Alain Mourgue

 

 

 

DYNAMIQUE DE GROUPE

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PROLOGUE

CHAPITRE 1 OUVERTURE

EMMANUEL

PIERRE

JEAN-BAPTISTE

LUC

AÏCHA

BLANDINE

SIMON

THOMAS

MATHIEU

CHAPITRE 2 ENTRAÎNEMENT

EMMANUEL

LUC

SIMON

THOMAS

AÏCHA

CHAPITRE 3 ÉPREUVE

EMMANUEL

LUC

EMMANUEL

BLANDINE

PIERRE

THOMAS

MATHIEU

CHAPITRE 4 COURS DU SOIR

JEAN-BAPTISTE

PIERRE

CHAPITRE 5 DISPARITION

EMMANUEL

LUC

SIMON

CHAPITRE 6 SYNTHÈSE

LUC

PIERRE

MATHIEU

EMMANUEL

CHAPITRE 7 RENSEIGNEMENTS

MARC

CHAPITRE 8 ENQUÊTE

ÉPILOGUE

À propos de cette édition électronique

 

PROLOGUE

 

Je crains de n’avoir pas le talent, la sensibilité, le style, la technique d’élaboration romanesque pour relater les faits extraordinaires et invraisemblables qui se sont déroulés en un lieu normalement dévolu à la détente et à la réflexion et dont il m’a été donné de connaître par une indiscrétion dont je préfère taire l’origine. J’ai pensé qu’il serait plus simple et plus honnête de donner la parole à chaque protagoniste en le priant de s’exprimer librement et naturellement. Je ne suis ni juge ni policier ni même témoin. Chacun a accepté mon invitation. Je ne peux, toutefois, certifier l’exactitude des identités et l’authenticité des récits. Je ne peux davantage démêler la réalité et le fruit de l’imagination. Je suis persuadé, en tout état de cause, que la vérité se dérobe à notre quête, se dissimule derrière l’apparence des choses et revêt parfois la tunique de l’invraisemblable. Sachant tout cela, j’ai cependant tenté d’en savoir davantage, d’attacher autant d’attention aux silences qu’aux paroles. J’ai essayé de croiser certains témoignages contradictoires. Je pense m’être approché de la vérité sans, toutefois, jamais la saisir. Cette dernière est rebelle et ne se laisse pas aisément apprivoiser. Je te laisse donc, à toi lecteur, le soin d’élaborer tes hypothèses et de forger ta conviction.

 

L’histoire que je vais te conter s’est déroulée quelque part au centre du pays, entre les murs d’un modeste château campagnard d’origine féodale remanié au début de la Renaissance par un seigneur compagnon et ambassadeur du roi Charles VIII à l’époque des guerres en Italie. L’édifice est bâti au fond d’une combe à quelques centaines de mètres en contrebas d’un hameau. Le chef-lieu de la commune est situé à trois kilomètres plus hauts, en direction des hauts plateaux.

 

Le château est entouré de son parc, lui-même ceint d’un mur de pierre haut d’environ trois mètres.

 

Les anciennes douves ont été comblées et remplacées par une allée gravillonnée. Au levant, le vaste jardin potager encercle une fontaine circulaire en lave noire. En son centre, une colonne sombre supporte quatre têtes de lion aux larges gueules béantes d’où jaillit l’eau. Plusieurs allées sillonnent le jardin. L’une d’entre-elles le traverse de part en part depuis les cuisines jusqu'à une poterne percée dans le mur de clôture. Au midi, la voie principale, pavée, prend sa source au portail monumental de l’entrée du parc, longe les anciennes écuries, dessert un parking puis traverse d’un trait un vaste espace engazonné au milieu duquel se dressent, tels de formidables récifs quelques chênes centenaires, puis se déverse dans la cour intérieure en une vaste flaque après avoir franchie le porche surmonté d’un linteau de style gothique marqué aux armes de son fondateur. Au couchant, la prairie cède la place à un jardin qui s’ordonne autour d’un labyrinthe. Les résineux s’emparent du septentrion et dissimulent le mur d’enceinte.

 

Au-delà du parc s’étendent des prairies, des sagnes et des bois. C’est une région d’élevage située à mille deux cents mètres d’altitude. Les vastes étendues herbeuses sont ourlées de petites éminences sillonnées de combes. Sur trois côtés se dressent des montagnes plus élevées. Une pente dévale le plateau sur prés de vingt kilomètres et s’étale en une large plaine.

 

L’édifice castral est de forme quadrangulaire. Les quatre ailes, de facture identique, sont ancrées à quatre tours surmontées d’un toit en poivrière. L’aile sud abrite le porche d’entrée, de part et d’autre duquel se trouvent les locaux administratifs et le hall d’accueil aménagé sur l’emplacement de l’ancienne salle des gardes. Deux appartements se partagent l’étage : celui du directeur et celui, plus modeste, du gardien. Au nord et à l’ouest, le rez-de-chaussée se compose des salles de réunion. L’étage est occupé par des chambres. La chapelle est incise dans la tour nord-est. Elle constitue un lieu totalement indépendant du reste du château. On ne peut y accéder que par une unique porte. Enfin, l’aile du levant abrite la bibliothèque, la salle à manger, l’office et une vaste cuisine au fond de laquelle s’adosse une immense cheminée dont l’âtre est suffisamment vaste pour y cuire un bœuf entier. L’unique étage est parcouru d’une galerie ouverte sur la cour qui dessert les chambres.

 

Un puits se dresse au centre de la cour intérieure, libéré des murailles de l’ancien donjon qui l’enserraient.

 

Sous la cuisine et la chapelle se tapissent des caves auxquelles on peut accéder grâce à deux issues, l’une située dans l’office et l’autre placée derrière le maître autel de la chapelle.

 

Le bâtiment des anciennes écuries abrite les locaux techniques et une salle de détente.

 

Ah ! mes invités arrivent ! Ils prennent place autour de la table à l’extrémité de laquelle je suis assis. Je leur laisse la parole.

 

* * *

 

« Mon nom est Emmanuel Cohen. Je suis consultant en management des équipes dirigeantes des grandes entreprises. J’ai fondé et je dirige depuis une quinzaine d’années un cabinet conseil. J’ai mis au point un concept, une méthodologie et des techniques, appréciés de mes principaux donneurs d’ordre, destinés à détecter et à évaluer le potentiel des futurs cadres dirigeants. Mon objectif est de mettre en symbiose l’expression des talents individuels et le travail en équipe.

 

Mon concept repose sur le principe d’émergence du charisme du leader par la libération de l’énergie vitale. J’ai publié plusieurs ouvrages sur ce sujet. J’anime des cercles de réflexion et d’échanges fréquentés par des responsables de la société civile et du monde politique.

 

J’espère que vous me donnerez l’occasion de vous présenter plus en détail ma méthodologie et mes techniques de dynamique des groupes dirigeants que j’ai élaborées.

 

Je suis âgé de cinquante six ans. Je vis et travaille à Paris. Je suis divorcé, sans enfant. J’ai des amis, des collaborateurs et de nombreuses relations en France et à l’étranger.

 

Que vous dire de plus pour l’instant ?

 

Je suis de confession juive et citoyen français. J’ai suivi des études de philosophie et de sociologie à Paris. J’ai modestement collaboré à des mouvements favorables à l’indépendance de l’Algérie. Plus tard, j’ai apporté ma contribution aux débats politiques et à l’action militante à partir de 1967 au sein de groupes révolutionnaires qualifiés de gauchistes par nos adversaires de droite comme de gauche. J’ai rejoint ensuite les rangs d’un grand parti de gauche.

 

Mes affaires sont plutôt prospères. Parmi mes meilleurs clients je compte de nombreux amis et camarades issus des bancs de l’université et ayant eu les mêmes engagements politiques que moi. »

 

* * *

 

« Je m’appelle Pierre Ablys. Je suis né à Lyon. Mon père était militaire. Il est décédé. Ma mère est à présent à la retraite. Durant mes années de lycée puis d’université j’ai milité au sein de petits mouvements politiques. Au terme de mes études de droit et de philosophie je me suis engagé dans les parachutistes. J’avais d’abord opté pour une spécialité de juristes en droit pénal car je désirais devenir commissaire de police mais j’ai été recalé au concours. J’attribue mon échec à des motifs politiques. Mon grand-père maternel a été un partisan convaincu du maréchal Pétain. C’est un héritage qui pèse lourd. Je me suis alors tourné vers le droit des affaires. Mon premier emploi dans une entreprise d’import-export m’a conduit à séjourner durant un peu plus de deux ans au Liban. De retour en France j’ai pris un poste de directeur commercial d’une compagnie installée à Marseille. À présent, je suis pressenti pour être directeur général d’une filiale de ce groupe à l’étranger.

 

Autres choses… ? Ah ! Oui ! Je suis célibataire… Et pas d’enfant… à ma connaissance ! »

 

* * *

 

« Jean-Baptiste Le Du : Je suis issu d’une famille nombreuse de la région de Nantes. J’ai d’abord préparé un diplôme de boucher comme mon père. Il souhaitait que je travaille avec lui. J’ai préparé et obtenu en même temps un brevet de comptabilité. Les projets de construction de centrales nucléaires dans l’ouest m’ont amené à m’engager dans des associations de défense de l’environnement. J’ai fait mes premières armes de militant à Plogoff où le gouvernement envisageait la construction d’une centrale. C’est dans le cadre de rencontres entre diverses associations et mouvements écologistes que j’ai rencontré Emmanuel. Nous nous sommes liés d’amitié. C’est grâce à lui que j’ai rencontré ma compagne. Elle travaillait dans un organisme qu’il dirigeait. Nous nous sommes installés dans un hameau au sein de la communauté à laquelle nous appartenons. Nous avons deux filles. Emmanuel m’a demandé, il y a huit ans, de prendre en charge la direction du centre de formation de la Grande Combe qu’une des associations qu’il préside a acquis. »

 

* * *

 

« Mon nom est Luc Destrange. Je suis marié et j’ai trois enfants. Je suis issu d’une famille catholique du val de Loire, prés de Saumur. Mon épouse et moi, militons depuis très longtemps au sein des mouvements de jeunesse catholique. J’y exerce une fonction de responsabilité. Au plan professionnel je suis directeur du service du personnel d’une société filiale d’un groupe pharmaceutique européen. La direction générale me propose de prendre la direction du service de gestion des ressources humaines du groupe. Ma famille et moi vivons dans la banlieue toulousaine. »

 

* * *

 

« Aïcha Amal : Ma famille est d’origine palestinienne de la région de Jéricho. Je suis née à Beyrouth. Mes parents ont quitté le Liban pour fuir la guerre civile. Nous sommes arrivés en France et nous avons pris un peu plus tard la nationalité française. Après des études primaires et secondaires sans problème j’ai suivi des études de sociologie et d’économie. Je suis célibataire et donc très disponible pour mon métier. Ma direction envisage de me confier la mise en place et la responsabilité du futur département de la communication. J’exerce actuellement la fonction d’adjointe au département chargé des relations avec la clientèle. »

 

* * *

 

« Mon nom est Simon Mareuge. Je suis marié. J’ai deux enfants, le choix du roi ! Une fille, un garçon. Je suis ingénieur en informatique dans une grande entreprise. Je travaille actuellement dans la région marseillaise. Je suis en pourparlers avec les dirigeants d’une société de maintenance informatique qui semblent disposés à me confier la direction de leur agence parisienne. Je ne m’intéresse pas à la politique ni à la religion. Ma famille et mon travail passent avant tout le reste. »

 

* * *

 

« Thomas Langlois : J’ai décidé de quitter l’armée au bout de vingt ans de bons et loyaux services. On me propose la direction d’une agence régionale d’un groupe chargé d’offrir des prestations de surveillance et de sécurité aux entreprises. Divorcé, trois enfants. J’aime pratiquer des activités sportives. Je ne suis guère préoccupé par les questions politiques, sociales ou religieuses. »

 

* * *

 

« Mathieu Bousquet, originaire du sud-ouest. J’ai une formation d’ingénieur en télécommunications. Je suis célibataire et pas pressé de modifier mon statut car cela me permet de rester libre. C’est ma disponibilité, et mes compétences bien sûr, qui m’ont permis, je pense, d’être pressenti pour piloter un projet d’infrastructures de télécommunications en Afrique pour le compte d’un consortium international. Je travaille actuellement dans un service de recherches et de développement d’une entreprise européenne basée en région parisienne. Je joue au tennis et j’aime voyager. »

 

* * *

 

« Mon prénom est Blandine. Je suis la fille cadette du directeur du centre. J’ai bientôt quinze ans. Ma sœur vient de fêter ses dix huit ans. Je vis à la campagne dans une vieille et grande maison en pierre avec un toit couvert de lauzes. Mon père m’a dit que c’est une ancienne commanderie des Templiers. Près de chez nous il y a quelques maisons plus petites. C’est comme un village. Mes parents et quatre ou cinq autres familles amies s’y sont installés depuis plusieurs années, un peu avant ma naissance. Mon père nous compare souvent à une tribu d’indiens isolés et protégés au milieu des montagnes. Nous avons beaucoup d’animaux… Des vaches, des chevaux… Il y a aussi la volaille et les cochons… des chiens, des chats. J’aime bien les chevaux… Et les lapins aussi ! Pas les cochons ! Ça pue ! Nous avons une petite école rien que pour nous. »

 

* * *

 

« Merci, Blandine, je te redonnerai la parole plus tard.

 

– Je voudrais ajouter quelques choses… Je peux ?

 

– D’accord, mais je t’assure que tu pourras t’exprimer à d’autres moments.

 

Je veux parler un peu plus de ma vie au village. Albert est notre prof. Il a enseigné à Paris jusqu'à un moment qu’il nomme « les événements de mai ». Quant à mes parents, ils occupent l’ancienne commanderie car mon père est le représentant du Maître. Notre maison comporte plusieurs chambres et une grande salle que nous n’occupons pas. Elles sont réservées aux deux grandes fêtes annuelles de la communauté. Nous vivons entre nous et nous n’accueillons pas souvent des gens de l’extérieur mais, deux fois par an, Emmanuel vient nous annoncer la visite du Maître. Il le reçoit en compagnie de mon père et d’Albert. Nous ne rencontrons le Maître qu’à l’occasion de ces fêtes annuelles à la condition d’appartenir au groupe des apprenants ou des initiés. Mon père m’a dit que le Maître est notre guide spirituel. Au début du printemps, il préside la cérémonie des baptêmes et celle des mariages. Mon père assiste le Maître pendant la cérémonie. Les jeunes garçons et les jeunes filles qui ont atteint l’âge de douze ans dans l’année écoulée sont baptisés. Chacun d’entre eux reçoit un nouveau prénom qu’il ne doit pas divulguer à l’extérieur de la communauté. À partir de cet instant, ils sont donc admis parmi les adultes mais dans un groupe particulier : celui des apprenants. Pour marquer cet événement, le Maître regroupe les adultes et les apprenants afin de participer à un rite dont je n’ai pas le droit de parler car il est secret. Celui ou celle qui en parlerait serait puni. À partir de ce baptême, nous participons régulièrement à des exercices destinés à nous préparer à la cérémonie des mariages sacrés qui a lieu à la fin de l’été dans l’année de nos dix neuf ans.

 

» Je ne peux rien dire au sujet de ces mariages car je n’ai pas encore l’âge pour y assister ou y participer.

 

» Je veux également préciser qu’à l’occasion des baptêmes et des mariages d’autres familles de la communauté viennent de toutes les régions pour se joindre à nous. C’est vraiment une grande fête.

 

Tout ce que tu viens de nous dire est intéressant et nous permet de mieux te connaître et peut-être de mieux comprendre la suite des événements. Peux-tu me donner le nom de celui que tu appelles le Maître ?

 

Je ne connais ni nom ni même son visage. Le jour de mon baptême je l’ai vu et je l’ai entendu mais son visage est resté dissimulé derrière un masque. Un jour, ma sœur a posé la question à notre mère qui lui a répondu que son nom et son visage devaient rester secrets afin qu’il soit protégé de tous ceux qui veulent faire du mal à notre communauté.

 

Emmanuel, je te redonne la parole. Tu ne vois pas d’inconvénient à ce que je te tutoie, n’est-ce pas ? Présente-moi le sujet dont il est question et développe, à cette occasion, tes concepts d’animation de groupes managériaux. »

CHAPITRE 1
OUVERTURE

 

EMMANUEL

 

« À la demande de mes clients, j’organise des sessions de formation sous la forme de séminaire. Cette formule permet de réunir un petit nombre d’individus dans un lieu isolé propice à une libre expression, loin de tous repères familiers et quotidiens. Le nombre de participants ne doit pas excéder la douzaine ni être inférieur à cinq afin d’offrir les conditions optimales d’une dynamique de groupe. Par principe, les personnes ne doivent pas se connaître et il est souhaitable qu’elles aient des profils différents. Leur point commun est d’être des cadres à haut potentiel, ambitieux et repérés par leurs employeurs ou des cabinets de recrutement comme pouvant devenir des cadres dirigeants.

 

Comme je l’ai évoqué précédemment, le concept que j’ai élaboré repose sur le principe de la libération de l’énergie vitale. Je m’explique : Si chacun d’entre-nous possède à un degré variable l’instinct de survie, il n’en va pas de même pour d’autres qualités. Tous les individus ne possèdent pas l’énergie nécessaire pour diriger, convaincre, dominer, conquérir. Il ne s’agit pas seulement de l’aspect physique qui peut inspirer admiration, désir ou crainte ou de l’intelligence ou encore de l’instruction ou de l’éducation, mais de ce que l’on appelle le charisme. Une sorte de magnétisme, de fluide, qui émane des profondeurs de l’être et qui emporte l’adhésion, la confiance et l’obéissance des autres. Ma méthode consiste à repérer les individus pourvus de ce charisme qui est la condition minimale pour prétendre à être chef et à libérer en eux les forces qui vont leur permettre d’utiliser leur capacité de conviction pour devenir des leaders.

 

Cette énergie est généralement bridée par notre éducation, notre culture. Nous n’osons pas dire ou faire telle ou telle chose parce que nos maîtres à penser que sont nos familles, nos enseignants, les religieux ou les philosophes, nous confectionnent un mode d’emploi social standardisant nos pensées et nos comportements par référence à la dualité du bien et du mal. Il y a le permis et l’interdit, le souhaitable et le blâmable, le correct et l’indécent, etc. etc. Bref ! Nous sommes dressés pour vivre en société en êtres domestiqués et normalisés. Toute déviance est suspecte. Dans ces conditions notre société produit des individus semblables les uns aux autres, voire interchangeables. C’est le règne de la moyenne, donc de la médiocrité. Or, être un chef, c’est être capable de se placer au-dessus et au-devant de la foule pour indiquer la direction, insuffler l’énergie créatrice, communiquer la force qui renverse les montagnes. Pour devenir un chef il faut oser transgresser l’ordre établi, bousculer les habitudes et les rentes de situation. Il faut savoir s’affranchir, lorsque c’est nécessaire, des interdits légaux ou moraux qui sont, certes, une garantie de paix sociale mais qui contraignent les champions à courir avec des semelles de plomb.

 

On ne gagne pas les compétitions avec l’arsenal commun. On les remporte avec des ressources spécifiques puissantes. L’énergie vitale est le stimulant, j’oserais dire le dopant, du leader.

 

À l’ouverture du séminaire que j’anime, je commence d’abord par confronter les participants à leurs inhibitions culturelles dont ils doivent prendre conscience afin de s’en défaire. Cette étape repose sur quelques exercices simples, à commencer par une analyse critique de la manière dont chacun se présente devant le groupe. Mon rôle est de faire jaillir le non-dit, de révéler la réalité qui se cache presque toujours derrière un discours convenu. D’autres exercices sont destinés à débarrasser les stagiaires des inhibitions qui les paralysent souvent en public… pudeur, sens du ridicule, bonne éducation…

 

Au terme de cette étape, mes élèves doivent se sentir plus légers, débarrassés des entraves qui leur empoisonnent la vie en les empêchant d’exprimer librement leur personnalité.

 

Ils doivent être capables de franchir une seconde étape plus difficile. Ils sont alors confrontés à la nécessité de transgresser des règles morales et sociales. C’est un cap décisif dans le processus de libération de l’énergie vitale. Certains refusent de franchir cet obstacle à cause de leur éducation, de leurs convictions philosophiques ou religieuses qui sont trop fortes, trop profondes, et qui verrouillent leur flux énergétique.

 

Ceux-là prennent alors conscience qu’ils ne deviendront pas des chefs au sens exact du terme. Ils seront peut-être de bons gestionnaires, de bons administrateurs, d’excellents assistants mais pas des guides. Ils ne deviendront jamais des premiers de cordée.

 

Cet exercice permet aux postulants de les libérer et leur révéler leurs immenses capacités. Ils prennent conscience de la solidarité qui naît naturellement entre les quelques élus dont ils sont ou seront. Ils n’accomplissent pas cet acte libérateur dans leur intimité mais ils l’accomplissent ensemble sous le regard de chacun. Ils en assument les conséquences solidairement et doivent respecter un certain nombre de règles. Une d’entre-elles est le devoir de silence sur cette épreuve d’initiation. Le fait que les participants ne se rencontrent peut-être jamais plus après ce stage favorise une expression plus libre.

 

Cela étant exposé, je dois évoquer à nouveau l’organisation et la phase préliminaire du séminaire dont il est ici question.

 

Le groupe des stagiaires comptait six personnes. Cinq hommes et une femme. Je souligne, à ce sujet, que les femmes franchissent rarement avec succès la seconde étape de mon processus de formation. Peut-être possèdent-elles un self-contrôle plus fort que les hommes ou bien est-ce du au fait qu’elles se retrouvent généralement en minorité au sein des groupes ?

 

Comme à l’habitude, j’ai chargé Jean-Baptiste d’adresser les convocations deux semaines auparavant et je lui ai demandé de préparer et d’assurer l’accueil ainsi que le bon déroulement du séminaire à notre centre de la Grande Combe.

 

Par principe, je n’assiste pas à l’arrivée des stagiaires le premier soir. Ils me découvrent le lendemain matin à l’occasion de notre tour de table de présentation. Tout au long du séminaire j’évite de prendre les repas à leur table, préférant les laisser parler entre eux librement. Cela procède également du processus de construction de l’esprit d’équipe. Je prends mes repas dans une autre pièce en compagnie de Jean-Baptiste.

 

Je dispose d’une fiche de renseignements très détaillée sur chacun qui me permet de préparer mes interventions et surtout d’observer la manière dont chacun se présente, ce qu’il accepte de dire et surtout ce qu’il tait. Je peux alors relancer le questionnement et provoquer les réactions.

 

J’étais à la Grande Combe dès le début de la matinée. Les premiers stagiaires sont arrivés en milieu d’après-midi. »

 

* * *

 

PIERRE

 

« Je connais Emmanuel depuis plusieurs années. Son cabinet de conseil travaille pour la société qui m’emploie. Nous avons sympathisés rapidement. Ce qui m’a vraiment accroché, c’est sa conception du chef. C’est du solide, du vrai ! J’imagine que cela n’a pas fait jouir tout le petit monde des managers salonards et mondains formés au socialement correct. Allez ! … Permettez que je me lâche… Je dois dire que ça fait bander… Désolé pour les dames ! Emmanuel a une conception virile du chef. J’ai tout de suite marché. J’ai lu ses bouquins mais ils ne m’ont rien appris de plus que ce qu’il m’avait dit.

 

Alors vous pensez bien que lorsque j’ai reçu la convocation et que j’ai vu que c’était avec lui ! Pas de problème !

 

J’ai tiqué quand j’ai vu que sur la liste des inscrits il y avait une demoiselle Aïcha Machin. Une bonne femme au milieu de quelques gars c’est le bordel assuré ! Je ne veux pas ceci ! Je ne veux cela ! Respectez-moi ! Contrôlez vos paroles, et vos gestes, et patati ! Et patata ! Elles veulent devenir des chefs mais elles exigent que tout à la fois on les aime, on les respecte et les admire. Un peu de séduction par-ci, un peu d’autoritarisme hystérique par-là… Avec les femmes c’est jamais la ligne droite !

 

Bon, enfin ! C’est comme ça. J’ai pensé que ce séminaire serait une bonne occasion de voir mon ami Emmanuel à l’œuvre et il savait qu’il pouvait compter sur moi pour jouer un rôle d’entraînement au sein de l’équipe.

 

Le jour « J », j’ai pris l’avion puis un taxi jusqu’au centre. Le coin n’est pas désagréable mais le paysage c’est pas vraiment ma tasse de thé. Je profite de mes déplacements pour travailler ou bavarder avec un voisin qui me branche.

 

Je suis arrivé à la Grande Combe en début d’après-midi. J’étais le premier. Emmanuel et moi avons bavardé ainsi qu’avec Jean-Baptiste dont j’avais entendu parler. Il m’a présenté sa gamine en me disant qu’il l’avait amenée avec lui afin qu’elle lui donne un coup de main pour le bon déroulement du séjour. Jolie gamine ! Une vraie petite femme, très réservée. Nous avons parlé de choses et d’autres.

 

J’ai fait une ballade dans le parc pour me dérouiller. L’air était froid.

 

Le château est bien équipé. Nous étions correctement installés. Jean-Baptiste m’a dit qu’il serait guide après le souper.

 

J’ai découvert mes collègues de séminaire en début de soirée. Je me souviens que Thomas et Mathieu sont arrivés en retard. Nous avions déjà commencé à dîner.

 

Miss Aïcha m’est apparue comme une jolie jeune femme brune, typée genre moyen-oriental. Baisable mais pas forcément baisante. Oui, je sais ! Je suis vulgaire ! La règle du jeu n’est-elle pas de dire les choses comme on les ressent ? J’aurais pu mettre ma bouche en cul de poule et en faire suinter délicatement des mots de miel pour dire qu’elle était séduisante… Vous préférez ? Oui ? Non ? Bon ! Je laisse jaillir mon énergie primitive et vitale ! Pas baisante mais un peu excitante tout de même quand elle vous regarde avec son air intello qui semble vous dire : « Je ne m’envoie pas en l’air avec un pithécanthrope de ton espèce ! » Petites lunettes sur le nez, tailleur fushia, bas noir et escarpins assortis. D’une élégance froide et distante. C’était bien le genre de chieuse que je redoutais et en plus affublée d’un prénom qui fleurait bon la susceptibilité à fleur de peau. Le moindre faux pas et ce genre de femelle vous qualifie de macho-facho-raciste ! Autrement dit, toute critique qui lui est adressée ou simplement un sous-entendu vous condamnent pour harcèlement sexuel, propos sexistes et racistes, etc. etc. ! J’avoue que je me suis promis à ce moment précis de ne pas la rater si l’occasion se présentait. De mon point de vue elle n’avait pas sa place ici et j’allais faire en sorte qu’elle l’apprenne très vite.

 

J’ai du lui lancer des regards qui trahissaient mes vilaines pensées car son regard méprisant s’est teinté de crainte. En tout cas, elle s’est arrangée pour m’éviter autant que possible.

 

Il y avait aussi cette espèce de curé manqué de Luc. Petit monsieur, mince, délicat et sanglé dans ses bonnes manières modèle vieille France qui vous renvoie sans un mot de trop à votre étable. Bonne présentation mais franc comme un âne qui recule ! Jetant des regards insistant sur les courbes de mademoiselle Aïcha tout en ne manquant aucune occasion de parler de son épouse et de ses enfants … Mon expérience m’a fait renifler le faux cul qui nous jouerait la grande tirade de la morale et de la loi lorsque viendrait le moment de montrer de quoi il est capable ! Vous voyez ce que je veux dire ?

 

Le dénommé Simon était très effacé, trop ! Pas un chef ça ! Ou alors il le cachait bien !

 

Thomas et Mathieu m’ont rapidement fait bonne impression. Poignées de mains franches et fermes. Pas des paquets de saucisses molles que l’on vous tend d’un air dégoûté ! Le regard direct. Un langage net, sans ces foutus adverbes que les managers et politiciens à la mode glissent dans leur propos comme autant de portes de voiles pudiques dont ils s’empressent d’affubler les mots simples et forts.

 

Jean-Baptiste nous a fait un excellent numéro de guide touristique. Nous avons bu un verre avant de nous séparer. De retour dans ma chambre, j’ai ouvert le paquet cadeau. C’était le dernier bouquin d’Emmanuel. Je l’avais déjà lu. »

 

* * *

 

JEAN-BAPTISTE

 

« Je partage mon existence entre le centre et la communauté où vit ma famille.

 

Lorsqu’un séminaire est programmé, je viens sur place une semaine à l’avance pour tout préparer.

 

J’utilise le break de l’association pour transporter aisément le matériel indispensable.

 

En dehors de ces périodes, la garde du château est confiée à l’homme d’entretien qui est à la fois notre gardien et jardinier. Il est logé dans l’un des deux appartements.

 

Nous organisons, en moyenne, un séminaire par mois sauf durant l’été pour permettre les visites des touristes.

 

Je suis donc arrivé à la Grande Combe accompagné de Blandine. Elle m’a aidé à effectuer les tâches de préparation et également à divers petits travaux domestiques. Emmanuel et moi avions décidés de la faire intervenir au cours d’une des phases du séminaire. Jusqu'à présent, nous faisions appel à sa sœur aînée, Blanche ou à une autre jeune fille de notre communauté.

 

Ma fonction est double. Je m’occupe de l’administration et du secrétariat du centre et j’assiste Emmanuel pour certains aspects logistiques liés au bon déroulement des sessions. J’assure, notamment, l’accueil des participants.

 

Le jour de leur arrivée j’étais donc à mon poste. J’avais fait préparer les chambres et déposer dans chacune d’elles l’ouvrage d’Emmanuel.

 

Le premier soir s’est déroulé normalement. Il est d’usage que cette première soirée se passe très calmement. Les invités ne se connaissent pas et sont généralement sur leurs gardes compte tenu du caractère bien particulier du séminaire auquel ils sont invités.

 

Comme d’habitude, je fais visiter le château après le dîner. C’est une démarche qui est généralement appréciée.

 

Un dernier mot pour être tout à fait complet : J’occupe le second appartement situé à l’étage dans l’aile sud. »

 

* * *

LUC

 

« Tout d’abord, je tiens à déplorer les propos excessifs et injustes de Pierre à mon encontre ainsi qu’à l’égard de notre collègue Aïcha. Si vous le permettez, je vais dérouler dans le détail le fil de mon emploi du temps tout au long de la journée qui a précédé le séminaire proprement dit et les événements auxquels il a été fait allusion tout à l’heure.

 

Je vous prie de m’excuser par avance si mon exposé vous semble un peu long mais il m’apparaît important de bien tout rappeler dans le détail.

 

J’avais choisi de prendre le dernier autorail du soir pour me rendre de la gare principale où j’étais descendu deux heures plus tôt du train rapide en provenance de Paris jusqu'à la station la plus proche du centre.

 

Je connais un peu cette région. J’y ai passé mes vacances d’été et d’hiver durant de nombreuses années.

 

J’aime ce pays au relief tourmenté et au climat souvent difficile à supporter pour qui n’est pas habitué. Les fortes températures d’été alternent avec les froids mordants des arrières saisons et de l’hiver.

 

J’appréciais d’y revenir, bien que ce fût pour un séminaire qui me priverait de la possibilité de profiter de la campagne. Dans ce type de stage, nous restons enfermés une grande partie de la journée.

 

L’autorail était presque vide. Une jeune femme brune occupait avec moi le compartiment de première classe.

 

Un couple de personnes âgées et trois jeunes se contentaient des secondes classes.

 

Ce n’était pas mon premier stage ou séminaire depuis que je suis entré, il y a maintenant dix sept ans, dans cette entreprise. Au début, c’était pour moi une occasion de sortir du bureau, de voir d’autres lieux et d’autres visages. C’était un peu des vacances studieuses offertes par l’employeur. Certaines sessions au contenu technique me semblaient utiles sinon nécessaires pour m’adapter à l’évolution des méthodes et des outils. D’autres avaient un contenu moins structuré. Elles étaient plus fumeuses, sans objectifs très précis mais, au fil du temps, j’ai compris que c’était ces formations-là qui étaient les plus importantes pour la direction de l’entreprise. Discrètement, petit à petit, se distillent les nouvelles modes, les nouveaux concepts idéologiques, les inflexions apparemment anodines du vocabulaire de la communication interne.

 

J’ai pris conscience, au fur et à mesure, du rôle déterminant de la communication d’entreprise en ce qu’elle comporte de potentialités de formation et d’évolution des idées. Elle impose progressivement, par son contenu et sa forme, un infléchissement profond des comportements et des discours. Le rôle des consultants d’entreprise est devenu peu à peu capital. Ils apportent une ingénierie sophistiquée de communication sous toutes ses formes au service du contenu politique du message de la direction de l’entreprise.

 

J’ai observé que certains consultants, en étroite collaboration avec les dirigeants, ne se contentent plus de fournir la prestation de services en matière d’outils mais interviennent en profondeur sur les contenus. Peu à peu, la communication classique d’entreprise est habilement imbriquée dans un salmigondis pseudo philosophique ou religieux, utilisant un langage à référence mystico-militaire. On ne parle plus, désormais, que de stratégie, de tactique, de cible, mais aussi de valeur, d’éthique… Tout cela me paraît fort dangereux pour des individus moralement fragilisés par une culture essentiellement technique, le recours fréquent à lecture rapide et la reconnaissance de la suprématie de l’action sur la réflexion. À défaut d’une solide base morale, qu’elle soit d’ordre philosophique ou religieux et d’une formation privilégiant l’esprit critique, ce type de cabinets spécialisés au service du fast-food gestionnaire et communicationnel peut avoir des effets dévastateurs. En outre, je pense que le zapping managérial induit par la valse des dirigeants et des gourous a pour effet de placer les cadres d’entreprises dans un état permanent d’incertitude et d’instabilité propice à la tentation de s’arrimer à n’importe quelle idéologie susceptible de promettre l’épanouissement personnel tout en accroissant l’efficacité collective.

 

J’ai néanmoins répondu favorablement à la proposition qui m’était faite de participer à ce séminaire tout en me préparant à affronter un nouveau prophète du bonheur entrepreneurial.

 

J’étais donc sur mes gardes.

 

Mes pensées m’ont accompagné jusqu'à la sortie de la petite gare.

 

J’ai hélé l’un des rares taxis en attente sur la place de la gare. Devant moi, la femme brune est montée également dans un taxi.

 

J’ai indiqué la destination au chauffeur qui m’a fait quelques remarques sur le temps avant de conduire silencieusement. J’étais ravi d’avoir un conducteur peu bavard. Je redoute les longs commentaires sportifs ou les digressions politiques du style « café du commerce. » Le silence me permet de laisser filer mes pensées faute de pouvoir profiter du paysage qui était plongé dans une obscurité presque totale. Le faisceau des phares balayait la petite route sinueuse qui se mit progressivement à monter.

 

Le chauffeur a branché l’autoradio qui a laissé filtrer en sourdine des chansons françaises avant de devenir inaudible. Les émissions ne sont pas aisément captables dans cette région au relief tourmenté et faiblement peuplée. Le conducteur s’est résolu à éteindre le poste.

 

L’auto a abandonné l’asphalte et a tressauté doucement sur des pavés après avoir franchi un portail grand ouvert. J’ai aperçu, droit devant nous, à une centaine de mètres des fenêtres éclairées au milieu d’une masse sombre. C’était le château de la Grande Combe.

 

Le chauffeur a fait demi-tour et m’a déposé devant le porche que j’ai franchi à pied. J’ai tourné sur ma gauche pour me diriger vers une grande porte vitrée de laquelle jaillissait une vive lumière.

 

Une douce chaleur m’a souhaité la bienvenue, bientôt suivie d’un homme d’un certain âge, vêtu d’un pantalon de sport et d’un pull à col roulé.

 

Il m’a salué en se présentant comme étant le directeur du centre. C’était Jean-Baptiste. Nous avons échangé quelques mots de politesse avant qu’il ne me donne la clé de ma chambre en m’invitant à rejoindre dans la bibliothèque les personnes déjà arrivées.

 

Il a précisé que je n’étais pas le dernier et qu’il attendait encore deux inscrits qui allaient arriver un peu plus tard car ils avaient manqué leur train.

 

J’ai gravi l’escalier en colimaçon logé dans une tour d’angle et qui débouche sur une plate-forme donnant sur deux portes en bois qui ouvrent sur deux ailes du château. Je me suis dirigé vers ma chambre qui était située au fond du couloir près d’une autre tour d’angle dont l’accès est, lui aussi, gardé par une porte en bois sombre surmontée d’un linteau de pierre de style gothique sur le modèle, mais en plus réduit, de celui du porche de l’entrée principale.

 

Un bruit discret de chute d’eau provenait d’une des chambres. J’ai aussitôt songé, mais je ne sais trop pourquoi, qu’il s’agissait de la femme brune aperçue un peu plus tôt à la sortie de la gare. Les femmes aiment bien se refaire une beauté au terme d’un voyage et avant de paraître en public, me suis-je dis mentalement.

 

J’ai ouvert la porte de ma chambre. La lampe de chevet posée sur la table de nuit était déjà allumée. Un petit paquet était posé sur le lit à rouleaux blotti dans un angle.

 

J’ai pensé qu’il s’agissait de l’inévitable cadeau de bienvenue offert en ce genre de circonstances par le Centre d’accueil ou par l’employeur.

 

J’ai décidé d’attendre l’heure du coucher pour l’ouvrir.

 

J’ai accompli ensuite les gestes habituels en semblable occasion : Poser mon attaché case sur la petite table en bois et en sortir un livre que je me suis empressé de déposer sur la table de nuit, puis ouvrir ma valise afin d’en extraire la trousse de toilette. J’agis toujours ainsi lorsque je suis en déplacement. C’est comme l’accomplissement d’un rite d’appropriation de l’espace.

 

La salle de bains n’était pas très grande mais bien équipée.

 

Les murs de la chambre étaient d’un blanc immaculé. Aucune reproduction, aucun miroir n’y étaient suspendus, rien. Une grande et haute armoire en bois à deux portes m’invitait à y déposer mes vêtements mais j’ai décliné l’offre, préférant m’occuper de cela après le dîner.

 

J’ai constaté sans étonnement l’absence de téléphone et de téléviseur.

 

J’ai ouvert la fenêtre, une bourrasque froide et humide m’a giflé et j’ai aussitôt repoussé les battants et tiré le rideau.

 

Lorsque j’ai regagné la galerie pour me rendre au salon j’ai eu le temps d’apercevoir la silhouette d’une femme moulée dans un tailleur mauve. Elle a disparu au bout du couloir. Le claquement régulier de ses talons sur les marches de pierre m’a guidé.

 

Dans salon-bibliothèque, quelques personnes étaient debout près d’une table sur laquelle on avait disposé des mises en bouche, des verres, des bouteilles d’apéritifs et de jus de fruit.

 

La femme brune au teint mat et de taille moyenne était là. Elle était le seul élément féminin du groupe. Son visage ovale et ses grands yeux noirs me rappelèrent le portrait d’une jeune fille crétoise que j’avais admiré au musée d’Héraklion en Crète quelques années auparavant. Je crois me souvenir que cette jeune personne, peut-être une prêtresse ou une déesse, avait été baptisée « la Parisienne. »

 

Ces messieurs, eux, se comportaient comme la plupart des hommes en déplacement. Les discussions portaient sur les derniers résultats en championnat de France de football.

 

J’ai serré des mains en prononçant rapidement mon prénom.

 

Jean-Baptiste nous a alors proposé un choix de boissons puis, lorsque nous eûmes vidé nos verres, il nous a conviés à prendre place autour de la table dressée dans la salle à manger. Il nous a précisé que notre animateur, Emmanuel, nous accueillerait en séance d’ouverture demain, en salle de réunion à neuf heures.

 

Le repas s’est déroulé sans événements ni propos dignes d’être rapportés.

 

Les deux retardataires nous ont rejoints avant le service du plat principal.

 

Le dessert achevé, notre hôte nous a proposés de l’accompagner pour une visite des lieux. Nous avons acquiescé et l’avons suivi.

 

Je me souviens que la salle où nous avons dîné était surmontée d’un plafond à la française orné de scènes champêtres à la manière italienne du 15e siècle. D’élégantes peintures parcouraient les lambris. Les murs étaient en pierres apparentes. Deux grandes tapisseries représentant des scènes de combat inspirées de la mythologie se faisaient face de part et d’autre de l’immense table de style Charles VIII sur laquelle les reliefs de notre repas semblaient attendre notre départ afin de se retirer.

 

Une cheminée au manteau surmonté d’armoiries était encadrée de deux portes aux chambranles de style gothique. Jean-Baptiste se révéla être un excellent guide. Il aimait visiblement ce lieu.

 

Il nous a expliqué que le château originel était une place forte féodale. À la fin du 15e siècle, le seigneur des lieux avait été ambassadeur de Charles VIII puis de Louis XII. Il avait rapporté des guerres d’Italie le goût des demeures agréables.

 

À son retour en France il eut le désir comme beaucoup de ses compagnons d’armes de transformer son austère refuge en une résidence plus agréable. Le corps principal d’habitation et les pièces annexes prirent la place de l’ancienne enceinte sur trois côtés. La hauteur du quatrième mur d’enceinte faisant face au bâtiment fut réduite afin de dégager la perspective. Trois des quatre tours d’angle furent surmontées d’une charpente en poivrière et percées de petites ouvertures afin d’éclairer les escaliers et les paliers. Le donjon central fut arasé. Seul le puits originel est demeuré.

 

Les travaux s’étalèrent sur de longues années et les styles gothique et renaissance se côtoyèrent harmonieusement.

 

Jean-Baptiste nous a précisé que le seigneur Thibaud aurait rencontré à Naples des membres d’une communauté plus ou moins ésotérique dont les premiers membres venaient du Moyen-Orient à l’époque de l’empire romain. Il aurait été séduit par leur enseignement et aurait formé des adeptes à son retour d’Italie. En tout cas, ce qui semble avéré est sa disgrâce quelques années avant sa mort.

 

Attentif au commentaire de notre mentor, nous avons quitté le salon et atteint la galerie située à l’étage. Des peintures peintes à fresque parcourent les murs, représentant l’Enfer et le Paradis, les élus et les bannis et surtout deux monstres.

 

Le premier a l’allure d’une louve famélique aux côtes saillantes et aux mamelles vides et pendantes. L’animal fabuleux est appelé Chiche Face. Sa maigreur, nous expliqua Jean-Baptiste provient du fait qu’elle ne se nourrit que des femmes fidèles.

 

La seconde bête monstrueuse est grasse et peine à dévorer un grand nombre de femmes, très jeunes me semble-t-il, nues et allongées près d’elle. C’est la Bigorne qui se repaît de femmes infidèles.

 

À son retour d’Italie, Thibaud découvrit son infortune et fit représenter ces fables misogynes.

 

Paul demanda quel fut le sort de l’épouse infidèle.

 

Pour toute réponse, Jean-Baptiste nous a invités à le suivre.

 

Nous avons parcouru la galerie, emprunté l’escalier dans une des tours et atteint le rez-de-chaussée. Après avoir traversé la cour intérieure du château nous avons pénétré dans la chapelle.

 

Jean-Baptiste nous a fait approcher du mur situé à l’opposé de l’autel et nous a montré un orifice de moins d’un mètre de large, fermé de solides barreaux. Voilà, nous a-t-il dit, le soupirail par lequel les prisonniers du château pouvaient assister à la messe. Il constitue l’unique passage de lumière et d’air pour le cachot dont l’accès est situé sous la chapelle à côté d’une cave. La porte d’accès à ces deux pièces se dissimule derrière l’autel. C’est dans cette cellule que l’infortunée et infidèle épouse a passé plusieurs années avant d’y mourir complètement folle. La rumeur du temps a fait courir des bruits inquiétants concernant le comte. Pour se venger de l’infidélité de sa femme il aurait pratiqué, mais cela est-il exact ? des sortes de cérémonies sacrificielles en ce lieu sous les yeux de son épouse. Y a-t-il un lien entre ces rumeurs et la disgrâce royale ? Mystère.

 

Jean-Baptiste ajouta malicieusement qu’après sa mort, son âme ne trouva point de repos et que son spectre continue de hanter le château. Certains ont juré avoir aperçu une forme revêtue d’une longue robe rouge parcourant les galeries et les salles. D’autres vont jusqu'à affirmer que ce fantôme se livre à des messes noires dans la chapelle. On aurait aperçu, en pleine nuit, de la lumière dans la chapelle à une époque où l’édifice était vide et inoccupé. Jean-Baptiste affirma en riant que l’imagination humaine est sans borne et que les gens sont toujours friands de légendes.

 

Le plafond en bois de la petite chapelle soutient une mezzanine de forme circulaire laissant apparaître en son centre la charpente du toit de la tour.

 

Notre guide nous a expliqué que cette galerie circulaire était utilisée par le seigneur des lieux comme une loge lui permettant d’assister aux offices sans avoir à se mêler aux serviteurs. Une porte dérobée permet d’y accéder depuis une chambre.

 

Notre visite s’est terminée à la bibliothèque. Parmi les ouvrages, j’ai remarqué l’édition originale et complète des Fables de la Fontaine ainsi que de l’Encyclopédie. Les autres livres étaient consacrés essentiellement à l’histoire, à l’art militaire et à l’agriculture. Il y avait également quelques auteurs grecs et latins. J’ai remarqué des ouvrages plus récents, certains relatifs à la psychologie, à la sociologie, à la religion et aux sciences ésotériques.

 

Nous avons remercié notre hôte et avons regagné nos chambres peu avant minuit.

 

Le lendemain matin, après le petit déjeuner pris au salon, j’ai parcouru à pied les allées du parc. L’air était froid et vivifiant. Le ciel s’était dégagé. »

 

* * *

 

AÏCHA

 

« J’ai quitté Paris en milieu de matinée. Un taxi m’a conduit à la gare de Lyon. Je n’aime pas emprunter les transports en commun. Nous sommes serrés les uns contre les autres. Je déteste le mélange de parfums bon marché et de sueur. Je ne supporte pas cette promiscuité contrainte, les corps qui s’appuient contre moi, les haleines sur mon visage. Je n’ai pas trop songé au séminaire durant le voyage. J’ai emporté avec moi l’ouvrage que je suis en train de lire : Belle du seigneur.

 

J’ai déjeuné au buffet de la gare dès ma descente du train, ce qui m’a permit d’attendre sans trop d’impatience ma correspondance. Je me rappelle avoir fait un tour à pied dans le quartier proche de la gare.

 

Le trajet en autorail n’a pas été très long. Je n’ai pas prêté attention aux autres passagers qui occupaient le wagon. Lorsque je voyage seule je préfère paraître occupée afin de dissuader d’éventuels importuns.

 

J’avais retenu un taxi pour me conduire au centre car je redoutais de ne pas en trouver à mon arrivée. J’avais lu sur un guide que l’autorail faisait halte dans une petite bourgade. Je ne connais pas du tout la région.

 

J’ai ressenti comme une légère bouffée d’angoisse en arrivant. Peut-être était-ce l’accouplement inquiétant de l’obscurité et des murailles ? J’ai été accueilli aimablement par Jean-Baptiste qui, toutefois, a semblé surpris de me voir. Il m’a conduit jusqu'à ma chambre. Une très jeune fille était à ses côtés. Elle était blonde avec de grands yeux bleus, à la peau très blanche et certainement très douce. Il se dégageait d’elle quelque chose de curieux, dérangeant, comme un parfum d’innocence frelatée. Ce n’est que le soir, en me couchant, que cette curieuse sensation m’est revenue à l’esprit. Peut-être est-ce parce qu’elle était vêtue comme une petite fille, jupe courte et ample, chemisier blanc. Elle était légèrement maquillée. Cela ne m’avait pas frappé sur l’instant. Je me suis souvenu qu’elle avait les yeux soulignés de noirs et les lèvres trop rouges. Elle m’a aidé à porter ma valise. J’ai appris plus tard qu’il s’agissait de Blandine.

 

J’ai rangé mes affaires. J’ai entendu des pas dans la galerie et le claquement d’une porte. J’ai songé qu’il s’agissait probablement d’un de mes futurs collègues de stage.

 

J’ai pris un bain. J’ai toujours l’impression d’être sale après avoir voyagé. On transpire. Il y a la poussière, les odeurs qui collent aux cheveux. J'ai ouvert le petit paquet cadeau posé sur ma table de nuit. C’était un livre au format de poche avec une jaquette de couleur verte. Son titre était Énergie vitale et culture. J’ai noté la mention de deux éditeurs, l’un en Suisse et l’autre au Canada. Son auteur n’est autre qu’Emmanuel. J’ai glissé l’ouvrage dans ma valise.

 

Je me suis ensuite rendue au rez-de-chaussée où se trouvaient déjà deux ou trois hommes. Celui qui s’est présenté sous le nom de Pierre portait un costume bleu nuit de bonne coupe. Sa cravate, par contre, dénotait une mauvaise maîtrise du bon goût. Elle était bariolée avec, en surimpression, des personnages de Disney. Il m’a fait une impression désagréable. L’instinct féminin ? Il avait la carrure d’un sportif. Cheveux châtains coupés court et de petits yeux d’un bleu métallique, froids et cruels. Je l’ai vu de suite comme un dominateur plutôt qu’un séducteur. Il n’a rien fait, du reste, pour me séduire. Au contraire ! Il m’a déshabillé du regard comme un maquignon qui évalue un animal. Il y avait dans son regard de la brutalité et de la convoitise mêlées au mépris. J’ai senti en lui un ennemi mais je ne peux pas dire exactement pourquoi. Tout cela est très… Comment dire ?… Très animal. Les sentiments produisent des odeurs. Les animaux les captent bien. Nous les humains, nous avons asservi depuis longtemps nos sens à notre raison. C’est bien dommage car les sens ne trompent pas. Je crois que les femmes sont plus sensibles que les hommes qui n’ont conservé de l’animalité que la brutalité. Ils sont moins subtils. Ils ne croient que ce qu’ils voient, touchent ou entendent. Ils ne sont pas sensibles à l’invisible. Une femme ressent très bien l’atmosphère qui l’entoure.

 

Pierre a rapidement sympathisé avec son voisin de table, Thomas. C’est un ancien militaire je crois. Il ne m’a pas plu. Ils étaient semblables.

 

Simon est venu me parler, ainsi que Luc.

 

Après le repas nous avons visité le château. Je me rappelle quelques plaisanteries de mauvais goût de Pierre et Thomas notamment lorsque Jean-Baptiste nous a commenté la signification des peintures représentant des monstres se nourrissant de femmes fidèles ou infidèles. Comme quoi, en toute époque, le machisme a régné en maître dans la société.

 

J’ai regagné ma chambre où j’ai lu un moment avant de m’endormir.

 

J’ai retrouvé mes collègues le lendemain matin au salon pour le petit déjeuner avant la première réunion du séminaire. »

 

* * *

 

BLANDINE

 

« Mon père s’occupe d’un centre qui accueille des hommes et des femmes qui apprennent à être des chefs. Il est assisté d’une jeune fille de notre communauté. Il m’a demandé, pour la première fois, de l’accompagner.

 

J'ai accepté avec plaisir car c’était pour moi l’occasion de sortir du village et de voir autre chose.

 

Je l’ai aidé à la préparation des chambres et du salon. Le soir où les invités sont arrivés, Emmanuel m’a demandé de me maquiller et a désiré que je vienne passer la soirée en sa compagnie car il avait besoin de moi pendant la réunion. Il voulait me préparer. Il m’a affirmé qu’il allait faire de moi une très belle et très bonne actrice pour jouer dans une sorte de pièce de théâtre qu’il a écrite afin de former des élèves adultes. Il m’a recommandé de lui faire confiance car il s’agissait, m’a-t-il dit, d’un rôle difficile à jouer tout en ajoutant qu’il ne doutait pas de mes qualités. Lorsque je me suis réveillée le lendemain matin j’étais dans son lit. C’est drôle, je ne me souviens pas de la fin de la soirée. »

 

* * *

 

SIMON

 

« Je suis venu à la Grande Combe sans aucune idée préconçue au sujet du séminaire. Je sais qu’il est d’usage dans les grandes entreprises de soumettre l’encadrement à des sessions de formation destinées à les préparer à l’animation des équipes ou à la conduite de réunions. J’ai déjà entendu des tas de rumeurs plus ou moins extravagantes au sujet de la nature de certains stages. Je n’ignore pas que parmi l’ensemble des consultants, se glissent quelques charlatans et escrocs mais je pense – enfin, j’ai pensé jusqu'à présent – que c’est à l’entreprise cliente de bien choisir et de dépenser son argent à bon escient.

 

Je crois qu’il convient de participer à ce type de session dans un esprit de récréation. Il faut prendre du recul et ne pas trop s’investir personnellement. Ce sont souvent des jeux de rôle et il faut en rester là sans se prendre au sérieux au point de s’insulter ou de se fâcher comme cela se produit parfois. Les consultants jouent souvent l’avocat du diable afin de provoquer des tensions et d’obliger les cadres bien lisses que nous sommes à franchir les limites des bonnes manières.

 

Je suis donc arrivé très décontracté. Le premier contact a été d’une grande banalité. Le site est très agréable et propice à l’oubli du quotidien. Mes collègues m’ont semblé être dans la moyenne des individus rencontrés dans ce genre de situation. On fait connaissance en parlant de sujets assez neutres comme le sport, les vacances, la gastronomie, le travail… Cela permet de passer correctement une première soirée. Celle-ci a été agrémentée d’une visite des lieux tout à fait sympathique. Ce fut une bonne initiative de Jean-Baptiste.

 

Je n’ai pas été surpris de ne pas rencontrer notre animateur dès le premier soir.

 

J’ai regretté qu’il n’y ait qu’une seule femme dans notre groupe en songeant que cela pouvait déséquilibrer les relations. Une femme seule peut faire l’objet d’attentions trop marquées ou bien elle peut être rejetée d’une façon ou d’une autre de la collectivité. Sa présence dans un tel groupe génère souvent une attention un peu appuyée de la part des hommes. Le naturel et la spontanéité cèdent la place à des attitudes quelque peu artificielles. J’ai pensé qu’il eut été plus judicieux de composer un groupe mieux équilibré, moitié-moitié ou homogène. Cette remarque ne m’a pas occupé l’esprit bien longtemps. Je me suis mêlé aux conversations en essayant d’y associer Aïcha, mais sans vouloir paraître trop empressé à son égard. D’une part, elle ne correspond pas à mon type de femme et, d’autre part, je n’avais nullement l’intention de flirter à l’occasion de ce séminaire. Ce genre d’attitude crée un état d’esprit épouvantable au sein de l’équipe. Enfin, j’aime ma femme et je lui suis fidèle. Nous nous faisons confiance mutuellement. »

 

* * *

 

THOMAS

 

« Au début, lorsque mon employeur m’a informé que je devrais participer à un séminaire de management, j’ai pensé que c’était une manière de sacrifier à la mode. Après tout il existe des tas de façons de claquer du fric ! Il y en a, toutefois, de plus agréables ! Le jeu, les femmes… Je me suis dit que les employeurs doivent trouver plaisant de refiler du pognon à des margoulins qui débitent l’art de la guerre à la sauce Coca-Cola pour vous apprendre à être chef alors qu’ils sont devenus conseillers à défaut d’avoir les qualités du dirigeant. Bref ! Vous connaissez la phrase de je ne sais plus qui : « Si tu sais faire, tu fais, si tu ne sais pas, tu enseignes… ou tu conseilles »…

 

C’est pareil !

 

Enfin, moi je suis un militaire ! L’ordre est donné. J’exécute ! Je suis arrivé à la Grande Combe avec un peu de retard. L’heure de l’apéritif était déjà passée.

 

J’ai pris une chaise restée vide autour de la table. Mon voisin s’est présenté. C’était Pierre. Nous avons très vite sympathisé. Nous possédons, je crois, le même tempérament. Nous sommes des hommes d’action ! Sauf que Pierre est tout de même un peu plus intello que moi, mais sa cervelle n’est pas embuée par les prêchis prêchas de notre société de bonnes femmes. Vous trouvez pas, vous, que la société se féminise ? On appelle ça le raffinement, les bonnes manières, le respect de ceci ou de cela. C’est, paraît-il, la société moderne ! Tu parles ! C’est pas nouveau ! Il suffit de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur de l’histoire pour comprendre que la décadence de toute société est liée à la féminisation de la pensée, du discours, des comportements. C’est simple ! Pour moi, il y a la société de ceux qui conduisent et celle de ceux qui se font guider. Les actifs et les passifs, quoi ! Non ? Vous semblez contrarié ? C’est pourtant comme çà ! Et puis… On n’a pas choisi nos rôles dans cette histoire ! Si vous n’êtes pas satisfait du résultat, faut vous en prendre à vous-même !

 

Bref ! Je m’attendais à une société raffinée. J’ai pas été déçu, sauf que j’ai apprécié la présence et le rôle de Pierre. J’ai également aimé la personnalité simple et virile de Jean-Baptiste.

 

Je déborde peut-être un peu de la première soirée ? Bon, d’accord ! Nous y reviendrons dans un moment. Après la visite du centre, donc, j’ai bavardé un peu avec Pierre et Jean-Baptiste autour d’un alcool puis dodo ! »

 

* * *

 

MATHIEU

 

« J’ai trouvé assez logique que mon entreprise me demande de participer à une sorte de brainstorming en séminaire afin d’être tout à fait prêt à piloter un gros projet d’équipement en Afrique.

 

Ce type de session n’est pas tout à fait ma tasse de thé mais cela constitue une étape incontournable dans les processus de formation des cadres dirigeants. En outre, la courte durée n’est pas pénalisante.

 

Je suis arrivé en retard. J’ai fait la dernière partie du trajet en compagnie de Thomas. Nous n’avons pas vu passer le temps. Il a évoqué ses souvenirs de militaire et moi je lui ai parlé de l’Afrique. Nous avons bourlingués dans les mêmes régions. Cela crée des liens et donne rapidement un sentiment d’anciens combattants.

 

Je n’ai pas de souvenirs très marqués de ma première soirée au château.

 

Je me rappelle avoir tenté de plaisanter un peu avec ma voisine mais elle m’a fait comprendre qu’elle n’appréciait pas mon humour et s’est arrangée pour ne parler qu’à Luc et Simon.

 

Je me suis donc joint aux conversations de Pierre et Thomas.

 

J’ai senti que, d’ores et déjà, deux groupes distincts se formaient. Cela n’est pas exceptionnel mais j’ai pensé que l’animateur aurait du mal à casser cette structure en cours de formation. Difficile de créer une dynamique de groupe dès lors que se forment, au préalable, des associations spontanées, des affinités ou des oppositions. »

 

* * *

 

« Après ces préliminaires, pouvez-vous me dire ce qui s’est passé au cours de la première journée du séminaire ?

 

Il me semble, Emmanuel, que tu as procédé d’abord à un tour de table puis que tu as demandé aux participants de se livrer à des exercices d’entraînement. Peux-tu-m’en parler ? »

CHAPITRE 2
ENTRAÎNEMENT

 

EMMANUEL

 

« Avant d’accueillir les stagiaires j’ai pour habitude de me recueillir seul, un long moment.

 

Je garde cette attitude de méditation à l’arrivée des participants. Cela les déconcerte et les incite à se concentrer et à entrer, malgré eux, en un état favorable à la réception de ma parole. J’attends sans aucune impatience que le groupe soit devenu totalement calme et silencieux.

 

Le fait que la rencontre ait lieu dans un espace très dépouillé favorise le travail d’apaisement et d’introspection. Pas de photos ou de tableaux suspendus aux murs qui pourraient distraire l’œil et l’esprit. Pas d’outils pédagogiques ou de meubles, rien que les individus et les siéges sur lesquels ils sont assis.

 

Lorsque j’estime que le moment est venu, je prends la parole pour exposer très brièvement la règle du jeu.

 

En fait, le tour de table de présentation auquel chacun est soumis constitue le premier exercice d’entraînement du séminaire. Je laisse chaque stagiaire se présenter comme il le souhaite. Le mode de présentation adopté n’est jamais neutre. C’est une phase de pure communication. Chacun n’informe qu'assez imparfaitement l’autre. L’individu communique sur ce qui lui semble le plus valorisant ou le plus adapté aux circonstances. Il entre rarement dans le domaine personnel. Il se contente de donner son nom et son prénom, son âge, sa profession et, parfois, il indique sa situation matrimoniale. Cela ne va guère plus loin. Pudeur, réserve, méfiance, bonnes manières…

 

Mon rôle est donc, dans une seconde étape, de ré-interroger les présentations individuelles et de forcer, autant que possible, les personnes à aller plus loin dans leur exposé où à s’expliquer sur les raisons qui les contraignent à demeurer dans un champ de communication très superficiel, à ne pas se livrer davantage. Cela provoque presque toujours des réactions, parfois vives, de la part de certains. C’est très intéressant.

 

Je détecte très vite celles et ceux qui se protègent, qui se barricadent derrière un discours impersonnel. Ils viennent au séminaire pour apprendre à mieux travailler en équipe et donc à mieux partager et en même temps ils sont décidés à ne pas se découvrir. Ce sont des tricheurs. Je dois les débusquer, démonter leur stratégie et les amener à jouer franc jeu, à respecter à fond l’engagement pris. C’est un des objectifs importants de la session. On ne peut pas avoir à la fois un pied dedans et un pied dehors, être solidaire du groupe quand tout va bien et s’en extraire aux moments difficiles.

 

J’ai très vite remarqué qu’Aïcha était déterminée à s’enfermer dans une carapace… Pour plusieurs raisons j’imagine, mais celle qui me paraissait la plus vraisemblable est qu’elle était la seule femme.

 

Elle ne peut pas vouloir, à l’égal de ses collègues hommes, prétendre exercer des responsabilités importantes au sein d’une entreprise et dans le même temps exhiber, d’une certaine façon, son statut de femme pour se soustraire aux obligations des membres du groupe auquel elle appartient.

 

Ses réticences à parler d’elle autrement qu’en présentant un banal CV m’ont incité à la pousser dans ses retranchements. Je le répète, il ne s’agit pas là d’une manifestation de sadisme de ma part, mais d’une méthode parfaitement éprouvée pour contraindre les participants à jouer franchement le jeu avec eux-mêmes et avec les autres équipiers. Il ne peut pas y avoir une véritable équipe soudée par un solide esprit de corps si, en son sein, certains ou certaines ne s’engagent qu’en fonction des événements ou des humeurs. Il ne peut pas y avoir d’engagement à géométrie variable !

 

J’ai été particulièrement attentif au comportement d’Aïcha. Elle a vécu ce premier exercice de manière désagréable.

 

Je n’ai pas rencontré de grosses difficultés avec ses collègues. Il est vrai que le groupe était restreint. Cela facilite souvent une expression plus libre. »

 

* * *

 

LUC

 

« À neuf heures, je me suis dirigé vers la salle « A » située au rez-de-chaussée. Personne n’avait encore osé s’introduire dans la pièce. Lorsque nous avons été au complet, l’un d’entre-nous – je crois que c’est Aïcha – a décidé d’entrer après avoir doucement frappé à la porte. Personne n’a répondu. Nous avons poussé la porte et sommes entrés.

 

La pièce était presque vide de tout mobilier. Il n’y avait que des chaises disposées en cercle. Sur l’une d’elles, un homme était assis, immobile, les deux mains posées bien à plat sur ses cuisses jointes. Son regard fixait le sol. Il semblait ne pas nous avoir vus ni entendus. Nous avons hésité un instant puis nous avons avancé et nous nous sommes emparés chacun d’une chaise. L’individu n’avait toujours pas bougé ni prononcé un mot. Nous avons échangé des regards interloqués, ironiques, même, pour certains d’entre-nous. Nous étions décontenancés et n’osions parler. Un silence enveloppait la salle. Je ne savais pas où poser les yeux. Nous étions figés, le regard perdu comme durant la minute de silence que le souvenir d’une tragédie passée nous aurait imposé.

 

J’étais bercé par le souffle de nos respirations. Quelques bruits étouffés de l’activité domestique du château nous parvenaient.

 

Un pied de chaise grinça sur le parquet. Nous avons tourné nos regards désapprobateurs vers l’auteur du bruit intempestif, comme s’il s’était rendu coupable d’un acte inconvenant.

 

Les minutes s’écoulaient. Mon regard s’est porté vers la fenêtre. La brume se déchirait lentement aux branches dénudées. Même les rares oiseaux en cette saison respectaient le silence.

 

À un moment, le parquet a craqué au-dessus de nos têtes. C’était peut-être le personnel chargé de faire le ménage dans les chambres.

 

Dans un coin du plafond, une fine toile d’araignée dansait doucement dans l’air chaud s’élevant d’un des radiateurs.

 

J’ai remarqué l’absence de pendule dans la pièce alors qu’un coup d’horloge venait de retentir au loin. Près de trente minutes s’étaient écoulées et nous étions là, immobiles, muets, épiant un signe, guettant un geste ou un son de celui qui s’obstinait à se taire.

 

Certains pliaient leurs jambes, tantôt la gauche sur la droite et tantôt la droite sur la gauche. D’autres les étiraient devant eux. Il y avait ceux qui gardaient les bras croisés sur la poitrine et les pieds ramenés sous leur chaise. Je sais que la manière dont on occupe l’espace qui nous entoure révèle peu ou prou notre personnalité. Il y a les conquérants, les envahisseurs, les mesurés, les repliés sur eux-mêmes… J’étais convaincu que notre animateur avait commencé à nous jauger. L’un de nous se mit à faire craquer méthodiquement les articulations de ses doigts. Bientôt ce claquement a envahi mon esprit au point de devenir insupportable.

 

L’homme a fini par redresser la tête, découvrant un large front, des yeux bleu, un nez fin et droit, bien dessiné. Il m’a paru doté d’une grande intelligence. Il avait également un air rassurant mais je ne pouvais pas encore dire en quoi il pouvait inspirer intelligence et confiance. Il nous a fixé l’un après l’autre. Son regard allait des pieds à la tête.

 

Il semblait se livrer à un exercice d’hypnose tant son regard était pénétrant. J’ai tenté de m’y soustraire tout en sachant que cette attitude pouvait être interprétée comme un manque de courage ou de franchise. J’ai alors braqué mon regard sur un point situé juste au-dessus ou juste au-dessous du sien, comme les présentateurs à la télévision qui font semblant de regarder les téléspectateurs droit dans les yeux alors qu’ils sont rivés sur le prompteur situé légèrement à côté ou au-dessus de l’objectif de la caméra.

 

Il portait un pull-over rouge à col roulé, un pantalon de velours côtelé bleu nuit et des mocassins en cuir noir. Ses chaussettes me semblèrent être en laine d’Écosse. Il appréciait, à l’évidence, être à l’aise dans ses vêtements. Ses cheveux encore noirs cédaient du terrain à une calvitie qui ne manquerait pas d’être triomphante, pensai-je, satisfait d’échapper ainsi, un court instant, à l’attraction de cet homme qui semblait capter toute notre énergie comme les « trous noirs », ces masses de matière extraordinairement denses, qui piègent la lumière.

 

– Avez-vous bien dormi ?

 

J’ai tressailli.

 

Le timbre de sa voix était d’une tonalité agréable. Une voix d’orateur, profonde et sonore à la fois. Une voix de séducteur.

 

Nous lui avons tous répondus, pressés de rompre cet interminable silence.

 

– Je vous souhaite une aussi bonne journée que fut votre nuit. Mon nom est Cohen, Emmanuel Cohen mais vous ne m’appellerez ni monsieur, ni monsieur Cohen… Mais Emmanuel. D’accord ? Vous-mêmes vous n’énoncerez que votre prénom. Nous allons dès à présent nous tutoyer.

 

“Bien, tout est clair ? Je vous inviterai, tout à l’heure à me poser des questions si vous en avez, mais pour le moment vous allez vous présenter et dire ce que vous attendez de ce séminaire. Faites comme vous voulez. La seule contrainte qui vous est imposée est la durée. Vous disposez chacun de trois minutes, pas davantage, d’accord ? Ensuite je vous demanderai de préciser tel ou tel point de votre présentation. Nous consacrerons à ce tour de table notre première matinée. Il constitue notre premier exercice destiné à faire de chacun de vous un maillon d'une chaîne qui doit être robuste, incassable, qu’elles que soient les tensions qu’elle ne manquera pas de subir. Au terme de votre séjour, vous constituerez un groupe soudé autour de votre directeur. Votre équipe ne sera plus seulement une réunion de brillantes individualités, que vous êtes sûrement, mais un Être vivant qui vous dépasse et auquel vous serez totalement dévoué : l’équipe de direction. Vous existerez en elle, par elle et pour elle.

 

“Bon, ça va ? Pas de question ? Allons-y !”

 

En réalité, il n’attendait pas de nous des questions. Il avait pris la parole, donc la maîtrise de la réunion. C’était son boulot et il le faisait bien.

 

Une nouvelle parenthèse de silence s’est ouverte mais plus brève que la précédente. Emmanuel a jeté un rapide coup d’œil dans son carnet.

 

Il a commencé le tour de table par Pierre qui s’est présenté de façon assez classique. Je me souviens qu’il nous a parlé du Moyen-Orient et de son engagement dans l’armée. Il semblait avoir gardé un bon souvenir de cette période. Il a parlé de l’armée comme d’une école du courage et de la solidarité. Par contre, il a été très discret sur son activité professionnelle qui, me semble-t-il, l’oblige à se déplacer très souvent à l’étranger.

 

Mathieu lui a succédé. Il a travaillé en Afrique si mon souvenir est bon.

 

Quant à Simon, je ne me rappelle plus ce qu’il a dit au cours de sa présentation.

 

Puis ce fut le tour d’Aïcha. Là, je m’en souviens très bien. Elle était visiblement mal à l’aise. Elle a essayé d’en dire le moins possible. Bien mal lui en a pris ! Emmanuel n’a eu de cesse, ensuite, de la traquer jusqu’au moindre détail.

 

C’est moi qui ai clos l’épreuve. Emmanuel a alors repris la parole :

 

– Bon ! nous a-t-il dit avec le doux sourire d’un père patient et attentif qui aurait pris la peine d’écouter quelques banales histoires de ses enfants. Pensez-vous que, désormais, vous vous connaissez ? Voyons par exemple Aïcha… Honneur aux dames n’est-ce-pas ? Nous savons que tu es née à Paris, que tu es célibataire et que tu n’as pas d’enfant. Tu es modérément sportive et plutôt intellectuelle. Je ne sais pas ce qu’en pense Pierre… ou Mathieu… ou Simon… Mais ce que je sais correspond à la description d’un être social standard de niveau moyen supérieur ! Tu t’es présentée comme si tu étais un objet de marketing, très désincarné, soft… Comme s’il s’agissait d’un service ou d’un produit ! Pas d’âge, pas d’émotions, pas de famille, pas de relations, tout est lisse… Désires-tu que nous te regardions comme un produit de beauté par exemple ? J’ose espérer que tu n’es pas un ectoplasme !

 

L’interpellée a tenté de réagir mais Emmanuel ne lui a pas laissé le temps de rétorquer. Je me rappelle parfaitement son propos :

 

– Non, non, Aïcha ! Je te redonnerai la parole tout à l’heure, promis ! Mais pour l’instant nous allons tenter d’en savoir un peu plus sur ton compte. D’accord ?

 

“Tu es parisienne ! Parce que tu es née à Paris ou parce que tu es domiciliée dans la capitale ? Pourquoi est-ce important pour toi de commencer ta présentation en nous disant que tu es parisienne ? Être parisienne est-il un élément fondamental de ton identité ? Te sens-tu parisienne avant d’être femme, avant d’être fille d’un père et d’une mère, avant d’être diplômée de sociologie et d’économie ? Est-ce enfin une manière d’éviter l’aveu de tes véritables origines ? Il y a tellement peu de parisiens authentiques, n’est-ce pas !”

 

Elle était de plus en plus mal à l’aise et avait renoncé à répondre. Emmanuel s’est tourné vers Simon et lui a demandé son avis.

 

Simon a paru embarrassé mais il ne pouvait pas se dérober :

 

– Je pense qu’Aïcha étant une femme, elle n’a pas voulu – comme le font les hommes – donner son âge et qu’elle a indiqué son lieu de vie ou de naissance sans que cela présente une importance particulière. Elle aurait pu commencer par sa formation universitaire.

 

– Bien ! – reprit Emmanuel – Simon est un homme à la fois poli et pas compliqué. Il est certainement favorable à l’égalité entre les hommes et les femmes mais il continue à leur reconnaître le droit à quelques coquetteries comme celui de taire pudiquement leur année de naissance. Simon, avoue qu’au fond de toi si tu concèdes quelques privilèges futiles aux femmes c’est que tu ne leur reconnais pas les mêmes droits qu’aux hommes. Non, non, ne protestes pas ! Du reste, regarde tes collègues qui esquissent le sourire de la complicité masculine.

 

“Donc, Aïcha, sache que tes collègues ici présents te reconnaissent des privilèges mais n’en abuse pas, veux-tu ?”

 

Emmanuel était tout miel.

 

– Parle-nous un peu plus de toi, de ton parcours de vie ! Tes origines, ta famille, ton domicile, … Que sais-je encore ? Tes collègues piaffent d’impatience de connaître celle qui va orchestrer la communication ! Communique donc sur toi Aïcha. Nous t’écoutons.

 

Aïcha était sur des braises.

 

– Je suis née à Paris mais mes parents ne sont pas parisiens. La famille de mon père était originaire de Jéricho et s’est réfugiée au Liban en 1948. Du côté de ma mère, la famille était établie à Jénin et s’est réfugiée à Irbid en Jordanie à la même époque. Ma mère et sa famille ont quitté Irbid quelques années plus tard pour Beyrouth. Mon père a obtenu une bourse du gouvernement français et a pu poursuivre ses études en France. Il a connu ma mère à Beyrouth au cours d’un de ses séjours dans sa famille. Étant dans les affaires, mes parents ont eu l’occasion de vivre en France à de nombreuses reprises. Je suis domicilié à Paris. J’insiste pour dire que je ne vois pas en quoi ces informations peuvent présenter un intérêt quelconque dans ce séminaire.

 

Emmanuel était très calme et lui a répondu d’un ton posé, presque doux :

 

– L’intérêt pour ce séminaire est de se présenter aussi complètement que possible. Cette phase constitue l’étape indispensable sur le parcours de découverte réciproque que nous devons effectuer afin de réaliser une véritable équipe de travail. Je ne pense pas que l’exposé de tes origines puisse te gêner. Il est très important que chacun se connaisse bien, assume son identité et exige la même transparence de la part des autres membres du groupe. Peux-tu nous dire ton âge à présent ?

 

– J’ai trente deux ans. Je dois dire que c’est la première fois que je subis un tel interrogatoire en guise de tour de table ! C’est très désagréable !

 

– Il n’y a aucune raison à cela ! Tu dois dominer tes fausses pudeurs ou tes coquetteries et te dévoiler complètement au cours de notre séminaire. C’est un travail personnel indispensable. Dernières questions personnelles, Aïcha : As-tu des frères et sœurs ?

 

– Non ! Je suis fille unique.

 

– As-tu de la famille, des amis… Un ami ? Une amie ?

 

– Non, je vis seule et je n’ai pas d’autre famille. En tout cas pas en France.

 

– Bien ! C’est pourquoi tu t’investis dans la vie professionnelle avec autant de volonté ? N’est-ce pas ?

 

– C’est possible, oui.

 

– Comme vous le constatez Messieurs, il n’est pas toujours facile de se mettre en quelque sorte à nu devant les autres ! Eh bien à vous maintenant !

 

Nous nous sommes soumis à notre tour à cet exercice tout en remarquant que notre interrogateur n’était pas aussi curieux avec nous qu’il ne l’avait été avec Aïcha.

 

L’après-midi fut consacrée à la réalisation de plusieurs exercices de travail de groupe qu’Emmanuel qualifia d’entraînement à une future épreuve qui nous impliquerait davantage.

 

De retour du salon, vers quatorze heures, nous avons trouvé, posé sur nos chaises, un sac en plastique souple et transparent contenant un survêtement de sport. Emmanuel nous a invités à nous en vêtir.

 

Nous avons ainsi abandonné une part supplémentaire de toute apparence d’individualité. Comme à l’armée ou dans les ordres religieux, nous portions désormais un uniforme. Le vêtement était de couleur gris-bleu. Une formule était imprimée au dos du blouson « dynamic team. » Nous avons esquissé quelques sourires et plaisanteries avant de reprendre place sur nos chaises.

 

Emmanuel nous a demanda de nous livrer à une sorte de jeu destiné à nous faire confiance mutuellement. Nous nous sommes groupés deux par deux. Au sein de chaque couple l’un des partenaires devait se laisser tomber en arrière, le corps parfaitement droit. Le second partenaire, placé derrière lui, devait le retenir le plus tard possible afin de lui éviter une douloureuse chute sur le plancher. Celui qui se laissait ainsi tomber en arrière devait faire une totale confiance à l’autre.

 

L’exercice suivant était censé développer en nous la capacité d’improviser un discours sur n’importe quel sujet, y compris dans une situation ridicule tout en demeurant sérieux et crédible afin de retenir l’attention du public.

 

Par exemple, je dus faire face au groupe, renverser au sol ma chaise qui représentait, dès lors, un cochon. Je devins un marchand de foire chargé de vanter, durant cinq longues minutes, les qualités de l’animal imaginaire.

 

Un autre d’entre-nous a joué le rôle d’un saltimbanque. Il a du parcourir la salle de long en large en mimant par le geste et le son le joueur de trompette rameutant la foule. Il a débité, ensuite, une harangue stupide afin de préparer une foule invisible de badauds à applaudir aux exploits d’une « Madame Lolo » qui se préparait à plonger du haut d’une échelle dans une cuvette. Bref ! Il nous a fait mimer et commenter des scènes particulièrement ridicules. Ceci – nous dit-il – afin de vaincre nos complexes et nous amener progressivement à assumer n’importe quelle situation aussi grotesque, tragique ou scandaleuse puisse-t-elle être.

 

Je me souviens également que Aïcha a du grimper sur sa chaise, plier ses jambes et ramener ses coudes contre le corps avant de les agiter comme des ailes tout en caquetant comme une poule. Elle en a été, je crois, très vexée, mais elle a fait bonne figure. Je suis persuadé qu’Emmanuel n’avait pas choisi les saynètes au hasard mais bien en fonction de chacun d’entre nous.

 

Après la pause, vers seize ou dix-sept heures, Emmanuel nous a fait subir un long moment de silence ; dix, quinze minutes, je ne sais plus mais ce fut vraiment pénible. Puis, il a rompu le silence et nous a demandé de réfléchir à un événement qui s’est produit au cours de notre vie et qui nous a causé une grande peine. Il nous a chargés, ensuite, chacun à notre tour, de l’exposer au groupe. Il a insisté pour que nous soyons totalement sincères.

 

– Celle ou celui qui tentera de bluffer ne tiendra pas longtemps, nous a t-il déclaré. Recueillez-vous durant quelques instants, fouillez votre cœur et votre mémoire. Je vous laisse quinze minutes. Ensuite je désignerai le premier qui devra prendre la parole, sauf si un volontaire se propose. À partir de ce moment tout le monde devra être très attentif à l’exposé de son collègue.

 

Il a quitté la salle. Une fois de plus, nous étions décontenancés par la nature des épreuves auxquelles nous devions nous soumettre.

 

L’un d’entre-nous a parlé de confession mais un autre lui a fait remarquer qu’il ne nous était pas demandé d’exposer une faute mais un chagrin. À son retour, en l’absence d’un volontaire, Emmanuel a désigné Aïcha. J’ai eu la sensation qu’il était décidé à concentrer toute son énergie déstabilisante sur elle.

 

Il s’est placé à l’écart du groupe, bien en vue, puis a demandé à Aïcha de s’assoire face à nous.

 

– Nous t’écoutons ! lui a-t-il lancé.

 

Elle était angoissée. Tous nos regards convergeaient sur elle. Ses paroles sont gravées dans ma mémoire :

 

– Je ne sais pas trop comment introduire mon propos. Il est toujours difficile de se remémorer un moment ou un sentiment douloureux. C’est encore plus dur de l’exposer à voix haute devant des étrangers. Cet exercice me fait songer à une confession publique ou à un entretien chez le psychanalyste… Mais vous n’êtes pas des psychanalystes et vous me demandez de me mettre en quelque sorte à nu ! Vous nous contraignez à nous livrer à un strip-tease sentimental et je trouve cela inconvenant !

 

Emmanuel était parfaitement détendu. Il arborait un sourire ambigu, à la fois rassurant et inquiétant.

 

– Ce n’est qu’un début, Aïcha ! Courage ! Vous êtes à l’entraînement… pour le moment !

 

Nous formions un auditoire d’autant plus silencieux et enclin à l’indulgence que chacun d’entre nous attendait son tour avec anxiété.

 

La voix d’Aïcha était faible et tremblante.

 

– Je crois qu’un des souvenirs pénibles que j’ai conservé, c’est lorsque ma mère me dit, alors que je venais de fêter mes sept ans, que mon père aurait préféré un garçon. J’ai eu le sentiment, qui ne m’a plus quitté depuis, que ma naissance avait causé chez mes parents davantage de déception que de joie. J’ai eu, dès lors, le souci permanent de plaire à mon père afin d’en être davantage aimée et peut-être aussi pour tenter d’atténuer sa déception. J’ai su, lorsque j’ai été plus âgée, que ma mère n’avait pas pu avoir d’autres enfants. J’en ignore la raison.

 

Aïcha était émue. Son regard était fixé sur un point quelque part loin derrière nous. J’ai eu le sentiment que les larmes étaient proches. J’étais personnellement gêné d’être témoin de cette scène. Je pense qu’il en était de même pour mes collègues. Je trouvais cet exercice aussi stupide que cruel mais n’étions-nous pas, depuis longtemps déjà, les complices de notre propre humiliation, espérant payer ainsi le prix pour accéder à une sorte de saint des saints, devenir enfin des managers dirigeants, une sorte de surhommes, d’initiés… ?

 

N’importe qui, en cette situation, ai-je pensé, remercierait poliment Aïcha en s’excusant de l’avoir ainsi traumatisée. C’était sans compter la volonté, non pas farouche, mais tranquillement professionnelle d’Emmanuel qui n’attendait visiblement que cela pour écarter les lèvres de la plaie et y introduire le fer rouge des questions et des insinuations.

 

– Aïcha, aurais-tu préféré être un garçon ? Qui as-tu aimé le plus ? Ta mère ou ton père ? Pourquoi ? As-tu eu envie d’imiter ton père ? Afin de lui faire plaisir t’es-tu comportée comme le garçon qu’il avait voulu ? Jouais-tu plutôt à la poupée ou au ballon ? À ton adolescence, préférais-tu caresser tes copines au lieu d’embrasser les garçons ? Portais-tu plus volontiers des pantalons que des jupes ? Aurais-tu choisi une autre voie professionnelle si tu avais pleinement assumé ta féminité ? Aimes-tu les hommes ? Les femmes ? Est-ce parce que tu te sens un garçon manqué que tu es célibataire ? Que penses-tu de l’égalité des sexes ?

 

J’aurais voulu que la mitraille des mots cesse de la déchiqueter mais son tourmenteur attendait à peine une réponse avant d’ouvrir à nouveau le feu. Elle était complètement effondrée et a terminé en larmes. Magnanime, l’inquisiteur l’a remercié et a déclaré que c’était bien et qu’elle avait été très courageuse. Il nous a invité à prendre exemple.

 

J’ai eu honte de ma lâcheté mais je n’avais pas envie de subir encore pire qu’elle si je manifestais une quelconque indignation. Mes compagnons étaient certainement dans le même état d’esprit, redoutant qu’une tentative de défense envers Aïcha ne soit interprétée par le reste du groupe, et pas seulement par notre animateur, comme un impardonnable indice de sensiblerie et de faiblesse.

 

Il nous a passé ainsi, tour à tour, au crible de ses questions, triturant notre mémoire et nos sentiments, nous contraignant à « mettre nos tripes sur la table » quand il sentait que l’un d’entre-nous avait confectionné un pseudo chagrin afin de ne rien révéler de son intimité. Il fouillait nos âmes et nous n’en sommes pas sortis indemnes.

 

Lorsque l’heure du dîner a enfin sonné j’ai éprouvé un curieux sentiment fait à la fois de fierté et de honte. J’étais fier d’avoir supporté avec courage les humiliations et les douleurs que je m’étais infligées. Les consultants, tel Emmanuel, savent toutes les avanies que nous prêts à subir pour satisfaire nos petites vanités, nos ambitions médiocres. Ils savent également que c’est en nous humiliant qu’ils nous rendent cruels et insensibles. Le vrai chef n’est pas celui dont les qualités lui ont permis d’apprendre la cruauté. Le vrai chef, le chef inné, est celui qui est naturellement cruel et intelligent. La cruauté sans intelligence donne juste des brutes bonnes à servir de valetaille pour les basses besognes mais la cruauté jointe à l’intelligence, voilà l’élixir de pouvoir ! Si l’on y ajoute la séduction, on obtient un monstre ! Mais attention ! Un monstre séduisant et donc redoutable.

 

Je raconte en détail l’interrogatoire qu’a subi Aïcha parce que c’était la seule femme du groupe, ce qui faisait d’elle une sorte de bouc émissaire, un souffre-douleur, un catalyseur de nos peurs, de nos fantasmes et de notre agressivité. C’était aussi un moyen de casser en elle toute velléité d’en appeler à sa féminité pour obtenir respect et écoute de notre part. »

 

* * *

 

SIMON

 

« La manière dont Emmanuel nous a accueillis était bien celle d’un gourou comme beaucoup qui hantent le monde de la formation et du conseil en entreprise. Il s’agit d’abord de créer un climat inhabituel qui désoriente les participants et leur fait perdre une partie de leurs moyens. D’emblée, une relation inégalitaire s’instaure entre l’animateur et les stagiaires. Ce n’est pas le recours exclusif aux seuls prénoms qui va rétablir un semblant d’égalité dans la relation. Au contraire, c’est souvent le moyen pour l’animateur d’interpeller plus facilement et aussi plus intimement ses interlocuteurs.

 

Comme je vous l’ai dis, j’étais décidé à ne pas me laisser impressionner. J’étais décontracté et décidé à le rester.

 

Afin de ne pas sombrer dans un état second provoqué par un interminable silence, j’ai profité de ce moment pour penser à autre chose. Je me suis évadé. Les dernières vacances, ma famille, etc. J’ai observé mes compagnons en imaginant leurs occupations, leurs goûts… J’ai surtout évité de penser à l’instant présent.

 

J’ai tout de même été soulagé lorsqu’Emmanuel a rompu le silence.

 

Quand mon tour est arrivé, je me suis présenté d’une manière banale, passe-partout. J’ai du dire quelque chose comme ça :

 

– Je m’appelle Simon, j’ai quarante trois ans. Je suis ingénieur en télécommunications. Je suis marié. Nous avons une fille de dix ans, Béatrice. Je suis né à Avignon où j’ai passé toute ma jeunesse. Je vais quitter à présent la région marseillaise afin de rejoindre notre équipe de direction à Paris. Je piloterai le nouveau service télécoms, je considère cette session comme une opportunité de nous connaître et d’apprendre à communiquer entre-nous avant notre prochaine prise de fonction.

 

Quant aux jeux de rôle de l’après-midi, c’était plus amusant que stressant. Nous nous sommes comportés comme des potaches en nous livrant aux pitreries destinées à nous débloquer. »

 

* * *

 

THOMAS

 

« Le silence méditatif d’Emmanuel m’a semblé être du théâtre de guignol. J’ai tout de suite songé à un truc psychologique pour créer l’ambiance et déstabiliser les arrivants. Pour ma part, j’ai connu et pratiqué d’autres méthodes psychologiques déstabilisantes qui me paraissent moins guignolesques que ça.

 

J’ai attendu patiemment que ça se passe. Je me suis présenté d’une manière simple et carrée :

 

Prénom, âge, parcours professionnel et mes projets à court terme. J’ai confirmé que j’attendais de ce séminaire quelques trucs supplémentaires pour piloter mon staff. J’ai également souhaité que nous ne perdions pas notre temps avec des exercices de demeurés et que nous passions un bon moment ensemble. Vous comprenez, c’est pas maintenant à mon âge et après ma carrière dans l’armée que je vais m’enquiquiner avec des jeux de masturbation intellectuelle qui doivent nous préparer à devenir de vrais chefs !

 

J’ai trouvé, tout de même qu’Emmanuel était plutôt bon dans son boulot. Il a su presser les boutons d’acné de cette petite pucelle d’Aïcha qui veut bien tout apprendre et tout savoir sans payer ! Elle en a chialé la môme ! Elle avait été biberonnée, jusqu'à ce moment, à l’idée qu’il suffit d’avoir des diplômes et une belle gueule pour réussir. Je crois que là, elle a commencé à grandir et elle a eu mal !

 

Elle a certainement vécu cette première journée comme un enfer. Elle ne savait pas ce qui l’attendait !

 

Même les farces de l’après-midi l’ont perturbée. C’est vrai qu’elle était la seule femme et que ce n’était pas facile. Nous avons fait, à de nombreuses reprises, des plaisanteries pas toujours légères ! »

 

* * *

 

AÏCHA

 

« Emmanuel nous a reçus dans un silence total, sans un regard, sans un geste. Nous sommes restés assis sans prononcer un mot pendant un long moment. Nous n’osions pas bouger. Il n’y avait que le souffle de nos respirations et, parfois, un ventre qui gémissait. Au début nous nous sommes regardé, interloqués, puis peu à peu nos regards essayaient de s’accrocher à quelque chose de vivant. Les murs de la salle étaient nus. Les rideaux étaient tirés et ne laissaient filtrer que le jour balbutiant de cette matinée d’hiver. Seules les chaises geignaient doucement lorsque l’un d’entre-nous croisait ou dépliait ses jambes engourdies. Je tentais de fixer mon regard sur un point imaginaire du parquet ou sur mes souliers. Je savais que Pierre ne cessait pas de reluquer mes genoux. Son regard se perdait un instant avant de se poser sur ma poitrine ou mon visage. J’étais oppressée. La salive avait déserté ma bouche. Le sang enflammait mes joues et mon front. Je n’osais plus croiser mes jambes car, ce faisant, j’offrais à Pierre et à d’autres, la vue de mes cuisses. Je gardais donc les jambes serrées l’une contre l’autre, les mains sur le bord de ma jupe. J’avais le sentiment que ma déglutition difficile et douloureuse provoquait un vacarme étourdissant.

 

La voix d’Emmanuel fut une délivrance. Lorsqu’il m’a donné la parole, j’ai pensé que le mieux serait de me présenter de la façon la plus simple mais aussi la plus réservée possible.

 

J’ai vite regretté mon attitude. Je me suis aperçu que je lui avais donné l’occasion qu’il attendait pour me démolir sous les coups de boutoir de ses questions. J’aurais voulu crier, l’insulter, le gifler et partir. Je n’ai pas pu, pas voulu. J’étais venue là de mon plein gré. Je n’avais pas le droit de me comporter en petite fille vexée mais c’est bien ainsi qu’ils me voyaient tous. J’étais devenue à leurs yeux ce que je ne voulais surtout pas être ou paraître, une femme fragile, au bord de l’hystérie, incapable de se contrôler. Je ne souhaitais pas confirmer leur sentiment de supériorité de macho.

 

Néanmoins, j’étais en train de me laisser enfermer dans un piège dont je ne sortirai pas sans dommage. Emmanuel ne me lâchait plus. Il m’arrachait les réponses comme s’il s’était agi de mes vêtements. Il me mettait à nu sous les regards gourmands de mes compagnons.

 

Au début de l’après-midi, il nous a lu un extrait d’une histoire écrite par un certain Richard Bach intitulée « Jonathan Livingston le Goéland » puis il a engagé de nouveaux exercices destinés, selon lui, à nous décomplexer. J’ai du m’accroupir sur une chaise et mimer une poule. J’étais atrocement ridicule et certains regards accrochés à mes reins m’ulcéraient.

 

Emmanuel s’est acharné sur moi. Plus il sentait ma détresse mêlée à la colère plus il me poussait dans mes ultimes retranchements. Je me suis souvent mordu les lèvres pour ne pas éclater en sanglots.

 

J’ai vécu cette journée comme un parcours d’obstacles où la barre était posée chaque fois plus haut. J’étais épuisée, humiliée, incapable de réagir. J’avais le sentiment d’avoir offert mon intimité en public à des étrangers. J’ai eu honte et mal. Mais j’étais décidée à ne pas lâcher. Il fallait que je tienne bon et que je leur prouve que j’étais plus forte qu’ils ne l’avaient imaginé, que j’étais capable, moi aussi, d’être un chef.

 

J’étais persuadé qu’en tenant le coup je serais plus forte qu’eux.

 

J’ai ressenti de la colère à l’égard d’Emmanuel et même de la haine. Il m’a humilié et des regards m’ont souillée. »

 

* * *

 

« Merci Aïcha pour ton témoignage concernant la première journée de votre séminaire. Je crois que certains événements ont eu lieu durant la seconde journée puis plus tard en soirée. Je souhaite qu’Emmanuel m’expose d’abord quel était son programme pour cette journée et ce qu’il pense, de manière générale, de son déroulement. »

CHAPITRE 3
ÉPREUVE

 

EMMANUEL

 

« Après les exercices d’entraînement auxquels j’ai soumis mes stagiaires durant le premier jour nous sommes passés à une épreuve pratique destinée à tester la capacité de chacun au sein de son groupe à s’approprier un objectif imposé et à l’atteindre dans le cadre d’une action collective. Le thème proposé est volontairement provocateur et déstabilisateur afin de contraindre chaque participant à penser et à agir dans un référentiel moral radicalement différent de ses critères éthiques et socioculturels habituels.

 

Ce qui m’intéresse, c’est développer les capacités de l’individu à se réaliser dans une activité collective et ensuite de l’observer, voir comment la mise en condition d’un individu ordinaire peut l’amener à se dépasser, non seulement au plan physique car c’est une expérience banale, mais d’un point de vue moral.

 

Comment réagit-il ? Comment s’intègre-t-il à l’action commune ? Comment se répartissent les rôles ? Comment assume t-il ses responsabilités ? Autant de questions auxquelles chaque participant doit répondre compte tenu de l’objectif central du séminaire : Faire bloc et agir collectivement pour atteindre avec succès le but assigné.

 

Je veux projeter les stagiaires dans un contexte tout à fait inattendu et choquant. Ils sont alors confrontés à la nécessité de traiter banalement un sujet en rupture avec leurs repères moraux et sociaux. Comment peuvent-ils penser et agir d’une manière purement professionnelle dans une situation qui les implique personnellement ? C’est cela qui m’intéresse et qui donne toute sa valeur à l’exercice.

 

Ils ont reçu la mission comme un coup de poing au visage. Il est hors de question, pour moi, de travestir cet objectif dans un jeu de rôles aussi puéril que malhonnête. Il faut dire les choses crûment.

 

Ce n’est pas la première fois que je mène jusqu’au bout de sa logique le processus que j’ai conçu.

 

Je leur ai dis :

 

– Voilà une jeune adolescente, presque une enfant. Elle vous appartient. Emparez-vous d’elle et agissez comme bon vous semble tout en gardant votre sang froid et en agissant méthodiquement, professionnellement. Contrôlez vos pulsions. Pas d’excitation inutile ou de violence incontrôlée. Pas d’oubli de soi. Vous devez garder sans cesse à l’esprit l’objectif à atteindre. Vous pouvez transgresser la morale et la loi. Vous n’avez plus à l’esprit qu’une seule règle : réussir la mission qui vous est confiée. Vous devez l’assumer totalement, sans faux-fuyant, sans mauvaises excuses. Vous définissez entre-vous la conduite à tenir puis vous engagez l’action avec détermination et conscience.

 

“Quant à Blandine, me direz-vous ? C’est une enfant charmante qui a été préparée à ce genre d’exercice. Vous n’avez aucun souci à vous faire la concernant. Cette épreuve relève d’un processus éducatif qui la conduira à un degré supérieur au sein de sa communauté. Elle sait, en outre, qu’elle contribue à la réalisation d’une étape capitale dans le processus de reconstruction de la conscience des futurs dirigeants que voulez devenir. Malgré son jeune âge elle a un psychisme solide.”

 

* * *

 

« Tu me semble bien sûr de toi à ce sujet. Qu’est-il arrivé ensuite ? Luc, tu veux bien me répondre ? »

 

* * *

 

LUC

 

« Après le petit-déjeuner, Emmanuel nous a conduits dans la chapelle. Elle était plongée dans la pénombre. D’épais rideaux étaient tirés devant les deux fenêtres. Emmanuel a actionné l’interrupteur. Une vive lumière a inondé le centre de la pièce. Il s’est placé face à nous. Il tournait le dos à l’autel. Il est demeuré un instant immobile et silencieux puis a tenu un étrange discours :

 

– Vous avez suivi, hier, un entraînement qui, je l’espère va permettre à chacun d’entre-vous de passer du stade de brillante individualité à celui de membre intégré au groupe qui doit désormais penser et agir dans l’intérêt de tous. Vous ne serez pleinement efficaces dans vos fonctions respectives que si votre attitude contribue à donner à l’équipe managériale sa pleine efficience. Cela implique, de la part de chacun d’entre-vous, de connaître parfaitement le rôle qui lui est imparti, le comportement qu’il doit adopter, les réactions à avoir, ainsi que les rôles de ses co-équipiers. Vous devez avoir la volonté, que dis-je, le désir ! Oui le désir ! de travailler ensemble. Avant d’être responsable de tel ou tel service vous serez d’abord et avant tout membre de l’équipe dirigeante pilotée par votre direction.

 

“Comme au sein d’une équipe sportive de haut niveau vous devez faire de l’objectif du groupe votre objectif personnel. Vous devez vous approprier la stratégie retenue par le directeur et élaborer ensemble les plans d’actions. Vous devez définir et respecter une communication qui induira clairement la solidarité et la volonté de l’équipe dirigeante. Vous devez coordonner parfaitement vos actions et faire face solidairement aux critiques éventuelles qui ne manquent jamais de surgir.

 

“Le bilan de l’action de l’équipe est votre bilan. Nul ne doit tenter de se décharger des erreurs et d’endosser à son seul profit les succès et les louanges. Ne jouez pas « perso » ! Vous n’avez rien à y gagner et tout à y perdre !”

 

Emmanuel a fait une pause tout en nous dévisageant les uns après les autres comme pour évaluer, à l’expression de nos visages, l’effet de son discours. Il a poursuivi son propos :

 

– Mes amis, car nous sommes amis, n’est-ce pas ? À présent nous allons passer de l’entraînement aux exercices réels. Vous allez devoir mettre très concrètement en œuvre votre esprit de solidarité, votre coordination, votre capacité de libération, de subversion, d’organisation et d’action. Faites preuve d’imagination, d’audace, d’abnégation peut-être, de volonté et de désir sûrement !

 

“Je vais vous fixer un objectif. Vous allez vous l’approprier sans barguigner et vous concerter afin de mettre en œuvre les actions vous permettant d’atteindre le but assigné. Vous désignerez parmi vous celui qui sera votre leader. À ce titre, il devra distribuer les rôles de chacun et permettre l’élaboration du plan d’action qui lui paraîtra le mieux adapté. N’oubliez pas que vous êtes là pour faire gagner l’équipe ! Vos états d’âme, vos points de vue moraux, vos considérations philosophiques ou sociales devront contribuer au succès ou céder le pas aux valeurs que le groupe va se donner pour réussir. Je pense que tout est maintenant très clair.”

 

Emmanuel s’est dirigé vers la porte et, après avoir fait signe à Jean-Baptiste d’entrer, nous a déclarés :

 

– J’ai demandé à notre hôte de bien vouloir nous présenter Blandine. La connaissez-vous ? Non ? Et bien nous allons corriger cela ! Remercions Jean-Baptiste de nous permettre de faire participer sa fille cadette à notre exercice pratique de la journée. Vous verrez, c’est une très bonne actrice !

 

Je n’ai pas compris où Emmanuel voulait en venir en demandant à la fille du directeur de se joindre à nous pour participer à un exercice de dynamique de groupe. Je me doute que, racontés ainsi a posteriori, les faits peuvent sembler plus limpides mais après une journée psychologiquement éprouvante, enfermés comme nous l’étions, ma sagacité n’était pas au rendez-vous. Nous étions plantés là à ne rien dire et à attendre ce que le prestidigitateur Emmanuel allait sortir de son chapeau.

 

Il s’est absenté un bref instant de la chapelle et il est revenu accompagné d’une très jeune fille blonde et mince qu’il tenait par la main. C’était presque une enfant.

 

J’ai été stupéfait par la tournure que prenaient les événements.

 

Blandine ne portait sur elle, en tout et pour tout, qu’une robe noire moulante, si courte qu’elle la tirait désespérément le long de ses jambes pour tenter de dissimuler la naissance de l’entrecuisse. Des escarpins accentuaient la minceur de ses jambes gainées de bas résille. Son regard ne trahissait, me semble-t-il, aucune honte d’être ainsi exhibée. Elle ne semblait pas inquiète.

 

– Blandine est à vous ! s’écria Emmanuel. Possédez-la comme bon vous semble. Pas de violence inutile ou d’excitation excessive ! Restez maître de vous-même. Appréciez chaque instant. Vous disposez d’environ trois heures. Vous avez dix minutes pour vous organiser comme je vous l’ai rappelé tout à l’heure. Je m’installe dans ce fauteuil, ici, et je vous observerai durant toute l’épreuve. À la fin, vous réfléchirez au déroulement de l’épreuve, à vos rôles respectifs, aux difficultés rencontrées, aux résultats obtenus… Nous en ferons l’objet de notre réunion de synthèse de séminaire demain matin.

 

Sur ces mots, Emmanuel a pris place dans un fauteuil de cuir vert.

 

Passé l’instant de stupeur, décontenancés, nous nous sommes regroupés devant l’autel et nous avons tenu une réunion tout à fait surréaliste. Qui d’entre-nous serait le leader ? Assez rapidement le choix s’est porté sur Pierre.

 

J’ai ressenti un lâche soulagement. C’était un autre que moi qui prenait ce qui me semblait être les premières et redoutables responsabilités d’un exercice vénéneux auquel j’aurais du me soustraire dès les premières paroles d’Emmanuel. Je ne comprends toujours pas mon attitude.

 

Pierre a endossé rapidement son rôle. Il nous a demandé si nous avions bien compris ce qui était attendu de nous et si nous avions des remarques à formuler.

 

Simon prit la parole le premier :

 

– Quand on parle de s’approprier un être, l’idée qui vient à l’esprit est d’en faire un objet, un esclave, soumis à tous les caprices et susceptibles d’être vendu, donné ou prêté. En l’occurrence, je n’ose pas croire qu’Emmanuel a voulu donner ce sens à sa formule. Nous sommes des individus responsables et nous nous efforçons d’être respectables. Je n’imagine pas me livrer à des comportements criminels à l’égard d’une enfant. Je pense qu’Emmanuel veut tester notre degré de moralité ou notre robustesse à la tentation du plaisir interdit. Pour ma part je réfute par avance toute interprétation et surtout tous agissements visant à dégrader cette gamine et à nous salir par la même occasion.

 

J’ai saisi la déclaration de Simon comme une perche que l’on tend à celui qui va se noyer ! J’ai approuvé ses propos mais il m’a semblé, alors, qu’il était indispensable d’aller au-delà du refus pur et simple d’une interprétation qui n’avait reçu aucun commencement de confirmation. Il fallait bien trouver une définition au mot « approprier. » C’était le point de départ indispensable à régler afin de réaliser l’exercice projeté.

 

J’ai proposé que l’on considère Blandine, pour les besoins de l’épreuve, comme un objet virtuel qu’il conviendrait d’acquérir auprès de son propriétaire en négociant son prix. Je mesurais ce qu’il y avait de scandaleux à considérer une personne comme un simple objet mais nous devions convenir que c’était une sorte de jeu de société et pas davantage. “Nous pourrions, dis-je, estimer que l’objectif sera atteint dès lors que la négociation d’acquisition aura abouti.”

 

Le visage de Thomas exprimait un vif mécontentement mais il se tint coi. Quant à Pierre, il bouillait littéralement sur place. J’ai cru qu’il allait me sauter à la gorge. Je crois qu’il s’apprêtait à prendre la parole quand Aïcha est intervenue en nous disant que cet exercice n’était pas seulement grotesque mais honteux. Elle a ajouté que toute idée d’appropriation d’un être humain était intolérable en affirmant avec détermination qu’elle n’accepterait, ni aujourd’hui ni demain, de contribuer à l’accomplissement d’un acte dont la nature était immorale, illégale et criminelle. Elle a estimé que le dévouement et l’obéissance ne devaient pas tuer en nous toute conscience. Elle s’est prononcée avec conviction en faveur du refus catégorique de l’exercice envisagé.

 

Pierre explosa littéralement. Il lui a répondu vivement qu’elle n’était pas là pour refuser un travail. Tout au plus, a-t-il ajouté, pouvait-elle proposer des définitions et des modalités de mise en œuvre.

 

Thomas nous a rappelé que nous étions là de notre plein gré pour suivre une formation et que nous n’avions pas à discuter les consignes. Il s’est déclaré prêt à agir.

 

Mathieu a estimé qu’il revenait au groupe de fixer les limites de ce qu’il considérerait comme tolérable. Il faut se donner des repères éthiques ! nous a-t-il dit ! J’ai trouvé cette formule presque risible dans le contexte où nous étions.

 

À un moment, j’ai tourné la tête vers le fond de la chapelle, là où se trouvait Emmanuel. Il avait pris sur ses genoux Blandine et caressait machinalement le haut de ses cuisses entre la bordure dentelée des bas et son ventre. Il passait aussi, de temps en temps, une main dans ses cheveux. L’adolescente ne portait pas de sous-vêtement. Son visage paraissait dénué d’expression comme si elle avait abandonné son corps. Emmanuel nous observait avec attention. Je crois qu’il y avait aussi de l’ironie dans son regard. Nous étions pathétiques.

 

Thomas et Pierre avaient, eux aussi, tournés leur regard vers Emmanuel et Blandine. J’ai senti croître leur excitation.

 

À un moment, la main d’Emmanuel est remontée lentement la robe sur la taille. Il a écarté les cuisses et a glissé un doigt entre les lèvres.

 

Une certaine fébrilité s’est emparée peu à peu de notre groupe. Pierre est alors intervenu avec autorité :

 

– Chacun s’est exprimé ! – cria-t-il – je propose que nous nous emparions de cette gamine et que nous lui apprenions tout ce que nous savons sur le plaisir du corps. Il faut également que nous exprimions notre force et notre domination. L’objectif qui nous est fixé est pédagogique et agréable pour l’élève et pour les maîtres que nous sommes. Pas de fausse pudeur ! Est-ce qu’Emmanuel nous demande de faire quelque chose de plus répréhensible ou honteux que ce que font les médias en déversant sans cesse des images de sexe et de meurtre à tous les gosses ? Personne n’y trouve réellement à redire sous prétexte qu’il s’agit d’informations, de créations, de fictions et aussi de fric ! Je ne crois pas que nous puissions, dans l’exercice de nos futures fonctions, écarter le but que l’on nous demandera d’atteindre sous prétexte qu’il heurte nos convictions morales, sociales ou religieuses. Nous devrons agir en professionnels, c’est-à-dire avec le souci de bien comprendre ce qui nous est demandé et ensuite de le réaliser de notre mieux.

 

Emmanuel souriait. Il serrait Blandine plus fortement contre lui tout en poursuivant ses caresses intimes. La jeune fille ne tentait pas de se débattre ni d’échapper aux regards.

 

Aïcha a déclaré, hors d’elle, qu’il ne s’agissait pas ici d’une fiction et que nous n’étions pas en train de jouer une pièce de théâtre. Elle s’est mise à hurler en nous disant qu’Emmanuel se livrait à des attouchements inadmissibles sur cette enfant et que nous nous apprêtions à commettre un acte condamnable. Je crois qu’elle était au bord de la crise de nerfs.

 

Pierre lui a intimé l’ordre de se calmer en lui rétorquant que nous étions bel et bien en train de jouer une pièce et que les rôles étaient distribués. Il a demandé à chacun de se déshabiller et de poser ses vêtements sur l’autel. Il s’est dirigé vers Emmanuel. Il lui a déclaré que nous étions prêts et qu’il désirait s’emparer de Blandine. Lorsque je revois ces instants j’ai honte de moi.

 

Emmanuel a libéré la petite, s’est levé et a proclamé avec solennité que la séance était ouverte. Je crois que le mot de cérémonie était au bord de ses lèvres. Il nous a souhaités du plaisir en nous rappelant qu’il attendait de nous un spectacle harmonieux, une véritable chorégraphie !

 

– Pas de mêlées de rugby ! nous a-t-il lancé en souriant. De la chorégraphie ! De la grâce ! Je veux voir un ballet ! Pas un viol commis par de petits voyous au fond d’une cave ! Respectez le lieu où vous êtes ! Allons, allons ! En piste s’il vous plaît !

 

Pierre a pris la main de Blandine puis est venu avec elle au centre de la pièce. Il nous a demandé d’étendre au sol un matelas qui était roulé contre un mur.

 

Il a ordonné à Blandine de retirer sa robe. Elle n’osait pas résister mais son regard restait attaché au sol. Comme elle ne bougeait pas, Pierre s’est emparé d’une paire de ciseaux posée sur l’autel et a coupé la robe de haut en bas. Il a tiré en arrière le vêtement et les a jetés au sol. Elle a posé machinalement ses mains sur son ventre. Elle avait conservé ses bas et ses chaussures.

 

Il lui a demandé de rester immobile, debout, les bras le long du corps et nous a priés de nous disposer en cercle autour de la jeune fille. Simon, Aïcha et moi avons refusé de nous dévêtir et de les rejoindre.

 

Pierre, Thomas et Mathieu ont commencé à tourner lentement en faisant glisser leurs regards sur tout le corps. C’était une ronde ridicule et ignoble. Au bout de quatre ou cinq minutes les bras se sont tendus vers le corps. Le cercle s’est rapproché de son centre et les mains ont parcouru la chair. Blandine semblait à la fois pétrifiée et absente.

 

Le mouvement s’est fait plus rapide. Des plaisanteries et des rires ont fusé.

 

Emmanuel était immobile, attentif, calé dans son fauteuil.

 

Mon regard a accroché la galerie supérieure qui était plongée dans l’obscurité. J’ai eu, un instant, l’impression d’apercevoir l’ombre d’une personne assise au fond, nous épiant. J’ai chassé aussitôt cette sensation en la mettant sur le compte de mon sentiment de culpabilité.

 

Emmanuel, constatant notre refus nous a demandé de quitter la chapelle. Nous avons obtempéré sans nous faire prier mais sans protester. Je n’étais pas très fier de moi, me doutant que je laissais le champ libre à des comportements honteux sans, toutefois, avoir une idée précise des événements qui allaient se dérouler. J’ai eu envie de vomir et je suis allé faire un tour dans le parc avant de m’installer dans la bibliothèque.

Aïcha m’a rejoint un peu plus tard. Nous nous sommes regardés un instant puis nous avons détourné nos regards. Nous n’avons pas osé prononcer une seule parole. Que dire ? Quant à Simon, je ne l’ai revu qu’au moment du déjeuner. »

 

* * *

 

« Luc, comme tu as été exclu de l’exercice, tu n’es donc pas en mesure de rapporter ce qui s’est passé dans l’ancienne chapelle entre neuf heures trente environ et treize heures. Il en est de même pour Aïcha et Simon. C’est donc à toi, en premier, Emmanuel qu’il revient de témoigner. »

 

EMMANUEL

 

« Je suis resté dans la chapelle durant toute cette période car je devais veiller au déroulement normal de l’épreuve et, surtout, pouvoir intervenir pour éviter tout dérapage éventuel. Ce type de situation peut conduire les acteurs à jouer sur la corde raide et il est capital de garder la tête froide, ce qui est loin d’être évident !

 

C’est du reste pour cela que j’avais imaginé la mise en scène d’un spectacle chorégraphique afin que le groupe ne sombre point dans une vulgaire partouze. Il s’agissait bien, comme l’a déclaré fort justement Pierre, d’un exercice pédagogique. Je dirais même pédagogique et initiatique.

 

J’ajoute que cette épreuve comporte une véritable prise de risque car les relations sexuelles sont réalisées sans aucune protection. C’est volontaire car il s’agit de travailler sur la notion de confiance comme pour le saut en élastique ! Cela étant, j’avais tout de même pris quelques précautions auparavant. Sous un prétexte quelconque nous avions demandé aux futurs participants de se soumettre à des examens médicaux et à nous produire des certificats de séro-négativité. Il est assez remarquable qu’aucun d’entre eux ne soit étonné de cette demande.

 

Quelques minutes après le départ des trois récalcitrants, la sarabande a cessé. Ils ont étendu Blandine sur le matelas.

 

Thomas a saisi les chevilles de Blandine et lui a écarté les jambes comme on ouvre un compas. Les lèvres vaginales se sont entrouvertes. Blandine avait peur malgré les paroles rassurantes que je lui avais prodiguées auparavant et en dépit de ma présence, sensée la protéger. Elle a supplié, je crois, qu’on ne lui fasse pas mal.

 

Ses plaintes ont eu pour effet d’accroître la nervosité et le désir des trois hommes. Les mains se sont disputées les meilleures places, des mots orduriers ont jailli. Elle a commencé à sangloter en me demandant de les faire cesser. Je lui ai demandé d’être courageuse et de se comporter comme une vraie jeune fille. J’ai ajouté qu’elle allait bientôt ressentir beaucoup de plaisir. Mais plus les gémissements de Blandine s’élevaient et plus fort, plus frénétique et plus violent était l’assaut. J’ai incité les trois hommes à garder leur sang froid et à bien se coordonner afin d’éviter toute escalade de violence.

 

Bientôt les pleurs et les cris ont été étouffés par un sexe qui s’est enfoncé profondément dans sa bouche. Je m’interdisais d’intervenir car jusque là l’exercice se déroulait, de mon point de vue, de façon acceptable.

 

Pierre s’est emparé des hanches de Blandine et s’est introduit en elle. Il a dit à ses compagnons que la gamine avait un ventre doux, chaud et humide à souhait.

 

Thomas ruisselait de sueur. Il était méconnaissable. Des mains pétrissaient violemment, en permanence, toutes les parties de son corps.

 

Tout cela a duré longtemps. Son jeune corps les a excités terriblement. J’ai regardé ma montre. Il était presque midi. Cela faisait bientôt trois heures que Blandine était leur objet. J’ai décidé d’arrêter. Il m’a fallu insister et hausser le ton tellement mes trois élèves étaient acharnés. Ils n’écoutaient pas. Ils continuaient à se ruer sur elle.

 

Ils ont fini par reprendre leurs esprits et à se relever. Je crois que Thomas a giflé Blandine en lui intimant l’ordre de cesser de pleurnicher et de se taire alors qu’elle était silencieuse et qu’elle ne pleurait pas. J’ai mis ce geste au compte de la nervosité bien compréhensible en une telle circonstance.

 

Il était néanmoins temps de clore l’épisode. Au-delà, il y avait un risque réel de dérapage violent qui pouvait tourner mal.

 

Je me suis approché de Blandine. Je l’ai essuyée tout en la rassurant et en lui disant qu’elle avait été très bien et très courageuse. J’ai ajouté que son père serait fier d’elle. Elle s’est calmé au bout de quelques minutes. C’est une jeune fille très bien préparée. Elle a toutefois commencé à se plaindre d’avoir mal. C’était normal après un tel déchaînement.

 

Pendant ce temps Pierre, Thomas et Mathieu se sont revêtus et sont sortis pour aller se doucher et se changer avant le déjeuner. »

 

* * *

 

« Blandine, approche et dis-moi, si tu en as le courage, comment tu as vécu cela. »

 

* * *

 

BLANDINE

 

« Ce matin là, Emmanuel m’a réveillé de bonne heure. Il voulait m’exposer plus en détail le rôle que je devais jouer. Il m’a expliqué que je serais une jeune fille désirée et aimée par plusieurs hommes, qu’ils regarderaient mon corps puis le caresseraient longuement. Je devrais également les caresser s’ils me le demandaient. Afin de ressembler au personnage qu’il avait imaginé, il m’a demandé de me coiffer et de me maquiller. Il a placé devant moi une photo de jeune fille en m’indiquant que je devais m’en servir de modèle. J’ai du maquiller mon visage et le reste de mon corps. Il m’a fait mettre du rouge à lèvre sur la pointe des seins et j’ai enduit de vernis les ongles des mains et des pieds. Il m’a parfumé partout puis m’a apporté une paire de bas, une robe et une paire d’escarpins. Tout était noir. Il avait choisi cette couleur pour faire ressortir la blancheur de ma peau et le blond de mes cheveux.

 

J’ai cherché mes sous-vêtements. Il m’a rétorqué que le personnage n’en portait pas. J’ai enfilé la robe et je me suis aperçue qu’elle était si courte et si moulante qu’elle laissait voir ma peau au-dessus des bas. J’ai tenté de l’allonger en tirant de mes deux mains. Il m’a suggéré de n’en rien faire en m’expliquant avec le sourire que les hommes aiment bien le haut des bas. L’échancrure du décolleté découvrait presque toute ma poitrine.

 

J’avais du mal à marcher avec les hauts talons aiguille de mes chaussures. Ils me donnaient une démarche chaloupée qui accentuait la minceur de mes jambes et le mouvement de mes fesses.

 

Il m’a demandé de boire un liquide en me disant qu’il contenait un médicament contre l’angoisse.

 

Il m’a ensuite conduit auprès de mon père en le priant de se tenir prêt pour le moment où il lui ferait signe de venir avec moi. Mon père m’a dit que j’étais très belle et qu’il comptait sur moi.

 

La présence de ces hommes et cette femme, dont les regards se fixaient sur moi m’a fait comprendre que j’avais un rôle important à jouer. Cela m’a rappelé la cérémonie du baptême et la fête qui a suivi. J’étais là, presque nue et il ne faisait pas très chaud.

 

Très vite tout est devenu facile. J’ai senti une sensation bizarre m’envahir ; comme si je sortais de mon corps et que je me regardais agir. C’était moi et ce n’était pas moi. Emmanuel m’a confié à eux. Il ne m’avait pas parlé de ciseaux et j’ai du avoir peur quand l’un des hommes, grand et costaud s’en est emparée et a découpé ma robe comme s’il voulait m’ouvrir le ventre.

 

Ils m’ont lancé des insultes au visage en me saisissant brutalement.

 

J’ai ressenti  tout à la fois de la honte de la peur et de la douleur.

 

Lorsqu’ils m’ont déchirée, j’ai peut-être crié ou eu envie de le faire, je ne sais plus. J’ai ressenti une intense brûlure se répandre en moi comme une onde de plus en plus large. Peu à peu, mon corps est devenu insensible, comme s’il s’était détaché de moi. Je ne sentais que l’odeur fauve des corps qui s’agglutinaient au mien  et qui me secouaient sous leurs coups de boutoir.

 

J’ai perdu la notion du temps. J’entendais des voix, des cris et des rires. J’étais plongée tantôt dans une étouffante et écœurante obscurité et tantôt placée sous une lumière aveuglante. Mes jambes s’écartaient puis se repliaient contre moi. Mes poignets étaient immobilisés et ma bouche obstruée. J’ai décidé de ne plus m’intéresser à cette autre moi-même. J’ai pleuré, je crois, je ne m’en souviens plus. Je me suis retrouvée, beaucoup plus tard, dans ma chambre, étendue sur le lit, un drap tiré sur moi. Mon ventre et mes reins étaient en feu. Emmanuel était tout prés. Il m’a caressé doucement le front. Il a posé ses lèvres sur les miennes et m’a déclaré que j’avais été parfaite, qu’il était fier de moi. Il m’a fait avaler un cachet pour m’aider à me reposer. J’ai dormi jusqu’au soir.

 

Je pense à cette journée comme s’il s’agissait d’un songe. C’est peut-être bien un rêve, un mauvais rêve. Peut-être suis-je encore endormie. Que va-t-il m’arriver si je me réveille ? »

 

* * *

 

« Tu es très courageuse. Je te rappellerai plus tard. Pierre, à toi ! Thomas, tu viendras ensuite. Mathieu, tu seras entendu en dernier. »

 

* * *

 

PIERRE

 

« Je suis venu à ce séminaire pour jouer le jeu sérieusement sinon je serais resté chez moi. Le fait de me livrer à des relations sexuelles collectives sur une gamine dans un cadre parfaitement structuré et non pas dans un dérapage de beuverie prenait le caractère d’une action à mener sur ordre. Emmanuel nous demandait d’endosser un rôle comme nous ne cessons pas de le faire tout le temps… ou presque. Lorsque j’étais dans l’armée on nous a appris diverses manières de tuer ou de torturer et dans certains cas que je ne citerais pas ici, les entraînements se sont déroulés grandeur nature ! Personne n’a jamais été inquiété ! Bien au contraire ! Alors pourquoi voudriez-vous que j’éprouve une inquiétude ou des remords pour une épreuve bien anodine. L’équilibre psychologique de la gamine ? De qui se moque-t-on ? Se préoccupe-t-on des gamines qui sont vendues, droguées ou tuées dans nombre de pays ? C’est vrai, de temps en temps, un reportage, une motion, une condamnation de lampistes nous donnent l’impression que l’on s’occupe du problème ! Et après ? Tout est fini ? Non ! Pourquoi ? Parce qu’il y a gros à gagner dans tous ces trafics. On bêle sur l’air des droits de l’homme ou de l’enfant mais on fait de juteuses affaires avec les trafiquants de tous poils. Les droits des femmes, des hommes, des enfants ou des phoques, ce sont des armes pour emmerder des concurrents et de bons sujets pour la pub et pour les élections. Demander à des cadres supérieurs de franchir le pas pour se libérer de leurs petites peurs et de leurs principes étriqués en baisant une môme est d’une grande banalité. Ce qui est interdit, ce n’est pas de le faire, mais de le dire. Le pouvoir ne s’acquiert que par la transgression, c’est tout. Tout le reste est du vent. Le pouvoir, ça se prend et ça se garde. Le pouvoir octroyé est un faux pouvoir pour celui qui le reçoit.

 

Je n’ai donc eu aucun vague à l’âme. Je me doutais que notre bonne femme déclarerait forfait. À moins d’être une gouine, elle ne pouvait pas accepter une épreuve essentiellement masculine. Encore une fois, ne devient pas chef qui veut ! J’étais persuadé qu’elle devait subir une épreuve ou alors renoncer définitivement à devenir dirigeant.

 

Si j’ai pris du plaisir à salir la gamine ? Qui parle de salir ? Vous ? Le sexe est sale de tel âge à tel âge puis devient propre pour redevenir sale quand on atteint la vieillesse ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries, sinon un moyen de contrôler les gens en contrôlant l’usage qu’ils font de leurs corps ? Ça, c’est bon pour Luc, notre curé manqué de service ! Les religions sont des outils super perfectionnés pour contrôler les pensées et les actions des gens. Tu te masturbes ? Péché ! Tu forniques ? Péché ! Tu convoites par pensée ? Péché ! Tu baises ta voisine ? Péché ! Péché ! Péché ! Tu ne veux rien me dire ? Tu refuses d’avouer ? Allons, allons, tu sais bien qu’Il te voit partout ! Tu ne peux rien Lui cacher ! Les religions ont été inventées par quelques chefs pour tenir la masse en esclavage. Éviter tout risque de remise en cause ! Y a-t-il une faute, un péché, à tester sa capacité à être un chef en faisant l’amour avec une gamine de douze ou treize ans ? Qui a été dérangé par les mariages forcés de gamines à peine nubiles avec des barbons lubriques ? Traditions culturelles ? Mon cul oui ! Un peu de franchise s’il te plaît ! Tu veux me faire endosser le rôle du mauvais ? C’est ton affaire. Tu nous convoques à cette table pour nous demander de te rendre des comptes et nous juger. Oublies-tu que c’est toi qui as imaginé cette histoire ? Certes, tu t’es emmêlé les fils et les marionnettes que nous sommes t’ont échappé ! C’est le problème de tout créateur ! Au motif que tu es le grand ordonnateur, tu t’imagines que tout ton petit monde va jouer la pièce que tu as écrite. Tu devrais savoir que toute créature n’a qu’une idée en tête : s’émanciper de son géniteur ! Bref ! Nous avons pris les choses en main et j’y ai trouvé beaucoup de plaisir ! L’exercice proposé par Emmanuel était à la fois audacieux et agréable. Je m’y suis prêté avec plaisir. Je regrette juste de m’être un peu laissé emporter par l’ambiance et ne pas avoir mieux contrôlé mes actions surtout à la fin. »

 

* * *

 

« Tu penses que je veux te faire endosser le rôle du mauvais. Pourquoi dis-tu cela ? Tu as donc le sentiment d’avoir commis un acte répréhensible ? Je t’ai attribué une identité, une histoire, une potentialité… Pour le reste, comme tu viens de me le dire, c’est ton affaire !

 

Tu essaies de me piéger et de me culpabiliser, hein ! Non, je ne marche pas ! J’assume volontiers ma responsabilité mais je refuse de qualifier mon rôle de bon ou de mauvais. Ce n’est pas mon problème !

 

– Très bien. C’est noté. À toi, Thomas ! »

 

* * *

 

THOMAS

 

« J’ai été dressé à la discipline militaire. Un ordre est un ordre ! Je suis venu pour suivre un séminaire. Je ne débarque pas en cours de traversée. C’est pas la première gamine ni la dernière à être un objet de confort pour des hommes adultes. Tout s’est déroulé correctement. Pas de bavure ! La mission a été remplie. Troubles psychologiques ? Dégâts collatéraux ! Lesquels ? La responsabilité ? Elle est partagée ! J’en revendique ma part. C’est tout ! Pierre a bien joué son rôle de leader. Il s’agissait de passer outre nos inhibitions morales et sociales. Nous l’avons fait. Je pense que les trois froussards verbeux n’ont pas leur place parmi nous. De toute façon, la femme n’était pas à sa place dès le début ! Emmanuel a bien piloté tout l’exercice. Je n’ai aucun état d’âme.

 

Le viol de gamines est affaire courante en cas de conflits soit dans le cadre de séances de plaisir soit d’opérations de recherches de renseignements. Il n’est pas rare qu’en situation de guerre les enfants soient utilisés pour des opérations terroristes. Alors vous savez, quand on prend un gamin, on ne se demande pas si nous avons affaire à une gosse. On a devant soi un animal dressé pour tuer. Il a été demandé à cette gamine de jouer un rôle de putain car c’est bien de cela dont il s’est agit. Elle l’a joué et nous avons fait ce qu’Emmanuel attendait de nous. Point final ! »

 

* * *

 

« Tu penses vraiment qu’Emmanuel a demandé à Blandine de jouer le rôle de la prostituée ? N’est-elle pas trop jeune pour cela ? Ne penses-tu pas que c’est une manière de te décharger de tes obligations morales ?

 

J’ignore comment les choses lui ont été présentées, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’elle a été amenée ici par son père et notre animateur. Je sais également qu’ils couchent avec elle. Quant aux obligations morales, l’exercice proposé avait précisément pour objectif de nous en affranchir.

 

« À l’évidence tu as été un excellent élève ! À ton tour Mathieu. »

 

* * *

 

MATHIEU

 

« Je n’ai pas d’expérience militaire pour justifier ma quiétude dans cette affaire. Je dois simplement préciser que j’ai longtemps bourlingué en Afrique noire. Dans ces régions les filles sont mariées dès l’âge de dix ou onze ans à des hommes qui ont parfois plus de cinquante ou soixante ans. Malgré un discours occidental récent sur le droit des enfants, ces pratiques demeurent très répandues et tout le monde les juge normales, ou presque. Il n’est pas rare de proposer à l’Européen de passage les services sexuels de très jeunes filles. C’est un moyen supplémentaire de subsistance pour leurs familles. La morale est une question de climat. Devenir chef dans ces régions n’impliquerait pas d’être capable de coucher avec une gamine puisque c’est un acte relativement ordinaire. On demandera d’accomplir un sacrifice mettant par exemple en jeu le courage ou la force physique. En tout cas, la capacité d’occuper une fonction de commandement implique la démonstration de pouvoirs extraordinaires. Un chef est un prêtre ou un magicien. C’est celui qui parle aux dieux. Il accomplit des actes prodigieux, il transgresse des interdits. On l’admire et on le craint tout à la fois. Il réalise la symbiose de l’interdit et du sacré. C’est cela qui le place au-dessus des autres.

 

La méthode d’Emmanuel nous reconnecte avec ses valeurs primordiales de toute société. Le chef est celui qui est capable d’accomplir des actes que le commun des mortels ne peut pas ou n’ose pas réaliser.

 

Il nous a offert en sacrifice rituel la jeune Blandine. Elle a été préparée à ce rôle. Ce n’est rien d’autre qu’un mariage sacré. Chacun a fait ce qu’il devait faire. Un engagement était pris et il devait être tenu. C’est fait. Il n’y a rien à regretter ou à déplorer sauf la défection de nos trois collègues. Je pense qu’ils ont une conception du chef qui n’est pas adéquate. Pour eux, c’est un individu comme tous les autres. Il est simplement en charge d’une responsabilité sans que l’on vérifie s’il a les qualités requises pour les assumer en cas de crise. Un diplôme n’est pas une garantie. C’est simplement la reconnaissance d’un niveau de connaissances, même pas de compétences ! »

 

* * *

 

« Tu dis que la morale est une question de latitude. Ce relativisme légitime une tolérance inégalitaire et raciste. C’est admettre que tout le monde ne mérite pas d’avoir les mêmes droits. Tu ne reconnais pas certaines valeurs universelles ?

 

Avant l’invention du supposé concept universel des droits de l’homme, il y a eu, et il y a encore, la religion catholique qui se prétend universelle. Or combien de massacres et d’exécutions n’a-t-on pas commis au nom de l’universalisme de la religion catholique puis au nom des principes universels républicains et laïcs fondés sur les droits de l’homme ? Le colonialisme, pour ne parler que de cela, a été justifié moralement par un message d’universalité. Les nouveaux arrivants ont cassé par la force les structures traditionnelles, non pas par bonté d’âme à l’égard des petites filles excisées ou vendues à des vieillards, mais plus prosaïquement pour prendre le contrôle de ces sociétés afin de s’enrichir. Bien sûr, il y a toujours de bons apôtres, des purs. Ce sont les plus dangereux ! Ils recouvrent toute cette violence d’un badigeon de verbiage où Dieu et la Vierge Marie se disputent la première place avec Voltaire et Rousseau.

 

“Ne sois pas naïf ! Le bon principe et la bonne morale sont ceux du plus fort. S’il y a un principe universel c’est bien celui du droit du plus fort. En ce sens, le concept du chef développé par Emmanuel est universaliste !

 

“Si je suis chef c’est parce que j’ai prouvé, d’une manière ou d’une autre, que j’étais le plus fort, le plus malin, le plus cruel… Ça, c’est universel. Tout le monde peut le comprendre !

 

Dans le système que tu décris qu’elle est la place de la femme ?

 

Rien n’exclut a priori la femme. Qu’est-ce qui l’empêche de manifester ses qualités de chefs ? Il y a eu dans le passé des sociétés matrimoniales. Il y a eu les antiques amazones. Il se trouve que la femme a généralement une conception du pouvoir qui passe par le recours à d’autres moyens que la force ou la violence.

 

Le sexe par exemple ? Tu ne trouves pas que c’est une image un peu éculée ?

 

Il y a le sexe, c’est vrai. Que se soit une image éculée n’enlève rien à sa réalité, mais il y a d’autres moyens. L’amour par exemple. L’homme n’exerce jamais son pouvoir par l’amour. Il va utiliser la séduction ou susciter l’admiration. Il usera parfois de l’amitié masculine mais pratiquement jamais de l’amour. L’amour, c’est comme la bombe atomique ! C’est une arme redoutable. Si l’homme s’acharne à humilier et à dominer la femme s’est surtout, enfin je crois, pour la dissuader de l’aimer.

 

Si je te comprends bien, l’épreuve à laquelle Emmanuel vous a soumis est doublement initiatique. Elle vous oblige à commettre de sang froid un acte réprouvé par la société mais surtout à humilier la femme dont le rôle a été tenu par une jeune adolescente, l’infortunée Blandine ?

 

– Oui il y a certainement du vrai dans ce que tu dis mais tu es mieux placé que moi pour savoir ce qu’Emmanuel a dans la tête !

 

“Je n’ai pas de conseil à te donner mais tu devrais aussi être attentif au comportement de Pierre qui me donne l’impression de ne pas supporter l’idée qu’une femme puisse non pas seulement être, mais même désirer devenir chef. Il t’a échappé. Je crois qu’il est dangereux et je doute que tu puisses le maîtriser. En tout cas je te souhaite bonne chance !

 

Selon les déclarations des uns et des autres il semble établi que l’après-midi s’est déroulé tranquillement. La rupture était consommée entre ceux qui avaient osé et les autres.

 

“Luc et Simon ont passé un long moment dans la bibliothèque. Aïcha est restée dans sa chambre.

 

“Le dîner s’est déroulé dans une atmosphère lourde. Il y avait un silence de plomb.

 

“Emmanuel est venu au moment du dessert pour rappeler que vous deviez assister à la réunion de synthèse le lendemain à partir de neuf heures. Tous les participants ont été conviés.

 

“Jean-Baptiste et Emmanuel ont dîné dans la cuisine en compagnie de Blandine.

 

“Vers vingt deux heures la plupart des stagiaires ont regagné leur chambre. Seul, Pierre est resté au rez-de-chaussée. Il a rejoint Jean-Baptiste et Emmanuel. Blandine a été renvoyée dans la chambre d’Emmanuel. Il l’a retrouvée quelques heures plus tard. J’ignore ce qu’il a fait durant ce laps de temps. Pierre et Jean-Baptiste sont donc restés seuls au rez-de-chaussée durant prés d’une heure.

 

“Jean-Baptiste, peux-tu me rapporter la conversation que vous avez eue ce soir-là et ce que vous avez fait ensuite ? »

 

* * *

 

CHAPITRE 4
COURS DU SOIR

 

JEAN-BAPTISTE

 

« J’ai dit à Pierre qu’Emmanuel voulait voir immédiatement Aïcha afin de lui faire connaître sa désapprobation face au comportement qu’elle avait adopté ce matin-là. J’ai ajouté qu’il était furieux de la défection de Luc et Simon. Il était persuadé que tout cela était de la faute à Aïcha. S’il n’y avait eu que des hommes, le groupe serait resté uni. Il était convaincu que les objections morales de Luc et de Simon auraient volé en éclat par l’effet d’entraînement. Le refus presque hystérique d’Aïcha avait fait échouer en partie le bon déroulement de l’épreuve.

 

Pierre m’a déclaré qu’il était prêt à faire ce qu’on lui demanderait pour infliger une punition, le cas échéant, à cette femme. Il m’a affirmé que pouvions compter sur lui et sur sa discrétion.

 

Nous sommes allés chercher Aïcha. J’avais un passe-partout qui m’a permis d’ouvrir la porte de sa chambre. Elle a été tellement surprise qu’elle n’a pas eu le temps de prononcer une seule parole avant que Pierre et moi ne la saisissions et lui appliquions sur la bouche du ruban adhésif en guise de bâillon. Je lui ai dit qu’Emmanuel voulait la voir. Je me suis assuré que la voie était libre et nous l’avons tirée hors de sa chambre pour la conduire à la chapelle où l’attendait Emmanuel.

 

Pierre m’a demandé si Emmanuel voulait également voir Luc et Simon. Je lui ai répondu que c’était inutile, qu’ils étaient définitivement recalés.

 

Emmanuel m’avait demandé, en fin d’après-midi, de déposer à la chapelle certains objets dont il aurait besoin. Aïcha portait un déshabillé de nuit rouge. Il s’accordait bien à son teint mat. Elle était complètement paniquée. J’ai ressenti un frisson de plaisir me parcourir tout le corps en voyant cette jolie femme à notre merci. Je ne savais pas exactement ce qu’Emmanuel avait derrière la tête mais, le connaissant, j’ai imaginé qu’il préparait quelque chose d’excitant et j’ai commencé à être très excité.

 

Pierre a chargé Aïcha sur ses épaules. J’ai jeté toutes ses affaires dans sa valise. Nous sommes sortis de la chambre aussi silencieusement que nous y étions entrés. Le château était calme. Tout le monde était couché. Nous avons regagné le rez-de-chaussée, traversé la cour et pénétré dans la chapelle. Emmanuel était assis dans le fauteuil. Il avait revêtu une cape noire, celle qu’il porte lors des cérémonies annuelles de notre communauté. Nous avons posé Aïcha devant lui sur le matelas qui était à terre au pied de l’autel, en pleine lumière.

 

Nous avons lié ses poignets et ses chevilles après l’avoir entièrement dévêtue.

 

Nous nous sommes placés de part et d’autre du fauteuil, légèrement en retrait. Elle était étendue, nue, devant nous. Emmanuel s’est alors levé, très calmement et a commencé à lui parler. J’admire sa sérénité et sa détermination ! Il lui a dit qu’en refusant de participer à la séance du matin elle avait rompu le pacte de confiance qui nous liait. Il lui a expliqué qu’une telle rupture la condamnait à une punition car elle avait entravé le bon déroulement de l’exercice et qu’elle présentait désormais le risque de divulguer ce qui ne pouvait l’être. En conséquence, il lui a annoncé qu’elle subirait d’abord un châtiment immédiat destiné à calmer la colère du Maître et qu’ensuite elle demeurerait désormais au sein de la communauté au service direct du Maître. Il m’a ensuite demandé de prendre dans une trousse posée à terre une seringue et d’en injecter le contenu dans l’épaule d’Aïcha afin qu’elle subisse en toute conscience sa punition sans pouvoir crier, se débattre ou souffrir. Elle avait envie de hurler mais le bâillon l’en empêchait. Nous avons attendu quelques instants afin que le liquide injecté produise ses effets. Son corps s’est détendu. Toute son énergie s’est concentrée dans ses yeux. C’est que nous voulions. Pierre l’a libérée de ses les liens et de son bâillon. Emmanuel s’est assuré qu’elle était parfaitement consciente et m’a demandé de tester sa sensibilité. J’ai craqué une allumette et j’ai promené la flamme sur la plante des pieds. Une légère odeur de chair grillée s’est dégagée. Elle n’a pas tressailli ! La drogue était très efficace. Emmanuel nous alors demandé de commencer. Nous savions ce que nous avions à faire car nous avons eu, dans le passé, à traiter des situations similaires. Sa frayeur était intense mais aucun son ne pouvait franchir le barrage de ses lèvres. Son corps restait inerte.

 

Nous lui avons montré avec complaisance les objets que j’avais apportés. Elle était folle de peur et totalement à notre merci.

 

C’était une sorte de bric à brac : une aiguille, un petit cadenas, un nécessaire à maquillage, une paire de ciseaux, un rasoir, des anneaux métalliques de différentes tailles…

 

Emmanuel a repris sa place dans le fauteuil. Nous avons commencé notre ouvrage.

 

Aïcha avait de jolis seins, ni trop gros ni trop petits, une peau lisse et brune, une épaisse toison brune dissimulait son sexe.

 

Pierre s’est emparé du rasoir et a commencé à raser méticuleusement les poils pubiens en prenant soin de passer également entre les fesses. Il a agit avec un grand soin, une application extraordinaire et beaucoup de douceur. Il a pris garde de ne pas la blesser. Il s’est assuré que la peau était devenue parfaitement lisse. Il a souligné sa bouche, son sexe et la pointe des seins d’un rouge à lèvre vif. Il a dessiné des sourcils d’un trait fin d’un noir intense. Elle n’était déjà plus la jeune femme de tout à l’heure. Elle avait perdu une part de son humanité pour devenir une sorte de poupée. Elle ressemblait à un mannequin. En fait, nous voulions en faire un objet vivant. Nous lui avons écarté les bras et les jambes. L’écartèlement des jambes forçait l’ouverture des lèvres vaginales et découvrait un fruit rose, humide et palpitant.

 

J’ai épongé mon front car la sueur m’aveuglait et donnait un goût de sel à ma bouche. La vue de ce corps provoquait en moi une telle excitation que j’étais à mi-chemin entre l’anéantissement et la fureur. J’ai cru que j’allais défaillir.

 

Pierre s’est emparé des chevilles et a replié les jambes vers le haut du corps Je me suis dévêtu hâtivement en jetant mes vêtements sur l’autel.  Mon cœur battait si fort qu’il faisait un vacarme assourdissant en moi. Le sang frappait mes tempes. J’avais le droit et la possibilité de tout faire, tout imaginer. C’était trop. Je ne savais plus quels gestes accomplir pour satisfaire mes sens et mon imagination. J’ai crains, un bref instant, perdre tous mes moyens tant l’émotion m’étreignait puis, peu à peu, je me suis calmé. Les battements de mon cœur résonnaient dans ma tête. Je savais que j’avais tout mon temps. Pierre m’observait tranquillement, attendant son tour. Il me semble qu’un long moment s’est ainsi écoulé. Je ne voulais surtout pas me précipiter et gâcher mon plaisir. J’ai enfin décidé de me glisser  en elle. Ce fut un instant merveilleux. J’ai l’ai pénétrée  en prenant garde de ne pas me répandre trop vite. Elle parvenait à remuer légèrement la tête de gauche à droite en laissant sourdre de très faibles gémissements. J’ai parcouru ses reins et son ventre sans jamais me lasser. Nous étions silencieux et attentifs. J’ai fini par exploser en elle. Mon râle de plaisir a retentit dans la chapelle. J’étais en nage et son corps était maculé de ma sueur et de ma sève. Elle était belle et m’appartenait. Elle était notre chose.

 

Pierre a pris ma place et moi la sienne.

 

Il  s’est dévêtu à son tour puis a commencé à l’injurier méthodiquement, sur un ton très calme  avant de s’emparer d’elle.

 

Après nous être dégagés et redressés, nous  avons franchi l’étape suivante de la punition.

 

A son sexe,  nous avons fixé deux anneaux en métal inoxydable tenus entre eux par un petit cadenas. Ceci symbolisait  la protection de son corps jusqu'à sa remise à notre Maître qui la libérerait de cette entrave. Enfin, nous avons glissé aux poignets et aux chevilles des bracelets symbolisant sa soumission.

 

Emmanuel nous a demandés de le laisser seul avec elle en attendant qu’elle soit capable de se tenir debout et de marcher. Il nous a dis qu’il allait s’en charger et que nous devrions revenir une heure plus tard pour tout nettoyer et ranger. C’est ce que nous avons fait.

 

J’ai revu Pierre le matin à huit trente.

 

Ma fille m’a rejoint pour le petit déjeuner, bientôt suivie d’Emmanuel qui m’a parut en excellente forme et de bonne humeur. Nous avons échangé des banalités comme si rien d’extraordinaire ne s’était produit. »

 

* * *

 

« Emmanuel et Pierre, qu’avez-vous à déclarer ? J’ai le sentiment, à écouter Jean-Baptiste, que vous portez avec lui une lourde responsabilité dans le déroulement de cette sinistre cérémonie dont a été victime Aïcha. Pouvez-vous me dire ce que vous avez fait après avoir quitté la chapelle… Surtout toi Emmanuel ! Qu’as-tu fait avec elle ? »

 

* * *

 

PIERRE

 

« Je suis effaré par l’histoire rocambolesque de Jean-Baptiste. S’il a fait subir à Aïcha tout ce qu’il vient de raconter ce n’est sûrement pas en ma compagnie. Je sais qu’il est doué pour imaginer des histoires mais là, il fait vraiment fort !

 

Je suis resté en sa compagnie pour boire un verre avec lui le soir après que les autres aient regagné leurs chambres. Nous avons discuté de choses et d’autres. C’est vrai que je lui ai dit que notre équipière méritait une leçon car j’étais furieux contre elle. Elle a failli faire capoter la suite de notre séminaire. J’ai certainement parlé d’examen de rattrapage ou quelque chose comme ça en riant. Je n’ai pas songé un instant de m’emparer de cette femme et de la torturer. Je ne suis pas dingue ! On peut se livrer à des ébats un peu spéciaux sur ordre mais quant à commettre des actes de violence sans aucun motif officiel, c’est hors de question.

 

J’ignore tout à fait le sort d’Aïcha et même s’il lui est arrivé quelque chose. Je pense que Jean-Baptiste a inventé toute cette histoire rocambolesque pour se rendre intéressant.

 

Le seul fait établi est sa disparition. Elle n’a pas réapparu le lendemain matin pour la séance de synthèse. Nous nous sommes étonnés de son absence. C’est Jean-Baptiste qui nous a dit qu’elle avait fait appeler un taxi au petit matin en déclarant qu’elle ne voulait pas rester un jour de plus ici après ce qui s’était passé la veille.

 

Nous l’avons cru car c’était tout à fait probable et je continue à penser que c’est vrai. Elle était furieuse et choquée. J’ai bien compris qu’elle n’avait plus envie de rester parmi nous. Et puis, après tout, vous ! vous pouvez lui demander, à Aïcha, ce qu’elle a fait ! Qu’attendez-vous pour le faire ? »

 

* * *

 

« Je constate que les avis divergent. Avant d’entendre Emmanuel je vous propose que nous fassions une pause et que nous nous retrouvions dans une heure. »

 

* * *

 

CHAPITRE 5
DISPARITION

 

« Reprenons notre conversation si vous le voulez bien ! Où est passée Aïcha ? Luc, peux-tu aller la chercher ?

 

Elle n’est plus là. Je l’ai vu sortir tout à l’heure accompagnée d’un individu qui la tenait par le bras. Je n’ai pas vu le visage de cet homme.

 

C’est insensé ! Je vous laisse seuls un moment et l’un d’entre-vous en profite pour filer ! Comment un des personnages clés de l’histoire peut-il s’évanouir ainsi dans la nature ! Je vais devoir partir à sa recherche. En attendant, je souhaite recueillir la version d’Emmanuel concernant les violences qu’aurait subit Aïcha au début de la nuit précédant la fin du séminaire. Pierre affirme que Jean-Baptiste a inventé cette histoire de toutes pièces mais il admet qu’il n’a pas revu Aïcha le lendemain matin. En outre, assez curieusement, j’ignore ce que tu as fais durant une partie de la nuit. Je t’écoute, Emmanuel.

 

Je suis étonné que tu me poses-tu cette question. J’imagine que tu es bien placé pour le savoir. Tu as écris un scénario. Tu as créé nos personnages, tu nous as donné vie et assigné nos rôles et tu prétends que nous avons échappé à ton contrôle !

 

Je t’en prie Emmanuel, ne feins pas d’ignorer la réalité. Tu sais parfaitement que vous avez décidé de vous libérer du destin que je vous ai assigné. Est-il exact, comme le prétend Jean-Baptiste, que tu as présidé une cérémonie très particulière au cours de laquelle Aïcha a été la proie de Jean-Baptiste et de Pierre ? Es-tu parti avec elle pour une destination encore inconnue ? »

 

* * *

 

EMMANUEL

 

« Admettons que tu sois un démiurge qui a donné par inadvertance le libre arbitre à ses créatures. Je me retrouve donc au lit avec une jeune fille qui vient d’être offerte aux assauts de plusieurs hommes et qui continue, malgré tout, à me témoigner une indéfectible confiance. Que puis-je ou que dois-je faire ? Dormir ? Forniquer ? Lire ? Me relever ? Selon mon ami Jean-Baptiste j’ai préféré quitter ma douillette situation pour affronter le froid de la nuit et passer plusieurs heures à organiser et à diriger un sabbat. Tout d’abord, je pense que Jean-Baptiste qui garde toute ma confiance et toute mon amitié, est sous ta pression depuis des heures et qu’il a avoué n ‘importe quoi pour tenter d’en finir avec ton inquisition. Je pense qu’il a rêvé toute cette scène et qu’à son réveil il a été persuadé de l’avoir vécue. Au fond quel est le problème ? Je suis chargé de tester le potentiel des candidats à des fonctions de responsabilités et à les pousser jusque dans leurs ultimes retranchements afin qu’ils assument ce qu’ils sont vraiment et ce dont ils sont capables ou incapables. Je suis payé pour cela et même fort bien ! Je conduis ma démarche sur le fondement d’un concept qui est également mis en œuvre avec succès au sein d’une communauté à laquelle j’appartiens et parmi laquelle j’exerce une fonction et sur la nature de laquelle je ne souhaite pas m’étendre. Je demande à des hommes et à des femmes de manifester concrètement leurs capacités à diriger en transgressant des tabous culturels oppressifs. Ils acceptent ou ils refusent. S’ils franchissent le pas, ils sont dignes d’entrer dans le cercle restreint des initiés à la solidarité duquel ils contribueront. S’ils refusent, ils sont recalés et ils partent. La seule obligation qui leur est faite est de ne rien révéler de ce qu’ils ont vu ou entendu. Si cette interdiction n’est pas respectée, ils savent qu’ils s’exposent, un jour ou l’autre, à des conséquences aussi imprévues que fâcheuses. Cela étant bien précisé, la prétendue séance orgiaque au cours de laquelle Aïcha aurait subit des outrages et des humiliations me semble totalement stupide puisque inutile. Elle n’a pas voulu franchir l’obstacle. Bon ! Elle part. Point à la ligne. Pourquoi imaginer des folies extravagantes ? Il n’est rien arrivé de prétendu tel à Luc ou à Simon. Alors ? C’est vrai qu’elle était absente au petit déjeuner le lendemain matin mais j’ignore où elle est passée. Était-elle encore dans sa chambre ? Sur le chemin du retour pour appeler un taxi au village voisin ? La grille du château n’était pas fermée. Encore un mot, si tu me le permets… Une cérémonie à caractère initiatique ou punitif dans le cadre d’une communauté, disons… discrète, ne se révèle pas aux non initiés. De deux choses l’une : ou bien cette séance n’a jamais eu lieu et Jean-Baptiste a besoin de repos ou bien elle a eu lieu et Jean-Baptiste s’expose à de sérieuses difficultés. Désormais je refuse d'en dire davantage sur Aïcha et sur la communauté. »

 

* * *

 

« Tu as tout de même apporté un éclairage intéressant sur cette affaire même si nous restons dans l’ignorance du sort d’Aïcha. Luc ! Ta chambre était proche de la sienne. N’as-tu rien vu, rien entendu cette nuit-là ? »

 

* * *

 

LUC

 

« J’ai lu un moment puis j’ai éteint. Je me suis remémoré les événements de la matinée en songeant que nous étions tous, au choix, des salauds ou des lâches. Nous n’aurions jamais du faire ou laisser faire ce qui s’est probablement déroulé dans la chapelle. J’imagine qu’Emmanuel et ses sbires ont du violenter cette gamine sous le prétexte de se livrer à d’un prétendu exercice de dynamique de groupe ! Aucun d’entre eux n’a rien voulu dire mais tout ceci est évident.

 

Pour ce qui concerne Aïcha, je ne sais rien. Il m’a semblé entendre un moteur de voiture dans la nuit, mais c’était peut-être au petit matin. Je ne m’en souviens plus. À cette époque de l’année le jour tarde à se lever et je suis incapable de dire l’heure qu’il était lorsque j’ai entendu ce bruit.

 

Je me suis étonné, comme chacun, de l’absence de ma voisine. Je suis même entré dans sa chambre avant la réunion afin de vérifier si elle n’avait pas laissé des affaires personnelles. Le ménage venait d’être fait. La fenêtre était ouverte. Il n’y avait aucune affaire personnelle d’Aïcha. J’ai interrogé la femme de ménage que j’ai croisé dans la galerie. Elle m’a dit qu’elle était certainement partie tôt ce matin et qu’elle avait emporté toutes ses affaires sauf un gros livre qu’elle avait trouvé entre le lit et le mur au moment de changer les draps. Le livre avait certainement glissé là lorsqu’elle s’était endormie. La femme de ménage m’a dit avoir rapporté cet ouvrage au directeur qui l’a glissé dans un tiroir de son bureau. Elle a ajouté qu’elle avait remarqué que l’auteur du livre portait le même nom que l’animateur mais pas le même prénom. “C’était peut-être quelqu’un de sa famille ?” m’a-t-elle demandé. Je lui ai répondu que je n’en savais rien et je l’ai remerciée. Je ne sais rien de plus. »

 

* * *

 

« Et vous, Simon, Thomas, Mathieu, vous n’avez rien à dire à propos d’Aïcha ? »

 

* * *

SIMON

 

« Non, rien ! Aucune idée et aucune information ! »

 

* * *

 

« Bon, nous reviendrons sur ce sujet après que vous m’aurez parlé de la réunion de synthèse. »

 

CHAPITRE 6
SYNTHÈSE

 

LUC

 

« Au petit déjeuner tout le monde paraissait parfaitement calme et détendu. Nous nous sommes inquiétés de l’absence d’Aïcha mais nous venons d’en parler.

 

Nous nous sommes rendu dans une autre salle que celle où nous avions passé la première journée. Sur la demande d’Emmanuel, nous avons pris place autour de la table puis il a ouvert la réunion. Il a rappelé que l’objet de celle-ci était de faire un débriefing de notre séminaire et d’analyser les progrès réalisés et les difficultés rencontrées afin d’en tirer un enseignement.

 

Il a déploré l’absence d’Aïcha tout en affirmant que cela ne l’étonnait pas car il avait très vite senti qu’elle n’était pas à sa place dans ce type de session. Il nous a ensuite donné la parole.

 

Je lui ai dis que j’avais mal supporté la façon dont il avait harcelé Aïcha au cours de la première journée. J’ai réaffirmé mon opposition catégorique à l’épreuve proposée le lendemain, estimant qu’elle était indigne de nous et qu’en outre, elle plaçait ses auteurs en situation d’être poursuivis pour crime en cas de plainte. J’ai insisté sur le fait qu’il n’est pas indispensable de commettre un crime pour obtenir un poste de dirigeant d’entreprise.

 

Simon a tenu des propos semblables aux miens.

 

Pierre et Thomas ont vivement critiqué l’attitude jugée négative de Simon, de moi-même et d’Aïcha, estimant que nous avions mis le groupe en situation de rupture. Ils ont jugé que l’épreuve était un test exigeant et que c’était parce qu’il comportait une vraie prise de risques qu’il était pertinent. Pour Pierre, sauter au bout d’un élastique, dévaler un torrent ou violer une gamine étaient, à l’évidence, des exercices de sélection tout à fait acceptables ! Pour ma part, je crois que certains de nos collègues ont été victimes de l’effondrement de leur système immunitaire moral !

 

J’ai dit à Emmanuel que ses théories étaient dangereuses et immorales et que je considérais que je n’avais désormais plus rien à faire au centre. J’ai salué l’assistance et j’ai quitté la salle. J’ai fait appeler un taxi. Simon m’a rejoint. Nous sommes partis ensemble. »

 

* * *

 

« Pierre, Thomas ou Mathieu, avez-vous quelque chose à ajouter ?

 

Pierre ? Je t’en prie. »

 

* * *

 

PIERRE

 

« J’ai dit que le séminaire pouvait être considéré comme un succès dans la mesure où il a rempli son rôle d’outil de sélection. Nous sommes trois à avoir prouvé nos capacités. Trois autres ont déclaré forfait. C’est un taux d’échec assez élevé mais qui traduit le niveau élevé d’exigence des épreuves. Seuls les meilleurs, les plus forts, franchissent l’obstacle avec succès.

 

Emmanuel a conçu un dispositif qui est vraiment pertinent, qui ne permet pas de tricher avec soi et avec les autres. C’est très bien. »

 

* * *

MATHIEU

 

« J’espère simplement que ceux et celle qui sont partis sauront malgré tout tenir leur langue. Il est évident que certains aspects du séminaire ne peuvent pas faire l’objet de communications publiques et pourraient nous causer du tort s'ils étaient divulgués. J’ai exprimé quelques craintes en ce sens au cours de la synthèse. Emmanuel s’est efforcé de nous rassurer en nous disant qu’il n’y avait aucune preuve susceptible de confirmer d’éventuelles fuites. Les personnes de service du château sont membres d’une association affiliée à la communauté où vit Jean-Baptiste. Sa fille est parfaitement encadrée. Le centre jouit d’une réputation très honorable dans la région. Chaque année, Emmanuel et Jean-Baptiste invitent à une soirée festive les principales autorités locales. Les œuvres sociales des pompiers et des gendarmes bénéficient des largesses d’Emmanuel. En outre, les gendarmes ainsi que les notables locaux trouvent souvent table ouverte au centre en cours d’année. Tout ceci ne garantit pas l’impunité mais contribue à créer un climat de confiance. Emmanuel nous a affirmé que jusqu'à présent aucune plainte, aucune rumeur n’avait porté leur ombre sur le centre et ses activités. »

 

* * *

 

« Emmanuel ? Veux-tu ajouter un mot ? »

 

* * *

 

EMMANUEL

 

« Oui, juste pour dire que nous avons déjeuné ensemble. Jean-Baptiste et Blandine étaient à notre table. Tout s’est parfaitement déroulé. Les trois derniers participants ont quitté le centre en milieu d’après-midi. J’ai regagné la région parisienne en fin de journée. Blandine est installée chez moi. Elle est accompagnée d’une personne de confiance qui vit sous mon toit et qui est chargée de s’en occuper. Quant à Jean-Baptiste il est resté sur place car il avait un nouveau séminaire à préparer pour le mois suivant. »

 

* * *

 

CHAPITRE 7
RENSEIGNEMENTS

 

Il y a trois jours, j’ai appelé au téléphone Simon à Marseille.

 

Une voix féminine enrouée m’a répondu. C’était sa femme. Je me suis présenté et lui ai demandé de me passer Simon.

 

Elle m’a dit d’une voix faible que Simon lui avait parlé de moi et que malheureusement elle ne pouvait pas me le passer. Elle a aussitôt éclaté en sanglots. J’ai compris que Simon était mort accidentellement une semaine auparavant.

 

Je suis resté sans voix durant quelques secondes au point qu’elle m’a demandé si j’étais toujours en ligne. Je lui ai demandé comment était mort son mari.

 

– Il est tombé accidentellement sur les rails du métro au moment où une rame entrait en station. Le quai était bondé et la police a conclu qu’il avait glissé en voulant longer le quai tout au bord de la voie. C’est une mort atroce !

 

J’étais désemparé. Il me semble que j’ai bredouillé des condoléances avant de raccrocher.

 

J’ai alors tenté de joindre Luc. Quelqu’un m’a répondu qu’il venait d’être renversé par un chauffard en traversant la rue prés de chez lui. Le lendemain, j’ai appelé l’hôpital où il avait été transporté. On m’annonça qu’il était décédé de ses blessures dans la nuit sans avoir repris connaissance.

 

J’étais consterné et intrigué à la fois. Comment attribuer au hasard la mort accidentelle de deux participants au séminaire en un laps de temps aussi bref ? Je me suis décidé à appeler Thomas. À l’autre bout du fil la sonnerie a retentit plusieurs fois puis un répondeur m’a invité à laisser mon message, m’indiquant que mon correspondant était provisoirement absent et qu’il me rappellerait dès son retour. Quelques heures plus tard, la sonnerie de mon téléphone a retentit. C’était Thomas. Je l’ai mis au courant de la mort de Simon et de Luc. Après quelques secondes d’un silence que j’attribuais à la surprise, il m’avoua ignorer cette double tragédie. Je lui ai demandé s’il avait des nouvelles de Pierre et de Mathieu. Il me répondit qu’il n’avait pas gardé le contact avec eux puis il a raccroché.

 

Fouillant dans mes papiers, j’ai remis la main sur le numéro de téléphone de Mathieu. Après un instant d’incrédulité, il sembla très affecté par la nouvelle des disparitions de ses anciens collègues et me déclara n’avoir aucune information susceptible de m’éclairer sur les causes réelles ou supposées de ces accidents. En ce qui concerne les autres protagonistes du séminaire il me dit qu’il n’avait pas gardé le contact et qu’il ne souhaitait pas le faire, ajoutant qu’il convenait de tirer un trait sur ce séminaire.

 

Je me suis alors décidé à contacter mon ami Marc, inspecteur aux Renseignements Généraux. Après quelques réticences, il consent à me fournir des éléments d’information complémentaires à propos d’Emmanuel, de Jean-Baptiste et de Pierre ainsi qu’au sujet de la fameuse communauté dont il a été fait mention à plusieurs reprises.

 

Quelques jours plus tard, il arrive chez moi, tard le soir. Il a recueilli des informations comme je le lui ai demandé.

 

* * *

 

MARC

 

« Tu sais qu’en principe je n’ai pas le droit de te donner des renseignements qui relèvent de la police et de la justice ! Enfin ! J’espère que tu ne vas pas nous embarquer dans une affaire foireuse. C’est au sujet de ton dernier roman, m’as-tu dis ? Bon ! Voici ce que j’ai glané sur les individus dont tu m’as communiqué l’identité. Tout d’abord, à tout seigneur tout honneur !

 

Emmanuel Cohen. Ce monsieur est né à Varsovie en 1938 dans une famille de la bourgeoisie israélite polonaise. Son père était médecin. Ils ont quitté la Pologne au printemps 39 et se sont installés à Paris avant de se réfugier aux USA en 1940. Ils sont rentrés en France après la guerre.

 

Emmanuel a un frère et deux sœurs. Il est le plus jeune des quatre enfants.

 

Il a été un élève brillant du lycée Louis le Grand. Après avoir passé son bac avec mention bien, il a entamé des études supérieures. Il est licencié de philosophie et de sociologie. À la sortie de l’université, il est entré dans un cabinet spécialisé en sociologie du travail.

 

Il a commencé à militer très tôt, dès le lycée semble-t-il, au sein de groupuscules contestataires de gauche. Il était proche des milieux d’opposition à la guerre d’Algérie et a été soupçonné d’appartenir à un réseau d’aide au FLN. Aucune preuve n’a jamais pu être apportée. Il n’a donc pas été inquiété. Il a effectué son service militaire en Allemagne dans une unité du Génie. Les accords d’Evian mettant fin aux hostilités lui ont évité l’Algérie.

 

Il figure toujours sur la liste des membres d’un petit parti progressiste tout en conservant des contacts avec des amis appartenant à un groupuscule extrémiste.

 

En 1968, il a animé des réunions sur les thèmes du monde du travail, relations, hiérarchie, autogestion… Il y professait des principes révolutionnaires issus des théories groupusculaires d’avant-garde prolétarienne, théories selon lesquelles seuls quelques élus ont la clairvoyance et les qualités personnelles suffisantes pour guider le peuple sur la voie de l’émancipation.

 

C’est aux alentours de 1971 qu’il a fondé, sous forme d’association, un centre d’études sociologiques pour une nouvelle gouvernance d’entreprise. Il s’est appuyé sur cette structure pour créer en 1980 un cabinet de conseil en management. Ses principaux clients sont de grandes entreprises privées et publiques. Il s’appuie sur l’important réseau de relations qu’il a noué avec ses camarades militants politiques.

 

Tu serais étonné si je te citais les noms de certains grands patrons actuels qui se sont frottés, à cette époque, aux théories révolutionnaires ! Tout cela crée des liens et notre homme a gardé des contacts étroits avec nombre de cadres dirigeants.

 

Il semble que le recours aux services du cabinet dirigé par Cohen soit un moyen de coopter au sein des directions d’entreprises des sympathisants et, grâce aux dispositions législatives et réglementaires relatives au financement de la formation professionnelle, d’alimenter les caisses d’organisations sectaires.

 

Les appuis dont disposent Cohen et ses amis jusqu’au sein de l’appareil d’État n’ont pas permis, jusqu'à présent, de mener des investigations sur les financements et les agissements de cette nébuleuse d’associations et de sociétés liées au juteux marché de la formation continue.

 

Certaines structures disposent d’un patrimoine considérable que les dons, legs ou cotisations des membres justifient officiellement. C’est le cas de celle qui est propriétaire du château de la Grande Combe.

 

Passons à présent à celui qui paraît être son bras droit, Jean-Baptiste Le Du. C’est un personnage beaucoup plus falot que son patron. Il est né en 1945 à Ivry, en banlieue parisienne. Son père était boucher-charcutier. Sa mère tenait la boutique. Jean-Baptiste était destiné à prendre la succession de son père. Il a appris le métier tout en suivant des études de comptabilité. Il a effectué son service militaire à Angers. Après avoir été libéré des obligations militaires en 1967, il a renoncé au métier de boucher et a été embauché par une entreprise de métallurgie à Nantes comme employé aux écritures. Il a adhéré quelques mois plus tard à une section syndicale noyautée par des trotskistes. Les grèves de 1968 l’ont amené à s’engager dans le mouvement revendicatif aux côtés de militants révolutionnaires qui l’ont convaincu d’adhérer à un petit groupe d’actions et de réflexions politiques. Son parcours idéologique l’a conduit, dans les années 74-75, au militantisme antinucléaire. C’était l’époque des projets de centrales nucléaires en Basse Loire et en Bretagne. C’est un gars costaud et brutal. Il s’est fait interpeller lors de violents affrontements avec les forces de l’ordre. C’est au cours d’une manifestation qu’il a rencontré celle qui est devenue sa compagne. Ils ne sont pas mariés. Le couple a deux filles : Béatrice née en 1978 et Blandine en 1980. La famille a décidé de vivre dans une communauté rurale.

 

Nous pensons que c’est par le biais de relations communes que les deux hommes se sont rencontrés aux environs de 1975. Ils se sont liés d’amitié. C’est probablement Emmanuel qui lui a proposé la direction administrative du centre de la Grande Combe. La famille s’est installée dans une autre communauté implantée près de Marvejol en Lozère, en plein désert. Cette petite communauté est liée à une constellation d’associations dans lesquelles Emmanuel semble jouer un rôle central.

 

Tout ce petit monde vit en autarcie de façon très discrète. La gendarmerie, qui effectue des contrôles ponctuels, n’a jamais enregistré la moindre plainte des rares voisins du coin. Les enfants suivent un enseignement qui est dispensé sur place par un des membres qui a été prof en région parisienne pendant une dizaine d’années. Côté santé, les membres de cette espèce de tribu sont également bien organisés. Les soins sont dispensés par un médecin lyonnais en retraite, lui aussi militant d’une structure associative liée à Emmanuel. Il est difficile d’établir le contact avec eux car ils n’acceptent de parler à un étranger qu’en présence du « maître », sorte de chef de clan dont on ignore l’identité. Nous avons pensé qu’il pouvait s’agir de Cohen mais nous n’en sommes absolument pas certains.

 

Passons à Pierre maintenant : Là, c’est un profil différent des deux précédents. Il est né à Lyon en 1953. Ses parents ont changé de domicile à plusieurs reprises. Il a, je devrais dire il avait, une sœur née en 1956. Elle est morte à l’âge de huit ans des suites de ses blessures après avoir été renversée par une voiture.

 

Le père, Antoine Ablys, était officier : Sitôt rapatrié d’Indochine, il a été affecté en Algérie au 5e Étranger de Cavalerie. Il a été tué au cours d’un accrochage avec l’ALN en octobre 60 au début de l’opération Arièges dans la forêt des Beni-Melloul, dans les Aurès.

 

Après le décès du père, sa veuve a trouvé un emploi dans la fonction publique.

 

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le grand-père maternel qui était avocat, a été accusé de collaboration pendant l’occupation. Il bénéficiait de solides appuis et, très vite, un jury d’honneur a été constitué et l’a lavé de tout soupçon.

 

Pierre a devancé l’appel et s’est engagé pour trois ans en 1972 et a été affecté dans une unité parachutiste. Il a été libéré en 75, date à laquelle il s’est inscrit à la faculté de droit.

 

Il a décroché sa licence trois ans plus tard et a trouvé rapidement un emploi. Il a été recruté par une entreprise d’import-export travaillant essentiellement avec le Moyen-Orient. Il avait le bon profil pour traiter des affaires dans le contexte difficile de la guerre civile libanaise.

 

Ses relations lui ont permis de s’introduire dans les milieux francophiles de la haute bourgeoisie chrétienne de Beyrouth. Ses amis appartenaient à l’entourage de Bachir Gemayel. Il a noué des relations suivies avec des responsables des Forces Libanaises. Nous savons qu’il a rencontré leur leader, Obeika, au moins à trois reprises.

 

Nos services de renseignements ont établi qu’il avait certainement contribué, par l’entremise de son emploi, à faciliter un trafic d’armes au profit des phalangistes. Il a collaboré avec eux et le Mossad lorsque celui-ci a commencé à recueillir des informations sur les implantations palestiniennes de Beyrouth Ouest vers la fin de 81 et au début de 82.

 

Plus grave, il a été soupçonné d’avoir été mêlé, dans les rangs des Forces Libanaises, au massacre de civils palestiniens en septembre 82 dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila. Il aurait, selon d’anciens phalangistes, participé à la Cité Sportive à des séances de tortures et d’assassinats, en particuliers de femmes et d’enfants. Tout ceci est resté au niveau des soupçons car aucune preuve formelle n’a été apportée.

 

Bref, la situation libanaise évoluant, l’homme est rentré en France au début de 83.

 

Il a quitté son emploi et est entré au service commercial d’une grande marque automobile.

 

Ce groupe industriel faisait appel aux services du cabinet de consultant d’Emmanuel pour dynamiser les forces de vente. Les deux hommes aux parcours si différents se sont rencontrés et ont sympathisé sans que nous puissions dire ce que chacun a apprécié en l’autre.

 

En tout cas, ils sont restés en contact. Voilà pour Ablys !

 

Quant à ta mystérieuse Aïcha, je ne possède que peu d’éléments la concernant. Elle se nomme Aïcha Amal. Elle a trente deux ans. Elle est célibataire. On ne lui connaît ni amis ni famille. Elle est domiciliée dans le 12e arrondissement de Paris. Ses parents, d’origine libanaise, sont décédés. Son entreprise a reçu sa lettre de démission le 30 janvier mais ne l’a pas revue depuis son départ à la grande Combe. Elle semble s’être évaporée. »

 

* * *

 

« À présent, tu en sais autant que moi ! Quel usage comptes-tu faire de ces informations ? Je croyais que ton bouquin était bouclé ! Tu prépares une suite ?

 

– Marc, tes renseignements sont précieux. Ce qui m’arrive est étrange et presque incroyable. Si je te dis que les personnes sur le compte desquelles tu viens de faire des recherches sont des personnages de mon roman et non des individus réels, peux-tu me croire sans songer un instant que je délire ?

 

– Les romanciers ont l’imagination foisonnante ! Mais là, mon ami, je dois te rappeler que les personnes dont je viens de te parler existent bel et bien ! Ce ne sont pas des personnages imaginaires. Je suppose qu’il existe une ressemblance troublante entre le monde que tu as créé et des gens qui vivent comme toi et moi, n’est-ce pas ?

 

– Pas du tout ! Je suis certain que ces personnes n’existent pas ! Enfin, je veux dire que c’est moi qui les ai créées ! Peut-on supposer que j’ai imaginé des individus qui seraient l’exacte réplique de personnes vivantes comme toi et moi ?

 

– Peut-être as-tu été influencé, à ton insu, par ces gens que tu as croisé un jour ou dont tu as entendu parler. Ce sont des choses plausibles, non ? En tout cas, tu ne peux pas me faire croire que les individus sur lesquels j’ai glané des renseignements sont sortis de ton cerveau !

 

– Ta réponse est rationnelle mais je reste persuadé qu’ils n’ont jamais eu d’existence avant que je n’écrive la première ligne de mon roman ! C’est normal que tu ne puisses pas me croire.

 

– Mon cher, je te suggère de prendre quelques jours de repos avant d’attaquer ton prochain livre ! Après avoir été immergé trop longtemps dans ton récit, tu as du mal à faire la part entre fiction et réalité. Cela n’a rien d’anormal.

 

– Je ne t’en veux pas pour ton incrédulité. Je la comprends et si j’étais à ta place, je raisonnerais de la même manière. Je te remercie mais je vais encore abuser de notre amitié et de ta confiance ! J’ai besoin que quelqu’un, inconnu des protagonistes, mène une enquête de terrain pour tenter de tirer au clair cette histoire. Comment peut-on imaginer que cette jeune femme se soit, comme par miracle, désintégrée ? Peut-on croire que la mort des deux stagiaires qui se sont opposés à la séance organisée par Emmanuel, soit une simple coïncidence ?

 

– Pourquoi n’essaies-tu pas de sortir de ton rêve ? Tu veux que j’enquête sur ces individus ? Je ne suis pas un détective privé ! Je suis un fonctionnaire et je n’ai absolument pas le droit de me livrer à des investigations de ce genre sans en référer à mes supérieurs. Et qu’est-ce que je vais leur dire ? Que mon ami, écrivain, est persuadé d’être leur géniteur et qu’il aimerait bien qu’ils rentrent au bercail afin qu’on puisse poser le livre sur les étagères ! C’est pour le coup où j’ai droit à un long séjour en clinique psychiatrique ! Qu’en penses-tu ?

 

– Allons, Marc ! Je sais bien que tu me prends pour un type un peu extravaguant mais je suis certain que tu sauras mener avec tact et discrétion une investigation. N’est-ce pas ton boulot ? Il est vrai que ce que je te demande n’est pas sans risque mais ce n’est pas pour te déplaire. Puisque tu opposes ta réalité et ma fiction, que penses-tu des deux morts suspectes et de cette disparition inexplicable ?

 

– Officiellement il s’agit d’accidents. Quant à la disparition de cette jeune femme, il n’y a rien de suspect… En tout cas pas pour l’instant. Elle est majeure et aucun indice ne laisse supposer que cette affaire ait un caractère criminel. Aucune plainte ni demande de recherche n’a été déposée.

 

– Deux accidents mortels et une disparition inexplicable a priori ne sont pas de simples fantasmes, avoue-le !

 

– D’accord, l’évaporation d’Aïcha demeure inexpliquée mais elle peut être explicable… Besoin de changer de vie, dépression… Que sais-je ? Je sais que je ne parviendrais pas à te faire démordre de ta théorie selon laquelle tu as créé de toutes pièces des personnages qui, du coup, se sont installés dans la vie réelle en menant leur propre existence sans te rendre des comptes ! Dans quelle galère veux-tu m’engager ? Puisque nous nageons en plein délire, allons-y ! Si j’accepte de te rendre ce service, je dis bien « si », ce qui serait une folie de ma part, qu’attends-tu de moi ?

 

– Que tu te rendes sur place, à la Grande Combe et que tu essaie de remonter la piste afin de découvrir la vérité. Je te remercie ! J’en attendais pas moins de toi !

 

– Eh ! Tu vas vite en besogne ! Ai-je dis que j’acceptais ? »

 

* * *

 

CHAPITRE 8
ENQUÊTE

 

Je dois être aussi fou que mon ami pour m’être finalement laissé convaincre de me lancer sur les traces d’Aïcha. Ma hiérarchie ayant consenti à m’accorder quelques jours de congé, j’ai décidé de jouer le limier dans une histoire complètement rocambolesque.

 

L’immeuble où habite Aïcha est un bâtiment de quatre étages. L’entrée est commandée par un digicode. J’attends un long moment qu’une personne sorte de l’immeuble pour m’engouffrer dans l’entrée. Parmi les huit boites aux lettres suspendues au mur, une ne possède pas de nom. Parmi les sept autres il n’y a pas le nom de celle que je recherche. À tout hasard, je frappe à une porte du premier étage. Une dame âgée m’ouvre après que je lui aie déclaré être un agent d’assurances et que je cherche l’appartement d’Aïcha Amal afin de régler avec elle un dossier de sinistre. Sur le moment elle se méfie puis me répond qu’elle ne voit pas de qui je veux parler. Je lui fais alors la description de ma supposée cliente.

 

« Ah oui ! me dit-elle, je vois qui vous voulez dire ! C’est une jeune femme brune. On dirait une arabe ! Mais bien, très discrète, pas d’histoire, jamais d’hommes comme c’est parfois le cas avec des jeunes femmes seules. En fait, je ne l’ai jamais vu avec quelqu’un.

 

– Où se trouve l’appartement ? Je n’ai pas vu son nom sur les boites aux lettres. »

 

Elle paraît étonnée et me dit que la jeune femme a déménagé quelques jours auparavant. Elle ajoute que pour le moment il n’y a pas encore de remplaçant.

 

Je lui demande si elle l’a vue au moment du déménagement et si elle sait où elle est partie. Elle ne se rappelle pas l’avoir vu. Il y avait juste des déménageurs et le représentant de la régie qui gère l’immeuble dont elle me communique les coordonnées. Je la quitte en la remerciant après avoir décliné son offre d’une tasse de café. Je suis fort intrigué par ce déménagement. À la régie, usant du même stratagème, je tente d’obtenir quelques informations plus précises sur Aïcha.

 

L’employée qui me reçoit me déclare que mademoiselle Amal a donné son congé par lettre recommandée en indiquant qu’elle devait quitter rapidement la France pour des raisons professionnelles. L’employée ajoute qu’elle a adressé un chèque couvrant l’ensemble des sommes dues et qu’elle leur a demandé, toujours par écrit, de régler tous les dossiers d’abonnements en cours… eau, électricité, etc. Elle précise que ce n’est pas une pratique courante mais que dès lors que tout est réglé rubis sur l’ongle il n’y a pas lieu de se poser d’autres questions.

 

« Le chèque était-il à son nom ?

 

– Je n’ai pas le droit de vous répondre ! Pourquoi me posez-vous cette question ? Qui êtes-vous ? »

 

Je dois justifier ma curiosité en indiquant qu’Aïcha Amal nous doit de l’argent et que si elle quitte le pays nous avons besoin de connaître sa nouvelle adresse ou au moins sa banque. À demi-rassurée, l’employée consent à me répondre. Elle n’a pas conservé le chèque mais se souvient que celui-ci n’était pas au nom d’Aïcha. C’était une société ou une association, me dit-elle. Je lui fais promettre de me rappeler pour me préciser l’information en la remerciant pour son amabilité. Je quitte la régie et reviens sur mes pas. Je demande à l’employée si elle se rappelle le nom de l’entreprise de déménagement. Elle me répond affirmativement car un représentant de la régie était présent au moment du déménagement. Elle me donne le nom et l’adresse.

 

Sur-le-champ je file au siège de la société de déménagement qui se trouve dans le 20e arrondissement. C’est une société implantée depuis longtemps. Les immeubles datent du début du siècle. Il y a un unique et immense bureau où travaillent plusieurs employés. C’est un décor d’une autre époque. Je traverse la salle et me dirige vers la table qui me paraît être celle du chef de bureau. Il répond sans aucune réticence à mes questions. La commande émanait d’un certain Institut d’études pour le développement personnel situé en Suisse. Les meubles sont déposés en garde. Les affaires personnelles et le linge ont été expédiés à l’adresse du centre qui a payé la facture de déménagement et de garde pour une période de deux ans. Le chef de bureau m’indique que la commande était accompagnée d’une lettre dactylographiée et signée d’une mademoiselle Amal. Il me montre ces documents. Je note l’adresse sur mon calepin.

 

Je décide de passer à la Grande Combe avant de me rendre sur le territoire de la Confédération pour tenter de retrouver Aïcha et savoir si elle est encore vivante ou morte et ce qui s’est passé à la Grande Combe un soir de janvier.

 

Je renonce à mon état d’agent d’assurance pour endosser celui de journaliste afin de rencontrer Jean-Baptiste.

 

Sous le couvert de ma nouvelle identité et sous le prétexte de la préparation d’un reportage sur les conditions de déroulement de certains séminaires professionnels pour cadres dirigeants, je prends rendez-vous avec Jean-Baptiste qui accepte de me rencontrer la semaine suivante.

 

Six jours plus tard…

 

Un soleil froid de fin d’hiver écarte le voile de grisaille et me salue à la descente de l’auto de location que j’ai prise une heure plus tôt. La brume s’esquive en déchirant sa traîne aux branches des arbres qui tentent de se débarrasser des lambeaux évanescents en s’ébrouant doucement. Le château de la Grande Combe est tel que mon ami me l’a décrit. Sa toiture d’ardoises brille sous l’effet de la soudaine clarté. Je me dirige vers le porche d’entrée et actionne la sonnerie.

 

J’attends quelques secondes avant d’entendre une porte s’ouvrir. Une femme vêtue d’une blouse blanche apparaît dans la cour intérieure et se dirige vers la grille derrière laquelle je suis planté.

 

« Qui êtes-vous et que désirez-vous ? »

 

Je décline mon identité et indique que j’ai rendez-vous avec le directeur du centre. Elle entrouvre un battant du portail et me fait entrer. Elle doit être une des personnes chargées du ménage ou de la cuisine. Je lui emboîte le pas jusque dans le hall d’entrée où elle me prie de patienter quelques instants.

 

Jean-Baptiste me tend la main en me souhaitant le bonjour et en me demande si j’ai trouvé le chemin sans difficulté. Il me propose de le suivre dans la bibliothèque afin de nous y installer pour l’entretien que j’ai souhaité avoir avec lui pour les besoins de mon reportage.

 

Nous prenons place dans des fauteuils qui me semblent être de style Louis XIII bien que je n’aie qu’une connaissance assez superficielle des styles de mobilier. J’accepte la tasse de café qu’il me propose et que la femme rencontrée quelques instants auparavant nous apporte.

 

Voulez-vous me rappeler le nom du journal pour lequel vous travaillez et le sujet précis de votre reportage ? Il veut également connaître les raisons qui m’ont conduit à choisir le centre de formation professionnelle de la Grande Combe. Je lui réponds que je le connais de réputation par des amis qui ont eu l’occasion d’y séjourner dans le passé. Ma réponse semble lui suffire et nous abordons l’entretien proprement dit. Je l’interroge sur les types de stages organisés, sur les profils des participants, leurs nombres, les sociétés clientes, les intervenants… Il me répond sans détour, visiblement très détendu.

 

Le château – m’explique-t-il – a été racheté, il y a une dizaine d’années par une association à vocation socioculturelle désirant offrir aux entreprises et aux cabinets spécialisés dans la formation et le conseil une structure hôtelière bien adaptée à leurs besoins. Propriété d’un agriculteur local, le château était à l’époque en piteux état. La toiture était en partie détruite, les murs menaçaient ruine par endroit, l’intérieur était à l’abandon. L’humidité rongeait les peintures à fresque. La chapelle servait de fenière. L’association a obtenu des aides de l’État qui, par ailleurs, a classé le site. L’association a été autorisée à rénover et à moderniser les bâtiments à deux conditions : Ne pas modifier l’aspect intérieur et extérieur de l’ensemble et accepter d’ouvrir une partie du château aux visites durant les mois d’été. Les principaux travaux de rénovation et d’adaptation aux activités envisagées ont duré deux ans. Il a été nommé à cette époque directeur du nouveau centre.

 

Il me propose, ensuite, de me servir de guide afin que je puisse découvrir les salles de réunion, le lieu de détente aménagé dans l’ancienne chapelle ainsi que l’étage supérieur comportant les galeries desservant les chambres. Lorsque je pénètre dans l’ancienne chapelle le récit de mon ami déboule dans mon esprit. J’imagine les événements tragiques qu’il m’a relatés. Mais tout est calme, propre et en ordre. Un billard français est disposé au centre de la salle. Mon mentor me montre le soupirail du cachot puis la petite galerie surplombant la salle et destinée à l’origine à accueillir le maître du lieu et ses proches durant les offices religieux.

 

Tout est parfaitement conforme à la description qui m’en a été faite.

 

En ressortant de la chapelle je m’approche de la margelle du puits et m’étonne qu’elle soit comblée de terre.

 

Jean-Baptiste m’explique que pour des raisons de sécurité il a fait boucher le puits tout en conservant la superstructure afin de respecter l’aspect original de la cour du château. Je lui demande si cela remonte à l’époque de l’acquisition du château. Il me répond que le puits a été comblé depuis prés d’un mois. Il a profité de l’absence de stagiaires pour faire effectuer ces travaux.

 

Je reste là, sur place, perplexe, face au puits, jusqu'à ce que mon hôte m’invite à le suivre pour découvrir les peintures ornant les galeries.

 

Il est prés de midi. Nous regagnons le hall d’accueil et je m’apprête à prendre congé de mon hôte lorsqu'une très jeune fille entre. À la description qui m’en a été faite, je reconnais Blandine. Jean-Baptiste lui demande d’aller l’attendre à la cuisine en lui disant qu’il en a pour un instant. Il me dit, en souriant, que c’est sa fille. Elle est là pour les vacances de printemps, me précise-t-il.

 

Au moment de nous séparer, je lui demande, comme si cela venait de me traverser soudainement l’esprit, s’il connaît l’Institut d’études pour le développement personnel situé prés de Lausanne en Suisse. Il reste muet durant un bref instant, visiblement surpris par cette question qu’il n’attendait pas. Il se ressaisit et me demande de répéter le nom comme s’il avait mal compris. Je lui repose ma question en lui disant qu’un ami m’en a parlé. J’ai cru comprendre que c’est un organisme qui œuvre, lui aussi, dans le domaine du conseil en management, lui dis-je. Jean-Baptiste me répond, d’un ton qui ne me convainc pas, que ce nom ne lui évoque rien. Il ajoute que les organismes de conseil et de formation sont très nombreux et que, de plus, celui-ci n’est même pas en France. J’ai le sentiment qu’il me ment mais il me paraît difficile de pousser plus loin mes interrogations sans risquer de me dévoiler. L’entretien est terminé. Nous prenons congé.

 

Le château s’efface bientôt du rétroviseur. Je prends la route en direction de la Suisse afin de rendre visite à l’Institut d’études pour le développement personnel. J’ignore pourquoi mais j’ai l’intuition qu’Aïcha ne s’y trouve pas. A-t-elle jamais quitté la Grande Combe ? Si ce que Jean-Baptiste a déclaré se révèle exact il est fort probable que la malheureuse n’a pas été relâchée par ses bourreaux. Qu’en ont-ils fait ? Jean-Baptiste a-t-il agit sur ordre et avec Pierre comme il l’a prétendu ou bien a-t-il commis seul ce forfait ? Que s’est-il vraiment passé ce soir là et qu’est devenue cette jeune femme ?

 

Le lendemain, j’arrive à la petite ville suisse de M… et me présente, toujours sous ma couverture de journaliste, au centre d’études pour le développement personnel. Je dois montrer patte blanche à la grille d’entrée verrouillant l’accès au bâtiment situé au milieu d’un vaste parc en partie arboré. Le bâtiment ressemble à un hôtel de style traditionnel de cette région. J’aperçois quelques personnes assises dans une salle de réunion. Elles écoutent attentivement l’exposé d’une femme blonde qui doit être l’animatrice. Elle semble donner des conseils à l’un des participants qui fait face aux autres. Il s’agit probablement d’un exercice d’expression orale.

 

Mon attente est brève. Le directeur vient à ma rencontre. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux grisonnant et un peu longs, lui donnant l’allure d’un étudiant vieillissant mais au visage vif et à l’allure sportive. Il me conduit à son bureau et m’offre du café. Son accueil est cordial. J’ai préparé mon interview. Il se prête de fort bonne grâce à mes questions et me propose une visite des lieux. Nous parcourons trois salles de réunion équipées de rétroprojecteur, de postes de TV et de magnétoscopes. Le cadre est luxueux. Un salon-bibliothèque et une salle de gymnastique complètent le dispositif. La salle de restaurant est éclairée par de larges baies donnant sur le parc et les montagnes toutes proches. Les chambres vastes et confortables sont à l’étage. Le directeur m’explique que la clientèle de l’Institut est composée d’entreprises qui envoient leurs cadres supérieurs afin qu’ils participent à des exercices destinés à mieux gérer leur stress et leurs capacités et, également, afin de rencontrer des personnalités éminentes de tous horizons qui abordent avec eux les sujets les plus divers. Actuellement un journaliste britannique spécialisé dans l’étude des relations internationales Nord-Sud est invité ainsi qu’une américaine, auteur de plusieurs ouvrages et dirigeante d’un cabinet de conseil en recrutement de New York. La semaine prochaine, le PDG d’un groupe international en gestion financière viendra faire une conférence sur l’évolution du système mondial de transactions financières, me dit-il.

 

Au terme de la visite, je lui demande à rencontrer une amie perdue de vue jusqu’au moment où je prétends avoir appris par hasard qu’elle était nommée à son centre. Quel est son nom ? Aïcha Amal ! J’observe attentivement son visage. Il reste parfaitement maître de lui. Il s’étonne que je puisse la connaître en disant qu’il s’agit là d’une coïncidence extraordinaire. Il me confirma qu’elle vient d’être recrutée par l’Institut pour assurer une fonction de relations publiques et de communication. Il ajoute que l’Institut a son siége au Canada et que l’établissement suisse n’est, en quelque sorte, qu’une filiale. Il se dit vraiment désolé, m’exposant que, malheureusement, il m’est impossible de la rencontrer car elle est actuellement en formation au siège social de l’Institut situé à Fredericton au Nouveau-Brunswick. Je ne manquerais pas de lui faire-part, dès que possible, de votre visite, m’assure-t-il, arborant un large sourire.

 

Au moment de nous séparer, je lui fais part de mes visites dans d’autres institutions de conseil et de formation en France. Connaissez-vous un certain Emmanuel Cohen ? Très à l’aise, il me répond que c’est un ami de longue date.

 

Je reprends la route de l’aéroport de Genève-Cointrain. Quelques heures plus tard, je suis de retour à mon domicile parisien guère plus avancé qu’auparavant sur le sort d’Aïcha. J’appelle mon ami et lui rends compte de mon périple. Comme lui, je ne peux que souhaiter qu’elle soit toujours vivante et en bonne santé.

 

* * *

ÉPILOGUE

 

À toutes fins utiles j’ai consigné par écrit tout ce que Marc m’a appris au sujet de son enquête ainsi que le récit que m’avaient fait les protagonistes de ces événements et le mystère qui les enveloppait. Je ne savais pas vraiment ce qu’il convenait de faire. Tout révéler à la police ? Mais dire quoi ? Avec quels éléments ? Quelles preuves ? Aucune plainte, aucun cadavre… Et puis… N’allait-on pas m’accuser d’avoir tout inventé ? Un auteur dramatique ! Pensez donc ! Imagination débridée et difficultés à faire la part des choses entre la fiction et la réalité… Je n’étais pas crédible… Et puis, je dois bien l’avouer, une histoire chassant l’autre, j’ai laissé mon récit au fond d’un tiroir… Jusqu’à cette soirée singulière où l’on frappa à ma porte alors que j’étais en panne d’inspiration.

 

Marc était là, planté devant moi. J’hésitai, je ne sais pourquoi à le faire entrer. Je l’avais presque oublié. Il m’affirma m’avoir appelé au téléphone à plusieurs reprises durant toute la journée. J’ai du bredouiller quelque vague excuse… Il entra et me demanda si j’étais intéressé par certaines informations concernant des individus dont je lui avais parlé au printemps dernier. Cette histoire, que j’avais oubliée me revint à l’esprit.

 

– En bon flic que je suis, je ne lâche jamais complètement une affaire avant qu’elle soit définitivement résolue et classée… Même les affaires très spéciales que mon ami l’écrivain me charge de démêler ! J’ai donc poursuivi, à titre personnel, mon enquête sur Emmanuel, Pierre et les autres. Regarde ! Me dit-il, En me tendant une feuille dactylographiée.

 

C’est une lettre confidentielle à diffusion restreinte destinée à certains milieux économiques et financiers.

 

Je saisis la feuille et porte mon regard sur l’article que Marc me montre du doigt. Un dénommé Pierre Ablys est pressenti pour occuper la fonction d’Executive Manager d’une filiale d’un groupe d’équipementier automobile implantée à Toronto.

 

Quant à Emmanuel Cohen, Marc m’indique qu’il vient d’écrire un nouvel ouvrage sur les méthodes de management. Il a été récemment invité sur le plateau d’une émission de TV consacrée à l’évolution de la formation professionnelle des cadres d’entreprise. On le voit souvent, me dit Marc, au bras d’une jeune fille fort jolie et discrète surnommée Blanche.

 

« Ah ! me lance-t-il, dernière nouvelle : Triste et banale à la fois. La gendarmerie de Marvejols a été appelée, il y a deux mois pour constater la mort d’une adolescente vivant au sein d’une communauté. La victime est Blandine, la fille cadette de Jean-Baptiste. Elle s’est pendue à une poutre dans une ancienne grange. Les gendarmes et le Procureur ont conclu au suicide sans autre cause extérieure. Elle souffrait, semble-t-il, de troubles dépressifs. Affaire réglée, mon ami ! Tu peux dormir tranquille et attaquer un nouveau roman… Mais attention ! Hein ! Cette fois-ci, invente tes personnages ! »

 

Après son départ, j’ai ouvert un tiroir dans lequel j’avais glissé mon manuscrit. Tout bien réfléchi, il me semblait plus raisonnable de détruire mon ouvrage. Je savais que, se faisant, je renvoyais au néant les individus que j’avais imaginés et dont le destin m’avait échappé.

 

Je pris, une à une, les pages et je me mis à les déchirer.

 

Quelques jours s’écoulèrent. La sonnerie de mon portable retentit. C’était Marc. Je savais ce qu’il allait me dire. Je décrochais :

 

–Allô ! Salut ! Tu ne devineras la dernière qui vient d’arriver !

 

– Si, je crois.

 

– Comment ça, tu crois ?

 

– Je parie que tu ne retrouves plus aucune trace dans tes papiers, tes fichiers, la presse, et dans je ne sais quoi d’autres d’Emmanuel, de Pierre, Blandine et tous les autres… Je me trompe ?

 

– Comment as-tu deviné ? Qui t’en a parlé ?

 

– Je le sais, car c’est moi qui les ai fait disparaître !

 

Je ne laissais pas à Marc le temps de me répondre… Et puis, que pouvais-je lui dire ? Aurait-il compris ?

 

* * *

 


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Mars 2005

 

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Alain Mourgue

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