Louis Pergaud

 

 

 

LES RUSTIQUES

 

 

 

Nouvelles villageoises

 

 

 

1921

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PRÉFACE.. 4

Le retour. 13

Un point d’histoire. 23

Le sermon difficile. 33

Retrouvailles. 44

La disparition mystérieuse. 63

Deux électeurs sérieux. 70

L’évasion de Kinkin.. 78

L’assassinat de la Vouivre. 86

Un renseignement précis. 92

La chute. 98

Un petit logement. 106

Une revanche. 114

L’argument décisif 119

Un sauvetage. 126

La traque aux nids. 135

Deux veinards. 142

La vengeance du père Jourgeot. 149

Un satyre. 169

Joséphine est enceinte. 192

À propos de cette édition électronique. 214

 

PRÉFACE

PERGAUD-LE-RUSTIQUE

 

 

Quand Louis Pergaud arrivait chez moi, le dimanche, j’avais l’impression que l’on ouvrait une fenêtre… L’air entrait avec lui, un air salubre et vif qui sentait la terre et les feuilles, l’herbe mouillée et les sapins. Il avait beau être vêtu comme vous et moi, il m’apparaissait en costume de chasse, et son chien Miraut l’attendait en bas. Il apportait son pays, la Franche-Comté, à la semelle de ses gros souliers. Il avait le parler rude, le regard franc, la poignée de main cordiale. Il détestait le mensonge, les détours et les manigances. Il appelait par leur nom les gens et les choses. Il savait haïr… ; mais comme il aimait !

 

Je fis sa connaissance grâce à Mlle Louise Read, la Dévouée par excellence, que son cœur n’égara jamais, puisqu’il la conduisit chez Barbey d’Aurevilly, chez J.-K. Huysmans et chez François Coppée, entre autres.

 

Louis Pergaud, qui venait de publier De Goupil à Margot, était encore, à cette époque, instituteur, enfin « l’homme en proie aux enfants ». Il avait ceci de commun avec Louise Michel, qu’il aimait mieux les bêtes que les gosses. J’ai cru longtemps qu’il n’avait pas raison ; je crois à présent qu’il n’avait pas tout à fait tort. Les gosses sont souvent plus dangereux que les bêtes ou sont nuisibles.

 

Bref, Pergaud n’avait rien d’un maître d’école. On le voyait plutôt le fusil de chasse que la férule de classe à la main.

 

Le Prix Goncourt, en 1910, l’émancipa. Avec quelle joie naïve il le reçut ! Une dame de Vie Heureuse, manifesta son raffinement de lettrée, ma chère, en disant que le livre du petit instituteur primaire était écrit avec un manche de pioche. Justement ! Ce manche de pioche nous avait séduit, parmi les plumes d’oie. Quoi ! De la paille et de la terre humide, qui restent au fer de la pioche, valent bien le cheveu au bec de la plume.

 

Il s’agissait, pour le petit employé à la Préfecture de la Seine, de conquérir une seconde fois son indépendance. Car il n’avait qu’un mois de congé par an… et c’est peu pour un conteur rustique. Pendant onze mois, il rongeait son frein. Il avait bien emporté sa pioche à écrire, mais la bonne terre natale et tout ce qui l’anime lui manquaient pour travailler allègrement. Chaque année, au retour des vacances, il vidait son carnier, en retirait successivement La Revanche du Corbeau, La Guerre des boutons, Miraut chien de chasse… Il faisait ainsi durer le plaisir longtemps, le plaisir de prolonger, par la pensée, l’existence d’un mois au grand air. Il aspirait au succès beaucoup moins par esprit de lucre que pour réaliser le rêve de vivre la plupart du temps à la campagne, de son métier.

 

Il n’était pas, somme toute, le plus à plaindre ; il songeait à son ami Léon Deubel, Franc-Comtois comme lui, au poète mort jeune, de misère et d’épuisement… Mais l’homme d’action réveille à chaque instant les songeurs de cette forte espèce ; et Louis Pergaud ne s’attendrissait sur le camarade disparu, que pour réunir son œuvre dispersée, et la publier.

 

Pergaud, chien de chasse lui-même, suivait, par la plaine et par les halliers, les traces de la perdrix grise, aux plumes qu’elle y avait laissées.

 

Si la guerre en surprit un, vous pouvez dire que ce fut celui-là.

 

Le 2 août, il m’écrivait :

 

« Demain lundi je pars pour Verdun et je viens vous dire au revoir.

 

« Vous savez si je hais la guerre ; mais vraiment nous ne sommes pas les agresseurs et nous devons nous défendre.

 

« C’est dans cet esprit que je rejoins mon corps. Paris a été digne et grave. Hier soir, je voyais des femmes et des gosses accompagnant le mari qui allait partir… et j’étais saisi de rage contre les misérables qui ont préparé et voulu l’immonde boucherie qui se prépare.

 

« Tant pis pour eux si le sort nous est favorable !

 

« Je vous embrasse.

 

« Louis Pergaud,

 

« Sergent, 29e Compagnie du 166e d’Infanterie.

 

Je courus chez Pergaud, rue Marguerin… Il venait de partir. Je ne l’ai pas revu.

 

Je ne l’ai pas revu ; mais il me donnait souvent de ses nouvelles ; il m’en donnait encore lorsqu’il n’avait plus que quelques jours à vivre et qu’il se savait condamné…

 

Il avait l’esprit de corps, ce mobilisé antimilitariste. Il m’écrivait, le 13 mars 1915 :

 

« Notre 166e est un régiment des plus solides et des plus vaillants : ça été un des piliers de la défense de Verdun. On y trouve pas mal de Parisiens, des gens de la Meuse et de Meurthe-et-Moselle, et beaucoup de mineurs du Nord et du Pas-de-Calais. Ce sont de vrais poilus qui ont du mordant, de l’entrain et de l’esprit parfois, souvent même.

 

Il me citait leurs mots, les plaisanteries grasses dont l’auteur de La Guerre des boutons s’amusait.

 

Il avait un bon colonel, père d’un jeune confrère qui débutait dans la presse. D’autres chefs lui témoignaient leur estime, parmi lesquels M. de Moro-Giafferi.

 

Je lui avais demandé de me désigner les hommes de sa compagnie, la 2e, qui ne recevaient aucun colis. Il m’envoya les noms d’une quinzaine d’entre eux… et huit jours avant sa mort, au lendemain de deux attaques meurtrières, il me rassurait sur leur compte.

 

C’était au mois de mars 1915 ; il venait d’être nommé sous-lieutenant… et déjà quelques-unes de ses illusions s’étaient dissipées, mais sans amoindrir sensiblement, comme on va le voir, son bloc moral.

 

« Vous savez avec quelle ardeur je suis parti, me disait-il dans une de ses lettres. Pacifiste et antimilitariste, je ne voulais pas plus de la botte du Kaiser que de n’importe quelle botte éperonnée pour mon pays ; je défendais ce vieil esprit pour lequel il me semble avoir déjà combattu par la plume. J’étais disposé à oublier tout, à passer sur tout, persuadé que dans le danger tout se fondrait… Je me battrai, certes, avec la même énergie qu’auparavant ; mais si j’ai le bonheur d’en revenir, ce sera, je crois, plus antimilitariste encore qu’avant mon départ.

 

« C’est dans la souffrance, dans la promiscuité douloureuse, que l’on découvre bien les bas-fonds de l’âme humaine avec ses recoins de crasse et d’égoïsme, et j’ai pu jeter la sonde dans bien des cœurs. Mon Dieu, il y a du bon, évidemment, et rien n’est désespéré ; mais les hauts comme les bas ont leurs saletés ! Que doit être l’Allemagne militariste ? Quel gigantesque fumier, quelle pourriture morale !… Allons-y jusqu’au bout et jetons bas tout ça ! Je crois vraiment que c’est l’œuvre de 93 que nous continuons. Dommage qu’il ne suffise pas d’avoir du cœur au ventre pour triompher.

 

Il écrivait cela au crayon, sur ses genoux, dans la cloaque des tranchées. Et le crayon faisait ce qu’il pouvait pour grincer comme une plume, en traçant encore ceci :

 

« Je voudrais que les salauds qui parlent du confort des tranchées et qui donnent aux patriotes en chambre des photos truquées de tranchées d’opéra-comique, fussent obligés de passer vingt-quatre heures devant Marchéville, dans les marais de la Woëvre que nous occupons. La tranchée est un ruisseau avec quelques îlots où l’on s’agrippe en naufragés. Ces îlots sont de la boue sur laquelle on pose des claies qui s’enfoncent peu à peu. Pour établir des abris, il faut exhausser le plancher, si j’ose dire, et l’on doit rester plié en deux là-dessous, trop heureux encore qu’il y ait de la place. Malgré cela, pas de graves maladies. Les hommes, dès qu’ils voient un quart de vin et quelques brins de paille sèche, reprennent courage et bonne humeur.

 

Nous rapprochons de la fin – pour Pergaud.

 

La lettre suivante est datée du 22 mars 1915 :

 

« Je viens de vivre quelques journées inoubliables. Le 19, on nous a lancés à l’assaut de tranchées boches formidablement retranchées sur lesquelles l’artillerie, malgré une « bouzillade » furieuse n’avait aucun effet. J’ai vu tomber à mes côtés quantité de braves dont le sacrifice héroïque méritait mieux que ça. Au demeurant, c’était une opération stupide à tous les points de vue… ; mais il fallait sans doute une troisième étoile au c… sinistre qui commande la division de marche et qui a nom B… de M… Je vous donne là l’opinion de tout le régiment qui, sans rien dire, a obéi comme il devait, se faisant hacher par les mitrailleuses et les marmites. Comment ai-je pu passer au travers ? Je l’ignore ; mais je n’oublierai jamais ce champ de bataille tragique, les morts, les blessés, les mares de sang, les fragments de cervelle, les plaintes, la nuit noire illuminée de fusées, et le 75 achevant nos blessés accrochés aux fils de fer qui nous séparent des lignes ennemies. Ça va recommencer demain… mais on ne passera que sur nos cadavres ; je suis aussi sûr de mes poilus que de moi-même.

 

À sa femme, Pergaud écrivait, à la même date, la même chose :

 

« 19 Mars

 

« Nous recherchons nos blessés. On est en admiration devant nous… N’empêche qu’il y a 111 morts, 15 blessés et autant de disparus. Et pourquoi ? Pour que le c… sinistre qui a nom B. de M., ait sa troisième étoile ! La prise de Marchéville ne signifie rien, rien. Il est idiot de songer à prendre un village et des tranchées aussi puissamment retranchés, avec des effectifs aussi réduits que les nôtres, nos poilus fussent-ils des lions. Ce soir, la première compagnie seule doit recommencer l’opération. C’est ridicule et odieux. Et le 75 nous tape dessus, achevant nos blessés.

 

« 20 Mars

 

« Nous mangeons un peu et nous nous couchons. On parle de la folie dangereuse de B. de M. et des camarades morts.

 

« 21 Mars.

 

« Conversation avec les capitaines L… V… et P… Le soir, on se réunit pour chasser le cafard et on plaisante les crétins de la Division de marche, qui vous envoient à la mort et qui se terrent, eux, au moindre danger.

 

Le drame est-il assez saisissant, dans la nuit lugubre, sous ce ciel d’encre que perce la troisième étoile ?… Que dites-vous de ce B. de M. qui doit absolument faire quelque chose pour appeler l’attention sur lui ? Qu’à cela ne tienne ! Il n’a pas, comme Napoléon, cent mille hommes de rente ; mais il jouit tout de même d’une certaine aisance, avec une compagnie à dépenser par jour. Pourquoi se gênerait-il, du moment que des illuminés comme Pergaud s’imaginent continuer 93 ?…

 

La dernière lettre que je reçus de Pergaud est du 3 avril.

 

« La vieille vie, disait-il, a repris jusqu’à… peut-être la semaine prochaine… Je devine autour de notre secteur une activité formidable et des mouvements de troupes rassurants. Mais quelles visions de notre dernier engagement ! Un de nos médecins auxiliaires, en plein jour et protégé par son seul brassard, est allé ramasser nos blessés jusque devant les tranchées ennemies, à six pas des Boches… qui n’ont pas tiré. Vous dire notre émotion à nous… Que de fois n’ont-ils pas fusillé à bout portant nos majors et nos brancardiers… Aussi de la journée, plus une seule cartouche n’a été tirée, d’un côté comme de l’autre…

 

C’était trop beau pour durer. Quatre jours après, le 7 avril, à 8 heures du soir, l’ordre arrivait de partir immédiatement pour Fresnes-en-Woëvre, par une pluie battante. À Fresnes, la compagnie rassemblée au pied de la statue du général Margueritte, recevait l’ordre d’attaquer la cote 233 à 2 heures du matin. Et l’on se remettait en marche, à travers des marais, avec de l’eau jusqu’aux genoux.

 

À 2 heures exactement, Pergaud et les hommes de sa section, la première, sortaient de la tranchée de départ. La deuxième section était commandée par le sergent Louis Desprez, qui a raconté ainsi l’affaire :

 

« Il faisait une nuit très noire. Quand les assaillants arrivèrent à proximité du réseau, la fusillade commença à crépiter. Sous les balles, nous entraînâmes nos hommes jusqu’aux fils de fer. Mais là, ils trouvèrent le réseau intact : impossible de passer. Trempés par la pluie, ils avaient perdu la direction et obliqué hors du secteur préparé par le génie. Les hommes et leurs chefs tentèrent de se frayer un chemin quand même à travers l’entre-croisement barbelé ; mais ils offraient une cible trop facile et ils finirent par prendre le parti de se coucher et d’attendre. Aux premières lueurs du jour, ils reçurent l’ordre de se replier. Le sergent Desprez fut frappé d’une balle au moment où il rassemblait ce qui lui restait de sa section. Les débris de celle de Pergaud rentrèrent seuls : notre brave ami avait disparu. On croit qu’il a voulu traverser le réseau et qu’il a été fait prisonnier dans la tranchée ennemie. Il se trouvait, au moment de l’attaque, à trente-cinq mètres du pont Saint-Pierre, à droite en allant de Marchéville à Saulx.

 

Ces détails me sont confirmés par M. Raveton, l’avoué parisien, qui était au 166e, avec Pergaud depuis le début de la guerre et qui prit part à l’attaque du 8 avril.

 

« Après avoir franchi deux rangs de fils de fer dans lesquels l’artillerie avait fait des brèches, nous nous sommes trouvés en face d’un troisième rang de fils que l’artillerie avait laissés intacts, à quelques mètres de la tranchée. L’alarme a été rapidement donnée chez les Boches… Aussitôt un feu d’artifice nous éclairait comme au 14 juillet et une fusillade nourrie nous démolissait. C’était fini ; il n’y avait plus moyen de rien faire. Ordre a été donné de se replier. Au petit jour, la fusillade ayant un peu diminué, l’ordre put être exécuté ; mais nous laissions beaucoup de monde sur le terrain, beaucoup de blessés notamment qui furent faits prisonniers. J’ai eu des nouvelles d’un de mes camarades qui est mort en captivité. Je n’en ai jamais eu de Pergaud. Il est tombé ; des hommes l’ont vu et pensaient qu’il était blessé au pied. Il commandait, à ce moment-là : En avant !… à sa section. Cette attaque se passait sous la pluie, une pluie qui ne discontinuait pas depuis huit jours, et le terrain était un vrai marécage où l’on enfonçait jusqu’à la ceinture.

 

* *

*

 

On a cherché partout Pergaud… ; et n’est-ce pas le chercher encore que d’écrire sur lui ? Et, à force de le chercher, ne finira-t-on pas par le retrouver tout entier dans ses livres qu’on relira, dans sa correspondance à publier, dans l’amitié qui se souvient de son commerce avec lui ?

 

Tout entier ? Non. À moitié seulement. Pauvre cher Pergaud ! Je ne reverrai plus, le dimanche, dans l’encadrement de la porte, son visage mâle et pâle, ses yeux noirs, sa maigre moustache, la mèche rebelle qui balayait son beau front, sa main tendue, l’élan de sa personne et de son cœur.

 

On peut toujours pousser la porte… ; mais la fenêtre fermée, il ne l’ouvrira plus, en entrant.

 

LUCIEN DESCAVES.

Le retour

Il y avait trois jours que Le Mousse, flanqué de Finaud, était parti, le fusil à l’épaule, pour la foire de Rocfontaine.

 

Le chien, qui faisait vieux et n’aimait point à découcher, était, comme d’habitude, rentré dès le premier soir et gardait le coin du feu, car on était en hiver.

 

La Moussotte n’avait pas été le moins du monde émue de l’absence prolongée de « son homme » ; il y avait beau temps qu’elle était habituée à ces bordées si régulières qu’elles en étaient presque devenues réglementaires, et comme c’était une paysanne au cœur fruste, dépourvue de toute sentimentalité, sinon de sentiment, elle attendait, avec la confiance des simples, mêlée à je ne sais quelle sorte de joie perverse, le soir de ce troisième jour pour accueillir le retour présumé de son époux de la rafale de reproches et du torrent d’injures par lesquels elle soulageait son cœur de ménagère et se vengeait un peu, elle et son sexe, de la tenue ou de la retenue, injuste à son sens, que son costume de femme l’obligeait à garder.

 

L’hiver était rude. Sur les routes que le court dégel de midi amollissait vaguement, la boue se ridait, se hérissait en lilliputiennes murailles et les sillons durcis qui bordaient les ornières ne s’affaissaient point. Malgré les soleillées qui précisaient les dessins délicats des ramilles s’enchevêtrant, la forêt de la Côte, dominant le village, restait maussade et grise.

 

La Moussotte allait de temps à autre jusqu’au seuil de la porte, interrogeant le coin du bois d’où la route s’échappait de la forêt, la main en abat-jour sur les yeux, le poing sur la hanche et, quand elle rentrait dans la chambre surchauffée du poêle où se mariaient des odeurs complexes de tourteaux broyés et de racines cuites pour le lécher des vaches, Finaud la regardait d’un œil mi-interrogateur, mi-narquois, s’étirant successivement du devant et du derrière dans l’attente, lui aussi, du retour de son maître.

 

Cependant Le Mousse n’arrivait pas.

 

Adolphe-Virgile Mourot, dit Le Mousse, était un paysan aisé, presque riche pour la campagne, qui faisait de la culture en dilettante, chassait par fantaisie et « buvait par tempérament ».

 

C’était le meilleur homme du monde. Il n’était pas dans le canton, disait-on, un cochon auquel il n’eût rendu un service ou payé un verre ; aussi malgré qu’il fût républicain, républicain comme l’étaient les quarante-huitards, dans un pays confit en religion, il avait été durant douze ans maire de son village et l’aurait été sans doute plus longtemps encore si une douce philosophie acquise avec les années et un scepticisme non dépourvu certes de quelque élégance ne lui eussent fait résigner ces honorifiques fonctions.

 

Mais il se flattait, avec une discrétion de bon goût, d’arriver toujours bon premier, sans jamais poser sa candidature, sur la liste quadriennale des conseillers municipaux et il était connu à cinq lieues à la ronde pour sa bonté naturelle et aussi (chacun a ses petits défauts) pour son insolence rare et d’ailleurs sans malice quand les libations trop prolongées l’avaient mis hors de ce qu’on est convenu d’appeler l’état normal.

 

Car quand Le Mousse avait bu un verre de trop, il sortait aussitôt de son naturel paisible et conciliant et devenait agaçant, « rogneur », plus malembouché qu’un toucheur de bestiaux et invectivant sans nul prétexte le premier quidam venu en une série de vocables aussi énergiques qu’invariables dont on riait toujours, car on connaissait ce brave homme.

 

Le temps avait passé. Dix heures venaient de sonner à la vieille horloge comtoise dont le nombril de verre laissait voir la lentille de cuivre du balancier passer et repasser impitoyablement.

 

Le Mousse n’était pas rentré.

 

La Moussotte devenait rageuse. Après avoir fermé la porte à double tour pour le faire poser, histoire de lui apprendre à respecter les usages et les conventions, elle était allée la rouvrir et passait du poêle à la cuisine et de la cuisine au poêle avec l’affairement inquiet d’un fauve qui n’a pas encore mangé.

 

Elle mouchait la chandelle qui clairait sur le bord de l’évier quand la porte s’ouvrit.

 

Ses petits cheveux filasse, frisottants, hérissés autour du front lui donnaient un aspect farouche de méduse domestique tel qu’il fit reculer Théodule et Julot, venant, à la fin de la veillée, prendre des nouvelles de leur ami Le Mousse.

 

Ils écopèrent pour le patron et, bien qu’ils fussent de sang-froid, elle les qualifia de soulauds, d’ivrognes, de sacs à vin, de « gouillands » et autres compliments du même genre, comme s’ils eussent été responsables de la fugue prolongée de leur ami.

 

Ils la laissèrent dire, puis, ayant appris que le maître n’était pas là, se retirèrent en se prouvant mutuellement que Le Mousse avait de très bons et justes motifs pour déserter un intérieur où il n’avait pour société, en dehors de sa bonne bête de chien, qu’une brute sans égards et sans raisonnement.

 

Le lendemain, il n’y avait toujours pas de Mousse.

 

La Moussotte ne se connaissait plus ; elle en oublia de se peigner, cassa de la vaisselle et se répandit par tout le village en imprécations dont l’énergie ne le cédait en rien à celle des prophètes de la Bible.

 

Mais Le Mousse ne rentra pas de la journée ; Le Mousse ne rentra pas de la nuit.

 

Alors ce fut de la rage. Finaud, prudemment, se retira à l’écurie pendant que sa maîtresse repartait par le village interroger ceux qui étaient allés avec son mari à la foire de Rocfontaine.

 

Elle n’apprit rien de particulier.

 

Ils avaient laissé Le Mousse au « Café Terminus » en train de discuter avec un jeune et farouche « libéral » des environs des opinions respectives de Moïse et de Darwin sur le système du monde. Il faut dire ici que Le Mousse croyait ces deux grands hommes contemporains l’un de l’autre depuis qu’il avait lu dans son journal le Brandon un article du député Bonquiet sur cette importante question, et comme l’autre s’en tenait absolument aux sept jours de la Genèse, Le Mousse assommait son contradicteur sous des arguments fantastiques tout en le traitant d’imbécile, d’idiot, de jésuite et de calotin.

 

La matinée se traîna lentement. La question n’avançait pas, le village tout entier commençait à s’émouvoir.

 

Vers midi, le facteur Blénoir déboula de la Côte, son sac au flanc et un fusil à l’épaule.

 

C’était le fusil du Mousse.

 

Le facteur Blénoir descendit directement chez La Moussotte auprès de qui s’entassaient les commères et où son entrée fit sensation.

 

Il parla :

 

En traversant « le Blue », immense marais semé de flaques stagnantes, de champs de roseaux, de trous sans fond, sillonné la nuit par les fanaux mystérieux des feux follets, voilé le jour d’une éternelle brume et nimbé d’une auréole macabre de légendes, il avait, lui, Blénoir, au bord de la chaussée en remblai, consolidée de cailloux, qui menait au chef-lieu de canton, aperçu, le long d’une marnière, ce fusil qu’il avait aussitôt reconnu pour celui du Mousse.

 

Un doute terrible avait assailli l’esprit du facteur Blénoir. Il regarda le flingot, un Lefaucheux à deux coups, et constata, circonstance aggravante, que le coup de gauche avait été tiré.

 

Il avait hésité. Devait-il laisser là ce fusil et aller prévenir les autorités qui mèneraient l’enquête et procéderaient aux constatations d’usage ? Mais… sa tournée ?

 

Problème complexe où deux impératifs catégoriques se disputaient sa conscience honnête et droite.

 

Le facteur Blénoir avait réfléchi !…

 

Quelqu’un pouvait passer après lui et enlever cette arme. N’était-il pas agent assermenté ?

 

Et Blénoir avait su heureusement trouver une solution élégante qui conciliait les obligations de son métier avec son devoir de citoyen.

 

Après avoir minutieusement relevé l’état des lieux, il avait ramassé le fusil et marché vers le village pour y faire sa distribution et avertir les intéressés.

 

On offrit un verre de vin au facteur Blénoir, qui accepta, repartit et, tout en faisant sa tournée, colporta l’événement en le commentant et but naturellement à peu près autant de verres qu’il distribua de lettres.

 

Au récit qu’il avait fait, La Moussotte avait pâli, chancelé et toute sa colère amassée s’effondra dans un déluge de larmes.

 

Elle restait là où elle était, immobile, inconsolable et comme une chiffe aux mains des bonnes femmes qui s’efforçaient à la réconforter.

 

– Mon pauvre Mousse !

 

Toutes les consolations étaient inutiles. Elle pleurait, sanglotait, se mouchait, se tordait, hurlait, criait, se roulait à terre, parlant de son homme en phrases entrecoupées :

 

– Dire qu’il n’avait pas même fait son testament !…

 

* *

*

 

On ne pouvait rester ainsi. Les gens s’étaient réunis autour de la maison. Les hommes tenaient conseil.

 

Fallait-il prévenir les gendarmes ? C’était grave !

 

Julot et Théodule, en qualité d’amis, navrés de la tournure sinistre des événements, décidèrent ce qu’il convenait de faire.

 

Les jeunes gens de bonne volonté (ils l’étaient tous) et, parmi les intimes, les hommes valides résolurent, séance tenante, de partir battre le Blue en tous sens et tenir les métairies pour tâcher d’avoir quelques renseignements sur le disparu.

 

Au nombre d’une trentaine ils gravirent le chemin de la Côte et se partagèrent les recherches après avoir convenu de se retrouver tous pour quatre heures au « bouchon » de Rondot où convergeaient les sentiers et décider en commun, selon les renseignements recueillis, de ce qu’il faudrait faire.

 

Ils se séparèrent.

 

La Moussotte, au village, était dans une situation lamentable. La maison du Mousse semblait mise au pillage.

 

Sous prétexte de nouvelles, de condoléances ou de consolations, toutes les commères du village étaient là comme dans la maison d’un mort à qui les voisins et les amis viennent jeter l’eau bénite et dire le dernier adieu.

 

On parlait bas avec des mines contristées, apitoyées, des yeux mi-clos et alanguis, mais par contre on buvait sec, car, en ces douloureuses circonstances, il convenait de se soutenir, de ne point se laisser aller, et les tasses de café et les « larmes » de prune, et les verres de vin sucré s’engloutissaient silencieusement.

 

La tête de la cafetière poussait sans cesse le couvercle instable d’une marmite d’eau bouillante et la sœur de La Moussotte, consciente de ses devoirs, veillait à ce que tous ceux qui étaient venus ne manquassent de rien.

 

L’anxiété était à son comble… On l’entretenait.

 

– Pas de nouvelles ! Doux Jésus, que va-t-on apprendre ?

 

Le soleil baissait rouge sur le moulin du Vernois ; le chien du père Bréda aboya longuement !

 

– C’est mauvais signe, prédit la vieille Griotte à la grande Phémie. L’autre se signa gravement.

 

Le chien aboya plus fort.

 

– On dirait qu’il hurle à la mort.

 

Les larmes montèrent aux yeux des deux femmes, quand, tout à coup, comme si le son s’évadait brusquement du tournant de la montagne, on entendit des voix hurlantes, beuglant de tous leurs poumons aussi faux que possible :

 

En m’en r’venant des noces

)

Vive l’amour

) bis

J’étais bien fatigué

)

Vive, ô gué, les lauriers

) bis

 

Du coup toutes les femmes bondirent à la porte, agitées de sentiments complexes, l’air ahuri, se regardant comme des poules qui craignent un danger ou qui attendent du grain.

 

Les voix, enflant de volume, rugissaient, toujours aussi fausses et sans nul souci de la syntaxe :

 

Auprès d’une fontaine,

)

Vive l’amour !

) bis

Je me suis reposé

)

Vive, ô gué, les lauriers !

) bis

 

L’énigme allait se dénouer. Et, tout d’un coup, jaillissant hors du bois, l’on vit…

 

Bras dessus, bras dessous, sur quatre rangs, Le Mousse en tête encadré de Julot et de Théodule, tous les chercheurs marchant au pas cadencé, le chapeau sur l’oreille, les joues enluminées, les gueules largement ouvertes, beuglant de tous leurs poumons, contents, heureux, jubilant, suant le vin et la joie par tous les pores et fiers comme s’ils eussent conduit au Capitole un général victorieux.

 

Le Mousse n’était pas foutu ! C’était un événement communal.

 

La bande joyeuse descendait, le ramenant dans ses foyers, tandis que La Moussotte, au milieu des femmes, passait par toutes les couleurs.

 

Les autres approchaient, goguenards, hurlant toujours, et bientôt les deux groupes s’affrontèrent, l’un joyeux et narquois, l’autre ahuri et digne.

 

Alors La Moussotte se détacha des femmes et, oubliant ses larmes et ses rudes émotions, se remémorant seulement sa livre de café filée, son kilo de sucre fondu, sa bouteille de goutte disparue, ses litres de vin liquidés, elle se campa devant son homme et lui rugit à la face :

 

– Brigand, canaille, gouillaud, voleur, soulaud ! Tout le répertoire y passa, glissant d’ailleurs sur la sérénité imperturbable, et le calme sourire du brave homme.

 

Quand sa digne conjointe se fut un peu calmée, toute la bande, invitée par le patron, entra dans la cuisine où Finaud, qui n’avait jamais été inquiet au sujet de son maître, vint avec joie lui lécher les mains.

 

Le Mousse en fut ému : il l’embrassa sur le crâne, se laissa lécher le nez et allait entamer l’éloge de cette bonne bête quand son épouse le relança.

 

Mais Julot lui coupa sans façon la parole :

 

– C’était bien la peine de pleurnicher comme tu faisais à midi pour le recevoir comme ça quand on te le ramène !

 

– C’est vrai ! fit Le Mousse, épris de justice.

 

– Où était-il donc ce sac à vin ? interrogea enfin La Moussotte, chez qui renaissait la curiosité.

 

– À la ferme du Rondfou, en train de boire !

 

Car, insoucieux en effet du temps, ivre de vin et de discussions métaphysiques, Le Mousse avait visité une à une toutes les fermes du plateau, traversé le marais du Blue avec une sûreté de primitif livré à son instinct, semé son fusil sans s’en apercevoir pour venir échouer dans cette dernière métairie où Théodule et Julot l’avaient enfin déniché, discutant avec le fermier des systèmes philosophiques de Moïse et de Darwin, tout en buvant des litres et en cassant des noix.

 

Alors la certitude qu’il était en noce et les pattes au chaud tandis qu’elle se lamentait de sa perte remit La Moussotte dans un bel état de fureur.

 

Puis, comme Julot racontait à son ami les divers événements qui s’étaient déroulés depuis quelques jours, les inquiétudes que son absence prolongée avait suscitées, les transes par lesquelles eux, les vrais copains, avaient passé, Le Mousse, comprenant les dangers dont il aurait pu être menacé, se mit à pleurer à chaudes larmes sur le sort qu’il aurait pu courir.

 

Un point d’histoire

– Connaissez-vous Turinaz ? me demanda un jour de l’automne dernier et à brûle-pourpoint le père Milot, le cordonnier de Longeverne, tandis que je fumais une pipe près de sa banchette en le regardant tirer le ligneul.

 

– Turinaz, fis-je, interloqué légèrement et interrogeant à mon tour : ce n’est pas un homme du pays ?

 

– Mais non ! reprit mon interlocuteur : Turinaz, vous savez bien ! le Turinaz des journaux.

 

– Ah ! m’exclamai-je, subitement éclairé : le curé, l’évêque, l’archevêque de… de… voyons, attendez donc que je me rappelle.

 

– Oui ! quelque chose dans ce genre-là ! Vous ne savez donc pas ce qu’il a fait ?

 

– Ma foi, pour vous dire au juste… Mais il a dû avoir des histoires avec le gouvernement au moment de la séparation ou des inventaires.

 

– Peut-être bien !

 

– Ah ça ! père Milot, repris-je, est-ce que vous vous occuperiez de politique à l’heure actuelle ? Je croyais que vous vous targuiez, avec raison d’ailleurs, de n’avoir jamais fourré le nez dans ces foutaises et que vous continuiez à vous en moquer largement. Qu’est-ce qu’a donc fait Turinaz qui vous préoccupe tant que ça ?

 

– Mais, je n’en sais rien, et c’était précisément pour l’apprendre que je vous demandais si vous le connaissiez ; vous vivez à Paris, vous autres, vous devez être au courant de toutes ces histoires.

 

– J’ai peut-être connu l’affaire dans le moment où elle s’est passée, mais vous comprenez bien qu’on ne donne pas une égale attention à tout ce qu’on lit ou qu’on parcourt dans les colonnes des journaux et je m’intéresse, vous savez, beaucoup plus aux chroniques littéraires qu’aux questions de droit canon. Pourtant, si vous me mettiez sur la voie, peut-être pourrais-je me remémorer et vous expliquer tout de même…

 

– Et Rocafort, vous savez qui c’est ? continua le père Milot, persévérant dans la méthode socratique.

 

– Le nom, fis-je, ne m’est pas tout à fait inconnu, mais je n’arrive pas à fixer de façon précise à quelle occasion je l’ai entendu.

 

– Vous ne savez pas pourquoi il s’est engueulé avec Turinaz ?

 

– Ils se sont donc eng… je veux dire attrapés !

 

– Oui, quelque part, dans les journaux, bien sûr. Ils n’étaient pas du même avis et probablement pas du même bord.

 

– Les polémiques naissent habituellement dans ces circonstances-là, fis-je remarquer judicieusement, mais je crois pourtant bien me souvenir que, dans le cas qui vous préoccupe, les contradicteurs devaient être tous deux catholiques, apostoliques et romains, sans toutefois que je puisse préciser au juste ce que fait Rocafort.

 

– Alors, je n’y comprends plus rien du tout. Pourtant, ils se sont engueulés, ça c’est sûr ; Médée (Amédée) n’était pas saoul le jour où il m’en a parlé : il n’était que neuf heures du matin.

 

– Eh bien, si Amédée vous a raconté la chose, vous savez tout et c’est vous qui allez me mettre au courant…

 

– Je ne sais absolument rien que ce que je viens de vous dire : Turinaz et Rocafort se sont engueulés dans les journaux ; un point, c’est tout, et j’ignore absolument pour quel motif.

 

» Mais je me figurais que tout le monde savait ça à Paris, que toute la France s’en était émue du moment que Médée, lui-même, s’emballait avec tant de chaleur en m’en parlant.

 

– Y a-t-il longtemps de ça ?

 

– Voici deux ans bientôt, mais je ne suis pas sûr que la querelle était toute fraîche quand il m’a mis la puce à l’oreille avec cette histoire-là. Je n’ai pas pu savoir dans quel journal il l’avait lue et il se peut que ce n’ait pas été du jour ni de la veille.

 

– Vous ne savez pas ce qu’ils se sont reproché ?

 

– Ma foi non, et cela m’intrigue, je n’ai pas pu arriver à lui faire décrocher.

 

» Vous savez comment est Médée, kifkif son frère Nastase dont je vous ai parlé et que vous connaissez bien puisqu’il est de vos bons amis.

 

– Anastase, mais oui, je remets toujours pour lui faire une visite ; depuis que vous lui avez prêté un de mes livres, il tient absolument à me conter les histoires amusantes de sa vie et je suis certain que je ne m’ennuierai pas le jour où j’irai, comme il me le dit lui-même, lui dévider son écheveau.

 

– Savoir, si ce sera drôle ! Je vous conseille toujours de ne pas vous mettre à boire pour commencer, car, dès qu’il a un verre dans le nez, il ne peut plus dire.

 

» Sans doute, il sait toujours : il a la tête farcie de ses sujets, ses idées se pressent, il commencera dix histoires, mettra en train vingt phrases, s’embrouillera, bafouillera, recommencera, puis il vous fixera de ses yeux brillants en vous disant : vous comprenez ?

 

» Et vous n’aurez rien compris du tout.

 

– Amédée, l’interrompis-je, est sans doute affligé du même défaut.

 

– Médée, il est encore pire que son frère. Mais, avant d’en revenir à Turinaz, il faut que je vous mette au courant du fameux discours que prononça un jour Nastase, l’après-midi de la fête patronale d’Ouvent : j’y étais.

 

» C’est pas d’hier cette histoire-là ; faut vous dire que c’était au moment du procès de Rennes et que, dans ce petit village qui compte tout juste trente-cinq électeurs, les deux partis étaient cependant bien tranchés. Naturellement, Nastase, qui a toujours été un rouge, tenait pour la révision ; on discutait dur ; chacun avait son journal et soutenait mordicus son opinion ; ça n’empêchait pas de trinquer et de dire des blagues.

 

» On ne parlait que de « conclusions ». Tout le monde en avait plein la bouche comme ce fameux avocat d’alors dont j’ai oublié le nom. Personne ne pouvait prononcer une phrase, dire un mot, apprécier un argument, juger un fait sans qu’aussitôt les autres ne demandassent : « la conclusion » ?

 

» La conclusion, naturellement, c’est que tout le monde voulait avoir raison.

 

» Bref, Nastase, très surexcité, les yeux plus flamboyants que jamais, s’écria tout à coup en se levant : Messieurs, je demande la parole.

 

» Vous savez que Nastase a une certaine instruction ; il a été maire d’Ouvent pendant seize ans ; il a fréquenté un peu les grosses légumes et connaît les usages parlementaires ; c’est pour ça qu’il a employé cette formule au lieu de réclamer simplement comme les autres : « Laissez-moi dire ! »

 

» D’ailleurs il a pas mal lu, Nastase ; autrefois, avec Totome, ils passaient des soirées et des veillées à chercher des mots chics dans le petit Larousse ; il sait même du latin, ce bougre-là, et il aime à le placer dans la conversation : ecce homo, sic, eurêka, cynégétique, unguibus et rostro, high life, et bien d’autres mots encore.

 

Je ne crus point ici devoir détromper le père Milot au sujet de ses croyances linguistiques et il continua :

 

– On fit silence après avoir déclaré, fort cérémonieusement, qu’on accordait la parole à Nastase, qui vida son verre et monta sur la table.

 

» Il était en manches de chemise, comme d’ailleurs presque tout le monde, et je le verrai toujours : sa figure basanée, ses traits énergiques, ses cheveux de corbeau, ses yeux noirs lui composaient une physionomie qui avait vraiment du cachet, et il avait l’air tellement convaincu !

 

» Chacun écoutait :

 

» – Messieurs, commença-t-il, en étendant les bras… Messieurs, mes amis…

 

» Une larme lui vint au bord des paupières.

 

» – Mes chers amis, continua-t-il, écoutez-moi bien, écoutez-moi… Oui, je vais vous dire, laissez-moi vous dire… je… c’est-à-dire… n’est-ce pas… parfaitement ! Je vais vous dire… la justice !… la vérité !… vous comprenez ? Enfin, je voudrais vous faire comprendre…

 

» Il se frappait le front de son poing fermé, ses yeux étaient des charbons ardents ; on attendait toujours ; il coupait l’air de grands gestes, reprenant : « Mes amis, mes chers amis… citoyens… » puis d’un immense mouvement de bras et branlant la tête en signe de conclusion : « Vous comprenez, n’est-ce pas ! vous comprenez bien ce que je veux dire ? »

 

» Ce fut tout. Il se rassit secoué, vibrant d’émotion, une larme roulant dans sa moustache, au milieu des applaudissements frénétiques de ses partisans et des protestations non moins énergiques de ses adversaires.

 

» Voilà ! Eh bien, Médée, c’est comme je vous l’ai dit, encore pis. Qu’il vous parle culture, élevage, politique ou religion, on ne comprend jamais rien : aussi je tremble quand je le vois « rappliquer » avec une paire de souliers à raccommoder ; je suis sûr d’en avoir pour deux heures, car, comme tous les bègues, il s’acharne à me faire saisir ce qu’il comprend fort bien sans doute, mais ne peut pas m’expliquer. Je me demande comment il s’est annoncé quand il est allé voir sa femme.

 

» Un beau matin il s’est amené ici avec une paire de brodequins à recoudre ; il avait probablement lu tout fraîchement la polémique entre Turinaz et Rocafort et croyait sans doute que tout le monde était, comme lui, au courant des histoires qui mettaient en bisbille ces deux individus.

 

» Moi, je n’en connaissais, je vous le répète, pas le premier mot quand, s’étant assis là où vous êtes, en attendant que j’aie fini son travail, car c’était pressant – c’est toujours pressant avec lui – et il avait absolument besoin de ses « croquenots » pour onze heures, il m’a dit comme ça :

 

» – Eh bien ! qu’est-ce que tu penses des histoires de Turinaz ?

 

» – Turinaz ? que je lui réponds.

 

» – Oui, avec Rocafort !

 

» – Rocafort ! fis-je, je n’en ai jamais entendu parler.

 

» – Comment, tu ne connais pas les affaires de Turinaz ?

 

» – Ma foi non, raconte-moi voir ça.

 

» Je pensais bien que ça devait être intéressant puisque ça l’avait si vivement excité.

 

» – Ah ben ! mon vieux, s’exclama-t-il ; c’en est des malins tous les deux, des sacrés types et rudement instruits.

 

» – Ah !

 

» – Oui, des gaillards calés ! Ah, mon ami, ce qu’ils savent causer ceux-là, et écrire, et discuter !

 

» – Qu’est-ce qu’il y a donc eu ?

 

» – Eh bien, Turinaz, qui ne pensait pas comme Rocafort, a commencé par lui écrire… mais Rocafort l’a bien relevé. Là-dessus, Turinaz a repris et il te lui a rivé son clou carrément ; mais Rocafort ne s’est pas tenu pour battu, il lui a reprouvé qu’il avait tort et que cela ne pouvait pas s’être passé comme ça. Tu crois que Turinaz a été vaincu pour autant ? Non, mon vieux, c’est un malin, et il lui a répondu, si tu savais ce qu’il lui a bien répondu. Ce que c’est tout de même que d’avoir de l’instruction ! Un type comme toi ou moi, mon vieux, nous aurions été bouchés à la première raison, mais… Turinaz ! jamais de la vie ; pourtant Rocafort est aussi roublard ! Ah ! cré nom de nom !

 

» – Enfin, tu ne me dis pas pour quelle affaire ils se sont pris de bec ; c’est pas pour des histoires de femme !

 

» – Tu vas comprendre : Turinaz, qui est un type calé en fait de religion, voulait que ça soit d’une certaine façon, mais Rocafort…

 

» – Je ne comprends rien du tout !

 

» – C’est pourtant bien simple, écoute-moi. Quand Turinaz a eu commencé, Rocafort a répondu…

 

» – Il a répondu à quoi ?

 

» – Tu ne me laisses pas dire non plus. Je te dis que Turinaz… Mais bon dieu ! ce que Rocafort lui en a bien bouché un coin ! tout de même, Turinaz…

 

» Et vous ne me croirez pas si vous voulez, mais je vous jure sur la tête de ma belle-mère que c’est aussi vrai que me voilà : pendant trois heures d’horloge, jusqu’à midi sonnant, ce sacré type m’a tenu la jambe avec les démêlés de Turinaz et de Rocafort, et j’ai eu beau essayer de le faire accoucher, de le mettre sur la voie, d’obtenir un mot qui m’aurait permis de deviner de quoi il s’agissait et où, et quand, et comment ; pas moyen, vous m’entendez, pas moyen !

 

» Il était là : mais Turinaz !… mais Rocafort !… s’arrêtait, réfléchissait, poussait un grognement d’admiration, louait Turinaz en brandissant une pantoufle, puis au moment où j’espérais lui tirer un mot enfin d’explication, se réemballait sur les arguments de Rocafort, s’exclamait encore, et, revenant aux raisons de l’adversaire, repartait de plus belle : pourtant ce sacré Turinaz !… tout de même ce Rocafort !

 

» Et je n’y ai rien, rien, rien compris du tout sinon que deux hommes qui s’appelaient Turinaz et Rocafort se sont engueulés dans les journaux, je ne sais trop quand, probablement au sujet de la religion.

 

» Vous me direz que c’est aussi bête de s’attraper pour ça que pour autre chose. Sans doute ! Mais moi, intrigué par cette mystérieuse affaire, j’ai voulu savoir.

 

» J’ai interrogé les clients, les amis qui viennent à la maison faire la causette : nul n’a rien pu dire à ce sujet ; j’ai demandé à Nastase, qui ne se souvenait pas non plus. Le gamin de Médée est venu ici quelques jours après et je n’ai pas manqué de le questionner à son tour :

 

» – Eh bien ! ton père discute-t-il toujours au sujet de Turinaz ?

 

» – Mon papa ne s’est disputé avec personne ces temps-ci, m’a-t-il répondu.

 

» Je n’ai pas été trop étonné, car il ne doit guère parler de politique chez lui, surtout à ses gosses. Mais au pays il y a des gens qui lisent les journaux : le maître d’école, le brigadier forestier, le maire : je leur ai demandé de me renseigner parce que, à la fin des fins, je me demandais si Turinaz et Rocafort avaient vraiment existé. Ils avaient bien entendu parler vaguement autrefois de ces deux citoyens-là, mais ne savaient plus au juste au sujet de quoi. Le curé, peut-être, aurait pu me donner le fin mot de cette histoire, mais il est vieux, ne sort guère de chez lui, et comme je ne suis pas un de ses clients les plus assidus, je n’ai pas osé aller le déranger.

 

» Il faut, à mon avis, que ce sacré bougre de Médée soit tombé sur un ancien journal dont il n’aura pas regardé la date et qu’il m’ait raconté comme étant du neuf une vieille affaire, car c’est un garçon qui ne rit pas, lui, et qui n’a jamais eu l’idée de jouer une farce à un voisin ou à un ami.

 

» Je me suis dit : quand not’ Parisien s’en viendra, je lui demanderai et il m’expliquera, lui qui sait tout. Mais voilà que vous non plus vous ne pouvez rien me dire de sûr ni de précis. C’est malheureux !

 

» Ah, termina-t-il, un peu mélancoliquement, je vois qu’il faut que j’en fasse mon deuil et que je ne saurai jamais pourquoi Turinaz et Rocafort se sont engueulés dans les journaux.

 

Le sermon difficile

Le curé de Melotte paissait depuis trente longues années le petit troupeau que le Seigneur, par l’intermédiaire de son archevêque, Jacques-Marie-Adrien-Césaire-Fulgence Mahieu, avait commis à sa garde.

 

Il avait marié les vieux, baptisé les jeunes, enterré les aïeuls, catéchisé des générations de moutards et malgré ses soins vigilants et sa ferme douceur, malgré toutes ces qualités, dis-je, et d’autres encore, il avait vu – son Dieu savait avec quels serrements de cœur – la foi baisser lentement comme l’eau d’un vivier dont la source est tarie, et son église, sa chère petite église, se vider peu à peu chaque dimanche.

 

Il savait pourtant qu’il n’était pour rien dans ce malheur des temps et qu’un pareil et désolant malaise sévissait dans les paroisses d’alentour et même ailleurs et presque partout.

 

L’indifférence en matière de foi était devenue de règle, car d’hostilité on n’en sentait point trop encore ; à peine sourdait-elle, peut-être, dans quelques propos sacrilèges que les mauvaises langues : francs-maçons, libres-penseurs, anarchistes, parpaillots, ennemis déclarés de Dieu et de ses ministres, brebis galeuses fort rares heureusement dans son troupeau, s’essayaient malicieusement dans l’ombre à propager.

 

Car si ses paroissiens préféraient aux flots de son éloquence dominicale et sacrée déversée ex cathedra ou jetée simplement de la table de communion, le plaisir plus positif de la partie de quilles et de l’apéro sous la tonnelle de l’ami Nestor, dit Castor, aubergiste patenté, il n’en était pas moins vrai qu’aux grands dimanches, à Pâques, à la Pentecôte, à la Fête-Dieu, voire à la Saint-Pierre, fête patronale, ainsi qu’à l’Assomption, à la Toussaint et à Noël, tous les hommes, jeunes et vieux, avec les femmes et les enfants, se trouvaient là, au grand complet.

 

De même si beaucoup, si la plupart, pour ne pas dire tous, négligeaient depuis de longues années leur devoir pascal, il ne s’en trouvait pas un qui, à l’heure dernière, n’appelât à son chevet ce brave vieux bougre qui les avait vus vivre et les avait aidés en tout temps de ses bons conseils et de ses encouragements amicaux.

 

Le curé de Melotte était donc encore universellement aimé et respecté : n’était-il pas un des plus vieux du village et des plus anciens de la paroisse ! Mais il n’était plus craint. Ses foudres de carton, ses tonnerres lointains, l’évocation des bûchers infernaux, la promesse des félicités paradisiaques dans un éden, somme toute, passablement morne et fort problématique, ne faisaient plus guère frémir que quelques vieilles dévotes et les gosses de neuf à onze ans qui, sous sa paternelle férule, préparaient, plus ou moins sagement, leur première communion.

 

Ce n’était pourtant pas que ses conseils fussent mauvais ni que ses défenses fussent exagérées ; il ne s’était jamais permis, comme beaucoup de ses collègues, d’interdire aux jeunes, voire aux adultes et aux vieux, si ça leur disait, de danser à leur saoul le soir de la fête patronale et même tout autre dimanche quand la moisson était abondante ou que la vendange était bonne ; de même il n’avait jamais gardé rancune à un cultivateur ou à un vigneron qui avait pris, par hasard, et sans la lui demander, l’autorisation de travailler les jours habituellement consacrés au Seigneur.

 

Il se bornait à des recommandations anodines et à des conseils mitigés : ne buvez pas tant d’apéritifs, un verre de bon vin fait beaucoup plus de bien ; ne dites donc pas de gros mots devant les enfants, ils ont bien le temps de les apprendre tout seuls ; à quoi sert de se disputer et de s’en vouloir, nous n’avons déjà pas tant de jours à passer sur terre !

 

On le voit, le curé de Melotte n’exagérait pas dans le sens de l’intolérance religieuse. Au début, il s’était demandé souventes fois si son indulgence n’était pas simplement une coupable faiblesse ; mais il s’était bien aperçu, aux résultats obtenus par quelques collègues intransigeants et sévères, que sa méthode, à lui, était la seule bonne à l’heure actuelle, puisqu’elle lui permettait, du moins, de rattraper au moment suprême les brebis perdues et de les remettre dans la bonne route.

 

D’autre part, cette mansuétude et cette bonté vraiment chrétiennes lui avaient assis, parmi les ouailles, une solide réputation de brave et d’honnête homme, malgré certaine histoire, scabreuse au premier abord, mais dont on connaissait le fin mot, et que faisaient courir dans la région les quatre ou cinq mauvaises langues citées plus haut.

 

Au fond, rien n’était plus simple ni plus innocent, oyez plutôt :

 

Un soir quelconque de mardi gras, le curé de Melotte, avec quelques amis, avait, comme tout le monde, un peu festoyé et mangé et bu un peu plus peut-être que de coutume. Ce très léger excès, péché de gourmandise dont il s’accusait d’ailleurs véhémentement, et duquel il n’était guère coutumier, l’avait vivement dérangé, de sorte que le lendemain, à l’heure de l’office, un accident subit le contraignit précipitamment à changer de pantalon. La messe du jour des Cendres finissait de sonner ; il n’eut que le temps de réendosser prestement sa soutane et de filer en hâte à la sacristie pour revêtir les habits sacerdotaux.

 

Tout alla bien d’abord, mais lorsque l’heure vint de frotter de cendres le front de ses paroissiens en leur répétant la formule latine consacrée : Memento quia pulvis es, « Souviens-toi que tu n’es que poussière », il se troussa vivement afin d’atteindre dans sa poche la petite boîte métallique préparée et contenant la poudre grise nécessaire à la cérémonie.

 

Il ne la sentit point, se tâta vivement de l’autre côté, ne la trouva pas davantage et, dans son trouble, oubliant le lieu dans lequel il se trouvait et la gravité de l’heure, il s’exclama à mi-voix :

 

– Sapristi, j’ai oublié tout ce qu’il me faut dans ma culotte !

 

Le mot ne fut point perdu, et voilà comment naissent les légendes et se fondent les réputations calomnieuses ; cela passa en proverbe et l’on en vint à dire d’un gaillard qui… d’un gaillard que… d’un gaillard enfin… d’un gaillard :

 

– Ah, ah ! il est comme le curé de Melotte, il a tout ce qu’il lui faut dans sa culotte, laissant entendre des choses… enfin, n’insistons pas.

 

Nonobstant, les gens de bonne foi, et c’est de ceux-là seuls que compte l’opinion, savaient à quoi s’en tenir sur cette fable, et sa vieille réputation restait vierge de tout soupçon et nette de toute souillure.

 

Or, depuis quelque temps, le curé de Melotte devenait inquiet, il s’attristait, s’aigrissait, se montait et se mettait dans de saintes colères.

 

Sans doute les gamins qu’il évangélisait n’usaient pas toujours entre eux et avec leurs camarades des villages voisins d’une politesse et d’une mansuétude qui rappelaient la vieille galanterie française et la charité chrétienne, ils s’engueulaient et se rossaient avec conviction et fréquemment ; les hommes plus que de raison s’attardaient chez l’ami Castor ; les femmes bavardaient peut-être plus longtemps encore que jadis ; mais que tout cela était peu de chose !

 

Ce qui tourmentait et désolait et retournait le curé de Melotte, c’était le dévergondage des filles et des garçons du pays.

 

Depuis longtemps déjà il soupçonnait la chose, car de l’apprendre en confession il n’y fallait guère compter ; à partir de quinze ou seize ans tous s’émancipaient et se dispensaient de cette corvée ennuyeuse : des galopins qu’il avait baptisés et calottés jadis, des gamines qu’il avait vues en nattes et en jupes courtes ! Hélas ! c’était bien le cas de le dire, il n’y avait plus d’enfants !

 

On lui avait fait des rapports, et lui-même avait vu, vu souvent, vu, oui, de ses propres yeux.

 

Oh ! évidemment non ! N’allez pas croire des choses… et qu’il fût tombé sur des couples, des couples… parfaitement ; bien sûr que non ! D’abord il n’aurait jamais osé s’approcher, il aurait fui plutôt ; tout spectacle immodeste est un péché qui peut être mortel.

 

Mais, de loin, il avait remarqué qu’on se relevait trop vivement à son approche, qu’on rabattait et défroissait des tabliers et des jupes, que le garçon avait un air embarrassé, gauche et drôle. Il ne pouvait point douter.

 

Longtemps cependant il s’était tu, se contentant, lorsqu’il les rencontrait, de dévisager sévèrement les coupables : ils avaient rougi les premières fois, mais avaient continué. Alors, à part, entre quatre-z-yeux, il les avait attrapés, admonestés, menacés : ils avaient nié énergiquement. Il avait entrepris ensuite, à mots couverts, et en restant dans le domaine des généralités, les parents : les parents avaient souri en haussant les épaules :

 

– Voyons, m’sieu le curé, à vingt ans, on peut bien embrasser les filles.

 

Non, ils ne voulaient rien savoir ni les uns, ni les autres ; ils étaient comme les impies du psaume : In exitu Israël de Ægypto, ils avaient des oreilles et n’entendaient point, des yeux et ne voulaient point voir.

 

Tout de même, il ne pouvait pas aller dire aux mamans : Sapristi, mais gardez donc un peu mieux vos filles ou elles se feront… manger du loup !

 

Il le dit : on l’accusa de radoter.

 

À la fin, cela devenait grave ; sa conscience le tourmentait, parlait, criait, hurlait, lui ordonnait d’agir, d’agir sans retard.

 

Ces enfants, sous ses yeux, perdaient leur âme, sans compter que leurs corps…, car enfin, c’est une malhonnêteté pour une jeune fille qui se marie, sinon pour un garçon, de donner comme intégral un… capital ébréché. Oui, parfaitement, c’est malhonnête !

 

Si encore elles avaient fait des gosses ! Si l’une d’entre elles seulement, n’importe laquelle, avait eu un enfant, peut-être que les autres pères et mères auraient enfin ouvert l’œil. À quelque chose, malheur est bon !

 

Mais non, et c’est bien ce qui décelait leur profonde perversité, pas une ne se laissait pincer ! L’immoralité du siècle était hypocrite et se répandait lentement comme une tache d’huile, souillant son village. Du moment que rien n’éclatait, les parents, les malheureux ! faisaient la sourde oreille ; ils riaient même, les coupables !

 

Oui, c’était son devoir de les avertir ; il fallait qu’il le fît, qu’il le fît avec force, qu’il le fît avec éclat, qu’il le clamât en pleine chaire, un beau dimanche, car cela devenait scandaleux à la fin !

 

Sur les bords du Doubs, dans le sentier qui longe les vignes d’abord et le bois ensuite, l’herbe tendre, l’ombre fraîche, l’eau limpide, le silence, la solitude, et je pense « quelque diable aussi les poussant »… C’était là, oui là, sous ces ombrages propices au doux repos et aux austères méditations que tous les jours, tous les matins, de dix heures à midi, les couples revenant du marché s’arrêtaient et faisaient des stations, des stations… trop longues pour être honnêtes.

 

Le curé de Melotte réfléchit à tout cela : il y songea le long des jours et pendant ses veilles et durant ses nuits blanches.

 

La Pentecôte approchait : c’était le moment de profiter. Les hommes viendraient en grand nombre à l’office ce jour-là, d’autant qu’il saurait leur mettre l’eau à la bouche : « Venez à la messe, ne manquez pas mon prône surtout, j’ai quelque chose de très sérieux, de très intéressant, de très grave à vous apprendre ; venez, vous verrez que vous ne vous en repentirez pas. »

 

Ainsi, c’était décidé ; ce jour-là il frapperait le grand coup ; il leur dirait leur fait à tous, aux coupables comme aux parents qui ne l’étaient pas moins ; il mettrait le doigt sur la plaie, les points sur les i, afin qu’on sût bien de quoi il s’agissait et que les responsabilités fussent bien fixées.

 

Pourtant la chose en soi était grave ; ce n’est pas tout que de dire : vos filles sont des dévergondées et vos garçons des chenapans ; mais… il n’y aurait pas que des vieillards et des adultes à l’église, il y aurait aussi des enfants.

 

Se pourrait-il que lui, prêtre, pasteur d’âmes, s’oubliât à proférer des paroles imprudentes, des mots qui pourraient choquer ces oreilles innocentes, éveiller des pensers mauvais, épandre comme une buée impure sur le cristal limpide de ces petits cœurs, vierges et neufs ! Malheur à l’homme par qui le scandale arrive !… il fallait que seuls comprissent ceux qui devaient comprendre.

 

Le curé de Melotte pria ; il demanda à son Dieu de lui dicter les paroles qu’il devait prononcer et, le dimanche suivant, très ému, mais ferme en son dessein, plein de la certitude où il était que l’avait inspiré la divine sagesse, il commença :

 

– In nomine Patris et Filii et Spiritus sancti. Amen.

 

» Mes frères, mes très chers frères,

 

» Depuis trente ans, vous le savez, que Dieu m’a confié le soin de vivre parmi vous, j’ai éprouvé bien des douleurs et bien des joies.

 

» Vous ne doutez pas que j’ai toujours fait tout ce qu’il m’a été possible pour vous garder dans le bon chemin et vous aider à faire votre salut. On ne m’a pas toujours écouté et je le déplore ; je le regrette pour vous, mes frères, pour vous, mes sœurs, et pour moi aussi, car le Seigneur, un jour, me demandera compte des brebis que j’ai laissées s’égarer.

 

» Mon cœur a saigné bien souvent, car je vous aime comme il est écrit et n’ai pu supporter sans souffrance le spectacle de vos misères spirituelles.

 

» C’est pour cela que je dois, comme un père, vous parler durement, et qu’aujourd’hui ma conscience et mon devoir m’ordonnant de ne plus me taire, je ferai violence à mes sentiments naturels pour dire ce qu’il faut que je dise, car il y va de votre âme, du salut de votre âme immortelle, mes frères.

 

» C’est surtout à vous, pères et mères, que je m’adresse. Écoutez-moi :

 

» Tous les matins vous envoyez vos fils et vos filles porter les légumes au marché, et de ceci je ne vous blâme point, car vous vous dites : ils sont jeunes et nous sommes vieux, leurs jambes sont plus solides que les nôtres, et ce qui serait pour nous une fatigue et une corvée est pour eux un exercice et un délassement ; c’est parfaitement juste.

 

» Mais savez-vous bien, mes sœurs, ce qui se passe au marché ? Non, vous ne le savez pas et je vais vous l’apprendre.

 

» Lorsque le travail est terminé, que les légumes sont vendus, que les fruits sont livrés, les garçons, invariablement, font aux filles la proposition suivante : si tu veux payer un gâteau, j’offrirai une bouteille avec du pain et du fromage ou du saucisson. On accepte toujours, mes frères.

 

» Vous me dites : Quel mal y a-t-il à cela ? et je réponds : Aucun, mes frères ; ces jeunes gens ont travaillé, marché, couru, parlé, discuté, ils ont bon appétit, ils ont faim et ils ont soif, il est tout naturel qu’ils veuillent se restaurer et je pense comme vous.

 

» Cependant, ce saucisson et ce gâteau, le mange-t-on en ville ? ce litre de vin, le boit-on sur une table de restaurant ? Non, mes frères, et j’appelle ici toute votre attention.

 

» Ce petit repas ne se consomme qu’au retour, le long du bois, au bord du Doubs.

 

» – C’est charmant, vous exclamez-vous ! Il est certes beaucoup plus agréable de manger sur l’herbe qu’enfermé dans une salle malpropre et au milieu d’une atmosphère viciée.

 

» Encore ici, vous avez raison.

 

» Mais, je continue. On s’en vient donc deux à deux et quand on a trouvé dans un petit coin, au bord du bois, un endroit paisible et solitaire, on déballe les provisions et l’on s’assied.

 

» Proprement, pour ne pas la salir, la fille relève sa jupe, et, sur son jupon, sur son jupon tendu, mes frères, tendu comme une nappe, comme une nappe, vous m’entendez bien, mes sœurs, on étale victuailles, pain, vin et gâteaux, et l’on mange.

 

» – Mais c’est parfait.

 

» C’est parfait, n’est-ce pas ; oui… c’est parfait, mais, sapristi, continua-t-il alors s’excitant, s’échauffant, devenant tout rouge et furieux, c’est parfait ! oui, eh bien ! quand on a mangé, quand on a bu, quand on a causé, quand on a ri, savez-vous ce qui se passe ? Le savez-vous, dites ? Non ! Eh bien, moi, je vais vous le dire !

 

» Eh bien, scanda-t-il, frappant à grands coups de poing le bord de la chaire, eh bien ! mes frères, oui, oui, eh bien ! le garçon, le garçon fait sauter la nappe, fait sauter la nappe, vous m’entendez, et il grimpe sur la table… Voilà ! Voilà ! Voilà !

 

Et il descendit de sa chaire, plus rouge et plus excité que jamais, les yeux lançant des éclairs et brandissant vers la nef un poing terrible et vengeur.

 

Les mauvaises langues répètent que, dans son trouble, il ajouta : « C’est la grâce que je vous souhaite à toutes », mais je me suis renseigné à bonnes sources, et je proteste, et l’on peut me croire : c’est une pure calomnie.

 

Retrouvailles

PERSONNAGES

 

Virgile Blondeau, dit Kudonte, maire de Chambotte, 58 ans.

Narcisse Cassard, dit Peau de Cabe, adjoint, 57 ans.

Phrasie ou Euphrasie, femme de Kudonte.

Adèle, femme de Peau de Cabe.

Pierre, fils de Kudonte, 14 ans.

 

La scène se passe chez le maire de Chambotte, village de 127 habitants. On est dans la chambre du poêle, c’est-à-dire la salle à manger d’une maison de paysans. À gauche de la fenêtre, un grand lit à rideaux de cretonne ; à droite de la porte d’entrée un poêle de fonte allumé. Des chaises sont alignées le long du mur de chaque côté d’un buffet large et haut. Gravures diverses ; chromos de chasse et de gibiers ; un portrait de Gambetta encadré, un autre cadre « Dieu seul ». Au centre de la pièce, une table chargée de restes de victuailles, de bouteilles vides, de taille et de formes variées. Une lampe à pétrole est allumée. La porte de la cuisine est entr’ouverte. On entend, par instants, des bruits de vaisselle.

 

Face à face, à table, Kudonte et Peau de Cabe achèvent de dîner. Ils ont déjà déjeuné ensemble et ont bu passablement : ils parlent lentement et d’une voix pâteuse.

 

KUDONTE, trinquant.

 

À la tienne, mon vieux ! Comment le trouves-tu ? C’est de ma dernière vendange.

 

Ça se sent ! Il gratte encore un peu, mais il a un de ces bouquets !… Avec quelques années de bouteille, ça fera un crâne vin. C’est du Gevrey.

 

Il boit, fait claquer sa langue contre son palais, puis la passe sur ses moustaches, apparemment pour les essuyer ou ne rien laisser perdre.

 

PEAU DE CABE

 

À la tienne ! Ma foi, non ! il n’est pas mauvais ! et à la santé de l’habillé de soie qu’on a saigné aujourd’hui. À propos, combien faisait-il, ton cochon ?

 

KUDONTE

 

Deux cent vingt-trois livres de viande ! Crois-tu qu’il avait profité ! Je l’avais acheté à la foire de la Saint-Pierre, mais c’était un gaillard qui avait bonne bouche, il mangeait de tout : des pommes de terre, du son, des gaudes, de l’herbe, de l’eau de vaisselle, des orties, ma parole on lui aurait servi de la… chose qu’il en aurait bouffé.

 

Et tu as vu la viande : belle et franche. C’est pas comme ces espèces de crevures qui ne savent pas sur quoi mordre.

 

PEAU DE CABE

 

Pour ça oui, tu en as de la veine. Et nos femmes avaient joliment réussi le boudin. Je m’en suis foutu une bosse, à midi. C’est que l’air du bois m’avait sérieusement aiguisé les dents.

 

KUDONTE

 

Tu en as donc encore ?

 

PEAU DE CABE

 

Chineur, va ! C’est façon de dire, tu comprends : plus que quelques chicots jaunis par la chique qui montent la garde sur mes gencives, mais le coffre est bon !

 

Il se frappe sur la poitrine.

 

KUDONTE

 

C’est le bon vin qui nous conserve. On dira ce qu’on voudra ; mais de not’ temps on voyait tout de même des lurons autrement solides qu’au jour d’aujourd’hui. J’sais pas si les jeunes gens, à nos âges, seront conservés comme nous avec toutes leurs saloperies d’absinthe et de petits verres qu’ils s’enfilent en place de vin.

 

PEAU DE CABE, convaincu.

 

Et on est encore gaillard, tu sais !…

 

KUDONTE

 

Chut ! chut ! mon vieux, voici nos femmes.

 

Ils boivent.

Adèle, Phrasie et Pierre entrent.

 

ADÈLE, à Peau de Cabe.

 

Eh bien ! Narcisse, es-tu prêt ? Tu sais qu’il est passé onze heures. Not’ Jeanne dort sur sa chaise à la cuisine. Il faudra clairer les bêtes : t’en viens-tu ?

 

PEAU DE CABE, qui se trouve bien et qui n’est pas pressé.

 

Ah !

 

KUDONTE, qui l’est encore moins.

 

Déjà ! vous êtes bien pressée, ce soir. Nous n’avons pas encore eu seulement le temps de parler du budget additionnel.

 

ADÈLE, étonnée ou en ayant l’air.

 

Comment, vous n’avez pas eu le temps ! Mais vous vous êtes mis à table à midi sonnant et vous n’en avez pas bougé depuis. Ça fait bientôt un tour d’horloge.

 

PEAU DE CABE, digne.

 

Je te demande bien pardon, la bourgeoise : mais nous sommes très bien sortis vers cinq heures pour pisser un coup et aller boire la bière chez l’ami Humbert !

 

ADÈLE

 

C’est possible, mais enfin, à table ici ou à table à l’auberge, c’est toujours à table.

 

KUDONTE

 

Vous ne comprenez rien à la politique ! N’essayez pas de discuter avec nous : vous avez tort.

 

D’ailleurs, c’est pas tous les jours que Peau de Cabe m’amène mes fagots de la coupe, ça n’est qu’une fois l’an, le jour qu’on saigne le cochon. Des amis de toujours comme lui et moi, on ne peut pas se quitter comme ça : on aurait l’air de quoi ?

 

PEAU DE CABE, insistant.

 

Pour une fois, tu peux bien clairer les bêtes toute seule.

 

KUDONTE

 

Si vous avez peur, Pierre vous reconduira !

 

PEAU DE CABE

 

Et puis, t’as pas besoin de moi au lit… aujourd’hui.

 

ADÈLE

 

Pas plus aujourd’hui qu’hier ni que demain ! Oh non ! vraiment, pour ce que tu…

 

PEAU DE CABE, se rebiffant.

 

Dis donc ! mais, encore la semaine passée, qui c’est qui… deux fois…

 

ADÈLE, coupant la phrase.

 

Pierre, mon petit, va vite allumer la lanterne, tu nous reconduiras.

 

Pierre sort.

 

À son mari, moitié grondeuse, moitié riante :

 

T’as pas honte de dire des choses comme ça devant des enfants !

 

KUDONTE, égrillard.

 

Eh ! eh ! ah, vous filez ! C’est bien dommage, on allait tout savoir.

 

ADÈLE, souriant.

 

Vous n’auriez pas su grand’chose. Allons, bonsoir !

 

Elle tend la main à Kudonte.

 

À son mari :

 

Surtout, Narcisse, ne bois pas trop de kirsch. Tu sais que ça te joue le tour chaque fois et que ça te fiche la pituite et la g… tête de bois.

 

PEAU DE CABE, se frappant la poitrine.

 

Le coffre est bon.

 

Les femmes se retournent.

 

PHRASIE

 

Tu vois, je te l’avais bien dit. Ils ne sont pas pressés.

 

ADÈLE

 

J’en étais sûre, tous les ans c’est la même histoire ; mais du moment que je sais où il est, je ne suis pas en souci. Il va rentrer encore comme l’année dernière… à point d’heure !

 

PHRASIE, appelant.

 

Tu es prêt, Pierre !

 

PIERRE, la lanterne à la main, entr’ouvrant la porte.

 

Voilà, voilà.

 

Phrasie et Adèle sortent. On entend la porte du dehors claquer et des adieux échangés.

 

Bonsoir ! Bonne nuit ! Merci ! De même.

 

KUDONTE, qui vient de vider son verre, appelant.

 

Phrasie !

 

PHRASIE, entrant.

 

Quoi ? Vous voulez que je vous serve le café ?

 

KUDONTE, conciliant.

 

Oui, oui ! c’est-à-dire, non ! Avant de nous le verser tu serais bien gentille de nous monter une bouteille de vin d’Arbois, tu sais, dans la troisième caisse, au fond, à gauche.

 

PHRASIE

 

Bon ! bon ! je connais, mais c’est tout, tu sais, je ne veux pas redescendre encore une fois à la cave, parce que je suis fatiguée, moi, et quand je vous aurai servi le café et la goutte, je veux monter me coucher. Vous vous arrangerez à votre idée : depuis le temps que je suis sur mes jambes…

 

KUDONTE

 

Oui, oui, va toujours.

 

À son ami.

 

C’est de l’année où nous avons été élus du Conseil municipal la première fois, il y a eu dix-sept ans au mois de mai, mon vieux ! Tu te souviens ?

 

PEAU DE CABE, l’air convaincu.

 

Si je me rappelle !… Quelle cuite nous avons prise !

 

PHRASIE, rentrant, la bouteille à la main.

 

Voilà vot’ bouteille ! C’est pas pour vous reprocher le vin ni la pitance, mais il me semble que vous en avez bientôt assez !

 

KUDONTE, les yeux sur la bouteille.

 

Doucement ! doucement ! Le bon vin c’est le contraire des femmes, ça ne doit pas être secoué.

 

À Phrasie, qui le regarde.

 

Va préparer ton café !

 

Il débouche sa bouteille avec précaution et gravité.

 

PEAU DE CABE

 

Il faudra que tu viennes goûter ma vendange un de ces jours. Dimanche, si tu veux, on encanera la feuillette !

 

KUDONTE, pris tout entier par son opération. Il n’a pas entendu l’offre de son ami et revient à sa première idée.

 

Par une voix de majorité ! Hein ! Nous l’avons frisée la veste ! Et nous en devions avoir trois. Il est vrai que, depuis, on n’a jamais lâché la rampe et que nous sommes, toi adjoint et moi maire de Chambotte jusqu’au jour où nous graisserons nos bottes pour aller voir le père éternel.

 

Ils boivent.

 

PEAU DE CABE

 

Oui, trois voix ! Ce salaud de Picon qui nous a trahis au dernier moment : un cochon à qui je prêtais mes bœufs, mon cheval et ma voiture chaque fois qu’il en avait besoin. Et il y avait huit jours que je lui rinçais la gueule !

 

KUDONTE, philosophe.

 

Qu’il y a des gens vaches au monde ! Et tu lui as reprêté tout de même ton attelage !

 

PEAU DE CABE

 

Qu’est-ce que tu veux ? Il s’en est venu un soir pleurer dans mon gilet, me demander pardon !

 

KUDONTE

 

Je lui aurais foutu mon pied au… derrière !

 

PEAU DE CABE

 

Tu aurais fait comme moi ! Moi, je ne peux pas voir un homme pleurer.

 

J’y ai dit ! C’est bon ! fous-moi la paix et ne recommence plus, sans quoi…

 

Il se passe l’index sous le nez et manque de tomber.

 

Bernique pour r’avoir les voitures et le calandau !

 

KUDONTE

 

Il y avait aussi Laugu qui avait juré de bien faire. (Le dieu des ivrognes ait son âme !) Mais les blancs nous l’ont attrapé le samedi soir et l’ont tellement saoulé qu’il ne s’est réveillé que cinq minutes après la clôture du scrutin.

 

PEAU DE CABE

 

Heureusement que j’ai pu tenir Batiti. Je ne l’ai pas lâché çui-là jusqu’à ce qu’il ait mis son bulletin dans le trou, sans quoi, on était roulé !

 

KUDONTE

 

Ah ! tout ça ne nous rajeunit pas, mon vieux.

 

PEAU DE CABE, se refrappant la poitrine, avec effort.

 

Le coffre est bon !

 

Ils trinquent, boivent, balbutient encore quelques phrases vagues, puis se taisent.

 

Les fronts s’inclinent, les yeux se ferment, se rouvrent, se referment ; ils font des efforts pour lutter contre le sommeil, puis, vaincus, s’endorment.

 

PIERRE, rentrant et passant la tête par l’entrebâillement de la porte.

 

Tiens, ils dorment !

 

À sa mère :

 

Dis, m’man, j’crois qu’ils sont en train de pioncer : faut-il les réveiller pour que tu leur verses le café ?

 

PHRASIE, apparaissant.

 

Non, non ! Laisse-les. Je m’en doutais bien, mais je ne croyais pas que ça viendrait sitôt. Ils n’ont pas assez bu.

 

Elle se retourne.

 

PIERRE

 

Aïe !

 

PHRASIE

 

Quoi ?

 

PIERRE

 

C’est mon père qui vient de renverser son verre en remuant le bras.

 

PHRASIE

 

Serre vite les bouteilles et ne laisse pas les verres trop près de leurs coudes : s’ils bougeaient encore, ils me casseraient toute ma vaisselle.

 

Pierre range les bouteilles dans un coin. Sa mère s’avance dans la pièce et contemple les deux hommes endormis.

 

PIERRE

 

M’man, faut pas les laisser dormir comme ça, ils ne sont pas à leur aise !

 

PHRASIE, pratique.

 

Justement, ils se réveilleront plus tôt et ils iront se coucher tout seuls. Tu sais bien comme c’est difficile de faire se déshabiller ton père quand il est saoul. Allons nous coucher.

 

PIERRE

 

Si tu veux, m’man, j’vais attendre un peu à la cuisine et je leur verserai le café quand ils se réveilleront.

 

Ils sortent.

 

Le rideau tombe.

 

Le rideau se relève.

 

Même décor. La lampe a baissé, la pièce est un peu assombrie. Peau de Cabe et Kudonte sont affalés, l’un en accordéon sur sa chaise, l’autre sur la table, la tête entre les bras. Une bouteille renversée malgré les précautions de Pierre a taché la nappe. Silence.

 

Le maire Kudonte lève lentement la tête et ouvre les yeux. Il se passe la main sur le front, se gratte l’oreille, se frotte les paupières, s’étend et, par mégarde, fiche un coup de poing dans une assiette.

 

Le bruit réveille Peau de Cabe d’on ne sait quel rêve : il se roidit et fronce les sourcils comme pour fixer ses souvenirs.

 

Kudonte regarde autour de lui dans la pénombre, ne reconnaît rien, ne se souvient de rien. Soudain il aperçoit en face de lui Peau de Cabe, qui le regarde d’un air ahuri.

 

Ils se fixent anxieusement, se grattent la tête, se passent la main sur les sourcils, très intrigués par leur présence l’un en face de l’autre dans ce lieu… inconnu.

 

KUDONTE, parlant enfin.

 

… Dites donc !… l’homme !… Mais… il me semble que je vous connais !

 

PEAU DE CABE, aussi intrigué.

 

C’est comme moi ! depuis une demi-heure je me dis : voilà une physionomie qui ne m’est pas inconnue !

 

KUDONTE

 

Oui, sûrement !… Où diable avons-nous pu nous rencontrer ? Nous avons déjà dû boire un verre ensemble quelque part !

 

PEAU DE CABE

 

Ne serait-ce pas à la foire de Vercel, chez… la Bleue… ou chez une autre, pasque, vous savez, moi, je suis bien avec tout le monde et pour ne pas faire de jaloux je vais chez tous les aubergistes.

 

KUDONTE

 

Tiens, nous avons les mêmes idées ! Mais ce n’est pas possible qu’on se soit vu là-bas. Je ne passe jamais une foire sans entrer chez elle… vous comprenez… une vieille connaissance, et pour faire un civet, il n’y a qu’elle !

 

PEAU DE CABE

 

Oui, j’ai pu vous voir là, mais pour sûr que je vous ai encore rencontré ailleurs. De quelle classe êtes-vous ?

 

KUDONTE

 

De la classe 72. J’ai fait mes cinq ans au 35, à Belfort.

 

PEAU DE CABE, la bouche ouverte.

 

Pas possible ! Mais, moi aussi ! Ah, bon dieu ! comme on se retrouve sans s’y attendre ! Un vieux camarade de régiment.

 

Il veut se lever et fait le geste de tendre la main à Kudonte, mais retombe lourdement sur son siège.

 

Ah ! Vous étiez au 35 ! Moi, j’étais à la troisième du un.

 

KUDONTE

 

Moi j’étais à la deuxième. Alors, vous avez connu Vivard. Le juteux Vivard ! Quelle vache, hein ! Vous souvenez-vous comme il visait les hommes pour des riens ?

 

PEAU DE CABE

 

Ah ! si je me souviens. Le salaud ! Mais c’était le bon temps tout de même : on était jeune ! hein, les caboulots de la vieille ville, la rue de la Grande-Fontaine, les boîtes en dessous du Château… la grande Carmen !

 

KUDONTE

 

Vous l’avez… connue aussi… vous ! Ah ! c’est épatant ! Dire que j’ai revu presque tous mes anciens camarades de régiment et que vous… je ne vous remets pas…

 

PEAU DE CABE

 

C’est cependant vrai ! Pourtant, nom de D… je vous connais quand même !

 

KUDONTE

 

Moi aussi ! Vous allez dire peut-être que je suis bien curieux ; mais enfin, là, d’où êtes-vous ?

 

PEAU DE CABE

 

De Chambotte ! J’suis l’adjoint de Chambotte, Cassard ; on m’appelle Peau de Cabe.

 

KUDONTE, levant les bras, ahuri.

 

De… de… de Chambotte ! Vous êtes de Chambotte ? Mais nom de D… ! moi aussi, j’suis de Chambotte, j’suis le maire de Chambotte, Virgile Blondeau, Kudonte !

 

PEAU DE CABE

 

C’est… c’est toi ! Mais sacredieu oui ! c’est foutre vrai ! Il me semblait bien aussi que je te connaissais. On ne voit pas clair non plus dans cette boîte. C’est bien toi ?

 

KUDONTE

 

Pour sûr que c’est bien moi ! On ne m’a pas changé en nourrice puisque c’est ma mère qui m’a donné à téter ! Ah ben, nom de nom ! celle-là, elle est forte.

 

PEAU DE CABE

 

Mais nous… nous sommes (il regarde autour de lui), nous sommes chez toi ! J’me disais bien aussi que j’connaissais cette maison.

 

Ce vieux Gambetta (montrant le portrait d’un air attendri), des républicains comme ça, on n’en fait plus.

 

KUDONTE

 

Ah ! ma vieille branche ! ce que je suis content tout de même que ce soit toi qui soit là et de te retrouver comme ça.

 

PEAU DE CABE

 

Et moi donc, mon vieux. Pour une veine, c’est une veine ! Et toujours bien portant, tu sais ! Le coffre est bon ! (Il se frappe sur la poitrine.)

 

KUDONTE

 

On ne va pas se quitter comme ça !

 

Il appelle.

 

Phrasie !… Phrasie ! Phrasie ! nom de D… !

 

PIERRE, se réveillant à la cuisine et apparaissant.

 

Ah ! vous voilà réveillés tout de même !

 

KUDONTE et PEAU DE CABE, ensemble.

 

Réveillés !

 

PIERRE

 

Bien sûr, puisque vous dormiez !

 

KUDONTE et PEAU DE CABE

 

Dormiez !

 

PIERRE

 

Oui ! Vous ne vous en êtes pas aperçus !

 

KUDONTE, père et maître :

 

Qu’est-ce que tu chantes, morveux ! Je viens de retrouver mon ami Peau de Cabe et on va boire un verre.

 

PIERRE

 

Comment, retrouvé ? Mais vous avez passé toute la journée ensemble et toute la nuit.

 

Cassard a amené les fagots et on a saigné le cochon ! Vous ne vous souvenez pas ?

 

Peau de Cabe et Kudonte se frottent la tête et se regardent un peu gênés devant le sourire de Pierre, ils se taisent ; puis :

 

KUDONTE, à son ami.

 

Que ça soit comme ça ou pas, après tout, je m’en fous ; mais de t’avoir retrouvé, moi, ça me fait plaisir, ça m’a remué le cœur et séché le gosier ! Vrai ! J’ai eu une sacrée émotion quand tu m’as dis que tu avais fait ton temps au trente-cinq.

 

PEAU DE CABE

 

Il me semble que je boirais bien un coup tout de même.

 

PIERRE

 

Je vais vous servir le café !

 

KUDONTE

 

Oui, oui ! c’est-à-dire non ! Avant de le verser, va donc à la cave nous chercher une vieille bouteille d’Arbois.

 

Rideau.

 

La disparition mystérieuse

« En ces temps-là, la Bourgogne était heureuse »… et la Franche-Comté itou. Des coteaux d’Arbois, de Poligny et de Salins, descendait, chaque automne, avec les cuves pleines, le beau vin couleur peau d’oignon, jailli des grappes de poulsard, et les vignerons à rouge trogne bénissaient le Seigneur dont le bon soleil gorgeait de vie les pampres vigoureux et emplissait leurs futailles.

 

Donc, à cette époque que nous ne préciserons pas davantage, dans le temps vivaient, l’un à Salins, l’autre sur les hauteurs du plateau de Cornabeuf, deux vrais amis comme on n’en fait plus guère aujourd’hui, deux vieux camarades que, non seulement avaient unis, dès leur plus tendre enfance, les liens d’un sentiment fraternel, mais que l’Art encore, en ce coin perdu de province, faisait communier fort souvent, sous les espèces de discussions aussi pacifiques que passionnées ; discussions qu’avivait de son feu généreux la rouge purée septembrale, si douce aux cœurs douloureux et aux gosiers altérés.

 

Ainsi, le poète Étienne Lecourt, admirateur de Casimir Delavigne et auteur – peu goûté dans son pays, où nul n’est prophète – auteur, disons-nous des Échos du Cœur, tenait en haute et particulière estime le musicien Jacques Mirondeau, son aîné, lequel, heureux des seuls accords qu’il tirait de son violon, avait vécu libre et sans lois, comme son ami Étienne, jusqu’à quarante-cinq ans, âge auquel, par amour pour la musique, il avait épousé Mlle Euphrasie Jeannerot, de vingt ans plus vieille que lui, qui nourrissait pour l’harmonie le culte le plus fervent et passait devant son piano toutes les heures qu’elle ne consacrait pas à son ménage.

 

Le mariage n’atténua point la bonne affection qui unissait les deux hommes ; au contraire, et souventes fois, quand le musicien, pour une raison ou pour une autre, tardait plus que de coutume à descendre en ville, le poète montait faire au campagnard et à sa femme une visite d’amitié et de respect.

 

Ce jour-là, précisément, Étienne Lecourt, par le sentier abrupt, hérissé de rochers et bordé de déclivités dangereuses, qui serpente au flanc de la montagne, avait grimpé jusqu’à Cornabeuf et, Mme Mirondeau au piano, Jacques, l’archet en main, ils avaient passé tous trois un délicieux après-midi à faire de la musique et à discuter des dernières productions romantiques, en particulier de celles de « Mocieu Victor Hugo », lequel était, de l’avis d’Étienne, la honte des lettres françaises et la risée de l’Europe.

 

Vers la tombée du jour, le poète, ayant pris son parapluie, baisa galamment les mains de Mme Mirondeau et lui fit ses adieux.

 

– Je vous accompagne à deux pas, déclara Jacques, en échangeant pour ses sabots les pantoufles brodées par les soins de son épouse ; je rapporterai mon lait en revenant.

 

Les deux amis partirent, entrèrent dans une ou deux maisons, puis, la discussion ne paraissant point épuisée, ils continuèrent, dans le crépuscule qui tombait, à marcher en devisant, l’un le pot à la main, l’autre son parapluie sous le bras…

 

* *

*

 

Il y avait trois jours que la petite ville de Salins, la commune de Cornabeuf et tous les villages des environs étaient intrigués et inquiets, que les parents, les amis et les voisins vivaient dans l’angoisse, car, depuis trois jours, on était absolument sans nouvelles du poète et du musicien.

 

Quel accident terrible ou quel crime atroce cachait cette double disparition ?

 

Une demi-heure après le départ de son mari, Mme Mirondeau avait commencé à s’émouvoir de cette absence prolongée ; ayant interrogé la route, et ne voyant rien venir, elle s’impatienta, et, inquiète, jetant un fichu sur ses épaules, partit aux informations.

 

Chez Gaulenot, l’aubergiste, où elle entra d’abord, le patron lui apprit que les deux hommes, après avoir avalé une seule chopine, sur le pouce, étaient repartis, devisant, croyait-il, de poésie métrique ou de système métrique, il ne savait pas au juste, n’étant point savant comme l’étaient ces messieurs.

 

Le fromager, qu’elle interrogea ensuite, l’avisa que Jacques, accompagné du monsieur aux longs cheveux, avait emporté son lait, comme d’habitude. C’était tout ce qu’il savait.

 

Où donc était-il passé depuis le temps, car il n’avait assurément pu songer, dans l’accoutrement où il était, à descendre en ville ?

 

Rentrée à la maison, ayant réussi à faire partager aux voisins son inquiétude, Mme Mirondeau les décida, et ce fut facile, car tous portaient à Jacques une réelle affection, à partir sans tarder à la recherche de son époux.

 

Au nombre d’une demi-douzaine, munis de lanternes, ils s’engagèrent sur le chemin de Salins, qu’avaient dû suivre les deux hommes. Jusqu’au sommet de la côte, ils n’aperçurent rien, mais au pied de la croix de bois, érigée à l’endroit où le sentier s’engage dans la montagne, ils trouvèrent, tout plein et garni de sa couche de crème, le pot au lait du musicien, signe indubitable qu’il avait passé par là.

 

Ayant tenu conseil et réfléchi, ils conclurent que leur voisin, entraîné par son ami, avait dû descendre avec lui à Salins et qu’il en remonterait probablement dans la soirée. Toutefois, par acquit de conscience, et au cas où un accident quelconque se fût produit, ils descendirent presque jusqu’à mi-côte le sentier, en hurlant le nom de Jacques dans toutes les directions. Rien ne leur répondit que les fidèles échos de la vallée qui, dans la nuit étoilée et paisible, roulaient ironiques en se répercutant au loin.

 

Mme Mirondeau s’était couchée à demi rassurée. Mais, le lendemain, Jacques n’étant pas revenu, un des voisins, qui avait justement des courses à faire au marché, partit dès la première heure pour aller là-bas quérir des renseignements.

 

L’homme de Cornabeuf, arrivant à la maison qu’habitait le poète Étienne Lecourt, sur le flanc du coteau de Belin, trouva la porte ouverte et l’appartement désert. Il appela : aucune voix ne lui répondit ; il monta au premier étage et ne trouva rien.

 

Très intrigué, fort inquiet il s’engagea dans les rues de la ville, et tout en vaquant à ses affaires, informa ceux qu’il rencontra de l’étrange et mystérieuse disparition.

 

Personne, la veille au soir, n’avait vu le poète ni le musicien, et bientôt toute la population fut prévenue. Comme c’était jour de marché, la rumeur tomba sur les paysans comme un pavé dans une mare, se propageant rapidement dans tout le canton, et les gens de Cornabeuf, dès la rentrée de leur compatriote, n’hésitèrent point, tandis qu’on prévenait en hâte les autorités, à partir explorer en tous sens la montagne.

 

On fouilla les anfractuosités de roc ; des citoyens courageux descendirent, au moyen de cordes nouées bout à bout dans des précipices inexplorés ; on pénétra dans les recoins les plus solitaires et les plus sauvages ; on sonda les trous de la rivière ; on visita les bouges de la ville les plus suspects et des maisons plus mal famées encore ; mais nulle part on ne trouva trace de l’un ou de l’autre des hommes disparus.

 

Et cela durait depuis trois jours et l’angoisse croissait avec la fatigue et l’énervement des recherches vaines.

 

Que s’était-il passé ? Certainement Jacques Mirondeau et Étienne Lecourt étaient morts : mais où pourrissaient leurs corps ? Quelque rôdeur étranger, quelque assassin inconnu les avait-il égorgés dans la montagne emportant pour les enfouir au loin leurs cadavres dépouillés ?

 

L’énigme semblait indéchiffrable. Les gens de Cornabeuf, sentant peser sur eux l’horreur de ce mystère, se barricadaient le soir dans leurs maisons, tandis qu’à Salins des citoyens érudits, évoquant les vieilles traditions et les époques troublées, parlaient de constituer chaque nuit des patrouilles qui veilleraient sur la ville endormie.

 

Comme poignait l’aube du quatrième jour et qu’un rassemblement imposant discutait les dernières hypothèses possibles, un gamin tout à coup fit remarquer que de la fumée semblait monter de la maison du poète.

 

Son père, après l’avoir traité d’imbécile et calotté pour lui apprendre à se mêler sans y être invité à la conversation des grandes personnes, fut tout de même forcé de reconnaître, avec ceux qui l’entouraient, que le gars n’avait pas tort ; et puissamment intrigués, tous ceux qui étaient présents se précipitèrent dans la direction de la maison d’Étienne Lecourt.

 

Ainsi que l’avait fait le paysan de Cornabeuf, ils entrèrent, et, dans tout le rez-de-chaussée qu’ils visitèrent, ne découvrirent absolument rien. Sans se décourager, ils montèrent à l’étage supérieur qu’ils explorèrent à son tour ; mais pas plus là qu’au grenier ils ne réussirent à découvrir la source de la fumée.

 

Pourtant, comme logiquement, proverbialement même, elle devait exister, ils s’entêtèrent, et, à la queue-leu-leu, descendirent l’escalier qui menait au sous-sol.

 

Ainsi qu’il en est dans la plupart des maisons bâties dans le flanc de la colline, le sous-sol n’est qu’un demi sous-sol, c’est-à-dire qu’une partie se trouve en terre et l’autre à l’air libre. Une sorte de cellier précédant la cave occupait ce dernier emplacement. On y entra.

 

Devant une table, encombrée par un chanteau de pain, une demi-meule de gruyère et une innombrable quantité de bouteilles vides, les deux amis qu’on croyait morts devisaient paisiblement comme des sages. Sur le poêle, récemment allumé, dans une casserole, un morceau de viande achevait de se carboniser.

 

Car, étant arrivés à la croix du haut de la Côte, au moment où la discussion était palpitante, Étienne Lecourt avait décidé son camarade à l’accompagner jusqu’à Salins, l’invitant à partager fraternellement son pain, son fromage et un morceau de veau qu’il avait à rôtir.

 

Jacques Mirondeau avait accepté sans façons et depuis trois jours ils étaient là, discutant tour à tour littérature et musique devant la meule de fromage et les bouteilles de vin. Le paysan de Cornabeuf, pas plus que les gens de Salins, n’y avait rien vu, car chacun ignorait que le poète Lecourt, pour être plus près de sa cave, avait jugé bon de transformer son cellier en cuisine et salle à manger.

 

D’ailleurs, l’arrivée de leurs compatriotes ne parut point troubler les hautes préoccupations des deux artistes, et les braves Salinois, ahuris, purent entendre le poète Étienne Lecourt clôturant d’une phrase lapidaire leur débat solennel et courtois :

 

– Oui, mon cher Jacques, c’est comme je viens d’avoir l’honneur de vous l’expliquer, et vous m’avez bien saisi : au fond, n’est-ce pas, ce mocieu Victor Hugo n’est qu’un jeanfoutre.

 

Deux électeurs sérieux

Tous les quatre ans, au moment des élections municipales, Laugu du Moulin et Abel le Rat, journaliers à Longeverne, l’un ancien meunier, l’autre ex-rat de cave, le premier décavé, le second révoqué pour avoir tous deux trop fêté la dive bouteille, se sentaient prendre du poids.

 

Comme les deux partis politiques (les Rouges et les Blancs) étaient à peu près d’égale force au village et que le succès dépendait des voix douteuses de quelques citoyens, genre Abel et Laugu, ces deux-ci avaient depuis longtemps jugé tout le parti qu’ils pouvaient tirer – ou soutirer – comme on voudra, d’une si admirable situation.

 

Ils se contentaient donc de ménager la chèvre républicaine et le chou réactionnaire avec une délicatesse, un doigté qu’eût pu leur envier tel politicien de plus grande envergure ; député, sénateur, voire sous-secrétaire d’État ou ministre.

 

Par un savant jeu d’avances et de compensations, ils laissaient successivement croire aux fervents des deux partis qu’ils étaient leurs hommes pourvu toutefois que le confident eût provoqué cet aveu par l’offre de deux ou trois bouteilles de picolo de l’année ou de derrière les fagots, selon la gravité de l’heure présente.

 

Ils avaient un chic spécial et une habileté extraordinaire pour s’excuser auprès des Rouges d’avoir été vus à l’offerte le dimanche, et auprès des Blancs pour s’être laissé entraîner à fêter le 14 juillet parmi les drapeaux, les lampions, les litres et les Marseillaise.

 

Ils avaient vu avec plaisir les citoyens conscients du pays adhérer à des comités divers : libéraux, démocratiques, républicains, radicaux, socialistes et senti, en bons chiens qui éventent de loin le gibier, tout le parti que leur génie assoiffé pourrait tirer de ces enrégimentations volontaires, non seulement aux élections municipales, mais à chaque coup de scrutin qu’il s’agît d’un conseiller quelconque ou d’un député.

 

Pour eux, leur pauvreté bien connue les privait de la joie de se jeter dans la mêlée, n’ayant jamais, disaient-ils, les quarante sous nécessaires pour faire partie de l’une ou de l’autre de ces associations politiques et trop fiers et dignes pour accepter l’aumône d’une cotisation que certains richards dévoués à leur cause eussent payée bien volontiers.

 

C’est ainsi qu’ils avaient béni plusieurs générations de députés, conseillers généraux, conseillers d’arrondissement et municipaux qui leur avaient valu d’innombrables jours de liesse et des quantités incalculables de verres.

 

Seuls, les Sénateurs n’avaient pas leur sympathie. C’étaient de vieux fainéants, et voilà tout !

 

Ah ! oui, qu’ils le bénissaient le suffrage universel et il n’aurait pas fallu qu’un jeanfoutre d’un pays voisin vînt contester leur droit « sacré et imprescriptible », qu’ils lui auraient bien fait voir de quel bois on se chauffait à Longeverne, si toutefois les lois de l’équilibre, constamment compromises chez ces sympathiques citoyens, leur eussent permis une démonstration aussi énergique.

 

Il y avait bien eu, parfois, mon Dieu, des anicroches. Ainsi, un printemps, Abel saoulé huit jours durant et maintenu reclus dans cet état chez sa bonne femme de tante dévouée au parti blanc, avait été mené à l’urne par un « pur », son billet à la main, tellement et si bien que les Rouges lui en avaient fait la tête jusqu’aux élections suivantes, où ils s’étaient d’ailleurs juré de profiter de l’exemple et d’agir de même. Une autre fois, Laugu, trop ivre, n’avait pu aller jusqu’à la salle de vote et les deux partis lui en avaient voulu à tel point que c’en avait été un désastre pendant deux ou trois ans. Mais ces petites leçons leur avaient servi, et comme des guerriers qui supportent toutes les épreuves tant qu’ils n’ont pas atteint au but, quittes à mourir après y avoir touché, comme le soldat de Marathon, ils allaient et votaient dignes et graves dans le mystère et les fumées de l’ivresse.

 

Or, cette année-là, comme les élections étaient fixées au 1er mai, il y eut dès le 1er avril, une propagande active et des menées sourdes de part et d’autre pour conquérir les douteux. Naturellement, Abel le Rat et Laugu du Moulin étaient d’iceux.

 

Un beau matin ou un beau soir, l’instituteur aborda le père Cyprien, vice-président du comité rouge, et lui dit confidentiellement :

 

– Vous savez, j’ai causé avec Abel ! C’est une affaire faite ; il suffira de le maintenir. Parlez-en à vos hommes !

 

D’autre part, Cyprien lui disait :

 

– C’est comme Laugu. Je l’ai confessé : nous le tenons ! Il n’y aura qu’à veiller.

 

Le même jour, le Gros du Maréchal faisait à ses féaux, les chefs du parti blanc, la même confidence avec la même conclusion :

 

– Tenir en haleine Abel et Laugu ! On savait la manière !

 

Le terrible, c’est que le succès dépendait maintenant uniquement du vote de ces deux olibrius, les autres douteux ayant été tellement cuisinés et retournés, tenus et retenus, qu’ils avaient juré de « marcher ».

 

– C’est comme « j’y ai dit » à Gibus, faisait le Gros du Maréchal : T’es libre, n’est-ce pas, mais moi-z’aussi ; du moment que tu votes contre ma liste et que tu me tournes le dos, j’ai pas de raisons de t’aider, moi, et si tu me rembourses pas les cinq cents francs que je t’ai prêtés pour acheter ta vache, je te fous l’huissier dans les pattes. Je te dis pas ça pour te menacer, au contraire : mais tu comprends !

 

D’autre part Baptiste de la Grange avait averti loyalement son voisin :

 

– J’ai pas de conseils à te donner, mais si tu ne votes pas pour ma liste, tu peux te fouiller pour que je te prête le carcan pour rentrer tes foins et faire tes charrois. Du moment qu’un bon voisin ne vaut pas une voix, c’est plus la peine de se gêner.

 

Laugu et Abel, eux, n’avaient, heureusement, ni charrois à faire, ni vache à nourrir ; ils étaient garçons et libres et n’avaient que leurs bras… et leurs gosiers aussi, comme disait le Rat, même que le monde était bien content – le pays manquant de « jornaliers » – de les nourrir pendant la mauvaise saison pour les avoir au moment des moissons et des foins.

 

Pour l’heure ils se contentaient de vider consciencieusement les chopines que Rouges et Blancs leur offraient à tire-larigot, se bornant, lorsque le partenaire émettait un doute sur la sincérité de leurs convictions, à lui répondre par l’une ou l’autre de ces phrases sacramentelles et lapidaires :

 

– Tu sais bien que je suis du bon côté !

 

Ou encore :

 

– On a toujours fait pour le bien ! leur psychologie du racoleur leur ayant depuis longtemps appris que celui-ci interprétait toujours le « bon côté » et le « bien » comme étant sa façon de voir à lui et d’agir.

 

Or, le matin, jour de l’élection, Laugu du Moulin et Abel le Rat, après un petit somme pour cuver les cuites de la semaine, s’étant levés et de concert, mais en grand mystère, avaient préparé leurs billets qu’ils avaient soigneusement répartis dans leurs poches de gilet ; puis, la chose réglée, étaient partis faire leur « tournée ».

 

Conformément aux principes et à l’expérience acquise, ils ne votaient qu’à la dernière minute, profitant jusqu’au bout des offres libatoires des champions des deux clans.

 

Et comme, ce jour-là, il fallait donner des gages plus précis d’attachement aux partis, ils exhibaient aux Blancs, de la poche droite de leur gilet, un billet conforme à l’opinion blanche, et chez les Rouges, de la poche gauche, un billet portant tous les noms de la liste rouge.

 

Quand, vers midi, le vin ayant un peu échauffé les esprits, les politiciens sérieux s’étonnaient avec aigreur de les voir trinquer indifféremment avec les uns et avec les autres, ils tiraient de leur poche, et toujours confidentiellement, le billet de la liste adverse en disant simplement :

 

– Tu vois, je les roule ; je leur montre ce billet-là et je leur fais croire que je vote pour eux ; tu comprends, je suis pauvre, j’ai besoin de tout le monde ; mais pas de danger, tu sais que je suis du bon côté !

 

Et cela continua jusqu’au soir.

 

Cinq minutes avant que ne sonne la cloche annonçant la fermeture du scrutin, Laugu, raide comme la Justice dans sa blouse bleue, brodée, et Abel, titubant dans sa vieille redingote de rat, mais dignes quand même et flanqués d’une escorte imposante de Rouges et de Blancs anxieux de leur acte, remettaient ès mains du président un billet immaculé, puis repartaient se faire payer indifféremment à boire par les uns et par les autres dans les deux auberges du village.

 

Quand fut achevé le dépouillement, on constata qu’il y avait 47 bulletins pour les Rouges et 47 bulletins pour les Blancs. Le président, abasourdi, et son bureau ahuri, prononcèrent le ballottage.

 

Il y eut un grand silence ! Tous, Rouges et Blancs, faisaient des têtes !…

 

– Je voudrais bien savoir, disait le Gros du Maréchal en descendant l’escalier de la mairie, quel est celui de ces deux cochons qui nous a joué le tour !

 

Du côté rouge, Cyprien confiait au maître d’école :

 

– Quelle est donc la ganache qui nous a lâchés d’un cran ?

 

– Qui ? Abel le Rat ou Laugu du Moulin ? Il fallait en avoir le cœur net.

 

Et alternativement, les chefs rouges et les chefs blancs emmenèrent discrètement chez eux, pour de nouvelles libations, Abel et Laugu.

 

Mais, chez les Rouges, Abel montrait en ricanant le bulletin blanc qui lui restait, disait-il, et, chez les Blancs, brandissait triomphalement le bulletin rouge, preuve qu’il avait voté du bon côté. Et Laugu opérait de même, car les gaillards, rompus à la tactique, avaient plusieurs bulletins dans chaque poche, de sorte que Rouges et Blancs furent vite convaincus de leur honnêteté politique et, par conclusion et comme conséquence, qu’il y avait un traître parmi eux.

 

Des suspicions planèrent : la campagne électorale se resserra. Abel et Laugu continuèrent à boire pendant les quinze jours et les quinze nuits qui précédèrent le second tour. C’était leur moisson à eux, pas ! comme disait le Rat, et ils opérèrent le deuxième coup comme ils avaient fait la première fois ; du moins, le résultat fut le même et les deux camps, dans la consternation, eurent chacun cinq élus : les plus anciens.

 

Cependant, Abel et Laugu fêtèrent avec discrétion le succès des deux partis.

 

Abel le Rat m’a pourtant livré leur secret un soir entre quatre-z-yeux et quatre litres aussi.

 

– Tu comprends, je peux bien te le dire à toi, puisque tu ne restes pas dans le pays et que tu t’en bats l’œil.

 

» Ils nous paient à boire des deux côtés, alors, on leur doit quelque chose. Seulement, on ne peut pas partager une voix en deux, comme un litre : alors, on s’arrange.

 

» Une fois, c’est Laugu qui vote rouge et moi blanc, la foi d’après, c’est le contraire ; la dernière fois, comme il y a eu deux tours, on a pu voter pour tous.

 

» Comme ça, il n’y a rien à dire, et on ne leur-z-y doit rien !

 

Et il ajouta, concluant :

 

– On est honnête ou on ne l’est pas !

 

L’évasion de Kinkin

Maintenant qu’il avait dépassé la zone et franchi les lignes de rebat, Kinkin marchait plus librement, respirant à longs traits, rêvassait même un peu.

 

Tout à l’heure, en remontant la Réverotte pour passer au gué du Moulin Neuf, n’avait-il point remarqué une superbe truite qui se calait sous un rocher de la rive.

 

Son coup d’œil l’avait soupesée : deux ou trois livres au moins, fameux morceau qu’il pourrait vendre facilement chez l’un ou l’autre de ses clients, fines gueules et gros bonnets du chef-lieu de canton. La question se posait seulement de savoir s’il la prendrait au filet ou à la main.

 

Car Kinkin savait conduire de front plusieurs affaires et les menait jusqu’au bout presque toujours avec succès.

 

Et s’il n’avait point fait fortune à exercer certains métiers plutôt décriés : contrebande, maraude et braconnages divers, il avait assez de philosophie innée ou acquise pour n’en point accuser le destin, sachant fort bien qu’outre les femmes contre qui il était sans défense, il avait encore, entre le nez et le menton, un sacré pertuis qui lui coûtait fort cher pour ce qu’il réclamait, étant toujours à sec, de fréquents et copieux arrosages.

 

La veille de ce jour, il était parti de la côte de Longeverne pour aller quérir aux Brenets, petit village de la frontière suisse, une charge de tabac.

 

Il avait repassé le Doubs à la minuit, au lac de Chaillon, puis il avait remonté les crêts par un des milles sentiers que l’ingéniosité des contrebandiers leur fait sans cesse frayer à travers ces prés-bois et ces boqueteaux de sapins.

 

Kinkin, vers la quarantaine, était un gaillard de taille moyenne qui dissimulait sous des dehors chétifs et une allure pataude une force herculéenne et une agilité de singe. Il n’épatait plus ses compatriotes en démarrant à lui seul une voiture chargée qu’un bon carcan avait dû laisser en panne, et d’aucuns l’avaient vu, certain jour, les cognes à ses trousses, son fusil d’une main et un lièvre de l’autre, franchissant les clôtures de ronces artificielles et les murs de pâtures aussi allègrement que s’ils n’eussent eu que vingt-cinq centimètres au lieu de quatre bons pieds de haut.

 

Ce jour-là, par un heureux hasard, il avait dépisté les gabelous de Villers et glissé entre les lignes de ceux du Luhier et de Fuans sans être obligé de prendre le pas de course ni de se colleter, comme cela lui était arrivé quelquefois, quand il se trouvait seul à seul et inconnu, homme contre homme, devant le représentant du fisc.

 

Cependant, tout de gris habillé pour être moins aisément distingué des choses, Kinkin longeait les murs et les haies, le corps, par l’effet de la charge, légèrement penché, tout comme un paisible cultivateur qui revient des champs vers son logis.

 

Les douaniers, certes, n’étaient plus à redouter dans la « fin » de Rocfontaine, mais il restait les « cognes » qui ne le connaissaient que trop et ces « salauds » de rats de cave qui l’avaient à l’œil depuis qu’il avait vécu librement avec la Zéna, bien connue pour son langage imagé et la qualité des allumettes par elle fabriquées et qu’elle débitait envers et contre la régie, à la barbe des autorités municipales.

 

Ce nonobstant, les gendarmes sont visibles de loin et les rats, qui sont des bourgeois, ne voyagent qu’en voiture ; ils sont donc tous, quand on n’est pas vendu, facilement évitables.

 

Or, Kinkin n’avait pas d’ennemis : au contraire. Tous les fermiers du plateau lui savaient gré de les approvisionner de tabac en toute saison et plus spécialement en été, au moment où les travaux pressants les empêchent d’envoyer au village acheter le « trèfle » quotidien.

 

Ce sont services que fumeurs n’oublient point et Kinkin pouvait, chez n’importe lequel d’entre eux, demander à toute heure du jour et de la nuit aide et protection contre tous ces fainéants que le gouvernement entretient pour l’em…bêtement des honnêtes gens, savoir : cognes, rats, gardes et gabelous.

 

Kinkin avançait de son allure massive, son ballot dans le dos, le long d’une grande et large haie qui aboutissait à la route, la grand’route, qu’il voyait libre aussi loin que possible des deux côtés de la haie.

 

Grande donc fut sa surprise lorsque, arrivant au bout et touchant au chemin, il se vit appréhender vigoureusement par deux douaniers qui s’étaient dissimulés dans l’intérieur du taillis et dont il n’avait naturellement pu soupçonner la présence.

 

– M… zut ! pensa-t-il.

 

Mais, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il sourit philosophiquement et, au gabelou triomphant qui lui disait :

 

– Hein ! vous y êtes bien ?

 

Il répondit en traînassant et de son air le plus bête :

 

– Ah ! ma foi, oui, mais si j’avais su que vous étiez là, j’aurais bien passé ailleurs.

 

Les deux douaniers échangèrent un signe dont le plus jeune compléta le sens en confiant à l’autre :

 

– Il en a une couche !

 

Pourtant, cette prise qu’ils n’escomptaient point les embarrassait un peu, car ils n’étaient venus, loin de leur brigade, s’aposter en cet endroit que pour en pincer un autre, le surnommé Souris, qui leur avait été dénoncé comme devant passer par là avec une grosse charge de poudre.

 

– Comment ça se fait que vous êtes ici ? interrogea Kinkin.

 

– Si on vous le demande, vous direz que vous n’en saviez rien, riposta le plus âgé.

 

– C’était pour vous coffrer, vous voyez, ajouta bienveillamment le deuxième préposé, mis en joie.

 

– Cause toujours, mon petit, pensait Kinkin.

 

Et il ajouta :

 

– C’est pas la première et c’est pas la dernière fois. Après tout, le gouvernement me nourrira et il n’aura pas grand bénéfice.

 

– Comment vous appelez-vous ? fit le plus vieux des douaniers.

 

– Je vous répondrais bien comme vous tout à l’heure, répliqua Kinkin, mais pris pour pris, autant vous le dire tout de suite puisque vous y tenez : je m’appelle Gagé.

 

– Et où que vous restez ?

 

– Ça, messieurs, j’peux pas vous le dire.

 

– Comment, vous ne pouvez pas ?

 

– Non, messieurs, tantôt ici, tantôt là ; je f… le camp dès que ça me dit, mai[1], kifkif l’oiseau sur la branche, sauf que je suis un peu plus lourd.

 

– Enfin, on vous connaît bien par ici ?

 

– Oui… non… peut-être… j’sais pas…

 

– Eh bien, vous allez venir avec nous chez le maire de Rocfontaine ; on le saura bien où qu’il est vot’ domicile.

 

– Comme vous voudrez, messieurs, acquiesça Kinkin.

 

Et ils se dirigèrent d’une allure assez rapide vers le chef-lieu de canton, distant de quatre ou cinq kilomètres.

 

Chemin faisant, Kinkin, que tous connaissaient, avait grand peur de rencontrer un citoyen quelconque qui eût pu, sans croire mal faire, révéler sa véritable identité qu’il avait eu, comme on l’a vu, bien soin de celer. Il songeait, d’autre part, à retarder autant que possible son arrivée au pays et à se débarrasser de ses deux encombrants gardes du corps qui le tenaient chacun par un bras après lui avoir mis les poucettes.

 

– Si ça ne vous faisait rien, messieurs, d’aller un peu moins vite ; on voit que vous êtes jeunes, vous autres, et que vous n’avez pas, comme moi, une longue trotte dans les pattes.

 

Ils ralentirent un peu l’allure.

 

Pour le cabriolet, Kinkin songea au moyen classique.

 

Il continua à bavarder avec ses gardiens puis, au bout d’un quart d’heure, lorsqu’on fut en vue des fermes de la Côte, il se tâta le ventre en faisant la grimace.

 

– J’sais pas si c’est l’embêtement d’avoir été pincé, avoua-t-il, mais v’là la colique qui me prend. Voudriez-vous m’enlever une petite minute vos instruments pendant que…

 

Les deux gabelous s’interrogèrent du regard, mais gagnés par la bonhomie du prisonnier, assurés qu’ils étaient de sa lourdeur et de sa fatigue et confiants en leur force et leur agilité, ils acquiescèrent et libérèrent les mains de Kinkin tout en ne le quittant pas, d’ailleurs, d’une semelle.

 

Kinkin, gentiment, fit ce qu’il devait faire, renoua ses cordons de souliers, se boutonna soigneusement, assujettit sa casquette puis vint se placer entre les deux douaniers, tendant docilement à l’un et à l’autre chacun de ses poignets.

 

Sans défiance, ils allaient lui repasser les menottes quand, d’un seul coup, de chaque main empoignant un gabelou, il les lança l’un et l’autre, avec une vigueur foudroyante, dans le fossé gauche de la route où ils allèrent pirouetter, tandis que lui, à toutes jambes, sans lâcher son ballot, filait tel un lièvre par la droite, vers les maisons de la Côte.

 

Sitôt qu’ils furent redressés, les deux douaniers, ahuris et furieux, s’élancèrent à sa poursuite, sacrant et jurant de tous leurs poumons :

 

– Arrêtez-le ! arrêtez-le !

 

Mais la campagne était déserte et Kinkin enjambait les murs, trouait les haies, sautait les clôtures de ronces avec une agilité de singe qui épatait ces braves douaniers.

 

Dès qu’il eut atteint le groupe de fermes, il contourna une ou deux maisons puis disparut.

 

Suant et soufflant, pantalons et tuniques déchirés, mains écorchées, ses deux poursuivants arrivèrent enfin au hameau :

 

– Où est-il ? où est-il ? crièrent-ils au premier paysan qu’ils rencontrèrent et chez qui, naturellement, venait de se cacher Kinkin.

 

– Qui ? répondit cet homme d’un air ahuri.

 

– Le contrebandier, un contrebandier avec un ballot. Nous l’avons arrêté, il nous a fichus par terre, il s’est sauvé. Il a passé par ici, vous l’avez vu ?

 

– Non, mais s’il a passé par ici avec vous deux à ses trousses, il n’a pas dû prendre racine ; il aura bien sûr filé par derrière, et s’il a gagné le bois, dame, il est chez lui.

 

– Vous ne le connaissez pas ?

 

– Ma foi, non. Je ne l’ai pas vu. Comment voulez-vous que je le connaisse ?

 

– C’est un assez grand et gros bonhomme qui traîne en causant, un type d’une quarantaine d’années. Il n’y a pas de contrebandiers par ici ?

 

– Pas que je connaisse, reprit l’autre. Mais si vous l’avez tenu un moment, vous avez bien blagué avec lui ?

 

– Mais oui, nous le menions chez le maire, il ne voulait pas nous dire où il habite !

 

– Tiens, tiens, mais vous a-t-il dit son nom ? reprit l’autre qui songeait que, pour l’heure, Kinkin devait être bien caché dans un coin de sa grange.

 

– Oui, il nous a dit qu’il s’appelait Gagé.

 

– Ah ! Gagé, reprit-il, et vous le guettiez ?

 

– Non, c’en était un autre qu’on attendait et il a bien pu passer depuis le temps.

 

– C’est assez possible, en effet. Ah ! il vous a dit qu’il s’appelait Gagé ? Eh bien ce doit être un menteur !

 

– Vous croyez ?

 

– Oui, d’après ce que vous venez de me dire, ce n’est pas Gagé qu’il doit s’appeler à c’t’heure, c’est Dégagé.

 

» Je vous souhaite bonne chance, messieurs les douaniers.

 

L’assassinat de la Vouivre

Le vieux Jean-Claude avait eu son enfance bercée au récit des légendes de la Vouivre, en qui il croyait de toutes les forces de son âme.

 

Sa grand’mère lui avait affirmé, devant le poêle ronronnant et le chat mystérieux, quand sifflait la bise et tourbillonnait la neige, l’avoir vue de ses propres yeux, les soirs de clair de lune et les nuits d’étoiles, promener par les prés humides de la Moraie sa sveltesse robuste de serpent ailé. Dans les miroirs des flaques encadrées de prèles scintillaient les feux de son escarboucle de diamant qu’elle déposait à son côté avant de se pencher sur la nacre cristalline des ruisseaux pour s’y désaltérer selon le rite. Et la foi, bue avec les paroles de l’aïeule morte, s’était implantée si profondément en lui que toutes les railleries et les hochements incrédules des fortes têtes n’en avaient jamais eu raison.

 

Ah ! pouvoir lui ravir l’escarboucle, l’escarboucle qui eût assuré la fortune et la puissance au héros de cette fabuleuse aventure ! Nul audacieux des temps jadis n’avait osé le faire. La bête l’eût dévoré !

 

Jean-Claude, par ce soir d’automne, revenait du village voisin où il avait livré à un paysan, cultivateur comme lui, une génisse qu’il lui avait vendue. Ses écus de cinq livres, entassés dans un petit sac à plomb, se froissaient doucement sous la doublure de sa veste et caressaient son oreille de leur bruissement argentin.

 

Il sortit du bois du Chênois, longeant les prés humides d’Épenouse, où serpentaient des ruisselets grossis par les pluies froides des jours précédents. Les feuilles tombaient des arbres avec des crépitements grêles ; dans l’azur lavé, les étoiles scintillaient et le croissant gonflé d’un premier quartier de lune s’avivait à l’occident. Il allait arriver à la source de la Moraie et songeait en lui-même :

 

– Oui, ils l’ont vue jadis et elle existe toujours, bien sûr ; mais elle se cache, car elle sait que les hommes ont maintenant des fusils, qu’ils ne craignent plus ni dieux ni diables et que sa force et son agilité n’auraient raison de leur adresse et de leur avarice !

 

» Ah ! lui ravir l’escarboucle !

 

» Voilà pourtant les lieux qu’elle hantait jadis. Elle a rôdé sous ces saules, elle s’est mirée à ce ruisseau et elle y revient sans doute encore de temps à autre, par les nuits sombres et les bises d’hiver. C’était son endroit favori ; la « mémé » m’a tant dit qu’elle préférait notre Moraie aux étangs croupissants de Chambotte et à la rivière de Brémondans.

 

» Mais…

 

Et Jean-Claude sentit ses jambes s’amollir et flageoler sous lui.

 

Derrière le premier rideau de saules que les rayons de lune trouaient de leurs ciseaux d’argent, un objet énorme, comme un diamant fantastique, scintillait, jetant tout à l’entour des feux blancs éblouissants. Et il lui sembla que quelque chose avait craqué par derrière.

 

– C’est elle, mon Dieu ! pensa Jean-Claude.

 

Cinq cents mètres à peine le séparaient du village ; il les franchit en cinq minutes et vint pousser violemment l’huis du grand Baptiste, chez qui les amis s’étaient rassemblés pour la première veillée.

 

– La Vouivre ! cria-t-il, j’ai vu la Vouivre !

 

Tous le fixèrent avec des yeux ronds.

 

Mais la foi débordait des yeux de Jean-Claude ; il n’eut pas de peine à les convaincre et à briser le léger vernis d’incrédulité vantarde derrière lequel voulaient s’abriter leur ignorance naïve et leur candeur puérile.

 

Pourquoi pas ? après tout ! On voit tant de choses si bizarres et plus incompréhensibles.

 

Mais Jean-Claude poursuivit :

 

– Nous allons prendre des fusils et la cerner ; nous la tuerons et son escarboucle nous fera tous riches !

 

Personne ne discuta. Un rêve de lucre plana sur l’assemblée.

 

Deux minutes après, les tricots boutonnés, les gros brodequins lacés, ils étaient prêts à partir, le fusil à la main.

 

Le plan d’attaque était simple.

 

On allait remonter la Moraie en profitant de l’abri des buissons, s’espacer à gauche pour lui couper la retraite sur les bois de Valrimont et se rabattre en demi-cercle vers l’endroit désigné par Jean-Claude. Il n’y aurait de libre que l’espace découvert assez restreint du couchant par où, si elle voulait fuir, on pourrait la tirer avec des chances de l’atteindre.

 

Narcisse, le chasseur, un des meilleurs fusils du canton, tirerait le premier.

 

Dévalant la combe des prés, les tirailleurs, en grand silence, s’égaillèrent sous le clair de lune.

 

Sans bruit, au centre, Jean-Claude rampait près de Narcisse ; ils allaient lentement, comme englués dans la brume. À côté d’eux, le ruisseau chantait sur les graviers, élevant la voix aux tournants comme pour appeler les petits flots retardataires qui musaient aux berges ; la nuit était limpide et le croissant de lune brillait clair dans l’azur noirci.

 

À quarante pas de l’endroit où il avait vu la bête, dix minutes auparavant, Jean-Claude serra le bras de Narcisse, murmurant d’une voix basse comme le souffle d’un mourant :

 

– La vois-tu ?… Là-bas, derrière !

 

Narcisse pencha la tête en avant, les sourcils froncés, les yeux fixes, sa longue barbe noire, raide et comme figée.

 

C’était vrai ! Là-bas quelque chose brillait intensément et cette clarté mystérieuse ne pouvait provenir d’une source naturelle de lumière.

 

Vers la gauche, une branche craqua : les autres étaient proches.

 

– Attention ! Elle va se sauver ! Vois, ça remue, bredouilla Jean-Claude.

 

Le profil de bouc de Narcisse s’inclina sur le canon du Lefaucheux à deux coups chargé de chevrotines.

 

Une détonation formidable fit tressauter la nuit et il y eut comme un bond désespéré à côté de l’escarboucle, qui sembla pâlir un peu.

 

Au même moment, une rafale de coups de feu ravagea le silence : les autres tiraient aussi.

 

– En avant ! rugit Narcisse, qui avait remplacé sa cartouche vide.

 

– En avant ! rugirent les autres, en formidable écho.

 

Malgré l’enthousiasme de leurs cris, pas un n’apparut, et Narcisse avança seul, très prudemment d’ailleurs, le fusil à l’épaule, prêt à faire feu. Jean-Claude, à trois pas derrière lui, tremblait d’émotion et de peur.

 

Le vieux chasseur arriva sur le lieu du massacre. Un éclat de rire homérique le secoua de la tête aux pieds.

 

À côté d’un fond de bouteille cassé en mille morceaux et qui scintillait à la lune, un grand lièvre, criblé de plombs, gisait, saignant, les membres cassés, la tête trouée, les tripes hors du ventre.

 

Rassurés par le rire de Narcisse, les autres surgirent enfin lentement des buissons voisins et s’approchèrent à leur tour.

 

Un peu honteux de s’être laissé prendre au mirage facile du rêve de lucre et à la fascination de la légende ancienne, ils essayaient de s’excuser, alléguant leur incrédulité intérieure et leur passé de gens à qui on ne la fait pas.

 

– Tout de même, trancha Narcisse, on fera bien de n’en rien dire, les gens des alentours se ficheraient de nous. Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de manger l’oreillard.

 

Comme les émotions de cette nocturne équipée avaient affamé les traqueurs, ce fut ce même soir qu’on leva le cuir du lièvre et qu’on le mit à la casserole. Jean-Claude fut condamné à fournir la sauce et à payer quatre litres au lieu de deux pour apprendre à vouloir en conter aux camarades et aussi pour arroser le bon marché qu’il avait fait en vendant sa génisse.

 

Et voilà pourquoi maintenant les gens de Bémont-en-Comté, quand on leur parle de la Vouivre, hochent la tête et clignent de l’œil d’un air entendu et un peu narquois en vous disant :

 

– La Vouivre, il y a beau temps qu’on l’a tuée !

 

Un renseignement précis

Le jour où la chose advint, le gros Léon, dont les idées étaient aussi chancelantes que ses jambes, n’y songea guère, mais, une fois la bordée tirée et l’ivresse laborieusement cuvée, c’est-à-dire trois jours francs après l’heure où elle débuta modestement par l’offre d’une bouteille à son ami Zidore, il ne put s’empêcher de se dire que ce dernier était une franche fripouille et qu’il ne l’y reprendrait plus.

 

Un renseignement, n’est-ce pas, c’est un renseignement et Longeverne, bon Dieu ! ce n’est pas la Normandie, puisque c’est la Comté, la vieille Comté de Bourgogne, où l’on ne doit pas se permettre de jouer traîtreusement sur les mots.

 

Voici les faits :

 

Un beau soir du bon vieux temps, le gros Zidore, ayant soif, passa, comme par hasard, devant la maison de son ami Léon qu’il trouva sur le pas de sa porte.

 

– Salut, ma vieille branche, s’écria-t-il. Ça boulotte ?

 

– Oui, pas mal ; et toi ?

 

Et les deux hommes, s’étant enquis cordialement de leur santé respective, parlèrent de la pluie et du beau temps, puis transportèrent la conversation sur divers autres sujets d’un intérêt tout aussi palpitant ; ensuite de quoi, le gros Zidore, à brûle-poil, fit à son ami la proposition suivante :

 

– Si tu voulais payer un litre, je « t’enseignerais » un lièvre.

 

– Ah ! là là ! ricana Léon ; si tu en « savais » un, tu n’en parlerais pas et tu irais bien vite tout seul le nettoyer.

 

– Si j’avais le temps, oui, bien sûr ; mais malheureusement la charrue me presse. Toi qui n’as rien à faire, qui n’es pas cultivateur et qui as toutes tes minutes, tu peux aller et c’en sera toujours un que les chasseurs du pays voisin n’auront pas. Tant qu’à ne pas l’avoir, j’aime mieux que ce soit toi qu’un autre qui profite de mon renseignement.

 

» Un bon renseignement ça vaut quelque chose ; tu peux bien payer un « kilo », c’est un gros lièvre.

 

– Tu es si blagueur, objectait Léon en se grattant la tête.

 

Isidore Cachot et Léon Coulaud étaient en ce temps-là les deux chasseurs de Longeverne. Comme ils avaient du bien au soleil, des écus en poche, qu’ils étaient, par conséquent, des gros du pays, on les désignait généralement, le premier sous le nom de gros Zidore, le second sous celui de gros Léon, appellations qui leur seyaient d’autant mieux qu’ils avaient conquis, comme il convenait à leur âge et à leur position sociale, la pointe de bedon qui confère toute son importance au campagnard cossu.

 

Tous deux aimaient à boire et étaient grands amis. Le gros Zidore faisait de la culture ; le gros Léon, qui avait épousé une femme riche, ne faisait rien, ses trois mille francs de rente lui permettant l’oisiveté. Il charmait les heures en se promenant, en chassant et en buvant. À ce petit commerce-là, il se ruinait lentement, tandis que son ami, plus roublard, s’enrichissait encore ; il est juste d’ajouter que si Zidore aimait à boire ainsi que Léon, c’était surtout aux frais de ce dernier et qu’il avait, pour arriver au but, diverses cordes à son arc qu’il savait utiliser, au mieux des jours et des circonstances, avec une très grande sûreté de main.

 

Comme ils étaient en ce temps-là les deux seuls fusils de la commune, dès qu’un paysan avait repéré les lieux et heures de sortie d’un lièvre, dès qu’il pouvait indiquer, à cinquante mètres près, l’endroit où l’oreillard rentrait en forêt, son canton de remise et, souvent même, son gîte, il s’en venait annoncer la chose à l’un ou l’autre des deux compères, en lui disant :

 

– Je vais « t’enseigner » un lièvre.

 

Un tel tuyau se récompensait habituellement par l’offre d’une bouteille, et les malins, après avoir passé chez l’un, se rendaient chez l’autre, de sorte qu’ils profitaient, le vin étant assez rare alors dans les ménages, de deux bouteilles au lieu d’une.

 

Le renseignement connu, les deux amis jouaient au plus habile. Rivaux comme tous bons chasseurs, c’était à qui raserait à l’autre le lièvre indiqué, et le roulé subissait naturellement les quolibets du vainqueur.

 

Le gros Léon, se montrant plus généreux, avait généralement de meilleurs tuyaux que son confrère, lequel, en secret, lui gardait bien un peu rancune de la chose. D’ailleurs les indicateurs, gens avisés, avaient haussé peu à peu le taux de leurs renseignements. S’ils commençaient par réclamer un litre pour prix de leurs démarches et observations, dès que ledit flacon était liquidé, ils en faisaient venir un deuxième, un troisième et même, si le temps point trop ne les pressait, un quatrième et un cinquième, menaçant, au cas où Léon eût fait de la « rebiffe » et au mépris des conventions, d’aller, séance tenante, révéler l’existence de l’oreillard au gros Zidore.

 

Pour empêcher une telle révélation, Léon eût vidé son tonneau. Au bout d’un certain nombre de litres, il n’était d’ailleurs plus nécessaire de stimuler par des menaces sa générosité. De son chef, il descendait à la cave, remontait litres et carafes, invitait les amis qui passaient, même le gros Zidore, et cela se terminait habituellement par une cuite générale, dans laquelle tous roulaient sous la table. Ce jour-là, le tuyau offert par le gros Zidore pouvait bien paraître suspect à gros Léon, qui formula des objections.

 

– C’est Gibus qui me l’a dit, affirma l’autre ; même que j’ai dû lui payer un litre et une goutte de vieux marc.

 

– Gibus ! sursauta Léon. Ah ! le chameau ! Il m’avait juré, quand il « saurait » un lièvre, de ne « l’enseigner » qu’à moi-même. Quand est-ce qu’il t’a…

 

– Il ne tient qu’à toi de le savoir, interrompit Zidore. Paye deux litres, et je te dirai tout.

 

Après s’être un peu fait tirer l’oreille, Léon, tenaillé de curiosité, céda enfin ; il emmena Zidore dans la chambre du poêle et s’en fut quérir deux flacons.

 

Le plus dur est fait, pensa Zidore, qui, dès le premier litre, commença par détourner adroitement la conversation et se mit à parler du cours des bestiaux aux dernières foires de la région, ainsi que de la récolte et de la vendange. Dès le deuxième litre, il entama les souvenirs du régiment ; il passa la revue de tous les camarades de chambrée et de tous les chefs, du colon au dernier des cabots, en passant par le capiston, le yeutenant, le juteux, le doublard et le piédeban ; il narra toutes les histoires de la compagnie dont il se souvint, en inventa d’autres, submergea son camarade sous un flux d’évocations et de réminiscences, tant et si bien qu’il lui fit oublier tout à fait la raison pour laquelle ils s’étaient attablés et lui fit remonter quelques autres bouteilles.

 

Deux heures avaient passé ; le Carcan, ayant appris qu’il y avait ripaille, s’était amené sous prétexte d’un outil à emprunter et s’était joint à leur chantier ; Théodore, venu pour chercher le Carcan, avait fait de même ; Pigi vint pour un autre motif, et Laugu et toute la bande joyeuse des bons soiffards du pays. Tout à fait lancé maintenant, le gros Léon remplissait et vidait litres sur litres.

 

Mais Gibus, attiré par l’odeur, s’amena lui aussi, et son apparition subite rappela tout à coup au gros Léon le motif de ces libations. C’est pourquoi il poussa une exclamation énergique en interpellant l’arrivant :

 

– Canaille ! Pourquoi que tu ne me l’as pas dit, à moi, ousqu’il était ce lièvre ?

 

– Quel lièvre ? fit Gibus étonné.

 

– Alors, c’est ce menteur de Zidore qui m’a monté le coup.

 

– Moi, protesta Zidore, je t’ai dit des blagues ! Jamais de la vie. Gibus va dire si j’ai menti.

 

Et, prenant l’autre à témoin :

 

– Ne m’as-tu pas raconté, avant-hier, qu’en allant à la foire à Sancey, après avoir dépassé la ferme de Féli, à six kilomètres d’ici, entre les deux bois, tu avais vu un lièvre qui passait sur la route… il y a de ça trois semaines, à peu près ?

 

– Oui, c’est bien vrai !

 

– Eh bien ! alors, qu’est-ce que tu as à me traiter de menteur, gros Léon ?

 

– Oh ! s’exclama l’autre, où veux-tu que je le retrouve, cet oreillard ?

 

– Ça, mon ami, rétorqua Zidore, ce n’est pas mon affaire et je m’en f… ; je t’avais promis de « t’enseigner » un lièvre, c’est fait ; tu dois deux litres, paye-les ! Quant à l’oreillard, si tu le rencontres, tu lui donneras le bonjour de ma part.

 

* *

*

 

Tout de même, oui, conclut gros Léon, Zidore est une fripouille, mais, pour ce lièvre-là, ça n’avait pas d’importance, puisque j’étais si paf que je n’aurais pas pu le tirer.

 

La chute

Il n’y a pas à dire, mais quand les dieux ou les destins, comme vous voudrez, ont décidé qu’ils vous feraient trébucher sur la route de la gloire ou de la fortune, il est inutile de regimber. Aussi bien que le plus gigantesque pavé, le moindre fétu vous envoie mordre la poussière, et cela quand vous vous y attendez le moins. Ce fut une de ces causes, en apparence bien minime, qui enleva pour le restant de leurs jours à Léon Coulaud le chasseur et à son féal Isidore Cachot, plus connus sous les noms de gros Zidore et de gros Léon, la prépondérance sur les affaires communales et le gouvernement de la mairie de Longeverne qu’ils détenaient depuis déjà seize ans, un joli bail comme on voit.

 

Ah ! les voies de Dieu (on a bien raison de le dire) sont impénétrables et ses instruments inconscients viennent se jeter dans nos jambes comme des roquets dans un jeu de quilles.

 

Ce qui détermina la chute de gros Zidore et de gros Léon, ce fut tout simplement une petite jalousie de chasseurs provoquée par un malheureux renard, un vulgaire goupil, un vieux charbonnier à museau chafouin, à queue pelée et par-dessus le marché, maigre comme un cent de clous.

 

Un matin de mars, ce fut parmi la marmaille de Longeverne une émotion profonde lorsqu’on vit le grand Bati revenir de la forêt en rapportant sur ses épaules un renard qu’il avait muselé avec son mouchoir de poche. Il avait pris la bête au piège : depuis huit jours il la guettait.

 

Tout le village, par les moutards, fut bientôt informé de la chose, s’émut à son tour, et chaque maison délégua un ou plusieurs de ses habitants chez le trappeur pour être bien renseignée et fixée sur ce notoire événement.

 

Le grand Bati avait attaché son renard au pied du buffet de la cuisine et les visiteurs défilèrent devant le prisonnier.

 

Ils trouvèrent généralement que messire Goupil « faisait une sale gueule » et ça leur paraissait drôle, car ils ne songeaient point à se demander la « gueule » qu’ils auraient faite eux-mêmes dans des circonstances analogues.

 

Ils questionnèrent le grand Bati :

 

– Qu’est-ce que tu veux faire ?

 

– J’vas le tuer pour avoir la peau qui est encore bonne, déclarait le traqueur.

 

– Sans compter les quarante sous de prime ! C’est une femelle ? interrogeait le voisin.

 

– Ça, j’sais pas. J’suis pas allé lui regarder sous la queue, mais si tu veux voir, ne te gêne pas !

 

– Il est gras ? s’enquérait un autre.

 

– Tâte-lui le râble !

 

Prudemment, l’amateur déclinait l’offre tout en se réservant un petit quartier de bidoche.

 

– J’ai déjà promis le train de derrière à Gibus et à Pigi, répondait Bati dont la femme s’opposait énergiquement à empoisonner ses casseroles en cuisant un gibier si haut en odeur ; pour le reste, choisis.

 

Et le renard, d’avance fut promis, distribué, partagé entre cinq ou six amateurs de cette viande au fumet puissant.

 

Gros Zidore et gros Léon prévenus eux aussi par la rumeur publique ne manquèrent point d’accourir et, vivement intéressés parce que de la partie, s’enquirent minutieusement de l’endroit où le voisin avait repéré son renard et de toutes les péripéties de la capture.

 

Ils félicitèrent de sa chance leur confrère occasionnel, tout en dissimulant avec soin la pointe de jalousie qui se mêlait à leurs compliments.

 

– Sacré grand Bati ! Est-il veinard ?

 

Et en dedans, ils songeaient :

 

– Ce n’est pas à nous qu’une telle aventure pouvait arriver ! Pourtant nous payons vingt-huit francs de permis de chasse, dix francs d’amodiation sans compter l’impôt et la nourriture des chiens.

 

– Comment vas-tu le tuer, interrogea Zidore ?

 

– Avec une trique, expliqua Bati ; j’vais l’assommer à coups de rondins sur la tête ou sur l’échine.

 

– Mais c’est idiot, se récria Léon.

 

– C’est criminel, renchérit Zidore. On ne tue pas une bête sauvage de cette façon ; il faut lui flanquer un bon coup de fusil dans les côtes : c’est plus humain !

 

À cette affirmation de sentiments humanitaires, Bati ne contredit point, mais il objecta simplement qu’il n’avait pas de flingot.

 

– Ne sommes-nous pas là ? ripostèrent les deux autres. Si tu veux, nous allons revenir dans quelques minutes ; tu attacheras ton renard à un piquet et on te le fusillera à trente mètres.

 

– C’est peut-être un peu loin, émettait le traqueur !

 

– Tu ne voudrais pourtant pas qu’on le massacrât ! Tirer plus près, ce serait un assassinat.

 

– Va pour trente mètres ! approuva Bati, vaincu par ces scrupules et que la corvée d’assommer une bête à coups de trique n’enchantait au fond que tout juste.

 

La nouvelle fut bientôt connue et tous les gosses du pays ainsi que de nombreux amateurs revinrent avec les deux chasseurs devant la porte de la cuisine où le malheureux condamné, tremblait, hérissé, les dents claquant, attendant qu’on l’exécutât.

 

À un petit chêne, au milieu du terrain communal, le grand Bati s’en fut attacher son prisonnier, puis se retira tandis que tout le monde se massait derrière les deux chasseurs qui apprêtaient leurs armes.

 

– N’approchez pas trop, recommanda Zidore : vous nous chargeriez la main !… Tu tireras le premier, ajouta-t-il en s’adressant à Léon ; moi, je resterai en réserve au cas où tu le manquerais.

 

– Le manquer ! se rebiffa gros Léon. Pour qui que tu me prends, par hasard ?

 

– Tire donc, fit Zidore de son air goguenard.

 

Au bout de sa ficelle, le renard se secouait et se démenait comme un possédé.

 

– La corde est bonne, rassurait Bati, et le nœud est solide.

 

Sa casquette en arrière, le coude haut, les jambes écartées selon les principes acquis jadis au trente-cinquième d’Infanterie, Léon ajustait la bête tandis que les gamins se bouchaient d’avance les oreilles tout en écarquillant les yeux.

 

– Baoum ! Un coup formidable retentit.

 

Le renard, affolé par le sifflement des plombs, donna une si furieuse secousse que la corde, à moitié coupée par la décharge, se rompit net et qu’il prit la fuite.

 

– Baoum ! Un nouveau coup partit. C’était gros Zidore, cette fois qui tirait. L’animal culbuta.

 

– Hein, s’exclama-t-il, si j’avais pas été là ? Tu vois bien que j’avais raison.

 

– C’est pas possible, protestait Léon, que je l’aie manqué, pas possible, non ! Je me connais ; je le couvrais bien de mon coup de fusil ; il était sûrement touché, blessé, blessé à mort ; oui, sûrement il ne serait pas allé loin. C’était bien inutile que tu tires ; c’est une cartouche de fichue, tout simplement.

 

– Inutile ! tu en as du toupet ; sans moi, il filait bel et bien et on pouvait se bomber pour le revoir.

 

La discussion se montait, s’envenimait :

 

– Tu n’es qu’un maladroit !

 

– Et toi, un malappris !

 

Mais un cri général, poussé par les gamins les calma et les réconcilia immédiatement.

 

– Le renard ! Le renard qui se réveille ! Le renard qui f… le camp !

 

Messire Goupil, vaguement étourdi par quelque plomb qui lui avait meurtri la caboche, se réveillait en effet fort opportunément et, sans demander de plus amples explications, profitait de l’algarade pour gagner le large, emportant le bout de la corde coupée par le plomb de gros Léon et le mouchoir du grand Bati.

 

– Baoum ! baoum ! Les deux coups de fusil des deux chasseurs partirent encore presque simultanément, mais le vieux renard qui n’avait pas mis ses quatre pieds dans le même sabot, était déjà loin.

 

– Nom de D… ! C’est de ta faute, rageait Léon !

 

– Pas vrai, c’est de la tienne !

 

Bati ne l’entendait pas ainsi :

 

– Vous m’avez fait perdre mon renard, ça ne passera pas comme ça ! ah, mais non ! La peau valait bien quinze francs. Faut me les payer ou je vais au juge de paix. Et la prime donc ! Quarante sous ! C’était une femelle.

 

– Dis rien, on te le remboursera, concilia Léon.

 

– Tu le rembourseras, précisa Zidore, parce que si tu n’avais pas coupé la ficelle, moi, je ne l’aurais pas manqué.

 

– Des nêf’es, t’avais qu’à tirer le premier ! Tu m’as émotionné en me disant que je le manquerais.

 

– Oui ou non, me payerez-vous ? insista Bati.

 

– On te réglera ça, répondirent-ils pour ne pas prolonger une discussion qui faisait pleuvoir sur eux les railleries et les quolibets.

 

– Ce qu’il doit rigoler, le renard !

 

– Voilà comment on se monte un petit trousseau.

 

– C’est vrai, se ressouvint Bati, et mon tire-jus, et ma corde ! C’est vingt sous de plus, une corde toute neuve !

 

– C’est bon ! c’est bon ! tais-toi !

 

Bati, rassuré se calma ; mais pendant ce temps Gibus regardait Pigi et Pigi regardait Gibus et les autres amateurs à qui l’on avait promis et distribué la viande du renard avant de l’avoir tué se regardaient avec des yeux ronds comme des prunelles de hiboux.

 

– C’est des cochons, déclara net Gibus, en parlant de Léon et de Zidore.

 

– Des voleurs ! renchérissait un autre, et ils pourront se brosser pour avoir ma voix au mois de mai !

 

– Si on allait en parler un peu à l’auberge…

 

Et tandis que le brave renard, miraculeusement sauvé, se libérait du mouchoir muselière et de la corde de Bati, cinq hommes, cinq électeurs conscients juraient sur le verre qu’ils allaient boire de flanquer à la porte du Conseil municipal les misérables dont la maladresse les privait d’une ventrée dont ils s’étaient pourléchés d’avance les badigoinces.

 

Le jour venu, ils votèrent comme un seul homme, car on ne badine pas avec le ventre et Zidore et Léon furent blackboulés et tous leurs féaux avec eux.

 

Et voilà quelle fut l’origine de la dégringolade des deux plus riches propriétaires de Longeverne car, à dater de ce jour, ni gros Zidore, ni gros Léon ne présidèrent plus jamais aux destinées de leur pays natal. Étonnez-vous donc, après un tel malheur, qu’ils aient cherché des consolations dans le vin !

 

Un petit logement

– Alors, t’as bien réfléchi, tu ne veux pas me louer ta chambre du fond ? Une fois, deux fois…

 

– Non, non !

 

– Pour soixante francs ?

 

– Pas pour mille !

 

– Eh bien ! garde-la, ta hutte à cochons ; tiens, veux-tu que je te dise, tu ne vaux pas mieux que les autres et tu n’es qu’un feignant, toi aussi.

 

– Et toi, tu n’es qu’un malappris.

 

Crachant en signe de mépris dans la direction du seuil de son interlocuteur, Arsène Barit, dit Cacaine, quitta après une bordée de jurons le père Désiré et, dans le crépuscule tombant, reprit à pas lents la direction du logis qu’il occupait vers le haut du village.

 

Arsène Barit cherchait un logement.

 

À la Saint-Martin dernière, qui est l’un des deux termes de l’année paysanne, son propriétaire, Ferréol Tournier, l’avait, sans façons aucunes, prévenu qu’il en avait assez d’un locataire aussi mauvaise langue que lui et qu’il eût à songer à prendre ses cliques et ses claques pour le 25 mars prochain.

 

L’explication qu’ils avaient eue alors avait été des plus orageuses. Cacaine, qui avait passé quelques mois à Paris, avait traité l’autre de sale vautour ; puis on s’était, avec force images, comparé aux animaux les plus disgraciés et les plus mal réputés de la terre. Sur quoi, maître Tournier, exaspéré, avait mis son locataire au défi de trouver au pays quelqu’un qui voulût, même à prix d’or, accepter de l’héberger une nuit à l’écurie et Cacaine, dans un ricanement hautain, pariait mille francs, dont il n’avait d’ailleurs pas le premier écu, qu’il trouverait sans chercher cent logis pour un seul, et qui vaudraient tous mieux que la boîte à puces que l’autre avait eu le front de lui louer pour quarante francs par an.

 

Il faut croire pourtant que cette dernière affirmation était un peu aventurée, car on était fin février, et, depuis deux mois qu’il s’adressait à ses compatriotes, détenteurs de locaux vacants, Arsène Barit essuyait partout le même refus, accompagné de cette invariable explication :

 

– Tu es trop mauvaise langue, mon garçon !

 

Il était de notoriété publique, en effet, à Velrans et aux environs, que le sieur Cacaine n’était pas la perle des locataires ni le modèle des camarades.

 

Très curieux de son naturel, il était toujours informé avant quiconque des menus potins du pays et n’avait pas son pareil pour les répandre et les amplifier. Pas un qui n’eût passé par son laminoir !

 

C’était surtout le dimanche, après la messe, devant un pernod « bien tassé » qu’il fallait le voir et l’entendre : un tel mettait de l’eau dans le lait qu’il portait à la fromagerie, la maison de celui-là était hypothéquée jusqu’à la dernière aisseule, tel autre couchait avec la femme du voisin, le curé était un vieux cochon et le maître d’école un fainéant. Nul n’échappait à sa dent et, comme il était solide, bien musclé et assez « braque » de son naturel, qu’il menaçait élégamment de casser la gueule à quiconque lui chercherait noise, il était aussi détesté que craint dans le pays. Il y vivait pourtant, soit en faisant le terrassier, soit en bricolant à de vagues besognes de charpentier et de maçon, soit encore, au moment des travaux, en se louant comme journalier pour faucher les foins et les blés.

 

On ne l’occupait, il est vrai, qu’à contre-cœur et quand on ne pouvait pas faire autrement ; mais comme le village manquait d’ouvriers agricoles, beaucoup de cultivateurs tout de même, certains jours où l’ouvrage pressait dur, étaient bien contents de le trouver là et de solliciter, contre argent comptant, ses services.

 

Cela ne pouvait cependant pas toujours durer. À la suite d’une affaire dans laquelle le village tout entier avait failli, par la faute de sa langue, en venir aux mains, un homme énergique parmi les anciens de la commune avait réuni quelques-uns de ses camarades et là, après avoir décidé son propriétaire à le flanquer à la porte, on avait avisé aux moyens de l’empêcher de retrouver coûte que coûte dans la région un nouveau logis.

 

Il s’en irait semer la discorde et la zizanie ailleurs, où il voudrait, pourvu que le pays fût débarrassé de sa personne.

 

Et voilà pourquoi, depuis deux mois, malgré de savantes entrées en matière et d’insidieux discours, Cacaine ne trouvait personne qui consentît à lui louer, même en payant d’avance et à un taux certes fort élevé pour le canton, la chambre qu’il sollicitait.

 

Après les premiers refus, il avait souri, hautain et méprisant ; mais à présent qu’il soupçonnait l’entente secrète et flairait la conspiration, il ne décolérait plus.

 

– Ah, tas de cochons, salauds ! grognait-il en remontant chez lui, bougres de canailles ! ah, vous voulez que je fiche le camp d’ici ? eh bien, non ! je ne m’en irai pas et, bon gré mal gré, vous me logerez, oui, vous me logerez : je le jure sur les tripes de mon père !

 

À dater de ce jour, Cacaine ne travailla plus et, sans doute pour mûrir en toute tranquillité son plan de campagne, hanta fort régulièrement les divers bouchons de la commune, proclamant sur tous les tons que les indigènes de Velrans n’étaient que des sauvages, des jean-foutres et des lâches et qu’ils lui paieraient tout ça en bloc plus tôt qu’ils ne le pensaient.

 

On n’avait pas été trop rassuré au début ; on craignait même qu’il ne lui vînt l’idée de mettre le feu aux quatre coins du village, simple histoire d’obliger ses compatriotes à chercher eux aussi des logements ; mais rien de ce genre n’arriva et l’on reprit entièrement confiance quand on constata qu’il ne dessaoulait plus et vendait même, pour continuer à boire, tout ce qui lui appartenait, sauf quelques hardes et ses outils.

 

On en conclut qu’il allait quitter Velrans pour repartir comme jadis « sur le trimard », et chacun respira.

 

Il continuait pourtant à menacer le village de représailles mystérieuses.

 

– Vous me le paierez ! Mais cela ne prenait plus, et tous étaient persuadés qu’il ne gueulait ainsi que pour effrayer les gens.

 

Du dix-huit au vingt-cinq mars, à l’auberge où il s’installa à demeure de l’ouverture à la fermeture, il ne cessa, en liquidant ses derniers écus, de débiter sur chaque habitant tout ce qu’il savait et même ce qu’il ne savait pas ; puis le vingt-cinq au soir, son sac d’outils en bandoulière et son baluchon sur l’épaule, il fit au bistro et à ses clients des adieux ironiques et rien moins que polis :

 

– Je pars chercher un petit logement ; mais, soyez tranquilles, tas de salauds, vous me reverrez !

 

– Bon voyage ! crièrent quelques spectateurs en suivant du regard sa haute silhouette, qui s’enfonça peu à peu et disparut dans la nuit.

 

Depuis un mois, le village n’avait aucune nouvelle de Cacaine et ne cherchait pas à en obtenir, trop heureux d’être débarrassé à si bon compte. On se félicitait et on triomphait.

 

– Ses menaces ? peuh ! des paroles de soulaud. Comment avait-on pu le supporter et le craindre si longtemps !

 

Ce fut vers cette époque que la mère Désiré, sans qu’on sût pourquoi ni comment, fut prise de coliques bizarres qui l’obligèrent à s’aliter. Deux ou trois jours après, plusieurs autres personnes, des enfants surtout, atteintes de vomissements suspects, durent à leur tour garder la chambre et le lit. Et tout le village bientôt, à des degrés variant selon la constitution et la force de résistance de chacun, fut en proie à des malaises étranges, symptômes inexplicables d’empoisonnement.

 

Le médecin, appelé, n’y avait d’abord rien compris et avait pensé que cela passerait ; mais comme la mère Désiré agonisait et que quelques autres ne valaient guère mieux, il jugea que l’enquête rigoureuse et sévère qui s’imposait devait lui faire découvrir la source occulte de cette extraordinaire épidémie.

 

Ses soupçons se portèrent sur l’eau, véhicule naturel des germes contagieux. Pour procéder méthodiquement, il commença par se rendre chez le maire et s’enquit de l’état des sources alimentant la commune.

 

– Nous avons un grand réservoir qui dessert toutes nos fontaines, déclara son interlocuteur. La clef s’en trouve à la mairie, mais jamais personne au pays n’a eu à se plaindre de l’eau.

 

– Il faut pourtant que j’en prélève un flacon pour l’analyser, insista le docteur ; de votre côté, vous ferez bien de visiter votre château d’eau et d’en effectuer un curage sérieux : je ne serais pas étonné qu’on y découvrît quelque chose d’anormal.

 

– Allons donc ! protesta le maire ; notre eau n’a pas sa pareille dans tout le canton, mais puisque vous y tenez…

 

Accompagnés des conseillers municipaux, du secrétaire de mairie et de quelques notables, les deux hommes se dirigèrent du côté du réservoir, où l’on arriva bientôt. La clef introduite dans la serrure refusa de tourner et comme le secrétaire la retirait, la porte s’ouvrit toute seule. Voilà qui était bizarre : elle n’était pas verrouillée alors qu’elle aurait dû l’être à double tour.

 

Ferréol qui, pour la circonstance, s’était muni d’une forte gaffe de fer, s’exclama, furibond :

 

– Pourvu que cette fripouille de Cacaine ne nous ait pas flanqué un chien crevé dans le réservoir !

 

Et il jeta la sonde, qu’il promena sur le fond. L’exploration ne dura pas longtemps.

 

Ferréol soudain blêmit : il venait de toucher quelque chose de volumineux et de pesant ; on dut l’aider à retirer son crochet alourdi du poids mystérieux qui y était suspendu.

 

– C’est bizarre, remarquait le médecin. Un corps d’animal noyé devrait presque flotter sur l’eau.

 

Le groupe anxieusement suivait la perche, qui peu à peu remontait.

 

Tuméfiée, méconnaissable, la masse informe d’un corps violacé, noirâtre, aux chairs blettes, tombant en décomposition creva la surface sombre et bouillonnante du liquide et l’on vit un homme aux cheveux et à la barbe rongés sur la face duquel nul d’abord n’aurait pu mettre un nom.

 

On recula et il n’y eut, parmi tous ceux qui étaient présents, qu’un même cri d’horreur. Blêmes, hâves, les notables de Velrans faisaient de violents efforts pour ne pas vomir.

 

Hissé jusqu’à l’ouverture du réservoir, le cadavre fut déposé sur le sol et, après un minutieux examen, aux vêtements et au sac d’outils, quelques-uns des témoins de cette scène reconnurent dans l’être qu’ils avaient devant eux Cacaine le disparu.

 

Des hoquets de dégoût convulsèrent de nouveau leurs faces hâlées, zébrées de rides : depuis un mois, ils avaient bu de l’eau dans laquelle mijotait ce noyé ; depuis un mois tout le pays s’abreuvait de cette pourriture.

 

– La crapule !

 

Enfin, sur l’ordre du docteur, on transporta dans la salle de mairie le funèbre colis que deux hommes dévoués dévêtirent et fouillèrent.

 

C’était à n’en pas douter Cacaine, sans autre chose dans ses poches que son livret militaire aux feuillets détrempés et collés et, dans la doublure de la veste, une petite boîte en métal, très solide, soigneusement close et comme soudée par la rouille.

 

On l’ouvrit avec difficulté et une lettre apparut, à peine humide, tant la fermeture était hermétique. Elle était adressée à messieurs les habitants, à messieurs les conseillers et à monsieur le maire de Velrans.

 

Avec une fébrilité très compréhensible, ce dernier la décacheta aussitôt et, dans le grand silence qui s’était établi, en donna lecture à haute voix. Elle était bien signée Arsène Barit, dit Cacaine, et ne comportait que cette simple phrase :

 

« Eh bien ! tas de salauds, je vous l’avais pourtant prédit ! Je l’ai trouvé tout de même, mon petit logement, et je vous emm… ! »

 

Une revanche

C’était le dernier-né, le chien-nid, comme on disait, d’une famille de paysans du Jura. Il était prénommé Victor, mais comme il est coutume de donner aux plus jeunes des sobriquets d’amitié et qu’il était retors et rusé comme un renard, on l’avait surnommé le Tors.

 

Il avait grandi dans le giron de la famille, entouré de la tendresse de tous et dès qu’il avait porté culotte, partagé son temps entre l’école, l’hiver, et la garde du bétail, l’été.

 

Il avait poussé rude et sain dans la grande pâture enclavée dans les bois de sapins qui balançaient au vent leurs fuseaux gracieux et avait acquis, avec la santé, cette rude indépendance de caractère et cette énergie têtue qui font les brutes ou les héros.

 

Choyé par les siens, protégé par ses aînés, il avait conquis l’assurance, l’arrogance presque de ceux qui se sentent forts, et, comme ses petits muscles étaient solides et nerveux, les discussions avec les camarades se réglaient toujours à la manière antique, par des bordées d’injures qui précédaient le crêpage en règle des tignasses.

 

Il aimait les champs et les bois et professait, hormis la famille, pour toutes les institutions sociales qui sont la base des régimes : l’école, l’église, la propriété, celle des fruits en particulier, un mépris qui n’avait d’égal que le soin qu’on prenait à les lui faire admettre.

 

L’école, il la subissait tout de même, parce qu’il y retrouvait les camarades, que le maître n’était pas trop vache, disait-il, et qu’en dehors des heures de classe, il pouvait vider les querelles entamées et dépenser en coups de poing son activité musculaire ; mais il éprouvait à l’endroit de l’église, où ses parents l’envoyaient chaque dimanche, une invincible répulsion.

 

Il ne pouvait supporter l’immobilité ; il lui répugnait de se mettre à genoux et, comme il n’avait pas – oh ! mais pas du tout ! – l’esprit mystique, il trouvait parfaitement ridicule d’entendre le curé brailler des choses « qu’on n’y comprenait rien ».

 

C’était d’ailleurs par l’église qu’il avait la première fois fait connaissance avec les misères et les vicissitudes de la vie, sous forme d’une taloche administrée par sa mère pour avoir déchiré une culotte neuve en s’accrochant au banc d’œuvre.

 

Des associations d’idées s’étaient, là-dessus, faites en lui naturellement, et bien malin eût été celui qui l’aurait pu convaincre que l’église est le vestibule d’un lieu de délices appelé « Paradis ».

 

Il avait huit ans lorsque, certain dimanche où il s’était, paraît-il, montré plus turbulent encore que de coutume, Bédouin, le garde-champêtre, ainsi désigné parce qu’il avait fait la campagne d’Afrique, Bédouin, vêtu d’un pantalon de gendarme, d’un habit rouge, coiffé d’un bicorne et nanti de sa hallebarde de suisse, vint le prendre à son banc, et, de force, le contraignit à se mettre à genoux au milieu de la nef.

 

Le Tors fit une belle résistance en décochant de toutes ses forces au digne fonctionnaire des coups de pied dans les jambes, mais ce fut inutile et il dut se résigner à l’humiliation de cette exhibition publique à ce pilori paroissial.

 

Il ne pleura point, mais il jura de se venger.

 

Tout le temps qu’il fut là et longtemps, longtemps après, son petit cerveau rumina les vengeances les plus féroces et les plus invraisemblables.

 

Ah ! s’il avait pu crêper la toison de ce vieux ramollot ! mais le digne garde et suisse attitré de la commune ne pouvait offrir à la jeune violence de ses petites mains qu’un crâne depuis longtemps dénudé, et, à la réflexion, le Tors se rendait parfaitement compte qu’il n’était pas le plus fort.

 

Il rejeta donc un à un bien des projets qui lui parurent impossibles à réaliser et se résolut, en fin de compte, quand les fruits seraient mûrs, à profiter d’un jour où son ennemi serait en tournée quelque part, dans le finage, pour mettre à sac son potager et ses arbres, opération qui lui parut à la fois juste et profitable.

 

C’était sage en effet, mais l’on n’était qu’en juin et, sauf pour les poires de moisson qui mûrissent en août, il fallait encore attendre longtemps avant de savourer concurremment les pommes du verger et la vengeance désirée. Le Tors s’y résigna cependant, certain que son jour viendrait.

 

Un après-midi que ses bêtes ruminaient, couchées à l’ombre, et qu’il charmait la solitude de la pâture en édifiant soigneusement avec un peu de marne extraite d’une tourbière voisine et des bouses de vaches à demi-fraîches, des constructions ingénieuses, à la façon des bébés qui, dans les jardins publics, s’amusent à faire des châteaux de sable, il vit à l’horizon se dresser la haute silhouette de son ennemi qui revenait sans doute de visiter son collègue, le garde-forestier de la Joux, un vieux briscard comme lui avec qui il aimait à rappeler le passé et à choquer le verre.

 

Le Tors résolut de ne pas le voir et de le laisser passer sans rien dire, affectant à son égard l’indifférence dédaigneuse qui lui parut le mieux convenir à sa dignité offensée. Mais le représentant de la loi ne l’entendait pas ainsi.

 

L’âme dilatée par l’horizon grandiose, sans doute, et peut-être aussi par les chopines de rouge, les rincettes et surincettes qu’il avait ingurgitées, il voulut être aimable avec son jeune et farouche tributaire et vint droit au gosse qui, les mains dans la… matière, affectait, non sans grandeur, une contention d’esprit digne des plus grands ouvrages.

 

Le Tors gardait un silence obstiné, mais l’autre était tenace et voulut bavarder. Aussi, après avoir toussé trois coups vigoureusement, il prit la parole :

 

– Qu’est-ce que tu fais là, mon petit ami ?

 

– Charogne ! pensa le Tors, qui ne desserra pas les dents.

 

– Tiens, tiens ! Mais tu fais l’ingénieur, « l’architèque » à ce que je vois. Très bien ! très bien !

 

– ! ! !

 

– Et qu’est-ce que ça représente, ce bâtiment-là ?

 

– Ça, fit le Tors entre ses mâchoires, c’est not’ mâson.

 

– Ah bien ! Et ceci ?

 

– C’est l’école, fit-il, laconiquement.

 

– Bon, et cette grande bâtisse avec ce petit bacul ?

 

– C’est l’église et la maison du béd… du suisse.

 

– Et ce grand piquet-là ?

 

– C’est le curé.

 

– C’est vraiment très bien, mais je ne vois pas le garde !

 

Alors, avec un petit air innocent qui jurait à côté de l’éclair de triomphe des yeux, un sourire qui aurait voulu être niais et se plissait malicieusement et qui voulait dire : « Tu sais, mon vieux Bédouin, c’est sans préjudice de l’affaire du verger ! » le Tors répondit de sa voix la plus angélique :

 

– Le garde, je n’ai pas assez de m… pour le faire !

 

L’argument décisif

On avait chargé le jeune Camus d’une mission de confiance et il n’en était pas fier à demi.

 

Comme ce matin-là, il baguenaudait par la cuisine, traînant ses sabots sur les dalles pour faire du bruit, attendant sans impatience aucune l’heure de l’école, son père, revenant de l’étable, l’interpella à brûle-poil au moment précis où il posait, en guise de tampon, son mouchoir de poche sur une poignée de noisettes adroitement subtilisées du sac où la mère les avait serrées.

 

– Qu’est-ce que tu f… là ?

 

– Moi, rien, répondit-il.

 

D’un coup d’œil scrutateur, le père l’examinait et le gars, craignant d’être fouillé, commençait à n’en pas mener large, une danse soignée ne manquant jamais de punir sans sursis tout vol domestique. Aussi, fut-il ahuri d’entendre son vieux lui ordonner sans autre interrogatoire inquiétant :

 

– Tu vas aller tout de suite mettre tes souliers !

 

S’attendant à la paire de claques, prélude de la raclée, l’avant-bras déjà presque levé pour la parade habituelle, Camus en demeura un instant muet de stupéfaction.

 

– Pourquoi faire ? interrogea-t-il au bout de quelques secondes, à peine rassuré, mais se ressaisissant tout de même.

 

– Tu vas mener not’e bique au bouc du père Gosey.

 

– Mener la bique ?

 

– Oui !

 

– M… !

 

– Hein ? De quoi ? répliqua le père ; ça ne va pas à Mocieu ! faut p’t’être que j’écrive à l’archevêque pour qu’il vienne !

 

– Non, mais non, papa, au contraire ; ça veut dire que j’suis bien aise d’aller et pis même que tu peux être tranquille, la Blanchette, alle s’en viendra pas sans en avoir pour ses huit sous.

 

– Qui c’est qui te demande des explications, sacré morveux ! Tu vas fermer ton bec d’abord, et si tu dis un seul mot de la chose à Lebrac ou à un autre de tes camarades, je te préviens que c’est à moi que tu auras affaire.

 

– Moi, j’leur ai jamais rien dit, protesta Camus. Pourquoi que j’leur dirais quéque chose ?

 

– C’est bon, file et grouille-toi un peu, hein, nom de D… !

 

Camus ne se fit pas répéter une injonction aussi impérieuse et, dans sa précipitation à lacer ses brodequins en cassa même les deux cordons. Mais il se garda bien de l’avouer, se contentant de réparer le mal, nouant deux bouts l’un à l’autre pour reconstituer le premier et remplaçant le second par un bout de ficelle de longueur suffisante.

 

Deux minutes après, un foulard de coton au cou et son béret « Le Vengeur » planté sur la tignasse épaisse, il attendait dans une posture recueillie et digne les ultimes recommandations paternelles.

 

– C’est bien compris, articula le père, voilà huit sous que tu donneras à Gosey. Ne les perds pas surtout et tâche moyen que j’apprenne que tu as baguenaudé le long du chemin si tu as envie que je prenne la trique. Tu monteras par le petit sentier.

 

Camus prit dans sa main gauche les quatre décimes et, de la droite, se saisit de la corde au bout de laquelle Blanchette bêlante, la queue animée d’un perpétuel frétillement, attendait qu’on se mît en route. Heureux comme un prince, il s’engagea dans le bois par le sentier de la Côte se tenant à quatre pour ne pas entonner son refrain favori :

 

Rien n’est si beau

Qu’un artilleur sur un chameau…

 

– C’te veine, monologuait-il ! Une classe de gouappée, et moi que j’savais justement pas ma leçon de système métrique. Les mesures de volume, c’est ça qu’est emm… bêtant ! P’t’être que Lebrac va se faire fout’e en retenue et pis Tintin aussi, et pis Boulot ; et pis, moi, j’m’en vas rigoler avec le bouc au père Gosey ; Mêe-êe-êe-êe-êe-êe. Il en fait une gueule quand il voit la bique s’amener. C’qui vont rien être épatés les autres quand j’y raconterai comment qu’il a fait ! Ah, ah ! le père i veut pas que j’y en parle aux aut’es, i veut pas que j’y dise ; eh bien, j’y dirai quand même, na !

 

Et enchanté, d’une voix suraiguë, poussant de tous ses poumons il beugla aussi haut qu’il put :

 

Rien n’est si vilain

Qu’un fantassin, sur…

 

Mais ce hurlement de joie, auquel ne s’attendait guère Blanchette, l’épouvanta tellement qu’elle fit un écart terrible, et, bondissant en avant, envoya son conducteur rouler les quatre fers en l’air, toutes paumes ouvertes, en plein milieu du taillis.

 

Un blasphème de rage jaillit de la gorge de Camus, mais songeant avant tout à sa chèvre, sitôt redressé, il se précipita sur la corde. L’ayant ressaisie, il ramena bien vite Blanchette sur le lieu de l’accident et l’attacha solidement au premier baliveau venu.

 

– Sale vache, chameau, « murie, » hurlait-il ; j’t’en vais flanquer, moi, des coups de trique ; attends, vieille charogne.

 

» Et mes sous, bon Dieu de bon Dieu ! mes sous que j’ai laissé tomber ! où qu’i sont, maintenant, mes huit ronds ?

 

Un frisson froid courut dans le dos du gamin : s’il allait ne pas retrouver son argent ? Comment aller sans la somme réglementaire trouver ce vieux rapia de Gosey qui ne transigeait pas sur de telles questions ; d’un autre côté comment revenir à la maison sans avoir rempli la mission dont on l’avait chargé !

 

– Faut que j’les retrouve ; y a pas de bon Dieu ! décida Camus et, tout en se frictionnant les côtes, ayant bien délimité le canton où devraient se circonscrire ses recherches, il se mit sans tarder à la besogne.

 

– Y a du pied, s’exclama-t-il joyeusement, au bout d’une minute, en découvrant un gros sou.

 

Nul doute que les autres allaient apparaître à leur tour.

 

De fait, après quelques investigations savantes, un nouveau décime apparut encore entre deux souches et il s’en saisit précipitamment.

 

Enfiévré, il continua à fureter avec ardeur, tandis que Blanchette, furieusement impatiente, bêlait sur son ton lamentable et suppliant :

 

– Braille donc, vache ! marmonnait Camus, ça t’apprendra !

 

Mais le malheureux conducteur eut beau multiplier ses sondages, découvrir pouce par pouce le sol, détourner toutes les feuilles et toutes les branches l’une après l’autre, pas une piécette nouvelle n’apparut, et, un quart d’heure après, morne et désolé, il pleurait à côté de sa chèvre.

 

– Comment faire, grands dieux, comment faire ?

 

Des envies folles lui venaient de rosser Blanchette à coups de trique ; mais cela ne changerait rien à la situation, et, furibond il sacrait comme un païen pour se soulager un peu.

 

Le front barré des plis de la plus douloureuse perplexité, il était là, immobile, demandant, après l’avoir vigoureusement blasphémé, un miracle à son Dieu, quand apparut au loin la silhouette de m’sieu le curé de Rocfontaine qui venait déjeuner avec son collègue de Longeverne.

 

Camus crut aux miracles et remercia le ciel.

 

Pleurant à chaudes larmes, invoquant tous les saints du Paradis, il symbolisait la désolation la plus intégrale quand, le voyageur approchant, ému d’un tel désespoir, le rejoignit enfin :

 

– Qu’est-ce que tu as, mon enfant ?

 

En phrases entrecoupées, noyées de larmes, hachées de sanglots, Camus exposa la situation, narrant à sa façon l’accident.

 

– J’ai pus que quat’ sous et j’peux pas aller comme ça chez Gosey, et pis, si j’rent’e chez nous, c’est mon père qui va m’fiche la pile.

 

– C’est bien ennuyeux, en effet, concéda l’interlocuteur.

 

– Ah ! si j’avais encore quatre autres sous, insinua dolemment Camus.

 

Mais m’sieu le curé ne comprit pas sans doute le sens de cette insidieuse allusion ; toutefois comme il ne voulait pas abandonner dans les eaux de la tribulation le jeune paroissien de son confrère, il lui donna quelques salutaires encouragements.

 

– Ne pleure pas comme ça, mon gros : le père Gosey est un brave homme ; il comprendra très bien le malheur qui t’arrive et il se contentera des quatre sous qui te restent !

 

– Oh, ça non, m’sieu le curé, protesta Camus qui savait déjà ce que c’est que la vie et connaissait le prix des choses.

 

– Mais si !

 

– Je vous dis que non !

 

– Je te dis que si !

 

– Ah ! vous croyez, reprit le gosse ; et vous croyez ça !

 

Et voulant à tout prix trouver une raison qui convainquît son partenaire, qui le mit au pied du mur, il lui lança en pleine figure cette irréfutable apostrophe :

 

– Voyons, m’sieu le curé, est-ce que vous le feriez bien, vous, pour quat’ sous ?

 

Un sauvetage

Ils avaient joué à des jeux divers : aux billes d’abord, mais comme Camus et Lebrac avaient perdu beaucoup et qu’ils étaient, autant dire pannés puisqu’il ne leur en restait plus que deux ou trois à chacun, on ne put continuer. Alors on joua aux voleurs : Camus et Lebrac, ainsi que Tintin, furent les gendarmes, alors que Boulot, qui avait gagné douze billes, Tétas, qui en avait gagné huit, et Grangibus, qui n’avait « rien fait », devaient représenter les voleurs.

 

Sous le porche de l’église qui simulait une maison, des cailloux qui figuraient des trésors ou des lapins, on ne sut jamais, furent disposés en tas ; ensuite de quoi, les trois gendarmes s’éloignèrent vers la droite et les trois voleurs se retirèrent vers la gauche.

 

Dès que les cognes eurent disparu au premier contour, Boulot, Tétas et Grangibus, en se rasant, revinrent à l’église pour emplir leurs poches de butin, tandis que les trois gendarmes, frisant d’imaginaires moustaches, s’amenaient à leur tour en se dandinant et en flairant le vent comme trois renards.

 

– Brigadier, vous avez raison, dit Lebrac à Camus qui n’avait pourtant émis aucune idée. Il me semble que ça bouge par là-bas et ça n’est pas naturel.

 

– C’est des voleurs, conclut Tintin. En avant !

 

– Ah, tas de salauds, attendez ! s’exclama le trio en s’élançant.

 

Les trois voleurs, les poches alourdies de cailloux, prirent la fuite aussitôt, tout en donnant les signes les plus manifestes d’une vive terreur.

 

La justice avec frénésie poursuivit le crime. Chacun des agents de la force publique s’était attaché spécialement à un bandit et bientôt, ainsi qu’il doit en être dans une république bien policée, les trois chenapans, embarrassés du produit de leur vol, furent appréhendés vigoureusement.

 

– Misérable, voler de l’argent !

 

– Canaille, prendre les poules des gens !

 

– Crapule, barboter du linge dans les « ormoires » !

 

– Non, c’est pas du jeu, protestait Boulot à Lebrac : tu tapes trop fort et tu pinces. Les gendarmes i n’ont pas le droit de battre les voleurs ; j’veux plus être voleur si c’est comme ça, na ; j’veux être gendarme et j’t’en foutrai, moi aussi !

 

– Rends l’argent, insistait Lebrac en fouillant les poches.

 

– Me chipe pas mes billes, hein !

 

– C’est jamais que les miennes !

 

– Les tiennes ! t’en as du toupet ! J’les ai pas gagnées peut-être ? Mais si c’est pour ça que tu me bats, dis-le ; d’abord je ne joue plus, na !

 

Tétas, qui avait sans doute à se plaindre de procédés aussi violents, se rebellait non moins énergiquement entre les mains de Camus.

 

Seuls, Tintin et Grangibus, tout essoufflés de leur course, riaient à pleine bouche en se disputant.

 

– Tu veux pas les rendre, non ?

 

– Non !

 

– Eh bien ! f…-toi-les quéque part, tes cailloux.

 

Les émotions de ce jeu violent étant épuisées, on en chercha un autre, les deux groupes ennemis s’étant tout de même réconciliés.

 

Les hasards de la course, qui avait été assez longue, les avaient amenés hors du village, non loin du « Creux », une espèce de mare située à quelque cent mètres de la grand’route, derrière une large haie. L’attrait de l’eau, magique sur les gosses, les décida à s’y rendre malgré la défense familiale.

 

– Va-t-on voir s’il y a des rainettes ? proposa Tintin.

 

– On leur foutra des cailloux, insinua Grangibus.

 

Et les poches bourrées de projectiles choisis, ils se dirigèrent vers l’étang.

 

Dès qu’ils arrivèrent à la haie, et quelques précautions qu’ils prissent pour ne pas faire de bruit, il y eut immédiatement une douzaine de plongées batraciennes qui retentirent en pflocs sonores.

 

– Les vaches ! s’exclama Tétas. Elles se cavalent dans l’eau, pas moyen d’en chauffer une !

 

Bientôt, en effet, les six gosses arrivés devant les roseaux de la rive et écarquillant les yeux, ne virent que l’eau ensoleillée, mais point de rainettes.

 

Ils voulurent alors faire le tour de la mare et, à la queue-leu-leu, s’avancèrent, mais, à chaque pas, un plongeon nouveau à quelques mètres plus loin les prévenait qu’ils venaient encore de troubler le sommeil d’une petite grenouille verte aventurée sur la rive.

 

Ils s’en énervèrent, s’accusant réciproquement.

 

– Tu les épouvantes, aussi ; tu marches trop fort !

 

– C’est pas vrai ! Eh bien, passe le premier, tu verras, toi !

 

– J’en vois une, souffla Boulot, comme figé et coupant fort à propos la querelle commençante.

 

– Où, où donc ? s’exclamèrent-ils, tous, en sourdine.

 

– Là, là ! près de cette grande feuille, fit-il en montrant du doigt.

 

– Tapez pas, vous autres, ordonna Camus aux camarades qui prenaient déjà leurs cailloux, j’ai ma fronde, je vais y foutre.

 

Les cinq moutards, les yeux rivés sur la rainette, s’immobilisèrent tandis que Camus avec une lenteur et des précautions inouïes, sortait de sa poche sa fronde à « lastiques ».

 

Il choisit avec un soin méticuleux son plus beau caillou, qu’il plaça dans le cuir du lance-pierres, puis, une jambe en avant, l’autre en arrière, le buste cambré, il tendit les élastiques.

 

– Vise bien, recommandait Lebrac. Si tu la manques, tu la reverras pas de sitôt.

 

Sans répondre, l’œil gauche fermé, un peu pâle, Camus en faisant « Han ! » lança la pierre et poussa un cri de triomphe cinq fois répercuté :

 

– Touchée !

 

La rainette, atteinte en plein flanc, écartait les pattes et ouvrait la gueule en montrant son goitre blanc.

 

– Faut l’attraper, proposa Lebrac. Avec une perche on l’amènera tout doucement jusqu’au bord : ensuite de quoi on la déculottera et on la fera cuire sur la braise pour la boulotter.

 

La proposition rallia tout le monde et l’on se mit en devoir d’en réaliser l’exécution ; on coupa des baguettes et l’on chercha des perches légères, mais aucune ne se trouva être assez grande pour atteindre la grenouille, qui bâillait toujours, la gueule ouverte, sur sa feuille de nénuphar.

 

– On peut pourtant pas la laisser là, rageait Lebrac ; ce ne serait pas la peine de l’avoir tuée. J’vais me déchausser et aller la prendre.

 

– C’est peut-être trop profond, insinua Tintin, plus prudent. Tant pis, va, laissons-la et attendons-en une autre.

 

– Jamais de la vie, répliqua Lebrac qui tenait à son idée, mesurez voir la profondeur.

 

Un bâton, trempé à un mètre de la rive, n’accusa qu’un fond d’un bon demi-pied.

 

– C’est rien, constata le gosse en ôtant ses souliers et ses bas ; et il replia ensuite jusqu’au haut des cuisses, en quintuple bourrelet, son pantalon, tout en affirmant : « Jamais ça ne montera si haut. » Pourtant, sur le conseil de Boulot, il ôta tout de même sa chemise pour ne pas en mouiller les manches. Et il entra dans l’eau.

 

Après quatre ou cinq pas prudents, comme le liquide lui montait à peine à mi-jambes, enhardi, il avança plus rapidement, l’œil rivé à la grenouille. Mais au septième pas qu’il fit, il enfonça brusquement de dix à quinze centimètres et ses genoux furent submergés ; au huitième, l’eau touchait à son pantalon et lui arrivait au ventre ; toutefois il n’était plus qu’à deux mètres de la rainette.

 

Il hésita. Mais ce n’était pas la peine d’avoir parcouru pour rien tout ce trajet ; mouillé pour mouillé, tant pis, il aurait au moins son gibier ; encore deux ou trois pas et, en étendant le bras…

 

Mais l’eau soudain lui monta à la poitrine et il sentit que ses pieds n’étaient plus sur le dur, qu’ils enfonçaient dans quelque chose de mou et de tiède, dans la vase du fond sans doute, et que, petit à petit, ça semblait le tirer par en bas.

 

L’eau autour de lui avait des glougloutements sinistres et des bulles de gaz venaient crever sous ses aisselles.

 

– Reviens, reviens, criaient les camarades ; reviens vite.

 

Lebrac, aux trois quarts enlizé, céda à leurs appels et voulut tourner bride. Impossible, ses extrémités inférieures jusqu’à mi-jambes étaient prises et il enfonçait toujours, toujours, lentement : l’eau atteignait les épaules. Il pâlit un peu, puis, tentant un effort désespéré, réussit à dégager un pied, tandis que l’autre restait prisonnier de la glu mouvante et fétide des profondeurs.

 

Tournant sur le tronc, il fit tout de même demi-tour en reposant le pied libre ; mais pendant qu’il dépêtrait l’autre, le premier se réenfonçait de nouveau, de sorte qu’il déployait de surhumains efforts à patauger sur place, de l’eau jusqu’au cou, tandis que les amis criaient toujours comme des fous.

 

– Lebrac ! Lebrac ! Lebrac, viens-t’en !

 

Grangibus, le premier, reprit un peu son sang-froid, s’exclamant :

 

– Faut le retirer. Déshabillons-nous et on fera la chaîne.

 

– Il est trop loin ! trop loin ! Mon Dieu, mon Dieu ! pleurait Tintin.

 

– Nos ficelles, nos ficelles ? reprit Grangibus en tapant sur ses poches. Vite, vite !

 

Et, prestement doublées, les ficelles qui devaient servir, l’heure d’avant, à ligoter les voleurs, furent nouées bout à bout en un clin d’œil.

 

On jeta ce lien à Lebrac qui le manqua à deux reprises, puis réussit enfin à en saisir l’extrémité :

 

– Tiens bon ! lui cria-t-on.

 

Et les cinq camarades, faisant la chaîne en s’empoignant par le milieu du corps, tirèrent sur Grangibus qui avait enroulé la cordelette autour de son bras.

 

Lebrac fut décollé de la vase et fit un grand pas vers la rive, quand la ficelle cassa net et il se mit à enfoncer de nouveau sans songer, hypnotisé par on ne sait quoi, à avancer vers le bord. Le danger renaissait.

 

– La perche, une perche, reprit Grangibus qui ne perdait plus le nord.

 

Camus, parmi celles qu’on avait arrachées à une clôture voisine, choisit la plus longue et la plus solide et on la tendit à l’enlizé, dont les yeux ronds semblaient vouloir sortir des orbites.

 

Il s’y agrippa désespérément et les cinq sauveteurs, se cramponnant comme ils pouvaient à l’autre bout, amenèrent enfin, à plat ventre, au rivage le malheureux pêcheur de grenouilles.

 

On découvrit alors la raison pour laquelle il était resté si bêtement en panne, lui, le débrouillard, quand la ficelle avait cassé.

 

Son pantalon dans l’aventure s’était déboutonné et, ayant glissé au bas de ses jambes, il n’avait d’autre ressource pour ne pas s’en séparer à jamais que de croiser ses pieds ou d’écarter les pattes ainsi que la rainette elle-même.

 

Ce fut dans cette posture batracienne qu’il aborda.

 

– C’te veine ! s’exclama-t-il en touchant terre. Si j’l’avais laissé là-dedans, qu’est-ce que j’aurais pris en rentrant chez nous !

 

– J’vais te redonner cinq billes, fit Boulot, très ému.

 

– On va te le laver, mon vieux, reprirent les autres, qui, du même coup, puisant à l’aide d’une vieille casserole trouvée fort à propos, lessivèrent à grande eau le rescapé.

 

Et pendant que le pantalon séchait au soleil sur la haie, Lebrac faisait, en crachant par terre, jurer à ses amis que pas un d’entre eux ne parlerait de l’affaire au village.

 

– Comme ça, conclut-il, je ne recevrai qu’une simple pile !

 

La traque aux nids

Y avait Michaud, y avait Langlois,

Y avait Landouillard…

 

Comme dans la chanson, nous étions sept ; c’est-à-dire, non, ne dramatisons rien et restons sincère, nous n’étions que six : Lebrac, Camus, Gambette, Tintin, Grangibus et La Crique.

 

Vétérans chevronnés de la guerre des boutons, grands maraudeurs de pommes et abatteurs de noix, tous, garnements de dix à douze ans, nous avions ce printemps-là reformé notre association de bandits grimpeurs, pillards aériens et détrousseurs de nids. Pour le partage, ainsi qu’on le verra, nous étions toujours un de trop, sinon deux ; pour la besogne, la criminelle besogne, nous étions de trop tous les six.

 

Ce n’était point pourtant aux petits oiseaux que nous en voulions, sauf Camus qui avait conservé un goût très vif pour les bouvreuils, prédilection qui lui avait d’ailleurs valu son nom : un bouvreuil, là-bas, s’appelant un camus. Donc, les pinsons, chardonnerets, linots, serins, fauvettes et mésanges pouvaient bâtir en paix, pondre, couver et faire éclore sans hâte avec nous ; c’était dans le grand que nous donnions et par les bois que se perpétraient nos rapts et nos meurtres.

 

Nous traquions les jeunes merles pour leur apprendre à siffler, les geais pour leur apprendre à parler, les corbeaux pour leur apprendre à se saouler, les pies pour leur apprendre à chaparder et les grives pour rien, pour l’égalité devant le malheur sans doute.

 

Or la tactique et les règles de notre association étaient les suivantes :

 

Nous entrions en forêt à un endroit déterminé et, à nous six, nous battions en tous sens un espace donné, habituellement le grand rectangle compris entre une tranchée sommière et deux tranchées transversales, plus ou moins selon le bois et le temps dont nous disposions.

 

Dès que l’un des traqueurs apercevait un nid, il l’annonçait aux autres en criant de tous ses poumons : Preu ! Immédiatement on entendait : seu ! puis trois ! quat’ ! cinq ! et enfin, comme un grognement grave, der !

 

Ces diverses exclamations affirmaient que le preu ou premier, celui qui avait trouvé le nid, avait le droit de choisir parmi les oisillons celui qui lui semblerait le plus beau ; le seu ou second venait immédiatement après, puis le troisième et ainsi de suite.

 

Comme il était assez rare que le nid contînt plus de cinq petits, le der ou dernier « se bombait » généralement. Selon les lois de l’expérience et d’une sage approximation, les trois premiers étaient sûrs, le quatrième avait de fortes chances et pouvait espérer, quant au cinquième ses espérances se trouvaient considérablement amoindries. On pouvait d’ailleurs échanger son numéro comme on vend un billet de loterie et, quand tous étaient réunis au pied de l’arbre, avant la montée, on troquait, on marchandait, on vendait :

 

– Je te passe ma place contre la tienne, proposait habituellement le quatre au cinq.

 

– Allez !

 

– Seulement, tu me donneras quat’ billes et une agate !

 

– Quatre billes et une agate ! ben, mon cochon, t’en as du culot ; j’te donne deux billes et une blanche, voilà. J’sais pas ce qu’y a dans c’nid : on n’a pas seulement vu la mère. S’il était coucouté ?

 

– Ou s’il est parti, appuyait un copain !

 

– Voui, mais s’il y a quatre beaux petits bien drus, qui c’est qui sera le c… s’il n’a pas fait le marché ?

 

– Et s’il n’y en a que trois ?

 

– Veux-tu pour quat’ billes ?

 

– Non, deux !

 

– Eh bien ! garde ton numéro cinq et tu te taperas, tu n’es rien qu’un rapia !

 

– C’est toi que tu n’en es qu’un et puisque c’est comme ça, je voudrais que l’nid soille plein de m… !

 

– Salaud !

 

Les discussions n’allaient généralement pas plus loin ; une fois les combinaisons faites, les marchés consacrés en tapant dans la main, celui dont le tour était venu, « montait le nid » et annonçait. S’il était prêt on le prenait ; s’il ne l’était pas, on attendait, mais il n’y avait plus à revenir sur ce qui avait été réglé.

 

On ne sut jamais ce que Lebrac faisait de ses oiseaux. Gambette et Camus les revendaient à des amateurs ; La Crique à qui son père avait formellement interdit ce genre de chasse et Tintin qui était dans le même cas troquaient régulièrement leurs parts de prise avec Grangibus qui, au moulin où il avait en abondance des graines et des farines ainsi que des cages, se livrait avec rage à l’élevage de ses captifs.

 

Pourtant, Grangibus n’avait pas de veine : beaucoup de ses oisillons, privés des soins maternels, périssaient ; un corbeau déjà dressé et comment (il buvait du vin), avait jugé bon néanmoins de renoncer aux bienfaits de la civilisation et de reprendre la clé des bois ; une pie, malgré ses ailes à demi-rognées, avait agi de même ; un merle qui sifflait la Marseillaise : « Aux armes, citoyens ! » était mort, sans doute d’une fièvre patriotique ; enfin un geai qui donnait les plus belles espérances – « il bouffait, mon ami, comme un cochon » – bouffa si bien qu’un jour il avala, avec la bouillie de maïs que lui tendait Grangibus, la petite palette en bois qui lui servait de fourchette et s’étrangla, comme de juste.

 

Ces accidents ne désespéraient point l’éleveur qui avec de nouveaux sujets, faisait de nouveaux essais et mettait, au jour le jour, les camarades au courant des progrès réalisés par ses pensionnaires.

 

Ses récits éblouirent Tintin qui se résolut, malgré le veto familial, à dresser lui aussi, merles et geais.

 

Il eut moins de veine encore que Grangibus.

 

Le premier soir comme il se ramenait à la maison avec deux geais et un merle, son père lui tomba dessus et, pour lui apprendre l’obéissance et le respect des nids, l’obligea à tordre le cou à ses malheureuses victimes qui tournaient déjà de l’œil, à les plumer, à les vider, à les barder de lard, à les cuire lui-même et à les manger pour son souper.

 

D’écœurement, de dégoût et d’indigestion, Tintin vomit tripes et boyaux et faillit en crever pendant la nuit.

 

Le lendemain, il déclara qu’il quittait l’association.

 

Camus le suivit bientôt et elle fut définitivement dissoute, voici dans quelles mémorables circonstances :

 

À une heure moins cinq minutes, un beau jour, Lebrac découvrit sur un peuplier, au bord d’une source, un nid de pies et cria : preu ! Camus arriva bon dernier.

 

Depuis longtemps, pourtant, il désirait une agace. C’était le temps où celle de Grangibus commençait à chiper les petites cuillers.

 

Compter sur un cinquième oisillon était hasardeux ! L’heure de la classe arrivant, on décida que le nid ne serait monté qu’à quatre heures et l’on vint à l’école.

 

Camus, de même que Trochu, avait son plan.

 

Personne ne le remarqua lorsque, au nom de sa mère et pour on ne sait quelle fabuleuse commission, il demanda au maître la permission de sortir à quatre heures moins un quart et, le moment venu, il réussit à s’éclipser sans être vu.

 

Quand la sortie s’effectua, les camarades furent bien étonnés de ne pas le voir. La Crique, pris d’un soupçon, communiqua son idée aux associés et tous, craignant d’avoir été roulés par le gaillard, filèrent ventre à terre, dans la direction du peuplier où était le nid.

 

Ils arrivèrent.

 

Camus, au pied de l’arbre, gisait couché sur le dos, tout pâle, les yeux clos. Nul doute qu’il n’était monté à l’arbre et avait dégringolé. D’oiseaux, il n’en avait point entre sa chemise et sa peau, dans « ses estomacs » comme on disait ; mais le nid vide était à côté de lui et, au fond de sa poche, un œuf d’agace, pourri, cassé qui poissait la doublure et empestait.

 

– Bon Dieu ! il est peut-être tué !

 

La Crique tâta le cœur qui battait encore lentement.

 

– Non, affirma-t-il !

 

On se mit à frictionner vigoureusement le blessé ; on lui versa de l’eau froide sur la figure et Gambette, ayant gardé dans son bissac un peu de vin qui lui restait de son déjeuner, approcha le goulot de sa petite bouteille des lèvres de Camus qui ouvrit enfin les yeux.

 

D’un œil ahuri il regarda les copains, puis se souvint sans doute, porta les mains à son derrière qui lui cuisait et se tâta les côtes en faisant la grimace :

 

– Ben, m… ! affirma-t-il en guise de remerciement, j’y irai pus aux nids !

 

Voyant qu’il en était quitte pour la peur, les quatre associés qu’il avait voulu flouer l’attrapèrent véhémentement :

 

– Ça t’apprendra, bougre de cochon !

 

– C’est bien fait, tu l’as pas volé !

 

– Tu recommenceras, sale barboteur !

 

– C’est le bon Dieu qui t’a puni !

 

Devant ce débordement d’injures, Camus, malgré son ahurissement, éprouva tout de même le besoin de se rebiffer et, tout en se frottant les fesses, il crâna, menaçant et blasphématoire :

 

– Si que la branche aurait été solide, je m’en foutrerais pas mal de vot’ bon Dieu !

 

Deux veinards

Ce n’était point sans raisons, ni même pour de mauvais prétextes que les gamins de Longeverne tenaient en suspicion les deux Grangers, ainsi surnommés parce qu’ils habitaient, à quelque cinq cents mètres du village, une belle et vaste maison de ferme, fort bien installée et que l’on appelait, selon la coutume du pays comtois, la Grange.

 

Les deux Grangers ne portaient point de blouses comme les autres gosses ; ils étaient, en toute saison, chaussés, non de brodequins à gros clous, mais de souliers à bouts pointus, ce qui faisait dire à Camus qu’ils mettaient tous les jours leurs « croquenots » du dimanche ; ils avaient des casquettes à visière de cuir et à galon d’or, comme les collégiens ou les « séminards », et suivaient la mode en arborant des pantalons courts avec, en été, des chaussettes laissant à nu leurs mollets, ce qui ne se faisait pas à la campagne.

 

Mais ce n’était point précisément pour cela qu’on les avait à l’œil : pas plus au village qu’en ville, s’il y contribue comme de juste, l’habit ne fait le moine.

 

Ce qui les rendait « indésirables », si l’on peut dire, aux regards de leurs condisciples, c’étaient les prévenances particulières dont les entouraient, à l’école, le maître, et, à l’église, le curé.

 

Leur père, le Granger, gros cultivateur, mi-paysan, moitié monsieur ayant, comme on dit, du foin dans ses bottes, était bien avec toutes les grosses légumes du canton et recevait assez fréquemment les deux personnages municipaux susnommés, avec qui il aimait à bavarder et faire la partie, le dimanche.

 

Et dans le petit monde des gosses, on se demandait pourquoi ces deux honorables (sans doute) et puissants (ô combien !) directeurs de consciences enfantines se trouvaient toujours si vite et si bien renseignés sur tous les délits, frasques et tours, commis ou projetés par leurs jeunes et bruyants tributaires.

 

La Crique, assez sagement, avait induit que ça devait venir de la Grange ; mais, comme on n’avait jamais eu en mains de preuves palpables, on ne pouvait bannir des jeux quotidiens, ni mettre en quarantaine les deux traîtres présumés, car on aurait pu s’exposer à une sévère, sinon juste, punition du maître.

 

Ceux-ci, d’ailleurs, un peu hautains et dédaigneux, affectaient souvent de regarder comme indignes d’eux les amusements habituels des gosses. La vérité est qu’en tout ils auraient voulu dominer, être les premiers, être chefs, et que ni Lebrac, ni Camus, forts du sentiment populaire qui les avaient portés à ces dignités, n’avaient l’intention de leur céder ces postes d’ailleurs tenus par eux avec une majesté en tout digne de l’investiture dont ils avaient été revêtus.

 

Les Grangers avaient encore contre eux ceci qu’en un grand nombre de circonstances ils semblaient favorisés par une chance qui était au moins insolente pour les camarades.

 

Quand il se trouvait, par hasard, qu’un d’entre eux fût compromis, en classe, dans une affaire de bavardage, discussion ou jeu défendu, il arrivait toujours, prenant un air de sainte-nitouche, à s’en tirer sain et sauf, tandis que les copains, eux, ne manquaient pas d’écoper pour lui.

 

– C’est des veinards ! disait avec une amertume dégoûtée, Tintin, de l’air dont il eût dit : C’est des salauds !

 

Cette veine était réelle, et lorsque l’entrain d’une partie et la joie contagieuse des joueurs les poussaient à se mêler aux groupes, ce qu’on ne leur demandait jamais, ils échappaient presque toujours aux coups sournois qui leur étaient destinés.

 

Encore dans la dernière bataille à coups de boules de neige, lorsqu’ils se furent joints à la bande à Camus et que Tintin, avec sept ou huit autres, s’apprêtait « à leur paumer la gueule », ils n’avaient reçu que quelques inoffensifs projectiles et on ne put jamais obtenir le corps à corps qui eût permis de les frotter et laver comme on le souhaitait si ardemment.

 

On avait bien pensé quelquefois à leur chercher noise et à les contraindre au combat individuel. Mais ils ne se séparaient pas, et, dès que l’un d’eux se trouvait être aux prises avec un adversaire, l’autre, sous le spécieux prétexte que les autorités ne toléraient pas de batailles, filait immédiatement, et selon le cas, prévenir l’instituteur, le curé, le garde champêtre ou toute autre puissance dont l’intervention, toujours redoutable, se manifestait par l’écopage du champion de la justice enfantine envers et malgré les témoignages unanimes des camarades.

 

Les parents eux-mêmes prenaient fait et cause contre leurs rejetons, ne voulant point mécontenter le Granger, un homme serviable qui, lorsqu’on avait pour une huitaine ou une quinzaine de jours, besoin d’un billet de cent francs vous l’avançait généreusement, sans intérêts, mais vous demandait bonnement en échange et quand on n’y pensait plus, en pleins foins ou en pleine moisson un petit charroi qui, vu le temps, valait bien sept ou huit francs et qu’on n’osait guère lui refuser.

 

Cette fois cependant la mesure était comble et Lebrac l’avait dit.

 

On était en plein hiver, un bel hiver jusqu’alors : sec et froid. Il avait fortement neigé dès le début de décembre, et il y avait eu de magnifiques batailles à coups de boules de neige, au cours desquelles, malheureusement, on n’avait pu laver la figure aux deux Grangers ; par contre, quelques carreaux cassés ayant fait interdire ce sport dangereux, on avait établi, dans toutes les rues en pente avoisinant l’école, de superbes glissades.

 

Il y en avait pour toutes les heures du jour : des grandes pour avant et après la classe, des petites pour les récréations. Mais la plus belle était celle de devant la cour où, selon une coutume immémoriale, on allait « luger » à toutes les sorties. Elle avait été particulièrement soignée. Le grand Lebrac l’avait commencée lui-même en nivelant la neige avec ses sabots sans clous et tout plats, et les autres l’imitant, ils avaient peu à peu frayé un sillage de neige d’abord, de glace ensuite, qui avait bien cinquante mètres de long. Cette glace fondait un tantinet à midi mais regelait le soir, et, chaque matin, on commençait par la repolir avec amour. Qu’elle était belle ! Lisse comme un miroir et plus glissante cent fois que les parquets de la cure où l’on piquait des têtes quand on n’enlevait pas ses sabots.

 

Dès que les rangs étaient rompus, tous, au petit bonheur, prenaient place derrière les chefs qui se lançaient à tour de rôle les premiers, attrapaient la piste et filaient le long de la pente, tantôt debout, tantôt pliés, tantôt accroupis, avec une rapidité de flèche.

 

De temps en temps, un des glisseurs perdait bien l’équilibre, culbutait et tous ceux qui suivaient prenaient la bûche derrière lui, roulant l’un sur l’autre parmi la neige fine qui vous glaçait les doigts et vous fichait l’onglée. Honnis ceux qui auraient pleuré ! On se secouait, on riait, et on recommençait.

 

Les deux Grangers se glissaient aussi, mais de crainte qu’on leur tombât dessus, ils ne partaient que les derniers.

 

Ce jour-là, au coup de sifflet du maître pour la rentrée, Lebrac qui, malgré les ordres, venait de se lancer une dernière fois au risque de la retenue sentit que ses sabots enrayaient malgré lui et pirouetta le nez le premier à mi-chemin.

 

Plus ému du motif de sa chute que de la bûche elle-même, avant de se mettre en rang, il remonta un peu pour voir ce qu’il y avait.

 

Il vit ! De gros clous, des sortes de grappes avaient rayé et entamé profondément la surface lisse de la glissade.

 

– Quel était le salaud qui, avec de telles chaussures aux pieds, avait osé glisser ?

 

Cette question le préoccupa tout le reste de l’après-midi. Il n’en parla point, mais à quatre heures, dès que la sortie fut opérée et que les Grangers qui, en hiver, ne s’attardaient jamais, furent partis, tous les camarades étant placés derrière lui pour une ultime tournée, il quitta le premier rang et passa une rigoureuse et sévère revue de pieds. Tous, l’un après l’autre, durent lui exhiber le dessous de leurs semelles et ils le firent, les uns de bonne grâce, les autres furieux de ce qu’on osât les soupçonner d’un crime aussi noir.

 

Sa visite terminée, Lebrac dut convenir que pas un de ceux qui étaient devant lui n’était coupable. Il les mena visiter les endroits atteints auxquels on résolut de porter sur l’heure un prompt remède : avec de la neige fraîche que l’on compressa, piétina, tassa et fit fondre pour la faire regeler, cela redevint glace ou à peu près, mais cela ne désignait point le coupable.

 

– Je parierais, fit La Crique, que c’est un des Grangers. Immédiatement, en effet, on se souvint que l’aîné des deux frères s’était glissé une fois, juste avant Lebrac, parbleu, et il y eut dans toute la bande une immense clameur de réprobation, de colère et de vengeance.

 

– Il faut leur défendre de se reglisser, demain !

 

– Penses-tu qu’ils t’écouteront : ils iront se plaindre qu’on ne les laisse pas jouer et c’est nous qu’on punira.

 

– C’est trop vache, pourtant, d’éreinter nos glissades.

 

– Faut leur fout’ une danse, exigea Camus. J’en ai assez, moi, à la fin, de leurs sales g…, j’veux leur z-i beugner, na !

 

– Tu seras puni et on n’y gagnera rien.

 

– Non, voici ce qu’il faut faire, proposa La Crique : Ils se lancent toujours les derniers « pasqu’ils » ont peur qu’on les fasse tomber. Eh bien, on va rester trois ou quatre au-dessus : Camus, moi et deux ou trois autres en disant qu’on ne veut pas luger et quand ils verront, au bout de deux ou trois fois qu’on ne va vraiment pas, ils veulent bien se lancer.

 

» Alors Camus partira de toutes ses forces, les rattrapera et les flanquera par terre ; nous, on arrivera par derrière pour l’aider ; vous autres, vous remonterez vite pour nous retomber encore dessus et quand on sera tous en paquet et qu’ils seront pris dans le tas on leur en foutra pour leur apprendre et on leur fera bouffer de la neige plus qu’à leur saoul.

 

» Ça y est ti ?

 

– Ça y est !

 

Et tout le soir, certaine de sa revanche prochaine, la petite troupe, dans l’air tiédissant, s’amusa follement, doublement heureuse du plaisir présent et de la rossée vengeresse du lendemain.

 

On se sépara toutes dispositions prises. Ce serait dès le matin, à huit heures moins le quart. Personne ne manquerait à l’appel.

 

L’on fut se coucher, plein d’espérance.

 

Mais il est écrit qu’il ne faut jamais se fier à l’avenir, ni compter sur le lendemain. Quand ils furent habillés, au petit jour, l’aurore suivante, les gars de Longeverne constatèrent avec amertume et désolation qu’il faisait trop doux et qu’il pleuvait à verse.

 

C’était le dégel, le sinistre dégel, avec qui l’on n’avait point tablé. Et devant ce qui avait été la belle glissade, songeant au plaisir perdu et à la raclée justicière, renvoyée encore aux calendes, devant les copains qui faisaient un « blair » de six pieds, Tintin grogna, rageur et amer :

 

– Vous croyez qu’ils ne sont pas veinards, ces cochons-là !

 

La vengeance du père Jourgeot

Par un entrebâillement de rideaux, un rayon de soleil planta dans la pièce sa lance d’or, et son éclat, entourant comme d’un trait lumineux les masses confuses des meubles grossiers, sembla transformer la chambre du poêle du père Jourgeot.

 

L’atmosphère était chaude et pesante. Des racines coupées et des feuilles de betteraves, bouillant dans une marmite sur le feu, mêlaient leur parfum âcre à l’odeur de renfermé qui semblait stagner dans les encoignures. Les vitres embuées mettaient une doublure de mousseline à la translucidité des rideaux de cretonne blanchissant avec la lumière levante. On n’entendait que le roulement monotone de l’eau heurtant à petits coups semi-métalliques le couvercle en fonte de la marmite et le battement régulier de la vieille horloge comtoise dont l’énorme lentille de cuivre s’avivait avec le flot de soleil qui déferlait en chatoyant.

 

Silencieusement, repoussant d’une main ridée et d’un bras osseux les rideaux sombres aux plis épais qui entouraient la tête du lit et mettaient entre les choses et ses yeux leur tenture ténébreuse, le vieux s’étira et bâilla.

 

D’un coup d’œil machinal il interrogea le cadran : six heures ; c’était le moment. Sa femme, elle, était déjà levée. Jeune et alerte, tous les matins avant le lever du soleil elle sortait des draps et, pendant que son époux reposait encore, elle vaquait silencieusement aux premiers soins de la maison de ferme, c’est-à-dire allumait le feu, préparait le lécher des bêtes et trayait ses vaches.

 

Dans la tiède torpeur du réveil le père Jourgeot savoura ce délicieux engourdissement qui est comme la prise de conscience des bons sommeils réparateurs et des nuits tranquilles ; puis, bien réveillé, il goûta la sérénité de ceux qui voient avec confiance les jours se suivre, assuré qu’il était d’une matinée sans souci et d’un avenir sans nuages.

 

Sa Julie ? Quelle brave femme, et que vaillante à la besogne ! C’était elle qui assumait dans la maison les travaux de l’homme que sa vieillesse lui eût rendus difficiles. Combien de ménagères auraient, d’elles-mêmes, pris cette initiative généreuse ! Il en sourit dans sa barbe et, une fois de plus, se félicita de sa chance.

 

Avait-il assez hésité ! Avait-il été assez bête ! Quand on arrive à un certain âge, c’est extraordinaire comme on devient méfiant et ridicule. Ainsi pensait-il en s’étirant de nouveau voluptueusement.

 

C’est que vert encore à l’âge de soixante-dix ans, le père Jourgeot s’était longuement tâté le pouls avant de se décider à régulariser avec sa bonne la situation de servante-maîtresse qu’elle occupait dans la maison depuis quatre ou cinq ans déjà.

 

Un beau jour, cependant, des symptômes caractéristiques d’un état nouveau, vomissements, vertiges et autres signes précurseurs d’un héritier prochain et d’un scandale qui ne l’était pas moins l’avaient contraint à se décider.

 

– Après tout, pensait-il, la Julie était une bonne ouvrière et, en l’épousant, il serait quitte de lui payer ses gages. Qu’importait, au fond, qu’après sa mort son bien allât à elle plutôt qu’à des petits-cousins dont il se fichait comme de sa première culotte ! Mais tout de même, procréer à son âge lui paraissait louche et, bien qu’un tel résultat flattât sa vanité de vieux coq, la crainte d’avoir été aidé dans cette œuvre par des collaborateurs bénévoles autant qu’inconnus le retenait hésitant au bord du fossé conjugal.

 

Cette attitude philosophique ne faisait point l’affaire de la Julie qui, pincée, voulait au moins tirer de l’aventure tout le profit possible.

 

Quelques scènes habilement espacées, pleurs et grincements de dents, amenèrent l’hésitant Jourgeot plus près encore de la culbute et, en désespoir de cause, il s’en fut confier ses appréhensions à son conscrit, le grand Louis, et demander à son amitié éclairée un avis fortement motivé ainsi qu’il les donnait toujours.

 

Pour la première fois, peut-être, le grand Louis fut hésitant :

 

– Voyons, qu’est-ce que tu en penses… à soixante-huit ans ? interrogeait Jourgeot.

 

– Tu sens bien ce que tu peux faire, répliquait le camarade.

 

– Oui, bien sûr, évidemment que… pour ce qui est de la chose… mais enfin je croyais qu’à mon âge… ça ne valait plus rien.

 

– Heum ! Ça dépend ! Ça dépend des femmes ! Peut-être bien qu’oui et peut-être que non ! Ça se peut comme ça ne se peut pas ! On a vu des choses plus drôles !

 

– Pour sûr, approuvait Jourgeot. Dire que j’aurais été si tranquille sans cette sacrée histoire.

 

Le grand Louis reprit le crachoir et, deux heures durant, sa vaste érudition et sa prodigieuse mémoire tinrent l’ami Jourgeot sous le charme de récits étonnants et contradictoires où l’on voyait tantôt des vieillards solides – comme Jourgeot – devenir pères de fort beaux enfants ; tantôt ces mêmes vieillards, ou d’autres qui leur ressemblaient comme des frères, endosser de la meilleure foi du monde des paternités imputables à de mystérieux jouvenceaux, aussi discrets que serviables. La vérité ne se dévoilait que trop tard.

 

À la suite de ces discours, Jourgeot rentra chez lui aux trois quarts abruti et plus que jamais perplexe.

 

Bref, se trouvant dans le même embarras que Panurge et n’ayant pas comme ce dernier la ressource de pouvoir, en la soixante et huitième année de son âge, entreprendre un voyage de circumnavigation pour aller consulter l’oracle de la dive bouteille, comme sa servante d’autre part devenait de plus en plus impérative et pressante, il lui déclara le lendemain matin qu’il la conduirait devant le maire et devant le curé, se disant à lui-même, en manière de consolation, que, s’il était dans son destin de devenir cocu, il le serait certainement moins longtemps que s’il avait suivi l’exemple de ses anciens camarades et s’était comme ces derniers marié vers la trentaine.

 

Tout s’était passé le plus normalement du monde. Comme il avait suffisamment payé à boire aux jeunes gens, on ne lui avait point fait le charivari ainsi qu’il est coutume de faire aux vieux birbes qui prennent des femmes de beaucoup moins âgées qu’eux. L’héritier ensuite était venu, malingre et chétif, et n’avait point tardé à renoncer aux plaisirs incertains de ce monde pour rentrer dans celui d’où il venait. Puis, les jours avaient coulé et, dans la maison, la Julie, devenue maîtresse pour de bon, avait pris les rênes du ménage, travaillant dur comme devant et soignant avec zèle son époux dans la certitude que la peine qu’elle prenait alors lui serait largement comptée lorsque le vieux aurait atteint le bout de son rouleau.

 

Somme toute, dans l’aventure, le père Jourgeot n’avait pas fait, en épousant sa maîtresse, un marché de dupe ; il s’était déchargé de bien des soucis et s’était préparé une vieillesse heureuse et tranquille dont il commençait à savourer les joies.

 

Depuis que le rejeton était mort, il ne doutait plus le moins du monde qu’il n’en avait été le véritable père et, bien rassuré sur les sentiments de fidélité de sa conjointe, dormait sur les deux oreilles.

 

D’un coup de pied, il rejeta la couverture et s’apprêta à descendre de sa couche, quand le pas de sa femme, passant de l’écurie à la cuisine, l’immobilisa un instant, assis, les jambes pendantes au-dessus de la peau de blaireau qui leur servait de descente de lit.

 

Son ouïe, très fine ainsi que la conservent certains vieillards, lui laissa percevoir, à l’instant même où la Julie pénétrait dans la cuisine, le bruit particulier, sorte de grincement aigu que produisait toujours, quand on l’ouvrait ou qu’on la fermait, la porte mal graissée de l’étable.

 

– Elle l’avait probablement entr’ouverte, afin de voir plus clair, pensa-t-il et c’est le vent qui l’aura refermée.

 

– Tu es déjà debout, s’écria la Julie en paraissant sur le seuil de la chambre.

 

– Oui, répondit-il, simplement ; puis, interrogeant à son tour : tu as donc fini de traire les vaches ?

 

– Je termine à la minute, précisa-t-elle et je ne me suis pas amusée.

 

– Quel temps fait-il ? s’enquit Jourgeot.

 

– Je crois qu’il fera beau, mais je n’en suis pas trop sûre, car je n’ai pas encore eu le temps de mettre le nez dehors.

 

Jourgeot, qui allait faire remarquer qu’il serait bon tout de même de graisser un peu les gonds de la porte d’écurie, sentit, à cette réplique, un soupçon lui traverser l’esprit. Il se tut, gardant pour lui sa réflexion, se disant que tout cela lui semblait assez bizarre et que non, sûrement non, il ne s’était pas trompé.

 

Avant tout, il était prudent de voir et, sans rien changer à ses habitudes, s’étant vêtu lentement, il sortit dans la cour où il constata qu’il faisait un temps superbe et pas un brin de vent.

 

Plus intrigué que jamais il rentra à la cuisine et, pour aller visiter les bêtes, passa sans délai à l’écurie. Les bœufs et les vaches se portaient bien, mais il remarqua que la porte de dehors n’était fermée qu’au loquet alors que, la veille au soir, il était sûr d’avoir poussé le verrou.

 

– Elle avait donc été ouverte.

 

Oui, elle l’avait été certainement, car si retirer un verrou est un acte machinal que sa femme avait pu accomplir sans s’en apercevoir, comment expliquer que le bruit de fermeture entendu distinctement par lui ait pu coïncider avec la rentrée de sa conjointe dans la cuisine.

 

– Tout cela est louche, conclut le père Jourgeot, et m’est avis qu’il faut ouvrir l’œil, et le bon.

 

Les histoires du grand Louis lui revinrent à l’esprit et il se prit à envisager, non sans ennui, l’embêtement qu’il y aurait à se trouver dans l’un de ces cas si pénibles et si ridicules, prévus et exposés naguère par son ami.

 

– Le mieux d’abord, pensa-t-il, pour ne pas donner l’éveil, est de continuer comme devant.

 

Et rien en effet dans son langage, pas plus que dans ses silences ni dans son attitude, ne décela à sa bourgeoise qu’il avait les sens aux aguets et faisait bonne garde.

 

Quelques jours se passèrent, pas beaucoup, une petite semaine à peine, et le père Jourgeot fut édifié. Fallait-il qu’il eût les yeux bouchés, et l’entendement épais ! Ah oui, qu’il y était, et comment !

 

Les bottes de paille de l’écurie, le tas de foin de la grange, l’établi de la chambre du fond, la haie vive du verger, la pile de fagots de la remise, le coin de la table de la cuisine, le canapé de la chambre du poêle et son lit, son propre lit même en auraient pu conter de belles si les choses pouvaient révéler les scènes dont elles ont été les impassibles témoins et les complices inconscients.

 

Et maintenant qu’il savait, qu’il ne pouvait plus douter de son infortune conjugale, qu’il avait pu de ses propres yeux, et à maintes reprises, constater le fait et examiner à loisir l’attitude des coupables, maintenant, oui, il comprenait, il s’expliquait le sens de certains mots étranges jetés comme négligemment par les voisins dans la conversation, de certains gestes particuliers auxquels il n’avait point songé à attribuer un sens symboliste occulte et qui, à cette heure amère où la vérité retirait ses voiles un à un, revêtaient à ses yeux dessillés et à ses oreilles débouchées la valeur d’accusations et de témoignages plus que probants.

 

Comme toujours, en pareil cas, il avait été le dernier à s’apercevoir de la chose.

 

Ce vaurien de Mablot, ce dégoûtant, ce saligaud ! Et lui qui le tenait en si haute estime, lui qui avait tant chanté ses louanges !

 

– Un bon ouvrier ! et c’est si rare à trouver par le temps qui court !

 

Ah oui ! tout s’expliquait. Bien sûr, le gaillard n’y regardait pas à un coup de main, il ne boudait pas à la besogne et durant toute la saison des foins et le cours des moissons, il l’avait servi comme jamais de sa vie paysan ne l’avait été.

 

Levé d’aussi bonne heure qu’on lui demandait, travaillant aussi tard qu’on le désirait, pas gourmand sur la nourriture ni délicat quant à la boisson, il avait fourni un travail de cheval, et pour trois francs par jour seulement.

 

Le salaud ! Il se payait d’un autre côté… sur la bête, comme on dit là-bas, sans compter les repas, les petits gueuletons intimes où lui, le vieux, n’était sûrement pas convié. Son tonneau, en effet, il s’en apercevait à présent, avait filé bien vite et il lui semblait que les saucisses et les morceaux de salé disparaissaient de la cheminée avec une rapidité qui n’était guère jusqu’alors explicable.

 

Comment n’avait-il pas eu idée de ça, lui, le vieux célibataire roublard, initié de longue date à toutes ces pratiques, car enfin, ces tours-là, il les connaissait bien pour les avoir longuement pratiqués au temps de sa jeunesse, et même plus tard encore.

 

Depuis quand ce commerce-là durait-il ? Depuis les foins assurément, cela c’était indubitable, mais qui sait si auparavant déjà, il n’y avait pas quelque chose. Pourquoi l’autre avait-il si facilement accepté ses offres ? Peut-être qu’avant le mariage il pinçait déjà en cachette la Julie. Alors tout ce manège, toute cette comédie, ne visait qu’à lui faire endosser, à lui le patron bonne poire, la paternité du moutard. Bon sang de bon sang ! n’allait-on pas aussi, un de ces quatre matins, lui servir un bouillon d’onze heures et l’envoyer brouter les pissenlits par la racine entre les quatre murs de l’enclos des morts !

 

Ah ! mais non, cela ne se passerait pas comme ça ! Une colère sourde et terrible, qu’il tentait vainement de refréner, l’envahit et le domina. Se venger, les tuer ! La violence naturelle à son tempérament sanguin lui dicta les pires conseils.

 

Agir, agir sans retard. Quelques jours cependant passèrent au cours desquels il observa sa femme de l’œil du fauve guettant sa proie. Elle le trompait, oui, bien sûr, elle continuait : mais rien pourtant ne décelait chez elle le sombre calcul auquel il avait pensé.

 

La colère de Jourgeot ne diminua point pour autant ; la pensée surtout qu’il avait été roulé et la risée du pays lui était insupportable ; aussi rumina-t-il sa vengeance, car il ne voulait pas une vengeance stupide, il voulait quelque chose de propre et de neuf, qui n’eût l’air de rien, mais qui établît quand même aux yeux de tous qu’il n’était pas l’imbécile qu’on avait supposé, qu’il n’était pas dupe et qu’il ne l’avait jamais été. Car, plus encore que dans son cœur, le vieux souffrait dans son amour-propre et dans son orgueil.

 

Ah ! si l’autre avait été marié !

 

Tous les matins ou presque, les deux complices se rejoignaient à l’écurie. Les surprendre était jeu d’enfant.

 

Deux jours après, sautant du lit quelques minutes après le départ de sa femme et sans faire crier les portes, son fusil à la main, il arrivait au seuil de l’étable. La pénombre le dissimulait, la rumeur sourde des vaches qui ruminaient dominait le bruit de sa respiration précipitée ; derrière la croupe massive d’un de ses grands bœufs de labour, il s’agenouilla et attendit.

 

La Julie, lui tournant le dos, était en train de traire et, du pis qu’elle pressait en cadence, le lait tombait dans le chaudron de fer battu avec un roulement semi-argentin de tambour.

 

Son attente ne fut pas longue. Une ombre glissa devant la fenêtre, et la porte qui donnait sur la cour s’ouvrit brusquement pour aussitôt se refermer.

 

À ce bruit familier, sa femme, sans hésitation, abandonnait la vache, posait son petit banc d’un côté, son seau de l’autre, et, s’essuyant les mains à son tablier, se précipitait les bras tendus vers l’arrivant.

 

Sous la moustache blonde du grand gaillard, ses lèvres goulues cherchaient la bouche voluptueuse, cependant que l’autre, sans s’attarder à des bagatelles inutiles et connaissant la valeur du temps, troussait vigoureusement les jupes.

 

Et ce fut sans plus tarder, parmi la paille, préparée d’avance bien sûr, la culbute amoureuse, l’éclair des cuisses sans pantalon, l’étreinte farouche et brutale.

 

Et Jourgeot, d’un œil hagard, dilaté, le rouge au front, le sang aux tempes, voyait tout cela, un étrange pincement au cœur. Son fusil s’était levé peu à peu et il tenait sous le double regard des canons d’acier le couple vautré dans la paille.

 

Bon Dieu ! tirer dans le tas ! Faire deux charognes de ces deux salauds qui se fichaient de lui ! Il épaulait, son œil gauche se ferma, son index nerveusement prit contact avec le froid métallique de la gâchette et puis… et puis il vit trouble, le sang battait dans son crâne avec trop de violence tandis que, dans une vision fulgurante, il apercevait nettement tout ce qui allait suivre cet acte de justice sommaire et sauvage : les cadavres blêmes, figés dans leur pose impudique, les gendarmes, les constatations, les magistrats, la cour d’assises ; sa vie privée fouillée jusques à quand, sa mésaventure rendue plus publique encore, prenant des proportions énormes, défrayant la chronique des journaux, sans compter qu’il devenait, quoi qu’on en dise et malgré ses raisons, un assassin.

 

– Bon Dieu de bon Dieu ! Une sueur froide le fit chanceler sur ses jambes flageolantes comme si elles eussent été bourrées de coton.

 

Et cette vieillesse paisible qu’il croyait s’être réservée, ses bonnes et douces habitudes perdues, tout son bien-être fichu, son bonheur flambé !

 

Le souvenir du passé le retint au bord de l’abîme et l’aida à considérer les événements d’un œil moins troublé.

 

Ah ! ça, il n’était plus un gosse ; il savait bien qu’il était logique qu’un tel sort fût réservé aux vieux birbes tels que lui qui prenaient des jeunes femmes ! Pourquoi aurait-il échappé à la règle ? Combien de jouvencelles avait-il culbutées jadis ; combien de maris avait-il mis dans la situation où il se trouvait à l’heure actuelle ?

 

Le Destin aujourd’hui vengeait les maris trompés.

 

– Ne fais pas à autrui…, murmura-t-il. C’est juste, mais je n’aurais jamais cru que ce serait si dur à avaler.

 

Sur la paille, le couple étroitement serré poussait des soupirs étouffés, puis ce fut le silence. L’homme se releva, rajustant ses bretelles et son pantalon cependant que la Julie, assise à terre, les cuisses écartées, repiquait des épingles dans son chignon dérangé.

 

– À demain, murmura-t-il en se penchant pour l’embrasser, et il disparut aussi furtivement qu’il était entré.

 

Et la femme retourna à la vache et à son chaudron cependant que Jourgeot sans bruit quittait l’écurie et, tout frissonnant, revenait s’enfoncer sous les couvertures de son lit.

 

Une houle de pensées et de sentiments contradictoires s’agitaient dans son cerveau et bouleversaient sa poitrine ; pouvait-il se résigner, simplement ? Non, ce serait lâche et il serait plus ridicule encore qu’auparavant, car si d’aucuns peut-être, en petit comité, le plaignaient encore, ils ne lui accorderaient plus aucune sympathie du moment qu’ils auraient connaissance de son attitude indigne d’un homme qui a un peu de sang rouge dans les veines.

 

Non, cela ne pouvait se passer ainsi et le hasard bientôt lui ménagea une magnifique occasion de revanche.

 

C’était cette fois à la remise, sur un lit de fagots. Il avait vu l’autre passer et, sans qu’elle s’en soit doutée, suivi sa femme à pas de loup juste assez vite pour arriver au moment précis du belutage quotidien et prévu. Il n’avait pas son fusil et, inconsciemment, jetant un regard circulaire autour de lui, chercha une arme meurtrière. Près de la porte, contre le mur, une fourche se dressait, une de ces fourches d’acier aux longues dents puissantes et fines qui se plantent dans les gerbes de blé comme des canines de chat dans un ventre de souris.

 

Il la saisit. Cette fois ça y était, il les tenait. Ah ! la ficher dans les reins de Mablot et le clouer comme ça en plein déduit sur la femelle pâmée. Les embrocher raides tous les deux du même coup ! Le père Jourgeot sentit dans les muscles de ses bras une force herculéenne et leva le trident. Mais de nouveau la vision de la cour d’assises lui passa devant les yeux et son bras ne se détendit point pour l’œuvre vengeresse et il eut peur de la force étrange qui l’avait envahi.

 

Sur la pointe des pieds, il se retira, et les amants ne soupçonnèrent pas le danger.

 

Décidément les actes violents lui étaient impossibles à accomplir. Il fallait se venger autrement, sans en avoir l’air, sans qu’on pût le soupçonner. Il épia, et le hasard encore une fois le servit.

 

Cette fois, il avait trouvé. C’était toujours au même endroit de l’étable que l’acte se perpétrait, et dans le plancher de sa grange, comme dans celui de toutes les vieilles demeures, il y avait des trous, les plateaux pourris et enlevés n’étant pas toujours remplacés immédiatement.

 

Juste au-dessus de l’endroit qu’il avait soigneusement repéré, le père Jourgeot un beau soir enleva une planche, recouvrit le trou avec de la paille et disposa en équilibre au bord de cette trappe un énorme sac contenant plus de six doubles de blé.

 

À l’instant même où sa femme arrivait à l’écurie le lendemain matin, lui, par un trajet détourné, montait à la grange, se postait à côté du sac et attendait.

 

La souricière était bien tendue ; au moment où ils y penseraient le moins, quand les petits râles de volupté lui annonceraient l’ensemencement final, il ferait choir de quatre mètres de haut sur les reins et le derrière du mâle ce poids formidable, par lequel il coopérerait lui aussi, à sa manière, à la fécondation de la Julie.

 

Comment prouver qu’il aurait fait le coup ? L’impunité lui était acquise : il nierait ; d’ailleurs personne ne l’accuserait et si quelques-uns, au fond, se doutaient de la chose, devant une mise en scène si bien combinée, ils ne pourraient s’empêcher de dire :

 

– Ce Jourgeot, hein, on ne le roule pas comme ça ! Quel vieux roublard !

 

Mais le moment arrivé, pas plus que les jours précédents, il ne put se résigner à pousser le sac.

 

La bouillie de chair et de sang qu’il entrevit en image l’épouvanta, d’autant que sa femme, la garce, lui était chère malgré tout. De plus, il avait fini par se convaincre qu’aucun calcul n’avait déterminé son acte ; elle se donnait à l’autre par nécessité, par besoin d’un mâle, et même, comme si elle eût senti qu’elle frustrait le vieux d’une tendresse à laquelle il avait droit, elle cherchait à compenser la chose en l’entourant plus que jamais de soins et de prévenances.

 

D’ailleurs, peu à peu, malgré les terribles révoltes du début, Jourgeot en était arrivé à se familiariser avec cette situation et à concevoir qu’on peut tout de même vivre en… partageant. Donc, toutes rages éteintes, il acceptait la chose en attendant les événements, quitte à se venger d’autre façon le jour où l’occasion se présenterait, car il tenait toujours à prouver qu’il n’était point dupe et à se débarrasser de Mablot en mettant les rieurs de son côté.

 

Ce fut pour ces raisons sans doute qu’il accueillit d’un air enjoué et d’une âme égale l’annonce câlinement faite par la Julie d’une paternité future et les sourires des voisins, les cancans des commères et jusqu’aux plaisanteries égrillardes du maire ainsi que de son secrétaire de mairie, le maître d’école, qui le félicitaient ironiquement de sa verdeur :

 

– Si vous allez tous les ans me donner du travail comme ça et des inscriptions à faire au registre des naissances, je serai obligé de demander à la commune une augmentation.

 

– Toi, mon ami, pensa Jourgeot, tout en souriant aimablement, tu vas un petit peu trop loin, mais rira bien qui rira le dernier.

 

Cependant, chaque fois qu’on faisait allusion à la chose, le vieux souriait, et, dans sa figure madrée, plissée de rides, creusée de sillons, embroussaillée de poils, ses petits yeux vifs et clignotants brillaient étrangement.

 

Au fur et à mesure que les jours passaient, la Julie s’arrondissait :

 

– Elle en met un de baluchon, disaient les commères. Pour sûr qu’elle en va faire deux. Et ce pauvre Jourgeot, qui ne se doute de rien, mais là, de rien ! Jésus ! qu’il y a donc des gens bêtes au monde !

 

Lui, aimable, souriait toujours, répondait aux plaisanteries par des plaisanteries et s’intéressait activement à la layette du petit.

 

Enfin, le grand jour arriva.

 

Au milieu d’un cercle affairé de commères accourues pour donner soi-disant leurs soins à l’accouchée, la sage-femme triomphante brandit un petit être rougeaud, gigotant, qui braillait d’une voix obstinée et sonore.

 

– Pour de la gueule, il a de la gueule, constata Jourgeot, qui entrait.

 

– C’est un gros garçon, annonça la sage-femme. Jésus ! comme il ressemble à son papa ! Comme il vous ressemble, Jourgeot ! s’extasia-t-elle, la bouche en chose de poule, selon la sacramentelle formule.

 

Et toutes les bonnes voisines de répéter avec leur meilleur sourire :

 

– Comme il ressemble à son papa !

 

– Oui, approuva Jourgeot, d’un air ironique en se penchant sur cet amas piaillant de chair rougeâtre et mollasse ; oui, il me ressemble mieux qu’un loup !

 

Un silence se fit soudain, et le sourire des commères se mua en grimace. Diable ! le vieux se doutait-il ? Mais déjà Jourgeot, souriant à son tour, s’enquérait avec sollicitude de la santé de son épouse. Les femmes échangèrent des clins d’œil rassurés et toutes pensèrent que, selon sa coutume, il n’avait fait que plaisanter.

 

Malgré le froid que cette réflexion avait un instant jeté, tout se passa quand même le mieux du monde.

 

– Préparez l’acte, avait dit Jourgeot au maire, et laissez en blanc le nom des témoins : dès que j’aurai un moment, je monterai avec ceux que j’aurai choisis.

 

Jourgeot avait son idée. Il surveillait la rue, guettant le passage de Mablot.

 

Au bout d’un temps plus ou moins long, qu’il employa à bricoler de-ci de-là par la cuisine, il aperçut enfin, discutant avec animation, son gaillard qui passait en compagnie d’un voisin.

 

Il sortit comme par hasard juste au moment où ils arrivaient à hauteur de sa maison.

 

– Comme ça se trouve bien ! s’exclama-t-il. J’étais justement en quête de deux bons bougres pour un petit service. Vous voulez bien me le rendre ?

 

– Ce ne serait pas le premier, répliqua avec un air de suffisance et en souriant malignement Mablot, et ce ne sera pas le dernier, espérons-le.

 

Son camarade sourit à son tour. L’allusion était transparente et l’ironie de cette réponse ne lui échappait point.

 

– Justement, convint Jourgeot, c’est pour déclarer le gosse à la mairie. Tu peux bien mettre ta signature à côté de la mienne… comme témoin : c’est la moindre des choses.

 

– Naturellement, naturellement, acquiesça Mablot, qui ne s’attendait guère à celle-là et commençait à rire jaune.

 

Sans proférer d’autres paroles, tous trois s’en furent à la Maison commune, où Jourgeot fit inscrire Mablot comme premier témoin et son camarade comme deuxième.

 

– L’ordre n’y fait rien, voulut rétorquer le secrétaire qui réprimait une violente envie de rire.

 

– Si, si, insista Jourgeot, en le fixant droit dans les yeux ; j’y tiens.

 

– Fichtre ! pensa-t-il, et son envie d’éclater fit place à un sourire légèrement contraint.

 

Ayant donné lecture de l’acte, il passa la plume au déclarant qui, d’une main ferme, en lettres énormes, inscrivit comme signature :

 

« JOURGEOT ET COMPAGNIE »

 

Ce fait, il tendit gracieusement la plume à messire Mablot, qui la saisit entre ses doigts fébriles. Le paraphe de l’autre flamboyait au milieu de la page et ce fut d’une main tremblante et mal assurée que, l’ayant lu, il aligna à côté un « Mablot » chancelant comme une démarche d’ivrogne. Et le deuxième témoin ne fut pas moins ébahi de la chose non plus que le maire et son secrétaire.

 

Cependant, bien que cela ne fût pas très régulier, pas un n’osa dire un mot ni formuler une réflexion, tant le vieux avait un air goguenard et narquois.

 

Un silence embarrassant planait ; tous allongeaient un nez, un nez, tandis que Jourgeot, reprenant son sourire, son bon sourire des jours précédents, les invitait poliment :

 

– Maintenant, Messieurs, que le père a sûrement signé !… et les témoins aussi, je vous offre l’apéritif. Vous n’allez pas refuser : vous comprenez que ces petites choses-là ne vont plus m’arriver tous les jours ; une fois, oui ; mais deux, non : je n’y tiens pas, continuait-il en souriant toujours du côté de Mablot.

 

Ils furent tellement abrutis de la proposition et des termes dans lesquels elle était faite qu’ils n’osèrent refuser et, tout le temps que dura l’absorption du pernod, Jourgeot triomphant pérora, les dévisageant chacun à son tour, avec un air de satisfaction goguenarde non dissimulée.

 

Eux, se creusaient la tête, souriant bêtement, le front ridé, les yeux inquiets :

 

– Certainement, le vieux savait ; il savait tout depuis longtemps, il se fichait de la chose sans doute et pendant qu’ils riaient de lui, c’était lui qui se payait leur tête. Telle fut bientôt leur conviction intime.

 

Le village tout entier ne tarda pas à être informé de la scène ; c’était Mablot maintenant qu’on regardait en rigolant et de travers.

 

Ce sacré Jourgeot, il avait fait signer le père tout de même, et tous ceux qui lui avaient naguère lancé des pointes ou lâché des allusions perfides baissaient maintenant le nez ou détournaient la tête quand il passait.

 

Le séducteur, comprenant que cela allait mal tourner pour lui, ne tenta pas de revoir la Julie et quelques jours plus tard, son baluchon sur le dos, quitta le pays pour aller chercher de l’embauche ailleurs.

 

– C’était un garçon qui était « bien de service », affirma malicieusement Jourgeot quand un voisin lui annonça ce départ.

 

L’autre, gêné, détourna aussitôt la conversation.

 

Mais Jourgeot, tenace, insistait :

 

– Il pousse, mon petit gaillard, il pousse ! Ça fera un rude lapin, m’est avis ! Il sera mon bâton de vieillesse et peut-être que c’est lui qui me donnera du pain quand je serai trop vieux.

 

La Julie, mise au courant de tout par de complaisantes voisines, filait doux elle aussi et, bien que Jourgeot n’eût jamais devant elle fait allusion à rien, elle dorlotait son homme tout autant que son gosse.

 

– Eh, eh ! pensait le vieux, je crois que je n’ai pas été si bête que ça, après tout !

 

La vieillesse paisible et douce qu’il avait rêvée lui ouvrait de nouveau sa perspective de jours calmes et sans nuages ; mais son triomphe ne fut vraiment complet que le jour où le Procureur de la République flanqua au maire du pays un « poil » magistral pour avoir laissé inscrire des insanités sur les registres de l’état civil.

 

« Jourgeot et compagnie ! » C’était se moquer de la loi, cela, et il fallait être stupide pour tolérer de pareilles plaisanteries. À la première irrégularité il serait suspendu de ses fonctions, sinon révoqué tout à fait.

 

Le maire furieux, craignant qu’on ne le prît dans le village pour un incapable, dégomma sur l’heure son secrétaire de mairie, et le lendemain il faisait signer à son Conseil municipal d’abord, à ses administrés ensuite, une pétition contre cet imbécile de maître d’école qu’il fallait absolument et au plus vite faire f… le camp du pays.

 

Un satyre

Comme l’angelus sonnait, le soleil s’étant depuis un moment déjà mussé derrière les nuages rouges du Mont de la Bouloie, Mimile, le petit gars du père Victor, qui gardait ses bêtes dans l’enclos des Essarts, rassembla ses vaches et ses bœufs et, le fouet claquant comme pour une menace, modula longuement d’un gosier sonore le cri coutumier de ralliement et de retour : « À l’eau lô-lô-lô lô-lô…ve ! »

 

Dans l’air rafraîchi où une impalpable brume se condensait en rosée, les bêtes levèrent leur mufle humide et, dociles à l’invite de leur jeune gardien, gravirent le coteau pour reprendre, par la saignée pratiquée dans le petit bois qui délimitait en haut leur pâture, le chemin de terre bordé de haies vives aboutissant au village.

 

Aux alentours et dans les lointains invisibles, les tintements joyeux des clochettes argentines et les bourdons graves des sonneaux indiquaient à Mimile que les autres petits bergers, ainsi que les bergères de son âge rapatriaient comme lui vers l’abreuvoir et vers l’étable leurs troupeaux repus.

 

À quelque cent mètres en avant, dans le même chemin, les trois vaches et les six bouvillons de sa petite camarade, la Tavie, qui, depuis une semaine, pâturaient dans la prairie voisine de son enclos, prenaient le pas accéléré, excités par les coups de fouet, et les injures vigoureuses : bougre de charogne, sale chameau, etc., de leur conductrice, que l’ombre grandissante, malgré sa hardiesse naturelle, tant soit peu effrayait sans qu’elle en voulût convenir.

 

Dans l’azur à peine noirci du couchant, l’étoile du berger brillait d’un feu paisible, sans un scintillement ; l’air était calme ; pas un frisson n’agitait les faîtes ajourés en dentelles sombres des haies vives sur lesquels on voyait zigzaguer comme l’éclair noir d’un vol silencieux de souris-volante ou virer en frou-frou soyeux et quasi muet le planement furtif d’une chouette.

 

Mimile, qui avait joué tout le jour avec sa petite voisine la Tavie dans la grande haie qui séparait leurs pâtures respectives, suivait d’un œil vigilant la marche de son troupeau. Le Frisé, un jouvenceau d’un an, capricieux et fantasque en diable, lui donnait surtout du fil à retordre, cherchant à profiter de tous les passages frayés dans l’une ou l’autre haie pour s’éclipser subitement. Aussi, tout en poussant à pleine gorge des mélodies de sa composition où les trala la la lère alternaient avec des « Frisé par ci, Frisé par là, ah grand salaud ! » et autres menaces de circonstance, Mimile faisait de temps à autre claquer vigoureusement son fouet pour, d’une façon précise et tangible, rappeler au sentiment de la discipline ses tributaires encornés se bousculant dans les ornières boueuses de l’étroit chemin.

 

La première maison du village, derrière l’écran circulaire de son noyer centenaire, présenta bientôt sa masse compacte dont l’obscurité grandissante amplifiait encore les dimensions, et le Creux, sorte de mare, par delà son armée naine de roseaux alignés, montant sur son pourtour une garde muette, apparut, lamé de reflets d’argent.

 

Une bousculade plus violente se produisit ; les petits veaux et les génisses rejetés de droite et de gauche par la poussée des grands bestiaux s’égratignèrent aux ronces flottantes des haies. Mais le berger, qui avait pour consigne de ne pas laisser boire ses bêtes à la mare, se jeta au plus épais de la mêlée et, passant devant le troupeau, de sa lanière sifflante fit rebrousser chemin aux impatients et les remit dans le droit chemin.

 

La grande rue du village s’ouvrait, resserrée entre ses deux rigoles desséchées par le soleil, avec ses maisons un peu retirées où brillaient des lumières et quelques vergers gardés par des murs de pierres brutes empilées simplement les unes sur les autres, au-dessus desquelles les arbres fruitiers tendaient leurs branches envahissantes. Au centre du pays se trouvait l’abreuvoir municipal qu’entretient de son jet intarissable et frais, craché par un gros triton joufflu, la bonne source canalisée après maints procès coûteux soutenus au temps jadis par les anciens des anciens de la commune.

 

Sans penser à autre chose qu’à ne point semer au port quelque vache à l’humeur vagabonde ou quelque génisse capricieuse, Mimile, son fouet à la main, était planté là, derrière son troupeau s’abreuvant à longs traits, quand le père Louchon, prenant son air le plus croquemitaine, s’approcha de lui :

 

– Ah ah ! te voilà, petit polisson ! s’exclama-t-il en le menaçant du doigt ; me dirais-tu bien ce que tu faisais hier après-midi avec la Tavie dans le gros buisson de la haie des Essarts ?

 

– Moi, rien ! on s’amusait, repartit Mimile naïvement.

 

– Et à quoi vous amusiez-vous ?… Ah ah ! tu ne réponds rien !… Petit satyre ! que je vous y reprenne encore tous les deux, ajouta-t-il en clignant de l’œil d’un air malicieux, tandis que le gamin, rougissant pour cacher sa confusion, courait détourner la Poumotte, sa plus vieille vache, qui prenait fort opportunément une direction opposée à celle de son étable.

 

– Satyre ! pensait Mimile en suivant son troupeau. Qu’est-ce que ce vieil imbécile a bien voulu me dire ? Et il eut beau réfléchir à tout ce qu’il avait fait avec la Tavie, il n’arriva point à trouver une explication plausible : ça tire ! ça tire ? J’sais pas ce que c’est, moi ; m… iel pour toi, vieux bac !

 

Et il n’y pensa plus.

 

Tout de même la menace du père Louchon l’avait induit en méfiance. Aussi, lorsque, le lendemain, se trouvant avec ses vaches et ses bœufs dans l’enclos des Essarts, la petite tête blonde ébouriffée de la Tavie apparut dans l’ouverture de la haie, il fit semblant de ne pas la voir.

 

– Hé, Mimile, cria-t-elle ! viens-tu ? On va bien s’amuser aujourd’hui, Mimile !

 

Forcé de lever la tête, il répondit à son tour par une brève interrogation :

 

– Quoi ?

 

– T’entends donc pas c’que je te dis ; viens t’amuser…

 

– Non !

 

– Non ? Pourquoi ?

 

– Pasque !

 

Et la Tavie eut beau insister, multiplier les interrogations sous les formes les plus diverses, il s’en tint énergiquement à son refus et à sa laconique explication : « pasque ! »

 

C’est que le petit gars, réfléchi et un peu timide, avait, malgré ses huit ans, pensé qu’il devait être sans doute fort grave de se livrer, en compagnie d’une fillette du même âge, à des jeux que les parents, l’école et l’église n’encouragent ni ne tolèrent, jeux qui lui valaient en outre, du père Louchon, la dénomination peu aimable de satyre.

 

Dépitée à son tour, après avoir traité son jeune voisin d’âne et d’imbécile, la gamine refranchit la haie et se résolut à charmer seule les heures de la vesprée.

 

Elle s’appliqua donc, à l’ombre d’un gros buisson, avec des pierres, de la mousse, des rameaux verts et des fleurs, à édifier une petite niche au fond de laquelle un caillou long, dressé sur une de ses bases, figurait un saint ou une sainte. Auprès de cet élu, une procession d’autres cailloux représentant des fidèles venaient en pèlerinage demander ou la pluie ou le beau temps, à moins que ce ne fût la destruction des souris et des vers blancs, ou encore l’extermination des chenilles.

 

Mimile, de son côté, utilisant des cailloux, des baguettes de coudrier taillées et d’autres matériaux tout aussi rudimentaires, se livrait dans une taupinière à des travaux de fortification avec remblais, talus, poternes, pont-levis, sans oublier les fossés dans lesquels il se réservait, le moment venu, de pisser un coup pour en rendre le passage plus difficile à un imaginaire ennemi.

 

Tout était paisible aux alentours. Les pâturages, enclavés dans les bois de tous côtés, sauf au levant, où des haies vives érigeaient leurs épaisses barrières épineuses, restaient d’un vert dru malgré la chaleur torride de cette fin d’été. Seuls, dans un des versants caillouteux de la forêt, deux ou trois vieux hêtres accusaient, par quelques feuilles roussies prématurément, l’arrivée prochaine de l’automne et la mort de l’été.

 

Le sifflement intermittent d’un merle effrayé par l’approche d’une femme en quête de mûres ou par le passage d’un écureuil, l’appel criard d’un geai sautant d’une branche à une autre dans un roux ébouriffement de plumes troublaient à peine le calme plat de cette mer vallonnée de verdure sur laquelle un soleil implacable versait à pleines écluses ses cascades lumineuses et chaudes de rayons.

 

Dans la prairie, les vaches lentement avançaient, broutant devant elles sans hâte et sans trêve. Le fanon musculeux ballottait de droite et de gauche comme une épaisse draperie qu’agitaient les mouvements de mufle réguliers et lents, tandis que la queue vigilante voltigeait sans relâche alentour de leurs cuisses et de leurs flancs, chassant les taons assoiffés de sang et les mouches importunes. De temps à autre, l’une d’elles, capricieuse ou lassée d’un mets toujours pareil, levait la tête et humait le vent pour surprendre, dans la symphonie des parfums exhalés par les herbes fines de la prairie, quelque harmonie nouvelle plus tentante et aller entamer plus loin un sillage nouveau, comme un mineur qui délaisse pour une veine plus riche un filon appauvri ou épuisé.

 

Mimile alors levait la tête, surveillant attentivement les évolutions de la bête, et, quand il la voyait tendre le museau du côté de la haie voisine, par un ou plusieurs vigoureux claquements de fouet, la rappelait à l’ordre et au sentiment de la discipline.

 

Il venait par cet infaillible procédé de faire rentrer dans le cerveau du Frisé, toujours prêt à chercher ailleurs ce qu’il avait devant lui, la perception des saines doctrines et, tranquillisé pour un temps, se remettait à l’œuvre, qui prenait bonne tournure, quand, du sentier qui à travers bois conduit à la ferme de la Bouloie en passant par les enclos, déboucha Le Rouge, un bâton à la main et son baluchon sur l’épaule.

 

– Tiens, pensa-t-il, il fait sa tournée pour les allumettes.

 

Le Rouge, dans le pays, était connu de tous, les gosses n’avaient pas peur de lui, car, malgré sa réputation de braconnier, de contrebandier, d’ivrogne et de « goûillaud », comme on disait, il n’avait jamais fait de mal à personne et si l’on pouvait le soupçonner de quelques délits de maraude ou de petits vols champêtres, nul n’avait jamais eu directement à se plaindre de ses agissements.

 

Les gamins aimaient même assez à le rencontrer, car il les interrogeait sur le passage des gendarmes, ainsi que sur les allées et venues de gens suspects, tels que douaniers, rats de cave, voire rats volants, autre genre d’oiseaux, si l’on peut dire, de la même famille que les autres qui, sous les plus spécieux prétextes, s’introduisaient chez les braves paysans pour allumer leur cigare et vous leur flanquaient un beau procès-verbal si on ne leur présentait pas une « souffrante » sortant des boîtes de la régie.

 

Le Rouge n’aimait point trop à rencontrer sur sa route ces gaillards-là ; aussi, selon la précision des réponses qui lui étaient faites, gratifiait-il ses éclaireurs de cadeaux princiers sous les espèces d’un petit ou d’un gros sou.

 

Le gosse aurait pu, dès qu’il le vit, se lever pour signaler au voyageur sa présence, mais comme on n’était pas dans la saison où l’on joue aux billes et où les pièces de monnaie sont précieuses, il ne bougea point, se donnant exclusivement à ses travaux et Le Rouge ne le découvrit pas auprès de son buisson, accroupi dans la terre et dans le soleil.

 

Le contrebandier traversa donc dans sa largeur l’enclos de Mimile et passa dans celui de la Tavie où il s’arrêta sans doute un instant à bavarder avec la gamine ; mais une fois la haie franchie, le berger le perdit de vue. Repris tout entier par son œuvre, il oublia vite cette apparition et se remit à besogner en silence. Son travail avançait : c’était magnifique, du moins il en jugeait ainsi.

 

Une allée fortifiée de bouts de bois conduisant à une poterne monumentale en coudre venait d’être terminée et il parachevait son ouvrage en installant sur ce châssis une sorte de trappe qui se manœuvrait de l’intérieur à l’aide d’une ficelle, quand un glapissement suraigu, suivi de hurlements farouches, le tirèrent en sursaut de son extase laborieuse.

 

D’un seul bond, il fut debout, écarquillant les quinquets, et courut entre les deux haies.

 

La vieille Zélie, qui était venue au bois, sans doute pour y cueillir des mûres, s’enfuyait à toutes jambes dans la direction du village, gesticulant comme une folle, beuglant comme un âne en colère.

 

– Au brigand ! au bandit ! au satyre ! Ah ! le grand cochon, le saligaud !

 

Mimile, qui la regardait s’enfuir, ahuri de tout ce tapage, se demandant quelle en pouvait bien être la cause, aperçut alors Le Rouge. Il sortait du buisson dans lequel il avait joué la veille avec la Tavie et courait après la femme en lui criant :

 

– Taisez-vous ! mais taisez-vous donc, vieille folle ; pour l’amour de Dieu, taisez-vous ! je vous donnerai tout ce que vous voudrez : ma montre, mon porte-monnaie, tout, tout, tout…

 

Mais la vieille n’entendait rien, ne voulait rien entendre et hurlait de plus belle :

 

– Au satyre ! au satyre ! au brigand !

 

On eût dit qu’elle avait retrouvé ses jambes de dix-huit ans, tant elle filait rapidement ; bientôt même elle disparut au haut de la crête dans un épaulement de terrain et Mimile, détournant la tête, découvrit à ce moment la petite Tavie qui sortait à son tour du gros buisson où elle se trouvait sans doute avec le contrebandier.

 

– Qu’est-ce qu’ils ont donc bien pu faire ? se demandait le gosse. Peut-être ce qu’on a fait ensemble avant-hier. La vieille l’appelle satyre et c’est bien ce mot-là que le père Louchon me disait hier au soir ; pourtant, lui, ne s’est pas sauvé vers le village en gueulant comme un chien battu quand il m’a vu avec la Tavie !

 

Le Rouge, cependant, désespérant d’atteindre la vieille femme, s’arrêta et s’épongea le front. Il avait des yeux égarés et l’air à moitié fou. Pour qu’il ne s’aperçût pas de sa présence, Mimile rentra dans l’intérieur de la haie. Il le vit alors lever en l’air des bras désespérés, revenir vers la fillette à qui il jeta en hâte quelques mots incompréhensibles et se précipiter vers la forêt dans laquelle il s’engouffra et disparut comme un noyé qui s’enfonce dans une eau sombre, sans bruit, refermée sur sa tête.

 

Pendant ce temps, époumonée et rouge, les cheveux défaits et les habits en loque, la vieille Zélie arrivait au village où ses hurlements l’avaient précédée. Émus par les cris entendus, tous ceux qui travaillaient aux champs aussi bien que ceux qui étaient à la maison accouraient ou sortaient sur le pas de leur porte, interrogeant la rue. La foule grossissait de minute en minute.

 

Immédiatement entourée, la cueilleuse de mûres fit à ceux qui se trouvaient là un récit qui devait à coup sûr être effrayant, car aussitôt la place de la fontaine retentit d’imprécations, de blasphèmes et d’épouvantables cris de colère et de rage :

 

– Le saligaud ! le brigand ! le satyre !

 

– Ah, le cochon ! si je l’attrape !

 

– Il faut le prendre !

 

– Qu’on aille chercher les gendarmes !

 

– Cette pauvre petite !

 

Seul dans la pâture avec la Tavie, Le Rouge et la vieille disparus, Mimile, vaguement alarmé et un peu inquiet, mais surtout très intrigué, était accouru pour demander à sa petite camarade des explications :

 

– Qu’est-ce qu’il t’a fait, Le Rouge ?

 

– Rien !

 

– Mais si ; en partant, il t’a dit quelque chose.

 

– C’est pas vrai !

 

– Qu’est-ce qu’elle avait, la vieille Zélie ?

 

– Je sais pas.

 

– Mais si, que tu sais. Pourquoi que tu ne veux pas me le dire ? eh bien, puisque c’est ça, je le dirai « à vos gens[2] » quand ils viendront.

 

– Qu’est-ce que tu veux y dire ? Et puis, si tu dis quelque chose, eh bien, moi je dirai que t’es venu aussi avec moi dans le buisson, comme Le Rouge, toute la semaine passée et puis encore hier toute l’après-midi, na !

 

Le gosse n’eut pas le temps de s’expliquer davantage ; déjà les gens en hâte arrivaient, les uns armés de triques énormes, d’autres de fourches de fer, d’autres encore de vieux sabres et certains même de fusils de chasse.

 

Les interrogations se croisaient et les exclamations aussi :

 

– Où est-il passé ?

 

– L’avez-vous vu ?

 

– Allez-vous en vite, les enfants, allez-vous en !

 

– Viens-t’en toi, viens, petite malheureuse, larmoyait, blême, la mère de la bergère en la saisissant brutalement au poignet, tandis que les autres commères, accourues avec elle, dévisageaient la gamine avec des regards inquisiteurs où apparaissait peut-être une vague pitié, mais surtout une curiosité malsaine décelée par d’égrillards plissements de paupières et de furtifs avivements de prunelle.

 

Mimile, d’un geste vague, désigna aux hommes la forêt, où ils pénétrèrent à la queue leu leu avec leurs tridents et leurs fusils.

 

– Je lui tire dessus s’il dit le moindre mot, affirmait l’un.

 

– Et moi, je l’embroche avec ma fourche, déclarait un autre.

 

En entendant des menaces aussi précises, Mimile sentit son inquiétude grandir terriblement.

 

– Quel épouvantable crime avait donc commis Le Rouge pour attirer sur lui la colère et les malédictions de tout un pays ?

 

Si sa camarade au moins avait parlé ! Mais non, il ne possédait pas la moindre précision. Comme lui, il était entré avec la Tavie dans le buisson et comme lui on le qualifiait de satyre. Si jamais on venait à apprendre qu’il était dans le même cas que Le Rouge !… Allait-on le traiter de même ? Pourvu que le père Louchon ne s’avisât point de raconter ce qu’il savait ! Et la Tavie qui le menaçait s’il disait un mot, de tout révéler. Grands dieux ! Cela pouvait être grave, extrêmement grave !

 

– C’est un satyre, qu’ils ont dit, et moi aussi j’en suis un, puisque le père Louchon me l’a répété hier au soir. Pourvu qu’on n’en sache rien !

 

Les satyres sont des gens qu’on poursuit avec des fusils pour les tuer, des triques pour les assommer, des fourches pour les embrocher parce qu’ils sont entrés dans les buissons avec les petites filles.

 

– Je l’ai échappé belle et j’ai eu de la chance de ne pas écouter la Tavie aujourd’hui ; ce serait moi peut-être qu’on serait en train de poursuivre maintenant à travers les bois.

 

La face rouge, les yeux hagards, le corps baigné de sueur, il ramenait en hâte son troupeau.

 

– Pauvre gamin, s’apitoyèrent quelques commères. Il est encore tout épouvanté de l’affaire.

 

Les bœufs et les vaches arrivaient à la fontaine et s’alignaient le long de l’abreuvoir. Mimile avait la gorge sèche et le front brûlant : il voulut boire, lui. Montant sur le rebord de pierre du grand bassin, il se dressa à côté de la borne, les pieds sur une des tiges de fer grâce auxquelles les femmes maintenaient en face du goulot leur arrosoir et là, disposant sa main sous le jet limpide pour faire une sorte de petite auge, il aspira à longs traits le breuvage glacé.

 

La Tavie, au même moment, rentrait chez elle, bousculée rudement par sa mère, et les femmes s’engouffraient dans la maison derrière elles, avides d’interroger et d’apprendre en détail tout ce qui s’était passé ; mais la gamine, les yeux agrandis et cerclés de noir, les mâchoires serrées, un pli volontaire au front, restait sombre et muette.

 

Les commères l’entouraient, se pressant, se bousculant, parlant toutes à la fois, donnant leur avis :

 

– Faut pas la toucher avant que les gendarmes soient là !

 

– A-t-on prévenu le médecin ?

 

– Ah ! le brigand : il n’en réchappera pas.

 

– Sûr qu’on devrait lui couper le cou !

 

– Il ira au bagne et c’est bien fait ; c’est pas trop tôt qu’on débarrasse le pays de cette vermine ; quand on songe que ça aurait aussi bien pu nous arriver, à nous !

 

– Oh ! une femme peut toujours se défendre !

 

– Ah, vous croyez !

 

Mimile, durant ce temps, avait ramené à l’étable son troupeau et seul, son père se trouvant au nombre des traqueurs et sa mère parmi les curieuses, avait attaché chaque bête à la crèche par son lien de fer ou de corde ; puis, dévoré de curiosité, il était sorti bien vite et avait rejoint un groupe de quelques bambins de son âge, lesquels ayant entendu des lambeaux de phrases échappés à la conversation des parents, discutaient gravement de l’affaire.

 

– Alors, Le Rouge, i va aller en prison ?

 

– Oui, et la Tavie ?

 

– La Tavie, non ; pisque le maire a dit qu’elle avait pas de « décernement ».

 

– Ah !

 

– Tu sais rien, toi, Mimile ?

 

– Non !

 

– Pourtant, t’étais pas loin, t’as rien vu ?

 

– Rien du tout, affirma-t-il en rougissant légèrement, comme honteux d’en savoir moins que les autres.

 

– Ils disent qu’on devrait i couper le cou, au Rouge, pasqu’i s’a amusé avec la Tavie : s’amuser avec une gosse comme ça, que disait la mère Tintin, si c’est possible ! Las moi ! Doux Jésus !

 

– À quoi qu’i pouvait bien s’amuser ? Je croyais que les hommes i s’amusaient plus qu’en buvant et en jouant aux quilles.

 

– Mes vieux, vous savez, i devaient faire des choses…

 

– Tu crois que les hommes i s’amusent encore comme ça ?

 

– Ça se pourrait bien, quand je suis couché et qu’on croit que je dors, j’ai entendu…

 

– Alors, pourquoi qu’ils ont couru après Le Rouge avec des fusils si eusses…

 

– C’est pasque c’est défendu tant qu’on n’a pas été soldat ; mon père me le dit bien, quand j’y demande du tabac : tu fumeras quand tu seras soldat.

 

– Alors, Le Rouge a fait des cochoncetés ?

 

Quelques traqueurs, le visage en sueur, revenaient déjà de leur chasse à l’homme et la discussion tomba, d’autant qu’on signalait d’autre part l’apparition des gendarmes.

 

Les gens du village n’avaient trouvé nulle part trace du passage du Rouge ; quant aux représentants de la force publique, on les aperçut bientôt débouchant du chemin qui menait au chef-lieu de canton. Tous deux avaient l’air grave et préoccupé, ainsi qu’il sied à des gens investis de l’autorité et qui sentent qu’ils ont à remplir une mission particulièrement délicate et redoutable.

 

– C’est pas de la blague, pensait Mimile, qui, les tempes bourdonnantes et la gorge sèche, s’en fut de nouveau mettre son museau sous le goulot de la fontaine.

 

On indiqua au brigadier la demeure de la Tavie et, accompagné de son subordonné, il s’y rendit sans perdre une minute. Des curieux essayèrent de se faufiler à leur suite, mais ils s’opposèrent à toute intrusion importune, voulant avant tout et en premier lieu interroger la petite victime ainsi que ses parents pour passer ensuite à l’audition des témoins.

 

Avec des frissons, Mimile vit la porte se refermer sur leurs dolmans.

 

– Pourvu qu’elle ne dise rien, se répétait-il, et que le père Louchon se taise, lui aussi.

 

Cependant, tout le village était en émoi : un à un ou par petits groupes les traqueurs étaient rentrés et, en attendant la sortie des gendarmes, discutaient violemment. Chose bizarre, le père Louchon, qui venait de passer à côté de Mimile, ne paraissait pas plus se soucier de lui que s’il n’eût pas existé et, dans le groupe acharné des discoureurs, il avait plutôt l’air de chercher à excuser Le Rouge.

 

– Sait-on jamais ? disait-il. D’abord, tant que le médecin ne se sera pas prononcé, on ne peut rien dire. Vous devriez pourtant savoir qu’il y a des enfants naturellement vicieux et cette gamine-là, – je ne suis pas un aveugle et je m’y connais – vous a des yeux à la perdition de son âme.

 

Mais on contrecarrait le père Louchon, on l’engueulait même, on gesticulait, on vociférait, on vouait Le Rouge aux pires supplices, puis on se rapprochait pour confabuler à voix basse après avoir écarté rudement les gosses qui s’approchaient pour écouter.

 

Certains mots pourtant revenaient, qu’ils ne pouvaient pas ne pas entendre : bagne, chaînes, boulets, fièvres, Biribi, Cayenne, La Nouvelle. Leurs syllabes sonnaient ainsi que des coups de trompettes, éclatant dans la rumeur brumeuse des phrases assourdies comme des éclairs au cœur d’un nuage et se fixaient en traits ineffaçables dans les oreilles et dans les cervelles enfantines.

 

Mimile se sentait plus gêné encore. Il était tantôt rouge et, tantôt pâle, tantôt brûlant et tantôt glacé. La tête lui faisait mal ; une fatigue sournoise engourdissait ses jambes, ses jarrets étaient douloureux, le cou lui semblait raide et ses yeux papillotaient comme le soir après la soupe, quand le marchand de sable est passé.

 

Il restait quand même, voulant en savoir le plus possible et, comme les autres, ne quitta la place de la fontaine qu’après la sortie des gendarmes, plus graves et plus sévères que jamais.

 

Sa mère vint le chercher pour la soupe du soir mais il ne se sentait aucun appétit, mangea très peu et gagna son lit en quittant la table.

 

Les idées tourbillonnaient dans sa tête comme ces essaims fous de papillons bleus que l’on voit voltiger après les averses au-dessus des flaques de boue. Il pensait : Biribi, Cayenne, le boulet, la chaîne, un satyre, se sauver, se sauver comme Le Rouge !

 

À grand’peine, il s’endormit, mais d’un sommeil fiévreux, peuplé de visions sinistres où défilaient, dans des décors inconnus et sauvages, des processions d’hommes sombres traînant des chaînes cliquetantes et des boulets énormes.

 

En sursaut, dans la nuit, il s’éveilla, la bouche amère, le front brûlant, le corps en moiteur. Il mourait de soif : boire, boire ! Il sauta du lit et, pieds nus, en chemise, courut à la seille de la cuisine sur laquelle flottait le bassin de cuivre. Collant ses lèvres au métal frais, il but avidement, puis, la tête lourde et vacillante, regagna sa couche.

 

– Elle n’a rien dit, murmura-t-il, et le père Louchon non plus. Et son cerveau longtemps remua, brassa, retourna ces deux idées ; puis tout tourbillonna de nouveau, tout sombra dans le noir et sa conscience d’enfant chavira derechef au fond d’un sommeil pesant, hanté de cauchemars.

 

À l’aube, tenaillé par la crainte, il s’éveilla. Son mal de tête ne s’était pas calmé ; des douleurs aiguës lui traversaient le crâne, le fond des yeux le faisait souffrir et ses tempes bourdonnaient. Mais l’inquiétude était plus forte que la douleur ; il voulait savoir, une énergie désespérée l’animait et il se leva comme d’habitude.

 

Un instant il songea à profiter de sa liberté pour gagner les bois, comme Le Rouge : mieux valait la fuite et la solitude à la prison et à la torture, au boulet et à la chaîne. Dans la forêt, il y a des mûres et des noisettes, il y a aussi des pommes sauvages : les renards ont des terriers pour s’abriter en hiver de la neige et du froid, les écureuils ont des boules de mousse et ce n’est pas le bois qui manque pour se chauffer !

 

Mais il se sentit faible, les jambes flageolantes et, comme on n’avait pas trop l’air de se soucier de lui, un vague sentiment de confiance lui revint.

 

On annonçait pour bientôt la venue du docteur, du médecin « légisse », disaient les femmes, qui serait accompagné de ces Messieurs du Parquet.

 

Qu’était-ce encore que ceux-là ?

 

Il le sut l’heure d’après, en voyant arriver, dans un break couvert, des gens en tube ou en chapeau melon qui, à leur tour, se rendirent chez la Tavie.

 

Une demi-heure plus tard, une nouvelle arrivée sensationnelle se produisit. Les menottes aux mains, encadré par deux gendarmes, Le Rouge, qui s’était constitué prisonnier durant la nuit, s’engageait dans la grande rue du village. Il était pâle, défait, et triste comme quelqu’un qui aurait longuement souffert.

 

Une rumeur furieuse monta de la foule amassée : des injures, des menaces lui furent criées, des poings brandis se tendirent de son côté, tandis que des femmes, plus excitées encore, menaçaient de lui crever les yeux avec leurs aiguilles à tricoter.

 

Lui, secouait la tête continuellement, éperdument, en signe de dénégation.

 

– Misérable ! bandit ! satyre !

 

– Attends, canaille ! la cour d’assises, les juges rouges, la guillotine, le couperet !

 

Les gosses, figés d’horreur, écoutaient ces injures et ces malédictions, et, parmi eux, Mimile, plus pâle et plus tremblant que jamais sur ses jambes molles.

 

Les trois nouveaux arrivés pénétrèrent eux aussi dans la maison de la Tavie.

 

– C’est pour la confrontation, déclara le garde champêtre qui avait pu, ayant introduit les magistrats, assister à une partie de l’instruction.

 

– Eh bien ! l’interrogeait-on. Qu’est-ce qu’a dit le médecin ?

 

– Pas grand’chose, il paraît que l’acte n’a pas dû être emperpétré.

 

– Ah ! mais la vieille Zélie a pourtant vu ! Qu’a-t-elle dit ?

 

– Elle prétend qu’elle a vu la gamine avec ses jupes retroussées.

 

– Et la gosse ?

 

– La gosse dit que ce n’est pas vrai, qu’elle n’avait que des cailloux et des fleurs dans sa robe repliée en poche et nouée derrière son dos. Quant au Rouge, vous avez pu le voir, il nie formellement.

 

Mais Mimile ne pouvait plus rien entendre de ces conversations qui lui eussent enlevé de dessus le cœur un poids terrible.

 

Pâle comme un linceul, après avoir assisté à l’arrivée du Rouge et entendu les mots de cour d’assises et de guillotine, il avait dû s’appuyer contre un mur pour ne pas tomber. Sa mère, prévenue, l’avait emmené immédiatement à la maison où, sitôt rendue, elle le déshabilla et le fit coucher.

 

– J’ai… j’ai bien mal, balbutiait l’enfant d’une voix dolente, bien mal à la tête.

 

– C’est rien, t’auras pris froid cette nuit en te découvrant ; je vais te faire une infusion et quand tu auras dormi, ce sera passé, affirma la femme.

 

Pendant ce temps, chez la Tavie, la confrontation ne donnait pas plus de résultats que l’interrogatoire et que l’expertise du médecin. Le témoignage de la vieille Zélie, dont les yeux n’avaient plus leur acuité de vingt ans, devenait suspect et les magistrats restaient perplexes. Le Rouge devait-il être maintenu en état d’arrestation ? Rien ne justifiait cette mesure, sauf, cependant, les promesses qu’il avait faites à la vieille alors qu’elle se sauvait en courant vers le village.

 

Mais il les expliquait d’une façon fort plausible par l’affolement qu’il éprouvait devant la perspective d’un scandale.

 

Pour en finir, avant de signer le non-lieu, le Procureur demanda aux personnes présentes, s’il ne se trouvait pas sur le théâtre de la scène quelque témoin oculaire qu’il pourrait interroger. On lui désigna le jeune Mimile, dont le père se trouvait justement parmi les hommes qui confabulaient sur la place.

 

– Vous tenez à interroger le petit, répondit Victor à l’interrogation des magistrats, rien n’est plus facile. Je vous l’aurais bien fait venir ici, mais tout à l’heure il était un peu souffrant et ma femme l’a emmené à la maison pour le faire coucher. Si vous voulez m’accompagner jusque-là, il vous racontera ce qu’il a vu ; pas grand’chose d’ailleurs, car une grande haie sépare les deux enclos. Enfin, ce sera comme vous le désirerez.

 

– Nous allons vous accompagner, décidèrent les magistrats.

 

Et, suivis à distance par la foule, tous prirent la direction de la maison de Mimile.

 

Bien qu’il fût couché, l’enfant n’allait pas mieux et la fièvre, loin de se calmer, augmentait. Dans son petit lit de la chambre du fond, couché sur son matelas de balle d’avoine, les yeux grands ouverts et fixes, il regardait d’un air égaré tantôt le plafond et tantôt la porte. Son nez aminci frémissait comme un mufle de chat, ses mains s’agitaient, tandis que de ses lèvres entr’ouvertes de longues séries de mots inintelligibles sortaient par moments, à la suite desquels il retombait dans un silence obstiné.

 

– Voici la tisane, mon petit, annonça doucement sa mère, en entrant dans la pièce.

 

Le timbre câlin et doux de cette voix connue sembla le surprendre et le ramener à lui ; un sourire erra sur ses lèvres et il se souleva un peu, cependant que la femme, s’asseyant à son chevet, lui présentait le bol fumant.

 

Un silence pesant plana dans la chambre, qui permit vaguement d’entendre la rumeur de la foule en marche.

 

Mimile, les sens aiguisés par la fièvre, la perçut nettement et se dressa subitement sur son séant, l’oreille tendue, les yeux agrandis.

 

– Ne te débouche pas, mon enfant, tu as trop chaud, tu pourrais prendre froid, recommanda la maman.

 

Mais Mimile n’écoutait plus les paroles de sa mère :

 

– Ils viennent ! Mon Dieu ! Ils viennent, cria-t-il d’une voix angoissée. Elle a dit… ! Il a dit… !

 

Et les mots s’étranglèrent dans sa gorge.

 

– Qu’est-ce qu’ils ont dit, mon petit ! Rien. Dors, dors !

 

– Si, si, répliqua farouchement le gamin. Les gendarmes ! les juges rouges ! Biribi, le boulet, la guillotine. Mon Dieu, c’est pas vrai : j’ai rien fait !

 

– Mais non, mon petit, mais non, tu n’as rien fait. Dors tranquille, calme-toi, voyons !

 

Cependant la rumeur des pas s’était tue, mais on entendait des bruits de voix. Puis la porte de dehors s’ouvrit et le père Victor, précédant les magistrats, entra dans la cuisine et dans la chambre du poêle.

 

Sur le seuil de la pièce où se trouvaient son fils et sa femme il s’arrêta :

 

– Tenez, Messieurs, s’écria-t-il, le voici ! Donnez-vous donc la peine d’entrer.

 

Les hommes aux favoris sévères, aux vêtements plus sévères encore, gravement s’avancèrent, le Procureur en tête ; les autres se pressaient derrière lui, mais aucun ne pénétra dans la pièce.

 

Dès qu’il aperçut le premier, l’enfant, affolé, jetant son bol de tisane, repoussant les couvertures, sauta debout sur son lit, agitant les bras, gesticulant comme un fou, poussant des cris épouvantables, se débattant comme si on eût voulu le ligoter et protestant de toutes ses forces.

 

Distinctement, jusque dans la rue, on l’entendit hurler :

 

– Un satyre ! un satyre ! un satyre ! Et, sur le plancher, il s’affala comme une masse, raide et sans connaissance.

 

Joséphine est enceinte

Ce matin-là, en rencontrant son ami Léon, le gros Zidore se tapa sur les cuisses cependant qu’un large rire épanouissait sa face de pleine lune :

 

– Eh bien, mon vieux, qu’est-ce que tu en dis ? V’là que ça y est tout de même !

 

– De quoi ? reprit l’autre, l’œil allumé.

 

– Comment, tu ne sais pas la nouvelle ? continua-t-il en s’esclaffant de nouveau ? Le Pape…

 

– Eh bien ! quoi ? Le Pape !

 

– Il a « enceintré » sa bonne !

 

– Sans blague ? insista Léon en éclatant de rire à son tour.

 

– Sûr, comme me voilà, précisa Zidore. On dirait que ça t’épate ?

 

– Pas du tout, au contraire, répliqua l’autre.

 

Ce n’était point, en effet, que nul au pays ne se doutât de la chose. Il y avait beau temps, au lavoir communal ou sous les auvents d’aisseaux qu’on échangeait d’oreille à oreille de petites réflexions et qu’on se faisait part d’observations particulières dont l’ensemble constituait un faisceau de preuves des plus concluants.

 

Le Pape était l’épicier de Longeverne et depuis plusieurs mois, mainte commère se rendant à la boutique, pour une emplette quelconque, avait remarqué que Joséphine « crachait dans les cendres » comme on dit là-bas, c’est-à-dire, à tout propos et même hors de propos, étoilait le plancher d’un jet de salive claire comme de l’eau et cette salivation, au jugement des femmes expérimentées, était vraiment un peu trop abondante pour être honnête.

 

La mère de Joséphine avait accueilli avec une belle indignation les rumeurs orageuses qui étaient venues jusqu’à elle, criant à qui voulait l’entendre que les gens étaient bien tarés, bien mauvais pour supposer pareille chose d’une jeune fille qu’elle avait toujours élevée dans la crainte des châtiments éternels et le culte de la vierge Marie.

 

Mais cette fois, il n’y avait vraiment plus à protester ni à nier. Six mois de retard dans les « histoires », l’aveu des rapports de la propre bouche de la donzelle et une explication orageuse avec le Pape venait de faire éclater un scandale qui couvait depuis assez longtemps.

 

Et le village en était tout guilleret : on avait enfin un sujet de conversation autre que la prévision des ondées et des sécheresses.

 

– Qu’allait faire le Pape ?

 

– Qu’allait décider le Carcan ?

 

Bien qu’elle portât ce nom impérial, Joséphine, en effet, n’était que la fille du Carcan, une sorte de braque, ivrogne comme plusieurs Polonais, mal embouché comme trois grenadiers et plus paresseux qu’une demi-douzaine de couleuvres. On l’appelait ainsi à cause de son grand cou nerveux, supportant une tête chevaline à la mâchoire allongée et pendante au-dessus de laquelle la bouche fort vaste semblait un entonnoir perpétuellement ouvert.

 

Heureux père de trois enfants, le Carcan les avait de bonne heure placés comme domestiques et, tout en tenant avec sa femme une petite culture, arrivait bon an mal an à nouer les deux bouts en mangeant, ou plutôt en buvant les gages de ses rejetons.

 

Quant au Pape, il devait ce surnom catholique, apostolique et romain à son prénom de Léon. Comme il était le treizième héritier d’une famille bénie de Dieu et qu’à l’heure de sa naissance Léon XIII occupait le siège de saint Pierre, les voisins avaient trouvé tout naturel ce rapprochement.

 

C’était un chaud lapin, disait-on au village, où il passait pour user envers les femmes d’arguments irrésistibles.

 

– Comme un âne, mon vieux ! se confiaient les gens renseignés.

 

Aussi, lorsqu’il fut devenu veuf, éprouva-t-il quelque difficulté à rencontrer dans le pays une jouvencelle qui consentît à assumer dans son ménage les travaux domestiques et à se charger d’élever ses deux gosses.

 

La mère de Joséphine, plus confiante que les autres en la vertu de sa fille ou peut-être escomptant une chute avantageuse, l’avait poussée à s’engager comme servante, non sans lui avoir fait quelques petites recommandations qui l’autorisèrent à tempêter bruyamment lorsque l’inévitable fut advenu.

 

– Malheureuse, comment as-tu fait ?

 

– Ce n’est pas de ma faute, balbutiait la coupable. Il était triste et il buvait. Un soir qu’il était resté comme ça longtemps à table, je l’ai entendu tout à coup monter l’escalier. Très excité, son revolver à la main, il a ouvert la porte de ma chambre, s’est approché du lit et m’a dit : « Si tu ne me laisses pas coucher avec toi, je te casse la figure et je me brûle la cervelle après. » Ma foi, moi, j’ai eu peur qu’il ne le fasse réellement et j’ai mieux aimé lui donner une petite place dans le lit.

 

– Tu ne pouvais pas venir me le dire tout de suite ! Te voilà propre maintenant ! Si seulement on pouvait le décider à te prendre pour femme. Mais ses vieux, à lui, vont mettre des bâtons dans les roues. Ah ! bon Dieu de misère !

 

Les parents du Pape, en effet, dès que la rumeur publique leur eût apporté l’écho des exploits de leur fils, commencèrent par fermer à triple verrou la porte de leur cuisine afin de pouvoir exhaler tout à leur aise leur fureur et prendre en famille quelques décisions au sujet de la tactique à adopter en la circonstance.

 

– Ah ! le grand cochon, disait le père. Je savais bien qu’il ferait quelque chose comme ça. Mais, elle aussi, si elle n’était pas une traînée, une salope, une rien qui vaille, se serait-elle laissé faire ?

 

– On ne m’ôtera pas de l’idée qu’elle l’a provoqué dans le but de se faire épouser ensuite, insista la mère. Une sans le sou !

 

– Ça non, jamais, je ne laisserai pas faire ça, reprenait le vieux ; c’est déjà assez honteux pour nous tous qu’il se soit abaissé à coucher avec. Mais qu’une Carcan entre dans la famille, tant que je serai en vie, non, non et non !

 

Les tantes et les oncles accourus pour prendre leur part du malheur commun dont les éclaboussures les atteignaient, approuvèrent cette fière et sévère décision et chacun d’eux, en particulier, se chargea, tout en ne mâchant pas au coupable les paroles vengeresses qu’il se proposait de lui jeter à la face, de l’empêcher, si telle était son intention, de consommer son crime jusqu’au bout. Il était impossible en effet qu’il songeât à se mésallier avec une fille qui n’avait pas un sou et dont le père se saoulait…

 

– Dont la mère était une sale langue, ajoutait une des sœurs.

 

– Dont le grand oncle avait été pris jadis à mettre de l’eau dans son lait…

 

– Dont la petite cousine avait été condamnée, il y avait quelque trente ans, pour s’être crêpé le chignon avec une des tantes de la belle-sœur de la grand’mère… ainsi ! bref, tout ce qu’il y avait de plus sale parmi le sale peuple du pays.

 

Cependant, la mère de Joséphine ne s’en était pas tenue à des reproches à sa fille et, forte de son droit de mère outragée par ricochet, elle était allée trouver le séducteur.

 

Griffes dardées, langue affilée, le chignon de côté, le tablier défait, le caraco ouvert, elle arriva à la porte de la boutique quelques heures après que sa fille lui eût fait sa confession.

 

– Grand cochon, tu en fais du propre ! s’exclama-t-elle à peine entrée.

 

Joséphine qui était en train de peser du café ou du sucre à deux ou trois bonnes femmes, pissa dans ses jupes de détresse en remarquant l’altération des traits du Pape à cette apostrophe véhémente.

 

– Qu’est-ce que vous voulez, interrogea-t-il, d’une voix blanche ?

 

– Tu as le toupet de me le demander, grand dégoûtant, sale femellier ! Qu’est-ce que ma fille va devenir maintenant que tu nous l’as emplie ?

 

– Dites donc, répliqua le Pape, devenu plus blême encore, ma boutique n’est pas un champ de foire et vous allez me faire le plaisir d’aller gueuler dehors…

 

» Et vivement ! continua-t-il, en saisissant une trique d’un geste résolu.

 

La femme n’eut que le temps de se retirer en cintrant l’échine pour éviter à son derrière le contact brutal du bois cependant que Joséphine qui avait contemplé immobile et muette cette scène rapide était violemment empoignée au collet et projetée à toute volée dans le dos de sa mère.

 

– Ça t’apprendra à aller lui monter le coup, ragea le Pape ; et que je ne vous revoie plus ici ni l’une ni l’autre, sinon… gare à vot’e peau !

 

Suffoquée de colère et d’indignation après cette expulsion brutale, la femme du Carcan fit un beau scandale, et ameuta tout le quartier, hurlant contre les saligauds, qui, parce qu’ils ont quat’ sous, en profitent pour engrosser sous menace de mort les pauvres filles et les laisser ensuite sur le pavé. Là-dessus, elle déclara qu’on allait voir et que ça n’allait sûrement pas se passer comme ça !

 

Le Carcan rentrait des champs ; il fut mis au courant de l’affaire et bientôt mêla son organe tonitruant aux glapissements de sa conjointe. Il traita d’abord Joséphine de putain, chose affirma-t-il qui ne l’étonnait guère attendu qu’elle était la fille de sa mère, puis sous prétexte de prendre conseil, se dirigea vers l’auberge où il fit venir une première chopine suivie de plusieurs autres.

 

Et tout en buvant, il mâchait entre ses dents des « chameaux par-ci, cochons par-là, vaches, grues, truies, etc. », quand l’aubergiste, que la chose intéressait en ce sens qu’il détestait le Pape, s’immisça dans ses monologues.

 

En homme à qui les bons conseils ne coûtent rien, il lui représenta donc charitablement qu’il aurait grand tort de ne pas profiter de l’occasion qui lui était offerte pour faire marcher un salaud de richard qui jetait sans scrupules le déshonneur et la misère dans les familles pauvres, mais honorables.

 

– Du moment, n’est-ce pas, ajouta-t-il, que la recherche de la paternité est autorisée dans ce cas-là, attendu que ta fille notoirement a vécu avec lui comme concubine.

 

– Hein, de quoi ? s’écria le Carcan, ahuri par ce déballage de mots inconnus.

 

– Je te dis que la recherche de la paternité est autorisée.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

Avec force arguments et exemples convaincants, l’autre s’ingénia à lui faire entendre qu’une loi récemment votée obligeait le père à venir en aide à la fille qu’il avait séduite.

 

– Ah ! La paternité existe ! gueula le Carcan. Ah, ben ! nom de D… ! on va voir ! Ah, mon cochon, tu veux « enceintrer » les filles et les laisser sur le dos de leurs vieux ; attends voir un peu !

 

La nouvelle, comme une traînée de poudre, se répandit dans le pays :

 

– Le Carcan va poursuivre le Pape en justice. Paraît qu’il a le droit. Et il va le faire marcher !

 

– Ah, tant mieux ! On va rire !

 

Cependant le Pape fut lui aussi par sa famille averti de ce qui se préparait et bien qu’il eût prétendu fortement qu’il resterait maître chez lui, il commença par n’en pas mener large.

 

– On ne veut pas que tu la prennes pour femme, articula en dernier ressort son père ; arrange-toi comme tu voudras.

 

– Eh ! je n’y tiens pas non plus, protestait-il, mais comment l’empêcher de marcher ?

 

– Comment ? À toi de voir, riposta le vieux. Tu ne m’as pas demandé avis pour coucher avec la donzelle ; eh bien, « tâche moyen » aussi de te débrouiller tout seul.

 

* *

*

 

Le Carcan ne rentra chez lui que le soir. Joséphine pleurait dans un coin et sa mère, tout en cardant à gestes secs et comme rageurs un paquet de laine, poussait de temps à autre une virulente malédiction.

 

Point trop saoul, le chef de famille mit au courant sa conjointe et sa fille des renseignements recueillis et tout de suite intéressées, les deux femmes se rapprochèrent pour écouter ses explications et tenir conseil.

 

– La paternité existe, déclara sentencieusement le Carcan ! Par « conséquence » il faudra que ça « soille » le mariage ou qu’il paye pour élever le gosse.

 

– Il ne voudra jamais se marier avec moi maintenant, pleurnicha Joséphine en songeant à la scène du matin ; je suis sûre qu’on lui a monté le coup.

 

– Alors, conclut le Carcan, il « crachera du bassinet ».

 

Un silence se fit. Chacun réfléchissait. Le Carcan, au fond, préférait à toute autre cette solution. Sa fille mariée, si le ménage y gagnait quelques bouteilles de vin et quelques livres de café, par contre, il y perdait lui tout le bénéfice de ses gages, simplement. Si Joséphine ne se mariait pas, elle continuerait à « turbiner » pour la maison, la vieille élèverait le mioche, et lui, le patron, empocherait la galette que le Pape, de gré ou de force lui remettrait. Car, s’il ne voulait pas, de bonne volonté, payer la somme qu’il lui réclamerait, il le conduirait, avec l’assistance judiciaire devant les tribunaux du chef-lieu et étalerait, aux yeux de tout l’arrondissement, sa cochonnerie, son vadrouillage et sa saleté !

 

– Combien qu’on va lui demander ? questionna la mère.

 

– Cinq mille balles, fixa le Carcan. C’est pas trop pour bien élever un enfant.

 

– Si on pouvait seulement en obtenir deux, reprenait-elle, un peu sceptique devant la possibilité de toucher d’un seul coup une si grosse somme !

 

– Ah, ça, non ! jamais ! protestait son homme. Non, sûrement non ! Je ne descendrai pas à moins de trois mille !

 

– Quand iras-tu ?

 

– Demain matin, sans faute.

 

– Allez, va te coucher, continua-t-il en s’adressant à sa fille. Ça ne sert à rien de pleurnicher comme tu le fais et du moment qu’on va arranger la chose…

 

Joséphine s’étant retirée, il reprit, s’adressant à sa moitié :

 

– Tu comprends, il vaut mieux qu’il en soit ainsi : avec les sous que nous allons recevoir du Pape, nous pourrons refaire la grange, repaver l’écurie et reblanchir la cuisine, sans compter que si la parcelle de Gibus venait à se vendre, ça nous botterait joliment d’avoir quelques écus en poche pour la monter et la souffler à ce gros cochon de Zidore qui la guette, à ce que j’en ai entendu dire.

 

» Mais, je meurs de soif, s’interrompit-il. Y a donc rien à boire ici ?

 

– Voyons, lui fit remarquer d’un ton fort conciliant sa conjointe, tu sors de l’auberge et tu ne dois pas avoir si soif que ça.

 

– C’est ce qui te trompe ; je la crève.

 

– Tu sais bien qu’il n’y a pas de vin à la maison ; chaque fois qu’on a fait venir un petit tonneau, tu l’as vidé dans les huit jours.

 

– Si tu allais en chercher deux litres ! Puisqu’on va toucher de l’argent du Pape, on peut bien se payer ça. D’ailleurs, j’ai besoin de réfléchir à la façon dont je m’y prendrai demain et quand j’ai le gosier sec, ça m’ôte toutes mes idées.

 

– J’pourrais te faire du café, insinua-t-elle encore, pour résister jusqu’au bout.

 

– Non, c’est du vin qu’il me faut.

 

Résignée, elle mit dans le cabas deux litres vides et s’en fut à l’auberge d’où elle revint bientôt avec le vin qu’elle but en compagnie du Carcan tout en discutant de la tactique à suivre.

 

Cette manœuvre était simple. Dès le lendemain matin, ainsi qu’il l’avait dit, profitant de l’indignation et du scandale causés dans le pays, le Carcan se rendrait chez le Pape et sans se laisser emberlificoter par de belles promesses et de captieux discours, le sommerait, soit de conduire Joséphine devant le maire, soit de lui verser la somme de cinq mille francs, faute de quoi il l’assignerait en justice où il le ferait condamner comme père de l’enfant à venir, à la pension alimentaire exigible. Nul doute que l’autre, lié par l’aveu de ses relations avec Joséphine et pour éviter que le scandale se propageât plus avant dans la région, ne vînt, après quelques concessions auxquelles, par degrés, consentirait le Carcan, à céder à ses exigences et à lui verser les trois mille balles qu’il réclamerait en dernier ressort.

 

Il était dix heures à la vieille horloge quand, ces conclusions optimistes adoptées et les deux litres de vin engloutis, les deux conjoints se glissèrent dans les draps. D’ordinaire, cinq minutes après que la chandelle était soufflée, le Carcan ronflait avec force et sa moitié l’accompagnait en sourdine ; mais ce soir-là, était-ce l’énervement qui précède la réalisation des grands projets ou l’effet des litres ingurgités, mais plus d’une heure ils se retournèrent, s’agitèrent et soupirèrent en faisant craquer les ressorts fatigués du vieux sommier.

 

De bonne heure, le lendemain matin, le Carcan s’éveilla et, sitôt levé, commença par jeter vers les bouteilles un coup d’œil inquisiteur ; mais pas une goutte de vin ne restait ni dans l’une ni dans l’autre ; ils avaient tout lampé la veille.

 

Ainsi que cela se produisait chaque fois qu’il avait trop pompé le jour d’avant, il se sentait la tête un peu fiévreuse, le front chaud, les nerfs excités et la gorge sèche.

 

Une chopine de blanc eût certes bien fait son affaire surtout, prétendait-il, qu’il avait particulièrement besoin de se sentir d’attaque pour aller affronter le suborneur de sa fille.

 

Sa femme s’étant obstinément refusée à céder à ses injonctions, il se résigna de fort méchante humeur à vaquer à ses travaux quotidiens dans la ferme ; puis, s’étant débarbouillé sommairement et chaussé, il passa sur sa chemise son gilet à manches et prit le chemin de la maison du Pape.

 

Ce dernier cependant, prévenu, comme on sait, depuis la veille des manigances du Carcan, avait réfléchi lui aussi à l’attitude qu’il devait tenir.

 

Refuser de discuter était impolitique : c’était le procès brutal et sans délais. Le mieux était de paraître entrer dans les vues de l’adversaire, d’avoir l’air d’hésiter entre les deux solutions proposées, de louvoyer, d’atermoyer le plus possible, tactique très réalisable en présence des bouteilles.

 

Sait-on jamais de quoi demain sera fait !

 

Et puis, de même qu’on n’achète pas un cochon dans un sac, on ne signe pas non plus d’avance et on ne paye pas davantage pour un « salé » qui est encore logé gratis dans le bidon de « sa maternelle ». Quand il aurait « débarqué », il serait toujours temps de voir.

 

Donc quand le Carcan se présenta, contrairement aux prévisions faites, le Pape lui fit bon accueil.

 

– J’ai à te parler ! annonça le Carcan.

 

– Entre, répondit l’autre : on sera plus tranquilles dans la cuisine.

 

– Tu sais ce qui m’amène ?

 

– Je m’en doute un peu, reprit le Pape d’un air conciliant et résigné. On va régler la chose. Autant faire ça à l’amiable devant une bouteille de vin blanc que de se bouffer le nez.

 

– Bien sûr, bien sûr, reprit l’arrivant, enchanté de la tournure que prenait l’affaire.

 

Et sur une invitation aussi courtoise, trop honnête pour refuser, selon son expression favorite, il s’assit à la grande table sur laquelle le Pape déposa deux verres de bonne taille et quelques biscuits avant de descendre à la cave quérir deux litres.

 

Les verres étant emplis l’on trinqua et l’on but, puis il y eut entre les deux hommes un assez long silence lourd de gêne, durant lequel tous deux devaient évidemment chercher la phrase insidieuse qui leur permettrait d’aborder leur sujet.

 

Chacun tenant à rester sur la défensive, le silence se prolongeait quand le Carcan, pour rompre cette gêne, trouva un moyen terme et entama l’éloge du vin qui restait dans son verre. Cela lui permit de le reporter à ses lèvres comme s’il eût voulu, par cette deuxième dégustation, acquérir la confirmation définitive de l’opinion qu’il venait d’émettre et qui ne demandait sans doute que quelques verres encore pour s’asseoir solidement.

 

L’autre saisit la balle au bond, puis parla des autres crus qu’il avait également en réserve dans sa cave et, puisqu’on était réunis – c’était l’occasion ou jamais – déclara qu’il allait les faire goûter à son interlocuteur.

 

Après le premier litre, le Carcan se sentait mieux, plein d’optimisme et enclin à penser que ce Pape qu’on lui avait représenté comme une sale fripouille, avait du bon tout de même.

 

Le vin rouge succéda au vin blanc et fut loué congrûment lui aussi, puis le blanc refit de nouveau son apparition, mais cette fois sous la forme d’une bouteille cachetée.

 

Cependant diverses femmes étaient venues à la boutique, et la sœur du Pape remplaçant provisoirement Joséphine les avait servies sans qu’aucun des buveurs se dérangeât. Très intriguées de voir l’entretien se prolonger si longtemps, elles auraient bien voulu pouvoir saisir, dans les phrases prononcées par les deux hommes quelque mot qui leur permît de préjuger du résultat final de l’entrevue afin de pouvoir annoncer immédiatement la nouvelle aux voisines allumées de curiosité ; mais non, rien, rien que des bribes de phrases dans le genre de celles-ci :

 

– Çui-là, c’est du fameux !

 

– En voilà un qui vous réchauffe la corniaule !

 

ou encore :

 

– Sacrédié ! un litre comme ça te réveillerait un mort !

 

Était-ce fini ? était-ce en train ? se demandaient-elles vainement.

 

La vérité, c’est que les coudes sur la table, les pattes au chaud et du vin dans son verre, le Carcan avait oublié presque entièrement le but de sa visite et que Joséphine à cette heure, aurait bien pu faire six bâtards jumeaux, quadri-jumeaux, hexajumeaux du Pape ou de l’archevêque qu’il s’en serait foutu autant que de sa première chaussette.

 

Le Pape, lui, buvait peu et gardait tout son sang-froid, se réservant d’attaquer quand l’autre serait tout à fait mûr et bien à point.

 

Ce moment ne semblait pas trop éloigné et il pouvait escompter une victoire point trop difficile à remporter quand la porte de la rue s’ouvrit bruyamment, livrant passage à une furie enjuponnée.

 

C’était la femme du Carcan, prévenue par une charitable voisine que son homme était en train de se saouler avec le Pape.

 

– Espèce de cochon, ivrogne, goret, tu n’as donc pas honte de boire avec ce truand-là ! se mit-elle à hurler en désignant le Pape qui, une main dans l’entournure de son gilet, se préparait justement à entamer les négociations.

 

Furieux de cette intervention qui réduisait à néant ou tout au moins entravait fort ses projets, il bondit comme un taureau qu’on pique et, les poings serrés, la mâchoire avancée, les yeux flamboyants, riposta :

 

– De quoi, sale bavarde, vieille garce, tu viens encore m’insulter chez moi, attends un peu nom de D… !

 

Et saisissant un fouet qui traînait dans un coin il s’élança vers l’intruse le bras rejeté en arrière pour la cingler de toutes ses forces.

 

Mais l’autre, qui savait à quelle catégorie de mâle elle avait affaire et comme Panurge craignait les coups, ne s’attarda pas à discuter ; néanmoins tout en filant précipitamment, elle trouva le temps de jeter à son époux cette phrase qui n’était pas, en l’occurrence, une vaine menace :

 

– Attends un peu, grand soulaud, tu n’as pas fini quand tu rentreras !

 

– Tu viens de voir et d’entendre, fit constater le Pape au Carcan, quelle sale langue c’est que ta femme ; elle ferait se battre deux bornes ; nous étions là, bien tranquilles et tout prêts à nous accorder, réglant la chose en hommes, en gens sérieux, quand il a fallu que cette « chameau »-là vienne chercher à mettre la bisbille entre nous.

 

» Ah ! tiens, bon Dieu ! vois-tu, je suis furieux ; il est préférable que tu t’en ailles ; nous reparlerons de l’affaire un autre jour.

 

– Pour ce qui est d’être un chameau, approuva le Carcan, tu as foutrement raison. C’est une sale charogne et je lui ferai voir, en rentrant, de quelle sorte de bois je me chauffe ; mais du moment que nous sommes en train, pourquoi ne pas continuer ?

 

– Ah, mais non ! pas aujourd’hui, protesta le Pape. Tu n’as donc pas entendu ce qu’elle gueulait dans la rue en sortant : que je cherchais à te saouler pour mieux te rouler ! Comme si nous avions besoin de ça pour nous entendre !

 

Le Carcan eut beau insister, le Pape demeura inflexible.

 

– Si ta rosse n’était pas venue, bien sûr, un litre de plus, un litre de moins, mais pour l’instant je crois que le mieux est que tu t’en ailles et si tu es vraiment le maître chez toi, comme tu le dis, de le faire voir.

 

– Pour sûr que je suis le maître, et on va bien le voir, répliqua l’autre.

 

Croyant tout compromis, peut-être tout perdu, la femme de Carcan, furieuse avait bondi hors de chez le Pape en hurlant des malédictions contre les deux hommes : son ivrogne de mari et le putassier qui saoulait le père après avoir garni la fille. Et l’imbécile qui se laissait rouler pour quelques litres.

 

– Ah ! ce que son avaloir leur avait déjà coûté cher !

 

Mais le Carcan, à grands pas, revenait au logis la gueule tordue, les yeux flamboyants, le front barré de rides féroces de haine et de colère.

 

– T’as fini de pomper ? soulaud ; c’est ça ce que tu appelles régler les affaires, gouillaud !

 

– En tout cas, répliqua-t-il, je t’ai pas encore réglé la tienne, mais ça ne va pas tarder !

 

Et sans autre préambule, avant qu’elle s’y attendît, il la gifla si largement qu’il l’envoya culbuter contre le lit d’un seul revers de main.

 

– Brute, crapule, assassin !

 

Pif ! paf ! les gifles commencèrent à pleuvoir et la vaisselle à danser : le pot à eau lancé à toute volée par la femme vint se briser contre la caisse de l’horloge après avoir passé à deux doigts de la tête du Carcan.

 

– Maman, papa, papa, maman, mon Dieu, mon Dieu ! larmoyait Joséphine accourue au bruit de la dispute.

 

– Fous le camp, ma fille ! sauve-toi, sauve-toi vite, tu vois bien qu’il est ivre-fou, ce cochon-là, conseillait la mère.

 

Mais Joséphine voulait s’interposer à tout prix.

 

– C’est toi qui es cause de ces histoires, espèce de petite putain, gueulait le père, tandis que, dans la mêlée qui les joignait, des coups de poings et des coups de pieds lancés au petit bonheur, la fille, placée comme tampon au milieu, prenait sa large part.

 

Suffoquée, abasourdie, elle s’abattit bientôt dans un coin cependant que sa mère, vaincue, échevelée, hurlante, gagnait la porte et filait cacher sa défaite momentanée dans quelque coin obscur de la grange ou de l’écurie.

 

Revenue un peu à elle, Joséphine, prise de coliques s’enfuit dans sa chambre où elle se barricada comme elle put, rien moins que rassurée.

 

Maître des lieux, le Carcan dont la rage et la soif n’étaient pas calmées, cassa encore une chaise et quelques assiettes pour bien se prouver qu’il était le maître et que nul dans la maison n’avait le droit de lui en remontrer, puis, n’ayant plus personne sur qui cogner et gueulant comme Jérémie devant des ruines, décida d’aller à l’auberge où il pourrait au moins se dégonfler un peu d’une part, et calmer sa soif, d’autre part.

 

Quand, au bout d’une heure, rassurée par le silence, la mère de Joséphine sortit de sa cachette et rentra dans l’appartement saccagé, elle commença par se lamenter de toute sa gorge, puis elle appela sa fille pour qu’elle l’aidât un peu à remettre en état ce qui n’avait pas été irrémédiablement détérioré dans la bagarre. Mais l’autre couchée sur son lit, gémissante et douloureuse, ne se souleva qu’avec peine pour retomber bientôt lourdement sur sa couche.

 

– Miséricorde ! se lamenta la vieille. Il ne nous manquait plus que ça ! Ah, je savais bien qu’un malheur n’arrive jamais seul ; qu’est-ce qui nous pend encore à l’oreille ? Ma fille enceinte, mon ménage en morceaux et un cochon d’homme qui se cuite au lieu de faire marcher comme il devrait le dégoûtant qui a mis Joséphine dans l’état où elle se trouve au jour d’aujourd’hui.

 

Cependant, le Carcan attablé, buvait avec fureur tandis qu’à la maison les douleurs de Joséphine persistaient, augmentaient, prenaient une tournure particulière.

 

Deux heures après, une voisine dépêchée par sa femme vint adresser au Carcan une communication qui était, paraît-il, d’une extrême urgence :

 

– Ta femme m’a dit de venir te dire…

 

– Ta gueule ! Ma femme, je l’emm… et toi aussi ! Fous-moi le camp, je ne veux pas entendre parler d’elle ni de toi !

 

Et ce fut par cette invariable réponse qu’il accueillit toutes les parlementaires juponnées que, patiente et persévérante, sa femme persistait à lui dépêcher d’heure en heure sous des prétextes, semblait-il, de plus en plus urgents.

 

À la nuit noire, quand l’aubergiste ferma ses portes, il rentra, chancelant sur ses longues quilles et tellement ivre qu’il ne remarqua même point, avant de se jeter à moitié habillé sur le lit, que sa femme se trouvait dans la chambre de sa fille avec des voisines et que, malgré l’heure tardive, la chandelle clairait encore.

 

Toute la nuit il ronfla sans s’inquiéter de rien ; mais au petit jour, s’étant éveillé et levé, après s’être éclairci les idées et rafraîchi la caboche en se la trempant dans une seille d’eau froide, il réfléchit à la situation.

 

La veille, il avait engueulé et rossé sa femme : très bien ! C’était nécessaire et juste. Mais là n’était pas toute l’affaire. Restait la question du futur gosse de sa fille. Trois mille francs, c’est de l’argent. Il ne fallait pas que la chose traînât en longueur et il se devait de battre le fer tandis qu’il était encore chaud.

 

Tout de suite décidé, il enfila son pantalon, chaussa ses sabots et, ayant endossé son gilet à manches, s’apprêtait à partir pour l’épicerie quand sa femme inopinément, pénétra dans la pièce.

 

Bien que furieuse encore et décidée à ne pas lui adresser la parole pendant huit jours, elle ne put moins faire, le voyant sur le point de partir au village, que l’interroger sur ses intentions :

 

– Et où t’en vas-tu comme ça ?

 

– Ben, chez le Pape, parbleu !

 

– Et pourquoi faire ?

 

– Pourquoi faire, pourquoi faire ! pas pour lui demander sa bénédiction, bien sûr ; pour régler…

 

– Régler ! régler ! ricana-t-elle. Il est un peu tard maintenant et tout est réglé.

 

– ?…

 

– Oui, tu as tellement épouvanté Joséphine et elle a reçu tant de coups de pied au ventre qu’hier après-midi elle a été prise de douleurs et qu’elle en a fait une fausse-couche pendant la nuit ; même qu’elle a failli en claquer. Je te l’ai envoyé dire dix fois, mais monsieur s’en foutait pas mal : Monsieur était en train de pinter ! Eh bien, pinte ! Aujourd’hui, tu peux leur courir après, tes trois mille francs ! Ils sont encrottés dans le jardin : c’était un gros garçon ! Dire, qu’avec ça nous aurions pu être si bien !

 

Pâle, devenu plus blême encore à ce récit, le Carcan ne peut qu’exhaler d’un accent sincèrement navré, le mot de Cambronne ; puis ses joues progressivement rosirent et s’empourprèrent et enfin il éclata rageant désespérément :

 

– Nom de D… ! de nom de D…, de sacré de nom de D… de milliards de D… de nom de D… !

 

* *

*

 

Six mois plus tard, le gros Léon, un matin, rencontrant son ami Zidore, l’interpella, la face réjouie :

 

– Eh bien ! ma vieille branche, tu sais la nouvelle ?

 

– Non, reprit l’autre, l’œil pétillant.

 

– Comment tu ne sais pas ; mais le village ne parle que de ça et c’est le Pape lui-même qui vient de me mettre au courant.

 

– Quoi donc ?

 

– La femme du Carcan…

 

– Eh bien !

 

– Elle est pleine !

 

– Pas possible !

 

– Si, si, il paraît que ça date de la veille du jour où il est allé trouver le Pape ; ils avaient bu deux litres et comme ils étaient énervés, dame, ils n’ont pas pu s’endormir tout de suite. Voici cinq mois qu’elle n’a rien revu…

 

– Et le Pape ?

 

– Le Pape, il se tord ! Elle dira pas que c’est moi cette fois-ci, qu’il dit. Et je lui souhaite que deux bessonnes, oui, deux pisseuses pour lui apprendre à venir embêter les honnêtes gens !

 

FIN

 

 

 

 

 

 


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Janvier 2009

 

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[1] moi : Le correcteur n’a pu déterminer s’il s’agissait réellement d’un mot de patois franc-comptois ou d’un coquille. (Note du correcteur – ELG.)

[2] Locution comtoise pour « tes parents ».