Auguste Poitevin

(Pseudonyme Maurice Drack
1834-1897)

 

 

 

LES RUFFIANS DE PARIS

Tome II

LA REVANCHE DE CAILLEBOTTE

 

 

 

Édition Jules Lévy – 1887

 

 

 

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Table des matières

 

I  DE BITARD EN CAILLEBOTTE. 3

II  PETIT CONSEIL DE GUERRE. 36

III  BRUNO. 58

IV  LES TRAVAUX D’HERCULE. 90

V  CE QUI S’ÉTAIT PASSÉ AU PARADAS. 119

VI  LE RAT ET LA SOURIS. 163

VII  LA TERRE PROMISE. 185

VIII  LE KRACH. 305

IX  L’HÉRITAGE DES KERMOR. 340

X  LIQUIDATION DE FAMILLE. 364

ÉPILOGUE. 377

À propos de cette édition électronique. 401

 

I

DE BITARD EN CAILLEBOTTE.


Arrivé rue de Varennes, à la porte de Me Bompard, Urbain avait expédié John chez le notaire pour savoir si l’invalide était arrivé.

 

– Oh ! yes ! dit le groom en redescendant, il était assis là-haut, expecting son tournée…

 

– Bien, attendant son tour ?…

 

– Yes ! perfectly !

 

– Mais si on l’a déjà suivi, on doit savoir par où il vient et par où il s’en va ?…

 

– Aoh ! certainly.

 

– Eh bien…

 

– Il venait always et retournait also always to the great house, là-bas,… avec le calotte en or…

 

Et John, pour compléter son indication, tendit la main dans la direction du boulevard. Urbain aurait eu bonne envie de se fâcher du baragouin anglais de John, qu’il n’avait jamais pris au sérieux. Mais il était trop préoccupé de Bitard pour le moment.

 

– Ah ! dit-il, il sort des Invalides, et y rentre…

 

Et il descendit du coupé.

 

– Restez ici, je vais me poster au coin du boulevard, et quand je l’aurai rejoint, vous nous suivrez de loin.

 

Le groom fit une grimace aussitôt dissimulée.

 

Urbain était déjà loin.

 

– Heureusement, murmura John en excellent français, que le cas a été prévu et que j’ai ma mouche au troisième arbre du terre-plein.

 

Mais cette mouche était pressentie par le jeune homme ; aussi, à peine se fut-il arrêté à l’angle de la rue de Varennes et du boulevard des Invalides, qu’il la chercha des yeux et n’eût pas de peine à la trouver.

 

C’était un gavroche de treize à quatorze ans, portant en éventaire une petite boîte de bois où gisaient pêle-mêle des crayons, des boîtes d’allumettes et des billes de toutes couleurs. Pour le moment, accroupi au pied d’un arbre, il jouait avec des sous, à la marelle, de l’air le plus innocent du monde.

 

Mais Urbain le reconnut pour l’avoir déjà plusieurs fois vu rôder aux environs de l’hôtel de la rue du Cirque.

 

Et il ne s’en préoccupa pas davantage. Dès lors qu’il le connaissait, il trouverait bien, au moment voulu, un procédé pour se débarrasser de son espionnage.

 

Posté à l’angle de la rue, il surveillait la porte du notaire, devant laquelle stationnait toujours le coupé.

 

Enfin, Bitard parut sur le seuil ; il sembla intrigué par la présence de cette voiture armoriée, la considéra un instant avec une défiance visible… Mais elle était vide et les laquais, immobiles, ne semblaient pas s’occuper de lui. Il fit demi-tour tout d’une pièce, et de son pas réglementaire il gagna le haut de la rue, se dirigeant vers le point où, sans qu’il s’en doutât, l’attendait et le guettait Urbain.

 

Celui-ci s’était reculé d’un pas, ne voulant être vu de l’invalide qu’au dernier moment, quand il ne pourrait plus rien faire pour lui échapper.

 

Mais le cœur lui battait fort, quand il entendit enfin résonner son pas tout près de lui.

 

Bitard déboucha et tout d’abord ne l’aperçut pas ; il se disposait à traverser la chaussée, coupant droit sur les Invalides, quand une main se posa sur son épaule.

 

Il se retourna brusquement, prêt à se gendarmer de cette familiarité ; mais, à la vue d’Urbain, il grommela un « Mille bombes ! » inarticulé, et devint pâle.

 

– Il paraît, mon brave Bitard, dit Urbain en souriant, que ma rencontre ne vous cause pas une surprise des plus agréables ?

 

– Je ne dis pas cela,… mon cher garçon… Certainement, vous êtes couché parmi mes amis, mais je m’attendais si peu et pour le moment… Je suis si pressé, voyez-vous…

 

– Savez-vous, Bitard, que, sur votre lettre, j’ai voulu mourir ?

 

Bitard se troubla.

 

– Oui, dit-il, j’ai eu tort, je ne pensais pas que ça irait si loin. Oui, on me l’a bien…

 

Il se reprit :

 

– Je me le suis bien reproché depuis ; mais faut pas m’en vouloir, monsieur Urbain, voyez-vous, je croyais faire pour le mieux.

 

Tout en causant ils avaient gagné le terre-plein, et le gamin aux allumettes s’était approché, les écoutant sous prétexte d’offrir sa marchandise.

 

Bitard, que le jeune homme retenait par le bras, faisait mine de vouloir se dégager pour le quitter.

 

– Oh ! vous n’en êtes pas quitte,… lui dit Urbain, nous avons trop de choses à nous dire.

 

Du coin de l’œil il vit le petit espion tout à fait à sa portée, et, d’un geste brusque qui devait passer pour un hasard de rencontre, il heurta si vivement le dessous de la boîte, que les allumettes, les crayons et les billes, après avoir sauté en l’air comme le bouquet d’un feu d’artifice, se dispersèrent sur le sol, qui d’un côté, qui de l’autre, roulant dans toutes les directions.

 

– Bon ! s’écria Urbain, qui parût stupéfait de son chef-d’œuvre, quel maladroit je fais !

 

Et, lançant au gavroche ahuri une pièce de cent sous :

 

– Ramasse, lui dit-il, voilà qui t’indemnisera de ta marchandise avariée.

 

Et vivement il entraîna Bitard dans la direction de l’Esplanade, en lui glissant dans l’oreille :

 

– Maintenant gagnons au large, les espions de Mme de Frégose ne doivent pas entendre un mot de notre conversation…

 

Le nom prononcé ainsi par Urbain eut un effet magique.

 

– Vous connaissez cette Frégose, cette…

 

L’épithète se perdit dans un grognement sauvage.

 

– Pour que nous parlions de tout cela à l’aise, avons-nous un endroit où l’on ne puisse nous suivre ni nous relancer ?

 

– Bon ! l’hôtel !

 

Et il désignait les Invalides.

 

– Vous êtes sûr qu’on n’y pourra entrer après nous ?…

 

– Oh ! il y a des coins où l’on ne nous joindra pas ;… c’est bien ce qui m’a permis d’en faire mon quartier général chaque fois que je viens à Paris.

 

– Alors dépêchons,… car je vois déjà poindre la voiture, et le marchand d’allumettes va sans doute faire son petit rapport, qui mettra mes drôles aux champs.

 

– L’accès de l’hôtel est à peu près libre par la porte principale, et nous ne pouvons les empêcher d’y pénétrer ; mais, par cette entrée, seul vous allez passer avec moi, et nous aurons gagné le gîte avant même qu’ils n’aient pu faire le tour.

 

Et sur un mot dit par Bitard au sergent de planton du poste de cette entrée latérale où il avait conduit Urbain, ils entrèrent par une poterne dans les bâtiments intérieurs.

 

Le groom arrivait derrière eux, assis près du cocher, sur le siège du coupé, et les vit se perdre sous une voûte, où il n’avait pas le plus petit prétexte plausible pour les suivre, en admettant qu’on ne l’eût pas arrêté au passage.

 

Il fit arrêter la voiture dans la contre-allée et descendit pour rejoindre le petit camelot, qui courait encore à quatre pattes après ses crayons et ses billes.

 

Quand il fut au fait de l’incident :

 

– On te laisse entrer et circuler dans l’hôtel ?

 

– Oui, dans les cours et dans les jardins. Mais quand on nous voit dans les corridors, on nous donne la chasse.

 

– Si bien que s’ils ont pénétré dans les chambres du casernement, tu ne peux les rejoindre ?…

 

– Et je le pourrais, voyez-vous, m’sieur Pacot, que ça ne servirait à rien.

 

– Comment cela ?…

 

– Bon ! parce qu’il se méfie…

 

– Le jeune homme ?

 

– Allez, c’est pas par hasard qu’il m’a chambardé ma boutique ; le coup était trop bien appliqué ; il avait combiné le truc pour se débarrasser de moi… J’avais bien vu déjà quand il a débouché de la rue et qu’il me guignait au pied de mon arbre… Ça l’a chatouillé dans le nez,… il m’avait flairé, quoi !

 

– Hum ! mauvaise campagne… Pendant que nous restons jobardés à cette place, ils ont dix fois le temps de s’entendre.

 

– Pour ça,… c’est sûr.

 

– Et quant au Bitard, tu n’as pu encore te rendre compte comment il entre et sort de l’hôtel ?

 

– Ça, voyez-vous, c’est de la magie. Il n’est pas pensionnaire. Il vit au dehors, c’est notoire. Eh bien ! tous les mois il vient faire visite aux vieux camarades avant d’aller chez le notaire. Il paraît un matin dans les chambrées, le soir il disparaît, et en voilà pour quatre bonnes semaines sans qu’il montre sa calebasse. Mais jamais, là, jamais, depuis qu’il fait ce métier-là, on n’a pu savoir par quelle porte il entre, jamais on ne l’a vu sortir… Faut croire qu’il a trouvé un trou pour passer avec correspondance par les Catacombes.

 

– Pourvu qu’il ne m’enlève pas mon pendu par la même voie… Le baron pousserait de beaux cris… Et pourtant ça finira par là… Je sais bien que l’oiseau voit pousser ses ailes et qu’il ne demande qu’à se donner de l’air… Va toujours bricoler à l’intérieur, mon petit gouspin, dit-il au gavroche ; moi, je vais attendre correctement le bon plaisir de monsieur notre neveu.

 

Et il regagna le coupé.

 

Urbain, après avoir traversé plusieurs voûtes et plusieurs cours à la suite de l’invalide, se trouva dans la galerie de l’économat, absolument déserte en ce moment.

 

Là Bitard, s’étant assuré qu’ils n’avaient personne sur les talons, introduisit le jeune homme dans une grande salle vitrée qui servait de réserve aux légumes, de fruiterie, et qui avait un autre accès sur une cour de service où se trouvait une charrette de maraîcher dételée.

 

Dans un coin de cette vaste salle, une sorte de petite cahute en bois, vitrée, servait de retraite au comptable à l’heure des livraisons.

 

– Là nous sommes chez nous, dit Bitard ; nul ne viendra nous y relancer. Le préposé aux choux et aux carottes est un camarade. Et je lui dois un procédé tout à fait original pour entrer et pour sortir d’ici et de Paris quand j’y viens ; et c’est grâce à ce procédé que j’ai dérouté jusqu’à ce jour les bonshommes qui s’escrimaient pour trouver ma piste.

 

– Vous avouez donc, mon ami, que vous avez rejoint Mlle Émilienne dans sa retraite ?

 

– Je ne puis essayer de mentir avec vous : je conviens donc de la chose ;… mais ne m’en demandez pas davantage pour le moment. Pour vous en dire plus, il faudrait que j’y fusse autorisé… Puis vous voudriez la revoir,… ce qui serait provoquer un nouveau danger, car, d’après ce que vous m’avez tout à l’heure donné à entendre, et d’après ce qu’on nous a appris d’autre part, vous êtes vous-même sous le coup d’une surveillance particulière et vivez justement côte à côte avec vos ennemis…

 

– Douteriez-vous de moi ?…

 

– Pas plus que de moi-même, mon cher garçon,… mais je me défie des imprudences d’un cœur passionné…

 

– Oh ! je sais à qui j’ai affaire, ou du moins j’en ai le pressentiment ; je l’ai eu le premier jour, ce qui m’a permis d’échapper à tous les pièges qui m’ont été tendus, et je crois bien que ma présence à l’hôtel des La Roche-Jugon peut, à un moment donné, servir les intérêts de Mlle Émilienne. Je n’en veux donc pas sortira,… mais j’ai bien des observations à lui transmettre ; j’ai surpris peut-être des choses qu’il lui serait utile de connaître… De son côté, j’en suis sûr, elle a moyen de me fixer sur des points que j’ignore et qui éclaireraient mon action…

 

– Oui, je ne dis pas…

 

– Vous saviez ce que j’étais devenu, vous le constatiez tout à l’heure ; je ne puis deviner qui s’est trouvé en état de vous renseigner sur ce point, mais alors vous savez aussi que, sans l’avoir cherché, je me vois associé à toute cette intrigue, dont la cause et le but m’échappent. Si j’agis à tâtons, même en voulant bien faire, je puis, par mégarde, devenir dangereux au lieu d’être utile ; je puis compromettre, par ignorance, celle que je voudrais sauver ; cela me fait une situation d’anxiété insoutenable. Qu’elle consulte les amis qui la conseillent, et, s’ils ont quelque prudence, ils l’encourageront à ne pas me laisser dans les ténèbres…

 

– Certainement, certainement ;… mais on peut, malgré vos précautions, que j’admets les meilleures du monde…

 

– Me faire suivre au jour du rendez-vous. C’est bien la chose élémentaire à laquelle ils ne manqueront pas ; mais quant à m’empêcher de leur glisser des mains, ils n’y réussiront pas, Bitard, je le jure bien. Songez donc que je ne suis occupé que de machiner la combinaison qui me permettra de leur échapper un jour entier, Eh bien ! cette combinaison, je la tiens, et si subtile et si simple à la fois, qu’ils n’y verront que du feu. Sans cela je n’insisterais pas, mon ami ; ne sentez-vous donc pas que plutôt que de tenter une démarche qui pourrait compromettre la sécurité de Mlle Émilienne, je me ferais couper le poignet droit ? Mais non, cette objection n’en est pas une, il ne faut pas la faire entrer en ligne de compte, car j’ai ma riposte assurée. Tablez donc seulement sur ce fait : il y a urgence à me donner les armes qui me manquent… Il est indispensable de me fournir la clef de la conduite de ceux qui ont eu la prétention de se servir de moi comme d’un pantin… Je suis au fort de la mêlée les mains vides… tendez-moi une hache, un couteau, un épieu, et je ferai merveille.

 

Bitard secoua la tête :

 

– Allez, ce n’est pas que la langue ne me démange, et depuis longtemps, si je ne parle… D’autant que vous avez, en somme, quelque droit de savoir…

 

– Hein ?

 

– La chose vous touche de plus près que vous ne croyez.

 

– Comment ?

 

– Minute ! je m’entends… Ce qu’il y a de sûr, c’est que moi, voyez-vous, je vous aime de tout mon cœur… Ah ! vous me rappelez le beau temps… Mon colonel, alors, n’était pas…

 

– N’était pas ?…

 

– … Mon général… Suffit !… Je sais ce que je veux dire… et ce n’est pas moi qui détournerai sa… Pardon ; non ! je m’embrouille…

 

Urbain souriait de l’embarras du vieux soldat.

 

– Vous pouvez compter, continua Bitard, que s’il ne faut qu’un mot de moi pour décider Mlle Émilienne à faire ce que vous demande,… eh bien ! ce mot-là, je ne le ferai pas attendre.

 

– Merci.

 

– Maintenant il faut nous séparer… L’heure approche où je vais quitter incognito l’hôtel.

 

– Incognito.

 

– Parbleu ! il a bien fallu s’ingénier pour empêcher qu’on me suivît. Je vous expliquerai la chose plus tard ;… pour l’instant, faut que je me taise.

 

Urbain n’insista pas.

 

– Vous ne sauriez prendre trop de précautions, comme moi-même, mais nous devons du moins nous entendre pour la réponse que vous avez à me transmettre.

 

– Diable ! c’est juste… Par la poste, impossible,… ça laisse une trace,… le timbre.

 

– Aussi, n’est-ce pas de votre retraite qu’il faut me l’expédier, mais de Paris…

 

– De Paris ?…

 

– Et voici comment. Que Mlle Émilienne écrive seulement deux lignes, qui ne pourront être comprises que de moi. Si elle consent à me voir, une simple indication de localité, avec le jour et l’heure où je devrai m’y rendre, suffira. Si elle repousse ma demande, son arrêt peut se réduire à un seul mot. Qu’elle mette ce petit billet sous double enveloppe fermée. La première portant mon nom ; la seconde à l’adresse de M. de Sainte-Marie des Ursins, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, au palais de l’Institut, 3, rue Mazarine.

 

– Oui ; mais il faut toujours en venir à la poste.

 

– Attendez… Ne connaissez-vous pas, autour de vous, des gens qu’on ne doit pas surveiller comme vous-même et qui viennent régulièrement à Paris ?…

 

– Oui, au fait…

 

– Eh bien ! une lettre timbrée est bien vite jetée dans une boîte, et celui à qui vous confierez cette mission n’a même pas besoin de savoir autre chose, sinon que vous avez des raisons toutes personnelles de vouloir que votre lettre ne soit mise à la poste qu’à Paris.

 

– C’est vrai,… et ça répond à tout.

 

Urbain griffonna quelques lignes sur une feuille de son calepin.

 

– Voici l’adresse de M. de Sainte-Marie. Il m’aime comme un fils. Je le préviendrai dès demain ; peut-être même le verrai-je ce soir, et je puis entièrement disposer de lui.

 

– Ça va bien ! ça va bien ! grommela Bitard. Tenez, j’ai eu une douleur quand je vous ai vu tout à coup, je ne vous le cacherai pas, mon cher garçon ; oui, je craignais que vous ne fussiez pas raisonnable. Dame ! vous savez, les gens passionnés, on ne leur fait pas toujours entendre raison comme on veut, et je me disais : Il est bien gentil, mais il va nous créer des embarras…

 

– Certes, je m’en garderai bien.

 

– C’est ce que je reconnais maintenant avec plaisir, et je me sens tout guilleret du résultat de notre rencontre… Car il n’y a pas à dire, si je vous repoussais, ce n’était pas sans mal au cœur. La vérité, c’est que vous me manquez beaucoup, et que plus tôt nous pourrons être… tous réunis… mieux ça vaudra…

 

– Tous réunis, murmura Urbain avec émotion… Ah ! voilà un moment, Bitard, que j’appelle de tous mes vœux.

 

– Et la meilleure chose à faire pour qu’il ne se fasse plus trop attendre, c’est de ne pas retarder mon départ, dont voici l’heure ;… autrement je serais cloué ici jusqu’à demain…

 

– Bon ! je pars, mais n’oubliez pas que je vais compter les jours… et travaillez à ce que la réponse chez M. de Sainte-Marie ne se fasse pas trop attendre.

 

À la porte latérale de l’hôtel des Invalides, Urbain retrouva le coupé et se fit aussitôt conduire rue du Cirque. En route, il combina sa version.

 

Avec d’aussi excellents amis, si dévoués à ses intérêts, si émus par tout ce qui le touchait, il ne pouvait avoir l’air de faire le mystérieux. Il devait au contraire jouer le rôle de l’homme confiant, qui ne peut soupçonner un calcul chez autrui, et qui dit tout sans ambages, tout ce qui le concerne, ce qui lui arrive d’heureux, comme ce qui peut lui advenir de désagréable.

 

Il se hâta de se présenter chez Mme de Frégose.

 

Mais Jessica n’était pas seule.

 

Le marquis, assis, à demi renversé dans une chauffeuse avec une pose abandonnée, passablement américaine, tordait sa moustache d’un air suffisamment agacé pour qu’Urbain le remarquât.

 

Au salut d’entrée du jeune homme, il fit un demi-effort pour se relever sur son fauteuil, de façon à simuler un demi-bonjour, puis il se laissa retomber et reprit en silence le tortillage de ses poils fauves.

 

Mme de Frégose se trouvait debout au milieu de son boudoir quand Urbain y pénétra après avoir été annoncé par la soubrette. Un esprit soupçonneux et jaloux aurait pu croire qu’elle était peut-être un moment auparavant très près du marquis, et qu’elle n’avait eu que juste le temps de faire les trois pas qui l’en séparaient, pour prendre une attitude moins compromettante.

 

Mais Urbain n’était pas jaloux, nous le savons. Il avait peu de motifs et de droits pour cela, bien que Mme de Frégose n’eût pas lutté beaucoup pour l’empêcher de conquérir sur elle les plus beaux droits du monde. Seulement l’occasion qui lui était offerte lui parut bonne à saisir pour leur faire croire que leurs plans avaient réussi, et il eut une inspiration des plus heureuses :

 

– Si je ne suis pas jaloux de Jessica, se dit-il, il est au moins important de le laisser croire, et la belle a trop de confiance en ses charmes pour douter un instant que je sois sincère.

 

Il joua donc le rôle de l’homme embarrassé et vexé, qui veut se retirer par susceptibilité et méchante humeur.

 

– Excusez mon indiscrétion, madame, je vous croyais seule,… sans cela je ne me serais pas permis… ; mais je me retire.

 

Il dit tout cela d’un petit ton aigre, en regardant le marquis du coin de l’œil.

 

Jessica y fut prise, et un petit sourire de triomphe se dessina sur ses lèvres de pourpre.

 

Mais tendant la main à Urbain, qui fut forcé de lui livrer la sienne, elle l’attira par une pression significative et nerveuse jusqu’au canapé, où elle le fit, bon gré, mal gré, asseoir auprès d’elle.

 

– Qu’est-ce qui vous prend Urbain ? dit-elle ; nous causions de vous et de vos amours…

 

– Oh ! mes amours !

 

– Le marquis s’y intéresse, et nous vous attendions, dans l’espoir de vous voir revenir ravi et au comble de vos vœux.

 

– M. le marquis est bien bon… et me fait trop d’honneur… Mes amours… ou, pour mieux parler, les restes de mon ancienne passion, qui m’avait mené à la folie, tombent de plus en plus en ruines.

 

– Que dites-vous ?

 

– Mon Dieu ! la vérité,… une vérité qui me saute aux yeux.

 

– Alors, vous n’êtes pas satisfait de votre expédition ? demanda la belle Jessica, après un coup d’œil échangé avec le marquis.

 

– Je ne sais si je dois,… répondit Urbain d’un air pincé.

 

– Me croyez-vous de trop ? dit enfin le marquis ; et pourtant, monsieur Ribeyrolles, tout ce qui vous intéresse me touche…

 

– Monsieur le marquis, vous me rendez vraiment confus.

 

Et Urbain s’inclina.

 

– Parlez donc, reprit Mme de Frégose, nous sommes entre amis.

 

Il n’y avait plus à hésiter, ou tout au moins à paraître hésiter.

 

– Eh bien ! dit Urbain, j’ai pu joindre Bitard, grâce aux excellents renseignements de mon oncle. Mais j’ai trouvé un homme évidemment résolu à me tenir à distance et à l’écart.

 

– Il vous l’a dit ?

 

– Il me l’a fait sentir… Je ne sais pourquoi, mais il m’a semblé qu’il n’était pas pour moi ce qu’il avait été autrefois : il semblait se défier, calculer ses paroles… J’aurais eu à me reprocher d’avoir trahi sa confiance, qu’il n’aurait été envers moi ni plus froid ni plus réservé,… et pourtant, Dieu sait que j’avais plutôt le droit de me plaindre moi-même !… À deux ou trois fois, j’ai failli éclater, tant son attitude me révoltait comme injuste ; mais, par réflexion, je suis parvenu à me contenir.

 

– Par réflexion ?

 

– Oui ; je me suis dit qu’après tout il connaissait mieux que moi les sentiments de Mlle Émilienne. Je m’étais flatté un jour de l’avoir attendrie ; je me trompais sans doute, et, dès lors qu’elle ne voulait pas me compter parmi ses amis, je n’étais plus qu’un importun dangereux. Dans ces conditions, toute insistance devenait ridicule, méprisable. Et je compris que si j’avais été regretté, on n’aurait pas cherché à me désespérer en me faisant croire qu’elle était morte. Puisqu’elle avait autorisé Bitard à me faire ce mensonge sinistre, c’est qu’elle avait le secret désir de se débarrasser de mon ennuyeuse personne et de ne plus jamais entendre parler de moi…

 

– Allons, vous exagérez…

 

– Je voudrais vous croire, et cependant, par moments, il me semble que ce serait un grand soulagement qu’on m’apporterait en m’enlevant tout espoir,… oui, quelque chose comme une délivrance…

 

Et il jeta à Mme de Frégose un regard merveilleusement alangui.

 

– Je pense, moi, dit-elle, évidemment satisfaite de l’épreuve, que vous ne devez pas vous retirer si vite sous votre tente. Bitard vous a-t-il donc absolument refusé l’entrevue que vous demandiez ?

 

– Pas absolument… il ne pouvait, d’ailleurs, prendre sur lui un pareil refus, et tout au moins devait-il avoir l’air, pour la forme, de s’engager à transmettre ma requête.

 

– Alors, vous attendez sa réponse ?

 

– Oui, je l’attends, sans y comptera,… malgré les promesses que je lui ai arrachées… et je ne sais vraiment pourquoi je me suis donné tant de mal… À quoi vais-je m’obstiner ? Le bonheur est-il de ce côté ? Trop de fois nous nous acharnons à courir après une chimère,… quand nous avons à notre portée une réalité plus douce et moins trompeuse…

 

Et il fit mine de s’absorber dans ses pensées.

 

– Peut-être avez-vous raison, mon ami, dit Mme de Frégose en lui prenant la main. Je n’ose condamner vos pressentiments ; mais vous vous devez à vous-même de chercher la vérité sous les ténèbres dont on l’enveloppe… Ce n’est qu’ensuite, lorsque votre édification sera complète, qu’il ne vous sera plus permis de douter que toute liberté vous soit rendue, que vous pourrez sans remords disposer de vous-même et chercher des consolations,… qui ne se feront pas attendre, et viendront même au-devant de vous… Mais, jusqu’à ce que de la bouche même de Mlle Émilienne vous ayez entendu confirmer la vanité de vos espérances, il y aurait faiblesse, erreur,… qui sait ? maladresse peut-être… à ce renoncement prématuré… Le dépit, parfois, nous conseille mal, et qui peut répondre du cœur d’une femme ? C’est souvent au moment ou elle semble de glace qu’elle est plus près de se rendre.

 

– Mme de Frégose a raison ! s’écria le marquis, qui semblait désireux d’insister. Tant que vous n’aurez pas revu cette jeune fille, vos craintes restent sans fondement… Mais peut-elle se refuser à une entrevue qui aurait les témoins de son choix, et ne serait pas de nature à la compromettre ?

 

– Elle a des précautions à prendre… Elle craint de révéler le secret de sa retraite…

 

– Bon ! vous n’êtes pas un homme à la trahir…  Elle consentira…

 

– Et en ce cas, sans doute, demanda Jessica, ce Bitard vous préviendra rapidement ?

 

– Oui, il m’a dit posséder les moyens de me faire parvenir une lettre.

 

– Ici ?…

 

– Certainement ici ;… la faire adresser ailleurs eût amené un retard que je voulais éviter.

 

– Vous avez bien fait…

 

– Toute cette histoire est vraiment intéressante et rare, dit le marquis en se levant, et, pour ma part, je ne vous le cache pas, je vais me passionner de curiosité jusqu’à ce qu’elle ait son dénouement… Et même il me vient une idée, monsieur Ribeyrolles : ce Bitard, cet invalide, n’y aurait-il pas moyen de le séduire ?…

 

– Oh ! pour cela…

 

– Bien entendu, c’est une extrémité ; il faudrait n’en venir là que s’il vous refusait tout rapprochement avec la jeune fille… Mais alors ne vous gênez pas, disposez de moi… et ne regardez pas à la somme.

 

– Je vous suis obligé, monsieur le marquis, mais Bitard ne vendrait assurément pas pour de l’argent le secret qui lui est confié.

 

– Il y a peu de gens absolument incorruptibles, croyez-moi, j’en sais quelque chose ; tout dépend de la somme et du procédé…

 

– C’est un ancien soldat, longtemps attaché à la personne du général Beauchêne…

 

– En vérité ! dit le marquis en souriant de son plus mauvais sourire.

 

Urbain en fut si frappé qu’il devina aussitôt que le marquis Hercule en savait plus long que lui sur les rapports de Bitard et du général.

 

Et le marquis pensait :

 

– Pardieu ! en toute autre circonstance, j’aurais déjà fait agir le général ; mais ici je ne tiens pas à ce qu’il fourre son nez et sa moustache ; ce ne serait ni convenable ni prudent.

 

Puis, sur nouvelle réflexion :

 

– Mais par le directeur des Invalides peut-être… Oui, de ce côté on pourrait agir…

 

Et se levant :

 

– Faites donc pour le mieux, mon cher monsieur Ribeyrolles, et de nouveau, je vous le répète, en cas de difficulté, ne craignez pas d’user de moi…

 

Urbain avait assez bien joué son jeu pour faire croire à la sincérité de son récit, à la réalité de ses doutes.

 

Mais la confiance n’était pas le faible du baron de Coppola, et comme, d’autre part, le rapport de John prouvait que le jeune homme avait déployé une certaine dextérité à se délivrer de ses espions, la surveillance organisée autour d’Urbain ne se ralentit pas.

 

Et Mme de Frégose s’emparait de tous les moments que ses travaux de laboratoire lui laissaient libres.

 

Mais elle avait changé de tactique. Très amicale, mais plus réservée dans ses expansions, elle laissait voir qu’elle ne se déciderait à commencer son rôle de consolatrice et à le jouer sans coupures que le jour où l’on aurait retrouvé la belle Émilienne…

 

Ces atermoiements comblaient les vœux d’Urbain, qui plus d’une fois s’était cru à la veille d’être forcé dans ses derniers retranchements.

 

D’ailleurs il devinait fort bien que l’ayant élevé au rang de limier, on craignait qu’il ne lui prît la fantaisie beaucoup trop tôt de changer de piste.

 

Le quatrième jour, M. de Sainte-Marie des Ursins arriva un matin comme Mme de Frégose, Urbain et le baron se levaient de table pour prendre le café dans le boudoir de Jessica.

 

Et tirant de sa poche une liasse de notes :

 

– Tenez, mon ami, dit-il à Urbain, voici le petit travail dont je m’étais chargé… Vous allez voir que, pour être définitif, il n’y manque plus que la sanction fournie par une certaine expérience, dont j’ai posé la formule, et dont nous allons faire la preuve… Mais je n’ai qu’une heure à moi. Nous avons séance aujourd’hui à l’Institut. Avalez donc vite votre café, montez préparer ce qui nous est nécessaire, et dans quelques minutes je vous rejoins… Est-ce dit ?

 

– C’est dit.

 

Urbain, servi par Mme de Frégose, avait déjà bu d’un trait sa tasse de café.

 

Un regard particulier de M. de Sainte-Marie, quand il lui avait remis les papiers, lui donnait à penser que la réponse d’Émilienne était cachée dans ce petit lot de notes chiffrées par un algébriste.

 

Il ne se trompait pas.

 

Une fois seul dans le laboratoire, il fouilla anxieusement la chère liasse et trouva une petite lettre dont la suscription avait été écrite évidemment par Bitard.

 

Il fit sauter le cachet.

 

« Soyez jeudi, à midi, aux abords du château de Dampierre et promenez-vous dans l’allée qui conduit du château à la porte de Senlisse. Quelqu’un se présentera devant vous, qui vous nommera. Écoutez celui qui vous abordera et suivez-le. »

 

Le billet était bien de l’écriture d’Émilienne.

 

Dans l’emportement de sa joie triomphante, Urbain eût volontiers fait voltiger à travers le laboratoire fioles et cornues.

 

Mais déjà Coppola montait l’escalier, précédant le secrétaire perpétuel.

 

Urbain se composa immédiatement la figure de son emploi.

 

Et on le trouva en pleines manipulations, les notes de M. de Sainte-Marie collées çà et là au mur ou au manteau de la cheminée.

 

Coppola n’avait rien soupçonné. Le savant s’était montré habile dans sa tactique, car plus d’une fois déjà il en avait usé de même avec Urbain. Et lorsque le baron les vit réellement occupés à leurs analyses et tout enfiévrés par leurs observations, il se retira.

 

Il s’agissait maintenant pour Urbain de s’absenter vingt-quatre heures et de ne pas se laisser deviner ni suivre.

 

On était au mardi, et le rendez-vous était fixé au surlendemain.

 

Il commença à mettre à exécution le plan qu’il avait conçu et pour lequel les dispositions qu’il remarquait chez Jessica le servaient à merveille.

 

Toute la soirée, et durant la journée du lendemain, il parut sombre, mélancolique, préoccupé, demandant dix fois par jour aux domestiques s’il n’y avait rien pour lui au courrier.

 

L’antichambre du laboratoire, qui était en même temps le palier de l’escalier qui conduisait sous le porche, avait une fenêtre donnant sur la rue ; il y passa deux heures, attendant anxieux une lettre qui n’arrivait pas, un messager qui ne paraissait pas davantage.

 

Le soir, Mme de Frégose fit atteler la calèche et lui proposa une promenade au bois.

 

Il répondit assez amèrement qu’il avait à écrire et courut s’enfermer chez lui.

 

Puis il attendit la nuit pour accomplir son évasion.

 

Car c’était une véritable évasion.

 

Il avait bien étudié les localités.

 

L’escalier qui descendait de son appartement et du laboratoire sous la voûte de la porte cochère, aboutissait juste devant la porte de la loge du suisse. Par là il ne pouvait donc sortir sans être vu.

 

Mais la seconde issue de son appartement était moins praticable encore, car elle donnait directement chez le baron ou dans les salons de Mme de Frégose.

 

Plusieurs fois, en descendant l’escalier, et se trouvant seul, il en avait étudié les dispositions.

 

C’était un escalier en spirale, placé dans une sorte d’entonnoir prenant jour par une lanterne vitrée placée à la partie supérieure et desservant uniquement le logis d’Urbain et son laboratoire, en apparence tout au moins, car aucune porte ne semblait s’ouvrir dans les parois boisées aux étages intermédiaires.

 

Mais, un soir qu’il remontait chez lui, Urbain avait été frappé, à vingt-cinq marches au-dessus du vestibule, du soudain vacillement de la bougie qu’il tenait en main. S’assurant d’abord qu’il était bien seul, il inspecta le mur, et, guidé par un vif courant d’air qui couchait la flamme à son approche, il découvrit une porte habilement dissimulée, aperçut dans une rainure du panneau, déguisé par une couche de peinture, le bouton d’un ressort qui jouait sous la pression du doigt, et la porte s’ouvrit.

 

Tout d’abord sa découverte lui parut sans intérêt.

 

La petite pièce où cette porte donnait accès était une sorte de réserve où l’on entassait des malles vides. Évidemment on n’y pénétrait que lorsque l’on avait à préparer les déplacements des maîtres de l’hôtel, et Urbain allait se retirer après avoir parcouru ce capharnaüm de valises et de caisses de toutes tailles, quand son attention fut attirée par la fenêtre qui éclairait la pièce, grâce à la lumière d’un bec de gaz fort voisin.

 

Cette fenêtre donnait donc sur la rue.

 

Il s’en approcha, et vit qu’elle n’était pas à plus de deux mètres du sol.

 

C’était pour lui la clef des champs.

 

Ne pouvait-il pas, en effet, grâce à cette fenêtre, échapper à la surveillance dont on l’entourait ? Par cette ouverture placée à six pieds du sol, il devenait facile, la maison close et tout le monde endormi profondément, de se laisser glisser dans la rue, sans aucun risque.

 

Qui sait même si la rentrée ne s’opérerait pas avec une égale facilité ?

 

Un rebord de cimaise servant de marchepied, un homme de sa taille devait atteindre à l’armature de fer du balcon, et, à la force des poignets, se hisser et grimper jusqu’à l’ouverture.

 

Mais il se réserva d’en faire l’épreuve seulement lorsqu’une circonstance grave lui commanderait de s’absenter secrètement de l’hôtel.

 

Et la lettre d’Émilienne lui en fixa le moment.

 

Après avoir écrit et cacheté un petit billet à l’adresse de Mme de Frégose, qu’il plaça en évidence sur une table de sa chambre à coucher, où John avait l’habitude de trouver chaque jour son courrier, il éteignit ses bougies, fit ses préparatifs en silence et dans l’obscurité, et attendit que le sommeil eût gagné tous les habitants de l’hôtel.

 

Il comptait les heures.

 

Lorsque trois heures sonnèrent, il se dit que tous les espions, trompés par son attitude, devaient dormir profondément et que le moment était venu.

 

Et les bottes soigneusement enveloppées dans des chiffons de feutre noués à la cheville, et qu’il avait trouvés au laboratoire, il descendit à pas comptés.

 

Il savait le nombre de marches qu’il lui fallait franchir pour arriver juste au niveau de la porte masquée, et, du premier geste, il toucha le ressort.

 

La porte céda, il se glissa dans l’intérieur, referma sans bruit le panneau et écouta.

 

Rien ne bougeait.

 

Éclairé par le bec de gaz, il alla doucement ouvrir la fenêtre, dont il assujettit et cala chaque battant, pour qu’en son absence le vent ne la fit pas se refermer, et il inspecta la rue.

 

La rue était absolument déserte.

 

Dans la direction du faubourg Saint-Honoré, il entendit résonner le pas cadencé de deux sergents de ville. Il vit leur silhouette traverser la chaussée, puis disparaître.

 

– Allons ! dit-il.

 

Et il enjamba la balustrade, se laissa glisser le long du mur, tout cramponné aux ferrures du balcon. Une entaille où son pied s’arrêta lui permit de regarder au-dessous de lui.

 

Cinquante centimètres à peine le séparaient du sol.

 

Il se laissa tomber sans bruit et, gagnant l’ombre, arriva au coin de l’avenue Gabrielle.

 

Là, il s’arrêta un instant pour examiner si rien ne se passait d’extraordinaire derrière lui, dans la direction de l’hôtel de la Roche-Jugon.

 

Tout était calme. Personne n’avait bougé dans l’hôtel. Aucune lumière. Il était évident que sa fuite avait pu s’accomplir sans éveiller l’attention de personne.

 

Les choses marchaient au mieux. Dans la matinée, John trouverait la lettre qu’il avait pris soin d’écrire, et la porterait à Mme de Frégose.

 

Dans cette lettre, il jouait le désespéré. Pris d’un accès subit de spleen, il déclarait qu’il allait revoir ce coin du bois de Vincennes où il avait cru un jour trouver un remède à ses maux. Il promettait de ne plus se laisser aller à la tentation, mais il avait besoin de ce jour de solitude pour se préparer à la vie nouvelle qu’il voulait se faire… Il reviendrait, ayant conduit le deuil de ses illusions et délivré du passé.

 

Et, pendant qu’on le chercherait peut-être aux environs du lac des Minimes, il serait à Dampierre, attendant le messager d’Émilienne.

 

– Personne sur mes talons, se dit-il ; mais, tant que je serai dans la zone des Champs-Élysées, on peut encore me dépister…

 

Et, de son pas le plus rapide, il franchit le terre-plein du Cirque, traversa la grande avenue, tourna le palais Marigny, et, par le pont de la Concorde, se jeta dans le faubourg Saint-Germain.

 

Là, son avance était acquise, et, comme on ignorait le but de sa course, il devenait plus difficile de le rejoindre.

 

– J’ai tenu parole à Bitard. Personne ne m’espionnera, et j’aurai pu voir Émilienne sans compromettre le secret de sa retraite.

 

Et il gagna allégrement, respirant à pleins poumons l’air frais de cette nuit d’été, la gare de Sceaux et de Limours.

 

À l’heure fixée il se trouvait dans la grande avenue qui mène du château de Dampierre à la porte de Senlisse…

 

D’abord il n’y vit personne, et crut être arrivé le premier au rendez-vous.

 

Mais bientôt il entendit marcher derrière lui.

 

Il se retourna et se trouva en présence d’un inconnu qui lui dit, le sourire aux lèvres :

 

– Je vous salue, monsieur Urbain Ribeyrolles.

 

C’était Caillebotte. Dissimulé derrière un chêne, il l’avait laissé passer en avant pour avoir le temps de le considérer.

 

– Vous me connaissez ?

 

– Seulement depuis le 25 juin.

 

– Hein ?

 

– Oui, le bois de Vincennes était très bien fréquenté ce jour-là… et, si certain baron ne m’avait pas devancé, il est probable que c’est moi qui vous aurais épargné une folie que vous devez être fort aise à cette heure de n’avoir pu pousser à bout.

 

Urbain regarda son interlocuteur avec étonnement.

 

– Vous en savez bien long.

 

– Bien plus long encore que vous ne pouvez supposer. Mais prenez la peine de me suivre et vous en saurez bientôt tout autant que moii,… sur certains points du moins.

 

– Je suis prêt.

 

– Mais avant de vous conduire auprès de Mlle Émilienne, je suis chargé de vous poser quelques questions.

 

Et comme il vit Urbain un peu agacé :

 

– Oh ! ne vous gendarmez pas… et causons sérieusement. Vous ne savez qui je suis et cela vous paraît étrange que je sois déjà mêlé à votre existence et que je me pose en inquisiteur. Mais, si vous tenez à ne pas démériter de la confiance qu’on vous a témoignée en vous donnant ce rendez-vous, si ardemment sollicité par vous, soyez moins ombrageux et plus docile.

 

Urbain rougit et comprit son tort.

 

– Je vous remercie de la leçon, monsieur, et je l’accepte ; je ne devrais pas oublier, en effet, la grâce qui m’est faite et quels dangers on brave en m’accueillant. Interrogez-moi, et je répondrai du meilleur gré, je vous l’atteste.

 

– Allons, voilà qui est bien. Et nous allons nous entendre à merveille. Car je suppose que vous n’êtes pas dupe du Coppola et que vous n’avez eu garde de vous laisser prendre aux papiers de famille qu’il vous aura produits ?

 

– Oh ! je tiens ce cher oncle pour un parfait aventurier, et si j’ai accepté de séjourner à l’hôtel de La Roche-Jugon, c’est que j’ai lu en partie dans son jeu et dans celui de Mme de Frégose…

 

– Et de quelle manière vous y êtes-vous pris pour échapper à leur surveillance ?

 

Urbain raconta comment il s’était rendu compte de l’aménagement de l’hôtel, et de quelle façon il en avait profité.

 

– Oui, c’est assez bien trouvé,… et vous comptez rentrer de même… pendant la nuit ?

 

– N’est-ce pas votre avis ?

 

– Non ;… je crois, au contraire, que, pour vous ménager une seconde fois cette sortie facile, vous devez opérer votre rentrée par la grande porte, au vu et su de tout le monde, comme quelqu’un qui n’a aucun intérêt à se cacher. De la sorte, si on n’a pas visité cette chambre de débarras, on croira que vous êtes sorti tout naturellement au petit jour par la porte, pendant que les piqueurs et le suisse étaient occupés dans les cours… Vous avez passé sans être vu… Voilà votre version. Et votre truc reste intact : il peut resservir avec le même succès au premier jour.

 

– Vous avez raison.

 

– Tandis que si on ne vous voit pas plus rentrer qu’on ne vous a vu sortir, on cherchera, on s’ingéniera, et le Coppola mettra le nez sur la petite fenêtre de l’entresol,… c’est immanquable… Or, il peut se produire tel incident où il faille que, sans perdre une minute, vous accouriez nous donner l’éveil, ne l’oublions pas.

 

– Oui,… et je regrette maintenant cette fenêtre ouverte, aux battants calés ; j’aurais dû trouver un procédé pour la refermer derrière moi… On peut, de la rue, la voir ainsi béante, s’étonner et visiter la chambre.

 

– La précaution était inutile… Mais il n’est pas dit qu’on y regardera. Ne nous alarmons pas d’avance…

 

Ils étaient arrivés à la lisière du bois.

 

Caillebotte inspecta soigneusement les environs.

 

– Je crois bien que vous n’avez personne à vos trousses… Mais je n’en serai absolument sûr que lorsque nous aurons traversé ce taillis.

 

– Pourquoi ?

 

– C’est bien simple ; nous allons nous engager dans le bois, au plus épais, par des sentiers qui s’entrecroisent, que j’ai bien pratiqués et qui seraient un labyrinthe inextricable pour de nouveaux venus. Et je vous préviens que je ne vous conduirai pas par le plus court. Mais de quelque côté que nous nous dirigions, nous aurons derrière nous, invisible, surveillant tout, à distance, une vigie d’arrière-garde qui ne se laissera pas prendre en défaut.

 

– Et si quelque espion de Coppola m’a suivi…

 

– Forcément il s’engagera sur notre piste, à travers boise qu ;… nous le mènerons au plus épais, et, sur un signal convenu, nous nous dérobons par un écart subit. Ne sachant plus où nous sommes passés, son fil conducteur se trouvera rompu, et je lui donne bien alors vingt-quatre heures avant qu’il s’en puisse tirer… Ne perdit-il qu’une heure, chose invraisemblable, nous serons hors d’atteinte quand il aura gagné la plaine.

 

– Une véritable ruse de trappeurs !

 

– Comme vous dites.

 

– Mais si, – ce que je crois, – personne ne m’a vu sortir ?

 

– Oh ! alors, rassurez-vous, la promenade s’abrégera… Nous ne vous ferons pas languir…

 

Ils marchèrent environ vingt minutes par des sentiers tortueux et si étroits, qu’ils ne pouvaient y passer de front, au milieu d’une frondaison épaisse qui bornait absolument la vue à quatre pas.

 

Arrivé à une petite clairière que dominait un vieux chêne oublié ou épargné pour sa beauté au milieu de ce jeune taillis, Caillebotte s’arrêta et fit signe à Urbain d’attendre et d’écouter.

 

Et, disposant ses doigts d’une certaine façon dans sa bouche, il lança une modulation douce et grave, à laquelle, au bout de quelques secondes, répondit le cri strident de la pie surprise au gîte.

 

– Parfait ! dit Caillebotte. Personne n’a pénétré dans le bois… Nous pouvons couper au plus court…

 

L’émotion gagnait Urbain. Il se disait que maintenant chaque pas qu’il allait faire le rapprocherait d’Émilienne.

 

Et il fut pris d’une sorte de tremblement nerveux lorsque Caillebotte, lui montrant, de la crête où ils débouchèrent tout à coup, la petite vallée où se cachait la Closerie des Acacias, lui dit :

 

– C’est là !

 

– Là…

 

Il fut obligé de s’appuyer à un arbre et d’attendre que les battements précipités de son cœur, en s’apaisant un peu, lui permissent de reprendre sa marche.

 

Caillebotte le suivait du coin de l’œil sans mot dire, mais très content de son examen.

 

Il y avait là tous les indices d’une passion sincère et vraie, il n’en pouvait douter.

 

Et d’ailleurs Urbain, après sa petite pique d’amour-propre, si promptement rachetée, avait gagné peu à peu toutes ses sympathies.

 

– Pardonnez-moi, dit Urbain, cette faiblesse, mais il y a si longtemps que j’appelle de mes vœux sans succès ce quart d’heure de joie ,… que je me sens comme anéanti au moment de revoir cette amie si chère que je croyais à jamais perdue pour moi…

 

– Hé ! je suis loin de vous en vouloir de cette preuve de la profondeur de votre affection… Mais prenez courage… Quand il a été question de vous faire venir à Méridon, on m’a consulté et, je ne vous le cache pas, vous sachant sous la coupe du Coppola, craignant une imprudence, une étourderie de jeune homme, j’hésitais un peu… Mais Mlle Émilienne a une telle foi dans votre loyauté, un tel regret aussi de l’acte de désespoir dont elle fut indirectement la cause, qu’elle nous a tous convaincus… Si vous êtes ici, c’est bien par sa volonté et son désir, énergiquement exprimés et soutenus…

 

Comme ils s’engageaient dans le chemin creux, un étranger parut à l’entrée du sentier qui descendait également du bois, – étranger pour Urbain seulement, – car c’était Corréard.

 

– Eh bien ? fit Caillebotte.

 

– Nous pouvons agir sans inquiétude. M. Ribeyrolles a parfaitement déjoué toute surveillance.

 

– On me cherche peut-être au bois de Vincennes, dit en souriant Urbain, qui avait parlé à Jacques de sa lettre à Mme de Frégose.

 

– Je le crois assez volontiers… et s’il en est ainsi, nous leur donnerons satisfaction.

 

– Comment ?

 

– Oui, s’ils vous cherchent bien, ils vous y trouveront.

 

– À Vincennes ? Je ne saisis pas.

 

– Laissez faire, je vous expliquerai cela plus tard.

 

Déjà il faisait jouer le ressort qui ouvrait la porte de l’habitation de Mme Saint-Ange.

 

II

PETIT CONSEIL DE GUERRE.


Bitard était de planton derrière la haie et secoua vigoureusement à deux reprises la main que lui tendait Urbain.

 

– Bon ! bon ! bon ! ça va aller… Maintenant, nous sommes en force… Patience, patience, mon cher garçon, l’état-major vous attend là-bas sur la pelouse.

 

Et il montrait venant au-devant d’eux Mme Saint-Ange, appuyée sur le bras d’Émilienne.

 

Quand Urbain s’approcha, la jeune fille le reçut sans fausse honte et la main tendue.

 

Une légère rougeur couvrait ses joues, mais ses yeux brillaient de joie.

 

Cette démarche était, de sa part, presque un engagement, elle s’en rendait compte et ne reculait pas.

 

– Vous me voyez ici entourée de cœurs généreux qui m’ont secourue dans ma détresse et qui rêvent plus encore. On veut me rendre un père dont la tendresse m’a été volée, venger la mémoire de ma chère et pauvre mère, réduire à l’impuissance les misérables qui, après avoir consommé ma ruine, poursuivent encore contre moi je ne sais quel raffinement odieux de haine. J’ai pensé que votre amitié, monsieur Urbain, marquait votre place au premier rang de mes défenseurs.

 

– Ah ! vous comblez mes vœux…

 

– J’ai beaucoup aussi à me faire pardonner…

 

– Allons donc ! interrompit Bitard, c’est moi seul qui suis coupable, il le sait, et je lui en ai déjà fait mon mea culpa et mes excuses… Et il ne pourrait jamais arriver à m’accabler d’autant de reproches que j’ai éprouvé de remords… Et je sentais trop, allez, que si vous eussiez passé l’arme à gauche de mon fait, on ne me l’aurait jamais pardonné…

 

– Nous nous expliquerons à table, dit Mme Veronica, qui jugea le moment venu d’intervenir ; monsieur Ribeyrolles, offrez votre bras à Émilienne, Jacques me donnera le sien, et quand on vous aura laissé le temps de reprendre des forces, car voici bien deux heures que vous marchez par la campagne, les bavards auront leur tour.

 

Il n’y avait guère plus de deux cents pas à faire pour traverser le boulingrin et gagner la maison d’habitation. Mais ces deux cents pas lentement franchis, le bras d’Émilienne reposant sur le sien, constituaient pour Urbain le plus doux et le plus délicieux tête-à-tête.

 

Quand ils pénétrèrent dans la salle à manger, tous deux souriaient, leurs mains se pressaient, et leurs yeux étaient humides de larmes… mais c’étaient des larmes de joie.

 

Le déjeuner fut plein d’entrain. Chacun se sentait heureux du bonheur de ces beaux jeunes gens.

 

Caillebotte, tout en faisant honneur au repas, avait mis Urbain au courant de la situation, lui avait appris ce qu’il poursuivait ainsi que Corréard, et par quelles circonstances il s’était trouvé appelé à s’occuper de Mlle Émilienne en même temps que de Pervenche et de Thaddée.

 

De son côté, Urbain avait raconté toute son histoire, depuis son départ de la rue Charlot, et les détails de son installation rue du Cirque. Il avait dit l’étrange ressemblance qu’il avait remarquée entre Mme de Frégose et Mlle Émilienne, et sur quels indices il avait pressenti qu’il se trouvait au milieu des persécuteurs de la jeune fille et deviné le rôle qu’on lui avait destiné.

 

– Vous ne vous trompiez pas, dit Jacques ; mais il est temps que vous en sachiez davantage.

 

Puis se tournant vers Émilienne :

 

– Si vous le permettez, mademoiselle, je vais moi-même mettre M. Ribeyrolles au courant de toute cette histoire.

 

– Non seulement je vous le permets de grand cœur, monsieur Jacques, mais je vous en prie. Elle me serait trop pénible à raconter.

 

– C’est ce que j’ai pensé.

 

À ce moment, par les fenêtres grandes ouvertes de la salle à manger, Jacques aperçut Bitard qui se promenait autour d’une corbeille de géraniums en fumant sa grosse pipe d’écume à tête de Kabyle.

 

– Vous souvenez-vous, dit-il à Urbain, du jour où cette pipe que fume en ce moment Bitard vous fournit l’occasion de vous faite écouter de lui ?

 

– Certes, et c’est le nom du général Beauchêne…

 

– Et votre nom de Ribeyrolles, qu’il n’avait pas encore entendu prononcer, qui changèrent subitement ses dispositions à votre égard.

 

– Je l’ai bien compris.

 

– Mais vous n’en pouviez connaître les motifs tout entiers. Ce qui me permet aujourd’hui, au début de mon récit, de vous faire une surprise…

 

– Une surprise ?

 

– Qui ne vous sera pas désagréable. Jugez-en. Le colonel Beauchêne, aujourd’hui général et sénateur, avait épousé, pendant son séjour à Grenoble une parente de votre mère.

 

– Sa cousine, Mlle Laure Nargeot.

 

– Eh bien ! Mme Beauchêne, de son mariage, eut une fille, qui est votre cousine à la mode de Bretagne, c’est-à-dire au second degré, et qu’un hasard intelligent a placée sur votre route, sans que vous vous en doutiez.

 

Urbain se leva très agité…

 

– Émilienne,… s’écria-t-il, c’est vous !…

 

– Oui, mon cousin…

 

– Et c’est cette parenté ignorée de vous, poursuivit Jacques, qui vous a fait trouver grâce devant Bitard d’abord et qui vous a fait pardonner ensuite par mademoiselle, votre poursuite étourdie du début… Oh ! vous avez racheté tout cela, je le sais ; mais si l’on vous a un jour témoigné quelque confiance, c’est au cousinage surtout que vous le devez.

 

– Oui, je comprends maintenant bien des réticences inexpliquées… Mais Mme de Frégose et cette ressemblance qui m’a si profondément frappé ?

 

– J’y arrive. Quand le colonel Beauchêne vint prendre garnison à Grenoble, il quittait l’armée d’Afrique, où il avait servi dix ans et gagné brillamment tous ses grades. Peut-être l’eût-on fait encore avancer sur place, car on appréciait son expérience de la guerre algérienne et sa parfaite connaissance des dialectes arabes ou kabyles, mais ses supérieurs sentaient le besoin de le faire rentrer en France, espérant ainsi le forcer à rompre une liaison qui lui avait été fatale et avait même failli le compromettre gravement.

 

Il avait, en effet, connu à Alger la femme d’un capitaine d’habillement de la légion étrangère, un certain Pozzo, d’origine sarde, qui se faisait appeler M. le comte de Pozzo, sans aucun droit d’ailleurs.

 

La Pozzo menait grand train, tenait maison ouverte, où l’on jouait fort gros jeu, et avait été l’héroïne d’une foule d’aventures qui, presque toutes, s’étaient dénouées par quelque ignoble histoire de chantage dont profitait le mari. Un beau jour le tapage fut si grand et la victime cria si haut, que le Pozzo se hâta de profiter d’un congé de semestre pour disparaître, ce qui ne l’empêcha pas d’être l’objet d’un rapport au gouverneur, qui le cassa de son grade, pour purger l’armée d’un officier qui déshonorait son épaulette.

 

Mais le Pozzo, qui resta des années sans reparaître à Alger, s’était bien gardé d’emmener sa femme. C’est alors qu’elle était en quelque sorte libre, et que tout le bruit qui s’était fait autour d’elle venait de s’apaiser, que le lieutenant Beauchêne la rencontra et devint sa proie. Mme de Pozzo était d’origine maltaise, d’assez basse extraction, et corrompue dès l’enfance comme toutes les filles de sa race ; elle joignait à la beauté la plus étrange une rare science de séduction.

 

Le lieutenant Beauchêne n’était pas un officier de fortune ; tout au contraire, il était arrivé au régiment déjà maître d’une soixantaine de mille livres de rentes, qui devaient se quadrupler bientôt par le produit de divers héritages. En femme habile, voulant s’attacher un ami si précieux, elle alla au-devant de tous les propos qu’on ne pouvait pas manquer de tenir sur son compte en présence du jeune officier. Elle lui raconta elle-même, à sa façon et à son avantage, les scandales de son passé. Elle sut se faire blanche comme neige, et Beauchêne crut longtemps qu’elle avait été la victime de son indigne mari. Aussi réussit-elle à prendre sur lui un tel empire, qu’il n’hésitait pas à s’afficher avec elle dans toutes les occasions, au théâtre, à la promenade, aux courses.

 

Il lui avait constitué un état de maison ridiculement luxueux, et les conseils, les avertissements de ses meilleurs amis n’y pouvaient rien. En vain, pour l’arracher à cette possession funeste, le désignait-on pour les expéditions les plus éloignées et les plus longues, on ne réussit qu’à lui fournir de nombreuses occasions de faire ses preuves et de gagner, à force d’actions d’éclat, l’indulgence de ses chefs pour less imprudences de l’homme privé. Un incident contribua encore à resserrer ces liens. La Pozzo devint enceinte et lui annonça qu’il allait être père.

 

– Jessica ?

 

– Oui, cette Jessica qui se fait aujourd’hui appeler Mme de Frégose, est née de cette liaison. Mais la joie du commandant Beauchêne, – il était alors commandant, – fut bien vite traversée par le retour du mari, qui n’avait jamais cessé de correspondre avec sa femme, et trouvant la position désormais suffisamment compliquée pour lui permettre de pêcher en eau trouble, jugea le moment tout à fait opportun pour reparaître.

 

Le commandant eût bien voulu le faire jeter à la porte quand il se présenta, mais le scandale eût rejailli sur lui ; l’autre avait des droits et prétendait en user. Il les voulut lui-même complets, et la Pozzo obtint du commandant que, pour quelque temps, il prendrait patience et consentirait à jouer le patito dans ce ménage à trois.

 

– Mais cela ne pouvait durer.

 

– Aussi les catastrophes arrivèrent-elles successives. Le commandant eut un beau jour le sentiment que l’aventurière dont il s’était cru passionnément aimé, lui préférait le drôle qui l’avait associée à sa vie et sans doute formée à son image. La conséquence de cet accès de jalousie fut de lui faire tomber les écailles des yeux. Il se mit à scruter le passé de la belle et ne tarda pas à avoir horreur de son aveuglement.

 

Il était encore dans l’âge où l’on se reprend ; il résolut de faire un grand effort sur lui-même et de rompre à temps cette liaison qui commençait à lui imposer des compromissions par trop honteuses. Mais ce ne fut pas facile. On tenait à lui, et l’idée de le perdre fit comprendre à la Pozzo qu’elle avait tendu la corde à la briser en voulant lui faire admettre et tolérer le regain de ses amours conjugales. Le commandant, c’était sa fortune, son luxe, son train de maison, c’était l’avenir doré ; elle n’y voulait pas renoncer et prévint son mari qu’on lui fournirait une riche pension à la condition qu’il disparaîtrait de nouveau. Mais l’autre n’entendit pas de cette oreille. La petite Jessica, née en son absence et presque avouée comme la fille du commandant, devenait pour lui une arme terrible contre sa femme et son amant. Il menaça d’un procès et posa ses conditions.

 

Pour quitter Alger et reconnaître Jessica, il voulait 200,000 francs comptant et une pension de 25,000 francs avec la tutelle de l’enfant, qu’il emmènerait. Quand la Pozzo transmit cet ultimatum au commandant Beauchêne, il commençait à être si bien édifié sur son compte, qu’il se borna à hausser les épaules. Maintenant qu’il était résolu à rompre avec la femme, les menaces du mari lui importaient peu. Et il prit le parti de ne plus remettre les pieds chez sa maîtresse. Une expédition était annoncée, il en avait sollicité et obtenu le commandement, et ses préparatifs à faire, ses plans à combiner, lui fournirent un excellent prétexte pour se cantonner chez lui.

 

– On l’y relança bientôt.

 

– Comme vous le pensez, le Pozzo était furieux. Il avait cru mieux établi l’empire de sa femme sur le commandant, et cette retraite subite ne lui laissait plus le choix des moyens. Il se présenta chez M. Beauchêne, sans doute pour le menacer du scandale qu’il préméditait, mais il était naturellement consigné, et comme il insistait pour pénétrer, Bitard lui offrit de le faire sortir par la fenêtre.

 

– Et il n’y eût sans doute pas manqué.

 

– Le soir même, le procureur général recevait sa plainte en adultère. Le drôle avait la loi pour lui. Il allait falloir suivre, si en faisant quelques sacrifices le commandant n’obtenait pas qu’elle fût retirée. Le gouverneur, informé, avait fait appeler le commandant Beauchêne et lui avait vivement conseillé de transiger pour éviter un scandale qui rejaillirait sur l’armée, quand un incident des plus imprévus vint enterrer judiciairement l’affaire.

 

– Ce que nous appelons des hasards intelligents dit Corréard.

 

– Justement. Depuis son retour à Alger, le Pozzo avait fait dresser chaque soir, dans le salon de madame, des tables de lansquenet, – la mode était au lansquenet, que le baccarat a détrôné depuis. En somme, il avait transformé la maison en tripot. Ce jour-là, un capitaine de zouaves que la malchance poursuivait, crut s’apercevoir que l’amphitryon taillait ses banques avec infiniment trop d’habileté, et il le lui dit. Le Pozzo s’indigna, lança un mot trop vif, reçut une paire de soufflets ; furieux, demanda raison, si bien que les témoins choisis, on descendit au jardin, où, après une passe de cinq minutes, notre homme reçut à la gorge un joli coup d’épée qui lui perfora la carotide et le jeta bas, parfaitement mort, sans qu’il eût le temps de dire : Ouf !

 

– Un coup d’épée providentiel.

 

– Le commandant partit pour la Kabylie, sans revoir la Pozzo, se bornant à lui faire remettre, au nom de Jessica, un contrat de rente qui devait servir à élever l’enfant et à la doter. L’expédition terminée, il fut nommé colonel d’un régiment en garnison à Grenoble, et s’embarqua directement pour la France, à Bone, évitant ainsi de repasser par Alger.

 

– Et c’est à Grenoble qu’il retrouva mon père ?

 

– Oui, un ancien ami d’enfance, dont la famille devint la sienne. C’est là qu’il connut la cousine de votre mère, Mlle Laure Bertin-Nargeot et qu’il l’épousa, heureux de retrouver, grâce au dévouement affectueux de cette âme tendre, la paix qui l’avait fui.

 

– Je le revois encore, à travers mes souvenirs d’enfance, si plein d’attention pour sa femme, adorant sa fille. Le ménage du colonel du 54e de ligne était partout cité comme un ménage modèle. Mais, à cette époque, Bitard n’était plus auprès de M. Beauchêne.

 

– Non, il était resté en Afrique, où le colonel le prit avec lui en 1861, à son retour d’Alger, qu’il habita encore trois ans. Mais alors la Pozzo avait disparu et son repos ne fut troublé que par l’évocation du passé, s’il lui plut de l’évoquer, ce dont je doute. En 1864, promu général de brigade, il quittait définitivement l’Afrique pour se rendre à Nancy, où il était désigné pour faire partie du 3e corps. Après la campagne de 1870, où il pensa vingt fois rester sur le champ de bataille et gagna les trois étoiles du divisionnaire, il revint à Paris comme président d’un des comités de la guerre.

 

– Je l’y ai vu un jour, à son bureau ; à l’occasion de la mort de mon père, je reçus de lui une lettre des plus affectueuses… J’allai lui rendre visite,… je ne l’ai pas rencontré depuis.

 

– Vous disiez tout à l’heure qu’à Grenoble, M. Beauchêne était cité comme un mari modèle. Il resta quinze ans digne de cette réputation. Mais, en 1874, commença à se faire sentir l’influence, d’abord mystérieuse, qui allait l’arracher à sa femme, à sa fille et l’amener un jour, sous les plus faux prétextes, à détourner la tête ; non, il faut la regarder en face, c’est à cette condition seule que nous serons forts…

 

– Je sens aussi bien que vous, mademoiselle, répondit Caillebotte à cette supplication filiale, combien ce rôle d’accusatrice vous est pénible, et j’atténue autant qu’il m’est possible, dans les termes dont je me sers, les torts du général… M’est-il permis pourtant d’oublier qu’il vous a faite orpheline de son vivant, et que ses injustes accusations ont conduit au tombeau votre malheureuse mère ?…

 

– Qu’on l’ait trompé, circonvenu, qu’il se soit laissé guider par faiblesse dans la voie coupable où il est entré, les conséquences de ses actes sont là pour témoigner contre lui, et quand nous allons engager la lutte avec tous ceux qui l’entourent et l’aveuglent, nous ne devons plus, parce que la vérité nous paraît cruelle, fermer les yeux et détourner la tête ; non, il faut la regarder en face, c’est à cette condition que nous serons forts…

 

– Hélas ! vous avez trop raison…

 

– J’abrégerai, cependant. Le général, je vous l’ai dit, monsieur Ribeyrolles, avait peu à peu déserté son logis. Sous prétexte d’occupations toujours croissantes, il commença par ne plus paraître que rarement le soir chez sa femme. Bientôt il prit ses repas au dehors. Au bout de six mois, on ne pouvait plus répondre des heures où on le trouverait chez lui ; ses nuits mêmes s’écoulaient on ne sait où.

 

Quand Mme Beauchêne tenait absolument à lui communiquer quelque fait important, on devait se résigner à lui écrire ou à le faire demander au ministère, certains jours de réunion du comité dont il faisait partie.

 

Les amis qu’elle recevait se taisaient, soit par lâcheté, soit par pitié.

 

Un jour pourtant, un vieux chirurgien militaire qui avait vu naître Mlle Émilienne et qui rongeait son frein depuis longtemps, ne put plus garder le silence ; il éclata et révéla à Mme Beauchêne à la fois le passé et le présent. D’un mot je vous éclairerai. Le général avait rencontré dans un monde peu scrupuleux, parce que les étrangers y dominent, Mme de Pozzo et sa fille, Jessica ; et les deux femmes avaient réussi à jeter le grappin sur lui. Cette fois elles semblaient le tenir si bien, qu’elles ne craignaient pas de l’arracher à sa famille. Elles voulaient plus encore. On sut bientôt le but qu’elles poursuivaient.

 

Un jour, un homme d’affaires se présenta chez Mme Beauchêne, chargé de lui transmettre les volontés de son mari.

 

Dans une lettre brutale et brève, il disait qu’on lui avait enfin ouvert les yeux, qu’il savait maintenant le secret de la naissance de sa fille et le rôle qu’on lui avait fait jouer en le poussant à un mariage destiné à couvrir une faute et une honte. Il déclarait, en conséquence, qu’il répudiait à jamais une femme indigne de lui, qu’il entendait se soustraire à une paternité équivoque.

 

Et l’homme d’affaires arrivait nanti d’une demande de séparation qu’il était chargé de faire signer à Mme Beauchêne. Vous jugez dans quelle crise épouvantable une accusation pareille jeta la pauvre victime de ce complot infâme, qui ne reposait que sur les mensonges impudents de la Pozzo et de sa fille. Bien que frappée au cœur, Mme Beauchêne refusa de rien signer, déclarant qu’elle réclamait avant tout du général l’explication de ses calomnies.

 

– Le moins qu’il dût faire.

 

– Mais il n’avait garde. Il signifia à la malheureuse femme que, ne voulant pas d’un procès, il était résolu à la réduire à la dernière nécessité pour l’amener à se soumettre. Et il commença d’abord, pour se mettre à l’abri de toute poursuite, pour parer à toute entrevue, par se faire donner une mission temporaire de six mois en Algérie, et partit accompagné de Mme de Pozzo et de Jessica.

 

– Lui, jadis si loyal, si franc… C’est à n’y pas croire.

 

– Je ne suis pas au bout. Les deux aventurières profitèrent de leurs avantages. Pendant cette absence, on vint avertir Mme Beauchêne que l’hôtel qu’elle habitait avait été vendu à l’amiable ; on l’avisa d’avoir à emporter dans le plus bref délai ses effets personnels et ceux de sa fille, attendu que la vente du mobilier était déjà annoncée pour la quinzaine suivante, et à l’appui de ces injonctions, elle reçut la visite d’un notaire que vous devez avoir vu plusieurs fois à l’hôtel de la rue du Cirque, Me Dupeyrat…

 

– En effet, l’homme de confiance du marquis…

 

– Oui, un maître coquin à qui je garde le prix de ses services…

 

– Si je peux vous aider à payer ses mérites…

 

– Oh ! vous aurez votre rôle et vous le jouerez avec entrain, je le sais… Mais revenons au Dupeyrat. Il essaya d’insinuer à Mme Beauchêne que, par son refus de signer la demande en séparation, elle compromettait gravement l’avenir de sa fille. Il ne lui restait en propre que sa dot, dont le montant liquidé, et que l’on tenait à sa disposition, était bien peu de chose. Pour éviter ce scandale, le général offrait une pension de douze mille francs réversible, après la mort de sa mère, sur la tête de Mlle Émilienne, qui, en échange, renoncerait par écrit à la succession du général. Mais, si l’on refusait ces propositions, il fallait s’attendre à encourir les conséquences de la colère du général, qui les abandonnerait absolument et saurait bien dénaturer sa fortune pour se soustraire à toutes revendications.

 

– Quelle infamie !…

 

– Monsieur Urbain, de grâce !…

 

– Ah ! cette Jessica ! comme tout ce récit éclaire pour moi les dessous de ce caractère, que je devinais à moitié…

 

– Mme Beauchêne, continua Jacques, repoussa avec dignité les propositions de Me Dupeyrat, et d’un mot mit un terme à sa mission : « Jamais, dit-elle, elle ne consentirait à une transaction qui semblerait l’aveu d’une faute qu’elle n’avait pas commise. » – Ce n’était pas seulement au nom de son honneur outragé qu’elle refusait tout pourparler sur un pareil sujet, mais aussi comme gardienne du nom qui appartenait à son enfant, de sa légitimité, qu’elle ne permettrait pas de mettre en doute.

 

Il est à supposer qu’alors Me Dupeyrat prit de nouvelles instructions près de Mme de Pozzo, car quelques jours après, les affiches de vente couvraient les murs de l’hôtel, et par une lettre recommandée à la poste, le notaire invitait Mme Beauchêne à lui désigner celui de ses confrères ayant sa confiance et chez lequel il s’empresserait de déposer la petite fortune personnelle de Mlle Laure Bertin-Nargeot, telle qu’elle était mentionnée au contrat de mariage. C’est alors que Mme Beauchêne désigna Me Bompard, qui avait eu quelques rapports avec sa famille.

 

– Je crois me souvenir, en effet, que Me Bompard était le correspondant, à Paris, de notre notaire de Grenoble.

 

– Puis montant dans un fiacre, n’emportant que quelques malles, leurs vêtements et des bijoux de famille, Mlle Émilienne et sa mère quittèrent à jamais l’hôtel qu’elles avaient habité près de quinze ans, et où les commissaires-priseurs entrèrent derrière elles par la porte laissée ouverte.

 

– Quoi ! sans protestations aucunes ! mais un avocat habile eût fait reculer cette haine audacieuse…

 

– Oui, avec un procès, des plaidoiries, du scandale. Certes, la faute en fût retombée sur celui dont la conduite eût provoqué ce tapage…

 

– Naturellement.

 

– Mais, c’est ce que voulait éviter à tout prix Mme Beauchêne, qui espérait que sa résignation lui ramènerait un époux qu’elle n’avait pas réussi à haïr malgré ses torts. Elle nourrissait en vain cette illusion. La douleur la mina rapidement, et elle mourut en confiant Mlle Émilienne à Bitard, qui ne les avait pas quittées.

 

– Et, à cette nouvelle, le général n’accourut pas près de l’orpheline ?

 

– À supposer qu’il en eût conçu le désir, il était sans doute veillé de trop près pour le pouvoir. D’ailleurs, nous croyons qu’il était encore en Kabylie, et que c’est là qu’il a dû apprendre, quelques semaines après l’événement, qu’il était veuf. Vous le savez, du reste, l’œuvre du persécuteur n’était pas accomplie, et la mort de Mme Beauchêne ne lui suffisait pas.

 

Mlle Émilienne comprit bientôt qu’elle était l’objet d’une surveillance hostile. À deux reprises, elle faillit être attaquée par de mauvais drôles apostés tout exprès dans des rues désertes du quartier des Invalides, où elle s’était fixée avec sa mère, et qu’elle habitait encore quelques mois après.

 

L’intervention d’un agent, la première fois ; la seconde, l’arrivée subite de Bitard, qui la suivait à distance, empêchèrent les gredins d’en venir aux voies de fait ; mais c’est pour cette raison que, du jour au lendemain, après avoir pris toutes les précautions pour ne pas laisser surprendre sa nouvelle retraite, elle se transporta à l’autre bout de Paris, rue Charlot, où vous l’avez connue.

 

À cette évocation des souvenirs de la rue Charlot, les deux jeunes gens échangèrent un regard attendri.

 

– Ce fut pour votre cousine un temps de répit, poursuivit Caillebotte, et là, grâce à l’appui d’anciens amis de sa mère, avec qui elle correspondait, elle espérait arriver à trouver une occasion favorable, qu’on devait lui ménager, pour se retrouver en face de son père, sans craindre qu’on lui fermât la bouche, et faire un suprême appel à sa tendresse et à sa justice. Démarche qu’elle eût désiré tenter du vivant de sa mère, mais à laquelle Mme Beauchêne, pauvre âme froissée, cœur timide, dont les ressorts étaient brisés, s’était obstinément refusée.

 

– En effet… on eût dû commencer par là.

 

– Mais un jour, vous le savez comme moi, cette tranquillité fut troublée.

 

Mlle Émilienne acquit un soir la preuve que sa retraite était connue. Vous avez été témoin de ses promptes résolutions, de son départ, mais vous n’avez que des notions vagues de ce qu’elle devint jusqu’au jour où la lettre de Bitard vous fit croire qu’elle n’était plus.

 

– En effet.

 

– C’était dans les environs de Nogent et sur les conseils de Me Bompard que Mlle Émilienne avait cru devoir aller se retirer, dans une petite maison qui se trouvait à louer à l’étude du même notaire. Mais elle ignorait qu’elle se rapprochait ainsi de ses plus cruels ennemis, au point de se livrer presque à leur discrétion.

 

– Comment cela ?

 

– Ne vous souvenez-vous pas de ce que je vous ai raconté tout à l’heure de l’île des Loups, à propos de Mlle Pervenche et de son frère ?

 

– Oui,… la villa des La Roche-Jugon.

 

– Un soir, par l’ordre du marquis, – tout le fait supposer, – les agents de Coppola, qui avaient découvert la présence de Mlle Émilienne dans les environs de Nogent, s’introduisirent par escalade dans sa demeure, réussirent à étouffer ses cris et à la conduire à l’île des Loups, où on l’enferma dans les appartements du premier étage.

 

Heureusement, dame Jacinthe, se fiant aux serrures et aux verrous, se relâcha de sa surveillance, et Mlle Émilienne, préférant tout braver que de s’abandonner à ses ennemis, qui avaient dû combiner je ne sais quel affreux complément à leurs lâches vengeances, réussit, en nouant ses draps l’un à l’autre, à descendre par la fenêtre, à gagner le bord de l’eau, et se jeta courageusement dans la Marne…

 

Elle vit bien la barque qui accourait à son secours ; mais il ne lui convenait pas de mettre les pêcheurs dans ses confidences, et, trompant leurs recherches en habile nageuse, alla aborder de nuit, loin de leurs yeux, sur un point plus rapproché de l’île de Beauté, où se trouvait la petite maison qu’elle habitait.

 

– Je comprends… et ce foulard…

 

– Qui fit votre erreur et vous rendit à moitié fou de désespoir, se trouva s’être détaché de son cou, quand elle se jeta à l’eau ; il surnagea et vint s’enrouler à l’un des avirons du batelier.

 

– Oui,… tout s’explique.

 

– Mademoiselle ne prit que le temps de changer de vêtements et s’éloigna cette nuit même de l’île de Beauté et de Nogent. Elle se souvint fort à propos de l’insistance qu’avait mise Mme Veronica Saint-Ange à lui offrir une retraite à Méridon, et sentant le danger de son isolement, elle accourut à la Closerie des Acacias, où le hasard de mes combinaisons devait m’amener moi-même avec mes jeunes protégés quelques jours plus tard.

 

– Et c’est grâce à vous, dit aussitôt Émilienne, grâce à vos conseils, à votre vue si nette des choses, que j’ai repris courage et qu’aujourd’hui je crois au succès.

 

– Et vous avez raison d’y croire, maintenant que nous sommes tous réunis, que nous voilà en état de nous distribuer les rôles et de bien régler notre action commune.

 

– Un véritable conseil de guerre, dit Corréard, dont nous allons sortir chacun muni de ses instructions.

 

– Oh ! pour le moment, il s’agit surtout d’éclairer le terrain et de nous assurer contre toute surprise. Aussi est-il bien convenu que demain, au petit jour, Mme Veronica, Bitard et vous, mademoiselle Émilienne, vous quitterez la Closerie, qu’on finirait par éventer trop facilement.

 

Et se retournant vers Urbain :

 

– Je vous ferai savoir en temps utile, et sous quelques jours, où et comment vous pourrez communiquer avec ces dames.

 

– Et en attendant, que dois-je faire ? Faut-il quitter l’hôtel des La Roche-Jugon ?

 

– Gardez-vous-en bien, l’heure viendra où votre présence dans la place nous sera précieuse. Poursuivez le jeu que vous avez commencé. Votre promenade supposée au bois de Vincennes est une trouvaille que nous compléterons ; je vais vous expliquer comment. Mais, au retour, il faut que votre dépit s’accentue, que votre caractère s’aigrisse, qu’il soit bien démontré qu’on se défie de vous et que Bitard n’a pas répondu comme vous y comptiez. Cette conversion peut les pousser à changer de tactique…

 

Votre but doit être maintenant de vous enquérir par M. de Sainte-Marie de tout ce qui concerne le général Beauchêne. Il faut qu’avant huit jours nous connaissions, par le menu, ses habitudes, ses heures d’isolement, sa situation au ministère et au Sénat. Aussitôt de retour de Bretagne, je veux moi-même faire le siège du général.

 

– Je vais me mettre en campagne et je ferai en sorte de bien préparer les voies.

 

– C’est entendu, il me reste à vous communiquer le petit plan que m’a suggéré voire idée du bois de Vincennes.

 

– Je vous écoute.

 

– Il s’agit de démontrer au Coppola que vous avez bien passé la journée dans le bois…

 

– Mais, nous en sommes loin.

 

– Aussi va-t-il falloir vous mettre en route au plus vite.

 

Malgré lui Urbain jeta un regard désolé du côté d’Émilienne, mais n’osa protester…

 

– Quand je dis au plus vite, reprit Jacques, qui avait saisi cette pantomime de l’amoureux déconfit, j’entends dans une heure ; oui, je vous puis accorder une heure encore.

 

Cette fois Urbain rayonna et laissa échapper un soupir de soulagement.

 

– Donc à deux heures trois quarts vous monterez en char à bancs avec Corréard et moi, pour gagner Saint-Rémy et prendre le train de trois heures cinquante-deux. Corréard vous accompagne. Il a son rôle dans l’imbroglio.

 

– Bon ! dit Corréard, qui avait la plus grande confiance dans les combinaisons de Caillebotte.

 

– Vous descendrez tous deux à la Ceinture, à cinq heures environ, et de Gentilly à Bel-Air il vous faudra vingt minutes. À huit heures, vous serez donc en plein bois, où vous vous enfoncerez jusqu’à Fontenay.

 

– C’est dit.

 

– Une fois à Fontenay, vous choisissez un fourré à peu de distance du bourg. Corréard vous y installe convenablement évanoui, suffisamment pâle, sur un lit de fougères, et se rend à la mairie. Il raconte qu’il vient chercher du secours, qu’il a trouvé dans le bois un jeune homme qui semble mourant ; il requiert un brancard et on s’empresse de vous aller prendre pour vous transporter dans un endroit où l’on puisse vous soigner de façon convenable. Entre temps, vous revenez à moitié à vous, on vous interroge sur votre nom, votre domicile, mais vous refusez de répondre et un nouvel accès de faiblesse vous fait perdre de nouveau connaissance… Avez-vous sur vous quelque papier indifférent, quelque lettre que l’on puisse montrer, où se trouve l’adresse de la rue du Cirque ?

 

– Oui, j’ai justement des lettres de M. de Sainte-Marie, uniquement consacrées à nos travaux.

 

– C’est parfait… Vous en mettrez une, la plus récente, dans cette pochette, de façon à ce qu’elle en sorte à moitié. Corréard la signalera comme un moyen de se renseigner, et quand on aura vu l’adresse de la suscription, il s’arrangera pour convaincre le maire ou son représentant que vous devez être reconduit chez vous par des gens de la mairie, dont il s’offrira à payer le déplacement, ainsi que les frais de voiture, pour parer à toute objection et achever sa bonne action.

 

Je le laisse juge d’apprécier jusqu’où il devra pousser son intervention… L’important, c’est qu’on vous rapporte à l’hôtel en y racontant avec une conviction naïve de quelle façon et par quel hasard heureux on vous a trouvé dans le bois, où vous auriez peut-être succombé dans la nuit si on ne vous eût secouru à temps… Pour compléter la vraisemblance, je vous nantirai même d’une pilule que vous aurez soin de mâcher à votre retour à Paris, et qui vous donnera, sans aucun inconvénient, un pouls agité et toutes les apparences d’une fièvre brûlante.

 

– Vous êtes sûr que cette drogue est inoffensive au moins ? demanda Mme Veronica, qui avait surpris un peu d’inquiétude dans les yeux d’Émilienne.

 

– Elle n’a aucun effet sur l’organisme, mais sa digestion fébricitante suffit à troubler le diagnostic d’un médecin.

 

– Et moi, je m’en rapporte entièrement à vous, dit en souriant Urbain.

 

– Je n’en doute pas, et c’est pourquoi j’agis aussi librement et dispose de vous. Mais faites ainsi qu’il est dit, et nous y gagnerons un répit ; nous déroutons vos surveillants ; votre escapade reste ce que vous avez dit, une affaire de nerfs, un acte de désespéré,… et vous en tirerez, je n’en doute pas, un parti excellent.

 

Personne ne fit plus d’objection, et l’on sortit de table pour passer au jardin les derniers moments du séjour du jeune homme à la Closerie des Acacias.

 

C’était un moyen de leur permettre de se faire leurs adieux plus librement, et Urbain partit tout réconforté et l’espoir au cœur.

 

Le soir, grand émoi à l’hôtel de la rue du Cirque.

 

Sur les onze heures, on ramenait en voiture Urbain, et ce fut Coppola qui le fit transporter dans sa chambre. Le médecin appelé constata une situation inquiétante. Il parut craindre pour le cerveau, mais ne voulut entreprendre, – heureusement, – aucune médicamentation énergique avant le lendemain.

 

Le matin, toute trace de fièvre avait disparu. Urbain annonça seulement qu’une grande faiblesse le forcerait à garder le lit, et l’on fut absolument persuadé qu’il avait couru tout un jour en divaguant, à travers bois, sous l’impulsion d’une sorte d’attaque de fièvre chaude.

 

III

BRUNO.


Ce matin-là, Mme Veronica Saint-Ange avait reçu deux lettres à son adresse. Mais toutes deux avaient une double enveloppe, portant simplement, dans le coin à gauche, un petit paraphe ressemblant fort à la première lettre du nom de Jacques.

 

Elle s’empressa de rejoindre Caillebotte au jardin.

 

– Voici votre correspondance, mon ami, lui dit-elle,… Saint-Brieuc et Paris.

 

Jacques ouvrit d’abord la lettre de Saint-Brieuc.

 

C’était une missive courte et affectueuse de Pervenche. Elle lui donnait des détails sur leur installation. Elle se sentait là bien cachée, sous la garde de cœurs dévoués ; mais elle ne pouvait s’empêcher de désirer son prompt retour. Tant qu’il était loin d’elle, sa sécurité et celle de son frère ne lui semblaient pas complètes. Peut-être exagérait-elle ses craintes sans en avoir conscience ; peut-être un esprit clairvoyant aurait-il pu lui faire avouer que ce qu’elle prenait pour de l’inquiétude n’était que le vide causé à son cœur par l’absence d’un ami qui, chaque jour, lui devenait plus cher à son insu.

 

Caillebotte soupira.

 

La lettre était charmante et lui laissait une impression de trouble.

 

Et, pour chasser l’idée importune qui lui venait trop souvent en tête, il s’empressa d’ouvrir l’enveloppe de l’autre lettre.

 

Celle-là était de Tonton et contenait ces seuls mots :

 

« Bruno veut parler. Matagrin dit qu’il y a urgence. »

 

Jacques se souvint aussitôt de la promesse qu’il avait faite au blanchisseur, et que les événements précipités de ces dernières semaines l’avaient empêché de tenir.

 

Mais il était peu disposé à s’embarquer dans une nouvelle affaire.

 

Et il lui tardait de partir pour la Bretagne dans les vingt-quatre heures.

 

D’autre part, l’insistance de Matagrin lui donnait à réfléchir.

 

Peut-être, après tout, en serait-il quitte pour un bon conseil.

 

Et pouvait-il refuser, surtout si les circonstances étaient graves, comme devait le lui faire croire la phrase de Mme Mouton ?

 

Il connaissait la discrétion extrême de Matagrin.

 

– Consultons Corréard, se dit-il.

 

Le policier avait des principes.

 

– Ne jamais refuser une confidence. Dans le nombre, il peut, sur dix, y en avoir neuf de sottes et de ridicules ; mais c’est en les supportant avec patience que vous arrivez à la dixième, qui sera une trouvaille.

 

Cette théorie, malgré son allure paradoxale, avait du bon ; Caillebotte, par lui-même, en savait quelque chose. Si les bavards l’avaient maintes fois agacé et énervé, souvent aussi les esprits troublés avaient laissé échapper des lumières qui l’avaient servi et guidé.

 

– J’irai donc à Paris, ou plutôt à Charenton, ce soir, dit-il à Corréard.

 

– Soit, répondit l’autre, nous irons à Charenton.

 

– Pourquoi tous deux ?

 

– Pourquoi ? mais tout simplement parce que je ne vous ai pas tiré de la Conciergerie pour que l’on vous y refourre une seconde fois.

 

– Qui peut me chercher de ce côté ?

 

– Qui sait ? Il ne doit pas vous arriver… ça… que je ne le sache… Laissez-moi donc me constituer votre garde du corps. D’ailleurs, nous avons tout loisir de faire cette expédition ensemble. Nos préparatifs sont parachevés ; nous n’attendons qu’un dernier renseignement de la baronne de Prades pour nous mettre en route, et je ne crois pas qu’il nous parvienne avant deux jours. D’autre part, la lettre qui vous vient de Saint-Brieuc ne vous annonce, m’avez-vous dit, aucun changement dans la situation. Sachons ce que veut le Bruno… D’autant que je ne serai pas fâché de le connaître moi-même… D’après ce que je sais, c’est un homme d’exécution… de trop d’exécution peut-être, et le moment peut venir où nous aurons besoin d’un personnel en sous-ordre suffisamment solide… Ne pourrait-on pas le recruter ?… Quand il s’associerait, par hasard, et pour une fois, à une bonne action, il ne s’en porterait pas plus mal.

 

– Oui, c’est un point de vue. Il a sans doute quelque vieil arriéré judicaire dont la liquidation l’inquiète. Vous pouvez, plus que tout autre, m’aider à le rassurer, et, en ce cas, il est à nous. D’autant que Matagrin l’y poussera.

 

– Procédons alors à notre toilette.

 

Corréard s’était fait suivre à la Closerie des Acacias par une malle amplement fournie de costumes et d’accessoires les plus divers. Et comme, avec Jacques, il lui fallait être prudent pour deux, il ne se gênait pas pour le contraindre à l’imiter dans ses transformations, toujours raisonnées et logiques d’ailleurs.

 

Caillebotte, ne discutait pas les précautions utiles. Livré à lui-même, il pouvait les oublier quand sa sûreté était seule en jeu. Mais il n’avait jamais l’oreille fermée à un bon avis.

 

Il monta donc avec Corréard à l’appartement qu’occupait le policier.

 

Un quart d’heure après, Jacques représentait un superbe compagnon charpentier, et Corréard était le plus parfait spécimen des garçons de cave de Bercy.

 

Évidemment ils devaient passer inaperçus à Charenton, où l’on coudoyait, du matin au soir, des gens de même sorte.

 

Et, sous ces costumes, ils avaient la facilité de circuler de jour, sans craindre les espions, au lieu d’attendre la nuit pour se glisser mystérieusement à Paris.

 

Avant de partir, Caillebotte demanda à Mme Saint-Ange si elle était prête à tout événement.

 

– Nous avons obéi à vos prescriptions, Émilienne et moi ; à votre premier signe, à la première alerte, nous pouvons déguerpir, portant tout notre bagage et toute notre fortune dans une valise de la dimension d’un grand nécessaire.

 

– Et sans laisser derrière vous de traces qui permettent de vous joindre ?

 

– Nous avons tout vérifié. Pas un papier, pas une lettre qui puisse fournir un indice n’a échappé au feu.

 

– C’est parfait.

 

– Prévoyez-vous donc qu’il nous faille bientôt prendre ce parti extrême ?

 

– Oui,… car j’ai réfléchi…

 

– Ah !

 

– Et je trouve qu’il serait imprudent de vous laisser seules ici avec Bitard pendant que nous serons en Bretagne.

 

– Douteriez-vous d’Urbain Ribeyrolles ?

 

– Lui !… il se ferait couper en quatre.

 

– Mais alors ?…

 

– La révélation peut venir d’autre part. Coppola ne s’endort pas. Le marquis a sa police,… et puisque aussi bien nous avons une retraite sûre à vous donner…

 

– Nous rallierons l’arrière-garde au premier commandement, dit en souriant Mme Veronica. N’est-ce pas, Émilienne ?

 

– Mais si j’en crois Pervenche, répondit la jeune fille, nous serons le mieux du monde dans la petite maison verte de la rue Burcq.

 

– Eh bien ! à notre retour, nous en recauserons, mes chères amies.

 

Et pour ne pas se rencontrer à la porte de l’habitation avec des gens du pays, que leurs déguisements auraient pu surprendre et faire jaser, Caillebotte et Corréard gagnèrent les ruines et, par les caves de la tourelle, arrivèrent à une petite brèche dissimulée sous les lianes et qui s’ouvrait sur un fossé voisin du chemin creux.

 

Là, les mains dans les poches et la pipe à la bouche, ils avaient l’air de deux artisans parisiens qui revenaient de faire l’un un devis de charpente, l’autre une mise en bouteilles.

 

Ils étaient au-dessus du soupçon.

 

Aussi le trajet se fit-il sans encombre.

 

Arrivés à Charenton-le-Pont, Corréard indiqua à Jacques un petit cabaret placé sur le quai, à vingt pas du viaduc du chemin de fer.

 

– C’est là que vous me retrouverez et que vous viendrez me prendre, si vous avez besoin de moi, car je ne dois pas vous accompagner chez Matagrin. Ma présence entraverait les confidences de son frère. Ce n’est qu’ensuite, lorsque vous serez édifié et que vous l’aurez prévenu de notre entente parfaite, que je pourrai paraître utilement… Je vais seulement vous accompagner jusqu’aux environs du logis pour reconnaître le terrain, après quoi je reviens me terrer dans ce trou, dont le patron est de mes amis…

 

– Ah !

 

– Oui, c’est un dénicheur excellent, auquel nous devons plus d’une trouvaille.

 

– Mais peut-être alors sait-il ?…

 

– Que je suis à pied ?… c’est improbable ; on ne public pas en général le bulletin de nos petites révolutions intérieures ; mais le saurait-il par quelque hasard, il n’en sera pas moins disposé à me servir ; je n’ai qu’à lui dire alors que je travaille pour mon compte, et qu’il y a gras… à gagner. Le reste lui importe peu.

 

Matagrin était dans son étuve, quand Zoé vint lui dire qu’un compagnon charpentier l’attendait dans la cour.

 

Du plus loin, à la tournure, il reconnut Caillebotte et s’empressa.

 

– Ah ! bon ! dit-il à Zoé, je sais ce que c’est. C’est pour la nouvelle buanderie sur le jardin. Nous avons un devis à faire… Tu diras qu’on nous laisse tranquilles… Nous allons voir si le plancher du grenier peut s’emmancher avec la charpente nouvelle.

 

Et, après l’avoir congédiée, il entraîna Jacques dans un couloir qui conduisait à la fois au jardin et à l’escalier des étages supérieurs.

 

– Ah ! ma foi ! lui dit-il, vous arrivez bien. Je crois que j’aurais eu peine à le retenir vingt-quatre heures encore. Il faut qu’il ait quelque diable à ses trousses.

 

– Il voulait partir ?

 

– Oui,… à ce que j’ai compris… Chaque matin il demandait après vous,… et quand j’ai dû lui dire, d’après Mme Mouton, que vous pourriez être retenu longtemps loin de Paris par les affaires qui vous occupaient, il a perdu patience… C’est pourquoi j’ai insisté pour qu’on vous écrivît… J’ai pensé que vous m’excuseriez, vu l’intention.

 

– Certes,… et vous le voyez, d’ailleurs, mon brave Matagrin, j’avais un jour de liberté, et je suis accouru.

 

On était arrivé au sommet de l’escalier.

 

Matagrin ouvrit la porte d’un premier grenier de vaste dimension.

 

Puis, montrant à dix pieds un plancher qui commençait à la charpente et formait un large appentis comprenant une bonne moitié du grenier :

 

– C’est là que vous aller le trouver.

 

– Bon ; mais c’est bourré de paille…

 

– Sur le devant.

 

– Puis il faudrait des ailes pour monter là.

 

– Ou une échelle, et en voici une.

 

– Alors il est prisonnier dans sa cachette ?…

 

– Ah ! bien, oui,… est-ce qu’il aurait consenti ? Il a là-haut une corde à nœuds bien attachée, qui lui permet de descendre et monter sans le secours de personne… D’ailleurs, c’est lui qui a tout combiné à sa guise.

 

– Et il vit là, dans l’obscurité ?

 

– Mais non,… attendez,… vous allez voir…

 

Matagrin s’assura d’abord, en refermant la porte de l’escalier, que personne ne les avait suivis et ne pouvait les entendre, et tout un dressant l’échelle couchée le long de la muraille, il fit entendre un léger sifflement.

 

On entendit comme le froissement d’une botte de paille.

 

– C’est lui !…

 

Les bottes de paille qui comblaient le milieu de l’appentis se dérangèrent, laissant le passage d’un homme.

 

Mais personne ne se montra encore.

 

– C’est M. Jacques, dit simplement Matagrin.

 

– M. Jacques ! répondit l’homme, encore invisible… M. Jacques ! et sa voix tremblait d’émotion. Amène l’échelle, vite, que je l’arrime, et montez…

 

Jacques monta le premier et vit qu’un couloir sombre dans sa partie antérieure et clair dans sa seconde révolution, parce qu’il formait un angle aigu, avait été fort habilement ménagé dans l’amoncellement des bottes de paille et des sacs d’avoine qui remplissaient les premiers plans de ce second grenier, formant une muraille de deux mètres. Au delà, l’espace libre se trouvait en pleine lumière, grâce à un grand vitrail ouvert horizontalement sur la toiture. Dans un angle, une sorte de meurtrière permettait aussi de voir au dehors, sur le jardin.

 

Du reste, l’installation était assez confortable. Matagrin avait réussi à monter là une couchette et quelques vieux meubles. Il y avait même à terre un grand morceau de tapis en assez bon état.

 

Mais peu importaient à Jacques ces détails, c’était de l’homme qu’il s’occupait.

 

Pour la première fois depuis vingt ans, ou à peu près, il le revoyait en face.

 

Et sans doute ce premier examen amena sur les lèvres de Caillebotte un sourire attristé, car Bruno secouant la tête :

 

– Oui, c’est moi, dit-il, assez peu semblable au Bruno que vous avez connu, un écervelé, un diable, un fou, dont la face insouciante et rieuse, pouvait parfois traduire des regrets, mais non des remords. Aujourd’hui, mon masque trahit, malgré ma volonté et en dépit de mes efforts, les vingt années de vie infernale que j’ai menée.

 

Il disait vrai.

 

Le jeune homme avait pu être beau, l’homme fait était sinistre. Sa tête rasée, ses yeux caves, sa face grimaçante de rides précoces, sa peau tannée et brunie par les soleils mexicains, sa bouche, dont le rictus était démesurément agrandi par une cicatrice profonde qui se prolongeait sur la joue gauche, en partant de la commissure des lèvres, une singulière mobilité du regard toujours en quête, aurait-on pu croire, d’un danger prochain ou d’un ennemi caché, composaient une physionomie capable de faire fuir des enfants, de faire évanouir une femme.

 

Cependant, au milieu de tout cela, Jacques devina une dernière lueur de conscience. Chaque fois que le regard de Bruno osait se fixer sur le sien, il y lisait comme la supplication muette d’une âme qui cherche le pardon et la pitié.

 

Aussi, sans hésiter, lui tendit-il la main gravement, affectueusement, et comme Bruno semblait se demander s’il oserait toucher cette main de la sienne :

 

– Tu as souffert,… tu t’es racheté,… et si je puis t’aider à retrouver ta foi en toi-même et à combler les abîmes du passé, compte sur moi.

 

– Matagrin avait raison… Vous êtes bien l’homme qu’il me faut… Asseyons-nous.

 

Il offrit une chaise à Jacques et prit un escabeau.

 

Matagrin s’assit sur un sac d’avoine, dans un coin de la pièce.

 

Après un instant de recueillement, Bruno se décida.

 

– Je n’ai pas à vous raconter ma jeunesse. Elle se résume en deux mots. J’étais le dernier né, et l’on me gâta. Même mes frères avaient pour mes sottises d’enfant une indulgence dont ils ne mesuraient pas les résultats. Matagrin était toujours prêt, quand je fus jeune homme, à cacher mes fredaines et à réparer mes fautes, et me sachant excusé d’avance par ceux qui m’aimaient, je me laissais aller aux erreurs de mon tempérament, à mes appétits croissants, aux vices de mon caractère, sans m’inquiéter des conséquences et sans voir la pente où je glissais.

 

Toujours affolé de plaisirs, je courais les sociétés où l’on s’amuse, peu scrupuleux sur le choix de mes amitiés. On m’avait élevé pour être un bourgeois au lieu de faire de moi un travailleur.

 

On m’avait mis en pension, puis au collège. J’avais même pris à l’École de droit mes inscriptions, sinon mes grades ; de sorte que le milieu où vivait ma famille, milieu honnête et de gens au dur labeur, ne pouvait convenir à l’étudiant parisien, qui ne reparaissait guère à Charenton que lorsque sa bourse était vide et qu’il avait besoin de la remplir.

 

Mais bientôt les quelques carottes que je réussissais à tirer à mes parents, à mes frères, à mes amis, si nombreuses et si fréquentes qu’elles fussent, ne purent suffire à satisfaire à mes besoins. Pendant un temps, le jeu me vint en aide… Oui, je courais les tripots et aussi les quelques salons faciles où l’on est admis sans contrôle sérieux, sur sa bonne mine…

 

– Oui, ces salons qui surgissent brillants et bruyants, un beau soir d’hiver, où le Parisien passe par curiosité, le monocle à l’œil, puis s’esquive, sachant bien que le sol est mouvant, et qu’avant le carême le commissaire-priseur viendra siéger à la place du piano à queue.

 

– C’est ainsi que je vous vis passer un soir, en curieux, un sourire dédaigneux aux lèvres.

 

– Moi ?

 

– Et vous ne vous doutiez pas alors de mon existence ; vous ne savez même pas encore aujourd’hui l’influence que vous avez eue sur cette période de ma vie.

 

Caillebotte, étonné, le regarda d’un air interrogateur ainsi que Matagrin.

 

– Oh ! je ne vous accuse pas de mes erreurs, poursuivit Bruno ; c’est la fatalité qui s’en est mêlée, mais elle a voulu qu’en jouant votre rôle d’honnête homme, vous ayez ruiné les espérances d’un coquin qui m’a entraîné à sa suite et m’a perdu.

 

– Expliquez-vous.

 

– Dans nos soirées d’étudiants, j’avais beaucoup admiré un jeune homme de Limoges pour son adresse au billard. Je l’avais connu d’abord au café de la Rotonde, qui était situé au coin de la rue Hautefeuille et de la rue de l’École-de-Médecine. Mon Limousin se faisait appeler d’Ardant d’Oradour et se donnait de la baronnie. Très brillant, beau parleur, passé maître à tous les jeux, il menait un train au-dessus des ressources des étudiants, ses amis. Il racontait qu’il attendait la réalisation d’une promesse faite par le ministre des affaires étrangères, et que le premier poste vacant d’attaché à une grande ambassade lui revenait de droit…

 

– D’Ardant d’Oradour, dit Caillebotte, il me semble en effet que ce nom…

 

– … Ne vous est pas tout à fait inconnu, mais il a pu fuir votre mémoire, car vous aviez sur le personnage qui nous éblouissait alors des données que nous ne possédions pas, et, sachant son véritable nom, peut-être n’avez-vous pas prêté grande attention au pseudonyme dont il s’était affublé.

 

– C’est possible,… mais continuez,… car déjà je crois être sur la voie.

 

– D’Oradour, me croyant sans doute d’un caractère plus facile à séduire que les autres, me témoignait une amitié particulière et m’associait volontiers à ses parties de plaisir… Je m’inclinais devant la supériorité de son expérience, ce qui le flattait en premier lieu ; puis, sachant mon origine et que le monde m’avait été absolument fermé jusque-là, il ne craignait pas sans doute que je fusse en état de scruter sa vie ; il était assuré que je le croirais sur parole, et que je répondrais même de lui corps pour corps, avec l’entière bonne foi d’un naïf.

 

– Et cela l’arrangeait ?

 

– Peu à peu, il en vint aux confidences, et me dit ses projets d’avenir. Il avait trouvé le moyen de s’insinuer fort avant dans l’intimité d’une jeune princesse hongroise mariée au fils d’un ancien hospodar de Valachie. Il l’avait rencontrée sur la plage de Dieppe et sauvée, dans une promenade au château d’Arques, de je ne sais quel danger. La reconnaissance lui ouvrit les portes et la mère le favorisa. En effet, la mère de la princesse Alessandri était une excentrique, et il avait eu promptement fait de se rendre maître de son esprit.

 

Bruno s’interrompit un instant :

 

– Je vous parle de tout cela, dit-il, comme je le vois maintenant, mais alors je ne connus que le côté romanesque de l’aventure, et jusqu’à votre intervention je crus d’Oradour sincère et ne devinai pas par quels moyens il comptait arriver à ses fins.

 

– Oui, oui, répondit Jacques, qui murmurait entre ses dents : la princesse Alessandri… d’Oradour…

 

– Bref, aidé par la mère de la princesse, il surprit si bien les secrets du mari, il excita si fort la jalousie de la jeune femme, une enfant crédule, au caractère passionné, et facile à pousser aux résolutions extrêmes, qu’à la faveur d’un scandale qu’il avait machiné lui-même, une rencontre dans un petit théâtre où le jeune mari se montrait avec sa maîtresse, la rupture fut complète, et, grâce aux lois roumaines sous l’empire desquelles était rédigé leur contrat, le prince et la princesse divorçaient au bout de six mois.

 

– Et maintenant je suis tout à fait sur la voie, s’écria Jacques, la mémoire m’est revenue. Je m’intéressais fort à Alessandri, un brave garçon, un peu léger, mais qui adorait sa femme et que cette rupture avait désespéré. Il avait compris qu’une influence étrangère s’était dressée entre eux.

 

L’affaire avait été menée trop rondement pour que la volonté hésitante de sa femme n’eût pas été étayée de quelque mauvais vouloir résolu et intéressé à ce divorce. Je me chargeai volontiers de déchiffrer l’énigme et j’arrivai à voir clair dans le jeu de votre d’Oradour assez à temps pour l’empêcher de recueillir le fruit de ses perfidies, assez à temps surtout pour sauver Trinka, – n’était-ce pas le nom de la princesse ? – pour la sauver d’une alliance infamante avec ce…

 

Jacques s’était arrêté brusquement au moment de prononcer le nom de d’Oradour.

 

Il se frappa le front, et, se levant avec agitation, la surprise et la satisfaction l’empêchant de demeurer en place :

 

– Pardieu ! dit-il, je ne m’attendais pas, quand vous avez commencé votre récit, à en tirer le bénéfice que j’y trouve.

 

– Comment ?

 

– Mais vous m’apportez la plus importante des révélations ; vous me donnez les armes les plus terribles contre un drôle que je vise en ce moment même…

 

– D’Oradour ?

 

– Oh ! d’Oradour… Vous avez dû vous-même, depuis, si vous ne l’avez pas perdu de vue, et ne m’avez-vous pas dit qu’il avait été votre mauvais génie ? vous avez dû lui connaître d’autres noms…

 

– Oh ! pour cela…

 

– Il a dû en changer souvent. À cette époque, il en était déjà à sa troisième transformation.

 

Le d’Ardant d’Oradour, avec sa baronnie, cachait un sergent-fourrier de la légion étrangère condamné à trois ans de fers pour avoir mangé la grenouille ; évadé avant d’avoir subi sa peine, il s’était sauvé à Madère et de là en Portugal.

 

Dans la légion étrangère, il s’appelait Barrabino, et c’est, je crois, son véritable nom ; car il est Génois ; – à Lisbonne, on le nommait Juan Santos ; mais compromis dans la fameuse affaire du vol des bijoux de la cathédrale et relâché faute de preuves, il avait fait un plongeon en Espagne, où il a dû vivre dans la montagne jusqu’à l’époque où, couvert par la prescription, il osa repasser en France.

 

Il avait sans doute amassé, avec les amis de la sierra, d’assez jolis bénéfices ; car, de retour à Paris, après une petite promenade en Limousin, où il alla se créer un semblant d’état civil, par un tour de sa façon qui n’était pas maladroit, – il mena un certain train, se lança dans ce monde étranger que vous avez décrit, cherchant sa proie, tout en fréquentant par goût les cafés, où il se rencontrait avec la jeunesse des écoles, espérant sans doute y trouver quelques instruments dociles pour ses projets, quelques complices inconscients pour ses fourberies.

 

– Je ne connaissais rien de ce passé, dit Bruno, et sur sa rupture avec la princesse Trinka Alessandri, il se montra fort réservé ; j’appris seulement que c’était vous qui aviez fait avorter ses espérances, qui l’aviez séparé de la jeune femme, et cela pour réunir les deux époux, qui partirent presque aussitôt pour leur terre de Hongrie.

 

– En effet, je démasquai à temps le Mathéo Barrabino, je pus édifier Trinka sur l’homme à qui elle se préparait à livrer sa fortune et sa vie,… une fortune colossale, que le coquin croyait tenir déjà quand son passé se dressa tout à coup devant lui par ma voix… Mais j’avais presque oublié cette histoire de ma jeunesse, et quand je me suis retrouvé dernièrement en face de ce dangereux aventurier, son dernier avatar me dérouta, sans me laisser pourtant d’illusions sur son compte.

 

Je me disais : Cette allure de coquin ne m’est pas nouvelle… J’ai déjà vu cette tête crépue, cette face railleuse, cette lèvre cynique… Mais je ne pouvais percer le brouillard au travers duquel tout cela m’apparaissait. Un mot de vous a tout à coup fait la lumière. Le prétendu baron de Coppola n’est autre que Mathéo Barrabino.

 

– Quoi ! vous le connaissiez aussi sous ce nom de Coppola ?…

 

– Certes, et si je vous ai fait attendre si longtemps ma visite, mon cher Bruno, c’est à lui qu’il faut vous en prendre. Il me donne beaucoup d’occupation en ce moment, et je suis tout heureux, pour le coup droit que je lui destine, d’avoir aujourd’hui remis si à propos la main sur ses états de service.

 

– En ce cas, je compléterai vos documents, car je le sais par cœur…

 

– Et vous ne craignez pas de vous associer à mon entreprise contre lui ?…

 

– Non,… j’ai soif de revanche… Ne vous ai-je pas dit que c’était cet homme qui m’avait perdu ?… Seul contre lui, je ne pouvais rien, pas même m’arracher de ses griffes et reprendre mon indépendance… Appuyé par vous, je le brave, quoi qu’il m’en doive coûter… En vous servant, je me relève, et ma vie servît-elle d’enjeu, faire une fin d’honnête homme est encore le meilleur tour à lui jouer, le plus sûr moyen de me réconcilier avec les miens et avec ma conscience.

 

– Bien, Bruno !…

 

– Je n’ai plus besoin d’insister sur le terrible mécompte qu’éprouva d’Oradour, – laissez-moi l’appeler encore ainsi, – quand vous le fîtes chasser par les valets de la princesse. Il avait annoncé à tous son prochain mariage, il en avait même fortement usé pour renouveler son crédit et contracter de droite et de gauche des emprunts considérables. Il n’eut plus qu’une ressource pour se tirer d’affaire, un plongeon… ce qu’il fit, et plût au ciel que du coup il eût disparu à jamais… pour tous. Mais il ne disparut pas pour moi. Il avait barre sur moi et me le fit sentir. Au temps de sa prospérité et de son influence rayonnante, il m’avait entraîné à sa suite, et pour me permettre de faire face à cette vie de plaisirs chaque jour renouvelés, il m’avait prêté d’abord quelques billets de mille francs, puis amené à signer des traites qu’il se chargeait d’escompter lui-même. Si bien qu’au moment de sa dégringolade, je me trouvais étranglé par des échéances auxquelles je ne pouvais faire face, en même temps qu’engagé dans une passion folle pour une femme que rien ne m’aurait fait quitter et aux yeux de qui je ne voulais pas déchoir…

 

– Oui, c’est la crise fatale pour quiconque veut se hausser au-dessus de sa condition.

 

– Ma dette était trop forte pour songer à appeler les miens à mon aide ; ma rage amoureuse trop aveugle pour qu’une rupture, qui s’imposa quelques jours plus tard, me parût alors possible sans en mourir. Et pourtant, s’il n’y avait eu que cela, j’en serais peut-être sorti brisé, amoindri, humilié, mais encore à peu près honnête… Par malheur, j’étais pris, sans m’en douter, dans un engrenage où l’honneur tout entier allait passer.

 

– Comment ?

 

– Dans le cours de ses tripotages d’argent et de valeurs, d’Oradour m’avait fait endosser un billet que je dus présenter moi-même à l’escompte chez un banquier qu’il m’indiqua en me disant que la signature du créateur de l’effet y était connue. Or, cette signature était fausse. Quelque temps avant l’échéance, on me fit appeler chez le banquier et j’y trouvai d’Oradour. Quand on me parla du faux, je commençai par me récrier, je voulus établir que je n’en pouvais être accusé puisque je tenais le billet de la main même de d’Oradour. Mais il m’interrompit pour me dire qu’il était aussi compromis que moi-même, bien que lui eût évité d’apposer sa signature au dos de la valeur ; on connaissait son intervention, et s’il y avait procès, nous serions forcément impliqués au même titre dans l’affaire, bien qu’innocents tous les deux… Il ajouta qu’il y avait encore un moyen d’en sortir ;… que le banquier, informé par un de ses correspondants, s’occupait par amitié pour lui de faire revenir le faux billet, qui courait la province, et s’il réussissait à mettre la main dessus avant qu’on ne le présentât, nous n’aurions plus qu’à nous trouver en règle pour le remboursement, frais de négociation et intérêts compris, et qu’alors on arrêterait toute révélation en annulant le corps du délit.

 

– La comédie était bien charpentée.

 

– Vous dites vrai, ce n’était qu’une atroce comédie, mais qui me mettait aux mains de ces deux hommes, car le faux était bien réel et restait suspendu sur ma tête comme une menace permanente.

 

– En effet… ils ne devaient pas renoncer à un tel moyen d’action.

 

– À partir de ce moment, d’Oradour, sous prétexte de reconstituer la somme qui devait nous libérer, m’associa à toute sorte de basses œuvres, qui, loin d’aider à mon salut, ne devaient avoir pour résultat que de rendre la réhabilitation plus difficile.

 

La pente était glissante, je m’y laissai rouler. Je fis taire mes derniers scrupules et ne discutai plus ma complicité. Il me fallait de l’argent, beaucoup d’argent pour disputer à de plus riches la femme que j’aimais ; je ne voyais pas au delà. D’Oradour était l’homme des expédients, et pour avoir ma part des aubaines, je le provoquais journellement à de nouvelles audaces.

 

Un jour arriva où la corde si tendue cassa. Gravement compromis dans une affaire de tripot qui se compliquait du vol d’un portefeuille, – vol commis par d’Oradour tout seul, qui, lui, avait filé à temps, – je me trouvai le centre d’une action judiciaire qui aurait pu prendre les plus tristes proportions, si les miens n’étaient pas intervenus, se sacrifiant pour me sauver, et payant pour faire retirer la plainte.

 

C’est alors que je partis pour l’Amérique…

 

– Oui, vous avez vécu longtemps au Mexique.

 

– Au Texas surtout,… près de dix ans…

 

– Vous étiez parti seul ?…

 

– C’est-à-dire que je résistais à une expatriation nécessaire, bien que je sentisse en France le sol tout brûlant sous mes pas ; je résistais, ne pouvant me résigner à laisser derrière moi la femme qui avait eu sur ma vie une si triste influence…

 

Mais j’appris qu’elle-même avait quitté Paris, la France, et qu’on supposait qu’elle avait été chercher un refuge au Mexique ou à Cuba : on ne pouvait préciser. Et certains indices me donnèrent à penser que d’Oradour n’était pas étranger à ce départ… Oh ! alors je n’hésitai plus… et j’accourus dire à Matagrin que j’étais prêt à obéir aux miens, sans lui avouer, bien entendu, le motif de ma conversion…

 

Mais vous jugez bien si un voyage entrepris dans ces conditions était bien fait pour donner les résultats qu’on en attendait pour moi… J’étais bien loin de songer à l’expiation… Expier le passé, mais je n’avais plus conscience de mes fautes… La vie à Paris me devenait impossible ; j’allais ailleurs, on me payait mon voyage, je la savais là-bas : quelle aubaine ! J’allais la rejoindre,… voilà tout ce que je comprenais à la situation et les idées qui m’emplissaient la cervelle.

 

– Et cette femme, vous l’avez retrouvée ?

 

– Non, je l’ai suivie à la trace de Cuba à VeraCruz, de VeraCruz à Mexico, et toujours elle semblait fuir devant moi.

 

Un jour, un péon qui avait été à son service, m’affirma qu’il l’avait quittée parce qu’elle passait au Texas avec tous ses gens, et qu’il avait ses raisons pour ne pas l’y suivre. Moi, j’y courus ; mais là plus de traces et j’avais épuisé mes dernières ressources. Je cherchai d’abord avec ardeur un travail fructueux qui pût rapidement me permettre de recommencer mes recherches ; mais là-bas l’argent se perd encore plus vite qu’il ne se gagne, et je m’usais dans la lutte au point de ne plus sentir ma blessure. Alors je regardai plus tranquillement autour de moi, je vis et je jugeai ceux qui m’entouraient. Comme eux, j’en vins à mépriser la vie… des autres et à n’avoir qu’un but : la conquête de l’or, et, pendant dix ans, je passai par des veines folles, aboutissant à des ruines foudroyantes.

 

Mais on lasse la fortune à la fin quand on gaspille sottement ses faveurs… C’est ce qui m’arriva. Je tombai dans une déveine noire et dégringolai sans rémission dans les bas-fonds d’Austin. C’est là qu’un jour, au plus fort d’une bagarre avec des sang-mêlé, à l’issue d’une partie de monté, où ils m’avaient volé effrontément, comme j’allais succomber sous le nombre, d’Oradour apparut tout à coup, bien armé, et me débarrassa de ces drôles qui, à six contre deux, ne trouvaient plus les chances égales. Il arrivait si à propos dans ma vie et ce que j’avais de griefs était si loin de moi, après ces dix années d’épreuves, que je le reçus à bras ouverts… Mais ce n’était pas le hasard seul qui nous avait replacés face à face. Il me le fit croire alors… Mais je me suis convaincu depuis qu’il me savait à Austin et venait tout exprès pour m’y chercher. Il se faisait alors appeler Ramirez, passait pour un planteur catalan de Santiago de Cuba, et venait recruter des hommes de bonne volonté pour combattre, au nom du gouvernement espagnol, les hacienderos révoltés.

 

– Et vous, l’avez-vous suivi à Cuba ?

 

– Plût au ciel que la tempête que nous avons subie dans le golfe du Mexique m’eût englouti avant d’arriver à la Havane !

 

– Et cela se passait… à quelle époque ?…

 

– Je vous l’ai dit, il y a une dizaine d’années, vers la fin de 1868…

 

– Ainsi, à la fin de 1868, Coppola se trouvait à la Havane, grommela Jacques ; oui, c’est cela, la lumière se fait.

 

Bruno devenait un précieux auxiliaire.

 

– Oui, continua-t-il, pour mon repos, il eût mieux valu qu’un corail m’eût surpris et mordu pendant mon sommeil, qu’un jaguar m’eût dévoré à belles dents, mes os auraient blanchi au pied de quelque manglier, et jamais on ne m’aurait aperçu au Paradas…

 

– Au Paradas ?… vous avez bien dit au Paradas ?…

 

– Oui, c’est là que se pourrait lire la plus triste page de ma vie…

 

– N’est-ce pas au Paradas que se trouvait la principale plantation du comte de Kermor ?

 

À ce nom, Bruno pâlit affreusement et se leva tout tremblant.

 

– Comment savez-vous ?… Qui vous a dit ?… Je n’avais pas encore prononcé ce nom-là…

 

– Ne vous étonnez pas, et que ce que je puis savoir sur cette terrible histoire n’empêche pas vos confidences d’être complètes, ne fasse pas faiblir votre confiance…

 

Je vous ai dit que je poursuivais ce Barrabino, ce d’Oradour, ce Coppola… Qu’il eût trempé dans les événements du Paradas et même qu’il en fût l’instigateur, cela ne pouvait faire aucun doute pour moi ; mais la preuve, appuyée sur des faits précis, me manquait encore… Vous pouvez me la fournir.

 

Bruno semblait fort ému et ne répondait pas.

 

– Hésiterais-tu donc, dit Matagrin, à livrer ce coquin ?

 

– Le livrer,… le livrer…

 

– Eh bien !

 

– En le livrant,… je me perds,… dit-il d’une voix sourde.

 

– Comment ?

 

– Il était la tête,… il combinait tout,… c’est vrai,… mais moi, j’étais le bras,… l’instrument…

 

– Qu’importe ! dit Jacques, je réponds, moi, de vous mettre hors de cause.

 

– Si je le croyais…

 

– Je ne parle pas légèrement, Bruno ; la matière est grave. J’ai reçu dans la poursuite de cette affaire les pouvoirs les plus étendus.

 

– Même celui de soustraire un coupable au châtiment, à la justice ?…

 

– Même celui-là… Le jour de la prescription est proche…

 

– Le jour de la prescription ?

 

– Oui, elle est fixée à dix années… Et je m’engage ici, sur ma parole d’honnête homme, à vous permettre d’atteindre ce jour qui vous libère, sans qu’aucune poursuite ait été exercée contre vous… Et alors, sur ce chef, on ne pourra plus vous demander aucun compte.

 

– Peux-tu douter un instant, dit Matagrin, après ce que tu sais de M. Jacques ?

 

– Non, répondit Bruno ; je sens qu’il peut ce qu’il promet. D’ailleurs, j’étais d’avance bien résolu à tout avouer ; mais à mesure que j’avançais dans mon récit, plus j’approchais de mon séjour à Cuba, et plus je me faisais peur à moi-même,… l’effroi me glaçait la langue… Mais mon silence me ferait, même aujourd’hui, le complice de ce maudit. J’en ai assez du passé.

 

– J’ai voulu vous parler, justement parce que ses menaces de chaque jour m’affolaient et que je me voyais sur le point de céder, une fois encore, à ses séductions infâmes… Je sens qu’il me réserve encore quelque mission sanglante… Ah ! cette fois, je ne veux pas… Vous me sauverez de lui, n’est-ce pas ? Vous me sauverez de la justice,… si vous ne pouvez rien contre ma conscience,… et moi je parlerai… Soyez tranquille, je dirai tout,… car je ne veux pas qu’il vous échappe… cette fois.

 

– À la bonne heure ! dit Matagrin.

 

– Calmez-vous, et, encore une fois, ne songez plus qu’à punir Coppola… Votre cause à vous, je la prends en mains.

 

Bruno se rassit en laissant échapper un soupir de soulagement. 

 

– D’Oradour-Ramirez s’était fait le chef des Catalans de Cuba. C’était le parti espagnol, les colons venus de la métropole et qui rêvaient de dépouiller à leur profit les créoles, les Cubains autochtones, premiers possesseurs du sol, et qui formaient l’aristocratie fermière et financière de l’île.

 

Les Catalans, dès les premiers jours, avaient paru s’associer aux réclamations des réformistes, ils les poussaient à l’insurrection, se déclarant prêts à prendre part au mouvement ; mais sitôt que l’explosion de Bayamo se produisit, ils firent des ouvertures au gouvernement de la Havane, réclamèrent des troupes, la création de corps de volontaires, s’offrant à les guider contre les haciendas des créoles et à surveiller toutes les marches de Cespédès.

 

Quand nous arrivâmes à Santiago avec une troupe recrutée parmi les plus audacieux bandits du Texas, l’escadre espagnole croisait déjà dans les eaux de la Havane. Notre brick fut même arrêté au passage par une frégate ; mais il faut croire que Ramirez était bien puissamment recommandé, car il lui suffit de montrer sa lettre de créance pour qu’aussitôt on le traitât comme un personnage.

 

Une fois débarqués et organisés par bataillons, sous le commandement de Ramirez, qui avait fait de moi son chef d’état-major, nous commençâmes la campagne en brûlant, pillant et dévastant les vastes propriétés de Cespédès.

 

Que de meurtres, de massacres, d’atrocités !

 

Je n’entreprendrai pas de vous en faire l’histoire. La presse américaine s’est chargée de révéler au monde civilisé les horribles exploits des scélérats dont nous ne restions les chefs qu’à la condition de tout leur permettre.

 

Ramirez, lui, ne songeait qu’au butin, et se faisait la bonne part dans le pillage des haciendas. Il ne m’oubliait pas non plus aux heures du partage, car il lui importait d’endormir mes scrupules et de me gagner, par ces aubaines, à l’œuvre de mort qu’il poursuivait en secret.

 

Après avoir dévasté pendant quelques mois comme des bêtes fauves les riches campagnes de la côte orientale de l’île, nous vînmes, à l’occasion d’une trêve, camper dans les faubourgs de Cobre, une petite ville située à seize kilomètres de Santiago. C’est là qu’un soir, sous sa tente, Ramirez me parla pour la première fois du comte de Kermor…

 

À ce moment retentit, dans la direction du jardin, un sifflement aigu et strident, qui ressemblait au cri de la pie.

 

Caillebotte se dressa aussitôt.

 

– Bon ! fit-il, du nouveau…

 

– C’est donc un signal ? demanda Matagrin.

 

– Oui, un ami qui me veille.

 

– Cela vient du jardin, dit le blanchisseur, en se dirigeant vers la meurtrière…

 

– Il est dans le sentier des vignes, sans doute, ajouta Bruno.

 

– Et peut-on gagner ce sentier rapidement au sortir d’ici,… et sans passer par la grande porte ?

 

– C’est par là que je file la nuit et que je rentre avant le jour, dit Bruno.

 

Le sifflement recommença plus pressant.

 

– C’est moi seul qui suis en jeu, restez donc ici jusqu’à la nuit… Mais faites vos préparatifs pour me rejoindre au premier signe.

 

– Comment serai-je prévenu du rendez-vous ?

 

– Dans une heure, Matagrin aura un mot qui vous fixera.

 

– Descendons.

 

– Je tiens l’échelle.

 

– Moi, je passe devant, dit Matagrin en dévalant des échelons avec une légèreté dont on ne l’eût pas cru capable.

 

Avant de le suivre, Caillebotte tendit la main à Bruno.

 

– J’ai idée qu’il me reste à vous apprendre des choses qui soulageront singulièrement votre conscience.

 

– Je ne comprends pas…

 

– Patience… Quand vous aurez eu le temps de terminer votre récit et de tout me dire,… je m’expliquerai…

 

Et en trois enjambées, il atteignit le sol du grenier.

 

– Passons par la buanderie, dit Matagrin ; à cette heure, il n’y a personne, et nous arriverons à une petite voûte qui ouvre sur la charmille. De là à la porte du sentier des vignes il n’y a qu’un saut.

 

Cinq minutes après ils étaient hors de la maison et trouvaient Corréard en faction sous les branches d’un acacia pleureur.

 

– Eh bien ! fit Jacques, sommes-nous filés ?

 

– Nous,… non ;… mais notre présence là-bas est nécessaire.

 

– Comment ! on a découvert la retraite…

 

– De Mlle Émilienne, et nous n’avons que le temps de la mettre en sûreté.

 

– Êtes-vous sûr que nous n’arriverons pas trop tard ?

 

– J’ai, par bonheur, un renseignement précis… Les drôles chargés de l’expédition ont un rendez-vous assigné.

 

– Ah !

 

– À dix heures moins cinq, ce soir, à la gare de Sceaux.

 

– Oui. En ce cas, nous y serons avant eux, et comme, sur ma recommandation, les préparatifs ont été faits, car je prévoyais le coup, ils trouveront maison close et repartiront bredouille… Mais comment avez-vous appris… ?

 

– Chez Lescombat ; j’ai surpris quelques mots échangés entre un groom, que vous connaissez, et un jardinier bancroche qui déjà a eu affaire à vous. Le cloche-pied venait recevoir ses instructions, et il paraît même que le rendez-vous avait été donné dans le cabaret de Lescombat, parce que le groom avait quelqu’un à recruter à Charenton de la part de son maître ou de Coppola.

 

– Hein ?

 

Jacques regarda Matagrin…

 

– Est-ce que, par hasard, ce que craignait Bruno se réalise ?… C’est lui sans doute que le groom vient relancer.

 

– Oh ! mais, dit Matagrin, je vais lui faire la leçon…

 

– Du tout ! s’écria Caillebotte ; il ne faut pas qu’il refuse… Dites-le-lui de ma part… Si on lui fait tenir un mot pour qu’il se trouve à la gare de Sceaux ce soir à dix heures, qu’il s’y rende sans trop se faire prier… Il peut apprendre ainsi bien des choses qu’il nous est utile de savoir…

 

– C’est juste…

 

– Cela n’a d’ailleurs pas de conséquence, car ce soir ils perdront leur peine et leurs pas…

 

– C’est ce qui me rassure.

 

– Mais demain vous recevrez pour lui un avis de Mme Mouton.

 

– Bon !

 

– Je lui ferai savoir par elle où il doit nous rejoindre pour que nous reprenions la conversation où elle a été interrompue,… et après cela je lui tracerai son plan de conduite.

 

– C’est entendu !…

 

– Mais encore une fois, qu’il se rassure,… je réponds de tout.

 

– Oh ! je savais bien ce que je faisais en vous demandant de l’entendre.

 

– Filons, dit Corréard. Voilà quatre heures qui sonnent à Saint-Maurice, nous n’avons que six heures devant nous.

 

– Ce n’est pas trop,… mais, bien employées…

 

– C’est tout ce qu’il faut.

 

En prenant congé de Matagrin, ils descendirent un petit sentier tortueux, suffisamment encaissé dans les vignes pour qu’on ne pût même distinguer la tête de ceux qui le suivaient. Et ils arrivèrent ainsi au potager du cabaretier.

 

Entre temps, Caillebotte fit part au policier de sa nouvelle découverte.

 

– Je vous avais bien dit qu’il ne faut jamais mépriser une confidence. Ce Bruno va nous devenir précieux. C’est le témoin qui nous manquait… et, pour peu qu’il ne faiblisse pas à l’heure de la grande liquidation…

 

– C’est un esprit troublé, inquiet… Il en veut à Coppola de sa vie manquée, des terreurs qui pèsent sur lui ; mais tant que je ne lui aurai pas démontré que sa docilité et son entière soumission à nos désirs lui vaudront le rachat du passé, il peut nous échapper…

 

– Et comment lui donner des gages ?

 

– C’est affaire à La Condamine.

 

– Vous avez raison.

 

– Et si rien ne traverse ma combinaison, je le lui présenterai demain.

 

– Ne conviendrait-il pas de le faire aviser des faits par Mme de Prades ?

 

– Peut-être.

 

– Je vais lui télégraphier.

 

– Non pas… Vous la verrez demain… Nous passerons tout le jour à Paris… Vous lui parlerez, et cela vaudra mieux… Un télégramme passe en trop de mains et sous les yeux de trop de gens.

 

Ils étaient arrivés en gare de Charenton.

 

Et le train sifflait sur le pont.

 

Corréard courut au guichet et prit deux troisièmes pour Paris.

 

C’était la conséquence logique du déguisement.

 

IV

LES TRAVAUX D’HERCULE.


Le marquis de La Roche-Jugon avait fort bien compris, le jour où il avait entrepris Urbain Ribeyrolles au retour de son entrevue avec Bitard, que le jeune homme n’était pas assez sot, assez naïf non plus, pour livrer les secrets de sa maîtresse. Mais comme le passage régulier de Bitard par l’hôtel des Invalides lui fournissait un point de repère et la tête de ligne de la piste à suivre, il résolut de résoudre tout seul ce problème, sans même en prévenir Coppola.

 

Il voulait mener la chose à bien sans le secours de ses complices habituels.

 

Jusqu’ici toutes les tentatives faites pour le rapprocher d’Émilienne avaient échoué par la faute, il le croyait du moins, d’indiscrétions qui l’avaient mise en garde.

 

Ce serait bien étrange que, cette fois, ne livrant à qui que ce fût sa pensée et son but, il ne parvint pas à surprendre la belle au gîte.

 

Et il se mit à faire le siège de l’hôtel des Invalides, ou du moins du personnel supérieur.

 

Le général commandant était vieux, cloué au lit par la goutte, peu sociable ; il n’aurait pu s’en faire écouter. D’ailleurs, il laissait tous les soucis administratifs à ses subordonnés et ne se mêlait de rien.

 

Seulement, il avait une jeune femme fort jolie, fort mondaine, qu’il ne voulait pas priver des plaisirs qu’il ne pouvait partager, et il chargeait avec une confiance toute philosophique son aide de camp, un charmant capitaine d’état-major, qui n’était rien moins qu’invalide, de servir de cavalier à Mme la générale, toutes les fois qu’elle allait au bal, au concert ou au spectacle.

 

Et quand le général disait au jeune homme : « J’en suis bien fâché, capitaine, mais vous êtes de corvée ce soir, » l’aide de camp ne pouvait s’empêcher de sourire, en répondant : « Madame sait bien qu’elle peut disposer entièrement de moi. »

 

Le marquis connut bien vite tous ces détails et se hâta d’en profiter. Pendant huit jours, il se rencontra chaque soir avec la générale, et se mit à lui faire une cour assidue, au grand émoi du sigisbée.

 

La générale s’amusait fort de ce jeu, et semblait assez flattée pour ne pas faire une très vive défense.

 

Mais le marquis ne voulait que des arrhes pour preuves de sa puissance.

 

Et un beau jour, quand il le vit mûr pour ses projets, il entreprit le capitaine.

 

Il lui confia qu’il était dévoré par une grande passion.

 

Le capitaine rougit, croyant deviner.

 

Il ajouta qu’il avait compté sur lui pour triompher des obstacles qui le séparaient de l’objet de sa flamme.

 

Le capitaine pâlit et eut peine à ne pas faire explosion.

 

Mais le marquis continuait, sans avoir l’air de soupçonner l’émotion de jeune homme, et peu à peu il en vint à des détails qui donnèrent à réfléchir à son interlocuteur.

 

Il se demanda bientôt s’il n’avait pas pris la mouche trop tôt.

 

De nouveaux détails s’ajoutant aux premiers, il comprit son erreur.

 

Et il respira longuement, délivré de toute oppression, et se baignant délicieusement dans ces flots de preuves qui lui démontraient que le marquis n’était nullement son rival.

 

Si bien que, par reconnaissance de la fausse peur qu’il lui avait faite, il lui fut tout acquis.

 

Et qu’il s’engagea à percer lui-même le mystère dont s’enveloppait Bitard.

 

Dans sa petite enquête, la force de la discipline lui vint en aide.

 

Les camarades avaient volontiers gardé le secret de Bitard tant que les supérieurs ne s’en étaient pas préoccupés.

 

Mais du jour où le gouverneur de l’hôtel, le général commandant, représenté par son aide de camp, demandait à savoir la vérité, le respect de la discipline fut le plus fort et les décida à parler.

 

Et ils s’y résignèrent d’autant plus facilement, que Bitard ne leur avait pas fait ses confidences complètes, et qu’ils n’avaient vu dans son procédé pour entrer et sortir de l’hôtel, que la fantaisie inoffensive d’un esprit légèrement toqué.

 

De proche en proche, le jeune capitaine arriva donc à faire comparaître devant lui le magasinier de la fruiterie des cuisines.

 

Et celui-ci, non sans quelques hésitations honorables, avoua que Bitard était d’intelligence avec un maraîcher de Vanves, fournisseur de l’hôtel, qui venait deux fois par semaine apporter sa provision de légumes et de fruits, et que, lorsque l’ancien planton du général Beauchêne voulait entrer à Paris incognito, il pénétrait à l’hôtel dans la charrette du maraîcher, blotti dans un sac à pommes de terre disposé pour le recevoir.

 

Et il s’en retournait de même, dissimulé par les sacs vides.

 

De sorte que personne ne le voyait jamais entrer à l’hôtel des Invalides, et que personne ne savait comment il en sortait.

 

– Et une fois hors Paris, où va-t-il ?

 

– Oh ! pour cela nous n’en savons rien.

 

Le capitaine n’insista pas.

 

Seulement il ordonna formellement au magasinier de ne rien dire à Bitard de la découverte de son procédé, et lui enjoignit de monter aussitôt à son bureau le prévenir dès que l’invalide se présenterait à l’hôtel.

 

– Ce jour-là, se dit-il, j’avertirai M. de La Roche-Jugon, et il fera suivre notre homme de façon à savoir où il se sépare du maraîcher et quelle direction il prend. Et quand ce terrible marquis aura la piste qu’il cherche, je ne le rencontrerai plus sur notre chemin, et je serai débarrassé de lui…

 

C’était bien, d’ailleurs, tout ce que demandait et cherchait le marquis.

 

Dès que Bitard se présenta et que l’avis du capitaine lui parvint, le marquis résolut de poursuivre seul la campagne et, déguisé, conduisant lui-même un tilbury de campagne, qu’il choisit aussi simple que possible, il se posta, le soir, aux environs de la porte par où devait sortir le maraîcher.

 

De Paris à Vanves, où le marquis put voir Bitard sortir de ses sacs accumulés, de Vanves à Ouest-Ceinture, où il dut abandonner cheval et tilbury au café de la gare pour prendre le train à la suite de l’invalide, et de là au Perray, il lui fut facile de le suivre sans être vu. Mais quand Bitard s’engagea à travers bois pour regagner la Closerie des Acacias, la tâche devint plus délicate. Il ne fallait pas, d’une part, éveiller ses soupçons, et, d’autre part, il importait de ne pas le perdre de vue. Et ce diable de Bitard, avec son pas gymnastique, en eût facilement distancé de plus agiles que le marquis Hercule.

 

Mais la chance sembla se prononcer en faveur du marquis.

 

Bitard rencontra à la sortie de la gare un jardinier de Senlisse qui venait de temps à autre soigner les parterres de Mme Saint-Ange.

 

Et ils firent route ensemble.

 

De sorte que, tout absorbés dans leur conversation, ils ne s’aperçurent pas qu’ils étaient suivis, et le marquis put les serrer de près sans qu’ils y prissent garde.

 

Ils se séparèrent au chemin creux, où Bitard, sous les yeux du marquis, pénétra à la Closerie par la porte verte.

 

Le crépuscule tombait, mais le ciel était lumineux et favorable aux observations.

 

Et en contournant le parc, M. de La Roche-Jugon découvrit, à côté d’un kiosque rustique dominant un petit taillis, une éclaircie d’où il pourrait voir ce qui se passait à l’intérieur sans être vu.

 

Il se trouva que ce soir-là, – qui était justement le soir où Urbain manœuvrait si bien pour quitter nuitamment l’hôtel de la rue du Cirque sans être vu, – Mme Saint-Ange et Émilienne, accompagnées de Jacques et de Corréard, vinrent se promener du côté du kiosque et s’y reposèrent même en causant un petit quart d’heure.

 

De son taillis, le marquis était trop loin pour saisir autre chose que des paroles confuses, mais il percevait nettement la silhouette d’Émilienne se dessinant à la lumière grandissante de la lune.

 

Et il y eut en lui comme un bondissement de fauve, qu’il eut peine à contenir.

 

Cette rage amoureuse était l’œuvre de Mme de Frégose.

 

Le jour où elle commença à comprendre que le marquis, ce blasé de toutes jouissances faciles, se lassait de ses bontés et n’attachait plus grand prix à ses complaisances, elle le destina à servir sa haine.

 

Elle s’arrangea pour lui faire entrevoir Émilienne. Elle le rendit d’abord curieux de la jeune fille. Et bientôt, surexcitant ses appétits brutaux de corrupteur, elle lui mit en tête que ce serait un beau triomphe pour lui de souiller cette innocence, d’asservir cette vertu superbe.

 

Et depuis deux ans, par tous les moyens possibles, il poursuivait la possession d’Émilienne. Repoussé dans ses premières tentatives de séduction, consigné à la porte de Mme Beauchêne, chez laquelle il avait espéré se faire admettre sous un nom supposé, il s’était dit que le rapt était encore le procédé le plus commode et le plus expéditif.

 

Deux fois déjà Émilienne lui avait échappé, grâce à son sang-froid et à son énergie.

 

Lui, il accusait de ses échecs successifs la maladresse de ses agents.

 

Aussi se disait-il que, cette fois, il conduirait tout lui-même.

 

Et quand il eut bien reconnu la situation et les abords de la Closerie des Acacias, il revint à Paris, résolu à tout combiner pour faire le coup le surlendemain.

 

Seulement, malgré ses hésitations, son désir d’agir seul il lui fallut bien mettre Coppola au courant de ses projets.

 

Car, seul, Coppola pouvait lui trouver les complices nécessaires.

 

C’est ainsi que John avait dû se trouver avec Clochepied au cabaret de Lescombat et que, par le gars du cabaretier, il put faire parvenir à Bruno le mot d’ordre du baron.

 

Matagrin était prévenu ; la missive destinée à son frère ne le surprit pas, et, en la lui transmettant, il fit part à Bruno des volontés de Jacques.

 

– Soit, dit Bruno, j’obéirai…

 

– Et tu le peux d’autant mieux que le marquis trouvera visage de bois.

 

– Bon !… il ne sera convaincu qu’après avoir pénétré par effraction et escalade.

 

– C’est vrai pourtant…

 

– Mais je trouverai un prétexte pour rester spectateur.

 

– C’est cela.

 

– À dix heures, à la gare de Sceaux, dis-tu ?

 

– Oui.

 

– Une heure et demie pour gagner Saint-Rémy, une heure un quart à travers bois,… nous ne serons sur place qu’à une heure du matin… Et puisque M. Jacques a pris ses précautions, tout ira bien, il aura le temps de démarrer.

 

– Largement.

 

– Je vais donc le voir, ce marquis…

 

Bruno passa la main sur son front.

 

– Oh ! cet homme,… c’est pour lui, pour satisfaire sa cupidité…

 

Il s’arrêta.

 

– Ne pensons plus à cela.

 

Et se tournant vers son frère :

 

– Je vais faire un somme jusqu’à huit heures. Puis je mangerai un morceau avant de partir pour la gare de Sceaux…

 

– Bien…

 

– Tu dis que demain tu auras un mot de Mme Mouton ?

 

– C’est promis, tu peux y compter.

 

– Alors, je rentrerai avant le jour.

 

Matagrin se préparait à descendre.

 

– Frère, dit Bruno, comme s’il voulait parler et qu’il hésitât.

 

– Que veux-tu ?

 

– Te demander pardon…

 

– À moi ?…

 

– Oui, je fais tache dans ta vie… Sans moi, tu pourrais être complètement heureux…

 

– Est-ce que je me plains ?…

 

– Non ; mais moi, je me juge… et j’ai besoin que tu saches bien, Matagrin, que je sens le prix de ton dévouement…

 

– Bon ! bon ! n’es-tu pas mon frère ? De qui diable prendrais-je les intérêts ? Et puis, tu vaux mieux que tu ne veux le laisser croire… Ah ! mon pauvre Bruno, si ta cervelle ne trottait pas si vite ; mais voilà, elle court de suite à l’extrême et met les choses au pis… Va, laisse faire M. Jacques, et quand il aura débrouillé toutes tes aventures, j’ai l’idée qu’il aura bientôt fait de te blanchir, même à tes propres yeux… Je t’ai toujours connu ainsi exalté ; étant enfant, pour une pomme gaulée par-dessus une haie, tu te cachais huit jours dans une cave, te figurant que tu avais mérité les galères… quand cela valait tout juste une taloche… Bon ! on a pu te faire tremper dans d’assez vilaines besognes, parce que tu n’as pas de défense… Mais de vrais crimes délibérément commis, tu es fait pour cela comme moi pour étrangler des enfants…

 

Et Matagrin descendit sans en vouloir entendre davantage.

 

– Hélas ! murmura Bruno… L’incendie, les cris des mourants, les chairs qui grésillent… On ne rêve pas cela.

 

Le soir, à dix heures, Bruno fut rallié sur la place Denfert par Coppola.

 

– À la bonne heure ! dit celui-là, tu te décides.

 

– Oui, répondit Bruno avec un sourire bizarre. On s’ennuie dans l’inaction.

 

– Eh bien ! nous te donnerons de quoi te distraire…

 

– Et cela me mènera ?…

 

– Mon Dieu ! à conquérir une honnête aisance et ta liberté pour aller vivre tranquille où bon te semblera.

 

– Ah ! ce n’est donc pas encore aujourd’hui que tu vas me rendre…

 

– Mais aujourd’hui nous ne faisons rien qui mérite un grand effort et un tel salaire,… non, une simple promenade, à travers champs, au clair de la lune.

 

– En vérité, pas autre chose ?…

 

– Tu le verras bien… Tiens, voilà ton billet… Saint-Rémy-lez-Chevreuse,… au sortir de la gare, sur la place de l’Église, moi et mon compère…

 

– Ton compère ?

 

– Oui… Ne comprends-tu pas de qui je veux parler ainsi ?… Donc, mon compère et moi nous allumons visiblement nos cigares et nous ouvrons la marche… Une fois au bois… on vous en dira plus long.

 

Bruno ne discuta pas. Mais le marquis serait là, il l’apprenait et voulait le voir, le connaître, car bien que les La Roche-Jugon eussent eu une action considérable sur sa vie, il ne les avait jamais approchés…

 

Et maintenant surtout, il tenait à dévisager le marquis.

 

Car il pressentait que Jacques ne visait pas Coppola tout seul, mais aussi ses patrons… Et, dès lors qu’on lui demandait de se ranger du côté des honnêtes gens, il jugeait utile de connaître ses adversaires.

 

Une fois en route pour la Closerie, dans leur marche silencieuse à travers bois, il lui fut difficile de distinguer les traits de celui qui tenait avec Coppola la tête de l’expédition, d’autant que lui et ses compagnons devaient marcher à une certaine distance, espacés les uns des autres.

 

Mais, au seuil de la petite vallée, on se concentra dans un carrefour et Coppola indiqua à chacun ce qu’il avait à faire.

 

Bruno se trouvait à deux pas du marquis, qui s’inquiétait peu de se laisser voir à ses complices, à ses agents, et il put graver ses traits dans sa mémoire.

 

– Un chat-tigre, pensa-t-il. Une tête qui ne s’oublie pas.

 

Ils purent, chacun de son côté, se glisser autour de la Closerie. Pas un chien ne donna l’éveil : Et ils se portèrent à toutes les issues, selon la consigne, attendant pour agir un signal convenu.

 

Bruno, avec John, avait gagné, sur l’indication de Coppola, le fossé au delà duquel se trouvait le kiosque.

 

Par là l’escalade paraissait plus facile.

 

C’était John qui devait pénétrer ainsi dans le parc, s’assurer si tout dormait, et préparer les voies aux autres.

 

Bruno était tranquille sur l’issue de l’expédition. Matagrin lui avait dit que les précautions de Jacques étaient prises et qu’on ne trouverait personne…

 

Aussi lorsqu’il eut vu le groom se glisser à travers les broussailles d’une haie morte et disparaître derrière le kiosque, s’assit-il sur une souche, sous bois, bien décidé à ne plus se mêler de rien, quitte à trouver ensuite un prétexte bon ou mauvais pour justifier son inaction.

 

Il n’était pas d’ailleurs embarrassé pour si peu.

 

Mais à peine était-il assis qu’il entendit, à quelques pas derrière lui, prononcer son nom comme un appel.

 

– Bruno ?

 

La voix était basse, contenue, mais distincte.

 

Il tressaillit malgré lui, et crut d’abord à quelque hallucination de sa conscience.

 

Mais la voix se rapprochait prenant du corps, et répéta :

 

– Bruno ?

 

C’était bien à lui qu’on en voulait.

 

Il retint sa respiration et attendit.

 

– Après tout, se dit-il, c’est peut-être Coppola qui me cherche pour me donner quelque nouvelle consigne.

 

Mais la voix s’accentuant sans qu’il eût saisi aucun bruit de pas, il en reconnut subitement le timbre.

 

– Ne bouge pas, c’est moi, Jacques. Je suis resté ici pour toi… Car tu ne dois pas être mêlé à la surprise que j’ai ménagée à tes patrons.

 

– Hein !

 

– Tu verras cela tout à l’heure… Mais il faut d’abord quitter ce poste où le Pacot t’a laissé, et me suivre sans bruit.

 

– Bien volontiers, mais comment ?

 

– Tends ta main droite.

 

– La voilà…

 

– Je te guide, te voici sur une pente douce… Laisse-toi aller sans crainte, je te soutiens.

 

Les genoux pliés, Bruno se laissa glisser sur un sol tapissé d’aiguilles de pins et se trouva bientôt debout sur un lit de sable.

 

– C’est le lit d’un ancien torrent débordé… En le suivant, nous allons sortir d’ici sans bruit, ainsi que j’y suis venu, te surveillant sans être entendu de toi.

 

– C’est vrai.

 

– Et nous allons tourner la situation.

 

Les arbres s’écartaient, laissant filtrer quelques rayons de lune tamisés par le feuillage.

 

Jacques lui avait lâché la main.

 

Il put voir sa silhouette se dessiner devant lui, dans la zone de clarté qui emplissait le chemin.

 

Et il marcha sur ses pas.

 

Au bout de quelques minutes, ils débouchaient près de la tour, gagnaient le petit escalier dont Jacques avait la clef, et pénétraient dans la salle du second étage, d’où l’on dominait toute l’habitation.

 

Corréard les y attendait.

 

– D’ici, dit Jacques à Bruno, nous pourrons, sans être inquiétés, voir ce qui va se passer.

 

– Mais quoi donc ?

 

– Ah ! l’occasion était bien favorable pour susciter une mauvaise affaire au marquis et à son Coppola, et si je n’avais pas besoin d’apprendre encore bien des choses pour n’agir qu’à coup sûr, j’en aurais certes profité. Mais il bat son plein en ce moment, sa puissance n’est pas entamée, il nous glisse des mains. J’ai voulu seulement lui infliger une petite leçon.

 

Et tout en parlant, il avait emmené Bruno près d’une grande baie qui s’ouvrait au-dessus de la Closerie des Acacias.

 

– Ces gens-là sont d’une audace, continua-t-il, qui dépasse toute croyance.

 

– Oui, dit Corréard, ils se croient tout permis.

 

– Et ils n’agiraient pas plus librement sur une terre franche d’Amérique… Vous savez, Bruno, ou vous avez deviné ce qu’ils sont venus faire ici ?

 

– Oh ! je n’ai demandé nulle explication. Il s’agit, je crois, d’un enlèvement.

 

– Oui ; seulement le projet m’étant connu, j’ai d’abord mis en sûreté la personne menacée. Mais n’aurions-nous pas pu attendre dans la maison même et nous préparer à recevoir à coups de fusil, comme des voleurs, la bande qu’ils commandent ? C’eût été de bonne guerre et nous avions droit de tuer sans hésitation les escaladeurs.

 

– Assurément.

 

– Il ne s’est même pas informé, ce marquis, s’il trouverait ici qui lui répondît. Il veut cette jeune fille, il la cherche, il la trouve, il la lui faut, coûte que coûte. Il risquera allégrement la vie de ses agents, il bravera le scandale et même la loi, qu’importe ? Avec son orgueil, il se croit si fort ; grâce à son influence, il se croit placé dans une sphère inattaquable. S’il y a tapage, meurtre et massacre, ses amis, ses créatures étoufferont l’affaire, et l’argent fermera les bouches prêtes à témoigner contre lui.

 

– Regardez, dit soudain Corréard, qui n’avait pas quitté son poste d’observation, voilà le signal.

 

Bruno s’avança dans la direction que Corréard indiquait du doigt, et vit à mi-côte, à deux cents mètres de l’habitation, un vive lueur illuminant en rouge une partie de la vallée.

 

Cela ressemblait à un feu de Bengale de grande intensité et devait être vu de fort loin.

 

– C’est Bitard, dit simplement Jacques.

 

– Et la réponse ne se fait pas attendre, ajouta Corréard.

 

En effet, à ce signal, qui, sans doute, était attendu, la vallée, tout à l’heure silencieuse et muette, sembla s’animer tout à coup.

 

Sur les hauteurs, on vit d’abord paraître de toutes parts des points lumineux.

 

Des lanternes et des torches…

 

Les lanternes, suspendues au bout d’un bâton, se balançaient.

 

Les torches, secouées par des gens qui couraient dans la direction de la Closerie, flamboyaient à travers les arbres.

 

Une sourde rumeur arrivait aux oreilles de Bruno.

 

Évidemment tout le pays était sur pied, malgré l’heure avancée de la nuit.

 

Et tout à coup, de trois côtés différents, des cloches se mirent à tinter, sonnant une sorte de tocsin.

 

Le bruit grandissait.

 

Les voix devenaient distinctes.

 

On pouvait suivre la marche circulaire de tous ceux qui arrivaient.

 

Évidemment c’était une battue organisée, dont la Closerie des Acacias était le centre.

 

Déjà Bruno avait pu distinguer sur certains points, à la lueur des torches, des groupes de paysans armés de faux, de fléaux, de fusils même.

 

Et il les voyait se rapprocher, enlaçant l’habitation dans un cercle de rabatteurs dont il ne serait pas facile au marquis, à Coppola et à leurs agents d’éviter le contact.

 

– Voilà ma surprise, dit Jacques, et j’espère que le marquis Hercule se souviendra de cette nuit.

 

– Mais ils vont tous être pris comme les renards qui ne savent plus où se terrer.

 

– Peut-être… Coppola a bien des tours dans son sac… En tout cas, ils subiront une furieuse chasse et leurs agents paieront les frais de la campagne.

 

– Mais comment a-t-on pu ameuter ainsi tout le pays ?

 

– Très simplement. Vous savez que Limours a été longtemps la proie d’une bande de scélérats qui dévastaient, pillaient et brûlaient, sans qu’on ait pu mettre pendant des mois un terme à leurs déprédations. Depuis ce temps, les petites communes de l’arrondissement sont toujours sur le qui-vive, et un certain nombre de maires ont embrigadé les hommes valides de leur paroisse, dans une sorte de garde nationale rurale qui doit se lever au premier signe et marcher de jour et de nuit aux points menacés.

 

Bitard, sur mon ordre, a donc prévenu, de la part de Mme Saint-Ange, quelques-uns de ces braves maires et leurs adjoints qu’elle était avisée d’un danger pour la nuit présente ;… qu’une bande de malfaiteurs avait résolu de profiter de l’isolement de son habitation pour venir la voler et l’assassiner ; elle annonçait en même temps qu’elle allait se mettre à l’abri, mais qu’elle leur confiait son bien, sa maison, ses meubles, ses tableaux.

 

– Je comprends.

 

– Il a été convenu alors que Bitard ferait le guet sur un certain point de la colline et qu’à l’approche des bandits, sitôt qu’ils auraient mis le pied dans le parc et consommé leur escalade et leur effraction, il en préviendrait les gens des hameaux environnants en allumant un feu prolongé assez vif pour se distinguer à deux lieues à la ronde… C’est ce qu’il a fait et vous en pouvez voir le résultat.

 

Les rumeurs augmentaient d’intensité.

 

Le cercle, bien marqué par les lanternes et les torches, se resserrait autour de la Closerie.

 

Et des aboiements prolongés se faisaient entendre sur toute la ligne.

 

Les paysans avaient amené leurs chiens de chasse et les excitaient à fouiller le bois.

 

Pour le marquis et ses affidés, la situation devenait critique.

 

Ils ne s’en étaient pas rendu compte tout d’abord.

 

Quand Bitard avait donné son signal, ils avaient déjà tous pénétré dans le parc par différents points, et, réunis sous la charmille voisine de l’atelier de Mme Saint-Ange, ils attendaient le retour de John, qui avait dû pénétrer dans la maison pour préparer les voies.

 

La charmille était épaisse.

 

À dix pas, un épais rideau de pins sylvestres leur cachait le point d’observation où se trouvait Bitard.

 

Ce fut John qui leur donna l’éveil.

 

Après avoir pénétré dans la maison par une porte de cuisine, qu’il avait trouvée simplement fermée au loquet, il avait, avec d’infinies précautions, visité les couloirs du premier étage, pour chercher l’appartement d’Émilienne, et il avait été bientôt stupéfait de trouver toutes les portes ouvertes.

 

Grâce aux clartés de la lune, il avait pu s’assurer que la première chambre à coucher était vide,… la seconde, de même. Tout l’étage était abandonné.

 

Évidemment l’oiseau avait déniché.

 

Mais comment avait-on pu être prévenu ?

 

Il ne se doutait guère que l’indiscrétion venait de lui et que c’était son entrevue avec Clochepied au cabaret de Lescombat qui avait permis d’éventer l’expédition.

 

Pour son édification, bien qu’il fût désormais convaincu que l’affaire était manquée, il grimpa à l’étage supérieur.

 

Il y put circuler librement et sans se gêner. Tout était désert et silencieux.

 

Mais tout à coup, à la lueur blanche des rayons de la lune, succéda une réverbération ardente qui lui fit dresser la tête et courir à la fenêtre.

 

– Oh ! oh ! voilà qui est nouveau, se dit-il à l’aspect du feu de Bengale de Bitard.

 

Du côté de Dampierre, toute la côte semblait embrasée.

 

– Mais on dirait que c’est en notre honneur, vraiment, que l’on a allumé cette belle pièce d’artifice.

 

Il se pencha hors de la fenêtre, et alors il aperçut scintillant sur la hauteur, les premières lanternes.

 

Il prêta l’oreille.

 

Les cloches se mettaient en branle.

 

– Voilà qui ne sent pas bon pour nous.

 

En deux temps, il eut dégringolé l’escalier, et sortit sans se gêner par la porte du vestibule.

 

À cette absence de précautions, Coppola comprit qu’il se passait quelque chose de grave et accourut.

 

– Eh bien ?

 

– Maison vide…

 

– Hein ?

 

– On a été prévenu.

 

– Quelque maladresse du marquis…

 

– Et dans un quart d’heure il fera mauvais ici.

 

– Comment ?…

 

– Tout simplement parce que nous sommes traqués.

 

– Qui te fait croire… ?

 

– Avez-vous jamais vu chasser le loup ?

 

– Quel rapport ?

 

John regrimpa les marches du vestibule, et, lui faisant signe de l’y joindre :

 

– Regardez, par cette échappée, ce qui se passe sur les hauteurs.

 

– Oui, un fourmillement de lumières…

 

– Et si nous pouvions voir derrière nous et sur les côtés, j’ai idée que nous en apercevrions autant.

 

– D’où tu conclus ?…

 

– Que nous sommes les loups, que voici venir les rabatteurs, que nous voilà pris de nuit après escalade, au milieu d’un pays que nous connaissons mal, et qu’il n’est que temps de détaler chacun de son côté en gagnant les bois, et en nous terrant dans des trous, en grimpant sur des arbres, de façon à esquiver la battue et à gagner au large, quand elle sera passée…

 

– Diable !…

 

John prêtait l’oreille.

 

– Écoutez,… ils ont des chiens…

 

– Comme dans la Savane… On nous prend pour des nègres marrons…

 

– Des chiens,… c’est plus grave.

 

Coppola secoua la tête et courut au marquis.

 

Celui-là rongeait son frein de tant de délai. Sa passion était exaspérée.

 

– Bon ! tu feras bien de te calmer, la belle est loin sans doute et l’on nous chasse au chien courant.

 

Le marquis se refusait à le croire.

 

Mais déjà tous avaient fait retraite, instruits par John, et il restait seul avec Coppola.

 

– Veux-tu qu’on nous prenne sottement dans une souricière ?

 

– Et qui oserait ?

 

– Bon ! crois-tu que ces bons paysans ameutés te donneront le temps d’énumérer tes quartiers de noblesse ? D’ailleurs l’affaire est manquée, l’obstination n’est plus de mise.

 

– D’accord ; mais comment leur échapper ?

 

Coppola était embarrassé.

 

– Si je connaissais ce diable de pays,… mais c’est la première fois que j’y mets les pieds.

 

– Dans la maison, puisqu’elle est vide, on pourrait s’y cantonner.

 

– Bon ! ils la visiteront, s’ils ont appris la tentative que nous voulions faire…

 

Tout à coup il avisa, se détachant sur le ciel clair, la tour et les ruines.

 

– Là peut-être… on pourrait trouver une cachette jusqu’au jour.

 

C’est du milieu du boulingrin que Coppola avait découvert les restes du vieux château, et il les montrait, le bras tendu, au marquis, sans se douter que de la baie sombre qui s’ouvrait au premier étage de la tour, des témoins invisibles, mais non indifférents, suivaient des yeux tous leurs mouvements, devinant presque leurs paroles et leurs projets à leur pantomime.

 

– Mais pour arriver à cette tour de ruines, dit le marquis, nous allons peut-être risquer de tomber dans quelque fondrière.

 

– C’est ce que nous allons savoir, répondit Coppola ; ce petit sentier qui monte là à travers les acacias semble y conduire.

 

Et ils s’y engagèrent.

 

Jacques les vit disparaître sous le couvert.

 

Il savait qu’en quelques minutes le sentier les amènerait au terre-plein.

 

– Ils viennent à nous,… qu’en faut-il faire ? se demanda-t-il.

 

Corréard avait eu sans doute la même pensée, car il répondit tout haut :

 

– Si j’en avais le moyen, je les coffrerais pour vingt-quatre heures… Ils s’expliqueraient ensuite avec le maire de Senlisse et le brigadier de gendarmerie. Ce serait malheureux que ces braves gens eussent renoncé pour rien à leur bon sommeil…

 

– Oui, nous leur devons bien cela pour leur empressement généreux… Ne les laissons pas rentrer bredouille… Mais pour coffrer mes grands coquins, il me faudrait Bitard.

 

– Présent, dit l’invalide. J’ai rallié l’état-major.

 

– Alors, dit Jacques, tout va bien.

 

Et, s’approchant de l’invalide, il lui donna ses instructions à voix basse.

 

– Compris, mon commandant, dit Bitard d’un ton de satisfaction.

 

Et il ajouta en disparaissant dans l’ombre :

 

– Elle est bien bonne.

 

La battue devenait bruyante.

 

Elle n’était plus qu’à cent mètres de l’habitation quand le marquis et Coppola, après avoir fait sauter la serrure d’une petite porte de bois qui fermait le sentier qu’ils venaient de suivre, débouchèrent sur le terre-plein en face de la tour.

 

Un instant, ils hésitèrent à s’avancer.

 

La lune était au plus haut de sa courbe ; cet ancien préau qui les séparait des ruines se trouvait éclairé d’une lumière intense.

 

Mais à ce moment les aboiements des chiens éclatèrent furieux, et le brouhaha des rabatteurs leur parut si proche qu’ils se crurent presque chassés à vue.

 

En face d’eux, au bas de la tour, une petite porte, sorte de poterne béante, semblait leur offrir une retraite favorable.

 

– Essayons toujours de cette cache, dit Coppola.

 

En quatre enjambées, franchissant la zone de lumière, ils y furent.

 

Mais alors il se passa une chose étrange.

 

Une porte qu’ils avaient fort bien vue tout embarrassée de lianes et en apparence scellée à la muraille par le temps et la rouille, tourna sur elle-même avec la rapidité et le bruit du tonnerre, se referma sur eux, et le bruit de ferraille d’un double tour de clé leur prouva qu’ils n’étaient pas victime d’un hasard.

 

– Caramba ! nous sommes pris, hurla Coppola.

 

Le marquis était saisi et ne soufflait mot ;… pourtant, il ne perdait pas espoir, et, tirant de sa poche un briquet portatif, il alluma une petite bougie.

 

Mais le coup d’œil circulaire qu’il put jeter sur le lieu où ils se trouvaient fut loin de le rassurer.

 

Pas la moindre issue.

 

Ils étaient enfermés dans une sorte d’impasse de six pieds carrés, dont on ne pouvait sortir que par la porte de fer qui venait de retomber si prestement sur eux.

 

– Voilà ce que c’est, grommela Coppola furieux, que de courir toujours après des cotillons.

 

Et, s’asseyant sur une pierre, il alluma un cigare.

 

Au dehors, le bruit grandissait. Les chiens hurlaient, les paysans criaient. Quelques coups de fusil partirent.

 

– Écoute, dit le marquis, la foule envahit le préau… On nous sait ici, sans doute.

 

– Oui, dans la souricière.

 

– Bah ! il doit y avoir eu méprise, et quand on nous connaîtra…

 

– Méprise, je ne crois pas, dit Coppola ; c’est nous qui nous sommes laissé prendre à notre propre piège, et par quelqu’un évidemment qui nous suit de près. Tout cela, vois-tu, n’est pas la combinaison d’un maire de village.

 

– On parle au dehors.

 

C’était Bitard.

 

Sur l’avis de Jacques, il avait expédié le Dératé aux autorités qui présidaient à la battue, en les invitant à le rejoindre au préau, où il avait fait bonne capture.

 

Et le maire de Senlisse et son adjoint, accompagnés du brigadier de gendarmerie, avec ses hommes, et d’une cinquantaine de paysans armés de faux, de fléaux et de fusils, étaient accourus à l’appel de Bitard.

 

– Nous en tenons un, cria le maire, je l’ai expédié à Dampierre sous bonne escorte.

 

– Et moi, dit Bitard, j’ai mis sous clef les chefs de la bande.

 

– Où cela ?

 

– Ici, dans le Trou-Caillou, dit-il, en désignant la porte de fer.

 

– Bon !… nous allons les réunir aux autres…

 

– Prenez garde !… ils sont armés assurément,… et vous ferez bien de ne les extraire de là qu’au jour ;… quand les gendarmes seront en force… Ils sont au frais, laissons-les-y… Il n’y a qu’à mettre quelques hommes de planton à la porte…

 

– Oui, vous avez raison… La capture est importante ;… il ne faut pas risquer qu’ils nous échappent la nuit à travers bois… Nous aviserons le parquet de Rambouillet, qui les fera extraire du Trou-Caillou demain, dans l’après-midi.

 

En haut, Jacques, Corréard et Bruno, cachés dans l’ombre de la baie, assistaient à toute la scène.

 

Jacques eut un ricanement de satisfaction.

 

– Très bien, dit-il ; on les enverra demain à Rambouillet ; ils ne verront le juge d’instruction que le jour suivant. C’est soixante-douze heures de clou pour le très haut marquis de La Roche-Jugon, un premier avertissement.

 

– Je vous remets les clefs, disait Bitard en bas.

 

– Je les emporte pour les déposer moi-même aux mains du procureur de la République, répondait le maire.

 

On avait posté deux gendarmes au pied de la tour, assistés d’un groupe de paysans bien armés.

 

– Nous n’avons plus rien à faire ici, dit Caillebotte. L’affaire suivra son cours sans nous. Corréard, guidez Bruno dans l’escalier ; je vous rejoins au chemin creux ; nous irons avertir Mme Saint-Ange et Mlle Émilienne qu’elles peuvent maintenant reprendre, sans crainte aucune, possession de leurs appartements de la Closerie des Acacias, jusqu’à l’heure de notre départ pour Paris.

 

Corréard descendit avec Bruno.

 

Jacques les suivit lentement et s’arrêta un instant au premier étage.

 

La salle où il entra était justement placée au-dessus du réduit qui servait pour l’heure de prison au marquis Hercule et à Coppola, et qu’on appelait par tradition le Trou-Caillou.

 

Caillebotte s’agenouilla dans un angle de la salle et souleva une dalle qui cachait une fissure de la voûte.

 

Cette fente formait une sorte de porte-voix naturel. Jacques se pencha et d’une voix nette et vibrante :

 

– Mathéo Barrabino, cria-t-il, c’est la seconde manche !

 

– Tonnerre ! hurla Coppola en lançant son cigare à terre… qui donc a prononcé ce nom-là ?

 

Et il recula jusqu’au mur comme une hyène menacée.

 

V

CE QUI S’ÉTAIT PASSÉ AU PARADAS.


Les événements de cette nuit avaient fortement impressionné Bruno. Il savait un gré infini à Jacques de la précaution qu’il avait prise de le faire sortir du jeu avant la bagarre, et il avait compris qu’il ne pouvait avoir de meilleur guide et de plus sûr appui.

 

Il accompagna Jacques et Corréard jusqu’à la ferme des Yvettes, à Foucherolles, où Mme Saint-Ange et Émilienne avaient trouvé un asile sûr pour cette nuit, Jacques n’ayant pas voulu rentrer à Paris avec elles, sans avoir présidé à l’exécution de la fameuse battue, si bien organisée en quelques heures par Bitard.

 

À la ferme, l’invalide les rejoignit et attesta comme eux que l’ennemi était en fuite ou sous clef, et que, tout danger étant passé, on pouvait, jusqu’au jour, aller se reposer à la Closerie.

 

Le brave fermier, qui était resté sur pied comme tout le pays cette nuit-là, s’empressa d’atteler sa carriole, et Mme Saint-Ange revint avec tous ses amis reprendre possession de sa maison.

 

Caillebotte retint avec lui Bruno et Corréard.

 

Aucun d’eux n’avait sommeil.

 

Ils s’installèrent dans l’atelier, et Jacques, qui avait informé Bruno des services que l’ancien inspecteur de police était prêt à lui rendre, l’invita à reprendre son récit au moment où ils avaient été interrompus chez Matagrin par l’appel réitéré de Corréard.

 

– Bien volontiers, dit Bruno, car il me tarde que vous soyez au fait.

 

– Nous en étions à votre arrivée à Cobre pendant une trêve.

 

– C’était justement à l’époque des fêtes annuelles de la ville, fêtes célèbres et qui attiraient des curieux de tous les points de l’île, depuis la Havane jusqu’à Santiago. La trêve, autant qu’il m’en souvient, avait même été un peu consentie par les deux partis, pour donner à tous les Cubains le droit de prendre librement part à ces quinze jours de plaisirs effrénés qui commencent par une grande procession religieuse, par des offices, des prières, des génuflexions à n’en plus finir, et qui se poursuivent, comme un véritable carnaval, au milieu des danses, des banquets, des ripailles, des intrigues, des ivresses de toutes sortes.

 

– Oui, la Vierge de Cobre sert de prétexte.

 

– Oh ! leur fanatisme pour cette madone n’est pas discutable. Mais leur religion est toute charnelle ; les sens y ont leur part, et chez eux l’extase est toujours voisine de l’hystérie. Quant à leur dévotion à la Vierge de Cobre, on ne peut la mettre en suspicion. C’est la véritable patronne de Cuba et la protectrice de l’île. Sa légende vous expliquera le cas qu’ils font de leur madone. Elle est curieuse, cette légende, et ils y ajoutent foi autant et plus qu’à l’Évangile. On raconte que, vers le milieu du dix-septième siècle, un capitaine espagnol avait apporté de Barcelone cette statue, merveilleusement travaillée, grande comme une enfant de quinze ans, toute vêtue d’or et d’argent, et pour laquelle il professait une adoration toute particulière.

 

Ce capitaine avait commandé la province de Cobre et fait construire, dans une propriété qu’il possédait sur la montagne, une petite chapelle pour la Vierge.

 

On y venait déjà alors en pèlerinage. Mais un beau jour, les Anglais, en guerre avec Philippe IV, firent dans l’île une descente victorieuse.

 

Le capitaine, blessé dans une première rencontre, se dit, avec désespoir que sa madone pourrait être insultée, profanée, si elle tombait aux mains de ces hérétiques, et, profitant de la nuit, il l’enleva lui-même de l’autel, la coucha dans un palanquin et, gagnant la côte, il se précipita avec elle dans la mer.

 

– Ma foi ! le trait est superbe.

 

– Les faiseurs de légendes ne reculent pas pour si peu. Mais attendez la suite.

 

– Nous sommes tout oreilles, dit Corréard.

 

– La lutte avec les Anglais, avec ses alternatives de succès et de défaites, dura plus d’un siècle, car ce n’est qu’en 1763 que, par traité définitif, l’île de Cuba fut rendue en toute propriété à l’Espagne. Or, quelques semaines après le départ du dernier vaisseau anglais, un pêcheur qui relevait ses filets sur la côte de Baracoa s’arrêta émerveillé par une apparition surprenante. Sur la mer une Vierge s’avançait, portée par les flots ; un diadème entourait son front d’une resplendissante auréole et sa volonté d’aborder le rivage de Cuba ne pouvait faire doute. Le pêcheur rama au-devant de la madone et la plaça debout dans sa barque. C’était la Vierge du capitaine espagnol qui sortait de l’Océan. Le pêcheur raconta aux autorités de Baracoa comment il avait trouvé la sainte patronne de l’île.

 

On la porta avec grande pompe à la ville de Santiago de Cuba, où elle fut reçue avec un enthousiasme frénétique. On la conduisit en procession à l’église métropolitaine de Los Dolores, et on lui donna la place d’honneur au grand autel.

 

Mais il ne convenait pas à la Vierge du capitaine espagnol de s’installer à Cuba. Un beau matin, bien que les portes de la cathédrale fussent chaque soir hermétiquement fermées, on ne la retrouva plus. Et trois semaines après, on la découvrait installée au milieu des branches fleuries d’un oranger, sur la montagne de Cobre, L’archiprêtre la réclama, on vint la reprendre en cérémonie pour la replacer sur son autel. Mais le lendemain, elle avait fui de même, et était allée de nouveau se loger dans son bel oranger. Cette fois on ne crut pas devoir la contrarier et à la place choisie par elle on fit construire la chapelle, où on peut encore la voir au haut de la montagne de cuivre.

 

– Sè non è vero, è bene trovato, dit Jacques en souriant.

 

– Là-bas cette légende ne saurait être publiquement mise en doute sans vous susciter une méchante affaire, et je n’ai insisté sur ce point que pour vous faire comprendre l’affluence qu’attirait à Cobre la célébration des fêtes données pour la glorification de cette patronne vénérée de Cuba… Tous les planteurs, à vingt lieues à la ronde, tenaient à faire partie des processions le cierge en main, et se faisaient accompagner de leurs femmes et de leurs enfants. Les étrangers installés dans l’île, sans se mêler aux manifestations religieuses, venaient au moins par curiosité, quelques-uns pour surveiller leurs esclaves, qui obtenaient campo à l’occasion de ces réjouissances publiques. La ville et les environs étaient transformés en un vaste campement ; tout le versant nord de la montagne était couvert de baraquements improvisés.

 

Dans les rues de Cobre, ce n’étaient que tables dressées sur des tréteaux, toutes merveilleusement illuminées le soir, et où l’on s’asseyait pour manger des gâteaux chauds, des beignets, toutes sortes de friandises, des « panadillas » des « bunelos », en buvant du tafia ou du vin de canne.

 

Plus loin, c’étaient des jeux de hasard, principalement des tables de roulette, où l’on se pressait à s’étouffer dans sa hâte à se faire dévaliser par le croupier.

 

Puis des bals, dont les orchestres s’entendaient de loin, bals pour les blancs, bals pour les mulâtres, bals pour les nègres. Enfin, c’était une véritable foire aux plaisirs, bien faite pour griser un Français encore peu familiarisé avec les éclats frénétiques de la joie créole… Mes volontaires s’étaient répandus par la ville, et je n’étais pas sans inquiétude, car je les savais assez peu mesurés dans leurs fantaisies, et mieux faits pour troubler les fêtes que pour contribuer à les animer honnêtement… Ce n’était pas que je fusse, après tant de luttes, devenu tout à coup homme à scrupules ; mais le fond de loyauté qui est dans le cœur de tout enfant de Paris me faisait craindre quelque infraction grave à la trêve, et cette préoccupation gâtait mes propres plaisirs.

 

J’avais pourtant rencontré dans un bal créole une distraction qui me parut de nature à me préparer une soirée agréable… C’était une mulâtresse très sociable et fort belle, aux yeux ardents, à la taille souple, qui avait accepté sans trop de façons de se rendre à la Fonda, où j’étais descendu, pour y prendre la collation en ma compagnie… Nous traversâmes ensemble la promenade qui se trouve sur la place du Gouvernement, quand, au milieu du brouhaha de la foule, des cris perçants arrivèrent jusqu’à moi… Peut-être, n’y aurais-je pas fait grande attention, je l’avoue, si cet appel ne fût pas venu d’une voix française ; mais les mots : « Au secours ! » trois fois répétés, me parvinrent très distinctement, et ma foi ! sans plus m’occuper de ma conquête, je courus à l’endroit d’où partaient ces cris…

 

Jacques eut un vague sourire en regardant Bruno.

 

Intérieurement il se disait : « C’est ici que commence la série de ses crimes… Pauvre garçon ! »

 

– Là, dans un fourré dont nos volontaires semblaient défendre l’approche, je trouvai une jeune femme blonde aux prises avec trois misérables drôles qui l’avaient entraînée de force dans cet angle de la promenade, dont ils avaient fait une sorte de quartier général pour leurs orgies. À son costume, à son allure, je vis aussitôt que cette femme, admirablement belle, devait appartenir aux plus riches familles de la colonie étrangère. À ma vue, ses cris redoublèrent, et dans un effort d’énergie, elle s’arracha aux mains insolentes qui la pressaient et la retenaient, et se précipita vers moi, en me suppliant de la sauver.

 

Je crus d’abord qu’à ma vue les coquins allaient rentrer dans le devoir. Mais, pour la plupart, ils étaient outrageusement et follement ivres d’aguardiente, et la discipline n’avait jamais été leur vertu dominante. Toute la bande se dressa bientôt menaçante autour de moi. Je vis de suite qu’à parlementer je perdrais mes avantages en leur donnant le temps de se concerter, et, tirant mon sabre, à coups de revers et de pointe, coupant les figures, tailladant les mains et piquant les poitrines, je les forçai à élargir le cercle. Mais, après le premier moment de surprise passé, quand ils me virent me préparant à faire retraite avec la jeune femme et qu’ils se furent comptés des yeux, se trouvant trente contre un seul, ils reprirent leur rage et leur audace et se ruèrent sur moi.

 

Mais j’avais deviné ce retour offensif, et, de mes revolvers dont j’avais appris par nécessité le maniement, à Austin, j’abattis cinq hommes ; j’en dus blesser autant, mais je n’eus pas le temps de profiter du répit que cette mitraillade devait me donner, car l’un des ravisseurs de la jeune femme, qui avait gardé sa carabine au dos, prit le temps de m’ajuster et m’envoya une balle à deux lignes au-dessus de la tempe, qui, me faisant tourner sur moi-même, me jeta comme une masse le visage contre terre.

 

J’ai su depuis que ma chute avait été le point de départ d’une bagarre nouvelle, où ils avaient eu le dessous ; une compagnie de planteurs bien armés étant accourue au bruit, les avait forcés de quitter la ville.

 

À la tête de ces planteurs se trouvait le comte de Kermor, un Français, le mari de la jeune femme que j’avais essayé de protéger.

 

– Et pour qui vous donniez généreusement votre vie…

 

– Tout Français eût agi comme moi sous peine de se déshonorer.

 

– Bon !… nous savons apprécier les choses… Continuez, mon cher Bruno.

 

– Le comte de Kermor, maître du champ de bataille, ne me laissa pas mourir sur place, comme bien vous pensez. Il me fit enlever dans un palanquin et porter à sa propriété des environs de Cobre, où il avait établi une fonderie de lingots de cuivre. Il était venu s’y installer seulement à l’occasion des fêtes de la madone, car le plus habituellement il habitait le Paradas. Mais bien que la balle qui m’avait frappé m’eût jeté comme foudroyé sur le sol, ma blessure ne parut d’abord pas grave au chirurgien qui me soigna, et moi-même, au bout de deux ou trois jours, je me crus en prompte voie de guérison… J’étais entouré d’ailleurs de soins si touchants que j’en oubliais mes souffrances. Mme de Kermor ne manquait pas matin et soir de venir me visiter pour s’assurer si je ne manquais de rien et si les prescriptions du médecin étaient exactement suivies.

 

Et l’on n’aurait eu garde, car elle était vraiment et justement adorée des esclaves noirs et mulâtres qui l’entouraient ; et moi qui l’avais tirée des mains des féroces volontaires de ma compagnie, ils me bénissaient et me vénéraient pour leur avoir conservé une si bonne maîtresse. Chaque fois la comtesse venait auprès de mon lit, elle arrivait avec ses deux enfants, une petite fille de sept ans environ qu’on appelait Yvonne et un tout petit garçon de trois à quatre ans, qui trottinait si drôlement sur ses petites jambes que je ne pouvais l’apercevoir sans sourire. Pauvre Thaddée ! Deux anges, hélas ! qui me traitaient comme un bon ami du logis, que j’ai bien des fois pressés dans mes bras et que ma folie devait un jour sacrifier ainsi que leur mère…

 

Et Bruno, troublé par ce souvenir, s’interrompit un moment, se prenant la tête à deux mains avec désespoir.

 

Corréard se tourna vers Jacques d’un air interrogatif.

 

Mais celui-ci, mettant un doigt sur sa bouche, secoua la tête d’une façon qui voulait dire :

 

– Chut ! Laissons-lui pour le moment son erreur.

 

Bruno, à cet instant, se redressait, redevenu maître de lui-même :

 

– Mais n’anticipons pas, reprit-il, nous arriverons à cette fatale journée tout à l’heure.

 

Je commençais déjà à me lever, à aller et venir par la chambre. Le chirurgien me donnait même à entendre que le lendemain il me permettrait une petite promenade dans le parc de l’hacienda, quand une visite m’arriva. C’était Ramirez, de retour de la Havane, où il avait été passer quelques jours, qui accourait prendre de mes nouvelles.

 

Quand il me vit sur pied, il eut un sourire que je n’oublierai jamais.

 

– Hé ! hé ! dit-il, notre don Quichotte se porte assez bien, à ce que je vois.

 

– Il semble que tu le regrettes.

 

– Non pas, bien que j’aie eu fort affaire à la nouvelle de ta fantasia pour la faire pardonner de nos chefs respectifs.

 

– Ma fantasia ? dis-je étonné, qu’entends-tu par là ?

 

– Bah ! mais cette naïveté de chevalier errant qui te conduit à démolir tes propres soldats au lieu de les encourager à exécuter leur consigne. Tu as tué cinq de nos volontaires, et tu en as mis autant sur le flanc ; si tu crois que c’est pour cela que je t’ai accordé une lieutenance, mis le sabre au côté et garni la ceinture de revolvers, tu te trompes fort.

 

– Sommes-nous donc des égorgeurs de femmes ? lui demandai-je bouleversé et indigné par son raisonnement et son allure railleuse.

 

– Eh ! nul ne voulait égorger la poulette, au contraire, et tu le sais bien.

 

– C’est de la comtesse de Kermor que tu parles ainsi, d’une femme estimée et vénérée de tous, d’une compatriote ?

 

– Kermor ou non, c’est la femme d’un complice des libéraux de Cuba, d’un ami de Cespédès, qui finira, si l’on n’y met ordre, par faire le coup de feu contre nous. Or, il y a un proverbe qui dit : Mieux vaut tuer le diable qu’il ne nous tue, et ce proverbe sert de mot d’ordre au général gouverneur… J’en sais quelque chose, je viens de la Havane. Ainsi, mon cher Bruno, tiens le toi pour dit. Dans l’affaire du Prado de Cobre, nos soldats étaient dans le vrai, et en te logeant une balle dans la tête, ils n’ont fait que leur devoir. Et comme dans quelques jours la trêve expire, si tu ne veux pas te trouver au milieu de ceux qu’on grille pour la plus grande gloire de la cour de Madrid, tu n’as qu’à venir au plus tôt nous rejoindre au camp,… et marche droit, alors, car on te surveille.

 

– En vérité… Vous daignez pourtant m’admettre encore dans vos rangs !

 

– Oui… et tu as un moyen de racheter ta sensiblerie…

 

– Lequel ?…

 

– Je te le dirai quand tu seras hors d’ici.

 

– Mais encore…

 

– Oui, quand tu seras sorti des griffes roses de la belle comtesse.

 

– Hein ? tu dis ? Tu oses… ?

 

– J’ose dire qu’elle est fort belle, et que je conçois ta fantaisie… C’est pour cela que je te pardonne… Tu as trouvé qu’elle méritait mieux que le sort qu’on lui ménageait. Un lieutenant vaut bien dix volontaires… Le jour où tu nous guideras ici en force, dès lors que nous aurons pu, par surprise, grâce à tes intelligences dans la place, nous emparer de la maison et de la caisse, qui doit être honorablement garnie, – je me suis informé, – il est entendu que la belle sera mise en réserve comme ta part de butin…

 

Et tout en parlant, du coin de ma fenêtre, Ramirez, je le comprends maintenant, étudiait les localités, se renseignant par les yeux pour l’attaque qu’il méditait. Sans doute, n’étais-je que le prétexte et n’était-il venu que pour cela.

 

– Misérable ! m’écriai-je dans un accès de rage indescriptible, hors d’ici pour n’y jamais rentrer ; c’est moi qui t’y recevrais… Je te chasse,… entends-tu,… je te chasse…

 

– Déjà ! fit-il avec cynisme, il parle en maître. Tu te crois chez toi ;… hé hé ! tu as fait plus beau chemin que je ne croyais encore…

 

– Sortiras-tu ?… ou j’appelle…

 

Mais il sortit en haussant les épaules sans plus attendre, et moi je n’aurais pas eu le temps d’exécuter ma menace, car je sentis tout à coup la parole expirer sur mes lèvres, ma langue, devenue rigide, s’immobiliser dans ma bouche ; une contraction terrible serrait mes mâchoires l’une contre l’autre ; ma tête me semblait s’engourdir de toutes parts, en tous ses nerfs et ses muscles du front, des tempes, de la nuque, comprimée comme par une botte de fer, et cette contraction cataleptique gagnait les muscles du cou, des épaules, des bras, du tronc, des jambes, si bien que je tombai tout à coup à la renverse sur le canapé d’osier d’où je venais de me lever, et j’y restai immobile comme un cadavre, mais les yeux grands ouverts, et, chose étrange, la pensée libre. Alors un souvenir précis me revint à l’esprit. Plus d’une fois ces symptômes m’avaient été déjà décrits par un étudiant en médecine de mes amis. Je ne pouvais m’y tromper : j’avais le tétanos !

 

Je me crus perdu. Je savais la gravité du mal et que les chirurgiens les plus expérimentés ne sauvent pas un malade, un blessé atteint du tétanos, sur dix. Et peut-être, si j’étais resté plusieurs heures ainsi abandonné à ce traumatisme cataleptique, n’en serais-je jamais revenu. Mais, par grande chance, la comtesse, qui se disposait à partir en promenade avec ses enfants, voulut juger de l’amélioration qu’on lui avait annoncée dans mon état, et entra dans le pavillon où l’on m’avait installé. En m’apercevant, renversé et rigide, les yeux fixes, elle poussa un cri terrible, que je devinai plus que je ne l’entendis, car les sons n’arrivent plus au tympan que considérablement atténués. Et sur son appel, on courut de toutes parts chercher du secours.

 

Je restai plusieurs jours dans cet état, bien que le chirurgien fût habile. Il établit d’abord que j’avais eu quelque vive émotion ou quelque formidable colère. C’était vrai. Je l’entendais fort bien, mais je ne pouvais ni le renseigner ni lui répondre. Après avoir soigneusement débridé ma plaie, dont la cicatrisation hâtive pouvait être une des causes du mal, il m’administra des injections de curare, mais sans produire aucun effet. Le sulfate d’atropine et les pilules de belladone réussirent mieux. La tension musculaire diminua, la sensibilité revint.

 

Il ne me quittait ni jour ni nuit, observant, montre en main, les résultats de sa médication. Le comte de Kermor avait exigé sa présence continue. Les facultés revinrent une à une, mais le cerveau, qui n’avait cessé de veiller pendant que le corps était en danger de mort, se trouva si las de son effort, qu’aussitôt rassuré par la fin de cette crise cataleptique, le sommeil s’empara de lui, de nous puis-je dire. Je dormis, je crois, deux jours, plongé dans une sorte de léthargie réparatrice et si calme que le docteur déclara avec assurance que j’étais sauvé.

 

Mais il ne dissimulait pas que la convalescence serait délicate et lente.

 

C’était justement alors le moment de l’année où le comte et la comtesse devaient rentrer à leur plantation du Paradas. L’idée de me laisser derrière eux, à Cobre, incomplètement guéri, livré à des soins mercenaires, ne leur vint même pas. Et comme je me réveillais de ce sommeil léthargique que je viens de vous décrire, je fus tout surpris de me trouver porté à travers une jolie vallée ombreuse et fleurie, où serpentait une petite rivière que je sus plus tard être le rio Paradas, qui va se jeter à la mer, dans la baie de Santiago, à quelques kilomètres de la ville, du côté de la pointe est de l’île. Mais l’hacienda, distante du rivage, est située presque aux sources de la rivière. C’est là que nous nous arrêtâmes, et dès le lendemain, déjà tout réconforté par le climat tempéré de cette belle vallée, je reçus la visite du comte de Kermor.

 

Il me dit que non seulement il tenait à me prouver sa reconnaissance pour le service que je lui avais rendu, mais qu’en ma qualité de compatriote, j’avais doublement droit à ses sympathies.

 

– La vie d’aventures, le désir de voir du pays et de chercher fortune, sans doute vous ont amené à faire partie de ce corps de volontaires recruté par la réaction espagnole ; mais vous êtes peu fait pour vivre au milieu de ces bandits et vous l’avez bien prouvé. Pourquoi retourner avec eux ? Je vous offre une position près de moi. J’ai besoin d’une intelligence française qui me comprenne à demi-mot et s’associe à mes efforts, à mes travaux. Voulez-vous essayer de cette situation ? Si nos caractères, se conviennent, si vous trouvez nos entreprises dignes de vous intéresser, ce n’est pas la position d’un intendant que je vous garde, c’est celle d’un associé ayant part aux bénéfices comme il aura une part au labeur et à la direction. J’ajouterai qu’en acceptant, vous me rendrez service, car faute de pouvoir me reposer sur quelqu’un, de vraiment digne de ma confiance, je suis forcé souvent de renoncer à des opérations qui seraient des plus productives et qui auraient un résultat général des plus utile pour toute la colonie française, assez nombreuse ici.

 

Bruno s’interrompit un instant, et tendant la main vers Jacques et Corréard :

 

– Je prends ici le ciel à témoin, leur dit-il, que le jour où j’acceptai la proposition du comte, j’étais plein de reconnaissance pour sa bonté loyale et qu’aucune arrière-pensée ne me poussait à rester au Paradas. J’eus même quelques jours de joie bien franche, car je me crus sauvé de moi-même et de ce misérable qui m’avait entraîné hors de la vie probe et laborieuse… Je me vantais… Hélas ! il avait semé dans mon cœur la mauvaise semence,… elle germa…

 

Mais ce ne fut qu’après ma guérison complète que je commençai à comprendre ce qui se passait en moi. Les railleries de Ramirez, la façon cavalière dont il avait parlé de la comtesse en me disant amoureux d’elle, me revenaient sans cesse en tête, et le mauvais instinct du débauché se réveillait, remuant ce fond de vase qui fermente dans les cœurs corrompus. La comtesse, pendant ma maladie, m’avait soigné avec le dévouement d’une sœur de charité ; assurément elle ne reniait pas la dette de gratitude qu’elle avait contractée vis-à-vis de moi. Elle avait le cœur trop haut placé pour que cette reconnaissance lui fût à charge, et certes M. de Kermor n’avait pas fait ma place si large dans sa maison, et dans sa famille sans l’aveu et le consentement de sa femme.

 

Mais je voulus interpréter les choses autrement, et ma vanité se plut à croire que j’avais éveillé en elle d’autres sentiments plus vifs et plus tendres. Ce ne fut d’abord qu’un sentiment confus que je m’avouais à peine, bien loin de me permettre de le laisser entendre. Le criminel doit ainsi parfois nourrir longuement son infamie, avant d’en venir à l’audace de vouloir et à la folie de l’action. Et chaque jour je gagnais par mon calme trompeur, par ma sérénité fausse, un plus large terrain dans l’affection de cette famille, qui ne pouvait se douter des orages qui grondaient sourdement au fond de mon âme avilie.

 

Ramirez avait reparu une fois depuis que j’étais installé au Paradas ; mais je n’avais attaché à sa visite qu’une fort médiocre attention, parce qu’elle était justifiée par un prétexte plausible. En acceptant les propositions du comte de Kermor, j’avais envoyé ma démission de lieutenant de ma compagnie ; mais comme il était resté en liquidation le produit de certaines expéditions, Ramirez m’apportait ma part de prise, le reliquat de ma solde du trimestre et mes quittances à signer. Je lui donnai les signatures qu’il réclamait et je me hâtai de le congédier.

 

Mais il n’avait pas perdu son temps ni ses pas, et, moins absorbé, j’eusse pu le comprendre. C’est à peine si, lorsque je l’avais rejoint dans le salon d’attente attenant à la véranda, j’avais fait attention au bruit d’une porte qui se refermait sur une jupe de foulard, comme en portaient à l’habitation les seules mulâtresses quand, par hasard, elles faisaient toilette.

 

Avec un peu d’attention, j’aurais reconnu la jupe et la tournure de Flora, une belle métisse attachée au service particulier de Mme de Kermor ; mais ce souvenir ne me vint que beaucoup plus tard, beaucoup trop tard. Il m’aurait permis de lire dans le jeu de cette fille.

 

Je vous ai dit qu’elle était belle… Elles le sont presque toutes, ces filles du soleil, et enivrantes au dernier point. Dans ma lutte contre moi-même, parfois je cherchais à donner un autre cours à mes appétits, et Flora m’apparaissait comme tout à fait digne de me faire prendre mon mal en patience.

 

Je ne lui avais rien dit qu’elle m’avait déjà deviné ; mais au premier tête-à-tête que j’obtins, elle me troubla d’un mot.

 

Je venais de lui dire que je la trouvais belle ; elle m’arrêta.

 

– Pas assez encore à ton gré… Flora n’est point celle que tu désires…

 

– Mais qui donc ?

 

– Tu ne sais guère dissimuler, ou je sais lire au fond des âmes ; mais c’est au-dessus de moi que volontiers s’arrête ton regard ardent. La maîtresse…

 

– Tais-toi, tu te trompes.

 

– Pourquoi pâlis-tu alors et trembles-tu de la sorte en me répondant ? Vas, j’ai bien deviné…

 

J’étais atterré.

 

Malgré moi, ce secret qui me brûlait était devenu la proie de cette femme.

 

Elle vit mon inquiétude et s’empressa de me rassurer.

 

– Que crains-tu de moi ? Tu as été bon pour Flora, elle s’est dévouée. Aime-moi d’amitié seulement. Je ne t’en demande pas davantage et je te servirai.

 

En un instant, elle se faisait ma complice et je devenais son esclave.

 

J’aurais dû comprendre que c’était le génie infernal de Ramirez qui l’inspirait.

 

Chaque jour, elle me parlait de Mme de Kermor, elle me vantait sa grâce, sa beauté, elle me la dévoilait sans pitié pour attiser encore le feu qui me dévorait.

 

Par ses propos, par ses réticences, par les mille incidents dont elle me faisait part, prêtant à sa maîtresse des pensées et des paroles qu’elle n’avait ni dites ni conçues, elle me faisait croire qu’un jour viendrait où je pourrais être écouté sans colère, peut-être accepté comme un consolateur.

 

Car elle se plaisait à me dépeindre M. de Kermor comme fort peu attentif auprès de sa femme.

 

Ses fréquents voyages à la Havane étaient interprétés par Flora comme autant de preuves d’infidélité. À l’en croire, il avait là-bas une maîtresse en titre pour laquelle il faisait des folies, et sa femme le savait, en avait tenu les preuves en main, si bien que la conduite de son mari devait la préparer à l’indulgence pour un autre amour, sincère et vrai, le jour où j’oserais me déclarer.

 

Mais cette passion qui m’absorbait et faisait de ma vie une torture eut une influence malheureuse sur ma conduite à la plantation. Je négligeais étrangement mes fonctions, je ne veillais qu’à demi à l’exécution des ordres du comte. Pendant ses absences, tout allait à la dérive, et sans m’en rendre compte, j’arrivais à compromettre gravement ses intérêts.

 

Tout d’abord, il me fit du ton le plus courtois quelques observations amicales, s’efforçant de croire que mes fautes ne provenaient que de mon inexpérience de ce genre d’affaires. Mais, au lieu de tenir compte de ses conseils et de ses indications, je me raidis sottement contre son autorité et je ne semblai pas vouloir admettre qu’il eût le droit de contrôler mes actes.

 

Il eut pourtant une patience des plus grandes. Peut-être, sans en savoir où en présumer la cause, devinait-il qu’il avait affaire à un esprit malade. Et je m’aperçus bientôt qu’il avait délégué dans nos bureaux certaines fonctions à de vieux serviteurs de confiance, qui semblaient destinés à veiller sur mes erreurs ou mes faiblesses et à les réparer discrètement, sans que je m’en doutasse et que je pusse m’en froisser.

 

Ce procédé délicat, qui aurait dû m’ouvrir les yeux sur son extrême bonté, me rendit plus haineux et plus sombre.

 

C’est alors qu’arriva à l’hacienda, pour y passer quelques semaines, un parent éloigné de Mme de Kermor, M. de Lussan. Il venait de Montréal, où il avait ses établissements et sa famille, et avait promis par correspondance à sa cousine de s’arrêter au Paradas à l’occasion d’un voyage à Rio-Janeiro, qu’il exécutait tous les deux ans.

 

M. de Lussan était un homme du monde, fort élégant, d’une distinction réelle et d’une conversation pleine de charme. Pendant les absences, toujours fréquentes du comte, il ne quittait naturellement pas sa cousine, et chaque jour c’étaient des promenades, des excursions auxquelles participaient, la plupart du temps, les enfants et leur gouvernante, mais qui ne leur devaient pas moins fournir dans ma pensée, s’il les cherchaient, maintes occasions faciles de tête-à-tête.

 

Il n’en fallait pas moins pour exaspérer ma jalousie jusqu’à la folie ; et Flora se chargea de me démontrer que M. de Lussan était arrivé juste à point pour me voler ce rôle de consolateur qu’elle avait fait miroiter à mes yeux comme une espérance.

 

Dans ces conditions, j’étais mûr pour le crime, et Ramirez, bien informé sans doute de ce qui se passait en moi, le comprit et en profita.

 

Mes fonctions journalières auraient dû me retenir à l’hacienda ; mais chaque fois que Mme de Kermor et M. de Lussan entreprenaient quelque ascension sur la montagne ou quelque promenade en forêt, on me trouvait sur leurs traces, me cachant, les épiant, les suivant à travers les mornes ou sous les épais mangliers et tourmentant d’une main fébrile le manche de ma macheta, méditant, ruminant chaque jour des vengeances farouches que j’étais incapable d’accomplir.

 

C’est au retour d’une de ces journées de tentations horribles que je trouvai Ramirez sur mon chemin, comme je me préparais à rentrer à l’habitation.

 

– Diantre ! fit-il, la joue creuse, l’œil fiévreux, la bouche amère, le front chargé de soucis ; il paraît, mon cher Bruno, que la vie d’honnête homme et la fréquentation des gens vertueux ne te réussissent guère.

 

– Que veux-tu ?

 

– Faire ton bonheur.

 

– Tu n’y peux rien.

 

– C’est à savoir. Tu sembles n’avoir guère tenu compte des avis que je t’ai donnés lors de notre dernière entrevue ; il est pourtant l’heure d’y songer. Tu as cru mes menaces vaines parce que, depuis deux mois que tu es ici, la paix semble régner dans l’île. Oh ! mon Dieu ! la raison en est simple.

 

Lersundi, qui nous avait donné nos commissions, avait été remplacé comme gouverneur par le général Dulce, qui s’est imaginé de jouer au clément et au généreux et de nous interdire toute initiative. Il est clair que ça ne pouvait pas durer et nous le lui avons fait bien voir. Après quelques remontrances énergiques dont il eut le tort de ne pas comprendre la portée, nous avons jugé qu’il fallait lui faire vider la place, et il y a deux jours, moi douzième, nous sommes montés à son cabinet, le pistolet au poing, et nous lui avons accordé cinq minutes pour choisir entre deux partis : sa démission immédiate ou son exécution instantanée.

 

Il faut lui rendre cette justice que son hésitation n’a pas été de longue durée. Il a signé sa démission ; et sur l’heure, avant même de la faire publier par la ville, nous l’avons embarqué pour l’Europe et réexpédié au gouvernement de Madrid, qui avait eu la folie de nous faire cadeau de ce malavisé. Aujourd’hui, nous avons installé à la Havane un conseil-directeur provisoire, qui se garde bien de contrecarrer nos plans de campagne… C’est te dire que nous sommes les maîtres du pays pour plusieurs mois au moins, et que nous avons le temps ainsi que la volonté de faire bonne besogne. Et pour ta gouverne, je n’ajouterai plus qu’un mot, c’est que je suis délégué supérieur avec pleins pouvoirs pour la province de Santiago.

 

Malgré moi, j’eus un tressaillement. Je devinai trop ce que pouvait être cette délégation.

 

– J’ai sous mes ordres, pour soumettre et purger cette capitainerie, trois mille volontaires. Toute tentative de résistance sera ridicule et cruellement réprimée, et pas un des suspects que j’ai marqués pour ma justice ne saurait m’échapper. Devines-tu maintenant la puérilité de tes scrupules ? Que tu sois avec nous ou contre nous, le résultat sera le même ; seulement, dans le premier cas, je m’arrange pour faire tes affaires ; dans le second, je ne réponds même pas de ta vie.

 

– Oh ! ma vie…

 

– Tu en fais si bon marché ! Soit. Mais voilà ce qui se passera. Nous emmènerons M. de Kermor à la Havane, où son affaire ne traînera pas. Ses intelligences avec Cespédès sont prouvées, d’avance son jugement est prononcé, il sera fusillé. Mais qui consolera la belle veuve ? Te convient-il que ce soit M. de Lussan ?

 

Je poussai un cri de rage à ce nom. Ramirez vit qu’il avait touché juste.

 

– M. de Lussan est sous la protection anglaise, ami particulier du consul général ; nous ne nous mettrons pas une mauvaise chicane anglaise sur les bras en lui arrachant un cheveu de la tête. Et si quelqu’un ne s’y oppose, il enlèvera Mme de Kermor, qui lui prodigue une si douce hospitalité, et pour la mettre à l’abri de nouveaux dangers, il la conduira vraisemblablement au Canada. Cela te convient-il encore une fois ?

 

– Ah ! laisse-moi !

 

– Tandis qu’au contraire, si tu nous aides, les choses se passeront le plus correctement du monde, et c’est à peine si Mme de Kermor pourra avoir le moindre soupçon de notre entente.

 

– Comment ?

 

– L’hacienda occupée par nous, M. de Kermor expédié à la Havane, nous déclarons selon nos usages la plantation momentanément confisquée jusqu’à la cessation des hostilités ; mais Mme de Kermor et ses enfants, nous servant d’otages, sont forcés de rester au Paradas. Par faveur singulière, on te nomme administrateur séquestre et l’on te laisse un détachement de volontaires pour faire respecter ton autorité et surveiller les prisonniers.

 

– Et M. de Lussan ? demandai-je.

 

– Dame ! il n’a plus de raison de rester… Et si même, dans la bagarre, quelqu’un le supprime, par mégarde, je te promets d’oublier qu’il est l’ami du consul anglais. Et de Lussan, parti où disparu, la position devient superbe pour toi. Libre à toi de te poser en protecteur, je me prêterai à tes combinaisons. Ce sera ton influence, ton courageux dévouement qui auront réussi à faire épargner les jours de la mère et des enfants ; tu déclareras que tu n’acceptes les fonctions qui te sont offertes, que parce qu’elles te permettront de ne les point quitter et de veiller sur leur chère existence… Mais, sur ce chapitre, j’aime à croire qu’il n’est pas besoin de te faire la leçon. – Le thème est trouvé, tu sauras jouer dessus les plus brillantes variations.

 

J’aurais dû fermer l’oreille au tentateur. Mais la jalousie me dominait avec son égoïsme féroce. De tout ce que me racontait Ramirez, je ne comprenais nettement qu’une chose, c’est qu’il me donnerait les moyens de me débarrasser de celui que je considérais comme un rival, bien à tort, je l’ai su trop tard. Ne croyez pas cependant que l’idée de tuer M. de Lussan, ou de le faire tuer, fût entrée dans mon esprit. Je n’avais pas ce sang-froid raisonné du crime qui permettait à Ramirez de faire si bon marché de la vie des autres.

 

Mais je me voyais déjà en état de l’expulser de la plantation, peut-être de l’île, et comme il me semblait le seul obstacle qui me séparât de la comtesse, il n’en fallait pas davantage pour m’empêcher de comprendre le reste du plan de ces bandits… Il y avait bien encore le comte. Mais le misérable m’avait si catégoriquement démontré qu’en tout état de cause il était condamné, que je ne m’attardai même pas à me demander si on pouvait encore le sauver. Lui aussi disparaissait sans que j’y fusse pour rien ; je n’en demandais pas davantage, et déjà je me voyais maître de l’hacienda… La comtesse était ma proie… et se donnait à moi sans efforts et sans regrets.

 

Et au lieu de me révolter, de menacer Ramirez, comme je l’aurais dû, de tout rapporter au comte et de me jeter courageusement au travers de cette atroce machination, dont ils pouvaient tous encore être sauvés, je n’eus qu’une pensée, connaître le prix qu’il mettait à ces bons offices.

 

– En échange, qu’attends-tu de moi ? lui demandais-je après un silence.

 

– Peu de chose et rien qui puisse te compromettre. Je veux éviter l’effusion du sang…

 

– Toi !…

 

– Tu sais ce que sont mes volontaires, et je t’ai dit que j’en avais bien trois mille sous mes ordres, dans la capitainerie. Donc, quelque résistance qu’on essaye de m’opposer, il faudra toujours que le comte et ses gens succombent sous le nombre. Il a environ trois cents nègres qui lui sont dévoués et qui se feraient bravement trouer la peau. À quoi bon ? Ne détériorons pas une marchandise qui nous appartient. C’est pourquoi je compte user de surprise, et tu peux m’aider à les réduire à l’impuissance.

 

– Comment ?

 

– Tu es chargé de la haute surveillance de l’hacienda ?

 

– Oui.

 

– Et tu as toutes les clefs des serrures et des verrous de sûreté ?

 

– En effet.

 

– M. de Kermor lui-même n’a en double qu’une faible partie des pièces de ton trousseau.

 

– Comment es-tu si bien informé ?

 

– Qu’importe ? Est-ce exact ?

 

– Très exact.

 

– Le parc des nègres, enclos de palissades et de fossés, n’a qu’une grande porte et qu’une issue. Chaque soir, tu fais faire l’appel par le commandeur, et une fois rentrés dans leurs cases, on met les traverses à la porte, mais il faut qu’un cas de mutinerie soit à craindre pour qu’on ferme les cadenas et les doubles serrures.

 

– Oui.

 

– Au jour dit, tu prendras prétexte de quelques criailleries faciles à faire naître, et tu fermeras cadenas et serrures avec un soin particulier. M. de Lussan…

 

– Ah !

 

– Oui, M. de Lussan habite le pavillon qui se trouve à l’entrée de l’allée des cocotiers. S’il était libre d’aller et de venir cette nuit-là, il pourrait surprendre notre arrivée et donner l’éveil ; tu auras donc soin de fermer aussi la porte des palissades qui entourent le pavillon, de façon à l’isoler par force de l’action.

 

– Pour cela,… je n’y manquerai pas.

 

– Reste le corps de logis principal, où tu habites toi-même.

 

– Celui-là, je le ferme chaque soir par toutes les issues avec un soin particulier…

 

– Et jaloux,… je le sais… C’est un souci que tu prendras tout à ton aise, car il importe que l’on ne puisse t’accuser de négligence… Seulement, l’hacienda a un défaut à sa cuirasse.

 

– Hein ?

 

– Je le connais et cela suffit.

 

– Et c’est tout ?

 

– Attends encore… Nous sommes cantonnés dans les bois de mangliers qui avoisinent le Paradas, mais à une distance assez grande pour que personne de vos péons ou de vos esclaves ne puisse s’en apercevoir. M. de Kermor est à La Havane, je le sais, et vous attendez son retour d’un jour à l’autre…

 

– Eh bien ?

 

– C’est la nuit même qui suivra son retour que tu devras prendre les précautions que je viens de te détailler. Seulement, tu ne dois pas tenir essentiellement, je pense, à assister à notre entrée au logis…

 

À cette pensée, malgré moi, je sentis une sueur froide me perler sur le front.

 

Il prit mon silence pour un acquiescement et continua :

 

– J’ai un moyen tout naturel pour motiver ton absence précisément à l’heure dite.

 

– Lequel ?

 

– À deux kilomètres de l’hacienda, là où le Paradas devient navigable, vous avez une petite flottille de chalands, sous la direction d’un groupe de mariniers que vous avez fait venir de Baracoa.

 

– Oui.

 

– Il t’arrive fort souvent de n’avoir pu, dans le courant de la journée, leur donner tes ordres pour les transports à effectuer le lendemain… et, dans ce cas, c’est après la fermeture de toutes les portes que tu te rends auprès d’eux…

 

– En effet,… j’ai fait souvent cette course à une heure avancée…

 

– Il suffira donc que, le jour où M. de Kermor sera rentré au Paradas, tu aies à transmettre à la flottille du barrage des ordres urgents pour que personne ne soit surpris ; qu’après avoir pris toutes les précautions de sécurité ordinaires, tu t’absentes à l’heure du couvre-feu…

 

– Oui, dis-je amèrement, tu as tout prévu.

 

– Eh ! j’ai pitié de tes scrupules,… je veux épargner ta sensibilité, voilà tout, et te rendre la tâche facile comme le dénouement sera lui-même agréable… Donc voilà qui est dit. Tu as ton prétexte pour laisser ton monde sous clef et toi courir les champs, et alors tu en profiteras pour venir me trouver…

 

– Pour aller te trouver ? mais où donc ?

 

– Sur la route de Bayamo, au Gros-Morne, à la tête de la Sierra Maestra.

 

– Si loin ?

 

– Veux-tu que je campe sous les fenêtres de l’hacienda ?

 

– Mais il y a pour une heure de marche.

 

– Crains-tu tes pas ? Nous avons toute la nuit devant nous.

 

– C’est vrai. Alors chaque soir…

 

– De dix heures à deux heures du matin, un feu allumé sur le haut du Gros-Morne, servira à te désigner le point où je t’attends. Et nous conviendrons là du signal qui te permettra, marchant sur nos traces, d’arriver juste à temps pour jouer ton rôle de terre-neuve perpétuel et obtenir de ma clémence, à force de supplications et d’éloquentes paroles, la grâce de la comtesse de Kermor et de ses enfants… Après cela, dès le lendemain, la part de mes volontaires faite, le Lussan mis à l’écart, le comte envoyé sous bonne escorte à la Havane, tu restes le maître du Paradas… Heureux coquin ! Et la comtesse, qui te devra la vie et l’honneur, te dressera un autel dans son cœur… ou elle sera, par le diable ! bien ingrate…

 

Bruno s’arrêta un instant comme écrasé par ses souvenirs.

 

Caillebotte et Corréard respectèrent son émotion.

 

À deux fois il dut s’éponger le front. Ses cheveux humides semblaient collés sur son crâne.

 

– L’épreuve est cruelle, dit-il enfin ; car j’ai résolu de ne vous rien cacher, et, vous le voyez, je me tiens parole. Je ne vous dissimule aucune de mes faiblesses, je n’essaie pas de pallier mes lâchetés,… mon crime. Car je ne me fais aucune illusion : la jalousie folle qui m’égarait, cette jalousie née d’une passion sans excuse ne peut me servir à rien justifier. Ma passion pour Mme de Kermor était monstrueuse ; elle ne devait engendrer que des infamies… et vouer le reste de ma vie aux plus effroyables remords.

 

– Calmez-vous, mon ami,… dit Jacques. La responsabilité humaine a ses limites, car la liberté de l’individu est rarement entière… Le tempérament, la chaleur du sang, l’innervation générale pèsent d’un poids considérable dans nos actes, et nous ne sommes pas les auteurs de notre état physiologique, nous en sommes les victimes… La justice n’y veut prendre garde, mais l’équité en doit tenir compte…

 

– Quoi ! vous pensez…

 

– Que tout cela peut encore se racheter… Mais voyons la suite.

 

Bruno poussa un soupir et reprit :

 

– Ramirez l’avait bien dit… Il me connaissait à fond et savait ménager mes scrupules. Je fus absolument la dupe du plan qu’il venait de m’exposer, tant il semblait logique et vraisemblable ; j’y crus d’autant plus volontiers qu’en flattant ma secrète passion, il me laissait un rôle presque passif qui m’eût permis, en cas d’échec improbable, de nier ma complicité.

 

À trois jours de là, M. de Kermor revint de la Havane dans l’après-midi, juste à l’heure de la sieste. Il avait voyagé tout le jour et au plus fort de la chaleur, fait absolument insolite et qui me fit penser qu’il avait dû être prévenu des dangers qui le menaçaient.

 

Et ce qui corroborait encore cette supposition, c’est qu’il arrivait avec une escorte inaccoutumée, composée des plus solides péons de ses mines de Cobre et commandée par Hoël.

 

– Ah ! oui,… Hoël, dit Jacques, vous ne nous en aviez pas encore parlé.

 

– C’est qu’Hoël était plus spécialement préposé à la surveillance et à la direction des mines. Puisque vous avez entendu parler d’Hoël, vous savez que c’était un ancien quartier-maître de la frégate qu’avait commandée M. de Kermor avant son mariage. Hoël, né dans la seigneurie de Kermor, en Bretagne, était le frère de lait du comte, et ne l’avait pour ainsi dire jamais quitté. On le voyait donc souvent au Paradas ; mais ses fonctions le retenaient à Cobre, et, pour qu’il eût jugé nécessaire d’accompagner lui-même le maître avec ses péons en armes à travers ce pays d’habitude fort tranquille, il fallait que les complots des Espagnols eussent été ébruités.

 

Dès le soir même, je fus fixé ; les ordres étaient donnés pour des préparatifs de voyage. M. de Lussan, lui aussi, après une conversation particulière avec le comte et la comtesse, se rendit à son pavillon, avec son valet de chambre, presque aussitôt après le repas du soir.

 

Évidemment le départ était résolu.

 

Je n’en aurais pas eu la preuve par le mouvement qui se faisait aux écuries, par le double picotin donné sous mes yeux aux mules, que mille autres détails intérieurs m’en eussent averti.

 

Je m’étonnai seulement d’être tenu en dehors de tout ce mouvement.

 

Était-ce défiance ?

 

Mais Flora vint me trouver dans la salle basse, où je mettais en ordre les notes et les feuilles de compte du jour, et me dit :

 

– Maître Bruno, le comte désire vous parler.

 

Et plus bas, comme je me levais, elle ajouta :

 

– Ils quittent tous l’hacienda cette nuit.

 

Et me saisissant la main comme je passais devant elle, et du doigt me désignant la pointe de la Sierra Maestra :

 

– L’heure est venue ! murmura-t-elle.

 

Ce rappel de mes conventions avec Ramirez me troubla, et ce ne fut pas sans appréhension que j’arrivai auprès de M. de Kermor, qui m’attendait dans son cabinet.

 

Heureusement qu’il prit tout d’abord la parole en me voyant entrer, tout en classant des papiers qu’il avait devant lui, ce qui me donna le temps de me remettre.

 

Il m’annonça son départ pour la Jamaïque d’abord. Et suivant les événements, il rentrerait dans l’île ou retournerait en Europe. Les troubles de la Havane, les dispositions de la commission exécutive qui succédait au général Dulce, ne lui laissaient aucun doute sur le péril qui le menaçait, et il savait qu’une résolution prompte pouvait seule le sauver encore lui et sa famille. Il me laissait la garde de l’hacienda, me déléguait ses pouvoirs sur les mines de Cobre, mais prévoyant que la situation pourrait devenir critique pour moi-même et que peut-être on voudrait me faire porter la peine de son départ, il m’autorisait, à la première alerte grave, à donner la liberté aux noirs, à régler les comptes des mineurs et à me mettre en sûreté.

 

– En ce cas, me dit-il, gagnez l’Europe, venez nous retrouver en France ; le banquier Manoel Solar, de la Havane, a mes ordres, et vous en fournira les moyens, et vous pourrez être assuré que je ne vous abandonnerai pas.

 

Et il ajoutait généreusement :

 

– Ma dette envers vous est de celles dont on n’est jamais quitte.

 

J’aurais dû me jeter à ses pieds et lui tout avouer.

 

Mais la pensée que M. de Lussan partait avec eux, que peut-être il accompagnerait jusqu’en France le comte et la comtesse, tandis que moi j’allais être séparé irrévocablement de Mme de Kermor, car je savais bien qu’à Paris, si je les y retrouvais, je ne serais plus qu’un protégé tenu à distance, tout cela me fit monter le sang au cerveau et me rendit muet.

 

Pour mon malheur complet, M. de Kermor lui-même me donna une consigne qui favorisait mes projets.

 

– Fermez toutes les portes avec un soin particulier, ce soir, me dit-il. Nul ne doit pouvoir s’éloigner, cette nuit, avant l’heure convenue. Il faut que nos péons, nos muletiers et nos domestiques soient prêts à partir à quatre heures du matin. Vous ferez même sagement, avant de rentrer vous-même, de faire une tournée dans les environs de l’hacienda… Si vous le désirez, Hoël, qui est ici, vous accompagnera.

 

– Inutile, monsieur le comte. À deux, l’on attire l’attention. Et je connais si bien les sentiers qui courent dans nos mornes, que j’aurai plus tôt fait tout seul de me rendre compte du danger et de pouvoir accourir vous prévenir sans être surpris… Mais craignez-vous donc quelque attaque ?

 

– Je sais qu’un corps de volontaires est en marche sur la capitainerie de Santiago. Je ne les crois pas encore bien près d’ici ; mais on ne saurait trop se garder.

 

– Je vais fouiller les bois,… et s’ils y sont campés, mille bruits, mille indices m’en avertiront.

 

– Allez donc, Bruno. Je me jette un instant sur mon lit ;… ne craignez pas de me réveiller à votre retour, n’eussiez-vous que de bonnes nouvelles de l’état des environs à me donner.

 

Sa confiance me faisait mal et je partis tout ébranlé.

 

Mais, dans la cour intérieure, une ombre se glissa à mes côtés et me dit à l’oreille :

 

– M. de Lussan va s’installer à Paris, près d’eux. Il a prévenu son valet, qui retourne à Montréal avec ses lettres pour en informer sa famille.

 

C’était Flora.

 

Un quart d’heure après, toutes les portes fermées, j’étais sur la route de la Sierra-Maestra.

 

Mais, je vous l’ai dit, il y avait une heure de marche pour y arriver.

 

La nuit était belle et claire. La route, qui serpentait sur des mamelons couverts de cocotiers et d’orangers, était facile et bien tracée. Et la fièvre me faisait doubler le pas.

 

Quand j’arrivai en vue du Gros-Morne, un feu brillait au sommet.

 

– Ils sont campés sous bois, me dis-je.

 

Et pourtant, en dépit de ce brasier, dont la fumée tourbillonnait dans les airs, j’eus comme le sentiment d’une surprise, et, malgré la traite que je venais de fournir, c’est en courant que je me mis à grimper les sentiers qui donnaient accès à cette pointe de la Sierra-Maestra.

 

Quand je débouchai sur le plateau, je pus me rendre compte du premier coup d’œil de la situation.

 

Partout le désert, mais partout la trace de l’homme. Des feux mal éteints qui avaient servi à cuire le repas du soir, des amas de feuilles sèches, d’herbes, de foin, qui portaient encore l’empreinte des corps qui s’y étaient couchés.

 

Il n’y avait pas une heure évidemment qu’ils avaient tous quitté le campement, et on avait, comme une dérision suprême, accumulé sur l’extrémité du morne un bûcher qui devait pour le moins brûler jusqu’au matin.

 

Mais s’ils avaient été prévenus avant mon arrivée de la présence du comte de Kermor à l’hacienda, comment ne les avais-je pas rencontrés en route ?

 

En suivant les traces de leur descente, je pus rapidement le deviner.

 

Ils avaient gagné le Paradas à la hauteur du gué, et fait route par la rive gauche…

 

Évidemment j’étais joué par Ramirez.

 

Cette précaution, le choix de cet itinéraire, qui devait causer un retard d’une demi-heure, me le démontraient assez.

 

Tout en se servant de moi, il avait voulu m’éloigner de l’hacienda, et peut-être qu’au moment même où j’en sortais, il était aux aguets avec ses hommes.

 

Et j’avais marché une heure environ, et il me fallait une heure encore pour regagner le Paradas.

 

Qu’allais-je y trouver au retour ?

 

Et n’arriverais-je pas trop tard pour arracher la comtesse aux mains de ces bandits ?

 

Je me souvins qu’un chemin plus court, mais peu fréquenté parce qu’il était plein de périls, même au grand jour, suivait la rive du Paradas.

 

Le danger ne comptait plus pour moi. Ramirez avait sans doute combiné quelque abominable exécution. Il ne m’avait éloigné que pour pouvoir agir à l’aise. Il fallait donc racheter ma faute et ma complicité, fût-ce au prix de ma vie.

 

Et je ne crois pas qu’un indigène de vingt ans, familiarisé avec ces sentiers, ces roches et ces broussailles, eût pu me suivre dans la course désordonnée que je fournis.

 

Pourtant je m’arrêtai brusquement aux trois quarts du chemin parcouru.

 

Du côté des sources, et par conséquent du côté de la plantation, j’entendis crépiter une fusillade bien nourrie.

 

– On se défend, me dis-je. Ils ne les ont pas surpris… Peut-être reste-t-il une chance de salut… Oui, en se jetant dans les bois.

 

Et je me souvins d’une grotte que j’avais découverte sous des lianes, dans un bois d’ébéniers, à moins de cinq cents mètres de l’hacienda.

 

La grotte, par un couloir très facilement praticable, communiquait avec un cirque de la Sierra, où l’on pouvait se mettre à l’abri de toutes recherches.

 

Et de ma découverte je n’avais parlé à personne.

 

Je repris ma course plus précipitée qu’auparavant.

 

Mais comme j’approchais des sources et des champs de tabac, une lueur ardente envahit le ciel.

 

– Le feu !… Ils ont mis le feu ; les misérables !

 

Il n’y avait nul doute à conserver : pour avoir raison de la résistance de M. de Kermor et de ses fidèles serviteurs, ils avaient incendié l’habitation.

 

Et la fusillade avait cessé.

 

Quand j’arrivai en face de l’hacienda, j’étais fou, fou de rage, de désespoir, de remords.

 

Par toutes ses fenêtres, l’habitation vomissait des flammes.

 

Je traversai comme un trait d’arbalète une meute de volontaires qui hurlaient, juraient, sacraient en toutes langues, montrant le poing à la maison en feu où ils n’osaient aller piller, par crainte d’y rôtir.

 

Moi, j’y bondis sans rien calculer. À mes oreilles arrivaient des cris déchirants… Je ne pouvais m’y tromper, c’était la voix de la comtesse ;… dans le vestibule, à travers les tourbillons de fumée, je distinguais étendus les cadavres de plusieurs péons ; sans doute, c’était au milieu de la bataille que le feu avait été mis… Je gagnai le premier étage et déjà j’atteignais à l’appartement de Mme de Kermor, quand l’escalier s’effondra sous moi, tandis qu’une poutre détachée du plafond me frappait à la tête.

 

Quand je revins à moi, j’étais dans la case d’une négresse, le corps affreusement brûlé ; je ne pouvais faire un mouvement sans que la douleur m’arrachât des cris. Pourtant mes blessures n’étaient que superficielles. Aucun organe important n’avait été lésé. Et la blessure à la tête fut rapidement en voie de guérison.

 

J’interrogeai la brave négresse, qui me soignait avec un zèle et un dévouement délicats. Mais, comme tous les nègres de la plantation avaient été enfermés par moi dans leur parc, ils avaient dû assister de loin à l’invasion du Paradas. Ils avaient entendu les coups de feu. Hoël et ses hommes avaient aidé le comte à faire une belle défense ; puis tout à coup ils avaient vu une grande flamme lécher les murs, envelopper l’hacienda, tandis que les volontaires hurlaient de joie en criant : Victoire !

 

Il n’y avait pas d’illusion à se faire et tous les nègres le pensaient. De ceux qui, cette nuit là, se trouvaient enfermés dans l’habitation, personne n’avait pu échapper.

 

Et comment l’auraient-ils pu ? Les volontaires, au nombre de 1,500, formaient un cordon infranchissable autour de l’hacienda. On n’aurait pu fuir le feu que pour tomber entre leurs mains.

 

Par mon crime, hélas ! la comtesse et ses enfants avaient été brûlés vifs et étaient restés ensevelis sous ces décombres embrasés.

 

Car, d’après le récit de la négresse, seul j’avais été retiré de la fournaise, et par la volonté expresse de Ramirez, qui, m’ayant vu accourir et m’élancer à l’intérieur, m’avait, fait rechercher lors de l’écroulement de l’escalier et de la charpente.

 

J’eus sa visite quelques jours après.

 

Je commençais à reprendre des forces, mes plaies se cicatrisaient.

 

– Allons, me dit-il, te voilà bientôt sur pieds, et tu me dois une fière chandelle…

 

– Oui, je sais,… tu m’as fait enlever des décombres ; mais j’aurais préféré mourir dans le brasier… Après m’avoir trompé,… pourquoi me forcer à vivre ?… C’était me rendre à mes remords.

 

– Bon !… je t’ai trompé… Dis que les événements ont été les plus forts… J’ai exécuté de point en point ce dont nous étions convenus… sauf que je suis parti du campement avant ton arrivée… Mais quoi ! tu as trop tardé… Je savais, par un de mes espions, la présence du comte au Paradas… J’ai cru que quelques ordres de lui te clouaient à l’hacienda…

 

– Mais l’incendie…

 

– Nous arrivons avec mille précautions,… nous croyons les surprendre,… ils nous avaient flairés, les malins, et nous sommes accueillis par une mousquetade qui nous tue une douzaine de volontaires. Après cela, je n’étais plus le maître, tu dois bien t’en douter. Et si j’avais fait mine de vouloir épargner qui que ce fût des habitants de la factorerie, sauf les nègres, qui sont du bétail à vendre, on m’eût écharpé sans souci de mes pouvoirs…

 

– Je ne t’ai jamais vu si coulant sur l’indiscipline…

 

– Hé ! je n’avais pas tes raisons pour me sacrifier,… moi,… au contraire…

 

– Au contraire, dis-tu ?

 

– Je m’entends, répondit-il, et si tu veux m’entendre aussi, ta fortune ne perdra rien à l’aventure…

 

J’eus le pressentiment qu’en feignant de me ranger à ses conseils, j’allais connaître son véritable mobile dans toute cette affaire…

 

– Oh ! ma fortune !… fis-je avec un soupir,… elle est au fond des ruines fumantes de l’hacienda.

 

– Le malheur des uns fait le bonheur des autres… Tu perds un protecteur, je t’en garde un plus généreux…

 

– Toi ?

 

– Oui-da ! mes volontaires viennent, sans s’en douter, de travailler à enrichir un homme qui me doit beaucoup et que je tiens, par certains petits services intimes. Il ne lui est pas permis de me rien refuser.

 

– Explique-toi.

 

– La mère du comte de Kermor, remariée en secondes noces au duc de La Roche-Jugon, a quatre millions de fortune. La disparition du comte et de sa famille ne lui laisse plus d’autres héritiers que son mari et son beau-fils le marquis Hercule, mon obligé.

 

– Ah !

 

– Et il ne tient qu’à toi, par une complaisance bien simple, que le marquis soit également ton obligé, comme il est le mien…

 

– Tu plaisantes… Je ne le connais pas… Que puis-je faire pour lui ?

 

– Tu étais, au su de tous, le premier régisseur de la plantation… Aide-moi à faire constater par un acte juridique, dont ta signature, comme premier témoin, décuplera la valeur, que le comte, la comtesse et leurs deux enfants ont été brûlés vifs, comme tu as failli l’être toi-même.

 

– Mais tu en as donc la preuve ?…

 

– J’ai la preuve que nul n’a pu franchir nos rangs, que le cercle le plus étroit entourait la maison, et que, de ceux que tu avais enfermés en partant, aucun n’a pu fuir…

 

– Hélas !

 

– Or, tu sais bien que la comtesse et ses enfants, non plus que le comte et tous leurs gens, n’étaient point libres de quitter la place en ton absence. À ton arrivée, la porte, calcinée, venait de quitter ses gonds et jonchait la terre ; mais nul n’était sorti, demandant grâce… Comment douter qu’ils aient péri tous asphyxiés et brûlés ?

 

– C’est vrai ;… j’entends encore ces cris.

 

– Le fait est incontestable, et personne ne songera à le contester… Puis-je compter sur toi ?

 

Je fis un geste qui pouvait passer pour une adhésion.

 

– L’acte dressé, je te promets cinq cents doublons d’or en échange.

 

– Douze mille cinq cents francs ! m’écriai-je stupéfait.

 

– Tout autant à ton arrivée à Paris avec moi.

 

– Retourner en  France;… mais tu sais bien…

 

– Basta,… de vieilles histoires dont on ne parle plus… Puis le marquis Hercule sait protéger les gens qui le servent,… et j’ai le droit de recruter pour son compte… Est-ce dit ?

 

J’étais fort troublé et ne voyais pas trop à quoi je m’engageais. Je promis d’obéir.

 

– Dans trois jours, tu seras en état d’aller à Santiago… Tu feras ta déclaration au consulat de France ; on en dressera procès-verbal et tu en demanderas une expédition certifiée et légalisée… Le reste me regarde.

 

Ramirez avait bien choisi son moment pour m’amener à ses fins.

 

J’étais tellement écrasé depuis la catastrophe dont je me sentais si affreusement responsable, que je n’avais plus guère la force de penser, encore moins de juger les choses et de les discuter.

 

Aussi, ce fut machinalement que, le jour où je fus suffisamment guéri pour entreprendre le voyage de Santiago, je me mis en route après avoir reçu de nouveau ma leçon de la bouche de Ramirez.

 

Mais la démarche tourna tout autrement qu’il ne s’y attendait.

 

Le secrétaire du consulat m’écouta silencieusement, mais non sans étonnement, exposer ma requête.

 

Mais, au lieu de rédiger en procès-verbal ma déclaration, selon l’usage, il me dit :

 

– Qui vous envoie ?

 

Je restai un moment interdit.

 

– Mais… personne,… j’ai cru devoir moi-même…

 

– Je ne puis prendre sur moi une constatation aussi grave… Il faut que vous parliez à M. le consul.

 

Et il me fit entrer dans un cabinet voisin pour y attendre son chef.

 

J’étais connu du consul, qui avait de fréquentes relations avec le Paradas. Il n’ignorait pas la situation que j’occupais près du comte, le cas qu’on voulait bien faire de moi, et jusqu’au service que j’avais rendu à la comtesse quelques mois auparavant.

 

J’avais donc lieu de compter sur un accueil bienveillant, et pourtant, lorsque le consul entra, je me sentis pâlir.

 

Sa tenue sévère acheva de me faire perdre contenance.

 

– On vient de me rapporter le but de votre visite, Bruno, me dit-il, et cette précipitation a lieu de m’étonner. Quel intérêt avez-vous donc à faire constater qu’il ne reste plus aucun membre de la famille Kermor ? Et pour m’amener à vous satisfaire, quelle preuve m’apportez-vous ?

 

– Mais…

 

– A-t-on retrouvé les cadavres de façon à ce que le doute ne soit plus permis ?…

 

– J’ai tenté de pénétrer dans le brasier, m’écriai-je, j’ai entendu les cris de la comtesse… Je n’ai pu parvenir jusqu’à elle.

 

– Je le sais ; vous avez failli périr vous-même, et c’est pourquoi je veux bien encore ne pas vous soupçonner de complicité avec les misérables qui font travailler la férocité criminelle des réacteurs espagnols à l’assouvissement de leurs haines particulières. Mais n’insistez pas. Il ne m’est pas prouvé que le comte de Kermor et quelques-uns des siens n’aient pu fuir,… et de longtemps je n’accorderai le procès-verbal spoliateur qu’on vous a chargé d’obtenir de moi… Tenez-vous-le pour dit, et estimez-vous heureux d’en être quitte à si bon compte.

 

Sur ces paroles écrasantes, il me montra la porte, et je partis sans avoir eu la force de trouver un mot à répondre.

 

Je ne rentrai même pas au Paradas. Je rôdai dans les bas quartiers de Santiago.

 

Je me sentais deviné et avais hâte de quitter l’île.

 

Un jour même j’entendis raconter dans une taverne du port que le consul avait commencé, au nom du gouvernement français, une enquête au sujet de l’incendie de l’habitation de M. de Kermor. On devait exiger de l’Espagne l’arrestation des coupables et une indemnité considérable pour les survivants de la famille. Le consul de France avait reçu des révélations accablantes, ajoutait-on, contre un régisseur de la plantation qui jadis avait fait partie des volontaires…

 

Ceux qui parlaient ne me connaissaient pas… Je me hâtai, à moitié fou, de courir au quai d’embarquement, et là je m’engageai, séance tenante, comme gabier sur un bâtiment mexicain qui allait mettre à la voile pour Galveston… Le soir même nous mettions le cap sur le Texas…

 

Depuis lors, j’ai couru l’Amérique espagnole et les États-Unis, faisant tous les métiers, ballotté par des chances diverses, mais toujours poursuivi par mes remords.

 

Vous savez tous maintenant mon passé et mon crime, ma vie sans issue et la raison de mes nuits sans sommeil. Ne me marchandez pas la vérité, et si vous croyez que je dois mettre un terme à une existence souillée et perdue, prenez pour vous mon dernier souffle, faites-moi quelque tâche honnête, mais mortelle : je l’accomplirai avec joie, je me lancerai dans le péril avec ivresse, si je puis de la sorte reconquérir un peu de votre estime et racheter par mon sang cette nuit épouvantable où la mort n’a pas voulu de moi.

 

Jacques s’était levé, et, posant la main sur l’épaule de Bruno :

 

– Attendez, lui dit-il, et ne désespérez pas !

 

Et comme Bruno, un peu réconforté, le regardait d’un air interrogatif :

 

– Vous avez votre rôle dans la pièce très dramatique que nous jouons. Mais loin de vous promettre au dénouement le repos par la mort, je ferai tout pour que vous finissiez par la réconciliation et le pardon.

 

– La réconciliation ?

 

– Avec vous-même.

 

– Et le pardon ?…

 

– Fût-ce un pardon d’outre-tombe, vous l’accepteriez,… n’est-il pas vrai ?

 

– Ce sont là des énigmes que je ne puis chercher à comprendre, dit Bruno, mais qui sont empreintes d’une telle bienveillance, monsieur Jacques, que, je vous le répète, vous pouvez disposer de moi, je vous appartiens.

 

– C’est entendu… Mais voici le jour venu,… et il est temps de faire nos préparatifs d’émigration. Retournez le premier à Paris. Allez chez votre frère. Mon appel ne se fera pas attendre. Et que vos esprits se remettent. De d’Oradour-Ramirez… ou Coppola… on ne sait comment l’appeler, ce diable d’homme, vous n’avez rien à craindre, c’est moi qui vous le dis. De l’affaire du Paradas, par de bonnes raisons que vous saurez un jour, rien n’a transpiré, et si le consul de Santiago a fait quelque procédure de poursuites, n’en prenez pas ombrage, elle est enterrée dans les archives des affaires étrangères et n’en sortira pas.

 

Bruno semblait renaître.

 

– Avant vingt-quatre heures, vous entrerez en campagne avec nous, et je compte bien qu’au retour, vous vous féliciterez de m’avoir servi d’adjudant.

 

Bitard se montra à la porte.

 

– Mme Saint-Ange et Mlle Émilienne sont prêtes, la carriole est attelée. Le cartel marque six heures, et le premier train est à sept heures moins huit minutes.

 

– Bien, mon sergent, tu veilles au grain, et c’est sage… Mais j’ai à voir les autorités de Senlisse et de Dampierre. Il faut que j’appuie sur la chanterelle, que nos prisonniers jouissent encore de quarante-huit heures de folle rage et d’impuissance. Tu vas donc conduire d’abord Bruno à Saint-Rémy ; il a ses instructions et part devant. Et nous, c’est par huit heures cinquante-deux que nous gagnerons Paris… Les renards sont en cage… ils ne chasseront pas les belettes.

 

VI

LE RAT ET LA SOURIS.


Mme la baronne de Prades habitait un entresol de la rue du Faubourg Saint-Honoré, au coin de la rue Verte, qui déjà formait le prolongement de la rue de Matignon jusqu’à la rue de Penthièvre.

 

L’hôtel, occupé par plusieurs locataires, avait deux entrées. La principale, la seule visible, était celle du faubourg. Sur la rue Verte, c’était la grande porte d’un grainetier qui, par une série de cours intérieures, permettait de gagner les escaliers de service. Mais les fournisseurs ignoraient eux-mêmes cette servitude de la maison voisine, et il fallait en être particulièrement avisé pour user de cette facilité de pénétrer par là, dans un incognito parfait, chez les habitants de l’hôtel.

 

L’appartement de Mme de Prades était celui d’une femme du monde élégant, mais sans recherche d’excentricité. Un luxe sérieux, révélant un goût raffiné des arts ; rien de criard, de clinquant.

 

C’est ce que Jacques constata du premier coup d’œil, quand Corréard l’introduisit chez la baronne.

 

L’inspecteur l’avait fait passer par la rue Verte et la cour du grainetier. À droite, une baie intérieure leur avait donné accès sur un petit préau désert, au milieu duquel s’élevait un jardinet assez pauvrement entretenu. Et une petite porte vitrée poussée au loquet s’était ouverte sous la pression de Corréard dans un rez-de-chaussée qui semblait consacré à des écuries.

 

La porte vitrée fermait la cage d’un petit escalier en spirale, aux marches recouvertes d’un épais tapis et qui ne desservait que l’entresol.

 

Là, Corréard poussait l’un des boutons d’une espèce de cadre électrique suspendu dans un angle du mur, et presque aussitôt la porte s’était ouverte. Puis Jacques avait été introduit dans un petit salon avec son compagnon par la camériste, qui, sans mot dire, sachant bien à qui elle avait affaire, referma la porte sur eux.

 

Quelques minutes après, Mme de Prades venait les rejoindre.

 

Elle s’avança droit à Jacques, le trouvant en tout conforme à ce qu’elle savait de lui, et, sans gêne aucune, comme si elle recevait un vieil ami, elle lui tendit la main :

 

– Monsieur Caillebotte, dit-elle, je suis vraiment heureuse de la faveur qu’on m’a faite en m’associant à votre œuvre. Et je travaille de mon mieux pour vous aplanir les voies… Eh mais ! j’ai déjà des résultats.

 

Mme de Prades pouvait avoir au plus trente-cinq ans pour un observateur ; encore aurait-elle eu le droit de n’en avouer que trente. Mince, élancée sans maigreur, la tête petite, mais avec un crâne bien équilibré, la physionomie à la fois mutine et résolue, elle était vraiment jolie ; mais par le regard et l’allure, elle devait déconcerter facilement les impudents. Sans être imposante, elle avait cette dose de dignité qui commande le respect. On sentait en elle la femme qui a pris l’habitude de se défendre et de se garder, et qui sait passer partout sans craindre personne. À l’occasion, elle pouvait se faire chatte et séduisante, mais on devinait la griffe acérée sous la patte de velours.

 

– Des résultats ! dit en souriant Caillebotte ; mais si vous marchez si vite, vous ne nous laisserez rien à faire.

 

– Oh ! la besogne est lourde et chacun en aura sa part… Mais vous avez été bien inspiré de ne point partir pour la Bretagne sans m’avoir vue.

 

– Oui, un incident, qui ne tient qu’indirectement à notre action principale, nous a retenus à la Closerie des Acacias quelques jours de plus.

 

– Je le connais déjà.

 

– Comment ?

 

– M. de La Condamine en a été prévenu télégraphiquement par le parquet de Rambouillet.

 

– C’est juste.

 

– On l’avisait qu’à l’issue d’une tentative d’escalade et d’effraction commise dans une propriété privée, les autorités locales de la vallée de Chevreuse avaient mis la main sur deux individus suspects, qui se prétendaient arrêtés par erreur et disaient se nommer, l’un le marquis Hercule…

 

– De La Roche-Jugon, dit Jacques en riant, et l’autre le baron de Coppola… Et qu’a fait La Condamine ?

 

– Il a répondu qu’on devait saisir de l’affaire le parquet de Paris et envoyer les accusés à la Conciergerie, à pied, à petites journées, entre quatre ou six gendarmes… Et le marquis et le baron doivent en ce moment circuler comme de vulgaires criminels entre Versailles et Paris.

 

– Cette fois encore ils réussiront à étouffer l’affaire.

 

– La procédure restera… M. de La Condamine se fera transmettre le dossier.

 

– Ils vont remonter aux sources et constater son hostilité.

 

– Il a prévu le cas et leur a ménagé une fausse piste qui les occupera quelques jours. Mais, pendant ce temps-là, on travaille à miner leurs ouvrages de défense. Vous avez, comme le rat, rongé les mailles du filet où ils tenaient empêtrées leurs victimes, et vous les avez délivrées ; moi, je suis la souris qui creuse le bois et la pierre pour pénétrer au cœur de la place.

 

– Bravo !

 

– Je vous disais que j’avais déjà des résultats. C’est mieux encore, nous avons fait des exécutions…

 

– En vérité !

 

– J’ai mes entrées libres, des relations sûres dans plusieurs sociétés qui côtoient de très près le monde des La Roche-Jugon. J’y ai récolté une foule de renseignements qui me permettent de dresser nom à nom un état à peu près complet de leurs créatures. Déjà nous en connaissons assez pour comprendre ce qui fait la force de leur situation. C’est une chaîne énorme de complices enlaçant toutes les administrations et se tenant par la main. Mais la difficulté c’est qu’il ne suffit pas de briser un anneau pour que la chaîne se dénoue et tombe inerte. Non, c’est une chaîne vivante qui se resserre sur le corps de l’anneau rompu. Nous avons commencé par essayer nos forces en faisant destituer, mettre à la retraite, frapper de suspicion divers fonctionnaires qui nous prêtaient directement le flanc ;… mais c’étaient des gens trop notoirement compromis pour que les La Roche-Jugon entreprissent de les défendre, malgré les services éhontés qu’ils leur rendaient. Leur chute était possible et même prévue ; ils ne s’en sont pas autrement émus. Mais la surprise que nous leur préparons en ce moment leur sera cruelle et le contre-coup en sera ressenti par tous les associés.

 

– Un coup droit alors ?

 

– Nous abattons l’une des têtes,… le président Cardailhac.

 

– Et la bombe éclate…

 

– Demain,… au moment même où le marquis et son âme damnée auront le plus besoin de lui pour se tirer d’affaire.

 

– C’est de l’à-propos et du meilleur.

 

– Attendez-vous à lire dans les journaux quelque récit de disparition mystérieuse d’un magistrat éminent…

 

– Comment ! une disparition ?…

 

– Oh ! pas de notre fait… Mais la situation où il se trouvera ce soir, au sortir du cabinet du ministre, avec une mise en demeure impossible à accomplir, ne lui laissera d’autre alternative que la fuite ou le suicide. Et pour qu’il ne lui soit pas loisible, s’il s’est décidé pour la retraite, de compter que le temps, qui efface tout, lui permettra de revenir un beau jour, quand l’oubli aura passé par là-dessus, nous aurons soin qu’une indiscrétion préméditée force le ministère à s’expliquer. On mettra alors les points sur les i. Et l’excellent président Cardailhac sera bien et dûment coulé à fond,… à ne jamais revoir la surface de l’eau.

 

– Bien travaillé…

 

– Ce n’est pas tout…

 

– Voyons.

 

– Incidemment, la chute du président va entraîner la démission de son frère, Cardailhac Junior…

 

– Mon excellent juge ! s’écria Caillebotte.

 

– Précisément, ce magistrat intègre qui vous maintenait au secret absolu pour complaire à ses patrons et qui vous eût peut-être, comme il l’a fait déjà, au premier acte de violence causé par l’exaspération, fait conduire dans une maison de fous tenue par deux millionnaires, deux frères, très bien posés dans un département limitrophe, qui sont de la même bande et rendent de grands services à l’association. Vous n’en seriez jamais sorti.

 

– Ceux-là, je l’espère, seront sur votre liste ?

 

– Certes,… et si l’on m’en croyait, leur maison serait fermée ce soir pour cause de moralité et de salubrité publique.

 

– C’est bien le moins.

 

– Cela s’exécutera sans doute… Mais, pour en revenir au Cardailhac Junior, il se trouve placé dans une position si fausse, pour avoir trop bien servi son frère, que l’on lui fait une faveur en ne poussant pas l’enquête plus loin et en ne lui demandant que sa démission…

 

– Et de deux…

 

– Mais vous comprenez bien qu’il ne suffit pas à M. de La Condamine de mettre un terme à l’action pernicieuse de ces deux hommes, là où les La Roche-Jugon avaient des complices et des créatures : il va leur donner des juges.

 

– Très bien !

 

– Il a déjà choisi ses hommes. Les successeurs des Cardailhac sont de ceux sur lesquels la corruption n’a pas la moindre prise.

 

– L’alarme va régner dans le camp. Les La Roche-Jugon, une fois remis de ce premier coup, feront appel à toutes leurs ressources pour tenir tête à l’orage. Ils sentiront que la guerre est déclarée et chercheront leur adversaire pour le frapper au cœur… Nous savons qu’ils hésitent peu sur le choix des moyens.

 

– C’est ce péril permanent qui fait la partie intéressante… Oui, ils vont se raidir contre cet ouragan mystérieux qui les menace ; mais il ne faut pas leur donner le temps de réfléchir.

 

– Vous avez raison.

 

– C’est maintenant que s’ouvre la campagne… Je veux que chaque jour soit marqué pour eux par un nouveau désastre…

 

La physionomie tout animée par le feu de ses résolutions, Mme de Prades était charmante d’emportement. On voyait qu’elle s’était donnée cœur et âme à sa tâche et qu’elle n’était pas disposée à se marchander ; mais bien au contraire prête à tout braver… Jacques la regardait en souriant, tout ravi d’avoir rencontré un pareil auxiliaire.

 

– On n’a pas besoin de vous exciter à la lutte, dit-il, chère madame, et je vois que vous avez épousé notre querelle avec une ardeur dont je vous remercie pour mes clients. Frappez donc coup sur coup, puisque vous avez préparé vos foudres, et démoralisez l’ennemi en le criblant de blessures. Nous, pendant ce temps, nous partons pour la Bretagne, où j’espère trouver les éléments du dénouement…

 

– Oui. Hoël tient la clef de toute l’affaire de la succession Kermor…

 

– Un autre en savait long qui nous a pu raconter par le menu les événements tragiques du Paradas… C’est un témoin important, un accusateur terrible qui viendra témoigner et accuser à l’heure voulue…

 

– En effet, ce Bruno. Corréard m’avait écrit à ce sujet et j’en ai causé avec M. de La Condamine…

 

– Nous avions cru nécessaire d’abord de le faire intervenir pour rassurer ce malheureux, pensant que les faits à sa charge étaient plus graves et plus irréparables qu’ils ne sont en réalité ; mais ma parole qu’il sortirait de tout cela sain et sauf et même pardonné, a suffi pour le calmer ; nous ne verrons donc La Condamine qu’à notre retour. D’ailleurs, nous ne pouvons avoir près de lui un interprète meilleur et plus éclairé que vous.

 

– C’est un homme de grande valeur, dit la baronne de Prades, tout à fait sympathique et de rapports sûrs.

 

Corréard fit une légère grimace.

 

– Nous nous entendons à merveille, continua la baronne ; j’ai trouvé chez lui un fond d’honnêteté, de loyauté, une chaleur pour le bien que je ne m’attendais guère à rencontrer chez un homme qui est arrivé si jeune à une situation de cette importance. Il a su se défendre de la contagion de scepticisme qui vous gagne si facilement à certains contacts ; je le répète, c’est un homme rare.

 

Corréard était fort pâle. La baronne s’en aperçut peut-être. Mais elle feignit de ne rien voir.

 

– Diable ! se dit Jacques, est-ce que la chère baronne va me brouiller mes collaborateurs ?

 

– Je me suis occupé aussi, d’après vos communications, reprit Mme de Prades, de la situation de Mlle Émilienne Beauchêne…

 

– Ah !

 

– J’ai pu recueillir des informations précieuses sur ce que devient le général et sur tout ce qui le concerne.

 

– Il est toujours dans la main de Mme de Pozzo.

 

– Toujours ;… mais il dépend de moi, j’ai longuement préparé la chose, que Mme de Pozzo soit contrainte de s’éloigner seule de Paris pour huit jours… Et ces huit jours, qui commenceront quand vous voudrez, il faudrait les employer à rapprocher le père de la fille et à soustraire le général à ce joug avilissant.

 

– Voilà qui est de première importance. Mais êtes-vous donc d’avis que Mlle Émilienne se présente d’emblée chez son père ? Elle ne sait encore que très confusément sur quelles calomnies a été fondé le plan de ses ennemis.

 

– Non ; nous réserverons son intervention pour le dernier moment, ce sera l’assaut irrésistible… Mais, pour lui préparer les voies, j’ai songé à quelqu’un qui me semble tout désigné, qui lui est dévoué jusqu’à la mort, il l’a prouvé…

 

– Urbain,… en effet…

 

– Et qui a, de plus, le droit de lui parler ferme, puisqu’il est à la fois le fils d’un ancien ami des plus intimes et le cousin germain de sa femme.

 

– C’est très juste.

 

– Nous profiterons, pour le lancer chez le général, du premier trouble où l’on va se trouver à l’hôtel de la rue du Cirque, dès le retour du marquis Hercule et de Coppola.

 

– Le fait est qu’ils s’inquiéteront peu alors du général… Pourtant, Mme de Frégose ?…

 

– Mme de Frégose, qui est une des fortes têtes du conseil, ne les laissera pas livrés à eux-mêmes, d’autant qu’elle ne devinera pas le danger que peut cacher l’absence momentanée de sa mère.

 

– Quand faut-il vous envoyer Urbain Ribeyrolles ?

 

– Dites-lui seulement d’aller à l’Institut, après-demain, déjeuner chez M. de Sainte-Marie des Ursins. C’est là que je lui parlerai.

 

À ce moment, la même sonnerie dont Corréard avait usé pour s’annoncer retentit dans une pièce voisine.

 

Mme de Prades se leva très surprise.

 

– Qui peut venir de ce côté ? dit-elle. En dehors de vous, – elle s’adressait à Corréard, – cette entrée ne sert à personne, n’est connue de personne…

 

Mais elle se reprit :

 

– Au fait, j’oublie que j’en ai donné l’indication à M. de La Condamine.

 

Corréard devint vert.

 

– Pour qu’il pût, en cas d’urgence, arriver jusqu’à moi sans se compromettre… Il est vrai qu’il n’en a pas encore profité une seule fois… Si c’est lui, il faut que quelque incident grave…

 

La camériste passa la tête sous un rideau, puis le bras et tendit à sa maîtresse une carte sur un plateau de laque.

 

– Qu’il vienne, dit Mme de Prades.

 

Et se tournant vers Jacques et Corréard :

 

– Je ne me trompais pas… et nous allons savoir…

 

La Condamine entrait.

 

Son aspect grave rassura Corréard, et ses premiers mots le soulagèrent.

 

– Je vous demande pardon, madame, de mon indiscrétion, dit-il ; mais, bien qu’autorisé par vous-même, je ne me serais pas risqué à une démarche qui pouvait vous compromettre, si je n’avais su trouver à cette heure chez vous Jacques et monsieur, qui doivent être au plus vite mis au courant de ce qui se passe.

 

– Un contretemps qui change nos plans de campagne ?

 

– Pas tout à fait, mais un retour offensif de l’ennemi, qui va nous livrer une rude bataille.

 

– Expliquez-vous.

 

– Votre petite combinaison de Chevreuse, mon cher Jacques, n’a pu s’accomplir jusqu’au bout. Je l’aurais voulu et sans doute Mme de Prades vous a dit les termes de ma dépêche au parquet de Rambouillet. Je croyais être sûr du procureur de la République, mais si près de Paris, nos fonctionnaires s’accordent de leur autorité privée une foule de petits congés qui font qu’on ne les a jamais sous la main que vingt-quatre heures trop tard. Or, le procureur de la République absent, c’est le substitut qui est le maître. Je n’avais sur ce substitut que des notes fort peu explicites qui ne m’avaient pas donné l’éveil. C’est lui qui reçut ma dépêche. Le hasard voulut qu’il connût de vue, – c’est sa thèse, – le marquis Hercule ; il ne se borna donc pas à les remettre en liberté, lui et son compère, en les priant, pour la forme, de se tenir à sa disposition pour élucider l’affaire, il commit l’indiscrétion coupable de communiquer ma dépêche au marquis… Ce substitut doit être des leurs et savait ce qu’il faisait.

 

– La teneur de la dépêche était raide.

 

– Ce ne serait rien. Administrativement, de chef à inférieur, les formules télégraphiques sont brèves et rarement courtoises ; mais la dépêche révélait contre le marquis une hostilité qu’il a déjà cherché à connaître.

 

– Déjà…

 

– Et il n’est de retour à Paris que depuis hier soir onze heures. Oh ! vous allez voir qu’il n’a pas perdu sa nuit.

 

– Comment !

 

– Il y a deux heures, j’ai eu avec mon ministre une scène fort vive, qui m’a forcé, sans lui dire les faits qui nous occupent, de lui laisser pressentir la gravité d’une situation qu’on lui avait peinte naturellement sous de tout autres couleurs. Heureusement que je le tiens par son intérêt,… par son portefeuille, qu’il veut garder le plus longtemps possible, et que j’ai pu lui démontrer que, si le parti auquel se rattachent les La Roche-Jugon ne recevait pas une leçon vigoureuse, il pouvait bien obtenir un regain de faveur qui amènerait un compromis ministériel dont il serait, lui, la première victime.

 

– Ah ! ah ! il y avait de quoi réfléchir.

 

– Il a même bondi, d’autant que je lui fournissais à l’appui un rapport des plus topiques, le compte rendu d’une soirée intime chez un académicien qu’il croyait de ses meilleurs amis…

 

– Alors la conférence a tourné à votre avantage.

 

– Oui, je suis son refuge,… il contresignera donc tout ce que je voudrai.

 

– En ce cas, la libération du marquis est un mal pour un bien.

 

– Attendez… Il me découvrira et me visera d’autre sorte, et pour commencer, il a déjà paré à un danger des plus grands. Il m’a arraché des mains le président…

 

– Cardailhac !

 

– Oui. Je croyais tenir tous les fils de l’affaire. La preuve écrite qui enlevait au président toute porte de salut autre que la fuite ou la mort, devait m’être remise ce matin. Comment l’ont-ils su ? Je n’ai pu m’en rendre compte encore. Mais j’ai appris que ce document m’échappait. On a mis à contribution Daliphart, qui s’est exécuté dans la nuit, et on a racheté la pièce pour une somme considérable.

 

– De sorte que vous n’avez plus aucune prise sur le président, non plus que sur Cardailhac Junior ?

 

– Hum ! peut-être… Il ne parviendra toujours pas à anéantir les faits comme il a réussi à détruire la preuve. Une procédure qui contraindrait les témoignages à se produire pourrait réunir un ensemble de faits précis, accablants pour son honneur, et qui le perdrait plus lentement, mais non moins complètement. J’en sais assez pour lui faire peur du scandale, pour arriver à ce qu’il se démette, mais ça n’est pas le coup écrasant que je ménageais à lui et aux siens… Notre grande force, ami Jacques, c’est que nous avons devant nous des cyniques, qu’aucune considération ne nous oblige à ménager, et qui ont si effrontément abusé de leur puissance et de leur impunité, que pour une tare qu’ils déguisent et badigeonnent, cent autres sollicitent nos enquêtes et peuvent nous révéler de vieilles infamies à poursuivre. Le bagage du président est lourd, et je tiens une nouvelle piste.

 

– À la bonne heure !

 

– J’en aurai donc raison finalement… Mais je veux faire coïncider la nomination de son successeur et de celui de son frère avec le moment où vous reviendrez à Paris, suffisamment armé pour que nous prenions directement à partie les La Roche-Jugon. Il est donc urgent que vous partiez au plus vite,… d’autant qu’en calculant toutes les probabilités, Hoël, à quelque point qu’il ait résolu de débarquer, ne peut maintenant se trouver bien loin des côtes de France.

 

– C’est mon sentiment… et, sans l’incident de Chevreuse, nous nous serions mis déjà depuis deux jours en route pour la Bretagne.

 

– Et vous seriez à Pléneuf maintenant, depuis hier.

 

– Nous partirons donc ce soir.

 

– Mais en ayant soin de ne pas égarer ceci, dit M. de La Condamine en tirant une enveloppe de sa poche.

 

– Qui est… ? demanda Jacques en étendant la main.

 

– Le bilan des fonctionnaires à qui vous pouvez vous heurter dans toute cette région. Il importait que vous connussiez d’avance ceux qui voudraient gêner votre action, et j’ai fait faire à votre intention ce petit travail édifiant.

 

– Diable ! c’est de première importance… Donnez,… je m’en pénétrerai avant de quitter Paris.

 

– Toujours ce soir…

 

– Toujours,… c’est dit.

 

– Allez donc… et informez Mme de Prades des moindres incidents.

 

C’était un congé.

 

La Condamine avait sans doute à causer de quelque combinaison diplomatique avec la baronne.

 

Mais cette diplomatie déplaisait fort à Corréard, qui commençait à se repentir prodigieusement d’avoir eu l’idée de mêler Mme de Prades à toute cette affaire.

 

Il lui fallut pourtant suivre Jacques, qui se retirait ; mais il n’essaya pas de le faire de bonne grâce et de dissimuler son ennui.

 

Jacques se dit qu’il était important de forcer ses confidences. Un cœur qui se dégonfle se soulage.

 

– Ah ! çà, Corréard, mon ami, lui dit-il, en l’arrêtant par le bras, quand ils eurent tourné le coin de la rue de Penthièvre,… j’espère que vous allez m’expliquer cette mine de jaloux renfrogné…

 

Corréard tressaillit :

 

– Moi, jaloux ?

 

– Dame ! si vous avez des droits sur la baronne…

 

– Hélas ! aucun…

 

– Je sais bien qu’on est jaloux sans aucun droit… et qu’il suffit pour cela d’être amoureux…

 

– Oui, vous avez mis le doigt sur ma plaie,… pourquoi m’en cacherais-je ? Je n’ai aucun secret à révéler que le mien et personne à compromettre que moi. Depuis que le hasard m’a mêlé à l’existence de la baronne de Prades et que, dévoués à une même œuvre, nous avons fait une première campagne ensemble, je l’aime follement, mais en silence, car jamais je n’oserai lui avouer que je me suis permis de l’adorer dans l’ombre, de lui faire connaître toutes les joies mêlées de tortures que m’apporte et me coûte son amitié. Mais de quelles folies ne peut accoucher un cerveau malade ! Je sais mon amour impossible. Je me répète chaque jour que, l’eût-elle deviné, en eût-elle même éprouvé quelque pitié, jamais elle ne m’accordera autre chose qu’une bienveillance amicale et une sorte de camaraderie créée par la fréquence de nos relations. Je me dis que, par conséquent, elle est absolument libre de disposer de son cœur et de sa personne ; qu’il y a de ma part impertinence et sottise à vouloir scruter sa pensée et surveiller ses actions… Et, malgré tout, bien que, en mon âme et conscience, j’aie renoncé à toute espérance, je ne puis m’empêcher d’être jaloux et de souffrir aussi cruellement chaque fois qu’elle sourit à un autre, que si j’avais les plus beaux droits du monde.

 

– Et vous ne croyez pas que la baronne se soit jamais aperçue de ce qui se passait en vous ?

 

– Certains jours il me semblait que mon secret transpirait malgré mes efforts, et pour peu que son regard s’arrêtât sur moi, je tremblais comme la feuille et trouvais généralement quelque mauvais prétexte pour la fuir… D’autres fois, sa liberté d’allure me prouvait qu’elle ne me considérait simplement que comme l’associé journalier de ses recherches et de ses combinaisons… D’ailleurs, est-ce que ma situation ne m’interdit pas à jamais un rêve semblable… Des circonstances exceptionnelles nous ont rapprochés, mais je n’en suis pas moins pour elle, tout honnête homme qu’elle puisse me croire, marqué de ce sceau indélébile que l’opinion publique imprime au front du policier…

 

Trop de coquins convertis, voyez-vous, trouvent leur refuge parmi nous ; ceux qui, comme moi, par tempérament, curiosité et besoin de grosses émotions, ont cherché et accepté cette carrière sans que leur passé les y condamnât, seront toujours confondus avec les affranchis du bagne qu’ils coudoient, et qui sont devenus leurs égaux… La baronne de Prades aimée d’un policier,… ah ! qu’elle ne le sache jamais… Il y aurait de quoi lui soulever le cœur et me faire haïr à jamais.

 

Jacques sentit qu’il était là en présence d’une grande douleur qu’il fallait prendre en pitié.

 

– Certes, vous avez à lutter contre des préjugés puissants, dit-il, mais la baronne moins que toute autre me paraît en droit de s’y laisser prendre.

 

– Comment ?

 

– Ne fait-elle pas par goût ce que vous faites avec commission ?

 

– Quelle différence !

 

– Je ne la vois pas si grande. Et même, pour l’heure présente, le rapprochement est frappant. N’agissez-vous pas en toute indépendance et par seul désir de défendre, contre les machinations d’affreux coquins, des victimes qui vous intéressent ?

 

– Oui, mais…

 

– Mais quoi !… Je fais comme vous… Moi aussi je suis policier par tempérament, parbleu ! et prêt à rendre des points à vos collègues, vous êtes le premier à en convenir. Vous voyez donc qu’avec la baronne nous formons un trio parfait… Les sceptiques pourront me traiter de don Quichotte si ça les amuse, je le leur permets. Mais bien fort sera celui qui parviendra jamais à me faire renier mes actes et à m’en faire rougir.

 

– Votre grand cœur, monsieur Caillebotte, cherche, pour me réconforter, à établir une confusion impossible… Moi j’ai émargé dix ans à la préfecture de police…

 

– Avez-vous à vous reprocher d’avoir volé l’argent de l’État ?

 

– Non, certes.

 

– C’est donc que vous avez rendu des services… dans un poste dangereux où vous risquiez votre vie plusieurs fois par jour, où par votre intelligence et votre dévouement vous avez prévenu bien des crimes, conçus par des bandits que vous réduisiez à l’impuissance au plus beau de leur carrière, et vos appointements, à votre sens, auraient été moins honorablement gagnés que ceux d’un crétin administratif qui reste campé toute l’année sur un rond de cuir à expédier des fins de non-recevoir officielles avec une écriture perlée de sergent-major…

 

– Le bon sens et la logique ne peuvent rien contre certains préjugés.

 

– Allons donc !… Les préjugés, avec un peu de bonne volonté, on s’en débarrasse en se secouant et en se brossant comme de la poussière et de la boue. Tenez, le proverbe est juste, qui dit qu’il n’y a pas de sot métier, mais qu’il n’y a que de sottes gens. Et Mme de Prades est si bien femme à le comprendre qu’elle en a fait sa règle de conduite… La croyez-vous d’humeur à courber la tête devant le premier coquin démasqué par elle qui s’aviserait de lui reprocher les moyens employés pour mettre à nu sa gredinerie ? Je devine et pressens sa réponse ; c’est celle que je ferais en pareil cas, celle que vous avez, aussi bien que nous, le droit de faire en ce moment à qui vous prendrait à partie.

 

– Et laquelle ?

 

– C’est que l’on ne combat pas un adversaire qui a un poignard solide et de bons revolvers avec un couteau à papier et des pistolets de quatre sous ; on ne le bat qu’avec ses propres armes. Or, les armes des gredins que nous pourchassons sont la ruse, l’espionnage et le travestissement. Eh bien ! nous rusons comme eux, nous ne dédaignons pas de les épier pour les surprendre et de changer nos physionomies, à l’occasion, pour les dérouter. À cette condition seule la partie est égale. Qu’ils s’en plaignent, c’est tout naturel ; mais que les bons prud’hommes dont nous protégeons les jours et la naïveté viennent, eux, nous faire un crime de n’avoir pas combattu à visage découvert et poitrine nue un ennemi casqué et cuirassé, et cherchent à jeter le discrédit sur nos roueries honnêtes, dont ils ont tout le profit, je ne le tolère ni ne l’admets… Faites comme moi, nos titres sont les mêmes…

 

La physionomie de Corréard s’éclairait peu à peu.

 

– En vérité, dit-il, vous parlez avec une telle conviction, vous mettez au service de cette cause, qui est… presque la mienne, une telle chaleur d’argumentation, que je ne sais vraiment plus ce que je dois croire…

 

– Bon ! la brèche est ouverte, laissez-vous prendre d’assaut et rendez-vous à discrétion, je vous ferai la capitulation facile…

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– J’ai vu aujourd’hui Mme la baronne de Prades pour la première fois, et comme toute personnalité nouvelle et digne d’intérêt qui se présente sur mon passage, sans rien perdre de ce qu’elle avait à nous communiquer, je l’ai beaucoup étudiée…

 

– Je m’en suis aperçu…

 

– Eh bien ! c’est une passionnée… et vous faites partie de son jeu. Vous avez pour elle, sans vous en douter, – mais je l’ai vu à mille petits traits qui devaient vous échapper, – vous avez pour elle, dis-je, l’attrait du partenaire avec lequel on s’entend si bien sans avoir besoin de se rien dire, que, privé de son assistance, on ne croit plus au succès. Vous lui êtes déjà nécessaire. Dès longtemps, vous aviez conquis ses sympathies. Pour monter quelques échelons de plus dans son intimité, je crois, très sérieusement, qu’il vous suffira de dire franchement tout ce qui se passe en vous… Il est possible qu’elle-même ne se rende pas compte à quel point elle se trouverait déroutée et malheureuse si vous veniez tout à coup à lui faire défaut… Tenez, voulez-vous que nous tentions une épreuve ?

 

– Et laquelle ?

 

– Mais, d’abord, elle n’est réalisable qu’après la chute définitive et irrémédiable des La Roche-Jugon… Il faudra bien que vous attendiez jusque-là…

 

– Soit… Expliquez-vous.

 

– Eh bien ! notre victoire obtenue, disparaissez subitement pour un mois.

 

– Mais comment saurai-je ?

 

– Par moi, qui m’arrangerai pour ne pas la perdre de vue, pour qu’elle me questionne à votre sujet et provoque des confidences dont nous arrêterons les termes ensemble… Et je serais bien étonné si, avant la quatrième semaine, je ne suis pas chargé de vous ramener à ses pieds…

 

– Ce serait trop beau… et j’ai bien peur que ce caractère passionné que vous reconnaissez en elle ne l’ait d’ici là entraînée à d’autres engagements.

 

– C’est La Condamine qui vous porte ombrage, mon pauvre ami…

 

– Entre nous deux,… jugez donc… Est-ce que l’hésitation serait possible ?…

 

– Mais La Condamine n’est pas libre… J’en sais quelque chose…

 

– Hein !

 

– Allons ! voilà que vous me faites jaser… Mais ceci dépasserait les limites de l’indiscrétion. Qu’il vous suffise aujourd’hui, Corréard, de m’en croire sur parole. La Condamine ne peut être, en aucune façon, votre rival, et je vous atteste qu’il n’en a pas la moindre idée. Il ne voit dans la baronne qu’un collaborateur d’une intelligence précieuse. Mais comme il a un tact merveilleux, il s’apercevrait qu’il produit sur elle une impression qui pourrait égarer son imagination, que d’un mot, avec une mesure parfaite, il saurait, non pas lui faire sentir, ce serait trop, mais lui faire deviner qu’elle fait fausse route… Mais il n’aura pas cette peine et ce souci, car je suis absolument persuadé que Mme de Prades est aussi loin de songer à lui que lui-même de s’amouracher d’elle… Tout cela, ce sont chimères d’un esprit jaloux… Chassez-moi ces papillons noirs…

 

Corréard buvait du lait.

 

Il releva la tête. Le ciel lui sembla tout bleu et du plus bel azur.

 

Ils étaient arrivés sur la place Saint-Augustin.

 

– Ah ! quel magicien vous faites, dit-il à Jacques avec une conviction profonde. En quittant la rue Verte, j’étais l’homme le plus malheureux du monde… Nous n’avons pas marché plus de trois cents mètres côte à côte, et voilà que vous m’avez transformé… Je vois maintenant tout en beau et l’avenir en rose.

 

Jacques sourit.

 

– C’est que je suis un peu le médecin des cœurs, répondit-il.

 

VII

LA TERRE PROMISE.


Les îles de la Manche contenues dans le golfe formé par le Cotentin et la côte de Bretagne ont une physionomie complexe. La nature y vit de contrastes frappants.

 

D’un côté le roc, de l’autre l’oasis. Ici la tempête, la mer rude, les falaises abruptes et dénudées, bravant les efforts incessants de la vague ; là de riants jardins, des orangers en pleine terre, des lauriers fleuris, le camélia en arbre à l’air libre, à côté de l’aloès : un printemps de conte oriental.

 

C’est que ceci garantit cela. La falaise rocheuse, âpre, sert de berceau et de défense à cette serre tempérée. Elle seule reçoit les efforts de l’ouragan, qu’il soit de l’ouest ou du nord, refoulant les flots tourmentés de l’Océan. C’est la muraille qui dit à la bise glacée : « Tu n’iras pas plus loin ; tu respecteras ma plaine, mon vallon, ma forêt ombreuse, mes gazons frais ; tu ne rideras pas de ton souffle la surface limpide de mes ruisseaux bleus ; tu ne flétriras pas de ton baiser mortel mes roses, mes jasmins et mes camélias ; car pour pénétrer jusqu’à ce paradis, que j’embrasse dans mes bras protecteurs, il faudrait entamer mes flancs de granit, qui, depuis des siècles, subissent sans plier tes assauts de tous les jours, de toutes les nuits. »

 

Telle est Jersey, telle Chausey, d’autres encore. Les Verdelets, qui semblent un morceau détaché de la côte de Bretagne, sont aussi privilégiés par la bonne fée de la Manche. Comme Jersey, les Verdelets sont défendus par une ceinture de falaises très élevées qui leur cache le nord et l’ouest. Mais le soleil en se levant leur adresse son premier rayon et les vents du sud les caressent librement de leurs vivifiantes effluves.

 

Les Verdelets font face au havre de Dahouet et sont comme l’une des vigies de la baie de Saint-Brieuc, vers l’est, l’île d’Harbour étant l’autre du côté de l’Océan.

 

Administrativement, les Verdelets dépendaient du canton de Pléneuf ; mais, bien que l’île eût de sept à huit kilomètres de tour, comme elle était la propriété d’un seul fermier, elle n’était même pas érigée en commune. Ce dont se louait fort le propriétaire, d’ailleurs, qui se trouvait ainsi le maître chez lui, sous certaines conditions de redevance, il est vrai, et de droit de visite, car la douane n’oublie jamais son exercice.

 

Mais comme Le Guénic était de bonne composition, qu’il mettait volontiers la main à la poche et que son cidre était de première qualité, les gabelous et le percepteur faisaient avec lui très bon ménage et ajoutaient foi à ses simples déclarations.

 

Maître Alain Le Guénic n’avait pas toujours été fermier. C’était seulement à la mort de son père qu’il avait pris la direction des travaux agricoles de l’île, pour ne plus quitter la maman Martha Le Guénic. Mais jusqu’à quarante ans, il avait couru la mer, de Bretagne en Écosse, poussant quelquefois même jusqu’à la côte norvégienne, avec son brick caboteur, dont il ne s’était pas séparé sans regrets.

 

Mais il était devenu chef de famille, il avait deux jeunes sœurs à établir. Sa présence était nécessaire à la maison : il prit bravement son parti, déposa le porte-voix dans une armoire, à côté du compas et de la boussole et troqua sa tenue de capitaine marchand contre la veste et le gilet bretons, les braies et les guêtres, et se coiffa du large chapeau rond à ganse de soie, mettant au clou la casquette galonnée, brodée d’une ancre dorée.

 

Il y avait bientôt douze ans que maître Alain s’était ainsi transformé. Et ses regrets étaient moindres, car sa tâche avait été bonne. Il avait si bien su conduire non sa barque, mais son île, que le rendement des Verdelets avait triplé et que non seulement il avait pu fort bien établir ses deux sœurs à leur gré, les mariant à de braves cœurs et à des gars solides qui complétaient fort bien la famille ; mais que, de plus, le jour où la ferme se trouva mise en vente à la suite du décès du propriétaire, il put retrouver dans son armoire, à côté du bas de laine qui contenait ses économies de caboteur, un autre bas de laine rempli jusqu’aux jarrets de bons louis qui provenaient des plus-values des dernières années, et, de fermier il se transforma, grâce à cette riche paire de bas, en propriétaire des Verdelets.

 

Étant né à Pléneuf, en 1826, la logique et l’arithmétique voulaient, d’un commun accord, qu’en 1878, à l’époque où se passaient les événements que nous racontons, il eût cinquante-deux ans, et il n’avait pas la moindre envie de les renier, car il les portait gaillardement.

 

À peine grisonnant, l’œil vif et le jarret solide, il était guigné dans l’arrondissement de Saint-Brieuc par bien des veuves, qui se seraient empressées de faire son bonheur. Mais il se riait de leurs œillades. J’ai des neveux et des nièces, disait-il, et je ne veux pas les déshériter.

 

Quand Caillebotte avait déterminé Mme Legoarrec à se rendre en Bretagne, de façon à se trouver à portée d’Hoël, prête à le recevoir et à s’instruire, elle avait songé immédiatement à son cousin le capitaine Alain : car, bien qu’il eût dit à jamais adieu à son commandement, les gens de Dahouet et de Pléneuf ne cessaient de l’appeler le capitaine Alain… et il se laissait faire.

 

Le capitaine Alain, avant de prendre le commandement de son brick, avait longtemps navigué en compagnie d’Hoël. De plus, ils étaient parents. Et certes, Mme Legoarrec avait raison de supposer que, voulant aborder la côte de Bretagne mystérieusement, Hoël n’hésiterait pas à mettre le cap sur les Verdelets.

 

Aussi, lorsqu’elle était arrivée à Pléneuf, accompagnée par Jacques, son premier soin avait-il été de se rendre au faubourg de Dahouet.

 

Il y avait bien des années qu’elle n’était venue au pays, mais la Bretagne ne se transforme pas vite, et le vieux faubourg, à peine augmenté de quelques maisons neuves, avait gardé sa physionomie. Elle s’y orienta comme si elle en fût sortie seulement la veille, et, après trois ou quatre détours à travers des ruelles qu’éclairait mal la lumière de la lune, elle arriva sur une petite place formée par une auberge, deux maisons basses et une vieille chapelle.

 

L’une des maisons, par les fenêtres du rez-de-chaussée, lançait sur la place des lueurs rouges.

 

Et par la haute cheminée qui dominait le toit, s’échappait une fumée incandescente.

 

– C’est bien cela, dit-elle à Jacques, voici la maison du taillandier.

 

– Et alors,… nous sommes arrivés ?

 

– À peu près… Marianne Le Guénic a épousé Guillaume Caradec. Marianne est ma filleule et m’écrivait une fois l’an.

 

– Il n’y a donc qu’à frapper et se faire reconnaître.

 

– Mais la forge est en plein feu ; les ouvriers veillent peut-être avec le maître.

 

– Nous allons nous en assurer.

 

Et Jacques, s’approchant des fenêtres flambantes, regarda ce qui se passait dans l’atelier du taillandier.

 

Le spectacle qu’il vit était fait pour lui plaire. On eût dit une scène évoquée des âges antiques.

 

Debout, bien en vue, en plein reflet du feu de la forge, une jeune femme, aux formes élégantes et pleines, tenait à deux mains la chaîne de l’immense soufflet, et, d’un mouvement régulier qui ne manquait pas d’une certaine grâce coquette, activait le foyer, où rougissaient des barres de métal.

 

Mais son regard, détourné du brasier, restait fixé avec vigilance et tendresse sur un massif berceau de bois à bascule que, d’une légère pression de son petit pied ensabotté, elle balançait doucement.

 

Là, un petit ange blond, aux cheveux bouclés, dormait ses petits poings fermés, sans souci du bruit de la forge.

 

C’est que ce bruit était presque une musique. Au bout de ses larges tenailles, le père tenait bien sur l’enclume une lame de fer étincelante, d’où son marteau faisait jaillir des paillettes de feu ; mais ce massage méthodique du métal docile s’accomplissait en cadence, et chaque coup porté provoquait une note puissante ou sourde dont l’harmonie, alternativement sonore ou sourde, chatouillait agréablement l’oreille.

 

Le bébé connaissait la chanson de l’enclume, et chaque soir elle l’endormait en le charmant.

 

– C’est Marianne, Guillaume et le petiot, dit Mme Legoarrec, qui s’était penchée vers la fenêtre ; ils sont seuls… Sans doute le travail presse… Et cela nous sert à pénétrer sans donner l’éveil dans le faubourg.

 

Mais avant que Mme Legoarrec n’eût fait trois pas pour gagner la porte, la fenêtre s’ouvrait.

 

La jeune mère, de sa fine oreille, avait surpris le bruit des pas, et accourait voir ce qui pouvait, à cette heure, se produire à sa porte.

 

Mais aussitôt, à la lumière de la lune, elle reconnut la vieille dame.

 

– Marraine ! s’écria-t-elle en se tournant vers son mari, c’est marraine !

 

Et pour la recevoir, elle-même releva la barre et tira les lourds verrous.

 

Tandis que les deux femmes s’embrassaient, Jacques admirait l’homme dans son calme, le marteau reposant sur l’enclume, la lèvre souriante et la main tendue, disant avec une simplicité cordiale :

 

– Soyez les bienvenus chez moi.

 

On leur expliqua la situation ; comment Mme Legoarrec était arrivée de nuit, ne voulant pas être dépistée. Sa présence ne devait être connue que par les Le Guénic et les Caradec. Et comme au faubourg de Dahouet elle était trop exposée à être vue et reconnue, il était urgent de la faire parvenir au plus tôt aux Verdelets.

 

Là, maître Alain saurait bien l’installer à l’abri des curieux.

 

– J’ai ma barque à la pointe du havre, dit Guillaume, et si votre compagnon, qui me paraît solide, veut bien me donner un coup de main, elle sera vite à l’eau et nous pourrons traverser la passe sans aucun danger, car la lune nous servira de phare et tracera le chemin.

 

– Bien volontiers, dit Jacques.

 

Marianne garda la maison et l’enfant.

 

À la pointe du promontoire, la barque avait été remontée à l’abri de la vague.

 

Mais elle contenait deux solides rouleaux qui facilitaient la manœuvre de la mise à flot.

 

Jacques et Guillaume en vinrent à bout sans effort.

 

Un quart d’heure de traversée ; une demi-heure pour faire connaissance avec le maître des Verdelets et lui confier ce qu’il pouvait apprendre pour le moment du but poursuivi, et Jacques rembarquait avec Guillaume, traversait rapidement Pléneuf, ne voulant pas y séjourner, se faisait indiquer la route de Lamballe, où il reprenait le train pour Paris.

 

Il n’avait vu les Verdelets qu’à la nuit, mais il avait jugé les Caradec et les Guénic.

 

– C’est à ces braves cœurs, s’était-il dit, que je confierai Pervenche et Thaddée.

 

Nous savons déjà comment il exécuta à travers mille embûches son projet, et comment au retour il fut reconnu par Brin-d’Amour et, après la petite leçon donnée au piqueur, conduit à la Conciergerie.

 

Pour la troisième fois, Jacques avait repris la route de la Bretagne.

 

Corréard et Bruno l’accompagnaient.

 

Mais il ne voulut pas se diriger par Pléneuf.

 

Il ne fallait pas que sa présence dans le canton attirât l’attention des agents de Coppola sur les Verdelets.

 

C’est à Granville qu’il conduisit ses deux recrues.

 

Il y possédait, sur la route de Saint-Pair, en haut de la falaise, une petite maison où il avait eu précédemment le soin de s’arrêter deux jours pour y faire quelques préparatifs, car il voulait y installer son quartier général.

 

Là, dans une crique assez profonde, s’était installé depuis une dizaine d’années un constructeur-pilote, qui le connaissait de longue date et lui était tout dévoué. Un petit chenal naturel, percé dans la falaise, servait de port de refuge à sa flottille, dont le vaisseau amiral était un petit yacht à vapeur qu’un Anglais, habitant de Grandville, avait laissé pour compte au pilote, forcé qu’il s’était trouvé de partir subitement pour recueillir aux Indes une grosse succession.

 

Sitôt que Caillebotte apparaissait sur la côte de Grandville, le pilote appareillait son yacht et le mettait en chauffe ; et le yacht restait à la disposition de Jacques toute la durée de son séjour, toujours prêt à prendre la mer au moindre signe, comme un cheval ardent qui piaffe, tout sellé et bridé dans l’écurie.

 

La petite maison, construite dans un vallonnement de la falaise, semblait tourner le dos à la mer et regardait la route d’Avranches. La bise venue de l’Océan se brisait contre sa muraille sans fenêtres, mais s’attaquait à sa lanterne.

 

C’était une sorte de phare en fonte et en cristal, taillé pour la résistance, et où l’on parvenait de la terrasse par un escalier de fer intérieur.

 

Aussi, grâce à sa tourelle, qui dominait toute la côte, la maison de Caillebotte avait-elle été baptisée la Vigie, par les Grandvillais, et le nom lui était resté.

 

Avec Corréard et Bruno, il était arrivé de nuit. La vieille Normande qu’il avait installée comme gardienne au logis n’avait su qu’au matin que le maître était présent. Mais elle était faite à ces surprises, et se borna à prendre ses ordres pour le déjeuner, qu’il fit dresser, dans une salle vitrée où s’amorçait la tourelle.

 

C’est là que le rejoignirent ses hôtes.

 

Le spectacle qui les attendait était merveilleux.

 

La brise était tombée du matin ; le ciel pur et bleu, l’air d’une transparence inouïe.

 

Devant eux, à perte de vue, l’Océan allant à l’extrême horizon mêler sa note verdâtre à l’azur de l’éther.

 

À droite, émergeant des flots moutonneux, une corbeille de verdure, Chausey ; plus loin la silhouette tourmentée des Minquiers qui, semblaient des monstres marins prenant leurs ébats dans la vague. Plus loin encore l’ossature rocheuse de Jersey, se dressant comme une sentinelle avancée à la rencontre de l’Occident.

 

À gauche, les falaises qui dominent la baie de Saint-Michel ne leur permettaient pas de voir le mont et l’abbaye, de même que le rocher de granit qui surplombe Cancale leur dérobait Saint-Malo… Mais au delà du cap Fréhel, Jacques, mettant au point sa lunette d’approche, leur fit remarquer une petite ligne verdoyante immobile au milieu des flots mouvants.

 

– Les Verdelets !

 

– Bon ! s’écria Corréard ; mais de cette lanterne, on doit les découvrir mieux encore.

 

– Aujourd’hui, assurément.

 

– Il serait donc facile d’organiser des signaux qui seraient compris de l’île.

 

– Vous comptez sans le brouillard. Dans toute une année, à peine jouit-on, sur cette côte, de cinq ou six matinées comme celle-ci. Le plus ordinairement mon horizon borné ne dépasse pas Chausey et je distingue rarement Cancale. D’ailleurs, nous sommes ici trop loin des Verdelets pour qu’un signal d’appel, nous parvint-il à volonté et à souhait, nous soyons en état d’accourir assez promptement à l’aide. C’est de plus près que nous devons veiller.

 

– C’est juste.

 

– Et je ne vous faisais voir à tous deux les Verdelets que pour bien vous indiquer la route que nous devons suivre tout à l’heure en allant reconnaître les abords.

 

– N’y débarquons-nous pas ?

 

– Peut-être,… cela dépendra des rencontres… Pour ma part, je désire vous mettre en rapport avec maître Alain. Il faut qu’il connaisse ceux qui me secondent. Vous savez à quelles gens nous avons affaire. Je puis être tué dans cette lutte, et ceux qui me survivront devront continuer l’œuvre et la conduire à bonne fin.

 

Corréard secoua la tête.

 

– À Dieu ne plaise !… Sans vous, nous ne serions plus que fantômes, épouvantails misérables, dont on aurait trop facilement raison. Ménagez-vous, c’est le plus sûr. Et c’est le rôle d’un chef d’armée.

 

– Et ! je n’ai nulle envie de vous fausser compagnie, ma foi ! Seulement, il faut prévoir et se mettre en garde… Aussi, que ce soit aujourd’hui ou dans deux jours, je ferai en sorte que le maître des Verdelets ait tout le loisir de vous voir et de vous fournir les moyens les plus sûrs pour correspondre avec lui, à mon défaut.

 

Puis, dirigeant sa lorgnette sur une fissure perpendiculaire de la falaise s’ouvrant à quelques pas de la terrasse :

 

– Voyez, dit-il, cette légère fumée floconneuse qui sort de la crique.

 

– Cela ressemble à un jet de vapeur.

 

– C’en est un. Écoutez.

 

– Oui, un sifflet de chaudière.

 

– C’est notre Mouette qui bat des ailes.

 

– Comment ?

 

– Nous sommes lestés… et gréés pour la route… Je vais vous montrer la coquille de noix à vapeur sur laquelle je cours cette mer.

 

Un petit sentier taillé en plein roc conduisait en quelques minutes au petit port d’embarquement où le yacht se tenait sous vapeur.

 

– Monsieur Jacques, dit Bruno, mes voyages m’ont toujours appris quelque chose, je suis bon manœuvrier et je connais la chauffe et les pistons… Si vous voulez user de moi.

 

– Merci mon ami, mon équipage ne se compose que de deux hommes, le pilote et le mécanicien. Vous ne pouvez remplacer le pilote sur ce golfe semé d’écueils, où il ne faut pas que la barre dévie d’un quart de seconde, et le mécanicien, pour un pareil joujou, peut surveiller lui-même sa chauffe. Mais il est toujours bon d’avoir un matelot expérimenté de plus à bord.

 

Et s’adressant au pilote, qui l’attendait au quai le bonnet à la main :

 

– Tout est prêt, Lolif ?

 

– Nous pouvons partir, monsieur Jacques, quand il vous plaira.

 

– Alors, embarque ! et mets le cap sur la pointe de Fréhel.

 

La Mouette était un joli bâtiment de plaisance et de course, en bois d’acajou, avec un solide bordage de cuivre ; de plus pontée, ce qui lui donnait le droit d’affronter les gros temps sans craindre les paquets de mer, qui glissaient sur son parquet ciré ; enfin taillée pour fendre la vague.

 

Et c’était plaisir à la voir alertement courir, fuyant gracieusement les lames qui la lutinaient.

 

Bruno était allé s’asseoir près du pilote, suivant avec intérêt la marche du yacht.

 

Corréard, qui se promenait à l’avant, s’assura qu’il ne pouvait l’entendre, et se tournant vers Jacques :

 

– Les enfants du comte de Kermor ne sont-ils pas aux Verdelets ?

 

– Oui, avec Mme Legoarrec.

 

– Et vous croyez le moment venu de mettre Bruno en leur présence ?

 

– Pas encore, bien qu’après dix ans il doive lui être difficile de retrouver les bébés qu’il a connus en Pervenche et Thaddée. Mais eux, du moins, pourraient bien le reconnaître, et je ne juge pas la chose utile… Non, Bruno a encore d’autres épreuves à subir avant celle-là. Nous lui laisserons la garde du yacht. Il ignore absolument ce que nous sommes venus faire en Bretagne. Je lui ai dit que sa tâche de réhabilitation commençait, mais qu’il devait avoir en mes instructions une foi aveugle ; que, jusqu’au jour choisi par moi, il devait agir sans comprendre et ne pas essayer de deviner. Il s’y est engagé. Il restera au poste que je lui assignerai sans détourner une fois la tête, si je l’exige. Pour le moment, nous n’avons donc pas à nous préoccuper de lui. Tenons-le seulement à distance des choses et des personnes qu’il ne doit ni connaître ni voir, et soyons sur nos gardes pour qu’un mot imprudent ne nous échappe pas en sa présence.

 

– C’est entendu. Et votre plan ?

 

– À cette heure, nous allons savoir du capitaine Alain s’il a quelques données sur les bâtiments qui reviennent des Grandes-Antilles, et suivant ce qu’il aura appris, nous partagerons la surveillance des côtes ; mais vous, Corréard, avec Bruno pour second, vous devrez surtout vous attacher à découvrir dans ces environs la présence des agents des La Roche-Jugon. Tâchons de les bien connaître, et quand nous les tiendrons de l’œil, il nous sera plus facile de leur glisser entre les mains en leur fournissant l’occasion de s’emballer sur de fausses pistes.

 

– Oui, je prendrai le costume et l’allure d’un de ces rats de port qui travaillent pour les petits armateurs de la côte et vous racolent des matelots qu’on envoie à Terre-Neuve ou en Islande. On ne rencontre que cela dans les cabarets. J’ai dans ma manche un fréteur de Saint-Malo qui me donnera une commission… C’est dans ce milieu que Coppola a dû choisir ses agents.

 

– Voici le cap Fréhel, dit Jacques.

 

– Nous marchons bien.

 

– Lolif ! cria Caillebotte, pare à serrer au plus près les Verdelets par l’ouest…

 

– Bien !

 

– Nous longerons d’un trait à cinq cents mètres pour virer face à Dahouet et nous remiser à la grotte du Dragon.

 

– C’est dit.

 

On fut bientôt en vue de l’archipel des Verdelets, car, à côté de la grande île, propriété du capitaine Alain, il y avait quatre ou cinq îlots absolument dénudés ; le varech qui en tapissait les flancs rocheux ne peut compter, en somme, pour une végétation. Ces masses granitiques qui émergeaient des flots étaient autant d’écueils dont il fallait se défier, et le pilote devait connaître, à quelques centimètres près, la profondeur de ces passes dangereuses avant de s’y hasarder.

 

Sur le plus haut de ces récifs, qui représentait assez bien un cône tronqué et occupait le poste avancé en tête de l’archipel, un phare en fonte à feux fixes était campé avec la logette de son gardien.

 

Pour parvenir au faîte, il avait fallu tailler à coups de pic un escalier dans le roc, et l’on citait encore dans le pays comme un travail merveilleux d’audace, l’érection de cette lourde lanterne au sommet de cette aiguille de pierre.

 

Plus d’une fois la mer avait compromis l’entreprise, brisé les échafauds, mis en pièces les pontons et englouti les grues. On y était parvenu cependant, au prix des plus grands sacrifices ; mais du moins l’entrée de la baie de Saint-Brieuc, si fatale et si redoutée des navigateurs, était devenue accessible sans périls aux pilotes les moins expérimentés.

 

Lolif dirigeait habilement le yacht, dont il connaissait bien le faible tirant d’eau. Il frisa la base du phare en décrivant un arc de cercle gracieux, et sortant du labyrinthe des basses roches, il arriva en vue d’une falaise taillée à pic, baignée par la vague, sans que le plus petit bourrelet de roc permît d’en contourner la base à pied sec.

 

C’était la face ouest-nord de la grande île. Du flot à sa crête, il y avait bien trente mètres, la hauteur de deux maisons de cinq étages.

 

– Ce n’est toujours pas par ce côté, dit Corréard, qu’on essaiera de surprendre votre capitaine Alain.

 

– La montagne a ses secrets, répondit Jacques. Heureusement qu’ils ne sont pas connus de tous.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Vous le saurez tout à l’heure.

 

Le yacht avait longé la muraille à distance. Et au moment où s’arrondissait la falaise, il s’en éloigna de quelques encablures avant de modifier sa marche. Puis tout à coup, sur un signe de Jacques, qui observait silencieusement les abords de l’île, Lolif vira de bord et pointa droit sur le flanc de la montagne.

 

Le petit bâtiment marchait à toute vapeur, et Corréard, malgré son habitude de ne s’étonner de rien, eut un mouvement d’inquiétude et ne put s’empêcher de pousser une exclamation.

 

– Soyez tranquille, dit Jacques en souriant, je ne me soucie pas plus que vous d’aller me briser contre ce bloc inclément ; mais ce n’est qu’une illusion d’optique.

 

En effet, à ce moment, comme on n’était plus qu’à dix mètres de l’obstacle, le yacht obéissant biaisa légèrement sur la droite, et Corréard put apercevoir distinctement l’ouverture d’une passe dont il n’avait pas, de la pleine mer, soupçonné l’existence, la banquette de rocher qui en formait l’une des parois se confondant au loin avec la falaise même, comme si elle y eût été étroitement appliquée.

 

Bientôt le chenal se fit voûte, et, grâce au demi-jour miroitant qui les éclairait encore, Corréard avisa un large portique formé de plusieurs arcades qui donnait l’accès d’une grotte profonde dont la mer avait pris possession.

 

Quand le yacht eut pénétré de plusieurs brasses dans ce lac souterrain, la nuit se fit ; mais le mécanicien sortit de la soute au charbon une torche enflammée à la main.

 

Et Bruno non plus que Corréard ne purent retenir leur cri d’admiration.

 

C’était un spectacle magique, en effet, que cette caverne immense dont la mer avait mis des siècles sans doute à creuser les flancs pour accomplir un chef-d’œuvre d’architecture. C’était la colonnade de Saint-Pierre de Rome soutenant un dôme de granit et se réfléchissant dans un miroir de cristal.

 

Le remous des flots s’arrêtait, en effet, à l’entrée de la grotte, et, seule, l’hélice du yacht, laissant derrière le léger bâtiment un sillon écumeux, troublait la placidité de cette eau calme et transparente.

 

– C’est la grotte du Dragon, dit Jacques, en désignant du doigt à Corréard une silhouette bizarre qui se dressait sur l’un des côtés de la colonnade et qui, pareille à une guivre pétrifiée semblait défendre l’accès d’un palais mystérieux.

 

– Un hasard de la nature, qui fait de l’art par caprice et boutade, continua Jacques. Ce dragon que nous allons aborder a gueule et dents, des yeux bien creusés, des griffes visibles, des ailes déployées.

 

De près, une mousse verdâtre dessinait ses contours comme une carapace et le rendait plus effrayant. L’œil sombre et cave avait quelque chose de sinistre.

 

Cependant le pilote, sans aucun respect pour cette bête de pierre qui faisait songer à l’Apocalypse, avait jeté son ancre dans la cavité formée par l’une des ailes du monstre, et le yacht, ainsi amarré, pivotant machine en arrière de toute la longueur du câble, atteignait les pilastres de la colonnade, ou un second filin le fixa.

 

– Voici le falot, monsieur Jacques, dit Lolif en lui tendant une lanterne allumée.

 

– Hé ! Bruno, dit Caillebotte, il faut m’attendre.

 

– J’attendrai, répondit l’autre simplement en se rasseyant sur la banquette du bordage.

 

Jacques fit signe à Corréard de le suivre et mit pied sur le sol de la colonnade.

 

Le sable qu’ils foulaient en marchant était d’un blanc grisâtre.

 

– C’est du sel tout simplement, dit Jacques,… et la douane ne s’en doute pas.

 

Au bout de quelques mètres, un couloir en ogive s’ouvrit devant eux.

 

– La porte secrète des Verdelets ? demanda Corréard.

 

– Précisément. Le capitaine Alain, qui a voulu se rendre compte des tenants et des aboutissants de sa propriété, a découvert la grotte, dont personne, dans le pays, ne connaissait l’existence de mémoire de pêcheur. Puis, en sondant ces arcades et ces voûtes, il a rencontré l’orifice d’un couloir qui sans doute avait été creusé à une époque reculée, puis bouché de quartiers de roche mal assemblés. Il a seul, en prenant pour cela quelques heures sur ses nuits, rétabli la communication. Mais je ne conseillerais pas à qui ne connaît les méandres de ce passage de s’y hasarder pour tenter une surprise. Voyez ce puits qui semble nous barrer la route ; celui qui y tomberait n’en sortirait jamais. Dans cette partie de l’entonnoir, la voûte est armée de roches aiguës comme les dents d’une scie ; si l’on ne marchait courbé en deux, comme je le fais, il suffirait d’un pas maladroit, on aurait le crâne fendu. Enfin, l’entrée du côté de l’habitation, qui donne sur une ancienne carrière, et que nous allons trouver accessible, parce que Le Guénic est prévenu et nous attend, est ordinairement close comme vous l’allez voir.

 

Ils étaient arrivés à un petit préau circulaire qui semblait absolument fermé.

 

– Mais c’est un cul-de-sac, dit Corréard.

 

– En apparence. En réalité, c’est un puits de carrière.

 

Et il lui montra, en élevant sa lanterne, une échelle de fer appliquée à la paroi.

 

– Elle est solide, vous pouvez me suivre sans attendre. D’ailleurs, au bout de quarante échelons nous retrouvons le sol.

 

– Et la lumière, dit Corréard, car il me semble là-haut voir déjà la lumière du jour.

 

– Là-haut nous débouchons dans la principale artère, à deux pas du soleil.

 

Jacques grimpait comme un chat.

 

Corréard le suivait plus posément.

 

L’échelle de fer aboutissait à une plate-forme en bois de chêne munie d’un garde-fou, et où l’on prenait pied facilement.

 

De là on gagnait le sol de la carrière.

 

– Sans avaries ? dit une voix cordiale.

 

– Sans aucune avarie, capitaine, répondit Jacques.

 

Maître Alain Le Guénic, penché sur le puit, les avait entendus et vus monter.

 

– Personne à l’arrière ?

 

– Personne.

 

– En ce cas, je vous coupe la retraite, dit maître Alain en riant.

 

– Nous n’avons nulle envie de nous échapper.

 

Le capitaine Alain avait mis en mouvement un treuil, et l’échelle de fer remontait lentement, rendant désormais impossible toute escalade de ce puits de trente pieds.

 

L’échelle était articulée en trois tronçons qui se repliaient sur le fond de la galerie. Quand elle fut remontée, le capitaine Alain referma l’ouverture béante au moyen d’une plaque de fonte qui, une fois encastrée dans son alvéole de bronze, ne se rouvrait plus sans une clef qu’il portait sur lui.

 

Au sortir de la carrière, ils se retrouvèrent au milieu d’un beau parc.

 

– Et vous avez réussi jusqu’à ce jour à cacher à tous la présence de vos hôtes aux Verdelets ? demanda Jacques.

 

– Le secret a été bien gardé. Sauf mes sœurs et leurs maris, personne ne sait rien de la venue de la cousine Legoarrec ; encore moins des deux jeunes gens. Ici, d’ailleurs, la curiosité peut facilement être mise en défaut. Vous savez déjà le partage que j’ai fait du terrain. La ferme et les dépendances, les hangars d’approvisionnement, mes bureaux, occupent toute la plaine et la basse plage de l’île. J’ai fait établir mon habitation personnelle au plateau central, d’où je puis tout surveiller : c’est ma dunette.

 

Et toute la région qui se trouve comprise entre ma maison et la falaise, j’en ai fait mon parc de plaisance, et nul n’y pénètre, car il est clos d’un gros mur et défendu par un fossé profond. Justement, il se trouvait au beau milieu de ce parc un joli chalet bien abrité, caché sous les sapins, au milieu d’un parterre de fleurs. C’est là que j’ai logé ma cousine et vos protégés. Ma sœur Jeannine, la femme de Quillio, qui me sert de lieutenant sur ce navire éternellement à l’ancre, s’est chargée de veiller à ce qu’ils ne manquassent de rien,… et je ne crois pas qu’ils soient trop mal installés et servis.

 

– Sous ce rapport, je suis tranquille… Un chalet, un parc, dans ce petit paradis embaumé, mais c’est une hospitalité quasi royale.

 

– Mon Dieu ! ils ne se plaignent pas, et le jeune Thaddée a déjà pris bellement possession de tout ce petit domaine, ainsi que de la falaise, qu’il escalade comme un chat sauvage… Seulement, au milieu de leur joie, ils ont une impatience et un regret qui se manifestent chaque jour.

 

– Lesquels ?

 

– Votre absence. Chaque matin, Thaddée, qui est parvenu à s’expliquer pour moi aussi clairement que s’il avait la parole, me demande si j’ai de vos nouvelles et si vous allez arriver bientôt, et, comme jusqu’ici je ne pouvais rien lui dire, il s’en allait pensif et tout attristé. Vous êtes sûr aujourd’hui de les surprendre agréablement…

 

– Et Mme Legoarrec les a-t-elle informés des découvertes que nous avons faites sur leur famille et des événements qui les ont faits orphelins ?

 

– Elle a exécuté vos instructions de point en point, dans la limite que vous aviez tracée…

 

– Sans dire ce que l’on croit au sujet d’Hoël ?…

 

– Elle s’en est bien gardée… Le fait n’a rien de sûr… À quoi bon leur donner une fausse joie ?

 

– Et c’est dans cette partie du parc que vous les avez installés ?…

 

– Nous approchons…

 

Corréard était en extase devant cette nature luxuriante qui, par certains arbres, certaines fleurs étranges, rappelait le tropique.

 

– Oui, c’est un pays béni, dit le capitaine Alain, et Thaddée, qui est fort sensible aux beautés de cette nature, a trouvé le nom de ce petit coin de paradis ; il l’a appelé la Terre promise. Quand je dis appelé, le pauvre garçon n’a pas pour cela recouvré la parole ; mais vous savez que sa baguette est éloquente, quand il s’avise de tracer sur le sable des lettres et des caractères, ou de dessiner quelque profil, et c’est du bout de cette baguette, après m’avoir, par sa pantomime, témoigné sa joie d’habiter dans un lieu si plaisant à son goût, qu’il écrivit ces mots sur le sol.

 

Et la vallée où se trouve le chalet, en découvrant mes treilles, qui portent des chasselas déjà presque mûrs en juillet et d’énormes grappes pleines de promesses, il l’a baptisée la vallée de Chanaan, et, ma foi, nous ne disons plus autrement aujourd’hui à la ferme. La maman Le Guénic me demande chaque soir des nouvelles de la Terre promise, et Jeannine, chaque matin, en nous quittant avec ses paniers, dit : « Je vais porter mes provisions à Chanaan. »

 

Ils marchaient silencieusement sous bois, sur un tapis de mousse fine qui amortissait leurs pas.

 

– Eh mais ! dit Jacques, voyez donc.

 

Et il désignait, à la lisière qui s’ouvrait sur un charmant vallon tout ensoleillé à cette heure, un grand chêne dont le tronc bas faisait la fourche à deux mètres du sol, et dans l’ouverture des grosses branches, assis, les jambes croisées, absorbé par le croquis qu’il faisait sur son album, Thaddée, qui ne les voyait point venir.

 

Mais il les entendit. Une branche avait craqué sous la botte de Jacques. Il leva la tête…

 

Et alors l’album et le crayon et le jeune homme sautèrent en l’air comme mus par un même ressort.

 

L’album retomba à plat, Thaddée sur ses jambes.

 

Et en deux bonds il fut dans les bras de Jacques.

 

Ah ! comme on devinait, dans les yeux du pauvre muet, ce qu’il souffrait à ne pouvoir exprimer par des paroles toute l’étendue de sa joie ! Ah ! son ami Jacques ! Quel accueil !

 

Il l’embrassait, il lui serrait les mains, il s’arrêtait pour le contempler, comme s’il doutait encore de cette bonne fortune qu’il avait de le revoir.

 

Tout à coup il lui prit le bras et l’entraîna.

 

Il semblait dire :

 

– Qu’attendons-nous ? Je ne veux pas que Pervenche m’accuse de t’accaparer en égoïste… Elle aussi, il lui faut sa part de joie…

 

Et sa pantomime se faisait malicieuse.

 

Corréard était resté en arrière avec le capitaine Alain.

 

Et Jacques, pour obéir à l’impulsion de Thaddée, un peu aussi peut-être à l’impatience de son cœur, avait hâté le pas vers le chalet, qu’on entrevoyait coquettement posé sur le point culminant du vallon.

 

Quand ils furent à peu de distance, Thaddée fit comprendre à Jacques qu’il voulait ménager une surprise complète à sa sœur, et lui indiquant une allée de magnolias qui contournait le boulingrin et aboutissait tout près des fenêtres du chalet, il lui fit comprendre que par là, en marchant avec précaution, ils gagneraient les abords sans avoir été signalés par personne.

 

Ils y parvinrent en effet. Arrivés près de la maison, Thaddée se glissa le premier en longeant la cloison vers les fenêtres ouvertes du rez-de-chaussée.

 

Il jeta un regard à l’intérieur, et se retournant tout souriant, il s’accroupit contre la paroi au-dessous de la première fenêtre, en faisant à Jacques le signe d’approcher à son tour.

 

C’était un enfantillage, et pourtant Jacques s’y prêta.

 

Mais non sans émotion.

 

Et malgré lui, quand il mit le pied sur la première des marches qui le séparaient de la fenêtre, son cœur battait à rompre sa poitrine.

 

Il s’était avancé si doucement, qu’une seconde il put voir avant d’être vu.

 

Pervenche était assise près d’une table, à demi cachée par une brassée de fleurs coupées.

 

Un vase se dressait sur la table, à demi garni.

 

Mais sans doute quelque pensée obsédante l’avait interrompue dans son gracieux travail, et elle était là pensive, accoudée, l’œil fixé vaguement sur quelques brins de myosotis qu’elle tenait de la main gauche.

 

Jacques se pencha en avant et son ombre le trahit.

 

La jeune fille leva les yeux, brusquement tirée de sa rêverie, et se dressa toute saisie, laissant s’échapper de sa main les myosotis, glisser à terre les fleurs étalées sur ses genoux ;… un cri étouffé par l’émotion,… deux pas en avant,… et si sa main tendue n’eût rencontré la main de Jacques pour s’y accrocher, on eût pu croire, à sa pâleur, qu’elle allait perdre connaissance.

 

– Vous ! murmurait-elle, monsieur Jacques, enfin… Elle se remit, et dégageant sa main, elle la posa sur l’appui de la fenêtre.

 

Jacques, la contemplant, s’était reculé d’un pas jusqu’à l’autre embrasure.

 

– Vous m’attendiez, pourtant, dit-il.

 

– Mais tant de remises et de retards avaient trompé notre attente, que je finissais par craindre toute sortes de complications, et,… ma surprise, pourquoi le cacherai-je ? ma joie m’ont causé le plus vif saisissement…

 

Thaddée se montra.

 

– Voici le coupable.

 

– Je m’en doute un peu, l’espiègle… Ce matin, il me suppliait de lui permettre de vous écrire pour vous demander d’aller vous rejoindre. Il affirmait qu’il vous serait utile au milieu des dangers que vous pouviez courir… Et malgré moi je m’associais à cette pensée, si folle qu’elle me parût, tout en me rendant compte que sa présence pourrait être pour vous une gêne et une préoccupation plus qu’une sauvegarde. Mais mon inquiétude était si vive…

 

– Votre inquiétude ?…

 

– Croyez-vous donc que j’aie pu vivre ici indifférente et insoucieuse pendant que vous poursuiviez, par amitié pour nous, une lutte si périlleuse ? Mme Legoarrec m’a avoué ce qu’elle savait de nous ; elle m’a dit les découvertes que vous avez faites. Mais ce récit, qui m’éclaire sur un passé brillant et douloureux ; ces espérances de fortune que vous nous apportez, ah ! tenez ! loin de m’enorgueillir et de me séduire, m’effrayent ; le passé, plein de deuil, me fait l’avenir plein d’épouvante.

 

– Que dites-vous ?

 

– J’ai peur de les payer bien cher, cette richesse, ce rang, cette noblesse, qui m’étaient inconnus jusqu’à ce jour… Je tremble d’être la cause d’un malheur… Songez donc à qui vous avez affaire… Ces misérables parents qui ont fait deux orphelins par le meurtre et l’incendie, hésiteraient-ils à vous frapper vous-même qui osez mettre obstacle à leurs projets ?… Cette idée me torture… À ce prix, qui voudrait d’une fortune ? Thaddée pas plus que moi… Ne pouvons-nous renoncer à cette succession fatale ?… Nous étions heureux près de la bonne Mme Legoarrec… Ici, voyez quel paradis… Nous ne sommes entourés que de cœurs d’or… On oublierait volontiers le reste du monde…

 

Thaddée approuva d’un signe, mais saisissant la main de Jacques, il compléta la pensée de sa sœur à ne s’y pas méprendre.

 

– Oui, disait-il, nous renoncerions à toute grandeur, à toute fortune pour vivre ici… mais à la condition que notre bon ami Jacques ne nous quitterait plus.

 

Une légère rougeur colora les joues de Pervenche. Mais elle eut la bravoure d’être franche.

 

– Thaddée a raison, notre Terre promise ne serait pour nous le paradis retrouvé qu’à la condition que votre place y serait marquée…

 

– Mademoiselle, répondit Jacques avec un léger tremblement dans la voix, votre générosité s’exagère les difficultés de la situation. Nous aurons raison de vos ennemis sans risquer la vie de personne, et l’arrivée d’Hoël, en nous fournissant un second témoin de tout ce passé d’infamie, rendra le triomphe facile et écourtera forcément et singulièrement la lutte. Une fois démasqués, ces coquins n’auront plus aucune raison de vouloir attenter à vos jours, ni à ceux de personne : un crime inutile n’est pas de leur fait, et un crime ne leur rendrait pas le butin qu’ils vont perdre… Résignez-vous donc à la fortune, résignez-vous à redevenir ce que vous êtes par droit de naissance, mademoiselle Yvonne de Kermor… Je ne me ferai pas, pour ma part, complice de ces velléités d’abdication…

 

Pervenche le regarda sans répondre. Mais il crut voir une larme perler au bord de sa paupière.

 

À ce moment, le capitaine Alain et Corréard arrivaient devant le chalet, tandis que la bonne Mme Legoarrec, attirée par ce mouvement inaccoutumé, descendait l’escalier extérieur en poussant un cri de joie…

 

– Monsieur Jacques !…

 

Mais à peine eut-il le temps de serrer les mains tendues de la vieille Bretonne un incident coupa court à ces effusions.

 

Le capitaine Alain venait de pousser un cri de surprise, qui les fit tous retourner du côté de la pelouse, qu’un homme franchissait à grands pas.

 

– Caradec ici, à cette heure ! dit maître Alain ; il se passe quelque chose de grave.

 

En effet, il était rare que le taillandier s’absentât de sa forge un jour ouvrier.

 

En arrivant, Guillaume jeta un regard autour de lui, tendit la main à Jacques et s’arrêta devant Corréard, qu’il voyait pour la première fois.

 

– Un ami, devant qui l’on peut parler, dit Jacques, qui devina la pensée du taillandier.

 

– Entrons donc, dit Guillaume.

 

Et, quand on fut dans le salon du rez-de-chaussée :

 

– J’apporte des nouvelles d’Hoël, dit-il.

 

Ce fut une exclamation générale.

 

– Vous l’avez vu ? Il est ici ?

 

– Non pas… mais il ne tardera pas à paraître aux Verdelets, et comme c’est un gaillard qui ne jette pas ses atouts à l’écart, il a pris un moyen adroit pour nous faire savoir son arrivée sans éveiller les soupçons.

 

– Comment ?

 

– Ce matin, il s’est présenté à la forge un gars dont la figure ne m’était pas inconnue, demandant à être embauché. Justement l’ouvrage presse, mais on veut savoir à qui l’on a affaire. « Tu es du métier ? lui dis-je. – J’ai commencé par là, me répondit-il. Puis le goût des aventures m’est venu, et dame ! vous savez, tout Breton est marin ; j’ai pris la mer et, à cette heure je reviens de la Havane, et j’en ai assez. » La désignation de la Havane m’avait fait dresser l’oreille ; la façon particulière dont il avait prononcé le mot révélait un sous-entendu. Je compris qu’il n’en dirait pas plus pour le moment, tout mon monde étant à l’atelier. – « Mon garçon, repris-je, il faut au moins faire tes preuves ;… si tu as navigué quelques années, le marteau te paraîtra lourd et l’enclume te sera rebelle… – Oh ! je ne demande qu’à m’essayer, dit-il, et puisque voilà l’heure où les autres vont manger la soupe, donnez-moi ma tâche, elle sera faite et parfaite avant leur retour. » D’un clin d’œil nous nous étions compris, et je lui cédai mon marteau et mes tenailles pendant que l’atelier se vidait.

 

– Et une fois en tête-à-tête ?

 

– Il se déboutonna. C’est un gabier fini, il m’avait connu à Brest, et maintenant navigue avec Duclair sur la Séraphita. C’est le bâtiment qui ramène Hoël. À Liverpool, on avait signalé une bagarre à bord et le camarade, débarqué avec son compte réglé, a été confié au consul de France pour être rapatrié par Saint-Malo. De ces incidents nul ne peut s’étonner, tant ils sont fréquents. Mais le gabier avait sa mission et sa leçon faite pour venir chez moi. Voici la chose : Hoël se sait surveillé et attendu. Mettre le pied dans un port, c’est se livrer à ceux qui le guettent ; il a donc résolu de pénétrer en France par les Verdelets ; mais il fallait que tu fusses prévenu, Alain, pour le recevoir et l’introduire par la grotte du Dragon.

 

– Alors ?

 

– La Séraphita n’a dû quitter Liverpool qu’avant-hier. Son port d’attache est Lorient, et c’est vers Lorient qu’elle marche pour tout le monde. Seulement, elle doit être à cette heure à l’entrée du canal Saint-Georges et, ce soir, elle viendra louvoyer à l’entrée de la baie de Saint-Brieuc. Elle mettra en panne au plus près du phare, et la chaloupe amènera Hoël à la pointe ouest de l’archipel. C’est là que nous devrons l’attendre.

 

– À quelle heure ?

 

– Avant le lever de la lune.

 

– C’est-à-dire aujourd’hui, de onze heures à minuit.

 

– Précisément. Hoël, au milieu de nous, la chaloupe rallie la Séraphita et Duclair continue sa route.

 

– Et vous êtes sûr que votre gabier n’a pas été filé depuis Liverpool ou Saint-Malo ?

 

– Il n’a pas les yeux dans sa poche et n’a rien vu de suspect dans ses étapes. D’ailleurs, il a fort bien joué son rôle de mécontent et proférant contre Duclair de telles menaces, que le consul lui a fait l’honneur d’une semonce en règle, en le recommandant comme une tête chaude au brick français qui l’a rapatrié à Saint-Malo… Seulement…

 

– Eh bien ?

 

– S’il n’a pas été suivi, lui, je ne dis pas pour cela que nous ne soyons pas surveillés.

 

– Ah ! vous avez surpris quelque chose ?

 

– On m’a signalé la présence, dans les tavernes de Dahouet, de certains gars assez mal famés, qui ne peuvent venir chez nous que pour de mauvaise besogne.

 

– Ceci, Corréard, c’est votre affaire.

 

– Oui, et sans doute maître Alain pourra me fournir les éléments du travestissement qu’il me faut…

 

– Lequel ?

 

– Je voudrais prendre l’allure d’un de ces embaucheurs qui courent les ports et les havres…

 

– Bon, nous vous composerons cela ;… mais c’est la tête, le hâle,… la tournure…

 

– Oh ! de ce chef, ne craignez rien… Je les ai dans l’œil, et, pour le reste, c’est une question de procédés.

 

– Caradec vous déposera sur un point de la côte au-dessus de Dahouet… Connaissez-vous le pays ?

 

– Autant qu’il le faut pour ne pas me laisser surprendre.

 

– Moi, pendant ce temps-là, dit Jacques, avec le yacht, je gagne ostensiblement Saint-Quay, le but avoué de cette promenade. J’y mouille jusqu’à la nuit, et, à onze heures, je reviens à la pointe ouest de l’archipel, pour recevoir Hoël.

 

– Mais Hoël ne vous connaît pas, monsieur Jacques.

 

– Aussi comptais-je bien vous prendre à mon bord, à la grotte du Dragon, à l’heure que vous fixerez.

 

– Hum ! Le yacht est fin marcheur et bon manœuvrier, mais nos passes sont déjà difficiles en plein soleil ; à la nuit noire, il faudrait un pilote comme j’en sais peu.

 

– Vous oubliez Lolif.

 

– Lolif, oui ; avec lui, l’entreprise est moins téméraire ; il connaît le moindre de nos brisants. Vous êtes sûr de l’avoir ?

 

– Je l’ai laissé avec le yacht.

 

– Et l’équipage ?

 

– Tout dévoué. D’ailleurs, en dehors de Lolif, il ne se compose que du chauffeur, un vieil Irlandais que je sais par cœur, et d’un homme qui m’appartient corps et âme…

 

– D’ailleurs, je serai là.

 

Et maître Alain se tournant vers Corréard :

 

– Caradec va vous introduire à la ferme, où vous pourrez choisir dans ma cabine ce qui vous conviendra. Dans une demi-heure je vous y rejoins. Car il faut d’abord, si vous voulez gagner Saint-Quay…

 

Cette fois il s’adressait à Jacques.

 

– Il faut d’abord que je vous rouvre la voie et vous reconduise à la grotte du Dragon.

 

– Déjà ? dit Mme Legoarrec.

 

Pervenche n’avait rien dit, mais la même pensée se lisait dans ses yeux.

 

Thaddée avait saisi le bras de Jacques, et, du geste, le suppliait de l’emmener avec lui.

 

– Quelle folie, lui dit Jacques. Je ne m’éloigne que pour quelques heures. D’ailleurs, te montrer avec moi sur ces plages, c’est s’exposer à perdre le fruit de toutes les précautions prises.

 

Thaddée fit signe qu’il se cacherait à fond de cale, une fois arrivé au port.

 

Mais Bruno était sur le yacht, et le moment n’était pas venu de lui faire soupçonner l’existence des enfants du comte de Kermor. Et justement le capitaine Alain, qui avait connu le comte, lui avait dit, à son dernier voyage, que Thaddée était le portrait frappant de son père.

 

– J’ai à mon bord, dit Jacques, un homme qui se trouvait au Paradas, il y a dix ans, et tant que je ne l’aurai pas confronté avec Hoël, pour m’assurer que son témoignage a été sincère, il ne doit pas savoir que tu existes… N’insiste pas.

 

Thaddée fit comprendre qu’il se résignait. Mais ce n’était pas sans regret. Et prenant son album, qu’il avait eu soin de ramasser avant de revenir au chalet, il se mit à dessiner un petit bateau en mer, et sur une falaise, au premier plan, un petit bonhomme agitant son mouchoir.

 

Et complétant sa pensée, il dit très nettement à Jacques, après lui avoir fait voir son croquis et lui désignant la roche qui se dressait derrière le chalet :

 

– Tu as ton yacht, j’ai ma falaise. Embarque-toi. Je serai là pour te suivre des yeux et pour te saluer au passage.

 

Et, tout consolé par son idée, il partit le premier en gambadant pour aller occuper son poste d’observation.

 

Pervenche, attristée, était restée accoudée à la balustrade extérieure du chalet.

 

Mme Legoarrec en profita, pendant que Corréard et Caradec échangeaient encore quelques mots avec le capitaine Alain, pour s’éloigner de quelques pas, accompagnée de Jacques.

 

– Caradec, lui disait-elle, n’a parlé que d’Hoël…

 

– Oui, en effet,… il semble qu’il revienne seul.

 

– Nous serions-nous trompés ?

 

– Toute conjecture est sujette à caution…

 

– Pauvres enfants !

 

– Ne désespérons pas. Par prudence, Hoël a pu, d’accord avec le capitaine Duclair, dissimuler aux gens de l’équipage la présence d’une femme à bord…

 

– Mais le gabier auquel il donne cette missive de confiance devait être au fait de leurs secrets.

 

– Patience ! ma bonne madame Legoarrec, nous saurons ce soir. Et composez-vous une figure souriante, Mlle de Kermor vous regarde.

 

Au moment où Jacques et maître Alain s’apprêtaient à descendre dans le puits par l’échelle de fer, une bouffée de vapeur chaude monta par l’orifice.

 

Le capitaine Alain fronça le sourcil.

 

– C’est un grain qui se prépare.

 

Et comme Caillebotte saisissait déjà le montant de l’échelle de fer pour opérer sa descente :

 

– Attendons une minute, que le courant d’air froid ait gagné les couches inférieures.

 

– Alors vous croyez que la mer va grossir ?

 

– J’en ai peur. Déjà tout à l’heure j’avais remarqué dans le parc un certain frémissement de feuilles qui ne trompe guère. Le baromètre doit avoir subitement dégringolé depuis une heure.

 

Quand ils arrivèrent à la grotte, Lolif avait allumé tous ses fanaux et filé sa seconde ancre.

 

Une houle violente agitait ces eaux, d’ordinaire calmes et dormantes, et faisait danser le yacht sur ses amarres.

 

– Ma foi ! dit le pilote, il est temps que vous arriviez ; dans une heure, il ne fera pas bon ici.

 

– Oui, répondit le capitaine Alain ; par les grosses mers, la vague s’engouffre avec violence sous ces voûtes.

 

– Et l’on s’aplatirait au plafond comme une chique, reprit Lolif ; la chaîne de mes ancres casserait comme une garcette.

 

Aussi, si ce grain se développe, nous faudra-t-il modifier notre plan, dit maître Alain. Lolif, tu connais l’anse aux Crevettes ?

 

– De l’autre côté du Grand-Verdelet, au bas de la muraille ?

 

– Précisément. Tu en sais le fond ?

 

– Oh ! très suffisant pour notre tirant d’eau.

 

– Pour y arriver sans avarie, il faudra faire le grand tour sous le rayon du phare.

 

– C’est bien mon avis.

 

– M. Jacques te dira le reste.

 

Et, prenant Caillebotte à part :

 

– Quand vous quitterez Saint-Quay, si le grain est passé et que le vent soit tombé, nous ne modifions rien ; vous allez à la pointe ouest de l’archipel, où je vous retrouve en canot, et nous ramenons Hoël par le souterrain.

 

– Oui ; mais en cas contraire, comme votre canot risquerait fort dans ces passes par le gros temps, c’est à l’anse aux Crevettes que je débarquerai.

 

– Oh ! mon canot n’est pas en jeu. Je saurai toujours vous rejoindre ;… mais il faut prévoir même après l’orage une mer démontée, et, en ce cas, il est bon de savoir d’avance où l’on mettra le cap.

 

– Mais pensez-vous donc qu’Hoël persiste à débarquer par un gros temps ?… Le capitaine Duclair voudra-t-il aventurer la Séraphita au risque d’être jeté à la côte ?…

 

– Bon ! Nous avons de sept à neuf heures devant nous, ils sauront profiter de la moindre accalmie et ne renonceront que si le vent souffle en tempête.

 

Lolif avait dégagé ses ancres et rasait la galerie au plus près.

 

– Embarquez, monsieur Jacques, et ne flânons pas.

 

Son falot à la main, le capitaine Alain, avant de remonter la galerie, suivit des yeux la manœuvre du yacht, pour qui ces eaux tourmentées rendaient la sortie difficile.

 

Par deux fois il le vit si violemment soulevé par de grosses lames accourant de la haute mer, qu’on eût pu croire qu’il allait se fracasser contre ces pilastres de granit qui coupaient en arcades l’ouverture de la grotte ; mais Lolif savait calculer ses tours de roue avec l’importance de l’obstacle, et il saisit si bien le moment de se lancer dans le chenal, que l’ancien caboteur ne put s’empêcher de lui crier : Bravo ! quand le frêle bâtiment glissa à travers la passe et gagna les eaux libres.

 

Une fois en plein air, Jacques étudia le ciel.

 

Il paraissait aussi pur, aussi transparent qu’au matin. Et la brise légère qui s’était élevée motivait à peine l’état d’agitation des eaux.

 

Mais Lolif, à l’horizon lui montra deux points noirs qui semblaient courir l’un au-devant de l’autre.

 

– Eh bien ! ce sont deux paquebots qui se croisent.

 

– Non pas. C’est notre grain qui se concentre. Dans un quart d’heure, les deux flocons noirs ne feront plus qu’une bande sombre qui accourra face à terre. Je vais presser la chauffe pour que nous ne soyons pas pris en flanc et proprement roulés.

 

À ce moment ils croisèrent un canot qui se dirigeait en droite ligne sur l’archipel.

 

– Voyez donc, dit Bruno. Ne marche-t-il pas sur les Verdelets ?

 

– C’est le gardien du phare, répondit Lolif. Il a dû faire aujourd’hui ses provisions pour la semaine : il revient de Dahouet.

 

Et comme la coque de noix s’avançait dans leurs eaux :

 

– Bon vent, bonne mer, Tonic, cria le pilote.

 

– Trop de vent, trop de mer, répondit l’homme, ça casse mes vitres.

 

Et nageant vigoureusement de ses deux avirons, il passa.

 

Le yacht marchait à toute vapeur et déjà avait l’île d’Harbour en vue, lorsque Caillebotte, en jetant un dernier regard en arrière, aperçut une seconde chaloupe qui semblait suivre à la piste le gardien du phare.

 

– Qu’est-ce que cela ? dit-il en montrant la barque à Lolif.

 

– Bah ! des promeneurs imprudents ; c’est la coupe des embarcations qu’on loue à la journée, et le patron, alléché par l’offre des bourgeois, se sera bien gardé de leur annoncer qu’ils s’exposaient aujourd’hui à être secoués ferme.

 

Jacques mit sa lorgnette marine au point.

 

– Ils ne sont que deux dans cette barque. Eh ! pardieu ! voilà, qui est étrange… Le bonhomme assis à l’arrière, et qui tient la barre, ressemble terriblement… Mais c’est invraisemblable, question de carrure sans doute… Brin-d’Amour si tôt sur ses pieds !… Après tout, en trois semaines, on peut guérir de cas plus graves… Et le drôle a la vie dure… Bon ! voilà les roches qui me le cachent… Je me trompe sans doute.

 

Et la distance grandissant à chaque impulsion de l’hélice, il ne put bientôt plus distinguer que confusément l’archipel des Verdelets.

 

Comme ils entraient au port, à Saint-Quay, Lolif lui montra le ciel tout obscurci et la mer moutonneuse au loin.

 

– C’est l’affaire d’une couple d’heures ; dans la soirée le ciel sera nettoyé et nous pourrons rembarquer sans inconvénient. La lame sera courte encore, mais le yacht en a vu bien d’autres.

 

Le pilote avait dit vrai. La tempête éclata tout à coup, violente, mais courte.

 

– Où est la Séraphita ? se demandait Jacques. Si le capitaine Duclair n’a pas prévu cet ouragan terrible, il peut être entraîné bien loin en voulant éviter ces brisants. Mais non ; c’est un marin expérimenté, et il aura rallié Jersey ou Guernesey pour quelques heures.

 

Le chauffeur restait toujours à bord.

 

Jacques, accompagné de Lolif et de Bruno, était monté dans une auberge dont les fenêtres donnaient sur la berge, et s’était fait servir à dîner.

 

Sans quitter la table, du balcon ouvert, malgré la pluie qui tombait à flots, ils pouvaient suivre les progrès de l’ouragan.

 

L’auberge était peu fréquentée, la communauté de Saint-Quay absorbant tous les baigneurs et jusqu’aux voyageurs de commerce. Ils purent donc, seuls dans la salle du premier, délibérer à l’aise.

 

De Lolif, Jacques savait le dévouement, il n’avait donc pas besoin de parler par énigmes.

 

– Mon cher Bruno, dit-il, notre tâche commence et ce gros temps me paraît devoir la compliquer singulièrement.

 

– Vous savez que pour moi, le péril sera une séduction, répondit Bruno.

 

– Oui ; mais ce que je veux de vous, ce sont des services et non de la témérité.

 

– Je ne l’oublierai pas,… je vous le promets.

 

– Nous attendons ce soir un bâtiment qui revient de la Havane… et qui nous ramène un ami.

 

Bruno repoussa son assiette et devint pâle.

 

– Il s’agit de faciliter le débarquement de cet ami aux Verdelets. Vous comprenez sans peine, Bruno, que si vous possédez une partie des secrets des La Roche-Jugon et de Coppola, celui qui va venir doit nous servir à compléter votre témoignage. Mais son arrivée a été signalée. Nos adversaires savent qu’il est sur le point de toucher la côte de France ; peut-être même n’ignorent-ils pas à cette heure sur quel bâtiment il a pris passage, et leurs agents doivent le guetter dans tous les ports du littoral. Lui, qui se sait visé, veut passer à travers cette croisière d’espions. Pour cela il a secrètement avisé les parents qu’il a aux Verdelets, qu’il se ferait débarquer à la pointe de l’archipel, ce soir, entre onze heures et minuit. C’est à nous qu’échoit la tâche d’aller au-devant de lui, de le prendre sur notre yacht et de ramener chez le capitaine Alain, soit par la grotte du Dragon, si la mer apaisée le permet, soit par l’anse aux Crevettes…

 

– Ce qui est plus probable, dit Lolif.

 

– Vous saurez peut-être ce soir, Bruno, à quel point la vie de cet homme est précieuse, même pour vous…

 

– Même pour moi ?…

 

– Je vous dirai alors bien des choses que je n’avais pas le droit de vous révéler, et vous comprendrez pourquoi le repos et la sécurité dont vous avez si grande envie seront la suite naturelle de notre succès. Ne m’en demandez pas davantage, c’est la dernière fois que je parle par énigme.

 

– Mais ne puis-je au moins savoir le nom de l’homme ?

 

– Hoël !

 

– Hoël ;… il a survécu ?

 

– Oui.

 

– Et il revient.

 

– Pour confondre les La Roche-Jugon, si vous l’y aidez…

 

– Je ferai ce que vous me direz de faire… Hoël vivant ! Mais au profit de qui veut-il donc confondre les La Roche-Jugon ?…

 

– Voilà ce que vous saurez ce soir. Vous êtes prêt ?…

 

– Au péril de ma vie, je vous jure de faire tout ce qui dépendra humainement de moi pour que Hoël parvienne sain et sauf aux Verdelets.

 

– C’est bien.

 

– Voyez, dit Lolif.

 

Et il montrait une grande échancrure dans les nuages à l’horizon.

 

– C’est la fin du grain ?…

 

– Oui ;… seulement la mer me paraît singulièrement démontée. Nous aurons fort à faire.

 

– Lolif, as-tu déjà rencontré la Séraphita ?

 

– Le bâtiment à Duclair,… certes.

 

– C’est celui que nous attendons.

 

– Un fier malin,… Duclair,… et un rude homme…

 

– Le crois-tu de caractère à s’aventurer dans la baie de Saint-Brieuc par le temps que voilà ?

 

– Pour cela, n’en doutez pas. Il connaît admirablement nos côtes ; ce n’est pas un coup de vent comme celui-là qui l’arrêtera. D’ailleurs, le phare est là pour assurer ses distances. À trois cents brasses, il peut sans inconvénient mettre en panne et descendre en canot.

 

– Mais il n’a pu tenir la mer et louvoyer depuis deux heures.

 

– Pour ça, vous pensez bien qu’il est à Jersey, au port Sainte-Catherine. À quoi bon fatiguer sa membrure ? De Jersey aux Verdelets, en une heure il se trouvera transporté.

 

– Alors, tu augures bien de la soirée ?

 

– Dame ! monsieur Jacques, avec le vent, les nuages, les lames et le reste, il faut toujours être prêt à décompter. Mais la petite brise de terre que nous sentons d’ici, va toujours nous balayer ces gros noirauds-là, qui nous cachent les étoiles, et quand le matelot voit son étoile, il a confiance.

 

Bruno était tout absorbé. Il n’eût pas osé adresser à Jacques une question de plus. Mais la résurrection d’Hoël, qu’il croyait resté sous les décombres de l’hacienda, le troublait au dernier point. Qu’allait-il apprendre de lui ? Quel accueil en recevrait-il ? Cette pensée lui donnait le frisson.

 

Mais un coup d’œil jeté sur Jacques lui rendait la confiance. Il le savait incapable de le tromper. Il ne pouvait douter de sa parole.

 

– Laissons-les faire, se dit-il, et obéissons. À quoi bon me tenailler l’esprit pour comprendre ? J’ai une tâche à remplir, ne pensons plus qu’à cela et à le satisfaire.

 

Quand on quitta là table, tout son sang-froid lui était revenu.

 

À dix heures, le yacht appareilla et sortit du port avec ses fanaux à demi feu.

 

La nuit était claire, bien que l’ouest recélât encore une collection d’épais nimbes, qui prouvaient que l’ouragan n’avait pas dit son dernier mot. Mais l’accalmie pouvait durer longtemps.

 

Ils avançaient, guidés par la lumière du phare.

 

Mais la mer se faisait de plus en plus dure. Le yacht dansait étrangement sous la lame.

 

– Il faut gagner au large, dit Lolif. Nous jouons trop gros jeu en abordant l’archipel par le travers. Cette diable de brise nous roulerait sur les brisants.

 

– Gagnons au large, répondit Jacques ; qui sait si nous ne rencontrerons pas la Séraphita à mi-route !

 

Lolif, fuyant devant le flot, dirigea le yacht au nord-est, marchant vers Guernesey. Son intention n’était pas de pousser si avant. Il comptait simplement décrire un arc de cercle autour du phare, dont il apercevait les feux, et qui lui servait de point de repère. Mais quand il eût ainsi louvoyé un quart d’heure, un changement subit se fit dans l’atmosphère.

 

La nuit s’épaissit sensiblement. Les étoiles disparaissaient comme si un rideau de crêpe en eût dissimulé la clarté.

 

Quelques minutes encore, et il fut obligé d’allumer tous ses fanaux. On n’y voyait plus sur le pont pour la manœuvre…

 

Le feu du phare, cependant, scintillait toujours, dominant cette nuit subite.

 

– Le brouillard !…

 

– Oui, le brouillard de la Manche, si terrible et si dense, je le connais, dit Caillebotte. Nous sommes restés une certaine fois quarante-huit heures autour d’Ouessant, n’osant avancer ni reculer, ne marchant que la sonde à la main.

 

– La brise est tombée, la lame s’apaise.

 

– Alors, nous y gagnons.

 

– À la condition d’avoir le temps de profiter de ce calme momentané pour atteindre notre poste, vers lequel le phare nous guide. Autrement, la moindre erreur de barre nous jetterait à l’écueil.

 

Déjà le yacht virait de bord et revenait sur les Verdelets.

 

Jacques et Lolif, postés à l’arrière, près de la roue du gouvernail, sentant la gravité de la situation, ne perdaient pas de vue la note brillante et rayonnante du phare, le seul point lumineux qui perçât la brume noire.

 

Tout à coup chacun d’eux poussa un cri.

 

Le phare, dont ils avaient encore le rayon dans les yeux, s’était brusquement éteint.

 

– Quésaco, dit Jacques… Ce ne peut être le brouillard qui nous le cache, nous aurions vu son feu d’abord pâlir, blanchir, se voiler avant de disparaître… Mais non là, tout à coup, en une seconde, il disparaît comme une lampe dont on a tourné le bouton ;… éteint !… on l’aurait donc éteint ?

 

– Par Notre-Dame de Bon-Secours ! dit Lolif, vous avez raison, le fait est étrange.

 

Et se tournant du côté de la cage du chauffeur qui surveillait la machine.

 

– Stop ! cria-t-il. Machine en arrière !… Il va falloir calculer tous nos pas.

 

Jacques jeta un regard autour de lui. Rien, ni ciel ni mer. Pour apercevoir la vague qu’on entendait déferler contre le bordage, il fallait se pencher hors du yacht, où la réverbération des fanaux de l’avant et de l’arrière traçait un cercle de lumière chatoyante. Alors seulement on voyait l’écume blanchissante du flot. Mais au delà de ce rayon, plus rien.

 

On songeait, dans cette nuit impénétrable, à l’enfer du Dante. On eût pu se croire dans la barque fatale et s’attendre à voir surgir du gouffre des damnés grimaçants et furieux, la bouche sanglante, les yeux convulsés, mordant les bastingages.

 

Étrange contemplation ! Jacques était comme fasciné par ces ténèbres et ne pouvait en détacher ses yeux. C’est qu’il voulait voir au delà. Mais comment ?

 

Lolif, lui, avait mis à profit le temps d’arrêt et sondé la baie.

 

Aucun danger pour l’instant. Bruno lui prêtait son concours avec intelligence. Il s’était trouvé déjà à bord en pareille aventure et en connaissait le péril.

 

– Il faudrait relever le point, dit Lolif à Jacques ; mais nous n’avons que la boussole, et c’est insuffisant.

 

– Comment ! ne savez-vous plus où nous devons marcher ?

 

– Quand le phare s’est éteint, nous étions dans la bonne route ; mais, en stoppant, nous avons dû dévier forcément de la ligne. Et maintenant, sans carte pour contrôler les degrés du compas, je me vois désarmé.

 

– Attendez.

 

– Vous voyez un moyen de nous tirer d’affaire ?

 

– Peut-être. Le compas nous donne un degré de situation approximatif, et il suffirait que nous approchions à cent brasses de l’un des brisants connus de cette côte, pour que votre point de repère soit aussitôt retrouvé.

 

– À peu près…

 

– Le phare vous suffisait tout à l’heure ?

 

– C’est vrai.

 

– Avec son faible tirant d’eau, le yacht court moins de risque que tout autre bâtiment. Il est docile et vire avec facilité ; il peut tâter la roche sans s’y échouer, et passer par le plus petit chenal sans s’y laisser emprisonner. Eh bien ! si je vous fournissais, au moins pendant un quart d’heure, la facilité de percer le brouillard, à cent brasses de la proue, peut-être même une demi-heure, est-ce que cela vous suffirait pour regagner les Verdelets ?

 

– Si nous n’avons pas dévié de plus de trois à quatre cents brasses, un quart d’heure nous suffirait. Mais comment percer ce brouillard ? Nos lanternes les plus fortes ont un rayonnement de trois mètres.

 

– Vous n’avez rien changé à l’aménagement de la Mouette depuis le départ de lord Archibald Cliffton ?

 

– Rien.

 

– Bon ! J’avais, dans le temps, inspecté le matériel du bord, et il doit y avoir dans une armoire de la grande chambre de quoi nous tirer d’affaire.

 

– Parmi les objets laissés par lord Archibald ?

 

– Oui. Attendez-moi cinq minutes. Étudiez bien le compas, prenez votre direction, et je vous rapporte de quoi remplacer le phare absent ou éteint.

 

– Eh bien ! vous aurez fait un miracle.

 

– J’aurai tout simplement, si je réussis, donné à un simple joujou scientifique un emploi des plus pratiques ; mais ne nous vantons pas avant d’avoir l’agent sauveur en main.

 

Caillebotte se hâta de descendre dans le salon du bord et marcha droit à une armoire cachée derrière une glace, où, d’après ses souvenirs, devaient se trouver enfermés les objets qu’il cherchait.

 

Sa mémoire l’avait bien servi. Et sur le rayon du milieu, il trouva une large botte fermée et un étui de fer-blanc. La botte était carrée et pouvait mesurer quarante centimètres sur chacune de ses faces. L’étui était rond et haut seulement de vingt-cinq centimètres. Les deux objets représentaient un certain poids, car il en eut sa charge. Il n’en monta pas moins vite les degrés qui conduisaient au pont et vint déposer le tout près de la banquette de l’avant.

 

Bruno et Lolif s’empressèrent de le rejoindre.

 

– Un fanal ?

 

Bruno décrocha la lanterne placée au-dessus de l’escalier de la machine.

 

– Bien. Lolif, une barre d’anspect ?

 

– Voici.

 

– Place-la droite dans cette gaine. Elle y tient ?

 

– Solidement.

 

– Nous allons y fixer le réflecteur.

 

– Un réflecteur ?

 

– Que voici…

 

Et il ouvrait la boite de lord Archibald.

 

Elle contenait une lanterne à projection munie d’une lentille très puissante opposée à un réflecteur concave de métal argenté.

 

– Je vois bien, dit Lolif, le parti qu’on pourrait tirer de cela, mais avec une lumière exceptionnelle.

 

– Je l’ai là.

 

Et Jacques montra l’étui de fer-blanc.

 

– Il y a là dedans, je viens d’en faire la vérification, environ une grosse de fils de magnésium, et s’ils ne sont pas avariés, j’arriverai, je crois, au résultat que je vous ai annoncé.

 

La lanterne prise par Bruno était déjà fixée très solidement par ses oreillettes à la barre d’anspect, le foyer tourné vers la mer.

 

Caillebotte introduisit dans le tube à crémaillère un fil de magnésium, y mit le feu et referma le réflecteur.

 

Aussitôt, devant eux, jaillit une lumière intense.

 

La lumière produite par le magnésium incandescent a l’éclat de la lumière électrique, sans en avoir la puissance et la durée, car la combustion du fil est très rapide.

 

Le rayon de projection était cependant assez considérable pour porter à une demi-encablure. Et il n’en fallait pas davantage pour assurer la marche du yacht. De la barre, Lolif perçait ces ténèbres opaques, pouvait voir la saillie du moindre brisant et s’en écarter à temps.

 

– En route ! cria le pilote au chauffeur, demi vitesse…

 

Jacques faisait évoluer sa lanterne, de façon à éclairer alternativement la droite, le centre, puis la gauche de la ligne à suivre, veillant à ce que le fil de magnésium consumé fût déjà doublé par un autre avant d’avoir jeté sa dernière lueur. De sorte que la lumière se maintint égale et sans interruption.

 

Tout à coup, dans le lointain, on entendit une cloche.

 

Mais ce n’était pas le battement régulier du marteau sur le bronze. Les résonances se précipitaient, se ralentissaient comme si la cloche fût affolée parfois et entravée ensuite.

 

Jacques laissa le maniement de la lanterne à Bruno, et remonta sur la dunette près de Lolif.

 

– Est-ce un bâtiment en détresse ?

 

Mais Lolif, l’oreille penchée, lui fit signe de le laisser écouter.

 

On approchait évidemment du point où résonnait la cloche.

 

Lolif se releva en secouant la tête.

 

– C’est l’Aiguille noire, dit-il ; nous allions sur Erquy.

 

– L’Aiguille noire ?

 

– Oui. On y a récemment fixé une bouée solide munie d’une cloche que la mer se charge de mettre en branle… Maintenant, j’ai mon repère. L’Aiguille noire est sur la gauche. Les Verdelets sont ici.

 

Et il tendait la main, désignant un point de cette muraille de four qui les environnait, comme s’il pouvait, dès lors, voir au travers.

 

Tout en donnant cette explication, il avait légèrement modifié la position de la barre.

 

Le bruit de la cloche allait diminuant. On cessa bientôt de l’entendre.

 

– Nous gagnons la région des brisants. Êtes-vous sûr de pouvoir maintenir votre feu encore un quart d’heure ?

 

– Oui, chaque fil de magnésium dure de quarante à quarante-cinq secondes. C’est trois fils pour deux minutes, trente fils pour vingt, et j’en ai au moins le double de reste dans l’étui.

 

– Alors nous en sortirons, je l’espère.

 

– En doutiez-vous ?

 

– Nous avions quatre-vingt-dix-neuf chances contre nous. Votre lanterne magique a tout changé en notre faveur. En ce moment, si je calcule bien, nous ne devons être guère plus qu’à deux encablures de l’archipel.

 

– Ce phare éteint n’aura-t-il pas appelé l’attention du garde-côte ?

 

– Avec un pareil brouillard, à quoi lui servirait de tenir la mer ? D’ailleurs, il n’aurait pas, comme nous le phare des Verdelets pour objectif et croirait que la brume le lui dissimule.

 

– Brisants à bâbord ! cria Bruno, qui veillait.

 

– Bien.

 

– Terre à l’avant !

 

– Nous y sommes. Je reconnais la forme du premier des îlots ; pour plus de sûreté, nous le contournerons à la gaffe, J’aime mieux frotter que toucher.

 

Et se penchant vers la chambre de chauffe :

 

– Stop ! laisse arriver ! cria-t-il.

 

Alors fixant lui-même la roue du gouvernail, il courut à l’avant pour diriger lui-même la projection du réflecteur.

 

La roche entrevue par Bruno se dessinait sous la lumière du magnésium avec ses dentelures et ses bosses.

 

La mer avait rongé les parties basses, les travaillant comme une dentelle de pierre.

 

Le yacht, obéissant à l’impulsion première et poussé par le flot, semblait devoir s’aller briser sur cette estacade de granit ; mais Lolif, un grappin à la main, se dressa sur le bordage et, d’une main sûre, il lança la dent de fer dans ces parties effritées, où elle se fixa, en commandant aussitôt :

 

– Machine en arrière !

 

Et dès que la corde tendue lui indiqua que le grappin avait mordu :

 

– Stop ! dit-il de nouveau.

 

Le yacht, maintenant, n’avait plus qu’à se défendre contre les caprices du flot.

 

Bruno et Lolif, s’attelant au filin, halèrent le léger bâtiment au plus près de la roche, en répétant à plusieurs reprises la manœuvre du grappin, pour aller occuper un petit chenal moins tourmenté par la vague, qui n’y entrait qu’après s’être brisée contre la muraille avancée de l’écueil.

 

– Onze heures ! dit Jacques.

 

– Et nous sommes, comme il est convenu, à la pointe ouest de l’archipel.

 

– Mais la Séraphita osera-t-elle se risquer par ici ?

 

– S’il sait bien relever son point, et il le sait, Duclair peut venir jusqu’à cent brasses de l’aiguille noire sans aucun péril, même par ce brouillard, et son canot ferait le reste ;… mais, pour cela, il comptait sur le phare.

 

Le yacht bien amarré, on avait cessé d’alimenter le réflecteur, et les fanaux avaient été tournés face à l’intérieur. L’ombre s’était faite de nouveau autour d’eux, à ne pas voir même le récif auquel ils étaient attachés.

 

– Dans quelle direction se doit trouver ce phare ? demanda Jacques.

 

– Ici, tout près ; s’il était allumé, ses feux viendraient jusqu’à nous. Le grand cône où on l’a logé est à peine séparé de vingt brasses du petit havre où nous voilà.

 

– Écoute…

 

– Oui, l’on nage près de nous… J’entends distinctement les avirons. C’est un canot qui vient de terre ou de l’île.

 

– Le capitaine Alain.

 

– Nous allons le savoir.

 

Et Lolif retourna une des lanternes dans la direction où s’entendait le bruit des rames.

 

Puis, il siffla deux fois d’une façon particulière.

 

On répondit de même.

 

– C’est bien lui… Quel autre eût osé se risquer par ici dans cette nuit dangereuse !

 

– Mais c’est à peine s’il doit voir nos feux.

 

– Il les apercevra quand il sortira de la passe où je suis engagé, pour venir à nous. Et tenez, il semble qu’il nous ait vus, il presse sa nage.

 

– Et le voilà qui sort du brouillard presque bord à bord avec nous.

 

– Oui, cette nuée qui nous environne assourdit même le son. Je le croyais beaucoup plus loin. Il y aura plus d’un abordage cette nuit, plus d’un pauvre diable de pêcheur coulera à pic, pour n’avoir pas vu venir quelque trois-mâts qui lui passera sur le corps et ne s’en doutera qu’après le choc.

 

Un grelin traversa l’air et vint tomber à leurs pieds.

 

Lolif, en un tour de main, le noua au bordage.

 

Et la barque pontée du capitaine Alain s’approcha et se rangea à tribord du yacht.

 

– Il n’est pas seul, dit Jacques.

 

Et en effet, ce fut Thaddée qui, le premier, sauta sur le pont.

 

– Ah ! fit Jacques, je t’avais pourtant bien dit de te résigner…

 

Mais Thaddée, lui mettant la main sur la bouche, comme pour lui dire de ne pas lui reprocher sa désobéissance, montrait en même temps dans la nuit le point où devait se trouver le phare, semblant affirmer que c’était la cause de sa venue.

 

Jacques jeta un regard du côté de Bruno. Mais tout occupé avec Lolif à doubler les nœuds des amarres, il n’avait porté qu’une attention médiocre à l’arrivée du canot. D’ailleurs, il eût fallu qu’il vît Thaddée en pleine lumière pour être frappé de ses traits. Et à quatre pas, sur ce pont, on ne distinguait pas les physionomies.

 

– J’ai voulu le retenir, dit le capitaine Alain, et il avait paru m’écouter, mais je ne sais comment diable il s’est glissé sous les couvertures de la chaloupe, ce n’est qu’en route que je me suis aperçu de sa présence. Ne le grondez pas ; les événements s’annoncent assez graves pour excuser son désir de tout voir.

 

– Qu’avez-vous donc à m’apprendre ?

 

– Vous savez comme moi que l’extinction des feux du phare a été subite ?

 

– Oui, et je me demande à quoi l’attribuer ?

 

– Vous y devinez cependant la main de vos adversaires ?

 

– Vous avez surpris quelque indice ?

 

– Non pas moi, mais Thaddée, et c’est lui qui nous a prédit l’événement avant même qu’il ne s’accomplit.

 

– Thaddée ?

 

– Il était monté en nous quittant sur la falaise, – sa falaise, comme il l’écrit, – dans l’intention de vous suivre à travers la baie.

 

– C’est vrai ;… mais je ne l’ai pas aperçu…

 

– Parce qu’une autre préoccupation l’a arrêté en route et fait demeurer dans une anfractuosité qui forme lanterne en face de la roche où se dresse le phare.

 

– Je devine ; il a vu le gardien revenir de Dahouet, espionné et suivi de loin par un second canot.

 

– Précisément. Et la manœuvre étrange de ce second canot l’a engagé à ne pas se laisser voir. Il renonça donc à vous envoyer un dernier adieu, et resta en observation…

 

– Je crois avoir reconnu le personnage qui se trouvait dans cette embarcation.

 

– Lui aussi l’a reconnu et nommé. C’est un certain piqueur du marquis de La Roche-Jugon,… Brin-d’Amour, celui-là même qui a tiré sur lui dans le bois de Vincennes, et aux mains de qui vous l’avez arraché. Aussi la présence de Brin-d’Amour dans ces parages lui devait-elle paraître significative, et, jusqu’à la nuit, il suivit tous ses mouvements des yeux. L’agent du marquis n’aborda pas d’abord au pied du phare. Il se fit promener par le pêcheur qui l’avait conduit, à travers les méandres de l’archipel. Évidemment il voulait se rendre bien compte de la situation d’isolement du phare, qui était son objectif.

 

– Oui, oui, tout s’explique. Ils ont quelque intelligence à bord de la Séraphita, et auront eu vent du plan de Duclair et d’Hoël.

 

– Thaddée vit enfin Brin-d’Amour se décider à aborder, et montant avec lui un panier qui contenait sans doute des victuailles.

 

– Il aura grisé et endormi le gardien du phare.

 

– Cependant, comme la nuit tombait, avant de redescendre au chalet, Thaddée put constater que les feux étaient allumés ; mais aussi, malgré la distance, il distingua les hommes attablés dans la logette du gardien. Il accourut alors me prévenir, et sa défiance me parut justifiée. De l’anse aux Crevettes, où sont garées nos embarcations, on voit le phare par le côté. Je postai là quelqu’un des nôtres en vigie. Et sans doute vous savez à quel moment il s’est subitement éteint.

 

– Oui, après la levée du brouillard ;… ils ont compté assurer ainsi la perte de la Séraphita.

 

– Mais si elle n’est pas encore dans nos parages, elle ne peut en être loin à cette heure. Comment prévenir la catastrophe ?

 

– Votre canot est solide ?

 

– Certes.

 

– Vous avez des armes ?

 

– Vieille habitude de marin, mon bowieknife et mon revolver. Mais que voulez-vous tenter ?

 

– Pardieu ! la seule chose pratique, mon cher capitaine, l’assaut du phare… Encore la tentative n’est-elle pas bien compliquée, car peut-être déjà Brin-d’Amour, satisfait de son succès, s’est-il éloigné de crainte de se faire pincer par le garde-côte.

 

– Le garde-côte dort sur ses deux oreilles. Et je crois bien plutôt que le drôle en question sera resté avec son acolyte pour voir sa combinaison scélérate produire ses résultats.

 

– Tant mieux ! Je lui dois une dernière leçon.

 

– Hum ! croyez-vous, s’il est armé lui-même, qu’il n’essayera pas de défendre la situation ? Et il peut nous cribler de chevrotines avant que nous n’ayons atteint à mi-côte de l’aiguille.

 

– Advienne que pourra ! Je ne laisserai pas le phare éteint devenir une cause de ruine pour la Séraphita, à laquelle il devait servir de guide et de sauvegarde. D’ailleurs ces expéditions ont leur charme, et je me charge de la mener à bien avec Bruno. Nous laisserons Thaddée avec Lolif sur le yacht, et vous, qui connaissez les passes, vous nous conduirez au pied du phare et vous nous attendrez.

 

– C’est-à-dire que je marcherai à la rescousse, s’il vous plaît ; j’ai pu d’avance vous faire voir les périls de l’entreprise, mais ce n’est pas alors que la chose est décidée que je vous abandonnerai. À l’heure de l’action, on me trouve toujours prêt.

 

– Soit, capitaine. Installez-vous avec Bruno dans la chaloupe, je vais convenir de mes faits avec Lolif et Thaddée. Vous avez un fanal qu’on peut allumer au besoin ?

 

– J’ai une lanterne sourde dans la boîte du canot.

 

– Harpons et grappins ?

 

– Oui-da ! Et même un cabestan à l’arrière. Nous avons filé plus d’une baleine dans cette coque de noix.

 

Jacques revint à Thaddée.

 

– Mon ami, je ne puis te gronder dans un péril pressant, mais, en tenant si mal tes promesses, tu me rends la tâche plus difficile.

 

Thaddée protesta.

 

– Si fait, car à l’application d’esprit qu’exige une lutte engagée, tu ajoutes la préoccupation de ton danger. Promets-moi donc, et cette fois avec la résolution de tenir ta parole, que, quoi que tu entendes et quoi qu’il passe tout à l’heure, tu ne bougeras pas d’ici et que tu imiteras la patience de maître Lolif, à qui je te confie. Lolif sait ce que c’est que la discipline. Que son exemple te serve… Maintenant, embrassons-nous, et dans une demi-heure, je l’espère bien, tu verras briller le phare de plus belle. Ce sera la preuve que notre petite promenade n’a pas été inutile et sans fruit.

 

Thaddée fit signe qu’il ne quitterait pas la dunette, d’où il pouvait à la fois suivre ce qui se produirait dans la direction du phare et scruter les ténèbres de la haute mer.

 

Quand Jacques eut rejoint Alain et Bruno :

 

– Vous ferez sagement de vous déchausser, dit le capitaine. Toutes ces roches tapissées d’herbes marines sont glissantes en diable, et l’escalier taillé dans le granit qui donne accès à la plate-forme du phare est couvert d’une mousse perpétuellement humide, où le pied nu trouvera plus facilement prise qu’une semelle de botte.

 

– Le conseil est bon et j’en profite ; mais le danger est moindre à la façon dont j’entends tenter l’escalade. Puis ce matin, en circulant autour du phare, j’en ai bien retenu les dispositions. N’y a-t-il pas un câble fixé à la roche par des anneaux de fer et qui suit toutes les révolutions de l’escalier.

 

– En effet. Le mois dernier, le chanvre, effrité et brûlé par les brumes salines, n’était que d’un dangereux secours ; mais on a mis un grelin tout neuf et bien goudronné… On peut s’y fier, il ne cassera pas.

 

– Et par cette nuit d’abîme, c’est mieux encore pour nous que la sécurité, c’est le fil d’Ariane.

 

La chaloupe glissait silencieusement dans le chenal. Les avirons dormaient rangés de chaque côte du bordage. Le capitaine Alain avançait de roche en roche, marchant à la gaffe. Mais il fallait qu’il eût le tact d’un aveugle pour se diriger ainsi dans les ténèbres.

 

Quand il approcha de l’aiguille où se trouvait le phare et de la banquette façonnée en quai, de manière à permettre d’y aborder, il entendit un clapotement significatif et arrêta la chaloupe.

 

– C’est un canot amarré que la lame fait danser. Et ce n’est pas l’embarcation de Tonic, car il la remise toujours dans une petite anse qui fait face à la terre.

 

– Ce qui prouve que Brin-d’Amour est toujours là.

 

– Assurément ; mais il faut éviter un heurt des deux bordages. Le bruit nous trahirait. Pourtant nous devons avancer, leur barque bouche le seul point où l’on puisse aborder.

 

– Il faudrait un tampon sourd.

 

– Justement voici une couronne de varech recouverte de cuir, faite pour prévenir les chocs. Bien fixée à la bande extérieure de bâbord, il faut qu’elle subisse le premier contact…

 

Et le capitaine, se penchant à mi-corps hors de la chaloupe, profita de la première lame qui poussait à la roche pour saisir d’une main de fer la galerie du canot amarré, et malgré le balancement des flots, le rapprochement s’opéra d’une impulsion si bien calculée, que les deux embarcations se trouvèrent comme soudées l’une à l’autre.

 

– Vite un filin croisé aux fiches des avirons, dit-il tout bas à Bruno, qui exécuta l’ordre instantanément.

 

– C’est fait.

 

– Maintenant nous n’avons plus qu’à doubler l’amarre de la proue, et nous pouvons nous transborder sur notre prise, qui nous livre l’entrée de la place.

 

Jacques voulut passer le premier d’une barque à l’autre.

 

– Non pas, dit maître Alain, on ne peut s’avancer ici à l’aventure, et jusqu’au premier degré de l’escalier, il faut presque que je vous fasse marcher dans mes pas… Le moindre écart, la moindre glissade pourrait vous précipiter à la mer, et là-dessous c’est un gouffre dont on ne connaît pas le fond, même à marée basse… Laissez-moi donc prendre les devants, moi qui sais à quelle saillie m’accrocher pour aborder sans encombre.

 

Maître Alain, une fois dans le premier canot dût tâter la rive pour s’assurer de la position de la banquette, trouver la crête et la prendre pour se hisser jusqu’à la roche plate. Une fois là, il s’arc-bouta solidement et tendit la main à Jacques et à Bruno, qui, sans lui, eussent infailliblement culbuté avant d’atterrir.

 

Une fois sur le sol tous les trois, ils tinrent conseil.

 

Pas d’autres bruits que le brisement des lames contre l’écueil et la plainte du vent.

 

Du côté du phare, placé au-dessus de leur tête, rien…

 

– Ils dorment après s’être grisés…

 

– Ou ils guettent en silence.

 

Jacques avait le pied sur la première marche de l’escalier taillé dans le roc et la main sur le câble qui courait le long de la muraille.

 

– Combien de marches ?

 

– Soixante-cinq.

 

– Et l’on arrive ?

 

– Sur une plate-forme munie d’un garde-fou en poutres croisées. Là le terrain est sûr.

 

– Et la tourelle du phare, la logette du gardien ?

 

– Droit devant vous. D’ailleurs ils n’auront éteint que le phare et nous verrons filtrer quelque lumière à travers la porte ou la fenêtre de la salle basse.

 

– Bon ! À tout événement, j’ai glissé dans la poche de ma vareuse la lanterne sourde tout allumée… Maintenant, imitez-moi. Si Brin-d’Amour est sur ses gardes et qu’entendant quelque bruit, il veuille tirer au juger, il visera à hauteur d’homme et ses balles nous passeront à un pied du dos.

 

Jacques, en effet, se disposait à gravir l’escalier à quatre pattes, une main suspendue à la corde, l’autre s’accrochant au relief de chaque marche. De la sorte, pas de glissade à craindre, un équilibre assuré : on devait arriver sans encombre à la terrasse.

 

L’escalade fut longue cependant ; car il ne fallait pas se trahir, et quand on appuyait trop sur le grelin qui servait de rampe, il faisait cliqueter les anneaux de fer qui se fixaient le long de la paroi. À la vérité, par le gros temps, le vent secouant le câble devait produire un effet analogue ; mais, depuis la montée du brouillard, la brise était tombée. La difficulté reconnue, Jacques trouva un moyen d’en triompher. En évitant de diminuer la pression opérée sur le câble, on empêchait toute saccade et les anneaux ne rendaient plus qu’un grincement insignifiant.

 

Enfin, la dernière marche franchie, Jacques trouva sous sa main l’angle du garde-fou de bois, et toujours rampant, il s’accroupit silencieusement à quelques pas de la logette, regardant et écoutant.

 

La porte, entrebâillée, laissait voir une lueur de lampe fumeuse, et cette lueur bien faible reparaissant sur le côté, permettait de distinguer l’emplacement de la fenêtre.

 

À l’intérieur, il saisit un bruit vague : ronronnement ou grognement.

 

Et faisant signe à maître Alain et à Bruno, qui étaient venus se ranger à ses côtés, de l’attendre, il se glissa jusqu’à la porte.

 

L’ouverture était assez grande pour qu’il passât sa tête à l’intérieur, presque à fleur du sol.

 

Il n’y avait que deux hommes dans la salle basse, Tonic, ivre à ne pouvoir articuler que des mots sans suite, et le marinier qui avait amené Brin-d’Amour.

 

Un complice, ou du moins un homme acheté pour la circonstance, car celui-là, parfaitement maître de lui et plein de sang-froid, dégustait son vin à petits coups en fumant sa pipe, mais sans quitter des yeux, on pourrait presque dire de la main, le gardien du phare, car, chaque fois que celui-ci faisait mine de vouloir quitter la table et parlait, à mots entrecoupés, de monter vérifier les mèches de ses lampes, l’autre le collait, d’une taloche à l’épaule, à plat sur la table en lui répondant :

 

– Bois, et ne t’occupe de rien. On veille là-haut pour toi.

 

Brin-d’Amour était donc là-haut !

 

Caillebotte ne voyait le marinier que de dos et, par conséquent, n’en pouvait être vu. Il résolut de profiter de la situation favorable pour le surprendre et le réduire à l’impuissance. Mais par quel moyen ? Le corps à demi glissé à l’intérieur, il cherchait comment agir pour ne pas éveiller l’attention de Brin-d’Amour, qui s’empresserait de descendre du phare si le bruit d’une lutte parvenait jusqu’à lui. Il aurait fallu un plaid, une couverture solidement jetée sur la tête de l’homme et étouffant sa voix. Où trouver l’équivalent ? Un objet indistinct, qui formait un petit tas à deux pas de la porte, derrière l’homme, attira le regard inquisiteur de Jacques. Il avança la main, et comprit qu’il tenait son affaire. C’était une sorte de bissac en forte toile, qui, sans doute, avait contenu les victuailles et les bouteilles apportées de Pléneuf. Une forte ficelle servait de bretelle pour le porter. On ne pouvait donc trouver mieux.

 

En trois secondes, Jacques se trouva derrière la chaise de l’homme, prêt à prendre son élan.

 

– Mes mèches, disait Tonic en essayant de se lever ; mes mèches, vois-tu, c’est toutes les heures qu’il faut que ça se coupe… Autrement ça file,… et ça casse les verres…

 

– Tiens-toi calme, répondait l’autre, en lui collant le nez à la table.

 

Mais l’ivrogne était obstiné.

 

– C’est pas toi qui les payeras les verres cassés… Et l’inspecteur ne veut pas m’en passer plus de trois pour cent à casser… Trois pour cent… Si c’est pas une pitié… Tiens, je vas voir mes mèches…

 

De nouveau son interlocuteur levait le bras pour la forcer à rester tranquille ; mais il n’eut pas le temps d’adresser le mouvement, pas même le pouvoir de prononcer une parole.

 

Encapuchonné par le bissac, avec la corde aux dents pour bâillon, il eut beau se débattre, ses poignets, pris comme dans un étau et ramenés derrière son dos, furent solidement liés en un tour de main. Jacques lui défit sa ceinture pour lui entraver les jambes et, sans façon, le poussa sous la table comme un paquet.

 

Le gardien avait, à cette vue, ouvert de grands yeux étonnés, mais il ne trouva qu’un grognement de satisfaction à placer.

 

– Drôle, très drôle, dit-il. Je vais voir mes mèches…

 

Cette fois, ce fut Jacques qui l’arrêta dans son essai de déplacement. De la porte ouverte, il avait fait signe à maître Alain et à Bruno d’entrer.

 

– En voici deux hors d’état de nuire… Gardez-les en silence… Avec l’autre, ce sera moins commode…

 

– Mais nous n’avons qu’à lier et bâillonner cet ivrogne et nous vous suivons.

 

– Non ;… regardez cet escalier en pas de vis, un seul homme peut y manœuvrer à l’aise, et s’il n’a qu’un adversaire en face, la partie est égale ; à trois, nous vaudrions moins qu’un ;… attendez mon appel pour monter.

 

Pour des hommes d’action, l’argument était irréfutable. Maître Alain et Bruno bâillonnèrent l’ivrogne et le déposèrent sur son lit. Puis ils écoutèrent.

 

Jacques, usant du même procédé que pour atteindre la plate-forme, grimpa l’escalier de fer à genoux et parvint ainsi, sans rien entendre et rien voir, à la grande chambre du phare.

 

Par un phénomène qui lui parut des plus étranges, car au dehors le brouillard était toujours aussi dense, aussi noir, aussi impénétrable, cette salle octogone dont les parois supérieures étaient faites d’immenses lentilles dioptriques de cristal, avait conservé dans cette nuit profonde une sorte de lumière crépusculaire, qui lui permit de voir suffisamment les dispositions des lampes éteintes, sur une tablette ronde et mobile, enserrant l’arbre principal de la construction, l’axe de fonte du phare. Sur le côté, une petite porte communiquait avec un balcon de fer extérieur, et là il aperçut la silhouette de Brin-d’Amour, penché sur l’abîme, attentif, absorbé, attendant sans doute un bruit, un fracas, des cris, attestant la catastrophe et le naufrage de la Séraphita, pour regagner son canot, la côte et disparaître.

 

Le premier mouvement de Jacques le poussait à courir droit au misérable, à le terrasser, qui sait ? peut-être à le jeter dans l’abîme ouvert sous ses pieds, et c’eût été justice.

 

Mais la pensée que Duclair et Hoël étaient peut-être en ce moment à dix brasses de quelque écueil et que le phare rapidement allumé pouvait les sauver, lui fit ajourner la punition du drôle et parer au plus pressé.

 

Doucement il s’approcha des lampes, et se rendit compte alors de la lueur crépusculaire qui le favorisait si bien. Le toit du phare était vitré, et à travers ce vitrail, il put apercevoir, bien au-dessus de la région embrumée, une légère échancrure dans le ciel et le croissant montrant le bout de sa corne. C’était la réverbération de ce petit morceau de lune sur les lentilles les plus basses du phare qui avait produit la lumière de veilleuse dont il allait profiter.

 

Tenant toujours de l’œil Brin-d’Amour, il alluma successivement une lampe, puis deux, bientôt les quatre qui formaient le demi jeu des deux tablettes. Il les alluma face à la terre, de sorte que la projection n’atteignit pas encore le piqueur, toujours absorbé ; mais, d’un seul mouvement faisant alors jouer le ressort des deux tablettes, et mirant exactement les lampes dans leurs lentilles, il opéra, comme un coup de théâtre, la soudaine résurrection du phare.

 

Et malgré le brouillard, la baie se trouva tout à coup illuminée dans un rayon d’environ dix milles marins.

 

Brin-d’Amour se sentit subitement enveloppé par cette lumière intense, et il se retourna à la fois stupéfait, furieux et ébloui.

 

Son premier mouvement fut de se précipiter dans la lanterne par la porte du balcon restée ouverte, et là il vit, comme dans un nimbe de feu, se dresser Jacques, qui avait négligé, avec son dédain habituel du danger, de se mettre à l’écart.

 

Mais, pour Brin-d’Amour, ce fut une apparition, car, au sortir de l’ombre épaisse du dehors, sa rétine, brusquement offusquée par cette atmosphère éclatante de mille feux réfléchis par les lentilles, se contracta à lui donner un vertige complet.

 

Il n’avait plus devant lui qu’une nuée de flamme au milieu de laquelle, comme un point lenticulaire, se dessinait implacable la silhouette de Jacques.

 

Et tournant sur lui-même, les yeux brûlés, le cerveau en combustion, il criait :

 

– Lui, encore, toujours ; mais c’est le diable !…

 

Et se heurtant aux parois du phare, reculant, pâle, terrifié, se prenant la tête à deux mains dans un mouvement giratoire dont il n’était pas maître, il reculait devant cette image terrifiante que son état d’hypnotisme nerveux, presque épileptique, lui faisait croire surnaturelle.

 

– Ah ! ah ! ah ! mais viens donc !… viens donc ! que je cogne !

 

Et il montrait les poings, riant, reculant, affolé, les yeux injectés de sang.

 

Soudain, dans ce tournoiement lugubre, le point d’appui lui manqua.

 

Il avait regagné la porte ouverte sur le balcon de fer.

 

D’instinct, il se raidit par un sursaut terrible contre cette rupture subite d’équilibre, et bondit jusqu’à la balustrade extérieure où il s’accrocha.

 

Jacques, qui comprit à quelle crise il était en proie, eut un instant pitié du misérable et se précipita.

 

Mais il n’arriva que pour voir le terrible mal accomplir son œuvre.

 

L’ombre de l’abîme, le vide ouvert sous ses pieds avait semblé le salut au bandit, pris de folie vertigineuse, et pour fuir cette lumière affolante et meurtrière, il venait de se lancer par-dessus le garde-fou, en criant :

 

– Tu ne me tiens pas,… tu ne me tiens pas !

 

Un grand éclat de rire nerveux suivit sa chute…

 

Puis… un cri terrible, épouvantable…

 

L’écueil avait saisi sa proie.

 

Avertis par l’illumination subite du phare, le capitaine Alain et Bruno étaient montés rejoindre Caillebotte, et ils pénétraient dans la chambre des lentilles au moment où l’agent des La Roche-Jugon, terrifié, disparaissait sur le balcon…

 

Ils assistèrent avec stupeur à ce suicide involontaire.

 

Mais ils n’eurent pas le temps de s’apitoyer sur le triste sort de ce scélérat, qui payait sa dette ; car au moment où ils se penchaient sur l’abîme, un coup de canon retentit dans la direction de l’ouest.

 

– La Séraphita en détresse ! s’écria Jacques ; je suis arrivé trop tard…

 

– Ils étaient déjà lancés dans la région dès brisants.

 

– Et ils ont touché quelque bas-fond.

 

Abandonnant le phare à lui-même, tous les trois avaient dégringolé, plus que descendu, l’escalier taillé dans le roc et sauté dans la chaloupe du capitaine.

 

Et cette fois, éclairés par le rayonnement du phare, ils volaient sur la lame à force d’avirons pour rejoindre le yacht.

 

Jacques avait l’angoisse au cœur.

 

– Lolif aura-t-il eu la sagesse de nous attendre ? À ce signal, à cet appel, Thaddée l’aura supplié de prendre la mer ; et sans nous ils courront à leur perte, sans utilité pour les malheureux qu’il s’agit de sauver.

 

– Non, répondit maître Alain, Lolif est prudent… et, voyant les feux rallumés aux Verdelets, il comprendra que nous accourons.

 

– Et tenez, dit Bruno, les apercevez-vous, debout à la proue, qui nous éclairent la passe avec le réflecteur ?

 

– Hardi !… nageons, nous y sommes.

 

– Range à bâbord, cria Lolif. Je n’ai plus qu’une amarre à dénouer. Restez deux dans la chaloupe, prêts à tout événement, je vous remorque. Le brick est à cent brasses et, si la voie d’eau n’est pas trop grave, nous pourrons sauver l’équipage…

 

Jacques était déjà à bord.

 

À ce moment, comme par une dérision suprême, la trouée faite par la lune grandissait, la brume se dissipait, cette brume funeste qui avait causé le désastre ; mais, en revanche, le vent fraîchissait, venant de terre ; et la houle était pleine de menaces.

 

Le yacht eut néanmoins vite franchi le chenal.

 

Un second coup de canon se fit entendre.

 

Jacques distingua la lueur avant le grondement.

 

– Ils sont là, dit-il.

 

– Et tenez, répondit Lolif, nous ne serons pas les seuls à leur porter secours, la côte s’éveille.

 

On voyait, en effet, des torches courir sur la plage d’Erquy, et les feux rouges du garde-côte se montraient dans la direction de Dahouet.

 

Au bout de cinquante brasses, on put distinctement, du pont du yacht, apercevoir le bâtiment en détresse. Le vent chassait décidément la brume, et la lune, à son zénith, illuminait toute la baie.

 

Le brick, en déviant de sa route, avait eu sa coque entamée par une série de brisants qui se trouvaient en retour de l’Aiguille noire. Averti par la cloche, le pilote avait cru dériver suffisamment pour faire son évolution ; mais le brouillard, assourdissant le son, l’avait trompé et le premier coup de talon s’était produit avant qu’il n’eût eu le temps de réparer son erreur.

 

En vain avait-on aussitôt voulu suspendre la marche du bâtiment et même essayer d’un recul pour le dégager, la puissance de l’impulsion initiale avait été la plus forte, et le brick, porté au plus haut de l’écueil, était maintenant suspendu par l’avant, perforé dans sa membrure antérieure, tandis que l’arrière, à demi submergé, s’emplissait d’eau par les écoutilles.

 

Et par surcroît, la houle grandissante le roulait sur ce fond d’aiguilles, comme le vent fait tourner une girouette autour de son axe.

 

Le capitaine Duclair ne s’était pas fait d’illusion. Il n’y avait plus qu’à sauver l’équipage, car la mer aurait bientôt fait de démolir l’épave. Et il avait donné l’ordre de parer les chaloupes et de filer les grelins des palans. Comme la discipline était respectée à bord et que chacun avait confiance dans le sang-froid du patron, Duclair avait pu sans obstacle présider à l’embarquement des passagers, qui devaient être sauvés d’abord. Dans la première chaloupe, il avait fait asseoir une dizaine de personnes et les quatre matelots chargés de la manœuvre.

 

Du yacht, on suivait les mouvements, tout en faisant force vapeur pour gagner les eaux du navire en détresse.

 

– Voyez, dit le capitaine Alain, c’est Hoël qui prend le commandement du canot…

 

– Je le devine, debout près de la barre.

 

– Accroché à la corde du palan d’arrière.

 

– Il y a même à côté de lui, dit Lolif, une passagère enveloppée d’une mante rayée rouge et noire.

 

– Duclair est habile, mais ce n’est pas commode, par une situation comme la sienne, d’affaler jusqu’à la mer, le long du cordage, une embarcation chargée, à l’aide des palans.

 

– D’autant que la houle les attaque avec rage, et qu’un faux mouvement suffirait à rompre les grelins, à briser les poulies.

 

Thaddée, accroché à une manœuvre de l’avant, était tout absorbé dans la contemplation de ce terrible spectacle. Il devinait que la mort planait sur ce coin de mer.

 

L’opération entreprise était des plus aventureuses, dans la position occupée par la Séraphita, car l’inclinaison considérable du pont aggravait la pression exercée par les fils du palan sur ses armatures. Aussi, de loin même on voyait plier les potences de fer. Les mouvements s’opéraient en cadence méthodique cependant, et la chaloupe avait atteint déjà la moitié de la carène, au-dessous des hublots de l’entrepont, quand un rouleau de mer formidable, soulevant la Séraphita, qui craqua dans sa membrure, et la laissant retomber brutalement sur ses plaies, fit du même coup si durement danser la chaloupe, que ses attaches de proue se rompirent… Si bien que, tandis que le palan d’arrière restait solidement accroché, tous ceux qui se trouvaient dans l’embarcation, matelot et passagers, culbutés les uns sur les autres, furent précipités à la mer, et l’on vit le long du bord se balancer le canot, vide.

 

Ce ne fut qu’un cri à bord du yacht, cri d’horreur, auquel répondait le cri de désespoir parti de la Séraphita.

 

Jusqu’au dernier moment, Jacques avait suivi des yeux Hoël, et quand survint ce coup de roulis effroyable, il l’avait vu d’une main s’accrochant à une drisse qui pendait hors du tillac, de l’autre saisissant la femme assise près de lui pour la maintenir en équilibre, mais pas assez vite pourtant, car, à la rupture des câbles, la mante seule lui était restée dans la main… La malheureuse avait, comme ses compagnons d’infortune, disparu sous la vague.

 

Et sans doute, voulant alors la rejoindre et la sauver, Hoël, encore suspendu au flanc du navire, s’était à son tour précipité.

 

Le yacht et le canot qu’il remorquait n’étaient plus qu’à vingt brasses du récif où se débattait le brick contre les assauts de la houle. Avancer plus loin eût été risquer de toucher soi-même, et Lolif avait l’ordre de stopper… Mais le canot, lui, ne pouvait être arrêté par les brisants, et déjà maître Alain et Bruno l’avaient lancé, d’une entente muette, vers le gouffre où venaient de disparaître tant de victimes.

 

Et leur mouvement fut si prompt que Jacques, qui avait eu la même pensée qu’eux, ne les put joindre, ils étaient déjà à dix mètres du yacht. Il dut se résigner à rester spectateur et à faire préparer les bouées de sauvetage qui se trouvaient à bord du yacht. Sur son ordre, le chauffeur étala sur le pont les deux ou trois matelas que contenait la chambre, et Lolif, qui avait mouillé une de ses ancres, manœuvrait pour arriver sans avarie au plus près du brick.

 

Le canot était déjà dans le cercle des brisants où avaient disparu les passagers de la chaloupe et Hoël.

 

Jacques vit tout à coup, pendant que maître Alain jetait un grelin à l’eau, tout en maintenant la barre, Bruno se dresser sur l’avant et se jeter à la mer.

 

À ses côtés, Thaddée, haletant, pâle, les cheveux au vent semblait comme attiré par le flot et prêt à se précipiter.

 

Jacques, lui mettant la main sur l’épaule, le rappela à lui.

 

– Pas de folie ! Vois, je me résigne,… ne pouvant mieux. Il faut qu’un sacrifice soit utile. Sois tranquille, dans la vie chacun a son tour. Et tout à l’heure tu en auras la preuve.

 

Thaddée poussa un son rauque en serrant fiévreusement la main de Jacques, et lui montrant à quelques brasses du yacht un groupe qui semblait encore confus, mais où l’on pouvait distinguer deux êtres animés luttant contre la vague et roulés par le flot.

 

D’une main sûre, Jacques largua une bouée, aussitôt saisie.

 

Et attirant à lui les naufragés dans le rayon du fanal placé à l’avant du yacht, il reconnut Bruno soutenant au-dessus des lames une femme évanouie.

 

– Il l’a sauvée !… s’écria-t-il malgré lui et sans calculer ses paroles. Le sort a ses jours de clémence mystérieuse.

 

Thaddée, qui battait des mains, se retourna, surpris par cette phrase étrange, puis se pencha sur le bastingage pour regarder plus attentivement celle que Bruno rapportait dans ses bras.

 

Lolif était accouru à l’aide et, se suspendant aux écoutes du beaupré, il descendit par l’avant à fleur de mer et saisit la naufragée des mains de Bruno.

 

Jacques lui avait jeté un nœud de filin hâtivement fait, qu’il capella vivement sous le bras de la femme, que l’on put ainsi hisser doucement à bord, préservée de tout choc par le pilote, qui n’avait plus qu’à la soutenir en remontant lui-même.

 

Bruno avait, à la force du poignet, regagné le pont par le grelin de la bouée.

 

Et déjà, voyant Jacques tout occupé à rappeler à elle la femme qu’il avait arrachée à la mort, et sûr que les soins les plus intelligents allaient lui être prodigués, il s’apprêtait à courir à l’aide de maître Alain, qui rapportait dans la chaloupe plusieurs passagers à demi morts qu’il avait pu y coucher, après les avoir extrait de la vague et sauvés des brisants, où ils se seraient rompu les membres et fracassé le crâne…, quand la lumière du fanal tenu par Thaddée frappa en pleine figure la pauvre naufragée évanouie, étendue sur un matelas. Jacques l’avait soulevée dans ses bras, afin de s’assurer que l’immersion n’avait pas duré assez longtemps pour qu’il y eût même un commencement d’asphyxie. En effet, deux ou trois pressions opérées dans la région dorsale avaient suffi pour rétablir l’expiration, aussitôt suivie d’inspiration,… et Jacques, pleinement rassuré, lui faisait respirer des sels énergiques.

 

À la vue de cette femme, Bruno s’arrêta en poussant un cri aussitôt étouffé. La voix lui manquait, l’angoisse lui serrait la gorge, sa langue contractée se refoulait dans le larynx. Tout tremblant, il approcha de la malade, et les jambes manquant sous le poids de son corps, il tomba à genoux.

 

Un autre partageait cette émotion et cette angoisse, Thaddée qui, accouru de l’autre côté, avait saisi l’une des mains de la pauvre femme et contemplait avec un trouble indicible et croissant ce visage pâle, encadré de cheveux blonds, qui l’attirait sans qu’il en comprit la cause.

 

Thaddée entrevit vaguement Brune tombé là, les mains jointes, dans une attitude de suppliant, et releva les yeux sur lui…

 

Et entre eux il y eut comme une commotion électrique. C’était un voile qui se déchirait, le voile du passé. Il sembla à Bruno que l’œil fiévreusement allumé du jeune garçon lui fouillait le cerveau. Il le connaissait, ce regard. Il y avait dix ans qu’il le voyait rayonner dans sa conscience comme un reproche. C’était le dernier regard que lui avait lancé le comte de Kermor dans cette nuit épouvantable où il s’apprêtait à trahir, à livrer son bienfaiteur… Cet enfant, cette femme, était-ce une illusion ou un rêve ? Est-ce que la folie s’emparait de lui, qu’il croyait voir ainsi revivre les morts grandis ou vieillis par le temps ? Sans doute, il était le jouet d’une hallucination… Cette femme, c’était sa mémoire maladive qui lui prêtait les traits de sa victime ; cet adolescent ne pouvait être Thaddée…

 

– Thaddée !

 

Malgré lui, sans le savoir, il avait prononcé tout haut ce nom, qu’il croyait murmurer tout bas.

 

À ce cri, le jeune homme impuissant, lui, à prononcer le nom qui se pressait sur ses lèvres muettes, saisit brusquement Bruno par la main, et d’un geste impératif, éloquent et douloureux, il lui montra la femme évanouie entre eux deux, semblant dire :

 

– La reconnais-tu ?

 

– Ah ! oui, oui ! je la reconnais ! s’écria Bruno, les mains tremblantes, puisque ce n’est pas une ombre, puisqu’elle respire ; c’est elle, c’est la comtesse de Kermor !…

 

– Sauvée par toi, une fois encore, Bruno ! dit Jacques de sa voix pénétrante.

 

Mais Thaddée, quel prodigieux transport ! Le visage en feu, il porte les mains à son cou comme s’il en voulait arracher quelque entrave qui l’étrangle. Toute sa volonté semble tendue par un effort suprême. L’émotion, la joie, un flux de sang peut-être détruisent l’œuvre de la peur…

 

Et au moment où Mme de Kermor, ranimée par Jacques, rouvre les yeux et soupire, la saisissant dans ses bras, riant et pleurant tout ensemble, le pauvre enfant, d’une voix encore incertaine mais distincte, crie :

 

– Ma mère !… Ah ! c’est ma mère !

 

La comtesse le regarde étonnée…

 

À deux mains, elle lui prend la tête et le considère longuement…

 

– Sa mère,… il a dit… sa mère ! murmura-t-elle ;… pauvre enfant,… il se trompe ;… moi, je n’ai plus de fils…

 

– Et, portant la main à son cœur comme en proie à une douleur subite,… elle se renversa dans les bras de Caillebotte.

 

– Ce n’est rien,… une faiblesse ;… épargnons-la…

 

Jacques la couvrit, l’enveloppa de couvertures chaudes, lui disposa la tête sur un plaid roulé en forme d’oreiller. C’était assez d’émotion. Il fallait du repos à la pauvre femme, eût-elle conservé toute la force de son cerveau, et, à certains indices, il en doutait.

 

Un autre souci le préoccupait pour le moment. Et sitôt qu’à la respiration égale de Mme de Kermor il fut assuré du succès de sa cure, il se retourna vers Thaddée, qui l’avait aidé en silence à tout disposer pour faciliter ce sommeil réparateur, et le saisissant par les deux épaules et s’approchant de lui avec une sollicitude toute paternelle :

 

– Est-ce bien vrai, mon Thaddée, demanda-t-il d’une voix lente et basse ; est-ce bien vrai que ta langue s’est déliée tout à l’heure ? Je ne me suis pas trompé, mon saisissement n’est pas une chimère, tu as parlé…

 

– Oui, dit l’enfant, articulant les mots avec une certaine hésitation, comme s’il voulait se rendre compte lui-même de chaque son qu’il émettait ; oui, j’ai parlé… Ma joie a fait un miracle… J’ai senti se rompre ici…

 

Et il portait les mains à sa gorge.

 

– … Je ne sais quel voile mystérieux qui avait tant d’années étouffé ma parole. Ce fut comme un déchirement douloureux qui se termina par un cri ; mais ce cri était en même temps ma pensée et disait ce que je voulais exprimer… Ah ! mon ami Jacques, je puis donc enfin te traduire mon amitié, ma reconnaissance autrement que par des signes et des images ; je pourrai dire à Pervenche combien je l’aime… Ah ! qu’elle va être heureuse ! Hâtons-nous vite de lui porter cette joie : notre mère retrouvée ! elle ignore le bonheur qui l’attend… et je voudrais pouvoir l’y préparer moi-même… Oui, je le voudrais sans retard…

 

Une pensée triste, une sorte d’effroi se peignit dans ses yeux.

 

– Quelle crainte t’arrête ? dit Caillebotte.

 

– Malgré moi, j’ai peur !… Si de nouveau ma voix allait s’éteindre ?…

 

– Quelle idée !

 

– Si la guérison n’était pas complète ; si cela n’était qu’un répit…

 

– Rassure-toi !… Je t’écoute et j’en puis juger… Un désordre nerveux causé par la terreur avait entravé tes cordes vocales et produit cette aphonie persistante ; mais aujourd’hui tu n’as plus rien à craindre… La parole t’est bien rendue… et pour toujours.

 

– Mon bon ami !… Ah ! regagnons vite la Terre promise.

 

– Tu oublies que notre mission de sauveteurs n’est pas terminée.

 

– Pardon… Le bonheur me rendait égoïste… Je veux racheter cette mauvaise pensée. Use de moi, ami Jacques, et dicte-moi mon rôle.

 

– Ton rôle, mon enfant, est de veiller ici sur ta mère, pendant que nous nous occuperons de la Séraphita.

 

– La Séraphita n’est plus, dit une voix rude à côté de Jacques. Regardez plutôt.

 

Et l’homme qui venait de parler, la main tendue vers l’écueil, montrait la coque brisée du bâtiment s’engloutissant sous les efforts de la houle déchaînée. Le beaupré et un morceau de la banquette de la proue restaient encore visibles ; mais l’œuvre de destruction s’accomplissait sûrement, et de tous côtés, autour du yacht, on voyait le flot rouler des épaves.

 

– Au moins n’avons-nous à déplorer la mort de personne, grâce à vous, grâce aux gens de Dahouet, à maître Alain, au garde-côte…

 

– Mais Hoël ?…

 

– Il est sain et sauf. Quand il a vu la comtesse hors de péril, il m’a rejoint sur le brick pour organiser le sauvetage… Il est avec Alain… Personne ne manque plus à l’appel… Il n’y a plus que ma pauvre Séraphita de perdue…

 

C’était le capitaine Duclair.

 

Il s’était approché du bastingage d’avant et vit s’engloutir le beaupré, qui avait quelque temps dominé la vague.

 

– C’est fini… Et toujours par la faute de cet homme… ce marquis du diable,… que j’avais le droit de tuer…

 

– Vous ?

 

– Oui, vraiment,… le droit… et que j’ai épargné par respect pour un serment fait à une mourante, arraché à ma douleur… Oui, j’avais promis de ne pas lui courir sus comme à une bête malfaisante… mais non pas de lui pardonner une seconde fois, s’il retombait de nouveau dans mon chemin… Et je viens d’apprendre, par Alain, que c’est lui qui a traîtreusement prémédité et préparé notre naufrage,… que c’est par sa volonté infâme que le phare a été éteint… Il payera cela avec le reste…

 

– Tu sais nos conventions, Duclair, part à deux… La peau du drôle m’appartient autant qu’à toi…

 

– C’est entendu, Hoël,… nous marchons de conserve, et si tu jettes le grappin à bâbord, moi je le jetterai à tribord.

 

Au nom d’Hoël, Thaddée, assis auprès de Mme de Kermor et couvant tendrement son sommeil du regard, retourna la tête et, d’un bond, courut au vieux matelot de son père.

 

– Hoël ! criait-il, Hoël !… Ah ! mon brave ami !… ne me reconnais-tu pas !… C’est Thaddée,… ton petit Thaddée, que tu as si souvent porté dans tes bras…

 

Dix ans avaient fait de l’enfant presque un jeune homme, mais le cœur d’Hoël ne pouvait s’y tromper ; seule l’émotion causait son silence… Et puis n’avait-il pas laissé l’enfant privé de la parole, et le voilà qui accourait à lui criant son nom… Mais quoi ! il serait toujours temps de comprendre et de s’expliquer, et le vieux marin ouvrit ses bras à Thaddée et le pressa étroitement sur son cœur.

 

Une heure après, tous étaient en sûreté aux Verdelets. La comtesse, que l’épuisement et la fatigue maintenaient dans un état semi-léthargique, avait été transportée au premier étage du chalet de Chanaan, et les enfants, assistés de Mme Legoarrec, veillaient auprès d’elle. Dans la salle du rez-de-chaussée, le capitaine Alain avait fait porter de quoi réconforter ses hôtes, et Duclair, Hoël et Bruno s’étaient assis autour de la table, sur l’invitation de Jacques.

 

Quant à Lolif, qui avait bien gagné de se reposer le verre en main comme les camarades, il avait tenu à ne pas quitter son bord, et on lui avait fait porter du vin, de l’eau-de-vie et du pâté.

 

Hoël avait déjà entrepris de mettre Jacques, dont il savait maintenant le dévouement actif à la cause des Kermor, au courant de ses longues recherches à la Havane pour retrouver la trace de la comtesse, devenue folle et mystérieusement sauvée et cachée par une bonne négresse qu’elle avait eue à son service. Il lui avait dit comment, au jour de l’incendie, quand on la croyait à l’abri, partie en avant avec les enfants, elle avait failli périr cruellement brûlée, et que sa disparition étrange avait fait croire à sa mort. Mais que lui, Hoël, à certains indices, était resté persuadé qu’elle avait dû échapper, et s’était donné pour tâche de la découvrir et de lui rendre à la fois ses enfants et sa fortune ; il lui disait aussi les efforts inutiles qu’il avait faits pour réveiller cette raison endormie…

 

Quand tout à coup maître Alain, qui s’était absenté un moment pour aller jusqu’à la ferme, reparut suivi de Corréard et de Caradec.

 

À voir la figure sérieuse de Corréard, Jacques se douta qu’il se passait quelque chose de grave.

 

– Vous apportez du nouveau ?

 

– Et j’ai hâte que nous tenions conseil ; mais…

 

Il jeta un regard étonné autour de lui.

 

– Oh ! dit Jacques, vous pouvez parler, nous travaillons tous à la même œuvre et du même cœur.

 

– Eh bien ! dès ma descente à terre, j’ai mis la main sur le Coppola… ou du moins ai-je constaté sa présence à Pléneuf et à Saint-Brieuc, et pu le suivre à la trace tout le jour.

 

– Que prétend-il faire ? Vous l’avez appris ?

 

– Il est arrivé farci de pièces diplomatiques. Je ne pouvais douter que son but ne fût de s’opposer au débarquement et à la libre action de M. Hoël Legoarrec.

 

– Hein ! Qu’est-ce que ce Coppola ? demanda Hoël.

 

– C’est l’alter ego du marquis Hercule ; sous ce nom de Coppola, c’est pour vous un inconnu ; mais il s’est appelé aussi Ramirez, répondit Jacques.

 

– Le chef de ces bandits de volontaires qui ont incendié l’hacienda au Paradas ?

 

– Précisément. Vous comprenez maintenant qu’il vise en vous l’homme qui possède le secret de ses crimes.

 

– Et de quel droit prétend-il m’empêcher d’agir librement ?

 

– Du droit de l’intrigue, du mensonge et de la violence.

 

– Oui, reprit Corréard, il sait à cette heure que vous avez échappé au naufrage de la Séraphita. Il sait également que vous avez trouvé asile aux Verdelets et il a couru au parquet de Saint-Brieuc chercher main-forte pour vous surprendre. Il a trouvé moyen de vous faire accuser par les autorités de la Havane d’un crime imaginaire ; il a surpris les chancelleries pour se faire délivrer des mandats vous concernant, et les références qu’il porte toujours avec lui sont telles, qu’on n’osera pas résister à ses injonctions. Aussitôt informé, j’ai bien fait le nécessaire pour tâcher d’entraver son action, mais un retard d’une heure peut tout perdre et peut on jamais être sûr qu’on n’éprouvera pas un retard d’une heure ?

 

– Si bien qu’il s’agit de vous mettre en sûreté.

 

– Lâcher pied devant ce bandit… Allons donc !

 

– Bon ! pour le retrouver demain. Ce n’est pas une fuite, à peine une retraite, uniquement de la stratégie.

 

– Non ! cent fois non ! la justice a-t-elle les yeux crevés ? Le consul de France à Santiago était dans les eaux de M. de La Roche-Jugon, j’en sais quelque chose, mais le consul général de la Havane m’a donné de sa main un brevet qui prime toutes les accusations du monde et les détruit. J’attendrai ce pistolet de Ramirez ou de Coppola, comme vous voudrez, et il verra de quel bois je me chauffe… D’ailleurs dût-on, par une suprême injustice, m’arrêter pour lui faire plaisir, j’aime mieux me laisser faire, puisque vous vous chargerez, vous autres, de Mme de Kermor et de ses enfants. Il ne sait pas son arrivée, il ignore leur présence ici…

 

– Oui, il ne croit trouver que vous aux Verdelets.

 

– Eh bien ! pendant qu’il engagera la bataille avec moi, dût-il la gagner en apparence, vous conduirez en toute sûreté à Paris ceux que je laisserai derrière moi… et je ne tarderai pas à vous y rejoindre.

 

– C’est ton dernier mot, cousin Hoël ? dit le capitaine Alain.

 

– Tête de Breton, tu dois t’en douter.

 

– Eh bien ! en ce cas, c’est à la ferme qu’il faut nous rendre. C’est là que nous les recevrons. Leur faire connaître la retraite de Chanaan serait compromettre la sécurité de ceux qui s’y trouvent.

 

– Très juste.

 

– Alors, tous deux nous allons nous installer là-bas.

 

– Tous trois, dit le capitaine Duclair, car moi, l’on sait également ma présence chez vous et, d’ailleurs, je ne serai pas fâché d’adresser une question à messieurs de la justice.

 

– Voilà qui est parfait, dit Jacques. Mais permettez-moi aussi de réclamer mon droit de premier occupant.

 

– Comment ?

 

– C’est en ce moment avec moi que le duel est engagé. Et le moindre incident, le moindre mot a son importance et peut modifier mes plans d’action. Nous avons à Paris même, en haut lieu, un allié qui veille et que je dois tenir au courant. Lui aussi, mon cher Hoël, m’a remis un viatique qui pourrait impressionner vivement les membres du parquet de Saint-Brieuc. Il faut donc que je voie et que j’entende ce qui va se passer sans être vu, en restant libre d’intervenir au moment que je choisirai.

 

– Rien de plus facile, dit maître Alain.

 

– Alors Bruno gardera le chalet ; Corréard et Caradec surveilleront Dahouet et suivront de près les estafiers que va traîner Coppola après lui ; nous, le corps de bataille, nous prenons position à la ferme.

 

Il était deux heures du matin.

 

– Attendez-vous à quatre heures, dit Corréard, à voir débarquer notre homme. Il sait le prix du temps et voudra empêcher Hoël de partir pour Paris par le train de six heures du matin. Quant à la retraite dont parlait tout à l’heure M. Jacques, je n’ai rien dit, puisque vous en avez repoussé la pensée bien loin ; mais j’ai lieu de croire qu’elle eût été et serait encore impraticable.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que les gardes-côtes ont reçu des ordres et que l’île est surveillée.

 

À la ferme, maître Alain s’installa dans la grande cuisine, qui donnait sur la cour principale, avec ses hôtes. Il indiqua à Jacques une petite chambre où l’on montait par un escalier de bois et qui prenait jour sur la cuisine même par une lucarne en œil-de-bœuf.

 

– La vitre ronde entre-bâillée, vous entendrez et verrez tout.

 

Jacques chercha dans son portefeuille la note de La Condamine sur le personnel de la région.

 

Tout le parquet de Saint-Brieuc était notoirement dévoué à la congrégation et par conséquent dans la main des La Roche-Jugon.

 

– Hum !… des oreilles fermées… Je crois qu’Hoël eût mieux fait de s’installer pour quelques heures dans la grotte au Dragon.

 

Tandis qu’à la ferme on faisait ainsi la veillée des armes, Coppola, renonçant à attendre Brin-d’Amour, qui ne l’avait pas rejoint à Dahouet comme ils en étaient convenus, était parti pour Saint-Brieuc, le maire de Pléneuf ayant fait quelques difficultés pour lui prêter son concours, ne voulant d’ailleurs à aucun prix mêler sa brigade de gendarmerie à une affaire où le capitaine Alain était en jeu.

 

– Soit, j’irai requérir le parquet de Saint-Brieuc, avait dit l’aventurier.

 

– C’est son affaire, repartit le bonhomme ; moi, je n’entends rien à ces micmacs.

 

Quand il arriva au logis du procureur de la République, dans un vieil hôtel situé dans la rue Fardet, un des plus pittoresques de la ville, il trouva, à son grand étonnement, la porte ouverte et tout le monde debout à cette heure avancée.

 

– M. le procureur de la République arrive de Paris, lui dit le concierge.

 

– Alors, je n’aurai pas la peine de le faire lever.

 

– Mais je ne crois pas qu’il reçoive à cette heure.

 

– Il y a urgence. C’est pour affaire de service. Faites-lui passer cette carte et cette lettre.

 

Le concierge obéit en rechignant, après avoir fait entrer Coppola dans une salle du rez-de-chaussée.

 

Mais le baron ne fit pas longtemps le pied de grue. Au bout de cinq minutes, le procureur de la République lui envoya dire qu’il était à ses ordres et l’attendait dans son cabinet.

 

– À la bonne heure ! se dit Coppola. En voilà un qui sait son monde.

 

Seulement, en entrant, il fut surpris. À sa dernière tournée en Bretagne, il lui semblait avoir vu à Saint-Brieuc une autre figure.

 

Mais l’explication ne se fit pas longtemps attendre.

 

– Monsieur le baron, dit le magistrat, ce m’est une bonne fortune, installé seulement de ce soir à Saint-Brieuc, d’être déjà mis à même de vous être agréable. De quoi s’agit-il ?

 

Le mot « installé de ce soir » fit faire la grimace à Coppola. Il était sûr du prédécesseur, mais d’où sortait ce nouveau venu ?

 

Toutefois, il s’empressa, en s’appuyant de toute l’autorité de ses patrons, d’exposer la question de l’arrestation d’Hoël d’après la fable préparée, et respira en voyant que le procureur de la République n’avait cessé de l’écouter avec le plus gracieux sourire.

 

– C’est parfaitement clair, dit le magistrat, après avoir pris connaissance des papiers qu’il lui communiqua. Affaire diplomatique, où nous n’avons à nous occuper que de l’exécution… Je comprends qu’il y a urgence, et suis tout prêt à donner les ordres nécessaires pour que la brigade de Pléneuf agisse selon votre désir… Je ferai même mieux…

 

– Comment ?

 

– Je vous accompagnerai…

 

– Malgré votre arrivée en pleine nuit ?…

 

– Oui, je ne veux pas que mon mandat soit mal exécuté… Si donc vous voulez me permettre de donner quelques ordres à mon secrétaire, j’ai fait préparer dans le salon, à côté, un en-cas à votre intention… et dans une heure, des chevaux frais seront dans la cour, prêts à nous conduire en poste à Dahouet. En pleine nuit, il n’y a pas moyen de faire autrement ; mais, vous le savez, c’est une promenade.

 

Coppola, charmé, fit honneur au souper. L’attitude du procureur l’avait complètement rassuré ; il lui parut évident qu’il était des leurs et allait se mettre en quatre, sans scrupules maladroits, pour faire réussir son plan. Alors on s’emparait d’Hoël, on le conduisait à Brest de brigade en brigade, et là on l’embarquait à bord d’un bâtiment espagnol faisant officiellement route pour la Havane, mais devant toucher à Ceuta, où, sous prétexte d’instruire son affaire, on garderait le Breton au cachot aussi longuement qu’il conviendrait à ceux qui appelaient sur lui la sollicitude de la diplomatie très catholique. Et il était fort probable qu’on l’y oublierait assez longtemps pour que la porte de la forteresse ne se rouvrît pour lui que le jour où on le transporterait, les pieds en avant, au cimetière des présides.

 

Le baron souriait de la bonne plaisanterie, en dégustant un verre du meilleur porto, quand son hôte vint le rejoindre.

 

– La chaise est attelée, monsieur de Coppola, dit le procureur, et si vous avez pris suffisamment de forces pour notre expédition…

 

– Certes, je suis lesté le mieux du monde, et ce petit porto, qui compte au moins dix ans de fût, a passé dans mes veines en les réchauffant comme une larme de soleil.

 

– Je suis fort aise qu’il vous agrée ;… c’est un legs de mon prédécesseur, qui m’a vendu sa cave en bloc.

 

– Eh bien ! c’était un connaisseur…

 

– Monsieur le procureur de la République ?… pardon,… mais ?…

 

Un jeune homme, un secrétaire, avait paru à la porte du salon, des dépêches à la main.

 

– Qu’y a-t-il ?

 

– Parmi ces dépêches qui arrivent à l’instant, il y en a une dont le chiffre m’est inconnu…

 

– Donnez… Ah ! oui ! c’est le chiffre du cabinet.

 

Et se tournant vers Coppola, le procureur lui dit :

 

– Vous permettez… Je vois ici un signe qui veut dire : urgence.

 

– Mais, je vous en prie…

 

– Oh ! le temps de parcourir seulement… Le chiffre m’est familier ; j’en ai usé si souvent pour le besoin du service, quand j’étais attaché au cabinet du ministre…

 

Il s’approcha d’un candélabre placé sur la cheminée, et resta quelques minutes absorbé dans sa lecture.

 

– Hum ! pensa Coppola, il a vu les gros bonnets de près… Ce n’est pas le premier venu.

 

Le procureur se retourna vers le jeune secrétaire, et lui tendant un papier sur lequel il venait d’écrire rapidement quelques lignes au crayon :

 

– Envoyez télégraphiquement ceci. Vous pouvez lire,… lisez haut.

 

Le jeune homme lut cette dépêche :

 

« Monsieur le chef de cabinet. Ministère de la justice,

 place Vendôme.

 

« Réponse à la confidentielle. Affaire en voie d’exécution.

 

« Tout sera terminé dans deux heures. »

 

– Comment ! dit Coppola,… serait-ce donc ?…

 

– De ce qui vous intéresse qu’il est question… En effet, cette dépêche insiste pour que je soigne votre affaire sans y mettre le plus petit retard.

 

– En vérité.

 

– Ah ! vous avez des amis chauds et persévérants… Mais, au moins, pourrez-vous attester que ma décision était prise avant même que la dépêche ne me parvint.

 

– Certes, et si nous pouvons vous faire obtenir un nouvel avancement.

 

– Trop aimable… Je suis persuadé que je vous devrai beaucoup… Mais ne perdons plus une minute.

 

Coppola avait d’excellents cigares, mais le procureur de la République insista pour faire agréer les siens, qui provenaient en droite ligne des saisies de la douane. Et ce fut lui qui l’emporta. En route, il fut tout à fait charmant pour son compagnon de route, faisant arrêter le postillon pour qu’on vît mieux certains sites, certaines ruines. À Yffiniac, il montra une forêt qui faisait partie des domaines des La Roche-Jugon avant 1789. Et de l’autre côté du vallon, les restes d’un poste avancé qui avait servi de forteresse aux Kermor, lors des révoltes de Bretagne sous la Régence.

 

À Dahouet, le bateau de la douane les attendait et les deux brigades de gendarmerie de Pléneuf et de Lamballe, prévenues d’avance, étaient là sous les armes, conduites par un lieutenant.

 

– Croyez-vous donc à quelque résistance ? demanda Coppola.

 

– Il n’est pas mauvais de frapper, à l’occasion, les yeux des populations par le déploiement des forces dont on dispose. La justice y gagne en prestige.

 

– Fort bien raisonné.

 

– Puis, d’après la dépêche, l’homme dont je dois m’assurer est de ceux qu’il ne faut pas laisser échapper. Aussi une fois aux Verdelets, je compte user de mes gendarmes pour établir autour du logis de maître Alain un cordon militaire infranchissable.

 

– Précaution sage, dit tout haut Coppola.

 

À part, il pensait :

 

– Il fait du zèle. Hoël ne me paraît pas si difficile à prendre.

 

Il était quatre heures du matin ; le jour se levait ; la traversée fut facile.

 

Des Verdelets, on les avait aperçus arrivant. Maître Alain se présenta au quai de son petit port pour les recevoir.

 

Avant de débarquer, le procureur dit au baron.

 

– Inutile de parler d’avance de l’arrestation… Je viens pour instruire sur les événements de la nuit… Laissez-moi dire.

 

– Mais je n’ai qu’à m’effacer devant vous, monsieur le procureur de la République, et j’ai pleine confiance dans votre méthode pour conduire les choses à bonne fin.

 

– Aussi me laisserez-vous libre de choisir le moment où vous devrez prendre dans l’affaire un rôle actif.

 

– C’est entendu.

 

Et Coppola, on ne peut plus satisfait, se disait :

 

– Comme on voit bien que ce gaillard-là a été stylé pour la circonstance.

 

Quand on mit pied à terre, le lieutenant de gendarmerie désigna le capitaine Alain au procureur, qui, lui adressant la parole le premier :

 

– Vous êtes monsieur Alain Le Guénic, ancien capitaine de navire, propriétaire de l’île et de la ferme ?...

 

– Oui, monsieur.

 

– C’est vous qui avez sauvé et recueilli le commandant du navire qui s’est perdu sur la côte et son second…

 

– Le capitaine Duclair et quelques passagers, en effet… Le reste de l’équipage est, je crois, à Dahouet…

 

– Voulez-vous me conduire près des naufragés ? Je suis le procureur de la République près du tribunal de Saint-Brieuc.

 

– À vos ordres, monsieur le procureur… Le commandant Duclair est à la ferme.

 

En route, le procureur prit à part le lieutenant de gendarmerie et lui donna des instructions.

 

– Bon ! se dit Coppola, voilà qu’il organise son petit blocus.

 

Et, sans plus s’inquiéter, il marchait à la suite du capitaine Alain, vers les bâtiments de la ferme, qui s’élevait sur un repli de falaise dominant la plage à quelques mètres au-dessus du niveau des plus hautes marées.

 

Tout le personnel de la ferme, déjà debout et à l’œuvre malgré l’heure matinale, s’arrêtait à les voir au passage. Et l’on se demandait comment le capitaine Alain, si jaloux d’ordinaire de son autorité sur son île, avait permis aux gendarmes de fouler le sol des Verdelets ?

 

– Mais bon ! disait-on, c’est un malin,… il sait ce qu’il fait !

 

Quand on les eut introduits dans la salle basse, les portes se refermèrent, et Coppola put voir un gendarme posé en faction devant la fenêtre.

 

– Bonne précaution, se dit-il.

 

Le procureur de la République s’était fait accompagner d’un secrétaire-greffier.

 

Aussitôt dans la maison, le scribe avisa une table, tira son portefeuille, ses plumes et son encrier portatif… et, bien installé, attendit.

 

– Ceci est de trop, pensa Coppola, un procès-verbal, pourquoi faire ? Je n’aime pas les paperasses, ce sont des témoins importuns qu’on laisse derrière soi.

 

Le procureur, une fois assis, commença à poser une série de questions au capitaine Duclair sur la perte de la Séraphita, qu’il attribuait au brouillard.

 

– Notre perte a une autre cause que je dois vous faire connaître, dit le capitaine.

 

– Laquelle ?

 

– L’extinction subite des feux du phare.

 

– Un accident ?

 

– Un crime.

 

– Avez-vous des preuves ?

 

– Et même des témoins.

 

Alors maître Alain prenant à son tour la parole, raconta brièvement, sans nommer ceux qui l’assistaient, les incidents de l’expédition faite au phare pendant la nuit.

 

– Mais il faut s’assurer de ces deux hommes.

 

– C’est ce que doit faire en ce moment le commissaire de police de Dahouet, à qui j’ai envoyé ma déclaration.

 

– Bien, nous les interrogerons… Mais vous, capitaine Alain, vous, commandant Duclair, avez-vous quelque idée de ce que pouvait être l’individu venu dans l’intention coupable d’éteindre les feux du phare.

 

– Il est mort dans sa chute ; mais peut-être trouvera-t-on sur lui quelques papiers, si le cadavre est rejeté à la côte… Et tenez, ajouta maître Alain, je vois par la fenêtre mon beau-frère Caradec qui parlemente avec vos agents ; il demande à entrer… Sans doute, il a quelque chose à nous apprendre.

 

Le procureur fit un signe à son greffier, qui, ouvrant la porte, appela Caradec et le fit entrer.

 

Coppola, que la mort de Brin-d’Amour avait médiocrement ému, trouvait cependant toute cette enquête oiseuse, et, se penchant vers le magistrat :

 

– Tout ceci peut avoir son importance, sans doute, au point de vue de la justice, lui dit-il à voix basse, mais est-ce bien le moment ?… Nous nous éloignons d’Hoël.

 

– Soyez tranquille, nous y reviendrons.

 

Caradec n’entra pas seul. Corréard l’accompagnait. Et de sa cachette, Jacques, qui suivait la scène attentivement fut frappé du léger sourire qui se dessinait sur les lèvres du policier.

 

– Approchez, dit le procureur ; vous avez quelques éclaircissements à nous donner au sujet de l’enquête que je poursuis.

 

– Nous avons assisté tout à l’heure le commissaire de police dans ses constatations.

 

– Où est-il ?

 

– Il ignorait votre présence aux Verdelets, monsieur le procureur, et nous l’avons quitté se dirigeant sur Pléneuf, pour y faire écrouer les deux hommes arrêtés au phare…

 

– Et qui sont ?

 

– Le gardien,… un ivrogne dont on a exploité l’intempérance, et un certain Josias, un drille qui a prêté sa barque, fourni les renseignements, et sur qui on a trouvé une somme de cinq cents francs en or, le prix évident de sa complicité.

 

– Mais, d’après le récit de maître Alain, il y avait encore le principal auteur du crime, qui, dans sa frayeur de se voir surpris, aurait perdu la tête et fait une chute atroce du haut de la passerelle extérieure ?

 

– Le corps a été jeté sur la plage ;… on a fouillé ses vêtements.

 

Coppola commençait à faire la grimace. Mais le procureur de la République, tout à son enquête, ne le regardait même pas.

 

– Qu’a-t-on trouvé sur lui ?

 

Ce fut Corréard qui répondit.

 

– J’ai pris copie de l’indication sommaire des pièces recueillies.

 

– Parlez.

 

– Primo : Une lettre adressée par un marchand de grains et fourrages à M. Brin-d’Amour, piqueur, chez M. le marquis de La Roche-Jugon, rue du Cirque, 57.

 

– La peste soit du drôle !… conserver des papiers sur lui ! pensa Coppola, qui devenait sérieux.

 

– Un piqueur du marquis de La Roche-Jugon,… voilà qui est particulier, dit le procureur en jetant un regard oblique au baron… Mais continuez ;… dans cette lettre…

 

– Oh ! il était simplement question d’un déjeuner projeté et d’un pot-de-vin à recevoir.

 

– Ce qui serait une preuve d’identité… on ne prête pas de pareilles lettres… Après ?

 

– Il y avait encore une petite carte des côtes de Bretagne, où le phare des Verdelets était entouré d’un trait à l’encre rouge ; enfin, dans l’une des poches du gilet, une carte de visite noircie par le frottement, et sur le dos de laquelle quelques mots griffonnés au crayon semblaient se rapporter à l’extinction des feux du phare.

 

Coppola se sentit pâlir.

 

– Mais il y avait un nom gravé sur cette carte ? demanda le procureur de l’air le plus bénin du monde.

 

– Oui, vraiment, un nom et une adresse.

 

Et Corréard, semblant avoir besoin de recourir à ses notes, lut :

 

« Le baron de Coppola, 57, rue du Cirque. »

 

Le procureur de la République parut tout à fait surpris, et se retournant vers Coppola :

 

– Comment ! baron, votre carte aux mains de cet homme ?

 

– La chose me paraît aussi étrange qu’à vous, et je me demande ce que venait faire ici ce piqueur…

 

– … Que vous connaissiez ?

 

– Un drôle qui avait quitté le service du marquis, après certaines frasques…

 

On sait, en effet, que Brin-d’Amour sortait de l’hôpital et il n’avait pas reparu à l’hôtel de la rue du Cirque depuis plusieurs semaines.

 

– Carte volée, alors, dit le procureur avec complaisance.

 

– Évidemment, répondit Coppola, se rattachant à la perche qu’on semblait lui tendre.

 

– Mais, demanda le procureur à Corréard, avez-vous donc quelque idée du but que poursuivait cet homme en venant éteindre les feux du phare ?

 

– Oh ! parfaitement, monsieur le procureur de la République ; les mots griffonnés sur la carte dont je vous parlais tout à l’heure sont tout à fait probants.

 

– Vous les avez notés ?

 

– Les voici : « Le vendredi 9 août. »

 

– C’était hier…

 

– « La lune se lèvera à onze heures trente-sept minutes. La Séraphita, venant de Liverpool, après relâche à Jersey, entrera à cette heure dans les eaux de la baie de Saint-Brieuc. »

 

– Oui, la chose est précise.

 

– D’autant que la note se termine par l’injonction suivante : « Rentrée du garde-côte à Erquy à onze heures, pour ne ressortir qu’à deux heures du matin. À onze heures dix minutes, tout doit être terminé. »

 

– Mais on ne sait de qui sont ces notes. Et qui le dira, ce Brin-d’Amour étant mort ?

 

– Oh ! bien qu’écrites au crayon, ces notes sont d’une écriture facile à contrôler. Un bon expert en trouvera certainement l’auteur.

 

Coppola se mordit les lèvres au sang.

 

Et le procureur se retournant vers lui :

 

– Je vous dois de faire cette expertise, baron ; autrement cette carte aurait une petite allure compromettante pour vous…

 

– Bon ! je sème cinq cents cartes par an aux quatre coins de l’Europe, dit l’autre, essayant de jouer l’indifférence.

 

– Qu’importe !… Vous ne serez pas fâché qu’on tire la chose au clair.

 

Coppola ne pouvait répondre qu’au contraire il en serait tout à fait désolé ; il se tut.

 

Le procureur continua en s’adressant à Corréard, qu’il devinait fort au courant de ces matières.

 

– Voilà donc un point acquis. Le Brin-d’Amour est un agent payé pour faire naufrager la Séraphita et il a fort bien accompli sa tâche, quoiqu’en y laissant sa peau. Mais alors ce navire contenait donc quelque menace, quelque danger pour les audacieux qui combinaient ce coup ?

 

– Cela va de soi.

 

– Et vous pouvez m’éclairer sur ce point ?

 

– J’ai bien à ce sujet ma conviction établie, monsieur le procureur de la République ; mais d’autres peuvent parler avec plus d’autorité.

 

– Qui donc ?

 

– Le capitaine Duclair, ici présent et son second.

 

– Son second ?

 

– Oui, Hoël Legoarrec…

 

Et Corréard montra assis, dans l’ombre projetée par le grand manteau de la cheminée, un homme qui se leva et s’avança aussitôt, en entendant prononcer son nom. C’était Hoël.

 

Le procureur, toujours du même air bonhomme, se pencha vers Coppola, qui essayait de dissimuler son inquiétude croissante, et lui dit :

 

– Vous le voyez, nous y arrivons tout naturellement : d’eux-mêmes ils nous livrent cet Hoël.

 

Le baron le regarda avec défiance ; il ne savait que croire et devinait une sorte d’ironie cachée sous ces paroles ; mais la suite de l’interrogatoire allait lui enlever tous ses doutes.

 

– Capitaine Duclair, vous avez entendu la déposition qu’on vient de me faire et vous savez ce que j’attends de vous ; qu’avez-vous à m’apprendre ?

 

– Ceci, monsieur le procureur : que ce n’est ni moi, ni la Séraphita, ni son chargement dont on poursuivait la perte, mais un seul homme se trouvant à mon bord.

 

– Et qui donc ?

 

– Hoël Legoarrec.

 

– Hoël,… c’est votre conviction ?

 

– Absolue.

 

– Vous avez bien réfléchi à la gravité des faits que vous avancez ?

 

– Je ne parle jamais à la légère.

 

– Voilà bellement qui se complique, à moins que les choses ne concordent, dit le procureur en se retournant vers le baron, et sans trop baisser la voix. Cet Hoël que vous réclamez pour le faire livrer à la justice espagnole, d’autres rêvaient, pour l’empêcher d’aborder les côtes de France, de le noyer avec tous ses compagnons de route. Des malveillants, baron, pourraient voir là une corrélation et se demander si l’extradition n’est pas la parade à la noyade manquée.

 

– Quoi, vous penseriez…

 

– Oh ! moi, je suis toute bienveillance par nature, et ne demande qu’à vous servir. Vous verrez bien.

 

Revenant à Duclair.

 

– Capitaine, demanda-t-il, avant d’interroger votre second lui-même, puisque aussi bien il paraît être le centre de toute cette affaire, je désirerais vous poser quelques questions à son sujet. Vous êtes connu, estimé, et je sais qu’on en peut croire votre parole. Depuis combien de temps connaissez-vous Hoël Legoarrec ?

 

– Depuis plus de vingt ans. C’est un brave cœur, une âme dévouée, dont je réponds corps pour corps, un habile marin sur qui l’on peut se reposer, quand on lui passe le porte-voix. Sur la Séraphita, il n’était mon second que par amitié et pour se rendre utile. De fait, il avait seulement pris passage à mon bord pour revenir en toute sûreté de la Havane en France, où l’appelait une mission sacrée.

 

– Alors, selon vous, ce serait pour l’empêcher d’accomplir cette mission, que l’on aurait comploté votre perte ?

 

– Vous l’avez dit, monsieur le procureur de la République.

 

Coppola s’était mis de trois quarts, la tête penchée, le menton dans la main, pour se dissimuler aux regards d’Hoël, qui, depuis qu’il s’était levé, ne le quittait pas des yeux ; il se disait qu’il avait eu grand tort de venir, et pensait à la retraite. Il fît même un mouvement…

 

Mais le procureur, lui mettant aussitôt la main sur l’épaule :

 

– Pas d’impatience, baron ; encore une ou deux questions, et j’exhibe le mandat.

 

Coppola se contint, mais il étudiait les issues et calculait les distances.

 

– Hoël Legoarrec, dit le procureur, ignoriez-vous, en quittant la Havane, que vous étiez sous le coup d’une accusation des plus graves ?

 

– Qui a dit cela ?

 

– Le gouvernement de Madrid, qui prouve par pièces authentiques que vous avez été condamné aux présides pour émission de faux quadruples et qui réclame votre extradition.

 

– Moi ! condamné pour émission de faux quadruples… et sur quels témoignages ?

 

– Les extraits ne constatent que les dispositifs du jugement.

 

– Je n’ai jamais passé devant aucun tribunal, ni reçu la moindre citation.

 

– L’arrêt est par défaut.

 

– C’est-à-dire sans valeur… Et c’est sur une procédure semblable que le gouvernement français livrerait un de ses nationaux !… On me remettrait aux mains des Espagnols sans m’entendre, et le garde des sceaux contresignerait un décret d’extradition sur le simple exposé d’une décision achetée, sans doute, à l’un des mille tribunaux borgnes qui siègent à Cuba au profit du plus fort ou du plus riche ! Montrez-moi du moins le décret…

 

– Le décret ?… Mais au fait, baron, vous vous êtes embarqué à la légère et vous ne m’avez pas apporté le décret conforme signé du chef de l’État et contresigné du garde des sceaux et du ministre des affaires étrangères.

 

Cette fois, le procureur de la République en s’adressant à Coppola lui parla non plus à l’oreille, mais à haute voix, et par ce seul fait, le mettant en lumière et le faisant brusquement entrer en scène.

 

Coppola sentit aussitôt tous les regards s’appesantir sur lui.

 

Il était loin d’être charmé de l’incident, et pour chercher à faire comprendre au magistrat qu’il commettait une faute en le démasquant, il affecta de lui répondre comme en confidence.

 

– Qu’importe ! Et quel lièvre soulevez-vous ?… Le décret existe ou existera, on l’a signé aujourd’hui ou on le signera demain… Mais les instructions dont je suis porteur sont précises ; il convenait donc de les exécuter sans toutes ces formalités…

 

Il avait débité en douceur et très vite, d’une voix sifflante, tout ce chapelet, quand le procureur, l’interrompant :

 

– Parlez plus haut, monsieur ; au point où en est l’instruction, ces allures mystérieuses ne sont plus de saison.

 

L’aventurier sentit que la partie devenait mauvaise. La figure du procureur de la République s’était bien modifiée. Ce n’était plus l’homme affable en qui il voyait un complice, mais un représentant de la vindicte publique qui ne semblait plus le considérer que comme un personnage des plus suspects.

 

– Que suis-je venu faire dans cette galère ? se dit-il.

 

Hoël, lui, avait fait deux pas en avant et, se plaçant bien en face de Coppola comme pour mieux le dévisager :

 

– C’est donc monsieur qui réclame mon extradition ? C’est donc lui qui a trouvé ce procédé délicat pour m’empêcher d’arriver jusqu’à Paris ?…

 

– Je ne puis vous cacher que les instructions, heureusement pour vous incomplètes et insuffisantes, qui me prescrivaient de vous faire conduire à Brest et embarquer à bord de la Concepción, frégate espagnole qui s’y trouve en relâche, m’ont été apportées par M. le baron de Coppola, autorisé à en surveiller l’exécution.

 

– Monsieur le baron de Coppola, en vérité ! voilà un nom qui ronfle et qui vous a grande tournure… Depuis combien de temps portez-vous ce joli nom, monsieur mon accusateur ?

 

Coppola, jouant aussitôt l’homme indigné, se leva :

 

– Je pense, monsieur le procureur, que vous saurez faire respecter ma dignité et ma personne ; autrement, vous comprendrez que je me retire,… quitte à faire apprécier l’incident par qui de droit.

 

– Il est peut-être un peu tard pour le prendre de si haut… Si mon enquête ne tourne pas à votre gré, c’est sans doute fort regrettable pour vos projets, mais il vous faudra, je vous prie, la subir jusqu’au bout…

 

– Je vois, monsieur le procureur de la République, que nous ne nous entendons plus… Je préfère donc vous laisser le champ libre.

 

Et d’un pas majestueux, il se dirigea vers la porte.

 

– Restez ! dit sèchement le procureur.

 

Coppola essaya de faire la sourde oreille et accentua son mouvement de retraite.

 

Mais une main se posa sur son épaule et l’emboîta d’une pression si ferme, qu’il devina une main de policier.

 

C’était Corréard qui, le faisant pivoter sur lui-même et le forçant par sa pesée de plier les jambes, en dépit qu’il en eût, l’assit ou plutôt le colla sur un escabeau qui se trouvait placé comme une sellette juste en face de la table du greffier.

 

Et au geste, il ajouta cet avis plein de clarté :

 

– On vous a dit de rester, ne bougeons plus.

 

Coppola était pris. Il se mordit les lèvres au sang, mais ne répliqua point. À l’attitude de Caradec, de maître Alain, de Duclair approuvant Corréard de l’œil, il comprit que toute résistance était impossible, et que de tels adversaires ne s’attaquaient pas de front. D’ailleurs, il apercevait de nouveau le gendarme posté à la fenêtre, il savait que les deux brigades, échelonnées autour de la ferme, n’en laisseraient sortir personne, et voilà que toutes ces précautions, qui lui avaient paru si sages, étaient dirigées contre lui. Où donc voulait en venir ce procureur, et quel jeu avait-il joué avec lui ? Était-ce seulement un étourneau zélé qui s’amusait à faire de l’impartialité, ignorant qu’il risquait sa carrière à rompre ainsi en visière aux La Roche-Jugon ? En ce cas, le mieux était de se résigner au silence. La revanche ne saurait tarder, et elle serait éclatante. Mais un dernier coup d’œil jeté sur l’homme à qui il avait affaire lui enleva cette espérance. Le procureur de la République était, à n’en pas douter, un homme de réflexion et de volonté. Il n’y avait dans son allure ni précipitation ni hésitation. Il avait tout calculé, et savait nettement où il marchait. Coppola comprit que, dès la première minute, il avait été sa dupe, et que l’autre s’était agréablement moqué de lui.

 

Il en eut rapidement la preuve, car le procureur s’adressant à Hoël :

 

– Vous semblez émettre un doute sur le nom de monsieur, à ce que je puis comprendre ?

 

– C’est, dit Hoël Legoarrec, qu’en le regardant bien, j’ai reconnu le particulier…

 

– Vous l’aviez déjà vu ?…

 

– Il a navigué dans nos eaux en pirate il y a quelque chose comme dix ans. Alors il était tristement célèbre sous le nom de Ramirez, qui est peut-être encore un nom de circonstance comme celui qu’il porte aujourd’hui… C’était à Cuba…

 

– Je n’ai jamais mis les pieds à Cuba, s’écria Coppola, sentant le péril et sortant malgré lui de sa réserve.

 

– Bon ! dit Hoël, je reconnais même la voix maintenant. Ce Ramirez, monsieur le procureur de la République, était l’un des chefs de ces bandes de volontaires qui désolaient alors et ravageaient le pays, bandes de voleurs, d’assassins et d’incendiaires dont le moindre enrôlé méritait dix fois la corde. Je vous laisse à juger de quels supplices étaient dignes les capitaines de ces exécrables routiers. Le Ramirez ici présent comptait parmi les plus féroces et les plus avides ; il a laissé de son passage à Cuba des souvenirs horribles et sanglants ; on n’a jamais pu faire le total de ses vols audacieux, et son dernier exploit est justement celui dont je viens en France, moi, Hoël Legoarrec, lui demander compte, à lui et à ses patrons, le duc et le marquis de La Roche-Jugon…

 

– Cet homme est fou ! hurla Coppola…

 

– Silence ! dit le procureur…

 

Et se tournant vers Hoël, qu’il écoutait avec une attention extrême :

 

– De quel fait voulez-vous parler ?

 

– De l’incendie de l’hacienda du comte de Kermor, au Paradas, incendie allumé par ce Ramirez et par sa bande.

 

– Monsieur le procureur de la République, dit Coppola, résolu maintenant à faire tête à l’orage grandissant, voilà qui est intolérable. Vous écoutez avec une faveur apparente les propos les plus effrontés ; vous laissez planer les plus odieux soupçons sur moi, dont vous connaissez les répondants, sur la plus noble famille de France, dont vous devriez mieux mesurer la puissance…

 

– Alors vous prétendez n’avoir jamais été à la Havane ?

 

– Jamais !

 

– Vous affirmez n’avoir jamais été connu sous le nom de Ramirez ?

 

– Et je vous défie de trouver sur ce point d’autres témoignages que celui de cet imposteur.

 

– Oh ! oh ! baron, voilà un défi imprudent, cria une voix railleuse.

 

Coppola se retourna saisi.

 

Et sur le haut de l’escalier de bois, il vit se dresser Caillebotte, le sourire aux lèvres ; Caillebotte, qui lui fit l’effet du spectre de Banquo et qui, d’un pas lent et tranquille, descendit jusqu’à lui avant qu’il eût eu le temps de recouvrer la voix.

 

Comment se trouvait-il là à point nommé, ce redoutable adversaire qu’il croyait enfermé à la Conciergerie et au secret ? Cardailhac Junior avait pourtant promis de le réduire à l’impuissance jusqu’au moment où ses clabauderies se heurteraient contre le fait accompli, et soudain il se trouvait devant lui, à 450 kilomètres de la sainte Chapelle, libre et menaçant.

 

– Tout craque ! se dit Coppola avec rage,… et quinze jours trop tôt… Dans quinze jours, ma part faite, je disparaissais avec Jessica pour faire peau neuve.

 

Le procureur de la République ne s’attendait pas plus que Coppola à l’intervention de Jacques ; mais, comme il se doutait que le nouveau venu lui apportait un complément d’instruction, il le laissa se présenter lui-même.

 

Jacques était arrivé en face de Coppola.

 

– Oui, baron, dit-il, je vous le répète, il ne faut pas jouer avec certaines évocations. Je ne suis pas le diable, quoique vous me considériez avec autant d’effarement que si vous me découvriez un pied fourchu… Mais je puis produire, pour l’édification de M. le procureur de la République, un témoin qui vous réduira facilement au silence et vous contraindra à plus de modestie, car celui-là vous a suivi de près dans vos diverses transformations.

 

– Un témoin !

 

– Oui, Bruno Matagrin, qui peut en dire long sur Ramirez, et est tout prêt, à deux cents pas d’ici, à affirmer que d’Oradour, Ramirez et Coppola, qui forment une assez jolie trinité de coquins sinistres, ne sont qu’une seule et même personne…

 

Coppola était d’une pâleur verdâtre.

 

Le procureur souriait.

 

– Et lorsque, grâce au témoignage irréfutable de Bruno, continua Jacques, on saura que d’Oradour le faussaire, Ramirez, incendiaire et assassin, et le baron de Coppola, dont le dossier se gonfle à vue d’œil, représentent les avatars principaux d’une existence aussi laborieuse que la vôtre, peut-être alors voudra-t-on remonter plus loin. La justice est curieuse de sa nature… et j’arriverai moi, à mon tour, pour raconter vos premières armes ainsi que vos premiers crimes, pour rétablir votre état civil, Mathéo Barrabino, et interrompre votre dernière campagne, dont j’ai déjà si heureusement contrarié les plans et déjoué les infamies…

 

– Monsieur, dit l’aventurier écumant et prêt à s’élancer sur Jacques.

 

– Oh ! ne prenez pas la peine de poser pour l’honnête homme outragé !… Vous n’avez plus personne à tromper ici, je le devine à la tranquillité de M. le procureur, à l’impassibilité avec laquelle il me laisse dire… Apparemment je ne lui apprends rien de nouveau… car il a bien l’air d’être absolument édifié sur votre haute valeur.

 

Machinalement Coppola se retourna vers le procureur, et lut sa condamnation dans son regard froid et méprisant.

 

Et, redevenu humble et soumis comme un ancien habitué des bagnes à la vue du garde-chiourme, il suffit d’un geste de Corréard pour qu’il retombât muet sur son escabeau.

 

– Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit gracieusement le procureur à Caillebotte ; j’ai reçu en effet ce matin, avec les instructions particulières du ministre, quelques extraits concluants du casier judiciaire de ce Mathéo Barrabino, casier, qui a pu être reconstitué grâce à vos indications. C’est donc à vous que nous devons de pouvoir démêler les fils de ces intrigues tragiques, et je suis heureux de me trouver un des premiers à vous en féliciter. J’ai été envoyé justement à Saint-Brieuc avec mission de m’opposer à l’exécution de cette ordonnance arbitraire arrachée à la complaisance de certains bureaux des affaires étrangères, qui auront à en rendre compte. La chancellerie en avait eu connaissance seulement à la dernière heure et trop tard pour que nous pussions nous mettre en rapport télégraphique avec la Séraphita, et épargner au capitaine Duclair la perte de son navire. Au moins doit-on à votre courageuse initiative le salut de l’équipage. Un jour de répit, et j’invitais M. Hoël Legoarrec à prendre terre, en plein jour, sous ma protection avouée… Le sort en a décidé autrement. Du moins ai-je tenu à confondre l’auteur de toutes ces trames en le mettant en présence de ses victimes.

 

En venant ici, il croyait marcher sous l’égide d’un complice, il était déjà sous le coup d’un mandat d’arrestation, dont je différais seulement l’exécution. Il me paraissait intéressant et utile de l’amener ici, de provoquer vos souvenirs, Hoël Legoarrec !…

 

Dans le court extrait de son passé que l’on m’adressait cette nuit par dépêche chiffrée, on insistait particulièrement sur la grande importance qu’il y avait à obtenir des preuves nouvelles de sa présence à Cuba sous le nom supposé de Ramirez. J’ai donc tenu, sans vous prévenir aucunement, à vous amener de vous-même à le reconnaître.

 

Si sa physionomie ne vous eût pas frappé, j’aurais pu douter de mes renseignements. Mais l’épreuve est concluante. Du premier coup d’œil, vous avez reconnu l’incendiaire du Paradas et lui avez jeté au visage son nom de guérilla. Ses dénégations tombent devant votre témoignage. Le reste regarde le magistrat chargé de l’instruction.

 

Ces derniers mots rendirent une lueur d’espoir à l’aventurier. Rien ne prouvait encore que la partie fût définitivement perdue. Ils avaient plus d’une fois enrayé, grâce à l’association, des poursuites provoquées par des faits presque aussi graves. Si le marquis était encore debout, il serait vite informé de la situation de son complice, et il agirait avec vigueur, car il eût été trop dangereux pour lui de permettre que l’on fit à son commensal, à son factotum, à son âme damnée, un procès criminel. Oui, sans doute, il agirait par les mille bras de ses associés, esclaves de sa volonté, et qui sait si ce « magistrat chargé de l’instruction » dont venait de parler le procureur de la République, ne serait pas, grâce au marquis, un initié de forte trempe, qui démolirait l’échafaudage de leurs adversaires et le ferait sortir de prison blanc comme neige ?

 

– On ne sait ce qui peut arriver, se dit Coppola ; le procureur est emballé et tous ces terre-neuves-là me tiennent en piètre estime. Il n’importe. Soignons notre attitude. Quand je ne ferais mon effet que sur le greffier, c’est toujours cela, et un peu de révolte vertueuse ne messied jamais. D’ailleurs, je dois cela à ce bon Hercule, tant qu’il se tient encore debout sur ses pieds d’argile, pauvre colosse !…

 

Déjà, en vertu de cette belle résolution, il se redressait pour chapitrer et semoncer avec aplomb le procureur, quand celui-ci s’adressant à son greffier :

 

– Les gendarmes ont les poucettes et les menottes ?

 

– Oui, monsieur le procureur, je les avais prévenus.

 

– Qu’ils viennent.

 

– Monsieur, prenez bien garde ce que vous allez faire, s’écria Coppola… Je proteste contre un traitement indigne. On n’attache pas, on ne garrotte pas un homme comme moi… Je puis fournir caution, d’ailleurs…

 

– Je le sais ; sur la moindre dépêche annonçant que vous êtes sous la main de la justice, les La Roche-Jugon enverraient n’importe quelle somme pour vous tirer d’affaire… Mais ne comptez pas que les choses se passent ainsi… Vos patrons ne seront bientôt plus en état de cautionner personne, pas même eux…

 

À cette affirmation si nette, Coppola eut un tressaillement. Mais se remettant aussitôt, tant la menace lui parut exorbitante :

 

– Je ne veux pas sonder, monsieur le procureur, dit-il avec impertinence, les mobiles qui vous poussent dans cette voie de sévérité à outrance. Je crois vous devoir avertir seulement que vous vous préparez ainsi de cruels repentirs. Dès qu’on saura votre conduite à mon égard…

 

– Rassurez-vous. On ne saura ce qui vous concerne que le jour où votre renvoi en cour d’assises sera prononcé par la chambre des mises en accusation. Jusque-là, vous êtes au secret par ordre supérieur, et votre arrestation restera un mystère pour tous et surtout pour vos complices…

 

– Un mystère !… Mon arrestation !…

 

Coppola était hors de lui.

 

– Mais c’est le comble de l’arbitraire !…

 

Le procureur eut un petit ricanement.

 

– Je pourrais, dit-il, fort de vos actes, que l’instruction sommaire nous a révélés, vous répondre qu’on vous applique la peine du talion. Mais il n’en est rien. La mesure prise dans l’intérêt de la vérité est parfaitement légale et n’a nul besoin d’être expliquée… Gendarmes !

 

À ce mot, qui ne lui laissait plus d’illusions, Coppola fit un bond de trois mètres, sortit comme une trombe par la fenêtre juste au moment où le gendarme posé en faction et se promenant de long en large, avait le dos tourné, et se mit à jouer des jambes dans la direction de la plage, qu’il eut atteint peut-être,… si, à cent cinquante mètres, il n’était tombé dans les bras d’un homme qui lui barra le passage et le maintint pendant qu’on accourait pour le ressaisir.

 

C’était Bruno.

 

Dès l’arrivée du procureur, et sitôt qu’on l’avait vu accompagné par Coppola, Mme Le Guénic, sur le conseil de Jacques, avait envoyé sa fille à Chanaan pour inviter Bruno à se rendre à la ferme. Et il était arrivé tout juste à point pour s’opposer à la fuite du misérable qui lui avait rendu la vie si douloureuse.

 

En le voyant fournir cette course folle, il avait aussitôt deviné l’incident, et, se dissimulant derrière une meule, il l’avait guetté pour se jeter sur lui avec la rapidité foudroyante du tigre qui s’empare de sa proie. Et Coppola, saisi par les deux poignets, resta sur place, se débattant inutilement.

 

– Ah ! misérable traître ! criait-il, je te perdrai, faussaire… Veux-tu me lâcher, bandit ! J’ai contre toi… Quelle folie t’égare ?…

 

– Je soulage ma conscience et je me rachète, disait Bruno, qui le traînait à bout de bras comme avec des tenailles de fer et le déposa écumant aux mains des gendarmes.

 

Le procureur, escorté par Jacques et par Hoël, arrivait à son tour sur la plage.

 

– Ligotez-moi sérieusement cet homme et conduisez-le à Pléneuf, chez le commissaire. Vous en répondez.

 

– Soyez tranquille, dit le lieutenant.

 

– Et qu’il ne puisse communiquer avec personne.

 

– Gardé à vue dans sa cellule, c’est entendu.

 

– Dans une heure on prendra les mesures nécessaires pour le transférer à Paris ou à Rennes, selon les ordres de M. le garde des sceaux… Je vais télégraphier…

 

Coppola s’était laissé mettre les poucettes sans plus de résistance. La partie était perdue ; à quoi bon se faire tamponner par les mains des gendarmes. Il s’en remit au hasard du soin de le tirer d’affaire et se résigna.

 

Quand il se fut éloigné avec son escorte, le procureur prit Jacques et Hoël à part.

 

– Ne perdez pas une minute. Partez pour Paris par le premier train et rendez-vous directement rue du Luxembourg, 40. C’est là que M. de La Condamine a tout disposé pour que vous soyez confortablement installés et à sa portée. Là vos protégés seront sous la protection de sa police particulière et n’auront plus rien à craindre pendant que l’affaire s’instruira… Ce Coppola arrêté vous laisse le champ libre ; c’est pourquoi il faut en profiter. D’ailleurs, monsieur Caillebotte, dit-il en s’adressant particulièrement à Jacques, c’est seulement avec vous que M. de La Condamine entend combiner son plan d’attaque contre les La Roche-Jugon… et vous savez combien il importe de les surprendre. Ils peuvent, sans trop s’en étonner, rester trois ou quatre jours sans nouvelles de leur complice. Au delà de ce terme, ils devineraient la catastrophe et se mettraient en garde.

 

– Vous avez raison, monsieur, les heures sont précieuses. Nous serons ce soir même rue du Luxembourg.

 

– Au revoir donc…

 

– Au revoir ?

 

– Oui, je n’ai été détaché ici du cabinet qu’à titre provisoire et pour les besoins de la cause. Mon enquête terminée sur les faits et gestes du Coppola en même temps que sur l’affaire de la Séraphita, le titulaire arrivera, et je lui résignerai mes pouvoirs aussitôt,… pour vous rejoindre,… car M. le chef du cabinet veut bien me confier un rôle actif dans ce qui va se passer.

 

– Et je m’en félicite, dit vivement Caillebotte. À la manière dont vous avez conduit l’arrestation de Barrabino, il m’est permis d’apprécier le précieux auxiliaire que nous aurons en vous.

 

– De grands résultats ont été obtenus depuis votre départ de Paris, car, sans vous connaître personnellement, je sais par M. de La Condamine le rôle que vous avez joué dans toute cette affaire ; il m’avait si bien fait votre portrait et prévenu que nous nous rencontrerions sur les côtes de Bretagne, qu’il ne m’a pas été difficile de deviner qui vous étiez en vous voyant paraître… Pour Corréard, dit-il en se retournant vers l’inspecteur, nous sommes de vieilles connaissances, et c’est à sa présence d’esprit que je dois d’avoir été prévenu à temps. Vous connaissiez mon arrivée à Saint-Brieuc ?

 

– J’étais descendu hier jusqu’à Lamballe ; je vous ai reconnu au passage du train. Vous aviez échangé quelques mots avec le commissaire de la gare, qui est un ancien ami, et j’ai su que vous arriviez prendre à Saint-Brieuc la direction du parquet.

 

– Et vous m’avez aussitôt envoyé cet exprès qui m’apportait, dans une note confidentielle, les révélations faites à Caradec… Grâce à vous, j’étais sur mes gardes à la venue du Coppola.

 

– M. de La Condamine nous avait dit que vous étiez en toutes choses son bras droit. J’ai le seul mérite de ne l’avoir pas oublié.

 

Le procureur sourit, et, se retournant du côté de Jacques :

 

– En ce moment les assauts répétés qui ont été donnés à l’association présidée par le marquis Hercule, doivent avoir mis le désarroi à l’hôtel de La Roche-Jugon. Comme les plus grands coups ont été portés après le départ de Paris du Coppola et avant que je ne me misse en route, il ignorait encore que Daliphart est sous les verrous.

 

– Daliphart ?…

 

– Oui ; nous avons été servis à souhait par la plainte en règle d’une de ses victimes et maintenant sa fortune financière s’écroule…

 

– Alors il n’a pu sauver le président Cardailhac ?

 

– Et le président, se sentant perdu sans rémission, s’est brûlé la cervelle.

 

– Son frère ?

 

– Démissionnaire et remplacé par un homme intègre.

 

– Et il n’y a pas quatre jours que nous avons quitté Paris. Que d’événements !

 

– Les choses ont bien marché, en effet. Mais nous avions tout préparé depuis trois semaines,… la récolte était mûre.

 

– Et les moissonneurs à leur poste, la faucille en main.

 

– Mais le plus fort reste à faire. Car, tant que nous ne nous sommes attaqués qu’à des individualités de second plan, le garde des sceaux et ses collègues ne s’en sont pas préoccupés, ne sachant où nous allions. Le danger, maintenant, c’est qu’on puisse les circonvenir en leur faisant peur de la responsabilité qu’ils vont endosser. Agissons donc et plus vite que nos adversaires.

 

– Je comprends : il faut compromettre ces gros bonnets et les engager malgré eux pour la bonne cause, sans quoi ils fléchiront devant l’impudence de nos coquins…

 

– Vous l’avez dit. Et maintenant, que vous avez accompli votre œuvre sur les côtes de Bretagne, laissez-moi le reste à faire, et partez vite… Quand La Condamine pourra produire vos témoins à son heure, qu’il les aura sous la main, qu’il sera maître de provoquer une enquête avec la sécurité de la voir réussir, il pourra mettre le feu aux poudres, car sa position sera inexpugnable… Vous avez ici, avec vous, le jeune comte de Kermor et sa sœur ?

 

– Oui.

 

– Hoël Legoarrec.

 

– Et Bruno Matagrin.

 

– Vous espériez aussi que la comtesse…

 

– Elle était sur la Séraphita, et grâce au dévouement de Bruno, elle a échappé au naufrage ; mais, hélas ! sa présence, je le crains, n’aura pas l’importance que j’y attachais.

 

– Comment ?

 

– Son esprit est troublé… Sa raison et sa mémoire me semblent perdues…

 

– Folle ?…

 

– Tant d’événements ont frappé sur son cœur, tant de souffrances l’ont éprouvée depuis dix ans, que j’ai peur que le mal ne soit incurable,… à moins que la vue de ses enfants…

 

– Il ne faut pas désespérer. Peut-être une réaction favorable suffira-t-elle…

 

– C’est une épreuve à combiner avec La Condamine. J’y vais songer en route.

 

– Il est cinq heures. Ma chaise de poste vous conduira à Lamballe en moins de cinq quarts d’heure. Le train passe à sept heures et quelques minutes… Hâtez-vous donc… Je vais, moi, expédier une dépêche chiffrée au ministère. On viendra au-devant de vous ce soir à la gare… Et dans trois jours nous nous retrouverons…

 

– À Paris ?…

 

– Oui, à Paris.

 

VIII

LE KRACH.


Lorsque la nouvelle de l’arrestation de Daliphart fut connue à la Bourse, toutes les affaires se trouvèrent subitement suspendues. Chacun se tâtait, portefeuille et conscience, pour se rendre compte à quel point il était atteint.

 

Daliphart avait touché à tout et avait entraîné dans l’orbite de ses entreprises une foule de sociétés de crédit et de banques particulières ; ses valeurs faisaient prime avant l’émission, et le coup frappait juste au moment où le marché, surchauffé par ses réclames, son aplomb, sa veine jusque-là indiscutée, cotait aux prix les plus exagérés, à des majorations exorbitantes, le papier à vignettes qu’il avait fourré dans toutes les poches à des nombres d’exemplaires formidables.

 

Tout d’abord ses amis, ses clients, ses agents de toutes sortes protestèrent avec indignation contre cette fausse nouvelle, évidemment répandue, disaient-ils, par des baissiers aux abois et sans scrupule. Et la chaleur de leurs dénégations arrêta une demi-heure la panique. Mais bientôt le bruit se répandit que la France avançait son tirage pour donner les premiers détails.

 

C’était une confirmation, et ceux qui l’apportaient semblaient si sûrs de leur fait que les partisans de Daliphart, pincés par l’inquiétude, furent obligés de baisser le ton, et à la Corbeille les ordres de vente se succédant sans interruption, la dégringolade s’opéra avec une rapidité folle. C’était à qui viderait son portefeuille à tout prix.

 

Les actions de la Société universelle tombèrent de 3,000 fr. à 1,000 fr. en trois quarts d’heure. Le lendemain on ne devait plus les coter.

 

À la fin de la Bourse, on se disputa la France, qui racontait en quelques lignes l’événement du jour.

 

Daliphart avait été arrêté en plein boulevard, devant le café Riche, alors qu’il se rendait à ses bureaux. Mais comme c’était à dix heures du matin que les faits s’étaient passés ; que le commissaire sans écharpe qui l’avait reconnu au passage et abordé, avait eu seulement une petite conversation des plus calmes avec lui avant de le faire monter en fiacre pour le conduire au parquet, suivant les ordres dont il était porteur ; que Daliphart, bien que foudroyé par ce coup inattendu, avait fait la meilleure contenance et gardé imperturbablement le sourire aux lèvres, personne ne s’était douté de la vérité et la chose était passée inaperçue pour les rares boulevardiers présents à pareille heure, sauf pour un maître d’hôtel du café Riche, à qui la figure du commissaire aux délégations judiciaires était connue.

 

Mais il se garda bien d’en souffler mot. Tout en surveillant le service, le madré compagnon, à force d’écouter jaser les gens de finance, avait fait son éducation de spéculateur, et déjà quelques secrets surpris lui avaient permis de réaliser d’assez jolies différences ; il jugea la nouvelle qu’il possédait seul de première importance.

 

La chute de Daliphart, pour un habile, il y avait là une fortune à gagner en trois heures, et notre homme se hâta d’aviser son agent de vendre au cours d’ouverture cinq mille actions de la Société universelle ; à cette heure-là elles étaient cotées 3,200 fr. Il y eut preneur sur-le-champ. Dans les dix dernières minutes, quand les titres affluèrent sur la place, l’heureux maître d’hôtel arriva pour réaliser sa situation. Il racheta cinq mille titres à 1,400 fr. Différence en sa faveur 9,500,000 fr. Il n’avait pas perdu sa journée.

 

Quand la nouvelle de la débâcle de la Société universelle parvint rue du Cirque, le marquis Hercule venait de recevoir du ministère des affaires étrangères toutes les pièces relatives à la succession du comte de Kermor. Les actes de décès en règle, les procès-verbaux de constat, les inventaires dressés à sa requête, et le dossier de la procédure pour l’envoi en possession, avec le rapport conforme du conseil d’État et les minutes de la correspondance diplomatique échangée à ce propos avec le gouvernement espagnol et le capitaine général de Santiago.

 

Le marquis compulsait avec une satisfaction des plus vives ces pièces, qui semblaient lui assurer sans conteste non seulement la fortune de son beau-frère, le comte de Kermor, mais encore celle de la duchesse de La Roche-Jugon sa belle-mère. Sa joie avait encore un autre caractère. Sans doute, les millions à recueillir arrivaient fort à propos, mais il trouvait un raffinement horrible de jouissance à penser qu’il allait enfin toucher le prix de ses crimes. Un instant, en présence de difficultés qui paraissaient d’autant plus insurmontables que le bureau des domaines, à la Havane, refusait de se dessaisir des biens mis sous le séquestre, il avait pu croire que les atrocités commises en son nom ne porteraient jamais leur fruit, et voilà que tout à coup les obstacles s’aplanissaient, et qu’il allait lui suffire de remplir quelques formalités banales pour mettre la main sur cette fortune enviée.

 

Aussi, lorsque le secrétaire de Daliphart accourut le prévenir de l’arrestation du banquier et de la descente du commissaire de police dans les bureaux, ainsi que de l’apposition des scellés sur les caisses, de la saisie de la comptabilité et de la nomination du liquidateur judiciaire, ne comprit-il pas sur-le-champ l’importance du désastre. La certitude qu’il croyait avoir de disposer bientôt à sa guise de l’immense fortune des Kermor le grisait, et il ne regardait la chute de Daliphart que comme un incident désagréable, sans doute, mais incapable d’ébranler sa situation.

 

Ce fut Mme de Frégose qui lui fit tomber les écailles des yeux.

 

Mme de Frégose avait reçu la visite du secrétaire de Daliphart.

 

C’est chez elle, en effet, qu’en toutes circonstances on venait prendre le mot d’ordre. Et surprise au milieu de sa toilette par la terrible nouvelle, elle avait aussitôt envoyé le jeune homme chez le marquis et arrivait presque sur ses pas, n’ayant pris que le temps de passer une jupe et de s’envelopper dans un grand châle de dentelle.

 

– Connaissez-vous au moins votre situation sur le carnet de Daliphart ? demanda-t-elle tout d’abord au marquis.

 

– Mais, il est mon débiteur de sommes considérables.

 

– Vous oubliez les ordres donnés à la dernière liquidation.

 

– Bon ! un changement de position, pour aider au succès de la nouvelle émission.

 

– Monsieur Isaac, dit Mme de Frégose au jeune secrétaire, vous pouvez sans doute nous éclairer sur le résultat de cette opération.

 

Le jeune homme pâlit et balbutia.

 

– C’est pourtant vous qui étiez chargé chaque soir de faire la balance des comptes de Daliphart ?

 

– Mon Dieu ! madame, je crains bien,… autant que mes souvenirs me peuvent servir…

 

– Eh bien ?

 

– Peut-être M. Daliphart a-t-il agi un peu légèrement. Au moins était-ce dans une bonne intention…

 

– Achevez.

 

– Je crois qu’il avait consacré tous les fonds de M. le marquis au rachat des titres, comptant sur ces capitaux considérables pour commander la hausse…

 

– Et alors ?…

 

L’aveu fait, M. Isaac tira tranquillement son calepin, reprit son sang-froid d’homme d’affaires, et du bout de son crayon esquissant une manière d’addition sommaire, il accoucha froidement de ces paroles :

 

– M. le marquis doit à la place, sauf compensations possibles, quinze millions cinq cent mille francs, d’après mes notes.

 

– Quinze millions ! hurla le marquis, qui, du coup, cessa de bayer aux corneilles.

 

L’autre, épouvanté, recula vivement jusqu’à la porte.

 

– Restez, monsieur, dit Jessica, qui, du geste, contint le marquis. Il nous faut encore un autre renseignement.

 

Et se penchant vers Hercule :

 

– Les fonds de l’association se montent à combien ?

 

– Oh ! à six ou sept millions au plus.

 

– Et ils sont en sûreté… à la Banque de France ?…

 

– À la Banque de France ? répondit le marquis avec un certain trouble… mais non…

 

– Comment ? vous les avez déplacés ?

 

– C’est vrai, dit l’autre, consterné ; c’est une faute peut-être,… mais il s’agissait d’un rendement de telle importance ; Daliphart m’a circonvenu…

 

– Ils sont chez lui ?…

 

– Oh ! en dépôt,… rien qu’en dépôt…

 

– Et savez-vous ce que sont devenus les dépôts ?…

 

– Vous supposeriez ?…

 

– Monsieur Isaac, dit Mme de Frégose revenant au secrétaire, resté tout inquiet près de la porte, vos dépôts sont-ils intacts à la Société universelle ?…

 

– Mon Dieu ! madame,… en présence de surprises pareilles, peut-on répondre de rien ? Nous aurions été prévenus de la possibilité d’un coup de chien pareil, quarante-huit heures à l’avance, nos dépôts seraient déjà reconstitués,… assurément, ils le seraient ;… mais on a subitement mis les scellés… Comment parer au vide des caisses ?…

 

– C’est-à-dire que cet argent confié à la loyauté de Daliphart…

 

Malgré lui, à ce mot de loyauté, le jeune M. Isaac sourit dans sa fine moustache.

 

– … Cet argent est passé dans des opérations et la trace en est perdue…

 

Le secrétaire garda le silence… C’était un aveu.

 

– Sept millions engloutis, quinze millions de différences… Total, vingt-deux… Mais il n’est pas possible que Daliphart n’ait pas des réserves sur les places étrangères.

 

– Je doute…

 

– Et moi, je suis certaine… Marquis, il faut que vous parveniez jusqu’à Daliphart, et cela avant une heure…

 

– Mais il est au secret,… dit le jeune secrétaire ; j’ai fait l’impossible pour aller prendre ordres et je venais ici de guerre lasse…

 

– Le secret tombe devant certains noms, et en allant trouver Cardailhac, marquis…

 

– Le président Cardailhac, reprit le jeune Isaac, c’est à lui que j’avais songé tout d’abord…

 

– Et vous l’avez vu ?…

 

– Hélas ! madame, nous devions, pour une transaction dont vous savez sans doute le motif, remettre à une certaine personne ce matin avant midi, en son nom, une somme de cent cinquante mille francs.

 

– En effet… La chose a été arrêtée au conseil, il y a quelques jours… Comment l’exécution a-t-elle tardé à ce point ?

 

– M. Daliphart, une fois chargé de la négociation, a voulu la mener à sa guise, et ce n’est qu’aujourd’hui que le versement devait s’effectuer…

 

– Eh bien ?

 

– Par malheur, c’est au moment même où je l’attendais à la Société universelle, avec l’intéressé, qu’il a été arrêté.

 

– Alors ?…

 

– En apprenant la catastrophe, que je n’ai pu lui cacher, car elle a été sue aussitôt de tout le monde dans nos bureaux, ce monsieur m’a dit sèchement, d’un air pincé, comme midi sonnait : « J’en suis fâché, monsieur, j’ai un rendez-vous place Vendôme. »

 

– Place Vendôme,… au ministère de la justice…

 

– Mais alors Cardailhac est perdu…

 

– Je vous avoue, monsieur le marquis, qu’ignorant la valeur de cette transaction, je n’avais prêté qu’une médiocre attention à la phrase de mon interlocuteur… Je l’ai comprise trop bien plus tard…

 

– Comment ?

 

– Lorsque sur les deux heures, désireux d’obtenir un laissez-passer pour voir à la Conciergerie M. Daliphart, je me suis rendu au palais…

 

– Chez le président…

 

– J’ai trouvé son cabinet gardé par des gendarmes, les couloirs pleins de monde… et j’ai appris…

 

Il hésita.

 

– Mais parlez donc.

 

– Eh bien ! madame, j’ai appris que dans un accès de transport au cerveau, M. le président Cardailhac venait de se tuer.

 

– Grand Dieu !

 

Pâles et frémissants, Hercule et Jessica, réunis dans une même pensée, se regardèrent.

 

Mme de Frégose recouvra la première son sang-froid et comprit que depuis trop longtemps déjà ils s’étaient donnés en spectacle à un indifférent qui pouvait être un médisant.

 

– C’est bien, monsieur Isaac, je vous remercie de votre empressement à nous transmettre ces nouvelles, quelque tristes qu’elles soient. Nous aviserons… et si, nos résolutions arrêtées, nous avons besoin de vos services, nous vous ferons appeler.

 

Le jeune Isaac avait grande hâte de quitter ce terrain brûlant. Il s’empressa de saluer et disparut.

 

Jessica alla soulever derrière lui la portière et s’assurer que la porte était réellement close, puis, revenant au marquis.

 

– Ce n’est plus le moment de rêver, Hercule, mais bien d’ouvrir les yeux tout grands pour mieux voir et mieux comprendre ce qui se passe. En ce moment, croyez en mon instinct de femme, vous êtes menacé autrement que dans votre fortune… Nous avons après nous des ennemis acharnés et qui viennent de nous prouver leur force…

 

– Des ennemis !… allons donc ! qui oserait ? Nous subissons les contrecoups de la rouerie de Daliphart, qui a commencé dans la crotte et finira dans la fange, et des infamies privées de ce Cardailhac, dont vous n’étiez pas plus la dupe que moi…

 

– Daliphart était notre créature, le président notre esclave. Nous les tenions par leur passé et par leurs vices. On les frappe d’abord pour vous démasquer et vous atteindre ensuite plus aisément. Ne le comprenez-vous pas ? Mais en ne perdant pas une minute, peut-être pourra-t-on trouver la parade à tout cela.

 

– Si encore Coppola était là…

 

– Oui, c’est votre bouclier ; à son abri, vous vous endormez volontiers ; mais enfin il n’y est pas, et bien que le télégraphe puisse dans une heure lui faire savoir qu’il lui faut revenir, dût-on chauffer une machine pour lui seul, il ne peut être ici avant demain, et d’ici à demain, du train dont vont les choses, qui sait ce qui nous menace encore ? La première précaution à prendre, c’est de rétablir notre réserve financière. Daliphart nous a volés, il faut qu’il rende gorge.

 

– Et comment ?

 

– Je vous dis que j’ai la certitude qu’il possède en lieux sûrs, à Londres, à Vienne et à New-York, de quoi nous donner satisfaction. Et, pour qu’il nous livre le secret de ses dépôts, pour qu’il nous signe des traites sur ses fidéicommissaires, il faut parvenir à le voir une heure seulement tête à tête.

 

– Et vous croyez qu’il se rendrait à mes arguments ?

 

– Non pas, mais à vos menaces…

 

– Hein ?

 

– Depuis quelque temps, absorbé par votre passion pour ma chère sœur, vous vous teniez trop en dehors de nos opérations et vous en perdiez de vue la logique. Ainsi vous ne vous souvenez même plus que j’ai tout un dossier sur Daliphart qui lui vaudrait, s’il était rendu public, les travaux forcés à perpétuité. Croyez-vous qu’il hésite, pour se racheter, à faire une brèche raisonnable à ses réserves ? Son affaire de la Société universelle peut lui valoir au plus quatre ans de Poissy, et tant d’autres en sont revenus qui roulent calèche aujourd’hui, qu’il s’en moque ; mais aller mourir en Calédonie sans rémission ni grâce à espérer, c’est autre chose… Vous voyez bien que nous le tenons…

 

– Cardailhac mort, comment pénétrer jusqu’à lui ?

 

– Est-ce que Pérignac n’a pas ses libres entrées à toute heure à la Conciergerie ? Croyez-vous qu’il soit bien embarrassé de vous faciliter l’achat d’une conscience ? Pour tous Daliphart n’aura pas pu rompre son secret. Pour nous seuls les verrous auront été tirés, mais qui le saura ? Et si vous êtes explicite, il vous suffira de trois minutes pour être compris.

 

Le marquis Hercule se promenait indécis.

 

Le dossier… ; oui, certes, je sais bien… Mais comment formuler le marché ?

 

– De la façon suivante. Il nous fait tort de vingt-deux millions…

 

– Est-ce qu’on paye de telles différences ?

 

– Révoltez-vous contre cet argument,… quitte à en faire plus tard votre profit dans la pratique ; pour le moment, vous placez votre honneur au-dessus de tout, et il faut l’argent de la liquidation…

 

– Vous avez raison.

 

– Or, il vous a non seulement compromis, mais il a volé l’association, et de plus on a contre lui les armes qu’il connaît… Ces papiers, on les lui rendra, mais le jour où nous aurons retrouvé dans les réserves de Londres, de New-York et de Vienne de quoi nous couvrir…

 

– Très bien… Mais comment toucher cet argent ?

 

– Vous exigerez, en trois traites sur ses correspondants, la somme dont il nous a fait tort.

 

– L’a-t-il seulement ?

 

– Il est bien possible, en effet, qu’il n’ait pas encore pu faire des réserves de cette importance, mais ne transigez pas à moins de la moitié.

 

– Soit,… on se retournera.

 

– Et vous vous engagez, le jour où vous aurez la certitude que les dépositaires se sont exécutés, à lui remettre à lui-même les pièces que vous possédez et qui pourraient l’envoyer à Nouméa pour la vie.

 

– Je prévois une bataille, il niera son actif, il criera misère…

 

– Dites-lui seulement que j’ai mon intérêt dans l’affaire, que j’ai décidé qu’on ne lui remettrait le dossier qu’à ce prix et selon cette procédure… et soyez tranquille,… il s’exécutera…

 

– Vous faites des miracles.

 

– Non ;… mais Daliphart sait la valeur de mes résolutions,… et mon intervention directe lui enlèvera ses dernières illusions…

 

À ce moment, on frappa à la porte.

 

– Entrez ! cria machinalement le marquis.

 

Ce fut John qui parut.

 

– Qu’y a-t-il ? J’avais défendu ma porte…

 

– Que monsieur le marquis m’excuse ; mais c’est M. Pérignac…

 

– Pérignac… ici !…

 

– Qui a une communication importante à faire à Sa Seigneurie.

 

– Qu’il entre.

 

John s’effaça, souleva la portière, et Pérignac se précipita dans le fumoir.

 

Il était bouleversé et blême.

 

Sans doute John n’avait aucune curiosité, peut-être bien savait-il mieux que personne ce qui se passait ; mais il referma la porte avec une conscience remarquable et ne se donna même pas la peine de mettre l’oreille à la serrure.

 

– Je suis bien aise de vous voir, Pérignac, s’empressa de dire le marquis ; nous parlions de vous justement, et nous allons avoir besoin de vos services.

 

– Hélas ! monsieur le marquis, c’est plutôt moi qui ai besoin de vos bons offices, de votre intervention, sans quoi les services que je puis rendre ne vaudront pas grand-chose.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Je sors de chez le nouveau procureur général.

 

– Le nouveau procureur général ?

 

– Oui. Tout est bouleversé au Palais et au parquet de Paris. Ce ne sont que figures nouvelles, et les destitutions pleuvent comme grêle. Moi, je suis révoqué, plus encore : menacé d’une enquête, et si vous ne daignez venir à mon aide…

 

– Comment ? quand nous comptions sur vous pour parvenir jusqu’à Daliphart…

 

– Oui, je sais, la tourmente l’a terrassé le premier, il est arrêté ;… mais fusse-je encore en fonctions, je ne pourrais pas vous introduire jusqu’à lui…

 

– Pourtant, chacun vous obéissait à la Conciergerie.

 

– En effet… La Conciergerie, j’y régnais en maître… Seulement, l’entrée m’en est à cette heure interdite, et, d’ailleurs, après un interrogatoire sommaire du juge d’instruction, Daliphart a été écroué à Mazas… et Mazas, ce n’est plus la même chose… Pour lever le secret prononcé par le juge d’instruction, le garde des sceaux lui-même ne pourrait rien…

 

Mme de Frégose sentit cruellement l’importance de cette catastrophe nouvelle, et, malgré son sang-froid, ses jambes fléchirent sous elle et elle se laissa tomber sur le canapé.

 

Le marquis, fiévreux, hagard, marchait de long en large, les yeux fixés au parquet.

 

Pérignac, qui était accouru chercher une protection, un point d’appui, qui avait espéré, grâce à l’influence du marquis, conjurer rapidement sa disgrâce, fut frappé de l’état de désarroi où ses paroles venaient de mettre Hercule et Mme de Frégose. Il ne pouvait deviner quel désordre financier représentait pour eux le transfert de Daliphart de la Conciergerie à Mazas.

 

Il ne savait que penser, encore moins que dire. Ses yeux inquiets allaient de Jessica à Hercule, pour revenir d’Hercule à Jessica, qui, l’un pas plus que l’autre, ne semblaient plus s’apercevoir de sa présence, tant ils étaient absorbés et comme hypnotisés par la vue intérieure de l’abîme qui s’ouvrait sous leurs pieds.

 

Cependant, le silence se faisait pesant, la situation de Pérignac devenait difficile et presque indiscrète. Il se décida à leur rappeler sa présence par quelques mots d’allusion à sa révocation.

 

– C’est M. Colombin qui m’a encouragé à la démarche que je me suis permis de faire auprès de vous, monsieur le marquis, dit-il.

 

Au nom de Colombin, le marquis arrêta sa promenade, Jessica secoua sa torpeur.

 

– Colombin !… le secrétaire général de l’intérieur ?…

 

– Colombin ! répéta Mme de Frégose comme frappée d’une illumination subite, mais les prisons dépendent de lui.

 

– Oui, l’administration et le personnel des prisons sont du ressort du ministère de l’intérieur et particulièrement du secrétariat général.

 

– C’est lui qu’il faut voir. L’association est en jeu. Sa fortune est compromise avec la nôtre. Colombin n’est pas homme à hésiter en pareil cas.

 

Et Mme de Frégose ajouta :

 

– Ne perdez pas une minute. Allez, allez !

 

Pérignac fît un mouvement qui voulait dire qu’on faisait trop bon marché de ses infortunes. Mais Jessica, comme le marquis, après avoir acquiescé d’un signe de tête, se disposait à sortir, arrêta d’un geste l’ancien chef de la sûreté.

 

– Vos intérêts seront défendus par nous, et nous ne méconnaîtrons pas vos services, Pérignac. Mais il faut d’abord parer à des éventualités si graves, que si cette démarche du marquis ne réussit pas, notre influence sera frappée à sa source. Patientez donc et nous laissez agir. Mais tenez-vous toujours à notre disposition au moindre signe ; on peut avoir besoin de votre dévouement et de vos renseignements.

 

– Alors, il faudra venir à l’ordre ?…

 

– Dans deux heures.

 

Le marquis était déjà parti. On entendait le roulement du coupé sous la voûte. Pérignac salua et se retira.

 

Mme de Frégose descendit en hâte chez elle. Et une fois dans sa chambre, elle s’enferma et verrouilla sa porte. La fièvre la dévorait. Elle arracha plutôt qu’elle ne dénoua le châle de dentelle dont elle s’était enveloppée à la diable pour monter chez le marquis. Elle étouffait, et, la chemise défaite, les épaules nues et la gorge au vent, il lui sembla qu’elle respirait plus librement.

 

Mais elle ne s’attarda pas à rêver. Elle sentait la débâcle, et déjà son parti était pris.

 

Tirer son épingle du jeu, sans plus s’occuper des autres, lui parut la première chose à faire. Le dévouement était un mot qui sonnait le creux à son oreille. D’ailleurs, à quelque degré qu’il lui eût plu de pousser son intimité avec le marquis, aussi bien qu’avec Coppola, ils étaient plutôt pour elle des associés que des amis. Elle mettrait volontiers toute son intelligence à leur service pour les bien conseiller, s’il était encore possible de les sortir de leur pétrin ; mais, pour le moment, ce qui lui paraissait le plus urgent, c’était de réduire la part du feu et de mettre sa fortune secrète en lieu sûr.

 

Elle ouvrit un petit secrétaire en bois de rose, placé à côté de son lit, comme sous la surveillance la plus directe. Le compartiment du milieu était fait d’une petite caisse fichet emboîtée dans le meuble. Elle en tira des papiers et un coffret.

 

Elle vérifia d’abord les papiers classés dans une grande enveloppe.

 

C’étaient trois titres de rente au porteur de 25,000 francs chacun, une dizaine de bons sur le Trésor, représentant une trentaine de mille francs, et un carnet de chèques sur la Banque de France, avec le récépissé établissant le compte des sommes déposées et du reliquat en caisse, environ 20,000 fr.

 

Une fois assurée que toutes ces valeurs étaient en ordre, Jessica cacheta l’enveloppe, la ficela, apposa de nouveau son cachet sur les nœuds de la cordelette de soie dont elle s’était servie et replaça pour un instant sa petite fortune dans la caisse.

 

Puis elle ouvrit le coffret.

 

Deux compartiments inégaux. L’un rempli de bijoux, l’autre regorgeant de pièces d’or.

 

Des bijoux elle fit minutieusement l’inventaire. Quelques bagues, quelques bracelets, deux dormeuses en diamant, étaient restés épars sur la tablette de sa cheminée. Elle les fit rentrer au bercail. Puis, avant de refermer le coffret, elle compta l’or ; il y avait trois cents louis. De la monnaie de poche.

 

En un tour de main, elle agrafa son corset, passa une jupe, un corsage, tordit ses cheveux sous le peigne, se chaussa, et se trouva prête à sortir. Les valeurs, l’or et les bijoux serrés dans un petit sac de voyage qu’elle tenait à la main, a demi dissimulé sous la rotonde de cachemire brodé, elle passa une dernière fois l’inspection de la chambre, se demandant si elle n’avait rien de précieux à joindre à son petit bagage, et, sans prévenir sa femme de chambre, elle descendit l’escalier.

 

Arrivée à l’entresol, elle s’arrêta à la porte des appartements de Coppola et réfléchit.

 

Sans doute Coppola avait comme elle quelques réserves, et si les choses tournaient mal pour les associés de Daliphart, si quelque perquisition venait à se produire, ce magot intéressant serait compromis. Justement elle savait où il serrait ses papiers les plus précieux. L’imprudent avait laissé derrière lui des documents de la plus haute importance qu’il était urgent de soustraire aux yeux de la police et aux mains du parquet.

 

La résolution, chez Jessica, ne se fit pas attendre.

 

Elle tira de sa poche un mignon trousseau de clefs, et le baron eût été sans doute bien étonné, s’il fût survenu à l’improviste, de voir sa porte si bien fermée, ses verrous de sûreté si bien tirés, obéir à la main de Jessica et lui livrer si facilement passage. Mais le baron, écroué et gardé à vue à Pléneuf, ne se doutait pas du danger qui menaçait son petit trésor.

 

Mme de Frégose, avant de pénétrer dans l’appartement, eut soin d’écouter et de s’assurer qu’elle ne pouvait pas être surprise. Mais sans qu’elle pût s’en douter, elle ne courait aucun risque d’être vue.

 

Les gens de la maison, réunis dans les cuisines du sous-sol, tenaient en ce moment même un conciliabule très agité.

 

Les valets, aussi bien que les maîtres, étaient touchés par la nouvelle de l’arrestation de Daliphart qui venait de leur parvenir, et les plus expérimentés se consultaient pour trouver un moyen de sauver leurs économies compromises.

 

L’hôtel aurait brûlé qu’ils n’y auraient pris garde.

 

Jessica, bien qu’étonnée du profond silence qui régnait dans les cours et dans tout l’hôtel, se dit qu’il fallait profiter de cet instant si propice, et se glissant dans l’appartement du baron, elle referma soigneusement et verrouilla la porte sur elle. Et d’un pas rapide elle gagna le fumoir attenant à la chambre à coucher.

 

Là, entrouvrant un des volets, elle s’approcha d’un grand cabinet japonais en ébène curieusement fouillé et sculpté et l’examina un instant pour se rendre compte de ses ferrures et de leur résistance possible.

 

Plus d’une fois Coppola avait ouvert ce meuble devant elle, et elle savait pertinemment dans quel tiroir à secret il cachait ses valeurs et ses papiers d’importance. Mais, pour ne pas éveiller sa défiance, elle avait toujours évité de s’en approcher quand il en faisait jouer les ressorts, et maintenant, pour ne rien fracturer, il fallait deviner le mécanisme.

 

Pendant quelques minutes, avec une patience méthodique, elle palpa de ses doigts agiles toutes les aspérités, les bosselures, les figurines du meuble. Mais rien ne céda sous sa main. Elle essaya de lever la tablette supérieure, de faire basculer les panneaux, de les attirer d’arrière en avant ou de les faire glisser de bas en haut, puis en sens contraire. Aucun succès.

 

Ce retard, ce temps perdu, cette recherche vaine, l’irritèrent. Elle avisa sur une table un stylet à lame triangulaire qui semblait solide, et s’en emparant, elle s’apprêtait déjà à le glisser dans les joints du meuble pour y pratiquer une pesée, quand un souvenir l’arrêta. Elle revit Coppola refermant précipitamment un jour, à son arrivée, le cabinet, dont tous les compartiments semblaient obéir à la même pression ; elle se rappela qu’il était alors à demi courbé, la main gauche engagée dans le bas du meuble. Le secret était là. En effet, elle le trouva sur le côté, sous un fleuron de la dentelle de bois qui ornait le soubassement. C’était une sorte de taquet mobile, jouant dans une rainure qui ouvrait le meuble quand on le manœuvrait de droite à gauche, et le refermait hermétiquement quand on le repoussait de gauche à droite. Les divers panneaux fermant les tiroirs et les compartiments pivotaient comme ceux d’un triptyque.

 

Le meuble lui livrait ses secrets. Mais son inspection ne fut pas longue. Dans la case du milieu, elle prit un portefeuille assez volumineux, dont elle devait déjà connaître le contenu, car elle ne fit que l’entrouvrir pour y jeter un coup d’œil et du bout du doigt compter des lettres, dont la suscription indiquait les noms des premiers banquiers juifs de la chrétienté. C’étaient des lettres de crédit au porteur, Coppola ne sachant jamais d’avance sous quel nom il aurait à se présenter pour les toucher.

 

Il y en avait pour une somme considérable.

 

Comme Jessica allait repousser les vantaux et refermer le meuble, une enveloppe épaisse attira son attention, une grande enveloppe ayant la dimension connue des billets de mille francs. Et en effet, quand elle en eut fait sans façon sauter la cire du cachet, elle trouva bien pressée une liasse de cent billets qu’il lui sembla tout à fait prudent de mettre en sûreté. Puis, le ressort poussé, tout parut en ordre. Elle alla clore les volets et se retrouva sur le palier aussi seule que lorsqu’elle avait pénétré dans l’appartement. Tout semblait mort dans l’hôtel. Elle descendit les degrés sans bruit, arriva sous la voûte ; la loge du suisse était fermée, et la porte cochère entrebâillée. Elle se douta bien que les nouvelles du jour étaient cause de cet abandon. Mais elle s’en estima heureuse, puisque sa sortie n’allait être connue de personne et que peut-être bien, à son retour, elle trouverait les mêmes facilités pour rentrer sans être vue.

 

À l’angle du faubourg elle arrêta un coupé qui passait.

 

– Rue du Bac ; vous m’arrêterez passage Sainte-Marie, dit-elle.

 

Le général Beauchêne demeurait à deux pas de là, rue de Grenelle. Mais l’hôtel qu’il habitait et où Mme Pozzo avait également ses appartements au rez-de-chaussée, communiquait par le jardin avec la rue de la Visitation qui fait suite au passage Sainte-Marie. C’est par la porte du jardin, dont elle avait une clef, que Mme de Frégose comptait pénétrer chez sa mère. Elle ne doutait pas, à ce moment, qu’elle ne dût être de retour à l’hôtel du général, où il était urgent qu’elle l’avertit de la crise et s’entendit avec elle pour mettre à l’abri leur butin personnel.

 

Mais lorsque, descendue de voiture rue du Bac, elle arriva à l’angle de la rue de la Visitation, elle fut tout étonnée d’apercevoir rangées près de la porte du jardin ouverte, deux grandes voitures de déménagement déjà aux trois quarts pleines de meubles qu’elle connaissait bien… C’était le mobilier de Mme de Pozzo que l’on emportait ainsi. Elle approcha, sans trop comprendre, et comme elle allait franchir le seuil de la petite porte, un invalide sortant du jardin lui barra le passage.

 

– Que voulez-vous ? lui dit brusquement Bitard.

 

C’était en effet le vieux sergent.

 

Elle le reconnut du premier coup d’œil.

 

Lui, l’avait en trop bonne odeur pour avoir pu l’oublier. Et les bras croisés, il obstruait l’entrée.

 

– J’ai à parler à Mme de Pozzo, dit Jessica sèchement, bien qu’un peu troublée par l’apparition de l’invalide, qui faisait pressentir bien du changement au logis.

 

– Eh bien ! alors, dit Bitard avec une satisfaction narquoise, faut la chercher ailleurs.

 

– Vous dites ?…

 

– Je dis que la Pozzo a quitté l’hôtel pour n’y plus revenir et qu’elle fera bien de ne pas essayer de s’y présenter à l’avenir, car c’est moi qui la recevrais, et j’ai une consigne tout à fait à mon goût à son endroit. En attendant, le général lui fait cadeau de tout ce bric-à-brac dont nous débarrassons l’hôtel. Nous expédions la chose en consigne chez Bédel ; elle pourra l’y faire reprendre à sa guise. Allons, ourche ! vous autres, ajouta Bitard, en s’adressant aux déménageurs, dépêchez-vous de nous débarrasser au plus vite de ce ménage de sorcière, les peintres attendent pour tout assainir et moi je veux brûler du sucre…

 

Jessica, qui vit bien qu’elle n’avait rien à obtenir de Bitard, fit un pas vers la rue de Grenelle, en se disant à mi-voix :

 

– Je verrai le général.

 

Mais Bitard avait entendu.

 

– C’est pas à faire… D’ailleurs, ma petite dame, il est sorti, et le nouveau concierge ne vous laissera pas entrer, c’est moi qui vous le dis…

 

Et il ricana en lui tournant le dos.

 

Elle resta un moment indécise :

 

Qu’était devenue sa mère ? De cela elle n’était pas autrement inquiète : Mme de Pozzo saurait bien lui faire parvenir de ses nouvelles à la rue du Cirque. Mais comment avait-elle laissé s’écrouler cet édifice construit avec tant de peines et d’efforts ? Comment le général avait-il pu parvenir à secouer son joug ?

 

Ainsi cet héritage qu’elle considérait comme conquis, lui échappait ? Mais au profit de qui ?

 

La présence de Bitard semblait une révélation… Elle eut comme un frisson de rage…

 

À ce moment elle avait gagné la rue de Grenelle, et, après avoir jeté un coup d’œil sur la porte fermée de l’hôtel, elle redescendait tout absorbée vers la rue du Bac, où elle songeait à trouver une voiture. Le long des maisons qu’elle suivait, le trottoir manquait sur un espace d’une dizaine de mètres, et, pour ne pas être atteinte par une calèche qui passait, elle dut machinalement se coller contre la muraille et forcément releva la tête ; mais aussitôt, pour n’être pas surprise, elle baissa son voile.

 

Dans la calèche, elle venait d’apercevoir le général qui rentrait, ayant à ses côtés une jeune personne admirablement belle et mise avec une élégante simplicité. En face était assis Urbain Ribeyrolles, l’air rayonnant.

 

Elle n’était pas encore revenue de sa stupeur, que la calèche avait déjà disparu sous la voûte de l’hôtel, et à côté d’elle une voix railleuse traduisit sa pensée :

 

– Eh bien ! vous voilà contente et convaincue, n’est-ce pas, ma belle ? Vous vouliez voir le général, vous l’avez vu,… avec sa fille, mademoiselle Émilienne, et son neveu, que vous connaissez, et qui sera son gendre dans un mois… Maintenant, voyez-vous, ce que vous avez de mieux à faire, c’est de prendre vos cliques et vos claques sans obstination… C’est fini de rire, foi de Bitard !

 

Et l’invalide s’éloigna, la laissant atterrée, mais dans une rage concentrée indicible…

 

– Urbain ! murmura-t-elle ; il m’a jouée… Qu’il se garde !

 

Puis, rappelant son sang-froid et songeant à la fortune qu’elle portait avec elle et qu’il s’agissait de mettre en sûreté elle se demanda à qui se fier.

 

– Il n’y a, se dit-elle, que Monte-en-Graine qui puisse résister à pareille tentation. Elle m’est dévouée, et d’ailleurs, s’il faut partir, je l’emmènerai, et il suffit de le lui promettre… Avec cela, elle défendra mon bien contre le monde entier.

 

Monte-en-Graine était de ces amies qu’on n’avoue pas. Chercher où elles s’étaient rencontrées et connues nous entraînerait trop loin et nous ferait descendre trop bas. Le fait important, c’est que Monte-en-Graine, belle fille brune, qui avait le défaut d’être trop sèche et trop élancée, comme l’indiquait son nom, avait pour Jessica une passion folle. D’un mot, mieux encore, d’un regard, Mme de Frégose se faisait obéir. Pour quelques caresses, Monte-en-Graine eût donnée sa vie.

 

Aussi était-elle la meilleure des confidentes, la plus sûre des dépositaires. Sans doute elle allait profiter de la débâcle qui les rapprochait, pour demander à ne plus quitter son amie, pour être acceptée par Jessica comme la première de ses servantes. Mais rien ne coûte de promettre et Mme de Frégose ne devait pas regarder à un engagement de plus ou de moins, dans les circonstances où elle se trouvait.

 

Lisa Mondagheyne, – c’était son véritable nom, – demeurait dans le haut du quartier des Martyrs. Elle occupait un petit rez-de-chaussée rue Crettet, derrière l’avenue Trudaine. Mais quand Mme de Frégose se présenta, elle était absente.

 

Et comme Jessica en parut vivement contrariée :

 

– Ah ! dit la bonne, elle n’est pas loin. Je puis aller la chercher, si madame veut prendre la peine d’attendre. Elle est allée rue Bochart-de-Saron, à deux pas, prendre le café chez une de ses amies.

 

Il faut croire que le café avait été suivi de quelques cents points de bésigue plus ou moins chinois, car il était quatre heures.

 

Jessica consentit à s’asseoir, et cinq minutes après, la camériste ramenait sa maîtresse.

 

Sur un signe de la visiteuse, Lisa improvisa une longue course pressée, et renvoya la bonne.

 

Et une fois seules, les portes closes, le fait expliqué, toutes deux s’ingénièrent à trouver une cachette sûre. Après avoir inspecté les coins et les recoins de l’appartement, sans rien découvrir qui pût déjouer une recherche un peu subtile, elles avaient déjà retourné une chaise longue pour l’éventrer délicatement et caser entre les ressorts la cassette et les papiers, pour recoudre ensuite les sangles et les toiles, quand Monte-en-Graine eut un souvenir.

 

– Voilà qui me revient, dit-elle à Jessica. Quand je suis entrée ici, le marbre de la cheminée du salon était fendu en trois morceaux, et celui du milieu était si peu scellé, que je m’amusai à le faire glisser et à le sortir. En dessous, il y avait un trou au milieu des briques, et je pensais alors que cela pourrait bien servir de cachette. Puis, quand les tapissiers eurent posé la tablette de velours qui dissimulait le mauvais état du marbre, je n’y pensai plus… Mais tout doit être dans le même état.

 

– Voyons cela.

 

Monte-en-Graine enleva la pendule, les candélabres et les vases. Jessica s’assura que la tablette de velours n’était pas clouée à la glace, mais seulement glissée sous le cadre. Et, sans effort, elle la déplaça.

 

Le marbre était en effet brisé en deux endroits, par des coupures si bien parallèles, que le morceau du centre glissait sans peine comme pris dans une double rainure.

 

Le trou était produit par le tassement du plâtre et le déplacement de deux ou trois briques. Aucune communication, d’ailleurs, avec la cheminée et son foyer. Le trésor de Jessica trouva facilement place dans l’excavation, et elle eut soin, de plus, de disposer par-dessus une petite muraille de briques et de plâtras qui dissimulait parfaitement l’existence de la cachette. Et, le morceau de marbre replacé, la tablette remise en son lieu, il était bien difficile au plus adroit fureteur de deviner qu’il y avait là une fortune à prendre.

 

Aussi, l’opération terminée, embrassa-t-elle tendrement Lisa, qui rayonnait de joie de sa trouvaille.

 

– Maintenant, lui dit-elle, comme les événements peuvent marcher vite et que j’ai besoin que tu sois prête à me seconder…

 

– Et à te suivre.

 

– Peut-être bien… Il faut que tu te condamnes à ne plus bouger d’ici, afin que je sois certaine, si j’accours avec une voiture, de ne pas poser seulement cinq minutes… Il est des circonstances où un moindre retard suffit à faire manquer les meilleures combinaisons.

 

– Ne crains rien… L’espoir de ne plus te quitter et le bonheur que j’éprouve à pouvoir t’être utile ne me permettent plus de penser à autre chose… Je ne mets plus les pieds dehors ni jour ni nuit,… et ma valise sera toute prête et mes affaires en règle.

 

Sur cette assurance, Jessica repartit ; il lui tardait d’arriver à l’hôtel de la rue du Cirque.

 

Le marquis l’attendait chez elle, et sa figure décomposée n’annonçait rien de bon.

 

– Eh bien ! Colombin ?

 

Le marquis secoua la tête.

 

– Est-il donc homme à nous abandonner.

 

– Ce n’est pas la volonté de nous servir qui lui manque, et il me l’a prouvé, car dès que je lui ai fait toucher du doigt le péril commun, demandant aussitôt sa voiture, il m’a emmené avec lui à Mazas.

 

– Ah ! eh bien !…

 

– Oh ! je croyais alors que le plus fort était fait. Mais comme nous arrivions à Mazas, le juge d’instruction venait lui-même de s’y transporter accompagné du nouveau chef de la sûreté.

 

– Le successeur de Pérignac ?

 

– Un homme dont la leçon est faite et à qui, sans doute, nous sommes désignés, car sitôt qu’il nous aperçut au greffe, Colombin et moi, il prit à part le juge d’instruction et lui parla pendant quelques minutes, le plus placidement du monde en apparence ; mais je devinais à ses regards et au mouvement des lèvres, de quelles recommandations de défiance nous étions tous deux l’objet.

 

– C’est étrange.

 

Le juge se retira sans nous parler, et monta au pavillon de la prévention. Et alors nous avons appris du greffier, qui s’était mis aussitôt à la disposition du secrétaire général, que ce juge n’était venu que pour organiser lui-même la surveillance permanente dont il veut entourer Daliphart. Il entendait le faire placer isolément, entre deux cellules vides, et installer auprès du prévenu un agent choisi qui ne devait pas le quitter d’une minute, et empêcher qu’il communiquât avec personne, soit verbalement, soit par écrit.

 

– Mais cet agent, on peut le corrompre.

 

– Nous y avons pensé. Mais l’homme désigné à cet effet ne doit, pas quitter la cellule jusqu’à ce que le secret soit levé. Il couche à côté de Daliphart, et vraisemblablement toute tentative de ce genre pour le gagner serait aussitôt dénoncée par lui.

 

– Alors vous avez cru inutile d’insister ?

 

– Moi, je ne pouvais rien directement. Et Colombin m’a démontré que nous nous briserions contre une consigne ainsi donnée ; que notre rencontre au greffe, sur laquelle on avait éveillé l’attention, avait pour conséquence première de nous rendre suspects, et que, s’il restait un espoir de communiquer avec Daliphart, ce n’était plus qu’avec des agents subalternes de Mazas, guichetiers ou cuisiniers, que nous y pourrions parvenir. Et il m’a promis par le secrétaire du greffe, qu’il croit tout à sa dévotion, de faire dans les vingt-quatre heures sa petite enquête. L’homme qui peut nous servir trouvé il lui fait remettre par le secrétaire la lettre que nous adresserons à Daliphart, et par le même canal nous aurons la réponse.

 

– Oui ; mais une lettre n’est pas une discussion. La menace perd de sa force…

 

– Que faire de mieux ?

 

– La fortune nous abandonne… Si Coppola était là, au moins… Avez-vous télégraphié ?

 

– Oui, au ministère même, et je m’étonne qu’aucune réponse ne nous soit parvenue, accusant réception et annonçant son retour.

 

– Bon ! il se sera mis en route.

 

– Et il l’aura pu sans inconvénient, car depuis deux jours les ordres les plus précis ont dû être donnés sur tout le littoral pour s’emparer d’Hoël et le remettre au capitaine d’un navire espagnol.

 

– Mais il reste encore ces deux enfants, qu’on n’a pas retrouvés.

 

– Qu’importe ! Le conseil d’État a pris ses conclusions, l’envoi en possession est prononcé en notre faveur. Sans Hoël, ceux qui protègent ces enfants n’ont aucune preuve à fournir de leur naissance, et nous pourrions facilement les faire passer pour des imposteurs.

 

Mme de Frégose haussa légèrement les épaules. Elle ne se faisait pas d’illusions.

 

– Vous parlez, Hercule, comme si tous les associés étaient encore à leur poste et maîtres de la situation. Mais regardez donc autour de vous. Ne voyez-vous pas que sous une tourmente provoquée, on ne sait par qui, tout semble s’écrouler et que nos plus utiles auxiliaires sont abattus ? Daliphart en prison, Cardailhac mort, Pérignac révoqué ; tous ces coups, qui nous frappent à la fois, sont-ce des effets du hasard ? Non pas. Il y a les marques d’une campagne bien conduite, et cette campagne, contre qui croyez-vous qu’elle puisse être dirigée, sinon contre vous ? Mon Dieu ! vous auriez inquiété, sans doute, par votre influence croissante, quelque homme d’État vraiment habile et qui a préparé ses batteries mystérieusement. Aujourd’hui, fort de son incognito respecté, il décapite vos troupes sans se faire voir, et ses volées de mitraille sont si bien dirigées que je ne vois plus qu’un moyen de nous en garer, la retraite prompte, résolue…

 

– La retraite,… vous désespérez à ce point ?

 

– C’est que, de mon côté, on m’a blessée au cœur. Savez-vous que le général Beauchêne a rompu subitement avec Mme de Pozzo, et qu’à cette heure, sa fille Émilienne est rentrée en faveur et tient près de lui la place qui m’était due ?…

 

– Quoi ! la belle Mimi !…

 

– … Vous échappe à jamais… Dans un mois, elle sera la femme de ce petit Urbain Ribeyrolles, que nous avons pris pour un écervelé naïf, et qui a été plus adroit que nous, car il a lu dans notre jeu et il nous berne.

 

– Mimi mariée !… ce n’est pas fait encore.

 

– Vous êtes si malhabile ! Je vous avais indiqué vingt fois le vrai moyen de la conquérir, en faisant le siège de la belle sous une personnalité d’emprunt, en vous donnant au moins la peine de la séduire par quelque combinaison romanesque… Mais c’est toujours à la violence que vous avez eu recours… Aujourd’hui elle est sous la protection ouverte du grand sabre du général, sous la surveillance vigilante de son futur mari et de son terre-neuve d’invalide, le Bitard, qui a la dent mauvaise,… et dans tout cela, je vois encore la même main qui nous poursuit… C’est pourquoi je sens notre faiblesse : l’association ruinée, en désarroi, privée de ses principaux agents, n’ayant plus de défenseur au Palais, plus d’intelligences avec la police, est maintenant un danger plus qu’une sauvegarde. Parmi nos complices, ne prévoyez-vous pas qu’il peut s’en trouver plus d’un, se voyant compromis, qui nous sacrifiera pour sauver sa peau ? Croyez-moi, la trahison est dans l’air, prête à compléter ou à favoriser l’œuvre de notre adversaire masqué, et la fuite…, il faut bien appeler les choses par leur nom, oui, la fuite est à cette heure le seul parti à prendre… Nous mesurerons mieux de loin la profondeur de notre chute et pourrons plus posément préparer la revanche…

 

– Mais pourtant, si Daliphart s’exécute…

 

– Plus j’y réfléchis, plus je doute que Colombin puisse réussir dans son projet. D’ailleurs, aussi bien que les autres membres de l’association, il doit être visé et j’en viens à m’étonner qu’on l’ait laissé à son poste… Aujourd’hui même, il s’est montré avec vous, il a été signalé à ce juge d’instruction si soupçonneux… Qui sait ? peut-être déjà une note de policé a-t-elle constaté le fait et il n’en faut pas plus pour qu’une révocation s’ensuive…

 

– Quitter la place ainsi… ce serait jeter le manche après la cognée… Vous n’y songez pas ! Tant qu’il n’est pas prouvé que Daliphart nous entraîne dans sa ruine, il faut faire face à l’orage… Puis ne reste-t-il pas une ressource ?…

 

– Laquelle ?

 

– Cet héritage des Kermor, dont il faut avant tout prendre possession…

 

– Vous en laissera-t-on le temps ?

 

– C’est affaire d’une semaine. Voici la lettre que Me Dupeyrat m’a écrite en m’envoyant le détail du rapport. D’après cette lettre, nous sommes convoqués, M. le duc et moi, pour samedi prochain par le commissaire enquêteur à l’hôtel de Kermor, rue Saint-Dominique. C’est là, en notre présence, qu’aura lieu la levée des scellés et que seront remplies les dernières formalités.

 

– Soit ; mais la réalisation de l’héritage demandera encore bien du temps. Vous ne pouvez songer à vendre les immeubles pour en mettre la valeur à l’abri. Ils deviendront la proie des syndics de Daliphart.

 

– Ce n’est qu’un tiers de la fortune totale, car les biens sis à Cuba ne seront pas saisissables et la succession de la duchesse est considérable en valeurs mobilières et titres de rente au porteur. Certes, si je dois quitter la place et suivre votre conseil et votre exemple, il faudra me résigner à laisser bien des choses derrière moi ; mais je ne partirai pas les mains vides… Songez que toutes mes réserves étaient déposées chez Daliphart… Je n’ai pas en ce moment 20,000 francs devant moi.

 

– En ce cas, ayez soin de tenir bien secrète la solution de votre instance, car si l’on apprenait que vous pouvez toucher si rapidement les propres liquides de Mme de La Roche-Jugon, il suffirait d’une simple opposition d’un créancier mal disposé pour vous enlever ce dernier espoir… Prévenez surtout Dupeyrat qu’il soit muet et qu’il s’entende avec le maître des requêtes pour arrêter toute communication à la presse…

 

– Oui, c’est de première urgence…

 

– Je n’ai pas à faire valoir mes conseils, Hercule ; mais si vous m’aviez écoutée, vous pourriez affronter cette crise presque avec indifférence.

 

– Comment ?

 

– Ne vous avais-je pas dit de tenir M. le duc à l’écart de la société, de ne pas mêler son nom à celui des administrateurs ? Alors la chute de Daliphart ne le touchait pas. Il restait maître de se désintéresser de vos pertes et la succession de la duchesse, qui lui revient directement, ne pouvait lui être disputée par personne. Vous aviez alors sous son nom le loisir de vendre, de réaliser, de rendre portative cette fortune… Tandis qu’aujourd’hui, sans qu’il s’en doute, votre père est entraîné dans l’abîme. Tous les procès-verbaux de la Société universelle sont signés de lui. À chaque instant son nom figurait comme président de nos assemblées générales. Dix fois pour une vous l’avez invité vous-même à faire acte d’administration,… et quand je vois les précautions prises par le juge d’instruction, la manière sévère dont l’affaire est conduite, je m’étonne que vous n’ayez encore reçu aucune assignation,… aucune communication du parquet.

 

– Vous croyez qu’on oserait ?…

 

– N’était-ce pas pour nous mettre à l’abri de toute revendication de cette nature, pour nous assurer contre les risques judiciaires, mon cher marquis, que nous avions fait de si importantes recrues dans le monde du Palais ? Oh ! certes, Cardailhac vivant, notre procureur général debout, on n’eût pas été entamer contre vous la moindre enquête ; mais aujourd’hui vous êtes en présence d’hommes inconnus, que je pressens hostiles… Avez-vous d’ailleurs la mémoire si courte ?… Vous n’en meniez pas large, il y a huit jours, lorsque vous vous êtes laissé prendre au piège, à l’issue de votre fameuse expédition de la Closerie des Acacias. On a réussi à vous incarcérer quarante-huit heures. Vous avez traversé toute la vallée de Chevreuse sous la surveillance des gendarmes, comme un simple évadé du bagne ; et pourtant Cardailhac était tout-puissant et votre crédit à son zénith… Et j’ajouterai que si l’on remuait le passé à votre endroit…

 

Le marquis, subitement inquiet, l’interrompit.

 

– Voyons,… toutes ces préparations peu rassurantes annoncent sans doute que vous avez un conseil à me donner.

 

– Oui,… celui de ne pas vous jeter étourdiment dans la gueule du loup. Vous n’avez plus que Colombin qui soit resté en place, et Colombin n’est pas un étai suffisant ;… vous avez pu vous en apercevoir. Mon avis, le voici. Je suis, moi, en dehors de vos combinaisons, et je crois pouvoir défier le plus habile juge d’instruction de me mêler à toutes ces affaires. Sans rester absolument à l’hôtel, je surveillerai ce qui s’y passe et vous tiendrai au courant. Vous, prenez ce soir même le train de Bruxelles ; vous avez là-bas des charbonnages : votre voyage est donc motivé. Montrez-vous place de la Monnaie, donnez le change aux banquiers de votre situation personnelle, et annoncez votre départ pour la place d’Amsterdam, où vous pouvez avoir de gros intérêts ; mais, en route, changez de train, revenez ici et descendez à l’hôtel du Louvre sous le nom de M. de La Roche. Après-demain vous aurez ma visite, et j’aurai fait agir les quelques amitiés qui nous restent, pour savoir ce qui nous menace et jusqu’à quel point on peut avec succès faire tête à l’orage.

 

– C’est bien, et samedi, la liquidation consommée à l’hôtel de Kermor, j’expédie le duc en Bretagne…

 

– Et vous partez, le portefeuille garni…

 

– Avec vous…

 

– Trop galant,… en vérité… Les circonstances en décideront… Qui sait ce qui peut se passer d’ici à samedi ?… Et puis il sera temps de fixer notre itinéraire quand le baron sera revenu.

 

Mais Coppola n’avait garde.

 

IX

L’HÉRITAGE DES KERMOR.


L’hôtel de Kermor était situé rue Saint-Dominique, dans la partie comprise entre la rue du Bac et la rue de Bellechasse, et faisait face à l’hôtel de Montmorency, qui devînt ensuite l’hôtel de Guerchy, et qu’habita d’Aguesseau. Venu par alliance à la maison Kermor, cet hôtel avait appartenu aux cadets d’Aiguillon et avait été construit seulement dans les dernières années du dix-septième siècle. Le style Louis XIV y régnait dans toute sa froideur, mais aussi dans toute sa majesté.

 

Ce jour-là, les fenêtres venaient d’en être ouvertes pour la première fois depuis la mort de la duchesse de La Roche-Jugon. Mais le suisse s’était borné à aérer les appartements du rez-de-chaussée. Il avait fait balayer, épousseter les meubles et les tentures du grand salon, qui prenait jour à la fois sur la cour et sur le jardin, par huit fenêtres de trois à quatre mètres de haut.

 

Les volets du premier étage étaient restés fermés. La raison en était péremptoire. Les appartements particuliers avaient été mis sous les scellés. Seules, les pièces du rez-de-chaussée, consacrées aux grandes réceptions, s’étaient trouvées soustraites à cette mesure, sur l’avis du notaire et la décision conforme du juge de paix, qui avait pensé qu’un inventaire régulièrement dressé devait suffire pour cette partie de l’hôtel. On ne s’attendait pas alors à ce que la question d’hoirie resterait si longtemps indécise et que la procédure pour l’envoi en possession du mari de la duchesse éprouverait de telles difficultés.

 

La veille au soir, le commissaire de police du quartier était venu prévenir le suisse Borcard qu’il eût à préparer le salon et la bibliothèque attenante, qui faisait retour sur le jardin. Et il lui avait remis une liste des personnes qui devaient être admises et introduites dans le grand salon à midi précis.

 

– Une heure auparavant, ajouta-t-il, sur les onze heures, il se présentera un groupe de personnes que la procédure suivie appelle en témoignage. Celles-là n’ont pas à vous donner leurs noms, mais elles exhiberont un laissez-passer signé de moi, sur le modèle que voici. Vous les introduirez par la porte de gauche directement dans la bibliothèque. Mais vous laisserez fermée à clef la porte qui communique du grand salon à la bibliothèque. Et cette clef, vous ne la remettrez qu’à moi.

 

– C’est entendu, monsieur le commissaire.

 

Lorsqu’à midi, la calèche du duc de La Roche-Jugon arriva au perron, tout était prêt et le suisse sous les armes. Hercule descendit le premier et aida le vieux duc à descendre. Puis il lui offrit le bras pour monter les marches. Cette sollicitude inaccoutumée sembla réveiller un instant M. de La Roche-Jugon de sa torpeur. Généralement, Hercule, sans plus s’inquiéter de lui, quand, par hasard, ils sortaient ensemble, laissait aux valets de pied le soin de soutenir leur maître. D’où provenait cette déférence subite ? Au milieu des nuages qui obscurcissaient sa pensée, le duc, évidemment, se trouvait subitement ramené à la vie réelle par sa surprise et cherchait l’explication de ce problème, dont il pouvait d’autant plus difficilement deviner le mot, que depuis huit jours on lui avait absolument caché la crise où se débattaient l’honneur et la fortune des La Roche-Jugon.

 

Et pourtant, la situation s’était chaque jour aggravée. On pouvait lire une catastrophe prochaine sur le front accablé du dernier des La Roche-Jugon. Hercule venait jouer sa dernière carte, et malgré son infatuation persistante, il avait éprouvé de tels déboires, qu’il commençait à douter de cette succession, qui lui semblait quelque temps avant si bien conquise. Sans doute rien ne lui démontrait que Me Dupeyrat se fût trop avancé en lui donnant copie des conclusions du commissaire chargé de l’enquête. Mais les déceptions s’étaient succédé si rapides pendant cette interminable semaine, qu’il ne pouvait dominer la frayeur superstitieuse qui s’était emparée de lui.

 

D’abord, aucune nouvelle de Coppola. On ne savait ce qu’il était devenu.

 

Le marquis s’imaginait qu’apprenant la débâcle et se sentant très chargé de responsabilités, il avait cru prudent de se mettre à l’abri et de les laisser se débrouiller seuls.

 

Mais Mme de Frégose, sans lui expliquer ses motifs, – ne pouvant lui raconter qu’elle avait prudemment mis la main sur le magot du baron, – affirmait qu’il fallait des circonstances exceptionnelles, des empêchements graves pour expliquer ce silence et cette disparition. D’autant qu’il était parti avec Brin-d’Amour et que, par le piqueur, il eût pu tout au moins transmettre un mot, une lettre, un avis. Mais toutes les dépêches étaient restées sans réponse, et John, qu’on avait cru devoir envoyer à Saint-Brieuc et sur la côte de Bretagne, n’avait pas reparu.

 

Colombin avait été révoqué le lendemain même de sa visite à Mazas, et toute sa combinaison pour séduire un des surveillants s’était aussitôt écroulée.

 

Si bien que trois jours après, la faillite de la Société universelle avait été prononcée, et que des mandats de comparution étaient à la veille d’être envoyés à tous les administrateurs.

 

Le marquis avait été prévenu officieusement que son père et lui seraient appelés le lendemain au Palais de Justice.

 

Dans la presse même, on avait déjà insinué que l’arrestation des grands personnages qui faisaient partie du conseil, avait été discutée et résolue affirmativement par le ministère.

 

C’était aller un peu vite en besogne, car nos hommes d’État ont trop de scrupules pour aborder franchement de telles situations.

 

Mais le seul fait d’avoir osé imprimer la nouvelle sans crainte d’être sévèrement démenti, révélait la surexcitation extrême de l’opinion publique contre les auteurs de tant de ruines.

 

C’est à l’hôtel du Louvre, où il était descendu incognito à son retour de Belgique, que le marquis avait appris de la bouche de Jessica tout ce qui s’était passé pendant sa courte absence, et ce ne fut pas sans une sorte de répugnance qu’il reparut, le samedi, rue du Cirque, pour venir prendre le duc son père et se rendre avec lui à l’hôtel de Kermor.

 

Pourtant, si ce cap dangereux pouvait être heureusement doublé sans tempête, il se disait qu’il n’y aurait que demi-mal. Il partirait aussitôt pour Londres, et de là pour Cuba, avec une fortune dans sa poche et la perspective d’une vie nouvelle.

 

Et tous ses préparatifs étaient faits en conséquence. Son valet de chambre l’attendrait à partir de midi et demi, dans une voiture, rue de Bellechasse, avec les bagages, pour gagner le chemin de fer du Nord. Il avait combiné sa fuite comme un simple caissier.

 

Quand ils entrèrent dans le grand salon, dont le suisse leur ouvrit les portes à deux battants, et au milieu duquel étaient disposés une table pour les gens de loi et un cercle de fauteuils formant demi-lune pour les parents et autres personnes convoquées comme témoins, il n’y avait encore personne, pas même Me Dupeyrat, pour les recevoir.

 

Le duc s’assit pensif. Le marquis se promena du côté des fenêtres donnant sur la cour, guettant avec impatience les retardataires.

 

Il était là depuis cinq minutes, qui lui avaient paru longues d’une heure, quand le bruit d’une porte le fit se retourner. Et à son grand étonnement, de la porte de la bibliothèque, il vit sortir trois hommes à tenue officielle, et qu’il voyait pour la première fois. Le principal clerc de Me Dupeyrat les suivait, portant un volumineux dossier.

 

Puis venait un greffier, qui alla disposer aussitôt la table et s’assit au bas bout, quand les trois personnages, après avoir silencieusement salué le duc et le marquis, y eurent pris place eux-mêmes. Le principal du notaire s’assit un peu en arrière, déployant son dossier sur une chaise, prêt à en passer les pièces une à une à qui de droit.

 

À ce moment, le marquis entendit une sorte de roulement sourd, et se retournant vers la cour, il vit le suisse pousser les deux battants de la grande porte cochère et la fermer à triple verrou.

 

Une stupéfaction voisine de la crainte se manifesta sans doute sur la figure du marquis Hercule, car l’un des nouveaux venus, prenant la parole, crut devoir expliquer la mesure prise.

 

– Toutes les personnes que nous attendions, témoins et intéressés, étant actuellement présentes à l’hôtel, j’ai donné l’ordre que les portes fussent fermées pour que l’on ne vint pas nous interrompre.

 

Et comme le marquis, reprenant son calme, semblait, par son attitude, demander à qui il avait affaire :

 

– Je suis ici, reprit celui qui semblait présider, délégué en cette circonstance par M. le garde des sceaux, dont j’ai l’honneur de diriger le cabinet…

 

Une lumière soudaine se fit dans l’esprit du marquis. Il lui sembla qu’il avait là en face de lui un de ses principaux adversaires, et le nom lui revint en même temps.

 

– M. de La Condamine, dit-il, conseiller d’État en service extraordinaire !

 

– Oui, monsieur le marquis, répondit La Condamine avec une inclinaison de tête, et voici mon collègue, M. le conseiller d’État Roland, chargé du rapport par la commission d’enquête de la deuxième session, et M. le substitut du procureur général Castelnau, qui nous assiste.

 

Si Coppola eût été présent, il eût pu reconnaître dans celui que l’on présentait au marquis avec son nouveau titre de substitut du procureur général, son procureur de Saint-Brieuc.

 

Après ces présentations sommaires, le conseiller d’État chargé du rapport prit la parole, et ses premiers mots firent dresser l’oreille au marquis.

 

– Monsieur le duc, dit-il, monsieur le marquis, j’ai à vous communiquer non seulement les résultats de la première enquête faite à l’effet de vous envoyer en possession de l’héritage de feu Mme la duchesse de La Roche-Jugon, veuve en premières noces de Gabriel-Desiré comte de Kermor, mais aussi des découvertes qu’une seconde enquête, motivée par un incident inattendu, vient tout récemment d’apporter à l’instruction de l’affaire.

 

– Un incident inattendu… Me Dupeyrat, dans ses communications, ne fait allusion à rien de semblable.

 

– La chose est naturelle… Le fait auquel se rapporte la deuxième enquête étant plus récent de date et ne s’étant même produit que vingt-quatre heures après l’arrestation de Me Dupeyrat.

 

– Me Dupeyrat arrêté ! s’écria le marquis en se levant tout effaré.

 

– Ne le saviez-vous pas ? dit M. de La Condamine. Le fait a suivi de près l’effondrement de la Société universelle. Me Dupeyrat avait joué avec les sommes appartenant à ses clients ; de nombreuses plaintes ont été déposées, et il a été arrêté à Tergnier, au moment où il s’apprêtait à passer la frontière.

 

Et comme le marquis, dans son agitation, qu’il avait peine à contenir, semblait prêt à quitter la place :

 

– Veuillez vous asseoir, lui dit sèchement le conseiller-rapporteur.

 

Puis se tournant vers le duc :

 

– Je dois vous rappeler en quelques mots, monsieur le duc, l’historique de la question. Lorsque Mme de La Roche-Jugon, votre femme, mourut, Me Dupeyrat produisit un testament par lequel elle vous instituait son légataire universel. Ce testament était de date récente et était motivé dans ses dispositions par la mort du fils qu’elle avait eu de son premier mariage avec le comte de Kermor et par le décès qu’elle croyait également constaté de la femme et des deux enfants de ce fils. Sur le vu de ce testament, l’homologation de ce legs allait vous être accordée, quand il se produisit une protestation…

 

– Oui, dit le duc, il m’en souvient, et je m’empressai de demander le premier une enquête.

 

– Nous vous rendons cette justice, monsieur le duc, c’est que vous pouviez alors profiter de l’absence de l’opposant et du manque de preuves à l’appui. Mais que tout au contraire vous avez insisté, vos lettres sont là au dossier, pour que la lumière fût faite, vous déclarant très satisfait si l’on pouvait retrouver la trace des enfants que l’on signalait comme ayant survécu à leur père.

 

– Eh bien ! monsieur ?

 

– Des années se sont passées sans que la question avançât d’un pas. Les autorités espagnoles de Cuba affirmaient que Mme de Kermor et ses enfants avaient été ensevelis sous les ruines de l’hacienda brûlée par les volontaires ; mais, seul, le consul de France à Santiago soutenait le contraire, refusait de contresigner le constat de la disparition, et, par ce fait, mettait un obstacle régulier à votre envoi en possession…

 

– Il y avait là, dit le marquis, une mauvaise volonté toute personnelle, et dont son successeur a révélé les mobiles.

 

– Peut-être, reprit le conseiller. La suite va nous l’apprendre. Les seuls événements qui ne souffraient aucune contradiction, c’était d’abord l’incendie de la plantation du Paradas, l’arrivée du comte de Kermor en France, sur la côte de Bretagne, et sa mort tragique et mystérieuse dans un cabaret de Saint-Servan.

 

Cet appel au passé, ces souvenirs lugubres avaient réussi à tirer absolument le duc de sa torpeur. Il s’était redressé dans son fauteuil, et droit, l’œil bien ouvert, la main fermement appuyée sur le bec-de-corbin de sa canne, il écoutait.

 

Le marquis, lui, dans l’attente de quelque catastrophe, sentait une sueur froide lui perler sur le front.

 

Le conseiller rapporteur continua :

 

– Mme de La Roche-Jugon, cruellement atteinte dans ses affections, ne survécut qu’un an à la mort de son fils, et le testament qui vous institue légataire fut dicté évidemment dans la conviction que la mort avait frappé ses héritiers naturels et directs.

 

– Assurément.

 

– Alors vous reconnaissez que si le moindre doute était survenu avant la mort de la duchesse, elle eût fait de vous son exécuteur testamentaire peut-être, mais non son légataire.

 

– Je le reconnais.

 

– La protestation qui arriva six mois après sa mort et qui fit surseoir à l’exécution, était signée du nom d’Hoël Legoarrec. Connaissez-vous cet homme ?

 

– J’en avais seulement entendu parler comme du frère de lait de mon beau-fils. Il lui était dévoué, disait-on, jusqu’à la mort…

 

– Et même jusqu’à la folie, ajouta dédaigneusement le marquis ; il l’a prouvé d’ailleurs.

 

– Sa folie était honorable et vraiment raisonnable, reprit le conseiller. Il affirmait que les enfants du comte de Kermor et sa femme n’avaient pas péri dans l’incendie. Il annonçait qu’il était parti pour les retrouver et demandait péremptoirement qu’on fît bénéficier les héritiers de la grande fortune de M. de La Roche-Jugon des dispositions de la loi qui consacrent et garantissent les droits des absents pendant un certain nombre d’années.

 

– Il avait raison, dit le duc.

 

Le marquis haussa les épaules et mordit sa moustache.

 

– Les affirmations d’Hoël, continua le rapporteur, se trouvèrent, à l’enquête, corroborées par l’opinion personnelle du consul de Santiago, et la question resta en suspens, privée de solution, toujours équivoque et douteuse, jusqu’au mois dernier. C’est alors que mon prédécesseur, chargé de la première enquête, reçut, par l’entremise des bureaux des Affaires étrangères, un document qu’il jugea suffisamment explicite et probant pour lui permettre de prendre des conclusions, et, par son rapport, que j’ai là sous les yeux, se basant sur les témoignages nombreux recueillis par le nouveau consul de France à Santiago, il proposa de mettre la cause en discussion et de consentir, selon la teneur du testament de 1869, à votre envoi en possession.

 

Il y eut un silence ; le conseiller s’était interrompu pour prendre quelques pièces nouvelles dans son dossier, et le marquis, profondément inquiet, ne le quittait pas des yeux, se demandant où il voulait en venir.

 

Au bout de trois secondes, il reprit :

 

– La discussion et le vote eurent lieu en séance du conseil et le résultat vous fut favorable. Un premier décret fut rédigé, dont on transmit copie à Me Dupeyrat, et on se préparait à passer à l’exécution, quand l’incident nouveau dont j’ai parlé se produisit.

 

Il faut croire que le conseiller savait à quel point ses révélations portaient sur le cerveau du marquis, car il scandait lentement ses paroles tout en le regardant, comme s’il se fût fait un malin plaisir de le tenir sur le gril.

 

– Le fait dont je vais vous entretenir devait nous forcer à surseoir, car il ne s’agissait de rien moins que de l’intervention directe de M. le garde des sceaux.

 

La Condamine eut un hochement de tête approbatif.

 

– Une série d’informations sur l’affaire était parvenue au cabinet du ministre : lettres, dépêches, rapports de police, se combinant et concordant entre eux. Il avait fait rédiger une note d’ensemble avec les documents à l’appui et nous invitait à nous assurer, avant d’aller plus avant dans la voie où nous étions engagés, de l’exactitude des faits et de la sincérité des témoignages. Or, en première ligne, nous retrouvions le nom de cet Hoël Legoarrec, qui avait signé la première protestation, et qui, depuis, n’avait plus donné signe de vie. Mais son silence s’expliquait. Il avait consacré ces longues années à la recherche des victimes de l’incendie du Paradas, et il s’empressait, avant de regagner la France, d’aviser l’ancien consul à Santiago, aujourd’hui fixé à Paris, de l’heureux succès de ses démarches…

 

– L’heureux succès ! dit le duc ; mais alors les héritiers de Mme la duchesse sont vivants, retrouvés !

 

– Au moins se présentent-ils pour recueillir l’héritage… Et si l’identité est constatée, leurs droits seront-ils de nature à primer les vôtres.

 

Le marquis ne put contenir une sourde exclamation de rage.

 

– Qu’avez-vous, monsieur le marquis ? dit La Condamine.

 

– Eh ! monsieur, un héritage de cette importance est de nature à exciter la convoitise de bien des aventuriers. Pour s’assurer ces millions on ne recule pas devant un crime…

 

– Vous avez parfaitement raison, monsieur le marquis, dit le conseiller rapporteur en lui coupant la parole, mais nous n’avions pas besoin d’être encouragés par vos avis pour nous tenir en garde contre de criminelles revendications. Cette affaire de succession Kermor, quand on l’étudie de près, est déjà toute pleine de honte et de sang.

 

– De honte et de sang ? s’écria le duc.

 

– Oh ! vous n’en pouvez rien savoir, monsieur le duc, dit le conseiller avec une réelle déférence. Tout s’est passé en dehors de vous et loin de vous. Mais aujourd’hui que nous reconstruisons ce passé douloureux, vous allez pouvoir juger par vous-même que mon appréciation, si grave qu’elle vous semble, est encore une atténuation…

 

– Que savent-ils donc ? pensa le marquis… J’ai l’air d’un coupable sur la sellette.

 

– Le premier document de la cause, c’est la lettre d’Hoël Legoarrec, écrite au lendemain de la mort de Mme la duchesse. Aucun fait particulier. Il ne précise rien, affirme seulement l’existence des héritiers et déclare qu’ils se présenteront. Le second est un rapport du consul de Santiago. Revenant sur les faits qui se sont passés au Paradas, il déclare que, de l’enquête à laquelle il s’est livré, il ressort nettement pour lui la certitude que les volontaires de Cuba n’ont été que les instruments d’un complot particulier contre la famille de Kermor, qu’on espérait faire disparaître, et il se demande à qui devait profiter ce quadruple crime ?

 

– Comment, monsieur ? dit le duc.

 

– Attendez. Dans un second mémoire, le consul déclare que les restes de la comtesse de Kermor n’ont pas été retrouvés sous les décombres ; qu’une mulâtresse à son service, qui a péri de ses blessures, a raconté avant de mourir que la comtesse avait pu fuir par un passage souterrain, et qu’au moment où elle allait la suivre, elle avait été renversée par une poutre embrasée. D’autre part, l’embarquement du comte avec ses deux enfants est inscrit au livre de bord d’un paquebot qui faisait alors le service de la poste de la Havane à Liverpool. Nous en avons obtenu le certificat à la seconde enquête.

 

– Cependant, dit le duc, qui suivait ce récit avec une extrême attention, on m’a raconté que le comte de Kermor, mon beau-fils, avait débarqué à Saint-Malo, et que, dans une rixe malheureuse avec des matelots étrangers, il avait été tué ;… mais on le disait arrivé seul en France et de ses enfants nul ne parlait…

 

– C’est précisément ce qu’explique la déposition d’Hoël. Prévenu qu’on en voulait à ses jours et que ces mêmes ennemis qui n’avaient pas réussi à se débarrasser de lui à la Havane, le guettaient à son arrivée en France, le comte ne garda que son fils avec lui. Sa fille aînée resta cachée dans une ferme bretonne, et lors du guet-apens de la taverne de Saint-Servan, le petit garçon, effrayé par la bagarre, s’était si bien caché dans le bas d’un bahut que les assassins, bien qu’il eût été blessé d’un de leurs coups de feu, ne le découvrirent pas et crurent que le père l’avait fait emporter.

 

– Alors les deux enfants étaient en France et ont survécu ?

 

– Oui, monsieur le duc, mais il n’était pas permis à Hoël, après de telles preuves, de douter du mobile qui faisait agir les misérables ou le misérable qui avait commandé la mort du père ; aussi, pour préserver leur existence, renonçant à venger sur l’heure le meurtre de son frère de lait, s’occupa-t-il d’abord de choisir aux enfants un asile sûr, puis il partit pour retrouver la mère et recueillir les témoignages qui devaient leur assurer la libre possession de leur fortune.

 

– Mais enfin, qui accuse-t-on donc de l’assassinat du comte de Kermor ?

 

– Nous y arriverons tout à l’heure, monsieur le duc ; mais, pour ne pas perdre la filière, permettez-moi de continuer ce récit d’après l’ordre de mes documents… Hoël Legoarrec, retourné à la Havane, resta des années sans fournir de ses nouvelles. Mais ses adversaires ne s’endormirent pas pendant ce temps-là. Ils réussirent à faire destituer le consul qui s’opposait à leurs visées et de plus ils parvinrent à découvrir la retraite d’Yvonne et de Thaddée de Kermor.

 

– Et alors ?…

 

– Voici ce qui se passa… Nous arrivons à des évènements très récents. Les enfants du comte avaient été confiés par Hoël Legoarrec à une de ses proches parentes qui habitait Provins. Il devenait important de les faire disparaître. Un notaire de Paris se chargea de les attirer chez lui sous prétexte d’affaires d’héritage et de les livrer à leur ennemi. Il y réussit à moitié. Les enfants, une jeune fille de seize à dix-sept ans, un jeune garçon de quatorze, après avoir été conduits par lui dans une campagne où il leur offrait un asile sûr, furent enlevés, grâce à sa complicité, par des gens qui, sans doute, avaient mission de s’en défaire, mais qui furent déjoués dans leurs calculs par la fuite du petit garçon et l’intervention d’un étranger.

 

– Ce Caillebotte maudit ! murmura le marquis entre ses dents… Allons ! tout est perdu… Mais, mon père ?

 

Et pour la première fois, il se prit à réfléchir à l’effet qu’allaient produire sur le vieux duc ces révélations, qu’il pouvait d’avance prévoir accablantes.

 

– Cet étranger qui a joué un rôle très actif dans toute cette affaire, nous apportera son précieux témoignage. Il nous redira de quelle façon son attention a été attirée dans le bois de Vincennes par le coup de pistolet tiré par le piqueur Brin-d’Amour sur le jeune comte de Kermor…

 

– Brin-d’Amour, monsieur le marquis… Vous entendez… Brin-d’Amour, votre piqueur ? dit le duc en se tournant vers Hercule. Qu’avez-vous à répondre ?

 

– Eh ! monsieur ! que sais-je des exploits de ce drôle, qui n’est plus même à mon service ?

 

– Ce Brin-d’Amour avait conduit la jeune fille dans une habitation de l’île des Loups qui, d’après l’enquête, vous appartient, monsieur le duc, continua le rapporteur sans paraître s’être aperçu des quelques mots échangés entre le père et le fils.

 

Mais, cette fois, l’accusation devenait directe, il n’y avait plus à en douter.

 

Jusqu’où pouvait-elle aller ? Le duc, redevenu silencieux, attendit, l’œil fixé sur son fils.

 

– C’est de là que Jacques Caillebotte, l’étranger généreux dont j’ai parlé tout à l’heure, réussit à faire sortir la jeune Yvonne pour la mettre à l’abri, ainsi que son frère, des machinations de gens évidemment désireux de se débarrasser de ces deux enfants. Mais la tâche entreprise par Jacques Caillebotte n’était pas facile, car on le suivait à la trace, et les événements graves qui viennent de s’accomplir dans la baie de Saint-Brieuc prouvent à quel point ses adversaires faisaient bon marché de la vie humaine.

 

Le marquis eut un redoublement d’attention anxieuse. Que s’était-il passé dans la baie de Saint-Brieuc ? Il allait donc enfin l’apprendre et savoir aussi ce qu’était devenu Coppola, dont il n’avait aucune nouvelle depuis huit jours.

 

Le rapporteur avait pris une pièce dans son dossier et reprit :

 

– C’est du retour en France d’Hoël Legoarrec qu’il s’agit ici. Son embarquement à la Havane avait été signalé, on en a la preuve, dans une série de dépêches qui ont été relevées par voie de commission rogatoire. Il était parti sur la Séraphita, et à Liverpool, s’il fût descendu à terre, il n’eût peut-être jamais reparu en France. Mais bien au contraire, c’est la côte de Bretagne qu’il visait, et pour plus de sécurité et de mystère, se sachant suivi, il avait décidé, avec le capitaine Duclair, que la Séraphita viendrait courir des bordées jusqu’au phare des Verdelets et que la descente s’opérerait de nuit avec la chaloupe… Mais sur la côte on le guettait à l’arrivée et la perte de la Séraphita avait été froidement combinée. Les principaux embrigadeurs de cet horrible drame sont connus. L’agent principal est un certain aventurier depuis longtemps recherché par la justice, et qui, j’ai le regret de le constater, monsieur le duc, occupait depuis son dernier avatar une situation élevée dans votre maison, une large place dans votre intimité…

 

– Que dites-vous, monsieur ? De qui voulez-vous parler ?

 

– D’un prétendu baron de Coppola.

 

– Prétendu…

 

– Oh ! son dossier a été reconstitué, et c’est même ainsi que toute la filière de cette affaire de la succession de Kermor s’est trouvée soudainement éclairée aux yeux de la justice. Cet homme qu’on avait introduit chez vous, monsieur le duc, sous le nom de Coppola, avait joué antérieurement à Cuba, sous celui de Ramirez, un rôle sanglant. C’était cet homme, en effet, qui commandait les volontaires qui mirent le feu à l’hacienda du Paradas, dans l’espoir d’y faire périr toute la famille de Kermor.

 

– Quoi ! s’écria le duc, cet homme que j’abritais sous mon toit, ce Coppola que vous m’aviez présenté, mon fils, comme un gentilhomme savoisien, dont l’honorabilité vous était connue…

 

– Eh ! monsieur, ne pouvez-vous penser ou que ces affirmations sont dénuées de preuves ou que j’ai été trompé moi-même…

 

– Monsieur le marquis, dit ave sévérité le conseiller, vous avez des mots imprudents. Avant de parler d’affirmations dénuées de preuves, vous devriez attendre la fin de mon récit… Votre commensal, ou, si vous aimez mieux, votre ami, ledit baron de Coppola est, je le crois bien, au bout de sa carrière d’aventurier, car les comptes qu’il a à nous rendre sont très considérables, et il lui faudra des années pour les apurer… et comme les agents qui le ramènent de Saint-Brieuc sont fidèles, il est à supposer que cette rois il ne faussera pas compagnie à ses juges…

 

La révélation était si accablante, le coup si direct, que le marquis devint blême et essaya vainement de balbutier une réponse.

 

– J’achève ce récit un peu précipité, monsieur le duc, mais qui contient des détails dont vous devez avoir connaissance. Je vous ai dit que la Séraphita devait profiter de la nuit pour débarquer Hoël Legoarrec. Mais le Coppola et son agent Brin-d’Amour étaient malheureusement au fait de ce projet, et pour en empêcher l’accomplissement, ils n’hésitèrent pas à avoir recours au crime.

 

Le duc était retombé dans son fauteuil. Dans sa face pâle l’œil seul semblait vivant encore… Pourtant, il tressaillit à ce mot de crime, et ses lèvres le répétèrent avec effroi.

 

– On acheta et l’on grisa le gardien du phare des Verdelets, et Brin-d’Amour, secondé par un épais brouillard, put éteindre les feux. Le capitaine Duclair, trompé par cette manœuvre meurtrière, vint donner dans la région des brisants, et la Séraphita eût infailliblement péri corps et biens, sans le dévouement du fermier des Verdelets, de ses amis, de ses parents et d’un certain nombre de marins de la côte… Ce crime atroce fut donc commis en pure perte. Brin-d’Amour, surpris au milieu de l’exécution de son infâme action, se brisa le crâne sur les rochers du phare. Et le principal coupable, celui qui avait tout combiné et tout conduit, vint, dans sa rage, se prendre au piège qu’il avait tendu. En effet, cet aventurier, abusant dans nos ministères de relations avec de hauts personnages, qui, aujourd’hui, le connaissant mieux, s’empressent de le renier, avait obtenu une sorte de procédure qui pouvait tromper un œil mal exercé et provoquer l’extradition immédiate d’Hoël Legoarrec. Mais l’éveil avait été donné à Paris sur ces manœuvres et les précautions bien prises pour faire avorter sa tentative. Des confrontations de la première heure résulta immédiatement la conviction que ce Coppola, qui avait fait de l’hôtel de La Roche-Jugon le quartier général de ses entreprises criminelles, était bien le Mathéo Barrabino et le Ramirez qui nous était signalé. Restaient à établir les complicités.

 

Le conseiller s’arrêta. Avant d’aller plus loin, il semblait inspecter le visage du vieux duc, comme pour voir s’il était en état de supporter la vérité. Ce fut le duc lui-même qui l’encouragea.

 

Il se redressa comme atteint par ce silence.

 

– Ne craignez pas ma faiblesse, monsieur, et dites sans réticence tout ce que vous avez à dire. Ma maison est compromise, j’ai le droit de tout connaître.

 

Le marquis, une main dans son gilet, se déchirait la poitrine de ses ongles. L’idée de quitter la place lui était venue naturellement. Mais il s’était dit qu’au point où en étaient les choses, les portes devaient être gardées.

 

Après un coup d’œil échangé avec ses collègues, le conseiller reprit :

 

– Ces complicités, deux télégrammes et une lettre venus de Paris à l’adresse du Coppola, à Pléneuf et à Saint-Brieuc, nous les révélèrent, et ces pièces servirent de point de départ à la nouvelle enquête, qui a pu facilement être menée à bien en quelques jours. Les conclusions du second rapport diffèrent essentiellement de celles du premier, car aujourd’hui la comtesse de Kermor, ramenée de Cuba par Hoël Legoarrec, sauvée du naufrage de la Séraphita, a retrouvé aux Verdelets ses deux enfants, qu’on avait envoyés là dans la ferme du capitaine Alain Le Guénic, où leurs jours ne pouvaient plus être menacés. Les droits de la comtesse à l’héritage dont il s’agit, ne sont point contestables. Elle hérite de son mari comme survivante de la communauté et comme tutrice de ses enfants. Et quant à la fortune personnelle de Mme la duchesse de La Roche-Jugon, sa capacité successible est la même, bru et nièce de la duchesse, mère du jeune comte Thaddée et de Mlle Yvonne de Kermor, elle doit à ces divers titres être envoyée en possession, sauf protestation motivée de votre part, monsieur le duc, et c’est pour savoir de votre bouche si vous mettrez la moindre opposition aux conclusions nouvelles du conseil d’État, que vous avez été convoqué ainsi que M. le marquis de La Roche-Jugon.

 

Le duc parut surpris. Il s’attendait à tout autre chose. Le conseiller rapporteur avait eu pendant un instant toute l’allure d’un accusateur. C’était bien une sorte de réquisitoire qu’il avait prononcé, et dans ses conclusions il semblait pourtant qu’il oubliât ses prémisses.

 

– J’ai dit, monsieur, répondit le duc d’une voix nette, que j’étais prêt à m’incliner devant les droits des héritiers naturels de madame la duchesse, Vous les avez retrouvés, il suffit, je fais plus que m’incliner, je suis heureux de cette résurrection. Mais sont-ce donc là vos seules conclusions ?… Vous parliez tout à l’heure de crimes prémédités, de révélations, de complicités ?…

 

– Monsieur le duc, j’ai dû en effet lire les faits criminels qui nous sont connus, par nécessité d’argumentation, mais il ne m’est donné à moi, ainsi qu’au conseil que je représente, que de délibérer sur des faits du domaine civil… Pour le reste, M. le procureur général Castelnau est seul autorisé à parler de façon plus explicite…

 

Déjà le duc se retournait vers le procureur général pour renouveler sa mise en demeure ; quand le marquis, jouant sa dernière carte, s’écria :

 

– Monsieur le duc, permettez que je réclame une présentation qui aurait dû être le premier objet de cette réunion…

 

– Comment ?

 

– Avant de céder la place à la veuve du comte de Kermor et à ses enfants, ne convient-il pas que nous soyons appelés à juger à quel point les enfants ressemblent à leur père et la veuve… à elle-même. Des héritiers qui surgissent au bout de dix années me paraissent terriblement sujets à caution, et je ne pense pas que M. le conseiller rapporteur, quelles que soient ses convictions, veuille considérer ma légitime curiosité comme une tentative criminelle.

 

Le marquis, pour un instant, avait repris toute son impertinence.

 

– Qu’à cela ne tienne, dit M. de La Condamine, vous allez être satisfait.

 

Et, se tournant vers le greffier, qui déjà repoussait sa chaise pour se lever :

 

– Faites entrer la comtesse de Kermor, ses enfants et les divers témoins convoqués.

 

Le greffier se dirigea vers la porte de la bibliothèque et en ouvrit les deux battants.

 

Instinctivement le duc se leva et fit un pas en avant. La gravité de la situation avait galvanisé ses nerfs, il se tenait droit et ferme comme à quarante ans.

 

Le marquis, bien que provoquant l’épreuve, avait été désagréablement surpris de la voir si prompte, et s’il se leva, ce ne fut pas pour avancer. Au contraire, il s’accouda derrière le haut dossier de son fauteuil, comme s’il voulait s’en faire un rempart.

 

Le greffier, après avoir fait un signe d’appel aux personnes que contenait la bibliothèque, s’était effacé, et Mme de Kermor parut avec ses deux enfants, à la fois appuyée sur Pervenche et Thaddée et enlacée par eux.

 

Elle était encore bien faible et bien pâle, et son doux sourire, son regard vague, étonné, cet abandon machinal de sa personne auraient pu révéler l’état de son esprit à des gens moins préoccupés que le duc et le marquis.

 

Mais, en dépit du changement que les années et la souffrance avaient apporté à ses traits, le duc n’hésita pas un instant à reconnaître en elle sa nièce et la femme de son beau-fils… D’ailleurs n’avait-elle pas à ses côtés Pervenche, qui se dressait devant lui avec l’auréole de ses cheveux blonds, comme un vivant portrait de famille,… Pervenche, l’image de sa mère à seize ans !…

 

Aussi, sans plus attendre et ne voulant pas permettre qu’aucune discussion s’engageât sur ce point :

 

– Monsieur le conseiller, monsieur le procureur général, dit-il à voix haute, je déclare hautement et devant tous que je reconnais madame comme étant bien Charlotte-Désirée-Yvonne de La Roche-Jugon, ma nièce, fille de feu mon frère et la veuve du comte de Kermor, mon beau-fils. Et dès maintenant je déclare sans fondement aucun toutes les actions en revendication qui ont pu être exercées en mon nom au sujet de la succession de Mme de La Roche-Jugon ma femme, dont voici les héritiers légitimes.

 

Le greffier avait aussitôt transcrit la déclaration sur son procès-verbal.

 

Le duc se retournant vers lui, ajouta :

 

– Ce dont ma signature, messieurs, fera foi au bas de ce procès-verbal.

 

Et, prenant la plume, il parapha la page que lui indiqua le greffier.

 

Cependant sa voix avait réveillé un écho lointain dans le cœur de Mme de Kermor.

 

– Mon oncle, dit-elle en faisant un pas en avant.

 

Mais le duc l’arrêtant du geste :

 

– Permettez, chère enfant, que j’accomplisse un dernier devoir.

 

Elle s’arrêta, sans comprendre autre chose que le geste ; il crut qu’elle se soumettait par déférence.

 

Et, s’adressant cette fois au procureur général :

 

– Le moment serait venu sans doute pour vous, monsieur le procureur général, d’établir les responsabilités et de réclamer des comptes. Mais ne pensez-vous pas que l’autorité paternelle a des droits antérieurs ?

 

– Monsieur le duc…

 

– Mme de Kermor est désormais chez elle ; votre premier soin doit être de la remettre en possession de son hôtel. Laissez-moi, pendant que vous remplirez cette formalité et la levée des scellés, entretenir quelques instants M. le marquis en particulier. Vous nous retrouverez tous les deux prêts à souscrire à vos désirs, quand votre mission sera terminée.

 

– Soit, dit le procureur général en montrant au duc un petit salon dont les fenêtres donnaient sur le jardin ; vous pouvez disposer de ce salon…

 

Le marquis étouffait de rage. Un instant il eut l’idée de protester ; mais, parmi les témoins, il voyait des figures dont les yeux, fixés sur lui, ne lui annonçaient rien de bon. Il ne connaissait ni Caillebotte, ni Bruno, ni Corréard, mais les traits d’Hoël étaient restés gravés dans sa mémoire, et un autre visage menaçant se dressait devant lui… celui du capitaine Duclair.

 

– Le père de Balbine… murmura-t-il. De celui-là pas de grâce à attendre !

 

Aussi quand le duc, lui montrant la porte ouverte du petit salon, lui dit :

 

– Venez, monsieur…

 

Ne trouvant plus une objection à faire et presque heureux de se soustraire aux regards de tant d’ennemis, se borna-t-il à s’incliner et à suivre le vieillard.

 

Sur le seuil, le duc le fit passer le premier, puis referma la porte au verrou.

 

X

LIQUIDATION DE FAMILLE.


Le marquis avait fait quelques pas en avant, la tête baissée. Au bruit du verrou poussé, il se retourna.

 

– Le sermon sera dur et long, pensa-t-il.

 

Mais il se trompait.

 

Le duc n’avait pas la prétention d’éveiller en lui les bons sentiments endormis et de lui faire de la morale. Il savait trop à quelle nature il avait affaire.

 

Son but était tout autre.

 

Il indiqua un siège au marquis et prit un fauteuil. Mais quand le marquis, rassemblant ses dernières audaces, releva la tête vers le duc de La Roche-Jugon, il éprouva à le voir un saisissement étrange. Un changement bizarre s’était fait dans la physionomie du vieillard. Il avait l’œil brillant et un sourire sardonique sur les lèvres, la tête haute, le regard chargé de mépris et le front rayonnant de l’homme satisfait d’un triomphe obtenu…

 

Hercule n’en pouvait croire ses yeux.

 

– Est-ce que la folie l’a gagné ? Mon père se réjouit-il de me voir abattu, aux mains d’ennemis sans pitié ?…

 

Mais le duc ne lui laissa pas le souci de deviner cette énigme.

 

Il s’expliqua d’une voix brève et ferme.

 

– Monsieur le marquis, tant que vous ne m’avez donné à subir en spectacle que la comédie de vos vices, je n’ai rien dit et j’ai laissé faire, n’attendant de vous rien de bon, de noble et d’élevé ; mais tout au contraire, certain d’avance que vous seriez un composé des plus mauvaises passions et des plus tristes instincts…

 

– Mon père…

 

– Votre père… aux yeux de la loi et du monde, sans doute, parce que vous êtes né de ma première femme et que je n’ai pas jugé à propos de vous désavouer…

 

– Monsieur…

 

– Oui, appelez-moi monsieur, j’aime mieux cela… Il y a quarante ans environ, au jour de votre naissance, j’aurais pu vous étouffer dans les bras de votre mère, qui se mourait en avouant son crime ; mais je fis le sacrifice de ma colère à l’honneur de ma maison, et je permis que le bâtard fût élevé chez moi avec tous les privilèges appartenant à l’héritier de mon sang… Mais si je vous ai subi par politique de famille, sans me faire d’illusion sur votre compte, – car je ne suis pas de ceux qui s’imaginent que c’est par le croisement des duchesses et des laquais que se régénèrent les races épuisées, – au moins pensais-je que vous vous contenteriez, fidèle à votre extraction, d’être abject et nul, infatué de votre nom volé et de viveur de mauvais ton ; mais je ne croyais pas que vous descendriez jusqu’au crime, et qu’un jour il me faudrait intervenir pour vous arracher au bagne, et peut-être à l’échafaud…

 

Le marquis, atterré par cette foudroyante révélation, eut cependant une lueur de joie égoïste. Le duc ne parlait-il pas de le sauver ?

 

Le duc reprit :

 

– Je ne me donnerai même pas la peine de vous interroger. Je n’en ai pas besoin. Ce que la justice a surpris de vos machinations et de celles du bandit dont vous aviez fait mon hôte, n’est sans doute qu’une faible partie de vos basses œuvres. Et je me tiens pour édifié. C’est du rachat de mon nom qu’il s’agit à cette heure ; c’est toute une vie de souillures qu’il faut laver.

 

– Où veut-il donc on venir ? se demanda Hercule avec effroi.

 

– Vous avez compris comme moi les paroles du procureur général, les réticences du conseiller rapporteur. Quand vous sortirez de ce salon, c’est à la Conciergerie, à Mazas peut-être que l’on vous conduira, et ce soir toute la presse redira votre arrestation dans ses moindres détails, et demain, dans chaque journal, on pourra lire en toutes lettres le récit des infamies et des crimes du marquis Hercule de La Roche-Jugon… Grâce à vous, mon nom flétri restera attaché au pilori de notre histoire judiciaire. Vous devinez, monsieur, que cela ne peut être, que cela ne sera pas…

 

– Deviner,… moi… Que prétendez-vous faire ?

 

– Justice.

 

– Justice ! répéta le marquis effaré, qui, d’un bond, recula jusqu’au mur, comme si le bourreau eût eu déjà la main levée sur lui.

 

Le duc, sans répondre, tira une bague qu’il portait à l’annulaire de la main gauche et, en ouvrant le chaton :

 

– Ce petit précipité incolore que vous voyez fixé dans ce cercle d’or, est le simple résultat de la condensation par le froid du principe de l’acide cyanhydrique, le nom scientifique de ce poison que l’on appelle vulgairement de l’acide prussique. L’effet en est foudroyant. Il suffit d’appuyer légèrement le bout de la langue sur ce petit caillou pour régler sans phrases ses comptes avec la justice humaine. Vous savez que notre magistrature a le respect des morts, et que toute procédure se déchire au pied d’un cercueil. Je vous crois assez intelligent pour penser que vous n’hésiterez pas, et que vous me saurez gré de vous avoir ménagé une fin si douce et si prompte,… car je pourrais vous renier et vous jeter sans rémission dans votre boue à cette heure.

 

– Il serait bien tard, répondit le marquis d’une voix sombre.

 

Tout un travail étrange s’était produit, en quelques minutes, dans l’esprit du misérable.

 

Quand il avait vu le duc tirer, pour toute arme vengeresse, cette bague de son doigt, un secret espoir de salut lui était remonté au cerveau. Il s’était dit qu’en somme, il était vraiment ridicule à lui d’avoir trop vite pris peur de ce vieillard si débile. Par le fait, la porte close, la force était de son côté, et le duc aurait mauvaise grâce à employer la violence. Puis cette révélation étrange emplissait son cerveau.

 

– Vous n’êtes pas mon père ? dit-il.

 

Et dans sa pensée, cela se traduisait ainsi :

 

– S’il a dit vrai, qu’ai-je à ménager ? Puisque les liens du sang sont brisés, mes préjugés sont à terre. Ne lui devant pas même la vie, je ne lui dois rien. Il m’a subi par orgueil et pour ne pas avouer sa honte. Étranger et bâtard, que lui importe de me sacrifier ? Mais moi, jouer son jeu, allons donc ! Me tuer ? belle naïveté ! Par égard pour ses cheveux blancs ? Il se rirait de ma candeur. Qu’il l’avale lui-même son caillou, s’il le veut. Moi, j’entends vivre… Je ne suis encore ni cacochyme ni gâteux… et, par le diable ! je sortirai d’ici.

 

Et son regard inspectait curieusement la chambre, fouillait le jardin.

 

Puis revenant au duc :

 

– Ainsi, monsieur, vous n’êtes pas mon père,… c’est chose sûre ?… Et vous croyez alors que je vais ainsi, pour vous complaire, approcher mes lèvres de ce poison foudroyant que vous me tendez si gracieusement… Cela vous arrangerait, je le conçois, et vous pourriez passer ici vos derniers jours, délivré de tous remords, près de votre nièce bien-aimée… Eh ! monsieur, si je ne suis plus le marquis de La Roche-Jugon, si je n’ai plus ni père ni famille, je n’ai plus de sacrifice à faire et d’honneur à garder, et c’est vous au contraire qui devez choisir entre deux souillures, ou celle de mon procès ou celle de ma naissance…

 

Et les bras croisés sur la poitrine, l’audace au front, il bravait le vieillard.

 

– Je ne suis pas votre père, dit le duc, mais je reste votre juge. Vous n’existez que par moi. Ma clémence dédaigneuse vous avait fait la vie facile et glorieuse… Mais, d’un mot, je puis, s’il me plait, preuves en mains, vous remettre à votre place… Ce n’est pas le marquis de La Roche-Jugon que je livrerai, cette porte ouverte, au procureur général, mais un misérable aventurier, le digne complice de ce Coppola, que vous retrouverez sur le banc des assises… À quarante ans, la crainte du ridicule a pu dominer ma conduite… Mais, à mon âge, est-ce que le ridicule peut m’atteindre ?… Vous démasquant, vous laissant aux prises avec votre infamie, je deviens terrible et l’on s’inclinera devant moi… Mais que sert de discuter ? Voulez-vous vous racheter par la mort ?… prenez cette bague… Aimez-vous mieux Mazas et l’échafaud ?… j’ouvre et j’appelle !…

 

Et le duc se tourna vers la porte…

 

– Un instant, monsieur, s’empressa de dire le marquis. Devant cette résolution implacable, il ne me reste plus qu’à me soumettre… Vous m’assassinez… Vos remords me vengeront… Mais êtes-vous certain au moins de l’effet de ce poison ?

 

– C’est la mort instantanée.

 

– Qu’il touche les lèvres ou la langue ?…

 

– Oui…

 

– Donnez…

 

Le duc tendit de nouveau la main, en détournant la tête. Au dernier moment, l’émotion, un certain malaise lui enlevaient ses forces, et quand il eut abandonné la bague saisie par Hercule, il lui fallut s’asseoir ;… il retomba tout absorbé sur son fauteuil.

 

L’autre cependant avait aux lèvres un sourire étrange. Il regarda la bague et son contenu avec attention. Puis il la fixa tout ouverte au pouce de sa main droite.

 

Penché vers le jardin, silencieux, attendant l’événement, le duc lui tournait le dos…

 

Alors, avec un mouvement de chat-tigre, étirant ses bras comme pour s’assurer de leur souplesse, Hercule sauta d’un bond sur le vieillard, qu’il étreignit à la gorge de façon à l’empêcher de pousser le moindre cri, et dans sa bouche béante il plongea le pouce armé de la bague empoisonnée.

 

À peine le duc avait-il essayé de se débattre sous cette étreinte sauvage, que déjà la mort avait fait son œuvre. Ses yeux seuls vécurent assez longtemps pour maudire son assassin ; mais Hercule bravait, en souriant cyniquement, le regard terrible du vieillard, dont il sentait les membres se raidir à mesure que la vie le quittait. Une joie sinistre l’exaltait. Son guet-apens si subitement conçu réussissait à souhait. Tout se passait en silence, et il trouverait bien le moyen de fuir avant le retour des gens de justice…

 

Mais ce silence, dont-il se réjouissait, ce fut lui qui le troubla. Surpris par une douleur atroce, il ne put retenir un hurlement de hyène blessée. Au moment où il allait laisser retomber sur le fauteuil le cadavre inerte de sa victime, une dernière convulsion avait comme galvanisé les nerfs du duc et la mâchoire, se refermant d’un mouvement de cisailles, avait tranché net au-dessus de la première phalange le pouce du marquis.

 

Dans sa rage il repoussa si vivement le vieillard, que le corps roula sur le sol.

 

– Charogne ! cria-t-il, en s’écartant d’un bond, le pouce sanglant.

 

Puis l’instinct du danger reprenant le dessus, il se prit à écouter du côté du grand salon, tout en emmaillotant dans son mouchoir sa main blessée.

 

Les portières avaient sans doute étouffé son cri. Il n’entendit aucune rumeur.

 

– Pas une minute à perdre, se dit-il.

 

Et il courut aux fenêtres qui s’ouvraient sur le jardin. Avec d’infinies précautions, il fit jouer l’espagnolette et attira doucement le vitrage pour se ménager une issue. De ce balcon du rez-de-chaussée sauter au jardin, ce n’était rien. Mais il fallait gagner les allées couvertes, sans être aperçu du premier étage, où devaient circuler en ce moment les amis de la famille de Kermor.

 

Il rampa le long des murs et parvint, sans avoir été vu, à la charmille.

 

Une fois là, il prit sa course, et en quelques enjambées atteignit un point du mur de clôture qu’il avait guigné du petit salon, quand déjà il combinait sa fuite. À cet endroit, sur un espace de dix mètres, le mur était remplacé par une clôture en planches qui se trouvait en bordure d’une large voie. C’était le boulevard Saint-Germain. Le tracé avait mis à bas une maison qui fermait le petit parc de Kermor et créé une façade de dix mètres, dont la réfection n’avait pu se faire tant que la succession n’était pas réglée. Et l’on s’était borné à dresser là une palissade provisoire.

 

Le marquis, dont le péril doublait les forces, réussit à disjoindre deux planches et put se glisser par l’écartement et sauter sur le pavé du boulevard sans être aperçu.

 

Il se secoua, se frotta, car ses habits, ses genoux étaient maculés de sable et de terreau.

 

Et, d’un pas précipité, mais sans courir, pour ne pas attirer sur lui l’attention, il se hâta de gagner la rue de Bellechasse et le quai, où il sauta dans une voiture vide sans avoir été suivi.

 

Il se fit conduire rue Caumartin, au passage du Havre. Il rejoignit à pied la gare, se mêla à la foule des voyageurs. Le guichet s’ouvrait pour le train de Rouen.

 

– Si l’on me cherche, se dit-il, ce sera du côté de la ligne du Nord. Et pendant ce temps-là, à Rouen, je pourrai prendre tranquillement un parti.

 

Et il s’empressa de monter aux salles d’attente.

 

Pendant ce temps, M. de La Condamine était redescendu au grand salon de l’hôtel, accompagné du substitut du procureur général, de Caillebotte et de Corréard.

 

Il alla frapper à la porte du petit salon.

 

Mais personne ne répondit.

 

Il essaya d’ouvrir. Fermée au verrou, la porte résista.

 

Il écouta.

 

Pas le moindre bruit.

 

– Vous aviez fait garder toute les issues ? demanda-t-il au substitut.

 

– La grande porte est fermée ; moitié de mes gens est dans la cour, moitié aux abords de l’hôtel…

 

– Mais vous n’avez pas pensé au jardin ?

 

– Bon ! le jardin est une impasse ; s’il s’y est réfugié, on l’y traquera…

 

– Une impasse,… en êtes-vous sûr ?

 

– Je vais le visiter, dit Corréard en ouvrant la porte-fenêtre qui communiquait à un escalier en perron, à rampes en marbre blanc.

 

– Mais auparavant, une fois dans le jardin, Corréard, dit Caillebotte, jetez un coup d’œil sur ce petit salon par la fenêtre, et faites-nous savoir pourquoi nos hommes ne répondent pas.

 

Corréard descendit rapidement les marches et longea les fenêtres. Il remarqua aussitôt que celle du petit salon était à demi ouverte. Mais il ne put rien voir dans la pièce.

 

– Les oiseaux sont-ils donc envolés ? se demanda-t-il. Et s’accrochant au balcon de fer, il se hissa jusqu’à poser le genou sur la pierre d’appui.

 

Mais une fois là, bien que rompu à de pareilles surprises, il ne put contenir un cri. Il apercevait le cadavre du duc renversé sur le sol.

 

– Mort… Comment ?…

 

Sans plus attendre, il enjamba le balcon, poussa la fenêtre et sauta dans la pièce. Son premier coup d’œil cherchait le marquis.

 

– Il a filé ;… mais alors… c’est donc un assassinat…

 

La chose lui apparaissait trop grave pour continuer seul son inspection. Il tira les verrous et ouvrit la porte.

 

– Voyez ! dit-il.

 

Hoël et Bruno apparurent à leur tour. Caillebotte, qui devina à peu près le drame, se retourna de leur côté.

 

– Fouillez le jardin, voyez si le marquis s’y cache et s’il a trouvé une issue pour fuir. Tâchez de mettre la main dessus et ne le lâchez pas.

 

Corréard et La Condamine avaient relevé le vieux duc.

 

– Il semble qu’il soit en catalepsie…

 

Caillebotte tâta le pouls, et posa la main sur le cœur.

 

– Non… il est mort… et de façon étrange… Cette catalepsie est le résultat d’un poison foudroyant… que je crois reconnaître…

 

– Il n’aura pas voulu survivre au déshonneur de sa maison…

 

– Peut-être… et pourtant, s’il redoutait les commentaires, il aurait eu la patience d’aller mourir chez lui…

 

– Croyez-vous donc à un crime ?

 

– Il faut voir ;… ce serait horrible,… mais l’absence du marquis n’est-elle pas significative ?…

 

À ce moment, Bruno et Hoël se montrèrent sous la fenêtre ouverte.

 

– Eh bien ? leur demanda le procureur général.

 

– Nous avons fouillé le jardin dans tous les sens, répondit Bruno ; il aura fui par la brèche.

 

– Comment ! il existe une brèche ?

 

– Dans la palissade qui donne sur le boulevard Saint-Germain, deux planches écartées dans le bas, de quoi laisser passer un homme de taille ordinaire.

 

– Il est encore temps de le joindre, dit le substitut ; je vais lancer sur ses traces l’inspecteur et ses agents.

 

Caillebotte, La Condamine et Corréard continuaient l’examen du cadavre du duc.

 

– Une paralysie subite du cerveau ne peut-elle déterminer la mort et se traduire par cet état de rigidité ?

 

– Regardez la figure, dit Caillebotte ; elle exprime une terreur extrême. Les yeux, à demi clos, sont couverts comme si le duc avait dû faire un suprême effort de résistance… Cette bouche… Voyez ces dents serrées…

 

– Et cette bave sanglante…

 

– Mais, en effet… n’est-ce pas un lambeau de chair qui retombe sur la lèvre…

 

– Un lambeau de chair ?…

 

– Voilà qui est bizarre… et pourrait nous donner le secret de cette mort…

 

Il essaya de desserrer les dents du cadavre sans y parvenir.

 

– Il faudrait un instrument,… un couteau à lame forte.

 

La Condamine avisa sur la cheminée un stylet.

 

– Ceci peut-être…

 

Caillebotte introduisit la pointe du stylet dans l’intervalle des deux molaires. Malgré son âge, le duc avait conservé une mâchoire solidement meublée. En imprimant une pression graduée à la lame, Caillebotte espérait arriver à mettre en mouvement les nerfs extenseurs du maxillaire.

 

Après de longs efforts, il y parvint, les dents s’écartèrent, la mâchoire inférieure s’abaissa et, comme prise d’un suprême dégoût, la tête du cadavre cracha son secret ; quelque chose d’informe s’échappa des lèvres et roula sur le parquet.

 

C’était la première phalange du pouce droit du marquis, encore cerclé de la bague meurtrière.

 

– Le mort a parlé ! s’écria Caillebotte.

 

ÉPILOGUE.

Ce soir-là, la Grande-Pinte était en riolle.

 

Ce cabaret rabelaisien, une des attractions du quartier des Martyrs, est bien connu de toute la population artistique et littéraire de Montmartre, et souvent ses murs tendus de verdure semblent sur le point d’éclater sous la pression des visiteurs. Les tables de chêne ciré ont beau être cerclées de consommateurs, le flot entre toujours, circulant d’avant en arrière et du haut en bas, descendant visiter la cave pour chercher un coin où s’asseoir. Il est rare qu’on ne trouve pas quelque ami qui vous cède un coin de sa chaise et le petit angle d’une table ; aussi le tassement qui s’opère est-il indescriptible.

 

Et lorsque les habitués et habituées sont en liesse, c’est mieux encore. Un bon tiers des assistants se résigne à ne plus s’asseoir, ou bien sur la terrasse, les tables volantes vont s’étendant jusqu’au milieu de la chaussée.

 

Corréard profita du mouvement de curiosité qui fit refluer les gens du dehors à l’intérieur, pour se glisser à une petite table qui se trouvait à demi cachée par un grand laurier en caisse, excellent poste d’observation. De là il pouvait plonger à l’intérieur de la taverne, tout le vitrail étant ouvert, et suivre des yeux la belle Monte-en-Graine, dont la connaissance lui semblait bonne à faire.

 

Car Monte-en-Graine, ce soir-là, par exception, s’était décidée à quitter son rez-de-chaussée de la rue Crettet, malgré ses promesses à Jessica. Mais c’est qu’elle avait reçu une invitation pressante et faite pour la séduire.

 

Miravaut, l’original, un architecte joyeux viveur, se mariait pour la troisième fois de l’année, mariages à la détrempe, mais qui n’allaient pas sans un certain cérémonial. On se passait du maire et de l’Église, mais non de la noce. Miravaut, les témoins et ses amis étaient arrivés en plusieurs landaux, les hommes en habit et cravate blanche, les dames en toilette de soirée, les demoiselles d’honneur en robes blanches et la mariée dans la tenue traditionnelle, avec cette seule variante, qu’au milieu de son bouquet de fleurs d’oranger et dans les enlacements de sa couronne on pouvait voir s’étaler quelques petites mandarines mignonnes, auxquelles elle avait les plus beaux droits du monde.

 

C’est dans la cave de la Grande-Pinte que le repas de noces était servi, non point, comme ce nom de cave pourrait vous le faire supposer, au milieu des fûts et des tonnelets de vin, de bière et de cognac, mais dans une salle du sous-sol décorée dans ce même style du seizième siècle, éclairée par des guivres de cuivre aux langues de feu, et tapissée de velours frappé du plus bel effet.

 

Corréard avait compté trouver, à l’issue du repas, l’occasion de rapprochement qu’il cherchait avec Monte-en-Graine. Il savait qu’à un moment donné, le repas terminé, la noce ne manquerait pas de faire irruption sur la terrasse, pour prendre le café en plein air. Et Monte-en-Graine qui, depuis huit longs jours, avait subi une abstinence forcée, devait sans nul doute être entraînée, par son tempérament, à faire grand honneur au balthazar. Elle arriverait donc après le dessert à la terrasse, avec ce vague à l’âme et aux yeux qui ne lui permettrait pas de distinguer si son interlocuteur était ou non de la noce. Et Corréard saurait bien l’entretenir dans son erreur.

 

Le hasard le favorisa. Devant l’envahissement de la terrasse par la noce, il n’avait eu garde de quitter son ombre, et Monte-en-Graine, tout étourdie par le grand air et battant des entrechats involontaires, vint s’abattre en riant sur la chaise voisine de Corréard, et s’écria :

 

– Dieu ! que j’ai soif !

 

Corréard avait devant lui un grand verre de café froid qu’on venait d’apporter ; il y versa près d’un demi carafon de cognac, et posant le verre devant Lisa :

 

– Voilà, ma belle.

 

– À ta santé, mon petit.

 

La glace était rompue, et grâce à la façon dont Corréard avait soin de se placer à contre-lumière, Monte-en-Graine crut avoir affaire à l’un de ses voisins du dîner et ne se gêna pas pour demander consommation sur consommation, car sa soif augmentait toujours. Seulement, comme sa tête s’alourdissait par degré, elle se laissait volontiers aller sur l’épaule de Corréard, entre deux verres de prunelle.

 

Il était certain que, pour démarrer, il lui faudrait le soutien d’un ami. Et une fois qu’il aurait pénétré chez elle en lui rendant ce bon office de camarade, le policier se disait qu’il trouverait bien moyen de la faire parler et, de lui arracher les renseignements qu’il comptait obtenir d’elle sur Mme de Frégose et sur le marquis Hercule, dont la trace n’avait pu être retrouvée.

 

Seulement il fallait attendre son bon plaisir pour quitter la place. Et si un incident ne lui venait pas en aide, Corréard prévoyait qu’elle le ferait poser là jusqu’à deux heures du matin et ne se déciderait à partir qu’à la fermeture de la Grande-Pinte.

 

Mais une fantaisie de Miravaut le servit fort à propos.

 

Le marié avait fait apporter trois douzaines de lanternes vénitiennes. On les distribua tout allumées aux gens de la noce.

 

Corréard, devenu le cavalier de Monte-en-Graine, eut la sienne.

 

– Noceurs et noceuses, s’écria Miravaut, c’est assez boire sans soif. Minuit sonne et l’hymen a ses droits : ma douce moitié commence à voir trouble et s’obstine à croire que c’est mon cousin Pierre qui est le héros de la petite fête… Il est temps de fixer ses doutes… Aux lanternes ! aux lanternes ! Gens de la noce, faites-nous la conduite ; tâchons de marcher droit, et nous épaterons les populations riveraines par notre belle tenue… Hip ! hip ! Hurrah !

 

– Un ban pour l’orateur !

 

– Un ban pour la mariée !

 

Au milieu du brouhaha, Corréard, en lui agitant la lanterne sous le nez, décida Monte-en-Graine à se lever, mais aussitôt, chancelante, elle dut s’accrocher lourdement à lui. Ils firent ainsi quelques pas à la suite de la bande joyeuse qui allait titubante et chancelante tout le long de l’avenue Trudaine, les lanternes au bout des cannes ; mais, arrivés à la rue Bochard-de-Saron, Corréard, tout tranquillement, fit demi-tour à gauche et arriva bientôt au coin de la rue Crettet, devant la porte de Lisa.

 

– C’est donc fini, la noce ? dit Monte-en-Graine comme il sonnait.

 

– Oui, ma mie, les mariés sont couchés…

 

– Et que je vas en faire autant… Bonsoir, mon bébé… T’es bien gentil de m’avoir remise à ma porte. Je crois que je ne l’aurais pas trouvée toute seule, ma parole…

 

C’était un renvoi assez net, mais qui ne faisait pas l’affaire de Corréard.

 

La porte s’ouvrit. Mais quand Lisa voulut entrer, elle valsa si bien sur elle-même que, s’il ne l’eût agrippée et retenue, elle se fût cabossée la tête contre la pierre de la voûte.

 

– Eh ! eh ! fit-elle, j’ai ma petite aigrette !…

 

– Et même le plumet tout entier, ma fille… Allons, j’ai des allumettes, heureusement, sans ça on ne trouverait pas le trou de la serrure.

 

Et d’une main, sans bruit, il refermait la porte. Puis il la conduisit sur le palier et frotta une grosse allumette-bougie, dite cinq minutes.

 

– C’est bien gentil, disait Lisa. Tu es un vrai camarade.

 

Puis revenant à son idée fixe :

 

– Mais, tu sais, tu n’entres pas,… tu ne peux pas entrer.

 

– Bêtasse !… c’est pas moi qui entre, c’est toi… Moi, je sors.

 

– À la bonne heure, Arthur !… Mais ous qu’est ma clef ?

 

– Dans ta poche, sans doute.

 

– Parbleu ! si je trouvais ma poche,… mais on me l’a enlevée, ma poche !…

 

Il fallut encore qu’il s’en mêlât… Et, la clef trouvée, comme il la mettait dans la serrure :

 

– Si seulement, dit-il, tu avais une goutte de bon kirsch chez toi… J’ai loin à aller, moi, pour rentrer au bercail, et, vrai, j’ai la gorge sèche…

 

– Pour ce qui est de la gorge sèche,… pas plus que moi, mon fils…

 

– En as-tu du kirsch ?

 

– Ah ! je te crois… et avec la paille autour, tout ce qu’il y a de plus forêt Noire.

 

– Alors, ça va bien,… nous trinquons et je pars.

 

– Tu ne t’endors pas, toi, il te faut le coup de l’étrier… Mais tu sais,… faut partir après.

 

– C’est entendu.

 

Et Monte-en-Graine le laissa pénétrer dans l’appartement et fermer la porte.

 

L’appartement était tout en enfilade. De l’antichambre on passait au salon, et au delà se trouvait la chambre à coucher ; mais un couloir en retour conduisait de la chambre à une petite salle à manger et à la cuisine, qui ouvrait sur la cour.

 

Quand Corréard poussa la porte du salon, son allumette à la main, un courant d’air assez fort l’éteignit subitement.

 

– Il y a quelque fenêtre ouverte, pensa-t-il, tout en rallumant une seconde allumette de cire.

 

Puis, avisant un flambeau sur la table, il s’en approcha. Mais il s’aperçut que la bougie du flambeau venait à peine d’être soufflée, car un petit filament de fumée se dégageait encore de la mèche.

 

– Tiens ! nous ne sommes pas seuls, se dit-il. Qui donc se cache ici ?

 

Et il jeta un coup d’œil sur le salon.

 

Les meubles étaient déplacés près de la fenêtre, encore entr’ouverte. Les volets joignaient à peine, car la lumière d’un bec de gaz voisin filtrait entre les deux vantaux.

 

– On est entré par là.

 

Mais Monte-en-Graine ne lui permit pas de poursuivre son inspection, car, accrochée à son épaule :

 

– C’est dans ma chambre, le kirsch, tu sais… Et puis, vois-tu, il faut que je me mette à l’aise… Allons, soutiens-moi, Alphonse…

 

Et elle l’entraînait vers la chambre, puis là, sur le seuil, de nouveau prise d’un dernier scrupule :

 

– Mais tu sais, pas de bêtises… Tu siffles ton verre et tu pars.

 

– Comme un cerf.

 

– À la bonne heure !…

 

Au fond de chambre, Corréard vit la porte du couloir à moitié ouverte.

 

– Assurément, Il y a quelqu’un qui bat en retraite devant moi… Peut-être la Frégose… Peut-être le marquis…

 

Une fois dans sa chambre, Monte-en-Graine, sans plus se préoccuper de Corréard, s’empressa de se mettre à l’aise, comme elle disait. Son chapeau, jeté à la volée, alla tomber sur le pied du lit. Elle dégrafa son corsage, dénoua les cordons de sa jupe, arracha son corset, laissa couler à terre robes, jupes et jupons, les écarta d’un coup de talon après les avoir enjambés, et, vêtue d’une simple chemise de batiste à plastron de dentelle, qui lui glissait des épaules au moindre mouvement, elle se laissa tomber, dans cette tenue sommaire, sur sa chaise longue de satin noir, capitonnée de vieil or, en poussant un ouf ! de soulagement.

 

Et là, les bras arrondis au-dessus de sa tête, dans une de ces poses gracieuses dont elle avait le secret, elle dit à Corréard en lui tendant son pied encore chaussé et remarquablement petit :

 

– Tiens, ôte-moi mes bottines,… j’ai plus la force de bouger,… et donne-moi mes mules…

 

– Où ça, tes mules ?…

 

– Ah ! cherche…

 

– Parbleu ! les voilà sur la cheminée et la bouteille de kirsch, au milieu… Mais quant aux verres…

 

– Des verres ! c’est pas ça qui manque… Vois là, sur l’étagère… y en a de toutes les paroisses et de toutes les couleurs…

 

– Gagnés au tourniquet,… dans les foires ?…

 

– Tu l’as dit… Mais pas tant de paroles… J’ai soif.

 

Et Monte-en-Graine se tortillait, se détirait sur sa chaise longue, sans plus s’inquiéter des transparences de son costume que si Corréard eût été aveugle.

 

Celui-ci avait bien d’autres pensées en tête. Monte-en-Graine était belle, malgré sa maigreur, plus apparente que réelle. Il était à cette heure à même d’en juger. Mais ce n’était pour lui qu’un instrument, et tout en essuyant les verres qu’il avait pris sur l’étagère, il se demandait comment agir pour surprendre le secret de la personne qui avait pénétré avant lui chez Lisa.

 

Aucune idée de séduction chez la belle, d’ailleurs ; c’était bien inconsciemment qu’elle agissait. Se mettre à l’aise devant un camarade ne tirait pas à conséquence, après tout, et son idée fixe était toujours de le renvoyer après la rasade.

 

Mais elle eut à peine le temps de lui donner son congé, car ce verre de kirsch, qu’elle vida d’un trait, lui porta le dernier coup… Le verre lui glissa de la main et roula sur le tapis, sa tête se renversa en arrière, et montrant ses dents blanches dans un accès de rire nerveux, qui soulevait convulsivement sa gorge à demi nue, elle murmura :

 

– Allons, mon chien, embrasse-moi et va-t’en,… j’ai sommeil !

 

Puis elle ferma les yeux, comme anéantie… L’ivresse l’avait terrassée.

 

En entrant dans sa chambre, Lisa avait posé sur une table son trousseau de clefs. Corréard le glissa dans sa poche, et, assez haut pour être entendu :

 

– Bon sommeil, ma fille, dit-il, et pas de mauvais rêves !… Ne me reconduis pas,… je fermerai bien la porte tout seul…

 

Et, repassant par le salon et l’antichambre, il gagna la porte de sortie et opéra très ostensiblement sa retraite. N’avait-il pas les clefs dans sa poche, et le moyen de rentrer à volonté ?

 

Une fois sous le porche, il eut la pensée de vérifier les issues du rez-de-chaussée sur la cour, et, se glissant le long du mur, il trouva la porte de la cuisine entrebâillée.

 

– Hum ! se dit-il. Est-ce que je serais tombé sur une vulgaire affaire de vol ?

 

Mais, à ce moment, son attention fut attirée par le roulement précipité d’une voiture qui vint s’arrêter à la porte de la maison.

 

– Quelque locataire attardé… Laissons passer.

 

Au second coup de sonnette, le concierge avait tiré le cordon. De l’angle de la voûte, Corréard guettait. Il vit entrer une femme d’allure jeune et de taille assez grande. Mais, au lieu de se diriger vers l’escalier, elle s’arrêta devant la porte de Lisa.

 

– Hein ?

 

Et, prenant un trousseau de clefs dans sa poche, dans l’ombre, sans bruit et sans aucune hésitation, elle fit jouer une clef dans la serrure, et entra comme chez elle.

 

– C’est la Frégose, se dit aussitôt Corréard, en se repliant du côté de la porte de la cuisine. Elle aura pris rendez-vous là avec le marquis, peut-être sans avoir eu le temps de prévenir Lisa. Voyons.

 

Aucun bruit dans la cuisine. Il s’y glissa à pas sourds et se trouva bientôt dans le couloir qui conduisait à la chambre à coucher.

 

La lueur du flambeau qui brûlait toujours près de Lisa lui permit de s’assurer que personne n’était dissimulé sous les vêtements suspendus dans cette longue garde-robe. Un tapis assourdissait ses pas ; il put gagner silencieusement le seuil de la chambre, tout en se demandant ce que pouvait être devenue la personne qui, sûrement, l’avait précédé chez Lisa.

 

Une fois là, il vit en pleine lumière Mme de Frégose, qui secouait le bras de la jeune femme endormie et essayait vainement de la rappeler à elle. Monte-en-Graine ne répondit que par des sons inarticulés, et, les yeux toujours clos, retombait sur les coussins de la chaise longue en maugréant.

 

– Après tout, dit Jessica haut, je n’ai que faire de cette ivrognesse,… et le temps presse.

 

Et, saisissant le flambeau allumé, elle rentra précipitamment dans le salon.

 

– Elle est en toilette de voyage, se dit Corréard ; elle aura confié à Monte-en-Graine quelques papiers d’importance et vient les chercher. Voilà qui devient intéressant.

 

Sans s’inquiéter de Monte-en-Graine, qui ne bougeait non plus qu’une souche, il alla se glisser sous la portière du salon.

 

Jessica, sans perdre une minute, avait été droit à la cheminée, et posant son flambeau sur une table voisine, elle se mit à déblayer la tablette de velours de tout ce qui l’encombrait. Dans sa précipitation, elle s’occupait à peine du bruit qu’elle pouvait faire en posant brutalement à terre les candélabres et la pendule, en jetant sur le canapé les vases de Chine et se débarrassant à poignée de tous les bibelots, qu’elle plaçait au hasard sur les meubles à portée de sa main.

 

Enfin elle put enlever la tablette, qu’elle rejeta derrière elle, et attirer le morceau de marbre cassé qui fermait l’entrée de son trésor.

 

À son premier coup d’œil sur le trou à demi comblé, elle poussa un soupir de soulagement. Les fragments de briques étaient restés déposés comme elle les avait enchevêtrés. Personne n’avait mis la main dans sa cachette. Monte-en-Graine était décidément une bonne fille.

 

Et plus calme, elle se mit à déblayer le trou morceau à morceau.

 

À ce moment, Corréard vit s’entrouvrir les rideaux de la fenêtre du salon la plus proche de la porte d’entrée.

 

Et une tête se laissa voir.

 

Corréard dut refouler un cri d’étonnement.

 

– Coppola ! murmura-t-il. Coppola ici !…

 

Il le croyait détenu à la prison de Rennes.

 

C’était bien lui pourtant, la barbe longue d’un pouce, l’œil sombre. Sortant de sa cachette, il s’avança à pas sourds dans la direction de la cheminée, sans être vu de Jessica, tout absorbée par ses fouilles.

 

Coppola put arriver à deux pas d’elle, et muet, immobile, il suivit des yeux ses recherches.

 

Quand il la vit vérifier le contenu de son coffret, ses bijoux, son or, déplier ses titres de rente, ses bons sur le Trésor, ses yeux s’illuminèrent, mais il ne bougea pas.

 

Mais elle attira à elle deux liasses dont la vue le fit tressaillir.

 

Une enveloppe au cachet brisé, contenant les cent billets de mille francs, sa réserve, et un paquet de lettres de crédit, qu’il reconnut fort bien,… toute sa fortune.

 

Oh ! alors, malgré lui, un son rauque s’échappa de sa poitrine et Jessica, surprise, releva la tête.

 

Pour le voir, elle n’eut même pas besoin de se retourner. Elle l’aperçut dans la glace, menaçant, terrible, prêt à se jeter sur elle.

 

Mais Jessica n’était pas femme à perdre la tête, et d’un revers de main, faisant glisser à l’angle de la tablette de marbre les papiers, la cassette, elle se jeta de côté de façon que tout en protégeant son trésor et lui faisant un rempart de son corps, elle se trouva faire face à Coppola et prête à lui tenir tête.

 

– C’est donc toi qui m’as volé ? lui cria-t-il.

 

Jessica haussa les épaules.

 

– Depuis deux jours j’ai pu rentrer à Paris, j’ai été droit à ma cachette. Elle était vide. Toi seule avais dû faire le coup, je l’ai bien compris, et devinant en même temps que Lisa serait la receleuse, j’ai pris mes informations. Tu étais venue ici il y a huit jours, et tu avais fait jurer à Monte-en-Graine de ne plus bouger ; il ne m’en fallait pas davantage pour tout comprendre, et tu vois, j’étais là pour te recevoir… Allons, finissons, exécute-toi de bonne grâce… ou je t’écrase sur place…

 

Mme de Frégose, qui avait glissé sa main dans une poche de sa robe de voyage, se trouva tout à coup armée d’un revolver, qu’elle braqua tranquillement sur Coppola, en lui disant :

 

– Causons.

 

L’autre, instinctivement, avait fait un pas en arrière.

 

– D’abord, reprit Jessica, je ne t’ai pas volé. Le tonnerre était tombé sur la maison, j’ai mis les valeurs en sûreté. Il y a là, en effet, des sommes qui t’appartiennent…

 

– À la bonne heure !

 

– Seulement, toute bonne association rompue veut des comptes. J’ai fait le tien…

 

– Le mien ?

 

– Très exact. Dans trois opérations faites en commun, tu es resté mon débiteur de soixante mille francs… Tu dois t’en souvenir…

 

– À peine, répondit-il en faisant la grimace.

 

– Et de plus, tu redois au général Beauchêne, mon cher père, cinquante-cinq mille francs, qu’il t’a bel et bien confiés pour les faire fructifier à la coulisse. Cette somme-là me revient tout naturellement.

 

– En avance d’hoirie ! fit Coppola en ricanant.

 

– Disons indemnité d’hoirie… Car vous avez été si adroits, le marquis et toi, dans vos dernières campagnes, qu’aujourd’hui mon père me renie et a jeté Mme Pozzo dans la rue… Or, tu es trop mon ami pour restituer au général ces cinquante-cinq mille francs, dont il me ferait tort ; je les cueille au passage…

 

– Hein ? C’est à voir…

 

– C’est vu…, soixante mille d’une part, cinquante-cinq mille d’autre part, sans compter les intérêts et droits de commission, cela fait cent quinze mille. Mais, je suis bonne fille, et je te fais grâce de l’appoint ; tu as là, en bons billets de la Banque de France, cent mille francs, je m’en contente et je te rends tes lettres de crédit… Est-ce dit ?

 

– En vérité,… je crois que tu plaisantes…

 

– Je n’en ai pas la moindre envie… Fais-moi le plaisir d’aller t’asseoir là, contre le mur, sur le canapé,… que je puisse paisiblement trier notre petit avoir…

 

Et le revolver tendu, elle forçait Coppola à reculer et à s’asseoir.

 

Alors, tout en le surveillant, – douce confiance, – elle plaça son coffret et ses titres dans son sac de voyage, posa en évidence sur la cheminée les lettres de crédit de Coppola.

 

– Il y en a là, dit-elle, pour six cent cinquante mille francs sur Londres, Amsterdam et New-York. Est-ce ton compte ?

 

– Oui, dit-il d’une voix sourde, en la suivant de l’œil dans tous ses mouvements.

 

– Suis-je assez honnête ? reprit-elle. Tes traites sont à vue et au porteur, de l’or en barre ; comme signatures, tout ce qu’il y a de plus facile à toucher… J’aurais pu déjà en opérer l’encaissement et filer sans dire gare… Je te croyais sous les verrous et dégagé à jamais des appétits de ce monde… Pourtant j’ai eu un scrupule, et ce soir je comptais bien te les laisser dans la cache ces lettres de crédit, en chargeant Monte-en-Graine de te les rendre.

 

Tout en parlant, elle glissait dans son sac la liasse de cent mille francs.

 

Coppola, replié comme un fauve, eut un tressaillement. Mais Jessica, qui venait de presser le ressort du sac et de le fermer et qui tout aussitôt avait repris en main son revolver, n’y prit ou n’y voulut pas prendre garde.

 

– Finissons, dit-elle ; mon itinéraire est tracé, ma mère m’attend. Je n’ai pas le loisir de m’épancher plus longtemps. Voici ta part. J’emporte mon dû. Si nous nous retrouvons un jour, tâche d’être moins prompt dans tes accusations… Les mauvais procédés, ça ne prend pas avec moi… Bonsoir !

 

Et elle fît un pas en arrière.

 

– Un instant, dit Coppola ; en me dépouillant ainsi, tu me livres… Comment sortirai-je de Paris ; comment gagnerai-je Londres ou Bruxelles sans un rond monnayé ?… Mes lettres de crédit, pour m’en servir, j’ai trois cents lieues à faire… Partageons le différend par la moitié. Prends cinquante billets de mille francs et laisse-moi les cinquante autres, et nous nous quitterons bons amis…

 

– Mon cher, tu raisonnes mal… Un homme traqué… et tu es dans ce cas, ne change pas un billet de mille francs sans se faire prendre aussitôt… Mais je suis de bonne composition, et, s’il ne s’agit que d’argent de poche, je ne te laisserai pas dans l’embarras…

 

Elle rouvrit son sac pour y prendre un porte-monnaie rebondi.

 

Et en même temps elle dut changer son revolver de main.

 

Coppola, sur le canapé, les mains derrière le dos, la regardait faire sans protester.

 

Mais quand elle eut extrait quelques louis de son porte-monnaie ; comme elle les étalait par rangées de cinq sur la tablette de la cheminée, il se dressa comme mu par un ressort, brandissant dans sa main crispée, un lourd coussin de velours, qu’il lui lança à la tête avec une telle force qu’elle culbuta et, perdant l’équilibre, tomba à la renverse sur le tapis.

 

– Ah ! gueuse ! hurla Coppola en se ruant sur elle, à mon tour de régler ton compte.

 

Et Corréard, qui jugea le moment venu d’intervenir, vit briller un couteau-poignard dans la main du misérable.

 

Il voulut se jeter sur lui, le saisir, lui arrêter le bras ; mais il lui fallut, dans l’encombrement du salon, pour parvenir jusqu’à Coppola, repousser une table, écarter un fauteuil, afin de se faire place, et quand il arriva pour saisir par derrière le baron aux prises avec Jessica, un jet de sang lui sauta à la face ; la lame du poignard avait pénétré jusqu’au manche dans la gorge de la malheureuse femme qui, à demi étranglée par les doigts nerveux de son assassin, n’avait pu ni se défendre ni pousser un cri.

 

D’abord stupéfait, en se sentant saisi à l’épaule et à la nuque, Coppola eut un moment de trouble ; il se croyait déjà repris par les agents, qu’il savait à ses trousses. Mais lorsque renversé sur le dos, à côté de sa victime, il s’aperçut qu’il n’avait affaire qu’à un seul homme, quoique tenu par le genou puissant de Corréard, l’espoir de se tirer de cette position critique lui revint.

 

Et sa rage, en reconnaissant dans Corréard l’un des justiciers aux mains de qui il était tombé aux Verdelets, doubla ses forces.

 

D’un mouvement brusque, il désarçonna le policier et se glissa sous la table comme pour y chercher un abri.

 

– Ah ! misérable coquin ! s’écria Corréard, tu ne m’échapperas pas. La brigade est prévenue…

 

Mais il n’eut pas le temps d’achever. Comme il se penchait pour ressaisir le baron par la jambe et le tirer à lui, deux coups de feu tirés à bout portant le foudroyèrent. Coppola avait vu briller sous la table le revolver échappé de la main de Jessica et s’en était emparé.

 

– Il a son affaire,… dit le baron. Il s’agit maintenant de sortir d’ici.

 

Les deux coups de feu n’avaient pas fait grand bruit.

 

Pourtant, dans le silence de la nuit, peut-être allaient-ils suffire à donner l’éveil.

 

Coppola, maître du champ de bataille, prêta un instant l’oreille. Mais rien ne bougea. La rue était calme. Il se leva alors et commença à faire main basse sur les valeurs, les titres, les liasses de billets, l’or et les bijoux accumulés sur la cheminée. Il en remplit le sac de voyage apporté par Jessica.

 

Puis il courut à la fenêtre et entre-bâilla les volets.

 

La voiture qui avait amené Mme de Frégose stationnait pacifiquement à la porte.

 

Le cocher ronflait sur son siège, le cheval dormait dans son brancard.

 

Du côté de la rue Bochard-de-Saron, le poste de police logé dans les bâtiments du collège Rollin était clos, et le planton ne bougeait pas de sa guérite.

 

Coppola jeta un dernier regard sur son œuvre.

 

Jessica était déjà froide.

 

Corréard râlait.

 

À ce moment trois heures sonnèrent à une horloge du voisinage.

 

– J’ai deux heures devant moi, pour le moins, se dit Coppola ; plus qu’il n’en faut pour faire peau neuve et défier tous les parquets de France… Allons.

 

Et doucement il franchit la fenêtre ; une fois sur le trottoir, il repoussa les volets et disparut dans la direction de la rue Lallier.

 

Monte-en-Graine dormait toujours.

 

*****

 

Le lendemain, à trois heures, Caillebotte rentra dans son cabinet, pâle et grave, et, tout pensif, s’assit près de la fenêtre ouverte, le regard vaguement plongé dans les verdures du jardin.

 

Tonton, qui l’avait entendu rentrer, accourut.

 

– Eh bien ! Jacques ? dit-elle.

 

– Le pauvre garçon est mort dans nos bras… J’avais pu faire appeler Mme de Prades… et sa présence a adouci ses derniers moments. Il est tombé victime de son devoir, au moment où il allait recevoir le prix de ses services… Sa nomination de chef de la sûreté était signée, on le sortait de son obscurité, on lui donnait une situation officielle et honorée,… peut-être même allait-il pouvoir réaliser le rêve de son cœur,… car j’ai aujourd’hui lieu de croire que la baronne n’était pas étrangère à la décision prise à son sujet… Mais la vie est ainsi faite, pour la plupart : nous nous arrêtons à mi-chemin de nos espérances… Pauvre Corréard !

 

– Et le brigand qui a fait le coup n’est pas pincé ?

 

– Non ; lorsque les agents pénétrèrent dans l’appartement, attirés, à cinq heures du matin, par les gémissements de Corréard, qui, revenu à lui, avait pu se traîner et se hisser jusqu’à l’imposte de la fenêtre, ils trouvèrent la Frégose bien morte, ayant encore le poignard de Coppola profondément enfoncé dans le sein gauche ;… mais du misérable pas la moindre trace… C’est alors qu’on a transporté notre pauvre ami chez lui et qu’on est venu me chercher.

 

À quelques pas de lui, sur son bureau, Caillebotte aperçut étalées trois ou quatre lettres arrivées pendant son absence.

 

– Des lettres…

 

Avec une vivacité fébrile, il les saisit et successivement les ouvrit, mais il les rejeta aussitôt sans s’y arrêter.

 

Ce n’était pas ce qu’il attendait.

 

Et retombant dans sa mélancolie, il fit lentement quelques pas du côté de la porte-fenêtre qui donnait accès dans le jardin.

 

Mme Mouton le regardait sans mot dire.

 

Quand il eut franchi le seuil :

 

– Il se croit oublié ;… mais je jurerais, moi…

 

À ce moment, le silence ordinaire de la rue de l’Orient fut troublé par le bruit d’une voiture gravissant rapidement la montée, voiture de maître ; cela se devinait au cliquetis des harnais, au piaffement des chevaux.

 

Jacques s’était arrêté subitement au milieu de l’allée où il s’était engagé.

 

Il écoutait.

 

L’équipage stoppa juste devant la petite porte.

 

Jacques, très pâle, ne bougeait de sa place non plus qu’un terme.

 

Mais la sonnette avait à peine retenti que déjà Mme Mouton avait ouvert.

 

Et Thaddée lui sautait au cou en criant :

 

– Bonjour, Tonton !… ma bonne Tonton !

 

Il était suivi d’Hoël, qui referma la porte.

 

Après Tonton, ce fut le tour de Jacques de se laisser embrasser.

 

– Méchant Jacques ! dit-il, sais-tu que voilà dix jours que nous ne t’avons vu ?… Et chaque jour nous t’attendions.

 

– Mon cher Thaddée, ma tâche était remplie.

 

– Pas tout à fait, ami Jacques.

 

– Comment ?

 

– Puisqu’il faut t’imposer un devoir pour ne pas être privé de ton amitié, nous faisons, Pervenche et moi, un nouvel appel à ton dévouement.

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Ma pauvre mère, Jacques, n’a pu ressaisir encore sa raison. Nos tendresses l’étonnent, mais ne l’arrachent pas à ce demi-sommeil rêveur qui nous désole. L’hôtel de Kermor, qu’elle n’avait jamais habité que par hasard, ne lui rappelle aucun souvenir précis. Mais toute son enfance s’est passée en Bretagne, c’est là qu’elle a grandi, qu’elle s’est mariée, et nous avons pensé que, si l’écho du passé pouvait se réveiller dans son cœur, c’est dans ce milieu où se sont écoulés les plus beaux jours de sa vie que le miracle se ferait… Mais tu le devines, ami Jacques, une telle épreuve, nous n’oserions jamais la tenter à nous seuls… Pervenche ne croit au succès que si tu nous viens en aide.

 

– Moi ?…

 

– Oui, c’est à ton expérience, à ton ingénieuse amitié que nous voulons devoir ce grand bonheur… Nous ne croyons qu’en toi… Te refuseras-tu à nos prières ?…

 

Jacques, très troublé, ne répondait pas.

 

– Mon cher monsieur Jacques, dit Hoël intervenant à son tour, Mlle de Kermor attend votre réponse ; mais vous lui causeriez une cruelle déception en résistant à ses vœux. Les affaires d’intérêt qu’il a fallu régler avec une foule de gens de justice, ont été cause du retard de quelques jours que nous avons apporté à cette démarche, depuis longtemps résolue. Aujourd’hui que tout est réglé, Mlle Yvonne n’a plus d’autre souci que d’obtenir votre consentement. Nous partons tous pour la Bretagne demain. Et c’est au château de Kermor que nous vous attendrons. Comme votre séjour peut s’y prolonger, je suis chargé de prier Mme Mouton de vous accompagner… Mlle de Kermor ne veut pas, madame Mouton, vous condamner à la solitude, et désire très vivement vous avoir près d’elle… Voyons, monsieur Jacques, n’est-ce pas bien arrangé ainsi ? Avez-vous quelques objections à faire ?

 

– Non, s’écria Thaddée, en le pressant dans ses bras, non, pas d’objections : il consent, il viendra… D’abord Pervenche le veut. Tiens, vois plutôt…

 

Et Thaddée lui tendit un petit billet qu’il avait tiré de sa poche.

 

Il ne contenait que ces mots que Jacques lut en tremblant d’émotion :

 

 

« Mon ami,

 

« Je n’espère qu’en vous !

 

« PERVENCHE. »

 

 

– Eh bien ! dit Thaddée…

 

Jacques sourit.

 

– Ça te convient-il, Tonton, d’aller en Bretagne ?

 

– Tonton est toujours prête, répondit la vieille nourrice, dont le visage rayonnait de joie.

 

Et tout bas elle murmurait :

 

– J’étais bien sûre, moi, qu’elle ne pouvait pas l’avoir oublié, mon Jacques.

 

 

Paris, février 1881.

 

FIN

 

 

 

 

 


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Juin 2007

 

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