Pierre Alexis Ponson du Terrail

LE DERNIER MOT DE ROCAMBOLE

Tome IV

LES TRÉSORS DU RAJAH

La Petite Presse – 21 août 1866 au 8 août 1867 – 350 épisodes
E. Dentu Le Dernier Mot de Rocambole (5 volumes) 1866
– 1867

 

 

 

Table des matières

 

I. 5

II. 11

III. 18

IV.. 25

V.. 29

VI. 35

VII. 40

VIII. 45

IX.. 51

X.. 57

XI. 62

XII. 67

XIII. 72

XIV.. 77

XV.. 82

XVI. 87

XVII. 91

XVIII. 96

XIX.. 101

XX.. 106

XXI. 111

XXII. 115

XXIII. 120

XXIV.. 124

XXV.. 128

XXVI. 132

XXVII. 137

XXVIII. 142

XXIX.. 148

XXX.. 155

XXXI. 161

XXXII. 167

XXXIII. 174

XXXIV.. 180

XXXV.. 186

XXXVI. 192

XXXVII. 198

XXXVIII. 204

XXXIX.. 210

XL.. 216

XLI. 222

XLII. 228

XLIII. 234

XLIV.. 240

XLV.. 246

XLVI. 253

XLVII. 259

XLVIII. 266

XLIX.. 272

À propos de cette édition électronique. 278

 

I

Que s’était-il donc passé ?

Moussami, qui n’avait plus de langue, me l’expliquait par signes. Vers minuit, croyant entendre du bruit, il était venu dans ma chambre, où je dormais profondément. Il avait vainement essayé de m’éveiller, et comme le bruit continuait, il s’était dirigé vers la porte pour appeler au secours les gens de l’hôtel.

Mais en ce moment cette porte s’ouvrit et quelque chose d’opaque fut jeté sur la tête de l’Indien par deux hommes qui entrèrent dans la chambre.

C’était une couverture de laine dans laquelle on lui enveloppa la tête pour l’empêcher de crier.

Moussami lutta énergiquement ; mais il fut terrassé.

En même temps qu’elle l’aveuglait, la couverture étouffait ses cris.

Quand il fut à terre, un des deux hommes lui lia les pieds et les mains avec cette adresse et cette dextérité qui tiennent du prodige chez les Indiens.

En même temps aussi, on lui mit un bâillon dans la bouche et on retira la couverture.

Alors Moussami put voir et entendre.

Les deux hommes étaient des Indiens de la race rouge, et à leur costume on reconnaissait tout de suite des sectaires de la déesse Kâli, c’est-à-dire des Étrangleurs.

L’un était jeune et paraissait obéir, l’autre était vieux et commandait.

Ils s’approchèrent de mon lit et me secouèrent. Mais je ne m’éveillai pas.

Le jeune eut un sourire de haine.

– Est-ce donc là, dit-il, l’homme qui a vaincu Ali-Remjeh ?

– Oui, dit le vieux.

– Si nous l’étranglions ?

– Tu sais bien que celui qui nous envoie nous a dit que notre tête répondait de la sienne.

– C’est vrai, soupira le jeune homme, mais c’est dommage.

Le vieux prit ma main dans la sienne et fit glisser l’anneau que j’avais au doigt.

Puis il examina attentivement ce bijou :

– Oui, dit-il, c’est bien cela.

Alors ils me laissèrent dormir et revinrent à Moussami.

Celui-ci avait-repris tout son sang-froid, et, au lieu d’essayer de crier, ce qui ne l’eût avancé à rien, il observait attentivement ces deux hommes, de façon à pouvoir les reconnaître plus tard.

L’un d’eux tira un poignard et le lui mit sur la gorge.

Puis il lui dit en langue indoue :

– Nous désirons t’interroger et nous allons t’ôter ton bâillon.

Il est inutile que tu cries, car tous les gens de cette maison sont gagnés par celui qui nous envoie, et aucun d’eux ne viendra à ton secours. En outre, tu ferais de vains efforts pour éveiller ton maître.

On lui a servi dans son dernier repas un narcotique dont les effets ne se dissiperont pas avant quelques heures.

L’Indien est prudent, il est calme ; il sait, après avoir résisté inutilement, feindre une résignation entière et subir la volonté de ce dieu des dieux qu’il appelle la Fatalité.

Moussami cligna ses paupières d’une manière qui voulait dire :

– Je suis prêt à vous répondre.

Alors ils lui ôtèrent son bâillon et le dressèrent contre le mur où ils l’appuyèrent.

Il était si étroitement lié qu’il lui eût été impossible de faire un mouvement.

Le bâillon ôté, le vieil Hindou lui dit :

– Tu es au service de ce blanc ?

– Oui, répondit Moussami.

– Comment se nomme-t-il ?

– Avatar.

– Sais-tu d’où il vient ?

– Non.

– Depuis quand le sers-tu ?

– Depuis huit jours.

– Tu mens.

– Je vous affirme, répondit Moussami sans s’émouvoir, que je ne suis à Calcutta que depuis huit jours.

– C’est possible. Mais tu le connaissais auparavant.

– Non.

– Tu mens, répéta le vieil Hindou.

Moussami répondit avec flegme :

– Il est impossible de dire la vérité à qui ne veut pas l’entendre.

Le vieil Hindou reprit :

– Ton maître a été un ami du rajah Osmany ?

– Je ne sais pas.

– Le rajah lui a donné un anneau ?

– Je ne sais pas.

– Cet anneau, le voilà.

– Ah ! dit Moussami, qui feignit le plus grand étonnement.

– Parle franchement, reprit celui qui l’interrogeait, si tu tiens à vivre vieux.

Moussami répliqua :

– Je ne puis pas savoir si mon maître tient cet anneau du rajah, puisqu’il ne me l’a jamais dit. Mais vous me le dites et je vous crois.

– Cet anneau, poursuivit le vieil Hindou, ton maître doit le montrer à quelqu’un.

– À qui donc ?

Et Moussami prit un air niais.

– Voilà ce que nous ne savons pas et ce que nous voulons savoir.

– Je ne puis vous le dire.

Un éclair de colère brilla dans les yeux du vieillard :

– Si tu savais le sort qui t’attend, tu parlerais.

– Je ne demande pas mieux, mais je ne sais rien.

Le vieillard eut un geste d’impatience.

Puis il se tourna vers son compagnon :

– Puisque la langue de cet homme n’est bonne à rien, dit-il, il faut la couper.

Moussami ne sourcilla point. Le jeune Indien prit à sa ceinture un poignard à lame effilée et tranchante comme un rasoir et dit :

– Je suis prêt.

Moussami essaya de briser ses liens et par un violent effort, il se rejeta en arrière.

Mais les deux Indiens se jetèrent sur lui et le terrassèrent de nouveau.

– Parle, dit le vieillard.

– Je ne sais rien, répliqua-t-il.

– Tu ne veux pas nous dire dans quel endroit de la ville demeure l’homme à qui ton maître doit montrer cet anneau ?

– Je ne le sais pas, mais le saurais-je…

– Eh bien ?

– Je ne vous le dirais pas.

– Alors qu’il soit fait ainsi que je l’ai ordonné, dit le vieillard.

Il avait posé un genou sur la poitrine de Moussami. Il lui prit le cou dans ses mains crispées et serra.

À demi étouffé, Moussami ouvrit la bouche toute grande et, profitant de ce moment, le jeune Indien y plongea sa main toute entière et lui saisit la langue.

Puis, avec l’autre main qui tenait le poignard, il la coupa.

* *

*

À partir de ce moment, Moussami ne savait plus rien.

La douleur lui avait arraché un hurlement.

Puis l’hémorragie avait amené chez lui un évanouissement.

Ma voix seule l’avait tiré de cette espèce d’anéantissement physique et moral.

Je pansai le pauvre diable comme je pus, déchirant les draps de mon lit pour en faire de la charpie.

Puis je m’écriai :

– Il faut pourtant que je sauve l’enfant du rajah Osmany et sa fortune.

Et laissant Moussami qui, du reste, était hors d’état de me suivre, je m’élançai hors de ma chambre, bien décidé à courir chez le vieil Hassan, à lui dire ce qui était arrivé et à le mettre en garde contre quiconque lui présenterait l’anneau du rajah.

Mais comme j’allais franchir le seuil de l’hôtel, deux officiers de police anglaise s’approchèrent de moi et me prirent au collet.

II

L’un des deux officiers de police me dit :

– Vous êtes l’homme qu’on appelle le major Avatar ?

– Oui, répondis-je.

– Veuillez nous suivre.

Pendant le cours de ma vie aventureuse, j’ai remarqué que la résistance à la police de n’importe quel pays n’est jamais couronnée de succès.

Le criminel qui se laisse arrêter et n’oppose aucune résistance a dix chances contre une de se tirer d’affaire.

L’innocent à qui advient pareille aventure, compromet souvent sa cause en s’indignant et se livrant à d’inutiles protestations.

Je savais si bien cela, que je me bornai à répondre :

– Gentlemen, je suis prêt à vous suivre : seulement veuillez me lâcher, car je suis un homme d’éducation et il n’est nul besoin avec moi de me prendre au collet.

Ils firent droit à ma requête.

– Pourrais-je vous demander, repris-je, où vous me conduisez ?

– Chez le chef de police du district.

– Savez-vous de quoi on m’accuse ?

– Nous l’ignorons.

Et l’un d’eux m’exhiba un mandat d’arrestation conçu en deux lignes et non motivé.

Calcutta est divisé en plusieurs districts ou quartiers, chacun des districts a un chef de police ou commissaire.

Je crus qu’on allait me conduire chez celui du voisinage.

Je fus donc un peu étonné de voir qu’on me faisait traverser la ville blanche tout entière et que nous nous dirigions vers la ville noire.

Mais cet étonnement n’eut rien que de joyeux.

– Ma bonne étoile, me disais-je, fera sans doute que nous passerons dans la rue où habite Hassan, le vieux tailleur, que nous pourrons échanger un signe d’intelligence et que je lui ferai comprendre qu’il doit se défier de quiconque lui montrera l’anneau du rajah.

Mon espérance grandissait à mesure que nous marchions, et je reconnaissais fort bien, le chemin que j’avais suivi en me rendant de la ville noire à l’hôtel de Batavia.

En route, l’un des officiers me dit :

– Cela vous étonne peut-être que je vous conduise ailleurs que chez le chef-justice du quartier où nous vous avons arrêté ?

– En effet, répondis-je.

– Je vais vous en dire la raison.

Je le regardai et j’attendis.

– Vous avez habité quelques jours la ville noire ?

– Oui.

– Vous logiez à ce schoultry qui a pour enseigne : Au Serpent bleu ?

– Précisément.

– Eh bien ! on a sans doute porté plainte contre vous, car c’est le chef de police du quartier dans lequel se trouve le schoultry du Serpent bleu qui vous fait arrêter.

– Ah ! lui dis-je sans m’émouvoir.

– Je n’en répondrais pas, me dit l’autre agent, mais je crois bien que c’est relativement au meurtre du charmeur de serpents.

– Qu’est-ce que cela ? demandai-je.

– Il y avait dans le schoultry un charmeur de serpents qu’on a assassiné la nuit dernière.

– Vraiment ?

– Et peut-être vous accuse-t-on de ce meurtre ?

Je ne pus m’empêcher de sourire.

L’agent m’avait dit cela d’un air naïf, et cette naïveté, j’en conviens, me rendit tout à fait sa dupe. Jusque-là, je m’étais dit :

– C’est Tippo-Runo qui me fait arrêter.

À partir de ce moment, je pensai qu’il pouvait bien se faire que mon arrestation n’eût absolument rien de commun avec les événements de la nuit, et que les gens qui avaient mutilé mon pauvre Moussami ne fussent pour rien dans ma mésaventure.

S’il en était ainsi, il pouvait se faire aussi que je fusse relâché après un court interrogatoire. Alors, je m’empresserais de courir chez le vieil Hassan.

Mais, comme je savais par expérience les lenteurs et les hésitations de la justice anglaise, et que l’on pouvait aussi bien me garder plusieurs jours que me relâcher tout de suite, je fis ce raisonnement qui était fort juste en apparence :

– Il vaut mieux prévenir Hassan tout de suite.

Alors, je me plaignis d’avoir soif.

– Qu’à cela ne tienne ! me dit l’un de mes gardiens. Voulez-vous entrer dans ce schoultry boire un soda-water ?

– Volontiers, répondis-je.

Nous entrâmes dans un cabaret, et je me fis servir à boire.

Après quelques façons, les deux agents consentirent, à boire avec moi.

Ils étaient fort complaisants et ne paraissaient nullement pressés d’arriver chez le chef de police.

En même temps, la confiance que m’inspirait leur naïveté augmentait.

– Je ne suis pas coupable, leur dis-je, du crime qu’on m’impute.

– Oh ! nous le croyons sans peine, répondit l’un d’eux, car vous avez l’air d’un parfait gentleman.

Je saluai.

– Mais, reprit-il, nous avons reçu un ordre, et, à notre grand regret, il nous faut l’exécuter.

– Mais nous espérons, reprit l’autre, que tout s’arrangera à votre satisfaction, et que le chef de police vous mettra en liberté après vous avoir, fait des excuses.

– Je l’espère aussi, murmurai-je.

Puis, tout à coup, me frappant le front :

– Ah ! mon Dieu, dis-je, et mon portefeuille !

– Quel portefeuille ? demandèrent-ils tous deux.

– Le mien, celui qui renferme assez de papiers pour établir mon honorabilité.

– Eh bien ! ne l’avez-vous donc pas sur vous ?

– Non.

Et je donnai, en me palpant en tous sens, les marques d’un vif désespoir, ajoutant :

– Il renferme deux cents livres en banknotes, et j’en donnerais bien la moitié pour le retrouver.

Le policeman de Londres est peut-être incorruptible, mais celui de Calcutta me parut laisser à désirer sous ce rapport, car il me sembla que mes deux gardiens échangeaient un regard cupide.

– Vous ne sauriez l’avoir perdu en route, me dit l’un.

– Vous l’aurez laissé à votre hôtel, répondit l’autre.

– Non, dis-je. Je crois me souvenir, maintenant.

– Ah !

– Hier soir, je suis venu me promener ici, à la seule fin de courir aventure et de rencontrer quelque bayadère en quête d’un bol de thé. Hé ! mais, je ne me trompe pas, c’est dans une rue que nous avons suivie tout à l’heure, que j’ai été accosté par une Irlandaise.

Il y a des Irlandaises partout, même dans l’Inde.

– Elle vous aura volé votre portefeuille, sans doute. Et ils échangèrent un nouveau regard, celui-là tout triste et tout contrit.

– Ce n’est pas cela, repris-je.

– Ah ! vraiment ?

– L’Irlandaise m’a conduit en sa maison, et mon portefeuille sera tombé derrière quelque meuble.

– C’est bien possible.

– Il est possible aussi, ajoutai-je, qu’elle ne s’en soit pas aperçue.

– Mais où est la maison de cette Irlandaise ?

– Dans une rue dont j’ignore le nom.

– Et dans ce quartier ?

– Oh ! certainement.

– Vous reconnaîtriez la rue ?

– Oui.

Les deux agents parurent se consulter.

Enfin, le premier me dit :

– Le chef-justice attendra bien un quart d’heure de plus. D’ailleurs, c’est son métier. Cherchons donc votre portefeuille.

Je jetai une demi-couronne sur la table pour payer les soda-water et nous sortîmes.

D’abord, j’eus l’air de me reconnaître ; puis, je fis quelques pas en avant, puis en arrière.

Tantôt, je prenais une rue et je revenais ensuite sur mes pas.

Les deux agents me suivaient avec une patience évangélique.

Enfin, je m’écriai :

– Ah ! je reconnais la rue… c’est celle qui traverse… là-bas… voyez-vous ?

– Oui, me dirent-ils. Eh bien ! allons !

J’avais assez bien joué mon rôle pour mettre en défaut la vigilance de mes deux gardiens.

– Oui, oui, répétai-je, c’est bien là.

J’avais aperçu le vieil Hassan assis, les jambes croisées, sur le seuil de sa boutique.

– Où est la maison ? me demanda l’un des policemen.

– Je crois que c’est la quatrième à gauche.

Et j’indiquais celle qui se trouvait à côté de la boutique du tailleur.

– Eh bien ! allons ! me dit-il.

Et nous pressâmes tous trois le pas.

III

Le vieil Hassan était sur sa porte.

Quand il me vit, un mouvement lui échappa.

Je mis un doigt sur mes lèvres.

Cela voulait dire :

– Observe-toi, je ne suis pas seul.

Mais les deux agents, qui paraissaient fort indifférents, remarquèrent ce signe.

Je passai auprès d’Hassan.

Le vieillard me regardait avec inquiétude.

Je levai ma main en l’air.

Ma main veuve de l’anneau du rajah.

En même temps, mon visage exprimait une vive douleur.

Hassan comprit qu’on m’avait volé l’anneau.

Il eut un léger clignement d’yeux, qui voulait dire :

– Sois tranquille, je n’obéirai qu’à toi. Et je passai mon chemin.

– Est-ce bien cette maison ? me demanda l’un des officiers de police.

– Hélas ! non, m’écriai-je, je me suis encore trompé ; la maison dans laquelle je suis entré hier soir ressemble bien à celle-ci, mais ce n’est pas elle !

Alors les deux agents se mirent à rire :

– Eh bien ! me dit l’un d’eux, je vais vous donner un bon conseil.

– Lequel ?

Et je le regardai avec étonnement.

– Renoncez à chercher votre portefeuille pour aujourd’hui, vous avez fait ce que vous vouliez.

Je tressaillis.

– Nous savons ce que nous voulions savoir… tout est pour le mieux.

Et comme je demeurais stupéfait, l’agent se tourna et fit un signe.

À ce signe un palanquin que deux nègres portaient derrière nous et qui nous suivait depuis quelque temps sans que j’eusse soupçonné qu’il m’était destiné, ce palanquin, dis-je, s’approcha.

– Vous devez être fatigué ? me dit l’agent d’un ton railleur. Montez !…

Et il écarta les rideaux du palanquin, qui était vide.

Ces paroles : « Nous savons ce que nous voulions savoir » m’avaient plongé dans une telle stupeur, que j’obéis machinalement à l’ordre qui m’était donné.

Les deux agents s’installèrent auprès de moi et je ne pus que balbutier :

– Vous me conduisez donc bien loin encore ?

– Assez loin, répondit l’un d’eux.

En même temps il tira un revolver et l’appuya sur ma poitrine :

– Nous vous savons un homme d’énergie, me dit-il, et nous avons besoin de prendre nos précautions. Vous êtes un homme mort si vous résistez.

L’autre avait soigneusement fermé les rideaux du palanquin.

Sur un signe que lui fit mon interlocuteur, il tira de sa poche un lacet de soie, et me lia les mains si solidement qu’il m’eût été impossible de me détacher.

– Maintenant, reprit celui qui m’adressait ordinairement la parole, nous pouvons continuer notre route tête à tête.

Et son compagnon descendit du palanquin après avoir échangé avec lui quelques mots que je ne pus pas comprendre.

Le palanquin traversa toute la ville noire et arriva aux portes de Calcutta.

Là il s’arrêta et je crus que nous étions arrivés. Je me trompais.

L’agent de police écarta les rideaux du palanquin et je pus vois alors que les nègres qui nous portaient étaient remplacés par des chevaux.

Le palanquin repartit.

Alors mon compagnon me dit en souriant :

– Vous nous avez, tout à l’heure, tirés d’un grand embarras.

– Que voulez-vous dire ? lui demandai-je.

– Je vais vous l’expliquer.

Et il eut un sourire ironique.

– Vous pensez bien, me dit-il, qu’on n’a jamais songé à vous accuser du meurtre du charmeur de serpents.

– Alors de quoi m’accuse-t-on ?

– On ne vous accuse pas, on s’assure de votre personne. Voilà tout.

– Pourquoi ?

– Mais parce que l’on ne veut pas que vous exécutiez certaine mission qui vous a été confiée par le rajah Osmany.

Je jetai un cri.

– Allons ! me dit mon compagnon, vous le voyez, Tippo-Runo est bien renseigné.

– Tippo-Runo est un traître ! m’écriai-je.

– Je ne dis pas non, répondit le faux agent de police, car je n’en pouvais douter maintenant, j’avais été le jouet de Tippo-Runo, et cet homme n’avait jamais appartenu à la police anglaise.

– Je ne dis pas non, reprit-il.

– Ah ! vous en convenez ?

– Attendez donc. Tippo-Runo savait que le rajah vous avait donné une mission.

– Oui, mais il ignore en quoi elle consiste.

– Vous vous trompez…

J’avais été pris une fois ; c’était le cas ou jamais de m’en souvenir et de jouer serré.

– Ah ! dis-je, il sait ce que j’ai promis au rajah ?

– Sans doute. Le rajah vous a donné sa bague.

– Bien.

– Cette bague, présentée à un homme qui se trouve à Calcutta, doit mettre celui qui en sera porteur en possession des trésors cachés du rajah.

Je demeurerai impassible.

Cet homme poursuivit :

– Malheureusement, il y avait une chose que ni Tippo-Runo ni nous tous qui le servons, ne savions.

– Laquelle ?

– Le nom et la demeure de l’homme à qui on doit représenter l’anneau.

– Et vous ne le saurez jamais ! m’écriai-je.

– Vous vous trompez.

– Ah !

– Nous le savons maintenant, grâce à votre imprudence. Cet homme, c’est le tailleur Hassan.

– Je ne sais ce que vous voulez dire, répliquai-je en haussant les épaules.

Il continua à sourire.

Une chose me rassurait pourtant, en dépit de l’effroi que j’éprouvais en songeant qu’on allait torturer Hassan, bouleverser sa maison, et chercher le trésor du rajah.

– Hassan, me dis-je, a compris. On le tuera, mais, il ne dira pas où est le trésor… Or, puisque l’homme aux mains de qui je suis ne me parle pas de l’enfant, c’est que Tippo-Runo ignore que le fils du rajah est ce même enfant qui passe pour celui du tailleur.

– Mais où me conduisez-vous ?

– Assez loin pour que Tippo-Runo ait le temps de s’emparer du trésor.

Je compris qu’il était inutile d’adresser à cet homme de nouvelles questions.

J’étais en son pouvoir, et ce que j’avais de mieux à faire était de rêver aux moyens de recouvrer ma liberté.

Nous voyageâmes tout le jour.

Vers le soir, le palanquin s’arrêta.

Alors l’agent de Tippo-Runo écarta de nouveau les rideaux du palanquin.

Nous étions au milieu d’une vaste plaine déserte, à la lisière d’une forêt.

Les nègres qui étaient montés sur les chevaux mirent pied à terre.

Mon compagnon me fit descendre et me dit d’un ton railleur :

– Vous devez avoir besoin de manger un peu. Nous voici au bord d’une forêt à travers laquelle il nous serait impossible de passer en palanquin. Suivez-moi.

J’avais les mains liées derrière le dos, et mon guide tenait toujours son revolver à la main.

Résister, c’est m’exposer à la mort, et la mort sans profit pour ceux que je voulais servir.

Je suivis donc cet homme.

Les deux nègres, après avoir attaché leurs chevaux à un arbre, marchaient derrière nous.

Nous entrâmes dans la forêt, nous cheminâmes environ une heure.

Le jour baissait et la nuit était proche.

Enfin nous arrivâmes à l’entrée d’une clairière, au milieu de laquelle on voyait un arbre gigantesque dont les rameaux eussent pu servir de toiture à une vaste maison.

Alors, je compris le sort qui m’attendait.

Cet arbre était un mancenillier, dont l’ombre donne la mort.

Quiconque passe une nuit sous cet arbre s’endort pour ne plus s’éveiller.

Et l’homme qui servait Tippo-Runo me dit avec son rire sinistre :

– Nous voici enfin arrivés !

IV

Sur un signe de mon compagnon, les deux nègres se jetèrent sur moi et me terrassèrent.

J’avais déjà les mains liées, on m’attacha les jambes, puis on passa une corde qui reliait mes pieds et mes mains et le bout de cette corde fut fixé au tronc du mancenillier.

Dès lors j’étais réduit à la plus complète impuissance et condamné à mourir sous cette ombre empoisonnée.

Le faux agent de police me dit alors :

– Tippo-Runo t’avait confié à un éléphant-bourreau, tu as su triompher de l’éléphant. Maintenant que j’ai rempli la mission qui m’était confiée, laisse-moi te souhaiter d’échapper à ce nouveau péril.

Tu es un homme brave et aventureux, et tu étais digne d’un meilleur sort.

Et sur cette dernière raillerie, le guide de Tippo-Runo m’abandonna.

Couché sur le dos, enchaîné à cet arbre, je le vis s’éloigner ainsi que les deux nègres.

Bientôt ils eurent disparu à travers les arbres et je me trouvai seul, au milieu de cette forêt peuplée de bêtes féroces, étendu sous les rameaux de cet arbre qui sert de tombe à quiconque se repose sous son ombre funeste.

Pendant un moment, en proie à un véritable désespoir, je fis des efforts inouïs pour briser mes liens.

Mais les cordes de soie dont les Indiens se servent ont la solidité de l’acier, et les nœuds qu’ils savent faire sont aussi inextricables que le nœud gordien.

La nuit vint.

C’est une chose horrible et sublime à la fois que la nuit dans une forêt indienne.

Silencieuse tout le jour, elle se peuple, avec les ténèbres, de mille bruits, confus d’abord, stridents ensuite.

Bientôt le vent s’élève à travers les arbres et leur arrache des craquements lugubres.

Puis au bruit du vent se mêlent bientôt d’autres bruits.

Au lointain, le tigre commence à faire entendre son cri rauque.

On dirait le roulement du tonnerre.

Puis le sol tremble tout à coup.

Est-ce une armée qui passe avec ses lourds caissons d’artillerie ?

Ce n’est pas une armée, c’est une troupe d’éléphants qui, après avoir ravagé une vaste plaine de maïs et de riz, va porter ailleurs ses déprédations.

Ensuite les feuilles mortes qui jonchent le sol, s’agitent tout à coup, heurtées, froissées, comme par un ruisseau souterrain qui ferait une irruption soudaine à la surface.

En même-temps aussi, on entend comme le choc régulier et cadencé des castagnettes qu’agite dans ses doigts fiévreux une danseuse invisible.

C’est le serpent à sonnettes qui passe.

Toutes ces menaces, tous ces cris sourds, tous ces bruits sinistres plongent le cœur et l’esprit dans une inexplicable angoisse.

À la peine qui torture l’âme, vient, se joindre bientôt la douleur physique.

C’est l’influence des rameaux du mancenillier qui commence à se faire sentir.

D’abord, en ce climat brûlant, sous ce ciel dans lequel le soleil, en se retirant, laisse encore une réaction incandescente, comme le four demeure rouge après l’extinction du dernier tison, le mancenillier répand le froid.

Un frisson, imperceptible d’abord, et qui va grandissant, s’empare de votre corps.

Puis le frisson grandit toujours ; tous les membres tremblent, les dents claquent, l’estomac se serre, le cœur vient sur les lèvres.

C’est la fièvre !

Puis encore vos tempes pétillent, et bientôt un cercle de fer les enserre.

En même temps votre crâne est attaqué par des marteaux invisibles, ou troué par des vrilles plus aiguës que les plus fines aiguilles de Birmingham.

C’est la migraine qui vient.

Après la migraine, le délire.

Un mélange bizarre de douleurs atroces et de jouissances infinies, de torture et de volupté.

Le mancenillier produit tous les effets du hatchis.

Tantôt c’est un cheval emporté à travers l’espace sur la croupe duquel vous êtes vissé : tantôt c’est une femme aux bras d’albâtre dont les caresses vous brûlent les lèvres ; puis c’est le monstre qui vous fascine, le reptile ouvrant la gueule, le tigre allongeant la patte, la panthère tournant sur vous un œil langoureux et féroce à la fois.

Et pendant tout ce temps, la mort avance à pas lents.

Le malheureux qui se débat sous cette horrible étreinte la voit venir ; il veut fuir, ses membres sont liés ; il veut crier, sa voix est éteinte ; il veut prier et ne sait plus de prière.

Tout à coup, au monstre imaginaire, produit hybride de la fièvre et des émanations pestilentielles de l’arbre de mort, un véritable monstre succède.

C’est un tigre, – un vrai tigre, – le tigre royal, à la robe brune zébrée de larges bandes d’un jaune fauve.

Il a senti la chair fraîche ; il a flairé une proie.

En deux bonds, il accourt…

Et ses deux yeux qui rayonnent comme deux trous pratiqués à la voûte de l’enfer, ses deux yeux vous fascinent, vous dévorent par avance.

* *

*

 

Et le sombre et fulgurant éclat de ces deux yeux dissipa tout à coup le délire qui m’étreignait, et je revins complètement à moi, secouant les torpeurs morbides du mancenillier.

Un tigre venait de s’arrêter à vingt pas de moi, et un dernier bond devait lui permettre de me broyer sous ses griffes d’acier.

V

Le monstre était là, dardant sur moi ses yeux flamboyants.

Je me croyais perdu.

Cependant il ne bougeait pas.

Tout à coup, il ouvrit sa large gueule et fit entendre un cri rauque qui est au miaulement du chat domestique ce qu’est au bruit d’un pistolet de salon le fracas du canon.

Et il demeura là, en regardant, toujours et ne bondissant point.

Son cri, roulant d’échos en échos, avait fait trembler la forêt et les montagnes voisines le répercutaient.

Puis il me sembla qu’un cri semblable lui répondait dans l’éloignement.

Le tigre tourna la tête et cessa de me fasciner.

Il ouvrit de nouveau la gueule, fit entendre un second cri, auquel un autre répondit, et bientôt, aux rayons de la lune qui éclairait la clairière, je vis bondir un autre animal de son espèce, sa femelle, sans doute.

– C’est un tigre galant, me dis-je, il ne veut pas déjeuner seul.

L’autre s’approcha par petits bonds et vint se placer à côté de lui.

Il est une chose incontestable, c’est que les animaux causent entre eux, dans une langue qui échappe à l’homme et dans laquelle la pantomime a sa large part.

Les deux tigres se reprirent à me regarder, mais ils parurent tenir conseil.

Qu’attendaient-ils donc ?

Tout à coup, j’eus l’explication de cette hésitation singulière.

La lune était au zénith, par conséquent elle brillait verticalement au-dessus du mancenillier et traçait à l’entour un véritable cercle de lumière.

J’étais dans l’ombre, les tigres étaient restés dans la partie éclairée et, par conséquent, hors de l’influence morbide de l’arbre.

Ils n’osaient franchir cette ligne de démarcation et j’en conclus que la nature, dont les secrets sont infinis, avait averti ces animaux du danger qu’ils couraient.

Ce que les hommes pouvaient ignorer, un tigre le savait.

C’était pour cela qu’ils n’osaient bondir jusqu’à moi.

Cependant, ils demeuraient là.

Peut-être ne se rendant pas un compte exact de l’impossibilité où j’étais de bouger, attendaient-ils que je sortisse de ce périmètre tracé par la lune, pour se jeter, sur moi et me dévorer.

La volonté, chez moi, avait triomphé de la douleur et du délire, en passant par l’épouvante.

Mourir pour mourir, je préférais la griffe des tigres à l’empoisonnement.

Je me mis à siffler…

J’espérais, en agissant ainsi, exciter la colère de mes deux ennemis et les forcer à se ruer sur moi.

Il n’en fut rien.

À mon coup de sifflet, ils s’éloignèrent.

Étais-je donc débarrassé d’eux ?

Ils s’éloignèrent en bondissant ; et bientôt je les eus perdus de vue ; mais ils revinrent peu après.

Ils revinrent au petit trot, s’arrêtant parfois, puis se remettant en route.

L’un d’eux rugit de nouveau.

D’autres mugissements lui répondirent.

Et soudain, d’autres tigres arrivèrent en bondissant et se joignirent aux premiers.

La migraine que j’éprouvais alors était si violente, si aiguë, que j’appelais la mort comme une délivrance.

– Parmi eux, me disais-je, il y aura bien un imprudent qui s’élancera jusqu’à moi.

Je me trompais encore.

Les tigres se rangèrent en cercle autour de moi, se tenant prudemment hors de la sphère d’ombre décrite par le mancenillier.

J’avais comme une guirlande d’yeux flamboyants qui m’enserrait.

La fièvre et le vertige me reprirent.

Alors, je m’imaginai que j’étais le jouet d’un rêve et que ces monstres que j’apercevais étaient les enfants de mon cerveau en délire, mais qu’ils n’existaient pas réellement.

La migraine devenait de plus en plus aiguë et m’arrachait des cris.

À ces cris, les tigres répondaient par des hurlements.

Mais ils demeuraient toujours à distance, et pendant ce temps, l’arbre funeste continuait son œuvre de mort.

Il me semblait qu’une bataille rangée se livrait dans mon cerveau, que ma tête était à chaque instant fracassée par une grêle de balles, et qu’un tambour y résonnait sans relâche.

Les tigres hurlaient toujours ; mais aucun n’osait franchir le cercle.

Soudain, un nouveau compagnon leur arriva.

Je le vis bondir capricieusement au milieu de la clairière comme un jeune chat qui prend ses ébats.

Ce n’était pas un tigre, – c’était une panthère.

Une grande panthère – jaune sur le dos, blanche sous le ventre.

Les tigres s’écartèrent comme pour lui faire place.

Elle était jeune, elle n’avait pas sans doute, comme les tigres, l’instinct du danger.

Au lieu de s’arrêter, elle franchit d’un bond le cercle d’ombre et arriva sur moi.

Je fermai les yeux. J’étais mort…

La panthère m’enfonça ses deux griffes dans les épaules, fit un autre bond, et ce bond fut si puissant que la corde qui me liait au tronc du mancenillier se brisa.

Puis elle me rejeta sur son épaule et prit la fuite.

Les tigres la suivirent en bondissant et en hurlant.

Il était évident qu’ils voulaient maintenant leur part du festin.

Mais tout à coup, et quand déjà leurs griffes allaient m’arracher aux griffes de la panthère, un bruit étrange, inusité, un bruit qui, peut-être, retentissait pour la première fois dans ces vastes solitudes, se fit entendre.

Ce bruit était celui d’un tambour.

Un tambour qui résonnait sous les grands arbres qui entouraient la clairière et qui jeta une telle épouvante parmi les tigres qu’ils prirent la fuite et cessèrent de poursuivre la panthère.

En même temps aussi, une grande clarté s’était faite dans les profondeurs de la forêt, et la panthère, au lieu de fuir, s’arrêta surprise, me déposa à terre, se contenta d’appuyer sur moi sa large patte et, le nez au vent, frémissante de colère et de terreur à la fois, elle attendit.

Le tambour approchait et bientôt je m’expliquai la cause de cette clarté soudaine qui faisait pâlir celle de la lune.

Je vis trois Indiens qui s’avançaient.

L’un continuait à battre du tambour ; les autres, qui marchaient auprès de lui, portaient des torches de résine pour éclairer leur marche.

Tous deux, en outre, étaient armés de fusils.

La panthère gronda ; mais elle ne bougea pas et attendit.

Soudain l’un des deux Indiens épaula son arme…

Un éclair se fit, une balle siffla…

Mes os craquèrent sous une étreinte convulsive et la panthère, frappée à mort, s’affaissa sur moi, me labourant les reins d’un dernier coup de sa terrible griffe.

VI

Quand je revins à moi, j’étais dans un lieu inconnu.

Des hommes m’entouraient. Les tigres et la panthère avaient disparu.

J’étais dans une case d’Indiens, de ceux qui vivent au bord des forêts et cultivent le riz et le maïs.

Des trois hommes qui étaient auprès de moi, deux m’étaient inconnus.

Mais je poussai un cri de joie à la vue du troisième.

C’était mon fidèle Moussami.

Moussami baisait mes pieds et mes mains avec toutes les marques de la joie et du respect.

Il me fit comprendre par signe qu’il m’avait cru mort et que si j’étais encore de ce monde, c’était un peu grâce à lui et beaucoup grâce à l’un des deux hommes qui étaient là.

Je regardai alors celui qu’il me désignait.

C’était un homme de haute taille, au visage basané, à la barbe noire et luisante, à l’expression noble et fière.

Il m’adressa la parole en français et me dit :

– Tu veux savoir qui je suis, sans doute ?

Je fis un signe de tête affirmatif.

– Je me nomme Nadir, et je suis un chef puissant de cette secte mystérieuse qui combat à outrance la secte des Étrangleurs.

Ceux-ci s’appellent les Thugs ; nous sommes, nous, les Fils de Sivah. Tu ne me connais pas, mais je sais, moi, qui tu es et les services que tu nous as rendus en livrant Ali-Remjeh, notre plus mortel ennemi.

C’est pour cela que je t’ai sauvé.

Je regardai cet homme avec étonnement.

Il poursuivit :

– Les griffes de la panthère t’ont déchiré ; mais après que j’ai eu tué la bête féroce, j’ai pu me convaincre que tes blessures étaient sans gravité.

D’ailleurs, je t’ai pansé à la manière indienne, et j’ai versé dans chacune de tes plaies un baume dont les gens de ma race ont seuls le secret et qui cautérise en quelques heures les blessures les plus profondes.

Dans deux jours, tu pourras te lever et revenir à Calcutta, où ma protection s’étendra sur toi nuit et jour.

– Qui que tu sois, lui dis-je, merci !

Il reprit :

– Je suis venu à ton aide, non seulement parce que je te savais de la reconnaissance, mais parce que j’aurai peut-être besoin de toi un jour.

– Parlez, lui dis-je, cette vie que vous avez conservée vous appartient.

– Plus tard, répondit-il, Maintenant, laisse-moi te dire comment je suis parvenu à t’arrachez à une mort épouvantable.

Et il s’assit sur le bord de la couche de roseau et de bambou qu’on m’avait dressée dans la maison de l’Indien cultivateur de riz.

– Les Thugs ont leur police ; mais nous avons aussi la nôtre, reprit-il.

Malheureusement j’étais absent de Calcutta lorsque tu y es arrivé et je n’ai su qu’à la dernière heure les projets de Tippo-Runo.

Hier matin, au lever du soleil, on m’a amené un Indien qui a dit avoir des révélations à me faire.

Cet homme s’est jeté à mes pieds et m’a dit :

– Je suis un fils de Sivah comme toi, et bien que je sois entré au service de Tippo-Runo, je ne veux point qu’il arrive malheur à ceux que tu protèges.

Alors il m’a raconté qu’il avait surpris une conversation entre deux serviteurs dévoués de Tippo-Runo.

On t’avait enlevé pendant la nuit la bague du rajah Osmany, et on avait coupé la langue de Moussami.

Maintenant on devait t’enlever, te conduire dans une forêt et t’abandonner, garrotté, sous les rameaux empoisonnés d’un mancenillier.

L’homme qui me disait tout cela m’a conduit dans la ville blanche, à l’hôtel de Batavia, dont le maître est dévoué corps et âme à Tippo-Runo : tu venais de partir, emmené, me disait-on, par deux agents de la police anglaise.

Nous avons trouvé Moussami dans ta chambre. Je l’ai pansé à la hâte et je l’ai emmené avec moi.

Nous t’avons alors suivi à la trace, pour ainsi dire.

Mais tu avais de l’avance sur nous.

Renseignés par des Indiens, nous avons appris que tu étais sorti de Calcutta en litière, et que la litière était portée non plus par des hommes, mais par des chevaux.

Alors Moussami et moi nous sommes également montés à cheval et nous t’avons suivi.

De distance en distance des Indiens cultivateurs qui avaient vu passer le palanquin, nous renseignaient sur la direction qu’il avait prise.

Mais tous nous disaient qu’il avait sur nous une avance de plusieurs heures.

Enfin nous sommes arrivés à la lisière de cette forêt.

Les chevaux et le palanquin s’y trouvaient.

Mais les ravisseurs et toi vous aviez disparu.

Entrer dans la forêt sans savoir quelle route vous aviez suivie était insensé.

La forêt a plusieurs lieues carrées de superficie.

Je savais que les exhalaisons du mancenillier ne sont mortelles qu’au bout de plusieurs heures.

Mieux valait donc attendre que les hommes qui t’avaient emmené revinssent prendre possession du palanquin et des chevaux.

Cachés dans une broussaille voisine nous attendîmes environ deux heures.

Au bout de ce temps, trois hommes sortirent du bois, deux nègres et un Indien si blanc qu’on le prenait pour un Anglais.

Je le reconnus.

C’était un serviteur de Tippo-Runo si dévoué qu’il ne fallait rien attendre de lui ; il serait mort cent fois avant de nous indiquer l’arbre sous lequel on t’avait abandonné.

Donc, comme il s’apprêtait à monter dans le palanquin, j’épaulai ma carabine et je lui envoyai une balle dans le front.

Il tomba sans pousser un cri.

Alors Moussami et moi nous nous élançâmes hors de la broussaille.

Les nègres tombèrent à genoux et demandèrent grâce.

Je les menaçai de les tuer sur l’heure s’ils ne me conduisaient à l’endroit où on t’avait laissé.

L’un d’eux refusa de parler : Moussami le tua d’un coup de poignard.

L’autre consentit à nous servir de guide.

Mais la nuit était venue et les tigres devaient être sur pied.

C’est alors, acheva Nadir, que nous employâmes un moyen bizarre, mais bien connu, pour les écarter.

Nous entrâmes dans cette hutte où nous sommes et nous y trouvâmes un tambour et des torches.

Tu sais le reste…

– Oui, dis-je, en levant sur Nadir un regard plein de reconnaissance. Et maintenant, parlez, qu’attendez-vous de moi ?

– Tu le sauras dans deux jours, me dit-il, quand nous serons à Calcutta.

Et il refusa de s’expliquer.

VII

Deux jours après nous étions à Calcutta. En traitant son baume de merveilleux, Nadir n’avait point menti.

Mes blessures étaient cicatrisées et je ne souffrais presque plus.

Le sentiment du devoir à remplir avait peut-être aussi, en me rendant toute mon énergie, hâté ma guérison.

Nadir me dit, comme nous franchissions les portes de la ville :

– Je ne te quitterai pas ; et tu peux être certain que, moi à tes côtés, Tippo-Runo, si puissant qu’il soit, ne pourra rien contre toi.

– Je te crois, lui dis-je ; car j’avais en lui une confiance sans bornes.

– Où veux-tu aller ? me dit-il encore.

– Chez Hassan le tailleur.

– Bien, me dit-il, allons !

Et nous nous dirigeâmes vers la ville noire.

Bientôt nous arrivâmes dans la rue habitée par le vieux tailleur et j’eus un frisson d’espoir en le voyant assis comme à l’ordinaire, sur le seuil de la porte.

On lui aura présenté la bague d’Osmany, me dis-je, mais il avait compris mon signe, et il n’aura rien voulu révéler.

Je m’approchai.

Hassan leva la tête et me regarda d’un air indifférent.

– Ne me reconnais-tu donc pas ? lui dis-je.

Il secoua la tête et continua à me regarder avec une sorte d’hébétement.

– C’est moi qui suis déjà venu, continuai-je.

– Je ne sais pas, fit-il.

– De la part d’Osmany.

Ce nom le fit tressaillir.

Puis un large sourire épanouit ses lèvres et il leva une main vers le ciel. Ceci voulait dire :

– Osmany est mort… il est là haut !

– Cet homme est fou, me dit Nadir.

Une jeune fille qui était au seuil de la maison voisine s’approcha de nous.

– Est-ce que vous êtes les parents ou les amis de ce pauvre homme ? nous demanda-t-elle.

– Oui, répondit Nadir.

– Vous ne savez donc pas ce qui lui est arrivé ?

– Hélas ! non, dis-je à mon tour.

– Je vais vous le dire, moi, reprit la jeune fille.

Avant-hier soir, comme la nuit était venue, une troupe de soldats a cerné la maison.

Hassan étonné est sorti.

Les soldats se sont emparés de lui. En même temps celui qui les commandait lui a montré une bague qu’il avait au doigt.

Hassan a regardé la bague avec étonnement et a dit qu’il ne savait pas ce que cela signifiait.

Alors les soldats sont entrés dans la maison et s’y sont enfermés avec lui.

Hassan s’est mis à crier.

Nous tous, les voisins, accourus au seuil de nos portes, nous l’entendions qui disait :

– « Je suis un pauvre tailleur… je n’ai jamais eu de trésors… je ne sais pas ce que vous voulez dire…

Et les soldats répondaient :

– Si tu ne parles pas, tu mourras !

– Tuez-moi donc tout de suite, au lieu de me faire souffrir, disait-il d’une voix lamentable. Mahomet, quand je serai mort, m’ouvrira les portes du paradis, car je suis un fidèle croyant.

Mais au lieu de le tuer, les soldats ont allumé un si grand feu que la maison flamboyait par toutes les ouvertures.

Alors Hassan a crié plus fort, puis il s’est mis à chanter, preuve que le délire s’était emparé de lui.

Les soldats, sur l’ordre de leur chef, avaient mis ses jambes à nu et exposé ses pieds à la flamme du brasier qu’ils venaient d’allumer.

Quand il a été à demi mort, ils ont fouillé la maison de fond en comble, poursuivit la jeune fille.

Mais il paraît qu’ils n’ont pas trouvé de trésors.

À ces derniers mots de la jeune fille, je respirai bruyamment.

– Mais, lui dis-je, Hassan avait un fils.

– Oui.

– Qu’est-il devenu ?

– Les soldats l’ont emmené, et personne ne l’a revu depuis lors.

– Misérable Tippo-Runo ! murmurai-je à l’oreille de Nadir.

– À moins qu’il ne l’ait tué, me dit Nadir, nous le retrouverons.

Nous remerciâmes la jeune fille ; puis je pénétrai dans la maison en faisant signe à Nadir de me suivre.

Hassan, nous voyant entrer, témoigna une grande inquiétude.

Il se leva pour nous barrer le passage.

Mais il retomba presque aussitôt en poussant un cri de douleur.

Ses pieds brûlés n’étaient plus qu’une plaie et refusaient de supporter le poids de son corps.

Je le pris dans mes bras et je l’emportai.

Puis, sur un nouveau signe de moi, Nadir ferma la porte.

Hassan nous contemplait avec effroi.

On descendait dans la cave où se trouvait la cachette mystérieuse, en soulevant une trappe.

J’introduisis mon poignard dans la fente qui existait entre cette trappe et le plancher, et je la soulevai.

Alors Hassan se mit à rire, passant subitement de l’effroi à une hilarité bruyante.

Nadir alluma une lampe, et nous nous engageâmes dans l’escalier souterrain.

Hassan s’était traîné au bord de la trappe et continuait à rire.

Nous descendîmes dans la cave.

Là, une rapide inspection me donna la preuve que la pierre qui cachait la serrure du coffre de fer n’avait pas été déplacée.

Les soldats de Tippo n’avaient point découvert le coffre.

Alors je remontai, et comme Hassan riait toujours, je me jetai sur lui, lui arrachai son cafetan, et vis avec joie que la clef était toujours suspendue à son cou.

Il se débattit, mais je lui arrachai cette clef et je rejoignis Nadir.

Alors nous descellâmes la pierre et nous mîmes le secret à découvert.

Puis j’introduisis la clef dedans.

Mais j’eus beau la tourner et la retourner dans tous les sens.

La serrure ne s’ouvrit pas…

Hassan seul en connaissait le secret, – et Hassan était fou !

Je regardai Nadir d’un air désespéré.

– Aie confiance ! me dit-il, on m’appelle Nadir le Trouveur !

Et il eut un sourire qui ranima mon espoir ébranlé.

VIII

Nadir me dit alors :

– Nous pourrions essayer pendant des mois entiers des combinaisons de toutes sortes pour trouver le secret de cette serrure, que nous ne réussirions pas.

Vous autres, Européens, vous avez trouvé des assemblages de lettres ; nous, les Indiens, nous avons un autre système évidemment plus compliqué et plus ingénieux que le vôtre.

Et comme je le regardais, il continua :

– Vous n’avez qu’un certain nombre de lettres.

Nos chiffres à nous sont incalculables et peuvent s’étendre de l’unité jusqu’aux trillions de millions.

Évidemment, cette clef doit tourner sur elle-même, dans un sens ou dans un autre jusqu’à un chiffre quelconque que nous ne savons pas, que nous ignorerons toujours.

Par conséquent, il faut obtenir ce chiffre de la bouche d’Hassan.

– Mais Hassan est fou.

– Je le sais.

– Fou et idiot.

– Oui, dit Nadir.

– Comptez-vous donc lui rendre la raison ?

Nadir secoua la tête.

– C’est inutile, dit-il.

Je comprenais de moins en moins et je le regardais d’un air hébété.

Le sourire cependant n’avait point abandonné ses lèvres.

– Remontons, me dit-il, là-haut nous causerons plus à notre aise.

Et il retira la clef de la serrure et me la rendit.

Le fou continuait à rire au bord de la trappe.

Quand il nous vit reparaître, il battit des mains avec ironie.

À n’en pouvoir douter, un seul instinct avait survécu dans le naufrage de sa raison.

Cet instinct, c’était la conservation de son trésor et la conviction que nul ne pourrait se l’approprier, s’il ne voulait pas.

Nous avions fermé la porte extérieure de la maison et nous étions bien seuls avec lui.

Nadir reprit :

– Tippo-Runo a eu beau apprendre la langue hindoue et arriver à un perfectionnement tel que les brahmines ne savent pas autant que lui, il a vainement étudié nos mœurs, nos usages ; il est Anglais de naissance et ne sera jamais complètement Indien.

– Pourquoi ?

– Mais parce qu’il ignore quelques-uns de nos secrets.

L’Inde est le pays des poisons mystérieux et foudroyants, des narcotiques dont les effets sont aussi variés que les plumes de certains oiseaux.

Si Tippo-Runo avait possédé certain secret que j’ai, moi, il serait en possession du trésor.

– Mais, comment ?

– Hassan le lui aurait indiqué.

– Oh ! par exemple !

– Il aurait ouvert la porte lui-même.

– Devant Tippo-Runo ?

– Certainement.

Mon étonnement faisait place à une certaine stupeur.

Nadir reprit :

– L’Indien qui a soif exprime un limon dans un peu d’eau et s’en fait une boisson rafraîchissante.

– Après ? fis-je, ne sachant où il voulait en venir.

– L’Indien qui ne peut dormir prend un grain d’opium et le mange.

– Bon !

– L’Indien blessé, poursuivit Nadir, étend sur sa blessure un baume, qui n’est autre que le suc exprimé d’une plante, que nous appelons le youma, ce qui veut dire : langue de serpent. C’est avec ce baume que je t’ai guéri.

[…][1]

– Eh bien ! répondit Nadir, le mélange du limon qui rafraîchit, de l’opium qui fait dormir et du youma qui ferme les blessures produit une boisson qui opère de singuliers effets.

– Ah !

– Celui qui en absorbe la valeur d’un demi-verre ne tarde pas à être pris d’une sorte de gaieté fiévreuse, qui se traduit par une grande exubérance de gestes et une intempérance de paroles.

L’âme la plus repliée sur elle-même, l’esprit le plus absorbé n’y résistent pas.

Si profondément enterré que soit un secret au fond du cœur, le breuvage dont je te parle le fait, sur-le-champ, monter au bord des lèvres.

Ces dernières paroles de Nadir éveillèrent en moi un lointain et terrible souvenir.

Un souvenir de ma première vie, de ma vie criminelle, alors que j’étais l’instrument docile de l’infâme Williams.

Je me rappelai qu’alors la Baccarat, dans l’hôtel de laquelle je m’étais introduit rue Moncey, me fit prendre un breuvage qui troubla ma raison au point de m’arracher tous mes secrets et ceux de mon maître.

– Mais, dis-je à Nadir, après avoir refoulé au plus profond de mon âme l’émotion que me causait ce souvenir, comment nous procurer ce breuvage ?

– J’ai des feuilles de youma sur moi.

Et il tira en effet des larges poches de ses brayes blanches une poignée de petites feuilles triangulaires, qu’il posa sur la table.

– Et de l’opium ?

– Oh ! fit-il en souriant, si pauvre que soit un Indien, si cher que soit l’opium, on en trouve toujours dans chaque maison.

Et il ouvrit une sorte de bahut, dans lequel le tailleur serrait ses outils et sa pipe, et mit aussitôt la main sur un petit morceau de pâte noirâtre qu’il me montra.

C’était, en effet, un grain d’opium.

Il ne manquait plus que du limon.

Nadir ouvrit la porte.

La jeune fille était toujours assise au seuil de la sienne.

Nadir l’appela. Elle accourut.

Il lui mit une pièce de monnaie dans la main et lui commanda d’aller lui acheter des limons au plus proche bazar de comestibles.

Dix minutes après, la jeune fille revint avec les limons.

Alors Nadir les plaça dans un petit mortier à piler le riz qui se trouvait dans la maison, et il se mit à les écraser, en les mêlant aux feuilles de youma et au grain d’opium, en versant lentement à mesure sur le tout la valeur d’un verre d’eau.

Je vis alors apparaître une belle liqueur rosée qu’il versa dans une coupe de coco.

Hassan regardait d’un air hébété.

Nadir lui présenta la coupe et lui dit :

– Bois !

Hassan prit la coupe et la vida d’un trait, avec le double empressement de l’homme qui a soif et de l’enfant qui n’a pas de raison.

– À présent, me dit Nadir, attendons.

Après avoir bu, Hassan tomba bientôt dans une espèce de rêverie, qui tenait de l’extase.

Puis, peu à peu, son visage s’empourpra, ses yeux brillèrent et des paroles incohérentes sortirent de sa bouche.

Alors Nadir ralluma la lampe et me fit signe de le suivre. Nous redescendîmes à la cave et nous replaçâmes la clef dans la serrure.

Hassan parlait toujours, en haut, avec une extrême volubilité.

Il s’était rapproché de nouveau de la trappe, et enfin il descendit, malgré la vive souffrance qu’il éprouvait à marcher.

M’étant retourné, je le vis derrière moi, qui riait.

Nadir, au contraire, simulait une vive contrariété te tournait et retournait la clef dans la serrure.

Hassan, riant de plus belle, le poussa du coude et mit à son tour la main sur la clef.

Puis, nous regardant d’un air moqueur, et comme pour nous prouver sa supériorité, il tourna la clef un certain nombre de fois.

La ponte s’ouvrit et les trésors du rajah Osmany s’offrirent à nos regards.

IX

Le fou, après avoir ouvert la porte, voulut la refermer, mais je me mis en travers.

En même temps, Nadir s’empara de lui et le terrassa.

Il n’opposa, du reste, qu’une faible résistance.

– Et Nadir me dit alors :

– Tu penses bien que, si nous refermons cette porte, nous ne pourrons plus la rouvrir.

D’un autre côté, il est dangereux de laisser les choses dans cet état. Car Tippo-Runo, persuadé que cette maison renferme un trésor, doit avoir posté dans les environs des hommes chargés de la surveiller, et il ne se bornera certainement pas à la perquisition déjà faite.

– Sans doute, répondis-je, mais comment faire ?

Nadir réfléchit un moment et me dit :

– J’ai des hommes dévoués autour de moi, mais encore faut-il le temps de les réunir.

– Et ces hommes réunis, tu leur confieras la garde de cette maison ?

– Non, mais je leur ferai déménager tout cet or et toutes ces pierreries.

– Où les transporterons-nous ?

– Attends, pour que je te réponde, me dit-il, que nous nous soyons débarrassés de cet homme qui nous assourdit de ses cris.

En effet, Hassan, étendu sur le dos, dans un coin de la cave, ne se relevait pas ; mais il gesticulait, riait et pleurait.

Nadir remonta dans la maison et revint peu après, tenant une pipe à la main.

Il avait mis dans cette pipe un grain d’opium et il la tendait à Hassan.

L’œil du vieux tailleur brilla de convoitise, il étendit une main avide, la saisit, en porta le tuyau à ses lèvres, et s’accroupissant comme tes Orientaux, il se mit à fumer.

Dès lors, il se tut ; quelques minutes après, il était en extase.

Alors, Nadir s’assit sur un tonneau et me dit :

– Écoute-moi bien. Les trésors que nous avons sous les yeux feraient la fortune d’un roi. Il faut que tu perdes l’espoir de les faire parvenir en Europe par les moyens ordinaires. La douane anglaise visite les navires. Elle confisquerait impitoyablement ces richesses.

– Il faut pourtant, répondis-je, que je tienne la promesse que j’ai faite à Osmany mourant.

– Sans doute.

– Et pour cela, il faut que j’emporte cet or en Europe.

Nadir secoua la tête :

– Va pour les pierreries, dit-il, mais quant à l’or, c’est inutile.

– Comment ?

– Laisse-moi d’abord te dire comment il te sera facile d’emporter les pierreries.

– Je vous écoute.

– Les Fils de Sivah, dont je suis le chef, sont aussi puissants, aussi riches que les Étrangleurs, leurs ennemis.

Comme eux, ils ont des affiliés parmi les Anglais, des coreligionnaires mystérieux, des agents sûrs qui se conforment aveuglément aux ordres qu’ils reçoivent.

– Bon !

– Parmi les hommes sur qui les Fils de Sivah peuvent compter, il se trouve un capitaine de navire anglais qui a nom Jonathan.

Jonathan est mon esclave dévoué.

Il part pour Londres dans huit jours, emportant une cargaison de grains de Bizance.

Les gens de la douane viendront, la veille de son départ, sonderont les tonnes et les scelleront.

C’est dans ces tonnes que je cacherai les pierreries du rajah.

– Comment ferez-vous ?

– Je substituerai à l’une des tonnes ordinaires une autre tonne dont toutes les douves seront creuses.

– Alors pourquoi ne pas emporter l’or par le même procédé ?

– Parce que l’or tient trop de place et que d’ailleurs il est plus lourd que les pierreries.

– Fort bien. Mais alors comment envoyer cet or en Europe ?

– Nous ne l’enverrons pas.

– Cependant…

– Nous le verserons dans le trésor de Sivah qui est caché au cœur même de Calcutta, et que les Anglais ne découvriront jamais.

En échange, poursuivit Nadir, je te donnerai un chèque d’une somme équivalente à celle que j’aurai reçue.

– Et ce chèque ?…

– Tu le présenteras à Londres à une maison de banque qui nous sert de correspondant.

– En vérité !

– Et il sera religieusement payé, acheva Nadir avec un accent de franchise qui ne me laissa plus aucun doute sur sa bonne foi et sa loyauté.

– Mais enfin, lui dis-je encore, il faut toujours emporter d’ici ces richesses.

– Oui, et c’est là la difficulté.

Puis, après un moment de réflexion, Nadir me dit :

– Il est impossible que tout cet or soit entré par la porte extérieure de la maison où nous sommes, sans éveiller l’attention de ceux qui avaient intérêt à observer Hassan.

– Ce n’est pas une raison.

– Pourquoi ?

– Parce que, il y a deux jours, Tippo-Runo ignorait encore le nom et la demeure du dépositaire.

– C’est possible, répliqua Nadir, mais la police anglaise veille…

– Ensuite, ajoutai-je, ces richesses ont été amoncelées peu à peu.

– Je ne dis pas non. Cependant j’ai la conviction que cette maison a une autre issue.

Et, ce disant, Nadir entra dans la cachette qui était assez vaste et assez spacieuse pour qu’un homme y pût faire quelques pas en long et en large et s’y tenir debout.

Il se mit alors à sonder les murs avec son poing et tout à coup un bruit sonore se fit.

– Il y a là un creux, me dit-il.

Il prit son poignard et se mit à gratter la maçonnerie. Bientôt une fente nous apparut et, avec cette fente, une autre pierre semblable à celle qui masquait à l’extérieur la serrure de la porte de fer. Nadir détacha cette pierre. Elle mit alors à découvert un verrou. L’Indien le fit jouer et, soudain, le fond de la cachette tourna sur des gonds invisibles, comme avait tourné la porte de fer avec son revêtement de maçonnerie.

Et alors, Nadir et moi, nous aperçûmes une ouverture noire et béante.

C’était un passage souterrain.

Où conduisait-il ?

C’était là ce qu’il fallait savoir sur l’heure.

Je me retournai vers Hassan.

Mais il était absorbé dans la contemplation du rêve opiacé.

Sois tranquille, me dit Nadir, il ne songera pas à refermer la porte. En route !

– Mais… où allons-nous ?

– Nous allons nous engager dans ce souterrain.

Et Nadir reprit la lampe que nous avions posée à terre.

X

Partout où les Anglais sont, on retrouve les mœurs anglaises, les usages anglais et jusques aux constructions anglaises.

Calcutta a de certains quartiers qui rappellent Londres, et, jusque dans la ville noire, c’est-à-dire la ville indigène, le génie britannique a posé sa large griffe.

Ainsi, on a creusé des égouts sous les rues, et un large bassin de carénage traverse la ville du sud au nord, formant comme un port intérieur.

Ce bassin reçoit en même temps les immondices des égouts par des canaux souterrains qui viennent aboutir à fleur d’eau pendant la marée basse et dont la haute mer recouvre l’orifice.

Nadir savait cela sans doute.

Il marchait le premier dans ce souterrain qui s’ouvrait devant nous, et il m’avait pris des mains la lampe qu’il portait en avant de façon à éclairer notre route.

Le souterrain était assez haut de voûte pour que nous ne fussions pas obligés de nous baisser, mais trop étroit pour que nous puissions marcher tous les deux de front.

Nadir me dit :

– Je parie que nous allons trouver un égout.

– Comment, lui dis-je, il y en a sous la ville noire ?

– Sans doute.

– Où aboutissent-ils ?

– Au bassin de carénage.

Le souterrain suivait un plan incliné et tournait légèrement sur lui-même.

Au bout d’une vingtaine de pas, Nadir s’arrêta et posa la lampe à terre.

– Que faites-vous ? lui dis-je.

– Tu vas voir.

Nadir, comme tous les Indiens, avait toujours sur lui un lasso.

Les Fils de Sivah ne dédaignent pas d’étrangler, à leur heure, ni plus ni moins que les Thugs, leurs ennemis.

Le lasso de Nadir, qu’il portait roulé autour de sa poitrine, était long d’une quarantaine de mètres et composé de trois cordes superposées et tressées ensemble.

Ces cordes, dédoublées, donnaient donc une longueur d’environ cent vingt pieds.

Nadir se mit à les défaire et de son lasso, qui avait l’épaisseur du doigt, il fit une corde aussi mince qu’une mèche de fouet.

Après quoi, il en fixa une extrémité au manche de son poignard.

– Les égouts, me dit-il, ont des ramifications infinies et il se peut faire que nous rencontrions plusieurs voies.

Force nous est donc d’avoir un fil conducteur.

– Vous avez raison, répondis-je.

Nous nous remîmes en route, et bientôt nous atteignîmes un escalier qui s’enfonçait sous terre.

Nadir portait toujours sa corde enroulée au bout de son poignard.

– Tant que nous ne trouverons pas de bifurcation, me dit-il, le fil conducteur nous sera inutile.

L’escalier avait une trentaine de marches.

Lorsque nous eûmes atteint la dernière, nous nous retrouvâmes à l’entrée d’un nouveau boyau souterrain.

Alors, prêtant l’oreille, nous entendîmes un murmure sourd au-dessus de nos têtes.

– Sais-tu où nous sommes ? me dit Nadir.

– Non.

– Nous sommes sous le bassin de carénage.

Nous avançâmes encore, et bientôt, nous vîmes que le chemin se bifurquait.

Alors, Nadir planta son poignard en terre et il se mit à dérouler sa corde et nous nous engageâmes dans l’une des deux voies nouvelles qui s’ouvraient devant nous.

La corde se déroulait lentement et nous avancions toujours.

Le bruit devenait plus strident au-dessus de nos têtes et une légère humidité régnait sous nos pieds, en même temps que les parois du souterrain laissaient suinter quelques gouttes d’eau.

Je passai mon doigt dessus et je le portai ensuite à mes lèvres.

Cette eau était salée.

– Tu as raison, dis-je à Nadir.

Déjà la corde était usée aux trois quarts, lorsque nous trouvâmes un nouvel escalier.

Celui-là ne descendait pas ; il remontait.

En même temps, le bruit sourd, qui n’était autre que celui des vagues et qui, tout à l’heure, était au-dessus de nos têtes, se faisait maintenant entendre derrière nous.

Évidemment, nous étions parvenus sous la rive opposée.

Nous gravîmes l’escalier.

La corde nous accompagna jusqu’à la dernière marche.

Là, nous nous trouvâmes dans une sorte de chambre assez spacieuse, mais dont nous touchions la voûte avec la main.

Un autre bruit se fit au-dessus de nos têtes.

C’était celui d’un pas humain.

Cependant, la chambre était sans issue.

– Il est impossible que le chemin que nous avons suivi, me dit Nadir, ne mène pas plus loin.

Et il se prit à écouter.

Au bruit de pas se mêlait un bruit confus de voix qui nous arrivait à travers la voûte.

Alors Nadir me dit :

– Je vais monter sur tes épaules, prête-moi ton poignard.

Je le lui donnai et, me courbant, je le pris sur mon dos.

Nadir, avec le manche du poignard, attaqua la voûte qui était en maçonnerie et scellée au ciment.

Le ciment se détacha par fragments, et bientôt Nadir poussa un soupir de satisfaction.

Au lieu de la pierre, son poignard avait rencontré du bois et le ciment en tombant avait découvert une trappe hermétiquement fermée.

– Voilà le passage que nous cherchions, me dit-il.

XI

Nadir sauta alors de mes épaules sur le sol.

– Réfléchissons un moment, me dit-il ; voilà une issue, c’est vrai. En montant de nouveau sur tes épaules et en donnant une forte secousse, je soulèverai certainement cette trappe.

Mais où donne-t-elle ?

Nous entendons des voix au-dessus de notre tête et ces voix sont nombreuses.

Au milieu de qui allons-nous apparaître ?

– Voilà ce que je ne sais pas, répondis-je.

Cependant… Il me regarda.

– Parle, dit-il.

– Il n’y a pas un mois que le rajah Osmany est mort, lui dis-je.

– Bien.

– Jusqu’au dernier jour de sa puissance, se défiant toujours des Anglais, il a grossi ce trésor que nous avons découvert.

– Eh bien ! fit Nadir.

– Il est probable, continuai-je, en nous reportant à cette porte mystérieuse et à ce boyau souterrain que nous venons de suivre, que c’est par ici que les épargnes du rajah passaient.

– Je le crois aussi.

– Par conséquent, les gens qui parlent au-dessus de nous sont des hommes dévoués au rajah.

– Je ne dis pas non, dit Nadir, mais comment leur prouver que, nous aussi, nous étions investis de la confiance d’Osmany ?

– Hélas ! murmurai-je, on m’a volé son anneau.

– D’un autre côté, poursuivit Nadir, as-tu réfléchi à une chose ?

– Laquelle ?

– C’est que nous pouvions être certains, il y a dix minutes, que les trésors du rajah avaient suivi la route que nous parcourons.

– Ceci est hors de doute.

– Mais nous n’en sommes plus sûrs à présent.

– Pourquoi ?

– Parce que le chemin s’est bifurqué ; et que ce peut-être aussi bien l’autre route que celle-ci qu’on faisait prendre aux trésors du rajah.

– Vous avez raison, répondis-je. Eh bien ! que faire ?

Nadir réfléchit un moment encore :

– Je sais qui tu es, me dit-il, et tes preuves de bravoure sont faites, deux hommes comme nous doivent pouvoir tenir tête à des ennemis nombreux. Je suis décidé.

– À soulever la trappe ?

– Oui. Mais il me faut mon poignard, je vais le chercher.

Et Nadir regagna l’escalier, laissant à terre notre fil conducteur.

Tandis que je l’attendais, les voix et les pas continuaient à se faire entendre au-dessus de ma tête.

Quelques mots parvinrent même jusqu’à moi, à travers l’épaisseur de la voûte.

Ces mots prononcés distinctement auraient dû éveiller en moi un sentiment d’intelligence.

Je sais l’anglais et toutes les langues de l’Europe, je comprends parfaitement l’indien dans ses dialectes les plus variés.

Cependant les mots qui me parvinrent furent inintelligibles pour moi.

Quand Nadir fut de retour, je lui fis part de mon observation.

Nadir avait laissé la corde étendue sur le sol, dans toute sa longueur, se bornant à reprendre son poignard.

Nous n’avions donc, pour revenir sur nos pas, qu’à suivre cette corde.

– Oh ! me dit le chef des Fils de Sivah, tu ne comprends pas ce qu’on dit ?

– Non.

– Voyons, si je serai plus heureux que toi.

Et de nouveau, il monta sur mes épaules.

Puis il appuya son oreille contre la trappe et attendit.

Au bout d’un moment il me dit avec un visage rayonnant.

– Ce sont des amis qui parlent.

– Et qui donc ?

– Des Fils de Sivah.

– Comment le savez-vous ?

– Ils parlent notre langue mystique, celle que le vulgaire ne saurait comprendre.

– En vérité !

– Évidemment, continua Nadir, nous sommes au dessous d’un temple ou d’une pagode, et c’est l’heure de la prière.

– Alors nous pouvons soulever la trappe ?

– Non, pas encore.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il vaut mieux attendre que les prières soient finies, et que les adorateurs de Sivah soient partis.

– Bien, répondis-je, attendons.

Et, pour la seconde fois, je le laissai glisser à terre.

Nadir visita alors la lampe que nous avions apportée avec nous.

Elle était pleine d’huile aux trois quarts et promettait de brûler plus d’une heure encore.

L’Indien, qui trouvait inutile de se fatiguer, se coucha sur le sol.

Les voix étaient de plus en plus confuses, et bientôt ; il nous sembla qu’elles étaient moins nombreuses.

– Les adorateurs de Sivah s’en vont, me dit Nadir.

– Alors la prière est finie ?

– Oui. Tout à l’heure nous allons entendre la voix du prêtre qui dit : – Allez-vous-en ! Sivah est satisfait.

En effet, peu après, une voix plus forte, plus accentuée, murmura quelques paroles qui arrivèrent distinctement à l’oreille de Nadir.

– C’est fini, me dit-il. À l’œuvre !

Et, remontant sur moi, il s’arcbouta, et d’un violent, coup d’épaule, il souleva la trappe.

XII

La trappe soulevée, les pieds de Nadir abandonnèrent mes épaules et je le vis disparaître par l’issue qui lui était ouverte.

Mais, presque aussitôt après, sa tête se montra à l’orifice, et il me dit en me tendant la main :

– Viens ! cramponne-toi à mon bras.

Il était d’une force herculéenne et il me hissa en un tour de main.

Alors, quand je fus au bord de la trappe, je regardai autour de moi.

Nadir ne s’était pas trompé.

Nous étions dans une pagode.

Les pagodes consacrées à Sivah sont plus sobres de mise en scène et de peintures bizarres que celles de la déesse Kâli.

Sivah est le dieu du bien. Il ne demande pas du sang comme la farouche déesse.

Les murs de ce temple, dans lequel nous pénétrions d’une si étrange manière, étaient peints en stuc foncé. Ça et là, on voyait une statue représentant une des nombreuses femmes du dieu.

Au milieu était une image de grandeur colossale.

À ses pieds brûlait une lampe qui projetait autour d’elle une lumière assez douce en même temps qu’elle répandait un doux parfum.

Le sol de la pagode était fait de larges dalles blanches, roses et bleues, et c’était l’une d’elles que Nadir avait soulevée d’un coup d’épaule.

D’abord, je ne vis que confusément les objets qui m’environnaient et je pris les petites statues pour des personnages humains.

Puis je reportai mes yeux sur Nadir.

– Nous sommes seuls ici, me dit-il.

– Seuls ! fis-je étonné.

– Oui, me dit-il, tout seuls, au milieu de divinités de bois et de pierre.

Je reconnus alors mon erreur, et me pris à sourire.

Nadir continua :

– Nous sommes dans la pagode consacrée à Sivah, sous l’emblème de la couleuvre bleue. Ce temple est, en effet, situé sur la rive gauche du bassin de carénage, en pleine ville noire.

– Mais les voix que nous entendions tout à l’heure ? demandai-je.

– C’étaient les croyants qui disaient la prière du soir. Ils sont partis après le coucher du soleil.

– Et le prêtre ?

– Le prêtre ferme les portes extérieures, il va revenir.

– Tu l’as vu ?

– Non, mais il sera quelque peu étonné de nous voir, nous.

– Faudra-t-il jouer du poignard ?

– Oh ! non, fit Nadir, si c’est toujours celui que je crois, il nous servira au contraire.

Comme Nadir parlait ainsi, nous entendions un pas lent et mesuré retentir dans l’éloignement. Puis une porte s’ouvrit et un homme apparut portant une lampe devant lui.

Cet homme qui avait une longue robe blanche et une ceinture bleue, était tête nue.

Ses cheveux étaient blancs : il me parut avoir cinquante ans au moins, ce qui est l’âge d’un vieillard sous le ciel brûlant de l’Inde.

Les rayons de la lampe qu’il portait devant lui l’empêchèrent donc d’abord de nous apercevoir.

Mais il se dirigeait sur nous et tout à coup un bruit sourd le fit s’arrêter brusquement.

C’était Nadir qui avait laissé retomber la dalle soulevée, de telle façon qu’il était maintenant impossible de dire par où nous étions entrés.

Le prêtre muet, les cheveux hérissés, pris d’un subit effroi, regarda autour de lui.

Il nous aperçut alors.

Mon costume européen lui fit pousser un cri d’horreur.

Un chrétien ne saurait entrer dans la maison du dieu Sivah sans profanation.

Mais Nadir fit un pas et prononça un nom :

– Koureb !

Ce nom, c’était celui du prêtre qui se rassura aussitôt.

La lumière de la lampe placée près du dieu tombait d’aplomb sur le visage de Nadir.

Le prêtre le reconnut.

Et soudain, ne songeant plus à moi, il tomba à genoux et se prosterna, la face contre terre.

Ce fut alors que je me rendis compte du pouvoir immense de Nadir.

– Relève-toi et viens à moi, ordonna Nadir.

Le prêtre se releva, ramassa sa lampe, qui ne s’était point éteinte, et s’avança tout tremblant vers Nadir.

Celui-ci dit alors :

– Tu sais qui je suis ?

– Tu es le maître et moi l’esclave, répondit le prêtre.

– Alors, si je te recommande de parler, tu parleras ?

– Oui, fit-il. Ne te l’ai-je pas dit, je suis l’esclave.

Nadir accepta l’épithète.

– Esclave, dit-il, tu viens de fermer les portes du temple.

– Oui, maître.

– Et cependant, nous sommes ici.

Le prêtre témoigna un véritable ébahissement.

La pagode n’avait pourtant qu’une entrée.

– Devine par où nous sommes venus ? poursuivit Nadir.

– Sivah est puissant, répondit-il.

– Mais Sivah ne se mêle pas de mes affaires, dit Nadir.

Et, frappant du pied la dalle qui avait repris sa place :

– Nous sommes entrés par là, dit-il.

Soudain, nous vîmes Koureb pâlir et trembler.

En même temps, il attachait sur cette dalle un regard éperdu.

– Tu as promis de parler, dit Nadir.

Et il fit briller à la clarté des lampes la lame de son poignard.

XIII

Le poignard de Nadir n’effraya point Koureb outre mesure.

– Maître, dit-il, un homme aussi sage que toi ne saurait refuser à un autre de s’expliquer.

– Parle.

– Comme prêtre de Sivah, je suis ton esclave, toi qui es notre chef à tous, dit Koureb. Comme homme, j’ai mes amitiés et j’ai fait des serments de fidélité.

Tu peux commander au prêtre, mais si tu demandes à l’homme un secret qui ne lui appartiendra pas, tu frapperas inutilement. Sa langue ne parlera point.

Nadir ne se montra point irrité de cette hardiesse de langage :

– À ton tour, écoute-moi, dit-il.

– Parlez, maître.

– Le rajah Osmany était l’ami de l’homme que tu vois là.

Et Nadir jeta une main sur mon épaule.

Koureb me regardait avec défiance.

– Osmany, poursuivit Nadir, lui a donné son anneau.

– Où est cet anneau ? demanda Koureb.

– Je ne l’ai plus, répondis-je.

Un sourire d’incrédulité vint aux lèvres de Koureb.

– Tippo-Runo le lui a volé, dit Nadir.

Ce nom fit passer un nuage sur le front de Koureb.

– C’est possible, dit-il, et je vous crois, mais si je ne vois pas l’anneau, je ne parlerai pas.

– Peut-être en verras-tu l’empreinte, me hâtai-je de dire.

Et je mis une main sous les yeux du vieux prêtre.

En effet, l’annulaire de ma main gauche conservait trois empreintes rouges qui étaient le résultat de la pression exercée par la bague, qui avait à l’intérieur trois petites pointes de diamant.

– Cela peut être la marque de la bague d’Osmany, me dit-il. Mais cela peut aussi être autre chose.

– Si tu ne veux pas nous croire, dit Nadir, je te dirai quelque chose de plus.

– J’écoute.

– Nous avons découvert les trésors d’Osmany confiés à la garde du vieil Hassan.

Koureb pâlit.

– Rassure-toi, reprit Nadir, nous sommes les amis du rajah mort, et c’est pour soustraire ces trésors à l’avidité de Tippo-Runo que nous sommes ici.

– Alors, dit Koureb, si vous savez où sont ces trésors que j’étais chargé de garder, de concert avec Hassan, je n’ai plus rien à vous apprendre.

– Tu te trompes, dit Nadir.

Koureb le regarda étonné.

– Il faut que tu nous aides à les enlever de l’endroit où ils sont.

Koureb sentit renaître ses défiances.

– Si je te demandais un serment, maître, dit-il à Nadir, me le ferais-tu ?

– Parle.

– Si je te priais d’étendre la main sur la statue de notre dieu qui est là…

– Je suis prêt, dit Nadir.

– Et de me jurer que cet homme avait bien en sa possession l’anneau d’Osmany.

– Par le dieu Sivah, je te le jure.

Koureb parut soulagé d’un poids immense.

– Alors, dit-il, ordonne, je suis prêt à obéir.

– Je veux, reprit Nadir, enlever les trésors. Hassan est fou. Tippo veille, et finira par les découvrir.

– Il est facile de leur faire reprendre le chemin qu’ils ont déjà parcouru.

– Oui, répondit Nadir, mais quand ?

– La nuit prochaine.

– Et d’ici là la porte de fer restera ouverte ?

– Mais comment avez-vous pu l’ouvrir ?

Nadir raconta à Koureb ce qui s’était passé.

– Je ne sais pas le secret d’Hassan, dit-il, et si la porte se refermait, je ne pourrais l’ouvrir. Mais je sais ouvrir la mienne.

– Comment, la tienne ?

– Sans doute. Vous avez fait jouer un verrou à l’intérieur de la cachette, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien ! je puis, de l’intérieur du corridor souterrain, faire mouvoir ce verrou et ouvrir la seconde porte.

– Viens avec nous, alors, dit Nadir.

Et il souleva la dalle en glissant entre elle et sa voisine la lame de son poignard.

Tous trois nous descendîmes l’un après l’autre dans la chambre qui se trouvait au-dessous de la pagode. Puis, suivant la corde qui était demeurée à terre, nous reprîmes le chemin que nous avions suivi, en passant, de nouveau sous le bassin de carénage et entendant mugir la mer au-dessus de nos têtes.

Nous revînmes ainsi dans le premier boyau souterrain, et nous regagnâmes cette cachette aux trésors dont nous avions laissé les deux portes ouvertes.

Koureb nous dit alors :

– Je vais rester dans le souterrain. Fermez la porte sur vous.

Nadir fit ce qu’il demandait et tira le verrou, mettant ainsi entre lui et nous l’épaisseur de cette porte.

Nous entendîmes alors un peu de bruit.

C’était la main de Koureb se promenant sur la surface extérieure de cette porte et cherchant sans doute un ressort invisible.

Tout-à coup, le verrou courut de lui-même dans la gâche et la porte se rouvrit.

– Vous voyez, dit Koureb.

– C’est bien, répliqua Nadir. Maintenant viens avec nous.

Koureb entra dans la cachette, et la porte du souterrain fut refermée pour la seconde fois.

Puis nous entrâmes dans la cave où nous avions laissé Hassan.

Hassan s’était endormi, ivre d’opium.

– Nous pouvons maintenant, dit Nadir, laisser-retomber cette porte.

Et il poussa celle qu’Hassan avait ouverte et qui se referma tout seule.

Puis il replaça la pierre qui cachait la serrure.

Et enfin il nous dit, car Koureb était resté avec nous :

– Hassan est fou, il faut se défier des fous.

– Qu’allons-nous faire de lui ? demandai-je.

– Nous allons l’emmener d’ici, me répondit-il.

– Mais il dort.

– Nous l’emporterons dans un palanquin.

Et il le prit à bras-le-corps et nous le remontâmes dans la maison.

Puis, comme Nadir ne voulait pas me quitter, il envoya Koureb chercher un palanquin, ces sortes de véhicules étant aussi communs à Calcutta que les cabs dans les rues de Londres.

XIV

Nous portâmes Hassan dans le palanquin et Koureb monta auprès de lui.

– Maintenant demandai-je à Nadir, où allons-nous ?

– D’abord, il faut fermer cette maison, ensuite je te conduirai chez moi.

– Tu as donc une maison à Calcutta ?

– Oui, là tu seras à l’abri de toutes les trahisons de Tippo.

Nadir prononça quelques mots dans cette langue mystique que je ne comprenais pas, et le palanquin se mit en marche.

– Où donc envoies-tu Hassan ? demandai-je encore.

– Je le confie à Koureb qui va l’emmener dans sa pagode.

Les pagodes sont inviolables, même pour les Anglais, et si puissant que soit Tippo, il n’osera pas aller l’y chercher.

Nous fermâmes la maison d’Hassan et Nadir appela d’un signe la jeune fille à qui nous avions eu affaire déjà.

– Mon enfant, lui dit-il, lorsque l’on viendra demander Hassan, vous répondrez que le bonhomme était désormais trop vieux pour travailler et que ses parents l’ont conduit dans leur propre maison pour avoir soin de lui.

La jeune fille s’inclina et Nadir lui confia la clef de la maison en ajoutant :

– Il est possible que les soldats qui sont déjà venus, prétendant que le vieux tailleur possède des trésors, reviennent à la charge.

– Vous leur donnerez cette clef et vous leur direz qu’ils peuvent fouiller à leur aise, il n’y a rien.

Nous nous en allâmes, Nadir et moi ; dans la ville blanche.

Mais avant de quitter la ville noire nous entrâmes dans un schoultry, où je pus avoir une nouvelle idée de l’importance et du crédit de Nadir.

Le maître du schoultry salua jusqu’à terre, en élevant ses deux mains au-dessus de sa tête, ce qui est, dans l’Inde, le témoignage du plus grand respect.

Nadir lui fit un signe et il nous conduisit dans une pièce reculée de sa maison où, à mon grand étonnement, je vis mon compagnon se débarrasser de ses vêtements indiens et revêtir un costume européen.

– Oh ! me dit-il en souriant, et voyant que je me montrais surpris de le voir si à l’aise sous ses habits de gentleman, cela t’étonne, n’est-ce pas ?

– En effet, répondis-je.

– Eh bien ! que dirais-tu si je te racontais que j’ai vécu à Londres ?

– Vraiment !

– Et à Paris.

Et comme je paraissais de plus en plus étonné, Nadir continua :

– Tel que tu me vois, j’ai logé à l’hôtel Meurice, dîné au Café Anglais et j’ai été aimé d’une drôlesse qu’on appelait Roumia.

À ce nom, je ne pus retenir un cri d’étonnement.

– Tu la connais ? me dit-il.

– Je ne sais. N’avait-elle pas un autre nom ?

– Oh ! si fait, elle se faisait encore appeler la Belle Jardinière.

Un nouveau cri m’échappa.

– Je vois que tu la connais, me dit Nadir. C’est une belle femme, mais la vipère noire qui frétille dans l’herbe de nos forêts et dont la blessure est mortelle, est moins dangereuse et moins perfide.

– Je le sais.

– Elle ne craint qu’un homme.

– Ah !

– Et cet homme, c’est moi.

– Toi ! fis-je avec un redoublement de surprise, elle te craint ?

Un sourire passa sur les lèvres de Nadir.

– Je te conterai tout cela, quand nous serons dans ma maison.

Et il compléta sa métamorphose.

Il y a des Indiens de deux races dans l’Hindoustan.

Les uns purs de toute alliance avec la race européenne, sont cuivrés.

Les autres, dont les ancêtres ont épousé des Anglaises sont blancs.

Quand Nadir, qui était de ce nombre, eut revêtu sa veste blanche, son large pantalon d’étoffe rayée et mis ses gants, on l’eût pris pour un véritable Anglais.

– Maintenant, me dit-il, allons-nous-en !

Et nous quittâmes le schoultry.

Nous entrâmes dans la ville blanche qui étincelait de lumières.

Calcutta est éclairé, comme Londres, par des torrents d’hydrogène.

Au bout de la rue du Gouvernement, qui est la plus large et la plus belle de celles du quartier européen. Nadir s’arrêta devant la grille d’un vaste jardin.

Nadir tira une clef de sa poche et l’introduisit dans la grille, qui s’ouvrit.

Au bruit qu’elle fit en se refermant, deux Indiens accoururent.

Ils portaient la livrée orientale que tout gentleman opulent donne à ses serviteurs, une veste rouge et blanche et un pantalon de même couleur.

À la façon dont ils saluèrent Nadir, je compris que pour eux ce n’était qu’un gentleman et qu’ils ignoraient non-seulement sa race, mais encore son titre de chef des Fils de Sivah.

Les deux Indiens portant des flambeaux éclairèrent notre marche à travers le jardin.

Nadir se dirigea vers la maison et me fit traverser un vestibule spacieux, dallé de marbre, au milieu duquel se trouvait une fontaine.

Puis il poussa une porte, à gauche, et je me trouvai au seuil d’un véritable salon anglais.

Nadir me dit alors en m’invitant à m’asseoir sur un canapé, auprès d’un guéridon.

– Nous allons prendre le thé, et je te raconterai mes amours avec la Belle Jardinière.

En même temps, il donna des ordres en anglais.

Cinq minutes après le thé était servi, et Nadir commençait ainsi son récit.

XV

L’Inde, comme tous les pays bouleversés par la conquête et dans lesquels les invasions étrangères se sont succédées presque sans relâche, à travers les siècles, l’Inde, dis-je, est peuplée de différentes sectes religieuses et politiques.

Il y a les partisans de la domination anglaise, et les Indiens qui repoussent cette domination.

Certaines régions tiennent à maintenir leur indépendance et obéissent à des chefs qu’ils nomment eux-mêmes.

D’autres se courbent sous le joug de princes indigènes, joug cent fois plus lourd que le joug anglais.

– C’est pour cela, continua Nadir, que dans la même rue de Calcutta tu rencontreras un adorateur du feu, un sectateur de la déesse Kâli et un musulman. C’est pour cela aussi que, la question religieuse masquant la question politique, tu trouveras des prêtres de Sivah qui ne croient pas à Sivah et des Étrangleurs qui ne sont pas bien convaincus de l’existence de la déesse Kâli.

Mais de toutes ces sectes religieuses, deux seulement ont une puissance réelle : – la mienne et celle des Thugs.

Tu as vu Ali-Remjeh, puisque tu l’as livré à l’Angleterre. Tu as pu t’assurer que c’était un Indien très gentleman.

Tu as connu à Londres sir George Stowe et sir James Nively, et tu as pu te convaincre que les Étrangleurs sont gens de belles manières.

J’interrompis Nadir.

– Excusez-moi, lui dis-je, mais comment savez-vous que j’ai connu sir James et sir George Stowe ?

Nadir eut un sourire mystérieux.

– Je suis arrivé à Londres trois jours après ton départ, il y a deux ans.

– Ah ! fis-je surpris.

– Là j’ai appris que de faux Fils de Sivah avaient épouvanté les Étrangleurs.

J’arrivais pour les combattre, et ils avaient été battus déjà.

Alors, j’ai voulu savoir par qui.

Les Anglais et les Français, si habiles qu’ils soient, sont des enfants auprès de nous en fait de police. Je n’étais pas à Londres depuis trois jours que je savais tout, grâce à deux Indiens que j’avais amenés avec moi.

– Comment ! m’écriai-je, vous saviez tout ?

– Même ton nom.

Je ne pus me défendre d’un geste de stupeur.

– Tu es Français, me dit Nadir, et tu te fais appeler d’un nom russe, le major Avatar, n’est-ce pas ?

– Oui, c’est bien cela.

– Mais ton vrai nom est Rocambole.

Cette fois je reposai brusquement sur la table ma tasse de thé que je tenais à la main.

– Tu as été un grand criminel, poursuivit Nadir.

– Ah ! vous savez aussi cela ?

– Je sais tout te dis-je. Après avoir fait le mal, tu t’es converti au bien, et tu es un homme intelligent et courageux.

Je m’inclinai devant cet éloge.

Nadir reprit :

– J’ai donc su à Londres tout ce que tu avais fait, et comment tu avais emmené à Paris sir George Stowe, l’ancien chef des Étrangleurs en Europe, tandis qu’une femme qui t’est dévouée y attirait le nouveau chef, sir James Nively.

Tu as presque détruit à Londres la puissance des Thugs, et la capture d’Ali-Remjeh, leur chef suprême, leur a porté le dernier coup en Europe.

Mais ils se reforment ici, et ils redeviendront aussi dangereux et aussi terribles qu’auparavant.

– Alors, dis-je, interrompant une seconde fois Nadir, vous m’avez suivi à Paris ?

– Pas tout de suite.

– Pourquoi ?

– Parce que j’organisais les Fils de Sivah.

Et Nadir ajouta en souriant :

– Fils de Sivah ou sectateurs de Kâli, il y aura toujours, au cœur même de l’Angleterre, des ennemis occultes qui lui feront une guerre acharnée.

– Mais enfin, vous avez passé le détroit ?

– Je suis arrivé à Paris un mois après que tu t’étais embarqué sur le navire d’Ali-Remjeh que tu emmenais prisonnier.

– Et vous y êtes resté ?…

– Six mois.

– Est-ce pendant ces six mois que vous avez connu la Belle Jardinière ?

– Oui. Et maintenant, écoute-moi.

Mais en ce moment on frappa deux coups discrets à la porte de la salle dans laquelle nous étions, et peu après un des serviteurs de Nadir entra.

– Que veux-tu ? demanda celui-ci.

– Un Indien qui a les cheveux tout blancs demande à parler à Votre Honneur.

– Qu’il revienne demain, dit Nadir.

– Il m’a dit de répéter son nom à Votre Honneur.

– Voyons ? fit Nadir.

– Il se nomme Koureb.

Nadir tressaillit.

– Qu’il entre donc alors, dit-il.

Et Koureb fut introduit.

Le vieux prêtre de Sivah avait le visage bouleversé.

Nadir congédia l’Indien qui l’avait amené, puis regardant Koureb :

– Que t’est-il advenu ? demanda-t-il.

– J’ai perdu mon amulette, répondit le vieux prêtre.

– Quelle amulette ?

– Celle que je portais au cou.

Nadir fronça le sourcil en me regardant :

– L’amulette dont il parle, dit-il, est une pièce de cuivre suspendue à son cou par un cordon de soie. C’est le signe de la profession du prêtre. Quand les fidèles viennent prier à la pagode, il est obligé de la leur montrer, sous peine de mort.

– Comment cela ?

– Si on reconnaît qu’il l’a perdue, on le massacrera, et nous avons cependant besoin de lui.

Je ne pus me défendre d’un sourire d’incrédulité.

Mais Nadir me dit en français, langue que le vieux prêtre ne comprenait pas :

– Tu sais bien qu’on n’arrive à fanatiser des hommes qu’avec des superstitions. Il faut que cette amulette se retrouve.

Et s’adressant à Koureb de nouveau :

– Mais où donc l’as-tu perdue ?

– Dans la maison du tailleur.

– Eh bien ! va la chercher. La jeune fille a la clef. Elle te la donnera.

Koureb sortit en proie à une véritable épouvante.

Et Nadir reprit son récit interrompu.

XVI

J’étais donc à Paris depuis trois jours, continua l’Indien, étudiant les mœurs et les coutumes de ce pays que je ne connaissais pas, et me montrant partout, dans les promenades publiques, dans les théâtres et les cafés.

Un soir, je me rendis à l’Opéra.

Dans une loge d’avant-scène, il y avait une femme dont la beauté eût éclipsé celle des houris que notre dieu nous réserve après notre mort dans son paradis.

Je la regardai, et comme j’étais jeune encore, ardent et enthousiaste, je me pris à songer qu’il ne payerait pas trop cher son amour celui-là qui donnerait tout son sang pour quelques heures de volupté.

Comme je la contemplais avec extase, je m’aperçus qu’elle me remarquait.

On m’a dit souvent que j’ai dans le regard une puissance mystérieuse qui courbe les âmes les plus altières.

Ce soir-là, cette puissance fut plus grande encore, car, tout à coup, il me sembla que cette femme palpitait comme une colombe fascinée par un basilic, et que si je voulais faire un signe elle traverserait la salle pour venir à moi et me dire :

– Ordonne, j’obéirai.

La représentation terminée, je sortis, la tête en feu, me disant :

– Les femmes d’Europe sont perfides. Je vais demander l’oubli aux fumées du hachisch.

Je rentrai donc à l’hôtel Meurice où j’étais descendu sous mon nom anglais, sir Arthur Goldery, nom que je porte ici, du reste, dans la ville blanche, où tout le monde me prend pour un parfait gentleman et ne se doute pas que je suis le terrible Nadir, le chef des Fils de Sivah.

Mais au lieu de me mettre au lit, je m’accoudai à une fenêtre, laissant errer mes regards sur ce vaste jardin qui s’étend sous le palais de votre souverain.

Les heures s’écoulèrent, le jour vint. Je n’étais point calmé encore, et une fièvre brûlante me dévorait.

Reverrai-je jamais cette femme merveilleuse ?

Aux premiers, rayon du soleil on m’apporta un billet.

Je ne connaissais personne à Paris. Qui donc pouvait m’écrire ?

Je rompis le cachet avec un certain étonnement et je lus ces lignes écrites en anglais :

 

« Si la femme qui était hier, à l’Opéra, dans une avant-scène et portait des bluets dans ses cheveux blonds, a fait quelque impression sur sir Arthur Goldery ; – si sir Arthur Goldery est un gentleman discret, et brave, il peut se trouver ce soir à dix heures précises, derrière l’église située à l’extrémité du boulevard et qu’on appelle la Madeleine.

« Là, une femme, qui n’est pas celle qu’il a vue, mais qui est envoyée par elle, s’approchera de lui. Sir Arthur Goldery la suivra ».

 

Le billet ne portait pas de signature.

Je crus que j’allais mourir de joie, et je passai toute la journée en proie à une impatience intraduisible.

Enfin la journée s’écoula, la nuit vint et avec elle l’heure fixée pour le mystérieux rendez-vous.

Je fus exact ; presque aussitôt une femme qui était voilée et dont je ne pus voir le visage, s’approcha de moi.

– Êtes-vous sir Arthur ? me dit-elle en anglais.

– Oui, répondis-je d’une voix émue.

– Consentirez-vous à me suivre ?

– Jusqu’au bout du monde, répliquai-je.

Elle me prit par la main et m’entraîna vers un coin de la place.

Là, stationnait une voiture dans laquelle elle me fit monter.

Alors elle s’assit à côté de moi, baissa les glaces et me dit :

– Il faut que vous vous laissiez bander les yeux. Et elle me montrait un foulard.

– Pourquoi ? lui demandai-je.

– Parce que vous ne devez pas savoir où je vous conduis.

– Bandez-moi les yeux, répondis-je je suis prêt à tout.

Elle me noua le foulard sur le visage et la voiture se mit en marche.

Elle roula plus d’une heure.

Où allais-je ? je ne le savais pas.

Enfin au bruit sec du pavé succéda un bruit plus sonore.

Nous passions sans doute sous une voûte.

– Nous sommes arrivés, me dit ma compagne.

En effet la voiture s’arrêta.

– Donnez-moi la main, me dit encore cette femme.

– N’allez-vous donc pas m’ôter mon bandeau ?

– Non, pas encore.

Je descendis. Elle me prit la main et m’entraîna.

Un sable fin criait sous mes pieds ; après le sable, je sentis les marches d’un escalier, en même temps qu’une atmosphère plus chaude m’enveloppait.

Puis je compris que je foulais un épais tapis, et, enfin, une porte s’ouvrit et, à travers le foulard qui couvrait mes yeux, je sentis une chaude lumière qui m’environnait tout à coup.

– Ôtez votre bandeau, me dit ma compagne.

En même temps sa main abandonna la mienne, et j’entendis le bruit de ses pas qui s’éloignaient.

XVII

Nadir poursuivit :

– J’étais au seuil de cette pièce réservée aux femmes et que vous appelez, vous autres Européens, un boudoir.

Il était étincelant de lumières et un parfum pénétrant s’en échappait.

J’avais sous les pieds un riche tapis, autour de moi des meubles luxueux et des tentures d’un ton chaud et voluptueux.

La porte s’était refermée derrière moi, j’étais seul.

Mais tout m’annonçait que la déesse de ce temple allait vernir ; et, en effet, quelques secondes s’étaient à peine écoulées, que la tenture se souleva, démasquant une porte et, par cette porte, une femme entra rayonnante de beauté et de jeunesse.

C’était elle.

Elle me tendit la main en souriant et me dit en anglais : « Vous êtes un parfait gentleman. »

Je la contemplais avec une sorte d’extase.

Jamais, je te l’ai dit, femme ne m’avait paru aussi belle.

Elle se plongea, nonchalante et voluptueuse, dans une immense bergère, qui était auprès de la cheminée, et me fit asseoir à ses côtés.

– Pardonnez-moi, me dit-elle, de vous avoir fait venir ici les yeux bandés. Vous êtes, j’en suis bien certaine, le plus loyal des hommes ; mais, en vous aimant, je cours un danger de mort.

– Un danger de mort ? m’écriai-je.

– Oui.

– Mais comment ?

– J’ai un mari, et un mari jaloux comme un tigre.

– Voulez-vous que je le tue ? lui dis-je.

– Cette parole me plaît, me répondit-elle. Mais non, je ne veux pas qu’il meure.

Le boudoir ressemblait à une véritable serre.

Dans les embrasures des croisées, deux grandes jardinières contenaient des fleurs exotiques, et il ne me fut pas difficile de les reconnaître à leur parfum.

C’étaient des fleurs de l’Inde.

– Elle sait qui je suis, pensai-je, et c’est une délicate attention de sa part.

Mais le parfum des fleurs était si pénétrant qu’il me montait peu à peu à la tête, et que ma raison commençât à s’alourdir.

Elle me tenait toujours les mains et me disait en souriant à m’enivrer :

– Je ne vous ai vu qu’une heure hier, et voici que mon cœur est à vous, et que je suis prête à devenir votre esclave.

Mais, reprit-elle après un silence que j’employai à lui prodiguer mille caresses, je suis capricieuse.

– En vérité ! lui dis-je.

– Qui sait si je vous aimerai longtemps ?

Et elle continuait à sourire.

– Et vous, fit-elle encore, m’aimerez-vous ?

– Je vous aime déjà comme un fou.

– M’aimerez-vous longtemps ?

– Toujours.

Elle devint rêveuse.

– On m’a déjà dit cela plusieurs fois, fit-elle, et cependant… Après cela, ajouta-t-elle avec mélancolie, on dit que les Anglais sont plus constants. Nous verrons.

Je passai deux heures à ses genoux, enivré de sa vue, enivré du parfum des fleurs.

Puis, je m’endormis auprès d’elle, étourdi sans doute par les odeurs pénétrantes qui se dégageaient des deux jardinières.

Cependant, il me sembla, au moment où mes yeux se fermaient, qu’une porte s’était ouverte et qu’un homme pâle, hâve, un fantôme plutôt, s’était arrêté sur le seuil et me regardait avec une sorte d’épouvante et de fureur.

Mais c’était une hallucination sans doute, et mon corps demeura rebelle à ma pensée qui survivait encore à cet engourdissement général.

Mes yeux se fermèrent sous le poids d’un lourd sommeil.

Quand je les rouvris, une sensation d’air vif et frais se fit sentir autour de moi et pénétra tout mon être.

J’étais en plein air, couché sur un banc de votre grande promenade de Paris que vous appelez les Champs-Élysées.

C’était le matin, le soleil était à peine levé.

Je m’éveillai, un peu engourdi et la tête lourde encore, cherchant à rassembler mes souvenirs épars de la nuit.

En mettant les mains dans mes poches, j’y trouvai une lettre.

Elle était en tout semblable à celle que j’avais reçue la veille au matin. Je l’ouvris et je lus :

 

« Ou nous ne nous reverrons jamais, ou vous accepterez mes conditions.

« Voyez si l’amour que je vous ai inspiré peut vous donner la force de m’obéir.

« Vous ne chercherez pas à savoir qui je suis : vous ne prononcerez jamais mon nom.

« Si étranges que soient les choses que vous veniez à entendre, vous ne chercherez point à les comprendre.

« Si cela vous va, soyez ce soir à la même heure qu’hier derrière la Madeleine.

« Vous trouverez la même femme et la même voiture.

« Au revoir ou adieu.

« ROUMIA. »

 

– J’irai, me dis-je.

D’abord, j’étais encore enivré de sa beauté et de ses caresses.

Ensuite, je me souvenais vaguement de ce bruit de portes que j’avais entendu, de ce fantôme que j’avais cru voir, et une curiosité ardente s’était emparée de moi.

Nadir, en prononçant ces derniers mots, avala une nouvelle tasse de thé et continua :

XVIII

Le soir, j’étais au rendez-vous.

Comme la veille, la vieille femme me banda les yeux, au moment où je montais en voiture.

Puis, comme la veille, la voiture partit au grand trot.

Tandis que nous roulions, je réfléchissais et me disais :

– Cette femme qui consent à m’aimer à la condition que je ne pénétrerai pas ses secrets, est, après tout, dans son droit. Pourquoi ne lui obéirais-je point ?

En me tenant ce langage, j’étais évidemment très sincère, et tant que la voiture fut en marche je me fis les plus beaux serments de discrétion.

Enfin elle s’arrêta.

Alors la femme voilée me prit de nouveau par la main et m’entraîna à l’intérieur de cette maison mystérieuse dans laquelle je savais comment on entrait, et d’où j’étais sorti la veille, sans en avoir conscience.

Tout se passa exactement de la même façon.

Mon bandeau devint tout à coup transparent, une atmosphère tiède et parfumée m’enveloppa, mon guide m’abandonna en me disant : « Ôtez votre bandeau, » et j’entendis le bruit d’une porte qui se refermait.

Alors j’arrachai le foulard et regardai autour de moi.

J’étais dans le boudoir où la belle femme aux cheveux d’or m’avait reçu la veille.

De nouveau, je me trouvais seul.

Les jardinières étaient à leur place, dans les embrasures de croisées.

Je m’en approchai et me mis à examiner les fleurs.

Il ne me fut pas difficile de les reconnaître l’une après l’autre.

Chacune d’elles avait une propriété somnifère incontestable.

– J’aurai beau lutter, résister, pensai-je, il me faudra, comme hier, m’endormir dans une heure ou deux. Mais demain…

Et un sourire vint à mes lèvres.

En effet Roumia, qui savait si bien se servir du parfum des fleurs, ignorait peut-être qu’il existait des moyens, pour nous autres Indiens, de paralyser leur influence.

Je me résignai donc à attendre au lendemain pour pénétrer ce mystère dont elle s’enveloppait.

J’étais seul depuis dix minutes, lorsqu’elle parut.

Elle me parut plus belle encore que la veille.

Son sourire enivrait, ses lèvres respiraient le plaisir ; elle avait un regard pudique et provocant à la fois qui acheva de me tourner la tête.

Les choses se passèrent exactement comme la veille.

Ma tête s’alourdit peu à peu, tandis que Roumia me prodiguait ses caresses ; ma raison s’envola et rêve, ou réalité, le fantôme que j’avais déjà vu reparut.

Cependant, soit que ma volonté eût lutté plus longtemps, soit que les fleurs eussent eu moins d’influence, soit enfin que le fantôme fût venu plus tôt, je le vis plus distinctement et j’entendis, quand mes yeux se fermèrent, les quelques mots qu’il échangea avec Roumia.

– Tu seras donc sans pitié pour moi ! disait-il d’une voix lamentable.

Et Roumia répondait par un éclat de rire strident et moqueur.

– Tu sais pourtant que je t’aime, poursuivait-il.

J’entendis un bruit sec, une manière de craquement ; et je compris qu’il était tombé à genoux.

De tous mes sens paralysés, il ne me restait que l’ouïe qui résistait encore à un engourdissement général.

Le fantôme continuait :

– Ne te suffit-il pas de résister à mon amour, faut-il encore que tu me donnes l’horrible spectacle du bonheur d’un autre ?

Tu n’es pas une femme, tu es un monstre ?

Et Roumia riait de plus belle.

J’essayai vainement d’ouvrir les yeux ; et mes oreilles commençaient à bourdonner et la paralysie les gagnait peu à peu.

Bientôt les deux voix du fantôme, qui avait de rauques sanglots et des cris de désespoir, et de la femme aux cheveux blonds, qui riait et raillait, ne me parvinrent plus que comme des bruits confus qui finirent par devenir inintelligibles.

Le sommeil arriva et ne cessa qu’au matin sous une impression d’air frais.

J’étais, comme le jour précédent, couché sur un banc des Champs-Élysées.

On avait glissé dans ma poche une seconde lettre.

Celle-là ne contenait que ces mots :

 

« À ce soir, même heure : je t’aime !

« ROUMIA. »

 

Je rentrai à mon hôtel.

– Ce soir, me dis-je, je saurai la vérité.

Tout Indien possède des connaissances chimiques assez étendues.

Je sais que certains poisons, certaines odeurs soporifiques se neutralisent.

Je savais, moi, que le mélange de certaines substances, habilement préparé, m’empêcherait de subir l’influence somnifère à laquelle j’avais succombé deux nuits de suite.

Je pris donc le parti de retourner une troisième fois au rendez-vous que me donnait Roumia. Seulement, après m’être procuré diverses drogues chez différents pharmaciens, je préparai mon petit breuvage, que je mis dans ma poche enfermé dans une fiole de deux pouces de longueur.

Le soir venu tout se passa exactement de la même manière.

Je montai dans la voiture, la femme voilée me conduisit, les yeux bandés, et une heure après, je me trouvai dans le boudoir de Roumia.

Cependant, il me sembla que les parfums qui m’arrivaient n’étaient plus les mêmes.

Et, ayant arraché mon bandeau, je m’approchai des jardinières.

En effet, elles contenaient des fleurs nouvelles et qui, celles-là, m’étaient inconnues.

Je savais le moyen de combattre l’influence des autres, mais celles-là…

Sans doute Roumia m’avait deviné, et une fois encore je me trouvais en son pouvoir.

Mon breuvage était inutile.

Nadir s’interrompit encore et me dit :

– Puisque tu connais cette femme, tu sais ce dont elle est capable.

Je fis un signe de tête affirmatif et Nadir continua :

XIX

Il ne fallait donc plus songer à faire usage du breuvage que j’avais préparé.

D’un autre côté je ne voulais me livrer à aucun acte de-violence.

Je me crois doué d’un grand esprit de justice et je me disais qu’après tout Roumia avait bien le droit de mettre une condition quelconque à ses faveurs.

Mais quel était cet homme hâve, pâle, décharné, cet homme qui n’avait plus rien d’humain et dont elle paraissait être le bourreau ?

C’était là ce que je voulais savoir à tout prix.

Il était évident pour moi que les fleurs nouvelles auraient, comme les autres, le pouvoir funeste de corrompre peu à peu l’atmosphère et de m’enivrer de nouveau.

– Mais comment leur résister ?

Je fis toutes ces remarques, toutes ces réflexions en quelques minutes ; et mon parti fut bientôt pris.

Les jardinières étaient placées devant les croisées.

Celles-ci se trouvaient masquées par d’épais rideaux de soie.

J’écartai une des jardinières et je me glissai sous les rideaux.

J’avais au doigt un diamant taillé à facettes.

Avec ce diamant, je coupai un des carreaux lestement et sans bruit, et l’air extérieur pénétra à flots dans le boudoir.

Je posai la vitre coupée par terre, je refermai les rideaux, replaçai la jardinière et retournai m’asseoir sur le divan qui garnissait un des panneaux du boudoir.

Roumia n’avait point paru encore.

Il me sembla même que je l’attendais plus longtemps que les deux jours précédents.

Enfin la porte s’ouvrit et elle entra.

Mais cette fois, le sourire avait abandonné ses lèvres et son œil était irrité.

Néanmoins elle vint s’asseoir auprès de moi et me dit froidement :

– Sir Arthur Goldery, vous êtes un lâche.

À ce mot je me levai tout frémissant.

– Madame… balbutiai-je.

– Vous êtes un lâche, poursuivit-elle en me contenant d’un geste impérieux, parce qu’après avoir accepté la situation que je vous faisais, vous avez manqué à la promesse que j’avais exigée de vous.

Je la regardais avec une sorte d’étonnement.

– Oh ! dit-elle avec un ricanement féroce qui me rappela l’accent qu’elle avait eu la veille, tandis que le fantôme la suppliait et que moi je m’endormais, ah ! vous avez voulu savoir !…

– Eh bien ! oui, lui dis-je.

– Vous avez coupé un carreau. Cette nuit, poursuivit-elle, vous ne vous endormirez point. Cette nuit, vous verrez le fantôme.

Et elle riait d’un rire menaçant en parlant ainsi.

– Vous le verrez, reprit-elle, mais ce sera pour la dernière fois.

Les reproches de cette femme étaient justes. Je n’avais pas le droit de sonder les mystères que j’avais promis implicitement de respecter.

Roumia reprit :

– Ah ! vous voulez savoir, sir Arthur Goldery, quel est l’homme que je torture ? Eh bien ! soyez satisfait. Cet homme m’aime et, par amour pour moi, il a tué l’homme que j’aimais. Êtes-vous satisfait ?

J’eus honte de ma curiosité et je compris cette femme, alors.

– Pardonnez-moi, lui dis-je, je vous jure que désormais…

Elle m’interrompit avec son éclat de rire moqueur.

– En vérité ! me dit-elle, tu parles d’avenir, comme si l’avenir était fait pour toi.

Et soudain elle saisit un gland de sonnette et le tira violemment.

Que voulait-elle faire ?

Tandis que je la regardais, stupéfait, elle me dit :

– Sir Arthur Goldery, je n’aime pas que mes secrets courent le monde. Vous allez mourir…

À son coup de sonnette la porte s’était ouverte et deux hommes s’étaient jetés sur moi.

Je suis robuste, comme tu sais, mais l’agression avait été si rapide, si inattendue, que je n’avais pas eu le temps de me mettre sur la défensive.

En quelques secondes, je me trouvai terrassé, garrotté et réduit à l’impuissance.

Je n’avais pas même eu le temps de voir mes agresseurs.

Roumia leur dit :

– Vous savez que je n’aime pas le sang : étranglez-le.

L’un d’eux me passa autour du cou ce même foulard qui, tout à l’heure, me couvrait les yeux.

Mais au moment où il allait m’en faire un collier mortel, mes yeux rencontrèrent les siens.

Un double souvenir traversa son esprit et le mien, et un nom jaillit de mes lèvres :

– Nagali !

– Le maître ! répondit-il.

Et sa main lâcha le foulard.

En même temps, il se tourna vers son compagnon et répéta en langue indienne :

– Le maître !

Et Roumia stupéfaite vit ces deux hommes me débarrasser de mes liens et, tandis que je me levais, tomber à genoux devant moi en posant la main sur leur cœur en signe de soumission et de respect.

– Misérables ! s’écria-t-elle, que faites-vous ?

– C’est le maître, répondit Nagali.

Et me regardant, il me dit :

– Veux-tu que je tue cette femme ?

Mon œil étincelait.

Je n’étais plus sir Arthur Goldery. J’étais Nadir l’Indien, et Roumia, courbée sous mon regard, demandait grâce à son tour.

XX

– Les rôles étaient changés, poursuivit Nadir, elle était l’esclave et j’étais le maître.

Nagali, après m’avoir délié, après être tombé à mes genoux, tira un poignard et me dit :

– Faut-il tuer cette femme ?

– Non, lui dis-je, va-t’en ! si j’ai besoin de toi je t’appellerai.

Nagali et son compagnon sortirent.

Alors je me trouvai seul avec Roumia.

Pour la première fois de sa vie peut-être cette femme tremblait.

Palpitante sous mon regard, comme la colombe sous l’œil de l’épervier, elle se tenait immobile devant moi et semblait attendre que j’eusse prononcé sa condamnation.

Je lui mis la main sur l’épaule et lui dis :

– Pour qui donc m’as-tu pris ?

Elle leva les yeux et toute frissonnante :

– Je ne sais pas qui tu es, répondit-elle, mais jamais je n’ai éprouvé sous le regard d’un homme ce que je ressens sous le tien.

Un sourire me vint aux lèvres.

– Comment ces deux hommes sont-ils à ton service ? lui demandai-je.

– Je les ai ramenés de l’Inde.

– Tu es donc allée dans l’Inde ?

– Oui.

– Quand donc ?

– Il y a cinq ans.

– Dans quel but ?

– Dans le but d’y apprendre la science des parfums et des poisons.

– Pour torturer sans doute cet homme que j’ai entrevu la nuit dernière ?

– Oui.

– Eh bien ! parle, lui dis-je, je veux tout savoir…

Elle se tenait toujours courbée devant moi et son sein soulevé, son front pâle, témoignaient de la crainte que je lui inspirais.

Enfin, elle parut faire un violent effort sur elle-même.

– Qui donc es-tu, me dit-elle enfin, en osant me regarder, toi devant qui s’agenouillent les hommes que je croyais m’appartenir corps et âme ?

– Je ne suis pas un Anglais, répondis-je, je me nomme Nadir.

Et comme ce nom ne paraissait produire sur elle aucune impression, je lui dis :

– Demande à Nagali qui je suis, il te le dira.

En même temps, j’ouvris toute grande la croisée dont j’avais coupé une vitre ; et je penchai mon front en dehors pour respirer l’air de la nuit.

Cette fenêtre donnait sur un vaste jardin.

– Où suis-je ici ? lui demandai-je.

– Chez toi, me répondit-elle.

Il y avait dans sa voix un sombre enthousiasme.

Évidemment cette femme reconnaissait ma supériorité, et après s’en être indignée, elle éprouvait pour moi ce sentiment bizarre de soumission, d’amour et de respect que le vainqueur inspire quelquefois au vaincu.

– Je veux sortir d’ici, lui dis-je.

Elle leva sur moi des yeux ardents.

– Qui que tu sois, me dit-elle, parle, je serai ton esclave.

– Tu as voulu ma mort, je ne t’aime plus.

Elle se prosterna devant moi.

– Veux-tu que je te suive comme un chien ? me dit-elle.

– Non, je veux sortir, répétai-je d’un ton impérieux.

Elle poussa un soupir et je vis des larmes briller dans ses yeux.

Mais je la repoussai et je me dirigeai vers la porte.

En même temps je criai :

– Nagali !

Nagali revint.

– Conduis-moi hors de cette maison, lui dis-je.

Alors, au moment de franchir le seuil, je me retournai et je vis Roumia agenouillée en me contemplant.

Mais je sortis.

Nagali voulut me suivre ; je le renvoyai quand je fus dans la rue.

– Reste au service de cette femme, lui dis-je.

– Vous ne voulez donc pas que je la tue ?

– Non.

Et je m’en allai.

La maison dans laquelle on m’avait conduit les yeux bandés trois nuits de suite, était située dans les Champs-Élysées. Je pus m’en convaincre en sortant.

Je descendis l’avenue à pied et tout en regagnant l’hôtel Meurice, je me disais :

– J’ai déloyalement agi avec cette femme. La vengeance est un droit sacré.

Pourquoi deviendrais-je le protecteur du-meurtrier ? pourquoi entraverais-je les projets de Roumia ?

Et je me fis le serment de ne plus la revoir et de ne point me mêler de ses affaires.

Elle avait voulu me faire étrangler par Nagali. Cela suffisait, à ce moment-là du moins, pour me laisser croire que j’étais guéri de mon amour.

Mais je me trompais.

Le lendemain, le souvenir de Roumia m’assiégea, et je luttai pendant trois jours contre la tentation de retourner chez elle.

Enfin, le quatrième jour, ma porte s’ouvrit un matin, et Roumia entra.

Mais, dit Nadir, en cet endroit de son récit, je te dirai la suite de cette histoire et ce que j’attends de toi, le jour où tu t’embarqueras pour l’Europe.

Il est tard, tu dois avoir besoin de repos.

Ensuite, demain il faut songer à avoir le trésor du rajah Osmany.

Et Nadir appela les Indiens qui nous servaient et leur commanda de me conduire dans l’appartement qui m’était destiné.

XXI

Le lendemain soir, comme une nuit épaisse s’étendait sur Calcutta, Nadir me dit :

– Tout est prêt ; partons !

Dans la journée, en effet, il avait pris centaines dispositions.

Un gentleman que je ne connaissais pas était venu rendre visite à sir Arthur Goldery.

Mais ce gentleman avait la peau bien foncée et les cheveux bien noirs pour un Anglais. Je l’avais tout de suite reconnu pour un Indien.

C’était un des mystérieux lieutenants de Nadir.

Celui-ci avait donné des ordres relatifs à l’enlèvement du trésor.

Quand nous fûmes en route, Nadir me dit :

– Une cange attend dans le bassin de carénage, à la hauteur du boyau souterrain que nous avons parcouru l’autre nuit.

Dans cette cange se trouvent une demi-douzaine d’Indiens qui m’obéissent.

Ils transporteront le trésor par petites charges jusqu’à la cange.

Alors l’embarcation descendra le bassin et accostera silencieusement le navire dont je te parlais et qui, bientôt, fera route vers l’Europe.

Nous sortîmes de la ville blanche et nous gagnâmes le schoultry situé dans la ville noire où Nadir s’était métamorphosé tout à coup à mes yeux en parfait gentleman.

Là, il redevint Indien, dans l’espace de quelques minutes.

Cela fait, nous prîmes le chemin de la pagode, où le vieux prêtre devait nous attendre.

En chemin, Nadir approcha de ses lèvres un petit sifflet dont il tira un son aigu.

À ce bruit, un Indien étendu dans la rue tout de son long et paraissant dormir, se leva et s’approcha de nous.

C’était le prétendu gentleman que j’avais vu dans la journée et qui, le soir venu, était redevenu Indien.

– Que tes hommes se rendent directement à la pagode.

L’Indien s’inclina et se perdit dans les ténèbres.

Quelques minutes après, nous arrivions à la porte de la pagode et Nadir s’arrêtait surpris, me disant :

– La lampe est éteinte ?

– Quelle lampe ?

– Celle qui doit brûler nuit et jour et dont on aperçoit ordinairement la lueur à travers l’ouverture pratiquée au-dessus de la porte.

Et Nadir, qui ne put se défendre d’une certaine émotion, appela :

– Koureb ? Koureb ?

Koureb ne répondit pas.

Nadir avait-une clef de la pagode, il la mit dans la serrure et la porte s’ouvrit.

La pagode était en effet plongée dans les ténèbres.

– Koureb ? Koureb ? répéta Nadir d’une voix irritée.

Même silence !

Nous nous procurâmes de la lumière et Nadir jeta un cri.

La dalle qui nous avait livré passage, cette dalle qui cachait la route secrète des trésors, avait été soulevée et le trou nous apparaissait béant.

– Trahis ! murmura Nadir, dont les cheveux se hérissaient.

Je jetai un cri à mon tour.

Puis je sautai à pieds joints dans cette espèce de chambre souterraine à laquelle aboutissait l’escalier qui descendait au boyau passant sous le bassin de carénage.

Nadir me suivit, une lampe à la main.

L’angoisse nous donnait des ailes, nous ne marchions pas, nous volions.

– Koureb ? Koureb ? répétait Nadir d’une voix tonnante.

Koureb ne répondait pas.

Nous arrivâmes ainsi jusqu’à la porte de fer derrière laquelle nous avions laissé le trésor.

Cette porte était fermée.

Nadir respira.

Cependant, s’étant baissé en approchant la lampe du sol, il fronça tout à coup le sourcil et murmura de nouveau le mot trahison.

– Regarde, me dit-il.

– Quoi donc ?

– Des traces de pas.

En effet le sol était foulé par des empreintes profondes qui semblaient attester que les hommes qui avaient passé par là étaient pesamment chargés.

Cependant la porte de fer était fermée.

Nadir se souvint alors que Koureb avait ouvert cette porte en faisant jouer un ressort presque imperceptible.

Puis il se mit à promener ses doigts sur la surface de la porte, cherchant, tâtonnant, ne trouvant rien et recommençant à chercher.

Tout à coup son doigt rencontra une toute petite aspérité.

Il appuya, l’aspérité parut disparaître.

En même temps, le bruit du verrou se fit entendre et la porte s’ouvrit toute grande.

Mais alors Nadir et moi nous reculâmes, la sueur au front, la gorge crispée par une émotion indicible.

Le trésor du rajah Osmany avait disparu !

XXII

Le premier moment de stupeur passé, Nadir et moi nous nous regardâmes, cherchant à nous rendre compte de ce qui était arrivé.

La cachette était entièrement vide.

Mais qui donc avait volé le trésor ?

Nadir me disait :

– Je suis sûr de la fidélité de Koureb : or, Koureb a disparu. Comment a-t-on deviné son secret ?

Voilà ce que nous ne saurons que lorsque nous apprendrons ce qu’il est devenu.

La porte de fer était fermée.

L’ouvrir ou la briser était chose impossible.

Nous revînmes donc sur nos pas ; et au bout d’une demi-heure de marche nous remontions dans la pagode.

La lampe à la main, Nadir en fit le tour.

Il sonda les coins et les recoins et acquit la conviction que Koureb n’y était pas.

Nous sortîmes.

La pagode était située dans un endroit assez isolé. Les quelques maisons qui l’entouraient étaient des cabanes de bambous habitées par des Indiens, la plupart Mahométans et ne se souciant point par conséquent du culte de Sivah.

L’Indien dort une partie du jour : aussi la nuit veille-t-il volontiers.

Nadir frappa à la porte de la maison qui se trouvait juste vis-à-vis de celle de la pagode, et elle s’ouvrit presque aussitôt.

Un vieillard parut et demanda ce qu’on lui voulait.

– De quelle religion es-tu ? lui demanda Nadir.

– Je crois à Dieu et à son prophète, répondit-il.

– Mais tu connais Koureb ?

– Voici vingt ans que nous nous souhaitons longue vie tous les jours. Les hommes doivent s’aimer entre eux.

– Eh bien ! sais-tu où il est ?

– Je l’ai vu aujourd’hui pour la dernière fois avant le coucher du soleil.

– Ah !

– Il était entré dans la pagode avec un homme aussi vieux que moi et que j’ai parfaitement reconnu pour le tailleur Hassan.

Je l’ai vu ressortir seul…

– Hassan est donc resté dans la pagode ?

– Oui.

– Et où est allé Koureb ?

– Je ne sais pas, mais il paraissait très agité.

Nadir me regarda :

– Il est évident, me dit-il, que Koureb, en ce moment-là, accourait chez moi me dire qu’il avait perdu mon amulette.

– Je le crois, comme vous.

– Et, continua Nadir, s’adressant au vieillard, n’as-tu vu personne entrer dans la pagode ?

– Oh ! si, vers les dix heures du soir, plusieurs hommes qui m’ont paru être des sectateurs de Sivah sont venus et sont entrés.

Puis ils ont refermé la porte, et puis après, ils ont éteint la lampe.

– Et combien de temps ces hommes sont-ils restés ?

– Mais, fit le vieillard avec étonnement, ils doivent y être encore.

– Tu ne les as pas vu sortir ?

– Non.

– C’est bizarre ! me dit Nadir. Cependant, je crois deviner.

– Ah !

– Tu sais que le souterrain se bifurque de l’autre côté du canal ?

– Oui.

– Eh bien ! les ravisseurs sont entrés par la pagode et s’en sont allés par l’autre voie souterraine.

– Tout cela, observai-je, ne nous dit pas ce que sont devenus Hassan et Koureb ?

– Hassan devait être ivre encore. Ils l’auront emporté sur leurs épaules.

– Et Koureb ?

– Nous retrouverons certainement ses traces dans la maison de Hassan.

Et, quittant le vieillard après lui avoir mis une pièce de monnaie dans la main, Nadir m’entraîna loin de la pagode.

Nous repassâmes le bassin de carénage et nous nous dirigeâmes vers la maison du tailleur.

Le jour commençait à poindre et la population de la ville noire se répandait dans les rues.

Nous retrouvâmes la jeune fille à qui, l’avant-veille, nous avions confié la clef de la maison.

– Je n’ai plus cette clef, nous dit-elle.

– À qui l’avez-vous remise ?

– À un vieillard qui est venu de votre part.

– Il est entré dans la maison ?

– Oui.

– En est-il ressorti ?

– Non.

Le mystère se compliquait.

– Mais, ajouta la jeune fille, plusieurs hommes sont venus peu après ?

– Et ces hommes ?

– Il m’a semblé reconnaître parmi eux celui qui commandait aux soldats qui ont emmené le fils de Hassan.

– Bon ! fit Nadir. Tippo-Runo, sans doute.

– Ils ont frappé à la porte et le vieillard leur a ouvert.

Un peu plus d’une heure après, acheva la jeune fille, ils sont ressortis et ont pris le chemin du canal.

– Et le vieillard ?

– Il est toujours dans la maison.

Nous frappâmes, la porte demeura close, mais nous entendîmes derrière, un ronflement sonore.

Nadir, je l’ai dit, était d’une force herculéenne. D’un coup d’épaule, il jeta cette porte par terre.

Nous aperçûmes alors Koureb étendu sur le sol et dormant.

Auprès de lui était la tasse qui avait contenu le breuvage que Nadir avait composé pour arracher à Hassan son secret.

Cette tasse dont Hassan n’avait bu qu’une partie du contenu était vide maintenant.

Et nous comprîmes tout, dès lors, Nadir et moi.

Tandis qu’il cherchait son amulette, Koureb, tourmenté par la soif, avait vidé la tasse et subi tout aussitôt la pernicieuse influence du breuvage.

Les gens de Tippo-Runo et Tippo peut-être lui-même, qui surveillaient activement la maison du tailleur, s’y étaient alors introduits et Koureb, qui n’était plus maître de sa raison, leur avait livré son secret.

Nadir me dit :

– Rien n’est désespéré encore. Et, à moins que Tippo-Runo n’ait quitté l’Inde, il rendra le trésor !

XXIII

J’étais tellement atterré que je me laissai entraîner par Nadir hors de cette maison, comme un homme qui a perdu conscience de ce qui se passe autour de lui.

Depuis le jour où il m’avait sauvé des griffes de la panthère, l’Indien ne m’avait pas quitté une minute.

– Ta vie est menacée par Tippo-Runo, m’avait-il dit, et mon devoir est de te protéger.

La surprise que j’éprouvai de le voir me tenir tout à coup un langage contraire fut assez puissante pour me ramener au sentiment de la réalité.

Quand nous fûmes hors de la maison d’Hassan où nous laissâmes le vieux prêtre dormant toujours, Nadir me dit :

– Tu connais parfaitement Calcutta ?

– Oui, répondis-je.

– Tu t’en iras tout droit à mon hôtel, dans la ville blanche ?

– Mais… vous ?… balbutiai-je.

– Moi, fit-il en souriant, j’ai autre chose à faire.

Et comme je paraissais de plus en plus étonné, il ajouta :

– Je t’avais dit que tant que tu serais en danger, je ne te quitterais pas.

– Eh bien ?

– Tu n’es plus en danger…

– Ah !

– Sans doute, reprit Nadir. Quand Tippo-Runo en voulait à ta vie, c’était d’abord à l’époque où il craignait ton influence auprès du rajah.

– Mais le rajah est mort.

– D’accord. Tippo-Runo avait ensuite intérêt à se défaire de toi, alors qu’il cherchait le trésor.

– Bon.

– Maintenant, il a le trésor, et ne se soucie plus de toi.

– Vous croyez ?

– Oh ! certainement, acheva Nadir. Il a bien autre chose à faire.

Je regardais toujours Nadir d’un air surpris.

– Tu sais bien, continua-t-il, que Tippo-Runo songe depuis longtemps à quitter son rôle d’Indien pour rentrer dans sa peau d’Anglais.

– C’est vrai.

– Et à s’en retourner en Europe, où les trésors qu’il a ramassés, joints à ceux qu’il vient de voler, lui permettraient une existence vraiment princière.

Eh bien ! acheva Nadir, en ce moment son unique préoccupation est d’embarquer l’or du rajah.

– Et il ne songe plus à moi ?

– J’en suis sûr. Je vais donc te laisser. Tu iras chez moi et tu m’attendras…

– Mais… vous ?…

– Moi je vais retrouver la trace de Tippo, ce qui me sera beaucoup plus facile quand je serai seul.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il y a une foule d’Indiens à Calcutta qui me sont dévoués, qui m’obéissent aveuglément et que ta présence intimiderait au point de leur clore la bouche.

En parlant ainsi, Nadir dénoua la ceinture qu’il avait autour des reins et qui lui servait de bourse.

Dans cette bourse il y avait, parmi des pièces de monnaie d’or, d’argent et de cuivre, un souverain cassé en deux morceaux.

Il prit une des deux moitiés et me la tendit.

– Qu’est-ce que cela ? lui demandai-je.

– Tu montreras ce fragment de monnaie à mes gens, me répondit-il, et ils te serviront comme si tu étais moi-même.

Et sur ces mots, Nadir me quitta.

Un moment immobile au milieu d’une rue tortueuse, je le vis s’éloigner, puis s’arrêter et frapper dans ses deux mains trois coups inégalement espacés.

À ce bruit, deux hommes qui dormaient au bord des maisons se levèrent et s’approchèrent de lui.

Nadir échangea quelques mots avec eux ; puis il se remit en route et tous trois disparurent au détour d’une rue transversale.

Alors je me dirigeai vers la ville blanche.

Et moins d’une heure après, je sonnais à la grille de la magnifique demeure où Nadir était connu sous le nom de sir Arthur Goldery.

La pièce brisée fut pour moi un véritable sésame.

Les gens, de sir Arthur s’inclinèrent en me disant :

– Parlez, Votre Honneur, vous êtes ici chez vous.

* *

*

 

Or, je passai quarante-huit heures dans la maison de Nadir sans entendre parler de lui et je commençais à m’inquiéter quelque peu, lorsque dans le fond de la chambre à coucher qu’on m’avait donnée, une porte masquée par une tenture s’ouvrit tout à coup.

Nadir, qui avait conservé ses habits d’Indien, m’apparut alors, un doigt sur les lèvres.

– J’ai retrouvé ce que nous cherchions, me dit-il.

– Le trésor ?

– Le trésor et l’enfant. Seulement, il faut conquérir l’un et l’autre.

Et me prenant par la main :

– Viens, me dit-il.

Puis il m’entraîna dans le passage mystérieux qu’il avait suivi pour arriver jusqu’à moi.

XXIV

Le chemin que me fit prendre Nadir était un étroit corridor pratiqué dans l’épaisseur du mur et qui aboutissait à un escalier tournant.

Tandis que nous marchions, Nadir me dit :

– Je n’ai pas eu le temps de redevenir sir Arthur Goldery, c’est pour cela que tu me vois revenir par ce passage que mes gens ne connaissent pas, et dont j’ai seul la clé.

Au bas de l’escalier nous trouvâmes le jardin et une allée de magnolias et de lotus gigantesques qui conduisait à une petite porte pratiquée dans le mur de clôture.

Nadir ouvrit cette porte et nous nous trouvâmes dans une rue de la ville blanche.

Là, Nadir s’arrêta un moment.

– Tippo s’embarque demain, me dit-il.

Je ne pus me défendre d’un tressaillement.

– Te rappelles-tu, poursuivit l’Indien, que la route souterraine qui conduit de la maison d’Hassan à la pagode se bifurque à un certain endroit ?

– Certainement, répondis-je.

– Celle que nous n’avons pas suivie aboutit au bassin de carénage, et se termine par une ouverture percée à fleur d’eau.

C’est par là que les trésors du rajah Osmany sont sortis.

– Et où sont-ils maintenant ?

– À bord d’un brick de commerce qui a longtemps fait la contrebande et dont la cale a un double fond.

– Et c’est demain qu’il part ?

– Oui, mais d’ici à demain…

Un sourire vint aux lèvres de Nadir.

– Viens toujours, me dit-il, tu verras…

Et il m’emmena vers la ville noire, dans le schoultry où, d’ordinaire, il quittait ses habits de gentleman pour redevenir Indien.

Là, il donna quelques ordres mystérieux et le maître du schoultry me fit signe de le suivre.

Il me conduisit dans la pièce la plus sombre de sa maison et étala devant moi des vêtements que je reconnus sur-le-champ pour être ceux d’un matelot malais.

Les Malais sont d’excellents marins et les bâtiments de commerce les emploient de préférence aux matelots indiens.

Seulement, et en dépit du soleil de l’Inde qui m’avait bruni, j’étais trop blanc encore pour pouvoir passer pour un Malais.

Mais l’hôte du schoultry m’apporta un petit bassin de cuivre dans lequel se trouvait un liquide noirâtre.

Et lorsque je fus tout nu, il se mit à m’éponger avec ce liquide, et soudain ma peau prit une belle teinte d’un brun acajou et devint luisante et lustrée comme une vraie peau de Malais.

Moins d’un quart d’heure après, revêtu du pantalon rayé, de la veste brune et du large chapeau de paille que le maître du schoultry m’avait donnés, je redescendais avec lui dans la grande salle, en plein air, où se réunissaient les buveurs de thé et les fumeurs d’opium.

Quand je l’avais quittée, elle était presque vide.

Maintenant, il s’y trouvait bien une trentaine d’hommes, parmi lesquels une demi-douzaine de Malais vêtus comme moi.

D’abord, je ne vis pas Nadir et je crus qu’il était parti. Mais un des Malais se mit à rire en me regardant, et je tressaillis sur-le-champ.

Ce Malais, c’était lui.

La même métamorphose s’était opérée chez Nadir.

J’allai m’asseoir auprès de lui, et-il se pencha à mon oreille :

– Tout cela t’étonne beaucoup, n’est-ce pas ? me dit-il.

– En effet, répondis-je. Et je ne sais pourquoi…

– Nous sommes vêtus tous deux en Malais ?

– Précisément.

– Je vais te le dire. L’équipage du navire de commerce sur lequel Tippo va s’embarquer, n’est pas complet.

– Ah !

– Le capitaine, qui est un vieil Anglais très dur au service et très âpre à l’argent, ne dédaigne point les Malais, parce qu’ils sont meilleurs matelots que les Indiens et qu’on les paye moins cher.

– Fort bien.

– Il va venir ici et nous embauchera tous.

– Comment, tous ?

Nadir me montra tous ceux qui étaient vêtus comme nous.

– Eh bien ? demandai-je, qu’est-ce que ces hommes ?

– Des gens qui me sont dévoués.

– Et qui se laisseront embaucher avec nous ?

– Oui.

– Je comprends…

Je n’eus pas le temps de demander à Nadir de nouvelles explications.

La porte du schoultry s’ouvrit et un homme entra.

C’était le capitaine anglais qui venait recruter sa bordée de bâbord.

XXV

Ce capitaine se nommait John Happer, petit, trapu, d’une force herculéenne, son cou de taureau disparaissait dans un collier de barbe rouge ; le front bas, l’œil dur, cet homme avait un aspect repoussant.

On sentait qu’il devait avoir une volonté de fer et que l’homme qui ne plierait pas sous cette volonté serait brisé.

Il entra d’un pas brutal, son chapeau de toile cirée sur le derrière de la tête et jeta dans la salle ce regard investigateur d’un marchand d’esclaves au bazar.

Il compta les Malais du doigt.

Nadir s’était penché vers moi et me disait :

– S’il nous prend tous, nous serons les maîtres à bord.

Mais Nadir se trompait dans ses calculs, comme on va le voir.

Le premier qui attira l’attention du capitaine fut Nadir lui-même.

Il marcha droit à lui et lui dit en baragouinant la langue de l’archipel indien :

– Es-tu libre ?

– Oui, répondit Nadir.

– Combien veux-tu pour une navigation d’une année ?

– Huit cents piastres, répliqua Nadir.

Le capitaine haussa les épaules.

– Et toi ? me dit-il en me regardant.

Nadir ne me donna pas le temps de répondre :

– C’est mon frère, dit-il, nous ne naviguons jamais l’un sans l’autre, il faut nous embaucher tous les deux.

– Pour douze cents piastres, dit le capitaine.

– Non, dit Nadir.

L’Indien savait qu’en se montrant âpre au gain, il inspirerait d’autant plus de confiance à John Happer.

– Allons, dit celui-ci, treize cent cinquante piastres et c’est marché conclu.

Nadir me regarda ; nous parûmes nous consulter.

– Quatorze cents dit-il enfin.

– Goddam ! murmura l’Anglais, ces chiens de moricauds veulent être payés comme des ambassadeurs.

Après le juron, il lâcha un soupir et finit par dire :

– C’est fait, vous êtes à moi tous les deux.

Et il ouvrit un gros sac de cuir qui pendait à sa ceinture de flanelle rouge, en tira dix guinées et nous les donna en manière d’arrhes sur le marché.

Puis il se remit à se promener dans la salle, examinant les autres matelots malais qui tous étaient des Indiens dévoués à Nadir.

Mais soit qu’il n’eût pas besoin de huit matelots, soit qu’il trouvât que quatre des six autres fussent trop chétifs…[2]

– Hum ! me dit Nadir, quatre hommes pour lutter contre tout un équipage, c’est peu…

– Mais, lui dis-je, nous nous embarquerons donc ?

– Sans doute.

– Et puis ?

– Nous nous emparerons du navire.

– J’entends bien.

– Nous jetterons Tippo-Runo à la mer et nous ramènerons le navire, l’enfant et les trésors en Europe.

– Tu consentirais donc à y revenir ?

– Oui, me dit Nadir, car je veux revoir Roumia.

Une flamme sombre avait passé dans son regard, tandis qu’il prononçait ce nom.

Évidemment je ne connaissais encore que la moitié de son histoire avec la Belle Jardinière.

Le capitaine anglais, tandis que nous parlions, avait fait apporter sur la table deux bouteilles de rhum et des verres.

Sur un signe de lui, nous nous approchâmes ainsi que les deux faux Malais qu’il avait embauchés.

Il nous versa à boire, puis quand nous eûmes alignés nos verres, il tira de sa poche un portefeuille dans lequel se trouvaient des engagements tout préparés, selon la formule ordinaire du commerce anglais.

Et, nous tendant un crayon rouge, il nous fit signe d’apposer notre nom au bas de cet écrit.

L’autorité britannique s’occupe peu de savoir à quel prix un capitaine de navire a acquis la liberté d’un homme pour un temps quelconque.

Du moment que la signature de cet homme se trouve au bas d’un engagement, elle met toute sa force de coercition au service de l’embaucheur.

Nous appartenions donc désormais au capitaine John Happer et il nous compta, selon l’usage, trois mois d’avance de notre solde.

Puis, quand ce fut fait et que les bouteilles furent vides, il nous dit :

– En route, maintenant, nous appareillons ce soir. Il n’y avait plus à s’en dédire.

Seulement Nadir fronçait le sourcil. Au lieu de huit que nous comptions être nous n’étions plus que quatre.

Et quatre hommes pour en réduire douze ou quinze c’était peu.

Cependant Nadir ne perdit pas courage et me dit :

– Un homme résolu en vaut six. Marchons !

Nous quittâmes le schoultry et nous suivîmes John Happer, qui nous traînait après lui comme un véritable bétail.

Une heure après nous étions à bord.

XXVI

Il fait une de ces nuits sombres, en dépit de la voûte étoilée, qu’on ne retrouve que sous les latitudes tropicales.

Le navire marche silencieusement.

À peine un léger crépitement se fait-il entendre, à peine un peu d’écume se montre-t-il à l’avant.

Le West-India, c’est le nom du brick que commande le capitaine John Happer, a levé l’ancre à sept heures du soir, comme le soleil descendait majestueusement de la dernière crête des montagnes dans la mer.

Il y a six heures que nous marchons.

Pour la première fois, depuis six heures, Nadir et moi nous pouvons être seuls.

On nous a placés dans la seconde bordée.

La seconde bordée est de quart et nous voilà réunis, causant tout bas en français, une langue que personne ne parle à bord, si ce n’est le capitaine John et son illustre passager Tippo-Runo.

Celui-ci s’est embarqué au dernier moment.

Nous l’avons vu monter à bord comme un simple mortel, entièrement vêtu à l’européenne et portant un parapluie sous son bras.

Il avait eu le temps de blanchir, à Calcutta, et de perdre ce magnifique teint bistré qui le faisait prendre pour un Indien.

Il avait coupé ses cheveux, laissé pousser ses favoris et s’était donné la vraie tournure d’un gentleman du comté d’York ou du Lancashire qui voyage par économie.

À le voir, dans son costume tout pareil, jaquette, gilet et pantalon verdâtres, coiffé d’un chapeau gris et un parapluie sous le bras, personne ne se serait douté un instant que toute la nuit précédente avait été employée à entasser ses trésors dans la cale du West-India.

Le capitaine John Happer a-t-il cru transporter des tonneaux de riz et de café ou des tonneaux d’or ?

Ou bien le capitaine John Happer a-t-il une de ces probités robustes qui résistent à la tentation ?

Mystère.

Toujours est-il que Tippo-Runo, redevenu le major sir Edward Linton, paraît être le maître absolu à bord.

Brutal, insolent d’ordinaire avec tout le monde, John Happer se montre envers Tippo-Runo d’une politesse obséquieuse et servile.

Tippo est le vrai capitaine.

– J’ai craint un moment, dis-je à Nadir, qu’il ne m’ait reconnu.

– Quand ?

– Lorsque, après son embarquement, il a passé une sorte d’inspection de l’équipage.

– Ne crains rien, me répondit Nadir, tu es méconnaissable. Quant à moi, il ne me connaît pas et ne m’a jamais vu.

Le calme de Nadir m’étonne un peu.

– Nous ne sommes que quatre à bord, lui dis-je.

– Je le sais.

– L’équipage se compose de matelots anglais qui se battront résolument.

Nadir se prend à sourire.

– En outre, Tippo-Runo et ses deux domestiques sont un auxiliaire de quelque valeur.

Nadir sourit toujours.

– Enfin John Happer est un homme résolu…

– Qui sait ? fit Nadir.

Un moment j’ai eu la pensée que Nadir comptait corrompre le capitaine.

Il m’a deviné.

– Non, me dit-il, pas encore.

– Pourquoi ?

– Il faut nous réserver cela comme dernière ressource.

– Tu comptes donc sur autre chose ?

– Oui.

Alors, Nadir, s’appuyant à la muraille du bord, étend la main vers l’horizon, à l’ouest.

– Regarde bien, me dit-il, ne vois-tu pas une lumière qui rase les flots ?

– En effet.

– On dirait une étoile détachée du ciel.

– Eh bien ?

– C’est une jonque.

– Une jonque chinoise ?

– Montée par de faux Chinois, comme ici il y a de faux Malais.

– Explique-toi, Nadir.

– Quand nous sommes sortis du schoultry, j’ai eu le temps de glisser dans la main de l’un de nos compagnons dédaigné par John Happer, un morceau de feuille de palmier, sur lequel j’avais écrit quelques mots à la hâte.

– Et ces mots étaient adressés ?

– À l’homme qui commande après moi les Fils de Sivah.

– Que lui ordonnais-tu ?

– D’armer sans retard une jonque qui nous appartient et qui est à l’ancre dans le bassin, de carénage.

– Bon !

– Il y a dix hommes résolus à bord.

– Oseront-ils attaquer le brick ?

– Sur un signal que je leur ferai.

– Quand ?

– Oh ! nous ne sommes pas pressés… dans deux ou trois jours.

– Mais la jonque sera-t-elle assez fine voilière pour nous suivre ?

– Elle a une marche supérieure à celle de tous les bricks du monde, et ne navigue d’ordinaire que sous la moitié de sa toile.

L’espoir de ressaisir les trésors du rajah me revenait au cœur.

En ce moment le capitaine John Happer parut sur le pont.

– Silence ! me dit Nadir.

Et tous deux nous nous rendîmes à notre besogne comme de vrais matelots.

John venait droit sur nous, le cigare à la bouche, un sourire d’insolente satisfaction sur les lèvres.

XXVII

Le capitaine John Happer fumait, se frottait les mains et paraissait de fort belle humeur.

Il s’appuya à la muraille du bord et interrogea l’horizon.

– Bon temps, bonne brise, murmurait-il, si cela continue, nous irons à Liverpool en cinq mois.

Et il lâcha une colonne de fumée qui monta en spirale vers le ciel sombre.

Des pas se firent entendre derrière lui, en même temps une main s’appuya sur son épaule.

John Happer se retourna.

– À quoi songeons-nous donc, capitaine ? dit le nouveau venu.

John Happer salua et balbutia quelques mots auxquels le respect ôtait toute assurance.

Le nouveau venu n’était autre que Tippo-Runo en personne.

– Hé ! hé ! reprit-il, vous paraissez trouver le temps beau, n’est-ce pas ?

– Temps superbe, dit Happer.

– La brise est bonne.

– Excellente !

– Et vous voudriez, être à Londres déjà ?

John Happer poussa un gros soupir.

Puis il parut s’enhardir et répondit :

– Dame ! voyez-vous, Votre Honneur, voilà que j’ai cinquante-deux ans. Il y en a trente que je tiens la grande route des Indes.

– Et cela commence à vous fatiguer ?

– Un peu.

– Aussi, continua Tippo-Runo, ce voyage-là est-il votre dernier ?

– Je le crois, Votre Honneur.

– Ah ! dame ! poursuivit Tippo, avec le prix de mon passage, deux cent mille livres sterling, je crois que vous pourrez faire une jolie figure à Londres.

La face rouge de John Happer qu’éclairait en ce moment le fanal de poupe, passa par toutes les nuances de l’arc-en-ciel.

Ce chiffre fabuleux que Tippo-Runo venait d’articuler lui donnait le vertige.

Deux cent mille livres sterling, c’est-à-dire cinq millions de francs, pour prix du transport de Tippo-Runo et de ses trésors !

Si lucrative que soit la longue carrière d’un capitaine marchand, il se retire rarement avec le vingtième de cette somme.

Aussi John Happer répondit-il :

– Ce n’est pas à Londres que je compte me retirer, Votre Honneur.

– Et où cela ?

– Dans mon pays, dans le Yorkshire. J’achèterai une grande ferme, celle où je suis né, et j’épouserai Katt.

– Qu’est-ce que Katt ?

– C’est une jolie fille, l’enfant de ma pauvre sœur. Elle a vingt-six ans. Je crois qu’elle ne me trouvera pas trop vieux.

Je bâtirai une église et un hôpital. Je ferai du bien. C’est une bonne chose.

– Vous êtes un brave homme, capitaine John, dit Tippo.

Et il eut dans la voix une pointe d’ironie.

Ils étaient à deux pas de nous et le vent nous apportait leurs paroles.

Mais ils causaient en français, et un vrai Malais parle si rarement cette langue, qu’ils n’avaient pas la moindre défiance.

Je me penchai à l’oreille de Nadir :

– Il ne faut pas songer à corrompre le capitaine, lui dis-je.

– Pourquoi ?

– Parce que Tippo-Runo donne à cet homme plus qu’il n’aurait osé rêver.

– C’est juste. Mais la jonque nous suit toujours.

Et Nadir caressait du regard ce fanal lointain qui glissait sur la mer à l’horizon.

Le capitaine et Tippo causaient toujours.

Tippo disait :

– Vous êtes bien sûr de votre équipage, capitaine ?

– Comme de moi-même.

– Êtes-vous bien persuadé que nul de vos matelots ne connaisse exactement la nature de votre cargaison ?

– Ils croient que j’emporte du thé et du riz. D’ailleurs, ajouta John Happer, deux hommes seuls, et j’en suis sûr, connaissent le secret de la double cale ; et à moins que nous ne fassions naufrage…

– Oh !

– Dame, murmura John Happer, voici trente ans, comme je vous le disais, que je tiens cette route, et jamais je ne suis allé à Londres sans essuyer un gros temps. Heureusement, le West-India est un vaillant navire.

Tout à coup, cette lumière lointaine que nous suivions des yeux, Nadir et moi, frappa les regards de John Happer.

– Eh ! dit-il, qu’est-ce que cela ?

– Un phare, sans doute, dit Tippo.

– Il n’y a pas de phares sur la côte.

– Alors c’est un navire qui tient la même route que nous.

– Je le crains.

– Comment ! vous le craignez ?

Et Tippo eut un geste d’inquiétude.

– Je me méfie des pirates chinois, ajouta John Happer.

Et quittant brusquement son illustre passager, il disparut par le grand panneau et descendit dans sa cabine prendre sa longue vue.

Puis, étant remonté sur le pont, il braqua sa lunette sur le point lumineux.

– Tonnerre ! dit-il tout à coup.

– Qu’est-ce ? demanda Tippo.

– Une jonque.

– Une jonque chinoise ?

– Oui.

– Eh bien ?

– Eh bien ! ce sont des pirates, dit John Happer, et peut-être bien que nos deux canons feront de la musique dans quelques heures.

Tippo fronça le sourcil.

Nadir me dit tout bas :

– Si je pouvais souffler sur le fanal de la jonque, je le ferais de bien bon cœur. Ils l’ont aperçu trop tôt…

Et nous continuâmes à écouter Tippo-Runo et John Happer qui paraissaient tenir conseil.

XXVIII

John Happer tenait toujours sa longue vue braquée, sur la jonque.

Celle-ci était à plus de trois milles de distance, mais il n’était pas douteux, à observer sa marche, qu’elle naviguait de conserve avec le West-India.

Le capitaine fronçait le sourcil.

– Voilà un voisinage que je n’aime pas, murmurait-il.

– Mais, répondit Tippo, qu’est-ce qu’une jonque ? Une misérable barque pontée qu’un brick peut couler bas.

– Vous vous trompez, dit le capitaine.

– Pourtant…

– Une jonque est, en effet, ce que vous dites, reprit John Happer, mais je me souviens de celle qui nous donna la chasse, quand j’étais second à bord du Liverpool, un brick plus gros que celui-ci.

– Eh bien ! qu’arriva-t-il ?

– Ces pirates chinois sont de vrais démons, poursuivit John Happer.

– Comment cela ?

– Leur jonque porte toujours une demi-douzaine de pirogues.

Quand elle est à une portée de canon du navire qu’elle veut attaquer, elle met toutes ses embarcations à la mer, et y entasse les trois quarts de son équipage.

– Bon ! après ?

– Puis elle fuit sous le vent, hors de la portée du canon. Les pirogues entourent le vaisseau, et de tous les côtés, de bâbord ou de tribord, à l’avant, à l’arrière, les pirates montent à l’abordage.

On essaye bien de les couler, mais la vitesse de leur manœuvre, la rapidité avec laquelle elles virent de bord, rend le pointage fort difficile.

D’ailleurs, ces pirogues sont d’une légèreté extrême, et le plus souvent, après avoir chaviré, elles se redressent sous l’impulsion de deux bons nageurs.

Nous avons vingt hommes à bord, continua John Happer ; eh bien ! je parie que la jonque en porte soixante qu’elle distribuera dans six ou sept embarcations.

– Mais, mon cher capitaine, dit Tippo-Runo, je comprends que la jonque, si elle est bonne marcheuse, puisse nous donner la chasse, tandis que…

– Tandis que des pirogues manœuvrées à l’aviron ne le peuvent point, n’est-ce pas ? interrompit vivement John Happer.

– J’allais vous le dire.

Le capitaine secoua la tête.

– Le pirate est patient, dit-il.

– Que voulez-vous dire par là ?

– Et l’océan Indien a des accalmies terribles.

Tippo regarda John Happer et parut attendre qu’il lui donnât l’explication de ces étranges paroles.

Le capitaine continua :

– Un navire à vapeur peut seul braver toutes les jonques du monde.

– Et un navire à voiles ?

– La jonque le suit quelquefois huit jours, quelquefois un mois, le vent tombe, les voiles pendent au long des vergues, la mer devient unie comme une glace.

L’heure des pirates a sonné !

Ils mettent leurs pirogues à la mer et entourent le vaisseau.

Souvent, sur les six embarcations, quatre sont coulées bas.

Les hommes surnagent et finissent toujours par monter à bord.

Alors un combat meurtrier s’engage au pistolet, au sabre, à l’aviron, le pont se rougit de sang, les pirates tombent, d’autres leur succèdent ; et la victoire finit toujours par leur rester.

– Mais, dit Tippo-Runo, savez-vous, capitaine, que ce que vous me dites là est fort peu rassurant ?

– Dame ! fit naïvement John Happer.

– Et notre cargaison ?

Tippo, en prononçant ces mots, eut un léger frisson.

Le fruit de ses rapines et de ses trahisons allait-il donc tomber aux mains des pirates ?

John Happer reprit :

– Les vaisseaux de guerre de S. M. la Reine ont pourtant balayé les mers de l’Inde de ces bandits. Mais, comme vous le voyez, ils n’ont pas tout détruit.

Tandis qu’ils causaient ainsi, Nadir et moi, nous suivions toujours de l’œil le fanal de la jonque.

S’éloignait-elle de nous ? était-ce un effet d’optique, ou bien un léger brouillard s’élevait-il entre elle et nous ?

C’est ce que nous ne pûmes savoir ; mais la lueur, au lieu de grandir, s’affaiblit peu à peu et diminua de volume au point de ressembler à une étoile lointaine.

Nous entendîmes encore John Happer qui disait :

– Je commence à croire qu’ils ne nous ont point aperçus.

Ils se promenèrent sur le pont, un moment encore.

Puis Tippo descendit dans sa cabine, laissant John Happer sur son banc de quart.

Le reste de la nuit s’écoula, les premières heures du matin glissèrent sur la mer.

Durant la nuit, le vent avait fraîchi ; il y avait un peu de houle et le West-India courait vent arrière, toutes ses voiles dehors.

John Happer interrogea de nouveau l’horizon.

Puis il eut un soupir de satisfaction.

La jonque avait disparu.

Pendant toute la journée, le vent fut bon et la jonque ne reparut pas.

John Happer disait à Tippo :

– Encore quelques heures, et je crois bien que nous en aurons été quittes pour la peur.

– La jonque est hors de vue ?

– Je crois qu’elle a abandonné notre poursuite.

– Ou qu’elle ne nous a point vus.

– C’est encore possible. Elle chasse peut-être un autre gibier.

– Du reste, reprit Tippo, nous marchons bien.

– Oui, mais nous ne marcherons pas longtemps ainsi.

– Ah !

Le capitaine étendit la main vers le sud-ouest.

– Voyez-vous ce nuage si petit, qu’on dirait une mouette ?

– Oui.

– C’est un grain qui va nous arriver. Nous aurons une jolie bourrasque, dans quatre ou cinq heures.

– Et puis ?

– Et puis le vent tombera tout à fait et peut-être serons-nous deux ou trois jours sans faire plus d’un mille et sans mettre un pouce de toile à l’air. Alors prions Dieu et saint Georges, l’illustre patron de la noble Angleterre, que la jonque ne nous rejoigne pas.

– Il a raison, me dit Nadir à l’oreille. C’est un grain qui se prépare, et après le grain, l’accalmie.

Nadir ne se trompait pas plus que John Happer.

Deux heures après le coucher du soleil, le temps se couvrit tout à coup, les étoiles disparurent, la mer se souleva écumeuse et la pluie commença à tomber en larges gouttes.

On amena les bonnettes et les perroquets, on cargua toutes les voiles, car il ne fallait pas songer à fuir dans le vent.

À minuit, la tempête était dans toute sa force.

Mais le West-India était un vaillant navire qui tenait la mer comme un trois-ponts, et il en avait vu bien d’autres.

Le danger avait rendu à John Happer tout son calme.

Debout sur son banc de quart, il commandait la manœuvre d’une voix brève et retentissante.

– Nous sommes perdus ! murmura Tippo-Runo, qui tremblait pour ses trésors.

– Ce n’est pas la tempête que je crains, répondit le capitaine ; nous sommes de vieilles connaissances, elle et moi.

Et tout à coup John Happer lâcha un horrible juron.

– Qu’est-ce ? demanda Tippo.

– La jonque, répondit le capitaine d’une voix étranglée.

En effet, l’infernale lueur venait de reparaître à l’horizon.

La jonque luttait, comme le West-India, contre l’ouragan.

– Mes braves fils de Sivah ! murmura Nadir, tandis que l’espoir gonflait sa poitrine.

XXIX

La mer était maintenant hérissée comme les sommets des Alpes.

Tantôt suspendu à la crête d’une vague gigantesque, tantôt roulant dans les profondeurs d’un abîme, le West-India était ballotté comme une coquille de noix.

À chaque instant, le brick embarquait des lames qui balayaient le pont.

Les hommes s’accrochaient aux cordages.

John Happer s’était fait attacher sur son banc de quart.

Les mâts craquaient sous l’effort du vent.

Si je n’avais pas été marin, j’aurais certainement perdu la tête.

Mais je me souvenais de cette nuit terrible où j’avais fui le bagne de Toulon, et d’ailleurs j’avais foi dans le calme, la hardiesse et l’expérience de John Happer.

Cet homme paraissait transfiguré.

Sa voix roulait comme le tonnerre et dominait le bruit du vent et le sourd grondement des lames.

Tippo avait voulu monter auprès de lui, et, comme lui il s’était fait attacher.

La jonque était en vue, chaque fois que le West-India montait au sommet d’une vague.

Alors on pouvait la voir danser sur la lame comme un véritable feu follet.

Et John répétait :

– Je n’ai pas peur de la tempête, j’ai peur des pirates.

– Ils ont autant de mal que nous, sans doute, balbutia Tippo.

– Maintenant, oui, mais après.

– Après ? dit Tippo, ils auront comme nous des avaries à réparer.

– Si nous étions plus près et s’il était jour, répondit John Happer, vous verriez qu’ils ont démâté la jonque. Elle est rasée comme un ponton, et ils ont peu à craindre de la tempête. Leurs mâts se démontent en un clin d’œil.

Comme il disait cela, un coup de vent coucha le navire sur le flanc et le grand mât fit entendre un horrible craquement.

John Happer poussa un rugissement ; avec sa hache d’abordage qu’il avait auprès de lui il coupa la corde qui le retenait au banc de quart, tomba sur le pont comme la foudre.

Le capitaine, le charpentier du bord et deux matelots se mirent à attaquer le mât à coups de hache.

Cela dura dix minutes.

Au bout de ces dix minutes, le mât fit entendre un dernier craquement et s’abattit tout de son long sur le pont, brisant une partie de la muraille de tribord.

Alors le navire se releva.

Alors aussi John Happer poussa un cri de triomphe.

De nouveau la lueur infernale du fanal de poupe de la jonque venait de disparaître.

– Peut-être ont-ils coulé à pic, dit Tippo.

– Non, répondit John Happer, ils auront rencontré quelque courant sous-marin qui les aura entraînés.

– Nous sommes sauvés.

– Entends-tu cela ? disais-je à Nadir qui était toujours près de moi.

Nadir secoua la tête.

– Ne crains rien, me dit-il. Les hommes qui montent la jonque sont d’autres marins que les Chinois. Dans huit jours, ils seront encore dans nos eaux ; et nous n’attendrons pas huit jours… sois tranquille.

Nadir parlait avec une telle confiance que je ne pouvais mettre ses paroles en doute.

Dans les mers de l’Inde, les tempêtes sont terribles, mais elles sont courtes.

Le vent tomba peu à peu ; aux premières clartés de l’aube, la mer s’apaisa.

Alors nous pûmes constater les désastres que nous avions subis.

Nous avions perdu une partie de notre mâture et une lame, en balayant le pont, avait enlevé trois matelots.

Parmi eux se trouvait un des prétendus Malais, c’est-à-dire un des deux hommes embauchés par John Happer et sur lesquels Nadir pouvait compter.

Nous n’étions donc plus que trois à bord.

Mais la jonque nous suivait.

Pourquoi s’était-elle éloignée ?

– Le capitaine se trompe, me dit Nadir, il n’y a pas de courants sous-marins dans ces parages.

– Cependant on ne la voit plus.

– Elle nous rejoindra.

Le soleil se dégagea bientôt de la voûte plombée du ciel qui peu à peu reprit sa couleur d’azur. Mais si la mer était houleuse encore, le vent était tombé tout à fait.

– Il faut songer à réparer nos avaries, disait le capitaine à Tippo-Runo.

– Et continuer notre route, répondit le traître qui eût déjà voulu poser le pied sur la terre anglaise.

– Nous ne ferons pas grand chemin aujourd’hui.

– Mais les pirates nous ont abandonnés.

– Je l’espère.

Et John Happer, tout en donnant, des ordres pour redresser le grand mât et réparer la cuirasse, braquait avec obstination sa lunette sur tous les points de l’horizon.

La jonque était invisible.

Nadir, à son tour, commençait à froncer le sourcil.

– Il est impossible, me disait-il, que Koulmi ait perdu sa route.

– Qu’est-ce que Koulmi ?

– Celui de mes hommes qui commande la jonque.

Il sait à merveille le chemin que prennent les navires qui font voile vers l’Europe.

– Peut-être la jonque était-elle trop chargée.

– Non, ce n’est point cela.

Soudain Nadir me serra violemment le bras.

– Regarde me dit-il.

Et il étendit la main vers l’ouest.

J’ai l’œil perçant, un œil de marin. Cependant je ne vis rien.

Mais un juron de John Happer m’apprit la vérité tout entière.

Ce que Nadir avait aperçu, ce que je ne pouvais voir, ce que John Happer tenait maintenant au bout de sa longue-vue, c’était la jonque qui nous avait dépassés durant la nuit.

– La jonque ! la jonque ! hurla le capitaine. Et il passa sa lunette à Tippo-Runo.

– Je n’ai pas besoin de lunette, moi, disait Nadir tout bas. J’y vois plus loin et plus clair qu’un aigle des montagnes. C’est bien la jonque.

Elle a largué ses basses voiles et vient sur nous ; dans deux heures, nous serons presque bord à bord.

John Happer s’était tourné vers Tippo-Runo :

– Votre Honneur, disait-il, il n’y a plus à en douter, c’est à nous que la jonque donnait la chasse.

– Pensez-vous qu’elle nous attaquera ? demanda Tippo avec inquiétude.

– Avant le coucher du soleil. Allons ! il n’y a plus à s’en dédire.

Et John Happer dès lors fit ses préparatifs de combat, avec le même calme qu’il avait montré pendant la tempête.

On chargea un des canons à mitraille.

On distribua les armes à l’équipage.

Puis, on attendit.

La jonque marchait lentement, mais elle marchait toujours.

Bientôt elle nous apparut, son équipage tout entier sur le pont.

Puis, arrivée à deux portées de canon, elle mit en panne.

– C’est bien cela, murmurait John Happer en tordant d’une main fiévreuse ses gros favoris roux ; c’est la manœuvre habituelle de ces brigands.

En effet, lorsqu’elle fut en panne, la jonque mit ses embarcations à la mer.

Elle en avait quatre.

Chacune des quatre était montée par huit hommes.

– Ils sont moins nombreux que je ne pensais, dit le capitaine anglais ; il faudra voir…

À égale distance de la jonque et du brick, les embarcations se séparèrent.

L’une prit à gauche, l’autre à droite, toutes deux avec l’intention de tourner le navire.

Une troisième-demeura en place.

La quatrième vint droit à nous, avec l’intention de nous accoster par tribord.

– Tâchons toujours de couler celle-là, murmura John Happer.

Et il pointa lui-même l’un des deux canons.

XXX

La pirogue avançait toujours, ses rameurs couchés sur leurs avirons.

Tout à coup une lueur se fit, puis un nuage de fumée qui enveloppa le navire.

Nadir et moi nous fermâmes instinctivement les yeux au moment où la détonation se faisait entendre.

Quand nous les rouvrîmes, la fumée s’était dissipée et la pirogue continuait sa marche.

John Happer poussa un cri de rage.

Il pointa le second canon.

Celui-ci était chargé à mitraille.

Une grêle de balles passa au-dessus de la pirogue.

Ceux qui la montaient s’étaient couchés à plat ventre.

Aucun ne fut atteint.

– Ces démons sont donc invulnérables ! s’écria John Happer.

Les trois autres pirogues entouraient maintenant le navire et se trouvaient à portée de fusil. On rechargea les pièces.

– Feu ! commanda John Happer.

La pirogue qui était le plus près de nous fut atteinte cette fois ; elle chavira et ses huit hommes tombèrent à la mer.

Mais on les vit reparaître, nageant avec vigueur, le poignard malais aux dents.

Les trois autres pirogues avançaient toujours.

– Feu ! feu ! répétait John Happer.

Chaque matelot épaulait et tirait, mais on eût dit qu’une main invisible détournait les projectiles de leur but.

Les pirogues, intactes, abordèrent le navire, une à bâbord, les deux autres par tribord.

Les hommes qui nageaient se cramponnèrent aux échelles.

En moins de dix minutes, le pont fut envahi.

Quelques-uns de nos mystérieux amis tombèrent sanglants à la dernière décharge des armes à feu.

– Voici le moment, dis-je à Nadir.

Et j’allais me ruer, la hache d’abordage au poing, sur John Happer lui-même.

Mais Nadir me retint.

– Pas encore ! me dit-il, ou tout est perdu.

Au moment où le combat s’engageait avec acharnement entre les prétendus pirates chinois et les matelots anglais, tandis que Tippo, éperdu, se réfugiait dans sa cabine et s’y enfermait, résolu à y défendre chèrement sa vie, l’œil d’aigle de Nadir avait interrogé les profondeurs de l’horizon.

Entre le ciel bleu et la mer qui conservait encore la teinte verdâtre de la tempête, Nadir avait aperçu tout à coup un panache de fumée grise.

– Regarde ! me dit-il.

– Qu’est-ce que cela ? demandai-je.

– Tout est perdu !

– Comment ?

– Regarde, regarde !

Et Nadir pâlissait de rage sous la couche bistrée de son visage. Le panache grandissait et courait droit sur nous.

– C’est une frégate à vapeur, me dit Nadir.

Le combat était si acharné que ni les assaillants, ni les matelots du brick n’avaient aperçu la frégate.

La jonque l’avait vue et cherchait à fuir.

Le pont ruisselait de sang, les matelots anglais qui avaient jeté le fusil pour la hache d’abordage se battaient en désespérés.

La confusion était telle, du reste, que nul ne s’apercevait que nous demeurions, Nadir et moi, spectateurs de la lutte, sans y prendre part.

Soudain un coup de canon se fit entendre.

C’était la frégate qui n’était plus qu’à un mille de distance.

– Sauvés ! s’écria John Happer qui perdait son sang par dix blessures.

À la vue de la frégate, les Anglais reprirent courage ; les Indiens se regardèrent d’un air indécis.

Tout à coup on entendit une voix qui prononçait quelques paroles dans une langue inconnue.

Cette voix, c’était celle de Nadir.

Nadir, dans cette langue mystique connue seulement des fils de Sivah, ordonnait à ses hommes de se rembarquer précipitamment dans les pirogues et d’abandonner le pont du brick.

Cette voix que John Happer n’entendit pas au milieu de la confusion générale, fut écoutée par les faux pirates.

Ils obéirent.

Une douzaine d’entre eux gisaient sanglants sur le pont, pêle-mêle avec des matelots anglais.

Les vingt autres abandonnèrent précipitamment le navire, se jetèrent à la mer et regagnèrent leurs pirogues.

La frégate était loin encore, elle avait perdu quelques minutes et ralenti son allure pour couler bas la jonque chinoise.

Ce fut l’affaire d’une bordée.

Nadir, calme de visage et la rage au cœur, vit la jonque percée à fleur d’eau par dix boulets couler à pic avec son équipage.

Le temps perdu par la frégate avait été mis à profit par les fils de Sivah qui survivaient à ce désastre.

Ils s’étaient rembarqués et fuyaient-maintenant de toute la vitesse de leurs avirons vers le nord-ouest.

Depuis notre départ de Calcutta, nous avions toujours suivi la côte.

Par les temps clairs, on apercevait la terre à notre droite, perdue dans la brume.

Nadir me dit :

– Ils sont sauvés !

Je hochai la tête et lui répondis :

– La frégate va mettre son canot à la mer et leur donner la chasse.

– Non, dit. Nadir, il y a des écueils à fleur d’eau et la frégate ne voudra pas perdre une de ses embarcations.

Et Nadir avait raison, en effet, car lorsque la frégate arriva sur nous, les pirogues étaient tout près de la côte et il fallait renoncer à les poursuivre.

Le brick fut accosté.

Un officier de la frégate monta à bord et put constater les résultats sanglants du combat.

Le pont était encombré de morts et de mourants.

Les vingt matelots du West-India étaient réduits à dix, nous compris, Nadir et moi.

John Happer, blessé à l’épaule, au bras et à l’abdomen était hors d’état de garder le commandement du brick qu’il venait de remettre à un second.

Mais le West-India était sauvé.

La frégate nous procura en abondance tous les secours dont nous avions besoin, et après avoir fait prisonniers deux des assaillants qui n’étaient que blessés et n’avaient pu fuir, elle nous laissa et continua sa route vers Calcutta.

Le second avait pris le commandement.

Il se faisait fort, avec son équipage décimé, de gagner le plus prochain port de commerce et d’y réparer ses avaries.

Nadir me dit alors :

– Rien n’est désespéré encore.

– Non, répliquai-je, et si tu veux, me laisser faire, tu verras…

– Quel est ton projet ?

– Je te le dirai si tu peux m’affirmer deux choses.

– Voyons ?

– Notre unique compagnon, le faux Malais demeuré avec nous, est-il bon nageur ?

– Excellent.

– Peut-il gagner la côte à la nage ?

– Je le crois.

– Et tu me réponds que cette côte est hérissée de brisants et d’écueils ?

– Je te l’affirme.

– Eh bien ! tu verras.

Et je me mis à regarder attentivement le second qui venait de monter sur le pont.

XXXI

Le second ressemblait à John Happer le capitaine, à peu près comme le cheval pur sang ressemble au gros cheval de trait nourri dans les pâturages du Perche.

John Happer était gros, les épaules carrées, le cou court et musculeux, les mains velues et de taille médiocre.

Le second, qui se nommait Murphy, était un grand jeune homme aux cheveux châtains, mince, élégant de tournure et tel que j’étais moi-même à l’époque où je me nommais le vicomte de Camboth et où sir Williams venait de terminer mon éducation.

Il était rasé au menton et ne portait qu’une paire de petits favoris.

Habituellement il se montrait sur le pont la tête nue.

Mais lorsqu’il prenait le quart et commandait, pour peu que la nuit fût fraîche, il avait coutume de rabattre sur sa tête le capuchon d’un gros caban goudronné.

Je songeais à tout cela, pendant qu’il passait près de nous, et mon passé me revenait en mémoire.

J’ai pris tous les déguisements, je me suis fait cent fois une tête, comme disent les acteurs.

Le second était de ma taille, une idée me venait, celle de jouer son rôle.

La nuit approchait, le vent était faible, mais quelques nuages qui couraient à l’horizon semblaient nous prédire une brise plus forte dans quelques heures.

J’attendis que le second se fût éloigné et je dis à Nadir :

– À quelle heure le second a-t-il pris le quart ?

– À midi.

– Ainsi il va le quitter ?

– Dans une heure.

– Qui le remplacera ?

– Le maître timonier.

– Jusqu’à quelle heure ?

– Jusqu’à minuit.

– À merveille.

Nadir me regarda d’un air étonné.

– Que comptes-tu faire ? me dit-il.

– Je compte prendre le quart du second à minuit.

– Oh !

– Te mettre à la barre.

– Et puis ?

– Et diriger le navire sur les récifs de la côte. Il s’y brisera infailliblement ; mais avec le secours de tes hommes, nous sauverons les épaves, c’est-à-dire le trésor qui est dans la double cale.

– Ton plan est hardi, me dit Nadir, mais il est impraticable.

– Tu crois ?

– Sans doute. Comment veux-tu que le second te cède le commandement ?

Je me pris à sourire.

– C’est mon secret, répondis-je.

Mon assurance frappa Nadir.

– Après cela, me dit-il, l’homme qui a triomphé d’Ali-Remjeh est capable de tout. Je crois ce que tu me dis.

Je lui dis encore :

– Tout à l’heure nous allons être relevés de quart, et il nous sera loisible de nous aller coucher dans nos cadres, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Comment appelles-tu notre compagnon ?

– Singhi.

– Veux-tu lui ordonner de m’obéir aveuglément ?

– Certainement.

– C’est bien, attendons…

Nadir ne me questionna pas davantage et attendit patiemment que nous quittassions le pont.

Il murmura quelques mots à l’oreille du faux Malais, c’est-à-dire de l’unique fils de Sivah que nous eussions à bord, et celui-ci me regarda d’une façon expressive qui voulait dire :

– Je suis prêt à vous obéir.

La bordée de tribord venait de succéder à la bordée de bâbord et nous regagnâmes l’entrepont.

Je me glissai dans mon cadre et je feignis de dormir.

Singhi était à côté de moi.

L’entrepont était faiblement éclairé par un fanal unique.

Lorsque les ronflements sonores de mes compagnons m’apprirent que tous dormaient, j’appelai Singhi à voix basse :

– Viens avec moi, lui dis-je.

Il se trouva debout sur-le-champ et me suivit.

Nous nous dirigeâmes en rampant vers la cabine du second.

La porte en était entr’ouverte.

Le second dormait tout vêtu.

Une petite lampe brûlait suspendue au-dessous du sabord qui servait de fenêtre à la cabine.

Singhi et moi nous arrivâmes jusqu’à sa couchette sans qu’il fit un mouvement.

Nous avions fermé la porte sans bruit et poussé le verrou.

Les Indiens ont un merveilleux talent pour ficeler un homme avec une de ces cordes de soie minces et résistantes que le plus violent effort ne saurait briser.

Singhi s’était, sur mon ordre, débarrassé de celle qu’il portait autour des reins.

Je lui fis un signe qu’il comprit ; et tous deux nous nous précipitâmes sur M. Murphy, qui s’éveilla en sursaut.

Mais il n’eut pas le temps de crier, car je lui enfonçai dans la bouche un foulard.

En même temps aussi Singhi le garrotta en un tour de main.

Ainsi réduit à l’impuissance, le second nous regardait avec une sorte de terreur.

Mais son effroi fit place à un étonnement profond, lorsque j’eus ouvert la bouche.

Jusque-là, ni Singhi, ni Nadir, ni moi n’avions parlé d’autre langue que l’anglais, que nous baragouinions à dessein, et l’indien qui paraissait être ma langue maternelle.

Comme le capitaine John Happer, M. Murphy parlait français.

Ce fut donc avec une sorte de stupeur qu’il m’entendit lui adresser la parole dans cette langue.

– Mon cher monsieur, lui dis-je, il est des nécessités fort dures dans la vie. Je vais être obligé de vous jeter à la mer par un sabord, si vous ne me promettez pas de vous tenir tranquille.

Son étonnement redoubla, je le devinai à la façon dont il me regarda.

– Tout à l’heure, continuai-je, vous comprendrez pourquoi j’ai besoin que vous gardiez le silence.

Le foulard l’empêchait de crier, la corde qui lui liait les bras et les jambes le mettait dans l’impossibilité de faire un mouvement.

Cependant, il pouvait lui prendre la fantaisie de pousser un hurlement étouffé à travers son bâillon, et le moindre bruit pouvait nous perdre.

Je dis à Singhi, en langue indienne :

– S’il crie, tue-le !

Singhi se plaça auprès du second, un poignard à la main, prêt à exécuter mes ordres.

Alors M. Murphy me vit prendre une cuvette, de l’eau et une éponge et me laver le visage.

La couche noire qui le couvrait disparut et je redevins blanc comme lui.

Singhi, non moins étonné, me regardait.

Quand j’eus retrouvé ma peau d’Européen, je me dépouillai de mon pantalon rayé et de mes autres vêtements et je m’emparai des habits de rechange appartenant au second et qui étaient pendus au-dessus de son lit.

Après quoi, j’endossai son caban et, lorsque le capuchon en fut rabattu sur ma tête, je me regardai dans un petit miroir.

J’avais la taille, la tournure du second.

Singhi témoignait un étonnement non moins grand que M. Murphy.

Mais ce dernier fit un véritable soubresaut, en dépit de ses liens, lorsque, me retournant vers lui, je lui adressai de nouveau la parole.

Ce n’était plus ma voix, c’était la sienne qu’il croyait entendre.

XXXII

Pendant ce temps-là, Nadir était dans son cadre, en proie à une certaine inquiétude.

Les heures s’écoulaient et ni moi ni Singhi ne revenions.

Il y avait une bonne raison pour que ce dernier ne reparût pas dans l’entrepont : c’est que, depuis une heure, il avait quitté le navire.

Voici ce qui s’était passé :

Après le mouvement d’effroi que j’avais arraché à M. Murphy, en lui parlant tout à coup et en imitant son timbre de voix, Singhi s’était écrié :

– On jurerait M. Murphy lui-même.

Le second me regardait avec terreur.

– Monsieur, lui dis-je, vous commencez peut-être à comprendre, sinon qui-je suis, au moins ce que j’ai l’intention de faire. C’est moi qui vais, cette nuit, commander à bord.

Il me regardait toujours avec la même expression d’épouvante et d’étonnement.

Je continuai :

– Il me répugne de prendre votre vie. Vous êtes un brave marin, vous êtes, je le crois, un honnête homme. Cependant, si vous étiez libre, votre devoir serait d’appeler à votre aide et de nous faire jeter à fond de cale, cet homme et moi.

Il fit un signe affirmatif.

– Il faut donc que je m’assure votre impuissance et votre silence, poursuivis-je, et ce n’est pas chose facile, car, en dépit de votre bâillon, vous parviendrez certainement, quand je ne serai plus là, à pousser quelques cris inarticulés qui seront entendus.

Il me fit un nouveau signe affirmatif.

Le marin est religieux, surtout le marin anglais ; les dangers perpétuels de sa profession lui ont appris à se confier à Dieu et à avoir foi en la Providence.

Sur la petite table qu’il avait auprès de sa couchette et sur laquelle il posait, en se couchant, sa montre, son compas et sa boussole, j’aperçus une bible.

Ce fut pour moi un trait de lumière.

– Monsieur Murphy, lui dis-je, si je vous demande un serment en échange de votre vie, me le ferez-vous ?

Il me regarda de nouveau et parut attendre que je m’expliquasse.

– Je vous l’ai dit, repris-je, j’ai besoin de votre silence pendant six heures. Au bout de ce temps, vous serez libre. Si, sur cette bible, vous voulez me jurer de rester ici tranquillement, sans faire le moindre bruit, sans appeler à votre aide, sans essayer de briser vos liens, je vous fais grâce…

Une sombra indignation brilla dans ses yeux.

– Non, non ! fit-il d’un signe de tête.

– Mais je vais être obligé de vous tuer !

– Il eut un mouvement d’épaule qui voulait dire :

– Je préfère la mort au déshonneur.

Je consultai ma montre, j’avais du temps devant moi, et rien ne nous pressait.

Singhi tenait toujours son poignard levé et au moindre cri du second, ce poignard eût disparu dans sa gorge.

Je m’assis sur le pied de la couchette et je dis à M. Murphy :

– Peut-être, quand vous saurez quel est mon but, vous me ferez le serment que je vous demande.

Et alors je lui racontai en quelques mots, – et je vis à son visage bouleversé qu’il ne savait absolument rien de tout cela, – je lui racontai, dis-je, que le West-India était au service d’un traître, que Tippo-Runo emportait en Europe des trésors qu’il avait volés, et que notre cause, à nous qui essayions de lui ravir ces trésors, était juste et sacrée.

Je lui disais tout cela, espérant le toucher, l’amener à me faire le serment que je lui demandais.

Mais il demeura inébranlable.

Il secouait la tête et semblait dire :

– Tuez-moi !

Je m’étais juré, moi, de ne pas verser le sang ; je ne voulais pas rougir nos mains de celui de ce jeune homme fidèle à son devoir.

Pourtant, comme je ne pouvais pas demeurer dans la cabine, il eût été imprudent de l’y laisser.

Une inspiration me vint.

Le sabord était ouvert, et une bouffée de vent vint me frapper au visage.

Je m’en approchai et, me penchant en dehors, je pus me convaincre de trois choses : d’abord que nous n’étions pas à plus de trois milles de la côte, ensuite que le vent avait fraîchi et que le navire allait assez vite pour qu’un homme, si bon nageur qu’il fût, ne le pût suivre à la nage ; enfin que la nuit était assez obscure pour qu’un homme tombant à la mer, ne fût pas aperçu de ceux de l’équipage qui se trouvaient sur le pont ou dans la mâture.

Je me tournai vers Singhi :

– Nadir, lui dis-je, prétend que tu es bon nageur.

– Oui, répondit-il.

– Gagnerais-tu la côte à la nage ?

– Certainement.

– Et si nous jetions à la mer le second tout garrotté, et que tu tombasses à l’eau en même temps que lui, pourrais-tu avec ton poignard couper les liens et lui rendre l’usage de ses membres ?

– Oui.

– Alors, dis-je en regardant M. Murphy, qu’il soit fait ainsi et que Dieu vienne à votre aide. Peut-être êtes-vous bon nageur et pouvez-vous échapper à la mort.

Il détourna les yeux de moi avec une sorte de dédain et parut attendre son sort avec calme.

Je donnai alors mes instructions à Singhi.

Il était nécessaire qu’il atteignît la côte à la nage, et parvint à rejoindre les fils de Sivah qui avaient échappé aux poursuites de la frégate.

Quand il les aurait rejoints, ils allumeraient un grand feu sur une falaise, juste en face de quelque écueil, puis ils attendraient que le navire vînt s’y briser.

Singhi comprit parfaitement.

Alors nous primes M. Murphy à bras-le-corps et nous l’attachâmes a une longue corde.

Puis nous le jetâmes à la mer par le sabord, tandis que je tenais toujours le bout de la corde au long de laquelle Singhi se laissa glisser à son tour.

Penché sur le sabord, je vis le malheureux jeune homme disparaître un moment sous les vagues ; puis Singhi, qui nageait comme un poisson, tira la corde à lui, et, avec son poignard qu’il avait tenu aux dents en sautant à la mer, il coupa la corde et les liens du second.

Il était temps, car sans cela M. Murphy se fût noyé.

Je le vis alors nager et essayer de suivre le navire, tandis que Singhi disparaissait dans la brume.

En même temps j’entendis crier sur le pont :

– Un homme à la mer !…

Le second avait été aperçu par le gabier de misaine.

Le maître timonier, qui commandait, allait faire mettre la chaloupe à la mer.

Je m’y opposai.

Le capuchon de M. Murphy rabattu sur les yeux, je parlai d’une voix claire et retentissante :

– Ce serait perdre la chaloupe sans sauver l’homme, criai-je.

Et, montant sur le banc de quart, je me mis à commander la manœuvre.

M. Murphy, qui s’était débarrassé de son bâillon, nageait vigoureusement en appelant au secours ; il s’était-mis dans le sillage du navire, ce qui lui permit de nous suivre quelques minutes.

Mais bientôt sa voix fut couverte par le bruit des vagues et il disparut dans l’obscurité.

Nous n’avions plus rien à craindre de lui et il me restait l’espoir qu’il échapperait à la mort et pourrait gagner quelque rocher près de la côte.

J’avais si bien imité sa voix et pris sa tournure, que l’équipage croyait, en m’obéissant, avoir affaire au véritable M. Murphy.

Quant à l’homme tombé à la mer, on crut que c’était moi, et Nadir qui était monté, sur le pont en fut convaincu lui-même.

Je le vis s’appuyer morne et désespéré à la muraille de tribord, cherchant à sonder du regard les ténèbres de la nuit.

Alors, rendant un moment le commandement au maître timonier, je descendis du banc de quart, et, m’approchant de Nadir, je lui frappai sur l’épaule.

Il se retourna vivement :

– Tu ne me reconnais donc pas ? lui dis-je.

Il étouffa un cri.

– Tais-toi ! ajoutai-je. Je vais te mettre à la barre tout à l’heure.

– Toi ! toi ! murmurait-il avec un accent d’étonnement intraduisible.

– Je t’avais dit que je commanderais cette nuit, répondis-je. Tu le vois, je tiens parole.

Nadir croyait rêver…

XXXIII

Une heure après, Nadir était à la barre et nous gouvernions droit sur les récifs de la côte.

J’étais le maître du navire et la nuit était si noire que pas un des matelots anglais ne s’était aperçu de la substitution.

Tous croyaient obéir à M. Murphy.

Un seul homme aurait pu avoir des doutes et deviner enfin la vérité à la marche du navire ; c’était le maître timonier.

Mais cet homme n’était plus sur le pont.

Il était allé se coucher, avec d’autant moins de remords que la mer était bonne, la brise assez forte, et qu’il n’y avait rien de nouveau à bord, si ce n’est un homme à la mer.

Mais comme cet homme était, pensait-on, un des trois Malais, on ne s’en était préoccupé que quelques secondes.

Pour des Anglais, un Malais n’est point un homme.

Quant aux autres matelots, ils exécutaient fort tranquillement les manœuvres que je commandais, persuadés que nous suivions la route ordinaire, tandis que Nadir avait mis le cap sur la côte.

Debout sur mon banc de quart, j’attendais avec une sorte d’anxiété que Singhi, le faux Malais, nous donnât signe de vie.

Il y avait trois heures qu’il s’était jeté à la nage.

Pour lui donner le temps d’arriver et de rejoindre les compagnons de Nadir, qui bien certainement ne s’étaient pas éloignés du rivage, nous avions louvoyé pendant deux heures environ, tantôt nous rapprochant et tantôt nous éloignant de la côte.

Enfin, une lueur rougeâtre m’apparut dans le lointain.

Ce n’était pas un phare ; car la lumière des phares est régulière et d’un diamètre correct ; tandis que celle-là grandissait ou diminuait selon le vent, passait du rouge vif au rouge foncé, et il était facile de comprendre que la fumée qui s’élevait autour de la flamme était cause de ce phénomène.

Ce ne pouvait être que le signal de Singhi et Nadir gouverna droit dessus.

Évidemment, selon mon ordre, Singhi avait allumé son feu au-dessus d’un écueil.

Tout allait bien, une seule chose, pourtant, me préoccupait quelque peu.

Je songeais à ce jeune enfant qui n’était autre que le fils du malheureux rajah Osmany.

Après l’avoir enlevé de chez Hassan, le tailleur, Tippo-Runo l’avait comblé de caresses, et il s’y était laissé prendre, il l’appelait mon père.

Venir dire à cet enfant que Tippo-Runo était un traître et que nous étions ses amis, nous était chose insensée et impraticable.

Il fallait nous emparer de l’enfant comme d’un prisonnier de guerre, le sauver du naufrage qui allait avoir lieu et l’emmener de vive force.

Nadir et moi nous avions concerté le plan.

L’enfant couchait dans la propre cabine de Tippo-Runo, qui ne le quittait pas plus que son ombre.

Il était convenu qu’au moment où le navire toucherait et où le craquement se ferait entendre, Nadir se précipiterait dans la cabine, s’emparerait de lui et sauterait à la mer en le tenant dans ses bras.

Ce qui devait arriver était fort simple, du reste, en dehors de la vie de l’enfant, qu’il fallait sauver à tout prix.

Sur les dix ou douze matelots qui restaient à bord, cinq ou six, comme beaucoup de marins, du reste, ne savaient pas nager et se noieraient infailliblement.

De ce nombre était le seul homme qui pouvait encore sauver le navire, c’est-à-dire le maître timonier.

Si les autres gagnaient la terre à la nage, ils ne songeraient guère qu’à eux, se soucieraient peu de sauver le navire, dont ils ignoraient la réelle cargaison et, d’ailleurs, ils étaient tellement inférieurs aux fils de Sivah que la lutte, si elle s’engageait, ne pouvait être ni longue ni douteuse.

Tippo, depuis que la frégate anglaise avait mis en fuite les prétendus pirates chinois et coulé la jonque, Tippo-Runo, disons-nous, se montrait fort tranquille.

Il allait, de temps en temps, par pur acquit de conscience, visiter John Happer, qui était hors d’état de quitter le lit ; montait sur le pont après chaque repas, et après avoir fumé une heure ou deux, redescendait et se couchait fort tranquillement.

À mesure que la nuit s’avançait, la brume s’épaississait.

Je savais que nous n’étions plus qu’à deux ou trois milles de la côte, mais je ne la voyais plus.

Seule, la lueur du feu allumé par Singhi et ses compagnons nous apparaissait à demi effacée. Comme ces réverbères qu’on entrevoit dans le brouillard de Londres.

Cependant, le gabier de misaine l’aperçut et la signala.

– C’est le fanal de poupe d’un navire, répondit Nadir.

– Mais nous gouvernons droit dessus, observa le gabier.

– Nous saurons bien l’éviter, répondit Nadir.

Néanmoins, il fallait se hâter, car le jour n’était pas loin.

J’avais fait larguer tout ce que nous avions de toile, et nous courions vers le récif avec une rapidité vertigineuse.

Tout à coup, un homme monta sur le pont.

C’était Tippo-Runo.

Tippo s’était réveillé en sursaut, et, pris d’une vague inquiétude, il était monté sur le pont.

D’abord, il n’avait pu voir que tout était dans l’ordre accoutumé.

Cependant une chose l’avait frappé.

La clarté du fanal de poupe se projetait tout entière sur le visage de Nadir qui tenait la barre.

C’était la première fois, depuis notre départ, que Nadir était à ce poste.

Tippo lui en fit la remarque.

Nadir lui répondit tranquillement :

– Je connais les parages où nous sommes, ayant longtemps exercé dans le golfe la profession de pécheur. Dans le combat qui a eu lieu, nous avons perdu notre meilleur pilote, et c’est ce qui a décidé le commandement à me mettre à la barre.

La réponse était si plausible que, d’abord, elle satisfit Tippo-Runo.

Je ne bougeais pas de mon banc de quart, et le capuchon toujours rabattu, j’avais si bien, pour Tippo-Runo, la tournure et la voix de M. Murphy qu’il ne pouvait me reconnaître, bien que, jadis, nous nous fussions trouvés fort souvent face à face.

L’air était humide. Tippo qui tenait à sa santé, depuis qu’il voulait vivre en bon gentleman, descendit dans l’entrepont et prit le chemin de sa cabine.

Pour y arriver, il lui fallait passer devant celle du malheureux capitaine.

Or, John Happer souffrait tellement de ses blessures que son stoïcisme l’abandonnait et que la douleur lui arrachait de véritables hurlements.

Tippo, attiré par ses cris, entra.

Le capitaine se tut à sa vue.

– Comment est la mer ? dit-il.

– Bonne.

– Et le temps ?

– Un peu brumeux.

– Qui est à la barre ?

– Un des Malais.

John Happer tressaillit.

– Qui donc l’y a placé ? demanda-t-il vivement.

– Votre second.

– M. Murphy ?

– Oui.

– C’est impossible.

– C’est pourtant lui qui a pris le quart.

John Happer, pris d’une subite émotion, voulut se lever et ne le put.

– Allez prier M. Murphy de venir me parler, dit-il.

Tippo remonta sur le pont.

J’avais eu la fatale inspiration de quitter mon banc de quart, et je me promenais sur le pont en fumant.

Le navire n’était plus qu’à un demi-mille de l’écueil.

Tippo m’aborda brusquement.

Je m’y attendais si peu que je fis un pas en arrière.

– Donnez-moi un peu de feu, monsieur, me dit-il en français.

Je ne lui répondis pas et me contentai de lui tendre mon cigare.

Tippo le prit et l’approcha du sien.

Ce fut l’histoire d’un quart de seconde.

La cendre tombée, Tippo aspira fortement et la lueur du cigare se projeta sur mon visage.

Tippo jeta un cri.

Il m’avait reconnu.

XXXIV

Le bruit de la mer avait couvert le cri de Tippo-Runo.

Mais il n’y avait, pas à hésiter. Je le saisis vivement à la gorge et, lui appuyant mon poignard sur le cœur :

– Si tu appelles, lui dis-je, tu es mort !

Tippo-Runo était sans armes.

Les matelots du navire n’avaient rien vu, rien entendu.

Seul, Nadir avait compris qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire entre Tippo et moi.

Maintenant qu’il ne s’agissait plus de sauver le navire mais bien de le perdre, Nadir pouvait abandonner la barre.

Nous courions sur l’écueil, et, dans quelques minutes, toutes les puissances de la terre n’auraient pu empêcher le West-India de se briser.

Nadir accourut.

Il me trouva tenant Tippo-Runo au collet. Il devina tout.

Tippo était lâche. Il me savait homme à le tuer s’il poussait un cri, s’il essayait de se débattre.

Pâle, frémissant, il me regardait avec une morne épouvante.

– Misérable, disais-je tout bas, si on accourt, tu es un homme mort. Avant qu’on ne soit venu à ton aide, je t’aurai planté mon poignard dans le cœur.

Et, comme Nadir s’approchait :

– Descends, lui dis-je en indien prends l’enfant et saute avec lui à la mer.

– Mais toi ?…

– Ne t’inquiète pas de moi, je te rejoindrai.

– Mais le navire ?… dit encore Nadir.

– Maintenant il est perdu, ne vois-tu pas la côte ?

En effet, le feu allumé par Singhi flamboyait maintenant comme un phare, et il n’y avait plus de doute à avoir. Nous allions toucher dans quelques minutes.

Nadir se précipita vers le grand panneau et disparut.

Deux minutes s’écoulèrent, deux siècles.

Pendant ces deux minutes, je tenais toujours Tippo-Runo sous mon poignard.

Il n’osait même pas tourner la tête.

Un bruit m’arriva.

Ce fut d’abord un cri et comme une lutte étouffée.

Puis un autre bruit lui succéda.

Quelque chose tombait à la mer.

Et un nouveau cri se fit entendre.

À n’en plus douter, Nadir s’était emparé de l’enfant, avait lutté corps à corps, et après l’avoir terrassé s’était jeté à la mer avec lui, par un sabord.

Alors, me ruant sur Tippo-Runo, je le renversai sous moi.

Il jeta un cri, je levai mon poignard pour frapper. Mais soudain deux bras vigoureux m’enlacèrent et une voix retentissante se fit entendre sur le pont :

– La barre à tribord ! ordonnait-elle.

Cette voix était celle de John Happer.

Le capitaine blessé, ne voyant pas redescendre Tippo-Runo, avait deviné qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire.

Tout mourant qu’il était, il s’était traîné hors de son lit, jusque dans l’entrepont.

Là, s’approchant d’un sabord, il avait eu les yeux brûlés par l’éclat de ce feu sur lequel nous nous dirigions avec une infernale vitesse.

Et soudain il avait deviné le danger, retrouvé des forces, appelé le maître timonier qui s’était éveillé sur-le-champ, et crié :

– Trahison ! trahison !

Tous deux s’étaient élancés sur le pont.

C’était le maître timonier qui s’était élancé sur moi, tandis que John Happer courait à la barre et donnait une vigoureuse impulsion en sens inverse.

Le navire vira brusquement de bord.

Il était temps.

Le feu que nous avions à tribord se trouva tout à coup à bâbord.

– Carguez les voiles ! amenez les bonnettes et les cacatois ! ordonnait John Happer qui commandait debout, auprès du gouvernail.

À cette voix retentissante et bien connue, l’équipage se prit à obéir comme un seul homme.

Tout à l’heure, le navire était perdu : maintenant, il était sauvé.

Tippo-Runo, le maître timonier et moi, nous formions un groupe informe.

Doué d’une force peu commune, je tenais Tippo sous mon genou, et je me défendais avec succès contre mon autre adversaire.

Mais le timonier, appela à son aide et deux matelots accoururent.

Je me relevai lestement, renversai le timonier d’un coup de poignard et voulus m’élancer vers la muraille et de là me jeter à la mer.

Un troisième matelot me barra le passage.

Je n’avais qu’un chemin libre devant moi.

C’était le grand panneau.

Brandissant toujours mon poignard, je sautai dans l’entrepont.

Le timonier qui s’était relevé tout sanglant, Tippo et deux matelots me poursuivaient.

Mais j’eus le temps de gagner la cabine de John Happer et de m’y enfermer.

– Enfoncez la porte ! criait Tippo-Runo. À mort le traître, à mort !

La porte de la cabine avait une ouverture à hauteur de tête.

Par cette ouverture, qui permettait au capitaine de surveiller l’entrepont, je vis dégringoler quatre ou cinq matelots à la suite de Tippo-Runo et du maître timonier.

La porte ne pouvait résister longtemps.

Heureusement, je venais de trouver un auxiliaire inattendu dans la cabine de John Happer.

Deux jours auparavant, quand il craignait d’être attaqué par les prétendus pirates chinois, le capitaine avait fait monter sur le pont plusieurs barils de poudre.

Un de ces barils avait été ensuite descendu dans sa cabine.

Auprès du lit, sur une table, étaient les pistolets du capitaine.

Je m’en emparai et, les braquant sur le baril de poudre, j’attendis.

La figure rougeaude du timonier se montra à l’ouverture.

– Ouvriras-tu, brigand ! hurlait-il avec fureur.

– Si vous enfoncez la porte, répondis-je, vous êtes tous perdus, je fais sauter le navire !…

* *

*

Là s’arrêtait le manuscrit de Rocambole.

Marmouset avait passé six ou huit heures à le dévorer, et il arrivait au dernier feuillet sans avoir le dénouement de cette tragique histoire.

Comment Rocambole avait-il pu quitter le bord du West-India ?

Avait-il rejoint Nadir et l’enfant du rajah ?

Mystère !

Enfin quel était le mot de cette énigme qui paraissait rattacher Nadir à la Belle Jardinière ?

Mystère encore !

Et quand il eut terminé cette lecture, Marmouset dit à Milon :

– Mais ce n’est pas fini ?

– Le maître, répondit Milon, se réserve de vous dire la suite de vive voix.

– Mais quand ?

– Lorsqu’il vous reverra.

– Et où le retrouverai-je ?

– Voilà ce que nous saurons demain.

– Pourquoi pas aujourd’hui ?

– Je ne sais pas.

Marmouset regarda Milon :

– Mais enfin, dit-il, allons-nous sortir d’ici ?

– Oui.

– Quand ?

– Quand vous voudrez.

– Eh bien ! alors, tout de suite, s’écria Marmouset. J’ai soif de grand air et de lumière. Les murs de ce souterrain pèsent sur moi comme une montagne géante.

– Partons ! dit Milon.

XXXV

Huit jours après nous eussions retrouvé Marmouset et Milon à Londres.

Tous deux, arrivés le matin par le premier train, étaient descendus dans la Cité, à l’hôtel de Hanovre.

Marmouset était vêtu avec la correcte élégance d’un parfait gentleman.

Milon passait pour son intendant.

Comment et pourquoi avaient-ils quitté Paris ?

C’est ce que nous allons vous dire.

Lorsqu’ils furent hors de ce souterrain qui s’étendait sous la mystérieuse villa de Saint-Mandé, il était nuit.

Milon dit à Marmouset :

– Voici les instructions du maître : nous irons à Paris, dans le petit hôtel de la rue Marignan.

– Bon ! fit Marmouset.

– Et demain nous partirons pour Londres.

– C’est là que le maître nous attend, sans doute ?

– Je ne sais pas. Il m’a commandé de descendre dans la cité, à l’hôtel de Hanovre. Voilà tout ce que je puis dire.

– Nous l’y trouverons sans doute, lui ou Vanda, dit Marmouset.

– Je ne sais pas, dit encore Milon.

Marmouset avait donc couché avenue Marignan.

Le lendemain, il était allé chez lui, où ses gens commençaient à s’inquiéter fort de son absence.

Il avait décacheté quelques lettres insignifiantes, écrit un mot au président du Club des Asperges, mis en ordre quelques affaires, et le soir, à cinq heures, il était à la gare du Nord, où il retrouvait Milon.

Le lendemain matin, ils arrivaient à Londres et descendaient à l’hôtel de Hanovre.

Là, Marmouset fut quelque peu étonné, quand il écrivit son nom sur les registres de l’hôtel, de voir que ce nom était accueilli avec la plus parfaite indifférence.

– Le maître n’est donc pas venu ici ? dit-il à Milon.

– Il paraît que non, répondit le colosse.

Ils attendirent toute la journée, n’osant sortir et espérant toujours que Rocambole viendrait.

Mais Rocambole ne vint pas.

Alors Marmouset dit à Milon :

– Tu vas attendre ici, moi, je vais courir la voie. Peut-être rencontrerai-je le maître.

Il fit sa toilette du soir avec un soin minutieux ; alla dîner au Club West-India, où il avait été présenté l’été précédent, et résolut de passer sa soirée au théâtre de Covent-Garden.

Il y avait foule ce soir-là.

Une étoile dramatique, la diva *** chantait la Muette de Portici.

Toute l’aristocratie anglaise était venue l’applaudir.

– Je trouverai certainement le maître ici, pensa Marmouset.

Et il entra.

Mais il eut beau promener sa lorgnette de loge en loge, nulle part il n’aperçut le major Avatar.

En face de lui, une loge était vide.

Le premier acte avait été joué tout entier, le second commençait et cette loge inhabitée contrastait singulièrement avec le reste de la salle qui était comble.

Marmouset eut une espérance.

– Le maître, se dit-il, a sans doute loué cette loge pour lui et Vanda, et ils vont venir.

Marmouset se trompait.

La porte s’ouvrit et un homme et une femme entrèrent.

Ce n’était pas Rocambole, ce n’était pas Vanda ; et cependant Marmouset étouffa un cri de surprise.

Cette femme qui souleva, en entrant, un murmure d’admiration, – c’était Roumia la bohémienne, ou plutôt la Belle Jardinière, plus étincelante, plus rayonnante de beauté et de jeunesse que jamais.

L’homme qu’elle accompagnait et sur le bras duquel elle s’appuyait avec une confiante sérénité, était de taille moyenne et entre deux âges.

Mis avec une distinction parfaite et une exquise simplicité, doué d’un grand air de noblesse, cet homme se trouva soudain le point de mire de toutes les lorgnettes, et parut se complaire dans ce rôle de curiosité qu’on lui faisait jouer.

Marmouset, qui parlait maintenant l’anglais avec une pureté parfaite, après avoir dominé l’émotion que lui avait fait éprouver la subite apparition de la Bette Jardinière, – Marmouset, disons-nous, se pencha sur son voisin de droite et lui dit :

– Je prie Votre Honneur de m’excuser, mais j’ai eu l’avantage de dîner avec Votre Honneur aujourd’hui même, à West-India Club.

– C’est vrai, répondit le gentleman qui salua Marmouset.

Les présentations se trouvant faites, l’Anglais n’avait plus aucune raison de ne point causer avec Marmouset, et la conversation s’établit aussitôt sur un pied de parfaite intimité.

– Voilà, dit Marmouset, un gentleman qui fait quelque sensation.

– En effet, répondit son interlocuteur.

– Sa femme est très belle…

– Oh ! certainement. Mais ce n’est pas pour sa femme qu’est la curiosité du moment.

– Ah !

– C’est pour lui… pour lui seul…

– Quel est donc ce personnage ?

– Le major Linton.

À ce nom, Marmouset tressaillit.

Le gentleman continua :

– Le major Linton arrive des Indes.

– En vérité !

– Où il a fait une fortune colossale, même pour l’Angleterre où, cependant, il y a des fortunes royales.

– Quelle fortune a-t-il donc ?

– On ne sait pas. Mais la maison Barley, une de nos premières maisons de banque, a à lui une trentaine de millions en comptes courants.

– Peste ! fit Marmouset.

– On prétend que le major a rapporté en Europe des tonnes de diamants et de perles.

– Mais comment a-t-il fait cette fortune ?

– En trafiquant de l’opium.

– Et le voici fixé à Londres ?

– Pour la saison, oui. Mais il passera, dit-on, l’hiver dans une résidence princière qu’il vient d’acheter dans le pays de Galles.

Marmouset commençait à voir poindre le doigt de Rocambole.

– Et sa femme, dit-il, vient-elle de l’Inde aussi ?

– Voilà ce qu’on ne sait pas.

– Vraiment ?

– Le major est arrivé avec elle ; mais on croit que c’est une Française.

– Il l’aurait donc épousée à Paris ?

– C’est probable.

Marmouset éprouva tout à coup, pendant qu’il causait, cette sensation singulière qu’on ressent quand un regard pèse sur vous.

Il leva la tête et vit la lorgnette de la Belle Jardinière obstinément, braquée sur lui.

– Elle me reconnaît, pensa-t-il.

Et il se mit à la regarder à son tour.

Il lui sembla alors qu’un sourire mystérieux et discret glissait sur les lèvres de la bohémienne.

– C’est trop d’audace ! pensa-t-il.

Le major Linton paraissait tout entier au spectacle et s’occupait fort peu de sa compagne.

Celle-ci, en revanche, ne perdait pas Marmouset de vue.

Et Marmouset se posait alternativement ces deux questions sans pouvoir les résoudre.

– Est-elle avec le major Linton par ordre de Rocambole ?

– Ou bien a-t-elle pu échapper à Rocambole, et le hasard seul a-t-il tout fait ?

Il attendit la fin du spectacle, sortit un des premiers et alla se placer au bas du péristyle, pour voir sortir la Belle Jardinière.

Mais, en ce moment, une main s’appuya sur son épaule. Il se retourna :

– Le maître ! murmura-t-il.

En effet, Rocambole était devant lui.

XXXVI

Un sourire effleurait les lèvres de Rocambole.

– Tu es un peu surpris, n’est-ce pas ? dit-il à Marmouset.

Tu vas l’être bien davantage tout à l’heure.

– Ah !

– Attendons…

En prononçant ce mot, Rocambole se jeta vivement derrière une des colonnes du péristyle.

– Que faites-vous ? demanda Marmouset.

– Tu le vois, je me cache.

En ce moment le major Linton descendait le grand escalier, donnant le bras à la Belle Jardinière.

La figure-du traître était épanouie.

Il y avait sur ce visage devenu rose et frais, une insolence contenue, une satisfaction béate et provocante qui semblait dire « le mal seul est heureux en ce monde ! »

Tout cela nuancé d’un imperceptible dédain à l’adresse de l’humanité tout entière.

Évidemment cet homme méprisait les hommes, dont il s’était tant servi !

Il les méprisait à ce point de leur présenter comme sa femme une créature du hasard, rencontrée on ne savait où, et il éprouvait comme une joie vaniteuse à voir le monde s’incliner devant elle, comme il s’inclinait devant ses millions.

Rocambole, abrité derrière la colonne, caché à demi par Marmouset, se pencha vers celui-ci :

– Regarde bien cet homme, dit-il.

– Je sais qui c’est, répondit Marmouset.

– Tu le sais ?

– C’est Tippo-Runo.

– Précisément.

– Mais il est une chose que je ne comprends pas.

– L’heure de comprendre n’est point venue pour toi encore, dit Rocambole en souriant.

La Belle Jardinière passait auprès d’eux.

Tout entier à cette ovation de respectueux silence et de curiosité réservée dont il était l’objet, le major Linton regardait droit devant lui, portant un peu la tête en arrière, l’œil superbe, embrassant la foule d’un coup d’œil et n’arrêtant ce coup d’œil sur personne.

Cette distraction permit à Roumia de tourner un peu la tête et de jeter un sourire à Marmouset, stupéfait de tant d’audace.

Mais en regardant Marmouset, elle aperçut Rocambole.

Soudain, le sourire disparut de ses lèvres et son visage prit une expression craintive et pleine de soumission.

Rocambole et Marmouset suivirent le couple des yeux.

Un carrosse de gala attendait le fastueux major et sa compagne à la porte de Covent-Garden.

Quand ce carrosse se fut éloigné, Rocambole prit Marmouset par le bras :

– Maintenant, mon fils, viens avec moi.

Et il remmena dans un public-house du voisinage qui commençait à s’emplir de cette foule nocturne qui se lève avec les étoiles et ne se couche qu’aux premières clartés de l’aube.

Le peuple de Londres ne parle pas français.

Rocambole était bien sûr qu’en s’exprimant dans cette langue, il ne serait entendu par personne.

Néanmoins, ils se placèrent dans le coin le plus isolé et le plus obscur de la salle à boire, et le maître dit alors :

– Il y a huit jours que le major Linton est amoureux fou de la Belle Jardinière.

– Mais on la croit sa femme, à Londres ?

– Oui.

– Comment cela se peut-il faire ?

– Il l’a amenée de Paris avec lui.

– Eh bien ?

– Mon ami, reprit Rocambole, cette femme terrible qui tenaillait un vieillard, qui a rendu idiot le marquis de Maurevers, qui faisait fouetter son fils, qui allait le faire périr par le plus épouvantable des supplices, est maintenant une esclave soumise à mes moindres volontés.

– Je m’en suis aperçu, dit Marmouset ; mais quel est votre but, maître, en lui livrant le major sir Edwards Linton ?

– Mon but est de faire rendre gorge à ce dernier.

– Et l’enfant du rajah ?

– Il est sauvé.

– Où est-il ?

– À Paris.

– Maître, reprit Marmouset, me permettez-vous une autre question ?

– Parle.

– Que sont devenus et le général de Fenestrange, et M. de Maurevers, et le fils de ce dernier ?

– M. de Fenestrange est mort.

– Ah !

– Maurevers est dans une maison de santé à Paris. On espère le sauver.

– Et l’enfant ?

– Vanda s’est chargée de lui. Du reste, je ne crains plus Roumia, et quand j’aurai réglé mes comptes avec le major, nous reviendrons à Paris, où nous nous occuperons de déposséder le baron de Maurevers de la fortune de son cousin le marquis.

– Vanda est donc restée à Paris ?

– Non, elle est ici.

Rocambole demeura un moment silencieux, alluma un cigare et poursuivit :

– Je vois bien qu’une nouvelle question brûle tes lèvres.

– En effet, fit Marmouset en souriant.

– Tu voudrais savoir comment j’ai pu m’échapper du West-India, rejoindre Nadir et l’enfant du rajah ?

– Oui.

– C’est bien simple. La cabine de John Happer dans laquelle je m’étais enfermé avait, comme les autres, un sabord pour fenêtre.

Je portais autour des reins une ceinture pleine d’or.

Quand on a de l’or, on n’a pas besoin d’autre chose.

Je me dépouillai donc de mes vêtements, tout en menaçant les matelots de faire feu sur le baril, s’ils tentaient de forcer la porte.

Puis, quand je fus nu comme un ver, je m’élançai vers le sabord.

Jusqu’à la dernière minute, j’eus mon pistolet à la main.

Ce ne fut que lorsque tout mon corps fut hors du navire et que je ne demeurai plus que cramponné au sabord de l’autre main, que je le jetai comme une arme inutile.

Et même temps je me laissai tomber à l’eau.

Le jour commençait à poindre.

Je me mis à nager vigoureusement, mais j’étais à peine à vingt brasses du navire que vingt balles firent jaillir l’eau autour de moi.

Je plongeai, on me crut atteint.

Une minute après je revins à la surface, et de nouveau on fit feu sur moi.

Je replongeai et bientôt je fus hors de portée.

Après deux heures de lutte contre la mer j’arrivai à me cramponner à un rocher à fleur d’eau.

Une heure plus tard, une pirogue vint à mon secours. Nadir et quatre fils de Sivah la montaient ; j’étais sauvé.

– Maître, dit Marmouset, vous ne m’avez pas dit non plus la fin de l’histoire de Nadir avec Roumia.

– Plus tard, répondit Rocambole ; nous n’avons pas le temps aujourd’hui.

– Oh !

– Tu as bien autre chose à faire.

Marmouset attendit.

– Tu vas rester ici.

– Bon !

– Tout à l’heure une femme va venir.

– Roumia ?

– Non, une Irlandaise qui s’approchera de toi et te montrera un souverain.

– Et puis ?

– Tu la suivras.

– Où me conduira-t-elle ?

– Chez Roumia ; et ce que Roumia te demandera, tu le feras.

Marmouset frissonna légèrement.

– Ne crains rien, dit Rocambole en souriant, elle est à nous…

Et il sortit seul du public-house.

Marmouset attendit.

XXXVII

Marmouset attendit environ une heure.

Au bout de ce temps, et comme les buveurs devenaient plus rares et s’en allaient un à un, il vit entrer une espèce de mendiante de taille gigantesque qui vint s’asseoir près de lui.

Un souvenir lointain traversa l’esprit de Marmouset.

Cette femme, il l’avait déjà vue.

Mais où ?

C’était là ce qu’il ne pouvait préciser.

La mendiante frappa de son poing fermé sur la table :

– Du gin ! cria-t-elle.

À cette-voix, le souvenir de Marmouset s’éclaira.

Cette femme n’était autre que l’Irlandaise qui, quelques années auparavant, avait aidé à enlever la pauvre Gipsy.

Marmouset eut un battement de cœur violent, et une sourde colère s’empara de lui.

Heureusement, il avait acquis un sang-froid et une haute raison qui ne l’abandonnaient jamais complètement.

– Je ne suis pas ici pour mes propres affaires et mes rancunes, se dit-il, je suis là pour obéir au maître. Attendons celle qui doit venir.

Marmouset ne pouvait supposer que celle qu’il attendait ne fût autre que l’Irlandaise.

Aussi fit-il un brusque haut-le-corps, lorsque cette femme qui s’était assise à la table voisine de la sienne, se pencha vers lui, disant :

– Êtes-vous prêt ?

– Prêt à quoi ? demanda-t-il.

– À me suivre.

– Vous !

– Sans doute.

– Où donc ?

– Là où le maître m’a dit de vous conduire… auprès de Roumia.

Marmouset n’en pouvait plus douter.

La femme annoncée n’était autre que l’Irlandaise.

– Eh bien ! dit-il, bois ton gin, je te suis.

Et il jeta une demi-couronne sur la table, faisant signe à la servante du public-house que c’était pour payer son verre de grog et la demi-pinte de gin de l’Irlandaise.

Celle-ci sortit la première.

Quand ils furent dans la rue, elle se tourna vers Marmouset et lui dit en souriant :

– Cela vous étonne peut-être de me voir avec vous, maintenant.

– Dame, fit Marmouset, j’ai peine à croire que le Maître s’adresse à des misérables tels que toi.

– Je sers fidèlement ceux qui me payent.

– Je l’espère pour toi, dit sèchement Marmouset.

Et ils se mirent en route.

– C’est un peu loin, dit encore l’Irlandaise.

– Marchons, dit Marmouset en allumant un cigare.

L’Irlandaise était vêtue de haillons sordides, ou plutôt d’un haillon unique, c’est-à-dire d’une longue robe à capuchon qui la couvrait de la tête aux pieds et qui paraissait assez ample pour que, à la rigueur, elle eût d’autres vêtements en dessous.

Ils se dirigèrent vers le pont de Londres.

– Est-ce qu’elle me conduit encore à Hampstead ? pensait Marmouset.

Il faisait une belle nuit anglaise, c’est-à-dire un de ces jolis brouillards jaunes qui ne permettent point d’y voir à quatre pas devant soi.

Lorsque l’Irlandaise fut auprès du pont, elle s’arrêta.

– Où allons-nous donc ? demanda Marmouset.

– Venez toujours.

Et elle prit l’escalier qui descendait du quai sur la berge.

Marmouset avait un bon revolver dans sa poche et un poignard sous son gilet. Il était tranquille.

Avec ces deux compagnons, il fût allé au bout du monde.

Il descendit donc vers la berge, sur les pas de l’Irlandaise.

Là, une de ces surprises qu’adorait jadis Rocambole, lui était réservée.

L’Irlandaise, qui le tenait par la main, – car les réverbères du pont ne perçaient de leur lueur indécise que très imparfaitement le brouillard, – l’Irlandaise, disons-nous, dégrafa le haut de sa robe, qui glissa soudain la long de ses épaules et de sa taille et s’arrondit à ses pieds.

Alors Marmouset put voir que la femme était devenue homme ; ou plutôt que la géante s’était métamorphosée en un matelot vêtu d’une veste brune et d’un pantalon de toile grise.

La chemise bleue des marins rabattait son large col sur les épaules de l’Irlandaise.

– Au canot ! dit-elle.

– Ah ! nous nous embarquons ? fit Marmouset.

– Sans doute, répondit-elle.

– Nous allons donc bien loin ?

– Hors de Londres.

Marmouset savait obéir, le maître avait ordonné, et Marmouset entra dans un canot que l’Irlandaise détacha.

Puis elle prit les avirons, poussa au large et se mit à nager vigoureusement, comme le plus habile marinier de la Tamise.

Marmouset s’était assis à l’arrière.

– Le maître a des bizarreries singulières, pensait-il, et une puissance de fascination que personne n’aura possédée avant lui, bien certainement.

Il prend des esclaves, et ces esclaves obéissent avec un dévouement aveugle.

Le canot descendait au milieu de l’obscurité.

En passant devant les docks, l’Irlandaise se dressa et dit :

« Nous avons du vent, tant mieux ! nous irons plus vite. »

Elle dressa le mât qui était couché au fond du canot, hissa la voile échancrée, prit l’écoute dans sa main et, laissant les avirons, elle alla s’asseoir à la barre.

La voile s’enfla et dès lors le canot fila comme une flèche.

Marmouset voyait fuir dans le brouillard qui l’enveloppait les pâles lumières des becs de gaz, qui semblaient ensuite s’éteindre une à une.

Puis une obscurité complète se fit.

– Nous sommes hors de Londres, dit l’Irlandaise.

– Et allons-nous loin encore ?

– Dans quelques minutes nous serons arrivés.

En effet, au bout d’un quart d’heure environ, dans l’obscurité profonde, Marmouset vit luire tout à coup une nouvelle clarté sur la rive gauche.

– Qu’est-ce que cela ? dit-il.

– La maison où vous allez.

Et ce disant, l’Irlandaise lâcha l’écoute et la voile devenue folle se mit à s’enrouler autour du mât.

Puis l’Irlandaise ressaisit les avirons et nagea vigoureusement vers le bord.

Alors, à travers le brouillard, Marmouset put voir un petit pavillon carré entouré d’un jardin dont les murs arrivaient jusqu’au bord de la Tamise.

Ce pavillon était éclairé à une des fenêtres du premier étage.

– C’est là, dit l’Irlandaise, qui sauta sur la berge pour amarrer le canot.

– Ah ! fit Marmouset.

– Voyez-vous cette porte ?

– Oui, dit Marmouset, qui remarqua une petite porte pratiqués dans le mur du jardin.

– Eh bien ! prenez cette clé.

– Bon !

– La porte s’ouvrira devant vous. Ensuite vous traverserez le jardin, et quand vous serez au bas du perron de la maison, vous frapperez trois coups dans vos mains : c’est le signal.

– Tu ne viens donc pas avec moi ? demanda Marmouset à l’Irlandaise.

– Non, répondit-elle.

Et sautant de nouveau dans le canot, elle poussa au large, laissant Marmouset seul sur la berge du fleuve.

XXXVIII

Marmouset hésita cependant un moment.

Pourquoi l’Irlandaise qui l’avait conduit jusque là s’en retournait-elle précipitamment ?

Un soupçon traversa même son esprit.

Ne pouvait-il se faire que l’Irlandaise ne fût pas la femme que lui avait annoncée Rocambole mais bien un émissaire de sir Edwards Linton ?

Cette supposition, qu’il accueillit l’espace de quelques secondes, lui parut absurde.

– Allons ! se dit-il, quoi qu’il arrive, en avant !

Et il introduisit la clé qu’on venait de lui remettre dans la serrure de la petite porte.

La clé tourna, la porte s’ouvrit et Marmouset se trouva dans le jardin.

La lumière brillait toujours dans le lointain au premier étage de la maison.

Lueur discrète, mystérieuse, qui annonçait le rendez-vous.

Marmouset caressa le manche de son revolver et, refermant la porte, il se mit résolument en marche.

Une allée d’arbres conduisait directement de la porte du jardin au perron.

Quand il toucha la première marche, Marmouset, qui ne quittait pas des yeux cette lumière qui lui avait servi de guide, frappa trois coups dans sa main.

Tout aussitôt, la lumière changea de place ; et passa d’une croisée à l’autre.

Alors Marmouset monta les marches du perron, et, en même temps, la porte de la maison s’ouvrit.

Un corridor plongé dans l’obscurité se présenta alors à notre héros.

Mais une voix de femme se fit entendre disant :

– Par ici, monsieur, par ici.

Marmouset avait reconnu la voix de Roumia et il entra dans le corridor.

Tout aussitôt une main prit la sienne et la voix dit encore :

– Venez, suivez-moi.

Marmouset se laissa entraîner dans les ténèbres.

C’était bien la Belle Jardinière qui le conduisait par la main.

Au bout du corridor, ils trouvèrent un escalier dont les marches étaient couvertes d’un épais tapis.

Mais, comme si cette précaution n’eût pas suffi, Roumia dit tout bas :

– Marchez sur la pointe du pied.

– Nous ne sommes donc pas seuls ici ?

– Non, le major est là-haut.

– Dans la pièce où j’ai vu une lumière ?

– Oui.

Marmouset observa la recommandation.

Ils arrivèrent au premier repos de l’escalier et la Belle Jardinière poussa une porte sur sa gauche.

Marmouset se trouva dans une petite salle également plongée dans les ténèbres, mais au milieu de laquelle brillait un point lumineux de la largeur, d’une pièce de vingt francs.

C’était un trou pratiqué dans le mur ; et, par ce trou, passait un rayon de cette lampe que Marmouset avait-aperçue d’en bas.

– Collez votre œil à ce judas et regardez, dit Roumia.

Marmouset obéit.

Il put voir alors, de l’autre côté du mur, une sorte de large ottomane en cuir couleur noisette sur laquelle un homme était étendu de tout son long.

Cet homme dormait, les vêtements en désordre, son gilet blanc souillé de quelques taches de vin.

Auprès de l’ottomane une table supportait deux couverts, les restes d’un plantureux souper et un certain, nombre de flacons vides.

– Il dort, dit Roumia.

Marmouset se pencha vers elle :

– Grâce, sans doute, à quelqu’un de ces parfums mystérieux que vous aimez à employer ?

– Non, il est ivre.

– D’opium ?

– De vin.

S’ils n’eussent été dans les ténèbres, bien certainement-Roumia aurait vu glisser un sourire dédaigneux sur les lèvres de Marmouset.

Il semblait à celui-ci que la Belle Jardinière se relâchait sensiblement de ses excentriques habitudes pour recourir à des moyens, tout à fait vulgaires.

Mais elle devina sans doute sa pensée :

– Cela vous étonne ? dit-elle.

– Sans doute.

– C’est que le major Linton n’est pas le marquis de Maurevers.

Elle prononça ce nom d’une voix sourde qui apprit à Marmouset que, si elle était devenue l’esclave de Rocambole, elle n’avait cependant point renoncé à sa haine pour le meurtrier de Perdito.

Et comme Marmouset ne répondait pas, elle reprit :

– Le major a vécu dans l’Inde trop longtemps pour n’en pas savoir aussi long que moi sur les parfums, les narcotiques et les poisons. C’est par mes charmes seulement que je dois opérer et lui arracher son secret.

– Ah ! il a un secret ?

– Sans doute.

Puis étonnée de cette question, Roumia dit encore :

– Le maître ne vous a donc rien dit ?

– Il m’a dit qu’on me conduirait ici.

– Et puis ?

– Et puis que je vous trouverais…

– Alors écoutez, dit Roumia. Le major a apporté une fortune immense de l’Inde.

– Je sais cela.

– Cette fortune, le maître la veut.

– Je le sais encore.

– Mais où est-elle ? Voilà ce que nous ne savons pas.

– Il vous sera facile de le savoir.

– Non, poursuivit Roumia, le major est défiant. Il a enfoui ses trésors. Où ? Personne à Londres ne le sait. Il est fou de moi, et pourtant je n’ai pu obtenir la moindre confidence à ce sujet.

– Il n’a pourtant pas gardé son or en lingots, dit Marmouset.

– Au contraire. Seulement où l’a-t-il enterré ? Voilà ce que nous cherchons à savoir, le maître et moi.

– Mais puisque le major vous aime…

– Il m’aime parce que je suis belle ; mais son amour jusqu’à présent ressemble à la satisfaction de l’homme qui a payé un prix fou un cheval de race. Son cœur n’y est encore pour rien.

– Eh bien ?

– S’il était jaloux, il m’appartiendrait, continua Roumia.

– Ah ! vous croyez ? Cependant il vous montre dans Londres ?

– Oui, certes.

– On vous admire…

– Il en est flatté, mais voilà tout.

– Et vous croyez qu’il peut devenir jaloux ?

– J’en suis sûre.

– Comment ?

– Si vous jouez le rôle que le Maître vous a destiné.

– Je suis prêt, dit Marmouset.

– Alors, écoutez-moi.

Et la Belle Jardinière fit asseoir Marmouset auprès d’elle, sur un canapé, à deux pas de ce trou par lequel on apercevait le major endormi.

XXXIX

Cependant le major Linton, ou Tippo-Runo, car c’était bien le même personnage, dormait fort tranquillement.

Il est des hommes chez qui l’ivresse est passée à l’état d’habitude régulière.

Depuis plus de vingt ans, le major avait coutume de se griser en soupant.

Il dormait quelques heures par là-dessus, cuvait tranquillement son vin et s’éveillait ensuite comme si de rien n’était.

Tippo-Runo, que le manuscrit de Rocambole nous a laissé voir pour la dernière fois, à bord du West-India, n’était pas arrivé directement à Londres à son retour des Indes.

Il s’était arrêté en France et avait même passé plusieurs jours à Paris.

C’était là qu’un soir il avait vu, au foyer des Italiens, la Belle Jardinière.

Le hasard les mettait-il en présence ?

Dans cette rencontre fallait-il voir le doigt de Rocambole ?

Cette dernière hypothèse était la plus admissible.

Un homme qui remue des millions à la pelle ne doit jamais désirer quelque chose en vain.

Du moins, telle était l’opinion de Tippo-Runo.

Le lendemain, en effet, il obtenait un rendez-vous de Roumia et, trois jours plus tard, ils partaient pour Londres.

La Belle Jardinière s’était trompée en disant que Tippo-Runo n’était pas jaloux.

Il était possédé au contraire de la plus tenace et de la plus cruelle des jalousies, – il haïssait le passé. Aucune fortune princière, pensait-il, ne pouvait tenir contre la sienne.

Il avait jugé Roumia. Roumia était une courtisane et l’or avait sur elle tout pouvoir.

Tippo pouvait satisfaire ses plus ruineux caprices avec le vingtième de ses revenus.

Tippo ne craignait donc ni le présent, ni l’avenir.

Aussi la menait-il partout, à Covent-Garden, à Hyde-Park, aux courses d’Epsom, et le soir s’endormait-il tranquillement après avoir vidé une demi-douzaine de bouteilles de vin de Porto.

Mais le passé l’obsédait.

Assurément Roumia avait aimé, peut-être aimait-elle encore ?

Qui ? Tippo ne le savait pas, et l’habile comédienne avait su s’envelopper, à cet endroit, d’un mystère profond.

Elle avait même souvent laissé échapper quelques mots vagues qui avaient exaspéré le major.

Tippo avait, dans le passé, un rival qui régnait despotiquement encore peut-être dans le cœur de Roumia.

Mais Roumia demeurait impénétrable.

Or donc, cette nuit-là, en revenant du spectacle, Tippo-Runo avait conduit la Belle Jardinière dans cette petite maison du bord de la Tamise aux portes de Londres.

Comme à l’ordinaire, il avait soupé, s’était grisé et endormi.

Les autres fois, son ivresse était si bien réglée qu’il s’éveillait au petit jour et regagnait tranquillement son lit.

Mais cette nuit-là, comme l’heure de son réveil était loin encore, un cri aigu se fit entendre.

Tippo bondit sur l’ottomane où il était couché et ses yeux s’ouvrirent brusquement. Le cri qu’il venait d’entendre était un cri de douleur.

– Roumia ! appela-t-il.

La Belle Jardinière ne répondit pas.

Il s’élança dans la pièce voisine et se heurta à quelque chose qui gisait sur le parquet.

C’était la Belle Jardinière.

Le brouillard de la nuit s’était dissipé et un rayon de lune glissait à travers la fenêtre ouverte.

Roumia immobile, couchée sur le parquet, paraissait morte.

Le major se pencha sur elle tout frémissant.

Il la prit dans ses bras et l’appela.

Elle ne répondit point.

Tout à coup Tippo poussa un cri. Ses mains venaient de rencontrer quelque chose d’humide qui couvrait les épaules demi-nues de la Belle Jardinière.

Ce quelque chose était du sang.

Alors Tippo, jetant un nouveau cri, se pendit aux cordons des sonnettes et les secoua avec fureur.

Les deux domestiques qu’il avait amenés et qui couchaient dans les combles des pavillons accoururent avec de la lumière.

Le major transporta Roumia sur un lit et l’examina.

Elle avait une blessure à l’épaule, – blessure sans gravité, du reste, mais d’où s’échappait du sang en abondance.

Il lui fit respirer des sels.

Roumia ouvrit les yeux et le regarda avec une expression de terreur.

– Roumia, disait le major, Roumia, que s’est-il passé ?

– Rien, rien… balbutia-t-elle.

– Mais ce sang ?

– Je me suis heurtée à un meuble.

– Vous mentez ! dit Tippo.

– Non… non… ce n’est rien.

– C’est un coup de poignard que vous avez reçu.

– Je ne sais pas.

– Qui donc est entré ici ?

– Personne.

Et elle regardait autour d’elle avec une sorte d’épouvante.

La fenêtre était ouverte, elle dirigea ses yeux de ce côté et parut comprendre.

En même temps Tippo-Runo fut mordu au cœur par l’aiguillon de la jalousie.

Et comme si elle eût voulu que cet aiguillon pénétrât plus avant encore, Roumia regarda de nouveau la fenêtre et poussa un soupir de soulagement.

Tippo eut un rugissement de fureur.

Il laissa Roumia aux mains des deux domestiques occupés à panser sa blessure, et s’élança dehors.

Il arriva dans le jardin.

Là le sol humide portait une empreinte de pas.

Une botte fine, étroite, annonçant un petit pied, était çà et là profondément marquée sur le sable des allées.

Tippo se mit à suivre cette trace.

Elle descendait jusqu’à la petite porte du jardin.

Cette porte était demeurée ouverte.

Alors Tippo, ivre de rage, remonta dans le pavillon, congédia d’un geste impérieux les deux domestiques et, demeurant seul avec Roumia lui dit brusquement :

– Un homme est venu ici cette nuit et vous a donné un coup de poignard. Quel est cet homme ?

Roumia secoua la tête :

– Ne me le demandez pas, dit-elle, je ne puis le dire.

– Et si je veux le savoir, moi ! dit Tippo d’un ton menaçant.

– Impossible !

– Je le veux !

– Tuez-moi plutôt, dit-elle résolument.

Soudain Tippo jeta un nouveau cri, quelque chose de brillant gisait dans un coin.

Ce quelque chose était un poignard.

Le poignard sans doute qui avait frappé Roumia.

Et Tippo-Runo, s’en emparant, revint vers la bohémienne et lui dit :

– Parle, ou je te tue !

XL

La Belle Jardinière demeura calme sous cette menace de mort.

Cependant la jalousie de Tippo-Runo lui montait du cœur au cerveau ; et le cerveau s’affolait peu à peu.

– Parle, ou je te tue ! dit-il.

Alors, de courbée qu’elle était, elle se mit sur son séant et le regarda.

Jamais elle ne l’avait regardé ainsi.

Jamais il n’avait vu ce regard étincelant et froid comme une lame d’acier qu’on agite au soleil ; jamais il n’avait vu ce rire moqueur et cruel qui glissait maintenant sur les plus belles lèvres du monde.

– Ah ! dit-elle, vous voulez que je parle ?

– Oui.

– Vous voulez savoir ?

– Oui, dit Tippo-Runo.

Et sa main se crispait sur le manche du poignard, tandis que ses narines se gonflaient et que son sein se soulevait, avec effort, tant était terrible l’orage qui grondait en lui.

Elle ne sourcilla point, elle ne parut pas épouvantée.

– Puisque vous le voulez, dit-elle, je parlerai.

Il respira bruyamment.

– Ah ! tu as peur ? dit-il.

– Non, je n’ai pas peur de cette mort dont vous me menacez, répondit-elle ; mais je veux être franche avec vous, car j’ai horreur de ces scènes de jalousie qui paraissent vous plaire infiniment.

Il y avait dans sa voix un accent sourdement railleur qui acheva de déconcerter Tippo-Runo.

Roumia reprit :

– Je jouerai cartes sur tables avec vous. Je ne suis ni une honnête femme ni une femme sentimentale et romanesque, je suis une courtisane. Seulement, je veux un palais et non une maison, et mes petites dents que vous comparez à des perles sont assez bien trempées pour croquer vos lingots.

Ceci étant posé, mon cher major, j’ai écouté vos doléances amoureuses, parce que, me disait-on, vous étiez fabuleusement riche.

– Je comprends cela, dit froidement Tippo-Runo, et si j’étais à votre place, je ne me conduirais pas autrement.

Ce langage pervers avait rendu à ce misérable toute sa présence d’esprit ordinaire.

– Mais, dit-il encore, tout cela est fort bien sans doute, mais ne m’apprend en aucune façon…

– Quel est l’homme qui est venu ici, cette nuit ?

– Justement.

– Et qui a voulu me tuer, à telles enseignes que je porte les marques de ce poignard ?

– C’est cet homme dont je veux savoir le nom, dit Tippo avec un geste de colère.

– Attendez donc alors, et écoutez-moi bien.

– Voyons ?

– Quand vous m’avez rencontrée à Paris, poursuivit Roumia, j’avais des chevaux, des diamants, une maison montée et pas de dettes. Cependant je dépensais plus de trois cent mille francs par an.

– Eh bien ?

– Cela vous prouve qu’avant que le major sir Edwards Linton revînt de l’Inde avec ses trésors, il y avait de par le monde des gens qui m’aimaient assez pour alimenter mon luxe.

Chacune des paroles de la Belle Jardinière entrait au cœur de Tippo-Runo comme une pointe d’épée.

Elle avait trouvé le défaut de cette âme cuirassée !

Tippo n’eût pas été jaloux d’un pauvre diable d’amoureux ; il rugissait comme un lion blessé, à la pensée qu’un homme pouvait songer à mettre autant d’or que lui aux pieds de Roumia.

Celle-ci continua :

– Quand je vous ai suivi, je me suis bornée à écrire un mot de rupture ; j’ai pris soin de faire perdre ma trace.

– Et cette trace ?…

– Il m’aimait tant, qu’il l’a retrouvée.

– Et il a osé venir ici ?

– Oui.

– Et vous ne m’avez pas éveillé ?

– D’abord, vous étiez ivre.

– Qu’importe !

– Ensuite, je ne suis pas femme à jeter à la porte un homme qui s’est conduit avec moi royalement.

– Et qui s’est ruiné, sans doute ? fit Tippo avec dédain.

– Vous vous trompez, mon ami.

– En vérité !

– La fortune de l’homme dont je parle est inébranlable.

– Allons donc !

– Dix rongeurs comme moi s’acharneraient après elle, qu’ils ne l’entameraient pas.

L’orgueil et la jalousie de ce voleur de trésors étaient au supplice.

Roumia avait, comme on dit, trouvé le joint.

– Mais quel est cet homme ? s’écria-t-il.

– Son nom vous est inconnu.

– Le nom d’un homme aussi riche. Pourtant…

– Mettez que c’est un Tartare, un Turc ou un Mongol.

– Mais, dit Tippo-Runo qui, dans sa rage, conservait cependant toute sa lucidité d’esprit, puisqu’il était si riche, pourquoi l’avez-vous quitté pour moi ?

– Parce qu’on m’avait dit que vous l’étiez davantage.

– Il est certain, répondit le voleur de trésors, évidemment flatté de ce compliment, il est certain que je suis plus riche que personne en Europe.

– C’est ce que tout le monde croit ici.

– À Londres ?

– À Londres et à Paris.

– Vous voyez bien…

– C’était ce que je croyais moi-même.

Tippo tressaillit.

– Et ce que je ne crois plus, dit froidement la Belle Jardinière.

Tippo fit un pas en arrière.

– Je n’avais pas jugé utile de me renseigner, poursuivit-elle, et je vous avais cru sur parole.

– Vous aviez eu raison.

– Attendez, l’homme dont je vous parle et qui me connaît bien est venu cette nuit et m’a dit :

– Si le major était plus riche que moi, je m’inclinerais.

– Vraiment ? dit Tippo d’un ton railleur.

– Mais le major, a-t-il poursuivi, est un aventurier et un imposteur. Il a apporté de l’Inde quelques sacs de roupies et peut-être une ou deux poignées de diamants. Cela durera deux ou trois mois, au bout desquels il s’esquivera en vous souhaitant meilleure chance.

Tippo-Runo fut pris d’un gros rire.

– Ah ! il croit cela ? dit-il.

– Et-il le prouve.

– Comment ?

– Aucun banquier de Paris, ni de Londres, ni de Francfort, ni de Vienne, n’a un million à vous.

– C’est vrai.

– Vous ne possédez pas un pouce de terre, soit en Angleterre, soit en France.

– C’est vrai encore.

– Enfin, le vice-roi des Indes, consulté par le télégraphe, a répondu que vous étiez parti après avoir réalisé une modeste aisance.

– Tout cela est exact. Mais, dit froidement Tippo-Runo, j’ai des millions accumulés les uns sur les autres.

– Où sont-ils ?

L’Anglo-Indien regarda à son tour Roumia.

Il la regarda comme le vautour sa proie, le reptile des tropiques l’être qu’il fascine et veut engloutir.

– Bah ! dit-il après un moment de silence, si je vous le disais, cela vous coûterait trop cher…

Roumia eut un éclat de rire :

– Et si je veux savoir, à mon tour, moi ? dit-elle.

XLI

Il y eut entre Tippo-Runo et la Belle Jardinière un moment de silence.

Tous deux s’observaient, et chacun d’eux, sans doute, se disait : « Serai-je le plus fort ? »

Enfin Tippo-Runo reprit :

– Ainsi, chère belle, je suis un aventurier !

– On le dit, du moins.

– Et je dévore quelques poignées d’or péniblement amassées, continua-t-il d’un ton moqueur.

Cependant, je vous l’ai dit, il n’est pas un grand seigneur de Paris ou de Londres qui ait autant d’or que moi.

– C’est possible, mais votre parole ne me suffit pas.

– Vous voulez voir mon or ?

– Oui.

– Prenez garde !

– À quoi donc, s’il vous plaît ?

– À une chose bien simple, comme vous allez voir. Je crains les voleurs.

– C’est votre droit.

– Jusqu’à présent un seul homme est dans la confidence du lieu où j’ai caché mon trésor.

– Puisque vous avez un confident, dit-elle d’un ton railleur, vous pouvez fort bien en avoir deux.

– Ce confident, poursuivit Tippo-Runo, est devenu mon esclave. J’ai sur lui droit de vie et de mort. Cette situation-là vous conviendrait-elle ?

– Si j’ai les trésors à ma disposition, oui.

– Mais, chère belle, reprit Tippo-Runo avec calme, il faut d’abord que je vous dise comment cet homme est devenu une chose que je puis briser comme un jouet.

– Je vous écoute.

Et la Belle Jardinière attendit, calme et souriante, la confidence de son terrible adorateur.

– L’homme dont je vous parle a commis un crime qui peut le conduire à l’échafaud. J’ai la preuve de son crime.

– Ah !

– Si cet homme me trahissait, sa tête tomberait. Un mot adressé à l’attorney général suffirait pour cela.

– Bon ! dit Roumia, je comprends.

– Vous, au contraire, dit Tippo-Runo, vous n’avez sans doute jamais commis de crime.

– Qu’en savez-vous ?

– En eussiez-vous commis, je n’en aurais pas la preuve.

– Et cette preuve, si je vous la donnais ?

Elle parlait résolument, et Tippo-Runo tressaillit.

– Mais non, reprit-elle, tout cela est parfaitement inutile. Vous me faites, d’ailleurs, des contes à dormir debout. Ce qu’on m’a dit de vous est la vérité… et je vais vous parler franchement.

– Voyons, dit froidement Tippo-Runo.

– L’homme qui est venu ici cette nuit a une fortune au grand soleil. Je le trouve, suffisamment riche et je tiens pour sage que le connu doit toujours être préféré à l’inconnu.

Ceci posé, Gaston, – il se nomme ainsi, – est un fort beau cavalier, un homme de cœur et un galant homme.

Je ne l’aimais pas hier, mais le coup de poignard qu’il m’a donné m’a réconciliée avec lui. La femme aime qui elle craint.

J’ai donc l’intention de vous serrer cordialement la main quand j’aurai dormi quelques heures, car je dois être affreuse ce matin, et de vous dire un au revoir qui ne sera qu’un adieu déguisé.

Tippo ne sourcilla pas.

– Et si je vous montrais mon trésor ?

– Voilà précisément ce dont je vous défie.

– Eh bien ! le défi est accepté.

– Sans conditions ?

– Ah ! pardon, dit Tippo-Runo ; une fois que vous saurez où est mon or, vous ne me quitterez plus.

– Puiserai-je à même ?

– Naturellement.

– J’accepte. Et, dit Roumia en souriant, comme je ne suppose pas que vos trésors soient enterrés ici, partons ?

– Ah ! pas tout de suite, fit-il.

– Encore une défaite ?

– Non, mais il faut que je prenne mes précautions.

– Contre qui ?

– Contre vous.

Sur ces mots, Tippo sonna.

Un des deux domestiques parut.

Celui-là était le même qui s’était embarqué avec lui à Calcutta.

Nature passive, obéissante, cet homme, qui était un Anglo-Indien, était dévoué corps et âme à Tippo-Runo.

Si Tippo lui avait commandé de mettre, en plein jour, le feu à la ville de Londres, il l’eût fait sans hésiter.

Il se nommait Neptuno.

– Neptuno, lui dit Tippo en lui montrant la Belle Jardinière, tu vois madame ?

– Oui, maître.

– Tu vas demeurer auprès d’elle jusqu’à ce que je revienne.

– Oui, maître.

– Non pas dans cette chambre, mais dans le couloir qui se trouve là.

L’Anglo-Indien s’inclina.

– Si elle fait mine de sortir, tu la tueras, ajouta Tippo-Runo avec calme.

Et il lui remit le poignard qu’il avait à la main.

– Maintenant, madame, ajouta Tippo-Runo en se tournant vers la Belle Jardinière, prenez patience quelques heures seulement.

– Jusqu’à quand ? demanda-t-elle.

– Jusqu’à ce soir.

– Ah !

– À la nuit, je viendrai vous prendre.

– En voiture ?

– Non, dans une barque.

– Et d’ici là ?…

– Neptuno est une brute qui ne connaît que moi et exécute mes ordres avec une aveugle obéissance. Je lui ai commandé de vous tuer, si vous tentiez de vous échapper. Il le fera, le cas échéant. Vous voilà avertie… Adieu, madame.

– Monsieur, dit Roumia, le retenant d’un geste, j’accepte tout cela, mais à une condition cependant.

– Laquelle ?

– Cet homme demeurera dehors.

– Soit.

– Vous pensez bien que je n’ai nulle envie de sauter par la fenêtre.

– Cela doit être, répondit Tippo-Runo, car elle est à quinze pieds du sol, et vous vous tueriez certainement.

Et sur ces mots, il sortit.

* *

*

Roumia demeura seule.

Neptuno était dans le couloir son poignard à la main, mais il ne pouvait voir ce qui se passait dans la chambre.

Or, Roumia, une heure après le départ de Tippo-Runo, caressait une jolie colombe blanche parfaitement apprivoisée, et qu’elle avait achetée, disait-elle, à un oiseleur de Londres.

La colombe voletait par la chambre, se posait çà et là sur les meubles, sur les dressoirs et sur le dossier du lit.

Roumia s’assit alors devant un guéridon, et écrivit le billet suivant :

« Surveillez la maison. Ce soir, Tippo m’emmène dans une barque. Suivez cette barque ; nous sommes sur la trace. »

Ce billet écrit, elle le plia menu et le glissa sous le ruban qui servait de collerette à la colombe.

Puis elle ouvrit la fenêtre, et la colombe s’envola.

– Voilà, murmura la Belle Jardinière avec un sourire, une combinaison que cet imbécile de Tippo-Runo n’avait point prévue.

XLII

Pendant toute la journée, Roumia ne revit pas le major.

Elle ne sortit pas de sa chambre, bien que Neptuno lui eût offert de la laisser descendre au jardin pour prendra l’air.

Une heure après son départ, la colombe était revenue.

Elle s’était abattue sur le rebord de la croisée demeurée ouverte.

Le billet que Roumia avait attaché au ruban qui lui servait de collier avait disparu.

En revanche, le gentil volatile avait sous l’aile un autre billet qui ne renfermait que ces deux mots :

On veille.

La journée s’écoula. À l’entrée de la nuit, Tippo-Runo revint.

 

Le brouillard, par extraordinaire, était moins épais que les jours précédents, et la Belle Jardinière put apercevoir fort distinctement, sur la Tamise, le canot dans lequel Tippo-Runo était venu.

Deux matelots le montaient.

Car ce n’était point une de ces barques plates qui font le service entre les deux rives du fleuve et servent à transporter les ouvriers des ports.

C’était le canot d’un navire de commerce, et sur la proue on lisait en lettres blanches, sur un fond noir, le nom de West-India.

– Chère belle, dit le major en entrant, êtes-vous toujours décidée ?

– Toujours.

– Vous voulez voir mes trésors ?

– C’est à cette condition seulement, répondit-elle, que je ne vous quitterai pas.

– Qu’il soit donc fait ainsi que vous le désirez.

Et le major déposa sur un meuble un petit paquet qu’il avait sous le bras.

– Qu’est-ce que cela ? demanda la Belle Jardinière.

– Vous allez voir.

Tippo-Runo développa le paquet, et Roumia vit un capuchon de grosse laine qui devait se serrer autour du cou par une gaine, et au milieu duquel était percé un trou unique.

Ce trou était placé, non vis-à-vis les yeux, mais en face de la bouche.

Il était destiné, non à voir, mais à respirer.

– Que voulez-vous donc faire de cela ? fit Roumia.

– C’est une coiffure que je vous apporte.

– À moi ?

– Sans doute.

– Mais dans quel but ?

– Ne vous ai-je pas dit que je m’entourais de quelques précautions ?

Et Tippo eut un sourire railleur.

– Je suis persuadé, reprit-il, que quand vous verrez mes trésors, vous les trouverez respectables ; mais enfin, il faut tout prévoir. Vous pouvez avoir un regain d’amour pour l’homme dont vous me parliez ce matin.

– Eh bien ?

– Et m’abandonner, si riche que je sois… Je ne veux pas que vous puissiez savoir en quel lieu je vous ai conduite.

– Voilà qui m’est parfaitement indifférent, dit-elle.

Et elle tendit complaisamment la tête à Tippo-Runo pour qu’il la couvrît du capuchon.

Mais auparavant elle avait jeté, par la croisée ouverte, un rapide regard sur la Tamise.

À vingt brasses du canot que montait tout à l’heure Tippo-Runo était amarrée une grosse barque pontée, de celles qui servent à transporter du charbon.

Cette barque était là depuis peu, car Roumia la voyait pour la première fois.

Un homme qui fumait était sur le pont et tenait la barre.

L’unique voile carrée de la grosse barque s’enflait péniblement.

– Si ce sont eux, pensa Roumia, ils auront de la peine à nous suivre.

Tippo lui mit le capuchon sur la tête, et elle n’opposa aucune résistance.

– Maintenant, dit-il en la prenant par la main, suivez-moi.

Roumia descendit l’escalier, soutenue par Tippo-Runo, elle foula le sable du jardin, puis le sol humide de la berge.

Alors Tippo la prit dans ses bras et l’assit au fond du canot.

Puis d’un ton de commandement :

– Nagez ! dit-il aux deux matelots.

Le canot se mit en marche, et comme il passait auprès de la grosse barque à charbon, l’homme qui se tenait à la barre et que Roumia avait aperçu de la fenêtre, cet homme, disons-nous, tourna la tête, de manière que Tippo-Runo ne pût le voir.

Non seulement Tippo-Runo ne put le voir, mais encore, cette lourde embarcation qui ressemblait à toutes celles qui transportent le charbon sur la Tamise, n’attira nullement son attention.

Il ne vit pas même un gros chien de Terre-Neuve, noir et blanc, qui se tenait à l’avant de la barque.

Le canot filait bon train ; en quelques minutes, il eut pris sur la grosse banque une avance considérable.

Mais alors l’homme qui fumait fit un signe et le chien tomba à l’eau.

Puis, nageant sans bruit, plongeant quelquefois, l’intelligent animal se mit à suivre le canot.

* *

*

Cependant Roumia étouffait sous son capuchon, et se trouvait plongée dans les ténèbres les plus épaisses.

Mais elle était résolue à aller jusqu’au bout.

D’ailleurs n’obéissait-elle pas à celui qui était devenu son maître, en vertu d’un pouvoir mystérieux ? Rocambole ne lui avait-il pas ordonné de découvrir à tout prix le lieu où Tippo-Runo cachait ses trésors ?

La traversée fut longue.

Pendant plus d’une heure, Roumia entendit le bruit des avirons qui frappaient l’eau, avec une régularité indiquant qu’ils étaient maniés par de vrais marins.

Puis enfin, le canot s’arrêta et un léger choc apprit à Roumia qu’il venait d’accoster un navire.

En même temps, Tippo-Runo la reprit dans ses bras.

Elle se sentit enlever, et, aux oscillations qu’elle éprouva, elle comprit que son guide, tout en la portant d’une main, se cramponnait de l’autre à l’échelle de tribord.

Enfin il toucha le pont.

Un homme qui attendait Tippo-Runo en haut de l’échelle lui dit :

– Tout est prêt, monseigneur.

– Nous sommes seuls ?

– Absolument seuls. J’ai envoyé tous mes hommes à terre.

– Et la cabine ?

– Elle est disposée selon vos ordres.

– C’est bien, dit Tippo.

Roumia entendait tout cela, mais elle ne voyait rien.

Tippo l’entraîna jusqu’au grand panneau.

Ce ne fut que lorsqu’elle eut traversé le faux-pont qu’il lui dit :

– Maintenant, vous pouvez ôter votre masque…

Roumia put alors regarder autour d’elle.

Elle vit l’homme qui avait adressé la parole à Tippo-Runo en l’appelant monseigneur.

C’était John Happer, le capitaine du West-India.

Le navire paraissait désert.

– Chère belle, dit Tippo-Runo, vous allez voir que je ne suis pas un aventurier.

Il la fit entrer dans la cabine de John Happer.

Sous le lit, il y avait une natte indienne.

En soulevant cette natte, on mettait à découvert un panneau de boiserie.

Tippo pressa un ressort, le panneau s’ouvrit.

Alors Roumia put voir une excavation profonde ménagée entre la cale et l’entrepont.

John Happer, qui tenait une lanterne à la main, descendit dans cette cachette, et soudain, aux rayonnements de cette lanterne, elle parut s’enflammer.

C’étaient les monceaux d’or et de pierreries qui flamboyaient.

– Eh bien ! suis-je un aventurier ? répétait Tippo Runo d’un ton moqueur.

XLIII

Comme Roumia était parfaitement renseignée par avance sur la fortune du major Linton et qu’elle avait joué une véritable comédie en paraissant en douter, elle ne manifesta ni surprise, ni admiration à la vue de tant d’or accumulé.

– C’est bien, dit-elle en regardant Tippo-Runo, vous êtes vraiment riche !

– Ah ! vous trouvez ?

– La preuve en est que je reste avec vous.

Un sourire passa sur les lèvres de Tippo-Runo.

– Je l’espère bien, dit-il ; et puis, vous voudriez partir maintenant qu’il serait trop tard.

– Vraiment ?

– Sans doute. Je vous le prouverai tout à l’heure. Venez avec moi.

Il fit un signe à John Happer, qui remonta et referma le panneau.

– Conduis-nous, lui dit-il alors, dans la cabine de madame.

John Happer passa devant et traversa l’entrepont dans toute sa longueur.

Là, il poussa une autre porte, et la Belle Jardinière se trouva, non au seuil d’une cabine de marin, mais d’un boudoir de petite maîtresse.

Les boiseries étaient recouvertes d’une étoffe de Smyrne aux tons harmonieux et d’un merveilleux coloris.

Un épais tapis jonchait le sol.

Pour meubler ce réduit de six pieds carrés, on avait dévalisé les magasins les plus opulents de l’ébénisterie anglaise.

C’était un palais en miniature.

Tippo-Runo s’enferma avec Roumia et lui dit alors :

– Voilà votre demeure, chère amie.

– Comment ! ma demeure ?

– Sans doute.

– Provisoire, j’imagine ?

– Pour deux ou trois mois.

– Hein ?

– Nous allons voyager.

– Bah !

– Que vous importe, puisque je suis riche…

– C’est vrai, dit-elle ; mais je ne me trouve pas très grandement logée.

– Quand nous serons en pleine mer, vous pourrez monter sur le pont.

– Où allons-nous ?

– C’est ce que je ne puis vous dire aujourd’hui.

– Et… à quand le départ ?

– Demain soir, un peu avant le coucher du soleil, si le vent se maintient et si le temps est beau.

– Alors je puis retourner à terre aujourd’hui.

– Non, certes.

– Pourquoi donc ?

– Mais parce que vous avez maintenant mon secret et que mon secret ne doit pas courir les rues de Londres.

Elle haussa les épaules :

– Croyez donc à l’amour des hommes ! murmura-t-elle.

– L’amour n’exclut pas la défiance, répondit-il avec cynisme.

Elle ne répondit rien et parut se résigner à cette captivité momentanée.

– Cela ne doit pas nous empêcher de souper.

– Qui donc nous servira ?

– John Happer.

– Qu’est-ce que John Happer ?

– Le capitaine de ce navire, qui m’appartient, comme lui, John Happer, m’appartient également.

– Ah !

Tippo-Runo frappa du poing sur la cloison.

John Happer accourut.

– Donne-nous à souper ! dit Tippo-Runo.

Cinq minutes après, le capitaine, devenu provisoirement domestique, roulait devant lui une table toute servie.

– Maintenant, laisse-nous… ordonna Tippo.

Mais comme John Happer se retirait, Roumia l’arrêta d’un geste.

Et regardant Tippo :

– Est-ce que vous ne me rendrez pas ma tourterelle ?

Les prisonniers, depuis Pélisson, ont le droit de charmer leur solitude et leur captivité par la compagnie d’un animal quelconque, fût-ce une araignée.

– Qu’à cela ne tienne ! dit Tippo.

Et il s’adressa à John Happer.

– Prends le canot, dit-il, et va chercher la tourterelle de madame.

John Happer disparut et Tippo-Runo se mit tranquillement à souper.

Ce n’était pas une raison parce qu’il changeait d’habitation pour que Tippo-Runo changeât rien à ses habitudes.

Il soupa comme à l’ordinaire et but pareillement.

À deux heures du matin, il était ivre-mort et roulait sous la table.

Alors Roumia se leva et courut à la porte.

Mais cette porte était fermée en dehors.

Elle eût inutilement brisé ses ongles pour essayer de l’ouvrir.

Sous la soie aux couleurs chatoyantes, il y avait du chêne ferré et massif.

– Prisonnière ! murmura-t-elle avec colère. Il faut pourtant que le maître sache que Tippo part demain.

À trois heures du matin, une clef tourna dans la serrure.

C’était John Happer qui revenait, portant à la main la cage et la tourterelle endormie.

Il jeta un regard sur Tippo-Runo, secoua la tête et murmura :

– Le canon de l’amirauté ne le réveillerait pas, il faut attendre.

– Vous avez quelque chose à lui dire ?

– Oui.

– D’important.

– Très important. Mais ça ne fait rien.

Et il sortit, refermant la porte avec précaution.

Mais la cabine avait une fenêtre, c’est-à-dire un sabord.

Roumia l’ouvrit et l’air de la nuit entra frais et humide dans la cabine.

Puis elle regarda Tippo, toujours étreint par l’ivresse.

Tippo ne devait s’éveiller que dans deux ou trois heures.

La Belle Jardinière tira de son sein un carnet, en arracha une feuille et, avec un crayon, traça dessus ces mots :

 

« Je suis à bord d’un navire dont j’ignore le nom. Mais le capitaine se nomme John Happer. Les trésors sont dans la cale.

« Nous levons l’ancre demain soir. À bon entendeur, salut !

ROUMIA. »

 

Ce billet écrit, elle attendit patiemment.

Bientôt un rayon de faible clarté entra dans le sabord.

Alors la tourterelle, qui dormait la tête sous son aile, s’éveilla et se mit à roucouler.

Roumia attacha le billet sous son aile, la prit sur son doigt et l’approcha du sabord.

Et la tourterelle s’envola.

Tippo dormait toujours.

Mais la tourterelle n’alla pas loin sans doute, car moins d’une heure après, elle était de retour.

Au billet de Roumia, on répondit par un autre, et il ne contenait que ces trois mots :

Tout est prêt.

Roumia caressa l’oiseau et le remit dans sa cage.

En ce moment Tippo-Runo commença à s’agiter sur le lit de repos où il était étendu.

L’ivresse se dissipait, et un sourire vint aux lèvres de la Belle Jardinière, qui murmura :

– Il était temps !

XLIV

Rétrogradons maintenant de quelques heures et reportons-nous au moment où le canot remontait la Tamise, portant Tippo-Runo et la Belle Jardinière la tête couverte d’un capuchon de laine.

On s’en souvient, une grosse barque à charbon remontait aussi le cours de la Tamise.

Un homme qui se trouvait à la barre avait détourné la tête quand le canot avait passé bord à bord.

Enfin un chien qui se tenait à l’avant de la barque sur un signe de l’homme, était tombé à l’eau et s’était mis à nager dans le sillage du canot.

Un autre personnage était alors monté de l’intérieur de la barque sur le pont.

C’était Marmouset, – comme le premier, on l’a deviné sans doute, n’était autre que Rocambole.

– Il a passé près de nous, dit celui-ci, sans nous voir.

– Il est tout entier à ses amours, sans doute.

– Ou à ses trésors.

– Enfin Roumia est sur la trace ?

– C’est au moins ce que dit le billet apporté par la tourterelle.

– Encore un joli moyen que vous avez trouvé là, maître, fit Marmouset en souriant.

– Il n’est pas de moi, répondit Rocambole. On s’en servait au moyen âge et on s’en sert encore dans toutes les Flandres.

– Bon ! mais le chien ?…

– Le chien est un superbe animal que j’ai ramené de Terre-Neuve où je me suis arrêté en revenant de l’Inde. Sois tranquille, au lieu de remonter dans Londres, le canot descendrait-il la Tamise et traverserait-il la Manche que Love ne le quitterait pas.

– Sans doute, mais…

– Mais, reprit Rocambole, quand le canot sera arrêté il reviendra.

– Ah !

– Et il nous conduira jusqu’à l’endroit où il l’a laissé. La barque remontait toujours péniblement le courant dont tout à l’heure le canot de Tippo-Runo semblait se jouer.

Marmouset et Rocambole n’étaient plus, comme la veille, d’élégants gentlemen vêtus avec une exquise distinction.

Ils avaient le visage et les mains noircis et portaient de grosses vareuses brunes et le chapeau ciré.

– Maître, reprit Marmouset, je comprends que Tippo-Runo n’ait pas mis Roumia dans sa confidence jusqu’à ce jour.

– Mais ce que tu ne comprends pas, c’est que moi, dit Rocambole, je n’aie pu découvrir, où sont les trésors ?

– Justement.

– Voici près d’un mois que je cherche et ne trouve rien, continua le maître. Il est positif que Tippo-Runo n’a déposé ses fonds chez aucun banquier, ni à Paris, ni à Londres, ni à Édimbourg, ni à Dublin.

– Il n’est pourtant pas homme à les enfouir.

– Non, mais il attend…

– Quoi donc ?

– Que la curiosité publique se soit calmée à son endroit et qu’on ne s’occupe plus de lui.

– Qu’est-ce que cela peut lui faire ?

– Il craint en outre que les derniers événements de l’Inde, auxquels il a été mêlé, ne soient présentés sous leur vrai jour à l’amirauté.

– Ah !

– Et dans ce cas, il aime autant laisser son argent à l’abri.

– Enfin, où peut-il l’avoir caché ?

– Un moment, dit encore-Rocambole, j’ai pensé que les trésors étaient demeurés à bord du West-India, qui se trouve à l’ancre dans le bassin des docks.

– Eh bien !

– Mais j’ai reconnu que cette supposition n’était guère admissible.

– Pourquoi ?

– Parce que John Happer serait homme à tout déménager par une nuit sombre, ou mieux encore à lever l’ancre et à prendre la mer pour quelque destination inconnue.

Tandis que Rocambole parlait ainsi et que la barque continuait sa marche pesante, un bruit traversa l’espace.

C’était un long aboiement.

– Ah ! dit Rocambole, voici Love qui revient.

En effet, peu après, le chien apparut, nageant toujours, dans le cercle de lumière décrit par le fanal de proue de la barque.

– Il paraît que le canot n’est pas allé loin, dit Marmouset.

Le chien ayant aperçu son maître, tourna sur lui-même, et se remit à monter le courant.

Seulement il nageait lentement pour que la barque pût le suivre.

Cela dura une demi-heure environ.

– Hé ! mais, dit tout à coup Rocambole, nous voici dans le bassin des docks.

– Bon ! fit Marmouset.

– Et voilà le West-India.

Le brick, en effet, se balançait sur ses ancres dans le bassin ; et le chien s’était mis à nager à l’entour.

L’œil perçant de Rocambole eut bientôt aperçu le canot qu’on avait amarré au bas de l’échelle de tribord.

– Me serais-je trompé ? murmura-t-il, et les trésors seraient-ils à bord du navire ?

Sur ces mots, il largua l’unique voile de la barque.

– Quel faites-vous, maître ? demanda Marmouset.

– Je jette l’ancre.

– Est-ce que nous allons rester ici ?

– Oui.

– Jusque quand ?

– Je n’en sais rien.

Et Rocambole s’enveloppa dans son caban et se coucha sur le pont de la barque, désormais immobile, à trois encablures du West-India.

Le chien remonta à bord à l’aide d’une corde que Marmouset lui jeta et qu’il saisit avec les dents.

Un quart d’heure après, Rocambole, qui feignait de dormir, entendit un léger bruit et leva la tête.

Un homme descendait dans le canot du West-India, une lanterne à la main.

Rocambole le reconnut.

C’était John Happer le capitaine.

– Le voilà tout à fait guéri de ses blessures, murmura ; le maître à l’oreille de Marmouset. Il est leste comme un gabier.

– Quel est cet homme ?

– John Happer.

– Est-ce que nous allons le suivre ?

– Non.

– Pourquoi ?

– Parce que, s’il quitte son bord, il y reviendra.

En effet, moins d’une heure après, le canot qui s’était éloigné rapidement du West-India, était de retour.

Rocambole vit monter sur le pont du navire John Happer, qui portait à la main la cage de la tourterelle.

– Oh ! oh ! dit-il à Marmouset, Roumia ne s’endort pas.

– Comment ?

– Elle a envoyé chercher son messager.

– Ah !

– Et au point du jour, nous aurons de ses nouvelles.

– Alors, qu’allons-nous faire ?

– Tu vas rester ici et observer tout ce qui se passera à bord.

– Et vous ?

– Moi je vais à terre attendre la colombe à l’endroit où elle vient d’ordinaire.

Et Rocambole, se débarrassant de son caban, se jeta résolument à l’eau, trouvant cela plus simple et plus commode que de manœuvrer la barque vers le quai.

XLV

Un bain froid n’était rien pour Rocambole.

Il gagna le quai, se secoua comme un caniche et, tout ruisselant encore, se mit à courir bravement dans la direction du Wapping, ce bienheureux quartier qui est la providence de quiconque a besoin d’aide sans aucune intervention de la police.

Naturellement il s’en alla chez Calcraff, le tavernier du Roi-George.

Calcraff le vit entrer sans étonnement et le conduisit derrière le comptoir, dans une petite chambre où se trouvait une garde-robe assez variée.

Rocambole changea de linge et de vêtements, puis il revint dans la salle commune.

Il y avait peu de monde.

Quelques matelots, quelques Irlandais, deux ou trois femmes en haillons qui buvaient du gin.

À une table, dans un coin, un homme vidait seul et silencieusement une pinte de pale ale.

Rocambole le regarda et tressaillit.

– Où diable ai-je vu cet homme ? se dit-il.

Puis il se fit une lueur dans son esprit :

– Hé ! se dit-il, c’est un ancien compagnon de bagne de Toulon. Comment diable est-il ici ?

Cet homme était vêtu d’une veste bleue, sur les manches de laquelle s’étalaient deux galons de laine mélangés d’argent.

Son chapeau ciré, sa chemise bleue joints à ses insignes, le désignaient suffisamment comme un maître timonier.

Comment le forçat était-il devenu marin, et le marin sous-officier ?

C’était là ce qui intrigua Rocambole au point qu’il tira sa montre pour voir s’il avait le temps de courir cette nouvelle aventure.

Sa montre marquait trois heures du matin.

Or, l’endroit où la colombe de Roumia avait coutume d’apporter les messages de sa maîtresse n’était autre que la fenêtre de la mansarde occupée par l’Irlandaise.

L’Irlandaise demeurait à deux pas de la Taverne du Roi-George, dans cette maison jadis habitée par Gipsy, et sur le toit de laquelle la danseuse passait lestement chaque nuit pour aller voir son cher sir Arthur Newil.

On était en automne, et il n’était jour qu’à cinq heures.

Au jour seulement, Roumia lâchait sa tourterelle, les pigeons ne voyageant pas la nuit.

Rocambole avait donc deux heures devant lui.

Le temps est toujours de l’argent, comme disent les Anglais.

Rocambole savait par expérience que le meilleur des auxiliaires est le hasard, et ce ne fut pas une vaine curiosité qui le fit aller s’asseoir en face du buveur solitaire.

Qui sait s’il n’allait pas tirer grand parti de cette rencontre fortuite ?

– Bonjour, camarade, dit-il.

Le maître timonier fronça légèrement le sourcil, et il crut d’abord avoir affaire à un matelot.

– Tu viens trop tard, camarade, dit-il.

– Pourquoi donc ?

– J’ai tout mon monde.

– Plaît-il ?

– Et l’équipage que John Happer m’a chargé de recruter est au complet.

À ce nom de John Happer, Rocambole eut besoin de tout son sang-froid pour étouffer un cri de surprise.

Il cligna de l’œil, et baissant la vois, il dit au timonier :

– Je te fais mon compliment, tu t’es joliment tiré d’affaire.

– Moi ? dit cet homme en tressaillant.

– Est-ce que tu n’es pas allé là-bas ?

– Où ça ?

Rocambole n’avait pas le temps de faire des phrases : il cessa donc sur-le-champ de parler anglais et dit en français au marin :

– Nous avons mangé des gourganes ensemble à Toulon.

Le marin devint livide.

– Vous vous trompez, balbutia-t-il.

– Tu étais le numéro 41, poursuivit froidement Rocambole.

Ce détail était si précis, que le pauvre diable se prit à trembler.

– Et de ton vrai nom, si j’ai bonne mémoire, tu t’appelles Joseph Couturier ou Roudurier : je ne sais pas au juste, il y a si longtemps !

– Camarade, murmura l’ancien forçat dont les dents s’entrechoquaient de terreur, si tu as du cœur, tu ne me vendras pas. Ce que tu dis est vrai. Je me suis évadé et j’étais bien le numéro 41. Mais personne n’en sait rien en Angleterre, et grâce à ma bonne conduite, je suis devenu ce que tu me vois.

Je n’ai pas beaucoup d’argent, mais ce que j’ai, je le partagerai avec toi.

Il était bouleversé, et parlait d’un ton suppliant.

Rocambole se prit à sourire :

– Tu ne me reconnais pas, toi ? fit-il.

– Non… cependant… il me semble… Ah !… c’est impossible !…

– Tu me reconnais ?

– Le cent dix-sept ! balbutia l’ancien forçat.

– Lui-même, dit Rocambole.

Soudain la physionomie du timonier se rasséréna ; son cœur battit moins vite et l’effroi qui s’était d’abord emparé de lui se calma.

Cent dix-sept, c’est-à-dire Rocambole, était devenu, à la suite de son audacieuse évasion, le héros légendaire du bagne de Toulon.

Il avait arraché un homme à la guillotine, il avait arrêté le couperet dans sa chute.

Un homme comme lui ne pouvait trahir.

– Oh ! dit Joseph Couturier, je n’ai plus peur, ce n’est pas toi qui me vendras.

– Non, si tu m’obéis.

Il se prit à trembler.

– C’est que, dit-il, je suis devenu honnête…

– Moi aussi.

– Et je ne veux plus travailler.

– Moi non plus.

– Alors, dit l’ancien forçat avec soumission, que voulez-vous faire de moi ?

– Je veux te donner le moyen de racheter ton passé.

– Vrai ?

– Cent dix-sept n’a jamais menti.

– C’est vrai. Du moins on le disait au bagne de Toulon.

– Et on avait raison de le dire.

Puis Rocambole demanda une pinte d’ale, et comme Calcraff l’apportait lui-même, il lui dit :

– Ce garçon-là peut-il avoir confiance en moi ?

– Comme en moi-même, répondit simplement Calcraff.

Or Calcraff n’avait jamais trompé personne, et cette réponse seule eût suffi pour rassurer le timonier, si le nom de Cent dix-sept ne l’eût déjà fait.

– Veux-tu m’obéir ? répéta Rocambole.

– Oui.

– Aveuglément ?

– Oui.

– Alors, écoute.

* *

*

Que se passa-t-il entre Rocambole et l’ancien forçat ?

Calcraff lui-même ne le sut point.

Mais un peu avant le jour, Rocambole s’en alla en murmurant :

– Je crois bien maintenant que je tiens Tippo-Runo.

Il s’en alla droit au logis de l’Irlandaise.

Celle-ci dormait.

Rocambole l’éveilla en frappant à la porte.

– Qui est là ? dit-elle d’une voix enrouée par le gin.

– Moi, le maître ; ouvre.

Rocambole entra et ouvrit la fenêtre.

L’aube naissait et les étoiles disparaissaient sous le ciel gris cendré.

Tout à coup un battement d’ailes se fit entendre et la tourterelle de Roumia vint s’abattre sur l’entablement de la croisée.

Rocambole s’empara du message et le lut.

– C’est parfait, dit-il.

Et il écrivit cette réponse :

« Tout est prêt. »

Puis tandis que la colombe s’envolait :

– Si Nadir était ici, murmura-t-il, il verrait que tout finit par arriver. Nous avions rêvé six mois trop tôt la conquête du West-India. Mais à présent, je crois bien que le West-India est à nous.

XLVI

Cependant Tippo-Runo, après avoir, comme à l’ordinaire, cuvé son vin, s’éveilla avec le premier rayon du soleil.

Quand il se fut suffisamment frotté les yeux, le major regarda autour de lui.

Roumia s’était endormie sur une pile de coussins ; la tourterelle était dans sa cage.

Le sabord seul était ouvert.

Pourquoi ?

Le major s’en approcha ; puis il regarda la Belle Jardinière endormie.

– Qui sait si elle n’a pas songé à se sauver ? dit-il. Mais cette supposition, lui parut absurde tout de suite et il murmura en souriant :

– On ne quitte pas un homme aussi riche que moi. Il faisait chaud ici, elle aura eu besoin d’air.

Comme il faisait cette réflexion, deux coups discrets furent frappés à la porte de la cabine.

– Entrez ! dit le major.

La porte, qui était verrouillée en dehors, s’ouvrit et John Happer entra.

– Je suis venu cette nuit, dit-il, mais Votre Honneur était hors d’état de m’entendre.

– Avais-tu donc quelque chose d’important à me dire ? demanda Tippo-Runo.

– Sans doute.

– Voyons ?

– D’abord j’ai renouvelé mon équipage.

– Pourquoi ?

– Mais parce qu’il est inutile que nous ayons à bord des matelots ramenés de l’Inde.

– Tu as raison.

– D’autant mieux que quelques-uns me paraissent avoir des soupçons.

– Sur l’existence du trésor ?

– Oui.

– John Happer, tu es un honnête homme.

– Vous vous trompez, répondit le capitaine, je suis un coquin comme vous ; mais comme j’ai tout intérêt à vous servir, je vais droit mon chemin.

Tippo-Runo ne se fâcha point de cette opinion émise par John Happer sur leur commune moralité.

– Ainsi, dit-il, tu as de nouveaux matelots ?

– Je n’ai pas gardé un seul des anciens.

– Et les nouveaux sont-ils bons marins ?

– Excellents. J’ai chargé de les recruter un homme que je connais de longue main.

– Ah !

– C’est un ancien forçat français qui est un marin de premier ordre.

– Un forçat ?

– Oui, en rupture de ban.

– Singulier choix !

– Dame ! fit John Happer, comme nous pouvons le dénoncer, il sera à nous corps et âme.

– Je vois que mon système te paraît bon, fit Tippo-Runo en riant. Quand serons-nous prêts ?

– Mon avis, dit John Happer, est que ce soir nous sortions du bassin.

– Bon !

– Nous irons nous ancrer en pleine Tamise, à une lieue d’ici, à peu près en face de votre cottage.

– Et puis ?

– Et nous appareillerons demain au petit jour.

– C’est fort bien, dit Tippo-Runo. Maintenant veux-tu savoir où nous allons ?

– Oh ! dame ! répondit naïvement John Happer, je vous avoue que cela me serait agréable. Rien ne dégoûte un marin comme ce qu’on appelle la destination inconnue.

– Eh bien ! nous allons faire un voyage d’exploration sur les côtes orientales d’Écosse.

– Ah !

– J’ai fait acheter là-bas, à six lieues d’Édimbourg un vieux manoir perché sur un roc, au bord de la mer. C’est là que je veux mettre mes trésors en sûreté.

– Excellente idée ! dit John Happer. Maintenant, confidence pour confidence.

– Voyons ?

– Vous souvenez-vous de l’homme qui a voulu faire sauter le West-India et qui s’est jeté à la nage ?

– Pardieu ! dit Tippo-Runo, c’était le Français Avatar, l’ami du rajah. Heureusement il s’est noyé.

– Vous croyez ?

– Oh ! j’en suis sûr. Tous les journaux de l’Inde ont annoncé qu’on avait repêché son cadavre ainsi que celui de l’Indien Nadir.

– Eh bien ! dit froidement John Happer, les journaux se sont trompés.

– C’est impossible.

– Avatar est parfaitement vivant.

– Allons donc !

– Et il est à Londres.

Tippo-Runo pâlit.

– Il est à Londres, répéta John Happer ; mais il n’y a pas longtemps.

– Hein !

– Attendez donc, reprit le capitaine, vous vous souvenez pareillement qu’après son audacieuse tentative de s’emparer du navire, nous avons dressé un procès-verbal que nous avons fait signer de tout l’équipage ?

– Sans doute.

– Ce procès-verbal suffira pour le faire condamner à mort par un conseil de guerre, s’il tombe jamais aux mains de l’autorité maritime.

– Mais il faut qu’il y tombe.

– On l’arrêtera aujourd’hui même.

– Qui ?

– La police anglaise.

– Mais où ?

– À l’hôtel de Bristol, dans le Strand, où il vit en parfait gentleman.

– Es-tu bien sûr de tout ce que tu me dis là ?

– Très sûr.

– Tu l’as donc vu ?

– Oui.

– Où et quand ?

– Il y a deux jours, au théâtre, de Covent-Garden.

Je l’ai fait suivre par un de mes matelots, mais il a perdu sa trace. Alors j’ai promis à cet homme une forte récompense s’il retrouvait le gentleman et, cette nuit même, je l’ai vu.

– Et il l’avait retrouvé ?

– C’est lui qui m’a appris qu’Avatar logeait à l’hôtel de Bristol.

– Soit, dit Tippo-Runo dont le front était baigné de quelques gouttes de sueur. Mais la police te croira-t-elle ?

– Je vais m’en aller à l’amirauté déposer les pièces d’accusation.

– Et puis ?

– En même temps, mon homme ira chez un constable et lui indiquera la retraite du coupable.

– C’est parfait, dit Tippo-Runo en s’essuyant le front. Mais c’est égal, j’aurais préféré que ce diable d’homme se fût noyé.

– On le fusillera et cela reviendra au même.

Comme John Happer parlait ainsi, un soupir s’échappa des lèvres entr’ouvertes de la Belle Jardinière.

– Chut ! fit Tippo-Runo.

Roumia rouvrit les yeux et manifesta un étonnement si bien joué, en se retrouvant dans la cabine du West-India, que John Happer et Tippo-Runo eussent juré par tous les saints du Paradis qu’elle avait dormi réellement.

XLVII

Marmouset était demeuré en faction sur la barque à charbon, immobile à deux encablures du brick le West-India.

Mais rien d’extraordinaire ne s’était produit à bord de ce navire pendant le reste de la nuit et personne n’était monté sur le pont.

Au jour, et un peu avant le lever du soleil, le terre-neuve qui était couché à l’avant de la barque dressa tout à coup les oreilles.

Ce mouvement attira l’attention de Marmouset.

Le chien se leva et tourna la tête vers le quai.

Alors Marmouset aperçut un homme debout qui lui faisait des signes.

Pour tout autre que Marmouset, cet homme n’était-pas Rocambole.

Le maître avait de nouveau changé d’attitude, de costume et de visage.

Il avait voûté sa taille, couvert son visage de larges favoris roux, sa tête d’une épaisse chevelure grisonnante en broussaille, et un tatouage ornait son cou qui paraissait entrer dans les épaules.

Si Rocambole voulait ressembler à quelqu’un, en ce moment, c’était évidemment à John Happer.

La barque à charbon portait suspendu à son arrière un petit canot d’une dizaine de pieds.

Marmouset le mit à flot, sauta dedans, s’empara de la godille et gagna le quai.

– Suis-moi, dit Rocambole, au moment où il posait le pied sur le parapet.

Ce ne fut que dans une rue voisine du quai que Rocambole donna à Marmouset l’explication de sa conduite.

– Tel que tu me vois, lui dit-il, je ne suis plus Rocambole.

– Ah !

– Je suis John Happer.

– Le capitaine du West-India.

– Justement.

– Je ne comprends pas, dit Marmouset.

– Attends ; ce soir, à minuit, je prends le commandement du West-India, et tu es mon commis aux écritures.

– Mais… Tippo-Runo ?…

– Tippo-Runo, quand je monterai à bord, sera prisonnier à fond de cale.

– Qui donc s’emparera de lui ?

– Toi.

– Allez toujours, maître, dit Marmouset, car jusqu’à présent, je ne comprends pas un mot de toute cette énigme.

– C’est fort simple, reprit Rocambole ; John Happer, et Tippo-Runo doivent partir ce soir pour une destination inconnue.

– Comment le savez-vous ?

– Par un billet de Roumia que m’a apporté la colombe.

– Fort bien.

– John Happer a congédié tout son équipage. Il n’a pas gardé un mousse de l’ancien.

Il a chargé un homme dont il se croyait sûr de lui recruter dix matelots résolus.

– Et cet homme ?…

– Dont il se croit sûr, m’appartient corps et âme. Je n’ai pas le temps de te dire pourquoi ni comment. Tu verras.

– Où allons-nous ?

– Au Roi-George, chez Calcraff.

– Nous y trouverons cet homme ?

– Et nous y verrons venir John Happer tout à l’heure. Tout cela était encore obscur pour Marmouset, mais il jugea inutile de questionner Rocambole.

Une demi-heure après, il était installé avec lui et Joseph Couturier, le maître timonier, dans une salle enfumée au premier étage de la taverne, où Calcraff avait coutume de mettre ceux de ses clients qui avaient à parler d’affaires sérieuses.

– Tu es sûr que John Happer va venir ? disait Rocambole.

– J’ai rendez-vous avec lui à neuf heures pour lui présenter mes dix matelots. Sur votre ordre, ceux-ci ne viendront qu’à dix heures, et nous aurons le temps d’expédier John Happer.

– Et tu m’assures qu’aucun d’eux ne le connaît intimement ?

– Aucun, j’en suis certain, n’a navigué avec lui. Il y en a deux qui prétendent l’avoir rencontré il y a cinq ans, dans les mers du Sud ; mais, ajouta le timonier, vous vous êtes si bien fait sa tête, que cela n’a pas d’importance.

– À l’œuvre donc, dit Rocambole.

La salle où ils se trouvaient était en communication avec une autre plus petite.

– Je vais attendre là, dit Rocambole. Il pourrait me reconnaître en entrant, et essayer de résister. Il faut le surprendre.

En même temps, Rocambole, qui avait sous sa veste un petit paquet enveloppé dans un numéro du Times, passa dans la pièce voisine et se tint derrière la porte.

Marmouset demeura auprès du timonier.

Quelques minutes après, neuf heures sonnèrent à l’église Saint-Paul.

– Attention ! dit Joseph Couturier.

Et il appela Calcraff.

Le tavernier monta, apportant trois doubles pintes.

– Tu n’as personne en bas ? lui dit le timonier.

– Non. Ce n’est pas l’heure de dîner.

– Tu es sourd, n’est-ce pas ?

– Sourd et aveugle. Mais ma cave est ouverte et il y a dedans une belle futaille vide qui fera votre affaire.

Et Calcraff sortit en riant.

Quelques minutes après, un pas lourd retentit dans l’escalier.

– Le voilà ! dit Joseph Couturier.

En effet, John Happer entra.

– Je t’ai fait attendre, dit-il, mais j’ai passé à l’amirauté, où j’avais quelques petites affaires à régler. En même temps, j’ai pris mes papiers de bord. Qu’est-ce que ce jeune homme ?

– Un de mes matelots.

– Bien. Et les autres ?

– Ils vont venir.

– Alors, buvons un coup.

Mais au moment où John Happer, sans défiance, se versait à boire, la porte de la petite salle s’ouvrit, un sifflement se fit entendre, une corde s’enroula rapide autour du cou du capitaine, qui se trouva renversé sur le sol, à demi étranglé. Rocambole s’était souvenu des leçons qu’il avait prises de ses anciens ennemis les Étrangleurs.

Le petit paquet qu’il avait tout à l’heure sous la veste n’était autre chose qu’un lasso, et ce lasso venait d’abattre John Happer comme une masse.

Le timonier et Marmouset se jetèrent sur lui et le maintinrent étendu sur le sol.

En même temps, Rocambole parut et, lui appuyant son poignard sur la gorge :

– Mon bon John Happer, lui dit-il, il faut nous obéir sur le champ ou mourir, le temps est cher, et nous n’avons pas le moyen de le dépenser inutilement.

John Happer était un homme prudent, il avait vu Rocambole à l’œuvre, et savait ce dont il était capable. Aussi n’essaya-t-il ni de crier, ni de résister.

En un tour de main, Joseph Couturier, sur un signe de Rocambole, avait lié pieds et poings au capitaine.

Alors Rocambole appela Calcraff, vers lequel John Happer tourna un regard rempli de colère et de reproche, et lui demanda de quoi écrire.

Puis, s’adressant de nouveau à John Happer :

– On va vous délier la main droite, et vous allez écrire sous ma dictée.

On avait relevé John Happer et on l’avait assis devant la table sur laquelle Calcraff déposa une plume et de l’encre.

– Et si je refuse ? dit John Happer.

– Vous serez mort dans dix secondes.

John Happer se résigna.

Alors Rocambole lui dicta le billet suivant :

 

« À Son Excellence le major Linton.

« Je vous envoie mon maître d’équipage, qui va prendre le commandement du navire avec ses dix matelots dont je réponds comme de moi. Il fera sortir le brick du bassin et ira m’attendre à une lieue au-dessous de Londres. À minuit je serai à bord, prêt à exécuter vos ordres.

« Je reste à terre jusque-là pour régler différentes affaires.

« JOHN HAPPER. »

 

Quand ce billet fut écrit, plié, et que le capitaine y eut mis l’adresse, Rocambole appela de nouveau le discret Calcraff.

– Tu me réponds de cet homme pendant dix jours ? lui dit-il.

– Oui, dit Calcraff. Il sera à merveille dans la futaille vide dont je vous ai parlé, au fond de ma cave, et dans dix jours…

– Tu le laisseras libre d’aller à la recherche du West-India, répondit Rocambole d’un ton moqueur.

XLVIII

Nous l’avons dit, John Happer était prudent, il tenait à la vie, et, en dehors de son métier de marin, il ne s’exposait pas à la légère.

Aussi, en présence du stylet de Rocambole, se laissa-t-il garrotter de la meilleure grâce du monde.

Calcraff, qui ne se mêlait de rien, eut cependant l’obligeance de prendre un flambeau pour éclairer Rocambole, le maître timonier et Marmouset dans l’escalier de la cave.

Dix minutes après, John Happer avait pour domicile une futaille vide, en perspective un coup de poing de Calcraff s’il criait, et pour espérance la promesse de la liberté dans dix jours.

Cela fait, Rocambole et ses deux compagnons remontèrent dans la salle, firent disparaître toute trace de lutte et attendirent les dix matelots qui arrivèrent bientôt à la file.

Le timonier les présenta au faux John Happer l’un après l’autre ; et aucun d’eux ne s’avisa un seul instant de soupçonner qu’il n’avait pas devant lui le vrai capitaine du West-India.

– Tu as mes ordres, dit Rocambole à Joseph Couturier.

– Oui, capitaine.

– Rendez-vous à bord et attendez-moi, ce soir, à minuit, en dehors du bassin.

En même temps, et comme les matelots sortaient sur les pas de Joseph Couturier, Rocambole prit Marmouset par le bras et se mit à causer avec lui.

– Est-ce qu’il est des nôtres ? demanda un matelot au timonier en montrant Marmouset.

– C’est notre commis aux écritures, répondit ce dernier.

– Tu comprends pourquoi je ne veux pas faire mon apparition à bord, en plein jour, disait Rocambole à Marmouset.

– Parfaitement.

– Quand vient le soir, Tippo-Runo soupe et se grise. Quand il est gris, il dort.

– Bien.

– À bord tâche d’échanger un regard avec Roumia.

– Bon !

– Et fais-lui comprendre qu’il serait utile d’aider l’ivresse de Tippo-Runo par un léger narcotique.

Marmouset fit un signe de tête affirmatif.

– S’il est endormi quand je monterai à bord, tout ira bien.

– Est-ce tout ?

– Tout absolument. Va-t’en.

Le timonier, Marmouset et les dix matelots quittèrent la taverne.

Rocambole y demeura quelque temps encore, causant tranquillement avec Calcraff.

Puis il passa dans cette salle qui lui servait de vestiaire, et il en ressortit un quart d’heure après, redevenu parfait gentleman.

Alors il se dirigea vers les beaux quartiers de Londres, et quand il fut dans le Strand, il entra dans un bureau télégraphique.

Puis il expédia la dépêche suivante :

 

Madame Vanda Kraïleff, hôtel de Belgique, Folkstone.

 

« Affaire conclue. Vous partir avec enfant et Milon. Train de nuit pour France.

« AVATAR. »

 

– Il ne rentra pas à son hôtel tout de suite, s’en alla déjeuner dans Piccadilly, puis alla lire les journaux au club, dans Pall-Mall, et finit par y dîner.

– Il y a bien longtemps, pensait-il, en écoutant les hâbleries d’un gentleman de province, son voisin de table, grand chasseur de renards, – il y a bien longtemps que je n’ai eu une journée tout entière à me croiser les bras.

En effet, Rocambole n’avait plus rien à faire avant d’aller prendre le commandement du West-India, rien, si ce n’est d’entrer à l’hôtel de Bristol et d’y prendre différents papiers et son sac à argent.

Il s’y rendit vers huit heures.

Comme-il traversait la cour, une femme en haillons se dressa devant lui.

C’était l’Irlandaise gigantesque.

– Que me veux-tu ? lui demanda-t-il étonné, car il l’avait largement rétribuée le matin et ne comptait plus la revoir.

– Je vous ai cherché partout, lui répondit-elle.

– Pourquoi ?

– Chez Calcraff, dans le Waping, dans White-Chapel. Enfin, je suis ici depuis midi.

– Eh bien ! qu’y a-t-il ?

– La tourterelle est revenue.

Rocambole tressaillit et fronça le sourcil.

– Avec un message ?

– Oui.

– Où est-il ?

– Le voilà.

Et l’Irlandaise lui mit dans la main un petit billet plié en quatre.

Rocambole n’osa s’approcher du bec de gaz qui brûlait dans la cour.

Il demanda sa clef, fit signe à l’Irlandaise de le suivre et monta dans sa chambre.

Là, il ouvrit le billet et lut en pâlissant :

« John Happer sait que vous êtes à Londres.

« Il vous a dénoncé à l’amirauté.

« Ne rentrez pas à l’hôtel de Bristol. »

– Oh ! oh ! dit Rocambole, voilà un message qui a sa valeur. Il s’agit de décamper au plus vite.

Et tandis qu’il prenait à la hâte son sac de voyage, son paletot et ses papiers, il dit à l’Irlandaise :

– Qu’as-tu fait de la colombe ?

– Je l’ai gardée, pensant que vous répondriez.

– Tu as bien fait, partons.

Mais Rocambole n’eut pas le temps de se diriger vers la porte.

On frappa, et il entendit ces mots distinctement :

– Au nom de la loi, ouvrez !

– Diable ! pensa Rocambole, l’amirauté n’a pas perdu de temps.

Et avant d’ouvrir, il dit rapidement à l’Irlandaise :

– Je vais écrire un billet. Tu l’attacheras sous l’aile de la colombe et tu la lâcheras demain au petit jour.

Puis il ouvrit et se trouva face à face avec deux officiers de police.

– Le major Avatar ? dit l’un d’eux.

– C’est moi.

– Monsieur, répondit le policeman, nous avons mission de vous arrêter.

– Moi ?

– Vous, monsieur ; voilà le mandat.

– De quel crime suis-je coupable ?

– Vous êtes accusé d’avoir voulu, dans le golfe du Bengale, révolter l’équipage du brick le West-India.

– Bah !

– Et d’avoir essayé de le faire sauter.

– Messieurs, dit poliment Rocambole, il y a évidemment méprise, mais comme ce n’est pas vous que je dois convaincre, je suis prêt à vous suivre.

Permettez-moi seulement d’écrire deux lignes à un de mes amis qui viendra certainement me réclamer.

Et il prit son carnet, traça quelques mots en français et au crayon sur un feuillet qu’il déchira et remit à l’Irlandaise.

Puis, s’adressant aux policemen :

– Marchons, maintenant, messieurs, dit-il.

XLIX

Cependant le calme le plus grand avait régné à bord du West-India, durant toute la journée.

Joseph Couturier, le nouveau chef de timonerie, était arrivé vers midi avec son équipage et il avait remis à Tippo-Runo le billet que John Happer avait écrit sous le poignard de Rocambole.

Ce billet n’avait inspiré aucune défiance à Tippo-Runo.

Il s’était même dit que si John Happer restait à terre, c’était uniquement pour assurer l’arrestation de Rocambole.

Tandis qu’il était sur le pont, Roumia, demeurée seule, s’était empressée d’écrire deux lignes à Rocambole pour l’avertir du danger qu’il courait, et de les confier à l’intelligent volatile, qui avait pris sa volée par le sabord.

Une heure, puis deux, puis une partie de la journée s’étaient écoulées.

La colombe ne revenait pas.

Tippo-Runo descendit dans la cabine et dit à Roumia :

– Je vous engage à monter sur le pont : il fait un temps superbe, et vous pourrez faire vos adieux à Londres.

Roumia le suivit.

La première personne qu’elle aperçut fut Marmouset.

Elle respira.

Marmouset profita d’un moment où Tippo-Runo causait avec le chef de timonerie pour passer derrière elle et lui glisser ces mots :

– Le maître ira à bord cette nuit. Soupez de bonne heure. Narcotique.

Elle fit un léger signe de tête et rejoignit Tippo-Runo.

La colombe ne revenait pas ; mais les paroles de Marmouset avaient rassuré Roumia.

À six heures du soir, Tippo dit à Roumia :

– Nous partons.

– Ah ! fit-elle avec indifférence.

– Nous allons sortir du bassin et demain matin nous descendrons à la mer.

En effet, Joseph Couturier donnait des ordres, obéissant au faux John Happer dont Tippo-Runo approuvait les instructions ; on hissait les ancres, et bientôt le West-India sortit majestueusement du bassin des docks et descendit la Tamise.

Il était nuit, lorsqu’il s’arrêta à l’endroit indiqué.

Roumia avait trouvé le moyen d’échanger quelques mots avec Marmouset, qui n’inspirait, du reste, aucune défiance à Tippo-Runo.

– Le maître court un grand danger, lui avait-elle dit.

– Un danger ?

– Oui, John Happer est à terre.

– Je le sais.

– Et il l’a dénoncé…

Marmouset eut un sourire :

– John, Happer n’est pas à craindre, dit-il.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr, car il est en notre pouvoir.

Cette réponse rassura Roumia.

– Mais ma colombe n’est pas revenue, dit-elle.

– C’est que le maître l’aura gardée, jugeant, inutile d’éveiller les soupçons de Tippo-Runo. Il vous la rapportera.

À dix heures du soir, Tippo-Runo demanda à souper et s’enferma avec la Belle Jardinière dans la cabine dont il avait fait pour elle un véritable palais.

– Ma toute belle, dit-il à Roumia, il est fort possible que lorsque John Happer montera à bord, je sois déjà parti pour ce pays des songes dans lequel le vin de Porto me sert de guide quotidien.

– Si vous avez des instructions pour lui, laissez-les-moi, répondit Roumia.

– Je veux qu’il attende mon réveil pour lever l’ancre.

– Vous serez obéi, dit Roumia.

Tippo se mit à table, but et mangea comme à l’ordinaire.

Il ne s’aperçut pas que, dans son dernier verre de porto, Roumia laissa tomber une pincée de poudre noirâtre.

C’était le narcotique prescrit.

Et à peine eut-il vidé ce dernier verre, que Tippo-Runo se renversa brusquement sur le divan où il était assis et ferma les yeux.

Alors Roumia ouvrit la porte de la cabine et Marmouset entra.

– Il dort pour quarante-huit heures au moins, dit-elle, en souriant, et les deux canons qui sont sur le pont pourraient éclater à ses oreilles, il ne se réveillerait pas. Quelle heure est-il ?

– Minuit, dit Marmouset.

– Alors, le maître ne peut tarder…

– Je l’espère.

Roumia et Marmouset laissèrent Tippo-Runo ivre-mort dans la cabine et montèrent sur le pont.

La nuit était claire et la lune brillait au ciel.

Une barque descendait la Tamise et semblait venir droit sur le West-India.

– Voilà le maître, murmura Marmouset.

Tous deux attendirent pleins d’anxiété. La barque approchait.

Elle passa près du navire et ne s’arrêta point.

Ce n’était pas lui.

– Il me semble, dit le maître timonier, s’approchant à son tour de Marmouset, que le maître se fait attendre. Il est plus de minuit.

Marmouset ne répondit pas. L’inquiétude commençait à le gagner, d’autant plus qu’il se souvenait maintenant que John Happer était arrivé à la Taverne du roi George en disant qu’il revenait de l’amirauté.

Les heures s’écoulaient.

Plusieurs barques descendaient le fleuve, mais aucune n’accostait le West-India.

Et Rocambole ne paraissait pas.

– Oh ! s’écria tout à coup Marmouset, il est arrivé malheur au maître, certainement.

– Je le crains, murmura Roumia, non moins anxieuse.

– Je vais aller à terre, continua Marmouset. Il faut que je le retrouve.

Et s’approchant de Joseph Couturier :

– Fais mettre le canot à l’eau, lui dit-il.

Mais en ce moment, on entendit un battement d’ailes dans les airs, et, levant la tête, à travers les premières clartés de l’aube, Marmouset et Roumia aperçurent un oiseau qui planait au-dessus du pont.

– Ma colombe ! s’écria Roumia.

– Un message du maître, exclama Marmouset joyeux. La colombe se reposa d’abord sur le grand mât, puis elle descendit en voletant et vint s’arrêter sur l’épaule de Roumia.

Elle avait un billet sous l’aile.

Tous deux s’en emparèrent et Marmouset lut d’une-voix émue, ces lignes tracées au crayon :

 

« Je suis prisonnier. Mais percer un mur de prison n’est pour moi qu’un jeu ; ne vous inquiétez pas de moi.

« Jetez à fond de cale Tippo-Runo endormi.

« Levez l’ancre et faites voile pour le Havre.

« Je vous rejoindrai.

« ROCAMBOLE. »

 

– Que faire ? murmura Roumia.

– Obéir, répondit gravement Marmouset. Est-ce que le maître a jamais manqué à sa promesse ? Il nous rejoindra. Partons.

Et le West-India se couvrit de voiles et descendit majestueusement la Tamise, emportant Tippo-Runo endormi et les trésors volés par lui.

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Septembre 2011

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[1] Il manque une phrase dans l’édition scannée. (Note du correcteur – ELG.)

[2] La fin de la phrase est manquante dans l’édition scannée. (Note du correcteur – ELG.)