Louis Noir

 

 

 

UNE CHASSE À COURRE AU PÔLE NORD

 

 

Chez les esquimaux

 

 

Voyages, explorations, aventures
Volume 15

 

 

 

(1899)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER UN CONGRÈS DE COQUINS. 3

CHAPITRE II DANS L’ÎLE DE BANKS. 19

CHAPITRE III ÉQUIPAGE DE CHASSE.. 21

CHAPITRE IV UNE INAUGURATION ! 26

CHAPITRE V LES ÉTONNEMENTS DE DEUX TRAPPEURS ET D’UN SIOUX.. 29

CHAPITRE VI ORGANISATION.. 42

CHAPITRE VII LE GOLFE GELÉ.. 46

CHAPITRE VIII DANS L’ÎLE DE BANKS. 50

CHAPITRE IX PÊCHE-CHASSE AUX MORSES. 52

CHAPITRE X LES OURS BLANCS. 67

CHAPITRE XI REVANCHE DE DAMES. 79

CHAPITRE XII SURPRISES. 84

CHAPITRE XIII OEIL-DE-LYNX.. 88

CHAPITRE XIV SAGACITÉ.. 91

À propos de cette édition électronique. 94

 

CHAPITRE PREMIER

UN CONGRÈS DE COQUINS
[1]

 

Ils sont là six blancs, dans un bois de pins, autour d’un bon feu devant lequel rôtissent des quartiers de daim.

 

Comme nous sommes à l’extrême nord du Canada, il y a encore de la neige ça et là sur le sol, quoique nous soyons à la fin de mai et que le printemps soit commencé.

 

Les blancs, assis en rond sous un soleil encore chaud, il est trois heures de l’après-midi, causent avec animation.

 

Une dizaine d’indiens, leurs domestiques évidemment, s’occupent les uns de la cuisine, les autres d’installer des huttes pour la nuit.

 

Leur façon d’opérer est très simple ; ils choisissent un arbre qui, comme l’épicéa, fait retomber presque jusqu’au sol ses premières branches très touffues.

 

Ils assujettissent sur le sol avec des pierres l’extrémité des branches.

 

Il en résulte qu’ils ont ainsi la charpente bien garnie déjà, d’un toit conique soutenu par le tronc et reposant sur le sol.

 

Sur cette charpente, ils jettent force branches qu’ils coupent, puis des épaisseurs de mousse, puis encore des branches.

 

Une petite entrée très basse, facile à boucher avec des branches et des mousses, donne accès à l’intérieur.

 

On entre en rampant.

 

Avec un bon sac de couchage en fourrure, dans les poils duquel on se fourre, on brave le froid intense des nuits.

 

De 15 à 2o degrés au-dessous de zéro, alors que, dans le jour, il fait 2o au-dessus de zéro au soleil.

 

Mais la hutte est un bon abri.

 

Pour les blancs deux huttes.

 

Pour les Indiens trois.

 

Maîtres et domestiques couchent à part, par vergogne chez les maîtres et manque de confiance envers leurs serviteurs.

 

Car tout ce monde-là est du très sale monde.

 

Les Indiens sont des bannis.

 

Quand une tribu est mécontente d’un de ses membres, elle le chasse.

 

Et toujours ces Indiens cherchent à s’attacher à un blanc.

 

Pourvu que celui-ci fournisse de temps en temps du tafia, il sera assez bien servi.

 

Drôles de domestiques que ceux qui ne montrent du zèle que pour bien se saoûler une ou deux fois par mois.

 

Tout ce monde, armé jusqu’aux dents, est venu là à cheval.

 

Les chevaux pâturent.

 

Ils coucheront à la belle étoile.

 

Ils y sont habitués.

 

Les Indiens ont de mauvaises figures, des mines patibulaires.

 

Chez aucun peuple, on ne voit autant de types de ce que j’appellerai les animaux humains, des hommes ressemblant à des bêtes.

 

Hommes-fouines, hommes-renards, hommes-loups, hommes-jaguars, etc.

 

Il y en avait là, dix ou douze qui rappelaient soit une ou l’autre bête féroce.

 

Sombres du reste, taciturnes et d’allures sournoises, ils travaillaient aux huttes silencieusement mais adroitement.

 

Les blancs étaient tous très bien vêtus, et quatre d’entre eux avaient des allures de gentlemen, mais de gentlemen alcooliques.

 

La voix éraillée, l’œil halluciné, les yeux rouges, les mains tremblantes, permettaient de classer à première vue ces messieurs parmi les buveurs invétérés de rhum et de gin.

 

Pas d’erreur.

 

Mais ils avaient encore force physique et intelligence.

 

Ils étaient relativement jeunes.

 

Ils s’étaient donné rendez-vous là, sur l’initiative de l’un d’eux, un certain Nilson, à tête de renard et de chat.

 

Très remarquable, avec ses oreilles pointues et très détachées.

 

C’était un déclassé, un raté comme nous dirions en France, mais il avait reçu une instruction solide et aimait à en faire parade ; cela lui donnait une supériorité sur les autres.

 

Dès que le cercle avait été formé, il avait pris la parole.

 

– Mes camarades, avait-il dit, nous étions les directeurs des forts qui servent de factoreries à la Compagnie de Pelleteries de la baie d’Udson et nous ne sommes plus rien.

 

» Destitués !

 

» Chassés !

 

» Bannis !

 

» Remplacés !

 

» Et, par dessus le marché, ruinés.

 

Il y eut une explosion de colère.

 

« Canaille d’inspecteur ! »

 

« Le diable l’emporte au bout de sa fourche pour le rôtir à grands feux. »

 

« Si une bonne fièvre jaune pouvait donc l’emporter ! »

 

« La peste l’étouffe ! »

 

Une espèce de géant, une brute, mais non dénuée de ruse, un vieux, le seul vieux de cette assemblée, qui ressemblait à un ours blanc étonnamment, demanda :

 

– Mais pourquoi diable cet homme a-t-il acheté tant d’actions de la Compagnie, et ses compagnons comme lui, au point qu’ils sont les maîtres et qu’il s’est fait nommer inspecteur général avec pleins pouvoirs ?

 

– Ours-Blanc, mon ami, j’ai pris mes renseignements.

 

» Notre nouvel inspecteur est un monsieur qui est quatre ou cinq fois milliardaire.

 

» C’est un homme qui a découvert une montagne d’or, qui a récolté les champs d’or, qui fait exploiter aujourd’hui les mines extraordinairement riches par une compagnie, dont lui et les siens ont les actions pour les quatre cinquièmes.

 

» Cet homme si riche est un fou.

 

» Il veut aller au pôle, au centre de la terre, dans la planète Mars, la lune lui paraît trop rapprochée.

 

» Il la dédaigne.

 

– Est-ce que vous blaguez, Nilson ?

 

– Pas du tout.

 

» Je suis sûr de ce que je dis.

 

– Mais voyons, aller au centre de la terre, c’est impossible.

 

– Ce n’est pas tout à fait ce qu’il veut, et je me suis mal expliqué.

 

» Il veut arriver au feu central.

 

» Alors plus besoin de houille, on capterait la chaleur de ce feu.

 

– Bon.

 

» Mettons que ce soit possible.

 

» Mais le voyage aux planètes ?

 

– Vous permettrez, cher Ours Gris, de vous dire que vous n’êtes pas instruit comme moi, ce n’est pas votre faute, mon bon ami.

 

» Vous ne pouvez comprendre ce que je comprends ; c’est évident.

 

» Je vais cependant essayer de vous initier aux possibilités de ce projet.

 

» Pourquoi un ballon monte-t-il dans l’air, mon cher camarade ?

 

» Parce qu’il est rempli d’un gaz plus léger que l’air.

 

– Oui ! oui !

 

» Pas besoin d’être savant pour savoir ça, master Nilson.

 

– Entendu.

 

» Mais au-dessus de l’air, qu’est-ce qu’il y a, mon bon ami ?

 

– Je n’en sais rien.

 

» Je suppose même qu’il n’y a rien.

 

» Ç’est le vide.

 

– Le vide n’existe pas dans la nature, c’est impossible.

 

» Entre les planètes, il y a des espaces remplis d’un fluide que l’on appelle l’éther et dont on ne connaît pas la composition.

 

» Connaître ce fluide serait peut-être résoudre le problème.

 

» Qui sait si ce fluide condensé ne donnerait pas des gaz, comme l’oxygène et l’hydrogène dont on fait de l’eau, comme l’oxygène et l’azote dont on fait de l’air.

 

» Or, si l’on pouvait gonfler un ballon d’un fluide plus léger que l’éther, le ballon monterait dans l’éther, c’est certain.

 

» Et l’on fabriquerait de l’air respirable, de l’eau buvable ; on mangerait, car on pourrait emporter des aliments condensés.

 

– Ainsi, vous Nilson, vous croyez cela possible ?

 

– Oui.

 

» Et M. d’Ussonville, qui a des milliards, est en train de faire construire sur le toit du monde, le Pamir, à la plus haute altitude du monde, un observatoire d’où s’élèveront des ballons.

 

» Ils atteindront au plus près de l’éther, l’éther lui-même peut-être.

 

» Alors, on touchera à ta solution.

 

– Mais, vous avez traité cet homme de fou.

 

– Le génie et la folie se touchent.

 

» Mais si j’ai qualifié M. d’Ussonville de fou, c’est parce que je trouve insensé qu’ayant des milliards, au lieu d’en jouir, il cherche à résoudre des problèmes scientifiques.

 

» Qu’il aille au pôle si ça l’amuse, passe encore ; le feu souterrain, soit !

 

» Mais le voyage dans la planète Mars pour faire plaisir à un certain astronome français, Camille Flammarion, qui s’est toqué de cette planète, je trouve ça déraisonnable.

 

» Il risque de mourir comme Crocé-Spinelli ou comme Pilâtre de Rozier.

 

L’Ours-Blanc se gratta l’oreille et il dit avec un air modeste :

 

– Connais pas ces gentlemen ; mais s’ils ont voulu aller dans la lune ou dans les planètes, il ne faut pas s’étonner s’il leur est arrivé du désagrément, voire même, s’ils en sont morts.

 

» Car, enfin, si je voulais, d’un bond, franchir un précipice de trente mètres de large, m’est avis que je me casserais le nez au fond.

 

– Pas sûr !

 

» Avec un appareil bien combiné, on y arriverait… facilement…

 

– Vous croyez ?

 

– Est-ce que, avec un parachute, on ne descend pas d’un ballon qui plane à trois mille mètres de hauteur ?

 

» Est-ce que ça ne se fait pas avec aisance, grâce et facilité ?

 

» Supposez un bord du précipice plus élevé que l’autre.

 

» Avec un parachute et un bon vent, on passerait sur le précipice.

 

» Mais il y a mieux à inventer.

 

L’Ours-Blanc se mit à grogner et il dit d’un air de mauvaise humeur :

 

– Vous avez réponse à tout.

 

– Mon très cher ami, par le temps qui court, il ne faut douter de rien.

 

» Si l’on vous avait dit, il y a vingt ans, qu’à cent lieues de distance, vous pourriez parler à l’oreille de quelqu’un, vous auriez affirmé que l’on se moquait de vous, n’est-ce pas ?

 

» Eh bien ça se fait !…

 

» Donc ne venez plus me parler de choses impossibles.

 

» Il n’y en a plus.

 

Nilson, ayant produit ainsi un grand effet sur son auditoire, résolut de l’étonner encore davantage.

 

– J’ai eu, dit-il, l’heureuse chance de causer avec un capitaine qui se trouve parmi les lieutenants de M. d’Ussonville.

 

» C’est un Marseillais.

 

» C’est un prestidigitateur étonnant.

 

» Or, il avait appris que je connaissais les vertus extraordinaires d’une plante qui guérit les plaies les plus malsaines.

 

» J’en tenais le secret d’un sorcier indien auquel je l’avais acheté.

 

Ce capitaine Castarel me dit :

 

– Mon pauvre master Nilson, vous voilà ruiné de fond en comble.

 

» Vous allez vous trouver sur le pavé après avoir été rapatrié à Montréal.

 

» Mais, avec cinq mille dollars, un homme peut toujours se relever.

 

» Je vous les offre pour votre secret.

 

– Cinq mille dollars !

 

– Oui.

 

» Et ça les vaut !

 

» Marché fait, vous pensez bien.

 

– Parbleu !

 

– Et je me suis mis à soigner un Indien dont le bras était déjà gangrené.

 

» Succès complet !

 

» Le capitaine était resté avec moi au fort River-Peel pour voir la cure, et, comme il est bon garçon, nous avons causé amicalement, quoique son chef, l’inspecteur général, m’eût destitué, ce à quoi il ne pouvait rien.

 

» Car M. d’Ussonville, bien au courant de tout, s’attendait à notre hostilité et il s’est arrangé pour être le maître et pour nous destituer.

 

» Pas commode, le commandant.

 

» Avec lui, ce qui est dit est dit, ce qui est fait est fait.

 

» Jamais il ne revient sur ce qu’il a décidé.

 

» C’est un Basque.

 

» Homme terrible.

 

» Tout d’une pièce.

 

» Mais ça ne m’a pas empêché d’apprécier M. Castarel, homme aimable.

 

» Et nous avons causé des projets de son chef et des grands moyens qu’il a de les réaliser.

 

– Bon ! dit un des directeurs destitués.

 

» Je vous ai écouté avec attention, et, moi, je suis capable de vous comprendre.

 

L’Ours-Blanc furieux :

 

– C’est donc à dire que j’en suis incapable, master Chirpick ?

 

L’autre :

 

– Ai-je dit cela ?

 

– Vous l’insinuez.

 

– Pas du tout.

 

» Si on parlait de manger un bon morceau et de boire un bon coup et si je déclarais que je suis en état de le faire, cela voudrait-il dire que vous en êtes incapable ?

 

» Je dis tout simplement à mon ex-collègue Nilson que si, par ses études, il est à même de comprendre ce que lui a dit le capitaine Castarel, moi, ex-très bon élève de l’académie de Montréal, je suis à sa hauteur.

 

» Quant à vous, cher ex-collègue, je ne prétends pas que, malgré votre manque d’instruction supérieure, vous soyez incapable de comprendre.

 

» C’est votre affaire.

 

» Si vous comprenez, tant mieux ; si vous ne comprenez pas, tant pis.

 

Tous les autres se mirent à rire.

 

L’Ours-Blanc furieux proféra des menaces et donna de violents signes de colère.

 

Nilson lui dit :

 

– Quand vous vous battrez l’estomac comme un ours qui est en fureur, ça ne fera pas que master Chirpick ait eu tort.

 

» Un homme ne peut tout avoir.

 

» Vous possédez une force physique qui fait notre admiration à tous.

 

» Vous êtes l’Hercule de notre société et Hercule fut un demi-dieu.

 

» Pour que nous soyons vos égaux, il faut bien que nous ayons quelque chose que vous n’avez pas ; ce quelque chose est l’instruction supérieure.

 

» Mais enfin je vais vous dire une chose qui, quoique étonnante, peut être perçue par l’esprit le plus obtus.

 

» Il faut qu’il y mette autant de bonne volonté que j’en mettrai.

 

» Je parlerai la langue de tout le monde, pas la langue scientifique.

 

L’Ours-Blanc grogna :

 

– Parlez hébreu si vous voulez, ça m’est égal, vous ne direz que des bêtises.

 

» Quand vous prétendez qu’un homme peut aller au centre de la terre chercher du feu pour allumer son cigare et qu’il ira se promener la canne à la main dans les astres, vous devez bien comprendre qu’un homme de bon sens ne croira jamais à ces balivernes.

 

» Donc, blaguez tout à votre aise.

 

Nilson, avec ironie :

 

– Merci de la permission.

 

Et, après avoir laissé ses camarades rire tout à leur aise de la sortie de l’Ours-Blanc qui prit l’attitude la plus rogue, il dit :

 

– Messieurs, vous savez que le rêve de tout homme à la tête d’une grosse affaire cosmopolite serait de se dédoubler à chaque instant, pour être partout, en une journée, en un clin d’œil.

 

» À New-York à neuf heures du matin, à Paris à dix heures, à Chicago à onze, etc.

 

Il traiterait ses affaires lui-même.

 

– Mais, dit Chirpick, il a le télégramme, et il aura bientôt partout le téléphone.

 

– Incommode !

 

» Incomplet !

 

» Imparfait !

 

» Cela vaut-il sa présence effective ?

 

» Non.

 

» Comment l’obtenir ?

 

» Rien de plus simple.

 

L’Ours-Blanc ricanait :

 

– Et vous allez me dire qu’un homme pourra être à neuf heures à New-York, à dix heures à Paris, à onze heures à Chicago.

 

» J’ouvre mes oreilles aussi grandes que des portes cochères pour vous entendre.

 

» J’espère que si vous osez affirmer une chose aussi monstrueusement absurde, tous les camarades vous conspueront comme moi.

 

» C’est assez abuser de la crédulité humaine.

 

– Bon ! bon !

 

» Je prie seulement mes amis de m’écouter un petit instant.

 

» Ceux qui sont ici ont-ils assisté à des expériences de magnétisme ?

 

– Oui ! oui !

 

– Ont-ils vu suggestionner un sujet ?

 

– Oui !

 

– Est-ce que le sujet, une fois qu’il a été mis sous l’action magnétique du suggestionneur ne reçoit pas en tout et pour tout l’impulsion de celui-ci qui s’est, en quelque sorte, dédoublé en lui, en annihilant son être pour y substituer le sien, au point de faire commettre un crime au malheureux sujet si bon lui semble ?

 

– C’est vrai !

 

– À ce point, dit Chirpick, que les tribunaux ont reconnu l’irresponsabilité du ou de la suggestionné ; chose jugée.

 

» Vos conclusions, Nilson ?

 

» Je les entrevois du reste.

 

– Le commandant d’Ussonville prétend qu’un homme doué du pouvoir magnétique pourrait avoir un représentant dans les villes du monde importantes : il l’appellerait au télégraphe.

 

» Vous savez que, quand un individu a été suggestionné par un autre, il le sera toujours, chaque fois que la communication s’établira entre eux.

 

» Or quel meilleur moyen que le télégraphe pour établir la communication magnétique ?

 

– C’est très clair !

 

– Oui, ami Chirpick !

 

» Oui c’est clair.

 

» Il faut être une brute, une buse, un ignorant obstiné pour ne pas l’admettre.

 

Tous, sauf l’Ours-Blanc :

 

– C’est vrai.

 

» Hourrah pour Nilson.

 

Celui-ci triomphant :

 

– Vous voyez les conséquences. L’hypnotiseur à distance suggère bien sa pensée au sujet d’une affaire à l’hypnotisé par le télégraphe.

 

» Il l’imprègne de ses intentions.

 

» L’autre représentant consacré et autorisé, traite l’affaire dans le sens voulu.

 

» Et, s’il y a des difficultés, il se met en relations télégraphiques avec son médium, son patron, qui lui insuffle ce qu’il y a à faire.

 

– Bravo !

 

» Hurrah !

 

» Splendide !

 

Cet enthousiasme écrasa l’Ours-Blanc, qui se mit à grogner :

 

– Alors un homme vivrait pour ainsi dire dans cinq, dix, trente autres hommes ?

 

Chirpick :

 

– Certainement.

 

» Le phénomène du dédoublement a du reste été constaté.

 

» C’est la base du système.

 

Et Nilson :

 

– Ça fonctionne !

 

» M. d’Ussonville, dont le pouvoir magnétique est énorme, suggestionne dans les succursales de ses établissements un sujet qui transmet tous ses ordres au directeur de la succursale, bien mieux, bien plus commodément, bien plus délicatement et bien moins coûteusement que par le moyen, je ne di rai pas du télégraphe, il s’en sert, mais du télégramme ou même du téléphone, là où celui-ci fonctionne.

 

» Voilà un problème résolu et c’est un progrès immense.

 

L’Ours Blanc se leva écumant de rage, et se battit la poitrine comme il en avait l’habitude et s’écria :

 

– Ah ça, voyons !

 

» Est-ce pour me faire entendre l’éloge de mon ennemi qu’on m’a fait venir ici ?

 

» Qu’est-ce qu’il veut Nilson ?

 

» Et Potruck ?

 

» Ils ont l’air de s’entendre ensemble comme larrons en foire.

 

» Si vous avez une proposition à faire, faites-la et on vous écoutera.

 

» On discutera…

 

» Avec méfiance…

 

» Vous faites trop l’éloge de cet inspecteur, pour qu’il n’y ait pas anguille sous roche ou serpent sous la pierre.

 

» Parlez donc sérieusement, si vous avez quelque chose de sérieux à dire.

 

» J’attends.

 

Sur cette sortie, il se rassit très majestueusement, non sans grogner.

 

Une habitude.

 

Nilson prit la parole.

 

– Mes camarades, dit-il, quand on entre en lutte avec un homme, il est bon de le connaître ; ça sert toujours.

 

» Voilà pourquoi je vous ai tracé le caractère de M. d’Ussonville.

 

» Nous pouvons tenir pour certain qu’un pareil homme n’agit jamais par petit et mesquin intérêt personnel, par amour du lucre.

 

» C’est chose importante que de le savoir, pour tabler là-dessus.

 

» Or, M. d’Ussonville nous a ruinés.

 

» Je voudrais prendre ma revanche avec vous et le forcer à nous enrichir.

 

» Qu’en pensez-vous ?

 

– Bonne idée !

 

– Dame, s’il y a moyen ! »

 

– Il me serait fort agréable de tirer quelques millions de dollars de ce monsieur !

 

– Nilson, votre idée ?

 

L’Ours-Blanc, au milieu de ce concert d’approbation n’avait dit mot.

 

Il boudait.

 

Nilson se leva cérémonieusement, fit planer sur l’assemblée un regard d’une expression singulière et indéfinissable et il dit :

 

– Gentlemen, dans une assemblée qui se respecte, il faut observer les usages.

 

» J’ai voulu vous consulter sur ce que nous pourrions bien faire pour forcer la main à M. d’Ussonville et le mettre à contribution.

 

» Or, gentlemen, nous avons ici un camarade qui a droit à parler avant tous.

 

» Intelligent, rusé, expérimenté, très fort en un mot, tête réfléchie, sachant mûrir un dessein, il saura nous donner un plan.

 

» C’est notre doyen.

 

» Donc, Ours-Blanc, je vous donne la parole et je vous demande :

 

» Que faut-il faire ?

 

Tous, malicieusement :

 

– Très bien !

 

– Très bien !

 

– Qu’il parle !

 

L’Ours, fort embarrassé, se leva, se dandina, puis il toussa, puis il dit :

 

– Je n’ai pas assez réfléchi pour donner mon avis sur cette affaire.

 

» Que celui qui l’a mise en avant la soutienne.

 

On rit beaucoup.

 

Chirpick s’écria :

 

– Que voilà bien la finesse d’un ours qui craint de se compromettre.

 

» Admirable !

 

» On a raison de vanter votre sagacité, mon cher camarade.

 

» Mais si tout le monde vous imitait, nous n’avancerions à rien.

 

» Nilson, mon ami, exposez-nous votre plan, vous devez en avoir un.

 

– Je n’en suis pas l’inventeur.

 

» Plan connu !

 

» Plan classique !

 

» Vous savez tous, mes chers camarades, comment procèdent les brigands italiens.

 

» Ils enlèvent et mettent à la rançon.

 

» Je propose de faire de même.

 

– Enlever M. d’Ussonville ?

 

– Ce serait peut-être difficile.

 

» Mais il a sa nièce.

 

» Mais deux capitaines ont leurs femmes.

 

» De plus, il y a deux anciennes cambacérès de Béhanzin, générales de sa garde, qui ont commandé une compagnie d’amazones recrutées par M. d’Ussonville pour s’assurer la possession de la Montagne d’Or qu’il avait découverte en Australie.

 

» Tout ce monde là est riche, très riche, richissime, cent millionnaire au moins.

 

» Il faut vous dire que ces dames ont le démon de la chasse au cœur.

 

» Je table là-dessus.

 

» Elles iront chasser certainement.

 

» Si nous parvenons à leur dresser une embuscade et à les surprendre, nous nous retirerons en lieu sûr et nous négocierons la mise en liberté de ces dames, moyennant belle somme.

 

» Je ne me dissimule pas que l’affaire est très chatouilleuse.

 

» Mais, à nous tous, nous trouverons bien un bon moyen de nous cacher et de nous emparer de ces dames à l’improviste.

 

» Qu’en pensez-vous ?

 

– Ce serait parfait, dit Chirpick, si nous avions le moyen de passer sur la glace, dans l’île de Banks où ils vont construire leur deuxième hôtel polaire.

 

» Mais, à cette époque de l’année, la mer est libre et nous n’avons pas de barques.

 

– Eh mais, fit l’Ours-Blanc, on pourrait passer en pirogues.

 

– Et les chevaux !

 

» Il nous faut des provisions, des tentes, car il n’y a pas de bois dans l’île, des bagages, donc des chevaux.

 

» Pas moyen de s’en passer.

 

– Eh bien ! alors.

 

» Il faudrait construire un radeau.

 

– C’est une idée.

 

– Un grand radeau.

 

» C’est facile.

 

» On se munira de plusieurs mats, d’une voile, de pagaies.

 

» En peu d’heures, par un beau temps, nous passerons dans l’île.

 

» Là, nous aviserons.

 

– Nilson, vous êtes la meilleure tête de nous tous ! dit Chirpick.

 

– Après notre doyen ! fit Nilson.

 

L’Ours-Blanc avec bonhomie :

 

– Non ! non !

 

» Mais, en vérité, vous vous moquez trop de moi, mon cher camarade.

 

– C’est qu’aussi vous grognez trop et vous critiquez trop, mon cher Ours.

 

– Chacun a son petit caractère.

 

– Messieurs, que chacun aille se prépare, se munir de tout ce qui lui est nécessaire ; car, enfin, si dures qu’aient été les exigences de M. d’Ussonville pour les redditions de compte, il vous reste quelque chose.

 

» Rendez-vous ici.

 

» J’ai choisi ce lieu parce qu’il est au centre de forts dont chacun de nous relève.

 

» Je ne doute pas que nos successeurs ne se montrent assez modérés dans leurs prix de vente pour nos provisions.

 

» Je vous engage à dire que vous allez au Klondike tenter fortune dans les mines d’or.

 

» Sur ce, dînons.

 

Tout le monde, enchanté, s’assit sur des pierres, près du feu.

 

Déjà le froid pinçait.

 

On fit honneur au repas, puis après une courte causerie, on se coucha fatigué.

 

Le lendemain, chacun troussait bagage, montait en selle et l’on se séparait.

 

CHAPITRE II

DANS L’ÎLE DE BANKS

 

Tous les explorateurs se sont accordés à peindre l’île de Ranks comme un paradis pour le chasseur.

 

C’est aussi le cas des autres îles voisines, notamment celle de Milleville.

 

Master Clarke dit textuellement que la faune antique comptait en ces îles de très nombreux représentants.

 

Bœufs musqués en troupeaux de dix à trente têtes et plus.

 

Rennes en hardes de cinq à douze et même à quinze individus.

 

Daims en hardes aussi.

 

Lièvres fort peu farouches et qu’il est très facile d’apprivoiser.

 

Ours blancs en grand nombre.

 

Cela se comprend.

 

Le gibier ne manque pas.

 

Loups en bande.

 

Renards en quantité, mais isolés.

 

Ceux-ci, voleurs audacieux, auxquels tout est bon, puisqu’ils ont dérobé un jour un baromètre à Nansen ; une autre fois, la toile de son embarcation.

 

Comme oiseaux, on peut tuer en masse les oies, les cygnes, les canards eiders, les pluviers, les ptavigans qui sont des gelinottes, d’excellents et gras plongeurs, des chevaliers, etc.

 

Comme chasse pêche, des phoques, des morses et autres amphibies.

 

On pèche le narval-espadon, la morue, la truite saumonée, etc.

 

On peut récolter des quantités d’œufs incroyables et assommer des pingouins pour leur huile à lampe de cuisine et de chauffage.

 

Mais, détail curieux, seules les bêtes féroces, excepté l’ours, fuient l’homme.

 

Les autres, ne le connaissant pas, se laissent approcher.

 

Ainsi, la bête pacifique nous croit pacifique, la bête carnivore nous devine dangereux.

 

La seule chose qui manque en ces rives, ce sont les belles forêts du continent ; on ne peut construire des cabanes.

 

Mais c’est un inconvénient auquel on remédie assez facilement.

 

C’était dans un de ces paradis de chasse, l’île de Banks, que devait s’élever le second hôtel polaire.

 

Le premier venait d’être achevé en terre ferme, près de l’embouchure du fleuve Mackensie, immense artère qui collectionne d’immenses nappes de neiges fondues, apportées par tant de tributaires, et, pendant tout le cours de l’été verse une masse d’eau douce ci énorme dans l’Océan arctique qu’il en perd au loin sa salure.

 

Fleuve béni !

 

Il est couvert de vapeurs pendant trois mois, de canots, de pirogues, de trains de bois ; il permet le ravitaillement de vastes régions et l’écoulement de leurs produits.

 

C’est au premier hôtel polaire que devaient arriver chaque année les ravitaillements destinés à la ligne d’hôtels espacés de ce premier anneau de la chaîne, au dernier construit au pôle ou au plus près du pôle.

 

Mais si ces ravitaillements devaient arriver en été à l’hôtel du Mackensie, le gros de ces provisions ne devait être distribué aux autres hôtels qu’en hiver, alors que l’Océan gelé souderait les îles l’une à l’autre et au continent.

 

Mais, pour le moment les deux navires de M. d’Ussonville étant bondés, c’étaient eux qui assuraient le ravitaillement.

 

Comme on allait inaugurer l’hôtel Mackensie, un fait se produisit qui combla de surprise les Indiens, les Esquimaux et les trappeurs au service de l’expédition.

 

CHAPITRE III

ÉQUIPAGE DE CHASSE

 

Voilà que, la veille même de l’inauguration, on vit un trappeur, Bouche-de-Fer qui, étant en chasse, venait de voir quelque chose d’extraordinaire.

 

Il courut au capitaine Drivau qu’il aperçut et il lui dit tout essoufflé :

 

– Capitaine !

 

– Qu’y a-t-il ?

 

– Une troupe.

 

» À… à… cheval…

 

– Des Indiens ?

 

– Non !

 

» Des officiers anglais.

 

– Vous êtes sûr ?

 

– J’ai vu les habits rouges et l’or des galons sur les manches et sur les coiffures : ce sont des officiers anglais, vous dis-je.

 

» Ils ont plus de cent chiens !

 

» Qu’est ce que ces gens peuvent bien nous vouloir ?

 

– Ah ! ils ont des chiens ! fit Drivau en souriant joyeusement.

 

» Tant mieux !

 

» Faites venir le cuisinier.

 

– Si vous le demandez, c’est que ces gens là sont des amis alors ?

 

– Des serviteurs à moi.

 

– Ces officiers anglais !

 

» Des domestiques ?

 

– Oui.

 

» Mais envoyez-moi le chef.

 

Langue-de-fer, très intrigué, alla chercher le cuisinier de l’hôtel.

 

– Monsieur Léon, lui dit Drivau, vous allez avoir cent chiens à nourrir.

 

» Vous y serez aidé par trois valets de chiens à pied, mais pas aujourd’hui.

 

» Mettez en besogne vos femmes esquimaudes qui vous servent d’aides.

 

» Qu’elles cassent du biscuit de mer que vous leur ferez jeter dans une grande marmite, contenant assez d’eau pour faire une soupe très épaisse.

 

» À l’eau vous ajouterez de la graisse de phoque, du poisson sec découpé fin, un peu de viande du phoque aussi découpée.

 

» En terme de vénerie cette soupe à chien s’appelle une mouée.

 

» Vous ferez chauffer et vous ferez bien mélanger le tout à la spatule.

 

» Les valets de chiens serviront la meute, quand ce sera prêt.

 

En ce moment on entendit une fanfare de cors de chasse.

 

Elle sonnait l’air joyeux de l’arrivée au rendez-vous.

 

Les Indiens, les Esquimaux, les trappeurs tombèrent en extase.

 

Cette musique leur semblait céleste et les Indiens se disaient :

 

– Est-ce que le Grand-Esprit, conjuré par le capitaine Castarel, viendrait rendre visite au commandant d’Ussonville ?

 

Pour expliquer cette idée bizarre des Indiens, nous rappellerons au lecteur que Castarel était un prestidigitateur né, il avait ça dans le sang, comme on dit.

 

Or, sa joie, en vrai Marseillais qu’il était, son passe-temps favori était « de mystifier et d’épater les sauvages ».

 

Avec une table truquée, un appareil électrique, une boite Robert-Houdin très complète, avec un appareil à projections lumineuses surtout, il plongeait Indiens, Esquimaux, trappeurs même, dans la stupéfaction.

 

Ils étaient convaincus tous qu’il était un sorcier dont le pouvoir surnaturel était immense et irrésistible.

 

Aussi était-il craint, respecté, redouté, mais très aimé, parce qu’il était rieur, bon garçon et très généreux.

 

Sa petite femme, fille d’un Français et d’une Abyssinienne, se faisait adorer, à cause de sa gentillesse.

 

Les Peaux-Rouges et les Esquimaux ne juraient que par Castarel.

 

Leurs femmes ne juraient que par la femme du capitaine.

 

Donc les sauvages demandèrent à Castarel si cette musique était naturelle.

 

Il répondit, avec son aplomb habituel, que ceux qui la faisaient incarnaient en eux l’esprit de la chasse, dont ils étaient possédés et que c’était cet esprit qui faisait, dans les trompes, entendre la musique du ciel.

 

Les Peaux-Rouges furent très satisfaits de cette explication saugrenue.

 

L’équipage parut.

 

En tête, le premier piqueur de Drivau, le superbe La Feuille.

 

Puis, à droite et à gauche, le nez de leurs chevaux à hauteur de l’épaule de celui du Premier, le second piqueur La Rosée et le troisième La Futaie.

 

Puis un valet de chiens à pied, pour le moment monté, en tête de meute.

 

La meute couplée.

 

Derrière elle, deux autres valets montés pour ce jour-là.

 

En arrière, un convoi de chevaux conduits par des palefreniers et deux trappeurs.

 

Le spectacle était fort imposant et très original, surtout en ce pays, au delà du cercle polaire.

 

Quand les piqueurs virent le capitaine Drivau, ils sonnèrent fanfare.

 

L’arrivée du maître.

 

Les Peaux-Rouges se pâmèrent de nouveau jusqu’à l’extase.

 

La meute s’arrêta en bel ordre.

 

Piqueurs et valets descendirent de cheval jetant les brides à des Indiens et à des Esquimaux auxquels Drivau avait fait signe ; puis, la casquette à la main, La Feuille alla saluer Drivau, son maître d’équipage, et il lui dit respectueusement :

 

– Quand Monsieur voudra entendre le rapport…

 

Sur ce, il alla reprendre sa place à pied, en tête de meute.

 

Donc, comme s’il s’agissait du simple rapport d’un jour de chasse, rendant compte des animaux que l’on avait pu détourner, La Feuille allait rendre compte d’un voyage de deux mille lieues !

 

Il le fit laconiquement et clairement.

 

Quand Drivau et ses amis vinrent entendre le rapport, tous les piqueurs et valets se découvrirent.

 

Et Drivau dit :

 

– Parlez, La Feuille.

 

Lui froidement :

 

– Monsieur…

 

» Partis du château, selon vos ordres, avec tout le personnel.

 

» Embarqués au Havre.

 

» Débarqués à New-York.

 

» Gagné Montréal.

 

» Trouvé une meute prête et deux trappeurs servant de guides.

 

» Embarqués sur le Saint-Laurent.

 

» Traversé à pied plusieurs partages.

 

» Donné une bonne leçon aux Indiens.

 

» Capturé les chevaux sauvages que vous voyez là-bas.

 

» Embarqués sur le Mackensie et arrivés ici à bon port.

 

» Les deux trappeurs-guides se sont offert pour le service de Monsieur.

 

» Je les ai engagés, selon mes pouvoirs.

 

» Meute et chevaux en bon état.

 

Drivau, très laconiquement, dit :

 

– La Feuille, c’est très bien !

 

» Vous arrivez à point.

 

» Demain, nous inaugurons l’hôtel ; il y aura banquet et la fête sera double, puisque l’on fêtera votre arrivée.

 

» Le maître d’hôtel va vous caser.

 

» Le chenil est cette baraque en planches recouverte de zinc.

 

» Tout y est aménagé selon les règles de la vénerie et vous pouvez immédiatement y installer la meute à laquelle vous ferez servir la mouée, qui sera bientôt prête.

 

» Vous et vos piqueurs, vous mangerez avec le maître d’hôtel, le chef de cuisine, le chef de service et le piqueur de l’écurie.

 

» Palefreniers et valets auront une table à part avec les garçons de l’hôtel ; vous resterez à demeure ici.

 

» Mais, quand tout sera terminé, vous ferez tous le voyage du pôle.

 

Sur ce, Drivau tourna les talons.

 

Il n’était ainsi maître et le faisant voir qu’à la chasse.

 

Partout ailleurs, il était, comme tous les Parisiens, très bon garçon.

 

Tout se passa dans le plus grand ordre et bien l’on dîna.

 

Les gens de l’équipage firent connaissance avec ceux de l’hôtel.

 

Pour faire plaisir à tout le monde, surtout aux Peaux-Rouges, l’équipage sonna une Retraite, la Curée aux Flambeaux et le Bonsoir les Amis.

 

Sur ce, on se coucha.

 

CHAPITRE IV

UNE INAUGURATION !

 

C’était déjà un grand succès pour M. d’Ussonville, que la construction de cet hôtel éclairé à l’électricité, muni d’une salle de bains, d’un cabinet de douches et de cabines confortables.

 

Cabines, parce qu’il fallait ménager l’espace, parce que, en somme, il n’était pas nécessaire de donner des chambres vastes pour dormir, puisque les cabines étaient admirablement ventilées par un air sec, sain et chaud, envoyé par le calorifère qui chauffait aussi le salon.

 

Ce salon était une vaste halle, bien éclairée, avec petits salons autour de la vaste salle centrale.

 

Les petits salons étaient réservés aux jeux de cartes, d’échecs, de dominos, de dames, de jaquets, etc., au cabinet de lecture, au salon de conversation, aux salons de travail pour hommes et pour dames, etc.

 

Sur le côté gauche de la grande salle, tous les appareils de gymnastique.

 

Sur le côté droit, jeux de boules, de quilles, de tennis, de krokett.

 

Au milieu, jeu de paume.

 

J’allais oublier.

 

Un des petits salons était une salle d’escrime, un autre, salle de boxe.

 

La grande halle servait de salle à manger de maître.

 

Dans les greniers, il y avait buanderie, séchoir, avec blanchissage à la mécanique, le linge sortait blanc comme neige.

 

Dehors, chambre de glace où la viande, simplement frisée à deux degrés, se conservait fraîche indéfiniment sans subir les altérations qu’une gelée profonde produit.

 

Toute la maison était éclairée au gaz acétylène et chauffée, calorifère et cuisine, à l’huile de morue ou de phoque.

 

Point de fumée.

 

Point d’odeur.

 

Les fumivoires fonctionnaient si bien que la fumée était brûlée et sa chaleur parfaitement utilisée pour la fonte lente de la glace fournissant l’eau potable et aussi celle de lavage et de service.

 

Bref, l’hôtel était très confortable.

 

On y était aussi bien et mieux que sur le meilleur paquebot.

 

D’Ussonville l’inaugurait avec le plus vif plaisir.

 

Le matin, le canon tonna ; il annonçait le succès au loin.

 

Ensuite réveil en fanfare.

 

Toilette de l’hôtel.

 

Décoration de la grande halle.

 

Des herbes pour le corps des guirlandes, avec enveloppes de mousses, de lichens, de cochléarias et les ravissantes, les exquises fleurs polaires piqués dans ces mousses.

 

Des panoplies d’armes à feu, d’instruments de pêche, d’arcs, de flèches, de lances, de harpons, de dévidoirs d’arbalètes pour lancer plus sûrement les harpons, alternaient sur les piliers.

 

La grande table, couverte de nappes éblouissantes, de porcelaines et de cristaux, avec des corbeilles de fleurs, était admirablement dressée et réjouissait l’œil.

 

Des hors-d’œuvre, des desserts, les bouteilles de bière, de cidre, les carafes de vin, les vins fins, le champagne fêtaient le regard.

 

Le menu, sur carte ornée, était abondant et varié.

 

Hors-d’œuvre.

 

Caviars.

Crevettes.

Beurre conservé glacé et ramené au frais.

Saucissons de Lyon.

Anchois aux œufs de pingouins.

 

Relevés.

 

Cabillauds à la sauce genevoise.

Renne à l’étuvée aux pommes de terre.

 

Entrées.

 

Saumon à la sauce tartare.

Homards du pôle à l’américaine.

Côtelettes d’ours, sauce piquante pimentée, avec fonds d’artichauts.

 

Grillades.

 

Biftecks d’ours aux haricots de conserve.

Lièvres rôtis.

Ptamirghans en brochettes.

 

Pâtés.

 

Fromage de pied et de tête d’ours.

Terrines de lièvre et d’oie à la morille sèche.

Pâtés de jambons et de volailles aux truffes.

 

Dessert.

 

Pruneaux cuits.

Tartes aux pommes séchées à l’américaine.

Tartes aux abricots de conserve.

Gâteaux.

 

Vins.

 

Bordeaux.

Corton.

Champagne.

 

Café et liqueurs.

 

Nombreux convives.

 

Les équipages des deux navires étaient invités au banquet.

 

Le repas fut des plus gais.

 

Les Esquimaudes et les Esquimaux servaient à table sous l’œil du maître d’hôtel et tout marcha à souhait.

 

On but au succès du second hôtel à construire dans l’île de Banks et l’on se sépara content de cette bonne journée.

 

CHAPITRE V

LES ÉTONNEMENTS DE DEUX TRAPPEURS ET D’UN SIOUX

 

Les deux trappeurs Langue-de-Fer et Francœur, engagés au service de M. d’Ussonville, n’avaient pas eu l’occasion de causer chasse avec les piqueurs et les deux autres trappeurs qui avaient servi de guides à ceux-ci.

 

Les affairements de l’arrivée, puis la fête du lendemain n’avaient pas permis aux trappeurs de s’informer sur la façon dont on chassait à courre, chasse qu’ils ignoraient absolument.

 

Mais auraient-ils eu tout le temps nécessaire pour poser des questions, qu’ils se seraient bien gardé de le faire.

 

Eux, avouer qu’ils y ignoraient quelque chose en matière de chasse…

 

Eux, des trappeurs…

 

Allons donc.

 

Du reste, ils allaient voir et ils se rendraient compte, en cachant leur ignorance.

 

Il fut convenu que La Rosée et La Futaie seraient accompagnés par les trappeurs-guides et que Langue-de-Fer, Francœur et l’Indien suivraient La Feuille pour aller faire le bois.

 

Le bois, pauvre bois !

 

Des pins rabougris, des peupliers qui avaient bien du mal à pousser dans un sol pareil, jamais dégelé à plus de quarante centimètres de profondeur en plein cœur d’été.

 

Les trois piqueurs passèrent la bricole à leurs limiers et partirent dans trois directions différentes, chacun tenant son chien à la main.

 

Le limier est choisi parmi tes chiens muets et doués de certaines qualités.

 

La Feuille longea la lisière des pins, suivi de ses compagnons silencieux.

 

Tout à coup le limier tira sur sa longe, humant une piste.

 

La Feuille examina le sol avec attention, laissa avancer le chien jusqu’à ce que la nature du terrain lui montrât un beau revoir, c’est-à-dire un pied de l’animal bien marqué.

 

Il l’étudia.

 

– Hum ! hum ! fit-il.

 

» Le pied de derrière retarde sur celui de devant ; donc le corps est allongé.

 

» Ce daim doit avoir dans les sept ans ; c’est un bel animal.

 

Les trappeurs s’entre-regardèrent.

 

Le Sioux dit :

 

– Och ! (oui).

 

Et Langue-de-Fer, bas :

 

– Je vois, mon camarade, que vous connaissez le métier, le daim en est à sa sixième tête (sept ans).

 

La Feuille coupa deux branches, en fit deux brisées, et on alla plus loin, toujours conduits par le limier qui parfois humait aux branches, c’est-à-dire levait le nez pour humer l’air.

 

La Feuille, cependant, sema de nombreuses choses que ne font jamais les trappeurs.

 

Enfin le limier n’interrogea plus la piste et il avança le nez au vent, tirant fortement et montrant de l’émotion.

 

La Feuille l’arrêta, puis il mit deux brisées à terre et fit décrire un cercle à son chien qui ne redonna des signes que quand le cercle fut terminé et qu’il se retrouva au point de départ, à l’endroit d’où il était parti pour décrire ce cercle.

 

– Je comprends, fit très bas Langue-de-Fer.

 

» Puisque le chien, en traçant ce cercle, n’a signalé aucune piste, c’est que le cerf est dans le cercle ; c’est évident.

 

» Nous allons l’entourer.

 

» En l’approchant tout doucement, il se lèvera et fuira.

 

» Celui de nous près duquel il passera le tuera ; la méthode est bonne, puisque, de cette façon, on peut se poster autour de la bête.

 

La Feuille sourit et prit le chemin du retour à la grande surprise des trappeurs.

 

Le Sioux mit la main sur l’épaule de La Feuille, puis il fit signe de mettre en joue.

 

La Feuille, toujours souriant, fit un signe de tête négatif.

 

Le Sioux n’insista pas. On sortit du bois. Alors La Feuille dit :

 

– Ce que nous venons de faire s’appelle rembucher l’animal.

 

» À vrai, dire, ce n’est pas nous qui le rembuchons ; nous nous sommes assurés seulement de l’endroit où il s’est rembuché.

 

Puis il demanda :

 

– Vous croyiez donc que j’allais tirer sur le daim, mes camarades ?

 

– Je crois, dit Bouche-de-Fer, que vous voulez réserver cet honneur à votre maître.

 

La Feuille leva les bras au ciel.

 

– Tirer sur un animal dans une chasse à courre ! s’écria-t-il.

 

» Ah ! Bouche-de-Fer, que dites vous là ?

 

Bouche-de-Fer fut profondément vexé ; mais ni lui, ni ses deux amis ne risquèrent une question humiliante.

 

Et même pour masquer son ignorance, Bouche-de-Fer dit d’un air bonhomme :

 

– Je pensais que quelquefois, quand l’occasion était belle et tentante, on tirait.

 

La Feuille, avec indignation :

 

– Jamais ! Jamais !

 

» Et ne nous avisez pas de tirer, l’animal passerait sous le nez de votre cheval.

 

– Soyez tranquille !

 

» Nous ne voulons pas vous contrarier.

 

Mais les deux trappeurs, entièrement ignorants des règles de la chasse à courre, se disaient que ce devait être une drôle de chasse.

 

– Si l’on tuait la bête avec une balle, reprit La Feuille, quel plaisir aurait-on ?

 

– Mais, fit observer Francœur, on a toujours du plaisir à abattre une belle pièce.

 

– En battue, oui !

 

» À l’affût, oui !

 

» Mais à courre…

 

» Ce serait gâcher une chasse.

 

Les trappeurs se le tinrent pour dit.

 

Mais, pour eux, la chasse était incompréhensible et bizarre.

 

Pouvoir tirer et tuer, ne pas le faire, cela leur paraissait cocasse.

 

Déjà les deux autres piqueurs avaient fait leur rapport ; La Feuille fit le sien à Drivau :

 

– Monsieur, dit-il, j’ai à trois mille pas d’ici, un daim à sa sixième tête.

 

» Il est très blond, presque blanc.

 

Francœur donna un coup de coude à son ami, en disant :

 

– Comment le sait-il ?

 

» Il ne l’a pas vu.

 

Mais tirant de sa poche une touffe de poils, il la montra.

 

– Ah ! fit Bouche-de-Fer, le daim, à cause des vers qui courent sous sa peau, des vermines qui courent dessus et des tiques, s’est frotté aux arbres et y a laissé du poil.

 

» Il en a trouvé et il en montre.

 

– Bouche-de-Fer ?

 

– Francœur ?

 

– Très forts, ces gens-là.

 

– Plus forts que nous !

 

Et le Sioux gravement :

 

– Och !

 

Drivau décida de chasser le daim de La Feuille et l’on monta à cheval.

 

On partit, les valets de chiens tenant la meute en mains par les hardes.

 

Beau spectacle.

 

En avant, la meute !

 

Derrière, le maître d’équipage et ses piqueurs, puis ses amis, Mlle de Pelhouër, sa tante, mistress Morton, Mlle Santarelli et Castarel, tout ce monde en habit rouge ou en casaque rouge, les dames en amazones, le petit chapeau Louis XV sur la tête.

 

Puis les palefreniers tenant en main les chevaux de relai.

 

Enfin les curieux !

 

Matelots, ouvriers, Indiens, Esquimaux.

 

Sous cette latitude, au delà du cercle polaire, c’était une scène bien inattendue !

 

Les chiens, bien sous le fouet, allaient gaiement, humant le vent et portant leurs queues dressées comme des sabres-baïonnettes.

 

L’on arriva ainsi à l’entrée du bois et l’on y arrêta la meute.

 

On mit ensemble soixante chiens pour découpler après l’attaque.

 

Puis l’on sépara deux relais de vingt chiens chacun.

 

Mais, à la grande surprise des deux trappeurs et du Sioux, l’on ne prit que trois chiens pour les conduire là où La Feuille avait placé ses dernières brisées.

 

Trois chiens sur cent !

 

Avouez que cela était fait pour faire parler Bouche-de-Fer qui dit bas à Francœur :

 

– Avoir cent chiens et n’en utiliser que trois, j’avoue que je ne comprends pas.

 

» Et toi ?

 

– Moi non plus.

 

Le Sioux, comprenant moins encore, ne dit mot ; mais il se creusait la cervelle.

 

On mit les trois chiens rapprocheurs sur la piste et ils donnèrent aussitôt de la voix.

 

Le daim se leva et commença par ruser et rendonner sans s’écarter.

 

Il tournait, tournait, mêlait ses voix, essayait d’embrouiller ses voies, mais en vain, les rapprocheurs démêlaient très bien l’écheveau embrouillé qu’il traçait sur terre.

 

Les cors sonnaient des foulées éclatantes, les chasseurs criaient et le bois retentissait gaiement de ces fanfares et des hurlements de la meute laissée en arrière et impatiente.

 

Le daim, cependant, passa à vingt pas des trappeurs et bien en vue.

 

Francœur pâlit.

 

Langue-de-Fer rougit.

 

Le Sioux eut des flammes dans les yeux.

 

Et Langue-de-Fer, de s’écrier :

 

– Enfin, c’est dur de ne pouvoir tirer un animal qui vous présente le flanc à cette distance et les Français ont une singulière manière d’entendre la chasse.

 

L’attaque, cependant, ou, pour mieux dire, le laisser-courre, dura une demi-heure.

 

Enfin, lassé par les rapprocheurs, voyant qu’il ne s’en débarrassait pas, effarouché par les habits rouges et les cors, le daim prit son grand parti et fila rondement, traçant grand cercle à sa droite.

 

On coupa les rapprocheurs à grands coups de fouet en criant :

 

« Arrête chiens !

 

« Arrête !

 

On leur passa leurs laisses et on lia celles-ci à des arbres.

 

Puis on sonna les appels forcés.

 

Le laisser-courre était fini.

 

– Comment, murmura Bouche-de-Fer, ils empêchent les chiens de poursuivre !

 

Mais il entendit la meute accourant, il vit un magnifique découplement.

 

Les chiens s’élancèrent au son du bien-aller, toute la chasse s’engouffra à travers le bois ce qui était facile, car toutes ces forêts de pins sont assez clairsemées.

 

Les deux trappeurs et le Sioux suivirent au galop et la fièvre les gagna bientôt ; ils s’animèrent extraordinairement.

 

Tout à coup, un incident se passa qui leur donna la mesure du caractère des piqueurs de ce maître d’équipage.

 

Un jaguar, du haut d’un arbre, bondit sur la croupe du cheval de La Rosée, lequel La Rosée devenait en chasse un vrai démon (l’Endiablé, un surnom).

 

Alors « il faisait ses yeux de langouste ».

 

Ils lui sortaient de la tête d’une façon extraordinaire.

 

La Rosée, avec un à-propos merveilleux, tira son revolver de sa ceinture et cassa la tête au jaguar qui tomba foudroyé.

 

Avec son cheval dont la croupe était couverte de sang, sans plus s’occuper du jaguar, La Rosée continua la chasse.

 

Et Langue-de-Fer de dire :

 

– Ce La Rosée est un homme.

 

Le daim, cependant, joua aux chiens plus d’un tour ; il les mit en défaut une première fois très habilement.

 

Ayant vingt minutes d’avance, il revint sur sa voie, puis il fit une dizaine de bonds énormes et s’écartant d’abord de sa voie, il y revint, mais en arrière par un assez long circuit.

 

Les chiens arrivèrent à bout de voie et ne trouvèrent plus rien.

 

Toute la chasse s’arrêta.

 

La Feuille, qui avait beaucoup chassé le daim en Pologne, chez le comte de Potorwski, connaissait les ruses de l’animal : il se mit à rire et dit :

 

– Savez-vous où il est ?

 

» Derrière nous.

 

» En plein sur sa voie.

 

» Et, dès qu’il nous entendra, il prendra son contre-pied.

 

» En pareil cas, un chasseur inexpérimenté croit que ses chiens se trompent ; il ne s’aperçoit pas que le daim a doublé ses voies, il coupe les chiens, fait un hourvari et n’arrive plus à rien de bon.

 

» Vous allez voir.

 

Il rameuta tous les chiens, les mit au contre-pied, les enleva et le daim en fut pour sa ruse.

 

Bientôt on sonnait la vue.

 

Langue-de-Fer dit à Francœur :

 

– Décidément, ces gens-là connaissent bien leur métier.

 

Francœur secoua la tête :

 

– Ils nous en remontrent ! dit-il.

 

Et le Sioux, humilié d’approuver :

 

– Och ! och !

 

Le daim, cependant, essaya d’une autre ruse ; il fit ses grands bonds, atteignit un fourré et s’y coucha.

 

Nouveau défaut.

 

La Feuille regarda autour de lui, vit le fourré et dit :

 

– Tenez, il est là, rasé.

 

» Mais laissez travailler les chiens, mieux vaut qu’ils le retrouvent d’eux-mêmes que de les conduire dessus.

 

Il fait beau voir des bons chiens en défaut travailler.

 

Ils décrivent des cercles de plus en plus grands et finissent par couper la voie du daim au delà de ses bonds.

 

Alors ils crient, appellent le reste de la meute et tombent sur l’animal qui vide le fourré.

 

C’est une reprise de chasse des plus amusantes.

 

Enfin, le daim, suprême espoir, put donner au change.

 

Il se jeta dans une harde, il en chassa à coups de cornes un plus jeune mâle que lui, et il se mêla aux femelles, si bien que les émanations de ses pieds furent confondues avec celles des daines pour tromper les chiens.

 

Beaucoup s’emballèrent sur le daim de change ; mais les fins-de-nez ne s’y laissèrent point prendre et ils se gardèrent du change.

 

La Rosée, allant couper les chiens qui se trompaient, cria aux trappeurs emballés derrière ceux-ci et tombés en faute :

 

– Tourne !

 

» Tourne !

 

» Change !

 

» Change !

 

Puis, bientôt, on entendit son fouet et ses hurlements :

 

– Arrête chiens !

 

» Arrête !

 

Il brisa cette fausse chasse et ramena tous les chiens en bonne voie.

 

Et les trappeurs de se dire :

 

– Ça chassait pourtant bien.

 

Mais ils comprirent bientôt qu’ils se trompaient.

 

Ça chassait mal.

 

Cependant, La Feuille et La Futaie avaient arrêté les bons chiens, les infaillibles qui n’avaient pas donné dans le change.

 

Le nez collé sur la bonne voie, ils attendaient la meute.

 

Tous ensemble ils repartirent.

 

Le daim fut bientôt sur ses fins et se trouva très malmené, c’est-à-dire au plus bas et n’en pouvant plus.

 

Son dos courbe faisait la hotte ; les pinces s’écartaient, la langue pendait de côté, les yeux vitreux n’y voyaient.

 

Alors fanfare saccadée, lugubre pour lui, ardente, joyeuse pour les chasseurs, l’hallali courant retentit.

 

Toute la chasse fut bientôt sur l’animal aux abois.

 

La meute le serrait de près.

 

Il s’arrêta épuisé pour faire tête ; mais pendant que les plus braves chiens lui sautaient à la gorge, les autres le coiffaient.

 

Il tomba.

 

Alors, à grands coups de fouet piqueurs et valets de chiens écartèrent la meute grondante et furieuse, et Drivau servit l’animal d’un coup de couteau donné en plein cœur.

 

On sonna la mort en fanfare.

 

Tout équipage qui suit les bonnes traditions sert l’animal dès qu’il est à terre pour ne pas prolonger ses souffrances.

 

La chasse présenta alors un aspect des plus mouvementé.

 

Le daim ayant fait force cercles, les piétons avaient pu les couper.

 

Ils arrivaient.

 

On leur donna les chevaux à tenir et l’on fit cercle.

 

La Rosée dépouillait l’animal, lui coupant la tête à laquelle la nappe, c’est-à-dire la peau resta attachée.

 

Les chiens, ramenés à l’obéissance sous le fouet attendaient patiemment la curée, les uns assis sur le cul, les autres étalés.

 

Les habits rouges causaient avec animation des incidents de la chasse.

 

Drivau aperçut Balle-Franche et ses deux compagnons ; il s’en approcha et leur demanda si, pour leur première chasse à courre, ils s’étaient bien amusés.

 

– Oui ! dit Balle-Franche.

 

On éprouve le même sentiment que quand on poursuit un cheval sauvage pour le prendre au lasso.

 

Mais il y a une chose qui gâte beaucoup le plaisir.

 

– Laquelle ?

 

– C’est que l’on se dit que, d’un coup de fusil, on mettrait fin à la chasse.

 

Drivau se mit à rire.

 

– Je crains, dit-il, que vous ne compreniez jamais la chasse à courre.

 

» Ce n’est pas la lutte de l’homme armé contre le gibier, mais celle des chiens contre l’animal.

 

» Les chiens chassent comme ils chasseraient à l’état sauvage.

 

» L’homme est le spectateur.

 

– Il intervient !

 

» Quand les chiens se trompent.

 

» Et alors il peut se dire qu’il est un crâne animal.

 

» Il n’a pas de flair et il corrige les erreurs des chiens !

 

» Vous n’avez jamais vu de curée ?

 

– Non !

 

– Voici qu’elle va commencer, car les deux relais arrivent.

 

» Ils ont entendu la mort.

 

Sur ce, Drivau rejoignit ses amis et reçut un fouet de la main de La Feuille qui avait détaché le pied droit de l’animal pour les honneurs.

 

La tête et la nappe recouvraient le corps écorché.

 

Un valet saisit les cornes ; se tenant les jambes écartées, au-dessus de la dépouille il agitait la tête.

 

On rangea les chiens en bataille, Drivau les contint, fouet en main.

 

C’est la seule intervention du maître sur la meute.

 

Il lui fait connaître son pouvoir.

 

Elle aboie avec fureur.

 

Alors les fanfares sonnent, longuement, puis les cors chantent la curée.

 

Le valet de chiens s’enfuit avec la tête et la nappe, et les chiens se précipitent avec une fureur diabolique.

 

Les plus malins font un bond, tombent au milieu de la bande et plongent littéralement dans la masse.

 

En moins de rien le daim est éventré, le cœur, le foie, les tripes, les poumons sont dévorés.

 

Puis les membres sont déchiquetés, les côtes broyées sont avalées, il ne reste que les os de l’échine.

 

En dix minutes, le daim a été englouti !

 

En cinq minutes, d’un homme il ne resterait que l’épine dorsale.

 

– Ces chiens valent des loups ! dit Langue-de-Fer à ses amis.

 

» Quelles crânes bêtes !

 

Le Sioux était en admiration. Mais La Rosée vint à eux.

 

– À propos, dit il, vous avez vu où est tombé mon jaguar ?

 

– Oui.

 

– Vous êtes guides !

 

» Ça rentre dans vos attributions de le chercher et de le trouver.

 

– Vous voulez que nous vous l’apportions ?

 

– S’il vous plait.

 

– Nous nous mettons en quête.

 

Cependant la chasse étant finie, on coupla les chiens.

 

La Feuille sonna la retraite après victoire et l’on rentra joyeusement.

 

Une heure après le retour, La Rosée avait la joie de mesurer son jaguar ; un mètre quatre-vingts !

 

Bel animal !

 

Telle fut la première chasse à courre au delà du cercle polaire.

 

Elle laissa dans l’esprit des trappeurs et de leur ami, le Sioux, une telle impression qu’elle ne s’effaça pas.

 

Elle dure toujours, se répandant de plus en plus chez les Indiens, les Esquimaux et les blancs et devenant légende.

 

Aujourd’hui, parmi les mineurs de l’Alaska, les chasseurs de la Compagnie de la Baie d’Hudson, les agents des forts-factoreries, les mariniers des fleuves américains, les squatters et les bûcherons du Haut-Canada, les Sioux, les Iroquois, les Esquimaux de Bathurst, les Russes même du Kamtchatka, il n’est bruit que des exploits cynégétiques des hommes rouges de la forêt de Fontainebleau.

 

C’est une légende.

 

Ils en ont remontré aux chasseurs indiens, aux trappeurs, à tous.

 

Infaillibles !

 

Lisant l’âge du daim, disant sa couleur, sa longueur de taille, sa hauteur de taille, la forme de ces cornes.

 

Ce, sans l’avoir vu.

 

Plus de flair que les chiens.

 

Ne se trompant jamais.

 

Forçant l’animal à rémission.

 

Et dédaignant de le tirer !

 

C’est ce qui a fini par frapper le plus ces sauvages utilitaires.

 

La viande aux chiens.

 

La chasse, un sport.

 

Ils ont compris.

 

Et voilà qu’ils ont voulu imiter les Français et chasser à courre.

 

Le grand sachem des Do-Ko-Tas a une meute et… des cors de chasse.

 

Un correspondant du New-York-Herald a raconté une chasse à courre… indienne ; les piqueurs du grand sachem ont pris des leçons et sonnent très bien du cor.

 

Progrès !

 

Progrès !

 

Où vas-tu te nicher !

 

CHAPITRE VI

ORGANISATION

 

Après le banquet d’inauguration et après la chasse à courre, il n’y avait plus qu’à laisser le premier hôtel (la première étape au pôle) l’hôtel de l’Embouchure du Mackensie, en état.

 

Dans les Esquimaux, M. d’Ussonville avait trouvé des domestiques subalternes dévoués.

 

Excellents serviteurs à tout faire.

 

Faciles à dresser.

 

Sans grandes prétentions.

 

Étonnés du bien-être « dont on les accablait », des « égards dont on les comblait. »

 

Adorant leurs maîtres blancs, les koublanas, qui avaient presque tous daigné prendre leurs filles pour femmes.

 

Ces koublanas (blancs) étaient ceux qui devaient constituer le personnel des hôtels.

 

Celui-ci, pour chaque hôtel, se composait :

 

1° D’un gérant.

 

2° D’un maître d’hôtel.

 

3° D’un chef de cuisine.

 

4° D’un maître-piqueur.

 

Celui-ci avait la surveillance des chiens d’attelage et des traîneaux d’hiver, des voitures légères d’été et du personnel.

 

5° D’un trappeur pour approvisionner l’hôtel de gibier.

 

6° D’un Esquimau pêcheur, pour approvisionner l’hôtel de viande de morse, de phoque et d’huile de baleine.

 

7° Des garçons, tous Esquimaux.

 

Les enfants aides de cuisine, de service, de pèche et de chasse.

 

Les femmes réparties dans les différents services et notamment blanchisseuses, tailleuses et surtout bottières, les bottes imperméables en peau de morse jouent un grand rôle au pôle.

 

Mais au lieu de les mâcher avec leurs dents pour produire la cambrure, elles se servaient d’une petite machine-mâchoire que d’Ussonville avait fait fabriquer et qui rendit de grands services.

 

Chaque hôtel avait sa machine à coudre ; mais le fil était en ramie.

 

On connaît les propriétés de la ramie, qui est incorruptible dans l’eau et qui se gonfle à l’humidité au point que la couture est imperméable et d’une très longue durée.

 

Ces fils remplaçaient les nerfs de morses pour toute couture.

 

On put faire non seulement des vêtements, des bottes, des bonnets très rapidement ; mais, grâce aux outils, on constitua des carcasses de kayacks et autres bateaux d’une solidité et d’une légèreté extraordinaire et on les revêtit de peaux de morse cousues très vite et cousues très bien.

 

Deux Indiens, de tribus différentes, pour obvier à une entente entre eux, furent attachés comme courriers à l’hôtel et plus tard à chaque hôtel ; entre temps, ils chassaient.

 

Les appointements fixés étaient bien réglés et largement établis.

 

Mais on achetait à part, fourrures précieuses, fourrures communes, gibier, poisson.

 

De cette façon, point de discussions.

 

Par exemple, les courses en traîneau, en dehors des salaires fixes, étaient tarifées.

 

Point de causes de discussions.

 

Tout était bien combiné pour que la bonne harmonie régnât.

 

Du reste, comme le disait d’Ussonville, quand un sauvage se voit traité honorablement « en parent pauvre », dont on veut faire le bonheur, il devient très vite un ami dévoué.

 

Et il craint fort d’être rejeté dans sa première condition.

 

Les remplaçants de ceux que l’on renverrait ne pouvaient manquer.

 

Autour de l’hôtel s’étaient fixées plusieurs familles esquimaudes et indiennes.

 

On les aidait.

 

On leur donnait un peu de poudre, des restes, des débris d’étoffe.

 

On leur prêtait des outils ; mais elles devaient toujours les rendre.

 

On les tenait ainsi sous la dépendance de l’hôtel et des koublanas (blancs).

 

L’ambition suprême de ces gens-là était d’entrer dans le « personnel », d’y avoir au moins un membre de la famille.

 

Et, si un koublanas voulait se marier, à lui la plus belle fille.

 

Mais, quand une famille esquimaude ou indienne voulait s’établir près de l’hôtel, on en faisait venir tous les membres devant le tribunal des koublanas, gravement réuni.

 

Il fallait jurer, par le Grand-Esprit, que l’on vivrait en bonne intelligence, en frères, avec les autres Indiens et les Esquimaux et que l’on accepterait le jugement des koublanas, en cas de différend, jugement sans appel.

 

On conçoit que, Indiens, Esquimaux et même trappeurs craignaient beaucoup la peine du bannissement.

 

On vendait bien les fourrures et l’on payait les objets de ravitaillement à un taux très raisonnable.

 

Puis, les relations avec les gens de l’hôtel étaient si agréables !

 

L’homme est un animal sociable et la société lui est presque indispensable.

 

Quant à la défense de l’hôtel, elle était formidable.

 

Une mitrailleuse dans chaque bastion et un mitrailleur.

 

Bastion du chef de cuisine.

 

Bastion du maître d’hôtel.

 

Bastion du maître piqueur.

 

Bastion du trappeur.

 

Et tous ces gens-là connaissant très bien le maniement de l’arme terrible.

 

Tout le reste du personnel armé de fusils américains, ainsi que les alliés du dehors que l’on faisait rentrer dedans, en cas de danger ; mais on n’acceptait que ceux dont on savait le concours sûr et dévoué.

 

Toutes ces précautions prises, le premier hôtel du Pôle Nord étant fondé, M. d’Hussonville après l’avoir ravitaillé, décida de passer sur l’île de Banks pour y créer le second hôtel, la seconde étape vers le pôle.

 

CHAPITRE VII

LE GOLFE GELÉ

 

Pour gagner l’île, en cette saison de dégel, il fallait s’embarquer.

 

Mais ce n’était qu’un jeu pour l’expédition d’Ussonville.

 

Avec son clipper qui filait trente-cinq nœuds avec sa machine électrique, seize nœuds sous voiles, en bonne route, avec son navire brise-glace qui ouvrait passage partout, faire la traversée n’était qu’un jeu.

 

Le brise-glace, en ces mers boréales, remorquait le clipper.

 

En mer libre, c’était le clipper qui remorquait le brise-glace.

 

Comme le brise-glace s’aidait d’une très puissante machine, il ne ralentissait pas beaucoup la marche du clipper.

 

Comme, d’autre part, il portait beaucoup de toile, cela compensait les défauts de marche causés par sa forme trop ronde.

 

Les deux navires bondés d’outils, de provisions, de munitions, d’objets utiles, assuraient aux hôtels un approvisionnement de deux ans, plus de grosses réserves.

 

Rien à craindre pour les conserves.

 

À bord, elles étaient entassées dans des chambres de glace, ainsi que les salaisons.

 

À terre, elles étaient conservées dans des caches de glace.

 

Il ne faut pas oublier que, dans ces régions, jamais le sol ne dégèle à plus de quarante centimètres de profondeur.

 

Plus bas, la terre est éternellement gelée.

 

Donc, si l’on creuse cette terre gelée, si on y enterre lard, jambons, bœuf, veau, mouton salés ou frais, conserves, tout cela gèle et se conserve intact.

 

Point de lard rance.

 

Point de conserves vieillies.

 

Et c’est là un très grand avantage.

 

Ainsi, dans l’hôtel du Mackensie, pêcheurs et chasseurs se mirent en campagne, profitant de la belle saison.

 

Ce que l’on cacha dans la glace est inimaginable comme quantité.

 

Langoustes, homards, énormes, crabes tourteaux, crevettes et d’autres crustacés étaient jetés dans les caches vivants.

 

Et vivants retirés, bien longtemps après, vivants quoique inanimés.

 

Morts d’apparence.

 

Mais il suffisait de les faire dégeler dans de l’eau de glace fondante pour les ressusciter et il en était de même pour le poisson.

 

Celui-ci exquis.

 

Truites, truites saumonées, saumons, morues, maquereaux, etc.

 

Les coquillages, huîtres, moules, clovisses, praires, bigorneaux, ormeaux, coquilles Saint-Jacques revivaient aussi en sortant des caches de glace.

 

On y enterrait encore des monceaux d’algues marines comestibles, de cochléaria, de lichens et de pointes d’arbustes.

 

Précieuses ressources contre le scorbut.

 

Il ne faut pas oublier la farine de pomme, la farine de haricots et de petits pois, de carottes séchées et de lentilles.

 

Les oignons, les aulx, les échalottes et la choucroute se conservaient dans la glace.

 

Le persil, le cerfeuil, marinaient dans des barils avec de la saumure.

 

Les conserves de tomates et d’autres capables de supporter le froid étaient mises au système de la gelée.

 

Aussi les pommes demi-séchées à l’américaine, les poires, les pruneaux, les confitures, les compotes et les conserves de fruits.

 

En ayant la précaution de dégeler lentement, très lentement, on trouvait tout cela inaltéré et succulent.

 

Avant de filer sur l’île de Banks avec l’expédition, les navires bondèrent de toutes ces provisions l’hôtel du Mackensie.

 

Enfin on monta à bord et l’on mit le cap sur l’île, le brise-glace en tête.

 

On fit d’abord route en mer libre ; mais, au moment d’entrer dans un golfe où les deux navires seraient en sûreté, on s’aperçut que ce havre était couvert d’un épais floë.

 

Le floë est un champ de glace.

 

Les glaçons, non fondus, il y en a de flottants toute l’année, avaient été poussés là par les vents et les courants.

 

Ils formaient une couche épaisse.

 

Si épaisse qu’il fallut recourir aux grands moyens dont disposait le brise-glace et notamment aux torpilles à la roburite.

 

Un bras énorme, arme d’un pic, trouait la glace à distance, puis on enlevait le pic et on le remplaçait par une torpille que le bras déposait dans le trou.

 

Puis on relevait le bras et on mettait le feu à la torpille par un fil électrique et la glace s’ouvrait.

 

Alors le brise-glace se lançait à travers les glaçons et les refoulait.

 

Le clipper se glissait dans le passage ainsi ouvert par son puissant ami.

 

Ce travail était très intéressant à suivre et les explosions qui bouleversaient le floë offraient un spectacle des plus dramatiques ; elles donnaient chaque fois le sentiment d’un grand cataclysme naturel.

 

Il ne semblait pas possible qu’une force soumise à l’homme put produire des effets aussi effrayants.

 

La glace se fendait en tous sens avec un fracas terrible ; le golfe, remué dans ses profondeurs, se soulevait en lames énormes au creux desquelles les deux navires semblaient s’abîmer pour en remonter les pentes déferlantes, en surmonter les crêtes et en redescendre l’autre flanc avec une rapidité vertigineuse.

 

Les glaçons dansaient une infernale sarabande sur cette mer démontée et s’émiettaient sous l’action du brise-glace.

 

On respirait une fine poussière de glace pulvérisée.

 

Quand le brise-glace donnait dans un bloc de glace, il faisait, au dire des matelots, entendre sa musique.

 

Sa coque de métal, sa quille creuse, ses arcs-boutants en aluminium, ses cloisons en tôle, tout tintait à bord ; c’était un chant de guerre vibrant qui s’envolait vers le ciel, chant du triomphe de l’homme asservissant les forces les plus puissantes de la nature pour surmonter d’insurmontables obstacles.

 

Enfin les navires touchèrent la rive, et, derrière eux la glace se referma.

 

Mais ils savaient comment se dégager.

 

CHAPITRE VIII

DANS L’ÎLE DE BANKS

 

On opéra méthodiquement le débarquement, besogne fastidieuse.

 

On choisit l’emplacement de l’hôtel.

 

On dressa les tentes, on tendit sur des charpentes, des toiles pour couvrir les hangars de travail, on mit en place les forges, les enclumes, les établis, les étaux.

 

Pas de perte de temps.

 

À l’œuvre tout de suite.

 

On avait à peine monté une forge que l’on entendait son souffle puissant et, peu après, les marteaux faisaient sonner l’enclume et le fer grinçait sous la lime.

 

Les équipes d’ouvriers, bien nourries, en excellente santé, étaient pleines d’ardeur et avaient besoin de dépenser une force exubérante.

 

Les fondements de l’hôtel (c’était le second que l’on construisait) furent creusés jusqu’à la terre gelée.

 

Celle-ci fut creusée à son tour afin que l’hôtel s’assît sur une glace qui ne fondait jamais, une glace éternelle.

 

Je répète que les étés les plus chauds ne peuvent la faire fondre.

 

Sur cette glace on posait des blocs de rochers trouvés dans l’île et formant murs de fondation sur lesquels l’hôtel se dressait, ne formant qu’un bloc.

 

Celui-ci pouvait braver les plus rudes tourmentes de neige.

 

Dès le premier jour, les chasseurs avaient reconnu le pays.

 

Il était extrêmement giboyeux.

 

Excepté pour les ours blancs, capables de traverser un bras de mer à la nage, pas de migration possible en été.

 

Les animaux migrateurs avaient passé sur la glace au printemps, celle-ci était fondue maintenant.

 

Pour retourner dans le sud, les migrateurs devaient attendre l’automne.

 

Les oiseaux de marais pullulaient ; en tirant avec une balle, on était sûr d’en abattre deux ou trois.

 

Une décharge à plomb produisait un vrai massacre.

 

Grande joie du cuisinier, quand, le soir, on lui apporte des charges de ce fin gibier de très haut goût.

 

Le lendemain, il servit à tout le monde et à profusion des rôtis d’une saveur exquise cuits à la brochette.

 

Au dîner, excellent pot-au-feu ; on avait tiré des bœufs musqués.

 

Ragoûts de rennes.

 

On en avait abattu trois.

 

Étuvée d’oies de Brenth, de canards eiders et de gelinottes.

 

Les Esquimaux étaient allés à la pêche aux morses en kayacks.

 

Pêche-chasse que nous allons décrire.

 

CHAPITRE IX

PÊCHE-CHASSE AUX MORSES

 

D’abord nous rappellerons que, comme la baleine, le morse est un mammifère. La femelle allaite ses petits.

 

De plus, l’animal est à sang chaud et il est obligé de venir souvent respirer à la surface, quoique amphibie.

 

Ces morses, avec leurs longues défenses recourbées, sont les éléphants de la mer.

 

Un morse est une montagne de chair et de chair excellente au pôle.

 

Là, les froids excessifs exigent une alimentation riche en graisse, aliment respiratoire donnant le feu intérieur qui élève la température de l’homme à trente-huit degrés.

 

Or, par une loi naturelle bien connue des médecins aujourd’hui, le palais savoure les aliments dont le corps a besoin.

 

Une personne qui aime le lard, a besoin de lard ; celle à laquelle il répugne, n’en a pas besoin ; c’est en vertu de ce principe évident que l’on voit des enfants étiolés et rachitiques, s’habituer à l’huile de foie de morue, malgré sa puanteur.

 

Le besoin ressenti inconsciemment produit l’appétence.

 

Peut-être la viande de morse et de phoque serait elle rejetée, dans nos climats tempérés, comme trop huileuse ; mais, là-bas, au pôle, tout le monde en mange avec plaisir. Nansen et ses compagnons en faisaient leur régal et la préféraient à tout.

 

Elle fournit surtout d’excellents potages gras et du bouilli.

 

Mais cette chasse-pêche au morse est dangereuse, vu le caractère belliqueux et querelleur de cet animal bien armé.

 

Nansen eut à soutenir contre les morses des luttes terribles.

 

Sa vie fut plusieurs fois en très grand danger, même quand il n’attaquait pas, car le morse est souvent agressif.

 

Ces animaux, entre eux, sont d’une brutalité invraisemblable.

 

Sociables, puisqu’ils s’assemblent, mais quelle drôle de société !

 

Quand ils sont couchés sur un glaçon, si un voisin touche l’autre, celui-ci se dresse furieux, rugissant et il enfonce ses défenses dans la chair de son camarade qui riposte ; dans le combat, d’autres morses sont touchés et entrent en rage immédiatement.

 

Alors, c’est une bataille générale qui commence et se termine par la fuite sous l’eau des plus faibles d’abord ; mais ce n’est pas fini.

 

Les plus forts continuent le combat avec acharnement.

 

Mais blessés, un à un, ils se glissent à l’eau qu’ils rougissent de leur sang.

 

Enfin, restent deux grands mâles qui se disputent le glaçon avec entêtement.

 

Le vainqueur demeuré seul, pousse des cris de triomphe, s’ébroue, se promène.

 

Il est content !

 

À lui, le glaçon !

 

Et quand il a bien constaté qu’il en est le seul maître, il pique une tête et l’abandonne.

 

C’était bien la peine de se battre !

 

Ne voilà-t-il pas de drôles de bêtes !

 

Or, chacun avait son kayack, bateau d’une légèreté inouïe.

 

Au lieu de les carcasser avec des côtes de baleines et de phoques, d’en fabriquer le banc et le tillac avec des omoplates de morses, comme font les Esquimaux, les charpentiers des deux équipages et de l’expédition avaient établi les carcasses des kayaks en frêne et en acacia, avec bordure en sapin, banc en orme, tillac en sapin et membrures en acacia.

 

Le tout d’une légèreté invraisemblable, mais d’une élasticité et d’une solidité extraordinaires.

 

Toutes les parties bien liées se prêtaient un mutuel appui.

 

Le bordage était consolidé par des barres transversales soutiens du pontage ; car l’embarcation est entièrement couverte en peau de phoque cousue à la ramie, cette plante textile admirable qui ne pourrit jamais et qui, gonflant à l’eau, rend une couture imperméable.

 

Au lieu de la pagaie des Esquimaux faite d’un os long terminé par deux omoplates, les charpentiers avaient fabriqué des pagaies de frêne à palette de hêtre, dont les extrémités étaient armées d’une pique d’acier pour pousser le kayack comme un traîneau sur la glace, ce que souvent on est obligé de faire.

 

Le lecteur sait qu’un trou d’homme pour passer le corps jusqu’aux hanches, dans le bateau, est la seule ouverture de celui-ci.

 

On s’introduit dans le bateau et on lève sa blouse esquimaude sur le bord du trou d’homme qui est bouché dès lors et rendu imperméable complètement, absolument.

 

Dès lors, impossible de couler tant que le kayack n’est pas crevé.

 

Mlle de Pelhouër, avec sa blouse esquimaude, s’était exercée dans son kayack, et, comme ses amies, elle était devenue très habile à pagayer et à diriger son embarcation.

 

L’équipement de pêche de celle-ci était complet et très léger.

 

D’abord un harpon.

 

Très supérieur à celui des Esquimaux qui est à manche d’os avec pointe en pierre ou en arête de poisson.

 

Le harpon des pécheurs de l’expédition d’Ussonville était à manche de frêne avec dard à ardillons d’acier.

 

Il était bien équilibré et très facile à lancer même de loin.

 

Mlle de Pelhouër le maniait aussi bien que l’Esquimau le plus adroit.

 

Au lieu d’avoir une lanière en cuir, le harpon avait un cordonnet de soie bien autrement solide, quoique de beaucoup plus fin ; plus de six cents mètres de ce cordonnet s’enroulaient autour d’un dévidoir monté à l’avant de la petite embarcation.

 

L’animal touché par le harpon filait dévidant le cordonnet ; mais il lui fallait bien remonter à la surface pour respirer, et, à coups de pagaie, le pêcheur se rapprochait de lui et le tirait.

 

Car au bord de chaque kayack, sous la main, un fusil était retenu par deux porte-mousquetons, facile à décrocher.

 

Les baltes achevaient l’œuvre du harpon et la bête coulait.

 

Mlle de Pelhouër avait entendu dire par les Esquimaux que la pêche aux morses était très périlleuse et elle se promit d’en faire une.

 

Elle fit part de sa résolution à ses amies les deux Taki ; naturellement ces deux anciennes cambacérès (générales) des amazones de la garde de Béchanzin voulurent en être et s’y préparèrent.

 

Elles avertirent leurs ordonnances.

 

Les négresses préparèrent les kayaks.

 

Les ordonnances de Mmes Santarelli et Castarel s’en aperçurent et prévinrent leurs maîtresses.

 

Celles-ci questionnèrent Mile de Pelhouër.

 

– Je veux tuer des morses ! dit celle-ci.

 

Et elles de s’écrier :

 

– Nous aussi.

 

– Pas cette fois.

 

– Pourquoi ?

 

– Je veux tenter l’aventure avec les deux Taki !

 

– Et avec nous.

 

– Non.

 

» Après oui.

 

» J’aurai de l’expérience.

 

– Nous prendrons de l’expérience avec vous.

 

– Ce n’est pas prudent.

 

» Je suis fille.

 

» Vous êtes mariées.

 

– Sans enfants.

 

– Et vos maris ?

 

– Ils se consoleront.

 

» Vous emmenez bien les deux Taki !

 

– Deux vieilles filles.

 

– Des femmes sans enfants sont presque des filles et nous irons.

 

– Non !

 

» Ça ne se peut pas.

 

– Nous vous montrerons que si.

 

– Comment ?

 

– En y allant sans vous.

 

C’était Mme Santarelli, l’Abyssinienne, qui parlait ainsi.

 

Si entêtée bretonne que fût Mlle de Pelhouër, elle consentit à céder en partie.

 

– Vous, dit-elle, soit !

 

» Mais Mme Castarel, non.

 

Celle-ci vivement :

 

– Pourquoi donc ?

 

– Vous êtes trop jeune.

 

– Quel âge aviez-vous donc quand vous avez tiré vos premiers éléphants.

 

» Je tire aussi bien que vous.

 

» Serai-je donc moins brave ?

 

» Je suis Française par mon père, Abyssinienne par ma mère et je ne crains pas la mort.

 

Elle était superbe en disant cela cette petite femme de quinze ans.

 

Mlle de Pelhouër lui tendit la main.

 

– Venez ! dit-elle.

 

» Vous l’aurez voulu.

 

» Mais vous laisserez un écrit constatant que j’ai refusé tant que je l’ai pu.

 

– Oui !

 

» Je dirai adieu à Castarel.

 

Elle l’aimait son Castarel.

 

Ce gros polichinelle si farceur, si rieur, si mystificateur, si brave et si bon garçon, l’amusait si bien qu’elle passait sur la laideur physique.

 

Il était drôle !

 

On dit en argot de théâtre.

 

« Ce sont les comiques qui sont le plus gobés par les femmes.

 

« Elles aiment les hommes rigolos. » Rien de plus vrai.

 

Soyez rigolo, soyez amusant et vous serez adoré.

 

On connaît les succès d’Arnal et de tant d’autres… qui n’étaient pas beaux.

 

Mais, malgré qu’elle aimât beaucoup Castarel, sa femme ne voulait pas rester au camp, quand les autres allaient s’exposer.

 

Quant à Mme Santarelli, c’était dans le sang.

 

Princesse abyssinienne, orgueilleuse, chevaleresque, aimant passionnément la gloire, elle ne voulait pas être en courage au-dessous de personne.

 

Du reste, elle dit ce mot très féminin :

 

– Santarelli m’aime beaucoup.

 

» Si je meurs, je serai pleurée.

 

Consolation ! ! !

 

Donc elles partirent.

 

Depuis qu’elles avaient chassé le lion et l’éléphant, il eut été ridicule de les empêcher de chasser le morse et elles auraient regardé comme humiliant d’être accompagnées par leurs maris.

 

Tout l’honneur pour ceux-ci, alors ?

 

Rien pour elles que cette infériorité d’avoir été protégées.

 

C’est du féminisme.

 

Elles en faisaient sans s’en douter.

 

Elles se mirent à la mer en kayaks.

 

Dix pêcheuses, chaque maîtresse ayant son ordonnance avec elle.

 

À peine étaient-elles en mer que, sur une pointe de rocher, deux hommes s’assirent.

 

Ils avaient des lorgnettes marines.

 

C’étaient Santarelli et d’Ussonville.

 

Ils étaient très préoccupés.

 

Santarelli, après hésitation, dit :

 

– Mon commandant, nous devrions peut-être monter en kayak et les suivre.

 

D’Ussonville, secouant la tête gravement :

 

– À quoi bon !

 

» Je connais Mlle de Pelhouër.

 

» Si elle nous voyait, elle se fâcherait, retournerait à terre et bouderait.

 

» Croyez que votre femme et la petite Mme Castarel en feraient autant.

 

» Puis, trompant notre surveillance, elles iraient à la mer sans nous.

 

» Voilà, mon cher, pour vous l’inconvénient d’épouser une femme héroïque.

 

» Moi, je n’ai rien à me reprocher.

 

» Mlle de Pelhouër m’a adopté comme oncle pour avoir des aventures.

 

» Elle en veut avoir.

 

» C’est dans l’ordre.

 

» Elle y a droit.

 

– N’importe !

 

» Je redoute cette pêche.

 

» S’il s’agissait d’un lion, d’un éléphant, j’aurais confiance en elles.

 

» Elles tirent si bien !

 

» Mais ces morses sont dans l’eau ; c’est un mauvais point d’appui pour le tireur qu’un kayak sur la mer mobile.

 

» Et la position !

 

» Elles sont assises.

 

» Et puis, le morse a la vie plus dure qu’aucun autre animal.

 

D’Ussonville eut un haussement d’épaules.

 

– Ami Santarelli, dit-il, nous pouvons avoir une épidémie de fièvre typhoïde.

 

» Que diriez-vous si elles avaient peur de soigner nos malades ?

 

» Cela vous humilierait.

 

» Or, je crois la fièvre typhoïde plus dangereuse que les morses.

 

» Il y a des fatalités. Celle-ci en est une !

 

» Je la subis philosophiquement.

 

» Je viens ici en spectateur qui se demande curieusement :

 

» – Comment vont-elles se tirer de cette affaire ?

 

» Vous m’avouerez que le spectacle ne sera pas banal.

 

– Vous parlez un peu à votre aise.

 

» Vous n’êtes pas marié.

 

» Tandis que moi…

 

– Croyez-vous donc que je n’aime pas Mlle Pelhouër autant que vous aimez votre femme !

 

– Pas de la même façon.

 

» Un oncle n’est qu’un oncle.

 

– Même pas oncle.

 

» Un pauvre oncle adopté.

 

» Mais voilà.

 

» À vous, Santarelli, qui êtes discret, j’avouerai que j’aime beaucoup Mlle de Pelhouër.

 

– Et vous ne l’épousez pas ?

 

– Non.

 

» Une fois marié, j’aurais dix fois moins de courage pour mener mes œuvres à bonne fin.

 

– Mais Mlle de Pelhouër vous suivrait partout sans reculer devant rien.

 

– Ce n’est pas la femme que je crains.

 

– Qui donc ?

 

– L’enfant.

 

» Croyez, Santarelli, que si vous aviez été père, vous ne seriez pas venu.

 

» Votre femme, du reste, étant mère n’aurait pas voulu se séparer de son enfant et elle ne vous aurait pas suivi.

 

– Vous avez raison.

 

– Au fond, je suis ici pour prendre une bonne habitude.

 

– Laquelle ?

 

– Je veux m’habituer à perdre Mlle de Pelhouër, que son indomptable courage conduira fatalement à une mort tragique.

 

– Oh ! je vous comprends.

 

– Mon ami, la bataille commence !

 

Ils se turent.

 

En effet, la lutte s’engageait.

 

Les jeunes femmes venaient d’apercevoir un troupeau de morses.

 

D’énormes mâles !

 

Cinq masses de chair aussi considérables que si, au lieu d’être des éléphants de mer, ces phoques gigantesques eussent été des mastodontes.

 

Sept autres mâles de différentes tailles.

 

Six femelles.

 

Les grands mâles avaient des défenses de deux à trois pieds de long.

 

En ce moment, un phoque de moyenne taille, sortant de la mer, accrocha ses défenses courbes au bord du glaçon où était le troupeau.

 

Après hésitation, s’aidant de ses pattes et, en battant l’eau de sa queue, se donnant de l’élan, il monta sur la glace.

 

Aussitôt le plus grand mâle se leva, se traîna vers le nouveau venu et lui administra une volée, sans que l’autre osât riposter.

 

C’est toujours ainsi que ça se passe.

 

Après avoir infligé cette correction au nouveau, le vieux mâle le laissa tranquille.

 

C’est une brimade.

 

Nansen prétend qu’elle a pour but de faire sentir au nouveau l’autorité de l’ancien.

 

Ça se passerait donc à peu près comme à Saint-Cyr et à l’École Polytechnique.

 

En tous cas, c’est drôle.

 

Cet incident détourna l’attention des phoques qui, du reste, ne se dérangent pas pour quelques kayaks, car ils n’ont pas peur de l’homme.

 

Les ours même ne les effraient pas.

 

– Attention ! commanda Mlle de Pelhouër.

 

» Visons bien.

 

Tous les harpons furent lancés.

 

Trois seulement manquèrent le but.

 

Les blessés et les autres poussèrent des rugissements effroyables.

 

Cet animal a une terrible voix.

 

Tous se jetèrent à l’eau et, au lieu de fuir, ils attaquèrent.

 

Mlle de Pelhouër cria :

 

– À vos fusils !

 

» Feu !

 

Et elle donna l’exemple.

 

Mais son morse ne fut pas tué.

 

Ces bêtes gigantesques agitaient l’eau et les kayaks dansaient.

 

De là incertitude du tir.

 

La balle se logea dans le cou.

 

Le morse plongea et reparut tout près du kayak, si près que Mlle de Pelhouër ne put épauler et tirer à la tête.

 

Elle eut l’incroyable présence d’esprit de se pencher et de faire pencher l’embarcation du côté du monstre qui creva le pont du kayak avec ses défenses et le chavira.

 

Or, Mlle de Pelhouër savait qu’un kayak chaviré se retourne toujours et reprend sa position sur l’eau, ce qui arriva.

 

Par les trous que les défenses avaient faites, il n’entra que peu d’eau.

 

L’équilibre repris, les trous regardant le ciel, il n’y avait plus à craindre de couler.

 

C’est ce qu’avait si bien calculé la jeune fille en se penchant, et en offrant ainsi le pont aux défenses de son monstrueux adversaire.

 

Celui-ci parut furieux de voir le kayak se relever et il recommença l’attaque.

 

Mais, en trois secondes, il reçut trois balles, et il coula bas.

 

Vivement la jeune fille mit son fusil aux porte-mousquetons, elle déportemousquetonna sa pagaie et, avec un élan endiablé, elle lança son kayak sur le glaçon.

 

Dans cette manœuvre, on se penche le plus possible en arrière ce qui fait sortir la pointe de la quille hors de l’eau.

 

Puis, quand la glace est touchée, on se penche en avant et on s’aide de la pagaie pour engager tout à fait la légère embarcation sur la glace.

 

Dès qu’elle y fut, Mlle de Pelhouër délaça sa blouse et sortit du kayak.

 

Elle était blessée.

 

La défense avait entamé la cuisse.

 

Elle banda vivement sa plaie avec on mouchoir et reprit son fusil.

 

Tout cela s’était passé très vite.

 

La bataille durait encore.

 

Les deux Taki soutenaient l’une à la proue, l’autre à la poupe, le kayak de la petite Mme Castarel qui aurait coulé.

 

Un morse l’avait crevé.

 

Mlle de Pelhouër fut assez heureuse pour tuer un morse qui menaçait Taki-Data, laquelle le piquait de la pique qui terminait sa pagaie.

 

Elle aida à tirer le kayak sur le glaçon et Mme Castarel en sortit trempée.

 

Il faisait chaud heureusement.

 

La jeune femme tordit ses vêtements et les mit à sécher au soleil sur son kayak.

 

La bataille se terminait.

 

Vaincus enfin, les phoques fuyaient.

 

Tous ceux qui avaient été harponnés étaient morts et flottaient entre deux eaux.

 

Il fallait maintenant les conduire à terre et y conduire aussi Mme Castarel.

 

Mais comment s’y prendre.

 

Mettre deux personnes dans un kayak, c’était chose impossible.

 

Que faire ?

 

Mme Castarel proposait de se mettre à l’eau et de nager en s’appuyant sur un kayak.

 

– Le soleil est chaud, dit Mlle de Pelhouër ; mais l’eau est froide de la fonte des glaçons.

 

Comme elle avait donné sa blouse esquimaude à la jeune femme, celle-ci pouvait attendre.

 

– Vous allez, dit Mlle de Pelhouër aux ordonnances, pagayer vers la terre en y traînant dans l’eau les phoques que vous halerez vers le rivage.

 

» Vous, les deux Taki, vous surveillerez cette opération, mais on attachera autant de cordonnets de soie à l’un de vos kayaks pour qu’il gagne la terre en dévidant les cordonnets de soie.

 

» Vous descendrez.

 

» Ayant gardé en main l’extrémité du cordonnet, nous tirerons le kayak à nous.

 

» Mme Castarel le montera et elle remorquera son kayak à elle.

 

» Nous l’escorterons.

 

On applaudit à cette sage résolution.

 

Tout s’exécuta d’abord très bien ; mais on vit bientôt reparaître des morses autour des kayaks.

 

Ce fait prouve l’acharnement de ces animaux qui ne voulaient pas laisser emmener leurs camarades à la traîne derrière les embarcations.

 

Peut être se figuraient-ils qu’ils étaient encore vivants ; mais c’est une simple supposition.

 

Les bêtes ont-elles le sentiment de la mort ?

 

Je l’ignore.

 

Toujours est-il qu’une fusillade bien nourrie en tua encore et fit disparaître le reste.

 

On aborda.

 

Mme Castarel et Santarelli, ainsi que Mlle de Pelhouër, tirèrent le canot de Taki-Data, puis elles s’embarquèrent.

 

Mais tout n’était pas fini.

 

Un phoque énorme fonça encore sur les kayaks ; il fût tué d’une seule balle par Mme Santarelli, pendant que Mme Castarel le harponnait.

 

On le tira à terre.

 

Mlle de Pelhouër commençait à souffrir beaucoup de sa blessure.

 

Mais on voyait des voitures légères accourir du camp traînées par des chiens.

 

Dans la première étaient d’Ussonville, Santarelli et Castarel.

 

Celui-ci, qui était venu rejoindre les deux premiers sur leur observatoire, avait vu sa femme déshabillée sur le glaçon, puis vêtue d’une simple blouse.

 

– Nous avons donc pris un bain, ma petite ! lui dit-il en riant.

 

» Quel amour pour la baignade.

 

Et il la blagua ferme.

 

D’Ussonville, qui avait vu la lutte, pensa que peut-être l’une ou l’autre était blessée et il avait prévenu le docteur.

 

Il était avec son pharmacien-infirmier, dans la deuxième voiture.

 

Il pansa Mlle de Pelhouër.

 

On la coucha dans une voiture qui regagna le camp au petit pas.

 

En y arrivant, ses amis la firent coucher dans un bon lit improvisé.

 

On y avait entassé les fourrures les unes sur les autres pour faire doux matelas.

 

Mais on vit alors comme le système de tentes adopté par M. d’Ussonville était commode et se prêtait aux agrandissements.

 

On sait que nos petites tentes de soldats se montent avec quatre carrés de toile.

 

On en boutonne d’abord deux l’un sur l’autre et cela forme le toit soutenu par deux petits montants démontables que le soldat porte sur son havresac et dont il emboîte les deux morceaux l’un dans l’autre.

 

Les deux autres carrés de toile servent à boucher les extrémités de la tente.

 

Des cordes retenues en terre par des piquets et bien tendues, des boucles de corde au bas du toit, boucles dans lesquels on passe des piquets que l’on enfonce en terre, tendent la tente et la raidissent au vent, fut-il violent.

 

Mais que l’on s’imagine les carrés de la tente percés d’œillères sur les quatre bords.

 

Avec des lacets de cuir passant dans les œillets de carrés suraboutissant, bord sur bord, on peut doubler, tripler, etc… la grandeur de chaque tente, l’exhausser, l’allonger.

 

On hausse aussi les supports en les emboîtant les uns dans les autres.

 

On peut donc avoir ainsi une belle grande tente de quatre mètres de long et plus d’autant à la base, où un malade et son gardien sont à l’aise.

 

On peut laisser ouvert tel côté de la tente que l’on veut, pendant le jour, pour rafraîchir l’air dans la tente.

 

On bouche tout pour la nuit.

 

Tel était le système d’Ussonville.

 

Mais au lieu d’être en toile, les carrés étaient en soie et les bords étaient garnis de petites bandes de cuir de chien imperméable et solide.

 

Les anneaux de retenue des piquets étaient en aluminium et aussi les piquets eux-mêmes avec pointe d’acier au bout.

 

Des qu’une tente de ce genre fut montée, on y dressa deux lits pliants en fer destinés à l’hôtel, quand il serait construit.

 

On transporta Mlle de Pelhouër sur l’un d’eux, l’autre était destiné à son ordonnance.

 

Non sans peine, le docteur parvint à faire disparaître l’enflure de la plaie que l’eau de mer avait envenimée, car il en était pénétré en somme assez dans le kayak pour mouiller les jambes de la jeune fille, lorsqu’elle avait chaviré, le pont du kayak ouvert à deux endroits.

 

Un arrosoir plein d’eau à la glace fut suspendu au-dessus de la blessure.

 

L’eau tombant goutte à goutte abaissa la température et, peu à peu, l’enflure disparut.

 

Inutile de dire qu’une toile cirée protégeait le lit contre l’humidité.

 

Le lendemain matin, le docteur trouva la plaie en bonne voie.

 

Quinze jours après, Mlle de Pelhouër se levait et marchait sans raideur, sans fatigue.

 

Un simple séton qui n’a touché aucun nerf, brisé aucun tendon, se guérit vite.

 

On fêta sa guérison.

 

CHAPITRE X

LES OURS BLANCS

 

Que la jeune fille s’était ennuyée pendant quinze jours, on se l’imagine.

 

Elle voulut se rattraper.

 

Elle parla à Taki-Data de chasser l’ours blanc ; mais la vieille cambacérès se récria si fort que la jeune fille vit bien qu’elle ne viendrait pas à bout du refus que l’amazone lui opposait.

 

Il en fut de même de toutes ses amies qui lui répondaient :

 

– Attendons !

 

Vous êtes à peine guérie !

 

Mais elle s’obstina dans son idée.

 

Le courage breton est tout particulier ; il est fait d’un calme inimaginable, d’une possession de soi complète et d’un entêtement qui en arrive à toucher parfois au sublime.

 

Mlle de Pelhouër résolut donc d’aller à la chasse à l’ours avec sa seule ordonnance, une amazone intrépide.

 

Elle était la fille d’une cambacérès de petit rang.

 

Un sergent.

 

Mais ce sergent avait fait merveille dans la garde de Béhanzin.

 

À côté d’elle sa fille s’était montrée intrépide.

 

Elle s’était prise d’une grande amitié pour Mlle de Pelhouër et elle avait voulu la servir.

 

Nadali avait vingt-quatre ans et c’était une belle fille.

 

On l’avait demandée en mariage, mais avait refusé tous les prétendants.

 

Elle était très fière, comme toutes les amazones, de son vœu et voulait montrer qu’elle avait la force de caractère de le tenir.

 

C’est là un orgueil bien féminin, une exaltation spéciale.

 

Le mariage faisait horreur aux vestales et il est regardé par les religieuses catholiques comme un état inférieur.

 

Cette façon de voir était celle des amazones de Béhanzin.

 

Une terrible loi militaire existait et s’exécutait sans pitié.

 

Toute amazone qui manquait à son vœu était décapitée.

 

D’autre part, les Dahoméens avaient, sous leurs rois, une religion de beaucoup supérieure au grossier fétichisme.

 

Ils croyaient à un être suprême, à des dieux inférieurs, à des déesses.

 

Ainsi, tous les ans, à Widah, on choisissait une vierge que l’on lançait aux requins dans une pirogue trouée.

 

C’était un sacrifice humain offert au dieu des Eaux-Profondes.

 

Comme chez les druides, le culte du Serpent existait chez les Dahoméens.

 

Et leurs collèges de prêtres et de prêtresses ressemblaient extraordinairement aux collèges de druides et de druidesses ; on sait que ces dernières étaient des vierges.

 

Or, je mets tous les verbes précédents à l’imparfait, parce que depuis la conquête des Français, le vieux culte dahoméen s’efface et disparaît.

 

Nos soldats, nos commerçants ont tant blagué les Dahoméens à cause de leurs superstitions, que ceux-ci y ont renoncé.

 

D’autre part, l’œuvre des missions existait et il se fait beaucoup de catholiques parmi les jeunes gens.

 

La religion dahoméenne s’en va.

 

Jamais pareille transformation ne s’est faite aussi vite.

 

C’est prodigieux.

 

Un prêtre dahoméen menace un de ses compatriotes de la colère des dieux.

 

Celui-ci va chercher un tirailleur sénégalais de ses amis et l’amène.

 

Il lui dit :

 

– Li, grand prêtre du Serpent, faire manger moi par Grand Python.

 

Le Sénégalais riant :

 

– Pas dieu Grand Serpent ?

 

» Pas Grand Python.

 

» Si toi, li croire ça, toi l’imbécile !

 

» Moi pas peur Grand Python.

 

» Si venir Python, li tirer coup de fusil.

 

Et les deux copains s’en vont, laissant le prêtre du Serpent atterré.

 

D’autres Dahoméens, ceux-là ayant une profession religieuse raisonnent autrement.

 

Un prêtre de Widah reprochait à un converti catholique son apostasie.

 

Et celui-ci de dire :

 

– Les blancs sont plus forts que les noirs.

 

» Le dieu des blancs est plus fort que les dieux du Dahomey qui n’ont pu sauver Béhanzin.

 

» Mieux vaut être avec les forts qu’avec les faibles ; j’ai adopté le dieu des blancs.

 

Ainsi, au contact des Sénégalais, les uns deviennent sceptiques, les autres chrétiens.

 

Mais aucun changement ne s’était produit chez les Dahoméennes de d’Ussonville.

 

Celui-ci avait fait défense expresse à tous et à toutes d’entamer des discussions religieuses.

 

« C’est, avait-il dit, la ruine de la bonne entente parmi les membres d’une expédition. »

 

Tout le monde le sentait.

 

Du reste, chacun se respectait et respectait les autres parmi ces hommes et ces femmes de grande valeur cent fois prouvée.

 

Cependant Nadali avait voulu connaître l’histoire de Jésus et de la Vierge.

 

Mlle de Pelhouër la lui avait contée.

 

Et Nadali l’avait trouvée très belle.

 

Dans sa naïveté, elle avait ajouté le cambacérès (Notre-Seigneur) Jésus au panthéon dahoméen.

 

Mais elle n’avait nullement renoncé au culte des autres dieux.

 

Très originale, cette Nadali.

 

La perle des servantes.

 

Mais, comme beaucoup d’anciennes amazones, elle éprouvait périodiquement, environ tous les dix jours, le besoin de se griser.

 

Ceci provenait des habitudes des amazones de la garde de Béhanzin.

 

Trois fois par mois, à titre de gratification, les lois du Dahomey faisaient distribuer du rhum largement à leurs amazones.

 

Alors, il y avait fête, danses, immense joie débordante et exubérante.

 

Toutes les ordonnances, tous les dix jours, réclamaient le rhum et on leur en donnait un quart de litre à chacune ; elles s’éloignaient et bientôt on entendait le son du tambourin dahoméen.

 

Mais défense d’aller voir ce qui se passait ; une fois le « bal commencé », elles auraient écharpé l’homme qui se serait approché.

 

D’Ussonville tolérait ces espèces d’orgies périodiques qui n’entraînaient aucunes fâcheuses conséquences et qui lui semblaient nécessaires.

 

Il avait eu un mot brutal.

 

– C’est, avait-il dit, un exutoire.

 

Un philosophe !

 

Il voyait les choses, sans préjugés.

 

En somme, malgré ce rhum du dixième jour, Nadali faisait admirablement son service ; elle était adroite, zélée sans bruit, dévouée sans ostentation et très intelligente.

 

Mlle de Pelhouër y tenait beaucoup.

 

Quand elle lui proposa de chasser l’ours, Nadali manifesta ses craintes.

 

– Et si tu étais tuée !

 

– Tu me vengerais.

 

» On n’aurait rien à dire.

 

» Mais il est probable que nous serions tuées par les ours toutes les deux.

 

» Qui reproche rien à une morte ?

 

Et Nadali, frappée par cette réflexion, de s’écrier naïvement :

 

– C’est vrai !

 

» Moi morte aussi, commandant pas pouvoir me gronder.

 

Sur ce, elles s’étaient préparées.

 

Et, avant le réveil, elles avaient quitté le camp sans bruit.

 

On ne les avait pas vues partir.

 

Les voilà en route !

 

Mlle de Pelhouër enchantée de son escapade et en riant.

 

Nadali un peu préoccupée.

 

Mais Mlle de Pelhouër plaisanta tant et tant que l’amazone finit par rire aussi.

 

Elles allaient toutes deux, le fusil américain sur l’épaule, les revolvers à la ceinture et le couteau de chasse sur le côté gauche.

 

Elles firent ainsi une demi-lieue à peine, quant au sommet d’un hummack, elles aperçurent des ours qui littéralement s’amusaient.

 

L’ours adore jouer.

 

Quelle que soit sa couleur, il s’amuse à lutter à mains-plates avec un camarade, il fait des niches aux autres ; il y a des fuites et des poursuites très folâtres, très gaies.

 

Les deux jeunes femmes comptèrent leurs adversaires ; treize grands ours.

 

Plusieurs oursins.

 

Nadali regarda sa maîtresse.

 

Cela voulait dire :

 

Ils sont beaucoup !

 

– En huit secondes, dit Mlle de Pelhouër, nous les aurons foudroyés.

 

Tournons le hummack[2] !

 

Il faut leur couper la retraite.

 

Tu commenceras le feu.

 

Il y en a qui voudront peut-être fuir et je les tuerai.

 

– Bien ! dit Nadali.

 

Elle se mit en marche.

 

Les ours continuaient à jouer, C’était fort drôle.

 

Mlle de Pelhouër riait des bons tours qu’ils se jouaient.

 

Ainsi quand deux d’entre eux se dressaient sur leurs pattes de derrière pour s’empoigner, deux autres les tiraient par les pattes de derrière et les culbutaient l’un sur l’autre.

 

Ou bien encore à l’un d’eux assis sur son cul et regardant une lutte, un autre enveloppait le cou par derrière, tirait à lui et faisait tomber sur le dos ce paisible spectateur.

 

Puis c’étaient de grands coups de pattes sur les fesses et des combats à coups de cailloux au point que l’on eut dit une bande d’écoliers.

 

Si tous les explorateurs ne racontaient pas ces scènes, on ne pourrait croire les ours si folâtres.

 

Toujours est-il que les gais compagnons furent tout à coup salués par une fusillade que tirait Nadali, et que, surpris, effrayés de la chute de trois d’entre eux, ils prirent la fuite.

 

Mlle de Pelhouër voulut ouvrir le feu à son tour ; mais impossible.

 

Son fusil ne partit pas…

 

Le mécanisme dérangé ne fonctionnait pas…

 

Et les ours qui avaient comme conscience de son impuissance, se précipitèrent sur elle.

 

Elle prit son revolver et tira.

 

Elle abattit trois ours et les survivants fuyaient, quand, tout à coup, elle eut le sentiment qu’un animal était derrière.

 

Elle se retourna et, dans ce brusque mouvement, en raison de la faiblesse de sa jambe blessée, elle tomba, lâchant son revolver.

 

Mais avec une prestesse incroyable, elle se releva, tira son couteau de chasse et le plongeant dans le bas-ventre de l’ours, le remonta jusqu’au sternum d’un coup superbe.

 

L’animal étripé, ses intestins vidés et découpés, tomba à terre sur la jeune fille qu’il renversa ; mais heureusement, en se débattant contre la mort, il la découvrit.

 

Elle se releva furieuse et l’acheva d’un coup de revolver dans l’oreille.

 

Nadali, qui avait escaladé le hummack, vit toute la scène en courant.

 

– Toi n’avoir rien, maîtresse ?

 

– Rien, Nadali.

 

Montrant l’ours :

 

– Tu vois, je lui ai fait le coup des Russes ; mais pour qu’il soit réussi, il faut que l’éventrement soit complet.

 

Puis elle ajouta :

 

– Mieux vaut le couteau manié à la russe que la baïonnette pour une fille comme moi, qui n’est pas très forte.

 

» L’éventrement met l’animal hors de combat immédiatement.

 

» Il ne peut plus vous étouffer dans ses bras, ni vous mordre.

 

» Tu vois qu’il est utile de lire.

 

» J’ai bien étudié tout ce qui a été écrit sur les chasses à l’ours.

 

» Je connais le coup pyrénéen.

 

» Le coup savoyard.

 

» Le coup samoyède.

 

» Enfin ce coup russe qui m’a servi.

 

– Tu es bien heureuse de savoir lire.

 

» Moi, pas savoir.

 

– Je t’ai offert d’apprendre.

 

– Pas pouvoir.

 

» Tête dure.

 

On entendit des abois de chiens.

 

Bientôt d’Ussonville se montra en voiture avec Santarelli.

 

D’autres voitures suivaient.

 

D’Ussonville avait envoyé chercher Mlle de Pelhouër qui n’arrivait pas pour prendre le café du matin, après la diane.

 

Point de nièce.

 

Point d’ordonnance.

 

Il était allé dans la tente lui-même.

 

Plus de fusils américains.

 

Plus de revolvers.

 

Plus de couteau de chasse.

 

Il devina.

 

– Par le diable, dit-il, elle doit être partie à la chasse.

 

– À la chasse à l’ours blanc ! dirent les Taki qui l’avaient accompagné.

 

– À l’ours blanc ?

 

Elle est à peine guérie !

 

– Elle voulait nous y emmener.

 

» Je l’ai grondée.

 

» Mais gronder ta nièce, c’est perdre ses paroles en vain.

 

» Autant gronder une pierre.

 

– Un granit breton ! dit d’Ussonville.

 

– Toi, tu la gronderas.

 

Il haussa les épaules.

 

– À quoi bon ! fit-il.

 

» Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse.

 

» Fatalement elle se fera tuer un jour ou l’autre ; c’est écrit, comme disent les Arabes, et je n’y peux rien que m’y résigner.

 

» J’en ai fait mon deuil.

 

Taki-Data, gravement :

 

– Et si je la battais !

 

– Elle te tuerait, quitte à se tuer après, ma pauvre Taki.

 

» Prenons vivement le café pendant que l’on attellera les chiens.

 

Nous irons voir ce qu’elle est devenue.

 

– Heureusement, Nadali est avec elle.

 

» Très brave, Nadali.

 

– Oui… mais… pas d’autorité sur Mlle de Pelhouër.

 

Et voilà comment tous les officiers et le docteur accouraient en voiture.

 

D’Ussonville trouva Mlle de Pelhouër assise sur un ours.

 

Il y en avait sept à terre.

 

– Ah ! fit-elle, vous voilà !

 

» Vous avez entendu les coups de fusil ?

 

– Oui ! dit d’Ussonville.

 

Ce calme le démontait.

 

Elle lui montra l’ours éventré :

 

– Mon oncle, dit-elle, vous êtes Basque et je sais, en ayant discuté avec vous, que vous êtes pour le coup pyrénéen.

 

» Moi, je ferai toujours le coup russe, si j’y suis forcée comme aujourd’hui.

 

– Et qui vous y a forcée ?

 

Elle conta l’affaire.

 

Elle eut du mal à se lever.

 

Le docteur lui dit :

 

– Votre blessure va peut-être se rouvrir et s’envenimer.

 

» Retournons au camp.

 

» Il faut que je voie ça.

 

– Allons ! fit-elle.

 

Elle monta en voiture avec le docteur ; mais une fois partie, elle cria :

 

– Tu vois, Taki-Data, que si j’étais morte, c’aurait été par ta faute.

 

» Tu n’as pas voulu m’accompagner ; si tu avais été là, l’ours ne m’aurait pas surprise.

 

C’était le trait du Parthe, lancé avec perfidie en fuyant. Taki-Data, qui n’était pas patiente, montra le poing à la jeune fille.

 

Elle lui cria :

 

– Tu n’es plus mon amie.

 

L’autre ne fit qu’en rire.

 

On chargea les ours sur les voitures et on rentra au camp.

 

Là, on fit la curée froide aux chiens avec les tripailles d’ours, les poumons, les rates, les cœurs.

 

Mais précieusement on conserva les foies, délicieux manger.

 

Comme toujours, la tête et les pieds furent brûlés extérieurement pour griller le poil, échaudés, puis mis dans une marmite avec suffisamment d’eau, du sel et des aromates ; après une cuisson de quatorze heures, on retire la marmite et on laisse refroidir suffisamment ; puis on désosse.

 

On replace alors la marmite sur le feu et on complète les assaisonnements, on laisse encore bouillir pendant une heure en ayant soin de remuer souvent le tout avec une grande spatule en bois.

 

Au besoin, on se sert d’une pagaie ; mais ce n’était pas le cas.

 

Chaque hôtel avait une batterie de cuisine bien complète.

 

Les fourneaux-cuisinières étaient très bien combinés, avec four pour pâtisseries, pour rôtis et autres mets.

 

Pour cuire le pain, on avait un bon four de campagne.

 

Comme combustible, dans les îles dépourvues de bois, on avait le chauffage à la lampe remplie de graisse ou d’huile de morse, de phoque et de baleine.

 

On avait donc pour remuer les viandes dans la grande marmite, une spatule suffisante et on l’agita lentement pendant l’heure de cuisson supplémentaire.

 

On remplit alors des récipients, tels que saladiers, bols, soupières, de cette espèce de consommé qui se prit en gelée.

 

Quand il fut bien ferme, on trempa les récipients dans de l’eau tiède, on les renversa sur des plats et ils se vidèrent.

 

On eut alors des fromages d’ours bien autrement succulents que nos fromages de tête de cochon ; c’est plus fin et un certain haut goût de venaison les relève.

 

Pendant que, par ses exploits Mlle de Pelhouër enrichissait ainsi l’ordinaire de l’expédition, le docteur examinait sa blessure.

 

Un peu d’enflure, que des compresses d’eau glacée firent disparaître.

 

Taki-Data s’informa de la santé de la jeune fille, mais elle ne vint pas la voir ; elle boudait.

 

– Est-ce juste ? s’écriait la vieille Data avec une farouche colère.

 

» Elle dit que si l’ours l’avait mangée, ç’aurait été de ma faute.

 

» Je l’ai détournée d’aller si tôt à la chasse, mais si j’avais su qu’elle y allait quand même, je l’aurais accompagnée.

 

Le lendemain, Mlle de Pelhouër se leva comme d’habitude.

 

On prenait le café noir en commun avec des tartines de beurre.

 

Beurre salé, dessalé.

 

Pour cette opération, on pétrit le beurre dans de l’eau douce.

 

Il perd son excès de sel.

 

On sait qu’aux Halles on lave ainsi le beurre qui a ranci.

 

En perdant son petit lait dans le pétrissage à l’eau fraîche, il perd son mauvais goût complètement.

 

Or, à ce déjeuner, Mlle de Pelhouër vit que non seulement les Taki, mais encore Mme Santarelli et Castarel la boudaient pour le même motif que les deux amazones.

 

– Nous avons l’air, disaient-elles, d’avoir eu peur des ours.

 

Et cela les froissait.

 

Les officiers souriaient de cette muette fâcherie ; querelles de femmes amusent les hommes.

 

Mais Mlle de Pelhouër fièrement garda une extrême réserve.

 

Aucune excuse !

 

Aucune avance !

 

Le procédé de ces dames ne fit que creuser le fossé.

 

CHAPITRE XI

REVANCHE DE DAMES

 

Taki-Data, qui était rancunière, fit aux autres une proposition.

 

« Elle est allée à la chasse à l’ours sans nous, allons-y sans elle. »

 

Accepté à l’unanimité.

 

Les femmes sont ainsi faites.

 

Tout se décide chez elles sous la poussée des sentiments.

 

Elles ne les raisonnent pas.

 

Elles ne veulent pas les raisonner ; on les irrite en voulant les discuter.

 

Une femme vous dit :

 

« Mon sentiment est que… »

 

« J’ai le sentiment que… »

 

Elle a tout dit.

 

Jamais elle ne parle de raisonner.

 

Aussi, avec elle, ne cherchez pas de bonnes raisons, prenez-la parles sentiments.

 

Santarelli cependant s’inquiéta de cette querelle qui le peinait.

 

Il en parla à d’Ussonville.

 

– Nous devrions, dit-il, intervenir pour les apaiser et les réconcilier.

 

D’Ussonville s’écria :

 

– Gardez-vous-en bien !

 

» Restez neutre !

 

» Vous ne feriez que jeter de l’huile sur le feu, mon cher ami.

 

» Si vous voulez l’enfer dans votre ménage, vous n’avez qu’à essayer de prouver que ma nièce n’a pas commis un grand crime en allant seule à cette chasse à l’ours.

 

» Mme Santarelli prendra aussitôt ombrage et jalousie.

 

» Alors ça n’en finira plus.

 

» Tenez, voici Castarel qui vient vers nous ; demandez lui son avis.

 

Santarelli posa la question.

 

– Mon opinion, dit le Marseillais, est qu’il faudra terminer cette brouille en blaguant ces dames et je me charge de leur faire sentir à toutes le ridicule de cette querelle.

 

– Très bien ! dit d’Ussonville.

 

» Désarmez-les par le rire.

 

– Et la partie qu’elles ont projetée ?

 

– Laissons faire.

 

» Après tout, elles ont droit à une revanche qui leur donnera satisfaction.

 

Et ces dames partirent.

 

Mlle de Pelhouër, avec un sourire narquois, les vit sortir du camp sans l’emmener.

 

Elle dit à son ordonnance :

 

– Nadali, visite ton fusil !

 

» Nous aussi nous allons en chasse !

 

» Ces dames ne seront pas les seules à s’amuser et nous aurons du plaisir aussi.

 

Elle s’en alla de son côté avec son ordonnance.

 

Les autres, en quête d’ours blancs, eurent cette chance périlleuse de rencontrer un beau troupeau d’une trentaine de bœufs musqués qui, à la vue de l’ennemi, commencèrent à piaffer et à mugir d’une façon menaçante.

 

Évidemment ces bœufs savaient ce que c’était que l’homme.

 

Déjà ce troupeau avait dû être chassé et subir des pertes.

 

Taki-Data, qui avait le commandement, fit développer tout son monde en ligne et recommanda de viser juste, sans hâte.

 

Accoutumée à chasser le buffle au Dahomey, elle savait combien les taureaux sauvages sont dangereux.

 

Aussi réserva-t-elle son feu et commanda-t-elle à sa sœur d’en faire autant.

 

Elle savait que, criblés de balles, les taureaux foncent toujours.

 

On en était à trois cents mètres.

 

– Commencez le feu, ordonna Taki Data Et la fusillade roula.

 

Les taureaux, cornes basses, en tourbillons avec une vélocité terrible rendant le feu difficile, se précipitèrent.

 

Avalanche vivante !

 

Avalanche de chair et de cornes !

 

Charge formidable !

 

Mais les balles faisaient rage aussi et la grêle de plomb, brisait l’élan de cette masse redoutable.

 

Trois taureaux cependant arrivèrent l’un à quinze pas, l’autre à dix, l’autre à trois de la ligne des tireurs.

 

Heureusement les Taki les abattirent en les tirant à la tête.

 

Sans elles, ils auraient enfoncé la ligne des chasseurs.

 

Douze taureaux à bas, cinq vaches et six veaux, c’était beau !

 

Les amazones se mirent aussitôt à l’œuvre, éventrant d’abord et vidant les animaux abattus.

 

Puis elles se mirent à les dépecer pendant que les deux Taki sonnaient, dans leurs trompes, des appels au camp.

 

On envoya des voitures et l’on ramena le butin.

 

Victoire superbe !

 

La revanche était prise.

 

Aussi ces dames attendaient-elles impatiemment le retour de Mlle de Pelhouër.

 

Sûrement elle ferait une tête…

 

Car il est avéré que les taureaux sont plus dangereux que les ours.

 

Mais le tard se faisait.

 

Mlle de Pelhouër ne revenait pas.

 

Il est vrai que l’on était à l’époque du soleil de minuit.

 

La lumière baissait, mais l’astre du jour ne se couchait pas.

 

On ne s’inquiéta pas trop d’abord, car Mlle de Pelhouër pouvait avoir eu peu de chance, ne pas avoir trouvé de gros gibier et, entêtée comme elle l’était, avoir prolongé ses recherches.

 

Mais, enfin, on s’alarma.

 

Les Indiens, les Esquimaux, les trappeurs à la tête de petites escouades, furent lancés dans toutes les directions.

 

Tous les officiers montèrent dans les voitures et cherchèrent de leur côté, accompagnés chacun d’un ordonnance.

 

Mais, vers neuf heures du matin, après avoir fouillé l’île en tous sens, les détachements rentraient sans avoir rien trouvé.

 

Nulle trace.

 

Pas le plus petit indice.

 

Que faire ?

 

Que penser ?

 

D’Ussonville n’avait pas pris part aux recherches ; comme un général en chef, il était resté à son quartier général.

 

Connaissant son monde, sachant que personne n’épargnerait sa peine, sachant quels pisteurs étaient les Peaux-Rouges, les Esquimaux, les trappeurs, il était sûr qu’aucun effort ne serait épargné.

 

Avec le docteur, il se tenait prêt à partir sur la dernière voiture au premier appel.

 

Attente vaine.

 

Une morne tristesse plana sur le camp.

 

On l’aimait tant, cette jeune fille qui incarnait en elle la bravoure d’un peuple !

 

La fatigue, du reste, eut raison du chagrin et de l’inquiétude.

 

Après un repas rapide, tous les chercheurs éreintés s’endormirent.

 

D’Ussonville, cependant, implacablement logique, ordonna aux équipes d’ouvriers qui s’offraient de chercher à leur tour, de continuer le travail.

 

Après rapports qu’on lui avait faits, il avait acquis la certitude que tous les coins de l’île avaient été fouillés.

 

Dès lors il jugea inutile de lancer des ouvriers en des recherches inutiles ; ce que les trappeurs n’avaient pas trouvé, ils ne le trouveraient pas.

 

CHAPITRE XII

SURPRISES

 

Mademoiselle de Pelhouër chassait.

 

Elle ne se doutait pas qu’elle était épiée du haut d’un rocher.

 

Deux hommes étaient là. Nilson et l’Ours-Blanc.

 

Ils étaient à plat ventre.

 

Le premier, avec une longue-vue, inspectait le camp et il dit :

 

– J’aperçois celle qu’ils appellent Mlle de Pelhouër et son ordonnance.

 

– Elles ne vont pas avec les autres chasseurs.

 

» Ce sont celles-là qu’il faudrait prendre.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que, pour délivrer sa nièce, d’Ussonville, qui est milliardaire, paiera grosse rançon.

 

» Puis elles ne sont que deux.

 

– Je les vois.

 

» Elles viennent par ici.

 

– Oui, mais elles obliqueront peut-être.

 

– Je ne crois pas.

 

» En tout cas, nous les attirerons.

 

» Va dire que l’on apporte l’ours.

 

Nilson s’éloigna et revint avec deux hommes qui portaient un ours blanc.

 

Deux hommes seulement pour un ours !

 

Il est vrai que ce n’était qu’une peau bourrée de mousse, et recousue.

 

L’Ours-Blanc la fit poser à terre, au bas d’un petit ressaut de terrain et bien en vue.

 

– Les lasseurs, dit-il, leurs lassos préparés, cachés derrière ce petit monticule, seront à bonne portée pour lasser les deux femmes.

 

» Et nous prêts à les soutenir.

 

Ayant tout disposé, les pattes de l’ours bien arrangées, la tête reposant dessus, l’Ours-Blanc se cacha lui troisième derrière le monticule.

 

Alors les trois hommes ensemble poussèrent des hurlements d’ours.

 

Nilson, resté à plat ventre en observation, dit bientôt :

 

– Ça va !

 

» Ça prend !

 

» Ça mord !

 

» Elles ont entendu !

 

» Elles viennent !

 

» Hurlez toujours !

 

Il attendit.

 

Mais quand il eut vu Mlle de Pelhouër braquer sa lorgnette marine sur l’ours, puis continuer sa route, il dit :

 

– Elle l’a vu.

 

» Maintenant, sûr, elle vient à l’ours.

 

Il s’en alla en rampant.

 

– Attention, dit-il.

 

Les deux chasseresses venaient en se hâtant, heureuses de voir l’ours.

 

Celui-ci n’ayant garde de bouger et paraissant endormi, Mlle de Pelhouër dit :

 

– Celui-là sommeille.

 

» Ce n’est pas lui qui a hurlé.

 

» Il y a d’autres ours.

 

Nadali dit :

 

– C’est probable.

 

Et en riant :

 

– Espérons que, cette fois, ton fusil, maîtresse, ne fera pas le capricieux.

 

» En tous cas, je suis là et je ne te quitte pas ; je ne ferai pas comme l’autre jour, le tour de la petite montagne.

 

– Mieux vaut, en effet, rester ensemble ; si des ours fuient, nous tirons assez bien pour les tuer de loin, de très loin même.

 

Elles approchaient.

 

– Les autres ours, dit Mlle de Pelhouër, se taisent et celui-là dort toujours.

 

À quarante pas les deux femmes s’arrêtèrent et Mlle de Pelhouër visant l’animal tira.

 

L’ours ne bougea pas.

 

– Je ne l’ai pas manqué pourtant, s’écria la jeune fille.

 

» À l’autre œil.

 

Elle fit feu.

 

Pas le moindre mouvement de la part de l’ours et pour cause.

 

Mlle de Pelhouër en conclut :

 

– Je l’ai foudroyé !

 

» Avançons !

 

» Toutefois je surveille cet ours, toi tu te défieras des autres et s’ils paraissent crie-moi : « Attention ! »

 

Elles approchèrent et il leur sembla que cet ours était bizarre d’aspect.

 

Mlle de Pelhouër dit :

 

– Il est gonflé.

 

» Il semble crevé.

 

» Aurais-je tiré sur un ours mort !

 

Elle semblait dépitée.

 

Comme elles étaient presque sur l’animal, deux cordes sifflèrent ; deux nœuds coulants s’abattirent, elles furent saisies, renversées, traînées…

 

Une bande de blancs et d’indiens s’abattit sur elles et les garrottèrent.

 

Elles furent ensuite bâillonnées.

 

Puis elles furent rapidement emportées vers la mer sur les robustes épaules de deux Indiens ; toute la bande gagna la mer.

 

Là, un radeau sortit de dessous une falaise qui l’abritait.

 

Deux hommes la manœuvraient.

 

Tout le monde s’embarqua.

 

Ce radeau avait deux mâts et il était muni de pagaies.

 

Il fit route pour gagner le continent.

 

Bon vent !

 

Tout favorisait les ravisseurs.

 

CHAPITRE XIII

OEIL-DE-LYNX

 

Le Sioux Œil-de-Lynx, depuis son mariage avec mistress Morton, s’habillait en gentleman.

 

Il laissait pousser sa barbe comme faisaient d’Ussonville et ses officiers.

 

Bel homme, cet ex-sauvage, et de très belle tenue, très soucieux de correction.

 

Mistress Morton en prenait le plus grand soin et elle en avait la coquetterie.

 

Elle lui attachait sa cravate et elle cirait elle-même ses moustaches.

 

Très claire semée, une barbe de Peau-Rouge et de poils rudes et noirs.

 

Œil-de-Lynx, par ces moustaches en croc très longues, mais très maigrement fournies, par ses favoris hérissés, avait l’air d’un chat en colère.

 

– Ne trouvez-vous pas, disait fièrement mistress Morton que master Morton ressemble à un mousquetaire ?

 

On était trop poli pour lui dire qu’il avait plutôt l’air d’un matou.

 

Notez que mistress Morton avait donné son nom, à elle, au Sioux.

 

Celui-ci était du coup passé maître et mangeait avec les officiers.

 

Il en était très fier.

 

Peu, très peu parleur, il ne se mêlait à la conversation que quand il comprenait…

 

Il ne comprenait pas souvent…

 

Mais enfin il ne disait que des choses judicieuses, parfois originales.

 

Quand il racontait une aventure à lui arrivée, il la commençait ainsi :

 

– Quand j’étais Sioux…

 

Mistress Morton, si elle était là, ne manquait jamais de se récrier :

 

– Inutile de rappeler ce souvenir !

 

D’autres fois, il disait :

 

– Je ne pourrais plus vivre dans une tribu de pauvres sauvages.

 

Ou encore :

 

– Depuis que je suis un gentleman blanc…

 

On ne riait pas.

 

C’était un si brave homme et si brave.

 

Il se conduisait très bien avec mistress Morton ; mais il buvait…

 

Comme, après tout, c’est un vice anglais et que le Sioux portait très bien le rhum, ne paraissant pas ivre, mistress Morton passait là-dessus.

 

Mais elle avait fait son éducation et la complétait chaque jour.

 

Le Sioux se montrait très docile et très reconnaissant.

 

– John (elle l’avait baptisé John), on ne fait pas ceci.

 

» Schoking, John !

 

» On ne dit pas ça !

 

Éternel et monotone refrain !

 

Il y était habitué.

 

Deux choses le charmèrent dans Mlle de Pelhouër qu’il portait dans son cœur.

 

D’abord, elle prenait parti pour lui, disant à sa tante qu’elle assommait son mari d’observations puériles.

 

Puis elle l’appelait son oncle.

 

Aussi, l’aimait-il de tout son cœur.

 

Il s’était mis à sa recherche et lui seul n’était pas rentré.

 

Il ne revint que six heures après les autres.

 

On ne l’appelait pas pour rien Œil-de-Lynx.

 

Il avait vu, lui.

 

Il avait vu ce qui avait échappé aux regards des autres !

 

CHAPITRE XIV

SAGACITÉ

 

Le Sioux, avant toutes choses, commença par manger copieusement.

 

Personne ne l’interrogea.

 

Inutile.

 

Il n’aurait pas répondu.

 

À son air, on voyait bien qu’il savait quelque chose.

 

On l’entourait.

 

– Quand il eut fini son repas, il alluma gravement sa pipe et dit :

 

– Quand j’étais Sioux, je passais pour le meilleur pisteur de la tribu.

 

» Depuis que je suis un gentleman blanc, je n’ai rien perdu de mes qualités.

 

» J’ai fait suivre, par mon chien, la piste de ma nièce et de son ordonnance.

 

» Je suis arrivé à un tas de mousse à peu près séchée, comme si on avait vidé un sac après l’avoir rempli.

 

» J’ai examiné cette mousse, me demandant ce que cela signifiait de trouver ainsi de la mousse presque sèche amoncelée.

 

» En la secouant par petits paquets, j’y ai trouvé deux balles.

 

Il tira de son carnier deux balles et les montra à d’Ussonville.

 

– Deux balles de nos fusils ! dit le Sioux.

 

– Oui ! dit d’Ussonville.

 

– Ma nièce a tiré à quarante pas de la mousse sur la mousse.

 

» J’ai vu, sur l’herbe, l’empreinte de ses pieds et celle des pieds de son ordonnance.

 

» Le poids du corps, pendant l’arrêt, a couché les herbes fortement.

 

» Puis j’ai ramassé les culots des deux balles que voici.

 

» Il y a eu piétinement.

 

» Quarante pas, c’est la bonne distance pour tirer un ours blanc.

 

» Mais pourquoi tirait-elle sur de la mousse ? En remuant cette mousse, je me suis aperçu qu’elle sentait l’ours blanc ou plutôt qu’elle avait l’odeur d’une peau fraîche de cet animal.

 

» J’ai compris.

 

» La mousse bourrait une peau d’ours cousue puis décousue après le coup.

 

» Ceux qui l’ont fait ont voulu emporter la peau et ont coupé les fils.

 

» Voilà des bouts de fils.

 

» Non des tendons dont se servent les Esquimaux et les Peaux-Rouges, des fils européens…

 

» L’ours était un piège.

 

» Il y avait une embuscade.

 

» J’ai vu l’endroit où deux hommes guettaient à plat ventre, j’ai vu celui où trois autres attendaient le moment de lancer les lassos ; les herbes couchées parlaient.

 

» J’ai vu que les deux femmes avaient été renversées et liées.

 

» Voici un bout de ficelle ramassé par moi ; les voleurs de femmes l’ont oublié.

 

» Puis deux hommes ont chargé les femmes sur leurs épaules.

 

» Au milieu des pistes de plusieurs hommes, on en voyait deux plus fortes, plus empreintes que les autres.

 

» Mon chien m’a conduit au bord de la mer ; là, toute trace cessait.

 

» De là, je conclus qu’une bande a tendu un piège à ma nièce.

 

» Elle est venue en radeau, elle est repartie en radeau ou en pirogue.

 

» Voilà ce que master Morton a vu avec les yeux d’Œil-de-Lynx.

 

– C’est bien, dit froidement M. d’Ussonville, le Sioux Œil-de-Lynx méritait son nom et désormais master Morton s’appellera Le Voyant.

 

Puis il ajouta :

 

– Je vais préparer une expédition.

 

» Puisque la mer est libre de glace au point où les ravisseurs se sont embarqués, je vais faire transporter sur nos voitures des canots avec lesquels nous chercherons les traces de ceux qui ont enlevé Mlle de Pelhouër.

 

» Monsieur Le Voyant, vous serez notre guide.

 

Œil-de-Lynx se leva :

 

– Je jure, dit-il, de retrouver ma nièce morte ou vivante.

 

Sur ce, tous ceux qui furent désignés pour cette expédition se préparèrent.

 

Nous la raconterons dans notre prochain volume.

 

 

À SUIVRE : « UNE FRANÇAISE CAPTIVE CHEZ LES PEAUX-ROUGES »

 

 

 

 

 


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Avril 2006

 

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[1] L’épisode qui précède ce récit a pour titre : Un Mariage polaire.

[2] Le hummack est un monticule de glaçons amoncelés.