O. Henry (William Sydney Porter)

 

 

 

NEW YORK TIC TAC

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

LES CADEAUX INUTILES. 4

MAMMON ET LE PETIT ARCHER.. 13

LE COURRIER DU PARC.. 23

CHAMBRE MEUBLÉE.. 29

AMOUR ET SURMENAGE.. 39

VINGT ANS APRÈS. 46

LA RANÇON DU SMOKING.. 52

LE CALIFE, CUPIDON ET L’HORLOGE.. 62

SŒURS DU CERCLE ENCHANTÉ.. 73

UN CHAMPION DE LA SCIENCE MATRIMONIALE.. 84

LE LOUP TONDU.. 94

LA CHASSE À L’HOMME.. 103

LE PENDULE.. 121

LE JOUR D’ACTIONS DE GRÂCES ET LES DEUX GENTLEMEN.. 128

ON NE PEUT PAS TOUT AVOIR.. 136

LE TRIANGLE SOCIAL.. 145

LA ROBE POURPRE.. 154

LA RECETTE PERDUE.. 162

LA PUNITION INUTILE.. 171

LA DERNIÈRE FEUILLE.. 180

L’ART ET LA COMBINE.. 190

LA JEUNE FILLE ET L’HABITUDE.. 199

BOADICÉE.. 207

L’HYMNE ET LE FLIC.. 216

ENTRE DEUX ROUNDS. 226

LE PHILTRE.. 236

MÉMOIRES D’UN CHIEN JAUNE.. 244

LA PAUME DE TOBIN.. 252

LE COMTE ET L’INVITÉ.. 264

UN SERVICE D’AMOUR.. 274

À propos de cette édition électronique. 283

 

LES CADEAUX INUTILES

Un dollar et quatre-vingt-sept cents. C’était tout. Là-dedans, il y avait soixante cents en petits sous. Des petits sous amassés un à un, arrachés péniblement, comme « sous du franc », à l’épicier, au boulanger, au boucher, réclamés âprement et le rouge au front – le rouge de la honte qui brûle les joues des pauvres lorsque de telles exigences risquent de les faire passer pour des pingres. Trois fois Della recompta. Un dollar et quatre-vingt-sept cents. Et c’était demain Noël…

 

Il n’y avait évidemment plus rien à faire après cela, qu’à s’étaler sur le petit lit métallique du ménage, et à sangloter. Della n’y manqua pas. Puis, selon l’invariable loi des choses humaines, les sanglots se réduisirent à d’humides reniflements de plus en plus espacés, et ceux-ci enfin cédèrent la place au sourire.

 

Tandis que la maîtresse de maison contribue ainsi à illustrer, par un exemple infinitésimal, mais intense, le principe évolutif de l’univers, jetons un coup d’œil sur son foyer. Un appartement meublé à huit dollars par semaine. L’un de ceux pour lesquels le mot « misère » n’a pas besoin d’être écrit sur la porte.

 

Dans le vestibule, en bas, il y a une boîte aux lettres, dans laquelle aucune lettre ne peut plus pénétrer depuis longtemps, et un bouton de sonnette électrique, dont aucun index humain n’est plus capable de faire jaillir le moindre son. Il y a aussi, à côté, une carte portant le nom de « Mr. James Dillingham Young ».

 

À l’époque, déjà reculée, de la « grande prospérité », durant laquelle le titulaire de ce glorieux nom jumelé gagnait des trente dollars par semaine, il faisait ronfler le Dillingham à tous les échos. Mais depuis que le revenu était tombé à vingt dollars, le premier équipier de ce tandem patronymique s’était tristement effacé, si bien que c’est tout juste si l’on pouvait lire maintenant : James D… Young.

 

Quoi qu’il en soit, chaque fois que Mr. James D (illingham) Young rentrait chez lui, dans son appartement, il était tout bonnement appelé « Jim » par Mrs. James D (illingham) Young, que nous avons déjà présentée sous le nom de Della. Et Della embrassait tendrement Jim, qui le lui rendait avec impétuosité – ce qui est parfait.

 

Della, ayant tari ses larmes, se mit à réparer, à petits coups de houppette, les dégâts qu’elles avaient causés à son joli visage. Debout près de la fenêtre, elle jetait de temps en temps un coup d’œil distrait sur un vieux chat gris, qui cheminait lentement sur la crête d’un vieux mur gris, de l’autre côté de la vieille maison grise.

 

C’est demain le 25 décembre, et il ne lui reste qu’un dollar et quatre-vingt-sept cents pour acheter à Jim un cadeau de Noël ! Pendant de longs mois, elle s’est efforcée d’économiser jusqu’au dernier sou – et voilà le résultat ! On ne va pas loin avec vingt dollars par semaine. Les dépenses, comme il arrive presque toujours, ont excédé ses prévisions… Un dollar et quatre-vingt-sept cents pour acheter un cadeau à Jim ! Son Jim ! Que de longues heures elle avait amoureusement passées à chercher ce qu’elle pourrait bien lui offrir de joli ! Quelque chose de vraiment beau, de rare, de précieux – quelque chose que l’on pût en somme considérer comme presque digne de l’honneur d’appartenir à Jim…

 

Sur la cloison, entre les deux fenêtres, se trouvait une petite glace murale, d’une largeur si exactement calculée qu’une personne fort mince et agile pouvait à la rigueur, en observant son image grâce à une série de contorsions rapides autour d’un axe vertical, obtenir une approximation satisfaisante de son aspect extérieur. Della devait à sa sveltesse, autant qu’à une longue pratique, d’être passée maître en cet exercice.

 

Soudain elle se détourna de la fenêtre et se regarda intensément dans la glace. Ses yeux luisaient d’un sombre éclat, mais en quelques secondes les couleurs avaient abandonné son frais visage. Rapidement elle dénoua sa longue chevelure et la laissa tomber à ses pieds[1].

 

Il faut vous dire qu’il y avait deux biens, pour ainsi dire matrimoniaux, dont les James Dillingham Young n’étaient pas modérément fiers. L’un d’eux était constitué par la montre en or de Jim, qui lui venait de son père, et même de son grand-père. Quant à l’autre, c’était la chevelure de Della. Si la reine de Saba elle-même avait habité dans l’appartement en face, de l’autre côté de la cour, Della eût un jour laissé pendre ses cheveux par la fenêtre, sous le prétexte de les sécher, dans le seul but de ternir l’éclat des pierres et des ors de Sa Majesté. Et si le roi Salomon eût été le concierge de la maison, avec tous ses trésors empilés dans la cave, Jim n’eût point manqué de sortir sa montre chaque fois qu’il fût passé devant la loge, rien que pour voir le vieux Salomon se tirer la barbe de dépit.

 

Donc, les beaux cheveux de Della s’écroulèrent autour d’elle, comme une cascade d’eaux sombres et luisantes. De ses épaules presque jusqu’à ses chevilles ils l’enveloppèrent d’un manteau souple et parfumé. Puis, d’un geste nerveux et rapide, elle les releva, les renoua. Pendant une minute, immobile, elle hésita, tandis qu’une larme glissait et s’écrasait sur le vieux tapis rouge.

 

Alors brusquement elle enfila sa vieille jaquette brune, mit son vieux chapeau de feutre. Un instant encore elle s’arrête devant la glace… Allons ! Un vif demi-tour fait voltiger ses jupes ; elle ouvre la porte, prend son vol, le long de la rampe, jusqu’à la rue, toujours avec cet éclat sombre dans les yeux.

 

L’immeuble devant lequel elle s’arrête porte cette enseigne :

 

MRS. SOFRONIE

 

CHEVEUX ET PERRUQUES EN TOUS GENRES

 

Della escalade un étage, et reprend son souffle avant de sonner. Une grosse femme, vaste, blême et rébarbative, vient ouvrir. Oui, c’est bien elle Mrs. Sofronie – malgré le violent contraste que forme son apparence avec le pseudonyme syracusain dont elle s’est affublée.

 

« Voulez-vous acheter mes cheveux ? demande Della.

 

– Je suis négociante en tignasses, dit Sofronie. Ôtez votr’ chapeau que j’jette un coup d’œil sur la vôtr’. »

 

De nouveau la cascade sombre et luisante se déroule.

 

« Vingt dollars, dit Sofronie, après avoir soupesé la marchandise d’une main experte.

 

– Donnez, vite ! » fait Della.

 

Pendant les deux heures qui suivent, Della vogue, sur le char usé de la métaphore, dans un éther extatique. À la recherche du cadeau pour son Jim, elle explore les magasins de la ville.

 

Elle finit par le trouver. Celui-là, sans aucun doute a été fabriqué spécialement pour Jim, à l’exclusion de toute autre personne. Elle n’a rien vu de semblable dans aucune des dix-neuf boutiques qu’elle a, dans sa course au trésor, bouleversées de fond en comble.

 

C’est une chaîne de montre en platine, sobre et classique, tirant, comme il se doit, toute sa valeur de sa précieuse substance, plutôt que d’une ciselure outrageusement ouvragée. Oui vraiment, elle est digne de « La Montre ». Aussitôt que Della l’aperçoit, elle sent que la chose est faite pour Jim ; sobre et précieuse, comme lui.

 

« Vingt et un dollars, Madame. »

 

Elle s’enfuit, serrant son trésor – et les quatre-vingt-sept cents qui lui restent. Avec une pareille chaîne de montre, Jim pourra désormais regarder l’heure en n’importe quelle société. Si superbe que fût la montre, il arrivait parfois à Jim de la consulter en cachette, à cause de la vieille courroie de cuir qui servait de chaîne actuellement.

 

Quand Della fut arrivée chez elle, son exaltation céda graduellement la place à la prudence et à la raison. Elle alluma le gaz, extirpa ses fers à friser, et s’attaqua résolument à la tâche urgente qui consistait à réparer les ravages causés par l’amour et la générosité. Une tâche généralement gigantesque, mes amis, – oui, une tâche presque toujours surhumaine.

 

En moins de quarante minutes, d’innombrables petites boucles avaient couronné son chef, lui infusant ainsi une ressemblance étonnante avec un petit garçon qui fait l’école buissonnière. Le travail accompli, Della l’inspecta longuement et attentivement dans la glace.

 

« Si Jim, dit-elle, ne me tue pas tout de suite quand il m’aura vue comme ça il va me dire que j’ai l’air d’une danseuse de music-hall. Mais qu’est-ce que je pouvais faire ? – Qu’est-ce que je pouvais faire avec un dollar et quatre-vingt-sept cents ? »

 

Sept heures. Le café est prêt, et la poêle à frire, déjà chaude, attend ses victimes quotidiennes, en l’occurrence des côtelettes.

 

Il n’est jamais arrivé à Jim d’arriver en retard. La chaîne précieusement enchâssée dans sa petite paume légèrement fiévreuse, Della s’est assise au coin de la table, près de la porte d’entrée. Soudain elle entend son pas dans l’escalier, et pâlit brusquement. Selon sa touchante habitude en maints cas plus ou moins critiques, elle fait une rapide prière, murmure :

 

« Mon Dieu ! Faites qu’il me trouve encore jolie !… »

 

La porte s’ouvre ; Jim entre et la referme. Il est mince et grave. Pauvre vieux Jim ! Vingt-deux ans seulement, et déjà chargé de famille ! Son pardessus réclame d’urgence un permutant ; quant aux gants, il y a longtemps qu’ils ont été jugés superflus.

 

Jim fait trois pas, puis s’immobilise, pétrifié comme un chien de chasse au lapin à l’arrêt devant un sanglier. Ses yeux, démesurément béants, se fixent sur Della ; ils expriment un sentiment indéfinissable, qui la terrifie. Ce n’est pas de la colère, ni de l’étonnement, ni du reproche, ni de l’horreur, ni rien de ce qu’elle attend. Il se contente de la regarder fixement, de cet air étrange.

 

Della, culbutant sa chaise, se jette dans ses bras.

 

« Jim, mon chéri ! s’écrie-t-elle, ne me regarde pas comme ça ! J’ai fait couper mes cheveux et je les ai vendus, parce que je n’aurais jamais pu voir arriver Noël sans t’offrir un cadeau. Ils… ils repousseront… tu ne m’en veux pas, dis ? Je ne pouvais pas faire autrement… Mes cheveux repoussent très, très vite… Dis-moi : “Joyeux Noël !” Jim, et soyons heureux !… Oh ! Et tu ne sais pas quel joli – quel superbe cadeau j’ai acheté pour toi…

 

– Tu… tu as fait… couper tes cheveux ? demande Jim laborieusement, comme s’il n’avait pas encore réussi à ingurgiter cette nouvelle d’une palpable évidence, malgré des efforts mentaux désespérés.

 

– Couper, oui ! dit Della. Et je les ai vendus. Est-ce que tu ne m’aimes pas autant comme ça, Jim ? Je suis tout de même ta Della sans mes cheveux, dis mon chéri ? »

 

Jim jette dans la chambre des regards égarés.

 

« Tu dis – que tes cheveux – sont partis ? fait-il d’un air presque idiot.

 

– Ne perds pas ton temps à les chercher, fait Della. Je te répète que je les ai vendus… C’est demain Noël, Jim… Ne sois pas fâché, c’est pour toi que je les ai sacrifiés. Peut-être, ajoute-t-elle avec un charmant sérieux, peut-être les cheveux de ma tête étaient-ils précieux, mais personne ne pourra jamais dire le prix de mon amour, Jim… Puis-je faire cuire les côtelettes ? »

 

Brusquement Jim semble tiré de son mauvais rêve. Il étreint sa Della. Détournons-nous discrètement durant les quelques secondes nécessaires à ces épanchements, dont aucune monnaie humaine ne peut estimer la valeur. Qu’importe, en de tels moments, le prix du loyer ? Huit dollars par semaine, ou un million par an, pour nous ce sera la même chose, malgré tout ce que pourront dire les mathématiciens et les railleurs.

 

Il y aura bientôt deux mille ans, les Rois Mages apportèrent au Divin Enfant, qui babillait dans la Crèche, des présents précieux et peut-être… inutiles. Ce sont eux qui ont inventé l’art subtil des cadeaux de Noël. Et comme c’étaient des sages, leurs présents furent, sans nul doute, inspirés par la sagesse. Peut-être sont-ce des sages aussi, ces deux grands enfants qui, follement, sacri… Mais poursuivons.

 

De la poche de son pardessus élimé, Jim extirpe un paquet, qu’il jette sur la table.

 

« J’espère que tu n’as pas douté un instant de moi, Della ! dit-il. Il n’y a pas au monde de coupe de cheveux, d’ondulation ou même de shampooing qui puisse me faire aimer moins ma Della. Mais si tu veux bien ouvrir ce paquet, tu comprendras pourquoi je me suis montré un peu… désorienté quand je suis entré tout à l’heure. »

 

De ses doigts blancs et agiles, Della fébrilement arrache la ficelle, déchire le papier, puis pousse un cri de joie extatique, suivi presque aussitôt, hélas ! d’une crise de larmes et de sanglots, qui requiert l’application immédiate de tous les pouvoirs réconfortants du seigneur de la maison.

 

Car là, sous les yeux de Della, se trouve enfin « Le Peigne » – le magnifique peigne qu’elle a si souvent admiré dans une vitrine de Broadway. Le peigne en écaille véritable, bordé de pierreries, qu’elle a si longtemps convoité pour orner sa chevelure. Un peigne qui coûtait cher, elle le savait ; si cher qu’elle n’avait jamais osé espérer, malgré son immense désir, le posséder un jour. Et voilà qu’il est devenu son bien, sa chose, au moment même où les belles tresses qu’il devait orner sont tombées sous les ciseaux sofroniens !

 

Silencieusement elle le presse contre son cœur. Puis elle réussit à sourire et, levant ses yeux encore pleins de larmes, elle dit doucement :

 

« Mes cheveux poussent très, très vite, Jim… »

 

Et soudain Della fait un bond, comme un chat qui s’est brûlé la patte, en criant : « Oh !… Oh !… » Jim n’a pas encore vu le beau cadeau qu’elle vient d’acheter pour lui ! Vite, elle le lui tend dans sa petite paume ouverte. Le précieux métal semble refléter soudain toute l’ardeur et la joie qui sont en elle.

 

« N’est-ce pas une merveille, Jim ? J’ai fouillé tous les magasins de la ville pour la trouver. Il faudra que tu regardes l’heure cent fois par jour maintenant. Donne-moi ta montre, que je voie l’effet qu’elle va faire avec ça… »

 

Au lieu d’obéir, Jim s’écroule sur le lit, met ses mains sous la tête et sourit.

 

« Della, dit-il d’un ton étrangement calme, laissons de côté pour le moment nos cadeaux de Noël. Ils sont trop précieux pour que nous puissions nous en servir tout de suite. J’ai vendu la montre afin de pouvoir acheter le peigne. Et maintenant, si tu faisais cuire les côtelettes ? »

 

… Peut-être, disais-je, sont-ce des sages aussi, ces deux grands enfants qui, follement, sacrifièrent l’un à l’autre les plus précieux trésors de leur foyer. Peut-être furent-ils aussi sages que les Rois Mages, avec leurs précieux cadeaux… inutiles ?

 

MAMMON ET LE PETIT ARCHER

Le vieil Anthony Rockwall, industriel retraité, et ex-propriétaire du savon Rockwall-Eureka, jeta un regard par la fenêtre de sa bibliothèque et grimaça un sourire. Son voisin de droite, dans la Cinquième Avenue, l’aristocratique club-man G. Van Schuylight Suffolk-Jones, venait de sortir et, tout en se dirigeant vers sa luxueuse automobile, avait comme d’habitude retroussé ses narines d’un air dédaigneux à l’aspect des sculptures « Renaissance italienne » qui décoraient la façade du manoir Eureka-Rockwall.

 

« Vieille momie ! grogna l’ex-roi du savon. Vieux fainéant de bon à rien ! Le Musée de l’Eden ne va pas tarder à récolter ce vieux Nesselrod pétrifié s’il ne fait pas attention. L’été prochain je ferai peindre cette maison en bleu, blanc, rouge pour voir si ça lui fera lever son nez hollandais un peu plus haut ! »

 

Puis Anthony Rockwall, qui n’aimait pas se servir des sonnettes, se dirigea vers la porte de sa bibliothèque et gueula : « Mike ! » de la même voix dont il faisait autrefois trembler le firmament au-dessus des prairies du Kansas, au risque de faire tomber des morceaux de plâtre du céleste Plafond.

 

« Dites à mon fils, ordonna Anthony au valet accouru, de passer me voir avant de sortir. »

 

Lorsque le jeune Rockwall entra dans la bibliothèque, le bonhomme laissa tomber le journal qu’il était en train de lire et contempla son fils avec un sourire affectueux et bourru. Puis, il fourragea d’une main sa rude tignasse de cheveux blancs tout en faisant de l’autre main sauter ses clés dans sa poche.

 

« Richard, dit Anthony Rockwall, combien payes-tu le savon dont tu te sers habituellement ? »

 

Richard était un grand garçon aux joues roses et imberbes, qui n’avait quitté l’université que depuis six mois. La question de son père le fit tressaillir légèrement ; il n’avait pas encore eu le temps de s’habituer aux brusques saillies du bonhomme, dont la conduite était souvent aussi surprenante que celle d’une jeune fille à sa première sortie dans le monde.

 

« Six dollars la douzaine, je crois, papa.

 

– Et tes complets ?

 

– Environ soixante dollars, en moyenne.

 

– Tu es un gentleman, affirma Anthony énergiquement. J’ai entendu raconter que ces jeunes snobs de la “haute” payent leur savon vingt-quatre dollars la douzaine, et leurs complets plus de cent dollars. Tu as autant d’argent qu’eux à dépenser, et pourtant tu persistes à te contenter d’articles de qualité moyenne et de prix modéré. Moi, je me sers du vieil Eureka, non seulement pour des raisons sentimentales, mais parce que c’est vraiment le savon le plus pur qui ait jamais été fabriqué. Chaque fois que tu achètes un morceau de savon plus de vingt sous, on te fait payer l’étiquette et de sales parfums bon marché, au prix de la marchandise. Mais six dollars la douzaine, ça peut aller pour un jeune homme de ta génération, de ta position et de ta condition. Je te l’ai déjà dit, tu es un gentleman. On prétend qu’il faut trois générations pour en faire un. Quelle blague ! L’argent vous fabrique ça en cinq sec, mon garçon. C’est grâce à lui que tu en es un. Dieu me savonne ! La chère vieille galette a presque réussi à faire de moi aussi un gentleman ! Je suis devenu à peu près aussi impoli, aussi désagréable et aussi mal élevé que ces deux vieux Van-de-Krottenbick qui habitent de chaque côté de ma maison et qui ne peuvent pas dormir parce que je suis venu me fourrer entre eux deux !

 

– Il y a pourtant des choses que l’argent ne peut pas faire, remarqua le jeune Rockwall d’un air plutôt sombre.

 

– Voyons ! Ne dis pas ça ! fit le vieil Anthony d’un ton indigné. Je te parie que l’argent gagne à tous les coups, mon garçon. J’ai feuilleté toute l’encyclopédie depuis A jusqu’à Z pour tâcher d’y trouver quelque chose qu’on ne peut pas se procurer avec de l’argent : le diable m’emporte si j’en ai découvert une seule, même à l’article “Incorruptible”. Je te dis que l’argent arrive toujours dix longueurs devant le reste du lot. Cite-moi quelque chose qu’on ne peut pas acheter avec de l’argent.

 

– Eh bien ! par exemple, répliqua le jeune Richard avec une certaine chaleur, l’argent ne suffit pas pour vous faire accepter dans les sphères exclusives de la haute société.

 

– Ha ! Ha ! Vraiment ! tonitrua le champion du veau d’or. Dis-moi un peu où seraient aujourd’hui tes sphères exclusives si le premier Astor ou Van-de-Putte qui a débarqué ici n’avait pas eu l’argent pour payer son passage, hein ? »

 

Richard soupira.

 

« Et voilà où je voulais en venir, dit le bonhomme d’un ton un peu radouci. C’est pour ça que je t’ai fait prier de venir me voir. Il y a quelque chose qui n’a pas l’air de gazer chez toi, fiston. Je m’en suis bien aperçu ; et ça dure depuis quinze jours. Allez ! Crache le morceau ! Tu sais que je peux disposer de trente-cinq millions en moins de vingt-quatre heures, sans compter les propriétés foncières. Si c’est ton foie qui ne va pas, tu n’as qu’à sauter dans le Rambler, il est sous pression dans la baie, et en deux jours tu es aux Bahamas.

 

– Pas trop mal deviné, papa. C’est presque ça.

 

– Ah ! fit Anthony en scrutant d’un regard perçant le visage du jeune homme. Comment s’appelle-t-elle ? »

 

Richard se mit à marcher de long en large dans la bibliothèque. Il y avait tant de camaraderie et de sympathie en ce fruste vieux papa, que le jeune homme se sentit enclin aux confidences.

 

« Pourquoi ne la demandes-tu pas carrément en mariage ? fit le vieil Anthony. Elle en sautera de joie. Tu es riche, beau garçon, et bien élevé par-dessus le marché ! Et tes mains sont propres, bien qu’il n’y ait pas de savon Eureka dessus. Il est vrai que tu as été au collège ; mais c’est une chose qu’elle pardonnera facilement.

 

– Je n’ai jamais trouvé l’occasion de lui parler, dit Richard.

 

– Crée-la, bon Dieu ! s’écria Anthony. Emmène-la promener dans le parc, à pied, à cheval ou en voiture ! Va la chercher à la sortie de l’église ! Une occasion ! Peuh !

 

– Tu ne connais pas le “moulin” mondain, papa. Elle est dans le courant qui le fait tourner. Tout ce qu’elle doit faire est prévu et fixé heure par heure, minute par minute, huit jours d’avance. Et, pourtant, si je ne peux pas la conquérir, cette ville ne sera plus jamais pour moi qu’un marécage fétide et sombre ! Et je ne peux pas lui écrire ça, ce n’est pas des choses qu’on écrit !

 

– Tut tut ! dit le bonhomme. Tu ne vas pas me faire croire qu’avec tout l’argent que je possède, tu n’es pas fichu de passer une heure ou deux en tête à tête avec cette jeune fille ?

 

– Hélas ! il est trop tard maintenant ! Elle s’embarque après-demain à midi pour l’Europe, où elle doit rester deux ans. Je dois la voir seule demain soir pendant quelques minutes. Elle est à Larchmont aujourd’hui chez sa tante ; je ne suis pas autorisé à l’y aller retrouver, mais l’on me permet d’aller l’attendre demain soir avec une voiture au train de huit heures trente, à la gare de Grand Central. De là nous descendrons Broadway à toute allure, jusqu’au Wallack où sa mère et des amis nous attendront dans le hall. Crois-tu qu’elle consentirait à écouter une déclaration dans ces circonstances, et en sept minutes encore ? Et quelles chances de plus aurai-je ensuite, au théâtre ou ailleurs ? Aucune ! Non, papa. C’est là une de ces maudites fatalités que tout ton argent est incapable de détourner. On ne peut pas acheter le temps comme du savon, pas même une minute. Si l’on pouvait, les gens riches vivraient plus longtemps. Il n’y a aucun espoir pour moi de pouvoir causer un peu longuement avec Miss Lantry avant son départ.

 

– Très bien, Richard, mon garçon, dit le vieil Anthony joyeusement. Tu peux aller à ton club maintenant. Je suis content que ce ne soit pas ton foie. Mais n’oublie pas de brûler de temps en temps quelques cierges en l’honneur du grand dieu Mazuma. Tu dis que le temps ne s’achète pas avec de l’argent ? Oui, bien entendu, tu ne peux pas commander une douzaine de siècles payables à domicile, livraison franco de port et d’emballage. N’empêche que j’ai parfois vu le Père Temps attraper de sérieuses ampoules quand il déambulait au milieu des mines d’or ! »

 

Ce soir-là, tante Ellen, une petite vieille aimable, sentimentale, ratatinée, farcie d’œillades et de soupirs, et paraissant écrasée par la fortune, entra chez son frère Anthony au moment où celui-ci lisait son journal du soir, et se mit à discourir sur le thème immortel des infortunes amoureuses.

 

« Il m’a tout dit, fit Anthony en bâillant. Je l’ai informé que mon compte en banque était à sa disposition. Et alors il s’est mis à débiner l’argent, dit que l’argent était impuissant dans le cas en question ; que les règles, barrières, fils barbelés ou je ne sais quoi, de la “haute société” ne sauraient être enfoncés même d’un centimètre par un attelage de millionnaires.

 

– Oh ! Anthony, soupira tante Ellen, tu te fais une idée bien trop haute de l’argent. La fortune ne compte pas lorsqu’une véritable affection est en jeu. L’amour est tout-puissant. Si seulement il avait parlé plus tôt ! Jamais elle n’aurait refusé notre Richard ! Mais hélas ! je crains qu’il ne soit trop tard maintenant. Il ne peut plus avoir aucune occasion de lui proposer… son cœur. Et tout ton or est impuissant à donner le bonheur à ton fils ! »

 

Le lendemain soir à huit heures, tante Ellen prit dans un antique écrin tout mité, un vieil anneau d’or et l’offrit à Richard.

 

« Porte-le ce soir, mon neveu, pria-t-elle. C’est ta mère qui me l’a donné. Elle prétendait qu’il portait bonne chance en amour. Et c’est elle qui me fit promettre de te le présenter lorsque tu aurais trouvé l’élue de ton cœur ! »

 

Le jeune Rockwall prit l’anneau révérencieusement et l’essaya sur son petit doigt : il entrait à peine. Richard le mit dans la poche de son gilet, selon la tradition masculine. Puis, il fit avancer sa voiture.

 

À la gare, il cueillit Miss Lantry au milieu de la foule des voyageurs exactement à huit heures trente-deux.

 

« Il ne faut pas faire attendre maman et nos amis, dit-elle.

 

– Au théâtre Wallack, et à toute vitesse ! » commanda loyalement Richard au chauffeur.

 

Ils avalèrent la Quarante-Deuxième Rue, puis tournèrent dans Broadway, et s’élancèrent dans cette artificielle Voie lactée, constellée d’astres électriques, qui commence aux douces prairies du crépuscule et finit aux coteaux rocailleux de l’aurore.

 

Au croisement de la Trente-Quatrième Rue, le jeune Richard, qui laissait pendre sa main droite par la fenêtre en jouant négligemment avec l’anneau de la tante Ellen, frappa tout à coup à la vitre pour faire arrêter le chauffeur.

 

« Excusez-moi, dit-il à Miss Lantry, j’ai laissé tomber une bague. Elle me vient de ma mère, et je ne voudrais pas la perdre. J’en ai pour une minute. »

 

Et en effet, en moins de cinquante secondes il était de retour sur les coussins de la voiture.

 

Mais durant sa courte absence, un autobus d’une ligne transversale s’était arrêté juste devant eux. Le chauffeur essaya de passer à gauche, mais il fut barré par un lourd camion. Une nouvelle tentative pour forcer le blocus par la droite fut annihilée grâce à l’arrivée tout à fait inopportune d’un autocar vide. Pas moyen de reculer non plus maintenant : le chauffeur leva les bras au ciel en maugréant. Ils étaient bloqués au milieu d’un inextricable embouteillage, qui, comme il arrive parfois dans la grande cité, semblait avoir arrêté tout d’un coup les battements de son cœur.

 

« Pourquoi n’avancez-vous pas ? demanda Miss Lantry impatiemment. Nous allons être en retard. »

 

Richard se souleva sur les coussins et regarda autour de lui. Il aperçut un flot congestionné de voitures, de taxis, de camions, d’autobus qui couvraient entièrement le vaste carrefour de Broadway, au confluent de la Sixième Avenue et de la Trente-Quatrième Rue. Et de tous côtés il en arrivait d’autres, qui se précipitaient à toute allure vers la mêlée dans un étourdissant fracas de trompes, de freins et d’imprécations. Toute la circulation automobile de Manhattan semblait s’être concentrée en ce maudit carrefour, où elle s’étranglait désespérément. De mémoire d’homme on n’avait encore vu à New York un embouteillage aussi formidable.

 

« Je suis navré, dit Richard en se tournant vers Miss Lantry, mais il semble que nous sommes bien bloqués. Il y en a au moins pour une heure avant que les agents puissent débrouiller cet écheveau de véhicules. Je vous demande pardon : c’est ma faute. Si je n’avais pas laissé tomber cette bague…

 

– Faites-la-moi voir, dit Miss Lantry. Puisqu’il n’y a rien à faire, après tout ça m’est égal. Je déteste les théâtres… »

 

À onze heures cette nuit-là, quelqu’un frappa légèrement à la porte de la chambre d’Anthony Rockwall.

 

« Entrez ! » hurla Anthony, qui, vêtu d’une robe de chambre rouge, était en train de lire un récit palpitant de pirateries romanesques à vingt-cinq sous le volume.

 

C’était tante Ellen radieuse, pareille à un vieil ange à cheveux gris qui aurait été oublié sur la terre par erreur.

 

« Ils sont fiancés, Anthony, dit-elle d’une voix céleste. Elle a promis à notre Richard de l’épouser. Tandis qu’ils se rendaient au théâtre, il y a eu un embouteillage, et leur voiture n’a pas pu se dépêtrer avant deux bonnes heures. Anthony, mon frère ! Garde-toi de vanter désormais la puissance de l’argent ! C’est un petit emblème du véritable amour, un petit anneau symbolisant une affection éternelle et pure de toute vénalité, qui a apporté le bonheur à notre Richard. Il lui échappa dans la rue, et il sortit pour le ramasser. Et juste à ce moment-là se produisit l’embouteillage qui les empêcha de continuer leur route. Alors il put tout à loisir parler à sa bien-aimée et la conquérir pendant tout le temps que la voiture resta bloquée. L’argent n’est que poussière comparé au véritable amour, Anthony !

 

– Parfait ! dit le vieil Anthony. Je suis ravi que le fiston ait fini par dégoter sa chérie. Je lui avais dit que je ne regarderais pas à la dépense pour tout ce qui pourrait…

 

– Oh ! Mais mon frère Anthony, à quoi ton argent eût-il pu être bon en cette circonstance ?

 

– Ma chère sœur, dit Anthony Rockwall, mon pirate est dans une situation désespérée. Son bateau vient de se faire crever les flancs, et il veut à tout prix l’empêcher de couler, car c’est un trop bon juge de la valeur de l’argent. Je te supplie de me laisser finir mon chapitre. »

 

L’histoire devrait s’arrêter là. J’aurais désiré, aussi cordialement que vous-même sans doute, qu’elle s’arrêtât là. Mais il nous faut aller chercher la vérité jusqu’au fond du puits.

 

Le lendemain, un individu aux mains rouges, le cou ceint d’une cravate bleue à pois marron, se présenta chez Anthony Rockwall, expectora d’une voix rauque le nom de Kelly, et fut aussitôt introduit dans la bibliothèque.

 

« Alors, fit Anthony en saisissant son carnet de chèques, nous avons fait une superbe salade. Voyons, je vous avais remis cinq mille dollars en espèces ?

 

– J’y ai ajouté trois cents dollars de ma poche, dit Kelly. Ça dépasse un peu le forfait convenu, mais j’ai pas pu faire autrement. J’ai eu les taxis pour cinq dollars la pièce en moyenne ; mais les camions n’ont pas voulu marcher à moins de dix dollars. Pour les autobus et les autocars, il a fallu que j’crache de quinze à vingt dollars par conducteur. C’est les flics qui m’ont saigné le plus fort : cinquante dollars que j’ai payé les deux galonnés, et le reste de vingt à vingt-cinq dollars par tête de pipe. Mais c’que ça a bien gazé, Mr. Rockwall ! Formidable ! Si le type d’Hollywood qui fabrique les mouvements de foule avait été là, il en serait crevé de jalousie. Et on n’avait même pas fait une seule répétition ! Tous mes zèbres se sont amenés juste à l’heure dite, à une seconde près. Pendant deux heures, même un serpent n’aurait pas pu passer sous la statue de Greeley.

 

– Treize cents dollars, voilà, Kelly, dit Anthony en tendant un chèque à l’homme. Vos mille dollars d’honoraires, plus les trois cents dollars que vous avez ajoutés de votre poche. Et, dites, Kelly, vous ne méprisez pas l’argent, vous ?

 

– Moi ? gueula Kelly indigné. Si j’pouvais dégoter l’type qu’a inventé la pauvreté, qu’est-ce que j’lui f…rais comme trempe ! »

 

L’homme fit ses adieux et se retira. Il allait refermer la porte, lorsque Anthony le rappela.

 

« Dites, Kelly, fit-il, vous n’avez pas aperçu dans la bagarre une espèce de petit garçon plutôt grassouillet, qui tirait des flèches dans le tas avec un arc – un gosse tout nu – non ?

 

– Sûrement pas, fit Kelly mystifié. S’il était tout nu comme vous dites, possible que les flics l’aient coffré avant que j’arrive.

 

– Je me doutais bien que le petit crapaud ne serait pas là, gloussa Anthony. Adieu Kelly. »

 

LE COURRIER DU PARC

Ce n’était ni la saison, ni l’heure où le parc est généralement surpeuplé, et il est probable que la jeune femme que l’on voyait là, au bord de l’allée, n’avait fait que céder à une impulsion soudaine en s’asseyant sur l’un des bancs, pour se reposer un instant et humer les premiers effluves du printemps prochain.

 

Immobile, comme une des statues qui l’entouraient, elle avait un petit air pensif, et sa figure était empreinte d’une certaine mélancolie qui ne devait avoir des causes ni bien profondes ni bien anciennes, car elle n’avait pas encore réussi à altérer les fins contours du visage ni à dompter la courbe à la fois fière et mutine des lèvres de la jeune fille.

 

Un grand jeune homme entra dans le parc et s’engagea dans l’allée au bord de laquelle s’était assise la promeneuse ; il traînait derrière lui un petit garçon qui portait une valise. Dès que le jeune homme aperçut la belle rêveuse, son visage s’empourpra et blêmit en un clin d’œil. Tout en continuant à s’approcher d’elle, il examinait avidement son attitude, tandis que l’espoir et l’angoisse se mêlaient sur son visage. Il passa devant elle, mais rien ne sembla lui indiquer qu’elle avait remarqué sa présence ou même son existence.

 

Cinquante pas plus loin, il s’arrêta soudain et s’assit sur l’un des bancs. Le jeune porteur posa la valise par terre et dirigea sur son patron des regards à la fois surpris et pénétrants. Le jeune homme tira son mouchoir et s’essuya le front. C’était un beau mouchoir, un beau front et en somme, un beau jeune homme. Il dit à son portefaix :

 

« Tu vas porter un message à cette jeune femme qui est assise sur le banc. Dis-lui que je m’en allais justement à la gare, prendre le train pour San Francisco, où je vais me joindre à cette expédition qui part dans quelques jours pour l’Alaska ; oui, des chercheurs d’or, et des chasseurs d’élans, tu lui diras. Ajoute que, puisqu’elle m’a défendu de lui parler et de lui écrire, il ne me reste que ce moyen de communication pour adresser un dernier appel à son sentiment de la justice, en souvenir de tout ce qui s’est passé autrefois entre nous. Dis-lui qu’il ne me paraît pas possible, telle que je la connais, qu’elle condamne et méprise ainsi, sans lui donner d’explications, ni même l’occasion de se disculper, quelqu’un qui n’a certes pas mérité d’être traité aussi durement. Dis-lui que si j’ai ainsi, dans une certaine mesure, enfreint ses injonctions, c’est avec l’espoir qu’elle se laissera peut-être encore aller à me rendre justice. Va lui dire tout cela. »

 

Le jeune homme confirma sa mission en glissant un demi-dollar dans la main du messager dont les yeux brillants et malins illuminèrent soudain le visage empreint de crasse et d’intelligence, et qui détala aussitôt. Il s’approcha de la jeune femme avec précaution, mais sans aucun embarras, et souleva très légèrement le bord de la vieille casquette perchée sur le sommet de son crâne. La jeune femme le dévisagea froidement, d’un air parfaitement indifférent.

 

« Mam’selle, dit-il, l’type qu’est là-bas sur l’autr’ banc, i’ vous la souhaite belle et joyeuse. Si vous l’connaissez pas et si c’est qu’il essaye d’faire le gandin avec vous, z’avez qu’un mot à dire et j’vous amène un flic dans trois minutes. Si vous l’connaissez et qu’c’est régulier, eh bien j’vas vous j’ter les fleurs qu’i’ m’a dit d’vous offrir. »

 

La jeune femme se montra un tantinet intéressée.

 

« Des fleurs verbales ! dit-elle d’une voix douce et ferme qui semblait teinter ses paroles d’une impalpable et diaphane ironie. C’est assez original… et si j’ose dire, poétique même ! Je… oui, j’ai connu autrefois le gentleman qui vous a délégué vers moi, aussi n’est-il pas nécessaire, à mon avis, d’appeler la police. Vous pouvez jeter vos fleurs, mais pas trop bruyamment. Les théâtres d’été ne sont pas encore ouverts, et nous pourrions attirer l’attention des promeneurs.

 

– Oh ! fit le jeune Hermès, avec un haussement d’épaules qui le tortilla de la tête aux talons, vous êtes sûr’ment à la page, mam’selle ! C’est pas des fleurs, c’est qu’du boniment. Il a dit comme ça qu’il avait fourré ses liquettes et ses ribouis dans c’te valise pour se débiner à Frisco, et p’is ensuite qu’i’ va trimer dans la neige au Klondike. Il dit qu’vous y avez défendu d’vous envoyer des babilles et de s’baguenauder d’vant la porte du jardin, alors c’est moi qui sers de combine pour vous faire entraver l’trucmuche. Il dit qu’vous l’avez disqualifié comme un propr’ à rien et qu’vous y avez seul’ment pas permis d’faire une réclamation. I’ dit qu’vous l’avez escagassé, et qu’i’ sait seul’ment pas pourquoi. »

 

L’intérêt fugitif qui s’était éveillé dans les yeux de la jeune femme ne semblait pas vouloir s’éteindre, au contraire. Peut-être était-il dû à la manière originale, et audacieuse, dont le futur pionnier des glaces avait réussi à tourner les sévères barricades qu’elle avait dressées entre elle et lui. Le regard fixé sur une statue voisine dont les grâces froidement attristées ornaient le parc déplumé, elle répondit au messager :

 

« Allez dire à ce monsieur que je ne devrais pas avoir besoin de lui confirmer une fois de plus ce que j’attends avant tout d’un gentleman. Il le sait déjà, et mon sentiment là-dessus n’a pas changé. Et en ce qui le concerne particulièrement, dites-lui que j’attache tout d’abord le plus grand prix à la franchise et à la loyauté la plus absolue. Dites-lui que j’ai étudié mon propre cœur autant qu’il est possible de le faire, et que je connais ses faiblesses aussi bien que ses désirs. C’est pourquoi je me refuse à écouter ses complaintes, si émouvantes qu’elles puissent être. Je ne l’ai pas condamné sur des on-dit, et il est inutile de lui exposer une accusation qui est étayée sur des charges irréfutables. Mais puisqu’il insiste pour s’entendre répéter ce qu’il ne sait déjà que trop bien, vous pouvez lui communiquer le réquisitoire. « Dites-lui que ce soir-là je suis entrée dans le jardin d’hiver par la porte du fond, afin de cueillir une rose pour ma mère. Dites-lui que je l’ai aperçu près de Miss Ashburton derrière le laurier-rose. Cela faisait un très joli tableau, mais la pose et la juxtaposition étaient trop éloquentes et même criardes pour avoir besoin de commentaires. Je délaissai le jardin d’hiver, et en même temps la rose et mes illusions. Vous pouvez aller jeter ces fleurs à votre imprésario.

 

– Y a un mot qui m’chatouille, mam’selle. Juxt… juxta – qu’e’ qu’ça veut dire ?

 

– Juxtaposition ? C’est… la même chose que proximité, c’est-à-dire, si vous voulez, le fait d’être un peu trop rapproché, ou contigu, pour que je… l’on puisse conserver ses… illusions. »

 

Le gravier vola sous les pieds du messager. En un clin d’œil il fut près de l’autre banc, et le jeune homme l’interrogea d’un regard vorace. Les yeux du juvénile truchement brillaient d’un vif éclat professionnel.

 

« C’te dame al’dit comme ça qu’faut pas essayer d’la lui faire à l’oseille et qu’elle est pas bonne pour s’laisser j’ter du gringue au flan. Elle dit qu’elle vous a poissé l’autr’ soir en train d’ p’loter une autr’ poule dans la serre ; oui, al’ ’tait entrée par l’escalier d’service pour cueillir un bouquet d’pâquerettes, et al’vous a vu tripatouiller l’autr’ volaille comme si qu’c’était du mastic. Ell’ dit qu’ça faisait chouette dans l’décor, mais qu’ça y a donné envie d’dégobiller. Et p’is ell’ dit qu’ z’avez qu’à vous trisser en vitesse pour pas rater l’dur. »

 

Le jeune homme siffla doucement d’un air méditatif et ses yeux semblèrent refléter l’éclat d’une soudaine révélation. Précipitamment il tira de sa poche une poignée de lettres, en choisit une, et la tendit au messager, en même temps qu’une pièce d’un dollar qu’il avait extirpée de son gilet au moyen de l’autre main.

 

« Va porter cette lettre à la jeune fille, dit-il, et dis-lui de la lire. Dis-lui que cela suffira certainement à éclaircir la question. Dis-lui aussi que si elle n’avait pas omis de saupoudrer d’une pincée de confiance le plat de ses illusions, elle m’aurait évité une pénible indigestion cardiaque. Dis-lui que la franchise et la loyauté qu’elle prétend estimer si fort n’ont jamais cessé de flotter à la proue de mon navire. Et dis-lui que j’attends une réponse. »

 

Le messager déploie ses ailes aussitôt.

 

« Le type là-bas, i’ vous fait dire qu’ vous avez eu tort de l’fiche à pied sans l’motif. I’ dit qu’il a rien du faux j’ton et qu’ vous avez qu’à lire c’te lettre, et qu’ vous verrez qu’ c’est un type régulier, pour sûr. »

 

Après un moment d’hésitation, la jeune femme ouvrit la lettre et lut ceci :

 

Cher Docteur Arnold,

 

Je tiens à vous remercier chaleureusement pour le dévouement et la présence d’esprit dont vous avez fait preuve vendredi soir, lorsque ma fille s’affaissa soudain dans le jardin d’hiver de Mrs. Waldron, à la suite d’une syncope provoquée par les troubles cardiaques dont elle est périodiquement la victime. Si vous ne vous fussiez pas trouvé là pour la saisir et la soigner comme vous l’avez fait au moment où elle tomba, nous eussions pu la perdre. Je serais très heureux si vous vouliez bien venir l’ausculter et vous charger de la soigner désormais.

 

Veuillez agréer l’expression de toute ma gratitude.

 

R. ASHBURTON.

 

La jeune fille replia la lettre et la rendit au messager.

 

« L’monsieur i’ d’mande une réponse, fit celui-ci. Qu’est c’qu’y faut y dire ? »

 

Les yeux de la jeune fille s’illuminèrent d’un éclat soudain radieux et humide.

 

« Va dire à ce gentlem… »

 

Elle se ravisa brusquement et reprit avec un malicieux sourire :

 

« Va dire au type qu’est là-bas qu’ça colle et qu’il peut venir chercher sa volaille. »

 

CHAMBRE MEUBLÉE

Dans les bas quartiers de West Side, tout hérissés de vastes bâtisses en briques rouges, vit une population aussi mouvante, instable et fugitive que le Temps lui-même. Tous ces sans-logis ont un millier de logis ; ils papillonnent de chambre meublée en chambre meublée. Éternels nomades, incapables de fixer leur foyer, leur esprit ou leur cœur, ils chantent « Ô ma chère petite maison » sur un air de fox-trot, et transportent leurs lares et pénates dans un carton à chapeaux, leur jardin potager sur un chromo et leur sol natal dans un pot de fleurs.

 

C’est pourquoi dans ce district, toutes les maisons, ayant abrité des milliers de locataires, doivent avoir des milliers d’histoires à raconter, de sombres histoires pour la plupart, sans doute. Mais il serait surprenant qu’il ne se trouvât point un ou deux véritables spectres, parmi les spectres vivants et fugitifs qui le hantent.

 

Certain soir – la nuit était déjà tombée – un jeune homme rôdait dans ce magma de vieilles bâtisses rouges aux flancs visqueux, dont il tirait successivement les sonnettes. À la douzième, il posa sur le perron sa maigre valise et à l’aide de son mouchoir essuya la poussière qui couvrait son front et son chapeau. La sonnette tinta faiblement, comme si elle était enfouie dans un lointain et profond abîme.

 

Quelques instants plus tard, émergea de ce douzième antre une femme que notre pèlerin compara aussitôt à un gros ver blanc repu, qui eût fini de dévorer sa noisette, et qui chercherait maintenant à remplir la coquille avec des locataires comestibles.

 

Il demanda s’il y avait une chambre à louer.

 

« Entrez, dit la logeuse, d’une voix sourde et feutrée. Y a la chambre du trois sur cour qu’est libre depuis huit jours. Voulez-vous la voir ? »

 

Le jeune homme monta l’escalier derrière elle. Une lueur indécise, issue on ne sait d’où, atténuait l’ombre des paliers. Silencieusement ils gravissaient des marches recouvertes d’un tapis qu’eût certainement renié le métier même qui l’avait tissé : il semblait qu’il fût devenu végétal, qu’il eût, dans cette atmosphère rance, sombre et moisie, dégénéré en une sorte de lichen spongieux, de mousse grasse, couvrant l’escalier de plaques visqueuses qui cédaient mollement sous la semelle. À chaque tournant, il y avait dans le mur des niches vacantes, que sans doute l’on avait autrefois garnies de plantes vertes ; mais celles-ci avaient dû mourir depuis longtemps dans cet air puant et vicié. Ou bien peut-être étaient-ce des statuettes de saints qui avaient occupé ces niches ; et dans ce cas l’on ne pouvait s’empêcher de penser qu’une troupe de démons et de gnomes avaient dû les entraîner une nuit dans les sombres profondeurs de quelque chambre meublée de l’Enfer.

 

« Vlà la chambre, dit la logeuse, du fond de son gosier de feutre. C’est une belle pièce. Et c’est pas souvent qu’elle est libre. J’l’ai louée à des gens très chic l’été dernier, des clients qui faisaient pas d’histoires et qui payaient d’avance ric-rac. Le robinet d’eau est au bout du palier. Sprowls et Mooney l’ont occupée trois mois. C’est des artistes du music-hall. Miss Beretta Sprowls, peut-être que vous en avez entendu parler ? Oh ! c’étaient leurs noms de théâtre ! Tenez, là, juste au-dessus de la commode, ils avaient accroché leur certificat de mariage, dans un joli cadre. Vlà le gaz, là. Et vous voyez, c’est plein d’placards. C’est une chambre qui plaît à tout le monde. Reste jamais longtemps libre.

 

– Logez-vous souvent des artistes de théâtre ? demanda le jeune homme.

 

– Une bonne partie de mes locataires travaille en effet sur les planches ; mais ils ne s’arrêtent pas beaucoup. Oui, m’sieur, notre quartier est comme qui dirait assez théâtral. Seul’ment les artistes ne séjournent pas longtemps au même endroit. J’en ai ma bonne part. Oui, les artistes ça vat-et ça vient. »

 

Il loua la chambre et paya une semaine d’avance ; et il informa la logeuse, en comptant l’argent, qu’il allait s’installer tout de suite, se sentant assez fatigué. Elle répondit que la chambre était toute prête, qu’il ne manquait même pas les serviettes. Au moment où elle allait sortir, il lui posa la question qu’il avait déjà mille fois posée à d’autres logeuses.

 

« Vous n’avez jamais eu comme locataire une jeune fille appelée Vashner, Miss Eloïse Vashner, vous ne vous souvenez pas de ce nom-là ? Une actrice justement, une chanteuse d’opérette je crois. Une jolie blonde, mince et de taille moyenne… blonde, oui, avec des reflets roux ; et aussi un grain de beauté près du sourcil gauche ?

 

– Non, j’me rappelle pas c’nom-là. Ces artistes, ils changent de nom aussi souvent que d’chambre ; ça va-t-et ça vient. Non, je m’rappelle pas celle-là. »

 

Non. Toujours non. Cinq mois de recherches incessantes, et toujours la même réponse négative. Tant de temps perdu pendant la journée à interroger les imprésarios, les agents, les directeurs, les figurants, et pendant la nuit à fréquenter les salles de spectacle, depuis les plus luxueux opéras jusqu’aux plus grossiers music-halls, si grossiers qu’il redoutait d’y trouver celle qu’il cherchait avec tant d’ardeur. Oui, lui qui l’avait aimée par-dessus tout, c’est en vain qu’il tentait de la retrouver. Il était sûr que l’énorme cité recelait, quelque part dans son enceinte encerclée par les eaux, sa bien-aimée, depuis qu’elle avait quitté ses parents. Mais c’est comme s’il avait cherché une perle dans une mer monstrueuse de sables mouvants, dont les grains perpétuellement agités apparaissaient un instant à la surface pour plonger aussitôt dans les profondeurs de la vase.

 

La chambre meublée accueillit tout d’abord son nouvel hôte avec un semblant d’hospitalité familière, aussi vulgaire, frivole et mercenaire que le sourire de clinquant d’une courtisane. Un fallacieux confort semblait émaner confusément du mobilier délabré, du brocart élimé qui recouvrait le divan et les deux chaises, du miroir grimaçant étriqué entre les deux fenêtres, de deux ou trois chromos encadrés de cuivre, et d’un petit lit de fer niché dans un coin.

 

Le locataire, épuisé, s’effondra sur une chaise, tandis que la chambre meublée s’efforçait, dans un langage confus et babélien, de lui raconter l’histoire de ses innombrables occupants.

 

Un petit tapis multicolore gisait, telle une île des tropiques aux fleurs éclatantes, au milieu d’une mer houleuse représentée par une natte vaste et crasseuse. Sur le papier mural s’étalaient ces gravures obsédantes qui poursuivent le locataire nomade de maison en maison : Les Amants réconciliés, Le Premier Baiser, Le Repas de noces, Psyché à la fontaine et le portrait du Président Lincoln. La cheminée avait effrontément voilé ses formes nues et grossières sous une draperie dont les plis se relevaient sur le côté gauche d’un air canaille, comme la jupe d’une danseuse de cabaret. Sur le manteau gisaient quelques épaves abandonnées par quelques naufragés précédents qu’une barque de passage avait emmenés vers un nouveau port : un petit vase, des photographies d’actrices, un flacon de médicaments, quelques cartes postales illustrées.

 

Un à un, comme les mots d’un cryptogramme qui se découvrent au déchiffreur, chaque petit souvenir laissé par la procession des anciens locataires prenait une signification précise. L’usure de la carpette placée devant la commode semblait dénombrer la foule de jolies femmes qui avaient piétiné à cet endroit ; des empreintes de doigts minuscules sur la partie inférieure des murs révélaient les efforts touchants des petits enfants prisonniers essayant de s’échapper vers le soleil et l’air pur. Une large éclaboussure, s’étalant comme le tableau guerrier d’une bombe qui éclate, marquait le point de chute d’une bouteille pleine lancée à toute volée contre le mur. Sur le miroir quelqu’un, à l’aide d’un diamant, avait tracé en lettres difformes le nom de « Marie ».

 

Il semblait que le troupeau égaré des habitants de la chambre meublée, exaspérés sans doute par son clinquant glacial, eussent été saisis par moments d’une fureur irrésistible, qui faisait éclater leurs passions et les incrustait dans la pièce. Le mobilier était écorné, tailladé ; le divan, déformé par les ressorts détendus, semblait un monstre horrible trépassé au milieu des spasmes grotesques d’une affreuse convulsion. Une secousse sismique particulièrement importante avait arraché une grande plaque au marbre de la cheminée. Chaque planche du parquet poussait d’une voix différente son gémissement plaintif, comme si l’on eût piétiné un millier d’agonisants. Il paraissait incroyable que toutes ces tortures eussent pu être infligées à cette chambre par ceux qui en avaient fait leur foyer éphémère ; ou bien n’était-ce là que l’effet d’un instinct domestique indestructible et perpétuellement inassouvi, qui blasphémait et déchirait les faux dieux lares, dont les multiples déceptions avaient attisé sa fureur ? L’homme chérit et se plaît à orner et à entretenir la moindre masure, pourvu qu’elle lui appartienne.

 

Affalé sur la chaise, le jeune locataire laissait toutes ces pensées voltiger dans son esprit à leur guise, tandis que s’infiltraient par tous les pores de la pièce des bruits et des odeurs de « meublé ». Un rire aigu, nerveux, vulgaire, retentit dans une chambre voisine. Ailleurs grondait une voix querelleuse ; à gauche on entendait rouler les dés sur une table ; à droite une maman chantait doucement une berceuse ; derrière, quelqu’un pleurait sourdement ; et au-dessus, des doigts professionnels pinçaient allégrement les cordes d’un banjo. Çà et là des portes claquaient ; toutes les trois minutes on entendait le rugissement du métro aérien qui passait sous les fenêtres ; dans la cour un chat miaulait désespérément. Et le jeune homme humait en même temps l’haleine rance et âcre de la maison, une sorte d’effluve glacé, qui semblait sortir d’une oubliette, et se mêlait à l’odeur écœurante du linoléum, aux exhalaisons d’un antre gorgé de moisissure et de pourriture.

 

Et puis, tout à coup, sans qu’il eût bougé, la chambre se remplit d’un parfum pénétrant et doux de réséda ; il surgit, comme s’il eût été apporté par une soudaine bouffée de vent, avec une telle force, une telle suavité, qu’il semblait émaner d’un être vivant. Le jeune homme se leva d’un bond et se retourna en criant tout haut : « Quoi, chérie ? » comme si quelqu’un l’eût appelé. Le suave parfum s’attachait à lui, l’enveloppait tout entier. Il tendit les bras comme pour l’étreindre, les sens et l’esprit confondus. Comment peut-on être appelé distinctement par une odeur ? Sûrement, ce ne pouvait avoir été qu’un son. Mais alors, c’était un son qui l’avait ainsi effleuré, pénétré, caressé ?

 

« Elle a vécu dans cette chambre ! » s’écria-t-il d’une voix terrible.

 

Aussitôt il se rua au travers de la pièce, cherchant avidement un signe, un indice, sachant qu’il reconnaîtrait infailliblement le moindre objet qui lui eût appartenu, ou qu’elle eût même simplement touché. Ce parfum pénétrant de réséda, ce parfum qu’elle aimait tant et dont elle était toujours imprégnée, d’où venait-il ?

 

La chambre avait été faite assez négligemment. Sur la commode traînaient encore une demi-douzaine d’épingles à cheveux, ces amies discrètes de la femme, discrètes mais banales, et impersonnelles ; le jeune homme les délaissa aussitôt, et se mit à fouiller les tiroirs de la commode. Il découvrit, au fond du premier, un petit mouchoir tout déchiré, se pencha pour le renifler avidement : il puait insolemment l’héliotrope. Le jeune homme le jeta violemment par terre. Dans un autre tiroir il trouva de vieux boutons, un programme de théâtre, une reconnaissance du mont-de-piété, deux bâtons de réglisse, un exemplaire de La Clé des songes, et enfin une barrette en faux ambre, qu’il examina longtemps dans ses mains tremblantes, mais dont il ne put tirer aucune réminiscence.

 

Alors il parcourut la chambre comme un chien de chasse ou un détective, palpant les murs, explorant à genoux les recoins de la natte boursouflée, bouleversant chaises, table, rideaux, cheminée, fouillant la penderie sombre et humide, à l’affût du moindre indice imperceptible qui pût lui prouver qu’elle était là, près de lui, contre lui, derrière lui, au-dessus de lui, l’étreignant, le caressant, l’appelant d’une voix irréelle, mais si distincte et si poignante qu’il lui sembla l’entendre une fois de plus. « Oui, chérie ! » répondit-il tout haut en se tournant et en fixant le vide de ses yeux égarés. Ciel ! L’odeur était encore là, mais il ne voyait toujours pas surgir la silhouette bien-aimée, souriante et les bras tendus vers lui. Oh ! Dieu ! D’où sortait ce parfum ? Et depuis quand les parfums avaient-ils une voix humaine ?

 

Il continua de chercher, tâtonnant, fouillant les crevasses, les fentes, explorant les moindres recoins ; et il trouva des bouchons et des mégots de cigarettes, qu’il écarta délibérément. Mais tout à coup il découvrit, dans un pli de la natte, un cigare à moitié consumé ; il l’écrasa sous son talon, avec un juron furieux et cinglant. Il écuma la chambre de fond en comble, déterra de multiples et sordides petits objets abandonnés par l’armée des locataires. Mais il ne parvint à découvrir aucune trace de celle qu’il cherchait, qui avait peut-être logé dans cette chambre, et dont l’esprit semblait flotter autour de lui.

 

Soudain il se souvint de la logeuse.

 

Bondissant hors de la chambre hantée, il dégringola l’escalier, s’arrêta devant la porte de la loge et frappa. La femme vint lui ouvrir. Il essaya de dompter son émotion.

 

« Pourriez-vous me dire, madame, demanda-t-il, qui occupait avant moi la chambre que vous m’avez louée ?

 

– J’vous l’ai déjà dit, mais j’vas vous l’répéter. C’était Sprowls et Mooney. Miss Beretta Sprowls qu’elle s’appelait au théâtre, mais c’était Mrs. Mooney. Ma maison est connue pour sa respectabilité. Le certificat d’mariage était accroché là…

 

– Quelle espèce de femme était Miss Sprowls… je veux dire au physique ?

 

– Ben, elle était p’tite, boulotte, avec des cheveux noirs et un visage comique. Ils sont partis y a eu mardi huit jours.

 

– Et… avant eux ?

 

– Ben, y a eu un monsieur seul qu’était dans les transports, et qu’est parti en m’devant une semaine. Avant lui, c’était ma’me Crowder et ses deux enfants, qu’est restée quatre mois. Et avant ça, c’était le vieux Mr. Doyle, qu’a gardé la chambre six mois ; même que ses fils payaient son loyer. Ça nous fait remonter un an en arrière, et dame ! plus loin j’me rappelle plus ! »

 

Il la remercia, se traîna à nouveau jusqu’à sa chambre. La pièce semblait morte cette fois. Le parfum subtil qui l’avait visité un instant s’était évanoui. Et la vieille âcre odeur de moisissure et de pourriture était revenue.

 

Le jeune homme sentit l’espoir s’écouler de son âme comme le sang d’une blessure. Il s’assit, les yeux fixés sur la flamme jaune et tremblotante du gaz qui éclairait la chambre. Au bout d’un instant il se leva, se dirigea vers le lit, arracha les draps qu’il se mit à déchirer à l’aide de son couteau. Puis, soigneusement, il enfonça les bandes de toile sous la porte, autour des fenêtres, boucla toutes les ouvertures jusqu’aux moindres fentes. Quand ce fut fini, il éteignit le gaz, rouvrit le robinet tout grand et s’étendit sur son lit avec un soupir de délivrance.

 

 

C’était au tour de Mrs. Mac Cool, ce soir-là, d’offrir la bière. Elle alla remplir le pot et revint s’asseoir près de son amie, Mrs. Purdy, dans l’un de ces antres souterrains ou s’assemblent les logeuses, comme de gros vers de terre.

 

« J’ai loué ma chambre du trois su’cour ce soir, dit Mrs. Purdy à travers un cercle substantiel de mousse de bière. C’est un jeune homme qui l’a prise. I’ s’est couché y a pas deux heures.

 

– Non, c’est-y-vrai, ma’me Purdy ? dit Mrs. Mac Cool d’un ton profondément admiratif. Y a pas à dire, v’z’êtes une merveille pour louer des chambres comme ça ! Et alors… y avez-vous dit ? ajouta-t-elle d’une voix étouffée, en se penchant vers l’autre avec une attitude mystérieuse.

 

– Non, fit Mrs. Purdy de ses accents les plus feutrés, j’y ai pas dit. Les chambres meublées, faut qu’ça s’loue. J’y ai pas dit, ma’me Mac Cool.

 

– Z’avez eu ben raison, ma’me Purdy. Faut qu’ça s’loue, les chambres meublées, c’est-y pas ça qui nous fait vivre ? Ah ! V’z’avez l’sens des affaires, ma’me Purdy, pour sûr ! Dame ! Y a beaucoup d’gens qui voudraient pas louer s’i’ savaient qu’y a eu un suicide dans la chambre ; i’ voudraient pas dormir dans l’ lit où qu’un autre est mort.

 

– Dame ! Faut ben vivre, comme vous dites, fit Mrs. Purdy.

 

– Oui, ma’me Purdy, ça c’est vrai. Y a juste huit jours aujourd’hui que j’vous ai aidée à mettre c’te p’tite du troisième dans l’linceul. Qu’est-ce qui y a pris à c’te pauvr’ garce de s’suicider comme ça avecque l’gaz ? All’ ’tait pourtant jolie, ma’me Purdy, pas vrai ?

 

– Jolie… mmm ! oui, fit Mrs. Purdy avec une moue un peu sévère, à part c’te p’tite verrue qu’elle avait à côté du sourcil gauche. Eloïse, qu’elle s’app’lait, un drôle de nom : Eloïse Vashner. Servez-vous, ma’me Mac Cool. À la vôtre ! »

 

AMOUR ET SURMENAGE

Pitcher, l’homme de confiance de la firme Harvey Maxwell et Cie, agents de change, laissa paraître sur son visage habituellement inexpressif un certain air de surprise et d’intérêt modérés lorsque son patron pénétra dans le bureau à neuf heures et demie avec sa « sténo » particulière.

 

« Bonjour, Pitcher ! » jappe Maxwell allégrement.

 

Puis il se précipite vers son bureau comme s’il allait sauter par-dessus et se plonge d’un seul coup dans l’énorme amas de lettres et de télégrammes qui s’entasse devant lui.

 

La jeune femme qui l’accompagne est la sténo depuis un an. Sa beauté n’a rien de particulièrement sténographique, au contraire ; et sa simplicité semble faire fi des attraits pompeux et du style Pompadour. Pas de bijoux, ni collier, ni bague, ni bracelet. En outre elle n’arbore pas cet air si répandu de la secrétaire qui est toute prête à accepter une invitation à dîner. Robe grise et simple, qui lui va néanmoins parfaitement. Chapeau de feutre coquet et discret, gracieusement perché, comme un nid d’oiseau, sur ses beaux cheveux blonds. Enfin elle a, ce matin-là, un petit air radieux auquel une douce timidité donne plus de charme encore. Un éclat, à la fois vif et rêveur, illumine ses yeux ; la fleur du pêcher parsème ses joues veloutées ; et elle semble tout alanguie par le souvenir d’un récent bonheur.

 

Pitcher, toujours modérément curieux, ne laisse pas de remarquer un certain changement dans l’attitude de Miss Leslie ce matin-là ; au lieu de se rendre directement dans la pièce à côté, où elle travaille habituellement, elle s’attarde, d’un air légèrement irrésolu, dans la pièce principale où Maxwell a installé son bureau. À un certain moment, elle s’approche même de lui, beaucoup plus près qu’elle ne le fait de coutume.

 

Harvey Maxwell, désormais, n’est plus un homme. C’est une machine. C’est un automate mû par des engrenages, des roues bourdonnantes, et des ressorts cliquetants.

 

« Qu’est-ce qu’il y a ? demande l’agent de change brusquement. Quelque chose à me dire ? »

 

Son courrier ouvert s’étale sur son bureau encombré, qui ressemble à une rue de Nice le soir du carnaval. C’est avec un léger éclair d’impatience que ses yeux gris, froids et presque impersonnels se lèvent sur sa secrétaire particulière.

 

« Non, rien », dit-elle en s’éloignant avec un sourire.

 

Puis, s’adressant à l’homme de confiance de la firme Harvey Maxwell et Cie :

 

« Mr. Pitcher, demande-t-elle, est-ce que Mr. Maxwell vous a parlé hier d’engager une autre sténo ?

 

– Oui, mademoiselle, répond Pitcher. Il m’a dit d’en chercher une. J’ai téléphoné à l’agence hier après-midi d’envoyer quelques échantillons ce matin. Il est neuf heures quarante-cinq, mais je n’ai encore aperçu aucun spécimen de leur élevage.

 

– Bon. Je ferai mon travail comme d’habitude, dit la jeune fille, jusqu’à ce que quelqu’un vienne me remplacer. »

 

Aussitôt elle se rend dans son bureau, accroche son nid de fauvette au portemanteau et s’installe devant sa machine à écrire.

 

Quiconque projetterait d’écrire un « Traité d’anthropologie » complet ne saurait le faire, s’il n’a jamais contemplé un agent de change de Manhattan à l’ouvrage pendant les heures de « pointe ». Le poète parle du « char encombré de la vie rugissante ». S’il avait connu un agent de change, il aurait pu ajouter que les minutes de celui-ci s’empilent sur la plate-forme arrière, et que ses secondes sont debout à l’intérieur, pendues après les courroies.

 

Ce jour-là, Harvey Maxwell est particulièrement bousculé. Le télégraphe ne cesse pas de dérouler ses kilomètres de ruban couverts de signes cabalistiques et de chiffres fatidiques. Le téléphone semble atteint d’une quinte de toux chronique. À tout instant des gens entrent en coup de vent dans le bureau et adressent à l’agent de change des propos excités, des questions fiévreuses, des ordres brefs et rapides ; des grooms se précipitent, porteurs de messages ou de télégrammes. Les employés bondissent comme des marins pendant une tempête. Le visage de Pitcher lui-même se laisse aller à exprimer quelque chose qui ressemble à de l’animation.

 

À la Bourse, cependant, sévissent ouragans, éruptions volcaniques, inondations, avalanches et tremblements de terre, et toutes ces perturbations sidérales se répercutent dans les bureaux des agents de change. Maxwell finit par se lever, repousse sa chaise en arrière et poursuit son travail debout. Tel un jongleur de music-hall, il saute du télégraphe au téléphone et d’un bureau à l’autre avec l’agilité d’une danseuse d’Opéra.

 

Au milieu de cette super-activité débordante, l’agent de change se trouve soudainement confronté avec une apparition inattendue : une femme inconnue a réussi à parvenir jusqu’à lui sans qu’il arrive rien de fâcheux à son chapeau rose planté sur une indéfrisable « platine » ni à ses lunettes d’écaille chevauchant un nez impérieux et mal rembourré. Aussitôt Pitcher annonce :

 

« C’est l’agence qui envoie une sténo pour la place. »

 

Maxwell, les mains pleines de paperasses et de rubans télégraphiques, se tourne brusquement vers son employé.

 

« Quelle place ? jappe-t-il en fronçant les sourcils.

 

– Place de secrétaire, dit Pitcher. Vous m’avez dit hier de leur téléphoner pour qu’ils envoient quelqu’un ce matin.

 

– Vous perdez l’esprit, Pitcher, dit Maxwell. Pourquoi diable vous aurais-je dit ça ? Miss Leslie m’a donné toute satisfaction depuis un an qu’elle est ici, et je n’ai absolument aucune raison de la remplacer tant qu’elle voudra bien rester ici. Il n’y a pas d’emploi vacant chez nous, mademoiselle. Téléphonez à l’agence pour annuler votre commande, Pitcher, et ne me présentez plus personne. »

 

La candidate indignée se retira d’un air offusqué et sortit en claquant la porte. Pitcher profita d’un court instant de répit pour glisser à l’oreille du comptable que le patron semblait chaque jour devenir de plus en plus distrait et perdre un peu plus la mémoire.

 

Le torrent des affaires se gonfle et se rue à travers la firme Maxwell et Cie avec une violence accrue. On entasse sur le parquet d’énormes paquets de titres à livrer, ou que l’on vient de lever pour le compte des clients. Les ordres de vente et d’achat arrivent en bourdonnant comme des essaims d’abeilles et reprennent leur vol aussitôt vers la Bourse. Il y a ce jour-là des fluctuations périlleuses sur une partie des titres particuliers de Maxwell, et l’homme se démène comme un puissant engin de haute précision, qui vibre, et marche à pleine tension, et tourne à toute vitesse, avec une souplesse infaillible ; à chaque instant il lance l’ordre voulu, prend la décision idoine avec la promptitude et la régularité d’une horloge. Actions, obligations, rentes, marges, primes, arbitrages, couvertures, tel est le monde abstrait et monstrueux dans lequel se meut Maxwell, et où il n’y a point de place pour tout ce qui est humain et naturel.

 

L’heure du déjeuner approche maintenant et la tension de l’organisme financier se relâche graduellement.

 

Maxwell est debout devant son bureau, les mains pleines de papiers, de fiches, de notes, et d’ordres stratégiques ; il a un crayon sur l’oreille droite, et ses cheveux humides pendent sur son front en mèches désordonnées. Et la fenêtre est ouverte, car le printemps, aimable concierge, a ouvert les radiateurs terrestres et une tiédeur timide commence à se répandre dans la nature.

 

Et voici que s’insinue par cette fenêtre ouverte une odeur flottante, aérienne, une douce odeur de lilas, dont la première bouffée a fait lever la tête à Maxwell et semble l’avoir pétrifié. Car le lilas est le parfum de Miss Leslie, d’elle seule en cette maison…

 

Ce parfum subtil, enivrant, évoque brusquement en l’esprit de Maxwell l’image de la jeune fille avec une intensité qui le fait palpiter étrangement. Le monde de la finance s’évanouit momentanément en un clin d’œil. Miss Leslie… Elle est là, dans la pièce à côté…

 

« Par saint Georges, je le ferai aujourd’hui ! dit Maxwell à demi-voix. Vais lui poser la question tout de suite. Me demande pourquoi je ne l’ai pas encore fait. »

 

Il se rue dans le bureau contigu avec la violence d’un baissier qui est en retard pour se racheter, et fonce sur la secrétaire.

 

Souriante, elle lève les yeux sur lui. Ses joues rosissent un tantinet, et une lueur délicate illumine ses yeux francs. Maxwell se penche vers elle ; ses mains n’ont pas lâché les multiples paperasses qu’elles étreignent, et son oreille droite continue à soutenir vaillamment le crayon professionnel.

 

« Miss Leslie, commence-t-il avec une énergie précipitée, je n’ai qu’un court instant à perdre : j’en profite pour vous dire quelque chose de très important. Voulez-vous être ma femme ? Je n’ai pas eu le temps de vous faire la cour selon les us et coutumes réguliers, mais je vous aime tout de même, à bloc. Répondez-moi vite, s’il vous plaît : il y a un clan de baissiers qui est en train de matraquer l’Union Pacific.

 

– Oh ! qu’est-ce que vous racontez là ? » s’écrie la jeune femme.

 

Elle se lève et fixe son patron avec des yeux exorbités.

 

« Vous ne m’avez pas compris ? dit Maxwell plus posément. Je désire vous épouser. Je vous aime, Miss Leslie. J’ai senti qu’il me fallait vous le dire et j’ai profité d’un moment de répit pour le faire. Voilà qu’on m’appelle de nouveau au téléphone. – Dites-leur d’attendre un instant, Pitcher ! – Acceptez-vous, Miss Leslie ? »

 

La secrétaire alors se conduit d’une façon très étrange. Tout d’abord elle paraît anéantie de stupéfaction ; puis de ses yeux écarquillés se mettent à jaillir des larmes, à travers lesquelles brille bientôt un radieux sourire ; elle conclut en glissant tendrement l’un de ses bras autour du cou de Maxwell :

 

« Je vois ce que c’est maintenant, dit-elle doucement. Ce sont vos maudites affaires qui vous font perdre le souvenir de vos actes. J’ai commencé par avoir peur ; et puis j’ai compris. Avez-vous déjà oublié, Harvey ? Nous nous sommes mariés hier soir à la petite église derrière chez vous. »

 

VINGT ANS APRÈS

Le policeman effectuait sa ronde dans l’avenue avec une allure imposante qui était plutôt due à la force de l’habitude que destinée à impressionner la population, car les spectateurs étaient fort clairsemés. Il était à peine dix heures du soir, mais les rafales d’un vent froid chargé de bruine avaient considérablement dépeuplé les rues.

 

S’assurant, au cours de sa martiale progression, que les portes étaient bien fermées, exécutant avec son bâton des moulinets d’une technique raffinée, et se retournant de temps en temps pour jeter un coup d’œil vigilant derrière lui, dans l’avenue pacifique, le policeman, avec sa haute et robuste silhouette au port majestueux et légèrement présomptueux, représentait le type parfait du gardien de la paix. Les maisons du quartier semblaient presque toutes désertes. On apercevait bien par-ci par-là la façade illuminée de quelque brasserie ou la vitrine étincelante d’un bureau de tabac ; mais tout le reste se composait d’immeubles commerciaux, dont les portes avaient été closes depuis longtemps.

 

Soudain, le policeman ralentit son pas. Sous le porche obscur d’une quincaillerie, il venait d’apercevoir un homme qui, un cigare non allumé aux lèvres, se penchait pour regarder dans l’avenue d’un air circonspect. Au moment où le policeman arriva à sa hauteur, l’homme se mit à parler hâtivement.

 

« Ce n’est rien, brigadier, dit-il d’un ton aimable. J’attends un ami. On s’est donné rendez-vous ici il y a vingt ans. Ça vous paraît peut-être un peu drôle, n’est-ce pas ? Je vais vous expliquer, pour vous prouver que ma présence ici n’a rien d’irrégulier. À cette époque-là, il y avait un restaurant à la place de cette quincaillerie, le restaurant de Big Joe Brady.

 

– Déménagé depuis cinq ans », dit le policeman. L’homme se tut un instant, pour allumer son cigare. La lueur de l’allumette montra au policeman un visage blême aux yeux perçants, à la mâchoire carrée, au front légèrement fuyant et portant une petite cicatrice blanche au-dessus du sourcil droit. L’annulaire de sa main gauche s’ornait d’une large émeraude sertie dans un chaton en platine.

 

« Il y a vingt ans aujourd’hui, reprit l’homme, j’ai dîné ici chez Big Joe Brady avec Jimmy Wells, mon meilleur copain, et le plus chic type de la terre. Lui et moi, on a été élevés ensemble ici à New York, comme deux frères. Jimmy avait vingt ans et moi dix-huit. Je devais partir le lendemain matin, pour l’Ouest, où j’allais chercher fortune. Mais Jimmy ne voulut pas m’accompagner : rien à faire pour l’arracher à son New York. Seul séjour possible pour un homme, pensait-il. Enfin, ce soir-là on se donna rendez-vous au même endroit dans vingt ans de là, et à la même heure, quoi qu’il nous fût arrivé à tous les deux entre-temps, et quelle que fût la distance à franchir pour y parvenir. On se disait qu’en vingt ans chacun de nous deux aurait trouvé sa voie et fixé sa destinée d’une manière ou de l’autre.

 

– C’est assez amusant, dit le policeman. Bien que… vingt ans sans se voir, ça paraît plutôt long. Vous n’avez jamais eu de nouvelles de votre ami depuis votre départ ?

 

– Oh ! si, pendant quelque temps on correspondit quelque peu, dit l’homme. Mais au bout d’un an ou deux nous nous perdîmes de vue. L’Ouest, voyez-vous, est un assez gros morceau, et j’ai dû bourlinguer pas mal dans le district. Mais je sais que Jimmy, s’il est encore en vie, viendra me retrouver ici ce soir, car il a toujours été le type le plus régulier et le plus sûr du monde. Pas de danger qu’il ait oublié. J’ai parcouru près de quatre cents lieues pour venir ici, à cette porte, ce soir, et, si mon vieux copain se montre, je ne regretterai pas le voyage. »

 

L’homme exhiba une belle montre en or sertie de petits diamants.

 

« Dix heures moins trois, fit-il. Il était exactement dix heures lorsque nous nous séparâmes il y a vingt ans…

 

– Semblez avoir assez bien réussi dans l’Ouest, pas vrai ? demanda le policeman.

 

– J’pense bien ! Si Jimmy a seulement pu dégoter la moitié de c’que j’ai, je suis content pour lui ! Bon type, Jimmy, mais un peu… lent, vous savez, manquait d’mordant. Moi, j’ai été obligé de me bagarrer avec tout ce qu’il y a de plus rugueux comme concurrents, avant de faire fortune. À New York, on s’émousse, voyez-vous. Il faut l’Ouest pour donner du tranchant à un homme. »

 

Le policeman fit un moulinet avec son bâton comme pour annoncer son départ.

 

« Je vais continuer ma ronde. J’espère que votre ami ne manquera pas de venir. Vous ne l’attendrez sans doute pas, au cas où il serait en retard ? Par ce temps-là…

 

– Bien sûr que si ! fit l’autre. J’lui accorderai une bonne demi-heure de grâce, j’lui dois bien ça. Si Jimmy est encore sur terre ce soir, il sera certainement ici avant que les trente minutes aient fini de tic-taquer. Adieu, brigadier.

 

– Bonsoir, monsieur », dit le policeman, qui reprit sa patrouille majestueusement, en s’assurant au passage que toutes les portes étaient bien fermées.

 

Il tombait maintenant une pluie fine et glaciale et le vent s’était mis à souffler avec une vigueur régulière et pénétrante. Les rares passants que l’on apercevait dans le quartier pressaient le pas d’un air renfrogné, le col du pardessus relevé et les mains dans les poches. Sous le porche de la quincaillerie, l’homme qui avait parcouru quatre cents lieues pour venir au rendez-vous follement incertain fixé vingt ans plus tôt, continuait à fumer son cigare en attendant son ami d’enfance.

 

Au bout de vingt minutes environ, un homme de haute taille, le visage enfoui dans le col de son pardessus et le chapeau rabattu sur les yeux, traversa rapidement la rue et s’approcha de l’homme debout sous le porche.

 

« Est-ce toi, Bob ? demanda-t-il d’une voix sans conviction.

 

– C’est toi, Jimmy Wells ? s’écria l’autre.

 

– Ma parole ! fit le nouvel arrivant en étreignant les mains de son interlocuteur. C’est ce vieux Bob, pour sûr ! J’aurais parié n’importe quoi que je te trouverais ici ce soir si tu étais encore en vie ! Vingt ans, c’est long, tout de même ! Enfin ! Enfin ! Enfin !… Le vieux restaurant n’est plus là, Bob, malheureusement : j’aurais bien aimé y dîner avec toi ce soir ! Alors, mon vieux, qu’est-ce que tu as fabriqué dans l’Ouest ?

 

– Des tas d’choses, mais en somme j’ai fait ma pelote comme j’ai voulu. Tu as bigrement changé Jimmy. Je te croyais plus petit, de dix à quinze centimètres, au moins…

 

– Oh ! j’ai grandi un peu jusqu’à vingt-cinq ans.

 

– Alors, tu as fait ton chemin à New York, Jimmy ?

 

– Comme ci, comme ça. Je suis devenu fonctionnaire municipal. Allez, viens, mon vieux Bob : je connais un petit coin épatant où nous pourrons parler longuement et tranquillement du bon vieux temps. »

 

Les deux hommes, bras dessus, bras dessous, se mirent en route, longeant les maisons pour se garantir de la pluie. L’homme de l’Ouest, vulgairement présomptueux comme tous ceux qui ont fait une fortune rapide, ne tarda pas à brosser d’un ton nerveux une esquisse approximative de sa carrière, que son ami, engoncé dans son pardessus, semblait écouter avec intérêt.

 

Juste avant d’arriver au coin de l’avenue, ils passèrent devant une pharmacie brillamment illuminée, et aussitôt chacun d’eux tourna la tête instinctivement afin de contempler le visage de l’autre.

 

L’homme de l’Ouest s’arrêta brusquement et dégagea son bras.

 

« Vous n’êtes pas Jimmy Wells, jappa-t-il d’un ton coupant. Un nez romain ne peut pas devenir camus, même en vingt ans.

 

– Non, dit l’autre, mais en vingt ans un bon garçon peut devenir un mauvais garçon. Il y a dix minutes que vous êtes arrêté, Silky Bob. Nous avons reçu un télégramme de Chicago nous informant que vous deviez vous trouver à New York et nous priant de vous mettre en conserve. Inutile de faire du pétard, n’est-ce pas ? C’est parfait. En route pour le poste de police maintenant. Ah ! j’oubliais : tenez, voilà un mot que l’on m’a prié de vous remettre, vous pouvez le lire ici, à la lueur de la vitrine. C’est du policeman Wells. »

 

L’homme de l’Ouest déplia d’un air sombre le papier que l’autre lui tendait. Et sa main, tout d’abord rude et ferme, se mit à trembler légèrement lorsqu’il eut achevé la lecture de ces quelques lignes :

 

Bob,

 

J’étais au rendez-vous à l’heure fixée. Quand tu allumas ton cigare, je reconnus en toi l’homme réclamé par Chicago. Alors je suis allé chercher un inspecteur, pour exécuter l’opération, parce que, vois-tu, je ne pouvais pas faire ça moi-même.

 

JIMMY.

 

LA RANÇON DU SMOKING

Mr. Tower Chandler est en train de repasser le pantalon de son smoking dans sa chambre meublée. Vigoureusement il imprime au fer chaud un mouvement alternatif, dont il administre avec une technique appropriée la vitesse et la pression, afin de conférer au cérémonieux vêtement le pli réglementaire qui doit s’étendre, impeccable, de son gilet à ses souliers, et vice versa. Nous n’en dirons pas davantage sur la toilette de notre héros. Ceux qui désireraient en savoir plus long n’ont qu’à s’imaginer à quels expédients pénibles et cocasses est contrainte d’avoir recours une pauvreté qui ne veut point s’avouer vaincue.

 

Nous retrouvons maintenant Mr. Chandler dans l’escalier de sa maison meublée, qu’il descend avec calme, assurance et majesté. Drapé de noir, chemisé de blanc, rigide, immaculé, magnifique, l’air un peu blasé, rien ne le distingue à première vue du plus typique jeune clubman de New York, qui s’apprête à inaugurer les réjouissances vespérales.

 

Les honoraires de Mr. Chandler, qui travaille dans le bureau d’un architecte, se montent à dix-huit dollars par semaine. Par ailleurs, il n’a que vingt-deux ans et considère l’architecture comme un art véritable ; et, bien qu’il n’ose point l’avouer devant les New-Yorkais, il admet honnêtement que le Flat Iron Building ne vaut pas, comme silhouette, la cathédrale de Reims.

 

Chaque semaine, Chandler met un dollar de côté. Et toutes les dix semaines, au moyen du capital supplémentaire ainsi accumulé, il achète « une soirée de gentleman » chez le vieil usurier et brocanteur qui a nom le « Père Temps ». Il arbore l’habit de gala des millionnaires et des présidents, il se rend dans les quartiers où la vie métropolitaine étale ses plus somptueux atours, et s’offre là un dîner luxueux et raffiné. Dix dollars suffisent pour permettre à un homme de jouer à la perfection, durant quelques heures, le rôle d’un snob opulent et oisif. La somme couvre largement l’étendue d’un programme comportant un repas judicieux et confortable, une bouteille revêtue d’une étiquette respectable, un cigare, des pourboires irréprochables, un taxi, et les habituels et cætera.

 

Cette précieuse et rare soirée, cueillie tous les soixante-dix jours au morne rameau des semaines, est pour Chandler une source de béatitude éternellement renouvelée. La jeune fille de haute et opulente lignée ne fait jamais qu’une seule fois ses débuts dans le monde ; et le souvenir de cette unique soirée continue à scintiller doucement dans sa mémoire jusqu’à son dernier jour. Mais chaque dixième semaine apporte à Chandler une joie aussi vive, aussi palpitante, aussi fraîche que celle de sa première sortie. Siéger parmi les « gens chic », à l’ombre des palmiers artificiels, au son d’une musique submergeante et anesthésique, contempler les habitués de ces paradis gastronomiques et mondains, et… s’offrir à leurs regards, – qu’est-ce que le premier bal d’une jeune fille comparé à de telles jouissances supérieures ?

 

Tout au long de Broadway, Chandler défile au milieu de la grande parade vestimentaire. Car ce soir, il est lui-même un spectacle autant qu’un spectateur. Les soixante-neuf soirs suivants, il dînera, en complet de cheviotte et chemise de coton, soit dans une crémerie douteuse, soit dans un « automat-bar » parmi des vagues pressées de clients affamés et indigents, soit, dans sa chambre, d’un simple sandwich arrosé de bière. Mais il consent volontiers à tout cela ; car c’est un vrai fils de la grande cité du tohu-bohu, du clinquant et du tape-à-l’œil, et pour lui une seule soirée passée aux feux de la rampe compense largement toutes celles qu’il faut humblement dissiper dans l’ombre.

 

Chandler prolongea sa promenade jusqu’au carrefour où l’« Incomparable Avenue » est coupée par les Quarantièmes Rues. Il était encore de bonne heure, et lorsqu’on ne fait partie du « beau monde » qu’une fois tous les soixante-dix jours, on aime à prolonger le plaisir. Des regards brillants, sinistres, curieux, admiratifs, provocants, séducteurs se posaient sur lui tour à tour ; car son allure et son vêtement proclamaient hautement qu’il appartenait à l’élite des cultivateurs de jouissances et des dispensateurs de largesses.

 

En arrivant au carrefour, Chandler s’arrêta un instant, et contempla l’avenue d’un air satisfait avant de faire demi-tour pour aller rejoindre le restaurant chic et fastueux où il dînait habituellement ces soirs-là. Juste à ce moment, une jeune fille qui tournait vivement au coin de l’avenue glissa sur une mince couche de neige glacée et tomba sur le trottoir.

 

Chandler se précipita et, avec une courtoise sollicitude, l’aida à se remettre sur ses pieds. Soutenue par lui, la jeune fille s’approcha en clopinant du mur de l’immeuble contre lequel elle s’appuya, en remerciant Chandler d’un air gracieux et modeste à la fois.

 

« Je crois que je me suis foulé la cheville, dit-elle. J’ai senti mon pied qui tournait en tombant.

 

– Est-ce que cela vous fait très mal ? demanda Chandler.

 

– Seulement quand je m’appuie dessus. Je pense que je pourrai marcher dans une minute ou deux.

 

– Puis-je vous offrir mes services ? questionna le jeune homme. Faut-il arrêter un taxi ou bien…

 

– Merci, dit la jeune fille d’une voix pleine de douceur et de cordialité. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire que je vous importune plus longtemps. Quelle maladresse ! C’est uniquement ma faute si je suis tombée. J’ai des talons ridiculement bas et je ne puis guère les incriminer. »

 

Chandler maintenant regardait la jeune fille avec une attention et un intérêt rapidement croissants. Elle était d’une beauté délicate et raffinée ; une gracieuse gaieté rayonnait de ses yeux gris. Très simplement vêtue d’un costume de serge noire, elle avait ainsi l’aspect classique de la demoiselle de magasin. Ses boucles brunes émergeaient d’un petit chapeau de feutre bon marché. C’était certainement l’une des jeunes employées les plus sérieuses, les plus aimables et les plus attrayantes que Chandler eût jamais rencontrées.

 

Une idée soudaine traversa l’esprit du jeune architecte : s’il invitait la jeune fille à dîner ? Voilà bien ce qui avait manqué jusqu’ici à ses festins périodiques, splendides certes, mais solitaires. Ne jouirait-il pas doublement de ces brèves heures consacrées au luxe et à l’élégance, s’il pouvait les faire bénéficier de la compagnie d’une dame ? Cette jeune fille était sans aucun doute très bien élevée, cela se devinait à son attitude et à sa façon de parler. Et Chandler sentait que, malgré le costume extrêmement simple qu’elle portait, il serait très heureux de la faire asseoir à sa table.

 

Ayant ainsi rapidement médité, il résolut de l’inviter. Cela constituait, il est vrai, un manquement à l’étiquette ; mais c’est souvent que les jeunes filles salariées se moquent des formalités en de telles circonstances. En général elles sont de bons juges des hommes ; et elles préfèrent se fier à leur propre jugement plutôt qu’à de vaines et inutiles conventions.

 

Judicieusement dépensés, ses dix dollars devaient permettre à Chandler d’offrir à son hôte ainsi qu’à lui-même un repas irréprochable. Un tel dîner ne manquerait pas de briller comme un phare merveilleux dans l’existence morne et monotone de la jeune fille ; et les remerciements chaleureux et vibrants, qu’il l’entendait déjà lui adresser, ajouteraient encore à son plaisir et à son triomphe éphémères.

 

« Je crains, dit-il, d’un ton empreint de franchise et de gravité, que votre cheville ne se rétablisse pas aussi rapidement que vous le pensez. Si vous le permettez, je vous suggérerai une proposition qui aura le double avantage de vous donner tout le temps nécessaire pour vous remettre et de me faire à moi-même un très grand plaisir. Je m’apprêtais à aller dîner tout seul, lorsque je vous vis tomber sur le trottoir. Voulez-vous m’accompagner ? Nous dînerons confortablement ensemble en devisant plaisamment, et je suis sûr qu’en sortant de table votre cheville sera tout à fait capable de vous transporter jusque chez vous. »

 

La jeune fille leva vivement les yeux sur Chandler, qui souriait d’un air grave, aimable, courtois et en vérité fort séduisant. Elle sourit à son tour, en même temps qu’une étincelle malicieuse jaillissait de son regard.

 

« Mais nous ne nous connaissons pas, ce serait incorrect, fit-elle d’une voix hésitante.

 

– Il n’y a rien d’incorrect là-dedans, dit le jeune homme avec candeur. Permettez-moi de me présenter : Towers Chandler. Après le dîner, que je m’efforcerai de rendre aussi attrayant que possible, je vous souhaiterai bonne nuit, à moins que vous ne me permettiez de vous accompagner jusqu’à votre porte si vous le préférez.

 

– Mais, Seigneur ! s’écria la jeune fille en jetant un coup d’œil sur la garde-robe étincelante de Chandler, je ne puis sortir avec cette vieille robe et ce vieux chapeau !

 

– Ne vous tourmentez pas pour si peu, dit Chandler joyeusement. Vous êtes plus charmante ainsi, j’en suis sûr, que bien des femmes vêtues des plus somptueuses robes du soir.

 

– Ma cheville me fait encore mal, c’est vrai, avoua la jeune fille en essayant de faire un ou deux pas. Je crois… que je vais accepter votre invitation, Mr. Chandler. Vous pouvez m’appeler… Miss Marianne.

 

– En route donc, Miss Marianne ! dit le jeune architecte gaiement, en offrant avec une parfaite courtoisie son bras à la jeune fille. Vous n’aurez pas longtemps à marcher. Il y a tout près d’ici un restaurant excellent et très respectable. Appuyez-vous sur mon bras, là, et ne craignez rien : nous irons doucement. Ce n’est pas gai de dîner tout seul. Je serais presque enclin à me féliciter de votre chute… »

 

Lorsqu’ils furent installés à une table heureusement choisie, sous l’égide d’un maître d’hôtel éblouissant, Chandler commença aussitôt à ressentir la jouissance ineffable que lui procuraient invariablement ses sorties périodiques.

 

Le restaurant était peut-être un peu moins fastueux que celui où il dînait généralement, plus loin dans Broadway, mais il paraissait d’un « chic » équivalent bien que plus sévère. Les tables étaient toutes occupées par des dîneurs d’aspect convenablement opulent, l’orchestre miaulait en sourdine de façon très satisfaisante, juste assez doucement pour que l’on pût goûter les joies de la conversation et que l’on ne fût point capable de deviner si ce qu’il jouait était un concerto de Vivaldi ou une rumba de Spratzckryomshky. La cuisine et le service étaient impeccables.

 

En dépit de sa robe et de son chapeau bon marché, la jeune convive se comportait avec une distinction naturelle qui faisait ressortir la beauté de son visage. Et il est certain qu’elle contemplait avec une expression de gratitude charmante et presque admirable Mr. Towers Chandler, tandis qu’il donnait ses ordres au maître d’hôtel avec une aisance et une dignité parfaites.

 

C’est alors que la Folie de Manhattan, la Frénésie du Bluff, le Bacille de la Vantardise, la Peste provinciale de la Pose s’emparèrent de l’amphitryon. Broadway le submergeait de ses pompes et de ses fastes ; et il y avait des gens qui le regardaient. Il était sur la scène, et il avait entrepris de jouer, dans cette représentation unique, le rôle d’un papillon de la mode, d’un oisif délicat et fortuné. Son costume convenait parfaitement au personnage, et tous ses anges gardiens réunis n’étaient pas assez puissants pour l’empêcher de « faire son entrée ».

 

Poussé par une force irrésistible, il se mit à inonder Miss Marianne d’un flux de conversation où roulaient pêle-mêle les clubs, les réceptions, le golf, l’équitation, la chasse à courre, les cotillons ; il alla même jusqu’à risquer une allusion discrète à un yacht ancré dans le port de Larchmont. Remarquant que la jeune fille paraissait puissamment impressionnée par ce torrent verbal de généralités, il consolida son boniment au moyen de quelques insinuations ayant trait à une grande fortune et mentionna familièrement quatre ou cinq noms de milliardaires. De cette brève soirée, rare et précieuse, Chandler s’efforçait d’extraire ce qu’il croyait être tout le suc. Et pourtant, une ou deux fois, il lui sembla voir l’or pur de cette jeune fille luire à travers le brouillard que sa vanité avait fait lever entre le monde et lui.

 

« Cette existence que vous menez, dit-elle, me semble bien vaine et futile. N’avez-vous donc aucun travail à faire ici-bas, auquel vous puissiez vous intéresser ?

 

– Ma chère Miss Marianne ! s’écria-t-il. Du travail ! Quand il faut s’habiller tous les soirs pour dîner, faire une douzaine de visites l’après-midi, passer au club deux fois par jour, aller aux courses, au théâtre, au bal, chez le tailleur, le bottier, le chemisier, recevoir le coiffeur et la manucure ! Nous autres oisifs sommes les plus grands travailleurs de la terre ! »

 

 

Lorsque le dîner fut achevé, l’addition payée et le pourboire généreusement dispensé, les deux convives se rendirent à pied jusqu’au carrefour où ils s’étaient rencontrés. Miss Marianne marchait assez bien maintenant ; c’est à peine si l’on s’apercevait qu’elle boitillait encore un peu.

 

« Je vous remercie de m’avoir fait passer cette bonne soirée, dit-elle franchement. Il me faut rentrer chez moi maintenant. Et merci encore, Mr. Chandler, pour cet excellent dîner. »

 

Il lui serra la main, avec un sourire cordial, et laissa entendre qu’on l’attendait à son club pour un bridge. Puis, tandis que la jeune fille s’éloignait rapidement, il la suivit des yeux un instant, avant de faire demi-tour pour rentrer chez lui…

 

Dans sa chambre meublée, sombre et froide, Chandler plie soigneusement son smoking et le met en conserve, pour soixante-neuf jours. Il semble rêveur.

 

« Il n’y a pas à dire, elle est épatante, murmure-t-il. Et sérieuse, et bien élevée, j’en suis sûr, bien qu’elle soit obligée de travailler. Peut-être que, si je lui avais dit la vérité au lieu de lui raconter tous ces boniments, nous aurions pu… Mais quoi ! Il me fallait bien faire honneur à mon smoking… »

 

Ainsi s’exprime le brave guerrier qui naquit et fut élevé dans les wigwams de la tribu des Manhattans.

 

Après avoir quitté son galant convive, la jeune fille s’engage bientôt dans la Cinquième Avenue et s’arrête devant un hôtel particulier, d’aspect confortable et cossu, bordant cette artère dorée. Elle y pénètre hâtivement, monte au premier étage et entre dans le boudoir rose ; une belle jeune femme, simplement mais richement vêtue, qui est en train de regarder par la fenêtre, se retourne brusquement.

 

« Ah ! te voilà enfin, petite écervelée ! s’écrie-t-elle. Quand cesseras-tu de nous causer de telles frayeurs ? Il y a plus de deux heures que tu es sortie, avec cette vieille robe et ce vieux chapeau d’étudiante ! Maman est aux cent coups. Elle a envoyé les deux chauffeurs te chercher partout. Tu es une vilaine petite souris ! »

 

Ayant ainsi parlé, elle appuie sur un bouton.

 

« Marie, dit-elle à la femme de chambre, prévenez Madame que Miss Marianne vient de rentrer.

 

– Ne me gronde pas, dit Marianne à sa grande sœur. J’étais sortie pour prendre l’air un peu avant le dîner, tu sais que j’adore ça. Et j’avais mis cette vieille robe comme toujours pour ne pas me faire remarquer : avec ça tout le monde me prend pour une demoiselle de magasin, c’est épatant !

 

– Mais nous avons fini de dîner, chérie ! Pourquoi rentres-tu si tard ce soir ?

 

– Je vais t’expliquer. J’ai glissé sur le trottoir glacé et je me suis tourné le pied. Impossible de marcher sur le moment, tellement ça me faisait mal. Alors je suis entrée dans un restaurant qui se trouvait là, et j’y suis restée jusqu’à ce que je fusse capable de rentrer. Voilà pourquoi je suis en retard. »

 

Les deux jeunes filles s’approchent alors de la fenêtre et contemplent en silence pendant quelques instants le torrent des véhicules qui glissent, dévalent, bondissent et s’entrecroisent en rugissant dans l’avenue. Et puis la jolie cadette appuie sa tête sur l’épaule de sa grande sœur, tendrement.

 

« Je songe qu’il faudra bientôt nous marier, toutes les deux, fait-elle d’un air rêveur. Nous sommes si riches que l’on ne nous pardonnerait pas de faire trop attendre les prétendants. Veux-tu que je te dise quel type d’homme je voudrais épouser ?

 

– Parle, petit cerveau brûlé ! fait l’autre en souriant.

 

– Je voudrais épouser un homme aux yeux bleus et au sourire avenant, qui fût aimable et prévenant pour les jeunes filles pauvres, et qui fût généreux, et qui ne pensât pas qu’à flirter. Mais je voudrais aussi qu’il eût une ambition, un but dans la vie, un travail à faire en ce monde. Peu m’importerait qu’il fût pauvre, j’ai assez d’argent pour l’aider à se forger une carrière. Mais, ma chérie, l’espèce d’homme que nous rencontrons tous les jours, le snob, l’oisif qui passe son temps au club, au golf, aux courses, aux réceptions, non jamais je ne pourrai épouser un homme comme ça, même s’il a les yeux bleus et un joli sourire, et si prévenant qu’il soit pour les jeunes filles pauvres qu’il rencontre dans la rue. »

 

LE CALIFE, CUPIDON ET L’HORLOGE

Le Prince Michel, de l’Électorat de Valleluna, était assis dans le parc sur son banc favori. La fraîcheur de cette nuit de septembre le ravigotait mieux que n’eût pu le faire le plus précieux des vins toniques. Il y avait peu de monde sur les bancs ; car les habitués du parc, bipèdes au sang paresseux, avaient regagné leurs wigwams aux premières morsures frisquettes d’un automne précoce. La lune venait d’émerger au-dessus du pâté de maisons qui borde le parc à l’est. Des enfants riaient et folâtraient autour de la fontaine aux jets d’eau pétulants. Dans les recoins obscurs, les faunes poursuivaient les hamadryades, sans paraître se soucier du regard des mortels. Un orgue de Barbarie – notre Philomèle, dirait le poète – égrenait dans une rue adjacente ses notes mécaniques et langoureuses. Autour des barrières enchantées du petit parc, grondaient et miaulaient voitures, autobus et tramways, et les trains du métro aérien rugissaient comme des lions à travers les grilles. Au-dessus des arbres brillait la face ronde, large et luisante, d’une horloge enchâssée dans la tour d’un vieux bâtiment public.

 

Les souliers du Prince Michel avaient atteint un état de vétusté qui eût découragé le plus expert des rapetasseurs de semelles ; et sa garde-robe eût fait fuir tous les marchands d’habits de Brooklyn. La broussaille pileuse qui parsemait son visage avait pris des nuances polychromes, allant du brun au gris et du rouge au verdâtre, ce qui la faisait ressembler à quelque chose comme une « Vue de la gare Saint-Lazare en si bémol diaphorétique paraboloïdal », perpétrée par un barbouilleur de Montparnasse. Quant à son chapeau, la plus vorace des ouvreuses eût refusé de le prendre au vestiaire.

 

Le Prince Michel souriait, assis sur son banc favori. Cela le divertissait de penser qu’il était assez riche pour acheter, s’il lui en eût pris la fantaisie, tous ces tas d’immeubles dont il apercevait devant lui les fenêtres illuminées. Dans cette fière cité de Manhattan, il aurait pu rivaliser avec n’importe quel Crésus en matière de bijoux et platine, or et tableaux, châteaux et objets d’art, hectares, yachts, limousines, personnel domestique, tapis d’Orient, cigares, jaquettes, clubs, trains spéciaux, poules de luxe et villes d’eaux, s’il s’était simplement contenté de grignoter les bords de son vaste pudding de possessions héréditaires. Il aurait pu se mettre à table avec les princes régnants. L’accueil chaleureux des cercles mondains et artistiques, l’amitié de l’élite, l’adulation, l’imitation, l’hommage des plus célèbres beautés, les plus grands honneurs, la louange des sages, la flatterie, l’estime, le crédit, le plaisir, la gloire, le turf, le Jockey Club, l’amour des vedettes cinématographiques, le respect des juges d’instruction ; l’obséquiosité des maîtres d’hôtel, des tailleurs, des manucures, des médecins, des héritiers, des ministres et des contrôleurs de wagon-lit, tout le miel de la vie était, à tout moment, dans la ruche du monde, à la disposition du Prince Michel, de l’Électorat de Valleluna : il n’avait qu’à lever le doigt pour faire couler à flots sur ses lèvres le suc divin de l’opulence.

 

Et cependant, il préférait rester, crasseux et en haillons, assis sur un banc du parc. Car il avait goûté au fruit de l’Arbre de la Vie, et, l’ayant trouvé amer, l’avait recraché ; il était sorti de l’Eden afin d’essayer, pendant quelque temps, de se distraire en collant son oreille à la poitrine nue du vaste monde pour en écouter battre le cœur.

 

Telles sont les pensées qui flottent en l’âme rêveuse du Prince Michel, tandis qu’il sourit sous le chaume de sa barbe multicolore. Il aime à flâner ainsi, vêtu comme le plus pauvre des clochards qui mendient dans les parcs, pour étudier l’humanité. Dans l’altruisme il a trouvé plus de plaisir que n’ont jamais pu lui en procurer ses richesses, sa situation et toutes les plus grossières jouissances de la vie. Son bonheur et sa consolation suprême sont de soulager la détresse individuelle, de combler de faveurs ceux qui lui paraissent dignes d’être secourus, d’éblouir les infortunés par des présents inattendus et sidérants d’une munificence vraiment royale, mais toujours distribués avec une judicieuse sagesse.

 

Le regard du Prince Michel s’arrêta sur la face illuminée de la grande horloge nichée dans la tour, et son sourire, tout altruiste qu’il fût, se teinta d’un léger mépris. Car le Prince affectionne les hautes et profondes cogitations. C’est toujours avec un hochement de tête qu’il a considéré l’abjecte soumission du monde aux arbitraires mensurations du Temps : et c’est avec tristesse qu’il contemple les allées et venues fiévreuses et craintives des hommes, asservis par les petites baguettes d’acier d’une pendule.

 

 

Un jeune homme en habit de soirée vint s’asseoir sur l’un des bancs voisins du trône de Valleluna. Pendant une demi-heure, il ne cessa de fumer des cigares avec une nervosité fébrile, puis il se mit à surveiller attentivement la grande horloge. Son trouble était évident ; et le Prince ne laissa point de remarquer, avec une certaine mélancolie, que cette agitation semblait avoir une liaison secrète avec les mouvements des bâtonnets horométriques.

 

Son Altesse se leva et s’approcha du jeune homme.

 

« Je m’excuse de vous importuner, dit-il, mais… hic !… je m’aperçois que vous êtes en proie à de certaines perturbations barométr… psychologiques. Si cela peut aider à excuser mon importunité, j’ai l’honneur de vous informer que je ne suis autre que le Prince Michel, héritier du trône de l’Électorat de Valleluna. Je suis ici incognito, bien entendu, comme vous le devinez sans doute à mon aspect extérieur. C’est l’un de mes caprices que de m’efforcer de secourir ceux de mes frères mortels qui me paraissent mériter mon assistance. Peut-être le souci qui semble vous ronger sera-t-il susceptible de céder plus facilement à vos efforts si vous me permettez d’y joindre… hic !… les miens. »

 

Le jeune homme leva les yeux sur le Prince avec un sourire qui ne réussit point à effacer le sillon que l’anxiété avait creusé entre ses sourcils. Il se mit à rire, sans que le sillon disparût ; cependant il accepta aimablement cette diversion momentanée.

 

« Enchanté de faire votre connaissance, Prince, fit-il avec bonne humeur. Oui, je me doutais bien que vous voyagiez incognito dans ces parages. Merci pour votre offre d’assistance, mais je ne vois pas comment votre renfort pourrait modifier l’issue du conflit. C’est une affaire tout à fait particulière, voyez-vous, mais merci tout de même. »

 

Le Prince Michel s’assit auprès du jeune homme. C’est souvent qu’on l’envoyait promener ; mais, grâce à ses manières et à ses paroles courtoises, cela se passait toujours à l’amiable.

 

« Les horloges, dit le Prince, sont des entraves aux pieds de l’humanité. J’ai remarqué que vous fixiez celle-ci d’un regard persistant. Cependant, la face de cette horloge est celle d’un tyran, ses chiffres sont aussi faux que ceux d’un billet de loterie ; sa sonnerie ressemble à la voix d’un tricheur qui vous invite à venir jouer aux cartes pour vous dépouiller. Permettez-moi de vous donner un conseil : délivrez-vous de ces liens humiliants, et cessez de diriger vos affaires d’après les indications de ce moniteur de laiton et d’acier.

 

– Je ne le fais jamais d’habitude, dit le jeune homme. J’ai toujours une montre sur moi, sauf quand je suis englué dans ces frusques de gala.

 

– Je connais la nature humaine aussi bien que l’herbe et les arbres, dit le Prince avec un sérieux plein de dignité. Je suis un maître en philosophie, un connaisseur en art, et je possède le compte en banque d’un Fortunatas. Il y a peu d’infortunes humaines que je ne sois capable de soulager ou de surmonter. J’ai lu dans votre visage, et j’y ai trouvé de la noblesse et de l’honnêteté en même temps que de la détresse. Je vous prie d’accepter mon aide ou mes conseils. Ne faites pas mentir l’intelligence qui se reflète sur votre physionomie, en jaugeant, d’après mon aspect extérieur, le pouvoir que je puis avoir de vaincre vos ennuis. »

 

Le jeune homme leva de nouveau les yeux sur l’horloge et fronça les sourcils d’un air sombre. Puis son regard abandonna la clepsydre illuminée et, après un court voyage dans l’espace, se posa résolument sur le quatrième et dernier étage d’un immeuble en briques rouges situé en face de lui, de l’autre côté des grilles. De faibles lueurs, filtrant à travers les jalousies, indiquaient clairement qu’une certaine activité s’exerçait dans la plupart des pièces.

 

« Neuf heures moins dix ! » s’écria le jeune homme avec un geste d’impatience et de désespoir.

 

Il se leva, tourna le dos à la maison fatale et fit rapidement deux ou trois pas dans la direction opposée.

 

« Arrêtez ! ordonna le Prince Michel d’une voix si puissante que le désespéré obéit, et se retourna en riant amèrement.

 

– Je lui accorde encore dix minutes, et puis je m’en vais, murmura-t-il tout bas. Je me joins cordialement à vous, mon ami, continua-t-il à haute voix en s’adressant au Prince, pour maudire toutes les horloges, et j’y ajouterai toutes les femmes.

 

– Asseyez-vous, dit le Prince avec calme. Je n’accepte pas votre addenda. Les femmes sont les ennemies naturelles des horloges, et par conséquent les alliées de ceux qui cherchent à secouer le joug de ces monstres, calculateurs de nos folies et limitateurs de nos plaisirs. Si ce n’est point trop exiger de votre confiance, je vous prierai de me raconter votre histoire. »

 

Le jeune homme se laissa choir sur le banc avec un rire désabusé.

 

« Volontiers, Votre Altesse royale ! dit-il d’un ton ironiquement déférent. Vous voyez cette maison, celle dont les trois fenêtres du dernier étage sont éclairées ? Eh bien, à six heures je me trouvais là-haut en compagnie de la jeune dame à laquelle je suis… j’étais fiancé. J’avais… fait des blagues, mon cher Prince, je m’étais conduit comme un polisson… et elle l’avait appris. Alors, je voulais me faire pardonner. Nous demandons toujours aux femmes de nous pardonner, n’est-ce pas, mon Électeur ?

 

« “Laissez-moi le temps d’y réfléchir, m’a-t-elle répondu. En tout cas, soyez certain de ceci : ou bien je vous pardonnerai complètement, ou bien je ne vous reverrai jamais plus. Pas de demi-mesure. À huit heures et demie, dit-elle, à huit heures et demie très exactement, regardez la fenêtre du milieu : si je me décide à vous pardonner, j’y agiterai une écharpe blanche. Vous saurez ainsi que tout est oublié, et que vous pouvez venir me retrouver. Si vous n’apercevez pas d’écharpe blanche, vous pouvez considérer que tout est à jamais fini entre nous.”

 

« C’est pourquoi, conclut le jeune homme avec amertume, je n’ai cessé de contempler cette horloge. L’heure fixée pour le signal est passée depuis déjà vingt-trois minutes. Cela vous explique la raison de mon agitation, ô Prince des Clochards !

 

– Permettez-moi de vous répéter, dit le Prince Michel de sa voix égale et agréablement modulée, que les femmes sont les ennemies naturelles des horloges. Celles-ci sont une peste, celles-là sont une grâce céleste, le signal peut encore apparaître.

 

– Jamais, Grand Électeur ! s’écria le jeune homme avec un accent de désespoir. Vous ne connaissez pas Marianne ! elle est toujours à l’heure, à une seconde près. C’est la première chose qui m’a séduite en elle. En fait d’écharpe flottante, c’est le torchon qui brûle. À huit heures trente et une je savais que mon affaire était réglée. Je vais partir pour l’Ouest ce soir par le rapide de onze heures quarante-cinq avec Jack Millburn. Le sort en est jeté. Je resterai quelque temps au ranch de Jack, puis je finirai par le Klondike… et le whisky. Bonsoir… heu… mon Prince. »

 

Le Prince Michel arbora un sourire énigmatique, compatissant et divinatoire, et attrapa le jeune homme par la manche de son pardessus. L’éclat qui brillait dans ses yeux s’était fondu en une sorte de rêveuse phosphorescence.

 

« Attendez, dit-il solennellement, que neuf heures aient sonné. J’ai, plus que le reste des hommes, de la fortune, du pouvoir, et de la science, mais je suis toujours un peu effrayé quand j’entends sonner l’horloge. Restez près de moi jusqu’après la sonnerie de neuf heures. Cette femme sera vôtre, le Prince héréditaire de Valleluna vous en donne sa parole. Le jour de votre mariage, je vous ferai présent de cent mille dollars et d’un palais sur l’Hudson. Mais à la condition qu’il n’y ait point en ce palais de ces damnées horloges, qui mesurent nos folies et limitent nos plaisirs. Êtes-vous d’accord ?

 

– Bien sûr ! fit le jeune homme gaiement. Les horloges sont insupportables, de toute façon, avec leur tic-tac et leur carillon, et leur manie de vous faire arriver en retard pour dîner. »

 

Il jeta les yeux vivement sur l’horloge de la tour : il était neuf heures moins trois.

 

« Je crois, dit le Prince Michel, que je… heu… ! vais faire un petit somme. J’ai eu une journée très fatigante. »

 

Il s’allongea sur le banc, en déployant une technique qui révélait une accoutumance sans doute fort ancienne à ce genre de couche royale.

 

« Vous me trouverez dans ce parc tous les soirs, lorsque le temps le permet, dit le Prince en étouffant un bâillement. Venez me voir… hic !… le jour où votre mariage sera décidé, et je vous remettrai un chèque.

 

– Merci, Votre Altesse, dit le jeune homme sérieusement. Ce n’est pas que j’aie grand besoin de ce palais sur l’Hudson, mais cela ne m’empêche pas d’apprécier votre offre. »

 

Le Prince Michel tomba aussitôt dans un profond sommeil. Son chapeau crasseux roula sur le sol. Le jeune homme le ramassa et en couvrit le visage hirsute ; puis il releva l’une des jambes du dormeur qui avait glissé et pendait grotesquement comme celle d’un pantin.

 

« Pauvre diable ! » dit-il en resserrant les haillons autour de la poitrine du Prince.

 

Et soudain, l’horloge de la tour frappa brusquement le premier coup de neuf heures. Le jeune homme sursauta, puis soupira, tandis que s’égrenaient les tintements fatidiques, jeta un dernier regard sur la fenêtre du milieu, tombeau de ses espérances, et poussa aussitôt une volée d’exclamations effrénées qui paraissaient exprimer le plus extatique ravissement.

 

Car, à la fenêtre du milieu, venait de s’épanouir dans l’ombre, flottante, divine, l’adorable fleur blanche du pardon et de la béatitude.

 

À cet instant passait près du jeune homme un citoyen rondelet, confortable, qui se hâtait vers son wigwam, inconscient des transports que peuvent dispenser des écharpes de soie blanche au-dessus d’un parc obscur.

 

« Pourriez-vous me… me dire l’heure, monsieur, s’il vous plaît ? » demanda le jeune homme.

 

Le citoyen lui jeta un regard soupçonneux, et, conjecturant d’après les vêtements de son interlocuteur que sa montre ne risquait rien, la tira de sa poche et déclara :

 

« Huit heures trente minutes vingt secondes, monsieur. »

 

Puis, par habitude, il leva les yeux sur l’horloge et poursuivit son élocution.

 

« Par saint Georges ! Elle avance d’une demi-heure ! s’exclama-t-il. Première fois depuis dix ans que ça lui arrive. Ma montre ne varie jamais d’une sec… »

 

Mais le citoyen ne parlait plus qu’au néant. Il se retourna et vit la silhouette sombre de son auditeur qui galopait vers une des maisons d’en face dont l’une des fenêtres exhibait une sorte de drapeau blanc animé de mouvements frénétiques.

 

 

Sept heures du matin. Deux policemen effectuent leur ronde habituelle dans le parc désert qu’occupe seul un personnage plongé dans un état de détérioration avancée, et dans un sommeil tardif sur l’un des bancs. Ils s’arrêtent et le contemplent.

 

« C’est Mike “Vermouth”, dit l’un. Vieux clochard. Roupille dans le parc toutes les nuits depuis vingt ans. Vieux maniaque aussi ; s’prend pour un prince quand il est soûl. »

 

L’autre policeman se penche, scrute les mégots de cigares qui jonchent le sol, et aperçoit, au creux de la main droite du dormeur, une sorte de papier tout froissé.

 

« Mince ! fait-il. C’est un billet de cinquante dollars qu’il a dégoté là, en tout cas ! J’voudrais bien connaître la marque de ses cigares. Allons ! faut l’réveiller, c’est la consigne. »

 

Le Prince Michel, Grand Électeur de Valleluna, marmonne doucement :

 

« … Grand Chambellan… petit lever… s’cours du trône… »

 

Puis il ouvre les yeux, aperçoit les agents, et se redresse avec effort.

 

« S’cusez-moi ! fait-il aimablement. Sorti prendr’ le frais c’matin… assoupi sans l’vouloir… »

 

Soudain il se rend compte qu’il y a quelque chose dans sa main droite, regarde, et lève lentement les yeux, avec un sourire un peu confus, sur les deux policemen qui s’éloignent sans mot dire, en faisant des moulinets avec leurs bâtons blancs.

 

« Je m’demande, dit Mike Vermouth lorsque les uniformes ont disparu derrière un bosquet, je m’demande s’il a eu sa gonzesse après tout ? »

 

Et Mike Vermouth, Prince des Fantômes et Grand Électeur des Idéalistes, jette successivement un regard philosophique sur la maison d’en face, sur l’horloge et sur le billet de cinquante dollars, et se dirige résolument vers la sortie du parc et le Beary’s Bar.

 

SŒURS DU CERCLE ENCHANTÉ

Le car des touristes était sur le point de lever l’ancre. Le commandant avait assigné à chacun sa place sur le pont et s’apprêtait à donner le signal du départ en beuglant, avec son porte-voix, une imitation assez approximative de la sirène d’un sardinier. Le trottoir d’embarquement était encombré de badauds pédestres qui s’étaient agglomérés, pour contempler les badauds à roulettes, conformément à la loi naturelle qui veut que chaque créature de ce monde soit la proie d’une autre créature.

 

L’homme au porte-voix leva son instrument de torture. Le cœur du grand car se mit à battre au même rythme exalté que celui des passagers. Des plus hautes aux plus basses banquettes passa le frisson enivrant du voyage et de l’aventure. La vieille dame de Valparaiso (Indiana) poussa un cri de frayeur. Le receveur des postes de Wam-Tag-Wambi (Arkansas) ajusta ses lunettes d’un geste nerveux en mettant son coude dans l’œil de sa voisine. Et l’épicier-maire de Little Brooms (Ohio) introduisit son cornet acoustique dans sa conque en disant : « Non, merci, je n’aime pas les bonbons », à son voisin qui lui avait demandé : « Quelle heure est-il ? »

 

Mais avant que le Vaisseau des Badauds s’ébranle, laissez-moi vous inoculer au moyen du stéthoscope un petit préambule sentimental, destiné à attirer votre attention sur l’un des corollaires les plus captivants du tourisme métropolitain.

 

Vive et chaleureuse est la solidarité entre hommes blancs qui se rencontrent en Afrique. Immédiat et sûr est l’effluve invisible et spirituel qui unit la mère et l’enfant. C’est sans difficulté apparente que le chien et son maître communient à travers l’étroit fossé qui sépare l’homme de l’animal. Et naturellement tous les records locaux de vitesse et d’assimilation mutuelle et instinctive sont battus par les amoureux dans la catégorie des communications impalpables, muettes, secrètes et palpables.

 

Cependant tous ces exemples réunis ne donnent qu’une faible idée de ce que peut représenter le vrai, le grand record mondial de la transmission instantanée de la pensée et de la sympathie spontanée, tel qu’il fut établi ce jour-là dans notre Car de Tourisme Métropolitain, ainsi que nous allons vous le relater. Or donques, apprenez (à moins que vous ne le sachiez déjà) quels sont sur cette terre les deux êtres qui se reconnaissent et se lisent mutuellement dans le cœur avec la plus fulgurante vélocité, lorsqu’il leur arrive de se rencontrer.

 

 

Le commandant souffla dans sa trompe et le paquebot à pneumatiques se mit à voguer majestueusement sur la mer d’asphalte et les canaux de ciment new-yorkais. La Croisière des Gratte-ciel était inaugurée.

 

Sur la dernière et la plus haute banquette siégeaient James Williams, de Cloverdale (Missouri), et sa jeune Épousée.

 

Oh ! oui ! Je puis bien l’écrire avec une majuscule, ce mot divin qui domine toute l’Épiphanie de la vie et de l’amour. Le parfum des fleurs, le butin de l’abeille, l’eau pure et fraîche de la source, le chant de l’alouette, le zeste de citron dans le cocktail de la création, la jeune épousée est tout cela et plus encore. L’épouse est sacrée, la mère est révérée, la jeune fille de plage est alléchante. Mais l’Épousée est quelque chose comme le premier chèque reçu, pour sa soixante-dix-septième nouvelle, par un jeune auteur dont les magazines ont systématiquement refusé les soixante-seize nouvelles précédentes.

 

Le car glisse le long de la Voie Sacrée. Debout sur le pont de son navire, le commandant trompette les merveilles de la grande ville aux oreilles avides de ses passagers, qui, de leurs quinquets béants, avalent à quadruples bouchées les sites de briques rouges et les panoramas en ciment armé. Confus, sidérés, éberlués, gavés de paysages métallo-minéralogiques, les braves provinciaux s’efforcent de ne pas perdre une fourchetée du banquet touristique servi par l’homme au gueuloir ; mais la précipitation du service engendre moult imbroglios. C’est ainsi que les naïfs voyageurs prennent l’Asile des Vieillards pour la Résidence princière des Vanderbilt, la Gare du Nord pour l’École Polytechnique, le Dépôt de la Préfecture de police pour l’Hôtel de Ville, et la cathédrale Saint-James pour la modeste villa de la célèbre star aux goûts simples et sûrs, Proserpine Nausicaa Glosswell (née Mabel Brown). Par ailleurs, invités par le perfide cicérone à contempler les collines de l’Hudson, ils admirent en toute confiance, dans un lointain estompé, les montagnes de remblai accumulées par la construction d’un nouvel égout collecteur. Pour beaucoup d’entre eux, le Métro aérien n’est autre, dans cette Métropole de fête et de foire perpétuelle, qu’une « attraction » monstre, au bout de laquelle on « waterchute » dans un lac. Et, aujourd’hui encore, dans les coins les plus reculés de la province, il y a des gens persuadés que les aliénés de New York sont conservés dans un grand bâtiment de Wall Street appelé la Bourse, que les conseillers municipaux vont à l’école du soir dans les cinémas de Broadway et que la Chambre des Représentants tient ses assises dans les arènes pugilistiques de Madison Square.

 

Et maintenant, je vous prie, jetez un coup d’œil ému et respectueux sur l’Épousée. Drapée… non ! tussorée… non encore ! mousselinée de bleu pâle, elle a emprunté ce matin-là ses pétales à Joséphine Pernet, la rose ivoire aux reflets d’or et de sang, pour en composer son visage. C’est Thaïs aux yeux de violette, c’est Callisto aux lèvres fruitées et savoureuses, c’est Aréthuse, c’est Euphrosyne, c’est Aphrodite elle-même ! Une Aphrodite honnête, bien élevée et, comme je l’ai dit, mousselinée de bleu pâle, mais mousselinée tout de même.

 

Et quant à l’âme de l’Épousée, elle se lit tout entière sur son visage de pêche, de rose, d’abricot et tutti frutti. À la première page s’inscrit en lettres majuscules la conviction inébranlable que son mari est le Grand Totem, le Coran, la Tour Eiffel, le Numéro Gagnant, le Prix d’excellence, le Diamant Noir et la Crème glacée à la Framboise de l’Univers. La deuxième page est remplie d’une déclaration enthousiaste attestant que ce séjour terrestre est certainement ce qui se fait de mieux dans le genre. La troisième et dernière page enfin proclame aux yeux du Monde les joies profondes et ineffables du Tourisme Métropolitain.

 

Le mari, vous l’avez deviné, a environ vingt-quatre ans sur son livret de famille et quatre-vingt mille sourires sur sa figure. Il est grand, bien bâti, arbore une cravate grenat, une mâchoire carrée, un air solide et résolu, et s’efforce visiblement de faire croire à tout le monde qu’il a au moins vingt-huit ans. Il est en voyage de noces.

 

En voyage de noces ! Ah ! quelle bonne et charitable fée nous rendra jamais les joies extatiques que cette petite phrase représente ! Oui ! Pour les goûter une fois encore, ne fût-ce qu’un court instant, nous sacrifierions volontiers tous les cadeaux de Noël que l’on nous a faits depuis dix ans, la rosette de la Légion d’honneur, la présidence du Comité des Fêtes et une année d’impôts sur le revenu. Impossible, dites-vous, gracieuse bonne Fée ? Alors, allons-y pour le gros lot de cinq millions, une statue sur la place publique et une invitation à dîner chez la comtesse de Pyge d’Azur.

 

Et, maintenant, miraculeuse conjonction et manifestation hautement satisfaisante du phénomène de l’attraction universelle, admirez les voies secrètes du Seigneur : juste devant le couple Williams est assis un deuxième couple de jeunes mariés.

 

Mousselinée de rose pâle, l’Épousée n° 2 a, ce matin-là, emprunté à Caroline Testout ses pétales roses pour en peindre son visage. C’est Salomé aux lèvres succulentes et parfumées comme une orange de Jaffa ; c’est la nymphe Pirène aux yeux de glaïeul ; c’est… mais assez de poésie comme ça : les lecteurs de magazines, cela est bien connu, n’aiment la « poésie » que dans les réclames radiophoniques de pilules, d’ameublement et de tisanes purgatives.

 

Quant au mari n° 2, il nous suffira d’indiquer qu’il est grand, bien bâti, arbore une cravate marron, une mâchoire carrée, un air solide et résolu, et s’efforce visiblement… Mais chut !…

 

Il est en voyage de noces.

 

 

« Mesdames et Messieurs, le grand bâtiment en forme de concombre que vous voyez sur votre droite est comme qui dirait une colonne comminatoire et mémorative élevée par Christophe Colomb en 1695 à la suite de sa victoire sur le général Montcalm. Remarquez les reliefs du bas, intitulés stalactites pour les distinguer de ceux d’en haut qu’on désigne sous le pseudonyme de bélemnites. Ils ont été dessinés par le célèbre sculpteur Benvenuto Concini, qui fut tué en duel par le spadassin Spinoza sur les ordres du duc de Mantoue… »

 

L’Épousée n° 2 se retourna, et ses regards se croisèrent avec ceux de l’Épousée n° 1. En un centième de seconde, les deux jeunes mariées se communiquèrent mutuellement, avec un sourire, l’histoire de leur vie, de leurs désirs, de leurs joies, de leurs espérances. Et tout cela, remarquez-le bien, par le canal d’un simple coup d’œil, et en moins de temps qu’il n’en faut à un chat pour barboter une côtelette ou à Jeff Coup-de-falot pour renifler un policeman.

 

L’Épousée bleue se pencha sur la rose. Il y eut un échange ultra-rapide de conversation à voix basse, au cours de laquelle les deux petites langues furent manœuvrées par leurs propriétaires à la cadence d’une mitrailleuse japonaise tirant sur une éruption du Saka-Nogok-Boutsou-Laki, qu’elle a prise pour une escadre d’avions chinois. La conférence se termina par deux sourires et une douzaine de hochements de tête sympathiques et compréhensifs.

 

Et, soudain, dans l’avenue, face au Vaisseau des Badauds, un homme se planta et leva la main. Il fut aussitôt rejoint par un second individu qui attendait sur le trottoir.

 

Les deux Épousées échangèrent un nouveau regard instantané, chargé d’un million de phrases, sujets, verbes, compléments, analyse grammaticale et tout le fourniment. Puis toutes deux fixèrent leurs regards avec une attention intense sur les deux détectives qui avaient arrêté le car et ouvert leur veston pour montrer leur plaque.

 

« C’qui vous prend ? gueula le cicérone, qui n’affectionnait pas outre mesure la police. C’est complet ! Et si c’est pour…

 

– Jetez l’ancre un instant, ordonna le détective. Il y a un homme à bord dont nous serions heureux d’interrompre la croisière, un bandit de Philadelphie intitulé Pinky Mac Guire. Il est là-haut, sur la dernière banquette. Surveille un peu les flancs du navire, Donovan. »

 

Le second détective passa rapidement derrière le véhicule et leva les yeux sur James Williams.

 

« Allons, descends, mon vieux, fit-il aimablement. Tu es fait. On a retenu ta chambre au dépôt. Pas bête, ça, de s’planquer sur un car de touristes ! Je m’souviendrai du truc. »

 

Suavement, à travers son porte-voix, le cicérone se permit un petit conseil intéressé.

 

« Descendez vous expliquer, monsieur, ça vaudra mieux. Le car ne peut pas attendre. »

 

James Williams, un peu pâle, se leva et jeta les yeux autour de lui. Son Épousée, la bleue, lui prit la main en poussant un petit cri d’angoisse. Puis elle suivit son présumé bandit qui traversa lentement le car et mit pied à terre en face des deux détectives.

 

Le commandant du Vaisseau des Badauds retarda le signal du départ : aucun panorama ne valait ce diorama policier après tout. Les passagers, bouche bée, contemplaient la scène avec un agréable petit frisson de curiosité, poivrée de frayeur.

 

« Vous êtes victimes d’une erreur, messieurs : mon nom est James Williams, je suis de Cloverdale dans le Missouri, et je…

 

– Ferme ça ! fit le premier détective brusquement. Nous avons un mandat d’arrêt contre Pinky Mac Guire, et son signalement te va comme un chapeau melon à un bookmaker. Accompagne-nous au poste, sans faire de pétard, ça vaudra mieux pour toi. »

 

Et alors l’Épousée bleue regarda son mari tendrement avec une sorte de sourire étrange, et lui dit d’un ton calme et parfaitement perceptible :

 

« Il a raison, Pinky, suis-les tranquillement, ça vaudra mieux pour toi. »

 

Puis elle se retourna et, du bout des doigts, envoya un baiser furtif à quelqu’un, là-haut, sur la banquette du car. Oui, parfaitement, un baiser. Et à une personne inconnue, encore.

 

« Écoute ta femme, dit Donovan. C’est un bon conseil qu’elle te donne. En route. »

 

Mais James Williams, alias Pinky, semble ne vouloir écouter personne. Le sang est revenu à ses joues et ses yeux maintenant lancent des éclairs annonciateurs d’orage, de tonnerre, de foudre et de conflagration désespérée.

 

« Ah ! C’est comme ça ! rugit-il. Jusqu’à ma femme qui me trahit ! Eh bien, vous allez voir si on arrête “Pinky” comme ça ! »

 

Là-dessus il tombe sur les deux détectives avec une telle fougue et une telle puissance offensive qu’il fallut le secours de trois policemen en uniforme pour le maîtriser, plus deux wagons de Police-Secours pour maintenir une foule de trois mille personnes qui s’étaient agglomérées en un clin d’œil et contemplaient la scène avec extase.

 

Au bureau central de la police, le rebelle, dont un œil poché, le nez cramoisi et une oreille « en chou-fleur » attestaient la récente participation aux hostilités, invité à déclarer son état civil, gronda :

 

« Eh bien quoi ! J’suis Pinky, bien sûr ! Pinky la Brute, Pinky le bandit, qu’est-ce que vous attendez pour écrire ? Et n’oubliez pas d’ajouter qu’il leur a fallu se mettre à cinq pour ficeler Pinky. Je tiens beaucoup à ce que ça soit inscrit dans le procès-verbal ! »

 

 

L’histoire pourrait s’arrêter là. Car, bien entendu le lecteur perspicace a déjà deviné tout ce que je n’ai pas dit. Néanmoins, comme ces lignes pourraient tomber sous les yeux de l’Intelligence Service, de la Gestapo et autres Guépéous, qui ne manqueraient pas d’y découvrir des allusions politiques précises et naturellement divergentes, je pense qu’il est plus prudent de narrer le dénouement in extenso.

 

Or donques, une heure plus tard, une superbe automobile, longue de douze mètres, traînée par cent cinquante chevaux et soixante-douze cylindres s’arrête devant le bureau de police. Une jeune femme en bleu, qui paraît à la fois très satisfaite, et très excitée, met pied à terre, suivie d’un vieux gentleman d’aspect familial, opulent et superconfort. Tous deux pénètrent en hâte dans l’établissement.

 

« Oh ! James ! fait Mrs. Williams, Épousée n° 1, en sanglotant avec bonheur, tandis que l’oncle Thomas est en train de donner au commissaire toutes les explications et cautions nécessaires, oh ! James ! J’espère que tu me pardonneras ! C’est à cause d’elle, de l’autre… »

 

James la dévisage sévèrement de son œil valide. Il a un air bourru, vexé et légèrement déconcerté.

 

« Si ce n’était pas une attaque de folie subite, dit-il d’un ton raide, je pense que tu voudras bien m’expliquer la raison…

 

– Oh ! chéri ! fit-elle, écoute : je sais que cela t’a fait passer un mauvais moment… heu… un très mauvais moment, oui, pardon ! Mais c’était pour elle, et il n’y avait pas moyen de faire autrement. Pour l’autre jeune mariée, chéri, celle qui était en rose devant moi, tu sais ? Mrs Mac Doodle, ou Mac Farlane ou Mac Guire…, enfin la femme du vrai Pinky. Oui, ils s’étaient mariés le matin même, James ! Et elle n’a que vingt ans, et sa mère est blanchisseuse à Philadelphie dans Chalybeate Avenue, et elle n’avait que trois ans quand son père est mort en tombant d’un échafaudage. Et sa mère s’est remariée avec un bookmaker, et elle a une petite sœur de huit ans qui est blonde comme un ange. Et elle a aussi un grand frère de vingt-huit ans qui s’est laissé entraîner par les mauvais garçons ; il est à Sing Sing maintenant, et elle lui porte du chewing-gum tous les samedis. Et la grand-mère, la grand-mère paternelle, l’autre est morte l’année dernière d’une hémorragie interne parce qu’elle était tombée par la fenêtre du deuxième étage un jour qu’elle avait fait une omelette au rhum et qu’elle avait mis trop de rhum, je crois – la grand-mère paternelle…

 

– Si tu arrivais au fait, dit James Williams en souriant malgré lui avec une moitié de son visage boursouflé.

 

– Voilà, chéri. Alors, dès qu’elle aperçoit les détectives, elle glisse vivement un mot à l’oreille de son mari, Pinky, le vrai Pinky, et, aussitôt il se penche au-dehors, fait tomber son chapeau et enjambe le bastingage, je veux dire la rambarde, enfin le côté du car, comme s’il voulait aller le ramasser. Et personne ne s’en aperçoit, parce qu’il a fait ça très habilement et qu’à ce moment-là tout le monde regarde les détectives. Et ensuite il s’est caché derrière un arbre et il s’est faufilé dans le parc, et les policiers n’y ont vu que du feu. Et je me sentais si heureuse avec toi, mon James, que je n’ai pas voulu que ce même bonheur fût ravi à une autre, à une sœur en hyménée, chéri. Elle l’aime, James, elle est folle de lui, bien qu’il soit un… un hors-la-loi, et… et toutes les femmes sont pareilles dans ces cas-là, même celles des… des… mauvais garçons. Et… et… »

 

Mais James lui clôt la bouche d’un baiser. Car lui aussi a compris que sa mésaventure est la rançon du lien subtil, aérien et foudroyant qui unit les âmes sœurs des Épousées à travers l’espace, et le silence, et par-dessus les banquettes et la morale.

 

« Vous êtes libre, jeune homme, fit le commissaire d’une voix sévère. Et tâchez de ne pas recommencer. Nous sommes assez habitués à voir des bandits essayer de se faire passer pour d’honnêtes citoyens. Mais c’est la première fois que je…

 

– Oh ! dit James Williams avec une joyeuse grimace, ce n’est pas moi le coupable, c’est mon épouse.

 

– Non, dit Mrs. Williams, c’est l’amour, c’est le bonheur, c’est… »

 

Le commissaire haussa les épaules.

 

« Allons prendre le thé à la maison, dit l’oncle Thomas. Et pourquoi diable voyagez-vous en autocar, quand j’ai une limousine de trente mille dollars qui engraisse à l’écurie et que… »

 

UN CHAMPION DE LA SCIENCE MATRIMONIALE

« Ainsi que je vous l’ai déjà dit, me raconte Jeff Peters, je n’ai jamais eu grande confiance dans la perfidie des femmes. Il est impossible de compter sur leur collaboration, même dans la plus innocente des combines.

 

– Elles méritent le compliment, dis-je. Car ne les appelle-t-on pas, à juste titre, le sexe honnête ?

 

– Et pourquoi ne le seraient-elles pas ? demande Jeff. C’est pour elles que l’autre sexe se damne à combiner ou s’esquinte à travailler. Lorsqu’elles se mêlent d’affaires, ça va très bien jusqu’au moment où elles se laissent toucher le cœur ou les cheveux. Alors il ne nous reste plus qu’à la remplacer au pied levé par une doublure que vous devez toujours avoir sous la main, et qui est généralement un homme d’un certain âge, légèrement bedonnant, père de cinq enfants et propriétaire d’une villa de banlieue payable à tempérament. Tenez, je vais vous citer l’exemple de cette veuve qu’Andy et moi avions engagée pour nous assister dans une petite combine d’agence matrimoniale que nous avions lancée à Cairo.

 

« Lorsque vous possédez un capital suffisant pour faire une publicité convenable (entre 1 000 et 1 million de dollars selon les cas) il y a de l’argent à gagner dans les agences matrimoniales. Nous avions 6 000 dollars et nous espérions les doubler en deux mois – ce qui représente la longévité maxima d’un truc de ce genre, pour ceux qui ne tiennent pas à passer un an dans les cellules du New Jersey.

 

« Donc, nous faisons publier une annonce dans ce goût-ci :

 

Charmante veuve, belle, femme d’intérieur, 32 ans, possédant 3 000 dollars et propriétés campagne désire se remarier. Préférence monsieur pauvre, dispositions affectueuses, même si condition inférieure, pourvu soit doué sentiments profonds sincères. Âge et physique indifférents mais nécessaire soit capable diriger avec compétence, dévouement, propriétés rurales et placements capitaux. Écrire à Cœur Fidèle aux b. soins agence Peters et Tucker CAIRO, III.

 

– Pas trop mal camouflé comme piège, dis-je, quand nous avons terminé la confection de cette pilule littéraire. Et maintenant, cherchez la femme : où est-elle, Andy ?

 

– Jeff, me répond celui-ci, en me jetant un regard de calme irritation, je croyais que tu avais fini par renoncer à ces vulgaires idées de réalisme dans l’exercice de ta profession. Quel besoin avons-nous d’une femme ? Lorsque les types de la Bourse vendent des actions de mines de borate, est-ce que tu t’attends à trouver le gargarisme à l’intérieur ? Quel rapport y a-t-il entre une annonce matrimoniale et une femme ?

 

– Écoute, Andy, lui dis-je. Tu sais que dans toute ma carrière illégitime, j’ai toujours eu pour principe de pouvoir exhiber palpablement l’article mis en vente. De cette manière, et grâce à une étude approfondie des règlements municipaux et des indicateurs de chemin de fer, j’ai toujours réussi à éviter toutes les persécutions policières qu’un cigare et un billet de cinq dollars ne suffisent pas à faire cesser. Eh bien, pour cette histoire d’attrape-jobards, il faut que nous puissions produire effectivement la charmante veuve en question, ou quelque chose d’approchant, avec ou sans les accessoires annoncés au catalogue, sinon nous risquons de recevoir une invitation à dîner du shérif.

 

– Mmmm, fait Andy après avoir médité un moment, ça vaut peut-être mieux après tout, au cas où la police ferait une enquête à l’agence. Mais comment trouver une veuve qui consente à perdre son temps dans une combine matrimoniale où il n’y a rien de matrimonial ? »

 

Je réponds à Andy que je crois connaître l’article demandé. Un de mes vieux amis, Zeke Trotter, qui arrachait tantôt les dents sur les champs de foire et tantôt les cailloux sur les champs de l’État, avait rendu sa femme veuve un an plus tôt en avalant par mégarde un flacon de drogue que le vieux docteur local avait ordonné à sa belle-mère. Je connaissais bien la veuve, et j’étais persuadé que je réussirais à la faire participer à nos travaux.

 

Elle habitait dans une petite ville située à cent kilomètres à peine de Cairo. Je saute dans le train, et je la trouve assise dans sa petite villa, avec un chat sur les genoux et des poulets perchés sur le dos de sa chaise. Elle répond exactement à la description de notre annonce, sauf peut-être en ce qui concerne la beauté, l’âge et les possessions terrestres. Néanmoins, elle a un air acceptable et une allure adéquate ; et puis, je suis heureux de pouvoir rendre ainsi hommage à la mémoire de Zeke.

 

« Est-ce un travail honnête que vous me proposez, Mr. Peters ? me demande-t-elle quand je lui ai exposé mes désirs et derata.

 

– Mrs. Trotter, dis-je, Andy Tucker et moi avons calculé mentalement que 3 000 mâles au moins, dans ce vaste et vilain pays, vont s’efforcer, par le canal de notre agence, de conquérir votre main en même temps que vos biens. Là-dessus, il y en a bien 250 douzaines qui n’auraient à vous donner en échange, en cas de succès, que la méchante carcasse d’un vénal fainéant, d’un raté, d’un filou, ou d’un vil aventurier. Andy et moi nous nous proposons de donner une leçon à ces exploiteurs de l’humanité. J’ai eu toutes les peines du monde, dis-je, à empêcher Andy de fonder une société anonyme au capital de 60 millions, sous le titre industriel et financier de “Fédération Générale des Agences Matrimoniales Universelles et Mondiales”. Êtes-vous satisfaite ?

 

– Ça va, Mr. Peters, dit-elle. J’aurais bien dû me douter que vous étiez incapable de monter une affaire qui ne fût pas strictement délictueuse. Mais quelle sera exactement ma tâche ? Est-ce qu’il me faudra évincer individuellement les 3 000 chenapans dont vous me parlez, ou bien pourrai-je les rejeter en bloc ?

 

– Votre rôle, Mrs. Trotter, dis-je, sera une vraie sinécure. Vous logerez dans un hôtel tranquille et vous n’aurez rien à faire, Andy et moi nous chargerons de toute la correspondance et de toute la partie commerciale. Naturellement, ajouté-je, il est possible que certains, parmi les plus ardents et impétueux prétendants, réussissent à emprunter l’argent du voyage et rappliquent en chair et en os à Cairo pour donner plus de poids à leur candidature. Dans ce cas, vous serez probablement obligée de vous résoudre à les chasser dehors avec un coup de pied au derrière. Nous vous donnerons 25 dollars par semaine, tous frais payés.

 

– Donnez-moi cinq minutes par-dessus le marché, Mr. Peters, le temps d’attraper ma boîte à poudre et de remettre mes clés au voisin – et vous pourrez faire démarrer mes appointements. »

 

J’emmène donc Mrs. Trotter à Cairo et l’installe dans une pension de famille, suffisamment éloignée de notre hôtel pour ne pas éveiller les soupçons et j’informe Andy.

 

« Magnifique ! dit-il. Et maintenant que ta conscience est tranquillisée quant à la palpabilité et la proximité de l’appât, si nous revenions à nos moutons, je veux dire à nos poissons ? »

 

C’est alors que nous publions notre annonce dans une cinquantaine de grands journaux de tous les États voisins. Nous décidons de ne faire paraître l’annonce qu’une seule fois, pour ne pas être obligés de faire venir une armée de secrétaires et de dactylos dont la présence à Cairo eût risqué de nous attirer des ennuis avec la branche locale de la « Ligue des Femmes mariées contre les Tentations de Satan ».

 

Nous plaçons 2 000 dollars dans une banque au crédit du compte de Mrs. Trotter et nous lui remettons un carnet de chèques qu’elle puisse exhiber au cas où quelqu’un mettrait en doute l’honnêteté et la bonne foi de l’agence. Je savais que Mrs. Trotter était correcte et que le chéquier se trouvait en sécurité entre ses mains.

 

À la suite de cette annonce, Andy et moi passons bientôt douze heures par jour à répondre à toutes les lettres. Il en arrive quotidiennement une centaine. Je n’aurais jamais cru qu’il y eût dans le pays tant de mâles, indigents et magnanimes, désireux de conquérir une charmante veuve et d’assumer la lourde responsabilité de placer ses capitaux.

 

La plupart d’entre eux reconnaissent qu’ils ne sont plus très jeunes, qu’ils ont perdu leur situation et qu’ils sont incompris du monde entier ; mais tous, sans exception, se déclarent énergiquement si débordants d’affection et de qualités viriles, que la veuve, en les choisissant, fera la plus belle affaire de sa vie.

 

Chaque prétendant reçoit de Peters & Tucker une réponse l’informant que la veuve a été « profondément touchée par votre lettre si franche et si intéressante », le priant de vouloir bien écrire de nouveau, lui donnant quelques détails complémentaires et joignant une photographie le cas échéant. P. & T. informent en même temps le prétendant que leurs honoraires pour transmettre la seconde lettre à leur belle cliente sont de 2 dollars, qu’on est prié de vouloir bien envoyer inclus.

 

Vous voyez maintenant la simple beauté du truc. Environ 90 pour 100 de ces nobles et lointains aspirants matrimoniaux trouvent moyen de se procurer la somme et nous l’adressent. C’est tout. Le seul inconvénient notable consiste dans la monotonie du travail mécanique requis pour ouvrir les enveloppes et en retirer l’argent.

 

Quelques rares clients se présentèrent en chair et en os. Nous les adressâmes à Mrs. Trotter, qui se chargea du reste ; seuls trois ou quatre revinrent au bureau pour nous taper d’un ticket d’autobus. En moyenne, Andy et moi ramassions, à la sueur de notre front, 200 dollars par jour.

 

Un après-midi, au moment où les affaires battent leur plein et que je suis en train d’entasser les billets dans des boîtes à cigares tandis qu’Andy siffle un air de La Veuve joyeuse, je vois entrer un petit homme d’allure inquiétante, qui lance de toutes parts des regards fureteurs, tout comme s’il était à la recherche d’un ou deux Rubens égarés. Dès que je l’aperçois, je sens une bouffée de plaisir me monter au nez, à la pensée que notre commerce est parfaitement en règle.

 

« Beaucoup de courrier aujourd’hui, hein ? » fait le petit homme-détective.

 

J’attrape mon chapeau et réplique :

 

« Suivez-moi. Nous vous attendions. Je vais vous montrer la marchandise. Comment va Roosevelt ? »

 

Je l’emmène à la pension de famille et lui présente Mrs. Trotter ; puis je lui montre le chèque et la note de crédit de 2 000 dollars.

 

« Paraît régulier, en effet, dit le flic.

 

– Tout à fait, dis-je. Et, si vous n’êtes pas marié, je vais prier madame de vous accorder une minute d’entretien. Pour vous, ce sera gratuit, naturellement.

 

– Merci, répond le furet. Suis marié. Dommage. Adieu, Mr. Peters ? »

 

Trois mois plus tard nous avons raflé plus de 5 000 dollars, bénéfice net, et nous sentons que le moment est venu de cesser l’exploitation. Les clients commencent à se plaindre et Mrs. Trotter a l’air d’en avoir assez. Récemment, un assez grand nombre de prétendants lui ont rendu visite et elle ne semble pas aimer ça.

 

Alors, nous décidons de nous tirer et je me rends chez Mrs. Trotter pour lui payer sa dernière semaine d’appointements et lui dire adieu, tout en lui réclamant un chèque pour récupérer nos 2 000 dollars.

 

Je la trouve en train de pleurer comme un gosse qui ne veut pas aller à l’école.

 

« Là ! Là ! dis-je. Qu’est-ce qu’il y a ? Quelqu’un vous a grondé, ou bien est-ce un petit accès de nostalgie ?

 

– Oh ! non, je ne suis pas malade, Mr. Peters, dit-elle. C’est… c’est… Vous avez toujours été un ami de Zeke et je peux me confier à vous. Mr. Peters, je suis… je suis… amoureuse ! Je suis amoureuse d’un homme à un tel point que je ne peux plus me passer de lui. Il est exactement l’idéal dont j’ai toujours rêvé !

 

– Alors, prenez-le, dis-je, à la condition toutefois que l’accident soit bilatéral. Est-ce qu’il répond à vos sentiments avec les mêmes spécifications pathologiques que vous venez de me décrire ?

 

– Oh ! oui, dit-elle. Mais… c’est un des gentlemen qui sont venus me voir à propos de l’annonce, et… il ne consent à m’épouser que si je lui donne les 2 000 dollars. Il s’appelle William Wilkinson. »

 

Là-dessus, elle repique une crise d’agitation romanesque et d’épilepsie cupidonique.

 

« Mrs. Trotter, dis-je, personne autant que moi ne sympathise avec les sentiments féminins. En outre, je ne saurais oublier que vous avez été la fidèle compagne d’un de mes meilleurs amis. Si ça ne dépendait que de moi, je vous dirais : prenez les 2 000 dollars et l’élu de votre cœur, et soyez heureuse. Nous pouvons nous permettre ça, car nous avons ratiboisé plus de 5 000 dollars à tous ces jocrisses qui voulaient vous épouser. Mais, ajouté-je, je suis obligé de consulter Andy Tucker. C’est un chic type, mais il est dur en affaires. Andy est de moitié avec moi dans le coup ; je vais lui parler et voir ce qu’on peut faire pour vous. »

 

Je retourne à l’hôtel et j’expose le cas à Andy.

 

« Depuis le début, dit-il, je m’attendais à une histoire comme ça. Rien à faire avec les femmes dans une combine qui chatouille leurs émotions et prédilections.

 

– Je sais, dis-je ; mais, Andy, c’est une triste chose de penser que cette pauvre femme peut avoir le cœur brisé à cause de nous.

 

– Pour sûr, fait Andy. Alors, voilà : tu as toujours été un type au cœur tendre et aux dispositions généreuses. Peut-être me suis-je montré moi-même jusqu’ici trop dur, trop soupçonneux et matérialiste. Pour une fois, je me rencontre avec toi. Va trouver Mrs. Trotter et dis-lui de retirer les 2 000 dollars de la banque et de les remettre à cet homme dont elle est éprise. Et donne-lui ma bénédiction. »

 

Je me précipite sur Andy et lui serre la main pendant cinq minutes. Puis je retourne chez Mrs. Trotter et lui annonce la chose et elle se met à pleurer de joie aussi abondamment qu’elle pleurait de désespoir une heure plus tôt.

 

Deux jours plus tard, Andy et moi bouclons nos valises.

 

« Avant de partir, dis-je à Andy, est-ce que tu n’iras pas voir Mrs. Trotter au moins une fois ? Elle serait ravie de faire ta connaissance et de t’exprimer sa gratitude et ses louanges.

 

– Ma foi non, fait Andy. Dépêchons-nous, Jeff : il ne faut pas rater cet express. »

 

J’étais en train de matelasser la ceinture avec le capital fraîchement acquis, selon une saine méthode de sécurité professionnelle, lorsque Andy tire de sa poche un paquet de billets de banque.

 

« Tiens, dit-il, mets ça avec le reste.

 

– Qu’est-ce que c’est ?

 

– Les 2 000 dollars de Mrs. Trotter », répond Andy. Je le regarde un instant sans rien dire.

 

« Comment as-tu fait ? demandé-je.

 

– Elle me les a donnés, répond Andy. Il y a plus d’un mois que je vais passer la soirée chez elle, trois fois par semaine.

 

– Alors, William Wilkinson, c’est toi ?

 

– C’était », répond Andy.

 

LE LOUP TONDU

Jeff Peters est toujours éloquent lorsque la conversation vient à rouler sur l’éthique de sa profession.

 

« Les seules fois, dit-il, où il se produisit des hiatus dans les relations fraternelles que j’entretiens habituellement avec Andy Tucker, ce fut toujours à cause de nos opinions divergentes relativement aux configurations morales de notre profession. Andy a ses idées et j’ai les miennes. Je n’approuve pas toujours les procédés qu’il emploie pour mettre le public à contribution, et, de son côté, il estime que la prospérité de notre firme souffre un peu trop souvent des interventions de ma conscience. Il nous arrive de nous disputer aigrement sur ce sujet certains jours. Une fois, lors de l’une de ces discussions, il en vint à me dire que je lui rappelais tout à fait Rockefeller.

 

« “C’est bon, dis-je. Je sais ce que tu entends par là ; mais nous avons été bons amis pendant trop longtemps pour que je m’offense d’une insulte que tu regretteras certainement quand tu auras retrouvé ton sang-froid. Je n’ai jamais encore serré la main à un financier, Andy.”

 

« Cet été-là, nous décidons d’aller faire une cure de repos à Grassdale, une charmante petite ville enchâssée dans les montagnes du Kentucky. Nous nous faisons passer pour des marchands de chevaux et en même temps pour de bons et honnêtes citoyens, et personne ne souligne le contraste. Les habitants de Grassdale nous font le meilleur accueil, si bien qu’Andy et moi décidons la suspension totale des hostilités, allant jusqu’à nous interdire même le plus innocent prospectus de mines de caoutchouc ou le moins éclatant des diamants brésiliens durant notre séjour dans la ville.

 

« Un jour, le premier quincaillier du pays vient nous rendre visite à l’hôtel, et nous fumons une pipe tous les trois sous le porche. Nous sommes en relations amicales et sportives avec lui, ayant commencé dès le second jour de notre arrivée à jouer aux boules ensemble dans la cour de la justice de paix. C’est un type bruyant, rougeaud, à la respiration forte, mais gras et respectable au-delà de toute limite raisonnable.

 

« Après avoir effleuré les sujets d’actualité traditionnels, ce Murkison – car tel est son nom – extirpe une lettre de la poche de son veston avec une précaution négligente et nous la met sous les yeux.

 

« “Qu’est-ce que vous dites de ça ? fait-il en riant. M’envoyer une lettre comme ça, à MOI ! !”

 

« Au premier coup d’œil, Andy et moi avons compris de quoi il s’agit ; mais nous faisons quand même semblant de lire. C’est l’une de ces bonnes vieilles missives classiques, expliquant comment, en échange de 1 000 dollars, vous recevrez 5 000 dollars en billets si parfaitement imités qu’aucun expert ne saurait les distinguer de l’article authentique ; et cela grâce aux planches gravées qui ont été volées à Washington par un employé du Trésor.

 

« “Quel toupet ! fait Murkison. M’envoyer une lettre comme ça, à MOI !

 

« – Il y a beaucoup de braves gens qui en reçoivent, dis-je. Si vous ne répondez pas, ils vous laissent tomber. Mais si vous répondez, ils vous envoient une seconde lettre pour vous prier d’apporter l’argent afin de traiter l’affaire.

 

« – Tout de même ! répète Murkison, m’écrire ça à MOI !”

 

« Quelques jours plus tard, il revient nous voir.

 

« “Mes amis, nous dit-il, je sais que vous êtes des hommes sûrs et que je puis me confier à vous. Voilà : j’ai répondu à ces chenapans. – Oh ! histoire de rire, tout simplement. Alors ils m’ont écrit de venir à Chicago. Il faut que je télégraphie l’heure de mon départ à un certain J. Smith. En arrivant là-bas je dois stationner à tel coin de rue, jusqu’à ce qu’un homme en complet gris passe près de moi et laisse tomber un journal sur le trottoir ; alors je lui demande si l’eau est bonne et il sait que c’est moi et je sais que c’est lui.

 

« – Oui, dit Andy en bâillant ; c’est une combine antique et solennelle. J’ai vu ça souvent dans les journaux. Le type en gris va vous emmener dans son abattoir particulier, où Mr. Jones attend déjà. Ils vont vous montrer de vrais billets tout neufs et proposer de vous en vendre autant que vous voudrez à cinq contre un. Vous les voyez mettre les billets dans un sac, sous vos yeux, et vous êtes absolument sûr qu’ils y sont bien. Et naturellement quand vous ouvrez le sac en rentrant à l’hôtel, vous n’y trouvez que de vieux journaux.

 

« – Oh ! fait Murkison, pas de danger que je m’y laisse prendre, moi ! Celui qui a fondé le meilleur et le plus riche magasin de Grassdale n’est tout de même pas un enfant. – Vous dites que c’est de vrais billets qu’ils vous montrent, Mr. Tucker ?

 

« – C’est toujours comme ça que je… J’ai lu dans les journaux que c’est toujours comme ça qu’ils agissent.

 

« – Camarades, dit Murkison, j’ai comme une idée que je ne me laisserai pas attraper par ces types-là. J’ai envie de fourrer deux billets de mille dans ma poche et de partir là-bas pour les étriller un peu. Aucune force au monde ne pourra détourner mes regards de ces billets qu’ils exhibent, une fois qu’ils se seront agglutinés dessus. Vous dites qu’ils offrent cinq contre un ? Bien : il faudra qu’ils exécutent le contrat si c’est moi qui les entreprends. Voilà comme je suis, moi, Bill Murkison. Oui, j’ai bien envie d’aller à Chicago et de miser un bon petit cinq contre un sur John Smith, – oui et j’espère que l’eau sera bonne !

 

« Andy et moi nous essayons d’extirper cette bévue financière hors du cervelas de Murkison ; mais c’est comme si nous avions voulu empêcher une fermière du Dakota de tirer la sonnette d’alarme lorsqu’elle a fait tomber un fromage par la portière. Non, monsieur ! C’est un service public qu’il allait accomplir en attrapant ces filous à leur propre jeu et peut-être que ça leur donnerait une leçon, hein ?

 

« Quand Murkison nous eut quittés, Andy et moi restâmes un moment silencieux, occupés à ruminer nos méditations respectives et les hérésies cervicales de l’esprit anthropique. Durant nos heures de loisirs, nous avons toujours amélioré notre mentalité supérieure grâce à l’usage de la ratiocination et de la cogitation intellectuelle.

 

« “Jeff, dit Andy après un assez long silence, c’est fréquemment que j’ai jugé à propos de te ramoner les molaires toutes les fois que tu ruminais devant moi tes préjugés consciencieux en matière de tractations commerciales. Il est possible que j’aie eu tort assez souvent. Mais voilà un cas qui, je pense, va nous mettre d’accord. J’estime que nous manquerions à tous nos devoirs en permettant à ce Murkison d’aller seul à Chicago pour rencontrer ces trafiquants de papier à filigrane. Ne crois-tu pas que ça nous réconforterait tous les deux d’intervenir d’une manière ou de l’autre, afin d’empêcher la perpétration de ce marché fallacieux ?”

 

« Je me lève et serre longuement et fortement la main d’Andy Tucker.

 

« “Andy, lui dis-je, il m’est arrivé quelquefois d’apprécier assez rudement les procédés impitoyables de ta corporation, mais à cette heure, je me rétracte. Au fond, l’intérieur de ton extérieur est gratifié d’un germe philanthropique – et c’est tout à l’honneur de ton physique. J’avais justement la même idée que toi. Il ne serait ni honorable, ni méritoire, dis-je, de laisser Murkison s’embarquer solitairement dans cette expédition. S’il tient absolument à partir, accompagnons-le pour essayer d’empêcher l’accomplissement de cette opération de Bourse, qui est exclusivement réservée aux alligators de Wall Street.”

 

« Andy m’approuva et ça me fit plaisir de voir qu’il était sérieusement décidé à contrer cette tentative de filouterie.

 

« “Je ne prétends pas me faire passer pour un homme religieux, dis-je, ou un fanatique de bigoterie morale ; mais je ne saurais rester impassible devant le spectacle d’un homme qui a fondé un commerce prospère au moyen de son cerveau et de ses efforts personnels et qui risque soudain de se voir dépouillé par un coquin sans scrupule, lequel, dis-je, est aussi une menace pour le bien public.

 

« – Très juste, Jeff, réplique Andy. Si Murkison persiste dans son obnubilation, nous n’avons qu’à le suivre et stopper cette vilaine affaire. Il me serait odieux, autant qu’à toi, de voir un homme sérieux y investir des fonds idem.”

 

« Alors, nous nous rendîmes chez Murkison.

 

« “Non, mes enfants, qu’il dit, je ne pourrai jamais consentir à laisser le chant de cette sirène de Chicago voltiger près de moi sur la brise estivale sans l’attraper par la queue. Ou bien je capterai l’or de cet ange, ou j’écrabouillerai l’orange. Mais ça me fera un plaisir de tous les diables si vous faites le voyage avec moi. Possible que vous puissiez me donner un coup de main quand il s’agira d’encaisser ce fameux ticket à cinq contre deux. Oui, ça sera pour moi un divertissement authentique et un régal sans égal si vous m’accompagnez dans cette excursion.”

 

« Là-dessus, Murkison fait savoir à la ville de Grassdale qu’il va s’absenter quelques jours avec Mrs. Peters et Tucker, afin d’inspecter une mine de fer en Virginie. Puis il télégraphie à J. Smith qu’il mettra le pied dans la toile d’araignée à telle date – et nous voilà partis tous les trois à Chicago.

 

« Durant le voyage, Murkison se divertit abondamment au moyen de conjectures prémonitoires et d’agréables expectatives.

 

« “En complet gris, dit-il, dans Wabash Avenue, au coin de Lake Street… Il laisse tomber son journal et demande si l’eau est bonne… Non ! Non ! Non !” Et alors il se met à rire pendant cinq bonnes minutes.

 

« Par instants, Murkison redevient sérieux et il essaye d’expulser ses pensées, quelles qu’elles soient, grâce à un bavardage intensif.

 

« “Mes enfants, qu’il fit, je ne voudrais pas pour dix mille dollars que cette histoire se répandît dans Grassdale : ça ruinerait ma position. Mais j’ai confiance en vous deux. J’estime, dit-il, que c’est le devoir de tout citoyen d’attraper ces brigands qui pillent le public. Je vais leur montrer si l’eau est bonne ! Cinq dollars contre un, qu’il offre, ce J. Smith : eh bien, il faudra qu’il exécute le marché s’il fait affaire avec Bill Murkison.”

 

« Nous arrivons à Chicago à sept heures du soir. C’est à neuf heures et demie que Murkison doit rencontrer l’homme en gris. Nous dînons à l’hôtel, puis nous montons dans la chambre de Murkison pour attendre l’heure fixée.

 

« “Et maintenant, les gars, dit Murkison, mélangeons un peu nos encéphales et tâchons d’inaugurer un plan pour mettre l’ennemi en déroute. Voyons !… Tandis qu’après l’avoir accosté je l’amuse un peu au moyen de quelques fariboles verbales, – si vous surveniez tous les deux comme par hasard, en criant : ‘Hello ! Murk’ et en me serrant les mains avec des symptômes de surprise et de familiarité ? – Hé ? – Alors je tire le loustic un peu à l’écart et lui insinue que vous êtes Jenkins et Brown, épiciers à Grassdale, de braves gens qui seraient peut-être désireux de tenter aussi leur chance tandis qu’ils sont loin de leur foyer. ‘Amenez-les, s’ils veulent participer au bonus vivendi’, dira-t-il sûrement ! – Alors, que pensez-vous de mon idée ?

 

« – Qu’en dis-tu, Jeff ? me demande Andy en se tournant vers moi.

 

« – Je vais te dire ce que j’en dis, répliqué-je. Je dis que nous allons régler cette petite affaire ici même et sur-le-champ. Je ne vois pas la nécessité de perdre notre temps plus longtemps.”

 

« À ces mots, j’exhibe un Smith et Wesson, calibre 38 et je m’assure ostensiblement que le cylindre est garni de la quantité de cartouches réglementaire.

 

« “Sale petit goret insidieux, mécréant et plein de péchés, dis-je à Murkison, extirpez ces 2 000 dollars et posez-les sur la table. Obéissez avec vélocité, dis-je, autrement il va y avoir une imminence d’alternatives. Je suis de préférence un homme tendre et indulgent, mais de temps en temps, je me trouve en pleines extrémités. Ce sont des hommes comme vous, dis-je, qui suralimentent les tribunaux et les prisons. Vous êtes venu ici pour dépouiller ces gens de leur argent. Et le fait qu’ils voulaient vous filouter vous-même n’est pas une excuse. Non, monsieur : que ce soit Paul qui vole Pierre ou inversement, le délit est le même. Vous êtes dix fois pire que ce spécialiste du filigrane. Chez vous, dis-je, vous allez à l’église et vous posez au bon citoyen – mais vous n’hésitez pas à venir à Chicago pour commettre un larcin sur la personne de gens sérieux qui ont fondé une affaire saine et profitable en traitant avec de méprisables coquins tels que vous – du moins tels que vous avez failli l’être aujourd’hui. Est-ce que vous savez, dis-je, si ce bookmaker sui generis n’a pas une famille nombreuse qui vit de ses extorsions ? C’est toujours vous, les citoyens soi-disant respectables, qui êtes à l’affût des affaires qui doivent rapporter du 500 pour cent, qui engraissez les loteries et les boursiers et tous les charlatans de ce pays. Sans vous, il y a longtemps qu’ils auraient fait faillite. Cet homme que vous alliez dépouiller, dis-je, peut-être a-t-il étudié pendant des années pour apprendre son métier. À chaque coup, il risque son argent, sa liberté, peut-être sa vie. Vous arrivez ici, tout sanctifié et chamarré de respectabilité, avec une belle devanture, dans le seul but d’escroquer ce pauvre type. Si c’est lui qui prend votre argent, vous pouvez toujours aller chialer à la police ; mais si c’est vous qui prenez le sien, il n’a plus qu’à mettre le complet gris au clou pour acheter son dîner, sans rien dire. Mr. Tucker et moi, dis-je, vous avons jugé au départ, – et nous sommes venus ici pour veiller à ce que vous receviez ce que vous méritez. Passez la monnaie, dis-je, vilain hypocrite herbivore !”

 

« J’empoche les 2 000 dollars – tous en petites coupures.

 

« “Et maintenant, dis-je à Murkison, sortez votre montre. Non, je n’en veux pas, dis-je : posez-la sur la table jusqu’à ce qu’une heure se soit écoulée. Ensuite vous pourrez partir. Si vous faites le moindre bruit, ou si vous partez avant l’heure, nous raconterons votre histoire à tout Grassdale. J’estime que votre haute situation là-bas vaut plus de 2 000 dollars. ”

 

« Là-dessus Andy et moi nous mettons les voiles.

 

« Dans le train, Andy reste un long moment silencieux. Puis il me dit :

 

« “Jeff, tu permets que je te pose une question ?

 

« – Deux, dis-je, ou même quarante si tu veux.

 

« – Était-ce là ton intention primitive, dit-il, quand nous partîmes avec Murkison ?

 

« – Sûrement ! dis-je. Quelle autre aurais-je pu avoir ? N’était-ce pas la tienne aussi ?”

 

« Andy ne répondit pas. Une demi-heure s’écoula encore avant qu’il reprît la parole. Je soupçonne qu’Andy ne saisit pas toujours exactement mon système d’éthique et d’hygiène morale.

 

« “Jeff, dit-il, un jour que tu en auras le loisir, tu me ferais plaisir en me traçant un diagramme de ta conscience, avec des notes explicatives. J’aimerais à m’y référer à l’occasion.” »

 

LA CHASSE À L’HOMME

Bien entendu, il y a deux aspects de la question. Considérons donc le troisième. Nous entendons souvent parler des « demoiselles de magasin ». De telles personnes n’existent pas. Il y a des jeunes filles (ou demoiselles), qui travaillent dans des magasins, c’est leur façon de gagner leur vie. Mais pourquoi faire de leur occupation une épithète qualificative ? Soyons un peu plus chic. Lorsque nous parlons des jeunes filles qui vivent dans la Cinquième Avenue, nous ne les appelons pas des « demoiselles de mariage »…

 

Lou et Nancy étaient copines. Elles étaient venues à la grande cité pour chercher du travail, parce que, chez elles, il n’y avait pas assez à manger. Nancy avait dix-neuf ans, Lou en avait vingt. Toutes les deux étaient de jolies et accortes filles de la campagne qui n’avaient aucune ambition de monter sur la scène. Le petit chérubin qui trône là-haut au-dessus de nous les guida vers une pension de famille respectable et bon marché. Ensuite, toutes les deux trouvèrent une situation et devinrent des salariées. Elles restèrent copines.

 

Six mois se sont passés depuis leur arrivée à New York, et c’est alors que je vais vous prier de vous avancer pour faire leur connaissance. Misses Nancy et Lou, permettez-moi de vous présenter mon ami M. le Lecteur Tatillon. Pendant que vous êtes en train de leur serrer la main, prenez note (avec précaution) de leurs atours. Je dis avec précaution, car elles réagissent aussi promptement à des regards un peu trop insistants, qu’une spectatrice du concours hippique qui a un bouton sur le nez.

 

Lou est repasseuse dans une blanchisserie. Elle est vêtue d’une robe rouge mal ajustée et la plume de son chapeau est trop longue de 4 pouces ; mais son manchon et son étole d’hermine ont coûté vingt-cinq dollars, ce qui n’empêchera pas leurs camarades d’élevage d’être affichés à sept dollars quatre-vingt-dix-huit dans les vitrines des fourreurs avant que la saison soit terminée. Ses joues sont roses et ses yeux bleus sont brillants. Elle rayonne de contentement.

 

Quant à Nancy, je suis sûr que vous l’appellerez une demoiselle de magasin, parce que vous en avez l’habitude. Il n’y a pourtant pas de type de ce genre de personne ; mais notre génération perverse est toujours à la recherche d’un type ; alors voici ce que pourrait être le type : elle est coiffée à la Pompadour et elle a un front très droit, un peu trop droit. Sa robe est en tissu de pacotille, mais elle vous en met tout de même « plein la vue ». Nulle fourrure ne la protège de l’air mordant du printemps, mais elle porte sa courte jaquette de drap aussi majestueusement que si c’était de l’astrakan. Sur son visage et dans ses yeux – oh, cruel chercheur de type – se lit l’expression typique de la demoiselle de magasin. C’est un air de révolte silencieuse et dédaigneuse à la fois contre le sort de la femme désavantagée par l’existence, un air qui prophétise tristement la vengeance prochaine. Cet air-là persiste même lorsqu’elle rit très fort. C’est un air que l’on peut voir dans les yeux des paysans russes et ceux d’entre nous qui seront encore là le verront un jour sur le visage de Gabriel lorsqu’il viendra sonner le Rassemblement avec sa trompette. C’est un air qui devrait « défriser » et repousser l’homme ; mais l’on sait, au contraire, qu’à entendre cet air-là, il se pavane et offre des fleurs, avec une ficelle autour du bouquet.

 

Et maintenant, soulevez votre chapeau, et allez-vous-en, en emportant le joyeux « au revoir » de Lou et le sourire doux et sardonique de Nancy, qui a l’air, pour ainsi dire, de passer par-dessus votre tête et de monter en voltigeant jusque sur le toit des maisons et, de là, jusqu’aux étoiles.

 

Les deux jeunes filles s’arrêtèrent au coin de la rue pour attendre Dan. Dan est le bon ami régulier de Lou. Fidèle ? Oh ! le jour où Amaryllis n’aura plus de moutons, elle sera toujours sûre d’avoir Dan sous la main !

 

« Est-ce que tu n’as pas froid, Nancy ? demanda Lou. C’que t’es gourde de travailler dans ce vieux magasin pour huit dollars par semaine ! Moi, j’ai gagné dix dollars et demi la semaine dernière. Possible que le repassage soit pas aussi chic que d’vendre de la dentelle derrière un comptoir, mais au moins ça paye ! Y en a pas une de nous autres, repasseuses, qui se fait moins de dix dollars par semaine, et j’ai jamais entendu dire que c’était pas du travail aussi respectable que le tien !

 

– C’est bon pour toi, répondit Nancy en relevant fièrement le nez. Je suis satisfaite de mes huit dollars par semaine et de ma chambre meublée. Il me plaît de vivre au milieu des belles choses et des gens chic. Et je ne parle pas des occasions qui peuvent se présenter ! L’autre jour, l’une de mes camarades au rayon des gants a épousé un type de Pittsburgh, un fabricant d’acier, ou un forgeron, ou quelque chose comme ça, un type qui vaut un million de dollars. Moi aussi, j’attraperai un rupin un de ces jours. C’est pas que j’veux m’vanter de ma figure ou d’autre chose, mais je courrai ma chance quand y aura du gros gibier sur le marché. Est-ce qu’on peut avoir une chance comme ça dans une blanchisserie ?

 

– Eh ben, c’est là qu’j’ai rencontré Dan, répondit Lou triomphalement. Il est venu un jour pour chercher sa chemise et ses cols du dimanche ; il m’a vue en train de repasser à la première planche. Ella Maginnis était malade ce jour-là et j’avais pris sa place. Dan dit qu’il a d’abord remarqué mes bras ; il dit qu’il les a trouvés bien ronds et bien blancs. J’avais relevé mes manches. Y a des types chic qui viennent dans les blanchisseries. C’est facile de les repérer : ils apportent leurs affaires dans des valises et ils entrent généralement en coup de vent.

 

– Comment peux-tu porter une blouse comme ça, Lou ? demanda Nancy en contemplant l’outrageant article, avec une expression à la fois indulgente et dédaigneuse. C’est d’un goût affreux.

 

– Cette blouse ! s’écria Lou les yeux exorbités d’indignation. Oh ! je l’ai payée seize dollars, et elle en vaut au moins vingt-cinq ! C’est une cliente qui l’avait apportée pour la faire blanchir et qui n’est jamais revenue la chercher. Alors, le patron me l’a vendue. Il y a des kilomètres de broderie à la main dessus. Tu ferais mieux de critiquer c’t’espèce de vilaine chose ordinaire que tu as sur le dos.

 

– Cette vilaine chose ordinaire, répondit Nancy avec force, a été copiée sur celle que porte Mrs. Van Alstyne-Fisher ; c’est une cliente qui a laissé 12 000 dollars dans la maison l’année dernière. J’ai fabriqué cette robe moi-même, ça m’a coûté un dollar cinquante. À trois mètres de distance, tu ne pourrais pas la distinguer de la sienne.

 

– Oh ! ça va ! dit Lou avec bonne humeur. Si ça te fait plaisir de crâner en crevant de faim, tant mieux pour toi. Moi, je préfère mon genre de travail et un bon salaire ; et, à la fin de la journée, y a rien qui vaille pour moi une robe fantaisie qui tape un peu dans l’œil. »

 

Juste à ce moment-là, Dan arriva. C’était un jeune homme sérieux, sur lequel la folle grande ville n’avait pas réussi à imprimer les marques de sa frivolité. Il portait une cravate toute faite, gagnait trente dollars par semaine comme électricien, regardait Lou avec les yeux tristes de Roméo et considérait sa blouse brodée comme une toile d’araignée dans laquelle n’importe quelle mouche serait ravie de se prendre.

 

« Mon ami, Mr. Owens ; ma camarade, Miss Danforth, dit Lou, faisant les présentations.

 

– J’suis rudement content d’vous connaître, Miss Danforth, dit Dan en tendant la main. Lou m’a souvent parlé de vous.

 

– Merci, répliqua Nancy en touchant sa main du bout des doigts. J’ai aussi entendu mentionner votre nom quelquefois. »

 

Lou se mit à pouffer de rire.

 

« C’est-y Mrs. Van Alstyne-Fisher qui t’a appris c’te poignée de main-là, Nancy ? demanda-t-elle.

 

– En tout cas, répliqua Nancy froidement, tu peux toujours essayer de l’imiter.

 

– Oh ! j’pourrais pas ! C’est trop rupin pour moi. C’te poignée de main-là, c’est destiné à faire valoir les diamants qu’on a aux doigts. Attends un peu qu’j’en récolte, et tu verras si j’essaye pas !

 

– Tu ferais mieux d’apprendre d’abord, répondit Nancy ; ça t’aiderait à récolter les diamants.

 

– Eh bien, pour terminer la discussion, dit Dan avec son sourire joyeux et empressé, j’vas vous faire une proposition. Comme j’peux pas vous faire payer à toutes les deux une bonne soirée chez Tiffany, qu’est-ce que vous diriez d’une petite séance de music-hall ? J’ai les billets. Ça serait pas mal d’aller reluquer les diamants qu’y a sur la scène puisqu’on peut pas serrer la main aux vrais carats, hein ? »

 

Ils se mirent en marche. Lou ressemblait un peu à un jeune paon, avec sa robe pimpante et polychrome ; elle avait à sa droite le fidèle chevalier et à sa gauche Nancy, l’élégante Nancy, mince et sobrement vêtue, comme une hirondelle, mais avec l’authentique allure de Mrs. Van Alstyne-Fisher ; et les voilà partis pour leur modeste divertissement vespéral.

 

Je ne pense pas que beaucoup d’entre vous puissent considérer un grand magasin comme une institution éducative. Mais celui dans lequel travaillait Nancy lui paraissait quelque chose comme ça. Elle était entourée de belles choses, qui respiraient le goût et le raffinement. Lorsque vous vivez dans une atmosphère de luxe, le luxe vous appartient, que ce soit votre argent qui le paie ou celui des autres.

 

Les clientes qu’elle servait étaient principalement des femmes dont les vêtements, les manières et la situation sociale constituaient des critériums.

 

Nancy les mit à contribution dès le début, prélevant sur chacune d’elles ce qui lui paraissait le plus digne d’être assimilé. À l’une, elle empruntait un geste ; à l’autre, un élégant froncement de sourcils ; à l’autre encore, une façon de marcher, de porter son sac, de sourire, de saluer un ami, de s’adresser à des gens de « situation inférieure ». De son modèle bien-aimé, Mrs. Van Alstyne-Fisher, elle acquit cette excellente chose qu’est une voix douce, suave, claire, argentine, et aussi parfaitement articulée que les notes d’un rossignol. Noyée dans les effluves de ce raffinement mondain et de cette éducation supérieure, elle en subit profondément l’empreinte. De même que les bonnes habitudes valent mieux, dit-on, que les bons principes, de même les bonnes manières valent mieux, sans doute, que les bonnes habitudes. Il est possible que les recommandations de vos parents ne soient pas capables de conserver intacte en vous une conscience puritaine. Mais si vous vous asseyez sur une chaise en bois et répétez les mots : « Prismes et Presbytérianismes » quarante fois de suite sans vous tromper, le démon vous abandonnera. Lorsque Nancy parlait avec la voix des Van Alstyne-Fisher, un frisson aristocratique la parcourait de la tête aux pieds.

 

Il y avait une autre source d’instruction dans ce grand magasin éducatif. Lorsque vous voyez trois ou quatre vendeuses se rassembler en accompagnant leur conversation, apparemment frivole, du cliquetis de leurs bracelets en cuivre, ne vous imaginez pas qu’elles font cela dans le seul but de critiquer la façon dont Ethel se coiffe. Leur meeting peut manquer de la dignité des assemblées délibératives du sexe masculin, mais il a la même importance que celui au cours duquel Ève et sa première fille se concertèrent autrefois pour arriver à faire comprendre à Adam quel devait être son rôle dans le ménage. C’est une Conférence Plénière pour la Protection du Sexe Féminin et l’Échange de Théories Stratégiques sur l’Attaque et la Défense contre le Monde, qui est un Théâtre, et contre l’Homme, qui en est l’Auditoire et qui Persiste à Jeter des Bouquets sur la Scène. Voilà !… Quant à la Femme, qui est le plus désarmé de tous les jeunes animaux, qui possède la grâce du faon sans en avoir l’agilité, la beauté de l’oiseau sans ses ailes, le miel de l’abeille sans son… Oh ! je ferais peut-être mieux de m’arrêter : il y en a sûrement parmi vous qui se sont fait piquer…

 

Durant ce conseil de guerre, elles échangent mutuellement des armes et aussi des stratagèmes, que chacune a inventés et formulés d’après les tactiques de la vie.

 

« J’lui dis comme ça, raconte Sadie : “Avez-vous fini, espèce d’effronté ! Pour qui qu’vous m’prenez, pour me dire des choses comme ça ?” Eh bien, savez-vous c’qu’il m’répond ? »

 

Toutes les têtes brunes, noires, blondes, jaunes et rouges se pressent avidement les unes contre les autres. Sadie cite la réponse ; et c’est alors que l’on décide la parade qui sera utilisée par chacune d’elles dans l’avenir au cours des passes d’armes contre l’ennemi commun : l’Homme.

 

C’est ainsi que Nancy apprit l’art de la défensive, et, pour les femmes, une défensive réussie signifie la victoire.

 

Le curriculum d’un grand magasin est une vaste chose. Aucun autre collège peut-être n’eût été aussi propre à satisfaire l’ambition vitale de Nancy, qui était de décrocher le gros lot matrimonial.

 

Elle avait, dans le magasin, une situation privilégiée. La salle de musique était assez près d’elle pour qu’elle fût à même d’entendre et d’assimiler les œuvres des meilleurs compositeurs, ou, tout au moins, d’acquérir cette sorte d’assimilation superficielle qui passe pour de l’appréciation dans la société mondaine où elle aspirait vaguement à pénétrer un jour. Elle absorbait l’influence éducative des objets artistiques, des tissus fins et précieux, des ornements, ce qui, pour les femmes, représente presque de la culture.

 

Les camarades de Nancy ne furent pas longues à s’apercevoir de son ambition.

 

« Voilà ton millionnaire qui arrive ! » lui criaient-elles toutes les fois qu’un homme qui avait l’aspect du « personnage » idoine s’approchait de son comptoir.

 

Cela devint une habitude pour les hommes qui flânaient sans but, pendant que leurs femmes ou leurs filles faisaient leurs emplettes, de s’attarder au rayon des mouchoirs et de bavarder en examinant les petits carrés de batiste. Ce qui les attirait, c’était le faux air de pur-sang de Nancy en même temps que son authentique et délicate beauté. C’est ainsi que beaucoup d’hommes venaient déployer leurs grâces devant elle. Certains d’entre eux pouvaient être des millionnaires ; d’autres n’étaient certainement rien de plus que les imitateurs simiesques de ces derniers. Nancy apprit à les discriminer. Il y avait, derrière le rayon des mouchoirs, une fenêtre qui donnait sur la rue ; par là, elle pouvait apercevoir les rangées d’automobiles qui attendaient les clients devant le magasin. Elle y jetait souvent un coup d’œil, et elle ne tarda pas à percevoir que les automobiles diffèrent autant que leurs propriétaires.

 

Un jour, un gentleman à l’aspect fascinateur lui acheta quatre douzaines de mouchoirs et se mit à lui faire la cour par-dessus le comptoir avec un air de Roi Cophetua. Lorsqu’il fut parti, l’une des jeunes filles dit :

 

« Qu’est-ce qui se passe, Nancy ? T’avais pas l’air d’être emballée par ce type-là. Il m’a pourtant l’air tout ce qu’y a de rupin !

 

– Lui ? répliqua Nancy avec son plus froid, plus doux et plus impersonnel sourire à la Van Alstyne-Fisher. Pas le genre pour moi. Je l’ai vu partir : une 12 CV et un chauffeur irlandais. Et tu as vu quelle espèce de mouchoirs il a achetés ? Des mouchoirs de soie ! Et il portait une fleur de trèfle à la boutonnière ! Une fleur de trèfle ! Non, donne moi l’article authentique ou rien du tout, s’il te plaît ! »

 

Deux des employées les plus raffinées du magasin, une première et une caissière, avaient quelques « amis très chic » avec lesquels elles allaient quelquefois dîner. Un soir, elles firent participer Nancy à l’invitation. Le dîner eut lieu dans l’un de ces restaurants spectaculaires dont les tables sont retenues un an d’avance pour le réveillon. Il y avait là deux de ces amis très chic : l’un était chauve, sans doute à cause de la « grande vie » ; l’autre était un jeune homme qui essayait de vous faire gober ses mérites frelatés, grâce à deux procédés hautement persuasifs : il jurait que tous les vins sentaient le bouchon et il portait des boutons de manchettes en diamant. Ce jeune homme perçut en Nancy des qualités irrésistibles. Il avait une prédilection pour les demoiselles de magasin, et il y en avait là une qui ajoutait la voix et les manières du grand monde au charme plus franc de sa propre caste. C’est pourquoi, le jour suivant, il fit son apparition dans le grand magasin et lui adressa une sérieuse proposition de mariage par-dessus une boîte de mouchoirs irlandais, brodés à jour. Nancy refusa. L’une de ses camarades, qui avait participé des yeux et des oreilles à toute l’opération, attendit à peine que le prétendant malheureux fût sorti pour inonder Nancy de reproches et de cris d’horreur.

 

« On n’a jamais vu une tourte pareille ! s’écria-t-elle. Ce type-là est un millionnaire. C’est un neveu du vieux Van Skyttles. Et c’était pour le bon motif par-dessus le marché ! Est-ce que t’es devenue piquée, Nancy ?

 

– Piquée ? Ah ! Ah ! Pour sûr que je n’en ai pas voulu ! Si c’est un millionnaire, ça se voit pas tant que ça en tout cas. Sa famille ne lui accorde que 20 000 dollars par an comme argent de poche. L’autre soir, au dîner, le vieux type chauve n’a pas cessé de le blaguer à ce sujet. »

 

L’autre jeune fille, indignée, s’approcha de Nancy et lui dit d’une voix rauque en fronçant les sourcils :

 

« Dis donc, qu’est-ce qu’il te faut, alors ? ça t’suffit pas ? Est-ce que t’as l’intention de faire les mormons et d’épouser Rockefeller, et Pierpont Morgan, et le roi d’Espagne, et toute la bande en même temps ? Est-ce que c’est pas assez bon pour toi 20 000 dollars par an ? »

 

Nancy rougit légèrement sous le regard aigu des yeux noirs de son interlocutrice.

 

« Ce n’est pas seulement une question d’argent, Carrie, dit-elle. L’autre soir, au dîner, son ami l’a pris en flagrant délit de mensonge. C’était au sujet d’une jeune fille avec laquelle il prétendait n’être pas allé au théâtre. Eh bien ! Je ne peux pas souffrir un menteur. Et, en somme, je ne l’aime pas ; et c’est une réponse suffisante. Quand je me placerai, je ne veux pas que ce soit un jour de soldes. Et, en tout cas, je veux quelqu’un qui sache se tenir à table comme un homme. Oui, sûrement, je suis à l’affût du gibier ; mais celui que je veux devra être capable de faire quelque chose de plus que de se pavaner comme un mannequin cousu de dollars.

 

– Tu es mûre pour la maison de fous ! » dit l’autre jeune fille en s’éloignant.

 

Nancy continua de cultiver ses idées élevées, sinon son idéal, sur la base de huit dollars par semaine. Elle bivouaquait sur la piste du grand gibier inconnu, mangeant son pain sec et resserrant sa ceinture d’un cran tous les jours. Sur son visage se laissait voir le sourire subtil, belliqueux, à la fois doux et farouche, du chasseur d’hommes prédestiné. La forêt était représentée par le grand magasin ; et bien des fois elle leva son fusil sur du gibier qui paraissait à première vue important et porteur de cornes puissantes ; mais toujours, quelque profond et sûr instinct (peut-être un instinct de chasseresse ou peut-être tout simplement de femme) retenait son bras et lui faisait reprendre la piste.

 

Cependant Lou prospérait dans la blanchisserie. Sur ses dix-huit dollars et demi par semaine, elle en prélevait six pour sa chambre et sa pension. Tout le reste était consacré aux dépenses vestimentaires. Elle avait beaucoup moins d’occasions que Nancy de perfectionner son goût et ses manières. Dans la blanchisserie surchauffée, il n’y avait rien d’autre que le travail, toujours le travail et la pensée des voluptés vespérales après le travail. De nombreux articles féminins, précieux, élégants, somptueux, passaient sous son fer ; et il est possible que le penchant croissant qu’elle avait pour la toilette lui ait été transmis ainsi par le métal conducteur.

 

Lorsque le travail de la journée était terminé, Dan l’attendait à l’extérieur ; Dan, le chevalier servant, toujours fidèle dans toutes les occasions.

 

Parfois, il lui arrivait de jeter un regard honnête et troublé sur les vêtements de Lou qui devenaient chaque jour de plus en plus voyants, sinon plus élégants ; mais il ne le faisait pas par déloyauté ; il déplorait seulement l’attention qu’ils attiraient dans la rue.

 

Et Lou n’était pas moins fidèle à sa camarade. C’était devenu maintenant une règle immuable, que Nancy devait les accompagner dans toutes leurs sorties. Dan supportait cordialement, et même avec bonne humeur, cette charge supplémentaire. On aurait pu dire que Lou fournissait la couleur, Nancy le ton, et Dan le poids du trio chasseur de distractions. Le jeune homme, dans son complet « confection », malgré tout bien ajusté, avec sa cravate toute faite et ses cordiales reparties toutes faites, ne renâclait et ne protestait jamais. Il appartenait à cette brave espèce d’hommes que l’on est susceptible d’oublier lorsqu’ils sont là, mais que l’on se rappelle distinctement quand ils sont partis.

 

Pour le goût supérieur de Nancy, la saveur de ces plaisirs tout faits était quelquefois un peu amère ; mais elle était jeune, et la jeunesse est toujours gourmande, même s’il ne lui est pas permis d’être un gourmet.

 

« Dan me demande toujours de l’épouser tout de suite, dit un jour à Nancy son amie. Mais pourquoi le ferais-je ? Je suis indépendante, je peux faire ce que je veux avec l’argent que je gagne et je sais qu’il ne me permettra pas de travailler lorsque nous serons mariés. Et toi, Nancy, pourquoi t’obstines-tu à rester dans ce sale vieux magasin ? Si tu veux, je peux te faire entrer tout de suite dans la blanchisserie où je travaille. Il me semble que ça te ferait du bien de gagner plus d’argent, ça te permettrait de sortir de la gêne où tu te trouves.

 

– Je ne crois pas que je sois dans la gêne, Lou, répondit Nancy ; mais en tout cas, j’aime encore mieux rester où je suis, même si je devais me contenter de demi-rations. Je suppose que j’en ai pris l’habitude. Et aussi j’attends mon heure. Je n’ai pas l’intention de rester toute ma vie derrière un comptoir. Tous les jours j’apprends quelque chose de nouveau ; et tous les jours je me frotte un peu plus aux gens riches et raffinés, même si je dois me contenter de les servir, et je ne rate aucune occasion de m’instruire et de me perfectionner en les fréquentant.

 

– Tu n’as pas encore attrapé ton millionnaire ? demanda Lou en riant d’un air taquin.

 

– Je n’en ai pas encore choisi un, répondit Nancy ; je les ai simplement examinés.

 

– Mon Dieu ! tu leur fais la petite bouche ! Si jamais il en passe un à côté de toi, Nancy, surtout ne le laisse pas partir, même s’il lui manque quelques dollars ! Mais, naturellement, tu plaisantes : les millionnaires ne pensent pas à des petites employées comme nous !

 

– Ça leur ferait peut-être du bien d’y penser, répondit Nancy d’un ton froid et sérieux. Nous pourrions bien leur apprendre à faire attention à leur argent !

 

– S’il y en avait un qui m’adressait la parole, dit Lou en riant, je crois que j’aurais une syncope.

 

– C’est parce que tu n’en connais aucun. La seule différence entre les rupins et les autres gens consiste en ce que tu dois les examiner de plus près. Est-ce que tu ne crois pas que cette doublure de soie rouge est un petit peu trop voyante pour ton manteau, Lou ? »

 

Lou jeta un coup d’œil sur la jaquette bleu marine, simple, mais élégante, de son amie.

 

« Oh non ! dit-elle, mais ça peut te faire cet effet-là à côté de cette espèce de vieille jaquette sombre que tu portes !

 

– Cette jaquette, répondit Nancy avec une certaine complaisance, est la copie exacte de celle que Mrs. Van Alstyne-Fisher portait l’autre jour. Je l’ai fabriquée moi-même et elle m’a coûté trois dollars quatre-vingt-dix-huit. Je suppose que la tienne devait coûter plus de cent dollars.

 

– Possible ! fit Lou légèrement, mais en tout cas, ça ne me paraît pas très réussi comme appât pour millionnaire ! Peut-être bien que j’en attraperai un avant toi, après tout. »

 

En vérité, il aurait fallu un philosophe pour décider laquelle des jeunes filles avait raison. Lou, dépourvue de cette espèce d’air fier et ennuyeux particulier aux vendeuses de grands magasins, brandissait gaiement son fer à repasser dans la blanchisserie bruyante et surchauffée. Son salaire lui permettait non seulement de vivre, mais même de s’offrir du confort, et parfois du superflu ; c’est pourquoi sa garde-robe se développait progressivement, à tel point qu’il lui arrivait parfois de jeter un regard d’impatience sur le costume propre mais inélégant de Dan, Dan, le constant, l’immuable, l’inébranlable.

 

Quant à Nancy, son cas était celui de milliers d’autres. La soie, les bijoux, les dentelles, les ornements, le parfum et la musique du monde raffiné où se rencontrent la bonne éducation et le bon goût, tout cela a été fait pour la femme ; cela fait partie de ses attributions. Si vraiment cela en vient à constituer une partie de son existence, si cela lui plaît, qu’elle en profite. Elle ne se trahit pas elle-même comme Ésaü le fit autrefois ; car elle conserve ses droits de naissance et le potage qu’elle gagne est souvent très maigre. Nancy affectionnait cette atmosphère ; elle y respirait avec plaisir et mangeait ses frugaux repas avec la même satisfaction et la même détermination qu’elle éprouvait à composer et à fabriquer ses vêtements bon marché. Elle connaissait déjà la femme ; et maintenant, elle était en train d’étudier les mœurs de l’homme, et d’estimer l’éligibilité de ce curieux animal. Un jour, sûrement, elle abattrait le gros gibier qu’elle désirait, mais elle s’était bien promis qu’elle ne le ferait que lorsqu’elle aurait en vue le plus gros et le meilleur, exclusivement.

 

En attendant, elle entretenait soigneusement sa lampe de chevet, toujours allumée, toujours prête à recevoir le jeune époux lorsqu’il se présenterait.

 

Mais en même temps, elle apprit aussi, peut-être inconsciemment, une autre leçon. Des changements commençaient lentement à se produire dans son estimation de la hiérarchie des valeurs. Il arrivait parfois que le facteur dollar s’estompât dans son esprit et cédât la place à d’autres facteurs tels que la loyauté, l’honneur et aussi parfois tout simplement la gentillesse. Nous pourrions la comparer à l’un de ces chasseurs des grands bois qui poursuivent le bœuf musqué ou l’élan ; il aperçoit tout à coup un petit vallon au fond duquel court, à travers l’herbe moussue et à l’ombre des bosquets, un petit ruisseau babillard qui l’invite au repos. À ces moments-là, l’épieu de Nemrod lui-même s’émousse.

 

C’est ainsi que Nancy se demandait quelquefois si l’astrakan était toujours coté à sa juste valeur par les cœurs qu’il recouvrait.

 

Un jeudi soir, Nancy quitta le magasin comme d’habitude, traversa la Sixième Avenue et se dirigea vers la blanchisserie. Elle devait aller, ce soir-là, voir une opérette avec Lou et Dan.

 

Lorsqu’elle arriva, Dan sortait justement de la boutique. Son visage avait une expression étrange et peinée.

 

« J’suis venu pour voir s’ils avaient entendu parler d’elle, dit-il.

 

– Entendu parler de qui ? demanda Nancy. Est-ce que Lou n’est pas là ?

 

– J’pensais qu’vous étiez au courant, répondit Dan ; on ne l’a pas vue ici, ni chez elle depuis lundi. Elle a déménagé toutes ses affaires et elle a dit à une de ses camarades de la blanchisserie qu’elle allait peut-être partir pour l’Europe.

 

– Mais, est-ce que personne ne l’a vue nulle part ? » demanda Nancy.

 

Dan la regarda en serrant les dents et avec une lueur métallique dans ses yeux gris.

 

« Y en a qui m’ont dit là-dedans, répondit-il d’une voix rauque, qu’on l’a vue passer hier… dans une auto. Sans doute avec l’un de ces millionnaires dont Lou et vous étiez toujours en train de parler. »

 

Pour la première fois de sa vie, Nancy flancha devant un homme. Elle posa sur la manche de Dan sa main qui tremblait légèrement.

 

« Vous n’avez pas le droit de me dire ça, Dan, je n’y suis pour rien.

 

– J’ai pas voulu dire ça, répondit Dan d’une voix radoucie en même temps qu’il fouillait dans la poche de son gilet. J’ai les billets pour le spectacle de ce soir, reprit-il, en s’efforçant de prendre un ton galant et léger. Si ça vous… »

 

Nancy admirait le courage toutes les fois qu’elle le rencontrait. « Je vais avec vous, Dan », répondit-elle.

 

Trois mois s’étaient passés depuis le jour où Lou avait disparu.

 

Un soir, au crépuscule, Nancy rentrait chez elle, longeant à vive allure la grille d’un petit parc tranquille. Elle entendit quelqu’un l’appeler derrière elle, s’arrêta, se retourna et reçut Lou dans ses bras.

 

Après la première étreinte, elles retirèrent leur tête en arrière à la manière des serpents, prêtes à attaquer ou à fasciner, avec un millier de questions qui tremblaient sur leur langue rapide. Et alors Nancy remarqua que Lou avait été touchée par la baguette de la Fée Prospérité dont la magnifique influence se manifestait en fourrures précieuses, en bijoux chatoyants, et en créations dispendieuses de l’art vestimentaire.

 

« Chère petite folle ! s’écria Lou d’une voix forte et affectueuse. Je vois que tu continues à travailler dans le magasin et que tu es toujours aussi mal habillée. Eh bien, où en es-tu avec ce gros gibier que tu devais attraper ? Y a encore rien de fait je suppose ? »

 

Et alors Lou regarda son amie d’un peu plus près et s’aperçut que Nancy avait été touchée par la baguette d’une Fée plus puissante que la Prospérité, que cela se manifestait par l’éclat de ses yeux, plus brillant que celui des joyaux, et par la fraîcheur de ses joues roses, et aussi par de petites étincelles électriques qui rayonnaient de son visage et paraissaient, en particulier, toutes prêtes à jaillir du bout de sa langue.

 

« Oui, je suis toujours au magasin, répondit Nancy, mais je vais le quitter la semaine prochaine. J’ai attrapé mon gibier, comme tu dis, le plus gros gibier du monde ; tu ne m’en voudras pas, Lou, ça t’est égal maintenant ? Eh bien je vais épouser Dan, oui, Dan ! c’est mon Dan maintenant. Eh bien, Lou, qu’est-ce que tu as ? »

 

Au coin du parc apparut, déambulant nonchalamment, l’un de ces nouveaux jeunes policemen au visage plaisant qui ont rendu depuis peu la police plus tolérable, du moins pour notre rétine. Il aperçut une femme vêtue d’un manteau de fourrure dispendieux qui s’agrippait de ses mains endiamantées à la grille du parc et qui sanglotait bruyamment la tête basse, tandis qu’une jeune fille mince et simplement vêtue, qui la tenait par la taille, s’efforçait de la consoler. Le flic nouveau style s’arrêta et fronça les sourcils. Mais bientôt il se reprit, passa sans regarder, en faisant semblant de ne rien voir et continua sa route sans se retourner ; car il était assez sage pour savoir que ces choses-là ne peuvent pas être arrangées par un policeman ni par aucune autre autorité officielle, même la plus haute et la plus puissante.

 

LE PENDULE

« Quatre-Vingt-Unième Rue ! Dégagez la sortie, s’il vous plaît ! » cria le conducteur.

 

Un troupeau de moutons humain se précipita hors du wagon et un autre troupeau se précipita dedans. Ding ! Ding ! Les wagons à bestiaux du métro aérien de Manhattan se mirent en route et John Perkins descendit l’escalier de la gare avec le troupeau évacué.

 

John se dirigea lentement vers son appartement. Lentement, parce que dans le lexique de sa vie journalière le mot « peut-être » n’existait pas. Un homme qui est marié depuis deux ans et qui vit dans un appartement ne peut s’attendre à aucune surprise. Tout en marchant, John Perkins se prophétisait à lui-même, avec un cynisme sombre et amer, les inéluctables conclusions de la journée monotone qui venait de s’écouler.

 

Katy l’attendrait à la porte et lui donnerait un baiser parfumé à la crème de beauté et au caramel au chocolat. Puis il ôterait son veston, s’assoirait sur un divan macadamisé et lirait dans le journal du soir les récits de la guerre russo-japonaise. Pour dîner, il y aurait du bœuf casserole, une salade assaisonnée d’ingrédients inoffensifs pour le foie, de la compote de rhubarbe et le pot de marmelade de fraises, qui rougissait des certificats de pureté chimique imprimés sur son étiquette. Après dîner, Katy lui montrerait la nouvelle ceinture qu’elle s’était fabriquée avec l’une de ses cravates, à lui, John. À sept heures et demie, elle commencerait à étendre des journaux sur le mobilier pour ramasser les morceaux de plâtre qui tombaient lorsque le gros homme à l’étage au-dessus commençait à faire sa culture physique. À huit heures exactement, Hickey et Mooney, les célèbres duettistes (inconnus) qui habitaient de l’autre côté du palier, céderaient à la douce influence du delirium tremens et commenceraient à renverser des chaises sous l’effet d’une hallucination qui leur faisait entrevoir un contrat de cinq cent dollars par semaine chez Hammerstein. Puis, le type qui habite en face sur la cour sortirait sa flûte ; la fuite de gaz quotidienne commencerait sa petite chanson malodorante ; le monte-charge tomberait en panne ; le concierge procéderait une fois de plus au sauvetage des cinq enfants de Mrs. Zanowitski ; la dame aux souliers jaunes et au terrier écossais descendrait écrire son nom sur sa boîte aux lettres et sous son bouton de sonnette, comme tous les jeudis ; et c’est ainsi que la routine journalière et vespérale de la grande maison s’accomplirait progressivement.

 

John Perkins savait que ces choses arriveraient. Et il savait qu’à huit heures et quart il rassemblerait son courage et prendrait son chapeau, et que sa femme lui adresserait la question suivante d’un ton querelleur :

 

« Et maintenant je voudrais bien savoir où tu vas, John Perkins ?

 

– Crois que j’vais faire un tour chez Mac Closkey, répondrait-il ; vais faire une petite partie avec les copains. »

 

Car telle était depuis quelque temps l’habitude de John Perkins. Vers dix ou onze heures il rentrait. Parfois Katy était endormie ; parfois elle l’attendait debout, tout prête à fondre dans le creuset de sa colère quelques parcelles de plus de la pellicule d’or qui recouvrait la chaîne d’acier du mariage. C’est de telles choses que Cupidon devra répondre lorsqu’il se présentera au Tribunal de la Justice en même temps que ses victimes du type John Perkins.

 

Ce soir-là, lorsque John entra chez lui, il se trouva en présence d’un formidable bouleversement de la routine. Pas de Katy pour lui souhaiter la bienvenue avec son baiser affectueux et sirupeux. Les trois pièces paraissaient dans un désordre funeste. Toutes les affaires de la maîtresse de maison gisaient dans la plus grande confusion. Des souliers par terre au milieu de la pièce ; un fer à friser, des bigoudis, des kimonos, des boîtes à poudre encombraient les sièges et les meubles ; ce n’étaient pas là les habitudes de Katy. Le cœur serré, John aperçut le peigne tout emmitouflé de cheveux bruns. Sûrement elle avait dû être en proie à une précipitation et à une perturbation anormales, car elle nettoyait toujours son peigne et déposait les cheveux arrachés dans le petit vase bleu qui était sur la cheminée, dans le but de les utiliser éventuellement plus tard pour fabriquer des chichis. Accroché d’une manière ostensible au robinet à gaz par une ficelle, pendait un papier plié. John le saisit. C’était une note de sa femme qui disait :

 

Cher John,

 

Je viens de recevoir un télégramme m’informant que maman est très malade. Je vais prendre le train de 4 h 30. Mon frère Sam viendra me chercher à la gare. Il y a du mouton froid dans la glacière. J’espère que ce n’est pas encore sa vieille sciatique. Tu paieras soixante cents au laitier. Elle a eu une mauvaise attaque au printemps dernier. N’oublie pas d’écrire à la Compagnie du Gaz au sujet du compteur. Tes chaussettes reprisées sont dans le tiroir du haut. Je t’écrirai demain. En toute hâte,

 

KATY.

 

C’était la première fois depuis deux ans de mariage que Katy et lui allaient être séparés pendant la nuit. John relut la note plusieurs fois avec un air consterné. Il y avait là une brèche dans une routine qui n’avait jamais varié et cela le confondait.

 

Là, sur le dos d’une chaise, pendait pathétiquement, vide et informe, la robe de chambre rouge avec des pois noirs qu’elle portait toujours quand elle préparait les repas. Ses vêtements de tous les jours avaient été jetés çà et là dans sa précipitation. Un petit sac en papier, plein de ses caramels favoris, était resté sur la commode. Un journal du matin se vautrait sur le sol avec une large brèche au milieu du ventre (sans doute un indicateur des trains qu’elle y avait découpé). Toute la chambre exprimait la perte de son essence même, la disparition de son âme et de sa vie. John Perkins, seul au milieu de ces ruines, se tenait immobile, le cœur rempli d’un étrange sentiment de désolation.

 

Il se mit à ranger toutes les affaires aussi bien qu’il le pouvait. Chaque fois qu’il touchait les vêtements de sa femme, il se sentait parcouru d’un frisson de quelque chose qui ressemblait à de la terreur. Il n’avait jamais pensé à ce que l’existence pourrait être sans Katy. Elle s’était incorporée si complètement à sa propre vie qu’il ne pouvait la comparer qu’à l’air qu’il respirait, indispensable mais à peine perceptible. Et voilà que, sans avertissement, elle était partie, envolée, aussi complètement absente que si elle n’avait jamais existé. Bien entendu ce ne serait que pour quelques jours, peut-être une semaine ou deux tout au plus, mais il lui semblait quand même que la main de la mort menaçait du doigt son foyer autrefois si tranquille et si monotone.

 

John sortit le mouton froid de la glacière, fit du café et s’assit devant son repas solitaire, face à face avec l’effronté certificat de pureté affiché sur la marmelade de fraises. Des visions brillantes et bénies de bœuf casserole et de salade défilaient dans son esprit. Son foyer était démantelé. Une belle-mère malade avait fait déguerpir ses lares et ses pénates.

 

Après son dîner solitaire, John s’assit près de la fenêtre. Il n’avait pas envie de fumer. Dehors, la cité rugissante le conviait à venir se joindre à ses ébats déréglés et voluptueux. Il avait toute sa nuit à lui. Il pouvait sortir sans être questionné et pincer les cordes du plaisir avec autant de liberté que le plus gai des célibataires. Il pouvait flâner, boire, et même faire la bombe jusqu’à l’aurore si ça lui plaisait. Et il n’y aurait pas de Katy enragée qui l’attendrait sur le seuil, portant le calice qui contenait la lie de ses plaisirs. Il pouvait aller faire une partie chez les Mac Closkey avec ses copains jusqu’à l’aurore. Les liens de l’hyménée qui l’avaient toujours entravé auparavant étaient dénoués. Katy était partie.

 

John Perkins n’était pas habitué à analyser ses émotions. Mais tandis qu’il était assis dans son petit salon solitaire, il mit le doigt sans se tromper sur le point névralgique de sa détresse. Il savait maintenant que Katy était nécessaire à son bonheur. Ses sentiments pour elle, émoussés jusqu’à l’inconscience par la routine des devoirs domestiques, avaient été vivement réveillés par la perte de sa présence. Ne nous a-t-on point seriné par proverbes, sermons et fables que nous n’apprécions jamais le doux chant des oiseaux que lorsqu’ils se sont envolés – ou quelque chose comme ça.

 

« Je suis un triple salopard, murmura John Perkins, d’avoir traité Katy comme je l’ai fait. Sortir tous les soirs pour aller faire la partie en buvant avec les copains au lieu de rester à la maison avec elle. Et la pauvre gosse toute seule ici, sans distractions ! Et voilà comme je me conduisais avec elle ! John Perkins, tu n’es que le plus dégoûtant des ingrats ! Je lui dois une réparation à la petite femme. Je la sortirai et lui procurerai des distractions. Et je vais laisser tomber la bande de Mac Closkey à partir d’aujourd’hui. »

 

Oui, la grande cité rugissante invitait John Perkins à prendre part à ses fredaines. Et chez Mac Closkey, des copains étaient en train de jouer nonchalamment au billard. Mais ni l’attrait de la ville enchantée, ni celui des boules d’ivoire ne pouvaient séduire l’âme pleine de remords de Perkins. Il avait perdu un bien qui lui appartenait ; il est vrai qu’il ne semblait pas lui accorder une grande valeur et même qu’il le dédaignait un peu ; mais maintenant il voulait qu’on le lui rendît. John Perkins était bien le descendant d’un certain bipède nommé Adam qui se fit autrefois expulser du Jardin Potager.

 

Tout près de John Perkins, il y avait une chaise sur le dos de laquelle reposait la blouse bleue de Katy, qui conservait encore quelque peu les formes de sa maîtresse. Vers le milieu des manches se distinguaient de petits plis imprimés par les mouvements de ses bras au cours des travaux qu’elle effectuait pour le confort et le plaisir de son mari ; il s’en exhalait une odeur, délicate et puissante à la fois, de jacinthe. John la saisit et la contempla longtemps sans rien dire. La blouse, naturellement, ne répondit rien ; Katy, au contraire, répondait toujours. Des larmes, oui, des larmes vinrent aux yeux de John Perkins. Oh ! certes, lorsqu’elle reviendrait, les choses iraient différemment. Il réparerait toutes ses négligences passées. Qu’était la vie, après tout, sans elle ?

 

La porte s’ouvrit. Katy entra portant une petite mallette. John Perkins, les yeux exorbités, la contempla stupidement.

 

« Mon Dieu ! que je suis contente de rentrer, dit Katy. Maman n’était pas si malade que ça. Sam m’attendait à la gare et il m’a dit qu’elle avait eu juste un petit accès et que ça c’était passé aussitôt après l’envoi du télégramme. Alors, j’ai pris le premier train pour rentrer. J’ai une envie folle d’une tasse de café. »

 

Personne n’entendit le déclic et le bruit des pignons, au troisième étage de la grande maison, lorsque sa machinerie se remit en route selon l’ordre et la routine des choses. Un petit ressort se déclencha et les roues se remirent à tourner tranquillement comme auparavant.

 

John Perkins regarda la pendule ; il était huit heures et quart. Il attrapa son chapeau et se dirigea vers la porte.

 

« Eh bien, où vas-tu maintenant, John Perkins ? demanda Katy d’une voix querelleuse.

 

– Crois que j’vais faire un tour chez Mac Closkey, répondit John ; faire une petite partie avec les copains… »

 

LE JOUR D’ACTIONS DE GRÂCES ET LES DEUX GENTLEMEN

Il y a un jour qui est à nous. Il y a un jour où, nous autres, Américains, revenons au foyer de notre enfance pour contempler les vieilles scènes familières. Nous entendons parler des vieux puritains, mais nous ne nous rappelons pas très bien ce qu’ils étaient et l’histoire des vieilles batailles de la libération nous paraît aussi bien lointaine. Mais cependant, nous sommes heureux de sacrifier ce jour unique à de vieux souvenirs. Et c’est pourquoi tous les Américains fêtent avec une certaine émotion un peu surannée le Jour d’actions de grâces.

 

La grande cité de New York a fait de cette célébration une véritable institution. Le dernier jeudi de novembre est le seul jour de l’année où New York admet l’existence de la partie de l’Amérique qui est située de l’autre côté de la rivière. C’est le seul jour qui soit purement américain ; oui, un jour de fête exclusivement américain.

 

Et maintenant, allons-y de notre histoire, laquelle est destinée à vous prouver que, de ce côté-ci de l’Océan, nous avons des traditions qui sont en train de vieillir à une allure beaucoup plus rapide que celles de l’Angleterre, grâce à notre activité et à notre esprit d’entreprise.

 

Stuffy Pete s’assit sur le troisième banc à droite, lorsqu’on entre dans Union Square en venant de l’est, par l’allée qui est en face de la fontaine. Depuis neuf ans, il s’était assis là, exactement à une heure de l’après-midi, le Jour d’actions de grâces. Car chaque fois qu’il l’avait fait, il lui était arrivé des choses, des choses comme celles qui arrivent dans les romans de Charles Dickens, des choses qui lui gonflaient à la fois le cœur et l’estomac.

 

Mais ce jour-là, l’apparition de Stuffy Pete au rendez-vous annuel semblait avoir été l’effet plutôt d’une habitude que de la faim qui, selon les philanthropes, affecte régulièrement les pauvres tous les douze mois.

 

Assurément, Pete n’avait pas l’air affamé. Et en effet, il sortait justement d’un festin qui ne lui avait laissé que tout juste la force de respirer et de se traîner. Ses yeux ressemblaient à deux énormes groseilles blanches enfoncées dans un large masque de mastic tout gonflé et souillé de taches de graisse. Sa respiration était haletante ; sous le col relevé de son veston, on apercevait un rouleau de tissu graisseux qui n’avait rien d’élégant. Les boutons de ses vêtements, qui avaient été recousus une semaine auparavant par les doigts charitables de l’Armée du Salut, s’étaient envolés sous l’action des pressions internes et jonchaient le sol autour de lui. Il était déguenillé ; le plastron de sa chemise était ouvert et découvrait sa poitrine ; mais la brise de novembre, chargée de flocons de neige, ne semblait pas l’incommoder. Au contraire, elle lui apportait une fraîcheur désirable. Car Stuffy Pete était sursaturé de calories produites par un dîner fabuleux qui avait commencé par des huîtres pour se terminer par du plum-pudding, en passant par tous les dindons rôtis, les pommes sautées, les salades russes, les pâtés de gibier et les crèmes fouettées du monde. C’est pourquoi, gavé jusqu’à la limite, il considérait l’univers avec le dédain d’un dîneur satisfait.

 

Ce festin avait été tout à fait inattendu. Ce matin-là, un peu avant de pénétrer dans la Cinquième Avenue, il était passé devant une grande maison en briques rouges dans laquelle vivaient deux vieilles dames, appartenant à une ancienne famille, et pleines de déférence pour les traditions. C’est tout juste si elles admettaient l’existence de New York, et si elles ne croyaient pas que le Jour d’actions de grâces avait été institué pour le seul bénéfice de Washington Square. L’une de leurs habitudes traditionnelles était de poster un serviteur devant la porte d’entrée en lui recommandant d’introduire le premier passant ayant un air affamé qui apparaîtrait aussitôt après le douzième coup de midi et de lui offrir un banquet intégral. Stuffy Pete se trouva, par un heureux hasard, être l’élu ce jour-là ; les sénéchaux le capturèrent et l’introduisirent dans le château, conformément aux ordres et aux traditions.

 

Stuffy Pete, immobile sur son banc, regardait devant lui d’un air absent depuis dix minutes ; ayant suffisamment apprécié la vue qui s’offrait ainsi à ses regards, il éprouva le besoin de changer de décor et, au prix d’un terrible effort, il tourna lentement la tête vers la gauche. Et alors ses yeux s’exorbitèrent tout à coup, sa respiration s’arrêta et ses souliers éculés s’agitèrent faiblement sur le gravier.

 

Car le vieux gentleman, traversant la Quatrième Avenue, se dirigeait tout droit vers le banc.

 

Chaque année, depuis neuf ans, le vieux gentleman était venu là, le Jour d’actions de grâces, et avait trouvé Stuffy là, l’avait conduit à un restaurant et l’avait regardé avaler un grand repas. Ils font ces choses-là, en Angleterre, inconsciemment. Mais l’Amérique est un pays jeune ; et neuf ans ce n’est déjà pas si mal. Le vieux gentleman était un fervent patriote américain et se considérait comme un pionnier des traditions américaines. Si l’on veut devenir pittoresque, il faut continuer à faire la même chose pendant longtemps sans jamais la laisser tomber.

 

Le vieux gentleman se dirigeait donc tout droit et d’un air noble vers l’Institution qu’il était en train d’instituer. En réalité le fait de nourrir Stuffy Pete une fois par an ne peut pas être considéré comme ayant un caractère national, comme par exemple la Grande Charte ou la confiture au petit déjeuner en Angleterre. Mais c’était un pas en avant. C’était presque féodal. Cela montrait au moins qu’une coutume n’était pas impossible à New York, je veux dire en Amérique. Le vieux gentleman était grand, mince et sexagénaire. Il était vêtu tout de noir et portait des lorgnons appartenant à cette espèce démodée qui refuse de se tenir sur le nez. Sa chevelure était plus blanche et plus rare que l’année passée, et il paraissait s’appuyer un peu plus sur sa grande canne noueuse au manche recourbé.

 

Tandis que son bienfaiteur traditionnel s’avançait, Stuffy soufflait et tremblait comme un gras roquet tenu en laisse par une dame, lorsqu’un chien des rues s’approche de lui en grondant. Il aurait bien voulu s’enfuir, mais même un aérostat n’aurait pas réussi à le soulever de son banc. Vraiment les myrmidons des deux vieilles dames avaient bien accompli leur travail.

 

« Bonjour, dit le vieux gentleman, je suis heureux de constater que les vicissitudes de ces douze derniers mois vous ont permis de séjourner une année de plus en bonne santé dans ce bel univers. C’est une grâce du Ciel dont je suis heureux de le remercier en ce Jour d’actions de grâces. Si vous voulez bien venir avec moi, mon ami, j’aurai le plaisir de vous offrir un repas qui devrait mettre votre condition physique à l’unisson de votre bien-être moral. »

 

Telles furent les paroles du vieux gentleman, telles étaient celles qu’il proférait chaque Jour d’actions de grâces depuis neuf ans. Ces paroles formaient elles-mêmes presque une Institution. Rien ne pouvait leur être comparé, excepté la Déclaration d’Indépendance. Toutes les années précédentes, elles avaient été pour les oreilles de Stuffy une musique céleste. Mais cette fois, il leva les yeux sur le visage du vieux gentleman avec l’expression désespérée d’un agonisant. Les flocons de neige fondaient au fur et à mesure qu’ils tombaient sur son front bouillant. Mais le vieux gentleman, lui, frissonnait et tournait le dos au vent.

 

Stuffy s’était toujours demandé pourquoi le vieux gentleman prononçait son discours d’un air plutôt triste. Il ne savait pas que c’était parce que le vieux gentleman souhaitait à chaque instant de sa vie d’avoir un fils qui lui succédât, un fils qui serait venu ici même, à sa place, lorsqu’il serait parti, un fils qui se serait dressé fièrement et avec force devant quelque Stuffy subséquent en disant : « En souvenir de mon père » car, alors, ce serait devenu vraiment une Institution. Mais le vieux gentleman, à son grand désespoir, n’avait pas d’enfants. Il habitait une chambre meublée dans l’une des vieilles maisons décrépites qui bordaient une rue calme et triste à l’est du parc. L’hiver, il cultivait des fuchsias dans une petite serre de la dimension d’une malle de cabine. Au printemps, il prenait part à la grande revue de Pâques. L’été il vivait dans une petite ferme, sur les coteaux du New Jersey, et s’asseyait dans un fauteuil en osier en parlant d’une espèce de papillon, l’ornithoptera amphrisius, qu’il espérait bien découvrir un jour. À l’automne, il offrait un déjeuner à Stuffy. Telles étaient les occupations du vieux gentleman.

 

Stuffy Pete le regarda pendant une demi-minute, soufflant, bouillant, fumant, d’un air pitoyable et désespéré. Les yeux du vieux gentleman brillaient de la pure joie du bienfaiteur. Son visage se creusait un peu plus chaque année, mais son petit nœud de cravate noir était toujours aussi correct, son linge était fin et blanc et sa moustache grise se retroussait soigneusement à chaque bout. Et alors Stuffy fit un bruit qui ressemblait à celui d’une potée de haricots en train de mijoter dans une cocotte. Ce bruit ne ressemblait à aucun langage connu ; mais comme le vieux gentleman avait entendu neuf années de suite la réponse de Stuffy, il interpréta l’informe gargouillement comme s’il eût reproduit l’acceptation traditionnelle des années précédentes : « Merci, m’sieur, j’veux bien aller avec vous, j’vous suis très obligé. J’ai très faim, m’sieur. »

 

Bien qu’il fût gavé jusqu’à en perdre le souffle, Stuffy n’en avait pas moins une sorte de conviction inconsciente qu’il était la base d’une Institution. Le Jour d’actions de grâces son appétit ne lui appartenait pas ; il appartenait par tous les droits sacrés de la Coutume Établie – sinon par ceux des Institutions légales – à cet aimable vieux gentleman qui avait sur lui un droit de préemption. Il est vrai que l’Amérique est libre ; mais pour établir une tradition, il faut sacrifier aux principes de la répétition. Tous les héros ne sont pas faits d’or et d’acier. Voyez le nôtre qui manie d’une main tremblante une fourchette en fer-blanc.

 

Le vieux gentleman conduisit son protégé annuel vers le restaurant où le festin avait lieu depuis neuf ans. Ils furent aussitôt reconnus.

 

« Tiens ! fit le garçon, v’là l’vieux type qui amène tous les Jours d’actions de grâces son clochard pour le faire boulotter ! »

 

Le vieux gentleman s’assit en face de Stuffy, rayonnant comme le flambeau attitré des vieilles traditions. Les garçons amoncelèrent sur la table un tas de nourritures succulentes, et Stuffy, avec un soupir que l’autre prit pour une expression affamée, empoigna vaillamment son couteau et sa fourchette, et se tailla une couronne de lauriers impérissable.

 

Jamais plus vaillant héros ne se fraya un chemin à travers les rangs de l’ennemi. Dinde rôtie, côtelettes, soupe, légumes, pâtés, apparurent devant lui et disparurent en lui avec une incroyable rapidité. Bien qu’il fût déjà gavé jusqu’à la gueule en entrant dans le restaurant et que l’odeur de la nourriture eût été sur le point de lui faire perdre son honneur de gentleman, il réussit à se ressaisir, en preux chevalier qu’il était. Il aperçut sur le visage du vieux gentleman l’expression heureuse du bienfaiteur, une expression plus heureuse encore peut-être que celle procurée par les fuchsias et par l’ornithoptera amphrisius, et il n’eut pas le courage de la voir se dissiper.

 

Une heure plus tard, Stuffy s’appuya au dossier de sa chaise, ayant gagné la bataille.

 

« Merci… beaucoup, m’sieur ! dit-il, en soufflant comme un tuyau de vapeur. Merci beaucoup pour… ce bon déjeuner. »

 

Puis il se leva lourdement, les yeux embués et se dirigea vers la cuisine. Un garçon le rattrapa, le fit tourner comme une toupie et le poussa vers la sortie. Le vieux gentleman sortit de sa poche un dollar et demi, les posa sur la table et se leva.

 

Ils se séparèrent à la porte, comme ils le faisaient chaque année, le vieux gentleman se dirigeant vers le sud et Stuffy vers le nord. Au premier tournant, Stuffy s’arrêta tout à coup et resta immobile pendant une minute. Puis ses haillons parurent éclater autour de lui, comme les plumes d’un hibou qui mue, et il s’écroula sur le trottoir, tel un bœuf frappé de congestion.

 

Lorsque l’ambulance arriva, le jeune médecin et le conducteur maudirent copieusement son poids énorme. Comme aucune odeur de whisky ne s’échappait des lèvres violettes de Stuffy, on le transporta à l’hôpital. Là, on l’étendit sur un lit et on commença à l’ausculter, en lui attribuant un tas de maladies étranges, dans l’espoir de découvrir peut-être une affection nouvelle grâce au scalpel.

 

Et boum ! Une heure plus tard, une autre ambulance apporta le vieux gentleman. Ils l’étendirent sur un autre lit et parlèrent d’appendicite, car il avait l’air sur le point d’y passer. Mais quelque temps plus tard, l’un des jeunes docteurs rencontra l’une des infirmières dont il affectionnait la compagnie et sortit pour bavarder un peu avec elle.

 

« À propos, dit-il, le vieux gentleman là-bas, vous savez, celui qu’on vient d’amener dans l’ambulance, eh bien, vous ne croiriez jamais que c’est un beau petit cas d’inanition. Il doit appartenir à une vieille famille pleine d’orgueil. Il m’a dit qu’il n’avait rien mangé depuis trois jours ! »

 

ON NE PEUT PAS TOUT AVOIR

Hastings Beauchamp Morley traversa rapidement Union Square en jetant un regard de pitié sur les centaines de vagabonds affamés sur les bancs du parc. Une drôle de bande que ces types-là, pensa-t-il ; les hommes, mal rasés, avaient des faces stupides et bestiales ; les femmes faisaient des grimaces et des contorsions en remuant leurs pieds et en balançant leurs jambes au-dessus du gravier.

 

Hastings Beauchamp Morley était soigneusement et élégamment vêtu. C’était le résultat d’un instinct dû à sa naissance et à son éducation. Il nous est défendu de pénétrer dans le sein d’un homme au-delà du plastron de sa chemise ; c’est pourquoi il ne nous reste qu’à rapporter ses faits, gestes et conversations.

 

Morley n’avait pas un sou en poche ; mais il souriait d’un air de pitié en considérant une centaine d’infortunés, sales et barbouillés, qui n’en avaient pas davantage et qui n’en auraient pas davantage non plus lorsque les premiers rayons du soleil commenceraient à dorer le grand bâtiment qui se trouvait du côté ouest du square. Mais Morley, lui, en aurait suffisamment à ce moment-là. Ça n’était pas la première fois que le crépuscule l’avait surpris les poches vides ; mais toujours l’aurore les avait trouvées bien garnies.

 

Tout d’abord, il se rendit chez un clergyman qui habitait à proximité de Madison Avenue et lui présenta une fausse lettre d’introduction qui prétendait émaner d’un pasteur de l’Indiana. Cette lettre, accompagnée d’un boniment réaliste relatif à une infortune passagère, lui rapporta cinq dollars.

 

Sur le trottoir, à vingt pas de la porte du clergyman, un homme gras, au visage pâle, l’arrêta et lui mit brutalement son poing sous le nez en réclamant d’une voix criarde le remboursement d’une vieille dette.

 

« Tiens, c’est toi, Bergman ? susurra Morley d’une voix douce. Je me rendais justement chez toi pour solder mon compte. C’est seulement ce matin que j’ai reçu les fonds de ma tante. Ils avaient été envoyés à une fausse adresse. Viens jusqu’au coin et je vais te régler. Heureux de te voir. Ça m’épargne un déplacement. »

 

Quatre verres d’alcool apaisèrent l’irritable Bergman. Lorsque Morley avait de l’argent sur lui, il avait un air qui eût fait reculer une demande d’emprunt du Nicaragua. C’est seulement quand il était sans le sou que son bluff baissait d’un demi-ton ; mais il y a peu de gens assez compétents pour percevoir la différence entre un la dièse et un si bémol.

 

« Fenez chez moi temain pour payer, Morley, dit Bergman. Excusez-moi si che fous ai arrêté tans la rue. Mais che ne fous avais pas fu depuis trois mois. À fotre santé. »

 

Morley s’éloigna, son visage pâle illuminé d’un sourire ambigu. Le crédule Juif allemand, sensible aux libations, l’avait amusé. Désormais, il lui suffirait d’éviter la Vingt-Neuvième Rue : il savait maintenant que Bergman rentrait chez lui par ce chemin-là.

 

À deux blocs plus au nord, Morley s’arrêta devant la porte d’une maison située dans l’ombre et frappa plusieurs coups d’une façon particulière. La porte s’entrebâilla, maintenue par une grosse chaîne de six pouces, et, dans l’entrebâillement, apparut le visage noir, important et pompeux, d’un gardien africain. Morley fut introduit.

 

Dans une pièce du troisième étage, dont l’atmosphère avait été rendue opaque par une fumée intense, il se pencha pendant dix minutes au-dessus d’une roulette. Puis il se glissa de nouveau jusqu’en bas des escaliers et fut rejeté dehors par le nègre important. Il se mit en route, faisant tinter dans sa poche les quarante cents qui lui restaient sur son capital de cinq dollars. Au coin de la rue, il s’arrêta, indécis.

 

De l’autre côté de la rue, en face de lui, se trouvait une pharmacie brillamment illuminée ; des rayons multicolores émanaient de ses bocaux et de ses multiples flacons. Bientôt apparut un gamin de cinq ans qui marchait fièrement, avec l’attitude d’un petit homme à qui l’on a confié une commission importante, sans doute à cause de sa maturité précoce. Dans sa main, il éteignait étroitement, publiquement, fièrement, ostensiblement, quelque chose.

 

Morley l’arrêta et, avec son sourire charmeur, lui adressa un mielleux discours :

 

« Moi ? fit le gamin, j’m’en vas à la pharmacie pour maman. Elle m’a donné un dollar pour ach’ter un flacon de médecine.

 

– Tiens ! tiens ! tiens ! Voyez-vous ce petit homme qui fait les commissions pour sa maman ! Mais c’est très bien, ça ! Eh bien, je vais t’aider à traverser la rue pour être sûr que tu ne te feras pas écraser par un tramway. Et puis, avant d’entrer chez le pharmacien, si on allait manger quelques chocolats ? à moins que tu ne préfères des bonbons acidulés ? »

 

Quelques minutes plus tard, Morley entrait dans la pharmacie, conduisant le gamin par la main. Il présenta l’ordonnance qui avait servi à envelopper le dollar.

 

Sur son visage se lisait un sourire paternel, politique, profond et vicieux.

 

« Aqua pura, 100 grammes, dit-il au pharmacien. Chlorure de sodium, 10 grammes. Et n’essayez pas de m’écorcher, parce que je ne bois jamais de la première et je me sers toujours de l’autre pour mettre sur mes pommes de terre.

 

– Quinze cents, fit le pharmacien, avec un clin d’œil, après avoir exécuté l’ordre. Je vois que vous comprenez la pharmacie. Le prix normal est d’un dollar.

 

– Pour les poires », répondit Morley en souriant.

 

Il enveloppa soigneusement la bouteille, la mit entre les mains du gosse et l’escorta jusqu’au coin. Dans sa propre poche il enfouit les quatre-vingt-cinq cents qui lui avaient été alloués grâce à ses connaissances chimiques.

 

« Et fais attention aux tramways, fiston », fit-il joyeusement à sa petite victime.

 

Deux tramways apparurent tout à coup à chaque extrémité de la rue et fondirent sur le petit garçon. Morley se précipita, attrapa juste à temps le petit messager par le cou et le transporta sur le trottoir opposé. Alors, il le renvoya chez lui, tout heureux et suçant des bonbons de qualité inférieure que Morley lui avait achetés chez l’Italien du coin.

 

Morley se rendit dans un restaurant et commanda un bifteck avec une demi-bouteille de vin. Tout en mangeant, il se mit à rire sans bruit mais avec tant de bonne humeur que le garçon se crut permis de supposer qu’il avait reçu de bonnes nouvelles.

 

« Ma foi non, répondit Morley, qui évitait généralement d’engager une conversation avec des inconnus. Ce n’est pas ça, c’est quelque chose d’autre qui m’amuse. Savez-vous quelles sont les trois catégories de gens qui sont les plus faciles à rouler dans n’importe quelle espèce de transaction ?

 

– Sûrement, fit le garçon, estimant un bon pourboire, après avoir considéré l’élégance vestimentaire de Morley : y a d’abord les épiciers du Sud qui viennent à New York pendant l’été. Et puis les types qui voyagent pendant leur lune de miel. Et puis…

 

– Non, fit Morley en ricanant joyeusement. La réponse est : les hommes, les femmes et les enfants. Le monde… ou bien disons plutôt : “New York est rempli de poires.” Si ce bifteck était resté deux minutes de plus sur le gril, il eût été digne d’être mangé par un gentleman.

 

– Si vous voulez, répondit le garçon, je peux vous le… »

 

Morley leva la main pour l’arrêter, avec un sourire de condescendance.

 

« Non, dit-il d’un ton magnanime, cela ira pour aujourd’hui. Et maintenant, un café et une chartreuse. »

 

Morley sortit nonchalamment et s’arrêta un peu plus loin, au croisement de deux grandes avenues. Lesté d’une seule et unique petite pièce de monnaie dans sa poche, il se tenait sur le trottoir, contemplant, avec des yeux souriants, confiants et cyniques, la vague humaine qui déferlait devant lui. C’est dans ce courant qu’il devait jeter son filet pour ramener le poisson destiné à subvenir à ses besoins.

 

Tout à coup une bande joyeuse (deux femmes et deux hommes) fondit sur lui avec des cris de joie. Ils allaient, selon leur propre expression, « faire un bon gueuleton » et ils étaient en veine de générosité excentrique. Ils l’entourèrent, le submergèrent, l’invitèrent à se joindre à eux et tra-la-la et tra-la-la.

 

L’une des femmes, dont le chapeau s’ornait d’une plume blanche qui lui retombait sur l’épaule, posa sa main sur la manche de Morley et adressa aux autres un regard triomphant qui disait : « Vous allez voir si je ne réussis pas, moi ! » Elle renouvela son invitation d’un ton de reine.

 

« Je ne sais comment vous exprimer mes regrets de ne pouvoir me joindre à vous, dit Morley d’une voix pathétique. Mais mon ami Carruthers, du New York Yacht Club, doit me prendre ici à huit heures. »

 

Le chapeau à plume blanche s’inclina et les quatre bons vivants s’éloignèrent aussitôt dans l’avenue en dansant comme des moucherons autour d’une lampe.

 

Morley, tâtant la piécette dans sa poche, se mit à rire joyeusement.

 

« Du culot ! murmura-t-il doucement. Avec du culot on réussit toujours. Le culot, c’est l’atout dans le jeu de la vie. Et comme ils avalent ça facilement ! Hommes, femmes, enfants, on leur fait avaler tout ce qu’on veut ! »

 

Un vieil homme mal vêtu, agrémenté d’une longue barbe grise et d’un parapluie encombrant, parvint à s’extirper de l’ouragan des voitures et des tramways et s’arrêta sur le trottoir, à côté de Morley.

 

« Étranger, dit-il, excusez-moi si je vous dérange, mais vous ne connaîtriez pas, par hasard, quelqu’un dans cette ville, qui s’appelle Salomon Smothers ? C’est mon fils, et j’suis venu d’Ellenville pour le voir. Du diable si je me souviens ce que j’ai fait du papier où il avait inscrit sa rue et son numéro.

 

– Non, monsieur, répondit Morley, fermant à demi ses paupières pour voiler la joie soudaine qui venait d’illuminer ses yeux. Non, je ne sais pas. Vous feriez mieux de vous adresser à la police.

 

– La police ! répondit le vieil homme. Y a pas de quoi appeler la police pour ça ! Je suis venu ici pour voir Ben. Il habite dans une maison de cinq étages, qu’il m’a écrit. Si vous connaissez quelqu’un de ce nom-là et si…

 

– Je vous ai dit que non, répondit Morley froidement. Je ne connais personne du nom de Smithers, et je vous conseille…

 

– Smothers, et non Smithers, dit le vieil homme d’un ton plein d’espoir. Un homme lourd, au teint rouge – il a vingt-neuf ans, cinq pieds six pouces et il lui manque deux dents sur le devant…

 

– Oh ! Smothers, s’écria Morley. Salomon Smothers ! Ah ! bien sûr, il habite à côté de chez moi. J’ai cru que vous aviez dit Smithers. »

 

Morley tira sa montre. Il faut avoir une montre. Ça ne coûte jamais qu’un dollar. Et c’est indispensable dans la corporation.

 

« L’évêque de Long Island, dit Morley, devait me prendre ici à huit heures pour dîner avec lui au Kingfisher’s Club, mais je ne veux pas abandonner le père de mon ami Salomon Smothers seul dans la rue. Par saint Swithin, Mr. Smothers, nous autres, boursiers, travaillons comme des esclaves ! Ma fatigue n’a pas de nom ! J’étais sur le point de traverser l’avenue pour aller prendre un verre de ginger ale avec une goutte de sherry lorsque vous m’avez adressé la parole. Permettez-moi de vous accompagner jusque chez Salomon, Mr. Smothers ; mais, avant de prendre le tramway, j’espère que vous voudrez bien me faire le plaisir d’accepter un verre… »

 

Une heure plus tard, Morley s’assit à l’extrémité d’un banc de Madison Square avec un cigare de vingt-cinq cents entre les lèvres et cent quarante dollars en billets crasseux dans sa poche. Satisfait, ironique, le cœur léger, l’esprit hautement philosophique, il contempla la lune à travers les nuages flottants de la fumée de son cigare. Un vieux vagabond déguenillé était assis, la tête pendante, à l’autre bout du banc. Au bout de quelque temps, le vieux clochard se remua et regarda l’autre occupant du banc. À l’aspect des vêtements de Morley, il crut deviner que celui-ci appartenait à une caste supérieure à celle qui fréquentait habituellement le parc pendant la nuit.

 

« Mon bon monsieur, gémit-il, auriez-vous la bonté de donner une petite pièce à un pauvre malheureux qui… »

 

Morley l’interrompit en lui jetant un dollar.

 

« Que Dieu vous bénisse ! dit le vieil homme. Y a quinze jours que j’essaie de trouver du travail…

 

– Du travail ! répéta Morley en riant bruyamment. Tu n’es qu’un imbécile, mon ami. Le monde est un roc pour toi, sans doute ; mais il faut faire comme Aaron et le frapper de sa baguette. Et alors des choses meilleures que l’eau en jailliront pour toi. C’est pour ça que le monde est fait. Il me donne, à moi, tout ce que je lui demande.

 

– Dieu vous a béni, dit le vieil homme. Moi, je n’ai connu que le travail. Et maintenant, je ne peux plus en trouver.

 

– Il faut que je rentre, dit Morley en se levant et boutonnant son pardessus. Je me suis arrêté ici seulement pour fumer un cigare. J’espère que vous trouverez du travail.

 

– Puisse votre bonté être récompensée ce soir, répondit le vieil homme.

 

– Oh ! fit Morley, ton vœu est déjà accompli. Je suis satisfait. Je crois que la veine me suit comme un chien. Et maintenant, je m’en vais aller coucher dans cet hôtel que tu aperçois là-bas, de l’autre côté du square. Et regarde un peu comme c’est beau cette lune qui éclaire la grande cité. Il n’y a personne qui apprécie le clair de lune autant que moi. Allez, bonne nuit, mon vieux. »

 

Morley traversa le parc et se dirigea vers son hôtel. Tout en marchant, il tirait de son cigare de longues bouffées de fumée blanche et les lançait vers le ciel. Il croisa un policeman à qui il adressa un petit signe de tête protecteur et qui lui rendit son salut. Quelle belle lune il y avait ce soir !

 

Comme neuf heures sonnaient à l’horloge du parc, une jeune fille s’arrêta au carrefour pour attendre le tramway. Elle avait l’air pressée et impatiente de rentrer chez elle. Ses yeux étaient clairs et purs. Elle était vêtue d’une simple robe blanche et avait les yeux fixés sur le tramway qui s’approchait rapidement.

 

Morley la connaissait. Huit ans auparavant il s’était assis auprès d’elle sur les bancs de la même école. Il n’y avait jamais eu d’idylle entre eux, seulement l’amitié des jours innocents. Mais tout à coup il fit demi-tour, s’enfonça dans un coin sombre du parc, posa son front soudainement brûlant contre la grille et dit d’un air sombre :

 

« Mon Dieu ! il y a des moments où l’on a envie de mourir ! »

 

LE TRIANGLE SOCIAL

Sur le coup de six heures, Ikey Snigglefritz posa son fer à repasser. Ikey était apprenti chez un tailleur. Est-ce qu’il y a autre chose que des apprentis chez un tailleur ?

 

En tout cas, Ikey travaillait, et coupait, pressait, reprisait, repassait, raccommodait toute la journée dans la boutique embuée d’un tailleur. Mais lorsque le travail était fini, Ikey attachait sa voiture aux étoiles que son firmament lui laissait entrevoir.

 

C’était un samedi soir, et le patron posa douze dollars crasseux et durement gagnés dans sa main. Ikey procéda rapidement à quelques ablutions discrètes, mit son faux-col, sa cravate, son manteau et son chapeau et sortit dans la rue pour se mettre à la poursuite de son idéal.

 

Car chacun de nous, lorsque le travail de la journée est terminé, doit poursuivre son idéal. Que ce soit l’amour ou les 3 cartes ou le salmis de homard ou le suave silence de la bibliothèque.

 

Considérez Ikey parcourant la rue sous le métro aérien qui rugit entre les rangées de sordides boutiques. Pâle, courbé, insignifiant, malpropre, condamné à vivre pour toujours dans la pénurie du corps et de l’esprit, cela ne l’empêche pas de marcher fièrement en balançant sa canne bon marché et en projetant bruyamment dans l’atmosphère les exhalations de sa cigarette. Regardez-le et vous percevrez qu’il nourrit dans son sein étriqué le Bacille de la Société.

 

Les jambes d’Ikey le transportèrent jusqu’à l’intérieur de ce fameux lieu de plaisir connu sous le nom de café Maginnis, fameux parce que c’était le quartier général de Billy Mac Mahan, le grand homme, l’homme le plus merveilleux, pensait Ikey, que le monde eût jamais produit.

 

Billy Mac Mahan était le Roi du district. Sous ses mains qui répandaient la manne, le tigre populaire ronronnait. Au moment où Ikey entra, Mac Mahan, puissant, terrifiant et congestionné se tenait au centre d’un groupe enthousiaste de lieutenants et d’électeurs. Il paraît qu’il y avait eu une élection ; une victoire signalée avait été remportée ; la cité avait été balayée par une irrésistible avalanche de votes.

 

Ikey se glissa le long du bar et le cœur battant contempla son idole.

 

Comme il était magnifique, Billy Mac Mahan, avec son vaste visage rieur et puissant, ses yeux gris perçants comme ceux d’un faucon, sa bague ornée d’un diamant, sa voix semblable aux éclats d’un cor de chasse, ses airs princiers, sa poche généreuse pleine d’argent, ses apostrophes brillantes et amicales – ah ! quel conducteur d’hommes c’était là ! Comme il éclipsait tous ses lieutenants ! bien qu’ils parussent eux-mêmes vastes et sérieux, avec leurs mentons bleus et leurs mines importantes, et leurs mains plongées profondément dans les poches de leurs pardessus courts ! Mais Billy… Ah ! les mots sont impuissants à vous dépeindre la gloire et l’auréole dont les yeux d’Ikey l’entouraient !

 

Le café Maginnis retentissait des échos de la victoire. Les barmen en veste blanche jonglaient fébrilement avec les bouteilles et les verres. L’atmosphère était embrumée et embaumée à la fois par la fumée d’une vingtaine de cigares de choix. Les vassaux pleins d’espoir venaient serrer la main de Billy Mac Mahan. Et dans l’âme adoratrice d’Ikey Snigglefritz venait de naître soudainement une idée audacieuse, impulsive et irrésistible.

 

Il parvint à se faufiler jusqu’au centre du groupe où se tenait Sa Majesté et lui tendit la main.

 

Billy Mac Mahan la prit sans hésiter et la serra en souriant. Frappé de démence maintenant par les dieux qui étaient sur le point de le perdre, Ikey dégaina sa rapière et chargea sur l’Olympe.

 

« Permettez-moi de vous offrir une tournée, Billy, dit-il familièrement, à vous et à vos amis.

 

– Avec plaisir, mon vieux », répondit le grand homme ; juste pour ne pas en perdre l’habitude.

 

À ces mots la dernière étincelle de raison d’Ikey s’envola.

 

« Champagne ! » cria-t-il au barman en agitant une main tremblante.

 

Trois bouteilles parurent sur le comptoir, les bouchons sautèrent et le vin pétillant remplit les longues rangées de verres posées sur le comptoir. Billy Mac Mahan prit son verre et fit un signe de tête à Ikey en souriant majestueusement. Les lieutenants et les satellites prirent leur verre à leur tour et proclamèrent : « À votre santé ! » Ikey, délirant, avala son nectar. Tout le monde but.

 

Ikey jeta sur le comptoir un paquet de dollars représentant son salaire hebdomadaire.

 

« Merci », dit le barman, en empochant les billets.

 

La foule se referma autour de Billy Mac Mahan. Quelqu’un se mit à raconter la manière dont Brannigan avait mené la bataille dans le XIe. Ikey s’appuya sur le bar pendant quelques instants, puis il sortit.

 

Il descendit Hester Street, remonta la rue Chrystie, redescendit dans Delancey Street, où il habitait, et monta chez lui. Dès qu’il fut entré, sa mère, une femme qui affectionnait la boisson, et ses trois sœurs, se précipitèrent sur lui et lui réclamèrent l’argent de sa paye. Et lorsqu’il eut confessé l’emploi qu’il en avait fait, elles se mirent à hurler et à le vilipender avec la vigueur oratoire en usage dans le quartier. Mais au moment même où elles le secouaient et le frappaient, Ikey restait plongé dans son extase. Sa tête était dans les nuages, son char était accroché aux étoiles. À côté de ce qu’il avait accompli, la perte de ses gages et le braiment des voix familiales n’étaient que simple peccadille.

 

Il avait serré la main de Billy Mac Mahan !

 

Billy Mac Mahan avait une femme qui avait fait graver ainsi son nom sur ses cartes de visite :

 

Mrs William Darragh Mac Mahan

 

Ces cartes étaient la source de certaines vexations ; car, si petites fussent-elles, il existait des maisons dans lesquelles elles ne pouvaient être introduites. Billy Mac Mahan était un dictateur de la politique, une tour inexpugnable en affaires, un grand mogol : il était craint, aimé et obéi par ses gens. Il était en passe de devenir riche ; les journaux quotidiens avaient toujours une douzaine d’hommes sur sa piste, qui étaient chargés de recueillir ses moindres paroles ; il avait même eu l’honneur d’une caricature qui le représentait tenant le lion populaire en laisse. Mais le cœur de Billy était parfois ulcéré. Il y avait une catégorie d’hommes dont il était séparé mais qu’il regardait avec les yeux de Moïse lorsque celui-ci jetait ses regards sur la Terre promise. Lui aussi avait son idole, tout comme Ikey Snigglefritz ; et quelquefois, désespérant de l’atteindre, il trouvait à ses autres succès un goût de cendre et de poussière. Et Mrs. William Darragh Mac Mahan arborait une expression de mécontentement sur son visage rondelet mais agréable et parfois le bruissement de sa robe de soie ressemblait à un soupir.

 

Ce soir-là, il y avait, dans la salle à manger d’une hôtellerie renommée, où la mode aime à exhiber ses charmes, une pimpante et brillante assistance ; Billy Mac Mahan et sa femme étaient assis à l’une des tables. Ils gardaient tous les deux, la plupart du temps, le silence, car les joies qu’ils éprouvaient n’exigeaient point le secours du langage. Il y avait peu de diamants dans la salle qui pussent éclipser ceux de Mrs. Mac Mahan. Le garçon apportait à leur table les plus précieuses bouteilles de vin. Bien que Billy, dans son élégant smoking, arborât sur son visage poli et massif une certaine expression de mélancolie, il avait cependant fière allure et ne le cédait sur ce point à aucun autre des dîneurs.

 

À quatre tables de là était assis, tout seul, un homme de haute taille, svelte, d’une trentaine d’années, au regard triste et pensif, aux mains fines et particulièrement blanches, et dont le visage était souligné d’une barbe à la Van Dyck. Son menu se composait de filet mignon, de biscottes et d’eau minérale. Cet homme était Cortlandt Van Duyckink, un homme qui valait quatre-vingt millions (il les avait hérités de son père), et conservait un siège sacré dans le cercle exclusif de la société mondaine.

 

Billy Mac Mahan ne parlait à personne autour de lui, parce qu’il ne connaissait personne, Van Duyckink tenait les yeux baissés sur son assiette parce qu’il savait que tous les regards de la salle cherchaient à accrocher son regard. Il avait le pouvoir de sacrer chevalier, et de dispenser le prestige par un simple signe de tête ; et il se gardait prudemment de créer une aristocratie trop étendue.

 

Et alors Billy Mac Mahan conçut et exécuta l’action la plus audacieuse et la plus saisissante de sa vie. Il se leva tranquillement, se dirigea vers la table de Cortlandt Van Duyckink et lui tendit la main.

 

« Mr. Van Duyckink, dit-il, j’ai entendu qu’vous avez l’intention d’faire quelque chose pour les pauvres gens de mon district. Je suis Mac Mahan, savez-vous ! Eh bien, dites, si c’est vrai, j’ferai tout c’que j’pourrai pour vous aider. Et quand j’dis quelque chose, vous savez, c’est comme si ça y était. Vous pouvez m’croire ! »

 

Les yeux plutôt sombres de Van Duyckink s’illuminèrent. Il se leva, redressa sa haute taille et serra la main de Billy Mac Mahan.

 

« Je vous remercie, Mr. Mac Mahan, dit-il de sa voix profonde et sérieuse. J’ai en effet pensé à quelque chose de ce genre. Je serai très heureux de votre appui. C’est un plaisir pour moi d’avoir fait votre connaissance. »

 

Billy retourna s’asseoir à sa table. Son épaule frémissait encore de l’accolade qui venait de lui être décernée par la royauté. Une centaine de regards pleins d’envie et d’admiration toute neuve étaient maintenant dirigés sur lui. Mrs. William Darrah Mac Mahan manifestait des frémissements extatiques, de telle sorte que le feu de ses diamants frappait violemment tous les regards. Et bientôt il apparut qu’à de nombreuses tables il y avait un tas de gens qui se rappelaient tout à coup qu’ils avaient eu le plaisir de faire connaissance avec Mr. Mac Mahan. Il ne vit plus que sourires et courbettes autour de lui. Il se sentait enveloppé dans un effluve de grandeur vertigineuse. Sa froideur habituelle l’abandonna.

 

« Champagne pour ces types-là ! commanda-t-il au garçon, en désignant un groupe de la main. Champagne là-bas ! Champagne aux trois types qui sont à côté de la plante verte ! Dites-leur que c’est ma tournée. Sacré tonnerre ! Champagne pour tout le monde ! »

 

Le garçon se permit de murmurer qu’il était peut-être contraire à la dignité de la maison et de sa clientèle d’exécuter de tels ordres.

 

« Bon, ça va, répondit Billy, n’en parlons plus, si c’est contraire aux règlements. Je me demande tout de même si je ne devrais pas envoyer une bouteille à mon ami Van Duyckink. Non ? bon ! Eh bien, en tout cas, il en coulera ce soir au café, je ne vous dis que ça ! Il en coulera tellement que ceux qui viendront après minuit marcheront sûrement dedans. »

 

Billy Mac Mahan était heureux. Il avait serré la main de Cortlandt Van Duyckink.

 

La grande automobile gris pâle, avec ses accessoires nickelés reluisants, détonnait violemment au milieu des camions, des voitures à bras et des tas d’ordures de la rue d’East Side, où elle s’était engagée. Et Cortlandt Van Duyckink, avec son visage blanc aristocratique, ses mains fines, détonnait lui aussi, tandis qu’il conduisait prudemment sa voiture parmi les groupes de gamins déguenillés qui trottaient dans la rue comme des rats. Et Miss Constance Schuyler, une jeune fille d’une beauté sévère et ascétique, qui était assise auprès de lui, ne détonnait pas moins.

 

« Oh ! Cortlandt, murmura-t-elle, n’est-il pas triste que des êtres humains soient obligés de vivre dans une telle misère, dans un tel dénuement ! Et vous… comme il est noble à vous d’avoir pensé à eux, de leur consacrer votre temps et votre argent pour tâcher d’améliorer leur condition ! »

 

Van Duyckink dirigea sur elle ses yeux solennels.

 

« Je ne puis, dit-il tristement, faire que peu de chose. La question est vaste et elle est du ressort de la société. Mais cependant, l’effort individuel ne doit pas être négligé. Regardez, Constance : dans cette rue, je vais faire installer des soupes populaires où tous ceux qui auront faim pourront venir se rassasier et dans cette autre rue, là-bas, tous ces vieux immeubles que vous voyez, ces taudis, ces foyers de maladie et de misère, je vais les faire raser et en faire bâtir d’autres à la place. »

 

 

La grande auto gris pâle s’engagea lentement dans Delancey Street. Sur son passage, des couvées chancelantes de gamins échevelés, pieds nus, sales, émerveillés, s’envolaient. L’auto s’arrêta devant une drôle de vieille maison en briques, malpropre et bancale. Van Duyckink descendit pour examiner de plus près l’un des murs qui semblait pencher dangereusement. Sur le seuil de l’immeuble apparut un jeune homme qui semblait résumer toute la décrépitude, la saleté et la misère de la maison, un jeune homme à la poitrine étroite, au visage pâle et maladif ; il descendit les quelques marches du perron en tirant des bouffées de sa cigarette.

 

Obéissant à une impulsion soudaine, Van Duyckink s’avança vers lui, saisit cordialement la main de cet être qui lui paraissait un vivant reproche.

 

« Je suis heureux de vous connaître, vous et vos camarades, dit-il sincèrement. Je vais vous aider autant que je le pourrai. Nous serons amis. »

 

Tandis que l’auto repartait lentement, Cortlandt Van Duyckink se sentait au cœur une sensation d’agréable chaleur inaccoutumée. Il était tout près de se sentir heureux. Il avait serré la main d’Ikey Snigglefritz.

 

LA ROBE POURPRE

Nous allons considérer la nuance que l’on appelle pourpre. C’est une couleur qui a une réputation justifiée parmi les fils et les filles de l’homme. Les empereurs l’ont adoptée pour leur usage personnel. Partout dans le monde de braves types s’efforcent de communiquer à leur nez cette teinte cordiale, grâce à l’absorption de cordiaux. Nous disons des princes qu’ils sont nés pour la pourpre ; et sans aucun doute ils le sont, car la colique colore leur visage de la teinte royale aussi bien que celui des enfants de bûcherons dans les mêmes circonstances ; En outre, toutes les femmes l’aiment, quand elle est à la mode.

 

Et, aujourd’hui, elle est à la mode. On ne voit qu’elle dans les rues. Bien entendu, il y a d’autres couleurs qui sont aussi distinguées ; et, en fait, j’ai aperçu l’autre jour une belle créature en vert olive, qui portait une jupe plissée garnie de volants et une blouse en dentelle, avec des manches bouffantes ; mais malgré tout, le pourpre domine. Si vous voulez vous en rendre compte, vous n’avez qu’à aller vous promener dans la Vingt-Troisième Rue, n’importe quel après-midi.

 

C’est ainsi que Maida, la jeune fille aux grands yeux bruns et aux cheveux couleur de cannelle, qui travaille dans les magasins de Bee-Hive, dit à son amie Grâce, la jeune fille qui porte une broche en agate et dont l’haleine sent la menthe :

 

« Grâce, je vais avoir une robe pourpre, un tailleur pourpre, pour le Jour d’actions de grâces.

 

– Ah oui ? répondit Grâce en rangeant des gants de 7 1/2 dans une boîte de 6 3/4. Oh ! moi, j’aime mieux le rouge. Dans la Cinquième Avenue, en ce moment, on ne voit que du rouge, et je crois que les hommes préfèrent ça.

 

– Eh bien, moi, je préfère le pourpre, répondit Maida. Et le vieux Schlegel m’a promis de me faire ça pour huit dollars. Ça sera superbe. J’aurai une jupe plissée et une blouse garnie de dentelles avec un joli col blanc et deux rangées de…

 

– Chouette maman ! dit Grâce, en clignant de l’œil.

 

– … de boutons fantaisie et une jaquette à revers avec des manchettes et…

 

– Chouette maman ! répéta Grâce.

 

– … Et… et… une ceinture en velours et… qu’est-ce que tu entends par chouette maman ?

 

– Eh bien, je pense tout simplement que Mr. Ramsay aime le pourpre. Je l’ai entendu dire hier qu’il affectionnait particulièrement cette teinte-là.

 

– Oh ! ça m’est bien égal, répondit Maida. Je préfère le pourpre personnellement et ceux qui ne l’aiment pas n’ont qu’à prendre de l’autre côté de la rue. »

 

Ce qui suggère l’idée qu’après tout les amateurs de la pourpre peuvent être sujets à de légères déceptions. Le danger n’est pas loin, lorsqu’une jeune fille estime qu’elle peut porter des robes pourpres sans s’inquiéter de son teint ni des opinions : et aussi quand les empereurs croient que leurs robes pourpres dureront toujours.

 

Maida avait économisé dix-huit dollars au bout de huit mois de travail ; et c’est avec cela qu’elle avait acheté l’étoffe pour la robe pourpre et payé à Schlegel quatre dollars d’avance. La veille du Jour d’actions de grâces, il lui resterait juste assez pour payer les quatre dollars qui étaient encore dus. Et alors elle aurait un jour de congé avec une robe neuve ! Est-ce que la terre peut offrir quelque chose de plus enchanteur ?

 

Le vieux Bachmann, le propriétaire des grands magasins de Bee-Hive, offrait toujours à ses employés un déjeuner le Jour d’actions de grâces. Chacun des trois cent soixante-quatre autres jours suivants, sauf les dimanches, il ne manquait pas de leur rappeler les joies du dernier banquet et les promesses des futurs, suscitant ainsi en eux un enthousiasme au travail toujours croissant. Le dîner avait lieu dans le magasin sur l’une des grandes tables situées au milieu de la salle. On recouvrait les fenêtres avec du papier d’emballage ; et les dindes rôties, ainsi qu’un tas d’autres bonnes choses, étaient apportées d’un restaurant voisin par la porte de service. Vous devez savoir que Bee-Hive n’était pas ce que l’on appelle un magasin chic avec des escaliers et des ascenseurs. Et l’on pouvait y entrer et ne pas ressortir sans avoir été servi. Et à chaque dîner d’actions de grâces, Mr. Ramsay…

 

Ah flûte ! j’aurais dû commencer par lui. Il est plus important que le pourpre ou le vert, ou même que la confiture de framboises. Mr. Ramsay était le chef de rayon de tous les rayons, et, en ce qui me concerne, c’est un type qui me plaît. Il ne pinçait jamais le bras des jeunes filles, lorsqu’il passait près d’elles dans les coins obscurs ; et lorsque les affaires se ralentissaient et qu’il avait le temps de leur raconter des histoires et qu’il les faisait rire, il n’en profitait jamais.

 

Outre qu’il était un gentleman, Mr. Ramsay avait quelques manies bizarres et originales. Tout d’abord, c’était un maniaque de la santé. Il était persuadé que les gens ne devaient jamais manger quelque chose qui leur fît plaisir. Il était violemment opposé à toute espèce de confort ; il ne comprenait pas qu’on rentrât à la maison lorsqu’on était surpris par une tempête de neige ou que l’on portât des snow-boots, ou que l’on prît des médicaments, ou que l’on se dorlotât de n’importe quelle manière. Chacune des dix jeunes filles employées dans le magasin rêvait toutes les nuits de devenir Mrs. Ramsay. Car l’année suivante, le vieux Bachmann allait le prendre comme associé et chacune d’elles savait parfaitement que, si elle réussissait à mettre la main sur lui, elle aurait éparpillé aux quatre vents du ciel toutes ses idées maniaques sur la santé et le confort avant que l’indigestion du gâteau de mariage fût terminée.

 

À ces dîners annuels, Mr. Ramsay était maître de cérémonie. Et l’on faisait venir aussi deux Italiens pour jouer du violon et de la harpe et, après dîner, l’on dansait dans le magasin.

 

Or donc, cette année-là, il y avait deux robes qui avaient été conçues pour captiver Ramsay : l’une pourpre et l’autre rouge. Naturellement les huit autres jeunes filles auraient aussi des robes neuves, mais elles ne comptaient pas. Très probablement elles porteraient une espèce de jupe – blouse noire, blanche ou marron, mais rien qui fût aussi resplendissant que le rouge et le pourpre.

 

Grâce aussi avait fait des économies. Mais elle avait décidé d’acheter une robe toute faite. À quoi bon aller s’embarrasser d’un tailleur, lorsque vous avez une taille qui est si facile à vêtir et que n’importe quelle robe de confection vous habillera parfaitement, sauf qu’il faudra rétrécir un peu la ceinture !

 

La veille du Jour d’actions de grâces, à la fin de la journée, Maida sortit du magasin et se dirigea rapidement vers son logis, joyeuse et alerte à la pensée des joies du lendemain. Ses pensées allaient au pourpre. Mais par elles-mêmes, elles étaient blanches, elles reflétaient le joyeux enthousiasme de la jeunesse pour les plaisirs auxquels elle a droit, si elle ne veut pas se flétrir. Elle savait que le pourpre lui irait fort bien et pour la millième fois elle s’efforçait de se persuader que Mr. Ramsay préférait bien le pourpre, et non le rouge. Elle allait d’abord passer chez elle pour prendre les quatre dollars qui étaient enveloppés dans un morceau de papier au fond du tiroir de sa commode, et puis elle irait chez Schlegel et rapporterait sa robe à la maison.

 

Grâce habitait dans le même immeuble. Elle occupait une chambre située juste au-dessus de celle de Maida.

 

En arrivant chez elle, Maida entendit des clameurs et du tumulte. La langue de la propriétaire retentissait aigrement dans le corridor comme le batteur d’une baratte barbotant dans la crème. Et soudain Grâce entra dans la chambre de Maida avec des yeux aussi rouges que n’importe quelle robe. « Elle dit que… que… qu’il faut que je parte ! fit Grâce. Le vieux chameau ! parce que je… je lui dois quatre dollars. Elle… elle a mis ma malle sur le palier et a fer… fermé la porte et je ne sais pas où aller ! Je n’ai plus un sou !

 

– Mais tu en avais hier, répondit Maida.

 

– Je m’en suis servie pour payer ma robe, dit Grâce. Je… je pensais que la vieille m’accorderait un dé… délai de… de huit jours. »

 

Sanglots, reniflements – reniflements, sanglots !

 

Et boum ! voilà les quatre dollars de Maida qui apparaissent, ils ne pouvaient pas faire autrement.

 

« Oh ! chère petite chérie ! s’écria Grâce, transformée maintenant en arc-en-ciel après la pluie, je vais aller payer cette vieille bourrique, et puis je vais aller essayer ma robe neuve. Je crois qu’elle est vraiment divine. Monte chez moi, et viens la voir. Je te rendrai l’argent à raison d’un dollar par semaine. Tu peux compter sur moi. »

 

C’est le Jour d’actions de grâces. Le déjeuner doit avoir lieu à midi. À midi moins le quart, Grâce s’introduit dans la chambre de Maida. Oui, elle a l’air charmante. Le rouge est vraiment sa couleur. Maida est assise auprès de la fenêtre, dans sa vieille robe en cheviotte noire, et elle est en train de repriser une… enfin elle travaille avec une aiguille.

 

« Mon Dieu ! tu n’es pas encore habillée ? s’écrie la robe rouge. Regarde un petit peu si ça va bien dans le dos. Qu’est-ce que tu penses de ces parements de velours ? Est-ce que ce n’est pas vraiment chic ? Mais dis-moi, pourquoi n’es-tu pas encore habillée, Maida ?

 

– Ma robe n’a pas été terminée à temps, répondit Maida. Je ne vais pas au déjeuner.

 

– Oh ! quelle déveine ! Je suis navrée pour toi, Maida. Pourquoi ne mets-tu pas une autre robe, n’importe laquelle, nous sommes entre nous, et personne ne t’en voudra.

 

– Non, répondit Maida, j’avais décidé d’y aller dans ma robe pourpre et du moment que je ne l’ai pas, je ne veux pas y aller. Ne te fais pas de bile pour moi. Dépêche-toi maintenant ou tu vas être en retard ! Cette robe rouge te va très bien. »

 

Maida resta près de sa fenêtre pendant tout le temps que dura le déjeuner du Bee-Hive. Fermant les yeux, elle s’imaginait entendre ses camarades rire et pousser des cris de joie, et le vieux Bachmann s’esclaffer bruyamment à la suite de ses joviales et antiques plaisanteries ; elle s’imaginait voir les diamants de la grosse Mrs. Bachmann qui ne venait jamais au magasin que ce jour-là ; elle s’imaginait enfin voir Mr. Ramsay se déplacer d’un pas alerte pour veiller au confort de tous.

 

À quatre heures de l’après-midi, elle se rendit lentement chez Schlegel avec un visage sans expression et une allure sans vie, et lui dit qu’elle ne pouvait pas lui payer les quatre dollars qui restaient dus sur sa robe.

 

« Mein Gott ! s’écria Schlegel irrité. Pourquoi afez-vous l’air si sombre ? Emportez-le. Il est prêt. Fous me paierez plus tard. Est-ce que che fous ai pas fue passer defant mon boutique depuis teux ans ! si che fabrique tes fêtements c’est pas une raison pour que che sache pas connaître les chens ! fous me paierez quand fous pourrez. Emportez-le. Il est bien fait. Et s’il fous fa bien, tout fa bien. Allez, payez-moi quand fous pouvez. »

 

Maida le remercia de tout son cœur et repartit en toute hâte avec sa robe. Au moment où elle sortait de chez le tailleur, une averse se mit à tomber. Elle sourit et parut ne pas s’en apercevoir.

 

Mesdames, vous qui faites vos emplettes en voiture, vous ne comprenez pas. Jeunes filles, vous dont la garde-robe est payée par le papa, vous ne pouvez pas imaginer – non, vous ne pouvez pas comprendre pourquoi Maida ne sentait pas la froide averse de ce Jour d’actions de grâces.

 

À cinq heures, elle sortit dans la rue portant sa robe pourpre. La pluie avait augmenté et tombait maintenant à verse. Tous les passants se dépêchaient de rentrer chez eux ou se précipitaient sur les tramways en étreignant leur parapluie ou en boutonnant leur imperméable. Beaucoup d’entre eux se retournaient pour contempler avec étonnement cette belle et sereine jeune fille vêtue de pourpre qui traversait l’orage avec un regard heureux tout comme si elle se fût promenée dans un jardin sous un ciel ensoleillé.

 

Je dis que vous ne comprenez pas, mesdames à la bourse garnie et à la garde-robe bien fournie. Vous ne savez pas ce que c’est que de vivre avec un perpétuel désir de jolies choses et de se serrer la ceinture pendant huit mois pour arriver à faire coïncider une robe pourpre avec un jour de congé. Qu’est-ce que ça peut faire s’il pleut, s’il grêle, s’il neige, s’il vente, ou s’il gèle ?

 

Maida n’avait ni parapluie ni snow-boots. Elle n’avait que sa robe pourpre et marchait en plein vent, laissant les éléments s’acharner sur elle. Un cœur affamé a droit à une croûte au moins une fois par an. La pluie la submergeait et dégoulinait de ses doigts.

 

Au tournant de la rue, elle faillit se cogner contre quelqu’un. Elle s’arrêta et reconnut Mr. Ramsay dont les yeux brillaient d’admiration et d’intérêt.

 

« Oh ! Miss Maida, vous avez l’air simplement magnifique dans votre robe neuve. J’ai été très déçu de ne pas vous voir à notre déjeuner. Parmi toutes les jeunes filles que j’aie jamais connues, c’est vous qui manifestez le plus de bon sens et d’intelligence. Il n’y a rien de plus sain et de plus fortifiant que de braver les intempéries comme vous le faites. Est-ce que je puis vous accompagner ? »

 

Maida rougit et éternua.

 

LA RECETTE PERDUE

Depuis que les bars ont été bénis par le clergé et que les dîners de l’élite commencent par des cocktails, on a le droit de parler des bistrots. Les membres de la Ligue antialcoolique ne sont pas obligés d’écouter ; après tout, il y a toujours des restaurants automatiques où l’on peut glisser une pièce au-dessus du robinet de bouillon froid, qui vous servira aussitôt un Martini sec.

 

Conn Lantry travaillait au café Kenealy du côté sombre du comptoir. Vous et moi nous tenons sur un pied de l’autre côté et dispersons notre salaire hebdomadaire en libations diverses. En face de nous, nous voyons danser Conn propre, tempéré, poli, calme, ponctuel, jeune, loyal ; souriant dans sa veste blanche, c’est lui qui nous sert et qui prend notre argent.

 

Le bistrot (qu’il soit béni ou maudit) se trouvait sur l’une de ces petites places qui ont la forme d’un parallélogramme et qui sont habitées par des blanchisseries, de vieilles familles décrépites et des membres de la bohème qui n’ont rien à faire avec les deux premières.

 

Kenealy habitait au-dessus du café avec sa famille. Sa fille, Katherine, avait des yeux noirs… Mais à quoi bon vous dire ça ? Ce n’est pas elle qui vous intéresse, c’est votre Géraldine ou votre Elisa. Mais Conn rêvait d’elle ; et lorsqu’elle l’appelait doucement au pied de l’escalier du fond, pour demander le pichet de bière du dîner, le cœur de Conn montait et descendait dans sa poitrine comme le cocktail au lait dans le shaker. Les règles du roman sont justes et ordonnées. Si vous jetez votre dernier shilling sur le comptoir en commandant un whisky, le barman le prendra et épousera la fille de son patron, et ce sera très bien comme ça.

 

Mais hélas ! ce n’est pas le cas pour Conn. Car, en présence des femmes il devenait muet et écarlate. Lui qui était capable d’un seul coup d’œil de faire taire un client bavard que le cocktail ou le punch avait rendu trop bruyant, ou de dompter les clients tapageurs au moyen d’un presse-citron, ou d’expulser irrésistiblement le client grincheux ou indésirable, il devenait aussitôt incohérent, désemparé, sans voix, submergé sous une brûlante avalanche de misère et de timidité lorsqu’il se trouvait devant une femme. Qu’était-il donc aux yeux de Katherine ? Un trembleur, incapable de parler pour lui-même, une souche inanimée ; c’était certainement le plus lourdaud des amoureux qui eussent jamais bégayé sur la pluie et le beau temps en présence de leur divinité.

 

Un jour, entrèrent chez Kenealy deux hommes au teint bronzé, Riley et Mac Quirk. Ils s’entretinrent un instant avec Kenealy ; puis ils s’enfermèrent dans une petite pièce du fond, qu’ils remplirent aussitôt de bouteilles, de siphons, de fioles, de cruches et d’éprouvettes. Toutes les consommations possibles qui sont servies dans un café se trouvaient là, mais personne ne buvait. Toute la journée, les deux hommes, rouges et suants, passèrent leur temps à verser et à mélanger des essences et des décoctions inconnues au moyen des liqueurs qu’ils avaient à leur disposition. Riley, qui était le plus instruit des deux, couvrait de chiffres des rames de papier, faisant des règles de trois, transformant des tonneaux en litres et des litres en décigrammes. Mac Quirk, un homme morose aux yeux rouges, goûtait très légèrement chaque mixture et la jetait aussitôt sur l’évier avec un juron rauque, profond et guttural. Travaillant d’arrache-pied et sans arrêt, dans le but sans doute de découvrir quelque mystérieux amalgame liquide, ils ressemblaient à deux alchimistes s’efforçant de fabriquer de l’or avec des métaux impurs.

 

Un soir, lorsque son travail fut terminé, Conn se glissa dans la petite pièce du fond. Sa curiosité professionnelle avait été éveillée par les agissements de ces barmen occultes qui ne donnaient à boire à personne, et qui pêchaient tous les jours abondamment dans le stock de liqueurs de Kenealy à seule fin de poursuivre leurs expériences dévastatrices et stériles.

 

Juste à ce moment-là, Katherine descendait l’escalier du fond avec son petit sourire semblable à l’aurore aux doigts de rose.

 

« Bonsoir, Mr. Lantry, dit-elle, quelles sont les nouvelles aujourd’hui, s’il vous plaît ?

 

– Il… il… va pleu… pleuvoir, bégaya le timide barman en s’appuyant au mur.

 

– Mon Dieu, répondit Katherine, je crois qu’un peu d’eau ne peut pas faire de mal. »

 

Dans la salle du fond, Riley et Mac Quirk travaillaient comme des sorcières barbues à leur étrange composition. De cinquante bouteilles, ils extrayaient des liquides soigneusement mesurés conformément aux chiffres de Riley et secouaient le tout ensemble dans une grande carafe en verre. Puis, Mac Quirk après l’avoir goûté, le jetait sur l’évier en jurant d’un air sombre, et ils recommençaient.

 

« Asseyez-vous, dit Riley à Conn, je vais vous expliquer.

 

« L’été dernier, Tim et moi décidons qu’un bar américain dans le pays de Nicaragua devrait rapporter de l’argent. Il y a une ville sur la côte où il n’y a rien à manger que de la quinine et rien à boire que du rhum. Les indigènes et les étrangers se couchent avec un frisson et se lèvent avec la fièvre. Et un bon cocktail est un remède pour de tels inconvénients tropicaux.

 

« Alors, nous nous procurons à New York un superbe stock de liquides, d’ustensiles de bar et de verreries et nous cinglons sur un steamer vers cette ville de Santa Palma. Pendant le trajet, Tim et moi nous nous amusons à regarder les poissons volants et nous jouons aux dés avec le commandant et le maître d’hôtel et nous commençons déjà à nous imaginer que nous sommes les rois du gin et du whisky sur le tropique du Capricorne.

 

« Lorsque nous ne sommes plus qu’à cinq heures du pays dans lequel nous allions introduire des boissons fortes, le commandant nous convoque auprès de l’habitacle de tribord et nous donne quelques indications.

 

« “J’ai oublié de vous dire, mes amis, fit-il, que le mois dernier le Nicaragua a institué un droit d’entrée de 48 % ad valorem sur toutes les liqueurs importées en bouteilles. Paraît que l’autre jour le président a pris par erreur une bouteille de lotion capillaire pour un flacon de sauce anglaise et sans doute tient-il à se venger. Par contre, les liqueurs importées en tonneaux entrent librement.

 

« – Dommage que vous n’ayez pas mentionné cela plus tôt”, disons-nous.

 

« Et aussitôt nous achetons au commandant deux tonneaux de quarante-deux gallons, puis nous ouvrons toutes les bouteilles et nous versons le tout pêle-mêle dans les tonneaux. Ce droit d’entrée de 48 % nous aurait ruinés. C’est pourquoi nous courûmes le risque de fabriquer au petit bonheur ce cocktail de 1 200 dollars plutôt que de faire faillite.

 

« Alors, après avoir débarqué et nous être provisoirement installés, nous mettons en perce l’un des tonneaux. Le mélange était quelque chose de déchirant. Il avait la couleur d’une assiette de soupe aux pois et le goût de l’un de ces ersatz de café que votre tante vous fait prendre à cause des troubles cardiaques attrapés sur les champs de courses. Nous en donnâmes un verre à un nègre pour l’essayer, et aussitôt il se coucha sous un cocotier et y resta trois jours en battant le sable avec ses pieds et à la fin, il refusa de nous signer un certificat.

 

« Mais l’autre tonneau ! Dites, barman, vous est-il jamais arrivé de mettre un chapeau de paille avec un ruban jaune et de monter dans un ballon avec une jolie fille et huit millions de dollars dans votre poche, tout ça en même temps ? Eh bien, c’est à peu près l’effet que vous produisaient trente gouttes de ce second mélange ! Quand on en avait seulement un petit verre à l’intérieur, on se plongeait la figure dans les mains, et on se mettait à pleurer parce que le champion du monde des poids lourds n’était pas là pour qu’on lui flanquât une tournée. Oui, monsieur, ce qu’il y avait dans ce second tonneau, c’était de l’élixir de bataille, de l’essence de bonheur et de grande vie. C’était de la couleur de l’or, et aussi clair que du verre et, le soir, quand le soleil était couché, ça brillait encore comme si le soleil était resté dedans. Il faudra dix siècles pour qu’on puisse vous servir une boisson comme ça dans les bars.

 

« Alors nous ouvrîmes le commerce avec ce seul tonneau et c’était suffisant. L’aristocratie bigarrée de ce pays fonça dessus comme un essaim d’abeilles. Si ce tonneau avait pu durer, ce pays-là serait devenu le plus grand de la terre. Aussitôt que nous ouvrions, le matin, nous trouvions devant la porte une queue de généraux, de colonels, d’anciens présidents et de révolutionnaires qui attendaient d’être servis. Nous commençâmes par mettre le verre à un demi-dollar. Mais les dix derniers gallons partirent facilement à cinq dollars la gorgée. C’était un miraculeux breuvage. Ça donnait à un homme du courage, de l’ambition et le pouvoir de faire n’importe quoi ; et en même temps, ça empêchait le type de réfléchir et d’avoir de la peine, quand il posait son argent sur le comptoir. Le tonneau n’était encore qu’à moitié vide que déjà le Nicaragua avait réduit la dette nationale, supprimé le droit d’entrée sur les cigarettes et ils étaient sur le point de déclarer la guerre aux États-Unis et à l’Angleterre !

 

« C’est tout à fait par hasard que nous découvrîmes cette reine des boissons, et ce sera un grand coup de veine si nous pouvons la retrouver. Il y a dix mois que nous essayons. Bien que travaillant sur de petites quantités, nous avons mélangé depuis ces dix mois des tonneaux entiers des inoffensifs ingrédients connus dans la profession de la boisson. On aurait pu monter dix bars avec les whiskys, les brandies, les cordiaux, les bitters, les gins, et les vins que Tim et moi avons gaspillés. Une glorieuse boisson comme ça refusée au monde ! C’est une honte et une perte d’argent. La nation des États-Unis serait heureuse d’accueillir une boisson comme celle-là et de payer pour l’avoir. »

 

Cependant, Mac Quirk n’avait pas cessé de mesurer soigneusement et de mélanger de petites quantités d’alcools variés que Riley lui indiquait d’après sa dernière prescription. Lorsque Riley eut fini de parler, Mac Quirk venait de terminer un mélange d’une couleur chocolat peu appétissante. Il le goûta et le précipita avec une grimace et des épithètes appropriées sur l’évier comme les précédents.

 

« C’est une étrange histoire, même si elle est vraie, dit Conn. Eh bien, maintenant, je m’en vais aller dîner.

 

– Buvez un coup, dit Riley, nous avons tout ce qu’il faut, excepté cette maudite recette perdue.

 

– Je ne bois jamais d’alcool, répondit Conn. Rien que de l’eau. Eh bien, au revoir, miss Katherine m’attend au pied de l’escalier. Tout à l’heure elle me disait : “Je crois qu’un peu d’eau ne peut pas faire de mal.” »

 

Lorsque Conn fut sorti, Riley appliqua sur le dos de Mac Quirk une claque formidable qui fit chanceler celui-ci.

 

« As-tu entendu ça ? Nous sommes deux idiots ! Les six douzaines de bouteilles d’eau minérale que nous avions sur le bateau, c’est toi qui les as ouvertes, toi-même : dans quel tonneau les as-tu mises, hein ! dans quel tonneau ?

 

– Je crois me souvenir, dit Mac Quirk lentement, que c’est dans le deuxième tonneau. Je me rappelle le bout de papier bleu qui était collé sur le côté.

 

– Ça y est ! s’écria Riley très excité. On le tient maintenant ! C’était l’eau qui manquait ! C’est l’eau, l’eau tu entends ? Tout le reste était parfait. Dépêche-toi mon vieux, va chercher deux bouteilles d’eau minérale au bar pendant que je vais calculer les proportions avec mon crayon. »

 

Une heure plus tard, Conn revenait en flânant sur le trottoir vers le café Kenealy. C’est ainsi que les fidèles employés, durant leurs heures de récréation, hantent le voisinage des lieux où ils travaillent, comme s’ils étaient attirés par quelque puissance mystérieuse. Un panier à salade était arrêté devant la porte de service. Trois puissants policemen étaient en train d’essayer de pousser dedans Riley et Mac Quirk. Les yeux et le visage de chacun d’eux portaient la marque évidente d’un conflit sanguinaire et assidu. Cependant, ils manifestaient une joie étrange et dirigeaient sur la police les faibles restes de leur folle pugnacité.

 

« Ils se sont mis à se battre tous les deux dans la salle du fond, cria Kenealy à Conn, et aussi à chanter ! Ça, c’était pire ! Et puis, ils se sont mis à tout casser, mais ce sont de braves types, et je sais qu’ils paieront. Paraît qu’ils étaient en train d’essayer d’inventer une nouvelle espèce de cocktail. Je tâcherai de les faire sortir demain matin. »

 

Conn se glissa dans la salle du fond pour inspecter le champ de bataille. Au moment où il traversait le hall, Katherine descendait les escaliers.

 

« Bonsoir, Mr. Lantry, dit-elle, est-ce qu’il y a d’autres nouvelles du temps ?

 

– Ça… ça… menace encore… encore de pleu… de pleuvoir… », répondit Conn en passant devant elle tout rougissant.

 

Riley et Mac Quirk s’étaient en effet livré une grande et amicale bataille. Des bouteilles et des verres brisés gisaient sur le sol. La salle était pleine de fumées d’alcool. Le plancher était parsemé de flaques spiritueuses.

 

Sur la table se trouvait une éprouvette graduée dans le fond de laquelle il restait quelques gouttes de liquide. Un liquide brillant et doré qui paraissait retenir le soleil prisonnier dans ses profondeurs aurifères.

 

Conn le prit et le sentit. Il le goûta. Il le but. Comme il sortait pour traverser le hall, Katherine se préparait à monter les escaliers.

 

« Pas de nouvelles nouvelles, Mr. Lantry ? » demandât-elle avec un rire taquin.

 

Conn l’attrapa, la souleva comme une plume et la serra contre lui.

 

« Les nouvelles, dit-il, sont que nous allons nous marier.

 

– Voulez-vous me laisser, monsieur ! s’écria-t-elle avec indignation, ou je vais… Oh ! Conn, où avez-vous pris le courage de me dire ça ? »

 

LA PUNITION INUTILE

Mrs. Fink est descendue dire un petit bonjour à son amie, Mrs. Cassidy, qui habite à l’étage au-dessous.

 

« Regarde ! dit Mrs. Cassidy. C’est-y pas un Chopin ? »

 

Fièrement elle se tourne pour montrer son visage : l’un des yeux, presque intégralement clos, est cerné d’une large ecchymose violacée ; la lèvre inférieure fendue laisse perler des gouttes de sang frais, et des traces de doigts brutaux se dessinent en rouge de chaque côté du cou.

 

« C’est pas mon mari qu’oserait m’en faire autant, dit Mrs. Fink en s’efforçant de dissimuler son envie.

 

– J’voudrais pas d’un homme, dit Mrs. Cassidy, qui m’battrait pas au moins une fois par semaine. Ça prouve qu’il tient à vous, vois-tu ! Mais, bon Dieu ! c’est pas une dose homéopathique que Jack vient de m’flanquer cette fois ! J’en vois encore trente-six chandelles. N’empêche que maintenant il va être doux et gentil comme un agneau pendant tout l’reste de la s’maine pour s’faire pardonner ça. V’là un œil au beurre noir qui va m’rapporter au moins une soirée d’cinéma et c’te blouse en soie qu’j’ai envie depuis si longtemps.

 

– Mr. Fink, dit Mrs. Fink d’un air faussement satisfait, est trop un gentleman pour jamais l’ver la main sur moi.

 

– Oh ! ferme ça, Maggie ! dit Mrs. Cassidy en riant, tandis qu’elle applique une compresse sur son œil. Au fond, t’es jalouse, v’là tout. Ton homme est trop moule pour te donner seul’ment une claque. Qu’est-ce qu’il fait tous les jours en rentrant ? Y s’assoit et y s’entraîne les muscles en lisant son journal ! Pas vrai ?

 

– Oui, bien sûr que Mr. Fink jette un coup d’œil sur l’journal quand y rentre, avoua Mrs. Fink en hochant dignement la tête. Mais en tout cas, y s’amuse pas à m’flanquer des marrons dans la figure histoire de rigoler. »

 

Mrs. Cassidy exhala dans un rire puissant sa joie de matrone soumise et heureuse. Telle Cornélia étalant ses joyaux, elle entrouvrit le col de son peignoir et mit au jour une autre précieuse ecchymose, presque noire, bordée de vert et d’orange – un « gnon » déjà ancien, mais encore cher à sa mémoire.

 

Mrs. Fink capitula. Son air un peu pincé se fondit gracieusement en une franche rosée d’admiration et d’envie. Elle et Mrs. Cassidy étaient de vieilles copines ; elles travaillaient ensemble avant leur mariage – c’est-à-dire l’année précédente – dans une usine de cartonnages du quartier. Et maintenant, elles habitaient dans le même immeuble, l’une au-dessus de l’autre, chacune avec son homme. Non vraiment, Maggie ne pouvait pas crâner longtemps devant sa vieille Mado.

 

« Est-ce que ça t’fait mal, quand y t’cogne ? demande Mrs. Fink d’un ton où perce la curiosité.

 

– Mal ! s’écrie Mrs. Cassidy avec un gloussement de volupté extatique. Dis ! t’as jamais r’çu une cheminée sur la tête ? Eh ben, ça doit être à peu près ça, tu sais, quand on vous r’tire de d’sous les décombres. Jack a un d’ces gauches !… Mmmmm ! Y vaut bien deux douzaines d’huîtres et une paire de souliers neufs. Quant à son droit, faut au moins une soirée à Coney et six paires de bas d’soie pour y faire le poids !

 

– Mais pourquoi qu’il te bat ? demande Mrs. Fink en ouvrant de grands yeux étonnés.

 

– T’es bête ! fait Mado avec indulgence. Pa’ce qu’il est soûl, parbleu ! C’est généralement le samedi soir que ça s’passe.

 

– Mais, qu’est-ce qu’il prend comme prétexte ? demande la chercheuse de vérités.

 

– Ben, j’suis-t-y pas sa femme ? Jack rentre noir, et moi j’suis là, s’pas ? Y en a-t-y d’autres qu’il a l’droit d’battre ? Ah ! j’voudrais bien l’chiper à en battre une autre que moi ! Alors, un jour c’est pa’ce que la soupe est pas prête ; un autre jour c’est pa’ce que la soupe est prête. Jack s’en fait pas pour les prétextes. Il liche tant qu’il peut, jusqu’à ce qu’il s’rappelle qu’il est marié ; alors il rentre et il me flanque une volée. Les samedis soir, j’ai qu’à enlever les meubles qu’ont des coins, pour pas m’fendre le crâne quand y s’met au travail. Il a un crochet du gauche qu’est foudroyant. Y a des fois j’tiens pas un round. Mais quand j’ai envie d’sortir la s’maine d’après, ou qu’j’ai besoin de frusques neuves, j’m’arrange pour que ça dure plus longtemps. C’est c’que j’ai fait hier soir. Jack sait que j’veux une blouse de soie noire depuis un mois, et j’ai pensé qu’un simple œil poché suffirait pas pour l’avoir. Tiens, Maggie ! J’te parie un ice-cream qu’il l’apporte ce soir ! »

 

Mrs. Fink réfléchit profondément.

 

« Mon Freddie, fait-elle, m’a encore jamais seul’ment donné une chiquenaude. C’est comme tu dis, Mado : il a toujours l’air grognon quand il rentre, et il dit jamais un mot. Et jamais y m’sort, non plus. Ah ! c’est une vraie limace de fauteuil, pour sûr ! Et quand y m’achète que’que chose, y fait une telle bouille que ça m’gâte tout l’plaisir ! »

 

Mrs. Cassidy passe son bras autour de la taille de son amie.

 

« Ma pauv’ vieille ! dit-elle. Mais tout l’monde peut pas avoir un mari comme Jack ! Les mariages tourn’raient pas si souvent mal, si tous les hommes étaient comme lui. Toutes ces femmes qui s’disent malheureuses, c’qu’y leur faudrait, vois-tu, c’est un homme qui leur frotte les côtelettes une fois par semaine, et p’is après qui r’paye ça en baisers et en boîtes de chocolat : ça leur redonnerait du goût à la vie. C’qui m’plaît à moi, c’est un homme costaud, qui m’cogne quand il est noir, et qui m’embrasse quand il l’est pas. Me parle pas d’un homme qu’a pas assez d’nerfs pour t’offrir les deux ! »

 

Soudain le vestibule s’emplit de tumulte. La porte s’ouvre violemment chassée par le pied de Mr. Cassidy, dont les bras sont encombrés de paquets. Mado se jette à son cou ; au fond du seul œil sain qui lui reste étincelle la lueur d’amour que l’on voit apparaître dans les pupilles de la jeune fille maori, lorsqu’elle reprend connaissance en la hutte où son amant l’a traînée, après l’avoir assommée…

 

« Hello ! ma vieille cocotte ! » gueule Cassidy.

 

Lâchant les paquets, il l’étreint puissamment, la soulève jusqu’à ses lèvres.

 

« J’ai pris des billets pour le cirque !… Et si tu coupes la ficelle de l’un d’ces colis – tiens, c’lui-là ! – tu vas p’t-être trouver c’te blouse de soie… Tiens, bonsoir, Mrs. Fink ! J’vous avais pas vue. Comment va le vieux Fred ?

 

– Très bien, merci, Mr. Cassidy. Faut que j’m’en aille maintenant. Fred va pas tarder d’rentrer pour la soupe. J’t’apporterai demain ce modèle que tu m’as demandé, Mado. »

 

Mrs. Fink remonte chez elle – et se met à pleurer un petit peu. À pleurer sans raison, comme seule une femme peut le faire ; à pleurer inutilement, et, disons-le, stupidement. Larmes éphémères, et cependant plus inconsolables peut-être que toutes les autres filles de la douleur. Pourquoi que Fred ne la bat jamais ? Est-ce qu’il n’est pas aussi grand et aussi fort que Jack Cassidy ? Est-ce qu’il n’aime pas sa Maggie autant que Jack aime Mado ? Alors, pourquoi qu’il ne se fâche jamais ? Il rentre, il flâne, taciturne, morose, inerte. Certes, il fournit la croûte, largement ; mais il semble ignorer les épices de l’existence.

 

La nef des rêves de Mrs. Fink avait été surprise par le calme plat. Le commandant naviguait du réfectoire à son hamac et vice versa. Si seulement il voulait agiter ses quilles ou frapper du pied sur le pont de temps en temps !… Elle qui avait rêvé d’une si joyeuse traversée !… Avec escales aux îles du Délice !… Mais à présent, pour varier les images, elle était prête à jeter l’éponge, excédée par tous ces rounds inoffensifs avec son sparring-partner. Pendant quelques instants, elle détesta presque Mado – l’heureuse Mado avec ses « bleus » et ses « noirs », ses cataplasmes de cadeaux et de baisers, sa croisière orageuse en compagnie d’un époux batailleur, brutal et… caressant.

 

Sept heures, Mr. Fink fait son entrée. Du maudit esprit domestique, il apparaît tout imprégné. Par-delà le seuil de son confortable foyer, il n’a cure d’aller vagabonder. C’est le terrien qui vient de débarquer, le python qui digère sa proie, l’arbre qui gît, inerte, à l’endroit où il est tombé.

 

« Tu veux dîner tout d’suite, Fred ? demande Mrs. Fink, qui se contient avec peine.

 

– M-m-m-mouin !… » grogne Mr. Fink.

 

Le dîner achevé, il se dispose à lire ses journaux. Dans un fauteuil, mollement il s’allonge. Il a quitté ses souliers.

 

Oh ! quel nouveau Dante surgira pour vouer aux plus néo-récentissimes tourments de l’Érèbe l’homme qui s’étale au foyer en exhibant ses chaussettes ? Ô sœurs de Patience, vous qui, par devoir ou par obligation, avez dû subir l’outrage de ces pieds emmitouflés de coton, de fil, de soie ou de laine, n’est-ce pas à vous que devraient être dédiées ces nouvelles incantations infernales ?

 

Le lendemain c’est la Fête du Travail. Pendant toute la durée d’une révolution planétaire, les occupations de Mrs. Cassidy et Fink vont cesser. Le Travail, triomphalement, va défiler et s’adonner à des réjouissances diverses.

 

Mrs. Fink se hâte de descendre chez Mrs. Cassidy avec le modèle qu’elle lui a promis. Mado a mis sa blouse de soie neuve. Son œil au beurre noir lui-même parvient à lancer des étincelles d’allégresse. Le repentir de Jack porte ses fruits : le programme de la journée comporte de joyeuses promesses – parties de campagne, floraison de victuailles, ruissellement de bière…

 

De retour en son appartement, Mrs. Fink se sent soudain submergée d’indignation et de jalousie. Oh ! qu’elle est heureuse cette Mado, avec ses gnons, et ses baumes rapidement subséquents ! Mais est-ce que Mado doit avoir le monopole du bonheur ? Est-ce que Freddie Fink ne vaut pas Jack Cassidy ? Est-ce que sa femme allait rester ainsi éternellement privée de coups, et de caresses ?

 

Soudain une idée lumineuse, sidérante, traverse l’esprit de Mrs. Fink. Ha ha ! Elle allait faire voir à Mado qu’il y avait d’autres maris que Jack capables de jouer du poing, et de se montrer après ça plus tendres encore que lui peut-être…

 

Ce jour de fête promet de se dérouler, pour les Fink, avec une déprimante monotonie. Mrs. Fink contemple d’un air sombre la lessiveuse où le linge de la semaine trempe depuis la veille. Mr. Fink, en bras de chemise et chaussettes, lit le journal. C’est ainsi que s’annonce, pour les Fink, la Fête du Travail.

 

Une nouvelle vague de jalousie submerge le cœur de Mrs. Fink, accompagnée d’une autre vague, irrésistible, d’indignation et de révolte. Puisque son homme ne veut pas la battre, puisqu’il ne veut pas ainsi manifester sa virilité, ses prérogatives et l’intérêt qu’il porte aux affaires conjugales, il faut le rappeler à son devoir.

 

Paisiblement, Mr. Fink allume sa pipe et se gratte la cheville gauche avec l’orteil du pied droit. Véritable statue des vertus familiales, il est engoncé dans la matrimonialité comme un raisin sec dans un pudding. Faire le tour du monde… dans son journal, confortablement et moralement assis, au son joyeux de la lessive mijotante, et parmi les odeurs suaves annonciatrices de plats substantiels – voilà l’idéal, terre à terre mais paradisiaque, de Mr. Fink. D’innombrables idées sont absentes de son esprit ; mais, parmi elles, aucune n’en est plus éloignée que celle de battre sa femme.

 

Mrs. Fink éteint le gaz sous la lessiveuse et se dispose à savonner le linge sur l’évier. Soudain, de l’étage au-dessous, monte un rire joyeux, railleur, presque insultant – comme s’il voulait jeter le bonheur de Mrs. Cassidy à la face de la pauvre épouse inviolée du dessus ! C’est le moment décisif pour Mrs. Fink.

 

Brusquement elle se tourne, telle une furie, vers l’homme qui lit :

 

« Sale feignant ! crie-t-elle. Faudra-t-y que j’m’esquinte toute la vie à laver et à trimer pour des veaux comme toi ? Es-tu un homme ou un caniche ? »

 

Mr. Fink, pétrifié par la surprise, laisse tomber son journal. Elle craint qu’il ne se décide pas encore à cogner, que la provocation n’ait été insuffisante : alors elle se jette sur lui, et le frappe férocement au visage de son poing fermé. En cet instant même, elle est submergée par une vague d’amour pour cet homme telle qu’elle n’en a point ressentie depuis longtemps. Debout, Freddie Fink ! Entre dans ton royaume ! Oh ! il faut qu’il la batte maintenant – juste pour prouver qu’il tient à elle – juste pour ça…

 

Mr. Fink se lève d’un bond – et reçoit aussitôt sur la mâchoire un large swing du gauche. Bravo Maggie ! Maintenant le moment redoutable et voluptueux est arrivé : elle ferme les yeux, en attendant la riposte.

 

« Vas-y, Freddie ! » murmure-t-elle imperceptiblement.

 

Elle se penche, s’offre aux coups qu’elle appelle de toute son âme.

 

À l’étage au-dessous, Mr. Cassidy, l’air honteux et repentant, est en train de poudrer l’œil de Mado, avant de partir pour la rigolade. Soudain, au-dessus d’eux, on entend une voix de femme en colère, des bruits de coups, de chaises renversées – signes infaillibles d’un conflit domestique.

 

« Fred et Mag sont en train de s’bagarrer ? fait Mr. Cassidy d’un air étonné. Première nouvelle ! Faut-y que j’monte pour voir s’ils ont pas besoin d’un arbitre ? »

 

L’un des yeux de Mrs. Cassidy étincelle ainsi qu’un diamant ; de l’autre elle tente un vague clignement.

 

« Oh ! Oh ! s’exclame-t-elle doucement d’un ton à la fois mystérieux et insignifiant, je me demande si… je me demande s’il… Attends, Jack ! J’vais aller voir ! »

 

Jusqu’en haut des marches elle vole. Au moment même où elle atteint le palier du dessus, une porte s’ouvre violemment, et Mrs. Fink, telle une comète échevelée, surgit :

 

« Oh ! Maggie ! s’écrie Mrs. Cassidy d’une voix où résonne une volupté contenue, est-ce qu’il… est-ce qu’il… l’a fait ? »

 

Mrs. Fink se jette dans les bras de son amie et, enfouissant son visage dans le sein compatissant, sanglote désespérément.

 

Avec douceur, Mrs. Cassidy prend la tête de Maggie dans ses deux mains, la relève et contemple une figure baignée de larmes, à la fois blême et cramoisie, mais dont la peau satinée ne porte pas la moindre trace des poings de l’indigne Mr. Fink.

 

« Qu’est-ce qui s’est passé, Maggie ? demande Mado avec une fébrile impatience. Dis-le-moi, ou je rentre voir. Est-ce qu’il t’a fait mal ? Qu’est-ce qu’il t’a fait ? »

 

Désespérément, la tête de Mrs. Fink s’affaisse de nouveau dans le giron de son amie.

 

« Pour l’amour de Dieu, n’ouvre pas cette porte, Mado ! fait-elle en sanglotant. Et… et ne dis jamais rien à… à personne !… Garde ça pour… pour toi, Mado !… Il… il a même pas l’vé la main sur moi… Il… Oh ! Seigneur !… Il… il est en train… d’faire la lessive ! »

 

LA DERNIÈRE FEUILLE

Dans un petit quartier situé à l’ouest de Washington Square, les rues se disloquent drôlement par endroits et forment de petites places. Ces places irrégulières ont un aspect étrange et fourmillent d’angles et de courbes baroques. Les rues s’y croisent elles-mêmes deux ou trois fois. Un peintre découvrit un jour dans cette configuration des possibilités pleines de ressources. Supposez qu’un encaisseur chargé de récupérer chez des artistes l’argent correspondant aux factures de papier, de toile et de peinture, supposez, imaginez, dit l’artiste, que cet encaisseur en traversant l’une de ces places se trouve soudain nez à nez avec lui-même, sans avoir encaissé un centime !

 

C’est ainsi que les artistes ne tardèrent pas à venir rôder dans le vieux village de Greenwich, cherchant des fenêtres situées au nord, et des pignons du XVIIIe siècle et des ateliers hollandais et des loyers bon marché. Puis ils importèrent quelques plats d’étain et un réchaud ou deux de la Sixième Avenue et finirent par former une colonie.

 

Tout en haut d’un vieil immeuble en briques de trois étages, Suzy et Joannie avaient leur atelier. L’une était du Maine, l’autre de la Californie. Elles s’étaient rencontrées dans un restaurant italien de la Huitième Rue et s’étaient découvert tant de goûts communs en ce qui concerne l’art, la salade de chicorée et les manches-gigot, qu’elles avaient résolu de partager le même atelier. Cela se passait en mai. En novembre, un personnage glacial et invisible que les docteurs appellent la pneumonie se mit à parcourir la colonie touchant ses habitants çà et là de son doigt froid comme la mort. Dans les bas quartiers d’East Side, cette ravageuse progressait hardiment, faisant vingt victimes d’un revers de main ; mais elle ralentit son allure pour traverser les petites places étroites et brumeuses. Mme Pneumonie n’était pas ce que l’on peut appeler une vieille dame chevaleresque. Un petit bout de femme de vingt ans, au sang alangui par les zéphyrs de la Californie, ne pouvait guère constituer un gibier bien intéressant pour la vieille mégère aux mains rouges et au souffle court. Mais cela ne l’empêcha point de frapper Joannie ; c’est pourquoi celle-ci, allongée sur son petit lit de fer, regardait sans bouger à travers les petites fenêtres écossaises le mur triste et nu de la maison voisine.

 

Un matin, le docteur fit signe à Suzy de le suivre dans un corridor et lui dit en fronçant ses sourcils gris et touffus :

 

« Il y a peut-être une chance sur dix, dit-il en secouant son thermomètre médical. Et cette chance consiste en sa volonté de vivre. Cette façon qu’ont certains malades de faire la queue d’avance chez l’entrepreneur de pompes funèbres rend toute la pharmacopée parfaitement inutile. Votre petite amie est persuadée qu’elle ne se relèvera pas. Est-ce qu’elle a quelque chose en tête ?

 

– Elle… elle voulait aller peindre un jour la baie de Naples, répondit Suzy piteusement.

 

– Non, non, fit le docteur, quelque chose de plus sérieux que la peinture ! Est-ce qu’elle n’a pas… est-ce qu’elle ne pense pas à… à un homme par exemple ?

 

– Un homme ? répondit Suzy d’une voix vibrante. Est-ce qu’un homme vaut mieux que… Non, docteur, elle n’a pas d’homme en tête.

 

– Eh bien alors, c’est la faiblesse, répondit le docteur. Je ferai tout ce que la science peut se permettre de faire, tout au moins le peu de science que je possède. Mais chaque fois que mon patient commence à compter les voitures du cortège funèbre, je soustrais 50 pour cent du pouvoir curatif de mes médications. Si vous pouvez l’amener à vous poser une question au sujet de la nouvelle mode d’hiver pour les manches de manteaux, je vous garantis qu’elle aura une chance sur cinq de s’en tirer au lieu d’une chance sur dix. »

 

Lorsque le docteur fut parti, Suzy se rendit dans l’atelier et se mit à pleurer amèrement. Puis elle sécha ses yeux et pénétra dans la chambre de Joannie d’un air joyeux, portant sa planche à dessin et sifflant un rag-time. Joannie gisait immobile, le visage tourné vers la fenêtre. C’est à peine si son souffle léger soulevait les couvertures ; Suzy cessa de siffler, pensant que son amie était endormie. Elle installa sa planche et se mit à composer un dessin à la plume destiné à un magazine littéraire. Les jeunes peintres doivent se frayer un chemin vers l’art en dessinant des images pour les histoires de magazines, que de jeunes auteurs écrivent pour se frayer un chemin jusqu’à la littérature.

 

Tandis que Suzy était en train d’adapter à son héros, un cow-boy de l’Idaho, une élégante culotte de cheval et un monocle, elle entendit une sorte de bruit faible et sourd qui semblait provenir du lit derrière elle. Elle se précipita.

 

Les yeux de Joannie étaient ouverts tout grands. Elle regardait par la fenêtre et comptait – comptait à reculons : « Douze » – et un peu plus tard « onze » et puis « dix » et « neuf » et « huit » et « sept » ! ces deux derniers plus rapidement.

 

Suzy regarda par la fenêtre d’un air intrigué. Qu’est-ce qu’on pouvait bien compter par là ? Tout ce que l’on pouvait apercevoir c’était une cour triste et déserte et le mur nu de la maison en briques, à vingt pieds de l’autre côté.

 

Un vieux, vieux lierre, noueux et décrépit recouvrait une partie de ce mur de briques. Le souffle froid de l’automne en avait détaché les feuilles et les lianes décharnées dessinaient sur le vieux mur des arabesques étranges.

 

« Qu’y a-t-il, chérie ? demanda Suzy.

 

– Six, murmura Joannie. Elles commencent à tomber plus vite maintenant. Il y a trois jours, il y en avait presque une centaine, cela me faisait mal à la tête de les compter, mais maintenant, c’est facile. Tiens ! en voilà encore une qui s’en va. Il n’en reste plus que cinq.

 

– Cinq quoi, chérie ? Dis-le à ta petite Suzy.

 

– Des feuilles. Des feuilles de lierre. Lorsque la dernière tombera, je partirai aussi. Je sais cela depuis trois jours. Est-ce que le docteur ne te l’a pas dit ?

 

– Peut-on raconter de telles balivernes ? s’écria Suzy avec une magnifique indignation affectée. Qu’est-ce que de vieilles feuilles de lierre peuvent avoir de commun avec ta guérison ? Et dire que tu l’aimais tant ce vieux lierre ! Allons, ne sois pas stupide. Le docteur m’a dit ce matin que tu avais… voyons… combien m’a-t-il dit exactement ?… oui, c’est bien ça… que tu avais dix chances contre une de t’en tirer ! Eh bien c’est à peu près les chances qu’on a de s’en tirer sain et sauf, quand on prend le tramway ou que l’on passe auprès d’un immeuble en construction. Essaie d’avaler un peu de soupe maintenant, et laisse ta petite Suzy finir son dessin pour qu’elle puisse aller le vendre au magazine et acheter du porto pour sa petite malade et des côtelettes de porc pour son petit estomac !

 

– Il n’y a plus besoin d’acheter du porto, dit Joannie les yeux toujours fixés sur la fenêtre. En voilà une autre qui s’en va. Non, je ne veux pas de soupe. Il en reste juste quatre. Je voudrais voir tomber la dernière avant la nuit. Alors, moi aussi je partirai.

 

– Joannie chérie, dit Suzy en se penchant sur elle, veux-tu me promettre de fermer les yeux et de ne pas regarder par la fenêtre jusqu’à ce que j’aie fini mon travail ? Il faut que je livre ces dessins demain. Si je n’avais pas besoin de la lumière, j’aurais baissé le store.

 

– Ne pourrais-tu pas dessiner dans l’autre pièce ? demanda Joannie froidement.

 

– Je préfère rester auprès de toi, répondit Suzy. En outre, je ne veux pas que tu continues à regarder ces vilaines feuilles de lierre.

 

– Viens me prévenir dès que tu auras fini, répondit Joannie en fermant les yeux, blanche et immobile comme une statue allongée, parce que je veux voir la chute de la dernière. Je suis fatiguée d’attendre, je suis fatiguée de penser. Je veux me détacher de tout, et tomber, tomber en voltigeant comme l’une de ces pauvres feuilles fatiguées.

 

– Essaie de dormir, répondit Suzy, il faut que j’aille chercher Behrman pour qu’il me serve de modèle pour mon vieil ermite. J’en ai pour une minute. Ne bouge pas jusqu’à ce que je revienne. »

 

Le vieux Behrman était un peintre qui vivait au rez-de-chaussée. Il avait plus de soixante ans et possédait une barbe à la Michel-Ange-Moïse, longue et frisée, qui descendait de sa tête de satyre tout le long de son corps de gnome. Behrman était un artiste raté. Pendant quarante ans, il avait manié les pinceaux, sans réussir à atteindre même les régions périphériques de l’art. Il avait toujours été sur le point de peindre un chef-d’œuvre, mais il ne l’avait jamais commencé. En fait, depuis plusieurs années il n’avait jamais rien peint, excepté de temps en temps une croûte du type commercial et publicitaire. Il parvenait à gagner quelques sous en servant de modèle amateur à ces jeunes artistes de la colonie qui n’avaient pas les moyens de payer les professionnels. Il buvait du gin avec excès, et ne cessait de parler de son chef-d’œuvre à venir. Pour le reste, c’était un petit homme farouche qui traitait avec sarcasme toutes les faiblesses de l’humanité et se considérait comme le chien de garde particulier destiné à protéger les deux jeunes artistes qui occupaient l’atelier au-dessus de lui.

 

Suzy pénétra dans la caverne sombre de Behrman, qui sentait fortement le gin. Dans un coin, sur un chevalet, se trouvait une toile blanche qui attendait là, depuis vingt-cinq ans, de recevoir le premier coup de pinceau du chef-d’œuvre. Suzy lui raconta l’idée fixe de Joannie et lui confia ses craintes de la voir s’envoler, légère et fragile comme une feuille, lorsqu’elle aurait décidé de briser la légère amarre qui la retenait encore au monde.

 

Le vieux Behrman, ses yeux rouges ruisselant de larmes, se mit à exprimer violemment son mépris et sa dérision pour de telles idées stupides.

 

« Quoi ! s’écria-t-il, y a-t-il des gens dans le monde assez idiots pour mourir parce que les feuilles d’un sacré lierre se détachent ! Je n’ai jamais entendu une bêtise pareille ! Non, je ne veux pas poser pour votre espèce de vieil idiot d’ermite. Pourquoi lui permettez-vous de se mettre des idées stupides comme ça dans la tête ? Ah ! cette pauvre petite Miss Joannie !

 

– Elle est très malade et très faible, répliqua Suzy. Et la fièvre a laissé son esprit plein d’idées morbides et singulières. Très bien, Mr. Behrman, si vous ne voulez pas poser pour moi, tant pis ! Mais je pense que vous êtes un horrible vieux… vieux… gnome !

 

– Ah ! voilà bien les femmes ! s’écria Behrman. Qui vous a dit que je voulais pas poser ? Allons, je viens avec vous. Il y a une demi-heure que j’essaie de vous dire que je suis prêt à poser. Mon Dieu, dire que cette pauvre petite Miss Joannie est tombée malade dans une maison comme ça ! Ah ! un jour je peindrai un chef-d’œuvre et nous sortirons tous de là. Mon Dieu, oui ! »

 

Joannie dormait lorsqu’ils arrivèrent en haut. Suzy baissa le store jusqu’en bas et fit signe à Behrman de la suivre dans l’autre chambre. Là, ils regardèrent avec anxiété par la fenêtre dans la direction du vieux lierre. Puis ils se regardèrent tous les deux pendant un moment sans parler. Une pluie froide continuait à tomber mêlée de flocons de neige. Behrman dans sa vieille chemise bleue s’assit sur un chaudron retourné et commença de poser pour l’ermite.

 

 

Lorsque Suzy s’éveilla le lendemain matin, après avoir dormi à peine une heure, elle trouva Joannie qui regardait fixement le store de ses yeux sombres et grands ouverts.

 

« Lève-le ! Je veux voir », dit-elle à Suzy d’une voix faible.

 

D’un air las, Suzy obéit.

 

Et voyez ! malgré la pluie battante et les sauvages coups de vent qui avaient duré presque toute la nuit, il restait encore sur le vieux mur de briques une feuille de lierre ! C’était la dernière de toutes. Elle était encore vert sombre près de la tige, mais son extrémité était jaune et flétrie, comme celle de toutes les feuilles qui s’apprêtent à tomber ; et cependant elle était là, bravement attachée à une branche de vingt pieds au-dessus du sol.

 

« C’est la dernière, dit Joannie, je pensais bien qu’elle tomberait cette nuit. J’ai entendu le vent. Elle tombera aujourd’hui et je mourrai à la même heure.

 

– Petite chérie ! s’écria Suzy en penchant vers son amie son visage aux traits tirés. Pense à moi si tu ne veux pas penser à toi ! Que deviendrai-je sans toi ? »

 

Mais Joannie ne répondit pas. Ce qu’il y a de plus solitaire au monde, c’est une âme qui se prépare à partir pour son lointain et mystérieux voyage. Son idée fixe semblait la posséder de plus en plus fortement au fur et à mesure que les liens qui la retenaient à la terre et à l’amitié se détachaient.

 

La journée se passa ; et le soir au crépuscule, elle pouvait encore apercevoir la feuille de lierre solitaire accrochée à sa tige le long du mur. Et alors, comme la nuit tombait, le vent du nord se déchaîna de nouveau tandis que la pluie continuait à battre contre les fenêtres et ruisselait le long des vitres.

 

Le lendemain matin, dès qu’il fit jour, Joannie exigea impitoyablement que le store fût levé. La feuille de lierre était toujours là. Joannie la considéra pendant longtemps sans bouger et puis elle appela Suzy qui était en train de faire cuire son pot-au-feu sur le gaz.

 

« Suzy chérie, dit Joannie, j’ai été une méchante fille, cette dernière feuille de lierre est restée là, pour me montrer que j’agissais mal. C’est un péché que de vouloir mourir. Tu peux m’apporter un peu de bouillon maintenant et aussi du lait avec un peu de porto dedans. Et puis, non, apporte-moi d’abord un miroir ; et mets-moi un oreiller dans le dos, je veux m’asseoir et te regarder cuisiner. »

 

Une heure plus tard elle dit :

 

« Suzy, j’espère bien quelque jour pouvoir aller peindre la baie de Naples… »

 

Le docteur vint dans l’après-midi et Suzy l’accompagna sur le palier lorsqu’il partit.

 

« Cinquante chances sur cent aujourd’hui, dit le docteur avec un bon sourire en serrant la main frêle de Suzy. En faisant bien attention à elle vous la sauverez. Maintenant, je vais voir un autre malade en bas, au rez-de-chaussée. Behrman, je crois, est son nom. Une espèce d’artiste. Encore un cas de pneumonie. C’est un vieillard très affaibli et l’attaque est sévère. Je ne crois pas qu’il y ait de l’espoir pour lui, mais je le fais transporter à l’hôpital aujourd’hui afin qu’il soit un peu plus confortable, le pauvre vieux ! »

 

Le lendemain le docteur dit à Suzy :

 

« Elle est hors de danger. Vous l’avez sauvée. De la nourriture et des soins maintenant, c’est tout. »

 

Cet après-midi-là, Suzy s’approcha du lit où Joannie était en train de tricoter avec satisfaction une écharpe en laine bleue et lui entoura le cou de ses bras.

 

« Ma petite souris blanche, dit Suzy, j’ai quelque chose à te dire. Mr. Behrman est mort de la pneumonie à l’hôpital aujourd’hui. Il n’a été malade que deux jours. Le matin où ça l’a pris le concierge l’a trouvé dans son appartement en bas, gémissant de douleur. Ses souliers et ses vêtements étaient trempés et vraiment glacés. Tout le monde se demandait où il avait bien pu passer cette terrible nuit. Et alors on a trouvé une lanterne encore allumée et une échelle qui avait été tirée dans la cour, et des pinceaux qui traînaient par terre et une palette sur laquelle se voyaient encore des traces de couleur verte et jaune. Et je puis bien te le dire maintenant, chérie, regarde par la fenêtre, regarde la dernière feuille de lierre qui est sur le mur. Est-ce que tu ne t’étais pas demandé pourquoi elle ne voltigeait jamais lorsque le vent soufflait ? : Eh bien, chérie, c’est le chef-d’œuvre de Behrman. C’est lui qui l’a peinte sur le mur la nuit où la dernière feuille est tombée ! »

 

L’ART ET LA COMBINE

Montague Silver, le plus grand camelot et le plus grand artiste en combine de l’Ouest, me dit un jour à Little Rock :

 

« Billy, si jamais tu perds la boule et que tu deviennes trop vieux pour filouter honnêtement les grandes personnes, pars pour New York. Dans l’Ouest, il naît un jobard toutes les minutes ; mais à New York, ils se précipitent sur vous comme une nuée de moustiques, et on ne peut pas les compter ! »

 

Deux ans plus tard, je m’aperçus que je n’étais plus capable de me rappeler les noms des généraux chinois et je discernai quelques cheveux gris au-dessus de mon oreille gauche ; alors, je reconnus que le moment était arrivé pour moi de suivre le conseil de Silver.

 

Je débarquai donc à New York un jour vers midi et commençai par flâner un peu dans Broadway. Et la première personne que je rencontre, c’est Silver lui-même, tout emmitouflé de lingerie et de confection pour homme ; il est appuyé contre un hôtel et fait briller ses ongles avec un mouchoir de soie.

 

« Ramollissement du cerveau ou sénilité précoce ? lui demandai-je.

 

– Hello ! Billy, répond Silver, je suis content de te rencontrer. Oui, il m’a semblé que l’Ouest commençait à offrir un peu trop de difficultés. Je me suis réservé New York pour le dessert. Je sais pourtant que c’est déshonorant de prendre quelque chose à ces types-là ! Ils ne connaissent que ci et ça et passent ci et là et pensent de temps à autre. Je serais navré si ma mère apprenait que je vais filouter de tels faibles d’esprit. Elle m’a élevé pour de plus hautes tâches.

 

– Dois-je entendre, répliquai-je, que tu as commencé tes opérations ?

 

– En vérité, non, dit Silver ; je ne suis ici que depuis un mois. Mais je suis prêt à commencer ; et tous ces petits enfants de Manhattan peuvent préparer leurs portefeuilles et prendre leurs numéros pour monter dans l’autobus de ma combine.

 

« J’ai bien étudié cette ville, continue Silver ; j’ai lu les journaux tous les jours et je la connais aussi bien que le concierge de l’Hôtel de Ville connaît tous les types qui viennent offrir une commission. Ici les gens se couchent par terre et se mettent à crier et à gigoter quand on tarde trop à prendre leur argent. Monte avec moi dans ma chambre, et je vais te raconter cela. Mon vieux Billy, nous allons travailler la ville ensemble pour l’amour du bon vieux temps. »

 

Silver m’emmène dans un hôtel. Il a un tas d’objets bizarres répandus autour de lui.

 

« Il y a plus de manières de rafler l’argent de ces pedzouilles métropolitains qu’il n’y en a de faire cuire le riz à Charleston, dans la Caroline du Sud. Ils mordent à n’importe quoi. Leur cerveau déménage. Plus ils sont intelligents, et moins ils sont perspicaces. Tiens, par exemple, l’autre jour, il y a un type qui a vendu à Pierpont Morgan un portrait du jeune Rockefeller en lui faisant croire que c’était le tableau d’Andréa del Sarto représentant saint Jean adolescent !

 

« Tu vois ce paquet de choses imprimées dans le coin, Billy ? Ce sont des actions de mines d’or. J’avais commencé un jour à en vendre, mais au bout de deux heures j’ai été obligé d’y renoncer. Pourquoi ? J’ai été arrêté pour avoir bloqué la rue. Les gens se battaient pour les acheter. Sur le chemin du commissariat j’en ai vendu un paquet au policeman et puis je les ai retirées du marché. Je ne veux pas que les gens me donnent leur argent. Je veux que la transaction soit accompagnée de quelques petites considérations pour éviter à mon amour-propre des vexations désagréables. Par exemple, je puis leur demander de deviner quelle est la lettre qui manque dans le mot Chi-ago, ou bien de tirer au poker avec une paire aux neuf avant qu’ils me paient un centime.

 

« Il y a une autre petite combine que j’ai dû abandonner aussi, tellement elle était facile. Tu vois cette bouteille d’encre bleue sur la table ? Je tatouai une ancre sur le dos de ma main et je me rendis dans une banque, et leur dis que j’étais le neveu du grand amiral de la flotte Dewey. Je leur présentai une traite de mille dollars que j’avais tirée sur lui et ils me l’auraient payée tout de suite si j’avais seulement connu le prénom de mon oncle. Ça te montre un peu combien cette ville est facile. Quant aux cambrioleurs, ils ne veulent plus entrer dans une maison maintenant, à moins qu’on ne leur ait préparé un repas chaud et qu’ils n’y trouvent quelques étudiants pour les servir. Tous les types de la haute ici ont tout du colimaçon et, dans l’ensemble, cette ville est beaucoup plus facile à prendre d’assaut qu’une pâtisserie de Little Rock un samedi après-midi.

 

– Monty, dis-je, lorsque Silver se fut calmé, il est possible que tu aies correctement discriminé Manhattan dans ta péroraison, mais j’en doute. Il n’y a que deux heures que je suis dans cette ville, mais je n’ai pas du tout l’impression qu’elle se laissera cueillir comme une cerise mûre. Elle ne possède pas suffisamment le caractère bucolique à ma convenance. J’aurais été beaucoup plus satisfait si les citoyens ici avaient une paille ou deux dans les cheveux, et une prédilection indélébile pour les vestons en velours et les montres en toc. Ils ne me paraissent pas si faciles qu’à toi.

 

– Ça y est, Billy ! dit Silver : elle te possède, comme tous les émigrants. New York est plus grande que Little Rock ou que l’Europe, et elle effraie les étrangers, mais tu verras que tu t’y feras. Je te le dis, les gens d’ici mériteraient d’être giflés parce qu’ils ne m’envoient pas tout leur argent arrosé de désinfectant dans des paniers de blanchisseuse. Ça me dégoûte d’aller dans la rue pour le prendre. Qui est-ce qui porte des diamants dans ce patelin ? Eh bien ! c’est Winnie, la femme du télégraphiste, et Bella, la fiancée du croupier. Les New-Yorkais sont plus faciles à attraper qu’une limace qui a cent mètres d’avance dans le handicap d’automne. La seule chose qui m’embête, c’est que je vais détériorer mes cigares quand je serai obligé de fourrer tous ces billets de banque dans la poche de mon veston.

 

– J’espère que tu as raison, Monty, dis-je ; mais malgré tout, j’aurais préféré me contenter d’une petite affaire à Little Rock. La moisson de fermiers, là-bas, est toujours suffisante pour qu’on puisse en décider quelques-uns à signer une traite de deux cents dollars qu’on leur fait passer pour une pétition relative à un nouveau bureau de poste. Les gens d’ici me paraissent posséder des instincts de conservation et de parcimonie. J’ai peur que nous ne soyons pas assez calés pour jouer ce jeu-là.

 

– T’en fais pas, répond Silver. Je suis sûr d’avoir jaugé ce petit patelin sur l’Hudson, aussi vrai qu’East River n’est pas une rivière. Tiens, il y a des gens qui vivent à quatre blocs de Broadway et qui n’ont jamais vu d’autres bâtiments qu’un gratte-ciel ! Un bon et alerte loustic de l’Ouest devrait se distinguer suffisamment ici en moins de trois mois pour avoir son nom dans les journaux et sa photographie dans les archives.

 

– Laissons de côté l’hyperbole, dis-je ; peux-tu m’indiquer un moyen immédiat d’extorquer à cette communauté un ou deux dollars sans être obligé de s’adresser à l’Armée du Salut ou d’avoir une syncope devant la porte d’une dame millionnaire ?

 

– Des douzaines, répond Silver. Quel est ton capital disponible, Billy ?

 

– 1 000 dollars, répondis-je.

 

– J’en ai 1 200, répond-il ; nous allons nous associer et exécuter une grande opération. Y a tellement de façons de gagner un million que je ne sais pas par quel bout commencer. »

 

Le lendemain matin, je retrouve Silver à l’hôtel ; il est plein de sonorité et semble agité par une sorte de joie silencieuse.

 

« Nous allons rencontrer Pierpont Morgan cet après-midi, c’est un homme que j’ai connu à l’hôtel qui va nous présenter. C’est un de ses amis. Il dit que J. P. adore faire la connaissance des gens de l’Ouest.

 

– Ça me paraît plausible et agréable, dis-je. J’aimerais connaître Mr. Morgan.

 

– Ça ne nous fera pas du tout de mal, dit Silver, de faire la connaissance de quelques rois de la finance. J’aime assez la manière dont New York se comporte avec les étrangers. »

 

L’ami de Silver s’appelait Klein. À trois heures, Klein nous amène son ami de Wall Street et l’introduit dans la chambre de Silver. Mr. Morgan ressemblait à ses photographies, il avait une serviette-éponge entortillée autour du pied gauche et il marchait avec une canne.

 

« Voici Mr. Silver et Mr. Pescude, dit Klein. Il semble superflu de mentionner le nom du plus grand financier…

 

– Ça va, ça va, Klein, dit Mr. Morgan. Je suis content de vous connaître, les gars ; je m’intéresse beaucoup à l’Ouest. Klein me dit que vous êtes de Little Rock. Je crois que je dois avoir un ou deux chemins de fer par-là. Et dites-moi les gars, si vous aimez faire un petit poker…

 

– Eh bien, Pierpont, dit Klein sèchement, vous oubliez !

 

– Excusez-moi, les amis, dit Mr. Morgan ; depuis que je suis atteint de la goutte il m’arrive quelquefois de jouer aux cartes chez moi. Est-ce que l’un de vous aurait connu par hasard Peters le Borgne pendant que vous étiez à Little Rock ? Il vivait généralement à Seattle, dans le New Mexico. »

 

Avant que nous puissions répondre, Mr. Morgan se mit à marteler le plancher avec sa canne et à se promener de long en large, d’un air agité, en jurant bruyamment.

 

« Est-ce que par hasard on aurait fait baisser vos actions à la Bourse aujourd’hui, Pierpont ? demande Klein en souriant.

 

– Mes actions ! Non ! rugit Mr. Morgan. C’est ce tableau que j’ai envoyé en Europe par un agent. Je viens tout à coup d’y songer. Il m’a câblé ce matin qu’il lui était impossible de le trouver dans toute l’Italie. Je paierais 50 000 dollars tout de suite pour ce tableau, oui, même 75 000. J’avais donné à cet agent carte blanche pour l’acheter. Je ne comprends pas comment les galeries de tableaux ne sont pas fichues de retrouver un Léonard de Vinci, qui…

 

– Mais, Mr. Morgan, dit Klein, je croyais que vous possédiez tous les tableaux du monde de Leonardo ?

 

– Quel genre de tableau est-ce, Mr. Morgan ? demanda Silver. Il doit être au moins aussi grand que la façade d’un gratte-ciel !

 

– J’ai bien peur que votre éducation artistique ne soit pas à la coule, Mr. Silver, répond Morgan. Ce tableau a vingt-sept pouces de hauteur sur quarante-deux de largeur ; il est intitulé : Les Loisirs de l’amour. Il représente un certain nombre de mannequins dansant le fox-trot sur la rive d’une rivière pourpre. Le câblogramme disait qu’il était possible qu’il eût été introduit en Amérique. Ma collection ne sera jamais complète sans ce tableau. Eh bien ! au revoir les gars ; notre temps à nous autres financiers est précieux. »

 

Mr. Morgan et Klein partirent tous les deux ensemble dans un taxi. Silver et moi remarquâmes combien les grands de ce monde étaient simples et naïfs ; et Silver dit que ce serait une honte d’essayer de filouter un homme comme Mr. Morgan et quant à moi j’ajoute que ce serait plutôt imprudent. Bientôt Klein reparaît et nous propose d’aller faire un petit tour en ville. Et alors il nous emmène promener du côté de la Septième Avenue pour voir les choses. Et voilà que Klein aperçoit, dans la vitrine d’un antiquaire, une paire de boutons de manchettes qui excite son admiration. Il entre pour les acheter, et nous le suivons.

 

Lorsque nous fûmes de retour à l’hôtel et que Klein s’en fut allé, Silver se précipite sur moi en agitant ses bras.

 

« L’as-tu vu ? L’as-tu vu, Billy ?

 

– Quoi ? demandai-je.

 

– Eh bien ! ce tableau dont Mr. Morgan a tant envie. Il était suspendu au-dessus du bureau de ce brocanteur. Je n’ai rien dit parce que Klein était là ; mais je suis sûr que c’est bien l’article demandé. Les nymphes sont aussi naturelles qu’elles peuvent l’être en peinture ; elles chaussent toutes du 36 et portent des pagnes 42, du moins celles qui en portent, et elles dansent une espèce de ronde sur le bord d’une rivière. Combien Morgan a-t-il dit qu’il en donnerait ? Oh ! non, non, ne me le fais pas répéter ! Seulement ils ne peuvent pas savoir que ce tableau est dans cette boutique. »

 

Lorsque l’antiquaillerie ouvrit ses portes le lendemain matin, Silver et moi étions là depuis un quart d’heure, aussi agités que si nous voulions vendre notre habit du dimanche pour acheter de quoi boire. Nous pénétrâmes nonchalamment dans la boutique et commençâmes à regarder les chaînes de montres.

 

« C’est un drôle de spécimen de violente chromo, que vous avez là-haut, dit Silver négligemment à l’antiquaire. Mais j’aime assez cette nymphe, vêtue d’omoplates et de sandales rouges. Je vous en offrirais bien deux dollars, mais je crains que, dans ce cas, votre précipitation à le décrocher ne cause que des dégâts parmi tous ces ustensiles qui composent votre fonds de commerce. »

 

L’antiquaire se met à sourire et continue à nous montrer des chaînes de montres en plaqué.

 

« Ce tableau, dit-il, m’a été déposé en gage il y a un an par un gentleman italien. Je lui ai prêté 500 dollars dessus. Ça s’appelle Les Loisirs de l’amour, et c’est de Leonardo da Vinci. Le délai légal est expiré il y a deux jours, et maintenant le tableau m’appartient. Voici un modèle de chaîne qui se porte beaucoup aujourd’hui. »

 

Au bout d’une demi-heure, Silver et moi déposâmes sur le comptoir de l’antiquaire 2 000 dollars et sortîmes avec le tableau sous le bras ; Silver sauta dans un taxi avec l’article et se fit conduire au bureau de Morgan. Quant à moi, je vais l’attendre à l’hôtel. Au bout de deux heures, le voilà qui revient.

 

« As-tu vu Mr. Morgan ? demandai-je. Combien t’a-t-il payé le tableau ? »

 

Silver s’assoit et se met à tripoter machinalement une des franges du tapis de table.

 

« Je n’ai pas exactement vu Mr. Morgan, répond-il, parce que Mr. Morgan est parti pour l’Europe il y a un mois, mais ce qui me chiffonne le plus, Billy, est ceci : tous les grands magasins vendent ce même tableau tout encadré 3 dollars et 48 cents et le cadre à lui seul vaut 3 dollars 50. C’est ça qu’j’arrive pas à comprendre. »

 

LA JEUNE FILLE ET L’HABITUDE

HABITUDE. – Une tendance ou une aptitude acquise par la coutume ou par une fréquente répétition.

 

Les critiques ont attaqué toutes les sources d’inspiration, sauf une. C’est à celle-là que nous avons recours pour notre thème moral. Lorsque nous copions les vieux maîtres, les critiques s’empressent de rechercher les passages que nous avons reproduits. Lorsque nous nous efforçons de dépeindre la vie réelle, ils nous reprochent d’essayer d’imiter Henry George, George Washington, Washington Irving et Irving Bachelier. Nous avons écrit sur l’Ouest et sur l’Est, et ils nous ont accusé d’avoir plagié Jesse et Henry James. Nous avons laissé parler notre cœur et alors ils ont fait allusion à des troubles hépatiques. Nous avons choisi un texte dans Matthieu ou… heu ! dans le Deutéronome, mais avant même que nous puissions transformer notre inspiration typographique, les prédicateurs étaient déjà en train de la foudroyer. C’est pourquoi, acculés dans une impasse, nous sommes contraints d’aller chercher notre sujet dans le vieux vade-mecum invulnérable, infaillible et moral, c’est-à-dire le Dictionnaire.

 

Miss Merriam était caissière chez Hinkle. Le restaurant Hinkle est l’un des plus grands de la ville basse. Il se trouvait dans ce que les journaux appellent le « quartier financier ». Chaque jour, de midi à deux heures, le restaurant Hinkle se remplit de clients affamés : employés, dactylos, courtiers, propriétaires d’actions de mines, animateurs, inventeurs ; et aussi de gens qui ont de l’argent.

 

L’emploi de caissière chez Hinkle n’était pas une sinécure. Le matin, à l’heure du petit déjeuner, il se débitait dans le restaurant un nombre considérable de tasses de café, de toasts et d’œufs au jambon ; mais au repas de midi, le débit devenait un torrent. On pouvait dire que la clientèle de Hinkle pour le breakfast constituait un contingent, mais celle du déjeuner était une horde.

 

Miss Merriam siégeait sur un tabouret derrière un petit bureau protégé sur trois côtés par un haut et fort grillage en fil de cuivre. Vous passiez votre addition et votre argent par un petit guichet qui s’ouvrait dans le treillage et vous attendiez la suite, tandis que votre cœur battait la breloque. Car Miss Merriam était à la fois belle et capable. Elle pouvait vous rendre un dollar cinquante-cinq sur un billet de deux dollars, refuser en même temps une demande en mariage avant que vous pussiez… Au suivant : Ça y est ! – Tant pis pour vous. – S’il vous plaît, ne poussez pas. – Elle ramassait votre argent et votre sourire avec le même sang-froid, vous rendait la monnaie, vous donnait le coup de foudre et la repartie, et vous appréciait à vingt sous près, en moins de temps qu’il n’en faut pour saler un œuf avec l’une des salières du restaurant. Il existe une antique et noble allusion à « la lumière crue qui inonde un trône ». La lumière qui inonde la cage derrière laquelle est assise la jeune caissière est aussi assez crue. C’est une compensation pour les biftecks qui sont généralement trop cuits.

 

Tous les clients mâles du restaurant Hinkle, depuis les saute-ruisseau jusqu’au dernier des courtiers, adoraient Miss Merriam. Chaque fois qu’ils payaient leur addition, ils employaient toutes les ruses connues de l’art cupidonesque pour lui faire en même temps la cour. À travers les mailles du grillage, c’était une volée continuelle de sourires, de clins d’œil, de compliments, de tendres vœux, d’invitations à dîner, de soupirs, de regards langoureux et de joyeux bavardages que Miss Merriam recevait sans sourciller et vous renvoyait ponctuellement.

 

Il n’y a pas de situation plus privilégiée que celle d’une jeune et jolie caissière. Elle trône dans sa cage comme une reine à la cour du Commerce ; elle est la duchesse des dollars et des devoirs, la comtesse des compliments et de la monnaie, la prima donna de l’amour et du déjeuner. Elle vous rend à la fois une fausse pièce et un sourire, et vous partez sans vous plaindre. Vous comptez les deux ou trois mots aimables qu’elle vous jette comme des avares comptent leur trésor ; et vous empochez votre monnaie sans regarder. Peut-être le blindage qui l’entoure multiplie-t-il son charme ; en tout cas, c’est un ange encore sage, un ange immaculé, soigné, manucuré, séduisant, vif, alerte, à l’œil brillant, une Psyché, une Circé, et une Até en un seul corps, qui vous prend votre vrai argent après vous avoir donné votre faux-filet.

 

Les jeunes gens qui venaient rompre le pain chez Hinkle ne quittaient jamais la caissière sans lui avoir adressé quelque badinage ou quelque compliment. Beaucoup d’entre eux allaient même plus loin et laissaient échapper des allusions prometteuses de billets de théâtre et de chocolats. Les hommes plus âgés parlaient ouvertement de fleurs d’oranger et ne craignaient pas de flétrir ses pétales tentateurs par des allusions consécutives à des appartements dans Harlem. Un courtier qui avait été coincé dans une spéculation sur le cuivre demandait la main de Miss Merriam au moins deux fois par repas.

 

Pendant l’heure de la « pointe », au déjeuner de midi, la conversation de Miss Merriam, tandis qu’elle encaissait et rendait la monnaie, s’exprimait à peu près dans les termes suivants :

 

« Bonjour, Mr. Haskins. Vous désirez, monsieur ? – C’est bien naturel. Merci. – Je vous en prie, restez correct. – Hallo Johnny… 10 – 15 – 20… Allez-vous en maintenant, ou ils vont vous chiper votre casquette… Je vous demande pardon, recomptez, s’il vous plaît. – Oh ! il n’y a pas de quoi… Vaudeville ? Non, merci ; quant au cinéma… Je suis allée voir Cater mercredi soir avec M. Simmons – Excusez-moi, je croyais que c’était une pièce de vingt-cinq cents… 80 et 20 font un dollar… Alors, vous aimez toujours le jambon aux choux ? Je vois, Billie… À qui parlez-vous ? Attendez un peu : vous allez recevoir ce que vous méritez… Oh ! mince, Mr. Bassett, vous dites toujours des blagues. Non ? Eh bien, peut-être que je finirai par vous épouser un jour… 3 – 4 et 6, 10… S’il vous plaît, gardez ces remarques pour vous, monsieur… Vous dites dix cents ? Excusez-moi : j’avais lu soixante-dix sur l’addition. Peut-être que c’est un 1 au lieu d’un 7… Oh ! alors vous m’aimez comme ça, Mr. Saunders ? Il y en a qui préfèrent l’ondulation Marcel, mais on dit que cette coiffure à la Ninon va très bien aux traits délicats… Et 10 font 50… Dépêchez-vous un peu jeune homme, vous n’êtes pas à Luna Park ici… Hein ! Eh bien, Macy, est-ce que ça ne me va pas bien ? Oh non, ce n’est pas trop froid, ces blouses légères sont très à la mode cette saison… Attendez un peu s’il vous plaît, c’est la troisième fois que vous essayez de… quoi ? Oh ! vous savez, cette pièce en plomb est une vieille copine à moi… 65, Mr. Wilson ? Vous avez dû être augmenté ! – Vous ai aperçu dans la Sixième Avenue, samedi après-midi, Mr. de Forest… très chic ! Qui est-elle ?… Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Eh bien, je ne veux pas de cette pièce-là, nous ne sommes pas en Amérique du Sud ici… Oui, je préfère le music-hall. Vendredi ? Mille regrets, mais le vendredi je prends ma leçon de jiu-jitsu. Jeudi alors ?… Merci, c’est la seizième fois qu’on me dit ça depuis ce matin. Je finirai par croire que je suis belle… Fermez ça, voulez-vous ? Pour qui me prenez-vous ?… Tiens, Mr. Westbrook ! Vous croyez vraiment ? Quelle idée ! 35 et 5, 40 et 10, 50… Merci beaucoup, mais je ne me promène jamais en automobile avec les messieurs… Ah ! il y aura votre tante ! Alors, c’est différent. Nous verrons… Je vous en prie, ne vous excitez pas. Votre addition était de quinze cents, je crois. Mettez-vous sur le côté et attendez un instant… Hallo, Ben ! On vous verra jeudi soir ? Il y a un monsieur qui m’a envoyé une boîte de chocolats et… 55 et 5, 60 et 40, 100… »

 

Un certain jour, vers le milieu de l’après-midi, un vieux, riche et excentrique banquier eut une syncope au moment où il passait sur le trottoir devant le restaurant Hinkle pour aller prendre son tramway. Un banquier riche et excentrique qui se déplace en tramway est… passons, il y en a d’autres.

 

Un Samaritain, un Pharisien, un homme et un policeman qui se trouvèrent là les premiers, saisirent le banquier Mac Ramsey et le transportèrent dans le restaurant Hinkle. Lorsque l’antique et indestructible financier ouvrit les yeux, il aperçut une vision merveilleuse qui se penchait sur lui avec un sourire tendre et compatissant, tout en lui baignant le front avec du bouillon Viandox et en lui réchauffant les mains avec quelque chose qu’elle avait pris sur un réchaud. Mr. Mac Ramsey soupira, perdit un bouton de son veston, jeta sur sa belle infirmière un regard de profonde gratitude et reprit ses esprits.

 

Que tous ceux qui s’attendent maintenant à l’éclosion d’un roman se rendent à la bibliothèque gratuite. Le banquier Mac Ramsey avait une femme âgée et respectée et ses sentiments pour Miss Merriam étaient tout paternels. Il eut avec elle un entretien d’une demi-heure auquel il sembla prendre le plus vif intérêt. Pas le même genre d’intérêt que celui qui assaisonnait ses conversations d’affaires. Le lendemain, il amena Mrs. Mac Ramsey pour la lui présenter. Le vieux couple vivait seul ; il n’avait qu’une fille mariée qui habitait à Brooklyn.

 

Bref la belle caissière gagna le cœur du bon vieux couple. Ils revinrent chez Hinkle maintes et maintes fois et ils invitèrent la jeune fille à venir les voir dans leur vieille mais splendide maison de l’une des Soixante-Dixièmes Rues Est. La beauté séduisante de Miss Merriam, sa douce franchise et son cœur impulsif les emballèrent. Ils ne cessaient de répéter que Miss Merriam rappelait tellement la fille qui les avait quittés ! Celle-ci, la matrone de Brooklyn, née Ramsey, avait l’aspect d’un Bouddha et un visage semblable à l’idéal d’un photographe d’art. Miss Merriam était une combinaison de courbes, de sourires, de feuilles de rose, de perles, de satin et de réclame de lotions capillaires. Telle était la fatuité des parents.

 

Un mois après avoir ainsi captivé le vieux et digne couple, Miss Merriam remit à Hinkle sa démission de caissière.

 

« Ils vont m’adopter, dit-elle au restaurateur. Ce sont de drôles de vieux types, mais c’est la crème des gens. Et si vous voyiez leur palais ! Non, Hinkle, c’est pas la peine d’insister : maintenant, je suis destinée à m’asseoir dans des limousines et à épouser un duc, au moins. Pourtant, ça me fait de la peine de quitter la vieille cage ; y a si longtemps que je suis caissière que ça va me sembler drôle de faire autre chose. Ça me manquera de rembarrer un peu tous les types qui viennent payer leur bifteck. Mais je ne veux pas laisser passer cette occasion-là. Et ils sont tellement chic ! Je suis sûre que je vais mener une vie épatante. Vous me devez neuf dollars et soixante-deux cents pour la semaine. Adieu Hinkle ! »

 

Et c’est ainsi que Miss Merriam devint Miss Rosa Mac Ramsey. Et elle fit honneur à la transition. La beauté n’est qu’à fleur de peau, mais les nerfs se trouvent tout près de la peau. Les nerfs… mais ici vous m’obligerez en relisant la citation qui est au début de cette histoire.

 

Les Mac Ramsey répandirent l’argent comme du petit-lait pour polir et raffiner leur fille adoptive. Ils en inondaient les couturiers, les modistes, les maîtres à danser et les précepteurs. Miss « Rosa » se montrait reconnaissante, aimante et tâchait d’oublier Hinkle. Pour bien mettre en lumière les facultés d’adaptation de la jeune fille américaine, disons que Hinkle avait presque complètement disparu de son esprit et de sa conversation.

 

Quelques personnes se rappelleront peut-être la visite que le comte de Hitesbury fit, en Amérique, à la Soixante-Dixième Rue. C’était un comte de la bonne moyenne, sans dettes, et il n’attirait pas beaucoup l’attention. Mais tout le monde se souvient sûrement de la soirée où les « Filles de la Bienfaisance » donnèrent leur fête de charité dans l’hôtel Waldorf Astoria. Vous y assistiez certainement et même vous avez envoyé un petit mot à votre ami sur du papier à lettres de l’hôtel, juste pour lui montrer que vous étiez là ! Non ? Très bien ! Ça devait être justement le soir où le bébé était malade !

 

À la fête de charité, les Mac Ramsey attiraient particulièrement l’attention. Miss Merr… pardon, Miss Mac Ramsey était exquisement belle. Le comte de Hitesbury s’était montré très empressé auprès d’elle depuis qu’il était venu jeter un coup d’œil sur l’Amérique. L’on supposait généralement que l’affaire allait avoir une conclusion définitive à la fête de charité. Après tout, un comte est aussi bon qu’un duc et même meilleur. Sa situation est peut-être moins élevée mais par contre ses dettes le sont aussi.

 

Notre jeune ex-caissière présidait à l’un des comptoirs. Elle était là pour vendre, à des prix exorbitants, des articles sans valeur aux snobs et aux riches. Les bénéfices de la vente devaient servir à offrir, aux pauvres enfants des taudis, un dîner de Noël. Dites ! Vous êtes-vous jamais demandé où ils prennent les 364 autres ?

 

Miss Mac Ramsey, belle, palpitante, excitée, charmante, radieuse, voltigeait derrière son comptoir. Elle était protégée du public par une sorte de grillage en laiton dans lequel s’ouvrait un petit guichet. Soudain, voici le comte qui s’avance, assuré, délicat, impeccable, l’air admiratif – il s’avance et face au guichet ouvert :

 

« Vous êtes vraiment charmante, savez-vous, sur mon honneur, vous êtes charmante, ma chère », dit-il d’un ton caressant.

 

Miss Mac Ramsey se tourna brusquement.

 

« Oh ! fermez ça ! dit-elle d’un ton froid et vif à la fois. À qui croyez-vous qu’vous parlez ? Votre addition s’il vous plaît… Oh ! Seigneur ! »

 

L’assistance eut soudain l’impression qu’il se passait quelque chose et se précipita vers le comptoir. Le comte de Hitesbury se tenait là immobile, en caressant sa moustache blonde d’un air intrigué.

 

« Miss Mac Ramsey vient de s’évanouir », expliqua quelqu’un.

 

BOADICÉE

Dans une exposition de tableaux, l’autre jour, je vis une toile qui avait été vendue 5 000 dollars. Le peintre était un jeune barbouilleur natif de l’Ouest, du nom de Kraft, qui avait une prédilection pour certaines sortes de nourritures intellectuelles et de théories alimentaires. Son plat favori était une foi inébranlable en l’Infaillible et Artistique Ordonnance de la Nature. Sa théorie préférée consistait en un hachis de corned-beef surmonté d’un œuf poché. Il y avait une histoire derrière ce tableau coûteux ; c’est pourquoi je rentrai chez moi et la laissai s’écouler par le bout de mon stylo. L’idée de Kraft… mais ce n’est pas comme ça que commence l’histoire.

 

Il y a trois ans Kraft, Bill Judkins (un poète) et moi-même prenions nos repas ensemble chez Cypher dans la Huitième Avenue. Je dis : « prenions ». Quand nous avions de l’argent, Cypher nous l’« arrachait », pour employer sa propre expression. Il ne nous faisait pas officiellement crédit ; nous entrions, et nous mangions, tantôt en payant, tantôt sans payer. Nous ne craignions point le taciturne Cypher, ni sa férocité intermittente. Au fond, cet homme sombre devait avoir une âme de prince, d’artiste ou d’imbécile. Il siégeait derrière un comptoir-caisse vermoulu, sur lequel s’entassait une pile d’additions impayées, dont certaines paraissaient si anciennes que celle du dessous devait certainement avoir été laissée là par un des matelots de Christophe Colomb, coupable de grivèlerie.

 

Cypher, comme Napoléon III et la perche, était capable à tout moment de voiler ses yeux d’une sorte de film qui rendait impénétrables les fenêtres de son esprit. Un jour que nous nous étions grandement excusés de ne pouvoir honorer l’addition, je le vis, quelques instants plus tard, secoué d’un rire silencieux, avec son film sur les yeux. Nous versions des acomptes de temps en temps.

 

Mais la « grande chose », chez Cypher, c’était Milly, la serveuse. Milly était un exemple frappant de la théorie kraftienne relative à l’Infaillible et Artistique Ordonnance de la Nature. Elle appartenait, incontestablement, corps et âme et le reste, à la « Corporation des Filles de Salle », tout autant que Minerve à l’État-Major des Professeurs d’Escarmouche et Vénus à l’Académie des Séductions et Beaux-Arts. Statufiée en bronze et montée sur socle, elle aurait pu rivaliser avec la plus noble de ses sœurs héroïques, en personnifiant « La Boustifaille enjolivant le monde ».

 

Elle faisait partie intégrante du restaurant Cypher. L’on s’attendait à voir sa silhouette colossale émerger du nuage flottant et bleuâtre qui s’exhalait du laboratoire à friture, tout comme le voyageur s’attend à voir surgir les gratte-ciel à travers les brumes de l’Hudson. Là, parmi les vapeurs de légumes, de petits salés, de puddings, parmi le fracas de la vaisselle, le cliquetis de couverts, le vacarme des commandes, les cris des affamés et tout l’horrible tumulte qui accompagne les repas de l’homme, environnée d’un essaim de ces bestioles ailées et bourdonnantes qui sont la onzième plaie de l’Égypte, Milly s’avançait majestueusement, tout comme un grand paquebot qui fend les eaux au milieu d’une flottille de pirogues et des hurlements des sauvages.

 

Notre Déesse de la Boustifaille était modelée en lignes si imposantes qu’on ne pouvait les contempler sans une sorte d’appréhension. Ses manches étaient toujours relevées au-dessus du coude. On sentait qu’elle eût été capable de nous saisir tous les trois dans ses deux mains et de nous expulser par la fenêtre. Elle était un peu plus jeune que nous, mais elle était si pleinement, si simplement, si magnifiquement femme qu’elle sembla, dès le premier jour, nous traiter comme ses enfants. C’est avec une royale magnificence que, sans regarder au prix ni à la quantité, elle répandait à profusion sur nous les victuailles de Cypher, comme si elles émanaient d’une inépuisable corne d’abondance. Sa voix résonnait comme le timbre d’une grande cloche d’argent ; son généreux sourire découvrait une dentition saine et entière. Elle avait l’air d’un lever de soleil doré sur le sommet d’une montagne. Je n’ai jamais pu la contempler sans songer à la vallée du Yosemite. Et cependant je ne pouvais non plus m’imaginer qu’elle pût exister en dehors du restaurant Cypher. C’est que la Nature l’avait plantée, qu’elle avait pris racine et qu’elle avait robustement poussé. Elle semblait heureuse, et ramassait, tous les samedis, son misérable salaire de quelques dollars avec la joie d’un enfant qui reçoit en rougissant un cadeau inattendu.

 

Ce fut Kraft qui exprima le premier la crainte que chacun de nous couvait en lui depuis quelque temps. La réflexion sortit, naturellement, d’une conflagration artistique qui avait éclaté au dessert. L’un de nous venait de comparer l’harmonie existant entre une symphonie de Haydn et une crème glacée aux pistaches, à l’exquise concordance de Milly et du restaurant Cypher.

 

« Il y a, dit alors Kraft, une menace certaine qui pèse sur le destin de Milly et, si elle se réalise, Milly est perdue pour Cypher et pour nous.

 

– Elle va engraisser ? demanda Judkins avec effroi.

 

– Elle va fréquenter l’école du soir et recevoir de l’éducation ? questionnai-je anxieusement.

 

– Voici, dit Kraft en posant doctoralement son index sur une large et fraîche tache de vin. César avait son Brutus, la pomme a son puceron lanigère, la sous-préfecture a son institut Rockefeller, la civilisation a son cinéma, l’Art a son marchand de tableaux, la rose a ses…

 

– Parle ! m’écriai-je. Si tu crois que Milly va mettre un corset, dis-le tout de suite !

 

– Un jour, déclara Kraft solennellement, entrera chez Cypher, pour y engloutir un plat de haricots, un prospecteur millionnaire de l’Alaska ou du Wisconsin et il épousera Milly.

 

– Jamais ! nous écriâmes-nous, Judkins et moi, horrifiés.

 

– Un prospecteur ! répéta Kraft d’une voix rauque.

 

– Millionnaire ! soupirai-je avec désespoir.

 

– Du Wisconsin ! » gémit Judkins.

 

Nous dûmes reconnaître que la menace était des plus authentiques. Peu de choses paraissaient moins improbables. Milly, telle une vaste étendue de champs aurifères inviolés, devait nécessairement attirer le prospecteur. Et nous connaissions bien les mœurs des hommes des bois, à qui la fortune a souri : c’est à New York qu’ils se précipitent tous, et là déposent leurs sacs d’or aux pieds de la première fille de salle qui leur a servi des haricots dans une haricoterie. Parbleu ! L’allitération est déjà toute prête pour le reporter qui relatera le fait divers :

 

CHEZ CYPHER UNE SUPERBE SERVEUSE SERRE SON SEIGNEUR SUR SON SEIN

 

Pendant un moment, nous sentîmes que Milly était sur le point de nous échapper.

 

C’était notre amour pour l’Infaillible et Artistique Ordonnance de la Nature qui nous inspirait. Nous ne pouvions pas l’abandonner à un maudit prospecteur, pourri d’argent et de barbarie. Nous frissonnâmes à la pensée que Milly, les manches baissées et l’air distingué, pourrait un jour offrir le thé dans le wigwam marmoréen d’un piocheur de minerai. Non ! Elle appartenait à « Cypher », à la fumée du lard frit, au parfum de la soupe aux choux, au grand fracas wagnérien des timbales et des vermicelles !

 

Nos appréhensions devaient avoir quelque chose de prophétique, car le soir même « les vastes territoires inviolés » nous livrèrent à domicile, franco de port et d’emballage, le confiscateur prédestiné de Milly, le dévastateur présumé de l’Ordonnance de la Nature. Il venait de l’Alaska, et non du Wisconsin, mais ce n’était qu’une maigre consolation.

 

Nous étions sur le point d’attaquer notre ragoût vespéral, lorsqu’il fit irruption en coup de vent, comme s’il fût précédé d’un attelage de six chiens, et s’installa sans façon à notre table. Avec la familiarité traditionnelle de l’homme des bois, il se mit à nous bombarder de conversation et nous traita de but en blanc en compagnons d’aventure, perdus dans les solitudes d’une mine de boustifaille. Nous l’embrassâmes en sa qualité de spécimen, et trois minutes plus tard nous étions devenus si bons amis que nous nous serions demandé mutuellement de mourir les uns pour les autres.

 

Il était rugueux, barbu, craquelé. Il venait, nous dit-il, tout droit de « là-haut », ayant débarqué une demi-heure plus tôt à l’une des stations de North River ; il me semblait voir encore la neige de Chilcoot sur ses épaules. Puis il joncha la table de pépites, de lagopèdes empaillés, de bimbeloterie indigène, de peaux de phoque et autres impedimenta de l’homme du Klondike, et enfin se mit à bafouiller profusément de ses possessions et opulences.

 

« Lettre de crédit de vingt millions, conclut-il. Et des cents et des mille qui rappliquent chaque jour de mes concessions. Et maintenant je veux du ragoût de veau et de la compote de pêches. Suis pas descendu du train depuis Seattle et j’ai faim. Cette espèce d’alimentation que les nègres vous servent dans les pullmans ne compte pas. Et vous, qu’est-ce que vous prenez ? »

 

Et alors Milly apparut, portant un millier de plats sur ses bras nus ; puissante, et souriante, et blanche et rose, et imposante, Milly se leva dans la salle embrumée comme une aurore sur un lac de montagne. Et l’homme du Klondike laissa choir ses pépites et autres trésors comme si ce n’était que de la copie à cinq sous la ligne, et sa mâchoire inférieure comme si le ressort était cassé ; et on pouvait voir ses yeux qui avalaient Milly à sextuples bouchées. Quant à Milly, c’est tout juste si on n’apercevait pas déjà le diadème émeraudes et rubis sur sa tête, et la robe parisienne en dentelle, velours et panne de soie par-dessus son tablier.

 

Ainsi, le puceron avait enfin attaqué la pomme, le cinéma avait déployé ses tentacules industriels et barbares sur la chair de poule de la civilisation, le monstre du Wisconsin, déguisé en terrassier de l’Alaska, était sur le point d’engloutir notre Milly, et de bouleverser l’Ordonnance de la Nature.

 

Kraft fut le premier à réagir. Il bondit sur l’homme du Klondike et lui assena une claque vigoureuse et cordiale sur l’épaule.

 

« Allons boire un coup d’abord ! s’écria-t-il. Venez boire ! Nous mangerons plus tard. »

 

Judkins saisit le bras de prospecteur et moi l’autre. Gaiement, bruyamment, irrésistiblement, dans le style authentique des bons vivants, nous l’entraînâmes hors du restaurant jusque dans un café suffisamment dépourvu de proximité, tout en fourrant dans ses poches ses oiseaux embaumés et ses pépites indigestes.

 

Une fois assis, il commença par émettre une protestation énergique, mais sans rancune.

 

« C’est la femme qu’il me faut, affirma-t-il. Puisera dans ma marmite jusqu’à la fin d’ses jours. Jamais vu d’femme aussi belle. Je r’tourne lui d’mander sa main tout d’suite. Pense pas qu’elle ait envie d’continuer à servir des biftecks quand elle aura vu le petit tas jaune que j’ai à mon crédit.

 

– Prenez d’abord un autre whisky, insinua Kraft avec un sourire satanique. Je vous croyais meilleurs buveurs que ça, vous les gars du Nord. »

 

Kraft jeta ses derniers sous sur le comptoir et, sur Judkins et moi, un regard si suppliant que nous raclâmes nos poches jusqu’à l’ultime centime afin de prolonger l’irrigation de notre invité.

 

Puis, quand nos munitions furent épuisées, et que l’homme du Klondike, qui n’était pas encore suffisamment soûl, se remit à bégayer le nom de Milly, Kraft se pencha vers son oreille et murmura quelques courtoises allusions à la pingrerie de certains millionnaires, si insolentes et venimeuses que le mineur jeta violemment sur le comptoir des poignées successives de pièces d’or et d’argent, en commandant d’une voix tonitruante une quantité de consommations suffisante pour noyer cette perfide insinuation.

 

Ainsi l’œuvre s’accomplit. Avec ses propres munitions nous chassâmes l’ennemi du champ de bataille. Puis, nous le voiturâmes jusqu’à un petit hôtel éloigné, et le mîmes au lit, avec ses pépites et ses peaux de phoque.

 

« Il ne retrouvera jamais Cypher, dit Kraft. Il offrira sa main à la première demoiselle en tablier blanc qu’il apercevra demain dans la première crémerie où il entrera. Et Milly… je veux dire l’Ordonnance de la Nature, est sauvée ! »

 

Et tous les trois, nous retournâmes chez Cypher, et, comme il n’y avait plus guère que nous comme clients, nous nous prîmes les mains et dansâmes une ronde autour de Milly.

 

Cela se passait, ai-je dit, il y a trois ans. Quelque temps plus tard, chacun de nous reçut la petite ration intermittente que le grand Distributeur de Chance accorde parcimonieusement à ceux qui ne fréquentent point le temple de Mercure, et fut ainsi en mesure de s’acheter une nourriture plus coûteuse et moins élémentaire que celle de Cypher. Nos routes divergèrent ; je ne vis plus Judkins que rarement, et je perdis Kraft complètement de vue.

 

Mais, ainsi que je l’ai déjà relaté in capite, j’aperçus l’autre jour un tableau qui avait été vendu 5 000 dollars. Il était intitulé : Boadicée, et le personnage couvrait généreusement le fond rustique sur lequel il était représenté. Mais parmi tous ceux qui admiraient la toile, j’étais probablement le seul qui pût s’attendre à voir Boadicée surgir de son cadre pour m’apporter des œufs pochés aux épinards.

 

Je me précipite chez Kraft. Il avait toujours le même regard satanique, les mêmes cheveux embroussaillés ; mais son complet sortait de chez un tailleur.

 

« Je ne savais pas, lui dis-je.

 

– Nous avons acheté une villa dans le Bronx avec cet argent, dit-il. Viens nous voir. N’importe quel soir, à sept heures.

 

– Alors, dis-je, lorsque tu nous entraînas au combat contre l’homme du Wiscon… du Klondike, ce n’était pas exclusivement pour l’amour de l’Infaillible et Artistique Ordonnance de la Nature.

 

– Non, pas exclusivement », fit-il avec son rictus diabolique.

 

L’HYMNE ET LE FLIC

Sur son banc, dans Madison Square, Soapy se trémoussa d’un air inquiet. Quand les oies sauvages claironnent la nuit dans les cieux, quand les femmes qui n’ont pas de manteau de fourrure deviennent tout à coup aimables avec leur mari, et quand Soapy se trémousse d’un air inquiet sur son banc dans le parc, vous pouvez être sûr que la saison des frimas n’est pas loin.

 

Une feuille morte tomba sur les genoux de Soapy. C’était la carte de visite du Père Hiver. Le Père Hiver est toujours très poli avec les clients réguliers de Madison Square, et il ne manque jamais de leur annoncer sa visite annuelle. Aux coins de quatre rues, il tend son bristol au Vent du Nord, le concierge du Manoir des Couche-dehors, afin que les habitants d’icelui sachent qu’il leur faut se préparer.

 

L’esprit de Soapy prenait conscience du fait que le moment était venu pour lui de se concentrer en une sorte de Comité des Combines et Systèmes D, afin de se prémunir contre les rigueurs de la saison froide. Et c’est pourquoi il se trémoussait d’un air inquiet sur son banc.

 

Les ambitions hivernales de Soapy n’étaient pas excessives : elles ne comportaient aucun projet de croisière en Méditerranée, de sieste sous les cieux tropicaux, ni de flâneries au pied du Vésuve. Trois mois en prison, c’était tout ce que réclamait l’âme Spartiate de Soapy. Trois mois de gîte et de couvert assurés, en bonne compagnie, à l’abri des borées, policemen et autres calamités saisonnières, voilà ce qui paraissait à Soapy la quintessence des désirs accessibles.

 

Depuis une décade, il prenait ses quartiers d’hiver dans l’hospitalière prison de Blackwell. À l’heure où, chaque année, les riches New-Yorkais prenaient leurs billets pour Palm Beach ou la Riviera, Soapy faisait ses préparatifs en vue de son départ pour Blackwell. Et voici que le moment était revenu. La nuit précédente, trois journaux du dimanche, avec lesquels il avait matelassé sa poitrine, son dos et ses chevilles, n’avaient pas réussi à repousser les assauts du froid, tandis qu’il dormait sur un banc, près de la fontaine du vieux square. C’est pourquoi la vision de Blackwell se levait, de plus en plus nette et pressante, en l’esprit de Soapy. Il n’avait que du mépris pour les aménagements créés, en faveur des déshérités, par la Charité publique. La Loi, estimait Soapy, se montrait plus bénigne que la Philanthropie. Innombrables étaient les institutions, municipales ou privées, où il aurait pu recevoir gratuitement le gîte et le couvert dont ses goûts simples se fussent contentés. Mais pour un esprit aussi fier que celui de Soapy, les bienfaits de la charité sont grevés d’intolérables servitudes. Il vous faut payer, par de multiples humiliations, toutes les gracieusetés que dispense Mrs. Philanthropie. Tout comme César avait son Brutus, ainsi chaque lit de l’Hôtel de la Charité a sa funeste corvée de douches, chaque morceau de pain son exaspérante séance d’inquisition dans le sanctuaire de votre vie privée. Infiniment préférable est l’hospitalité de la Loi, qui, bien que strictement réglementée, ne se mêle pas impudemment des affaires particulières d’un gentleman.

 

Ayant ainsi décidé d’aller en prison, Soapy s’attacha aussitôt à concrétiser ses aspirations. Il y avait des tas de façons d’y parvenir. La plus agréable consistait à dîner luxueusement dans quelque restaurant de choix, et à se déclarer ensuite insolvable, pour être enfin remis sans tapage ni scandale entre les mains d’un policeman. Un magistrat accommodant ferait le reste.

 

Soapy se leva, sortit lentement du square et traversa la mer d’asphalte qui s’étend jusqu’au confluent de Broadway et de la Cinquième Avenue. Il choisit Broadway et fit halte devant un restaurant chatoyant, où se trouvent réunis chaque soir les produits sélectionnés de la vigne, du ver à soie et du protoplasme.

 

Soapy avait mis toute sa confiance dans la partie de sa personne située au-dessus de la ceinture. Il était rasé de frais, son veston avait de la décence, et il portait une cravate noire toute fraîche qui lui avait été offerte quelques jours plus tôt par une dame patronnesse. S’il parvenait à s’asseoir rapidement à une table sans attirer l’attention, le succès était certain. Ce que l’on verrait de lui par-dessus la nappe n’éveillerait pas les soupçons du garçon.

 

Voyons, un petit potage, un canard rôti à l’orange, avec une bouteille de pommard, une salade, fromages variés, dessert, café, cigare… Oui, ça pouvait aller. L’addition n’atteindrait pas un chiffre astronomique, qui serait capable de susciter l’ire et la vendetta du gérant. Et c’est confortablement garni et restauré qu’il partirait pour son asile hivernal.

 

Mais dès que Soapy eut franchi la porte du restaurant, l’œil aquilin du maître d’hôtel repéra son pantalon élimé et ses souliers décadents. Aussitôt des poignes énergiques se saisirent de l’indésirable client et le reconduisirent en hâte et en silence sur le trottoir. C’est ainsi qu’un canard eut la vie sauve.

 

Soapy quitta Broadway et tourna dans une rue adjacente. Décidément, ce n’est pas par les voies épicuriennes qu’il atteindrait cette fois le séjour convoité. Il fallait imaginer quelque autre moyen de parvenir jusqu’aux limbes.

 

À un coin de la Sixième Avenue, un beau magasin, constellé d’ampoules électriques, étalait ses vitrines alléchantes, garnies de différents produits du commerce et de l’industrie. Soapy ramassa un pavé et le lança à toute volée dans la glace. Un attroupement se forma aussitôt, et un policeman accourut. Soapy, immobile, les mains dans les poches, sourit à la vue de l’uniforme.

 

« Où est le type qu’a fait ça ? demanda l’agent d’un air excité.

 

– Ne pensez-vous pas que je pourrais avoir collaboré à l’événement ? » demanda Soapy d’un ton légèrement sarcastique, mais aussi cordial, comme il sied à quiconque salue l’arrivée de la bonne fortune.

 

La machine à déduction du policeman refusa d’accorder à Soapy le moindre soupçon. Les types qui brisent des glaces ne s’attardent généralement pas à parlementer avec les mignons de la loi. Ils prennent leurs jambes à leur cou. Le policeman aperçut au loin un homme qui courait après un autobus : la matraque levée, il se lança à sa poursuite. Dégoûté par ses deux insuccès successifs, Soapy traîna plus loin ses semelles.

 

De l’autre côté de la rue se trouvait un restaurant de modeste apparence, providence des appétits robustes et des bourses débiles. L’atmosphère et la vaisselle y étaient d’égale épaisseur ; la lingerie et le potage d’une maigreur identique. C’est là que Soapy introduit cette fois sans encombre ses ribouis accusateurs et son pantalon expressif. Une table l’accueille, sur laquelle il consomme en paix bifteck aux pommes, gruyère et beignets de bananes. Puis, selon le rite, il communique discrètement au garçon l’état « néant » de son compte en poches.

 

« Et maintenant, murmure-t-il, dépêchez-vous d’appeler un flic. Le gentleman est pressé.

 

– Pas d’flic pour toi, Auguste, dit le garçon d’une voix graissée à la margarine, et avec des yeux soudain rétrécis à la dimension d’une cerise à l’eau-de-vie au fond d’un verre. Hé ! Paul ! »

 

Projeté par quatre bras solides, Soapy atterrit brutalement sur son oreille gauche. Il se releva, membre par membre, tel un mètre pliant que l’on ouvre, et brossa de la main ses vêtements empoussiérés. Allons ! son arrestation serait-elle un rêve inaccessible ? Blackwell semblait plus loin que jamais. Un policeman, qui avait assisté à la scène de l’autre côté de la rue, se mit à rire et s’éloigna.

 

Tout au long de cinq blocs d’immeubles Soapy traîna son découragement, et puis soudain, l’espoir du succès se ranima en son viscère ulcéré. Cette fois-ci, se dit-il avec assurance, c’est ce qu’on peut appeler un « coup sûr ». Une jeune femme de mine alléchante, bien que modeste, arrêtée devant un étalage, contemplait avec un vif intérêt l’assortiment de rasoirs, encriers, pendulettes tic-tac et bijoux toc-toc répandus dans la vitrine. Deux mètres plus loin un vaste policeman d’allure austère était appuyé contre un poste d’eau.

 

Le projet de Soapy était de jouer le rôle exécré, méprisable et délictueux du « racoleur ». L’aspect élégant et recherché de sa victime, ainsi que la proximité d’un flic à l’air consciencieux, inculquèrent à Soapy la conviction qu’il ne tarderait pas à éprouver sur son bras l’agréable étreinte policière qui lui assurerait ses quartiers d’hiver dans la confortable petite prison insulaire.

 

Soapy redressa sa cravate noire, don de la dame patronesse, tira sur ses manchettes fripées, mit son chapeau sur l’oreille et s’approcha délibérément de la jeune femme. Il se mit aussitôt à lui faire de l’œil, à exhaler des toussotements expressifs, à sourire, à se pavaner, en un mot à exécuter la gamme impudente, officielle et complète des simagrées traditionnelles du racoleur. Du coin de l’œil, Soapy constata avec joie que le policeman le considérait fixement. La jeune femme s’éloigna de quelques pas, puis s’absorba de nouveau dans la contemplation de la vitrine. Soapy la suivit, se planta résolument à ses côtés, leva son chapeau et dit :

 

« Hé ! dis donc Bedelia ! Tu viens faire joujou avec moi ? »

 

Le policeman regardait toujours. La jeune femme persécutée n’avait qu’à lever un doigt, et Soapy partait immédiatement pour sa maison de retraite. Déjà, il lui semblait respirer l’atmosphère douillette du poste de police. La jeune femme se tourna vers lui et lui saisit familièrement le bras.

 

« Pour sûr, Mike ! dit-elle, si tu veux m’payer un demi ! Y a longtemps que j’t’aurais répondu si l’flic avait pas zyeuté par ici. »

 

Entraînant la jeune femme collée à lui telle une liane, Soapy d’un air morne passa devant le policeman. Il semblait condamné à la liberté.

 

Au premier tournant, il se débarrassa brusquement de sa compagne et s’enfuit à toutes jambes. Il ne s’arrêta que dans le quartier turbulent et joyeux où règne durant la nuit la légèreté des mœurs, des cœurs, des vœux et des spectacles. Dans l’air froid et sec se pressaient gaiement des femmes en fourrures et des hommes en pelisses. Tout à coup Soapy fut frappé par l’idée terrifiante qu’un funeste charme magique le préservait ce soir-là de toute arrestation. Cette pensée provoqua en son esprit une sorte de panique ; aussi lorsqu’il se trouva en présence d’un autre policeman qui faisait les cent pas devant un théâtre resplendissant, se décida-t-il brusquement à miser sur l’article du Code pénal intitulé « état d’ébriété sur la voie publique ».

 

Aussitôt Soapy se mit à brailler comme un homme soûl, de toutes ses cordes vocales éraillées, à danser sur le trottoir, à beugler, à faire le petit fou, à provoquer enfin une perturbation générale de l’atmosphère.

 

Le policeman, avec un moulinet de son bâton, tourna le dos à Soapy, en confiant à un passant :

 

« C’est un des étudiants de Yale qui célèbre la pile qu’ils viennent de flanquer au collège d’Hartford. Bruyants, mais inoffensifs. Nous avons reçu l’ordre de les laisser faire. »

 

Désolé, Soapy cessa son infructueux tapage nocturne. Est-ce que par hasard aucun policeman ne voudrait lui mettre la main au collet ? Dans son imagination, la prison de Blackwell se dressait maintenant au loin comme une inaccessible Arcadie. Il boutonna son veston, dans lequel le vent froid s’insinuait traîtreusement.

 

Dans un bureau de tabac, un monsieur bien habillé était en train d’allumer son cigare. Soapy, qui l’avait vu poser son parapluie près de la porte en entrant, pénétra dans l’établissement, saisit le parapluie et l’emporta délibérément. L’homme au cigare se mit à sa poursuite.

 

« Hé ! mon parapluie ! dit-il sévèrement.

 

– Votre parapluie, hein ? fit Soapy avec un ricanement insultant. Eh bien, s’il est à vous, pourquoi n’appelez-vous pas un policeman ? Bien sûr que je l’ai pris ! Votre parapluie ! Appelez donc un flic ! Tenez, il y en a un là-bas au coin de la rue. »

 

Le propriétaire du parapluie ralentit soudain son allure. Soapy en fit autant, avec le pressentiment qu’il allait être une fois de plus victime de la malchance. Le policeman les contemplait tous les deux avec curiosité.

 

« Naturellement si… dit l’homme au parapluie, c’est-à-dire… enfin, vous savez comme se produisent ces petites méprises… je l’ai… si c’est votre parapluie veuillez m’excuser… je l’ai trouvé ce matin dans un restaurant… si vous êtes sûr de le reconnaître… pardon… au revoir, monsieur !

 

– Bien sûr qu’il est à moi ! » gronda Soapy furieusement derrière l’autre.

 

L’homme au parapluie disparut. Le policeman se précipita au-devant d’une grande blonde en robe et manteau de soirée pour l’aider à traverser la rue avant l’arrivée de l’autobus qu’on apercevait à environ cinq cents mètres de là.

 

Soapy se dirigea vers l’est, par une rue que des travaux d’aménagement avaient tristement déménagée. D’un geste plein de rage, il jeta le parapluie dans un trou, en maugréant violemment contre les bipèdes officiels chargés d’assurer la paix sur la voie publique. Tandis qu’il brûlait de tomber entre leurs griffes, ils semblaient le considérer comme un monarque incapable de mal agir.

 

Il finit par atteindre, dans le quartier d’East Side, une avenue où régnaient un éclairage discret et un vacarme mitigé. Soapy la suivit, se dirigeant inconsciemment vers Madison Square, car l’instinct du foyer surnage même chez ceux qui n’ont pour foyer qu’un banc dans un parc.

 

Mais, au moment où il allait franchir une zone particulièrement déserte et tranquille, Soapy s’arrêta brusquement. Devant lui se dressait une vieille église, curieuse et désuète, avec son toit pointu et mousseux. À travers un vitrail violet brillait une douce lumière ; là, sans doute, se tenait l’organiste consciencieux que l’on entendait répéter à loisir l’hymne qu’il devait jouer au prochain Sabbat. Car les oreilles de Soapy venaient soudain de capter une douce, une céleste musique, qui le fit frissonner et le fit se coller, transfiguré, aux barreaux de la grille.

 

Là-haut, sereine et lustrée, la lune baignait les cieux de sa lumière dorée. La rue était déserte ; les oiseaux pépiaient timidement sous les chéneaux : l’on se serait cru transporté auprès d’une petite église de campagne. Et l’hymne que jouait l’organiste semblait avoir scellé Soapy à la grille ; car il le reconnaissait, il l’avait si souvent entendu aux jours lointains où sa vie se déroulait encore parmi les caresses maternelles, les roses, les nobles ambitions, les amis, les pensées et les faux cols immaculés…

 

Cette musique divine et les touchants souvenirs qu’elle avait éveillés provoquèrent en Soapy une sorte de révolution aussi radicale que miraculeuse. Avec une soudaine horreur, il considéra l’abîme dans lequel il était tombé, les scènes de dégradation auxquelles il avait participé, les ignobles désirs, les espoirs défunts, les dons naturels gaspillés, les grossiers mobiles qui avaient déshonoré son existence.

 

Sur-le-champ, le cœur de Soapy répondit avec une sorte d’ivresse à cet appel salutaire. Gonflé d’espoir et d’aspirations neuves et puissantes, il se sentit prêt à engager avec le Destin une lutte désespérée. Oui ! Il se sortirait de la fange ! Il redeviendrait un homme, il terrasserait le Mal qui l’avait asservi ! Il était encore comparativement jeune ; ce n’était donc pas trop tard pour ranimer ses vieilles et chères ambitions de jeunesse, pour s’efforcer de les réaliser sans défaillance. Cette musique, douce autant que solennelle, l’avait bouleversé, rénové. Demain, il se rendrait dans le quartier des usines pour chercher du travail. Il n’y avait pas trop longtemps un importateur de fourrures lui avait offert une place de livreur. Il irait le trouver demain pour le prier de l’embaucher. Allons ! Il allait pouvoir être quelqu’un dans le monde. Il allait…

 

Soapy sentit une main peser sur son bras. Il se retourna vivement et se trouva face à face avec un massif policeman.

 

« C’que tu fais là ? demanda le représentant de l’irrésistible, impitoyable, écrasante Fatalité publique.

 

– Rien, fit Soapy.

 

– Suis-moi au poste », dit Erinye en uniforme.

 

« Trois mois de prison », dit le président du tribunal.

 

ENTRE DEUX ROUNDS

La lune de mai éclairait brillamment la pension de famille de Mrs. Murphy. Je suis contraint de reconnaître que cette faveur astrale n’était point uniquement réservée à la résidence en question.

 

Le printemps s’apprêtait à remplacer le coryza par le rhume des foins. Dans les jardins, les poires n’étaient pas encore mûres, mais en revanche les parcs publics regorgeaient de négociants accourus à New York du Sud et de l’Ouest, en « tournée d’achats ». Les végétaux et les agences de location des stations balnéaires commençaient à fleurir. L’air et les relations familiales s’adoucissaient progressivement ; la consommation du charbon diminuait, et celle de la bière augmentait. Le… mais vous trouverez tout le reste dans la Chanson du printemps de Mendelssohn.

 

Les fenêtres de la pension étaient ouvertes. Devant la porte, en haut du perron, quelques-uns des pensionnaires prenaient le frais, assis sur de petites nattes rondes, de l’épaisseur d’une crêpe alsacienne aux pommes de terre.

 

À l’une des fenêtres du second étage se tenait Mrs. MacCaskey, guettant l’arrivée de son mari. Le dîner commençait à se refroidir sur la table. Les calories qu’il perdait accroissaient d’autant la température de Mrs. MacCaskey.

 

À neuf heures apparut Mr. MacCaskey, pipe aux dents et veston sur le bras. Il s’excusa en traversant le groupe des pensionnaires, tout en choisissant parmi eux, sur les marches, les espaces de pierre susceptibles de recevoir ses box-calf 44 (grande largeur).

 

En ouvrant la porte de son logement, il reçut un choc. Au lieu d’être confronté comme d’habitude par le hachoir ou le presse-purée, il ne fut accueilli que par des paroles.

 

Sans doute, se dit Mr. MacCaskey, la bénigne lune de mai a-t-elle adouci les entrailles de son épouse.

 

« J’t’ai entendu – c’est ainsi que débute le discours qui remplace ce soir-là les projectiles ménagers. – Tu d’mandes pardon à des rien-du-tout parc’ que t’as marché sur leurs frusques avec tes ribouis, mais tu piétin’rais ta femme depuis la tête jusqu’aux talons sans même t’en apercevoir, et moi qui me démanche le cou à r’garder par la f’nêtre si tu viens, et le dîner qu’est froid, et qu’y a seul’ment pas d’quoi acheter des provisions, avec toi qu’tu vas boire ta s’maine au bistrot tous les sam’dis soir, et l’employé du gaz qu’est v’nu deux fois aujourd’hui !

 

– Femme, dit Mr. MacCaskey en jetant son veston et son chapeau sur une chaise, le boucan que tu fais est une offense à mon appétit. Tu t’rends pas compte qu’en déblatérant ma politesse, c’est comme si qu’tu enlevais le mortier qui scelle les briques de la société. Y a rien d’plus normal pour un gentleman qu’a pas d’manières, que de d’mander l’dissentiment des dames qu’o’struent l’entrée quand il passe au travers. Et maintenant débarrasse la f’nêtre de ta gueule de cochon et occupe-toi de la croûte. »

 

Mrs. MacCaskey se leva pesamment et se dirigea vers le fourneau. Il y avait quelque chose dans son attitude qui avertit Mr. MacCaskey : quand il voyait les coins barométriques de la bouche conjugale s’abaisser brusquement, il savait qu’il fallait prévoir une averse de vaisselle et de ferblanterie.

 

« Gueule de cochon, hein ? » dit Mrs. MacCaskey.

 

Et au même instant elle lance à la tête de son seigneur une cocotte pleine de lard et de navets.

 

Mr. MacCaskey n’est pas un novice dans l’art des échanges balistiques. Choisissant le plat suivant sur le menu du jour, il riposte aussitôt avec le rôti de porc aux choux déjà servi sur la table, ce qui lui attire la réplique appropriée d’une terrine de pudding. Projeté avec adresse par le maître de maison, un bloc de gruyère atteint Mrs. MacCaskey en pleine figure. Visant soigneusement, elle contre-attaque au moyen d’un pot de café noir et bouillant.

 

Le menu étant épuisé, l’on pourrait penser que les hostilités vont s’arrêter là. Mais Mr. MacCaskey n’est pas un habitué de ces restaurants populaires à bon marché, où les bohèmes « fauchés » considèrent le café comme l’indiscutable terminus gastronomique. Non, Mr. MacCaskey est d’une classe supérieure et plus avertie. Il connaît l’usage des rince-doigts. Cet ustensile raffiné est malheureusement inaccessible aux clients de la pension Murphy ; mais son « ersatz » est à portée de la main ; triomphalement le seigneur du logis empoigne la bassine à laver la vaisselle et la précipite à la tête de son adversaire matrimonial. Mrs MacCaskey réussit juste à esquiver le projectile qui doit normalement servir de conclusion au repas et à la bataille. Mais quoi ! Un dîner sans liqueur ? Que non ! Saisissant une bouteille d’eau de Javel, Mrs. MacCaskey la brandit et se dispose à en servir une ration intégrale à son époux, lorsqu’un hurlement terrible, paraissant provenir du rez-de-chaussée, retient sa baliste brachiale prête à se détendre, et provoque aussitôt une sorte d’armistice involontaire.

 

Sur le trottoir, en face de la maison, le policeman Cleary, l’oreille tendue vers le champ de bataille, écoutait le fracas de ce duel gastronomique.

 

« C’est encore John MacCaskey et sa dame, murmure le policeman d’un air méditatif. Faut-y que j’monte les faire taire ? – Non ! Ils sont unis par les sacrés liens du mariage, et ils n’ont pas beaucoup d’distractions. Y en a plus pour longtemps maintenant. Sûrement, faudra qu’ils achètent de la vaisselle s’ils veulent remettre ça souvent. »

 

C’est alors que retentit au rez-de-chaussée le hurlement générateur de paix, et annonciateur de calamités inconnues.

 

« Ça doit être le chat », se dit le policeman Cleary en s’éloignant rapidement.

 

Les pensionnaires assis sur le perron se levèrent aussitôt, partagés entre l’angoisse et la curiosité. Mr. Toomey, un placier de naissance et investigateur de métier, se précipita à l’intérieur pour analyser l’interjection. Il revint avec la nouvelle que Mike, le petit garçon de Mrs. Murphy, était perdu.

 

Derrière le messager surgit presque aussitôt Mrs. Murphy – cent kilos de beuglements, de déluge lacrymal et de gesticulations hystériques pleurant la perte de trente livres de taches de son, de malice et de sournoiserie. Très pathétique. Mr. Toomey, qui s’est rassis près de Miss Purdy, la modiste, lui étreint les mains, en signe de compassion. Les deux vieilles filles, les demoiselles Walsh, celles qui se plaignent tous les jours qu’on fait trop de bruit dans le hall, demandent immédiatement si quelqu’un a regardé la pendule.

 

Le major Griggs, qui est assis auprès de sa grosse femme, se lève et boutonne son veston.

 

« Le petit est perdu ? s’écrie-t-il. Je vais fouiller la ville ! »

 

Sa femme, qui d’habitude ne lui permet jamais de sortir après dîner, réplique d’une voix chaude de baryton :

 

« Va, Ludovic ! Quiconque peut contempler la douleur de cette mère sans se précipiter à son secours a un cœur de pierre !

 

– Donne-moi cinq ou dix francs, mon amour ! dit le major. Des enfants perdus s’égarent parfois très loin. Il me faudra sans doute prendre des tickets d’autobus. »

 

Le vieux Denny (quatrième étage, chambre 27, sur la cour), qui siégeait sur la dernière marche, en essayant de lire son journal à la lueur du réverbère, tourna la page et poursuivit la lecture de l’article relatif à la grève des charpentiers. Mrs. Murphy implora la lune en ces termes :

 

« Ohouche ! No-ôtr’petit Mike ! Seigneur ! Où c’qu’il est, mon-on p’tit ga-rçon !

 

– Quand c’est-y qu’vous l’avez vu pour la dernière fois ? demanda le vieux Denny, sans perdre des yeux le rapport des commissaires de l’Industrie du Bâtiment.

 

– Oh-ïche ! gémit la matrone, ça doit être hier – non, j’veux dire y a quatre ou cinq heures, j’sais pas bien. Il est perdu, mon p’tit Mike ! C’matin encore il jouait su’l’trottoir – c’est-y c’matin ? J’ai tellement d’travail, que j’peux plus m’rappeler les dates. Mais j’ai fouillé toute la maison d’la cave au grenier et j’l’ai pas trouvé ! Oh-uche ! Seigneur ! Seigneur !… »

 

Silencieuse, farouche, colossale, la grande ville se venge toujours de ses détracteurs. Ils disent qu’elle est dure comme pierre, qu’aucun sentiment de piété n’éclôt en son sein ; ils comparent ses rues aux forêts désertes et aux torrents de lave. Mais sous la carapace du homard ne se trouve-t-il point une chair tendre et délicieuse ? Peut-être cette comparaison n’est-elle pas très adéquate. Cependant nul ne peut s’en offenser. Après tout nous refuserions d’admettre l’identité d’un homard qui n’aurait point de bonnes et fortes pattes.

 

Aucune calamité n’émeut autant le cœur de l’humanité que celle qui frappe la mère d’un enfant perdu. Pauvres petits pieds, faibles et incertains, égarés dans les voies étranges et périlleuses !

 

Le major Griggs courut jusqu’au prochain croisement, tourna dans l’avenue à droite et s’introduisit prestement dans le Billy’s Bar.

 

« Whisky, un grand ! commande-t-il au garçon d’un ton décidé. Dis-moi, poursuit-il après qu’une longue gorgée lui a permis de retrouver l’usage de la conversation, pas vu quelque part par ici un sale petit morveux de six ans qui s’est perdu ? Barbouillé, grêlé, jambes torses… Non ? »

 

Mr. Toomey n’a pas lâché, sur son perron cythéréen, la main de Miss Purdy.

 

« Quand je pense à ce pauvre petit bébé, susurre-t-elle, si loin maintenant du sein de sa mère, fauché peut-être à cette heure par la jante d’acier d’un cruel camion de pommes de terre ! N’est-ce pas terrible ?

 

– I’s ont des pneus, rectifie timidement Mr. Toomey. Les camions, ajoute-t-il en constatant l’air intrigué de Miss Purdy, et en lui pressant la main. Dites ! s’écrie-t-il soudain, voulez-vous que j’aille les aider à chercher ?

 

– Oh ! peut-être que c’est votre devoir, Mr. Toomey.

 

Mais vous êtes si audacieux, si imprudent… Avec votre bouillant tempérament, s’il vous arrivait quelque chose… un accident… qu’est-ce que… »

 

Avec l’aide de son index droit, le vieux Denny achève la lecture de l’arbitrage du ministre des Labeurs et Transactions.

 

En leur champ clos du second étage, Mr. et Mrs. MacCaskey apparaissent en même temps à la fenêtre, profitant de la pause pour reprendre haleine. Mr. MacCaskey, au moyen de chiquenaudes réitérées, chasse les navets qui collent à sa veste, et son épouse essuie un œil que le gruyère et la sauce du rôti n’ont point embelli.

 

Aux échos du tumulte causé par le drame de l’enfant égaré, ils se penchent tous les deux par la fenêtre.

 

« C’est l’petit Mike qu’est perdu ! fait Mrs. MacCaskey d’une voix étouffée. Le pauv’ beau mignon p’tit ange !

 

– Le môme qu’est perdu ? dit Mr. MacCaskey en plongeant ses regards vers le sol. Ça, c’est un coup dur. Les gosses, c’est pas la même chose. Si c’était une femme, j’m’en f’rais pas, parc’qu’au moins on a la paix quand elles sont parties. »

 

Négligeant ce coup droit, Mrs. MacCaskey saisit le bras de son mari.

 

« John, dit-elle d’un ton sentimental, le p’tit gars d’Mrs. Murphy qu’est perdu ! Perdu dans c’te grande ville, à son âge ! Six ans qu’il a, John, juste l’même âge qu’aurait notr’petit à nous si on en avait eu un il y a six ans !

 

– Mais on n’en a pas eu, fait le positif MacCaskey.

 

– Mais si on l’avait eu, John, pense à c’qu’on aurait d’chagrin dans l’cœur, ce soir, avec notr’petit Albert qui s’serait ensauvé en ville, et p’t-être qu’on nous l’aurait volé encore !

 

– Tu bafouilles, dit Mr. MacCaskey. C’est Patrick qu’on l’aurait appelé, comme mon vieux père qu’est à Cantrim.

 

– Blagueur ! fait Mrs. MacCaskey sans se fâcher. Mon frère Albert vaut-y pas mieux qu’dix douzaines de tes MacCaskey à la manque ?… »

 

Se penchant de nouveau par la fenêtre, elle contemple un instant le remue-ménage qui bouleverse le rez-de-chaussée.

 

« John, dit-elle, d’une voix tout imprégnée de miel, j’ai p’t-être été un peu vive avec toi…

 

– Pour sûr, dit l’époux, que c’était du rapide, comme tu dis. Et les navets-minute, et l’pudding à la s’conde, et l’café-express ! C’est c’qu’on appelle un dîner à la vapeur, comme tu dis, pas vrai ? »

 

Mrs. MacCaskey glisse son bras sous celui de son mari et saisit la main mâle et calleuse.

 

« Écoute, c’te pauv’ Mrs. Murphy qui pleure, dit-elle. C’est terribl’ pour un p’tit gosse d’être perdu dans c’te grande ville. Si c’était notr’ petit Albert, John, ça m’briserait l’cœur ! »

 

Gauchement, l’homme retire sa main. Néanmoins il prend sa compagne par les épaules.

 

« C’est bête, bien sûr, dit-il, rudement, mais j’en s’rais tout r’tourné, moi aussi si c’était notr’ petit Patrick qu’avait été kidnappé ou j’sais pas quoi. Mais on n’a jamais eu d’enfant, tous les deux. Judy, y a des fois qu’j’ai été méchant avec toi – y pense plus. »

 

Serrés l’un contre l’autre, ils assistent en silence maintenant au drame qui se joue en bas. Cela dure assez longtemps. Sur le trottoir la foule s’est amassée, criant, questionnant, grouillant, gorgeant l’air de rumeurs avides et de conjectures imbéciles. Au milieu d’elle, flotte en tous sens la grosse Mrs. Murphy, telle une montagne gélatineuse le long de laquelle se précipite une bruyante cataracte de larmes.

 

Soudain le bruit redouble et la rue s’emplit d’une rumeur excitée, indiquant qu’un événement inattendu vient de modifier radicalement la situation.

 

« Qu’est-ce qui s’passe à présent Judy ? demande Mr. MacCaskey.

 

– Je r’connais la voix de Mrs. Murphy, dit Mrs. MacCaskey tendant l’oreille. Elle dit – elle dit qu’elle vient d’trouver le p’tit Mike endormi derrière le vieux tapis qu’est roulé sous l’lit dans sa chambre. »

 

Mr. MacCaskey ricane bruyamment.

 

« Le v’là ton Albert ! gueule-t-il d’une voix sarcastique. C’est pas mon Patrick qui nous aurait joué c’sale tour-là. Si l’gosse qu’on a jamais eu s’perd un jour, mille pétards, et si on l’retrouve sous l’lit comme un sale roquet, c’jour-là tu pourras l’appeler Albert ! »

 

Mrs. MacCaskey se leva pesamment et se dirigea vers le placard à vaisselle. Les coins de sa bouche viennent de subir une baisse barométrique brusque et accentuée.

 

Le policeman Cleary apparut au coin de la rue au moment précis où la foule apaisée se dispersait. En arrivant devant la pension Murphy, il tendit l’oreille d’un air étonné : dans le logis des MacCaskey retentissait de plus belle le fracas des poteries, des ustensiles métalliques et des arts ménagers. Le policeman tira sa montre.

 

« Saints alligators ! s’écrie-t-il. Y a une heure et quart que John MacCaskey est en train d’se battre avec sa femme ! Et quarante livres au moins qu’il lui rend ! Honneur à son bras ! »

 

Le policeman Cleary s’éloigne aussitôt et disparaît au premier tournant.

 

Le vieux Denny plia son journal et grimpa rapidement l’escalier. Il était temps : Mrs. Murphy allait fermer la porte.

 

LE PHILTRE

La pharmacie de la Boule d’Argent se trouve au bout de la ville, entre le Bowery et la Première Avenue, à l’endroit où les deux rues sont le plus rapprochées. La Boule d’Argent ne considère pas la pharmacie comme un commerce de bric-à-brac, de parfums et de sucreries. Si vous demandez un purgatif, elle vous sert le véritable article en sulfate de soude, et non la crème glacée à la framboise que vous recevez dans les boutiques des collègues ; et c’est tout de même quelque chose, bien que le résultat soit identique.

 

La Boule d’Argent n’a que du mépris pour les méthodes modernes et industrielles de l’art pharmaceutique. Elle fait macérer elle-même son quassia amara, et filtre en personne son élixir parégorique. Aujourd’hui encore, les pilules sont confectionnées directement derrière le vaste comptoir où l’on reçoit les ordonnances ; vous voyez le préparateur les rouler sous vos yeux entre le pouce et l’index, les pétrir avec une spatule, les saupoudrer de magnésie calcinée et les introduire dans la petite boîte ronde en carton. La boutique est située dans un district où des couvées entières de petits garnements dépenaillés et hilares jouent en toute saison sur le trottoir et forment un bataillon assuré de candidats aux pastilles et potions pectorales qui les attendent à l’intérieur.

 

Ikey Schoenstein était le préparateur de nuit de la Boule d’Argent et l’ami de ses clients. Il en est souvent ainsi dans l’East Side, où le cœur du pharmacien n’est pas glacé. Là, selon une saine tradition, l’apothicaire est un conseiller, un confesseur, un missionnaire capable et complaisant, un mentor dont le savoir est respecté, dont la sagesse occulte est vénérée, et dont les drogues sont souvent répandues intactes, dans le ruisseau. Aussi le nez aquilin, armé de lunettes professionnelles, et le visage mince et doctoral d’Ikey étaient-ils bien connus dans le voisinage de la Boule d’Argent, et ses avis étaient-ils fort recherchés, et ses prescriptions fort suivies.

 

Ikey logeait et prenait son petit déjeuner chez Mrs. Riddle à deux blocs de là. Mrs. Riddle avait une fille nommée Rosine. Mais la circonlocution est inutile, car vous avez déjà deviné qu’Ikey adorait Rosine. Elle comprimait toutes ses pensées ; elle était la teinture idéale, le cachet suprême, l’extrait raffiné de tout ce qu’il pouvait y avoir de plus chimiquement pur et officinal. Le laboratoire ne contenait rien qui pût lui être comparé. Mais Ikey était timide, et ses espérances gisaient, insolubles, au fond du flacon de sa craintive indécision. Derrière son comptoir, c’était un homme supérieur, froidement conscient de ses connaissances et capacités techniques ; mais dès qu’il s’en était éloigné, il devenait un pauvre chien battu, myope et chancelant, l’air minable avec ses vêtements mal fichus, tout tachés par les produits chimiques et puant le salicylate de méthyle et le valérianate d’ammoniaque.

 

Et il y avait aussi une épine à la rose fatale d’Ikey Schoenstein, une épine qui s’appelait Chunk MacGowan.

 

Mr. MacGowan s’efforçait de son côté de captiver les brillants sourires que Rosine répandait à profusion autour d’elle. Mais ce n’était pas, comme Ikey, un chasseur timoré, n’osant pas même se servir de son filet à papillons : il les attrapait à la main, et n’en ratait pas un. D’ailleurs il était aussi l’ami et le client d’Ikey, et c’est souvent qu’il entrait à la pharmacie de la Boule d’Argent pour se faire poser une compresse à l’eau blanche sur une bosse, ou recoller un morceau d’épiderme à la suite d’une soirée vivante et animée passée dans le Bowery.

 

Un après-midi, MacGowan se glissa dans la boutique, de son allure souple et assurée, et s’assit sur un tabouret. Il avait un visage agréable, plein de douceur et de dureté, et un air aussi complaisant qu’indomptable.

 

« Ikey, dit-il, quand son ami, assis en face de lui, se fut mis à broyer dans un mortier un mélange de bicarbonate de soude, de citrate de magnésie et de sucre cristallisé, Ikey, ouvre tes esgourdes. C’est d’la drogue qu’y m’faut aujourd’hui, si t’as l’article en magasin. »

 

Ikey scruta la physionomie de Mr. MacGowan pour y découvrir les traces des réjouissances et conflagrations coutumières ; mais il n’en vit point.

 

« Enlève ton veston, ordonna-t-il. Je suis sûr que tu as reçu un coup de couteau dans les côtes. Je t’ai dit maintes fois que ces dagos finiraient par t’avoir. »

 

Mr. MacGowan sourit.

 

« Non, dit-il. C’est pas les dagos. Mais t’as mis l’doigt sur le diagnostic au bon endroit – c’est bien sous mon veston, à l’intérieur des côtelettes que ça se passe. Ikey, mon vieux, Rosine et moi on va se trotter et se marier tous les deux cette nuit. »

 

Ikey tressaillit violemment, et dans son désarroi se donna un coup de pilon douloureux sur le pouce de la main gauche qui tenait le mortier ; mais c’est à peine s’il y prit garde. Cependant le sourire de Mr. MacGowan s’était fondu en une sorte de perplexité assombrie.

 

« C’est-à-dire, reprit-il, si elle change pas d’idée avant l’heure. Y a quinze jours qu’on tire des plans pour c’te sauvette-là. Un jour elle est d’accord ; le même soir y a plus rien à faire. Enfin on a fini par s’entendre pour ce soir et cette fois Rosine s’est pas dégonflée depuis deux jours. Mais y a encore cinq heures jusqu’au moment physiologique, et j’ai peur qu’elle me laisse tomber à la dernière minute.

 

– Tu disais que tu voulais des médicaments ? » fit Ikey.

 

Mr. MacGowan avait un certain air de confusion et de malaise, qui contrastait étrangement avec son attitude habituelle. Il se mit à entortiller autour de son index, avec une attention qui paraissait nettement superflue, un prospectus où les mérites polymorphes de la tisane des Crackers étaient abondamment délayés en littérature.

 

« J’voudrais pas pour un million, dit-il, qu’y ait un faux départ dans c’double handicap de c’te nuit ; J’ai déjà loué un petit appartement à Harlem, avec des fleurs sur la table et la marmite prête à bouillir. Et j’ai retenu la monte d’un bénisseur pour qu’il soit prêt à nous marier chez lui à partir de dix heures. Faut qu’ça s’fasse ! Pourvu que Rosine change pas encore d’idée !… »

 

Mr. MacGowan, rongé par le doute, se tut.

 

« Je ne vois pas là-dedans, fit Ikey sèchement, quelle relation tout cela peut avoir avec des médicaments, ni en quelle façon je puis y être mêlé.

 

– Le père Riddle ne me gobe pas beaucoup, continua le galant déconcerté, qui semblait tenir à poursuivre son argumentation. Depuis huit jours il n’a pas laissé Rosine sortir une seule fois avec moi. Si c’était pas que ça leur ferait perdre un pensionnaire, y a longtemps qu’ils m’auraient expulsé. Mais j’gagne vingt dollars par semaine et la p’tite regrettera pas d’avoir fichu l’camp avec Chunk MacGowan, pour sûr !

 

– Tu voudras bien m’excuser, Chunk, dit Ikey. Il faut que je prépare une ordonnance que l’on va venir chercher tout à l’heure.

 

– Dis donc, Ikey, fit MacGowan brusquement en relevant la tête, est-ce qu’y aurait pas une espèce de drogue… une espèce de poudre qui vous f’rait aimer… qu’on pourrait faire prendre à une jeune fille pour qu’elle… pour qu’elle vous aime encore plus ? »

 

Ikey laissa paraître sur la partie de son visage située au-dessous de son nez un sourire de haute, très haute supériorité technique. Mais avant même qu’il pût répondre, MacGowan reprit :

 

« Tim Lacy m’a dit qu’il en avait acheté un jour à un camelot sur les boulevards, et qu’il l’avait fait prendre à la p’tite qu’il aimait. Il dit qu’à la première dose, elle voulait plus voir que lui et que tous les autres étaient plus bons qu’à j’ter aux klebs. Quinze jours plus tard ils étaient mariés. »

 

Simple et fort était Chunk MacGowan. Si Ikey eût été plus fin psychologue, il eût compris que des ressorts délicats et de première qualité se dissimulaient sous l’écorce grossière de son ami. Celui-ci, tel un bon général qui se dispose à envahir le territoire de l’ennemi, s’efforçait de protéger tous les points vulnérables de ses stratégies et tactiques.

 

« J’ai pensé, reprit Chunk avec espoir, que si j’pouvais donner un peu de c’te poudre à Rosine ce soir au dîner, ça la renforcerait, ça l’empêcherait de se dégonfler au moment de partir. C’est pas que j’crois qu’y aurait besoin d’une paire de percherons pour sortir Rosine de la maison, mais avec les femmes on est jamais sûr d’aller s’promener en voiture tant qu’elles sont pas assises sur les coussins. Si la drogue pouvait agir juste pendant deux heures, j’pense que ça suffirait.

 

– Et quand cette histoire d’enlèvement doit-elle avoir lieu ? demanda Ikey froidement.

 

– Neuf heures et demie, dit Mr. MacGowan. On dîne à sept heures. À huit heures, Rosine dit qu’elle a mal à la tête et va se coucher. À neuf heures et quart le vieux Parvenzano, qu’habite à côté, me fait passer par sa cour et j’m’introduis dans celle de Riddle par-dessus la barrière qu’est pas haute. J’grimpe par l’escalier de secours extérieur et j’aide Rosine à passer par la fenêtre. On est obligé de s’dépêcher à cause du bénisseur. C’est tout ce qu’y a d’facile, si Rosine fait pas un écart quand le type du départ baissera son drapeau. Peux-tu me fournir une poudre dans ce genre-là, Ikey ? »

 

Ikey Schoenstein se frotta lentement le nez.

 

« Chunk, dit-il, le genre de drogue que tu me demandes ne doit être fourni par les pharmaciens qu’avec les plus grandes précautions. Tu es le seul à qui je voudrais confier une poudre telle que celle-là. Mais enfin je veux bien te la confectionner et tu verras quel sentiment elle inspirera à Rosine à ton égard. »

 

Ikey se retira derrière le comptoir des ordonnances. Puis il pulvérisa deux comprimés solubles d’un puissant somnifère, ajouta quelques grammes de sucre en poudre pour allonger la sauce et enveloppa soigneusement le mélange dans un papier blanc. Une telle dose était assurée de plonger dans un profond sommeil de plusieurs heures la personne qui l’avalerait, et cela sans aucun danger pour elle. Ikey tendit le petit paquet à Chunk MacGowan, en lui recommandant de l’administrer dans un liquide, si possible, et reçut d’un air désabusé les remerciements chaleureux du Lochinvar de faubourg.

 

Et voici où apparaît la subtile duplicité d’Ikey Schoenstein le taciturne. Dès que Chunk fut parti, il envoya un message à Mr. Riddle pour lui révéler le projet d’enlèvement de Rosine par MacGowan. Mr. Riddle était un gros homme au teint rouge brique, animé d’un esprit de décision remarquable.

 

« Merci de m’avoir prévenu, répondit-il aussitôt à Ikey. Ce sale voyou d’Irlandais ! Ma chambre est juste au-dessus de celle de Rosine. J’irai m’y poster tout de suite après dîner avec mon fusil chargé. S’il entre dans ma cour, il en sortira dans une ambulance au lieu d’un carrosse nuptial ! »

 

Avec Rosine plongée dans les bras de Morphée pour de longues heures, et le sanguinaire pater familias à l’affût, le fusil à la main, l’enlèvement, se dit Ikey, ne pouvait aboutir qu’à une totale déconfiture.

 

Toute la nuit, à la pharmacie de la Boule d’Argent où le retenait son service, il attendit fébrilement des nouvelles de la tragédie ; mais il n’en vit point venir.

 

À huit heures, le lendemain matin, le préparateur de jour arriva et Ikey se précipita chez Mrs. Riddle afin d’apprendre quel avait été le dénouement de l’affaire. Et, las !… juste au moment où il sortait de la boutique, qui aperçut-il sautant d’un autobus en marche, oui, qui, sinon Chunk MacGowan lui-même, le visage illuminé d’un sourire de triomphe et tout cramoisi de bonheur !…

 

« Ça y est ! s’écria Chunk en serrant énergiquement la main d’Ikey. J’ai sorti Rosine par l’escalier de secours à neuf heures dix-sept et trente-cinq secondes. À neuf heures trente-neuf, nous étions chez le révérend et à neuf heures quarante on était attelés tous les deux. Elle est là-haut dans la tôle ; ce matin, elle a déjà fait cuire les œufs au jambon, avec un kimono bleu qu’elle avait mis. Ah ! mon vieux Ikey, c’que j’suis heureux ! Faut qu’tu viennes un soir dîner avec nous. Allez ! Je m’trotte. J’ai du boulot par-là près du pont. Au r’voir vieux, à un de ces jours.

 

– Mais… mais… la poudre ! bégaya Ikey, en retenant l’autre par la manche.

 

– Oh ! C’te drogue que tu m’avais donnée ? répliqua Chunk avec un vaste sourire. Eh bien voilà. Hier soir, quand on a été tous à table chez les Riddle, je r’gardai Rosine et je m’dis : “Chunk, si tu la veux, tâche de la dégoter à la loyale, pas de combine à la triche avec un pur-sang comme ça !” Et j’garde le paquet dans ma poche. Et puis, v’là que mes quinquets tombent sur le vieux et je m’dis : “Toi mon p’tit père, tu manques sûrement d’affection pour ton futur gendre, c’est plutôt toi qu’as besoin d’un p’tit encouragement !” Alors j’profite d’un moment d’inattention et v’lan ! j’flanque toute la dose dans l’café du père Riddle !… Hein ? Quoi ?… »

 

MÉMOIRES D’UN CHIEN JAUNE

Je ne pense pas que ça puisse beaucoup vous en boucher un coin de vous trouver face à face avec la production littéraire d’un animal. Mr. Kipling et ses multiples successeurs ont démontré substantiellement que les bêtes peuvent s’exprimer en littérature d’une façon rémunératrice, et aucun magazine ne paraît aujourd’hui sans contenir au moins une histoire d’animaux, à part peut-être les vieux « mensuels » traditionalistes qui en sont encore à publier des biographies de Lincoln et des articles sur « le progrès humain par la civilisation industrielle ».

 

Mais ne vous attendez pas à trouver ici l’espèce de langage qu’emploient, dans les livres de la jungle, nos amis Pythoo, le python, Urssoo, l’ours et Bochoo, le tigre. Il ne faut pas demander des acrobaties oratoires, grammaticales et épisodiques à un simple chien jaune qui a passé presque toute son existence dans un appartement bon marché de New York, à dormir dans un coin sur une vieille robe de satin (celle sur laquelle le garçon lui renversa le civet de homard le soir du banquet des Femmes de Capitaines au long cours).

 

Donc je vins au monde un certain jour. Couleur : jaune. Date, lieu, pedigree et poids inconnus. La première chose que je me rappelle, c’est qu’une vieille dame me mit dans un panier et m’emporta au numéro 23 de Broadway où elle essaya de me vendre à une dame moins âgée, mais beaucoup plus grosse. La vieille voulait à toutes forces me faire passer pour un authentique fox-terrier-poméranien-caniche-ténériffe-lévrier-pékinois de race. La grosse dame poursuivit pendant un bon moment une pièce de cinq dollars, qui s’enfuyait éperdument au milieu de l’entrepôt général constitué par son sac à main, et capitula.

 

À partir de ce moment, je devins un « trésor », le petit toto-kiki-zozor à sa maman. Dites, gentil lecteur, qu’est-ce que vous penseriez si une femme de cent kilos qui exhale une odeur mitigée de peau d’Espagne et de camembert, vous empoignait tout à coup et fourrait son nez dans les recoins les plus sacrés de votre anatomie, en gargouillant sans arrêt, avec le même ton de voix que cette star de la Crosse and Blackwell Picture Corporation : « Oh ! qui qu’c’est qu’est l’coco mimi toumtoum zizi tchiatchia roudoudou moumoune à sa ’tite mère ? »

 

Je passai bientôt de l’état de chiot pédigré à celui de petit chien jaune anonyme, quelque chose qui devait ressembler au produit d’une ourse incolore fécondée par un canari. Mais ma maîtresse ne vacilla jamais d’un centigramme. Elle ne cessa pas un seul instant de proclamer sa foi en mon aristocratie, à tel point que c’est tout juste si elle n’affirmait pas que les deux toutous embarqués sur l’arche de Noé étaient de simples cousins de mes aïeux. Il fallut deux policemen pour l’empêcher de me présenter à l’Exposition canine de Madison Square Garden.

 

Maintenant, il faut que je vous parle de l’appartement. La maison d’abord ressemblait à toutes les maisons de New York ; le hall d’entrée était pavé en marbre de Paros et tout le reste en briques d’hourdis deuxième choix. Notre appartement se trouvait au troisième étage, j’allais dire à la troisième échelle. Ma maîtresse l’avait loué non meublé ; c’est elle qui le garnit de l’assortiment régulier, salon ancien, style exposition universelle, salle à manger Roosevelt, chambre à coucher Hôtel des Ventes, lithographies en six couleurs représentant des geishas debout et accroupies dans une maison de thé de Harlem, plante verte en carton, et mari.

 

Par Sirius ! Voilà un bipède qui me faisait de la peine. C’était un petit homme avec des cheveux pâles et une barbiche presque comme la mienne. Un vrai martyr. Il tapait Blandine et tous les chrétiens du cirque de vingt longueurs en matière de supplice. C’est lui qui lavait la vaisselle, pendant que ma maîtresse lui énumérait toutes les frusques éraillées et camelote que mettait à sécher dans la cour la dame du second, celle qui sortait toujours avec un manteau de petit-gris. Et tous les soirs, tandis qu’elle préparait le dîner, elle l’envoyait me promener au bout d’une corde.

 

Si les hommes savaient comment les femmes passent leur temps quand elles sont seules, ils ne se marieraient jamais. Trois minutes d’ablutions, trois heures d’usinage chimique des parties apparentes de l’anatomie, dont une heure pour les ongles et une demi-heure pour le nez, vingt-cinq minutes de bavardage avec la concierge quand elle monte le courrier, cinquante minutes à regarder par une fente des persiennes ce qui se passe dans l’appartement d’en face, voilà pour le principal ; le reste du temps est consacré à croquer des cornichons et des pistaches, à boire du ginger-beer, à écouter Rissi Tonno chanter « J’aime que tu m’ai… ai… mes » à la radio, à relire un paquet de vieilles lettres et à téléphoner dans quatorze magasins pour demander si on ne pourrait pas lui livrer à condition six boutons en verre tango de forme conique avec un trou dans le milieu et quatre petites boules en cuivre sur les côtés, pour assortir avec un corsage de crêpe marocain jaune à manches bulle et deux découpes sur le devant, vous savez ?

 

Vingt minutes avant que le mâle rentre à la maison, elle fourre tout ce qui traîne dans un placard, sort son sac à ouvrage et s’installe dans la salle à manger pour une séance de couture-bluff de dix minutes.

 

Je menais une vie de chien dans cet appartement. Je passais presque toute la journée dans mon coin à regarder cette grosse femme exterminer les heures de son existence. Par moments, je m’endormais, et je rêvais avec des petits cris d’extase que j’étais en train de courir après des chats dans la cour, et que j’aboyais après de vieilles dames qui portaient des mitaines, ce qui est la fonction naturelle d’un chien. Alors, mon tyran se jetait sur moi en expectorant son charabia de femelle gâteuse, et elle m’embrassait sur le nez, et… mais qu’est-ce que je pouvais faire ? Un chien ne peut pas mâcher des tubercules de cette dimension.

 

Oui, vraiment, le mari commençait à me faire de la peine, foi de chien jaune. On se ressemblait tellement tous les deux que les gens le remarquaient quand nous sortions ensemble ; aussi dûmes-nous éviter les avenues fréquentées par les gens bien, pour nous cantonner dans les humbles voies sales et défoncées où habitent les pauvres.

 

Un soir qu’on se promenait ainsi, et que je m’efforçais d’avoir l’air d’un saint-bernard primé, et que mon triste patron essayait de prendre une mine terrible, comme s’il était prêt à tuer la première personne qu’il entendrait jouer la Marche nuptiale de Mendelssohn, je levai les yeux sur lui et lui dis à ma manière :

 

« Pourquoi fais-tu cette tête-là, vieux homard gratiné ? Elle ne t’embrasse pas, toi ! Tu n’es pas obligé de t’asseoir sur ses genoux et de prêter l’oreille à des élucubrations qui sont à un vocabulaire régulier ce qu’un scénario cinématographique est aux Maximes d’Épictète. Tu devrais te féliciter de n’être pas un chien. Secoue-toi, Benedict, et chasse le cafard. »

 

La victime matrimoniale abaissa sur moi ses regards empreints d’une intelligence presque canine.

 

« Hé ! toutou ! dit-il, bon toutou ! Ma parole, on dirait qu’il a envie de causer avec moi ! Qu’est-ce qu’il y a, toutou ? Des chats ? »

 

Des chats ! Causer avec lui !

 

Mais, naturellement, il ne pouvait pas comprendre. Les humains n’ont pas reçu le don de la parole animale. Le seul terrain sur lequel hommes et chiens peuvent entrer en communication verbale est celui de la littérature.

 

Sur le même palier que nous logeait une dame, propriétaire d’un terrier noir et fauve, que son mari sortait au bout d’une corde, lui aussi, tous les soirs ; mais je fus frappé de constater que l’homme rentrait toujours à la maison en sifflant joyeusement. Un jour, je me frottai le nez dans le hall avec le terrier et tâchai d’extraire de lui une sorte d’élucidation.

 

« Hé ! dis donc, sauteriot, fis-je, tu sais que ce n’est pas dans la nature d’un homme de faire la bonne d’enfant d’un toutou en public. Je n’en ai encore jamais rencontré un seul qui n’eût pas l’air de vouloir boulotter tous ceux qui le regardaient, lui et sa laisse et le bébé à quatre pattes. Mais ton patron rentre tous les soirs aussi fier et aussi radieux qu’un prestidigitateur amateur qui vient de réussir le truc de l’œuf magique. Comment fait-il ? Tu ne me feras pas croire qu’il aime ça !

 

– Lui ? dit le terrier. Mais, il a tout simplement recours au “Remède Naturel de la Nature” ; il se soûle la gueule. Quand on vient de sortir, il a l’air aussi confus que le petit garçon qui demande combien il faut de pièces de cinq sous pour acheter une bicyclette. Mais dès que nous en sommes au huitième bistrot, il ne sait même plus si ce qu’il y a au bout de la laisse est un chien ou une langouste. J’ai perdu cinq centimètres de ma queue dans toutes ces allées et venues à travers les portes de cafés. »

 

La réflexion astucieuse de ce terrier me fit réfléchir.

 

Un soir, à six heures, ma maîtresse donna l’ordre à son esclave, comme d’habitude, d’aller faire prendre l’air à « N’amour ». Je vous l’ai caché jusqu’à maintenant mais c’est comme ça qu’elle m’appelait. Le terrier, lui, était intitulé « Cœu-Cœur ». Je considère que ce dernier synonyme bat tous les records de la rigolade et de la dégoûtation. Néanmoins, je reconnais que « N’amour » est quelque chose comme une casserole alphabétique attachée à la queue de la dignité canine.

 

Comme nous arrivions devant un bistrot d’aspect alléchant et raffiné, dans une petite rue paisible et sûre, je me mis à tirer sur la longe de mon gardien et me précipitai cou tendu vers la porte, en gémissant pathétiquement, comme le chien qui vient communiquer à la famille, dans les faits divers et contes littéraires, que la petite Alice est tombée dans la fosse à purin en voulant attraper un papillon sur la queue d’une vache.

 

« Ma parole ! fait le vieux avec un rictus sympathique, le diable m’emporte si ce damné fils de soda-citron ne cherche pas à m’emmener boire un coup ! Voyons, combien y a-t-il de temps que je n’ai pas mis les pieds dans un… Hum ! Si je… après tout !… »

 

Je sentis qu’il était fait. Il s’assit et commanda un whisky chaud ; puis deux ; il faisait froid ce jour-là. Pendant une heure, il n’arrêta pas de faire manœuvrer les bouteilles de Johnnie Horse et de White Walker. J’étais assis près de lui, et c’est moi qui appelais le garçon en frappant sur le parquet avec ma queue ; et je me tapais en même temps un de ces goûters gratuits d’os de jambon et de restes de hachis universel, tel que jamais n’en avalèrent les douze membres de la famille du conseiller municipal au buffet du bal de l’Hôtel de Ville.

 

Quand il eut achevé de faire le plein, le vieux détacha ma laisse du pied de la table et m’entraîna dehors en me faisant valser comme si j’étais le toutou en peluche de l’acrobate comique. Une fois sur le trottoir, il m’enlève le collier et le jette dans la rue.

 

« Pauvr’ tou… outou ! fait-il. Bon tou… toutou ! Elle t’emb’asse’a plus, va ! C’est dé… dégueul… goûtant ! Brave tou-toutou ! Va-t’en ! Va t’faire éc…rabouiller par un ’tobus, et sois heu… heureux ! »

 

Mais je ne veux pas le quitter. Je saute autour du vieux et me frotte contre ses jambes, heureux comme une mouche sur un crâne chauve.

 

« Sacré vieux fox-terrier pouilleux, m’écriai-je, vieil épagneul chasseur de mulots, vieil aboyeur au clair de lune, tu ne vois pas que je veux rester avec toi ? Tu ne vois pas que nous sommes les frères du petit Poucet, et que la patronne est le vilain ogre qui nous poursuit, la bassine à vaisselle d’une main, et de l’autre un ruban rose pour m’attacher à la queue ? Pourquoi ne pas laisser tomber tout ça et devenir copains pour toujours ? »

 

Peut-être, direz-vous, qu’il ne comprit pas. Possible. En tout cas il réussit à maîtriser suffisamment le trio Johnnie, White et soda pour être capable de consacrer une minute à la méditation.

 

« Toutou, dit-il finalement, nous ne vivons guère qu’une douzaine de vies sur cette terre, et très peu d’entre nous vivent plus de trois cents ans. Si jamais ma rombière me revoit, tu m’entends, je ne suis qu’un chien, et pire encore, si tu y retournes, toi, tu es le dernier des hommes. Et je suis poli. Je parie un dollar contre cent fauteuils de balcon à l’opéra que Fille-de-l’air va gagner le handicap de dix longueurs. »

 

Et zip ! Nous voilà partis tous les deux en gambadant jusqu’à la station de la Vingt-Troisième Rue. Et sur cinquante chats que je rencontrai en route, il y en a bien quarante-cinq qui firent perdre la face à la nation matoue. Quant aux cinq autres, eh bien, ça se voit encore sur ma figure.

 

Une fois dans le train, mon maître dit à un étranger qui était occupé à croquer un petit pain aux raisins :

 

« Moi et mon toutou, on s’en va aux montagnes Rocheuses. »

 

Mais ce qui me fit le plus de plaisir, c’est quand mon vieux me tira les deux oreilles, jusqu’à me faire hurler, et me dit :

 

« Sacré vieux paillasson jaune à tête de singe et à queue de rat, sais-tu comment je vais t’appeler ? »

 

Je pensai à « N’amour » et poussai un gémissement plaintif.

 

« Je vais t’appeler Bob », dit mon maître.

 

Et le diable m’épuce si je n’aurais pas voulu à ce moment avoir dix queues à remuer pour manifester mon bonheur.

 

LA PAUME DE TOBIN

Un jour Tobin et moi on s’en va ensemble à Coney[2] parce qu’on avait quatre dollars à nous deux et que Tobin avait besoin de distractions. C’était à cause de Katie Mahorner, sa bonne amie, de County Sligo, qui était perdue depuis bientôt trois mois qu’elle était partie pour l’Amérique avec deux cents dollars d’économie, plus cent dollars qui provenaient de la vente d’un immeuble dont Tobin avait hérité – un joli cottage avec des cochons sur le Bog Shannaugh. Et depuis la lettre que Tobin avait reçue, et dans laquelle elle disait qu’elle s’était mise en route pour venir le retrouver, Tobin n’avait plus jamais entendu parler de Katie Mahorner. Il avait fait passer des annonces dans les journaux, mais ça n’avait pas donné de résultats.

 

Alors, Tobin et moi, on s’en va tous les deux à Coney, dans l’espoir qu’un tour de manège et l’odeur des cacahuètes grillées pourraient le remonter un peu. Mais Tobin est une vraie tête de bois, et le cafard colle à son crâne comme de la glu. Il grince des dents devant les derviches hurleurs, il envoie le cinéma à tous les diables, et, bien qu’il ne refuse jamais chaque fois que je lui offre à boire, il ricane d’un air insultant au théâtre de Guignol, et c’est tout juste s’il ne flanque pas une volée aux photographes qui insistent pour faire son portrait.

 

Alors je l’entraîne sur les allées en planches vers un autre district où les attractions sont un peu moins violentes. Arrivé devant une petite baraque de deux mètres sur trois, Tobin s’arrête, et je discerne une lueur un tantinet plus humaine dans son regard.

 

« C’est ici, dit-il, que j’vais me distraire. J’vais faire examiner la paume de ma main par la Miraculeuse Palmiste du Nil, et voir si ce qui doit arriver arrivera. »

 

Tobin croit dur comme fer aux signaux cabalistiques et à l’existence du surnaturel dans la nature. Il a des convictions illégales en son for intérieur, particulièrement en ce qui concerne les chats noirs, les nombres favorables et les prévisions météorologiques des journaux.

 

Donc nous entrons dans le poulailler enchanté, qui a un aspect mystérieux composé de toile rouge et de mains symboliques, avec des lignes qui les traversent dans tous les sens, comme une carte de chemin de fer. L’enseigne au-dessus de la porte dit que c’est Mrs. Zozo, la Chiromancienne Égyptienne. À l’intérieur, nous trouvons une grosse femme en robe de chambre rouge, avec des zérogliffes et des salamandres brodées sur la devanture. Tobin donne ses dix cents et tend l’une de ses mains – une main qui a l’air d’un sabot de percheron.

 

Mrs. Zozo s’en empare et la scrute, afin de s’assurer si c’est pour une entaille à la fourchette que le client est venu, ou pour se faire ferrer.

 

« Homme, dit cette Mrs. Zozo, l’art infaillible de la Chiromancie supplante… »

 

Tobin l’interrompt d’un air digne.

 

« Pardon, qu’il dit, c’est pas su’la plante de mon pied qu’vous travaillez. Bien sûr c’est pas une beauté, mais c’est la paume de ma main qu’vous tenez.

 

– La ligne de votre destin, reprend Madame, montre que vous avez été récemment la victime du mauvais sort. Et même que ce n’est pas fini. Votre mont de Vénus – à moins que ça ne soit une enflure ?… – révèle que vous êtes amoureux. Votre existence vient d’être bouleversée à cause de votr’bonne amie.

 

– C’est à Katie Mahorner qu’elle fait allusion, murmure Tobin d’une voix puissante en se tournant vers moi.

 

– Je vois, dit la Palmiste, un tas de soucis et de tribulations dus à une personne que vous ne pouvez pas oublier. Je vois que les lignes de désignation indiquent la présence en son nom de la lettre K et de la lettre M…

 

– Hein ! me fait Tobin, t’entends ça ?

 

– Méfiez-vous, poursuit la linéamenteuse, d’un homme brun et d’une femme blonde ; car ils vous causeront du tracas. Vous ferez prochainement un voyage sur l’eau et vous subirez une perte financière. Je vois aussi une ligne annonciatrice de bonne chance. Il y a un homme qui va traverser votre existence et vous portera bonheur. Vous le reconnaîtrez à son nez crochu.

 

– Est-ce que son nom n’est pas écrit aussi ? demande Tobin. Ça serait plus commode pour le saluer quand il s’présentera pour livrer le paquet d’veine…

 

– Son nom, dit la paumeuse d’un air pensif, ne se lit pas dans les lignes, mais celles-ci suggèrent que c’est un nom assez long et qu’il contient la lettre O. C’est tout ce que je puis vous dire. Bonsoir. N’obstruez pas l’entrée.

 

– C’est merveilleux tout ce qu’elle sait », dit Tobin tandis que nous nous dirigeons vers le quai d’embarquement.

 

Au moment où nous franchissons la grille au milieu d’une foule épaisse, voilà qu’un nègre trop comprimé plante son cigare allumé sur l’oreille de Tobin, et aussitôt il y a du grabuge. Tobin cogne sur le nègre, les femmes se mettent à hurler, et c’est seulement grâce à ma présence d’esprit que Tobin se trouve hors de la bagarre avant que la police arrive. Tobin est généralement dangereux quand il est plongé dans les distractions.

 

Sur le bateau qui nous ramène à New York, quand passe le garçon avec son plateau de bocks frais et mousseux, Tobin sent le besoin de refaire le plein du réservoir, et il fouille dans sa poche pour en extirper la monnaie, mais il trouve le domicile évacué : quelqu’un avait profité de la commotion générale pour lui subtiliser son argent. Alors nous sommes réduits à nous asseoir au sec, en écoutant les Dagos jouer du violon sur le pont. Si c’est possible, Tobin paraît encore plus déprimé et plus impatient de ses malheurs que quand nous sommes partis.

 

Sur une chaise, près de la rambarde, il y avait une jeune femme habillée en polychrome, avec des cheveux couleur « pipe en écume de mer non culottée ». En passant près d’elle, Tobin lui marche sur le pied sans le faire exprès, et, toujours poli avec les dames comme toutes les fois qu’il est un peu soûl, il s’excuse en tirant son chapeau d’une manière chevaleresque et giratoire. Mais en faisant ça il heurte un poteau de la main, et le vent emporte le chapeau par-dessus bord.

 

Tobin retourne s’asseoir, et je commence à le regarder d’un œil méfiant, car ses malheurs deviennent un peu trop fréquents. Il est sujet, lorsque la malchance le poursuit ainsi, à des lubies désobligeantes ; telles que celle qui consiste à donner des coups de pied au premier monsieur bien habillé qu’il rencontre, ou encore à essayer de prendre le commandement du bateau.

 

Tout à coup, Tobin m’attrape le bras, l’air très excité.

 

« John, qu’il dit, sais-tu c’qu’on est en train d’faire ? On est en train d’faire un voyage sur l’eau !

 

– Là, là, doucement ! dis-je. Tiens-toi un peu. Nous allons débarquer dans dix minutes.

 

– Regarde, reprend-il, la dame blonde sur le banc !… Et tu n’as pas oublié l’homme noir qui m’a brûlé l’oreille ? Et mon argent, un dollar soixante-cinq, est-ce qu’il n’est pas parti ? »

 

Je me dis qu’il ne fait qu’additionner ses catastrophes, afin de trouver une excuse à ses futures violences, selon la coutume des hommes, et je m’efforce de lui faire entendre que toutes ces choses ne sont que peccadilles.

 

« Écoute, dit Tobin, tu piges rien au don de prophétie ni aux miracles de l’inspiration. Qu’est-ce que la paumière a dit qu’elle avait lu dans ma main ? Tout s’réalise devant nos yeux ! “Attention, qu’elle a dit, à un homme brun et à une femme blonde, parce qu’ils vous donneront du tintouin !” Alors, qu’est-ce que tu fais de ce nègre ? C’est vrai que je lui ai rendu la monnaie, mais, est-ce qu’il n’était pas brun ? Et la petite femme à cause de qui que mon chapeau est tombé dans l’eau, y a-t-i’ plus blonde qu’elle ? Et mon argent, un dollar soixante-cinq que j’avais dans ma poche quand on a quitté la baraque de tir – pffuitt ! – t’appelles pas ça une perte financière ? »

 

La façon dont Tobin présente les choses semble en effet corroborer l’art de la prédiction, bien qu’à mon avis ces accidents-là peuvent arriver à n’importe qui à Coney sans qu’on soit forcé d’y impliquer la paumisterie.

 

Tobin se lève et fait le tour du pont en dévisageant fixement les passagers de ses petits yeux rouges. Je lui réclame une interprétation de ses mouvements. On ne sait jamais ce que Tobin a dans l’esprit tant qu’il n’a pas commencé à le mettre à exécution.

 

« Tu devrais comprendre, dit-il, que j’suis en train d’travailler au salut promis par les lignes de ma main. Je cherche l’homme au nez crochu qui doit m’porter la veine. Y a qu’ça pour me sauver. Mais dis, John, as-tu jamais vu un sacré plus grand tas de nez droits qu’ceux qu’y a sur ce bateau ? »

 

Il est neuf heures et demie du soir quand on débarque, et nous voilà partis à pied dans la Vingt-Deuxième Rue, Tobin toujours sans chapeau.

 

Au premier carrefour, je repère un homme qui se tient sous le réverbère, et qui regarde la lune par-dessus le métro aérien. Il est grand, correctement vêtu, et projette un cigare entre ses dents ; et je discerne avec émotion que son nez s’incurve violemment du haut en bas, tel un serpent qui se tortille. Tobin l’aperçoit en même temps que moi, et je l’entends pousser un petit soupir, comme celui d’un cheval à qui on vient d’enlever la selle. Il marche tout droit sur l’homme et je le suis.

 

« Salut bonsoir ! » fait Tobin.

 

L’homme décroche son cigare et retourne le compliment d’un air sociable.

 

« Voudriez-vous, demande Tobin, nous dire votre nom, pour qu’on jette un coup d’œil sur ses dimensions ? Ça s’pourrait bien qu’on doive absolument faire votr’connaissance.

 

– Mon nom, fait l’homme courtoisement, est Frieden-hausman – Maximus G. Friedenhausman.

 

– Y a bien la bonne distance ! dit Tobin. Est-ce que ça s’écrit avec un O quelque part dans le sens de la longueur ?

 

– En vérité, non ! dit l’homme.

 

– Est-ce que ça peut s’écrire avec un O ? demande Tobin que l’anxiété commence à gagner.

 

– Au cas où votre conscience, dit l’homme au nez circonvoluté, ne serait pas familiarisée avec les idiomes étrangers, vous pourriez à la rigueur, si cela peut vous satisfaire, insinuer la lettre en question dans la syllabe pénultième.

 

– Bon ! fait Tobin. Vous êtes en présence de John Malone et Daniel Tobin.

 

– Très honoré, dit l’homme en s’inclinant. Et maintenant, comme il m’est difficile de concevoir que vous ayez songé à donner une petite soirée alphabétique au coin d’une rue, pourriez-vous m’expliquer pour quelle raison plausible vous êtes en liberté ? »

 

Tobin tente de proférer une sorte d’explication.

 

« C’est par les deux signes que vous exhibez, répond-il, d’après la lecture des lignes de ma plante par la grande Paumière Égyptienne, que vous avez été désigné par le Bon Sort pour contrer avec un paquet de veine les chapelets de poisse enfilés par un nègre et une femme blonde qui allongeait ses jambes sur le pont du bateau, sans compter une perte financière d’un dollar soixante-cinq, le tout accompli selon les règles du jeu. »

 

L’homme cesse de fumer et dirige ses regards sur moi.

 

« Avez-vous, qu’il demande, quelques amendements à apporter à cette assertion, ou en êtes-vous un aussi ? Je pensais, d’après votre configuration extérieure, qu’on vous l’avait confié en garde.

 

– Rien à signaler, lui dis-je, sinon que, aussi vrai qu’un fer à sabot ressemble à un soulier de cheval, vous êtes le véritable article porte-veine annoncé par la main de mon ami. Sinon, eh bien il est possible que les lignes de la main de Danny soient de travers, j’en sais rien.

 

– Ils le sont tous les deux, fait l’homme au nez crochu en jetant des deux côtés de la rue des regards en quête d’un policeman. Enchanté de vous avoir rencontrés. Bonne nuit. »

 

Là-dessus, il fourre son cigare dans sa bouche et traverse la rue, d’un bon train. Mais Tobin s’agglutine à l’un de ses côtés, et moi à l’autre.

 

« Quoi ! fait-il, en s’arrêtant sur le trottoir opposé, et en repoussant son chapeau en arrière. Vous me suivez ? Je vous le répète, qu’il dit d’une voix puissante, je suis très heureux d’avoir fait votre connaissance. Mais à présent il me serait agréable de me passer de vous. Je rentre à la maison.

 

– Allez-y ! fait Tobin, qui s’appuie familièrement contre l’homme. Rentrez à la maison. Je m’assoirai devant la porte jusqu’à ce que vous sortiez demain matin. Car c’est à vous qu’il appartient d’obvier à la malédiction du nègre, de la dame blonde et de la perte financière.

 

– C’est une étrange hallucination, dit l’homme en se tournant vers moi, qu’il considère comme un lunatique moins dangereux. Ne vaudrait-il pas mieux que vous le rameniez chez lui ?

 

– Écoutez, lui dis-je, Daniel est aussi raisonnable en ce moment qu’il ne l’a jamais été. Peut-être qu’il se trouve légèrement désaxé par suite d’une absorption de boissons susceptible de perturber ses esprits, plutôt que de les affermir. Mais il ne fait que suivre fidèlement le sentier légitime de ses superstitions et présages, ainsi que j’vais vous l’expliquer. Hum ! »

 

Là-dessus, je lui relate les faits concernant la Femme Augure et comment le doigt de la suspicion le désigne comme l’instrument de la bonne fortune.

 

« Et maintenant, dis-je en concluant, tâchez de comprendre ma position dans cette bagarre. Je suis l’ami de mon ami Tobin, selon ma conviction présomptive. Il est toujours agréable d’être l’ami des riches, parce que ça rapporte ; ce n’est pas dur d’être l’ami des pauvres, parce qu’on se sent tout gonflé de gratitude et qu’on a son portrait affiché sur les murs avec un seau de charbon et un orphelin dans chaque main. Mais c’est une épreuve écrasante pour l’art de l’amitié que d’être l’ami fidèle d’un idiot de naissance. Et c’est mon cas, dis-je. Car à mon avis, en fait de fortune, tout c’qu’on peut lire dans la paume de ma main y a été imprimé par le manche d’un outil. Et, bien que vous soyez affublé du nez le plus crochu de New York, je doute qu’aucun marchand de prédilections puisse extraire cent sous de veine de vos glandes lactigènes – pardon monsieur ! Mais les lignes de la main de Danny vous ont désigné pour sûr, et je l’assisterai dans son expérience avec vous jusqu’à ce qu’il soit convaincu que vous êtes une nourrice sèche – excusez-moi. »

 

Là-dessus, l’homme se met tout à coup à éclater de rire. Il s’appuie contre un mur et rigole à perte de vue. Puis il nous donne des claques dans le dos à Tobin et à moi ; et il nous prend par le bras tous les deux :

 

« C’est ma faute ! qu’il s’écrie. Comment aurais-je pu m’attendre à tomber, au coin d’une rue, sur quelque chose d’aussi merveilleux et splendide ? Un peu plus et je me montrais indigne du niveau des circonstances. À quelques pas d’ici, dit-il, se trouve un petit café confortable et propice à l’ébattement des idiosyncrasies. Allons-y boire un coup tout en discutant l’inefficacité du catégorique. »

 

Ayant ainsi parlé, il nous entraîne, Tobin et moi, dans la salle du fond d’un bistrot, commande les consommations et pose l’argent sur la table. Il nous contemple, Tobin et moi, comme si nous étions ses deux frères, et nous offre à chacun un cigare.

 

« Apprenez, dit l’homme du Destin, que la voie que j’ai choisie pour cheminer dans l’existence s’intitule littéraire. Je vagabonde la nuit à la recherche d’idiosyncrasies dans les masses et de vérités dans les cieux. Lorsque vous m’abordâtes, j’étais en train de contempler le chemin de fer aérien dans sa conjonction avec le principal luminaire du firmament. Le rapide véhicule représente l’art et la poésie ; la lune n’est qu’un corps aride et fastidieux animé d’un banal mouvement giratoire. Mais ce sont là des opinions personnelles, car, en littérature, les propositions sont généralement interverties. C’est mon espoir d’écrire un jour un livre pour expliquer les choses étranges que j’ai découvertes dans la vie.

 

– Vous allez me mettre dans un livre ? fait Tobin dégoûté. Me mettre dans un livre, moi ?

 

– Non, dit l’homme, vous ne tiendriez pas sous la couverture. Pas encore. La seule chose que je puisse faire pour le moment est de goûter solitairement la jouissance que votre présence m’infuse, car il est encore trop tôt pour vous permettre de faire craquer les entournures de la typographie. Imprimé, vous auriez l’air outrageusement fantastique et irréel. C’est moi tout seul qui, temporairement, siroterai cette coupe de joie. Mais je vous remercie, amis : je vous suis vraiment fort obligé.

 

– Votr’bagout, dit Tobin en soufflant dans la mousse de bière et en frappant du poing sur la table, me fait mal au grand synthétique. C’est du bonheur que j’devais récolter dans les virages de votr’nez, mais vous êtes aussi stérile qu’une baguette de tambour. Avec vos roucoulades sur les bouquins, vous me faites l’effet du vent qui souffle à travers une fente. Et j’serais tout prêt d’penser que la paume de ma main a menti s’il n’y avait pas eu l’histoire du nègre et de la dame blonde, et…

 

– Peuh ! fait l’homme, vous laisserez-vous égarer par la physionomie ? Mon nez fera ce qu’il pourra dans la mesure de ses moyens et dimensions. Allons ! faisons remplir ces verres : il est bon de tenir au frais les idiosyncrasies, car elles sont sujettes à se détériorer sous l’action d’une atmosphère morale trop aride. »

 

Et le spécialiste en littérature prouve son identité, à mon avis, en payant joyeusement toutes les consommations – le capital de Tobin et le mien ayant été épuisés par les prédictions. Mais Tobin paraît vexé, et il boit d’un air sombre, tandis que le rouge commence à lui monter aux yeux.

 

Comme il va être onze heures, nous sortons enfin et nous voilà tous les trois sur le trottoir. Alors l’homme nous informe qu’il lui faut rentrer chez lui, et il nous invite, Tobin et moi, à l’accompagner. À deux blocs de là, nous arrivons dans une rue transversale bordée d’une enfilade de maisons en briques, presque toutes pareilles avec leur perron d’une altitude élevée et leur grille en fer inouvragé. L’homme s’arrête devant l’une d’elles et, levant la tête, constate que les fenêtres des étages supérieurs ne sont pas éclairées.

 

« C’est mon humble demeure, dit-il, et je commence à discerner, à certains signes infaillibles, que mon épouse s’est plongée dans le sommeil. Aussi vais-je courir le risque d’une petite aventure hospitalière. Faites-moi le plaisir de vous introduire dans la pièce du rez-de-chaussée, où nous allons casser la croûte en l’arrosant de rafraîchissements idoines. Il y a du bon poulet froid, du fromage et quelques bouteilles de bière. Pénétrez, je vous en prie, et régalez-vous, je vous dois bien ça, car vous m’avez ducalement diverti. »

 

L’appétit et la conscience de Tobin et de moi-même s’accordent ric-rac avec la proposition, bien que ce soit un coup dur pour les superstitions de Danny de constater que toute la bonne fortune promise par les lignes de sa main se réduit à un souper froid arrosé de bière.

 

« Descendez là, dit l’homme au nez crochu. Je vais entrer par la porte d’en haut et je viendrai vous ouvrir. Je vais, poursuit-il, dire à la nouvelle petite bonne que nous avons depuis trois mois, de vous faire un bon café que vous prendrez avant de partir. Elle fait vraiment du bon café, pour une fille qui débarque à peine de la campagne. Entrez, dit l’homme ; et je vais vous faire descendre le jus par Katie Mahorner. »

 

LE COMTE ET L’INVITÉ

Un soir qu’Andy Donovan entrait dans la salle à manger de sa pension de famille de la Deuxième Avenue, Mrs. Scott le présenta à une nouvelle pensionnaire, Miss Conway. Miss Conway était petite et discrète. Elle portait une robe brune très simple, et concentrait tout son intérêt, d’ailleurs languissant, sur son assiette. Elle leva ses cils d’un air timide et jeta un coup d’œil sagace et judicieux sur Mr. Donovan, puis murmura poliment le nom de celui-ci et retourna à son mouton. Mr. Donovan s’inclina avec la grâce et le sourire rayonnant qui étaient en train de lui gagner rapidement de l’avancement dans la société, dans les affaires et dans la politique, puis il effaça la robe brune des tablettes de sa considération.

 

Quinze jours plus tard, Andy était assis sur les marches du perron, en train de fumer un cigare. Un léger froufrou se fit entendre derrière lui ; Andy tourna la tête et eut la tête tournée.

 

Miss Conway venait de franchir la porte. Elle portait une robe de crêpe de Chine noir. Son chapeau était noir, et un voile léger comme une toile d’araignée flottait et voltigeait sur son épaule. Elle s’arrêta en haut du perron et mit des gants de soie noire. Elle n’avait pas sur elle une seule tache de blanc ni de couleur. Sa riche chevelure dorée, à peine ondulée, était tirée en arrière et se nouait sur son cou en une masse lisse et brillante. Son visage était plutôt simple que joli, mais pour le moment il était illuminé et rendu presque beau par ses larges yeux gris qui regardaient le ciel par-dessus les maisons de l’autre côté de la rue, avec une expression de la plus émouvante tristesse et de la plus troublante mélancolie.

 

Notez bien l’idée, jeunes filles : tout en noir, en crêpe de Chine noir, tout en noir et avec ce triste regard lointain, et ces cheveux brillants sous le voile noir (il faut être blonde pour ça, bien entendu) et avec ça, essayez de prendre un air qui suggère qu’une promenade dans le parc vous ferait du bien quoique votre jeune existence ait été flétrie juste au moment où elle était sur le point de franchir d’un bond joyeux le seuil de la vie ; tâchez de vous trouver sur le seuil de la porte au bon moment, et… vous les aurez à tous les coups. Mais comme il est cruel et cynique de ma part de parler ainsi de ses vêtements de deuil !

 

Mr. Donovan inscrivit de nouveau instantanément Miss Conway sur les tablettes de sa considération. Il jeta le mégot de son cigare qui pourtant aurait pu durer encore huit bonnes minutes, et transféra rapidement son centre de gravité sur la ligne verticale passant par ses souliers de box-calf havane.

 

« Quelle belle soirée, Miss Conway ! » dit-il. Si l’Office météorologique avait entendu le ton assuré et emphatique avec lequel il prononça ces mots, ledit Office n’aurait pas manqué de hisser le drapeau blanc en haut du mât.

 

« Oui, répliqua Miss Conway avec un soupir, pour ceux du moins qui peuvent encore la goûter. »

 

Immédiatement, Mr. Donovan, du fond de son cœur, se mit à maudire le beau temps. Cruel beau temps ! Il aurait dû pleuvoir, venter, grêler et neiger pour que l’atmosphère concordât avec les dispositions d’esprit de Miss Conway.

 

« J’espère qu’aucun de vos parents… j’espère que… que vous n’avez pas perdu… quelqu’un ? demanda Mr. Donovan.

 

– La mort m’a ravi, répondit Miss Conway en hésitant un peu, non pas un parent, mais quelqu’un qui… mais je ne veux pas vous importuner avec mes chagrins, Mr. Donovan.

 

– Importuner ! répliqua Mr. Donovan avec indignation. Oh ! dites, Miss Conway, je serais ravi… je veux dire je serais navré… enfin c’est-à-dire, je suis sûr que personne ne pourrait sympathiser avec vous plus sincèrement que moi. »

 

Miss Conway lui accorda un petit sourire. Un petit sourire qui était encore plus triste que sa gravité précédente.

 

« Riez, dit-elle, et le monde rira avec vous ; pleurez, et il rira de vous. Il y a longtemps, Mr. Donovan, que j’ai appris à connaître ce proverbe. Je n’ai ni amis ni connaissances dans cette ville. Mais vous avez été aimable avec moi. Je l’apprécie grandement. »

 

Il lui avait passé deux fois le poivre à table !

 

« C’est dur d’être seule à New York, pour sûr, dit Mr. Donovan. Mais vous savez quand le vieux petit patelin se déballe et devient cordial, il n’y a rien qui peut l’arrêter. Dites, si vous faisiez un petit tour dans le parc, Miss Conway, ne croyez-vous pas que ça pourrait chasser vos papillons noirs, et si vous vouliez me permettre…

 

– Merci, Mr. Donovan. Je serai heureuse d’accepter votre proposition, si vous pensez pouvoir trouver de l’agrément à la compagnie d’une jeune femme dont le cœur est rempli de tristesse. »

 

Ils franchirent les grilles du vieux petit parc des faubourgs où les élus des siècles précédents venaient autrefois prendre l’air, et s’assirent sur un banc dans une allée tranquille.

 

Il y a une différence fondamentale entre le chagrin de la jeunesse et celui des vieillards ; la jeunesse fait participer les autres à son chagrin et celui-ci s’en allège d’autant ; les vieillards peuvent le communiquer autant qu’ils veulent, leur chagrin reste le même.

 

« C’était mon fiancé, avoua Miss Conway au bout d’une heure. Nous devions nous marier au printemps prochain. Ne croyez pas surtout que je cherche à vous bluffer, Mr. Donovan, mais c’était un vrai comte. Il avait une propriété et un château en Italie. Il s’appelait Fernando Mazzini. Je n’ai jamais vu quelqu’un qui lui arrivât à la cheville pour l’élégance. Papa fit des difficultés, naturellement, et un jour nous nous sauvâmes. Mais papa nous rattrapa et nous ramena à la maison. J’avais une peur folle que papa et Fernando ne se battissent en duel. Papa a une affaire de camionnage à Pekipsee, vous savez.

 

« Finalement, papa consentit et dit que nous pourrions nous marier au printemps prochain. Fernando lui montra des preuves de son titre et de sa fortune et puis il partit pour l’Italie pour faire préparer le château. Papa est très fier, et lorsque Fernando voulut lui donner plusieurs milliers de dollars pour mon trousseau, papa le traita du haut en bas, que c’en était pénible. Il ne voulut même pas me laisser accepter une bague ni le moindre présent de lui. Et lorsque Fernando s’embarqua, je partis pour la ville et trouvai une place de caissière dans une confiserie.

 

« Il y a trois jours, je reçus une lettre d’Italie que l’on m’avait fait suivre de Pekipsee et qui m’apprenait que Fernando avait été tué dans un accident de gondole.

 

« C’est pourquoi je suis en deuil. Mon cœur, Mr. Donovan, restera pour toujours dans son tombeau. Je crois que je suis une bien pauvre compagnie, Mr. Donovan, mais je ne puis plus m’intéresser à personne. Je ne voudrais pas vous priver de la gaieté ni de vos amis qui peuvent encore sourire et vous distraire. Peut-être préférez-vous que nous rentrions maintenant à la maison ? »

 

Et maintenant, jeunes filles, si vous voulez voir un jeune homme se précipiter sur la pelle et la pioche, vous n’avez qu’à lui dire que votre cœur est dans le tombeau d’un autre type. Les jeunes gens sont des détrousseurs de tombeaux par nature. Demandez à n’importe quelle veuve. Que voulez-vous ! Il faut bien faire quelque chose pour rendre aux anges en crêpe de Chine noir et aux yeux humides de larmes ce viscère indispensable aux opérations futures. Les hommes morts perdent à tous les coups !

 

« Je suis terriblement navré, répliqua Mr. Donovan doucement. Non, ne rentrez pas encore maintenant. Et ne dites pas que vous n’avez pas d’amis dans cette ville, Miss Conway. Je le répète, je suis terriblement navré et je voudrais vous persuader que je suis votre ami et que… et que je suis terriblement navré.

 

– J’ai son portrait ici dans un médaillon, dit Miss Conway, après avoir essuyé ses yeux avec son mouchoir. Je ne l’ai jamais montré à personne, mais je vais vous le montrer, Mr. Donovan, parce que je crois que vous êtes un véritable ami. »

 

Mr. Donovan contempla longtemps et avec beaucoup d’intérêt la photographie incrustée dans le médaillon que Miss Conway venait d’ouvrir pour lui. Le visage du comte Mazzini ne pouvait manquer d’attirer l’attention. C’était un visage poli, intelligent, brillant, presque beau, le visage d’un homme fort et joyeux qui pouvait parfaitement devenir un conducteur d’hommes.

 

« J’en ai un plus grand que j’ai fait encadrer dans ma chambre, dit Miss Conway. Je vous le montrerai en rentrant. C’est tout ce qui me reste pour me rappeler Fernando. Mais il sera toujours présent dans mon cœur, c’est une certitude. »

 

Une tâche subtile se proposait maintenant à Mr. Donovan : c’était de supplanter le comte infortuné dans le cœur de Miss Conway. Son admiration pour elle l’y détermina aussitôt. Mais l’ampleur de l’entreprise ne semblait pas trop peser sur son esprit. Le rôle qu’il assuma fut celui de l’ami sympathique mais joyeux ; et il le joua avec tant de succès qu’une demi-heure plus tard, ils étaient en train de causer pensivement devant deux petits pots de crème glacée, bien que la tristesse n’eût pas diminué dans les larges yeux gris de Miss Conway.

 

Ce soir-là, au moment de lui souhaiter bonne nuit, elle se mit à grimper rapidement les escaliers et en rapporta bientôt le portrait encadré enveloppé avec amour dans une écharpe de soie blanche. Mr. Donovan le contempla avec des yeux inscrutables.

 

« Il me l’a donné le soir de son départ pour l’Italie, dit Miss Conway. C’est d’après celui-ci que j’ai fait faire le petit qui est dans le médaillon.

 

– Un bel homme, dit Mr. Donovan cordialement. Et… est-ce que ça vous plairait, Miss Conway, de me faire le plaisir d’accepter que je vous emmène à Coney dimanche prochain ? »

 

Un mois plus tard, ils annoncèrent leurs fiançailles à Mrs. Scott et aux autres pensionnaires. Miss Conway continuait de porter le deuil.

 

La semaine suivante, ils étaient assis un soir dans le petit parc où les ombres des feuilles agitées par la brise dansaient sur eux au clair de lune. Ce jour-là, Donovan n’avait cessé d’exhiber un visage sombre et préoccupé, et ce soir même, il était si taciturne que les lèvres de l’amour ne purent retenir plus longtemps la question que le cœur de l’amour voulait poser.

 

« Qu’y a-t-il, Andy, vous avez l’air si maussade et solennel ce soir ?

 

– Rien, Maggie.

 

– Si, il y a quelque chose. Qu’est-ce que c’est ? C’est la première fois que je vous vois comme ça. Parlez !

 

– Oh ! ce n’est pas grand-chose, Maggie.

 

– Si, c’est quelque chose qui vous tracasse et je veux savoir ce que c’est. Ah ! peut-être est-ce une autre jeune fille à laquelle vous pensez ? Très bien. Pourquoi n’allez-vous pas la chercher ? Enlevez votre bras, et laissez-moi, s’il vous plaît !

 

– Eh bien, je vais vous le dire, répondit Andy philosophiquement, mais je crois que vous ne comprendrez pas très bien. Vous avez entendu parler de Mr. Mike Sullivan, n’est-ce pas ? Le grand Mike comme on l’appelle.

 

– Non, répondit Maggie. Et je n’ai pas envie d’en entendre parler, si c’est lui qui vous fait agir comme cela. Qui est-ce ?

 

– C’est le plus grand homme de New York, répondit Andy d’un ton respectueux. Il peut faire à peu près tout ce qu’il veut avec Tammany ou avec n’importe quelle autre organisation politique. Il est aussi grand qu’une montagne et aussi large qu’East River. Essayez un peu de dire du mal de Big Mike Sullivan et vous aurez un million d’hommes sur le dos en moins de deux secondes. L’autre jour, il est allé faire un tour sur le vieux continent et les rois se sont sauvés dans leurs trous comme des lapins.

 

« Eh bien Big Mike est un de mes amis. Je ne suis encore qu’un tout petit bonhomme dans le quartier pour ce qui est de l’influence politique, mais Mike est un aussi bon ami pour un petit bonhomme ou pour un pauvre homme que pour un grand. Je l’ai rencontré aujourd’hui dans le Bowery et… qu’est-ce que vous croyez qu’il a fait ? Il se lève et vient me serrer la main. “Andy, me dit-il, j’ai l’œil sur vous. Vous avez fait du bon boulot dans votre quartier et je suis fier de vous. Venez boire un coup avec moi.” Là-dessus, il prend un cigare et je prends un whisky. Et je lui dis que je vais me marier dans quinze jours. “Andy, me dit-il, envoyez-moi une invitation et je viendrai à votre mariage.” Voilà ce que Big Mike m’a dit ; et il fait toujours ce qu’il dit.

 

« Vous ne comprenez pas ça, Maggie, mais je me ferais couper une main pour être sûr d’avoir Big Mike Sullivan à notre mariage. Ce serait le jour le plus fier de mon existence. Lorsque Mike assiste au mariage d’un homme, eh bien, cet homme-là est lancé dans la vie pour toujours. Alors, c’est pourquoi peut-être j’ai l’air un peu soucieux ce soir.

 

– Pourquoi ne l’invitez-vous pas, alors, s’il est si épatant que ça ? demanda Maggie.

 

– Il y a une raison qui m’en empêche, répondit Andy tristement, il y a une raison pour qu’il ne puisse pas être là. Ne me demandez pas ce que c’est, car je ne peux pas vous le dire.

 

– Oh ! je m’en fiche, répondit Maggie, c’est quelque chose qui concerne la politique, sûrement ; mais ce n’est pas une raison pour me faire la moue.

 

– Maggie, répliqua Andy après un instant de silence, est-ce que vous m’aimez autant que… que vous aimiez le comte Mazzini ? »

 

Il attendit longtemps, mais Maggie ne répondait pas. Et alors, tout à coup, elle laissa tomber sa tête sur son épaule et se mit à pleurer ; toute secouée de sanglots, elle serrait avec force le bras d’Andy et arrosait de larmes son propre crêpe de Chine noir.

 

« Allons, allons, allons ! fit Andy doucement, oubliant ses soucis personnels. Qu’est-ce qu’il y a maintenant ?

 

– Andy, fit Maggie au milieu de ses sanglots, je… je vous ai menti. Et vous… vous ne voudrez plus m’épouser. Vous ne… vous ne m’aimerez plus, mais je sens qu’il faut tout… vous dire. Andy, il n’y a jamais eu de… de comte Mazzini. Je n’ai jamais eu de rupin qui m’ait fait la cour, mais toutes mes camarades en avaient et elles parlaient d’eux tout le temps, et… les autres types les en aimaient davantage pour ça. Et puis, Andy, j’ai l’air si chic en noir, n’est-ce pas ? Alors, voilà, en passant devant la vitrine d’un magasin, j’ai vu cette photo et je l’ai achetée. Et j’en ai fait faire une réduction pour mon médaillon. Et j’ai inventé toute cette histoire au sujet du comte et de sa mort afin que je puisse porter du noir. Et personne ne peut aimer une menteuse et vous allez me laisser tomber Andy et j’en mourrai de honte. Oh ! je n’ai jamais aimé personne que vous. Voilà tout.

 

Mais au lieu de la repousser, Andy se contenta de la serrer plus fortement dans ses bras. Elle leva les yeux et s’aperçut que le visage d’Andy était redevenu clair et souriant.

 

« Pourriez-vous… pourriez-vous me pardonner, Andy ?

 

– Pour sûr ! répliqua Andy, y a pas de mal dans tout ça. Que le comte retourne à son cimetière ! Vous avez tout arrangé, Maggie. J’espérais bien que vous feriez ça avant le jour du mariage, sacrée Maggie !

 

– Andy, dit Maggie avec un sourire un peu timide lorsqu’elle fut assurée de son pardon, est-ce que… est-ce que vous avez cru toute cette histoire du comte Mazzini ?

 

– Oh ! pas précisément, répliqua Andy en fouillant dans sa poche pour attraper un cigare. Parce que, voyez-vous, c’est le portrait de Big Mike Sullivan que vous avez dans votre médaillon ! »

 

UN SERVICE D’AMOUR

Quand on aime son Art, aucun service ne semble trop dur. C’est là notre prémisse. Cette histoire en tirera une conclusion et démontrera en même temps que la prémisse est fausse. Ce sera une nouveauté en logique, ainsi qu’une performance littéraire légèrement plus âgée que la Grande Muraille de Chine.

 

Lorsque Joe Larrabee émergea des plaines marécageuses du Middle West, le génie de l’art pictural palpitait en lui. À six ans, il avait déjà perpétré un tableau représentant un citoyen proéminent de la ville qui passe rapidement devant la pompe à incendie. Cet essai fut encadré et suspendu dans la vitrine de la pharmacie paternelle, entre le collier de marrons antirhumatismal et le fœtus de babiroussa conservé dans l’alcool. À vingt ans, Joe partit pour New York avec une cravate flottante et un capital en cale sèche.

 

Delia Carruthers accomplissait de tels prodiges sur l’unique piano d’une petite ville du Sud que ses parents réunirent un demi-octave de dollars et l’envoyèrent dans le « Nord » pour s’y perfectionner. Ils ne purent jamais la voir… mais n’anticipons pas.

 

Delia et Joe se rencontrèrent dans un atelier où un certain nombre d’étudiants (beaux-arts et musique) s’étaient agglomérés pour discuter du « chiaroscuro », de Wagner, de l’harmonie, de Rembrandt, de Waldteufel, de papier peint, de Chopin et du contrepoint malgache.

 

Delia et Joe tombèrent amoureux l’un de l’autre, et convolèrent presque aussitôt en justes noces ; car (voir plus haut) quand on aime son Art, aucun service ne semble trop dur.

 

Mr. et Mrs. Larrabee se mirent en ménage dans un petit appartement. C’était un logement assez retiré, quelque chose comme le la dièse qui se trouve à l’extrémité gauche du clavier. Et ils étaient heureux, car chacun d’eux possédait à la fois son art et son amour. Et si j’ai un conseil à donner au jeune homme riche, c’est de vendre bien vite tout ce qu’il a et de donner l’argent au pauvre (concierge) pour acquérir le privilège de vivre dans un petit appartement avec son Art et sa Delia.

 

Tous les humbles locataires vous diront comme moi que seuls ils connaissent le vrai bonheur. Si un foyer est heureux, il ne sera jamais trop exigu ; dût-on renverser le buffet pour en faire un billard, transformer la cheminée en baignoire de marbre, muer le bureau République en chambre d’amis et le piano en table de toilette, dussent même les quatre murs se toucher, qu’importe si votre Delia et vous êtes restés à l’intérieur ! Tandis qu’avec un grand appartement, long et large, il en est tout autrement ; alors, il vous faut entrer par les portes de fer, accrocher votre chapeau à la chapelle de Guillaume Tell, votre cape au cap Horn, et sortir finalement par le Labrador.

 

Joe étudiait la peinture dans la classe du Grand Magister, si renommé pour l’obscurité de ses leçons, la clarté de ses honoraires et le clair obscur de ses fonctions. Quant à Delia, elle était l’élève de Rosenstock, le plus réputé des ravageurs de claviers.

 

Ils furent très heureux, tant que dura leur argent. C’est le cas de tous ceux… mais je ne veux pas faire preuve de cynisme. Leurs buts respectifs étaient parfaitement clairs et définis. Joe devait se trouver en mesure très rapidement de produire des tableaux qui provoqueraient dans son atelier une ruée et une mêlée farouches d’acheteurs caractérisés par un certain âge, des favoris blancs clairsemés et un portefeuille obèse. Delia, de son côté, dans le même temps record, allait se familiariser si profondément avec la Musique, qu’il lui serait aussitôt permis de se montrer dédaigneuse envers Elle, si bien que, les jours où la location pour le concert ne serait pas satisfaisante, la grande artiste n’hésiterait pas un quart de seconde à s’offrir à la fois un rhume et un homard thermidor en cabinet particulier, qui la retiendraient (tous les deux) loin de la scène.

 

Mais, à mon avis, tout cela ne valait pas l’existence quotidienne dans le douillet petit logis, les ardentes et profuses causeries du soir, à la sortie des « classes », les dîners exquis dans une confortable intimité, les frais et légers breakfasts, l’exposé de leurs mutuelles ambitions, qu’il fallait à toute force concilier ensemble, sous peine de rejet catégorique, les encouragements et les inspirations qu’ils se donnaient l’un à l’autre, sans compter (excusez mon matérialisme) les olives fourrées et les sandwichs au fromage à onze heures du soir.

 

Mais au bout de quelque temps, l’Art se mit à flancher. Ce sont des choses qui arrivent, hélas ! aussi bien à l’Art qu’à la prospérité, aux favoris du Derby et à l’enthousiasme populaire. Pour parler comme le vulgaire, c’est un cas de « il en sort toujours et il n’en rentre jamais ». Plus d’argent pour payer les honoraires, à la fois clairs et toniques, de Mr. Magister et de Herr Rosenstock. Quand on aime son Art, aucun service ne semble trop dur. Aussi Delia décida-t-elle qu’il lui fallait donner des leçons de musique afin de pouvoir continuer à faire bouillir la marmite.

 

Dès le lendemain, elle s’élança bravement à la pêche aux élèves. Le soir du troisième jour, elle rentra au nid tout épanouie de ravissement.

 

« Joe chéri ! s’écria-t-elle joyeusement, j’ai une élève ! Et dans une famille épatante ! C’est la fille du général A. B. Pinkney, dans la Soixante et Onzième Rue. Quelle magnifique demeure, Joe ! Si tu voyais cette porte d’entrée ! Je crois que tu appelles ça le style by… byzantin ?… Et l’intérieur ! Oh ! Joe, je n’ai encore jamais rien vu de pareil. Mon élève s’appelle Clémentine. Je l’aime déjà tendrement. C’est une petite chose menue et délicate, elle s’habille toujours en blanc ; et des manières si douces et si simples ! Elle n’a que dix-huit ans. Je dois lui donner trois leçons par semaine, à… à… devine, Joe !… À cinq dollars la leçon ! Je suis ravie ! Encore deux ou trois élèves comme ça et je pourrai reprendre mes cours chez Rosenstock. Allons ! ne fronce plus les sourcils, chéri, et mettons-nous à table.

 

– C’est très joli, tout ça, ma Delia, dit Joe en assaillant une boîte de conserve au moyen d’un marteau et d’un tournevis, mais qu’est-ce que je deviens, moi, dans cette affaire ? Tu ne penses pas que je vais te laisser donner des leçons pendant que je serai en train de papillonner dans les hautes sphères du grand Art ? Jamais ! J’en jure par les métacarpes de Benvenuto Cellini ! J’estime que je suis bien capable de vendre des journaux ou de poser des pavés, et de récolter aussi quelques dollars. »

 

Delia vint se suspendre à son cou.

 

« Joe chéri, tu es stupide. Il faut que tu continues tes études. Ce n’est pas comme si j’avais abandonné ma musique pour un autre genre de travail. En enseignant, je ne cesse pas d’apprendre. Je reste avec ma musique. Et nous pourrons vivre aussi heureux que des millionnaires avec quinze dollars par semaine. Pas question pour toi de quitter Mr. Magister.

 

– Comme tu voudras, dit Joe en attrapant le plat bleu de faïence destiné à recevoir les petits pois. Mais je suis navré de penser que tu vas donner des leçons. Ce n’est pas de l’Art. Enfin ! c’est chic de ta part, ma Delia, et je t’en remercie… de tout mon cœur.

 

– Quand on aime son Art, aucun service ne semble trop dur, dit Delia.

 

– Mr. Magister, dit Joe, m’a fait des compliments au sujet de mon ciel, tu sais, celui des esquisses que j’ai faites l’autre jour dans le parc. Et Tinkle m’a autorisé à en exposer deux dans sa vitrine. J’arriverai peut-être à en vendre une si le client idoine vient à passer par là.

 

– J’en suis sûre ! fit Delia, avec une exquise conviction. Et maintenant, rendons grâces au général Pinkney et à son rôti de veau. »

 

Durant toute la semaine suivante, les Larrabee prirent leur petit déjeuner de bonne heure. Joe parlait avec enthousiasme des « effets d’aurore » qu’il capturait dans Central Park ; aussi Delia l’expédiait-elle tous les matins à sept heures après l’avoir abondamment embrassé, choyé, encouragé, et… sustenté. L’Art est une source d’inspirations séductrices. Il était rare que Joe rentrât avant sept heures du soir.

 

À la fin de la semaine, Delia, d’un air heureux, fier et harassé, jeta triomphalement trois billets de cinq dollars sur la petite table de la petite salle à manger.

 

« Clémentine, dit-elle – et sa voix trahissait une certaine lassitude – me donne parfois du souci. Je crains qu’elle ne s’exerce pas suffisamment. Il faut lui répéter cent fois les mêmes choses. Et puis cette manie de s’habiller toujours en blanc finit par devenir monotone. Mais heureusement le général Pinkney est un amour ! Je souhaite que tu le rencontres un jour, Joe. Quelquefois, lorsque je suis au piano avec Clémentine, il entre (c’est un veuf, tu sais) et il reste là, près de nous, en tirant sa barbiche blanche. “Et comment marchent les doubles croches et les triples croches ?” nous demande-t-il. Si tu voyais les lambris de ce salon, Joe ! Et ces portières en astrakan ! Clémentine a une drôle de petite toux. J’espère qu’elle est plus forte qu’elle n’en a l’air. Oh ! je me suis vraiment attachée à elle, tellement elle est gentille et bien élevée. Le frère du général Pinkney a été ambassadeur en Bolivie, tu sais. »

 

Et alors, avec l’air d’un Monte-Cristo, Joe exhiba quatre billets de banque formant un total indiscutablement légal de dix-huit dollars, et les étala à côté de ceux de Delia.

 

« Vendue l’aquarelle de l’obélisque à un type de Peoria, annonça-t-il magistralement.

 

– Non, sans blague ! s’écria Delia. De Peoria ?

 

– Tout du long. Dommage que tu ne l’aies pas vu, Dele. Un gros type, avec un cache-nez en laine, et un cure-dents aux lèvres. Il avait vu la toile dans la vitrine de Tinkle, et tout d’abord il avait cru que ça représentait un moulin à vent. Mais il a été très chic, et il l’a achetée tout de même. Il m’en a commandé une autre, qu’il veut emporter lui-même, une vue de la gare des marchandises de Lackawanna, et à l’huile encore. Des leçons de musique ! Peuh ! Le vieil Art est toujours un peu là !

 

– Je suis si heureuse que tu aies pu continuer ta peinture ! fit Delia cordialement. Tu es obligé de réussir, mon chéri. Trente-trois dollars ! C’est la première fois que nous avons autant d’argent à dépenser. Aussi, ce soir, nous nous offrirons des huîtres.

 

– Et du filet mignon aux champignons, dit Joe. Où est la fourchette à olives ? »

 

Le samedi soir suivant, Joe rentra le premier à la maison, posa ses dix-huit dollars sur la table et se hâta de laver ses mains, qui semblaient fortement enduites de peinture noire. Sans doute y avait-il beaucoup de fumée ce jour-là tandis que Joe travaillait à la « gare des marchandises ».

 

Une demi-heure plus tard survint Delia, la main droite tout emmitouflée d’un tas de chiffons et de bandages.

 

« Qu’est-ce qui t’est arrivé ? » demanda Joe en l’embrassant.

 

Delia se mit à rire, mais le cœur n’y était pas.

 

« Oh ! ça ? expliqua-t-elle. Figure-toi que Clémentine voulut absolument nous faire manger des fondues après sa leçon. Quelle drôle de petite femme ! Des fondues à cinq heures de l’après-midi. Le général était là. Si tu l’avais vu courir pour aller chercher les tartines, Joe ! On n’aurait jamais cru qu’il y avait des domestiques dans la maison. Tu sais que Clémentine est d’une santé délicate ; elle était très nerveuse aujourd’hui. En voulant me servir une fondue toute fumante, elle la renversa sur ma main et mon poignet. Ça m’a fait très mal, Joe. La petite était bouleversée. Quant au général Pinkney – Oh ! Joe, le pauvre vieux faillit en devenir fou ! Il se précipita au rez-de-chaussée et envoya quelqu’un, l’homme qui entretient la chaudière du chauffage central, je crois, chez le pharmacien chercher de l’huile et… et des chiffons pour faire un pansement. Ça me fait moins mal maintenant.

 

– Et ça, qu’est-ce que c’est ? demanda Joe, en prenant tendrement la main malade et en tirant sur des franges blanches qui émergeaient du bandage.

 

– Ça ? dit Delia. C’est… c’est… de la charpie, tu sais, sur laquelle on a mis l’huile. Joe, est-ce que tu aurais vendu la deuxième toile ? »

 

Elle avait vu l’argent sur la table.

 

« Si je l’ai vendue ? dit Joe. Demande un peu au type de Peoria ! Je lui ai livré sa gare aujourd’hui, et maintenant voilà qu’il a envie d’un autre paysage et d’une vue de l’Hudson. À quelle heure ta main a-t-elle été brûlée cet après-midi, Delia ?

 

– Cinq heures, je crois, fit Delia plaintivement. Le fer… je veux dire la fondue est sortie du feu à peu près à cette heure-là. Si tu avais vu le général Pinkney, Joe, quand…

 

– Assieds-toi un peu ici, Dele », fit Joe.

 

Il l’attira sur le lit, s’assit auprès d’elle et la prit tendrement par les épaules.

 

« Qu’est-ce que tu as fait pendant ces deux dernières semaines, Delia ? » demanda-t-il.

 

Elle essaya de crâner pendant quelques instants, les yeux débordant d’amour, et d’obstination, murmura vaguement deux ou trois phrases où il était question du général Pinkney ; et puis soudain baissa la tête et laissa s’épancher ses larmes en même temps que la vérité.

 

« Je n’arrivais pas à trouver d’élèves, avoua-t-elle, et je ne pouvais pas me résigner à te voir abandonner la peinture. Alors j’ai fini par me faire embaucher dans cette grande blanchisserie de la Vingt-Quatrième Rue. Et… et comment trouves-tu mon invention du général Pinkney et de Clémentine, Joe ? Alors cet après-midi, quand une de mes camarades de l’atelier eut posé par mégarde son fer brûlant sur ma main, je me creusai la cervelle tout le long du chemin pour imaginer cette histoire de fondue. Tu n’es pas fâché, dis, Joe ? Et puis, si je n’avais pas travaillé là, tu n’aurais peut-être pas vendu tes toiles à ce type de Peoria.

 

– Il n’était pas de Peoria, dit Joe lentement.

 

– Peu importe d’où il sortait. Tu es épatant, mon Joe ! Et… embrasse-moi, Joe ! Et… dis, Joe, qu’est-ce qui a pu te faire soupçonner que je ne donnais pas de leçons à Clémentine ?

 

– Je n’en avais jamais douté, dit Joe, avant ce soir. Et peut-être aurais-je continué à le croire, si, cet après-midi, dans la salle des machines, on n’était pas venu me demander de l’huile et des chiffons pour une ouvrière qui s’était brûlé la main en haut avec un fer. C’est moi qui chauffe la machine de cette blanchisserie depuis quinze jours…

 

– Oh ! !… alors tu n’as pas vendu les tabl…

 

– Mon acheteur de Peoria, dit Joe, et le général Pinkney sont des créations jumelles d’un même art, qui n’est d’ailleurs ni la peinture, ni la musique. »

 

Alors ils se mirent à rire tous les deux, et Joe commença :

 

« Quand on aime son Art, aucun service ne semble… »

 

Mais Delia l’interrompit en mettant une main sur ses lèvres.

 

« Non, dit-elle. Tout simplement « quand on aime ». »

 

 

 

 

 


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Mai 2009

 

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[1] Cette nouvelle fut écrite avant que la mode imposât aux femmes le sacrifice de leur crinière. (N. d. T.)

[2] Coney Island. Le gigantesque Luna Park situé dans une petite île en face de New York. (N. d. T.)