Non, non, cette femme n’est pas miss Ada !

– Comment ! s’écrièrent ensemble le greffier et Young, avec un accent de stupéfaction impossible à rendre, ce n’est pas miss Ada ! Son ancien cocher Fowl l’a reconnue immédiatement.

– Moi, je ne la reconnais pas, reprit Mary avec une certaine assurance. Cette femme lui ressemble beaucoup, mais je ne crois pas que ce soit elle. Du moins, je ne pourrais pas l’affirmer. Cependant, c’est étrange ! Et puis, j’ai peur, messieurs, laissez-moi sortir d’ici !

– Il faut nous faire une réponse positive, dit le capitaine. Faites un effort, que diable ! Examinez bien !

– Je ne peux pas, ma pensée, mes yeux se troublent, la tête me tourne, emmenez-moi, balbutia la jeune fille en détournant la tête.

En disant ces mots, elle était en effet devenue fort pâle. Sans l’aide du détective elle serait tombée à terre.

Comprenant qu’ils n’en tireraient pas davantage, pour le moment du moins, ceux qui l’accompagnaient la conduisirent dans le greffe.

Là, Mary redevint plus calme et, quelques instants après, elle put remonter en voiture avec le capitaine Young.

Celui-ci se fit mener chez le sheriff.

La femme de chambre, qui avait retrouvé tout son sang-froid, déclara à ce magistrat qu’elle n’avait pas positivement reconnu sa maîtresse dans la noyée, mais que son émotion, il est vrai, ne lui avait point permis de regarder avec une attention suffisante.

M. Mortimer lui fit signer un procès-verbal dans ce sens, et ils retournèrent ensuite à l’hôtel de la pauvre Ada, d’où la jeune fille emporta ses effets personnels.

En attendant que, d’accord avec le coroner, le digne sheriff eût nommé un gardien de la maison, gardien auquel Mary serait adjointe afin de reconnaître les personnes qui pourraient se présenter, il avait été décidé qu’elle demeurerait dans un hôtel du voisinage, où elle se tiendrait à la disposition de la justice.

Ces formalités accomplies et Mary casée à Washington-hotel, M. Mortimer courut chez le chef de la police pour lui raconter comment les choses s’étaient passées à la Morgue.

– Oh ! oh ! dit le gros Kelly, l’affaire se complique ! Cette sotte fille a eu peur sans doute, mais nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. J’ai donné l’ordre de faire comparaître à la Morgue, demain à la première heure, tous les anciens domestiques d’Ada Ricard.

Cette mesure, qui nécessiterait chez nous des recherches longues et difficiles, était à New-York d’une exécution simple et rapide, en raison du moyen fort intelligent qu’emploie la police américaine pour avoir toujours sous la main la presque totalité des gens de maison.

Tout domestique, à quelque catégorie qu’il appartienne, touche un dollar lorsqu’il vient déclarer chez le coroner de son quartier qu’il entre dans telle ou telle place, et on lui remet également un dollar quand il change de condition et donne l’adresse de la nouvelle maison où il prend du service.

Dans des circonstances identiques à celles que faisait naître la mort violente d’Ada Ricard, la police et le magistrat chargé des poursuites savent ainsi où trouver immédiatement des gens dont les renseignements et les explications peuvent avoir leur importance.

M. Kelly était donc à peu près certain que la plupart des anciens serviteurs de la morte viendraient le lendemain à Bellevue-Hospital, et comme le docteur O’Nell lui avait fait savoir que, sous l’influence du grand air et du milieu où il était exposé, le cadavre pourrait se décomposer rapidement, il avait donné rendez-vous à la Morgue à Albert Moor, l’habile mouleur du musée anatomique de l’École de médecine.

Quant au malheureux Saunders, que nous avons quitté à la fin du chapitre précédent, au moment où il partait de l’hôpital en compagnie de William Dow, il était rentré chez lui dans un état complet d’hébétement.

Son médecin, qu’on avait fait appeler immédiatement, craignait une congestion cérébrale. Il lui avait défendu de recevoir qui que ce fût.

Malgré cet ordre, vers huit heures, un homme viola la consigne et pénétra jusqu’à la chambre à coucher où l’infortuné fabricant de biscuits, affaissé dans un fauteuil, la lèvre pendante et les yeux injectés, murmurait en attachant ses regards sur un portrait de la noyée :

– Poor Ada, poor Ada ! Pourquoi ne me suis-je pas jeté à l’eau pour te sauver !

Cet homme était Robertson junior.

Saunders le reconnut à peine, mais son visiteur ne lui dit pas moins, en s’efforçant de se faire comprendre :

– C’est un grand malheur, cher monsieur, et il faut en prendre votre parti. Mais, vous le savez, les communications que nous faisons à nos clients sont absolument confidentielles et les démarches que nous tentons dans leur intérêt doivent rester secrètes. Je n’ai donc pas l’honneur de vous connaître, je n’ai jamais eu le plaisir de vous voir, ni de faire, où que ce soit, la plus petite promenade avec vous. Que la police cherche, trouve ou ne trouve pas, c’est son affaire et non pas la nôtre !

– Ah ! oui, Staten-Island, là-bas, la nuit ! bégaya Saunders.

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit tranquillement le jeune chef de la maison Robertson brothers and C°.

Le gros homme leva sur son interlocuteur un œil idiot, fit visiblement un effort de volonté pour lui répondre ; mais il laissa bientôt retomber sa lourde tête entre ses mains en répétant :

– Poor Ada ! poor Ada !

M. Robertson junior haussa les épaules et sortit. Ses lèvres esquissaient un sourire de satisfaction. Dans sa pensée, l’ex-protecteur de la noyée n’avait plus pour vingt-quatre heures de raison dans le cerveau.

Pendant ce temps-là, l’intrépide Young semait ses agents tout le long des quais et fouillait les innombrables bouges échelonnés depuis Shakespeare’s tavern jusqu’à Harlem, mais vainement, sans trouver nul indice, sans recueillir aucun renseignement utile.

VIII – LE MOULAGE D’UNE MORTE

Le lendemain, avant midi, ainsi que l’avait espéré M. Kelly, la plupart des anciens domestiques de miss Ada s’étaient présentés à la Morgue, et tous, sans hésitation, sauf deux de ces gens, qui avaient fini par se ranger à l’avis général ; tous, disons-nous, avaient reconnu la malheureuse.

La fille July, que Mary avait remplacée en qualité de femme de chambre au n° 17 de la 23e rue, fournit un renseignement qui, à lui seul, eût suffi pour dissiper les doutes, s’il en eût pu rester encore dans quelques esprits, après ces affirmations successives.

July se souvenait d’avoir remarqué, en coiffant sa maîtresse, que son oreille gauche était déchirée. Or cette cicatrice n’avait pas échappé au docteur O’Nell ; elle était signalée dans son rapport d’autopsie.

La noyée était bien miss Ada Ricard. C’était là un premier point indiscutable acquis à l’enquête dont était chargé le coroner Davis.

Il n’y avait donc plus à se préoccuper de l’identité de la victime, mais à rechercher son assassin.

Avant tout, l’état du cadavre le nécessitant, il fallait procéder à son inhumation, mais non sans en avoir pris une image absolument fidèle, afin de se réserver la possibilité d’autres reconnaissances ou même celle d’une espèce de confrontation, lorsque le meurtrier serait découvert.

C’était dans ce but que le chef de la police avait donné rendez-vous à Albert Moor, le mouleur.

Ou avait bien photographié la noyée et ses portraits allaient être reproduits et distribués à un grand nombre d’exemplaires, mais c’était insuffisant, M. Kelly voulait davantage.

Albert Moor était à la Morgue depuis longtemps déjà lorsque celui qui l’avait fait appeler y arriva.

M. Kelly expliqua au statuaire qu’il désirait un moulage de la tête de la femme noyée qui avait été Ada Ricard.

L’artiste, qui avait déjà examiné le cadavre, promit de se mettre au travail sans nul retard. Il était nécessaire, en effet, si on voulait une bonne épreuve, de ne pas renvoyer au jour suivant l’exécution de ce moulage, car le corps commençait à se décomposer, quoiqu’il fût incessamment arrosé avec une eau désinfectante.

Certain que ses instructions seraient fidèlement suivies, le chef de police donna l’ordre à l’administrateur de la Morgue de faire transporter la noyée dans la salle d’autopsie et de la tenir à la disposition du mouleur, puis il retourna à l’office central pour s’entendre avec le sheriff et le coroner sur les primes qu’il conviendrait d’accorder à ceux qui fourniraient à la justice des renseignements importants.

On sait que c’est le moyen constamment employé en Amérique et en Angleterre lorsque les malfaiteurs échappent aux premières recherches de la police, tandis qu’il répugne au tempérament français d’y avoir recours.

C’est là, selon nous, une délicatesse non seulement déplacée, mais illogique, puisqu’on accorde des primes aux gendarmes, aux douaniers, aux gardes champêtres, et même aux agents de police qui constatent de simples contraventions.

Mais, en France, nous ne sommes pas gens pratiques, et longtemps encore nous nous payerons de grands mots, vides de sens. Beccaria ne s’acclimate que difficilement chez nous. Si on accepte en principe sa théorie de l’impunité pour le délateur complice du crime de fausse monnaie, nous savons les efforts que fait toujours l’accusation pour enlever le bénéfice de l’art. 138 du code pénal à celui qui a aidé la justice.

C’est là un sentiment que nous puisons non seulement dans notre propre caractère, mais encore dans le code romain, cela par suite d’une confusion regrettable pour les intérêts réels de la chose publique.

À Rome, la délation avait pris des proportions odieuses, grâce au bénéfice que la loi accordait aux délateurs : ils avaient, dans certains cas, le quart de la fortune de leurs victimes. Aussi les princes eux-mêmes finirent-ils par avoir honte de se servir de pareils instruments. À Venise, en Espagne pendant l’Inquisition, en France pendant la Terreur, on sait quel épouvantable usage les gouvernements faisaient de la délation, et comment les particuliers l’appelaient à leur secours pour se défaire de leurs ennemis.

Il est certain que, jouant un semblable rôle, les délateurs doivent être repoussés avec indignation. Mais ce n’est pas de ces délateurs qu’il s’agit, c’est de l’homme qui, sans haine personnelle, sans intérêt direct, sans passion, uniquement pour se rendre utile à la société menacée, signale un fait odieux ou livre un malfaiteur, soit en l’arrêtant de sa propre main, soit en indiquant son refuge.

Cet homme-là, ce dernier surtout, rend à l’État un service réel et il est juste de le payer, non seulement en raison de la valeur de son service, mais aussi parce qu’il se peut que, pour la tranquillité de tous, il risque son repos et sa vie.

Est-ce que calmer l’émotion publique, faire cesser les terreurs, mettre un terme à la lutte scandaleuse entre la police et l’assassin, lutte que le public suit avec une curiosité malsaine, qui le conduit parfois à applaudir inconsciemment aux ruses et à l’énergie du fugitif et à n’apprendre qu’avec une espèce de regret son arrestation ; est-ce que s’opposer à toutes ces choses ne vaut pas le sacrifice d’un préjugé par trop chevaleresque et quelques billets de mille francs ?

M. Kelly, comme Américain, comme préfet de police et comme jurisconsulte, était trois fois de cet avis. Il n’hésita donc pas à faire connaître au public, par des affiches et par la voie de la presse, qu’une prime de cent dollars serait accordée à tout individu qui fournirait un renseignement précis sur les circonstances particulières concernant le crime, et que celui qui arrêterait ou livrerait l’assassin toucherait mille dollars.

L’intelligent fonctionnaire se réservait de doubler ou de tripler cette prime s’il n’obtenait aucun résultat dans un bref délai.

Tout cela fait, convaincu qu’il avait, ainsi que Titus, bien employé sa journée, l’honorable chef de la police métropolitaine se mit gaiement à table et s’en fut ensuite à son club.

À la même heure Albert Moor et son aide arrivaient à la Morgue, munis de tous les engins nécessaires à leur travail.

L’administrateur de l’établissement les introduisit dans la salle d’autopsie, où, après, y avoir fait allumer le gaz par l’un de ses gardiens, car la nuit était venue, il les laissa seuls.

Selon l’ordre donné, la noyée avait été transportée de son lit de pierre d’exposition sur une des grandes tables de métal qui servent aux opérations médico-légales.

Sa tête était intacte et ses traits n’étaient presque pas altérés ; mais il existait, du haut de la poitrine au bas-ventre, une longue solution de continuité, horrible, à demi béante, car le chirurgien qui avait fouillé ce cadavre pour y découvrir les causes de la mort n’en avait rapproché qu’imparfaitement les chairs.

Çà et là elles s’affaissaient tachées de plaques noirâtres.

Les seins avaient cependant conservé une certaine fermeté ; les épaules semblaient de marbre et l’abondante chevelure de la morte dissimulait si complètement les ouvertures pratiquées dans la boîte osseuse du crâne, que toute cette partie supérieure du corps rappelait, d’une façon saisissante, les luxuriantes beautés de celle qui avait été miss Ada.

Les extrémités étaient restées parfaites de forme, ainsi que les bras et les jambes.

Après avoir examiné un instant son sujet avec une véritable curiosité d’artiste, Albert Moor prépara son travail.

Il glissa d’abord sous la tête un coussin afin qu’elle fût légèrement soulevée, releva les cheveux et les emprisonna dans une pièce d’étoffe, puis il lava la figure et tout le sommet du buste avec le soin qu’apportent à cette opération les peuples de l’extrême Orient.

Cela fini, à l’aide d’un gros pinceau de maître, il badigeonna ces mêmes parties du corps d’un liquide onctueux destiné à empêcher l’adhésion du plâtre, et il étendit, du sommet de la tête au menton, puis dans divers autres sens, des fils qui devaient lui permettre de diviser le moule, avant qu’il ne fût refroidi, en autant de parties qu’il le jugeait nécessaire pour la bonne exécution de son œuvre.

Pendant qu’Albert Moor se livrait à ces préparatifs, son aide gâchait, dans une grande sébile de bois, un plâtre fin comme de l’amidon.

Le statuaire en couvrit d’abord d’une couche légère le visage de la morte et toutes les parties qu’il voulait mouler, puis il épaissit cette première couche par des couches successives, sous lesquelles les formes de la noyée disparurent peu à peu.

Il en était là de son travail lorsqu’il entendit ouvrir doucement la porte de la salle d’autopsie.

Pensant que c’était l’administrateur de la Morgue que la curiosité ramenait auprès de lui, le mouleur, tout à son œuvre, ne se retourna même pas ; aussi ne put-il retenir un mouvement de surprise quand il aperçut, au-dessus de la tête de la morte, un visage qui lui était inconnu.

Comment cet étranger avait-il pu s’introduire dans ce triste lieu dont l’entrée était si rigoureusement interdite ?

Albert Moor eut immédiatement la clef de cette énigme, car le nouveau venu se nomma en saluant.

C’était William Dow !

Or, si le statuaire ne connaissait pas de vue le célèbre détective, il le connaissait parfaitement de nom, car dans une précédente affaire criminelle, il n’avait été question pendant plusieurs mois que de l’ex-docteur.

Grâce à lui, la police de New-York avait fini par mettre la main sur une bande de faux-monnayeurs qui, depuis plus de deux ans, puisaient impunément dans les coffres de l’Union.

Bien qu’il ne se rendit pas compte du motif de cette visite nocturne, l’opérateur répondit donc au salut de William Dow avec une expression de physionomie qui disait combien il était flatté de se trouver avec un homme pour lequel il professait une véritable admiration.

Tous deux, chacun en leur genre, étaient artistes.

– Monsieur, dit alors le détective, vous savez combien je suis curieux de tout ce qui touche de près ou de loin à la découverte d’un crime ; vous ne vous étonnerez donc pas de mon indiscrétion. Vous rendez en ce moment à la justice un grand service, et j’ai désiré voir par moi-même comment vous exécutez cette délicate opération.

Le mouleur s’empressa d’expliquer à son visiteur ce qu’il y avait déjà fait, et après s’être assuré que le plâtre était dans un état de cohésion suffisante, il saisit l’extrémité du fil qui était tendu le long du visage de la morte et, soulevant ce fil adroitement, coupa le masque en deux. Il fit de même à l’égard des autres fils disposés dans divers sens et dit :

– Maintenant, il me faut attendre que le plâtre soit pris suffisamment. J’enlèverai alors chacun de ces fragments qui, réunis, me donneront un moule dans lequel il ne me restera qu’à couler la matière dont je dois faire le buste. Si je veux avoir une chose plus finie, complètement bonne, je retoucherai ce buste à l’ébauchoir pour en corriger les imperfections, et m’en servirai pour obtenir un second moule, d’où il sortira une œuvre d’art à laquelle l’artiste n’aura plus qu’à donner le dernier coup de main.

– C’est fort ingénieux, monsieur, répondit William Dow ; mais, lorsque j’examine ce corps, je regrette vraiment que vous n’en ayez moulé que la partie supérieure. Ne trouvez-vous pas que cette femme est un des plus beaux modèles de statuaire qui se puisse rencontrer ?

– Ce corps est en effet admirable de forme et de proportions.

– Pourquoi n’en prenez-vous pas une empreinte entière ?

– M. Kelly ne m’en a demandé que la tête. En faire davantage serait un travail considérable et, de plus, très difficile, car le docteur O’Nell, qui a fait l’autopsie de cette malheureuse femme, en a laissé le corps ouvert. Après y avoir comblé les vides qui proviennent de l’enlèvement des viscères et causent l’affaissement des chairs, il faudrait donc en rapprocher les parties séparées afin d’avoir un modèle sans solutions de continuité. Voyez ?

En disant ce dernier mot, Albert Moor avait enlevé la pièce d’étoffe qui recouvrait le milieu du cadavre afin que William Dow pût juger lui-même de l’état des choses.

– C’est vrai, répondit le détective, en examinant, avec le sang-froid d’un praticien, cette morte entr’ouverte, mais il ne me paraît pas impossible de remédier à cet obstacle. J’ai quelques connaissances chirurgicales et je crois pouvoir remettre moi-même ce corps en état satisfaisant. Je vous demande cinq minutes, le temps de monter jusque chez le docteur de service à Bellevue-Hospital, pour y chercher les instruments nécessaires. Si vous jugez ensuite la chose possible, je vous prierai de faire pour mon propre compte – votre prix sera le mien – le moulage entier de cette femme. Je pense que, dans l’intérêt de l’art, ce sera là une œuvre utile.

– Je le crois comme vous, monsieur, répondit le statuaire, fort enchanté de trouver l’occasion de gagner une somme importante. Mon plâtre est suffisamment sec ; pendant votre absence je vais l’enlever. Nous pourrons ensuite recommencer sur le corps tout entier.

William Dow sortit.

Il était sans doute fort connu dans l’établissement, car quelques minutes après, il rentrait dans la salle d’autopsie en compagnie d’un infirmier qui portait tous les objets nécessaires à l’étrange opération qu’il voulait exécuter.

Albert Moor avait dégagé de son enveloppe de pierre la tête de la morte, dont le visage apparaissait de nouveau avec des teintes d’ivoire jauni. Le moulage avait parfaitement réussi.

Le détective se mit aussitôt au travail.

Après avoir comblé les cavités de l’estomac et de l’abdomen avec de l’étoupe imbibée d’une solution aromatique et de sublimé corrosif afin de retarder la décomposition, il rapprocha les lèvres béantes de l’épouvantable section par une suture tellement habile que le corps eut bientôt repris sa forme première.

Il agit de même à l’égard des autres solutions de continuité que le docteur O’Nell avait pratiquées à la gorge et au sommet du crâne, pour y trouver la preuve que la pauvre femme n’avait pas été asphyxiée par la submersion, et celle qu’elle n’avait pas succombé à une attaque d’apoplexie ; puis il ramena et disposa l’opulente chevelure de la morte avec un tel art que sa tête ne présentait plus la moindre trace d’autopsie.

C’était vraiment un spectacle émouvant et bizarre que celui dont cette petite pièce silencieuse était le théâtre au milieu du calme de la nuit.

– Est-ce bien comme cela ? demanda William Dow au statuaire, lorsqu’il eut terminé son horrible tâche.

– Parfaitement, monsieur, répondit Albert Moor.

Et, se remettant alors lui-même à l’œuvre, le mouleur prépara le corps de la noyée comme il en avait précédemment préparé la tête.

Le détective le suivait attentivement des yeux.

En moins d’une heure, tout fut achevé. Le cadavre avait disparu sous une épaisse couche de plâtre, que l’enlèvement des fils avait divisée en une vingtaine de fragments. Ont eût dit un bloc de neige.

– Dans la matinée, dit l’artiste, je viendrai relever mon moule ; nous pourrons ensuite en tirer le parti qui vous conviendra le mieux.

– Nous nous entendrons à ce sujet. En attendant, il ne me reste qu’à vous remercier et à vous complimenter de l’habileté avec laquelle vous avez exécuté ce travail difficile.

Pendant qu’ils échangeaient ces paroles, ils avaient fait leurs préparatifs de départ, mais Albert Moor ne voulut s’éloigner qu’après avoir recommandé au gardien de la Morgue de ne pas toucher et de ne laisser toucher par personne au moulage avant son retour.

Quant à William Dow, avant de sortir de la salle d’autopsie, il attacha longuement son regard intelligent sur cette masse inerte et murmura :

– Qui sait s’il ne sortira de là qu’une œuvre d’art, et si cette femme de pierre n’accusera pas elle-même un jour ?

IX – CE QUE PENSAIT L’HONORABLE CORONER DAVIS ET CE DONT ÉTAIT CONVAINCU M. ROBERTSON JUNIOR.

M. Davis, le coroner chargé de cette mystérieuse affaire, était un homme intelligent, laborieux, mais, ainsi que tous ses collègues de la magistrature américaine, il avait éprouvé si souvent les difficultés dont sont hérissées les enquêtes judiciaires dans le Nord-Amérique qu’il n’espérait guère obtenir un prompt résultat.

Dans nul pays, en effet, les malfaiteurs ne sont aussi complètement protégés par les lois elles-mêmes ; nulle part la police n’est aussi médiocrement armée contre les criminels, à quelque catégorie qu’ils appartiennent.

Ennemis, au nom de la liberté, de toute contrainte administrative, les citoyens des États-Unis semblent apporter comme à plaisir mille entraves à la justice officielle ; ce qui les a conduits jadis à l’organisation des regulators, associations volontaires pour la répression des crimes et délits, et à cette terrible et sommaire loi du Lynch, que le peuple applique encore çà et là, lorsqu’il craint la faiblesse, la lenteur ou l’impuissance des tribunaux réguliers.

Chaque État a ses lois et ses coutumes. Les juges sont nommés, selon les provinces, de diverses manières. La durée de leurs fonctions varie. Les juges de paix font fonctions d’officiers de police judiciaire et ne peuvent être révoqués qu’en vertu d’une décision prise par l’Assemblée législative de leur État.

Quant au code américain, si tant est qu’on puisse donner ce nom aux innombrables lois en usage, il est composé d’emprunts faits à tous les pays. Ici, c’est le droit commun anglais, common law ; là, l’ancien droit français. Dans une province voisine, le droit espagnol ; puis des lois spéciales basées sur la constitution de l’Union et sur les constitutions particulières des États.

Le plus savant des magistrats américains se perd dans ce dédale. Dans les questions correctionnelles et criminelles, grâce à l’organisation du jury, les choses marchent plus rapidement, mais seulement lorsque le prévenu est arrêté, qu’il est devenu accusé et que la procédure est terminée, car jusqu’à ce point les sheriffs, coroners et juges de paix ont à lutter contre des coutumes, des traditions, des privilèges invétérés qui multiplient les difficultés de leur tâche.

C’est ce qui explique l’importance et l’influence des avocats de l’Union. La jurisprudence de chacun des États leur fournit des armes, et Dieu sait comment ils s’en servent pour éterniser les causes, embarrasser la justice et soustraire des coupables reconnus à la pénalité.

Le coroner Davis, qui était un légiste distingué, n’ignorait rien de tout cela, mais il ne s’en mit pas moins bravement à l’œuvre et, quinze jours plus tard, l’enquête avait déjà fait un grand pas, grâce à la publicité donnée à l’affaire, grâce aussi à la prime de cent dollars promise à tout individu qui fournirait un renseignement utile à la justice.

Toby, tout naturellement, s’était présenté le premier, pour déclarer que le baril de goudron attaché à la jambe de la noyée était celui qui lui avait été volé pendant la nuit du bal, de deux à trois heures du matin. Il en était certain, car c’est à ce seul moment-là qu’il avait quitté sa faction sur le wharf 43, pour aller se réchauffer à Anchor-tavern.

Ce cabaret était sur le quai, sept ou huit cents mètres plus haut que Shakespeare’s tavern, en montant vers Yorkville.

Après Toby, ce fut le loueur de voitures Thompson et son cocher Tom Katters ; mais ce dernier ne put raconter au magistrat que son voyage en compagnie de trois Indiens et d’une femme jusqu’aux premières maisons de Yorkville.

Au delà de ce point d’arrêt, la justice perdait les traces de la malheureuse miss Ada et de ses ravisseurs.

Le capitaine Young et ses plus habiles agents avaient eu beau fouiller toutes les tavernes, tous les lodging-houses, tous les bouges, tous les lieux suspects enfin des bords de la rivière et de Yorkville, ils n’avaient rien découvert de nature à les renseigner.

Cette campagne ne leur avait servi qu’à arrêter une centaine de repris de justice, gens de bonne prise, mais absolument étrangers au crime qui surexcitait au plus haut point l’opinion publique.

Interrogée plusieurs fois, Mary avait fait invariablement le même récit : celui de l’enlèvement dont elle avait été témoin, ainsi que tous les invités de la jeune femme.

Comme tout le monde, affirmait la servante, et rien ne permettait de supposer qu’elle mentît, elle avait pris cette scène pour une plaisanterie de carnaval.

Mary s’était bien gardée de prononcer le nom du colonel Forster, qu’elle devait évidemment soupçonner, elle l’avait dit à M. Saunders ; mais elle craignait d’être compromise par quelque accusation de complicité. De plus, il se pouvait parfaitement que son silence fût motivé par l’impossibilité qu’elle voyait à ce que le brillant officier fût pour quelque chose dans le crime dont sa maîtresse avait été victime, en admettant que la noyée fût vraiment, quoi qu’elle en eût dit, la malheureuse miss Ada.

De plus, lorsque le coroner lui avait proposé de retourner à la Morgue pour examiner de nouveau le cadavre, la jeune fille s’était mise à trembler, à pleurer, à dire que probablement elle s’était trompée, mais qu’à aucun prix elle n’aurait le courage d’affronter une seconde fois un semblable spectacle.

M. Davis s’était donc résigné à en rester là avec la femme de chambre, mais il l’avait soumise, sans qu’elle s’en doutât, à une surveillance de tous les instants.

Du reste, les interrogatoires de cette fille n’avaient pas été inutiles, car M. Davis lui devait l’énumération et la description détaillée des bijoux que miss Ada portait sur elle le jour de son enlèvement.

Mary fournit ce renseignement d’une importance capitale avec une telle mémoire et une si grande intelligence que le coroner put faire estimer, dessiner et photographier – on retrouva aisément ceux qui les avaient vendus – chacun de ces bijoux, de façon à prévenir les principaux joailliers d’Amérique et d’Europe.

L’assassin pourrait, il est vrai, démonter les colliers, les bracelets et les bagues, mais le coroner comptait beaucoup sur les boutons d’oreilles de la victime pour faire découvrir son meurtrier. Il savait que ces diamants étaient des solitaires d’une valeur de 10,000 dollars. Or, il est difficile de se défaire de pierres de cette taille sans éveiller les soupçons, même en Amérique.

Ce qui déroutait l’honorable magistrat, c’est que miss Ada avait été conduite bien au delà du wharf où le baril de goudron avait été volé. Or, comme le rapport du docteur O’Nell démontrait que la victime avait cessé de vivre avant d’être jetée à l’eau, il en concluait que le meurtrier était revenu sur ses pas avec le cadavre et que, ne s’étant pas muni d’une pierre pour faire couler le corps, il s’était alors emparé du premier objet qu’il avait pu saisir.

Cette première déduction conduisait forcément le coroner à cette seconde : que l’assassin n’avait pu descendre que par eau, depuis l’endroit où Tom Katters s’en était séparé – miss Ada étant encore vivante, puisque le cocher avait entendu lui parler l’individu qui la portait – jusqu’au wharf 43, d’où avait été enlevé le baril.

M. Davis arrivait ainsi à établir ce premier point : en quittant la voiture l’inconnu s’était embarqué avec la jeune femme, l’avait étouffée, empoisonnée ou asphyxiée à l’aide d’un poison ou d’un stupéfiant impossible à préciser, et c’était ensuite qu’il l’avait précipitée dans la rivière.

Le lieutenant du Liberia était venu faire à l’intelligent magistrat la déclaration qu’il avait faite précédemment à l’Agence Robertson, c’est-à-dire que, dans la nuit du mardi au mercredi, nuit de l’enlèvement, il avait failli couler un canot où se trouvaient un Indien et une femme, canot se dirigeant vers Williams-Burgh, et que cette femme avait jeté un cri de frayeur ; mais cela permettait seulement de supposer que le crime avait été commis de l’autre côté du fleuve, car, tous ces parages étant soumis à la marée, le corps pouvait aussi bien avoir été rapporté du large par le flot qu’être descendu du haut de la rivière avec le courant.

Sur la rive opposée, en effet, à Green-Point, à Williams-Burgh, à Brooklyn, les perquisitions n’avaient pas donné de meilleurs résultats qu’à Yorkville.

Aucun des hommes du Fire-Fly, pas même ceux de l’embarcation que nous avons vue faire côte à Staten-Island, n’était venu au secours de la police. D’abord, l’équipage du yacht ignorait absolument le but de l’excursion que nous avons racontée, et, de plus, si les matelots du canot savaient bien que, dans la brume, ils avaient abordé une yole, c’était tout.

Dans leur précipitation naturelle à se sauver, ils s’étaient aussi peu inquiétés de ceux qui leur avaient fait courir un aussi grand danger que de ce gros homme qui, sans doute seulement pour s’excuser du bain froid qu’il leur avait fait prendre, leur avait donné cent dollars à chacun.

Les marins n’aiment pas, en général, à se mêler des affaires de la justice, et ces braves gens, sans se demander pourquoi on leur avait fait promettre de garder le silence sur leur promenade nocturne, ne se doutaient guère d’ailleurs qu’ils avaient été les instruments inconscients d’un amoureux à la poursuite de sa maîtresse.

Du reste, ils l’eussent supposé un instant, que l’endroit où la noyée avait été trouvée et le baril de goudron attaché à l’une de ses jambes, ces deux faits seuls auraient chassé cette idée de leur esprit.

Quant à Saunders, il était impossible d’en obtenir quoi que ce fût.

À deux ou trois reprises différentes, M. Davis s’était transporté chez lui et l’avait questionné avec tous les ménagements possibles ; mais l’infortuné, au seul nom de miss Ada, roulait des yeux hagards, balbutiait des mots sans suite, s’accusait de sa mort, demandait pardon, éclatait en sanglots, puis offrait dix mille dollars à celui qui découvrirait son assassin.

Il battait enfin si bien la campagne que le coroner, d’accord avec MM. Kelly et Mortimer, avait renoncé à le tourmenter, et cela malgré les jurons du capitaine Young qui, se souvenant de la reconnaissance dont il avait été témoin à la Morgue, pariait mille dollars contre deux cents que le riche négociant était le meurtrier de sa maîtresse.

Le malheureux fabricant de biscuits ne recevait sans terreur qu’une seule visite : celle de William Dow. Il se rappelait que celui-ci lui avait offert son bras pour sortir de Bellevue-Hospital et, en sa présence, il divaguait un peu moins.

Aussi le gentleman détective venait-il le voir de temps en temps, sous le prétexte de s’informer de sa santé.

M. Robertson junior, lui, qui ne suivait pas sans intérêt, cela se comprend, la marche de l’enquête, raisonnait tout autrement que M. Davis, et il faut bien le reconnaître, ses déductions, vu les faits à sa connaissance personnelle, n’étaient pas moins logiques que celles de l’honorable magistrat.

Selon l’intelligent agent, c’était bien sur la côte de Staten-Island que miss Ada s’était noyée accidentellement. Son corps, entraîné par le courant, n’était revenu à la surface de l’eau qu’au large, où même quelque pêcheur l’avait relevé dans ses filets, et, tenté par les bijoux précieux que portait la jeune femme, cet homme l’avait complètement dépouillée, puis rejetée à la mer, après lui avoir attaché à la jambe un baril de goudron dont la présence dans son bateau de pêche était bien naturelle.

Ce baril de goudron pouvait être celui qu’on avait volé à Toby, soit que le pêcheur l’eut volé lui-même quelques jours auparavant, soit qu’on le lui eût vendu ; mais ce pouvait être aussi seulement un baril portant la même marque que ceux en dépôt sur le wharf 43 et non pas précisément celui qui avait disparu de ce wharf.

On voit que MM. Davis et Robertson, tout en partant chacun d’un point différent, arrivaient au même résultat : à la constatation de l’identité du cadavre de la noyée.

Le coroner avait aussi donné tous ses soins à reconstruire le passé d’Ada Ricard, et, à l’aide de quelques renseignements sommaires recueillis à New-York, puis complétés par les anciens domestiques de la jeune femme et les amis de son premier amant, Thomas Cornhill, il avait pu remonter ainsi jusqu’à son mariage avec James Gobson, mariage qui s’était accompli à Buffalo, mais, on le sait, pour être rompu au bout d’un an par la cour des divorces.

Le dossier relatif à ce procès relatait les brutalités de Gobson envers sa femme, son ivrognerie, ses dissipations, tous les motifs enfin qui avaient amené la séparation des deux époux, et il était aussi question dans ce document des paroles de vengeance prononcées par le mari, lorsque le tribunal l’avait condamné à restituer à miss Ada une somme relativement considérable.

Tous ces détails étaient bien de nature à faire soupçonner Gobson, et quand il apprit que cet homme, qui avait disparu pendant plus de six mois, avait été vu quelques jours avant le crime à Jefferson, c’est-à-dire à quarante-huit heures de New-York, M. Davis ne douta plus que ce ne fût lui le coupable.

C’était également l’avis de William Dow, envers et contre tous les raisonnements du terrible capitaine Young.

Il ne s’agissait plus que d’arrêter James Gobson, mais ce n’était pas chose facile, car il était bien évident que, le crime commis et en possession des bijoux de sa victime, l’assassin avait fait diligence pour mettre entre lui et la justice la plus grande distance possible.

Or, par malheur, on n’avait de lui qu’un de ces signalements insuffisants qui ne servent à rien, et pas la moindre photographie.

William Dow, qui était allé à Buffalo, n’y avait rien recueilli d’intéressant, sauf ce détail qui restait gravé dans sa mémoire : c’est que l’ex-mari d’Ada Ricard avait parlé d’une excursion qu’il voulait faire chez les Sioux méridionaux.

L’intelligent détective s’était également efforcé d’obtenir quelques renseignements sur les antécédents de la malheureuse Ada, mais personne n’avait pu lui en donner.

Gobson, qui, lorsqu’il habitait Buffalo, s’absentait souvent pour ses affaires, était arrivé un jour de l’Ouest avec celle dont il avait fait sa femme, et, comme cette union avec une fille dont on ignorait le passé et la famille avait séparé le négociant de ses parents ainsi que de la plupart de ses amis, il devenait presque impossible de retrouver miss Ada au delà de l’époque de son mariage.

Ce nom de Ricard, qu’elle avait pris ou repris en arrivant à New-York, était-il même le sien ? M. Davis n’aurait osé l’affirmer et William Dow en doutait.

Les choses, on le voit, marchaient lentement et le mystère semblait se faire de jour en jour plus impénétrable.

Albert Moor seul avait mené son œuvre à bonne fin. Douze ou quinze jours après sa nuit à la Morgue avec William Dow, il avait livré à M. Kelly une tête en cire qui, selon tous ceux qui avaient connu Ada Ricard, était son image frappante.

Cette tête, véritable objet d’art, avait été placée par ordre dans une vitrine en dehors de la salle d’exposition, dans la grande galerie publique, et elle attirait encore chaque jour une foule considérable.

Elle devait rester là jusqu’à ce que l’affaire fût terminée, d’une façon ou d’une autre, pour prendre place ensuite dans le curieux musée où l’on conserve, à Bellevue-Hospital, les têtes des assassins et celles de leurs victimes.

X – OÙ LE GROS KELLY REÇOIT UNE VISITE À LAQUELLE IL ÉTAIT LOIN DE S’ATTENDRE, ET COMMENT WILLIAM DOW TRANSFORME UN VISITEUR EN PRISONNIER.

Un mois déjà s’était écoulé sans que l’enquête eût fait un pas de plus, et, très préoccupé du mouvement qui s’accentuait contre lui dans l’opinion publique, l’irascible Kelly commençait à donner à tous les diables Young et ses agents, il était presque tenté même de douter de l’habileté de William Dow, lorsqu’un matin, au moment ou il s’entretenait avec ce dernier, un garçon de bureau vint lui apporter une carte sur laquelle était un nom qui le fit bondir.

L’honorable chef de la police avait lu : James Gobson, de Buffalo.

– By God ! nous nous sommes donc trompés, s’écria-t-il en passant la carte au détective.

Celui-ci la lut et répondit aussitôt avec son fin sourire :

– Oh ! cela ne prouve rien, ou du moins pas grand’chose.

– Faites entrer, commanda aussitôt le fonctionnaire.

Quelques secondes après, le visiteur était introduit.

C’était un grand gaillard d’une quarantaine d’années, plutôt bien que mal, portant la barbe à l’américaine, c’est-à-dire sans moustache et ne paraissant nullement embarrassé.

– Cette carte est la vôtre ? lui demanda brusquement M. Kelly, qui n’avait pas ces qualités si nécessaires à sa situation : le sang-froid et l’empire sur soi-même.

– C’est la mienne, répondit l’étranger avec beaucoup d’assurance. J’ai lu, il y a soixante-douze heures, à Saint-Louis, où j’étais pour mes affaires, qu’une femme nommée Ada Ricard a été trouvée noyée. Or, comme la femme avec laquelle j’ai divorcé, il y a un an, s’appelait ainsi, j’ai pris immédiatement le train. Me voici, tout prêt à vous donner mon concours, s’il peut vous être utile pour arriver à la découverte de l’assassin.

– Qui vous fait supposer que cette femme a été assassinée ?

– Tous les articles de journaux. Ils racontent que, lorsqu’elle a été retirée de la rivière, elle était complètement nue et avait un baril de goudron attaché à l’une de ses jambes. Sa mort ne peut donc être un suicide.

– C’est vrai. Avez-vous été voir sa tête à la Morgue ?

– Non, monsieur ; j’ai pensé que mon premier soin devait être de venir vous trouver.

– Mais vous avez vu tout au moins l’une des photographies de la morte ? Ces portraits doivent être affichés partout.

– C’est le matin même de mon arrivée à Saint-Louis que j’ai appris l’événement et aucun de ces portraits ne m’est tombé sous les yeux.

– D’où venez-vous ?

– D’une longue excursion dans les Montagnes-Rocheuses, où j’étais allé visiter des mines.

– Je pense alors que la première chose à faire pour vous est d’aller à la Morgue.

– Je vais m’y rendre immédiatement.

– Avec moi, si vous le voulez bien.

– Je vous ai dit, monsieur, que j’étais à vos ordres.

M. Kelly avait sonné et dit quelques mots à voix basse au secrétaire qui était accouru à son appel.

Presque immédiatement deux agents se présentèrent dans le cabinet de leur chef.

James Gobson n’avait pas fait un geste d’étonnement à l’arrivée de ce renfort. Son sang-froid était celui d’un homme parfaitement sûr de lui.

– Partons, monsieur, lui dit le chef de la police en se levant et en glissant dans sa poche le revolver qui toujours était à sa portée, sur son bureau.

William Dow, qui ne quittait pas des yeux l’ex-mari d’Ada Ricard, s’était levé également.

– Partons, monsieur, répondit l’étranger en remettant sur sa tête le chapeau qu’il tenait à la main.

Ils descendirent tous trois, suivis des agents, et trouvèrent dans la cour de l’office central deux voitures attelées et les cochers sur leurs sièges.

Kelly, William Dow et James Gobson montèrent dans l’une, les policemen dans l’autre.

Le chef de la police avait recommandé à ces derniers de ne pas le perdre de vue un seul instant, et il avait envoyé un de ses secrétaires à M. Davis, pour le prier de se rendre immédiatement à la Morgue.

Moins d’un quart d’heure plus tard, nos personnages mettaient pied à terre devant Bellevue-Hospital.

Montrant le chemin à ses compagnons, M. Kelly se dirigea vers le greffe sans passer par la galerie publique, où les curieux étaient nombreux, et il ordonna à l’administrateur de faire retirer la foule et de fermer les portes.

Quelques minutes après, il n’y avait plus personne là où était exposée, ainsi que nous l’avons raconté, la tête de la noyée.

– Venez, dit le fonctionnaire à James lorsque le greffier l’eût prévenu que la galerie était libre.

Sans l’ombre d’hésitation, James Gobson emboîta le pas à son interlocuteur et, suivi de William Dow ainsi que des deux agents, arriva jusqu’en face de la vitrine.

À la vue de ce visage de cire, d’une admirable exécution et d’une beauté vraiment vivante, l’Américain eut un premier mouvement que William Dow, qui le surveillait attentivement, hésita à interpréter ; puis il se tourna aussitôt vers M. Kelly et lui dit avec le plus grand calme :

– C’est réellement extraordinaire, monsieur ; je ne croyais pas qu’une pareille ressemblance fût possible.

– Vous reconnaissez bien alors miss Ada ? demanda le chef de la police, indigné, malgré son scepticisme, de la physionomie presque souriante de cet homme en présence de la tête moulée de celle qui avait été sa femme.

– Mais du tout, monsieur, du tout, répondit vivement James Gobson, vous me comprenez mal. Ce sont bien là les traits, l’expression même de celle qui a porté mon nom ; mais la malheureuse sur laquelle on a fait ce moulage n’était pas miss Ada.

Au ton avec lequel il avait prononcé ces mots, on eût pu penser vraiment qu’il regrettait un peu de ne pas retrouver là madame Gobson.

– Comment ! ce n’était pas miss Ada ? Mais regardez donc bien, reprit M. Kelly. À travers ses lèvres entr’ouvertes on voit qu’il lui manque une dent et, à l’oreille gauche, on reconnaît une cicatrice. Or les deux servantes qui se sont succédé chez votre femme…

– Pardon, mon ancienne femme.

– Soit ! votre ancienne femme ; or, les deux servantes qui se sont succédé chez elle se sont parfaitement rappelé ces deux détails si décisifs pour la constatation d’identité.

– Elles ont reconnu toutes deux miss Ada ?

– Certes, oui !

M. Kelly ne disait pas l’exacte vérité, puisque Mary, on se souvient, avait d’abord nié que la noyée fût sa maîtresse, et qu’elle n’avait ensuite admis son identité qu’avec hésitation et pour ne pas être contrainte à revenir à la Morgue. Mais l’honorable magistrat n’en était pas à cela près d’un petit mensonge.

– Eh bien ! répondit James Gobson au « certes » de l’impétueux fonctionnaire, moi je ne la reconnais pas.

Stupéfait et ne sachant trop que faire, le chef de la police s’était adressé du regard à William Dow.

L’ex-mari d’Ada Ricard surprit au passage cette interrogation muette et reprit aussitôt :

– Notez bien, monsieur, que j’aurais tout intérêt à être de votre avis.

– Comment cela ? fit Kelly, qui marchait de surprise en surprise.

– Tout simplement parce qu’entre celle qui a été ma femme et moi, il existe un contrat d’assurance que la cour des divorces n’a pu rompre, et que ce contrat est fait en faveur du dernier vivant. Si vous voulez absolument que la malheureuse victime dont voici la tête ait été mistress Gobson, je serais vraiment bien sot de m’y opposer plus longtemps, car avec l’acte de décès que vous avez dû dresser et dont vous ne me refuserez pas une copie, je n’aurai qu’à me présenter à la compagnie du Gresham pour toucher immédiatement vingt mille dollars.

Pendant que le veuf malgré lui s’exprimait ainsi avec le plus parfait sang-froid et le sourire sur les lèvres, M. Davis avait pénétré dans la galerie et s’était joint aux acteurs de cette scène bizarre.

– Mon Dieu, dit alors William Dow, en s’adressant en même temps au chef de la police et au coroner, je crois que ce qu’il y a de plus simple à faire, maintenant du moins, c’est de dresser procès-verbal de la déclaration que vous venez d’entendre et de délivrer à monsieur le certificat qu’il demande. L’acte de décès doit être à la Morgue.

Le détective avait accompagné cette proposition d’un coup d’œil que MM. Kelly et Davis avaient compris, car ils le suivirent aussitôt dans le bureau de l’administrateur, mais après avoir recommandé du geste James Gobson aux deux policemen qu’ils laissaient auprès de lui.

Quant à James, à la voix ferme et grave de cet homme qu’il n’avait pas remarqué jusque-là, il n’avait pu dissimuler un léger tressaillement.

On eût dit qu’il pressentait un adversaire. Aussi s’était-il tourné vivement vers celui dont la proposition était cependant si conforme à ses désirs, mais il avait déjà disparu.

Toutefois, après le départ des magistrats et de leur compagnon, il s’était mis à arpenter à grands pas, dans le but évident de se réchauffer, cette galerie humide et glacée.

On entendait au dehors la foule qui, devenue plus considérable, se plaignait bruyamment d’être aussi longtemps privée du spectacle auquel elle avait droit, et se livrait à toutes les suppositions sur les causes de la fermeture des portes de la Morgue.

Après avoir traversé le greffe, William Dow conduisit MM. Kelly et Davis jusque dans le cabinet particulier de l’administrateur, absent en ce moment. Là, une fois seul avec eux, il leur dit :

– Cet individu est l’assassin de miss Ada, j’en suis convaincu.

– C’est bien possible, répondit Kelly. J’ai mauvaise opinion de lui. Et vous, cher monsieur Davis ?

– Moi, dit le coroner, vous savez que j’ai toujours pensé coupable le mari de miss Ada, mais la comparution volontaire de cet homme et ce que je viens d’entendre troublent un peu ma conscience. Je n’ose me prononcer.

– Suivez-moi un instant, reprit le détective, et sans nous livrer à des hypothèses, ne raisonnons justement que d’après ce que nous avons vu et entendu.

Le brave Kelly qui n’aimait rien tant que d’entendre son ami Dow et qui, de plus, ne demandait pas mieux que d’être débarrassé de toute cette affaire, se laissa tomber dans un fauteuil en se croisant les bras.

Le coroner fit signe qu’il écoutait.

– Voilà un personnage, reprit l’ex-docteur, qui prétend n’avoir connu qu’à Saint-Louis, il y a soixante-douze heures, la mort violente de celle dont il a été le mari, et dans cette ville, où les photographies de la noyée se trouvent partout, il ne cherche pas à s’assurer, par l’examen de l’un de ces portraits, qu’il s’agit bien de sa femme. Puis cet homme, qui a certainement eu connaissance, par les mêmes journaux où il a lu l’événement, des soupçons dont il est l’objet et de la prime promise pour son arrestation, cet homme arrive ici, affecte de ne rien savoir de ce fait qui l’intéresse cependant si directement, et au lieu de se rendre bien vite à la Morgue, où il n’ignore pas que la tête de la morte est exposée, il ne s’inquiète pas un instant de l’identité de la victime, il va tout droit à la police. Est-ce que cette façon de faire ne trahit pas d’une façon évidente un système adopté par avance et mûrement réfléchi, système dont une des bases est la non-reconnaissance de la noyée, comme cela vient d’avoir lieu ?

– Eh ! eh ! murmura en souriant Kelly, c’est assez bien raisonné, cela.

– Gobson, en votre présence, est calme, parfaitement maître de lui, poursuivit William Dow, et lorsque vous lui demandez comment il se fait qu’il ait appris cet événement depuis si peu de temps, il vous répond qu’il vient des Montagnes-Rocheuses où il est resté plusieurs mois. Or M. Davis sait que quelques jours avant le crime, c’est-à-dire il y a six semaines à peine, James Gobson a été rencontré à Jefferson, dans le Missouri. Pourquoi ce mensonge ?

– C’est vrai, dit à son tour le coroner ; il y a là une contradiction qui est bien de nature à éveiller les soupçons.

– Ce n’est pas tout. Quand tout à l’heure, alors qu’il venait de dire qu’il ne reconnaissait pas miss Ada, vous avez insisté sur ce point qu’elle avait été reconnue par les deux femmes de chambre, Gobson a commis l’imprudence de vous adresser cette question : « Elles ont reconnu toutes deux, vous entendez, toutes deux, miss Ada ? » Pourquoi ce doute à l’égard de cette double reconnaissance ? L’une d’elles l’étonnait donc ! Laquelle ? Bien certainement celle de Mary, qui, en effet, a refusé tout d’abord de reconnaître son ancienne maîtresse, dont les traits devaient être cependant très présents à sa mémoire. Est-ce que cette coïncidence ne vous frappe pas ? Est-ce qu’il n’y a pas là comme un commencement de preuve d’un accord entre ces deux individus ?

– C’est indiscutable ! dit Kelly tout radieux.

– C’est bien possible, avoua M. Davis plus prudent.

– Gobson vous dit, il est vrai, qu’il serait de son intérêt de reconnaître miss Ada, puisque sa mort lui rapporterait vingt mille dollars ; mais il a en ce moment une préoccupation infiniment plus grave que le gain de cette somme : il a le souci d’échapper à toute accusation, et cette espèce de désintéressement est une des armes qu’il se propose d’employer. D’abord le vol des bijoux de sa victime est une compensation à l’abandon de ces vingt mille dollars ; de plus, il espère sans doute que cet argent ne sera pas perdu pour lui, car, en matière de contrat d’assurance sur la vie, la déchéance étant à très long terme, il se réserve bien certainement de faire valoir ses droits lorsque, soit par la prescription, soit par l’inutilité de l’enquête, soit par son acquittement, – car il a dû tout prévoir, – il sera à l’abri des poursuites criminelles. Reconnaître sa femme était donc plus dangereux pour lui à tous les points de vue que de ne pas la reconnaître.

– Très juste, très juste ! observa le chef de police ; mais pourquoi cet imbécile est-il venu se livrer lui-même ?

– Cher monsieur Kelly, répondit Dow, parce que c’est un homme habile et hardi. Ce qui se passe entre nous lui donne raison. Hier encore, M. Davis et vous ne doutiez pas de sa culpabilité, tandis qu’en ce moment, justement parce qu’il est venu vous trouver, vous hésitez à y croire. Est-ce qu’il ne devait pas craindre d’être arrêté un jour ou l’autre ? Pour se défaire impunément plus tard des bijoux qu’il a volés, pour toucher la prime de son contrat d’assurance, est-ce qu’il ne faut pas qu’il se débarrasse d’abord de la justice ? C’est un beau joueur qui vient au-devant du danger. J’ignore si on obtiendra sa condamnation, mais ma raison et ma conscience me disent qu’il est l’assassin ou tout au moins le complice des assassins.

– À propos de complices, interrompit le gros fonctionnaire, comment se fait-il que, malgré la prime offerte, prime que j’ai élevée à deux mille dollars, les deux individus qui ont aidé à l’enlèvement de miss Ada ne se soient pas encore présentés ? Sachant, grâce à la déclaration du cocher, qu’ils ont quitté la voiture avant qu’elle ne fût arrivée au terme de sa course et, par conséquent, qu’ils ne sont pas complices de l’assassinat, j’ai cependant fait répéter par les journaux qu’ils n’avaient aucune poursuite à craindre.

– Le silence de ces deux individus, riposta le détective, peut être causé par deux motifs tout différents. D’abord, il ne serait pas impossible que ces auxiliaires fussent complices du crime dans l’acception complète du mot, c’est-à-dire qu’ils aient retrouvé miss Ada et son ravisseur après le départ de la voiture, pour recevoir leur part des bijoux. On comprend alors aisément qu’ils se soucient peu de votre prime. Ensuite, il se pourrait bien aussi, et cette idée m’a été suggérée par certains renseignements que je me promets de contrôler et de compléter, que ces deux auxiliaires, comme vous les appelez très justement, n’eussent été que des auxiliaires inconscients, amenés de loin par James Gobson pour l’aider dans son entreprise, sans connaître son véritable but, puis renvoyés ensuite par lui là où certes n’arrivent ni nos journaux, ni même le bruit de nos villes.

– Que voulez-vous dire ?

– Que si ces Indiens, si bien costumés, si vrais dans leurs chants et dans leurs danses, étaient de vrais Indiens des plaines, cela ne m’étonnerait pas. Or vous pensez bien qu’on ignore chez les Sioux ou chez les Comanches l’histoire de l’assassinat de miss Ada.

– Par saint Georges, mon cher Dow, vous êtes admirable ! s’écria Kelly au comble de l’enthousiasme.

– Alors vous allez arrêter Gobson ?

– Je le crois bien, si c’est l’opinion de M. Davis.

– C’est absolument mon avis, répondit le coroner, dont l’esprit plus fin que celui du chef de la police n’en était pas moins émerveillé des déductions du détective. Maintenant je suis convaincu, et comme j’ai là, dans mon portefeuille, le mandat d’amener que j’ai décerné contre James Gobson, son arrestation est la chose la plus simple du monde. Venez, je m’en charge.

– Voilà, mon cher William, un coup de filet que mon brave Young ne vous pardonnera jamais, observa Kelly en riant et en ouvrant la porte du greffe. Tiens ! le voici !

Le grand Young était, en effet, dans la pièce voisine.

Averti par un de ses agents que la foule devenait plus nombreuse et plus bruyante que de coutume aux abords de la Morgue, le capitaine des détectives s’était hâté d’accourir, et, voyant les portes du lugubre établissement fermées, il avait pénétré dans le greffe pour s’informer des causes de cet attroupement et de ce bruit.

– Alors, laissons-lui le plaisir et l’honneur de l’arrestation de Gobson, proposa Dow.

– Soit ! dit le coroner, qui ne tenait peut-être pas outre mesure à accomplir lui-même cette mission.

Et il mit rapidement Young au courant de ce qui s’était passé et de ce qui avait été décidé.

Puis il lui donna le mandat d’arrêt.

Le capitaine, bien qu’il tînt toujours pour la culpabilité de Saunders, ne se permit aucune observation ; il tourna sur ses talons et se dirigea vers la porte qui communiquait du greffe dans la galerie publique.

– Un mot, mon brave Young, lui dit William Dow en l’arrêtant du geste. Prenez vos précautions, le gaillard est solide et je ne m’étonnerais pas qu’il fût armé.

Il n’en fallait pas davantage pour exciter la hardiesse du terrible détective. Il répondit par un sourire orgueilleux et ouvrit brusquement la porte.

Appuyé contre la grosse barre de fer qui défend contre la brutalité des curieux le vitrage derrière lequel sont exposés les corps, James Gobson lisait tranquillement le New-York Herald, mais il ne lisait que d’un œil, car, au bruit des gens qui sortaient du greffe, il se redressa, laissa tomber son journal et fit quelques pas en arrière.

Cependant son visage était resté si parfaitement calme qu’on n’eût pu dire qu’il se mettait sur la défensive.

Mais lorsqu’il vit s’avancer vers lui ce grand diable qu’il ne connaissait pas, il gagna d’un bond l’extrémité de la galerie, et en entendant Young lui crier de sa voix de stentor :

– Il est inutile de résister, monsieur, j’ai l’ordre de vous arrêter.

Il tira de sa poche un revolver, mit en joue le capitaine, et lui répondit d’un ton qui ne pouvait laisser aucun doute sur ses intentions :

– Pourquoi m’arrêter ? Si vous approchez, je vous tue. On n’arrête pas ainsi un citoyen de la libre Amérique.

– Voilà ce que je craignais, murmura le gros Kelly qui, bien que fort brave, se souciait peu de risquer sa vie dans une semblable aventure.

Aussi, croyant plus sage de parlementer, prit-il Young par le bras en répondant à Gobson :

– Comme Américain, votre réflexion ne manque pas de justesse : mais, comme ex-mari d’Ada Ricard, elle n’a pas le sens commun, car vous êtes soupçonné d’être son meurtrier et il existe contre vous un mandat d’amener qui doit être exécuté.

– Moi, l’assassin ! c’est faux, s’écria James Gobson.

Et son arme conservait toujours sa direction horizontale. Au même moment, de grands cris s’élevèrent au dehors. La foule avait deviné ce qui se passait ; elle voulait qu’on lui livrât le meurtrier et menaçait, malgré les policemen, d’envahir la Morgue.

– Vous entendez, reprit le chef de la police ; si vous ne vous rendez pas de bonne grâce, j’ordonne d’ouvrir les portes.

L’ex-mari de miss Ada pâlit un peu, car il savait bien comment le peuple s’y prend en Amérique pour faire justice ; cependant il ne riposta pas moins d’une voix ferme :

– Je suis innocent ! Tout plutôt que de me livrer lâchement !

Mais il venait à peine de prononcer ces mots qu’une détonation retentit, qu’il jeta un cri et que son revolver brisé s’échappa de sa main.

Tout cela grâce à William Dow, qui s’était introduit dans la salle d’exposition, s’était glissé derrière le rideau jusqu’à ce qu’il fût par le travers de James Gobson, et de là, d’une balle adroitement lancée, l’avait désarmé sans même le blesser.

Comprenant que toute résistance devenait inutile, l’Américain se rendit aussitôt au capitaine Young qui s’était élancé sur lui.

M. Kelly ordonna de conduire le prisonnier du côté de l’hôpital, à travers le greffe et les cours intérieures. Il ne lui paraissait pas prudent d’affronter la foule, dont le coup de feu avait encore augmenté la surexcitation.

Puis il s’élança au dehors pour annoncer lui-même l’arrestation de l’assassin de miss Ada Ricard.

À cette nouvelle, mille hurrahs enthousiastes s’élevèrent, et l’honorable chef de la police éprouva la douce satisfaction d’avoir les oreilles brisées par les cris de : « Vivat Kelly ! Kelly for ever ! » cris qui non seulement flattaient son amour-propre, mais aussi assuraient sa réélection.

Quelques minutes après, William Dow le rejoignit et Kelly lui serra affectueusement la main, car c’était bien à son intelligence et à son adresse qu’il devait cette nouvelle victoire.

Quant au capitaine Young, bien qu’à demi convaincu de la culpabilité de son prisonnier, il l’avait fait monter en voiture pour le confier, un quart d’heure plus tard, avec force recommandations, au directeur des Tumbs – les Tombes.

C’est le nom sinistre du colossal bâtiment d’architecture égyptienne qui sert, à New-York, tout à la fois de prison et de palais de justice.

Toutes les parties de cette massive construction communiquent entre elles par de longs et sombres couloirs qu’on dirait creusés dans une pyramide.

À l’une des extrémités de l’un de ces couloirs : la grande salle où la chambre criminelle tient ses audiences quatre fois par an ; à l’autre : bornée par de hautes murailles, la petite cour où master Meyer, l’exécuteur des hautes-œuvres pour l’État de New-York, lance ses malheureux patients dans l’éternité.

XI – UNE AUDIENCE CRIMINELLE DANS L’ÉTAT DE NEW-YORK.

Le jour même, l’arrestation de James Gobson fut connue de la ville entière, et dans la soirée les principaux journaux mirent en vente des suppléments où était racontée, avec les détails les plus fantaisistes, la scène de la Morgue.

Le coup de pistolet tiré par William Dow était transformé par certaines de ces feuilles en une véritable mousqueterie. Les unes disaient que l’assassin de miss Ada ne s’était rendu qu’après avoir abattu une demi-douzaine de policemen ; les autres qu’il avait fallu le blesser pour s’emparer de lui.

Nous savons ce qu’il y avait de vrai dans tous ces récits.

Le lendemain seulement, les faits furent plus exactement connus, cela grâce à l’empressement que la police met en Amérique à bien renseigner le public, à lui livrer tous les moyens de contrôle, non seulement en lui communiquant les rapports officiels, mais encore en autorisant les journalistes à visiter les prisonniers.

On veut que celui auquel la loi va demander compte de ses actes puisse faire publier tout ce qui lui semble utile.

Nous verrons bientôt, d’ailleurs, combien sont sans limites aux États-Unis les droits de la défense, et quelle leçon pourraient puiser dans cette partie des mœurs américaines certains magistrats français que leur zèle entraîne à devenir les accusateurs des individus dont ils ne sont que les juges.

Chez nous, dès qu’un homme paraît devant un tribunal, sous quelque inculpation que ce soit, même du plus léger délit, de la moindre contravention, il a tout à craindre. Les magistrats fouillent impitoyablement dans son passé, dans celui de sa famille, dans celui de ses amis.

Est-il accusé d’outrage à la morale publique ? on s’informe de la régularité qu’il apporte dans ses affaires commerciales. Est-il prévenu de coups et blessures, s’est-il battu simplement en duel ? on recherche s’il a de bonnes mœurs, si sa mère est une honnête femme, si son père n’a jamais failli ; et le magistrat qui, du haut de son siège, sait qu’il ne pourra peut-être condamner son malheureux justiciable qu’à six jours de prison ou à cinquante francs d’amende, le déshonore par ses révélations, lui et les siens, pour toujours.

De l’autre côté de l’Océan, de même qu’en Angleterre, les choses ne se passent pas ainsi. Un magistrat n’oserait jamais appeler à son aide un fait étranger à la cause. Sauf dans le cas de récidive, le passé du prévenu n’appartient pas à son juge.

De plus, pas d’interrogatoire direct, pas de mise au secret, pas de pièges, pas de torture morale enfin. Dès qu’un homme est arrêté, il peut choisir son avocat, et c’est cet avocat seul qui répond pour son client au juge de paix ou au coroner faisant fonctions de juge d’instruction.

James Gobson vit donc bientôt sa cellule assiégée par une nuée de reporters, mais le récit qu’il fit au premier d’entre eux eût pu servir pour tous les autres, car il ne varia pas d’une syllabe.

Il raconta ce qu’il avait déjà affirmé à M. Kelly, c’est-à-dire que soixante-douze heures auparavant il ignorait l’événement, qu’il l’avait appris à Saint-Louis, d’où, convaincu que la noyée était bien son ancienne femme, il était accouru aussitôt ; mais qu’à la Morgue il avait immédiatement reconnu l’erreur générale.

S’il s’était révolté tout d’abord contre ceux qui voulaient l’arrêter, c’est qu’il était indigné de se voir l’objet d’une pareille accusation, accusation qui n’était qu’une calomnie dont son avocat, M. Macready, aurait aisément raison. Maintenant il avait recouvré le calme et attendait sans crainte la solution de cette sotte affaire.

L’ex-mari d’Ada Ricard avait en effet repris tout son sang-froid ; il mangeait, buvait et fumait comme un homme dont la conscience est parfaitement tranquille. Quand il lisait dans les journaux quelque passage dur à son endroit, il se contentait de hausser les épaules.

Lorsqu’il avait été confronté avec les témoins groupés fort habilement par MM. Mortimer et Davis : Thomson le loueur de voitures et Tom Katters, son cocher, qui l’avaient reconnu à ses traits et à sa voix, puis avec dix des invités de miss Ada Ricard, qui avaient assuré que sa taille et sa tournure étaient bien celles de l’Indien dans les bras duquel la malheureuse femme avait disparu, il leur avait répondu avec fermeté mais sans colère qu’ils se trompaient.

Quant à Mary, elle ne put rien dire, puisqu’elle n’avait aperçu le ravisseur que de loin, au delà de la masse des danseurs.

Mais James Gobson n’avait convaincu personne de son innocence, M. Davis moins que tout autre, car il refusa de le mettre en liberté sous caution ; et malgré les efforts de l’avocat Macready, qui appela à son aide toutes les ruses que fournit l’arsenal des lois américaines, l’instruction arriva si rapidement à son terme que, moins d’un mois après son arrestation, le prisonnier fut informé de sa prochaine comparution devant la cour criminelle.

Le grand jury, qui fait fonction aux États-Unis de chambre des mises en accusation, l’avait renvoyé devant le jury de jugement.

– Plaiderons-nous coupable ou non coupable ? lui demanda son défenseur en lui apportant cette nouvelle.

– Non coupable, monsieur Macready, non coupable ! répondit vivement le détenu. Doutez-vous de mon innocence, après toutes les preuves que je vous en ai données ?

– Dieu m’en garde ! j’en suis certain, au contraire, et je vous promets que l’avocat de l’État, l’illustre O’Brien, passera de vilains quarts d’heure.

Et laissant son client sur cette bonne promesse, M. Macready s’en fut revoir une dernière fois son dossier.

Quant à James Gobson, nous devons l’avouer, lorsqu’il était seul dans sa cellule, il dissimulait moins l’inquiétude qui s’était emparée de lui depuis quelques jours et grandissait visiblement au fur et à mesure que l’heure de son jugement approchait.

L’opinion publique, qui pèse d’un si grand poids sur la justice aux États-Unis, ne lui était pas favorable ; il le savait, et il lui manquait à lui, accusé, une arme défensive, souvent toute-puissante : il ne faisait partie d’aucun parti politique, d’aucune secte religieuse.

C’est que parfois, dans le Nord-Amérique, il n’en faut pas davantage pour obtenir l’acquittement du plus fieffé coquin. Qu’il y ait, par exemple, entre le jury et l’avocat de l’État antagonisme politique, et le bon droit n’est plus pour grand’chose dans l’affaire.

Or James Gobson n’avait pas cette chance de son côté : la politique sommeillait et, sans trop de difficultés, malgré les chicanes de son défenseur, on avait réuni les douze jurés nécessaires, opération plus délicate aux États-Unis que partout ailleurs.

Là, il faut, en effet, que les hommes appelés à juger un autre homme puissent jurer avant de siéger qu’ils ne connaissent rien de la cause, qu’ils n’ont lu dans les journaux aucun article la concernant, qu’il n’en ont jamais parlé avec leurs amis, qu’ils y sont, en un mot, absolument étrangers.

Puis, ils devront ensuite rendre leur verdict à l’unanimité, ce qui fait que, lorsqu’il se trouve parmi les jurés un membre récalcitrant ou entêté, la délibération dure plusieurs jours. Parfois même, ces messieurs ne pouvant s’entendre, la solution des débats est renvoyée à une autre session.

On voit que, dans nul pays, l’honneur, la vie et la liberté d’un accusé ne sont entourés de telles garanties. Aussi, en Amérique, les plus petits avocats ne désespèrent-ils jamais des plus mauvaises causes, en raison de l’abus où conduisent ces mœurs et ces coutumes.

M. Macready, qui, lui, était un habile, avait donc pleine confiance dans l’issue du procès, et il communiqua si bien cette conviction à son client, que le matin du jour où il devait comparaître devant la cour criminelle, James Gobson déjeuna avec un excellent appétit.

Vers onze heures, lorsque les gardes vinrent le prendre pour le conduire à l’audience, il se ganta tranquillement, les suivit d’un pas ferme, et prit place, plutôt comme un curieux que comme un accusé, en face de ses juges.

Nous ne ferons pas à nos lecteurs la description d’une salle d’assises aux États-Unis ; ces salles ne diffèrent en rien des nôtres.

Sur une estrade, les magistrats ; à leur gauche, dans un large box, les jurés ; en face de ceux-ci, l’accusé, ses défenseurs et les journalistes : puis, en avant de l’auditoire, une rangée de banquettes pour les témoins.

Seulement, en Amérique, pas de costumes officiels, ni pour les juges ni pour les avocats. Tout le monde est en tenue de ville, et à peine deux ou trois policemen pour maintenir le bon ordre, ce qui n’empêche pas que les choses s’y passent dans le plus grand calme.

C’est une justice à rendre à la magistrature des États-Unis : elle juge sans morgue, sans mise en scène, et procède avec la plus parfaite urbanité, en même temps qu’avec beaucoup de dignité.

La foule était immense et, tout occupée qu’elle fût de la tête en cire d’Ada Ricard, qui avait été placée sur une petite table au milieu du prétoire, elle en détourna bientôt ses regards pour les attacher sur James Gobson, que pas un des assistants peut-être ne connaissait de vue.

Mais ce mouvement de curiosité ne troubla pas un instant l’accusé, qui s’était assis auprès de son avocat et causait tout bas avec lui.

James Gobson ne releva la tête que lorsque le président de la cour, M. Douglas, annonça que l’audience était ouverte.

Inutile de dire que M. Mortimer et le coroner Davis y assistaient, ainsi que nos amis William Dow et Young. Une fois les formalités ordinaires accomplies, M. O’Brien, l’avocat de l’État, prit la parole pour retracer les faits sur lesquels reposait l’accusation.

S’il existait parmi les auditeurs quelques personnes doutant encore de la culpabilité de James Gobson, elles en furent bientôt convaincues, car, après avoir pris l’accusé à l’époque de son mariage, pour rappeler sa conduite envers sa femme, son divorce, ses mœurs, ses serments de vengeance et son existence aventureuse, M. O’Brien le montra quelques jours avant le crime à Jefferson, préparant tout pour son exécution.

Puis il le retrouva chez le loueur de voitures, le suivit au bal chez miss Ada, l’accompagna jusqu’à Yorkville, et prenant ensuite comme base les déductions ingénieuses auxquelles il s’était livré, l’avocat de l’État s’embarqua avec James Gobson et sa femme, pour faire assister ceux qui l’écoutaient à la scène terrible qui s’était passée sur le fleuve pendant la nuit.

On vit l’assassin étouffer miss Ada, la dépouiller de ses bijoux et de ses vêtements, ne lui rien laisser sur elle qui pût faire reconnaître son corps si plus tard il revenait sur l’eau, attacher à une de ses jambes le baril de goudron volé sur le wharf 43, afin que le cadavre, retenu par ce poids au fond de la rivière, ne pût flotter avant que la décomposition l’eût rendu tout à fait méconnaissable, et enfin précipiter dans le gouffre la malheureuse victime de cet épouvantable attentat.

– Son forfait accompli, dit ensuite l’accusateur, James Gobson n’a plus qu’un souci : se préparer un alibi pour échapper à tous soupçons. Il part alors pour les Montagnes-Rocheuses, où il est resté non pas trois mois, comme il le prétend, mais un mois seulement ; et lorsqu’il revient, lorsqu’il se présente hardiment à l’office central de la police, c’est pour affirmer qu’il ne connaît le crime que depuis quelques heures et que la femme noyée n’est pas celle qui a porté son nom. Heureusement pour la justice que deux honorables habitants de Jefferson ont vu James Gobson dans cette ville quelques jours avant le crime, et que dix témoins retrouvent en lui les traits, la voix, la stature de l’individu qui a loué une voiture, donné des ordres au cocher Tom Katters et enlevé si audacieusement miss Ada Ricard au milieu de ses invités. Quant à ses complices, s’ils ne l’ont pas trahi, c’est qu’ils ont reçu leur part du butin et que le silence peut seul les sauver.

Après cette exposition si nette et si concluante de M. O’Brien, la cour entendit les témoins. Tous confirmèrent leurs précédentes dépositions, tous reconnurent de nouveau la pauvre femme dans la tête de cire, sauf Mary qui, sans oser lever les yeux, murmura :

– Je n’ai pas reconnu ma maîtresse à la morgue, comment voulez-vous que je la reconnaisse ici ?

Un seul témoin faisait défaut, c’était le gros Saunders ; mus, à la suite d’un rapport médical, la cour et M. Macready lui-même avaient renoncé à le faire comparaître.

Depuis le jour où nous l’avons vu pour la dernière fois, l’état du riche fabricant de biscuits ne s’était pas amélioré. Lorsque M. Davis avait fait une dernière tentative auprès de lui, Saunders s’était jeté à genoux en s’écriant :

– C’est moi qui suis cause de sa mort, mais je ne voulais pas la noyer. Oh ! ce colonel ! je le tuerai.

Et ne voyant dans ces exclamations inexplicables que le désespoir d’un amant affolé par la perte de sa maîtresse, le coroner s’était dit que Saunders ne tarderait pas à perdre tout à fait la raison.

Si accablante qu’eût été pour lui cette première partie des débats, James Gobson n’avait rien perdu de son calme. Il n’avait interrompu ni M. O’Brien ni les témoins ; il s’était contenté par moments de sourire.

La loi ne permettant aux magistrats d’interroger les accusés que s’ils demandent eux-mêmes à donner des explications, l’honorable président de la cour, M. Douglas, n’avait donc pas adressé la parole à James Gobson, et il allait la donner à M. Macready, lorsque l’ex-mari d’Ada Ricard se leva tout à coup et dit d’une voix ferme :

– Messieurs les juges, messieurs les jurés, mon avocat, j’en ai la certitude, va vous démontrer sans beaucoup de peine combien est peu fondée l’accusation que vous venez d’entendre ; je ne veux, moi, vous dire que ceci : Tous les témoins qui affirment me reconnaître pour l’individu dont ils parlent sont abusés par une étrange ressemblance, ainsi que ceux qui retrouvent sur cette tête de cire les traits de l’ex-mistress Gobson. Je ne suis pas plus le meurtrier de la noyée sur laquelle a été fait ce moulage que cette noyée n’était Ada Ricard.

Ces mots prononcés, sans s’inquiéter du murmure avec lequel l’auditoire les avait accueillis, l’accusé se rassit.

M. Macready prit alors la parole et, bien que sa tâche parût difficile, ou eût dit, dès ses premières phrases, que l’acquittement de son client ne faisait pas, pour lui, l’ombre d’un doute.

– Que la victime de cet événement mystérieux, s’écria-t-il en débutant, soit ou ne soit pas celle qui s’est appelée Ada Ricard après avoir été mistress Gobson, peu m’importe ! Les uns la reconnaissent, les autres ne la reconnaissent pas, et celui qui aurait le plus grand intérêt à retrouver les traits de sa femme sur ce visage de cire n’y voit qu’une ressemblance qui ne l’a pas trompé un instant. Oui, messieurs, le plus grand intérêt, car si miss Ada Ricard était morte, son ex-mari, James Gobson, toucherait 20,000 dollars de la compagnie d’assurances sur la vie le Gresham.

» Je sais bien, et James Gobson le sait comme moi, que l’assassinat de l’un par l’autre des contractants annule le contrat ; c’est alors de complicité que vous auriez dû accuser mon client, car, habile et hardi comme vous le voulez croire, il n’aurait jamais été assez naïf pour se rendre indigne du seul bénéfice qu’il eût à tirer de la mort de celle qui avait été sa femme. C’est la situation même que vous lui avez faite qui le défend : il n’avait aucun intérêt à commettre ce crime. Il l’aurait donc commis par vengeance. Pour se donner cette cruelle satisfaction, il aurait risqué son honneur, sa vie, et 20,000 dollars. C’est beaucoup !

» Ah ! je sais bien que mon adversaire veut que James Gobson ne soit pas qu’un assassin, mais aussi un voleur. Non seulement il a tué sa femme, mais encore il l’a dépouillée de ses bijoux, et c’est là le bénéfice de son crime, bénéfice qui compense et de beaucoup la perte de 20,000 dollars.

» Eh bien ! où sont-ils ces bijoux ? Les a-t-il vendus ? À qui ? Les avez-vous trouvés chez lui, dans ses malles ? Il ne suffit pas de dire d’un homme : il a volé ; il faut encore, si on ne l’a pas pris en flagrant délit, démontrer ce qu’il a fait des objets volés ou découvrir leur trace.

» Ici, vous accusez d’un vol et le corps du délit n’existe nulle part. J’affirme donc que vous ne pouvez pas davantage le condamner comme assassin, car, le vol écarté, il eût agi comme un fou s’il s’était fait le meurtrier de sa femme.

» Voyons, s’il avait assassiné et dépouillé Ada Ricard, dans quel but se serait-il présenté lui-même à M. Kelly ? Comment ! voilà un homme qui, ayant encore une certaine fortune, a commis un crime qui lui rapporte près de cent mille dollars, il peut échapper à toutes les recherches, et il se livre à la police ! Est-ce que cela est admissible un seul instant ?

» Non, la vérité est celle-ci, c’est qu’en apprenant la mort de l’ex-mistress Gobson, James s’est souvenu de son contrat d’assurance et que son seul but, en venant à New-York, était de lever un acte de ce décès pour bénéficier des clauses de ce contrat. Et c’est lui-même, alors qu’il ne peut se douter de vos soupçons prêts à devenir une accusation, c’est lui-même qui s’écrie, sacrifiant ses propres intérêts : « Vous vous trompez tous, ce n’est pas là Ada Ricard ! »

» Est-ce que le bon sens, la logique, la raison, ne renversent pas tout votre échafaudage romanesque ? À moins qu’il ne soit commis par une brute altérée de sang, est-ce que tout crime n’est pas une spéculation ? Spéculation monstrueuse, mais spéculation. Eh bien ! est-ce que James Gobson est une brute ? Non ! alors quelle eût été sa spéculation ?

» Passons maintenant à ces faits que l’avocat de l’État enchaîne avec une si grande habileté ; il le croit du moins. Ils ne résistent pas un instant à l’examen ; il n’est pas un homme sage qui puisse les accepter.

» Vous voulez que James Gobson ait tué sa femme parce qu’il vous dit qu’il était dans les Montagnes-Rocheuses au moment du crime, et que deux personnes l’ont vu quelques jours avant à Jefferson. D’abord ces personnes ne se sont-elles point trompées ? Mais admettons qu’elles disent vrai, je ne vous arrête pas moins.

» James Gobson, poursuivit l’infatigable défenseur, est-il donc forcé de se rappeler, sous peine d’être un criminel, ce qu’il faisait pendant cette nuit que miss Ada employait à fêter ses amis ? Je vous avoue, pour ma part, que, s’il me fallait dire ce que je faisais et où j’étais il y a trois mois à cette heure, je serais bien embarrassé ; et je défie qui que ce soit ici d’affirmer sur l’honneur qu’il peut répondre d’une manière précise à une semblable question.

» Et puis, est-ce que j’ai mission de prouver que mon client est innocent ? C’est une erreur, c’est vous qui avez celle de prouver qu’il est coupable. Or, vous ne le prouvez pas. Vous me présentez un homme travesti, masqué. Vous ne lui arrachez pas son masque. Vous lui donnez des complices et ne les retrouvez pas. Vous dites qu’il a volé et vous ne savez ce que sont devenus les objets volés ! Tout cela est-il bien sérieux et n’ai-je pas le droit de m’écrier : Il a été commis un crime, crime mystérieux, dont la victime n’est même pas absolument reconnue, crime qui a vivement ému l’opinion publique, et à cette opinion publique, que vous voulez ramener à vous et calmer, vous jugez indispensable d’offrir un coupable ; quel qu’il soit, fût-ce même, ainsi que James Gobson, un homme parfaitement innocent. »

Ce n’est là, on le comprend, que le résumé de la plaidoirie de M. Macready, qui parla pendant plus de cinq heures et parvint souvent à séduire une partie de son auditoire. Mais son action fut moindre sur les jurés, car, après moins d’une heure de délibération, ils rapportèrent un verdict affirmatif.

En entendant déclarer par le chef du jury que son client était reconnu coupable d’assassinat, – de circonstances atténuantes, il n’en pouvait être question, cette disposition n’existant pas dans le Code américain, – M. Macready, qui s’était levé, se laissa retomber atterré sur son siège. Quant à James Gobson, il n’eut pas même un mouvement de surprise ; ses lèvres esquissèrent seulement un sourire de mépris.

L’honorable M. Douglas prit alors la parole, lut à haute voix les divers articles du Code pénal se rapportant à la cause et prononça la condamnation de l’accusé à la peine de mort.

Puis, après avoir consulté un almanach, il ajouta :

– James Gobson, à moins que vous n’ayez quelque objection sérieuse à opposer au choix de ce jour, vous serez pendu le 23 de ce mois. Nous sommes aujourd’hui mardi, ce sera donc de demain en quinze.

– Je préférerais, monsieur le président, répondit le condamné avec beaucoup de sang-froid, vivre un peu plus longtemps, mais je n’ai pas d’autre observation à faire ; le mercredi n’éveille en mon esprit aucune répugnance. Ce jour-là, vous ferez mourir un innocent.

Et, après avoir remis son chapeau sur sa tête et serré la main de son défenseur, James Gobson se retira, aussi calme qu’il était venu.

Quant à la foule, qui n’avait pas fait entendre le moindre murmure d’approbation ou d’improbation, elle s’écoula tranquillement. Il était évident néanmoins que M. Macready avait gagné un certain nombre de ses auditeurs. Dans l’esprit de quelques-uns d’entre eux, il restait un doute à l’égard de la culpabilité de l’ex-mari de miss Ada Ricard.

L’intrépide Young était de ces derniers, car au moment où il quittait la salle d’audience, en compagnie de William Dow, celui-ci lui demandant :

– Eh bien ! êtes-vous convaincu ?

Il répondit :

– Pas tout à fait. Ce diable d’homme ne s’est pas trahi une seule minute ; il avait le calme d’un innocent. De plus, ce qui me contrarie, c’est que nous ne puissions mettre la main ni sur ses complices ni sur les bijoux de miss Ada. M. Macready a raison : s’il a volé ces bijoux, pourquoi est-il venu se livrer ?

– Vous, pour croire les choses, il vous faut les voir.

– Dame ! du moins, j’aime mieux ça.

– Alors, lorsque le vent emporte votre chapeau, vous ne croyez pas au vent par ce qu’il n’est pas visible ? Tenez, mon cher capitaine, vous êtes le plus brave soldat que je connaisse, mais vous ne serez jamais qu’un médiocre policier. Eh bien ! pour vous faire plaisir et calmer votre conscience, je vous promets de retrouver les complices de James Gobson et les bijoux de sa femme.

– Ah ! ce jour-là, mon admiration pour vous n’aura plus de bornes.

William Dow accueillit cette flatteuse promesse avec un triste sourire, qui disait combien il poursuivait un tout autre but qu’une puérile satisfaction d’amour-propre ; puis il serra la main que lui offrait le chef des détectives et s’éloigna en murmurant :

– Oui, certes, je retrouverai les complices ou plutôt les auxiliaires de James Gobson, cela, avant peu de temps, je l’espère.

XII – COMMENT LE BRAVE M. MIDLER EXHORTAIT SES PÉNITENTS À BIEN MOURIR.

William Dow habitait dans la 6e avenue une jolie petite maison dont l’installation était d’un confortable du meilleur goût. Il vivait là, fort retiré, avec une charmante enfant de seize ans, miss Jane, qui l’appelait « mon ami » et lui témoignait la plus tendre affection.

Que lui était cette jeune fille ? On l’ignorait, et les curieux qui avaient tenté de questionner mistress Vanwright, sa gouvernante, n’étaient guère renseignés, car cette brave et intelligente femme répondait invariablement à toute question de ce genre : « Miss Jane est la fille d’une des parentes éloignées de mon maître ; elle est devenue orpheline et il l’a adoptée. »

Quoi qu’il en fût, miss Jane était une adorable jeune fille, adorable au moral et au physique. Elle eût pu servir de modèle à l’un de ces dessinateurs anglais qui ornent de si ravissantes têtes de femmes les kepseakes de leur pays.

Blonde, svelte sans être frêle, avec une bouche rose et rieuse, de grands yeux bleus, doux et vifs tout à la fois, miss Jane était vraiment jolie à faire rêver le moins poétique des Yankees. Quand on avait éprouvé la bonté de son cœur, la justesse de son esprit, la délicatesse de ses sentiments, il fallait l’adorer.

C’est ce que faisait William Dow, mais comme avec une espèce de réserve, une teinte de mélancolie, une sorte de lutte contre ses entraînements affectueux.

Lorsque miss Jane arrêtait sur lui ses longs et purs regards ; lorsque, le revoyant après l’une de ses fréquentes absences, elle lui sautait au cou, couvrait son front et ses joues de ses baisers naïfs, le grondait doucement de la quitter si souvent, William, dont nous connaissons la force de volonté, avait des pâleurs soudaines et des tressaillements douloureux.

Quand il fixait à la dérobée cette enfant qui souriait à la vie, son front s’assombrissait et ses yeux devenaient humides. On eût dit que miss Jane était pour lui en même temps un bonheur et un remords.

La jeune fille occupait tout le premier étage de la maison. Elle avait là une chambre à coucher coquette et un grand salon parfumé de fleurs et peuplé d’oiseaux. Mistress Vanwright habitait une petite chambre auprès de l’appartement de son élève.

William Dow s’était réservé le rez-de-chaussée, dont la pièce principale était son cabinet de travail. Il y recevait le chef de la police, le capitaine Young et quelques rares amis, mais il y passait le plus souvent de longues heures dans la solitude, n’ayant pour compagnons que les livres qui composaient sa bibliothèque.

Il arrivait parfois à miss Jane de venir arracher son ami à ses travaux, et il s’empressait alors de sourire pour éloigner de sa fille tant aimée le moindre souci.

De temps en temps ils sortaient ensemble, soit à cheval, soit à pied, et il complétait son éducation, pendant ces promenades, en abordant toujours avec la jeune Américaine des conversations intéressantes et instructives.

Il s’était fait, en un mot, entre ces deux êtres qu’un événement mystérieux avait réunis, une intimité toute d’admiration et d’amour de la part de l’enfant, toute de protection et de devoir de la part de l’homme.

– Que vous êtes savant, mon ami ! s’écriait Jane, lorsque, de sa parole nette et précise, son professeur lui avait expliqué quelque phénomène physique ou quelque point d’histoire controversé.

Et William Dow alors, détournant la tête, rougissait comme si ce compliment éveillait en son esprit un douloureux souvenir.

Bien que tenue soigneusement à l’écart des curiosités malsaines, miss Jane avait appris comme tout New-York l’histoire de la femme noyée, l’arrestation de James Gobson et son renvoi devant la cour criminelle. Aussi attendait-elle impatiemment William, et lorsqu’elle l’entendit rentrer – en quittant le capitaine Young, il avait repris le chemin de sa maison – s’élança-t-elle au-devant de lui pour avoir bien vite des nouvelles.

– Avouez que c’était justice ! dit le détective. Le misérable est condamné à mort.

La jeune fille, dans la bonté de son cœur, ne put retenir un cri de pitié, et, sans doute, elle allait demander quelques détails, mais William Dow mit adroitement la conversation sur un autre terrain, et miss Jane n’insista pas.

Dans la ville, on le comprend, il ne fut question, au contraire, pendant toute la soirée, que de la condamnation de James Gobson ; et le lendemain, lorsque les journaux reproduisirent les débats, il se forma immédiatement, comme à l’audience, deux courants opposés.

La majorité trouvait la chose bien jugée ; la minorité tenait pour les explications de l’avocat Macready, c’est-à-dire pour l’innocence du condamné ou, tout au moins, pour le doute dont il aurait dû bénéficier.

Mais, comme James Gobson n’était ni républicain, ni démocrate, ni conservateur, ni progressiste, ni esclavagiste, ni abolitionniste, ni sécessionniste, ni quaker, ni presbytérien, ni méthodiste, ni anglican, ni mormon ; qu’il n’appartenait enfin à aucun clan politique, à aucune secte religieuse, à aucune petite église, et que personne, en conséquence, n’avait un intérêt direct, par esprit de parti, à se faire son défenseur, l’émotion se calma rapidement, quitte à se réveiller la veille de l’exécution.

Pendant ce temps-là, Mary, adjointe au gardien de l’hôtel abandonné, dressait un inventaire de la garde-robe de la malheureuse miss Ada, et le condamné passait assez bravement les derniers jours qui lui avaient été accordés par l’honorable président Douglas.

– C’est un pensionnaire fort agréable, disait M. Peters, le directeur de la prison des Tumbs ; ce James Gobson a reçu une excellente éducation ; je le visite très volontiers. Les choses se passeront fort tranquillement entre master Meyer et lui !

Et l’aimable M. Peters souriait en faisant cette plaisanterie lugubre, puisque ce Meyer, ainsi que nous l’avons dit, était l’exécuteur des hautes-œuvres pour l’État de New-York.

C’était un petit homme de quarante-cinq ans, très brun, avec des yeux noirs et un grand nez, un peu bossu, extrêmement bavard, cumulant ses fonctions de bourreau avec celles de saigneur et poseur de ventouses, prétentieux, médecin par occasion et juif, ainsi que l’indique son nom, comme le sont d’ailleurs presque tous les exécuteurs aux États-Unis ; cela tout simplement parce que la masse des citoyens du Nord-Amérique est fort religieuse et que l’Église réformée défend de tuer son prochain sans provocation.

Master Meyer était de plus un novateur, un progressiste. Il rêvait d’abandonner la routine, d’inventer un nouveau moyen d’exécution, et il y réussit, ce qui lui valut sa révocation peu de temps après l’époque où nous sommes.

Chargé d’envoyer dans l’autre monde un coquin Irlandais du nom de Ryan, il imagina d’inaugurer en cette circonstance un instrument de mort de sa façon. Il remplaçait la pendaison par la strangulation, strangulation rapide, instantanée. Meyer, pour un rien, eût ajouté : et nullement douloureuse.

Les autorités et les principaux médecins de New-York voulurent assister à l’opération.

Au pied d’un poteau, il y avait un siège sur lequel le condamné fut placé, le bonnet noir rabattu sur les yeux. Meyer lui passa au cou une petite corde dont l’extrémité disparaissait dans une rainure du poteau ; il poussa un ressort, et un poids énorme, entraînant la corde, la serra brusquement autour de la gorge du patient.

Cela tenait tout à la fois, on le voit, du garrot espagnol et de la guillotine ; seulement, comme le poids était trop considérable et la corde trop mince, celle-ci, au lieu d’étrangler Ryan, déchira ses chairs, et la tête de l’infortuné roula sur la plate-forme de l’échafaud.

C’est après cette horrible décapitation que master Meyer fut remercié ; mais, au moment où se passe ce récit, il exerçait encore. C’était à lui que James Gobson devait avoir affaire dans fort peu de jours.

Eu attendant ce vilain quart d’heure, le prisonnier paraissait prendre assez philosophiquement les choses. Quand le digne M. Midler, le révérend méthodiste qui était chargé de préparer les condamnés à la mort, venait lui rendre visite, James le priait poliment de le laisser tranquille, puis il offrait au brave homme, aux lieu et place d’un entretien religieux, un verre de sherry qu’il acceptait toujours.

Ce pasteur était un de ces types originaux qu’on rencontre assez fréquemment parmi les ministres de l’Église anglicane, où le libre examen a donné naissance à tant de sectes diverses, depuis celle des farouches puritains jusqu’à celle des pacifiques quakers, depuis ce qu’il y a de plus élevé en matière religieuse jusqu’à ce que l’orgueil et la sottise peuvent enfanter de plus ridicule.

M. Midler n’appartenait à aucun de ces extrêmes. C’était un brave homme, doux, indulgent, d’une intelligence ordinaire, et d’un excellent estomac ; ce qui lui faisait oublier parfois l’un des préceptes fondamentaux de la secte à laquelle il appartenait : donner l’exemple du jeûne. Il aimait la bonne chère et les bons vins, ce qui lui profitait, car il était frais et dodu, rose et souriant.

À part cela, le révérend Midler remplissait exactement ses fonctions, qui consistaient – c’est encore une des lois de l’Église des méthodistes – à visiter les prisonniers et à accompagner les condamnés jusqu’au seuil de l’éternité. Tel était le consolateur que James Gobson recevait poliment, mais dont il repoussait philosophiquement les saintes exhortations.

Cependant, lorsqu’une semaine se fut écoulée, le condamné perdit un peu de son calme ; par moments, il parut ne réprimer qu’avec effort des mouvements de colère, et quand M. Mortimer, le sheriff, qui devait assister à son exécution, vint le voir la veille du jour fatal, il se leva et s’en fut droit à lui.

L’honorable magistrat put croire un instant que le prisonnier allait lui faire quelque révélation importante.

Mais, comme s’il eût eu honte de sa faiblesse, James Gobson reprit brusquement sa physionomie ordinaire et se contenta de demander à son visiteur :

– C’est pour demain, n’est-ce pas ?

– Oui, pour demain à neuf heures du matin, répondit le sheriff, et je viens vous offrir mon intermédiaire dans le cas où vous auriez quelques dispositions légales à prendre ou quelques papiers à faire remettre à votre famille.

– Je vous suis reconnaissant ; vous trouverez mon testament dans ma poche ; il renferme mes dernières volontés.

– Vous n’avez rien autre à me dire ?

– Rien ; si ce n’est, chose bien inutile, à protester encore une dernière fois de mon innocence.

– Désirez-vous recevoir la visite du pasteur Midler ?

– Demain matin, certes. Le digne chapelain m’aidera dabord à terminer la bouteille d’excellent whisky que M. le directeur a bien voulu m’envoyer ; de plus, lorsqu’on a une route désagréable à faire, il est toujours bon d’être accompagné et encouragé, aussi longtemps que possible, par un brave homme.

Comprenant qu’il n’obtiendrait rien du condamné, M. Mortimer lui souhaita bon courage et sortit.

James Gobson, lui, retourna auprès de sa table et s’y accouda en cachant entre ses mains son visage qui était devenu fort pâle. Si le sheriff avait pu le voir, il aurait compris qu’il y avait plus de fanfaronnade que de vrai courage dans l’attitude de l’ex-mari de miss Ada. On eût dit que, soutenu jusqu’alors par une espérance chimérique, elle venait de lui être enlevée tout à fait.

Cependant, il dîna comme d’habitude, passa la nuit sans se plaindre, et, le lendemain, vers sept heures, lorsque M. Midler pénétra près de lui, il ne manifesta aucune émotion. Or, il ne lui restait plus que deux heures à vivre.

James Gobson avait cette conviction et il écoutait les exhortations religieuses du pasteur méthodiste avec plus de recueillement que celui-ci ne l’avait espéré, lorsque tout à coup la porte de la cellule s’ouvrit pour livrer passage au directeur de la prison qu’accompagnaient MM. Mortimer et Davis.

Le condamné pâlit légèrement ; mais reprenant brusquement cet énergique empire sur lui-même dont il avait déjà donné tant de preuves, il leur dit d’une voix ferme et en tirant sa montre de sa poche :

– Mais, messieurs, vous êtes en avance : il est huit heures à peine et l’arrêt qui me condamne ne doit être exécuté qu’à neuf heures.

– Vous ne serez pas pendu aujourd’hui, James Gobson, répondit le sheriff.

– Pourquoi donc ? S’est-il produit soudain quelque preuve de mon innocence ? Il était temps !

– Non, mais il est arrivé un accident grave à Meyer.

– Meyer ? Ah ! je sais.

– Il s’est cassé la jambe, il y a un instant.

– Le pauvre homme !

– Comme son aide est un jeune homme inexpérimenté, j’ai dû télégraphier à Washington pour que le collègue de Meyer me fût envoyé. Or, il ne peut arriver que ce soir.

– Alors ce sera pour demain ?

– Ce sera pour demain.

Et saluant le prisonnier ainsi que le pasteur, les fonctionnaires sortirent de la cellule.

– Si nous continuions notre entretien ? dit, après leur départ, le révérend à James Gobson.

– Non, répondit vivement celui-ci, dont la physionomie avait retrouvé subitement toute son expression sceptique, non, monsieur Midler, nous le reprendrons demain matin seulement, si vous le voulez bien. Je me suis levé aujourd’hui plus tôt que de coutume et toutes ces émotions successives m’ont creusé l’estomac. Voulez-vous me faire l’honneur de déjeuner avec moi ? J’ai là deux bouteilles de porto exquis que je n’espérais pas boire ; nous les viderons ensemble. Je vous promets de vous écouter en mangeant. Nous fortifierons en même temps l’âme et le corps.

– Soit, monsieur Gobson, soupira le digne ministre un peu scandalisé de la plaisanterie, mais évidemment touché de la proposition. J’ai mission de rester près de vous jusqu’à…

– Jusqu’à la corde. Eh bien ! puisque l’accident arrivé à master Meyer me donne vingt-quatre heures de plus, déjeunons.

James Gobson avait appelé le gardien à l’aide du mécanisme qui permet à tout prisonnier de communiquer avec le dehors, et il lui commanda de faire apporter un jambon, quelques viandes froides et du chester.

En Amérique, ainsi qu’en France, on accorde volontiers au condamné à mort tout ce qu’il désire, sauf la liberté et la vie. D’ailleurs, comme l’ex-mari de miss Ada payait généreusement, moins d’un quart d’heure plus tard il était servi.

Le bon M. Midler s’assit en face de son étrange pénitent.

– À votre santé, lui dit ce dernier, après avoir rempli le verre de l’excellent homme.

– Au salut de votre âme, répondit le pasteur, avec une véritable onction.

Et levant les yeux au ciel, il dégusta religieusement le porto, puis attaqua bravement le perdreau à la glace que son hôte avait placé devant lui.

James Gobson s’escrimait de son côté ; le silence s’était fait momentanément entre les deux convives.

William Dow lui-même eût été émerveillé de la philosophie et du sang-froid de celui qu’il avait fait arrêter, et M. Davis, à la vue du calme de son condamné, se fût rappelé ses premiers doutes, doutes que les débats, il est vrai, avaient chassés rapidement de son esprit.

Son perdreau disparu et son verre vidé une seconde fois, le méthodiste se renversa en arrière en poussant un gros soupir.

– Qu’avez-vous donc, mon révérend ? lui demanda affectueusement le prisonnier.

– Quel malheur ! répondit M. Midler, que je ne vous aie pas connu plus tôt ; je vous aurais certes arrêté par mes conseils dans la voie où vous êtes entré.

– Croyez que je ne le regrette pas moins que vous. Une tranche de ce jambon ?

– Il a fort bonne mine. Résister à ses penchants ! Tout est là, monsieur Gobson. Ce jambon est excellent.

– Il vient d’York et fait trouver le vin meilleur encore.

– Le vôtre est délicieux. Nous sommes tous prédestinés à la félicité éternelle, et…

– Un verre de porto ?

– Volontiers. Et ce sont les premières concessions que nous faisons à nos passions, à nos goûts, qui nous entraînent, mais…

– Un peu de ce chester, c’est un digestif parfait.

– Oui, les gourmets en font grand cas. Mais si notre misérable nature nous fait tomber, Dieu rend la foi justifiante et la conversion a lieu instantanément…

– Aimez-vous le café ?

– Je le considère comme le complément indispensable de tous les repas.

– Je n’ai pas omis d’en demander. Tenez, on dirait que mon gardien n’attendait que le moment de nous le faire apporter.

En effet, le domestique attaché au service du prisonnier entrait au même moment dans la cellule avec un plateau.

Il le mit sur la table et sortit.

James Gobson remplit la tasse du digne M. Midler, qui le remercia d’un coup d’œil attendri.

– Fumez-vous ? lui demanda le condamné.

– Non, merci, répondit le ministre ; mistress Midler ne me le permet pas.

– Mais la fumée ne vous incommode pas ?

– En aucune façon. Que disais-je donc ?

– Que Dieu rend la foi justifiante et que la conversion a lieu instantanément.

– Ah ! oui. Il y a plaisir à vous exhorter.

– Parlez, monsieur le pasteur, parlez, je vous écoute avec la plus respectueuse attention ; mais ne laissez pas refroidir votre café. Il faut le prendre brûlant ou glacé ; sans quoi, c’est une boisson détestable.

– Vous avez raison.

Et tout en buvant à petites gorgées, le brave Midler reprit :

– La conversion est instantanée… la force miraculeuse de Dieu opère toujours… l’âme s’élève, et s’il nous reste un compte à régler avec les hommes… la grâce nous rend dignes de cette félicité éternelle pour laquelle nous sommes tous prédestinés.

Mais Gobson ne l’écoutait plus, si tant est qu’il l’eût jamais écouté sérieusement. Le dossier de sa chaise renversé contre la muraille, et lui renversé sur sa chaise, il envoyait flegmatiquement au plafond les spirales de fumée de son cigare, pendant que son prédicateur, subissant l’influence de la digestion, baissait de plus en plus la voix, fermait doucement les paupières, croisait dévotement les bras sur sa poitrine et s’assoupissait dans sa sieste accoutumée en murmurant :

– Excellent porto… la grâce instantanée… jambon d’York… félicité éternelle !

XIII – OÙ MIRACULEUSEMENT, JAMES GOBSON ÉCHAPPE À LA POTENCE ET L’HONORABLE CORONER DAVIS AUX REMORDS.

Par une coïncidence étrange, pendant que se passait aux Tumbs cette scène qui peint exactement les mœurs américaines, on faisait l’inventaire du mobilier et de la garde-robe de miss Ada.

Le propriétaire de l’hôtel de la 23e rue voulant rentrer en possession de son immeuble, la justice avait décidé que tout ce qui avait appartenu à la malheureuse femme serait vendu, et que la somme provenant de cette vente serait tenue pendant trois ans à la disposition des héritiers. Ce délai expiré, cet argent serait versé dans les caisses de l’État.

Le greffier de M. Mortimer, le sheriff, présidait à cet inventaire. Mary, qui, nous l’avons dit, avait été adjointe au gardien de la maison, aidait ces messieurs.

Ils venaient de quitter le salon pour passer dans la chambre à coucher et la jeune fille énumérait, avec des sanglots dans la voix, chacun des objets que le secrétaire de la justice de paix inscrivait sur son interminable liste, lorsque les opérateurs entendirent une voiture qui s’arrêtait devant la porte de la maison.

– M. le sheriff, sans doute, dit le greffier à Mary ; il faudrait aller lui ouvrir.

– Le gardien est en bas, répondit la femme de chambre.

– Alors, hâtons-nous.

Mais la jeune fille, qui venait de tirer de l’une des armoires un paquet de dentelles, resta tout à coup immobile et son visage se couvrit d’une affreuse pâleur.

Elle entendait dans le vestibule, et le greffier ainsi que son secrétaire l’entendaient comme elle, une voix de femme dont le timbre s’élevait irrité.

Puis, des pas précipités retentirent dans le salon, la porte de la chambre à coucher s’ouvrit brusquement, une femme apparut, et Mary, l’œil hagard, jeta un cri épouvantable en s’appuyant contre un meuble pour ne pas tomber.

– Qu’est-ce que tout cela signifie ? demanda la nouvelle venue en interrogeant également du regard chacun des acteurs de cette scène.

– Madame ! miss Ada ! balbutia la servante.

– Miss Ada ! répéta le greffier en bondissant du fauteuil où il était étendu.

– Eh bien, oui ! miss Ada, dit la jeune femme. Est-ce que vous êtes tous fous ! Et toi, l’es-tu donc plus encore que les autres ?

En disant ces mots, elle s’était avancée rapidement vers Mary, qui se jeta dans ses bras en s’écriant :

– Je disais bien qu’elle n’était pas morte !

– Comment, morte ?

– Mais oui, morte ! reprit le greffier à son tour ; on a pendu votre assassin ce matin.

– Mon assassin ?

– Oui, James Gobson.

– James Gobson, mon ancien mari ?

– Lui-même, qui vous a tuée et jetée à l’eau, il y a trois mois.

– Tuée, jetée à l’eau ! À moins que ce ne soit une odieuse plaisanterie que vous faites là, messieurs, c’est épouvantable ! Viens ; Mary, courons.

– Oh ! il est trop tard, observa le sheriff : Master Meyer doit avoir fini sa besogne. C’était pour neuf heures, aux Tumbs, comme de coutume.

L’Américaine jeta un cri d’horreur et s’affaissa sur un siège ; mais elle se releva aussitôt pour s’élancer dans l’escalier et, de là, dans la rue.

Sans prendre le temps de mettre un chapeau et un châle, Mary la suivit.

La voiture qui avait amené la voyageuse l’attendait sur le pas de la porte ; elles y montèrent toutes deux en ordonnant au cocher de les conduire à la prison. Le cheval partit au galop.

Mais au moment où, une demi-heure plus tard, elles arrivaient sur la grande place dont les Tumbs occupent un des deux côtés, la voiture se trouva en présence d’une foule si compacte qu’elle dut s’arrêter.

– Impossible d’aller plus loin, dit le cocher.

Mary sauta à terre. Elle venait d’apercevoir le capitaine Young qui s’efforçait, avec l’aide de ses agents, de dissiper les curieux.

– Capitaine, lui cria-t-elle, au nom de Dieu, laissez-nous passer !

– Serait-il trop tard ? Oh ! ces gens m’épouvantent ! Je vous en prie, monsieur, supplia à son tour la jeune femme qui avait rejoint sa domestique.

– Quoi, trop tard ? demanda le chef des détectives de sa voix rude en s’avançant vers ses interlocutrices. Que voulez-vous ? Il n’y a pas d’exécution aujourd’hui.

– Comment, pas d’exécution ? s’écrièrent en même temps la maîtresse et la servante. James Gobson vit encore !

– C’est remis à demain.

– Dieu soit loué ! dit la camériste avec un soupir de soulagement.

– Dieu soit loué ! Qu’est-ce que cela vous fait ? reprit Young.

– Ce que cela nous fait, capitaine ? répondit Mary ; voici miss Ada !

– Miss Ada ! exclama le détective.

Et après avoir regardé attentivement celle qu’on lui désignait, il ajouta :

– My God ! miss Ada ! my God !

La stupeur ne lui permettant pas d’en dire plus long, il entraîna les deux femmes dont la foule se rapprochait, car les plus voisins d’entre les curieux avaient entendu les quelques mots qui venaient d’être échangés, et ils les répétaient tout haut en se montrant la jeune femme.

Les agents livrèrent passage à leur chef qui, après avoir donné un ordre à l’un de ses hommes, introduisit immédiatement la maîtresse et la camériste dans le préau de la prison, puis, de là, dans le cabinet du directeur.

M. Peters, qui était courbé sur son bureau, leva la tête à l’entrée bruyante du capitaine, et à la vue de ses deux protégées, ne comprenant rien à cette visite inattendue, il ouvrit de grands yeux.

– Miss Ada Ricard ! dit l’officier.

L’intrépide Young n’était pas encore assez remis de sa stupéfaction pour prononcer d’autres mots.

– Miss Ada Ricard ! redit le fonctionnaire en se levant brusquement, la femme de…

– Elle-même, monsieur, affirma la visiteuse ; la femme divorcée de ce malheureux James Gobson qui a failli payer ce matin de sa vie une épouvantable erreur.

M. Peters ne fit qu’un bond vers celle qui venait de lui parler ainsi et, la reconnaissant immédiatement, il ne trouva pas une expression pour rendre son étonnement. Ses regards affolés allaient de l’Américaine au chef des détectives, qui répétait :

– My God, my God ! Quelle aventure ! je l’avais bien dit à M. Dow !

– Il faut prévenir immédiatement MM. Kelly et Mortimer, dit enfin au capitaine M. Peters lorsqu’il fut un peu revenu à lui.

– J’ai envoyé de suite un de mes agents à l’office central, répondit Young.

– En attendant, messieurs, est-ce que miss Ada ne pourrait pas voir M. Gobson ? demanda la jeune fille.

– Ce serait une cruauté, ajouta sa maîtresse, que de le laisser plus longtemps dans l’horrible situation où il se trouve.

– Vous avez raison, madame, fit le directeur en se dirigeant vers la porte. Je n’ai d’ailleurs le droit de refuser aucune visite au condamné ! Quel scandale ! Venez. Accompagnez-nous, capitaine.

Et, passant le premier, M. Peters traversa le greffe pour gagner la partie de la prison ou se trouvait la cellule des condamnés à mort.

Le brave fonctionnaire allait si vite, hochant la tête et gesticulant, que les deux femmes avaient peine à le suivre.

Quant au capitaine Young, qui fermait la marche, grâce à sa construction d’échassier, il ouvrait seulement les jambes un peu plus que de coutume et murmurait :

– Ah ! voilà pour l’ami Dow une triste histoire.

Ils gagnèrent ainsi presqu’en courant le couloir sur lequel ouvrait la cellule de James Gobson.

Lorsqu’il en eut atteint la porte, le directeur se la fit ouvrir par le gardien qui s’était immédiatement approché de lui, et il se précipita à l’intérieur.

Le prisonnier était toujours dans la position où nous l’avons laissé. Renversé sur sa chaise, il terminait son second cigare, et le digne M. Midler, qui était à peu près réveillé, psalmodiait avec tendresse :

– Oui, mon cher monsieur Gobson, une seconde de repentir de la part du pécheur suffit pour racheter ses fautes, et…

Mais l’entrée subite de M. Peters coupa la parole au brave méthodiste, et lorsqu’il aperçut les deux femmes qui accompagnaient le directeur, il se frotta les yeux, s’imaginant peut-être qu’il dormait encore.

Quant à James Gobson, à la vue des visiteurs, sa physionomie trahit plus vivement qu’elle ne l’avait fait depuis sa condamnation une émotion violente ; mais, par un énergique effort de volonté, il ne fit pas un geste, ne poussa pas un cri, et, après avoir fixé un instant la jeune femme, il se retourna vers son convive en lui disant d’une voix parfaitement calme :

– Cher monsieur Midler, permettez-moi de vous présenter l’ex-mistress Gobson, miss Ada Ricard, ma malheureuse victime !

Le révérend ne pensa plus qu’il dormait, il crut qu’il devenait fou.

– Pardonnez-moi, James, cet horrible malheur dont, involontairement, j’ai failli être cause, dit alors celle que le prisonnier n’avait pas hésité à reconnaître. Heureusement que je viens à temps.

– Si master Meyer ne s’était pas cassé la jambe, vous seriez arrivée trop tard, répondit le condamné sèchement.

– Je vous en prie, pardonnez-moi, supplia la jeune femme en s’approchant de Gobson et en lui tendant la main.

– Ma foi, oui, je vous pardonne, puisque vous voilà !

Et, se levant, il prit dans les siennes et serra affectueusement les mains de celle qui lui sauvait la vie.

Au même instant, le capitaine Young livrait respectueusement passage à un nouvel arrivant.

C’était M. Mortimer, que l’envoyé du chef des détectives avait rencontré à quelques pas de la prison. L’honorable sheriff était fort pâle, et c’est en balbutiant qu’il demanda à la jolie Américaine :

– Vous êtes miss Ada Ricard ?

– Je le pense, monsieur, répondit celle-ci en souriant.

S’il avait voulu appeler à son aide, pour cette constatation d’identité, un des détails si connus de l’ex-mistress Gobson, détail signalé par le docteur O’Nell dans son rapport d’autopsie, le magistrat eût aperçu, à travers ce sourire, le léger vide qui existait dans la superbe denture de la jeune femme ; mais il n’y pensait guère ; le doute même ne lui était pas permis.

– Vous arrivez bien à point, madame, reprit-il, pour empêcher un irréparable malheur ; en attendant que la justice ait avisé, veuillez, je vous prie, nous expliquer votre longue absence.

– Volontiers, monsieur ; mais pas ici, fit-elle en rougissant.

M. Mortimer comprit que celle dont tout New-York connaissait les mœurs légères avait peut-être à faire quelque révélation difficile, et il l’invita à le suivre jusqu’au greffe.

– Je suis tout à vos ordres, monsieur, dit miss Ada ; mais, James Gobson, qu’allez-vous en faire ? Nous n’allons pas le laisser ici ?

– Oh ! je ne m’ennuie pas du tout dans la société du digne M. Midler, observa le condamné avec un sourire à l’adresse de son consolateur.

Le bon méthodiste ne remercia que par une profonde inclinaison de tête. Il ne savait plus du tout où il en était.

– Madame, dit le sheriff, je ne puis donner aucun ordre à propos du prisonnier.

– Je le conçois, la loi n’a pas prévu mon cas, interrompit James.

– Il faut, poursuivit le magistrat, que le jugement de condamnation soit revisé, mais j’estime que James Gobson pourra être mis en liberté immédiate sous caution.

– Quelque somme qui sera fixée, je la débourserai, dit vivement la jeune femme ; c’est le moins que je puisse faire pour un homme auquel mon absence a failli coûter la vie. À bientôt, James, je l’espère. Viens, Mary.

En disant ces mots, l’ex-mistress Gobson s’était dirigée vers le couloir où M. Mortimer l’attendait. Quant au prisonnier, il avait tendu la main au pasteur en lui disant :

– Cela ne m’empêche pas de vous être tout reconnaissant de vos saintes exhortations, mon révérend ; mais, c’est égal, vous ne vous attendiez pas à ce qui vient de se passer ; ni moi non plus, d’ailleurs. Si nous terminions notre entretien spirituel par un verre de brandy ?

– Les desseins de Dieu sont impénétrables, cher monsieur Gobson, répondit dévotement le brave homme en tendant son verre ; mais gardez toujours le souvenir du danger que vous avez couru, bien certainement pour la punition de vos erreurs.

– Oh ! je ne l’oublierai jamais. À ma résurrection et à votre santé !

En trinquant avec M. Midler, le condamné reprit sur son siège cette position essentiellement américaine dans laquelle l’avait surpris sa libératrice.

Celle-ci, pendant ce temps-là, disait à M. Mortimer, avec qui le directeur l’avait laissée seule dans son bureau :

– À moins qu’il ne soit indispensable de faire autrement, je préférerais beaucoup, monsieur, ne pas avouer les motifs de mon voyage, car ce récit me forcerait à nommer quelqu’un qui désire vivement rester inconnu. Qu’il vous suffise de savoir que cet enlèvement, mis sur le compte de mes assassins, était chose concertée à l’avance, et que j’ai passé les deux mois et demi qui se sont écoulés depuis cette époque en partie en mer et en partie à la Havane. Le seul point intéressant pour la justice est que me voilà, vivante et bien vivante. Le reste est de la vie privée, et personne n’a le droit de m’en demander compte, puisque je ne suis pas ou plutôt ne suis plus mariée.

– Vous avez raison, madame, répondit le sheriff : vous avouerez cependant que cela est bien extraordinaire.

– Ce qui l’est plus encore, c’est votre singulière erreur.

– L’erreur a été générale !

– Non pas, puisque ni M. Gobson ni Mary ne m’avaient reconnue dans cette malheureuse femme.

– Vous verrez le moulage qui en a été fait, et vous même serez stupéfaite.

– M. Saunders n’aurait pas dû s’y méprendre.

– M. Saunders ? Il est à peu près fou. Nous n’avons pu rien en tirer.

– Le pauvre homme ! Cette nouvelle me peine vraiment.

– Il s’accusait lui-même de votre mort. À le croire, il vous avait tuée !

– Lui !

– Autant du moins qu’il était possible de le comprendre.

– Mais, tout d’abord, j’espère que vous allez me laisser rentrer chez moi.

– Sans aucun doute. J’ai fait prévenir M. Davis, le coroner de votre quartier. Dans un instant il sera ici et nous remplirons de suite les formalités nécessaires.

M. Mortimer ne croyait pas si bien dire, car au même moment la porte du bureau s’ouvrit pour laisser passer MM. Kelly et Davis.

Chez chacun des deux magistrats, l’émotion se traduisait selon leur tempérament respectif.

Le gros chef de la police était rouge et congestionné ; le coroner était d’une pâleur livide.

Après avoir fixé pendant quelques secondes le charmant visage de la jeune femme, ils échangèrent des regards désespérés. Il n’y avait plus à en douter, c’était pour tous deux le ridicule.

M. Davis, dont l’esprit élevé ne voyait que l’erreur commise, se demandait avec épouvante ce que serait devenu son honneur de magistrat si l’absente ne s’était pas présentée à temps. Il n’aurait certes pas supporté cette honte.

M. Kelly, plus positif, ne voyait dans tout cet étrange événement qu’un échec de nature à entraver singulièrement sa carrière politique.

Lorsque, un peu remis, les deux fonctionnaires interrogèrent miss Ada, elle leur fit le récit qu’elle avait déjà fait à M. Mortimer.

– C’est fort bien, madame, lui répondit le chef de la police, en domptant avec peine sa colère ; mais vous auriez pu vous dispenser d’exécuter ce voyage mystérieux. Que diable ! personne ne pouvait s’opposer à votre départ. Vous étiez bien libre de remplacer ce stupide Saunders comme vous avez remplacé Cornhill ! By God, qui peut être cette femme qui vous ressemblait tant ? Elle était même encore plus jolie que vous ! On lui avait donc aussi cassé une dent et déchiré une oreille tout exprès, à celle-là ; car vous avez une dent de moins et une cicatrice à l’oreille droite !

L’énorme Kelly était si furieux que, peu galant d’ordinaire, il devenait grossier.

Pour toute réponse à ces questions brutales, celle à laquelle il s’adressait lui envoya un gracieux sourire qui découvrit l’écrin où il manquait une perle, et, s’approchant de lui, elle souleva d’un doigt mignon le gros diamant sous lequel se cachait la petite cicatrice qu’elle avait à son oreille rose et délicieusement ourlée.

Tout cela avait été si coquettement fait que le bourru fonctionnaire ne put s’empêcher de murmurer :

– Par saint Georges, c’est une superbe fille !

Puis il ajouta en s’adressant à Young, qui assistait muet à cette scène bizarre :

– Capitaine, vous allez, avec M. le sheriff, reconduire madame chez elle et la remettre en possession de son hôtel. Vous viendrez ensuite me rejoindre à l’office central et vous ferez prévenir M. William Dow. Pour cette fois, il a été moins malin que tout le monde. Sa maladresse me coûtera peut-être cher.

Ne jugeant pas prudent de défendre son ami, le chef des détectives salua militairement et, montrant le chemin à miss Ada qui avait pris le bras de Mary, il sortit avec elles de la prison.

Sur la place, la foule était immense ; elle savait déjà l’erreur commise par la justice, erreur qui eût été irréparable sans l’accident arrivé à l’exécuteur des hautes-œuvres, et ce fut avec des hurrahs enthousiastes qu’elle accueillit la jeune femme.

Si le capitaine n’avait pas tenu à distance les plus exaltés par ses agents, ils auraient certainement dételé les chevaux de la voiture dans laquelle il avait pris place en compagnie de M. Mortimer, de miss Ada et de Mary.

Se doutant bien qu’une réception toute différente l’attendait, M. Kelly s’était empressé de prendre un autre chemin avec M. Davis :

– Dieu soit loué ! dit le coroner, en franchissant le seuil des Tumbs ; je ne me serais pas pardonné cette erreur.

– Par saint Georges, moi, soupira le chef de la police, ce que je crains, c’est que mes électeurs ne me la pardonnent pas. Que le diable emporte William Dow !

XIV – OÙ WILLIE SAUNDERS PASSE DU DÉSESPOIR À LA STUPÉFACTION ET DE LA STUPÉFACTION À LA COLÈRE.

Rapidement connu, le retour d’une femme dont cent mille personnes avaient vu le cadavre causa, cela se comprend, une émotion difficile à décrire.

Tout d’abord l’événement parut tellement impossible qu’on n’y voulut pas croire ; et on accusa la justice d’avoir, d’accord avec la police, tout arrangé pour sauver la vie du condamné. Mais lorsque, le jour même, les journaux publièrent en détail, dans des suppléments spéciaux, la scène qui s’était passée aux Tumbs, les plus incrédules furent bien obligés de se rendre à l’évidence.

Les rares défenseurs que James Gobson avait conservés dans le peuple eurent alors beau jeu, et l’effervescence grandit si rapidement que, réunis en conseil, le ministre de la justice, le président de la cour criminelle, M. Kelly, le sheriff et le coroner, jugèrent prudent de mettre sans plus de retard le condamné en liberté sous caution.

Par politique, ils fixèrent, séance tenante, cette caution au chiffre insignifiant de cent dollars. Ils savaient d’ailleurs que, s’ils en avaient demandé dix mille, cent individus, pour se faire un peu de popularité, seraient venus les offrir.

Cette décision prise, M. Mortimer courut immédiatement aux Tumbs pour lever l’écrou.

James était en train de faire une partie d’échecs avec le bon M. Midler.

Lorsque le magistrat lui eut appris ce qui avait été arrêté, il fit tranquillement ses préparatifs, descendit au greffe, compta les cent dollars à l’honorable directeur de la prison, M. Peters, et après avoir serré les mains du brave méthodiste, dont les yeux étaient humides, il sortit par la porte qu’avaient franchie, quelques heures auparavant, MM. Kelly et Davis, pour éviter d’affronter la foule.

– Où allez-vous loger ? demanda à James Gobson le sheriff qui l’avait, accompagné.

– À l’hôtel des États-Unis où je suis connu, monsieur, répondit-il ; mais je crois poli de consacrer mes premiers instants de liberté à miss Ada Ricard. Bien qu’il s’en soit fallu de peu qu’elle n’arrivât trop tard, je lui dois néanmoins une visite de remerciement.

Et, hélant un cocher au passage, James salua le sheriff, puis monta en voiture en ordonnant de le conduire au n° 17 de la 23e rue.

Au même instant, William Dow arrivait à l’office central de la police. Prévenu par la voix publique du retour de la noyée, il n’avait pas attendu que M. Kelly le fît demander.

– Eh bien ! lui dit ce dernier, que pensez-vous de ce sot événement ?

– Je pense, monsieur Kelly, répondit-il, que c’est une étrange méprise et qu’il est fort heureux qu’elle ne soit pas devenue une irréparable erreur.

– C’est un peu vous qui en êtes cause.

– Moi ! Est-ce que c’est moi qui ai reconnu dans la morte miss Ada, que je n’avais jamais vue !

– Non, mais c’est vous qui avez fait arrêter James Gobson.

– Qui l’ai fait arrêter plus tôt peut-être que vous n’en auriez donné l’ordre, voilà tout ! Avouez que, le cadavre étant celui de mistress Gobson, la culpabilité de son mari ne pouvait faire aucun doute pour personne.

– Évidemment ; l’avocat de l’État l’a prouvé clair comme le jour. Jamais O’Brien n’avait été aussi éloquent !

– C’est surtout pour M. Davis, qui a fait l’instruction, que l’échec est grave.

– Ça, c’est le moindre de mes soucis. Ce dont je m’inquiète, c’est de ma réputation et de ma situation qui sont en jeu. Mais, aussi, a-t-on jamais vu pareille ressemblance, jusque dans ses moindres détails ? C’est à croire que quelque ennemi politique a choisi ce cadavre tout exprès pour me perdre. Non seulement ce sont les mêmes traits, mais encore il faut qu’on trouve chez la noyée et chez la vivante une dent de moins et une oreille déchirée. C’est vraiment à en perdre la tête !

– Il est certain que c’est inexplicable et que ce concours de circonstances trouble l’esprit.

– Me voilà bien avec ce cadavre sur les bras ! Ce n’est pas le tout d’avoir retrouvé cette coureuse que le diable aurait bien dû emporter, et de n’avoir pas pendu ce Gobson, que le diable aurait pris volontiers, j’en suis convaincu ; il nous faut maintenant découvrir le nom de la noyée et celui de ses assassins.

– Nous trouverons tout cela.

– Si nous n’y parvenons pas, mon cher Dow, je suis un homme perdu.

– Nous y arriverons. Laissez-moi étudier un peu ce mystère. Vous, en attendant, faites bonne contenance devant l’orage.

Et serrant la main du gros Kelly, qui ne savait positivement à quel saint se vouer, William Dow reprit, plus soucieux qu’il ne voulait le paraître, le chemin de chez lui. Il comprenait bien que le chef de la police avait raison et que l’émotion publique, doublement excitée, exigeait double satisfaction : la révision du procès de James Gobson et l’explication du mystère dont était entourée la mort du cadavre anonyme trouvé près du wharf 32.

Pendant ce temps-là, la foule encombrait la vingt-troisième rue et les reporters assiégeaient littéralement le petit hôtel de miss Ada Ricard.

La jeune femme avait dû recevoir aussi plusieurs de ses anciens domestiques qui s’étaient hâtés, par curiosité et par intérêt, d’accourir à la première nouvelle de son retour. Après avoir généreusement récompensé ces gens de leur sympathie, elle les avait congédiés en leur disant qu’elle ne réorganiserait sa maison que dans quelques jours.

Puis les fournisseurs étaient venus, les uns après les autres, protester du chagrin qu’ils avaient éprouvé et du plaisir qu’ils ressentaient ; et cette procession durait déjà depuis deux heures, lorsque de formidables hurrahs s’élevèrent tout à coup dans la rue.

– Vois donc ce que c’est, Mary, dit miss Ada, en pâlissant un peu.

La femme de chambre s’élança à la fenêtre et répondit aussitôt en riant :

– C’est M. Gobson, madame, que la foule a reconnu et qu’elle accompagne de ses applaudissements.

Au même instant, un coup de sonnette se fit entendre.

Mary courut ouvrir, et James, après avoir poussé lui-même trois sonores hurrahs en forme de remerciement, franchit le seuil de l’hôtel.

Mais cela n’était pas assez pour les curieux, car les cris mille fois répétés de « Miss Ada ! miss Ada ! » retentirent aussitôt.

– Il faut vous montrer, madame, conseilla l’un des journalistes qui se trouvaient là.

Au même instant, James Gobson entrait dans le salon et tendait la main à son ancienne femme.

– Et vous montrer avec M. Gobson, ajouta le reporter.

– Monsieur a parfaitement raison, dit le condamné, sans quoi ces gens-là sont capables d’enfoncer votre porte.

Prenant alors le bras de la jeune femme qui paraissait ne tenir que médiocrement à cette exhibition, il se présenta avec elle sur le balcon.

Ce fut alors un enthousiasme indescriptible, un vacarme à rendre fou.

Les cris de « Miss Ada, Gobson for ever ! » se mêlaient à des grognements et aux épithètes les moins flatteuses à l’adresse du gros Kelly.

Cela dura un grand quart d’heure. La foule ne se tut que lorsque Gobson fit signe qu’il allait parler.

– Citoyens, dit-il d’une voix de stentor, miss Ada et moi nous vous remercions sincèrement de cette démonstration sympathique ; elle prouve que les fils de la libre Amérique sont toujours les défenseurs du droit ; qu’ils ne veulent pas qu’on touche au privilège sacré de l’habeas corpus qui est la garantie de tous contre les abus du pouvoir, et qu’ils réprouvent une puissance administrative qui peut commettre des erreurs telles que celle dont j’ai failli être la victime. Sans l’accident arrivé à master Meyer, l’exécuteur des hautes-œuvres, et sans le retour de miss Ada, au moment où je vous parle, je serais pendu, ce qui eût été regrettable, vous l’avouerez, non-seulement pour moi, mais encore pour l’honneur de la justice américaine. Cette tache est épargnée à la gloire de l’Union. Hurrah ! pour les États-Unis d’Amérique, hurrah !

– Hurrah ! hurrah ! répéta la foule en délire.

Et James Gobson, après avoir salué une dernière fois, offrit galamment le bras à sa femme pour rentrer dans l’intérieur de la maison.

Un personnage qui n’avait pas été moins ému que ceux dont nous venons de parler de la réapparition de la jeune femme, c’était M. Robertson junior, qu’un de ses agents avait instruit de l’événement dès la première heure.

Lui aussi s’était donc trompé comme un simple policier ! Son amour-propre en était vivement piqué, quelque joie que manifestât son frère aîné, qui avait été, on s’en souvient, le rival de M. Kelly aux dernières élections.

L’honorable chef de l’agence ne voyait dans l’erreur du chef de la police que la promesse d’une revanche politique éclatante, et il s’en félicitait ; mais M. Robertson junior, plus artiste, ne se pardonnait pas de s’être livré, d’une façon si habile, selon lui, aux déductions que nous avons mises sous les yeux de nos lecteurs.

Ce qui le consolait un peu, c’est qu’afin d’éviter d’être appelé comme témoin et pour ne pas compromettre son établissement, il n’avait fait de confidence à personne, pas même à Saunders, qui, d’ailleurs, eût été hors d’état de le comprendre, poursuivi qu’il était, le malheureux, par l’idée fixe d’être le meurtrier de miss Ada.

Toutefois, jugeant pratique de se faire un mérite auprès du fabricant de biscuits de l’avoir empêché de se dénoncer lui-même, M. Robertson junior résolut de l’aller voir immédiatement.

M. Saunders était plus calme que nous ne l’avons quitté il y a quelques semaines.

Il avait fini par se persuader que, si sa maîtresse était tombée à l’eau dans la rade de Staten-Island, elle ne s’était pas noyée à cet endroit, mais qu’elle avait été la victime d’un crime dont le colonel Forster était peut-être coupable.

Plus tard, lorsque les débats démontrèrent d’une manière si convaincante la culpabilité de James Gobson, le brave commerçant ne chercha pas à s’expliquer comment il pouvait se faire que miss Ada fût tombée du yacht du colonel entre les mains de son premier mari ; son cerveau n’aurait pu se livrer sans danger à un semblable travail ; il adopta les conclusions de l’avocat de l’État et imposa silence à sa conscience, pour ne plus laisser parler que son cœur, c’est-à-dire pour être tout entier aux regrets que lui causait la mort de sa bien-aimée.

Ses amis auraient voulu qu’il se remît aux affaires, mais il ne pouvait s’y décider ; il passait presque toutes ses journées chez lui, buvant, mangeant et soupirant.

C’est à cette dernière occupation que le surprit M. Robertson junior. Rien du retour de la jeune femme n’était encore arrivé jusqu’à lui.

– Soyez le bienvenu, dit-il à l’agent ; racontez-moi comment cet infâme assassin a marché à la potence.

– Cher monsieur, répondit le jeune homme, l’exécution ayant dû être renvoyée à demain parce que Meyer s’est cassé la jambe, ce retard a sauvé le condamné.

– Comment, sauvé ! répéta Saunders sans comprendre.

– Oui, sauvé, car miss Ada Ricard, la victime, est revenue.

Le gros homme fit un bond dans son fauteuil et ouvrit des yeux énormes en bégayant :

– Miss Ada, revenue ! Miss Ada ?

– Elle-même, reprit Robertson junior. Soyez calme, que diable ! Vous voyez que j’ai eu bien raison de vous recommander le silence sur l’aventure de Staten-Island. Nous nous serions compromis inutilement. Oui, miss Ada est de retour ; elle était simplement en voyage.

– En compagnie de ce damné Forster ! mais l’autre, l’autre ?

– La noyée ? On ignore toujours qui elle est.

– Vous avez vu miss Ada ?

– Non, mais un de mes agents, qui était sur la place des Tumbs au moment où elle y est arrivée, l’a suivie jusqu’à sa porte.

– Elle est rentrée dans son hôtel ?

– Il y a déjà deux heures au moins.

– Et Mary, cette coquine, ne m’a pas prévenu !

– Qui ça, Mary ?

– Sa femme de chambre !

En disant ces mots, Saunders avait pris un chapeau et s’était élancé au dehors de son salon.

– Où allez-vous donc ? lui demanda M. Robertson en courant après lui.

– Où je vais ? Mais chez Ada ; je veux dire à la misérable ce que je pense de sa conduite.

– Ou tomber à ses genoux !

Le malheureux fabricant de biscuits s’arrêta brusquement. L’agent secret venait de frapper juste. C’était bien plus l’amour que la colère qui entraînait vers l’infidèle l’inflammable Yankee.

– Eh bien ! oui, dit-il, je l’aime toujours, je veux la voir, répondit-il avec un gros soupir.

– Alors je vous accompagne, proposa Robertson.

– Si vous voulez.

Le jeune homme était enchanté de profiter de l’occasion pour voir vivante celle qu’il ne connaissait que par le cadavre de la morgue.

Ils sautèrent en voiture et furent bientôt au n17 de la 23e rue.

Satisfaite par le speech que lui avait adressé James Gobson, la foule s’était dissipée ; il ne restait plus aux abords de la maison que quelques groupes de curieux.

M. Robertson aida son compagnon à mettre pied à terre et sonna.

Ce fut Mary qui vint ouvrir.

À la vue de la figure congestionnée de Saunders, se sentant la conscience peu tranquille, la servante poussa un cri et se sauva prévenir sa maîtresse.

Celle-ci était en tête-à-tête avec James Gobson.

– Parbleu ! recevez-le, conseilla l’ex-mari avec complaisance, et tâchez de vous en débarrasser si vous le pouvez, surtout si vous le voulez.

La jeune femme sortit de sa chambre, en ferma la porte derrière elle et passa dans le salon. Il était temps : le gros Saunders, qui avait grimpé l’escalier avec une agilité toute juvénile, franchissait lui-même le seuil de cette pièce.

– Ada ! ma chère Ada ! s’écria-t-il en se précipitant vers elle.

Le pauvre homme avait oublié sa colère ; il ne se souvenait plus que de son amour. Les bras ouverts, il ne songeait qu’à pardonner.

Mais, à sa stupéfaction, l’ingrate se déroba à cette étreinte et se contenta de lui tendre la main en disant :

– Mon cher Saunders, vous m’avez donc crue morte, vous aussi ? je ne vous pardonnerai jamais une semblable erreur. Cependant, je n’en suis pas moins enchantée de vous revoir.

Tout cela avait été dit d’un ton si calme, si glacial, que l’infortuné fabricant de biscuits, déjà essoufflé, haletant, sentit ses jambes se dérober sous lui.

Heureusement que M. Robertson junior le soutint et le conduisit jusqu’à un divan, sur lequel il se laissa tomber lourdement.

Ses gros yeux humides fixés sur celle qu’il avait tant pleurée et qui le recevait ainsi, il faisait vraiment peine à voir.

Miss Ada s’assit auprès de lui et lui prit la main.

– Voyons, mon brave Saunders, dit-elle, un peu de courage. Je vous aime toujours beaucoup, mais plus de la même façon. Et puis je veux en finir avec l’existence peu honorable que je menais. D’ailleurs je vais quitter New-York.

– Pour retourner avec le colonel Forster ? Oh ! je le tuerai, murmura le négociant.

– Avec le colonel Forster ! Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

– Est-il possible ! Mais, Robertson, dites-lui donc que nous savons tout.

– Moi ! je ne sais rien, répondit l’agent, qui tenait beaucoup à ne jouer dans cette visite qu’un rôle de curieux.

C’en était trop pour le malheureux, dont la tête n’était pas encore bien solide : sa maîtresse le repoussait et son ami Robertson le reniait.

Exaspéré, furieux, il se releva brusquement et, jetant un regard de mépris à la jeune femme, il sortit du salon avec une espèce de dignité.

Robertson junior, qui n’avait rien de plus à faire dans la maison, s’inclina devant miss Ada et suivit Saunders, à qui il dit, lorsqu’il l’eut rejoint sur le pas de la porte de l’hôtel :

– Pardonnez-moi de vous avoir donné un démenti, cher monsieur ; mais il est bien inutile qu’on nous fasse comparaître tous deux comme témoins dans le procès en révision qui va s’ouvrir. Voulez-vous un conseil ? Restez tranquillement chez vous et oubliez miss Ada ; elle n’est pas digne de votre amour.

– C’est une coquine, bégaya le gros homme, en forme de péroraison et se parlant à lui-même bien plus qu’il ne répondait à son interlocuteur.

Et, laissant celui-ci s’éloigner, il remonta en voiture. Quelques instants après, sur le seuil de sa porte, il aperçut William Dow et jeta un cri de joie.

– Oh ! mon seul ami, dit-il au détective en tombant presque dans ses bras. Elle est vivante, je viens de chez elle. Quelle misérable ! Il faut que vous me rendiez le service d’aller trouver ce maudit colonel Forster ; je veux me battre avec lui ! S’il refuse, je le tuerai.

– Du calme, cher monsieur Saunders, répondit William, en aidant le pauvre homme à monter son escalier. D’abord je n’irai pas chez Forster, et cela pour une bonne raison, c’est qu’il n’est pas à New-York. Si c’est lui qui a enlevé miss Ada et s’ils sont restés ensemble jusqu’à ces derniers jours, ce qui n’est pas certain, car ils peuvent fort bien s’être séparés il y a déjà longtemps ; mais enfin, si elle est restée avec le colonel jusqu’au moment de son retour, il ne l’a pas ramenée. Nous savons en effet que son yacht n’est pas sur rade et que miss Ada Ricard est rentrée en ville par le chemin de fer de Harlem. Vous comprenez que M. Edward Forster, qui doit maintenant être au courant de tout ce scandale, se soucie fort peu de donner des explications fort compromettantes pour lui.

– C’est vrai, cher monsieur Dow, murmura Saunders en se laissant tomber dans un fauteuil, car, en échangeant ces paroles, les deux amis avaient gagné le salon du négociant.

– De plus, à quoi cela vous servirait-il de vous battre, poursuivit le détective, vous, bourgeois paisible, avec cet officier ? Un duel ne vous rendra pas votre maîtresse.

– Et ce voleur de Robertson, qui, après m’avoir pris je ne sais combien de mille dollars, pour des renseignements absurdes, semble trouver toute naturelle la conduite de cette fille.

– Qui ça, Robertson ? l’un des chefs de l’agence Robertson and C° ?

– Oui, Robertson junior. Ma foi, tant pis, je veux vous dire tout ce qui s’est passé entre lui et moi.

Et le brave Saunders, dont le cœur débordait, raconta à William Dow tout ce que savent nos lecteurs de ses rapports avec l’agent secret ; puis il termina en lui remettant ce fameux rapport qui avait provoqué l’expédition à Staten-Island.

– Tout cela est vraiment extraordinaire, fit le policier en hochant la tête, après avoir lu attentivement ce document. Confiez-moi ce rapport.

– Volontiers, répondit le fabricant de biscuits. Qu’en voulez-vous faire ?

– Oh ! rien contre l’agence Robertson, mais il renferme des détails qui peuvent m’être utiles un jour ou l’autre. Je voudrais aussi le portrait de miss Ada. Vous devez en avoir un ?

– Un seul, cher monsieur, un seul ; le voici. Tenez, voici en même temps la lettre que cette malheureuse a écrite à sa femme de chambre pour lui dire de ne pas s’inquiéter de son absence. Ne pas s’en inquiéter ! La misérable !

Le pauvre amoureux avait tiré de son portefeuille une photographie de l’infidèle, photographie qui était enveloppée dans ce billet que Mary lui avait donné quelques instants après l’avoir reçu de sa maîtresse. Il tendit le tout au détective en poussant un gros soupir.

William Dow passa encore plus d’une heure avec Saunders, et lorsqu’il se retira, ce fut le sourire sur les lèvres et en disant à la stupéfaction du bonhomme, qui d’ailleurs ne comptait plus ses étonnements :

– Patience ! je crois que je commence à comprendre.

XV – LE SERMENT DE WILLIAM DOW

Afin de calmer l’opinion publique, en partie du moins, en lui donnant une des deux satisfactions qu’elle réclamait, le ministre de la justice invita la haute cour criminelle à presser la révision du procès de James Gobson, qui était devenu un homme tout à fait important. Tous les journaux illustrés avaient publié son portrait ; sa photographie ornait la vitrine de tous les libraires.

Lorsque la première instruction s’était faite, MM. Mortimer et Davis avaient bien recueilli certains bruits concernant le rôle que le colonel Forster avait dû jouer dans l’enlèvement d’Ada Ricard, mais ils s’en étaient peu préoccupés, d’abord parce que rien ne leur avait démontré que ce bruit eût une base sérieuse, ensuite parce que l’officier était un homme trop considérable pour qu’il fût possible de le compromettre sur de simples soupçons.

Plus tard, lorsque le cadavre avait été découvert, le docteur O’Nell avait assigné à la mort de la victime une date postérieure au départ du yacht, qui pour tout le monde, en effet, s’était éloigné le lendemain même du bal donné au n° 17 de la 23e rue.

Puis étaient venues l’arrestation de Gobson et la démonstration de sa culpabilité, et les magistrats s’étaient applaudis de la perspicacité dont ils avaient fait preuve, en ne prononçant pas le nom du colonel Forster, que, seuls, quelques ennemis politiques auraient été enchantés de voir figurer dans cette scandaleuse et dramatique affaire.

Mais, après ce qui s’était passé et le retour de miss Ada, retour qui n’avait précédé que de quelques jours la rentrée du Gleam sur la rade de New-York, la complicité du galant officier dans l’enlèvement de la jolie New-Yorkaise n’était plus douteux.

Or, bien que ni la justice ni la police n’eussent rien à voir dans cet acte, puisque miss Ada ne se plaignait pas, MM. Mortimer et Davis jugèrent qu’ils ne pouvaient faire autrement que d’interroger le colonel, afin d’obtenir de lui une déclaration de nature à éclairer les magistrats chargés de la révision du procès, à propos de l’emploi du temps de celle dont l’absence avait causé cette fâcheuse erreur judiciaire.

Ce qu’il pourrait arriver de pire, c’est que le colonel Forster refusât de rien dire, et nulle loi alors ne saurait l’y contraindre, car ce qu’il avait fait n’était passible d’aucune peine et appartenait essentiellement à la vie privée.

Dans ce cas, il faudrait bien se passer de lui. Sur Ada Ricard, on ne pouvait compter. Interrogée déjà deux fois, elle avait répondu :

– Je ne puis vous faire connaître l’emploi de mon temps sans compromettre quelqu’un à qui j’ai promis le silence. Si cette personne me dégage de mon serment, je parlerai, bien que je ne voie pas en quoi cela intéresse la justice. Je ne suis pas morte, me voilà : il me semble que c’est le point essentiel.

MM. Mortimer et Davis savaient si bien que la jeune femme était dans le vrai qu’ils usèrent de tous les ménagements avant de demander quelques renseignements à M. Forster ; mais, à leur grande joie, dès leurs premières ouvertures à ce sujet, l’officier leur dit :

– Vous comprenez, messieurs, que je tiens beaucoup à ne figurer à aucun titre dans ces débats auxquels je suis absolument étranger, sauf par le fait seul de l’erreur commise ; cependant, comme je suis d’avis que nul ne doit refuser son aide à la justice de son pays, je suis prêt à tout vous dire, pourvu que vous preniez l’engagement d’honneur de ne pas prononcer mon nom, de ne livrer ni moi ni l’aventure elle-même à la publicité.

Le sheriff et le coroner s’empressèrent de promettre tout ce que désirait le colonel, et le lendemain de cette convention, M. Forster se rendit chez M. Douglas, le président de la cour criminelle.

Il y trouva MM. Kelly, Mortimer et Davis, et lorsque ces magistrats l’eurent remercié de sa bonne volonté à se mettre à leur disposition, lorsqu’ils se furent aussi engagés de nouveau à la plus entière discrétion, on introduisit miss Ada Ricard, qui avait été invitée à se trouver à ce rendez-vous.

L’élégant officier s’empressa de tendre la main à la jeune femme ; elle répondit à cette étreinte avec un charmant sourire, qui prouvait assez que les amoureux s’étaient quittés dans les meilleurs termes, et le colonel Forster fit alors d’un ton rempli de franchise le récit suivant :

– Fort épris de miss Ada et toujours repoussé, j’étais résolu à user de ruse, du moins dans la mesure permise à un galant homme, lorsqu’un individu que je ne connaissais pas et que quelques amis indiscrets sans doute avaient mis au courant de mes intentions, vint me proposer d’enlever madame. J’acceptai, pourvu qu’il ne lui fût fait aucune violence. Vous savez comment l’enlèvement a eu lieu. Miss Ada, elle me permet de lui dire avec reconnaissance, ne se défendit pas. Je l’attendais à Williams-Burgh ; nous nous embarquâmes sur mon yacht le Gleam, et après une station de vingt-quatre heures à Staten-Island, où j’ai une maison de campagne, nous prîmes la mer. Quinze jours plus tard, après nous être arrêtés çà et là le long de la côte, nous étions à la Havane, puis le Gleam fit route vers les Açores. Enfin, je gardai ma prisonnière à mon bord pendant plus de deux mois, qui me parurent bien courts, et il y a une dizaine de jours, mon yacht mouilla devant Baltimore, où miss Ada et moi nous nous séparâmes. Vous comprenez, messieurs, que je n’ai pas eu l’indiscrétion de lui demander ce qu’elle a fait depuis qu’elle est débarquée.

– Vous êtes le plus galant homme que je connaisse, colonel, fit vivement la jeune femme en offrant sa petite main à Forster.

– Et nous, monsieur, nous vous remercions sincèrement, dit M. Douglas. Ainsi que la promesse vous en a été faite, votre nom ne sera pas prononcé. La disparition de madame qui coïncidait d’une façon si fatale avec le crime qui nous préoccupe, et cette ressemblance si extraordinaire entre elle et la victime, tout cela explique la regrettable erreur dont nous poursuivons la réparation.

La réunion se termina sur ces mots ; et après avoir dit adieu à miss Ada d’un geste amical, le colonel se retira d’un côté pendant que la jeune femme s’éloignait de l’autre.

Moins de quinze jours plus tard, la cour criminelle se réunit pour la revision du procès de James Gobson, qui demeurait, ainsi qu’il l’avait dit à M. Mortimer, à l’hôtel des États-Unis, mais qui voyait presque tous les jours celle qui avait porté son nom.

On eût dit que les événements si graves au milieu desquels s’étaient retrouvés les deux époux divorcés avaient amoindri leurs anciens griefs, qu’ils s’étaient pardonné leurs torts mutuels, et que la femme oubliait les brutalités du mari comme le mari oubliait les infidélités de la femme.

On savait que cette dernière devait comparaître devant la justice pour défendre James contre les soupçons qui avaient amené son arrestation, puis sa condamnation, et cette perspective donnait aux nouveaux débats un attrait doublement piquant.

Aussi, le jour de l’audience, la salle de la cour fut-elle promptement envahie.

À l’entrée de James Gobson, qui dut prendre place, ainsi que le voulait la loi, sur le banc des accusés, une salve d’applaudissements retentit, et lorsque miss Ada Ricard parut au bras de l’avocat Macready, la foule leur fit à tous deux une véritable ovation.

Cependant la cour entra en séance et l’avocat de l’État exposa la cause, en expliquant avec une grande clarté et une parfaite loyauté comment la justice avait été conduite à une erreur qui, heureusement, était réparable. Il termina en demandant au jury de rendre un verdict négatif et à la cour d’acquitter, et de réhabiliter l’homme si injustement condamné.

Les choses auraient pu finir ainsi, mais cela n’eût pas fait le compte de l’avocat Macready. L’occasion était trop belle pour critiquer la police, l’instruction criminelle, la loi et la justice.

Pour le défenseur de James Gobson, ce procès pouvait être le point de départ de sa carrière politique. Il s’agissait donc d’en profiter.

D’abord, ainsi que cela avait été convenu, la jeune femme se leva et prononça, d’une voix suffisamment émue, les paroles suivantes :

– Messieurs, je regrette vivement que la justice soit allée chercher dans mon existence conjugale avec M. Gobson des griefs de nature à éveiller ses soupçons. Si, pour des motifs que je n’ai point à rappeler, j’ai dû demander le divorce, je dois protester contre le caractère que les besoins de l’instruction ont donné à celui dont j’ai été la femme. M. Gobson n’a jamais cessé d’être un honnête homme et il eût été facile, en s’adressant à ceux qui l’ont connu autrefois, d’acquérir la conviction qu’il ne pouvait être devenu un voleur ou un assassin. Pour ma part, en attendant la juste réparation à laquelle il a droit, je lui demande pardon d’avoir été la cause involontaire du malheur qui l’a frappé.

On pense aisément avec quels bravos l’auditoire accueillit ce petit discours. M. Macready lui laissa le temps de se calmer, puis il prit à son tour la parole.

Nous ne dirons pas ce plaidoyer ; il fut écrasant pour MM. Mortimer et Davis, et surtout pour le chef de la police.

M. Kelly était un ennemi politique ; le défenseur fut impitoyable. Il le signala aux électeurs comme indigne d’être réélu, et il termina en disant, ce qui était d’ailleurs absolument exact au point de vue de la loi, que les magistrats qui avaient failli faire pendre un innocent devaient s’estimer fort heureux que James Gobson ne leur demandât pas d’énormes dommages-intérêts.

Cette terrible mercuriale n’eut pas moins de succès que les quelques mots de miss Ada, et moins d’un quart d’heure après, le jury s’étant prononcé négativement à l’unanimité, la cour acquittait et réhabilitait James Gobson.

Bien qu’attendu, cet arrêt excita un véritable enthousiasme qui devint du délire, lorsqu’on vit la jeune femme se diriger, le sourire aux lèvres, vers son ancien mari et lui tendre amicalement la main.

Parmi les assistants se trouvaient William Dow et le capitaine Young, dissimulés derrière les curieux privilégiés qui avaient trouvé place sur l’estrade de la cour.

– Eh bien ! monsieur Dow, dit le chef des détectives à son ami, dès que tout fut terminé, voilà qui est fait ; j’en suis enchanté. Cette affaire-là me pesait, à moi aussi, un peu sur la conscience.

– Mon cher Young, répondit William en désignant de la main James Gobson et miss Ada qui s’éloignaient par la porte des magistrats afin d’éviter la foule, je crois que ces deux gaillards-là viennent tout simplement de se moquer de la justice.

– Que voulez-vous dire ?

– Rien que vous puissiez comprendre en ce moment.

Et le détective officieux, sans ajouter un mot, se sépara du capitaine, qui se permit de lever irrévérencieusement les épaules.

Il était évident que, par le fait de l’erreur judiciaire qu’il avait provoquée, notre mystérieux personnage ne semblait plus que fort peu digne d’admiration au terrible Young.

Mais celui qui en voulait le plus à William Dow, c’était le gros Kelly. Aussi le reçut-il assez froidement lorsque, huit jours plus tard, il se présenta à son bureau.

– Vous aurez beau vous excuser, lui dit-il d’un ton bourru, et me donner les meilleures explications, il n’en est pas moins vrai que, politiquement, je suis un homme perdu. Si encore nous pouvions arriver à l’identité de cette noyée et à la découverte de son assassin, je me rattraperais ; mais rien, rien ! Cet imbécile de Young arrête tous les soirs une vingtaine d’ivrognes et autant de pickpockets en guise de dédommagement. C’est à en perdre la tête ! Je n’ai plus qu’à donner ma démission.

– Gardez-vous-en bien, cher monsieur Kelly, dit notre héros, après avoir laissé le chef de la police exhaler toute sa bile. Vous savez que Gobson et Ada Ricard ont quitté New-York ce matin.

– Que Satan les emporte et qu’ils aillent se faire pendre ailleurs !

– Pour quelle époque sont les élections ?

– Dans quatre mois, by God ! dans quatre mois !

– Pouvez-vous donner un congé de quinze jours au capitaine Young ?

– Parbleu oui. Pour ce qu’il fait de bon à New-York ! Où l’envoyez-vous ?

– Je ne l’envoie nulle part, je l’emmène !

– Où cela ?

– Ah ! c’est mon secret !

– Si vous en aviez un pour me rendre mes électeurs !

– Par combien de voix avez-vous été nommé ?

– Par 45,000 !

– Eh bien ! mon cher monsieur Kelly, dans quatre mois, vous aurez dix mille suffrages de plus. C’est moi qui vous le promets. J’en suis à ce point certain que je vous en fais le serment.

– Par saint Georges ! dites-moi, au moins…

– Rien, si vous me le permettez. Faites donner à Young son congé et comptez sur moi. Tout ce que je vous demande, ce sont des lettres de recommandation très pressantes pour vos collègues de Boston, de Buffalo, de Jefferson et de San Francisco.

– Ce soir même ces lettres seront chez vous.

William Dow s’était levé. Le chef de la police voulut le reconduire jusqu’à la porte de son cabinet.

– C’est que ce diable d’homme est capable de le faire comme il le dit, murmura ensuite Kelly en reprenant possession de son fauteuil. Seulement, pourquoi emmène-t-il le capitaine, qui n’est bon à rien ? Après tout, je m’en soucie peu. Qu’il tienne sa promesse, que dans quatre mois je batte une seconde fois ce Robertson de malheur, et je ne lui demanderai rien de plus, pas même ce qu’est devenu cette brute de Young, s’il ne l’a pas ramené avec lui.

DEUXIÈME PARTIE – LA REVANCHE DE WILLIAM DOW

I – À LA RECHERCHE DE L’INCONNU

Quinze jours à peu près s’étaient écoulés depuis les scènes par lesquelles se termine la première partie de ce récit, et New-York avait oublié déjà le procès de James Gobson, bien que l’identité de la femme noyée n’eût pas été découverte et que son assassin fût resté inconnu, lorsqu’un soir l’omnibus du chemin de fer amena à l’hôtel de l’Union, à Jefferson, capitale de l’État de Missouri ; trois voyageurs que le sort paraissait avoir réunis comme à plaisir par amour des contrastes.

L’un était de taille moyenne, d’une physionomie intelligente et de tournure distinguée. L’autre était long, de charpente osseuse et de mine rébarbative. Le troisième, gros, coloré, avait une bonne figure placide et des regards naïfs.

Nos lecteurs ont déjà reconnu William Dow, le capitaine Young et le pauvre Saunders.

Ces trois voyageurs n’avaient quitté New-York que trois jours auparavant, dans les circonstances suivantes.

Un matin, William Dow vint rendre au fabricant de biscuits une visite bien inattendue, car celui-ci ne l’avait plus revu depuis l’arrêt qui avait acquitté et réhabilité James Gobson.

– Vous, monsieur Dow, vous ! s’écria Saunders. Vous ne m’avez donc pas oublié tout à fait ?

– Je n’ai jamais pensé si souvent à vous, au contraire, répondit le détective en serrant la main que lui tendait le négociant.

– Qu’êtes-vous devenu ?

– Je suis allé faire un voyage à Buffalo.

– À Buffalo ?

– Oui, la ville où demeuraient miss Ada et son mari avant leur divorce. Je vous raconterai cette petite excursion plus tard. En ce moment ce n’est pas cela dont il s’agit. Voulez-vous toujours vous venger du ravisseur de votre maîtresse ?

– Certes ! Je veux aussi me venger de la coquine.

Toute la colère et aussi peut-être toute la passion de l’amoureux Yankee se réveillaient au souvenir de l’infidèle et du sans-gêne avec lequel il avait été abandonné.

– Alors, reprit Dow, réglez vos affaires pour une absence d’une dizaine de jours ; je vous emmène.

Le bon Saunders n’avait même pas demandé à son ami où il voulait le conduire ; il était allé tout simplement, sa valise à la main et son portefeuille bourré de banknotes, le rejoindre à la gare qu’il lui avait désignée, celle de Washington.

Avec Young, les choses s’étaient passées de même.

M. Kelly ayant averti le chef des détectives qu’il pourrait s’absenter en compagnie de William Dow quand celui-ci le désirerait, le terrible capitaine n’avait pas hasardé l’ombre d’une réflexion. Lorsque l’ordre de se trouver à la gare lui était parvenu, il s’était contenté d’annoncer son départ à l’office central, et c’est à peine si, en retrouvant le fabricant de biscuits au chemin de fer, il avait esquissé un mouvement de surprise.

Durant la route, de New-York à Washington, de Washington à Saint-Louis et de Saint-Louis à Jefferson, Saunders avait bien tenté de temps à autre quelques questions, mais William Dow était resté impénétrable.

Le seul renseignement qu’il n’eût pas refusé à l’ex-amant de miss Ada, c’est qu’ils s’arrêteraient à Jefferson.

Le brave négociant aspirait donc doublement après le moment de l’arrivée, d’abord parce qu’il tenait beaucoup à ses aises et que le voyage, si confortables que soient les wagons américains, l’avait extrêmement fatigué, ensuite parce qu’il espérait que son ami Dow ne tarderait pas davantage à l’instruire du but de ce long voyage.

Aussi, à peine installé à l’hôtel, le pressa-t-il d’interrogations.

– Cher monsieur, lui répondit notre personnage, j’avais besoin d’avoir auprès de moi, pendant la campagne que j’entreprends, deux auxiliaires et deux témoins. Vous et Young étiez, entre tous, ceux qui me convenaient le mieux par leur caractère, leur énergie, leur honorabilité. Voilà pourquoi vous êtes avec moi.

Intérieurement flatté de ces épithètes louangeuses dont il avait le droit de prendre sa part, Saunders sourit en disant :

– Sans doute, sans doute ! mais auxiliaires, comment ? témoins, de quoi ?

– Je n’en sais rien encore, tout dépendra des circonstances. Nous ne sommes qu’à la première station de notre excursion.

– La première station ! Où donc allons-nous ?

– Je ne puis vous le dire en ce moment.

– Je suppose cependant que nous ne ferons pas le tour du monde.

– Oh ! pas tout à fait.

– Comment, pas tout à fait ! mais je ne veux pas même le faire en partie.

Le gros homme avait prononcé ces mots avec une physionomie tellement bouleversée et un accent d’épouvante si comique que William Dow, toujours si grave, ne put s’empêcher de sourire en lui répondant :

– Calmez-vous, mon cher ami ; c’est vous-même qui, dès demain, me prierez de ne pas interrompre notre voyage. En attendant, dînons.

Un peu rassuré, mais non convaincu, Saunders se décida alors à se mettre à table, et il s’y comporta si bien que deux heures après, il passa directement de la salle à manger dans son lit, pour oublier instantanément qu’il était à trois cents lieues de New-York, à la recherche d’un problème dont il ne connaissait pas le premier mot.

Le lendemain matin, après une excellente nuit et au moment où il se disposait à rejoindre Dow et Young, ceux-ci se firent annoncer par un des domestiques de l’hôtel et montèrent dans sa chambre.

Avant qu’ils n’en eussent fermé la porte, le gros Yankee crut voir que ses compagnons de route étaient suivis par une demi-douzaine d’individus qui s’étaient arrêtés dans le vestibule.

Il allait s’informer de ce que voulaient ces gens, mais il n’en eut pas le temps, car William Dow lui dit aussitôt, en lui serrant la main :

– Cher monsieur, voulez-vous nous permettre de recevoir chez vous quelques visites ?

– Parfaitement, répondit le fabricant de biscuits, qui s’était sagement décidé à ne plus demander aucune explication à son mystérieux ami.

Celui-ci s’était assis auprès d’une table et avait tiré de sa poche un large pli, dans lequel se trouvaient des papiers et des photographies.

– Vous connaissez cet homme ? demanda-t-il à Saunders en lui présentant un des portraits.

– Non, fit le négociant après un instant d’examen.

– Et vous, mon brave Young ?

– Parbleu ! s’écria le chef des détectives, c’est James Gobson !

– Lui-même, le mari de miss Ada.

– Le mari de miss Ada ! répéta Saunders.

Il avait arraché la photographie des mains du détective et dévorait de ses regards furieux cet homme que sa jalousie lui représentait aux pieds de l’infidèle.

– Capitaine, dit William Dow, faites-moi le plaisir d’introduire l’un après l’autre chacun des individus qui sont là dans le vestibule. Commencez par Thomas Bernett.

– Thomas Bernett, appela Young de sa plus belle voix de commandement, en ouvrant la porte.

L’homme dont c’était le nom s’empressa de paraître. C’était le portier de l’hôtel de l’Union.

– Au mois de janvier dernier, lui demanda Dow, vous étiez déjà dans cet établissement ?

– Il y a un an que j’en suis le concierge-interprète, répondit Bernett.

– Vous avez, alors, affaire à tous les voyageurs ?

– À tous.

– Vous rappelez-vous celui-ci ?

Il lui présentait le portrait de James Gobson.

– Parfaitement, affirma l’employé. Autant que je puis m’en souvenir, j’ai vu ce monsieur dans les premiers jours de janvier. Il est resté ici trois ou quatre jours.

– Merci, mon ami, à un autre : Tom Byng !

Tom Byng était le conducteur de l’omnibus de l’hôtel. Cet employé, ainsi que son camarade, reconnut immédiatement dans la photographie du mari d’Ada Ricard, un voyageur qu’il avait conduit au chemin de fer du Nord dans les premiers jours du mois de janvier.

Puis vinrent ensuite le sommelier, le maître d’hôtel, le coiffeur de l’établissement et un armurier, qui n’hésitèrent pas à retrouver, dans le portrait de James Gobson, les traits d’un individu avec lequel ils avaient eu divers rapports à l’époque dont parlait leur interrogateur.

– Mon cher monsieur Saunders, dit le détective après avoir pris note de ces renseignements, faites-moi le plaisir de donner dix dollars à chacun de ces braves gens.

Sans se permettre l’ombre d’une réflexion, le fabricant de biscuits déboursa ladite somme, et il attendit patiemment le départ de ses cinquante dollars pour avoir le mot de l’énigme.

– Vous ne comprenez pas, lui demanda William.

– Non, répondit franchement le brave homme.

– Et vous, Young ?

– Pas davantage, fit à son tour le capitaine avec un sourire qu’il s’efforçait de rendre moqueur.

– Eh bien, mes chers amis, je ne vous demande que de vous souvenir exactement des paroles que vous venez d’entendre : James Gobson était ici, à Jefferson, au commencement de janvier, c’est-à-dire quelques jours avant l’enlèvement de miss Ada et la découverte de cette noyée dont on ignore toujours le nom. De cette ville, le même personnage est parti pour Omaha ; le conducteur de l’omnibus s’en rappelle parfaitement.

– D’où vous concluez ? hasarda le sceptique Young.

– Je ne conclus pas ; je constate ; et, ce premier point assuré, je décide notre départ pour Omaha.

– Pour Omaha ! s’écria Saunders.

– Où, je l’espère, nous trouverons quelque piste plus intéressante encore. Le train part à midi ; nous y serons rendus demain de bonne heure.

En disant ces mots, William Dow avait remis précieusement le portrait de James Gobson dans son portefeuille et il s’était levé.

Le marchand de biscuits, n’ayant aucune objection à faire, regardait le capitaine ; celui-ci haussa les épaules.

Ne comprenant pas où son ami voulait en venir, le terrible mais peu intelligent chef des détectives trouvait plus simple d’affecter avec lui une sorte de condescendance ironique ; mais comme il ne lui obéissait pas moins aveuglément que Saunders, ils montèrent tous trois en wagon après le déjeuner.

Le lendemain matin ils étaient à Omaha, la dernière station, à cette époque, du chemin de fer qui allait bientôt s’élancer dans l’Ouest, à travers le désert et les Montagnes-Rocheuses jusqu’à San-Francisco.

C’est dans cette ville que se rejoignent toutes les lignes de l’Erie railway et que commence le manche de ce que les Américains appellent prosaïquement la Fourchette.

Nulle figure, en effet, ne représente mieux que celle de cet instrument de table ce gigantesque réseau dont les diverses voies partent d’Omaha pour se diriger vers l’Est c’est-à-dire vers Chicago, Philadelphie, New-York, Saint-Louis et Washington, tandis qu’une ligne unique court jusqu’au Pacifique.

Situé au confluent de la rivière Plate et du Missouri, à moitié route à peu près de New-York et de San-Francisco, c’est-à-dire à plus de cinq cents lieues des deux Océans, sur les confins du désert, en plein pays indien, Omaha était déjà une grande ville par ses usines, ses chantiers, ses magasins, ses hôtels, mais il restait un caravansérail étrange par la population flottante qui le traversait et par le voisinage des Indiens Paunies, Ottoes, Winebageos et Sioux, qui campaient aux environs dans les réserves sur les rives boueuses du Missouri, dans les plaines, en formant autour de ce point civilisé comme une ceinture primitive et sauvage.

C’était aux forts Calhoun et Croghan, et un peu plus au Nord, à Dakota, sur la rive gauche du Missouri, que les Indiens venaient échanger les produits de leurs chasses et leurs bestiaux contre des armes, de la poudre, des vêtements et de l’eau-de-vie ; mais ils avaient aussi avec Omaha des rapports directs, par l’intermédiaire des agents des grandes compagnies de fourrures et par les trappeurs et les pionniers qui trafiquaient pour leur propre compte.

Ces individus, batteurs d’estrade, aventuriers, repris de justice pour la plupart, apparaissaient en ville à intervalles presque réguliers.

Certains y avaient des relations officielles, car c’était par eux que les autorités militaires étaient instruites des dispositions pacifiques ou belliqueuses de ces peuplades, qui défendent si énergiquement pied à pied ce territoire dont la civilisation et l’industrie leur prend chaque jour une nouvelle partie.

Si peu au courant qu’il fût de toutes ces questions, Saunders ne les ignorait pas totalement, et laissé seul par William Dow, sous la galerie de l’hôtel où ils étaient descendus, il se demandait, sans se pouvoir répondre, ce que son ami venait chercher dans ce pays perdu, lorsqu’il l’aperçut traversant le jardin de l’établissement en compagnie de Young et d’un second personnage singulièrement accoutré.

On eût dit un héros de Fenimore Cooper ou du capitaine Meyne-Reyd.

Il était chaussé de fortes bottes d’où sortaient ses pantalons de velours brun à côtes, que retenait une large ceinture de cuir paraissant être tout à la fois son arsenal et son coffre-fort, car elle était ornée de deux revolvers et d’un long couteau, et son épaisseur révélait la présence d’une quantité respectable de pièces de monnaie.

Sa veste de chasse entr’ouverte laissait voir sa chemise de laine rouge et sa poitrine velue. Il était coiffé d’un chapeau de feutre mou à grands bords, et portait fièrement en bandoulière une carabine à deux coups.

Autant que le permettait d’en juger sa barbe épaisse, d’un blond fauve, cet homme devait avoir une quarantaine d’années. Ce qu’il était facile de deviner, à ses regards, à sa voix, à ses larges épaules, c’étaient son énergie et sa vigueur.

Pendant que le fabricant de biscuits l’examinait, l’inconnu, tout en causant avec ses compagnons, avait gagné la galerie.

– Monsieur Saunders, dit le détective lorsqu’ils l’eurent rejoint tous trois, je vous présente John Buttler, le plus intrépide trappeur des rives du Missouri.

Le bonhomme se souleva poliment du fauteuil de rotins dans lequel il était étendu, et toute sa physionomie se fit à ce point interrogative que William Dow comprit combien il implorait une explication.

Aussi reprit-il aussitôt, en faisant signe au trappeur et à Young de s’asseoir et en prenant lui-même un siège :

– Nous sommes parfaitement ici pour causer. M. Buttler, cher monsieur, connaît mieux qu’un Indien même toutes les peuplades qui occupent les réserves au nord d’Omaha et les chefs des Sioux de Dakota sont particulièrement ses amis. Or, comme c’est chez ces braves gens que nous avons affaire, je l’ai prié de nous servir de guide.

Saunders, qui s’était étendu de nouveau dans son fauteuil, en bondit épouvanté.

– Chez les Sioux, répétait-il ; chez les Sioux !

D’un geste fort expressif, il décrivait autour de sa tête le mouvement circulaire de l’opération du scalp.

– Oh ! ne craignez rien, monsieur, dit John Buttler en souriant. Avec moi, il n’y a nul danger de ce genre à courir.

Le pacifique Yankee, qui parcourait de ses regards affolés l’attirail meurtrier du trappeur, paraissait si bien dire que ce n’était pas des Indiens seuls dont il était effrayé, que le capitaine Young lui-même éclata de rire. Mais Buttler, sans s’offenser des soupçons du gros homme, reprit avec le même calme :

– Non, monsieur, vous n’aurez rien à redouter ; nous sommes en ce moment en paix avec les Indiens de la plaine. Les chefs qui sont allés à Washington au mois de janvier, sont revenus satisfaits ; on peut parcourir sans l’ombre de péril le Dakota et l’Iowa.

– Vous entendez, cher monsieur Saunders, observa Dow : les chefs qui sont allés à Washington au mois de janvier. Retenez bien ces mots : au mois de janvier.

– Par le diable ! J’entends bien, répondit l’ex-amant de miss Ada, mais je ne comprends pas. Que voulez-vous aller faire chez les Sioux ?

– Ceci, c’est mon secret. Refusez-vous de m’accompagner ?

– Pardieu, non ; vous diriez que j’ai eu peur. Cependant si je saisis un traître mot, je veux être pendu un jour.

– Ce n’est pas vous qui le serez.

– Je l’espère bien ; mais qui donc ?

– James Gobson en personne.

– James Gobson ! Alors miss Ada redeviendra libre. Je suis certain, voyez-vous, que c’est la terreur seule qui l’unit à ce misérable. James Gobson pendu ! Mais pourquoi faut-il, pour obtenir ce résultat, que nous allions chez les Indiens ?

– Parce que c’est là que se trouve la corde que je lui destine.

– Tenez, cher ami, je préfère ne plus vous interroger, car vous me répondez de façon à me faire perdre la tête une seconde fois. Eh ! bien ! soit, en route pour la Prairie. Ah ! si jamais on m’avait dit que je deviendrais trappeur ! Quand partons-nous ?

– Demain, au point du jour, répondit Buttler, à qui s’adressait spécialement cette question ; le chemin de fer nous laissera le soir même à Sioux-City. Nous trouverons là des chevaux, et, en quelques heures, nous serons sur les réserves.

Les réserves sont les territoires laissés aux Indiens. Ils ne doivent pas en dépasser les limites, du moins en troupes nombreuses et en armes.

– À demain alors, fit Saunders avec un geste héroïque.

– À demain, messieurs, répéta le trappeur. C’est moi qui viendrai vous réveiller.

Et rejetant sur son épaule sa carabine qu’il avait placée entre ses jambes, John Buttler salua ses futurs compagnons et sortit de la galerie.

– Monsieur Dow, dit le brave fabricant, en montrant du doigt l’aventurier qui traversait le jardin, est-ce que vous êtes bien sûr de ce gaillard-là ?

– Mon cher ami, riposta le détective, j’ai pris tous les renseignements utiles sur Buttler ; il y a dix ans qu’il parcourt la prairie, chassant, faisant des échanges, servant souvent d’intermédiaire entre les commandants des forts et les Indiens, et jamais on n’a eu à se plaindre de lui. D’ailleurs quel intérêt aurait-il à nous trahir ? Je lui donnerai demain 100 dollars en arrivant à Sioux-City, 100 autres lorsque nous y rentrerons et enfin 100 autres encore si les renseignements qu’il m’a fournis sont exacts et si je rapporte de notre excursion ce que je vais chercher. De plus, comme tout me permet de supposer que maître Buttler a sur la conscience quelque peccadille qui l’a conduit à cette vie aventureuse, je lui ai promis d’arranger son affaire à ma rentrée à New-York. Il a ma parole et celle M. Young.

– Absolument, répondit le capitaine. Et d’abord, est-ce que nous avons besoin de prendre toutes ces précautions ? Est-ce qu’à nous trois nous ne valons pas tous les aventuriers et tous les Indiens de la prairie !

Cette énergique déclaration de l’intrépide capitaine coupa court à quelque dernière observation qu’aurait peut-être hasardée volontiers le pauvre Saunders. Faisant contre mauvaise fortune bon visage, il se campa sur les hanches et dit au chef des détectives d’un ton délibéré :

– Bien parlé, monsieur Young ! Je continue à ne pas comprendre pourquoi nous allons là bas, mais je suis des vôtres. Lorsque je reverrai miss Ada, je veux qu’elle sache ce que j’ai fait pour elle.

Le lendemain, les choses se passèrent comme elles avaient été arrêtées. Accompagnés de John Buttler, les trois voyageurs prirent le premier train qui les conduisit en quelques heures à Sioux-City, une des stations du chemin de fer qui relie Omaha à Chicago, en traversant l’Iowa et l’Illinois.

Après avoir passé la nuit dans cette ville, le jour suivant, au lever du soleil, ils la quittèrent pour suivre la route que côtoie la rivière des Sioux, en remontant jusqu’au fort Dakota.

William Dow avait une lettre de recommandation pour le commandant de ce poste avancé.

Les quatre excursionnistes montaient d’excellents chevaux que Buttler avait trouvés assez facilement, et Saunders était superbe dans son attirail guerrier.

Lui aussi, à l’instar d’un trappeur, il avait fait de sa ceinture un véritable arsenal, et il caressait souvent du regard la carabine qui était attachée à sa selle. On eût dit qu’il partait à la conquête d’un territoire ennemi.

Mais, vers le milieu de la matinée, au fur et à mesure que le soleil devenait plus perpendiculaire et plus ardent, cette belle ardeur commença à décroître, et Dow y mit bon ordre en disant au fabricant de biscuits :

– Mon cher monsieur, si nous continuons de ce train-là, nos chevaux seront fourbus avant d’avoir franchi les vingt-cinq lieues que nous avons à parcourir.

– D’ailleurs, observa Buttler, nous ne pouvons arriver au fort aujourd’hui. Le plus sage est donc de ne pas nous presser et de ménager nos montures. Nous en aurons surtout besoin dans la prairie.

Ces quelques mots rappelèrent le bon bourgeois au calme, et la petite troupe poursuivit sa marche avec une allure plus modérée.

Vers midi, elle fit halte sur le bord de la rivière, à l’abri de quelques arbres maladifs, et Saunders, prit de fort bon appétit sa part des provisions dont le trappeur n’avait pas manqué de se munir ; puis, après quelques heures de repos, nos voyageurs se remirent en route.

Le soir venu, ils trouvèrent, moyennant dollars, l’hospitalité dans une ferme allemande, et, le lendemain, après avoir traversé à gué un des bras de la rivière des Sioux, ils arrivèrent enfin au fort Dakota.

Le capitaine Semmes qui commandait cette position militaire reçut à merveille William Dow et ses compagnons, et comme le fort était admirablement approvisionné, Saunders, que la longueur de la route avait un peu assombri, reprit bientôt son humeur guerrière.

Le lendemain matin, il était équipé depuis longtemps déjà lorsque Buttler donna le signal du départ.

Une heure plus tard, après avoir piqué droit au nord, nos héros étaient dans la Prairie.

Ils n’avaient plus autour d’eux pour horizon qu’une plaine immense sans ondulations de terrain, d’un vert sombre et d’une tristesse désespérante.

C’est à peine si, çà et là, quelques arbrisseaux brisaient la monotonie du paysage, en s’élevant au-dessus de l’herbe épaisse dans laquelle les chevaux disparaissaient jusqu’à mi-jambe.

Dédaignant, malgré le brouillard, les sentiers frayés par les bœufs, le trappeur avait lancé ses compagnons à travers la plaine, n’ayant pour guide, dans ce véritable désert, que des points de repère connus de lui seul.

– Eh ! master John, lui demanda tout à coup Saunders, après avoir gardé le silence autant que le lui avait permis sa patience, est-ce que nous en avons encore pour longtemps de cette sotte promenade ?

– Pour deux heures au moins, répondit Buttler, qui le précédait, et je vous engage à marcher sur mes pas, car, en vous écartant, vous pourriez rencontrer quelque tourbière dans laquelle vous disparaîtriez, vous et votre cheval.

– My God ! s’écria le bonhomme effrayé de ce nouveau danger qu’il courait sans le savoir depuis son entrée dans la prairie, vous auriez pu me prévenir plus tôt.

– Voyons, un peu de calme, cher monsieur Saunders, lui conseilla William Dow ; écoutez les conseils de ce brave garçon et prenez modèle sur le capitaine et moi.

– Ce brave garçon ! Ça vous plaît à dire ! Mais vous, monsieur Dow, vous savez où vous allez ; vous avez votre but ; moi, je ne sais rien du tout. Quant à M. Young, c’est son métier de risquer sa peau ; tandis que ce n’est pas le mien.

Nous ignorons si le chef des détectives était de cet avis. Le voyage ne le rendait pas plus causeur que d’ordinaire. Solidement campé sur sa selle, le cigare à la bouche, il ne s’occupait ni de ses compagnons, ni de la route, ni du terme de l’excursion. M. Kelly lui avait dit : « Vous accompagnerez M. William Dow » ; Young accompagnait William Dow. Il l’eût accompagné de la sorte jusqu’au Pacifique !

Le capitaine ne répondit donc pas à l’irascible fabricant de biscuits.

Cependant, au bout d’une heure, l’aspect de la prairie se modifia peu à peu. L’herbe était moins épaisse et les cavaliers pouvaient distinguer devant eux un bouquet de grands arbres, qui indiquaient comme une oasis au milieu de ce désert de verdure.

Bientôt, en effet, ils aperçurent des champs cultivés, des bestiaux, tous les indices enfin d’un village qui devait s’élever non loin de là, probablement derrière le petit monticule dont ils n’étaient séparés que par quelques centaines de mètres.

Le front de Saunders était redevenu joyeux, et il s’élançait déjà en avant lorsque Buttler s’arrêta brusquement.

Un homme, qui venait de surgir des hautes herbes la carabine à l’épaule, semblait vouloir empêcher les voyageurs d’aller plus loin.

À cette apparition menaçante, le prudent industriel se rappela tout à coup que le trappeur lui avait recommandé de marcher sur ses pas et il reprit la file.

Buttler sauta à terre, s’approcha de l’Indien, qui n’était pas autre chose qu’une de ces sentinelles dont sont toujours entourés, dans un large rayon, les villages sioux, et il lui dit quelques mots qui transformèrent immédiatement son attitude.

Relevant son arme, il tendit la main à l’aventurier.

Celui-ci remonta immédiatement à cheval, et la petite troupe, escortée du Sioux, se dirigea au pas, à travers des champs de maïs, vers le village dont elle aperçut bientôt les premières tentes.

II – UN SOUVENIR D’AMOUR

Le bon Saunders avait bien entendu parler de ces villages indiens composés de tentes faites de peaux de bisons, et il n’ignorait pas tout à fait qu’il existât toujours des peuplades nomades que la civilisation repoussait dans le désert ; mais tout cela, jusqu’alors, l’avait peu intéressé, et voilà que lui, paisible négociant, homme positif et esprit pratique, il se trouvait transporté au milieu de ce monde bizarre.

Aussi examinait-il avec autant de stupéfaction que de curiosité ces demeures primitives et ces individus étrangement accoutrés qui s’étaient groupés, au nombre d’une trentaine au moins, en avant des cases, pour recevoir les voyageurs.

Ceux-ci mirent pied à terre et s’avancèrent vers les Sioux.

Buttler, qui marchait le premier, s’approcha d’un des Indiens, le chef ; lui fit un petit discours qui parut obtenir l’approbation générale ; le Sioux lui répondit par quelques mots prononcés d’une voix gutturale, et le trappeur, se tournant vers ses compagnons leur dit :

– Jimïn, l’Élan-Rapide, chef de ce village, donne la bienvenue à ses frères de l’Est, les visages-pâles, et il leur offre l’hospitalité sous sa tente.

Puis Buttler ajouta, cessant de traduire les paroles du Sioux et n’exprimant plus que sa propre pensée :

– J’ai dit à Jimïn que vous êtes de riches marchands de fourrures ayant l’intention de fonder un comptoir à Omaha et que votre seul but, en venant dans la Prairie, est d’établir des rapports directs avec sa peuplade, afin de lui acheter les peaux à un prix supérieur à celui qu’en donnent les agents des compagnies.

– C’est très ingénieux, répondit William Dow.

– Bon ! me voilà maintenant marchand de fourrures, murmura Saunders.

Quant à Young, son intrépidité s’humiliait de cette nouvelle situation sociale, et, sans sortir de son mutisme accoutumé, il protestait en tortillant sa longue moustache d’un geste plus guerrier que jamais.

Cependant, la présentation terminée, les excursionnistes se dirigèrent vers la tente du chef, à travers la population entière du village, hommes, femmes et enfants, qui se pressait curieusement autour d’eux.

Cette tente de Jimïn ressemblait à toutes les autres, sauf qu’elle était un peu plus grande. Faite de peaux de bisons grossièrement cousues, elle était divisée en deux parties : l’une occupée par la famille du chef, l’autre destinée aux réceptions officielles, lorsque Jimïn réunissait ses guerriers en conseil.

C’est dans cette seconde partie de la tente que les voyageurs furent introduits.

De grosses nattes de paille de maïs en tapissaient le sol ; les parois en étaient ornées d’armes et d’ustensiles de pêche ; il ne s’y trouvait pas d’autres sièges que des caisses et des paquets de peaux si mal préparées qu’elles exhalaient une détestable odeur.

Ainsi que ses compagnons, Saunders dut se contenter de ces divans primitifs ; il s’y assit ou plutôt s’y laissa tomber ; on servit immédiatement du lait et des gâteaux de maïs, puis le chef alluma sa longue pipe, et après avoir fumé silencieusement pendant un grand quart d’heure, il entama avec Buttler une conversation que celui-ci traduisait au fur et à mesure.

Jimïn s’informait des dispositions du gouvernement à l’égard des Indiens, du prix des denrées, et il se plaignait amèrement des agents des grandes compagnies de fourrures qui, en échange du produit de la chasse des Indiens, ne leur livraient que de la poudre éventée, de mauvaises armes, de l’eau-de-vie frelatée et du tabac exécrable.

Le trappeur lui affirmait au nom de ses amis que ses justes griefs seraient transmis au président de l’Union, qui ne manquerait pas de faire une enquête, et il lui conseillait de se rendre lui-même à Washington pour y formuler ses plaintes.

– À quoi cela nous servira-t-il ? reprit Jimïn en hochant tristement la tête ; nos frères les visages-pâles promettent mais oublient leurs serments. Il y a quatre lunes, je suis allé avec dix de mes guerriers à Washington ; on nous a juré qu’il serait fait droit à nos réclamations, et rien n’est changé. Le Grand-Esprit abandonne ses enfants.

– Demandez-lui, dit à Buttler William Dow, qui écoutait attentivement les moindres paroles du chef sioux, s’il n’est pas revenu émerveillé de la splendeur de nos villes.

Le trappeur traduisit fidèlement cette question.

– L’Indien, répondit Jimïn, ne voit rien lorsqu’il va dans vos villes ; ses regards comme son cœur franchissent l’espace pour retrouver son wigwam et ses prairies. Je ne serais resté à Washington qu’un seul jour, si je n’avais dû attendre deux de mes guerriers qui s’étaient égarés.

– Lesquels ? interrogea Buttler à la prière du détective.

– Washali et Winka, fit le chef en désignant de la main deux Sioux accroupis à sa droite. Un des vôtres, dont la femme avait été ravie, leur a demandé le secours de leurs bras. Il savait que l’Indien, opprimé lui-même, est toujours au service de celui qui souffre. Le visage-pâle n’a pas été ingrat, car avec l’or qu’il a donné à Washali et à Winka, ils ont acheté des armes supérieures à celles que les agents nous vendent si cher.

Chacun des deux guerriers avait, en effet, auprès de lui, une solide carabine à double canon.

Au fur et à mesure que le trappeur lui traduisait ces dernières phrases de Jimïn, la physionomie de William Dow exprimait une satisfaction de plus en plus vive.

– Cher monsieur, dit-il en s’adressant à Saunders lorsque l’interprète eut terminé, et en désignant les deux Sioux, dont les regards brillaient d’orgueil, vous ne reconnaissez pas deux de vos invités ?

– Hein ! quoi ? répondit le négociant que la fatigue, la fumée, l’odeur de peaux et surtout le peu d’intérêt qu’il portait à la conversation avaient à moitié endormi.

– Ces deux indiens, là, à la droite du chef, reprit le détective.

– Oui, eh bien ?

– Vous ne les reconnaissez pas ?

– Où diable voulez-vous que j’aie jamais vu ces singes-là ?

– Chez vous.

– Chez moi !

– Ou plutôt chez miss Ada Ricard.

– Chez Ada ? Voyons, cher monsieur Dow… Ah !

Le pauvre Saunders exprimant assez, par ce cri, qu’il commençait à comprendre, son ami eut pitié de son cerveau déjà si ébranlé et poursuivit :

– Oui, chez miss Ada Ricard, au bal. Ces Indiens sont deux des trois masques qui ont enlevé votre maîtresse.

– Mais le troisième ?

– C’est son mari !

– James Gobson ?

– Lui-même, ce n’est pas douteux.

– Celui qui l’a enlevée l’a conduite au colonel Forster, ce ne peut être son mari ; il l’aurait gardée pour lui !

– Vous allez trop vite ; ceci est un autre ordre d’idées ; nous y viendrons plus tard. En attendant, voulez-vous vous assurer du rôle qu’ont joué ces deux hommes dans cette fameuse nuit ?

– Je le crois bien ; mais hâtons-nous, car je vous jure que je n’y suis plus du tout.

Le bonhomme, en effet, prenait sa tête à deux mains et implorait de ses gros yeux hébétés le capitaine Young qui, fort intéressé par cette scène inattendue, ne quittait pas du regard Willam Dow.

– Vos deux vaillants guerriers, dit celui-ci à Jimïn, par l’organe de Buttler, ont rendu ce jour-là un grand service à l’un de mes amis. Sachant que venais dans les Réserves, il m’a chargé de les remercier une seconde fois, se souviennent-ils au moins de ses traits ?

– L’Indien n’oublie jamais celui dont il a reçu un bienfait, répondit sentencieusement le chef.

Les deux Sioux, en forme d’affirmation, firent résonner leurs carabines.

Le détective avait tiré de son portefeuille la photographie de James Gobson ; il la remit à Jimïn, qui la fit passer à ses guerriers.

Ceux-ci s’écrièrent aussitôt :

– Oui, c’est bien le visage-pâle que nous avons aidé à reprendre sa femme à un infâme ravisseur.

À cette épithète, qu’il lui fallait bien accepter pour lui, Saunders eut un air si complètement ahuri que ses deux compagnons, et Buttler lui-même, eurent de la peine à garder leur sérieux.

Dow, qui avait remis le portrait du mari de miss Ada dans sa poche, se leva, et après avoir fait dire à Jimïn, en son nom et au nom de ses amis, qu’il le remerciait de son hospitalité, mais qu’ils ne pouvaient en user davantage, car ils voulaient rentrer au fort Dakota le soir même, il le pria d’accepter, comme souvenir, un de ses revolvers.

Le chef se saisit de l’arme que lui tendait son hôte et, sans dissimuler le plaisir que lui faisait ce cadeau, il le remercia avec une kyrielle de métaphores tout à fait dignes de l’Indien des prairies.

– Regardez donc là, derrière vous, dit à ce moment le capitaine Young à William Dow, au bras de cette jeune fille !

Il lui montrait une Indienne assez jolie accroupie et les deux mains sur ses genoux.

À son poignet gauche brillait un gros bracelet d’or.

– C’est la femme ou la fille de l’un de vous ? demanda le détective à Washali et à Winka.

– C’est ma femme, répondit le dernier de ces Sioux.

– Permets-moi de voir le cercle d’or qu’elle porte au bras ?

Visiblement embarrassé, le guerrier prononça quelques mots, et l’Indienne, levant sur l’étranger ses grands yeux noirs, le laissa lui prendre la main.

– Voyez donc, monsieur Saunders, fit William en montrant le bracelet au fabricant de biscuits, si vous ne connaissez pas ce bijou ?

Le gros homme se pencha sur la jeune femme et s’écria :

– Mais c’est un des bracelets de miss Ada ; c’est moi qui le lui ai donné ; je lui en avais offert deux semblables. Ils sortaient de chez Jefferie Muller. Nos initiales entrelacées sont gravées en dedans.

Le tendre Yankee était tout ému à la vue de ce gage de son amour à l’infidèle.

– Si cette femme voulait me le vendre ? hasarda-t-il avec un soupir.

Buttler transmit cette proposition à l’Indienne, qui retira aussitôt sa main.

– C’est la femme du visage pâle qui m’a donné ce cercle d’or, dit le Sioux ; je l’ai donné à Maheni ; il lui appartient.

– Ou cet homme l’a tout simplement volé à miss Ada, répondit Young, lorsque le trappeur eut traduit la réponse du guerrier.

– La femme du visage pâle est morte, dit William Dow, et il serait bien heureux si nous lui rapportions de la Prairie ce souvenir de sa compagne. Je t’en offre vingt livres de poudre, trente de tabac, vingt-cinq bouteilles d’eau-de-vie. Tu viendras avec nous au fort où tout cela te sera remis. De plus, au nom du Grand-Esprit, je m’engage à envoyer à Maheni, par Buttler, à son premier voyage aux Réserves un bracelet plus lourd encore que celui-ci.

C’était un marché d’or qu’offrait là le détective au guerrier Sioux. Aussi se hâta-il de l’accepter. Sur son ordre, la jeune Indienne, les yeux humides de larmes, fit glisser le bijou de son bras de bronze.

Saunders s’en saisit, l’ouvrit et montra à Dow, gravées à l’intérieur du joyau, deux initiales amoureusement entrelacées et une date : celle du jour où il avait fait ce cadeau à miss Ada.

Pendant qu’il restait les yeux fixés sur ces initiales et sur cette date qui lui rappelaient des souvenirs si divers, la physionomie du brave négociant exprimait tout à la fois tant de colère et tant d’amour, que Young, n’y tenant pas plus longtemps, éclata de rire, à la stupéfaction des Indiens.

Mais William Dow, lui, pour qui tout était sérieux, conservait sa gravité, et il dit à Saunders :

– Confiez-moi ce bracelet, je vous le rendrai plus tard.

Sans prononcer un seul mot, mais non sans pousser un soupir de regret, le bonhomme remit le bijou au détective, qui donna aussitôt le signal du départ.

Il avait été décidé que Washali et Winka accompagneraient les étrangers jusqu’au fort Dakota, afin d’y recevoir les objets promis.

Cinq minutes plus tard, tout le monde était en selle, et les voyageurs, après avoir serré les mains de Jimïn et salué le village par une décharge de leurs carabines, s’élançaient de nouveau dans la Prairie.

Montés sur d’excellents petits chevaux, les deux guerriers sioux les escortaient sur les flancs.

En deux heures la petite troupe franchit la distance qui séparait la réserve du poste américain.

Là, William Dow se procura aisément le tabac, la poudre et l’eau-de-vie qu’il désirait ; il remit le tout aux Indiens, en renouvelant à Winka sa promesse d’un bracelet d’or pour sa femme, et, sans se reposer un instant, les Sioux reprirent le chemin de leur village.

La nuit commençait à tomber et Saunders, brisé de fatigue, n’adressa ce soir-là aucune question au détective ; mais le lendemain matin, lorsque celui-ci vint l’avertir qu’il fallait se remettre en route, le fabricant de biscuits crut pouvoir lui demander quelques explications.

– Mon cher monsieur, lui répondit le mystérieux personnage, nous causerons de tout cela à Sioux-City, où nous nous séparerons. En attendant, croyez-en ma parole : nous n’avons pas fait une excursion inutile à travers la Prairie. J’en ai bien rapporté, comme je l’espérais, un bout de la corde à laquelle sera suspendu James Gobson.

Sans insister davantage, car il savait que c’eût été inutile, Willie Saunders remonta à cheval et les quatre voyageurs quittèrent le fort Dakota.

Quarante-huit heures plus tard ils étaient rentrés à Sioux-City.

– Ici, dit le lendemain William Dow à ses compagnons, après le déjeuner, nous allons nous séparer ; nous avons terminé tout ce que nous avions à faire ensemble ; vous êtes libres !

Puis il ajouta en s’adressant au trappeur :

– Quand à vous, Buttler, votre concours m’a été précieux ; voici les cent dollars que je vous avais promis de vous donner au retour de notre petite expédition, et voici de plus cent dollars de gratification, car j’ai réellement rapporté de chez les Indiens tout ce que j’y allais chercher. M. Saunders n’oubliera pas de vous faire parvenir prochainement, à l’hôtel de l’Union à Jefferson, le bracelet destiné à la femme de Winka.

L’ex-amant de miss Ada confirma la promesse du détective et le trappeur, qui avait glissé dans sa ceinture les deux cents dollars, serra les mains aux trois amis et les laissa seuls.

– Alors, demanda Saunders à William, vous ne rentrez pas avec nous à New-York ?

– Non, répondit celui-ci, je me dirige du côté opposé ; je vais à San-Francisco.

– À San-Francisco !

– Oui, c’est là que je compte trouver le restant de la corde que je destine à James Gobson. Vous aurez bientôt de mes nouvelles, dans un mois au plus tard ; mais promettez-moi, à ma première dépêche, de venir me rejoindre.

– Si ça n’est pas trop loin.

– Vous n’en aurez que pour quelques heures de chemin de fer. Maintenant, avant de nous séparer, résumons-nous.

– J’avoue que je ne demande pas mieux. Il serait temps que je comprisse un peu. Je suis sûr que le capitaine est de mon avis.

Young, qui, renversé sur sa chaise et les pieds sur la table, fumait son cigare, opina de la tête, et Dow poursuivit :

– Nous avons acquis à Jefferson la certitude que James Gobson s’y trouvait quelques jours avant l’enlèvement de miss Ada, et, chez les Sioux, celle que c’est bien lui qui a exécuté cet enlèvement.

– Oui, c’est incontestable, dit Saunders ; cela prouve que, si cet homme est un misérable, son ancienne femme ne vaut pas mieux que lui, puisque, après avoir été livrée à un amant par son mari, non seulement elle a sauvé ce gredin de la potence, mais encore lui a pardonné.

– Mieux que cela, cher monsieur, elle est redevenue sa femme, sa femme légitime.

– Sa femme légitime ! Gobson a épousé Ada ?

– En secondes noces, puisqu’ils avaient divorcé. Vous n’ignorez pas que les lois américaines autorisent ces mariages, tandis que, dans tous les autres pays où le divorce existe, la seule femme qu’on ne puisse pas épouser est précisément celle dont on a été séparé judiciairement.

– Les misérables !

Le pauvre Willie Saunders n’en put dire davantage. Toujours amoureux, il avait conservé l’espoir de retrouver Miss Ada, et voilà qu’une nouvelle barrière s’élevait maintenant entre elle et lui.

– Mais alors, mon cher Dow, observa Young, en prenant à son tour la parole, à quoi diable vous serviront ces constatations que nous venons de faire !

– Oui, à quoi ? murmura Saunders.

– Ce Gobson, reprit le capitaine, a enlevé une femme, qu’elle ait été ou n’ait pas été la sienne, peu importe ; il l’a vendue à un amoureux ; puis cette femme, lui pardonnant et les mauvais traitements qu’elle en a reçus jadis et cette dernière conduite, qui n’est pas précisément celle d’un galant homme, cette femme, lui pardonnant tout cela, a accepté une seconde fois son nom. C’est odieux, ignoble, mais la justice n’a rien à y voir. Il n’y a là ni crime ni délit ; et, ce qu’il y a de plus curieux, c’est que, lors même qu’il y aurait là crime ou délit, ce James Gobson ne pourrait plus être inquiété, puisque la cour a revisé son procès et l’a acquitté.

Il y avait des semaines, peut-être des mois que le capitaine ne s’était permis un discours d’une telle longueur et qu’il n’avait raisonné avec autant de logique.

Il était émerveillé lui-même et attendait d’un air vainqueur la réponse de son ami Dow.

– Mon cher Young, dit ce dernier, vous parlez d’or. James Gobson a été acquitté par le jury, c’est vrai, mais il n’a pas été acquitté par William Dow, et William Dow vous réserve, ainsi qu’à lui, une surprise. Ne m’en demandez pas davantage ni l’un ni l’autre, retournez à New-York et tenez-vous prêts à me rejoindre lorsque je vous ferai signe.

Le capitaine et Saunders connaissaient trop bien leur ami pour lui adresser d’autres questions, et c’est après ce dernier entretien que les trois voyageurs se séparèrent.

Quelques heures plus tard, Young et le fabricant de biscuits prenaient à Sioux-City la voie ferrée qui allait les reconduire à New-York en passant par le Nord, et le détective, au contraire, refaisait la route qu’il avait déjà parcourue, descendant au Sud.

Le lendemain, au moment où Saunders, enchanté de retrouver toutes ses aises, faisait servir pour le capitaine et lui un excellent dîner dans la luxueuse salle à manger de l’hôtel Sherman, à Chicago, William Dow montait à Omaha dans le train qu’il ne devait quitter qu’à Benton, dans le territoire de Wyoming.

Benton était à cette époque la dernière station de l’Erie railway ; c’était le terminus comme disent les Américains.

Ceux qui voulaient aller au delà dans l’Ouest n’avaient d’autre moyen de locomotion que le stage, horrible et massif véhicule, qui ne pouvait contenir plus de sept ou huit voyageurs et n’arrivait à destination qu’après avoir traversé mille obstacles et couru tous les périls.

Non seulement les chemins étaient mauvais, les auberges détestables et les compagnons de route dangereux, mais, de plus, on avait souvent à repousser les attaques des Indiens.

Tout cela, sans doute, inquiétait peu William Dow, dont l’âme était de bronze et qui allait droit à son but, car il monta dans la diligence du désert avec autant de calme que s’il eût pris place dans un de ces splendides wagons-salons que possèdent tous les chemins de fer américains.

Dix jours après son départ de Benton, alors que Young et Saunders peut-être ne pensaient déjà plus à lui, il arrivait à San-Francisco.

III – DEUX VILLAS À PRAIRIE-FIELDS

Ainsi que l’avait annoncé William Dow à M. Kelly, c’était bien à Boston, la ville qui, la première de toutes les cités américaines, s’est révoltée contre l’Angleterre en 1773, c’était bien à Boston que James Gobson était venu s’installer après avoir quitté New-York, dans le but de fuir la curiosité indiscrète et fatigante de ses habitants.

Mais le bruit de l’erreur judiciaire dont il avait failli être victime l’avait si bien précédé dans le chef-lieu du Massachusetts que huit jours après son arrivée, lorsqu’il épousa miss Ada Ricard, sa femme divorcée, les démocrates lui offrirent un banquet et qu’il fut reçu avec acclamations au Parker-club, le cercle à la mode.

À l’imitation des désœuvrés et des riches industriels, Gobson n’habitait pas la ville même ; il avait loué à cinq milles de là, à Prairie-Fields, le Saint-Cloud de Boston, une jolie villa qui était devenue une somptueuse demeure, grâce au mobilier de miss Ada.

Cette habitation, ainsi que la plupart de celles de Prairie-Fields, était une élégante construction à l’italienne, au milieu d’un petit parc dont la grille ouvrait sur une avenue.

Les murs qui la séparaient des propriétés contiguës disparaissaient sous des plantes grimpantes, sauf dans une étendue de quelques mètres, à droite, où il existait une porte que les locataires précédents avaient fait ouvrir, pour pouvoir communiquer, sans passer dehors, avec la maison voisine qui était occupée alors par des personnes de leur famille. Mais ces locataires avaient quitté Prairie-Fields, et comme James Gobson n’habitait qu’une des deux villas, on avait condamné cette porte.

Les deux époux vivaient bien sous le même toit, mais à peu près séparés, ce qui aurait fort calmé la jalousie du malheureux Saunders, s’il avait connu ce détail de l’existence de celle dont son cœur maudissait l’ingratitude.

La jeune femme occupait au premier étage de la maison un ravissant appartement composé d’un grand salon, d’un boudoir, d’une chambre à coucher et d’un cabinet de toilette. La porte de cette dernière pièce se trouvait à la tête du lit, dissimulée par une portière de soie bleue. La chambre était entièrement tendue de la même étoffe.

James Gobson ne mettait, pour ainsi dire, jamais les pieds dans cette partie de la maison, car une fois installé et reçu dans le monde viveur de Boston, il avait repris son existence et ses vices d’autrefois.

Sans se rappeler ce que ses habitudes d’ivresse, le jeu et ses mœurs brutales lui avaient coûté, depuis son divorce jusqu’aux soupçons qui l’avaient conduit au pied de la potence, il était retombé dans les mêmes excès.

Il passait ses journées aux courses et ses soirées au club. Neuf fois sur dix, il était ivre lorsqu’il rentrait chez lui au milieu de la nuit. Mistress Gobson avait alors tout à craindre des colères de son mari, et il fallait que cette frayeur fut extrême, car elle n’osait ni répondre quand il l’injuriait, ni lui refuser l’argent qu’il gaspillait des deux mains.

Si Saunders avait pu assister à une de ces scènes, il n’aurait certes pas reconnu la belle maîtresse capricieuse, fantasque et volontaire qui le menait jadis tambour battant.

Cette vie était doublement pénible pour l’ex-miss Ada, car elle n’avait même plus Mary auprès d’elle. Après avoir généreusement récompensé cette fille, Gobson l’avait congédiée, puis remplacée par une servante à laquelle il n’inspirait pas moins de frayeur qu’à sa femme.

Les autres domestiques de ce triste ménage étaient une cuisinière et un jardinier, gens qui s’intéressaient fort peu aux querelles conjugales des époux et qui, d’ailleurs, n’y assistaient que bien rarement, puisqu’elles se passaient fort tard, alors que, leur service étant terminé, ils s’étaient retirés dans le pavillon où ils logeaient.

Mistress Gobson vivait donc dans une solitude absolue. Sauf sa couturière, sa modiste et quelques autres fournisseurs, elle ne connaissait ni ne recevait personne, et cet isolement lui était douloureux, cela se lisait sur son visage.

Elle était toujours belle, mais son teint avait pâli, ses yeux s’étaient cernés. Toute sa physionomie exprimait le chagrin, la lassitude, le découragement.

Parfois, cependant, lorsque son mari s’éloignait après quelque grossièreté ou quelque acte de violence, les regards de la jeune femme se faisaient éclairs et ses lèvres se crispaient dans un sourire menaçant.

On eût dit qu’en ces moments-là, il se soulevait en elle un levain de révolte et de vengeance. Mais cela ne durait qu’un instant ; quelque pensée secrète et terrible faisait passer en elle comme un frisson et elle éclatait en sanglots.

Ce qui augmentait encore le martyre de la jolie délaissée, ce qui lui rendait son existence plus horrible et son isolement plus cruel, c’était le spectacle qu’elle avait sous les yeux, lorsque, cachée derrière les rideaux de sa chambre à coucher, au premier étage, elle plongeait ses regards dans le parc de la villa voisine.

Là, tout était calme, bonheur, pureté.

Cette maison était habitée par un homme d’une quarantaine d’années, d’une grande distinction, d’une physionomie particulièrement intelligente, et par une jeune fille de seize ans à peine, d’une ravissante et douce beauté, qui avait auprès d’elle, en qualité d’institutrice ou de gouvernante, une femme déjà d’un certain âge.

L’abandonnée mistress Gobson avait cru deviner là d’abord un ménage dans la lune de miel et son cœur, sans qu’elle pût se dire pourquoi, en avait éprouvé un tressaillement douloureux ; mais, s’étant renseignée, elle avait appris que son voisin s’appelait Charles Murray et que la jeune personne, qui se nommait Jane, était sa fille ou sa pupille, et elle en avait ressenti comme un soulagement inespéré.

Dès ce moment, ce fut sans cette jalousie inconsciente des premiers jours qu’elle poursuivit ses observations indiscrètes, et bientôt elle comprit, au despotisme avec lequel sa pensée la ramenait à Charles Murray, qu’elle aimait cet inconnu que le hasard avait amené si près d’elle.

Peu disposée par son passé, son tempérament et ses habitudes, aux amours platoniques et patientes, l’ex-Ada Ricard fit si bien que son voisin s’aperçut rapidement de l’attention dont il était l’objet, et il en fut évidemment aussi flatté que touché, car, moins de quinze jours après les premiers regards échangés, mistress Gobson, les lèvres humides et le sein oppressé, dévorait fiévreusement ces deux lignes, qui lui étaient parvenues par dessus le mur, dans un bouquet de roses :

« Vous êtes adorablement belle et je vous aime. Comment me rapprocher de vous ? »

Son mari venait de partir pour son club ; il devait y dîner et y passer, selon sa coutume, la soirée et une partie de la nuit ; mistress Gobson monta dans sa chambre, où, de sa fenêtre, elle aperçut son voisin, qui, feignant d’être absorbé dans la lecture d’un journal, l’interrogeait des yeux.

Elle écrivit aussitôt quelques mots, les glissa sous une enveloppe, dans laquelle elle enferma en même temps un dollar pour lui donner le poids nécessaire, et lança le tout si adroitement que, franchissant l’espace, le projectile amoureux tomba aux pieds de Charles Murray.

Celui-ci s’en saisit et lut :

« À huit heures, ce soir, au bout de l’avenue. »

Il remercia d’un long regard, qui fit rougir de bonheur la jeune femme, et disparut pour rentrer dans son appartement.

Charles Murray avait abandonné à miss Jane le premier étage de sa villa, mais il s’était réservé au rez-de-chaussée deux pièces qui avaient une entrée particulière.

L’une de ces pièces, la première, était une chambre à coucher ; la seconde, un cabinet de travail. La porte de cette pièce était toujours soigneusement fermée ; personne n’y pénétrait jamais, pas même les domestiques de la maison.

Murray, qui s’occupait de sciences, avait là, disait-il, des produits dangereux et des appareils fragiles qu’il tenait à défendre contre toute curiosité et tout contact. Lorsqu’il était venu s’installer à Prairie-Fields, lui seul avait reçu et ouvert les caisses qui contenaient ces objets.

Ses ordres étaient rigoureusement respectés. Lorsque son ami ou tuteur était chez lui et qu’elle désirait le voir, miss Jane elle-même ne franchissait pas le seuil de cet appartement mystérieux ; elle l’appelait du dehors.

C’est dans son cabinet de travail que Murray se rendit en quittant mistress Gobson, et si celle-ci l’avait suivi, elle eût été étrangement surprise, car, au lieu de couvrir son billet de baisers amoureux, comme elle le pensait peut-être, son voisin, une fois chez lui, prit dans son bureau un volumineux dossier, en tira une lettre toute froissée, et, comparant cette lettre avec les lignes de la jeune femme, murmura :

– C’est bien la même écriture !

Pendant ce temps-là, Ada était plongée dans ses rêves d’amour. Le moment de son dîner venu, elle se mit à table, mais pour manger à peine. À huit heures, profitant de ce que ses gens étaient à l’office, elle sortit furtivement de sa villa.

La nuit commençait à tomber, l’atmosphère était tiède et parfumée. Mistress Gobson, enveloppée dans une mantille, pressa le pas, et bientôt elle aperçut, sous un des grands arbres de l’avenue, celui qu’elle venait rejoindre.

Murray, qui l’avait reconnue, s’avança vivement à sa rencontre et lui dit d’une voix émue :

– Madame, pardonnez-moi d’avoir osé troubler votre solitude.

– Je vous pardonne, monsieur, répondit-elle, puisque me voici.

– Merci, merci de tout cœur !

Il lui offrit son bras ; elle le prit en lui disant :

– Vous m’avez écrit que vous m’aimiez, savez-vous qui je suis ?

– Je pourrais vous répondre non ; mais ce serait indigne de vous et de moi. Oui, je sais qui vous êtes. Le nom de votre mari m’a appris que vous étiez l’héroïne de cet événement étrange dont tout New-York s’est occupé pendant deux mois.

– Et c’est pour cela que vous m’avez adressé une déclaration ?

Elle avait prononcé ces mots d’un ton piqué ; son bras s’était détaché de celui de son cavalier.

Après avoir pensé que l’homme vers lequel elle se sentait si violemment attirée ne connaissait rien de son passé et n’avait vu en elle que sa beauté et sa tristesse, la courtisane se disait qu’elle ne devait cet amour ou plutôt ce désir qu’à la victoire facile que promettait sa réputation. La déception était cruelle !

Comprenant ce qui se passait dans l’esprit de mistress Gobson, Charles Murray s’empressa de lui répondre, en s’emparant doucement de nouveau de son bras :

– Oh ! vous ne le croyez pas, madame ; je vous aime parce que vous êtes isolée, que je vous ai jugée malheureuse, que vous êtes belle et que mon cœur, avide d’affection, s’est lancé au devant du vôtre.

– C’est bien vrai, tout cela ?

Ada, qui ne demandait qu’à être convaincue, souriait.

– C’est bien vrai, répéta Murray, en pressant tendrement la petite main que la jeune femme s’était laissé prendre.

– Et où nous conduira cet amour ? Je suis mariée. M. Gobson est violent et jaloux.

– Comment avez-vous épousé une seconde fois cet homme dont vous aviez eu tant à vous plaindre ?

– Ah ! je ne sais. La situation bizarre que la justice nous avait faite, le dégoût de l’existence que je menais, la faiblesse !

– Divorcez une seconde fois.

– Impossible !

– Impossible ! pourquoi ?

– Parce que, sur le simple soupçon d’une intention semblable de ma part, mon mari me tuerait. Vous le voyez, si je suis venue vous trouver, c’est surtout pour vous avertir du danger auquel vous m’exposez. J’ai pu m’échapper aujourd’hui, mais des sorties renouvelées sembleraient étranges à mes domestiques ; nous ne recevons personne. M. Gobson ne vous connaît pas.

– Je puis me lier avec lui.

– Je ne le crois pas et j’espère que non, pour vous.

– Si c’est le seul moyen de vous voir, de vous parler, de vous dire que je vous aime.

– Oui, ce serait le seul ! Vous m’aimez donc ?

– Je n’ai jamais rencontré une femme plus séduisante que vous. Donnez-moi un peu d’espoir et je serai l’ami de votre mari dans moins de huit jours.

– Faites cela et nous verrons. En attendant, laissez-moi partir, mon absence pourrait être remarquée.

Charles Murray et la jeune femme retournèrent sur leurs pas, puis se séparèrent à une centaine de mètres de leurs villas, mais non sans avoir échangé un serrement de main rempli de promesses.

De retour chez elle, mistress Gobson gagna immédiatement sa chambre, où son premier regard fut pour une glace qui lui renvoya son sourire.

Les quelques instants qu’elle venait de passer dans un tête-à-tête amoureux lui avaient rendu toute sa beauté. Son cœur de courtisane ne battait pas moins de l’espoir de tromper que d’amour. Sa passion était faite autant de vengeance que d’appétits sensuels. Chacune des brutalités, chacun des mots blessants de son mari lui seraient payés, à elle, par une caresse de son amant. Elle allait donc pouvoir se venger ! Tout son être en tressaillait de joie.

Quant à Murray, après avoir refermé sans bruit la porte de son jardin qu’il avait laissée ouverte en sortant, il était rentré dans son cabinet de travail.

Tout à ses pensées, il n’avait pas aperçu, à deux pas de la grille et dissimulée derrière un massif, une jeune fille qui le guettait sans doute, car l’émotion qui la saisit à sa vue fut si violente qu’elle dut se couvrir le visage de ses deux mains pour étouffer un sanglot.

C’était cette jolie enfant dont la chaste beauté, éveillant la jalousie de mistress Gobson, avait, plus encore peut-être que tout autre sentiment, fait naître en son cœur de fille l’impérieux désir d’être aimée.

IV – EN SORTANT DU PARKER-CLUB

Moins de quinze jours après sa réception au Parker-Club, James Gobson en était un des membres les plus assidus. Grand buveur et gros joueur, il avait trouvé là des adversaires dignes de lui, dont il était bientôt devenu l’intime et qui l’avaient entraîné, sans nulle difficulté, dans tous les excès.

On le savait riche ; peu importait la source de sa fortune. On lui faisait excellent visage, il était de toutes les courses, de tous les paris, de toutes les fêtes, et comme certains autres viveurs du même cercle, il avait fini par prendre une chambre au club, afin d’avoir un lit tout prêt, pour les jours où l’ivresse ne lui permettrait plus de rentrer chez lui, à moins qu’il ne s’y fît porter.

Master Gobson menait donc une existence des plus joyeuses et des plus décousues, pendant que sa femme restait seule dans sa villa de Prairie-Fields. C’eût été pour l’inconsolable Saunders une véritable satisfaction que de voir combien était délaissée celle qui, pour se marier une seconde fois, avait repoussé son amour.

Fort gai, même lorsqu’il était complètement gris, le mari d’Ada Ricard acceptait toutes les plaisanteries, sauf celles qui avaient trait à son procès. Il n’aimait pas qu’on lui rappelât les jours critiques qu’il avait passés aux Tumbs, et il aimait encore moins à parler de celle qui portait son nom.

Lorsqu’on s’étonnait de ne le voir jamais avec la belle mistress Gobson, qui lui avait sauvé la vie et donné une véritable preuve d’amour en l’épousant une seconde fois malgré le passé, il répondait d’une façon évasive. Si on insistait sur ce même point, il pâlissait et ses regards prenaient une expression haineuse qu’on ne pouvait s’expliquer.

Mais ces questions, on le comprend, n’eurent qu’un temps. Au bout d’un mois, ses compagnons de plaisir s’occupèrent aussi peu de la jeune femme que si elle n’existait pas. James fut alors tout à fait heureux.

C’est ainsi qu’il atteignit le jour où nous avons vu mistress Gobson répondre avec empressement au billet de Charles Murray et se rendre, sans hésitation, au rendez-vous qu’elle lui avait donné.

Ce soir-là, Gobson passa toute la nuit à son cercle, mais, le lendemain, il lui fallut bien rentrer à la maison, car le jeu avait absolument vidé ses poches. Tout naturellement il s’attendait à des reproches, ainsi que de coutume en semblable occurrence. À sa stupéfaction, Ada le reçut d’une façon charmante.

Que pouvaient lui faire désormais les folies et les absences de celui qu’elle allait tromper !

Certaines femmes ne deviennent douces et bonnes que lorsqu’elles commettent une faute, soit parce qu’elles veulent rendre aveugle le mari ou l’amant, soit parce que leur pitié féminine leur ordonne d’accorder une compensation à celui qui est leur dupe.

Mais James se souciait trop peu de mistress Gobson pour ce demander d’où provenait ce changement subit. Froidement sceptique, profondément égoïste, il accepta l’effet sans chercher à remonter à la cause. Ce fut dans le plus parfait accord que les deux époux passèrent la journée, et vers cinq heures, quand son mari, le portefeuille regarni, lui annonça qu’il retournait à son cercle, Ada lui dit amicalement adieu.

Gobson tenait beaucoup à dîner ce soir-là au Parker, car on y recevait un nouveau membre, et cette cérémonie donnait toujours lieu à un banquet auquel ne manquaient jamais d’assister les plus importants personnages du club.

Ce nouvel élu, qui s’appelait Harris Burnett, était arrivé à Boston avec les plus chaudes recommandations et précédé d’une réputation de buveur intrépide.

On lui présenta James Gobson, qu’on mit à sa droite, et ces deux messieurs se lièrent si rapidement le verre en main, qu’à dix heures, au moment de se lever de table, ils étaient intimes.

De la salle à manger, on passa dans le salon ; mais là, au lieu de prendre place à une table de jeu, ainsi que l’y invitait le mari d’Ada Ricard, Harris demanda un instant de liberté, sous le prétexte d’aller jusqu’à son hôtel.

Il y courut en effet. Un homme l’attendait sur le pas de la porte.

C’était Charles Murray.

– Eh bien ! lui demanda celui-ci, où en êtes-vous ?

– À la plus tendre amitié, répondit Harris Burnett ; seulement, je ne crois pas qu’il sorte cette nuit du Parker. Il va jouer et il est tellement gris qu’il couchera probablement au cercle.

– Tant mieux ; je ne suis pas prêt, et cela nous assure sa rentrée pour demain à Prairie-Fields. Mais demain, il ne faudra pas qu’il sorte avant minuit et demi. Ne le grisez pas trop ; qu’il lui reste encore assez de jambes pour monter dans la voiture qui stationnera à deux portes plus loin que le club. Surtout, s’il a un revolver, comme c’est possible, prenez-le lui ou, mieux, déchargez-le. Le reste me regarde.

– Comment vous préviendrai-je ?

– Je serai ici demain à la même heure. S’il se présente quelque obstacle imprévu, ce sera pour le jour suivant.

Ces étranges instructions reçues, Burnett retourna au Parker et Charles Murray, remontant dans la voiture qui l’attendait, prit le chemin de Prairie-Fields.

Les choses se passèrent comme les avait prévues le voisin d’Ada : James Gobson joua une partie de la nuit et coucha à son club.

Le lendemain, son nouvel ami vint le voir ; ils allèrent ensemble aux courses, puis rentrèrent au Parker pour dîner, puis, à dix heures, ils commencèrent à jouer avec des adversaires qu’on avait désignés à Harris comme ne veillant jamais fort tard.

Aussi, vers minuit, ces messieurs exprimèrent-ils le désir de cesser la partie, et James Gobson, qui, tout en jouant, n’avait cessé de boire, se disposa lui-même à se retirer.

– Retournez-vous chez vous ? lui demanda Burnett, qui, à l’heure convenue, s’était absenté un instant pour avertir Charles Murray de ce qui se passait.

– Ma foi oui, répondit James ; voilà quarante-huit heures que je n’y ai mis les pieds.

– Alors descendons ensemble ?

– Parfaitement.

Ils entrèrent au vestiaire, où Harris, ne pouvant exécuter plus complètement les ordres qu’il avait reçus, se contenta d’enlever fort adroitement de la poche du paletot de Gobson le revolver qui s’y trouvait.

Cela fait, il prit le bras de son nouvel ami qui titubait un peu et ils sortirent.

La rue était déserte.

– My God, murmura l’ivrogne, pas de voiture ! Je remonte au club, je n’ai pas envie d’aller sur mes jambes à Prairie-Fields ; d’abord elles se refuseraient à m’y conduire.

– Voici une voiture, au contraire, répondit Harris Burnett en riant de la plaisanterie de son ami.

Il lui montrait un cab dont le cocher attendait évidemment un client, car il fit avancer son cheval du côté de ceux qui venaient à lui.

Le mari d’Ada Ricard se hissa dans la voiture, serra énergiquement la main de son nouveau compagnon de table, bégaya son adresse et s’étendit dans un coin en fermant les yeux.

Le cheval partit au grand trot.

Le cab roulait déjà depuis près de trois quarts d’heure et n’était plus qu’à quelques centaines de mètres de l’avenue où se trouvaient les villas que connaissent nos lecteurs, lorsque Gobson, qui s’était endormi, se réveilla tout à coup aux jurons que débitait son automédon.

Cet homme avait quitté son siège et examinait attentivement une des roues de sa voiture.

– Qu’y a-t-il donc ? lui demanda James que ces quelques instants de sommeil avaient à peu près dégrisé.

– Il y a qu’un des écrous est parti et que je ne puis aller plus loin, répondit l’individu.

– Baste ! c’est un petit malheur, reprit Gobson en sautant sur la chaussée ; j’irai bien à pied jusque chez moi. Tenez, voilà pour vous.

Il lui donna un dollar, le cocher remercia, et, pendant que son voyageur se dirigeait en sifflant vers l’avenue, il fit tourner son cab, puis, conduisant son cheval par la bride, reprit le chemin de la ville.

Mais cinq minutes après, il tirait tranquillement un écrou de sa poche, le mettait en place, sautait sur son siège et s’éloignait au galop.

Quant à James, sans se douter du tour dont il était victime, il avait atteint l’avenue où, grâce aux grands arbres qui la bordaient, régnait une certaine obscurité.

Soudain, au moment où il longeait le mur d’un vaste parc, deux hommes s’élancèrent sur lui et cela si brusquement, qu’il eut à peine le temps de jeter un cri.

L’un de ses agresseurs l’avait saisi à la gorge ; l’autre s’efforçait de le coucher à terre en lui disant :

– Si vous appelez, vous êtes mort. Vite, votre argent et votre montre !

Mais Gobson était brave et robuste. Contenant d’une main le bras du voleur qui le menaçait de son couteau et donnant un vigoureux coup de tête dans le visage de celui qui l’étranglait, il se dégagea suffisamment pour pouvoir pousser un second appel au secours.

– Tenez bon, voilà ! lui cria-t-on aussitôt.

Et il entendit courir vers lui.

Comprenant immédiatement que leur coup était manqué, les deux bandits lâchèrent leur victime et bondirent de l’autre côté de la chaussée ; mais le sauveur de James ne voulait pas sans doute qu’ils en fussent quittes à si bon marché, car deux coups de feu retentirent et l’un des deux misérables jeta un cri, cri que Gobson, s’il avait été moins gris, ne se serait guère expliqué, car son libérateur avait tout simplement tiré en l’air.

Mais le mari d’Ada Ricard, à peine délivré, avait voulu, lui aussi, se venger ; seulement, à sa stupéfaction, il n’avait plus trouvé dans la poche de son pardessus le revolver qu’il était cependant certain d’y avoir mis.

Du reste, les voleurs avaient disparu, et l’homme qui était venu si heureusement à son aide s’était approché.

– Vous n’êtes pas blessé, monsieur ? lui demanda cet inconnu.

– Non, répondit Gobson ; mais, sans votre arrivée, je crois bien que c’en était fait de moi. Les gredins ! L’un d’eux m’a presque étranglé ! Nom de nom ! Je n’ai pas besoin de vous dire combien je vous suis reconnaissant.

Tout en prononçant ces mots, James rajustait un peu sa toilette dont cette agression avait singulièrement troublé l’harmonie, et il fouillait inutilement ses poches en disant :

– C’est singulier ! Je suis cependant certain de l’avoir pris hier chez moi.

– Quoi donc ? interrogea son sauveur.

– Mon revolver ! Enfin ! grâce au vôtre, l’un de ces bandits a payé son audace. Mais, une question, monsieur ; comment vous trouvez-vous à pareille heure dans cette avenue ?

– Je rentrais chez moi.

– Chez vous ?

– Oui, je demeure à deux cents pas d’ici, au n° 67.

– Par exemple ! Nous sommes voisins alors. J’habite la villa 66.

– Vous êtes monsieur James Gobson !

– Lui-même ! Mais vous êtes plus avancé que moi ; j’ignore votre nom.

– Je me nomme Charles Murray.

– Et bien ! monsieur Charles Murray, je vous dois la vie, je ne l’oublierai pas ; et puisque nous sommes voisins, nous ne nous séparerons pas ainsi. Vous allez me faire le plaisir d’entrer chez moi prendre un verre de champagne.

– Il est bien tard.

– Une heure à peine.

– N’êtes-vous pas marié ? Nous allons éveiller Mme Gobson.

– Peuh ! Et puis mistress Gobson sera enchantée de voir le sauveur de son mari ! À moins que ce ne soit elle qui ait voulu me faire assassiner !

James avait prononcé ce dernier mot en riant, mais d’un rire ironique, qui semblait exprimer combien il croyait sa femme parfaitement capable d’un acte de ce genre.

Charles Murray n’eut pas l’air de comprendre ; il se contenta de faire observer à son voisin que les hommes qui l’avaient attaqué semblaient n’avoir eu d’autre intention que de le dévaliser.

– Oui, c’est vrai, fit Gobson en riant de nouveau. D’ailleurs, vous pensez bien que ce n’est là de ma part qu’une plaisanterie.

Tout en causant ainsi, les deux Américains s’étaient remis en marche.

Ils atteignirent bientôt la première des deux villas.

– Comment ! vous voulez vraiment que j’entre chez vous à cette heure ? demanda Murray à celui qui avait ouvert la grille et s’effaçait pour le laisser passer.

– Certes oui, cher monsieur, répondit le mari de miss Ada, j’y tiens absolument. Vous me désobligeriez beaucoup en refusant.

– Qu’il soit fait alors selon votre désir.

Et suivant le maître de la villa qui le précédait pour lui montrer le chemin, Charles Murray traversa le jardin et pénétra dans la maison.

– Ohé, Betsy, Betsy, descendez ! appela bruyamment Gobson du bas de l’escalier.

Betsy était la femme de chambre d’Ada.

Elle venait de se coucher, mais ne dormait pas encore. Elle répondit aussitôt et James, s’emparant de la lampe qui éclairait le vestibule, fit entrer son voisin dans la salle à manger.

La servante arriva presque immédiatement.

– Allumez le gaz, lui commanda son maître, donnez-nous du champagne, des cigares et des biscuits, et dites à mistress Gobson de nous rejoindre.

– Madame dort, observa Betsy.

– Réveillez-la, riposta durement le brutal.

– Non, je vous en prie, supplia Murray, j’aurai l’honneur de voir Mme Gobson demain.

– Du tout, du tout ! Elle aura le temps de se remettre au lit ; elle na rien de mieux à faire. Allons, vite, stupide créature !

Ces derniers mots s’adressaient à la femme de chambre, qui, sans doute accoutumée à ce ton grossier, ne hasarda pas d’autre réflexion. Elle donna de la lumière, servit du champagne et se hâta de disparaître pour obéir.

Gobson déboucha la bouteille en homme expert en ce genre d’opérations, remplit les verres et vida le sien d’un seul coup, après avoir salué son sauveur.

Murray fit raison à son hôte, qui lui dit en remplissant de nouveau les verres :

– C’est vraiment une bonne fortune pour moi de vous avoir pour voisin. Est-ce qu’il y a longtemps que vous habitez l’avenue ?

– À peu près un mois. L’air de ce quartier a été recommandé à ma nièce. C’est à cause d’elle que je suis venu m’installer ici.

– Vous n’êtes pas marié ?

– Non.

– Vous êtes bien heureux !

– Vous l’êtes davantage ; on dit mistress Gobson remarquablement jolie.

– Oui ! c’est possible, mais, voyez-vous, cher monsieur Murray, la meilleure femme… légitime ne vaut pas le diable. C’est une gêne, un obstacle. Moi, j’aime la liberté.

Le frou-frou d’une robe dans l’escalier interrompit cette boutade grossière de James, qui reprenait rapidement le chemin de l’ivresse ; et, quelques secondes après, la maîtresse de la maison parut sur le seuil de la salle à manger.

Ada était plus jolie que jamais. Enveloppée dans un long peignoir de satin bleu, ses beaux cheveux relevés simplement sur sa tête, on ne pouvait rêver rien de plus charmant, rien de plus désirable.

En reconnaissant, dans le compagnon de son mari, celui qu’elle aimait, elle s’arrêta un instant sur le pas de la porte ; mais, comprenant qu’il y avait là quelque mystère qui lui serait expliqué plus tard, elle imposa silence aux battements de son cœur, redevint maîtresse d’elle-même et, saluant M. Murray comme elle eût salué un étranger, elle s’avança en disant sèchement à James :

– Betsy m’a réveillée en affirmant que vous me demandiez. Que pouvez-vous me vouloir à pareille heure ?

– Eh parbleu ! répondit Gobson d’un ton railleur, je veux tout simplement, ma chère amie, vous présenter l’homme qui vient de me sauver la vie : M. Murray, notre voisin. Sans son aide, deux gredins allaient me faire un mauvais parti.

– Je ne vous comprends pas, fit la jeune femme en haussant légèrement les épaules.

– Oh ! je sais bien, répliqua l’ivrogne qui avait surpris ce mouvement, que, si ces gaillards-là m’avaient planté six pouces de fer dans le ventre, vous n’en auriez éprouvé qu’un médiocre déplaisir. J’ai été attaqué, on voulait me dévaliser, mais mon sauveur est arrivé. Il était temps, j’étais déjà à demi étranglé.

– Madame, dit Charles Murray, qui s’était levé à l’arrivée d’Ada, votre mari exagère un peu le service que je lui ai rendu. Je crois qu’il se serait tiré d’affaire sans moi. Quoi qu’il en soit, je m’excuse d’avoir troublé votre repos. Je ne voulais pas entrer chez vous, mais M. Gobson a insisté.

– Eh ! certes, oui, j’ai insisté, reprit vivement James, et je compte bien que nous n’en resterons pas là ; vous m’avez l’air d’un joyeux compagnon. Encore un verre de champagne ! Voyons, Ada, buvez avec nous ; ou je croirai, Dieu me damne ! que vous êtes désolée que je sois rentré sain et sauf.

– Je ne demande pas mieux, répondit en souriant mistress Gobson qui devinait que cette agression dont son mari avait été victime n’était qu’une comédie. Quoi que vous en pensiez, je suis heureuse, au contraire, qu’il ne vous soit rien arrivé. J’en remercie bien sincèrement monsieur, monsieur…

– M. Murray.

– J’en remercie bien sincèrement M. Murray. Et, prenant le verre plein que lui tendait son mari, elle y trempa ses lèvres roses en échangeant un long regard avec son voisin.

– Maintenant, dit celui-ci, vous me permettrez, cher monsieur Gobson, de ne pas être indiscret plus longtemps ; nous nous reverrons, puisque vous voulez bien m’ouvrir votre maison.

– Laissez-moi vous reconduire.

– C’est inutile, je vous en prie.

C’était surtout à peu près impossible pour James, car les quatre ou cinq verres de champagne qu’il venait de boire l’avaient grisé de nouveau.

– Alors, balbutia-t-il, que Betsy vous montre au moins le chemin.

– Je vais le faire moi-même, proposa la jeune femme.

Gobson approuva du geste et tendit la main à son hôte, en lui faisant promettre de revenir le lendemain.

Ada était déjà sur le perron ; Charles Murray la rejoignit ; ils traversèrent ensemble le jardin.

– Eh bien ! lui dit-il lorsqu’ils eurent atteint la grillé, vous voyez que j’ai tenu ma promesse ; me voilà l’ami de votre mari. Ne me donnerez-vous pas un mot d’espoir ?

– Vous êtes charmant, répondit mistress Gobson avec un éclair de passion dans ses beaux yeux. À demain !

Et fermant la grille sur celui auquel elle venait de se promettre, Ada remonta rapidement chez elle sans entrer dans la salle à manger, où James, les coudes sur la table et le regard haineux, murmurait :

– Oh ! si je croyais que gens-là aient été apostés par elle, je la tuerais comme un chien !

V – PASSION DE FILLE ; AMOUR DE VIERGE

Dans les conditions que nous venons d’exposer, les amours de Charles Murray et de mistress Gobson devaient marcher à grands pas. Émerveillée de l’adresse de ce bel inconnu, car elle comprenait bien que c’était pour se rapprocher d’elle que son voisin avait imaginé cette agression dont il avait délivré son mari, et, de plus, humiliée des grossièretés de James en présence de son hôte, Ada ne songeait qu’à se venger.

Certaine que Gobson tiendrait à ses relations avec son sauveur en raison directe de la répugnance qu’elle témoignerait pour cette intimité, le lendemain, lorsqu’on l’avertit que M. Murray déjeunerait à la villa, la jeune femme ne manqua pas d’accueillir fort mal cette nouvelle ; puis elle se mit à table avec une physionomie boudeuse et s’esquiva avant la fin du repas, sous le prétexte le plus futile, malgré les observations brutales de son mari.

Mais peu importait à ce dernier ; il n’en fit pas moins si complètement fête à son convive, qu’au dessert il était gris et ne voulait plus entendre parler de se séparer jamais de son nouvel ami.

– Que cela plaise ou non à mistress Gobson, lui dit-il dans un mouvement d’expansion, il faut nous voir souvent. Faites-vous recevoir au Parker-Club, je serai votre parrain. Nous reviendrons ensemble à Prairie-Fields lorsqu’il nous plaira d’y revenir et quand, par hasard, nous rentrerons de bonne heure, nous terminerons gaiement la nuit ici.

– J’accepte, répondit Murray, en choquant pour la dixième fois son verre contre celui de l’ivrogne. Ah ! vous entendez bien la vie.

– Mieux encore : je veux que nos deux villas n’en fassent qu’une. Elles communiquaient jadis par une porte en ce moment condamnée ; demain elle sera ouverte de nouveau. Ça vous va-t-il ?

– Parfaitement.

– Hurrah ! alors. La table, le jeu et les amis ! Voilà tout ce qu’il y a de vrai. Au diable les femmes, surtout les femmes légitimes !

Charles Murray, que l’ivresse semblait ne pouvoir atteindre, – il est vrai qu’il ne faisait le plus souvent que le simulacre de boire, – soutint le choc tant que cela convint à son hôte, et ils ne se séparèrent que lorsque ce dernier, qui voulait aller à son club, jugea nécessaire de se jeter sur son lit pour se reposer quelques heures avant que de sortir.

À la tombée de la nuit, après son dîner, quand son mari se fut éloigné, mistress Gobson guetta son voisin ; mais, à sa stupéfaction et à son grand chagrin, il ne lui donna pas signe d’existence. Elle ne le revit que le lendemain, lorsque Gobson, ayant fait ouvrir la porte de communication des deux villas, lui fit les honneurs de sa maison et de son parc.

Pendant cette visite, Murray trouva l’occasion de dire à la jeune femme ; « À ce soir ! » et elle oublia alors, dans l’espérance de cette entrevue, son attente inutile de la veille.

Ada fut exacte à ce rendez-vous qui ne pouvait être troublé, car James était déjà parti. Elle attendit Murray à la porte du jardin et le conduisit sous un berceau de verdure, où ne pouvaient les observer nuls regards indiscrets.

– Je vous ai attendu vainement hier, lui dit-elle avec un doux accent de reproche, dès qu’ils eurent pris place sur un large banc de rotins.

– Ada, écoutez-moi, répondit M. Murray d’une voix grave, mais en pressant amoureusement dans les siennes les deux petites mains que lui avait abandonnées mistress Gobson. Je me sens entraîné vers vous par un véritable amour, mais je sens en même temps que cet amour est si profond qu’il hésite devant un odieux partage. Je vous voudrais pour moi seul. La pensée que cet être grossier et commun est votre maître me désespère ; je rêve de rompre le lien fatal qui vous unit à lui. N’est-ce pas possible ?

– Je ne crois pas, répondit tristement Ada, que ces paroles enivraient, car, peu faite aux passions délicates, elle trouvait un charme infini à se sentir aussi jalousement aimée.

– Pourquoi est-ce impossible ?

– Oh ! je ne puis vous le dire. Ne m’interrogez pas si vous m’aimez.

La jeune femme avait prononcé ces mots avec un inexprimable accent de terreur. Ses mains tremblaient dans celles de Murray ; elle s’était courbée sur lui comme pour le supplier de la défendre ; des larmes brillaient dans ses beaux yeux chargés d’éclairs passionnés ; il entendait les battements précipités de son cœur.

Mais on eût dit que cet homme était de bronze ; rien ne frémissait en lui. Et cependant celle qui l’appelait ainsi du cœur, des sens et de la voix était admirablement belle.

Il l’éloigna doucement, s’efforça de la consoler par de bonnes paroles, et sans lui avoir accordé une caresse, la reconduisit jusqu’au perron, en lui murmurant tendrement :

– À demain !

Ada, affolée d’amour et de tentations inassouvies, rentra chez elle, où, désespérée, elle se jeta sur son lit en prononçant contre son mari d’étranges paroles de haine.

Les jours suivants se passèrent de même. Les heures que Charles Murray ne consacrait pas à Gobson, il les donnait à sa femme, dont la passion prit si rapidement une physionomie sauvage qu’un soir, seule dans son boudoir avec celui qu’elle adorait et qui la repoussait, elle lui dit :

– Mais, je vous en conjure, indiquez-moi du moins ce qu’il faut que je fasse pour que vous m’aimiez un peu !

– Je vous le répète, Ada, répondit Murray, il faut vous séparer de cet homme, puisque vous avez eu la faiblesse de l’épouser une seconde fois.

– Une seconde fois ! fit la jeune femme dans un sourire que l’ironie transformait en sanglot et en se laissant glisser aux genoux de son voisin ; une seconde fois ! Oh ! si vous saviez !

Il avait appuyé contre sa poitrine la charmante tête d’Ada ; il effleurait son front de ses lèvres. Les yeux à demi fermés, la bouche entr’ouverte, tout son être frémissant de désirs, la courtisane murmurait :

– Et ne pouvoir rien dire ! Être rivée à ce misérable, n’oser briser sa chaîne ! Oh ! c’est le châtiment ! Je vous en prie, aimez-moi ; je suis si malheureuse !

– Mais expliquez-vous. Ne suis-je pas là pour vous défendre ? Quel secret vous lie donc à cet homme ? Ayez confiance en moi. Cherchons tous deux le moyen de vous rendre libre.

– Oh ! non, non, jamais ! s’écria mistress Gobson avec un accent d’indicible terreur. Dussé-je mourir de mon amour et de votre mépris, je ne parlerai pas. Adieu !

En prononçant ce dernier mot avec une expression déchirante, elle s’était relevée et, sans détourner la tête, elle se précipita dans sa chambre à coucher dont elle ferma brusquement la porte derrière elle.

Murray, qui s’attendait peu sans doute à une sortie aussi brusque, resta un moment stupéfait et désappointé, mais cependant il ne tenta ni un mouvement ni un appel pour ramener la fugitive. Il prit son chapeau, descendit lentement l’escalier, sortit de la maison et se dirigea vers la porte qui mettait en communication les deux villas.

Il allait l’atteindre lorsque tout à coup un bruit de pas précipités et un frou-frou de robe lui indiquèrent qu’on courait après lui. Il se retourna.

C’était Ada qui, franchissant d’un seul bond la distance qui la séparait de celui qu’elle voulait à tout prix, jeta les bras autour de son cou en lui disant :

– Non, je ne veux pas que nous nous séparions ainsi. Demain, je vous dirai tout et vous me délivrerez de cet homme. Mais vous m’aimerez ! Tu m’aimeras, n’est-ce pas ?

– Eh ! comment ne vous aimerai-je pas lorsque vous m’aurez donné cette preuve d’amour ? répondit-il en détachant doucement le lien brûlant qui l’étreignait ; je vous aime tant déjà !

Au même instant, un gémissement douloureux se fit entendre de l’autre côté de la porte.

– Qu’est-ce ? demanda mistress Gobson effrayée.

– Rien, rien, dit Charles Murray, dont l’obscurité de la nuit cachait la pâleur. Rentrez chez vous.

– Mais encore ?

– Partez, partez, je vous en prie ; je le veux !

Et sans s’occuper plus longtemps de la jeune femme, il s’élança dans son jardin dont il tira vivement la porte.

À deux pas de cette porte, il faillit trébucher contre un corps étendu le long d’un massif.

– Jane ! s’écria-t-il en reconnaissant la jeune fille qui vivait sous son toit.

Miss Jane ne répondit pas ; elle était évanouie.

Il la prit dans ses bras et, chargé de ce précieux fardeau, courut vers la maison.

Tout ce bruit était parvenu jusqu’à la gouvernante. Murray la rencontra sur le haut du perron.

– Oh ! mon Dieu ! miss Jane ! qu’est-il arrivé ? s’écria la bonne femme en reconnaissant son élève. Elle était auprès de moi, il y à cinq minutes à peine.

– Peu de chose, je l’espère, répondit l’Américain, en montant l’escalier aussi légèrement que s’il n’eût porté qu’un enfant.

Arrivé dans la chambre à coucher de Jane, il l’étendit doucement sur une chaise-longue et s’assura aussitôt qu’il ne s’agissait que d’une syncope.

Un instant plus tard, en effet, grâce aux soins les plus sommaires, la jeune fille revint à elle.

En ouvrant ses grands yeux et après les quelques secondes qu’il fallut à son cerveau pour retrouver son équilibre, elle reconnut celui qu’elle appelait son ami et, toute rougissante, elle lui dit en joignant ses petites mains :

– Oh ! pardonnez-moi, Charles, pardonnez-moi ; je suis assez punie.

Et elle éclata en sanglots.

– Vous pardonner, Jane ! Et quoi donc ? Mais pleurez, cela vous soulagera ; vous m’expliquerez tout plus tard. En attendant, chère petite, calmez-vous. Je vous pardonne de grand cœur, bien que j’ignore quelle faute vous avez pu commettre, et je vous aime.

À ce dernier mot, la jeune fille redevint toute pâle et, comme si elle allait se trouver mal de nouveau, ses paupières se rejoignirent lentement.

– Votre femme de chambre, poursuivit Murray après avoir effleuré de ses lèvres le front de l’enfant, va vous déshabiller ; votre institutrice et moi nous reviendrons ensuite vous endormir.

Il avait fait signe à la gouvernante, et laissant la malade aux soins de sa domestique, ils passèrent dans le boudoir.

Là, ils étaient assez loin pour que, de la chambre à coucher, on ne pût les entendre.

– Qu’est-ce que cela veut dire, mistress ? demanda Murray à la vieille dame.

– Ça devait arriver un jour ou l’autre, monsieur, répondit l’institutrice ; je ne me reproche qu’une chose, c’est d’avoir gardé le silence.

– Le silence ! Expliquez-vous ; vous m’épouvantez.

– Miss Jane vous aime, monsieur.

– Miss Jane m’aime !

En répétant ces mots, Murray avait porté les mains à son visage qu’une pâleur livide avait envahi.

– Oui, elle vous aime et est jalouse.

– Jalouse ! De qui, bon Dieu ?

Mais reconstruisant immédiatement, avec la lucidité ordinaire de son esprit, toute la scène dont le dénouement avait été le cri de douleur et l’évanouissement de la jeune fille, l’Américain comprit que miss Jane le guettait dans le jardin au moment même où Ada était venue le rejoindre auprès de la porte, et que c’est aux paroles de tendresse qu’elle lui avait entendu adresser à cette fille que la vierge s’était trouvée mal.

– Oh ! cela est affreux, murmura-t-il.

– Ce n’est pas tout, monsieur ; je ne dois rien vous cacher, reprit l’institutrice.

– Qu’y a-t-il encore ?

– Avant-hier, au commencement de la soirée, miss Jane, qui m’avait quittée depuis à peu près un quart d’heure, est remontée ici en proie à une horrible crise de nerfs. J’ai voulu vous appeler, mais elle s’y est opposée en me disant : « Il ne viendrait pas ; il est avec elle dans sa bibliothèque. Je m’en doutais, mais j’ai voulu voir. Oh ! je suis bien cruellement punie de ma curiosité ! »

– Elle m’avait vu avec mistress Gobson ? interrogea Murray avec stupeur et d’une voix étrangement émue.

– Voici comment, poursuivit la gouvernante ; mais je vous demande pardon de vous parler de ces choses qui ne me regardent pas.

– Allez, allez, au contraire.

– Miss Jane vous guettait-elle ? vous avait-t-elle entendu rentrer ? Je ne sais, c’est probable ! En tout cas, elle était descendue doucement, s’était glissée sans bruit dans votre chambre à coucher dont vous aviez seulement laissé retomber les tentures sans en fermer intérieurement la porte, et à travers les rideaux, elle a reconnu cette femme couchée sur un divan. Elle s’est alors sauvée de peur d’être surprise. Voilà ce qu’elle est venue me raconter en sanglotant.

– Pauvre petite ! dit l’Américain avec un étrange sourire ; je suis désespéré. Remontez près d’elle, ne la quittez pas d’un seul instant, consolez-la, dites-lui qu’elle s’est trompée, que je lui expliquerai tout cela un jour. Surtout recommandez-lui plus de calme, moins d’exaltation.

Puis il ajouta en se parlant à lui-même, pendant que l’institutrice s’éloignait pour rejoindre son élève :

– Voilà le châtiment ; c’est l’amour de cet ange. Allons, accomplissons mon œuvre ; Dieu fera le reste !

Et descendant aussitôt dans son cabinet de travail, il écrivit rapidement les lignes suivantes :

« Mon cher ami,

« L’heure est arrivée ; au reçu de cette lettre, courez chez M. Kelly et qu’il demande à M. Davis un mandat d’arrêt contre James Gobson et sa femme. Dites à ces messieurs que je réponds sur mon honneur de cette mesure. Puis prenez, avec M. Saunders le premier train pour Boston et descendez à l’hôtel d’Angleterre où vous attendrez,

« Tout à vous,

« WILLIAM. »

Cette lettre terminée et adressée au capitaine Young, à l’office central de la police, New-York, Charles Murray, ou plutôt William Dow, que le lecteur a déjà reconnu, sortit de son cabinet de travail plus calme qu’il n’y était entré quelques minutes auparavant.

Il ordonna à un de ses gens d’aller immédiatement jeter sa missive à la poste et monta prendre des nouvelles de Jane.

Tout à fait remise, la jeune fille s’était endormie.

En redescendant, il jeta un coup d’œil plein de menaces sur les fenêtres éclairées de mistress Gobson qui, sans doute, pensait amoureusement à lui, et il rentra dans son appartement en murmurant :

– Young aura ma lettre demain ; dans quarante-huit heures, il arrivera ; j’ai plus de temps qu’il ne m’en faut. D’ici là, tout sera prêt !

VI – L’ASSASSIN D’UNE MORTE

Depuis le jour de l’agression à laquelle il avait échappé grâce à son voisin, James Gobson était devenu plus brutal, plus grossier encore que par le passé envers sa femme.

Bien qu’il eût semblé ne lui reprocher qu’en plaisantant d’avoir aposté des malfaiteurs sur sa route, l’idée d’un guet-apens provoqué par Ada s’était enracinée dans son esprit, et il craignait à ce point, si brave qu’il fût, que cette tentative ne se renouvelât, qu’il ne rentrait plus jamais à Prairie-Fields pendant la nuit. Lorsqu’il avait prolongé sa soirée au club, il y couchait pour ne revenir à la villa que le lendemain dans la journée.

Son premier soin, en arrivant chez lui, était invariablement d’y faire quelque scène, soit à ses gens, soit à mistress Gobson ; puis, ce devoir d’ivrogne accompli, il courait chez Charles Murray, dont il avait fait son confident.

Ce dernier s’efforçait de le calmer, mais il s’y prenait si étrangement que James sortait toujours de ses entretiens avec lui plus haineux contre Ada.

Le lendemain de l’événement qui termine le précédent chapitre, James rentra chez lui vers trois heures ; il vint ainsi que de coutume trouver son voisin, et il s’exprima de telle sorte, à propos de sa femme, que celui-ci lui répondit :

– C’est un véritable enfer qu’une semblable existence ; pourquoi ne vous séparez-vous pas de mistress Gobson ? Ça vaudrait mieux que quelque scandale, car certainement elle se sauvera un de ces matins. Un beau soir, en revenant chez vous, vous ne la retrouverez plus !

– Me séparer ! est-ce que c’est possible ? gronda le mari ; mais si je pensais qu’elle eût quelque idée de fuite, je jure bien qu’elle ne sortirait d’ici que les pieds en avant. Tout ça finira mal ! Elle ne vous parle jamais de rien ?

– Je me suis trouvé seul avec elle à peine deux fois depuis que nous nous connaissons, et vous comprenez qu’elle ne m’aime guère.

– Parbleu ! vous m’avez sauvé la vie !

– Non, ce n’est pas pour ce motif ; mais elle sait que j’ai beaucoup d’amitié pour vous. Cependant, il est bien certain qu’elle a quelque projet en tête. N’avez-vous par un parent ou un ami du nom de Davis ?

– Davis ? Non. Pourquoi ?

– J’avais lieu de le penser, car l’autre soir, au moment où vous veniez de la traiter assez mal, il faut le reconnaître, je l’entendis qui murmurait en vous suivant des yeux : « Et dire que je n’aurais qu’à écrire un mot à M. Davis pour en terminer ! »

– Davis ! Ah ! la misérable !

Ce nom venait sans doute de réveiller tout à coup de terribles souvenirs dans l’esprit de Gobson, car en poussant cette exclamation, il était devenu fort pâle et s’était levé.

– Vous n’allez pas, me trahir, au moins ! lui dit Charles Murray. Voyons, un peu de calme. Avec les femmes, la violence ne sert à rien. Il faut user de ruse et surtout ne pas se laisser surprendre. Ce Davis ou un autre ami ou parent, peu vous importe ! Personne ne saurait vous effrayer ; vous êtes le maître chez vous. À votre place, je laisserais mistress Gobson vivre à sa guise ; je l’autoriserais à prendre toutes les distractions qui lui conviendraient ; je l’engagerais même à rester moins renfermée. Il n’en faudrait pas davantage pour la satisfaire et vous rendre le repos à tous deux.

– Oui, vous avez peut-être raison, répondit James avec un effort visible pour demeurer maître de lui.

– Et surtout je ne lui parlerais de rien. Si vous agissez autrement, elle se tiendra sur ses gardes, vous jouera comme un enfant et fera quelque coup de tête. Voulez-vous que nous allions la trouver ensemble ?

– Ma foi, non, pas aujourd’hui, ni demain probablement. Ce soir je dîne au club, et demain nous allons aux courses avec un joyeux compagnon qui est depuis peu des nôtres : Harris Burnett. Or, vous le savez, les jours de courses, il y a grand banquet au Parker. Après-demain, dans deux ou trois jours, nous verrons ce qu’il y a de mieux à faire. En attendant, puisque vous ne voulez pas venir avec nous, sermonnez Ada, et, si vous vous aperceviez de quelque chose, promettez-moi de me prévenir.

– Je n’y manquerai pas.

– Et puis, voyez-vous, au fond je ne la crois pas capable de me jouer un vilain tour. Ce n’est pas lorsqu’on a sauvé la vie à un homme !… Enfin, je me comprends !

James Gobson avait prononcé ces derniers mots d’un ton bizarre, et, les deux amis s’étant séparés après cet entretien, l’ivrogne repartit pour Boston sans même voir sa femme.

Celle-ci cependant, bien qu’elle fût seule, attendit vainement Charles Murray toute la soirée. La porte de communication des deux villas resta fermée et la jeune femme passa une nuit terrible, ne comprenant pas pourquoi, après ce qu’elle lui avait promis, celui qu’elle aimait ne venait pas la rejoindre.

Folle d’amour et de désespoir, elle ne s’endormit que bien avant dans la nuit, et le lendemain matin elle écrivit à la hâte un billet qu’elle fit porter chez son voisin, dès qu’elle crut pouvoir lui envoyer sa femme de chambre sans éveiller les soupçons.

En lisant cette lettre, Murray ne put dissimuler un sourire de triomphe. Ada ne lui avait cependant écrit que ces deux lignes ; mais sans doute il n’en désirait pas davantage :

« Je vous en conjure, venez ; je vous dirai tout ! Je ne puis vivre ainsi ; je ne veux pas que M. Gobson me trouve demain à Prairie-Fields. »

Une heure plus tard, Charles Murray recevait dans ses bras la jeune femme qu’il était allé rejoindre dans son boudoir.

– Ada, lui dit-il, en s’arrachant doucement à cette étreinte passionnée ; je ne veux pas connaître vos secrets ; de vous, je ne veux que vous. Voulez-vous fuir avec moi ?

– Si je le veux ! répondit la courtisane dans un cri de joie.

– Eh bien ! il faut avant tout éloigner votre mari pour un ou deux jours, mais l’éloigner d’une façon certaine, de Boston, car, de son club, il peut revenir à chaque instant et vous surprendre tout à coup dans vos préparatifs de départ. Or, vous le connaissez.

– Il me tuerait ! Mais comment faire pour l’éloigner ?

– Il faudrait provoquer son départ pour une ville voisine. Cherchons. N’a-t-il pas quelques amis à Buffalo ?

– Je ne lui en connais pas.

– Ah ! je crois que j’ai trouvé. Comment se nommaient donc les magistrats qui se sont si sottement trompés en accusant votre mari de vous avoir assassinée ?

– Messieurs Mortimer et Davis. Ce dernier était le coroner de mon quartier.

Mistress Gobson avait prononcé ces deux noms en rougissant et d’une voix étranglée.

Mais son voisin ne parut pas remarquer son émotion et reprit :

– Le coroner Davis ! Parfait ! je tiens mon moyen. Écrivez-moi donc ce nom et cette adresse pour que je ne les oublie pas. Tenez, sur cette enveloppe.

Murray avait pris un buvard sur la table et l’avait mis sur les genoux de miss Ada. Celle-ci obéit en tremblant.

– Vous ne me comprenez pas ? lut demanda-t-il.

– Non, répondit-elle.

– C’est cependant fort simple. Je m’en vais faire écrire à M. Gobson, par un de mes amis de New-York, une lettre dans laquelle M. Davis sera supposé avoir quelque renseignement à lui demander.

– Oh ! ne faites pas ça, s’écria la jeune femme avec épouvante.

– Pourquoi ? Qu’a-t-il à craindre ? Absolument rien.

Mais voyant mistress Gobson les yeux hagards et le visage empreint d’une indicible terreur, il reprit doucement :

– Eh bien ! cherchons autre chose. Ou plutôt, non, nous chercherons ce soir ; mais calmez-vous.

Il avait pris ses deux petites mains dans les siennes et les serrait tendrement. Le mot « ce soir » avait ramené subitement le sourire sur les lèvres de l’amoureuse créature.

– Oui, ce soir, répétait-elle en l’interrogeant du regard.

– Mais jusque-là il faudra m’obéir.

– Aveuglément.

– Vous aurez soin d’éloigner vos gens ; je me soucie peu d’être trahi par l’un d’eux.

– Le jardinier est aux courses et ne rentrera pas. La cuisinière est malade et j’enverrai ma femme de chambre en ville.

– Alors, ce soir, à neuf heures. Tenez-vous auprès de la porte de communication, je viendrai vous prendre.

– Embrassez-moi au moins, supplia mistress Gobson.

Murray, qui s’était levé, effleura de ses lèvres le front de la jeune femme et se sauva précipitamment, comme s’il voulait fuir une tentation dont il craignait de ne plus rester vainqueur.

Mais il ne fit qu’une station de quelques minutes dans son appartement. Il en sortit bientôt pour monter dans une voiture qui l’attendait devant sa villa.

Une heure après, il était à l’hôtel d’Angleterre et serrait les mains de Saunders et de Young qui venaient d’arriver.

Le chef des détectives était toujours le même, amical et bourru, ne parlant toujours que d’arrêter tout le monde.

William Dow lui demanda des nouvelles de M. Kelly.

– Je l’ai vu hier, répondit le terrible capitaine ; il attend impatiemment que vous teniez votre promesse.

– Les élections n’auront pas lieu avant quinze jours ; or, demain matin, je l’espère, tout sera fini.

Quant à Saunders, il s’était fait en lui un grand changement, tout à son avantage. L’amour avait disparu ; il ne restait plus dans son cœur que la colère et l’humiliation d’avoir été joué ! Au physique, il allait à merveille. Son teint avait repris toute sa fraîcheur ; le gros homme avait encore engraissé.

Inutile d’ajouter qu’il fit à son ami Dow toutes les tendresses, surtout lorsqu’il eût appris de lui que le moment de la vengeance approchait.

Vers six heures, les voyageurs se firent servir à dîner dans leur appartement, et le détective les quitta un instant pour recevoir dans un salon voisin un visiteur qui le demandait.

C’était Harris Burnett.

– Eh bien, lui demanda William Dow, où en est notre homme ?

– Il a perdu beaucoup aux courses, ce qui l’a rendu d’une humeur détestable ; de plus, il est ivre à demi, répondit Burnett.

– Il ne faut pas qu’il se grise tout à fait. Écoutez-moi bien. À onze heures et demie, c’est-à-dire alors qu’il sera encore possible pour Gobson de prendre le train de Prairie-Fields, vous lui ferez remettre ce pli par un des domestiques du club, en recommandant à ce domestique de répondre, si on lui demande qui l’a apporté, que c’est un commissionnaire. Soyez près de James lorsqu’il lira cette lettre. Il sortira aussitôt du Parker. S’il vous prie de l’accompagner, vous ferez route avec lui ; s’il ne vous a rien dit, vous le suivrez jusqu’ici ; s’il ferme sa porte derrière lui, vous passerez par ma grille que vous trouverez ouverte et attendrez derrière la petite porte de communication des deux villas que je vous appelle. Vous m’avez bien compris ?

– Parfaitement, monsieur.

– Alors retournez vite auprès de Gobson, de crainte qu’il ne s’aperçoive de votre absence.

Harris Burnett se hâta de reprendre le chemin du club, et William Dow rejoignit à table Young et Saunders.

À huit heures il donna le signal du départ.

Les trois amis montèrent en voiture et, quelques minutes avant neuf heures, Dow introduisait le chef des détectives et le fabricant de biscuits dans son appartement particulier, au rez-de-chaussée de sa maison.

Là, après les avoir priés de l’attendre sans trop d’impatience, il les laissa seuls et monta chez miss Jane.

La jeune fille, encore pâle de son émotion de la veille, était avec son institutrice.

– Ma chère enfant, lui dit William, je viens vous prier de ne pas descendre ce soir dans le jardin et, quelque bruit que vous entendiez, de ne pas bouger de chez vous.

Jane avait levé sur son ami un regard empreint d’une telle tendresse inquiète que celui-ci poursuivit :

– Ne craignez rien pour moi, je ne cours aucun danger ; mais j’ai besoin que vous fassiez ce que je désire. Si je puis accomplir, ainsi que je l’espère, l’œuvre qui touche à sa fin, vous-même me remercierez. Je compte sur vous, n’est-ce pas, ainsi que sur vous, mistress ?

La gouvernante et son élève, sans même se permettre une question, promirent aussitôt qu’elles ne sortiraient pas de leur appartement avant que William Dow fut venu leur rendre la liberté, et celui-ci les quitta en adressant à miss Jane un affectueux sourire.

Neuf heures venaient de sonner. Il courut à la porte de communication et l’ouvrit. Exacte au rendez-vous, Ada l’attendait.

– Venez, lui dit-il.

Et prenant la main de la jeune femme enivrée d’amour, il la conduisit jusqu’au vestibule de son appartement ; puis, de là, sans passer par la chambre à coucher où se tenaient Young et Saunders, il l’introduisit dans sa bibliothèque.

Mais la porte de cette pièce était à peine refermée sur ceux qui venaient d’y pénétrer qu’un horrible cri retentit, cri de femme affolée tout à la fois de terreur et de désespoir, et suivi du bruit de la chute d’un corps sur le parquet. Puis des gémissements, des plaintes, des sanglots se succédèrent, et le silence se fit de nouveau sur cette partie de la villa si étrangement troublée.

Deux heures plus tard, portant une masse inerte, William Dow et Young sortaient du rez-de-chaussée, traversaient le jardin et gravissaient l’escalier qui conduisait à l’appartement de mistress Gobson.

Parvenus dans la chambre à coucher, ils déposèrent leur fardeau sur le lit et se retirèrent.

Quelques instants après, ils faisaient de nouveau le même chemin, accompagnés cette fois de Saunders, qui paraissait vivement ému, et d’une femme enveloppée dans un grand manteau et qui semblait ne pouvoir se soutenir.

Presque au même moment, un domestique remettait à James Gobson, au Parker-Club, une lettre qu’un commissionnaire venait d’apporter.

Surexcité par la perte et le vin, l’ivrogne ouvrit ce pli avec colère.

Il renfermait un billet de deux lignes et une lettre fermée.

Le billet, signé Murray, était ainsi conçu :

« Voici ce que je viens de trouver sur le pas de votre porte, et comme cette lettre, de vous sans doute et que vous avez perdue, peut être pressante, je vous l’envoie par un exprès. »

– Qu’est-ce que cela veut dire ? se demanda James.

Mais comme, en s’adressant cette question, il avait jeté les yeux sur l’enveloppe de la lettre, il devint aussitôt fort pâle.

Il lisait sur cette enveloppe, écrit de la main de sa femme : « Monsieur Davis, coroner du quartier de Saint-Vincent, New-York. »

La lettre, qu’il s’empressa d’ouvrir, augmenta encore son épouvante, car, sans prononcer un mot, il s’élança dehors du salon où il se trouvait, bondit jusqu’à la rue, sauta dans une voiture et donna une adresse au cocher.

Il ne s’était pas aperçu qu’il était suivi par Harris Burnett, qui se trouvait à quelques pas de lui lorsque la lettre lui avait été remise et qui ne l’avait plus quitté des yeux.

Vingt minutes après, Gobson enfilait en courant l’avenue de Prairie-Fields ; mais, arrivé sur le pas de sa porte, il s’arrêta un instant.

Son front était inondé d’une sueur glacée ; sa physionomie hideuse exprimait une implacable résolution, et il murmurait avec un sinistre sourire :

– Oh ! non, misérable ! tu ne t’échapperas pas ainsi !

La villa était plongée dans le plus profond silence ; les ténèbres enveloppaient le jardin.

Lorsqu’il fut remis de la rapidité de sa course, il ouvrit sa grille sans bruit, se glissa le long du mur jusqu’à la maison et gagna doucement, grâce aux tapis qui étouffaient ses pas, le seuil de l’appartement de sa femme.

Il tenait à la main un revolver ; mais, au moment de traverser le salon, il se dit à lui-même :

– Non, pas ainsi, on entendrait !

Et remettant le pistolet dans sa poche, il s’arma d’un court et solide poignard, sans lequel il ne sortait pas depuis l’agression dont il avait failli être victime.

La porte qui conduisait du salon dans la chambre à coucher était ouverte.

Il y arriva bientôt et là, en soulevant les tentures qui formaient portières et bien que la pièce ne fût éclairée que par une lampe d’albâtre à la lumière douce et tamisée, il reconnut Ada qui, couchée dans son lit, semblait dormir d’un profond sommeil.

La luxuriante chevelure de la jeune femme roulait sur ses coussins de dentelle autour de sa tête charmante ; un de ses bras nus, orné d’un de ces gros bracelets d’or dont elle aimait tant à se parer, était gracieusement étendu sur sa couverture. Accablée de fatigue, elle avait oublié, sans doute, de se défaire d’une partie de ses bijoux, car de là, oh, comme une bête fauve, il caressait sa proie de ses yeux injectés, Gobson voyait briller, ainsi qu’une étoile de feu, l’un des admirables diamants que l’ancienne maîtresse de Saunders portait à ses mignonnes oreilles.

Ce tableau enchanteur n’était pas de nature à calmer celui qui voulait se venger. On eut dit qu’il ne l’avait parcouru du regard que pour y puiser au contraire plus de haine encore, car, après une seconde d’hésitation, il s’élança et son poignard, d’un coup à traverser sa victime de part en part, frappa celle qui reposait à la gorge, en même temps que lui, le meurtrier, murmurait :

– Non, Ketty Bell, tu ne parleras pas !

Mais l’infâme jeta aussitôt un épouvantable cri et fit un bond en arrière.

Son arme avait rencontré une incompréhensible résistance, et au chevet du lit, s’était subitement dressée une femme en costume indien qui lui criait :

– Assassin, assassin, une seconde fois !

– Miss Ada ! hurla James Gobson à cette apparition terrible.

Et l’œil hagard, la bouche écumante, les traits bouleversés, tout son être frissonnant d’horreur et d’épouvante, il saisit son pistolet et fit feu sur ce fantôme qui l’accusait.

Mais sa balle, mal dirigée, frappa la muraille au-dessus de la tête de la jeune femme, et le meurtrier n’eut pas le temps de renouveler sa tentative homicide, car saisi aussitôt et désarmé par Young et Dow, qui avaient bondi des tentures derrière lesquelles ils s’étaient tenus cachés, il fut bientôt renversé sur le parquet et hors d’état de nuire.

Au même instant, un sanglot se fit entendre.

Le pauvre Saunders s’était jeté sur cette statue de cire, image si fidèle de celle qu’il avait tant aimée, et il lui disait à travers ses larmes, en serrant dans sa main brûlante la main glacée de l’œuvre d’Albert Moor :

– Poor Ada ! poor Ada, je savais bien qu’elle ne m’avait pas trompé !

VII – LE RÉCIT DE KETTY-BELL

Si nous retournons sur nos pas pour entrer dans le cabinet de travail de William Dow, au moment où il y introduisait mistress Gobson qui pensait venir chez un amant, nous assisterons à la scène qui explique comment s’étaient préparés les événements que nous venons de raconter.

Ada, affolée de passion, venait de franchir le seuil de cette pièce, lorsque l’homme, de qui elle n’attendait que des sourires, prit soudain une physionomie sévère et, s’effaçant, lui montra du regard et du geste un corps de femme à demi-nu qui reposait sur un divan.

– Miss Ada, miss Ada ! s’écria mistress Gobson.

– Vous avouez donc ? Ketty Bell, lui dit William Dow.

C’est alors que la malheureuse poussa ce cri de terreur et de désespoir dont nous avons parlé et que, ne pouvant résister à une semblable émotion, elle s’affaissa comme une masse sur le parquet.

À ce bruit, Young et Saunders s’élancèrent de la chambre à coucher dans la bibliothèque.

Rien ne saurait peindre la stupéfaction du fabricant de biscuits.

Il s’était précipité d’abord vers mistress Gobson pour la secourir ; mais le détective l’avait arrêté en lui désignant le divan où était étendue la femme de cire, et le pauvre homme, les yeux hagards, la physionomie bouleversée, restait immobile, se demandant laquelle de ces deux femmes était son Ada à lui.

Craignant qu’une pareille secousse ne fût trop violente pour le cerveau mal équilibré de Saunders, William Dow se hâta de lui dire :

– Calmez-vous, mon ami, votre maîtresse est bien morte ; ce corps n’est que le moulage que j’en ai fait exécuter dans l’espérance secrète qu’il me servirait un jour. Quant à cette femme, son étrange ressemblance avec miss Ada en a fait la complice de James Gobson ; mais c’est elle qui va devenir notre instrument de justice et de vengeance.

Et pour que le trop impressionnable Yankee n’eût pas plus longtemps sous les yeux cette image qui le fascinait, il la recouvrit tout entière de la longue pièce d’étoffe dont elle n’était qu’à demi enveloppée.

À ce spectacle inattendu, Young lui, n’avait manifesté aucune sensibilité : mais devinant, malgré son intelligence médiocre, que son ami Dow allait prendre sa revanche, il avait eu pour lui un regard d’admiration.

Puis il s’était penché sur mistress Gobson et l’avait prise dans ses bras pour la porter sur un fauteuil, où, quelques minutes après, elle commença à reprendre connaissance.

– Ketty Bell, lui dit William, lorsqu’il vit qu’elle était en état de le comprendre, revenez à vous. Votre sort est entre vos mains.

– Ketty Bell ? Murray, pourquoi m’appelez-vous ainsi ? balbutia la jeune femme.

– Parce que c’est là votre nom. Moi, je me nomme William Dow, et, regardez bien ces messieurs, vous les reconnaîtrez peut-être !

Mistress Gobson porta ses regards alternativement sur Young et sur Saunders, et son visage qui commençait à reprendre ses tons rosés, redevint livide. Elle comprenait qu’elle était perdue.

– Écoutez la lecture de ces quelques lignes, reprit le détective, qui avait tiré de son carnet une feuille de papier couverte de caractères imprimés et manuscrits :

« Aujourd’hui, 20 février 184., par nous, Armand Rebours, vicaire de la paroisse de Saint-Joseph, ont été baptisées selon les rites de la Sainte-Église catholique, apostolique et romaine, les nommées Ketty et Anna Bell, nées le 13 de ce même mois, sœurs jumelles et filles légitimes des époux Bell en présence des témoins : les sieurs Jack Howey, Bernard Lowe et les dames Mary Kellen et Lucy Molden, parrains et marraines.

» Signé : ARMAND REBOURS, prêtre.

» Pour copie conforme dudit extrait de baptême :

» ÉDOUARD BERNEY, curé de la paroisse de Saint-Joseph ;

» ROBERT HALL, coroner de la dite paroisse.

» New-Orléans, 14 juin 186. »

Mistress Gobson était en proie à une si violente émotion qu’elle ne pouvait prononcer une parole, mais ses yeux interrogeaient avec une telle angoisse que William Dow poursuivit :

– Vous êtes Ketty Bell et cette statue de cire c’est tout ce qui reste d’Anna votre sœur, que Gobson a assassinée et dont vous avez pris le nom et la place, grâce à votre incroyable ressemblance avec elle.

– Ma sœur ! s’écria la jeune femme en recouvrant aussitôt la voix à cette horrible révélation ; ma sœur ! Oh ! messieurs, vous ne me croyez pas complice de cet épouvantable crime !

Elle s’était jetée à genoux en étendant vers ses juges ses mains suppliantes et répétait à travers ses sanglots :

– Non, non, ne le croyez pas, je vous en conjure !

Il y avait un tel accent de vérité dans cette prière que William lui-même en fut ému.

Il se pencha vers Ketty, la releva, la força de reprendre place dans le fauteuil qu’elle venait de quitter, et sachant que les larmes sont le meilleur des calmants, il la laissa pleurer pendant quelques instants, puis il lui dit :

– Soit ! je vous crois, mais il faut nous avouer toute la vérité, ne rien nous cacher. Ensuite il faudra m’obéir.

– Disposez de moi, messieurs, gémit la malheureuse. Ma pauvre Anna ! depuis plus de dix ans je n’avais pas entendu parler d’elle. Je la croyais toujours à la Nouvelle Orléans, au milieu de notre famille que j’ai quittée pour suivre le misérable qui m’a perdue. Nous n’avions plus de mère, notre père s’inquiétait peu de nous. Je n’ai pas su le mariage d’Anna. Et c’est cet infâme, ce Gobson qui l’avait épousée ! Et moi, moi ! j’ai été sa maîtresse, je suis devenue sa femme. Oh ! c’est horrible ! Laissez-moi.

En disant ces mots, Ketty Bell se débattait entre les bras de William Dow et de Young, qui l’avaient arrêtée au moment où elle s’élançait pour se jeter par la fenêtre.

Ils la portèrent dans la chambre à coucher et l’étendirent sur une chaise longue.

Saunders, qui assistait à cette scène avec une stupéfaction et un hébétement impossibles à rendre, les suivit.

Quelques minutes après, mistress Gobson redevint un peu plus calme, et, William Dow l’ayant invitée à lui faire connaître les moindres détails de ses relations avec James Gobson, elle dit en pleurant :

– C’est à San-Francisco, il y a six mois à peu près, que je fis la connaissance de James Gobson. J’étais bar-maid (demoiselle de comptoir) dans un établissement dont cet homme était un des habitués. Il me fit la cour, je lui cédai et il m’emmena chez lui, où j’étais relativement heureuse, malgré les scènes qu’il me faisait lorsqu’il était ivre.

« Un jour je voulus le quitter, parce que, dans un accès de colère, il m’avait blessée en m’arrachant brusquement une de mes boucles d’oreilles, mais il s’excusa si humblement de sa brutalité et me fit si bien soigner que je lui pardonnai. Pourquoi ai-je eu cette faiblesse !

– Poursuivez, Ketty ; surtout n’oubliez rien ! lui recommanda le détective.

– Je restai donc avec Gobson ; mais il y avait moins de quinze jours que s’était passé ce que je viens de vous raconter, lorsqu’un matin, après avoir pris une tasse de thé ; je m’endormis d’un étrange sommeil. Il dura trois ou quatre heures au moins. Quand je me réveillai, cet homme était près de moi, me regardant avec inquiétude. « Vous vous êtes évanouie, me dit-il, et en tombant vous avez failli vous tuer. Ce ne sera rien heureusement. » Je ressentais, en effet, à la bouche une vive douleur. J’y portai la main, et, l’ayant retirée pleine de sang, je m’élançai devant une glace. Il me manquait une dent du côté droit. Je jetai un cri de désespoir, et le misérable s’efforça de me consoler. Je m’étais cassé cette dent, affirmait-il, en glissant contre un meuble. Cet accident me causa une véritable épouvante, car je n’étais nullement sujette aux évanouissements. Mais, à partir de ce moment-là, Gobson devint si doux, si empressé, si généreux, il n’attendait pas même que j’exprimasse un désir pour le satisfaire, que j’oubliai bientôt cet inexplicable événement.

– Vous comprenez maintenant quel était le but de Gobson ?

– Oh ! oui ! l’infâme ! Ma pauvre Anna ! Nous nous ressemblions à ce point lorsque nous vivions l’une auprès de l’autre que notre père lui-même, pour nous distinguer, nous faisait porter des colliers de velours de couleurs différentes.

– Or, comme Gobson avait déchiré une oreille et cassé une dent à sa femme, il fallait que celle qui devait la remplacer eût également une dent de moins et une cicatrice à l’oreille. Arrivez à votre départ de San-Francisco.

– Nous quittâmes San-Francisco vers le mois de novembre de l’année dernière pour venir habiter une petite maison de campagne auprès de Washington. Là, je vivais dans un isolement complet. Gobson me défendait d’aller en ville et ne recevait jamais personne. Lui, il s’absentait souvent des semaines entières. Comme il me témoignait beaucoup d’affection et me répétait à chacun de ses retours qu’il travaillait à mon bonheur, qu’il voulait faire de moi sa femme, je lui obéissais. Cependant, instinctivement je le craignais ; j’aurais voulu le fuir.

« C’est dans ces conditions que nous avions atteint le mois de janvier lorsqu’un jour James rentra à la maison dans un état d’exaltation qui m’épouvanta. Ce qu’il me dit alors. Oh ! je ne sais si je pourrai jamais m’en souvenir.

– C’est indispensable, observa sévèrement William Dow, car c’est de la franchise que vous apporterez dans ce qui vous reste à nous faire connaître que dépend votre sort. De plus, est-ce que vous ne voulez pas que votre sœur soit vengée ?

– Oh ! oui, oui, il le faut, répondit Ketty vivement en relevant sa tête qu’elle tenait cachée entre ses deux mains.

Et, précipitant alors ses paroles, elle poursuivit :

– Il me parla d’une femme à laquelle je ressemblais d’une façon tellement extraordinaire que tout le monde me prenait pour elle. Elle s’appelait Ada Ricard. Un homme, le colonel Forster, en était amoureux ; il voulait la faire enlever et partir avec elle pour un long voyage. Avec de l’audace et du sang-froid, je pourrais me faire passer pour cette femme. Gobson se chargeait de me conduire lui-même auprès du colonel, qui lui avait promis une somme considérable. « M. Forster, ajouta l’infâme, connaît à peine miss Ada, son erreur sera complète, il vous adorera ; et comme il est généreux et riche, vous en aurez tout ce que vous voudrez. » C’était horrible, ignoble, mais j’étais une femme perdue : une fille qui s’était vendue. Une semblable proposition ne pouvait me répugner beaucoup. Et puis, j’y voyais l’occasion de me séparer enfin de cet homme. J’acceptai. Il me raconta les moindres particularités de la vie d’Ada Ricard, il les connaissait par quelqu’un qui vivait certainement dans sa maison ; enfin il m’apprit ce rôle que j’allais jouer sans savoir tout ce qu’il avait d’odieux. Je me tins prête et un matin nous partîmes pour New-York, où nous arrivâmes pendant la nuit. Il me logea dans une maison que je ne pourrais même reconnaître, car si nous y allâmes à pied, ce fut à travers un épais brouillard. Je crois seulement que c’était dans un horrible quartier ; les rues y étaient étroites et boueuses. La rivière était à deux cents pas de là. Après avoir fermé la porte de ma chambre, où il m’avait d’ailleurs apporté toutes les provisions nécessaires, il me laissa seule dans cette maison pendant toute la journée du lendemain. Ce lendemain, un mardi, je m’en souviens, il arriva vers deux heures du matin. Il portait un paquet qu’il ouvrit devant moi. Il contenait un costume d’Indienne du temps des Incas. Il m’ordonna de m’en revêtir. J’eus alors un pressentiment lugubre, car Gobson était pâle et beaucoup plus ému qu’il ne voulait le paraître.

» Mais il me dit d’un ton si menaçant : « Finissons-en ; c’est avec ce déguisement que miss Ada a été enlevée, il faut donc que vous arriviez habillée comme elle auprès du colonel Forster », que j’eus peur, que je n’osai demander ce qu’était devenue la femme dont j’allais prendre la place. Je m’habillai ainsi que me l’ordonnait Gobson et selon ses indications. Il avait tout prévu. À chacune des stations du yacht du colonel, je devais lui envoyer un mot aux initiales A. Z., à Baltimore, poste restante, et lui annoncer mon retour de la même façon. S’il lui arrivait malheur, je devais, en rentrant à New-York, me présenter hardiment au n° 17 de la 23e rue Est, où je trouverais une femme, Mary, qui me reconnaîtrait pour être miss Ada. »

Ketty Bell avait éprouvé en prononçant ce dernier mot, le nom de sa sœur, une telle émotion que les sanglots étouffaient sa voix.

Après lui avoir laissé quelques instants pour se remettre, William Dow lui ordonna de continuer son récit.

« Cette domestique, poursuivit la jeune femme en pleurant, était la complice de ce misérable. Tout se passa comme l’avait prévu Gobson : dès que je fus prête, il me fit traverser la rivière et me livra au colonel Forster, avec qui j’ai voyagé plus de deux mois sans qu’il ait eu jamais le moindre soupçon. Lorsqu’en débarquant à Baltimore, j’ai appris ce crime mystérieux par les journaux, j’ai compris, mais je n’ai pas osé dire la vérité, j’ai eu peur. Seulement, je l’avoue, entraînée, affolée, j’ai voulu jouer mon rôle jusqu’au bout pour me venger de James Gobson.

» Sans l’accident du bourreau Meyer, je serais arrivée trop tard. Je savais quel jour avait été fixé pour l’exécution, et c’est pourquoi je ne suis rentrée à New-York qu’à l’heure où je croyais tout terminé. Mais la fatalité avait décidé qu’il en serait autrement, et il m’a fallu arracher l’infâme à la potence. Vous savez le reste, mais je vous jure sur mon salut éternel, – Oh ! si bas tombée que soit une fille comme moi, elle n’oserait faire un pareil serment, – je vous jure que, lorsque j’ai été livrée au colonel Forster, j’ignorais que miss Ada eût été assassinée, et que c’est seulement là, dans cette chambre, que j’ai su que la victime de Gobson était sa femme, ma sœur, ma malheureuse Anna !

» Maintenant, faites de moi ce que vous voudrez ; livrez-moi à la justice ; tuez-moi ou laissez-moi mourir !

– Non, Ketty Bell, répondit William Dow vous ne mourrez pas et la justice sera indulgente pour vous ; mais il faut nous aider à punir.

– Ordonnez !

– Ce costume d’indienne qui vous a permis de tromper un galant homme, vous allez le revêtir de nouveau pour que nous puissions atteindre le coupable.

En disant ces mots, le détective avait tiré d’un coffre une toilette absolument semblable à celle que portait Ada Ricard la nuit de son enlèvement, et, pendant que Ketty Bell s’habillait, il avait transporté, avec l’aide de Young, la statue de cire sur le lit de mistress Gobson.

Ils étaient ensuite revenus chercher celle-ci ainsi que Saunders, qui avait assisté avec des étonnements inénarrables à ces diverses scènes ; et le lecteur sait comment James Gobson, attiré chez lui par cette lettre de sa femme qu’il devait croire adressée au coroner Davis, avait donné dans le piège si habilement tendu par le héros de ce récit.

Retournons maintenant dans cette chambre où nous avons laissé James Gobson, assassin pour la seconde fois de miss Ada, entre les mains de Young et de William Dow.

VIII – SOUS LE WHARF 32

Harris Burnett, qui n’était autre qu’un agent mis par M. Kelly aux ordres de William Dow, avait exactement suivi les instructions de ce dernier.

Après être arrivé sur les pas de James Gobson jusque sur le seuil de sa villa, il avait passé par la grille de la maison voisine, était venu se blottir contre la porte de communication et, au coup de feu, il s’était élancé au premier étage, où il s’était empressé de prêter main forte à ses chefs.

Malgré le courage et la vigueur du capitaine et du détective, ce renfort n’était pas de trop, car James Gobson, fou de colère, devenait difficile à contenir. Il écumait, poussait des cris horribles, lançait contre sa femme d’épouvantables malédictions, se roulait sur le parquet et, à défaut d’autres armes, se servait de ses dents comme une bête fauve.

Cependant, ses trois adversaires parvinrent à s’en rendre maîtres, et il fut bientôt si solidement garrotté et bâillonné qu’on eût pu, sans danger, le laisser seul.

Quand à Ketty Bell, elle s’était affaissée sur le chevet du lit et sanglotait.

– Madame, lui dit William Dow, je suis obligé de vous mettre en état d’arrestation, mais je vous renouvelle la promesse que je vous ai faite : je parlerai de vous à vos juges de telle sorte qu’en raison de votre franchise et des services que vous nous avez rendus, ils auront pour vous toute l’indulgence possible.

– Ah ! faites de moi ce que vous voudrez, monsieur, répondit la jeune femme.

– M. Young va vous accompagner chez moi, afin que vous puissiez reprendre vos vêtements ; il vous ramènera ensuite ici, où vous vous reposerez quelques heures. Nous partirons pour New-York par le premier train du matin.

Mistress Gobson prit docilement le bras de Young, car, sans cet appui, elle n’aurait pu se soutenir, et elle sortit de la chambre sans oser jeter un regard en arrière.

Quant à Saunders, son amour pour miss Ada était revenu et il pleurait, toujours agenouillé auprès du lit.

William Dow le força de se relever et le conduisit dans le boudoir afin de l’arracher, autant que possible, à ses tristes souvenirs, en l’éloignant de cette statue qui lui rappelait si cruellement le passé.

Le capitaine et mistress Gobson revinrent un quart d’heure après.

Épuisée, la jeune femme se laissa tomber sur une chaise-longue, en se cachant la tête dans ses deux mains. C’était un singulier tableau que présentait cette chambre à coucher élégante et mystérieuse, nid d’amour et de volupté transformé en un champ de combat. Celui dont l’intelligence en avait fait aussi rapidement le théâtre de sa justice la parcourait du regard avec un juste orgueil.

D’un côté, mistress Gobson, qui peut-être pleurait plus encore ses rêves évanouis qu’elle ne craignait la réalité ; d’un autre, réduit à l’impuissance, le misérable qui avait été vaincu par les mêmes armes dont il s’était servi.

– Burnett, dit William Dow à l’agent après quelques instants de silence, surveillez cet homme ; nous reviendrons dans un instant.

Et laissant alors le prisonnier et sa femme sous la garde de Burnett, William et le chef des détectives enlevèrent la Femme de Cire et la reportèrent dans la villa voisine, sur le même divan où Ketty Bell l’avait aperçue.

– Maintenant, Young, dit William Dow à son ami, retournez auprès de Gobson ; dans quelques minutes j’irai vous rejoindre.

Le capitaine obéit et le détective monta chez miss Jane.

La jeune fille était pâle et tremblante ; ainsi que sa gouvernante, elle avait entendu le coup de feu tiré dans la maison voisine, et elle se demandait s’il n’était pas arrivé quelque malheur à son ami.

En l’apercevant elle jeta un cri de joie et s’élança dans ses bras.

– Venez, ma chère enfant, lui dit-il, et vous aussi, mistress Vanwright ; j’ai une explication à vous donner.

Et, précédant l’institutrice et l’élève qui le suivaient sans comprendre ce dont il s’agissait, il les conduisit dans son cabinet de travail.

À la vue de cette femme à demi nue sur un divan, miss Jane fit un pas en arrière.

– Non, ne craignez rien, dit-il, en lui prenant la main ; approchez, au contraire. Voici, Jane, la mistress Gobson que vous avez aperçue dans un jour de curiosité. Ce n’est que la statue de miss Ada Ricard, la victime de ce mystérieux attentat dont j’ai enfin découvert l’auteur.

Honteuse de savoir William aussi bien instruit de l’indiscrétion que sa jalousie lui avait fait commettre, la jolie enfant baissa la tête en rougissant ; mais elle la releva bientôt pour arrêter sur son ami un long regard de reconnaissance et de bonheur, et elle murmura un : « Pardon ! » que celui qu’elle aimait paya aussitôt d’un sourire et d’une affectueuse caresse.

Puis, après avoir averti miss Jane et sa gouvernante qu’il allait s’absenter pendant quelques jours, il les pria de remonter dans leur appartement et s’en fut rejoindre ceux qui l’avaient aidé à l’accomplissement de son œuvre de justice.

Young et Burnett avaient traîné James Gobson contre la muraille et, par humanité, lui avaient glissé sous la tête un coussin. Le misérable écumait de rage ; ses yeux étaient injectés, mais il ne cherchait plus ni à crier ni à se débattre.

Le capitaine et l’agent le veillèrent à tour de rôle pendant le reste de la nuit, et au point du jour William Dow courut chez le chef de la police de Boston pour le mettre au courant de ce qui s’était passé et pour réclamer son aide, afin de pouvoir transporter sans nul retard le prisonnier à New-York.

Ce fonctionnaire, auprès duquel notre héros était accrédité, donna immédiatement les ordres nécessaires et, vers midi, sans que la scène de la nuit précédente fût connue à Prairie-Fields, car Young avait consigné les domestiques à la maison, James Gobson était transporté en chemin de fer et embarqué sous la garde de Burnett, à qui on avait adjoint deux agents de Boston.

L’assassin était plus calme, mais ce qu’on savait de son passé ordonnait de se défier constamment de lui. Aussi lui avait-on laissé les menottes, en lui promettant qu’au premier cri, à la première tentative de révolte, on lui lierait les jambes et on le bâillonnerait de nouveau.

Young prit place dans un compartiment réservé avec mistress Gobson, qui d’ailleurs était résignée à son sort ; et William Dow, après avoir télégraphié à Kelly, monta dans un coupé avec le gros Saunders, dont l’esprit était, de nouveau, singulièrement ébranlé.

Le voyage se fit sans nul incident. À huit heures du soir, le même jour, tous nos personnages arrivèrent à New-York.

La première figure que William reconnut sur le quai fut le visage épanoui du gros Kelly. Il était accompagné de MM. Mortimer et Davis, qu’il avait fait prévenir.

Inutile de dire comment ces messieurs reçurent l’habile détective. James Gobson était pris, c’était là certainement le plus important ; mais ils étaient avides de connaître les détails de cette capture. Aussi pressèrent-ils William Dow d’interrogations.

– Pardon, messieurs, leur répondit celui-ci en souriant ; occupons-nous d’abord du prisonnier, ou plutôt des prisonniers ; nous causerons ensuite.

Le chef de la police fit évacuer la gare, et, dès que la foule eut disparu, Gobson et Ketty Bell descendirent à leur tour de leur compartiment.

James Gobson avait renoncé à toute résistance, mais il était sombre, et il serait impossible de rendre le coup d’œil qu’il jeta sur sa femme. Celle-ci se soutenait à peine. On dut la transporter dans la salle d’attente.

Quant à l’assassin, après que son identité eut été constatée, il monta dans la voiture spéciale qui l’attendait, et M. Kelly ordonna à Young de le conduire immédiatement à la prison de Blackwell. Il devait rester là jusqu’au moment de comparaître une seconde fois devant la cour criminelle.

Nos lecteurs se souviennent que cette prison de Blackwell s’élève sur l’île de ce nom, dans le North River, presqu’en face du faubourg de Yorkville, où s’est passée l’une des premières scènes de ce récit.

Le brave Saunders qui, lui aussi, avait mis pied à terre, ne savait trop que devenir, lorsque William Dow lui dit :

– Mon cher monsieur, retournez chez vous, remettez-vous à vos affaires et ne songez à tout ce drame que comme à un mauvais songe, jusqu’au jour où la justice aura besoin de vous. Mais, d’ici là, j’irai vous voir.

Et serrant la main que le gros homme lui tendait en soupirant, le détective s’en fut rejoindre MM. Kelly, Davis et Mortimer qui l’attendaient impatiemment.

Ils avaient décidé que, vu son état de santé et en raison du service qu’elle avait rendu à la justice, mistress Gobson resterait en liberté provisoire, mais sous la surveillance de deux agents, et la jeune femme était déjà partie pour le n° 17 de la 23e rue.

Toute choses ainsi réglées, M. Kelly emmena bien vite William Dow à l’office central.

Il avait hâte, ainsi que MM. Mortimer et Davis, de connaître les moindres détails de cette chasse au coupable, qui n’avait pas duré moins de trois mois et s’était si heureusement terminée.

Notre héros la leur raconta tout entière, depuis son excursion à Jefferson et chez les Sioux en compagnie de Young et de Saunders, jusqu’à son voyage à San-Francisco pour y retrouver les traces de Ketty Bell, et son autre voyage à la Nouvelle-Orléans, où il s’était procuré l’extrait de baptême des deux sœurs jumelles.

Ensuite, il conduisit ses auditeurs, émerveillés de cette énergie, à Boston, et les fit assister à ses scènes d’amour avec mistress Gobson ; puis, terminant par le récit du drame de la précédente nuit, il dit à Kelly qui lui serrait les mains à les lui briser :

– Eh bien, avais-je raison, ai-je tenu mon serment ?

– Vous êtes un homme admirable, mon cher Dow, répondit le chef de la police. Mais comment diable vous sont venus vos soupçons ? Maintenant vous pouvez bien le dire.

– Certes oui ; d’ailleurs, rien n’est plus simple ni moins mystérieux. Je dois d’abord vous avouer que j’avais en ma possession certain rapport de votre rival Robertson qui renfermait des renseignements précieux. Ah ! ses agents sont habiles !

– Ils n’ont pas de peine à l’être plus que ce grand niais de Young, observa M. Kelly en haussant les épaules.

– Soit ! poursuivit William Dow. J’avais donc ce rapport, et, tandis que, dans le vôtre, on perdait la trace de miss Ada à l’entrée de Yorkville, dans celui de Robertson, au contraire, on signalait cette malheureuse sur le yacht du colonel Forster, à Staten-Island, soixante-douze heures avant le jour où a été trouvé, devant Shakespeare-Tavern, le cadavre de la femme noyée.

« Saunders m’avait bien raconté qu’à la suite d’un abordage une embarcation que montaient le colonel et miss Ada avait chaviré et que cette dernière s’était noyée ; mais j’interrogeai les meilleurs marins de la rade ; je fis moi-même des expériences avec des objets flottants, et tout en tenant compte des courants sous-marins, j’obtins la certitude presque complète qu’un corps humain n’avait pu être ramené en aussi peu de temps de Staten-Island dans le haut de la rivière. Du reste, rien n’était moins certain que les suites funestes de l’accident dont s’accusait Saunders. Je conclus de là, ou que miss Ada ne s’était pas noyée à Staten-Island, ou que, si elle avait péri dans ces parages, son corps ne pouvait avoir été ramené par le courant jusqu’au wharf 32. Donc, la femme qui se trouvait dans la yole de Forster n’était pas miss Ada, bien que l’agent de Robertson qui avait sa photographie, l’unique que possédât Saunders, l’eût reconnue à bord du Gleam. À moins qu’il n’y eût deux femmes sur le yacht, mais le colonel n’a parlé que d’une seule : de miss Ada qu’il avait fait enlever.

– C’est parfaitement raisonné !

– Il y avait donc, soit près du colonel Forster, soit noyée à Staten-Island, une femme qui était ou n’était pas miss Ada, au moment même où gisait au fond de Est-River une femme qu’on allait reconnaître bientôt pour être également miss Ada Ricard. Cette coïncidence était trop étrange, trop complète, trop invraisemblable, pour qu’elle ne me conduisît pas immédiatement à penser que j’étais en présence d’un crime admirablement combiné, d’une substitution de personne. Or, comme ce n’était pas à une Ada vivante qu’on avait pu substituer une Ada morte, car où eût été le but ? c’était donc à une Ada morte qu’on avait substitué une Ada vivante.

– Très juste, monsieur Dow, très juste ! dirent les magistrats s’inclinant devant cette logique.

– Ce premier raisonnement, continua le détective, m’amena tout naturellement à supposer que c’était bien James Gobson, le mari jaloux, qui avait conduit au colonel Forster une femme, mais non pas miss Ada, sa femme, qu’il avait vendue à un amant. Ce ne pouvait être qu’une autre femme ; et, puisque j’admettais que c’était lui le ravisseur, ce devait être lui l’assassin.

« Quant à l’heure où le crime avait été commis, rien n’était plus facile à préciser : c’était dans la voiture même, puisque dans le canot avec lequel James Gobson a traversé Est-River se trouvait une seule femme et que cette femme était vivante. L’officier de quart du Libéria l’a entendue jeter un cri de frayeur lorsque le steamer a failli la faire chavirer.

« Ce que m’a dit plus tard Ketty Bell, la fausse miss Ada, m’a prouvé que j’avais raisonné juste et m’a tout à fait fixé sur le lieu et le moment du crime, Gobson a asphyxié sa victime dans la voiture même, et, s’il a prononcé les mots rapportés par le cocher Katters, cela n’a rien d’étonnant, son habileté étant connue : il voulait que cet homme pût affirmer un jour, si cela devenait nécessaire, que miss Ada vivait lorsqu’elle a quitté la voiture, mais elle était morte. Ketty Bell attendant James Gobson dans une maison de Yorkville, le meurtrier n’aurait jamais commis la maladresse d’introduire dans cette maison une femme vivante qui aurait pu crier, appeler à son secours, trahir sa présence enfin, et faire craindre, à celle qui allait la remplacer, de se rendre complice d’un assassinat. Mais, Ada morte, il l’a déshabillée à son aise, lui a enlevé tous ses bijoux, sauf le bracelet d’or que nous avons retrouvé chez les Sioux et qu’un de ces Indiens a sans doute ramassé sur le pas de la porte de la jeune femme, qui l’aura laissé tomber au moment de son enlèvement ; puis, tout cela fait, Gobson a revêtu Ketty Bell des vêtements de sa victime, il a conduit la fausse miss Ada à Forster et est revenu accomplir le dernier acte de son forfait : c’est-à-dire qu’il a emporté le cadavre, s’est embarqué de nouveau avec lui et l’a jeté à l’eau, après lui avoir attaché ce baril de goudron qu’il a trouvé dans son embarcation ou qu’il a volé, peu importe !

« Lorsque, plus tard, après avoir échappé à la potence, malgré Ketty Bell, qui eût été ravie de le trouver pendu, James Gobson épousa cette femme, ce fut tout à la fois pour avoir sa part de la fortune de miss Ada et pour s’assurer du silence de sa complice. Mistress Gobson ne pouvait dénoncer son mari sans se perdre elle-même ! Ce mariage seul eût suffi pour me donner l’éveil. Est-ce que c’était féminin, ce que faisait là celle qu’on croyait la première épouse de Gobson ? Miss Ada eût laissé pendre son mari, car elle le craignait, et, l’eût-elle sauvé, qu’elle ne serait jamais redevenue sa femme. Entre Gobson, qui se serait souvenu, et Saunders, qui ne demandait qu’à pardonner, elle n’aurait pas hésité.

« Voilà, messieurs, comment les choses se sont passées ; vous savez le reste.

– Vous êtes un policier étonnant, mon cher Dow, s’écria le gros Kelly au comble de l’enthousiasme.

– C’est peut-être beaucoup dire, reprit William en souriant, mais ce qui est plus certain, c’est que je suis un homme et, comme tel, je n’en puis plus. Je vous demanderai donc, ainsi qu’à ces messieurs, la permission de rentrer chez moi. Voilà quarante-huit heures que je ne me suis mis sur un lit.

– Certes oui, mon ami ; un seul mot encore. Puisque vous saviez tout cela, pourquoi n’avez-vous pas tout simplement arrêté ce Gobson, sans vous donner la peine d’amener cet épisode dramatique de Prairie-Fields ?

– Cher monsieur Kelly, je vais vous l’expliquer, mais je suis certain que MM. Mortimer et Davis, qui sont des jurisconsultes, ont déjà deviné.

Les deux magistrats s’inclinèrent en souriant et le détective poursuivit :

– Acquitté et réhabilité par la cour criminelle, Gobson ne pouvait plus être poursuivi pour le même crime, si évident que fut devenue sa culpabilité, lors même qu’il aurait tout avoué. Or, moi, William Dow, je m’étais juré que cet homme serait puni parce qu’il avait assassiné miss Ada, et je la lui ai fait assassiner une seconde fois. En frappant de son couteau cette statue de cire qu’il a prise pour sa femme, James Gobson s’est rendu coupable d’une tentative de meurtre dont l’effet n’a été suspendu que par une circonstance indépendante de sa volonté. Il est donc justiciable de la cour criminelle et comme je le voulais, ce meurtre a été tenté réellement sur miss Ada. Comprenez-vous, maintenant ?

– My God, mon cher ami, fit le chef de la police en se levant, je ne suis qu’un niais comme ce stupide Young ; et vous, vous…

– Moi, j’ai tout simplement tenu ma promesse envers vous et le serment que je m’étais fait à moi.

MM. Mortimer et Davis joignirent leurs félicitations et leurs remercîments à ceux de Kelly et, comprenant que William Dow avait besoin de repos, ils lui rendirent la liberté.

Le lendemain, cela se conçoit aisément, il ne fut question à New-York que de la nouvelle arrestation de James Gobson ; car les journaux, exactement renseignés par les ordres du chef de la police, purent satisfaire complètement la curiosité de leurs lecteurs, en leur racontant les moindres circonstances des événements qui s’étaient passés à Boston.

Le mystère dont était resté enveloppé l’assassinat d’Ada Ricard était enfin dévoilé ; cet horrible crime allait donc être puni ! La conscience publique était satisfaite, et Kelly qui, depuis la réhabilitation de James Gobson, avait perdu tant de terrain auprès de ses électeurs, était en passe de devenir un grand homme. Car, si tout avait été dit sur le drame de Prairie-Fields, le nom de William Dow était resté secret ; il l’avait exigé.

Seuls, les adversaires politiques du chef de la police étaient désespérés ; et le chef de l’agence Robertson brothers and C°, qui s’était mis sur les rangs pour le Parlement, comprenait qu’il n’avait plus nulle chance de succès.

Les partisans de Kelly profitèrent si bien de l’événement que, au fur à mesure que le jour des élections approchait, la victoire du chef de la police devenait plus certaine.

Pendant ce temps-là, MM. Davis et Mortimer instruisaient le procès de James Gobson qui était toujours à la prison de Blackwell, en attendant qu’il fût transféré aux Tumbs, mais seulement quelques jours avant sa comparution devant le jury.

Ketty Bell avait renouvelé ses aveux devant les magistrats instructeurs, et l’audience avait été fixée au lendemain des élections, lorsqu’un matin le capitaine Young se précipita comme une avalanche dans le cabinet du gros Kelly, en s’écriant :

– Ah ! monsieur, quel malheur !

– Quoi ? demanda le chef de la police.

– James Gobson s’est noyé.

– Comment, noyé ?

– Oui, au moment où il traversait la passerelle pour embarquer à Blackwell sur le bateau de service qui devait l’amener aux Tumbs, il a bousculé ses gardiens et s’est jeté à l’eau en entraînant un de ces malheureux.

– Et cet homme a également disparu ?

– Non, heureusement, on l’a sauvé ; mais on n’a pu repêcher Gobson.

– C’est dommage, car j’aurais eu vraiment plaisir à le voir au bout d’une corde ; mais qu’y faire ? A-t-on sondé la rivière au moins ?

– On y travaille toujours.

– Eh bien ! qu’on cherche, et, si on trouve le corps de ce chenapan, vous l’enverrez à Bellevue-Hospital, au docteur O’Nell. Il servira au moins à quelque chose après sa mort.

Ces mots prononcés, Kelly congédia le capitaine, qui ne comprenait pas la philosophie avec laquelle son chef prenait le suicide de James Gobson.

C’est que l’honorable fonctionnaire s’était immédiatement fait cette réflexion ; que l’assassin se serait livré devant ses juges à des révélations qui auraient pu mettre en lumière William Dow et réduit à fort peu de chose son rôle à lui, Kelly. Il était donc enchanté que l’accusé eût disparu.

Il restait bien Ketty Bell, mais il savait qu’en promettant l’indulgence de la cour à la jeune femme, elle ne dirait que ce qu’il voudrait.

Néanmoins, à la nouvelle de ce suicide, le désappointement fut général et les adversaires du chef de la police tentèrent d’en profiter, mais l’élan était donné et le jour de l’élection fut, pour le gros Kelly, un jour de triomphe.

William Dow était dans son cabinet lorsqu’on vint lui annoncer le résultat du scrutin. Il était élu avec vingt mille voix de plus que la dernière fois.

– C’est à vous que je dois cette victoire, mon cher ami, dit-il au détective en l’embrassant avec effusion ; comment pourrai-je vous prouver ma reconnaissance ?

– En me fournissant le plus tôt possible l’occasion d’être utile, répondit William avec un triste sourire. En faisant vos affaires, je fais aussi les miennes.

– Ah ! oui ! ce mystère de votre vie, mystère dans lequel la jolie et charmante miss Jane doit jouer un rôle. Voyons, quand aurez-vous assez de confiance en mon amitié pour me juger digne d’être votre confident ?

– Plus tard, mon cher Kelly, plus tard. Jane est rentrée à New-York avec sa gouvernante, mais je vais la faire voyager, car elle est souffrante. Je vous dirai un jour quel lien terrible m’attache à cette chère enfant, pour laquelle je donnerais ma vie et que je fais souffrir, hélas ! d’un mal qui, pour tout autre que moi, serait une joie immense, car il pourrait la guérir.

Fort intrigué par ces paroles que son interlocuteur avait prononcées avec un accent plein de tristesse, M. Kelly allait peut-être insister pour avoir la clef de cette énigme, lorsque, après s’être fait annoncer, le capitaine Young parut.

– Monsieur, dit-il à son chef, après avoir serré la main de son visiteur, on vient de retrouver le corps de Gobson.

– Ah ! fit le fonctionnaire ; où ça ?

– Sous le wharf 32, en face de Shakespeare-Tavern.

– Sous le wharf 32, s’écria William Dow. Eh bien, mes chers amis, avais-je raison en affirmant qu’Ada Ricard avait été jetée à l’eau à la hauteur de Blackwell et de ce côté de la rivière ? On dirait que le ciel lui-même a voulu fournir la preuve de ma démonstration. Tombé dans le fleuve à peu près à l’endroit où il y a précipité sa femme, James Gobson, et, remarquez-le, après le même intervalle de temps, James Gobson a reparu juste là où le cadavre de la malheureuse a été découvert, sous le wharf 32.

– C’est prodigieux ! exclama M. Kelly.

Quant au terrible Young, il ne trouvait pas un mot pour exprimer sa pensée ; seulement ses regards disaient assez que son admiration de jadis pour l’intelligent détective était devenue de l’enthousiasme.

Quelques jours après cet entretien, Ketty Bell comparut seule devant la cour criminelle, car la femme de chambre, Mary, qu’on supposait bien complice de Gobson, restait introuvable, mais la jeune femme ne fut traduite devant le jury que sous la simple accusation de complicité de vol, et ses juges, qui n’ignoraient pas le service qu’elle avait rendu à la justice, ne la condamnèrent qu’à une année d’emprisonnement.

Quant à ce qui restait de la fortune de miss Ada ou plutôt d’Anna Bell, elle alla à son père, qui vivait encore à cette époque.

Six mois plus tard, à la demande de M. Kelly, Ketty Bell fut graciée et entra comme demoiselle de comptoir, à New-York même, dans un café dont elle fit la fortune en moins d’un an, parodiant ainsi, sans s’en douter, le rôle qu’a joué, sous le règne de Louis-Philippe, Nina Lasave, la maîtresse de Fieschi, qui trôna au café du Vaudeville après l’exécution de son amant.

Puis, mise en goût par son succès de l’autre côté de l’Océan, la toujours jolie mistress Gobson vint tenter fortune à Paris, où nous l’avons rencontrée chez le directeur de l’une de nos scènes d’opérette qui a failli l’engager. C’eût été là évidemment une great attraction, mais l’imprésario n’a pas osé risquer l’aventure, et la belle Américaine a disparu.

Peut-être se retrouvera-t-elle un jour avec le gros Saunders, qui, après avoir conservé chez lui pendant quelques semaines la Femme de Cire, en a fait un jour le sacrifice en faveur du musée de Barnum… et s’est consolé avec une danseuse de ses amours tragiques d’autrefois.

Quant à William Dow, il resta l’ami et l’auxiliaire de M. Kelly jusqu’à l’époque où se produisit dans sa vie un événement que nous raconterons un jour, événement qui lui permit de reprendre enfin dans le monde la place qu’une horrible aventure, suivie d’un serment, lui avait fait abandonner.

FIN.

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Avril 2010

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Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

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