Pierre Alexis Ponson du Terrail

 

 

 

LA BARONNE TRÉPASSÉE

 

 

 

Le Moniteur du Soir, 1852

Baudry, 1853

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PROLOGUE.. 4

I. 5

II. 10

III. 14

IV.. 18

V.. 25

VI. 27

VII. 28

VIII. 31

PREMIÈRE PARTIE.. 32

I. 33

II. 36

III. 37

IV.. 40

V.. 42

VI. 46

VII. 50

VIII. 58

IX.. 64

X.. 71

XI. 76

XII. 81

XIII. 88

XIV.. 91

XV.. 97

XVI. 99

XVII. 105

XVIII. 110

XIX.. 116

XX.. 123

XXI. 128

XXII. 201

XXIII. 203

DEUXIÈME PARTIE.. 205

XXIV.. 206

XXV.. 216

XXVI. 225

XXVII. 235

XXVIII. 241

XXIX.. 248

XXX.. 254

XXXI. 263

XXXII. 269

XXXIII. 274

XXXIV.. 284

XXXV.. 297

XXXVI. 302

XXXVII. 309

TROISIÈME PARTIE.. 311

XXXVIII. 312

XXXIX.. 317

XL.. 321

XLI. 331

XLII. 336

À propos de cette édition électronique. 348

 

PROLOGUE

I

– Duchesse !

 

– Baron…

 

– Avez-vous des nouvelles de Mgr le régent ?

 

– Aucune depuis hier.

 

– Cela m’inquiète sérieusement, ma pauvre duchesse ; et je crains fort…

 

– Ne craignez rien, baron, votre nomination doit être signée à cette heure.

 

– Dieu vous entende, duchesse !

 

– Vous tenez donc bien, cher, à ce gouvernement ?

 

– Dame ! duchesse, jugez-en vous-même. J’ai fait appeler mon intendant hier soir, et je lui ai demandé un exposé succinct et clair de mes affaires…

 

– Je devine, vous êtes ruiné…

 

– Mieux que cela, duchesse, j’ai un million de dettes et plus de crédit.

 

– Vous ne paierez pas vos dettes, mon pauvre baron.

 

– J’y ai déjà songé, duchesse : mais comment en ferai-je d’autres ?

 

– Enfant ! puisque vous allez être gouverneur de la province de Normandie pour Sa Majesté le roi Louis XV.

 

– Très bien. Mais si je ne le suis pas ?…

 

Et le baron, qui était encore au lit, allongea sa main fine et aristocratique vers le guéridon qui se trouvait à son chevet, y prit sa boîte d’or, et barbouilla coquettement son jabot de cette poudre jaune, qu’on nommait le tabac d’Espagne.

 

La duchesse, assise dans un grand fauteuil à dossier rembourré, frappa le parquet du bout de sa mule à talon avec un petit air impatient, et répondit :

 

– Savez-vous que vous êtes un impertinent, baron ?

 

– En quoi, s’il vous plaît, duchesse ?

 

– La question est plaisante ! Comment ! Vous doutez de mon crédit ?

 

– Ah ! duchesse !

 

– Sans nul doute. Car vous supposez que vous pourriez ne pas être nommé…

 

– Ainsi, je puis espérer.

 

– Sans la moindre crainte.

 

– Et dormir sur mes deux oreilles…

 

– Quand je serai partie, baron.

 

– Oh ! pas avant, duchesse.

 

– Mon Dieu ! fit ingénument la duchesse, vous êtes si peu courtois, messieurs, depuis la mort du grand roi…

 

– Donnez-moi vos mains de fée, duchesse, et venez vous asseoir ici, là… tout près.

 

– Que vous êtes enfant !…

 

– Je vais vous faire une confidence…

 

– Bah ! quelque intrigue nouée aux Porcherons, et dénouée…

 

– Nulle part, duchesse. On veut me marier…

 

La duchesse, qui était assise sur le bord du lit, se leva vivement, et alla se replacer dans son fauteuil avec un froncement de sourcils et un air boudeur qui flattèrent à un haut degré l’amour-propre du baron.

 

– Ah ! dit-elle ; et… avec quoi ?

 

– Oh ! ne soyez point jalouse, duchesse… Ce n’est vraiment pas la peine… C’est une fille de traitant…

 

Le minois chiffonné de la duchesse s’épanouit aussitôt :

 

– La chose serait grave si vous n’étiez Nossac, mon cher baron, dit-elle.

 

– Mon Dieu ! fit insouciemment le baron de Nossac, car c’était lui que nous trouvons ainsi couché, je sais bien que ce serait une mésalliance…

 

– Une énormité !

 

– Mais que voulez-vous ? Les mésalliances sont de mode depuis tantôt un siècle.

 

– Vous trouvez ? fit madame d’A… dont le front se rembrunit et qui pâlit aussitôt.

 

– Sans doute, duchesse, la reine Anne d’Autriche n’a-t-elle pas épousé Mazarin ?

 

– Secrètement, baron.

 

– D’accord ; mais qu’importe ! La Grande Mademoiselle n’a-t-elle pas épousé Lauzun, Louis XIV, la Maintenon ; Mgr le régent n’a-t-il pas semblable peccadille dans sa famille ?

 

– Ainsi donc, fit la duchesse, qui se leva courroucée, vous auriez le courage…

 

– Je ne dis pas cela, duchesse, puisque vous m’obtenez un gouvernement ; mais enfin… si je ne l’avais pas… que diable ! mon futur beau-père aurait assez d’or…

 

– Pour vous faire oublier sa roture, n’est-ce pas ? Vraiment, fit la duchesse indignée, les gentilshommes s’en vont !

 

– Quand ils n’ont pas de gouvernement, duchesse.

 

– Et, fit-elle en prenant un ton dédaigneux et moqueur, qui donc vous a proposé ce mariage ?

 

– Simiane, duchesse. Il m’offre une femme jolie, spirituelle, de bonnes manières, et affligée de je ne sais combien de millions.

 

– Acceptez-la, monsieur, fit la duchesse en se pinçant les lèvres ; je ne m’opposerai jamais à votre bonheur…

 

– Fi ! duchesse, la vilaine bouderie… J’ai refusé.

 

– Net ? demanda la duchesse avec un éclair de joie qui brilla dans ses grands yeux bleus.

 

– À peu près ; Simiane doit revenir aujourd’hui.

 

– Et vous refuserez encore ?

 

– C’est selon, répondit M. de Nossac ; si j’ai mon gouvernement…

 

– C’est juste, dit la duchesse ; mais vous aurez votre gouvernement.

 

– Je ne demande pas autre chose, duchesse.

 

– Et je cours chez le duc.

 

– Allez, duchesse.

 

– Et vos lettres patentes vous seront expédiées dans une heure.

 

– J’y compte, duchesse.

 

Et sans rien perdre de son flegme, le baron de Nossac indiqua du doigt la pendule.

 

– Je vous donne une heure de plus, duchesse, fit-il ; il est midi ; Simiane sera ici à une heure ; il y restera jusqu’à deux.

 

– Eh bien, dit Mme d’A…, si à deux heures vos lettres de marque ne sont point arrivées, vous aurez votre parole libre…

 

– Je ne vous l’ai point donnée, duchesse, mais je vous la donne.

 

– Un moment ! s’exclama Mme d’A… en se levant, j’exige de vous un autre serment.

 

– Lequel ?

 

– C’est que si vous vous mariez…

 

– Ah ! duchesse, vous ne l’espérez pas.

 

– Non, sans doute ; mais peut-on tout prévoir ?

 

Et un fin sourire plein de moquerie glissa sur les lèvres cerise de la duchesse.

 

– Méchante !

 

– Si vous vous mariez, reprit-elle, vous vous engagez dès aujourd’hui à m’accorder vingt-quatre heures encore ?

 

– Oh ! de grand cœur, ma belle amie.

 

– Vingt-quatre heures à mon choix, bien entendu ?

 

– Comment cela ?

 

– C’est-à-dire qu’à l’heure où je me présenterai devant vous, de nuit ou de jour, en vous disant : « Baron, il me faut mes vingt-quatre heures », à cette heure-là, si nous sommes dans la rue, vous monterez dans mon carrosse ; si nous sommes chez vous, vous prendrez votre feutre et votre épée, et vous me suivrez.

 

– Et si je suis ailleurs ?

 

– Également, baron.

 

– Ma foi ! s’exclama M. de Nossac, je n’y vois aucun inconvénient. Duchesse, je vous donne ma parole de gentilhomme d’être votre esclave pendant vingt-quatre heures, et de vous suivre partout où vous le voudrez durant ce laps, et de vous obéir aveuglément.

 

– À partir du jour où j’apprendrai votre mariage ?

 

– Soit, dit le baron.

 

Puis il ajouta :

 

– Voici un serment bien inutile, duchesse.

 

– Qui sait ? fit-elle en lui tendant la main. Adieu…

 

– Au revoir, duchesse !

 

La duchesse fit quelques pas vers une petite porte que masquait la tapisserie, l’ouvrit et disparut.

 

Cette porte donnait sur un mystérieux escalier qui descendait dans les jardins, lesquels jardins se trouvaient à peu près sur le même emplacement où s’élèvent maintenant les rues de Helder et de Provence.

 

L’hôtel où M. le baron de Nossac recevait la duchesse d’A…, maîtresse du vieux duc de Saint-Simon, et jouissant d’une grande faveur, était, on le voit, sa petite maison.

 

II

M. le baron Hector de Nossac était un jeune homme de vingt-six ans, d’excellente noblesse, de bonne tournure, d’un esprit léger, d’un courage éprouvé, et jouissant à la cour de la réputation d’homme à bonnes fortunes. Jamais réputation n’avait été plus méritée.

 

Le baron était beau, magnifique, inconstant, joueur, querelleur, et il possédait un faible déterminé pour le tabac d’Espagne et le vin d’Aï.

 

La duchesse du Maine l’avait affilié à l’ordre de la Mouche à miel ; il avait trempé dans la conspiration Cellamare, et Dubois l’avait fait enfermer à la Bastille. À la mort du digne cardinal, Simiane l’avait réconcilié avec le régent, et le régent lui avait donné un régiment.

 

Une œillade de madame de Phalaris l’avait rebrouillé avec le duc d’Orléans, et le duc d’Orléans lui avait retiré son brevet.

 

Un oncle, comme on n’en voit plus, était mort à point le lendemain de sa disgrâce, lui laissant deux cent mille livres de rentes.

 

Le baron avait dépensé en six mois lesdites rentes et quelque chose de plus. Alors, il avait songé à se remettre bien en cour, et, pensant que pour cela il était absolument nécessaire qu’il se fît une maîtresse convenable, il avait jeté son dévolu sur la duchesse d’A…, laquelle, au seuil de l’histoire que nous allons vous conter, était sur le point d’obtenir pour lui le gouvernement de la province de Normandie. Or, le jour où nous venons de voir le baron de Nossac causant, de son lit, avec la duchesse d’A…, était précisément le 2 décembre 1723.

 

Tandis que la duchesse gagnait son carrosse, qui l’attendait à la petite porte des jardins, un autre carrosse entra par la porte cochère, un gentilhomme de haute mine, quoique fort maigre, en descendit, et se fit à l’instant conduire auprès du baron.

 

Ce gentilhomme était M. de Simiane.

 

– Ah ! te voilà, cher, dit négligemment le baron.

 

– Oui, répondit vivement Simiane.

 

– Mon Dieu ! comme te voilà l’air effaré… Que t’arrive-t-il, marquis ? D’où sors-tu ? Quelque mari de mauvaise compagnie t’aurait-il fait bâtonner par ses gens ?

 

– Mon cher, dit Simiane, sans répondre à la question assez impertinente de Nossac, il n’est que temps de te marier.

 

– Tant pis ! mon cher, je ne me marierai pas ; j’ai mon gouvernement.

 

– Tu crois, baron ?

 

– J’en suis très sûr.

 

– Et moi, je suis sûr du contraire. Le régent n’a pas eu le temps de signer tes lettres.

 

M. de Nossac fit un soubresaut :

 

– Qu’est-ce que cela signifie, marquis, et que veut dire ce n’a pas eu le temps ?

 

– Non, car le régent est mort cette nuit.

 

Le baron poussa un cri.

 

– Il est mort d’apoplexie.

 

– Mais tu rêves, marquis ; c’est impossible ; la duchesse d’A… sort d’ici, et n’en savait rien.

 

– Il y en a bien d’autres qui ne le savent pas… On ne le saura que demain. Et tiens, je parie qu’avant ce soir la duchesse d’A… sera arrêtée.

 

– Pourquoi cela, marquis ?

 

– Parce qu’elle est l’ennemie jurée de Mme de Prie.

 

– Eh bien ?

 

– Ah ça ! mais d’où sors-tu, mon cher ? s’exclama Simiane. Ne sais-tu pas que la marquise de Prie est la maîtresse du duc de Bourbon ?

 

– Oui, bien.

 

– Alors, je vais t’apprendre autre chose : le duc de Bourbon est Premier Ministre.

 

Le baron pâlit.

 

– Mgr de Fréjus, continua Simiane, s’est généreusement effacé. Ce prélat tout confit n’est jamais pressé. Mais, sois tranquille, il ne perdra rien pour attendre.

 

– En sorte que mon gouvernement…

 

– Fais-en ton deuil, c’est le plus sage.

 

– Et ce mariage ?…

 

– Il faut y renoncer ou le conclure sur l’heure.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que M. Borelli, le fermier des gabelles, qui croit faire un marché d’or en te donnant sa fille aujourd’hui et a vent de ton gouvernement, se rétractera demain, quand il te saura en disgrâce.

 

– Mais, mon cher marquis, on ne se marie point du jour au lendemain.

 

– On se marie du soir au matin. Consens, et tu seras marié ce soir.

 

– Vraiment ?

 

– Je m’en charge. Je ferai entendre au bonhomme Borelli qu’il est de sa dignité de paraître te donner sa fille avec un désintéressement complet, et avant ta nomination au gouvernement de Normandie.

 

– Bravo !

 

– Ainsi, je puis tout préparer ?

 

Le baron consulta la pendule.

 

– Attends dix minutes, dit-il. Si à deux heures mon brevet n’est pas arrivé tu auras ma parole.

 

– Très bien.

 

– La mort du régent ne sera donc pas connue aujourd’hui ?

 

– Non, il y a des mesures à prendre. Tu seras marié ce soir, à minuit, et tu emmèneras ta femme, si bon te semble, dans n’importe quel château.

 

– Du tout, je resterai à Paris.

 

– Le mariage se fera chez le père, île Saint-Louis, sans pompe…

 

– Du tout, je veux une fête splendide ; je veux faire les choses en plein jour.

 

– En pleine nuit, du moins.

 

– Soit. Tu te chargeras des invitations. Ceux qui ne viendront pas m’indiqueront ma conduite pour l’avenir.

 

– Oh ! sois tranquille ; les mésalliances sont assez de mode pour que tout le monde vienne. D’ailleurs ta femme est assez belle…

 

– Ah ! vraiment ?… Du reste, cela m’est assez indifférent ; pour ce que j’en veux faire…

 

– Elle a un grand air et une beauté qui ne messiéront nulle part. Nous lui aurons un tabouret après la bourrasque.

 

Deux heures sonnèrent, la porte s’ouvrit.

 

– Ah ! mon Dieu ! s’écria le baron, voici mon brevet.

 

Le baron se trompait. C’était simplement le valet de chambre du duc d’A… qui venait l’avertir confidentiellement que la duchesse avait été arrêtée dans son carrosse, il y avait une heure, au moment où elle rentrait à son hôtel.

 

– Pauvre duchesse ! fit le baron avec philosophie.

 

– Que dis-tu, cher ? demanda Simiane.

 

– Je dis, marquis, répondit flegmatiquement le baron, que tu peux tout préparer : j’épouserai ce soir Mlle Borelli.

 

III

Mlle Hélène Borelli, fille du fermier des gabelles de ce nom, avait vingt-trois ans, une tête grecque, de grands yeux noirs bordés de longs cils, des yeux de velours, comme on dit ; une taille bien prise, assez haute, des mains de statue et une peau d’une blancheur éblouissante, et si mate que lorsqu’elle était immobile on l’eût volontiers prise pour une madone de marbre.

 

À deux heures de l’après-midi, M. le baron de Nossac n’avait pas vu sa femme encore ; à quatre, il lui fut présenté ; à six, il dînait avec elle chez son beau-père futur, et à onze il montait en carrosse pour aller à Saint-Germain-l’Auxerrois, où le petit abbé de Morfrans, son cousin, célébrerait la messe de mariage.

 

– Eh bien, demanda Simiane au baron, au moment où il conduisait sa fiancée à son carrosse, comment la trouves-tu ?

 

– Ma foi, cher, dit le baron avec fatuité, elle est assez belle, et je crois que je l’aimerai un grand mois tout de suite.

 

– Monsieur le baron, lui dit Hélène d’une voix douce, je désirerais fort causer dix minutes en tête-à-tête avec vous. Voudriez-vous prier votre ami, le marquis de Simiane, de monter dans le carrosse de mon père ?

 

– Marquis, dit tout bas M. de Nossac à Simiane, c’est le premier entretien et le dernier, sans doute, que j’aurai seul à seule avec mademoiselle avant qu’elle soit ma femme…

 

– Je te comprends, baron ; ne te gêne pas…

 

Et Simiane monta près du fermier des gabelles, qui s’épanouissait dans son habit brodé d’or sur les coussins de brocart de son carrosse.

 

Le beau monde de la ville et de la cour était prié au souper de noces chez le bonhomme Borelli, mais le marquis de Simiane avait eu le tact exquis d’inviter peu de personnes à la messe de mariage.

 

Il n’y avait donc qu’une dizaine de carrosses à la suite de celui des futurs époux.

 

– Monsieur le baron, dit Hélène à son mari, quand le leur s’ébranla, onze heures sonnent, nous ne serons mariés qu’à minuit.

 

– Cette heure est un siècle, mademoiselle, répondit courtoisement le baron.

 

– Voulez-vous me permettre un quart d’heure de conversation sérieuse ?

 

– Je suis tout à vos ordres.

 

– Et me répondre avec une entière franchise ?

 

– Foi de gentilhomme !

 

– Eh bien, monsieur le baron, je serai franche aussi. Mon père a voulu notre mariage, par ambition et par orgueil. Moi, au contraire…

 

La jeune fille hésita.

 

– Vous ? interrompit le baron.

 

– Si je n’étais si près d’être votre femme, je n’oserais vous l’avouer : c’est par amour.

 

– Ah ! mademoiselle, fit le baron avec joie, vous me connaissiez donc ?

 

– Je vous ai vu une heure, il y a deux mois. Or, monsieur, je sais bien que vous ne pouvez m’en dire autant, et que ce mariage n’est pour vous…

 

– Ce mariage, interrompit le baron, aurait pu être, hier encore, une spéculation de ma part. Aujourd’hui, tout est changé, je vous aime.

 

– Dites-vous vrai ?

 

Et la jeune fille attacha, malgré la demi-obscurité où ils étaient plongés, un regard ardent sur Nossac.

 

– En pouvez-vous douter ? Vous êtes si belle !

 

– C’est que, dit Hélène, je ne veux pas vous tromper, moi, et il faut que vous me connaissiez bien…

 

– Oh ! oh !

 

– Vous me dites que vous m’aimez, je le crois ; mais si vous me trompiez…

 

– Ah ! fi !

 

– Je ne vous le pardonnerais de ma vie.

 

Et une étincelle qui fit tressaillir le baron jaillit de l’œil noir d’Hélène.

 

– Mon Dieu ! oui, fit la jeune fille. Je ne suis pas de noblesse, mon père n’est pas même d’épée, et je n’ai personne d’église dans ma famille. Nous sommes de pauvres bourgeois enrichis, et je conçois qu’un gentilhomme qui daigne nous élever jusqu’à lui se fasse peu de scrupule de tromper une femme de ma condition…

 

– Je vous jure que la pensée en est loin de moi.

 

– Je vous crois encore, monsieur le baron ; mais écoutez : nous ne serons mariés que dans une heure, et il est encore temps de rompre.

 

– Fi ! quelle proposition !

 

– Me jurez-vous d’abandonner l’existence un peu débauchée que vous avez menée jusqu’à ce jour ?

 

– Je vous le jure.

 

– Vous ne me donnerez jamais le droit de ne pas être une honnête femme ?

 

– Oh ! jamais.

 

– Si un jour je prenais un amant, auriez-vous le courage de me tuer ?

 

– Oui, fit résolument le baron.

 

– Me donnez-vous le même droit ?

 

Le baron hésita, mais il jeta un regard à la jeune fille, et la trouva si belle qu’il répondit aussitôt d’une voix ferme :

 

– Oui, je vous le donne.

 

– Et vous me jurez que vous m’aimez ?

 

– Je vous le jure.

 

– Assez, monsieur le baron, dit Hélène ; je serai votre femme devant les hommes dans quelques minutes, je la suis dès à présent devant Dieu.

 

Et elle lui tendit son front d’ivoire, qu’il baisa.

 

Le carrosse s’arrêtait au même instant sous le porche de la vieille église.

 

Le baron descendit de voiture le premier et offrit ensuite la main à sa femme.

 

Elle s’appuya sur son bras avec une noble lenteur, et gravit avec lui les marches du temple.

 

Sur la dernière elle s’arrêta.

 

– Monsieur le baron, dit-elle en le regardant en face, il en est temps encore, voulez-vous que je vous rende votre parole ?

 

– Quelle folie !

 

– Vous tiendrez vos serments ?

 

– Oui.

 

– Prenez garde ! Ils sont lourds pour un homme comme vous.

 

– Ils pourraient l’être avec une autre femme, mais non avec vous. Je vous l’ai dit, Hélène, vous êtes belle… et je vous aime !

 

– Eh bien, dit-elle, tandis que son œil de velours brillait d’une flamme pudique, allons alors, je serai votre femme !

 

 

Le prêtre était à l’autel, les assistants avaient déjà pris leurs places dans le chœur.

 

Simiane et Villarceaux étaient les témoins du baron. Le chevalier de Mirbel et le comte d’O… ceux de la jeune femme.

 

À minuit et demi, la bénédiction nuptiale avait été donnée aux époux, et Hélène Borelli remonta en voiture baronne de Nossac.

 

– Ouf ! murmura Simiane, voilà qui est fait. Le bonhomme Borelli ne me refusera plus les deux cent mille livres que je lui demande à emprunter sur ma terre de Sault, déjà si fort hypothéquée.

 

– Ouf ! murmurait en même temps le baron, on peut à présent annoncer et crier la mort de Mgr le régent, je suis assez riche pour renoncer de bon gré à mon gouvernement de Normandie.

 

– Ouf ! murmurait pareillement le bonhomme Borelli, on ne dira plus que je suis un homme de rien, je m’imagine ! Mon gendre est Nossac, et nous aurons sous peu le gouvernement de Normandie. Encore un gentilhomme encanaillé ! ajouta-t-il avec son gros rire épais et béat.

 

Quant à Hélène, elle se dit bien bas :

 

– Il est beau… et il m’aime… Je suis heureuse !

 

IV

Le souper et le bal qui suivirent la cérémonie nuptiale furent splendides.

 

La mort du régent n’était point divulguée encore, et le beau monde était venu voir le baron de Nossac s’encanailler. Mais la curiosité universelle fut déçue ; personne, excepté les témoins et les assistants de la messe de mariage, ne vit la nouvelle épouse. Elle avait refusé d’assister à la fête et s’était retirée chez elle.

 

La jeune baronne de Nossac était assise auprès de son feu, la tête mollement renversée en arrière, et dans cette attitude sérieuse et mélancolique de l’attente quand elle est tempérée par une vague frayeur.

 

La jeune baronne avait une larme dans les yeux. L’aimerait-il longtemps ?

 

Elle ne doutait pas, la pauvre enfant, de la sincérité de ses promesses ; mais promettre et tenir…

 

C’est pour songer à tout cela qu’Hélène de Nossac avait voulu être seule quelques heures encore ; c’est pour cela que, tandis que le bal retentissait aux étages inférieurs, elle s’était réfugiée jusqu’à sa chambre de jeune fille, pour y pleurer et rêver à son aise…

 

Au moment où deux heures sonnaient, le baron entra.

 

À sa vue, Hélène se troubla bien fort et cacha sa tête dans ses mains.

 

Le baron alla à elle, la prit dans ses bras et mit un baiser sur son front. Mais tout aussitôt, on gratta doucement à la porte.

 

– Oh ! oh ! fit le baron ; qu’est-ce ?

 

C’était un laquais qui le cherchait dans tout l’hôtel et venait le poursuivre jusque dans la chambre nuptiale.

 

– Monsieur le baron, lui dit-il, il y a un carrosse arrêté à la porte de l’hôtel. Dans ce carrosse est un gentilhomme qui désire vous parler immédiatement.

 

– Son nom ?

 

– Je l’ignore ; mais c’est pour affaire pressée.

 

– Mon dieu ! fit la baronne avec effroi.

 

– Tranquillisez-vous, ma chère enfant, dit M. de Nossac, je reviens sur l’heure.

 

– Oh ! revenez vite…

 

– À l’instant, mon cher ange.

 

Le baron descendit, en se disant :

 

– C’est un de mes créanciers pressé de s’inscrire et qui veut assurer sa dette. Gredin !

 

Et il arriva à la porte de l’hôtel et vit le carrosse arrêté sur la chaussée.

 

– Baron, dit une petite voix flûtée, quand il fut à la portière, j’ai appris votre mariage il y a vingt minutes.

 

Le baron tressaillit et darda un regard au fond du carrosse, où il aperçut la duchesse d’A…, cavalièrement vêtue d’un pourpoint de mousquetaire.

 

– Baron, continua la duchesse, vous m’avez promis ce matin même de me donner vingt-quatre heures, à mon choix…

 

– Oui, madame, murmura le baron pâle et frémissant.

 

– Eh bien, cher, j’opte pour aujourd’hui.

 

– Mais, madame… cela ne se peut.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que… parce que… balbutia le baron, ma femme m’attend…

 

– Eh bien, vous la retrouverez demain.

 

– Mais, c’est ma nuit de noces…

 

– Vous la passerez chez moi. Ça, baron, montez ici près, mettez-vous là.

 

– Madame, s’écria le baron, par grâce !

 

– Vous en avez bien peu, vous, de venir me parler de votre femme. En route, mon bel ami, j’ai votre parole.

 

– Mais au moins faut-il que j’aille prendre mon épée ?

 

– Inutile ; en voici une.

 

– Mon chapeau ?

 

– Inutile encore, nous allons chez vous.

 

– Chez moi !

 

– Sans doute. Rappelez-vous votre serment : Je vous promets de vous suivre partout où vous le voudrez.

 

– Mais on le saura ?

 

– Et vous n’en serez pas déshonoré, mon cher. Je suis assez belle encore pour qu’on m’avoue sans honte.

 

Le baron, lié par sa parole, monta en jurant et maugréant dans le carrosse, qui s’éloigna aussitôt.

 

– Quelle nuit de noces ! murmura-t-il.

 

– Ce qui doit vous consoler, répondit en ricanant la duchesse, c’est que votre femme n’en passera pas une meilleure… à moins que Simiane…

 

– Madame ! s’exclama le baron avec colère, je vous ai donné ma parole de vous appartenir corps et âme pendant vingt-quatre heures ; je tiens ma parole ; mais je n’entends pas vous donner le droit de m’insulter. L’honneur de ma femme est le mien !

 

 

– Baron, s’écria la duchesse, il est midi : voudriez-vous sonner vos gens et me faire servir à déjeuner ?

 

Le baron était assis, pâle et blême, dans un coin de la chambre, sa tête dans ses mains et le front chargé d’un nuage de colère concentrée.

 

Il se leva lentement et, comme un automate dont les ressorts sont distendus, s’approcha d’un gland de soie qui pendait le long de la glace de Venise placée au-dessus de la cheminée, et le tira violemment.

 

– Tenez, continua la duchesse, voici la clé de votre appartement que j’avais prudemment retirée, de peur que la fantaisie ne vous prît de vous esquiver.

 

– Madame, fit le baron avec colère, ai-je jamais manqué à ma parole ?

 

La duchesse ne daigna point répondre à cette exclamation, mais elle ajouta avec sa raillerie habituelle :

 

– Vous demanderez ensuite votre carrosse.

 

– Pour quoi faire, madame ?

 

– Mais, pour sortir, ce me semble. J’ai une migraine affreuse. Voyons, ajouta la duchesse avec une feinte compassion. Quelle heure est-il ?

 

– Midi, madame.

 

– Quelle heure avions-nous hier soir quand je vous ai emmené ?

 

– Deux heures et demie, madame.

 

– Vous êtes mon esclave pour vingt-quatre heures, baron. Comptez… Neuf et demi et quatorze et demi font vingt-quatre : c’est donc quatorze heures et demie que vous me redevez.

 

– Et vous ne me ferez pas grâce du reste ?

 

– Pas d’une seconde, cher.

 

– Mais c’est une barbarie sans nom ! madame.

 

– Fi ! monsieur. Est-ce donc un supplice que de me tenir compagnie ?

 

– Non, sans doute, ricana M. de Nossac ; mais j’ai une femme… une femme qui m’attend…

 

– Et qui doit être en proie à une cruelle angoisse, n’est-ce pas ? Soyez tranquille, baron, nous allons prendre soin de la rassurer. Tenez, j’aperçois là-bas, sur ce guéridon, du papier et de l’encre… Approchez le guéridon, baron.

 

– Que voulez-vous faire, madame ?

 

– Approchez toujours… Bien… Asseyez-vous, maintenant… Vous sentez bien que ce n’est pas moi qui écrirai à Mme de Nossac.

 

Et un rire fin et moqueur glissa sur les lèvres roses de la duchesse. M. de Nossac prit une plume et écrivit ces deux lignes :

 

Mon cher ange,

 

Le régent est mort la nuit dernière. M. de Bourbon est Premier Ministre, et je vous écris de la Bastille…

 

La duchesse allongea vivement ses doigts effilés vers la lettre, s’en saisit et la lut.

 

– Dieu ! s’écria-t-elle avec un éclat de rire, le joli mensonge ! Vous mentez donc, mon pauvre cher ?

 

– Mais, balbutia le baron, que voulez-vous donc que je dise pour excuser…

 

– Mais la vérité, baron.

 

– Impossible !

 

– Vous êtes un niais. Croyez-vous que je vous aie enlevé cette nuit pour que, dès ce soir, vous roucouliez aux pieds de votre femme, parfaitement convaincue que vous êtes allé à la Bastille !

 

– Mais que voulez-vous faire ?

 

– Presque rien. Dicter votre lettre.

 

– Oh ! Je n’y consentirai jamais.

 

– Baron, mon cher, vous oubliez une chose importante.

 

– Laquelle ?

 

– C’est que vous êtes mon esclave jusqu’à demain matin.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, vous devez avoir pour moi une obéissance absolue et passive. Écrivez, baron ; j’ai votre parole.

 

Le baron rugit de colère, mais il prit la plume, une autre feuille de papier et murmura :

 

– J’attends, madame…

 

– Écrivez, dit la duchesse.

 

Ma belle amie,

 

J’avais promis, avant mon mariage, à une duchesse que je ne nomme pas, vingt-quatre heures d’esclavage. Je tiens toujours ma parole et je l’ai tenue hier. Je vous écris de chez moi, au moment de déjeuner avec ma belle geôlière. Mon majordome a fait frapper le champagne et chauffer un peu le bordeaux. Le menu est délicat. Nous sortirons en carrosse dans la journée, et demain, dès le point du jour, je vous reviendrai, belle amie, un peu pâle peut-être, un peu lassé de ma dernière folie de garçon, mais résigné d’avance à bientôt acquérir ce teint fleuri et ce merveilleux embonpoint qui fut et sera toujours l’apanage des maris.

 

Je vous baise les mains.

 

– Et vous allez envoyer cette lettre ! s’écria le baron, pâle de stupeur et de colère.

 

– Sans doute.

 

– Mais vous ne songez pas aux conséquences fatales qu’elle aura ?

 

– J’essaie, baron.

 

– C’est mon bonheur conjugal brisé à jamais !

 

– D’accord. Pour moi, c’est la satisfaction d’un caprice. Quand on est belle et un peu duchesse, cher, on a le droit d’avoir des caprices coûteux.

 

Le baron regarda fixement son ancienne maîtresse. Il vit son regard froid et hautain, dans lequel brillait une haine implacable ; il comprit que cette femme, qui l’aimait la veille et qu’il avait froissée dans son amour, serait impitoyable, et il se résigna à subir son supplice jusqu’au bout.

 

On gratta à la porte presque aussitôt.

 

Nossac alla ouvrir.

 

– Monsieur le baron est servi, dit un laquais.

 

– Baron, lui dit la duchesse, allez donner un coup d’œil de fin soupeur au menu de votre majordome, et veuillez m’envoyer mes caméristes, qui doivent être arrivées ici. Je vais me faire habiller.

 

Dix minutes après, Mme la duchesse d’A… et M. le baron de Nossac étaient à table.

 

La duchesse suça une aile de perdrix, croqua par-ci par-là un morceau délicat, trempa ses lèvres dans le meilleur cru d’Aï, et égrena du bout de son ongle rose une grenade confite au caramel, et un atome de plumpudding, mets récemment arrivés d’outre-Manche sur les nappes de la cour et de la ville. Puis, quand ce fut fait, elle se leva et dit au baron :

 

– Faites mettre vos chevaux.

 

Le baron donna des ordres.

 

– Maintenant, continua-t-elle, veuillez passer dans votre boudoir et y revêtir un costume complet que votre valet de chambre a préparé d’après mes ordres. Je vais de mon côté, à l’aide de mes femmes, modifier ma toilette.

 

Le baron savait désormais qu’il était bien réellement esclave ; aussi n’essaya-t-il nullement de commenter les étranges volontés de son impérieuse maîtresse. Il se livra aux mains de son valet de chambre, qui le revêtit d’un galant habit de simple garde-française, puis il rejoignit la duchesse, qu’il trouva vêtue en cantinière.

 

Le soldat et la cantinière formaient un couple ravissant.

 

– Où me conduisez-vous, madame ? demanda le baron du ton dont il eût demandé : de quel supplice vais-je mourir ?

 

– Aux Porcherons, mon bel ami.

 

– En carrosse ?

 

– Pour sortir de Paris seulement. Après, nous nous en irons à petits pas, à travers champs, au bras l’un de l’autre, comme un vrai garde-française et une cantinière au naturel.

 

– Et, fit Nossac, dont la voix irritée tremblait dans sa gorge, que ferons-nous aux Porcherons ?

 

– Ce qu’on y fait, baron. Nous nous y amuserons. Nous dînerons sous une tonnelle de cabaret ; nous boirons d’un affreux vin couleur indigo, et nous mangerons une cuisine sans nom, qui vous fera regretter un peu la table future de M. le fermier des gabelles Borelli, votre beau-père.

 

Le baron se mordit les lèvres.

 

– Allons, duchesse, dit-il en lui offrant le bras, venez… j’ai hâte de partir.

 

– Craignez-vous que Mme de Nossac ne vienne vous chercher ?

 

Le baron n’y avait point songé ; mais cette pensée le fit frémir.

 

– Rassurez-vous, cher, lui dit l’implacable duchesse ; si elle vient, elle aura beau faire, je ne vous céderai pas.

 

Ils montèrent en carrosse, sortirent de Paris au galop, puis, arrivés à peu près dans cet endroit où s’élève de nos jours le mur d’enceinte qui sépare Paris des Batignolles, ils renvoyèrent carrosse et laquais et s’en allèrent à pied, sous le bras l’un de l’autre, à travers champs, comme un vrai garde-française et une cantinière au naturel, ainsi que l’avait dit la duchesse elle-même.

 

Aux Porcherons, le baron de Nossac trouva nombreuse compagnie, et son déguisement jeta un lustre de plus sur son équipée. Il fut avéré que M. Borelli était un homme parfaitement joué et roulé, et que Mme de Nossac n’aurait de son mari que le nom… et les créanciers.

 

V

Il était à peine jour, quand le baron, libre enfin et débarrassé de la duchesse, sortit à pied de chez lui et se dirigea vers l’île Saint-Louis, où M. le fermier des gabelles Borelli avait son hôtel.

 

Malgré l’heure matinale, les domestiques étaient tous sur pied, et les fenêtres grandes ouvertes.

 

« Oh ! oh ! pensa le baron, qu’est-ce que cela veut dire ? ma femme prendrait-elle un second mari ? »

 

Les domestiques s’inclinèrent respectueusement sur son passage, mais aucun ne lui adressa la parole.

 

Dédaignant de les questionner, M. de Nossac monta directement à l’appartement de sa femme.

 

Les portes étaient ouvertes à deux battants, et salles et chambre à coucher complètement désertes.

 

« Ma femme est chez son père », pensa-t-il.

 

Et il se rendit chez le fermier des gabelles.

 

Là, comme chez sa femme, les salles étaient désertes, le lit non foulé.

 

– Diable ! s’exclama le baron, il y a bien du mystère ici.

 

Et il redescendit, et, s’adressant au premier valet qu’il rencontra :

 

– Où est donc M. Borelli ?

 

– M. Borelli est parti hier soir pour sa terre de Normandie.

 

– Ah ! fit le baron, stupéfait.

 

– Il a laissé à son intendant une lettre pour monsieur le baron.

 

– Appelle-moi l’intendant.

 

L’intendant parut, sa lettre à la main.

 

Le baron ouvrit précipitamment la lettre et lut ce qui suit :

 

Monsieur le baron,

 

Vous n’avez épousé ma fille que dans le but de payer vos dettes. Votre but est rempli, vos dettes sont payées. Je joins les quittances de vos créanciers à ma lettre, que je désire voir rester sans réponse. Je vous laisse mon hôtel à Paris et me retire dans ma terre du pays de Caux, où j’espère bien ne point recevoir votre visite.

 

Un homme désolé de vous avoir pour gendre.

 

BORELLI.

 

– Mais, s’écria le baron, où est Mme de Nossac ?

 

– Partie, monsieur le baron.

 

– Avec son père ?

 

– Non, monsieur le baron.

 

– Et où est-elle ?

 

– Sur la route de Bretagne, où elle a un château.

 

– Depuis quand est-elle en voiture ?

 

– Depuis hier soir, monsieur le baron.

 

– C’est bien ! fit le baron avec colère. Allez me chercher des chevaux de poste sur l’heure ; je veux partir à l’instant.

 

Le baron fut obéi avec une admirable promptitude. Vingt minutes après, il montait en chaise et s’écriait :

 

– Je crèverai vingt chevaux, mais je rattraperai ma femme !

 

VI

Le baron se tint parole à moitié, car…

 

Car à trente lieues de Paris, comme on relayait, un gentilhomme de fort bonne tournure arrive derrière le baron, après avoir accompli, sans nul doute, de semblables prouesses de célérité, et lui dit gravement :

 

– Je me nomme, monsieur, le chevalier de Courceneuille, et je suis, depuis hier, l’amant de la duchesse d’A…

 

– Ah ! fit le baron en reculant d’un pas.

 

– Il paraît, monsieur, que vous avez gravement insulté la duchesse, car elle m’envoie vous provoquer…

 

– J’accepte le défi, monsieur, répondit le baron en mettant sur l’heure flamberge au vent.

 

Le baron avait maintes fois fait des armes avec le régent, qui s’y connaissait, mais cela n’empêcha point qu’il reçût un bon coup d’épée qui le mit au lit pour huit jours, dans l’auberge misérable où relayait sa chaise de poste.

 

Ce qui fit qu’il ne put rattraper sa femme.

 

VII

Huit jours après, cependant, M. le baron de Nossac fut en état de continuer sa route ; et en quarante-huit heures il arriva dans le Léonais, province où se trouvait le château de sa femme.

 

Au dernier relais, on lui dit que les chemins qu’il allait suivre étaient désormais impraticables aux voitures. Le baron demanda un cheval et se mit en route malgré l’heure avancée ; il chemina toute la nuit et atteignit au point du jour le sommet d’une colline d’où l’on apercevait à l’horizon les tourelles grises du château où il se rendait. C’était une belle matinée d’hiver, dépouillée de ces brumes ternes qui rampent et s’allongent d’ordinaire, au souffle d’une bise froide et pluvieuse, sur les champs dépouillés et les pâturages jaunis.

 

Le baron se sentit un peu de joie au cœur, et pressa son cheval déjà fatigué.

 

Tout à coup, au milieu de ce calme paisible des champs, le son d’une cloche lui arriva lent et mesuré… Cette cloche sonnait un glas funèbre.

 

Le baron tressaillit et donna à son cheval un furieux coup d’éperon.

 

Le cheval reprit le galop et arriva, tout d’un trait, à la grille du château.

 

Le baron entra dans la cour ; la cour était silencieuse et déserte.

 

Il mit pied à terre, gravit le perron, puis l’escalier à balustre d’or et marches de pierres. Perron, escalier étaient vides de serviteurs.

 

Il traversa, guidé par un mystérieux et sinistre pressentiment, plusieurs salles également vides, où sa botte éperonnée retentissait avec un lugubre bruit ; puis enfin il entendit un murmure confus au loin, à l’extrémité des appartements qu’il traversait, un murmure monotone et vague qui ressemblait à des chants d’église, que des moines psalmodieraient au fond d’un cloître, à l’heure nocturne des matines.

 

Guidé par ce bruit, il avança toujours, le cœur frémissant d’émotion et la sueur aux tempes.

 

Il arriva ainsi jusqu’à une porte fermée. Puis derrière cette porte, le murmure qu’il avait entendu était devenu distinct : c’était bien un chant d’église. Le baron sentit ses cheveux se hérisser ; mais, dominant sa terreur, il frappa…

 

Aussitôt le chant s’éteignit, et la porte s’ouvrit à deux battants, criant sur ses gonds avec une sonorité funèbre.

 

Le baron recula et poussa un cri, à la vue du spectacle qui s’offrit alors à ses yeux.

 

Sur son lit de parade était étendue, inanimée, Mme la baronne de Nossac.

 

Au chevet, un prêtre était à genoux et récitait, en surplis, les prières des morts.

 

Autour du lit, les serviteurs pleuraient agenouillés.

 

Sur le guéridon de nuit brûlait un cierge mortuaire. À côté du cierge était un large pli, portant cette inscription :

 

À monsieur le baron de Nossac

 

La baronne de Nossac était TRÉPASSÉE de la veille. C’était son glas funèbre qu’avait entendu le baron.

 

Il marcha droit au lit avec la raideur d’une statue et posa la main sur le cœur de la morte… Le cœur ne battait plus.

 

Il approcha ses lèvres frémissantes de ses lèvres à elle…

 

Les lèvres étaient froides.

 

Il prit dans sa main la main glacée de la défunte, la souleva, puis la laissa échapper.

 

La main retomba inerte. La baronne de Nossac était bien morte.

 

Alors il s’approcha du guéridon, brisa le sceau du pli et le fouilla avidement.

 

Le pli ne contenait que le testament de la défunte, testament conçu en ces termes :

 

J’établis monsieur le baron de Nossac mon légataire universel, à la charge pour lui de se remarier dans le délai de deux ans et d’habiter mon hôtel de l’île Saint-Louis, à Paris, quand il séjournera dans cette capitale

 

BARONNE HÉLÈNE DE NOSSAC,

NÉE BORELLI

 

P.-S. – Si monsieur de Nossac redevenait veuf avant l’expiration des deux années, il serait contraint de se remarier pour ne point voir mon héritage retourner à ma famille.

 

Pas un mot d’amour ou de colère n’était joint à ce testament. Ce silence était-il menace ou dédain ?

 

VIII

Le baron fit rendre les honneurs funèbres à sa femme, puis il appuya un pistolet sur son front et voulut se tuer ; mais il songea qu’il ne lui avait pas fait élever un mausolée, et il pensa qu’il était plus convenable d’attendre l’érection de cet édifice pour se brûler dessus la cervelle.

 

Le mausolée fut construit à grands frais et s’éleva dans le parc du château avec cette inscription :

 

ICI GÎT

 

LA BARONNE HÉLÈNE DE NOSSAC

NÉE BORELLI,

 

TRÉPASSÉE VIERGE

À L’ÂGE

DE

VINGT-CINQ

ANS.

 

D. P.

 

Quand ce fut fait, l’inconsolable baron apprêta de nouveau ses pistolets et se rendit sur la tombe pour y faire le sacrifice de sa vie aux mânes de sa femme infortunée.

 

Mais un gentilhomme venant de Paris, à franc étrier, y arriva en même temps que lui et lui dit :

 

– C’est fort bien de pleurer sa femme ; mais quant à lui sacrifier sa vie, cela ne se peut… La vie d’un gentilhomme appartient au roi.

 

Ce gentilhomme était le marquis de Simiane, qui apportait au baron un brevet de mestre de camp, et l’ordre de se rendre sur-le-champ à l’armée d’Allemagne.

 

Le baron se résigna à vivre, tout en jurant qu’il ne se consolerait jamais.

 

Ce qui fit qu’il se consola.

 

PREMIÈRE PARTIE

I

Il y avait, jour pour jour, un an que Mme la baronne de Nossac avait été inhumée par les soins de son mari, dans le parc de son château du Léonais.

 

Nous retrouvons le baron à quelques centaines de lieues du tombeau de sa femme, c’est-à-dire à bord du vaisseau-amiral de la flotte française qui croise devant Dantzig sous les ordres du comte de La Motte.

 

Le roi Stanislas de Pologne, allié de Sa Majesté Louis XV, était bloqué par les Russes dans sa dernière place forte, Dantzig.

 

À Varsovie, M. de Lacy, commandant supérieur des armées du tsar, avait fait proclamer le prince Auguste roi de Pologne et grand-duc de Lituanie.

 

Dantzig ne pouvait tenir longtemps ainsi bloquée, et la prise de Dantzig, c’était la tête de Stanislas qui roulerait sur le billot.

 

Trois hommes tenaient conseil à bord du vaisseau-amiral : le comte de La Motte, amiral en chef ; le baron de Nossac, mestre de camp des armées de terre et commandant un corps d’infanterie embarqué, et le comte Bréhan de Plelo, gentilhomme breton, ambassadeur français à Copenhague.

 

– Messieurs, disait l’amiral, nous avons cinq vaisseaux de ligne et trois corvettes ; un effectif de sept à huit mille hommes à peine. Les Russes campent au nombre de trente mille sous les murs de Dantzig ; ils sont bien retranchés ; le fort de Weshulmund leur a ouvert ses portes, leurs batteries dominent les deux rives de la Vistule, le débarquement est inutile ; il n’y a rien à faire, nous ne pouvons secourir Dantzig.

 

– Monsieur, répondit le comte de Plelo avec une froide dignité, il y a à Dantzig un roi dont la vie est menacée, un roi dont la tête peut tomber sous la hache comme celle de Charles Ier d’Angleterre. Songez-y…

 

– Je le sais, monsieur, mais qu’y puis-je faire ?

 

– Songez aussi, dit à son tour le baron de Nossac, que l’Europe entière a les yeux sur nous, et que, si demain Dantzig est pris, si demain une commission d’officiers russes s’assemble, juge et condamne le roi Stanislas, si le jour suivant le roi Stanislas pose sa tête sur le billot et meurt les yeux tournés vers nous, il s’élèvera dans toute l’Europe un cri de réprobation contre nous et l’on dira : « Il y avait à une lieue de Dantzig une escadre française, une armée du roi Louis XV, l’ami du roi Stanislas. Cette escadre, cette armée sont demeurées spectatrices paisibles et ont vu rouler une tête de souverain sans qu’un seul de leurs sabords vomît un boulet, un de leurs mousquets, une balle !

 

– Messieurs, fit le comte de La Motte avec hauteur, vous parlez noblement et bien. Mais le roi, notre maître, m’a investi du commandement suprême. À ce titre, je lui dois un compte sévère de ses soldats. Essayer de ravitailler Dantzig, c’est les conduire à une mort certaine sans espoir même de réussir. Je m’oppose au débarquement.

 

– Monsieur, dit le comte de Plelo, il y a un vieux proverbe, un proverbe chevaleresque s’il en fut, qui a cours en France et surtout en Bretagne. Je suis breton, voulez-vous me permettre de le citer ? Fais ce que dois, advienne que pourra ! Eh bien, moi, comte de Bréhan de Plelo, je vous somme de veiller au salut d’un roi allié de la France ! Avant d’être homme d’État, j’étais homme d’épée, et j’assume sur ma tête, d’avance, toute la responsabilité de l’expédition hasardeuse que je vous propose. Êtes-vous content ?

 

– En ce cas, monsieur, répondit l’amiral, nous pouvons débarquer. Je suis prêt à me faire tuer près de vous.

 

– Après moi, comte, dit fièrement M. de Plelo ; le premier gentilhomme qui mourra pour le roi Stanislas, ce sera moi.

 

– Et moi, fit le baron de Nossac, je vous jure, messieurs, que, dussé-je passer, moi tout seul, sur le corps d’une armée russe tout entière, j’arriverai jusqu’à Sa Majesté polonaise ; je me placerai à sa droite, et, si je ne la sauve pas, si je ne l’arrache point au bourreau, au moins ne tombera-t-il un cheveu de sa tête que lorsque la mienne ne sera plus sur mes épaules.

 

Le comte de Plelo lui tendit la main :

 

– Baron, lui dit-il, vous êtes le meilleur gentilhomme que je connaisse, et vous me prouvez une fois de plus que, chez vous, galanterie et bravoure, esprit et noblesse, vont toujours de pair !

 

– Je vais prendre les mesures nécessaires pour le débarquement, dit M. de La Motte.

 

– Je le commanderai, fit le comte de Plelo.

 

– Et moi, ajouta Nossac, je me battrai en simple gentilhomme ; je vais résigner mes pouvoirs de général aux mains d’un de mes colonels.

 

– Pourquoi cela, baron ?

 

– Parce que je veux arriver jusqu’au roi, et que je n’entends point lui conduire mon corps d’armée.

 

– Quelle folie chevaleresque ! murmura l’amiral.

 

– Les folies de ce genre, répondit M. de Plelo, valent sagesse et diplomatie.

 

II

L’attaque et le débarquement eurent lieu le jour même. M. de Plelo et M. de Nossac passèrent avec deux cents hommes sur dix mille Russes, et arrivèrent aux portes mêmes de Dantzig. Mais là, M. de Plelo tomba percé de coups, ses compagnons furent pris ou tués ; seul, un homme se fit jour l’épée au poing, à travers les lignes ennemies, et sanglant, couvert de boue, les vêtements en lambeaux et criblés de balles, qui, pour la plupart, l’avaient épargné, vint tomber mourant et brisé de fatigue, aux palissades des assiégés.

 

C’était le baron de Nossac.

 

Le comte de Plelo et lui avaient tenu parole, tous deux ; l’un était mort, l’autre était arrivé jusqu’au roi Stanislas.

 

III

Il n’entre point dans notre cadre de relater d’une manière détaillée cette miraculeuse évasion du roi Stanislas, qui, à cette époque, étonna l’Europe entière par la hardiesse avec laquelle elle fut conçue et exécutée.

 

Nous nous bornerons à une rapide analyse.

 

Les Dantzigois n’avaient opposé à l’armée russe une résistance aussi énergique que parce que la présence de leur roi les enthousiasmait et les stimulait. Ils voulaient bien s’ensevelir sous les ruines de leur ville, mais à la condition que le roi y périrait avec eux.

 

Or, le roi savait que tant qu’il serait à Dantzig, Dantzig ne se rendrait pas, et il ne voulait pas que la ville fût bombardée et affamée plus longtemps, il lui fallait quitter Dantzig.

 

Jamais fuite n’avait paru plus impossible. Les Russes bloquaient Dantzig ; Dantzig, à son tour, y mettrait de l’amour-propre et ne laisserait point partir son roi.

 

Le roi avait donc à se garder autant de ses amis que de ses ennemis.

 

Trois hommes, trois hommes seuls, sans complices, sans auxiliaires, sans autres secours que leur audace et leur épée, résolurent cependant de sauver le roi et y parvinrent. Ces trois hommes étaient le marquis de Monti, ambassadeur de France à Dantzig, le général Steinflich, et le baron de Nossac.

 

Le marquis procura au roi un costume de paysan et les vieilles bottes d’un officier de la garnison, bottes qu’il n’osa demander et fit voler par le domestique de l’officier. Le général Steinflich prépara une barque qui, une nuit, une nuit sombre et propice à l’événement, se trouva amarrée sous le rempart qui longeait la Vistule.

 

Le roi, suivi du général et du baron, déguisés tous deux comme lui, arriva sur le rempart et se présenta à la poterne qui ouvrait sur un escalier tournant dont le pied plongeait dans le fleuve.

 

À cette poterne était de garde un officier suédois.

 

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il au roi.

 

Le roi hésita une minute, puis il préféra se fier à la loyauté de l’officier, et lui dit :

 

– Je suis le roi de Pologne.

 

– Je ne puis laisser passer Votre Majesté, répondit l’officier, sans qu’elle ait été reconnue par le major de la place.

 

Cela était impossible. Le major se fut opposé à la fuite du roi.

 

– Monsieur, dit alors le baron de Nossac à l’officier, êtes-vous gentilhomme ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Êtes-vous bien convaincu que si Dantzig est pris, le roi sera décapité ?

 

– Oui, répondit l’officier. Mais nous mourrons avec lui.

 

– Monsieur, continua le baron, j’ai connu dans mon extrême jeunesse un gentilhomme écossais presque centenaire, qui portait éternellement un masque de velours noir sur son visage et un crêpe noué à son bras. Savez-vous pourquoi ?

 

– Non, dit l’officier.

 

– Parce qu’il avait été le dernier Écossais qui déserta la cause du roi Charles Ier, et que les longues années qui s’étaient écoulées depuis n’avaient pu lui faire oublier sa trahison et étouffer ses remords.

 

– Qu’y a-t-il de commun entre lui et moi ? demanda l’officier.

 

– Ceci : c’est qu’il était la cause première de la mort de son souverain, et que si, dans trois jours, la tête du roi Stanislas a divorcé d’avec son corps, vous pourrez vous dire : « C’est moi qui ai tué mon roi, par mon obstination et mon obéissance passive à une discipline qui ne doit plus exister quand la vie d’une tête couronnée est en péril. »

 

L’officier réfléchit une minute ; puis, posant la main sur son cœur, répondit en livrant le passage :

 

– Le roi peut passer !

 

Le roi descendit, suivi de ses deux compagnons, trouva la barque montée par un znapan, sorte de soldat bohémien et mercenaire assez fréquent en Allemagne à cette époque, y prit place et coupa lui-même l’amarre avec son poignard. Quant à l’officier suédois, le lendemain, au jour, et quand la barque royale fut loin, il alla trouver le major de la place, lui raconta ce qui s’était passé, et lui dit :

 

– Maintenant, monsieur, comme il ne faut pas que deux officiers manquent simultanément à leur devoir, vous allez assembler un conseil de guerre et me faire fusiller aujourd’hui même.

 

– Vous avez raison, répondit le major en lui tendant la main. Vous êtes un brave gentilhomme.

 

– Non, dit l’officier, je suis un traître ; mais j’ai sauvé le roi. Je meurs content.

 

Qu’on cherche de tels hommes aujourd’hui ! Les trouvera-t-on ?

 

IV

Le roi gagna les marais au milieu desquels la Vistule s’enfonce avant de s’unir à la mer. Il demeura caché tout un long jour dans une chaumière de paysans, et ne se remit en route que la nuit suivante.

 

Enfin, après dix nuits semblables, dix nuits de périls continuels, passant à travers les retranchements des Russes et des Impériaux, dormant mal, mangeant à peine et toujours escorté par Steinflich et le baron, il parvint à toucher le bord du Nogat.

 

Là, Steinflich quitta le roi, mais le baron voulut l’accompagner encore.

 

Le roi passa le Nogat avec lui ; puis, arrivé sur l’autre rive, il gagna un village nommé Bialagora, où il acheta un chariot et un cheval.

 

Deux jours après, dans cet équipage, le roi Stanislas de Pologne fit son entrée dans Marienwerder. Il était hors de danger et loin de la hache des Russes. Alors le baron prit congé de lui.

 

– Adieu, Sire, lui dit-il.

 

– Vous me quittez ?

 

– Je retourne à mon poste, Sire.

 

– Hélas ! fit le roi avec un triste sourire, je n’ai plus de royaume et je suis le plus pauvre des Polonais. Je n’ai donc à vous offrir ni dignités, ni fortune pour vous retenir auprès de moi, et je vous laisse.

 

– Sire, dit fièrement le baron, si j’étais polonais, Dieu m’est témoin que je voudrais vous suivre au bout du monde, dussions-nous l’un et l’autre manquer d’abri et de pain. Mais je suis au roi de France, et je n’ai fait que le servir en vous escortant.

 

Le roi tendit la main. Nossac fléchit un genou et la baisa. Puis il s’inclina et alla préparer son départ.

 

Dans l’hôtellerie où il était descendu, venait d’arriver un znapan couvert de poussière et paraissant avoir fait une longue route. Il demanda à parler au baron.

 

Le baron était toujours revêtu de ses habits de paysan, mais le znapan alla vers lui et lui dit :

 

– Mon général, je viens à vous de la part du général Steinflich.

 

– Pourquoi cela ? demanda le baron en tressaillant.

 

– Pour vous avertir qu’une embuscade est dressée sur l’autre rive du Nogat.

 

– Et cette embuscade ?

 

– Pour vous, mon général. Les Russes se sont promis de vous faire payer cher l’enlèvement du roi Stanislas.

 

– En sorte que je dois rester ici ?

 

– Oui, mon général, à moins que…

 

– À moins ? interrogea Nossac.

 

– À moins que vous n’ayez confiance en moi pour vous aventurer en ma compagnie, dans l’intérieur des terres ou des forêts. Je connais des chemins où les Russes ni les Impériaux ne passeront jamais, et vous promets qu’avant quinze jours vous serez aux frontières de Prusse et pourrez vous embarquer.

 

– Morbleu ! s’exclama le baron, j’aime tout autant cela.

 

Et il quitta son déguisement, se procura des vêtements convenables et un cheval, puis dit au znapan :

 

– Nous partirons dès demain avant le jour, si tu veux.

 

Le znapan s’inclina et réprima un diabolique sourire, qui venait sur ses lèvres, tandis qu’il murmurait à part lui :

 

– Le château des veneurs noirs est loin encore… Mais nous y arriverons !

 

V

Le baron dormit mal dans le lit misérable qui était cependant le meilleur de l’auberge où il était descendu. Le cauchemar, ce rêve pénible qui suit d’ordinaire les grandes fatigues, l’assaillit pendant plusieurs heures et déroula dans son imagination impressionnée les contes les plus étranges et les plus noires légendes qui aient cours dans cette mystérieuse Allemagne qui, de nos jours encore, n’est point complètement affranchie des traditions superstitieuses et féeriques du Moyen Âge.

 

Tout à coup, une voix monotone, lente, bizarre, l’éveilla en sursaut. Cette voix disait un chant slavon dont voici le premier couplet :

 

Le vieux châtelain, le sourcil froncé,

Est encore assis à minuit passé

Dans son grand fauteuil séculaire,

Le dernier tison du feu, et l’aurore teint

L’horizon bientôt. Qu’a-t-il pour se taire

Et garder ainsi son visage austère,

Sombre et menaçant, le vieux châtelain ?

 

Le vieux châtelain, dans la forêt sombre,

À l’heure où le jour s’efface sous l’ombre,

Aura vu passer sur son cheval noir

Le veneur tout noir qui nuit et jour chasse,

Le noir veneur qui jamais ne se lasse,

Et, le fouet en main du matin au soir,

Embouche la trompe, et poursuit la chasse…

On verra demain des morts au manoir !

 

Ce chant s’élevant tout à coup au milieu du silence nocturne et réveillant les échos paisibles des environs, étonna le baron assez vivement pour le faire sauter au bas du lit et courir à sa fenêtre qui donnait sur la cour de l’auberge.

 

À la clarté de la lune qui frangeait d’argent de gros nuages noirs, affectant des formes étranges et tourmentées, il aperçut un homme occupé à harnacher deux chevaux.

 

C’était le znapan.

 

Rassuré, le comte retourna à son lit, prit sa montre au chevet et la consulta. Il était à peine une heure du matin.

 

« Oh ! pensa-t-il, mon drôle est bien pressé de partir… »

 

Il retourna à la croisée et l’appela. Le znapan tourna la tête :

 

– Bonjour, mon général, dit-il ; puisque vous êtes éveillé, habillez-vous promptement.

 

– Nous partons bien matin…

 

– La route est longue.

 

– En route donc, fit le baron.

 

Il s’habilla lestement, descendit sans bruit dans la cour, mit ses pistolets prudemment amorcés dans ses fontes, boucla soigneusement le ceinturon de son épée et se mit en selle.

 

Le znapan sauta sur la croupe nue de son cheval avec cette légèreté fantastique des cavaliers hongrois ou bohèmes, et passa le premier.

 

Ils sortirent ainsi du bourg et prirent un petit sentier rocailleux, inégal, encaissé de haies vives et s’enfonçant d’abord au milieu d’une plaine couverte de bruyère, pour aller ensuite courir par rampes brusques et sinueuses au flanc d’une montagne chargée de sapins noirs, qui s’ouvrait tout à coup comme une bouche gigantesque, et se trouvait coupée en deux par une gorge profonde se dirigeant au sud-est.

 

Depuis que le baron s’était fait entendre au znapan, ce dernier avait éteint sa chanson, et, dominé par d’autres préoccupations, le baron ne prit pas garde à ce silence subit et se laissa aller bientôt, bercé par le pas cadencé de sa monture, à cette rêverie toute mélancolique qui s’empare si facilement du voyageur, la nuit, au milieu des campagnes muettes, paisibles, dont un léger souffle de vent, un oiseau nocturne ou un grillon troublent seuls le silence.

 

La lune, passant successivement derrière les nuages, tigrait plaines et coteaux d’ombres gigantesques et bizarres ; parfois, elle disparaissait complètement, et alors l’obscurité était profonde, et le baron avait toutes les peines du monde à voir trois pas devant lui le cheval de son guide.

 

Les nuages allaient se resserrant peu à peu : au moment où les deux cavaliers atteignirent l’entrée de la gorge, ils ne formèrent plus qu’une seule route noire et menaçante ; la lune disparut tout à fait, et les ténèbres devinrent si profondes que le baron sentit son cheval frissonner instinctivement sous lui.

 

Tout aussitôt la voix du znapan s’éleva de nouveau et continua sa chanson.

 

Ce veneur maudit a Satan pour père ;

Il est tout puissant, il peut tout sur terre ;

Il a dans les bois un château d’argent,

Sa meute est ardente, et met hors d’haleine

Un grand cerf dix cors en une heure à peine.

 

– Ah ça, maraud ! s’écria le baron impressionné malgré lui, que me chantes-tu là ?

 

– La légende du veneur noir.

 

– Qu’est-ce que le veneur noir ?

 

– Vous le voyez bien, mon général, c’est le fils du diable.

 

– Le rencontrerons-nous en route ? demanda M. de Nossac en riant.

 

– Dieu nous en préserve, mon général.

 

– Et pourquoi cela ?

 

– Parce que ceux qui voient le veneur noir meurent dans les vingt-quatre heures.

 

– Ah ! par exemple !

 

– À moins qu’ils n’aient une fille à marier…

 

– Ah ! ah !

 

– Car on dit qu’il cherche femme, le veneur noir, et qu’aucune, noble châtelaine ou paysanne, ne veut de lui.

 

– Je n’ai pas de fille à marier, mais je cherche femme ; si le veneur noir en avait une… mordieu ! je crois que je l’épouserais.

 

Le baron achevait à peine ces mots d’un ton léger, qu’une voix stridente s’éleva dans les profondeurs de la gorge, à cinq cents mètres devant les cavaliers, et cette voix bien autrement accentuée et terrible que celle du znapan entonna un troisième couplet de la légende du veneur noir, couplet inconnu sans doute au znapan :

 

Qu’a donc le châtelain, que son front est sévère,

Et qu’à l’heure où tout est calme sur cette terre,

Où tout dort, il demeure au coin de l’âtre, ainsi

Qu’un trépassé qui vient de la ronde infernale,

Qu’au carrefour des bois Satan la nuit étale,

Et qui se veut asseoir encore une heure aussi

Au feu de sa maison, et frissonnant et pâle,

Se réchauffer avant qu’un vert rayon d’opale

Ait glissé, tremblotant, dans le ciel éclairci ?

 

– Quelle est cette voix ? demanda le baron tressaillant et arrêtant court son cheval.

 

Mais le znapan ne répondit pas, soit qu’il fût dominé par la terreur, soit qu’il n’eût point entendu l’interpellation. La voix reprit :

 

Le vieux châtelain est sexagénaire,

Il a vu passer en quelque clairière

Le cheval d’ébène et le veneur noir…

C’est qu’avant la nuit prochaine au manoir

On verra des morts, et que dès ce soir

L’aumônier dira sa morne prière.

Ce n’est point cela. Le grand veneur noir

Est venu naguère heurter au manoir

Il a dit au vieux châtelain : « Ce soir,

Je veux aimer ta fille une nuit entière. »

 

– Mais quelle est donc cette voix ? s’écria le baron de Nossac.

 

En ce moment, un éclair jaillit de la voûte de nuages qui s’entrouvrit ; cet éclair éclaira la gorge deux secondes, et à sa sinistre lueur, les deux voyageurs aperçurent immobile, au milieu de la route, un cavalier vêtu de noir, monté sur un cheval noir comme lui, et ayant masque de velours au visage et trompe de chasse sur l’épaule.

 

– Le veneur noir ! murmura le znapan d’une voix que l’effroi semblait étrangler.

 

– Par la mort Dieu ! s’écria le baron frissonnant et voulant dompter chez lui la terreur du danger par le danger lui-même, je veux le voir de près ce veneur terrible !

 

Et il poussa son cheval, qui tremblait sous lui.

 

VI

Le veneur noir, car c’était bien lui, à en juger du moins par l’apparence, le veneur noir, disons-nous, demeura immobile au milieu de la route, semblable à quelque génie colossal défendant l’entrée de cette noire et mystérieuse vallée aux simples mortels.

 

Il avait en effet une taille véritablement gigantesque et comme on n’en trouve plus que dans le nord de la Germanie ; son cheval, noir comme lui, parut au baron plus grand et plus fort que les autres animaux de sa race.

 

Mais M. de Nossac, s’il avait eu un premier mouvement de crainte, était assez brave pour maîtriser complètement sa terreur et son émotion dans l’espace de quelques secondes.

 

Le temps de galop qu’il fit pour arriver jusqu’au veneur, si court qu’il fût, suffit à lui rendre tout son sang-froid, et quand il ne se trouva plus qu’à vingt pas, il arrêta court sa monture et cria à l’étrange cavalier :

 

– Holà, mon maître, place, s’il vous plaît ?

 

Le veneur noir ne répondit pas ; mais il poussa son cheval à son tour et vint à la rencontre du baron.

 

Un second éclair entrouvrit les nuées, les sillonna rapidement, et éclaira les deux cavaliers au moment où ils se trouvaient face à face, leur permettant ainsi de s’observer réciproquement.

 

– Eh bien ! demanda M. de Nossac avec courtoisie, mais d’un ton ferme et froid, Votre Seigneurie infernale me livrera-t-elle passage ?

 

– Ah, ah ! ricana le veneur, vous paraissez me connaître, mon gentilhomme ?

 

– Parbleu ! dit le baron, on m’a raconté le commencement de votre histoire, et vous venez de me dire la fin, le tout dans une ballade assez joliment rimée. Vous êtes le veneur noir…

 

– Tout comme vous le baron de Nossac.

 

Le baron, entendant prononcer son nom, fit un mouvement de surprise et d’inquiétude :

 

– Bah ! dit-il, se dominant aussitôt, il est tout naturel qu’un fils du diable sache par cœur le grand armorial de France.

 

– Et vous y avez même, si j’ai bonne mémoire, mon gentilhomme, une assez belle place ; vous datez des croisades, je crois ?

 

– En effet. Votre Seigneurie voit-elle quelque inconvénient à ce que je continue ma route ?

 

– Mon cher baron, répondit familièrement le veneur noir, vous êtes sur la limite de mes terres ; je possède cette vallée et vingt lieues de forêts alentour ; j’ai, en outre, un assez beau castel à dix lieues d’ici. Vous voyez que je suis un châtelain fort présentable et qui ne ferait nullement une piètre figure à la cour d’un souverain quelconque, fut-ce mon cousin de Prusse et de Russie.

 

– Je vous en félicite, fit le baron poliment, vous avez de superbes domaines. Seulement, s’il m’était permis de vous donner un conseil…

 

– Oh, ne vous gênez pas. Je sais par cœur les œuvres d’un de vos poètes du dernier siècle, maître Nicolas Boileau, un homme d’esprit, baron, et qui, je le prévois, sera fort maltraité dans cent cinquante ans d’ici par une école de romantiques qui auront le défaut d’avoir plus de génie que de sens. Je me souviens d’un vers assez remarquable : Aimez qu’on vous conseille, etc.

 

– Je me permettrai donc de vous engager, monseigneur, à éclairer un peu mieux les routes de votre domaine. Il fait noir ici comme dans une conscience de janséniste.

 

– Vous croyez ? demanda sérieusement le veneur noir.

 

– Et je pense qu’il vous serait facile de distraire un ou deux tisons du brasier où se chauffe Sa Majesté votre père, depuis qu’elle a renoncé à se geler dans le paradis.

 

– Mon père a toujours froid, dit sèchement le veneur, et puis, ses hôtes sont si nombreux qu’il ne peut les frustrer ainsi. Par exemple, baron, reprit-il en ricanant, si, quand vous serez parmi eux, vous voulez me faire cadeau de votre part de feu pour me servir de réverbères et de lanternes, je l’accepterai avec grand plaisir !…

 

– Je regrette infiniment que ce ne soit pas tout de suite, répliqua le baron sur le même ton de persiflage, car je crains fort que mon guide ne se casse le cou avant qu’il soit peu : il est si fort effrayé déjà…

 

– Votre guide, baron, est au coin du feu à l’heure qu’il est.

 

– Ah ! par exemple !

 

– Voyez plutôt.

 

Un troisième éclair parut obéir à un ordre mental du veneur noir, et fit resplendir les roches tourmentées et les sombres taillis de la gorge dans le rayon d’un quart de lieue.

 

Le veneur étendit la main, le baron se retourna, explora la route, examina, chercha…, et ne vit plus rien.

 

Le znapan avait disparu.

 

Le baron poussa un cri de surprise.

 

– Où donc est-il passé ?

 

– Il est auprès de ce feu que vous vouliez appauvrir naguère pour éclairer mes domaines. C’est un petit diablotin que mon père me prête de loin en loin.

 

– Eh bien, murmura le baron, me voilà magnifiquement campé !

 

– Je vous servirai de guide, mon cher.

 

– Vous me laisserez donc passer ?

 

– Cela dépend. Oui, si c’est pour venir chez moi ; non, si vous voulez continuer votre route.

 

– Mon cher monsieur de l’enfer, dit flegmatiquement le baron, ou vous êtes un mystificateur de bon goût, et alors je vous demanderai la permission de m’assurer si ma rapière est de même longueur que votre couteau de chasse…

 

– Ah ! ah !

 

– Ou vous êtes réellement le fils, le neveu ou un parent quelconque du diable, et dans ce cas…

 

– Dans ce cas ? baron…

 

– Voici une arme qui me délivrera peut-être de vous.

 

Et le baron posa la main sur son front et s’apprêta à faire le signe de croix.

 

Le veneur partit d’un éclat de rire.

 

– Mon cher baron, dit-il, j’ai Satan pour père, mais ma mère était une demoiselle de bonne noblesse et catholique. J’ai été baptisé il y a neuf cent dix-sept ans, sous le règne de Charlemagne, dans la cathédrale d’Aix-la-Chapelle. Rengainez donc votre signe de croix.

 

La main du baron redescendit.

 

– À quelle condition votre seigneurie veut-elle me laisser passer ? demanda-t-il.

 

– Je viens de vous le dire, j’ai neuf cent dix-sept ans, une belle et verte vieillesse, comme vous voyez ; mais je m’ennuie prodigieusement. Vous êtes le plus spirituel gentilhomme de la cour de France, et je me suis juré de vous avoir sous mon toit quelques jours. Pouvez-vous refuser cela à un vieillard ?

 

– Avez-vous du vin passable, demanda Nossac avec un calme superbe.

 

– J’ai du chambertin de 1500, de l’aï de 1630, du johannisberg de 1463, et…

 

– Assez ! monseigneur, je vous suis.

 

– Eh bien, dit le veneur noir, en route donc ! Et, quoique Satan, mon honoré père, me refuse un tison, nous allons avoir des torches !

 

Le veneur noir emboucha sa trompe, en tira une puissante et rauque mélodie, qui ressemblait assez bien à un de ces ouragans qui courbent sous leur vol bruyant les têtes frémissantes d’une forêt tout entière, et tout aussitôt les taillis environnants s’illuminèrent, et une douzaine de cavaliers, aussi rouges que leur maître était noir, surgirent, un brandon de résine enflammée à la main.

 

« Décidément, pensa le baron, j’ai réellement affaire au diable ! »

 

VII

Les porteurs de torches étaient uniformément vêtus d’une casaque rouge, d’une culotte rouge, et leur visage, masqué comme celui du maître, était pareillement dissimulé sous un loup de velours rouge.

 

À travers ce loup, le baron crut voir étinceler des charbons qui remplaçaient assez bien les yeux.

 

– Oh ! oh ! fit-il, le veneur noir mentait ; il y a là un atome de la braise paternelle.

 

Le coup d’œil était réellement infernal, du reste, et il fallait être aussi brave que le gentilhomme français pour n’être point effrayé à la vue de ce colosse noir environné de ces fantômes rouges, le tout éclairé par la lueur tremblotante et sinistre de la résine. Mais le cœur du baron ne battit pas une pulsation de plus, et son front demeura uni et calme.

 

– Mon cher hôte futur, dit-il au veneur noir, je vois que vous avez une maison bien montée, et je voudrais être déjà dans votre manoir pour juger du reste.

 

– Nous ne pouvons y arriver que ce soir.

 

– Bah ! quand on a le diable pour père, on doit bien faire dix-huit lieues en deux heures.

 

– Sans doute, mais mon nom vous indique suffisamment que je chasse tous les jours, et je veux chasser aujourd’hui.

 

– Ah ! ah !

 

– Je compte sur votre habileté de veneur, baron…

 

– Vous êtes trop bon mille fois.

 

– Mes fils font le bois, je vais les appeler.

 

– Vous avez donc des fils ?

 

– Quatre, baron.

 

– Je vous croyais célibataire, monseigneur.

 

– Vous n’avez donc pas entendu le dernier couplet de ma légende ?

 

Et le veneur noir, de sa voix retentissante, entonna les derniers vers de ce chant étrange, qui avait appris au baron son existence et sa présence :

 

Ce n’est point cela. Le grand veneur noir

Est venu naguère heurter au manoir,

Il a dit au vieux châtelain : « Ce soir,

Je veux être à ta fille une nuit tout entière,

 

– Sans doute, dit le baron en riant, mais cela ne nous dit point.

 

– Attendez donc, fit le veneur diabolique, attendez.

 

Et il reprit avec un timbre de joie bruyante dans la voix :

 

Le vieux châtelain est mort de douleur,

Raide on l’a trouvé, la main sur son cœur,

Quand les moines au cloître ont entonné matines ;

Mais la châtelaine et le veneur noir

Avaient déjà fui bien loin du manoir ;

Ils s’aimaient, fit-on. – Et quand vers le soir,

Résonnent au loin cloches argentines,

On entend chanter dans le fond des bois

Une voix puissante, une forte voix,

Qui fait trembler les monts et tressaillir la plaine.

Une voix qui dit : De la châtelaine

Quatre veneurs tout noirs sont issus en trois fois !

 

– Ainsi, fit le baron avec beaucoup de flegme, votre seigneurie a quatre fils ?

 

– Et une fille, mon gentilhomme.

 

– Bon ! s’écria gaiement M. de Nossac, me voici rassuré ! Je comprends si peu un souper sans femmes, que je redoutais de sabler vos crus merveilleux en face de vos visages barbus et masculins.

 

– Vous aurez une femme à votre droite, baron.

 

– La fille de votre seigneurie ?

 

– Oui, maître.

 

– Ah ça, est-ce qu’elle est noire comme vous ?

 

– Non pas, elle est blanche.

 

– Tant mieux !

 

– Elle a une dot immense.

 

– Elle est donc à marier ?

 

– Sans doute, je vous la destine.

 

– À moi ?

 

– À vous, mon gentilhomme.

 

– Ah ! par exemple, s’écria le baron, en voici bien d’une autre ! Et mes amis de Versailles s’amuseraient de me voir le gendre en perspective du fils du diable.

 

– C’est pour cela, baron, que je vous ai dépêché un diablotin subalterne qui vous a amené ici.

 

– C’était donc un piège ?

 

– Du tout ; et pour preuve, si vous refusez de devenir mon gendre, il est temps encore pour vous de rétrograder. Je vous ferai reconduire à Marienwerder, et je chasserai seul.

 

Le baron hésita une minute.

 

– Et, dit-il, si votre fille est laide.

 

– Si vous la trouvez telle, vous refuserez.

 

– Ma foi, dit Nossac joyeux, du chambertin de 1500, du johannisberg de 1463 et une jolie fille valent bien la peine qu’on tente l’aventure. J’irai jusqu’au bout ! Qu’ils viennent du diable ou de Dieu, du paradis ou de l’enfer, le vieux vin et les femmes belles n’en ont pas moins de mérite.

 

Le veneur noir emboucha sa trompe et en tira une fanfare si puissante et si forte, que les taillis et les rochers en tremblèrent, et que les échos prochains ou éloignés la répétèrent avec un mugissant ensemble.

 

Au moment où le dernier écho s’éteignait, la même fanfare recommença en même temps avec une vigueur pareille dans les bois environnants et dans des directions différentes ; tout aussitôt arrivèrent du sud et du nord, du levant et du couchant, quatre cavaliers noirs comme le veneur, masqués comme lui, comme lui la trompe à la bouche, dardant des yeux de flamme à travers l’ébène de leur masque.

 

– Voici mes fils, dit le veneur.

 

Deux étaient aussi grands que leur père, aussi bien découplés, aussi largement bâtis que lui ; seulement, sous le masque de l’un perçait une barbe déjà grisonnante, tandis que celle de l’autre était d’un noir lisse et lustré qui attestait la jeunesse.

 

Le premier pouvait bien avoir vingt ans de plus que le second.

 

Les deux autres, moins grands, moins forts, étaient exactement de la même taille, et ils avaient tous deux la barbe blonde.

 

Ils étaient jumeaux.

 

Ils s’approchèrent l’un après l’autre de leur père, s’inclinèrent devant le baron et parlèrent au veneur noir dans une langue inconnue qui ne ressemblait ni à l’allemand, ni au slavon, ni au russe, langue entièrement différente de celles que les simples mortels emploient d’un hémisphère à l’autre.

 

– Vent-du-Nord, dit le veneur noir à l’aîné, quelle brisée avez-vous ?

 

– Un buffle, mon père.

 

– Et vous, Vent-du-Midi ? fit-il, s’adressant au second.

 

– Un ours, mon père.

 

– Et vous, Bise-d’Hiver ? continua le veneur, s’adressant à l’un des deux jumeaux.

 

– Un sanglier, répondit Bise-d’Hiver.

 

– Et vous, Brise-de-Nuit ?

 

– Un élan.

 

– Oh ! oh ! pensa le baron, voici quatre veneurs qui ont des noms singuliers.

 

– Vous trouvez, dit le veneur noir répondant à la réflexion mentale du baron. C’est tout simple, cependant : j’ai appelé le premier Vent-du-Nord, parce qu’il a fait le bois dans la forêt septentrionale ; le second, Vent-du-Midi, parce qu’il vient du sud ; le troisième Bise-d’Hiver, parce qu’ici le vent d’hiver vient de l’ouest ; et le quatrième, Brise-de-Nuit, parce que l’haleine nocturne qui courbe les taillis arrive de l’Orient. Il a fait la brisée dans la forêt de l’est.

 

– C’est fort ingénieux, murmura M. de Nossac.

 

– Chacun d’eux, poursuivit le veneur, a un nom encore, mais un nom de saint que ma femme leur a donné, et qu’ils ne porteront que lorsqu’un prêtre les aura baptisés.

 

– Ah ! ah !

 

– Or, dit le veneur, je n’ai pu en trouver un encore, tous les hommes qui me voient ayant l’habitude de mourir de peur.

 

– Tiens, fit le baron, est-ce que je serais brave ?

 

– Si brave, répondit le veneur noir, que je crois enfin avoir un gendre. Il y a dix ans que je le cherche.

 

– Ah ça ! demanda le baron inquiet, quel âge a donc votre fille ?

 

– Vingt-cinq ans.

 

– Pas plus ?

 

– C’est bien assez.

 

– Et, continua le baron, elle est mortelle, hein ?

 

– Hélas !

 

– Ah ! tant mieux ! murmura-t-il, soulagé.

 

– Pourquoi ce tant mieux ?

 

– Parce qu’une femme est quelquefois fort ennuyeuse au bout de huit ou dix ans, et qu’elle pourrait bien devenir insupportable, si elle était éternelle.

 

– Soyez tranquille, dit tristement le veneur noir ; moi seul suis immortel ; mes enfants subissent la loi commune ; et pour preuve, voyez la barbe grise de Vent-du-Nord, il a quarante ans ; Vent-du-Midi n’en a que trente, aussi sa barbe est-elle noire ; Brise-de-Nuit et Bise-d’Hiver ont dix-huit ans à peine, et la leur est blonde.

 

– Très bien ; je suis rassuré.

 

– Maintenant, mon maître, continua le veneur noir, il est temps de chasser. Choisissez. Que voulez-vous aujourd’hui : un ours, un buffle, un élan ou un sanglier ?

 

Le baron réfléchit.

 

– Un ours ou un élan ; l’un et l’autre me plaisent.

 

– L’un et l’autre, en ce cas.

 

– En un jour ?

 

– Parbleu ! dit le veneur en étendant la main vers l’Orient, qu’une teinte mélangée de blanc et d’opale colorait légèrement ; il est quatre heures à peine, et il ne pleuvra pas, nous avons le temps.

 

Le baron leva les yeux à son tour vers le ciel. La voûte plombée de nuages sombres qui pesait, opaque naguère, sur sa tête s’était déchirée en mille endroits, au travers desquels apparaissaient des lambeaux de ciel bleu cendré, et les éclairs qui, jusque-là, n’avaient cessé de la sillonner, s’étaient éteints un à un comme des lampes devenues inutiles.

 

Les torches de son fils avaient, sans nul doute, engagé Satan à faire des économies d’éclairage.

 

– Ah ça ! s’écria M. de Nossac, jusqu’à présent, mon cher hôte, malgré tout ce qui se passe de merveilleux autour de moi, je n’ai pu croire à ce rôle de fils du diable que vous jouez si bien ; mais me voici contraint de reconnaître que vous devez être décidément un personnage surnaturel. Quand on commande à l’orage et qu’on disperse les nuées du ciel en quelques secondes…

 

– Il faut être le diable ou tout au moins son fils, n’est-ce pas ?

 

– Justement.

 

– Puisque vous voulez du surnaturel pour vous convaincre, baron, je vais vous en servir. Nous avons bien ici chevaux et veneurs, mais les chiens nous manquent. Eh bien, vous allez en voir.

 

Le veneur noir approcha sa terrible trompe de ses lèvres, et recommença sa fanfare.

 

Dès les premières notes, il s’éleva dans les taillis voisins et de tous côtés un ouragan sans exemple, un concert infernal d’aboiements, une sonnerie gigantesque de voix aiguës ou sonores.

 

Le baron porta, étourdi, les deux mains à ses oreilles, et s’écria :

 

– Vous avez donc dix mille chiens ?

 

– Non point dix mille, mais cinq ou six cents. Voyez vous-même.

 

En même temps qu’il s’était bouché les oreilles, le baron avait instinctivement fermé les yeux ; quand il les ouvrit, il aperçut la vallée, qu’éclairaient à demi les torches et les premières clartés de l’aube, entièrement couverte de chiens, tous couplés, divisés en quatre équipages et tenus en respect par des valets entièrement vêtus de blanc, comme les veneurs l’étaient de noir, et les porte-torches de rouge.

 

Le premier équipage se composait de cent vingt mâtins de Finlande, zébrés de bandes noires et de bandes fauves, hauts comme des ânes, la tête carrée, les dents longues d’un pouce, et les yeux sanglants et enflammés.

 

C’était l’équipage de l’ours.

 

Le second, celui du buffle, avait un nombre égal de grands dogues du Cap, entièrement feu, et tout aussi hauts, quoique moins épais et plus grêles que les mâtins.

 

Le troisième, celui du sanglier, avait été recruté parmi ces magnifiques chiens Céris de Saintonge, une des plus belles races des grands chiens d’ordre de l’Ouest.

 

Le quatrième, enfin, qui était l’élan, était bien le plus beau, le plus imposant qu’il se pût voir. Il se composait de quatre-vingts lévriers entièrement noirs, et de cette belle espèce bretonne, presque perdue aujourd’hui, de ces grands lévriers hauts comme des chevaux corses, à la tête longue d’un pied de roi, à l’ongle crochu comme les chats, et que les barons du Moyen Âge employaient à chasser les paysans qui, réfugiés dans les bois, refusaient de se soumettre à la glèbe et à la corvée.

 

Le veneur noir rejeta sa trompe sur l’épaule, et les chiens se turent soudain. Le baron les contemplait avec admiration.

 

– Mon hôte splendide, dit-il au veneur noir, ne doterez-vous point votre fille de quelques-uns de ces superbes animaux ?

 

– De tous, si vous le désirez, baron.

 

– Morbleu ! s’exclama M. de Nossac, je me contenterai d’une pareille dot. Le roi de France me donnerait bien, pour les avoir, cinq à six de ses provinces.

 

– En chasse, baron ! en chasse ! Voici le jour qui vient, et je ne veux point voir le soleil.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que nous sommes brouillés, voilà tout.

 

– Mais si vous chassez tous les jours ?

 

– Mes forêts sont trop sombres pour qu’il y pénètre. En chasse !

 

Il reprit sa trompe et se mit en devoir de sonner le départ ; mais il s’arrêta aussitôt :

 

– Baron, dit-il, vous avez un mauvais cheval, mettez pied à terre, en voici un autre.

 

Le baron leva les yeux et vit un magnifique étalon, blanc comme neige, caparaçonné richement et tenu en main par l’un des porte-torches.

 

Il ne se fit point répéter l’injonction, et sauta d’une selle sur l’autre, sans toucher la terre.

 

Aussitôt, il lui sembla qu’une force inconnue et sans pareille le vissait sur sa nouvelle monture, et que, se resserrant, l’étrier devenait un étau et lui étreignait le pied.

 

Était-ce illusion ou réalité ?

 

La fanfare retentit, cette fanfare colossale qui ressemblait à un tremblement de terre, les chiens furent découplés, et s’élancèrent dans la forêt, les cavaliers bondirent derrière eux ; alors le baron eut le vertige. Il frissonna une fois encore en se sentant emporté par un cheval qui paraissait, tant sa course était folle et rapide, ne point toucher la terre, et en voyant galoper à côté de lui le veneur noir et ses quatre fils s’entretenant entre eux dans leur langue inconnue.

 

Le veneur noir avait dit vrai : ses forêts étaient sombres, et la rouge lueur des torches, qui couraient en tous sens à travers les arbres, ainsi qu’une ronde échevelée de feux follets et de fantômes, ne suffisait qu’imparfaitement à en éclairer les ténébreuses profondeurs.

 

Les chiens menaient un train d’enfer et semblaient ne plus avoir qu’une seule et formidable voix, tant ils donnaient avec ensemble ; de temps en temps, le baron les voyait paraître et disparaître dans le lointain, suivis de près par les cavaliers vêtus de rouge, la torche au poing en guise d’épieu ou de mousqueton, et serrant eux-mêmes de très près un ours gigantesque, qui se retournait parfois mêlant un grognement terrible et sourd à leur hurlante harmonie.

 

En même temps, la trompe à la bouche, les cinq veneurs noirs sonnaient des bien-aller non moins retentissants que la fameuse fanfare, puis le vacarme de la trompe des veneurs, uni aux aboiements de la meute, devint tel que bientôt le délire s’empara de M. de Nossac. Il crut faire un long et pénible rêve.

 

Il assista à la mort de l’ours, il entendit l’hallali, et fit la curée de l’élan sans avoir trop conscience de ce qu’il faisait, de ce qu’il entendait, de ce qu’il voyait… Et quand, enfin, après dix heures de cette course infernale, il vit tout à coup disparaître et s’éteindre les torches, disparaître et s’évanouir comme des ombres les cavaliers rouges qui les portaient, et succéder à la sombre voûte de feuillage sous laquelle il courait depuis le matin la voûte étoilée du ciel éclairé en plein par les rayons de la lune, il crut sortir d’un lourd cauchemar et avoir dormi un siècle. Il avait passé d’une nuit à l’autre sans voir le jour qui les séparait.

 

Dans le lointain, sur un roc escarpé qui surplombait un torrent, était une masse gigantesque et sombre, tigrée çà et là d’un point lumineux.

 

– Voilà mon castel, dit le veneur noir en étendant la main ; il est illuminé, et l’on vous attend.

 

VIII

Le baron suivit des yeux la direction que prenait la main du veneur noir, aperçut et examina rapidement le castel, puis se retourna.

 

Chiens, valets, porte-torches, tout avait disparu !

 

À ses côtés galopaient les quatre fils du veneur, qui lui-même marchait en avant.

 

Qu’était devenue cette étrange cohue, ce pêle-mêle sans nom de chiens, de chevaux et d’hommes ?

 

Cette solitude subite, ce silence instantané, succédant en quelques secondes à la foule, au tumulte, qui l’environnaient peu avant, achevèrent de dégriser le baron, et lui rendirent tout son sang-froid.

 

« Ah ça, pensa-t-il, j’ai décidément bien affaire au diable ; il n’y a plus à en douter. Ce qui se passe autour de moi est plus que surnaturel. »

 

Malgré leurs dix heures de steeple chase, les chevaux ne paraissaient nullement hors d’haleine, ils galopaient toujours avec une fantastique vitesse.

 

L’espace d’une lieue, qui séparait le château de la lisière des forêts, fut franchi par eux en dix-huit minutes environ, et ils s’arrêtèrent bientôt au bord du torrent, qui rongeait et polissait le roc sur lequel il était fièrement campé. Ce torrent était large, profond, et roulait avec un lugubre fracas.

 

Le baron n’aperçut aucun pont d’abord : mais avec plus d’attention, il finit par remarquer un tronc de sapin jeté en travers, joignant les deux rives par son étroite superficie.

 

– Est-ce que nous allons passer là-dessus ? demanda-t-il avec un certain effroi ; car l’eau mugissait à deux toises au-dessous avec un bruit sourd qui eût glacé d’épouvante les plus hardis.

 

– Parbleu ! répondit le veneur noir en poussant vigoureusement son cheval, qui posa un pied assuré sur l’étroite plateforme et s’y engagea au trot.

 

Après le père, passèrent les quatre fils.

 

Le baron n’hésita plus : il éperonna sa monture, qui, elle aussi, passa au grand trot et sans broncher au-dessus de l’abîme.

 

Alors, quand tous les cinq eurent touché l’autre rive, le veneur noir se retourna, et, sans quitter la selle, se baissa jusqu’à terre, comme ces écuyers du cirque qui, au galop, sans s’arrêter, ramassent un bâton dans l’arène, se cramponna d’une main au pommeau, saisit de l’autre l’extrémité du tronc de sapin, le souleva malgré son poids énorme, le balança une seconde dans le vide, puis le rejeta dans l’abîme, où il alla décrire un moulinet effrayant et s’engloutir avec un strident fracas.

 

– Nous voici chez nous, dit tranquillement le veneur noir.

 

Le baron admira, en frissonnant, cette force herculéenne, puis regarda devant lui. Il était sur une sorte de terrasse de deux mètres environ de largeur, au pied d’un rocher à pic supportant la masse imposante du château.

 

« À moins que les chevaux de l’enfer n’aient des ailes, pensa M. de Nossac, l’ascension sera difficile. »

 

Mais le veneur noir reprit la tête du cortège, fit dix pas à gauche, et se trouva à l’entrée d’une sorte d’escalier à marches étroites, presque perpendiculaires, qu’un piéton n’eût gravi qu’en se signant à plusieurs reprises avec dévotion.

 

Néanmoins, le cheval du fils du diable posa résolument les pieds de devant sur la première marche, puis sur la seconde, et commença à monter d’un pas rapide, arrachant au roc poli des myriades d’étincelles, sans jamais broncher, et comme si des crampons d’acier eussent subitement poussé à ses sabots garnis de fer.

 

« Bon ! pensa le baron, qui commençait à se familiariser avec cette succession de prodiges, il paraît que mon hôte tire ses chevaux des écuries de son père. L’enfer seul en peut produire de pareils. »

 

Cette fois, au lieu de fermer le cortège, il devança les quatre fils du veneur noir et s’avança après lui vers la première marche du raide escalier. Le cheval monta sans nulle hésitation.

 

« Il y est habitué », se dit M. de Nossac.

 

L’escalier avait deux cent quatre-vingt-dix-sept marches. Les chevaux les gravirent en dix minutes, et bientôt le baron et ses hôtes se trouvèrent sur une deuxième plate-forme, de laquelle surgissaient les murs du château. C’était un gothique manoir, avec fossés profonds taillés dans le roc vif, tourelles élancées et pointues, sveltes clochetons, ogives nerveuses et fines, créneaux noirs et lourds, beffroi gigantesque, toiture moussue, murs épais, mâchicoulis formidables, girouettes rouillées grinçant en pleurant aux brutales caresses du vent nocturne, écusson gravé sur le fronton de la porte principale, et souterrains longs d’une lieue, creusés à travers la roche et correspondant mystérieusement avec les forêts et les plaines d’alentour.

 

Le baron, qui se piquait d’archéologie, examina attentivement le château et le trouva assez pur de style, à l’exception toutefois de quelques anachronismes légers qui disparaissaient assez bien dans l’ensemble. De nombreuses lumières brillaient derrière les vitraux de couleur des fenêtres ogivales. Des ombres opaques ou demi-diaphanes passaient et repassaient rapides derrière ces mêmes vitraux. Mais aucun bruit, aucun souffle, aucune parole, n’annonçaient la vie et le mouvement à l’intérieur. Le château était silencieux comme une tombe.

 

Le veneur noir s’arrêta devant le pont-levis, qui était relevé, emboucha la trompe, et en tira les trois appels usités au Moyen Âge parmi les chevaliers errants qui demandaient l’hospitalité à une heure avancée de la nuit.

 

La herse du pont s’abaissa en criant, et le veneur passa. Ils arrivèrent tous les cinq dans la cour du manoir : la cour était déserte.

 

Le veneur mit pied à terre, ses fils l’imitèrent, et le baron fit comme eux.

 

– Venez, baron, dit le veneur en le prenant par le bras. Je meurs de faim.

 

Il sembla à celui-ci que la main du veneur était brûlante et l’étreignait comme un étau. Il se laissa entraîner, et gravit côte à côte avec lui les marches du perron. Les quatre veneurs montèrent derrière eux.

 

– Et les chevaux ? demanda tout à coup le baron en se retournant.

 

Les chevaux avaient disparu, sans qu’aucun palefrenier s’en emparât.

 

« Morbleu ! pensa M. de Nossac, mon aventure prend des proportions telles, que si jamais je la conte à Versailles, Richelieu lui-même n’y voudra point croire. »

 

La porte du manoir s’ouvrit lentement comme s’était abaissé le pont-levis, sans que nul parût.

 

Le veneur noir en franchit le seuil, tenant toujours le baron par le bras, et ils entrèrent dans un immense vestibule éclairé par quatre torches fixées au mur.

 

Au milieu était un large escalier à marches de marbre noir semées de larmes blanches comme le champ d’armes de l’écusson.

 

Le veneur noir et son hôte gravirent cet escalier, prirent à droite, arrivés au premier repos, ils entrèrent dans une pièce non moins vaste que le vestibule, pareillement éclairée et tendue de noir avec des larmes d’argent.

 

Ils traversèrent cette pièce, puis une autre et une autre encore tendues de même couleur, et ils arrivèrent ainsi à la salle à manger du manoir.

 

Cette pièce était, tout au contraire des autres, tendue de blanc avec des larmes noires.

 

– La variété lacrymale me plaît, murmura le baron.

 

Au milieu de cette pièce était dressée une table somptueuse sur laquelle fumaient les mets les plus exquis et miroitaient des vins si clairs, si brillants de coloris, qu’il était facile de voir que le châtelain n’avait point menti sur la date.

 

Aucun valet ne se présentait, la salle était déserte, seulement, dans un coin, sur une estrade de velours noir, était un cercueil. À sa vue, le baron fit un pas en arrière et frissonna.

 

– C’est le cercueil de ma femme, dit froidement le veneur noir.

 

– Elle est donc morte ?

 

– Depuis dix ans.

 

– Et… elle est là ?

 

– Oui, sans doute : voyez.

 

Le veneur entraîna le baron, qui le suivit sans résistance ; il le conduisit vers le cercueil et souleva le drap mortuaire.

 

Une femme, jeune à en juger par l’ébène de sa chevelure ruisselant en boucles lustrées sur la neige du linceul, belle si l’on examinait le bas du visage, car un masque pareil à celui des veneurs en cachait la partie supérieure, était couchée immobile et froide dans le cercueil.

 

On eût dit qu’elle dormait, tant son bras avait conservé de molle souplesse dans les articulations, tant, sous sa peau transparente, étaient visibles encore ses veines bleues, qui paraissaient renfermer un sang en pleine circulation.

 

– Mais elle n’est point morte ! c’est impossible, exclama le baron.

 

– Elle est morte depuis dix ans.

 

– Dix ans ! Et elle est ainsi conservée ?

 

– C’est mon père qui l’a embaumée.

 

– Mais quel âge avait-elle donc ?

 

– Soixante-dix ans.

 

– On lui en donnerait à peine trente !

 

– Mon père l’a refaite ainsi en l’embaumant. Il était de belle humeur ce jour-là.

 

– Et vous la laissez là ? Vous ne l’inhumez point ?

 

– Non, dit le veneur ; car il faut pour la porter en terre une main de chrétien.

 

– Vous l’êtes, il me semble ?

 

– À moitié seulement. Il faut un chrétien tout pur ; j’ai songé à vous.

 

Nossac frémit, et se regarda dans une glace de Venise placée en face de lui. Il était fort pâle et ses lèvres tremblaient.

 

– À table, baron, dit le veneur noir, j’ai faim.

 

Nossac se dirigea vers la place que lui indiqua son hôte. Les quatre fils se placèrent les uns à côté des autres, et alors le baron remarqua qu’une place était vide à côté de lui et une autre à côté du veneur.

 

La porte s’ouvrit au même instant ; une femme entra.

 

C’était une jeune fille de vingt-quatre à vingt-cinq ans, blonde dorée, éblouissante, avec de grands yeux bleus emplis d’une vague et suave langueur, une bouche rose, mignonne, garnie de perles ; de petites mains frêles, diaphanes, effilées, un pied de fée qui effleurait le sol à peine ; une taille souple, svelte, pleine d’amoureuses ondulations…

 

À sa vue, le baron poussa un cri d’admiration, oublia ses terreurs de la journée, le veneur noir, ses fils silencieux et mornes, ce cercueil placé en face de la table, comme pour leur enlever l’appétit et leur défendre toute joie. Il ne vit plus, il n’entendit plus que la jeune fille, qui fit le tour de la table et alla poser ses lèvres roses sur le front d’ébène de son père en lui disant :

 

– Bonjour, cher veneur noir, mon père.

 

Puis elle alla à chacun de ses frères, leur mit également un baiser au front, en leur disant bonjour par leur nom ; elle s’inclina profondément ensuite devant le baron, et revint s’asseoir à la droite de son père.

 

– Voilà votre femme, dit le veneur noir.

 

Le baron crut voir, au milieu de ses hôtes infernaux, le ciel s’entrouvrir devant lui ; mais son ivresse fut glacée et refoulée soudain au plus profond de son cœur par une voix qui retentit, à l’extrémité de la salle, fraîche, sonore, quoique emplie d’un accent railleur.

 

Le baron leva vivement les yeux, vit le drap mortuaire qui recouvrait le cercueil soulevé et la défunte assise sur son séant :

 

– Baron de Nossac, disait la morte, puisque vous devez me porter en terre, vous ne refuserez pas de me servir de cavalier ce soir et de me conduire à table ; venez me donner la main.

 

Le baron sentit ses cheveux se hérisser tandis qu’une sueur froide inondait ses tempes. Vainement il appela à son aide sa présence d’esprit et son sang-froid, et il fût inévitablement tombé à la renverse, si son œil éperdu n’eût rencontré l’œil fascinateur, l’œil céleste et suppliant de la jeune fille, qui semblait lui dire : « Obéissez ! »

 

Alors il sentit son effroi s’en aller, il se leva et marcha résolument vers la morte, qui descendit impassible et raide de son cercueil, et il s’inclina devant elle avec une courtoisie qui sentait le meilleur temps de Versailles.

 

– Merci ! dit la trépassée en plaçant sa main glacée dans la main du baron, qui tressaillit et frissonna de nouveau à ce contact.

 

IX

La trépassée s’appuya sur le bras tremblant du baron, et marcha vers la place vide qui lui était sans doute réservée, avec la lente raideur d’un automate.

 

Elle s’assit à la droite de son cavalier, et lui dit :

 

– À table, monsieur le baron : votre appétit a dû être mis à l’épreuve une journée de chasse.

 

– En effet, balbutia M. de Nossac.

 

Le veneur noir prit alors son couteau de chasse qui pendait encore à son flanc, dépeça avec une habileté prodigieuse le quartier de venaison qui fumait sur la table ; puis en envoya un morceau à chacun des convives, commençant par le baron, suivant la mode hospitalière d’Allemagne, au lieu d’obéir à l’usage français et de servir les dames tout d’abord.

 

M. de Nossac était ému, sans doute, mais la terreur ne le dominait jamais assez complètement pour lui enlever sa dernière parcelle de sang-froid.

 

Il s’aperçut donc de ce manque de galanterie, et le corrigea de son mieux en offrant son assiette à sa voisine la trépassée.

 

– Merci ! répondit-elle d’une voix glacée.

 

Elle plaça l’assiette devant elle, mais n’y toucha pas.

 

Cinq minutes après, l’un des fils de la morte, celui qui se nommait Vent-du-Nord, et qui était le plus vieux, se leva gravement et vint enlever l’assiette pleine encore, qu’il remplaça par une autre également chargée.

 

Le baron de Nossac croyait rêver, et n’eût été le rayonnant visage de la jeune fille qui lui souriait de temps en temps d’un air ingénu et candide, il eût certainement douté de sa propre existence.

 

Le repas avait une couleur funèbre, en parfaite harmonie avec les tentures de la salle et ses étranges hôtes.

 

Le veneur noir mangeait avec une gloutonnerie tudesque, ses fils l’imitaient assez bien ; seule, la jeune fille effleurait à peine son verre et les mets qu’on lui servait, comme un oiseau coquet et mignard qui, se trouvant dans la même volière que des hiboux voraces, des orfraies affamées, leur voudrait donner une leçon de délicatesse et de savoir-vivre en picorant à peine çà et là quelques menus grains de mil.

 

Quant à la châtelaine trépassée, elle ne mangeait pas ; mais chacun de ses fils venait à tour de rôle renouveler son assiette et changer son verre.

 

Le baron, un moment dominé par la terreur, reprit peu à peu son sang-froid railleur et finit par en revenir à son idée première, c’est-à-dire qu’il était le jouet d’une mystification terrible qu’il lui fallait supporter à tout prix d’abord, afin d’en triompher ensuite. Aussi, le doux regard de la jeune fille l’aidant, il prit la parole le premier et dit au veneur noir :

 

– Vous êtes, mon cher hôte, silencieux comme la tombe de madame la châtelaine.

 

– Vous trouvez ? fit le veneur d’un ton farouche, qui donna à comprendre au baron que la plaisanterie était déplacée.

 

En même temps, quatre éclairs jaillirent simultanément des quatre masques des fils du veneur, et le front de la jeune fille s’assombrit d’une mélancolie grave et triste. Le baron comprit qu’il avait fait une faute, et se tut. Mais la trépassée, qui gardait le silence depuis dix minutes, jugea de son goût de le rompre, et elle dit au baron :

 

– N’êtes-vous pas veuf, monsieur de Nossac ?

 

À cette brusque question, faite d’un ton railleur, le baron tressaillit et jeta un regard effrayé à la trépassée. Sous le masque de celle-ci, bruissait un rire sourd et moqueur, tandis que ses yeux froids et ternes comme des yeux de mort, reluisaient ainsi que des poignards au travers de ce même masque.

 

M. de Nossac rencontra ce regard glacé, et son tressaillement redevint de la terreur :

 

– Où avez-vous pu apprendre… balbutia-t-il.

 

– Les morts savent tout.

 

– C’est juste, murmura le baron ; mais cependant…

 

– Et je connais même votre femme.

 

M. de Nossac fît un soubresaut, et, pâle, la voix étranglée, il se fut, sans nul doute, levé de table, si la main glacée de la trépassée ne se fût appuyée sur la sienne pour le retenir.

 

– Restez donc ! fit-elle avec lenteur, vous êtes pétulant comme tout gentilhomme de la cour de France, et vous oubliez que nous sommes ici sur les frontières de Hongrie.

 

La sueur de l’angoisse perlait aux tempes du baron ; il écoutait la voix de la trépassée avec cette attention morne et désespérée d’un condamné écoutant sa sentence de mort. À mesure que cette voix bruissait, métallique et raide comme le timbre d’airain d’une horloge, il lui semblait qu’il l’avait entendue quelque part.

 

– Vous êtes veuf d’une femme assez belle, disait-on à Paris, poursuivit la trépassée, et qui même vous a laissé une grande fortune, dit-on encore.

 

Le baron tremblait de tous ses membres et regardait la morte avec stupeur.

 

– Ne vous étonnez point de me voir si bien instruite, monsieur le baron ; mon époux que voilà a dû vous dire que j’étais la bru de Satan, et Satan sait tout, comme bien vous pensez…

 

M. de Nossac ouvrit la bouche et voulut parler, mais aucune parole ne put se faire jour à travers sa gorge crispée. La châtelaine défunte continua :

 

– La baronne de Nossac, votre femme, a, paraît-il, fait un singulier testament. Elle vous a imposé, dit-on, l’obligation de vous remarier dans le délai de deux années, sous peine de voir sa fortune retourner à ses héritiers naturels.

 

Cette fois le baron n’y tint plus, et l’œil hagard, le visage contracté par la peur, il s’écria :

 

– Êtes-vous la baronne elle-même, qui vient me reprocher ma lâche conduite, et sort de la tombe pour me railler ?

 

La trépassée répondit par un éclat de rire :

 

– Mon cher baron, dit-elle, je commence à croire que le remords vous trouble assez fort l’esprit pour vous montrer en moi cette femme…

 

– Vous avez sa voix…

 

– Vous trouvez ?

 

Et le rire moqueur et glacé de la morte bruit de nouveau avec un timbre lugubre dans cette salle funéraire.

 

Une fois encore le baron voulut se lever et fuir, mais la main de la morte le cloua immobile sur son siège.

 

– Baron, fit la châtelaine, vous êtes fou, et je vous pardonne, en considération du lieu où vous êtes ; mais croyez bien une chose, c’est que si j’étais votre femme, comme vous le prétendez, j’aurais ôté mon masque déjà pour vous montrer mon visage… La reconnaissance serait au moins curieuse.

 

La trépassée allait au-devant de l’objection, qui errait sur les lèvres du baron. Mais M. de Nossac était, avant tout, l’homme des interpellations brusques et de la spontanéité :

 

– Madame, demanda-t-il, pourquoi ne l’ôtez-vous point pour me rassurer ?

 

– Parce que je ne le puis, ni mon époux ni mes fils…

 

– Et… pourquoi ?

 

– Si vous avez bien réfléchi aux sinistres paroles de la légende du veneur noir, vous aurez remarqué que la vue du veneur frappe de mort tout ce qui est humain.

 

– Je l’admets pour le veneur et ses fils… mais vous…

 

– Mon époux m’a communiqué le même et fatal privilège.

 

– Mais votre fille ?

 

– Ma fille seule est exempte de ce don funeste. C’est une bizarrerie de son aïeul, qui l’a voulu ainsi. En revanche, si jamais nous nous démasquions devant elle, elle mourrait sur le coup.

 

– Cordieu ! s’écria le baron, réussissant enfin à dominer complètement son effroi, et pris soudain d’un accès d’audace chevaleresque, je veux avoir le cœur net de tout cela. Si mademoiselle… (et il désigna la fille) si mademoiselle veut consentir à s’éloigner, je demande moi, à vous voir tous les six le masque bas, et je m’engage à vous regarder en face, votre visage fut-il aussi effrayant que celui de Satan lui-même.

 

– Prenez garde, baron, murmura la morte, dont la voix railleuse timbra soudain d’une nuance de menace.

 

– Je m’appelle Nossac, répondit fièrement le baron.

 

Le veneur noir et ses quatre fils échangèrent un menaçant regard, mais ne dirent mot.

 

– Eh bien, dit la trépassée, offrez votre main à ma fille, et conduisez-la dans la pièce voisine ; vous reviendrez seul… si vous l’osez !

 

Ne l’eût-il point osé deux secondes auparavant, que M. de Nossac s’en fût senti le courage maintenant qu’il avait à toucher la main de cette éblouissante jeune fille dont le sourire l’enchantait. Il se leva donc résolument, alla vers elle, et lui offrit son bras.

 

La jeune fille avait soudain pâli, mais la morte lui dit impérieusement :

 

– Allez !

 

Et elle se leva à son tour et mit sa main blanche dans les mains du baron. Cette main tremblait.

 

– Venez, mademoiselle, dit Nossac, dont la voix s’altéra de nouveau sous le poids d’une indicible émotion.

 

Et il marcha lentement, comme s’il eût voulu prolonger le plus possible ce trajet si court et sentir la main de la jeune fille dans sa main.

 

Ils sortirent ainsi de la salle, et entrèrent dans la pièce voisine. Là, Nossac s’arrêta, hésitant.

 

– Venez, venez, murmura la jeune fille en l’entraînant encore, allons un peu plus loin !

 

Ils traversèrent la deuxième pièce, et pénétrèrent dans la troisième. Dans celle-là était un vaste sofa en velours noir parsemé, comme les tentures, de larmes blanches.

 

Le baron y conduisit sa compagne, l’y fit asseoir, puis recula d’un pas pour la saluer. Soudain la jeune fille joignit les mains avec un geste de prière :

 

– N’y allez pas ! murmura-t-elle.

 

Un fin sourire glissa sur les lèvres du baron.

 

– J’irai, dit-il.

 

– Vous en mourrez…

 

– En êtes-vous bien sûre ?

 

– Oui ! oui !

 

– Eh bien, écoutez-moi.

 

– Que voulez-vous ? fit-elle avec un regard charmant de coquetterie suppliante.

 

– Vous a-t-on dit que j’étais l’époux qu’on vous destinait ?

 

– Oui.

 

– Cela vous afflige-t-il ?

 

La jeune fille hésita.

 

– Non, dit-elle enfin.

 

– M’aimerez-vous ?

 

Elle hésita encore.

 

– Je ne sais pas, fit-elle.

 

– Eh bien, si vous ne voulez pas, quelque grand, quelque terrible que soit le danger, si vous ne voulez pas que j’y succombe, dites un seul mot.

 

Elle le regarda étonnée.

 

– Un mot qui me serve de talisman, un mot qui me couvre comme une égide, reprit-il avec feu.

 

Elle le regarda une fois encore, mais son étonnement avait fait place à la prière :

 

– N’y allez pas ! fit-elle.

 

– Je serais un lâche si j’hésitais.

 

– Mais vous allez à la mort !

 

– Peut-être, si vous me refusez ce mot. Non, à coup sûr, s’il s’échappe de vos lèvres…

 

– Eh bien ! fit-elle en prenant sa main… eh bien !…

 

Elle s’arrêta et rougit.

 

– Eh bien ? interrogea-t-il avec angoisse.

 

– Eh bien, reprit-elle, monsieur le baron de Nossac…

 

Une fois encore, elle s’arrêta, pleine d’hésitation.

 

– Oh ! dites ! demanda le baron, joignant les mains avec un geste et un regard suppliants.

 

– Je vous aime ! murmura-t-elle en cachant son front dans ses doigts entrelacés.

 

– Merci ! s’écria le baron.

 

Il entoura sa taille avec son bras, mit sur ce front qui rougissait un baiser ardent ; puis, la main à la garde de son épée, la tête haute et fièrement renversée en arrière, il marcha d’un pas ferme vers la salle du festin, où l’attendaient ces terribles convives, et, arrivé à la porte, il la poussa sans hésiter.

 

Le veneur noir et ses quatre fils avaient mis bas leurs masques, la châtelaine pareillement.

 

Mais le baron les eut à peine dévisagés, qu’il poussa un cri, posa la main sur son cœur, et s’appuya au mur, défaillant et pâle…

 

Il avait sous les yeux six faces de squelettes, six têtes de mort placées sur des épaules vivantes, en apparence du moins, six têtes qui grimaçaient et se contractaient affreusement, les unes sous une chevelure blonde, les autres sous des cheveux noirs ou gris, l’une enfin, celle de la trépassée, sur un cou de cygne, blanc, pur de formes, de contours et de mouvements, sous la plus soyeuse et la plus belle chevelure qui ait couronné un front de femme.

 

Mais ce qu’il y avait surtout d’effrayant, c’étaient ces yeux ardents qui brillaient au travers de ce visage décharné et rongé à demi par les vers du cercueil ; ces yeux, qui se levèrent simultanément avec une expression de menaçant et railleur défi sur le baron, qui osait affronter ainsi un pareil spectacle.

 

– Vous êtes pâle et vous frissonnez, baron… dit la morte avec ses lèvres de squelette.

 

Le baron frissonnait et était pâle, en effet ; mais le défi, de quelque bouche et de quelque lieu qu’il vienne, est un stimulant tout puissant ; et le baron releva soudain la tête et répondit :

 

– Je pâlis et je frissonne si peu, madame, que je veux achever de souper avec vous !

 

Et il s’avança vers la table avec une stoïque assurance, et reprit la place qu’il occupait naguère.

 

X

Les six squelettes se regardaient avec un étonnement mêlé d’admiration. Le courage du baron devenait presque de la folie.

 

– Baron, dit la trépassée en laissant passer un rire funeste au travers de ses lèvres décharnées, je vous fais amende honorable, vous êtes un preux chevalier.

 

– Vous êtes mille fois trop bonne, madame, répondit Nossac, et si le proverbe : Conseil vaut éloge, est de quelque justesse, je me permettrai de vous faire une légère prière.

 

– Ah ! fit la morte, voyons !

 

– Prenez le bout de votre serviette, madame…

 

– Bien. Après ?

 

– Vous avez un ver sur la joue.

 

Un éclair de colère jaillit des yeux des cinq veneurs noirs. Mais le baron, qui s’exaltait dans la peur comme dans l’intrépidité, le baron, muet et glacé peu avant, et maintenant dominant en maître la situation, le baron s’écria avec un éclat de rire aussi railleur que le ton de la trépassée :

 

– Vous voulez jouer au terrible et à l’épouvantable avec moi, messieurs les damnés et les revenants ; j’essaie, vous le voyez, de me mettre à votre niveau.

 

– Boirez-vous, demanda le vieux veneur en ricanant, oserez-vous boire et manger ?

 

– Si vous me laissez de quoi, oui, vraiment ; car tudieu ! mes maîtres, tout trépassés que vous êtes tous…

 

– Vous vous trompez, baron, dit le veneur noir, mes fils et moi, sommes bien vivants.

 

– Alors, pourquoi ces faces décharnées ?

 

– Parce que mon père, Satan, a aimé ma mère après sa mort.

 

Le baron tressaillit légèrement, mais il se remit aussitôt :

 

– Ce doit être une curieuse histoire, dit-il, sans rien perdre de son accent de persiflage.

 

– Et que je suis prêt à vous conter, mon maître.

 

– Je suis tout disposé à l’entendre. Mais d’abord, mon cher hôte, versez-moi du vin. Au train dont vous allez, vous et vos fils, il se pourrait bien faire que les flacons fussent vides avant peu. C’est ce que je voulais dire tout à l’heure.

 

– Buvez, mon maître ; et quand les flacons seront vides…

 

– Vous en aurez d’autres, n’est-ce pas ?

 

– Sans doute.

 

– Vidons-les, alors ; car je serais curieux de voir enfin vos serviteurs. Jusqu’à présent…

 

– Vous en êtes aux conjectures, voulez-vous dire ?

 

– Précisément.

 

– J’emprunte mes domestiques à mon père.

 

– Ah ! très bien. Voyons l’histoire.

 

Le veneur approcha son verre empli jusqu’au bord de ses lèvres de squelette, et, tandis que le baron lui faisait raison en s’inclinant devant la trépassée, il s’exprima ainsi :

 

– J’ai dû vous le dire, je suis né sous le règne de Charlemagne. Ma mère vivait à cette époque. Ma mère était une demoiselle de fort bonne noblesse et d’un esprit accompli. En ce siècle d’ignorance où elle vivait, alors qu’on tirait vanité de ne savoir point écrire, ma mère parlait et écrivait plusieurs langues, l’hébreu et le syriaque entre autres.

 

» De plus, ma mère était incrédule à l’endroit de plusieurs dogmes de la loi chrétienne ; elle doutait entièrement de l’existence du diable, et par suite, de celle de l’enfer. En vain son chapelain lui prêchait-il matin et soir de fort beaux discours sur le lieu de supplices et d’expiations éternelles où mon père préside, en vain encore sa mère, pieuse femme, lui disait-elle : « Ma fille, tu seras damnée, pour punition de ne point croire à l’enfer », ma mère souriait et haussait les épaules. Satan, mon père, écoutait ces paroles impies, et riait à son tour ; mais ma mère était si belle, qu’il se prenait à souhaiter parfois d’être un simple mortel pour l’épouser et l’aimer. Or, il se dit un jour qu’il lui était facile d’arriver à ce résultat en prenant une forme humaine. Il se logea dans le corps d’un chevalier assez bien tourné et de belle taille, qui venait de se faire occire dans une bataille livrée aux Sarrasins, et il se présenta chez la demoiselle, après lui avoir envoyé toutefois son écuyer Séduction, porteur de riches et rares présents. Mais la demoiselle était vertueuse quoique incrédule, et mon père n’y put rien. Elle demeura vierge en dépit de tout. « Heureusement, pensa mon père, que la petite sera damnée, et qu’elle mourra un jour ou l’autre. »

 

» Les prévisions de mon père se réalisèrent. Un jour, en allant assister à un tournoi que donnait le roi Charlemagne, ma mère, montée sur une haquenée blanche, passa auprès d’une vieille tour, qui tombait en ruines et branlait au vent…

 

» Sur le faîte de cette tour, un poète allemand rêvait auprès d’un nid de cigogne.

 

» Voyant venir ma mère, le poète, qui était curieux, interrompit les dactyles latins qu’il était en train de composer et se pencha en avant. La pierre sur laquelle il reposait se détacha, et il se trouva lancé dans le vide.

 

» Le hasard voulut qu’il allât tomber et se briser le crâne à dix pas en avant de ma mère, qui mourut de peur presque sur le coup.

 

» Ma mère morte, son âme prit en droite ligne la route de l’enfer, qu’elle avait toujours nié, et elle trouva, sur la porte même, Satan, mon père, qui lui offrit la main avec une exquise galanterie, et la conduisit auprès de l’âtre éternel, devant lequel elle devait se rôtir à petit feu pendant la consommation des siècles.

 

» Ma mère, de son vivant, était une petite maîtresse usant des parfums et des eaux mystérieuses qu’inventaient et colportaient alors, par tout le globe, les Arabes vagabonds ; elle fit donc une affreuse grimace en approchant du foyer paternel, où il fait si chaud en toute saison. Elle se repentit amèrement de son incrédulité ; mais hélas ! c’était trop tard !…

 

» Mon père en eut pitié cependant, et lui dit :

 

» – Gente demoiselle, si vous voulez m’aimer huit jours consécutifs, je vous rendrai à Dieu, qui vous a donnée à moi, et il vous placera dans son paradis, où la brise est fraîche et le feu moins ardent.

 

» – Vous aimer ! fit ma mère avec dédain ; allons donc !

 

» Et elle s’assit au coin du feu de mon père avec une stoïque résignation.

 

» Pendant huit jours, elle eut le courage de brûler, mais le neuvième elle n’y tint plus :

 

» – Soit ! dit-elle.

 

» Mon père, que la brûlante atmosphère où il vit ordinairement rend très frileux, s’enveloppa dans son manteau, et monta sur la terre.

 

» Guidé par les rayons de la lune, il s’achemina lestement vers le cimetière où ma mère était enterrée, gratta la terre de son pied fourchu, mit à nu le cercueil, l’ouvrit, et en retira le corps de ma mère dans lequel il remit son âme, qu’il avait apportée dans un coin de son manteau. L’âme rajustée au corps, ma mère se leva et marcha, s’enveloppant les épaules et le visage dans les plis de son suaire blanc.

 

» – En route ! lui dit mon père.

 

» – Où allons-nous ?

 

» – Chez vous, dans votre castel.

 

» La morte s’achemina lentement vers la ville d’Aix-la-Chapelle, où son père, qui était un riche seigneur, avait un palais somptueux. Elle arriva, suivie par mon père qui grelottait, à la porte de ce palais. La porte s’ouvrit devant elle, elle entra, monta l’escalier, arriva à son appartement, désert depuis sa mort, et poussa les verrous quand mon père fut entré. Alors celui-ci frotta son ongle crochu contre l’une de ses cornes, et en tira une myriade d’étincelles qui allumèrent une torche fixée dans le mur par un crampon de fer. Puis, à la lueur de cette torche, il examina ma mère : mais il l’eut à peine dévisagée, qu’il poussa un cri d’horreur. Pendant les huit jours que son corps avait passés au cercueil, les vers avaient eu le temps de lui ronger le visage.

 

» Mais mon père n’avait qu’une parole, il avait promis, il tint sa promesse ; et je naquis neuf mois après. Seulement, je ressemblais à ma mère ; et c’est pour cela que je porte un masque pour être moins hideux… Ma mère était sortie de sa tombe pour me mettre au monde. Mon grand-père me trouva un matin sur le lit de sa fille, et, sans trop savoir d’où je provenais, il me fit baptiser à tout hasard.

 

» Le prêtre qui me donna l’eau mourut de frayeur. Néanmoins, j’étais chrétien. Malheureusement, mon père s’empara de moi peu après, et je n’ai gagné à mon baptême qu’une seule chose : d’être à l’épreuve des signes de croix. Pour tout le reste, je suis le fils du diable !

 

Le baron avait écouté avec beaucoup de calme cette étrange histoire : quand le veneur noir eut fini, il s’écria :

 

– Vos contes sont aussi merveilleux que vos vins. À boire ! mon hôte.

 

– Buvez, répondit le veneur. Et maintenant, il est tard, mon jeune maître ; vous devez avoir besoin de repos. Votre appartement est prêt.

 

Et, ce disant, il frappa sur un timbre.

 

La jeune fille qui avait si fort impressionné Nossac parut aussitôt, vint à lui souriante, et le prit par la main :

 

– Venez, dit-elle.

 

La vue de la jeune fille rendit au baron, que l’ivresse commençait à gagner, un peu de sa présence d’esprit.

 

Elle le conduisit à travers les salles qu’il avait déjà parcourues, lui fit gravir le grand escalier, et le mena à l’étage supérieur.

 

Là elle ouvrit une porte, et l’introduisit dans une chambre à tentures noires pareilles à celles du bas, mais aussi confortablement meublée que possible, et telle qu’en rêvent les voyageurs dans un pays inculte et barbare où ils sont privés de tout luxe.

 

– Dormez, lui dit-elle en lui indiquant le lit.

 

Et son sourire était doux, naïf, presque angélique. Le baron secoua alors, en présence de cette rayonnante enfant, la torpeur de l’ivresse qui envahissait ses membres et étreignait sa raison, et, posant ses lèvres sur ses mains diaphanes, fléchissant un genou devant elle et la regardant d’un air suppliant, il lui dit :

 

– Oh ! dites-moi que je fais un rêve… un rêve affreux, et qu’il n’est pas possible que vous si belle, si pure, si naïve, vous soyez de la même race que tous ces suppôts de l’enfer que je quitte ; dites-moi que tout cela est un cauchemar, que je dors tout debout, qu’il est impossible…

 

– Chut ! dit-elle en lui posant sur la bouche ses doigts effilés et roses ; chut !

 

– Oh ! non ! laissez-moi vous questionner… vous demander… Il est impossible que, si belle, vous soyez…

 

La jeune fille parut hésiter, frémir, se troubler ; puis soudain faisant un effort suprême, elle approcha ses lèvres du front du baron, et murmura :

 

– C’est peut-être la mort que j’appelle sur ma tête, mais je vous aime !… Je dirai tout !

 

– Oh ! parlez ! s’écria M. de Nossac, je suis là pour vous défendre !

 

– Eh bien ! fit-elle frissonnante, vous avez été un lion jusqu’à présent, soyez-le jusqu’au bout… Mettez votre épée sous votre chevet, et veillez… Vous êtes le jouet d’une comédie terrible !

 

Et comme si elle eût craint d’en avoir trop dit, elle s’enfuit, et ferma la porte sur elle. Nossac voulut courir et la poursuivre, mais une force invincible, l’inertie de l’ivresse, le cloua au sol, et la tête recommença à lui tourner. Il n’eut que le temps de placer son épée à son chevet et de se jeter sur son lit.

 

Un sommeil de plomb, une léthargie sans égale, s’empara de lui aussitôt.

 

Et aussitôt aussi la porte fermée par la jeune fille s’ouvrit avec fracas, et une forme blanche entra dans la chambre, et marcha vers le lit du pas lent et mesuré des fantômes.

 

XI

Au bruit qui se fit, M. de Nossac s’éveilla en sursaut, ouvrit les yeux, et voulut se lever. Mais ce réveil fut bien plus moral que physique ; car il ne put, quelques efforts qu’il fît, remuer aucun de ses membres, et vit arriver à lui, au milieu des ténèbres, cette forme impassible et muette, sans que sa langue pût jeter un cri, sans qu’il pût reculer lui-même jusqu’à la ruelle du lit. La forme blanche avança jusqu’à lui, et posa quelque chose de froid sur son front. Ce quelque chose était une main. Puis elle s’assit au chevet, et se pencha tout à fait sur le baron.

 

Le baron était dans une situation terrible : il voyait cet être étrange dont il ne pouvait trop se définir à lui-même le sexe et la race. Il le voyait incliné sur lui, il sentait sa respiration aussi glacée que sa main ; son front frissonnait à ce contact, ses cheveux se hérissaient, et il ne pouvait cependant ni crier, ni se débattre, ni demander grâce ou raison.

 

Le fantôme, c’en était un sans doute, se coucha tout à fait côte à côte avec M. de Nossac, puis appuya ses lèvres sur son cou nu, et M. de Nossac sentit soudain une sorte de piqûre légère et peu douloureuse, mais qui acheva de l’épouvanter. Il avait affaire à un de ces monstres si connus en Hongrie et en Bohême, qu’on nomme des vampires, et sur lesquels un moine, le père dom Calmet, venait précisément, il y avait deux ou trois ans à peine, d’écrire un fort beau livre où il prouvait, clair comme le jour, que rien n’est plus naturel que le vampirisme.

 

L’angoisse du baron, pendant tout le temps que dura la succion fatale, est difficile à dépeindre.

 

Frappé de paralysie dans tous ses membres et dans sa langue elle-même, il avait conservé le toucher, l’ouïe et la vue. Il voyait, il entendait le vampire, qui respirait par saccades, il le sentait allongé sur lui, aspirant son sang avec une âpre avidité, et chose étrange ! malgré l’effroi et la douleur qu’il en ressentait, il éprouvait une sorte de volupté indéfinissable, une acre jouissance à cet atroce contact.

 

Et à mesure que le vampire buvait son sang, la douleur première qu’il avait éprouvée s’amoindrissait et passait à l’état de pure sensation, tandis que lui-même, de plus en plus engourdi, sentait l’alourdissement de sa tête tomber sur son cœur, et une faiblesse, extraordinaire en apparence, mais qui n’était que le corollaire inévitable de la perte de son sang, s’étendait à tous ses membres paralysés.

 

Au bout de vingt minutes environ, le vampire s’arrêta.

 

– Vous avez le sang rose et frais, baron, murmura-t-il.

 

Le baron eût fait sans doute un soubresaut s’il n’eût été complètement paralysé. Cette voix, c’était celle qui l’avait déjà si fort ému et troublé, celle de la châtelaine morte avec qui il avait bu et dansé. Un frémissement imperceptible de tous ses membres indiqua seul au vampire ce que sa voix venait de lui faire ressentir.

 

– Ah ! murmura-t-il, vous me reconnaissez, baron ?…

 

Le baron frémit de nouveau, et fit un suprême et inutile effort pour parler et se débattre.

 

– Je crois, poursuivit la morte, n’avoir plus besoin de vous expliquer par un mensonge comment, dix années après ma mort, j’ai la chair aussi souple, le bras aussi arrondi et le cou si rose et si blanc… Vous le voyez, je suis vampire. Vous avez un sang admirable, baron, je vous jure que je le ménagerai et le ferai durer longtemps. Je vous accorde un grand mois de vie.

 

M. de Nossac ne pouvait ni bouger, ni crier ; mais la souffrance morale qu’il éprouvait à ces paroles était telle, qu’une sueur glacée découlait de sa chevelure le long de ses tempes.

 

– Et maintenant, poursuivit le vampire, dormez et prenez du repos pour réparer les pertes que vous avez faites à mon profit.

 

Et, ce disant, la châtelaine trépassée versa le contenu d’une petite fiole sur le cou du baron. La liqueur qui s’en échappa était tiède et gluante ; il sembla au baron qu’elle pénétrait tout entière dans ses veines appauvries par la blessure que le vampire lui avait faite avec ses dents, et qu’elle y répandait une indéfinissable sensation de bien-être.

 

Le vampire se leva alors et lui dit :

 

– Adieu… à demain.

 

Et il s’en alla du même pas mesuré et lent, et ferma la porte sur lui.

 

Presque aussitôt les yeux du baron, ouverts tout le temps que le vampire était demeuré près de lui, se fermèrent sous le poids d’un sommeil invincible, mais dégagé de cette ivresse lourde et pénible qui caractérisait le premier auquel il avait cédé après le départ de la jeune fille, et il s’endormit paisiblement, cédant à un besoin de repos motivé par une faiblesse inaccoutumée.

 

 

Le baron dormit plusieurs heures consécutives ; quand il s’éveilla, le soleil levant venait s’ébattre au milieu de la chambre qu’il occupait. Il se leva précipitamment, il courut à l’une des croisées, il l’ouvrit violemment, et plongea sa tête avide et son œil ardent au-dehors…

 

Il avait devant lui, sous ses yeux, le plus charmant paysage qui fût sorti de la palette de l’Éternel. Sous les murs du château s’étendait une prairie, vaste d’une lieue, plantée d’arbres. Au milieu de cette prairie, un ruisseau ; à son extrémité, la lisière d’une forêt de bouleaux et de sapins, épaisse, touffue, mais agitant de la façon la plus naturelle ses panaches verts au souffle du vent matinal, et n’ayant dans son aspect rien d’effrayant et de satanique.

 

Entre la prairie et la forêt, un petit village s’allongeait avec un cortège de jardins, de saules pleureurs et de haies d’aubépine ; aux alentours de ce village une population de paysans, bergers ou laboureurs, s’occupait des divers travaux des champs.

 

M. de Nossac demeura stupéfait devant ce calme et bucolique tableau.

 

Ce roc à pic, aride, morne, surplombant un torrent déchaîné et furieux, ce torrent lui-même, tout avait disparu comme par enchantement.

 

Le baron avait cru s’éveiller au milieu d’un site tourmenté, sauvage, non moins infernal que le château qui l’abritait et que les maîtres de ce château, et, tout au contraire, il se trouvait au sein même d’un pastiche de Florian traduit au pinceau, avec des bergères enrubannées, des laboureurs chantant de gais refrains, des fermes lavées et peignées comme des cottages, et un castel qui, malgré son attitude imposante d’un style médiéval, avait, en plein soleil, cet air doux et pacifique d’un vieux châtelain revenu des croisades, et devenu indulgent et facile pour ses serfs et ses vassaux, par l’unique raison qu’il avait été lui-même esclave des Mores quelque dix années.

 

C’était la première fois, depuis longtemps, que le baron se trouvait seul et l’esprit à peu près dispos. Il se mit donc à rêver et à réfléchir, essayant d’analyser ou plutôt de s’expliquer les sensations diverses et les étranges événements au milieu desquels il était ainsi plongé.

 

M. de Nossac appartenait à un siècle sceptique et philosophe entre tous les siècles, il sortait à peine des orgies de la Régence, il était incrédule deux jours auparavant, comme le plus entêté des matérialistes ; cependant, après ce qu’il avait vu et entendu, le scepticisme devenait impossible ; et il eut beau se répéter qu’il y avait une mystification au fond de tous ces mystères, il ne put se convaincre que le surnaturel n’eût pas joué le rôle principal dans ce qui s’était passé sous ses yeux la veille. Néanmoins, en déroulant un à un tous ses souvenirs confus encore, il se souvint des paroles échappées à la jeune fille, qu’il avait trouvée si belle au milieu de ces squelettes affreux, de ces paroles qui devenaient presque une révélation :

 

– Vous êtes le jouet d’une comédie terrible !

 

Mais ces faces décharnées, où les vers se traînaient hideux et fétides ? Ce cadavre descendant de sa tombe ? Ce vampire le suçant ?

 

M. de Nossac courut à une glace, qu’il se rappelait avoir vue, la veille, sur la cheminée, et regarda son cou. Son cou était tigré de quelques gouttes de sang, et il avait sur le milieu une légère déchirure, une écorchure sans importance, dont il était assez difficile d’indiquer la source véritable.

 

Il n’avait donc pas rêvé !

 

Décidément, pensa-t-il, il se passe autour de moi des choses tellement extraordinaires, qu’il faut avoir fait de la chimie avec feu le régent, commandé le régiment de royal-cravate et passé six années de sa vie dans les ruelles de Versailles, pour ne point devenir fou à lier.

 

Une autre pensée, pensée affreuse et désespérante, l’assaillit instantanément, comme il prononçait le mot de fou.

 

– Si je l’étais ! fit-il.

 

Il retourna à la croisée, plongea de nouveau ses regards vers l’horizon, les promena des lointains vaporeux et bleuâtres aux lignes plus rapprochées de la prairie et du village, se rendant compte lentement et avec une logique raisonnée de mathématicien des sensations actuelles qu’il éprouvait, et, bien convaincu enfin qu’il avait la plénitude de ses facultés intellectuelles, il fut obligé de se dire : « Je ne suis pas fou. »

 

Il se reprit à rêver silencieusement encore pendant quelques minutes, puis il ajouta : « C’est le cas ou jamais de dire : le diable seul peut me tirer de pareil imbroglio. Si je savais le latin, je l’y perdrais jusqu’à la dernière syllabe. »

 

Un petit éclat de rire, frais, mutin, coquet et mignard, un rire de jeune fille, moitié rouée, moitié naïve, se fit entendre sous la croisée, et interrompit les réflexions laborieuses du baron.

 

Il ramena son regard, qui errait à l’horizon, sur la lèvre de gazon qui servait de ceinture au château, et il reconnut, enlacés au bras l’un de l’autre et se promenant dans la prairie, l’un des fils du veneur noir et la jeune fille qui lui avait servi de guide.

 

Le veneur portait le même costume que la veille, la jeune fille pareillement. Seulement, le veneur était démasqué, et le baron crut, une fois de plus, qu’il rêvait les yeux ouverts, quand il se fut aperçu que le jeune homme était sans masque, et qu’au lieu de son visage de squelette décharné et rongé de vers, il avait une figure presque imberbe, rose, franche, ouverte, éclairée par deux grands yeux bleus, et rayonnant d’un bon et expansif sourire qui certes n’avait rien d’infernal. Quant à la jeune fille, elle était vêtue comme la veille, mais elle parut encore plus belle au baron.

 

M. de Nossac, qu’ils n’avaient aperçu ni l’un ni l’autre, se pencha le plus qu’il lui fut possible pour écouter et saisir quelques mots de leur conversation, qui paraissait vive et joyeuse.

 

Ils ne parlaient point cette langue bizarre des veneurs noirs, mais du bon allemand de Berlin, de Stuttgart ou d’Heidelberg, un allemand fort pur et fort correct.

 

Le jeune veneur, qui devait être Bise-d’Hiver ou Brise-de-Nuit, était maintenant appelé Wilhem par sa sœur, qu’à son tour il appelait Roschen.

 

La stupéfaction du baron allait croissant, quand, pour la mettre à son comble, la porte s’ouvrit à deux battants, et livra passage au veneur noir et à ses trois autres fils, démasqués tous quatre, l’œil riant et le visage aussi frais et aussi humain que possible.

 

Les faces de squelette avaient disparu.

 

XII

La stupéfaction du baron fut grande.

 

Les veneurs avaient des visages parfaitement humains et, de plus, assez avenants.

 

Le premier, celui qui était le père des autres ou du moins qui passait pour tel, était un homme d’environ cinquante-huit ans, vert, ingambe, à en juger par les véritables tours de force et d’intrépidité juvénile qu’il avait accomplis la veille, les cheveux encore noirs, semés çà et là de quelques ténus filons argentés ; la barbe complètement noire et bien fournie, l’œil brillant, la lèvre rouge et retroussée à l’autrichienne, le nez d’aigle et les dents aiguës et blanches.

 

Le second, celui que la veille on avait appelé Vent-du-Nord, et qui, sous le masque, avait la barbe grise, le second, disons-nous, avait trente ans à peine, la moustache lustrée et d’un beau jais, et point de barbe. Où était donc la barbe grise ?

 

Le troisième, Vent-du-Midi, ressemblait fort à son frère, mais il était plus jeune de deux ou trois ans, et sa barbe était vierge et devenue blonde, de noire qu’elle était la veille.

 

Le quatrième enfin, Brise-de-Nuit, était le plus ravissant adolescent qui jamais ait usé les bancs des universités d’Oxford ou d’Heidelberg, de Bonn ou de Salamanque, avec ses chausses oranges à faveurs ponceau ou grenat tendre. Yeux bleus, cheveux cendrés, moustache déliée, naissante, coquettement retroussée en croc et se détachant à peine sur le blanc rosé de deux joues satinées et féminines, bouche rêveuse, ayant à la fois le pli du rire et le pli des pleurs, une bouche d’où la prière d’amour, la strophe mélancolique d’un page sous une persienne espagnole, le langage imagé d’un amant poète et impitoyablement rebuté, pouvait découler aussi bien qu’en jaillirait, à l’occasion, l’hymne étincelant et railleur de l’ivresse, la chanson cavalière et fringante de l’étudiant allemand qui s’en allait, alors, au cours de ses professeurs avec la rapière en verrouil.

 

– Eh bien, mon cher baron, dit le père des veneurs, comment avez-vous dormi sous mon toit ?

 

– À merveille ! répondit le baron, ma nuit a été aussi infernale qu’on pût le désirer, sous le toit d’un fils du diable. J’ai été sucé par un vampire.

 

Le veneur noir poussa un éclat de rire, un éclat de rire bien franc, bien rondement naïf, bonhomme à un degré suprême.

 

– Mon cher baron, dit-il, vous êtes l’homme le plus brave que j’aie rencontré, le gentilhomme le plus intrépide et le plus accompli qui soit au service du roi de France.

 

– Vous trouvez ? demanda froidement M. de Nossac.

 

– Et je crois inutile de vous soumettre à de nouvelles épreuves. Vous êtes au-dessus de toute terreur, mon cher baron. Avant de vous expliquer les événements qui se sont accomplis sous vos yeux, permettez-moi de vous assurer que ni moi, ni mes fils, n’avons rien de commun avec le diable. Je suis le comte de Holdengrasburg, et voici mes fils Hermann, Conrad et Samuel. Wilhem est avec Roschen dans la prairie ; je vous les présenterai tout à l’heure.

 

Et le comte de Holdengrasburg se pencha à la croisée, et appela :

 

– Wilhem ? Roschen ?

 

Puis il se retourna vers le baron, son bon et franc sourire aux lèvres. Mais le baron, tout au contraire, était devenu pâle, et acérait son regard comme une pointe d’acier.

 

Le poing sur la hanche, la tête renversée en arrière avec une expression hautaine, il examinait froidement le comte de Holdengrasburg :

 

– Monsieur, dit-il enfin, vous êtes gentilshommes, vous et vos fils, d’après ce que je vois ; j’espère que vos fils et vous comprendrez tout ce qu’il y a de grave et de triste dans une mystification infligée à un gentilhomme… Je le suis.

 

– Je vous comprends, monsieur, répondit le comte avec une froide dignité ; ni moi ni mes fils ne vous ferons défaut, si vous vous croyez offensé. Maintenant m’accorderez-vous dix minutes ?

 

– Pour quoi faire, monsieur ?

 

– Pour justifier notre conduite étrange en apparence.

 

– Oh ! très étrange !

 

– Et vous prouver que ce que vous appelez une mystification est bien plutôt une nécessité.

 

– Ah ! ah !

 

– Veuillez m’écouter.

 

– Je vous écoute.

 

– Je ne suis pas le veneur noir, ce personnage à demi fantastique, dont le nom est populaire en Bohême ; mais la tradition veut que je descende de lui en droite ligne.

 

– J’approuve la généalogie, murmura le baron en ricanant.

 

– Cette descendance n’est pas une recommandation dans le pays. Mes aïeux, tout pauvres, tout transis de froid qu’ils étaient dans leur castel lézardé et branlant au vent, mes aïeux jouissaient dans le pays d’une mauvaise réputation. Ils étaient honnêtes, mais on disait que les fils de Satan jouaient ce rôle de loyauté par hypocrisie ; ils étaient humains envers leurs serfs et leurs vassaux ; la médisance allait jusqu’à prétendre que s’ils exemptaient les malheureux de la corvée et de la schlague, c’était par pure insouciance, se réservant de torturer leur âme en enfer pour se dédommager d’avoir épargné leur corps.

 

» Parmi les châtelains voisins, quelques-uns ajoutaient foi à notre fabuleuse origine, et nous redoutaient ; les autres, plus hardis et moins crédules, profitaient, sans scrupule aucun, de cette sorte de proscription tacite, de ce muet ostracisme qui nous frappait, et empiétaient çà et là sur nos domaines, nous volant, tantôt un coin de terre, tantôt une futaie, tantôt un taillis. Notre patrimoine allait se rétrécissant, et nous n’osions, certes, ni nous défendre ni nous plaindre, car juges et rois nous eussent condamnés avant de nous entendre.

 

» Cela dura plusieurs siècles : mon père fut la dernière victime de ces rapines. Il mourut presque de faim, n’ayant que moi à son chevet d’agonie.

 

» J’étais un tout jeune homme, j’avais quinze ou seize ans peut-être, et la vie se présentait à moi dure et presque inexorable. Je triomphai de la vie : je pris au chevet de mon père mort une vieille épée qui datait des croisades, je ceignis mes reins de la ceinture du voyageur, et je partis. Je me dirigeai vers l’Orient, mendiant mon pain sur les routes, couchant au revers des fossés, mais ayant une fière mine sous mes haillons, et un visage assez beau pour me faire remarquer des femmes qui, de leur croisée, me voyaient passer dans les villes.

 

» Je marchai bien longtemps ainsi, je dormis bien des nuits en plein air ; je mangeai plus souvent encore le pain noir des bûcherons et des paysans. Enfin, j’arrivai en Bulgarie. Là on adorait Mahomet, et on ne connaissait ni le veneur noir, ni sa race.

 

» J’entrai au service d’un prince bulgare ; je devins officier dans ses armées, puis général ; et je fus honoré de son amitié particulière. J’épousai une princesse bulgare, de laquelle j’eus quatre fils et une fille. Mais tout oriental que j’étais devenu, j’aimais ma chère Allemagne par-dessus tout, et ne pouvais me résoudre à l’oublier, ni même à renoncer à l’espoir d’y retourner vivre et mourir un jour.

 

» Aussi, quand mes deux fils aînés eurent quinze ans, je les envoyai à l’université d’Heidelberg, pour y étudier. Quand les deux autres, qui étaient jumeaux, eurent atteint le même âge, ils allèrent rejoindre leurs frères.

 

» J’étais devenu vieux ; le prince bulgare, qui m’avait comblé de biens et d’honneurs, était mort, laissant le trône à son fils, auquel rien ne m’attachait désormais ; et j’avais perdu ma femme peu avant. Alors je me souvins des vexations endurées par mon père et sa race, sous prétexte d’une légende nébuleuse ; je me rappelai l’acharnement de ses ennemis, sa mansuétude et celle de ses pères, et je songeai à le venger. J’avais quatre fils forts et vaillants, d’immenses richesses, une nuée de serviteurs bulgares qui ignoraient la langue allemande, et qui ne pouvaient nous trahir vis-à-vis des paysans de Bohême. Je voulus être réellement le fils du diable et ressusciter le veneur noir.

 

» Mes fils accoururent de l’université d’Heidelberg ; j’arrivai moi-même ici du fond de la Bulgarie, une nuit, traînant à ma suite une armée d’esclaves et de domestiques. Mon château s’était écroulé tout à fait ; pas un mur n’en était intact. Les vallées voisines recelaient de profondes cavernes, qui nous servirent d’abri durant le jour et nous cachèrent à tous les yeux. La nuit, nous travaillâmes à rebâtir mon château.

 

» Un bûcheron s’aperçut un matin qu’un mur écrasé s’était redressé depuis la veille et qu’une tour rasée à demi avait crû d’une coudée. Il s’enfuit effaré, et prétendit que le diable s’était mis en tête de restaurer le castel de ses enfants. La nouvelle se répandit. Les uns le crurent, d’autres haussèrent les épaules.

 

» Le lendemain, bon nombre de curieux arrivèrent avec le lever du soleil : les quatre tours étaient retoiturées… La terreur gagna le pays.

 

» Deux jours après, un bûcheron me vit passer dans une clairière vêtu comme le veneur noir, un masque sur le visage, pour cacher ma face de squelette, et tirant de ma trompe une étourdissante et sauvage fanfare. La terreur devint générale.

 

» J’organisai une grande chasse à courre, une chasse pareille à celle que vous avez vue hier et à laquelle vous avez assisté ; seulement elle dura huit jours.

 

» Pendant huit journées et huit nuits, mes piqueurs en veste rouge et mes veneurs en habits blancs, parcoururent, la torche à la main, les forêts et les vallées, comme un ouragan de feu, arrachant aux échos environnants de lamentables et sinistres plaintes, et excitant cette meute formidable que vous avez vue à l’œuvre.

 

» Mon château fut reconstruit tout entier en un mois ; mes voisins, qui, depuis des siècles, resserraient chaque jour mon domaine par des empiétements continuels, lâchèrent prise, et reculèrent épouvantés. Un paysan, qui, plus hardi, avait osé se placer sur mon passage, tomba raide mort en voyant soudain mon visage de squelette.

 

» Pour tous, pour la superstitieuse Bohême tout entière, je devins le veneur noir. La nuit, on voyait mon château flamboyer sur son roc comme un phare gigantesque ; le jour il était morne, silencieux, désert, menaçant et sombre aux rayons du soleil, comme ces fantômes qui, ayant trop dansé au sabbat, se sont trouvés le matin les jambes raidies et dans l’impossibilité de retourner au cimetière pour s’y coucher tout de leur long dans leur tombe. Ceci dure depuis un an.

 

» J’ai reconquis le vieux patrimoine de mes ancêtres, j’ai pris goût à la chasse, et maintenant je suis bien assuré qu’à dix lieues à la ronde on ne forcera jamais ni cerf, ni daim. »

 

Le veneur noir, ou plutôt le comte de Holdengrasburg, s’arrêta, et regarda le baron de Nossac.

 

Le baron était toujours froid et hautain : il avait conservé son regard irrité et son front chargé de nuages.

 

– Cela est fort bien, dit-il, mais ne m’explique nullement cette mystification dont vous avez voulu me rendre victime. J’attends la lumière, monsieur le comte.

 

– L’explication est simple, baron. J’ai des espions un peu partout et sur toutes les routes ; j’ai su, avant qu’il fût exécuté, votre projet de délivrer le roi Stanislas ; je vous ai suivi pas à pas, je vous ai vu mettre votre plan à exécution avec une audace inouïe, et j’ai voulu savoir par moi-même jusqu’à quel point vous étiez brave.

 

– Êtes-vous assez satisfait ? demanda le baron avec un timbre d’ironie bien accentué.

 

– Au degré suprême. Je me plais à vous proclamer le plus intrépide gentilhomme du monde.

 

– Vous êtes mille fois trop bon. Seulement, puisque vous êtes en veine d’explications, vous me ferez bien, je l’espère, l’honneur de me dire qu’est-ce que c’est que toute cette comédie du cercueil, et cette trépassée qui danse et qui parle.

 

L’un des veneurs, Hermann, partit d’un éclat de rire :

 

– C’est ma maîtresse, une bonne et charmante fille que j’ai ramenée d’Heidelberg, et qui a bien voulu se charger de ce rôle.

 

– C’est étrange ! murmura le baron, je croyais reconnaître sa voix…

 

– Ah ! par exemple !

 

– Sa voix ressemble à celle de ma femme défunte.

 

– Le hasard est bizarre, vous le savez.

 

– Soit. Mais cette même femme, trépassée ou non, est venue ici cette nuit, elle m’a étreint dans ses bras, elle m’a mordu au cou et sucé comme un vampire.

 

Les quatre veneurs poussèrent un cri de stupéfaction qui, sincère ou simulé, impressionna vivement le baron.

 

– C’est impossible ! s’écrièrent-ils.

 

– Pourquoi impossible ?

 

– Parce qu’elle n’est point sortie de ma chambre, dit Hermann, et que ce matin, elle est partie à cheval pour une excursion dans les environs, et ne reviendra que ce soir.

 

Le baron, à son tour, poussa un cri, et courut à la glace qu’il avait déjà consultée.

 

– Tenez, dit-il en montrant la plaie qu’il avait au cou, voyez et touchez.

 

La surprise des veneurs augmenta, mais le comte de Holdengrasburg l’examina attentivement et s’écria :

 

– Ce n’est pas une morsure, c’est une piqûre !

 

Puis, courant au lit, il y trouva la pointe de l’épée, qui sortait à demi de l’oreiller sous lequel le baron l’avait placée lui-même, et il se prit à rire :

 

– Baron, dit-il, vous étiez ivre hier soir, et vous avez eu le cauchemar toute la nuit. C’est votre épée qui est le vampire accusé par votre imagination.

 

– Ma foi ! répondit Nossac, il se passe autour de moi tant de choses extraordinaires, que je ne sais plus si je dors ou si je rêve.

 

– Vous ne rêvez plus, mais vous avez rêvé.

 

– Oh ! cependant, il me semble la sentir encore là, près de moi, suçant mon sang, et me disant : « Vous avez le sang rose et frais… »

 

– Erreur et folie !

 

– Mais, fit Nossac s’exaltant, me direz-vous aussi par quelle fantasmagorie étrange vous avez fait disparaître le roc désert que votre château domine, le torrent qui surplombe, et la plaine sauvage qui l’environne, pour remplacer tout cela par ce site pastoral et mignard qui borne notre horizon ?

 

Les veneurs sourirent.

 

– Venez, dit le comte, vous aurez la clef de ce mystère par vos propres yeux.

 

Et il l’entraîna vers un appartement voisin, lui fit traverser plusieurs salles, d’où les décorations funèbres de la veille avaient disparu, pour faire place à des tentures étincelantes du coloris oriental, représentant les mystères du harem et les grandes chasses de l’Inde. Puis il ouvrit soudain une croisée.

 

– Regardez, dit-il.

 

Le baron se pencha, et reconnut le paysage tourmenté de la veille. Il eut alors tout naturellement l’explication de ce mystère incompréhensible jusque-là : le château avait deux façades, et servait de limite à deux horizons bien distincts, l’un riant et calme, l’autre sinistre et abrupt.

 

– Je suis un sot, dit-il.

 

Puis, regardant de nouveau le comte :

 

– Monsieur, je trouve vos plaisanteries excessivement ingénieuses ; mais comme je ne crois point les avoir méritées, ni même provoquées, vous me permettrez de vous en demander compte. Un gentilhomme de ma trempe et de mon rang a peu de goût pour les mystifications de ce genre.

 

Les quatre veneurs se prirent à rire.

 

Ce rire exaspéra le baron, qui recula d’un pas et mit l’épée à la main.

 

Mais au même instant, la porte s’ouvrit ; Roschen, l’éblouissante et pure jeune fille, entra s’appuyant au bras de Wilhem.

 

L’épée échappa aux mains du baron, interdit et fasciné.

 

XIII

M. de Nossac sentit sa colère s’en aller et se fondre aux doux regards de la jeune fille, ainsi qu’un ouragan s’apaise et éteint ses hurlements aux premiers baisers d’un rayon de soleil qui filtre pâle et indécis au travers des nuages.

 

Il la regarda, muet, presque confus de l’acte d’emportement qu’il venait de commettre, puis il dévisagea Wilhem.

 

Wilhem ressemblait à Samuel d’une façon si surprenante, qu’il eût été impossible de les distinguer d’une manière nette et précise ; ils avaient tous deux même sourire grave et mélancolique perlé d’une nuance d’ironie ; ils avaient l’un et l’autre les grands yeux bleus de Roschen, et Roschen leur ressemblait aussi d’une façon frappante. Seulement, elle avait les traits plus fins encore, plus délicats, plus doux que ses frères.

 

De Wilhem et Samuel, le regard du baron se reporta aux trois autres veneurs.

 

Leurs figures étaient franches, souriantes, pleines de cette bonhomie courtoise qui paralyse l’irritation la plus grande.

 

M. de Nossac eut regret et honte de sa folle colère, et il fit un pas vers le comte de Holdengrasburg :

 

– Mon cher hôte, lui dit-il cordialement, puisque vous êtes convaincu par vous-même de mon courage personnel, vous ne verrez, je l’espère, aucune couardise dans les excuses que je vous prie d’accepter pour ma sotte susceptibilité. Vos plaisanteries ont été dures peut-être, mais j’en ai assez honorablement triomphé pour n’exiger aucune réparation.

 

– À la bonne heure ! s’écria le comte gaiement ; vous êtes le type accompli du gentilhomme français : brave et spirituel.

 

– Et si je regrette une chose dans votre métamorphose, c’est que le but dans lequel le veneur noir m’avait amené chez lui soit complètement changé.

 

La voix du baron s’altéra légèrement.

 

– Que voulez-vous dire ? demanda le comte.

 

– Que le fils du diable m’avait mis au défi en me proposant d’épouser sa fille, mais que le comte de Holdengrasburg n’a plus aucun motif sans doute, le terrible et l’effrayant d’une alliance avec le diable étant écartés, pour me faire la même proposition.

 

Et M. de Nossac jeta un regard triste à Roschen. Mais le comte tendit expansivement la main au baron, et s’écria :

 

– Vous êtes plus que brave et spirituel, vous êtes encore doué d’une exquise délicatesse, monsieur le baron de Nossac ; nous sommes d’assez vieille noblesse, riches et loyaux ; nous recherchons l’honneur de votre alliance : nous refuserez-vous ?

 

M. de Nossac ne répondit pas, et regarda Roschen d’un air suppliant.

 

« Acceptez ! » sembla-t-elle lui dire d’un signe imperceptible, tandis que l’incarnat de la pudeur montait à son front.

 

– Monsieur le comte, dit alors solennellement M. de Nossac, je vous supplie de m’accorder la main de mademoiselle Roschen, votre fille.

 

– Je vous l’accorde, baron, et tout l’honneur de cette alliance est pour ma maison.

 

Ces paroles prononcées, le comte prit la main de Roschen, la plaça dans celle de Nossac, et ajouta :

 

– Ne changeons rien à ce qui était convenu avec le fils de Satan : vous êtes fiancés ; nous célébrerons le mariage dans huit jours.

 

La satisfaction de M. de Nossac, le tressaillement de bonheur qui montait de son cœur à sa tête étaient tels en ce moment, que la fantasmagorie de la veille et les bizarres événements dont il n’avait encore qu’imparfaitement le secret s’effacèrent de son esprit. Il se crut bien réellement chez un bon gentilhomme de Bohême, ouvert et brave homme, qui ne demandait pas mieux que de se débarrasser de sa fille et de ses millions en faveur de quelqu’un de présentable.

 

– Maintenant, fit le comte en riant, si vous le jugez bon, nous descendrons dans le parc, où le déjeuner est servi sous une tonnelle de chèvrefeuille et de lilas. Donnez la main à votre fiancée, baron.

 

Samuel et William ouvrirent la marche, appuyés l’un sur l’autre, avec une affectueuse nonchalance toute féminine qui trahissait chez eux cette tendresse mystérieuse qu’ont entre eux les jumeaux. Le comte prit le bras de son fils Hermann, et Conrad ferma la marche.

 

Le baron tombait de surprise en ébahissement à chaque pas. Le château, si morne, si lugubre la veille, avait un air riant et guilleret, comme ces vieillards rajeunis par un nouveau mariage, qui s’épanouissent et font la roue au bras de leur jeune femme. La verte prairie qui le ceignait à demi et l’effleurait d’un baiser de verdure, semblait lui avoir envoyé la moitié de ses parfums et de sa vive lumière.

 

Le comte conduisit son hôte dans le parc où, comme il l’avait dit, la table était dressée sous une tonnelle.

 

C’était un déjeuner oriental dans toute sa luxueuse simplicité. Les corbeilles de fruits, les vases de fleurs, les confitures du harem, les vins d’Albanie, que les mahométans ne boivent qu’en cachette, tout cela miroitait, étincelait, faisant un double appel aux nobles instincts du peintre par la richesse et le velouté des couleurs, et aux exquises appétences du gourmet par les parfums pénétrants qui s’en dégageaient.

 

En ce moment, le pas d’un cheval retentit derrière le berceau :

 

– Tiens ! dit Hermann, voici Gretchen de retour ; elle ne devait revenir que ce soir.

 

– Qu’est-ce que Gretchen ?

 

– Votre trépassée d’hier, baron.

 

Le cheval s’arrêta devant le berceau même, et une femme aux cheveux noirs, au front blanc et pur comme l’ivoire, sauta lestement à terre. C’était une ravissante fille de vingt-cinq à vingt-six ans, à la lèvre rouge, à l’œil profond et noir, à la démarche nonchalante et souple comme une allure de tigresse.

 

Elle entra, le sourire aux lèvres, dans le berceau de verdure, et salua le baron avec une respectueuse familiarité. À sa vue, le baron poussa un cri terrible, un cri d’effroi, que n’avaient pu lui arracher ni les prodiges du veneur noir, ni cette morte sortant du cercueil, ni toutes ces vertigineuses terreurs auxquelles il avait été en proie durant quarante-huit heures, un cri de douleur et d’angoisse qui le fit pirouetter sur son siège, tomber à la renverse, et murmurer d’une voix éteinte et étranglée :

 

– Ma femme ! C’est ma femme !

 

XIV

Les veneurs se regardèrent avec un étonnement qui, vrai ou joué, était tel, qu’il produisit sur le baron un contrecoup de surprise non moins violent.

 

Au milieu de son effroi, tout paralysé, tout terrassé qu’il pût être par cette apparition, il n’en eut pas moins le temps de s’apercevoir que ses hôtes étaient frappés de stupeur et ne comprenaient absolument rien aux paroles qui venaient de lui échapper.

 

Quant à sa femme, ou plutôt à celle qu’il prenait pour sa femme, elle était tout aussi surprise, tout aussi naïvement étonnée, et elle regardait le baron d’un œil qui semblait lui dire :

 

– Où diable ai-je jamais pu vous épouser ?

 

M. de Nossac sentit ses cheveux se hérisser : ou ce n’était point sa femme, et alors la ressemblance était si parfaite que c’était à en devenir fou sur l’heure, ou c’était elle, et alors, comme il l’avait vue morte et bien morte, comme il avait vu clouer sa bière et maçonner son caveau funéraire, il fallait renverser d’un souffle toutes les théories admises à l’endroit des morts et croire que Mme la baronne Hélène de Nossac était sortie de sa tombe aussi belle, aussi jeune qu’elle y était descendue, pour venir tourmenter son infidèle époux et lui demander raison de ses outrages. Et c’était bien elle, cependant, si l’on en croyait la ressemblance : même taille, même port, même sourire hautain et calme, même regard assuré et profond, même fossette légère au menton, même voix, mêmes gestes…

 

Gretchen avait peut-être, de plus que la baronne, quelques lignes imperceptibles qui sillonnaient son front, attestant de précoces soucis.

 

Mais le cercueil n’avait-il pas pu les creuser ?

 

Les huit personnes qui se trouvaient ainsi en présence demeurèrent longtemps silencieuses, mornes, pétrifiées : et encadrées qu’elles étaient par les touffes de lilas et de chèvrefeuille qui grimpaient sur un invisible châssis et ornaient un berceau de verdure, on les eût aisément prises pour des statues de jardin.

 

Enfin, le comte de Holdengrasburg rompit le premier le silence de stupeur qui régnait sous le berceau, et dit au baron :

 

– Il est impossible, monsieur, que vous ne soyez point abusé par une ressemblance plus que bizarre.

 

– Vous… croyez… balbutia Nossac, pâle et haletant.

 

– Je le crois aussi, dit Gretchen ; j’ai vu monsieur hier pour la première fois.

 

Au lieu de rassurer le baron, ces simples paroles redoublèrent son effroi :

 

– Oh ! fit-il, vous avez sa voix… c’est vous !

 

– Vous êtes fou ! dit-elle avec émotion ; je suis une pauvre fille d’Heidelberg qui n’a jamais vu la France, qui ne sait pas le français ; comment voulez-vous que je sois votre femme ?

 

– Vous avez sa voix… vous avez son geste… son regard… ses moindres signes… murmurait toujours le baron.

 

– Folie ! dit Hermann. J’ai connu Gretchen alors qu’elle avait quinze ans à peine ; elle ne m’a jamais quitté.

 

M. de Nossac regarda Hermann. Hermann avait un visage ouvert et calme, Hermann n’avait nullement l’air de mentir.

 

Puis il regarda tour à tour le comte et ses trois autres fils, et il lut sur leur physionomie la même assertion.

 

Puis son œil chercha l’œil de Roschen ; mais Roschen, la rougeur au front, avait les yeux baissés et paraissait souffrir.

 

Le baron tressaillit, mais il finit par se dire qu’il était le jouet d’une étrangeté du hasard, d’une ressemblance inouïe, et il essaya de sourire.

 

– Pardonnez, madame, mon sot effroi, mais j’ai l’esprit frappé depuis hier, et votre ressemblance merveilleuse avec la femme que j’ai perdue, jointe à un rêve que j’ai fait la nuit dernière et qui avait si bien l’apparence de la réalité qu’il m’a fallu l’assertion de ces messieurs pour n’y point croire, votre ressemblance, dis-je, jointe au rêve que j’ai fait, peut seule m’excuser.

 

– Un rêve ? fit Gretchen étonnée.

 

– Oui, répondit Nossac ; j’ai rêvé, j’ai cru voir, la nuit dernière, la porte de ma chambre s’ouvrir ; vous êtes entrée, votre masque sur le visage ; vous vous êtes couchée près de moi, et m’avez, comme un vampire, mordu à la gorge.

 

Gretchen poussa un cri d’horreur d’abord, et puis un éclat de rire :

 

– Regardez-moi bien, monsieur le baron, dit-elle, et voyez si j’ai l’air d’un vampire le moins du monde ?

 

Le baron leva de nouveau les yeux sur elle…

 

Elle le regardait avec cette mélancolie suave et lascive qu’il se souvenait avoir vue dans les yeux de Mlle Borelli.

 

Et tressaillant de nouveau, il se prit à songer à sa femme morte de désespoir et de jalousie, et à son indigne conduite envers elle… et il oublia Roschen une minute ; une minute, il se souvint des larmes qu’il avait versées sur le corps inanimé d’Hélène.

 

– Baron, dit le comte de Holdengrasburg, interrompant brusquement les réflexions pénibles de M. de Nossac, assurez-vous bien et définitivement que notre pauvre Gretchen n’a rien de commun avec feu Mme la baronne de Nossac. Chassez ensuite les souvenirs lugubres qui ont pu vous venir en mémoire, et allons, si vous le voulez bien, visiter mes domaines, ainsi qu’il était convenu avant déjeuner.

 

M. de Nossac leva les yeux sur Gretchen. Gretchen était insouciante et calme.

 

– Madame, dit-il, sans pouvoir vaincre entièrement l’émotion qui le dominait, veuillez me permettre une question.

 

– Parlez, monsieur, dit Gretchen avec sa voix douce et mélancolique.

 

– Comment avez-vous pu me parler en termes aussi précis de ma femme, hier soir ?

 

Gretchen sourit.

 

– Demandez à Hermann, fit-elle.

 

– Monsieur le baron, dit Hermann, n’avez-vous point un ami qu’on nomme le marquis de Simiane ?

 

– Oui bien, dit Nossac.

 

– Colonel de dragons ?

 

– Sans doute.

 

– Et qui a fait la dernière campagne d’Allemagne ?

 

– Certainement.

 

– Eh bien ! comme nous vous l’avons déjà dit, mes frères et moi sommes des students de l’université d’Heidelberg. L’année dernière, M. de Simiane, blessé d’un coup de feu à l’épaule, vint se faire soigner à Heidelberg. J’étais un des aides-chirurgiens qui le pansaient ; il me prit en amitié et m’engagea à continuer mes visites, même après sa convalescence. Je lui envoyais Gretchen tous les soirs, et chaque fois qu’il la voyait, il lui échappait de dire : « Vous avez une vague ressemblance avec feu la baronne de Nossac. »

 

– Vague ? il ne trouvait la ressemblance que vague ?

 

– Oui, certes.

 

« Il faut que j’aie l’esprit frappé », pensa le baron.

 

– Or, continua Hermann, un soir qu’il nous répétait cette phrase, nous lui demandâmes ce qu’était Mme de Nossac ?

 

– Une femme morte vierge, nous répondit-il. Et il nous conta l’histoire de votre mariage. Vous sentez que nous en avons profité hier soir, et que Gretchen, qui, toute bonne fille qu’elle est, a le caractère taquin et l’esprit railleur, n’a pas manqué de vous la répéter aussi complètement qu’elle pouvait la savoir.

 

Et Hermann prit dans ses mains d’hercule la taille souple de Gretchen, l’attira à lui et mit un baiser sur son front. M. de Nossac tressaillit soudain et éprouva une vague douleur au cœur et à la tête. Ce baiser lui avait fait mal ; il en était jaloux. Pourquoi ?

 

Il s’adressa sans doute et instantanément cette question, et la taxa, sans doute aussi, de folie ; car il porta vivement les yeux vers Roschen, comme s’il eût cherché une égide protectrice dans son regard et dans son amour contre de poignants souvenirs et l’image nouvelle qui les rappelait. Roschen était oppressée et souffrante ; Roschen, les yeux baissés, écoutait haletante cette étrange explication qui avait lieu entre Hermann, Gretchen et le baron, et elle en paraissait plus affligée qu’étonnée.

 

– Allons ! baron, dit le comte de Holdengrasburg, offrez la main à votre fiancée…

 

Il appuya sur ce mot, et un éclair, qui échappa au baron, jaillit des yeux de Gretchen.

 

– Offrez la main à votre fiancée, reprit-il, et allons par la prairie, jusqu’au petit village que vous voyez là-bas et qui est habité par une colonie bulgare.

 

Le baron s’approcha de Roschen et prit sa main. La main de Roschen tremblait bien fort et son cœur battait à rompre. Le baron remarqua cette émotion, mais il l’attribua à la scène qui venait d’avoir lieu et à l’effroi qui avait dû nécessairement en résulter pour la jeune fille.

 

Hermann et Gretchen sortirent les premiers du berceau et s’en allèrent à travers la prairie, à vingt ou trente pas en avant du baron et de Roschen qui marchaient oppressés et silencieux. Gretchen s’appuyait sur l’épaule de son amant avec une molle langueur ; tantôt elle lui parlait distinctement, lentement, de choses à peu près indifférentes ; tantôt elle se penchait à son oreille et murmurait alors tout bas de suaves paroles d’amour que le baron, vu la distance, n’entendait pas, mais devinait ; car, au lieu de songer à Roschen, à Roschen, dont le bras frémissait sur son bras, dont il eût pu entendre les pulsations du cœur, tant elles étaient bruyantes, le baron suivait d’un œil avide les moindres mouvements de Gretchen et d’Hermann ; il prêtait une oreille avide aux mots les plus insignifiants qu’une bouffée de vent lui apportait ; il tressaillait de colère aux petits éclats de rire frais, mutins, railleurs, que Gretchen éparpillait dans son coquet et gentil babil.

 

Et il souffrait, sans le savoir, le pauvre gentilhomme, et il se demandait sérieusement pourquoi il s’occupait ainsi de cette grisette d’Heidelberg riant au bras d’un étudiant ; et, pendant ce temps, Roschen faisait des efforts inouïs pour vaincre, elle aussi, sa souffrance, ou, au moins, la dominer ; et elle y parvint, et finit par ouvrir la bouche et parler à son cavalier.

 

Au son de cette voix, le baron parut se réveiller d’un sommeil pénible, et il oublia, à son tour, Gretchen une seconde, pour revenir à Roschen. Il la regarda : elle était plus belle encore avec ce vermillon passager qui colorait ses joues et son front.

 

Alors il pressa doucement sa main et lui dit :

 

– Je dois vous paraître bien ridicule, mademoiselle.

 

– Vous ? fit-elle avec émotion ; pourquoi ?

 

– Parce que je démens vos paroles d’hier : « Vous êtes brave comme un lion », par mes folles appréhensions de tous les instants.

 

– Ce n’est point de la terreur, fit-elle doucement, c’est une simple émotion…

 

Un éclat de rire moqueur de Gretchen arriva au baron, comme il allait répondre à sa fiancée, et il se tut brusquement.

 

Roschen s’aperçut de cette interruption soudaine, elle vit le nuage qui passait sur le front du baron et tressaillant vivement :

 

– Monsieur, dit-elle, je voudrais bien vous parler seule à seul.

 

– Parlez, mademoiselle, répondit Nossac, rappelé malgré lui par ce timbre harmonieux qui distinguait la voix de Roschen.

 

– Oh ! pas maintenant, fit-elle, pas maintenant…

 

– Pourquoi ?

 

– On nous observe.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! si l’on savait ce que j’ai l’intention de vous dire…

 

Roschen s’arrêta frémissante…

 

– Si l’on savait ? fit le baron anxieux.

 

– Je serais perdue ! fit-elle avec terreur.

 

– Perdue ?

 

– Wilhem me tuerait.

 

Nossac regarda Roschen. Roschen tremblait ; mais elle le contemplait avec amour et semblait lui dire :

 

– Oh ! je braverai la mort pour vous… car je vous aime…

 

– Eh bien ! murmura-t-il tout bas, bien que je ne puisse ni deviner ni comprendre ce que vous voulez me dire, j’attendrai patiemment l’heure et le lieu où vous pourrez…

 

– Ce soir, dit-elle tout bas, chez vous…

 

– Bien, fit Nossac intrigué.

 

En ce moment ils arrivaient à la lisière de la forêt qui bornait la prairie, et le baron vit Gretchen et Hermann disparaître derrière un bosquet de sapins.

 

Il se troubla et pâlit, un frémissement convulsif agita sa main qui pressait la main de Roschen, et Roschen devina quelle émotion jalouse venait de l’agiter.

 

– Mon Dieu ! murmura-t-elle tout bas, si bas que Nossac lui-même ne l’entendit pas, l’aimerait-il encore ?

 

Elle s’arrêta frissonnante et la sueur au front.

 

– Et, reprit-elle, glacée, serais-je jalouse ?

 

XV

À dix heures du soir, après un souper où, malgré ses efforts, il n’avait pu parvenir à être sobre, M. le baron de Nossac se retira dans sa chambre et ferma la porte au verrou.

 

« Ah ça ! pensa-t-il, que veut dire tout cela, et dans quel état se trouve mon pauvre cœur ?

 

» J’aimais ma femme, et Gretchen lui ressemble d’une manière si frappante, que je serais tenté d’aimer Gretchen… J’en étais jaloux aujourd’hui… J’ai horriblement souffert durant cette promenade à travers les bois et les prairies de mon hôte, pendant laquelle elle n’a pas quitté le bras de ce colosse de student ; et cependant, ce n’est pas elle que j’aime, cela est impossible… J’aime Roschen… Roschen belle et pure entre toutes, Roschen qui m’a avoué son amour… »

 

Le baron se frappa soudain le front :

 

« Que m’a-t-elle dit ? Qu’a-t-elle voulu me dire ? Et pourquoi cette terreur qui s’est emparée d’elle, à la simple pensée qu’on pourrait nous entendre… Wilhem la tuerait ! disait-elle… Pourquoi Wilhem plutôt qu’un autre de ses frères ! »

 

Et le baron se prit à rêver :

 

« Elle va venir, sans doute, se dit-il… Elle viendra… elle me l’a dit. »

 

En ce moment, une pensée sinistre traversa l’esprit du baron ; il songea à Gretchen, qui, sans doute, était au bras d’Hermann, et il frémit de colère ; et alors, comme il avait toute sa raison et qu’à tout prix il fallait chasser ce fantôme et refouler cette jalousie stupide, il appela l’image de Roschen à son aide et murmura :

 

– Roschen… Roschen… venez vite.

 

Mais Roschen ne vint pas, et le baron trouva sur son lit un imperceptible rouleau de papier, qu’il déplia d’un air distrait ; ce rouleau renfermait deux lignes sans signature et en français :

 

Wilhem m’épie… Je n’irai pas ce soir… Nous verrons demain.

 

– Wilhem ! toujours Wilhem ! murmura M. de Nossac avec colère. Quelle influence fatale ou maudite a-t-il donc sur sa sœur ?… sa sœur ?… est-ce sa sœur ?

 

Et comme il sentait, à ce doute terrible, ses cheveux se hérisser, de même que, pour fuir Gretchen, il s’était réfugié dans le souvenir de Roschen, de même, pour échapper à ce doute qui l’assaillait, il se reprit à penser à Gretchen.

 

– Gretchen… murmura-t-il, vous aimerais-je ? Mon Dieu ! vous aimerais-je ?

 

Et il se mit au lit avec cette pensée, et, comme la veille, il sentit soudain une lourdeur étrange étreindre en cercle son cerveau comme un anneau de fer, et il eut à peine la force de placer, suivant son habitude, son épée à son chevet.

 

Alors, comme ses soupçons sur Roschen s’étaient évanouis, il voulut encore songer à elle, la revoir en songe, dans toute la splendeur virginale de sa beauté… mais l’image évoquée de Roschen ne vint point ; Roschen s’effaça malgré lui de son souvenir ; Roschen disparut.

 

Et Gretchen, non plus la grisette rieuse de la prairie, mais Gretchen la pâle trépassée, Gretchen sortant de sa bière et belle avec son masque aussi froid qu’une couleuvre, Gretchen reprit un despotique empire sur son esprit impressionné, et fasciné ; il s’écria :

 

– Gretchen !… Hélène… qui que tu sois… je t’aime…

 

Et tout aussitôt, qu’il dormît ou non (la chose est difficile à préciser, à cause de son étrange malaise de corps et d’esprit), tout aussitôt, comme si elle eût répondu à cette invitation, et bien que la porte fût fermée au verrou, Gretchen entra et marcha lentement vers le lit.

 

Le baron frissonna et voulut reculer ; mais il se sentit paralysé dans tous ses membres ; il essaya de fermer les yeux et ne put y parvenir, l’effroi rivait son regard au visage ardent et pâle de Gretchen.

 

Gretchen vivante, Hélène trépassée s’approcha du lit, se coucha silencieusement à côté du baron, lui mit sur le front un baiser glacé, puis l’enlaça de ses doigts de marbre et lui dit :

 

– La nuit dernière, je t’ai promis de revenir… Je reviens… Mais, sois tranquille, ton sang m’a fait du bien… Je le ménagerai !

 

Et, comme la veille, elle le mordit au cou.

 

XVI

La sensation que cette morsure fit éprouver au baron fut moins douloureuse qu’emplie d’une âcre volupté. Pourtant il sentit son sang couler, et aux ondulations régulières de la poitrine et de la gorge du vampire, il comprit qu’il buvait à longs traits et avec une avidité sauvage…

 

Enfin, Gretchen ou le vampire, ou Hélène de Nossac, car le baron ne savait plus à qui il avait affaire, cet être étrange, disons-nous, s’arrêta repu, et s’allongea sur le lit à côté de sa victime, dans une pose remplie d’une voluptueuse langueur.

 

– Baron, dit-il, je t’ai pris trop de sang aujourd’hui, et j’en suis bien fâchée… mais j’avais si soif ! Et puis, vois-tu, je suis jalouse depuis ce matin, jalouse comme une tigresse, car tu aimes cette petite Roschen, et tu veux l’épouser…

 

M. de Nossac fit un effort suprême pour parler.

 

– Non… murmura-t-il.

 

– Dis-tu vrai, mon bien-aimé ?

 

Et le vampire appuya ses lèvres glacées sur la bouche frémissante du baron.

 

– Mon cher baron, reprit le vampire, tu avais raison de me reconnaître ce matin : je suis bien réellement ta femme… ta femme que tu as tuée, et qui t’aimait tant… ta femme qui a fait huit cents lieues à pied, enveloppée dans un suaire blanc, à travers les ronces, la nuit et le froid, pour venir se réchauffer une heure en buvant un peu de sang et te prenant un baiser.

 

M. de Nossac retrouva quelque force, et essaya de repousser le vampire.

 

Le vampire continua :

 

– Sais-tu pourquoi les morts ont toujours froid ? c’est qu’ils n’ont plus une goutte de sang dans les veines. Si j’avais eu la dixième partie de celui que je viens de te prendre, très certainement je n’aurais point été obligée de tenir mon suaire à deux mains et de m’envelopper dedans avec un soin extrême, pour me garantir des âpres caresses du vent… Et vois-tu, à mesure que j’approchais du lieu où tu étais, je sentais le froid diminuer… Et hier, comme j’avais bu la nuit précédente, j’ai eu chaud… Vers le soir, cependant, la fraîcheur m’a reprise ; j’ai eu par-ci par-là, quelques frissons, et j’ai trouvé que la nuit était lente à venir…

 

» Elle est venue enfin. Maintenant j’ai bu, je t’ai baisé au front et sur la bouche, j’ai réchauffé mon cœur et mon corps… Oh ! c’est que je t’aime, ami ! J’aurais pu t’oublier, cependant, comme tu m’as oubliée, ingrat ! J’aurais pu, dans le monde où est allée mon âme, épouser un ange ou un saint, beaux et jeunes tous deux de l’éternelle jeunesse… Je ne l’ai pas fait ! J’ai préféré revenir animer mon corps, qui dormait paisiblement dans son cercueil, à l’abri de l’air âpre des nuits et des rayons ardents du soleil ; je l’ai fait se lever, ce pauvre corps, rejeter sa pierre tumulaire, et marcher, marcher sans relâche du crépuscule à l’aube suivante, chaque nuit ; car le jour j’étais obligée d’entrer dans le premier cimetière qui se trouvait sur ma route et de m’y coucher dans une fosse vide jusqu’à ce que la brume tombât. Je suis arrivée ainsi à Heidelberg : là, il y avait une jeune fille, nommé Gretchen, qui me ressemblait trait pour trait. Cette jeune fille était la maîtresse d’un étudiant appelé Hermann de Holdengrasburg, le fils de ton hôte, baron. Hermann avait depuis longtemps l’envie de la quitter, cette pauvre fille, et il attendait que l’occasion s’en présentât.

 

» Son père, sur ces entrefaites, lui écrivit ainsi qu’à ses frères de revenir en Bohême au plus vite. L’occasion se présentait. Hermann monta à cheval un matin, et partit laissant quelques mots d’adieu bien froids à l’adresse de Gretchen. Gretchen attendit Hermann toute la journée ; le soir, elle reçut cette lettre, se trouva mal, eut une fièvre cérébrale, et mourut dans les vingt-quatre heures.

 

» J’étais arrivée dans le cimetière d’Heidelberg le matin même du jour où on l’enterra, et comme je n’avais pu trouver la fosse vacante, je m’étais blottie dans une touffe de cyprès dont le noir feuillage m’abritait des rayons du soleil. Je vis passer près de moi la bière de Gretchen ; sa bière était découverte selon l’usage allemand, et je pus voir son visage. Je fus frappée de la ressemblance extraordinaire que Gretchen avait avec moi, si frappée que j’eus l’idée de te rejoindre à l’aide d’un stratagème que me fournirait cette ressemblance.

 

» Je passai le jour tout entier dans ma touffe de cyprès, et j’attendis la nuit avec impatience. Quand la nuit fut venue, j’allai vers la tombe de Gretchen et, m’armant de la pelle que le fossoyeur avait oubliée, je remuai la terre fraîche. J’eus bien de la peine, va ! car il y avait si longtemps que je n’avais plus de sang, si longtemps que je marchais sur la terre glacée !… Je parvins cependant à déterrer Gretchen et, quand je l’eus fait, je la déshabillai complètement, et je me revêtis de ses habits. Je lui enlevai tout, tout jusqu’à la croix d’or qu’Hermann lui avait donnée et qui était encore à son cou, et puis, comme malgré ses vêtements j’avais froid encore, je lui pris son suaire que je mis par-dessus le mien, et continuai ma route. Après huit nuits de marche, j’arrivai ici. Je savais (car les morts savent tout), je savais que tu y viendrais le lendemain, et je trouvai Hermann, ses frères et son père, assis au coin du feu et devisant.

 

» – Quel dommage que je n’aie point amené cette pauvre Gretchen !

 

» – Pourquoi, quel dommage ? demanda le comte de Holdengrasburg.

 

» – Parce que le marquis de Simiane, que j’ai soigné, prétendait qu’elle ressemblait fort à la baronne de Nossac, qui est morte il y a un an. Et puisque nous attendons le baron, elle aurait pu nous rendre un véritable service en se chargeant du rôle de la trépassée dans la comédie que nous lui préparons.

 

» J’étais demeurée sur le seuil, et ils ne m’avaient point entendue venir :

 

» – Gretchen accepte le rôle, dis-je tout à coup.

 

» Ils se retournèrent stupéfaits ; Hermann balbutia et pâlit, et le comte, que je ne connaissais pas, me regarda avec étonnement.

 

» – Mon cher Hermann, dis-je à l’amant de Gretchen, vous êtes un ingrat, et je devrais vous haïr… mais je vous pardonne.

 

» Il se jeta à mes genoux, et me prit la main.

 

» – Dieu ! fit-il tout ému, comme tu as froid !

 

» – Je suis venue à pied, répondis-je, et j’ai marché toute la nuit…

 

» Et je m’approchai avidement du feu, car mes forces commençaient à être épuisées, et je me chauffai un grand quart d’heure sans parler.

 

» – Pauvre Gretchen ! murmurait Hermann avec fatuité, comme elle m’aime !

 

» – Madame, me dit le comte de Holdengrasburg, n’êtes-vous point effrayée du rôle que l’on vous destine ?

 

» – Pas le moins du monde, répondis-je : le rôle me plaît fort, et je le jouerai très naturellement.

 

» – Vous croyez ?

 

» – J’en suis sûre.

 

» Hermann se mit à rire.

 

» – Bonne Gretchen ! fit-il, est-elle courageuse !

 

» – Je crois vous l’avoir prouvé, répondis-je sèchement ; car je suis venue d’Heidelberg à pied en mendiant. Or, comme je ne veux rien de vous, puisque vous m’avez quittée et laissée sans argent, je viendrai ici chaque soir, je resterai jusqu’à l’aube, et m’en irai.

 

» – Où donc ? demanda le comte.

 

» – Chez le curé du village, qui est à une lieue d’ici.

 

» – À pied ?

 

» – Non ; vous me prêterez un cheval.

 

» J’avais fait un mensonge en disant que j’irais chez le curé du village ; mais il le fallait bien, pour avoir le droit et le prétexte d’aller me coucher dans un lit de trépassé chaque matin. Hermann voulut insister : ses frères et son père se joignirent à lui.

 

» – Préférez-vous, lui dis-je, que je m’en aille tout de suite, et que je ne joue point mon rôle de trépassée ?

 

» – Non ! non ! dirent-ils.

 

» – Laissons-la faire, dit Hermann, c’est un caprice de femme… qui lui passera.

 

» Le jour commençait à venir ; le comte et ses fils, qui s’étaient oubliés au coin du feu, se levèrent pour aller se coucher.

 

» – À ce soir, dis-je à Hermann.

 

» Il voulut me retenir ; je fus inflexible. On me donna un cheval, et je t’assure qu’il ne me fut point inutile, car j’étais bien lasse ! Je l’enfourchai, et pris la route du village dans le cimetière duquel j’avais passé la nuit précédente.

 

» Il y avait à l’entour du champ de repos une belle prairie ; j’y cueillis quelques vergissmeinnicht[1] et quelques marguerites pour en respirer le parfum dans ma fosse, et j’attachai le cheval à une haie d’aubépine. Le cheval se mit à brouter l’herbe ; et je rentrai dans le cimetière.

 

» La fosse vide que j’avais occupée la veille était prise depuis la brume ; j’errai plus d’une heure sans en trouver une autre, et je fus obligée d’attendre dans une touffe de cyprès que le fossoyeur, qui en creusait une depuis l’aube, eût achevé et fut parti.

 

» Le soir, je retrouvai le cheval ; je remontai dessus, et gagnai le château au galop. Le comte et ses fils me reçurent à bras ouverts, ils m’indiquèrent mon rôle – que je savais d’avance, tu imagines bien – et ils me dirent qu’un znapan devait t’amener le lendemain de Marienwerder.

 

» – Gretchen, me dit Hermann, viens chez moi ; il faut que je te donne toutes les instructions nécessaires.

 

» – J’ai froid, lui répondis-je ; restons ici.

 

» Quand il eut fini de me parler, l’heure du départ était venue pour lui et ses frères, et il lui fallut me quitter.

 

» – Oh ! murmura-t-il avec une colère dépitée, tu t’es moquée de moi, Gretchen ; mais ce soir…

 

» – Ce soir, répondis-je, ce sera de même… Je veux vous punir. Je dormirai côte à côte avec vous, et vous me respecterez… ou je vous tuerai.

 

» Et je lui montrai le poignard que Gretchen portait à sa ceinture, et que je lui avais volé.

 

» – Tu es une étrange fille, me dit-il ; il en sera comme tu voudras.

 

» Je n’ai pas besoin de te raconter ce qui se passa le soir, tu le sais aussi bien que moi. Après la comédie, je me retirai avec Hermann dans sa chambre, je lui soufflai sur le front, et je l’endormis. C’est alors que je vins te trouver.

 

» En te quittant, je retournai chez Hermann, et quand il s’éveilla, il me vit près de lui. Une heure après, je laissai, comme la veille, mon cheval dans la prairie, et j’entrai dans le cimetière. Sur le seuil du champ funèbre, je rencontrai une jeune morte qui sortait enveloppée de son suaire.

 

» – Où allez-vous ? lui demandai-je ; ne savez-vous pas que le jour vient et que le soleil va paraître ?

 

» – Je le sais.

 

» – N’êtes-vous point morte ?

 

» – Sans doute.

 

» – Les morts ne peuvent cependant voyager que la nuit.

 

» – Vous avez raison ; mais c’est aujourd’hui la fête-Dieu, et, ce jour-là, les femmes qui sont mortes vierges peuvent errer jusqu’au soir par les prés fleuris et les haies vertes, pour cueillir et se tresser des couronnes de marguerites et d’aubépine blanche. J’étais vierge quand je suis morte : j’use de mon droit.

 

» – Où est votre tombe ? lui demandai-je.

 

» – Là-bas, me répondit-elle en l’indiquant du doigt.

 

» – Eh bien, lui répondis-je, je m’en vais me coucher dedans une heure, car j’ai voyagé toute la nuit, et, quand j’aurai dormi un peu, j’irai vous rejoindre… J’ai, moi aussi, envie de marguerites et d’aubépine, et, comme vous, je suis morte vierge. C’était vrai, n’est-ce pas ?

 

» Je dormis une heure, en effet ; et puis, en me levant, j’eus la pensée de t’apparaître en plein jour, et au lieu de rejoindre la jeune morte, je remontai à cheval, et j’arrivai, à la stupéfaction générale, sous le berceau où vous déjeuniez.

 

» Maintenant, cher ange, acheva le vampire, j’ai chaud et je suis forte, je vais te quitter ; je reviendrai la nuit prochaine, et même tu me reverras avant, car je serai de retour du cimetière après le coucher du soleil. Adieu. »

 

Le vampire baisa de nouveau le baron sur la bouche et au front, puis il s’en alla avec sa lente raideur habituelle. Sur le seuil, il se retourna une dernière fois, lui envoya un baiser et un sourire, et disparut.

 

Tout aussitôt, le baron se sentit pris d’une fièvre étrange, d’un sommeil de plomb qui l’étreignit et paralysa sa pensée pendant plusieurs heures ; et lorsqu’il se réveilla enfin, il entendit près de lui, de l’autre côté de la cloison à laquelle son lit était appuyé, deux voix qui s’entretenaient à bas bruit.

 

L’une était celle de Wilhem, l’autre… celle de Roschen !

 

Le baron avait menti à son insu, quand il avait dit à la trépassée qu’il n’aimait pas Roschen, car il tressaillit vivement, et la jalousie le mordit au cœur lorsqu’il eut reconnu sa voix mêlée à celle de Wilhem.

 

XVII

La voix de Wilhem fit tressaillir profondément le baron. Il fut dominé soudain par une curiosité inflexible et, tout sûr d’avance qu’il était qu’il allait entendre de cruelles choses pour lui, il appuya son oreille à la cloison et se mit à écouter avec une avidité presque sauvage.

 

– Je vous dis, Roschen, disait la voix de Wilhem, je vous dis que vous n’êtes plus la même pour moi depuis deux jours.

 

– Fou !

 

– Oh ! je ne le suis point, soyez tranquille.

 

– Il faut bien que vous le soyez pour tenir un aussi ridicule langage.

 

– J’ai un cœur qui sent…

 

– Ah ! fit Roschen avec une certaine ironie.

 

– Et des yeux qui voient.

 

– Vraiment !

 

Et la voix de Roschen devint railleuse.

 

– Oh ! voyez-vous, Roschen, comme je vous le dis, je vois et je sens. Depuis que cet étranger maudit a passé entre vous et moi, depuis que nous jouons cette comédie infernale, vous avez pris votre rôle au sérieux…

 

– Sans doute, fit Roschen avec un éclat de rire qui n’avait rien de bien ingénu.

 

– Vous l’aimez ?

 

Roschen poussa un cri.

 

– Oh ! tu ne le crois pas, n’est-ce pas ? mon Wilhem, fit-elle avec l’accent de la prière…

 

– Je fais mieux, dit Wilhem d’une voix sourde, je le sais.

 

– Folie !

 

– Je l’ai deviné.

 

– Mensonge !

 

– Je le sens et je l’ai deviné, te dis-je ; je le sens aux pulsations désordonnées de mon cœur ; je l’ai deviné hier à la manière lascive et indolente avec laquelle tu t’appuyais sur son bras… Je t’ai vue pâlir et trembler quand Gretchen lui est apparue… Roschen, tu me trompes ou tu vas me tromper…

 

– Wilhem !

 

– Si tu le fais, reprit Wilhem avec une colère croissante, malheur à toi, Roschen, malheur à toi !

 

– Mais je te jure…

 

– Je t’ai ramassée dans la boue, Roschen, tu étais une grisette d’Heidelberg, la fille d’un tailleur… rien de plus.

 

– Grâce ! murmura Roschen tremblante.

 

– J’ai fait de toi la maîtresse d’un étudiant, et d’un étudiant gentilhomme ; qui mieux est, je t’ai donné or et bijoux, parures, et…

 

– Vous êtes un lâche ! s’écria Roschen l’interrompant, vos reproches sont une insulte pour moi et surtout pour vous-même. Oui, je suis devenue, de pauvre grisette que j’étais, la maîtresse d’un gentilhomme ; mais la grisette était pure, elle était honnête fille, et, dans le quartier où mon père rapiéçait de vieux habits, elle était respectée comme telle. Aujourd’hui, vous avez changé ma misère en opulence, mais je suis déshonorée et je baisse la tête.

 

Wilhem poussa un cri de rage.

 

– Est-ce que, dit-il, le peuple peut avoir de l’honneur et en parler comme nous, gentilshommes ?

 

– Le peuple, Wilhem, est plus noble dans sa pauvreté et son rude labeur qu’un gentilhomme comme vous qui déshonore son écusson en essayant de le redorer avec de l’or mal acquis.

 

– Que veux-tu dire, malheureuse ?

 

– Je veux dire, Wilhem, que sans trop savoir ni le prix qu’on vous a donné, ni le but qui a fait dicter votre conduite, le métier que vous faites depuis quelques jours est infâme.

 

Wilhem rugit de colère :

 

– Qui te dit, fit-il d’une voix étranglée, qui te dit qu’il n’y a pas un but politique…

 

– Ah ! oui, fit ironiquement Roschen, voilà l’excuse éternelle des gentilshommes d’Heidelberg, quand ils font une lâcheté…

 

– Lâcheté !

 

– Ils prétendent, continua Roschen avec calme, qu’ils ont un but politique. Et cette femme, cette Gretchen, qui vous stipendie, qui vous dirige, a-t-elle un but politique, elle aussi ?

 

– Roschen, interrompit Wilhem au comble de la fureur, si tu ajoutes un mot de plus, je te tue !

 

Roschen poussa un cri de terreur et demanda grâce.

 

Il est aisé de comprendre ce qu’avait souffert M. de Nossac pendant ce dialogue qui, pour ainsi dire, déchirait un coin de ce voile mystérieux qui semblait envelopper le château et ses étranges hôtes. Mais son indignation fut au comble quand Wilhem menaça Roschen de la tuer, et il sauta vivement à terre et mit la main sur son épée.

 

Tout aussitôt, soit hasard, soit que dans la pièce où causaient Roschen et Wilhem, on eût entendu le bruit qu’il venait de faire en quittant son lit, il se fit un profond silence, puis une porte parut s’ouvrir, et une voix nouvelle résonna impérieuse et brève, et s’exprima en langue slavonne :

 

– Ça, Wilhem, disait cette voix que le baron reconnut pour celle de Samuel son frère jumeau, quand auras-tu fini de te quereller, ou bien même de feindre une querelle avec Roschen, qui est notre sœur et non ta maîtresse, entends-tu ? Penses-tu que notre hôte ne t’ait point entendu ?

 

– Oh ! si fait ! ricana Wilhem sur un ton bas et presque étouffé. Il sera jaloux le reste de la nuit, ce pauvre baron…

 

– Et c’est ma foi fort mal, murmura Roschen, également à voix basse, car il est noble et brave mon futur époux, et vous le traitez comme un vil pandour. Il faut avouer, reprit-elle en riant, mon père a d’étranges caprices et des théories bien inflexibles sur la bravoure. Tout autre que le baron n’eût pu résister aux épreuves terribles qu’il lui a fait subir.

 

– Ce qui, il me semble, continua Samuel, n’implique nullement la nécessité de la bizarre dispute dont Wilhem, qui a bu toute la nuit, lui inflige l’audition… Car, tudieu ! s’il dort avec le vacarme que vous faites ici, il faut qu’il ait passé trois cent soixante-cinq nuits consécutives dans un commerce de renards, pendant qu’on y fêtait le roi des étudiants.

 

Wilhem se prit à rire d’un rire aviné.

 

– Allons, ajouta Samuel, va te coucher, Wilhem ; et toi, Roschen, viens avec moi, je vais te conduire jusqu’à ta chambre…

 

– Mon petit Samuel, murmura Roschen, est-ce que toutes vos mystifications à l’égard de mon futur époux ne sont pas encore terminées ?

 

– Morbleu ! pensa Wilhem, j’espère bien que non ; je veux être sûr, bien sûr qu’il est brave !

 

– Tu es ivre, fit sentencieusement Samuel, et tu te mêles de choses qui ne te regardent point. Va te coucher, fils de Noé, et cuve ton vin, si tu peux !

 

 

M. de Nossac était abasourdi de tout ce qu’il entendait. Des deux versions si contradictoires qui venaient de résonner à son oreille, laquelle était donc la vraie ? Était-ce celle de Wilhem appelant Roschen une grisette d’Heidelberg et la traitant avec le sans-gêne de l’étudiant pour sa maîtresse ? Dans ce cas, il fallait s’avouer que ce sourire ingénu, que cette candeur virginale qui brillaient au front de la jeune fille composaient un ignoble mensonge, une antithèse hideuse, un paradoxe en action dégoûtant.

 

Ou bien Samuel traitant Wilhem d’ivrogne et l’accusant de vouloir exciter la jalousie du baron et mettre son amour à l’épreuve, était-il sincère ?

 

Il y avait deux raisons pour que M. de Nossac ajoutât foi aux paroles de Samuel !

 

La première, c’est qu’il ne pouvait, lui, le roué et le blessé, il ne pouvait croire à la perversité de Roschen et voir en elle, en elle qui avait le geste digne, l’accent distingué, le regard candide d’une jeune fille de bonne noblesse, la grisette d’Heidelberg, l’étudiante qui écorche la langue qu’elle parle, et qui boit, en plein soleil, de la bière et de l’eau-de-vie dans le verre de son amant.

 

La seconde était encore plus raisonnable.

 

Wilhem et Roschen s’étaient d’abord exprimés en français, preuve qu’ils voulaient être entendus. Samuel, au contraire, avait pris la parole en slavon, et tout aussitôt Wilhem et Roschen s’étaient exprimés dans la même langue.

 

Un long silence suivit l’altercation qui avait eu lieu entre Roschen et ses deux frères, et il devint évident pour le baron qu’elle était partie avec eux. Il jugea prudent de se recoucher, car il avait besoin de réfléchir et de chercher la solution et le but de tous les mystères qui l’environnaient.

 

Il y avait bien parmi les choses extraordinaires qu’il avait vues et entendues, des choses qu’à la rigueur on pouvait expliquer, telles que l’histoire des veneurs noirs, la chasse au flambeau, etc. Tout cela ne prouvait qu’une chose : l’humeur facétieuse du châtelain de Holdengrasburg. Mais Gretchen ? c’est-à-dire Hélène de Nossac trépassée, Hélène qui avait pris les vêtements de Gretchen, Hélène qui, disait-elle, était sortie de sa tombe et avait fait huit cents lieues à pied, la nuit, et couchant chaque matin dans un nouveau cimetière, ainsi qu’un voyageur s’arrête, chaque soir, à la porte d’une hôtellerie, comment expliquer cela ?

 

Le baron oublia un moment Roschen, Wilhem et ses frères, pour songer à la trépassée. Alors, de même qu’il avait oublié Gretchen, en entendant dans la pièce voisine résonner les voix de Roschen et de Wilhem, de même, les voix éteintes, il se reprit à songer à Gretchen et s’attacha à ses souvenirs de la nuit avec une désespérante ténacité. Il analysa, avec un soin extrême, toutes ses sensations, se remémora chaque parole de la trépassée, chaque phrase de son incroyable histoire, et finit par en conclure que c’était bien réellement sa femme, sa femme qu’il avait tuée et à qui Dieu permettait de sortir de sa tombe pour tourmenter son époux vivant.

 

Tout à coup, dans la pièce voisine où naguère il avait entendu Wilhem et sa sœur, s’éleva une voix stridente qui dit le premier couplet de la légende du veneur noir. Puis, ce couplet fini, la même voix ajouta :

 

– Eh bien ! messire Satan, mon père, n’ai-je pas bien joué hier mon rôle de châtelain, et n’êtes-vous pas content de moi ? J’ai éteint assez bien le charbon de mes yeux et l’éclair de mon ongle ; et, Dieu me damne comme si je ne l’étais déjà ! si ce petit baron de Nossac ne me croit pétri de chair et d’os comme lui…

 

En entendant ces étranges paroles, le baron pensa devenir fou, et il se précipita vers la croisée, à travers les fentes de laquelle filtrait un rayon du jour naissant. Il l’ouvrit et se pencha vivement au-dehors, comme si, pour chasser les terreurs de son esprit, il eût voulu de l’air et de la lumière ; mais soudain il poussa un cri d’épouvante et chancela… La prairie, le parc, la forêt, le village, tout ce ravissant paysage sur lequel ouvrait sa fenêtre, tout ce qu’il avait vu, la veille, avait disparu comme si Satan lui-même l’eût emporté dans un pli de son aile décharnée… Et, à la place, il ne vit plus qu’un site tourmenté, désert, sauvage, un torrent sinistre, une forêt sombre et muette à l’horizon, une plaine inculte et désolée entre la forêt et le torrent !

 

Satan avait passé par là !

 

XVIII

Au cri poussé par le baron, une porte s’ouvrit et le châtelain de Holdengrasburg entra, son sourire bonhomme et un peu railleur aux lèvres.

 

– Le veneur noir ! murmura le baron.

 

– Ah ! enfin, s’écria le châtelain jovialement, enfin, mon cher baron, vous avez eu peur !

 

Le baron pâlit de colère :

 

– Peur ! s’écria-t-il ; moi, peur ?

 

– Par les cornes de Satan, mon père, je le crois, mon gentilhomme.

 

– Qui que vous soyez, répliqua M. de Nossac, à qui ce mot de peur avait rendu tout son sang-froid, qui que vous soyez, mon hôte, je vous somme de me prouver que j’ai eu peur !

 

– Vous avez poussé un cri qui s’en charge, baron.

 

– Vous croyez ?

 

– Pardieu !

 

– Eh bien ! dit M. de Nossac, si j’ai eu peur de l’incertitude, chassez cette incertitude et montrez-vous enfin à moi sous votre jour véritable, vous verrez si j’ai peur encore ! Si vous êtes le fils de Satan, dites-le, et alors je lutterai, moi, homme, avec vous, être surnaturel ! Si vous êtes un simple gentilhomme, qui se plaît aux mystifications, dites-le également, car je trouve que les mystifications durent depuis trop longtemps, et mon épée y mettra un terme !

 

Et, en prononçant ces paroles, M. de Nossac s’appuya fièrement sur son épée et regarda le veneur en face.

 

– Mon cher hôte, fit celui-ci avec un éclat de rire moins railleur que bienveillant, je suis dans mon tort cette fois et je vous en fais humblement mes excuses. J’aurais dû m’en tenir à mes plaisanteries d’hier et ne point les renouveler aujourd’hui. Si les excuses ne vous suffisent point, j’ai mon épée au service de la vôtre.

 

– Ah ! dit froidement le baron, est-ce que vous n’avez point encore assez joué le rôle du châtelain bonhomme, messire Satan ?

 

Un nouvel éclat de rire échappa au comte.

 

– Vous êtes fou ! dit-il ; je suis de chair et d’os comme vous.

 

– Ce n’est point ce que vous disiez tout à l’heure, cependant.

 

– Tiens ! vous y avez donc cru ?

 

– Il me semble, fit M. de Nossac avec hauteur, que la chose est assez croyable.

 

– Vous trouvez ?

 

– Sans nul doute. Et pour preuve, je vous demanderai ce que vous avez fait du paysage qui, hier, était sous mes fenêtres ?

 

– Êtes-vous bien sûr qu’il était sous ces fenêtres-là ?

 

– Très sûr. Je reconnais le lit, les tentures, tout, jusqu’à ce fauteuil, où j’ai, en me couchant, déposé mon habit.

 

– Eh bien ! dit le comte, puisque vous en êtes aussi sûr, venez avec moi, je vais vous convaincre du contraire.

 

Et il entraîna le baron, qui le suivit sans mot dire.

 

Comme la veille, le comte de Holdengrasburg fit traverser à son hôte plusieurs salles contiguës et arriva enfin à une chambre à coucher, où il s’arrêta.

 

– Voyez ! lui dit-il.

 

Le baron promena autour de lui un regard d’étonnement et reconnut une chambre absolument semblable à celle qu’il occupait la veille et non moins semblable comme meubles, espace et tentures à celle qu’il venait de quitter.

 

– Vous voyez, lui dit-il, que tout est ici dans le même ordre que là-bas ; une seule chose y manque : votre habit. J’ai pris soin de le faire déménager en même temps qu’on vous transportait, endormi, d’un lit dans un autre. Vous avez le sommeil bien lourd, baron. Et ce disant, le comte de Holdengrasburg ouvrit la croisée, et le baron reconnut son paysage riant et pittoresque de la veille, sa prairie en fleurs, son parc ombreux, son village coquet, sa forêt verte, et, comme la veille, il aperçut un homme et une femme se promenant sous les murs du château et foulant l’herbe drue, toute ruisselante encore de la rosée du matin. Seulement ce n’étaient ni Roschen ni Wilhem, mais Gretchen et Hermann, son amant.

 

Comme la veille, le baron tressaillit et sentit un nuage passer sur ses yeux. Il était jaloux de sa femme trépassée, comme si elle eût été vivante.

 

– Monsieur, dit-il au comte, oubliant soudain la situation hostile qu’il avait prise vis-à-vis de lui, êtes-vous bien sûr que cette femme-là est la maîtresse de votre fils Hermann ?

 

– Gretchen ? mais sans doute.

 

– Eh bien ! moi, je vous dis que c’est ma propre femme, ma femme défunte qui revient pour me tourmenter et me sucer au cou chaque nuit…

 

– Vous êtes fou.

 

– Non, je ne suis pas fou, j’ai toute ma raison, et je ne dormais pas cette nuit. Elle est venue vers moi, à pas lents, comme la nuit précédente ; elle s’est couchée à côté de moi, elle m’a mordu comme la veille…

 

– Tenez, fit le comte de Holdengrasburg avec insouciance, la meilleure preuve que je puisse vous donner qu’elle ne vous a point mordu au cou c’est que la piqûre que vous vous étiez faite avec la pointe de votre épée est à moitié fermée ce matin, et qu’il n’y a, à côté, aucune autre cicatrice.

 

– C’est vrai, murmura le baron interdit, après s’être regardé dans une glace. Ce qui n’empêche pas, croyez-le, que tout ce que je vous dis soit scrupuleusement exact.

 

– J’en doute.

 

– Et si je vous répète mot pour mot la bizarre histoire qu’elle m’a contée ?

 

– Voyons l’histoire ?

 

M. de Nossac, toujours l’œil fixé sur Hermann et Gretchen, qui s’appuyaient l’un sur l’autre avec une langueur voluptueuse, M. de Nossac, disons-nous, raconta d’une voix brève, saccadée, semée d’interruptions à chaque mouvement inusité des deux amants, cette étrange odyssée de sa femme à travers les cimetières de France et d’Allemagne.

 

– Décidément, fit le comte avec douleur, je me repens amèrement, monsieur le baron, de mes sottes plaisanteries. Elles vous ont frappé l’esprit à ce point que vous rêvez tout éveillé.

 

M. de Nossac regarda le comte. La figure de ce dernier exprimait une pitié profonde, une commisération si bien sentie qu’on ne pouvait la mettre en doute.

 

– Tenez, dit-il, il faut que je vous convainque.

 

– Voyons ?

 

– Savez-vous où va Gretchen chaque jour ?

 

– Chez le curé du village.

 

– En êtes-vous sûr ?

 

– Très sûr.

 

– Vous voyez bien que je n’ai pas rêvé, que j’ai bien réellement vu et entendu, car ni vos fils ni vous ne m’avez donné ces détails, et cependant je le savais. Vous lui donnez un cheval, n’est-ce pas ?

 

– Oui, dit le comte étonné.

 

– Et elle est venue d’Heidelberg ici à pied et mendiant ?

 

– Oui, comment le savez-vous ?

 

– Et, continua le baron en s’animant, je sais bien d’autres choses encore ; par exemple, vous étiez au coin du feu quand elle est arrivée. Hermann s’est troublé, et vous lui avez demandé :

 

« N’êtes-vous point effrayée du rôle que vous allez jouer ? »

 

– Ma foi ! s’écria le châtelain de Holdengrasburg, vous êtes décidément sorcier, et je finirai par croire à vos vampires.

 

Pendant qu’ils causaient, le jour avait grandi, et l’aurore frangeait vaguement de pourpre et d’opale les sommets indécis et bleuâtres des montagnes voisines.

 

– Tenez, dit M. de Nossac se penchant à la croisée et y entraînant le comte, voyez !

 

On venait d’amener un cheval à Gretchen, et Gretchen était montée dessus aidée du genou d’Hermann, après avoir donné un long baiser à son amant.

 

– Eh bien ! demanda le comte, que voyez-vous donc là d’extraordinaire ?

 

– Vous n’y voyez donc rien, vous ?

 

– Ma foi ! non, c’est Gretchen qui monte à cheval et qui s’en va. Que voulez-vous ? Cette femme est fière comme une vraie bohémienne qu’elle est. Hermann l’avait abandonnée, elle l’a suivi parce qu’elle l’aimait ; mais elle ne veut pas manger de son pain.

 

– Et elle va chez le curé ?

 

– Mais certainement.

 

– Eh bien ! moi, je vous dis qu’elle va au cimetière.

 

– Quelle folie !

 

– Voulez-vous la suivre avec moi ?

 

– Hélas, dit le comte, je le voudrais bien, mon cher baron, ne fût-ce que pour vous convaincre de votre folie, mais vous oubliez que je ne le puis.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que je suis, pour la contrée, le terrible veneur noir, et que si un paysan me rencontrait aux portes du village, il ne manquerait pas de dire qu’il a vu le veneur noir sans en mourir, ce qui ferait un grand tort à ma réputation.

 

– Eh bien ! j’irai seul.

 

– Vous êtes libre, mais c’est folie.

 

Le baron acheva de se vêtir à la hâte, puis, sans vouloir écouter son hôte qui s’escrimait à lui prouver qu’il était fou, il s’élança hors de la chambre, descendit l’escalier, et, l’épée à la main, il sortit du château, et s’engagea en courant dans le sentier que venait de prendre Gretchen, au petit trot de son cheval.

 

La trépassée cheminait entre deux haies fleuries, au pas, et semblait aspirer avec délices les arômes champêtres dont l’air était imprégné. Le baron marchait derrière elle, frissonnant malgré lui, et n’osant l’atteindre, bien que cela lui eût été facile.

 

Tout à coup la trépassée, qui paraissait rêver avec mélancolie, leva les yeux, et interrogea le ciel oriental.

 

Des flots de pourpre avaient succédé aux teintes irisées d’opale, et le soleil était proche.

 

Elle sembla le comprendre ; et elle pressa l’allure de son cheval, qui prit le trot. Pour ne la point perdre de vue, le baron fut contraint de courir. En dix minutes, Gretchen à cheval et lui à pied eurent atteint le village.

 

En dehors du village, il y avait une enceinte de cent mètres carrés, clôturée d’une haie vive tout en fleurs, plantée çà et là d’un bouquet de cyprès et parsemée de croix noires ou blanches, la plupart sans inscriptions. C’était le cimetière du village.

 

La porte en était entrebâillée, ou plutôt elle n’avait point été fermée durant la nuit. Le champ du repos était ouvert à tout le monde. Gretchen s’arrêta à cette porte, et descendit de cheval avec sa lente raideur, puis elle interrogea de nouveau le ciel, qui se teignait de plus en plus des lueurs annonciatrices du soleil, et le baron, qui était derrière elle, l’entendit murmurer avec une joie d’enfant :

 

« Oh ! j’aurai le temps de cueillir des fleurs… j’aurai le temps ! »

 

Elle lâcha le cheval, qui, tout accoutumé sans doute à pareille liberté, gagna au petit galop l’endroit de la prairie où l’herbe était la plus douce et la plus appétissante ; puis à son tour, elle s’approcha d’un petit ruisseau qui coulait en babillant sous le gazon, se mit péniblement à genoux, et cueillit une poignée de vergissmeinnicht et de liserons bleus ; ensuite elle s’approcha de la haie, et y prit un rameau d’aubépine.

 

Un jet de lumière glissa soudain sur la cime d’un roc voisin, et l’extrémité opposée de la vallée refléta le premier rayon du soleil. La trépassée poussa un cri, entra précipitamment dans le cimetière, s’enfuit jusqu’à un petit bouquet de sapins où elle disparut une minute, puis reparut aussitôt drapée des pieds à la tête dans un suaire blanc, le sien sans doute, qu’elle cachait soigneusement chaque soir avant d’aller au château.

 

M. de Nossac était demeuré sur le seuil du cimetière, immobile, la sueur au front. Il la vit sortir, ainsi vêtue, se diriger vers une fosse récemment creusée et se coucher tout de son long. Il sentit ses genoux se dérober sous lui ; mais soudain ce doute qui l’avait assailli tant de fois et qui le portait si souvent à croire qu’on le mystifiait, ce doute s’empara de lui une fois encore, et il s’écria :

 

« Cordieu ! je veux en avoir le cœur net ! »

 

Et il s’élança vers la fosse, et s’arrêta tout à coup… La morte était immobile, au fond de la tombe, enveloppée dans son linceul, tenant ses fleurs dans sa main crispée. Aucun souffle ne soulevait sa poitrine, aucun mouvement n’indiquait que tout à l’heure encore elle marchait… la mort l’avait reprise… elle dormait jusqu’au soir.

 

Le baron se baissa pour prendre un coin du suaire et le soulever, mais soudain la terreur s’empara de lui, et il alla s’appuyer défaillant et pâle, à un cyprès voisin…

 

XIX

Si M. de Nossac n’était pas toujours maître d’un premier mouvement d’effroi, au moins se familiarisait-il aisément avec cette terreur. Il demeura une seconde appuyé au tronc de cyprès et presque défaillant, mais il se remit aussitôt, et, faisant un violent effort, il retourna sur le bord de la fosse, et se baissa de nouveau.

 

Cette fois, il eut le courage de prendre un pli du linceul, de le soulever à demi et de regarder assez attentivement le visage de la morte. Ce visage était pâle, immobile, muet, comme un vrai visage de mort qu’il était ; aucun muscle ne tressaillait, aucune fluctuation mystérieuse du sang ne paraissait avoir lieu dans les veines bleues et gonflées qui couraient en réseau capricieux sous sa peau transparente et fine. M. de Nossac le contempla longtemps, puis il s’enhardit et, mettant les genoux à terre, il étendit le bras, et toucha le visage avec sa main. Il était froid comme la main que la trépassée avait mise dans la sienne deux jours auparavant, comme le baiser qu’elle lui avait donné la nuit dernière.

 

S’enhardissant de plus en plus, le baron prit alors son épée et de la pointe piqua légèrement le sein du cadavre : il en jaillit aussitôt un sang rose, frais, transparent, qui s’étendit en gouttelettes fines sur le linceul et jaspa de taches rouges sa blancheur éblouissante. La morte ne bougea point, et son sang continua à couler légèrement. Alors M. de Nossac, bien convaincu qu’il ne pouvait être le jouet d’une comédie, que c’était bien réellement à une morte qu’il avait affaire, et que ce sang qu’il venait de répandre, c’était le sien qu’elle lui avait pris la nuit précédente, M. de Nossac songea que la nuit prochaine le vampire serait d’autant plus exigeant qu’il aurait moins de sang dans les veines, et que lui, baron de Nossac, finirait par mourir de cette perte continuelle dont il n’avait ni la volonté ni la force de se préserver.

 

Ce raisonnement ainsi adopté par son esprit, il eut honte et regret de ce qu’il venait de faire ; il se pencha une fois de plus sur le cadavre et mit son doigt sur la piqûre, tandis qu’il cherchait un moyen de la bander. Ce moyen il le trouva avec son mouchoir, qu’il noua fortement à un coin du suaire, et qui étreignit la morte comme une ceinture.

 

Quand il eut fini, il voulut se lever, mais il s’aperçut que le sang de la morte avait coulé sur ses mains ; il eut peur, et ses cheveux se hérissèrent.

 

Il prit un coin du linceul, et s’essuya ; en tirant le coin à lui, il remua le cadavre, et les lèvres serrées de la morte s’ouvrirent, et il sembla au baron qu’elle allait parler et lui dire : « Tu es un impie ! » Alors il se sentit pris de cette lourdeur vertigineuse, de cette paralysie étrange qui s’emparait de lui chaque nuit, à l’heure où le vampire avait coutume d’arriver, et il frissonna à la pensée qu’il allait être contraint peut-être de se coucher dans cette fosse côte à côte avec elle dans un cimetière et de s’endormir de ce sommeil de plomb qui le prenait au départ de sa nocturne visiteuse.

 

La terreur du baron devint telle, qu’il fit un suprême et héroïque effort, se redressa sur ses jambes raidies, presque glacées, et s’élança hors de la fosse.

 

Les deux premiers pas qu’il fit au-dehors furent terribles ; il semblait qu’une invincible force d’attraction le clouât à ce cadavre et à cette tombe encore ouverte ; mais enfin, ces deux pas faits, la paralysie diminua ; il se traîna moins lentement, puis il marcha plus vite ; enfin il put courir, et se précipita dehors avec cette célérité de la peur que rien ne peut égaler.

 

Mais, sur le seuil du cimetière, il y avait une femme debout, pâle, tremblante d’émotion. C’était Roschen ; Roschen, à qui sa pâleur et son émotion ajoutaient une grâce et un charme de plus ; Roschen, belle, éblouissante, les yeux emplis d’une vague et suave tristesse, la bouche plissée par un sourire amer, une main sur son cœur comme pour en étouffer les pulsations précipitées.

 

À sa vue, le baron poussa un cri :

 

– Vous ici, Roschen ! murmura-t-il.

 

Elle fit un pas vers lui, le prit par la main, et lui dit :

 

– C’est ma vie que je risque en vous suivant ici, mais n’importe… il faut que je vous parle.

 

– Oh ! parlez ! murmura M. de Nossac en la regardant et sentant son admiration et cet amour, nés spontanément et plusieurs fois menacés par l’étrange et funeste ascendant de Gretchen, renaître et le dominer entièrement.

 

– Pas là ! fit-elle avec effroi.

 

– Pourquoi ?

 

– Les morts sont trop près… venez…

 

Et elle l’entraîna.

 

Ainsi que nous l’avons déjà dit, la forêt était proche, et un chemin creux, bordé d’une haie vive à hauteur d’homme, y conduisait directement, sans qu’il fût trop possible d’être aperçu, dans ce trajet, ni du château, ni du village.

 

Roschen s’y engagea d’un pas rapide, tenant toujours le baron par la main.

 

À mesure qu’ils avançaient, le jour blafard qui éclairait la forêt devenait de plus en plus sombre ; et bientôt Roschen s’arrêta au milieu d’une sorte de clairière où des rochers avaient formé un banc naturel qui s’arrondissait en demi-cercle.

 

– Asseyons-nous là, dit Roschen.

 

Le baron s’assit auprès d’elle. Roschen tourna la tête alors à droite et à gauche, et inspecta les lieux environnants avec une minutieuse et prudente circonspection.

 

– Sommes-nous bien seuls ? murmura-t-elle.

 

– Oui, répondit le baron, regardant à son tour.

 

– Oh ! c’est que, dit Roschen tremblante, si on nous entendait…

 

– Eh bien ?

 

– Il me tuerait.

 

– Qui donc ? rugit le baron.

 

– Lui !… fit-elle avec effroi.

 

– Qui, lui ?

 

– Wilhem !

 

Le baron frappa le sol de son pied avec une colère subite.

 

– Toujours ce Wilhem ! murmura-t-il, toujours lui !

 

La voix du baron avait revêtu un timbre si dur que Roschen tressaillit et que sa main trembla dans celle de M. de Nossac. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais l’émotion étreignit sa gorge ; elle ne put qu’élever un regard suppliant vers le baron, un regard qui signifiait : « Épargnez-moi… car je vous aime… » Mais, peu sensible à ce regard, le baron reprit avec la même irritation :

 

– Que vous est donc cet homme et quelle influence fatale a-t-il sur votre destinée, que vous frissonniez à son nom et trembliez à sa voix.

 

Roschen ne répondit point, et baissa les yeux.

 

– Dites, Roschen, continua M. de Nossac, dites-moi que les terribles paroles que j’ai entendues, il y a quelques heures, ces paroles infernales qui m’ont fait douter de tout, de la bonté de Dieu, de la vertu des femmes, de la candeur de votre sourire, dites-moi…

 

Roschen poussa un cri étouffé, se laissa glisser aux pieds du baron, et murmura :

 

– Pardonnez-moi… je suis bien coupable.

 

M. de Nossac sentit sa raison chanceler, le cœur lui manquer, son corps défaillir.

 

– C’était donc vrai ? murmura-t-il.

 

– Oui, dit Roschen d’une voix éteinte.

 

– Ainsi… vous n’êtes point sa sœur ?

 

– Non, fit Roschen d’un signe.

 

– Mais vous êtes…

 

Il s’arrêta : elle lui avait jeté un éloquent et suppliant regard.

 

– Ainsi, reprit-il, ce mariage…

 

– Mensonge !

 

– Mais c’est infâme ! s’écria le baron hors de lui.

 

– Oh ! dit Roschen, je le sais bien que c’est infâme ! Mais que voulez-vous ?… J’étais une pauvre grisette d’Heidelberg, Wilhem m’avait séduite avec une promesse de mariage ; Wilhem avait pris sur moi un empire terrible, Wilhem me dominait complètement… Il partit avec Hermann, Conrad et le vieux Berghausen…

 

– Qui est Berghausen ?

 

– Celui que vous appelez le veneur noir.

 

– Ce n’est donc pas le père de Wilhem et de ses frères.

 

– Non. Wilhem n’a qu’un frère, Samuel.

 

– Et les deux autres ?

 

– Ce sont deux étudiants, leurs amis.

 

– Mais ce… Berghausen ?

 

– C’est un vieil étudiant de trentième année.

 

– Ce château n’est donc pas à lui ?

 

– Non.

 

– À qui est-il donc ?

 

– Je ne sais.

 

– Mystère ! murmura le baron, étrange mystère !

 

– Oh ! oui, répondit Roschen frissonnante ; ils obéissent tous cinq à cette Gretchen, que Dieu confonde ! à cette Gretchen qui est morte ou vivante, je n’en sais rien… mais qui exerce une étrange influence sur tous… et sur vous-même… acheva Roschen d’une voix étouffée.

 

Le baron tressaillit.

 

– Sur moi ? fit-il étonné.

 

– Oh ! oui ! reprit Roschen avec feu, sur vous… vous l’aimez…

 

– Non ! s’exclama-t-il avec force.

 

Roschen poussa un cri de joie :

 

– Dites-vous vrai ? fit-elle enjoignant les mains.

 

– Oui, murmura le baron ; c’est vous que j’aimais…

 

Roschen baissa la tête.

 

– Et vous ne m’aimez plus ? fit-elle avec une indicible émotion…

 

– Vous êtes à Wilhem ! répondit le baron d’un air sombre.

 

Roschen jeta un faible cri, un cri de détresse étouffé, ouvrit les bras, se raidit, et tomba sur le gazon presque évanouie.

 

– Je vous aimais tant !… fit-elle.

 

Ce cri, cet accent, allèrent droit à l’âme du baron et le touchèrent profondément.

 

– Si je vous aimais encore ? demanda-t-il.

 

– Dites-vous vrai ? Ne me trompez-vous point ? s’écria-t-elle. N’est-ce point la pitié qui vous arrache ces paroles ?

 

M. de Nossac prit dans ses mains la tête frissonnante et pâle de la jeune fille, y mit un ardent baiser, et répéta :

 

– Roschen… je t’aime !

 

– Eh bien, lui dit-elle, puisque vous m’aimez, suivez-moi !

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Arrachez-moi à Wilhem, car Wilhem m’aime, et me tuerait. Emmenez-moi loin de lui, car je ne l’aime plus, car je l’ai en horreur depuis que je vous ai vu… depuis que je vous aime !

 

Et Roschen s’était mise à genoux, et suppliait.

 

– Emmenez-moi, répéta-t-elle, et j’aurai pour vous tant d’amour, que vous oublierez que j’ai été à un autre, que j’étais une pauvre fille, une grisette d’université !

 

– Je l’oublierai, dit M. de Nossac.

 

– Et vous me pardonnerez, n’est-ce pas ? fit-elle en lui prenant les mains.

 

– Oui, répondit-il en lui donnant un second baiser.

 

– Vous me pardonnerez d’avoir trempé dans cette comédie infâme dont vous avez été le jouet ?

 

– Oui… oui… mais fuyons ! s’écria M. de Nossac.

 

– Oh ! pas maintenant, dit Roschen, mais la nuit prochaine…

 

– Pourquoi ?

 

– Je préparerai tout pour notre fuite.

 

M. de Nossac se sentit frissonner à une pensée subite :

 

– Le vampire viendra, murmura-t-il.

 

– Eh bien, dit Roschen dont l’œil s’alluma, s’il vient…

 

– Eh bien ? interrogea le baron.

 

– Vous le percerez de votre épée…

 

– Je ne pourrai pas… il me fascine…

 

– Ce soir, à souper, jetez sous la table le dernier verre de vin qu’on vous versera.

 

Ce conseil illumina l’esprit du baron :

 

– Je comprends tout maintenant, fit-il, et je me vengerai !

 

– Silence ! lui dit tout à coup Roschen, silence ! écoutez !

 

On entendait une voix dans l’éloignement qui appelait :

 

– Roschen ! Roschen ! où es-tu ?

 

C’était la voix de Wilhem !

 

XX

Roschen se serra, tremblante et pâle, contre le baron.

 

– J’ai peur !… murmura-t-elle.

 

– Ne craignez rien, je suis près de vous.

 

– Oh, c’est qu’il me tuerait !…

 

M. de Nossac eut un superbe sourire.

 

– Si je le voulais toutefois, dit-il en portant la main à la garde de son épée.

 

– Roschen ! Roschen ! répétait la voix, qui semblait avoir une nuance de colère.

 

– Tenez, dit Roschen, le plus sage est de nous séparer.

 

– Déjà, enfant ?…

 

Elle appuya ses petites mains sur les épaules du baron, et lui sourit doucement :

 

– Ne serons-nous pas réunis demain ?

 

– Oh ! certainement oui ! murmura-t-il avec l’enthousiasme de l’amour.

 

– Nous fuirons bien loin, n’est-ce pas, mon bien-aimé ?

 

– Oui, mon enfant.

 

– Nous rejoindrons l’armée française ; nous irons dans ton pays… Je te suivrai partout, comme le chien son maître, comme l’ombre son corps…

 

– Roschen ! Roschen ! répéta la voix pour la troisième fois, Roschen, où es-tu ?

 

Et cette fois, la voix était furieuse, jalouse, implacable. Roschen pâlit.

 

– Adieu ! dit-elle. S’il vient jusqu’ici, cachez-vous ou feignez d’être évanoui…

 

Ils se donnèrent un long baiser, et elle s’enfuit ; mais elle avait fait dix pas à peine, qu’elle revint.

 

– N’oubliez pas… ce soir… ne buvez pas votre dernier verre de vin… et tuez-la !

 

– Oui, dit M. de Nossac, devenu rêveur.

 

– Quand l’heure du départ sera venue, je vous préviendrai… J’aurai des chevaux tout sellés, vous n’aurez qu’à vous habiller, et nous partirons. Adieu.

 

Elle disparut.

 

Il n’était que temps ; car à peine le bruit de ses pas s’était-il éteint dans la profondeur des taillis, qu’un bruit se fit entendre dans une direction opposée, et Wilhem déboucha tout à coup dans la clairière où le baron était demeuré, et feignait, d’après l’avis de Roschen, d’être complètement privé de ses sens. Wilhem demeura stupéfait à sa vue.

 

– Oh ! oh ! fit-il, je commence à croire que, tout brave qu’il est, notre homme a grand peur depuis deux jours, et au lieu de suivre Gretchen au cimetière, il a été pris d’une panique telle, qu’il est venu rouler ici sur le gazon, comme un homme qui a réellement vu le veneur noir.

 

Et il s’approcha du baron, et le secoua assez fortement.

 

– Cordieu ! murmura Wilhem, nous voulons bien le tuer, mais à la longue ; et il ne faut pas le laisser mourir aujourd’hui.

 

Et Wilhem courut à un petit ruisseau qui babillait sous l’herbe, à quelques pas de là, y puisa de l’eau dans le creux de ses deux mains réunies, et revint la jeter au visage du baron.

 

Celui-ci pensa que Wilhem était assez convaincu de son évanouissement, pour qu’il ne fut point obligé de le prolonger indéfiniment, il ouvrit les yeux au contact de l’eau.

 

– Ah ça ! mon hôte, dit Wilhem joyeusement, qu’avez-vous donc ?

 

– Je dormais, répondit héroïquement M. de Nossac.

 

– De quel sommeil, s’il vous plaît ?

 

– Comment, de quel sommeil ?

 

– Sans doute. Était-ce fatigue ou terreur ?

 

– Terreur ? fit dédaigneusement M. de Nossac.

 

– Sans doute ; car vous aviez le sommeil bien dur.

 

– Vous croyez ?

 

– Oh ! j’en suis sûr ; je vous ai vigoureusement secoué.

 

– Alors, c’est que j’aurai mal dormi la nuit précédente.

 

– Tarare ! soyez franc, mon hôte.

 

– Je le suis.

 

– Vous avez éprouvé quelque nouvelle mystification de la part de mon très honoré père, le seigneur de Holdengrasburg, et l’effroi vous dominant, vous vous êtes enfui jusqu’ici, où vous êtes tombé évanoui.

 

– Eh bien, dit M. de Nossac feignant un grand abandon, cela est vrai, j’en conviens.

 

– Aussi, répondit Wilhem, il est une chose à laquelle je suis bien résolu, c’est à me brouiller avec mon père s’il continue ses plaisanteries ridicules.

 

– Et moi, s’écria M. de Nossac, avec une feinte colère, je lui demanderai raison des autres !

 

– Ta ! ta ! ta ! Mon cher hôte, calmez-vous, de grâce ! et venez avec moi.

 

– Où allons-nous ?

 

– Au château, où le déjeuner nous attend…

 

– Tant mieux, dit le baron, j’ai faim !

 

– Et ensuite nous monterons à cheval et nous courrons un cerf… Nous n’avons pas chassé depuis deux jours.

 

– Gretchen en sera-t-elle ? demanda M. de Nossac.

 

– Je ne sais pas… C’est possible.

 

– Moi, je vous soutiens le contraire.

 

– Et pourquoi, s’il vous plaît ?

 

– Parce que Gretchen est couchée dans sa bière, au cimetière… parce que je l’ai vue, moi… que je l’ai piquée de mon épée.

 

Wilhem tressaillit.

 

– Et que, poursuivit le baron, quoi qu’on en puisse dire, elle est réellement morte, et c’est un affreux vampire qui a pris à tâche de me sucer et de me dévorer chaque nuit goutte de sang par goutte de sang.

 

– Quelle folie !

 

– Soyez incrédule, que m’importe : je sais bien ce que j’ai vu… je sais la terreur qui m’a pris et m’a fait fuir jusqu’à cet endroit où vous m’avez trouvé évanoui.

 

– Vous avez été victime d’une hallucination.

 

– Je vous jure le contraire.

 

– Et moi je ne vous crois pas… Mais venez déjeuner.

 

Et il lui prit familièrement le bras.

 

À ce contact M. de Nossac eut un frémissement de colère ; et il fut tenté de l’étouffer dans ses bras, de le broyer sur sa poitrine, d’enfoncer son épée jusqu’à la garde dans le sein de cet homme qu’avait aimé Roschen…

 

Heureusement, M. de Nossac commençait à voir qu’on se moquait de lui et que même on en voulait à sa vie, et il jugea prudent de se contenir.

 

Ils arrivèrent au château, et là Wilhem aperçut Roschen dans le parc. Il courut à elle :

 

– D’où viens-tu donc ?

 

– De la forêt, répondit Roschen.

 

Le front de Wilhem se plissa une seconde sous l’étreinte d’un soupçon ; mais ce soupçon s’évanouit aussitôt que Roschen eut ajouté :

 

– Je suis allée chez Werner, le bûcheron.

 

– À table, baron ! à table ! cria la voix lointaine d’Hermann, qui accourait.

 

– Et à cheval après ! ajouta Conrad.

 

– Eh bien ? fit mystérieusement le comte de Holdengrasburg en prenant M. de Nossac à l’écart.

 

– Je ne m’étais pas trompé, je l’ai vue au cimetière.

 

– Vous êtes fou !

 

– Non pas, je vous jure.

 

Et le baron répéta au comte ce qu’il avait conté déjà à Wilhem. Le châtelain secoua la tête d’un air de doute ; cependant il ajouta tout bas :

 

– Il faut que j’en aie le cœur net.

 

– C’est facile, dit le baron. Je vais vous conduire.

 

– Non, pas aujourd’hui, mais demain… Nous la suivrons tous deux.

 

– Soit ! dit négligemment M. de Nossac.

 

– À propos, dit Hermann survenant, je voulais que cette espiègle de Gretchen vînt avec nous aujourd’hui…

 

– Eh bien ? demanda le comte, jetant un regard significatif à M. de Nossac.

 

– Elle a refusé.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce qu’elle a prétendu qu’elle n’avait pas l’habitude de chasser tout un jour sans manger.

 

– Et le repas de halte ?

 

– Vous savez bien, mon père, que Gretchen est fière et ne veut pas manger de notre pain.

 

– C’est juste. Eh bien, à cheval ! nous nous passerons d’elle.

 

XXI

Le baron et ses hôtes montèrent à cheval, et l’hallali fut sonné.

 

– Roschen ne vient donc pas ? demanda Samuel à Wilhem.

 

– Non, dit Wilhem d’un air de mauvaise humeur.

 

– Pourquoi donc ?

 

– Parce que je le lui ai défendu.

 

Samuel haussa les épaules.

 

– Tu es un despote pour cette enfant, dit-il.

 

– Tu trouves ?

 

– Je fais mieux, je m’en indigne.

 

Wilhem fronça le sourcil.

 

– Je suis jaloux, dit-il.

 

– Imbécile !

 

– Je crains qu’elle ne l’aime.

 

– Fou que tu es ! Wilhem ! Wilhem ! ta sotte jalousie finira par nous trahir, et tout sera perdu.

 

– Eh bien, que m’importe !

 

– Il m’importe beaucoup et à nous tous, niais ! Si nous laissons la partie inachevée, nous sommes des gens ruinés… et nous avons si peu de crédit et tant besoin d’argent !

 

– Chut ! dit Wilhem en montrant le baron qui rapprochait, courbette par courbette, son cheval des leurs.

 

On partit.

 

La chasse fut magnifique, le cerf forcé en huit heures. Chevaux, chiens et piqueurs firent merveille, et M. de Nossac se laissa aller à ses instincts de veneur, se disant qu’il serait temps au retour de songer à Roschen et aux moyens de fuite.

 

Le retour s’effectua vers le soir, et les veneurs trouvèrent le souper servi et Roschen les attendant dans la salle à manger.

 

Roschen trouva l’occasion de s’approcher du baron :

 

– Tout sera prêt, dit-elle furtivement.

 

Le souper fut joyeux ; on plaisanta le baron sans aigreur ; on se moqua des vampires, mais pas un mot ne fut dit sur Gretchen, ni par le comte de Holdengrasburg, ni par M. de Nossac.

 

– Baron, dit le comte, comme le souper tirait à sa fin, nous allons vider, suivant notre coutume, un flacon de Malvoisie. Tendez votre verre.

 

La poudreuse et séculaire bouteille fut débouchée, et le baron tendit son verre. Mais au moment où chaque convive levait le coude, il jeta prestement le contenu de son verre sous la table. Nul ne vit ce geste, excepté Roschen et un nouveau personnage qui parut sur le seuil. C’était Gretchen.

 

Gretchen fronça le sourcil, attacha un pénétrant regard sur Roschen, dont les yeux s’étaient furtivement baissés, et ses lèvres se plissèrent avec une expression de haine terrible.

 

– Tiens ! voilà Gretchen, s’écria-t-on.

 

Gretchen entra et salua avec un charmant et frais sourire. Mais elle était pâle comme toujours, et sa démarche un peu raide trahissait les derniers vestiges de l’engourdissement dont elle sortait.

 

M. de Nossac tressaillit à sa vue, et sentit son œil attiré vers elle et cloué sur ce visage pâle par une force invincible et mystérieuse.

 

Cependant il n’éprouva point, comme la veille, cette lourdeur subite qui le prenait aussitôt après le souper ; mais voulant à son tour se rendre maître de la situation par la ruse, il feignit d’en être atteint, et demanda à se retirer.

 

Comme il passait près de Roschen, elle lui serra furtivement la main, et lui dit :

 

– J’irai vous éveiller… et si le vampire vient…

 

Elle s’arrêta, jeta à la dérobée un regard haineux et jaloux à Gretchen, et acheva :

 

– Tuez-la !

 

Le baron tressaillit, et ne répondit pas. Mais quand il fut rentré chez lui et se fut mis au lit, il se prit à réfléchir, et convint avec lui-même qu’il était dupe d’une terrible mystification, car les révélations de Roschen l’avaient éclairé ; et alors il en arriva à conclure que Gretchen était une aventurière qui jouait le rôle de sa femme, soldée par quelque ennemi personnel qu’il devait avoir de part le monde ; et, s’étant arrêté à cette pensée, il se dressa à demi sur son séant, assurant son épée dans sa main, et se disant :

 

« Je ne suis plus d’humeur à être cauchemardé et mordu par un faux vampire. »

 

Il attendit longtemps, personne ne vint.

 

Les heures s’écoulèrent, et le baron finit par s’endormir, serrant la garde de son épée sur sa poitrine. Mais tout à coup il fut éveillé en sursaut ; la porte s’ouvrit et grinça sur ses gonds, quoique poussée avec précaution, et le baron vit se dessiner une forme blanchâtre au milieu des ténèbres.

 

À cette vue, et quoique à moitié endormi encore, le baron se dressa sur son séant, et serra son épée avec force sur sa poitrine, comme s’il eût besoin de réconforter son courage.

 

Il s’était endormi en se disant que Gretchen n’était qu’une misérable fille, à la solde d’un de ses ennemis ; mais le sommeil aidant, ses terreurs à l’endroit des vampires lui étaient revenues, et quand il vit cette forme blanche marcher vers son lit, il sentit ses cheveux se hérisser.

 

Seulement, comme il n’avait point bu son dernier verre de vin, il était parfaitement dispos de corps et affranchi de cette lourdeur paralytique qui s’était emparée de lui pendant les nuits précédentes.

 

À mesure que la forme blanche avançait, la raison du baron s’en allait grand train ; Gretchen, de femme qu’elle était, redevenait vampire, et ce vampire il le haïssait et l’aimait en même temps. Il se sentait à la fois attiré et repoussé, fasciné et irrité par lui.

 

Il éprouvait pour Gretchen, qu’elle fût femme ou vampire, un amour inexplicable et d’une violence extrême, un amour qui lui semblait hors nature, le révoltait et le rendait ivre de fureur, et se convertissait en haine à la moindre réflexion qu’il faisait.

 

Il se livra donc un combat terrible chez lui à l’apparition du fantôme, une lutte entre son cœur et son esprit, qui dura dix siècles en deux secondes. Le cœur l’attirait, le poussait les bras ouverts et tendus vers Gretchen. L’esprit, l’esprit chancelant et grisé lui murmurait à l’oreille : « Tue-la ! »

 

Et pendant cette lutte, il serrait convulsivement son épée, et il sentait la sueur de l’angoisse et de l’effroi découler lente et froide sur ses joues.

 

Quant au fantôme qui, les nuits précédentes, ouvrait la porte avec fracas et marchait vers le lit avec une assurance pleine de raideur, il avait singulièrement modifié ses allures. La porte s’était ouverte avec précaution, et il l’avait laissée entrebâillée ; il avançait sur la pointe du pied, s’arrêtant parfois, écoutant avec anxiété, et paraissant incertain et timide dans sa marche, comme s’il eût été un étranger inaccoutumé aux ténèbres et aux dispositions locales de l’appartement, et redoutant de se heurter à quelque meuble bruyant, à quelque angle inaperçu.

 

Enfin la forme blanche arriva jusqu’au lit, étendit le bras en avant, et entoura silencieusement le baron.

 

Le baron étendit le bras à son tour, et, tout frissonnant, mais guidé, dominé par une force fébrile et vertigineuse, il creva la poitrine du fantôme d’un furieux coup d’épée.

 

L’esprit avait vaincu le cœur !

 

Le fantôme poussa un cri de douleur, et s’affaissa tout pantelant sur lui-même.

 

Ce cri fit tressaillir le baron, qui, dégrisé, se précipita hors du lit.

 

– Gretchen ! Gretchen, hurla-t-il.

 

– Ce n’est point Gretchen… murmura le fantôme d’une voix éteinte.

 

Le baron jeta un cri ; ce cri, joint à celui qui s’était échappé de la poitrine crevée du fantôme, éveilla sans doute en sursaut les hôtes du manoir de Holdengrasburg ; car, tandis que M. de Nossac se penchait haletant et hors de lui sur cette forme blanche qui râlait au pied de son lit, les portes s’ouvrirent, un peu de lumière pénétra soudain dans l’appartement, et, demi-vêtus, Samuel et Wilhem entrèrent pâles et frissonnants. À la lueur des bougies qu’ils portaient, le baron jeta un cri de désespoir et de folie furieuse.

 

Cette forme, ce n’était point le vampire, ce n’était pas Gretchen la morte, la suceuse de sang… C’était Roschen ! Roschen qui, à deux heures du matin, était venue pour éveiller celui qu’elle aimait, et lui dire :

 

– Venez… un cheval tout sellé nous attend au pont-levis.

 

Puis après le baron, ce fut au tour de Wilhem et de Samuel à reconnaître Roschen et à pousser une terrible et douloureuse exclamation.

 

Roschen n’était point morte encore ; Roschen râlait, l’œil tourné vers le baron, avec une résignation sublime, un ineffable sourire de pardon, et semblant lui dire : « Tout ceci est ma faute et je me suis tuée moi-même… Vous m’avez prise pour elle. » Alors, comme les instants étaient précieux, comme avant de fournir et de demander des explications, il fallait, avant tout, essayer d’arrêter sur les lèvres de cette malheureuse enfant la vie prête à s’en échapper, ces trois hommes se penchèrent simultanément sur Roschen mourante ; l’un soutint sa tête pâle, l’autre étancha avec son mouchoir le sang qui coulait à flots de sa blessure béante ; le troisième s’élança hors de l’appartement, appelant au secours.

 

Celui-là, c’était Samuel.

 

Wilhem et le baron, ces deux êtres qui se haïssaient instinctivement, avaient fait taire leur haine et se trouvaient en présence, penchés sur cette infortunée jeune fille et unissant leurs soins et leurs efforts pour refouler au loin la mort qui venait à grands pas.

 

Samuel, cependant, avait éveillé Conrad et Hermann, qui étaient étudiants en médecine et qui accouraient à la hâte. Mais ils arrivèrent trop tard. Roschen venait d’expirer, sa main dans celle du baron et lui murmurant : « Je t’aime… »

 

Wilhem et le baron s’étaient redressés lentement tous deux, pâles, muets, consternés. Ils avaient attaché et rivé longtemps leurs regards au visage décoloré et contracté de Roschen. L’arrivée de Samuel et des deux étudiants interrompit seule cette douloureuse contemplation. Alors ils reculèrent d’un pas chacun et se toisèrent une minute, silencieux, froids, menaçants.

 

Le baron qui pressentait l’agression dont il allait être l’objet, mit la main à la garde de son épée. Wilhem en fit autant.

 

– Monsieur, dit-il, je ne sais comment et par quelle fatalité étrange vous venez d’assassiner l’être que j’aimais le plus au monde, je ne sais encore comment et pourquoi je trouve cette femme chez vous, au pied de votre lit, à deux heures du matin, et j’aurais de terribles explications à vous demander, mais j’ai soif de votre sang, et je perdrais un temps dont je suis avare. En garde, monsieur.

 

Et Wilhem, se redressant, rejetant sa tête adolescente en arrière, tira son épée et attendit… L’attente fut courte, car M. de Nossac dégaina aussitôt, sans mot dire, et se mit sur la défensive.

 

Le baron tirait comme un élève de feu le régent, Wilhem comme un étudiant allemand, c’est-à-dire avec cette impétuosité, cette absence de calcul, cette promptitude de riposte et de parade qui déconcertent un adversaire inhabile, mais font sourire un homme de sang-froid et d’habileté.

 

Si M. de Nossac eût eu un duel ordinaire avec Wilhem, c’est-à-dire un combat qui est séparé de la provocation par une nuit de repos, s’il n’eût pas vu devant lui le cadavre de Roschen, si ses yeux, en se baissant, n’avaient pas rencontré cette flaque rougeâtre que le sang de sa victime avait, en jaillissant, formée sur le parquet, Wilhem était un homme mort. Mais le baron était troublé, désespéré, la sueur coulait de son front ; il avait un nuage sur les yeux et une enveloppe de glace sur le cœur. Son sang-froid s’en alla, le désespoir guida son bras, et il entassa faute sur faute. Deux fois son épée dirigée à fond sur la poitrine de Wilhem effleura à peine le bras du jeune homme ; deux fois il fut assailli par son adversaire, et son sang macula sa chemise et se mêla au sang de Roschen.

 

Conrad, Hermann et Samuel étaient les muets témoins de ce combat à mort.

 

Enfin, Wilhem, profitant d’une faute, se fendit à fond ; son épée heurta la poitrine du baron et y disparut jusqu’à la garde. Le baron jeta un cri étouffé, ouvrit les bras, chancela et tomba à la renverse sur le cadavre de Roschen, entraînant avec lui l’épée qui clouait sa poitrine. Wilhem posa alors un pied sur son adversaire, et retira son épée sur laquelle les chairs s’étaient déjà refermées.

 

– Je suis vengé ! dit-il.

 

Mais soudain la porte s’ouvrit et Gretchen pâle, hautaine, l’œil flamboyant, parut sur le seuil. Elle demeura un moment comme foudroyée et folle à la vue du spectacle qu’elle avait sous les yeux, puis elle se pencha sur le corps du baron avec une inquiétude qu’elle ne put dissimuler, posa sa main sur son cœur, examina la blessure avec l’attention minutieuse d’un chirurgien, s’assura que le baron vivait encore et banda la plaie. Puis se redressant tout à coup, la lèvre crispée et l’œil en feu, elle considéra le meurtrier et ses trois compagnons avec un dédain suprême, une colère terrible et, leur indiquant la porte d’un geste impérieux :

 

– Je vous ai payés, leur dit-elle, sortez maintenant, et allez-vous-en aussi loin que la terre vous pourra porter !

 

Les trois premiers obéirent sans prononcer une parole ; mais Wilhem tira une bourse pleine d’or de sa poche, la jeta aux pieds de Gretchen et lui dit :

 

– Vous avez tué ma maîtresse avec vos plaisanteries infernales et votre but souterrain que nul de nous n’a jamais pu pénétrer ; votre or m’est inutile, puisque celle que j’aimais n’est plus : reprenez-le, je ne veux rien de vous ! Puis il s’agenouilla sur le cadavre de Roschen, versa deux larmes brûlantes qui tombèrent sur la joue de la jeune fille pâlie par le trépas et, se relevant, il fit un pas pour sortir.

 

Mais comme s’il eût eu un regret et un remords de laisser le corps de la jeune fille aux mains de Gretchen, il retourna vers lui, le prit dans ses bras et l’emporta sur ses épaules, comme le plus précieux des trésors.

 

XXII

Bien que terrible, la blessure de M. de Nossac n’était point mortelle. Quand il revint de son évanouissement et malgré la fièvre délirante qui le brûlait, il put voir que le corps de Roschen avait disparu, que les étudiants n’étaient plus dans sa chambre et qu’il était recouché dans son lit. À son chevet, dans un grand fauteuil, il y avait une femme qui préparait un pansement. Cette femme, c’était Gretchen.

 

Le baron la reconnut, et le délire le prit et le jeta soudain dans ce monde fantastique et terrible où l’imagination malade se réfugie, quand le corps est brisé et incapable d’action. Combien dura ce délire, le baron ne le sut jamais. Mais à travers les brumes de la fièvre et dans ses rares moments lucides, il aperçut sans cesse Gretchen à son chevet… Gretchen inquiète, attentive, préparant tout elle-même, potions et remèdes, pansant sa blessure, lui mettant parfois un baiser au front, lui souriant parfois encore avec un bon sourire d’espoir, se faisant dresser chaque soir un lit de camp, dans sa chambre, se levant vingt fois par nuit pour venir prendre dans ses mains sa main en sueur, pour interroger l’intensité de la fièvre, le degré de pulsation de son cœur, l’état de sa tête affolée et pleine de visions. Et pendant cette longue vie nuageuse et indécise de la maladie, pendant cette agonie douloureuse où la mort s’approcha si souvent et recula toujours, une pensée unique, dominante, tenace, absorba son esprit et le peu de raison qui lui revenait par intervalles. Cette pensée, c’était qu’il aimait Gretchen.

 

Enfin, la fièvre diminua, le délire disparut, le sommeil lui succéda, et un matin, en s’éveillant, le baron vit sa chambre déserte… Gretchen avait disparu. Où était-elle ?

 

Si faible qu’il fût, le baron eut la force de se lever et alla jusqu’à une table où il avait aperçu un carré de papier plié en quatre. Il l’ouvrit précipitamment et lut :

 

Vous êtes hors de danger et je vous laisse. J’ai voulu m’amuser et profiter d’une étrange ressemblance ; pardonnez-moi le drame terrible qui s’est accompli par ma faute. Vous ne me reverrez jamais ; je puis donc vous faire un aveu : Je vous aime. Adieu.

 

GRETCHEN WALKENAER

 

Le baron relut la lettre plusieurs fois, puis, emporté par son amour et un reste de délire, il s’élança hors de sa chambre, parcourut à demi nu le château et le trouva désert.

 

À la porte était un cheval tout sellé et dans les fontes de la selle il retrouva sa bourse. Le baron eut la force de mettre le pied à l’étrier et de lancer son cheval, en disant :

 

– Il faut que je retrouve Gretchen, dussé-je aller au bout du monde.

 

Et il prit la route d’Heidelberg.

 

XXIII

M. de Nossac arriva à Heidelberg, s’enquit partout de la demeure de Gretchen Walkenaer et finit par la trouver. Mais, au lieu de Gretchen, il ne rencontra qu’un vieux tailleur qui pleurait et qui, en réponse à sa question, lui répondit :

 

– Ma fille Gretchen est morte et enterrée depuis deux mois.

 

Il y avait juste deux mois que, s’il fallait en croire la narration du vampire, la trépassée Hélène Nossac avait volé les vêtements de Gretchen trépassée comme elle, et pris la route du manoir d’Holdengrasburg.

 

Tout cela était si extraordinaire que M. de Nossac voulut se convaincre par lui-même de la véracité des dires du tailleur.

 

Il obtint, non sans peine, l’exhumation de Gretchen, et il reconnut bien son vampire ; seulement le malheureux père s’écria :

 

– On lui a volé sa robe de toile, son suaire et sa croix d’or.

 

– Votre fille n’était-elle pas la maîtresse d’un étudiant nommé Hermann ? demanda le baron hors de lui.

 

– Jamais, répondit le vieillard indigné.

 

– C’est étrange ! murmura M. de Nossac, je commence à croire que je suis fou !

 

Et il s’enfuit éperdu et comme s’il eût voulu justifier le soupçon qu’il venait d’émettre à l’endroit de sa raison.

 

DEUXIÈME PARTIE

XXIV

– Mon cher baron, dit le marquis de Simiane, après avoir gravement écouté son ami, le baron de Nossac, qui venait de lui conter son histoire, plus qu’étrange, as-tu consulté un médecin ?

 

– Non. Pourquoi ?

 

– Parce que tu me parais atteint de folie.

 

– C’est ce que je commence à croire, marquis ; il est de certains moments où je ne sais, à vrai dire, si tout ce qui m’est arrivé n’est point un rêve.

 

– J’en suis, moi, très persuadé.

 

Soudain M. de Nossac se frappa le front.

 

– N’as-tu pas été blessé, il y a quelques mois, aux environs d’Heidelberg ? dit-il.

 

– Oui. Eh bien ?

 

– Et n’as-tu point été soigné par un étudiant nommé Hermann de Holdengrasburg ?

 

– Sans doute, un garçon très spirituel et d’assez bonne maison.

 

– Eh bien ! tu as vu sa maîtresse, cette Gretchen qui ressemblait si fort à ma femme.

 

– Pas le moins du monde. Hermann n’avait point de maîtresse.

 

– Je m’y perds, murmura le baron avec mélancolie.

 

– Il y a effectivement de quoi. Et tu n’as pu retrouver ce fantôme, ce vampire qui, après t’avoir sucé le sang, s’est converti en garde-malade pour te soigner ?

 

– Non, fit tristement le baron : je l’ai cherché partout cependant ; il y a trois mois que je fouille l’Allemagne et l’Europe entière en tous sens, trois mois que je ne vis pas, que je rêve tout éveillé… trois mois que je souffre… Oh ! s’interrompit le baron en portant la main à son cœur, je souffre bien… va !

 

– Niais ! fit le marquis, nous avons fait cependant assez de petits soupers ensemble, nous avons passé assez de folles nuits et couru assez de ruelles, pour que tu sois ou doives être à l’abri d’une petite passion vulgaire, d’un amour d’étudiant, d’abbé novice ou d’écolier.

 

M. de Nossac haussa les épaules :

 

– Mon cher, dit-il, l’amour ressemble à ces pommes d’Amérique si belles de coloris, si fraîches de duvet, avec lesquelles un enfant joue une journée entière en les faisant sauter dans ses mains. S’il a le malheur d’y mordre, elles le tuent. J’ai joué avec l’amour toute ma vie, je l’ai pris au sérieux une minute, et j’ai empoisonné ce qui m’en reste.

 

– Tarare ! dit le marquis, il y a un remède à ce point-là.

 

– Lequel ?

 

– En aimer une autre.

 

– Je ne le pourrai…

 

– Essaie…

 

– Folie !

 

– En attendant, du reste, voici près de dix-huit mois que tu es veuf ; les deux ans expirés, la fortune de ta femme retournera à ses héritiers.

 

– Je le sais bien. Que m’importe !

 

– Mon cher, fit le marquis avec une philosophie dédaigneuse, persuade-toi bien de ceci : c’est que, de tous les maux les plus incurables, le pire, c’est la misère. On n’en guérit que difficilement. Tu as eu du bonheur la première fois, et tu t’es arraché des griffes de tes créanciers avec une certaine adresse ; crois-moi, ne tente plus le hasard, le hasard est comme les femmes, il tourne à tout vent.

 

– Que veux-tu donc que je fasse ?

 

– Que tu te maries, pardieu !

 

– Et avec qui ? et comment ? murmura le baron avec un découragement profond dans la voix.

 

– Mon cher, reprit le marquis, il y a trois sortes de mariages pour des gentilshommes comme nous : le premier est le mariage de convenance, c’est-à-dire un assortiment assez respectable et fort ennuyeux de rang, de naissance et de fortune. Celui-là nous est interdit quand nous sommes un peu ruinés, comme tu l’étais, comme je le suis. Le second est la mésalliance intéressée. Pour redorer son écusson et donner du foin à ses chevaux, on épouse la fille d’un croquant qui vous apporte le Pérou dans un pan de sa chemise, dont le père vous appelle Monseigneur mon gendre et vous déteste cordialement, en songeant qu’il est obligé de payer bien cher l’honneur de vous avoir dans sa famille. Le troisième est le mariage d’inclination ; celui-là est ad libitum : on prend sa femme dans une gentilhommière qui branle au vent, dans les coulisses de l’Opéra ou sur la route des Porcherons, peu importe ! nul n’y regarde et n’y trouve à redire. Or, le premier t’était interdit pour une foule de raisons ; tu as fait le second, et ce dernier te fournit les moyens de contracter le troisième. Tu es assez riche pour que ta femme ait le droit d’être pauvre.

 

– Sans doute ! murmura le baron d’un air qui signifiait : « Que m’importe tout ce que tu me dis ! »

 

– Mais, reprit le marquis de Simiane, il faut te hâter, cher : dans six mois, si tu n’as pris femme, tu seras le plus pauvre gentilhomme de France et de Navarre.

 

– Que m’importe ! fit encore le baron en haussant les épaules.

 

– Pourtant, continua Simiane, si je te montrais, en un coin de Paris ou de la province, la plus jolie tête de jeune fille qui se pût imaginer. Dix-huit ans, blonde cendrée, des pieds de Chinoise, des yeux de vierge, et pauvre avec cela à devenir fou d’amour.

 

Le baron dressa la tête.

 

– Tu dis qu’elle est pauvre ? fit-il.

 

– Oh ! je t’en réponds ; elle file la nuit pour nourrir son vieux père.

 

– C’est donc du menu peuple ?

 

– De la noblesse, au contraire, et de la vieille roche, cordieu ! Mais tu sais le proverbe : grand nom, manteau troué ! Le père a eu dix-sept balles dans le sien, et jamais il n’a eu assez de pistoles pour en boucher les trous.

 

– Voilà de la pauvreté qui sent bon et qui a son parfum de chevalerie, marquis.

 

– Attends donc, mon cher, ce n’est pas tout. L’année dernière, un traitant passa dans son carrosse doré, à la portée de leur gentilhommière. Quand je dis gentilhommière, j’ai tort, car c’est un bon et vieux castel des croisades, avec pont-levis rouillé, fossés bourbeux, tours moussues et beffroi branlant. Le vent y mène un train d’enfer sous les portes et dans les corridors ; les tapisseries tombent en lambeaux, les boiseries pourrissent et les écussons ont une vénérable couche de fumée qui va s’épaississant gaillardement à travers les siècles. Et au milieu de cette misère, baron, il y a un vieux châtelain qui vous a des airs de grand seigneur qui imposent aux plus hardis, et une jeune châtelaine qui a des poses et une démarche de reine. Puis trois serviteurs qui ne reçoivent plus de gages, qui travaillent même pour nourrir leurs maîtres, et ne se sont jamais départis de ce profond respect qu’avaient autrefois les vassaux pour leur seigneur. Ce sont les courtisans du malheur dans la plus complète acception du terme. Puis, enfin, un jeune homme, un orphelin, neveu du châtelain, le plus joli garçon que la terre ait porté, un enfant de dix-huit à vingt ans, aussi frêle, aussi blond que sa cousine…

 

– Ah ! fit le baron, fronçant le sourcil, elle l’aime, sans doute.

 

– Non, répondit le marquis ; je ne crois pas, du moins. Il postule une entrée aux gardes, et ne songe guère à l’amour.

 

– Pas plus que toi, cher, au traitant dont tu allais me parler, et que tu as abandonné pour me faire une longue description du manoir et de ses hôtes.

 

– C’est juste ; revenons au traitant. Le croquant passa donc à la portée du castel, un soir d’automne ; il faisait froid, le soleil allait se coucher dans un linceul gris et maculé de taches sanglantes, le vent pleurait à travers les haies sans verdure et les bois dépouillés ; la terre n’avait pas dégelé de tout le jour. Le traitant était chaudement emmitouflé dans sa palatine russe, les glaces de la berline soigneusement fermées, et les pieds dans une chancelière. Cependant il avait froid quand une bouffée de bise pénétrait jusqu’à lui, et il cherchait d’un œil désolé un gîte convenable pour son importance, quand il aperçut les tours grises du manoir. Il ordonna au postillon de faire halte, et la berline s’arrêta à la herse du pont-levis. Puis, comme le pont-levis était baissé depuis environ un siècle, il le franchit, et entra dans la cour. Au bruit des roues et des chevaux, la porte du manoir s’ouvrit, et un domestique accourut. C’était le plus vieux des trois serviteurs. Quand il eut appris de la bouche du postillon que l’étranger demandait l’hospitalité, le pauvre homme se prit à trembler ; son maître était si pauvre ! et il était tenté de répondre que ses maîtres étaient absents, quand le châtelain parut, et dit : « Bienvenus soient les étrangers ! » Le traitant fut reçu cordialement, noblement même, malgré la pénurie du manoir ; si maigre que fût la basse-cour, on fit main basse sur elle ; les derniers flacons de vieux vin furent décoiffés sans pitié, le gobelet ciselé des aïeux fut tiré du bahut où on le conservait avec soin, et la jeune châtelaine céda son appartement, le seul du manoir qui fût présentable. Le traitant s’aperçut de cette misère profonde, il s’aperçut aussi de l’éblouissante beauté de la jeune fille, et, comme depuis longtemps il cherchait à se désencanailler un peu par une alliance, il crut le moment arrivé et l’occasion excellente. Le traitant passa deux jours au manoir. Le troisième, il demanda effrontément à son père la main de la châtelaine. Le vieux seigneur salua profondément, prit le traitant par le bras, le conduisit dans une galerie poudreuse où pendaient au mur des toiles enfumées. C’étaient ses portraits de famille. Le plus vieux datait de Philippe-Auguste, et représentait un chevalier bardé de fer, estoquant et taillant à la bataille de Bouvines. Le plus récent représentait un cardinal, l’oncle du châtelain.

 

– Voilà, dit-il, l’unique dot de ma fille ; mais, pour obtenir sa main, il est nécessaire d’en avoir une à peu près pareille. Le traitant se mordit les lèvres, monta en carrosse, et partit.

 

– Cordieu ! s’écria M. de Nossac, je trouve le père si beau, que je commence à m’éprendre de la fille. Où se cache donc un pareil trésor ?

 

– À deux lieues environ de la tombe de ta femme, près de ton château du Léonais.

 

– Et tu nommes le châtelain ?

 

– Le comte de Kervégan.

 

– Et sa fille ?

 

– Yvonnette.

 

– Joli nom !

 

– Nous allons donc monter en voiture.

 

– Hein ? fit le baron en tressaillant.

 

– Et prendre la route du Léonais, continua imperturbablement le marquis.

 

– Mais je ne t’ai pas dit…

 

– Tu ne m’as rien dit, mais nous partirons.

 

– C’est impossible !

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que j’aime Gretchen.

 

Le marquis haussa les épaules :

 

– Tu aimeras Yvonnette, dit-il.

 

– Je ne crois pas…

 

– Moi, j’en suis sûr. D’ailleurs… (le marquis s’arrêta) d’ailleurs tu auras le choix, car elle attend une cousine.

 

– D’où ?

 

– D’Amérique… Une créole étincelante, dit-on, et qui a séduit au Brésil tous les officiers de la marine portugaise.

 

Le baron secoua la tête.

 

– Tout cela est bien séduisant, murmura-t-il.

 

– Eh bien, alors…

 

– Mais j’aime Gretchen…

 

– Ouf ! fit le marquis, tu commences à devenir insupportable.

 

– Eh bien, soit ! je partirai… demain…

 

– Non, tout de suite.

 

– Pourquoi tout de suite ?

 

– Parce que d’ici à demain tu seras redevenu fou.

 

M. de Nossac hésita encore.

 

– Allons, dit-il, je le veux bien. Demande des chevaux.

 

– Tiens, fit le marquis en l’entraînant vers une croisée, regarde.

 

Il y avait dans la cour de l’hôtel de Simiane une chaise de poste tout attelée, avec position en selle et valets pendus aux courroies. Toute objection était désormais impossible.

 

– Partons donc ! dit M. de Nossac.

 

Puis, comme il s’appuyait sur le bras du marquis, une réflexion lui vint :

 

– Et ce cousin ? fit-il.

 

– Eh bien ce cousin…

 

– Es-tu sûr qu’elle ne l’aime pas ?

 

Le marquis se prit à rire.

 

– Tu vois bien, dit-il, que tu l’aimes déjà, toi, et sans l’avoir vue.

 

– Non, dit insoucieusement M. de Nossac ; mais je suis jaloux de toutes les femmes : c’est un principe chez moi.

 

– Pacha ! murmura le marquis.

 

Et la berline de voyage s’ébranla aux coups de fouet des postillons.

 

Gretchen était vaincue !

 

XXV

M. de Simiane eut bien quelque peine à chasser momentanément le souvenir de Gretchen de l’esprit frappé du baron.

 

Pendant toute la première journée du voyage, il fut mélancolique et rêveur, s’enfonçant dans son coin de la berline, regardant fuir les arbres de la route avec cette tristesse vague qui s’empare si souvent du voyageur qui passe et fuit avec un remords ou une plaie au cœur.

 

Le second jour, il se laissa aller à écouter, en face d’un confortable déjeuner d’hôtellerie, quelques gaudrioles, que son ami lui débita d’un air fort sérieux.

 

Le soir, il ne compta plus les arbres de la route, et commença à trouver que Simiane était bien insupportable de ne lui point parler davantage de la châtelaine de Kervégan.

 

Cependant M. de Nossac n’eut pas le courage de le questionner ; et il se contenta de s’enfoncer dans un coin pour rêver à cette femme inconnue encore, et qu’il était tout disposé à aimer.

 

Vers onze heures du soir, comme la berline de voyage entrait sur la terre bretonne, le sommeil s’empara de lui, et il s’endormit profondément, pour ne se réveiller qu’à huit heures du matin, au moment où la chaise atteignait cette petite élévation d’où, quatorze mois auparavant, il avait aperçu pour la première fois les flèches du manoir de sa femme.

 

– Tiens, dit le marquis en étendant la main, voici ton castel.

 

– Je le reconnais.

 

– C’est là que nous descendrons d’abord.

 

– Ah ! fit M. de Nossac avec un air de contrariété ; pourquoi pas chez le cher comte de Kervégan ?

 

Le marquis frisa la pointe de sa moustache d’un air railleur :

 

– Mon pauvre ami, dit-il, j’avais peur d’avoir bien de la peine à te rendre amoureux ; mais je vois que je me suis trompé, tu l’es déjà.

 

– Ah ! par exemple !

 

– L’exemple est patent, ce me semble.

 

– Et en quoi ?

 

– En ce que tu ne songes pas que descendre chez le comte de Kervégan, qui est pauvre, quand toi, baron de Nossac, tu as une terre magnifique à sa porte, c’est s’exposer à une humiliation et à un embarras des plus pénibles.

 

– C’est juste, fit le baron rêveur, nous descendrons chez moi.

 

– Et demain nous monterons à cheval et irons faire une visite aux hôtes de Kervégan.

 

– Pourquoi demain ?

 

– Parce qu’il nous faut, je suppose, le temps de respirer.

 

Le baron tira sa montre.

 

– Il est huit heures, dit-il, nous arriverons à neuf.

 

– Je le sais.

 

– Nous déjeunerons à dix ; et je ne vois pas ce qui pourrait nous empêcher de partir sur le midi.

 

– Une chose très essentielle.

 

– Laquelle ?

 

– Un terrible besoin de dormir que j’éprouve.

 

– Tu n’as donc pas dormi en voiture ?

 

– Belle question ! Comme si un pareil sommeil, cahoté, interrompu, fébrile, vous reposait beaucoup… Décidément nous n’irons que demain.

 

– Mais, cependant…

 

– Cependant, mon cher ami, tu devrais bien songer un peu à mam’zelle Gretchen, pour te tromper toi-même et t’aider à tirer le temps jusqu’à demain.

 

Le baron se mordit les lèvres, et ne répondit pas.

 

– Et puis il me semble, continua le marquis avec flegme, que tu pourrais parfaitement faire un bout de visite à la tombe de ta femme et lui donner quelques heures de regrets…

 

M. de Nossac tressaillit, et n’osa répondre, mais la châtelaine de Kervégan cessa quelques minutes de peupler les brumes de son imagination ; et il se prit à songer à cette ravissante et fraîche jeune femme, qu’il avait vue à peine, et que son étourderie avait tuée !

 

Puis, du souvenir de cette morte aimée, il passa à celui de Gretchen, qui était sa vivante image, et Gretchen oubliée un moment, effacée quelques heures de sa mémoire et de son cœur, y revint en despote, et les occupa seule.

 

Pendant ce temps, la berline n’avait cessé de rouler, et elle se trouva bientôt à la grille de ce parc centenaire sous les ombrages duquel dormait du dernier sommeil Mme la baronne de Nossac, née Borelli.

 

Les domestiques du castel étaient les mêmes que ceux que le baron y avait trouvés l’année précédente. Ils étaient graves, tristes, et portaient encore le deuil de leur maîtresse défunte.

 

Un sentiment de tristesse inexprimable s’empara du baron quand il franchit le seuil du manoir ; il monta l’escalier le cœur serré, il alla droit à la chambre de la trépassée que, par son ordre, on avait laissée dans le même état, et il s’y accouda au lit encore foulé.

 

– L’aimerais-je donc encore ? murmura-t-il.

 

Et tandis que Simiane se plongeait voluptueusement dans un bain de lait, il descendit, lui, dans le parc, et se dirigea vers la tombe de la baronne.

 

Un peu de mousse avait poussé dans les interstices du marbre et frangeait d’une chenille verte l’inscription tumulaire. Au-dessus, les marronniers du parc secouaient leurs grands panaches ; au travers du feuillage pendait, çà et là, un lambeau de l’azur céleste, et quelques roses de l’Inde, épanouies à l’entour, achevaient de donner un air de fête et de tranquillité souriante à cette tombe qui ne renfermait plus sans doute qu’un squelette rongé des vers.

 

De sombre qu’elle était, la tristesse du baron passa à une mélancolie vague, et ces parfums de l’été, ce ciel bleu, ces arbres verts, qui chantaient les refrains du vent, enlevèrent à cette tombe ce qu’elle pouvait avoir de funèbre et de désespéré. Alors, il se dit philosophiquement en s’asseyant dessus :

 

« Gretchen lui ressemblait d’une manière si parfaite, qu’aimer Gretchen, c’est l’aimer encore. Je veux, je retrouverai Gretchen. »

 

Puis, comme il se laissait aller de plus en plus à cette sérénité qui l’entourait, comme il ouvrait son âme et ses sens à ces vagues émanations de la terre et du ciel répandues autour de lui, une autre pensée lui vint.

 

« Si, comme je me le suis dit déjà, ma femme n’était point morte, se dit-il, et si cette tombe était vide ; si elle et Gretchen ne faisaient qu’une seule et même femme ; si… »

 

Le baron s’arrêta.

 

« Mon Dieu ! continua-t-il, j’ai vu tant de choses extraordinaires que je ne saurais vraiment plus dire si la vie ne peut pas, avec certaines combinaisons scientifiques, revêtir l’apparence de la mort de la façon la plus frappante. Qui me dit qu’elle était morte ? »

 

Et, comme il se complaisait dans cette pensée, une idée subite s’empara de lui.

 

– Je veux le savoir, dit-il.

 

Le jardinier passait dans le fond du parc, la bêche sur l’épaule. M. de Nossac l’appela.

 

– Ouvre-moi cette tombe, lui dit-il.

 

Le jardinier le regarda étonné.

 

– Ouvre, reprit impérieusement le baron.

 

– Il me faut une pince et un levier, dit le jardinier ; je vais les chercher.

 

– Va, dit le baron.

 

Et il s’assit sur la tombe.

 

Deux minutes après, le jardinier revint armé de ses outils, et se mit à l’œuvre.

 

L’opération était difficile ; le marbre était scellé par des clés de fer soudées avec du soufre.

 

Comme la besogne n’allait point assez vite au gré impatient de M. de Nossac, il prit l’un des outils, et aida le jardinier.

 

Au bout d’une demi-heure, la caisse de plomb fut mise à nu, puis, un quart d’heure après, ce fut le cercueil de chêne ; enfin la bière d’érable, qui renfermait le corps, apparut scellée à son tour.

 

Mais là, le baron hésita, chancela et pâlit.

 

– Faut-il ouvrir ? demanda le jardinier.

 

Si M. de Nossac eût été seul, peut-être se fut-il enfui sans oser satisfaire son âpre curiosité ; mais, en présence de ce témoin, il domina toute émotion et vainquit tout scrupule.

 

– Ouvre, dit-il.

 

Le jardinier s’arma du levier, et fit sauter le couvercle. Alors apparut un hideux et navrant spectacle.

 

Dans la bière était un cadavre à demi rongé, le visage méconnaissable, et n’ayant conservé d’à peu près intact qu’une admirable chevelure d’ébène, qui se déroulait en boucles capricieuses sur le cou, les bras et la poitrine, semés de vers, de ce corps inerte qui, selon toute apparence, avait été l’éblouissante baronne de Nossac.

 

À cette vue, le baron devint livide, et il se rejeta en arrière avec un cri d’horreur.

 

Le marquis de Simiane, qui était accouru pendant l’opération de l’ouverture du cercueil, le reçut dans ses bras.

 

– Tu es un fou ! lui dit-il, et de pareilles émotions tuent.

 

Il l’entraîna au château, et le conduisit dans la salle à manger, où le déjeuner était servi.

 

– Déjeunons, dit-il : nous irons à Kervégan aujourd’hui.

 

Mais le baron demeura insensible à cette nouvelle, qui, deux heures avant, lui eût fait bondir le cœur.

 

Il but et mangea silencieusement, et ne retrouva la parole qu’à la fin du repas, et ce ne fut que grâce à quelques flacons poudreux, que son majordome avait tirés des celliers par ordre du marquis, qu’il desserra les dents et balbutia quelques mots.

 

– En route ! dit Simiane en se levant de table et lui prenant le bras, dans une heure tu auras vu la merveille de la contrée, la fée de Kervégan.

 

Le baron se laissa conduire, monta à cheval d’un air sombre, et laissa Simiane prendre le pas sur lui et lui montrer le chemin.

 

Il ne se souvenait plus guère du lieu où ils allaient ; il avait oublié la châtelaine de Kervégan, et il murmurait à part lui, de temps à autre :

 

– Il faut que je retrouve Gretchen… dussé-je aller au bout du monde !

 

Tout à coup, et comme déjà on apercevait les flèches de Kervégan au-dessus d’un petit bois de mélèzes et de frênes, une voix claire, harmonieuse, pleine de jeunesse et de mélancolie, s’éleva du sein de la lande, chantant ce populaire refrain de la Bretagne :

 

Vous n’irez plus au bal, madame la mariée ;

Vous garderez la maison,

Pendant que nous irons…

 

À cette voix si fraîche, si jeune, empreinte d’une mélodie sauvage, le baron tressaillit et regarda le marquis.

 

– Parbleu ! dit celui-ci, nous n’aurons pas besoin d’aller jusqu’au manoir pour voir la châtelaine, la voici.

 

En effet, du milieu des bruyères apparut presque aussitôt une blonde tête de jeune fille, avec un divin sourire d’ange, et ces fraîches couleurs, que Dieu laisse tomber de sa palette sublime sur le visage de ces femmes qui vivent au milieu des bois, et ne s’étiolent point à l’air corrompu et fatal des grandes villes.

 

Le baron arrêta court son cheval, et demeura stupéfait, ébloui de tant de beauté.

 

Mais presque aussitôt, de la même bruyère, une autre tête non moins belle, non moins souriante, quoique plus mâle, se montra tout à coup, et à sa vue, le baron poussa un cri :

 

– Wilhem ! murmura-t-il, Wilhem ou Samuel ! l’un ou l’autre.

 

XXVI

L’étonnement de la jeune fille, du marquis, et de celui que le baron prenait pour Samuel ou Wilhem, ces deux frères jumeaux qui avaient joué un rôle au manoir de Holdengrasburg, fut au moins aussi grand que la stupéfaction du baron lui-même à la vue de ce jeune homme qui venait de se montrer à côté de la châtelaine de Kervégan.

 

Cet étonnement fut suivi d’un moment de silence, que le marquis de Simiane rompit enfin le premier.

 

– Mademoiselle, dit-il, je vous présente M. le baron de Nossac, qui, sans doute, a rencontré quelque part votre cousin…

 

– C’est Samuel ! dit le baron vivement. Wilhem avait les yeux d’une nuance plus foncée.

 

– Samuel ? fit le jeune homme en regardant le baron ; je ne m’appelle pas Samuel, monsieur.

 

– Mon cousin se nomme Hector, dit la châtelaine avec un sourire.

 

– C’est Samuel ! persista le baron.

 

– Quel Samuel ? demanda Simiane impatienté.

 

– Le frère de Wilhem !

 

– Je n’ai pas de frère, monsieur, répondit le jeune homme d’une voix douce.

 

– Oh ! je ne me trompe pas ! s’écria le baron avec une ténacité de regard et d’accent qui attestaient sa conviction profonde.

 

– Je me nomme Hector de Kerdrel, je suis fils unique, orphelin, et le neveu du comte de Kervégan, chez lequel j’ai passé toute mon enfance.

 

– Et vous ne l’avez jamais quitté ?

 

– Jamais.

 

– Vous n’étiez point à Holdengrasburg ?

 

– Qu’est-ce que Holdengrasburg ?

 

– Le château du veneur noir.

 

– Alors qu’est-ce que le veneur noir ?

 

– C’est un étudiant allemand du nom de Berghausen, et qui prétendait être le fils du diable.

 

Le jeune homme fit un mouvement d’épaules qui signifiait :

 

– Décidément, je n’y comprends plus rien.

 

– Ni moi, fit la châtelaine, en remplaçant par un sourire le haussement d’épaules du jeune Hector.

 

– Ni moi, murmura le marquis.

 

M. de Nossac était redevenu silencieux, et regardait alternativement l’éblouissante jeune fille, le marquis, qui semblait pétrifié, et cet Hector de Kerdrel, qui ressemblait si fort à Samuel.

 

Il y avait sur les lèvres du jeune homme et sur la bouche rosée de la jeune fille un sourire si ingénu, si naïvement étonné, il y avait dans leurs réponses une candeur telle, qu’il était difficile de soupçonner une nouvelle mystification.

 

Et puis, comment croire que Samuel avait fait près de mille lieues et quitté la Bohême montagneuse pour une vallée de la Bretagne, dans le seul but de continuer au baron ces mauvaises plaisanteries du château de Holdengrasburg, qui avaient eu une si fatale issue, un dénouement si terrible ?

 

Cependant, la ressemblance était, à ses yeux, frappante, étrange, aussi parfaite que celle de Gretchen avec sa femme dont il venait de voir, il y a deux heures, le cadavre à demi rongé des vers.

 

– Mon cher, dit Simiane avec un accent de compassion profonde, je commence à croire que tu es réellement fou par un côté du cerveau et que tu trouves partout des ressemblances.

 

Cette réflexion fit tressaillir M. de Nossac, et, prêt à y croire, il regarda de nouveau Hector de Kerdrel.

 

Hector lui rappelait si bien Samuel, Hector et Samuel avaient si bien l’air de n’être qu’un seul homme, que pour que M. de Nossac ajoutât foi à cette accusation de folie que le marquis laissait insoucieusement tomber de ses lèvres, il fallait que le veneur noir, le manoir de Holdengrasburg, Gretchen, Roschen, Wilhem et ses frères n’eussent jamais existé, que ce fût un long et pénible rêve fait une nuit de bivouac ou de tranchée, et qu’il avait pris pour la réalité elle-même.

 

M. de Simiane, la jeune fille et Hector suivaient du regard sur son visage les rapides émotions du doute et de l’angoisse qui se partageaient son esprit et l’avaient de nouveau absorbé et rendu muet.

 

Il sentit ce regard peser sur lui ; il se prit à trembler en pensant qu’on était tout près de le taxer de folie, et il releva soudain la tête, fit un suprême effort, et ramena un franc sourire sur ses lèvres blêmies.

 

– Rassurez-vous, dit-il, je ne suis pas fou…

 

– Espérons-le, murmura Simiane.

 

– Seulement, monsieur ressemble d’une manière si parfaite à un jeune homme que j’ai connu en Allemagne et qui avait un frère jumeau qui lui ressemblait trait pour trait, que j’ai pu, que j’ai dû témoigner mon étonnement profond.

 

– Je ne croyais pas, reprit Hector en riant, avoir le type allemand aussi prononcé.

 

– Vous êtes blond, dit le marquis.

 

– C’est juste.

 

– Mademoiselle, reprit le baron, redevenant soudain l’homme de cour que nous avons vu déjà, je suis honteux que notre première entrevue ait été signalée par une scène aussi ridicule et dont je suis à la fois l’acteur médiocre et l’auteur malheureux ; permettez-moi de vous offrir mes humbles excuses.

 

– Je les agrée, monsieur, répondit Yvonnette en rougissant.

 

– Mon ami Simiane, poursuivit le baron, est venu s’installer chez moi aujourd’hui même ; et, comme je ne connaissais aucun de mes voisins de château, il a bien voulu me présenter à M. le comte de Kervégan, votre père…

 

Yvonnette s’inclina.

 

– Quand vous nous avez rencontrés, mademoiselle, nous nous rendions au château.

 

– Vous y serez le bienvenu, monsieur, balbutia Yvonnette un peu troublée.

 

M. de Nossac remarqua cet embarras, se souvint des confidences de Simiane à l’endroit de la pauvreté du comte, et il comprit qu’Yvonnette songeait peut-être à ce que l’amour-propre de son père pourrait souffrir.

 

Et, alors, comme les natures d’élite se comprennent entre elles sans qu’il soit besoin d’échanger quelques paroles, il se sentit entraîné spontanément vers cette enfant si belle, si chaste, si digne, si gracieusement coquette et élégante sous sa robe de simple toile et son simple chapeau de grosse paille du pays de Tréguier.

 

– Puisque mon ami Nossac a jugé convenable de se présenter lui-même, ma belle cousine, dit Simiane, je n’ai plus de mission officielle, et je vais reprendre mes attributions de vieux parent. Donnez-moi la main.

 

Le marquis mit pied à terre, passa au bras la bride de son cheval et offrit la main à la jeune châtelaine, qui s’y appuya nonchalamment, comme on s’appuie sur un père ou un vieil ami.

 

Le baron eut un mouvement de jalousie, mais il était trop homme d’esprit pour ne pas le comprimer ; et, imitant M. de Simiane, il descendit de cheval à son tour, et, tandis que le marquis prenait les devants avec Yvonnette, il prit familièrement le bras d’Hector.

 

– Mon oncle sera ravi de vous voir, dit le jeune homme ; il y a fort longtemps qu’il le désire vivement et s’informe de l’époque de votre arrivée.

 

M. de Nossac tressaillit.

 

Hector avait la voix de Samuel autant qu’il en avait déjà le visage, la taille et le geste.

 

Le doute, cette chose affreuse, ce mal presque incurable, lui revint à l’esprit et s’empara de lui avec ténacité.

 

– Avez-vous voyagé ? demanda-t-il, à peu près de ce ton qu’avait M. le lieutenant-criminel arrachant des aveux à un accusé.

 

– Hélas ! non, monsieur, répondit tristement Hector ; je suis sans fortune, je suis, malheureusement ou heureusement, très fier ; et pour voyager selon son rang et sa naissance il faut de l’or. Je n’en ai pas.

 

– Au moins avez-vous quitté la Bretagne parfois ?

 

– Jamais.

 

– Vraiment ?

 

– Mon excursion la plus lointaine a été un voyage à Nantes, où j’allais voir le lieutenant du roi.

 

– Le connaissez-vous ? demanda M. de Nossac interrogeant toujours le visage impassible et naïf à la fois d’Hector de Kerdrel.

 

– À peine. Mais mon oncle, qui a été colonel d’artillerie dans le même corps d’armée que lui, m’avait donné une lettre de recommandation.

 

– Alliez-vous donc solliciter ?

 

– Sa protection, monsieur, fit Hector sans humilité ni arrogance.

 

– N’est-ce point M. d’Aiguillon ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Je le connais beaucoup, et si je puis…

 

– Oh ! dit Hector, je demandais peu de chose…

 

– Quoi, encore ?

 

– Une casaque dans les mousquetaires du roi.

 

– Et vous n’avez pas obtenu ?

 

– Pas encore… Mais M. d’Aiguillon a chaudement apostillé ma lettre ; et j’espère…

 

– Cordieu ! Monsieur ! espérez ; vous ferez un trop joli mousquetaire pour que le roi ne vous agrée pas sur-le-champ.

 

– Vous êtes bien bon, monsieur, mais je crois que la meilleure de mes recommandations…

 

– Est… ? demanda le baron.

 

– Le nom de mon père.

 

– En effet, dit M. de Nossac rappelant ses souvenirs, vous êtes de bonne et vieille maison. Les Kerdrel sont bien connus et apparentés dans l’Ouest.

 

– Mon père était colonel des Suisses.

 

– Je m’en souviens maintenant, et je crois même avoir servi avec lui sur le Rhin.

 

– C’est possible, monsieur, car il a fait toutes les guerres d’Allemagne.

 

Il y avait un accent de vérité tel dans les réponses du jeune homme, il citait des noms si connus, si honorables, qu’il eût fallu être fou pour conserver encore quelques doutes à l’endroit de son identité avec Samuel.

 

Les derniers soupçons du baron commençaient à s’évanouir, et ils avaient complètement disparu, quand, au sortir d’une immense coulée de frênes, il vit se dresser devant lui la masse imposante du vieux manoir de Kervégan. M. de Simiane n’avait point menti quand il avait annoncé le castel comme une construction du temps des croisades, une aire véritable de chevaliers qui avait vu passer les siècles et qui était restée debout malgré l’aile dévastatrice du temps.

 

Il avait tours massives, ogives et créneaux ; on voyait son beffroi à plusieurs lieues à la ronde et ses fossés étaient profonds.

 

Mais sur toute cette fière attitude, des touffes de lichen et de lierre d’Irlande avaient répandu un vaste manteau plein de jeunesse et de bonhomie ; de grands bois, des prairies en fleurs, des coteaux couverts d’arbres fruitiers, toute une nature inoffensive et champêtre lui servait de repoussoir et semblait attester que sa mission belliqueuse était accomplie depuis longtemps.

 

Dans la cour intra muros, autrefois le champ des manœuvres des hommes d’armes, on avait laissé pousser en pleine terre des marronniers et des acacias, qui enlaçaient leurs branches à l’entour des fenêtres, encadrant les ogives d’un feston capricieux.

 

Enfin, comme complément du tableau et pour achever de mitiger l’aspect du vieux manoir, on avait laissé grimper aux murs, çà et là, une jeune vigne qui promettait des merveilles, malgré l’âpreté du climat breton.

 

Les deux gentilshommes et leurs guides n’eurent nul besoin de sonner du cor à la herse ; la herse était baissée depuis un siècle et demi, et les chaînes qui la supportaient avaient une couleur de rouille qui témoignait de leur inaction.

 

Ils longèrent une allée sablée, trouvèrent la porte ouverte, et entrèrent dans un vestibule fort délabré, comme tout le reste du manoir, mais où la jeune châtelaine avait fait placer à profusion des vases et des corbeilles de fleurs, de ces belles fleurs des champs comme on n’en trouve aucune chez les jardiniers de Chaillot ou des buttes Saint-Chaumont.

 

Ainsi que le vestibule, l’escalier et les salles enfumées où la châtelaine conduisit ses hôtes et qui étaient les salons de réception, avaient leur toilette champêtre et respiraient ce cachet de coquetterie naïve et fraîche qu’une jeune femme peut seule donner à une vieille demeure ou à un vieil époux.

 

Enfin, une porte s’ouvrit, et un domestique plus qu’octogénaire, mais portant gaillardement sa livrée, annonça d’une voix cassée, qu’il s’efforça de rendre solennelle :

 

– M. le comte de Kervégan !

 

XXVII

Le comte de Kervégan était un beau vieillard de soixante-dix ans, vert encore malgré sa barbe et ses cheveux entièrement blancs.

 

Il était de haute taille et avait une suprême majesté dans la démarche et le geste. Il avait même, du moins le baron le pensa, une vague ressemblance avec Berghausen, l’étudiant allemand qui s’était si bien acquitté du rôle de veneur noir. Mais cette ressemblance était si faible, l’âge si disproportionné, que, malgré ses terreurs perpétuelles, M. de Nossac n’eut pas une seconde la pensée que ce pourrait être lui ; et d’ailleurs, autant le visage du châtelain de Holdengrasburg était avenant, bonhomme, et manquait parfois de dignité, autant la figure du comte de Kervégan était austère, solennelle et pleine de grandeur.

 

Il s’avança vers ses hôtes d’un pas lent et majestueux, les salua de la main, et vint droit au marquis.

 

– Mon cousin, lui dit-il, je vous remercie de ne point oublier un pauvre vieillard ; j’ai conservé si peu de relations avec le monde, et le monde oublie si vite, que j’ai le cœur joyeux quand il m’arrive un parent ou un ami qui vient s’asseoir à mon foyer.

 

– On s’asseoit avec bonheur au foyer d’un homme comme vous, répondit Simiane.

 

Le comte alla au baron :

 

– Monsieur le baron, dit-il, je remercie mon cousin Simiane d’avoir eu l’heureuse idée de nous mettre en relations. Nous sommes voisins de terre, et je me proposais de vous faire une visite aussitôt que votre arrivée me serait connue.

 

– Je suis heureux de vous avoir devancé, monsieur le comte.

 

– Je n’ai pas besoin de vous présenter ma fille, Mlle Yvonnette de Kervégan et mon neveu, M. Hector de Kerdrel, car je le vois, mon cousin Simiane s’est chargé de ce soin.

 

Le baron s’inclina.

 

– Mais, poursuivit le comte, j’espère être plus heureux et vous présenter, moi le premier, ma nièce, la marquise de Bidan, qui vient en France pour la première fois.

 

– Une créole, je crois, fit Nossac.

 

– La fille d’un de mes frères, qui s’était fixée aux colonies.

 

– Elle est veuve, dit Simiane.

 

– Veuve à vingt-six ans, monsieur, d’un riche planteur. Elle m’a annoncé son arrivée sous les premiers jours. Elle vient se fixer auprès de moi.

 

– Ah ! fit le baron, ne prêtant aux paroles du comte qu’une médiocre attention, et contemplant à la dérobée le charmant visage d’Yvonnette, toute rougissante de sentir ce regard posé sur son front.

 

– Le navire qui l’a à son bord, continua le comte, est attendu à Brest d’un jour à l’autre, et nous avions même l’intention, ma fille, mon neveu et moi, de partir pour cette ville et de l’aller attendre au débarquement.

 

– Cordieu ! fit Simiane, je suis du voyage.

 

– C’est que, interrompit le comte avec une certaine hésitation, les moyens de transport sont difficiles…

 

Yvonnette s’approcha du marquis :

 

– Mon cousin, lui dit-elle à l’oreille, mais cependant assez haut pour que Nossac, qui était près de lui, l’entendît, épargnez donc l’amour-propre de mon père, et n’insistez pas. Nous n’avons qu’une carriole d’osier… et vous comprenez…

 

– Monsieur le comte, s’empressa de dire M. de Nossac, je suis de l’avis de mon ami Simiane ; et une seule difficulté pourrait m’arrêter : la crainte de gêner une première entrevue de famille.

 

– Oh ! fit le comte avec un sourire, des hommes comme vous ne gênent jamais personne.

 

– En ce cas, monsieur le comte, permettez-moi de vous offrir ma berline de voyage et un déjeuner chez moi pour le jour du départ. Mon château se trouve justement sur la route de Brest.

 

– J’accepte, dit le comte simplement.

 

– Quand voulez-vous partir ? demanda Simiane.

 

– Mais… demain, si vous n’y voyez pas d’empêchement.

 

– Soit ! fit le baron.

 

La conversation s’engagea alors sur des banalités qui servirent le baron à merveille, lui permettant de s’occuper exclusivement d’Yvonnette.

 

On retint les deux gentilshommes à dîner.

 

Simiane n’avait point menti, la pauvreté du manoir était de bonne roche : la vaisselle était éraillée, craquelée comme des vieux sèvres ; le linge de table montrait la corde. Les mets furent rares, mais recherchés ; et quant au vin, la couche de poussière qui recouvrait ses flacons attestait sa vieillesse et la parcimonie avec laquelle on le conservait. Mais M. de Nossac n’y prit garde, et ne songea qu’à Yvonnette, ne vit qu’elle. Il était placé à sa droite, il effleurait parfois sa main. Que lui importait tout le reste ?

 

Le repas, malgré sa frugalité, se prolongea assez tard ; et la nuit était venue quand le baron et Simiane songèrent à la retraite.

 

– Monsieur le comte, dit alors M. de Nossac, je vous offre à mon tour l’hospitalité au château pour la nuit, afin que nous puissions partir de bonne heure.

 

Le comte parut hésiter, mais enfin il se décida :

 

– Soit ! dit-il.

 

– Mademoiselle prendra mon cheval, et vous celui de Simiane, nous irons à pied en compagnie de M. Hector.

 

– Oh ! non, dit Yvonnette, je préfère cheminer à travers la lande.

 

– Et moi aussi, dit Simiane.

 

– Alors, fit le baron interrogeant d’un regard le jeune Hector, qui montera le cheval du marquis ?

 

Hector se tut par timidité sans doute, mais il regarda sa cousine.

 

– Ce sera Hector, dit-elle. Il est mauvais cavalier ; et puisqu’il veut servir aux gardes, il faut qu’il s’enhardisse.

 

Un éclair de joie brilla dans les yeux du jeune homme.

 

– Est-il bien fougueux, votre cheval ? demanda-t-il au baron.

 

– Ardent, mais non fougueux.

 

Hector sauta en selle avec un bonheur inouï ; et, sans doute pour donner un démenti à sa cousine, il se prit à faire volter et caracoler le noble animal avec une hardiesse qui n’était peut-être pas la science, mais qui en avait la grâce et le sang-froid.

 

– Puis-je le lancer au galop ? demanda-t-il.

 

– Comme il vous plaira, mon jeune ami.

 

Pendant ce temps, le vieux comte de Kervégan avait mis le pied à l’étrier avec un peu de raideur, mais avec la méthode et la science d’un écuyer consommé ; et lorsqu’il fut en selle, il eut, aux yeux du baron qui s’y connaissait, une haute et fière attitude rappelant les chevaliers du Moyen Âge, qui semblaient vissés sur leur selle.

 

– Voyons, dit-il, si je me souviens encore de mon ancien métier.

 

Et il lança son cheval après Hector, qui déjà commençait à disparaître sous la coulée de vieux chênes.

 

Nossac, Yvonnette et Simiane demeurèrent seuls.

 

Nossac donnait le bras à Yvonnette.

 

Ils s’enfoncèrent tous trois dans la lande, puis, par une habile manœuvre, le baron trouva moyen de se séparer du marquis et de cheminer seul avec la jeune fille, sa main dans sa main, muet encore, mais ayant sur le cœur et dans la tête un flot de pensées tumultueuses qui ne demandaient, pour s’en échapper, qu’un choc ou une étincelle.

 

Et ce fut une route charmante que celle que firent les deux jeunes gens, à travers ces haies fleuries, ces landes embaumées, sous un ciel bleu que la brise de nuit irisait à peine de quelques nuages floconneux ; et sans que leurs lèvres remuassent, sans que leur voix jaillît de leur poitrine oppressée, ils se parlèrent ce muet et poétique langage de l’amour, qui, pour la première fois, se révélait à Yvonnette, et qui parut au baron sa première sensation de ce genre, tant elle était dégagée de ce parfum matériel qui avait présidé jusque-là à ses autres amours.

 

Tout à coup le galop d’un cheval se fit entendre et les troubla. C’était Hector de Kerdrel revenant bride abattue.

 

– Monsieur le baron, cria-t-il, ma cousine la créole arrive ! nous avons rencontré sa litière devant la grille de votre château, et mon oncle l’y a introduite.

 

M. de Nossac tressaillit profondément à cette brusque nouvelle. Pourquoi donc tressaillait-il ?

 

XXVIII

Depuis deux mois, M. de Nossac avait vu des choses si extraordinaires, il avait été à la fois acteur et spectateur d’un drame si étrange, il venait naguère encore d’être surpris par une ressemblance si étonnante, qu’il s’attendait à tout et redoutait tout.

 

Cette femme qu’on lui avait annoncée, cette créole, qui arrivait subitement et s’installait ainsi chez lui, il en avait peur involontairement et sans pouvoir s’expliquer pourquoi.

 

Du reste, il en était ainsi pour lui de toutes les femmes depuis son retour de Holdengrasburg ; dans toutes, il lui semblait devoir reconnaître cette fatale Gretchen dont l’image le poursuivait partout, après laquelle il courait sans cesse, et que sans cesse il craignait de voir apparaître : cette Gretchen aimée et haïe à la fois, appelée, désirée, avec tous les rêves, tous les délires, toutes les fougues de la passion, et cependant écartée par la raison, repoussée par une aversion insurmontable.

 

Un moment fascinée, en proie à ce charme mystérieux qu’elle ne songeait point encore à s’expliquer, Yvonnette tressaillit, comme avait tressailli M. de Nossac à la voix bruyante d’Hector de Kerdrel ; et tandis qu’il était encore sous le poids de cette oppression bizarre et de cette inexplicable terreur dont nous parlions tout à l’heure, elle rougit involontairement, et retira brusquement sa main, qu’il serrait dans la sienne. Puis encore elle poussa un petit cri joyeux, et dit :

 

– Hâtons-nous… vite, monsieur ! vite !

 

Et elle pressa le pas.

 

Le charme était rompu, brisé pour l’instant ; le baron obéit, et, comme elle, accéléra sa marche.

 

Alors ce ne fut plus sa main qu’elle prit, ce ne fut pas même son épaule sur laquelle elle s’appuya avec un abandon plein de langueur ; elle se contenta de passer le bout de ses doigts sur son bras et de cheminer à côté de lui, tandis que, semblant conspirer avec la fatalité dont il était le messager, l’étourdi cavalier ralentissait l’allure de son cheval et se rangeait auprès des deux piétons.

 

Ils arrivèrent au château quelques minutes après. Là l’impatience de la jeune fille devint telle qu’elle se mit à courir, et, maugréant et pestant, le baron la suivit jusqu’à la porte de son propre salon, où déjà était installée la créole avec son oncle le comte de Kervégan et le marquis de Simiane, qui, par un autre sentier et un raccourci, avait trouvé le moyen de gagner une demi-heure sur lui et la jeune fille.

 

Sur le seuil du salon, le baron fut repris de ce tressaillement inexplicable, de cette terreur sans but qui avait naguère envahi son esprit et son âme, et il songea involontairement à Gretchen.

 

– Allons, baron, cria Simiane du fond du salon, hâte-toi, et viens faire les honneurs de ton hospitalité.

 

Cette voix triompha de l’hésitation du baron, qui, redevenant soudain homme de cour et le galant gentilhomme que nous avons vu au prologue de cette histoire, mit son chapeau sous son bras, et s’avança, la tête rejetée en arrière et le mollet nerveux ; puis salua du milieu du salon la créole, qui était à demi pelotonnée dans une ganache.

 

L’Américaine se leva aussitôt, et, en rendant son salut au baron, se trouva placée sous le rayon de lumière de candélabres, et eut le visage éclairé en plein.

 

Au salut digne et un peu nonchalant de la créole, M. de Nossac répondit par un cri d’angoisse, de stupéfaction, presque d’horreur.

 

– Gretchen ! s’écria-t-il, c’est Gretchen !

 

L’étonnement se peignit sur tous les visages, et particulièrement sur celui de la créole.

 

– Oh ! reprit le baron hors de lui, c’est Gretchen.

 

Au lieu de répondre, la créole interrogeait du regard son oncle et le marquis. Ce dernier s’écria :

 

– Jusqu’à présent, je ne l’ai point voulu croire ; mais il n’y a plus à en douter maintenant, Nossac est fou !

 

M. de Nossac rougit, se précipita vers la créole, lui prit les mains, l’attira sous le rayon des candélabres, et lui dit :

 

– Soutiendrez-vous que vous n’êtes pas cet être infernal et mystérieux qui, en Allemagne, me suçait le sang comme un vampire, qui, la nuit, s’appelait Hélène Borelli et se disait trépassée ; qui, le jour, portait le nom de Gretchen ; qui…

 

– Monsieur, dit froidement la créole, je ne sais ce que vous voulez dire. Vous m’accusez de vous avoir sucé le sang en Allemagne, et je n’y ai jamais mis les pieds.

 

Le baron fit un geste d’incrédulité.

 

– Si vous doutez, reprit-elle, veuillez lire sur mon passeport mes noms et prénoms, et vous assurer que j’arrive de la Martinique. J’ai débarqué à Brest ce matin même. Si vous ne croyez pas à mon passeport, interrogez le postillon qui m’a conduite ici ; si vous élevez un doute sur la sincérité du postillon, écrivez à l’amiral qui commande le port de Brest, et qui m’a donné la main pour descendre à terre…

 

– Il y a une chose beaucoup plus simple, dit Simiane, et qui va te convaincre que tu es toqué, mon bon ami.

 

– Voyons ! fit le baron, les sourcils froncés.

 

– Gretchen ressemblait à ta femme ?

 

– Trait pour trait.

 

– Madame ressemble à Gretchen ?

 

– C’est elle !

 

– Soit ; en ce cas, elle ressemble pareillement à ta femme ?

 

– Oh ! oui ; si je n’avais vu le cadavre à demi rongé d’Hélène, je jurerais…

 

– Mon bon ami, fit le marquis avec flegme, te souvient-il que c’est moi qui ai fait ton mariage ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, je ne trouve entre Hélène Borelli et madame qu’une ressemblance si vague, si banale…

 

Le baron recula.

 

– Qu’elle ne m’apparaît qu’à présent, continua le marquis. En doutes-tu ?

 

– Oh ! oui, j’en doute ! je ne crois même pas !

 

– Ta femme est morte ici ?

 

– Oui.

 

– Tes domestiques l’ont tous vue ?

 

– Oui.

 

– Fais-les monter.

 

M. de Nossac s’empara d’un gland de sonnette et le secoua vivement. Le jardinier qui, le matin, avait ouvert la bière de la baronne, parut.

 

– Regarde madame, dit le baron.

 

Le jardinier jeta sur la créole un coup d’œil étonné, puis regarda son maître d’un air qui signifiait : Pourquoi voulez-vous que je la regarde ?

 

– Eh bien ? demanda le marquis triomphant…

 

M. de Nossac était tenace ; il retourna à son gland de sonnette, et fit successivement monter tous les domestiques. Aucun ne reconnut la baronne de Nossac dans la créole. Le baron demeura anéanti.

 

– Tu le vois bien, dit alors Simiane, tu es fou ! fou par un côté du cerveau. Je m’accorde à reconnaître que tu es raisonnable sur tout ce qui ne touche pas à Gretchen.

 

M. de Nossac chancelait comme un homme atteint de la foudre ; tout à coup il lui prit un délire si extravagant, qu’il ressemblait à la sagesse.

 

– Eh bien, dit-il, je commence à le croire, je suis fou ! Mais cela ne m’empêchera point de faire à mes hôtes les honneurs de mon manoir, et nous allons souper aux flambeaux.

 

On soupa, en effet. M. de Nossac, qui avait besoin de s’étourdir, but comme un cordelier, et plaça la créole en face de lui. Pendant le repas, il eut constamment son œil fixé sur elle, étudiant les lignes de son visage, cherchant à surprendre un signe, un mouvement, un regard qui trahît Gretchen. La créole fut impassible ; et à onze heures du soir M. de Nossac se retira ivre et à moitié fou dans son appartement. Mais une fois seul, une fois dans le silence et les ténèbres de l’alcôve, ses terreurs le reprirent. Gretchen, un moment écartée, reconquit son influence despotique et fatale, et le baron, étreint par les fumées du vin, frémissant, hors de lui, se dressa sur son séant, les cheveux hérissés, et murmura :

 

– C’est elle ! c’est Gretchen !…

 

Et tandis qu’il était en proie au délire, une autre pensée lui vint :

 

– Elle va venir, pensa-t-il, elle me sucera encore… comme là-bas…

 

Et cette fois, fasciné, dominé par une étrange et furieuse ferveur, il sauta à bas de son lit, alla prendre son épée, et revint s’asseoir presque nu sur sa courtine, disant avec un éclat de voix que la folie rendait sinistre :

 

– Oh ! j’y verrai clair cette nuit, et Roschen ne sera plus là pour recevoir mon épée… Je frapperai… je frapperai un coup terrible !

 

XXIX

Le baron demeura longtemps assis sur son lit, les cheveux hérissés, l’œil en feu, tenant convulsivement dans sa main la garde de son épée, et le cœur serré comme on l’a à l’approche de tout danger réel, de toute action énergique et même criminelle.

 

La grande horloge seule, cette horloge d’airain à cage de chêne que les anciens maîtres du château avaient placée au repos de l’immense escalier, se faisait seule entendre de distance en distance, arrachant de lugubres plaintes aux échos endormis du manoir, qu’elle éveillait en sursaut. Le baron compta tour à tour minuit, minuit et demi et une heure. Alors son courage commença à faiblir ; le froid de la nuit lui arracha un frisson, la fièvre qui le brûlait s’apaisa un moment, et à mesure que la raison revenait, il ne pouvait s’empêcher de songer que ni le marquis, qui était son ami, ni ses domestiques, n’avaient reconnu Mme de Nossac dans Gretchen. Était-il donc, une fois encore, le jouet de son imagination en délire, et cette ressemblance n’était-elle que vague et indécise, au lieu d’être étrange et frappante comme il le croyait ?

 

Et le doute, un moment ébranlé dans l’esprit du baron, y revint plus tenace et plus fort ; et alors, de l’anxiété il passa à l’angoisse, et de la peur qu’il avait de voir Gretchen apparaître, au désir de l’avoir près de lui…

 

Et, comme le délire revenait, il se prit à appeler Gretchen de toutes les forces de sa volonté, sans que cependant ses lèvres pussent s’entrouvrir, sa gorge crispée jeter un cri !…

 

Deux heures sonnèrent à l’horloge, Gretchen ne vint pas. Le baron fit un suprême effort, un son presque inarticulé parvint à se faire jour dans sa gorge, et il cria :

 

– Gretchen ! Gretchen !

 

Et comme rien ne répondit :

 

– Gretchen… reprit-il, Gretchen… je t’aime !…

 

Même silence.

 

– Gretchen, continua-t-il, je voulais te tuer d’abord, mais ne crains rien, maintenant… je t’aime !… Viens… tu me prendras tout le sang que tu voudras… tu m’épuiseras les veines l’une après l’autre… Gretchen, ma bien-aimée… Gretchen… viens !

 

Gretchen demeura sourde, et nul autre bruit que la voix fiévreuse et saccadée du baron ne troubla les muets échos de la chambre.

 

– Oh ! reprit M. de Nossac, je le vois, tu as peur, peur que je ne te tue… Eh bien, ne crains plus rien maintenant… Tiens !…

 

Et il jeta son épée.

 

Gretchen ne parut point sensible à cet acte de soumission, car aucune forme blanche ne se dessina dans l’obscurité.

 

– Je le vois, poursuivit le fou après un moment d’anxieuse attente, tu ne te fies point à moi… tu crains que je ne reprenne mon épée… Eh bien, je vais la briser !

 

Et il alla à tâtons en se heurtant aux angles des meubles, ramassa son épée, l’appuya sur son genou, la brisa en deux endroits, en jeta les tronçons ensuite en criant de nouveau :

 

– Gretchen ! Gretchen !

 

Le baron était glacé, et, tout en attendant Gretchen, tout en l’appelant de ses vœux et de sa voix délirante, il se remit instinctivement dans son lit ; et de plus en plus étreint et brûlé par la fièvre calmée un moment et revenue au galop, il finit par perdre l’entière connaissance de sa situation et de ses actes, se roula dans ses draps, et s’endormit d’un lourd sommeil en murmurant :

 

– Mon lit sera bien chaud, Gretchen ; et toi qui as toujours froid… Oh ! viens…

 

Trois, quatre et cinq heures sonnèrent successivement ; le jour vint et, filtrant au travers des contrevents, éveilla le baron, qui rêvassait et parlait à haute voix dans son rêve, mêlant les noms de Samuel et de Gretchen, de Roschen et d’Yvonnette.

 

En ouvrant les yeux, et tout impressionné encore des visions du cauchemar, il se crut sans doute à Holdengrasburg, car, sautant à terre, il courut à la fenêtre, qu’il ouvrit, voulant voir si le paysage avait changé une fois de plus, et s’il reverrait la forêt et la prairie, ou la plaine stérile et l’eau bouillonnante du torrent.

 

Au lieu de tout cela, il aperçut les grands arbres de son parc, les grands arbres en fleurs, au travers desquels le soleil glissait un premier rayon, et dont chaque branche était un instrument d’où s’élevait un frais concert d’oisillons.

 

L’air du matin était pur, enivrant ; le baron y plongea son front avec une avidité voluptueuse, et les derniers frissons s’en allèrent à son contact.

 

Tout à coup un bruit se fit derrière lui : c’était le marquis.

 

– Parbleu ! dit-il en entrant, pour un homme qui s’est couché gris, te voilà éveillé bien matin.

 

– Je n’étais pas gris.

 

– Non, tu étais vert, et tu chancelais à ravir.

 

– Tu crois ?

 

– Parbleu ! Au reste, je te dirai, en manière de consolation, que tu es beaucoup plus aimable gris que sobre.

 

– Tu trouves ?

 

– Tu as été charmant hier soir, plein d’esprit, de finesse. La créole t’a trouvé ravissant.

 

Le baron tressaillit.

 

– Ne me parle pas de cette femme, dit-il.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que j’en ai peur.

 

– Ah ! par exemple !

 

– Je suis sûr que c’est Gretchen.

 

Simiane leva les yeux au ciel avec compassion, et murmura :

 

– Quel dommage qu’un si bon gentilhomme soit toqué par un coin du cerveau ! La corde de son esprit qui répond au nom de Gretchen est décidément montée outre mesure.

 

M. de Nossac regarda le marquis. Le marquis avait un visage si bouleversé, si plein de compassion, qu’une fois de plus il se prit à songer que peut-être il avait raison et qu’il était réellement fou.

 

– Parbleu ! continua Simiane, en voici des preuves…

 

Et il ramassa les tronçons et la pointe de l’épée brisée en trois morceaux :

 

– As-tu pourfendu un mur ? demanda-t-il.

 

M. de Nossac ne répondit pas. Un bruit subit l’avait attiré de nouveau vers la fenêtre, et son œil, plongeant dans le parc, s’était arrêté sur un groupe composé d’un homme et d’une femme, une jeune femme et un tout jeune homme… Hector de Kerdrel et sa cousine la créole. Elle s’appuyait sur son bras avec une nonchalance lascive, un laisser-aller qui sentait les chaudes contrées où elle était née, un abandon qui fit pâlir de colère M. de Nossac.

 

– Qu’as-tu donc ? demanda Simiane.

 

– Je ne sais, répondit le baron ; mais que cette femme soit ou non Gretchen, j’en suis jaloux…

 

Le marquis poussa un éclat de rire :

 

– Et Yvonnette ? fit-il.

 

– Yvonnette ? murmura le baron, comme un homme qui évoque un souvenir lointain et presque effacé, qu’est-ce qu’Yvonnette ?

 

Le marquis poussa un soupir.

 

– Décidément il est fou ! murmura-t-il.

 

XXX

C’était peut-être la dixième fois depuis vingt-quatre heures que M. de Nossac entendait retentir autour de lui cette exclamation : « Il est fou ! » Et certes, il l’était en ce moment ; et il finit par y croire lui-même, quand, avec la rapidité fantasmagorique qui est propre à la mémoire, il se souvint de tout ce qui s’était passé la veille.

 

Qu’était-ce qu’Yvonnette ?

 

Il avait pu faire une question pareille quand, la veille, il contemplait la jeune fille avec ravissement ; quand, sous les coulées ombreuses au travers desquelles la lune répandait ses lueurs tremblantes, il frissonnait de volupté au son de sa voix, au contact de sa main, au frôlement d’une boucle errante de ses cheveux, au bruissement de son haleine…

 

Il avait demandé ce qu’était Yvonnette, quand, une heure, il s’était pris à penser que son amour serait, pour l’homme qui l’obtiendrait, un de ces bonheurs auprès desquels les joies du paradis sont décolorées et monotones.

 

M. de Nossac, en se souvenant, comprit enfin que sa raison s’en allait grand train et qu’il courait à triples guides sur la route de la folie.

 

Aussi regarda-t-il M. de Simiane avec un de ces douloureux étonnements qui semblent demander tout à la fois de la pitié et un conseil.

 

– Ma foi ! oui, mon cher, reprit le marquis après un instant de silence, tu deviens fou.

 

– J’en ai peur, murmura Nossac.

 

– Et moi, j’en tremble.

 

– Que veux-tu ? cette créole maudite ressemble si fort à Gretchen !

 

– Ou plutôt, cher, cette Gretchen remplit si bien ton imagination, que la moindre ressemblance t’abuse et que tu la vois partout.

 

– Serait-ce donc vrai ? fit M. de Nossac se parlant à lui-même, mais assez haut pour que le marquis l’entendît.

 

– Si vrai, que si Gretchen ressemble à ta femme, la belle créole ressemble très peu à Gretchen, puisque tes domestiques…

 

– Mon Dieu ! ils ont pu oublier le visage d’Hélène.

 

– Tarare, dit le marquis, il est bien plus sage d’admettre que tu es bien dûment écorné du cerveau.

 

Le baron appuya sa tête dans ses mains, et rêva quelques minutes.

 

– Que je sois fou ou non, dit-il, j’aime Gretchen !

 

– Parbleu ! je le vois bien.

 

– Et tout ce qui, pour moi, ressemble à Gretchen.

 

– Ah ! ah !

 

– Cette créole lui ressemble…

 

– Et tu aimes déjà la créole ?

 

– Je le crains.

 

– Mais Yvonnette ?

 

– Je l’aimais hier…

 

– Tu l’aimeras demain.

 

– Jamais !

 

– Nous verrons…

 

– C’est la créole que j’aime ; elle ressemble à Gretchen.

 

– D’accord. Seulement, la créole ne t’aime pas.

 

Le baron recula.

 

– Elle ne t’aimera jamais.

 

Le baron fronça le sourcil et pâlit.

 

– Car elle en aime un autre.

 

Le baron rugit.

 

– Et qui donc ? s’écria-t-il.

 

– Son jeune cousin.

 

– Hector ?

 

– Mais elle l’a vu à peine.

 

– Qu’importe.

 

– Elle ne le connaissait pas hier…

 

– Elle le connaît aujourd’hui.

 

– Mais c’est un enfant.

 

Simiane éclata de rire.

 

– Raison de plus… Barbe vierge, joues roses, œil bleu, cheveux blonds, taille frêle, mains de femme, sourire d’ange, en voilà plus qu’il n’en faut pour tourner la tête à une femme de vingt-huit ans. Et il a tout cela.

 

« C’est juste », pensa tout bas M. de Nossac.

 

Mais son orgueil l’empêcha d’avouer tout haut cette réflexion.

 

– Eh bien, fit-il avec colère, je veux que cette femme m’aime… et elle m’aimera !

 

– Folie !

 

Le baron se redressa, rejeta la tête en arrière, et dit fièrement :

 

– Je me nomme Nossac !

 

– Tu te nommais baron…

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Que tu n’es plus que l’ombre de toi-même.

 

Le baron tressaillit, et regarda son visage pâle et fatigué dans une glace voisine.

 

– Tu n’es plus que l’ombre de ce baron de Nossac que tout Paris, que Versailles admirait, il y a un an, pour l’élégance de ses costumes, le bon goût de sa maison, le faste de son existence, la finesse de son esprit et le nombre de ses bonnes fortunes…

 

– Je suis donc bien changé ?

 

– Regarde-toi.

 

Le baron s’approcha davantage de la glace.

 

– Tu as le visage abattu, maigri, hâlé, l’œil cerclé de bistre, la lèvre pendante, la barbe mal taillée. Tes mains ont grossi pendant la dernière campagne, le cheval t’a rendu cagneux, ta taille épaissit, tes joues s’empâtent…

 

– Tu exagères, cher, fit M. de Nossac, reprenant une seconde ce ton de fatuité légère qu’il avait autrefois ; tu exagères, et je te parie mille louis que la créole m’aimera.

 

– Je tiens le pari pour mes créanciers. Mais d’abord, si tu veux que je joue à coup sûr, ingénie-toi à couper court à cette promenade sentimentale dont la créole et son cousin honorent les allées de ton parc.

 

Et du doigt, le marquis, toujours railleur, indiqua une seconde fois la belle Américaine appuyée nonchalamment au bras d’Hector de Kerdrel.

 

Un éclair de colère étincela dans l’œil du baron. Il porta vivement la main à son épée, et murmura :

 

– Je le tuerai !

 

M. de Simiane haussa les épaules.

 

– Tue, mon bon ami, tue, dit-il, et je réponds de mes mille louis.

 

– Comment cela ?

 

– Eh ! sans doute ! elle l’aime, et c’est son cousin. Si tu le tues, elle aura pour toi la haine la plus magnifique qui soit sortie jamais d’un cœur de femme belle, titrée et amoureuse. Il n’y a que les bourgeoises qui puissent pardonner à un gentilhomme, leur amant, de leur avoir fait assommer leur mari à coups de bâton par sa livrée.

 

– C’est juste, fit M. de Nossac convaincu.

 

– À ta place, je préférerais l’éloigner habilement.

 

– Mais comment ?

 

– N’es-tu pas colonel de Royal-Cravate ?

 

– Sans doute.

 

– Donne-lui une lieutenance, et, son brevet accepté, ordonne-lui de rejoindre immédiatement son corps.

 

Le front plissé du baron se rasséréna soudain.

 

– C’est cela, dit-il ; cours lui dire que je veux lui parler.

 

– Pourquoi n’y point aller toi-même ?

 

– Elle me fait peur.

 

– Singulier amour que le tien ! tu as peur de la femme aimée.

 

– Oui, mais je m’aguerrirai !

 

– Dieu le veuille !

 

– Et elle m’aimera !

 

– Dieu le fasse ! mais tu n’es plus beau. Or, pour toucher les femmes, il faut ou beauté, ou esprit, ou courage. Ta beauté s’en va grand train, ton esprit éprouve de terribles somnolences sous l’impression du souvenir de Gretchen, et quant à ton courage…

 

– Hein ? fit le baron fronçant le sourcil.

 

– Je sais bien qu’il est toujours le même ; mais encore faut-il trouver une occasion de le montrer.

 

– Tu connais le pays, n’est-ce pas ?

 

– Comme Versailles.

 

– Alors tu me trouveras bien aux environs quelque gentillâtre mal léché et taciturne à qui je puisse faire une querelle d’Allemand, pour le convertir en fourreau d’épée…

 

– Peste !

 

– Que veux-tu ! aux grands maux les grands remèdes. L’amour a des exigences cruelles.

 

– Mon cher, dit philosophiquement le marquis, le duel est une plaisanterie ; tout le monde se bat, même les coquins. Mon maître d’hôtel s’est battu, mon parfumeur se battra au premier jour, et ton valet de chambre, si l’occasion s’en présente, enverra un cartel à ton cocher. Un duel pour faire preuve d’audace ? Allons donc !

 

Une fois de plus, M. de Nossac fut obligé de convenir, à part lui, que le marquis avait raison.

 

– Eh bien, fit-il, si je luttais devant ses yeux corps à corps avec un ours.

 

– Il n’y a pas d’ours en Bretagne.

 

– Avec un sanglier ?

 

– C’est possible. Ceci serait plus ingénieux, surtout si tu avais le bonheur de te faire découdre une jambe. Les amants boiteux ont des chances infernales.

 

– Raille, mais je suis décidé !

 

– Et à quand ce spectacle ?

 

– Aujourd’hui même.

 

– Baron, mon ami, tu es moins fou ; tu redeviens spirituel.

 

– J’essaie, fit modestement M. de Nossac.

 

Le marquis alla de nouveau vers la fenêtre.

 

– Bon ! dit-il, voilà nos amoureux disparus sous les massifs.

 

Une étincelle de jalousie s’alluma dans l’œil du baron ; et laissant Simiane stupéfait, il s’élança vers l’escalier, le descendit quatre à quatre, et gagna le parc en courant.

 

XXXI

La créole et le jeune Hector avaient gagné un petit salon de verdure, une charmille épaisse, dont le soleil essayait vainement de tréfler les réseaux, et qui entrelaçait ses méandres de feuillage au-dessus d’une petite source jaillissant du sol et courant sous l’herbe verte et drue.

 

Quand le baron, guidé par un secret instinct, arriva à la charmille, la créole était à demi couchée sur un banc de gazon, passant, avec distraction, sa belle main blanche dans la chevelure bouclée d’Hector, assis à ses pieds.

 

M. de Nossac fît un soubresaut et éprouva une violente douleur au cœur ; mais cette douleur eut un effet salutaire, car elle le préserva de cette indicible émotion qu’il avait ressentie la veille en présence de la créole, et qu’il eût subie une fois encore sans nul doute.

 

Au bruit de ses pas, la créole retira vivement sa main, puis tourna languissamment la tête, tandis que le jeune Hector se levait en rougissant et un peu embarrassé.

 

– Madame, fit le baron en s’inclinant, je vous cherchais…

 

– Vous êtes mille fois trop aimable, monsieur le baron.

 

– C’est mon devoir de châtelain, madame ; je venais vous renouveler mes humbles excuses…

 

– Quelles excuses, baron ?

 

– Pour ma sotte conduite d’hier.

 

La créole laissa glisser sur ses lèvres un sourire nonchalant :

 

– Je ressemble donc bien à Gretchen ?

 

– Oh ! fit le baron, c’est elle !

 

– Quelle folie !

 

M. de Nossac fit un mouvement d’impatience.

 

– Encore ce mot de fou ! murmura-t-il.

 

– Pardon, monsieur, je voulais dire qu’il y a des ressemblances bizarres.

 

– Oui, madame, fort bizarres ; vous ressemblez tellement à Gretchen, que vous avez comme elle les mêmes plis dans le coin des lèvres, les mêmes phalanges aux mains… la même fossette au menton…

 

Hector avait reculé d’un pas et jetait un regard jaloux sur le baron, qui continuait à presser dans ses mains les mains de la créole.

 

M. de Nossac surprit ce regard, et sa colère un moment apaisée lui revint et mit un éclair dans son œil.

 

– Monsieur de Kerdrel, dit-il, êtes-vous veneur ?

 

– Oui et non, monsieur.

 

– Pourquoi oui et non ?

 

– Parce que j’ai tous les instincts de la noble science sans les pouvoir mettre en pratique.

 

– Et pourquoi ?

 

Hector rougit :

 

– Parce que mon oncle est pauvre, et que nous n’avons ni piqueurs, ni équipages, ni chevaux.

 

La créole se sentit rougir à son tour de l’aveu que venait de faire le jeune homme, et celui-ci, surprenant ce trouble, redressa la tête avec orgueil, et sembla se draper dans sa pauvreté comme dans un manteau de roi.

 

M. de Nossac en pâlit : tout tournait contre lui, même l’humiliation de son rival, que l’amour relevait pour en faire une gloire.

 

Aussi, reprit-il, les dents serrées :

 

– Eh bien, vous chasserez aujourd’hui.

 

– Aujourd’hui ?

 

– Je venais supplier madame d’assister à une chasse au sanglier que nous avons projetée Simiane et moi.

 

– Avec plaisir, fit la créole.

 

– Nous partirons après déjeuner. J’ai d’excellents chevaux.

 

– Tant mieux ! dit la créole. Vous me donnerez le plus fougueux.

 

– Et à moi le plus rétif, dit Hector.

 

La créole poussa un petit cri, un mélange de frayeur et d’amour presque maternel.

 

– Je ne veux pas ! dit-elle.

 

– Et pourquoi ? demanda le jeune homme.

 

– Parce que vous vous casseriez bras et jambes, méchant étourdi !

 

Et elle lui passa de nouveau la main dans les cheveux.

 

M. de Nossac rugit intérieurement, et devint livide.

 

– Soyez tranquille, madame, dit-il avec une sourde ironie, M. de Kerdrel est bon cavalier : en moins d’une heure il m’a rendu un cheval fourbu.

 

Hector, à son tour, eut un mouvement de colère.

 

– Et je l’en veux punir, continua dédaigneusement le baron.

 

Hector prit l’attitude d’un homme qui s’attend à être provoqué.

 

– Je vous fais cadeau du pauvre animal, et vous mets dans l’obligation de le garder, mon jeune ami.

 

Le ton du baron était puissamment protecteur.

 

– Je l’accepte, fit Hector sur le même ton d’ironie.

 

– Et comme il faut qu’un lieutenant de dragons de Royal-Cravate soit convenablement monté, vous me permettrez de vous en offrir un second.

 

– Je ne suis pas lieutenant de dragons ! fit le jeune homme stupéfait.

 

– Vous ignorez donc que je suis colonel de Royal-Cravate ?

 

– Absolument.

 

– Et que j’ai un brevet de lieutenant en blanc ?

 

L’œil d’Hector s’alluma.

 

– Or, continua M. de Nossac à qui ce rôle d’homme magnifique rendait l’avantage, il n’y a qu’un nom à écrire dessus, et, si vous le permettez, ce nom sera Hector de Kerdrel !

 

Le jeune homme poussa un cri de joie, mais ce cri fut aussitôt réprimé par la créole :

 

– Je ne veux pas, dit-elle avec son petit ton impérieux et boudeur.

 

– Ah ! ma cousine.

 

– Quand vous serez lieutenant, monsieur le baron vous enverra vous faire tuer.

 

– Ou conquérir un grade de capitaine, fit Hector avec enthousiasme. J’accepte, monsieur le baron.

 

– Si je le veux… fit la créole.

 

– Oh ! ma petite cousine, murmura Hector en se mettant de nouveau aux genoux de l’Américaine, ma petite cousine, soyez bien gentille… permettez-moi…

 

– Eh bien, murmura-t-elle émue, nous verrons…

 

M. de Nossac tremblait de fureur. Il comprit qu’il fallait rompre un peu pour ne pas reculer indéfiniment, et il répondit :

 

– Soit, nous en reparlerons. Maintenant, allons déjeuner, et cherchons M. de Kervégan et sa fille.

 

– Ils sont partis ce matin, dit Hector.

 

– Et pourquoi cela ?

 

– Pour faire préparer l’appartement de ma cousine. Mais ils nous attendent tous ce soir. Ah ça, continua Hector, avez-vous une belle meute ?

 

– Douze chiens seulement.

 

– C’est insuffisant pour forcer le sanglier.

 

– Aussi ne le forcerons-nous pas.

 

– Qu’en comptez-vous donc faire ?

 

– Je compte le tuer à coups de couteau de chasse, dit le baron avec un sang-froid superbe.

 

Un nuage d’admiration passa sur le front de la créole, et au lieu de prendre le bras d’Hector, elle prit celui du baron et s’y appuya comme on s’appuie sur ce qui est fort !

 

XXXII

M. de Nossac, au mol abandon avec lequel la créole s’appuya sur lui, comprit qu’il avait un commencement de victoire, et il continua :

 

– Au reste, mon jeune ami, je vous ferai donner des pistolets pour votre sûreté personnelle.

 

Hector allait refuser sans doute.

 

– Et, continua soudain le baron, un cheval qui n’ait point la bouche trop sensible.

 

Hector fit un mouvement d’impatience et fronça le sourcil.

 

– Parce que, en écuyer novice, quoique hardi, vous sciez la bouche de votre cheval.

 

Cette fois le rouge monta au front d’Hector, mais il se tut, se contentant de jeter à la dérobée un rapide coup d’œil sur la créole, sans doute pour y chercher un encouragement. Mais la créole cheminait les yeux baissés, et le baron poursuivit :

 

– Ce sera une garantie, d’ailleurs, pour la tendresse presque maternelle de madame, qui, tantôt, s’effrayait de vous voir monter un cheval ardent.

 

Le coup était direct et décisif ; la créole se mordit les lèvres, et répondit sèchement :

 

– D’après ce que vous avez bien voulu me dire tout à l’heure, monsieur le baron, je vois que mon jeune cousin est un cavalier hardi, s’il n’est savant ; et comme audace vaut sagesse en certains cas, ce serait vraiment puéril et ridicule d’entraver ses plaisirs, comme un tuteur morose.

 

Hector comprit sans doute tout l’avantage que ces quelques mots, débités du bout des lèvres et d’un ton protecteur, donnaient à M. de Nossac ; et soit calcul, soit dépit, il demeura en arrière pour rattacher un nœud de son justeaucorps, préférant abandonner un moment la partie plutôt que la perdre sans retour.

 

M. de Nossac et la créole cheminèrent jusqu’au château presque sans rien dire ; mais le baron sentait toujours la moite pression de son bras sur le sien, et marchait lentement pour prolonger cette sensation.

 

Ils arrivèrent ainsi à la salle à manger, où les attendait le marquis :

 

– Dis donc, Nossac, fit celui-ci, les voyant entrer, il paraît que la meute est en désarroi.

 

– Bah !

 

– Et que tu as au plus douze chiens valides.

 

– Je le sais.

 

– Voilà qui nous permet à peine de courir un marcassin.

 

– Tu crois ?

 

– J’en suis sûr.

 

– Eh bien, moi, je vais acculer une laie nourrice et la prendre dans son fort à coups de couteau.

 

– Fou ! dit le marquis.

 

– Monsieur, hasarda la créole, c’est bien imprudent !

 

– Vous trouvez ?

 

– C’est bien dangereux !…

 

– Non, lui dit-il tout bas, si vous me suivez et si je sens votre regard sur moi au moment décisif.

 

La créole baissa les yeux, et rougit.

 

« Bon ! pensa Nossac, elle m’aime déjà. »

 

En ce moment, Hector entra.

 

– Monsieur le baron, dit-il résolument, tout bien réfléchi, je ne veux pas de pistolets.

 

– Et pourquoi ?

 

– Parce que vous n’en porterez pas.

 

– Voilà tout ?

 

– Mais, sans doute.

 

– Et comme moi… vous voulez…

 

– Tuer le sanglier à coups de couteau, fit-il résolument.

 

La créole dressa la tête, et le regarda avec une satisfaction et un imperceptible rayonnement de joie qui n’échappèrent point à M. de Nossac.

 

Hector reprenait du terrain.

 

– Mon cher, dit froidement M. de Nossac, c’est mal ce que vous voulez faire là.

 

– Pourquoi, mal ?

 

– Parce que vous mettez ma vie grandement en péril.

 

– Comment cela ?

 

– Mais d’une façon toute simple : si vous essayez de tuer le sanglier avec un couteau, ainsi que je le voulais faire d’abord, vous me forcerez à jeter le couteau et à l’étouffer dans mes bras, ni plus ni moins qu’un chevreuil.

 

Cette fois, la victoire était certaine.

 

Si hardi qu’il fût, Hector frissonna involontairement, et n’osa répondre : « Je veux faire comme vous. »

 

Il baissa la tête, rougit, et se tut.

 

La créole éprouva un violent dépit, sans doute de cette reculade, car elle dit avec un ton moitié indulgent, moitié railleur :

 

– Ce n’est point généreux à vous, monsieur le baron, de conduire mon jeune cousin sur un terrain pareil… il est trop frêle, trop délicat…

 

Hector ouvrit la bouche sans doute pour répondre une impertinence qui le pût venger de la supériorité du baron, mais un regard furtif de la créole la lui ferma.

 

M. de Nossac triomphait.

 

Il fut généreux, amena la conversation sur un terrain neutre, et l’y maintint pendant tout le déjeuner.

 

XXXIII

À onze heures précises, les veneurs montaient à cheval.

 

On amena à la créole un superbe étalon blanc avec une étoile de feu au front ; un étalon vigoureux, hardi, à l’ongle de fer et aux muscles d’acier, que n’arrêteraient ni haie vive, ni murs croulants, ni fossés bourbeux.

 

– Madame, lui dit le baron, si je n’avais pas surpris un éclair dans votre œil, je n’aurais point osé peut-être vous offrir pareille monture ; mais vous avez à la fois la hardiesse qui brave et la volonté qui domine. Vous pouvez vous mettre en selle.

 

Et, comme les preux du Moyen Âge, le baron offrait la main gauche à la dame, et plaça son genou droit sous son pied en guise d’étrier. La créole appuya à peine l’extrémité de ce petit pied sur la culotte de daim du baron, et sauta lestement en selle, avec la grâce et le sang-froid d’un écuyer consommé.

 

Le baron s’inclina, et alla vers Hector, qui, le sourcil froncé, le front nuageux, tortillait par désœuvrement le manche de sa cravache, et admirait malgré lui le groupe élégant formé par trois chevaux tout harnachés, tenus en main et piaffant avec une généreuse impatience. Ils étaient tous trois de même taille, mais de robes différentes ; l’un était blanc, l’autre bois d’ébène, le troisième alezan brûlé.

 

Mais ils étaient si beaux de forme, ils secouaient si orgueilleusement la tête, ils bavaient si noblement sur leur frein, qu’on ne savait vraiment auquel accorder la préférence.

 

– Mon jeune ami, dit le baron, voici trois chevaux, tous trois de même âge, de même race et de même sang. Choisissez celui qui vous plaira.

 

Hector fut à la fois humilié et joyeux : joyeux en ce que le baron revenait sur sa décision première en lui donnant un cheval de son choix et non un cheval éreinté, humilié en ce que cette décision nouvelle ressemblait à un pardon.

 

Il regarda tour à tour chacun des chevaux, les examina attentivement, hésita quelques minutes, puis se décida pour l’alezan brûlé, dont les jambes lui parurent plus grêles et plus nerveuses, le garrot plus osseux et plus fin.

 

– Mon cher ami, dit flegmatiquement le baron quand Hector eut fait son choix, vous venez de prendre mon cheval le plus fougueux, mais le plus vicieux en même temps. Le hasard vous sert à souhait. Seulement prenez garde à une chose…

 

– Laquelle ? demanda fièrement Hector.

 

– Ne faites pas votre première chute en un lieu trop escarpé, vous nous mettriez dans l’impossibilité de vous retrouver et de vous donner les soins nécessaires.

 

– Je ne ferai pas de chute.

 

– En êtes-vous bien sûr ?

 

– Oh ! fit Hector en s’élançant à cheval et étreignant fièrement de ses genoux les flancs de sa monture, vous verrez !

 

Et il mania son cheval assez savamment pour rassurer les plus effrayés.

 

– Madame et messieurs, en route ! dit le marquis.

 

« On a fait le bois à la hâte, et pendant que nous déjeunions, on nous a détourné une laie magnifique, haute, maigre, nourrice et qui nous mettra nos chiens sur les dents avant peu.

 

– Si je ne l’étouffe auparavant, dit le baron. »

 

On partit.

 

M. de Simiane qui, seul, connaissait parfaitement le pays, prit la tête de la cavalcade, et les quatre veneurs gagnèrent au trot et par une lande à hauteur d’homme le rendez-vous de chasse qui était fixé à une lieue de là, dans une clairière, au fond d’une vallée et au milieu de forêts gigantesques coupées çà et là par un pâturage, un ruisseau et un étang. Le piqueur du baron était au rendez-vous avec les valets de chiens et la meute.

 

La bête de chasse était acculée dans son fort à un quart de lieue de là, et, vérification faite des brisées, elle devait suivre le bord d’un torrent, s’engouffrer dans une vallée profonde et s’aller noyer vers le soir, si on ne la tuait avant, dans un étang qui se trouvait à six ou huit lieues de distance, dans la direction des plaines du Morbihan.

 

– Découplez, dit le baron, et en chasse !

 

L’hallali fut sonné, les chiens s’élancèrent et disparurent dans les taillis ; les chevaux, électrisés, bondirent derrière eux ; et Hector de Kerdrel, qui avait une réputation à se faire et une opinion désavantageuse à redresser, s’élança le premier sur le derrière de la meute.

 

Bientôt retentit sous le couvert une magnifique sonnerie exécutée par douze voix de basse-taille qu’avait peine à dominer la trompe de chasseurs, et le baron, oubliant quelques secondes le but premier du laisser-courre et dominé par cet impérieux enthousiasme du veneur qui naît au bruit du cor, le baron, disons-nous, se souvint de cette terrible fanfare, exécutée dans les bois de Holdengrasburg, par le veneur noir.

 

Il l’entonna de toute la puissance de ses poumons et avec une vigueur telle qu’on eût dit un lointain écho de l’infernale voix qui, au début de cette histoire, avait si fort impressionné le pauvre znapan.

 

La créole elle-même, cette nonchalante enfant des contrées tropicales, qui voyageait en palanquin et se faisait éventer durant les journées brûlantes par des nègres obéissants, la créole fut électrisée, fascinée par cet air puissant ; elle lacéra la croupe de son généreux animal d’un coup de cravache ; avec des hennissements de douleur, les naseaux dilatés, l’œil en feu, l’étalon blanc se précipita à la suite du cheval d’Hector qui volait après la meute, arrachant des gerbes d’étincelles aux cailloux, et broyant les branches tombées et les feuilles mortes sous ses ongles d’airain.

 

Quant à M. de Nossac, il ne stimula sa monture ni de la cravache, ni de l’éperon ; mais il continua sa fanfare avec une sauvage énergie, et ne perdit pas un pouce de terrain sur la créole, galopant côte à côte avec elle.

 

La chasse, ainsi que l’avait prévu le rapport des piqueurs, s’était engouffrée dans une vallée profonde, tourmentée, hérissée de rocs bizarres, et conduisant à un torrent qui roulait sur un lit de cailloux et de troncs d’arbres déracinés avec un fracas inouï.

 

Une teinte écarlate était montée aux joues de la créole, qui, dominée, enthousiasmée, regardait le baron la suivant côte à côte, vissé sur sa selle comme un cavalier de bronze, le poing sur la hanche, la trompe aux lèvres, et beau, en cet instant, d’une beauté énergique et mâle, qui laissait bien loin derrière elle les grâces féminines d’Hector et son impétuosité d’enfant étourdi.

 

Tout à coup la sombre voûte de feuillage sous laquelle ils couraient s’élargit brusquement ; à la forêt encaissée par le val succéda une plaine accidentée, verte, ayant un manteau de hauts pâturages, au milieu desquels la bête et la meute apparurent pour la première fois aux yeux des veneurs.

 

La bête était une laie haute de trois pieds, zébrée de bandes grises et de bandes fauves, la hure allongée, les jambes nerveuses et grêles, le poil hérissé, une écume sanglante aux mâchoires. La meute la serrait, ardente, unie, pelotonnée en un monceau, et tellement pressée qu’un manteau de cavalier l’eût couverte tout entière.

 

Les premières gueules des chiens effleuraient l’arrière-train de la bête à chaque instant : elles la buvaient, comme on dit en vénerie.

 

Hector avait une avance de cent cinquante pas sur la créole et le baron.

 

Il volait au travers des hautes herbes, oppressé, hors d’haleine, se cramponnant parfois à la crinière de son cheval pour tourner la tête et jeter un regard de triomphe à ceux qui le suivaient. Mais, soudain, il sentit son cheval fléchir et s’enfoncer sous lui, les herbes monter à la hauteur de sa tête, puis monter plus haut encore à mesure qu’il descendait, puis une eau bourbeuse le couvrir comme elle couvrait déjà l’animal.

 

Et il poussa un cri de détresse.

 

Mais le cheval donna un vigoureux coup de reins et de jarrets, et deux secondes après reparut aux yeux effrayés des veneurs qui l’avaient vu s’enfoncer sans pouvoir lui porter secours, bourbeux, crotté, couvert d’une croûte jaunâtre, ainsi que son malheureux cavalier, dont les vêtements, les mains, le visage, avaient disparu sous la même enveloppe, et qui ressemblait ainsi à cet homme pétri de limon que Prométhée essaya de créer.

 

Hector avait rencontré une de ces mares qu’on appelle mortes.

 

À l’effroi qui d’abord avait dominé le baron et la créole, succéda un fou rire plein de raillerie.

 

– Mon ami, dit M. de Nossac, la chasse est finie pour vous ; retournez au château, faites-vous donner du linge et des habits.

 

Hector était pétrifié, et rougissait de honte et de colère sous son masque de limon.

 

– D’autant, continua l’implacable baron, que vous êtes laid à faire peur dans cet étrange costume.

 

– Allez, fit dédaigneusement la créole à son tour, vous êtes affreux…

 

Et comme la meute continuait de gronder, comme la bête atteignait l’extrémité de la plaine, et s’embûchait dans un nouveau taillis, la créole fouetta son cheval et repartit comme l’éclair.

 

Le baron la suivit.

 

Quant au marquis, il avait pris une autre route pour couper la meute en tête et gagner du terrain.

 

La marquise de Bidan et M. de Nossac continuèrent donc à galoper, après avoir laissé la morte à gauche, et ils gagnèrent la lisière de la forêt.

 

Alors le baron reprit sa trompe et sonna le troisième couplet de la légende du veneur noir, lequel couplet correspondait à la fanfare française qu’on nomme le Changement de forêt.

 

Mais cette fanfare finie et la lisière de la forêt franchie, le baron et la créole n’entendirent plus retentir sous les futaies la sonnerie de la meute et la trompe des piqueurs.

 

Vainement ils prêtèrent l’oreille, le vent ne leur apporta ni fanfares ni aboiements, ils avaient perdu la chasse, ou, ce qui était plus probable encore, il y avait eu un défaut qu’on essayait de relever.

 

Les deux veneurs piquèrent au hasard vers le sud, et continuèrent à galoper, espérant à chaque instant entendre un cri, un son, un jappement, qui leur permît de rallier la chasse. Ni son, ni cri, ni jappement ne se firent entendre ; et les chevaux poursuivirent leur course.

 

Vers une clairière, le baron arrêta court le sien, et sauta à terre aussitôt. Sur la terre, humide et crayeuse, il avait remarqué des traces récentes : c’était le pied d’un sanglier qui se dirigeait vers le sud-ouest, et, selon toute probabilité, gagnait un étang.

 

Tout portait à croire que c’était la bête courue, sauf une seule chose : l’absence complète de chiens.

 

Le baron ne s’y trompa point.

 

– Il y a un défaut, dit-il, la bête est passée là, il faut la chercher.

 

Et, remontant à cheval, il repartit avec la créole.

 

Ils coururent ainsi plus d’une heure, tantôt retrouvant sur le sable ou la terre humide les brisées de la bête, tantôt la perdant sur les cailloux et les rochers, puis la trouvant encore. Et ils gagnèrent une nouvelle plaine, puis une vallée en forme d’entonnoir, à l’entrée de laquelle ils aperçurent de nouveau la brisée.

 

Les chevaux étaient hors d’haleine, mais l’éperon du baron et la cravache de la créole jouèrent, et la douleur doubla leurs forces épuisées.

 

La vallée nouvelle dans laquelle ils venaient de s’aventurer était plus sauvage encore, plus déserte, plus splendide d’horreur que la première.

 

Tout à coup, M. de Nossac s’arrêta de nouveau, étendit sa cravache, et désigna un rocher blanc, sur lequel se mouvait une masse noirâtre.

 

– Tenez, dit-il à la belle chasseresse, voilà notre bête.

 

La créole tressaillit, suivit la direction du fouet, et aperçut la laie qui, acculée, hors d’haleine, les mâchoires sanglantes, s’était assise sur son train de derrière, et semblait attendre de pied ferme la meute qu’elle avait dépistée.

 

– Madame, dit alors le baron, je vous avais promis de tuer un sanglier à coups de couteau, mais votre cousin Hector a eu l’audace de vouloir m’imiter, et alors je me suis engagé à l’étouffer dans les bras.

 

La créole poussa un cri de frayeur :

 

– Vous êtes fou, dit-elle ; je ne veux pas !

 

– Je fais toujours ce que j’ai dit.

 

– Tuez-la à coups de couteau.

 

– Non pas ; Hector s’est vanté d’en faire autant.

 

– Il ne le ferait pas.

 

– Je n’en sais rien ; mais il l’a dit, et cela me suffit.

 

– Mon Dieu ! fit la créole en pâlissant, vous tenez donc bien à le surpasser en courage ?

 

– Oui, car vous l’aimez !

 

La créole fit un mouvement.

 

– Qui vous l’a dit ? demanda-t-elle.

 

– Je l’ai vu, je l’ai deviné… je l’ai compris…

 

– Quelle folie !

 

– Et, dit froidement le baron, je veux que vous m’aimiez… moi !

 

Il mit froidement pied à terre, jeta son couteau de chasse, et s’avança vers l’animal d’un pas lent et mesuré, la tête en arrière, la démarche hautaine, comme un homme qui va à un triomphe et non à une mort assurée.

 

– Monsieur ! Monsieur, par grâce ! arrêtez ! lui cria la créole éperdue.

 

Il se tourna vers elle, et lui dit :

 

– Dieu me pardonne ! Je crois que vous m’aimez déjà.

 

Et il continua sa marche vers le sanglier, qui se dressa à son tour, poussa un sourd grognement, et fit un pas à sa rencontre.

 

XXXIV

M. de Nossac était beau en ce moment suprême, beau comme ce chevalier romain qui se précipita tout armé et à cheval dans un gouffre pour apaiser les dieux et sauver la patrie. Il marchait avec une lenteur terrible, une froide assurance, vers le monstre qui l’attendait de pied ferme, après avoir fait un pas unique vers lui ; et il eût été difficile de dire lequel avait une plus menaçante attitude, de cet horrible animal, qui attendait son ennemi le poil hérissé, la gueule sanglante, l’œil terne et féroce, ou de cet homme, qui allait à lui la tête nue, sans armes, avec l’intention de l’étouffer dans ses mains blanches et souples comme des mains de femme.

 

La créole était demeurée à cheval, pétrifiée, fascinée, étourdie par une pareille audace ; elle suivait le baron d’un regard stupéfait et plein de terreur, croyant rêver sans doute, tant le spectacle auquel elle allait assister était inouï.

 

Enfin deux pas à peine séparèrent le monstre de l’homme. L’homme avait fait tout le chemin. Il se retourna alors, et regarda la créole : la créole semblait mouler la statue de la Terreur.

 

Vainement elle voulait crier ; vainement encore essayait-elle de descendre de cheval et de courir à l’aide du baron : sa gorge était crispée, sa selle paraissait être un crampon de fer qui la vissait à cheval et la retenait immobile et paralysée.

 

L’œil du baron s’attacha sur elle un moment, et il put, par ce rapide regard, s’assurer de l’effet tout puissant que le courage sans bornes produit sur les femmes. Puis il reporta son œil plein d’éclairs sur le monstre, et fit un pas encore.

 

Alors il croisa froidement les bras sur sa poitrine, et attendit, semblant lui dire : « Ferai-je donc tout le chemin ? » Mais le monstre ne bougea pas, le monstre n’osa avancer. Il recula, au contraire, et sembla vouloir s’acculer au roc qu’il avait quitté et s’en servir comme d’un dernier rempart. Ce que voyant, l’homme fit un pas de plus, et se trouva sur lui.

 

Leurs haleines, l’haleine froide et cadencée de l’homme, et la respiration haletante et saccadée de l’animal, se croisèrent ; l’œil calme et terrible du premier heurta le regard féroce du second. Puis, ainsi que deux athlètes se mesurent une seconde avant la lutte, ils se contemplèrent et s’étreignirent du regard, un dernier moment avant que les bras de l’un se décroisassent et que la mâchoire de l’autre s’ouvrît.

 

Et comme le monstre hésitait encore, comme il raclait le roc de son poil hérissé, essayant de reculer encore d’un pas et ne le pouvant plus, l’homme étendit les bras, et, plus rapide que la pensée, saisit de ses mains effilées et aristocratiques, dont le tissu de satin recouvrait des muscles d’acier, la gueule béante de la laie au travers de laquelle passaient les terribles boutoirs, et il serra si fort cette gueule qu’il la ferma violemment, étouffant dans la gorge du monstre un grognement de douleur.

 

La laie se cabra, son cou musculeux se raidit ; puis, par une brusque secousse, elle essaya de dégager son groin. Si elle y fût parvenue, le baron était un homme perdu ; ses redoutables boutoirs l’éventraient. Mais ses mains ne lâchèrent pas prise : elles étreignirent plus fort encore la gueule écumante, écrasant, pour ainsi dire, les fosses nasales, et interrompant toute respiration.

 

Le roc contre lequel le monstre s’était appuyé lui devenait fatal, en lui rendant toute retraite impossible ; et quand il se fut dressé sur ses pattes de derrière et adossé à ce mur inébranlable, tout mouvement de ce genre fut paralysé.

 

Alors, comme les mains du baron paraissaient être converties en un étau et que l’étouffement affaiblissait son adversaire, il pensa qu’une seule main suffirait, et il porta l’autre à la gorge de l’animal.

 

Ce fut une terrible lutte entre cet homme implacable et calme, rivant son œil de feu à l’œil épouvanté du monstre, et ce monstre qui se débattait convulsivement, essayant vainement de s’arracher à cette pression gigantesque, d’échapper à cette agonie de la strangulation qui arrivait lentement, inexorable, barbouillant ses yeux d’un nuage de sang. Combien dura cette lutte ? cinq minutes peut-être, en réalité, une heure pour l’homme, un siècle pour l’animal, une éternité pour la créole, dont le cheval, intelligent spectateur de ce combat sans précédent, pointait les oreilles et frissonnait sous elle.

 

Enfin un dernier râle, un dernier grognement étouffé jaillit au travers des doigts de fer du baron, de la gorge étranglée, de la hure écrasée du monstre… Et le monstre s’affaissa peu à peu, et, toujours accompagné par la redoutable étreinte, se coucha à demi sur le sol. Le baron serra une minute encore ; une minute encore il sembla vouloir incruster l’ivoire de ses mains dans les chairs pantelantes de son adversaire. Puis, enfin, l’une de ses mains abandonna la gorge pour saisir une des jambes de derrière de la laie et, la tenant ainsi, il la souleva, la balança au-dessus de la vallée, dont le dernier plan se trouvait à sept ou huit pieds plus bas que le roc, théâtre de son tragique duel ; et il la jeta, convulsive encore, mais désormais sans force, sur un monceau de cailloux, où elle tomba inerte et rendit le dernier soupir.

 

Alors le charme plein d’horreur qui fascinait la créole se rompit, et exhalant un cri que nulle plume ne rendra, que nulle voix humaine ne pourrait reproduire peut-être, elle poussa son cheval vers le baron, qui avait recroisé ses bras sur sa poitrine, et, un sourire de triomphe aux lèvres, aussi calme qu’avant la lutte, mais pâli par l’effort suprême qu’il venait de faire, l’attendait immobile et debout sur ce roc qu’il avait immortalisé !

 

À dix pas de M. de Nossac, la créole se précipita à bas de sa monture, et courut à lui, pâle, haletante, presque aussi brisée que lui par l’effort moral dont elle avait accompagné son effort réel :

 

– Mon Dieu ! murmura-t-elle d’une voix éteinte, n’êtes-vous pas blessé ?

 

Il sourit, voulut parler, et ne le put.

 

– Oh ! vous l’êtes, continua-t-elle éperdue.

 

Elle venait d’apercevoir l’écume sanglante que le monstre avait bavée sur les mains blanches du baron.

 

– Non, fit-il d’un signe en montrant l’animal.

 

Puis la voix lui revenant :

 

– C’est le sien, dit-il.

 

Alors cet homme si fort jusque-là, cet homme qui n’avait ni pâli ni tremblé en face d’un péril mortel, se sentit saisi d’une faiblesse étrange, d’une émotion extraordinaire en face de cette femme qui attachait sur lui un ardent regard, et il chancela. Elle le retint dans ses bras.

 

– Pardon, murmura-t-il, mais j’ai serré si fort, si fort…

 

Et il s’évanouit et s’affaissa sur lui-même.

 

La créole ne fit qu’un bond vers le filet d’eau qui courait au fond de la vallée, et prenant son chapeau d’amazone dont la plume s’était brisée au travers des taillis, elle le convertit en vase, et l’emplit. Puis elle revint au baron, et lui en jeta le contenu au visage. Et, comme l’eau était impuissante à le ranimer, elle s’assit près de lui, prit sa tête pâle dans ses mains, l’appuya sur ses genoux, et imprima ses lèvres ardentes sur son front, qui ruisselait d’une sueur glacée. Le contact de cette bouche fit instantanément ouvrir les yeux au baron, qui poussa un cri de joie en voyant penché sur lui le visage ému et frémissant de cette femme, pour laquelle il venait de braver la mort.

 

Alors la créole se prit à rougir ; et l’aidant à se mettre sur son séant, elle se leva avec dignité, et se retira à distance.

 

– Il n’est plus temps, madame, murmura M. de Nossac.

 

– Que voulez-vous dire ? fit-elle toute troublée.

 

– Je vous ai devinée, en vain essaieriez-vous de me cacher…

 

– Mais quoi donc ? murmura-t-elle de plus en plus émue.

 

– Vous m’aimez ! fit le baron triomphant.

 

M. de Nossac s’attendait à un de ces mots, de ces élans qui jaillissent du cœur aux heures passionnées, et que rien ne semble pouvoir arrêter.

 

Il n’en fut point ainsi, cependant : par une de ces réactions subites dont certaines femmes seules possèdent le secret et qui sont chez elles comme une preuve irrécusable de la domination despotique de la raison et du sang-froid sur le cœur, la créole regarda tranquillement le baron, et lui dit :

 

– Vous vous trompez, monsieur.

 

Le baron recula stupéfait.

 

– Monsieur, continua-t-elle, le danger que vous venez de courir m’a vivement impressionnée ; j’ai souffert pour vous, je vous ai porté secours parce que c’était mon devoir… J’ai frissonné, parce que vous accomplissiez pareille folie pour me plaire… Est-ce à dire, par hasard, que cet effroi, ces soins, cette sollicitude, soient de l’amour ?

 

La créole tremblait légèrement en prononçant ces dernières paroles.

 

– Oh ! fit le baron, qui l’examinait attentivement, ne niez pas, madame, ne niez pas !

 

Elle haussa les épaules.

 

– Fat ! dit-elle.

 

Et comme cette épithète lui faisait froncer le sourcil, elle continua :

 

– Est-ce que vous tiendriez à être aimé de moi ?

 

– Oui ; car je vous aime, moi, de toute la puissance de la passion.

 

La créole éclata de rire.

 

– Est-ce parce que je ressemble à Gretchen ?

 

M. de Nossac recula et pâlit.

 

– Non, dit-il résolument ; je vous aime, parce que je vous aime.

 

– Et… fit la jeune femme raillant toujours, m’aimez-vous beaucoup ?

 

– Comme je n’ai jamais aimé aucune femme.

 

Un rire ironique crispa les lèvres de la jeune créole.

 

– Monsieur le baron, dit-elle, hier soir, après le souper que vous nous avez offert, et tandis qu’alourdi par les fumées du vin vous vous retiriez chez vous, votre ami, le marquis de Simiane, nous a raconté une partie de votre mariage et le méchant tour que la duchesse fit à votre femme ; ensuite vos aventures invraisemblables d’Allemagne, et votre double amour pour Gretchen et Roschen.

 

M. de Nossac tressaillit.

 

– Je les aimais moins que vous, dit-il.

 

– Qui me le prouve ?

 

– Mais, balbutia-t-il, ce que je viens de faire…

 

– Bagatelle ! vous avez risqué bien autre chose pour cette Gretchen dont je suis jalouse…

 

– Je l’aimais moins que vous… Maintenant, elle me fait horreur !

 

Un éclair jaillit des yeux de la créole, mais le baron n’y prit garde : il était tout entier à l’entraînement de la passion, et couvrait de baisers brûlants les mains blanches de la jeune femme.

 

– Monsieur le baron, reprit-elle, je ne suis malheureusement ni votre femme, ni Gretchen, malgré cette ressemblance que vous voulez bien me prêter ; par conséquent, ayez au moins la courtoisie de ne pas me parler d’un amour qui n’est, à vos propres yeux, qu’un amour par procuration.

 

– Je vous aime pour vous…

 

– Toujours à cause de ma ressemblance avec Gretchen.

 

– Mon Dieu ! s’écria M. de Nossac avec une impatience mal contenue, j’ai déjà oublié Gretchen ; pourquoi m’en reparler ?

 

– Vous avez oublié Gretchen ?

 

– Oui, madame.

 

– Monsieur, permettez-moi de me ranger à l’opinion de votre ami, M. de Simiane.

 

– Hein ? fit le baron.

 

– Vous êtes fou !

 

M. de Nossac se mit à genoux, et lui prit les mains.

 

– Madame, dit-il d’une voix émue, croyez-moi, je vous aime…

 

– Comment le croire ?

 

– Ne vous l’ai-je donc point prouvé ?

 

– Vous m’avez prouvé que vous aimiez Gretchen.

 

Le baron frappa la terre du pied.

 

– Tenez, dit-il en courant à son cheval et prenant un pistolet dans ses fontes, si vous me dites encore que c’est Gretchen et non vous que j’aime, je me casse la tête.

 

Et comme il y avait une froide et désespérée résolution dans son accent, et qu’il l’eût fait comme il le disait, la créole courut à lui, mit sa belle main sur son bras, abaissa le pistolet, et lui dit :

 

– Je vous crois.

 

Le baron poussa un cri de joie.

 

– Et… dit-il en tremblant, vous m’aimez…

 

Le danger était passé, car le pistolet était rentré dans les fontes. La créole éclata d’un petit rire railleur et spirituel :

 

– Je ne vous ai pas dit cela, fit-elle.

 

– Mais… je vous aime, moi…

 

– Je le crois.

 

– Vous êtes donc de marbre ?

 

La créole regarda à demi ses épaules, que son justeaucorps de chasse décolleté laissait entrevoir, puis ses mains, pures de forme et d’une blancheur irréprochable de statue, et répondit au baron un mot sublime :

 

– Flatteur ! lui dit-elle.

 

M. de Nossac avait cru l’accabler de cette injure par excellence des amants rebutés, et elle accueillait cette injure et s’en drapait comme d’un compliment. Cette réponse déconcerta le baron une seconde.

 

– Tenez, reprit-elle, étendant la main vers le sud-ouest, ne voyez-vous pas comme le ciel s’assombrit ?

 

– Eh ! que m’importe !

 

– Nous allons avoir un orage terrible.

 

– Tant mieux !

 

– Tant pis ! car je ne vois aucune maison, aucune chaumière alentour qui nous puisse abriter.

 

– Nous trouverons bien une grotte, une caverne…

 

– Mais je préfère une chaumière. Allons, mon beau chevalier, en selle, et partons !

 

– Déjà ! fit le baron en jetant un regard de regret à ce site sauvage où il avait bravé la mort pour cette femme, et au milieu duquel elle avait le courage de le railler ; car il sentait bien que, loin du cadavre de sa victime et rendus tous deux à la vie prosaïque et réelle de la société, le prestige si faible qu’il fût, dont il pouvait être environné encore, s’évanouirait.

 

– Il le faut, dit-elle, j’ai peur de la foudre.

 

Mais, comme si la foudre eût relevé cette sorte de défi, le ciel, qui était entièrement noir, s’entrouvrit, un éclair immense en jaillit et passa si près des deux chasseurs, qu’ils en furent éblouis. La créole se jeta frémissante sur le sein du baron :

 

– Oh ! dit-elle, j’ai peur… sauvez-moi… protégez-moi…

 

– Vous voyez bien que vous m’aimez ! fit-il triomphant, car vous vous appuyez sur moi comme un lierre sur un arbre fort !…

 

M. de Nossac tourna son regard dans tous les sens, cherchant un abri au milieu de cette nature sauvage et bouleversée.

 

La vallée était déserte, sans aucune habitation, sans la moindre hutte de bûcheron ou de berger.

 

Cependant un second éclair déchira la nue, un nouveau coup de tonnerre retentit, la créole poussa encore un cri d’angoisse, et lui dit :

 

– Mon Dieu ! fuyons !… cachez-moi… j’ai peur !…

 

Et elle se pressait contre lui.

 

M. de Nossac n’hésita plus. Il prit la jeune femme dans ses bras, la mit sur sa selle, et sauta derrière elle, feignant de ne plus se souvenir qu’il avait lui-même un cheval. La créole n’y songea pas davantage.

 

Un troisième éclair lui ferma les yeux, et alors elle s’abandonna, éperdue et folle, à son cavalier qui, sous prétexte de la maintenir solidement devant lui, la pressa sur sa poitrine assez fort pour qu’elle sentit les battements précipités de son cœur et qu’il entendît lui-même les siens. Car le cœur lui battait ; elle frissonnait, et elle étreignait les mains du baron avec une force telle, qu’il craignait à chaque seconde qu’elle n’eût une crise nerveuse.

 

Était-ce la frayeur seulement qui l’agitait ainsi ? Ou bien le baron avait-il touché juste en lui disant naguère : « Vous voyez bien que vous m’aimez déjà ! » et n’était-ce pas le dépit, l’humiliation secrète d’avouer sa défaite, qui la jetait dans une pareille agitation ?

 

M. de Nossac, oubliant toujours sans doute son cheval à lui, lança celui qu’il montait au grand galop, revenant sur ses pas et reprenant la route qu’ils avaient suivie une heure auparavant.

 

De larges gouttes de pluie commençaient à jasper les pierres blanchâtres de la vallée, et tombaient avec un bruit sec et presque métallique sur les dômes verts des arbres, qui entrelaçaient çà et là leurs branches au-dessus du sentier de la vallée.

 

Puis, ces gouttes se précipitèrent, se condensèrent, tombèrent bientôt en avalanche. Comme la foudre retentissait toujours, comme il était dangereux de galoper encore et d’ouvrir ainsi un courant d’électricité, les yeux de M. de Nossac se reportèrent de nouveau à droite et à gauche, cherchant toujours un abri. Cet abri, il l’aperçut enfin. Un rocher, creusé à demi, avançait assez sur sa base par sa partie supérieure pour offrir une sorte de grotte et de toiture. Le baron poussa son cheval dans cette direction, sauta à terre, et porta la créole à moitié évanouie sur cet auvent naturel.

 

La créole se pelotonna de son mieux, se drapa le plus chaudement possible dans le manteau que le baron avait détaché de l’arçon de la selle pour la couvrir, et les dents serrées par la terreur, les yeux attachés avec une fixité effrayante sur le ciel que déchirait la foudre, elle demeura immobile et froide auprès du baron, qui la contemplait avec une respectueuse pitié.

 

– J’ai froid ! dit-elle tout à coup.

 

Il la prit dans ses bras et la serra sur son cœur.

 

– Vous me faites mal !… murmura-t-elle.

 

Ses bras se détendirent et lui rendirent la liberté. Mais, peu après, elle répéta :

 

– Dieu ! que j’ai froid !

 

Il la prit encore dans ses bras, et cette fois, soit qu’elle eût froid en réalité, soit qu’elle n’eût plus conscience de sa situation, elle ne résista pas à cette pression, et renversa à demi sa tête pâle et sa chevelure en désordre sur l’épaule de Nossac, et ferma les yeux.

 

XXXV

Le baron la contempla une minute ainsi brisée et ployée sur son bras ; une minute il hésita entre le respect et la passion, puis, la passion l’emportant, il appuya sur le front mat de la jeune femme ses lèvres frémissantes. À ce contact, elle tressaillit et rouvrit les yeux :

 

– Que faites-vous ? dit-elle.

 

– Je vous aime, murmura-t-il.

 

– Laissez-moi !…

 

Elle se dégagea brusquement, et le regarda avec colère. Alors il se mit à genoux, lui prit encore les mains, et lui dit :

 

– Je vous aime tant… pardonnez-moi !

 

L’éclair d’irritation qui brillait dans son œil disparut. Elle regarda cet homme si fort, si admirablement trempé en face des périls les plus réels et les plus terribles ; elle le vit humble et suppliant devant elle, devant elle, tremblante et folle de frayeur, devant elle, que la foudre épouvantait, que la pluie avait glacée, qui, seule, eût été dans l’impossibilité de fuir et même de faire quelques pas, tant l’orage l’avait impressionnée et pour ainsi dire pétrifiée…

 

Elle lui donna sa main, sa belle main tremblante et glacée, et lui dit :

 

– Je vous pardonne…

 

Il eut un mouvement de joie, et répondit :

 

– Aimez-moi !

 

Un éclair passa si près d’eux en ce moment, que, de nouveau, elle se jeta dans les bras du baron. Il crut à un aveu tacite, et il effleura de ses lèvres les boucles en désordre de ses cheveux noirs. Elle tressaillit comme la première fois ; comme la première fois, elle étouffa un cri, mais elle ne chercha point à se dégager de son étreinte.

 

– Un mot ! lui dit-il avec l’accent de la prière, un seul…

 

– Vous voyez bien que j’ai froid !…

 

Il la serra plus fort sur son cœur.

 

– Par grâce ! répéta-t-il, un seul mot !

 

– Mais… quel mot ?

 

– Oh ! vous le savez bien…

 

– Je vous jure…

 

– Dites-moi, dites-moi que vous m’aimez !

 

– Eh bien ! soupira-t-elle, soit !…

 

Il frissonna d’espérance ; son cœur faillit éclater.

 

– Soit ! poursuivit-elle, monsieur le baron de Nossac, Gretchen vous aime…

 

Il jeta un cri.

 

– Vous l’avouez donc ? s’écria-t-il.

 

– Mais, quoi donc, s’il vous plaît ?

 

Et son accent redevint froid et bref.

 

– Vous l’avouez, que vous êtes Gretchen ?

 

– Pas le moins du monde, reprit-elle avec un sourire ironique, j’ai voulu vous prouver à vous-même que c’était Gretchen que vous aimiez en moi.

 

Le baron rougit et frissonna. Il regarda cette femme, cette femme lui souriait avec la malice glacée d’un démon ; cette femme, affaissée un moment par la terreur, se relevait dédaigneuse et froide. Et il n’avait pas le droit de se plaindre, car il venait de la froisser cruellement.

 

Elle se débarrassa du manteau, et le lui jeta.

 

– Gardez-le pour Gretchen, dit-elle ; je ne veux rien de vous.

 

– Si vous savez une prière, dit-il, faites-la.

 

Elle recula avec terreur.

 

– Vous voulez donc me tuer ? s’écria-t-elle.

 

– Oui, madame.

 

– Mais que vous ai-je fait ?

 

– Rien.

 

– Alors…

 

Et elle lisait tant de colère et de détermination dans son œil, qu’elle se jeta à genoux, et leva les mains en suppliant.

 

– Alors, continua le baron, je vais vous tuer et me tuer ensuite. Nous aurons pour tombeau cette vallée déserte, et pour fossoyeurs les vautours. Priez, madame…

 

– Mais… fit-elle, glacée et éperdue, que vous ai-je donc fait ? Pourquoi voulez-vous me tuer ?

 

– Parce que je vous aime.

 

– Et… dit-elle, si je vous aimais aussi, me tueriez-vous toujours ?

 

– Oui, si vous me le disiez, car demain peut-être vous ne m’aimeriez plus.

 

Elle se releva joyeuse, lui passa ses bras autour du cou, et lui dit :

 

– Tuez-moi, maintenant ; tue-moi… je t’aime !

 

Il leva de nouveau l’arme sur elle, mais l’arme lui échappa des mains et tomba sur le sol.

 

– Je ne peux pas ! Je n’ai pas la force de te tuer.

 

Mais, après cette étreinte d’une seconde, la créole se dégagea rougissante, et fit un pas en arrière.

 

– Monsieur, dit-elle, voulez-vous m’écouter ?…

 

Il frissonna. Les réticences de cette femme étaient terribles.

 

– Le voulez-vous ? reprit-elle.

 

– Parlez, madame.

 

– Monsieur, j’ai vingt-sept ans ; je suis veuve, j’ai cinquante mille livres de rente… Si vous voulez que je vous aime, vous m’épouserez !

 

M. de Nossac faillit mourir de joie.

 

– Vous êtes un ange ! s’écria-t-il.

 

– Un ange, non. Mais je serai votre femme dans huit jours.

 

Et comme l’orage s’apaisait, comme sur les collines brumeuses et la vallée grelottante la nuit jetait déjà son premier voile, elle ajouta :

 

– Venez ; la pluie a cessé, la foudre se tait : rentrons.

 

Ils ne se souvinrent pas davantage du second cheval ; ils n’y songèrent pas. Ils reprirent le chemin du château au pas, enlacés l’un à l’autre.

 

Et ce fut pour le baron une répétition de cette délicieuse promenade de la veille à travers les genêts d’or, les bruyères embaumées et sous les hautes coulées bretonnes, une promenade où la nature parlait au cœur par ses mille souffles. Une seule chose était changée : l’idole !

 

La veille, Yvonnette s’appuyait sur lui. Ce jour-là, c’était la créole.

 

XXXVI

Quand ils arrivèrent au salon, quatre personnes les attendaient, le comte et M. de Simiane, Yvonnette et Hector.

 

Hector avait l’œil chargé de colère ; il attacha sur le baron un regard enflammé. Yvonnette pâlit en voyant la créole à son bras ; puis un vif incarnat monta à ses joues, et une larme vint perler au bout de ses longs cils.

 

M. de Nossac aperçut d’abord le visage bouleversé d’Hector, et croisa son regard ardent. Un sentiment de joie féroce le prit, et il laissa errer sur ses lèvres un triomphant sourire ; mais son œil, en quittant Hector, tomba sur Yvonnette. Alors le baron pâlit et tressaillit à son tour, et il sentit le remords pénétrer dans son cœur.

 

Yvonnette leva sur le baron un regard de douleur résignée. Le baron tressaillit à ce regard, comme il avait tressailli déjà à la vue de ce visage pâli, et ce remords, qui commençait à sourdre dans son cœur, prit des proportions plus grandes.

 

Il s’approcha d’elle sans affectation, et lui prit la main ; elle retira cette main sans brusquerie, mais elle la retira.

 

– Pourquoi me boudez-vous ? lui demanda-t-il tout bas.

 

La jeune fille pâlit, mais elle eut assez de courage pour répondre :

 

– Vous vous trompez, monsieur ; loin de vous bouder, je vous sais, au contraire, un gré infini de nous ramener ma cousine saine et sauve.

 

– Monsieur le baron, dit le comte de Kervégan, interrompant l’entretien de M. de Nossac et de la jeune fille, où vous êtes-vous réfugiés pendant l’orage ?

 

– Sous un rocher, comte.

 

– Et c’est là le plus intéressant épisode de votre journée de chasse, je gage.

 

– Oh ! mon Dieu, oui, dit simplement le baron.

 

– Pardon, baron, dit la créole d’une voix enchanteresse, vous oubliez le sanglier.

 

– Ah ! oui, une misère…

 

– Forcé ? demanda le comte.

 

– Non, dit-elle avec enthousiasme, tué sur place !

 

– À coups de couteau, peut-être ? fit ironiquement Hector.

 

– Non pas, mon jeune seigneur, dit le baron jetant un regard de tendresse à la créole, je l’ai simplement étouffé.

 

Il n’y eut qu’un cri parmi les quatre personnes que le baron et la créole avaient trouvées au salon.

 

– Impossible ! dit le comte.

 

– Plaisanterie ! fit Hector, dont les dents grinçaient de colère.

 

– Quelle imprudence ! murmura Yvonnette frémissante.

 

Le baron entendit ce mot, et fut touché. Il eut un instant l’intention de se rapprocher de la jeune fille qu’il venait de quitter, de lui prendre la main et de la remercier d’un regard ; mais la créole le prévint en s’appuyant à demi sur son bras.

 

– Baron, dit-elle d’une voix adorablement languissante, voulez-vous me permettre de me faire votre Homère et de chanter vos exploits ?

 

En toute autre circonstance, M. de Nossac se fut excusé de bonne grâce ; mais Hector était là, Hector qui, le matin, était aux genoux de sa cousine, lui baisait insolemment les mains, et lui jetait à lui, baron de Nossac, de petits regards pleins de triomphe et d’impatience. Aussi dit-il négligemment :

 

– Faites, madame ; on est fier d’avoir un Homère comme vous, et dont les yeux sont si beaux : avantage que ne pouvait avoir l’Homère de l’Antiquité, qui était aveugle.

 

La créole prit aussitôt sa lyre, et raconta le combat chevaleresque du baron avec une finesse de détails, une chaleur de coloris, une vivacité d’images, qui le firent tressaillir d’orgueil. Il fallait que cette femme l’aimât beaucoup pour se rappeler ainsi, faire ressortir les moindres incidents de cette lutte et en parler avec un tel enthousiasme !

 

La physionomie d’Hector exprimait un dépit furieux.

 

– Eh bien, dit-il, si monsieur le baron veut recommencer demain, je ferai sa partie.

 

– Vous étoufferez un sanglier ? demanda Simiane, jusqu’alors muet et soucieux.

 

– Oui, dit résolument Hector.

 

– Enfant, répondit la créole avec une tendresse maternelle un peu ironique, je vous en ferai venir un de Nuremberg : il sera de carton, et vous pourrez l’étouffer et le torturer sans danger.

 

Hector pâlit et voulut parler, mais la colère et la douleur étreignirent sa gorge, et aucun son n’en put jaillir.

 

– Baron, dit alors le marquis, tu oublies une chose essentielle.

 

– Laquelle ?

 

– C’est que M. le comte désire retourner à Kervégan, et qu’il serait bon que ton majordome nous fît servir le dîner.

 

– Retourner à Kervégan ?

 

– Oui, dit le comte.

 

– Il est nuit close.

 

– Bah ! les chemins nous sont familiers.

 

M. de Nossac jeta un regard suppliant à la créole. Elle comprit ce regard, et se hâta de dire :

 

– En effet, c’est peu rassurant de voyager la nuit.

 

– Les chemins sont sûrs, ma nièce.

 

– Et fangeux, mon oncle.

 

– Vous croyez ?

 

– Il a plu.

 

– Merci ! lui dit tout bas M. de Nossac.

 

Puis il reprit tout haut :

 

– Ainsi vous restez, n’est-ce pas ?

 

– Sans doute, si mon oncle le veut. Moi, d’abord, je suis horriblement nerveuse…

 

– En effet, l’orage vous effrayait et vous agaçait.

 

– Au dernier point ; demain, par exemple, mon cher oncle, je suis toute disposée à partir de grand matin.

 

– Après déjeuner, dit le baron, je vous reconduirai.

 

– Soit.

 

– Monsieur le baron est servi ! cria le majordome du seuil de la porte.

 

M. de Nossac allait offrir son bras à la créole, mais Simiane le prévint. Le baron se rejeta sur Yvonnette ; mais Yvonnette prit le bras de son cousin, et M. de Nossac se mordit les lèvres.

 

– Eh bien, dit tout bas Simiane, êtes-vous contente ?

 

– Pas encore.

 

– N’êtes-vous point assez vengée ?

 

– Mais non.

 

– Vous le tuerez ?

 

Elle sourit, et ne répondit pas.

 

Le dîner fut gai pour le baron et la créole, soucieux pour Simiane, triste pour Yvonnette, un supplice pour Hector.

 

M. de Nossac se retira de bonne heure. Il avait besoin d’être seul, de causer quelques minutes avec lui-même, de prendre son front dans ses mains, et d’étouffer les battements précipités de son cœur. Sa nuit fut remplie de songes, son réveil tardif.

 

Qui donc a dit que l’amour ne dormait pas ?

 

Le soleil pénétrait à flots sous ses rideaux quand il s’éveilla. Il sauta lestement à bas de son lit, ouvrit sa fenêtre, respira quelques minutes l’air du matin, encore imprégné des vapeurs orageuses de la veille, et sonna son valet de chambre pour se faire habiller.

 

Le valet parut une lettre à la main.

 

Le baron ouvrit précipitamment cette lettre, et lut :

 

Mon cher baron,

 

Une nuit de sagesse m’a fait réfléchir sérieusement sur une journée de folie. Vous m’avez fascinée hier, et je vous ai réellement aimé une heure. Je crois, Dieu me pardonne, que dans un accès de fièvre et de frayeur, je vous ai promis ma main.

 

Ma main n’est pas libre, Monsieur ; j’ai promis à mon père mourant d’épouser son neveu. Il fallait qu’Hector devînt mon mari. Si je restais plus longtemps chez vous, vous m’aimeriez peut-être, et je serais coupable alors, au lieu d’être simplement étourdie comme je l’ai été. J’enlève donc mon mari, que j’emmène avec son oncle et sa cousine à Brest, où nous allons nous embarquer sur l’Esperanza, qui fait voile pour les îles.

 

Merci, monsieur le baron, de votre gracieuse hospitalité : je conserverai de vous un éternel et bon souvenir. Puissiez-vous ne pas m’en vouloir et me pardonner mon étourderie.

 

Adieu ; Gretchen vous consolera. Baisez mes deux mains, et oubliez-les ensuite.

 

Marquise de BIDAN.

 

M. de Nossac recula foudroyé, et la lettre échappa de ses mains.

 

XXXVII

Le baron demanda où était le comte de Kervégan. Le comte était parti pour Brest avec sa famille. Il ne trouva que le marquis, qui dormait encore. Tous deux montèrent à cheval, et coururent ventre à terre sur les traces des fugitifs, le reste du jour et la nuit suivante.

 

Mais l’orage avait détrempé les chemins, et la distance était grande.

 

À chaque relais de poste, à chaque village, ils apprenaient qu’une voiture était passée, il y avait quelques heures, courant vers Brest.

 

Enfin, au matin, vers huit heures, ils arrivèrent sur une petite élévation d’où l’on apercevait Brest et sa rade. La chaise de poste avait toujours de l’avance sur eux. À midi ils entraient à Brest, et couraient sur le port.

 

Un brick de commerce venait de déraper en rade, en courant ses premières bordées dans la haute mer. Ce brick, ils demandèrent son nom : c’était l’Esperanza. Le baron demanda une barque pour l’atteindre ; mais on lui fit observer que le navire avait vent arrière, toutes voiles dehors, et que la chose était insensée.

 

Alors, se rattachant à une dernière espérance, le baron pensa que peut-être les fugitifs n’étaient point arrivés à temps pour embarquer, et que l’Esperanza était parti sans eux. Il courut chez l’armateur du brick, se fit montrer le livre des passagers, et y lut, la sueur au front, le nom du comte, de sa fille et de son neveu. La créole était perdue pour lui, comme Gretchen.

 

M. de Nossac eut alors un accès de désespoir et de délire qui lui fit garder le lit pendant plusieurs jours dans une hôtellerie de Brest, puis, cette crise passée, il demanda des chevaux pour retourner dans son château du Léonais. Mais le marquis, qui ne l’avait point quitté, s’y opposa, et lui dit :

 

– Allons à Paris. Là seulement tu pourras t’étourdir.

 

TROISIÈME PARTIE

XXXVIII

Six mois s’étaient écoulés.

 

Aux dernières et chaudes journées de l’été, pendant lesquelles nous avons laissé le baron de Nossac prenant à Brest la route de Paris, avaient succédé les jours d’automne, puis l’hiver nébuleux, puis le premier frisson du printemps. C’était à la fin de mars, le soir de la mi-carême.

 

La journée avait été tiède et pure pour le vieux Paris ; une foule bariolée et masquée avait parcouru les quais et les boulevards depuis le matin, pétillante de gaieté, riche de lazzis, émerveillée d’elle-même, et ayant à Longchamps, qui naissait alors, admiré avec cet étonnement naïf du Parisien, ce peuple si spirituel et si niais en même temps, la dernière perle de gelée miroitant au premier bourgeon des arbres.

 

Les blanchisseuses de Paris s’étaient promenées dans les rues en carrosse et en calèche, mises comme des dames de la cour ; c’était leur droit ce jour-là, qui était leur fête.

 

Les dames de la cour avaient trouvé piquant de se déguiser en blanchisseuses, et de gagner le grand et le petit Porcherons dans des carrioles d’osier dont les chevaux étaient pomponnés et enrubannés comme des rosières.

 

Sa Majesté Louis XV, dit le Bien-Aimé, alors un enfant de douze ans, brun, un peu pâle, les cheveux bouclés, les lèvres cerise, la main fine et belle, l’œil bleu et bien fendu, Sa Majesté Louis XV, disons-nous, n’avait point dédaigné de se mêler à la fête.

 

Elle était venue de Versailles, accompagnée de M. le duc de Bourbon, Premier Ministre, de M. de Villeroi, son gouverneur, et du jeune duc de Richelieu, colonel des Suisses, que ses fréquentes incarcérations à la Bastille sous feu le régent, sa complicité dans la conspiration Cellamare, et son intimité avec Mme la duchesse du Maine et la coterie de Sceaux, avaient mis en grande faveur depuis la mort du duc d’Orléans. Le roi, arrivé la veille à Paris, avait couché aux Tuileries.

 

Le lendemain, il s’était montré sur les boulevards et à l’Hôtel de Ville, où MM. les échevins et prévôts des marchands avaient donné un bal de jour.

 

Là, il avait dansé avec les plus jolies filles de la capitale, et quand à cinq heures, le bal fini, il était remonté en carrosse pour prendre la route de Versailles, il avait trouvé sur son passage une foule enthousiaste qui l’avait salué des cris frénétiques de : « Vive le roi ! »

 

Pendant que le roi dansait à l’Hôtel de Ville, une partie de la cour, les dames à la mode, les roués, les jeunes fous, dansaient aux Porcherons.

 

Le roi avait été le héros de l’Hôtel de Ville, un simple gentilhomme était celui des Porcherons.

 

Il est vrai que ce gentilhomme avait trente ans à peine, qu’il était beau, malgré son front pâle et la fièvre ardente de son regard, élégant de tournure, spirituel jusqu’à l’audace, magnifique jusqu’à la folie, et qu’il se nommait le baron de Nossac.

 

Le baron de Nossac, que nous avons laissé brisé, meurtri, sur la route de Brest à Paris, le baron de Nossac presque fou au départ de la créole, et qui était revenu à la cour pour s’étourdir. Il y avait réussi. Jamais, depuis six mois, on n’avait vu, soit à Paris, soit à Versailles, un gentilhomme plus magnifique, plus extravagant, plus spirituellement fou que lui. Depuis six mois, il n’était bruit que des fêtes bizarres et splendides qu’il donnait, des excentricités quotidiennes de son esprit, de sa manière de vivre originale et sans nul précédent.

 

M. de Nossac était devenu l’Alcibiade de Versailles. Une seule chose lui avait paru manquer à sa gloire, un chien auquel il pût, comme le héros grec, couper la queue pour éveiller l’attention publique. Un de ses amis le lui avait fait observer, et incontinent, le baron avait juré de couper les oreilles à tous les ours du Jardin du roi. Ce qu’il avait exécuté avec ce sang-froid merveilleux, cette audace terrible qu’il avait déployés en Bretagne dans sa lutte corps à corps avec le sanglier. Ce jour-là, M. de Nossac était déguisé comme la majeure partie de ses compagnons d’extravagance.

 

Tandis que chacun s’occupait, plusieurs jours à l’avance, de son déguisement, le baron avait trouvé le sien tout fait, et n’y avait songé qu’une seule fois.

 

Une ambassade chinoise était arrivée depuis peu, composée de quatre mandarins de premier ordre, chargée d’offrir l’amitié du Céleste Empire au roi de France. La veille, l’ambassade avait été présentée à Versailles et reçue en grande audience du roi. Le baron y assistait en sa qualité de colonel mestre de camp.

 

L’un des mandarins avait une robe clair de lune, qui obtint un succès de fou rire à Versailles, succès contagieux qui gagna Paris et excita les huées moqueuses des gamins et des polissons quand le carrosse du mandarin traversa les Champs-Élysées. Dès lors, le choix du baron fut fait. Il décida qu’il aurait une robe clair de lune pour le lendemain, une robe absolument semblable à celle du mandarin. Une seule difficulté se présenta : on ne put trouver un tailleur qui la sût confectionner, ni un drapier qui possédât un seul coupon d’étoffe d’une nuance identique. Le baron, cependant, tenait à son idée ; il voulait avoir le lendemain, aux Porcherons, une robe couleur clair de lune.

 

– Prenez-nous la lune avec les dents, lui dirent ses fournisseurs, et avec un morceau nous vous ferons votre robe.

 

Le baron mit ses fournisseurs à la porte, et ne se tint pas pour battu.

 

Le soir, les mandarins allèrent au spectacle, au grand Opéra, où l’on donnait alors la Didon de feu le sieur Quinault. Le mandarin à la robe clair de lune fut invité à visiter les coulisses, et s’engagea dans les couloirs obscurs, à travers maintes forêts de carton et au milieu d’une population de Phéniciennes et de Troyennes dont les minois agaçants compromirent plus d’une fois la gravité du lettré du Céleste Empire.

 

Tout à coup une bascule joua, le sol s’entrouvrit sous son pied mal assuré, il poussa un cri, et disparut. Le mandarin était tombé dans le troisième dessous, sur une pile de matelas. Le lendemain, aux Porcherons, l’étonnement fut général quand on vit le mandarin danser le menuet avec un loup sur le visage et sa robe couleur clair de lune sur le dos. Puis le mandarin ayant arraché son masque, les applaudissements retentirent, car on reconnut M. le baron de Nossac !

 

Qu’était devenu le vrai mandarin ? Était-il demeuré dans le troisième dessous ? C’est ce que nul ne sut au juste.

 

Il y eut un dîner de deux cents couverts aux Porcherons. Puis, ce dîner fini et la brume tombant, on s’apprêta à regagner Paris ou Versailles.

 

Un groupe de jeunes et jolies femmes, toutes masquées, de seigneurs à moitié gris, d’officiers aux trois quarts ivres, et de croquants enrichis qui étouffaient dans leurs habits brodés, se forma autour du baron. Alors le baron prit chaque femme à part, et lui dit à l’oreille :

 

– D’où êtes-vous, belle inconnue ? de la cour ou de l’Opéra ?

 

À celles qui répondaient avec indignation : « De la cour ! » il disait :

 

– Je donne un bal dans huit jours, je vous y attends !

 

À celles qui avouaient avec une orgueilleuse humilité qu’elles appartenaient aux coulisses, il soufflait tout bas :

 

– Ce soir, à minuit, chez moi, rue Saint-Louis, au Marais ; on soupera. Silence !

 

Puis enfin, de même pour les hommes : à ceux qui avaient été jadis de l’intimité et des fins soupers du régent, il disait :

 

– Ce soir, chez moi, on soupe !

 

Aux autres, il parlait du bal de la huitaine, comme il avait fait pour les dames de la cour, recommandant à tous un profond silence.

 

Puis il monta en carrosse, et reprit au galop, dans sa robe clair de lune, la route de Paris.

 

XXXIX

À minuit moins un quart, l’hôtel de Nossac était aussi morne, aussi solitaire que si, depuis un demi-siècle, aucun être humain n’en eût franchi les portes.

 

Aucune lumière ne brillait aux croisées, aucun carrosse ne stationnait dans les cours. La rue était déserte et silencieuse aux environs, et les paisibles bourgeois de l’île Saint-Louis dormaient profondément alentour.

 

Une chaise de poste arriva soudain au galop de quatre chevaux poudreux et essoufflés, et s’arrêta devant la grille. Un homme en costume de voyage en descendit.

 

C’était le marquis de Simiane, revenant de Saint-Pétersbourg, où il avait été envoyé quelques jours après son retour de Bretagne pour y remplir une mission diplomatique secrète.

 

Il fit sonner trois fois par son valet de chambre avant que la grille s’ouvrît.

 

Elle tourna enfin sur ses gonds rouillés et sans qu’aucun être humain, maître ou valet, parût dans la cour.

 

La porte d’entrée s’ouvrit aussi mystérieusement.

 

Le marquis, toujours seul, pénétra dans un vaste vestibule mal éclairé, au fond duquel un vieux domestique attendait, morne et muet comme une statue.

 

« Oh ! oh ! pensa le marquis, ce pauvre baron serait-il mort ? »

 

– Que désire monsieur le marquis ? demanda le domestique qui le reconnut.

 

– Mais, dit le marquis, je voudrais voir ton maître. N’y serait-il point ?

 

– Il y est, monsieur le marquis.

 

Le domestique se leva et, laissant à droite le maître escalier qui montait aux grands appartements, il prit un escalier de service et conduisit le marquis à un petit boudoir, où le baron rêvait au coin d’un maigre feu, la tête dans ses mains, et couvert encore de sa robe clair de lune.

 

Le boudoir n’était pas mieux éclairé que le vestibule, et le marquis ne remarqua point les bizarres dessins de l’excentrique robe de chambre de son ami.

 

Ce qu’il remarqua, ce fut le visage pâle, l’œil fiévreux, l’air abattu, morne, souffrant du baron.

 

– Mon Dieu ! lui dit-il en lui tendant les bras, tu es donc malade ?

 

– Ah ! c’est toi, dit le baron ; comment vas-tu ?

 

– Mais toi, tu es souffrant, malade, n’est-ce pas ?

 

– Moi ? du tout !

 

Et le baron fit un effort sur lui-même, reprit un sourire plein de jeunesse, et redressa galamment sa taille voûtée.

 

– Mon cher, dit-il, je me porte à ravir ; je suis sain de corps et d’esprit.

 

– En es-tu bien sûr ?

 

– Jolie question !

 

– Tiens, interrompit le marquis, tu as une singulière robe de chambre.

 

– C’est la robe d’un ambassadeur chinois…

 

Et le baron raconta l’histoire du troisième dessous de l’Opéra.

 

M. de Simiane le regarda avec stupéfaction.

 

– Tu es fou, dit-il.

 

– Non ; mais je me meurs, et je veux mourir joyeux.

 

– Tu te meurs ?

 

– Hélas !

 

– Et de quoi, s’il te plaît ?

 

– Ah ! dit le baron, c’est une triste et bien invraisemblable histoire.

 

« Bon ! pensa M. de Simiane, voici une seconde édition du château de Holdengrasburg. »

 

Et il ajouta tout bas :

 

– Je commence à me repentir du rôle que j’ai joué ; cette femme le tuera…

 

– Figure-toi, mon cher ami, reprit le baron…

 

Mais, au moment où il allait continuer, minuit sonna, et il s’interrompit.

 

– Je te conterai cela demain. En attendant, je donne à souper ce soir, voici minuit.

 

XL

Le marquis eut un geste de profond étonnement.

 

– Tu donnes à souper ? fit-il.

 

– Mais oui.

 

– Et à qui ?

 

– Mais, dit le baron, à une société choisie, nombreuse même, à nos vieux amis des soupers du régent et à ces demoiselles de l’Opéra.

 

– Ici ?

 

– Mais sans doute.

 

– Je ne vois cependant aucun préparatif…

 

– Viens toujours, dit le baron, tu verras.

 

Et il poussa une porte, prit la main de Simiane et le conduisit par un obscur corridor jusqu’à une autre porte qu’il ouvrit aussitôt, et d’où jaillit un flot de lumière. Le marquis regarda et poussa un cri d’étonnement.

 

La salle était tendue de draperies noires semées de larmes d’argent. Au milieu, une table somptueusement servie était dressée. Aux quatre coins de la salle, des squelettes parfaitement immobiles tenaient un flambeau à la main.

 

C’étaient les candélabres du lieu, et le lieu rappelait la funèbre salle à manger du château de Holdengrasburg. Le cercueil seul y manquait.

 

M. de Simiane était atterré.

 

– J’ai vu une décoration semblable en Allemagne, dit tranquillement le baron, et elle m’a plu si fort que je l’ai imitée ici. Es-tu monté par le grand escalier ?

 

– Non.

 

– Il est tendu pareillement.

 

– Quelle folie !

 

Le baron alla vers une croisée et l’ouvrit.

 

– Mes convives sont en retard, il me semble, murmura-t-il.

 

– En effet, la rue est déserte !

 

– Eh bien ! reprit le baron, en les attendant, je vais te conter cette triste histoire qui me fait mourir…

 

M. de Nossac indiqua un siège au marquis et s’assit lui-même avec le laisser-aller de la faiblesse et du découragement.

 

– Mon cher ami, dit-il languissamment au marquis, je n’ai pas huit jours à vivre…

 

– Quelle plaisanterie !

 

– Ne me trouves-tu pas bien pâle ?

 

– En effet.

 

– Je ne dors plus.

 

– Et pourquoi ?

 

– Parce que cela m’est impossible. Je me souviens d’une certaine histoire que mon oncle l’évêque de Marmande me contait, et qui était celle d’un missionnaire que les Cochinchinois avaient fait mourir en le privant du sommeil.

 

Le marquis jeta un regard étonné au baron :

 

– Et qui t’empêche de dormir ?

 

– Un fantôme.

 

Le marquis tressaillit :

 

– Tu as toujours l’imagination frappée.

 

– Du tout. Je vois bien réellement toutes les nuits un fantôme.

 

– Je gage que c’est celui de ta femme ?

 

– Oui, dit tristement le baron.

 

Le marquis éclata de rire.

 

– Toujours la même histoire, murmura-t-il.

 

– Tu railles, et tu as tort… C’est vrai…

 

– Qui te dit que ce n’est point Gretchen ?

 

– Gretchen ? fit le baron en tressaillant… Non, Gretchen n’est pas ici… ce n’est pas Gretchen.

 

– Mais enfin, demanda le marquis, comment ce fantôme se manifeste-t-il à toi ? Comment t’empêche-t-il de dormir ?

 

– Ah ! murmura le baron avec accablement ; c’est là précisément ce que je voulais te dire. Le fantôme habite ma chambre à coucher, et il m’éveille quand je m’endors.

 

– Tu crois donc aux fantômes ?

 

– Puisque je les vois !

 

Le marquis secoua la tête.

 

– Tu es en démence, lui dit-il.

 

Le baron sourit de son rire triste, et continua :

 

– La première fois que j’ai couché dans cet hôtel depuis mon retour de Bretagne, j’ai été pris d’une angoisse inexprimable, d’une sorte de terreur superstitieuse dont il m’a été impossible de me défaire. Je revoyais ma femme partout : dans la salle de bal, dans les corridors, dans les escaliers, dans cette chambre nuptiale où je l’abandonnai si fatalement pour suivre cette duchesse maudite dont ma parole m’avait fait esclave… J’eus cependant assez d’empire sur moi-même pour me faire une raison et me dire que le trépas est une chose irréparable et que les regrets éternels sont impossibles. Nous avions couru trois jours en chaise de poste, j’étais moulu de fatigue, je me mis au lit de bonne heure et m’endormis profondément. Au milieu de la nuit, un bruit monotone, lent, un peu saccadé, m’éveilla. J’ouvris péniblement les yeux et je crus voir quelque chose de blanc qui se promenait à l’extrémité opposée de ma chambre, traînant les pieds sur le parquet avec une sorte de cadence. Je me levai à demi, j’appelai ; la forme blanche continua à se promener de long en large, puis, un rayon de la lune tombant tout à coup sur elle, je vis un visage pâle, inondé de cheveux noirs tombant jusqu’à terre – un visage pâle et triste, qui avait un navrant sourire, un œil creux et enflammé… Je reconnus cette pauvre Hélène Borelli, qui ne fut jamais que de nom Mme de Nossac.

 

– Tu rêvais, mon ami.

 

– Je le crus. Le délire me prit. Je me rendormis sous l’oppression d’un cauchemar et, quand le grand jour vint m’éveiller, le fantôme avait disparu. Je crus avoir rêvé. La journée s’écoula pour moi en préoccupations diverses. J’allai voir le roi à Versailles, je renouai avec mes relations, je me ménageai les moyens de m’étourdir. Le soir vint : j’étais aussi brisé que la veille, je m’endormis aussi promptement. À minuit, je fus éveillé par le même bruit que la veille, j’aperçus la même forme blanche et, les dents serrées, l’œil hagard, la poitrine oppressée, je la regardai se promener, n’osant ni ne pouvant remuer moi-même, paralysé par la terreur et essayant vainement de fermer les yeux. Le fantôme se promena jusqu’à quatre heures du matin. Au moment où un premier rayon du jour filtrait, indécis, à travers les rideaux et les persiennes, je le vis s’éloigner, comme si les murs eussent reculé devant lui, puis tout à coup disparaître, sans qu’il me fût possible de savoir comment et par où il s’en était allé.

 

– C’est bizarre ! murmura le marquis.

 

– La nuit suivante, même apparition.

 

– Encore !

 

– Toujours. Cela se renouvelle chaque nuit, à minuit, pour finir à quatre heures du matin. L’angoisse me tient éveillé jusqu’à minuit ; de minuit à quatre heures, la terreur m’empêche de fermer l’œil…

 

– En sorte que tu ne dors jamais ?

 

– Si, mais d’un sommeil fiévreux, cauchemardé, aussi fatigant que la veille elle-même.

 

– Et tu ne songes pas, tu ne peux pas te lever et chasser le fantôme !

 

– Non, car il m’aime…

 

L’accent du baron était navré.

 

– Il t’aime ?

 

– Oui. Souvent, dans sa promenade, il passe près de mon lit, et alors il me regarde avec une expression d’amour et de tristesse qui me fait mal.

 

– Te parle-t-il ?

 

– Jamais.

 

– N’as-tu jamais essayé de laisser ta lampe allumée ?

 

– Oui, sans doute.

 

– Eh bien ?

 

– À un moment donné, et sans que je puisse m’expliquer comment, elle s’éteint.

 

– Ceci est trop fort, murmura le marquis ; tu es victime d’une mystification.

 

M. de Nossac secoua la tête.

 

– C’est bien ma femme, dit-il.

 

– Ou peut-être Gretchen ?

 

– Non ; car Gretchen, c’était ma femme.

 

– Bon ! te voilà fou plus que jamais.

 

– Je ne t’oblige point à me croire, mais je sais bien que rien n’est plus vrai, que je ne suis pas fou.

 

– Alors, c’est peut-être la créole.

 

Le baron tressaillit et passa la main sur son front.

 

– La créole ? dit-il. La créole, c’était ma femme.

 

– Encore ?

 

– Ma femme morte, qui revenait en Allemagne sous le nom de Gretchen ; en Bretagne, sous celui de marquise de Bidan : ici, sous son propre nom pour se venger, mon ami, pour se venger de moi.

 

– Peut-être n’est-elle point morte.

 

Le baron poussa un cri :

 

– Oh ! quelle idée !

 

Et il rêva une minute.

 

– Folie ! reprit-il. Je l’ai vue morte dans son lit, je l’ai retrouvée rongée des vers dans son cercueil…

 

Le marquis fronçait le sourcil.

 

– À quel jour du mois sommes-nous arrivés ? demanda-t-il.

 

– Au 12 mars.

 

« Fatalité ! murmura à part lui M. de Simiane, je ne serai libre et dégagé de ma parole que demain. Je ne puis parler… S’il mourait avant ! »

 

– À quoi songes-tu ? fit le baron.

 

– Je me dis que c’est une mystification.

 

– Tu ne crois donc pas aux morts ?

 

– Très peu, et beaucoup aux vivants.

 

– Vois-tu, continua M. de Nossac, il y a six mois que je ne dors plus, et chaque jour je m’éveille plus faible, plus brisé, plus près de ma tombe.

 

Il y avait dans la voix du baron un tel accent de vérité, de conviction désespérée, que M. de Simiane en tressaillit profondément et, vivement impressionné, murmura à part lui :

 

« Tant pis ! je manquerai à ma parole, mais je l’empêcherai de mourir : je dirai tout. »

 

Et, après une minute d’hésitation, il reprit :

 

– Veux-tu que je te donne un conseil ?

 

– Parle…

 

– Si cette nuit, le fantôme paraît…

 

– Il ne viendra pas cette nuit, puisque je ne suis pas couché et que je ne me coucherai qu’au jour.

 

– Eh bien ! alors la nuit prochaine.

 

– Soit. Que ferai-je ?

 

– S’il vient, tu sauteras à bas de ton lit, tu le prendras par le bras et lui diras…

 

Le marquis s’arrêta frémissant.

 

Il venait de jeter les yeux dans une immense glace de Venise, et dans cette glace il avait aperçu une tête pâle qui le regardait d’un œil sévère, un doigt placé sur la bouche, comme pour lui imposer silence.

 

– Je lui dirai ? fit le baron.

 

– Eh bien, reprit le marquis déconcerté, tu le prieras de s’en aller et de te laisser dormir.

 

M. de Nossac haussa les épaules et ne répondit pas.

 

– Voici mes convives, dit-il. Nous allons joyeusement souper.

 

– Tu ne me parais pas si joyeux, cependant.

 

– Ah ! voilà, murmura le baron avec un sourire navré, ma vie est double. La nuit, je meurs ; le jour, je me grise de plaisirs.

 

Le baron n’eut pas le temps d’achever ; la porte s’ouvrit et les convives entrèrent.

 

 

Un cri de stupéfaction mêlé d’effroi leur échappa à la vue des funèbres décorations de la salle ; les femmes s’évanouirent à demi, les hommes éclatèrent de rire et trouvèrent la plaisanterie charmante. Tout était charmant de la part du baron.

 

Le marquis regarda alors M. de Nossac.

 

XLI

M. de Nossac n’était plus l’homme de tout à l’heure, le fou malade et incliné, à l’œil morne, au geste fatigué, à la voix lente et triste…

 

C’était un gentilhomme droit et bien cambré, le sourire aux lèvres, l’œil brillant, la parole brève et spirituelle, le geste rapide et plein de grâce.

 

Il dépouilla sa robe de mandarin et apparut aux yeux de ses hôtes vêtu d’un galant pourpoint cerise à faveurs bleues et à crevés, en bas de soie écarlate, en jabot de fine dentelle, poudré, ayant des mouches comme une marquise, une main dans son jabot, l’autre sur la garde d’or d’une petite épée de cour passée en verrouil.

 

– Il est ravissant ! murmurèrent les femmes.

 

– À table ! dit le baron joyeusement.

 

Malgré les funèbres tentures de la salle et les squelettes qui s’y acquittaient du rôle de candélabres, ce fut un gai festin.

 

Les flacons d’aï, de xérès, de malvoisie, de Constance, les pâtés de venaison, les suprêmes de faisans, les marmelades d’anguille, les buissons d’écrevisses, les bisques de perdreaux, les volailles, les terrines de truffes, disparurent comme par enchantement.

 

À mesure que les fronts s’alourdissaient, les paroles devenaient plus vives. Les femmes se démasquèrent, une seule exceptée.

 

– Beau masque, lui dit le baron, montre-nous ton frais minois.

 

– Je suis pâle, dit froidement le masque.

 

– Mais encore…

 

– L’éclat des bougies me fait mal.

 

– Par grâce ! mon beau masque, insistèrent plusieurs hommes se joignant au baron.

 

– Si vous le voulez, dit le masque avec calme, je vais me retirer.

 

« Hum ! pensa le baron, je suis trahi. C’est une femme de la cour qui s’est faufilée ici. »

 

– Baron, s’exclama tout à coup le marquis, combien te coûte ton souper ?

 

– Demande à mon intendant.

 

– Baron, tu te ruines.

 

– Cela m’est bien égal.

 

– Au fait, tu as raison.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que, dans deux jours, que tu aies cent mille livres de rentes ou trois millions de dettes, tu ne seras ni plus riche, ni plus pauvre.

 

– Bah ! et comment ?

 

– Te souviens-tu d’un paragraphe du testament de ta femme ?

 

– Lequel ?

 

– Celui qui t’oblige à te remarier avant le délai de deux ans pour conserver ta fortune.

 

– Tiens ! c’est juste ; je n’y songeais pas. Eh bien, ce délai…

 

– Expire après-demain, baron. Tu n’as que vingt-quatre heures pour chercher une femme.

 

– Je ne veux pas me marier.

 

– Allons donc ! Et pourquoi ?

 

– Parce que j’aime ma femme, dit le baron.

 

On se prit à rire.

 

– Les morts sont hors de cause, murmura la femme masquée.

 

– Tu crois, beau masque ?

 

– Sans doute.

 

Et la femme ricana sous le velours noir de son loup.

 

– C’est triste, baron, reprit le marquis ; triste, je t’assure, de voir une fortune comme la tienne retourner à un beau-père imbécile et à des neveux inconnus.

 

– Tiens ! c’est vrai, cela.

 

– Et à ta place, je préférerais épouser n’importe qui… et même n’importe quoi.

 

– Au fait ! s’écria le baron, j’ai envie de chercher une femme sur l’heure. Je serai mort dans huit jours, et je ferai une heureuse en mourant.

 

– Superbe ! murmura-t-on.

 

– Qui veut m’épouser ? reprit-il.

 

Les femmes se regardèrent, puis s’écrièrent toutes en même temps.

 

– Moi ! moi ! moi !

 

– Nous ne sommes pas en Turquie, murmura le baron ; permettez-moi de faire un choix. Allons, mesdames, montrez-vous : je choisirai la plus jolie.

 

La femme masquée seule n’avait rien dit et gardait toujours son loup.

 

– Bas le masque, madame ! lui dit le baron.

 

– Monsieur, répondit-elle d’une voix railleuse, si vous voulez m’épouser, vous m’épouserez avec mon masque ; sinon… non.

 

Et à travers ce même masque étincela un ardent regard.

 

– Soit ! dit le baron, vous serez ma femme ; c’est vous que j’épouse.

 

– Merci, dit-elle.

 

Et elle lui tendit la main, et, en touchant cette main, le baron tressaillit sans pouvoir s’expliquer cette sensation.

 

XLII

Malgré la réputation d’excentricité du baron, ses convives ne purent maîtriser un mouvement d’étonnement.

 

– Comment ! s’écria-t-on à la ronde, il choisit la femme masquée !

 

– Pourquoi pas !

 

– Si elle était laide ?

 

Un regard plus étincelant que l’éclair jaillit du masque de l’inconnue, tandis qu’elle haussait les épaules et laissait bruire un rire sec et moqueur à travers ses dents blanches.

 

– Avec un regard et des dents pareils, murmura philosophiquement le baron, une femme n’est jamais laide.

 

– Bien dit, baron, répondit le domino. À quand la signature de notre contrat ?

 

– Mais, fit le baron, dès demain.

 

– Il n’est que temps, ajouta Simiane.

 

– Seulement, objecta M. de Nossac, comme il est bon de faire au moins connaissance, je vous demande une grâce, madame.

 

– Parlez, baron.

 

– Vous m’accorderez après souper une heure de tête-à-tête.

 

– Soit, baron.

 

– En ce cas, achevons de souper.

 

La fin du souper fut joyeuse, pétillante d’esprit, étincelante de saillies.

 

Cette foule joyeuse s’écoula ensuite en tumulte par les escaliers et les corridors, laissant après elle des éclats de rire, des manchettes tachées de vin, des parfums éventés et des fleurs flétries.

 

Alors le baron offrit sa main au domino et lui dit d’une voix triste et grave qui contrastait singulièrement avec la factice gaieté de la nuit :

 

– Venez, madame.

 

La pièce où le baron conduisit le domino était une vaste salle tendue de velours bleu, meublée en vieux chêne, avec de grands et lourds candélabres dorés, des glaces de Venise de la plus haute dimension, et un épais tapis sorti des manufactures des Gobelins représentant une scène des Aventures de Télémaque.

 

Cette pièce était sévère sans être froide ; le cœur n’y était point serré ; on y respirait même à l’aise, mais l’âme ne s’y dilatait point.

 

Un poète y pouvait trouver matière à rêverie ; un amant y devait frissonner.

 

Le domino fut saisi sans doute de cette pensée, car il dit au baron :

 

– Cette salle est bien triste.

 

– Vous trouvez ?

 

– Oui… pour un entretien… d’amour.

 

Le baron fronça le sourcil.

 

– Qui vous dit, murmura-t-il, que je vous veuille parler d’amour ?

 

Le domino tressaillit.

 

– Oh ! fit-il ému.

 

Mais le baron réfléchit, car il lui reprit la main, le conduisit silencieusement à l’extrémité du salon, poussa une porte, et l’introduisit dans un petit boudoir blanc et or, empli d’une moite atmosphère chargée de parfums délicats, ajouré par la clarté mate d’une lampe vénitienne aux verres multicolores.

 

Le baron fit asseoir le domino sur les coussins du sofa, puis, au lieu de se placer près de lui, il s’adossa au chambranle de la cheminée, appuya sa tête à la pendule rocaille, posa le bout de son pied sur les tritons de cuivre du foyer, et parut se recueillir un moment.

 

Le domino l’examinait attentivement et se pelotonnait sur le sofa avec la coquette et souple nonchalance d’une jolie femme.

 

– Madame, dit enfin le baron, daignerez-vous m’écouter ?

 

Le domino entrouvrit paresseusement ses lèvres et en laissa tomber un adorable :

 

– Sera-ce bien long ?

 

– Non, dit-il, deux mots seulement.

 

Le domino appuya son menton sur sa belle main et son coude sur son genou.

 

– Je vous écoute, fit-il.

 

– Madame, poursuivit le baron, je suis fort riche aujourd’hui ; dans deux jours, si je ne vous épouse…

 

– Vous serez ruiné, n’est-ce pas ?

 

– Oui, fit le baron d’un signe ; je vous épouse donc, aux yeux du monde en général et de nos convives en particulier, pour conserver ma fortune. Je ne sais si vous êtes riche, de noblesse ou de bourgeoisie, de la cour ou de l’Opéra.

 

– Que vous importe !

 

– Absolument rien. Tenez-vous à être aimée ?

 

– Mais, fit le domino d’un ton railleur, pourquoi pas ?

 

– C’est que la chose est impossible !

 

– En vérité ?

 

– J’aime ailleurs.

 

– Charmant ! En ce cas, baron, renonçons à notre mariage.

 

– Quelle folie !

 

– Du tout. Je suis peut-être aussi riche que vous. Je veux de l’amour, non de l’or.

 

Un amer sourire crispa les lèvres du baron.

 

– Croyez-vous que je puisse aimer ? murmura-t-il.

 

– J’ose l’espérer.

 

– Vous vous trompez cruellement, madame. Vous vous trompez encore en supposant que je vous épouse pour conserver ma fortune.

 

– Bah !

 

– Les morts n’ont besoin de rien.

 

– Vous êtes donc mort ?

 

– Je le serai dans huit jours.

 

Le domino fit un geste d’étonnement, presque de terreur.

 

– Vous êtes fou ! murmura-t-il.

 

– Je l’ai été, je meurs raisonnable.

 

– Pourquoi et de quoi mourez-vous ?

 

– D’un mal sans remède.

 

– Quel est ce mal !

 

– J’aime une femme morte.

 

Un tressaillement plus visible encore s’empara du domino.

 

– Écoutez, poursuivit le baron ; je sens ma vie s’en aller : mon dernier souffle, ma dernière heure approchent ; je meurs en riant, mon rire est empoisonné… Mais je vais vous confier mon secret ; vous seule le connaîtrez, vous seule peut-être donnerez une larme à ma tombe.

 

Le domino ne raillait plus, il écoutait.

 

– Tantôt, continua le baron, je ne songeais nullement à arracher ma fortune à des collatéraux avides et qui n’ont pour moi que haine et mépris. Une pensée m’est venue, celle de semer un peu de bonheur sur ma route, moi que le bonheur avait fui… J’ai offert ma main à une inconnue, cette inconnue c’est vous : vous ne refuserez pas un regret à ma mémoire…

 

Le baron s’arrêta et parut attendre une réponse…

 

Le domino se taisait toujours.

 

M. de Nossac poursuivit :

 

– J’aime une morte depuis deux années ; cette morte, c’est ma femme.

 

Le domino haussa les épaules.

 

– En Allemagne, j’ai rencontré une jeune fille qui lui ressemblait, et j’ai aimé cette jeune fille ; en Bretagne, j’ai trouvé une créole qui lui ressemblait également, et j’ai aimé cette créole. Mais dans la jeune fille et la créole, je n’aimais que ma femme.

 

– En vérité ! fit le domino d’un ton railleur.

 

– Sur l’honneur, madame.

 

– Savez-vous, baron, que votre femme a joué de malheur ?

 

– En quoi, madame ?

 

– En ce que vous ne l’avez aimée que morte.

 

Le baron poussa un cri sourd.

 

– Oh ! dit-il, c’est faux !

 

– Par exemple !

 

– Je l’aimai du jour où je la vis.

 

– Ce qui fit, baron, que le soir de vos noces vous allâtes passer la nuit aux bras d’une maîtresse. Voilà un singulier amour.

 

– D’où savez-vous cela, madame ?

 

– Mais je le sais, cela suffit.

 

M. de Nossac devint tout à coup triste et solennel.

 

– Que penseriez-vous, madame, fit-il, d’un gentilhomme qui, donnant sa parole, foulerait cette parole aux pieds ?

 

– Je dirais que ce gentilhomme est un lâche !

 

Un éclair de joie brilla dans les yeux du baron.

 

– Eh bien ! dit-il, écoutez alors, écoutez ! J’avais une maîtresse, j’étais ruiné ; le régent venait de mourir. Je n’avais jamais vu la femme que je devais épouser, je l’épousais donc sans amour et pour me sauver de la misère. Mais il fallait à tout prix me débarrasser de ma maîtresse, et j’eus la faiblesse de lui faire un serment. Je lui promis, à partir du jour de mon mariage, une nuit à son choix…

 

Le domino se leva.

 

– Après ? fit-il vivement.

 

– Quand j’eus vu ma femme, je l’aimai. Hélas ! il était trop tard pour revenir sur mon serment. Le soir de mes noces, au moment où je venais de conduire ma femme à la chambre nuptiale, quand je touchais presque à un de ces bonheurs comme je n’en méritais plus, l’amour d’une vierge, un domestique se présenta, me dit quelques mots à l’oreille, et je le suivis… Un carrosse était à la porte de l’hôtel : dans ce carrosse était ma maîtresse. Elle réclama l’exécution de ma promesse, et je fus contraint d’obéir. Oh ! quelle nuit infernale ! Ce que j’ai souffert de tortures sans nom, de regrets mortels, pendant ces quelques heures, est impossible à redire.

 

» Quand l’heure de ma délivrance sonna, je courus à l’hôtel Borelli ; ma femme était partie pour la Bretagne. Je montai en chaise de poste, et je courus après elle. En route, je fus rencontré par le nouvel amant de ma maîtresse. C’était un beau garçon, amoureux et chevaleresque comme on l’est à vingt ans, il me donna un furieux coup d’épée, qui me coucha dans un lit d’auberge pour quinze jours. Quand je pus me remettre en route, quand j’arrivai chez ma femme, elle était morte !…

 

Le baron s’arrêta et couvrit de ses mains convulsives son front, où la sueur perlait en gouttelettes glacées. Le domino s’était peu à peu rapproché de lui. Tout à coup il lui prit la main, et lui dit d’une voix émue :

 

– Monsieur le baron, êtes-vous bien sûr que votre femme soit morte ?

 

M. de Nossac tressaillit profondément.

 

– Oui, murmura-t-il ; j’ai vu son cadavre rongé de vers.

 

– Vous vous êtes trompé, ce n’était pas elle.

 

Le baron recula.

 

– Qui vous l’a dit ? s’écria-t-il.

 

Le domino arracha son masque. Le baron poussa un cri, et s’appuya défaillant à la cheminée.

 

– Gretchen ! murmura-t-il.

 

– Non pas Gretchen, mais la créole… non point la créole, mais Hélène…

 

– Vous !

 

– La femme que vous avez vue était ma sœur de lait. Quant à moi, je n’étais point morte, et je partis dans la nuit qui précéda mon enterrement.

 

» Baron, continua le domino d’une voix étouffée, je me suis crue offensée, j’ai voulu me venger… Pardon !

 

M. de Nossac, chancelant et pâle, prit sa femme dans ses bras, et ne put proférer un mot, étranglé qu’il était par l’émotion.

 

– Le château de Holdengrasburg, poursuivit la baronne, les veneurs noirs, le château de Kervégan, Hector, Roschen et Yvonnette, tout cela n’était qu’une détestable et terrible comédie que j’avais combinée avec des flots d’or, de misérables étudiants allemands que j’avais achetés corps et âmes, et qui m’ont servie…

 

– Mais, s’écria enfin le baron, Roschen ?

 

– Celle-là valait mieux que les autres… C’était une pauvre fille ignorante, qui joua son rôle par amour et qui en fut victime.

 

– Et… Yvonnette ?

 

– Yvonnette était la maîtresse de Samuel, qui se nommait Hector en Bretagne, comme Roschen était celle de Wilhem.

 

Le baron porta la main à son front.

 

– Je suis fou ! murmura-t-il.

 

– Non, dit la baronne en se jetant à ses pieds, vous n’êtes point fou, et vous vivez, car je vous aime.

 

 

Ce fut une nuit délicieuse que celle qu’ils passèrent tous deux, les mains dans les mains, oubliant le reste du monde, laissant les bougies s’éteindre et les premiers baisers de l’aube effleurer les persiennes.

 

Au moment où le premier rayon de soleil pénétrait dans le boudoir, la porte s’ouvrit, et Simiane entra.

 

– Madame, dit-il froidement, vous m’avez demandé deux années de silence, les deux années sont expirées, je vais parler.

 

– C’est inutile, dit la baronne ; il sait tout.

 

Le baron le regarda étonné.

 

– Que veux-tu dire ? demanda-t-il.

 

– Écoutez, reprit Mme de Nossac. La première nuit qui suivit votre duel, vous aviez le délire et vous dormiez d’un sommeil pénible et entremêlé de rêves terribles ; je gagnai votre hôte à prix d’or, je pénétrai dans votre chambre, j’appuyai un pistolet sur votre front, et, emportée par la fureur, ivre de vengeance, je m’apprêtai à vous tuer. Un homme avait couru après vous. Cet homme parut sur le seuil, et poussa un cri. À ce cri, j’hésitai ; une idée me traversa le cerveau, et je lui dis : « La vie du baron m’appartient ; si vous faites un pas, si vous appelez, je le tue ! » Et comme la terreur le clouait à sa place, je continuait : « Je vous accorde sa vie à une condition.

 

» – Laquelle ? demanda-t-il.

 

» – Je veux me venger, poursuivis-je : pendant deux années, vous m’obéirez aveuglément ; vous serez muet.

 

» – Et vous ne le tuerez pas ?

 

» – Non. Donnez-moi votre parole. » Il me la donna, et devint mon complice pour vous sauver.

 

Le baron tendit la main à M. de Simiane.

 

– Tu t’es trompé, mon ami ; tu as cru me sauver…

 

– Eh bien ? firent-ils frémissants tous deux.

 

– Eh bien, toutes ces émotions m’ont brisé… je meurs !

 

Un cri échappa à la baronne et au marquis.

 

M. de Nossac prit dans ses mains convulsives la tête pâlie de sa femme, y mit un baiser suprême, murmura un mot d’adieu, et se renversa brusquement en arrière.

 

– Il ne faut pas jouer avec l’imagination, fit-il d’une voix éteinte ; la vie est dans le cerveau.

 

Et il mourut.

 

 

Longtemps après encore, les paysans du Léonais voyaient errer par les soirées brumeuses et froides, sous les arbres dépouillés du parc ou dans les prés jaunis, une femme vêtue de noir, pâle, l’œil brillant de folie, marchant d’un pas inégal et brusque, une sorte de fantôme qu’on n’osait approcher et qui chantait, avec des éclats de rire navrants, la légende du Veneur noir :

 

Le vieux châtelain, le sourcil froncé,

Est encore assis, à minuit passé,

Dans son grand fauteuil séculaire

 

Et si l’on demandait à l’un d’eux quelle était cette femme, il répondait avec terreur :

 

– C’est le fantôme de la Baronne trépassée.

 

 

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Décembre 2007

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Jean-Marc, Coolmicro et Fred.

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] Myosotis.