Pierre Alexis Ponson du Terrail

LE DERNIER MOT DE ROCAMBOLE

Tome I

LES ÉTRANGLEURS

La Petite Presse – 21 août 1866 au 8 août 1867 – 350 épisodes
E. Dentu Le Dernier Mot de Rocambole (5 volumes) 1866
– 1867

 

 

 

Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE  LES RAVAGEURS. 6

I. 7

II. 14

III. 20

IV.. 26

V.. 32

VI. 38

VII. 45

VIII. 51

IX.. 58

X.. 64

XI. 70

XII. 77

XIII. 83

XIV.. 89

XV.. 95

XVI. 101

XVII. 108

XVIII. 114

XIX.. 121

XX.. 128

XXI. 134

XXII. 139

XXIII. 145

XXIV.. 151

XXV.. 157

XXVI. 163

XXVII. 170

XXVIII. 177

XXIX.. 183

XXX.. 189

XXXI. 196

XXXII. 202

XXXIII. 209

XXXIV.. 215

XXXV.. 222

XXXVI. 228

XXXVII. 234

XXXVIII. 240

XXXIX.. 247

XL.. 255

XLI. 262

XLII. 269

XLIII. 274

XLIV.. 280

XLV.. 287

DEUXIÈME PARTIE  LES ÉTRANGLEURS. 294

I. 295

II. 302

III. 309

IV.. 316

V.. 322

VI. 328

VII. 335

VIII. 342

IX.. 349

X.. 356

XI. 363

XII. 369

XIII. 375

XIV.. 382

XV.. 388

XVI. 394

XVII. 400

XVIII. 406

XIX.. 412

XX.. 419

XXI. 426

XXII. 432

XXIII. 439

XXIV.. 446

XXV.. 452

XXVI. 458

XXVII. 464

XXVIII. 469

XXIX.. 474

XXX.. 480

XXXI. 486

XXXII. 491

XXXIII. 497

XXXIV.. 503

XXXV.. 509

XXXVI. 515

XXXVII. 521

XXXVIII. 528

XXXIX.. 534

XL.. 540

XLI. 546

XLII. 552

XLIII. 559

XLIV.. 565

XLV.. 572

XLVI. 578

À propos de cette édition électronique. 584

 

PREMIÈRE PARTIE

LES RAVAGEURS


I

Paris a des nuits effrayantes de silence et d’obscurité. Le brouillard estompe les toits, une pluie fine rend le pavé glissant, le vent courbe la flamme des réverbères, et la Seine coule silencieuse entre ses deux rives de pierres.

Nul passant sur les quais, nulle voiture sur les ponts.

La grande ville se tait, les honnêtes gens ont fermé leurs portes, le monde des voleurs respire et s’apprête à ses expéditions ténébreuses.

Qu’importe que le boulevard vive encore à une heure du matin, tout resplendissant des lumières de sa guirlande de cafés bruyants ?

De ce côté-ci, au bord de l’eau, le silence est si grand qu’on dirait une nécropole.

Il est un endroit sinistre où un des bras de la Seine étranglé entre deux hautes murailles, passe avec des tentations vertigineuses pour ceux qui songent au suicide.

Canal plutôt que fleuve, eau dormante qui bouillonnait en amont et reprendra son cours rapide en aval, la Seine semble s’arrêter noire, profonde, mystérieuse, avec des secrets de mort étranges, entre les deux bâtiments de l’Hôtel-Dieu.

Accoudez-vous un peu sur le parapet du pont de la Cité ou du pont de l’Archevêché ; regardez-la couler entre ces deux asiles de souffrance, cette eau qui redeviendra limpide et bleue, là-bas, au delà des coteaux de Sèvres et de Saint-Cloud, et sa tranquillité sombre vous donnera le frisson.

Vous qui cherchez l’oubli dans la mort, venez là : vous qui hésitez à quitter la vie, venez encore. La folie du suicide vous montera au cerveau, après dix minutes de contemplation.

Or, par une de ces nuits dont nous parlions tout à l’heure, un immense radeau, un train de bois, comme on dit, passait au fil de l’eau entre ces deux arches funestes, du pont de la Cité et du pont de l’Archevêché.

Trois hommes assis à l’avant causaient tout bas.

Un quatrième, à l’arrière du train, manœuvrait un gouvernail primitif fait avec une longue poutre.

– Quel temps de chien ! disait un des flotteurs, en se frottant vigoureusement les bras et les mains pour se réchauffer.

– Ma peau de bique est traversée, dit le second.

– Et dire, murmura le troisième, que nous ne serons pas au cabaret de la mère Camarde, à l’enseigne de l’Arlequin, avant deux heures du matin ! J’ai une soif d’enfer.

– Qui t’empêche de boire un coup ? dit le premier en riant. La grande tasse est pleine… et c’est de l’eau douce, encore.

– Merci ! je n’en use pas. Je n’ai bu de l’eau qu’une fois, et ce n’était pas de bonne volonté, camarade.

– Et quand donc ça, le Notaire ? demanda le premier flotteur.

– Quand j’étais là-bas

Et il souligna le mot.

– Ah ! oui, au pré de Toulon ?

– Justement, nous avions tenté de nous sauver à la nage, un soir, mon camarade et moi : il s’est noyé et moi on m’a repris.

– Ce qui ne t’a pas empêché de filer un peu plus tard.

– Naturellement.

Celui des flotteurs qui s’était plaint que sa peau de bique était toute mouillée, et qui, à l’accent frais et sonore de sa voix, paraissait être un jeune homme, dit avec un certain enthousiasme :

– C’est égal, je ne craindrais pas le bagne, moi !

– Ça vaut mieux que la Centrale toujours ; j’y ai fait deux ans, je sais ce que c’est, dit le second.

Celui qui venait de Toulon reprit :

– Tu es jeune toi, Marmouset : quêque t’as ?

– Dix-neuf ans.

– Tu as le temps de voir ça et de comparer.

Et l’ex-forçat se mit à rire.

Mais le premier des trois flotteurs, celui qui disait avoir fait deux ans de Centrale, ne partagea pas cette hilarité.

Il avait les yeux en l’air et regardait le pont de la Cité dont le radeau approchait lentement.

L’arche gigantesque se détachait aussi noire que de l’encre de Chine sur le ciel déjà noir.

Au-dessus et au milieu, comme un clocheton sur la toiture d’une église, on voyait une silhouette d’une parfaite immobilité.

Était-ce un homme ? était-ce un poteau ?

Voilà ce qu’il était impossible de dire.

– Qu’est-ce que tu regardes donc, la Mort-des-braves ? demanda le flotteur qui avait connu la vie du bagne.

Celui qui répondait à ce singulier nom étendit la main vers l’arche du pont.

– Je crois bien, dit-il, que voilà un homme.

– Je parierais pour un réverbère qui s’est éteint, dit Marmouset, car on avait ainsi surnommé le gamin.

– Imbécile ! dit le forçat, tu ne connais donc pas mieux ton Paris que ça ?

– Plaît-il ? fit le gamin piqué.

– Où sommes-nous ?

– En Seine donc !

– Oui, mais à quel endroit ?

– Auprès de Notre-Dame et de l’Hôtel-Dieu.

– Eh bien ! tu devrais savoir qu’il n’y a pas de réverbère au milieu du pont de la Cité.

De plus en plus piqué, Marmouset répondit :

– Comme vous le dites, j’ai le temps d’apprendre.

La Mort-des-braves regardait toujours cette silhouette immobile.

– J’ai idée, dit-il, que c’est un homme qui veut casser sa pipe et dévisser son billard.

Dans ce langage pittoresque du peuple de Paris, ces deux images équivalent au verbe mourir.

– Si le cœur lui en dit, fit Marmouset froidement. Peut-être que c’est pour un chagrin d’amour.

– À moins, ricana le forçat, que ce ne soit quelque banquier qui a mangé la grenouille de ses actionnaires.

– Ohé ! monsieur ! cria Marmouset, faut pas vous gêner… l’eau est bonne…

Mais comme le gamin parlait, et avant sans doute que sa voix ne fût parvenue en haut du pont, la silhouette avait fait un mouvement assez semblable à celui de la cheminée d’un bateau à vapeur passant sous un pont.

Puis quelque chose de noir avait tourbillonné dans l’air.

Puis encore l’eau tranquille avait été frappée par quelque chose qui tombait, et s’était entr’ouverte, gouffre perfide, pour engloutir sa victime.

– Ça y est, Marmouset, monsieur est servi.

Et il se mit à rire.

Mais le quatrième flotteur, celui qui était à l’arrière et qui ne s’était point mêlé à la conversation, jeta un cri, abandonna la barre et tomba à l’eau.

– Bon ! dit la Mort-des-braves, qu’est-ce qu’il va donc faire celui-là ?

– Il va le repêcher donc !

– L’imbécile ! dit l’ex-forçat.

Marmouset fit un porte-voix de ses deux mains et cria :

– Hé ! l’Étourneau, si tu le repêches vivant, tu n’auras que quinze francs ; noie-le, c’est dix francs de plus.

Le flotteur à qui on venait de donner l’épithète de l’Étourneau était un vigoureux jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, nageur intrépide, pour qui la Marne n’avait ni trahisons, ni mystères.

Il fendit l’eau, et se dirigea avec le calme et la précision d’un chien de Terre-Neuve vers l’endroit qu’il ne voyait pas, tant la nuit était sombre, mais où il entendait un sourd clapotement.

L’homme qui s’était volontairement jeté à l’eau avait été au fond tout d’abord.

Mais la nature avait repris ses droits.

Instinctivement, cet homme, qui savait nager, était remonté à la surface.

Et alors une lutte s’était engagée.

Une lutte terrible, acharnée, féroce entre l’âme qui voulait quitter la vie, et le corps qui ne voulait pas mourir.

Pendant ce temps, le flotteur l’Étourneau arrivait et saisissait le noyé par les cheveux.

Le noyé commençait à disparaître : – l’âme avait vaincu le corps.

Et Marmouset criait toujours.

– Mais noie-le donc, imbécile ! c’est dix francs de plus.

Le radeau qui suivait le fil de l’eau, fort calme en cet endroit, était encore à vingt brasses du pont.

Le flotteur, qui s’était bravement dévoué pour sauver la vie à un de ses semblables, l’avait donc dépassé de toute la vitesse que peut déployer un vigoureux nageur.

Ceux qui étaient restés sur le radeau, c’est-à-dire Marmouset, la Mort-des-braves et le forçat ne voyaient rien ; mais ils entendaient le bruit d’une lutte.

C’était maintenant contre son sauveur que se débattait le noyé.

– Ma foi ! dit la Mort-des-braves, ça vaut la peine d’être vu, ça. On peut bien rallumer le fanal ; pour deux liards de chandelle, on n’en mourra pas.

Il y avait à l’avant du train de bois une lanterne que les flotteurs n’allumaient que sur les canaux et lorsqu’ils arrivaient aux écluses ; hors de là, ils aimaient mieux suivre le courant dans les ténèbres.

Les ténèbres convenaient mieux à leurs mœurs et à leurs habitudes.

La Mort-des-braves battit le briquet, alluma la lanterne, et la lanterne projeta sa lueur en avant du train de bois.

Alors les trois flotteurs aperçurent leur compagnon qui essayait de se débarrasser des terribles étreintes de l’homme qui se noyait, et de le repêcher sans se noyer lui-même.

Et soudain, l’homme qui avait été au bagne poussa un cri :

– C’est LUI !

Puis il se jeta à l’eau, comme avait fait l’Étourneau pour aller au secours de l’homme qui se noyait…

II

Marmouset et la Mort-des-braves avaient été un moment frappés de stupeur en voyant leur camarade le Notaire se jeter à l’eau à son tour pour aider le flotteur l’Étourneau à repêcher le noyé.

– C’est donc quelque prince russe ? murmura Marmouset avec son accent railleur et cynique.

– C’est toujours une connaissance, pour que le Notaire s’en soit mêlé. Il n’est pas comme cet imbécile de l’Étourneau qui est honnête comme un caniche et pleure quand un chat a mal à la patte.

Et la Mort-des-braves haussa les épaules avec un certain dédain.

Pendant ce temps le radeau continuait sa marche lente et s’approchait peu à peu de l’endroit où ces trois hommes formaient un groupe étrange se débattant à la surface de l’eau.

Celui qui s’était jeté du haut du pont et voulait mourir était un homme d’une force herculéenne, et l’Étourneau, si habile nageur qu’il fût, ne parvenait point à se dégager de son étreinte.

De temps en temps, le noyé reparaissait à la surface et disait :

– Laissez-moi mourir, vous !

L’Étourneau tenait bon et cherchait à le saisir par les cheveux.

Enfin le Notaire était arrivé.

Celui-là aussi était un solide gaillard et entre ces deux hommes, le noyé ne put faire aucune résistance.

Et comme le radeau arrivait, ils le prirent tous deux sous les aisselles et le jetèrent dessus.

Le noyé avait épuisé ses forces, mais il n’avait point perdu connaissance.

Et il promenait autour de lui un regard hébété, grâce au fanal dont la lueur se projetait sur le visage des flotteurs.

– Je te connais, toi, murmura-t-il, en regardant le Notaire.

– Moi aussi, répondit ce dernier, je te connais… sans cela est-ce que j’aurais pris un bain ? Les affaires des autres ne me regardent pas, je ne me mêle que des camarades.

Le noyé était un homme de haute taille, de large stature, à la figure bestiale, aux cheveux presque blancs.

Il était plus près de soixante ans que de cinquante.

Marmouset et la Mort-des-braves le regardaient avec curiosité.

Quant au Notaire et à l’Étourneau, ils le tenaient toujours par le bras, de peur que la fantaisie ne lui prît de se précipiter à l’eau de nouveau.

Mais la lutte qu’il avait soutenue en épuisant ses forces avait éteint sa volonté.

En proie à une véritable prostration, il regardait attentivement ces hommes qui lui étaient inconnus, et le forçat qu’il reconnaissait :

– Tu étais là-bas, toi ? dit-il enfin.

– Pardieu ! répondit le forçat.

– On t’appelait le Notaire…

– C’est toujours mon nom. Et toi tu étais Jean-le-boucher.

– Jean-le-bourreau, fit le noyé d’une voix sourde.

– C’est bien çà. Seulement tu as joliment fait la paix avec les camarades le jour du Bonnet-vert.

Jean-le-boucher ou Jean-le-bourreau, comme on le nommait au bagne, – car c’était bien lui, – eut un sourire de désespoir :

– J’ai trahi mon maître, murmura-t-il.

Les quelques mots échangés entre lui et l’ex-forçat le Notaire avaient éveillé au plus haut degré la curiosité de Marmouset et de la Mort-des-braves.

L’Étourneau, le brave homme qui n’était allé ni à Toulon, ni à Poissy et pleurait quand on écrasait la patte d’un chat, ne comprenant rien à l’argot de ses compagnons, s’en était retourné à l’arrière du train de bois, reprendre son gouvernail, avec la satisfaction calme que procure le sentiment du devoir accompli.

– Qu’est-ce que vous dégoisez là, vous autres ? demanda la Mort-des-braves.

– Ça m’intrigue tout de même, fit Marmouset à son tour.

Jean-le-bourreau les regardait avec défiance.

– Tu peux parler devant eux, dit le Notaire, ce sont des amis.

En argot, le mot ami signifie voleur.

Et pour lui donner l’exemple, le Notaire continua :

– Ce gaillard-là, tel que vous le voyez, c’est l’ancien bourreau du bagne de Toulon.

La Mort-des-braves fit la grimace.

Marmouset, qui n’avait pas d’expérience encore, comme disait le Notaire, ne put se défendre d’un léger frisson.

– Mais, reprit l’ex-forçat, il s’est joliment réhabilité, allez !

Et s’il retournait au pré, on le recevrait comme Rocambole lui-même.

– Rocambole ? fit Marmouset, un drôle de nom ! C’est-y un fameux ?

– J’en ai souvent entendu parler à la Centrale, dit la Mort-des-braves.

– Le maître !… murmura Jean-le-bourreau, qui prit sa tête à deux mains et parut s’abîmer dans un sombre désespoir.

Le radeau, en ce moment, après avoir passé le pont de la Cité, filait entre le quai des Orfèvres et celui de la Vallée et prenait une allure plus rapide, car la Seine retrouvait, en cet endroit, son courant rapide.

Et comme Jean-le-bourreau paraissait étreint par quelque terrible souvenir et ne prêtait plus aucune attention à ce que disaient les trois flotteurs, le Notaire continua :

– Rocambole ! c’est le Dieu du bagne, l’homme qui a toujours enfoncé tous les curieux et tous les marchands de lacets. Un jour, il lui a pris fantaisie de s’en aller, et les portes se sont ouvertes. On allait guillotiner un camarade, il a arrêté en chemin le couteau de la guillotine.

– C’est fameux, ça ! dit la Mort-des-braves.

– J’irai au pré rien que pour le voir, dit Marmouset avec enthousiasme.

Alors le Notaire raconta dans tous ses détails à ses deux compagnons l’histoire étonnante de Rocambole et son évasion au bagne, sept ou huit mois auparavant.

– Ah ! dit la Mort-des-braves, si nous avions un pareil chef au lieu du Pâtissier, qui est un feignant, nous ferions de rudes affaires.

– Peut-être…

En ce moment, Jean-le-boucher releva la tête.

– Vous ne le retrouverez pas, murmura-t-il.

– Pourquoi ?

– On l’a repris.

– Bah ! il se sauvera de nouveau.

– Et comment l’a-t-on repris ? demanda Marmouset, qui tenait à s’instruire.

– C’est moi qui l’ai vendu, dit Jean-le-bourreau avec désespoir.

– Toi ? fit le Notaire en fronçant le sourcil.

– Oh ! je ne l’ai pas fait à dessein, va ! Mais je suis une brute… le curieux m’a fait jaser et m’a enfoncé.

Aussi, continua Jean, sur le visage bestial duquel coulèrent deux grosses larmes, c’est pour cela que je voulais me périr tout à l’heure. On m’avait repris, moi aussi. On m’avait ferré. J’étais en route pour Toulon. J’ai fait un trou au wagon cellulaire, et je me suis laissé tomber sur la voie. Je croyais que le train m’écraserait. Quand il a été passé tout entier sur moi sans m’atteindre, je me suis relevé sain et sauf. Alors, je suis revenu à Paris… et…

Le Notaire interrompit Jean-le-bourreau, en jetant un nouveau cri et disant :

– Bon ! encore un homme à l’eau !

Le train de bois, pendant le récit du Notaire, avait fait du chemin ; il était maintenant au-dessous du pont de Grenelle.

Les trois flotteurs n’avaient pas songé à éteindre leur fanal et sa lueur se projetait à vingt ou trente mètres en avant.

Or, à cette distance, le Notaire venait d’apercevoir un cadavre qui flottait sur l’eau, les bras crispés autour d’une planche.

– Faut le repêcher ! dit Marmouset. C’est vingt-cinq francs de trouvés !

III

Faisons maintenant connaissance avec la mère Camarde et son cabaret à l’enseigne de l’Arlequin.

Dans le langage imagé du peuple de Paris, on appelle un arlequin l’assemblage de toutes sortes de viandes et de restes que les restaurants vendent aux cabarets de bas étage.

Quand vous traversez le pont de Suresnes, vous avez devant vous les coteaux de Puteaux et de Courbevoie, derrière vous le bois de Boulogne.

Sur la rive gauche de la Seine, un peu après Puteaux, à un quart de lieue avant Courbevoie, il y a une maisonnette bâtie de torchis, dont les fenêtres et les portes sont peintes en rouge.

C’est le cabaret de l’Arlequin.

Ni à gauche, ni à droite aucune maison.

Le cabaret est isolé.

Le canotier joyeux que le dimanche arrache à son magasin ou à son atelier et rend à sa youle ou à son youyou, ne songe jamais à se rafraîchir au Cabaret de l’Arlequin.

Les bourgeois qui viennent en promenade sur la berge n’y entrent pas davantage.

La maison est d’aspect sinistre.

L’hôtesse qu’on voit constamment assise sur sa porte, attendant de rares chalands, est une grande femme, sèche, nerveuse au nez busqué, aux yeux noirs, qui a dû être d’une beauté hardie et fatale dans sa jeunesse et dont le regard a quelque chose de sinistre.

Au surnom qu’elle porte, on dirait une femme tout autre.

Quelque ogresse petite et trapue, avec des épaules larges et un nez épaté, il n’en est rien.

Ce nom de Camarde a une origine plus terrible.

Elle est la veuve d’un supplicié.

C’est pour cela que les bourgeois craintifs et les canotiers joyeux passent sans s’arrêter devant cette maison peinte en rouge, comme le sinistre instrument de mort sur lequel est monté, voilà dix ans, son propriétaire.

Pourtant la veuve ne se plaint pas.

Elle ne dit pas d’injures aux passants qui détournent la tête.

Elle ne salue pas avec des imprécations les canots qui filent à toute voile, emportant un rieur équipage de calicots et de grisettes.

Que lui importe de ne rien vendre le jour !

Ce n’est pas à la lumière du soleil que la Camarde fait ses affaires.

Mais vienne la nuit !

Alors une lumière blafarde tremblote derrière les carreaux de papier huilé qui garnissent les fenêtres, un filet de fumée monte au-dessus du toit.

Les pratiques arrivent, isolées ou deux par deux, échangeant de mystérieux coups de sifflets, en chantant des couplets étranges des bagnes et des maisons centrales qu’on appelle l’argot.

Un train de bois s’est arrêté, juste en face du cabaret.

Une barque s’est détachée de cette île toute verdoyante qui vient finir au pont de Courbevoie.

D’amont et d’aval arrivent un à un des hommes à mine suspecte ; les uns en bourgerons bleus, les autres couverts de ce vêtement des rouliers et des flotteurs qu’on appelle une peau de bique.

Et avec eux des femmes étranges, les unes vieilles et hideuses, les autres jeunes et d’une beauté hardie.

Et le cabaret de la Camarde s’emplit peu à peu, et l’eau-de-vie à un sou le poison distille son venin et brûle ces gosiers blasés.

Et ce sont des rires et des chants obscènes, ou de mystérieux conciliabules.

Le cabaret de la Camarde est le rendez-vous de cette piraterie de la Seine qu’on appelle le Ravage.

Jadis, elle se réunissait à Asnières, dans l’île à laquelle elle avait donné son nom.

Mais Asnières est devenu depuis six ans un pays de villégiature et de high-life.

Les marchands de nouveautés y ont ouvert des magasins splendides, les restaurants y sont nombreux, les cafés plus nombreux encore, et le parc, trois fois par semaine, projette ses illuminations sur la petite île que Eugène Sue a chantée dans les Mystères de Paris.

Les Ravageurs ont besoin de plus de silence et d’obscurité, il leur faut un endroit désert, un cabaret éloigné de tout autre demeure.

Quand la Camarde est devenue veuve, le vide s’est fait autour d’elle.

Alors les Ravageurs sont venus.

Le forçat en rupture de ban qui n’ose rentrer dans Paris vient puiser du courage à l’enseigne de l’Arlequin.

C’est là que trône le Pâtissier.

Le Pâtissier est un chef de bande. Les Ravageurs l’ont proclamé roi.

C’est un petit homme sec et maigre qui est d’une force peu commune.

Ancien couvreur, il est d’une agilité remarquable et perche comme un chat sur les gouttières de la maison où il a résolu de commettre un vol.

Il a été condamné à dix ans de réclusion ; il a fait son temps. La loi n’a plus rien à réclamer.

Le jour, le Pâtissier est un brave homme qui pêche honnêtement du barbillon et du goujon.

La Camarde l’a pris en pension.

Au temps du frai, quand la pêche est interdite, le Pâtissier raccommode ses filets et radoube ses canots.

Pas plus que la Camarde, il ne se plaint de la dureté des temps.

Quelquefois cependant il disparaît pendant plusieurs jours, et même plusieurs semaines.

– Il est à la campagne, dit la Camarde.

Les initiés savent ce que cela veut dire.

La bande du Pâtissier a des ramifications avec les quatre ou cinq départements qui sont en relation avec Paris par la Seine, la Marne et les canaux.

Le monde de rivière, comme on dit, se courbe tout entier sous sa loi.

Les flotteurs qui descendent de Clamecy apportent souvent des renseignements précieux.

Alors le Pâtissier part avec eux.

Quelques jours plus tard on apprend qu’une maison de campagne isolée, au bord de l’Yonne ou de la Seine, a été dévalisée.

Quelquefois même les habitants ont été assassinés.

Mais quand la justice est saisie, le Pâtissier est fort tranquillement assis au seuil de maman Camarde, comme l’appellent les flotteurs, ou dans l’île Verte, sa ligne à la main.

Or, cette nuit-là même où la Mort-des-braves, le Notaire et leurs deux compagnons avaient repêché Jean-le-bourreau, et une heure après avoir découvert un cadavre dont les bras s’étaient crispés à l’entour d’une planche, les habitués ordinaires du cabaret étaient réunis.

Le Pâtissier disait :

– J’attends nos amis de Clamecy.

– Y a-t-il un bon coup à faire ? demanda une belle fille au regard effronté et couverte de haillons, qu’on appelait la Pie-borgne.

– C’est possible, dit le Pâtissier. Le dernier train de bois m’a fait savoir que la Mort-des-braves nous apporterait du nouveau.

– Silence ! exclama la Camarde, qui était assise au comptoir.

On entendit des pas au dehors.

Les Ravageurs se turent un moment.

– Bah ! dit le Pâtissier, ce ne peut être que des amis.

En ce moment, la porte s’ouvrit et deux hommes entrèrent portant sur les épaules un homme inanimé.

Cet homme était celui que les flotteurs avaient aperçu à l’avant du train de bois et qu’ils avaient pris pour un cadavre.

Cet homme, Jean-le-bourreau l’avait reconnu et s’était écrié :

– C’est le maître !

Cet homme, c’était ROCAMBOLE !

IV

C’était le Notaire et Jean-le-bourreau qui portaient le corps inanimé de Rocambole.

La Mort-des-braves et Marmouset suivaient et l’enfant disait, faisant allusion à Jean-le-bourreau :

– Je crois bien que le pauvre vieux se trompe : il est bien mort.

– Sans compter, disait la Mort-des-braves, qu’il a une jolie boutonnière au beau milieu de la poitrine et qu’il a dû perdre joliment du sang.

La chose n’était pas rare de voir arriver des noyés au cabaret de la Camarde.

Entre Sèvres et Saint-Cloud surtout, les flotteurs en trouvaient souvent dans les herbes.

On les chargeait alors sur le train et on les conduisait au cabaret de l’Arlequin.

Là on avertissait le commissaire, et toutes les formalités d’usage étaient remplies, en vue de la prime bien entendu.

On déposa donc Rocambole au milieu du cabaret.

– Mon pauvre vieux, reprenait le Notaire, je crois qu’il est mort.

– Non, ce n’est pas possible, s’écriait Jean-le-bourreau, qui s’arrachait les cheveux.

Le corps était crispé ; la face livide, toutes les apparences de la mort existaient.

– Je vais vous dire ça, fit la Camarde.

Les habitués de l’Arlequin avaient fait un cercle autour de ce corps qui était peut-être bien un cadavre.

– Un beau garçon ! murmura la Pie-borgne.

– Il aura joué du couteau, dit un autre.

– Vous vous trompez, fit un vieux ravageur, cette boutonnière-là n’a pas été faite avec un couteau.

– Avec quoi donc ? demanda la Pie-borgne.

– C’est un coup d’épée.

– Quel chic ! s’écria Marmouset. Un coup d’épée, c’est un luxe qui est fait pour les bourgeois et les gens de la haute pègre.

Jean-le-bourreau lui montra le poing avec colère.

Pendant ce temps, la Camarde s’était penchée sur Rocambole.

Elle avait appuyé son oreille sur le cœur.

Le cœur ne battait plus.

Elle avait pris les deux bras l’un après l’autre et les avait secoués.

Les bras avaient cette élasticité molle qui suit la mort.

Elle eut recours à une épreuve suprême.

Elle alla prendre un petit miroir devant lequel le Pâtissier se faisait la barbe et qui était suspendu au mur.

Quand on la vit revenir vers le cadavre, ce miroir à la main, il y eut un moment de silence presque solennel.

Jean-le-bourreau avait de grosses larmes sur les joues.

Le Notaire lui-même, dont l’impassibilité était bien connue, témoignait une si vive anxiété, que le Pâtissier s’écria :

– Mais quel est donc cet homme, que vous avez si grand’peur qu’il soit mort ?

Le Notaire et Jean ne répondirent pas.

La Camarde s’était agenouillée auprès du corps : ensuite elle avait avec ses mains desserré la mâchoire ; puis elle en avait approché le miroir.

Deux minutes s’écoulèrent.

La Camarde retira la glace et Jean-le-bourreau jeta un grand cri.

La glace était ternie…

Donc un souffle était sorti de la poitrine, – donc le noyé n’était pas mort.

– Mes enfants, dit alors l’Ogresse, il n’est pas mort, mais nous aurons du mal à le réchapper. Il faut allumer un grand feu et l’envelopper dans des couvertures. En même temps, nous allons le frictionner.

– Un homme de plus ou de moins, voilà-t-y pas une belle affaire ? grommela le Pâtissier.

– Parle pour toi, Pâtissier, dit la Pie-borgne, tu es assez vieux et assez laid… tandis que lui…

Le chef des Ravageurs ne répondit pas à cette insolence. La Pie-borgne avait avec lui son franc-parler.

Jean-le-bourreau s’était levé en disant :

– Il faut le sauver !

– Je crois bien, avait répondu le Notaire, avec un enthousiasme fort rare chez lui.

– Mais qui est-ce donc ? demanda le Pâtissier, animé d’une fureur croissante.

– Un homme, auprès de qui tu n’es qu’un feignant, dit le Notaire.

– Tu m’insultes ! hurla le Pâtissier.

Les autres Ravageurs murmuraient sourdement.

– Il paraît, dit Marmouset, que ce monsieur-là c’est Rocambole.

À ce nom, la colère du Pâtissier s’éteignit comme une torche qu’on tremperait dans l’eau.

– Lui, lui ! balbutia-t-il.

Pendant ce temps, les deux femmes s’étaient mises à la besogne, elles avaient pris ce corps inanimé et l’avaient porté auprès du feu, dans lequel Marmouset avait jeté une falourde tout entière.

Puis la Camarde avait arraché les couvertures du lit qui se trouvait dans un coin du cabaret, en même temps que la Pie-borgne, qui avait le poignet solide, commençait des frictions sur la poitrine du noyé.

Et le Pâtissier lui-même s’était mis à l’œuvre.

Il avait pris une burette dans laquelle il y avait du vinaigre, et il frottait les tempes, les lèvres et les narines de Rocambole.

De temps en temps, la Camarde appuyait son oreille sur la poitrine.

Tout à coup, un éclair brilla dans ses yeux :

– Le cœur bat, dit-elle.

– Oh ! s’écria Jean, je savais bien qu’il n’était pas mort.

– Est-ce que Rocambole peut mourir ? dit le Notaire avec un accent de triomphe.

Le cœur en effet s’était remis à battre, et un souffle imperceptible passait au travers des lèvres.

Tant qu’on avait douté de la vie, toutes les poitrines avaient été anxieuses, les haleines suspendues.

Mais quand la Camarde, qui était une femme d’expérience, eut annoncé qu’elle répondait du retour à la vie, ce fut une véritable explosion de joie, un flux de paroles, un tumulte indescriptible.

– C’est qu’il paraît que c’est un fameux, celui-là, disait Marmouset.

– Je le crois bien, dit un Ravageur, silencieux jusque-là. Il nous a donné du fil à retordre, il y a trois mois.

– À toi ? dit le Notaire étonné.

– Oui, j’étais de la bande de Timoléon.

– Alors tu le connais, toi aussi, fit le Pâtissier.

– Je le connais sans le connaître, répondit le Ravageur, attendu que Rocambole change de visage comme nous changeons de blouse, nous autres.

– On appelle ça se faire une tête, dit encore Marmouset.

– Tais-toi, môme, fit la Camarde.

Le cœur battait maintenant avec violence, et quelques soupirs s’échappaient de la poitrine du noyé.

– Je crois bien qu’il va ouvrir un œil, dit la Camarde.

La Pie-borgne continuait ses frictions.

– S’il en réchappe, reprit le Notaire, nous en ferons notre chef.

Le Pâtissier haussa les épaules avec un geste d’humeur.

– Faudra te résigner, mon bonhomme. Là où est Rocambole, il commande.

Le Pâtissier n’eut pas le temps de répondre, car Jean-le-boucher poussa un nouveau cri…

Un cri de joie suprême, un cri de délire enthousiaste…

Rocambole venait de rouvrir les yeux…

V

Vingt-quatre heures se sont écoulées.

Rocambole est au lit, mais il a retrouvé la vie et avec elle la présence d’esprit.

La mort n’a pu trouver place dans ce corps d’acier ; la folie ne saurait entamer cette haute intelligence si mal employée jadis et que, depuis longtemps, le repentir a touchée.

Le cabaret de la Camarde a un rez-de-chaussée et un étage unique.

En bas, c’est le rendez-vous des Ravageurs ; en haut, c’est une vaste pièce dans laquelle on a transporté Rocambole.

Un seul homme est auprès de lui, – Jean-le-boucher, – le bourreau, comme on l’appelait au bagne.

 

Cet homme veille le Maître avec la sollicitude d’une mère ; – il lui sert à la fois de garde-malade et de médecin.

La nuit précédente, les flotteurs et les Ravageurs se sont séparés avec les premiers rayons de l’aube.

Pendant tout le jour, le cabaret de l’Arlequin est rentré dans son morne silence accoutumé.

Les canotiers ont passé sans s’arrêter ; le bourgeois a détourné la tête en voyant la terrible hôtesse assise sur son seuil.

Le Pâtissier est retourné à ses lignes de fond et à ses filets.

Quand la nuit est revenue, Jean-le-boucher est descendu dans le cabaret, et il a dit à la Camarde :

– Le Maître est bien faible encore, là-haut. Si on fait du train cette nuit, comme on en fait habituellement, je descends et je casse bras et jambes aux tapageurs.

– Sois tranquille, mon camarade, a répondu la Camarde, on ne fait de train chez moi que lorsque je le permets, et je ne le permettrai pas. Quand on a l’honneur d’avoir chez soi un homme comme mossieu Rocambole, on veille au grain.

La Camarde a tenu parole.

D’ailleurs le Notaire et la Mort-des-braves sont là pour lui prêter main-forte.

Les Ravageurs sont venus comme à l’ordinaire, mais on aurait dit des ombres, et l’on a bu sans choquer les verres, on a causé tout bas.

De temps en temps, le Notaire et la Mort-des-braves montent sur la pointe du pied et viennent savoir comment va le blessé.

Puis ils redescendent, et les Ravageurs se disent :

– Nous aurons bientôt un fameux chef !

Le Pâtissier qui, naguère, faisait trembler tous ces hommes, a perdu en quelques heures son autorité.

Il est détrôné par avance. Le prestige de Rocambole a suffi.

La mère Camarde elle-même paraît ne plus subir l’ascendant du Pâtissier.

Elle serait fière si Rocambole daignait lever les yeux sur elle.

Celui-ci, faible encore, car il a perdu beaucoup de sang, cause avec Jean-le-boucher.

– Où m’avez-vous repêché ? demande-t-il.

– Au delà du pont de Grenelle, maître.

Un souvenir traverse l’esprit de Rocambole.

– Oui, dit-il, c’est par là que j’ai dû perdre connaissance. Tout mon sang s’en allait, à mesure que je nageais. J’ai voulu traverser la Seine, ce qui, sans ma blessure, eût été un jeu pour moi ; mais le courant m’a entraîné. J’ai lutté vainement, mes forces me trahissaient. J’ai saisi une planche qui flottait devant moi, et mes yeux se sont fermés.

– C’est cette planche qui vous a sauvé, maître.

– Je le crois.

– Mais… cette blessure, où l’avez-vous reçue ?

À cette question, Rocambole tressaille. Puis il regarde attentivement Jean-le-boucher.

Celui-ci murmure en tremblant :

– Maître, je ne veux pas pénétrer vos secrets s’il ne vous convient pas de parler.

– Réponds-moi d’abord, dit Rocambole, où sommes-nous !

– Chez la Camarde.

– Qu’est-ce que cela ?

– L’hôtesse d’un cabaret fréquenté par des Ravageurs, des repris de prison et un tas de mauvais monde.

– C’est cette femme qui m’a apporté du bouillon tout à l’heure ?

– Oui ; maître.

– Comment es-tu avec ces gens-là ?

– Ils m’ont repêché, moi aussi.

– Tu te noyais donc ?

– Je voulais me périr de désespoir de vous avoir trahi.

Rocambole regarde cet homme, et il lit dans ses yeux un tel dévouement, une telle fidélité, qu’il lui tend la main.

– Mais tu étais en prison, comme moi, la dernière fois que je t’ai vu ?

– Oui, maître.

– Tu t’es évadé ?

– Oh ! j’avais si grand’peur de retourner au bagne et d’être forcé d’y reprendre mon ancien métier !

Et Jean raconte à Rocambole les incidents de son évasion.

– Écoute-moi à ton tour, dit le maître, je suis mort pour tous ceux qui m’ont connu.

– Vous !

– Excepté pour toi…

Et comme l’étonnement de Jean-le-boucher redouble :

– Non par crainte de la police, dit Rocambole. Elle a promis de me laisser tranquille. Et puisque tu t’es évadé, elle ne te reprendra pas, je te le promets.

Un sourire homérique éclaire alors le visage bestial de l’ancien bourreau.

– Vrai ? dit-il.

– Veux-tu être mon unique compagnon ?

– Oh ! maître, si je le veux !

– J’avais une tâche à remplir. Elle est accomplie. Si j’avais été lâche, je me serais tué. Mais on n’a pas le droit de se détruire. Je ne veux pas revoir les gens que j’ai connus et que j’ai aimés. Ils me croiront mort et vivront heureux. Mais, peut-être ai-je encore une œuvre à mener à bien en ce monde. Je sens que Dieu ne m’a pas encore pardonné !

Il dit cela d’une voix grave, émue, presque solennelle, cet homme dont les Ravageurs souhaitaient la guérison pour en faire leur chef.

Et Jean porta avec respect la main de Rocambole à ses lèvres et lui dit :

– Maître, parlez, ordonnez ! vous savez bien que tout mon sang vous appartient…

– Écoute, reprit Rocambole. L’autre nuit, je me suis battu, battu à outrance…

– Avec Timoléon ?

– Non, avec une femme qui tire l’épée comme un maître d’armes. La vie de cet enfant que tu m’as surpris, un soir, contemplant à travers les arbres de ce grand jardin sur lequel donnait la fenêtre de ma mansarde…

– Rue de la Ville-l’Évêque ?

– Oui. La vie de cet enfant était l’enjeu du combat. Cette femme m’a frappé ; mais, en me frappant, elle s’est enferrée sur mon épée.

– Oh ! je sais qui c’est… c’est la Russe.

– Oui.

– Et elle est morte, n’est-ce pas ?

– Je n’en sais rien, mais j’ai pris l’enfant dans mes bras, et je me suis sauvé par le jardin. Quand j’ai été sur le quai, j’ai déposé l’enfant évanoui sur le sol, pensant bien que mes compagnons le retrouveraient.

Puis je suis descendu sur la berge et je me suis jeté à l’eau.

D’abord j’ai songé à me noyer ; puis je me suis dit que je n’avais pas le droit de quitter la vie ; et alors j’ai voulu traverser la Seine tout en faisant croire à ma mort, car je laissais derrière moi une large trace de sang. Tu sais le reste.

– Eh bien ? dit Jean.

– Eh bien ! je voudrais savoir si l’enfant a été retrouvé par Milon et par Vanda, et s’ils l’ont rendu à sa mère. Va à Paris, et sois prudent.

– Mais si je les vois, que leur dirai-je ?

– Rien.

– Et s’ils vous pleurent… comme mort ?

– Tu les laisseras pleurer. Je veux savoir où est l’enfant, voilà tout.

– Mais, maître, dit Jean-le-boucher, quand vous serez guéri…

– Eh bien ?

– Vous n’allez pas rester parmi ces bandits ?

– Peut-être… dit Rocambole. Qui sait ? là peut-être est la nouvelle tâche qui m’est réservée…

Comme il murmurait ces mots, le Notaire entra suivi de la Mort-des-braves.

VI

La Mort-des-braves tournait et retournait son bonnet de marinier dans ses doigts, avec une gaucherie respectueuse.

Le Notaire avait un peu plus d’aplomb.

Néanmoins, on sentait que Rocambole lui en imposait, et qu’il reconnaissait en lui un homme supérieur.

– Que voulez-vous, mes amis ? demanda Rocambole de cette voix sympathique et mystérieusement caressante qui lui gagnait tous les cœurs.

– Voici la chose, dit le Notaire, c’est les camarades qui nous envoient… en députation.

– En députation, répéta la Mort-des-braves comme un écho.

– Voyons ? dit Rocambole.

– D’abord, nous venons savoir comment vous allez…

– Je vais mieux, mes amis, mais je suis au lit pour une quinzaine de jours au moins.

– C’est bien ce que je leur disais…

– Moi aussi, dit la Mort-des-braves.

Le Notaire se grattait l’oreille :

– Ça ne vous empêchera toujours pas, dit-il, de nous donner un bon conseil.

– De quoi s’agit-il ?

– Je vais vous le dire en deux mots, reprit le Notaire. Quand on ne peut pas travailler dans le grand comme vous, on travaille dans le petit. Quand je me suis évadé de là-bas, je suis venu à Pantin comme tous les camarades et j’ai cherché de la besogne.

Mais je n’avais pas un radis, la rousse est doublée, l’ouvrage ne va pas. J’ai été bien heureux de rencontrer le Pâtissier.

– Qu’est-ce que le Pâtissier ?

– C’est le chef des Ravageurs.

– Ah !

– Il m’a embauché. Nous avons fait quelques jolis coups, mais il n’y a pas gras. Je remonte les rivières et les canaux, je vais à la découverte.

Puis je redescends avec les trains de bois. Quand j’ai trouvé quelque chose, j’avertis les camarades, dont le rendez-vous est ici, et nous partons.

– Bien, fit Rocambole d’un signe de tête.

– Ça allait comme ça depuis quelque temps, lorsque nous avons eu l’honneur de vous repêcher. Mais voilà que depuis hier nous sommes tout en désordre.

– Pourquoi ?

– Le Pâtissier, qui n’est qu’un feignant, voudrait rester notre chef.

– Eh bien !

– Vous pensez, maître, dit respectueusement le Notaire, que le Pâtissier n’est pas de force auprès de vous.

– Ah !

Et un sourire glissa sur le pâle visage de Rocambole.

– Sur quinze que nous sommes dans la bande, il y en a dix qui crient déjà : Vive Rocambole !

– Vraiment ?

– Il y en a quatre qui veulent rester avec le Pâtissier. Mais c’est par peur qu’ils disent cela ! Ça ne sera pas difficile de les décider.

Rocambole eut un sourire dédaigneux.

– Quels sont les états de service du Pâtissier ?

– Il est allé à Brest.

– Est-ce un grinche ?

– Il a chouriné aussi, mais… pas souvent.

– Eh bien ! dit Rocambole, quand je serai sur pied, nous verrons ; et, d’un geste, il voulut congédier le Notaire et la Mort-des-braves, qui ne soufflait mot.

Mais le Notaire ne bougea pas.

– C’est que, dit-il, j’apportais un joli renseignement aux camarades.

– Ah ! Ah !

– Un beau coup à faire.

Rocambole prit un air attentif.

– Le Pâtissier dit, poursuivit l’ex-forçat, que puisque vous êtes malade, on doit faire le coup sans vous.

– C’est bon, dit Rocambole en tressaillant. Si l’affaire me plaît, j’entends la garder.

Et il eut un accent d’autorité qui remplit d’enthousiasme la Mort-des-braves et le Notaire.

– Seulement, reprit Rocambole, vous pensez bien, mes enfants, qu’avant de manquer me noyer, j’avais d’autres affaires en train.

– Oh ! ça va sans dire, dit la Mort-des-braves, qui triompha de sa timidité. Un homme comme vous n’a jamais les bras croisés.

– J’ai laissé quelques affaires en suspens à Pantin, poursuivit Rocambole, et je vais envoyer Jean aux renseignements. Quelle heure est-il ?

– Quatre heures du matin.

– Va, dit Rocambole à Jean-le-boucher. Tu passeras la barrière au petit jour. Tu sais ce que je t’ai dit ?

– Oui, maître.

– Eh bien ! en route et ne flâne pas.

Jean se dirigea vers la porte et sortit.

– Maintenant, dit Rocambole au Notaire, assieds-toi là, compagnon, et jase un brin.

– Touchant la chose en question ?

– Naturellement.

Et Rocambole se mit sur son séant et parut être tout oreilles.

Le Notaire dit alors :

– Un peu au-dessus de Charenton, la Seine fait un coude et laisse des collines à droite.

– Ce sont les coteaux de Villeneuve-Saint-Georges.

– C’est ça même.

– Il y a là à mi-côte, une maison isolée, entourée d’un grand jardin. Les gens qui l’habitent sont huppés, à ce qu’il paraît, c’est un vieux monsieur et une jeune dame.

– Le père et la fille sans doute ?

– On ne sait pas. Les uns disent oui, les autres prétendent que c’est la femme et le mari ; ils ne sortent jamais. On ne les a pas vus trois fois en deux ans, sur les routes des environs. La femme est toujours en deuil.

Ils n’ont que deux domestiques, une vieille servante et un vieux jardinier. Il n’y a même pas un chien de garde dans la cour.

– C’est bien cela, observa Rocambole.

– Plusieurs fois, en remontant la Seine, j’avais remarqué cette maison. J’ai pris des renseignements, c’est Marmouset qui a flâné par là.

– Qu’a-t-il appris ?

– Il s’est caché une partie de la nuit, il y a trois jours, dans le jardin.

Les deux domestiques couchent dans un pavillon.

Le vieux monsieur et la jeune dame s’enferment en face d’une fenêtre éclairée.

Quoiqu’ils soient à la campagne toute l’année, le vieux monsieur et la jeune dame se couchent tard et ils n’ont pas l’air de faire bon ménage.

– Ah ?

– Marmouset les a entendus se disputer, le monsieur parlait haut, il criait comme un roulier, la dame pleurait et se tordait les mains de désespoir ; mais comme les vitres étaient fermées, Marmouset n’a pu entendre ce qu’ils disaient.

– Tout cela est fort bien, dit Rocambole, mais ont-ils de l’argent ?

– Le vieux monsieur est sorti de la chambre de la dame en colère et fermant la porte très fort.

Puis peu après, une autre fenêtre s’est éclairée, alors Marmouset s’est laissé glisser à terre ; puis il a grimpé sur un autre arbre qui était en face de cette autre fenêtre.

– Et qu’y a-t-il vu ?

– Le monsieur qui ouvrait un coffre-fort et qui comptait des masses de billets de banque et des sébilles pleines d’or.

– Oh ! Oh !

– Vous pensez si toute la bande est allumée, et si le Pâtissier est pressé…

– Oui, dit Rocambole, mais ils m’attendront…

Et regardant le Notaire froidement :

– Tu vas descendre et tu leur diras que je défends qu’on fasse rien sans moi.

– Enfoncé le Pâtissier ! murmura la Mort-des-braves.

Et tous deux sortirent en courant de la chambre de Rocambole.

Maintenant transportons-nous à Villeneuve-Saint-Georges et faisons connaissance avec les hôtes mystérieux de la maison isolée.

VII

La description de la maison isolée faite à Rocambole par le Notaire était assez exacte.

Il y avait un grand parc touffu qui descendait jusqu’à la rivière.

La maison était petite, mais élégante d’aspect, de construction récente, et avait dû s’élever sur les ruines de quelque habitation seigneuriale.

Elle avait été longtemps à vendre, et il n’y avait pas plus de six mois que les hôtes mystérieux dont parlait le Notaire s’en étaient rendus acquéreurs.

Un soir, une voiture fermée s’était arrêtée à Villeneuve, chez Me ***, notaire.

Un homme enveloppé d’une pelisse fourrée, – on était en hiver alors – coiffé d’un bonnet d’astrakan, et ayant toute l’apparence et la physionomie d’un étranger, en était descendu.

Cependant il avait demandé à voir le notaire en fort bon français et sans le moindre accent.

L’inconnu avait dit au notaire :

– Vous êtes chargé de vendre une maison qui se trouve sur la droite, à mi-côte, en retournant à Paris ?

– Oui, monsieur, avait répondu le notaire.

– À qui cette maison appartient-elle ?

– À des gens de province qui ont hérité récemment. Une vieille dame y est morte l’année dernière.

L’inconnu n’avait pas sourcillé.

Il n’avait même pas demandé le nom de la vieille dame. Il avait accédé sans débats au prix d’acquisition.

La maison était toute meublée.

Comme elle n’était grevée d’aucune hypothèque, l’inconnu tira de sa poche un portefeuille gonflé de billets de banque et paya sur-le-champ, disant qu’il désirait entrer en jouissance immédiate.

Le lendemain, en effet, les gens de Villeneuve virent arriver un vieux domestique et une servante entre deux âges qui prirent possession de la maison, ouvrirent portes et fenêtres, lavèrent, nettoyèrent les appartements, ratissèrent les allées du jardin et s’installèrent ensuite dans le petit pavillon qui se trouvait au fond du parc.

Quelques jours s’écoulèrent.

On est curieux à Villeneuve, presque autant que dans une ville de la vraie province.

Les domestiques avaient une tournure étrangère.

Ils s’exprimaient parfaitement en français, mais entre eux ils parlaient une autre langue que personne ne comprenait à Villeneuve.

On les avait questionnés vainement chez le boucher et l’épicier.

Personne n’avait pu savoir le nom de leur maître, ni de quel pays ils venaient.

Le notaire *** lui-même avait gardé un silence prudent sur le nom, les titres et les qualités de son nouveau client.

Au bout de huit jours l’étranger arriva.

Mais il n’était pas seul, une jeune dame l’accompagnait.

Ils traversèrent Villeneuve au grand trot de deux mecklembourgeois qui traînaient une voiture de voyage.

On n’eut pas le temps de les voir.

À peine put-on soupçonner que l’homme était vieux et la femme jeune.

Cette dernière était toute vêtue de noir.

Des semaines entières, puis de longs mois s’écoulèrent avant qu’on ne les revît.

Cependant ils habitaient la maison.

Bien souvent les bourgeois de Villeneuve s’en étaient allés rôder autour du parc, mais inutilement.

Cette maison avait l’air d’un tombeau.

Seuls, les domestiques sortaient, venaient faire leurs provisions au village et ne parlaient à personne.

Marmouset, le petit bandit que les Ravageurs avaient envoyé en éclaireur, était donc plus heureux que les gens de Villeneuve, puisque, grimpé sur un arbre, il avait vu du même coup le vieux monsieur et la jeune dame, ensemble d’abord, et paraissant se quereller.

Et c’est à cette scène, que Marmouset devinait plutôt qu’il ne l’entendait, que nous allons assister.

La jeune dame était assise dans une bergère, au coin du feu.

Une seule lampe, placée sur la cheminée, éclairait la pièce qui était une chambre à coucher.

Mais ses rayons tombaient verticalement sur la jeune femme et permettaient de remarquer sa beauté pâle, fiévreuse, maladive.

Grande, amaigrie par quelque mystérieuse souffrance, elle avait des mains blanches et transparentes comme de la cire, de grands yeux noirs bordés d’un cercle de bistre et des lèvres pâles au coin desquelles la douleur avait creusé son pli.

Peut-être n’avait-elle que vingt ans, peut-être en avait-elle trente.

Le type de sa physionomie rappelait les races orientales du Nord, telles que la race caucasienne ou la race slave.

– Voici bien longtemps déjà que nous sommes ici, mon père, poursuivit-elle, bien longtemps que vous m’avez arrachée, une nuit, à l’aide d’un narcotique, à mon enfant qui venait de naître, comme vous m’aviez arrachée déjà à l’homme qui était mon époux devant Dieu. Mon père, ne mettrez-vous point un terme à mon martyre ?…

Le vieillard se taisait toujours.

– Ne me rendrez-vous pas mon enfant ? supplia la jeune femme.

– C’est l’enfant du crime.

– Oh ! fit-elle.

Et soudain ses joues s’empourprèrent après avoir pâli, un éclair s’alluma dans ses yeux.

Et, se dressant tout d’une pièce, elle eut un geste de colère, elle prit l’attitude qu’ont tout à coup ceux qui, longtemps courbés sous une volonté de fer, se révoltent enfin.

Et elle vint se placer devant le vieillard, stupéfait d’une pareille audace.

– Je veux savoir, dit-elle…

– Savoir quoi ? fit-il d’une voix glacée.

– Savoir ce qu’est devenu Constantin.

– Il est en Russie et n’a pas quitté son régiment.

Mais la jeune femme ne crut point à cette réponse.

– Oh ! dit-elle, vous mentez !

Tout en elle annonçait une douleur morne et profonde, un affaissement physique et moral qui semblait tenir du désespoir.

L’homme, au contraire, le vieux, comme disait Marmouset, formait avec cette femme un contraste étrange.

C’était un homme assez robuste, en dépit d’une forêt de cheveux blancs et d’un collier de barbe grise, mais qui pouvait bien avoir dépassé la soixantaine.

Coiffé de ce bonnet d’astrakan qui avait révolutionné les gens de Villeneuve, la polonaise à brandebourgs militairement boutonnée, il allait et venait par la chambre, les mains croisées derrière le dos, le regard farouche, le pas inégal et brusque.

La jeune femme disait :

– Mon père, ne mettrez-vous pas un terme à mes longues souffrances ?… ne me rendrez-vous pas mon enfant ?

Le vieillard haussait les épaules et ne répondait pas.

– Mon père, reprit-elle en joignant les mains, serez-vous donc sans pitié ? et les haines de famille, ces vieilles haines ridicules en notre siècle, vous aveugleront-elles à ce point ?

Le vieillard continua sa promenade.

– Ma fille !

– Je ne suis plus votre fille. Je suis votre victime et vous êtes mon bourreau.

– Prenez garde !

Mais elle, toujours révoltée, s’écria :

– Où est Constantin ?

– Vous ne le saurez pas.

– Qu’avez-vous fait de mon enfant ?

– Il est mort.

– Oh ! vous mentez encore, dit-elle.

Le vieillard haussa de nouveau les épaules.

– Vous avez mal aux nerfs, dit-il. Vous ferez bien de prendre une infusion de thé et de vous mettre au lit.

Et il s’en alla, tirant violemment la porte après lui.

Quelques minutes s’écoulèrent.

La jeune femme s’était laissé retomber sur la bergère, et elle fondait en larmes, se tordant les mains de désespoir.

La porte se rouvrit. Mais ce ne fut pas le vieillard qui entra.

Ce fut un homme d’environ quarante ans, de mine louche et presque sinistre.

C’était un des mystérieux domestiques amenés par les hôtes mystérieux de la villa.

Il apportait du thé sur un plateau.

La jeune femme le regarda, et soudain un éclair illumina son cerveau, et elle murmura :

– Oh ! il faudra bien qu’il parle, celui-là !

VIII

Le valet posa le plateau sur un guéridon devant la jeune femme.

Mais comme il allait se retirer, elle lui ordonna de rester, d’un geste mystérieux.

Par les quelques mots que nous avons vu échanger entre la jeune femme et le vieillard, il a été facile de comprendre qu’ils étaient étrangers et appartenaient soit à l’aristocratie russe, soit à l’aristocratie polonaise.

Le valet s’était arrêté au milieu de la chambre, avec cette docilité servile des paysans du Nord qui n’ont jamais songé à discuter un ordre reçu, tant ils sont pliés sous le knout, de génération en génération.

Il était là, muet, attentif et comme tremblant.

– Nicheld, lui dit la jeune femme, ouvre ce bahut.

Et elle lui désignait un meuble qui se trouvait entre les deux croisées.

Nicheld obéit.

– Ne vois-tu pas une boîte oblique en cuir rouge sur la première tablette ? continua-t-elle.

– Oui, maîtresse.

– Donne-la moi.

Tout en parlant, elle s’était levée et était allée se placer devant la porte.

Le valet lui apporta là boîte.

– Attends, dit-elle, en la prenant et en la posant sur un guéridon.

Cette boîte, qui pouvait avoir un demi-pied de longueur, était en maroquin rouge.

Un nom était écrit dessus :

Nadéïa.

La jeune femme l’ouvrit, et le valet vit avec quelque étonnement apparaître la crosse en ivoire de deux mignons pistolets, comme presque toutes les grandes dames du Nord en ont en voyage, lorsqu’elles traversent en traîneau et presque sans escorte les immenses solitudes des steppes.

Accoutumé à l’obéissance passive, celui qu’elle avait appelé Nicheld demeurait debout devant Nadéïa et semblait demander ce qu’elle allait faire.

Nadéïa prit un des pistolets et l’arma.

Puis dirigeant le canon sur Nicheld, elle lui dit :

– Si tu pousses un cri, si tu appelles au secours, tu es mort.

Nicheld frissonna, mais il se tut.

Le paysan russe, le moujik comme on dit, sait bien que sa vie est peu de chose et que son seigneur peut toujours en disposer.

Or, Nicheld était né sur les terres du père de Nadéïa, et il savait que Nadéïa était la maîtresse.

Seulement il se mit en garde et prit une attitude suppliante.

Nadéïa lui dit :

– Mon père est monté dans sa chambre ; avant que tes cris soient arrivés jusqu’à lui, avant que ses pas aient retenti dans le corridor, avant qu’il ait même eu la pensée de te porter secours, ma balle t’aura frappé au cœur.

– Que voulez-vous donc de moi, maîtresse ? demanda le moujik d’une voix affolée de terreur.

– Je veux savoir.

Il se prit à trembler plus fort.

– Maîtresse, dit-il, si je parle, le général me tuera.

– Et si tu ne parles pas, je te tue à l’instant.

– Grâce ! maîtresse, grâce ! balbutia le moujik.

Nadéïa continua :

– Tu étais au service de mon père, à Varsovie. Tu sais ce qui s’est passé…

– Je vous jure, maîtresse…

– Ne jure pas, tu ferais un faux serment.

En même temps, Nadéïa regarda la pendule qui se trouvait sur la cheminée.

– Écoute-moi bien, dit-elle.

Et dans son geste, dans son regard, dans toute son attitude, il y avait quelque chose de si fatalement désespéré, que le moujik Nichdel comprit qu’il n’avait aucune miséricorde à attendre d’elle, s’il essayait de la tromper.

– Maîtresse, dit-il, si je parle, vous ne me tuerez pas ?…

– Non.

– Mais il me tuera, lui.

– Je te protégerai.

– Vous, maîtresse ?

– Oui, dit la jeune femme, car, à moins que mon père ne me tue sur l’heure, j’aurai bien le temps de me placer sous la protection française.

Nous sommes en France, vois-tu, poursuivit-elle, et en France, le bon plaisir d’un grand seigneur russe ou polonais ne peut plus rien.

Le moujik écoutait, comme si une langue inconnue eût résonné pour la première fois à son oreille.

Nadéïa continua.

– Tu étais au service de mon père, tu sais ce qui est arrivé… parle… je te donne deux minutes pour réfléchir : si tu te tais, je fais feu.

Le moujik hésita une seconde encore.

Puis il dit d’une voix sourde :

– Mourir pour mourir, j’aime autant dire ce qui est juste… et ce qui est la vérité… et confondre les traîtres.

– De qui donc parles-tu ? demanda Nadéïa avec un léger frissonnement dans la voix.

– De… votre… père… balbutia-t-il.

– Parle ! fit-elle.

Et pâle, les narines dilatées, l’œil en feu, Nadéïa attendit :

– Maîtresse, dit le moujik, votre père le général Komistroï a trahi la Pologne.

À ces mots, Nadéïa fit un pas en arrière et jeta un cri.

Un cri d’étonnement, de stupeur.

On eût dit que la foudre du ciel tombait sur elle.

– Oh !… dit-elle… ce n’est pas… possible… ce n’est pas vrai… tu mens !

– Tuez-moi alors, dit le moujik avec calme.

– Mais parle donc, misérable ! dit-elle.

Et elle fit un pas vers lui, son pistolet braqué, et prête à faire feu.

Le moujik avait retrouvé son calme :

– Maîtresse, dit-il, j’ai avoué la vérité, le général Komistroï, votre père, a trahi la Pologne.

Nadéïa sentait ses cheveux se hérisser, tant cette accusation inattendue lui paraissait foudroyante.

– Mais, s’écria-t-elle, cela ne peut être, cela est impossible !

– Cela est, dit Nicheld.

– Ah ! fit-elle, qu’a-t-il donc au fond de l’âme, cet homme que j’appelle mon père, puisqu’il m’a séparée de Constantin, le soldat du czar, ne voulant pas, disait-il, que la fille d’un Polonais fidèle, épousât un serviteur de l’oppresseur ?

Un sourire passa sur les lèvres de Nicheld.

Ce sourire était si plein de mépris à l’adresse de celui que Nicheld appelait le général Komistroï, que Nadéïa comprit bien que cet homme disait la vérité.

– Oh ! maîtresse, reprit-il, il faudrait bien des heures pour vous tout dire.

– Sur qui ?

– Sur votre père.

– J’ai de la patience, dit Nadéïa, je t’écouterai ; mais d’abord où est Constantin ? Mon père dit qu’il n’a pas quitté son régiment.

– Votre père ment.

– Ah !

Et Nadéïa regardait cet homme, aussi tremblante que le coupable qui regarde le juge prêt à prononcer son arrêt de mort.

– Le lieutenant Constantin, dit Nicheld, a été arrêté un soir à Varsovie, sous l’accusation de complicité avec les insurgés.

– Est-ce possible, grand Dieu ?

– Des lettres compromettantes placées dans un portefeuille ont été trouvées chez lui.

– Ciel ! dit Nadéïa, il a été condamné !…

– Et déporté en Sibérie.

Nadéïa couvrit son front de ses deux mains, laissant retomber le pistolet sur la table.

Mais Nicheld était disposé à parler.

– Quant à votre enfant, reprit-il, si votre père dit qu’il est mort, il ment !

Nadéïa jeta un cri…

Un cri si puissant, si inattendu, qu’un bruit se fit au dehors…

C’était le vieillard qui accourait.

Nadéïa se précipita sur la lampe et l’éteignit.

En même temps, elle poussa le verrou de la porte.

– Ne bougeons pas, maîtresse, murmura Nicheld, ou nous sommes perdus !

IX

Le pas du vieillard retentissait dans le corridor comme une menace.

Il s’arrêta à la porte de la chambre.

En même temps, Nadéïa et Nicheld entendirent la clé qui était restée dans la serrure et qu’on tournait violemment.

Le cœur de Nicheld battait à outrance. Nadéïa se taisait.

– Nadéïa ! cria la voix du général Komistroï, qui ronflait comme un tonnerre.

La jeune femme eut du sang-froid.

Elle parut s’éveiller en sursaut et répondit :

– Mon père ! que voulez-vous ?

– Qu’avez-vous ? que vous arrive-t-il ? demanda le général à travers la porte qu’il essayait toujours d’ouvrir.

– Rien, mon père, je dormais et j’avais le cauchemar.

– Ah ! dit-il, d’un air de doute.

Puis il ajouta :

– Je croyais que vous n’étiez pas seule…

– Avec qui donc voulez-vous que je sois ? demanda Nadéïa, qui eut le courage d’accompagner ces paroles d’un petit rire sec et moqueur qui parvint jusqu’au général.

– C’est bien, dit celui-ci.

Et il s’en alla.

Nicheld, de plus en plus tremblant, entendit les pas s’éloigner dans le corridor, puis la porte de la chambre se refermer.

Nadéïa s’était approchée de la fenêtre et elle regardait maintenant la lumière qui partait de la chambre de son père et se projetait sur le feuillage des arbres du parc.

Une silhouette allait et venait au milieu de cette lumière tremblante.

Nadéïa comprit que le général faisait ses préparatifs pour se coucher.

Puis la silhouette disparut et, peu après, la lumière s’éteignit.

– Mon père est au lit, dit Nadéïa, maintenant tu peux parler.

Mais Nicheld continuait à trembler.

– J’ai peur, dit-il…

– Parle ! dit-elle tout bas, mais avec un accent impérieux.

Qu’est devenu mon enfant ?

– Je ne sais pas.

– Tu m’as pourtant dit tout à l’heure qu’il n’était pas mort.

– Je vous le répète.

– Eh bien ! qu’est-il devenu ? qu’en a-t-on fait ?

– Madame, dit Nicheld, vous ne pouvez pas comprendre ce qui s’est passé : depuis combien de temps croyez-vous avoir été séparée de monsieur Constantin ?

– Mais depuis un an environ, dit Nadéïa.

– Vous vous trompez, madame, il y a cinq années passées.

– Oh !

Et Nadéïa, en laissant échapper cette exclamation, porta les deux mains à son front et murmura :

– Suis-je donc folle ?

– Vous l’avez été, madame.

– Que dis-tu ?

– La vérité. À la suite de vos couches et des événements dramatiques qui les ont entourées, vous avez été prise de folie. Pendant quatre années, vous avez été confiée à un médecin français.

– Je n’ai nul souvenir de cela.

– C’est possible, dit Nicheld, mais je vous dis la vérité : il n’y a pas un an que vous avez quitté Varsovie ; il y en a cinq.

– En quelle année sommes-nous donc ?

– En 186…

Nadéïa étouffa un nouveau cri.

Puis, revenant à son idée fixe :

– Et tu dis que mon enfant n’est pas mort ?

– Je puis vous l’affirmer, car c’est moi qui…

– Toi !…

Et dans ce mot, Nadéïa fit passer un ouragan de colère.

– Madame, dit humblement Nicheld, vous me croirez après, si bon vous semble ; mais laissez-moi tout vous dire.

– Parle.

– Êtes-vous certaine d’être la fille du général ?

Cette question si brusquement faite, fut pour Nadéïa comme un coup de foudre.

– Mais… pourquoi me demandes-tu cela ?… dis… balbutia-t-elle.

– Avez-vous souvenir de votre enfance ? reprit Nicheld.

– Sans doute ; j’avais trois ans que déjà le général m’appelait sa fille.

– Oui… c’est vrai… mais, votre mère ?

– Ma mère est morte en me donnant le jour, tu le sais bien, dit Nadéïa.

Nicheld parut vaincre en lui un dernier scrupule.

– Madame, dit-il, si je vous fais une pareille question, c’est que je suis résolu à ne pas servir plus longtemps de complice au général.

– Mais explique-toi donc, malheureux.

– Tout ce que je pourrais vous dire, je l’ai écrit.

– Où ? quand ? demanda Nadéïa dont la voix tremblait d’une étrange émotion.

– Il y a des choses que je n’oserais jamais vous dire de vive voix, moi humble esclave, reprit Nicheld, mais, je vous répète, je les ai écrites.

– Quand ?

– Il y a quelques mois, ici, pendant que j’étais seul encore, j’ai tout consigné sur un journal : il est écrit en langue russe, ma langue maternelle.

– Et ce journal, où est-il ?

– Dans le parc, je l’ai enfermé dans un pot de grès, puis j’ai enterré le pot au pied du cinquième arbre de la grande allée, à gauche, en partant de la grille.

S’il m’arrive malheur, et j’ai le pressentiment que le général me tuera, vous déterrerez le pot, vous lirez mon manuscrit et vous saurez tout.

– Mais tu peux bien me dire, au moins, fit Nadéïa d’une voix suppliante, ce qu’est devenu mon enfant.

– Le général me l’a confié.

– Ah !

– Un soir… à Varsovie, trois jours après la naissance, poursuivit Nicheld, je suis parti avec la nourrice qui l’allaitait, et nous sommes venus en France.

– Après ?

– Là, par l’ordre de votre père, je l’ai mis aux Enfants-Trouvés.

– Mon Dieu ! murmura Nadéïa d’une voix sourde. Avez-vous un signe de reconnaissance, au moins ?

– Le général me l’avait défendu, mais j’ai transgressé ses ordres… Vous trouverez dans ce que j’ai écrit le moyen de le réclamer… Adieu, madame… adieu.

Et Nicheld se dirigea vers la porte et essaya de l’ouvrir sans bruit.

Mais le général, en tournant et retournant la clé dans la serrure, l’avait fermée en dehors.

L’avait-il fait exprès ?

Nicheld le pensa et murmura :

– Je suis perdu !

Puis il alla vers la fenêtre et l’ouvrit.

– Adieu, madame, répéta-t-il.

Il monta sur l’entablement et, bien que la fenêtre fût à vingt pieds du sol, il sauta dans le parc.

La nuit était sombre. Nadéïa ne le vit point tomber, mais elle entendit le bruit de ses pas qui s’éloignaient.

Nicheld ne s’était donc fait aucun mal ?

Alors la jeune femme se mit à genoux :

– Mon Dieu, mon Dieu ! murmura-t-elle, protégez-moi ! Mon Dieu ! rendez-moi mon enfant !

* *

*

Le lendemain, Nadéïa vit entrer chez elle le général, qui lui dit froidement :

– Nicheld est parti ce matin. Je l’ai envoyé à Varsovie. Cet homme était un fort mauvais serviteur.

Nadéïa regarda son père avec épouvante, et une pensée traversa son esprit :

– Il l’a tué peut-être ! se dit-elle.

X

Revenons maintenant au cabaret de l’Arlequin et par conséquent à Rocambole.

Il y avait émeute ce soir-là, parmi les habitués de la mère Camarde.

Pourquoi ?

Le monde des voleurs est un petit peuple qui a ses révolutions tout comme les nations ordinaires.

Armée de la nuit, soldats de l’ombre, garde prétorienne du crime, ces hommes qui, bannis de la société, ont organisé contre elle une résistance acharnée, ont, tout d’abord, compris une chose, c’est que la discipline est d’une absolue nécessité et que les armées, celles du pillage et du meurtre, aussi bien que celles qui défendent le sol sacré de la patrie, ont besoin d’être commandées.

De là l’absolue nécessité de reconnaître un chef et de lui obéir aveuglément, de là ces luttes intestines où la ruse et la force brutale jouent alternativement leur rôle entre deux hommes qui se disputent le commandement.

Dès le moment où Rocambole évanoui avait été apporté au cabaret de la mère Camarde, la vieille réputation de l’ancien bandit l’avait désigné comme le successeur du Pâtissier.

Qu’était-ce que le Pâtissier, voleur obscur, meurtrier sans éclat, auprès de Rocambole, l’homme devenu légende ?

À peine l’ancien chef des Valets-de-cœur eut-il rouvert les yeux que les Ravageurs s’écrièrent :

– Voilà celui à qui nous obéirons désormais !

Le Pâtissier, en quelques minutes, se vit précipiter des hauteurs du pouvoir.

L’éloquence du Notaire racontant en son langage pittoresque la merveilleuse évasion de Rocambole et de ses compagnons, après qu’il avait arrêté, dans sa chute fatale, le couteau de la guillotine, avait électrisé tout le monde.

Jean-le-bourreau avait ajouté :

– J’y étais. C’était moi le bourreau.

On l’avait applaudi.

Puis la Mort-des-braves, dont les maisons centrales gardaient souvenir, avait fait valoir l’inertie et le peu d’imagination du Pâtissier.

Ce dernier avait dû courber la tête devant ce revirement de l’opinion, et il n’avait pas protesté lorsque l’on était allé offrir le commandement à Rocambole.

On sait comment Rocambole avait accueilli la députation composée du Notaire et de la Mort-des-braves, et comment il avait ajourné l’expédition projetée contre la maison mystérieuse de Villeneuve-Saint-Georges.

Le lendemain, le Pâtissier avait disparu.

– Vous êtes des ingrats, avait-il dit en s’en allant. Nous verrons si, avec votre Rocambole, vous ferez vos affaires comme vous faisiez avec moi.

Mais cette prétendue abdication cachait une haine féroce, l’arrière-pensée de ressaisir ce pouvoir qui lui échappait.

La mère Camarde elle-même lui avait dit adieu froidement.

Il y avait bien dix années pourtant, depuis que son mari avait, selon la terrible et pittoresque expression du peuple, épousé la veuve, c’est-à-dire porté sa tête sur l’échafaud, il y avait bien dix années que le Pâtissier avait été l’objet de toutes ses préférences.

Mais la Camarde avait changé comme les autres. L’ambition lui avait tourné la tête.

La femme qui vit dans le monde du crime a des enthousiasmes pour le plus criminel.

Aussi, quand le Pâtissier, faisant son petit paquet qu’il plaça au bout d’un bâton, voulut lui tendre la main, elle n’avança point la sienne, et se borna à lui dire :

– Tu as raison de t’en aller, mon garçon ; tu n’es pas de force avec Rocambole.

– Tonnerre ! murmurait le Pâtissier en suivant la route de Paris, je me ferais rousse volontiers.

Rousse est la dénomination que les voleurs donnent aux agents de police.

On dit la rousse pour la police en général, les rousses pour désigner les agents.

Et cette idée le travailla tellement en chemin que, lorsqu’il fut dans le faubourg Saint-Honoré, un nom vint à ses lèvres : Timoléon.

Timoléon avait été voleur, puis agent de police ; il devait l’être encore, pensait le Pâtissier.

Or, Timoléon passait à bon droit pour avoir recruté sa brigade parmi les voleurs les plus émérites que le métier dégoûtait et qui voulaient vivre tranquilles.

Timoléon, du reste, avait dans le monde auquel appartenait le Pâtissier, la réputation de n’avoir jamais trahi ni fait arrêter le malfaiteur qui venait à lui et lui offrait ses services.

Il acceptait les gens ou les refusait.

Dans ce dernier cas, le voleur se retirait librement et comme s’il avait eu un sauf-conduit.

Le Pâtissier continua son chemin, partagé entre l’amour-propre du malfaiteur qui se révolte à la pensée de devenir un agent de police et la soif de vengeance qui le brûlait.

Il haïssait tous ces hommes qui l’abandonnaient, il haïssait plus encore cet homme qu’on appelait Rocambole et qui n’avait qu’à paraître pour être acclamé comme un chef.

La lutte ne fut pas longue, le désir de se venger l’emporta sur l’amour-propre.

– Je vais chez Timoléon, se dit-il. Demain la rousse jettera un joli coup de filet au cabaret de l’Arlequin.

Et il traversa la rue Royale, et par la rue Saint-Honoré, il se dirigea vers la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois.

C’était là que naguère encore Timoléon, qui depuis longtemps faisait de la police pour son propre compte, avait un Cabinet d’affaires, là que M. le vicomte Karle de Morlux l’avait vu pour la première fois et lui avait offert de se mettre dans son jeu contre Rocambole.

À l’entrée de la rue, le Pâtissier s’arrêta.

Une chose l’avait frappé.

Les croisées du troisième étage de la maison habitée par Timoléon et qui étaient celles de son logis, se trouvaient dépourvues de rideaux.

Timoléon était-il donc déménagé ?

Après un moment d’hésitation, il entra dans l’allée et monta à l’entresol où se trouvait le concierge.

Celui-ci lui apprit que Timoléon avait quitté Paris.

Où était-il ? personne, hormis peut-être un seul homme, ne le savait.

Cet homme était un nommé Lolo que le Pâtissier connaissait parfaitement.

– Bon ! se dit-il, je sais où je trouverai celui-là.

Et il s’en alla aux halles, chez Baratte.

La nuit était proche et on allumait les réverbères.

Le Pâtissier entra dans la salle basse du traiteur et aperçut quelques rares buveurs disséminés autour des tables graisseuses.

Une vieille femme buvait toute seule, à même le carafon d’absinthe.

– Tiens, se dit le Pâtissier, Lolo n’est pas ici, mais Philippette y est.

Philippette était cette vieille femme qui, longtemps pensionnaire de Saint-Lazare, était demeurée dans cette maison d’arrêt à titre de femme de ménage.

C’était elle qui, trois mois auparavant, avait porté le poison destiné à Antoinette Miller.

Quand le Pâtissier entra, elle leva la tête.

– Ah ! dit-elle, c’est toi, compagnon ?

– Oui, la vieille.

– Tu cherches quelqu’un ? as-tu besoin de moi ?

– Je voudrais voir Lolo.

– Il viendra pour sûr. Mais si tu ne l’as pas vu depuis longtemps, tu te fais des illusions sur lui, va. C’est un garçon perdu, un feignant, un propre à rien qui est toujours dans la boisson.

– Je voudrais qu’il me dise où je pourrais trouver Timoléon ?

– Timoléon ?

Et à ce nom Philippette tressaillit.

– Oui.

– C’est fini, dit-elle.

– Comment, fini ?

– Roulé par Rocambole, dit la vieille.

À ces mots, le Pâtissier étouffa une exclamation de surprise et de haine.

– Bon ! fit Philippette, on dirait que ça te fait de l’effet.

Comme elle parlait ainsi, Lolo entra.

XI

Lolo était par extraordinaire, s’il fallait en croire Philippette, dans un état insolite de sobriété.

Il avait l’œil calme, le visage clair et marchait fort droit.

– Faut croire qu’il t’est arrivé un malheur, mon garçon, lui dit Philippette, car tu n’es pas à jeun à huit heures du soir, ordinairement.

– Pas de braise, répondit Lolo avec un laconisme qui valait un poème.

Et il avança la main vers le carafon d’absinthe qui contenait encore quelques doigts du poison autorisé.

Mais, comme il le portait à ses lèvres, le Pâtissier lui arrêta le bras.

– Un moment, dit-il.

– Tiens ! c’est toi ? fit Lolo en le reconnaissant.

– C’est moi. Et comme je veux te faire jaser un brin…

– As-tu de l’os pour payer ma jacasse ? demanda effrontément Lolo.

– Deux roues de derrière.

Et le Pâtissier plaça deux pièces de cent sous sur la table.

Lolo allait s’en emparer ; mais le Pâtissier posa sa main dessus :

– Quand tu auras jasé ! dit-il.

– Dis, fit Lolo, que veux-tu savoir ?

– Où est Timoléon ?…

– À la mer… perdu… abîmé… quoi ?… roulé par Rocambole, geignit Lolo. C’est pour cela que je suis dans une dèche complète.

– C’est donc vrai ? fit le Pâtissier. Je ne voulais pas croire Philippette.

– C’est vrai.

– Il est donc bien fort, ce Rocambole ?

– Il est de la rousse, à présent.

Ces mots firent faire au Pâtissier un bond sur son siège.

– Est-ce que tu planches ? dit-il.

Plancher est encore un mot d’argot qui signifie plaisanter.

– Mais non, répondit Lolo, c’est la pure vérité.

Et, à l’appui de son dire, il raconta tout ce qu’il savait de cette lutte insensée que Timoléon avait voulu soutenir, aux frais de M. de Morlux, contre Rocambole, – lequel était sorti de prison et vivait en paix, salué par les agents de police comme un personnage de qualité.

Le Pâtissier l’écouta attentivement, sans l’interrompre, et se gardant bien de manifester le moindre sentiment d’hostilité contre Rocambole.

– C’est fâcheux, dit-il enfin avec calme. J’aurais cru Timoléon plus habile.

– Il a trouvé son maître, voilà ! fit Lolo.

Puis, avec un soupir :

– Ah ! si Rocambole avait besoin de moi…

– Tu te ferais rousse ?

– Dame !

Et Lolo, regardant le Pâtissier :

– Mais qu’est-ce que tu lui voulais donc, toi ?

– À Timoléon ?

– Oui.

– Je voulais lui demander un service.

– Faut pas te gêner, compagnon, si je puis le remplacer, moi.

– Non, bonsoir… et merci !…

Sur ces mots, le Pâtissier lâcha les deux pièces de cent sous, qui disparurent dans la poche de Lolo.

Puis il se leva, serra la main du jeune homme et de la vieille Philippette et sortit.

– Mort de ma vie ! murmura-t-il, quand il fut au grand air, je crois que je tiens ma vengeance !

Il savait un garni dans la rue des Orties-Saint-Honoré où on logeait à la nuit.

Il y alla.

La nuitée coûtait quatre sous.

Comme le siècle avait marché et que le progrès avait pénétré même dans le monde d’en bas, la corde, cette corde bien heureuse contre laquelle on s’appuyait jadis, avait disparu.

Maintenant on se couchait tout de bon et tout du long sur de la paille, un peu fétide, il est vrai, mais en quantité suffisante pour qu’on se relevât le lendemain sans être trop contusionné.

Le Pâtissier avait cependant assez d’argent pour pouvoir aborder un logis plus convenable, mais l’habitude est une seconde nature… et puis dame ! il avait du monde à voir, comme on dit.

Quand il arriva, la maison était comble.

Les salles d’en haut étaient pleines, lui dit-on.

Mais il y avait encore de la place au rez-de-chaussée.

Il donna ses quatre sous et entra.

Une douzaine d’hommes et de femmes en haillons étaient couchés côte à côte.

Une lanterne garnie d’une chandelle de deux sous, était suspendue au plafond et projetait sur ce hideux spectacle sa triste lueur.

– Bonsoir, Camaros, dit le Pâtissier en entrant.

– Tiens ! c’est le Pâtissier ! murmurèrent plusieurs voix avec une nuance de respect.

– Il paraît que je suis encore quelque chose ici !… murmura-t-il, avec un accent de fierté.

Et il répéta :

– Bonsoir ! bonsoir !

Puis comme il allait se coucher, un homme se leva et vint à lui.

– Bonsoir, Pâtissier, dit-il.

– Ah ! c’est toi le Radoubeur.

– Oui, c’est moi, répondit cet homme, grand et solide gaillard, autrefois charpentier du port d’Asnières : ça lui avait valu son surnom de Radoubeur.

– Qu’est-ce que tu fais ici ?

– J’attends de l’ouvrage, voulez-vous m’embaucher ?

– Je ne suis plus capitaine, dit le Pâtissier.

– Pas possible ! fit le Radoubeur.

– C’est comme ça, pourtant ; ils m’ont dégommé.

– Qui donc ça ?

– Tes camarades.

– Et pourquoi donc ?

– Ils ont pris un malin, dit le Pâtissier avec un accent d’ironie, un malin entre tous les malins… Rocambole !

Comme il prononçait ce nom, une femme se souleva dans un coin de la salle.

– Rocambole ! s’écria-t-elle, ah ! le gueux ! ah le misérable !

– Tu le connais donc ?

– Pardine ! répondit la femme, qui se redressa l’œil en feu, hideuse de colère.

– Tiens ! dit le Pâtissier, c’est toi, la Chivotte ?

– C’est moi, dit-elle.

– Tu as la figure en compote…

– Je vous crois. C’est la largue de Rocambole, une Russe qu’on appelle Madame, et cette canaille de belle Marton qui m’ont mise dans cet état. J’ai manqué en mourir.

En effet, la Chivotte, car c’était bien elle, n’avait plus visage humain. On l’avait retrouvée dans la maison de la rue de Bellefond, mourante et ne donnant plus signe de vie, frappée en pleine poitrine d’une balle.

Par un de ces miracles dont la Providence garde le secret, elle avait survécu.

– Et tu dis que c’est Rocambole ?… fit le Pâtissier avec une joie mal dissimulée.

– Oui, c’est par son ordre, du moins. Mais, dit la Chivotte, avec l’accent d’une haine sauvage, si ta bande l’a pris pour capitaine…

– Eh bien ?

– Elle est flambée !

– Pourquoi ?

– Parce qu’il a fait comme Vidocq, il est de la rousse, maintenant !

– Allons donc ?

– C’est la vérité.

– On me l’avait déjà dit, mais je ne voulais pas le croire.

– À preuve, reprit la Chivotte, qu’il n’y a plus moyen de gagner sa vie : ne sachant plus que faire, et ayant mon physique détérioré, je me suis mise voleuse d’enfants.

Comme elle disait ces mots, une petite fille qui dormait sur la paille leva la tête, et sa figure angélique se trouva éclairée par les rayons de la lanterne.

Et tous ces hommes qui entouraient le Pâtissier et la Chivotte, tous ces êtres abjects, se prirent à contempler la petite fille avec une naïve admiration, tant elle était belle.

On eût dit un ange du ciel descendu parmi les démons…

XII

L’enfant regardait tous ces hommes avec un étonnement mêlé de terreur.

Tous ces hommes, au contraire, la regardaient avec une sorte de satisfaction.

On eût dit que la vue de ce visage de chérubin, ombragé par une chevelure d’or descendant en boucles superbes sur un cou blanc comme un lis, reposait leur âme agitée par les tempêtes du crime. La Chivotte seule regarda l’enfant avec colère et lui dit d’un ton dur :

– Veux-tu bien aller te coucher, méchante drôlesse.

L’enfant joignit les mains et se mit à genoux :

– Ne me battez pas ! madame, murmura-t-elle.

– Veux-tu te recoucher ou je te gifle ! s’écria l’odieuse créature.

L’enfant recula toute tremblante.

– Qu’est-ce que cette petite ? demanda le Pâtissier.

– C’est une enfant que j’ai volée.

– À qui ?

Et le Pâtissier regarda la Chivotte avec une certaine autorité.

La Chivotte s’inclinait toujours devant la force brutale et le Pâtissier passait pour avoir le poignet rude.

Cependant elle essaya de se soustraire à l’espèce d’inquisition à laquelle elle était soumise.

– Qu’est-ce que cela vous fait ? dit-elle.

– Je veux le savoir.

Sentant bien que, si elle résistait, elle se ferait une mauvaise affaire, que d’ailleurs le Pâtissier pouvait lui être utile, la Chivotte prit un ton mielleux et répondit :

– Si vous n’avez pas envie de dormir, je veux bien vous dire l’histoire, car elle est longue.

À ces mots, les autres hôtes du garni manifestèrent un sentiment de curiosité.

– Voyons ? fit le Pâtissier.

– Faut vous dire, reprit la Chivotte, qu’on m’a relevée comme morte, dans un pavillon de la rue de Bellefond. J’avais une balle dans la poitrine, je vomissais le sang, même que le médecin a dit que je n’en avais pas pour deux heures.

– Après ?

– On m’a transportée à l’hôpital d’abord ; là, je me suis sauvée encore une fois de la mort.

Au bout de trois semaines, j’étais sur pied.

Alors on m’a renvoyée en me donnant six francs et des bons de pain.

J’étais dans un si triste état que je ne savais que devenir.

J’entre dans un bureau de placement. On m’indique une vieille dame qui avait besoin d’une femme de ménage. J’y vais. Elle me prend.

La vieille dame élevait cette petite.

– C’était sa fille ? demanda le Pâtissier.

– Ah ! bien oui… elle a soixante ans passés, et pas riche avec ça ! un logement au cinquième sur la cour, dans la rue du Delta, et un mobilier de noyer.

Cependant la vieille dame avait joliment soin de la petite. Quand j’entrai chez elle, elle me dit :

« Ma bonne, cette enfant que vous voyez là n’est ni ma fille, ni ma nièce, ni ma parente ; mais rappelez-vous que, s’il lui arrivait malheur, je perdrais ma position : je n’ai pour vivre qu’une rente qu’on lui fait. »

Moi, reprit la Chivotte, ça m’était égal, je me mis à soigner l’enfant.

Mais une chose m’intriguait, – c’était un petit corset qui lui couvrait la poitrine, montait très haut aux épaules, et tenait par des brassières.

Ce corset n’était pas d’une étoffe ordinaire, c’était serré et fin, mais d’une solidité à toute épreuve.

Le lacet qui fermait le corset était pareillement d’une solidité insolite, bien qu’on eût dit un cordon de soie.

La vieille dame, qui habillait et déshabillait l’enfant ne lui ôtait jamais ce corset.

Ça me mit la tête à l’envers.

« Faut que je sache pourquoi ! » me dis-je.

Un jour qu’elle était sortie et qu’elle m’avait confié l’enfant, je voulus ôter le corset.

Mais je m’ébréchais les dents après le lacet, et vainement essayai-je d’entamer l’étoffe avec les ongles.

Pour un peu, j’aurais pris des ciseaux, mais je n’osai pas ce jour-là.

Il y avait quinze jours que j’étais chez la vieille dame quand, un soir, un inconnu se présenta.

C’était un homme âgé, avec des moustaches blanches et habillé comme un Russe, c’est-à-dire qu’il avait un paletot de fourrures.

La vieille dame me congédia vivement en me disant :

– Vous pouvez monter vous coucher, ma bonne, je n’ai plus besoin de vous.

En même temps elle faisait beaucoup de politesses obséquieuses au vieux monsieur.

Ma foi ! ça ne pouvait pas aller comme ça plus longtemps, et comme le vieux monsieur embrassait la petite fille, je me dis qu’il pouvait bien en savoir plus long que moi sur le corset.

Je fis donc semblant de gagner ma chambre qui était à l’étage au-dessus, et je tirai la porte avec bruit, tout en prenant soin de la laisser tout contre.

Puis je redescendis, mes souliers à la main et sans lumière, et je me pris à regarder par le trou de la serrure.

Le vieux monsieur et la vieille dame ôtaient le corset à la petite fille, et je vis alors une chose bien extraordinaire.

Elle avait tout le dos bleu, et sur le dos des signes bizarres.

Il paraît que l’enfant grandissait et que le corset était trop petit.

Le vieux monsieur en apportait un autre plus grand, mais, à cela près, exactement pareil.

Comme la Chivotte en était là de son récit, ses auditeurs se mirent à rire et l’un d’eux s’écria :

– La Chivotte nous conte des blagues.

– Continue donc, dit le Pâtissier, évidemment intéressé.

– Alors, reprit la Chivotte, je me fis ce raisonnement : on a marqué cette enfant comme ça pour la reconnaître, et pour sûr on la cache avec grand soin ! Le vieux monsieur est peut-être son père. Je vas la voler… et j’aurai une récompense honnête, car on ne manquera pas de la réclamer.

Le lendemain, comme la vieille dame était sortie, je pris l’enfant dans mes bras et je me sauvai.

Depuis ce jour-là, je me crève les yeux sur les journaux, et il me semble toujours lire :

Vingt mille francs à qui donnera des renseignements sur une petite fille, etc.

Mais je ne vois rien, soupira la Chivotte.

– Et tu lui as laissé son corset ? demanda le Pâtissier.

– Oui, mais j’ai trouvé le truc pour le délacer.

– Eh bien ! voyons ça ? fit le Pâtissier.

La Chivotte dégrafa la robe de l’enfant toute tremblante, et qui avait si grand’peur d’être battue, qu’elle n’osait pas pleurer.

Puis elle dénoua le lacet du corset qui s’ouvrit en deux.

Lacet et corset paraissaient être d’une étoffe végétale, souple comme de la soie, résistante comme de l’acier.

Un des hôtes du garni décrocha la lanterne qui pendait au plafond.

Puis, tous ces hommes se prirent à examiner curieusement les épaules de la petite fille.

Ces épaules, d’une teinte livide qui contrastait singulièrement avec la blancheur éclatante du cou et des bras, étaient couvertes de signes mystérieux et qui paraissaient être des lettres empruntées à l’alphabet du sanscrit.

Au milieu, une figure bizarre représentait une sorte de monstre, un serpent à tête de femme.

– C’est drôle tout de même ! fit le Pâtissier.

En ce moment, un des hommes qui se trouvaient là et qui jusqu’alors s’était tenu indifféremment à l’écart, s’approcha et regarda à son tour :

– Bah ! dit-il, je connais ça, moi…

Et il ajouta :

– Je ne suis pas allé dans l’Inde pour rien. On a été matelot, dans sa jeunesse.

Alors tous les yeux abandonnèrent un instant les épaules de la petite fille et se reportèrent avec curiosité sur le nouvel interlocuteur.

XIII

C’était un homme déjà vieux, au visage bronzé, à la lèvre hébétée par la débauche, et peut-être par quelque mystérieuse appétence.

L’œil était féroce, la stature herculéenne.

Il avait pris, de son ancienne profession, le surnom sous lequel on le désignait dans le monde des voleurs.

On l’appelait le Matelot.

– J’ai fait un peu de tous les métiers, dit-il. J’ai été marin, j’ai été soldat, je suis voleur.

J’ai fumé de l’opium à Calcutta, et j’ai mangé des gourganes à Toulon.

Par conséquent, mes petits agneaux, je sais bien des choses, et je puis bien vous dire ce que c’est que ça.

– Voyons ? fit le Pâtissier.

– C’est un signe mystérieux que les Indiens rebelles à l’Angleterre impriment avec une encre indélébile sur le corps de ceux dont ils ont à se venger.

– Ah ! dit-on avec un redoublement de curiosité.

Le Matelot frappa doucement sur l’épaule de l’enfant.

– Chez la petite, dit-il, c’est de naissance… Mais son père ou sa mère ont été marqués.

– Ce n’est pas beau, dit le Pâtissier, mais ça ne doit pas faire souffrir.

Le Matelot se prit à sourire :

– Vous n’y êtes pas, dit-il. Cette marque, dans l’idée de ceux qui la font, n’a pas pour but de flétrir ceux qui la portent.

– Ah ! dit le Pâtissier en riant, je croyais que c’était comme chez nous.

Depuis que le Matelot avait promis de donner des explications sur cette marque singulière qu’on voyait sur les épaules de l’enfant, et qu’il parlait de l’Inde, un pays mystérieux qui a toujours eu le privilège d’exciter la curiosité en Europe, même parmi le peuple, voleurs et voleuses, tout le monde du garni, en un mot, s’était pressé en cercle autour de lui.

– Voyons, dit le Pâtissier, avec une nuance d’impatience dans le geste et dans l’accent, dégoise-nous vite ton affaire ; car j’ai à causer un brin avec la Chivotte.

Le Matelot reprit :

– Il faut vous dire que dans l’Inde, il y a des gens qui sont pour les Anglais et d’autres qui ne le sont pas.

Les premiers se sont soumis, payent les tributs, obéissent au gouverneur de la Compagnie des Indes, et trouvent que tout est pour le mieux.

Les autres, qui ont soif de liberté et d’indépendance, se réfugient dans le fin fond des forêts, refusent toute soumission et ont formé une association terrible, moitié politique, moitié religieuse, qui a des ramifications dans le monde entier, en Chine et au Japon, en Afrique et en Europe, et qu’on appelle les Étrangleurs.

Ceux-là ont déclaré une guerre sans merci à tout ce qui est Européen et surtout Anglais.

Gare au planteur qui s’aventure dans les bois pour chasser l’éléphant ou le tigre.

Un Thug, c’est ainsi qu’on appelle les Étrangleurs, lui sautera à la gorge tout à coup.

– Mais, dit le Pâtissier, qui s’intéressait fort peu à l’histoire des Étrangleurs et continuait à méditer sa vengeance contre Rocambole, s’ils les étranglent tout de suite, pourquoi les marquent-ils ?

– Ah ! reprit le Matelot, voilà où il faut avoir une bonne sorbonne pour comprendre.

– Vas-y ! dit le Pâtissier.

– Les Étrangleurs ont une religion mystérieuse ; ils adorent à la fois la déesse Kâli, le dieu Sivah, un petit poisson bleu qu’on ne trouve que dans le Gange, et un crocodile vert qui sort quelquefois d’un lac dont j’ignore le nom, mais qui est situé au milieu des montagnes.

Toutes ces divinités exigent des sacrifices humains.

Le Thug étrangle une jeune fille pour la déesse Kâli, un homme fait pour le dieu Sivah ; mais le crocodile est plus exigeant : il ne veut que des enfants.

Alors, il arrive ceci, c’est que lorsque dans leur idée, aux Étrangleurs, un Anglais est plus coupable que les autres, on s’en empare, on le traîne au fond des forêts ; puis, au lieu de le tuer, on le marque avec une substance qui a un terrible privilège.

– Lequel ?

– Le stigmate qu’elle inflige passe dans le sang et se transmet de génération en génération.

On rend alors l’Anglais à la liberté ; il se marie, il a des enfants. Tous ses enfants naissent marqués. C’est un point de repère pour les Étrangleurs.

– C’est-à-dire, fit la Chivotte, que s’ils trouvaient cette petite…

– Ils l’étrangleraient en l’honneur du crocodile vert.

Ce récit était si bizarre que quelques murmures se firent entendre.

– Le Matelot nous fait un conte du gaillard d’avant, dirent plusieurs voix.

– Il planche, fit le Pâtissier.

– Je vas toujours remettre son corset à la petite, ajouta la Chivotte. Je ne suis pas précisément bonne fille, on le sait, mais j’aime autant qu’on ne me l’étrangle pas. J’ai idée qu’elle me rapportera de l’argent.

Le Matelot dit d’un ton d’humeur :

– On vous en fichera des histoires et des légendes, pour que vous n’y croyiez pas, tas d’escarpes et de gourgandines !

Et il regagna le coin où il était couché tout à l’heure, s’enterra dans la paille et grommela un rauque bonsoir la compagnie.

Alors le Pâtissier cligna de l’œil en regardant la Chivotte.

Celle-ci s’approcha.

Le Pâtissier colla ses lèvres à l’oreille de la fille de mauvaise vie :

– Vrai, dit-il, tu en es bien sûre, Rocambole est de la rousse ?

– Tout ce qu’il y a de plus mouchard.

– Ta parole ?

– Foi de voleuse, dit-elle.

– Et tu le hais ?

– Je mangerais sa cervelle au beurre noir et ses rognons sautés, dit l’horrible créature.

– Veux-tu que nous nous vengions ?

– Je ne demande pas mieux, mais comment ?

– Te connaît-il ?

– Je le connais, moi, parce qu’on me l’a montré ; mais je ne crois pas qu’il me connaisse de figure.

– C’est bon.

– Mais c’est un homme de force à enfoncer le grand dab de la Cigogne, murmura la Chivotte avec un sentiment d’effroi.

– Bah ! je l’enfoncerai, moi.

– Comment ça ?

– Je te conterai la chose.

Et le Pâtissier se coucha auprès de la Chivotte.

La petite fille s’était endormie.

L’ange sommeillait sous la garde des démons.

* *

*

Au petit jour, le garni qui avait fait silence quelques heures, se reprit à bourdonner comme une ruche au soleil levant.

Chacun partit au travail, c’est-à-dire chacun reprit sa profession de voleur ou de filou.

La Chivotte et le Pâtissier sortirent des derniers.

– Tu as bien compris, n’est-ce pas ? disait celui-ci.

– Parfaitement.

– À ce soir ?

– À ce soir.

– Je crois que Rocambole va en voir de dures, murmura le Pâtissier.

– Je le crois aussi.

– Et, reprit le chef de bande en disponibilité d’emploi, je vais m’arranger pour avoir du renfort à l’Arlequin, ce soir.

– Bonne chance ! dit la Chivotte qui portait toujours la jolie petite fille sur ses épaules.

Ils cheminèrent ainsi jusqu’à l’angle de la rue des Moineaux.

Là, ils se séparèrent en répétant tous deux :

– À ce soir !

XIV

Tout en revenant au cabaret de l’Arlequin tenu par la mère Camarde, nous avons été obligés de suivre le Pâtissier qui s’en allait la rage au cœur et altéré de vengeance.

Quarante-huit heures s’étaient écoulées depuis son départ.

Le bruit de la présence du fameux Rocambole à l’Arlequin s’était répandu dans ce monde ténébreux des Ravageurs, comme une traînée de poudre.

Rocambole était malade, blessé, forcé de garder le lit, – mais ce ne serait pas long ; bientôt l’homme-légende serait sur pied, et la piraterie de la Seine se réjouissait d’avoir bientôt un pareil chef.

Jamais roi de l’ancienne Perse, jamais monarque indou, jamais vieux de la montagne, n’eut une pareille garde d’honneur.

Du haut de ce grenier où il était couché, Rocambole régnait déjà en maître.

Jean-le-bourreau et la Mort-des-braves étaient ses lieutenants, et on leur obéissait en attendant d’obéir à Rocambole.

Marmouset, l’enfant plein de zèle qui méprisait déjà la Centrale et parlait avec admiration de Toulon et de Cayenne, avait hâte de faire ses premières armes sous un pareil chef.

La Pie-borgne, cette belle fille à l’œil sans pudeur, disait hautement :

– Il n’a qu’à dire un mot, jamais il n’aura eu une largue comme moi.

Cependant Rocambole agissait avec son nouveau peuple comme ces rois de Perse dont nous parlions tout à l’heure.

Il demeurait invisible.

La Mort-des-braves, Jean-le-bourreau et la Camarde avaient seuls le privilège de monter au premier étage du cabaret et d’approcher le Maître.

Et c’était en bas une anxiété étrange, toutes les fois que l’un d’eux redescendait.

Comment allait-il ?

Telle était la question qui volait de bouche en bouche.

Ces hommes grossiers, en révolte avec la société, et qui, d’ordinaire, remplissaient du bruit de leur brutale orgie le cabaret de l’Arlequin, faisaient silence à présent, marchaient sur la pointe du pied, causaient à voix basse, et ne souhaitaient qu’une chose, – le prompt rétablissement de Rocambole.

Beaucoup d’entre eux, qui ne se trouvaient pas à l’Arlequin, la nuit où on l’avait rapporté évanoui, ne le connaissaient pas.

Et c’étaient des questions sans fin.

Comment était-il ? jeune, vieux, joli garçon ?

La Pie-borgne disait qu’il était beau comme le jour.

– C’est pour ça qu’il ne sera pas pour ton bec, lui répondait aigrement la Camarde, qui, elle aussi, avait son idée.

La Mort-des-braves apaisait la querelle et leur affirmait que Rocambole avait le cœur vaste, et que deux femmes y pouvaient tenir à l’aise.

Le surlendemain du départ du Pâtissier, deux Ravageurs qu’on n’avait pas vus depuis longtemps arrivèrent.

On les mit au courant de la situation ; mais ils ne parurent point partager l’enthousiasme général.

Ils froncèrent même le sourcil.

– Vous êtes libres de faire ce que vous voudrez, dit l’un d’eux, qui s’appelait le Chanoine.

Ce nom lui venait de ce qu’il avait été condamné à mort, puis commué et qu’enfin il s’était évadé du bagne.

C’était une sorte d’hercule qui brisait une pièce de cent sous entre ses doigts.

– Vous pouvez faire ce que vous voudrez, reprit-il, mais j’ai idée que vous regretterez le Pâtissier.

– Un feignant ! dit la Camarde.

– Un propre à rien, ajouta la Pie-borgne.

Le Chanoine et son compagnon échangèrent un regard. Ce regard était si plein d’ironie, que la Mort-des-braves en fut choqué et s’écria :

– Si tu as quelque chose contre Rocambole, il faut le dire.

– Moi ? rien… ricana le Chanoine.

– Alors, tais-toi et rentre ton chiffon rouge.

– Et même que si c’est comme ça, poursuivit le Chanoine toujours ironique, nous nous en allons, le camarade et moi.

– Pourquoi donc ça ? fit la Camarde.

– Mais parce que je ne suis pas en train, ni lui non plus, de régler mes vieux comptes avec la rousse.

– La rousse ne vient pas ici, dit la Camarde avec dignité.

– Elle y viendra, la petite mère, soyez tranquille ! dit le Chanoine avec un air mystérieux.

À ces mots tous tressaillirent.

Mais la Mort-des-braves qui, lui aussi, était d’une force herculéenne, s’avança menaçant vers le Chanoine :

– Est-ce que tu voudrais nous faire croire, dit-il, que Rocambole est de la police ?

– Je ne dis rien, ricana le bandit.

– Moi non plus, fit son compagnon avec le même accent d’ironie.

– Tonnerre ! s’écria la Mort-des-braves, je n’aime pas qu’on parle à demi-mots.

– Il vous faut des explications, paraît-il, dit une voix railleuse au seuil du cabaret.

Tous les regards se portèrent vers la porte que venait d’entr’ouvrir une femme qui portait une petite fille sur ses épaules.

– Tiens, dit la Camarde, c’est la Chivotte !

La Chivotte entra et posa l’enfant à terre.

– Tu es donc mère de famille à présent ? lui dit la Mort-des-braves.

– C’est possible. Est-ce que ça ne donne pas envie de se marier, fit-elle avec son rire cynique.

– Veux-tu m’épouser ? dit la Mort-des-braves.

– Non, ta fiancée t’attend, dit la Chivotte.

– Je n’ai pas de fiancée.

– Bah ! répliqua effrontément la Chivotte, Rocambole te ménage un joli mariage, mon garçon ; il te mariera avec la veuve avant trois mois.

Ces mots firent courir un frisson dans le cabaret.

Épouser la veuve, c’est être guillotiné.

– Tonnerre ! exclama la Mort-des-braves.

– Tu es folle ! murmura la Camarde.

– Je ne suis pas folle et je viens vous sauver tous, répondit la Chivotte avec un accent si convaincu et si ferme, que tous tressaillirent. Rocambole a fait sa soumission au dab de la Cigogne, Rocambole est de la rousse.

– Tu mens ! s’écria la Mort-des-braves.

– Foi de voleuse, c’est la vérité.

Ce fut alors un tumulte épouvantable succédant aux chuchotements et aux demi-paroles.

La Chivotte éleva la voix de façon que tout le monde l’entendit.

Elle accusa hautement Rocambole de trahison.

Elle raconta ce qui s’était passé à Saint-Lazare ; elle parla de Timoléon ; elle appuya chaque assertion d’une preuve ; elle fut d’une éloquence sauvage qui finit par entraîner l’auditoire.

La Mort-des-braves lui-même se sentit ébranlé dans ses convictions.

Un seul homme aurait pu protester et défendre énergiquement Rocambole : Jean-le-bourreau.

Mais Jean était absent, – le Maître l’avait envoyé à Paris.

Et tandis que le tumulte arrivait à son comble, un homme entra.

C’était le Pâtissier.

Et l’on cria : vive le Pâtissier !… mort à Rocambole !…

– Il faut le jeter à l’eau ! disait le Chanoine.

– Non, répondait la Chivotte, je préfère l’étrangler et lui enfoncer mes ongles dans le cou.

– Si nous lui coupions le cou ? observa l’un des Ravageurs.

La Mort-des-braves se taisait. Il était près de la désertion.

– Mort à Rocambole ! répétait la foule.

Le Pâtissier triomphait.

Déjà on se ruait vers la porte du grenier, déjà on s’apprêtait à suivre le Pâtissier et à monter pour mettre en pièces celui qui servait la police, lorsque cette porte s’ouvrit.

Un homme, pâle encore, chancelant, mais les yeux pleins d’éclairs, apparut alors sur la dernière marche de l’escalier.

Et à sa vue, ces forcenés reculèrent…

C’était Rocambole !…

XV

Si jamais Rocambole avait eu besoin de cet étrange pouvoir de fascination que lui avait donné la nature, c’était à coup sûr, en ce moment.

Il y avait bien une trentaine d’hommes dans le cabaret, et quels hommes !

Les uns sortaient des maisons centrales de Poissy et de Melun, les autres étaient allés au bagne.

D’autres, les plus dangereux peut-être, non moins féroces, non moins habiles, avaient pu se soustraire jusque-là à l’action vengeresse de la police.

Le Pâtissier avait eu sur tous un grand ascendant.

S’il l’avait, un moment, perdu, il le reconquérait tout à coup et d’une façon si victorieuse, si éclatante, que bien certainement l’obéissance qu’on avait eue pour lui allait se changer en fanatisme.

Rocambole comprit ou plutôt devina tout cela.

Il était à demi-vêtu, sans armes, sa chemise ouverte, sa tête aristocratique rejetée en arrière, par un mouvement suprême de fierté et de nonchalance.

Un moment muet, calme, les bras croisés sur la poitrine, affrontant l’orage avec son impassibilité, il regarda ces hommes en masse, d’un seul regard d’où jaillissaient par milliers ces étincelles électriques qui lui gagnaient les cœurs les plus rebelles et les plus endurcis.

Et les vociférations dégénérèrent subitement en murmures, et les murmures s’apaisèrent.

Ce regard pesait sur les bandits, comme une menace inconnue et terrible.

Le Pâtissier lui-même avait pâli.

Rocambole descendit alors la dernière marche de l’escalier puis il alla droit au Pâtissier.

Le Pâtissier recula.

– Est-ce toi, dit-il, qui as prétendu que j’étais un mouchard ?

L’accent de mépris avec lequel il prononça ce dernier mot fut tellement accusé qu’il fit tressaillir tous les bandits.

Évidemment, un homme qui appartient à la police secrète n’en parle pas avec un tel dédain.

La Mort-des-braves en fut frappé et il s’arrêta dans sa défection.

– Oui, je le dis, balbutia le Pâtissier d’une voix mal assurée.

– Tu en as menti ! dit Rocambole.

Le Pâtissier serra les poings.

Mais la Mort-des-braves se jeta au-devant de lui en s’écriant :

– Si tu touches à Rocambole, je t’éventre.

Et l’on vit luire un couteau dans sa main.

L’un des deux bandits qui avait précédé la Chivotte et le Pâtissier dans le cabaret, ce colosse aux formes herculéennes qui se nommait le Chanoine voyant cela, vint se placer devant l’ancien chef de bande, comme la Mort-des-braves s’était placé devant Rocambole.

– Approche un peu, dit-il.

Il s’écoula alors une minute qui eut la durée d’un siècle, pendant laquelle un silence de mort régna.

Soudain les Ravageurs se trouvèrent divisés en deux camps, l’un qui croyait à Rocambole, l’autre qui se rangeait sous le drapeau du Pâtissier.

Et les deux camps se mesurèrent du regard et une collision était imminente, quand Rocambole les arrêta d’un geste tellement dominateur, tellement impérieux, qu’une seconde fois il se trouva maître de la situation.

– Mes amis, dit-il, je ne veux pas être le sujet d’une querelle : les gens comme vous doivent rester unis, la pègre ne doit pas être divisée.

Un murmure flatteur accueillit ces paroles.

Seule, la Chivotte protesta par un murmure et par un geste !

Rocambole fit un pas vers elle et lui posa la main sur l’épaule :

– Mais dis-leur donc, fit-il en la regardant dans le blanc des yeux, dis-leur donc que si quelqu’un a été dans la police, c’est toi, attendu que tu étais dans la bande à Timoléon.

La Chivotte eut peur ; le regard de Rocambole la brûlait.

– Grâce ! balbutia-t-elle.

Rocambole poursuivit avec l’accent du triomphe :

– Écoute-moi encore, écoutez-moi tous. Je ne veux pas être condamné sans qu’on m’entende. Je veux être jugé ! écoutez-moi !

– Vive Rocambole ! crièrent ses partisans.

Ceux qui tenaient pour le Pâtissier ne firent plus entendre que de sourds murmures.

– Je ne sais pas ce que cette femme vous a dit, reprit Rocambole, mais si vous voulez savoir mon histoire, la voici :

J’étais au bagne. J’avais un compagnon de chaîne appelé Milon ; c’était un pauvre domestique qui s’était dévoué à deux orphelines.

On avait volé aux enfants leur nom, leur fortune ; et ceux qui avaient fait le coup n’étaient pas de pauvres diables d’escarpes comme nous, – c’étaient des gens de la haute, comme on dit.

Ils avaient tout à leur service, l’argent, la considération, la force.

J’ai filé du bagne avec Milon et je lui ai dit :

« Nous allons rétablir un peu l’ordre de ce côté-là. »

Les partisans de Rocambole applaudirent de nouveau.

Ceux du Pâtissier se turent.

Alors Rocambole redevint ce conteur brillant et rapide qui jadis avait tourné la tête à mademoiselle de Sallandrera, et sous le nom de marquis de Chamery avait fait l’admiration des salons les plus aristocratiques.

Entremêlant à peine son récit de quelques mots d’argot, il esquissa à grands traits à ces hommes, muets et interdits, en moins d’une heure et l’histoire d’Antoinette et celle de Madeleine.

Il promena son auditoire ébahi et fasciné de la prison de Saint-Lazare aux steppes de la Russie, il fit aimer les orphelins, il fit haïr M. de Morlux, il intéressa au chevaleresque Agénor, il passionna ces bandits grossiers pour Vanda et la belle Marton.

Ce fut un enthousiasme tenant du délire. Quand il eut fini, la cause du Pâtissier était perdue et le Chanoine lui-même vint lui tendre la main en lui disant :

– Maître, pardonnez-nous.

– Je vous pardonne, dit Rocambole, mais je ne veux plus être votre chef.

Ils poussèrent un cri de douloureux étonnement.

– Je ne veux être le chef que de gens qui aient en moi une confiance aveugle, illimitée, sans bornes, dit-il encore.

– Nous l’aurons ! s’écrièrent-ils tous d’une voix.

– Voulez-vous que nous jetions le Pâtissier à l’eau ? dit le Chanoine.

– Non, dit Rocambole, mais si je deviens votre chef, je ne veux pas de lui.

– À la porte, le Pâtissier ! à la porte ! cria-t-on.

Mais déjà le Pâtissier n’était plus là. Il avait fendu la foule et s’était dirigé vers le seuil.

Les huées des Ravageurs le suivirent.

Alors la Chivotte s’approcha de Rocambole :

– Et moi, dit-elle, est-ce que vous me chassez aussi ?

– Toi, dit Rocambole, tu vas nous dire d’où vient cette enfant.

Et il prit la petite fille dans ses bras, et la petite fille, un moment épouvantée, se reprit à sourire et passa ses mains blanches sur le visage de Rocambole.

Les Ravageurs battaient des mains.

Essayer de mentir à Rocambole eût été folie. La Chivotte avoua tout.

– C’est bien, dit-il, reste avec nous ; car il faut que quelqu’un prenne soin de cet enfant. Je l’adopte !… et malheur à qui y touchera !…

– Vive Rocambole ! répétèrent les Ravageurs.

Il leur dit encore :

– Mes enfants, on a parlé, ces jours-ci, d’une expédition.

– Oui, dit la Mort-des-braves.

– Eh bien ! ce sera pour dans trois jours. Maintenant, tenez-vous tranquilles d’ici là.

Et comme le jour n’était pas loin, il leur ordonna de quitter le cabaret, pour ne point donner l’éveil à la police.

– C’est égal, dit cette belle fille qu’on appelait la Pie-borgne, en lui sautant au cou, vous êtes un fier homme, maître !

La Camarde entendit ces mots et le bruit d’un baiser.

– Nous réglerons notre compte plus tard, murmura-t-elle.

Rocambole se disait :

– Voici un premier danger conjuré ; maintenant comment sauver les gens de Villeneuve-St-Georges.

Et il regagna son lit, tout pensif.

XVI

Huit jours après la scène que nous venons de raconter, et à l’issue de laquelle Rocambole avait reconquis toute sa popularité et tout son prestige, une barque remontait la Seine entre Maisons-Alfort et Villeneuve-St-Georges.

Quatre hommes la montaient.

L’un, qui tenait la barre, n’était autre que notre nouvelle connaissance, la Mort-des-braves.

L’autre était cet hercule qu’on appelait le Chanoine.

Le troisième, qui serrait l’écoute avec la hardiesse d’un canotier consommé, était cet enfant terrible que les Ravageurs appelaient Marmouset.

Le quatrième enfin, est-il besoin de le dire ! était Rocambole.

La nuit approchait, cependant les dernières lueurs du crépuscule permettaient encore de voir assez distinctement les deux rives.

Le vent était assez fort, et, malgré la rapidité du courant, la barque marchait un bon train.

Tout à coup, la Mort-des-braves poussa doucement l’épaule de Rocambole, en même temps qu’il étendait la main vers la gauche.

– C’est là, dit-il.

Rocambole vit alors une maison isolée, au milieu d’un petit parc planté de vieux arbres, avec une pelouse verte tout à l’entour.

La maison était à mi-côte.

Elle avait un air honnête et bourgeois, à première vue.

En l’examinant avec plus d’attention, on devinait que ses habitants devaient avoir une certaine originalité de mœurs et de goûts, et vivre tout à fait en dehors de la vie commune.

Tout ce que Marmouset avait raconté se trouvait justifié par un je ne sais quoi difficile peut-être à expliquer, mais qu’on devinait aussitôt.

Rocambole regarda attentivement cette maison et ne répondit pas.

– C’est là, répéta la Mort-des-braves.

– J’entends bien, dit le maître, mais il est trop tôt pour faire le coup.

La Mort-des-braves fit un signe d’assentiment.

– Aussi, reprit-il, j’ai pensé à une chose.

– Laquelle ?

– Nous allons redescendre jusqu’à Charenton.

– Bon ! et puis ?

– Il y a un cabaret sur la berge qui est tenu par un ancien flotteur, le père Heurtebise. Le vin y est bon. On y trouve de la matelotte. Nous souperons, et nous attendrons les environs de minuit.

– C’est cela, dit Rocambole.

– Mais, pas de bêtises devant le vieux, continua la Mort-des-braves.

– Ah ! il n’est pas des nôtres ?

– Non… c’est ce qu’ils appellent un honnête homme. Il n’a seulement jamais passé à la correctionnelle.

Marmouset eut une moue dédaigneuse à l’adresse du père Heurtebise :

– Un feignant, quoi ! fit-il.

– Stoppe, un peu, dit Rocambole, que je prenne mes dimensions.

Et il examina avec une scrupuleuse attention le chemin qui conduisait de la berge à la grille du parc, les murs qui l’entouraient et la disposition de la maison.

On eût dit un général en chef combinant un plan d’attaque ou méditant le siège d’une ville.

– Maintenant, dit-il, vous pouvez virer de bord.

– Nous descendons chez le père Heurtebise ?

– Oui.

La Mort-des-braves donna un coup de barre, Marmouset changea lestement sa voile, et le canot, tourna sur lui-même, redescendit rapidement.

En route, le Chanoine qui avait été silencieux jusque-là prit sous un banc un objet qu’il montra à Rocambole.

– Qu’est-ce que cela ? demanda le maître.

– C’est un marteau.

– Pour quoi faire ?

– Mais, dit naïvement le Chanoine, je ne me suis jamais servi de couteau, ni de pistolet, ni d’autre chose ; avec ce merlin-là, je suis bien plus sûr de mon affaire : un coup à la tempe, et c’est fait.

Rocambole regarda cet homme naïf en sa férocité : puis il lui dit froidement :

– Cette fois, tu n’auras pas besoin de merlin.

– Pourquoi ?

– Mais parce que la besogne n’est pas pour toi.

– Hein ? fit le Chanoine avec un accent de dépit et de regret.

– […][1] L’ouvrage me plaît, je le prends pour moi.

L’hercule avait juré obéissance au maître, il courba la tête et se résigna.

Le canot, moins d’une demi-heure après, arrivait au cabaret du père Heurtebise.

Marmouset sautait lestement à terre pour l’amarrer et la Mort-des-braves disait :

– Je vas commander la matelotte.

En effet il entra dans le cabaret qui était veuf de pratiques, à cette heure, et il dit au bonhomme :

– Allons, papa, il faut vous distinguer aujourd’hui. Nous avons la poche garnie, l’estomac vide et le gosier sec.

Le bonhomme appela sa servante, et dit à la Mort-des-braves :

– Combien êtes-vous ?

– Quatre.

– Que voulez-vous manger ? une friture ou une matelotte ?

– L’une et l’autre, si c’est possible, et des côtelettes avec, le tout arrosé de vin cacheté. C’est le bourgeois qui paye.

Et du doigt, il désignait Rocambole qui s’était arrêté sur la berge avec le Chanoine.

– Ah ! fit le cabaretier, c’est votre patron, ça ?

– Oui, répondit la Mort-des-braves qui ne s’expliqua pas davantage.

Une heure après, Rocambole et les trois bandits étaient à table.

Marmouset racontait à mi-voix son expédition à la maison isolée de Villeneuve, et il affirmait de nouveau que le vieillard était cousu d’or.

– Estourbirons-nous la femme ? demanda le Chanoine.

– Cela dépendra, répondit Rocambole.

– Elle est bien jolie, dit Marmouset.

– Ah ! ah ! fit Rocambole.

Et il eut un sourire qui remplit d’admiration les bandits.

Tous quatre étaient vêtus comme le sont les mariniers de la Seine.

Ils portaient une vareuse de laine, un chapeau de paille et un pantalon de toile grise.

En outre ils étaient chaussés de sabots.

Comme on était en semaine, le cabaret n’avait pas d’autres hôtes en ce moment.

Cependant, vers neuf heures du soir, deux hommes entrèrent et vinrent s’asseoir à une table en demandant du vin.

Ils s’exprimaient en français, mais avec une forte nuance d’accent anglais.

Et Rocambole, frappé de la circonstance, les examina à la dérobée.

Rien, cependant, n’annonçait en eux quelque chose d’insolite.

Vêtus comme des ouvriers du faubourg Saint-Antoine, ils s’étaient attablés devant une bouteille de vin, cachet vert, et le père Heurtebise ne s’était pas préoccupé d’eux davantage.

Le Chanoine, Marmouset et la Mort-des-braves ne leur avaient accordé qu’une attention distraite.

Seul, Rocambole les regardait avec attention.

Pour lui, ces deux hommes qui buvaient sans dire un mot, n’étaient point ce qu’ils voulaient paraître.

Sous leur redingote râpée, Rocambole avait remarqué du linge d’une grande finesse.

Leur teint olivâtre et leurs cheveux noirs indiquaient une origine étrangère et peut-être orientale.

Rocambole qui avait vu tant de choses, crut reconnaître mieux le type de cette race nouvelle due au croisement de la race indoue et de la race anglaise, et dont les produits sont désignés sous le nom d’anglo-indiens.

Enfin, ces deux hommes s’étant mis à causer à voix basse dans une langue inintelligible pour la Mort-des-braves, le Chanoine et Marmouset, ce dernier dit :

– Mais qu’est-ce donc que ce baragouin !

– C’est sans doute des Auvergnats, dit le Chanoine.

– Je croirais plutôt que c’est des Basques, dit la Mort-des-braves.

– Ou bien des Anglais, reprit Marmouset.

Rocambole avait reconnu la langue indienne.

Et tandis que ses trois compagnons ne se préoccupaient plus d’autre chose que de vider une sixième bouteille, il se prit, lui, à écouter attentivement.

Rocambole jouissait d’une finesse d’ouïe excessive ; de plus, il parlait à peu près tous les idiomes, et jadis à Londres, il avait fréquenté des indiens.

Rocambole comprenait donc et parlait parfaitement la langue des Brahmines.

Les deux inconnus continuaient à causer avec la sécurité de gens persuadés que nul n’entendra ce qu’ils disent.

Mais Rocambole écoutait…

XVII

Ces deux hommes, qui, dans un cabaret des environs de Paris, s’exprimaient en langue indoue, offraient, en outre de cette bizarrerie, un contraste non moins bizarre.

À première vue, c’étaient simplement des hommes du Midi, au teint hâlé, dont l’un était déjà vieux, l’autre encore jeune, le premier robuste, grand, énergique d’attitude et de regard – le second svelte et presque fluet, avec des mains et des pieds de femme et un visage complètement imberbe.

La voix de ce dernier avait même quelque chose de grêle et de sifflant qui ne paraissait pas appartenir à l’espèce masculine.

On eût dit une femme habillée en homme.

Ils causaient et c’était le plus jeune qui parlait lorsqu’ils avaient attiré l’attention de Rocambole.

– Paris est moins grand que Londres, mais il est beaucoup plus difficile d’y suivre la trace d’un homme qui a un intérêt quelconque à se cacher.

J’ai suivi le père et la fille pendant six mois, presque jour par jour. Vingt fois, j’ai été auprès d’eux, et, si l’heure prescrite eût sonné, j’étais prêt ; mais tu le sais, Osmanca, les temps n’étaient point accomplis.

Le plus vieux fit un signe de tête affirmatif.

– Continue, Gurhi, dit-il.

– Je les ai donc suivis, depuis Varsovie jusqu’à Paris ; mais là, j’ai perdu leurs traces, et ce n’est qu’il y a huit jours, lorsque m’est arrivée la lettre du comité de Londres, que j’ai pu ressaisir leur piste.

– Enfin, tu les as retrouvés ?

– Oui, puisque je vais vous conduire à la porte de la maison qu’ils habitent.

Celui que son compagnon désignait sous le nom d’Osmanca et qui avait un aspect farouche, répondit :

– Les temps sont accomplis, et la dernière heure du Maudit est proche.

– La déesse Kâli sera contente, fit le plus jeune, c’est-à-dire Gurhi, j’ai tout préparé.

– Voyons ?

– Le Maudit, poursuivit Gurhi, a congédié, il y a huit jours, un vieux serviteur. Puis il est venu à Paris et s’est procuré un autre domestique. C’est un des nôtres.

– Un Indien ?

– Non, un Anglais affilié, mais qui parle si parfaitement le français et qui a un air si naïf que le Maudit l’a pris sans défiance.

Un sourire féroce glissa sur les lèvres d’Osmanca.

Gurhi poursuivit :

– Cet homme viendra nous ouvrir la porte à minuit, et nous entrerons. Tu sais, Osmanca, que les fils de notre pays marchent sur la terre sans courber un brin d’herbe et que leur respiration n’a jamais troublé le silence de la nuit ?

– Certainement, je le sais.

Tandis qu’ils parlaient ainsi le Chanoine et Marmouset causaient bruyamment et la Mort-des-braves éprouvait une sorte de somnolence due sans doute au vin cacheté du père Heurtebise.

Rocambole, lui-même, feignait de dormir, mais il ne perdait pas un mot de la conversation des deux individus.

Osmanca dit encore :

– Mais l’enfant, où est-il ?

– J’ai retrouvé sa trace, puis je l’ai reperdue.

– Comment ?

– Le Maudit l’avait cachée chez une vieille dame qui habitait la rue du Delta. J’avais tout préparé pour enlever l’enfant, mais j’ai été devancé.

– Par le général ?

– Je ne sais pas ; je ne crois pas, même.

– Par qui donc ?

– Je l’ignore, ce qu’il y a de certain, c’est que l’enfant a disparu, le jour même où nous devions nous en emparer.

– Il faudra la retrouver, dit Osmanca : tout ce qui est marqué appartient à la déesse Kâli.

– On la retrouvera, dit Gurhi.

– Voilà qui est bizarre, pensait Rocambole. L’enfant dont ils parlent me paraît cette petite fille enlevée par la Chivotte et que j’ai prise sous ma protection.

Osmanca reprit :

– À une lieue sur la rive droite de la Seine, la maison est isolée ; tu pourras étrangler le père, et j’étranglerai la fille sans que personne vienne nous déranger.

Osmanca dit avec cette gravité fatidique inspirée par le fanatisme :

– Qu’importe que nous soyons découverts après, et que la justice française nous punisse ? Notre vie n’est pas à nous. Elle est à notre association et nos dieux peuvent en disposer comme bon leur semble.

Gurhi s’inclina.

– Sais-tu bien le chemin, au moins ? dit encore Osmanca.

– Sans doute : d’ailleurs, en te donnant rendez-vous céans, j’avais mon idée.

– Ah !

– Il y a un chemin de fer qui passe ici à onze heures.

– Bon !

– Nous le prendrons jusqu’à Villeneuve-Saint-Georges.

Rocambole tressaillit à ce nom et se dit encore :

– Si je crois reconnaître la petite fille, je crois également ne pas me tromper en devinant, dans les gens dont ils parlent, ce vieillard et cette jeune femme que je veux protéger contre les Ravageurs.

Et il continua à ne pas perdre de vue les deux individus.

Mais ceux-ci s’étaient fait sans doute toutes leurs confidences, car, s’étant mis à fumer, ils étaient tombés dans cette contemplation silencieuse particulière aux hommes de l’Extrême-Orient.

La Mort-des-braves, qui s’était assoupi un moment, rouvrit les yeux et poussa le coude à Rocambole.

– Que veux-tu ? fit celui-ci.

– Je crois bien qu’il est temps de partir, dit le bandit ; onze heures doivent s’approcher ?

– Tu as raison, partons !

En même temps, Rocambole fit un signe aux deux autres, c’est-à-dire à Marmouset et au Chanoine.

Ces deux-là se levèrent et répétèrent :

– Allons ! nous sommes prêts.

Rocambole jeta vingt francs sur la table. C’était un peu plus que la valeur du souper ; mais il n’attendit pas sa monnaie et s’en alla, jetant un dernier et rapide coup d’œil sur les deux Indiens.

La Mort-des-braves sauta le premier dans la barque, et se mit en train de délier l’amarre.

Rocambole l’arrêta.

– S’il nous faut plus d’une demi-heure pour retourner à Villeneuve, dit-il, c’est inutile.

Et, d’un geste, il empêcha les deux autres de s’embarquer.

– Mais… patron… balbutia la Mort-des-braves, une demi-heure… ou une heure qu’est-ce que ça fait ?

Rocambole avait une montre sous sa blouse. Il la consulta et s’aperçut qu’il n’était que dix heures et demie.

– Nous allons prendre l’aviron, dit Marmouset, et je vous réponds qu’on marchera rondement.

– C’est qu’il n’y a pas de temps à perdre.

– Oh ! fit le Chanoine.

– Nous ne sommes pas les seuls à flairer l’affaire.

À ces mots, les trois bandits tressaillirent.

Rocambole reprit :

– Avez-vous vu ces deux hommes qui buvaient dans le cabaret ?

– Oui. J’ai idée que c’est des Basques, fit Marmouset.

– Je n’ai rien compris à leur baragouin, dit la Mort-des-braves.

– Ni moi, continua le Chanoine avec indifférence.

– Eh bien ! moi, répondit Rocambole, j’ai tout entendu et j’ai tout compris.

Et c’est ici qu’il faut m’obéir à vous trois comme un seul homme, ajouta-t-il avec l’accent de l’autorité.

– On s’exterminera sur un signe de vous, patron, murmura le Chanoine.

– Voulez-vous que je me jette à l’eau ? dit la Mort-des-braves.

– Non ; embarquez, et nageons ferme ! ordonna le Maître.

– Vive Rocambole ! s’écria Marmouset, qui, d’une violente secousse, poussa la barque au large.

XVIII

La nuit était étoilée comme une nuit de juin, mais la lune était absente.

Les hauteurs de Charenton étaient étincelantes de lumière, et Rocambole, debout dans la barque, sa montre à la main, avait les yeux fixés sur la ligne du chemin de fer de Paris à Lyon.

Rocambole faisait le calcul suivant :

– Les Indiens se sont trompés, ce n’est pas à onze heures que le train qu’ils veulent prendre passera à Charenton, c’est à onze heures et demie. Avec un arrêt à Maisons-Alfort il n’arrivera à Villeneuve qu’à minuit.

Mais de la station de Villeneuve à la maison isolée, il y a un bon quart d’heure de marche en revenant sur ses pas.

Nous, au contraire, nous débarquerons juste en face, par conséquent nous arriverons avant eux.

La Mort-des-braves avait pris un aviron, Marmouset un autre ; quant au Chanoine, il s’était placé à l’arrière avec un troisième qu’il manœuvrait comme une godille.

Jamais canot d’Asnières, luttant aux régates pour avoir le prix, n’avait filé plus rapidement.

Et comme Rocambole était devenu silencieux, les bandits respectaient ce silence et n’osaient l’interroger.

Marmouset tint parole, la barque marcha si vite et si droit que le train du chemin de fer était encore dans la gare de Paris que déjà Rocambole et ses compagnons se trouvaient en face de la maison isolée.

Alors le Maître dit :

– Abordez, quand nous serons vers la berge, je vous dirai de quoi il s’agit.

À onze heures du soir, en hiver, la campagne est déserte.

Villeneuve-Saint-Georges, si bruyant et si peuplé en été, en est réduit à sa population de petits rentiers, de paysans et de mariniers, gens qui se couchent de bonne heure et redoutent les bises de novembre.

Marmouset, d’un coup d’aviron, avait poussé la barque dans une touffe de saules.

La Mort-des-braves jeta l’amarre autour d’une branche, et sauta lestement à terre.

Le Chanoine allait en faire autant, lorsque Rocambole lui dit :

– Eh ! bien ! tu ne prends donc pas ton merlin ?

– Mais, dit le Chanoine, vous m’avez dit que c’était inutile.

– J’ai changé d’avis, prends-le.

En même temps Rocambole fouilla sous le banc et en retira un paquet de cordes de l’épaisseur du doigt, comme tous les pêcheurs ont coutume d’en avoir et qui leur servent à différents usages.

Puis, à son tour, il sauta sur la berge.

– Maintenant mes enfants, dit-il, écoutez-moi bien.

– Parlez, Maître.

– Savez-vous ce que sont ces deux hommes qui buvaient dans un coin chez le père Heurtebise ?

– Non.

– Ce sont les affiliés d’une autre bande de voleurs et d’assassins.

– Des camarades, quoi ! fit naïvement le Chanoine.

– Ils parlaient de faire le même coup que nous.

– Pas dégoûtés du tout ! ricana Marmouset.

– Je n’ai pas envie de partager, moi, dit la Mort-des-braves.

– Ni moi dit froidement Rocambole.

– Qu’ordonnez-vous donc, Maître ? fit le Chanoine.

– Venez, vous le saurez.

Et Rocambole, quittant la berge, se dirigea vers le chemin creux qui montait vers la grille du parc.

Tandis qu’il marchait d’un pas alerte, un coup de sifflet bruyant se fit entendre dans le lointain.

C’était le train qui sortait de la gare de Paris.

Pour venir de la station du chemin de fer à la grille, il n’y avait pas d’autre route que ce sentier encaissé entre deux murs, dans lequel Rocambole et ses compagnons venaient de s’engager.

À cent mètres de la grille du parc, l’un des deux murs avait subi un éboulement, et une large brèche permettait de pénétrer dans la propriété voisine.

C’était un vaste enclos de maraîcher sans aucune habitation.

En face de la brèche, c’est-à-dire contre le mur opposé se dressait un arbre chétif.

– Voilà notre affaire, dit Rocambole.

Et il se mit à développer le paquet de cordes et en noua un bout au tronc de l’arbre, à un pied de terre.

Puis il se dirigea vers la brèche et entra dans l’enclos.

Ses compagnons le regardaient faire avec un certain étonnement.

Il leur fit signe de le suivre.

Une fois dans l’enclos, le Maître attacha l’autre bout de la corde à un autre arbre, de telle façon que le chemin creux se trouvait intercepté par cette barrière que l’obscurité rendait invisible.

– Voilà qui est compris, dit Marmouset, les camarades vont s’embarrasser dans la corde et se casseront la margoulette par terre.

– Chut ! fit Rocambole.

Un nouveau coup de sifflet plus rapproché annonçait que le train venait de s’arrêter à la station de Maisons-Alfort.

Alors le Maître fit un nouveau signe et ses compagnons se couchèrent à plat ventre derrière le monceau de pierres produit par l’éboulement.

– À présent, mes enfants, dit Rocambole, écoutez-moi bien :

À tout prix, même au péril de notre vie, il faut nous emparer de ces deux hommes ; je voudrais les prendre vivants autant que possible, mais s’ils résistent, le merlin du Chanoine fera son affaire.

– Un coup sec à la tempe, et tout est dit, murmura le bandit avec un accent d’orgueil.

– Je préférerais que tu le prisses à la gorge, tu es robuste, tu dois pouvoir venir à bout du plus vieux.

– Moi, dit Marmouset, je me charge du petit.

– Eh bien ! fit la Mort-des-braves, et moi ? il ne me restera donc rien à faire ?

– Oh ! dit Rocambole en souriant, rassure-toi, il y aura de la besogne pour tout le monde.

Le sifflet de la locomotive retentissait et le train passait bruyamment à la hauteur du chemin creux.

– Dans dix minutes ils seront ici, dit Rocambole. Silence ! et attention.

En effet, quelques minutes après, on entendit marcher à l’extrémité du chemin creux.

Rocambole avait posé son oreille à terre, et il écoutait :

– Il n’y a que des Indiens capables de marcher ainsi, murmura-t-il enfin ; seulement, ils sont plus de deux.

En effet, au bout de dix secondes, trois silhouettes se dessinèrent dans l’éloignement.

Les silhouettes de trois hommes qui marchaient de front et causaient tout bas en marchant.

– Tu vois bien qu’il y a de la besogne pour toi, dit Rocambole, en poussant le coude à la Mort-des-braves.

Puis il ajouta tout bas :

– Que personne ne bouge avant mon signal.

Les compagnons de Rocambole demeurèrent immobiles et muets.

Les trois hommes continuaient d’avancer, mais lentement, et paraissaient tenir conciliabule.

Rocambole, toujours son oreille collée contre terre, ne perdait pas une de leurs paroles.

Naturellement, c’était en langue indoue qu’ils s’exprimaient, et notre héros comprit que ce troisième personnage qui était avec eux n’était autre que ce prétendu domestique, récemment entré au service de la jeune femme et du vieillard, et qui devait prêter la main à l’assassinat.

En effet, comme ils approchaient toujours, Rocambole put distinguer parfaitement une troisième voix qu’il n’avait point encore entendue.

Cette voix disait :

– Il est trop tôt… il faut attendre.

En même temps, l’homme qui parlait montrait la villa au travers des arbres, dont les fenêtres étaient encore éclairées.

– Nous attendrons ! dit une seconde voix que Rocambole reconnut pour être celle du plus vieux, c’est-à-dire de celui que son compagnon avait désigné sous le nom d’Osmanca.

– Attendre, soit, mais où ? demanda Gurhi à son tour.

Le premier étendit la main vers l’endroit même où se trouvaient cachés Rocambole et ses compagnons, c’est-à-dire vers la brèche de l’enclos :

– Vous attendrez là, dit-il, et quand la chouette chantera trois fois, vous continuerez votre chemin.

En ce moment, une vague inquiétude s’empara de Rocambole, et il se mit à caresser le manche d’ivoire d’un poignard qu’il portait sous sa vareuse.

XIX

L’inquiétude de Rocambole était facile à comprendre.

En pénétrant dans l’enclos par la brèche, les Indiens pouvaient éviter cette corde destinée à les faire trébucher.

En outre, avec cette finesse d’ouïe et d’odorat qui les caractérise, ils pouvaient éviter Rocambole et sa bande, et battre prudemment en retraite.

Or, ce n’était pas ce que voulait Rocambole.

Protéger simplement les hôtes de la villa contre le fanatisme des Étrangleurs n’était point son unique but.

Rocambole voulait surtout pénétrer cet étrange mystère de gens qui, à trois mille lieues de leur pays, poursuivaient des ennemis de la déesse Kâli et du dieu Sivah.

Ce coin de l’Inde, transporté à Villeneuve-Saint-Georges, ces étrangers déguisés en ouvriers parisiens, tout cela lui paraissait si bizarre, si extraordinaire, qu’il voulait avoir le mot de l’énigme.

Le premier des trois Indiens, c’est-à-dire le domestique, dit encore à ses compagnons :

– Je vais rebrousser chemin.

– Pourquoi ?

– Parce que je n’ai pas la clé de la grille.

– Par où donc es-tu sorti ? demanda Osmanca.

– Par une petite porte qui se trouve en haut du parc. Pour y arriver, il faut redescendre et prendre un autre chemin.

– Et nous, demanda Gurhi, nous allons rester ici ?

– Oui, jusqu’à ce que vous ayez entendu les trois cris de la chouette.

– C’est bon, fit Osmanca.

Rocambole respira.

Les trois compagnons, immobiles derrière les pierres de l’éboulement, retenaient leur haleine.

Le domestique revint donc sur ses pas, et Rocambole le vit redescendre le chemin creux.

Quant à Osmanca, il s’assit tellement près de Rocambole, que celui-ci en étendant la main aurait pu le toucher.

Gurhi entra dans l’enclos et se coucha à plat ventre sur l’herbe.

La Mort-des-braves et le Chanoine attendaient avec impatience.

Mais Rocambole ne paraissait nullement pressé.

Osmanca avait les yeux sur la villa qu’on apercevait à travers les arbres du parc.

Une seule fenêtre était encore éclairée.

Marmouset, qui s’était glissé tout auprès de Rocambole, approcha ses lèvres de l’oreille du Maître et lui dit :

– C’est la fenêtre du vieux !

Mais si bas qu’il eût parlé, Osmanca l’entendit.

Et soudain l’Indien se dressa effaré, inquiet, et cria :

– À moi, Gurhi !

En même temps, il voulut faire un pas en avant, flairant quelque mystérieux danger.

Mais alors il heurta la corde et trébucha.

Et comme il poussait un nouveau cri, le Chanoine et la Mort-des-braves tombèrent sur lui comme la foudre.

Ce fut l’affaire d’une seconde.

L’Étrangleur fut pris à la gorge et serré si fort qu’il lui fut impossible de crier.

En même temps, il fut renversé, et le Chanoine lui mit un genou sur la poitrine.

Puis, il leva son terrible merlin pour l’en frapper.

La Mort-des-braves lui arrêta le bras.

– Il faut attendre l’ordre du Maître, dit-il.

Le Maître, de son côté, avait fait sa besogne.

Au cri jeté par Osmanca, Gurhi avait fait un bond vers lui.

Mais Rocambole, se dressant tout à coup, l’avait saisi de sa main de fer.

En même temps il lui avait appuyé son poignard sur la gorge.

Puis il avait prononcé un mot indien qui signifiait :

– Tais-toi !

L’Étrangleur avait été plus effrayé d’entendre résonner sa langue maternelle à son oreille, que de sentir la pointe d’un stylet sur sa gorge.

Et soudain, il avait cessé de se débattre et s’était renfermé dans cette impassibilité résignée et dédaigneuse de ces hommes qui croient à la fatalité et n’essayent jamais de lutter contre elle.

Rocambole le renversa sous lui.

Puis il dit à Marmouset :

– Tiens-le !

Marmouset obéit.

L’Indien n’était pas très robuste ; d’ailleurs, il ne songeait pas à se défendre.

Marmouset lui prit donc les deux mains, tandis que Rocambole, ouvrant ses vêtements, le fouillait.

Gurhi avait une corde enroulée autour du corps.

C’était son lacet d’Étrangleur.

En outre, il était nanti d’un revolver de fabrique anglaise et d’un poignard sur la lame duquel étaient gravés des signes bizarres.

Rocambole s’empara du revolver, du poignard et du lacet.

Puis il prit son mouchoir et le passa dans la bouche de Gurhi en guise de bâillon.

– Tiens-le bien toujours, dit-il à Marmouset.

Et il courut à Osmanca, qui continuait à se débattre aux mains du Chanoine et de la Mort-des-braves.

– Faut-il frapper, Maître ? demanda le Chanoine.

– Non.

Et Rocambole s’approcha d’Osmanca et lui dit en indien :

– Tais-toi, Sivah le veut !

L’effet de cette langue maternelle résonnant tout à coup à ses oreilles fut pour Osmanca le même que celui produit un instant auparavant sur Gurhi.

Il cessa de lutter, de se débattre, et regarda Rocambole, dont l’œil brillait dans la nuit comme un éclair fauve, avec une sorte de terreur superstitieuse.

Rocambole le fouilla, comme il avait fouillé Gurhi.

Osmanca avait pareillement sur lui une corde à nœud coulant à l’une de ses extrémités, un poignard et un revolver.

Puis Rocambole détacha cette autre corde qu’il avait prise dans la barque et qu’il avait tendue dans le chemin creux.

Et la coupant en deux avec son poignard, il en prit la moitié et se mit en devoir d’attacher les pieds et les mains d’Osmanca.

Osmanca ne faisait plus aucune résistance.

Ce qui mit le comble à son étonnement et à la terreur superstitieuse qui s’empara alors de lui, ce fut l’adresse merveilleuse avec laquelle Rocambole le lia.

Jamais jongleur indien n’avait fait des nœuds plus inextricables.

Rocambole le bâillonna comme il avait bâillonné Gurhi.

Puis il dit à ses compagnons :

– À présent, mes enfants, notre plan est changé.

– Comment cela ? demanda la Mort-des-braves.

– Vous allez, le Chanoine, toi et Marmouset, prendre ces deux gaillards sur vos épaules.

– Bon ! fit la Mort-des-braves. Et puis ?

– Et vous les porterez dans la barque.

– Mais, dit Marmouset, avec un accent de regret, est-ce que nous ne faisons pas le coup de là-haut ?

Et de la main il indiquait la villa.

– Je le ferai tout seul.

– Mais… balbutia la Mort-des-braves, est-ce que vous n’aurez pas besoin d’un coup de main, Maître ?

Rocambole haussa les épaules :

– C’est un travail d’enfant, dit-il.

Puis, pour achever de leur donner le change, il dit au Chanoine :

– Donne-moi ton merlin.

– Le voilà.

– Maintenant, ajouta-t-il, allez dans la barque en attendant, et rappelez-vous que vous me répondez de ces deux hommes sur votre propre vie.

– Soyez tranquille, Maître, répondit la Mort-des-braves.

Le Chanoine, qui était le plus vigoureux des trois, chargea Osmanca sur ses épaules.

La Mort-des-braves et Marmouset s’emparèrent de Gurhi.

Puis tous trois descendirent le long du chemin creux vers la berge.

Alors Rocambole, son merlin à la main, se dirigea vers la grille de la villa.

Mais, quand il eut fait dix pas, il jeta le merlin et tira de sa poche l’un des deux lacets de soie.

En ce moment, la lumière qui brillait encore à l’une des fenêtres, l’intriguait.

Et alors aussi, un houhoulement d’oiseau de nuit traversa l’espace.

Rocambole reconnut le signal annoncé par le domestique aux deux Indiens.

Arrivé à la grille du parc, il se colla contre un arbre et attendit.

Peu après la grille s’ouvrit, et le domestique fit quelques pas en dehors, disant en indien :

– Où êtes-vous ?

Soudain le lacet siffla dans l’air comme une vipère, s’abattit sur le domestique, s’enroula autour de son cou et Rocambole murmura :

– Je crois que je suis de force avec messieurs les Étrangleurs !

* *

*

XX

Pénétrons maintenant à l’intérieur de la villa.

Pendant huit ou dix jours, c’est-à-dire depuis la disparition de Nicheld, il y avait eu un silence farouche de la part du vieillard, une morne résignation chez la jeune femme.

Ils évitaient de se rencontrer ailleurs que dans la salle commune des repas ; à peine, le soir, obéissant maintenant bien plus à l’habitude qu’à l’affection, Nadéïa tendait-elle son front au général Komistroï.

Sa résignation n’était qu’apparente.

Nadéïa s’était souvenue des dernières paroles de Nicheld :

– Vous trouverez, enterré au pied d’un arbre, dans le parc, un pot de terre dans lequel est un manuscrit qui vous apprendra tout ce que je n’ose vous dire.

Le lendemain, on s’en souvient, Nicheld n’était plus à la villa.

Le général l’avait renvoyé, disait-il.

En effet, le soir même, un autre domestique était entré à la place de Nicheld, et le général avait dit à sa fille :

– Ma chère amie, faites-moi la grâce de ne jamais parler de nos affaires devant cet homme que je ne connais que par les certificats qu’il m’apporte.

Nadéïa n’avait point répondu.

Elle attendait une nuit obscure, pendant laquelle le général se coucherait de bonne heure.

Nadéïa voulait déterrer le manuscrit de Nicheld, Nadéïa voulait savoir ce qu’étaient devenus son époux et son enfant.

Enfin le moment qu’elle croyait propice était arrivé.

Nadéïa s’était aperçue que le nouveau domestique, l’Anglais John, sortait tous les soirs, après le dîner, et ne rentrait que fort avant dans la nuit.

Chose bizarre ! le général, qui ne voulait pas que Nicheld sortît, n’avait nullement l’air de se préoccuper des fréquentes absences de John.

Or donc, ce soir-là, tandis que John s’en allait à la gare de Villeneuve recevoir les deux Étrangleurs, tandis que Rocambole et les siens tendaient à ces derniers le piège dans lequel nous les avons vus tomber, – Nadéïa, à sa fenêtre, sans lumière, immobile, attendait que le flambeau qui brûlait dans la chambre de son père s’éteignît.

Le général avait coutume de lire dans son lit pendant quelques minutes avant de s’endormir.

Quand il soufflait sa bougie, c’est que le sommeil le prenait.

Or, le premier sommeil est assez pesant et Nadéïa comptait sur ce premier sommeil.

Enfin, un peu après minuit, les arbres du parc sur lesquels se reflétait la lumière, restèrent dans l’obscurité.

Alors Nadéïa s’enveloppa d’un manteau, ouvrit la porte sans bruit et sortit de sa chambre sur la pointe du pied, sans lumière, et avec des précautions infinies.

Son cœur battait à outrance.

Elle arriva jusqu’à la dernière marche de l’escalier.

Elle fit des prodiges pour ouvrir sans bruit la porte qui donnait sur le parc.

Cette porte franchie, et comme l’air froid de la nuit lui fouettait le visage, elle s’arrêta un moment.

Elle tenait sous son manteau une petite bêche qu’elle avait dérobée durant le jour dans la serre.

Nadéïa s’arrêta, car il lui avait semblé entendre un chuchotement lointain, un bruit de pas, au fond du parc.

Mais, après un moment d’hésitation, elle continua son chemin, comptant les arbres de la grande allée.

Nadéïa était si émue qu’elle n’eut pas de peine à se convaincre qu’elle avait été le jouet d’une illusion, et que le vent seul avait passé dans le feuillage.

Cependant, tout en continuant à descendre la grande allée, elle s’était retournée plusieurs fois vers la maison.

Mais la fenêtre du général, qui, seule attirait son attention, était fermée.

Enfin, elle arriva au pied de l’arbre indiqué par Nicheld.

La nuit était assez obscure, nous l’avons dit : cependant Nadéïa se mit à la besogne.

Munie de sa bêche, elle creusa tout à l’entour de l’arbre et au bout de quelques minutes, la bêche rencontra un corps dur qui rendit un son mat.

Le cœur de Nadéïa battait violemment.

Elle jeta sa bêche et continua à creuser avec ses mains, qui bientôt rencontrèrent le pot de terre et l’arrachèrent du sol.

Alors Nadéïa se sauva vers la maison.

On eût dit un voleur emportant le fruit de son larcin.

Elle referma la porte avec les mêmes précautions et rentra dans sa chambre sans lumière.

Puis elle ferma sa porte à double tour et au verrou.

Ensuite elle alla vers la croisée et tira les épais rideaux.

Elle ne voulait pas qu’un seul rayon de clarté pût filtrer par la fenêtre, se refléter sur les arbres et éveiller le général.

Quand elle eut fait tout cela, Nadéïa se procura de la lumière, elle fit jaillir une étincelle d’un briquet phosphorique et approcha ce briquet d’une bougie placée sur sa table de nuit.

Mais à peine cette bougie s’allumait-elle que la jeune femme poussa un cri terrible.

Elle n’était pas seule dans cette chambre où elle venait de s’enfermer.

Un homme était assis dans un fauteuil au pied du lit.

Et cet homme c’était le général Komistroï, le père de Nadéïa.

Il était enveloppé dans sa robe de chambre, un foulard enserrait sa chevelure blanche.

Pâle, frissonnante, Nadéïa, après avoir jeté un cri, recula.

Mais soudain elle fut frappée de l’expression étrange qu’avait le visage de son père.

Ordinairement, le vieillard avait un aspect dur et farouche, le geste sec et impérieux.

Sa fille ne le regardait qu’en tremblant et ne lui adressait la parole qu’avec terreur.

Chose étrange !

Le général n’était plus le même à cette heure.

Son visage était triste ; il portait l’empreinte d’une grande douleur, et Nadéïa tressaillit en voyant deux grosses larmes qui roulaient sur ses joues pâlies.

En même temps, il lui dit d’une voix étouffée, en désignant le vase de terre qui renfermait le manuscrit qu’elle tenait encore à la main.

– Vous voulez donc tout savoir, Nadéïa, ma fille ?

Ces mots prononcés avec un tel accent remuèrent Nadéïa jusqu’au fond de l’âme.

– Mon père !… balbutia-t-elle.

Il reprit avec amertume :

– Vous voulez savoir ce que j’ai fait de votre enfant ?

Elle baissa les yeux ; mais elle dit avec fermeté :

– Oui, je le veux !

– Ce que j’ai fait de Constantin ?

Elle fit un signe de tête non moins énergique.

– Nicheld vous l’a dit, reprit-il toujours triste, toujours ému.

J’ai fait disparaître votre enfant…

Nadéïa jeta un cri :

– Mais elle vit, au moins ?

– Si elle vit ! répondit le général, vous me demandez si elle vit !

Et il y eut dans sa voix un accent de tendresse subite qui bouleversa Nadéïa.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, quel homme êtes-vous donc ?

– Je suis votre père, répondit-il, votre père sur qui pèse une fatalité terrible, implacable, et qui depuis bien des années joue un rôle de bourreau, quand son cœur est plein d’amour pour vous.

– Mon père !

– Oui, reprit-il, j’ai fait disparaître votre enfant, mais je sais où elle est, mais je veille sur elle… oui, j’ai fait envoyer Constantin en Sibérie…

À ce nom, elle frissonna.

– Mais savez-vous pourquoi ? continua le général.

Et comme elle le regardait avec stupeur.

– Pour l’arracher à une mort épouvantable… pour le sauver !…

Nadéïa regardait son père et se demandait s’il n’avait pas été frappé subitement de folie.

Le général lui prit la main et lui dit :

– Le griffonnage de Nicheld ne vous apprendrait rien. Nicheld ne savait que ce qu’il avait vu. Je vais tout vous dire, moi, et vous me jugerez… et nous verrons si vous oserez encore accuser votre père.

En parlant ainsi, le vieux général attira sa fille sur ses genoux.

XXI

Nadéïa regardait avec stupeur ces deux larmes qui coulaient sur les joues de son père.

Jusque-là, et en se reportant au plus lointain de ses souvenirs, elle avait vu le général dur, presque féroce et paraissant dégagé de tous les sentiments humains.

Et cet homme pleurait !

Et tout à l’heure, en parlant de sa petite-fille, il avait eu un de ces cris du cœur que rien ne saurait traduire !

– Ma Nadéïa bien-aimée, lui dit-il, je ne sais pas au juste ce que ce niais de Nicheld a pu te dire, mais je le devine. Il t’a raconté mon histoire à sa manière, car mon histoire vraie, il ne la sait pas.

Nadéïa regardait toujours son père et semblait se demander si elle n’était pas le jouet d’un rêve.

Le général poursuivit, en la baisant au front :

– Mon histoire, d’après Nicheld, je vais te la dire en deux mots :

Sujet russe, Polonais de cœur et de naissance, j’ai été un des premiers nobles de Varsovie qui ont levé l’étendard de la révolte.

La capitale de la vieille Pologne, tranquille la veille, sous la domination moscovite, est devenue le lendemain un foyer d’insurrection.

La garnison russe a été obligée de se retirer, il y a eu des combats sanglants.

Parmi les officiers du czar, il en était un du nom de Constantin qui aimait ma fille, et ma fille l’aimait.

Est-ce bien cela, Nadéïa ?

– Oui, mon père, dit la jeune femme en baissant la tête.

– Ma fille, poursuivit le général Komistroï, n’osait pas m’avouer son amour pour un soldat du czar, car elle savait mon attachement pour la cause de la Pologne.

Cependant elle l’aimait…

Elle l’avait aimé au point de devenir coupable ; et lorsque vaincue, l’insurrection fut contrainte d’abandonner Varsovie ; lorsque, prenant la fuite, j’emmenai ma fille avec moi, elle allait devenir mère.

Nous nous réfugiâmes dans un vieux château que je possédais au milieu des bois, parmi des solitudes où les Russes n’avaient jamais pénétré.

Est-ce toujours cela, Nadéïa ?

– Toujours mon père.

Et Nadéïa continuait à baisser les yeux.

Le général reprit :

– Une nuit, les douleurs de l’enfantement s’emparèrent de ma fille.

Cette nuit-là même, un homme arriva à cheval, se jeta à mes genoux et me dit :

– Je viens recevoir mon pardon ou la mort ; je m’appelle Constantin, je suis capitaine dans l’armée russe ; j’ai déserté…

Et comme je le regardais, confondu, il ajouta :

– Je suis le père de l’enfant qui va naître.

J’eus un moment de fureur subite ; je voulus tuer cet homme qui, non content de verser le sang de la Pologne, avait déshonoré une fille de la Pologne.

Le premier vagissement d’un enfant arrêta mon bras.

C’est bien encore cela, Nadéïa ?

– Oui, mon père.

Le général essuya les deux larmes qui semblaient s’être cristallisées sur ses joues ; puis il reprit :

– Je pardonnai à Constantin, je lui promis la main de ma fille.

Et lorsque j’eus pardonné, la mère me tendit son enfant.

Puis elle fut en proie à une faiblesse qui était le résultat de cet enfantement laborieux.

Quand elle revint à elle, son enfant n’était plus là ; Constantin n’était plus là.

Elle était seule.

Seule, face à face avec son père au front sévère, qui lui disait :

– Constantin vous a abandonnée et votre enfant est mort.

C’est toujours cela, n’est-ce pas, Nadéïa ?

– Toujours, mon père, murmura la jeune femme d’une voix tremblante.

– En même temps, poursuivit le vieillard, des domestiques faisaient les malles, fermaient les cartons, une chaise de poste était attelée dans la cour et nous partîmes.

Où allions-nous ?

Vous ne le saviez pas, et je ne voulais pas vous le dire.

Chose étrange ! à deux lieues du château, nous rencontrâmes un avant-poste russe, et les Russes nous laissèrent passer.

Cependant, j’avais été jugé par contumace, un mois auparavant, et un conseil de guerre m’avait condamné à mort.

Jusques aux frontières prussiennes, je dis constamment mon nom, et pourtant on me laissa passer.

Deux serviteurs seulement nous accompagnaient, Nicheld et sa femme.

En Prusse, vous fûtes prise d’une nouvelle faiblesse et votre raison s’en alla.

Quand elle revint, nous étions en France.

Vous me demandiez votre enfant et je vous répétais qu’il était mort.

Vous appeliez Constantin, et je vous répondais que Constantin vous avait abandonnée.

C’est alors, sans doute, reprit le général avec un accent d’amère ironie, que la fantaisie prit à maître Nicheld d’écrire ses mémoires, c’est-à-dire l’histoire qui est là…

Et le général étendit la main vers le pot de terre et en retira un manuscrit assez volumineux.

– Je ne l’ai pas lu, mais je puis vous dire par avance ce qu’il contient.

Nicheld avoue que pendant cette première syncope qui suivit votre délivrance, je vous fis prendre un breuvage qui troubla votre raison durant plusieurs semaines.

Que, pendant que vous étiez folle, les Russes entrèrent au château, et que je leur fis ma soumission, tandis qu’ils s’emparaient de Constantin, qu’enfin je le fis partir, lui Nicheld, avec votre fille, qu’il avait ordre de confier à un inconnu.

Il a dû vous dire encore, poursuivit le général, qu’en Prusse, je vous privai de nouveau de votre raison, grâce à ce breuvage mystérieux, et que vous demeurâtes folle, non point quelques semaines, mais plusieurs années.

– Il m’a dit tout cela, mon père, dit Nadéïa avec fermeté.

– Eh bien ! dit le général, puisque vous voulez tout savoir, écoutez maintenant, non plus la version de Nicheld, mais la mienne…

Et le général Komistroï se redressa calme, fier, l’œil étincelant, ajoutant :

– L’heure est venue où j’ai besoin de reconquérir votre estime et votre amour filial.

XXII

Nadéïa regardait son père avec une stupeur croissante.

Jamais elle ne l’avait vu sous cet aspect.

Le général reprit :

– Je vais vous dire mon histoire, mon enfant, mon histoire vraie.

Je suis Polonais, mais je ne porte pas mon nom. J’ai même essayé de l’oublier moi-même ; et cependant je ne suis ni un proscrit, ni un grand criminel.

À vingt-huit ans, ayant horreur du joug moscovite qui pesait sur notre malheureux pays, je m’embarquai pour les Indes.

Un an après, j’obtenais un commandement dans les armées de la Compagnie, alors plus florissante que jamais.

J’avais un ami, un compagnon d’enfance, bien qu’il fût Russe.

Il servait avec moi et nous étions frères d’armes.

Au bout de quelques années, j’étais colonel d’un régiment de cipayes, et je m’éprenais de miss Anna Harris, fille du général de ce nom.

C’était votre mère.

Je la demandai en mariage.

À ma demande, le général fronça le sourcil et répondit par un refus.

J’insistai, je parlai hautement de mon amour, j’affirmai que miss Anna m’aimait, que je l’aimais, que refuser de nous unir, c’était faire notre malheur.

Sir Harris se renferma longtemps avec moi dans un silence farouche.

Enfin il me dit :

– Ne croyez point que je repousse votre demande parce que vous êtes un officier de fortune. La preuve en est que j’ai une seconde fille, miss Ellen, et que, si vous voulez l’épouser, elle est à vous.

À quoi je répondis :

– Mais ce n’est pas miss Ellen, c’est miss Anna que j’aime et veux épouser.

– Mais, malheureux ! s’écria enfin le général Harris, vous voulez donc être poignardé le jour de votre mariage ?

– Poignardé ? fis-je avec étonnement.

– Vous voulez donc que votre femme soit étranglée dans vos bras ?

Et comme je ne comprenais pas, il ajouta d’une voix tremblante, lui qui s’était acquis une si haute réputation de bravoure :

– Miss Anna est consacrée à la déesse Kâli.

Je le regardai avec stupeur, il poursuivit :

– Vous ne savez donc pas dans quel pays nous sommes ?

– Je sais, répondis-je, que nous sommes dans les Indes britanniques et que nous adorons le Dieu tout-puissant, et non une divinité indoue.

Il eut un sourire plein d’amertume :

– Nous sommes les maîtres en apparence. Il est vrai, dit-il, c’est nous qui occupons les villes, les forteresses, qui levons des tributs, qui frappons des imans et des rois.

– Eh bien ! alors ? lui dis-je.

– Eh bien ! nous ne sommes pas les maîtres. Au-dessus de notre puissance, qui s’affirme au grand soleil, par de brillants régiments, par un drapeau qui protège de riches cités, par des flottes superbes qui sillonnent l’océan Indien, il y a une puissance occulte, mystérieuse, un gouvernement des ténèbres qui tient ses assemblées au fond des forêts vierges, dans ses jungles impénétrables, dans ses temples ruinés, aux souterrains inconnus, consacrés autrefois à leurs sombres divinités. Cette puissance, cette association formidable qui a des ramifications dans le monde entier et une agence principale à Londres, est celle des Étrangleurs.

Fanatiques étrangers, ils marchent sous la bannière d’une divinité des ténèbres, la déesse Kâli, ce monstre au visage de femme, qui, selon eux, se repaît de sang humain.

– Mais en quoi, m’écriai-je, interrompant sir Harris, redoutez-vous les Étrangleurs pour votre fille ?

– Je vous ai dit qu’ils l’ont consacrée à la déesse Kâli.

– Et bien ?

– Écoutez, reprit-il, car je vois que je ne me suis pas expliqué assez clairement. Les Étrangleurs se reconnaissent entre eux à des signes mystérieux ; mais nous les Anglais, les Européens ou les Indiens non affiliés, nous ne saurions les reconnaître.

Les sectaires de cette religion étrange appartiennent à toutes les classes.

Il en est qui sont de parfaits gentlemen et vivent à Londres ; on les voit au théâtre de Covent-Garden, aux environs de Buckingham-Palace, et dans le parc de Saint-James.

Il s’en trouve parmi nos serviteurs et nos soldats. C’est un réseau qui nous enveloppe.

Les fantaisies de la déesse Kâli, – laquelle, comme bien vous pensez, ne se manifeste aux humains que par l’entremise de ses prêtres, – ses fantaisies, dis-je, sont innombrables.

Elle a témoigné, il y a quinze ans, un désir des plus singuliers, – c’est que soixante jeunes filles de dix à vingt ans lui fussent consacrées, – et par conséquent, fussent vouées à un célibat éternel.

À ce prix seul, les malheureuses vierges seraient à l’abri du lacet des Étrangleurs.

– Mais, général, m’écriai-je encore, ces gens-là ordonnent donc, et vous obéissez ?

– Attendez, vous allez voir comment la chose eut lieu.

Les Étrangleurs manifestent les volontés de leur terrible déesse par des placards qu’on trouve au matin cloués sur les arbres des promenades publiques ou à la porte des monuments. Ceux qui annonçaient la dernière fantaisie de la déesse, étaient ainsi conçus :

« Les enfants et les jeunes filles choisies par la déesse Kâli seront marqués de son sceau. »

Et, dès ce jour, quiconque avait une fille, la garda comme un trésor et l’environna de mille précautions. Soins inutiles !

Ce que la déesse voulait devait arriver !

J’avais cependant épuré mes serviteurs et renvoyé tous ceux qui étaient d’origine indoue. Je n’avais conservé autour de moi que des Européens, et comme j’avais demandé à retourner en Angleterre, j’espérais que mon ordre de rappel arriverait à temps.

J’avais entouré l’appartement de mes deux filles, d’abord d’une forte palissade de branches, ensuite de nombreuses sentinelles.

Leurs nourrices passaient la nuit dans leurs chambres.

Un seul homme y pénétrait, et cet homme était un lieutenant de cipayes, blanc comme vous et moi, qui portait un nom anglais et qui me servait d’aide de camp.

Enfin mon ordre de rappel arriva.

Je devais m’embarquer le lendemain ; et, multipliant les précautions, à mesure que l’heure de mon départ approchait, je doublai les sentinelles et je voulus passer moi-même cette dernière nuit, couché sur une natte, dans la chambre de mes enfants !

Longtemps je luttai contre le sommeil ; mais enfin, ma tête s’alourdit et je fermai les yeux.

Quand je me réveillai, le jour pénétrait dans la chambre, et tout dormait autour de moi.

La nourrice avait succombé au sommeil.

Un grand lévrier était couché au travers de la porte et n’avait point aboyé.

Cependant, une de mes filles, miss Anna, était couchée, demi-nue, et je vis sur son épaule des tatouages sacrilèges.

Elle était marquée du sceau mystérieux de la déesse Kâli.

Et elle n’avait rien éprouvé, rien ressenti, et personne ne s’était éveillé, et le chien lui-même s’était tu.

Cependant les Étrangleurs étaient entrés…

À ce souvenir, sir Harris cacha son visage dans ses mains et murmura avec un accablement profond :

– Miss Anna était consacrée désormais à la déesse Kâli, et si je la mariais, je l’enverrais à la mort, car quiconque a désobéi à la terrible divinité doit mourir.

– Mais, observai-je, il y a quinze ans de cela ! Les Étrangleurs ont oublié votre fille.

– Oh ! non, me dit le général. Chaque année, à la même époque, ma fille reçoit d’une main invisible, c’est-à-dire qu’elle trouve sur sa table de toilette ou dans son boudoir, tantôt une parure de perles fines, tantôt un bracelet de jade ou d’or massif, merveilleusement ciselé. C’est le cadeau de la déesse Kâli.

Tant que miss Anna ne se mariera pas, elle sera la bien-aimée de la terrible déesse et elle nous protégera tous.

Les Étrangleurs nous considèrent comme sacrés, et quiconque est mon ami ou mon serviteur est compris dans cette protection.

– Et si elle se mariait, pourtant ?…

Je vis le général frissonner et détourner la tête, mais en ce moment miss Anna entra et dit avec fermeté :

– Mon père, je ne crains pas la mort, et je veux épouser le colonel car je l’aime.

Sir Harris jeta un cri et recula épouvanté.

À cet endroit de son récit, le général Komistroï s’arrêta pour essuyer la sueur qui coulait de son front.

Nadéïa écoutait, palpitante, cette étrange confession.

XXIII

Le général Komistroï reprit :

– L’épouvante de sir Harris fut si grande en entendant sa fille formuler aussi nettement sa volonté, qu’il ne trouva pas un mot à répondre.

Miss Anna était une femme de caractère ; ce qu’elle avait résolu devait s’accomplir.

Ni les larmes de sa sœur, ni les supplications de son père, ni même ma propre résistance, car j’étais prêt à sacrifier mon amour, ne purent la toucher.

– Je vous aime, me dit-elle, et je veux être votre femme.

– Et moi je vous défendrai ! lui dis-je avec enthousiasme.

Sir Harris consentit enfin au mariage.

Il fut célébré à Calcutta, et il fut convenu que nous quitterions les Indes dès le lendemain.

Le général était vieux, il avait besoin de repos ; il obtint sa retraite.

C’est ici que se place un des événements de ma vie, qui se rattache à mon ami le jeune officier russe, au service de la compagnie des Indes.

Nous étions frères d’armes, je vous l’ai dit, Nadéïa. Pierre, c’était son nom, s’était marié deux années avant moi.

Il avait deux enfants, une fille et un fils, de son union avec une jeune Anglo-indienne.

Pierre voulut être le témoin de notre mariage : sa femme servit de demoiselle d’honneur à miss Anna.

Le gouverneur général qui savait quel danger pesait sur nous avait doublé la garnison de Calcutta.

Un régiment indigène dans lequel on soupçonnait la présence de quelques affidés avait été renvoyé dans l’intérieur des terres.

Le mariage célébré, ma femme et moi nous nous rendîmes à bord du navire qui devait, le lendemain, faire voile pour l’Europe.

Sir Harris et Pierre nous y accompagnèrent.

Il y eut une fête à bord.

Le commodore donna un bal en notre honneur.

Sir Harris et les gens de sa maison témoignaient cependant une vive inquiétude, – mais miss Anna souriante et calme disait :

– Je ne crains pas les Étrangleurs.

Le bal se prolongea bien avant dans la nuit ; les étoiles commençaient à pâlir dans le ciel indigo qui pèse brûlant sur les grèves, lorsque les canots qui devaient reconduire les invités à Calcutta prirent le large.

J’avais mis des sentinelles à la porte de la cabine de ma jeune femme, et j’étais agité de si cruels pressentiments, que je voulais passer ma première nuit de noces dans un fauteuil, assis devant une table, et deux pistolets à la portée de ma main.

J’avais soif, mon domestique m’apporta un grog glacé. Je le bus d’un trait.

Quelques minutes après, je dormais d’un profond sommeil.

Que se passa-t-il alors ? Je l’ignore.

Mais, le matin quand je m’éveillai, je m’aperçus avec une sorte d’effroi que j’étais nu jusqu’à la ceinture.

En même temps, je me regardai dans une glace, et je jetai un cri.

Ma poitrine était couverte de ces tatouages mystérieux dont m’avait parlé sir Harris.

Je fis un bond vers le lit de miss Anna.

Elle dormait paisiblement. Je l’éveillai, elle regarda et pâlit :

– Ah ! me dit-elle, vous êtes marqué comme moi… pardonnez-moi !

Les Étrangleurs avaient pénétré dans notre cabine, et ils m’avaient infligé le stigmate indélébile qui devait leur permettre de me reconnaître tôt ou tard.

Sur cette table où se trouvaient encore mes pistolets, je vis une feuille de papyrus sur laquelle étaient tracées quelques lignes en langue indoue.

Je la tendis à miss Anna, car je ne comprenais pas cette langue, et toute frissonnante, elle me traduisit les étranges paroles que voici :

« Étranger, tu as inspiré un fol amour à miss Anna Harris, qui était consacrée à la déesse Kâli, et elle a osé désobéir. La déesse te condamne, toi et ta race.

« La vierge deviendra mère et elle mourra. Les enfants de la femme infidèle à la loi de Kâli mourront les uns après les autres, où qu’ils soient, et si mystérieuse que puisse être la retraite qu’ils auront choisie.

« Toi-même, étranger, tu périras, dans bien des années, et quand tu auras vu tomber tous ceux qui t’étaient chers.

« Avant de t’envoyer dans le monde des rêves, la déesse Kâli veut que tu sois abreuvé de douleurs et en proie à d’épouvantables tortures.

« Enfin, celui qui est ton ami, et que tu appelles ton frère, Pierre le Moscovite, partagera ta destinée. Il est marqué comme toi et, comme la tienne, sa race est condamnée. »

Au bas de la feuille de papyrus, la main qui avait tracé ces lignes, pendant mon sommeil, avait dessiné en guise de signature un poignard et une corde.

Je m’élançai hors de la cabine, j’appelai au secours.

Le commodore, les officiers accoururent, je leur montrai ma poitrine tatouée… et l’effroi se répandit sur le vaisseau.

– Vous êtes un homme mort, me dit le commodore.

En ce moment, Pierre accourut, jetant des cris d’épouvante.

Lui, sa jeune femme et son fils avaient été tatoués, durant leur sommeil.

– Mon père ! s’écriait miss Anna, courant affolée sur le pont, où est mon père ?

En effet, sir Harris ne paraissait pas, et malgré le tumulte qui remplissait le navire, la porte de sa cabine demeurait close.

On frappa. Point de réponse.

Alors, d’un coup d’épaule, j’enfonçai la porte.

Nous jetâmes un nouveau cri, miss Anna et moi.

Sir Harris gisait sur le sol, inanimé et déjà raidi par la mort.

Il avait encore, autour du cou, le lacet de soie, avec lequel il avait été étranglé…

La veille, on avait vu le général se retirer dans sa cabine avec le lieutenant Smith, son aide de camp, lequel couchait toujours dans sa chambre.

Un sabord était ouvert, – le lieutenant avait disparu.

Il avait dû se jeter à la nage et gagner la terre.

Smith était affilié aux étrangleurs, et c’était lui, sans doute, qui, autrefois, avait marqué miss Anna.

* *

*

Le général Komistroï s’arrêta une fois encore.

– Après, mon père, après ? fit Nadéïa avec angoisse.

– Nous revînmes en Europe, reprit-il.

Je voulais cacher ma femme à tous les regards et dérouter à jamais les Étrangleurs.

Pierre s’était séparé de moi, en débarquant à Liverpool, et nous ne nous sommes jamais revus.

J’eus un moment l’espoir que quelque chimiste habile ou quelque grand médecin parviendrait à nous débarrasser, miss Anna et moi, de ces horribles tatouages.

Nous vînmes en France.

Là, je m’adressai à une des lumières de la science moderne.

Mais le savant secoua la tête et me dit :

– Non seulement les tatouages sont indélébiles, mais il peut arriver que vos enfants les portent en naissant.

Alors le désespoir s’empara de nous et nous quittâmes la France.

Pendant deux années, mon enfant, nous vécûmes, votre mère et moi, ayant changé de nom et cachés dans ce château entouré de vastes forêts où vous avez été prise des douleurs de l’enfantement.

Miss Anna allait devenir mère.

Les heures de l’enfantement furent terribles, non seulement pour elle, mais pour moi.

Les paroles du docteur français sonnaient à nos oreilles comme une sinistre prophétie.

Enfin vous vîntes au monde et nous poussâmes un cri de joie…

Votre petit corps était blanc comme un lys et vous ne portiez sur votre personne aucune trace du stigmate imprimé sur nous.

– Mais, mon père, interrompit Nadéïa, ne m’avez-vous pas toujours dit que ma mère était morte en me donnant le jour ?

– Je mentais, dit le général avec l’accent du désespoir… Je mentais comme vous allez voir…

Et il poursuivit d’une voix sourde ce récit que Nadéïa écoutait la sueur au front et l’angoisse au cœur.

XXIV

Les Étrangleurs nous ont oubliés, me disait miss Anna, le lendemain de votre naissance, mon enfant. Et puis, s’il en était autrement, comment parviendraient-ils jusqu’ici ? Nous sommes au fond de l’Europe du Nord, entourés de serviteurs fidèles et tous bons chrétiens.

– Vous avez raison, répondais-je.

– Enfin, reprenait votre mère, nous n’avons plus à craindre que pour nous ; et si vous m’en croyez, nous ferons élever notre fille loin d’ici et sous un autre nom que celui que nous portons.

– Je ferai ce que vous voudrez, lui dis-je.

Il fut alors convenu entre nous que nous ferions un sacrifice douloureux mais nécessaire ; que nous nous séparerions de vous, et que vous seriez élevée dans la province la plus reculée du royaume de Pologne, par des paysans qui vous feraient passer pour leur enfant.

Un intendant qui m’était dévoué fut chargé de vous emmener, vous et votre nourrice, dès le lendemain matin, et votre mère et moi nous nous endormîmes pleins d’espoir. Hélas ! je devais me réveiller seul…

Depuis longtemps le soleil avait paru à l’horizon et miroitait sur les vastes plaines neigeuses qui entouraient le château, lorsque je rouvris les yeux.

Votre mère était à côté de moi, mais froide, inanimée, et je reconnue avec épouvante qu’elle avait cessé de vivre.

Elle avait autour du cou une petite marque bleuâtre…

Horreur !

Votre mère avait été étranglée durant son sommeil et le mien.

Une cordelette mince, semblable à celle que nous avions trouvée passée au cou de sir Harris, gisait sur le sol.

Auprès était un poignard.

Ce poignard avait sur la lame des signes mystérieux, en tout semblables à ceux que je portais sur la poitrine, et votre malheureuse mère sur l’épaule.

Le général Komistroï s’arrêta encore, et sa fille éperdue le vit fondre en larmes.

– Que voulez-vous, mon enfant, reprit-il en parvenant à comprimer ses sanglots, vous étiez tout ce qui me restait de votre mère et je ne voulus pas me séparer de vous.

« – Si elle doit mourir, me disais-je, ils viendront la prendre dans mes bras… »

Et je vous gardai, comme un avare son trésor, veillant sur vous à toute heure, et les années passèrent et vous devîntes une belle jeune fille.

– Mais, mon père, dit Nadéïa frissonnante, il y avait donc des Étrangleurs parmi les gens qui vous servaient ?

– Aucun.

– Alors, qui donc avait tué ma mère ?

– L’intendant m’avoua à genoux et en pleurant, que, la veille, il avait donné à manger à un mendiant qui passait, et qu’il avait eu la faiblesse de lui permettre de coucher dans une grange pleine de fourrage.

– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Nadéïa.

– Les années s’écoulèrent donc, reprit le général Komistroï, l’enfant devint jeune fille, et la jeune fille devint femme.

J’avais fait ce calcul bizarre que la moyenne de la vie, dans les Indes, est à peine de trente ans ; qu’il y en avait vingt-cinq que je les avais quittées, et quarante que votre pauvre mère avait été marquée, par les fanatiques, pour le service de la déesse Kâli.

Cette génération-là, me disais-je, doit être morte, elle a emporté ses colères dans la tombe.

Nous étions retournés à Varsovie.

Là, vous savez aussi bien que moi ce qui arriva. – Les préoccupations politiques détournèrent pendant plusieurs années mon esprit de ces terreurs.

Les Étrangleurs furent presque oubliés.

L’insurrection éclata, – je me mis à sa tête…

Le château où vous étiez née, après avoir soutenu un siège, devint notre retraite.

J’ignorais encore votre amour pour Constantin. Hélas ! que ne l’ai-je connu !

– Après, mon père, après ? fit Nadéïa avec une fébrile impatience.

Le général continua :

– J’avais été un brave soldat, autrefois, sur les champs de bataille de la Russie ; l’Empereur me fit offrir ma grâce, car l’insurrection était vaincue, juste au moment où vous étiez prise des douleurs de l’enfantement.

Constantin, qui ignorait tout cela, arriva.

Il se jeta à mes genoux et je l’appelai mon fils, et je lui promis que vous seriez sa femme.

Ce fut en ce moment-là que votre enfant naquit.

La femme qui la reçut dans ses bras me la tendit, à moi, son aïeul.

Soudain, je pâlis et poussai un cri étouffé.

Ce stigmate terrible auquel vous aviez échappé se reproduisait nettement sur ce petit corps qui s’agitait entre mes bras.

Votre enfant était marquée…

– Ah ! fit Nadéïa, et c’est pour cela…

– Attendez, attendez encore ! poursuivit le général. Le lieutenant Constantin s’approcha vivement de moi, regarda son enfant et poussa un cri semblable au mien. En même temps, il arracha son uniforme, déchira sa chemise, mit sa poitrine à nu et je reculai saisi d’épouvante !

Lui aussi portait l’infâme sceau de la déesse Kâli.

Lui aussi avait été marqué par les Étrangleurs.

– Mais qui donc es-tu ? m’écriai-je, en lui saisissant la main. Quel est ton vrai nom ?

– Je m’appelle Constantin, me dit-il, mon père se nommait Pierre Kormisoff.

Constantin était le fils de mon ami l’officier russe ; c’était lui qui avait été marqué à bord du navire, lui que la fatalité avait rejeté sur votre chemin, afin que la sanglante prophétie des Étrangleurs se réalisât un jour ou l’autre.

Et tandis que nous faisions, lui et moi, le projet de prendre la fuite et de vous emmener à l’autre bout du monde, vous et votre enfant, on m’apporta un message.

Ce message était daté de Londres.

Je l’ouvris en tremblant et je lus ces lignes :

 

« L’heure fixée pour votre mort, celle de votre fille et du lieutenant Constantin approche. Séparez-vous les uns des autres et gardez-vous ! »

 

Cette lettre était signée : « Un Étrangleur, pris de remords et qui va mourir. »

Je la tendis à Constantin :

– Fuyez, lui dis-je, et laissez-moi emmener ma fille.

– À quoi bon fuir ? me répondit-il, je suis déserteur, la Sibérie m’attend.

– Oh ! mon père, murmura Nadéïa avec un accent de reproche, c’est donc pour obéir à cet avis mystérieux que vous nous avez séparés ?

– Oui.

– Que vous avez laissé condamner Constantin quand vous auriez pu obtenir sa grâce ?

– Oui.

– Et que vous m’avez arraché mon enfant ?

– Oui, oui, dit le vieillard. Et depuis cinq années, nous avons voyagé, changé de nom, et j’ai fini par venir vous cacher ici, vous, ma fille, vous, mon unique bien…

– Ah ! s’écria Nadéïa, qu’avez-vous fait de mon enfant ?

– Votre enfant est à Paris… cachée… bien cachée… je la vois très souvent…

– Rendez-la moi !

– Mais, malheureuse, vous voulez donc que les Étrangleurs trouvent nos traces ?

L’amour maternel fit explosion en ce moment.

– Je ne crois pas aux Étrangleurs, dit-elle.

Mais soudain, elle jeta un cri terrible et le général recula.

Il y avait dans le fond de la chambre une porte recouverte par une portière.

Cette porte qui donnait sur un cabinet sans autre issue qu’une fenêtre, s’était ouverte tout à coup.

Et sur le seuil de cette porte, le général et sa fille, muets d’épouvante, voyaient apparaître un homme qui leur était inconnu.

Cet homme tenait un lacet d’une main, un poignard de l’autre…

Il fit un pas vers Nadéïa et lui dit froidement :

– Vous avez tort, madame, de ne pas croire aux Étrangleurs !…

XXV

Cet homme qu’elle voyait pour la première fois avait de tels éclairs dans les yeux, que Nadéïa se jeta au-devant de son père et le couvrit de son corps.

– Grâce pour lui, disait-elle. Tuez-moi, mais épargnez-le !

Le général était sans armes et Nadéïa avait fermé la porte.

Et cet homme qui venait d’entrer était jeune et robuste, et il agitait un poignard et une corde.

Comment ne pas le prendre pour un Étrangleur ?

Mais l’inconnu les rassura d’un geste et d’un sourire :

– Général, dit-il, et vous, madame, vous venez d’échapper à un grand et suprême danger, grâce à moi.

– Qui donc êtes-vous ? demanda le général qui avait pris sa fille dans ses bras et l’y pressait avec la frénésie de l’épouvante et du désespoir.

– Peu vous importe qui je suis, répondit-il, laissez-moi seulement vous dire ce que j’ai fait.

Et il prit Nadéïa par la main, ajoutant :

– Rassurez-vous, madame, le danger n’existe plus, et je veille, d’ailleurs, sur vous et votre père.

– Mais qui donc êtes-vous ? répéta le vieillard qui regardait cet homme encore jeune, au visage magique et beau, et qui avait des éclairs dominateurs dans les yeux.

– Monsieur, dit-il, le hasard m’a conduit dans un cabaret à deux lieues d’ici.

Je sais l’indien.

Deux hommes causaient, en cette langue, dans ce cabaret. J’ai prêté l’oreille. Leur conversation m’a frappé. Ils venaient de Londres, tout exprès pour vous étrangler, vous et votre fille.

Nadéïa joignit les mains avec une expression de terreur.

– Un homme, poursuivit l’inconnu, devait leur ouvrir la porte et les introduire jusqu’ici. Cet homme, c’était le nouveau domestique que vous aviez à votre service.

– Le misérable !

– Il ne vous trahira plus, dit froidement l’inconnu.

Et comme le général le regardait avec stupeur, il ajouta :

– Non, car il est mort.

Et alors, Rocambole, – on a bien deviné que c’était lui, – raconta comment il s’était emparé des deux Indiens, et avait étranglé le domestique avec le lacet pris sur Osmanca.

Et le père et la fille l’écoutaient en frissonnant, et se regardaient parfois avec une étrange expression d’épouvante.

Une seule chose restait à expliquer, et Rocambole le fit rapidement.

Le terrible lacet avait si merveilleusement fait son effet, que le domestique était tombé sans même pouvoir jeter un cri, s’était débattu quelques secondes et avait été étranglé tout net.

Alors Rocambole l’avait traîné derrière un massif, puis, profitant des indications qu’il avait entendu donner aux deux Indiens sur les dispositions intérieures de la maison, il était entré dans le vestibule, avait trouvé l’escalier au bout, et, le gravissant, était parvenu au premier étage, où régnait un long corridor.

Cela se passait sans doute tandis que Nadéïa, descendue elle-même dans le parc, déterrait le pot de grès qui renfermait le long mémoire de Nicheld.

Rocambole avait donc pénétré, toujours sans lumière, dans la chambre de Nadéïa.

Puis, entendant un léger bruit, il s’était jeté dans le cabinet de toilette.

Ce bruit était celui de la porte du général qui s’ouvrait.

Le vieillard, en congédiant Nicheld, avait obtenu de lui des aveux complets.

Il avait éteint sa lumière, mais il veillait derrière les rideaux de sa fenêtre, et il avait fort bien entendu Nadéïa sortir de sa chambre.

Le général venait donc, oppressé de douleur, ne pouvant plus supporter la haine et le mépris de sa fille, lui raconter sa sinistre histoire, et il ne se doutait point, lorsque Nadéïa, étant rentrée, ferma sa porte au verrou, qu’elle enfermait avec eux un troisième personnage.

– Ainsi, fit le général, vous êtes là depuis le retour de ma fille ?

– Oui, monsieur.

– Et vous m’avez entendu ?

– Je sais toute votre histoire.

Cette puissance mystérieuse de fascination qu’exerçait Rocambole commençait à agir sur le général et sa fille.

– Mais qui donc êtes-vous, ô mon sauveur ? demanda le général pour la troisième fois.

Rocambole baissa la tête :

– Ne cherchez pas, maintenant du moins, à savoir qui je suis, dit-il avec tristesse. Contentez-vous de voir en moi un protecteur.

– Oui, dit le général d’un ton amer, vous nous avez sauvés aujourd’hui… mais demain…

– Demain, je veillerai sur vous comme aujourd’hui, répondit Rocambole.

Le général secoua la tête :

– On ne lutte pas longtemps contre les Étrangleurs, dit-il.

Un fier sourire passa sur les lèvres de Rocambole :

– Écoutez-moi bien, dit-il. Je puis, si je le veux, être demain à la tête d’une association non moins redoutable, non moins terrible que celle des Étrangleurs, et tenir ceux-ci en échec.

Vous me demandez qui je suis ?

Je suis un homme né pour la lutte, qui a chèrement payé le droit de commander aux autres, et qui a ses fanatiques comme la déesse Kâli a les siens.

Regardez-moi, je n’ai pas quarante ans, mais j’ai déjà vécu plusieurs longues existences. J’étais fatigué, la vie me faisait horreur…

Un jour, croyant ma tâche accomplie, j’ai cherché au fond de la Seine l’oubli et le repos.

La mort m’a repoussé, et elle a bien fait, car j’avais encore quelque chose à faire en ce monde.

J’ai été sauvé par des bandits, des pirates de bas étage qui font des bords du fleuve leur côte barbaresque. Ils m’ont acclamé leur chef.

J’ai accepté, car on peut ramener au bien tous ces hommes grossiers.

Quelques-uns avaient vu votre maison, pris des renseignements, organisé un complot dont votre vie était l’enjeu.

Ce n’est point le hasard qui m’a amené ici, c’est la nécessité où j’étais d’empêcher ces hommes de commettre un crime ; et alors que je croyais n’avoir qu’à vous protéger contre des malfaiteurs vulgaires, j’ai trouvé sur ma route cet ennemi terrible qui vous avait condamnés.

Rocambole parlait avec une âpre éloquence.

Son accent, son geste, son attitude avaient quelque chose d’élevé qui remuait profondément toutes les fibres du cœur.

Le général secoua néanmoins la tête une seconde fois :

– Ne vous faites-vous pas d’illusions ? dit-il. Pensez-vous que vous puissiez défendre un vieillard, une pauvre femme et une enfant ?…

– J’ai déjà mis l’enfant en sûreté, dit Rocambole.

– L’enfant ! s’écria le général.

– Ma fille ! exclama Nadéïa.

Et se tournant vers le général :

– Vous aviez confié la petite à une vieille dame demeurant rue du Delta ?

– Oui, et je suis allé la voir, il y a huit jours à peine.

– Eh bien ! le lendemain, l’enfant a été volée.

– Par qui, mon Dieu ?

– Par une femme qui, heureusement, m’obéit et me craint, et qui me l’a rendu.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Nadéïa.

– Maintenant, poursuivit Rocambole, je vais vous quitter un moment ; mais ne craignez rien, dans moins d’une heure je vous amènerai des gardiens.

Et il fit un pas vers la porte.

Le général lui prit les deux mains :

– Étranger, lui dit-il, au nom du ciel, dites-nous qui vous êtes, vous qui nous avez sauvés.

– Dites-nous au moins votre nom, supplia Nadéïa, qui le regardait avec admiration.

– Mon nom vous est inconnu, dit-il. Je m’appelle Rocambole.

Qui je suis ? Vous voulez le savoir ?

Je suis un grand coupable repentant et qui cherche à fléchir la colère du ciel ! acheva-t-il d’une voix émue.

Et il s’en alla, et sortit si lestement de la chambre, que Nadéïa et son père se regardèrent, semblant se demander s’ils n’étaient pas le jouet d’un rêve.

XXVI

Les ordres de Rocambole avaient été exécutés de point en point.

La Mort-des-braves, Marmouset et le Chanoine avaient transporté les deux Indiens dans la barque.

Ceux-ci n’avaient fait aucune résistance.

D’ailleurs Rocambole les avait ficelés avec une merveilleuse adresse, et le plus habile des jongleurs indous ne serait pas parvenu sans de longs tâtonnements et de grands efforts à les débarrasser de leurs liens.

Mais ce qui causait la soumission et l’inertie de Gurhi et d’Osmanca, c’était cette terreur qu’ils avaient éprouvée en entendant retentir à leurs oreilles leur langue maternelle.

Quel était donc cet homme qui la parlait si couramment ?

Une crainte superstitieuse s’était emparée d’eux, et ils s’étaient dit tout bas tandis qu’on les emportait :

– Nous sommes tombés aux mains des fils de Sivah.

Pour expliquer ces mystérieuses paroles, il est nécessaire de dire que la religion indoue admet deux divinités, Sivah et la déesse Kâli, par conséquent, deux principes, le bien et le mal.

De même que la redoutable divinité adorée par les Étrangleurs et les fanatiques, Sivah a les siens.

Ceux-ci ont pareillement formé une secte qui s’est donné pour mission de détruire les Thugs.

Mais ces derniers ont été plus forts et, jusqu’à présent, ils ont triomphé.

Seulement, Osmanca et Gurhi ne se dissimulaient pas que les fils de Sivah avaient encore une certaine puissance, et que, en Europe et surtout en France, ils pouvaient peut-être lutter à force égale.

Cette conviction où ils étaient donc, que l’homme qui les avait fait tomber dans un piège et s’était emparé d’eux, était quelque haut personnage de la secte ennemie, devait, comme on va le voir, servir singulièrement Rocambole.

Une circonstance devait, du reste, enraciner cette conviction dans leur esprit.

Une fois dans la barque, les trois bandits recrutés par Rocambole, après avoir couché les deux Indiens dans le fond, et les avoir recouverts de la voile qu’on avait carguée après avoir démonté le mât, s’étaient mis à causer : naturellement, ils avaient parlé de Rocambole et de sa hardiesse.

Les deux Indiens ne savaient certainement pas l’argot, étant tout nouvellement arrivés à Londres ; mais ils savaient assez de français pour comprendre que les bandits parlaient de Rocambole avec une profonde admiration et un grand respect.

Marmouset disait :

– C’est un fier homme !

– C’est le maître des maîtres, répondait le Chanoine enthousiasmé.

– Et qui vous trousse un homme en deux temps, comme une cuisinière trousse une volaille, ajoutait la Mort-des-braves.

– Ça, c’est vrai, reprenait Marmouset. Et dire que c’est nous qui l’avons repêché !

– Un fameux coup de filet tout de même, dit encore la Mort-des-braves.

Et ces trois hommes se mirent à causer ainsi pendant près de deux heures.

La Mort-des-braves, de temps en temps, élevait sa tête au milieu des roseaux qui cachaient la barque et regardait dans le chemin creux.

– Il tarde à revenir, tout de même, dit le Chanoine.

– Il y a de la besogne là-haut, répondit la Mort-des-braves, qui supposait fort naïvement qu’après avoir assassiné le vieillard et sa fille, Rocambole forçait les meubles, fouillait les tiroirs et faisait main basse sur tous les objets de quelque valeur.

– S’il lui était arrivé quelque chose pourtant ? hasarda la Mort-des-braves.

– Pas de danger ! murmura Marmouset, Rocambole est plus fort que ça.

– Il y a une chose qui m’intrigue, dit la Mort-des-braves.

– Laquelle ?

– C’est cette lumière là-haut qui ne bouge pas de place.

Et il montrait la fenêtre de la chambre de Nadéïa toujours éclairée, alors que le reste de la maison demeurait plongé dans les ténèbres.

– Eh bien ! qu’est-ce que ça prouve ? dit Marmouset.

– Il me semble, dit la Mort-des-braves, que s’il avait fait le coup, la lumière changerait de place et que le maître passerait une petite revue.

– Si nous allions à son secours ? fit le Chanoine.

– Pardieu ! ajouta Marmouset.

Mais la Mort-des-braves secoua la tête.

– D’abord, dit-il, il faut garder ces deux particuliers que voilà.

– Je resterai, moi, ils sont bien attachés ; il n’y a aucun danger qu’ils fuient.

– Oui, dit la Mort-des-braves, mais vous oubliez que nous avons fait une promesse au maître.

– Laquelle ?

– Celle de lui obéir.

– Eh bien ?

– Et le maître nous a défendu de le suivre.

– Oui, fit le Chanoine, mais s’il lui arrivait malheur ?

– Bah ! bah ! fit la Mort-des-braves, on ne s’appelle pas Rocambole pour rien.

Comme il disait cela, un coup de sifflet retentit dans le lointain.

Marmouset se dressa vivement et s’écria :

– Le voilà !

En effet, un second coup de sifflet se fit entendre et une ombre noire s’agita dans le chemin creux.

C’était Rocambole qui arrivait en courant.

Il sauta dans la barque avec l’agilité d’un chevreuil qui franchit un fossé ; puis il dit à Marmouset :

– Ne détache pas l’amarre. Nous avons à causer auparavant.

– Le coup est-il fait ? demanda le Chanoine.

– Il le demande ! fit naïvement la Mort-des-braves en haussant les épaules.

Un sourire effleura les lèvres de Rocambole :

– Vous m’avez juré de m’obéir, dit-il.

– Oh ! ça, oui, dirent-ils tous trois en même temps.

– Par conséquent, je suis toujours le maître ?

– Que nous servirons fidèlement, fit le Chanoine.

– Ce n’est pas assez, dit froidement Rocambole, c’est aveuglément qu’il faut me servir.

– Aveuglément, répétèrent-ils comme un écho.

– Sans jamais discuter mes ordres, dit Rocambole.

Ils étendirent la main et dirent tous trois :

– Foi de grinches !

Quand les voleurs font un serment au nom de leur profession, il est sacré.

– C’est bien, leur dit Rocambole. Maintenant, écoutez… Je suis monté là-haut, – et du doigt il indiquait la maison, – et au lieu de trouver ce que vous croyez, j’ai trouvé des amis.

Les bandits le regardèrent avec étonnement.

– Des amis qu’il faut défendre au péril de votre vie, poursuivit Rocambole, en respectant leur propriété, bien entendu.

– C’est drôle tout de même, ça, fit la Mort-des-braves, un peu désappointé.

– Tu vas monter là-haut, toi et le Chanoine, poursuivit Rocambole, et vous direz au vieux et à la jeune femme : « Nous venons de la part du maître, pour veiller sur vous nuit et jour. »

– C’est drôle, répéta le Chanoine, mais il suffit que vous le vouliez, maître, pour que ça soit.

Rocambole ajouta : – Vous vouliez, disiez-vous hier encore, travailler dans le grand ?

– Certes, oui.

– Eh bien ! le moment n’est pas loin…

– Ah ! ah ! fit le Chanoine.

– Pour aujourd’hui, poursuivit Rocambole, je n’ai pas autre chose à vous dire. Allez ! je reviendrai demain, et malheur à vous si vous n’avez pas exécuté fidèlement mes ordres.

– Vous avez notre parole, dit la Mort-des-braves.

– C’est bien. Allez !

Et tandis que les deux bandits sautaient sur la berge, Marmouset dit à son tour :

– Et moi, maître, qu’est-ce que j’ai à faire ?

– Tu vas rester avec moi. Coupe l’amarre et filons !

Marmouset obéit, et, d’un coup d’aviron, rejeta sa barque au large.

Le courant la prit en poupe, et Marmouset se plaça à l’arrière, de façon à manœuvrer la barre.

– Tu n’as pas besoin de te presser, lui dit Rocambole, nous avons le temps.

Alors, il se pencha sur Osmanca et Gurhi, toujours immobiles au fond de la barque.

Puis, approchant ses lèvres de l’oreille d’Osmanca, il lui dit en indien :

– La déesse Kâli t’a abandonné, comme elle abandonne ses mauvais serviteurs.

L’Indien leva vers le ciel un œil résigné.

– Et Sivah m’ordonne de te tuer, ajouta Rocambole.

Osmanca ne tressaillit pas.

– Ce qui est écrit est écrit, murmura-t-il à travers son bâillon.

Rocambole avait levé sur lui ce poignard qu’il lui avait pris.

– Kâli me récompensera dans le monde des âmes, murmura le fanatique.

Rocambole laissa son bras suspendu, et s’adressant à Gurhi :

– Si le dieu Sivah te pardonnait, m’obéirais-tu ?

Le jeune homme fit un geste de dénégation ; mais la pointe du poignard toucha sa gorge, et il poussa un cri.

– Je parlerai !… murmura-t-il.

XXVII

Le surlendemain soir, un peu avant minuit, comme le ciel était noir et que la pluie tombait à torrents, le cabaret de la Camarde, à l’enseigne de l’Arlequin qui, jusque-là, avait été plongé dans l’obscurité et le silence, s’illumina tout à coup, et l’on vit briller une lampe à travers les carreaux de papier huilé.

En même temps, d’amont et d’aval, sur la berge, arrivèrent un à un, muets comme des ombres et comme elles, cheminant sans bruit, les principaux habitués du repaire.

La Camarde était à son comptoir.

Toujours vêtue de noir, toujours sombre et d’aspect sévère – elle avait quelque chose de mystérieux ce soir-là, dans ses yeux, sa parole et son attitude.

La Pie-borgne était auprès d’elle.

Cette dernière avait mis sa robe la plus décolletée, une robe de soie marron clair décrochée à l’étalage de quelque marchande à la toilette et vendue peut-être à tempérament, à moins qu’elle n’eût été volée, ce qui était plus probable encore.

Elle avait fourré dans ses cheveux noirs une fleur rouge et fait en un mot une toilette des plus provocantes.

Qu’allait-il donc se passer d’extraordinaire au cabaret de l’Arlequin ?

Une chose qui, huit jours auparavant, eût été toute naturelle et qui, maintenant, prenait des proportions épiques.

Le Maître, – on ne disait même plus Rocambole, – allait venir.

Il y avait cinq jours qu’on ne l’avait vu à l’Arlequin.

Mais on avait eu de ses nouvelles !

Et de fameuses, encore !

Marmouset, l’enfant terrible de la bande, était arrivé, annonçant que le maître avait des projets grandioses.

Quels étaient-ils ?

Marmouset avait été d’une discrétion absolue.

Mais il avait annoncé à la Camarde que le Maître préparait une expédition superbe, qu’il aurait besoin de beaucoup de monde, et qu’il n’enrôlerait certainement pas les premiers venus.

– En serai-je ? avait demandé la Camarde.

– Je n’en sais rien.

Et sur cette réponse, Marmouset s’en était allé.

Mais la Camarde s’était dit qu’une femme de son mérite n’est jamais laissée de côté ; et elle s’était apprêtée à recevoir convenablement le nouveau chef des Ravageurs.

De son côté, la Pie-borgne, qui était présente à la communication de Marmouset, s’était dit :

– Je suis jeune et je suis jolie. La Camarde est vieille. Je n’aurai pas de peine à la dégoter. Si le Maître emmène une compagne, ça sera moi.

Marmouset avait chargé la Camarde de prévenir les principaux Ravageurs, ceux sur lesquels on pouvait véritablement compter, et de leur donner rendez-vous pour cette nuit-là.

Enfin, un peu avant minuit, le Notaire et Jean-le-bourreau arrivèrent les premiers.

Ils avaient sans doute les instructions du Maître ; car le premier dit à la Camarde :

– Ne te foule pas le chiffon, ma petite mère ; je crois bien qu’on n’emmènera pas de femmes.

– Ah ! ben ! merci ! fit la Pie-borgne, en se mordant les lèvres.

– Et puis, dit le Notaire, je crois que ce n’est pas précisément à deux pas d’ici que nous allons.

– Bah ! fit la Camarde.

– On s’embarquerait, que cela ne m’étonnerait pas.

– Sur la Seine ?

– Non, sur la mer.

– Je n’ai pas mal au cœur, moi, dit la Pie-borgne. On peut m’emmener… à preuve que j’ai dû partir en Californie, où, dit-on, il y a des affaires d’or à faire…

– Pour les femmes surtout, dit le Notaire.

La Camarde reprit :

– Si c’est comme ça, je ne tiens pas à en être. Je ne quitte pas mon bouchon. On y gagne sa vie.

Les Ravageurs continuaient à arriver un à un, et les commentaires allaient leur train.

Qu’était-ce que cette mystérieuse expédition ?

Chacun disait son mot.

Mais personne ne trouvait la solution.

Le Notaire et Jean-le-bourreau souriaient et disaient :

– Prenez donc patience, puisque le Maître va venir.

– Mais où est la Mort-des-braves ? demanda la Pie-borgne fortement intriguée.

– Et le Chanoine ? fit un des Ravageurs.

– Ils sont occupés, répondit sèchement le Notaire.

Mais un nouveau venu, qui s’était arrêté un moment sur le seuil de la porte, s’écria :

– Je vais vous le dire, moi !

– Ah ! tu sais où ils sont ? fit le Notaire en le regardant du coin de l’œil.

– Ils ont quitté le métier.

– Pas possible ! s’écria la Camarde.

– C’est comme je vous le dis, reprit le Ravageur. Ils se sont mis domestiques.

– Oh ! cette farce !

– Quelle colle ! murmura la Pie-borgne.

– Est-ce que tu planches ? dit la Camarde.

Seuls, le notaire, Jean-le-bourreau et Marmouset demeurèrent impassibles.

Le Ravageur poursuivit :

– Je ne planche pas ; c’est la vraie vérité. Je les ai rencontrés tous les deux. Le Chanoine s’est mis cocher. Il a une belle perruque poudrée avec quatre travers de doigt de galons d’or à son chapeau, et des gants blancs, et il vous conduit dans le dernier genre un de ces carrosses qu’on appelle des confortables, avec une paire de chevaux anglais qui ne sont pas piqués des vers.

Et comme les autres Ravageurs se récriaient, le narrateur continua :

– Quant à la Mort-des-braves, il se tient debout, les mains accrochées à de belles courroies brodées, derrière le carrosse.

Il a fait tailler sa barbe à l’anglaise, il a des côtelettes et le menton rasé.

Il porte une cravate blanche et une culotte courte et je vous prie de croire qu’il a des mollets.

– Mais tu te gausses de nous, mon fiston ! dit la Camarde.

– Pas du tout, la mère, je les ai vus, pas plus tard que ce matin.

– Où donc ça ?

– Dans Paris, à la porte de l’hôtel Meurice, rue de Rivoli.

– Si c’est vrai, dit un vieux Ravageur, qui avait entendu parler des aventures mondaines de Rocambole, c’est que bien sûr le Maître était dans le carrosse.

– Pas du tout.

– Alors, tu te seras trompé.

– Mais non, puisque je leur ai parlé.

– À tous les deux ?

– À tous les deux ; et que j’ai vu monter un vieux monsieur et une jeune dame dans le carrosse.

– Elle est forte, celle-là !

– Mais non, reprit froidement le Notaire, qui était demeuré silencieux jusque-là.

Tous les regards se tournèrent vers lui.

– Il doit le savoir, le Notaire, dit la Camarde.

– Je puis vous expliquer la chose, répondit celui-ci. Le vieux monsieur et la jeune dame sont ceux de Villeneuve-Saint-Georges.

– Ah ! bah !

– Nous avions cru que c’était du gibier…

– Eh bien ?

– Eh bien ! pas du tout, c’étaient des chasseurs. Il paraît que le vieux est un ami de Londres.

– Allons donc !

– Le Maître a toisé la chose d’un coup d’œil, et ils se sont associés.

– Fameux, ça ! dit Marmouset.

– Et voilà ! acheva le Notaire. Le Chanoine en cocher et la Mort-des-braves en valet de pied, c’est de la frime à papa Rocambole, quoi !

– Bravo ! bravo !

– Un fier homme ! dit la Camarde.

La Pie-borgne prit un couteau sur le comptoir.

– Gare à qui me le dispute ! dit-elle.

En ce moment on entendit sur la berge un bruit auquel les échos voisins du cabaret de l’Arlequin étaient loin d’être habitués.

C’était le trot de quatre chevaux menés en poste, avec traits en corde, grelottières et queues de renard, postillons à grandes bottes, dont le fouet faisait rage, et dont la queue enrubannée flottait sur leur collet rouge, le tout attelé à un mail-coach de course dont le fanal éclatant projetait au loin une lumière qui éclairait les deux rives de la Seine.

Et le mail-coach s’arrêta à la porte de l’Arlequin.

Et tandis que les habitués du cabaret accouraient sur le seuil, un homme en élégant costume de voyage, exquis de manières et résumant le type le plus accompli du gentleman, descendit du mail-coach et salua les Ravageurs stupéfaits.

– Le Maître ! murmura le Notaire, ôtez donc vos casquettes, vous autres !

Tandis que le Notaire parlait ainsi, Rocambole entra dans le cabaret.

XXVIII

Rocambole savait fort bien la puissance du merveilleux sur ces imaginations à la fois grossières et corrompues.

Or, cette arrivée, cette mise en scène étaient du merveilleux au plus haut degré.

Quand la Mort-des-braves avait repêché le Maître à demi noyé, il avait sur lui quelques pièces d’or qui avaient été promptement effarouchées, comme disent les voleurs.

À ce point que lorsqu’il était parti avec la Mort-des-braves, le Chanoine et Marmouset, cinq jours auparavant, sous prétexte d’aller préparer la petite affaire de Villeneuve-Saint-Georges, la Camarde avait tiré un vieux bas dans lequel il y avait un millier de francs et le lui avait offert respectueusement en lui disant :

– On peut vous faire des avances, à vous, c’est de l’argent sûrement placé.

– Je le crois, avait répondu Rocambole, mais je n’en ai pas besoin, il me reste deux jaunets, dans huit jours j’aurai des billets de mille.

Il était donc parti presque sans argent, avec une mauvaise vareuse et un pantalon de marinier.

Il revenait en voiture à quatre chevaux, avec des habits de prince et des diamants gros comme des noisettes à sa chemise.

Un homme comme cela n’était point un homme, c’était un dieu !

Aussi l’enthousiasme des Ravageurs fut-il à son comble.

Les cris de vive Rocambole ! couvrirent un moment la voix du Maître.

Pendant ce temps quelques curieux s’attroupaient autour du mail-coach.

Bien que la lueur du fanal se propageât tout entière à l’extérieur, il leur avait semblé apercevoir une femme au fond de la voiture.

Rocambole avait fini par rétablir le silence.

Puis, afin d’être mieux entendu, il était monté sur une chaise au milieu du cabaret.

Les Ravageurs avaient fait cercle autour de lui et tous les cœurs battaient d’une curieuse anxiété.

– Mes enfants, leur dit Rocambole, ceux de vous qui m’ont connu autrefois savent que je ne travaille que dans le grand.

Être chef des Ravageurs, faire un coup mesquin par-ci par-là, c’était bon pour le Pâtissier.

Et il eut un sourire de dédain.

– Je viens vous proposer mieux. Hier, vous n’étiez que des filous, voulez-vous être des soldats ?

Ces mots produisirent un vif étonnement.

Rocambole poursuivit avec calme :

– Avez-vous entendu parler des amis de Londres ?

– Fameux, ceux-là ! s’écria Marmouset.

– Eh bien ! je me suis mis en tête de les enfoncer.

– Les pickpockets ?

– Non, les Étrangleurs. Qui a foi en moi me suive ! que ceux qui ont peur restent ici !

– Comment ! dit un des Ravageurs, c’est à Londres que nous allons ?

– Oui.

Un autre dit avec cynisme :

– Je n’ai jamais aimé la veuve, ça fait du gâchis. À Londres on vous pend, c’est plus propre. Comptez sur moi, capitaine.

– Mais vous allez me ruiner, mon petit père ? dit la Camarde d’un ton larmoyant, vous les avez ensorcelés, ils vous suivront tous.

– J’y compte bien, répondit Rocambole ; mais rassurez-vous, ma petite mère, il nous faut des correspondants à Paris et on a pensé à vous.

– Bon !

– Et puis, nous reviendrons bientôt.

Ils étaient bien une vingtaine dans le cabaret, tous hommes résolus, énergiques, qui, dans une voie meilleure, eussent fait merveille.

Tous s’écrièrent :

– À Londres ! à Londres !

Alors Rocambole tira de sa poche une bourse dont il répandit le contenu sur une table.

À leur grand étonnement, les Ravageurs s’aperçurent que les pièces qui s’en échappaient étaient des jetons de cuivre portant un numéro d’ordre.

– Écoutez-moi bien, maintenant, leur dit Rocambole. Je pars là-bas, cette nuit même, pour tout organiser.

Mais comme bien vous pensez, je ne vous emmène pas tout de suite, et je n’ai pas besoin de vous avant sept ou huit jours.

Vous allez prendre chacun un de ces numéros.

Puis, demain, vous vous en irez un à un, en prenant soin de ne pas être remarqués, rue Lafayette, à Paris, en face la nouvelle gare du Nord.

Là vous verrez un écriteau sur lequel il y a écrit en lettres rouges :

Bureau pour l’émigration.

Vous monterez et vous trouverez un gros homme déjà vieux qui s’appelle Mison.

Vous lui présenterez votre numéro, en échange il vous remettra à chacun quinze louis, un passe-port et un billet pour l’Angleterre.

C’est aujourd’hui jeudi.

Il faut que dans huit jours, vous soyez tous à Londres.

– Où nous retrouverons-nous ? demanda le Notaire.

– Il y a à Londres, poursuivit Rocambole, un quartier populeux dans lequel on arrive après avoir passé le pont de Waterloo, c’est le Wapping.

Dans ce quartier, il y a une taverne bien connue, à l’enseigne du Roi George.

C’est là que vous vous présenterez en arrivant.

Le tavernier est encore un ami, il vous dira où vous me trouverez.

Sur ces mots, Rocambole se mit à distribuer les places aux Ravageurs.

Aucun ne refusa, pas un même n’eut un moment d’hésitation.

Tous prirent le jeton avec empressement.

La Pie-borgne se présenta la dernière.

Elle avait beaucoup jacassé avant l’arrivée du Maître.

Mais lorsqu’elle l’avait vu paraître si bien ficelé elle était devenue toute timide.

– Vous m’emmenez aussi, moi, n’est-ce pas ? dit-elle en tremblant.

– Tu es trop jolie pour qu’on te laisse, répondit galamment Rocambole.

La Pie-borgne prit cette réponse pour une déclaration.

Et elle se jeta au cou du Maître en lui disant :

– Oh ! si tu savais comme je t’aimerai !

Mais, comme elle disait cela, la portière du mail-coach s’ouvrit et une femme en descendit.

Et, à la vue de cette femme, les Ravageurs se sentirent pris d’un étrange sentiment de respect et courbèrent la tête sous son regard dominateur.

Elle s’avança, majestueuse et calme, comme une reine au milieu de son peuple.

Puis elle posa sa belle main nerveuse et souple sur l’épaule de la Pie-borgne toute frémissante et pâle comme une morte.

– Tu n’es pas dégoûtée, ma petite, dit-elle.

Rocambole lui prit la main et la tournant vers les Ravageurs :

– Vous voyez bien madame, dit-il ; eh bien ! c’est une autre moi-même, et vous lui obéirez comme à moi.

Cette femme, est-il besoin de le dire, – c’était Vanda la Russe, celle qui s’était écriée au bord de l’eau :

– Non, Rocambole n’est pas mort !

* *

*

Quelques minutes après, Rocambole et Vanda montaient en voiture, et tandis que le mail-coach disparaissait dans un nuage de poussière, le Maître disait à Vanda :

– Enfin, je me suis donc taillé une besogne digne de nous !

À nous les Étrangleurs !

Vanda lui jeta ses deux bras autour du cou :

– Tu vois bien, dit-elle, que tu n’avais pas le droit de mourir !

XXIX

Il y avait un mois environ que Rocambole était parti de Paris, en compagnie de Vanda.

Un soir, après la table d’hôte, dans le fumoir de l’hôtel Dubourg, dans Haymarket, une demi-douzaine de gentlemen, jeunes pour la plupart, causaient avec une certaine animation en buvant des grogs et des verres de soda water.

L’objet de la conversation était un combat de coqs qui avait eu lieu la veille, à l’insu de la police, naturellement.

Les Anglais, on le sait, sont aussi friands du combat des coqs, que du combat des bulls-dogs ou de bulls-terriers, ou encore de bulls et de rats.

Un pugilat, seul, entre deux boxeurs distingués, pourrait les arracher aux douceurs de l’un de ces trois spectacles.

Dans le combat dont parlaient ces gentlemen, sir George Stowe avait perdu une somme considérable, engagée sur Monarque, qui était favori. Belle-Étoile, rival de Monarque, avait tué son adversaire en un coup de bec et trois coups d’éperon.

Cette circonstance, très insignifiante en apparence, était cependant, depuis la veille, l’objet des conversations de Londres entier.

On en avait parlé à Covent-Garden et au Lyceum théâtre, durant les entr’actes, à la table d’hôte de tous les hôtels, et dans les plus minces tavernes de la cité.

Et cela non point parce que Monarque était battu, après une longue carrière de triomphes ; – mais parce qu’il avait été battu par Belle-Étoile, un coq inconnu sur le turf, un coq français, disait-on.

C’était toute une histoire, et une histoire que nous allons raconter en peu de mots.

Un Français, gentleman des pieds à la tête dans tous les cas, avait parié, la veille, que son coq battrait tous les coqs du Royaume-Uni.

Le pari est trop ancré dans les mœurs anglaises pour que le défi ne fût point accepté sur-le-champ.

Monarque avait succombé.

Sir George Stowe, qui était pourtant aussi flegmatique que le plus flegmatique de ses compatriotes, avait eu un tel accès de dépit qu’il avait dit au Français :

– J’ai un terrier qui tue cent rats en huit minutes.

À quoi le Français avait répondu :

– J’ai un petit chien de la Havane qui ne fera qu’une bouchée de votre terrier.

Un nouveau rendez-vous avait été pris pour ce soir-là, et c’était précisément dans une des caves de l’hôtel Dubourg que le combat devait avoir lieu.

Qu’était-ce que sir George Stowe et qu’était-ce que ce Français qui possédait un coq de si belle venue ?

On savait à peu près la provenance du premier.

On ignorait jusqu’au nom du second.

Parlons de celui-ci d’abord.

Il était descendu trois jours auparavant d’un des nombreux steam-boats qui font le service de la basse Tamise, et il s’était fait conduire à l’hôtel Dubourg.

Comme il parlait un anglais très pur, qu’il portait un col très haut et très roide, un makintosch de coupe irréprochable, et avait un cachet d’élégance empesée, on l’avait pris tout d’abord pour un gentleman du Yorkshire ou d’un comté voisin quelconque.

Il était entré sans faire grand bruit, s’était installé modestement dans une chambre de trois shillings, avait demandé, au lieu de vin de Bordeaux, une pinte de scotch-ale, et était demeuré silencieux une partie du dîner.

Ce ne fut que vers la fin, lorsque sir George Stowe, qui était trop gentleman pour ne point parler français, vanta les mérites de son coq, – mérites fort connus, du reste, – que le prétendu gentleman du Yorkshire lui dit avec l’accent parisien le plus pur :

– J’ai un coq qui battra le vôtre.

De là, le pari et ses suites qui avaient été funestes à Monarque.

À Londres, on devient aisément lion.

Le Français – on ignorait son nom – fut donc aussitôt l’objet de toutes les conversations, et, à l’heure où nous pénétrons à l’hôtel Dubourg, on attendait avec impatience le moment où devait avoir lieu le combat entre le chien de la Havane et le terrier.

Sir George Stowe était un Anglais brun, – né aux Indes.

Grand, robuste, le teint basané, les cheveux noirs et presque crépus, il avait évidemment dans les veines quelques gouttes de sang indien.

C’était un homme de trente ans, d’une beauté hardie et un peu étrange et dont l’œil avait parfois des rayonnements sauvages.

Parfait gentleman, du reste, riche comme le sont tous les anglo-indiens, reçu dans le meilleur monde, sir George Stowe était beau joueur, sportsman distingué, boxeur incomparable, et tirait le pistolet avec une adresse à décourager les plus querelleurs.

Les gentlemen qui avaient assisté à la défaite de Monarque s’étaient dit tout bas :

– Voilà une victoire que sir George Stowe ne pardonnera pas aisément au gentilhomme français.

L’Anglo-Indien était vindicatif. – On n’en pouvait douter.

Donc, ce soir-là, comme dix heures sonnaient à la pendule du fumoir, sir George Stowe entra tenant en laisse son fameux terrier-bull.

C’était un superbe animal de taille moyenne, au poil blanc et orangé, à la tête carrée, aux yeux sanglants, trapu, arqué sur ses membres, avec un cou de taureau et une mâchoire formidable, qui apparaissait éblouissante de blancheur à travers des lèvres disjointes.

L’enthousiasme anglais éclata dans toute sa naïveté à la vue de Tom.

C’était le nom du terrier.

Sir George Stowe dit d’un air dédaigneux :

– Il paraît que je suis le premier au rendez-vous ?

Mais le maître d’hôtel entra dans le fumoir et répondit :

– Votre Honneur m’excusera. Le gentleman français est dans la cave.

– Avec son chien ?

Le maître d’hôtel s’inclina.

– Aoh ! firent les gentlemen. Partons !

Puis ils retrouvèrent ce calme et cette impassibilité qui fait le fond du caractère national, et ils sortirent silencieusement du fumoir.

Le lieu du combat n’avait de cave que le nom.

C’était une vaste salle souterraine, parfaitement éclairée au gaz, garnie de banquettes recouvertes en velours.

Une trentaine d’Anglais de distinction occupaient déjà ces banquettes.

Au milieu de la salle, on avait placé une grande caisse de trois ou quatre mètres de largeur avec un bord haut de quatre pieds anglais.

C’était l’arène destinée aux combattants.

Auprès de cette caisse, non moins grave, non moins impassible qu’un véritable Anglais, se tenait le Français qui avait provoqué sir George Stowe.

Il avait son chien sous le bras.

La vue de ce chien avait amené sur les lèvres des assistants un sourire plus que railleur.

On connaissait Tom, et on savait sa férocité.

Le chien du Français, au contraire, était un tout petit animal, au poil frisé, au regard intelligent et doux, un chien de salon, bien plus qu’un chien de combat, et qui paraissait avoir quitté le coussin brodé par quelque belle main pour venir expirer sous la dent cruelle de Tom.

Sir George Stowe entra.

Le Français et lui se saluèrent.

Puis sir George Stowe se prit à sourire, comme les autres, en voyant le petit chien qu’on avait la prétention d’opposer à son terrier.

– Monsieur, dit-il au Français, ce gentil animal m’intéresse à ce point que, si vous voulez me déclarer forfait, j’accepterai.

Le Français sourit à son tour :

– Votre terrier est magnifique, dit-il, et je vous ferai volontiers la même proposition.

– Vous plaisantez ? fit sir George Stowe.

Et il ôta son collier à Tom qui, habitué à de semblables luttes, sauta d’un bond dans la caisse.

Alors le gentleman français prit son petit chien et le posa lui-même dans l’arène.

Le bull s’était acculé dans un coin de la caisse et roulait des yeux féroces.

– Pauvre petit chien ! murmura une sensible Irlandaise qui était au nombre des spectateurs et détourna la tête pour ne point voir le petit havanais craquer sous les mâchoires de fer du terrier…

XXX

Les gentlemen que ce spectacle féroce avait attirés n’avaient pas la sensibilité nerveuse de l’Irlandaise.

Ils s’étaient tous penchés sur la caisse qu’ils entouraient, attachant un avide regard sur les deux combattants.

Quelques-uns, cependant, se prirent à examiner le Français du coin de l’œil.

Il était parfaitement tranquille, et ne paraissait pas éprouver le moindre doute sur l’issue du combat.

Le terrier gronda deux fois.

Le petit havanais s’était couché au milieu de la caisse, son museau allongé sur ses pattes.

Après avoir grondé, le terrier fit un bond.

La sensible Irlandaise ferma de nouveau les yeux.

Mais le petit chien bondit en sens inverse et se trouva à l’autre bout de la caisse.

Le terrier revint sur lui-même.

Léger comme un singe, le havanais passa par dessus son dos.

Ce fut pendant trois minutes, non un combat, mais une course.

Le terrier poursuivait, le havanais fuyait.

Chaque fois que le premier avait acculé son adversaire dans un coin, il lançait sa patte en avant et ouvrait sa redoutable mâchoire.

La patte frappait le vide, la mâchoire ne saisissait rien.

Le sang montait au visage de sir George Stowe.

Il dit au Français d’un ton rauque :

– Il fallait me dire, monsieur, que votre chien était un coureur de steeple-chase.

– Monsieur, répondit le maître du petit chien, nous en terminerons quand vous voudrez.

– Vous avoueriez-vous vaincu ?

– Oh ! non, dit le Français en souriant.

Et se penchant sur la caisse :

– Kiss ! kiss ! Neptuno, dit-il.

Ce fut le signal et les rôles changèrent.

Prompt comme l’éclair, le petit chien se trouva sur le dos du terrier, à cheval comme un singe à qui on a donné des leçons d’équitation, et il le mordit au cou.

Le terrier rugit, essaya, d’un violent coup de reins, de se débarrasser de son ennemi et ne put y parvenir.

Le terrier avait le poil ras : les dents du havanais pénétraient profondément dans son corps.

Le terrier faisait des bonds prodigieux, le petit chien tenait bon.

Parfois, cependant, et comme s’il eût voulu reprendre haleine, il se laissait glisser à terre.

Alors, ivre de fureur, le terrier se retournait et le havanais se remettait à fuir.

Puis il lui sautait encore sur le dos et le mordait encore et toujours.

– Kiss ! kiss ! Neptuno, disait le Français.

Le terrier hurlait.

Les Anglais enthousiasmés criaient :

– Hurrah ! Neptuno, for ever, Neptuno !

Sir George Stowe était devenu livide.

Le havanais mordait toujours, et le terrier se roulait sur lui-même espérant se débarrasser ainsi de son agile ennemi.

– Eh bien ! monsieur, dit le Français à Sir George Stowe, qu’en pensez-vous ?

Sir George Stowe était pâle et frémissant.

– Faut-il continuer ? demanda le Français.

– Mais… sans doute…

Et le gentleman se redressa superbe de colère et de dédain.

– Je vous préviens, observa le Français, que votre chien sera mort dans trois minutes.

– J’en ai d’autres, dit sèchement sir George Stowe.

– Kiss ! Neptuno ! dit une dernière fois le Français.

La prophétie du Français devait s’accomplir, le petit havanais enfonça ses dents une dernière fois, et le terrier tomba étranglé.

Un moment encore, il se roula dans la caisse, en proie aux dernières convulsions de l’agonie.

Le petit chien ne lâchait pas.

– Assez, Neptuno ! dit enfin le Français.

Le havanais abandonna sa victime et d’un bond se trouva hors de la caisse.

Les Anglais battaient des mains, en débit de leur amour-propre national qui avait fort à souffrir.

L’Irlandaise sensible qui, ô miracle ! était riche, offrait soixante guinées du petit chien.

Le Français répondit courtoisement que son chien n’était pas à vendre.

– Monsieur, s’écria alors sir George Stowe livide de rage, vous n’êtes peut-être pas aussi heureux que votre chien.

– Cela dépend, répondit le Français sans se départir de son flegme.

– Tirez-vous bien le pistolet ? ricana sir George.

– Je coupe dix balles de suite sur une lame de couteau.

– Voilà ce que je voudrais voir…

– Je vous le montrerai quand vous voudrez.

– Monsieur !

– My-dear, dit le Français en souriant, aimez-vous la lueur du gaz ?

– Je ne vous comprends pas…

– J’adore me battre aux flambeaux, dit le Français.

Quelques gentlemen voulurent s’interposer, mais le Français leur dit :

– Laissez, messieurs ; sir George Stowe a besoin d’une leçon. Je la lui donnerai.

– Monsieur, répondit sir George Stowe, j’ai affaire cette nuit. Mais si demain vous voulez vous trouver à l’embarcadère de Birmingham avec deux de vos amis, au train de huit heures, nous irons faire une promenade dans la campagne de Londres.

– Comme il vous plaira, répondit le Français.

Il prit son petit chien sous son bras, salua l’assistance, un peu abasourdie de la tournure que venait de prendre la conversation des deux parieurs et sortit de la cave tout seul.

– Excentric ! murmurèrent les Anglais.

Sir George Stowe avait déjà disparu.

La cave aboutissait à un corridor qui rejoignait un escalier, lequel aboutissait dans le vestibule de l’hôtel Dubourg.

Le Français, arrivé sous le vestibule, s’approcha d’un gros et gras personnage, tout vêtu de noir, mais qui avait l’air cependant d’un domestique.

Celui-ci prit le petit chien des mains de son maître, puis il jeta sur les épaules de ce dernier un manteau doublé de fourrures.

– Allons-nous-en ! dit le Français.

Et il sortit de l’hôtel Dubourg.

Quand ils furent dans la rue, car le gros homme le suivait, le Français reprit :

– Où est le cab ?

– Là-bas.

Et le domestique étendit la main.

– Porte le chien à Vanda.

– Est-ce que vous ne venez pas, Maître ?

– Non.

Le gros homme parut hésiter.

– Eh bien ! qu’as-tu donc à me regarder comme un phénomène ? dit le Français en riant.

– Mais… Maître… c’est que…

– Quoi donc ?

– J’ai peur.

– Et de quoi, bon Dieu !

– Je n’aime pas à vous voir courir seul les rues de Londres, la nuit.

– Bah !

– Vous savez bien qu’un policeman vous a dit, ce matin, qu’il n’oserait pas entrer dans le Wapping.

– Eh bien ! j’y entrerai, moi.

– Maître… supplia le gros homme.

– Ce Milon sera toujours un imbécile ! murmura le Français comme se parlant à lui-même.

Puis il dit tout haut :

– J’entrerai dans le Wapping, et cela pour deux raisons : la première, c’est que j’y ai affaire, la seconde, c’est que je m’appelle Rocambole !

Et Rocambole, car c’était lui – d’un geste impérieux congédia le bon et naïf Milon – lequel avait toujours la fidélité d’un chien, sans en avoir toujours l’intelligence.

XXXI

Le vrai jour de Londres commence à huit heures du soir et se prolonge jusqu’au coucher des étoiles.

À l’heure où le soleil est présumé se lever, commence la nuit pour la capitale du Royaume-Uni.

C’est le brouillard, c’est la pluie, les maisons enfumées, les rues enduites d’une boue grasse et noire, les comptoirs obscurs où les lampes ne s’éteignent jamais.

À huit heures, la scène change : Londres ruisselle de lumières.

Ce soleil factice qu’on nomme le gaz, verse des torrents de clarté sur Londres, et le bourgeois de la cité lit tranquillement les papiers publics, en cheminant sur les larges trottoirs.

Les théâtres, les édifices publics se couvrent d’une guirlande étincelante.

On se promène à Hyde Park ou dans Saint-James, aux environs de minuit, comme on se promène à Paris dans le Jardin des Tuileries de midi à cinq heures du soir.

Les équipages roulent dans le Strand, le steam-boat fume sur la Tamise, les railways fonctionnent, et une armée de policemen erre à travers tout cela, silencieuse, attentive, discrète, fermant les yeux sur certains désordres, pourvu que la chose se passe sans bruit.

Il était bien près de minuit, lorsque Rocambole sortit de l’hôtel Dubourg.

À cent pas plus loin, Vanda l’attendait dans un cab.

Mais, comme on l’a vu, Rocambole avait jugé inutile de la rejoindre, et il s’était borné à lui envoyer le petit chien par Milon.

Puis il avait suivi des yeux son ancien compagnon de chaîne.

Celui-ci avait rejoint le cab et était monté dedans.

Une minute après le cab s’était éloigné.

Alors Rocambole, relevant le collet de son manteau pour se garantir du brouillard, s’était éloigné d’une dizaine de pas de la porte cochère de l’hôtel.

Ensuite, tirant de sa poche un numéro du Times, il s’était placé sous un réverbère et s’était mis à lire les nouvelles du jour.

Cependant si, au lieu d’avoir affaire aux passants, il était tombé, en ce moment, sous le regard d’un observateur, ce dernier se serait aperçu qu’il ne prêtait qu’une attention distraite à la belle prose du Times.

Rocambole ne lisait que d’un œil, comme on dit.

De l’autre, il ne quittait pas la porte de l’hôtel, et personne n’entrait ou ne sortait sans qu’il l’eût soigneusement examiné.

Enfin, un homme qui se trouvait sur le trottoir opposé, traversa la rue et se dirigea vers la porte de l’hôtel.

Alors Rocambole toussa.

L’homme s’arrêta, regarda autour de lui, aperçut le lecteur du Times et s’en approcha.

– Tu te fais attendre, Noël, dit Rocambole, en anglais, au nouveau venu.

Noël, dit Cocorico, l’ancien forgeron libre du bagne de Toulon, et un des fidèles de Rocambole, parlait parfaitement l’anglais.

De plus, il s’était affublé de la veste d’écurie, du gilet à carreaux, du pantalon noisette serré aux genoux et du cône enrubanné d’un palefrenier de bonne maison.

– Avec ce costume-là, dit-il à Rocambole, on va partout.

– Eh bien ! dit Rocambole, va me chercher la petite valise que j’ai laissée dans l’hôtel.

– Bon ! après ?

– Après, tu iras me chercher un cab. Il y a une remise là au coin de la rue.

Noël partit, entra dans l’hôtel, en ressortit peu après.

Rocambole, en attendant que le cab arrivât, continua à observer du coin de l’œil la porte de l’hôtel.

Noël n’était pas encore de retour, lorsque Rocambole tressaillit et abandonna la lecture de son journal.

Un homme sortait de l’hôtel, enveloppé dans un vaste makintosch, son chapeau sur les yeux et son stick dans sa poche.

Rocambole l’avait reconnu.

C’était sir George Stowe.

Notre héros s’enveloppa à moitié dans l’immense feuille du Times, ayant l’air de passer du recto au verso, mais, en réalité, pour que sir George Stowe, en passant près de lui, ne pût voir son visage.

En effet le gentleman passa d’un pas rapide, et le heurta même légèrement.

En ce moment, Noël revenait avec le cab.

Rocambole sauta lestement à côté de lui ; puis il dit au cocher, en lui désignant du doigt sir George Stowe qui s’éloignait :

– Il s’agit de suivre ce gentleman, et si nous ne le perdons pas de vue, il y a une guinée de pourboire.

Le cocher anglais est un type de discrétion. Il sert indifféremment le lord, l’agent de police, et le pick-pocket.

Il ne trahit les secrets de personne, quand il les pénètre, mais d’ordinaire il ne cherche même pas à les pénétrer.

Il fait son métier, – le reste ne le regarde pas.

– Aoh ! fit celui à qui s’adressait Rocambole.

Et le cab partit.

Comme sir George Stowe était à pied, le cocher mit son cheval au pas, et laissa entre lui et le gentleman une distance respectueuse.

– Mets-toi devant moi, dit Rocambole, que je fasse un bout de toilette.

Et, en effet, il se dissimula de son mieux derrière Noël, dans le fond du cab.

Puis il ouvrit la petite valise, qui contenait un pantalon de grosse toile, une vareuse, des escarpins et un chapeau ciré.

Pour Rocambole changer de vêtements, et pour ainsi dire de visage en quelques minutes, n’était qu’un jeu.

Celui qui l’ayant vu monter en cab, l’en eût vu descendre ensuite, aurait été stupéfait de cette substitution, et ne l’aurait certainement pas reconnu.

Ses larges favoris taillés à l’anglaise avaient fait place à une barbe brune ; son col haut et raide à une chemise bleue, ouverte par devant, et dont le large col, estampillé d’une ancre à chaque coin, retombait sur sa vareuse.

Enfin, son chapeau à bords étroits, son tuyau de poêle, comme on dit, avait été remplacé par un large chapeau ciré sur l’arrière de la tête.

Noël, qui en avait vu bien d’autres, ne s’étonna point de cette métamorphose.

Sir George cheminait toujours d’un pas alerte, et le cab suivait au pas.

Enfin, au détour d’une rue dont Rocambole ne put lire le nom, le gentleman s’arrêta à la porte d’une petite maison qui n’avait qu’un étage sur rez-de-chaussée, tira une clé de sa poche et disparut.

– Voilà de l’argent lestement gagné, dit Rocambole, en mettant une guinée dans la main du cocher.

Celui-ci demeura un peu abasourdi, car il ne reconnaissait nullement le gentleman qui lui avait promis un pourboire magnifique.

Mais déjà Rocambole avait sauté sur la chaussée, et Noël l’avait suivi.

Le cab s’éloigna.

Alors Rocambole prit Noël par le bras et l’entraîna dans la pénombre d’une porte cochère située à vingt pas de celle qui s’était refermée sur le gentleman.

Et comme Noël se taisait :

– Je crois, lui dit-il, que nous sommes sur la piste du gibier que nous chassons.

– Comment, dit Noël, l’homme au terrier et au coq serait celui ?…

– Celui que nous sommes venus chercher à Londres, répondit Rocambole.

Attendons !

Puis il ajouta en souriant :

– Et comme je ne suis plus un gentleman, fumons une pipe.

Il s’écoula environ trois quarts d’heure.

Au bout de ce temps, la porte de la petite maison se rouvrit.

Un homme en sortit.

Ce n’était pas, ce ne pouvait être sir George Stowe.

C’était un de ces grossiers matelots de la marine du commerce qui, la nuit, remplissent les tavernes de White-Chapel et du Wapping.

– Hé ! hé ! fit Rocambole en souriant, je crois bien que nous voilà en uniforme.

Et comme le matelot s’éloignait, Rocambole et Noël le suivirent.

XXXII

Quand un étranger guidé par un policeman arrive à l’entrée du Wapping, le policeman ôte son chapeau avec respect et lui dit :

– Votre Honneur m’excusera, mais je ne vais pas plus loin.

C’est que le Wapping est le seul quartier de Londres où le gaz soit terne et dispensé très économiquement à travers de petites ruelles noires et tortueuses qui ont conservé le caractère du moyen âge.

Là est impuissante la lumière hydrogène qui, partout ailleurs, sème ses éblouissements, – impuissante la loi, impuissante la police.

Le pick-pocket élégant, le voleur gentleman qui exploite le Strand, les cercles, les églises et Drury-Lane et Covent-Garden, ne se risque pas dans le Wapping.

Cet aristocrate du crime n’oserait pas heurter son dandisme au crime plébéien qui vit dans le Wapping.

Là, le voleur de bas étage, le matelot grossier qui joue du couteau et l’Irlandaise demi-nue qui porte un quart de chapeau sur sa tête, et le transporté de Botany-bay qui a trouvé le moyen de s’échapper.

Là aussi cette race étrange chassée de tous les coins du monde, disparue partout ailleurs depuis le moyen âge, et qui a retrouvé à Londres sa cour des miracles, ses institutions et son roi ! – Les bohémiens ! ils règnent dans le Wapping ; ils dominent le reste de la population.

Dans le Wapping encore, ces pauvres fous qui rêvent l’indépendance de l’Irlande et qui boivent du gin dans les tavernes, à la liberté de la verte Érin.

Pendant le jour, si vous n’avez que quelques shillings dans votre bourse, si vous avez boutonné votre habit pour dissimuler votre chaîne de montre, vous pouvez entrer dans le Wapping.

Vous verrez des maisons noires et basses, des boutiques où l’on vend des loques, une population en haillons, et des cabarets sans lumière et sans air.

Peut-être même en sortirez-vous sans accident.

Le soir la scène change.

Une lueur douteuse brille tout à coup sur le Wapping.

Au travers des vitres graisseuses, recouvertes de rideaux rouges, des public-houses et des tavernes, on voit s’agiter des silhouettes étranges. Quand les portes s’ouvrent, des refrains obscènes ou des lambeaux de querelles s’en échappent par bouffées.

Dans les rues circule une boue humaine échangeant de mystérieuses paroles ou des rires silencieux et des signes bizarres.

Londres aussi a son argot ; mais un argot taciturne, sans gaîté et qui vit encore plus de mimique que de vocables.

C’était dans ce quartier infect qu’après une heure de marche et avoir traversé le pont de Londres, le prétendu matelot qui était sorti de la maison à un seul étage dont la porte s’était refermée, trois quarts d’heure auparavant, sur sir George Stowe, était arrivé et marchait dans les ruelles sombres avec toute l’aisance d’un habitué.

Deux hommes étaient entrés dans le Wapping, derrière lui, – Rocambole et Noël.

Eux aussi s’étaient mis à circuler au milieu de ce flot de haillons, avec la nonchalance de gens qui passent presque toutes leurs soirées dans le Wapping.

Le prétendu matelot que personne peut-être n’aurait reconnu, mais en qui Rocambole avait deviné sur-le-champ sir George Stowe, s’en alla droit à la taverne du Roi George.

La taverne du Roi George est le plus terrible repaire du Wapping.

Le maître de l’établissement porte un nom redoutable : il s’appelle Calcraff, comme le bourreau de Londres.

Peut-être est-il son parent.

C’est un homme de stature colossale, dont les favoris roux commencent à grisonner, qui, d’un coup de poing brise un escabeau, et qui, honnête, vit depuis vingt années au milieu de ce peuple de brigands qui l’aime ou tout au moins le craint et le respecte.

Calcraff n’est ni voleur, ni repris de justice. Il a sa patente en règle, il n’a jamais fait tort à personne d’un penny, mais il est tolérant.

Si on se bat chez lui, il laisse faire.

Parfois, deux filous, assis à une table voisine de son comptoir, causent assez haut pour que leurs propos arrivent à l’oreille de Calcraff.

Mais Calcraff n’est pas curieux ; et puis, il ne se mêle que de ses affaires.

Si deux matelots en viennent aux coups de couteau et que l’un d’eux soit tué, Calcraff prend le mort sur ses épaules et le porte dans la rue en disant :

– Je ne veux pas d’affaires avec la police.

Ce qui excite toujours l’hilarité générale, car on sait bien que la police n’entre jamais dans le Wapping.

Il n’y a qu’un point sur lequel maître Calcraff n’entend pas la raillerie : c’est le respect qu’on doit à ses deux servantes, Jane et Betty.

On ne prend pas la taille à Jane, on ne dit jamais un mot leste à Betty.

Un matelot qui s’en revenait des mers de Chine et entrait pour la première fois au Roi George, s’étant avisé de mettre un baiser sur le cou bruni de Jane, Calcraff le prit par les épaules et le jeta dans la rue à travers la devanture, dont toutes les vitres furent brisées.

Jane et Betty sont deux solides Irlandaises, les nièces de Calcraff, qui gardent le cabaret en son absence ; car le tavernier ne couche pas au Wapping.

Dans la journée, on ne le voit jamais à son comptoir et l’on prétend tout bas dans le quartier qu’il vit dans une des belles rues de Londres, habite une confortable maison et qu’on l’a rencontré le dimanche, vêtu en gentleman, sous les ombrages de Hyde-Park, en été, c’est-à-dire pendant la saison, donnant le bras à une ravissante et mignonne créature qui paraît avoir vingt ans, ressemble à une tête de keapseake et l’appelle « mon père ».

Le faux matelot était donc entré dans la taverne du Roi George, ce soir-là ; il s’était même effacé sur le seuil, pour laisser passer Noël et Rocambole, qui étaient allés se placer à une table voisine du comptoir.

Les buveurs étaient nombreux, mais quelque peu taciturnes.

On s’entretenait à voix basse d’un événement qui avait mis, deux heures auparavant, tout le Wapping en émoi.

Rocambole prêta l’oreille.

Un matelot disait :

– Nous ne sommes pourtant plus dans l’Inde, ici. Cependant voici des choses qui ne se passent que sous le ciel de Calcutta et de Madras.

– Pauvre Gipsy ! disait une Irlandaise qui faisait peu de cas de la vertu et qui en était à sa troisième pinte de gin, elle ne mérite pourtant pas ce qui lui arrive.

– Moi, dit un autre matelot, la première fois que je l’ai vue danser, j’ai senti quelque chose me monter au cerveau ; mon sang s’est mis à chauffer, et il m’a semblé que j’avais un charbon dans la poitrine. J’avais touché ma prime d’embarquement, quinze livres et vingt-deux shillings, s’il vous plaît. Je me dis :

– Si Gipsy veut m’aimer, je l’épouse !

Mais quand je lui fis mes offres, elle me rit au nez de si bon cœur que je m’en allai.

– Eh bien ! dit l’Irlandaise, tu as eu de la chance.

– Je le crois.

Sir George Stowe, car c’était bien lui, s’approcha du groupe où la conversation était la plus animée.

– De quoi s’agit-il ? demanda-t-il.

– Tu n’es pas sans connaître Gipsy, la bohémienne ? lui dit un des habitués du Roi George.

– Certainement non. C’est elle qui danse tous les soirs ici.

– Justement.

– Eh bien ! il lui est arrivé un nouveau malheur.

– Ah ! dit le faux matelot. Quoi donc ?

– Gipsy ne peut pas avoir un amoureux.

– Comment cela ?

– Voici le sixième prétendant depuis un an.

– Eh bien ?

– Un beau garçon, ma foi ! dit l’Irlandaise, et qui était fort comme Calcraff lui-même.

En parlant ainsi, l’Irlandaise salua le tavernier qui, sensible à l’éloge, lui rendit son salut.

– Eh bien ! que lui est-il arrivé ? demanda encore sir George Stowe.

– Ce qui est arrivé aux autres.

– Ah !

– Mort comme eux. Gipsy doit se tordre les mains de désespoir. Pauvre Gipsy !

– Elle ne dansera pas ce soir, soupira un habitué, très amateur des pirouettes et des pointes de la bohémienne.

– Où l’a-t-on trouvé ? demanda l’Irlandaise.

– Qui donc ? Radsy ?

– Oui.

– Comme les autres, à la porte de Gipsy, dans White-Chapel.

Rocambole avait échangé un rapide signe d’intelligence avec Calcraff.

L’Irlandaise avala un grand verre de gin et reprit :

– Je vais vous dire l’histoire de Gipsy et de ses six amoureux. Je la sais mieux que personne.

Rocambole ne quittait pas des yeux sir George Stowe, qui demeurait impassible.

XXXIII

L’Irlandaise monta sur la table et commença ainsi sa narration :

– Gipsy, comme vous le savez, est une petite fille de Bohême.

Cependant elle n’a ni le teint cuivré, ni les cheveux noirs, ni les lèvres rouges des femmes de cette race, et il y a des vieux bohémiens de sa tribu qui prétendent que c’est une enfant volée.

– Pardi ! fit un des hôtes du Roi George, c’est peut-être une fille de pair !

– Dame ! reprit l’Irlandaise, elle vous a des pieds pas plus longs que ça, et des mains à les dévorer de baisers, et jolie, avec ça !

– Voyons l’histoire des amoureux ? demanda sir George Stowe.

– Voilà huit ans que Gipsy est dans le Wapping et qu’elle loge à White-Chapel, poursuivit l’Irlandaise.

Elle en a seize aujourd’hui.

Le bohémien qui disait être son père faisait bonne garde autour d’elle.

Les amoureux se tenaient loin, dans ces dernières années, car les bohémiens jouent du couteau mieux que nous.

Un beau gentleman qui avait vu danser Gipsy lui fit offrir un palais et des chevaux.

Le vieux bohémien alla trouver le gentleman et lui dit :

– Si Votre Honneur tient à vieillir et à voir blanchir ses cheveux, il fera bien de ne plus s’occuper de Gipsy.

Le gentleman, qui craignait un coup de couteau, se le tint pour dit.

Mais voilà que le vieux bohémien est mort, il y a un an.

Un matin, Gipsy annonça qu’elle voulait se marier.

Ceux de sa tribu lui dirent :

– Choisis parmi nous celui qui te plaira.

Gipsy choisit un grand garçon, danseur de corde et hercule, qui faisait les beaux jours des jardins publics.

Vous savez comment se marient les bohémiens ?

L’alderman et le chapelain n’ont rien à y voir.

La tribu se réunit, on apporte une cruche pleine et deux verres. Les futurs époux vident la cruche, puis, quand elle est vide, ils la cassent, et les voilà mariés.

Gipsy fut mariée le jour même, puis on la conduisit en pompe à sa demeure, et on emmena, selon l’usage, son époux dans toutes les tavernes du Wapping.

À trois heures du matin seulement on lui rendit la liberté ; et il prit le chemin de la maison de sa femme.

Mais comme il allait en franchir le seuil, deux hommes cachés dans une embrasure de porte lui jetèrent un lacet au cou et l’étranglèrent.

– Et d’un ! fit le matelot.

– Trois mois après, continua l’Irlandaise, Gipsy annonça de nouveau qu’elle voulait se marier.

Un autre bohémien dit :

– Moi je n’ai pas peur, je l’épouserai !

Mais il n’eut pas le temps de célébrer sa noce.

La veille du jour fixé, on le trouva mort dans son lit.

Il avait été étranglé comme le premier.

– Et de deux ! compta le matelot.

L’Irlandaise reprit :

– Personne n’osait plus épouser Gipsy. C’était une véritable terreur dans sa tribu.

Un jour, Gipsy s’écria :

– Je veux me marier, mais je n’aime personne. Mon premier mari et mon fiancé sont morts étranglés, sans doute par l’ordre d’un homme qui m’aime et qui ne veut pas se faire connaître. Eh bien ! qu’il se nomme, et quel qu’il soit, je l’épouserai !

Or, il y avait dans White-Chapel un vieux juif qui avait beaucoup d’argent et qui venait ici tous les soirs pour voir danser Gipsy, tant il en était amoureux.

Le vieux juif fit un mensonge. Il osa dire à Gipsy :

– C’est moi qui ai fait étrangler les deux autres !

– Tu es vieux et laid, lui répondit la bohémienne, mais je n’ai qu’une parole.

Et elle mit sa main dans la main du juif.

Le soir même, le juif reçut un coup de couteau et tomba mort.

– Et de trois ! fit encore le matelot.

Un murmure courut parmi les buveurs du Roi George ; mais l’Irlandaise poursuivit :

– Vous savez, quand il y a danger de mort, il y a toujours des fous qui le bravent.

Quinze jours après, un matelot qui revenait d’Amérique et qui avait entendu raconter l’histoire de Gipsy frappa de son poing sur cette table et dit :

– Je n’ai pas peur, moi ! Si Gipsy veut être ma femme, je ne reculerai pas !

Gipsy accepta. On fixa le mariage au samedi suivant.

Le samedi est un jour de fête pour les bohémiens, à cause du sabbat.

Le matelot était un garçon vaillant. De plus, il avait beaucoup d’amis parmi les matelots de son équipage ; ils se mirent en tête de le garder à tour de rôle et de veiller sur lui, nuit et jour.

Ce qui n’empêcha pas le pauvre diable, en traversant un canal, de faire un faux pas, de tomber à l’eau et de se noyer.

– Et de quatre ! murmura le matelot comme un écho inexorable.

– L’histoire du cinquième est plus courte, dit l’Irlandaise.

C’était maître Trotty, le tavernier du pont de Londres, une manière de bœuf irlandais qui assommait un homme d’un coup de poing.

Quand il apprit que tous les fiancés de Gipsy finissaient mal, il s’écria :

– Par saint George, patron de l’Angleterre, je vais aller trouver cette bohémienne, je l’épouserai devant le chapelain et l’alderman, et je l’installerai à mon comptoir. Nous verrons bien.

– Et quand irez-vous demander la main de Gipsy ? fit un des buveurs de la taverne.

– Demain matin.

Trotty congédia ses hôtes, ferma sa boutique et se coucha, rêvant de la mignonne Gipsy.

Le lendemain, les voisins étonnés remarquèrent que la taverne demeurait fermée.

Ils frappèrent, Trotty ne répondit pas.

Les policemen avertis arrivèrent et firent enfoncer les portes.

On trouva Trotty étendu sans vie au milieu de la taverne, un lacet de soie au cou.

– Cinq ! murmura encore le matelot.

– Quant au sixième, reprit l’Irlandaise, au malheureux Radsy qui vient d’être étranglé à son tour, il ne s’était pas vanté comme les autres d’échapper au danger.

Mais il avait dit :

– J’aime Gipsy, et si elle n’est pas ma femme, j’en mourrai !

Radsy a été étranglé cette nuit à la porte de Gipsy, qu’il devait épouser demain.

– C’est fort bizarre ce que vous racontez là, dit sir George Stowe.

– Et la morale de cette histoire, dit un matelot en riant, c’est que Gipsy mourra vierge.

Mais comme le matelot disait cela, un des deux buveurs qui étaient demeurés tranquillement assis à la table voisine du comptoir se leva et dit :

– Eh bien ! moi, camarades, je n’ai jamais vu Gipsy, et je ne sais pas si elle est aussi jolie qu’on le dit, mais pour peu qu’elle me plaise, si elle veut de moi, c’est marché conclu !

À ces paroles, tous les regards se tournèrent vers le nouvel interlocuteur que personne ne connaissait.

Calcraff eut un geste de terreur derrière son comptoir.

Noël regarda son maître avec épouvante.

Car c’était Rocambole qui venait de prononcer ces étranges paroles.

Et comme on contemplait avec une curiosité mêlée de terreur cet homme qu’on voyait pour la première fois à la taverne du Roi George, la porte s’ouvrit et une femme entra, disant :

– J’accepte !

Cette femme, c’était la bohémienne Gipsy !

Elle marcha droit à Rocambole et lui tendit la main, et Rocambole recula, ébloui par la beauté de la jeune fille.

XXXIV

Ce fut comme un coup de théâtre.

Les habitants de la taverne du Roi George s’étaient levés avec étonnement en entendant les paroles de Rocambole et ils s’étaient mis à examiner curieusement cet homme qui leur était inconnu, – car il n’était encore venu qu’une fois et personne n’avait fait attention à lui.

D’un autre côté, Rocambole avait fait un pas en arrière, ébloui qu’il était de la beauté de la Bohémienne.

L’Irlandaise s’écria :

– Encore un fou qui veut mourir.

Mais Rocambole prit la main que lui tendit Gipsy et répondit :

– Je n’ai qu’une parole.

– Je vous crois, dit-elle en levant sur lui son grand œil bleu mélancolique.

Elle était belle, cette enfant, comme il est impossible à une créature humaine de l’être davantage.

Blanche et mignonne, svelte et souple, elle passait au milieu de cette fange, le front pur, comme un ange traverserait l’enfer sans même ternir ses ailes.

Et Rocambole la regardait et se disait :

– Il est impossible que cette jeune fille ressemble moralement au portrait qu’en a fait l’Irlandaise.

Elle était couverte d’oripaux, comme le sont ceux de sa profession.

Une jupe courte à paillettes serrait sa taille élégante ; un maillot emprisonnait sa jambe, qui eût enthousiasmé un sculpteur, et de sa toque bleue posée sur le sommet de la tête, s’échappait une luxuriante chevelure blonde et bouclée dont elle aurait pu se faire un manteau.

Elle avait à la main un tambour de basque dont les grelots résonnèrent un à un, comme elle passait au travers des buveurs.

– Est-ce que tu vas danser tout de même, ce soir, lui dit l’Irlandaise ?

Elle eut un sourire triste.

– Aujourd’hui, comme hier, comme demain, dit-elle. Ne faut-il pas que je gagne ma vie ?

Puis elle regarda Rocambole, et lui dit avec soumission :

– À moins que vous ne vouliez pas, vous, dit-elle, puisque vous consentez à être mon mari et que je vous dois obéissance.

– Dansez, lui dit Rocambole. Mais quand vous aurez dansé, je vous emmènerai, car il faut que nous ayons ce soir même nos accords d’épousailles.

– Je le veux bien, dit-elle.

Et elle se mit à danser, et sous ses doigts aussi agiles que ses pieds, le tambour de basque ronfla, les grelots tintèrent, et, en quelques minutes, ce fut un délire, un enthousiasme, un frémissement qui gagna l’assistance.

Les chopes demeurèrent pleines, les pipes s’éteignirent ; tous les regards s’étaient concentrés sur la danseuse, qui avait, ce soir-là, quelque chose d’inspiré.

– Maître, dit Noël en se penchant à l’oreille de Rocambole, vous savez si j’ai foi en vous…

– Après ? dit froidement le Maître.

– Eh bien ! ce soir, j’ai peur…

Rocambole haussa les épaules.

– Peur de quoi ? fit-il.

– C’est pour rire, n’est-ce pas ? reprit Noël en tremblant.

– Quoi donc ?

– Ce que vous avez dit.

– Que j’épouserai la bohémienne ?

– Oui.

– C’est très sérieux, dit froidement Rocambole.

– Vous avez pourtant entendu ce qu’on disait ?…

Rocambole fit un nouveau haussement d’épaules et répondit :

– Laisse-moi tranquille, j’ai bien autre chose à faire en ce moment qu’écouter tes niaiseries.

En effet, Rocambole suivait des yeux les mouvements de la danseuse, et, à chaque instant, son regard rencontrait le regard de sir George Stowe.

Ce dernier ne le perdait pas de vue, il avait des éclairs dans les yeux.

On aurait pu croire qu’il aimait Gipsy et qu’il était jaloux.

Au bout d’une demi-heure, la danseuse s’arrêta épuisée et haletante.

La salle croulait sous les applaudissements.

Seul, sir George Stowe n’applaudissait pas, mais ses yeux étaient comme des charbons enflammés.

Noël ne le perdait pas plus de vue que Rocambole.

– Maître, dit-il encore, cet homme vous a reconnu.

– Bah !

– Il vous regarde comme on regarde l’homme qu’on hait.

– C’est tout naturel, dit Rocambole, puisque je dois être le mari de Gipsy.

– Il l’aime donc ?

– Je ne sais pas…

– C’est peut-être lui qui…

– Mais tais-toi donc ! fit Rocambole impatienté.

La bohémienne avait pris une petite sébile de cuivre et elle faisait maintenant le tour des tables.

Les penny et les pence pleuvaient dans la sébile.

Quand elle eut fini sa tournée, elle s’approcha de Rocambole :

– Mon maître, lui dit-elle, je suis à vos ordres.

– Allons-nous-en ! fit-il.

En même temps, il se pencha à l’oreille de Noël :

– Tu me retrouveras demain chez Vanda, dit-il.

– Est-ce que vous ne m’emmenez pas avec vous ? demanda Noël avec effroi.

– Non.

– Mais… cet homme ?…

– Tu le suivras… puisqu’il te faut de la besogne, en voilà.

Noël savait qu’on n’insistait pas avec Rocambole et qu’il ne revenait jamais sur une décision prise.

Il baissa donc la tête en signe d’obéissance.

Rocambole ajouta :

– S’il entre chez lui, tu retourneras chez Vanda. S’il va partout ailleurs, tu l’attendras dans la rue et tu ne le quitteras qu’au jour.

– Oui, maître.

Rocambole prit la danseuse par le bras :

– Allons, ma fiancée, dit-il en souriant, saluez les camarades et partons.

Il y eut un murmure moitié d’étonnement et moitié d’admiration parmi les buveurs.

– Il est hardi ! murmura un matelot, celui qui avait compté sur ses doigts les fiancés morts de Gipsy.

– Il finira comme les autres, prophétisa l’Irlandaise.

– C’est ce que tu verras bien, répondit Rocambole.

Et il sortit fièrement, ayant la danseuse à son bras.

Quand ils furent dans la rue, elle lui dit d’une voix tremblante :

– Où allons-nous ?

– Où demeurez-vous ? lui demanda Rocambole.

– Dans White-Chapel.

– Demeurez-vous seule ?

– Toute seule.

– Eh bien ! allons chez vous… nous causerons.

– C’est que, dit-elle avec hésitation, il faut que je parle à ceux de ma tribu…

– Pour le mariage ?

– Oui.

Il la rassura d’un regard :

– Quand nous aurons causé, dit-il, je me coucherai comme un chien en dehors de votre porte.

– Vrai ? fit-elle.

– Je vous le jure.

Elle le regarda avec émotion :

– Oh ! non, dit-elle, je ne veux pas !

– Quoi donc ?

– Que vous soyez mon mari.

– Et pourquoi ?

– Parce qu’il vous arriverait malheur… comme aux autres…

Il eut un sourire superbe et répondit un mot bien simple cependant :

– Croyez-vous ?

Elle lui serra doucement le bras :

– Et puis vous avez l’air si bon !…

– Ah ! fit-il.

– Si honnête… si brave…

– Eh bien ?

– Je ne voudrais pas vous tromper, vous… comme les autres.

Et comme il la regardait, sa voix trembla plus fort.

– Oh ! non… dit-elle, je ne puis rien vous dire. C’est un secret de mort…

– Allons chez vous ! fit Rocambole qui eut en ce moment un accent tellement impérieux, tellement dominateur que Gipsy courba la tête et frissonna.

Cependant elle eut la force de répondre :

– Non… pas chez moi… plutôt la mort… mais où vous voudrez…

– Soit, dit Rocambole qui l’entraîna vers le pont de Londres.

XXXV

C’était un tableau digne du pinceau des maîtres flamands.

White-Chapel est un quartier plus affreux peut-être, plus puant et plus sale que le Wapping.

La maison qu’habitait Gipsy était la plus étroite, la plus sombre, la plus délabrée de la plus infâme des rues de White-Chapel.

Mais quand elle passait, l’ange aux cheveux d’or, la fille aux regards d’azur, il semblait que les murailles enfumées devenaient blanches, que la boue noire du sol se changeait en un gazon vert, et que le ciel brumeux de la sombre Angleterre devenait aussi bleu que le firmament oriental.

C’était au dernier étage, dans une chambrette où le vent et la pluie faisaient rage la nuit, dont la porte n’avait pas de serrure, et la croisée point de châssis.

Et cependant ils étaient là tous deux, les fiancés d’une heure, les époux du lendemain, Rocambole et Gipsy, et on eût dit un palais.

Elle s’était assise sur un escabeau, ses jambes croisées à l’orientale, et il était debout devant elle, respectueux et ferme, souriant et grave tout à la fois.

Un bout de chandelle, placé sur une table, les éclairait.

Gipsy tournait le dos à son grabat, sur lequel Rocambole avait jeté un regard de compassion.

Le Maître avait arraché sa fausse barbe et mis à découvert ce visage encore beau sur lequel les orages de la vie avaient creusé leurs rides profondes et imprimé un cachet de mélancolie éternelle.

Gipsy le regardait et subissait ce charme étrange que Rocambole exerçait sur tout ce qui l’entourait.

– Comme vous êtes beau ! finit-elle par lui dire avec une naïve admiration, et comment se fait-il qu’ayant l’air d’un gentleman, avec des mains et des pieds comme vous en avez, et cette chemise de fine toile que j’aperçois sous votre vareuse, vous alliez ainsi à la taverne du Roi George ?

Et, causant ainsi, elle s’était assise, et on eût dit une jeune miss, fille de lord, en tête à tête au retour de la promenade avec son fiancé.

Il l’écoutait et cherchait à démêler ce qu’il y avait en elle de pur au travers de ces apparences fangeuses, et comment il se pouvait faire qu’avec ce front rougissant et cet air ingénu, la bohémienne eût déjà causé la mort de six hommes.

Peut-être devina-t-elle sa pensée, car elle baissa les yeux avec un embarras subit, et elle dit d’une voix plus tremblante encore :

– Mon Dieu ! si vous saviez comme je suis malheureuse !

– Vous, Gipsy ! fit Rocambole.

Des larmes brillaient dans ses yeux bleus ; et l’une d’elles tomba brûlante sur la main de Rocambole.

– Mon enfant, lui dit ce dernier, vous vous étonniez tout à l’heure de mes mains blanches et de mon linge et de certains détails de ma toilette.

– Oh ! oui, dit-elle, vous n’êtes pas, vous ne pouvez pas être un de ces hommes qui passent leur vie dans le Wapping.

– Non, certes, dit-il.

Elle eut un accès de naïveté :

– Alors, pourquoi y venez-vous ?

– Je vais partout où je crois qu’il y a des gens qui souffrent et ont besoin d’un appui.

Elle jeta un cri :

– Vous me défendriez ? fit-elle.

Et son visage et toute son attitude témoignèrent d’un violent et subit effroi, dû sans doute à quelque affreux souvenir qui venait de traverser son esprit.

Il voulut lui reprendre la main, mais elle le repoussa.

– Non, dit-elle, comme si elle fût revenue sur sa résolution première, je ne veux pas que vous m’aimiez…

Il eut un mystérieux sourire :

– Pourquoi ? fit-il.

– Parce que vous êtes beau… parce que vous paraissez bon… parce que…

Elle s’arrêta et baissa de nouveau les yeux.

– Parce que l’amour appelle l’amour, et que…

Elle s’arrêta encore.

– Et que vous craindriez de m’aimer ?

– Non, dit-elle avec force, car je ne le pourrais pas !

Rocambole attendait sans doute cet aveu.

– Vous aimez donc déjà ? fit-il.

Elle leva sur lui un regard qu’aucune parole humaine ne saurait traduire.

Puis, glissant de son siège aux genoux de Rocambole :

– Je ne sais pas qui vous êtes, dit-elle, j’ignore votre nom. Êtes-vous un homme du peuple, êtes-vous un lord ? C’est un mystère pour moi ; mais votre voix descend au fond de mon âme et la ranime ; mais votre regard, sous lequel je suis palpitante et courbée, est rayonnant comme le soleil, et j’ai foi en vous !

– Vous avez raison, dit-il simplement.

Il voulut la relever, mais elle demeura à genoux.

– Savez-vous, dit-elle, que si une autre oreille que la vôtre entendait ce que je vais vous dire, je serais morte demain ?

– Nul ne nous entend et je serai muet. Parlez…

– J’aime, dit-elle, avec un accent sublime. J’aime un homme qui m’aime !

– Et il ne court pas un danger de mort, celui-là ?

– Oh ! non, dit-elle…

Puis elle leva ses mains suppliantes vers Rocambole :

– Ah ! Dieu me punira peut-être, dit-elle, car je suis bien coupable ; il y a deux années que je demande un mari, sachant bien que jamais un homme ne m’épousera… Car à l’aide de ce stratagème infâme j’ai détourné leur colère et leur haine.

– Mais de qui parlez-vous donc ? demanda Rocambole, qui ne manifesta cependant que peu d’étonnement.

– Je parle de gens qui me persécutent et qui ont cru me condamner à un célibat éternel.

– Et ces hommes quels sont-ils ? Savez-vous leurs noms ?

– Ce sont les Étrangleurs, répondit-elle.

Rocambole tressaillit et murmura à part lui :

– Je ne m’étais donc pas trompé !

Gipsy se débarrassa du châle qui couvrait ses épaules et, se redressant, elle apparut à son protecteur inconnu avec sa taille de guêpe emprisonnée à moitié dans un léger corsage de velours bleu.

Alors prenant son corsage à deux mains, elle le baissa assez pour que la moitié de sa poitrine apparût aux regards de Rocambole.

Et Rocambole aperçut sur cette poitrine ces tatouages mystérieux qu’il avait déjà remarqués sur l’épaule de la petite fille enlevée par Madeleine la Chivotte.

Gipsy avait été consacrée, dans son enfance, à cette divinité terrible qu’adorent les Étrangleurs.

La déesse Kâli désirait que Gipsy demeurât vierge.

– Je sais ce que c’est, lui dit Rocambole. Maintenant, répondez-moi ; car si je vous défends, si je réduis vos persécuteurs à l’impuissance…

– Vous le pourriez ! s’écria-t-elle.

– Je puis bien des choses… Mais il faut que je sache tout.

Elle fit un signe d’obéissance.

– Où êtes-vous née ? demanda-t-il.

– Je ne sais pas. Dans l’Inde probablement.

– Êtes-vous bohémienne ?

– Non. Cependant je l’ai cru longtemps. Ma famille que j’ignore m’avait confiée à des bohémiens, sans doute pour me soustraire au sort fatal qui m’attend.

– Qui vous a révélé cela ?

– Le vieux bohémien qui m’a élevée.

Gipsy passa la main sur son front.

– Ah ! dit-elle, j’ai de terribles choses à vous raconter.

– Voyons ? fit Rocambole.

Et, lui prenant les mains, il s’assit auprès d’elle.

XXXVI

Gipsy continua :

– Aussi loin que peuvent se reporter mes souvenirs d’enfance, je me vois bohémienne et, pendant bien longtemps, j’ai cru appartenir réellement à ma tribu.

Faro, tel était le nom du vieux bohémien qui me servait de père et à qui je donnais ce nom.

Faro, dis-je, avait toujours prétendu devant moi que ma mère était morte en me donnant le jour.

Cependant, comme j’étais blonde et blanche, tandis que les gens de la race à laquelle je paraissais appartenir sont bruns et presque cuivrés, je trouvais cela étrange.

Les gens comme nous, vous le savez, ont bien de la peine à gagner leur vie.

Les uns dansent sur la corde, les autres disent la bonne aventure, les autres volent, quelques-uns font tous ces métiers à la fois.

Faro était, lui, le plus riche de tous.

Quand les autres cherchaient aventure pour dîner, Faro disait :

– Attendez-moi, je serai de retour dans une heure, et vous verrez…

Et Faro gagnait les beaux quartiers de Londres et revenait au bout d’une heure avec une poignée de souverains.

Quand j’eus l’âge de raison, cet argent mystérieux me fit réfléchir.

– Mon père, lui dis-je un jour, puisque nous sommes de pauvres gens, tantôt couchant en plein air, et tantôt habitant les plus hideux quartiers de Londres, comment se fait-il que vous ayez de l’argent chaque fois que cela vous plaît ?

Faro haussa les épaules et répondit :

– Cela ne te regarde pas.

J’interrogeai ceux de la tribu qui paraissaient avoir le plus d’amitié pour moi.

Les uns ignoraient les sources des bonnes fortunes de Faro, les autres gardaient le silence.

Cependant une grosse fille qu’on appelait Vénus, et qui m’avait en amitié, me dit d’un air mystérieux :

– Si tu veux savoir d’où vient l’argent que ton père rapporte, suis-le donc.

J’avais alors treize ou quatorze ans, j’étais courageuse.

– Tu as raison, dis-je à Vénus, et je ferai ce que tu me conseilles.

Nous habitions depuis quelques semaines ce taudis où vous me voyez, reprit Gipsy après avoir fait une pause.

Au lieu d’un grabat il y en avait deux.

Mon père couchait sur l’un et moi sur l’autre.

Faro ne me quittait d’ordinaire pas plus que son ombre.

Quand je dansais sur une place publique, il était là…

Quand nous allions à une de ces assemblées nocturnes que tiennent les bohémiens, il était là encore.

Cependant, le soir, quand nous rentrions, il m’enfermait à double tour et s’en allait.

Ces nuits-là, il restait dehors jusqu’au point du jour. J’avais remarqué plusieurs fois que c’était toujours aux approches des grandes fêtes chrétiennes que Faro faisait ces singulières absences.

La veille de Noël, la veille de Pâques, je passais la nuit toute seule dans ce logis.

Mais comme Faro m’enfermait et avait la clé dans sa poche, il s’en allait tranquille.

Gipsy, en cet endroit de son récit, prit Rocambole par la main et le conduisit vers l’unique croisée de la mansarde.

Cette croisée donnait sur le toit.

Il y avait entre elle et le bord du toit un espace d’un demi-pied de large à peine.

– Voyez-vous ce chemin, dit-elle. Eh bien ! je résolus un jour de passer par là. Au bout de cette corniche est une étroite fenêtre.

Cette fenêtre donne sur l’escalier et elle n’est presque jamais fermée.

– Vous avez passé par là ? dit Rocambole qui ne put se défendre d’un léger frisson.

– Oui, répondit-elle, je voulais savoir…

Nous étions à la veille de Noël.

C’est un grand jour pour Londres.

Les parents s’en vont les uns chez les autres, se souhaitant une bonne année, car c’est véritablement à cette époque que l’année commence pour les Anglais, – une bonne année et un joyeux Noël.

Les enfants trouvent à leur réveil des jouets dans un sabot qu’ils ont mis sous la cheminée en se couchant.

Les commis ont vacances, – aussi les patrons et toute la bonne ville de Londres sont en liesse.

Quand, après avoir soupé dans une taverne du quartier et avoir bu du vin, ce qui était un grand luxe pour nous, nous revînmes ici, à près de minuit, Faro me dit :

– Petite, voici Noël, couche-toi et laisse un de tes brodequins entre les deux pierres qui forment les chenets de la cheminée.

Puis, dors tranquillement.

J’ai idée que demain tu trouveras dedans un collier ou un bracelet.

Je me jetai sur mon grabat et je fermai bientôt les yeux, feignant de dormir.

Mais, au bout d’une heure, Faro, qui s’était couché, se leva sans bruit, et, persuadé que je dormais, il sortit sur la pointe du pied et ferma la porte avec précaution.

Alors, je sautai hors de mon lit et je m’affublai d’une vareuse de matelot, d’un pantalon de toile et d’un bonnet de laine que j’enfonçai jusqu’aux yeux.

Ces vêtements, que je m’étais procurés en grand mystère quelques jours auparavant, je les avais cachés sous le lit.

Et lorsque j’en fus revêtue, on aurait pu me prendre pour le petit mousse d’un navire de commerce.

Alors j’ouvris la fenêtre.

Puis, j’enjambai l’entablement et je me risquai bravement sur la corniche.

C’est si haut ici que Londres semblait tourbillonner sous mes pieds avec sa chevelure de feu.

Un moment la tête me tourna et j’eus envie de revenir sur mes pas.

Mais je voulais savoir, à tout prix, où allait celui que je croyais mon père, et je repris courage et continuai mon chemin.

J’arrivai sans accident à la croisée de l’escalier, et là, à cheval sur la rampe, je me laissai couler jusques en bas.

Faro était déjà descendu.

Mais je connaissais ses habitudes.

Faro n’entrait jamais à la maison, et n’en sortait jamais sans s’arrêter un moment chez le marchand de gin qui se trouve à la porte.

En effet, quand je fus dans la rue, je le vis accoudé sur le comptoir, un verre de wisky à la main.

Vous savez si nos rues sont noires…

Je me blottis sous le porche d’une porte et j’y demeurai jusqu’à ce que Faro sortît.

Il était pressé sans doute, car il jeta son penny sur le comptoir et ne prit pas un nouveau verre.

Puis il sortit et se mit à marcher d’un pas rapide.

Mais j’avais de bonnes jambes et je le suivis, tantôt le devançant pour ne pas éveiller les soupçons, tantôt demeurant en arrière, lorsque nous atteignions une rue large et bien éclairée.

Cela dura longtemps.

Enfin nous arrivâmes dans Haymarket et Faro s’arrêta devant une jolie maison qui était précédée d’un jardin et dont la grille était ouverte.

Faro entra sans hésitation et ne referma point la grille.

J’étais demeurée dans la rue, mais je ne le perdais pas du regard.

Il frappa à la porte qui se trouvait au fond du jardin.

Cette porte s’ouvrit, et je vis une femme fort belle encore, bien qu’elle fût très pâle et parût fatiguée, qui vint à la rencontre de Faro.

Le flambeau qu’elle avait à la main éclairait son visage, et ce visage était si doux que je ressentis soudain pour cette femme, qui m’était inconnue, une sympathie mystérieuse.

Et comme Faro entrait dans la maison et que la porte se refermait sur lui, obéissant à un redoublement de curiosité et en même temps à un sentiment dont je ne me rendais pas compte, je me glissai dans le jardin.

Gipsy s’arrêta encore, et, regardant Rocambole :

– Il faut bien que je vous dise tout cela, fit-elle, pour que vous compreniez ma terrible histoire.

– Continuez, mon enfant, lui dit Rocambole avec bonté.

Gipsy reprit :

XXXVII

– D’ordinaire, le froid est piquant et le brouillard épais, à Londres, un soir de Noël.

C’était pourtant le contraire, ce soir-là.

Le ciel était clair et les étoiles brillaient. L’air était doux et presque tiède.

On eût dit une nuit d’été.

Quand la porte s’était refermée, j’avais vu la lumière courir derrière les croisées du rez-de-chaussée, et s’arrêter à une dernière qui était entr’ouverte.

Je m’approchai sans bruit de cette croisée.

Et alors, je vis Faro debout, son bonnet à la main, devant la femme qui était assise auprès de la cheminée.

Ils étaient dans un petit boudoir qui me parut être un palais, tant il était richement meublé et décoré.

La dame – car à sa mise on voyait bien que c’était une lady – regardait tristement Faro et lui disait :

– Tu dis donc qu’elle est grande et belle ?

– Elle vous ressemble, répondit Faro.

Des larmes lui vinrent aux yeux.

– Oh ! je voudrais la voir… dit-elle.

– Mais, madame, répondit Faro, prenez garde !… vous savez le danger que vous courez…

Elle eut un geste de douloureuse impatience :

– Je suis mère ! murmura-t-elle.

– Mais, madame, reprit Faro, ne savez-vous pas que White-Chapel est un quartier infâme où une grande dame comme vous ne saurait entrer sans être suivie ?…

Elle prit Faro par la main et reprit :

– Vois-tu, si je pouvais voir ma fille une heure… après, peu m’importerait la mort ! ils pourraient me tuer… Voyons, Faro, mon ami, ne saurais-tu trouver un moyen pour que je la voie une heure… moins que cela même ?…

Faro paraissait réfléchir :

– J’en sais bien un, dit-il, mais je n’ose vous l’indiquer, milady.

– Pourquoi ?

– Parce que vous vous trahirez… Votre émotion vous arracherait un cri… et ce cri vous perdrait…

Mais elle lui dit d’un ton impérieux :

– Parle, je veux savoir…

Faro hésita un moment encore ; mais elle avait une attitude si suppliante qu’il finit par lui dire :

– C’est demain Noël.

Ce jour-là, les bohémiens sont les bienvenus dans le Londres des riches et des seigneurs. Ils s’en vont par troupes de porte en porte, disant la bonne aventure ou dansant au son des castagnettes, et encaissant partout des pence et des penny.

Si vous le voulez, demain je conduirai Gipsy à White-Hall, et elle dansera dans le jardin ; vers deux heures, passez en voiture par là, mais ne vous arrêtez pas.

Elle pressa les mains de Faro avec reconnaissance et murmura :

– Ma fille ! ma fille ! je vais donc la voir !…

Puis elle prit une bourse et la tendit à Faro.

En même temps, elle détacha de son bras un gros bracelet d’or massif et le lui donna.

– Voilà pour elle, dit-il.

Comme Faro faisait mine de se retirer, je m’élançai hors du jardin.

J’avais les yeux pleins de larmes.

Cette femme, c’était ma mère !

Je courus depuis Haymarket jusqu’à White-Chapel sans m’arrêter.

J’avais peur que Faro n’arrivât avant moi.

Je repris le même chemin périlleux et, au risque de me tuer vingt fois, j’arrivai dans cette mansarde avant le retour de celui que j’avais toujours cru mon père.

Quand il rentra j’étais blottie sous mes couvertures et je faisais semblant de dormir.

Mais mon cœur battait violemment.

Faro se baissa vers les deux pierres du foyer et glissa le bracelet dans mon brodequin.

Je ne dormis pas de la nuit, comme bien vous pensez. J’aurais voulu être au lendemain tout de suite.

Enfin le jour arriva.

– Petite, me dit Faro, va donc voir dans ton brodequin ? peut-être y a-t-il quelque chose ?

Et lorsque j’eus trouvé le bracelet et feint une grande joie et une grande surprise, Faro ajouta :

– C’est probablement la reine qui t’envoie cela, mon enfant !

– Pourquoi donc la reine ? demandai-je.

– Afin que tu ailles aujourd’hui danser à White-Hall.

– J’irai, répondis-je.

Et, toute joyeuse, je passai le bracelet à mon bras.

Ce jour-là, en effet, vers les deux heures, Faro, qui avait recruté quelques autres Bohémiens, nous amena à White-Hall.

Bientôt la foule s’amassa autour de nous.

Les cavaliers passèrent au pas pour me voir danser, les équipages s’arrêtèrent.

Et je tourbillonnais en les regardant, et mon œil plongeant au travers des voitures, cherchait à voir la femme de la nuit précédente, c’est-à-dire ma mère. Tout à coup un cri perçant domina les applaudissements de la foule et excita une certaine rumeur parmi elle.

Ce cri, qui parvint à mon oreille, fut si perçant, si déchirant, que je cessai de danser.

En même temps un grand mouvement s’opéra dans les voitures et plusieurs s’éloignèrent.

Puis la foule se dispersa, anxieuse, et comme s’il fût arrivé un grand malheur.

Les bohémiens, mes compagnons, étaient étonnés comme moi et demandaient ce qui s’était passé.

Seul, Faro, silencieux et sombre, ne paraissait point étonné.

Mais la nouvelle, après avoir couru de bouche en bouche, nous parvint.

Une dame s’était évanouie en me voyant danser.

C’était elle qui avait poussé un cri déchirant.

Cette dame c’était lady Blesingfort, une des plus belles et des plus riches ladies des trois royaumes et fille d’un ancien gouverneur général des Indes.

Comme la cause de cet évanouissement demeurait mystérieuse, la curiosité publique se trouvait surexcitée au plus haut point.

Mais Faro qui voulait à tout prix m’éloigner de White-Hall, me prit par le bras et dit à nos compagnons :

– Allons boire du wisky…

Nous nous dirigeâmes vers le Wapping.

Seulement notre bande s’était accrue d’un nouveau camarade.

Un homme aussi bronzé que Faro, couvert, comme les hommes de notre tribu, de haillons et d’oripeaux, parlant la langue des bohémiens et connaissant tous nos signes mystérieux, s’était approché de nous, se disant bohémien d’Écosse.

On l’avait bien accueilli, d’autant mieux qu’il paraissait être seul et sans ressources.

Cet homme nous suivit à la taverne du Roi George.

Il me regardait avec une grande attention, et, plusieurs fois, il m’avait demandé mon nom.

– Vous le savez aussi bien que moi, lui répondis-je.

J’éprouvais pour lui une aversion instantanée et profonde.

Faro, au contraire, qui paraissait vouloir s’étourdir, lui fit raison, le verre en main, toute la soirée.

Quand nous rentrâmes, Faro était ivre, – ce qui lui arrivait rarement, – et le bohémien nous accompagnait toujours.

Il ne nous quitta qu’à la porte.

Faro monta l’escalier en trébuchant à chaque marche.

Puis, arrivé dans notre mansarde, il se jeta lourdement sur son lit et s’endormit d’un profond sommeil.

Alors, ma résolution fut prise.

Je quittai mes vêtements pour endosser les habits de mousse que j’avais la nuit précédente.

Puis, certaine que l’ivresse serait assez puissante sur Faro pour qu’il ne s’éveillât point avant quelques heures, je repris le chemin aventureux que j’avais déjà suivi la veille.

Je voulais revoir cette femme qui était ma mère.

Et quand je fus dans la rue, je me mis à courir si fort, que je ne remarquai pas le bohémien qui me suivait.

XXXVIII

J’arrivai dans Haymarket et j’eus bientôt trouvé la petite maison que précédait un grand jardin.

Comme la veille, la fenêtre était éclairée et entr’ouverte.

Je m’approchai sans bruit.

Lady Blesingfort était là, comme la veille, assise au près de la cheminée.

Elle baissait la tête et tenait son front à deux mains.

Je me pris à la contempler avec une muette adoration.

C’était ma mère.

Tout à coup elle releva la tête et je vis son visage baigné de larmes.

En même temps, elle murmura d’une voix étouffée :

– Ma fille ! ma pauvre fille… confondue avec des bohémiens… oh ! c’est affreux !

En entendant ces paroles, je n’y tins plus, et poussant brusquement la croisée… je sautai dans la chambre et vins m’agenouiller devant elle en m’écriant :

– Ma mère ! c’est moi.

Mon bonnet de laine était tombé, mes grands cheveux blonds dénoués flottaient sur mes épaules.

Elle me reconnut, en dépit de mes habits d’homme, jeta un cri, me prit dans ses bras et m’emporta :

– Malheureuse ! tu veux donc nous perdre ?

Elle me tenait serrée sur son cœur, riant et pleurant à la fois, et elle poussa une porte qui donnait sur une autre salle dont les fenêtres n’ouvraient point sur le jardin.

Puis elle ferma cette porte au verrou, éteignit les bougies et nous demeurâmes dans l’obscurité.

Et, me couvrant de baisers, elle me disait :

– Oui, tu es ma fille bien-aimée… et cependant nul ne le sait, excepté Faro ; et si on te trouvait ici, je serais une femme morte par avance.

– Mais pourquoi ? lui demandai-je avec étonnement.

– C’est un secret que je ne puis te dire.

Puis, après un silence :

– Mais, comment es-tu venue ?… par où es-tu entrée ?…

Comment sais-tu que je suis ta mère ?

Je lui avouai tout.

– Oh ! malheureuse ! malheureuse ! murmura-t-elle. Mais ne sais-tu donc pas que je suis gardée à vue ? Si on t’a vue entrer, je suis perdue !

Et elle continuait à m’accabler de caresses et à m’inonder de ses larmes.

Tout à coup un bruit se fit autour de nous, un bruit léger, inexplicable.

Ma mère jeta un cri.

– Nous ne sommes pas seuls ! me dit-elle.

En même temps, une ombre plus noire que les ténèbres qui nous enveloppaient s’approcha de nous ; je sentis sur mon visage une haleine fétide.

Ma mère jeta un second cri, un cri étouffé, – un cri d’agonie !…

Puis je n’entendis plus rien ; je ne sentis plus cette haleine répugnante qui m’avait brûlée ; l’ombre noire s’éloigna et, en même temps, il me sembla que les bras crispés de ma mère se distendaient, et que tout son corps éprouvait des convulsions.

Je me mis à pousser des cris ; j’appelai au secours !…

Au bruit, des valets accoururent.

L’un d’eux portait un flambeau ; et à la lueur de ce flambeau je vis lady Blesingfort, c’est-à-dire ma mère, qui gisait inanimée sur le parquet.

Elle avait au cou un lacet de soie, au moyen duquel une main invisible l’avait étranglée.

Cependant, elle respirait encore ; ses yeux s’ouvrirent une dernière fois, me fixèrent avec une tendresse indéfinissable, puis se refermèrent à jamais.

Derrière les valets épouvantés, une jeune fille apparut.

Elle se précipita sur le corps de lady Blesingfort et murmura :

– Ma mère !

C’était donc ma sœur.

Pourtant, mon cœur ne battit pas plus vite, et je ne me sentis point attirée vers elle…

Elle me regarda avec un étonnement indescriptible.

Mes habits d’homme, mon visage bouleversé, mes larmes, tout cela était si extraordinaire en présence de ce cadavre, qu’on m’accusa.

Oui, dit Gipsy avec un redoublement d’émotion, on m’accusa d’être la meurtrière de ma mère !

Et comme on allait chercher la police, la peur me prit, succédant à la douleur, et je m’enfuis.

Quelques minutes après, j’étais dans les rues de Londres, courant, à demi folle.

J’errai longtemps, sans savoir où j’allais ; – enfin, comme le lièvre qui revient à son lancer, je me retrouvai dans White-Chapel.

Le jour était venu, et, se réveillant et ne me trouvant plus, Faro me demandait à tous les échos du quartier.

Je me jetai à son cou, je l’inondai de mes pleurs, je lui racontai tout ce qui s’était passé.

Alors il me regarda avec une indéfinissable tristesse et me dit :

– Malheureuse, tu as tué ta mère !…

Je fis alors un rapprochement terrible dans mon esprit.

Le prétendu bohémien qui nous avait suivis du Wapping à White-Chapel et avait bu avec nous était peut-être l’étrangleur qui avait passé le lacet au cou de ma mère.

Gipsy s’arrêta et essuya une larme.

Rocambole lui prit la main et lui dit :

– Je ne sais pas le reste de votre histoire, mais je le devine. Vous êtes née dans l’Inde, où lord Blesingfort, votre père, avait un commandement.

Et, comme Gipsy, stupéfaite, le regardait, il continua :

– Les Étrangleurs vous ont marquée. Le stigmate que vous avez sur la poitrine est une consécration à la déesse Kâli. Vous devez demeurer vierge toute votre vie, sous peine de mort.

Votre mère aura voulu vous soustraire à ce sort infâme. Elle aura adopté une enfant qu’elle aura mise à votre place et qui l’appelait « sa mère ».

– Oh ! s’écria Gipsy, je vous jure que la jeune fille que j’ai vue n’était point ma sœur.

Rocambole poursuivit :

– Les Étrangleurs se seront aperçus de la substitution, et c’est ainsi que vous aurez causé la mort de votre mère.

– Ce que vous dites là, répondit Gipsy, doit être la vérité, car, lorsque Faro fut sur le point de mourir, il me prit la main et me dit :

– Rappelle-toi que si jamais tu te maries, ou si tu manques à la chasteté, tu mourras !

– Et vous avez cru à cette prophétie ?

– Vous voyez bien qu’elle s’est trouvée justifiée.

– Oui, mais…

Et Rocambole regarda Gipsy.

Elle baissa les yeux et ne répondit pas.

Rocambole lui prit la main :

– Gipsy, dit-il, il faut tout me dire.

La main de Gipsy trembla dans la sienne.

– Que voulez-vous savoir ? dit-elle.

– Vous aimez…

– Oh ! taisez-vous !

Et son visage exprima une terreur profonde.

– Vous avez un… un…

– Taisez-vous !

– Il mourra et vous mourrez si je ne vous protège…

– Vous ! fit-elle.

– Moi.

– Mais… vous ne voulez donc plus… être mon mari ?

– Au contraire.

Et comme elle le regardait avec un étonnement croissant :

– Gipsy, dit-il, vous devez être chrétienne de naissance, puisque vous êtes la fille de lady Blesingfort. Je suis chrétien, moi, et je ne crois au mariage que lorsqu’un prêtre du Christ l’a consacré.

– Eh bien ? fit-elle.

– Le mariage des bohémiens, poursuivit-il, est une superstition, une mômerie. Il s’agit de boire à la même cruche et de la casser ensuite.

– C’est vrai.

– Gipsy, voulez-vous être ma femme selon le rite bohémien ?

– Mais…

– De cette façon je vous protégerai, et couché comme un chien fidèle à votre porte, j’empêcherai les Étrangleurs d’arriver jusqu’à vous.

Gipsy se jeta au cou de Rocambole et s’écria :

– Oh ! vous êtes bon !

– C’est dit, fit-il, vous serez ma femme !

XXXIX

Laissons Rocambole avec Gipsy la bohémienne, et retrouvons Noël, dit Cocorico.

Rocambole, on s’en souvient, avait donné à celui-ci pour mission de suivre sir George Stowe.

Ce dernier, après le départ de Gipsy et de Rocambole, n’avait pas tardé à quitter la taverne du Roi George.

Mais Noël était un vieux renard parisien qui savait mieux filer un homme que le suivre. C’est-à-dire que, prévoyant le prochain départ de sir George Stowe, il était sorti avant lui, se promettant de l’attendre dans la rue.

Noël parlait et comprenait fort bien l’anglais. Il avait même su se donner une tournure des plus britanniques, et on eût juré, en le voyant, que c’était un vrai palefrenier au service d’un habitué des courses d’Ascott et d’Epsom.

Comme il sortait de la taverne, un homme s’apprêtait à y entrer.

La mise de cet homme contrastait jusqu’à un certain point avec celle des gens qui fréquentent d’ordinaire le Wapping.

Il était fort proprement vêtu, comme un bourgeois aisé de Londres.

Mais sa figure bronzée, ses lèvres rouges, ses yeux noirs, ses oreilles garnies de larges anneaux et sa chemisette de couleur à mille raies, annonçaient un de ces Anglo-Indiens qui pullulent à Londres depuis que la marine de la Compagnie les incorpore en grand nombre.

Un vague souvenir assaillit l’esprit de Noël.

– J’ai déjà vu cette binette-là quelque part, se dit-il.

Et comme cet homme entrait dans la taverne, Noël y entra derrière lui.

L’Anglo-Indien hésita un moment sur le seuil, puis il alla s’asseoir à la table où se trouvait sir George Stowe.

Noël revint se placer auprès du comptoir et se pencha à l’oreille du tavernier.

Celui-ci qui, si on en croit les rapides regards échangés avec Rocambole, lui était tout dévoué, cligna de l’œil en signe d’intelligence.

Noël lui dit :

– Savez-vous l’indien ?

– Je parle toutes les langues, répondit Calcraff.

– Vous avez vu entrer cet homme ?

Et Noël désignait l’Anglo-Indien.

– Oui.

– Examinez-le attentivement.

Calcraff eut un nouveau clignement d’yeux :

– Je sais qui il vient chercher, dit-il.

– Et moi, dit Noël, voyant que Calcraff le comprenait à demi-mot, je voudrais bien savoir ce qu’ils vont se dire.

Comme pour justifier les prévisions de Noël, sir George Stowe avait quitté, en voyant l’Anglo-Indien, la table où il se trouvait, pour se placer à une autre qui se trouvait à la gauche du comptoir, tandis que celle qu’avait quittée Rocambole et où était encore Noël, se trouvait à droite.

L’Anglo-Indien vint s’asseoir vis-à-vis de sir George Stowe.

Puis il demanda une pinte de pale-ale.

L’Anglo-Indien but tout seul.

Sir George Stowe se contenta de fumer.

Alors tous deux se mirent à causer et toujours selon les prévisions de Noël, ce fut dans la langue indienne qu’ils entamèrent la conversation.

Calcraff le tavernier avait développé un numéro du Standard et paraissait lire avec une grande attention.

Jane et Betty allaient et venaient par la taverne, servant tout le monde, l’Irlandaise s’était remise à parler de Gipsy la bohémienne.

Les voleurs et le matelot vivaient en bonne intelligence, et la taverne, un moment troublée par le départ de Rocambole et de Gipsy, les nouveaux fiancés, avait repris sa physionomie habituelle.

Calcraff avait posé son journal de telle façon que sir George Stowe et l’Anglo-Indien ne pouvaient voir son visage et, par conséquent, le mouvement de ses lèvres.

Car, au fur et à mesure que ces derniers parlaient, Calcraff traduisait tout bas en français leurs paroles à Noël, qui avait mis ses pieds sur la table, appuyé sa tête contre le comptoir et fumait dans une longue pipe à tuyau de jonc, avec tout le recueillement d’un Chinois humant de l’opium.

Sir George Stowe, en s’asseyant, avait dit à l’Anglo-Indien :

– Eh bien ! Osmanca, te voilà de retour ?

– Oui, maître.

– Quand es-tu revenu ?

– Ce soir même par le dernier steam-boat qui remonte la Tamise à dix heures du soir.

– Eh bien ! est-ce fait ?

– Non, maître.

Les yeux de sir George Stowe étincelèrent comme des charbons ardents.

– Que dis-tu, malheureux ? fit-il.

– La vérité.

Et la figure d’Osmanca, car c’était lui, exprima une profonde douleur.

– Railles-tu, Osmanca ? reprit sir George Stowe d’un ton sévère.

– Lumière de l’Orient, répondit l’Anglo-Indien, je te jure que c’est la vérité pure.

– Tu ne les as donc pas découverts ?

– Au contraire.

– Eh bien !… alors ?…

Et le ton de sir George devint menaçant.

– Lumière, reprit Osmanca, le dieu de Sivah lutte contre Kâli.

À ces mots, sir George Stowe fit un mouvement sur son escabeau et pâlit légèrement.

Osmanca poursuivit :

– Les fils de Sivah sont en France.

– C’est impossible ! s’écria sir George Stowe, les fils de Sivah n’ont pas quitté l’Inde.

– Vous vous trompez, Lumière.

Lumière était le titre que Osmanca donnait à sir George Stowe.

– Mais enfin, dit ce dernier, que s’est-il passé ? où est Begsour’h ?

– Begsour’h, répondit Osmanca, était rentré chez le père de Nadéïa, comme domestique, sous le nom de John.

– Oui, je sais que c’est lui qui devait vous introduire dans la maison toi et Gurhi.

– Oui, Lumière.

– Eh bien ?

– Begsour’h fut exact au rendez-vous. Tout était prêt, nous nous acheminâmes, par une nuit sombre vers la maison qu’habitaient le général et sa fille.

Begsour’h était venu nous chercher à la station du railway.

Il nous conduisit par un chemin creux jusqu’à un certain endroit d’où l’on apercevait la maison.

Là il nous dit : Vous voyez cette lumière ? Quand elle s’éteindra, vous vous remettrez en route et vous entendrez un cri de chouette.

– Eh bien ! fit encore sir George Stowe qui trouvait un peu long le récit d’Osmanca.

– Nous nous étions couchés à plat ventre, Gurhi et moi, poursuivit Osmanca. Quand la lumière s’éteignit, lorsque le cri de chouette se fit entendre, nous nous remîmes en route.

Mais à peine avions-nous fait quelques pas, que je trébuchai. En même temps Gurhi jeta un cri.

En même temps aussi, plusieurs bras vigoureux me saisirent et m’enlacèrent, je fus terrassé, et une voix murmura à mon oreille, en indien :

« Si tu bouges, tu es mort ! »

– Mais Begsour’h ? demanda encore sir George Stowe.

– Étranglé.

– Et Gurhi ?

– Il nous a trahis.

– Et le général… et sa fille ?

– Sauvés par les fils de Sivah.

– Et toi ?

– Comme je refusais de parler et demandais à mourir, le chef des fils de Sivah m’a jeté dans un fleuve presque aussi grand que la Tamise et qu’on appelle la Seine, et me voilà ; car vous le savez, je suis bon nageur.

Sir George Stowe frappa son poing sur la table :

– Je condamne Gurhi comme traître, dit-il d’une voix solennelle, et j’appelle sur sa tête toutes les vengeances de Kâli.

Osmanca frissonnait sous le regard dominateur de cet homme auquel il donnait le titre pompeux de lumière de l’Orient.

Sir George Stowe ajouta :

– Quant à toi, si tu ne réussis pas à exécuter les ordres que je vais te donner, tu mourras.

Osmanca s’inclina et dit :

– Que faut-il faire ?

– Étrangler avant demain un homme assez hardi pour vouloir épouser Gipsy la bohémienne.

– Ce sera fait.

– Oui, si nous le voulons bien… murmura Noël à qui Calcraff achevait de traduire toute la conversation de sir George Stowe et de Osmanca.

Sir George Stowe jeta une couronne sur la table. Noël comprit qu’il allait sortir.

Et de nouveau, il gagna la porte sans bruit.

Puis il s’embusqua dans l’endroit le plus obscur de la rue.

Peu après, en effet, sir George Stowe sortit.

Noël se mit à le précéder, puis à le suivre, puis à le précéder encore, à travers cette fange humaine qui inonde la nuit-les rues du Wapping.

Sir George Stowe marchait rapidement.

Il arriva au pont de Londres et appela un cab.

Le cocher hésita, sur sa mise, à se mettre à ses ordres.

Mais sir George Stowe, qu’il prenait pour un matelot, lui cria :

– J’ai touché ma prime de rengagement. Je paye bien.

Le cocher s’arrêta et sir George Stowe monta dans le cab.

Noël s’était glissé sous la voiture, et cramponné à l’essieu, il se faisait traîner.

XL

La chose n’était pas douteuse pour Noël.

Sir George Stowe, qui ne s’était ainsi travesti que pour retrouver Osmanca dans le Wapping, retournait dans Haymarket changer de costume.

En effet, à vingt pas de la maison à un seul étage où, deux heures auparavant, sir George Stowe était entré, le cab s’arrêta.

Noël demeura en dessous.

Sir George Stowe paya le cocher, descendit et se dirigea vers la maison.

Noël le vit tirer une clé de sa poche et entrer.

Alors, il lâcha l’essieu du cab qui se remettait en route et il se retrouva sur ses pieds juste au moment où la porte se refermait.

– Le maître, se dit alors Noël, m’a commandé de suivre cet homme jusqu’au jour.

La maison dans laquelle il vient d’entrer est peut-être la sienne, car, à Londres, tout le monde a sa maison.

Or, de deux choses l’une, ou il va ressortir, ou il rentrera tranquillement se coucher.

Dans le premier cas, je le suivrai.

Dans le second, je resterai ici jusqu’au jour. Puis je rejoindrai le maître chez Vanda.

Et Noël s’étant tenu ce raisonnement s’assit sur une borne en face de la maison.

Deux heures du matin sonnaient aux églises voisines et Noël attendait depuis un quart d’heure environ lorsqu’un coupé clarence à deux chevaux, dont les lanternes jetaient une vive clarté, vint s’arrêter devant la maison où était entré sir George Stowe.

En même temps, Noël entendit un vigoureux goddam prononcé de fort mauvaise humeur et suivi d’une phrase dont voici la traduction exacte :

– Quel chien de métier !

Un homme de mauvaise humeur est toujours abordable pour qui compatit à sa peine.

Noël s’approcha.

Les volets fermés du coupé annonçaient qu’il était vide, et c’était décidément le cocher qui avait ainsi manifesté son mécontentement.

– Vous paraissez dégoûté du métier, camarade ? lui dit Noël.

Le cocher, qui tenait en main deux superbes trotteurs, répondit :

– On serait dégoûté à moins.

– Le temps est dur, hasarda Noël.

– Et le brouillard froid, répondit le cocher.

Les gens de même profession se lient volontiers. La veste d’écurie de Noël donna à penser au cocher qu’il avait à faire à un véritable confrère.

Noël poursuivit :

– Est-ce que vous attendez vos maîtres ?

– J’attends un gentleman qui se rend chaque nuit à son club, joue des sommes énormes, et me fait attendre quelquefois douze heures de suite.

Cela peut plaire beaucoup à John Bounbarry, le loueur du Strand, au service de qui je suis, car le gentleman paye bien, mais moi j’aimerais mieux me mettre au lit avec un bon verre de grog et une tasse de thé bien chaud.

Noël reprit :

– Je suis sans ouvrage. Ne pourriez-vous pas m’en procurer ?

Le cocher le toisa et lui trouva bonne mine.

– Connais-tu le métier ? dit-il.

– Comme père et mère, répondit Noël.

– Où as-tu servi ?

Noël cita au hasard une demi-douzaine de noms de loueurs.

– Combien veux-tu pour prendre ma place cette nuit ?

– Serait-ce trop de trois shillings ? demanda timidement Noël.

– Va pour trois shillings.

Et le cocher ajouta d’un ton de satisfaction :

– Au moins je pourrai dormir tranquillement cinq ou six heures, car il est plus de huit heures quand le gentleman quitte son club. Donne-moi ta veste d’écurie et je te donnerai mon paletot.

– Mais, dit Noël, où vous retrouverai-je pour vous rendre la voiture et les chevaux ?

– Demain, un peu avant huit heures je te rejoindrai dans la cour du club.

Noël et le cocher changèrent alors de costume.

Puis Noël monta sur le siège et, à la manière dont il prit les rênes, le cocher comprit qu’il avait affaire à un homme qui connaissait les chevaux.

– Je demeure à trois pas d’ici, dit-il. Je vais me coucher. À demain matin…

– À demain, dit Noël.

Le cocher s’éloigna.

Un quart d’heure après, la porte de la petite maison s’ouvrit et sir George Stowe reparut.

Le gentleman avait fait peau neuve ; il était mis comme un dandy, portait de beaux gants beurre frais, un habit noir et une cravate blanche.

Le tout disparaissait à demi sous une ample pelisse garnie de fourrures d’un très grand prix.

Il monta dans le coupé sans même faire attention à Noël qu’il prit pour son cocher ordinaire :

– East-India ! dit-il.

Le club East-India, situé dans Saint-James square, est un des plus riches et des plus beaux de la capitale des trois royaumes.

Noël, qui savait Londres par cœur, prit le chemin le plus direct et entra dans la cour au grand trot, tournant devant le perron avec une précision merveilleuse.

Sir George Stowe mit pied à terre, gravit lestement les degrés du perron, entra dans le vestibule, jeta son manteau à un grand laquais galonné sur toutes les coutures ; puis il gagna un des salons de jeu où la partie paraissait fort animée.

Un gentleman qui tenait la banque s’écriait en ce moment :

– Je tiens mille guinées de plus : qui les veut ?

– Moi, dit sir George Stowe.

Et il tira son portefeuille et jeta une poignée de banknotes sur la table.

Un jeune homme s’approcha et lui dit :

– Vous avez tort, sir George.

Le nabab le regarda et reconnut en lui un des gentlemen qui avait assisté au combat du terrier et du petit chien de La Havane.

– Pourquoi ? demanda-t-il froidement.

– Parce que vous n’êtes pas en veine, depuis quelques jours.

– Vous croyez ?

– Témoin, ce soir…

– Bah ! dit sir George, vous allez voir que la veine va revenir.

– Ou la déveine continuer.

Le banquier battait les cartes.

Un des joueurs dit :

– Puisque sir George Stowe tient, je me retire.

– Pourquoi ? demanda encore l’Indien avec flegme.

– Parce que vous n’êtes pas en veine.

– Je tiens votre jeu, répondit sir George Stowe.

– Soit.

Le gentleman retira son enjeu et sir George Stowe jeta sur la table une nouvelle poignée de banknotes.

Le banquier tourna les cartes.

Sir George Stowe gagna.

Alors il se retourna vers le premier gentleman qui lui avait affirmé qu’il n’était pas en veine.

– Vous voyez bien que la fortune tourne.

Et il s’assit et continua à jouer.

Pendant toute la nuit, sir George Stowe joua et gagna.

Au point du jour, il avait devant lui un monceau de billets de banque.

Mais comme sept heures sonnaient, il se leva.

Les joueurs qui perdaient murmurèrent.

– Je suis désolé de vous quitter, dit sir George Stowe, mais j’ai un petit rendez-vous à Old Woodstock, ce matin. Il s’agit pour moi de tuer un Français.

– Le Français au petit chien ? demanda-t-on.

– Justement.

Et sir George Stowe empocha son argent.

Puis il quitta froidement la salle de jeu et gagna la cour du club, où son coupé attendait toujours.

– Diable ! pensa Noël en le voyant reparaître, et le cocher qui n’est pas revenu !

– Chez moi, dit sir George en montant en voiture.

Noël rendit la main à ses trotteurs et le coupé partit.

Noël pensait :

– Il a tout perdu… il va chercher de l’argent !

Mais quand, au bout de quelques minutes, le gentleman sir George Stowe, qui était rentré chez lui, ressortit, une petite boîte carrée d’une main, un paquet long enveloppé d’un fourreau de serge de l’autre, il fronça le sourcil.

– Oh ! oh ! pensa-t-il, s’agirait-il donc d’un duel ?

Noël ne se doutait pas que l’adversaire de sir George Stowe n’était autre que Rocambole.

XLI

Le duel est chose si rare parmi les Anglais, qui se contentent de vider leurs querelles à coups de poing, qu’il faut, pour en arriver à cette extrémité, le cas extraordinaire d’un Français et d’un Anglo-Indien se rencontrant et se prenant à partie.

Mais sir George Stowe n’était pas précisément Anglais.

Bien que parfait gentleman, il était demeuré Indien par plusieurs points.

Et ceux qui savaient son histoire et l’avaient connu officier dans un régiment de cipayes savaient qu’il s’était battu fort souvent, soit à l’épée, soit au pistolet.

Mais à Londres, il ne suffit pas d’avoir envie de se battre pour en trouver facilement les moyens.

Les jardins publics, les squares, les rues sont encombrés de policemen qui ne manqueraient pas de jeter leur petit bâton au milieu des combattants.

Londres est fort grand, et on ne gagne pas la campagne sans prendre un chemin de fer.

Cependant le petit village d’Old Woodstock qui se trouve sur la route d’Oxford, est entouré d’une campagne solitaire qui permet à deux hommes qui se veulent couper la gorge de trouver un endroit convenable, entre deux collines, à l’ombre d’un arbre, sur le gazon toujours vert de la campagne de Londres.

On se rend à Woodstock, cette chère résidence du farouche Olivier Cromwell, soit par le chemin de fer de Birmingham, soit en voiture.

En chemin de fer, il faut dix ou quinze minutes.

C’est la première station du train express.

En voiture, il faut une heure, pour peu que les chevaux soient des trotteurs de haute allure.

Sir George Stowe méprisait souverainement les chemins de fer.

Il dit au cocher, c’est-à-dire à Noël :

– Je vais à Woodstock. Je veux aller très vite. Une livre de pourboire si nous franchissons la distance en trois quarts d’heure.

– Ma foi ! pensa Noël, tant pis pour le vrai cocher ; il finira bien par me retrouver.

Et comme Rocambole avait intimé à Noël l’ordre de ne pas quitter sir George Stowe, que d’un autre côté, il ne pouvait pas abandonner le siège ni les rênes, Noël obéit aux ordres qu’il recevait.

Il avait, comme disent les gens de chevaux, un coup de langue fort supérieur.

À peine les chevaux l’eurent-ils entendu, qu’ils se précipitèrent comme s’ils eussent été engagés dans une course au trot.

Noël les menait d’autant plus rondement qu’il était aussi pressé peut-être que sir George Stowe.

Noël était curieux, et se demandait avec qui donc pouvait se battre l’Anglo-Indien.

Car, on s’en souvient, Rocambole ne lui avait fait à ce sujet aucune confidence.

Il traversa les rues de Londres comme un éclair ; de temps en temps il se retournait sur son siège et jetait un regard furtif à l’intérieur du coupé.

À demi couché, les yeux presque clos, un cigare aux lèvres, sir George Stowe paraissait en proie à une rêverie profonde.

Une fois dans la campagne, cependant, le gentleman parut se réveiller, et quand il fut près de Woodstock, son regard se promena rapidement à gauche et à droite de la route.

Il cherchait un endroit convenable.

Un petit bouquet d’arbres, au milieu d’une prairie, assez loin de toute habitation, parut lui plaire.

Et il dit à Noël :

– Arrêtez !

Quand il fut descendu de la voiture, sir George Stowe étendit la main vers le bouquet d’arbres.

– Mon ami, dit-il en tirant sa montre, le chemin de fer de Birmingham va passer dans cinq minutes. Tenez, là-bas, cette maison en briques rouges, c’est la station.

Noël s’inclina.

– Cinq personnes descendront évidemment du chemin de fer, trois d’une part, deux de l’autre.

Les trois sont mon adversaire et ses témoins.

Les deux sont mes témoins à moi.

Vous les reconnaîtrez aisément, puisqu’ils ne seront que deux, et les invitant à monter dans la voiture, vous les amènerez ici.

Naturellement, les autres suivront.

Noël avait parfaitement compris ; il se dirigea vers la station d’autant plus aisément que la route et la voie ferrée se côtoyaient, et il entra dans la cour de la station au moment où le train de Londres s’arrêtait.

Il y avait en effet cinq personnes qui paraissaient être venues dans le même wagon.

Mais, comme elles s’approchaient, Noël fit un soubresaut sur son siège et se demanda si, par hasard, il ne rêvait pas tout éveillé.

Il avait reconnu Rocambole parmi les trois gentlemen qui suivaient les témoins de sir George Stowe.

Rocambole avait reconnu Noël.

Il eut un regard approbateur pour son fidèle acolyte ; en même temps, il passa rapidement un doigt sur ses lèvres.

Noël comprit.

Les gentlemen qui avaient servi de témoins à sir George Stowe connaissaient sans doute sa voiture, car ils s’en approchèrent et l’un d’eux demanda à Noël :

– Où est votre maître ?

– Il m’envoie vous prendre, répondit Noël. Il a trouvé un endroit écarté dans la campagne.

– Aoh ! dit un des gentlemen.

Et il fit un signe à Rocambole et à ses témoins.

Il y a toujours une on deux voitures de place à la station de Woodstock.

Il y en avait trois ce jour-là.

Rocambole et les deux gentlemen qui avaient consenti la veille, après la défaite du terrier, à lui prêter leur assistance, n’eurent donc que l’embarras du choix.

Ces derniers s’étaient munis, comme sir George Stowe, d’une épée de combat et d’une boîte de pistolets.

Dix minutes après, la voiture de place et le coupé conduit par Noël arrivaient dans cette prairie ombragée choisie par sir George Stowe.

L’Anglo-Indien s’était assis au pied d’un arbre et continuait à fumer, les yeux mi-clos.

Il fallut le bruit des voitures pour l’arracher à sa contemplation.

Il se leva et vint au devant de ses témoins, qui mettaient pied à terre.

Ceux-ci, habitués du club East-India, mais parfaitement indifférents, du reste, avaient consenti à servir de témoins à sir George Stowe par pure courtoisie.

Mais il leur eût été fort égal sans doute que sir George Stowe fût tué.

Ce dernier salua son adversaire qui lui rendit son salut avec une urbanité parfaite.

Mais leurs regards se croisèrent et sir George Stowe tressaillit.

Il lui sembla qu’il avait déjà rencontré ce regard autre part que dans la cave de l’hôtel Dubourg où son coq et son terrier avaient succombé.

Et il eut comme un vague souvenir, une certaine pâleur nerveuse couvrit son visage.

Rocambole avait fait cependant une toilette de matin fort soignée, obéissant à ce principe de galanterie française, que l’homme qui va jouer sa vie ne saurait être trop bien vêtu.

Et néanmoins, sir George Stowe en le regardant ne put se défendre de songer au matelot de la taverne du Roi George, qui avait offert sa main à Gipsy la Bohémienne.

– Il me reconnaît, pensa Rocambole.

Les conditions du combat furent bientôt réglées.

On tira au sort le choix des armes.

Le sort favorisa Rocambole :

– Je prends l’épée, dit-il.

Sir George Stowe s’inclina et mit habit bas ; mais contre toutes les règles, il garda sa cravate, de façon à ce que sa chemise ne pût s’ouvrir.

Les Anglais qui sont peu au courant de ces sortes de rencontres n’en firent pas l’observation.

Quant à Rocambole, il devinait pourquoi sir George Stowe ne voulait pas montrer sa poitrine.

Tout au contraire, après avoir ôté son habit, il déboutonna sa chemise qui devint flottante, et en s’ouvrant, laissa voir une partie de ses épaules.

Noël, immobile sur son siège, à vingt pas de distance, murmurait :

– Je ne suis pas inquiet. Je sais de quelle force est le Maître à ce jeu-là.

– Allez ! messieurs, dit un des témoins.

Les deux adversaires croisèrent le fer, – Rocambole calme et presque souriant, – sir George Stowe, si plein de sang-froid naguère, visiblement ému maintenant.

XLII

Mais, avant d’aller plus loin, il est nécessaire de rapporter une circonstance qui devait avoir une influence considérable sur la rencontre à l’épée de Rocambole et de sir George Stowe.

On se souvient qu’après avoir, quelques semaines auparavant, placé le vieux général polonais et sa fille Nadéïa sous la garde du Chanoine et de la Mort-des-braves, Rocambole avait repris le large en compagnie de Marmouset, tandis que les deux Indiens garottés gisaient au fond de la barque.

On se souvient encore que le Maître avait voulu, le poignard à la main, forcer Osmanca à lui faire des révélations, et que celui-ci avait répondu qu’il préférait mourir.

Son compagnon Gurhi, qui avait peur de la mort, avait, au contraire, annoncé qu’il parlerait.

Alors Rocambole, ainsi qu’Osmanca devait le raconter plus tard à sir George Stowe, Rocambole avait pris l’Indien dans ses bras et l’avait jeté à l’eau.

Puis, se penchant de nouveau sur Gurhi, il l’avait menacé de le tuer, s’il ne lui faisait des révélations complètes.

L’Indien, persuadé qu’il était tombé aux mains de la secte ennemie des Étrangleurs, connue sous le nom de fils de Sivah, avoua qu’il faisait partie des Étrangleurs de Londres, qu’ils obéissaient à un chef appelé sir George Stowe, et que lui-même était un de ces pauvres mutilés que les prêtres de la déesse Kâli condamnent à un éternel célibat.

L’eunuque fut très précis dans son récit ; il donna à Rocambole une foule de détails qui devaient lui servir à Londres.

Enfin, des révélations de Gurhi, il résulta pour Rocambole cette conviction : c’est que sir George Stowe, le chef des Étrangleurs, était un adorateur fanatique de la déesse Kâli, et que tout en vivant à Londres des revenus d’une immense fortune et comme un parfait gentleman, il avait sous ses ordres une armée mystérieuse d’Étrangleurs qui semaient la désolation et l’effroi dans la capitale du Royaume-Uni ; qu’enfin, sir George Stowe, qui se riait du banc de la reine, des cours prévôtales et de tous les tribunaux possibles, avait cependant grand’peur des fils de Sivah, lesquels, jusqu’à présent, n’avaient pas quitté l’Inde.

Ce fut un trait de lumière pour Rocambole.

Aussi avait-il amené Gurhi à Londres.

Gurhi, déguisé, habillé en femme, vivait caché dans la maison louée par Vanda.

Rocambole, pendant cette nuit féconde en aventures que nous venons de décrire, après avoir quitté Gipsy la Bohémienne, était rentré chez Vanda à trois heures du matin.

Gurhi dormait.

Rocambole l’avait éveillé.

L’Indien avait frissonné en voyant Rocambole armé d’un poignard.

– Écoute, lui dit le Maître, jusqu’à présent, tu m’as pris pour un fils de Sivah ?

– Oui, répondit Gurhi.

– Tu t’es trompé…

L’Indien demeura stupéfait.

Rocambole poursuivit :

– Je ne connais pas les fils de Sivah et j’ai des motifs particuliers et que tu n’as pas besoin de savoir, pour poursuivre les Étrangleurs. Mais, aussi vrai que tu es couché là, sans défense, et que j’ai un poignard à la main, je te jure que si tu ne me dis pas ce que j’ai intérêt à savoir, je t’envoie sur-le-champ dans le monde des âmes.

– Que voulez-vous donc savoir ? demanda Gurhi.

– Les fils de Sivah ont-ils une marque sur le corps ?

– Oui, quand on les affilie, on leur dessine sur la poitrine un serpent et un oiseau, avec une encre bleue qui est ineffaçable.

– Ce tatouage est-il bien présent à ton esprit ?

– Parfaitement.

– Saurais-tu l’exécuter ?

– Oui.

– Alors, dit Rocambole, mets-toi à l’œuvre.

Et il fit lever Gurhi, prit une petite fiole qui contenait de l’encre bleue ordinaire, un pinceau, et tendit le tout à l’Indien.

Puis il mit sa poitrine à nu et lui dit :

– Dépêche-toi, je suis pressé.

Le poignard de Rocambole était un stimulant.

L’Indien, du reste, savait tatouer, comme tous les gens de sa race.

Cependant, lorsqu’il eut nettement dessiné le serpent et l’oiseau, il dit :

– À présent, il faudrait, pour que cette marque ne s’effaçât jamais, piquer la poitrine avec une épingle et brûler dessus une pincée de poudre.

– C’est inutile, répondit Rocambole.

* *

*

Or donc, à quelques heures de là, Rocambole et sir George Stowe mettaient l’épée à la main.

Dès le premier engagement, sir George Stowe qui tenait merveilleusement l’épée, sentit qu’il avait affaire à un adversaire digne de lui.

Mais sa pâleur eut bientôt disparu, son émotion se calma, et le sentiment de la conservation domina chez lui toute autre préoccupation.

Rocambole, au contraire, paraissait vouloir se souvenir des galantes traditions françaises.

– Monsieur, dit-il à sir George Stowe, en parant un fameux coup droit que celui-ci lui avait porté, vous tirez fort bien, mais je connais votre jeu.

Et il le regardait si fixement, que sir George Stowe songea de nouveau à Gipsy et au matelot de la taverne du Roi George.

– Vous avez un peu d’agitation dans le bras, continua Rocambole, qui n’avait point encore attaqué, mais qui parait tous les coups avec une adresse merveilleuse. Peut-être avez-vous passé la nuit au jeu… Il n’en faut pas davantage pour enlever au poignet cette souplesse et cette précision dont on a si grand besoin.

Sir George Stowe se fendit à fond : mais son épée fila dans le vide.

– Prenez garde ! dit Rocambole, vous avez fait un faux pas. Si j’avais voulu, vous étiez un homme mort.

Et comme il disait cela, sa chemise s’ouvrit et sir George Stowe jeta un cri.

Il venait d’apercevoir sur la poitrine de Rocambole le serpent bleu et l’oiseau dessiné par Gurhi.

Et sir George Stowe, épouvanté, se découvrit et Rocambole lui administra un tout petit coup d’épée.

Deux gouttes de sang jaspèrent la chemise du gentleman.

Il poussa un cri de rage.

Mais alors Rocambole acheva son œuvre de stupéfaction.

Il adressa à sir George Stowe la parole en indien :

– Maintenant, dit-il, que tu vois qui je suis, tu sais bien que ce n’est pas ici que nous devons lutter.

Sir George Stowe était profondément ému.

Les témoins, voyant le sang couler, s’étaient interposés.

– L’honneur est satisfait, dirent-ils.

– Comme vous voudrez, répondit sir George Stowe, qui considérait toujours Rocambole avec épouvante.

XLIII

Pénétrons maintenant dans l’intérieur de Vanda, à Londres.

À leur arrivée, Rocambole et Vanda étaient descendus à l’hôtel Dubourg.

Puis, le lendemain, ils s’étaient installés dans une petite maison qu’ils avaient louée tout entière, auprès de Saint-Paul.

C’était là que Vanda était chargée de veiller nuit et jour sur Gurhi.

L’Indien, saisi de terreur et croyant avoir affaire au chef de la secte ennemie, c’est-à-dire à un fils de Sivah, avait fait toutes les révélations que lui avait demandées Rocambole.

Il avait désigné sir George Stowe comme le chef des Étrangleurs, et donné sur la vie de ce prétendu gentleman des renseignements précieux.

Rocambole avait dit à Vanda :

– Je lui ai promis la vie s’il me servait, et ce dont il a le plus peur au monde, maintenant, c’est de tomber aux mains des Étrangleurs.

Néanmoins, veille sur lui, et, sous aucun prétexte, ne le laisse sortir.

Rocambole savait qu’il pouvait compter sur Vanda.

Il était donc parti fort tranquillement après s’être fait tatouer sur la poitrine l’oiseau bleu et le serpent bleu, ne se doutant point de la réaction qui allait s’opérer dans l’esprit de Gurhi.

Cet homme, mutilé au nom d’une religion mystérieuse, croyait à cette religion tout entière.

Le dogme indou a donc deux principes, le bien et le mal, partant deux divinités : le dieu Sivah et la déesse Kâli.

Aux yeux des Indiens, les hommes sont des jouets aux mains de ces deux pouvoirs surnaturels qui, perpétuellement en lutte, remportent tour à tour la victoire.

Cet homme qui venait du fond de l’Inde avec une mission sanglante, et trouvait, à deux pas de Paris, des gens qui parlaient sa langue et le réduisaient tout à coup à l’impuissance, devait naturellement admettre que ces hommes étaient des serviteurs du dieu ennemi de la déesse qu’il servait.

Par conséquent Sivah était plus fort que Kâli.

Par conséquent encore, Gurhi, qui était logique, devait s’incliner.

Depuis trois semaines qu’il était au pouvoir de Rocambole, Gurhi cherchait à faire la paix avec le dieu Sivah et trahissait effrontément et sans remords la déesse Kâli.

Mais voilà que tout à coup Rocambole venait lui dire :

– Je ne connais ni le dieu Sivah, ni ses prêtres, ni ses disciples. Si je combats les Étrangleurs, c’est que j’ai des raisons particulières. Néanmoins, comme cela peut servir mes projets de passer pour un fils de Sivah, tu vas, si tu ne veux pas faire connaissance avec mon poignard et lui servir de gaine, dessiner sur ma poitrine le signe mystérieux que portent tes ennemis.

En présence de cette menace de mort, Gurhi s’était exécuté, mais le prestige de Rocambole s’était évanoui sur-le-champ.

Gurhi ne croyait plus à Rocambole.

Gurhi ne tremblait plus.

Et dès lors, le fanatisme de l’Indien pour sa terrible déesse revint, ardent, implacable, et il n’eut plus qu’un désir, – s’échapper ; un but – aller trouver sir George Stowe et lui tout dire.

Mais rien n’était moins facile que l’exécution de ce programme.

Gurhi était gardé à vue.

Et gardé à vue par une femme.

Or, Gurhi savait qu’une femme est bien plus difficile à tromper qu’un homme.

L’eunuque était non seulement étrangleur, – il était encore psylle, c’est-à-dire charmeur de serpents.

C’était même sa profession avouée à Madras, lorsque le comité des étrangleurs de l’Inde l’avait envoyé à Londres, en l’adressant à son correspondant, sir George Stowe.

Gurhi avait continué son métier à Londres.

Il avait emporté de Madras une caisse, remplie de vipères et de couleuvres, de toutes dimensions et de toutes couleurs.

C’était peut-être là tout ce qu’il aimait, après la déesse Kâli, bien entendu.

Quand sir George Stowe l’avait envoyé de Londres à Paris, avec Osmanca, pour étrangler le général et sa fille, Gurhi avait emporté ses couleuvres.

On l’avait même vu, tout un jour, sur la place du Châtelet, jongler avec elles, les enrouler autour de son bras et de son cou, au grand ébahissement de ce bon peuple de Paris, pour qui toute nouveauté est un prétexte à rassemblement.

Lorsque Rocambole s’était emparé de lui, il avait voulu savoir où Gurhi logeait.

L’eunuque avait indiqué un misérable hôtel dans la rue Saint-Antoine.

Rocambole l’y avait conduit.

L’Indien n’avait ni papiers, ni rien qui pût servir à Rocambole.

Ce dernier n’avait trouvé que la caisse à couleuvres, et il avait voulu jeter les reptiles à l’eau.

Mais Gurhi s’était mis à pleurer et Rocambole lui avait laissé sa caisse.

Depuis qu’il était de retour à Londres, et sous la surveillance de Vanda, Gurhi n’avait plus qu’un passe-temps : jouer avec ses vipères et ses couleuvres.

Du reste, comme on le pense bien, Rocambole avait eu soin de s’assurer qu’aucun de ces hideux reptiles n’appartenait aux espèces dites foudroyantes.

Les couleuvres et les vipères se promenaient donc en paix dans la chambre assignée à Gurhi pour prison ; les unes se réfugiaient dans sa poitrine, les autres déroulaient leurs anneaux tigrés sur la courtine de son lit.

Une seule avait une propriété stupéfiante, quoique non mortelle.

C’était une petite vipère jaune, tachetée de noir, dont la morsure, si légère qu’on la sentait à peine, avait le singulier privilège d’endormir profondément.

Gurhi s’en souvint.

Et dès lors, il plaça dans la vipère jaune tout l’espoir de sa liberté.

Chaque fois, lorsque Rocambole sortait pour aller à un mystérieux rendez-vous dans la cité de Londres ou dans le Wapping, Vanda se faisait dresser un lit dans la pièce qui précédait la chambre de Gurhi.

Or, comme cette chambre n’avait qu’une porte, il aurait fallu que Gurhi passât au pied du lit de Vanda pour sortir.

Vanda, cette nuit-là, ne s’était pas couchée, elle avait attendu Rocambole.

Lorsque ce dernier rentra, elle assista à l’expérience du tatouage.

Et quand Rocambole sortit, pour aller se battre avec sir George Stowe, le jour commençait à poindre.

Vanda se plaça dans un fauteuil, dans la chambre même de Gurhi, auprès de la porte, et dans une position telle que l’Indien, pour sortir, eût été forcé de passer sur son corps.

Mais Gurhi s’était glissé sous ses couvertures, avec la caisse à couleuvres, et il feignait de dormir.

Seulement, de temps à autre, il ouvrait un œil et cherchait à voir si Vanda dormait.

Vanda lutta un moment contre le sommeil ; puis la fatigue triompha.

Ses yeux se fermèrent ; mais sa main n’abandonna point le revolver avec lequel elle tenait Gurhi en respect nuit et jour.

Alors, passant la main sous les couvertures, le psylle frappa doucement plusieurs coups bizarrement espacés, sur la caisse à couleuvres.

Puis il en souleva un peu le couvercle.

La vipère jaune sortit et vint s’enrouler autour du bras de Gurhi.

Alors Gurhi étendit le bras dans la direction de Vanda endormie.

Puis il secoua la vipère qui déroula ses anneaux et alla tomber sur les genoux de Vanda.

Vanda dormait toujours, et la vipère se glissa dans les plis de sa robe.

XLIV

Suivons maintenant sir George Stowe regagnant, avec ses témoins, Londres et sa maison.

Rocambole était déjà parti avec les siens.

Noël n’avait point abandonné son siège, et il ramena sir George Stowe aussi rondement qu’il était allé.

L’Anglo-Indien reconduisit ses témoins chez eux, l’un après l’autre, puis dit à Noël :

– Chez moi !

Il était fort pâle et fort agité depuis qu’il avait vu sur la poitrine de Rocambole l’oiseau bleu et le serpent bleu, et un sentiment à peu près analogue à celui qu’avait éprouvé Gurhi s’était emparé de lui.

– Sivah triomphe ! murmurait-il, tandis que le coupé roulait vers Haymarket avec une rapidité vertigineuse. Kâli nous abandonne !…

Quand il descendit de voiture, il était blanc comme une statue de marbre.

Noël vit sa main trembler, tandis qu’il introduisait le passe-partout dans la serrure.

Au moment où la porte se refermait sur lui, Noël entendit un gros soupir.

En effet, l’Anglo-Indien, en proie à une sorte de terreur, traversa le petit jardin qui précédait la maison, d’un pas inégal et brusque.

Dans le vestibule, il s’arrêta un moment.

Un grand laquais, un peu trop chamarré d’or, ronflait sur une banquette.

Sir George Stowe ne l’éveilla point.

Mais ses yeux se portèrent sur un plateau d’argent posé sur un guéridon et dans lequel un valet de chambre avait coutume de placer les lettres arrivées dans la soirée, habitué qu’il était à ne jamais voir son maître rentrer avant le jour.

Une seule lettre était dans le plateau.

Une lettre mignonne, de l’enveloppe de laquelle s’échappait un parfum discret, et dont la suscription était d’une écriture fine, allongée et trahissant une main de femme.

La pâleur de sir George Stowe fit place un moment à une légère rougeur.

Il prit vivement cette lettre et l’ouvrit.

La lettre était ainsi conçue :

 

« Mon très cher monsieur,

« On ne vous a pas vu depuis deux jours à Hyde-Park. Que devenez-vous ?

« Avez-vous oublié déjà que ma mère vous a invité à venir prendre une tasse de thé dimanche prochain ? ou bien êtes-vous malade ?

« Lord Charing, mon oncle, est à Londres depuis hier.

« Je lui ai tout avoué. Il est pour nous.

« Venez donc à Hyde-Park ce tantôt, je m’y promènerai vers deux heures.

« Celle qui se dit toujours

« Votre Cécilia. »

 

L’Anglo-Indien respira plus librement après la lecture de cette lettre.

Un moment même ses yeux brillèrent, ses mains se dilatèrent, tout son visage exprima une satisfaction conquérante.

Mais ce fut l’histoire d’un éclair.

Le souvenir de Rocambole vint se placer entre lui et la séduisante image de Cécilia.

Ce sauvage, en apparence civilisé, dont la beauté brune avait séduit une Anglaise blanche et rose, se prit à songer à la déesse Kâli, sa croyance unique, laquelle paraissait l’abandonner, ou, tout au moins être dominée, en ce moment, par le dieu Sivah.

Sir George Stowe vivait en garçon dans sa maison. Il avait une voiture au mois, dînait au club et ne gardait chez lui qu’un valet de chambre, lequel, comme nous l’avons vu, dormait profondément lorsque son maître était rentré.

L’Anglo-Indien gagna l’escalier et monta au premier étage qui se composait d’un fumoir, d’une chambre à coucher et d’une autre pièce dans laquelle personne ne pénétrait.

Cette troisième pièce, dont la porte donnait sur le fumoir, était interdite au valet de chambre.

Seul, sir George Stowe, qui en portait toujours la clé suspendue à son cou, y pénétrait, et encore fort rarement.

La chambre à coucher et le fumoir étaient entièrement décorés à l’anglaise.

Cette pièce, comme on va le voir, eût formé un étrange contraste aux yeux des visiteurs, si les visiteurs eussent pu y être admis.

C’était une petite salle qui prenait jour par en haut, selon l’usage des temples indiens.

Les quatre murs étaient couverts d’une étoffe chargée de peintures bizarres, représentant une des soixante incarnations de Wichnou.

Aux quatre angles, des bronzes indiens figurant des divinités monstrueuses étaient posés sur des socles de marbre noir.

Le sol était couvert d’une natte également chargée de peintures étranges, au milieu desquelles se trouvait un éléphant blanc.

Ce réduit était, en fin de compte, une pagode en miniature.

Mais l’objet le plus curieux peut-être était un bassin de marbre blanc placé au milieu, rempli d’eau jusqu’au bord et dans lequel un joli poisson rouge allait et venait, tantôt descendant au fond, tantôt venant respirer un moment à la surface.

Une inscription indienne, en lettres d’or, se trouvait sur les quatre faces du bassin.

En voici la traduction littérale :

« Osmani, fils de Raj’hou, lequel descendait par ses aïeux de Beg-Amir’h, fils de Wichnou, s’étant consacré de bonne heure au service de Kâli, notre aimée déesse, a trouvé la mort dans les eaux du Gange, qu’il traversait à la nage pour aller étrangler deux jeunes filles dont la déesse désirait avoir les âmes auprès d’elle.

« Son fils Runjeb, que les Anglais nomment sir George Stowe, ayant passé la nuit en prières et redemandé à la déesse l’âme du pieux Osmani, la déesse a fait droit à sa demande.

« Elle a permis que l’âme d’Osmani habitât le corps d’un poisson rouge qui est contenu dans ce bassin et qui a été repêché dans les eaux saintes du Gange. »

Un Parisien se fut tordu dans un accès d’hilarité, en lisant cette étrange inscription.

Mais, comme on va le voir, Runjeb le Nabab, dit sir George Stowe, la trouvait toute naturelle.

Avant de pénétrer dans cette pagode en réduction où l’âme de son père Osmani habitait le corps d’un poisson rouge, sir George Stowe entra dans sa chambre à coucher et se déshabilla.

L’habit bleu, la cravate blanche, le chapeau à haute forme, les gants jaunes, le pantalon gris du matin, tout ce qui constituait le parfait gentleman tomba comme par enchantement.

On eût dit le malheureux pâtissier que, dans Peau-d’Âne, une fée déshabille d’un coup de baguette.

Quand il fut tout nu, sir George Stowe ouvrit une armoire et en retira un caleçon de soie rayée et une paire de babouches.

Il chaussa les babouches et passa le caleçon.

Puis il prit encore une pièce de soie blanche qu’il posa sur sa tête comme un voile.

Et, ainsi vêtu, ainsi travesti, il entra dans la pagode, ayant soin de laisser ses babouches sur le seuil.

Alors il s’agenouilla sur le sol, – c’est-à-dire sur la natte, – courba le front et se mit à marmotter des prières.

Après quoi il s’approcha du bassin de marbre et se mit à regarder le poisson rouge.

Le poisson rouge paraissait engourdi et demeurait au fond du bassin.

Sir George Stowe se pencha et dit :

– Mon père, j’ai besoin de vous.

Le poisson ne bougea pas.

– Mon père, reprit sir George Stowe, votre âme glorieuse aurait-elle un moment abandonné son enveloppe pour voler auprès de la déesse et lui demander les ordres qu’elle veut transmettre à votre fils ?

Le poisson garda son immobilité.

– Mon père, dit encore l’Anglo-Indien, les fils de Sivah sont ici ; ils veulent persécuter les serviteurs de la déesse. Que dois je faire ?

Et, en disant ces mots, sir George Stowe trempa deux de ses doigts dans l’eau du bassin qu’il agita légèrement. Le petit poisson remonta à la surface.

– Ah ! dit sir George Stowe, je savais bien que vous viendriez à mon aide, ô mon père. Que faut-il faire ? dois-je fuir et retourner aux Indes ? dois-je engager la lutte ?

Le petit poisson nageait avec peine. Il paraissait souffrant.

– Je le vois, murmura sir George en prenant son front à deux mains et avec un accent de désespoir, Sivah triomphe !…

Le poisson descendit de nouveau au fond du bassin et, cette fois, y demeura immobile.

Sir George Stowe prit cette attitude pour une réponse et il se frappa la poitrine avec une sorte de rugissement.

– Sivah triomphe ! répéta-t-il, Sivah triomphe.

Et pâle comme un spectre, il sortit de la pagode en déchirant sa poitrine avec ses ongles.

Puis il se laissa tomber sur le sol, les lèvres bordées d’écume, en proie à un sombre désespoir.

Mais alors, un bruit parvint à son oreille.

Le bruit d’une cloche.

La cloche qui annonçait un visiteur.

Et sir Georges Stowe se précipita vers la fenêtre qui prenait jour sur le jardin.

XLV

Au coup de cloche, le valet étendu sur une banquette dans l’antichambre et qui ne s’était pas éveillé lorsque son maître était rentré, bien qu’il fût alors dix heures du matin, le valet, disons-nous, se leva tout d’une pièce et se précipita dans le jardin.

Attentif derrière les rideaux de la croisée, sir George Stowe, qui était vivement surexcité, fixait son regard sur la porte que le valet venait d’ouvrir.

Un homme entra.

Sir George Stowe étouffa un cri.

Il avait reconnu Gurhi.

C’est-à-dire le traître qui, au dire de Osmanca, avait livré aux fils de Sivah les secrets des Étrangleurs.

Alors une colère terrible domina le désespoir et la prostration de sir George Stowe.

Il prit sur la cheminée de sa chambre un revolver et il fut sur le point de casser la tête à Gurhi en tirant sur lui par la fenêtre.

Mais déjà Gurhi marchait d’un pas rapide vers la maison.

Et sir George vit briller une telle joie sur le visage du psylle qu’il remit le revolver à sa place et attendit.

Gurhi avait parlementé un moment avec le valet, qui ne l’avait jamais vu et ne voulait pas le laisser entrer, bien que l’absence de la lettre de miss Cécilia dans le plateau lui fût une preuve que sir George Stowe était de retour.

Mais Gurhi avait repoussé le valet avec l’autorité d’un homme qui n’a pas le temps de faire antichambre.

Si le valet n’avait jamais vu Gurhi, celui-ci cependant connaissait parfaitement la maison que sir George Stowe habitait et dans laquelle il était venu souvent la nuit.

Ainsi, repoussant le domestique, s’élança-t-il dans l’escalier qu’il monta quatre à quatre.

Puis il fit irruption comme une bombe dans la chambre de sir George Stowe.

L’Anglo-Indien était encore dans son costume mystique.

Gurhi se précipita à genoux et dit :

– Lumière, ma vie est à toi, mais avant d’en disposer, au nom de la déesse Kâli, que je n’ai point cessé de servir, écoute-moi.

– Poussière, répondit sir George Stowe, d’où viens-tu ?

– J’étais aux mains de tes ennemis.

– Les fils de Sivah ?

Gurhi se mit à rire tout à coup :

– Il n’y a pas de fils de Sivah à Londres, dit-il.

Cette réponse fit faire un pas en arrière à sir George Stowe.

– Écoute-moi, Lumière, écoute-moi jusqu’au bout, reprit Gurhi, et tu verras qu’Osmanca et moi nous avons été trompés.

– Tu m’as trahi, dit sir George Stowe.

– Ma vie payera ma trahison, répondit l’eunuque, dont les yeux brillaient de fanatique. Mais il faut que tu saches tout.

– Parle !

Et Gurhi, demeurant à genoux, raconta à sir George Stowe ce que ce dernier savait déjà par le récit d’Osmanca, c’est-à-dire comment l’expédition de Paris avait échoué, et comment, étant tous deux aux mains d’un homme qui paraissait exercer sur tout ce qui l’entourait une autorité suprême et parlait la langue indienne très purement, ils avaient cru avoir affaire au chef des fils de Sivah.

– Mais, dit sir George Stowe, cet homme dont tu parles, et que je reconnais maintenant, car c’est avec lui que je me suis battu…

– Ce n’est pas un fils de Sivah.

– Je te prouve le contraire.

Le sourire de Gurhi s’épanouit de nouveau.

Et comme sir George Stowe l’écoutait anxieux, Gurhi lui raconta ce qui s’était passé, le matin même, une heure avant la rencontre.

C’était lui, Gurhi, qui avait tatoué la poitrine de Rocambole et avait peint l’oiseau bleu et le serpent bleu.

Sir George Stowe écoutait avec une sorte de joie sauvage.

– Mais quel est donc cet homme ? s’écria-t-il.

– Je ne sais.

– Que nous veut-il ?

– Je l’ignore.

Un ricanement de bête fauve passa dans la gorge de l’Anglo-Indien.

– Ah ! dit-il, c’est un Français, un vrai Français ; et ce n’est pas du dieu Sivah qu’il tient sa mission ? Eh bien ! à nous deux, alors !

Puis il prit le revolver et l’appuya sur le front de Gurhi, toujours à genoux :

– Poussière, dit-il, à présent que tu as parlé, tu vas expier ta trahison. Prie les divinités secondaires qui obéissent à la grande déesse d’intercéder pour toi auprès d’elle, afin que ton âme n’erre pas éternellement dans les espaces infinis.

Mais Gurhi, impassible, répondit :

– Lumière, ma vie est à toi et tu peux me tuer, mais réfléchis avant de le faire.

– À quoi ?

– Je puis t’être utile dans la lutte que tu vas soutenir contre cet homme.

Sir George Stowe fut frappé sans doute de ce raisonnement, car il reposa le revolver sur la tablette de la cheminée.

Puis il dit brusquement :

– Ce que tu dis peut être vrai. Que sais-tu de cet homme ?

– Rien, si ce n’est son nom.

– Quel est-il ?

– Rocambole.

– Où est-il logé ?

– Dans une maison où je te conduirai.

– Comment as-tu pu lui échapper ?

– C’est une vipère jaune qui m’a servi.

– Cet homme vit-il seul ?

– Non, avec une femme blonde qui paraît lui obéir comme une esclave.

– C’est bien. Viens avec moi.

Et sir George Stowe poussa de nouveau la porte de la pagode en miniature, ajoutant :

– Je vais consulter mon père.

Le valet de chambre de sir George Stowe, étant Anglais et chrétien, ne pouvait pas pénétrer dans la pagode.

Sir George Stowe, si pareille chose fût arrivée, eût considéré ce lieu saint comme à jamais souillé.

Mais Gurhi, en sa qualité d’affilié aux mystères des Étrangleurs, pouvait en franchir le seuil.

Sir George Stowe entra.

Gurhi le suivit.

L’Anglo-Indien s’approcha du bassin et jeta un cri de joie…

Le petit poisson rouge nageait majestueusement et frétillait de la queue.

Ce fut pour sir George Stowe un pronostic favorable.

Évidemment, l’âme d’Osmani le saint était ravie de la tournure que prenaient les choses.

Gurhi s’était dévotement agenouillé et priait.

Sir George Stowe jugea opportun d’adresser quelques questions à l’âme de son père, c’est-à-dire au petit poisson rouge.

– Mon père, dit-il, pensez-vous que je triompherai aisément de ce Français qui veut entraver le service de la déesse ?

Le poisson rouge nagea d’une façon plus folâtre.

C’était sa manière de répondre favorablement.

– Mon père, dit encore sir George Stowe, faut-il toujours veiller sur la chasteté de la bohémienne Gipsy ?

Le poisson rouge précipita ses évolutions.

C’était encore une affirmation.

– Alors, dit froidement sir George Stowe rayonnant, malheur à celui qui a osé lui proposer de l’épouser !

Et il sortit de la pagode.

Gurhi sortit comme lui.

– Maintenant, dit l’Anglo-Indien, va-t’en.

– Où et quand recevrai-je vos ordres, Lumière ?

– Ce soir, à la taverne du Roi George.

Gurhi s’inclina.

Sir George Stowe se dépouilla de son caleçon mystique, endossa une belle robe de chambre, s’assit devant un petit bureau de bois des îles, et tandis que Gurhi s’en allait, il écrivit le billet suivant :

« Admirable miss Cécilia,

« Je n’ai rien oublié, et je vous aime toujours plus que la vie.

« Aujourd’hui, à deux heures, j’aurai l’honneur de vous rencontrer au parc de Saint-James, et, en attendant, je vais envoyer au respectable et très honorable lord Charring, votre oncle, la carte de celui qui se dit

« Votre fidèle pour la vie,

« GEORGE STOWE, esq. »

Puis sir George Stowe ferma la lettre, la scella avec un cachet emblématique et procéda de nouveau à une minutieuse toilette de gentleman.

DEUXIÈME PARTIE

LES ÉTRANGLEURS

I

Qu’était-ce que miss Cécilia ?

Une de ces jeunes filles anglaises aux idées un peu excentriques, à l’énergie masculine, qui sortent seules à cheval le matin, donnent des poignées de main aux jeunes gens et possèdent une de ces fortunes princières.

Miss Cécilia avait dix-neuf ans.

Elle était belle, avait des cheveux noirs comme une Irlandaise, les pieds et les mains d’une créole.

Son père servait dans la marine.

Il était commodore d’une frégate de Sa Majesté Britannique, laquelle frégate arrivait des Indes occidentales en ce moment.

Par conséquent, le père de Cécilia était à Londres.

Idolâtrée par sa mère, habituée à s’entendre dire que les terres de sa famille réunies constitueraient un des plus grands comtés de l’Angleterre, miss Cécilia avait dit très hautement, dès l’âge de seize ans, qu’elle se marierait à son gré et comme elle l’entendrait.

Depuis trois ans elle avait éconduit toute la jeunesse dorée britannique, à commencer par un monsieur qui était membre de la Chambre haute, pour finir par un autre qui était simple commis dans les bureaux de l’amirauté.

En refusant ce dernier, miss Cécilia avait étonné toute l’aristocratie anglaise.

Épouser un valet sans fortune était chose assez excentrique pour qu’une fille excentrique comme miss Cécilia n’hésitât pas un seul instant.

Cependant elle n’avait pas même hésité, elle avait refusé net.

Miss Cécilia avait beaucoup voyagé ; elle connaissait l’Orient et l’Italie. Elle avait passé un hiver à Pau.

Elle montait à cheval, tirait le pistolet, suivait les chasses à courre dans ses terres, peignait à ravir et était excellente musicienne, ce qui est rare chez une Anglaise.

Miss Cécilia habitait, avec sa mère, un petit hôtel entre cour et jardin, dans Piccadilly.

Mais elle avait une entrée séparée, et son atelier était le rendez-vous de beaucoup de monde.

Un peintre français qui lui donnait des leçons avait même été autorisé à fumer la cigarette, ce qui était une chose inouïe.

Or, miss Cécilia avait rencontré, aux courses d’Ascott, sir George Stowe.

Le brun attire le brun.

La belle Anglaise aux cheveux noirs avait tressailli à la vue de ce visage bronzé, de cette chevelure crépue, de cet homme, en un mot, qui réalisait le type superbe de cette race nouvelle que les Anglais ont créée dans l’Inde.

Elle s’était fait présenter sir George Stowe.

Trois jours après, elle avait dit nettement à sa mère :

– J’ai trouvé le mari qui me convient.

La mère avait jeté les hauts cris.

– Un homme qui a du sang indien dans les veines épouser une fille de haute race comme miss Cécilia !

– Mon père y consentira, avait froidement répondu la jeune fille.

Le commodore était arrivé.

Il avait partagé l’opinion de sa femme et répondu que ce mariage était impossible.

Mais miss Cécilia ne s’était point tenue pour battue.

Elle avait un oncle, lord Charring.

Lord Charring était colossalement riche, et il n’avait d’autre héritière que miss Cécilia.

Il adorait sa nièce, lui passait toutes ses fantaisies, et raffolait de ses excentricités.

Or, la veille, le jour où nous avons vu sir George Stowe ouvrir le billet de miss Cécilia, lord Charring était revenu de son château de Lincolnshire.

Cécilia lui avait dit :

– Mon oncle, je viens vous prier d’annoncer à mes parents que vous me déshéritez…

Lord Charring avait failli tomber à la renverse.

Cécilia avait continué :

– Que vous me déshéritiez, si on ne me donne pas le mari que je veux.

Alors seulement, lord Charring s’était pris à respirer, et il avait répondu à sa nièce :

– Je ferai tout ce que tu voudras.

C’était pour cela que miss Cécilia avait écrit à sir George Stowe.

Or donc, ce jour-là, vers deux heures, miss Cécilia caracolait dans Hyde-Park, lorsque Sir George Stowe, monté sur un cheval magnifique, vint à sa rencontre.

Elle lui tendit la main et lui dit :

– Mon père est aux trois quarts gagné ; ma mère résiste encore un peu, mais mon oncle est pour nous. Venez ce soir.

Sir George Stowe porta la main de miss Cécilia à ses lèvres et la regarda avec amour.

– Nous serons en tout petit comité, dit-elle. Vous verrez mon cousin Arthur Newil, celui que j’ai refusé autrefois. Il ne m’aime plus que comme une sœur. Aussi en ai-je fait mon confident.

– Ah ! fit sir George Stowe, qui parut s’intéresser fort peu au cousin de miss Cécilia.

Les deux amoureux se promenèrent pendant une heure, côte à côte, au pas de leurs chevaux, dans les allées de Hyde-Park.

Miss Cécilia attirait tous les regards.

Tous les dandys qui la croisaient se disaient :

– C’est pourtant pour cette manière de nègre qu’elle a refusé les plus beaux noms du Royaume-Uni.

Et en dépit de la jalousie qui les mordait au cœur, ils admiraient l’excentricité de la jeune fille.

Miss Cécilia quitta sir George Stowe en lui répétant : « À ce soir ! »

Puis elle rentra chez elle, toujours suivie à distance par deux laquais à cheval.

Comme elle mettait pied à terre devant le perron de l’hôtel, un jeune homme entrait dans la cour.

Il était à pied, vêtu fort simplement :

– Ah ! c’est vous, Arthur ? lui dit Cécilia qui, relevant d’une main la jupe de son amazone, tendit l’autre au jeune homme.

– Bonjour, Cécilia, dit-il, je craignais que vous ne fussiez pas encore rentrée.

– Vous m’eussiez toujours vue à l’heure du dîner, Arthur.

– Mais, répondit-il, je tenais à vous voir avant.

– Bah ! dit miss Cécilia étonnée, et d’un accent qui semblait dire :

– Que peut-il y avoir de confidentiel entre nous, mon cousin ?

Arthur reprit :

– Je voudrais causer avec vous de choses graves.

– En vérité !

– Montons dans votre atelier, poursuivit-il.

– Pourquoi n’entrerions-nous pas chez ma mère ? demanda miss Cécilia.

– Non, dit Arthur, c’est à vous seule que je veux parler.

La jeune fille était stupéfaite.

Mais le visage d’Arthur Newil avait une telle apparence de gravité, qu’elle fronça le sourcil et lui dit :

– Eh bien ! venez !

On montait à l’atelier de miss Cécilia par un petit escalier indépendant du grand escalier de l’hôtel et qu’on trouvait sous le péristyle.

Miss Cécilia en gravit lestement les degrés, arriva à la porte de son atelier, entra et se jeta dans un fauteuil placé à peu de distance du chevalet.

– Voyons, mon beau cousin, dit-elle, je vous écoute.

Arthur Newil ferma la porte, puis s’approchant de miss Cécilia, il lui dit :

– On parle beaucoup de vous dans Londres, ma cousine.

– Oh ! vraiment ? fit-elle en jouant avec sa cravache.

– Vous êtes la lionne du jour.

– Et pourquoi cela ?

– On parle de votre prochain mariage…

– En vérité !

– Avec sir George Stowe, continua Arthur Newil.

Miss Cécilia ne le démentit point. Elle sut même se faire, en ce moment, un petit visage ennuyé qui paraissait exprimer clairement cette pensée :

– De quoi donc vous mêlez-vous ?

Arthur Newil le comprit sans doute ainsi.

– Cécilia, dit-il, avant d’aller plus loin, il est nécessaire que je vous fasse un aveu.

– À moi ?

– J’ai renoncé depuis longtemps à l’espoir d’obtenir votre main.

– Mais nous sommes bons amis ? dit-elle en souriant.

– Je vous aime comme une sœur et c’est pour cela que je viens vous mettre en garde…

– Contre quoi ?

– Contre un danger qui vous menace.

– Un danger !

– Oui. Vous ne pouvez pas épouser sir George Stowe.

À ces paroles, miss Cécilia se dressa frémissante.

– Que dites-vous ? fit-elle.

– La vérité.

– Oh !

– Ce mariage est impossible ! répéta froidement sir Arthur Newil.

Et miss Cécilia, la hautaine jeune fille, se sentit frissonner sous le regard calme et fier de son cousin, tant ce regard exprimait une conviction profonde.

II

Miss Cécilia demeura un moment haletante et sans voix.

Que signifiaient de semblables paroles ?

Et comment Sir Arthur Newil, cadet sans fortune, prétendant éconduit, osait-il les prononcer ?

Enfin, miss Cécilia lui prit doucement les bras et lui dit :

– Mon cousin, il faut vous expliquer.

– Je tâcherai, dit sir Arthur.

– Comment… vous tâcherez ?…

Et l’œil de miss Cécilia était plein d’éclairs.

– C’est fort difficile, continua sir Arthur, qui ne s’était pas départi de son calme.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il me faut entrer dans des détails singuliers…

– Parlez ! je le veux.

Sir Arthur reprit :

– Sir George Stowe n’est pas chrétien.

– Bah ! dit miss Cécilia avec un accent d’incrédulité. Qu’est-il donc ?

– Il adore le dieu Wichnou, la déesse Kâli, et tout l’Olympe des Indous.

Miss Cécilia haussa les épaules.

– Ce que vous dites-là n’a pas le sens commun, dit-elle.

– C’est pourtant l’exacte vérité.

– Par exemple !

Et miss Cécilia eut un sourire des plus sceptiques et ajouta :

– Cette fable a dû être inventée par quelqu’un de ces jeunes beaux qui m’ont offert leurs hommages.

– Il y a du vrai dans ce que vous dites, miss Cécilia. Seulement, on n’a point inventé la fable, on s’est contenté de la découvrir.

– Je ne vous comprends pas…

– Écoutez-moi, poursuivit sir Arthur, vous avez refusé la main de sir Ralph Ounderby ?

– Je le crois bien ; il est niais au possible.

– Dites méchant. Quoi qu’il en soit, la méchanceté rend parfois ingénieux.

– Ah ! fit miss Cécilia. Qu’a-t-il donc imaginé, sir Ralph Ounderby ?

– Il a su que vous aimiez sir George Stowe.

– Bon !

– Et il l’a fait suivre.

– Fort bien. Où va sir George ?

– Il rentre chez lui chaque nuit, se déguise en matelot et s’en va courir dans le Wapping.

Le Wapping est un quartier tellement infâme, que miss Cécilia indignée s’écria :

– C’est faux !

– Attendez, je n’ai pas fini, dit encore sir Arthur.

– Voyons ?

– Sir Ralph a non seulement fait suivre l’Anglo-Indien, mais il a gagné à prix d’or son unique domestique.

– Après ? fit miss Cécilia avec un dédain suprême.

– Pour deux cents guinées, continua sir Arthur, le valet a consenti à introduire sir Ralph Ounderby dans la maison de sir George Stowe, tandis que celui-ci était absent.

Sir George Stowe a dans sa maison une pièce soigneusement fermée et dans laquelle personne n’est jamais entré, si ce n’est lui.

Miss Cécilia continuait à sourire d’un air de doute.

Néanmoins, elle écoutait avec plus d’attention et fronçait parfois le sourcil, tant sir Arthur parlait avec conviction.

Celui-ci continua :

– La pièce en question est une pagode. C’est là que sir George fait sa prière ; il y a même, au milieu, un petit poisson rouge qui se prélasse dans un bassin et qui est, paraît-il, l’âme du père de sir George Stowe.

Miss Cécilia était pâle, mais son sourire sceptique n’avait point abandonné ses lèvres.

– Puisque personne n’entre dans cette pièce que vous dites être une pagode, dit-elle, comment peut-on savoir qu’il s’y trouve un poisson rouge ?

– Ah ! voilà, dit sir Arthur. Cette pièce prend jour par en haut. Elle est percée d’un vasistas au milieu du plafond, lequel vasistas est au niveau du toit.

– Bien !

– Le valet de sir George Stowe, pour deux cents autres guinées, a laissé monter sir Ralph sur le toit, dans la nuit d’avant-hier.

Vers deux heures du matin, sir George Stowe est arrivé et il est entré dans la pagode. Couché à plat ventre sur le vasistas, sir Ralph a vu l’Indien à demi nu, la tête couverte d’une pièce de laine blanche, s’agenouiller dévotement auprès du bassin et contempler avec amour le poisson rouge.

– Mon cousin, dit miss Cécilia, est-ce sir Ralph qui vous a raconté lui-même cette charmante histoire ?

– Oui, ma cousine.

– À vous seul !

– Oh ! non, à moi et au baronnet Nively.

Nous nous sommes rencontrés hier soir au club dans Pall-Mall.

– Eh bien ! dit froidement miss Cécilia, sir George Stowe tuera demain sir Ralph, et je vous conseille, mon cher cousin, de ne pas ébruiter ce sot récit.

Et miss Cécilia se leva, et d’un geste superbe fit comprendre à sir Arthur qu’elle ne voulait pas entendre autre chose.

Sir Arthur se leva à son tour :

– Adieu, ma cousine, dit-il. J’ai fait mon devoir. Vous vous en souviendrez, s’il vous arrive malheur…

Miss Cécilia répondit par une petite moue dédaigneuse et ne desserra point les dents.

Sir Arthur fit quelques pas vers la porte ; mais au moment de franchir le seuil, il se retourna :

– Cécilia, dit-il, encore un mot.

– À quoi bon ? fit-elle.

– Un seul…

Elle ne répondit pas.

Mais sir Arthur prit sans doute ce silence pour un acquiescement car il ajouta :

– Savez-vous qu’il se passe de sinistres choses, à Londres, depuis quelques semaines ?

– Et quoi donc ? fit-elle.

– Plusieurs personnes ont été étranglées dans la rue… notamment des jeunes filles.

Cette fois, l’indignation de miss Cécilia éclata comme un tonnerre :

– Il ne vous manque plus, dit-elle, que d’accuser sir George Stowe d’être un chef de bandits. Sortez, sortez !

Sir Arthur s’inclina sans mot dire et gagna l’escalier. Mais sur une troisième marche, il se trouva face à face avec un nouveau personnage.

C’était un vieillard encore vert, au teint coloré, à la mine ordinairement joyeuse.

Nous disons ordinairement, car ce jour-là, il avait le visage bouleversé.

Sir Arthur s’écria :

– C’est vous, lord Charring !

– C’est moi, dit le vieux lord, qui épongeait son front chauve avec son mouchoir.

Et il prit sir Arthur par le bras.

– Mais qu’avez-vous donc ? demanda sir Arthur.

– Je viens d’apprendre une nouvelle épouvantable.

Et le vieux lord parlait d’une voix entrecoupée par une vive émotion.

– Où est ma nièce ?

– Là, dans son atelier.

– Vous l’avez vue ?

– Je la quitte.

Lord Charring força sir Arthur à remonter avec lui.

– Mon oncle ! dit miss Cécilia en voyant entrer le vieillard et courant à lui.

Mais, comme sir Arthur, elle fut frappée de la pâleur et de l’air bouleversé de lord Charring.

– Mais qu’avez-vous donc mon oncle ? lui dit-elle.

– Je viens d’apprendre une chose affreuse.

– Parlez !

– Vous connaissiez tous deux sir Ralph Ounderby ?

– Certainement, dit miss Cécilia, je le connais, je n’en ai pas voulu pour mari.

– Et bien t’en a pris, dit le vieux lord.

– Vraiment ?

– Tu serais veuve, aujourd’hui.

Miss Cécilia jeta un cri, – un cri de triomphe ! elle regarda sir Arthur…

Et son regard semblait dire :

– Vous le voyez, sir George Stowe s’est fait justice.

Mais lord Charring ajouta :

– Cette nuit, comme il rentrait de son club, il a été étranglé.

Miss Cécilia poussa un nouveau cri.

En même temps, une pâleur mortelle se répandit sur son visage.

– On l’a volé, sans doute ? fit sir Arthur.

– Non, dit lord Charring ; on a retrouvé sur lui sa bourse, son portefeuille et sa montre.

Cette fois, miss Cécilia se laissa tomber défaillante sur le siège où elle était tout à l’heure, et ses yeux se fermèrent.

Sir Arthur Newil avait donc dit vrai !

III

En quittant Hyde-Park, sir George Stowe avait reconduit son cheval au manège.

Puis il était allé dans Pall-Mall, à son club ordinaire.

Le club était plein de monde.

Une forte partie de whist était engagée entre lord C…, le vicomte J… et le baronnet sir Charles A…

Une somme considérable se trouvait sur la table.

Les parieurs étaient nombreux.

Personne ne fit attention à sir George Stowe.

Personne, hormis un jeune homme qui quitta tout aussitôt sa place et vint à lui.

Ce jeune homme, quoique blond, avait le visage bronzé par le soleil des latitudes torrides.

C’était un capitaine de cipayes qui avait passé à Londres un congé de quelques mois et avait annoncé son prochain départ pour les Indes, la veille.

On l’appelait le baronnet Nively.

Sir James Nively était le fils d’un Anglais et d’une Indienne.

Son père était mort alors qu’à peine il sortait du berceau.

Sir James avait été élevé par sa mère.

Lui et sir George Stowe échangèrent un regard rapide.

Sir George comprit que le baronnet Nively avait quelque chose de fort important à lui dire.

– Sir James, lui dit-il, voulez-vous faire une partie ?

– Volontiers, répondit le baronnet.

Un valet apporta des cartes et ils s’installèrent dans un salon voisin qui se trouvait désert, car la grosse partie de whist réunissait tous les curieux et tous les parieurs.

Sir George battit les cartes, le valet s’éloigna.

Alors sir George adressa à sir James Nively la parole en indien.

Sir James répondit :

– Maître, il y a du nouveau.

– Ah ! dit sir George.

– Lumière, reprit sir James témoignant tout de suite à son partenaire un profond respect, tu as un traître dans ta maison.

– Tu veux parler de Gurhi ? dit vivement sir George Stowe.

– Non, je parle de ton valet John.

– Qu’a-t-il donc fait ? demanda sir George Stowe dont le visage se colora légèrement.

– Il t’a trahi.

– Comment ?

– Écoute…

Et sir James, d’un coup d’œil rapide s’assura que nul ne pouvait les entendre, puis il continua :

– Tu aimes miss Cécilia ?

– Non, mais je veux l’épouser.

– C’est ce que je voulais dire. Miss Cécilia a des millions. Il nous faut beaucoup d’argent pour la cause que nous servons, n’est-ce pas ?

– Après ? dit sir George avec un signe de tête affirmatif.

– Miss Cécilia a été demandée en mariage par tous les fils d’Angleterre.

– Je le sais.

– Mais elle t’aime, et c’est ce qu’on ne te pardonne pas. Un homme a gagné ton valet, il a pénétré dans ta maison, il est monté sur le toit, il a pu te voir dans ta pagode, parlant à l’âme sainte de ton père.

Sir George Stowe pâlit.

– Quel est cet homme, que je le tue ! dit-il.

– Attends, Lumière, reprit sir James Nively. Cet homme est venu ici hier, et il nous a raconté, à sir Arthur Newil et à moi, ce qu’il avait vu.

– Sir Arthur Newil ?

– Oui.

– Le cousin de miss Cécilia ?

– Précisément.

Une écume blanche frangea les lèvres de sir George Stowe.

– Quel est cet homme ? dit-il.

– On le nomme sir Ralph Ounderby.

– Bien, je le tuerai.

– C’est inutile.

– Pourquoi ?

– Mais, dit sir James Nively, simplement parce que je suis sorti avec lui, que je l’ai conduit jusqu’à sa porte… je l’ai étranglé. Il ne parlera plus…

Le visage assombri de sir George Stowe se dérida.

– J’ai donné des ordres…

Un sourire glissa sur les lèvres de sir George.

– Tu crois donc que je ne le rencontrerai pas ce soir chez miss Cécilia ?

– Cela m’étonnerait, dit sir James Nively, souriant à son tour.

– C’est bien, dit George Stowe.

Et il se leva.

– Où vas-tu, Lumière ? demanda le capitaine de cipayes.

– Châtier l’homme qui m’a trahi.

– J’ai pensé à son châtiment.

– Ah ! voyons ?

– Je vais rentrer chez moi. Tu sais que j’habite une maison isolée dans Saint-James-Square ?

– Oui.

– Dans la cour de la maison il y a un puits très profond.

– Je comprends.

– Tu vas m’envoyer le traître, sous un prétexte quelconque, dit sir James Nively. Je m’en charge, il ne montrera plus à personne le chemin du toit.

Sir George Stowe tira sa montre, il était sept heures.

– Allons dîner, dit-il.

Et il se leva et sir James Nively le suivit.

Ils dînèrent au club ; puis ils sortirent à pied.

– Lumière, dit sir James, je rentre chez moi, tu peux m’envoyer John.

– Avant de nous séparer, dit sir George, apprends-moi quels ordres tu as donnés concernant cet imbécile d’Arthur Newil.

– J’ai pris des renseignements sur lui ce matin. Sir Arthur a une maîtresse.

– Où cela ?

– Dans White-Chapel. Quand je dis qu’il a une maîtresse, je le suppose. Tout ce que je sais, c’est que chaque soir, en quittant les bureaux de l’amirauté il se rend dans cet affreux quartier.

On le suivra ce soir, si la chose n’est faite déjà, et il sera étranglé à l’angle d’une rue.

– C’est bien, dit froidement sir George Stowe.

Il serra la main de son mystérieux lieutenant, et ils se séparèrent.

Et George Stowe rentra chez lui.

John, son unique valet, prévenu que son maître rentrerait s’habiller de bonne heure, attendait sur sa banquette, dans l’antichambre.

L’Anglo-Indien ne fronça pas le sourcil, ne laissa percer sur son visage aucune irritation et se borna à dire au valet qui l’avait trahi :

– John, je viens de perdre cent guinées contre le baronnet sir James Nively. Le connais-tu ?

– Oui, Votre Honneur.

– Le baronnet demeure dans Saint-James-Square. Tu vas aller lui porter les cent guinées. Les dettes de jeu se payent sur-le-champ.

En même temps l’Anglo-Indien entra dans un petit salon qui se trouvait au rez-de-chaussée, ouvrit un secrétaire, y prit un portefeuille et en tira une banknote de cent guinées.

Puis il l’enferma dans une enveloppe et la tendit à John.

John la prit et s’en alla ne se doutant pas, le malheureux ! que c’était son arrêt de mort qu’il portait…

John parti, sir Georges Stowe monta dans sa chambre et se mit en devoir de procéder à sa toilette du soir.

Mais à peine commençait-il, qu’un violent coup de sonnette se fit entendre.

Une main fiévreuse, agitée, féminine sans doute, avait tiré le cordon.

Sir George Stowe qui s’était déjà enveloppé dans une ample robe de chambre à ramages, descendit ouvrir.

Puis, la porte ouverte, il recula étonné et le flambeau qu’il tenait échappa à sa main.

Une jeune femme drapée dans un grand manteau était sur le seuil.

C’était miss Cécilia.

– Vous, miss, vous ! dit sir George Stowe.

– Moi, dit-elle.

Et elle entra dans le jardin rempli d’ombre et de mystère depuis que le flambeau s’était éteint.

Sir George voulut la prendre par la main.

Elle le repoussa et lui dit d’une voix émue, mais dans laquelle perçait, néanmoins, un accent d’une énergie indomptable :

– Je viens rendre visite au petit poisson rouge qu’habite l’âme de votre père.

Et elle marcha résolument vers la maison, tandis que sir George Stowe demeurait cloué au sol et comme pétrifié…

IV

Pendant un moment, sir George Stowe fut tellement bouleversé, qu’il se demanda s’il n’était pas le jouet d’une illusion.

Mais miss Cécilia s’était dirigée vers le vestibule dans lequel brûlait une petite lampe suspendue au plafond.

Là, elle s’arrêta, et se débarrassa de son manteau.

Puis, elle attendit que sir George Stowe voulût bien la rejoindre.

Enfin, celui-ci fit un violent effort, assez semblable à celui d’un homme qui s’arrache à un cauchemar, et il fit quelques pas vers Cécilia.

La jeune fille s’était assise sur cette banquette qui, chaque nuit, servait de lit à John.

Pendant les quelques secondes qui venaient de s’écouler, sir George Stowe avait eu le temps de reprendre son sang-froid.

Il eut même la force de ramener un sourire sur ses lèvres.

Le sourire de l’homme heureux.

– Chère et excentrique Cécilia, dit-il en venant à elle et en voulant de nouveau lui prendre les mains, vous voyez un homme qui croit rêver.

– Monsieur, lui dit Cécilia, je viens pour avoir avec vous une explication.

Sir George Stowe avait rallumé son flambeau à la lampe du vestibule.

Il ouvrit la porte du petit salon qui se trouvait au rez-de-chaussée.

Puis, il s’effaça pour laisser passer miss Cécilia.

La jeune fille entra et s’assit.

Sir George Stowe demeura debout devant elle.

Elle attachait sur lui un regard froid :

– Je vous aimais, il y a deux heures encore, dit-elle.

Une pâleur nerveuse se répandit sur le visage du gentleman.

Et chose bizarre ! cette pâleur toucha miss Cécilia. Sa voix fut moins brève, son accent plus doux.

– Sir George, dit-elle, où êtes-vous ici ?

– À Londres, miss.

– Quelle est votre religion ?

Cette question directe le trouva impassible :

– Miss, répondit-il, mon père était Indien, ma mère était Anglaise. À vous dire vrai, je n’ai jamais occupé mon esprit de choses religieuses.

– Alors vous ne croyez pas au dieu Wichnou ?

– Peuh ! fit l’Anglo-Indien.

– Croyez-vous au Christ ?

– Je ne sais pas, dit-il avec une naïveté qui lui ramena Cécilia un moment.

– C’est-à-dire que vous n’avez pas de religion ?…

Sir George Stowe, en répondant avec lenteur et se laissant adresser une question après l’autre, avait eu le temps de se remettre complètement sur la défensive et de préparer un petit thème.

– Miss Cécilia, dit-il, je vous aime, et l’amour que vous m’inspirez est assez grand pour que j’ose vous dire toute la vérité et vous raconter mon histoire.

Miss Cécilia ne demandait pas mieux que de voir sir George Stowe se disculper :

– Je vous écoute, dit-elle.

– Je vous l’ai dit, reprit-il, mon père était Indien, ma mère était Anglaise.

Dans ma jeunesse, on m’a initié au culte indou. J’ai adoré tous les dieux possibles, sans trop de ferveur du reste.

Tandis que mon père me racontait les incarnations de Wichnou, ma mère me conduisait au temple. Il résulte de tout cela que je ne suis ni chrétien, ni sectateur de Wichnou.

Je ne crois pas, parce qu’on ne m’a rien appris. Qu’un ministre du Dieu que vous adorez me prêche la parole divine, et je me ferai chrétien.

– Vrai ? dit miss Cécilia.

– Vous savez bien que je vous aime, dit-il, évitant ainsi de faire un serment.

– Mais enfin, vous avez chez vous une pagode ?

– Oui, dit-il franchement.

– Et dans cette pagode un poisson.

Il eut la force de sourire affirmativement.

– Ce poisson, croyez-vous, renferme l’âme de votre père ?

– Mais non, dit sir George Stowe.

Miss Cécilia respira.

Et continuant à sourire, sir George Stowe lui dit :

– J’obéis, je l’avoue, à une superstition indienne. Dans chaque maison, sous chaque toit, se trouve un poisson pêché dans le Gange, c’est notre grillon du foyer, à nous.

– Mais vous ne l’adorez pas ?

– Ah ! miss, fit le gentleman avec un accent de reproche.

Miss Cécilia se leva, puis le regardant fixement :

– Ainsi vous changeriez de religion ?

– Certainement.

– Si je vous accordais ma main, vous m’épouseriez à l’église cathédrale de Londres ?

– Mais sans doute…

Et sir George Stowe avait su donner à sa physionomie une expression de franchise et de naïveté qui opérait un changement complet dans le sentiment de miss Cécilia.

– Mais enfin, dit-il en souriant, comment avez-vous su tout cela ?

À cette question, miss Cécilia tressaillit.

Elle avait oublié, – elle se souvint.

– Sir George, dit-elle, connaissez-vous sir Ralph Ounderby ?

– Non, dit-il.

Et son visage, tant cet homme était maître de lui, n’exprima qu’un étonnement naïf.

– Sir Ralph, poursuivit miss Cécilia, a demandé ma main, il y a deux ans.

Le gentleman fronça un peu le sourcil.

– Eh bien ? fit-il en regardant miss Cécilia.

– Sir Ralph savait que vous m’aimiez… sa jalousie l’a rendu curieux…

– Et c’est lui qui vous a raconté…

– Non pas à moi, mais à un ami qui me l’a rapporté…

– Eh bien ! je l’inviterai à ma conversion, dit en riant sir George Stowe.

Miss Cécilia le regardait et se disait :

– Il est impossible que cet homme me mente ainsi. C’est la première fois qu’il entend parler de sir Ralph Ounderby.

Cependant, elle reprit.

– Sir Ralph n’assistera plus à rien.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il est mort la nuit dernière.

– Ah !

Et, dans cette exclamation, sir George Stowe mit un tel accent de surprise, que miss Cécilia ne douta plus.

Elle tendit vivement la main à celui qu’elle aimait, et lui dit d’une voix émue :

– Oh ! j’ai été folle… pardonnez-moi…

– Que voulez-vous dire ?

– Rien…

– Cécilia !…

Et il joignit les mains et la regarda d’un air suppliant.

– Eh bien ! dit-elle, pendant quelques heures, je vous ai haï, méprisé.

– Moi ?

– Je vous ai accusé de la mort de sir Ralph !

Sir George leva la main et dit gravement :

– Je vous jure, miss Cécilia, que je suis innocent de cette mort.

– C’est bien, dit-elle, je vous crois… et je serai votre femme !

Et elle s’enfuit à travers le jardin, dont sir George Stowe avait laissé la porte ouverte.

Elle était déjà loin, que l’Anglo-indien passait encore la main sur son front et se remettait lentement de l’émotion qu’il avait éprouvée.

– Ouf ! dit-il enfin, je reviens de loin… mais Arthur Newil me payera cher son intempérance de langue !

Et comme il faisait ce serment de mort, un homme se précipita dans le petit salon en s’écriant :

– Lumière, la déesse Kâli est trahie ! Gipsy la bohémienne a un amant !

*

* *

V

Sir Arthur Newil avec lequel nous allons faire plus ample connaissance était un jeune homme de vingt-cinq ou vingt-six ans, résumant en sa personne le type le plus pur, comme distinction et comme beauté, de l’aristocratie anglaise.

Ses cheveux châtains, ses yeux bleus, son teint d’une blancheur désespérante, son pied cambré, sa taille élégante devaient faire l’admiration de toutes les miss sentimentales de Londres.

Mais sir Arthur Newil ne voulait pas se marier.

Les uns attribuaient cette résolution au violent chagrin qu’il avait éprouvé d’être refusé par sa cousine miss Cécilia.

Les autres prétendaient que sir Arthur, n’ayant qu’une fortune médiocre, attendait qu’une héritière fabuleuse lui tombât du ciel ou des Indes avec des millions.

D’autres encore, et c’était le plus petit nombre du reste, ajoutaient que sir Arthur Newil avait un amour mystérieux.

En effet, depuis deux années environ, les habitudes du jeune gentleman s’étaient singulièrement modifiées aux yeux de ses amis.

On le voyait rarement au club, plus rarement encore au théâtre.

Il ne prenait plus le thé chez personne.

À partir de six heures du soir, moment où sir Arthur Newil quittait son bureau de l’amirauté, jusqu’au lendemain midi, on n’entendait plus parler de lui, et on eût dit que, possesseur d’un nouvel anneau de Gygès, il devenait invisible.

Où allait-il ?

On savait que sir Arthur Newil logeait dans Piccadilly et qu’il y occupait un appartement convenable au deuxième étage.

Mais ceux que la vie cachée du gentleman avait longtemps intrigués, s’étaient vainement promenés sous ses fenêtres, toujours closes, toujours sans lumière.

Donc, à partir de six heures du soir, que devenait sir Arthur ?

C’était un mystère que nous allons essayer de pénétrer.

Sir Arthur Newil gagnait le bord de la Tamise, entrait dans un quartier populeux, tournait et retournait plusieurs fois sur lui-même, comme s’il eût craint d’être suivi, puis finissait par s’arrêter devant une petite maison d’apparence honnête et bourgeoise, qui n’avait qu’un premier étage et dont les volets étaient clos dès l’entrée de la nuit.

Sir Arthur tirait alors une clé de sa poche, ce qui prouvait qu’il était chez lui, et s’introduisait dans la maison. Presque toujours, au bruit que faisait la porte en la refermant, une femme d’un âge mûr, et d’un certain embonpoint, paraissait avec empressement, au fond du petit vestibule, sur la première marche de l’escalier qui conduisait au sous-sol, c’est-à-dire à la cuisine.

Cette femme, qui avait l’air d’une gouvernante, et qu’on nommait mistress Barclay, saluait sir Arthur Newil du nom de monsieur William.

C’était donc une preuve que sir Arthur ne voulait pas être connu sous son véritable nom et sa qualité de gentleman, car, sans cela, on l’eût appelé « sir William ».

Cependant, à sa façon d’entrer, de dire bonjour à la bonne femme, et d’accrocher son coachman et son chapeau dans le vestibule, on devinait qu’il était le maître de céans.

En effet, sir Arthur ouvrait une porte à gauche, et pénétrait dans une petite salle à manger où la table était dressée et ne supportait qu’un seul couvert.

Sir Arthur se mettait à table et dînait, comme tout bon Anglais de la classe moyenne, d’un morceau de rosbeef accompagné de pommes de terre bouillies, d’une tranche de pudding, et d’une brise de fromage de Chester.

Le tout arrosé d’une pinte de pale-ale ou de vieux porter.

Quelquefois même, il ajoutait à sa pinte de bière un verre de porter.

Cela fait, il quittait son habit, endossait une robe de chambre, se mettait à fumer, et passait dans un petit cabinet attenant à la salle à manger.

Quelques livres surchargeaient une table de travail, mêlés à des compas, une boussole et différents instruments de marine.

Sir Arthur Newil se mettait à travailler.

Était-ce un savant à la recherche de quelque grand problème ?

Et quand la jeunesse dorée dont il faisait partie le croyait abandonné à des voluptés infinies, soutenait-il avec cet inconnu qu’on appelle le champ des découvertes la lutte patiente de l’homme de science ?

À dix heures du soir environ, madame Barclay apportait à M. William une tasse de thé.

Puis, elle lui souhaitait le bonsoir et gagnait sa chambre.

À partir de ce moment, sir Arthur Newil ne travaillait plus, ou, s’il le faisait, c’était d’une façon distraite, irrégulière.

Il tressaillait au moindre bruit, se levait souvent et s’approchait de la fenêtre, puis il prêtait l’oreille…

La rue était calme, solitaire, habitée par de bons bourgeois qui se couchaient tôt et se levaient matin.

Puis, enfin, quelquefois un peu avant minuit, quelquefois après, car l’heure était toujours indécise, on frappait un léger coup aux volets.

Alors sir Arthur éteignait sa lampe, sortait précipitamment, et une clé tournait dans la serrure avant qu’il fût au bout du vestibule.

Puis la porte se refermait et deux bras parfumés s’arrondissaient autour de son col, deux lèvres humides et fraîches rencontraient ses lèvres, et une voix si douce que l’on eût dit une musique céleste, lui murmurait à l’oreille :

– Ah ! mon cher bien-aimé… j’ai cru que le temps s’était arrêté et que les heures ne marchaient plus.

Et William, c’est-à-dire sir Arthur, prenait dans ses bras cette visiteuse nocturne et l’emportait dans le cabinet maintenant plongé dans les ténèbres, et c’était des caresses sans nombre, des mots et des serments d’amour et une ivresse de bonheur plus facile à imaginer qu’à décrire.

Puis enfin, un peu avant le jour, à cette heure silencieuse où les balayeurs se rendent à leur travail, la visiteuse s’arrachait des bras de sir Arthur Newil, et se sauvait en lui disant :

« À demain. »

* *

*

Or, il y avait deux années que cela durait et que chaque soir sir Arthur Newil devenait monsieur William, un pauvre commis qui avait une bonne place et vivait modestement, grâce à l’économie de mistress Barclay, sa gouvernante.

Cette dernière n’avait jamais vu la mystérieuse visiteuse.

Elle ne se doutait même pas de son existence.

Quelquefois, cependant, sir Arthur Newil était obligé de dormir en ville, ou d’aller à un bal, ou encore de remonter au théâtre.

Alors, il annonçait à mistress Barclay que son patron, un riche banquier, lui faisait l’honneur de le retenir à sa table.

Et mistress Barclay, satisfaite de cette explication, disait dans tout le quartier que monsieur William était un jeune homme bien rangé et bien studieux.

Or, la veille du jour où nous l’avons vu venir chez miss Cécilia et lui dire qu’elle ne pouvait pas épouser sir George Stowe, le gentleman sir Arthur Newil avait, chose rare, dîné au club, et c’était là que, dans la soirée, il avait rencontré sir Ralph Ounderby et le capitaine de cipayes Nively.

Cette même nuit, du reste, avait été féconde en événements.

À la suite du combat de chiens, Rocambole et Noël avaient suivi sir George Stowe dans le Wapping.

Cette nuit-là aussi, l’Irlandaise avait raconté aux buveurs de la taverne du Roi George l’histoire des six favoris de Gipsy la bohémienne.

Enfin, Rocambole avait offert sa main à Gipsy, et Gipsy comme nous l’avons vu, l’avait emmené chez elle.

Cette nuit-là, enfin, sir Arthur Newil, redevenu monsieur William, attendait depuis longtemps…

Et la visiteuse ne venait pas !

Deux heures du matin, puis trois avaient sonné à Saint-Paul, mais aucun coup n’avait été frappé aux volets.

Sir Arthur était en proie à la plus vive agitation.

Enfin une clé tourna dans la serrure.

Sir Arthur se précipita avec un tel empressement qu’il ne songea point à éteindre la lampe.

En même temps il se trouva en présence d’un petit jeune homme vêtu d’une vareuse, coiffé d’un chapeau ciré.

À première vue, on aurait dit un mousse de douze à treize ans.

Mais le chapeau ciré tomba et la luxuriante chevelure blonde de Gipsy la bohémienne se répandit sur ses épaules pareille à un fleuve d’or.

VI

Avant d’aller plus loin, disons comment s’était formée la liaison de Gipsy la bohémienne avec sir Arthur Newil.

Cette histoire remontait a deux ans.

Depuis que miss Cécilia avait refusé la main de son cousin, ce dernier était en proie à une mélancolie profonde.

Il aimait miss Cécilia, et le refus dont il était l’objet, en brisant son cœur, faisait cruellement souffrir son amour-propre.

Il craignait d’être accusé d’avoir voulu spéculer sur la grande fortune de sa cousine, – alors que son amour seul était en jeu.

Sir Arthur Newil avait demandé un congé et fait un voyage en France.

Mais ce voyage, loin de le guérir, avait, au contraire, irrité sa douleur.

Pour éteindre cet amour malheureux, il fallait un autre amour.

Le gentleman était donc revenu à Londres plus désespéré que jamais, lorsque le hasard vint jeter une pâture nouvelle à son cœur endolori.

Un soir, un peu avant la nuit, sir Arthur, qui errait souvent, ainsi qu’une âme en peine, dans les quartiers les plus solitaires de Londres, sir Arthur, disons-nous, se trouva dans White-Chapel, à l’entrée d’un cimetière dont les portes étaient ouvertes.

C’était un humble cimetière où ne reposaient point les puissants de la terre.

Nulle tombe fastueuse, nulle colonne de marbre portant une inscription emphatique en lettres d’or. À peine çà et là une croix de bois, avec une légende à la craie, à demi effacée par les pluies.

La plupart du temps, un tertre de gazon, monticule banal qui disait qu’un être vulgaire reposait au-dessous.

Sir Arthur Newil entra dans le cimetière, au hasard, en désœuvré, allant droit devant lui, comme un homme dont l’esprit mène le corps.

Le cimetière paraissait désert.

Néanmoins, dans un coin, il aperçut une forme noire.

C’était une femme agenouillée sur une tombe.

Sir Arthur s’approcha.

La femme qui était vêtue de noir, se leva, effarée.

Le gentleman demeura ébloui.

Cependant cette femme, cette jeune fille plutôt, car elle avait à peine dix-sept ans, avait le visage inondé de larmes.

Mais avez-vous vu une vallée verte, au printemps, après une heure de pluie, quand le soleil reparaît ?

Comme elle est souriante et belle, au travers de ces larmes du ciel qui la couvrent et se sont aussitôt changées en perles !

Ainsi était la jeune fille.

Miss Cécilia, qui remplissait le souvenir et le cœur de sir Arthur Newil, était laide auprès d’elle.

Sir Arthur demeurait immobile et la contemplait avec une sorte d’extase.

La jeune fille étouffa un cri.

D’abord elle voulut fuir ; puis, se ravisant, elle dit à sir Arthur, d’une voix si agitée, si émue, qu’on aurait pu la croire folle :

– Monsieur… monsieur… est-ce que vous me connaissez ?

– C’est la première fois que j’ai l’honneur de vous voir, mademoiselle, répondit sir Arthur.

Sans doute que l’accent de franchise et la belle et noble figure de sir Arthur Newil avaient inspiré à la jeune fille une confiance subite, car elle lui prit vivement la main et lui dit :

– Monsieur, si je vous fais une prière, me refuserez-vous ?

– Parlez, dit-il ému.

– Si jamais vous me rencontrez… ailleurs… si on vous dit mon nom… promettez-moi de ne dire à personne que vous m’avez rencontrée ici ?

– Je vous le jure.

– Merci, monsieur, dit-elle.

Et elle s’enfuit.

Elle était loin déjà que sir Arthur était encore au bord de cette tombe inconnue, sans inscription et sans croix, muet, oppressé, et comme si cet événement si simple eût dû avoir une influence extraordinaire sur le reste de sa vie.

Quand il sortit du cimetière, il erra vainement le reste de la soirée dans les rues voisines.

La jeune fille avait disparu.

Le lendemain et les jours suivants sir Arthur Newil fut aussi sombre, aussi préoccupé qu’à l’ordinaire.

Seulement peut-être songea-t-il moins à miss Cécilia.

C’était maintenant cette jeune fille du peuple, – car sa robe de deuil était une robe de laine, – qui occupait son esprit et remplissait peut-être déjà son cœur.

Au bout de trois jours, à la même heure, sir Arthur retourna à ce cimetière dans lequel il avait rencontré cette jeune fille.

Elle n’y était pas.

Il y retourna le lendemain et les jours suivants.

Peine inutile !

Enfin, un soir, il tressaillit et poussa un cri de joie.

L’empreinte toute fraîche d’un petit pied se trouvait au bord de la tombe.

C’était une preuve qu’elle était venue.

Alors sir Arthur alla trouver le fossoyeur qui logeait à l’entrée du cimetière.

À Londres, tout se paye, et on obtient tout avec de l’argent.

Sir Arthur mit une guinée dans la main du fossoyeur et lui demanda quelle était cette tombe sur laquelle il avait vu prier la jeune fille.

Le fossoyeur lui raconta une étrange histoire.

Un soir, il y avait six mois, une jeune fille tout en larmes s’était présentée chez le presbytérien et avait demandé à l’entretenir en secret.

Au bout d’une demi-heure, le presbytérien, qui était un bon et digne vieillard, était sorti avec elle et l’avait emmené, lui, le fossoyeur.

Ils étaient montés tous les trois dans une voiture.

Puis la voiture avait roulé longtemps, était sortie de Londres, s’était arrêtée dans la campagne, à l’entrée d’un vallon désert.

Dans ce vallon, il y avait un enclos aux murs délabrés et envahis par le lierre.

Dans l’enclos, la terre était amoncelée et renflée par places.

C’était un cimetière, le cimetière des bohémiens.

La jeune fille avait conduit le presbytérien sur une tombe, et lui avait dit :

– C’est là !

Alors le fossoyeur avait aidé le prêtre, et le prêtre avait assisté le fossoyeur.

La terre encore fraîche avait été remuée et le cercueil retiré de la fosse.

Puis, sur la prière de la jeune fille, on avait comblé la fosse, de façon à dissimuler le rapt du cercueil.

Après quoi le fossoyeur et le vieillard avaient chargé la bière sur leurs épaules, l’avaient portée dans la voiture et transportée ainsi dans ce cimetière où sir Arthur Newil se trouvait.

Le fossoyeur ajouta que la jeune fille était si pauvre sans doute, qu’elle n’avait pu faire mettre une croix sur la tombe.

Mais le prêtre avait béni le cercueil, et l’inconnu, homme ou femme, – le fossoyeur n’en savait rien, – reposait en terre sainte.

Enfin, comme dernier renseignement, sir Arthur recueillit celui-ci.

La jeune fille venait, en moyenne une fois par semaine, prier sur cette tombe et toujours elle pleurait abondamment.

Mais elle ne venait jamais à la même heure ni le même jour, comme si elle eût craint d’être suivie.

Sir Arthur donna deux autres guinées au fossoyeur et lui fit placer une belle croix de fer sur le tertre gazonné.

Puis il revint le lendemain et accrocha une couronne d’immortelles à la croix.

Il revint le surlendemain et les jours suivants.

Enfin, un soir, il poussa un nouveau cri de joie.

À côté de sa couronne, il y en avait une autre.

La jeune fille était donc revenue.

Et comme il sortait du cimetière, sir Arthur Newil se trouva face à face avec elle.

Et, elle aussi, elle jeta un cri et lui prit vivement la main :

– Oh ! c’est vous, n’est-ce pas ? c’est vous, dit-elle.

Sir Arthur rougit et balbutia quelques mots inintelligibles.

Elle reprit avec une émotion croissante :

– Merci, monsieur, Dieu vous bénira !

Puis elle s’agenouilla sur la tombe et sir Arthur l’imita.

Quand elle eut prié dans une langue inconnue à sir Arthur, la jeune fille se leva et dit au jeune homme :

– Mon Dieu ! sommes-nous bien seuls ?

– Voyez, dit-il.

Le cimetière était court.

– Ah ! si l’on vous voyait ici… Si on me reconnaissait, dit-elle avec un accent d’effroi.

– Eh bien ? reprit-il, n’est-on pas libre de pleurer ceux qu’on aime ?

– Pas toujours, fit-elle avec un accent étrange.

Et elle ajouta :

– Adieu, monsieur, merci !…

Puis elle s’éloigna brusquement.

Mais cette fois, sir Arthur la suivit.

VII

La jeune fille marchait d’un pas rapide, sans détourner la tête.

La nuit était venue.

Mais c’était l’heure douteuse où le peuple de Londres n’a pas encore quitté ses ateliers, où le gaz n’est pas allumé, où les rues conservent un reste de clarté qui permet de voir à se conduire sans distinguer nettement les objets.

Sur sa robe de laine noire, la jeune fille avait une sorte de manteau à capuchon.

Ce capuchon, elle l’avait ramené sur ses yeux.

On voyait bien qu’elle ne voulait pas être reconnue.

Sir Arthur Newil fut obligé de hâter le pas pour ne pas la perdre de vue, car elle semblait vouloir lui faire perdre ses traces, dans ce dédale de petites rues sales et tortueuses de White-Chapel.

Enfin il la rejoignait et, d’une voix tremblante :

– Mademoiselle… dit-il.

Elle se retourna et lui dit vivement :

– Ah ! monsieur, vous m’avez suivie… c’est mal… c’est bien mal…

Mais ce reproche était tempéré par l’émotion de la voix et la douceur de son regard humide de larmes.

– Mademoiselle, balbutia sir Arthur, est-ce donc un crime de se sentir entraîné vers ceux qui souffrent ?… car vous avez certainement un grand chagrin… et le fossoyeur m’a dit…

À ces paroles de sir Arthur, elle s’arrêta tout net.

Puis, jetant encore autour d’elle ce regard de grisette effarouchée que sir Arthur Newil avait déjà surpris :

– Oh ! j’ai peur, dit-elle.

– Prenez mon bras, dit sir Arthur, c’est celui d’un loyal gentleman ; tant que votre main sera dans la mienne, il ne vous arrivera rien.

– Oh ! je vous crois, dit-elle.

Et elle regardait ce beau visage, où brillaient d’un pur éclat la franchise et le dévouement.

Et peut-être, elle aussi, éprouva-t-elle une de ces sensations rapides, étincelles électriques qui se dégagent tout à coup au contact de deux âmes étrangères l’une à l’autre jusque-là, et qui se reconnaissent pour sœurs.

– Vous avez parlé au fossoyeur, dit-elle tremblant toujours, mais lui abandonnant sa main qu’il plaça sur son bras.

– Je vous l’avoue… pardonnez-le-moi…

– Il vous a tout dit ?

– Ce qu’il savait du moins.

– Monsieur, dit-elle toujours émue, marchons, descendons vers la Tamise… là nous ne rencontrerons personne qui puisse me reconnaître, car je cours un grand danger… mais vous avez été si bon… vous me paraissez si loyal… que je veux tout vous dire… Je suis seule au monde et vous venez de me voir agenouillée sur la tombe du dernier être qui m’ait aimée.

Sa voix se raffermissait par degrés.

Ils arrivèrent ainsi du côté de la rivière.

Là, personne ne fit attention à eux, car l’obscurité était plus grande encore que dans White-Chapel.

Alors la jeune fille reprit :

– Celui que je pleure est l’homme qui m’a élevée. Comme moi, il appartenait ostensiblement à une autre religion.

Elle évita de prononcer le mot de bohémiens.

Mais comme moi, poursuivit-elle, il était chrétien en secret.

C’est pour cela que de nuit, confié à la discrétion d’un ministre du Christ, j’ai fait transporter en terre sainte mon pauvre Faro.

Or, monsieur, acheva-t-elle, tandis que sa voix se reprenait à trembler, si ceux de ma secte le savaient, ce serait un grand scandale, et je serais perdue peut-être…

– Je vous comprends, dit sir Arthur, mais vous avez ma parole, je serai muet comme cette tombe sur laquelle je vous ai vue pour la première fois.

– Merci, je vous crois, dit-elle. Et maintenant, monsieur, oubliez la pauvre fille… nous ne sommes pas faits pour nous revoir…

Elle prononçait ces paroles comme ils passaient devant une boutique ouverte.

Un rayon de lumière frappa alors le visage de sir Arthur Newil.

La jeune fille jeta un cri.

Sir Arthur avait pâli subitement et la vie semblait se retirer de son visage et abandonner son corps.

Elle sentit qu’il chancelait.

En même temps ses lèvres balbutièrent ces mots comme un adieu suprême.

– Oh ! si vous saviez combien je vous aime ?…

Elle s’était appuyée sur son bras et c’était à elle maintenant à le soutenir, car il chancelait.

– Ô mon Dieu ! murmura-t-elle.

Et sans doute que son cœur battit tout à coup à l’unisson de celui de sir Arthur Newil, car elle lui dit :

– Eh bien ! dans trois jours… ici… à la même heure.

Et elle quitta brusquement son bras et prit la fuite.

Sir Arthur Newil entra chez lui avec le paradis dans le cœur.

Miss Cécilia avait disparu de son souvenir.

Il aimait avec passion, avec délire, cette inconnue qu’il avait vu pleurer sur la tombe.

Les trois jours qui suivirent eurent pour lui la longueur d’un siècle.

Enfin l’heure bénie arriva.

La jeune fille était au rendez-vous.

Il pleuvait, le bord de la Tamise était désert.

Mais qu’est-ce que la pluie et les intempéries des saisons pour les amoureux ?

Elle lui abandonna sa main, et comme il la couvrait de baisers, elle ne la retira point.

Puis le regardant, comme s’il eût voulu que son regard pénétrât jusqu’au fond de son âme.

– Écoutez-moi, dit-elle. Je ne sais pas votre nom… Et cependant j’ai foi en vous comme en Dieu… Seule au monde, personne ne m’aime… et jusqu’à présent, je n’aimais plus personne… Eh bien ! depuis trois jours je compte les heures, les minutes… et cependant je ne sais pas même votre nom…

Sir Arthur fut héroïque.

– Voulez-vous m’épouser ? dit-il.

Mais ces paroles eurent un tout autre effet que celui qu’il en attendait sans doute.

– Jamais ! dit-elle avec un accent d’épouvante indicible.

Et il la vit pâlir et trembler, et elle voulut de nouveau prendre la fuite.

Mais il la retint et lui dit :

– Quelle femme étrange êtes-vous donc ?

– Vous épouser ? répéta-t-elle d’une voix égarée… mais c’est la mort pour vous… la mort pour moi, peut-être…

– Que voulez-vous dire ?

Elle fit un violent effort sur elle-même et retrouva un calme momentané :

– Écoutez-moi, dit-elle. Vous m’aimez… et je vous aime… À partir de cette heure, une mort épouvantable plane invisible sur nous. Il en est temps encore, fuyez-moi… ne nous revoyons jamais…

– Et si je brave cette mort qui nous menace, dit sir Arthur, la braverez-vous aussi ?

Elle se jeta à son cou :

– Oui, dit-elle.

Puis elle le quitta encore en lui disant :

– À demain !

Le lendemain, la jeune fille était calme, froide, énergique :

– Mon bien-aimé, dit-elle à sir Arthur, si je consens à vous aimer, ce sera à une condition.

– Laquelle ?

– C’est que vous ne chercherez jamais à savoir pourquoi notre amour est une menace permanente de mort pour nous.

– Je vous le jure.

– Que je m’appellerai pour vous Anna, et que vous n’essayerez ni de savoir mon vrai nom, ni de pénétrer le mystère de ma vie.

– Soit, dit-il. Je vous le promets encore.

– Enfin, que vous ne retournerez ni au cimetière, ni dans White-Chapel, ni dans le Wapping.

– Où vous verrai-je donc ?

– Où demeurez-vous ?

– Dans Piccadilly.

– C’est un quartier trop brillant. Cherchez dans quelque rue honnête et solitaire une petite maison. Louez-la sous un autre nom que le vôtre. J’irai vous y voir…

– Souvent ? dit-il avec un accent de prière.

– Le plus souvent que je le pourrai…

* *

*

Et c’était ainsi que Gipsy la bohémienne était depuis deux années, sous le nom d’Anna, aimée avec passion de sir Arthur Newil.

Sir Arthur était un parfait gentleman. Il avait tenu toutes ses promesses ; il n’avait pas cherché à pénétrer le mystère dont s’entourait Gipsy.

Mais il avait foi en elle, – une foi absolue, aveugle, sans limites.

Si elle lui avait dit : « Je suis un ange du ciel qui descend chaque fois sur la terre par amour pour toi, » il l’aurait cru.

Tel était le secret de l’existence cachée, impénétrable de sir Arthur, au moment où commence notre récit et où nous voyons Gipsy la bohémienne, sous les habits d’un mousse, pénétrer dans cette maison dont elle avait une clé et dont les murs avaient tant de fois servi de théâtre à leurs amours.

VIII

Sir Arthur Newil contemplait donc la jeune fille habillée en homme, avec ravissement.

– Enfin, murmurait-il, enfin te voilà !

– Oui, dit-elle.

Et lui sautant au cou, elle lui dit d’une voix joyeuse :

– Oh ! si tu savais !…

– Quoi donc ?

– Mon bien-aimé, reprit-elle, je crois que le danger qui nous menace tire à sa fin.

– Que veux-tu dire ?

– Je te dirai tout quand nous n’aurons plus rien à craindre, qu’il te suffise de savoir qu’il y a dans Londres des hommes qui ont juré ma mort si je venais à aimer, et la mort de l’homme que j’aimerais…

– Eh bien ?

– Eh bien ! j’ai trouvé un protecteur… un homme qui me défendra… qui nous protégera toi et moi !

Sir Arthur fut froissé dans son orgueil :

– Ne pouvais-je donc pas te protéger, moi ?

– Non, dit-elle.

Elle prononça ce mot avec une telle conviction que sir Arthur baissa la tête.

– Je te crois, dit-il.

– Tu ne me verras demain encore que fort tard, dit-elle.

Il avait l’habitude de ne jamais la questionner ; cependant, une pensée vertigineuse traversa son cerveau :

– Anna, dit-il, sais-tu qu’il est des heures où la folie me gagne ?

– Pourquoi ? fit-elle ingénument.

– Je suis jaloux.

Mais elle eut un éclat de rire si haut, si net, si joyeux qu’il se sentit rougir.

Et elle entoura de nouveau son cou de ses deux bras, et, collant ses lèvres sur les siennes :

– Ô fou, dit-elle, si je te jure sur cette tombe où tu m’as vue pour la première fois, que jamais les lèvres d’un homme n’ont effleuré mes lèvres ; me croiras-tu ?

– Je n’ai pas besoin de ce serment pour te croire, dit-il.

– Eh bien je te le fais néanmoins.

Il la prit dans ses bras et la porta sur une ottomane qui se trouvait auprès de sa table de travail.

Puis s’agenouillant devant elle :

– Mon ange du ciel, lui dit-il, si ce danger mystérieux qui nous menace cesse d’exister, consentiras-tu à devenir ma femme ?

Elle ne jeta point un cri de joie ; ses yeux ne brillèrent point de plaisir.

Tout au contraire, une profonde tristesse se répandit sur son visage :

– Je ne suis pas digne de toi, dit-elle.

– Oh ! fit-il, protestant d’un geste énergique.

– Tu ne sais pas qui je suis, reprit-elle.

– Que m’importe ! je t’aime…

– Écoute, reprit-elle, j’ai vécu papillon au milieu de hideux insectes ; aussi pure que l’azur du ciel, j’ai passé mon enfance parmi des êtres abjects ; rayon de soleil, j’ai brillé sur la boue.

Si je m’appelais un jour lady Newil, un homme quelconque me montrerait du doigt et prononcerait mon vrai nom.

– Mais qui donc es-tu ?

– Une femme qui n’a jamais aimé que toi, dit-elle. Ne sommes-nous pas heureux ainsi ?

– Tu as raison, répondit-il.

Et il baissa la tête, et une larme roula sur son visage.

Gipsy l’essuya d’un baiser.

– Peut-être, dit-elle, sauras-tu tout un jour.

Il la regarda et ne dit mot.

Il se souvenait de son serment.

Une lutte parut s’engager dans l’âme de la jeune fille.

– Je ne suis pourtant pas une fille du peuple, dit-elle. Vois mes mains… regarde-moi…

– Tu es une fille de reine, dit-il avec enthousiasme.

– Non dit-elle, mais ma mère était une grande dame.

– Ta mère !

– Oui, murmura Gipsy, et elle est morte… et j’ai causé sa mort…

Puis, comme si elle eût regretté ce commencement d’aveu, elle se leva :

– Adieu, dit-elle, à demain…

Ils échangèrent un long baiser, et elle partit, sans qu’il cherchât à la retenir.

* *

*

Le lendemain, M. William revint comme à l’ordinaire à la petite maison, entra seul et se mit à travailler.

À dix heures, mistress Barclay lui apporta son thé, le plaça sur la table ; mais au lieu de se retirer, elle demeura dans une attitude embarrassée.

Évidemment, elle avait quelque chose à dire à M. William et ne l’osait.

– Qu’est-ce donc, chère madame Barclay ? demanda sir Arthur Newil un peu étonné.

– C’est que, monsieur William, je ne sais si je dois… je n’ose… balbutia la bonne femme embarrassée.

– Dites toujours, madame Barclay.

– Votre Honneur m’excusera… mais…

C’était la première fois que mistress Barclay l’appelait Votre Honneur, ce qui était une preuve qu’elle le tenait, non plus pour un humble commis, mais pour un gentleman.

Mistress Barclay continua :

– On est venu vous demander aujourd’hui.

– Moi ! exclama sir Arthur.

– Vous, monsieur William, et sous un autre nom que le vôtre.

– Que voulez-vous dire ? murmura sir Arthur tout troublé.

La gouvernante poursuivit :

– Deux gentlemen se sont présentés un peu avant quatre heures et l’un d’eux m’a dit :

– Sir Arthur Newil est-il rentré ?

À quoi j’ai répondu que sir Arthur Newil m’était inconnu, que le locataire de cette maison, mon maître, s’appelait monsieur William, et qu’il était commis dans une maison de banque de la Cité.

Mais ils se sont mis à rire tous les deux.

– Bonne femme, m’a dit le premier, ce n’est pas nous qui nous trompons, c’est vous qu’on trompe…

Et alors ils m’ont fait de sir Arthur Newil, mon cher maître, un portrait qui est absolument le vôtre.

Sir Arthur pâlit.

– Continuez, dit-il, d’une voix sourde.

– Quand je leur ai affirmé que sir Newil ou M. William, car je ne savais plus au juste, n’était pas dans la maison, ils se sont retirés.

– Sans rien dire ?

– Pardonnez-moi. Ils ont dit qu’ils reviendraient demain.

– Mistress Barclay, dit sir Arthur, il se fait tard… il est temps d’aller vous coucher.

Son ton était dur et n’admettait pas de réplique.

La gouvernante salua et sortit.

Alors sir Arthur fut en proie à une angoisse inexprimable.

La pensée que ces hommes qui l’étaient venus demander sous son vrai nom pouvaient être de ceux qui avaient intérêt à ce que Gipsy n’eût pas d’amour, ne lui vint pas cependant.

Mais il se dit que sans doute ses anciens amis du club, que son existence mystérieuse avait tant intrigués, avaient fini par découvrir sa demeure et le nom sous lequel il se cachait.

Et cette idée le tourmentait, car il fallait leur échapper de nouveau, chercher un autre refuge et un autre nom, sous peine de voir son amour et son bonheur compromis.

Une partie de la nuit s’écoula.

À mesure que les heures passaient, sir Arthur Newil sentait son cœur se serrer de plus en plus.

Cependant Gipsy l’avait averti la veille qu’elle viendrait fort tard.

Au moment où trois heures sonnaient, un bruit arriva distinctement à l’oreille inquiète de sir Arthur.

Ce bruit, il le reconnut, car il l’entendait chaque nuit.

C’était celui d’une clé tournant dans la serrure.

Sir Arthur souffla la lampe et se précipita dans le vestibule.

– Enfin te voilà ! murmura-t-il.

Et il étendit les bras pour saisir Gipsy et la serrer sur son cœur.

Mais à peine avait-il fait un pas en avant, que deux mains de fer le saisirent à la gorge.

En même temps, il fut terrassé, garrotté et bâillonné en quelques secondes, sans qu’il lui eût été possible de jeter un cri.

Et une voix railleuse lui dit à l’oreille :

– Ah ! tu as osé aimer la bohémienne Gipsy ?… Eh bien ! tu vas voir où ton fol amour l’a conduite !

IX

Revenons à Rocambole que nous avons laissé glaçant d’épouvante sir George Stowe, lorsque ce dernier avait aperçu au travers de la chemise flottante la terrible marque des fils de Sivah sur sa poitrine.

L’honneur avait été déclaré satisfait par les témoins.

On s’était séparé, et tandis que sir George Stowe revenait à Londres en voiture, Rocambole prenait le chemin de fer.

Il avait laissé Vanda sous la garde de Milon et Gurhi sous la garde de Vanda.

La petite maison occupée par Vanda avait son aspect ordinaire lorsque Rocambole arriva.

Les volets étaient clos, – il était à peine neuf heures et demie, une heure fabuleusement matinale à Londres, où l’on fait du jour la nuit.

Rocambole avait une clé.

Il entra, traversa le vestibule et entendit les deux bonnes anglaises qui se querellaient à la cuisine, située dans le sous-sol.

Puis il monta au premier étage.

À son étonnement il trouva la porte de la chambre de Vanda ouverte.

Il l’appela.

Vanda ne répondit point.

Il appela Milon.

Le vieux compagnon de Rocambole dormait fort paisiblement.

La voix de son maître l’ayant éveillé en sursaut, il accourut en chemise.

Mais déjà Rocambole était dans la chambre de Vanda et jetait un cri terrible.

La jeune femme était renversée dans le fauteuil où elle s’était endormie.

Rocambole l’avait appelée par trois fois, et Vanda ne sortait pas de son sommeil.

Alors, il s’était arrêté, l’angoisse au cœur, la sueur au front, n’osant faire un pas vers elle et la toucher.

Il lui semblait qu’elle était morte.

Il se retourna au bruit des pas de Milon qui disait de sa grosse voix :

– Qu’y a-t-il donc ?

Mais il vit Rocambole si pâle qu’il se tut et comme lui, n’osa faire un pas.

Cependant Vanda était toujours immobile, et il s’écoula dix secondes qui furent pour Rocambole une éternité.

Enfin, il jeta un nouveau cri.

Il lui avait semblé que le sein de la jeune femme était soulevé par une respiration égale et calme.

Et, s’approchant, il lui mit la main sur le cœur.

Le cœur battait.

– Vanda, cria-t-il de nouveau, Vanda ?

Et il la secoua sans pouvoir l’éveiller.

Mais alors il entendit un sifflement et la vipère jaune s’échappa du corsage de Vanda et alla s’arrondir sur le parquet.

Rocambole mit le pied dessus et l’écrasa.

– Je comprends tout maintenant, dit-il.

En même temps, il poussa le fauteuil et entra dans la chambre de Gurhi.

La chambre était vide.

– Bon ! dit Rocambole, faisant appel à ce sang-froid de lion qu’il avait dans les moments terribles, il est inutile de demander l’explication du mystère.

En voulant effrayer sir George Stowe, j’ai rassuré Gurhi. La faute est à moi et non aux autres.

Milon, les cheveux hérissés, n’osait regarder Vanda.

– Imbécile ! lui dit Rocambole, va donc me chercher là-bas, dans la salle à manger, cette petite caisse de voyage qui contient différents flacons.

Milon obéit.

Rocambole se mit en devoir de déshabiller Vanda et de mettre sa poitrine à nu.

Vanda avait au-dessous du sein gauche la piqûre de la vipère.

Rocambole ramassa les chairs entre ses deux doigts et les pressa très fort.

Une goutte de sang noir sortit de la piqûre, qui n’était pas plus grosse que celle d’une épingle.

– Heureusement, murmura-t-il, qu’on ne meurt pas de la morsure de la vipère jaune. Mais Gurhi me le paiera cher.

Milon revint avec la caisse de voyage.

C’était une petite boîte en cuir de Russie, séparée en deux compartiments.

Rocambole l’ouvrit et prit dans un coin un petit flacon qu’il déboucha.

Puis aidé de Milon, il desserra les dents de Vanda toujours en léthargie et lui introduisit dans la bouche quelques gouttes du contenu du flacon.

L’effet fut instantané.

Vanda s’agita, eut quelques convulsions et finit par ouvrir les yeux.

– Qu’est-ce donc ? fit-elle en levant sur Rocambole un regard surpris.

– Rien, répondit-il, si ce n’est que tu t’es laissé rouler, ni plus ni moins que ce niais de Milon qui me regarde encore sans comprendre.

Gurhi est parti.

– Gurhi ! exclama Vanda.

– Regarde plutôt !

Et ouvrant toute grande la porte de la chambre, il lui montra le lit de l’Indien qui était vide.

– Je suis une misérable, Maître, s’écria la jeune femme avec un accent de désespoir.

– Ce n’est pas ta faute, dit Rocambole, c’est la mienne.

Puis, regardant Milon :

– À présent, dit-il, au lieu de nous désoler et de nous faire de mutuels reproches, il s’agit de réparer le mal.

– Que faut-il faire ? demanda Milon.

– Il faut réunir tous les hommes.

– Quand ?

– Aujourd’hui même. J’en aurai besoin ce soir.

– Ce sera fait. Où est le rendez-vous ?

– À la taverne du Roi George.

– À quelle heure ?

– À huit heures du soir. Mais tu n’as pas trop de la journée pour les réunir. Va !

Milon avait craint la colère du Maître. Il respira bruyamment.

Il était heureux d’en être quitte à si bon marché.

Alors Rocambole dit à Vanda :

– C’est ce soir que je joue ma première partie contre les Étrangleurs.

Avant le départ de Gurhi, elle était gagnée d’avance.

Mais à présent, tout est remis en cause.

– Maître, dit Vanda, n’auras-tu pas besoin de moi, ce soir ?

– Non. Mais demain. Probablement je te confierai ma femme.

– Ta femme !

Et Vanda se dressa stupéfaite et pâlissante.

Un sourire glissa sur les lèvres de Rocambole.

– Rassure-toi, dit-il, c’est une femme in partibus. Je me marie selon le rite bohémien… en cassant une cruche vide.

Et comme Vanda continuait à ne pas comprendre et le regardait :

– Tu penses bien, dit-il, que Nadéïa n’est pas la seule femme consacrée à la déesse Kâli.

– Eh bien ?

– J’en ai trouvé une autre, une fille de bonne maison, cachée par des bohémiens.

Et Rocambole raconta à Vanda ce qu’il savait de l’histoire de Gipsy.

– Mais, dit Vanda, lorsqu’il eut terminé son récit, ne t’exposes-tu pas, Maître, au plus terrible des dangers ?

– Peut-être…

– Et cette bohémienne t’inspire-t-elle donc tant d’intérêt que tu veuilles la sauver absolument ?

– Il faut engager la lutte, dit Rocambole.

Puis, après un moment de silence, pendant lequel Vanda le regardait avec une naïve admiration :

– Crois-tu donc, dit-il, que j’aie consenti à rentrer dans la vie, moi qui ne demandais plus que le repos éternel, pour mener l’existence d’un bon bourgeois ?

– C’est juste, murmura Vanda avec un soupir.

Rocambole avait baissé la tête, et une larme s’échappant de ses yeux tomba brûlante sur la main de Vanda.

Elle tressaillit et lui dit d’une voix émue :

– Tu souffres donc bien ?

Mais, à ces paroles, il se redressa, son œil eut un éclair, sa tête se porta fièrement en arrière :

– La douleur purifie ! dit-il.

Vanda ne répondit pas ; mais elle se disait tout bas :

– Ah ! pourquoi donc a-t-il rencontré Madeleine ? Cet amour sans espoir, c’est l’expiation !

X

Ce soir-là, vers huit heures, la taverne du Roi George était plus encombrée de monde qu’à l’ordinaire.

Les habitués de chaque jour s’étaient accrus des habitués des jours de fête.

Tel ouvrier brasseur ou boulanger, tel tanneur ou cordonnier qui travaillait toute la semaine, avait quitté la besogne une heure plus tôt pour venir boire une pinte d’ale et entendre parler de la grande nouvelle.

La grande nouvelle !

Car il y en avait une qui avait couru, étincelle électrique, aux quatre coins de Londres depuis le matin : Gipsy la bohémienne se mariait pour la septième fois.

Et tout le monde savait, maintenant, le sort des six premiers maris.

Le récit de l’Irlandaise avait précédé la nouvelle du mariage, et lui avait donné cet attrait de haute curiosité que le peuple anglais désigne sous le nom de great attraction !

Comment cette nouvelle union tournerait-elle ?

Le septième mari aurait-il le sort des six autres ?

Quel était-il ? D’où venait-il ? Car on ne l’avait jamais vu au Wapping avant la soirée précédente.

Enfin où se ferait le mariage ?

Toutes ces questions étaient à l’ordre du jour dans la taverne du Roi George.

L’Irlandaise disait :

– Vous savez bien que les bohémiens ne se marient pas comme nous : ils se réunissent dans un endroit écarté, allument un grand feu et sautent à l’entour, tandis que les deux fiancés demeurent debout devant le feu et par conséquent au centre de la ronde.

Quand ces danses sont finies, on apporte un gâteau de froment assaisonné avec du beurre et du miel, et une cruche de vin.

Les fiancés rompent le gâteau et le mangent.

Puis ils boivent l’un après l’autre, à même la cruche jusqu’à ce que le vin soit épuisé.

Alors le plus vieux de la tribu s’approche et leur dit :

– Êtes-vous toujours décidés à vous marier ?

– Toujours.

– Alors, brisez la cruche.

Les deux fiancés prennent la cruche chacun d’une main, l’élèvent à la hauteur de leur tête et la laissent retomber sur le sol, où elle se brise en mille morceaux.

– Et ils sont mariés ? dit un des buveurs.

– Ils sont mariés, répéta l’Irlandaise.

– Et tu crois, dit un autre, que c’est cette nuit ?

– J’en suis sûre.

– Comment le sais-tu ?

– J’ai rencontré Gipsy dans la journée. Elle me l’a dit.

– Mais, où a lieu le mariage ?

– Voilà ce que les bohémiens cachent toujours avec soin.

– Je donnerais la moitié de ma prime de rengagement, dit un matelot, pour le savoir.

– À quoi cela te servirait-il, matelot ? demanda l’Irlandaise.

– Mais… pour y aller…

– Et en revenir avec un bon coup de couteau. Les bohémiens ne plaisantent pas, quand il s’agit de leurs cérémonies religieuses.

– Bah ! fit un gros homme à cheveux blancs qui venait d’entrer, et dont l’accent trahissait une origine étrangère.

– C’est comme pour leurs enterrements, poursuivit l’Irlandaise. Ils ont un cimetière, mais on ne sait pas où il est.

Quand un des leurs vient à mourir, on l’emporte la nuit.

Où ? personne n’a pu le dire.

– Mais, dit le gros homme qui avait l’accent étranger, quel est donc le nouveau fiancé ?

– Un matelot.

– De quel pays ?

– C’est un Anglais.

– Non, dit un autre, c’est un Écossais.

– Je parie pour un Irlandais, dit Betty, l’une des servantes de Calcraff.

Calcraff, le digne hôtelier, coupa court aux commentaires d’un seul mot :

– C’est un Français, dit-il.

Il y eut un léger murmure parmi les buveurs.

Le futur de Gipsy était courageux jusqu’à la témérité, on l’avait proclamé bien haut ; et tout le monde était du même avis.

Or, Calcraff venait dire :

– C’est un Français.

L’amour-propre national se révoltait, la vieille haine se réveillait.

Mais personne ne mettait en doute la parole de Calcraff.

Lorsque Calcraff avait parlé, c’était la vérité qui était sortie de sa bouche.

– Alors, dit un des buveurs, quand le murmure se fut apaisé, s’il lui arrive malheur, tant pis pour lui.

– Ah ! cela m’est bien égal, dit un autre.

– Et à moi ! dit un troisième.

Ce fut un cri général.

Tout à l’heure on s’intéressait au futur époux de Gipsy ; on souhaitait ardemment qu’il échappât à la mort mystérieuse de ses devanciers.

Maintenant on désirait qu’il subît leur sort.

La vieille haine anglaise avait parlé.

Tandis que tous ces commentaires avaient lieu, deux hommes étaient entrés et s’étaient approchés du comptoir.

Chacun d’eux avait remis à Calcraff une pièce de cuivre.

Calcraff leur avait fait un signe d’intelligence.

Puis il leur avait dit tout bas, en français :

– À dix heures, derrière l’église Saint-Paul.

– Bon ! fit l’un d’eux, qui n’était autre que notre vieille connaissance la Mort-des-braves.

– On y sera, dit l’autre qui était un tout jeune homme – c’était Marmouset, le jeune Ravageur qui donnait de si belles espérances.

Puis après eux, vinrent successivement le Chanoine et les autres Ravageurs embauchés par Rocambole, au cabaret de la Camarde.

Tous présentèrent successivement leur pièce de cuivre et reçurent le même mot d’ordre.

Puis ils burent un verre de porter, et sortirent un à un, non sans avoir échangé un furtif regard d’intelligence avec le gros homme à l’accent étranger et aux cheveux blancs.

Celui-là, on l’a deviné, c’était Milon.

Si on eût été moins occupé du mariage de Gipsy, à la taverne du Roi George, on eût sans doute remarqué que tous ces hommes qui étaient entrés deux par deux, avaient échangé deux mots à voix basse avec le tavernier, puis s’en étaient allés silencieusement, venaient pour la première fois dans le cabaret.

Mais on ne fit pas même attention à eux, tant il y avait de monde, et tant la conversation était animée autour de l’Irlandaise qui, selon sa coutume, était montée sur une table.

– Je vous dis, moi, répétait-elle, qu’il y a des bohémiens en France.

– Alors, dit un matelot, le futur mari de Gipsy serait un bohémien français ?

– Certainement.

– Mais les bohémiens sont de tous les pays ?

– Sans doute.

– Ils ne sont pas plus Français qu’Anglais ?

– Non, certainement.

Il s’éleva un nouveau murmure.

Mais celui-là était approbateur.

Du moment que l’homme qui épousait Gipsy était bohémien, il n’était plus Français, et s’il n’était plus Français, il n’était plus un objet de haine.

C’était logique.

Par conséquent, l’assemblée se remit à faire des vœux pour lui.

– C’est comme moi, dit le gros homme à cheveux blancs.

– Toi ? fit l’Irlandaise.

On le regarda avec défiance.

– Mais je suis bohémien, acheva Milon.

– Hurrah ! dirent les Anglais.

– Viens que je t’embrasse ! dit l’Irlandaise.

Et elle passa les deux bras autour du cou de Milon.

Mais soudain elle jeta un cri et retira sa main toute jaspée de sang.

Milon avait un cache-nez. Au contact des bras de l’Irlandaise, le cache-nez s’était défait, et laissait voir autour du cou du vieux colosse, un collier semblable à celui d’un chien de boucher, tout garni de petites pointes d’acier.

L’Irlandaise s’y était déchiré la main.

Ce fut un cri d’étonnement subit auquel Milon répondit par ces mots.

– Si le bohémien qui va épouser Gipsy est pourvu de cette jolie cravate, on aura du mal à l’étrangler cette nuit. Adieu, mes enfants…

Et il sortit au milieu de la stupéfaction générale, et personne ne songea à le retenir.

Calcraff souriait dans sa barbe grise et regardait l’Irlandaise, qui suçait le sang de ses piqûres.

XI

Cette nuit-là, le camp des bohémiens à Londres, était en liesse. La police tolère les bohémiens et, au besoin, les protège.

Ordinairement, la tribu vit sous des tentes, aux portes de la grande ville.

Cependant, il est quelques-uns de ses membres qui obtiennent ce qu’on appellerait volontiers des tolérances.

S’ils ont adopté la profession de musiciens ambulants ou de danseurs des rues, – la reine des bohémiens, – c’est presque toujours une femme qui gouverne cet étrange peuple, la reine des bohémiens, disons-nous, les autorise à vivre dans Londres.

Mais c’est à la condition, toutefois, qu’ils feront une apparition sous la tente de temps en temps, et que, s’ils se marient, le mariage aura lieu selon la tradition bohémienne.

Or, depuis vingt-quatre heures, les bohémiens, – nomades bizarres au milieu de ce foyer de civilisation qu’on appelle Londres, – avaient levé leur camp des environs de Saint-Paul, où ils se trouvaient depuis plusieurs mois.

Ils étaient partis la nuit, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs chariots et leurs tentes pliées, leurs chevaux étiques et leurs chiens maigres.

Ce départ s’était effectué sans tambour ni trompette, et les habitants du quartier qu’ils occupaient la veille avaient à peine entendu un léger bruit.

Où étaient-ils allés ?

Mystère !

Cependant ce vieux prêtre presbytérien qui était allé, une nuit, sur les instances de Gipsy en larmes, chercher aux portes de Londres, dans un enclos désert, la bière qui renfermait le corps du pauvre Faro, aurait été fort étonné s’il fut retourné en cet endroit qui paraissait naguère abandonné.

Là-bas, à un quart de mille, la grande ville grondait sourdement sous son immense chevelure de gaz hydrogène.

Ici le silence, l’obscurité, la nuit profonde…

Une de ces nuits anglaises si brumeuses que le ciel semble être descendu sur la terre pour l’étouffer.

Au-delà, dans un vallon, après la ville étincelante de lumières, après la plaine solitaire et morne, une lueur rougeâtre, qui semblait, à travers le brouillard, un phare perdu sur la mer lointaine. Et dans la campagne morne et déserte, emplie de ténèbres et d’horreur, les pieds glissants sur un sol détrempé et gluant, deux êtres cheminaient se donnant le bras.

Ils cheminaient, tournant le dos à la grande ville et les yeux fixés sur la lueur rouge.

De temps en temps, ils s’arrêtaient pour reprendre haleine et prêter l’oreille.

Alors un chant monotone, accompagné d’un bruit de tambour et de grelots parvenait jusqu’à eux et semblait partir de ce point lumineux vers lequel ils marchaient.

Devant eux, un troisième personnage cheminait en avant, à une trentaine de pas, comme pour leur indiquer la route.

Nos deux voyageurs étaient un homme et une femme.

La femme s’arrêtait souvent toute tremblante et disait :

– Il me semble qu’on nous suit… Oh ! j’ai peur…

– Ne suis-je pas avec vous, Gipsy ? répondait Rocambole, car c’était bien lui et elle qui allaient se marier selon le rite bohémien.

– Oui, vous avez raison, répondit-elle ; j’ai foi en vous… et cependant de funestes pressentiments m’ont assaillie durant tout le jour.

– Ne craignez rien, Gipsy, je veille sur vous.

L’homme qui les précédait était un bohémien.

Il était venu chercher Gipsy à sa maison de White-Chapel, en disant :

– La tribu a changé de campement. Elle n’est plus auprès de l’Église Saint-Paul.

Cette circonstance avait quelque peu dérangé les plans de Rocambole.

La petite armée sur laquelle il comptait et qui devait faire bonne garde aux environs du campement, sous les ordres du vieux Milon, attendrait donc auprès de Saint-Paul, tandis qu’il irait, lui tout seul, s’exposer en un lieu inconnu, à la colère des Étrangleurs ?

Mais Rocambole avait à peine froncé le sourcil.

Rocambole ne tremblait jamais.

Et Gipsy ne soupçonnait même pas qu’il eût éprouvé un seul moment d’inquiétude.

À mesure qu’ils approchaient, la musique traînante devenait plus distincte et l’on entendait résonner avec un son plus clair les grelots du tambour de basque.

Et bientôt Rocambole aperçut un large cercle de clarté à l’entour.

C’était le brasier des épousailles dont la colonne de fumée montait toute bleue dans le ciel gris.

Tout à l’entour se dressaient les tentes des bohémiens et leurs chariots.

Les femmes, les enfants se donnaient la main et dansaient en chantant autour du brasier.

Une bohémienne faisait résonner sous ses doigts nerveux et tapait alternativement sur ses genoux et ses coudes, le tambour dont les grelots rendaient alors un tintement précipité.

Une autre dansait au bruit cadencé des castagnettes.

Un vieillard faisait vibrer un instrument de cuivre assez semblable à un cor de chasse.

Lorsque Rocambole et Gipsy apparurent, la musique et les danses cessèrent.

Un grand silence s’établit et une femme d’un âge mûr, mais qui avait encore cette beauté énergique et sombre des femmes de Bohême, se leva d’une sorte de trône couvert d’oripeaux et vint à la rencontre des futurs époux.

C’était la reine des bohémiens.

Rocambole était, comme la veille, vêtu de sa vareuse de marin et coiffé de son chapeau ciré.

La reine lui dit :

– Étranger, tu sais quel danger te menace ?

– Oui, répondit Rocambole.

– Tous ceux qui ont voulu épouser Gipsy sont morts.

– Je le sais.

– Il en est temps encore, et si tu veux renoncer à ton dessein, tu le peux.

– Je ne recule jamais.

– Songe encore, dit la reine, que lorsque Gipsy sera ta femme, comme tu n’appartiens ni à notre tribu, ni même à notre race, nous ne pourrons plus rien pour la protéger.

– Je la protégerai seul.

– Et toi, Gipsy, dit la reine, veux-tu toujours être la femme de l’étranger ?

– Je le veux, répondit Gipsy d’une voix ferme.

– Alors, dit la reine, qu’il soit fait ainsi que vous le désirez.

Et sur un signe d’elle, les danses recommencèrent, et les bohémiens se tenant par la main, exécutèrent, en chantant dans une langue mystérieuse, une chanson bizarre, autour de Rocambole et de Gipsy.

Puis, quand la danse fut terminée, on apporta le gâteau de miel et de froment.

Rocambole et Gipsy le brisèrent et en prirent chacun un morceau.

Puis on leur apporta la cruche et ils burent à tour de rôle. Après quoi ils l’élevèrent chacun d’une main au-dessus de leur tête et la laissèrent retomber.

La cruche se brisa en mille morceaux.

Alors les bohémiens poussèrent un hurrah qu’ils accompagnèrent de ces paroles :

– Longue vie à l’époux de Gipsy.

– Merci, dit Rocambole, et que votre souhait me porte bonheur !…

Les danses recommencèrent.

Alors, se conformant à la coutume, Rocambole prit la jeune fille dans ses bras et l’emporta en disant :

– Elle est ma femme !

Et il s’élança, avec son fardeau, hors du campement des bohémiens.

XII

Tout en emportant Gipsy sur ses épaules, Rocambole se disait :

– Évidemment les bohémiens n’ont levé leur camp, la nuit dernière, que par excès de prudence et pour que les mystérieux persécuteurs de Gipsy ne puissent pas assister au mariage.

Mais ont-ils réussi ?

S’ils étaient restés autour de Saint-Paul, Milon et sa bande eussent tenu tête à une armée.

Tandis que maintenant me voilà…

Depuis le jour où, – et bien des années s’étaient écoulées – Rocambole, le maudit, avait jeté sir Williams son premier maître, dans un précipice, – Rocambole n’avait plus tremblé.

Cette âme de fer, régénérée par la douleur et le repentir, était inaccessible à la crainte.

Demeuré dans la vie, lui qui eût voulu se reposer enfin dans la mort, il ne tremblait plus que pour ceux dont il avait pris la cause en mains.

Donc, Rocambole, à mesure qu’il s’éloignait du campement des bohémiens, s’enfonçait dans la campagne déserte et sombre, les yeux fixés sur le brouillard rougeâtre et lumineux qui lui indiquait Londres. – Rocambole, disons-nous, était de plus en plus inquiet.

Gipsy lui dit :

– Laissez-moi marcher, maintenant.

Et elle voulut glisser à terre.

Mais Rocambole la retint dans ses bras.

– Non, dit-il, pas à présent. Vous ne marcheriez pas assez vite.

– Oh ! j’ai peur !… murmura Gipsy.

Rocambole ne répondit pas ; mais il hâta le pas un peu plus.

La terre était détrempée. L’étroit chemin bordé d’une haie dans lequel ils marchaient était glissant, et plus d’une fois, Rocambole trébucha.

Souvent il se retournait pour mesurer la distance parcourue.

Le feu des bohémiens n’était plus qu’un point rougeâtre perdu dans le brouillard.

Devant lui, au contraire, le ciel s’éclairait de cette lueur gigantesque d’hydrogène qui est le véritable jour de Londres.

Gipsy redemandait à marcher ; mais Rocambole répondait :

– Non, tout à l’heure, dans dix minutes, quand nous serons aux portes de Londres…

Et malgré la pesanteur de son fardeau, il accélérait de plus en plus sa marche.

Mais, tout à coup, il fit un faux pas, jeta un cri et tomba la face contre terre, tandis que Gipsy lui échappait et tombait elle-même.

Un obstacle invisible venait d’arrêter Rocambole dans sa marche précipitée et l’avait fait rouler sur le sol.

En même temps, deux hommes s’élancèrent de derrière la haie.

Rocambole avait jeté un cri de rage et Gipsy un cri de terreur.

Mais Rocambole se releva.

Et comme il se relevait, un sifflement se fit dans l’air et une corde s’abattit sur son cou, le serra et le renversa de nouveau.

Rocambole venait de trébucher dans une ficelle tendue d’un bout à l’autre du chemin.

C’était ainsi qu’il avait fait tomber à Villeneuve-Saint-Georges, Osmanca et Gurhi.

Rocambole avait un lacet au cou et on essayait de l’étrangler, comme il avait étranglé John, le valet du général Komistroï.

C’était la peine du talion.

Rocambole n’eut que le temps de murmurer d’une voix étouffée :

– Gipsy ! Gipsy !… ne vous inquiétez pas de moi…

Puis il tomba de nouveau, tant le lacet avait de puissance.

Un des deux hommes s’élança sur Gipsy, demi-morte de frayeur, la prit dans ses bras et l’emporta malgré ses cris.

L’autre s’approcha de Rocambole, étendu sur le sol et qui paraissait privé de sentiment.

On eût dit que le lacet avait accompli son œuvre de mort.

Cet homme se pencha et dit en indien :

– Jamais Osmanca n’a manqué sa victime. Quand le lacet d’Osmanca siffle dans l’air, la mort le suit. Ah ! tu nous as appris, ô Français maudit, comment on tendait une corde pour arrêter les fils de Kâli dans leur marche… et tu as voulu nous faire croire que tu étais l’élu du dieu Sivah !…

Et Osmanca riait d’un rire féroce.

Et il tournait et retournait Rocambole qui paraissait endormi déjà du sommeil de la mort.

L’Indien, qui paraissait savourer son triomphe, continua :

– Appelle donc Sivah à ton aide, maintenant Sivah ne protège que ceux qui le servent, et tu n’es qu’un vil chrétien… ou plutôt, tu n’es plus rien, car je crois que déjà ton âme a quitté ton corps et flotte dans les espaces !

 

En parlant ainsi, Osmanca se penchait plus encore et cherchait à voir si Rocambole était mort.

Mais la nuit était noire.

L’Indien ouvrit alors la vareuse de Rocambole, et lui mit la main sur le cœur pour voir si ce cœur battait encore.

Mais soudain, il se sentit pris par le cou comme dans un étau.

Les deux bras de Rocambole, inertes tout à l’heure, l’avaient saisi comme deux mâchoires de fer.

Et Rocambole, sain et sauf, se redressa en disant :

– Ah ! canaille ! sans le collier en peau de requin que j’avais autour du cou, tu m’étranglais !…

Et une de ses mains lâcha un moment Osmanca à demi-étouffé.

Cette main s’arma d’un poignard, et la lame de ce poignard disparut dans la poitrine de l’Indien, qui tomba sans pousser un cri.

Rocambole avait, en effet, au cou un collier en tout semblable à celui que portait Milon, et sur lequel l’Irlandaise s’était piquée les doigts.

Ce collier avait détruit l’effet meurtrier du lasso et Rocambole n’avait fait le mort un moment que pour tromper Osmanca et pouvoir se débarrasser de lui !

– Maintenant, s’écria-t-il en repoussant du pied le corps de l’Indien, il faut sauver Gipsy.

Tout cela avait eu lieu en moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter.

C’est dire que le complice d’Osmanca ne pouvait être loin encore.

Un homme chargé d’un fardeau si léger qu’il soit, ne saurait courir aussi vite qu’un homme qui n’a rien à porter.

Rocambole s’élança donc à la poursuite du ravisseur.

Au bout de quelques minutes, la robe blanche de Gipsy, évanouie sans doute, apparut dans le lointain, aux yeux de Rocambole.

Notre héros précipita sa course.

Et, à mesure qu’il avançait, la robe blanche devenait plus visible, et Rocambole comprit qu’il gagnait du terrain.

Mais tout à coup, un éclair brilla dans l’obscurité.

Puis une détonation succéda à l’éclair.

Puis un cri arriva aux oreilles de Rocambole.

Et la robe blanche fit un brusque mouvement puis resta immobile sur le sol.

Et Rocambole arrivant vit un homme se dresser auprès de la robe blanche.

Et cet homme avait le pied sur un autre qui se tordait dans les convulsions de l’agonie.

Londres était si près, maintenant, que sa lueur dissipait les ténèbres.

Rocambole put donc voir distinctement et comprendre ce qui s’était passé.

Gipsy évanouie gisait à terre.

L’homme qui se tordait frappé d’une balle, – c’était le ravisseur.

Celui qui lui appuyait un pied sur la poitrine et brandissait encore son revolver, c’était Marmouset.

L’enfant terrible avait tué l’Indien sans toucher Gipsy.

Et il s’écria en reconnaissant Rocambole :

– Convenez, maître, que je suis arrivé à temps !

XIII

En ce moment-là, Marmouset était grand comme le monde.

Rocambole le regardait, et sous le regard du maître Marmouset tressaillit d’orgueil.

Il avait dix-huit ans, ce gamin-là ; mais il était si petit, si chétif, si malingre, qu’on lui en eût à peine donné treize ou quatorze.

Le regard seul était viril.

C’était un enfant de Paris, – dans la mauvaise et pernicieuse acception du mot.

Il était né quelque part, entre le faubourg et le port de Bercy.

Son père était Ravageur, sa mère vivait mal et de tous les métiers.

Que voulez-vous que devienne le fils d’un voleur et d’une femme sans mœurs ?

Marmouset admirait Cartouche dont il avait vu, enfant, la sombre histoire coloriée par les imagiers d’Épinal.

Son adolescence avait été bercée de la renommée sinistre de Rocambole.

Il avait assisté à la démolition du Lapin blanc ; il avait fréquenté, aux barrières du sud de Paris, des gens qui couchaient sur les fours à plâtre, et se lamentaient de la suppression des bagnes, – tant Cayenne épouvante tous ceux qu’on appelle les chevaux de retour.

De bonne heure, il s’était blasé sur les émotions de la police correctionnelle.

Il allait voir juger comme on va au spectacle.

Sans les huissiers, ses pieds, comme ceux des titis logés dans le cintre de la Porte-Saint-Martin, eussent pendu dans la salle.

Et brave, en dépit de tous les mauvais instincts ; et généreux à son heure, volant d’une main, faisant l’aumône de l’autre.

Un jour, il avait sauvé la vie à un sergent de ville qui se noyait, victime de son dévouement.

Quand on lui parlait de cela, il disait :

– Le sergent de ville avait quitté son habit… sans ça je l’aurais laissé pêcher une friture.

Né de parents honnêtes, élevé avec de bons exemples sous les yeux, Marmouset eût fait un homme.

Au moment où Rocambole le rencontra, en compagnie du Notaire, de la Mort-des-Braves et du Chanoine, Marmouset prenait tranquillement la route de l’échafaud.

Rocambole était arrivé à temps.

Le cœur et le caractère de Marmouset avaient encore assez de malléabilité pour subir une nouvelle empreinte.

Tel était donc l’enfant qui venait de tuer l’Indien d’un coup de revolver et que Rocambole trouvait tout à coup venant à son aide.

En voyant Marmouset, ce dernier avait cru que Milon et sa bande volaient à son secours.

Il n’en était rien, Marmouset était seul, et voici ce qui s’était passé.

Lorsque Rocambole avait donné des ordres à Milon, il ignorait le déménagement des bohémiens, et croyait, par conséquent, que ce singulier mariage, qui allait lui permettre de protéger Gipsy, aurait lieu auprès de Saint-Paul.

Ce n’était qu’en arrivant chez Gipsy, dans White-Chapel, que Rocambole avait trouvé la bohémienne qui venait les chercher.

Il n’avait donc pas eu le temps de prévenir Milon et de lui indiquer un autre rendez-vous.

Notre vieil ami Milon, on s’en souvient, ne brillait pas précisément par une grande pénétration d’esprit.

Esclave de la consigne qu’il avait reçue, Milon s’en était allé à Saint-Paul.

Les Ravageurs, transportés à Londres, étaient arrivés un à un.

Tous étaient munis d’un revolver, d’un petit casse-tête recouvert en caoutchouc, et avaient au cou un collier en peau de requin du nord.

Ce collier armé de pointes, était de l’invention de Rocambole.

Dix ouvriers anglais les avaient fabriqués en grand mystère.

Grâce à cette armature d’un nouveau genre, les Étrangleurs allaient devenir impuissants.

Or donc, Milon et sa bande furent bientôt réunis.

On obéissait à Milon aveuglément, parce que le maître le voulait.

On exécutait ses ordres sans réflexions et sans commentaires.

Cependant Marmouset, lui, en sa qualité d’enfant terrible, se permettait de raisonner.

La bande réunie, Milon dit à ses compagnons :

– Camarades, vous savez pourquoi nous sommes ici ?

– Je m’en doute, fit la Mort-des-braves.

– C’est rapport au mariage, dit le Chanoine.

– Mais où se fait-il donc ce mariage ? demanda Marmouset.

– Dans le camp des bohémiens.

– Alors, ce n’est pas ici ?

– C’est ici que le maître nous a dit de venir.

– Bon ! mais les bohémiens n’y sont pas.

– Cela ne me regarde point, dit Milon.

Marmouset voulut discuter.

– Tais-toi, mioche, dit la Mort-des-Braves. Le maître a parlé, faut obéir.

Marmouset était indépendant de langage autant que d’allures.

– Je vous parie que j’ai raison, dit-il.

– Tais-toi.

Mais Marmouset ne tint pas compte de l’injonction. Il répéta de plus belle que, si les bohémiens étaient partis, c’est que le mariage se célébrait ailleurs, et que, par conséquent, on ne devait pas rester là.

À quoi Milon, impatienté, lui dit :

– Si tu ne veux pas rester, va-t-en !

Marmouset ne demandait pas autre chose.

Il s’en était donc allé en disant :

– Vous verrez que le maître dira que c’est moi qui avais raison.

Le gamin de Paris ne savait pas un mot d’anglais.

En outre, il avait remarqué que le peuple anglais se montrait peu courtois pour les Français.

Mais il avait de l’imagination, et il s’était dit :

– Si je parle, comme je ne pourrai parler qu’en français, on se moquera de moi, si même on ne me joue mauvais tours sur mauvais tours.

Je vais me faire muet.

Les muets sont de tous les pays.

Et quand il se trouvait seul dans les rues de Londres, Marmouset, dont le nouveau costume semblait indiquer un matelot du commerce, – Marmouset, disons-nous, s’exprimait par signes.

Il avait beaucoup fréquenté les Funambules en leur bon temps.

Il avait connu un grand mime appelé Paul Legrand, et il lui avait emprunté les plus riches expressions de son répertoire.

Si Marmouset ne savait pas l’alphabet des disciples de l’abbé de l’Épée, en revanche, il pratiquait une mimique si remarquable, que l’Anglais le plus abruti, fût-ce un ânier de Hampstead, ne pouvait hésiter à le comprendre.

Donc, Marmouset s’en alla.

Et avec le flair d’un chien de chasse qui revient au lancer quand il a perdu la voie, il s’en alla tout droit chez Gipsy.

Évidemment Rocambole avait dû partir de là.

Il entra dans le public-house qui se trouvait au rez-de-chaussée de la maison et se fit, toujours par signes, servir un verre de sherry.

Le public-house était plein de monde.

Un nom voltigeait sur toutes les lèvres : – Gipsy.

– Bon ! pensa Marmouset, on parle d’elle. Écoutons.

Il ne comprenait pas l’anglais, nous l’avons dit, mais il devinait à moitié le sens d’une phrase, pourvu qu’elle fût accompagnée d’un geste.

Or, deux hommes qu’à leur teint bronzé il reconnut pour des Indiens, avaient prononcé plusieurs fois le nom de Gipsy.

Marmouset se mit à les observer.

Au bout d’un quart d’heure l’un de ces deux hommes se leva et sortit.

Marmouset jeta trois pence sur la table et quitta le cabaret, suivant l’Indien à distance.

Au coin de la rue, l’Indien fut abordé par un autre.

Soudain, Marmouset, qui s’était effacé dans l’ombre d’une porte, tressaillit.

Il avait reconnu Osmanca.

– Bon ! dit-il, je crois que je suis sur la piste. Voilà deux gaillards que je ne lâche plus.

Et il se mit à les suivre obstinément.

XIV

On devine le reste.

Marmouset avait suivi Osmanca et son complice jusqu’aux portes de Londres.

Là, il les avait vu s’engager dans la plaine et prendre un chemin qui se dirigeait vers cette lueur rougeâtre qui indiquait le camp des bohémiens.

Et, bien qu’il ne comprît pas ce qu’ils disaient, car ils continuaient à s’exprimer en anglais, il entendit le mot générique gipsy, qui signifie bohémien, sortir de leur bouche, en même temps qu’ils étendaient la main vers la lueur rougeâtre.

Dès lors Marmouset fut fixé.

Quand Osmanca et son complice se cachèrent dans les buissons, Marmouset demeura à une certaine distance et en fit autant.

De là le coup de revolver qui avait jeté par terre l’Indien et sauvé Gipsy.

Rocambole s’était penché sur la jeune fille avec une vive anxiété.

Il craignait que le coup de revolver ne l’eût atteinte.

Il n’en était rien.

Gipsy s’était évanouie, au moment même où Rocambole tombait et où l’Indien la pressait dans ses bras.

Rocambole ne perdit pas un temps précieux à demander des explications à Marmouset.

Il se contenta de lui dire :

– Te voilà, c’est bien. Il n’y a que toi d’intelligent.

Avec un pareil éloge, on eût mené Marmouset au bout du monde.

Rocambole avait toujours, depuis qu’il était à Londres, un petit flacon de sels suspendu à son cou.

Il se mit en devoir de le faire respirer à Gipsy.

La jeune fille poussa un soupir, rouvrit les yeux, et, revenant à elle, reconnut Rocambole.

– Mon Dieu ! dit-elle, que s’est-il donc passé ?

– Il s’est passé, répondit Rocambole, qu’on a essayé de m’étrangler et qu’on n’y a pas réussi.

En même temps il souriait, et Gipsy vit bien qu’il était sain et sauf.

– Mais un homme m’a pris dans ses bras, dit-elle en se relevant. Oh ! son souffle était sur moi comme celui d’une bête fauve.

– Il ne vous portera plus, dit Rocambole.

Et il poussa du pied l’Indien qui continuait à se tordre sur le sol.

Gipsy fit un geste d’effroi.

Puis elle considéra Rocambole avec une sorte d’admiration naïve.

– Quel homme êtes-vous donc ? fit-elle.

– Un homme qui vous protège et ne s’est point vanté, dit Rocambole. Allons, venez ! il est tard… et il faut rentrer à Londres…

Gipsy, à qui le sentiment de la réalité était revenu tout à fait, songea à sir Arthur Newil qui l’attendait.

– Vous avez raison, dit-elle, marchons.

Elle reprit le bras de Rocambole et s’y appuya avec une confiance ingénue.

– Marche en avant, petit ! dit Rocambole à Marmouset.

Marmouset, son revolver à la main, ouvrit la marche avec la dignité d’un suisse de paroisse précédant une noce.

Rocambole et Gipsy se remirent en marche, – la jeune fille, toute tremblante encore, mais ayant foi alors plus que jamais, depuis ce qui venait de se passer, en la puissance de son protecteur.

– Gipsy, disait Rocambole tout bas, tandis qu’ils approchaient de Londres, vous pensez bien que vous, chrétienne, et moi, chrétien, nous ne pouvons considérer comme un mariage cette stupide cérémonie qui vient d’avoir lieu.

– Oh ! non, certes ! fit Gipsy.

– Par conséquent, poursuivit Rocambole, je suis votre ami et rien de plus. Je coucherai cette nuit sur le seuil extérieur de votre porte, mon poignard et mes pistolets à ma ceinture.

Puis, demain, je verrai à vous mettre tout à fait en sûreté contre les Étrangleurs.

– Mais vous ne craignez donc rien pour vous-même ? dit-elle, avec un accent d’admiration naïve.

– Absolument rien, dit Rocambole avec indifférence. Vous voyez, ils ont voulu m’étrangler !

– Mais ils vous ont manqué !

– Non, certes. Le lasso s’est abattu sur moi et enroulé autour de mon cou.

Gipsy, tout en étant chrétienne, avait trop vécu avec les bohémiens pour n’être pas un peu superstitieuse :

– Êtes-vous donc à l’abri de la mort ? fit-elle.

– Non, mais jusqu’à présent, comme vous voyez, elle ne veut pas de moi.

Gipsy cessait peu à peu de trembler, tant elle avait foi en Rocambole.

Et comme son effroi s’en allait, son amour pour sir Arthur Newil reprenait tout son empire dans son cœur, et elle se disait :

– Je vais le revoir !

Quand ils furent aux portes de Londres, en pleine lumière sous le gaz, Rocambole appela Marmouset qui avait continué de marcher en avant.

– Maintenant, lui dit-il, explique-moi comment toi, tout seul, tu es venu à ma rencontre et, par suite, à mon aide.

– Ce n’est pas sans peine, répondit Marmouset.

– Vraiment ?

– M. Milon ne voulait pas me laisser partir.

Et Marmouset raconta de point en point ce qui s’était passé :

– Voilà un garçon vraiment intelligent, se disait Rocambole, tandis que Marmouset achevait son récit.

Le récit de Marmouset, qui ne s’exprimait qu’en français, était inintelligible pour Gipsy qui ne parlait point cette langue.

Mais peu importait à la jeune fille.

Le souvenir de sir Arthur Newil avait absorbé de nouveau toutes ses facultés.

Comme ils entraient dans White-Chapel, Rocambole disait à Marmouset :

– Je te nomme mon lieutenant !

– Fameux cela ! dit l’enfant.

– Va-t’en auprès de Saint-Paul et ramène Milon et les autres.

– En quel endroit ?

– Vous vous disséminerez dans les rues qui entourent la maison de Gipsy, et vous vous tiendrez prêts à tout.

– Mais vous… maître ?

– Si tu as besoin de moi, tu me trouveras couché à sa porte, dans l’escalier.

Marmouset fila comme une flèche, et se perdit dans les petites rues de White-Chapel.

Gipsy et Rocambole gagnèrent la maison où était mort Faro, et dans laquelle la jeune fille avait passé son enfance.

– Maintenant, lui dit Rocambole, ne vous inquiétez plus de moi, Gipsy. Bonsoir, et à demain…

En parlant ainsi, il déplia son manteau et l’étendit sur le seuil extérieur de la porte.

Gipsy rentra chez elle, feignit de se mettre au lit, souffla sa lampe et murmura :

– Il faut pourtant que j’aille voir sir Arthur.

Et elle changea de vêtements dans l’obscurité, et revêtit les habits de matelot qu’elle portait toutes les nuits.

Elle n’avait pas osé se confier à Rocambole.

Cette métamorphose accomplie, elle se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit sans bruit, et se risqua de nouveau dans ce chemin périlleux où le moindre faux pas eut été puni de mort.

XV

Gipsy avait hésité un moment à se confier à Rocambole et à le prier de l’accompagner jusque chez sir Arthur Newil.

Mais elle n’avait pas osé.

Il y a des instants dans la vie, d’ailleurs, où un manque de franchise devient fatal.

Quand elle fut sur le toit, la jeune fille fut assaillie d’un pressentiment sinistre.

Elle avait pourtant l’habitude de passer sur cette étroite bande de plomb qui avançait sur la rue.

Depuis bien des mois, chaque nuit, elle suivait le même chemin, et voyait Londres tourbillonner sous ses pieds, dans le brouillard.

Mais Gipsy n’avait jamais eu le vertige.

Gipsy, quand son cœur battait, quand il était question de rejoindre sir Arthur Newil, eût passé au milieu des flammes.

Pourtant, elle n’était pas encore au milieu de sa route périlleuse qu’elle éprouva une sorte de défaillance, ses jambes fléchissaient.

Elle avait des bourdonnements confus dans les oreilles.

Un moment elle ferma les yeux et s’arrêta.

Elle fut même sur le point de revenir sur ses pas et de rentrer dans sa chambre.

Mais sir Arthur l’attendait…

Que penserait-il s’il ne la voyait pas ?

Gipsy rouvrit les yeux et continua sa route.

Enfin elle atteignit la croisée qui donnait sur l’escalier.

La maison de Gipsy, nous croyons l’avoir déjà dit, avait deux escaliers.

C’était une de ces vastes casernes populaires où grouille toute une armée de ces mendiants qu’on ne rencontre qu’à Londres. Marchands ambulants, cokneys, domestiques sans places, matelots en rupture de presse, Irlandais et Irlandaises, saltimbanques et bohémiens, tout cela y vit en république, sans bruit, sans scandale, au milieu d’une ivresse calme et silencieuse, car l’orgie anglaise, sous quelque forme qu’elle se présente, est lugubre et n’a jamais ri.

L’escalier par lequel montait Gipsy pour rentrer chez elle, était éclairé toute la nuit.

L’autre au contraire n’avait plus de gaz à minuit.

Pourquoi ?

C’était là un mystère que personne n’avait jamais songé à approfondir.

Gipsy gagna donc un second escalier, auquel elle était arrivée saine et sauve, en dépit de ses hésitations et de ses faiblesses.

Arrivée là, elle enfonça son chapeau sur ses yeux.

Puis, au lieu de se donner la peine de descendre les marches, elle se mit à califourchon sur la rampe et se laissa glisser en bas, avec une hardiesse à donner le vertige.

Au bas de l’escalier, Gipsy hésita encore.

Cependant elle faisait le même trajet chaque nuit, et depuis deux années, elle était toujours rentrée chez elle au petit jour, sans qu’il lui arrivât rien.

Il y a mieux, Gipsy aurait dû être plus rassurée que jamais cette nuit-là.

N’y avait-il pas, maintenant, un homme qui veillait sur elle, et commandait à d’autres hommes prêts à sacrifier leur vie pour lui ?

Néanmoins le cœur de Gipsy battait à rompre sa poitrine.

Néanmoins encore, elle eut un tel moment d’hésitation quand elle se trouva sur le seuil de la porte, qu’elle faillit remonter l’escalier et rentrer dans sa mansarde.

Le remords d’avoir manqué de confiance envers Rocambole pénétrait dans son cœur.

Mais le nom de sir Arthur Newil monta de son cœur à ses lèvres, et alors elle n’hésita plus.

Elle s’élança bravement dans la rue et enfonça de plus belle son chapeau sur ses yeux en passant devant le public-house.

L’établissement était ouvert, mais les buveurs y étaient rares.

Cependant Gipsy tressaillit, après avoir jeté un furtif regard à l’intérieur.

Il lui sembla reconnaître, assis à une table, le jeune garçon qui l’avait sauvée, une heure auparavant, en tuant l’Indien d’un coup de revolver.

Ce jeune garçon, c’était Marmouset qui, paraît-il, mettait une certaine lenteur à exécuter les ordres que lui avait donnés Rocambole.

Gipsy passa donc comme un éclair.

Pour rien au monde, elle n’eût voulu être reconnue par Marmouset.

Puis, quand elle fut au bout de la rue, elle prit son chemin habituel, descendit vers la Tamise, passa sur le pont de Waterloo, entra dans un dédale de petites rues où elle retourna plusieurs fois dans le même sens.

On eût dit un lièvre qui croise et recroise ses fuites pour mettre les chiens en défaut.

De temps en temps, elle se retournait pour voir si on ne la suivait point.

Mais elle n’avait pas remarqué une femme en haillons, une Irlandaise sans doute, qui depuis le pont marchait à cinquante pas devant elle.

Cette femme qui ne s’était pas retournée une seule fois, prenait, chose bizarre, le chemin que devait prendre Gipsy, en allant chez Arthur Newil.

Mais si on se défie de ceux qui vous suivent, comment se défier de ceux qu’on suit ?

Il n’y a qu’un voleur parisien, qui connaisse le métier de fileur.

On nomme ainsi la personne qui voulant savoir où vous allez, vous précède, au lieu de vous suivre.

Gipsy ne fit donc nulle attention à la prétendue Irlandaise.

Quand elle eut fait ses mille tours, la jeune fille arriva à l’entrée du quartier que sir Arthur Newil sous le nom de master William habitait.

Ce quartier, on le sait, était tranquille.

Bien que magnifiquement éclairé pendant la nuit, il était peuplé de bourgeois et de gens paisibles qui se couchaient vers minuit.

On y rencontrait peu de mendiants et point de belles de nuit.

L’Irlande, dont le courage ne va pas jusqu’à secouer sa vermine, y mettait rarement les pieds.

Cependant, l’Irlandaise qui marchait devant Gipsy s’arrêta tout à coup, et parut vouloir lire le nom de la rue dans laquelle elle entrait.

Ce temps d’arrêt permit à Gipsy d’arriver sur elle.

Alors l’Irlandaise fit un pas en avant et lui tendit la main, en disant :

– Pour l’Irlande, s’il vous plaît, mon jeune monsieur.

Gipsy fouilla dans sa poche pour y trouver quelques pence.

Si pauvre qu’elle fût, la danseuse des rues n’avait jamais refusé l’aumône.

Et tout en cherchant, elle regarda celle qui implorait sa charité.

C’était une femme d’une stature gigantesque, au visage accentué et presque farouche.

Gipsy eut peur…

Et sa terreur fut justifiée sur-le-champ ; car, tandis que ses deux mains étaient dans ses poches, l’Irlandaise, par un mouvement rapide, lui jeta son tablier sur la tête comme un capuchon, la prit à la gorge, et la serra si fort que Gipsy ne put même pas crier.

En même temps, la prétendue Irlandaise posa deux doigts sur sa bouche et siffla.

Au coup de sifflet, une porte s’ouvrit et deux hommes s’élancèrent vers Gipsy qui se débattait.

Et l’un d’eux murmura :

– Enfin ! nous la tenons !…

XVI

Maintenant, pour avoir l’explication de cet enlèvement, – car Gipsy fut prise par ces deux hommes, bâillonnée, garrottée et réduite à l’impuissance la plus absolue, puis emportée sur les épaules de l’un d’eux, dans la direction du pont de Londres – il est nécessaire de rétrograder de quelques heures et de nous reporter à ce moment où sir George Stowe, après le départ de miss Cécilia, plus éprise de lui que jamais, avait vu arriver le baronnet Nively, le capitaine de cipayes, lequel lui avait dit avec un accent bouleversé :

– Kâli est trompée… Gipsy a un amant !

Sir George Stowe, on n’en peut douter, maintenant, était bien le chef des Étrangleurs de Londres, armée mystérieuse que l’Inde opprimée avait répandue sur la capitale de ses oppresseurs.

Le fanatisme politique venait en aide au fanatisme religieux.

La déesse Kâli avait une raison d’être.

Cette divinité sanguinaire et terrible faisait surtout la guerre aux Anglais.

Rarement un Indien était l’objet de ses fureurs.

Or donc, sir George Stowe était l’homme qui, à Londres, tenait dans ses mains le pouvoir suprême.

C’était lui qui relevait directement des chefs mystérieux qui régnaient au fond des forêts indiennes.

Lui à qui tout obéissait, depuis son coolie à la peau rouge qui se cachait sous la vareuse de matelot dans la cale d’un brick de commerce, jusqu’au brillant officier de cipayes, le baronnet Nively.

Sir James Nively était un officier blond, d’une blancheur toute féminine, de mœurs fort douces, on l’eût juré, et qui eût fait pouffer de rire les membres d’un club quelconque, Pall-Mall ou West-India, s’il fût venu dire à brûle-pourpoint :

– Je m’appelle de mon vrai nom Kourali ; j’adore la déesse Kâli et ne crois pas à un autre dieu ; j’ai étranglé de ma main plus de trente hommes et une douzaine de femmes. Comme sir George Stowe, je crois que l’âme de mes aïeux repose dans le corps d’un poisson et habite de préférence les eaux du Gange !

Enfin, il suffit que sir George Stowe, mon maître suprême, donne un ordre pour que je l’exécute.

Il me commanderait d’aller mettre le feu au palais de Saint-James ou à White-hall, que je lui obéirais sur l’heure.

On eût traité le baronnet Nively de fou, et cependant rien n’était plus vrai.

Comme sir George Stowe, il était métis.

C’est-à-dire qu’il était né d’un père indien et d’une mère anglaise.

La mère avait obtenu, quand il était enfant, l’autorisation de lui faire porter le nom de ses aïeux maternels.

Le père, souriant et mielleux à la surface, farouche et vindicatif au fond du cœur, avait initié son fils aux mystères politiques et religieux de l’Inde.

Le baronnet Nively – Kourali, car nous l’appellerons souvent ainsi, – était donc, à Londres, le bras droit de sir George Stowe.

Certes, en le voyant ainsi, le visage couvert d’une pâleur nerveuse et l’œil en feu, ses amis du club West-India eussent eu peine à le reconnaître.

L’homme policé venait de faire place au sauvage et au fanatique.

Sir George Stowe éprouva le contre-coup de cette émotion.

Le gentleman épris de miss Cécilia disparut ; le serviteur féroce de la déesse Kâli se montra de nouveau.

Cet homme, à de certaines heures, avait un sang-froid terrible.

Il ferma la porte de la petite pièce où ils se trouvaient tous deux.

Puis, revenant à sir James Nively :

– Parle ! dit-il.

Le baronnet s’exprima ainsi :

– Comme je vous l’ai dit, il y a quelques heures, Lumière, j’ai fait suivre sir Arthur Newil.

J’ai eu bientôt la conviction qu’il demeurait, sous le nom de William, dans une rue solitaire de Soutwarth.

– Pourquoi ? fit sir George Stowe.

– Pour y recevoir une femme qui depuis deux années vient le voir chaque nuit.

– Et… cette femme ?

– C’est Gipsy.

– Impossible ! dit sir George Stowe. J’ai fait surveiller Gipsy à toute heure du jour et de nuit. On a étranglé tous ceux qui avaient voulu l’épouser.

On étranglera ce soir ce Français audacieux qui ose tenter l’aventure, après avoir eu la hardiesse de s’attaquer à moi-même.

Mais sir James Nively arrivait avec des preuves convaincantes.

Il expliqua comment, chaque nuit, Gipsy sortait de chez elle, non point par la porte, mais par la fenêtre, passait au bord d’un toit et, sous des habits d’homme, gagnait un autre escalier.

Enfin, comment deux hommes cachés aux environs de la maison de sir Arthur Newil avaient vu entrer Gipsy et l’avaient parfaitement reconnue.

En écoutant tout cela sir George Stowe écumait de rage.

– Kourali ! dit-il enfin, prends garde si tu m’as menti !

– Je ne mens jamais, Lumière !

– Ainsi Gipsy a un amant ?

– Ce même Arthur Newil qui possède votre secret.

– Et il la voit chaque soir ?

– Toutes les nuits.

– Ils ne se verront plus.

Et sir George Stowe eut un sourire à faire frémir.

– Qu’ordonnez-vous, Lumière ? demanda encore sir James Nively.

– La mort des coupables, répondit froidement sir George Stowe.

Sir James Nively s’inclina.

Après un moment de silence, George Stowe reprit :

– Toute femme consacrée à la déesse Kâli est condamnée à une chasteté éternelle.

– Je sais cela, Lumière.

– Si elle trompe la surveillance exercée sur elle, si les lèvres d’un homme effleurent ses lèvres, cette femme doit mourir.

– Étranglée ? demanda sir James Nively.

– Étranglée ou brûlée.

– Quel genre de mort ordonnez-vous pour Gipsy, Lumière ?

– Le bûcher.

– Quel jour fixez-vous pour l’exécution ?

– Demain. Mais il est nécessaire de s’assurer de sa personne cette nuit même.

– Ce sera fait, répondit le baronnet Nively.

George Stowe continua :

– L’amant de Gipsy est donc sir Arthur ?

– Oui.

– Sir Arthur mourra.

– Je l’ai pensé, dit Kourali, mais je n’ai pas voulu le faire étrangler sans prendre vos ordres.

– Il ne sera pas étranglé dit George Stowe.

– Ah !

– Il sera brûlé sur le même bûcher que Gipsy.

– C’est bien dit le capitaine de cipayes. Quand vous reverrai-je, Lumière ?

– Aussitôt que Gipsy et sir Arthur seront en notre pouvoir.

– Et le Français, que faut-il en faire ?

Sir George Stowe fronça le sourcil.

– Osmanca s’est chargé de l’étrangler, dit-il. Mais si Osmanca manque son coup, il ne faut pas s’en préoccuper davantage.

– Pourquoi ?

– Parce que je m’en charge, dit sir George Stowe.

Et il congédia sir James Nively, et lui dit en lui tendant la main :

– Tu as bien compris, n’est-ce pas ?

– Oui, Lumière.

– Demain, sir Arthur Newil et Gipsy seront brûlés sur le même bûcher !

Kourali s’inclina et quitta son chef.

Ce dernier, alors, remonta dans sa chambre, ouvrit la porte de la petite pagode et alla se prosterner devant le bassin, dans l’eau duquel nageait sans relâche le poisson rouge, c’est-à-dire l’âme de son père.

XVII

Qu’était devenue Gipsy ?

L’un des deux hommes accourus au coup de sifflet de la prétendue Irlandaise l’avait chargée sur son épaule.

L’autre, ramenant les deux coins du tablier qui enveloppait la tête de la jeune fille, les avait noués.

Si, en dépit du bâillon qu’on lui avait passé dans la bouche, Gipsy eût crié, ses cris n’eussent pas dépassé le tablier, qui était en laine épaisse.

Les deux hommes, suivis de la femme en haillons, se dirigèrent donc vers le pont de Londres, qu’ils traversèrent.

De l’autre côté du pont un cab attendait.

Le cocher avait sans doute le mot d’ordre, car il ne parut nullement surpris de voir l’un de ces trois personnages jeter dans la voiture une masse informe qui se débattait. C’était Gipsy.

L’Irlandaise et le second des deux hommes échangèrent alors quelques mots dans une langue inconnue.

Puis, ils se séparèrent.

L’homme qui avait porté Gipsy sur ses épaules, monta seul dans le cab, disant en anglais au cocher :

– À Hampstead.

Le cab se mit en mouvement et l’homme relevant Gipsy à demi-étouffée, l’assit auprès de lui.

Il dénoua un peu le tablier, de façon qu’elle pût respirer ; puis, lui appuyant sur la gorge la pointe d’un stylet :

– Bohémienne, dit-il, si tu pousses un cri, si tu cherches à m’échapper, tu es morte !

Mais Gipsy, folle de terreur, ne cherchait point à fuir.

Gipsy se sentait perdue.

Hampstead est, comme on le sait, un village aux portes de Londres, sur le penchant d’une colline.

Du haut de cette colline, par une belle journée d’été, l’œil embrasse le vaste horizon de la capitale du Royaume-Uni.

C’était vers Hampstead que le cab se dirigeait au grand trot.

En moins de vingt minutes, il eut atteint les hauteurs du village et s’arrêta à la grille d’un petit cottage situé sur le point culminant de la colline.

Ce cottage était, depuis quelques mois, le sujet de bien des commentaires.

C’était un vaste bâtiment carré, au toit en terrasse, entouré d’une haute muraille qui le protégeait contre les regards indiscrets.

Le jardin était planté de grands arbres.

Une architecture bizarre avait présidé à la construction de ce monument.

Selon les uns, la Maison rouge, ainsi la nommait-on, à cause de ses murs en briques, avait été bâtie par un nabab fatigué du soleil indien, ébloui par la civilisation européenne, et qui était venu se fixer à Hampstead, pour être à portée de Londres et de ses plaisirs.

Selon d’autres, c’était la résidence d’un ancien commodore, jadis au service de la Compagnie des Indes, et qui vivait là dans la retraite la plus absolue.

Toujours est-il que personne n’avait jamais vu à visage découvert le mystérieux habitant du cottage.

Rarement, la nuit, on apercevait sur les arbres, qui dépassaient en hauteur le mur d’enceinte, la réverbération des lumières des croisées.

Plus rarement encore, un bourgeois d’Hampstead attardé voyait-il la grille s’ouvrir et une voiture fermée sortir du parc et se diriger rapidement vers Londres.

Jour et nuit le silence.

Cependant, le fossoyeur du cimetière presbytérien qui avait toujours, le soir, quelque lugubre histoire de morts ou de revenants à raconter au public-house de la Victoire dont il était un habitué fidèle, – le fossoyeur prétendait qu’en passant une nuit d’hiver, sous les murs du cottage, il avait entendu des bruits étranges.

D’abord une musique monotone, bizarre, arrachée à des instruments évidemment inconnus.

Puis des chants non moins bizarres, dans une langue qu’il n’avait point comprise.

Enfin des cris de désespoir qui évidemment provenaient d’une femme.

Puis il ajoutait encore, que lorsqu’il avait été à une certaine distance, il avait vu tout à coup une immense colonne de fumée mélangée de flammes et d’étincelles se projeter au-dessus du cottage.

Mais c’étaient là propos de fossoyeur, et Jean Paldy, – tel était son nom, – passait pour avoir beaucoup d’imagination quand il avait bu deux ou trois verres de wisky.

Cependant les Anglais en remontreraient aux Américains en matière de superstitions.

Les tables tournantes, avant de faire chez nous le bonheur de cent mille imbéciles, ont passé plusieurs saisons à Londres et y ont reçu une hospitalité des plus courtoises.

Petit à petit le récit du fossoyeur avait fait le tour de Hampstead, ville célèbre par ses ânes et ses âniers, et les gros bonnets de l’endroit n’avaient pas hésité un seul instant à décider que le cottage était, la nuit, hanté par des esprits.

Insensiblement le nom de Maison rouge s’était modifié.

On avait appelé le cottage la Maison maudite.

Or, c’était à la porte de cette singulière demeure que venait de s’arrêter le cab dans lequel était Gipsy et son ravisseur.

Le ravisseur reprit Gipsy dans ses bras et descendit.

Puis le cab tourna bride et s’en alla, sans que le cocher eût été payé.

Ce qui était une preuve que le cab n’était pas de régie et que le cocher était de connivence avec l’Irlandaise – et les deux hommes.

Le ravisseur sonna à la grille qui était à l’intérieur garnie d’épais volets.

Quelques secondes après, un étroit guichet s’ouvrit dans le milieu de la porte, et une voix demanda, en anglais :

– Qui est là ?

– La Lumière a parlé, dit le ravisseur de Gipsy.

La jeune fille, à demi morte d’effroi, avait peine à se soutenir.

Son bâillon l’empêchait de parler, et la pointe du stylet qu’elle avait sentie sur sa gorge, était une menace permanente qui l’empêchait de songer à fuir.

La grille s’ouvrit.

Gipsy se sentit poussée en avant.

Puis la grille se referma.

Alors on la débarrassa de ce tablier qui lui couvrait la tête et la plongeait dans les ténèbres.

Et Gipsy promenant un regard atterré autour d’elle vit un grand jardin, de hautes murailles, une maison qui lui était inconnue.

Et devant elle une femme vêtue d’une façon bizarre.

C’était cette femme qui avait ouvert le guichet et demandé d’abord ce qu’on voulait.

L’étonnement domina momentanément la terreur de Gipsy.

Une sorte d’attraction bizarre la força à regarder cette femme, qui cependant n’était plus jeune, mais qui conservait les traces d’une beauté farouche.

Drapée dans une couverture rouge, les cheveux noirs enveloppés d’un madras, les seins nus, elle portait aux chevilles et aux poignets de gros bracelets d’or massif qui se détachaient sur sa peau cuivrée, car c’était évidemment une femme de race indienne.

Elle regarda Gipsy et dit en anglais.

– Qu’est-ce que cet enfant ?

– Cet enfant est une femme, répondit le ravisseur.

Et en un tour de main il dénoua l’abondante chevelure blonde de Gipsy qui tomba à flots sur ses épaules.

– Son nom ? dit-elle.

– Gipsy.

– Qu’a décidé la Lumière ?

– Qu’elle irait se prosterner au pied du trône de la déesse, répondit le ravisseur, et implorer son pardon.

Gipsy ne comprit pas.

Cependant elle frissonna des pieds à la tête en voyant le sourire cruel qui passa sur les lèvres charnues de la femme aux bracelets d’or.

XVIII

La femme aux bracelets d’or prit Gipsy par la main.

– Viens ! dit-elle.

Gipsy était frappée d’atonie.

Elle comprenait vaguement que quelque chose se préparait pour elle.

Cependant, se voyant en face d’une femme elle reprit courage.

Elle aimait encore mieux avoir affaire à une personne de son sexe qu’à cet homme qui lui avait mis un couteau sur la gorge.

D’ailleurs on ne vit pas impunément toute son enfance avec des bohémiens et des diseuses de bonne aventure sans devenir superstitieux et croire à la fatalité.

Or, depuis trois quarts d’heure qu’elle était aux mains de ces inconnus, Gipsy se disait :

– J’ai mérité mon sort. Si je n’avais pas trompé mon protecteur, si je n’avais pas quitté ma chambre sans le prévenir, je serais encore en liberté.

En courbant sa tête sous ce châtiment du destin, Gipsy, sans force et sans volonté, se laissa conduire par la femme aux bracelets d’or.

Celle-ci lui fit traverser le jardin et ne s’arrêta qu’aux marches d’un petit perron qui précédait le vestibule de la maison.

L’homme qui avait enlevé Gipsy avait déjà disparu.

L’Indienne ouvrit la porte du vestibule et poussa Gipsy devant elle.

La jeune fille se trouvait alors au seuil d’une vaste salle qui ressemblait à toutes les salles possibles d’une maison anglaise quelconque.

Des bahuts et des chaises en noyer, des murs vernis à l’huile, un parquet soigneusement frotté.

Cette vue rassura un peu Gipsy.

La femme aux bracelets d’or posa la lampe sur un guéridon et dit à la jeune fille, en anglais.

– Comment te nommes-tu ?

– Gipsy.

– Quand t’a-t-on arrêtée ?

– Il y a une heure.

– As-tu faim ? As-tu soif ?

Ces étranges questions achevèrent de rendre à Gipsy un peu de calme.

Il lui semblait même que la physionomie un peu dure de l’Indienne s’était adoucie.

– Je n’ai ni faim ni soif, répondit-elle.

– C’est que, reprit la femme aux bracelets d’or, une fois que tu seras entrée dans le temple, tu ne pourras plus ni boire, ni manger.

Gipsy ne comprit pas et reprit :

– Je n’ai pas faim !

– Comme tu voudras, dit l’Indienne.

Et sa physionomie, un moment radoucie, reprit une expression cruelle et sauvage.

Au bout de cette première salle formant vestibule, il y avait une porte vers laquelle, tenant toujours Gipsy par la main, la femme aux bracelets d’or se dirigea.

Au seuil de cette porte se trouvait une sorte de tamtam qu’elle ramassa, et sur lequel elle frappa trois coups inégalement espacés.

Au troisième la porte s’ouvrit.

– Entre ! dit l’Indienne.

Et elle poussa Gipsy devant elle.

Puis la porte se referma.

Gipsy se trouva alors dans une obscurité profonde.

Elle se retourna ; sa conductrice l’avait abandonnée.

Gipsy était seule.

L’effroi la reprit. Elle appela au secours…

Sa voix, cette voix fraîche, harmonieuse entre toutes, fut répercutée par mille échos, et finit par rouler comme un tonnerre lointain.

– Ô mon Dieu ! murmura Gipsy, où suis-je donc ?

Et elle n’osa faire un pas en avant, craignant de rouler dans quelque abîme inconnu.

Puis elle tomba à genoux, et un nom expira sur ses lèvres.

Ce n’était pas le nom de sir Arthur Newil.

C’était celui de l’homme qui l’avait sauvée une fois déjà, – le nom de Rocambole.

Mais Rocambole ne vint pas à son aide, et nul ne lui répondit.

Tout à coup les ténèbres qui l’environnaient furent traversées par un rayon de clarté.

Puis un point rougeâtre s’alluma devant elle.

Puis ce point grandit peu à peu et devint semblable à un soleil sans rayons traversant une couche de brumes.

En même temps les ténèbres se dissipèrent peu à peu autour de Gipsy, et il lui parut qu’elle était dans une sorte de rotonde qui s’éclairait par le cintre.

En effet, une lampe venait de briller suspendue à la voûte.

Gipsy, une fois encore, sentit une curiosité invincible dominer son effroi.

Elle regarda autour d’elle.

À mesure que la lampe, qui était renfermée dans un globe d’albâtre, brillait d’un éclat plus net et plus vif, les murs de la rotonde apparaissaient à Gipsy couverts de peintures bizarres et de signes mystérieux.

Enfin, dans le fond, et juste devant elle quelque chose de noir, de gigantesque et de monstrueux se détacha tout à coup avec vigueur sur le fond de la salle, encore plongée dans l’obscurité.

Gipsy crut voir une de ces statues de bronze ornant l’entrée des squares, des places publiques ou la tête des ponts, et représentant un personnage célèbre quelconque.

Mais après la grande lampe, d’autres plus petites s’éclairèrent une à une.

Et alors la rotonde fut illuminée comme pour un bal.

Et les peintures des murs étincelèrent de toute la richesse de leur coloris, représentant des sujets barbares.

L’Inde tout entière, avec sa religion mystérieuse, ses divinités monstrueuses, ses mœurs étranges, apparut sur ces murailles peintes à fresque.

Gipsy se trouvait dans une pagode.

Une véritable pagode indienne, comme on en trouve dans les profondeurs caverneuses d’Élephanta !

Une pagode à Hampstead, c’est-à-dire à un mille de la Cité et de Piccadilly !

Mais ce n’étaient pas les peintures des murs qui attiraient les regards de Gipsy.

Ses yeux étaient attirés par cette statue gigantesque qui se dressait devant elle, et ne pouvaient s’en détacher.

On eût dit que le monstre de pierre et de bronze fascinait la jeune fille.

Cette statue était celle de Kâli, la terrible divinité adorée par les Étrangleurs.

Jamais peintre et sculpteur au délire rêvant un monstre sous les traits d’une femme, n’eussent trouvé mieux.

C’était une image hideuse, grossière et terrifiante de cette déesse à qui l’odeur du sang humain était agréable et qui s’entourait, dans son paradis, des âmes des jeunes filles étranglées par son ordre.

Et Gipsy frissonnante ne pouvait détacher son regard du monstre, et pour la seconde fois elle tomba à genoux.

Alors une porte s’ouvrit dans le fond de la pagode.

Gipsy fit un violent effort sur elle-même, détourna ses yeux du monstre et tourna la tête vers l’endroit où elle avait entendu du bruit.

Par la porte qui venait de s’ouvrir, quatre femmes noires, vêtues de blanc, les bras et les chevilles cerclés pareillement de bracelets d’or, entrèrent dans la pagode et s’avancèrent lentement vers Gipsy.

Celle qui marchait en tête lui posa la main sur l’épaule et lui dit :

– Tu es bien heureuse, toi, car ton âme ira bientôt se reposer au pied du trône de la déesse.

Gipsy sentit sa raison l’abandonner…

Elle sentait bien qu’elle allait mourir !

XIX

Gipsy devinait le sort qui l’attendait.

La femme qui lui avait mis la main sur l’épaule et lui avait dit : Tu es bien heureuse ! Cette femme ajouta :

– Tu vas bientôt monter au pied du trône de Kâli, et tu la verras dans toute sa gloire et dans toute sa puissance. Aussi faut-il te préparer…

En parlant ainsi, elle fit un signe.

À ce signe, les trois femmes se mirent en devoir de déshabiller Gipsy.

La jeune fille les laissa faire.

Elle était déjà comme morte et ne songeait plus à opposer la moindre résistance.

On lui ôta ses vêtements ; on la mit toute nue.

Gipsy ne soufflait mot ; seulement elle répétait tout bas le nom de celui qui s’était fait son protecteur et qu’elle avait trompé.

La femme qui lui avait adressé la parole, quand elle fut toute nue, se dirigea vers la statue monstrueuse de la déesse Kâli.

Il y avait là, aux pieds de la hideuse divinité, une lampe placée sur une colonnette de marbre noir.

Avec la torche qu’elle avait à la main, elle alluma cette lampe.

Puis les autres femmes prirent Gipsy par la main, la conduisirent auprès et la forcèrent à s’agenouiller.

Gipsy ne résistait plus.

Alors les quatre femmes se donnèrent la main, entonnèrent un chant bizarre et se mirent à danser en rond, autour de Gipsy, frappée de prostration.

Leur danse dura plus d’une heure.

Quand ce fut fini, lorsqu’elles eurent cessé de chanter, l’une d’elles ouvrit une armoire qui se trouvait dans la muraille, et elle en retira un paquet d’étoffe.

C’était une robe longue, sans taille, flottante comme une tunique et sans manches.

Cette robe, d’une étoffe jaune et soyeuse, était couverte de dessins et de peintures bizarres.

Ces dessins et ces peintures représentaient une des mille incarnations de Wichnou.

Le fameux éléphant blanc adoré par les Indiens était reproduit sur la poitrine.

Le bas de la robe, la portion destinée à entourer le cou et à reposer sur la gorge, étaient enduis d’une espèce de gomme qu’à son odeur, si Gipsy eût eu sa présence d’esprit, elle eût reconnu pour de la résine.

Mais Gipsy n’avait pas plus conscience du rôle qu’elle jouait que de ce qui se passait autour d’elle.

On la força à endosser cette robe.

Quand ce fut fait, l’une des quatre femmes lui dit :

– C’est demain soir, quand les étoiles reparaîtront dans le firmament, que ton âme quittera ton corps et commencera le grand voyage.

Prépare-toi donc par le jeûne et la prière à paraître devant Kâli.

– Prépare-toi ! prépare-toi ! répétèrent en chœur les autres femmes.

Puis, sur un signe de la première, elles s’éloignèrent.

Gipsy éperdue et folle, demeurait prosternée au pied du monstre de pierre, tout bariolé de hideuses peintures.

Elle suivit d’un œil atone ces femmes qui se dirigeaient vers la porte dont tout à l’heure elles avaient franchi le seuil.

Puis la porte s’ouvrit et se referma.

La pagode était toujours éclairée par ces diverses lampes suspendues à la voûte et celle qui brûlait devant la monstrueuse statue.

Mais, peu à peu, la lumière éclatante d’abord, devint plus mate et plus faible.

Puis les lampes du plafond s’éteignirent une à une.

Il ne resta plus que celle qui se trouvait auprès de la dalle de pierre.

Celle-là brûlait toujours et projetait sa clarté sur les peintures qui couvraient les bras, les jambes et la poitrine du monstre.

Gipsy, toujours affolée, regardait la déesse qui semblait avec ses yeux d’émail et sa bouche difforme garnie de dents coloriées en rouge, exercer sur elle une mystérieuse fascination.

À mesure que les lampes s’éteignaient et que la pagode rentrait peu à peu dans les ténèbres, la fascination augmentait.

Elle arriva enfin à un tel degré que Gipsy se leva et qu’une force invincible l’attira vers le monstre.

Ses yeux étaient comme brûlés par les peintures qui se détachaient vigoureusement aux clartés de la dernière lampe, sur le fond noir des membres de la déesse.

Gipsy regarda.

Chaque bras, chaque jambe représentait une scène différente, mais qui, comme on va le voir, se rattachait aux autres.

C’était comme les différentes pages d’une épouvantable histoire.

Sur la jambe gauche, on voyait une jeune fille qui dansait, entourée de sa famille, sous le feuillage d’un grand arbre.

Des musiciens noirs faisaient résonner un tambour, garni de clochettes.

D’autres jouaient de la flûte.

Une matrone répandait des fleurs sur le sol que la jeune fille foulait de ses pieds légers.

Les parents souriaient.

C’était comme la jeunesse de l’Almée.

Ce fut une illusion sans doute, mais il sembla à Gipsy que cette jeune fille lui ressemblait.

En passant de la jambe gauche à la jambe droite, Gipsy retrouva la jeune fille.

Mais la scène avait changé.

Elle était pieds et poings liés, couchée en travers d’un cheval, aux mains d’un cavalier farouche, fuyant aux travers des jungles.

On voyait qu’elle était saisie d’effroi et qu’elle avait été arrachée à sa famille.

Un rire féroce glissait sur les lèvres du ravisseur.

Autour de celui-ci galopaient d’autres cavaliers armés de flèches et tenant à la main le terrible lasso des Étrangleurs de l’Inde.

Le peintre avait rendu avec une effrayante vérité la terreur de la jeune fille et la joie horrible de ceux qui venaient de l’enlever à sa tribu, à sa tente, à sa famille et à son fiancé.

Et Gipsy regardait toujours.

Et la fascination augmentant, elle monta sur le piédestal qui supportait la statue et se mit à regarder les peintures des bras.

Le bras gauche continuait la mystérieuse histoire de la jeune fille.

Chose étrange !

On eût dit que Gipsy voyait se dérouler sa propre histoire.

La jeune fille était aux mains des matrones.

On l’avait dépouillée de ses vêtements, et on lui faisait endosser une robe que Gipsy reconnut être toute semblable à celle qu’elle portait depuis un quart d’heure.

Et Gipsy, la sueur au front, les cheveux hérissés, regardait toujours.

Sur le bras droit la scène changeait.

Tandis que la jeune fille était prosternée devant une statue qui n’était autre que la reproduction en miniature de la déesse Kâli, des hommes entraient portant sur leurs épaules des fascines et des rondins de bois, tandis que d’autres disposaient ces rondins et ces fascines les uns au-dessus des autres.

Et Gipsy, serrée à la gorge par une inexprimable angoisse, voulut détourner les yeux.

Mais la fascination exercée sur ses sens triompha de sa volonté.

Elle regarda malgré elle et son regard se fixa sur la poitrine du monstre.

La poitrine représentait la dernière scène du drame.

La jeune fille était montée sur le bûcher.

Autour du bûcher les matrones dansaient avec des contorsions bizarres.

La flamme montait et commençait à brûler le bas de la robe de la jeune fille.

Au delà du cercle décrit par les matrones qui dansaient en rond, le peuple assistait au supplice avec une avide curiosité.

Cette fois Gipsy détourna la tête et descendit en chancelant du piédestal.

C’était sa propre histoire qu’elle venait de lire.

Et, comme obéissant à l’instinct suprême de la conservation, elle cherchait à s’éloigner du monstre et à fuir, un bruit se fit derrière elle.

Puis une porte s’ouvrit au fond de la pagode.

Gipsy se retourna.

Et, en se retournant, elle jeta un cri.

Deux hommes au teint bronzé, aux vêtements bizarres, en poussaient un troisième devant eux.

Celui-ci se débattait et paraissait ne point vouloir entrer dans la pagode.

Et ce troisième personnage était la cause du cri que Gipsy venait de pousser, car elle l’avait reconnu.

C’était sir Arthur Newil !

XX

C’était bien sir Arthur Newil que Gipsy voyait entrer.

Pour comprendre ce qui allait se passer, il faut nous reporter à une heure plus tôt, c’est-à-dire au moment où, entendant tourner une clé dans la serrure, sir Arthur, croyant que c’était Gipsy, s’était élancé dans le corridor.

À ce moment, on s’en souvient, deux mains robustes l’avaient pris à la gorge ; on l’avait renversé et bâillonné.

La lutte avait même été si courte que Mme Barclay, la vieille gouvernante, n’avait rien entendu.

On jeta sur la tête de sir Arthur un de ces gros capuchons de laine semblables à ceux dont on recouvre les pendus avant de les lancer dans l’espace.

Puis on le prit, comme on eût fait d’un colis de chemin de fer, et on l’emporta.

Le bâillon d’une part, le capuchon de l’autre l’empêchaient de crier, et les liens dont ses bras et ses jambes étaient entourés le mettaient dans l’impossibilité de se débattre.

Cependant, il comprit qu’on l’emportait hors de sa maison ; puis il sentit qu’on le plaçait dans une voiture et qu’on s’asseyait auprès de lui.

Quel était son sort ?

De qui donc était-il la victime ?

Voilà ce que sir Arthur, à demi étouffé, mais conservant un reste de présence d’esprit, se demanda.

La voiture, il la sentait rouler d’un train d’enfer.

Elle courut pendant une heure environ ; puis elle parut ralentir son allure, et sir Arthur comprit qu’elle gravissait une côte.

Enfin elle s’arrêta.

Deux bras robustes le saisirent et l’enlevèrent.

En même, temps, ses pieds touchèrent le sol.

Puis une voix qui lui était inconnue traversa l’épaisseur du capuchon, arriva jusqu’à son oreille et lui dit :

– Sous peine de mort, marchez !

En même temps, on le poussa.

Toute résistance était inutile ; sir Arthur marcha.

Au bout de quelques pas, on le prit sous les aisselles, et la voix dit encore :

– Voici un escalier, montez !

Sir Arthur gravit une demi-douzaine de marches ; puis il trouva une surface plane.

Seulement, le sol qu’il foulait avait changé de nature.

Au sable qu’il avait tout à l’heure sous les pieds avait succédé une large dalle.

Sir Arthur continua à marcher.

Puis il entendit le bruit d’une porte qui s’ouvrait devant lui, et, de nouveau, on le poussa.

Une vague clarté traversa alors l’épaisseur du capuchon de laine.

En même temps, le capuchon tomba.

Sir Arthur regarda autour de lui.

Il était dans une petite salle carrée, éclairée par une lampe qui se trouvait placée sur le marbre de la cheminée.

La salle ressemblait à ce que les Anglais appellent un parloir, et son ameublement n’avait rien d’excentrique.

En faisant descendre sir Arthur de voiture, on avait relâché les liens de ses jambes, ce qui lui avait donné à peu près la même liberté que celle qu’on laisse au condamné à mort pour gravir les degrés de l’échafaud.

Mais ses mains étaient demeurées attachées derrière son dos.

Chose bizarre ! Le capuchon tombé, sir Arthur se trouva seul.

La porte par laquelle il était entré s’était refermée sans bruit, et les gens qui l’avaient amené s’étaient retirés sans doute.

Où était-il ?

Que lui voulait-on ?

Il se posa ces deux questions et ne put les résoudre.

Il se retourna, s’approcha de la porte et examina la serrure. La porte était fermée à clé.

Une fenêtre placée vis-à-vis attira ses regards.

Sir Arthur se traîna vers cette fenêtre, et d’un mouvement d’épaule écarta les rideaux.

Les rideaux écartés, il vit la fenêtre fermée et derrière les vitres, des contrevents.

Il lui était plus que jamais impossible de savoir où il était.

Mais il était seul depuis quelques minutes à peine que la porte se rouvrit.

Deux personnages entrèrent l’un après l’autre.

L’un était vêtu comme un gentleman. L’autre portait la braye blanche et la veste de soie rouge d’un cipaye.

Son visage était d’un teint cuivré tirant sur le noir, ses dents étaient d’une blancheur éblouissante.

Il avait les bras, les jambes et les pieds nus, et sa tête était couverte d’un turban blanc roulé à la mode indienne.

Cet homme était d’une stature colossale et ses larges épaules attestaient une vigueur peu commune.

L’autre, au contraire, vêtu en gentleman, portant habit bleu à boutons de métal, gilet de piqué blanc et pantalon gris, avait sur le visage un loup de velours noir qui ne permettait point de distinguer ses traits.

Quand ces deux hommes furent entrés, le gentleman fit un signe à l’Indien.

L’Indien enleva prestement le bâillon passé dans la bouche de sir Arthur.

Mais il ne lui détacha pas les bras.

Puis, sur un autre signe du gentleman, l’Indien sortit, en saluant à l’orientale et en témoignant un grand respect à l’homme qui lui avait donné des ordres.

Alors, le gentleman indiqua un siège au prisonnier et lui dit :

– Asseyez-vous, sir Arthur.

Ce dernier, s’entendant appeler par son nom, songea une fois encore à ses amis du club qui avaient remué Londres de fond en comble à la seule fin de pénétrer le mystère de sa nouvelle existence.

Une fois encore, il se crut la victime d’une mystification, imaginée par ces messieurs, et il dit à l’homme masqué :

– Ne trouvez-vous pas, monsieur, que cette plaisanterie de mauvais goût se prolonge un peu trop ?

– Monsieur, répondit le gentleman, ni ceux à qui j’obéis, ni moi-même, n’avons jamais songé à plaisanter.

Son accent était froid, net, et sir Arthur renonça sur-le-champ à sa première hypothèse.

– Enfin, monsieur, dit-il, m’apprendrez-vous de quel droit, vous ou les vôtres avez pénétré chez moi… pourquoi je suis ici… et ce que vous comptez faire ?

– Oui, dit le gentleman masqué d’un signe de tête.

– Alors, j’écoute, dit sir Arthur.

Et il regarda fixement son interlocuteur.

– Monsieur, reprit celui-ci, vous vous nommez sir Arthur Newil ?

– Oui.

– Vous êtes le cousin de miss Cécilia ?

– Après ?

– La maison où nous vous avons enlevé, vous l’avez louée sous le nom de M. William ?

– Parfaitement.

– À la seule fin d’y recevoir une femme ?

– Ceci ne regarde personne, dit sèchement sir Arthur.

– Voilà justement ce qui fait votre erreur, reprit le gentleman masqué.

– Plaît-il ?

– Cette femme, qui vient chez vous chaque nuit, ne vous a-t-elle pas dit qu’elle courait, en vous aimant, les plus grands dangers ?

– En effet, dit sir Arthur, qui se souvint alors de toutes les folles terreurs de Gipsy, qu’il ne connaissait que sous le nom d’Anna.

– Savez-vous quelle est cette femme ?

– Non.

– Mais… vous l’aimez !…

– De toute mon âme.

– Jusqu’à lui sacrifier votre vie.

– Oh ! fit sir Arthur, dont le cœur tout entier passa dans cette exclamation.

– Alors vous ne craindrez pas la mort ?

Sir Arthur tressaillit.

– Car, poursuivit le gentleman, cette femme, en venant chez-vous, non seulement risquait sa vie, mais elle compromettait la vôtre.

Sir Arthur fit un brusque mouvement sur le siège où il s’était laissé tomber, plutôt qu’il ne s’était assis.

– Enfin, dit le gentleman, savez-vous son vrai nom ?

– Je l’ignore.

– Sa profession ?

– En a-t-elle donc une ?

Un rire cruel passa au travers du masque du gentleman.

– Sir Arthur, dit-il, vous patricien, vous le cousin de miss Cécilia, vous aimez depuis deux années une danseuse des rues, une fille du Wapping, et qui s’appelle Gipsy la bohémienne !

Sir Arthur jeta un cri terrible et sentit tout son orgueil se révolter, tandis que son sang d’aristocrate lui montait au visage !…

XXI

Pour comprendre l’espèce d’horreur qui venait de se manifester sur les traits de sir Arthur Newil, il faut dire combien le préjugé qui frappe d’ostracisme les bohémiens est grand en Angleterre.

Les Anglais ne sont pourtant pas des délicats en matière d’alliance.

Un noble ruiné épouse une fille de brasseur millionnaire pour redorer son blason ou acquérir assez d’influence pour se faire élire à la Chambre des Communes.

Un autre s’allie à la race indienne et épouse une fille de nabab.

On a vu, ce qui est plus rare du reste, un pair d’Angleterre offrir sa main à une fille perdue.

Mais un Anglais de qualité aimer une bohémienne, ne fût-elle que sa maîtresse, jamais !

L’abîme qui sépare ces parias du monde est d’autant plus large, d’autant plus profond, que le gouvernement se montre plus tolérant avec eux, en respectant leurs mœurs étranges et en ne les astreignant à aucun des devoirs du citoyen anglais.

Le bohémien vit à Londres comme au désert.

Il est libre, il fait ce qu’il veut, il pratique sa religion bizarre, il se marie selon sa coutume, il exerce ses différents métiers sous la protection efficace des policemen.

Mais si on lui donne à boire dans un verre, on casse le verre quand il a bu.

Si un gentleman-farmer, par une nuit d’orage, consent à abriter des bohémiens sous le toit de ses bestiaux, le lendemain, après leur départ, il fait exorciser la grange et brûler du sucre pour chasser les mauvaises odeurs.

On comprend donc le cri d’horreur échappé à sir Arthur Newil.

Anna s’appelait Gipsy.

Et Gipsy, son nom ne l’indiquait que trop, Gipsy était une bohémienne.

Et cette femme, il l’avait aimée, il l’aimait encore… peut-être…

S’il avait eu les mains libres, il se fût voilé la face pour cacher sa honte.

L’homme masqué continua :

– Sir Arthur, Gipsy porte sur la poitrine un tatouage bizarre que vous avez dû remarquer.

– Non, dit sir Arthur, qui eut un regard hébété.

– Ce tatouage est d’origine indienne, poursuivit le gentleman.

– Eh bien ! demanda sir Arthur, qu’est-ce que cela me fait ?

– Mais puisque vous voulez savoir ce que l’on veut faire de vous et pourquoi vous êtes ici, il faut bien que vous m’écoutiez, dit le gentleman.

– Soit. Parlez.

– Gipsy est née aux Indes.

– Bon !

– Elle a été consacrée à la déesse Kâli.

– Que m’importe ! dit sir Arthur.

– Attendez… Toute fille consacrée à la déesse Kâli doit mourir chaste.

– Alors, dit sir Arthur, qui ne put réprimer un sourire, pour cette fois la déesse Kâli aura eu un léger mécompte.

– Un mécompte puni de mort, dit froidement le gentleman.

– Que voulez-vous dire ?

– Que Gipsy est condamnée.

– Par qui ?

– Par nous.

Sir Arthur regarda cet homme qui, au premier aspect, avait l’air d’un Anglais paisible.

– Qui donc êtes-vous ? fit-il.

– Je suis à Londres un gentleman, aux Indes je suis un chef d’Étrangleurs. Comprenez-vous ?

Sir Arthur ne put se défendre d’un léger frisson.

Le gentleman continua d’une voix qui s’imprégna tout à coup d’un accent sauvage.

– Ce que Kâli a ordonné, ceux qui la servent l’exécuteront fidèlement.

C’est pour cela que Gipsy sera brûlée vive.

– Horreur ! fit sir Arthur.

– C’est pour cela que son complice partagera son sort.

Sir Arthur jeta un nouveau cri ; et la terreur lui donnant une force subite et peu commune, il fit un effort violent et brisa les liens de ses bras.

Mais soudain le gentleman approcha un sifflet de ses lèvres et en tira un son aigu.

Deux portes s’ouvrirent à la fois et par ces deux portes se précipitèrent une demi-douzaine d’Indiens en tout semblables à celui que sir Arthur avait déjà vu.

Ces hommes se jetèrent sur lui.

Il essaya de résister et de se défendre.

On le réduisit à l’impuissance.

– Misérables ! s’écria-t-il, que vous songiez à brûler une bohémienne, peu importe au gouvernement de la reine ! Mais je suis un gentleman, moi, un noble… le rejeton d’une des plus grandes familles du royaume.

– Le cousin de miss Cécilia, ricana le gentleman.

En même temps son masque tomba.

– Sir George Stowe ! murmura sir Arthur foudroyé.

– Sir George Stowe qui veut épouser miss Cécilia et qui, pour cela, a besoin de faire disparaître à jamais sir Arthur, acheva l’Indien…

Sir Arthur comprit qu’il était perdu !

On l’avait garrotté de nouveau et réduit à l’impuissance la plus complète.

– Conduisez-le auprès de Gipsy la bohémienne, dit sir George Stowe.

Ils ont vingt-quatre heures pour se préparer à la mort !

* *

*

Voilà donc comment Gipsy, éperdue, avait vu entrer sir Arthur Newil.

Et, jetant un cri de joie, elle avait couru au-devant de lui, les bras tendus.

Sir Arthur !…

N’était-ce pas le paradis qui s’entr’ouvrait tout à coup pour la pauvre fille ?

Mais alors il se passa une chose inouïe, étrange et que peut seule expliquer la faiblesse de la nature humaine.

Sir Arthur Newil eut peur de la mort.

Cet homme calme et froid, qui jadis songeait à se tuer et avait même fait des préparatifs de suicide avec un calme parfait, – fut saisi tout à coup d’une épouvante folle.

Être brûlé vif !

Et brûlé avec une bohémienne, sa maîtresse !

Les tortures du supplice et l’infamie tout à la fois !

Sir Arthur avait lu son arrêt de mort dans les yeux de sir George Stowe.

Il savait qu’il ne devait attendre d’un tel homme aucune merci.

Et sir Arthur ne voulait pas mourir !…

Sir Arthur perdait la tête ; sir Arthur s’abandonnait à un désespoir sans limites, et lorsque Gipsy s’élança vers lui, les mains tendues, il s’écria :

– Arrière ! fille de Bohême !… Arrière, misérable ! tu me fais horreur !

Gipsy poussa un grand cri et tomba sur les genoux.

On eût dit qu’elle était frappée au cœur.

Mais lui, en proie à une fureur croissante comme son effroi, poursuivit :

– Malheureuse ! c’est donc pour toi que je suis ici ? c’est donc toi qui as causé ma perte ?

Et il se mit, tout à fait affolé, à l’accabler de reproches sanglants et à lui reprocher son amour.

Les Indiens qui l’avaient poussé dans la pagode s’étaient retirés.

Sir Arthur était seul avec Gipsy.

Et Gipsy, blanche comme un marbre, et glacée comme si son sang se fût figé dans ses veines, Gipsy regardait avec stupeur cet homme qu’elle avait tant aimé et murmurait :

– Oh ! c’est un lâche !

Puis elle eut une explosion de douleur et s’écria :

– La mort peut venir, maintenant ! je ne la crains plus…

XXII

Gipsy était libre de ses mouvements.

Sir Arthur Newil, au contraire, avait les jambes attachées et les mains liées derrière le dos.

Tout homme a une heure d’héroïsme et une heure de lâcheté dans sa vie.

L’heure de lâcheté était venue pour sir Arthur Newil.

Il avait peur de la mort !

Peut-être n’eût-il point tremblé à la bouche d’un canon ou devant la hache du bourreau…

Mais cette mort épouvantable par le feu qui lui était promise jetait l’épouvante en son âme, à ce point que son amour pour Gipsy s’était évanoui tout à coup.

D’abord, couché sur le sol de la pagode, se roulant avec rage, il continua à accabler d’injures cette femme qu’il avait tant aimée…

Puis, à cette animation succéda un désespoir morne et silencieux.

La lampe unique placée devant la monstrueuse statue continuait à projeter une lueur douteuse et presque sépulcrale autour d’elle. Quand il se fut calmé, sir Arthur Newil regarda autour de lui.

Les peintures mal éclairées avaient un aspect fantastique.

Comme il était couché sur le dos, sir Arthur Newil avait les yeux en l’air et il regardait la voûte de la pagode.

Il lui sembla alors que la statue colossale de la déesse Kâli se rapprochait de cette voûte, assez pour qu’un homme qui se fût tenu debout sur sa tête eût pu l’atteindre.

Et verticalement au-dessus de la statue, sir Arthur remarqua une ouverture, destinée sans doute à éclairer la pagode durant le jour.

Le condamné dont les heures sont comptées conserve jusqu’à la dernière minute un vague espoir de délivrance.

Sir Arthur, chez lequel une réaction s’était faite, eut soudain l’espoir de fuir par cette ouverture.

Escalader le monstre, se glisser sur sa tête qui avait plus de trois pieds carrés de largeur, briser cette coupole de nacre et monter sur le toit de la pagode, tout cela parut possible à sir Arthur.

Mais pour qu’un pareil plan pût être mis à exécution, il fallait que sir Arthur ne fût point garrotté comme il l’était.

Et cet homme que la peur de la mort avait rendu lâche, cet homme qui avait outragé Gipsy, la femme qui, par amour pour lui, avait joué sa vie et l’avait perdue, cet homme fut plus lâche encore…

Il eut recours à elle.

Gipsy, à demi morte, brisée de douleur, était affaissée au pied de la statue.

Gipsy trouvait que les bourreaux étaient lents à venir et à dresser le bûcher.

Gipsy avait dans le cœur une douleur sans bornes et une honte immense.

Elle rougissait d’avoir aimé sir Arthur Newil, comme il avait rougi naguère en apprenant qu’elle était bohémienne.

Il tourna les yeux vers elle, et il n’eut point pitié de cette attitude brisée.

Cet homme voulait vivre, – vivre à tout prix.

– Gipsy ! dit-il tout bas.

Elle ne lui répondit pas.

– Gipsy, répéta-t-il en élevant la voix.

Cette fois, elle tressaillit, leva la tête et tourna vers lui un regard atone et sans rayons.

– Gipsy, dit-il encore, es-tu donc résignée à mourir, toi ?

Elle fit un signe de tête et reprit son attitude désespérée.

– Cependant, si tu le voulais, nous pourrions nous sauver.

Le regard de Gipsy ne s’éclaira point ; elle se contenta de fixer sir Arthur avec indifférence.

– Oui, reprit celui-ci qui s’anima, si tu le voulais… nous pourrions fuir…

– Comment ? dit-elle, comme si elle eût fait une question insignifiante.

– Regarde au-dessus de toi, reprit-il. Ne vois-tu pas une coupole vitrée ?

– Je la vois, dit-elle.

– En montant sur ce monstre de pierre, on pourrait y atteindre.

– Ah ! fit-elle.

– Et si tu voulais me délier ?…

Sa voix était devenue suppliante comme le regard qu’il attachait sur cette femme que tout à l’heure il insultait.

Gipsy se leva et s’approcha de lui.

– Tournez-vous ! dit-elle.

Sir Arthur se coucha sur le ventre, et Gipsy put toucher ses mains liées derrière le dos.

Alors, la jeune fille, avec cette adresse qui est particulière aux femmes, se mit à dénouer un à un les liens de sir Arthur.

Et celui-ci la laissait faire, et l’espoir de la vie le reprenait peu à peu.

Enfin, ses mains et ses bras furent libres.

Alors il se débarrassa lui-même des entraves qu’il avait aux jambes.

Puis il se trouva sur ses pieds et maître de tous ses mouvements.

Et un cri de joie lui échappa.

Gipsy s’était de nouveau couchée sur les dalles et avait repris sa morne attitude.

Mais sir Arthur n’y prit pas garde.

Il était libre.

Et s’élançant vers la statue, il se mit à l’escalader avec l’énergie et l’adresse d’un clown.

Gipsy toujours affaissée le suivait du regard.

Il s’accrocha aux draperies de pierre qui figuraient la robe de la déesse ; il se hissa d’abord sur ses genoux, puis sur un de ses bras, puis il entoura le cou de ses mains crispées, et finit par atteindre la tête, en plaçant un de ses pieds dans la bouche du monstre.

Enfin, par un dernier effort, il se trouva debout sur la tête de la déesse.

Et, se dressant, il atteignit de ses deux mains la coupole vitrée.

Chaque vitre était enchâssée dans un cadre de fer, et assez grande pour que, une fois brisée, un homme pût passer au travers.

L’instinct de la conservation donne aux hommes les plus ordinaires une énergie et une intelligence peu communes.

Une fois là, sir Arthur comprit que le moindre bruit pourrait le perdre.

Et le bris d’une glace ferait sans doute un tapage que répercuteraient en le multipliant tous les échos de la pagode.

Il avait au doigt une bague.

Cette bague était ornée d’un magnifique solitaire taillé à facettes.

Sir Arthur ôta sa bague et se servit de son diamant pour couper une des vitres.

Gipsy entendit un tout petit bruit sec.

La vitre était détachée.

Alors, sir Arthur lui cria :

– Viens ! suis-moi…

Et il se cramponna à l’un des barreaux de fer et se hissa jusqu’à l’ouverture qu’il venait de pratiquer.

Mais Gipsy ne bougea point.

– Tu ne veux donc pas fuir ? répéta-t-il.

Elle secoua la tête sans répondre.

Sir Arthur devait être lâche jusqu’au bout. Il n’hésita point, se hissa jusqu’à la coupole et, comme un gymnaste qui monte au trapèze, il disparut par le trou laissé par la vitre absente.

Alors, Gipsy détourna la tête et murmura :

– Quand donc les bourreaux viendront-ils ?

* *

*

Cependant, sir Arthur Newil était monté sur le toit de la pagode.

Le jour venait. À sa lueur naissante, sir Arthur put reconnaître le lieu où il se trouvait.

Il était à Hampstead.

Londres s’étalait au loin sous ses pieds.

Autour de la pagode s’étendait le jardin planté de grands arbres que Gipsy avait traversé, conduite par la femme aux bracelets d’or.

Un de ces arbres montait contre le bâtiment et touchait aux toits.

Le jardin était désert.

Cet arbre était la voie du salut, et sir Arthur se laissa glisser le long des branches et toucha le sol.

Escalader ensuite la grille et sauter dans la rue n’était plus qu’un jeu pour un homme qui ne voulait pas être brûlé vif.

Une fois dans les rues de Hampstead, sir Arthur n’avait qu’à courir chez le coroner et lui dénoncer sir George Stowe.

Mais, en faisant cela, il sauvait Gipsy…

Et alors seulement sir Arthur Newil s’aperçut qu’il avait été lâche !…

Et il eut peur de se retrouver face à face avec la bohémienne et de rougir devant elle…

Et sir Arthur, abandonnant Gipsy, prit la fuite dans la direction de Londres.

XXIII

Revenons maintenant à Rocambole, ou plutôt à Marmouset, qu’il avait envoyé prévenir Milon et sa bande.

Marmouset, comme on va le voir, était un garçon plein de sagesse et d’intelligence.

Si Marmouset eût été un soldat, il aurait voulu devenir maréchal de France.

Marmouset était un vaurien et sa seule ambition était de se montrer digne de la confiance de Rocambole.

Le Maître était devenu pour lui une sorte de divinité dont il voulait à tout prix mériter les faveurs et l’estime.

Or donc, Marmouset s’était empressé d’aller exécuter les ordres de Rocambole.

Mais comme il sortait de la maison et passait devant le public-house où, deux heures auparavant, il avait trouvé les deux Indiens qui l’avaient mis sur les traces de Rocambole, son regard fut attiré de nouveau par un personnage qui lui parut n’être pas tout à fait un habitué de la maison.

Ce personnage était une femme.

Cette femme, vêtue de haillons, comme le sont presque toutes les Irlandaises qui viennent essayer de vivre à Londres, était d’une taille presque gigantesque.

Elle eût été grande, habillée en homme.

Or, Marmouset était un garçon qui tirait une conclusion de toute chose.

Une voix secrète l’avertit qu’il y avait peut-être quelque rapport secret entre cette femme et les persécuteurs mystérieux de Gipsy.

– Après tout, pensa-t-il, j’ai de bonnes jambes, je les prendrai à mon cou pour aller plus vite chercher Milon.

Et il entra dans le public-house.

On avait déjà vu Marmouset dans la soirée.

Il n’était plus un inconnu pour le tavernier qui avait remarqué que l’enfant ne parlait que par signes.

Il était sourd-muet aux yeux du bonhomme et de quelques habitués qui l’avaient déjà vu.

Marmouset entra et, fermant sa main gauche, il mit son pouce étendu dans sa bouche.

Ceci voulait dire :

– J’ai soif.

Le tavernier lui montra tour à tour le cruchon au gin et le pot à la bière.

Marmouset secoua la tête.

Si Marmouset ne voulait ni bière, ni gin, c’est qu’il voulait du wisky.

On lui servit donc du wisky et il jeta trois pence sur le comptoir d’étain.

Puis, tout en buvant, il se mit à suivre du coin de l’œil l’Irlandaise gigantesque.

Cette dernière, assise tout près du comptoir, causait avec un petit homme qui lui allait à peine à la hanche, et la regardait néanmoins fort tendrement.

– Jenny, disait-il, par saint Patrick, le patron de la vieille Irlande, tu as tort de ne pas consentir à m’épouser.

L’Irlandaise répondait par un gros rire.

Marmouset, qui passait pour sourd-muet, s’était accoudé, son verre de wisky à la main, sur le comptoir.

Marmouset, on le sait, ne comprenait pas l’anglais, ce qui lui avait donné l’idée de jouer le rôle de sourd-muet.

Cependant, il y a une foule de mots anglais qui se rapprochent du français, et Marmouset était tout oreilles à la conversation de la grande Irlandaise et du petit homme.

Tout à coup, un nom le fit tressaillir :

« Gipsy ! »

– Bon ! se dit-il, je donnerais ma tête à couper qu’elle est de la bande, celle-là.

Puis il entendit encore un autre nom :

« Arthur Newil. »

Ce nom lui était inconnu, mais prononcé avec celui de Gipsy, il paraissait avoir pour lui une signification mystérieuse.

Et au lieu de quitter le public-house, Marmouset demanda par signes un second verre de wisky.

D’un œil, il surveillait l’Irlandaise, de l’autre, il regardait dans la rue.

Mais, tout à coup, Marmouset éprouva une émotion tellement violente qu’il en demeura immobile et comme pétrifié.

Gipsy, avec ses habits d’homme, venait de passer dans le cercle de lumière projeté par le gaz du public-house.

Marmouset ne se trompait jamais.

Quand il avait vu les gens une fois, il les reconnaissait sous n’importe quel costume. Il avait donc reconnu Gipsy.

Mais, en même temps, il avait vu faire un mouvement à l’Irlandaise qui avait posé un doigt sur ses lèvres et prononcé tout bas le nom de Waterloo bridge.

Or, Marmouset savait déjà que bridge signifie pont comme church veut dire église.

En même temps, l’Irlandaise sortit avec le petit homme.

Marmouset paya son second verre de wisky et sortit à son tour.

Dans la rue, il eut un moment d’hésitation, et il faut avouer que la question était complexe.

S’en irait-il simplement chercher Milon, ainsi que le lui avait commandé Rocambole ?

Se mettrait-il à la poursuite de Gipsy pour savoir où elle allait ?

Ou bien suivrait-il l’Irlandaise ?

C’était à jeter un penny en l’air et à jouer la chose à pile ou face.

Ce qui fit que Marmouset, obéissant à une inspiration subite, se décida pour un quatrième parti.

L’Irlandaise et le petit homme s’étaient séparés en échangeant un signe d’intelligence et un mot :

« Waterloo bridge. »

À la porte du public-house était un cab, et Marmouset s’aperçut alors que le petit homme n’était autre que le cocher du cab.

Marmouset n’essaya point de se prouver à lui-même la sagesse de la détermination subite qu’il prenait.

Non, Marmouset obéissait à un instinct, à une inspiration, et il eût été bien embarrassé de donner la raison de sa conduite.

Mais, se souvenant de son origine faubourienne, le gamin s’élança sous le cab, dont les roues étaient très hautes, se cramponna à l’essieu et se fit traîner.

Quelque chose lui disait qu’il prenait là le bon parti.

Tout le monde a vu un cab et sait que ce cabriolet tout anglais porte le cocher par derrière, dans une espèce de tuyau de cheminée, les guides passant dans une fourche, au-dessus de la capote.

Ainsi placé, le cocher ne pouvait regarder sous sa voiture.

Un policeman seul aurait pu apercevoir Marmouset et l’arracher à sa prétendue félicité.

Mais les policemen sont rares dans White-Chapel, et puis ils ne s’occupent guère d’un gamin qui se fait traîner par une voiture.

Le cab partit et descendit tout droit au pont de Waterloo.

Puis il s’arrêta à l’entrée.

Marmouset ne bougea pas.

Marmouset, toujours cramponné à son essieu, se disait :

– Je donnerais ma tête à couper qu’on va enlever Gipsy, et qu’on l’emportera dans cette voiture.

Et Marmouset attendit.

Une demi-heure s’écoula.

Le cocher n’avait pas quitté son siège. La clarté d’un réverbère projetait sa silhouette sur le sol du pont.

Marmouset put se convaincre qu’il fumait.

Quand un cocher anglais fume, c’est qu’il a du temps à perdre.

Marmouset laissa porter ses jambes sur le sol pour se délasser un peu.

Une autre demi-heure s’écoula.

Tout d’un coup, Marmouset vit la silhouette du cocher jeter son cigare.

En même temps, il entendit des pas précipités.

Puis, il vit accourir une femme et deux hommes.

La femme, il la reconnut sur le champ à sa taille gigantesque.

C’était l’Irlandaise.

L’un des deux hommes portait dans ses bras quelque chose qui se débattait.

Marmouset devina que c’était Gipsy.

Et il caressa la crosse de son revolver.

Mais Marmouset était prudent, et il pensa qu’il valait mieux savoir en quel endroit on conduisait Gipsy, que chercher à la délivrer.

Il se cramponna donc de nouveau à son essieu et le cab repartit, tandis que l’Irlandaise et un des deux hommes s’éloignaient.

XXIV

Marmouset s’était fait le raisonnement que voici :

– On enlève Gipsy pour que le Maître la cherche, et pour le faire tomber dans un piège. Ce n’est donc pas Gipsy qui court peut-être le plus grand danger, mais c’est le Maître.

Voyons où on la conduit ?

Marmouset se trompait, mais son erreur, comme on va le voir, devait avoir un bon résultat.

Toujours cramponné à l’essieu du cab, il se laissa donc emmener sur les hauteurs de Hampstead.

Lorsque le cab s’arrêta à la grille de la maison rouge, Marmouset écarquilla ses yeux tout grands et put remarquer la bizarrerie de l’édifice qu’il aperçut un moment, tandis que la grille s’ouvrait pour laisser passer Gipsy et son conducteur.

Certes, si on avait dit en ce moment à Marmouset : « On va brûler vive la pauvre Gipsy », Marmouset n’aurait pas hésité.

Il serait entré dans le jardin, le revolver au poing, et il se fût battu comme un lion pour essayer de la délivrer.

Mais Marmouset savait l’histoire de Gipsy.

L’Irlandaise de la taverne du Roi George l’avait racontée.

Gipsy ne pouvait pas se marier.

Si Gipsy se mariait, ses époux étaient étranglés, mais il ne lui arrivait aucun mal.

Marmouset ne savait que cela, et ce fut cette notion incomplète qui détermina sa conduite.

Il laissa donc la grille de la maison s’ouvrir et se refermer sur Gipsy, le ravisseur sortir seul et remonter dans le cab en prononçant un nom.

– Sir Arthur Newil.

Ce nom, Marmouset l’avait entendu une fois déjà dans la bouche de la géante qui avait aidé à enlever Gipsy, lorsqu’elle causait dans le public-house avec le petit homme, – c’est-à-dire avec le cocher du cab.

Et Marmouset, de plus en plus intrigué, demeura suspendu à son essieu, tandis que le cab rentrait dans Londres à toute vitesse.

Marmouset, arrivé à la Tamise, songea bien un moment à lâcher l’essieu et à retourner auprès de Rocambole, après, toutefois, avoir averti Milon et ses hommes.

Mais, toute réflexion faite, il resta.

Ce nom d’Arthur Newil lui trottait par la tête.

Au delà du pont, le cab s’arrêta un moment et un autre homme y monta.

Le nom d’Arthur Newil fut encore prononcé.

Marmouset se jura d’aller jusqu’au bout.

Le cab gagna ce quartier tranquille où, sous le nom de William, sir Arthur cachait son amour et son bonheur.

Marmouset assista alors, de sa cachette, aux événements que nous avons déjà racontés.

Il vit les deux hommes descendre du cab et entrer dans la maison à l’aide d’une fausse clé.

Puis le bruit d’une lutte à l’intérieur.

Puis enfin les deux hommes ressortir, emportant sir Arthur Newil dans leurs bras.

Le cab se remit en route et descendit de nouveau vers le pont de Waterloo.

Mais là, Marmouset lâcha l’essieu pour tout de bon.

– Je sais ce que je veux savoir, dit-il, ils prennent le même chemin que tout à l’heure, donc ils vont au même endroit.

Cette fois, allons prévenir le patron.

Et, tandis que le cab montait vers Hampstead, pour la seconde fois, Marmouset rentra au cœur de Londres et se mit à courir dans la direction de White-Chapel.

* *

*

Rocambole, enveloppé dans son manteau, veillait toujours à la porte de Gipsy.

Il croyait que la jeune fille dormait, car il n’entendait aucun bruit dans sa chambre.

Marmouset n’était point revenu. Rocambole se disait encore :

– Milon et les autres sont en bas, disséminés dans les public-houses du quartier.

Et Rocambole était fort tranquille et, sans doute, sa pensée était bien loin de Londres, à cette heure, lorsque Marmouset remonta précipitamment l’escalier.

Il y avait deux heures qu’il était parti.

– Que t’est-il donc arrivé ? demanda Rocambole en le voyant essoufflé. N’aurais-tu pas trouvé Milon ?

– Je ne suis même pas allé à Saint-Paul, dit tout bas Marmouset.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que vous allez voir que j’avais bien autre chose à faire. Je sais où ils ont conduit Gipsy.

– Gipsy ?

– Oui, dit Marmouset, tandis que vous gardez le nid, l’oiseau n’y est plus.

– Gipsy n’est plus dans sa chambre ?

– Non.

Rocambole jeta la porte bas d’un coup d’épaule et s’arrêta, muet d’étonnement, sur le seuil.

La lune qui brillait au ciel éclairait le pauvre réduit de la bohémienne par la fenêtre grande ouverte.

Le réduit était vide.

Rocambole eut alors ce léger frémissement des narines qui seul trahissait en lui une émotion violente.

Puis il murmura :

– Elle a manqué de confiance en moi. Je ne réponds plus de rien… Dieu veuille qu’il ne lui arrive pas malheur !

Il questionna Marmouset.

Marmouset lui raconta de point en point ce qu’il avait vu et ce qu’il avait fait.

– Ainsi tu sais où elle est ? dit-il enfin.

– Mais sans doute. Et sir Arthur Newil aussi.

À ce nom de sir Arthur Newil, Rocambole tressaillit.

Il savait que sir Arthur était le cousin de miss Cécilia, la fiancée de sir George Stowe.

Mais il savait aussi que Gipsy avait un amant, et cet amant, ce pouvait bien être sir Arthur Newil.

Et la perspicacité de Rocambole se trouvait mise en défaut par cette double supposition.

Pourquoi avait-on enlevé Gipsy et sir Arthur, presque en même temps, et les avait-on conduits dans le même lieu ?

En s’adressant cette question, Rocambole sentait ses cheveux se hérisser.

Il tira sa montre.

Elle marquait trois heures du matin.

– Ou il est trop tard, ou il est beaucoup trop tôt.

Marmouset le regarda, un peu surpris de cet aphorisme à la Prudhomme.

Mais Rocambole compléta sa pensée :

– Si Gipsy et sir Arthur ont été enlevés, c’est qu’ils sont condamnés à mort par les Étrangleurs.

– Est-ce possible ? s’écria Marmouset, qui se repentit amèrement de n’avoir pas cherché à délivrer Gipsy.

– Or, reprit Rocambole, je crois me souvenir que des fanatiques ont l’habitude de laisser jeûner leurs victimes vingt-quatre heures avant de les sacrifier à leur horrible déesse. Du moins, Gurhi me l’a affirmé.

– Eh bien ? fit Marmouset.

– Eh bien ! s’il en est ainsi, nous avons jusqu’à ce soir pour prendre nos mesures et les délivrer.

– Et si vos souvenirs vous trompent, Maître ?…

– Alors, il est trop tard… ils sont morts !…

Marmouset tordait ses mains avec une sorte de désespoir fiévreux.

– Je suis un imbécile ! murmura-t-il.

Rocambole lui fit quitter l’escalier, et tous deux descendirent dans la rue.

Le public-house était toujours ouvert et sa clientèle nocturne réunie.

Tout à coup Marmouset pressa vivement le bras de Rocambole.

– Voyez ! dit-il.

– Quoi ?

– L’Irlandaise.

En effet, Rocambole aperçut la géante, avec le petit homme, c’est-à-dire le cocher du cab.

– Entrons, dit Rocambole, je sais l’anglais, moi, peut-être apprendrons-nous quelque chose.

Sur ces mots, le maître et le disciple firent leur apparition dans le cabaret, se parlant par signes et jouant à merveille leur rôle de sourds-muets.

Puis ils s’installèrent à une table voisine de l’Irlandaise et du cocher.

XXV

Le cocher et l’Irlandaise, c’est-à-dire le petit homme et la géante, avaient repris leur conversation amoureuse.

Le petit homme disait :

– Pourquoi ne veux-tu pas m’épouser, Jenny ?

– Je ne dis pas que je ne veux point t’épouser, répondait la géante, je dis que l’heure n’est point venue.

– Pourquoi ?

– Parce que, pour se mettre en ménage, il faut avoir un peu d’argent.

– Ne sommes-nous pas en train de faire fortune ?

– Oh ! dit l’Irlandaise, on nous a fait de belles promesses. Il faut voir si elles se réaliseront.

– On t’a déjà donné dix shillings, ce soir, pour la petite.

– Et à toi vingt pour tes deux courses.

– Trente shillings, c’est déjà une jolie somme.

– Oui, mais le gentleman qui nous a embauchés tous deux doit nous donner dix livres demain.

– Les donnera-t-on ? fit l’Irlandaise d’un air de doute.

– Douter de la parole d’un gentleman, c’est mal, Jenny, dit le petit homme.

– Je doute toujours de la parole d’un homme qui fait un marché dans la rue et qu’on ne sait où trouver ensuite.

– Où t’a-t-il donné rendez-vous pour demain ?

– À l’entrée de Saint-James square, à dix heures du matin. Mais j’ai comme une idée qu’il n’y sera pas.

Rocambole, qui feignait toujours de causer par signes avec Marmouset, ne perdait pas un mot de cette conversation.

– Eh bien ! si tu as les dix livres, m’épouseras-tu, Jenny ?

– Nous verrons… En attendant, bonsoir ! je vais dormir…

Et l’Irlandaise se leva.

En même temps, le petit homme jeta dix pence sur la table.

– Écoute bien ce que je vais te dire, fit Rocambole par signes à Marmouset.

Marmouset répondit par un signe de tête.

La pantomime de Rocambole signifiait :

– Tu vas aller à Hampstead, tu t’embusqueras aux environs de cette maison où Gipsy est enfermée, et tu m’y attendras… Tu auras, du reste, bien soin de tout observer… et si quelqu’un sort… tu ne le perdras de vue que lorsque tu te seras assuré de la route qu’il prend.

Marmouset fit signe qu’il avait parfaitement compris, et il sortit.

L’irlandaise s’était bien levée de table, mais elle s’était approchée du comptoir d’étain derrière lequel trônait le tavernier, et elle causait familièrement avec lui.

Quant au petit homme, il était parti, et Rocambole l’avait suivi.

À cent pas du public-house, comme le cocher du cab tournait l’angle d’une ruelle, une main s’abattit sur son épaule.

Il se retourna.

– Tiens, le muet ? dit-il.

Il avait parfaitement reconnu l’un des deux hommes qui parlaient par signes dans le public-house.

Mais il recula de surprise, lorsque Rocambole lui dit :

– Un mot, camarade !

Entendre parler soudainement un homme qu’on croit muet est toujours un coup de théâtre, et l’émotion qu’on en éprouve est intraduisible.

Rocambole parlait un anglais très pur, sans accent étranger.

– Cela t’étonne que je parle ? dit-il.

– Oh ! fit le petit homme.

– Je ne suis pas muet, moi, reprit Rocambole, mais mon camarade l’est, comprends-tu ?

L’explication était si nette que l’émotion du petit homme se calma.

Rocambole reprit :

– Tu aimes donc Jenny l’Irlandaise ?

– C’est une belle femme, dit le cocher avec l’enthousiasme des petits hommes pour les grandes femmes, great-attraction !

– Et elle ne veut pas de toi ?

– Elle dit que nous sommes trop pauvres.

– Si tu avais cent livres, elle t’épouserait tout de suite.

– Cent livres ?

Et le cocher demeura bouche béante.

– Et il ne tient qu’à toi de les avoir.

Le petit homme fut encore plus surpris qu’il ne l’avait été tout à l’heure en entendant parler celui qu’il croyait muet.

Rocambole était de taille à ne point craindre une lutte avec cet avorton énamouré d’une grande femme.

Il entraîna le cocher sous un bec de gaz, tira de sa poche un portefeuille et le lui montra gonflé de banknotes.

Le cocher fut ébloui.

– Tu peux gagner cent livres, répéta-t-il.

– À quoi faire ?

– En me racontant d’abord ce que tu as fait cette nuit.

– Bon ! après ?

– Et en me conduisant ensuite à l’endroit où tu as conduit successivement Gipsy et sir Arthur Newil.

Un petit homme qui aime une grande femme est capable de toutes les trahisons.

Le cocher répondit :

– Je le veux bien !

Et Rocambole le prit par le bras, et ils se mirent à causer.

* *

*

Pendant ce temps, Marmouset courait à Hampstead par le chemin qu’il avait déjà suivi.

Chose assez rare à Londres, la nuit avait été lumineuse et sans brouillard, à partir de trois heures du matin.

La lune venait de disparaître de l’horizon, mais dans le ciel d’un bleu pâle couraient les premières clartés de l’aube, au moment où Marmouset arriva sous les murs de la maison rouge.

Cette demeure mystérieuse, qui successivement s’était ouverte devant Gipsy et sir Arthur Newil, paraissait abandonnée.

Aucun bruit n’en sortait ; aucune apparence de vie ne se manifestait à l’intérieur.

Mais comme Marmouset cherchait un coin obscur pour s’y établir en sentinelle, selon les ordres du Maître, il lui sembla que quelque chose s’agitait sur le toit.

Marmouset avait l’œil perçant.

Il se fut convaincu bientôt qu’il voyait se dresser une forme humaine.

La forme humaine demeura un moment immobile, puis elle se baissa, se releva ensuite et se mit à marcher sur le toit.

Immobile, sous le porche d’une maison dont toutes les fenêtres étaient encore closes, Marmouset vit cet homme s’approcher de l’un des arbres qui montaient au bord du toit.

Puis il le vit disparaître, coulant le long de l’arbre, derrière les hautes murailles du jardin.

– Voilà déjà du nouveau, pensa le gamin.

Dix minutes après l’homme reparut, non plus sur le toit, mais au-dessus de la grille et sauta tout effaré dans la rue.

Puis il prit la fuite.

Alors Marmouset se dit :

– Évidemment, ce monsieur n’est pas un locataire de l’immeuble.

Et il courut après lui, le rejoignit et lui dit :

– Pardon, monsieur, ne seriez-vous pas sir Arthur Newil ?

Sir Arthur jeta un cri et voulut se dégager.

– Non, dit-il, non… je ne suis pas sir Arthur Newil.

Mais Marmouset s’était cramponné à lui, et, comme sir Arthur s’apprêtait à le renverser d’un coup de poing, un autre homme surgit du milieu de la rue et le prit par le bras.

– Pardon, sir Arthur, dit-il, mais il faut bien que vous nous donniez des nouvelles de Gipsy la bohémienne.

Ce nouveau personnage, on le devine, n’était autre que Rocambole, que le petit homme amoureux de la géante avait, sans perdre de temps, conduit à Hampstead.

XXVI

Après la fuite de sir Arthur Newil, Gipsy avait repris cette attitude brisée de ceux qui n’espèrent plus rien en ce monde et attendent la mort comme une délivrance.

L’homme qu’elle avait aimé, l’homme pour qui elle allait mourir était donc un lâche ?

Il l’avait outragée grossièrement lorsqu’il avait désespéré de pouvoir échapper à la mort…

Il l’avait abandonnée lâchement, quand il avait trouvé pour lui-même la voie du salut.

Gipsy attendait donc la mort, non plus avec calme, mais avec impatience.

Ses yeux étaient secs, elle ne versait plus une larme, elle ne poussait même plus un soupir.

Cependant, de temps à autre, un nom venait à sa bouche.

– Ma mère !

Elle songeait à cette femme, encore jeune et belle, qui l’avait appelée sa fille une heure, et que les Étrangleurs avaient assassinée dans ses bras.

Et une sorte de joie farouche passait alors sur ses lèvres.

Elle allait mourir, elle irait dans le monde des âmes, elle reverrait sa mère.

Cette pensée préparait Gipsy à la mort.

Plusieurs heures s’écoulèrent.

Les lampes s’étaient éteintes et la lumière du jour pénétrait par cette coupole qui avait servi d’issue à sir Arthur Newil.

La pagode perdait peu à peu cet aspect fantastique et lugubre qu’elle avait eu pendant la nuit.

Un rayon de soleil arriva et se joua sur le parquet couvert, comme les murs, de peintures bizarres.

Gipsy tournait quelquefois les yeux vers la porte par où étaient entrés successivement les femmes qui l’avaient dépouillée de ses vêtements et revêtue de cette robe qui l’emprisonnait comme un suaire, et ensuite sir Arthur Newil.

La mort lui paraissait lente à venir !

Enfin, elle éprouva un malaise subit, qui alla en grandissant.

C’étaient les premiers tiraillements de la faim.

Le corps trahissait l’âme qui voulait s’envoler ; la nature parlait plus haut que l’esprit.

Une torture physique s’ajoutait aux souffrances morales.

Gipsy fut obligée de se lever et de marcher.

Elle se promena autour de la monstrueuse statue, tantôt d’un pas saccadé, tantôt lentement, appuyant parfois ses mains sur sa poitrine, comme si elle eût voulu réprimer les angoisses de la faim qui allaient croissant.

Vers midi, la porte s’ouvrit et les quatre femmes entrèrent.

– Enfin ! pensa Gipsy dont l’œil brilla d’une sombre joie.

Les femmes s’avançaient vers elle en chantant un hymne bizarre en langue indienne.

Mais, tout à coup, elles s’arrêtèrent, leur chant cessa et elles manifestèrent une vive émotion.

Gipsy, immobile, les regardait.

Elles venaient de s’apercevoir de la disparition de sir Arthur Newil.

Et elles ne songèrent point à questionner Gipsy.

Mais elles poussèrent des cris aigus, accompagnés de paroles indiennes que Gipsy devina être un appel.

Cet appel fut entendu sans doute, car la porte qu’elles avaient refermée se rouvrit, livrant passage aux deux hommes qui avaient amené sir Arthur dans la pagode.

Les deux hommes s’arrêtèrent muets, consternés, sur le seuil.

L’un d’eux, après un moment d’hésitation, s’approcha de Gipsy, et lui dit :

– Où est l’homme qui devait mourir avec toi ?

Gipsy leva la main vers le cintre de la pagode et n’ajouta pas un mot.

Or, hommes et femmes crurent que Gipsy leur montrait le ciel.

Sir Arthur avait détaché la vitre si carrément et la coupole éclairée du soleil était si haute, que ni les uns ni les autres ne s’aperçurent que cette vitre manquait.

Gipsy comprit leur étonnement et, se souvenant qu’elle avait aimé sir Arthur, quelque mépris qu’il lui inspirât maintenant, elle en eut pitié et ne voulut point le trahir.

– Où est-il ? répéta l’un des hommes qui s’avança menaçant vers Gipsy.

Gipsy demeura calme et répondit :

– La déesse, sur mes prières, lui a fait grâce ! Deux génies sont descendus du ciel et l’ont emporté.

Un policeman anglais se fût mis à rire à cette réponse. Mais les fanatiques jetèrent un grand cri et tombèrent à genoux.

Ils se prosternèrent, non point devant la déesse Kâli, mais devant Gipsy elle-même.

Les femmes les imitèrent et baisèrent même le bas de la robe de la jeune fille stupéfaite.

L’une des femmes lui dit :

– Il faut bien nous rendre à l’évidence. Si la déesse a fait un pareil miracle en ta faveur, c’est que tu as mérité le pardon de ta faute et que tu es suffisamment purifiée. Gloire à toi et à la déesse !

Les hommes dirent à leur tour :

– Le grand-prêtre ordonnera sans doute que tu paraisses tout de suite devant Kâli, gloire à toi !

Et hommes et femmes se prirent par la main et se mirent à danser autour de Gipsy, entonnant de nouveau leur hymne bizarre.

Gipsy songeait à sa mère et priait tout bas le Dieu des chrétiens.

Et tandis que les quatre femmes et les deux hommes dansaient et chantaient, la porte de la pagode se rouvrit sans bruit.

Deux nouveaux personnages que Gipsy voyait pour la première fois, mais en qui Rocambole aurait reconnu sir George Stowe et le baronnet Nively venaient d’apparaître sur le seuil.

D’un coup d’œil, ils purent constater la disparition de sir Arthur Newil.

Sir Arthur s’était évadé…

Par où ?

L’œil perçant de sir George Stowe remarqua tout de suite l’endroit.

Ce que les Indiens n’avaient pas vu, il le vit tout de suite.

Sir Arthur avait dû monter sur la statue et atteindre la coupole, dont il avait détaché une vitre.

Les Indiens chantaient toujours et disaient :

– Gloire à Gipsy, qui a obtenu de la déesse la grâce de son amant ; honneur à Gipsy la sainte, qui va bientôt s’asseoir dans les jardins embaumés de Kâli.

Le baronnet Nively était stupéfait.

Sir George Stowe se pencha à son oreille et lui dit :

– Sir Arthur s’est évadé ; il ira trouver les constables, le coroner ; il fera grand bruit… Nous sommes perdus si nous ne nous hâtons.

– Que voulez-vous dire, Lumière ?

– Que ce soir on délivrera Gipsy.

– Oh !

– Et qu’il faut la brûler tout de suite.

Sur ces mots, il s’avança au milieu de la pagode.

À sa vue, les chants et les danses cessèrent.

Sir George Stowe s’approcha de Gipsy, à qui ce tourbillon humain avait donné le vertige :

– Gloire à toi, la favorite de Kâli ! dit-il.

Aussi ton âme purifiée ne saurait demeurer plus longtemps en contact avec les fanges de la terre.

Réjouis-toi, Gipsy, ton esprit épuré va quitter son enveloppe grossière. Réjouis-toi !

Et le fanatique fit un signe.

À ce signe, les hommes sortirent ; puis, au bout de quelques minutes, ils revinrent suivis de plusieurs autres.

Tous portaient des fascines résineuses sur leurs épaules et les déposèrent au pied de la statue.

Les femmes avaient repris leurs chants et leurs danses.

Les hommes dressaient le bûcher.

Sir George Stowe et le baronnet Nively assistaient impassibles à ces préparatifs.

Gipsy était tombée à genoux et priait, invoquant tout bas le souvenir de sa mère morte.

Et le bûcher s’élevait peu à peu ; et quand il fut prêt, les quatre femmes prirent la pauvre bohémienne et la forcèrent à y monter.

Gipsy n’opposa aucune résistance.

Alors sir George Stowe prit une torche de la main d’un Indien et l’approcha des fascines enduites de résine.

XXVII

Le bûcher était assez élevé pour que le feu mis tout au bas ne se communiquât pas tout de suite aux fascines supérieures.

Le bois commença à pétiller et la fumée se dégagea de la partie inférieure du bûcher.

Mais au lieu de monter verticalement, auquel cas Gipsy eût été presque subitement étouffée, elle se dirigea horizontalement à droite et à gauche, léchant pour ainsi dire le sol de la pagode.

On eût dit un de ces brouillards qui rampent le matin sur la terre humide.

Ce phénomène, en dehors des lois et des signes ordinaires, avait pour cause première l’évasion de sir Arthur Newil.

Le gentleman avait détaché une vitre de la coupole, et cette vitre détachée établissait un courant d’air qui contrariait l’appareil très ingénieux de l’invention de sir George Stowe, après les rumeurs qui avaient été colportées dans Hampstead par le fossoyeur loquace – appareil que le gentleman avait fait placer dans le cintre de la pagode, juste au-dessus de l’endroit où on avait coutume de brûler.

Cet appareil était un fumivore, comme on dit dans les usines.

Il avait suffi d’un courant d’air pour le paralyser.

Cependant le bois brûlait et pétillait, la flamme se dégageait des fascines.

Mais elle suivait la même direction inclinée de la fumée…

Si bien que Gipsy, qui avait les yeux au ciel et attendait la mort avec calme, recevait à peine au bout de dix minutes quelques vagues bouffées de chaleur.

Les Indiens, hommes et femmes s’étaient remis à danser et à chanter autour du bûcher, beaucoup plus suffoqués, du reste, par la fumée, que la malheureuse bohémienne condamnée à être brûlée vive.

Les femmes chantaient :

« Gloire à celle qui va, purifiée par le feu, voir la grande déesse dans toute sa majesté.

« Gloire à Gipsy, l’élue de la déesse, la fiancée mystique d’un étrangleur du paradis. »

Un des hommes reprenait :

« L’azur étincelant du ciel indien, la mer bleue et les étoiles d’or ne sont rien auprès des splendeurs du paradis où Kâli trône en souveraine !

« Elle a des almées divines qui dansent nuit et jour sans fatigue et des musiciens qui ne se reposent jamais.

« L’or et la nacre, le marbre et le porphyre ont été employés pour la construction du palais qu’habite la déesse Kâli.

« C’est là que les trois cents dieux dont elle a fait ses époux vivent au milieu des délices.

« C’est là que les jeunes filles qui sont mortes vierges et que le feu a purifiées, trouveront un bonheur éternel.

« Gloire à toi, Gipsy ! »

L’une des matrones dit à son tour :

« Bientôt ton âme dégagée de ton corps ira se prosterner aux pieds de la déesse qui lui donnera un corps mille fois plus beau.

« Ah ! pourquoi ne nous est-il pas donné de te suivre ?

« Pourquoi, misérables que nous sommes, allons-nous demeurer enchaînées à la terre ! »

« Gloire à toi Gipsy, reprenait un des Indiens, car la déesse te donnera pour époux le plus brave de ses fils… »

Et tandis que ces fanatiques continuaient à danser et à chanter autour du brasier, Gipsy commençait à ressentir les premières atteintes de la chaleur.

Mais la fumée ne montait point encore, et les fascines supérieures du bûcher sur lesquelles reposaient les pieds de la victime n’étaient pas encore atteintes par les flammes.

Et pendant ce temps aussi, calmes, presque souriants, ces deux autres fanatiques qu’on prenait à Londres pour des gentlemen et qui n’étaient que des sauvages, sir George Stowe et le baronnet Nively, se tenaient à distance, suivant d’un œil attentif les progrès du feu.

– C’est long, dit enfin sir George Stowe qui manifesta quelque impatience.

– Beaucoup plus long que le jour où nous avons brûlé la petite négresse, dit Nively.

– Pourquoi donc la fumée ne monte-elle pas ?

– C’est bizarre…

Ni l’un ni l’autre ne songeaient au courant d’air établi par la vitre cassée.

Et Gipsy continuait à murmurer le nom de sa mère, et à prier le Dieu des chrétiens de se réunir à elle.

Gipsy avait fait le sacrifice de sa vie d’autant plus facilement qu’il lui fallait, maintenant, mépriser le seul homme qu’elle eût aimé.

Mais l’action du courant d’air devait être paralysée peu à peu.

La fumée commença à monter, la flamme atteignit la partie supérieure du bûcher.

Gipsy jeta un cri.

– Enfin ! murmura sir George Stowe.

– Ce sera fini dans dix minutes, répondit le baronnet Nively.

Les Indiens continuaient leur danse et leurs chants frénétiques.

Gipsy poussa un second cri, plus aigu que le premier.

Le feu venait d’atteindre ses jambes.

Mais, à ce deuxième cri, appel suprême, dernière protestation du corps qui ne voulait pas mourir tandis que l’âme ne demandait qu’à s’envoler, un autre cri répondit.

Un cri de délivrance, un cri de triomphe !

En même temps une détonation se fit entendre, une balle siffla…

Cette balle était sans doute destinée à sir George Stowe ; mais, soit que celui-ci eût fait un mouvement, en entendant ce cri qui semblait venir du ciel, soit que la main qui tenait l’arme n’eût pas été secondée par le coup d’œil du tireur, ce ne fut pas sir George Stowe qui tomba…

Ce fut le baronnet sir Nively.

En même temps aussi, toutes les vitres de la coupole se brisèrent et un fleuve humain se précipita d’abord sur la tête de la statue, puis dégringola comme une grappe mouvante autour des bras et des jambes du monstre de pierre.

Tous ces hommes demi-nus, le visage noirci, portaient sur la poitrine un stigmate.

Le stigmate des fils de Sivah, la secte religieuse ennemie des adorateurs de Kâli.

L’un d’eux, celui qui paraissait être le chef, s’élança vers le bûcher et prit Gipsy dans ses bras… Il était temps… le feu montait et la flamme commençait à briller au milieu des spirales de fumée.

Les Indiens et les Indiennes, trompés par le stigmate étaient tombés à genoux, en poussant des cris plaintifs et en demandant grâce.

Ils croyaient fermement à l’intervention du dieu Sivah.

L’homme qui s’était emparé de Gipsy, escaladait de nouveau la statue et, suivi de sa bande, disparaissait par la coupole. – Sir George Stowe l’avait reconnu.

C’était ce mystérieux adversaire que, depuis quelques jours, il rencontrait toujours sur sa route.

Et un autre homme aurait pu affirmer que le prétendu chef des fils de Sivah était un imposteur, et il eût ranimé ainsi le courage des Indiens. Mais cet homme se tordait dans les dernières convulsions de l’agonie et ne pouvait parler.

Cet homme c’était le baronnet sir Nively !

Et Gipsy était sauvée !

*

* *

XXVIII

Trois jours se sont écoulés depuis le sauvetage de Gipsy.

Deux hommes sont demeurés chez eux, obstinément, pendant ces trois jours.

L’un est le gentleman sir George Stowe.

L’autre est sir Arthur Newil.

Sir George Stowe n’a qu’une crainte, c’est que sir Arthur ne soit allé trouver miss Cécilia et ne lui ait tout révélé.

Il a pu s’échapper de la pagode, tourner et retourner dans les rues de Hampstead, afin de faire perdre sa trace, regagner Londres et attendre les événements.

Sir George Stowe sait bien que tous ces hommes qu’un ordre mystérieux réunissait naguère dans la pagode de Hampstead, ont à Londres des professions au grand jour, que s’ils sont Étrangleurs et adorateurs de la déesse Kâli, dans l’ombre, ils revendiquent bien haut, à la lumière du soleil, leur qualité de citoyens britanniques. Or, l’enlèvement de Gipsy par les prétendus fils de Sivah est non seulement un échec moral, un coup presque mortel porté à la puissance de la déesse Kâli, mais à sa propre autorité, à lui sir George Stowe, le chef suprême des Étrangleurs à Londres.

Depuis que Gurhi avait fait des révélations à sir George Stowe, ce dernier l’avait tenu enfermé chez lui.

Quand il y rentra, en revenant de Hampstead, il put constater que Gurhi avait disparu.

S’était-il enfui ?

L’aurait-on enlevé ?

La dernière hypothèse était la plus admissible.

Gurhi seul aurait pu dire aux autres que les prétendus fils de Sivah n’étaient que des imposteurs.

D’un autre côté, ni le lendemain, ni les jours suivants sir George Stowe ne reçut un mot de Cécilia qui, cependant, à leur dernière entrevue, lui avait annoncé que son oncle, le pair d’Angleterre, devait le prier très prochainement à dîner.

Sir George Stowe se disait donc :

– Sir Arthur Newil a parlé, et sa cousine l’a cru.

De son côté, sir Arthur avait passé ces trois jours à trembler.

Partout il voyait des Étrangleurs…

Partout il croyait entendre siffler le terrible nœud coulant.

Échappé aux mains de Rocambole, qui l’avait laissé aller après qu’il lui eût donné les renseignements dont celui-ci avait besoin pour sauver Gipsy – sir Arthur s’était bien gardé de retourner dans la maison louée sous le nom de monsieur William.

On ne l’avait pas revu davantage dans le coquet logis de garçon qu’il possédait dans Piccadilly.

Or, sir Arthur s’en était allé loger dans le Borough, un quartier populaire, à l’auberge de la Chèvre-Noire, où ne descendaient que les gentlemen de province, des marchands et des fermiers.

Là, il s’était vêtu comme un bon villageois aisé qui vient se repaître des merveilles de la capitale pendant quelques jours, afin d’avoir de longs récits à faire, plus tard, au coin du feu de son vieux manoir, au fond de son comté reculé.

On ne l’avait point revu dans les bureaux de la marine, ni dans Picadilly, ni dans Haymarket, ni ailleurs.

Le soir, il allait prendre l’air un moment, au bord de la Tamise, son chapeau sur les yeux et son nez dans son manteau.

Lorsque la peur prend un homme en croupe, elle le conduirait au bout du monde.

Ce n’était point assez pour sir Arthur Newil de s’être déguisé, de s’être réfugié dans le Borough, d’avoir changé de nom, car il se faisait appeler, à son auberge de la Chèvre-Noire, M. Johnson-Wardle.

Non, sir Arthur avait une si grande épouvante des Étrangleurs qu’il songeait à fuir l’Angleterre et à s’embarquer pour quelque colonie lointaine, l’Australie ou la Cochinchine.

À cet effet, il se présenta un soir dans les bureaux de la West-India Company et demanda s’il n’y avait pas quelque navire en partance.

Il lui fut répondu que le brick le Goldering mettrait à la voile dans quatre jours, dans le port de Liverpool, en destination de la Nouvelle-Calédonie.

Sir Arthur paya son passage d’avance, un passage de deuxième classe, ce qui était encore une mesure de prudence, sous le nom de Johnson-Wardle, et rentra à son auberge fort perplexe.

Prendrait-il le soir même le railway de Liverpool ou demeurerait-il à Londres ?

Après avoir longtemps hésité, longtemps réfléchi, il se décida à rester à Londres, s’y trouvant encore mieux caché qu’à Liverpool.

Puis il supprima sa promenade quotidienne au bord de la Tamise et résolut de feindre une indisposition et de ne pas sortir de sa chambre d’auberge, jusqu’au lendemain minuit, heure où il prendrait l’express-train de Liverpool, – lequel arriverait une heure à peine avant le départ du Goldering.

Sir Arthur Newil avait donc passé deux jours enfermé, au lit, buvant du thé et toujours sous le nom de Johnson-Wardle, se plaignant d’horribles coliques.

Le soir du troisième jour, un peu avant la nuit, il prétendit se trouver mieux, se leva et consentit à souper, sur les instances réitérées du garçon d’hôtel.

Deux heures plus tard, il fit sa malle, car il avait acheté différents objets nécessaires à un voyage aussi long que celui de la Nouvelle-Calédonie.

Puis, il demanda sa note.

Et quand il eut donné sa demi-guinée, cinq shillings pour sa dépense de trois jours, il se mit à regarder la pendule avec anxiété.

La pendule n’allait pas assez vite !

Il avait encore plus d’une heure à attendre avant d’envoyer chercher le cab qui le conduirait au railway de Liverpool.

Tout à coup on frappa à la porte.

Sir Arthur Newil pâlit, sa langue se glaça.

Il ne connaissait personne dans l’auberge, il n’avait jamais reçu de visite.

On frappa une seconde fois.

Et comme il hésitait à répondre, la porte s’ouvrit et un homme entra.

Cet homme, sir Arthur Newil le reconnut sur-le-champ.

C’était celui qui l’avait pris au collet, lorsque la peur le poussait dans les rues de Hampstead.

Cet homme, c’était Rocambole.

Non plus Rocambole affublé d’une vareuse de matelot.

Mais Rocambole vêtu en gentleman, ganté de frais, ayant le ton et les manières d’un homme de haute vie.

Et Rocambole, saluant sir Arthur Newil, ferma la porte.

– Pardon, monsieur, dit-il, je sais que vous partez ce soir, et que vous vous embarquez demain matin.

À Dieu ne plaise ! que je veuille contrarier vos projets.

Seulement j’ai un petit service à vous demander.

En même temps, Rocambole ouvrit son pardessus et tira de sa poche un revolver, ajoutant :

– Gipsy m’a tout dit. Je sais que la peur aidant, on obtient de vous bien des choses. Or, écoutez-moi bien : si vous refusez d’écrire la lettre que je vais vous dicter, je vous brûle la cervelle.

Sir Arthur était ivre mort d’épouvante.

Rocambole ajouta :

– Libre à vous de fuir devant les Étrangleurs, et le mépris que vous m’inspirez ne me donne pas l’envie de vous venir en aide. Mais, si vous ne voulez pas manquer le train, asseyez-vous là, devant cette table, et écrivez !

Sir Arthur eut un soupir étouffé, mais il obéit et se dirigea vers la table.

XXIX

Miss Cécilia était seule dans ce bel atelier de peinture où nous l’avons vue, quelques jours auparavant, recevoir son cousin sir Arthur Newil.

La nuit était proche, et les dernières clartés du jour projetaient à peine une lueur indécise sur les toiles, les esquisses et les chevalets, et imprimaient à cet artistique désordre d’un atelier un charme de plus, celui des lignes confuses.

Depuis longtemps, miss Cécilia avait cessé de travailler.

Elle rêvait.

À quoi peut rêver une jeune fille, si ce n’est à l’homme qu’elle aime ?

Miss Cécilia songeait à sir George Stowe, qu’elle n’avait pas vu depuis quatre jours.

Pourquoi ?

Une circonstance imprévue avait ajourné le dîner de lord Charring.

Lord Charring, on le sait, était un oncle magnifique et plein de tendresse pour sa jolie nièce, qui faisait tout ce qu’elle voulait, lui donnait tout ce qu’elle désirait, et avait triomphé des répugnances que sir George Stowe inspirait au reste de la famille.

Lord Charring et l’Anglo-Indien s’étaient vus à un thé donné par la mère de Cécilia.

Sir George Stowe avait plu à lord Charring.

Ce soir-là, sir Arthur Newil n’était point venu.

– Il boude, avait dit miss Cécilia d’un ton de dédain.

Et on n’avait pas parlé davantage du commis à la marine.

Plus que jamais miss Cécilia avait foi dans sir George Stowe et l’explication qu’elle avait eue avec lui, dans sa maison, relativement au petit poisson, l’avait pleinement satisfaite.

Or donc, à ce thé, lord Charring avait pris à part l’Anglo-Indien et lui avait dit :

– Vous aimez ma nièce, et ma nièce vous aime, mais son père a des préjugés que nous ne détruirons pas en un jour : fiez-vous à moi et attendez…

Or le dîner annoncé par lord Charring avait été ajourné parce que le noble lord possédait une magnifique habitation dans le Yorkshire et qu’elle venait d’être la proie des flammes.

Lord Charring était parti en toute hâte, prévenu par un télégramme.

Et miss Cécilia avait voulu attendre que son oncle fût de retour pour écrire à sir George Stowe ; mais chaque jour, elle espérait voir arriver une lettre, un bouquet de lui.

Rien ne venait !

Sir George Stowe, persuadé que sir Arthur Newil avait vu sa cousine, n’osait plus songer à miss Cécilia.

Miss Cécilia se perdait en conjectures sur le silence de sir George Stowe.

Et elle rêvait, la jeune fille, à la chute du jour, oubliant que sa toilette du souper n’était pas faite et que cependant l’heure du repas du soir approchait.

Et tandis que sa pensée tout entière était concentrée sur sir George Stowe, un domestique entra lui apportant une carte sur un plateau.

Miss Cécilia prit la carte et lut un nom qui lui était tout à fait inconnu :

Rocambole

Puis, au-dessous, on avait écrit au crayon les mots : Relativement à sir George Stowe.

Ces mots, comme on le pense bien, étaient un sésame pour la jeune fille.

Elle crut que sir George Stowe lui envoyait un messager et elle dit vivement au domestique :

– Faites entrer cette personne.

Rocambole fut introduit.

L’homme qui s’était incarné successivement dans le brillant marquis de Chamery autrefois, et tout dernièrement dans le Major, ce type d’élégance parfaite et de grandes manières, venait de reparaître tout entier.

Miss Cécilia en voyant entrer cet homme encore jeune, au regard magnétique, se sentit dominée subitement et elle oublia qu’il ne lui avait pas été présenté.

– Miss Cécilia, dit Rocambole, je vous demande un quart d’heure d’entretien, est-ce trop ?

Son geste, sa voix, son regard avaient quelque chose de si profondément dominateur, que miss Cécilia sentit qu’elle était sous le charme d’une fascination inattendue.

Elle ne songea pas même à prononcer le nom de sir George Stowe.

Et, indiquant un siège à Rocambole, elle attendit.

Alors Rocambole lui dit :

– Je vous apporte d’abord, miss Cécilia, les adieux de votre cousin, sir Arthur Newil, qui s’est embarqué ce matin à Liverpool, à bord du Goldering, pour la Nouvelle-Calédonie.

Cette nouvelle était si imprévue que miss Cécilia ne put réprimer un geste d’étonnement.

– Comment ! fit-elle, il est parti !

– La sûreté de sa vie l’exigeait.

Miss Cécilia tressaillit, mais elle attendit encore.

Rocambole compléta sa pensée :

– Il y a quatre jours, dit-il, sir Arthur Newil a été condamné à être brûlé vif, en compagnie d’une bohémienne, sa maîtresse, et la sentence allait recevoir son exécution, lorsqu’il est parvenu à s’échapper.

Miss Cécilia regarda Rocambole avec une sorte de stupeur, et se demanda sans doute si elle n’avait pas un fou devant elle.

– Mais, monsieur, dit-elle, faites-moi donc la grâce de me dire si je dors ou si je suis éveillée !

Le regard de Rocambole avait cette limpidité froide qui exclut toute idée de raillerie.

– Miss Cécilia, dit-il, vous ne rêvez pas. Vous êtes parfaitement éveillée. Et ce que j’ai l’honneur de vous dire est l’exacte vérité.

Il s’est trouvé dans la capitale de l’Angleterre, une nation civilisée entre toutes, il s’est trouvé un tribunal mystérieux qui a condamné sir Arthur Newil à être brûlé vif.

Et ce tribunal, miss Cécilia, avait pour président un homme dont j’ai écrit le nom sur ma carte, sir George Stowe !

Miss Cécilia jeta un cri ; mais le regard de Rocambole pesait sur elle, et elle n’osa point protester, comme elle l’eût fait peut-être, en se souvenant de la conversation qu’elle avait eue déjà avec sir Arthur Newil.

Rocambole continua :

– Vous pourriez douter de ma parole car je vous suis inconnu, mais vous ne douterez certainement pas des affirmations de sir Arthur Newil.

Et il mit sous les yeux de miss Cécilia cette lettre que sir Arthur avait écrite sous le canon de son revolver.

Le gentleman n’avait omis aucun détail, il avait tout avoué à miss Cécilia, son étrange amour pour Gipsy la bohémienne et leur rendez-vous mystérieux et son enlèvement et sa dernière entrevue avec sir George Stowe.

Tout cela était empreint d’un tel cachet de vérité que miss Cécilia demeura comme foudroyée.

Cependant son amour parlait encore plus haut que sa raison.

– Monsieur, dit-elle tout à coup, savez-vous bien que sir Arthur Newil m’a aimée ?

– Je le sais, mademoiselle.

– Qui me dit que cette lettre… n’est pas… une calomnie ?…

– Miss Cécilia, dit gravement Rocambole, si vous voulez me donner trois jours, je vous montrerai sir George Stowe présidant une assemblée d’Étrangleurs !

Ces mots produisirent sur miss Cécilia une révolution violente.

– Si vous faites cela, dit-elle, si vous m’avez dit vrai, l’amour que j’avais pour cet homme se changera en haine, et je n’aurai ni repos, ni trêve qu’il n’ait payé ses crimes de sa vie.

– J’ai compté sur vous, dit froidement Rocambole.

Et il se leva et prit congé de la jeune fille.

XXX

Le cinquième jour de cette retraite forcée à laquelle sir George Stowe s’était condamné depuis les événements de Hampstead s’était écoulé tout entier et le gentleman ne savait absolument rien de nouveau.

Aucune nouvelle de miss Cécilia.

Il avait écrit à la jeune fille, elle ne lui avait pas répondu.

Tous les matins son nouveau domestique, car on sait ce qu’était devenu le malheureux John, lui apportait les gazettes et les papiers publics.

Sir George Stowe les parcourait d’un œil fiévreux.

Il lui semblait toujours lire quelque terrible fait-divers relatant le miraculeux sauvetage de Gipsy la bohémienne, la mort du baronnet sir Nively, et quelque lettre fulminante adressée à la police anglaise par sir Arthur Newil.

Rien de tout cela n’arrivait.

Enfin, le soir du cinquième jour, sir George se décida à sortir.

Il commença par aller dîner au club de West-India. On l’accueillit comme à l’ordinaire.

Seulement, un membre fit l’observation qu’on ne l’avait pas vu depuis longtemps.

Sir George Stowe, un peu rassuré, répondit qu’il était allé chasser dans le comté de Kent.

Un autre lui demanda où en était son mariage avec miss Cécilia.

Le gentleman prit un air mystérieux et on n’insista pas, – la discrétion étant une vertu essentiellement anglaise.

Un autre lui raconta que l’on n’avait pas vu non plus sir Nively depuis longtemps.

Sir George Stowe répondit qu’il pensait que le baronnet avait rejoint son régiment à la hâte et s’était embarqué pour les Indes.

Enfin, un quatrième membre du club lui raconta en détail la mort de ce prétendant de miss Cécilia, qu’on avait trouvé étranglé dans la rue.

On mit même la conversation sur les Étrangleurs.

Sir George Stowe demeura calme.

Au reste l’opinion générale du club était que les Étrangleurs de Londres n’étaient autres que des voleurs.

Personne ne souffla mot de sir Arthur.

Il y avait si longtemps qu’on ne l’avait vu à West-India qu’il était oublié.

À dix heures du soir, sir George Stowe sortit du club un peu rassuré.

Mais que s’était-il passé à Hampstead ?

Les gens audacieux qui avaient enlevé Gipsy du bûcher en flammes n’étaient pas hommes à s’arrêter en si beau chemin.

Sir George Stowe avait dans sa poche une bonne paire de revolvers à six coups chacun et un poignard.

Il monta dans un cab et se fit conduire à Hampstead.

Mais, arrivé dans le village, il renvoya son cocher et fit à pied le trajet qu’il avait encore à parcourir pour arriver à la pagode.

Hampstead est désert, le soir ; on rencontre à peine çà et là un passant attardé dans les rues.

Sir George Stowe arriva donc sous les murs du grand jardin qui entourait la pagode sans avoir coudoyé personne.

À sa grande satisfaction, il lui parut que la grille était dans le même état et que tout paraissait calme et tranquille à l’intérieur.

Néanmoins, sir George Stowe, qui avait pourtant une clé, n’osa pas entrer tout de suite.

Il revint sur ses pas et pénétra dans un cabaret, où il demanda un verre d’ale commune.

Ce cabaret était celui que fréquentait le fossoyeur bel esprit et diseur d’histoires.

Placé à une table voisine, sir George Stowe écouta la conversation du fossoyeur et de quelques autres personnes.

On s’entretenait des prochaines élections.

Personne ne souffla mot de la pagode.

Enhardi, sir George Stowe quitta le cabaret et se dirigea vers la grille.

La clé tournait dans la serrure, la grille s’ouvrit.

Au bruit qu’elle fit en se refermant, une autre porte s’ouvrit à l’extérieur de l’étrange édifice.

La femme aux bracelets d’or, celle-là même qui avait reçu Gipsy, vint à la rencontre de sir George Stowe.

Selon sa coutume, elle se prosterna et l’appela Lumière, ce qui parut d’un bon augure à l’Anglo-Indien, qui craignait fort d’avoir perdu son autorité.

Ensuite, elle lui dit :

– Sir James Nively vous attendait avec impatience, Lumière.

– Nively ? s’exclama sir George.

– Il est vivant, notre bon maître, dit la femme aux bracelets d’or.

Sir George Stowe respira.

– La balle a glissé le long des côtes, poursuivit l’Indienne, et la blessure est légère.

Sir George Stowe suivit la femme aux bracelets d’or à l’intérieur, dans le même vestibule qui ressemblait à celui d’une maison anglaise ordinaire, et où elle avait offert à manger à Gipsy.

C’était là qu’était sir James Nively.

Le baronnet n’était même pas au lit, bien qu’un peu pâle.

Il se leva du siège où il était assis et se prosterna à son tour devant sir George Stowe.

– Ah ! Lumière, dit-il, j’attendais plus tôt votre retour.

– Mon retour ? fit George Stowe.

– Mais, continua sir James Nively, vous avez voulu exterminer auparavant tous les prétendus fils de Sivah. Car, rassurez-vous, Lumière, poursuivit le baronnet avec volubilité, j’ai eu bientôt relevé le moral abattu de nos hommes, et ils sont aujourd’hui pleins d’ardeur.

Sir George Stowe écoutait le baronnet et croyait rêver.

– Ainsi, dit-il enfin, il n’est rien arrivé ici ?

– Rien que ce que vous savez…

– Les prétendus fils de Sivah, c’est-à-dire le Français et sa bande…

– Vous les avez exterminés dans Londres, n’est-ce pas ?

– Non, dit sir George Stowe.

– Mais vous avez repris Gipsy ?

– Non.

– Tout au moins sir Arthur.

– Pas davantage.

– Enfin, dit sir James Nively avec un étonnement croissant, vous avez revu miss Cécilia et votre mariage va bon train.

– Je n’ai pas revu miss Cécilia.

Cette fois, le baronnet Nively jeta un cri d’étonnement.

– Mais qu’avez-vous donc fait depuis cinq jours ? dit-il en regardant sir George Stowe.

– Ce que j’ai fait ?

– Oui.

– Mais… rien…

Sir James Nively, qui avait repris sa place dans son fauteuil, se leva tout à coup et regarda sir George Stowe comme il ne l’avait jamais regardé…

À ce point que sir George Stowe tressaillit et fronça ensuite le sourcil.

Sir George Stowe était à Londres chef suprême ; il ne relevait ou ne croyait relever que de sa conscience ; il n’avait par conséquent autour de lui que des esclaves qui ne devaient point se permettre de l’interroger.

Cependant le regard de sir James Nively était calme, hautain, dépourvu de tout respect.

– Ainsi donc, dit-il, vous n’avez rien fait ? vous avez eu peur ?…

L’Anglo-Indien pâlit de colère.

– Esclave, dit-il, oublies-tu donc qui je suis, pour me parler ainsi ?

Mais sir James Nively continua :

– Il y a ici un esclave et un homme qui lui doit obéissance, dit-il. Sir George Stowe, tu as perdu ta puissance, et en vertu des pouvoirs secrets qui m’ont été confiés, je te dépose !

En même temps, le capitaine de cipayes tira un papier de son sein et le plaça sous les yeux de sir George Stowe.

Ce papier était couvert de signes mystérieux.

Sir George Stowe y jeta les yeux, poussa un nouveau cri, puis tomba à deux genoux devant le baronnet sir James Nively en disant :

– Pardonnez-moi… c’est vous désormais à qui revient le titre de Lumière. J’obéirai.

XXXI

Pour expliquer la scène aussi rapide qu’inattendue qui venait d’avoir lieu, il est nécessaire de dire quelques mots sur cette étrange et mystérieuse association des Étrangleurs qui, non contente d’ensanglanter l’Inde, se répandait maintenant en Angleterre.

On a beaucoup écrit sur les Thugs ou Étrangleurs ; mais peut-être n’a-t-on jamais dit la vérité sur le but réel de leur affiliation.

De même qu’au temps des premiers chrétiens les proconsuls romains livraient les néophytes aux bêtes de l’arène, sous le prétexte religieux, de même le but apparent des Étrangleurs était le désir de plaire à la déesse Kâli et à toutes ces divinités sinistres qui peuplent l’Olympe indien.

Et les proconsuls, qui persécutaient les chrétiens, ne croyaient plus depuis longtemps à Jupiter, à Junon et aux autres dieux qu’adorait le peuple de Rome.

Mais peut-être bien qu’au-dessus de ces fanatiques, qu’on exaltait en les menaçant de la colère ou en leur promettant les récompenses de la déesse Kâli, il y avait d’autres hommes qui, comme les proconsuls, ne croyaient plus aux divinités au nom de qui ils agissaient.

Dans les profondeurs caverneuses d’Élephanta, dans les jungles impénétrables des forêts indiennes, peut-être quelques hommes plus intelligents et moins crédules que le peuple qu’ils gouvernaient dans l’ombre, s’étaient-ils réunis en se disant :

– C’est le joug anglais que nous voulons secouer à tout prix, et par tous les moyens !

En haut, l’association des Étrangleurs était politique ; en bas, elle n’était plus qu’un assemblage de fanatiques religieux.

Ce mystérieux gouvernement, dont le chef était toujours invisible, employait de préférence les Indiens aveuglés par le fanatisme religieux.

Mais très certainement, à côté de ceux qui croyaient fermement à la déesse Kâli, obéissant à ses commandements, il avait coutume de placer, souvent dans l’ombre, souvent avec un titre d’apparence subalterne, d’autres hommes qui, à un moment donné, devaient exercer le pouvoir suprême.

C’est ainsi que ceux qui avaient envoyé sir George Stowe à Londres, lui avaient donné pour lieutenant, pour second le baronnet sir James Nively.

Sir George Stowe était un fanatique ; il était convaincu qu’après sa mort les délices du paradis de la déesse Kâli l’attendaient.

Il croyait fermement que l’âme de son père habitait le corps du petit poisson rouge.

Sir James Nively partageait-il les mêmes convictions ?

C’est ce que nous allons voir tout à l’heure.

Jusqu’alors c’était sir George Stowe qui avait tutoyé le baronnet sir James Nively.

Celui-ci au contraire traitait sir George Stowe avec le plus grand respect.

Les rôles changèrent subitement.

Ce fut sir George Stowe qui parla avec une déférence complète et sir James le tutoya.

– Quand nous sommes partis tous deux, lui dit-il, je savais bien que tu ne saurais pas conserver le pouvoir dont on t’avait investi.

Mais j’ai voulu te laisser aller jusqu’au bout, certain que tu ne méconnaîtrais pas mon autorité, le jour où je te la ferais sentir.

Sir George Stowe baissait humblement sa tête. Sir James Nively continua :

– Depuis que nous sommes à Londres et que tu as reçu l’autorité, qu’as-tu fait ?

Tu as envoyé Osmanca et Gurhi pour étrangler la fille du général russe.

Osmanca et Gurhi ont été joués comme des enfants par ce Français qui te poursuit.

C’est moi qui l’ai découvert.

Le hasard, – un hasard que les chrétiens appelleraient une providence, tant il était heureux pour nous – fait que l’amant de Gipsy est précisément ce sir Arthur Newil qui est le cousin de miss Cécilia, et peut empêcher ton mariage avec elle.

Ce sir Arthur Newil nous échappe, et Gipsy nous est enlevée…

Et tu rentres fort tranquillement dans la maison que tu occupes dans Londres et tu t’y enfermes pour attendre les événements…

C’est prodigieux.

Sir George Stowe continuait à baisser la tête sous cet accent de pitié railleuse.

Après un silence, le baronnet Nively continua :

– Lis cet ordre que je tiens de ceux à qui nous obéissons tous deux, tu verras que j’ai droit de vie et de mort sur vous tous : si je faisais un signe, tous les Indiens qui sont ici et qui, jusqu’à présent, t’ont appelé Lumière se jetteraient sur toi, t’étrangleraient ou te poignarderaient.

– Je suis prêt à mourir… murmura sir George Stowe avec résignation.

– Oui, reprit sir James Nively, mais il est nécessaire que tu vives. Si tu es incapable de commander, peut-être sauras-tu obéir.

Sir George Stowe releva la tête. Le baronnet poursuivit :

– Tu as inspiré une passion ardente à miss Cécilia.

Miss Cécilia est une des plus riches héritières de l’Angleterre et tu sais bien qu’il faut que l’or de l’Angleterre, cette spoliatrice des nations, retourne à l’Inde qu’elle a spoliée.

Il faut que tu épouses miss Cécilia.

Sir George Stowe fit un signe d’assentiment.

– Attends encore, dit sir James. Crois-tu donc que c’est dans l’unique but de satisfaire les passions et les rancunes de Kâli que tant de jeunes filles anglaises ont été marquées sur le sein ou l’épaule et condamnées à un célibat éternel ?

Sir George tressaillit et regarda sir James.

Le baronnet poursuivit avec un accent de froid dédain :

– Les religions comme la nôtre, œuvre des hommes, aident à gouverner le peuple. Tu es un fanatique, et, jusqu’à cette heure, tu as réellement cru à l’existence de la déesse Kâli.

Ces mots furent comme un coup de tonnerre retentissant tout à coup aux oreilles épouvantées de sir George Stowe.

Il regarda le baronnet avec stupeur, avec effroi, presque avec horreur…

L’homme qu’il avait devant lui, l’homme à qui désormais il devait obéir, – cet homme était un impie et reniait sa foi, – cet homme venait de nier l’existence de cette divinité à qui, lui, sir George Stowe, avait de bonne foi sacrifié sa vie et pour qui il avait ensanglanté ses mains si souvent…

Et la déesse ne foudroyait point l’incrédule !…

Et le baronnet sir James Nively conserva aux lèvres un calme sourire…

Ce dernier comprit tout ce qui se passait dans l’âme bouleversée de sir George Stowe.

Et, replaçant sous ses yeux cet ordre mystérieux qui le rendait esclave désormais, lui George Stowe, sir James lui dit avec un accent de hautaine autorité :

– Tu m’écouteras jusqu’au bout !

Sir James Nively venait d’entreprendre la lourde tâche de faire luire un rayon de lumière dans les ténèbres qui enveloppaient la mystérieuse association des Étrangleurs.

XXXII

Sir George Stowe n’était pas encore remis de l’émotion que lui avaient fait éprouver les étranges paroles du baronnet sir James Nively.

Celui-ci reprit :

– Il y a près de soixante ans que notre association existe.

Elle a deux mots de ralliement, – un pour le vulgaire, dont tu faisais partie tout à l’heure :

« Obéissance à la déesse Kâli. »

Un pour ceux qui nous gouvernent, c’est-à-dire pour la fraction éclairée de notre secte :

« Haine et destruction de l’Angleterre. »

Commences-tu à comprendre ?

– J’écoute, dit froidement sir George Stowe.

– Quand les Anglais ont envahi l’Inde, poursuivit sir James, les princes, les chefs de tribus, les lettrés, comme disent nos voisins les Chinois, ont compris que cette grande corruptrice des nations subjuguerait la race indienne et l’abrutirait peu à peu, si on n’avait à lui opposer d’autre arme défensive que l’amour de la patrie et de la liberté.

Pour lutter avec l’Angleterre à force égale, il fallait opposer une barbarie apparente à la civilisation empoisonnée.

C’est pour cela que tous ceux qui ne croyaient plus depuis longtemps ni à Wichnou et ses incarnations sans nombre, ni à la déesse Kâli, principe du mal, ni au dieu Sivah, principe du bien, mais qui voulaient l’Inde libre, de la mer Rouge aux sources du Gange, s’appuyèrent sur le fanatisme religieux.

Les Étrangleurs naquirent.

Et de même que certaines sociétés secrètes d’Europe qui, voulant renverser les rois, commencèrent par les affilier, nos chefs s’affilièrent des Anglais et se les inféodèrent, pour ainsi dire.

Le baronnet s’arrêta un moment pour reprendre haleine, tandis que sir George Stowe, le regardant toujours avec stupeur, semblait se demander s’il n’était pas le jouet d’un rêve.

Puis le baronnet reprit :

– Il y a à Londres et à Calcutta tel officier supérieur dans l’armée de terre ou de mer, tel cadet pauvre et dévoré d’ambition qui font partie de notre secte.

Ceux-là ne croient pas plus que moi à la déesse Kâli, ceux-là n’étranglent pas comme nous, mais ils laissent étrangler…

Les uns tiennent à l’Inde par des liens occultes, les autres nous servent par intérêt et par calcul.

En veux-tu une preuve ?

Et le baronnet s’arrêta encore.

Cette fois ce fut pour prendre dans sa poche un petit étui en maroquin, duquel il tira un cigare.

Puis il appela la femme aux bracelets d’or, qui accourut avec une lampe qu’elle lui présenta.

Sir James Nively alluma le cigare et reprit :

– Tu sais l’histoire de cette Nadéïa Komistroï, dont la mère, miss Anna Harris, consacrée à la déesse Kâli, fut étranglée en mettant sa fille au monde.

Tu sais aussi que Nadéïa a une fille et que toutes deux doivent mourir.

Sir George Stowe s’inclina.

– Oui, reprit sir James Nively, tu sais cela ; mais ce que tu ne sais pas, c’est pourquoi elles ont été marquées et condamnées ?

– Parce que la déesse l’avait voulu ainsi.

– Innocent ! fit sir James en haussant les épaules, la déesse ne veut que ce que nous voulons.

Ce que tu ne sais pas, je vais te le dire, moi.

Miss Anna, la jeune fille qui voulut absolument épouser le général russe Komistroï, était la fille de lord Harris, gouverneur de Calcutta.

– Je sais cela.

– Lord Harris avait été cruel pour les Indiens, et la vengeance des Étrangleurs le poursuivait.

Mais on se fut contenté d’étrangler lord Harris, sans toucher à sa fille, si elle n’avait eu une sœur.

Or, écoute bien. Lord Harris avait un frère plus jeune que lui de vingt ans.

Ce frère cadet convoitait l’immense fortune de lord Harris, et il avait songé à se l’approprier en épousant une des filles de son frère et en faisant mourir l’autre.

– Eh bien ? fit George Stowe.

– Sir John Harris était affilié à cette secte des Étrangleurs que son frère persécutait.

L’Anglo-indien fit un geste de surprise.

– Lord Harris étranglé, sir John Harris est devenu le protecteur de sa nièce, miss Ellen qu’il a épousée. Miss Anna est morte, mais elle a une fille, Nadéïa, qui pourrait un jour ou l’autre réclamer devant les tribunaux anglais la moitié de la fortune de lord Harris.

– Ah ! dit sir George Stowe, dans l’esprit duquel s’opérait peu à peu une réaction, je commence à comprendre.

– C’est pour cela qu’il faut que le vieux Komistroï meure, que Nadéïa meure et que sa fille meure avec eux ; car sir John Harris, devenu lord Harris, a toujours été fidèle à notre mystérieuse association.

– Mais, s’écria sir George Stowe, s’il en est ainsi, pourquoi donc avons-nous tant tenu à ce que Gipsy ne se mariât point et avons-nous voulu brûler cette malheureuse bohémienne ?

– C’est une autre histoire que tu me demandes, dit sir James Nively.

– J’écoute, dit sir George Stowe.

– Non, dit sir James, je te la dirai plus tard, car elle est un peu longue d’abord, et ensuite nous avons des choses plus sérieuses à faire.

Sir George Stowe s’inclina en signe de soumission.

– Je suis donc, reprit le baronnet, ton maître désormais…, ton maître absolu.

– J’obéirai.

– Mais il est inutile que les gens qui exécutent nos ordres soient informés de ta déchéance. Pour eux tu seras toujours la Lumière, pour moi tu seras l’esclave.

Tu leur transmettras les ordres que je te donnerai.

Sir George Stowe s’inclina.

– Maintenant, quel est cet homme, ce Français qui ose s’attaquer à nous ? D’où vient-il ? Quel est son nom ?

– Je l’ignore. Tout ce que je puis vous dire, Lumière, c’est qu’il habite dans Haymarket une petite maison.

– Seul ?

– Non, en compagnie d’une femme qui passe pour la sienne.

– Est-elle belle ?

– Très belle.

– Je la verrai, dit sir James. Pour le moment, écoute bien mes instructions.

– Parlez…

– Il ne faut pas s’occuper du Français… il ne faut chercher que Gipsy…

– Ah !

– C’est une besogne qui me concerne.

– J’ai pourtant juré une haine à mort à cet homme, dit sir George Stowe.

– Esclave, dit froidement sir James Nively, la haine est un sentiment qui ne doit germer que dans le cœur de ceux qui commandent. Tu n’es plus qu’un instrument. Obéis.

Sir George Stowe s’inclina encore.

Mais, chose bizarre ! la haine qui bouillonnait dans son âme changeait subitement de courant et de but.

Ce n’était plus Rocambole que sir George Stowe haïssait de toutes les puissances de son cœur sanguinaire et sauvage.

C’était sir James Nively, le hautain baronnet qui venait de le fouler aux pieds.

XXXIII

Il était quatre heures du matin lorsque sir George Stowe rentra chez lui.

Haymarket est le quartier de Londres par excellence où l’on fait de la nuit le jour.

L’orgie anglaise est silencieuse ; mais elle n’en est pas moins brutale et sinistre.

Une population des deux sexes, en haillons, soupe de minuit à quatre heures du matin, au coin des rues, dans les carrefours, sur les places et sous le portique des palais.

La civilisation dans sa corruption la plus hideuse, le vice dans son horreur policée, tout cela réglementé par le constable, représentant de la loi et de l’autorité, se donnent rendez-vous dans Haymarket.

Sir George Stowe, avant d’atteindre la porte, fut abordé plus de vingt fois par des Irlandaises qui lui demandaient un shilling et par des gentlemen sans souliers, mais en habit noir, dépourvus de linge, mais classiquement coiffés d’un reste de chapeau, qui lui tendaient la main.

Pour la première fois peut-être, le féroce Indien, l’étrangleur, eut un moment de pitié.

Il eut pitié du peuple anglais, l’ennemi de sa race.

Il jeta dix shillings à droite et à gauche.

Les Irlandaises se battirent silencieusement, car il est interdit de faire du bruit, – et s’arrachèrent mutuellement la monnaie du gentleman.

L’Anglo-indien entra chez lui et se promena un moment, la tête en feu, le cœur plein de tempêtes, dans l’étroit petit jardin qui précédait sa maison.

Sir George Stowe avait, en une heure, vécu plusieurs siècles.

Les croyances de toute sa vie avaient été battues en brèche tout à coup.

Ainsi donc un homme affilié, comme lui, à la secte des Étrangleurs, disait hautement que les dieux indiens n’existaient pas.

Et les dieux indiens n’avaient point écrasé l’impie !

Et sir George Stowe, lui-même, le croyant et le fidèle, sentait le doute s’introduire dans son cœur.

Il pénétra dans sa maison et fit une chose inouïe.

Arrivé dans sa chambre, il négligea de se dépouiller de ses vêtements profanes et de couvrir sa tête d’une pièce de laine, pour entrer dans cette pagode en miniature où l’âme de son père habitait le corps d’un poisson rouge.

Il en ouvrit la porte et y entra tout vêtu, le chapeau sur la tête, négligeant d’allumer la lampe mystique suspendue à la voûte, et se bornant à placer sur un meuble le flambeau qu’il avait pris dans l’antichambre.

Puis, restant sur le seuil, il promena son regard inquiet autour de lui.

Pour la première fois, les peintures qui décoraient les murs et représentaient les différentes incarnations de Wichnou, lui parurent bizarres et mêmes ridicules.

Quelle idée singulière !

Il s’avança jusqu’au bassin dans lequel le petit poisson rouge nageait tranquillement.

Il se sentit moins ému qu’à l’ordinaire et ne songea point à s’agenouiller.

Cependant, une lutte suprême s’éleva dans le cœur et l’esprit de ce sauvage.

Une dernière fois, il crut aux traditions de son enfance et murmura :

– Mon père !…

Le poisson continua ses évolutions.

– Mon père, murmura sir George Stowe, si réellement votre âme s’est réfugiée ici, qu’elle se manifeste à moi.

Dois-je croire encore ? Dois-je douter ?

Naguère, quand je vous interrogeais vous descendiez au fond de l’eau, et vous demeuriez immobile…

Eh bien ! mon père, je vous adjure de le faire encore, et je tiendrai James Nively pour un imposteur, et je le frapperai au nom de la déesse que vous avez servie et que je sers !

Le petit poisson rouge ne tint aucun compte de cette prière.

Il continua à nager fort tranquillement.

Sir George Stowe, désespéré, se tourna vers une statue en bronze qui représentait la déesse Kâli et qui était une réduction de cette statue colossale qui s’élevait dans la pagode de Hampstead.

– Et toi, dit-il, toi pour qui j’ai ensanglanté si souvent mes mains, sombre divinité que l’Inde adore et dont un impie a nié l’existence, si tu es bien la déesse qui préside à la mort, si tu as le pouvoir de te manifester à ceux qui te servent, je t’adjure de le faire !

Le bronze garda l’immobilité qui est le propre du bronze.

L’Anglo-indien poussa un cri sourd et cacha sa tête dans ses deux mains.

– Oh ! dit-il enfin, j’avais donc adoré une idole vaine ; j’ai donc consacré ma jeunesse à des superstitions honteuses, indignes d’un vrai gentleman, et ce que sir James Nively disait tout à l’heure est donc vrai !

Fanatique idiot, j’ai mis mon fanatisme au service de haine et d’ambitions qui ne me touchaient pas.

Et ces mêmes hommes qui faisaient de moi un instrument en feignant de m’obéir, me foulent aux pieds maintenant, et veulent me briser !

Ah ! ah ! ah !

Il eut un rire féroce et continua :

– Eh bien ! si tu existes, foudroie-moi, ô déesse, car je te nie !

Et il renversa la statuette qui roula avec fracas sur le parquet.

La déesse ne se releva point ; elle ne remonta point sur son piédestal.

D’un coup de pied, sir George Stowe brisa le bassin dans lequel nageait le petit poisson rouge.

L’eau se répandit, le poisson se trouva à sec sur le parquet.

– Nous verrons bien si tu renfermes l’âme de mon père ! dit-il.

Et il écrasa le poisson avec le talon de sa botte.

Rien de surnaturel n’eut lieu !

Alors sir George Stowe eut un bruyant éclat de rire et sortit de la pagode.

Le prêtre avait renversé l’autel, le croyant était devenu athée…

Mais restait l’homme.

Un homme altéré de vengeance, un homme humilié et bafoué, un homme qu’on avait appelé esclave !

Et sir George Stowe passa plusieurs heures à se promener dans sa chambre, comme une bête fauve dans sa cage.

Il lui fallait tout le sang de sir James Nively ! Il lui fallait exterminer tous ces hommes qui lui obéissaient naguère…

Sir George Stowe était subitement devenu le plus terrible ennemi des Étrangleurs.

Et comme le jour commençait à poindre à travers le brouillard, sir George Stowe répara le désordre de sa toilette et murmura :

– Il y a un homme qui m’a fait une rude guerre et qui m’a vaincu.

Cet homme, c’est le Français.

Pourquoi n’en ferais-je pas mon allié ?

Dès lors, la résolution de sir George Stowe était prise.

Il irait se livrer à Rocambole et lui dévoiler tous les secrets des Étrangleurs.

Et il sortit, monta dans un cab et se fit conduire à la petite maison que le Français et sa femme, c’est-à-dire Rocambole et Vanda, habitaient depuis quelques jours.

XXXIV

Huit jours s’étaient écoulés.

Sir James Nively, qui habitait depuis peu un très bel appartement meublé dans Piccadilly, à l’hôtel du Prince-Régent, avait passé ces huit jours dans une certaine anxiété.

Il n’avait pas revu sir George Stowe.

L’Anglo-Indien n’avait reparu ni à la pagode de Hampstead ni à son propre domicile depuis cette nuit féconde en événements où il avait brisé le bassin dans lequel l’âme de son père nageait sous la forme d’un petit poisson rouge.

Mais ce n’avait été qu’au bout de trois jours que sir James Nively, le nouveau chef des Étrangleurs, s’était mis à sa recherche.

Une réflexion assez naturelle avait empêché le baronnet de le faire au plus tôt.

– Sir George Stowe, s’était-il dit, ne veut paraître devant moi que réhabilité. Il a sans doute à cœur de me prouver qu’il ne mérite point toutes mes sévérités et va venir m’annoncer son prochain mariage avec miss Cécilia.

Cette supposition était assez sage, du reste, pour que le baronnet se tînt tranquille trois jours, soignât sa blessure et attendit le retour de sir George Stowe.

Cependant, comme celui-ci ne reparaissait pas, vers le soir du troisième jour, sir James Nively commença à froncer le sourcil.

Que signifiait cette absence prolongée ?

Sir James quitta la pagode de Hampstead, un soir, en grand mystère, et se fit conduire dans Haymarket.

Il sonna plusieurs fois à la porte de sir George Stowe et n’obtint pas de réponse.

Le mur du jardin n’était pas très élevé.

Sir James donna dix guinées au cocher du cab qui l’avait conduit et lui dit :

– Cette maison est celle d’une femme que j’aime, pour qui je me ruine, et que je soupçonne de me tromper.

– J’ai compris, murmura le cocher.

Sir James fit ranger le cab tout contre le mur, grimpa à côté du cocher, passa du siège sur la capote du cab et sauta lestement à califourchon sur le mur.

Puis il se laissa glisser dans le jardin.

Le jardin était désert, la porte de la maison fermée.

Sir James enfonça la porte d’un coup d’épaule et se trouva dans le vestibule.

Un assez grand désordre y régnait, comme il put le constater en allumant une de ces bougies de poche anglaises qui brûlent jusqu’à trois minutes de suite.

À l’aide de cette bougie, sir James monta au premier étage, où il se procura un flambeau, grâce à une seconde bougie.

Un spectacle assez étrange s’offrit alors aux regards du baronnet.

La porte de la pagode, cette porte toujours fermée ordinairement, était grande ouverte.

Sir James y entra.

La statuette en bronze représentant la déesse Kâli et les débris du bassin en miniature gisaient sur le sol, pêle-mêle avec le poisson que sir George Stowe avait écrasé sous son pied.

La chose était évidente : l’Anglo-Indien avait brisé ses idoles.

Mais était-ce une preuve de trahison ?

Assurément, non.

Sir James ne s’était-il pas évertué à démontrer à Sir George Stowe que le but des Étrangleurs était purement politique ?

Sir James ouvrit tous les meubles, fouilla dans tous les tiroirs, retrouva des lettres et des papiers, des banknotes et de l’or.

C’était encore une preuve que sir George Stowe n’était qu’absent et qu’il comptait revenir chez lui.

Mais où était-il ?

Là était le mystère.

Sir James regagna la rue par le même chemin, c’est-à-dire en escaladant de nouveau le mur, en sautant du mur sur le cab et de l’extérieur du cab à l’intérieur.

Puis il se fit conduire au club de West-India, dans Pall-Mall.

Les salons du club étaient pleins de monde, encombrés d’une foule inaccoutumée.

On y parlait haut et les exclamations de surprise se croisaient dans l’air.

La conversation, qui paraissait générale, était même si animée que sir James Nively entra et se faufila au milieu d’un groupe de gentlemen sans qu’on fît attention à lui.

– C’est incroyable ! disaient les uns.

– Tellement incroyable, répondit un gentleman déjà vieux, que j’attends d’avoir vu lord Harris pour y ajouter foi.

– Gentleman, représentait un jeune homme d’un ton railleur, en vérité, croyez-moi, miss Cécilia nous a rendu à tous un signalé service, en refusant notre main.

Le nom de miss Cécilia avait fait tressaillir sir James Nively.

Tout à coup un membre du club l’aperçut :

– Tiens, dit-il, voici le baronnet, je gage qu’il sait l’affaire dans tous ses détails.

– Quelle affaire ? demanda sir James.

– N’êtes-vous pas l’ami de sir George Stowe ?

– Sans doute.

Et sir James tressaillit de nouveau.

– Alors vous savez tout ?

– Mais quoi donc ?

– Sir George Stowe a enlevé miss Cécilia.

L’étonnement qui se peignit sur le visage de sir James prouva aux honorables membres du club du West-India qu’il ne savait absolument rien et que sir George Stowe ne l’avait point mis dans la confidence de ses projets :

– Voyons, messieurs, dit-il, de quoi est-il question ?

– On vous le dit : sir George Stowe a enlevé la nuit dernière miss Cécilia.

– De son plein gré ?

– Naturellement.

– Je croyais, dit froidement sir James, qu’on lui avait accordé la main de la belle miss.

– Non, au dernier moment la mère et le père ont refusé leur consentement.

– Et l’oncle ?

– Pareillement.

– Alors il l’a enlevée ?

– C’est-à-dire qu’hier soir, dit le jeune homme qui paraissait tout à fait renseigné, miss Cécilia a prétexté une indisposition et s’est retirée dans ses appartements.

– Et puis ?

– Une heure après, elle quittait l’hôtel par une porte dérobée, en compagnie d’une femme de chambre, se rendait au railway de Douvres où sir George Stowe l’attendait, et ils étaient à Calais ce matin, au moment où ses parents, inquiets de ne point la voir paraître, pénétraient dans sa chambre et trouvaient une lettre dans laquelle elle leur faisait part de sa résolution.

Sir James Nively était un peu stupéfait.

Cependant son visage demeura impassible.

– Voilà qui est bien joué, pensa-t-il, et sir George Stowe se réhabilite complètement à mes yeux.

Puis il fit la réflexion que l’Anglo-Indien n’avait pu quitter Londres sans lui écrire un mot, et qu’il trouverait une lettre en arrivant à son appartement de Piccadilly.

Il s’esquiva donc du club et se fit conduire dans Piccadilly.

Il y avait bien une lettre, mais elle n’était pas de sir George Stowe.

L’écriture, qui était évidemment celle d’une femme, était inconnue du baronnet.

Sir James ouvrit la lettre, courut à la signature et trouva un nom aussi inconnu pour lui que la signature :

Vanda.

Alors, de plus en plus étonné, il lut…

XXXV

La lettre était ainsi conçue :

 

« Si, comme on l’affirme, sir James Nively, l’ami de sir George Stowe, est un parfait gentleman, il viendra en aide à une femme folle de douleur et de désespoir, et qui se dit

« Sa servante désolée,

« VANDA. »

 

L’adresse qui suivait le nom était précisément celle de la maison habitée, suivant sir George Stowe, par le Français et sa compagne.

Sir James Nively se mit à étudier l’écriture, qui paraissait tremblée.

Évidemment la main qui avait tracé cette lettre était agitée par une vive émotion.

Sir James fit cette remarque avec plaisir. Elle éloignait de son esprit la supposition d’un piège.

Néanmoins, et bien que la soirée ne fût pas très avancée, il remit sa visite au lendemain, pensant que le jour il ne serait pas, en cas de surprise, sous la protection seulement du revolver et du poignard qu’il avait toujours sur lui, – mais sous celle non moins efficace des policemen.

Le baronnet joignit à la sagacité de l’Indien le flegme de l’Anglais.

Il se mit au lit, après avoir renouvelé l’appareil de sa blessure, et dormit avec beaucoup de calme jusqu’au lendemain dix heures.

Quand il s’éveilla, un beau rayon de soleil jouait sur la courtine de son lit, et les oiseaux chantaient joyeusement dans le vaste jardin qui s’étendait sous ses fenêtres.

Sir James fit une courte toilette du matin et prit, à pied, la route de Haymarket.

Il trouva sans peine la maison indiquée et sonna.

Une femme vint lui ouvrir.

Certes, à Londres, la beauté court véritablement les rues, et les belles femmes sont aussi nombreuses, surtout les blondes, que les galets que la vague roule au bord de la mer.

Ce qui n’empêcha point le baronnet sir James Nively de demeurer ébloui à la vue de cette femme vêtue de noir, aux yeux rougis par les larmes, et qui avait dans toute sa personne brisée de douleur un charme et une fascination indicibles.

– Ah ! dit-elle, vous êtes sir James Nively, n’est-ce pas ?

Il fit un signe affirmatif.

Elle lui tendit la main et l’entraîna à l’intérieur de la maison :

– J’ai failli douter de vous, dit-elle, et un moment j’ai désespéré… Pardonnez-moi, le malheur ne croit plus à rien.

Sa voix était brisée, – elle paraissait courbée tout entière sous un désespoir sans limites.

Sir James Nively la suivit dans cette maison qui paraissait déserte.

Elle le fit entrer dans un petit salon au rez-de-chaussée.

Puis, comme si ses forces l’eussent trahie, comme si ses jambes eussent refusé de la soutenir plus longtemps, elle se laissa tomber sur un siège en disant :

– Pardonnez-moi, mais je ne sais plus comment je vis… je vais mourir…

Sir James Nively l’Étrangleur, sir James le mystérieux agent des Thugs de l’Inde, cet homme dont le cœur n’avait jamais battu, dont la froide raison analysait toute sensation, cet homme éprouvait, en ce moment, un sentiment bizarre et dont il lui eût été impossible de se rendre compte.

Lui qui avait vu sans pâlir cet ange de la beauté qu’on appelait Gipsy monter sur le funeste bûcher, il éprouvait un trouble extraordinaire à contempler cette beauté fatale et satanique de Vanda.

Tel, jadis, le farouche intendant russe, Nicolas Arsoff, avait perdu la tête en revoyant son ancienne maîtresse, celle qui, autrefois, l’avait fait flageller.

Vanda lui dit avec un accent d’amertume étrange :

– Vous me trouvez belle, n’est-ce pas ?

Sir James tressaillit et ne répondit pas ; mais l’expression de son visage parla pour lui.

– Je croyais l’être hier, dit-elle. Aujourd’hui il paraît que je ne le suis plus. Je suis la femme qui vivait ici avec le Français qui s’est battu avec votre ami sir George Stowe.

 

– Ah ! fit le baronnet.

– J’ai été lâchement abandonnée, il y a trois jours, poursuivit Vanda dans le regard flamboyant que sir James crut lire une haine mortelle, et savez-vous pour qui ?

– Je vous écoute, dit sir James, dont l’émotion grandissait.

– Pour une bohémienne, une danseuse des rues qui est partie avec lui pour la France.

– Cet homme est fou, dit froidement sir James Nively.

Vanda reprit :

– Il m’a abandonnée, moi qui aurais donné ma vie pour lui, lâchement, honteusement, comme une fille perdue, en emportant nos dernières ressources, en me laissant sans un shilling et sans un seul de mes diamants, qu’il a eu l’audace de me voler.

– Mais quel est donc cet homme ? demanda sir James, qui avait fini par s’asseoir auprès de Vanda et lui prendre la main.

– Ne me le demandez pas ! dit-elle, j’ignore son vrai nom, je l’ai cru noble, je l’ai cru riche… j’ai eu foi en lui… je le hais.

Elle parlait avec une énergie sauvage et chaque mot qu’elle prononçait entrait, acéré, au cœur de sir James comme une pointe d’acier.

– Je le hais, poursuivit-elle, autant que je l’aimais. D’abord j’ai voulu mourir.

Elle écarta le fichu qui couvrait sa poitrine et sir James recula.

La poitrine de Vanda portait les traces encore sanglantes d’un coup de poignard.

– Puis, j’ai voulu vivre, dit-elle, vivre pour me venger : j’ai retiré de mon sein le poignard que je destine à ma rivale et à son séducteur.

Elle avait, en parlant ainsi, la beauté surhumaine d’un ange du mal, et la sauvage admiration de cet autre génie malfaisant qu’on appelait sir James Nively croissait à mesure.

– Mais, ô misère, dit-elle encore, comment quitter Londres ? je suis sans ressources. Comment le rejoindre ?

Alors j’ai songé à sir George Stowe, son ennemi. Sir George Stowe est absent…

On m’a dit que vous étiez l’ami de George Stowe et j’ai pensé à vous…

Donnez-moi cent guinées pour quitter Londres : foi de femme implacable, je vous les rendrai tôt au tard.

Et sir James l’écoutait et la regardait…

Et son oreille s’enivrait du son de cette voix de furie qui ne cessait pourtant pas d’être harmonieuse.

Et ses yeux étaient sous le charme de cette beauté que la colère rendait magique.

Sir James Nively, tout fasciné qu’il était, eut cependant la force de réfléchir et de raisonner.

– Voilà un auxiliaire qui me tombe du ciel ou plutôt qui me vient de l’enfer, pensa-t-il.

Et, tendant la main à Vanda :

– Madame, dit-il, je suis un de ces Anglais excentriques et romanesques qui regrettent l’âge de la table ronde et des chevaliers errants.

Je m’associe à votre vengeance et je suis prêt à vous accompagner en France.

– Vous feriez cela ? dit-elle.

– Quand voulez-vous partir ? répondit-il.

– Oh ! dit-elle avec un accent de haine jalouse, si vous me vengez, il me semble que je vous aimerai !

Le baronnet sir James Nively tomba à ses pieds, prit sa main et osa la porter à ses lèvres.

Alors un sourire glissa sur les lèvres de Vanda, – un sourire semblable à celui qu’elle avait, par cette nuit terrible durant laquelle elle se promenait, altérée de vengeance, autour de ce bassin dans lequel l’intendant Nicolas Arsoff mourait, lentement étouffé par l’eau qui se transformait peu à peu en glaçons.

XXXVI

La nuit est noire, – le vent souffle par rafales rauques ; chassant devant lui un brouillard glacé.

La mer gronde au loin sous les falaises, et la brume a noyé la lueur tremblante des phares qui se dressent sur la côte.

Cependant, l’auberge du Saumon-Doré flamboie, et la fumée de son foyer monte épaisse et joyeuse au-dessus du toit.

Qu’est-ce que le Saumon-Doré ?

Une auberge isolée et vieille, une maison perchée sur la falaise, entre Douvres et Folkestone, loin de tout village, de toute ville et de toute autre habitation.

D’ordinaire, un douanier transi qui sort de faction, un pêcheur qui n’ose reprendre la mer trop mauvaise, un commis-voyageur pour l’épicerie ou la bimbeloterie sont les seuls hôtes du Saumon-Doré.

Depuis que mistress Bardett, une respectable hôtesse sexagénaire, trône majestueusement dans le comptoir, entre un reste de volaille froide et un morceau de jambon fumé, elle n’a jamais vu plus de trois voyageurs à la fois, se chauffer au feu de houille du parloir, et sa bouilloire à thé chôme souvent pendant des semaines entières.

Eh bien ! ce soir-là, mistress Bardett a failli s’évanouir de joie, car il lui est arrivé, en dépit du mauvais temps et de l’hiver, nombreuse compagnie.

Une douzaine d’hommes, assez proprement vêtus, bien qu’on sente qu’ils ne sont pas gentlemen, sont arrivés au Saumon-Doré juste au moment où mistress Bardett s’apprêtait à laisser éteindre son feu, à poser les volets de la porte et à monter se coucher en compagnie de Kate, son unique servante.

Avec eux se trouvait une jeune fille d’une beauté merveilleuse, mais qui paraissait bien lasse et dont l’œil égaré était plein de folie.

Tous ces hommes d’aspect grossier, témoignaient à la jeune fille un grand respect.

On eût dit un ange parmi des démons.

Mistress Bardett a eu peur un moment, en voyant tout ce monde, peur surtout, lorsqu’elle a entendu les voyageurs parler français.

En Angleterre on se défie des Français et le peuple a d’eux une assez mauvaise opinion.

Mais le plus vieux de la bande, un grand et gros homme à cheveux blancs, a jeté sur le comptoir une bourse bien ronde et dit en mauvais anglais :

– N’ayez pas peur, ma petite dame, nous ne sommes ni des voleurs, ni des assassins, mais simplement des contrebandiers qui comptent s’embarquer cette nuit à bord d’un lougre qui s’approche de la côte.

Faites-nous du thé, donnez-nous quelques pintes d’ale ou de porter, servez-nous du jambon et des œufs frits, et cédez-nous votre meilleur lit pour cette enfant qui, comme vous le voyez, est très souffrante et meurt de sommeil.

Le joyeux cliquetis qui s’est échappé de la bourse de cuir tombant sur le comptoir aurait déjà rassuré l’hôtesse, si le mot de contrebandiers ne s’en était chargé.

Le contrebandier est aimé partout, en Angleterre comme en France et en Belgique.

Frauder l’État, dans l’esprit du peuple, n’empêche pas d’être honnête.

Aussi, il faut voir maintenant comme l’auberge du Saumon-Doré est joyeuse, comme le feu pétille, et comme la grosse Kate, la servante réjouie, va et vient, apprêtant la table, récurant les gobelets d’étain et versant l’ale mousseuse à tous ces gosiers altérés.

La jeune fille a été conduite au premier étage.

Un tout jeune homme, presque enfant, est monté avec elle.

Les prétendus contrebandiers, parmi lesquels notre ancienne connaissance, la mère Camarde, la cabaretière de l’Arlequin, reconnaîtrait successivement ses bons amis les Ravageurs, c’est-à-dire le Chanoine et la Mort-des-braves, et Milon, et tant d’autres bien connus de Chatou à Bougival et de Port-Marly à Charenton, les prétendus contrebandiers, disons-nous, devisent un peu haut.

Mais ni mistress Bardett, l’hôtesse, ni Kate, la servante, ne savent un mot de français.

– Avez-vous vu ça tout de même ? dit la Mort-des-braves, ce môme de Marmouset est passé capitaine tout d’un coup !

– Il est certain, murmura Milon avec humilité, que sans lui tout était perdu.

– Véritablement, reprend le Chanoine, s’adressant à Milon, faut convenir, notre ancien, que c’était bien simple cependant, du moment que les bohémiens n’étaient plus auprès de Saint-Paul, que ce n’était pas là qu’il fallait rester.

– Oui, mais quand on a une consigne… soupira Milon avec dépit.

– Soit, mais si Marmouset n’avait pas eu le nez creux, ces bandits d’Étrangleurs nous tuaient le Maître.

Milon soupira de nouveau, mais ne dit mot.

La Mort-des-braves reprit :

– Et la petite, sans Marmouset on la brûlait.

– Oh ! ça, c’est vrai…

– C’est encore lui qui l’a sauvée, murmura Milon avec une admiration naïve, car le bon colosse était exempt de jalousie.

– Aussi, le Maître a une fière idée de lui, maintenant.

– Et il a raison, dit le Chanoine.

– Faudra voir si ça continue, dit un Ravageur qui était un peu vexé de l’autorité qu’on accordait à Marmouset.

– En attendant, c’est lui qui sait les projets du Maître, reprit la Mort-des-braves. C’est lui qui commande.

– Et c’est nous qui obéissons, dit Milon.

– Nous n’avons pas fait long feu en Angleterre, dit le Chanoine.

– Quand nous sommes partis, dit un autre, je croyais que c’était pour le reste de la vie.

– Oui, dit Milon, mais le vent a tourné, il est survenu des affaires sur lesquelles on ne comptait pas.

– Ah !

– Moi, dit un quatrième voyageur, je ne suis pas fâché de revoir Pantin.

On sait que c’est le nom que les gens qui parlent argot donnent à Paris.

– Toujours du bœuf et des pommes de terre, dit le Chanoine.

– Et de la bière, fit la Mort-des-braves, j’aime mieux le vin.

– Et des gens qui vous regardent de travers.

La conversation fut interrompue par une voix qui s’écria au seuil du parloir :

– Mais voulez-vous bien ne pas crier si fort, tas de bavards ! la demoiselle dort.

C’était Marmouset, qui faisait allusion à Gipsy.

En effet, il avait conduit la jeune fille au premier étage.

Elle s’était jetée toute vêtue sur un lit.

La raison de Gipsy avait été fortement ébranlée par tous les événements terribles que nous avons racontés.

Gipsy ne reconnaissait plus personne, – personne, excepté Rocambole, à qui elle obéissait comme un enfant, et Marmouset qui avait pour elle les soins d’un frère pour une sœur.

La recommandation de Marmouset fut suivie.

Les Ravageurs ne parlèrent plus qu’à voix basse.

– Ah çà ! dit le Chanoine, c’est pour sûr cette nuit que nous nous embarquons ?

– Oui, dit Milon.

– Le Maître nous rejoindra-t-il ?

– Peut-être.

Et Marmouset, qui paraissait garder le dernier mot de l’expédition, au lieu de se mettre à table, sortit.

La pluie tombait à torrents, le vent faisait rage.

Néanmoins, l’intrépide enfant s’avança jusqu’au bord de la falaise et promena son regard perçant sur la mer qu’il entendait gronder sous ses pieds plutôt qu’il ne la voyait.

Une lueur rougeâtre perça tout à coup la brume.

Petite d’abord comme une étincelle, elle grandit peu à peu.

Et Marmouset eut bientôt reconnu le fanal de poupe d’une embarcation qui serrait la côte au plus près.

En même temps, une détonation se fit entendre en mer, et tout contre le fanal.

C’est un signal, sans doute, car Marmouset revint tout courant à l’auberge du Saumon-Doré, entra dans le parloir et dit :

– Allons ! camarades, buvez coup sur coup et mettez les morceaux en double, le lougre est en vue.

Et le gamin de Paris reparut dans le jeune lieutenant de Rocambole, et il entonna en sourdine, pour ne pas réveiller la demoiselle, cette chanson si connue :

Vers les rives de France,

Voguons en chantant

XXXVII

Tandis que les Ravageurs soupent au Saumon-Doré, en attendant le lougre qui doit les transporter en France, – car Rocambole ne se soucie pas de faire prendre le bateau à vapeur à tous ces hommes dont quelques-uns au moins ont eu maille à partir avec la justice française, – un tilbury court sur la route de Douvres.

Le vent est violent, la pluie froide.

Cependant, la grande jument alezane attelée au tilbury dévore l’espace.

Deux hommes sont assis dans le tilbury et causent tout bas.

– Ainsi, dit l’un, qui n’est autre que Rocambole, tu as vu Vanda, ce matin ?

– Oui, Maître, répond Noël.

– Elle avait vu sir James Nively ?

– Oui, Maître.

– Et elle doit m’écrire ?

– Nous trouverons un télégramme à Douvres.

Rocambole rend un peu plus la main à la trotteuse, qui file comme le vent, et retombe dans son mutisme.

Enfin, à travers le brouillard, brillent tout à coup des lueurs rougeâtres.

C’est Douvres qu’on aperçoit dans le lointain, avec sa guirlande de gaz, accompagnement obligé de toute respectable cité anglaise.

Un hipp ! vigoureusement accompagné d’un coup de langue, précipite la course de la jument alezane.

Les lumières grandissent, le brouillard se dissipe peu à peu et le tilbury, roulant avec fracas sur le pavé de Douvres, se rend à la station télégraphique.

 

Rocambole entre dans le bureau en consultant sa montre.

Il est dix heures un quart.

– Je me nomme William Burtrick, dit-il. Avez-vous un télégramme pour moi ?

Rocambole qui, en France, était souvent pris pour un Anglais, parle et accentue si purement la langue britannique, que jamais on ne soupçonnerait en lui un Français.

L’employé du télégraphe répond qu’il n’a rien reçu.

Mais au même instant, on entend la sonnette d’appel.

C’est un télégramme qui arrive.

Penché sur l’épaule de l’employé, Rocambole lui voit traduire le nom de William Burtrick.

Le télégramme est pour lui, bien que simplement signé de V…

Il est ainsi conçu :

« James à nous – tête tournée – partons ce soir, onze heures, Paris. – Rendez-vous mardi – savez où ?

« V… »

Rocambole n’en veut pas savoir davantage. Il quitte la station télégraphique et regagne le tilbury dans lequel se tient Noël qui tient les guides.

– Eh bien ? demande Noël.

– Je m’embarque avec vous.

– Ah !

– Je ne veux pas risquer de me trouver face à face avec sir James Nively.

– Mais il ne vous a jamais vu.

– Soit, mais Vanda peut me trahir par un geste ou un regard, partons !

Et Rocambole, ressaisissant les rênes, lance de nouveau le léger attelage à travers les rues de Douvres, sort de la ville et gagne la route qui longe les falaises du côté de Folkestone.

Il faut une heure et demie à un trotteur ordinaire pour franchir la distance qui sépare Douvres de l’auberge du Saumon-Doré.

Mais la jument que Rocambole conduit est une de ces vaillantes bêtes que rien n’arrête.

En moins d’une heure, le tilbury s’est arrêté à la porte du Saumon-Doré.

En bas, à quelques encablures du rivage, on aperçoit le fanal du lougre à qui son faible tirant d’eau a permis de s’approcher le plus possible de la côte.

Rocambole entre et trouve les Ravageurs prêts à partir.

– Le Maître ! murmurait-on avec respect.

 

– Allons, mes enfants, dit Rocambole, il faut partir.

– Je savais bien, dit Milon avec joie, que le Maître venait avec nous.

– Ah ! fait Rocambole en souriant, tu le savais ?…

– Marmouset ne voulait pas le dire pourtant, observa le Chanoine.

– Et il avait une bonne raison pour cela, répond Rocambole, il ne le savait pas lui-même.

– Comment va Gipsy ?

– Toujours folle, toujours frappée de prostration, dit Milon.

– Elle ne peut souffrir auprès d’elle que Marmouset.

– Où est-elle ?

– Là-haut… elle a un peu dormi…

– Va la chercher, il faut partir.

Et Rocambole s’assied devant la table et avale quelques bouchées de pain et de jambon, arrosées d’une pinte d’ale, tandis que les Ravageurs demeurent respectueusement debout derrière lui.

Milon n’a pas le temps de sortir de la salle.

La porte qui ferme l’escalier vient de s’ouvrir et Gipsy paraît.

La jeune fille abattue et pâle s’appuie sur Marmouset avec un affectueux abandon.

Et Marmouset semble la contempler avec un respect plein d’amour.

Rocambole a vu tout cela d’un coup d’œil et il soupire en murmurant :

– Ô la jeunesse !

Mais Gipsy aperçoit Rocambole et pousse un cri de joie.

Elle vient à lui, les bras tendus, et lui offre son front en disant :

– Mon Dieu ! je n’espérais plus vous revoir !…

Rocambole prend la jeune fille dans ses bras et répète en regardant les Ravageurs :

– En route !

* *

*

Les côtes anglaises ont disparu depuis longtemps dans la brume, et le jour commence à paraître.

Le lougre, dont la marche est pesante, résiste bien au gros temps.

Les Ravageurs se sont endormis pêle-mêle sur le pont.

À l’arrière, dans l’unique cabine, Gipsy, couchée sur un peu de paille, dort d’un sommeil si paisible, et elle est si pâle, qu’on la dirait morte.

Marmouset, agenouillé auprès d’elle, la regarde et retient son haleine.

Et Marmouset murmure naïvement :

– Comme elle est belle !

Tout à coup une main s’appuie sur son épaule.

Marmouset se retourne effaré et étouffe un cri d’étonnement et de confusion :

– Le Maître !

En effet, Rocambole a surpris ces deux enfants, l’enfant endormi et l’enfant qui veille.

Mais le front du Maître n’est point assombri.

Grave, mélancolique, ému, il regarde Marmouset et lui dit :

– L’aimerais-tu ?

Marmouset devint écarlate, puis il couvre son visage de ses deux mains, et deux grosses larmes jaillissent au travers de ses doigts.

– Enfant, lorsque le hasard t’a jeté sur mon chemin, tu étais au fond de l’abîme, la prison t’ouvrait ses portes, et l’échafaud t’attendait tôt ou tard.

Mais tu as encore du cœur, et les gens de cœur peuvent être sauvés !

Marmouset s’est précipité aux genoux de Rocambole et lui baise les mains.

– Aime-la, dit le Maître, l’amour réhabilite, – l’amour purifie !

Et Marmouset se redresse transformé, le visage baigné de larmes, mais le regard fier et brillant.

– Maître ! Maître ! dit-il d’une voix émue, je ferai ce que vous voudrez, j’irai où vous voudrez, je serai honnête et bon, puisque vous le voulez, car vous êtes le premier homme qui m’ait dit que j’avais du cœur !

Et Rocambole, non moins ému, s’éloigna en murmurant le mot de la comtesse Artoff, de Baccarat la pécheresse repentie :

– Rédemption !

XXXVIII

Le vent faisait rage, la pluie fouettait les vitres du vieux manoir et le feu qui flambait dans la cuisine avait réuni en cercle toute la domesticité.

C’était au château de Rochebrune en Picardie, à quelques lieues de Noyon, non loin de la route d’Amiens.

Rochebrune était une vieille demeure contemporaine des croisades, un reste de château-fort dont les fossés avaient été comblés et le pont-levis remplacé, dans un âge plus doux, par un pont ordinaire. Adossé aux derniers escarpements d’une colline, dominant une vallée sombre et presque sauvage, les murs noircis, envahis par le lierre, ses tourelles grises habitées par les orfraies et les corbeaux, le manoir de Rochebrune, hiver et été, que le printemps fût vert ou que l’automne étalât ses jours les plus chauds, avait un aspect sinistre qui saisissait le voyageur.

Car, là-bas, tout au fond de la vallée, passait une route, maintenant presque déserte en tout temps, autrefois, avant le chemin de fer, bruyante à toute heure.

Rochebrune était un château légendaire. Les sombres histoires qui avaient trait à son beffroi ou à l’étang morne et verdâtre qui s’étendait sous ses murs, au midi, se comptaient par centaines.

Pendant près de cent années, il avait été inhabité et avait eu la réputation d’un lieu maudit.

Un baron de Rochebrune, dernier du nom, y avait assassiné sa femme.

Les héritiers, gentilshommes poitevins, avaient loué les fermes et muré la porte du château.

La mauvaise réputation de ce manoir où, disait-on, le fantôme de la châtelaine assassinée revenait chaque nuit, l’avait sauvé de la destruction de 1793.

Plus de trois quarts de siècle s’étaient écoulés sans qu’on y pénétrât et sans qu’il se présentât un acquéreur.

Enfin, un jour, il y avait de cela cinq à six ans, deux Anglais qui passaient par là, en chaise de poste, entendirent raconter les légendes, eurent la curiosité de visiter le lieu de terreur et finirent par l’acheter.

Il est vrai que ces deux Anglais, ou plutôt cet Anglais et cette Anglaise, car il y avait un homme et une femme, étaient eux-mêmes des personnages quelque peu légendaires.

La femme était de qualité, l’homme au contraire était une manière d’intendant.

Il appelait sa maîtresse milady ; elle le nommait Bob, tout court.

Milady, quand elle arriva, était une femme d’environ trente-six ans, brune comme certaines Irlandaises, avec des yeux noirs brillant d’une flamme sombre, pâle à ce point qu’on eût dit un fantôme et cependant d’une beauté étrange et presque fatale.

Bob était un homme déjà vieux.

Il était grand, sec, avec des cheveux blancs, le visage jaune, le regard non moins sombre et non moins étincelant que sa maîtresse.

Comme ils ne trouvèrent dans le pays aucun domestique qui voulût coucher à Rochebrune, ils firent venir des gens de Paris ou d’ailleurs.

Pendant une année, une légion d’ouvriers fut occupée à restaurer le château.

Puis on congédia les ouvriers, et l’existence bizarre à laquelle nous allons être initiés commença pour ces deux personnages.

Milady sortait à cheval le matin, mais elle ne se montrait ni dans les bourgs voisins, ni dans les villes des environs.

Elle évitait les fermes et les maisons, ne parlait jamais à personne, pas même aux gens du château.

Jamais elle ne recevait de visiteurs.

Les mendiants eux-mêmes se détournaient de Rochebrune.

Bob, l’intendant, n’était pas plus communicatif que sa maîtresse.

Les domestiques eux-mêmes, tous étrangers du reste, ne parlaient à personne.

Cependant, comme on va le voir, ils se rattrapaient entre eux, car ce soir-là, à la cuisine du manoir, la conversation était des plus animées.

– Voilà un vilain temps, disait Saturnin, le valet de chambre.

Madame passera encore une mauvaise nuit.

– Nous l’entendrons crier et demander grâce, dit la cuisinière.

– Quel malheur de ne pas savoir l’anglais, murmura un petit jeune homme qui remplissait à Rochebrune les fonctions de palefrenier. Il répondait au nom de Jacquot.

– À quoi ça te servirait-il, de savoir l’anglais ? disait la cuisinière.

– Au moins, quand madame crie, la nuit, nous comprendrions ce qu’elle dit.

– Pour sûr, dit Saturnin, les esprits reviendront cette nuit.

– Mais ils viennent souvent depuis quelque temps, observa Jacquot.

– Et sait-on dans quelle chambre couchera milady cette nuit ? continua la cuisinière.

– Tu sais bien, répondit Saturnin, qu’elle change tous les soirs.

– Elle espère, de cette façon, éviter les esprits.

– Comme si les esprits ne savaient pas tout d’avance.

– Moi, dit encore la cuisinière, j’ai dans la tête que milady voit des esprits là où il n’y en a pas.

– C’te bêtise !

– Et que c’est le remords qui la met dans ces états-là…

– Le remords ?

– Oui.

Puis, prenant un air mystérieux, la cuisinière ajouta :

– Je crois qu’elle a commis quelque grand crime autrefois… à preuve…

Mais la cuisinière n’eut pas le temps de compléter sa pensée.

Un bruit se fit, un bruit inusité, qu’on n’avait peut-être jamais entendu…

Celui de la cloche qui surmontait la porte d’entrée de ce manoir, où on ne recevait jamais personne et dont jamais un étranger n’avait franchi le seuil.

Et les trois domestiques se levèrent effrayés et se regardèrent.

La cloche tintait toujours.

Mais aucun des trois serviteurs ne bougeait.

Tout à coup, un quatrième personnage se montra sur le seuil de la cuisine, sévère et le front chargé de nuages.

C’était Bob l’intendant.

– Eh bien ! dit-il avec un accent anglais fortement prononcé.

Eh ! n’entendez-vous donc pas ?

– Mais c’est que… balbutia Saturnin.

– Comme jamais… dit la cuisinière, nous n’avons entendu…

– Allez ouvrir ! dit sévèrement Bob.

Jacquot se dévoua.

Mais il revint, une minute après, plus effaré que lorsqu’il était sorti.

– Monsieur Bob, dit-il, si vous saviez…

– Quoi donc ?

– Ce sont deux étrangers…

– Eh bien ?

– Un jeune homme et une jeune dame… ruisselants de pluie…

– Que veulent-ils ?

– Ils disent que leur chaise de poste s’est cassée là-bas… sur la route… et qu’ils ne savent où aller… Je leur ai répondu qu’on ne recevait personne.

– Et ils sont partis ?

– Non, ils insistaient pour entrer… mais…

Bob fronça démesurément ses sourcils demeurés noirs, tandis que ses cheveux avaient blanchi.

Mais il ne souffla mot et quitta la cuisine.

Les domestiques se regardaient toujours avec une sorte de stupeur.

On entendit retentir le pas lourd de l’intendant dans la cage de fer du vaste escalier.

Quelques minutes s’écoulèrent. Puis, Bob revint et dit à Jacquot :

– Va dire à ces étrangers que milady consent à les recevoir, à la condition qu’ils quitteront le château demain matin au point du jour.

Jacquot sortit pour exécuter cet ordre, tandis que Saturnin et la cuisinière continuaient à échanger des regards effarés.

XXXIX

Une heure après les deux voyageurs étaient installés dans la grande salle du château, où l’on avait dressé une table auprès d’un bon feu et servi à souper.

Mais ni Bob l’intendant, ni milady ne s’étaient montrés.

Ils n’avaient vu que Jacquot.

Saturnin et la cuisinière avaient reçu du farouche Bob l’ordre formel de ne pas quitter la cuisine.

Or, ces deux voyageurs, il est temps de le dire, n’étaient autres que le baronnet sir Nively et Vanda.

À Amiens, le train express avait éprouvé un déraillement.

Échappés sains et saufs à ce désastre, car plusieurs voyageurs avaient péri, le baronnet et sa nouvelle compagne avaient demandé une berline et des chevaux de poste.

Puis ils avaient continué leur chemin par la voie de terre, comme on dit aujourd’hui.

Mais le temps était mauvais depuis plusieurs jours, les routes étaient défoncées et la chaise de poste avait commencé par éprouver de nombreux cahots.

Un éclair avait épouvanté les chevaux, qui s’étaient emportés.

La chaise, en versant, s’était brisée.

Et cela, juste à l’extrémité de cette vallée que dominait le sombre manoir de Rochebrune.

Le postillon, qui était du pays, voulait dissuader nos deux voyageurs d’aller frapper à cette porte inhospitalière.

Mais Vanda dit à sir James :

– Puisque ce sont des Anglais, ils nous recevront.

Ils étaient donc une heure après confortablement installés dans la grande salle du château, auprès d’un large feu, en face des débris d’un excellent souper.

Sir James, amoureux et regardant Vanda avec un muet enivrement.

Vanda sombre et silencieuse, et jouant à merveille son rôle de femme délaissée.

Cependant sir James, qui tenait à tout prix à dérider le front nuageux de sa désolée compagne, rompit enfin le silence.

– Chère âme, dit-il, ne croirait-on pas à quelqu’un de ces châteaux enchantés, décrits par les vieux conteurs ?

– En effet, murmura Vanda.

– Nous sommes chez une fée, assurément, poursuivit sir James avec un sourire, est-ce la fée Grognon ou la fée Gracieuse ? je l’ignore, toujours est-il qu’elle demeure invisible.

– Peut-être daignera-t-elle se manifester à nous un peu plus tard, dit Vanda.

Mais sir James secoua la tête :

– Si elle avait eu cette intention, dit-il, nous l’eussions déjà vue.

Le petit palefrenier Jacquot, le seul être que les deux voyageurs eussent vu depuis leur arrivée au château, entra sur ce mot.

Jacquot était un garçon à la mine futée et intelligente.

Observateur par nature, il avait remarqué, en servant sir James et Vanda, qu’ils ne se tutoyaient pas.

Et, en garçon judicieux, il s’était dit :

– Je crois bien que ce n’est pas le mari et la femme.

Il entra donc, tortillant sa casquette dans ses mains et se grattant l’oreille.

– Pardon, excuse, dit-il, ce n’est pas pour vous offenser… mais… je suis bien embarrassé… et je ne sais pas si je dois…

Vanda et sir James le regardèrent avec étonnement.

– C’est que, dit Jacquot, M. Bob est couché.

– Qu’est-ce que M. Bob ?

– L’intendant du château.

– Eh bien ? fit Vanda.

– Ce n’est pas moi qui me hasarderai jamais à le réveiller, continua Jacquot avec un accent d’effroi.

– Tu as donc besoin de lui ?

– Pas précisément ; mais voilà la chose, M. Bob a pensé que vous étiez le mari et la femme.

– Ah ! fit Vanda, il s’est trompé. Monsieur n’est que mon ami.

– Voilà justement ce qui m’embrouille, continua Jacquot.

– Pourquoi cela ?

– Monsieur Bob m’a dit de vous donner la chambre rouge ; mais il n’y a qu’un lit.

– Comment, dit Vanda, il n’y a qu’une chambre libre au château ?

– Ah ! bien oui, dit Jacquot, Milady en a douze pour elle toute seule. Mais on ne sait jamais dans laquelle elle couche.

– Bon !

– En sorte que, dit Jacquot, je suis bien embarrassé, maintenant. Je conduirais bien monsieur dans la chambre rouge, mais où couchera madame ?

– Ici, dans un fauteuil.

– Ah ! ça ne serait pas à faire, dit Jacquot. Vous seriez joliment moulue demain, ma petite dame.

– Ma foi ! tant pis, ajouta le petit bonhomme, nous n’aurions guère de chance si justement milady venait coucher dans la chambre où je vais vous conduire. Ma foi ! tant pis ! et au petit bonheur…

Demain matin, quand vous serez partie, je referai le lit et mettrai tout en ordre.

M. Bob ne s’apercevra de rien.

Et Jacquot prit un des flambeaux qui se trouvaient sur la table.

Puis il dit à Vanda :

– Madame veut-elle me suivre ?

La curiosité de Vanda avait été vivement surexcitée par les étranges paroles de Jacquot.

Elle se leva et tendit la main à sir James.

– Adieu, mon ami, dit-elle, bonsoir et bonne nuit.

– Monsieur, dit Jacquot, attendez-moi ici ; dans dix minutes je reviens vous prendre pour vous conduire à la chambre rouge qui est au rez-de-chaussée.

Et il précéda Vanda dans un immense corridor sur lequel donnaient plusieurs portes.

– Au petit bonheur ! répéta-t-il, en poussant l’une d’elles.

Vanda se trouva alors au seuil d’une vaste pièce meublée avec tout le confort anglais et tendue d’une étoffe de couleur sombre.

Jacquot fit du feu dans la cheminée, posa le flambeau sur un guéridon et se retira discrètement.

Vanda se déshabilla lestement et se mit au lit.

Puis elle éteignit son flambeau ; mais elle essaya vainement de dormir.

D’ailleurs, le feu de la cheminée projetait un peu de clarté dans la chambre.

L’orage éclatait toujours en dehors et la pluie continuait à frapper les vitres.

Vanda se disait :

– Quelle est donc cette femme bizarre qui change de chambre à coucher chaque nuit ?

Et comme, au bout d’une heure, elle se posait cette question pour la centième fois, elle crut entendre un bruit lointain qui ressemblait à un sanglot.

Puis ce bruit devint plus distinct…

Vanda se dressa sur son séant et écouta.

Un reste de flamme restait dans la cheminée.

Et avec ces pas un bruit de ferraille…

On eût dit un prisonnier traînant ses chaînes.

Vanda entendit les sanglots se succéder.

Puis des pas pesants retentirent dans les corridors.

Vanda n’était point superstitieuse, de plus elle était énergique et courageuse.

Cependant elle ne put se défendre d’une légère émotion, et quelques gouttes de sueur coulèrent sur son front lorsqu’elle entendit les pas s’arrêter à sa porte.

Cette porte, Vanda l’avait fermée au verrou.

Cependant elle s’ouvrit.

Et aux clartés mourantes du feu, Vanda vit entrer dans la chambre une sorte de spectre qui traînait après lui, en sanglotant, une lourde chaîne, dont les anneaux retentissaient sur le parquet avec un bruit lugubre.

Et le spectre marcha lentement vers le lit.

En ce moment la dernière flamme du foyer s’éteignit…

Vanda ne vit plus le spectre, mais elle continua à entendre le bruit des chaînes…

XL

Vanda se trouvait dans les ténèbres et le spectre avançait vers le lit.

La jeune femme était brave, nous l’avons dit, elle n’était pas superstitieuse et cependant son cœur se serra et une sorte d’angoisse la prit à la gorge.

Les chaînes faisaient sur le parquet un bruit terrible.

Le spectre arriva tout près du lit.

Vanda fut sur le point de crier.

Rocambole n’était-il pas le sang-froid fait homme ?

Vanda se raidit donc contre la peur et attendit.

Le spectre toucha le lit.

Sa main, qui paraissait traîner péniblement une chaîne se promena sur la courtine et rencontra le corps de Vanda.

Vanda eut le courage de ne pas crier.

Alors le spectre éclata en sanglots et s’écria :

– Miss Ellen, c’est moi… moi, ta victime… me reconnais-tu ?

Vanda comprit que le spectre croyait avoir affaire à l’Anglaise qui habitait la chambre.

Dès lors elle n’eut plus peur.

Le spectre, continuant à sangloter, dit encore :

– Tu ne te repentiras donc pas, miss Ellen ?

Vanda ne répondit point, comme on le pense, mais le spectre reprit :

– C’est une permission de Dieu qui, tôt ou tard, punit les méchants et leur inflige un châtiment terrible.

Dieu me permet de sortir de ma tombe chaque nuit pour venir te parler de ton crime et te reprocher ma mort.

Miss Ellen, qu’as-tu fait de ta sœur ?

Elle est morte étranglée, n’est-ce pas ?

Étranglée par ton ordre ?

Qu’as-tu fait de ton père ?

Ton père, tu le sais, c’est moi et j’ai passé dix années au fond d’un cachot, chargé de chaînes comme un criminel, et j’y suis mort de misère et presque de faim.

Ma mort est ton œuvre !

Et l’enfant de ta sœur, qu’en as-tu fait aussi ?

Tu ne me le diras donc pas ?

Miss Ellen ! miss Ellen ! continua le spectre d’une voix terrible, il en est temps encore, repens-toi !

Cherche l’enfant disparu et rends-lui la fortune que tu lui as volée.

Repens-toi !

Vanda écoutait avidement.

Le spectre était si près du lit que son souffle effleurait les mains de la jeune femme.

Vanda fut fixée.

Les spectres n’ont pas d’haleine, pas plus qu’ils n’ont d’yeux.

Les spectres, en admettant que Dieu leur permette de quitter leur tombe, ne doivent pas se tromper.

Comment celui-ci prenait-il donc Vanda pour miss Ellen ?

Vanda pensait qu’elle venait de parler à un vivant et que ce vivant jouait quelque terrible comédie depuis bien des années.

Le spectre poursuivit :

– J’ai froid, miss Ellen… Les morts ont toujours froid… j’ai traversé les espaces pour venir… et la route est longue de ma tombe jusqu’ici…

Repens-toi, miss Ellen, et je ne la quitterai plus… et je demanderai ta grâce à Dieu…

En parlant ainsi, le spectre se traîna vers la cheminée.

Vanda, en le voyant s’éloigner, respira plus librement.

Le spectre s’accroupit devant le foyer, remuant toujours ses chaînes et cherchant à rapprocher des tisons enfouis sous la cendre, sur lesquels il se prit à souffler.

Quelques étincelles jaillirent, une petite flamme blanche brilla un moment puis s’éteignit de nouveau.

Mais Vanda avait eu le temps de voir le spectre et de l’examiner.

C’était un grand vieillard vêtu de rouge, avec un suaire blanc sur les épaules.

L’habit écarlate qu’il portait était celui d’un commandant de la marine anglaise.

Il avait une lourde chaîne aux pieds, et ses mains en supportaient une autre plus petite.

Le visage, d’ailleurs, était si parfaitement grimé et ridé, qu’il était impossible de dire si cette vieillesse qu’il accusait était réelle ou simplement apparente.

La flamme s’éteignit, tout rentra dans les ténèbres.

– La dernière fois que je suis venu, reprit le spectre, tu paraissais vouloir te repentir. Tu as pleuré, tu as jeté des cris, tu m’as supplié de rentrer dans ma tombe, en me disant que tu m’obéirais.

Qu’as-tu fait ? Rien.

Aujourd’hui tu ne me réponds même pas. Prends garde, miss Ellen, prends garde ! ton châtiment sera terrible !

Et le spectre secoua ses chaînes avec fureur.

Vanda se taisait et n’avait nulle envie de répondre pour miss Ellen.

Le spectre dit encore :

– La nuit tu as peur, le remords te prend à la gorge et tu promets de restituer… Mais le jour vient… et, avec le soleil, les visions de la nuit s’effacent. Ton cœur se rendurcit… ô misère ! tu es une abominable créature, miss Ellen !… parricide et fratricide… ton châtiment sera terrible !…

Le spectre se redressa.

Puis Vanda l’entendit se diriger vers la porte.

Puis la porte se referma derrière lui, et les pas continuèrent à retentir dans le corridor avec un accompagnement de chaînes.

Puis encore ils s’éloignèrent et finirent par s’éteindre tout à fait.

Alors Vanda respira bruyamment.

Mais elle ne put fermer l’œil de la nuit.

Aussitôt que le jour parut, elle se leva, courut à la fenêtre et l’ouvrit.

Le jardin du château s’étendait sous cette fenêtre.

Vanda aperçut sir James qui se promenait en fumant son cigare, et un peu plus loin, cumulant sans doute les fonctions de palefrenier avec celles de jardinier, le petit Jacquot qui ratissait une allée.

Vanda descendit.

Le grand escalier, le corridor, l’immense vestibule étaient déserts.

Tout dormait sans doute dans le château.

La porte du jardin était ouverte.

Vanda en franchit le seuil.

En la voyant paraître, Jacquot accourut.

– Eh bien ! madame, dit-il vivement, milady n’est pas venue se coucher dans votre chambre au moins ?

– Non, répondit Vanda.

– Vous n’avez rien entendu ?

– Absolument rien.

– Vous n’avez pas entendu le spectre ?

– Quel spectre ? dit Vanda impassible.

Jacquot ne voulut pas s’expliquer davantage.

Seulement, il ajouta d’un ton de prière :

– Madame, vous feriez bien de partir avant que Bob ne soit levé.

Vanda regarda sir James et lui dit :

– Partons !

– Vous savez que je suis votre esclave, répondit l’amoureux baronnet.

* *

*

Quelques heures après, le baronnet et Vanda prenaient à Noyon le train express de Paris.

XLI

Faisons connaissance avec milady.

Il y avait deux heures environ que sir James Nively et Vanda étaient partis.

L’intendant Bob n’était point encore levé.

Un violent coup de sonnette fit tressaillir Jacquot qui, après le départ des deux étrangers, s’était rendu à la cuisine où Saturnin, le valet de chambre, et Marianne, la cuisinière, s’entretenaient, avec mille commentaires, de la facilité avec laquelle les deux voyageurs avaient été reçus.

– Voilà milady qui sonne ! dit Jacquot.

Il leva les yeux vers le mur contre lequel la sonnette vibrait encore.

Cette sonnette était placée à la suite d’une douzaine d’autres qui toutes portaient un numéro.

Jacquot remarqua que celle qui tintait correspondait au numéro 9.

Et ses dernières appréhensions disparurent.

La chambre qu’il avait donnée à Vanda portait le n° 3.

Chacune des chambres à coucher de milady portait donc un numéro.

Du n° 1 au n° 6, elles étaient disséminées au premier étage.

Du n° 7 au n° 12, elles se trouvaient au deuxième.

Chaque soir, à minuit, milady fermait la grille du corridor qu’elle avait choisi.

Mais, en dépit de ses précautions, le spectre la visitait une nuit sur trois.

Jacquot et les autres domestiques s’en apercevaient bien.

Si milady avait passé une bonne nuit, si le spectre n’était point venu troubler son sommeil, elle avait le visage expansif, l’œil brillant, la parole brève.

Si, au contraire, elle avait eu la visite du spectre, elle était pâle, affaiblie et parlait à peine.

Jacquot monta donc au deuxième étage, à la chambre qui portait le n° 9.

Il frappa doucement.

– Entre ! dit milady d’une voix sonore.

– Madame a bien dormi cette nuit, pensa Jacquot.

Et il entra.

Milady était assise au coin du feu, enveloppée dans une ample robe de chambre de couleur écarlate à revers et retroussis noirs.

Elle avait ouvert la fenêtre, par laquelle le soleil entrait à flots et l’air froid du matin par bouffées.

Elle regarda Jacquot qui se tenait humblement sur le seuil, la casquette à la main, et lui dit d’un ton bienveillant :

– Où est Bob ?

– Je ne l’ai point vu ce matin encore, répondit Jacquot.

– C’est bien, ferme la porte et approche-toi, dit encore milady.

Jacquot obéit.

– Tu as vu les deux étrangers ? reprit-elle.

– Oui, milady.

– Comment étaient-ils ?

– Jeunes tous deux. Le mari paraissait contrarié de ne pas voir milady.

Jacquot s’était servi du mot mari pour n’avoir pas à avouer qu’il avait conduit Vanda au n° 3.

– La femme est-elle belle ? demanda milady, obéissant peut-être à un simple sentiment de curiosité féminine.

– Oh ! très belle… murmura Jacquot avec admiration.

– Sais-tu leur nom ?

– Je l’ignore, madame.

– Sont-ils partis ?

– Oui, dès le point du jour.

Milady s’approcha de la fenêtre et exposa son front pâle à l’air du matin, sans adresser davantage la parole à Jacquot.

Celui-ci demeurait planté au milieu de la chambre, attendait.

Milady se retourna enfin :

– Tu me selleras mon cheval, dit-elle, je veux sortir, le temps est beau…

Jacquot ne se fit point répéter cet ordre. Il quitta la chambre et descendit l’escalier quatre à quatre.

Sur la dernière marche, il se trouva nez à nez avec maître Bob.

– Où vas-tu ? lui dit le sombre intendant.

– Seller le cheval de milady.

– Milady sort ce matin ?

– Oui, monsieur Bob.

– Ah ! murmura l’intendant.

– A-t-elle demandé après moi ?

– Tout à l’heure.

– J’y vais, dit Bob.

Jacquot continua sa route, traversa le vestibule et gagna la cour.

Bob monta au premier étage et alla frapper tout droit à la porte du n° 3, au 1er étage.

On ne lui répondit pas.

Il frappa plus fort, et, comme il n’obtenait toujours pas de réponse, il mit la main sur la clé et ouvrit la porte.

La chambre était déserte.

Mais il y avait un reste de cendre dans la cheminée et le lit en désordre attestait que cette chambre avait eu un hôte pendant la dernière nuit.

– Milady aura couché dans deux lits cette nuit, pensa Bob.

Et il quitta le n° 3 et alla successivement frapper à toutes les chambres du corridor.

Nulle part il n’entendit la voix de milady.

Alors, il se décida à monter au 2e étage, où il recommença la même manœuvre.

Ce fut au n° 9 seulement qu’il obtint une réponse.

Il entra et s’arrêta un peu étonné sur le seuil.

Milady achevait sa toilette.

Elle avait revêtu une amazone de couleur sombre et s’était coiffée d’un petit chapeau gris à plume.

Son visage était calme, sa lèvre presque souriante.

Bien qu’elle eût dépassé la quarantaine, milady était fort belle encore, et, ce matin-là, Bob fut frappé du calme qui régnait dans toute sa personne.

– Bonjour, mon vieux Bob, lui dit-elle en lui tendant la main.

Bob baisa cette main et lui dit :

– Je vois que milady a bien dormi cette nuit.

– Oh ! parfaitement.

– Rien n’a troublé son sommeil ?

– Absolument rien.

Bob demeura impassible.

– Milady paraît de bonne humeur, ce matin, continua-t-il.

– Sans doute. Ne sommes-nous pas au 17 du mois ?

– C’est juste.

– Et tu sais bien que c’est le 17 que l’homme de Paris arrive.

Bob s’inclina.

Milady donna la dernière main à sa toilette et sortit de sa chambre avec Bob.

Ce dernier était un peu pâle sous ses cheveux blancs.

Il accompagna sa maîtresse jusque dans la cour où Jacquot tenait en main le cheval, tout sellé.

Puis il plia le genou devant elle pour qu’elle pût se mettre en selle.

Milady rassembla les rênes, rendit la main à son souple poney et sortit de la cour en caracolant.

Le regard sombre de Bob l’accompagna jusqu’au détour du chemin.

Puis, lorsqu’elle eut disparu derrière une haie de noisetiers, Bob rentra dans le château.

Il remonta à la chambre qui portait le n° 3, s’approcha du lit et se mit à le bouleverser en tout sens.

Un cheveu de femme, un long cheveu blond était encore sous l’oreiller.

Bob tressaillit.

Milady était brune.

Ce n’était donc pas elle qui avait couché dans ce lit !

Qui donc le spectre avait-il visité durant la nuit dernière ?

Et Bob, la sueur au front, se prit à songer à l’étrangère.

L’étrangère était partie, emportant le secret du spectre.

XLII

Milady chevauchait, pendant ce temps-là, au milieu de cette vallée déserte et sur laquelle semblait peser cette tristesse légendaire qui enveloppait le château.

Les rares laboureurs qui se trouvaient dans les champs détournaient la tête en la voyant passer.

Elle haussait les épaules et continuait son chemin.

Milady, ce jour-là, se souciait moins encore que les autres jours du sentiment d’effroi bizarre qu’elle inspirait.

Les narines dilatées, la poitrine gonflée, elle aspirait, avec une sorte de volupté âcre, l’air vif du matin, encore rafraîchi par l’orage de la nuit.

Au bout du vallon, après avoir suivi un petit chemin creux, bordé de haies, elle trouva la route impériale d’Amiens à Noyon et la traversa pour reprendre un autre sentier qui s’enfonçait dans un site plus sauvage encore que celui qui environnait le manoir de Rochebrune.

Le souple poney d’Islande trottait d’un bon train, sautant les flaques d’eau du sentier, passant quelquefois par-dessus les haies et les ruisseaux.

Milady était une écuyère intrépide.

Au bout d’une heure, elle eut atteint un petit bois de hêtres et de bouleaux qui s’allongeait sur les derniers escarpements d’une colline.

À droite et à gauche, aucune trace d’habitation.

La campagne était déserte.

Cependant, avant de s’engager dans un de ces sentiers forestiers que dans le centre de la France on nomme des faux chemins et dans le nord une coulée, milady mit pied à terre.

Le sol était humide et boueux par place.

L’Anglaise l’examina et eut bientôt remarqué des empreintes de pas.

Les gros souliers d’un paysan étaient largement marqués sur la boue du sentier.

Puis, à côté de cette trace, il y en avait une autre, celle d’une chaussure plus fine, à talons et sans clous.

Cette dernière empreinte fit pousser à milady un soupir de soulagement.

Elle remonta à cheval d’un seul bond et lança le poney sous la futaie.

La futaie n’était pas de longue durée ; elle faisait bientôt place à un taillis épais, et rempli d’épines.

Mais le poney avait sans doute l’habitude d’un pareil voyage, car il s’engagea bravement dans les broussailles, évitant avec une adresse infinie les branches d’arbres qui auraient pu blesser celle qui le montait.

Après le taillis, la clairière.

Et au milieu de la clairière une hutte de bûcheux, c’est-à-dire de bûcherons et de charbonniers.

Un filet de fumée s’en échappait.

Le poney, à la vue de la hutte, se prit à hennir.

À ce bruit, deux hommes sortirent et vinrent à la rencontre de milady.

L’un d’eux était un bûcheron hâlé et noirci par le grand air.

L’autre portait le pantalon de cotonnade bleue et la veste brune du marchand forain.

Une balle de colporteur, placée d’ailleurs à l’entrée de la hutte, achevait de compléter l’illusion.

Nous disons l’illusion, car en examinant cet homme attentivement, on se demandait s’il exerçait réellement cette profession et si ce n’était pas plutôt un déguisement. En effet, c’était un homme d’environ cinquante ans, aux cheveux grisonnants comme ses favoris taillés à l’anglaise.

Mais le souvenir de Rocambole traversa son esprit.

Son pied étroit, sa main petite et bien faite, une certaine fierté dans le port de la tête et la démarche, attestaient que cet homme avait dû, dans tous les cas faire jadis un tout autre métier.

Milady se laissa glisser de sa selle et confia son cheval au bûcheux.

Celui-ci le prit par la bride et se mit à le promener au pas dans la clairière.

Pendant ce temps, milady et le prétendu colporteur entraient dans la hutte.

– Eh bien ! Franz ? dit-elle avec une émotion subite dans la voix.

– Bonne nouvelle, madame, répondit celui à qui elle donnait ce nom allemand.

– Mon fils…

– Plus beau que jamais…

– Heureux ?

– Amoureux fou…

Une vague inquiétude se peignit un instant sur les traits de milady.

– Il va se marier, dit Franz.

– Mon Dieu !

– Et il sera heureux, car la jeune fille qu’il aime est charmante… et pauvre… elle lui devra tout…

La physionomie assombrie de milady se dérida un peu à ces paroles ; la flamme de ses yeux s’adoucit : elle perdit cet air farouche qui lui était habituel et prenant la main du faux colporteur qui se tenait debout devant elle, elle lui dit d’une voix émue :

– Sais-tu qu’il a vingt-quatre ans, Franz, et que je ne l’ai pas revu depuis qu’il en avait cinq à peine ?

– Madame, dit Franz, je n’ai jamais osé vous faire une observation, j’ai toujours exécuté vos ordres servilement sans les discuter, comme une machine et non comme un homme.

Jamais je n’ai osé lever les yeux sur vous, quand vous ordonniez. Eh bien…

Il hésita et sa voix trembla dans sa gorge.

– Eh bien ! dit milady qui fronça le sourcil.

– Oh ! je n’ose parler…

– Parle ! je le veux.

Le faux colporteur parut faire un violent effort sur lui-même.

– Madame, dit-il, ne pensez-vous pas que l’amour maternel rachète bien des crimes ?

– Tais-toi !…

Mais Franz poursuivit avec une véhémence subite :

– Vous avez voulu que je parle, madame, je parlerai.

Milady, sans force et comme brisée par l’émotion, s’était assise sur un monceau de fougère amoncelé dans la hutte.

– Madame, reprit cet homme à qui on avait donné le nom de Franz, voici vingt ans que votre père est mort…

Milady couvrit son front de ses deux mains.

– Il y en a six que votre sœur…

– Franz ; par pitié !…

– Qui donc pourrait maintenant venir réclamer cette fortune que vous possédez depuis si longtemps ?

– Franz… au nom du ciel !…

– Votre fils est parfaitement heureux, poursuivit Franz, mais parfois un nuage de mélancolie plane sur son front… Il songe qu’il n’a pas de nom… il se dit qu’il n’a plus de mère…

Milady tremblait maintenant comme une feuille d’automne prête à tomber.

– Pourquoi ne rendriez-vous pas une mère à son fils ? pourquoi ne viendriez-vous pas habiter Paris ? acheva Franz.

Mais soudain, milady se redressa, et ses larmes, qui commençaient à couler, se séchèrent à la flamme sombre de son regard.

– Mais tu ne sais donc pas, malheureux, dit-elle, à quelles tortures je suis vouée depuis six années.

– Que voulez-vous dire ? demanda Franz avec étonnement.

– Tu dis que mon père est mort…

– Oh ! j’en suis sûr, dit Franz.

Et un sourire fatal glissa sur ses lèvres.

– Eh bien ! il sort de sa tombe…

– Les morts ne reviennent pas, madame.

– Celui-là revient, poursuivit milady avec un accent de terreur.

Il revient… chaque nuit… traînant les chaînes dont nous l’avons couvert…

– Folle !

– Chaque nuit, continua milady, dont les dents claquaient, il vient s’asseoir à mon chevet et murmure :

« Restitue ! restitue ! »

Franz haussa les épaules :

– Mais à qui restituer ? dit-il.

– À l’enfant de ma sœur.

– Allons donc ! murmura Franz, vous savez bien qu’alors même que vous le voudriez, les autres ne le voudraient pas.

– Tais-toi !… ne me parle pas d’eux…

– Madame, dit Franz d’un ton sévère, vous m’en avez trop dit maintenant pour ne point me tout confier. Au nom du forfait qui nous lie, je vous somme de parler…

Milady frissonnait.

– Tu le veux ? dit-elle.

– Oui.

– Eh bien ! écoute…

Et elle prit la main de Franz et la serra convulsivement.

– Parlez, dit l’Allemand avec calme.

XLIII

Quelle sombre histoire de revenants et de spectres milady raconta-t-elle à cet homme qui se disait lié à elle par un forfait commun ?

Mystère !

Mais sans doute que les paroles de Franz rendirent à la châtelaine de Rochebrune quelque calme, car lorsqu’elle revint au manoir, vers midi, elle avait retrouvé cette nonchalance et ce sang-froid qui, le matin, avaient étonné et peut-être même inquiété le vieux Bob.

Par contre, celui-ci était plus taciturne et plus morose encore que de coutume.

Cependant, il n’avait pas questionné Jacquot. Il n’avait pas cherché à savoir par suite de quelles circonstances l’étrangère, au lieu de coucher dans la chambre rouge avait occupé un des douze lits de milady.

Cette dernière demanda à déjeuner.

Bob avait conservé auprès de sa maîtresse la vieille coutume des intendants anglais.

Il la servait à table.

Seulement, il y avait sans doute entre elle et lui des secrets non moins terribles que ceux qui la liaient à Franz, car elle se départait de l’orgueil britannique pour causer familièrement avec lui.

Cependant, ce jour-là, elle avait presque achevé son repas sans dire un mot.

Bob se hasarda à lui adresser la parole.

– Milady paraît contente, aujourd’hui, dit-il. Les nouvelles de Paris sont bonnes sans doute ?

– Très bonnes, dit milady.

– Ah ! fit Bob.

– Mon fils va se marier…

Bob murmura :

– Honneur et longue vie au fils de milady.

Mais celle-ci l’interrompit brusquement.

– Dis donc, Bob, fit-elle, est-ce que tu crois à la Providence, toi ?

– Je ne sais pas, répondit l’intendant d’un air niais.

– Cependant, comme moi, tu crois aux morts qui reviennent ?

– C’est-à-dire, répondit Bob, qu’il faut bien que je croie à ce que milady me raconte.

– Tu n’as donc jamais vu le spectre ?

– Jamais…

– Tu n’as jamais entendu le bruit de ses chaînes ?

– Jamais. Et même…

Milady appuya son coude sur la table et son menton dans sa main :

– Voyons, parle… dit-elle.

– Eh bien ! milady, reprit Bob, j’ai toujours eu une idée.

– Laquelle ?

– C’est que le spectre et ses chaînes n’étaient qu’une vision de votre esprit troublé.

– Alors, c’est le remords…

– Je ne sais pas, dit Bob. Mais tout ce que je puis vous affirmer, c’est que ni moi, qui couche tout en haut du château, ni les domestiques qui chaque soir se relèguent dans un pavillon du rez-de-chaussée, nous n’avons jamais rien vu, ni entendu…

– Oh ! fit milady.

– Pardon, dit Bob, j’oubliais…

– Ah ! tu vois bien !

– Une nuit, je vous ai entendue crier. J’ai prêté l’oreille… Vous sembliez vous défendre… mais aucune autre voix ne se mêlait à la vôtre… Je crois que ce sont toutes les légendes qui courent sur le château qui ont achevé de répandre le trouble dans votre esprit.

– Mais tu sais bien, dit milady, qu’à Glasgow le spectre m’apparaissait, et à Londres aussi.

– Vous le disiez, du moins…

– Chaque nuit, mon père sort de sa tombe…

Bob ne répondit rien.

– Sais-tu ce qu’il me demande ?

Et la lèvre de milady se retroussa dédaigneusement.

– Il me demande, poursuivit-elle, de rendre à la bohémienne cette fortune que j’ai acquise pour mon fils au prix de tant de sang.

Bob tressaillit.

– À ce prix, continua milady, il me pardonnera la faute de ma jeunesse, il me pardonnera mes amours avec l’Indien Napo-Yseb, il me pardonnera sa mort, il me pardonnera la mort de ma sœur.

– Ah ! il vous demande cela ? fit Bob.

– Oui, dit milady. Il veut que je dépouille mon fils qui a été élevé dans l’opulence, qui n’a jamais eu besoin de compter, qui puise à pleines mains dans des coffres remplis sans cesse… Il veut que je le fasse pauvre… Ah ! ah ! ah !… vois-tu mon fils pauvre et grattant du papier pour vivre, dans quelque officine ou dans quelque comptoir, Bob ?

Et elle riait d’un rire sauvage.

On eût dit une tigresse mère défiant les chasseurs qui en veulent à ses petits.

Bob se taisait.

– Et il me menace des flammes éternelles, reprit-elle. Eh bien ! que m’importe ! Je brûlerai… mon fils sera heureux… mon fils ne saura jamais qu’il est le fils d’une parricide… que son or est taché de sang… Que m’importe !

Et milady se leva, arpenta d’un pas inégal et brusque la salle où elle venait de déjeuner et finit par dire à Bob :

– Ce château m’est odieux… je veux m’en aller d’ici…

– Et où irez-vous donc ? demanda Bob.

– À Paris.

Il ne put dissimuler un geste d’effroi.

– Je veux voir mon fils, dit milady avec un sombre enthousiasme ; je veux jouir de son bonheur… je veux m’enivrer de ses triomphes.

Bob ne répondit point. Seulement, sous le prétexte de donner des ordres aux domestiques, il quitta la salle à manger, et milady demeura seule.

* *

*

Le soir était venu.

Milady avait fermé à double tour cette porte de communication qui se trouvait entre les corridors dans lesquels ouvraient ses différentes chambres.

Les domestiques étaient rentrés dans leur pavillon.

Bob était couché.

Milady, après avoir hésité un moment, ouvrit la porte du numéro 11 et choisit cette chambre pour y passer la nuit.

Cette chambre donnait sur le jardin du château.

Le calme de milady avait fait place peu à peu, et à mesure que le soir approchait, à une inquiétude nerveuse.

Elle ne voyait jamais arriver la nuit sans terreur ; cependant elle fit, comme à l’ordinaire, sa toilette de nuit et revêtit sa robe de chambre.

Mais au lieu de se mettre au lit, elle s’assit dans un fauteuil au coin de la cheminée et, les yeux fixés sur la pendule qui marquait onze heures et demie, elle attendit. Au bout de quelques minutes, un bruit lointain qui ressemblait à s’y méprendre au cri nocturne d’une chouette se fit entendre.

Milady se leva, ouvrit sa robe de chambre et déroula une longue corde de soie qu’elle avait autour de la taille et que l’ampleur de son vêtement avait dissimulée.

Puis elle s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit.

Le houhoulement de l’oiseau de nuit lui arriva alors plus distinct.

Milady fixa un des bouts de la corde au pied du lit qui était de chêne massif et l’y noua solidement.

Puis elle laissa pendre l’autre bout en dehors de la fenêtre.

Et, appuyée sur l’entablement, elle attendit encore.

Bientôt une ombre noire s’agita dans l’obscurité du jardin et se rapprocha lentement des murs du château.

Ensuite cette ombre arriva sous la fenêtre.

Milady s’était penchée et regardait.

La corde de soie qui était à nœuds se tendit subitement.

La forme noire s’y était cramponnée.

Elle montait lentement, mais elle montait, et finit par atteindre l’entablement de la croisée.

Alors milady se rejeta en arrière et un homme sauta lestement dans la chambre, tandis que milady soufflait le flambeau qui se trouvait sur la cheminée et plongeait subitement la chambre dans les ténèbres.

XLIV

La lumière éteinte, le feu projeta cependant une certaine clarté dans la chambre.

À cette clarté, il eût été facile de reconnaître l’homme déguisé en colporteur que milady avait vu le matin et à qui elle avait donné le nom de Franz.

L’Allemand dit :

– Ne viens-je pas trop tard ?

– Non, répondit milady. Il n’est pas minuit. Jamais le spectre n’arrive avant cette heure.

À la faible lueur qui s’échappait du foyer, Franz jeta un regard autour de lui.

– Où me cacher ? fit-il.

– Là, derrière les rideaux du lit, dit milady dont la voix redevenait tremblante.

– Madame, reprit Franz, qui, tout aussitôt, se dissimula derrière les draperies indiquées, il est possible que vous ayez réellement affaire à un spectre, ce que je ne crois guère, du reste, mais il est possible aussi que ce spectre soit en chair et en os…

– Oh ! fit milady, dont l’œil étincela de colère.

– Si cela était, poursuivit Franz, il serait possible aussi que j’engageasse une lutte avec lui.

– Es-tu armé ?

– J’ai un poignard. De plus, je suis robuste. Mais il faut prévoir le cas improbable où j’aurais besoin de votre secours. Par conséquent, glissez-vous sous vos couvertures sans vous déshabiller.

Milady suivit le conseil de Franz.

– Maintenant, attendons… dit ce dernier.

Le silence régna dès lors dans la chambre.

Cependant, au bout de quelques minutes, Franz, qui n’était séparé du chevet de milady que par un rideau, se baissa et lui dit :

– Depuis combien de temps êtes-vous la victime du spectre ?

– Depuis six ans environ, répondit milady.

– Où vous est-il apparu pour la première fois ?

– À Glasgow, dans cette vieille maison… tu sais ?…

– Oui, murmura Franz d’une voix sourde. Et puis ?

– Et puis à Londres.

– Et vous dites que c’est bien votre père ?

– Oh ! sans nul doute… c’est bien lui… avec ses cheveux blancs…, son habit rouge… sa grande taille un peu voûtée…

– Milady, reprit Franz, savez-vous qu’il y a vingt ans que votre père est mort ?… C’est le 21 novembre 184…

– Tais-toi ! murmura la châtelaine.

– Il y en a vingt-quatre que vous ne l’avez vu, continua Franz. Pensez-vous donc que votre mémoire, si fidèle qu’elle soit, puisse se rappeler ses traits aussi exactement ?…

– Je te dis que le spectre a bien le visage de mon père…

– Ah !

– C’est de plus sa voix, son geste.

– Bien, dit Franz. Nous verrons…

Et comme il prononçait tout bas ces paroles, un bruit, auquel sans doute milady était depuis longtemps accoutumée, se fit dans l’éloignement.

– Silence ! dit-elle, voilà le spectre !…

Et elle se prit à trembler sous ses couvertures, en dépit des paroles sceptiques de Franz.

Ce bruit que milady venait d’entendre était un soupir.

Franz prêta l’oreille.

Le soupir devint un sanglot.

Puis ce sanglot fut accompagné d’un cliquetis.

C’était les chaînes du spectre qui se heurtaient.

Cliquetis et sanglots devinrent plus distincts, à mesure que le spectre approchait.

Milady cacha sa tête sous ses draps et murmura d’une voix étouffée :

– Entends-tu ?

– Parfaitement, mais silence ! répondit Franz.

Le spectre était maintenant dans le corridor et sanglotait bruyamment, tandis que ses chaînes faisaient un tapage d’enfer.

Il s’arrêta à la porte de la chambre, mais il n’entra point sur-le-champ.

Les sanglots firent place à des paroles distinctes.

– Mon Dieu ! disait-il, ne m’accorderez-vous donc point le repos ? et faudra-t-il que chaque nuit je sorte de ma tombe pour venir essayer d’attendrir le cœur de roche de la parricide. Ni les prières, ni les menaces ne l’ont touchée jusqu’ici. Elle ne craint rien, elle vous nie, ô mon Dieu ! Grâce ! grâce !

Et sur ces mots, il ouvrit brusquement la porte et entra.

Franz avait eu le temps de glisser ces mots à milady :

– Vous vous trompez, madame, cette voix ressemble à celle de votre père, mais ce n’est pas la sienne.

Le spectre vit un peu de feu dans la cheminée et il s’en approcha :

– J’ai froid ! dit-il.

Franz, immobile derrière les rideaux, le vit s’accroupir devant le foyer d’où s’échappait un reste de flamme.

C’était bien le fantôme décrit par milady.

Visage pâle, cheveux blancs, habit rouge de commodore, des chaînes aux pieds et aux mains.

Mais l’Allemand ne trembla point et ses dents ne se prirent pas à claquer d’épouvante comme celles de milady.

Le spectre demeura un moment accroupi devant le feu.

Puis il se releva et ses chaînes se heurtèrent.

– Miss Ellen ? dit-il.

Milady murmura d’une voix mourante :

– Que me voulez-vous encore ?

– Je veux que tu restitues le bien volé, parricide ! s’écria le spectre d’une voix tonnante.

Et il marcha vers le lit.

Milady ne répondit pas.

Le spectre dit encore :

– Te souviens-tu de Glasgow ?

– Grâce ! grâce ! dit milady.

– Te souviens-tu de ta sœur ?

– Grâce !… par pitié…

– Rendras-tu le bien volé ? continua le spectre, en s’avançant menaçant vers le lit et en secouant ses chaînes avec fureur.

– Mais à qui donc voulez-vous que je le rende ? demanda milady.

– À l’enfant de ta sœur.

– Et si cette enfant est morte ?

– Elle vit, répondit le spectre, et je te dirai où elle est.

– Mais faudra-t-il donc que je dépouille mon fils ? reprit milady d’une voix suppliante.

– Oui, car ton fils est l’enfant du crime !

Milady ne s’était point dressée haletante, comme à l’ordinaire, sur son séant.

Le spectre appuya sa main osseuse sur la courtine du lit.

– Miss Ellen, dit-il encore, si tu ne restitues le bien volé, il ne profitera point à ton fils.

– Que dites-vous ? s’écria-t-elle avec un redoublement d’angoisse et d’épouvante.

– Non, poursuivit le spectre, car il mourra.

Milady jeta un cri.

Le spectre dit encore :

– Il mourra… la nuit de ses noces… auprès de sa jeune femme endormie…

– Grâce ! grâce ! exclama milady en se tordant les mains.

Mais soudain, une voix se fit entendre, – une voix stridente, railleuse, inexorable comme une sentence sans appel :

– Tu mourras avant lui, misérable imposteur ! disait-elle.

Et Franz écarta brusquement les rideaux du lit, fit un bond et sauta à la gorge du spectre.

L’attaque fut si rapide, si inattendue, que le spectre n’eut pas le temps de reculer.

Les doigts crispés de Franz s’étaient, pour ainsi dire, incrustés dans sa gorge.

Il poussa un cri et demanda grâce.

En même temps, quelque chose se détacha et tomba sur le parquet.

En même temps aussi, une dernière flamme plus vive couronna les derniers tisons du feu et éclaira toute la chambre.

L’objet qui venait de tomber était un masque.

Un masque en cire merveilleusement modelé et représentant à s’y méprendre les traits d’un vieillard.

Et la flamme, en projetant sa clarté sur le masque, permit de voir, du même coup, le vrai visage du prétendu spectre.

Et milady, qui s’était élancée hors du lit, murmura avec stupeur :

– Bob !

Elle venait de reconnaître dans ce fantôme qui la poursuivait depuis si longtemps, et jetait l’épouvante dans sa vie, son intendant fidèle, maître Bob, son complice d’autrefois, l’homme qui se vantait de ne croire ni à la Providence, ni à ses terribles châtiments.

Franz avait terrassé le spectre.

Il lui avait mis un genou sur la poitrine et, son bras armé d’un poignard, il allait frapper lorsque milady l’arrêta.

Milady ne tremblait plus que de colère.

Elle alla vers la cheminée et ralluma les flambeaux.

Puis, se tournant vers Franz qui continuait à tenir Bob immobile sous lui :

– Avant que cet homme ne meure, dit-elle, il faut qu’il nous fasse sa confession tout entière !

XLV

En parlant ainsi, milady se dirigea vers un petit meuble qui se trouvait entre les deux croisées et dont elle ouvrit un tiroir.

Dans ce tiroir, il y avait une petite boîte en cuir de Russie qui renfermait deux mignons pistolets à crosse d’ivoire.

Milady s’en empara, les arma froidement et regardant Franz :

– Un homme par terre ne saurait parler, dit-elle. Laisse donc ce misérable se relever. S’il tente de fuir, je lui casse la tête.

Et elle dirigea vers Bob le canon de ses pistolets.

Celui-ci, délivré du genou de Franz, se redressa.

Mais une transformation s’était opérée en lui.

D’un tour de main, il s’était débarrassé de ses chaînes.

En même temps, il avait cessé de trembler et de demander grâce.

– Ah ! dit-il, vous voulez savoir ?

– Oui, dit milady. Tes minutes sont comptées, mais avant que tu meures…

– Je parlerai d’autant plus volontiers, répondit Bob, que j’ai fait le sacrifice de ma vie. Ah ! vous voulez savoir, milady, pourquoi depuis six années, je joue le rôle de spectre, pourquoi j’ai posé sur mon visage un masque en cire qui vous rappelait les traits de votre père, pourquoi je vous parle de remords, de restitution et de repentir ? Ah ! ah ! ah !

Et Bob riait d’un rire convulsif et dédaigneux, et, un moment, cet homme sans armes qui voyait un poignard et deux pistolets, menacer sa poitrine, eut sur les deux complices une sorte d’autorité morale.

Un moment, il les domina de sa voix, il les terrassa de son regard.

– Certes, dit-il, vous ne vous seriez point doutée, n’est-ce pas, milady, ou plutôt miss Ellen, car c’est votre vrai nom, que l’ancien valet de chambre du commodore Perkins, l’homme qui reprochait à son maître de l’avoir déshonoré dans sa femme, le haineux et vindicatif Bob qui, ivre de fureur, s’associa un jour à la fille parricide et à Franz le meurtrier pour assassiner le malheureux commodore, viendrait à vingt années de distance jouer le rôle de spectre, emprunter les traits de sa victime et parler en son nom ?

Vous ne l’eussiez jamais supposé, n’est-ce pas ?

Et Bob riait toujours… et milady ne pouvait se défendre d’un léger frisson.

– Mais qui donc t’a payé, misérable ? s’écria-t-elle.

– Personne.

Et Bob fixa un ardent regard sur milady.

– Que me dîtes-vous, il y a vingt-quatre ans, poursuivit-il, vous, la fille de seize ans à peine, déjà criminelle et flétrie, pour m’associer à votre nouveau crime, pour faire de moi l’un des deux instruments de mort qui devaient frapper votre père, – que me dîtes-vous ? Répondez, miss Ellen ?

– Après ? après ? fit milady avec colère.

– J’avais une femme jeune et belle, je l’aimais éperdument ; vous me prîtes un jour par la main et vous me dîtes en me forçant à regarder par une fenêtre, dans le parc du château de Glasgow :

– Tiens, vois !

Et, en effet, je vis ma femme à côté du vieux commodore. Ils étaient assis sur un banc de verdure, sous un berceau de feuillage… Le commodore tenait dans ses mains les mains de ma femme…

Dès lors, je vous appartins. Je devins votre âme damnée…

– Après ? après ? dit encore milady.

– Je me séparai de ma femme, que j’aimais trop encore pour avoir la force de la tuer ; pendant quatre années, je fus le geôlier de votre père.

Au bout de ce temps, j’aidai Franz à l’étrangler.

Et pendant dix autres années, je fus l’instrument docile de toutes vos volontés et de tous vos caprices ; pourquoi donc ai-je si subitement changé de rôle ?

Ah ! vous voulez le savoir ? Eh bien ! écoutez…

Un soir, on vint me dire qu’une femme qui se mourait dans un work-house demandait à me voir avant de rendre le dernier soupir.

Je me rendis au work-house.

La femme qui allait mourir, c’était la mienne.

– Bob, me dit-elle, vous m’avez chassée comme une épouse parjure, et j’étais innocente. Je ne veux pas mourir sans vous confier un grand secret. Le commodore Perkins n’était pas mon amant… c’était mon père !

Et elle me tendit un paquet de lettres jaunies qu’elle avait sous son oreiller et qui renfermaient les preuves authentiques de ses paroles.

J’avais aidé à assassiner le père de ma femme. Ma femme était le fruit d’un péché de jeunesse du Commodore ; c’était votre sœur naturelle.

Comprenez-vous, maintenant, miss Ellen ?

– Pas encore, dit froidement milady.

– Ah ! vous ne comprenez pas encore ? vous ne comprenez pas, reprit Bob d’une voix tonnante, que le remords a pénétré dans mon cœur ; que j’ai eu horreur de vous, parricide et fratricide ; que je me suis pris à songer à l’enfant de votre sœur étranglée, misérable bohémienne qui, sous le nom de Gipsy, danse dans les rues de Londres et qui, si on lui rendait le bien volé, serait une des plus riches héritières de l’Angleterre ?…

– Mais on ne le lui rendra pas ! s’écria milady qui eut un rugissement de bête fauve.

Et son bras s’allongea dans la direction de Bob, son doigt pressa la détente du pistolet.

Le coup partit.

Bob tomba.

Il tomba, frappé en pleine poitrine et vomissant un flot de sang.

Milady regarda Franz et lui dit :

– Tu avais raison, les morts ne reviennent pas.

Bob se tordait sur le parquet.

Son œil, un moment fermé, se rouvrit et se fixa sur milady, farouche et prophétique ; puis Bob retrouva un souffle de voix :

– Miss Ellen, dit-il, c’est un crime de plus ajouté à tous tes crimes. Mais le châtiment viendra, sois-en sûre.

Milady répondit par un éclat de rire.

– Sortiras-tu de ta tombe ? dit-elle en ricanant.

– Non, répondit le mourant, mais il y a des vivants qui ont mon secret.

Milady étouffa un cri et pâlit.

– Ah ! tu as peur ! dit Bob dont la voix s’affaiblissait, mais dont les yeux continuaient à se fixer flamboyants sur milady. Eh bien ! puisque tu as voulu savoir, apprends encore ceci : La nuit dernière, deux étrangers sont venus ici. Tu as ordonné qu’on les reçût. L’homme seul a couché dans la chambre rouge… La femme a passé la nuit dans une de tes chambres et, jouant mon rôle de spectre, je me suis trompé et c’est à cette femme que j’ai reproché tes crimes.

Milady jeta un nouveau cri.

– Le châtiment viendra tôt ou tard, murmura Bob d’une voix éteinte.

Puis son œil devint vitreux et, faisant un violent effort, il se retourna, le visage contre le mur, pour mourir en paix.

* *

*

– Madame, dit alors Franz à milady, n’allez pas vous mettre l’esprit à la torture pour si peu de chose.

Si vous m’en croyez, nous quitterons ce château avant le jour.

– Et où irons-nous ? demanda-t-elle.

– À Paris.

– À Paris, exclama milady, à Paris, où est mon fils !

Oh ! tu as raison, ajouta-t-elle avec un accent d’amour maternel indicible, c’est à Paris qu’il faut aller.

Et cette femme au cœur de tigre, cette femme qui avait fait assassiner son père et sa sœur, et qui venait de tuer Bob, laissa voir une larme dans ses yeux tout à l’heure animés d’une cruauté sauvage.

XLVI

Quelques heures après celle où Vanda et le baronnet sir James Nively couraient en train express sur la route de Paris, c’est-à-dire vers midi, le héros de cette histoire, Rocambole, longeait le boulevard des Capucines, les mains dans les poches d’un vaste paletot de couleur blanchâtre, un foulard en guise de cache-nez autour du cou, et marchait d’un pas assez rapide.

Où allait-il ?

Sans doute à quelque rendez-vous lointain, car il fit signe au premier cocher de remise qu’il rencontra, monta en voiture et indiqua la rue Serpente comme lieu de destination.

Ceux de nos lecteurs qui se souviennent encore de la première partie de ce récit, n’ont pas oublié que c’était rue Serpente que la mère de Noël, dit Cocorico, était portière, et que c’était dans cette maison que l’ancien forgeron du bagne de Toulon avait trouvé un asile, après cette audacieuse évasion préparée et menée à bonne fin par Rocambole.

Vingt minutes après, Rocambole arrivait donc rue Serpente.

Noël l’attendait.

La première question de Rocambole fut celle-ci :

– Vanda est-elle arrivée ?

– Maître, répondit Noël, rien de nouveau. J’attendais madame hier soir ; ce matin, avant le jour, je suis allé au chemin de fer du Nord. L’express de Londres arrive à cinq heures trois quarts. Tous les voyageurs ont passé devant moi.

– Elle n’y était pas ?

– Non.

– C’est bizarre ! murmura Rocambole.

– Mais, reprit Noël, j’ai appris que le train avait déraillé à Amiens. Aucun voyageur n’a péri. Seulement une partie de ceux qui se trouvaient dans le convoi s’est arrêtée à Amiens. Je suis donc à peu près convaincu…

Noël n’acheva pas, car un coup de sonnette retentit dans la loge et sa mère tira le cordon aussitôt.

Rocambole tressaillit.

Une femme venait de franchir le seuil de la porte, et bien qu’elle fût enveloppée d’un grand manteau et que son visage fût couvert d’un voile épais, Rocambole la reconnut.

C’était Vanda.

Elle se jeta dans ses bras et lui dit :

– Ah ! enfin, je te retrouve !

Noël avait meublé dans la maison une petite chambre, dans laquelle Rocambole conduisit Vanda.

Celle-ci, à peine la porte fermée, lui dit :

– Je suis arrivée, il y a une heure, et j’ai eu toutes les peines du monde à m’échapper, car le baronnet se conduit déjà avec moi comme un amant jaloux, bien qu’il n’ait pas même effleuré mes doigts de ses lèvres.

Rocambole eut un sourire.

– As-tu ses secrets au moins ? dit-il.

– Non, pas encore.

– Je voudrais cependant savoir l’histoire de Gipsy ; cette histoire que sir George Stowe n’a pu nous dire.

– Et si j’en savais une partie ? dit Vanda.

– Que veux-tu dire ?

– Si le hasard m’avait mise sur la trace d’un premier filon ? continua Vanda.

– Explique-toi, dit Rocambole.

– Gipsy est riche… riche à millions.

Rocambole regardait Vanda avec un étonnement croissant.

Alors Vanda lui raconta les événements de la veille, c’est-à-dire l’accident arrivé à Amiens, le voyage en chaise de poste et l’hospitalité que le baronnet sir James Nively et elle avaient reçue au manoir de Rochebrune.

Enfin l’apparition du spectre et ses étranges discours.

– Ou je me trompe fort, acheva-t-elle, ou la bohémienne dont parlait le prétendu revenant n’était autre que Gipsy.

Rocambole avait écouté le récit de Vanda avec une grande attention.

Quand elle eut fini, il lui dit :

– J’ai mis Gipsy en lieu sûr, Marmouset s’est constitué son gardien.

– Et sir George Stowe ?

– Il est caché dans un hôtel du quartier Saint-Germain. Je lui ai intimé l’ordre de n’en point sortir le jour.

Mais ce que tu viens de m’apprendre me forcera à lui défendre de sortir même le soir jusqu’à mon retour : il ne faut pas que sir Nively le rencontre.

– Ton retour ? fit Vanda, tu pars donc ?

– Parbleu ! répondit Rocambole, je vais aller faire un tour au château de Rochebrune, et causer un brin avec le spectre.

* *

*

Vingt-quatre heures après, en effet, Rocambole descendit du train-poste, à la station la plus proche du château habité par milady et son intendant.

Les indications que lui avait données Vanda étaient si précises qu’il trouva le chemin de la vallée et vit bientôt poindre dans le lointain les tourelles du vieux manoir.

La vallée était déserte, la matinée pluvieuse.

Rocambole avait fait le voyage seul, sans autre bagage qu’une petite valise qu’il portait à la main.

Or, en rapprochant les dates, il est facile de se convaincre qu’il arrivait quelques heures après les derniers événements dont le manoir des Rochebrune avait été le théâtre.

Il s’attendait à voir le château morne, silencieux, plein de mystère.

Il fut donc très étonné d’apercevoir un groupe de paysans accourus des fermes voisines et qui se pressaient à la porte.

Une sorte d’effarement se peignit sur leurs visages.

Au milieu d’eux un jeune homme pérorait.

Rocambole, au portrait que lui en avait fait Vanda, reconnut Jacquot.

Il s’approcha sans que personne fît attention à lui.

Tous les regards étaient concentrés sur Jacquot, toutes les oreilles tendues pour recueillir ses paroles.

Jacquot racontait les événements de la nuit.

D’abord, les gens du château qui couchaient dans un pavillon isolé, avaient entendu, un peu après minuit, la détonation d’une arme à feu.

Mais ils n’avaient osé bouger.

Seulement, une heure après, Jacquot avait entendu la voix de milady.

Milady l’appelait.

Il était sorti du pavillon et la châtelaine, qu’à son grand étonnement il avait vue en compagnie d’un inconnu, lui avait commandé de lui seller ses chevaux.

Jacquot avait obéi.

Milady et son compagnon s’étaient mis en selle et étaient partis au galop.

Le jour venu, Jacquot s’était hasardé à entrer dans le château.

Dès le vestibule, il avait entendu des gémissements.

Il était monté au premier étage, et, guidé par les gémissements, il était arrivé et avait trouvé Bob baigné dans son sang, mais respirant encore.

À ce moment du récit de Jacquot, Rocambole joua des coudes, fendit la foule et dit au petit domestique :

– Vit-il encore ?

– Oui, répondit Jacquot ; mais je crois bien qu’il n’en a pas pour longtemps.

– Je suis médecin, dit Rocambole.

Et il se fit jour à travers les paysans et entra d’autorité dans le château.

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Septembre 2011

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[1] Ligne manquante. (Note du correcteur – ELG.)