Étienne-Gabriel Morelly

 

 

 

NAUFRAGE DES ISLES FLOTTANTES



OU


BASILIADE DU CÉLÉBRE PILPAI


POËME HÉROÏQUE

 

 

 

(1753)

 

Traduit de l’indien par Mr***

 

 

 

 

 

 

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Table des matières

 

ÉPÎTRE DÉDICATOIRE À LA SULTANE REINE. 4

LETTRE À LA MÊME.. 6

ARGUMENT DU CHANT I. 24

CHANT I. 25

ARGUMENT DU CHANT II. 45

CHANT II. 46

ARGUMENT DU CHANT III. 73

CHANT III. 74

ARGUMENT DU CHANT IV. 96

CHANT IV. 97

ARGUMENT DU CHANT V. 118

CHANT V. 119

ARGUMENT DU CHANT VI. 132

CHANT VI. 133

À propos de cette édition électronique. 150

 

ÉPÎTRE DÉDICATOIRE À LA SULTANE REINE.

 

TA HAUTESSE, Magnifique Sultane, Incomparable Houri[1] du Monarque des Musulmans, m’a fait commander de traduire les Ouvrages inestimables du Philosophe la Lumière de l’Inde, le plus sage de tous les Visirs.

 

Je me suis incliné avec respect devant ses ordres ; j’en ai porté le seau sur mon front & sur ma poitrine. Tu as voulu voir les beautés ravissantes de ce Poëme divin, travesties à la Françoise. Quelle gloire pour ma Nation & pour ma Langue, de servir d’interprète aux nobles amusemens auxquels ta grande ame se livre dans ces jardins délicieux, où tu brilles au milieu d’une foule de Graces, comme l’Astre, emblême de cet Empire, entre les célestes flambeaux !

 

Je ne sais, Souveraine de tant de Nations, si j’aurai dignement retracé les charmantes peintures de cet excellent Original.

 

Mais que TA HAUTESSE daigne agréer l’encens que les foibles étincelles de mon génie te brûlent sur cet autel, puisque tu veux & permets que les prémices de ce trésor précieux, ignoré depuis tant de siécles, te soient offerts par celui qui a eu le bonheur d’en faire la découverte.

 

Ici, suprême Aseki[2], me prosternant humblement, je baise le seuil de la sublime Porte qui dérobe à nos foibles regards la lumiére trop vive de tes éblouissans appas.

 

LETTRE À LA MÊME

Sur la vie & les Ouvrages de Pilpai, avec les Avantures du Traducteur.

 

 

Tu m’ordonnes, Magnifique Sultane, de répondre, sans préambule d’ennuyeux complimens, à toutes les questions que tu me fais faire par ton Kislar-Aga[3], j’obéis.

 

J’étois à Dehli[4] au service de Thamas-Kouli-Khan, lorsqu’il s’empara de cette riche Capitale, où bientôt une émeute imprévue, ou suscitée à dessein, fournit à ce cruel usurpateur le prétexte d’assouvir la soif du sang & de l’or qui le brûloit. Je n’eus heureusement aucun ordre qui m’obligeât à prendre part à la sanglante & barbare exécution qui ravagea cette malheureuse Ville ; mais je me trouvai du nombre de ceux qui furent commandés pour enlever les trésors & les meubles précieux de la Couronne. Moins empressé à ce pillage, qu’à considérer la magnificence des appartemens du Monarque Mogol, ma curiosité me conduisit dans une sale où étoit renfermée sa bibliothéque, & dès l’instant je méprisai tout le reste.

 

Je savois la langue du Pays, & mon goût pour l’étude m’auroit fait donner tout l’or de l’Inde pour ces richesses de l’ame. Je parcourois à la hâte les titres de quelques livres ; mais je fus bientôt interrompu par une foule de pillards, qui, les dépouillant brutalement de leurs couvertures en broderie, n’en firent qu’un monceau de lambeaux. Je ramassois quelques-uns de ces précieux débris ; j’aurois souhaité que mes forces eussent pu suffire pour les emporter tous : je m’attachai à ceux qui me paroissoient les plus curieux ; mais incertain du choix, j’en prenois un que je rejettois, puis un autre que j’abandonnois encore. Mes avides compagnons se moquoient de moi, quand l’un d’eux ayant découvert une armoire secréte, en tira une boite d’or massif, garnie de pierreries. Il l’ouvre, & y trouva, au milieu de quantité d’aromates dont le parfum se répandit dans la sale, des tablettes à l’Indienne manuscrites en lettres d’or. J’étois proche de lui : Docteur, me dit-il d’un ton railleur, je ne me pique pas même de savoir lire l’inscription des Roupies d’or[5], explique-moi le titre de ce livre, je le crois de conséquence. Y ayant donc jetté les yeux, j’apperçus cette étiquette, ou plutôt cet éloge mis en forme de frontispice : Ouvrage merveilleux de l’incomparable Pilpai, la perle des Philosophes de l’Indostan & de toute la terre. Plus bas étoit écrit : Ce livre contient des vérités qui ne sont pas bonnes à dire à tout le monde ; que les Sages ne prodiguent pas aux stupides ; que les Rois estiment, mais qu’ils n’écoutent pas volontiers : il n’y a qu’une ame intrépide qui se fasse gloire de les tirer de l’obscurité.

 

Ceci fait ton éloge, Sublime Sultane, puisque tu aimes tant la lecture de ces vérités.

 

Au nom de Philosophe Indien, mon soldat furieux jetta les tablettes par terre, en s’écriant : Quoi ! traiter avec tant de respect les Écrits de ce chien d’Idolâtre ! cet honneur n’appartient qu’à ceux de notre divin Prophéte. À ces mots il me quitta, & me laissa ce que je n’aurois pas changé contre sa boite.

 

Je connoissois la réputation & le mérite de ce célébre Poëte. Ses Ouvrages ont été traduits presqu’en toutes langues ; ce sont de sages lecons de l’art de regner que ce prudent Ministre Philosophe Gymnosophiste donne à son Roi Dabschelin. Pour rendre ces instructions agréables, il en a fait des fables ou dialogues entre animaux de différente espéce. On donne à ce livre, &, par conséquent, à son Auteur, deux mille ans d’antiquité, d’autres le font plus moderne. Je ne m’arrêterai point ici à discuter ce point.

 

Je poursuis mon récit. Je me retirai dans ma tente avec mon précieux butin pour le contempler à loisir. Je me flattois de posséder l’original de ces fables si recherchées. À peine l’eus-je ouvert, que je reconnus que ce n’étoit point cela, & bientôt je me trouvai plus riche que je ne croyois. Une dissertation sur le véritable titre de ce livre, m’apprit que c’étoit un autre Poëme de Pilpai qui n’avoit point encore été rendu public. Voici ce qu’elle contenoit :

 

« Le Naufrage des Isles flottantes est le véritable Homaioun-Nameh, ou Livre auguste, autrement Giavidan-Khird, c’est à dire, la Sapience de tous les tems : c’est le regne, le triomphe de la vérité, toujours une, toujours constante, toujours lumineuse malgré les efforts de l’erreur & des préjugés pour l’obscurcir ; c’est l’écueil contre lequel l’instabilité, l’incertitude des fausses vertus, l’apparence fantastique des chiméres que révérent les mortels, séduits par le mensonge, viennent rompre les fragiles fondemens de leur tirannie. Ici Pilpai ne fait point parler de vils animaux, mais la vérité & la nature elles mêmes : il personifie, par une ingénieuse allégorie, ces fidéles interprétes de la Divinité ; il les fait présider au bonheur d’un vaste Empire ; par elles il dirige les mœurs & les actions des Peuples qui l’habitent, & du Héros qui les gouverne ; il leur oppose, sous diverses emblêmes, les vices conjurés contre elles, mais artisans de leur propre destruction. »

 

Le Glossateur ajoutoit que Dabschelin allant, comme il en avoit été averti en songe, pour prendre possession du trésor que Huschanck, un de ses ancêtres, lui avoit laissé, trouva dans une caverne, avec quantité de richesses, des préceptes que Pilpai lui expliqua d’abord par des fables ; mais que ce Philosophe, peu content de cette explication donnée par les organes d’un Renard, d’un Chien, d’un Loup, d’un Bœuf, d’un Oiseau, &c. s’avisa, pour donner plus de force à la vérité & à la nature, de leur faire elles-mêmes prononcer leurs oracles dans ce Poëme admirable.

 

Ce préambule flatteur me fit conjecturer que cet Ouvrage pouvoit fort bien n’être pas de celui auquel on l’attribuoit. L’on fait que quelques Auteurs, comme les Corsaires, arborent divers pavillons pour surprendre, ou pour s’esquiver ; ainsi il n’est pas nouveau de voir paroître des ouvrages sous un nom emprunté, soit pour en mettre les défauts à l’ombre d’une réputation étrangére, soit pour faire tomber cette réputation même, ou enfin pour piquer par cette annonce, la curiosité du Lecteur sottement prévenu, qui ne trouve rien de bon que ce qu’un tel a dit, & qui préféreroit les plus grandes impertinences de ce Quidam en vogue, aux plus excellentes lecons que proféreroit une bouche inconnue. J’achevai de lire cette Piéce si bien préconisée, & je reconnus à différens traits, ou qu’elle n’étoit point de Pilpai, ou que cet Auteur avoit vêcu dans des tems bien moins reculés. Au reste, quelque soit l’Auteur de cette production, je ne la trouvai point indigne de porter un grand nom, ni des honneurs que les Princes Mogols lui rendoient. Je crois même que si Alexandre[6] goûta la harangue que lui firent les Sytes, Porus auroit achevé de le convertir en lui envoyant ce livre. Sans doute que cet imitateur d’Achille eût délogé le Chantre de ce Héros, pour donner son bel appartement[7] au Chantre Bramin ; & si l’infortuné Muhammed se fût avisé de le faire lire son Vainqueur, peut-être auroit-il adouci le cœur de ce tigre. Tout dans cet Écrit répond parfaitement à la haute idée que le Prologue s’efforce d’en donner. On y trouve une excellente morale rappellée à des principes incontestables, & revêtue des plus magnifiques ornemens de l’Épopée. Cette lecture m’avoit rempli de ces pensées, & j’étois surpris que les fables du même Auteur eussent fait tant de bruit, tandis que cette belle allégorie étoit demeurée ensevelie dans un pompeux oubli. Mais la réflexion m’apprit bientôt que je venois de me tromper dans mes conjectures sur la docilité de ces deux célébres Brigands, & me fit aussi appercevoir la cause d’une préférence qui me sembloit si déplacée : elle me fit souvenir de ce que j’avois vu au premier aspect de ce livre, que les maîtres de la terre, ainsi que la plûpart des hommes, n’aiment que des vérités masquées ou apparentes, dont le langage ambigu puisse leur servir d’excuse : ils aiment un miroir faux pour rejetter sur cette glace les défauts de leurs visages, ou pour se les déguiser. Si quelquefois ils révérent la sagesse, c’est comme le Fetsa, ou Décrets de certains Mouphtis, qu’on encaisse proprement sans les lire. Une fausse politique apprend aux Rois que l’homme redevenu ce qu’il devroit naturellement être, le pouvoir souverain deviendroit inutile : ils s’imaginent que là où regneroit l’équité naturelle, l’autorité n’étant plus qu’une concession volontaire de l’amour des peuples, n’auroit plus la stabilité d’un droit établi par la force & maintenu par la crainte.

 

Tu m’as permis toutes ces réflexions, Sublime Sultane, & tu veux que je passe à d’autres sur le génie de nos Écrivains. Je puis dire, sans hiperbole, que chez nous les arts & les sciences expérimentales ne parviendront peut-être jamais à un plus haut point de perfection, ou, si je me trompe à l’égard des bornes que je mets à leurs progrès, au moins est-il certain qu’elles ne peuvent être traitées d’une maniére plus agréable & plus capable d’inspirer à la raison du goût pour la vérité. Ici l’esprit libre de se livrer tout entier aux charmes de cette Belle, leurs amours ne peuvent rien produire que d’une beauté accomplie.

 

Quant à la morale, la plupart de ses fondemens sont posés sur tant de faux appuis, que presque tous les édifices érigés sur ces fonds, manquent de solidité : ceux d’entre nos Écrivains qui en sentent le foible, n’osent creuser ; la politique & la superstition craindroient la chute de leurs maximes tiranniques ; l’ignorance & l’imposture se verroient démasquées ; d’autres se croient bonnement en terre ferme, & s’étaient comme ils peuvent ; enfin, à l’exception d’un petit nombre assez courageux pour s’aider du vrai, le reste lui substitue dans ses écrits une foule d’ornemens dont il habille, comme il peut, les ridicules idoles qu’encense le vulgaire.

 

Faut-il après cela s’étonner des fades leçons que la plûpart de nos Poëtes nous débitent en termes pompeux ? Imitateurs ou copistes les uns des autres, l’un prend le Diable pour son Héros, & l’intrigue à faire manger une pomme à nos premiers Parens ; l’autre, à force de machines bizarrement ajustées dans tout son Poëme, transporte un Avanturier aux Indes Orientales ; plusieurs célébrent les extravagances des vieux Paladins ; celui-ci fait un fort honnête homme de son Héros, fort zélé pour le bien de ses Sujets, mais entiché de mille préjugés qui peuvent l’empêcher de travailler efficacement à leur bonheur, & le faire devenir la dupe du premier hipocrite ; il lui enseigne l’art de pallier les maux & les vices d’une société ordinaire, mais non les moyens d’en couper la racine, ni le secret d’en perfectionner l’économie. Parlerai-je de celui qui vient de chanter les barbares conquêtes des Esclaves de leurs propres Dervis[8] ? ou des leçons fanfreluches de la Morale en falbala de cette Chronique scandaleuse[9] pretentaillée des ridicules portraits d’environ deux cens sols ?

 

Si TA HAUTESSE ouvre nos Romans, elle n’y trouvera presque rien capable de contenter ton esprit sublime. Ici tu verras une Prude livrer de longs combats contre ceux qui s’efforcent de la délivrer d’une gênante virginité ; tu lui verras étaler le pompeux galimatias qu’on nomme beaux sentimens ; dans d’autres, & presque dans tous, on semble prendre à tâche de faire valoir toutes les capricieuses maximes qu’inventa l’humaine folie pour répandre l’amertume sur les courts instans de ses plaisirs : tout cela est accompagné d’une infinité de catastrophes bien ou mal trouvées, tristes ou gaies, sanglantes ou heureuses, suivant l’imagination qui les enfante : ailleurs on nous présente sous le nom d’allégorie mille impertinentes rêveries, dont il seroit impossible de faire l’application ; enfin, de combien de fadaises n’inonde-t-on pas le Public de nos Contrées ? Toutes semblent conspirer à mettre en honneur & en crédit ce qui fait l’opprobre de la raison, & à avilir les facultés de ce don précieux de la Divinité.

 

Cependant, grace au goût pour la vérité, que l’étude des Sciences a insensiblement répandu chez nous, il se trouve des génies capables d’éclairer l’Univers : quelques-uns ont eu le courage de le tenter, mais le plus grand nombre, soumis en apparence à un joug qui leur ôte la liberté, n’ont, comme ces terres fertiles auxquelles on refuse la matiére d’une utile fécondité, produit au hazard rien que de propre à la retraite & la nourriture des reptiles.

 

Je puis donc, sans donner, suivant la coutume des Traducteurs, des louanges outrées à mon Original, demander ce que sont, vis-à-vis de lui toutes nos rapsodies Occidentales, & dire en parodiant un ancien Poëte : Muses Européennes ; cessez de vanter vos Gothiques merveilles[10].

 

Je quitte, Puissante Aseki, des réflexions déja trop longues pour passer à mes propres Avantures qui deviennent interessantes, puisque TA HAUTESSE m’en ordonne le récit : peut-être la singularité des événemens qui m’ont procuré l’honneur de devenir ton interpréte, t’amusera-t-elle.

 

 

Avantures du Traducteur.

 

Destiné, par ma naissance, au métier des armes, dès que je fus en âge de les porter, j’en fis l’apprentissage sous un de mes parens qui commandoit un vaisseau de Roi : il étoit d’une Escadre qui avoit ordre d’escorter des Marchands qui alloient sur les côtes d’Afrique, faire le commerce des Négres. Dans ce Pays barbare le Prince vend ses Sujets, & le Pere ses propres enfans. Comme nos jeunes gens du bel air, que nous nommons Petits Maîtres, ont pris goût à se faire servir par cette espéce enfumée, je demandai la permission à mon Parent de me mettre à la mode : je fis donc emplette d’un jeune Négre de treize à quatorze ans, qui me paroissoit d’une humeur fort gentille : c’étoit un très-beau garcon dans son pays, c’est-à-dire, l’Antipode de la beauté Européenne ; son adresse, sa facilité à apprendre notre langue, l’attachement qu’il témoignoit pour son nouveau Maître, me le firent prendre en amitié ; mais je pensai le perdre pendant le trajet que nous fimes au retour de notre expédition. Nous avions relâché à l’embouchure d’une riviere pendant un calme qui nous arrêtoit ; la chaleur & l’eau douce inviterent plusieurs de L’Équipage à prendre le bain ; mon Esclave s’y jetta comme les autres ; nous les regardions de dessus le pont ; & j’allois moi-même les imiter, lorsque nous les vimes en fort mauvaise compagnie. Plusieurs Requiens ou chiens de mer s’étoient mis de la partie : ces poissons monstrueux sont fort friands de chair humaine ; mais comme ils ont la machoire inférieure placée fort bas sous un long bec ou museau, ils ne peuvent guère saisir leur proie que lorsqu’elle sort de l’eau ; aussi ne l’attaquent-ils ordinairement que dans cet instant : tant qu’un homme nage, ils rodent autour de lui & le suivent sans marquer aucun mauvais dessein ; il faut donc, pour échapper à leur triple rangée de dents fort tranchantes, se faire enlever avec une extrême promptitude. Nous jettames pour cela des cordages à nos gens ; ils s’en lierent, & nous les sauvames heureusement de ce pressant danger, à l’exception de mon pauvre Esclave, qui n’ayant pas assez été tiré assez vite, fut atteint entre les jambes par un de ces furieux poissons, légérement, à la vérité, mais assez cruellement pour y laisser toutes les distinctions de son sexe. La force de son temperament, les soins que je fis prendre de sa guérison, & l’habilité du Chirurgien lui sauverent la vie. La reconnoissance me l’attacha si fortement, qu’il me suffisoit, pour le punir de quelques fautes, de le menacer de me défaire de lui.

 

De retour en France, quelque disgrace & le désir de voyager, m’en firent sortir. Mon Esclave auquel j’avois rendu la liberté, me conjura de lui permettre de ne point me quitter : j’y consentis & nous devinmes compagnons de fortune.

 

Après avoir parcouru quelques États voisins, nous passames en Moscovie, où nous apprimes que l’on envoyoit des secours en Perse. Thamas-Kouli-Khan s’étoit fait déclarer Régent de cet Empire, après avoir fait déposer Schah-Thamas, & mis en sa place Abbas III, encore enfant. Je souhaitois de considérer de plus près ce fameux Avanturier, dont la réputation commençoit à faire tant de bruit ; je voulois voir les plus beaux Pays de l’Asie, sans courir les risques d’un voyageur ordinaire. Je sollicitai quelque emploi distingué dans le corps de troupes qu’on lui envoyoit, & l’obtins. L’accueil favorable que ce Général fit aux Moscovites & à ceux d’entre eux qui avoient quelque talent, m’engagea avec d’autres volontaires à rester à son service, même après que le secours eut été retiré. Nous le suivimes donc, & dans les expéditions qui lui frayerent le chemin au Trône de ses maîtres, & dans les conquêtes qu’il fit sur les traces d’Alexandre le Grand, dont il se disoit l’imitateur. La premiere guerre m’enleva mon fidéle Esclave, qui fut fait prisonnier ; la seconde me rendit témoin oculaire du pillage de Dehli, & me fit possesseur du riche trésor sur lequel j’ai déja entretenu TA HAUTESSE ; enfin, la derniere guerre de Perse contre cet Empire m’a fait subir le sort de mon Esclave.

 

Je fus amené dans cette Capitale avec d’autres captifs : le Bostangi-Bachi me prit pour travailler aux jardins du Serrail. Je passois un jour seul assez près d’une terrasse qui répond aux appartemens de tes Esclaves, au bas de laquelle j’apperçus un papier qui paroissoit jetté à dessein : ce fut pour moi un sujet de crainte & d’espérance ; celle-ci fut la plus forte ; elle meurt la derniére dans le cœur des malheureux ; la moindre lueur favorable les séduit. Me croyant donc sans témoins, je ramassai ce papier ; il m’apprit qu’une de tes femmes m’observoit depuis quelque tems, & m’avoit reconnu pour être de sa nation ; que des avantures assez semblables à celles de nos Romans, l’avoient conduite au Serrail : elle me prioit de tâcher de faire avertir notre Ambassadeur de sa captivité ; qu’elle étoit dans le cas de pouvoir obtenir sa liberté, appartenant à TA HAUTESSE qui peut disposer de ses Esclaves ; que ses raisons & le nom de sa famille détermineroient l’Ambassadeur à faire solliciter près de Toi. On promettoit pour récompense, de rompre mes fers, &, en termes généraux, quelque chose de plus flatteur, si j’étois ce que je paroissois être ; enfin, tout cela étoit signé d’un nom fort illustre, mais emprunté. On avoit pris la précaution de me jetter ce billet lorsqu’on me vit à portée de le prendre sans être vu ; malheureusement elle devint inutile. Je fourrai avec précipitation ce fatal écrit dans mon sein, & me retirai à l’écart pour le lire : mais presqu’aussi-tôt dénoncé que coupable, & aussi-tôt saisi qu’accusé, convaincu par cette piéce autentique, qu’allois-je devenir, ô Refuge assuré des affligés ! Sans un ordre tout-puissant de ta part, qui suspendit l’arrêt d’une mort cruelle, & prescrivit de me garder, sans me faire de mal, jusqu’à nouvel ordre ? Hélas ! Tes bontés ne firent alors qu’augmenter mon tourment : je ne crus mon supplice différé que pour le rendre plus terrible. Quelque tems après, la vue de Kislar-Aga, accompagné d’une nombreuse troupe, me fit frémir. On m’avertit de me préparer à une opération qui me ravissoit à moi même sans m’ôter la vie. On se met en devoir de l’exécuter : déja le fatal rasoir est levé, quand une voix impérieuse en arrête le coup. La frayeur m’avoit ôté le sentiment. Revenu de mon évanouissement, je ne me vois environné que d’objets affreux, que des horreurs d’une cruelle attente. Je demande qu’on m’en délivre par une prompte mort : tout est sourd à ma voix, tout est muet, immobile ; enfin, par une révolution des plus surprenantes, j’entens prononçer ma grace : le Chirurgien replie son effrayant appareil ; on me délie ; il m’ouvre la veine & me donne tous les remédes capables de dissiper & de prévenir les suites dangereuses de la frayeur ; on me met dans une infirmerie.

 

Accablé de réflexions & de recherches sur la cause subite de tant de précipices ouverts & refermés, je m’étois assoupi, lorsque je m’entendis éveiller par une voix qui m’adressoit ce compliment en bon François : « Monsieur, me dit-elle, les traits d’un Afriquain ne sont pas faciles à reconnoître ; mais les vôtres, profondément gravés dans mon cœur, ne s’en sont point effacés : reconnoissez votre ancien Esclave : le ciel favorable semble vous avoir conduit dans ces lieux pour me procurer le bonheur de vous prouver ma reconnoissance : que je m’estime heureux de me voir à portée de vous servir utilement ! » C’étoit le Kislar-Aga en personne qui me tenoit ce discours. Un stupide étonnement me faisoit croire que je rêvois, quand saisissant une de mes mains, il l’arrosa de larmes de joie. Je me jettai précipitamment à son col : ô mon cher Libérateur ! m’écriai-je, est-ce donc vous que je retrouve ? est-ce à vous à qui je dois ce que mille vies ne pourroient acquitter ? Vous ne me devez rien, reprit-il : les efforts de mon zéle auroient été vains sans les bontés de la Souveraine de cet Empire. Après nous être dit tout ce que l’amitié ne se lasse point de redire, après tous les épanchemens de cœur les plus vifs : Racontez-moi, je vous prie, lui dis-je, par quel miracle vous vous trouvez aujourd’hui mon Ange tutélaire. Je ne suis pas seul, répondit-il ; mais attendez, mon cher ancien maître, il faut que je vous informe des circonstances qui m’ont acheminé à cet heureux événement. Il continua donc ainsi.

 

Lorsque je fus fait prisonnier, le Chef du parti qui m’enleva, ayant reconnu mes qualités naturelles & acquises[11], ajouta-t-il en riant, me destina pour le Serail de SA HAUTESSE ; mes services ont été agréables à notre Sublime Sultan ; il m’a élevé au poste où je suis. Moins gardien de la porte sacrée des appartemens de la Suprême Aseki, que destiné exécuter ses ordres, elle me commanda de lui acheter quelques livres François & une Esclave de cette nation, qu’elle aime beaucoup. J’allai pour cela chez un marchand du Serrail ; il me présenta une fille, laquelle, à ce qu’il me raconta, s’étoit échappée d’un Couvent où ses parens la retenoient de force ; espérant rejoindre son Amant, qu’elle croyoit encore en Italie ; elle s’étoit déguisée & embarquée à Marseille. Il me rapporta qu’à l’attaque du vaisseau qu’il avoit pris, elle avoit fait paroître une valeur qui l’auroit fait prendre pour un homme, si l’usage de dépouiller les Esclaves, n’avoit découvert son sexe. Ce vieux Corsaire avare m’assuroit, pour faire valoir sa marchandise, qu’il la croyoit encore vierge, & qu’il n’avoir jamais rien vû de si beau. Effectivement, l’accablante tristesse qui paroissoit sur son visage, n’en avoit presque point altéré les charmes. Je fus touché du sort d’une des compatriotes du maître, dont le souvenir m’étoit toujours cher. J’aurois voulu, en l’arrachant des mains de son ravisseur, pouvoir lui rendre la liberté ; mais j’étois accompagné & observé par des yeux jaloux de mon élévation, qui n’auroient pas manqué de me faire un crime de cette démarche ; pour profiter de ma disgrace. Vous savez qu’à cette redoutable Porte les moindres fautes sont capitales : d’un autre côté, achetant cette Belle, je craignois de causer de l’ombrage, & d’indisposer contre moi notre Sublime Sultane : mais réfléchissant que son ame généreuse étoit inaccessible aux bassesses de la jalousie, & que rien n’étant au-dessus d’elle par les qualités qui enchantent les yeux & ravissent les cœurs, elle ne redouteroit point qu’une Rivale lui enlevât celui d’un Monarque que mille & mille Beautés lui avoient vainement disputé. Cette pensée me rassura ; & ayant payé le marchand, je tâchai de calmer les craintes de cette nouvelle Odalique[12], & de lui faire espérer que, sans que sa pudeur courût aucun risque, elle pourroit mériter l’affection de sa puissante Patrone, des bontés de laquelle elle obtiendroit par la suite sa liberté, puisqu’étant absolue dans ses appartemens, elle pouvoit renvoyer ses femmes quand il lui plaisoit. Je présentai donc cette nouvelle Dame d’atours, qui gagna bientôt les bonnes graces de la Suprême Favorite. Quoique SA HAUTESSE n’eut rien à craindre des appas de la Françoise, elle lui fut cependant gré du soin qu’elle prenoit de les négliger, & de les déguiser même. Cette fille soupiroit toujours pour sa liberté ; elle s’efforçoit de la mériter & de l’obtenir des bontés de l’Aseki : elle lui étoit souvent promise, mais toujours différée par amitié ; quelquefois même sa Patrone lui reprochoit obligeamment son peu d’attachement : elle me pressoit aussi secrétement de travailler à rompre les fers d’une personne de votre Pays, en considération de l’affection qu’elle me savoit pour vous, dont je l’avois souvent entretenue. Malgré la crainte des dangers auxquels je m’exposois, j’avois résolu de lui rendre ce service ; mais son impatience me prévint : elle crut avoir trouvé des moyens plus prompts de sortir de servitude. J’ignorois alors que vous fussiez devenu Bostangi : elle vous remarqua, vous reconnut pour un François ; elle espéra plus de votre activité que de la mienne.

 

Hier j’étois dans la chambre de la Sultanne, dont je prenois les ordres, lorsque je vis cette fille venir toute éplorée, se précipiter aux pieds de son sopha : Souveraine des Souveraines, lui dit-elle, je viens humblement me prosterner à tes pieds ; que ton Esclave daigne trouver grace devant tes yeux ! fais retomber sur ma tête tout le poids de ton courroux pour un crime dont je suis seule coupable ; ordonne, je t’en supplie, que l’on épargne la vie d’un malheureux Esclave qu’ont arrêté tes Bostangis, & qui va, sans doute, périr par ma faute. Elle avoua aussitôt tout ce qu’elle vous avoit écrit cette seule fois : elle ajouta qu’elle s’étoit apperçue que vous aviez été vu ramassant sa lettre, & arrêté presqu’aussi-tôt. La Sultane se laissa fléchir, & fit commander de suspendre tout châtiment. Le Sultan rendit ce jour-là visite à sa chere Favorite : elle lui demanda la grace de sa Françoise ; elle l’obtint avec pouvoir d’en disposer comme elle jugeroit propos. À votre égard, mon cher maître, il fut arrêté que pour avoir violé les loix sévéres de ces redoutables lieux, vous seriez mis au nombre des Eunuques blancs. J’eus ordre de vous y préparer. Mais quelle fut ma douleur, quand je reconnus mon bienfaiteur exposé à cette ignominie ! Je volai offrir ma tête : je peignis si vivement tout ce que je vous devois, & votre innocence, dont je m’efforçai de donner des preuves, qu’on me permit enfin de vous délivrer, en vous recommandant d’être plus réservé.

 

Voilà, Manifique Reine des nations, ce que j’appris de ton Esclave, quand il m’eut tiré des mains de mes bourreaux. Je restai encore quelque tems sous les ordres du Bostangi-Bachi, mais exempt de tout travail, à la recommandation du Kislar-Aga : je traduisis, par ses conseils, le Poëme que je te consacrai, avec la permission du Sublime Sultan. Cet Ouvrage qui m’a mérité le don précieux de la liberté, & tant d’autres graces de tes bontés infinies, m’étoit heureusement resté, lorsque je fus fait captif ; l’ignorance du soldat me conserva ce rare trésor.

 

Ce qui acheva de mettre le comble à ma félicité, c’est qu’au moment que le Chef des Eunuques m’annonça que j’étois libre : Je ne sais, me dit-il, si votre cœur ne vous a rien dit au récit que je vous ai fait de l’histoire de la belle Esclave ? Oui, répondis-je, j’ai été sensible à ses malheurs ; & pénétré des généreux efforts qu’elle a faits pour sauver un inconnu, je voudrois qu’il me fût possible de lui en marquer dignement ma reconnoissance : mais je veux partager avec elle les libéralités de SA HAUTESSE. Gardez-les, reprit-il ; elle n’exige que votre cœur. Eh, comment le puis-je ? d’impénétrables obstacles s’y opposent : tu sais d’ailleurs, cher Ami, que fugitif, après m’être vengé d’un odieux Rival, je me suis vu séparé pour jamais de celle que j’aimois : ses barbares parens l’ont soustraite à toutes mes recherches : depuis ce tems je n’ai pu en recevoir aucune nouvelle consolante : mon cœur gémit encore de cette perte : la tristesse qui m’a accompagné dans tous mes voyages, m’a fait mépriser tous les avantages de la fortune, & la vie même, dont je ne pouvois goûter les douceurs qu’avec l’aimable N***.

 

À peine achevois-je ces plaintes, que parut une femme voilée. Je tremblai de me voir encore exposé à de nouveaux dangers : mais quittant tout-à-coup son voile, je reconnus celle pour laquelle je les aurois affronté tous, celle que je regrettois. Il m’est impossible de décrire tout ce que je sentis à cet aspect, ni la tendresse de nos transports : il n’y a que des Amans réunis, après mille traverses & une longue absence, qui puissent en juger. J’appris donc de cette bouche chérie qu’elle m’avoit reconnu à travers les jalousies des appartemens ; qu’elle m’avoit écrit sous un nom emprunté, craignant que, guidé par la vivacité de ma passion, je ne m’exposasse témérairement à des tentatives dangereuses. Elle se sentoit, dit-elle, assez riche par les libéralités de sa Puissante Patrone, pour me tirer d’esclavage, lorsque les sollicitations de notre Ambassadeur, jointes aux favorables dispositions de TA HAUTESSE, l’auroient rendue libre. Se piquant seule de la gloire de l’entreprise & du succès, elle n’en avoir point averti notre ami l’Aga ; elle craignoit que par timidité, il ne la détournât de ce dessein, ou ne la fecondât trop lentement. Elle m’assura qu’elle avoit pensé mourir de douleur, quand elle s’étoit apperçue des dangers que je courois ; & qu’ayant été gardée à vue pendant quelque tems, son désespoir étoit extrême de ne pouvoir parler au premier Eunuque, pour l’engager à prier pour moi. Elle finit par un détail de ses avantures, que mon Ami ne m’avoit récitées que d’une maniere générale & équivoque, parce qu’il se réservoit le plaisir de me surprendre agréablement. Enfin, pour comble de bonheur, ton premier Eunuque m’apprit que l’aimable N*** étoit libre ainsi que moi.

 

Telles sont, Sublime Sultane, les tempêtes & les vicissitudes qui assiégerent ma vie errante, auxquelles ton ame céleste, sembable à ces astres brillans qui conduisent heureusement le nautonnier au port, vient de faire succéder le calme le plus doux.

 

Si cette Histoire peut amuser TA HAUTESSE, toute véritable qu’elle est, quelque Poëte, ou quelque Faiseur de Romans, ne manqueront pas d’en tirer parti : c’est un canevas tout préparé ; il n’y manque que la broderie.

 

J’ajoute, si tu le permets, encore un mot sur le titre de cet Ouvrage, & sur le dessein du Poëte Indien.

 

J’aurois pu, en traduisant mon Original, changer la Métaphore Orientale, Naufrage des Isles flottantes, en cette explication du sujet de l’Allégorie, Écueil des Préjugés frivoles. Comme ce Livre porte aussi la pompeuse dénomination d’Auguste, qu’il mérite les excellentes instructions qu’il donne aux Rois, le titre de Basileïde ou Basiliade lui convenoit assez, suivant les terminaisons de nos Poëmes anciens & modernes, ou bien celui de Zeinzemeïde, tiré du nom de son Héros. Une autre inscription qui décoreroit fort bien le frontispice de ce merveilleux édifice, seroit la Badeïde du mot Persan Badi, qui signifie merveille. Il se présente encore une autre étiquette fort noble : Abriz, signifie or pur à vingt-quatre carats ; ainsi en faveur du mérite de ce Livre & de la beauté de sa morale, on peut l’intituler Abrizeïde.

 

TA HAUTESSE rira, sans doute, de la torture que je donne à mon imagination, ainsi qu’aux mots pour intituler dignement ce Poëme ; mais c’est la mode chez nous, comme en Orient, d’orner la premiere page d’un livre de dénominations pompeuses : souvent cette affiche fait tout le mérite de l’Ouvrage.

 

Au reste, Magnifique Sultane, celui-ci n’a pas besoin de cette vaine ostentation ; le nom de son Auteur en fait l’éloge. Je passe au but que ce Sage s’est proposé.

 

Je crois qu’il n’est pas difficile de conjecturer, que Pilpai a eu en vue de montrer, quel seroit l’état heureux d’une société formée selon les principes de son excellente morale : le contraste de ses peintures fait sentir l’énorme différence qu’il y a de ses leçons, à celles de la plûpart des Législateurs, & reléve les méprises grossiéres de tous les prétendus Réformateurs du genre humain, qui tournent le dos & s’éloignent de la fin qu’ils semblent se proposer ; puisque loin de guérir nos maux, leur incapacité les multiplie ; loin de travailler à nous rendre heureux, la multitude de leurs vains préceptes, en accumulant les préjugés & les vices, ne font qu’approfondir l’abime de nos miséres.

 

Enfin, l’action entiére de son Poëme prouve la possibilité d’un sistême qui n’est point imaginaire, puisqu’il se trouve que les mœurs des Peuples que gouverne Zeinzemin, ressemblent, à peu de chose près, à celles des Peuples de l’Empire le plus florissant & le mieux policé qui fut jamais ; je veux parler de celui des Péruviens.

 

La noblesse, l’harmonie & la force du stile de ce célébre Indien, la vivacité de ses expressions, comme la magnificence de ses tableaux, la beauté des Épisodes, la singularité, la nouveauté des descriptions & de l’invention, la sagesse de la conduite de ce Poëme, sont au-dessus de tout ce que j’en pourrois dire, ô Sublime Sultane ! Tout a plû à TA HAUTESSE.

 

ARGUMENT DU CHANT I.

 

Exposition & invocation. Description d’une Terre fortunée : ses habitans la cultivent en commun ; raison de cet usage. Travaux de ces peuples ; leurs jeux, leurs opinions sur la divine bonté, leur nourriture : ce qu’ils conjecturent de leur état après leur mort : quelle idée ils ont de La Divinité ; comment ils raisonnent sur sa bonté, sa présence intime à tous nos sens : ce qu’ils pensent de l’Amour. Premiéres tendresses des Amans ; leurs caresses : leurs parens les épient, les félicitent de leur bonheur : la Jeunesse s’assemble autour d’eux, chante leurs amours. Peinture allégorique des plaisirs qui président à la formation de l’homme. Description du Temple de la Vie. En quel tems l’homme connoit véritablement les douceurs de l’Existence. Ce qu’est le mariage chez ces peuples : ils ne connoissent ni jalousie, ni débauche, ni pudeur, ni le nom de Marâtre, ni inceste, ni adultére. Autres crimes inconnus à cette Nation.

 

CHANT I.

 

Je chante le regne aimable de la Vérité & de la Nature, établi pour jamais sur un Peuple fortuné, & le Héros qui le gouverne, préservés, par ces puissantes Dives[13], des atteintes des Vices dont elles délivrent le reste de la Terre.

 

C’est toi que je célebre, Ruisseau fécond d’une source divine, toi sans laquelle rien n’existe, Vérité, mere de la Nature & de toute Harmonie, de toute excellente Beauté ; tu es plus transparente que le cristal azuré de la voûte qui environne le Monde ; c’est par toi que furent développés les pompeux ornemens de ce riche pavillon ; c’est sur des bases inébranlables que tu en appuyas les fondemens : ton éclat surpasse celui de mille soleils réunis : l’obscurité disparoîtroit moins promptement devant eux, que tu ne la dissipes aux yeux de ceux qui s’empressent à chercher tes regards salutaires.

 

Je t’invoque, fille chérie de la Divinité, daigne m’inspirer cette force victorieuse d’expressions qui ravit les esprits & entraîne les cœurs avec la rapidité d’un torrent impétueux, qui se précipite avec bruit du sommet des montagnes, & renverse tout ce qui s’oppose à son passage ; fais que de même mon discours arrache & déracine ces fantômes chéris, dressés par l’Imposture & la Tirannie ; fais que le Mensonge se dissipe, comme de foibles vapeurs aux approches de l’astre qui ramene le jour. Fuyez à mes accens, comme au bruit du tonnerre, audacieuse témérité d’une Politique insensée, qui osez publier qu’il n’est pas permis de dévoiler aux hommes vos affreux mystères. Princes & Grands de la terre, reconnoissez enfin que tôt ou tard, malgré vos impuissans efforts pour imposer silence aux timides Sectateurs de la Vérité, elle couvrira vos forfaits & de honte & d’opprobre aux yeux de l’Univers.

 

Vous, Génies, qui n’êtes vastes que parce que les autres sont resserrés ; victimes de vos propres préjugés & des rêveries que vous vous efforcez vainement d’embellir ; Poëtes, quittez les chimériques Allégories que vous ornez d’un pompeux langage : il n’appartient qu’au Vrai de s’énoncer avec dignité, ou plutôt c’est du vrai que toute éloquence tire son éclat & son lustre : vous prétendez instruire les hommes en cherchant à leur plaire ; ne voyez-vous pas que vous encensez avec eux des Idoles que vous devriez terrasser ? cessez, cessez vos Chants fastueux ; ils ne sont point dictés par celle qui m’inspire ; écoutez & admirez ses divines leçons.

 

Sois-moi donc propice, auguste Vérité ; raconte-moi comment tu fis tout-à-coup disparoître ces Isles infortunées, perpétuels jouets de la fureur des vents & des tempêtes ; ces Isles, le repaire affreux de tous les monstres, enfans de l’Imposture, que tu confondis aux yeux de l’Humanité & de la Raison, arrachées à leur tirannie, & que tu précipitas pour toûjours dans de ténébreux cachots ; aide-moi à faire dignement le récit de tant de merveilles.

 

Au sein d’une vaste Mer, miroir de cette profonde sagesse, qui embrasse & régit l’Univers ; au sein, dis-je, d’une vaste Plage, toujours calme, exempte de funestes écueils, est un Continent riche & fertile : là sous un ciel pur & serein, la Nature étale ses trésors les plus précieux : elle ne les a point, comme dans nos tristes climats, resserrés aux entrailles de la Terre, d’où l’insatiable avarice s’efforce de les arracher pour n’en jouir jamais : là de fertiles & spacieuses campagnes, à l’aide d’une légere culture, laissent sortir de leur sein tout ce qui peut faire les délices de cette vie ; ces plaines parées des plus magnifiques tapis de l’abondance, sont entrecoupées de montagnes, dont l’aspect n’est pas moins agréable ; leurs pentes sont couvertes d’arbres toujours verds, chargés de fruits délicieux, toujours renaissans & toujours annoncés par des fleurs : sur leur sommet s’éleve avec pompe le Cédre incorrruptible, & le Pin sourcilleux : leurs têtes altières paroissent soûtenir la voûte des cieux ; ils semblent autant de colonnes où s’appuie un lambris orné d’azur & de pierreries : du pied des décorations de cette superbe scène découlent de reservoirs abondans, une multitude de ruisseaux & de fleuves ; leurs eaux transparentes roulent avec un doux murmure sur un sable mêlé d’or & de perles dont elles relevent l’éclat ; ces eaux pures se chargent de sucs aromatiques & odoriférans ; elles portent par une infinité de canaux secrets vers les racines des plantes, les principes de leur fécondité ; leurs productions nourries de ces parfums agréables, les répandent dans un air salubre : il ne fut jamais corrompu par ces influences malignes, funestes véhicules d’infirmités, de maladies douloureuses, que la Mort fait marcher devant soi.

 

Ce séjour fortuné étoit la demeure d’un Peuple que l’innocence de ses mœurs rendoit digne de cette riche possession : l’impitoyable[14] Propriété, mere de tous les crimes qui inondent le reste du Monde, leur étoit inconnue : ils regardoient la Terre comme une nourrisse commune qui présente indistinctement le sein à celui de ses enfans qui se sent pressé de la faim : tous se croyoient obligés de contribuer à la rendre fertile ; mais personne ne disoit, voici mon champ, mon bœuf, ma demeure. Le Laboureur voyoit d’un œil tranquile, un autre moissonner ce qu’il avoit ensemencé, & trouvoit dans une autre contrée de quoi satisfaire abondamment à ses besoins.

 

Dieu, disoient-ils, n’a créé plusieurs hommes que pour s’entre-secourir. Si, comme les arbres & les plantes, il les eût fait pour être séparés de toute société, ils tireroient, comme ces productions, des sucs nourrissiers de la terre : la Providence ne les auroit laissé dépourvus de rien ; le fils n’auroit pas besoin des secours du pere, & le pere ne sentiroit pas pour le fils ces tendres empressemens que suggére la Nature ; tous les hommes enfin naîtroient munis de tout ce qui est propre à leur conservation, & l’instinct leur en montreroit aussi-tôt l’usage.

 

Les intentions de la Divinité ne sont point équivoques : elle a renfermé toutes ses libéralités dans un même trésor ; tous courent, tous s’empressent pour l’ouvrir ; chacun y puise, selon ses besoins, sans s’inquiéter si un autre en prend plus que lui. Des voyageurs qui étanchent leur soif à une source, ne portent point d’envie à qui, pressé d’une ardeur plus grande, avale à longs traits plusieurs vases de cette liqueur rafraichissante. Veut-on élargir les bords de cette source précieuse ? plusieurs bras réunis l’exécutent sans peine, & leur travail est libéralement recompensé : il en est de même des dons de la Nature[15].

 

Telles étoient les premieres & constantes maximes de cette Société heureuse : nul ne se croyoit dispensé d’un travail que le concert & l’unanimité rendoient amusant & facile. Comme on voit, au retour de la saison des fleurs, la diligente Abeille se disperser dans une vaste prairie pour en ramasser les parfums, elles voltigent par troupes autour de la même plante ; elles semblent s’encourager par leur bourdonnement, jusqu’à ce que le déclin du jour ternissant les brillantes couleurs qui parent les campagnes, elles volent avec empressement reporter leur butin au magazin commun de cette laborieuse république ; on voyoit de même, au retour du printems, ces Peuples s’empresser avec joie à feconder la fécondité de leurs campagnes : piqué d’une généreuse émulation, celui-là s’estimoit heureux qui avoit tracé un plus grand nombre de sillons. Que j’ai de joie, disoit-il, mes amis, d’avoir le plus contribué à l’utilité commune ! S’agissoit-il de recueillir les fruits d’une abondante moisson ? une infinité de bras amonceloient en d’énormes montagnes ces dépouilles chéries. À tous ces travaux succédoient les jeux, le danses, les repas champêtres ; une copieuse variété de fruits délicieux en composoit les mêts succulens ; l’appétit en relevoit infiniment les délices ; enfin, les jours consacrés à ces occupations, étoient des jours de fêtes & de réjouissance[16], auxquels succédoient les douceurs d’un repos que ne goûta jamais le faste tumultueux de nos plaisirs.

 

Le Bœuf, en échange des secours qu’il prêtoit au Laboureur, en recevoit un ample salaire, & sembloit partager avec son maître les fruits de son travail : libre, après ses services, il n’avoit point à craindre que, par la plus noire ingratitude, un barbare couteau versât son sang pour remercier la Divinité d’une recolte abondante : non, ces Peuples ne s’étoient jamais imaginé que l’on pût honorer l’Auteur de la vie par la destruction cruelle de quelque Etre vivant. Leurs mœurs pures & innocentes ne leur laissoient pas soupçonner que l’Etre suprême s’irritât jamais contre les humains. Le bruit terrible du tonnerre, qui porte par-tout ailleurs l’effroi, & répand la terreur dans les cœurs coupables, étoit écouté, non comme la voix d’une Puissance irritée, mais comme les accens majestueux d’un Souverain bienfaisant qui fait quelquefois éclater sa grandeur.

 

Cette Nation douce & vraiment humaine, ignoroit aussi l’usage féroce de se nourrir de la chair des animaux[17] : ils ne firent jamais couler dans leurs veines, avec les funestes principes de corruption & de mort, cet esprit furieux qui anime l’homme contre l’homme même. La Genisse payant le tribut de son lait, & la timide Brebis fournissant sa laine, non à d’inutiles ornemens, mais pour contribuer aux douceurs & aux commodités du repos, ne se voyoient point avec leurs tendres nourrissons destinés à devenir la proie d’une cruelle voracité. Les Oiseaux dont les chants variés charment les fatigues des divers travaux, dont leurs amours & leur industrie nous annoncent les saisons, n’avoint point à redouter les atteintes de ces funestes machines auxquelles une ingénieuse méchanceté a trouvé le secret de donner des aîles. Le fer n’étoit point aiguisé pour ces usages meurtriers ; il étoit devenu l’instrument des commodités de la vie, & non de sa destruction. Le tendre Rossignol, qui s’efforce de nous plaire par la douceur de sa mélodie, occupé de ces soins officieux, ne craignoit point de se voir ravir ses chers Petits. Le chien, cet animal caressant & fidèle, n’étoit point dressé à donner à son maître le spectacle affreux de l’innocence abattue sous les efforts d’une injuste fureur. Les Animaux même les plus féroces sembloient imiter les pacifiques humains, & attendre de leur libéralité ce que leur refusoit la foiblesse de leur instinct.

 

L’essence précieuse que renferme l’Épi[18], préparée de mille façons différentes avec le lait & le miel, les fruits & les légumes les plus succulens faisoient la nourriture de ces Peuples heureux : leurs organes abreuvés de liqueurs douces & onctueuses, conservoient leur vigueur & leur souplesse jusques dans une extrême vieillesse, sans en laisser appercevoir les rides. Nous dépeuplons la terre & la mer pour satisfaire nos goûts dépravés par l’intempérance : l’avarice court nous chercher aux extrémités du monde, des poisons pernicieux & subtils que nous avalons à longs traits : nous goûtons une volupté perfide, qui cache sous des fleurs les pas précipités de la mort, dont elle hâte la course : furieux contre nous-mêmes, nous nous déchirons imperceptiblement nos propres entrailles : aussi cette impitoyable Destructrice vient nous attaquer, précédée des plus cuisantes douleurs ; mais chez ces sages Mortels, ses approches sont sembables aux doux abattemens que cause le sommeil ; aussi le trépas ne les effraie-t-il point.

 

Venez, mes chers enfans, dit un pere à ses fils, venez, je sens les approches d’un éternel repos. J’ai fourni la carrière que m’a prescrit la Providence ; je vais rentrer pour toûjours dans le sein de notre mere commune. Je n’étois utile sur la terre que jusqu’à ce que d’autres moi-mêmes fussent en état de secourir leurs freres. Un autre ajoûtoit en mourant : Je vais faire un long voyage dans l’étendue de cet Univers, dont je ne connois à présent qu’une petite portion ; je reviendrai, sans doute, un jour ; je reverrai, je cultiverai, je moissonnerai ces champs fertiles ; & nouvel Habitant de ces heureuses Contrées, je prendrai part aux jeux & aux repas de mes Compatriotes ; je pourrai peut-être les amuser par le récit des merveilles que j’aurai vûes dans un autre séjour. Oui, disoit un Ami, vous allez dans un Pays encore plus heureux, où nous nous trouverons tous réunis : la longueur de l’absence & l’agréable surprise de nous revoir, augmenteront notre joie & resserreront les liens de notre tendresse. Peut-être quittons-nous cette vie pour redevenir ce que nous étions avant que de naître, & peut-être en d’autres tems nous reverrons-nous encore ce que nous avons été[19]. Jamais cette diversité d’opinions n’excita de querelles entre eux : un bon sens incorruptible leur dit qu’il est libre à tout Mortel de faire quelle conjecture il lui plaît sur son sort futur ; & que, quelqu’il ait été décidé par la Bonté suprême, il ne peut être qu’heureux. C’est avec ces douces espérances qu’ils cessent de vivre. Leurs parens, leurs amis ne déplorent point l’état de celui qui vient d’expirer ; ils l’envisagent sans horreur & sans crainte : s’ils regrettent la perte de sa compagnie, ils ne gémissent point sur une situation qui ne leur paroît point affligeante pour la personne chérie.

 

Ce que ces Habitans pensoient de la Divinité, étoit digne de la droiture & de la bonté de leurs cœurs : ils reconnoissoient un Etre suprême, principe sage & fécond de tout ce qui existe. Nous voyons, disoient-ils, des choses qui étoient avant nous. Nos peres nous disent que depuis l’antiquité la plus reculée elles furent toûjours ce que nous les voyons. Il y a des Etres qui commencent & finissent sans jamais reparoître ; d’autres que nous voyons se développer, s’accroître & dépérir pour recommencer encore : tels sont nos moissons & nos fruits. Nous ignorons par quel ressort secret un arbre, une plante est successivement graine, herbe, fleur & tronc robuste. Ces merveilles ont une cause permanente ; elle opere constamment les mêmes effets : nous ne savons pas à quoi attribuer cette cause admirable : nous n’osons assurer qu’elle soit ce que nous voyons dans l’Univers qui ne change point comme le Ciel & les Astres : ces choses nous paroissent trop assujetties, ce n’est sûrement que le voile, derriere lequel cette cause bienfaisante demeure cachée.

 

L’épreuve presque continuelle que nous faisons de nos forces, de nos raisonnemens, de nos délibérations ; l’ordre & le choix que nous mettons dans nos actions ; le plaisir & la satisfaction que nous cause le succès, nous font juger avec fondement, que le Principe à qui nous devons l’Etre, est quelque chose qui a les mêmes facultés que nous ; mais aussi supérieures à notre foiblesse, que la vaste étendue des Cieux les tient éloignés de la Terre. Quel que soit enfin le Tout Puissant Auteur de tout ce qui croît & respire, ses bontés égalent son pouvoir ; tout nous fait ressentir ses effets bienfaisans ; le Ciel & la Terre s’unissent pour nous montrer le plus admirable spectacle ; spectacle toujours nouveau, toujours nouvellement orné : nous ne sentons aucun besoin, aucune inquiétude qui ne nous annoncent un plaisir ; point de plaisir qui ne manifeste les libéralités & la présence du Bienfaiteur : sous combien de formes délicieuses ne se présente-t-elle pas ? le gout seul en peut fournir une infinité d’exemples éclatans. Ô homme ! Peux-tu faire le moindre mouvement que tu ne sentes la présence d’une Divinité ? Ta reconnoissance, ton amour pour cet Etre ineffable, sont aussi inséparables de toi-même que la respiration de la vie. En effet, peux-tu t’occuper de quelque objet qui te plaise ? peux-tu rien désirer ? peux-tu faire aucune action, qui ne lui rende hommage ?

 

Il est vrai que nous ne pouvons connoître, ni désigner l’Auteur de tant de biens, comme nous pouvons distinctement connoître & désigner un Pere, un Ami ; mais qu’est-il besoin que nous connoissions de la sorte ce qui s’offre à nous par tant de sentimens pressans ? Si cet Etre est plus puissant que nous, il est, sans doute plus grand que la capacité de nos conceptions. Si ce que nous considérons en nous comme une étincelle de cette Lumière infinie, nous est incompréhensible, comment, à l’aide d’une foible clarté qui nous éblouit, pourrions-nous voir un océan de splendeur ? S’il ne nous est pas possible de connoître la Divinité autrement que par ses dons, profitons de tous les instans de la vie qui peuvent nous procurer quelque plaisir délicat. Plongés dans une mer de délices, livrons-nous à ses flots, sans essayer vainement d’en sonder les profondeurs : le sein de la Divinité est immense[20].

 

Ô toi, passion divine ! toi sans qui rien ne respire ; parcelle de l’Esprit Créateur de l’Univers ; vivifiante activité qui fait que l’homme ressemble à la Divinité ; mais moins par la sublimité de ses pensées, que par les tendres mouvemens d’un cœur qui se transforme en ce qui lui est cher ; c’est par toi que l’Etre suprême semble revêtir l’homme de son pouvoir : il lui fait produire son semblable au milieu d’un torrent rapide de volupté, au milieu de mille ravissemens, dont le souvenir lui rend si cher cet autre lui-même.

 

Ô amour ! ces Peuples se livroient sans crainte, comme sans crime, à tes délicieux transports : les autres Nations rendent hommage à leurs Divinités furieuses par l’effusion du fang des victimes ; ceux-ci honoroient la Puissance génératrice de l’Univers, en augmentant le nombre de ses admirateurs.

 

On taisoit, il est vrai, tes doux mystères, à cet âge trop tendre pour y être initié ; mais si-tôt que parvenus à ce printems, où tu commences à faire sentir tes premieres ardeurs, de jeunes cœurs commençoient à éprouver tes feux, on ne leur faisoit point un crime de leurs desirs.

 

Une tendre mere étoit charmée de reconnoître dans sa fille, ces premieres inquiétudes que cause la surprise d’un sentiment jusqu’alors ignoré.

 

Un pere voyoit avec le même plaisir, les premieres impressions des charmes de la beauté sur son fils.

 

Tous deux épioient ces amans, non pour les contraindre, mais pour jouïr de la vûe de leurs caresses innocentes & naïves, de leurs tendres dialogues, & enfin du spectacle touchant de leurs transports mutuels. L’orgueil d’une noblesse chimérique, ni l’intérêt avide, ne mettoient point de distinction entre les conditions. La pudeur hipocrite, ni une fantastique bienséance, ne défiguroient point, par un tas de pompeux haillons, les charmes de la beauté : elle faisoit gloire de paroître toute nue, parée des ornemens de la Nature. Quand frappés de ses charmes naissans, deux jeunes cœurs se sentoient mutuellement épris, ils ne rougissoient point de promener leurs avides regards sur toutes les merveilles que, fecondée par l’amour, elle leur faisoit remarquer pour la première fois. D’où vient, disoit un amant, le subit changement que j’apperçois ? Pourquoi à l’aspect de cette aimable fille me senté-je si puissamment émû ? Pourquoi mes yeux, accoûtumés à la voir sans surprise, y remarquent-ils tout-à-coup tant d’attraits ? Pourquoi se remplissent-ils d’un feu, qui répand dans mes sens une si douce émotion ? L’amante étonnée faisoit les mêmes questions à l’auteur de son trouble. Pourquoi, lui dit-elle avec un tendre sourire, vous vois-je paroître avec tant de joie par-tout où je porte mes pas, soit que je m’amuse avec mes compagnes, soit qu’excitée par une rêverie dont j’ignore la cause, je cherche à m’aller occuper seule de mes pensées dans ce bosquet, ou près de cette fontaine ? Pourquoi, me regardant dans le cristal de ses eaux, me sais je bon gré de me trouver belle par rapport à vous ? D’où vient le doux saissisement que je ressens, quand vous glissant le long de ces brossailles, vous venez me surprendre au moment que je désire votre retour ? Par quel charme secret nos deux cœurs semblent-ils éprouver de concert les mêmes mouvemens ? À ces délicieux accens, l’amant vole dans les bras de son amante ; il la couvre de baisers ardens ; il la presse tendrement contre son cœur ; leurs bouches confondues exhalent des soupirs plus suaves que les parfums les plus exquis : il semble que leurs ames s’efforcent de changer de demeure. Arrêtez, s’écrie l’Amante d’une voix foible & entrecoupée, ne troublez plus par vos transports le plaisir que j’ai de vous entretenir ; satisfaites ma curiosité : j’allois vous demander pourquoi cette différence que la Nature… Mais quoi ! vous redoublez encore vos caresses ?… Ah ! cessez, ou je vais expirer : j’éprouve des plaisirs qui me furent inconnus : ils sont top vifs pour n’avoir rien de douloureux : une ardeur secréte se répand dans mes veines : cessez d’allumer un feu qui deviendroit un tourment… Mais que faites-vous, cruel ?… votre fureur m’effraie : voulez-vous me ravir la vie ? voulez-vous dévorer celle qui vous aime ?… Ah ! je me meurs… Quelles ravissantes délices !… Redouble, cher amant : que ces tendres liens ne sont-ils éternels ! Mais tu ne m’aimes plus. Ne m’as-tu fait éprouver ces douceurs que pour m’en priver à l’instant ? Quoi ! tu redeviens sensible ! ma joie est extrême. Acheve, cher amant ; mais modere la rapidité de tes transports ; ménage de si précieux instans… Ah !… Ah !… Moi-même… Acheve… Fais que nos ames confondues… Ciel ! Est-il possible que ta bonté ait rendu tes créatures susceptibles de tels ravissemens !

 

Tandis que ces heureux amans oubliant le reste de l’Univers, sembables à ces précieux métaux que dissoud l’ardeur d’un feu violent, coulent & s’unissent pour ne former qu’un corps ; tandis que plus fortement liés, que n’est le lierre à la plante qui le soutient & le nourrit, ils font des efforts pour ne devenir qu’un même corps ; ceux à qui ils doivent la vie, cachés derriére un arbre, les observent d’un œil curieux & content ; ils sortent tout-à-coup pour applaudir à leurs succès ; le visage de ces Amans ne se couvre point d’une rougeur que répand la honte d’une action criminelle[21] ; la joie au contraire la plus vive y répand la sérénité. Venez, disent-ils, venez être témoins de notre bonheur : nous n’ignorons plus la cause de votre tendresse pour nous : nous ne connoissions jusqu’à présent d’autres plaisirs que de respirer & de jouir de la lumiére : enfin, nous comptons les premiers instants de notre vie de ce moment heureux. Oui, chers enfans, répondent ces approbateurs, vous êtes maintenant au nombre des concitoyens : de vous sortiront les gages chéris de votre tendresse : que votre postérité puisse s’accroître au point de pouvoir se charger seule de tous les soins de la société. Que j’aurai de joie, ma chere fille, s’écrie la mere en la serrant entre ses bras, quand je pourrai répandre sur le cher nourrisson, en qui tu te verras renaître, des caresses dont mon amour ne sauroit se rassasier sur toi !

 

La nouvelle du bonheur de nos Amans se répand bientôt. Une foule de Jeunesse, initiée comme eux à ces doux mistéres, les environne, les couronne de fleurs. Après mille félicitations, mille souhaits heureux, ils forment autour d’eux un cercle de jeux & de danses ; les jeunes filles & les jeunes hommes accordant leurs voix, chantoient ces paroles : ô Divinité ! disoient-ils, tu as révélé à ce couple heureux tes secrets adorables ; tu les as conduits par de secrétes inspirations, au dégré suprême de la Félicité des Mortels ; tu a plongé leurs ames éprises de tendres feux, dans ses bains les plus voluptueux[22] ; tu les as comme associés au plaisir éternel que tu prens à produire des créatures pour les rendre heureuses. Cette aimable fille, reprenoient ses compagnes, augmentera notre nombre d’une jeune Beauté, qui fera un jour les délices d’un Amant : nous l’emporterons sur votre sexe ; nous aurons l’avantage de multiplier vos plaisirs : la Nature bienfaisante nous rendra toujours supérieures, par les moyens qu’elle nous fournira, d’exciter en vous des mouvemens d’amour & de reconnoissance, mais qui n’égaleront jamais votre tendresse pour les possesseurs de nos cœurs. Vous vous flattez vainement, cheres Moitiés de nous-mêmes, disoient les jeunes hommes, vous vous flattez vainement de l’emporter sur nous : les plaisirs vifs & récens que vient de lui faire éprouver un de nous, rangent cette Beauté de notre parti : elle nous donnera un fils, qui fera expirer plus d’une Belle sous les efforts de ses tendres embrassemens.

 

Pourquoi, s’écrie l’un d’eux, ô généreux Amans ! vous disputer l’avantage de rendre une Personne chérie plus heureuse dans vos bras que vous ne désirez l’être, livrés aux dévorantes caresses de son amour ? Cessez ces obligeantes disputes ; écoutez mon récit, il vous prouvera que la Nature, cette juste dispensatrice, a fait les choses à peu près égales. On dit qu’autrefois, fecondée par les Plaisirs, elle produisit deux chefs-d’œuvres, votre sexe & le nôtre ; mais l’ouvrage achevé, il s’éleva une contestation entre ces Génies, ministres zélés des intentions de cette mere commune ; chacun vouloit s’attribuer la gloire de quelque invention. L’un disoit : C’est moi qui ai tracé ce trait noble & hardi ; l’autre, C’est moi qui ai formé ce que la simétrie de ce contour a de gracieux ; ceux au contraire qui avoient assemblé & fourni les matériaux de ces beaux édifices, prétendoient en avoir tout l’honneur. Mes enfans, leur dit la Nature, vos secours m’ont été tous également nécessaires ; & je prétens vous faire connoître que vos efforts seront impuissans, s’il ne regne entre vous une union parfaite : & pour que vous en sentiez tout le prix, je vais vous séparer de demeure, en laissant entre vous, pour médiateur, le Désir continuel de vous rejoindre. Elle divisa donc la troupe charmante des Plaisirs en deux parts : Allez, leur dit-elle, animer & faire mouvoir ces deux abrégés de l’Univers : que ceux-ci président au feu qui prépare la composition d’un nouvel Etre, & aux canaux qui sont la source de l’Existence[23] : ceux-là auront pour demeure le séjour de la Vie. Permettez-moi belle Jeunesse, de vous décrire ce lieu charmant.

 

Dans une Contrée parsemée de lis & de roses, s’éléve une éminence doucement arrondie, qui se sépare de part & d’autre en deux coteaux d’une forme & d’une beauté ravissantes : l’herbe fine & légére qui croît au bas de ces monts, reléve la blancheur des fleurs qui les couronnent, & l’incarnat de celles qui bordent le vallon qu’ils laissent entre eux, au milieu duquel est un antre taillé avec un art admirable ; à l’entrée préside sur un Trône de pourpre, le roi & le plus exquis de tous les sens : c’est là, dis-je, le Palais de la Vie, le lieu où l’aide des désirs, elle rassemble la troupe des plaisirs auparavant divisée. La Volupté les unit par les liens les plus doux. Tous concourent avec une égale ardeur, au but chéri que se propose leur Souveraine, sans qu’aucun de ces aimables Artistes pût s’attribuer plus de gloire que l’autre.

 

C’étoit sous cette noble & riante image que cet ingénieux Paranimphe[24] représentoit aux jeunes Époux les délices de l’union conjugale. Oui, ajoutoit-il, mes chers compatriotes, l’Etre suprême a placé au centre de nous-mêmes la source de l’Existence ; il en a disposé les organes avec un art merveilleux ; il en a fait la résidence des plaisirs les plus vif & les plus délicats ; & pour nous porter, par un attrait tout-puissant, à nous perpétuer nous-mêmes, il a voulu que nous ne commençassions à connoître distinctement que nous sommes, que quand nous commençons à désirer de contribuer à la production d’une nouvelle créature[25] ; & c’est en donnant l’Existence à d’autres nous-mêmes, que nous sentons dans toute leur étendue, les douceurs & les charmes de cette base de toute félicité & de tout sentiment agréable ; mais il est bien difficile de décider quel sexe ressent plus vivement les douces atteintes de cette charmante ivresse, dans l’instant heureux où il en est possédé. Vous conviendrez tous que de deux Amans, celui-là est redevable, sur qui les plaisirs font l’impression la plus vive.

 

Aussi-tôt toute cette Jeunesse enjouée applaudissoit à cette ingénieuse allégorie ; souvent même, l’imagination pleine de ces agréables idées, chaque couple d’Amans couroit faire une douce expérience de ces judicieuses réflexions, puis se rassembloient pour achever la fête.

 

C’étoit par de tels divertissemens que se célébroient les nôces de ces heureux Époux ; ces jeux se terminoient par un repas, dont la joie livrant les cœurs aux plus doux épanchemens, leur faisoit promettre d’être inséparables tant qu’ils s’aimeroient. Eh ! Qui pouvoit les empêcher de se chérir toujours ? Ils ignoroient l’art de feindre ce qu’ils n’étoient pas, & les grimaces affectées de ce que nos préjugés nomment mérite, vertu, bienséance ; ils ne cachoient point de caprices sous les dehors trompeurs d’une feinte douceur, non plus que la bizarrerie sous le nom de délicatesse, & la difformité sous un tas de vains ornemens[26]. Leurs promesses étoient dictées par la sincérité, & scellées par mille baisers de flamme, non par d’inutiles sermens, vains efforts d’une résolution chancelante, qui, convaincue de son impuissance, s’impose elle-même de foibles chaînes que rompt bientôt un honteux parjure. Oui, disoient ces Amans d’une voix entrecoupée de soupirs, tant que nous nous aimerons, nous serons inséparables : ce sera donc toujours, reprenoient-ils. Car comment peut-il arriver que des feux si doux puissent jamais s’éteindre ?

 

En effet, quoique chez ces Peuples fortunés, l’Himen ne fût point un éternel esclavage[27], il étoit rare de voir des Époux se quitter pour passer dans les bras d’un autre : la trame des liens qui les unit, est dès-long-tems trop fortement ourdie : les parens attentifs aux moindres marques des penchans qui assortissent les cœurs, favorisoient la naissance de ces premiers feux qui ne s’éteignent presque jamais. S’ils étoient quelquefois ralentis ; si ces Époux se quittoient[28], une indifférence, une froideur, qui n’avoit rien de la haine, ni d’un mépris injurieux, étoit cause de cette séparation : souvent même l’habitude réunissoit des personnes qu’une inconstance passagére n’avoit séparées que pour rallumer leur amour.

 

Vous étiez inconnue chez ces Peuples, cruelle Jalousie, en qui l’Amour produit les mêmes effets que la haine la plus envenimée ; Vipére, ton sein est perpétuellement déchiré par mille soupçons cruels, & par les accès furieux d’une fiévre brûlante, dont tu chéris le poison dévorant. Et vous, noirs Caprices, enfans de l’Erreur & de la Bizarrerie ; vous, Dégoûts, funestes effets d’une débauche qui porte dans nos veines une corruption infectée, vous n’émoussates jamais la pointe exquise de leurs sens délicats, non plus que cette affreuse contagion[29], dont les sels pernicieux minent secrétement nos organes, de même que ces infectes imperceptibles qui dévorent le tissu des plantes que nous voyons dessécher & languir.

 

Et toi, orage grossi par mille vents contraires ; torrent impétueux, trop long-tems suspendu, qui porte le ravage & non la fécondité dans les campagnes ; frénésie causée par les vapeurs des mêts corrompus que dévore l’avide intempérance ; débauche abreuvée de mille liqueurs subtiles & tranchantes, tu n’allumas jamais dans ces cœurs innocens tes feux impurs & furieux. Lubricité, fille des loix frivoles, qui changent en désordres les plus doux penchans de la Nature ; toi qui recherchant des plaisirs que tu ne ressens plus, te transformes en mille postures infames qui marquent la stérilité de tes efforts impuissans, tu n’infestas jamais ces heureuses Contrées.

 

Toi, masque des désirs les plus empressés sous le nom de Pudeur, qui semble avoir horreur de ce que la Nature forma de plus parfait ; vous, Honneur, Bienséance, Retenue, Modestie, ridicules vertus dont le Sexe se pare chez nous, & dont il déteste secrétement la gêne, vous ne fardates jamais l’ingénuité des aimables compagnes de ces sages Mortels. Chez eux la Nature, quoique sans joug, n’étoit point effrénée ; ses désirs n’étoient point déréglés, parce qu’ils étoient aussi-tôt satisfaits que conçus : les douces inquiétudes d’une passion tendre, les avertissoient de recourir aux plaisirs, non avec une avidité brutale qui les dévore sans les goûter, mais avec un appétit délicat qui savoure à longs traits ce qu’ils ont de délicieux.

 

Enfin, ô Humanité ! deshonorée par-tout ailleurs par les idées injurieuses d’infamie, de honte & de crime, attachées à ta conception, tu ne fus jamais traitée avec cette indignité chez ces véritables Sages ; ils admiroient au contraire, les magnifiques préparatifs de ton Etre.

 

Jamais une jeune Beauté ne rougit de devenir mere, & ne fit de criminels effort pour éviter de le paroître : elle s’estimoit heureuse de donner un Citoyen à la Patrie, & se faisoit gloire de reconnoître le véritable Auteur de ce gage chéri de ses premiéres amours. L’Amant n’étoit pas moins flatté de ce don précieux ; ou il devenoit Époux, ou ses feux ralentis lui laissoient voir sans peine sa Maîtresse passer en d’autres bras.

 

Les enfans de plusieurs meres étoient également aimés d’un même pere : celle qui lui étoit actuellement unie, les chérissoit comme son propre sang ; elle s’affectionnoit pour les fils de celles qui l’avoient précédée dans la possession du cœur d’un Époux alors tout à elle ; elle se regardoit comme hérétiére du glorieux titre de mere & des prérogatives qui y sont attachées ; elle se faisoit un devoir de mériter les tendres hommages & les tributs de reconnoissance de la part des nourissons qu’elle adoptoit. Les causes funestes de la haine d’une Marâtre, & de la discorde entre les freres, n’eurent jamais d’accès dans ces familles heureuses.

 

On ignoroit les termes infames d’inceste, d’adultére & de prostitution : ces Nations n’avoient point d’idées de ces crimes : la sœur recevoit les tendres embrassemens du frere, sans en concevoir d’horreur ; ils resserroient quelquefois les liens du sang par ceux de l’amour. L’âge, le respect, des désirs satisfaits, ou moins vifs, & non la crainte du forfait, empêchoient une mere de recevoir de son fils, des caresses qui lui rendissent un époux enlevé par le trépas : un pere n’étoit point épris des charmes naissans de sa fille ; ils aimoient mieux voir ces rejettons chéris former d’autres tiges, & leur retracer les plaisirs de leurs premiéres années, que de les anter de nouveau sur un tronc déja affoibli par les ans.

 

Tous les autres maux qui ravagent la terre, étoient également inconnus. Point de vols, point d’avarice, point d’intérêt sordide, parce que point d’indigence, ou présente, ou à craindre : Point de désunion entre les parties admirables de ce tout, parce que point de supériorité monstrueuse & disproportionnée n’en trouble l’harmonie. Jamais une fastueuse vanité n’étala ni ne fit respecter la pompe méprisable du vice en habit de théâtre : jamais la noire calomnie ne fit pâlir l’innocence : jamais une injuste chicane ne traîna l’équité au tribunal de l’ignorance : jamais une barbare vengeance n’arma un bras meurtrier, ni une brutalité féroce & sanguinaire ne fut honorée du vain titre de point d’honneur : jamais une fureur destructive n’éleva son trône sur les cadavres des peres, pour regner sur les enfans : jamais la tirannie ne s’y fit des esclaves : jamais un sang impur, infecté des vapeurs d’un fol orgueil, ne se crut sorti d’une source divine : jamais enfin, l’imposture, ornée des ridicules atours de la superstition, les yeux tendrement élancés vers le ciel qu’elle outrage, le cœur plein du désir de dominer & de ruses perfides, ne leur débita, en termes pompeux, des éloge injurieux à la Divinité.

 

Telles étoient les maximes & les mœurs de ces heureux enfans de la Nature, sans passions impétueuses, sans forfaits & sans loix, ignorants même qu’il en pût être autrement chez le reste des Mortels.

 

ARGUMENT DU CHANT II.

 

Quels étoient chez ces peuples les rangs, les distinctions ; & ce qui les faisoit mériter. Sur quels droits étoient fondée l’autorité du Chef ; comment il en usoit ; quelles étoient ses fonctions, & les motifs de l’obéissance à ses ordres. Qualités du Prince qui regnoit : services qu’il avoit rendus à la Société, & instructions qu’il lui donnoit. Inconvéniens de la multitude des Loix. Leçons que le Prince donne à son Fils ; il le recommande en mourant à son Ami : Discours de ce Sage pour consoler le jeune Prince ; funerailles du Roi son Pere : réjouissances des Peuples à son avénement. Portrait du sage Vieillard qui le conseille ; il lui raconte l’histoire de l’origine de sa Nation. Description des désastres arrivés autrefois dans ces Contrées : plusieurs Isles flottantes se détachent de ce Continent ; il n’y reste que deux enfans ; leur désespoir ; ils trouvent une retraite, comment ils y subsistent ; leur industrie. Découverte de la plante qui produit le Blé, & de la manière de la cultiver. Crainte de ces enfans pour l’avenir : comment ils découvrent les moyens de se donner une postérité ; comment ils occupent & instruisent leurs enfans. Invention de l’usage du fer & de divers instrumens. Le Sage termine ce récit par exhorter son Éléve à conserver les loix de La Nature, & à voyager dans son Empire pour veiller au bien de ses Sujets. Il demande la permission de se retirer : le Prince la lui accorde avec peine. Comparaison des bornes d’une amitié privée, à l’étendu de celle qui doit occuper le cœur d’un Monarque, & qu’il doit mériter chez les hommes. Comparaison de l’Amitié & de l’Amour.

 

CHANT II.

 

Quoique chez ces Peuples regnât l’équilibre d’une parfaite égalité[30], cependant le Fils reconnoissant dans son Pere l’auteur de sa naissance & le conservateur de ses tendres années, se sentant redevable du développement de sa raison, aux sages préceptes de ce bienfaiteur, payoit ces tendres soins d’un amour respectueux. L’Épouse, soumise à l’adorateur de ses charmes, ne croyoit point s’aquiter, même par les caresses les plus vives, par des égards empressés envers l’artisan de son bonheur. Celui-là, entre les Concitoyens, étoit le plus considéré qui ouvroit un meilleur avis sur les moyens de procurer à la Nation les commodités de la vie, & dont le génie fertile en inventoit les expédiens les plus prompts. Bref, les bienfaits étoient les seuls titres de noblesse ; la reconnoissance, l’amitié, l’admiration, le respect & l’estime, étoient les dégrés d’hommage que l’on rendoit à cette véritable grandeur.

 

Néanmoins le premier rang étoit déféré dans ces Contrées, à une ancienne famille qui avoit conservé sur toutes les autres une autorité paternelle : c’étoit d’elle qu’étoit sorti ce Peuple nombreux : les branches de cette tige féconde respectoient l’antiquité de leur tronc, non par le ridicule préjugé qui fait respecter aux autres Peuples l’obscurité fabuleuse d’une longue suite de siécles, mais parce que toute la Nation étoit aussi redevable à cette famille de quantité de génies industrieux, inventeurs des usages les plus utiles à la Société.

 

Ce n’étoit donc, ni par les droits chimériques de la naissance, ni par une prétendue possession non interrompue, que cette Race autorisoit sa prééminence ; la qualité seule de bienfaitrice, sa sagesse, sa prudence, l’amour des peuples, étoient les fondemens inébranlables de son pouvoir suprême ; c’étoient ces aimables qualités, dont elle s’étoit toujours montrée jalouse, qui faisoient tout son lustre ; & l’art de captiver les cœurs faisoit toute sa politique.

 

Les Héros de ce sang se transmettoient de pere en fils, les secrets séduisans de cet art enchanteur, & ajoutoient aux découvertes de leurs ancêtres, celles de leur propre expérience : ils ne regardoient point leurs Peuples comme l’héritage d’une multitude d’Esclaves, échus un seul maître, pour servir humblement ses orgueilleux caprices ; ils se croyoient, au contraire, l’héritage de leurs Peuples. Le Prince se nommoit le pere immortel de la Patrie : en effet, les liens du sang n’ont rien de plus fort que l’affection qui lioit les Sujets & le Monarque. Cet heureux préjugé avoit dans leurs cœurs des racines aussi profondes que l’amour paternel & filial. Le Prince étoit donc, non par une vaine ostentation, ni par le mouvement machinal d’une bienveillance passagére, mais par principe & par habitude presque innée, le plus accessible & le plus humain de tous les mortels. Ses soins, ses attentions, ses faveurs, ne se bornoient pas à quelques centaines de vils adulateurs : il auroit cru ne regner qu’à demi, si un seul membre de la famille dont il étoit Chef, n’eût pas ressenti des effets de ses bontés. Il n’avoit pas besoin, pour se faire respecter, de faire marcher devant soi la pompe éblouissante & tumultueuse des autres Rois de la terre, ni de cacher des foiblesses ou des vices dans la solitude de ces spacieux tombeaux qu’on nomme Palais : Il n’étoit point nécessaire qu’il fît inculquer, ou par crainte, ou par les sophistiques maximes d’une morale tirannique, que les Princes sont les images d’une Divinité terrible & redoutable, plutôt que bienfaisante. Ses ordres, pour être exécutés avec empressement, n’étoient conçus qu’en ces termes : Il vous est utile, chers enfans de mes Ancêtres & les miens. Il n’étoit pas nécessaire d’employer la violence, où le crime étoit inconnu, & où l’obéissance étoit l’accomplissement d’un désir excité par le zéle.

 

Les fonctions de la Monarchie étoient d’indiquer, & les tems, & ce qu’il étoit à propos de faire pour le bien commun ; il ne s’agissoit que de régler les mouvemens d’une unanimité toujours constante. Ces Peuples connoissoient l’importance de cette vérité : tous les membres d’un même corps s’entre-aiment ; mais lorsqu’il est question de s’entre-secourir, quand ils pourroient agir sans les directions du Chef, ils ne pourroient le faire, ni utilement, ni à propos : la main se remueroit, lorsque ce seroit au pied à faire cette fonction ; & l’œil se fermeroit, lorsqu’il faudroit éclairer la main. Nul équilibre, nul accord, nul ordre dans les fonctions animales. Il en seroit ainsi, disoient-ils, d’un Peuple sans Chef.

 

De même donc qu’à la voix d’un sage Pilote, on voit, comme par enchantement, mouvoir les manœuvres d’un Vaisseau ; de même à la voix du Prince, ce corps si sagement organisé, animé du même esprit, travailloit avec un concert admirable au bien commun. Falloit-il recueillir une abondante moisson, cultiver, ou ensemencer telle campagne ? Étoit-il saison d’amasser certains fruits ; de mettre en usage quelque nouveau moyen d’adoucir & de faciliter ce que ces opérations ont de pénible, de régler le nombre de ceux qui devoient être destinés à chaque occupation ? Les décisions du Prince étoient religieusement observées ; & ses ordres respectés étoient portés de bouches en bouches jusqu’aux extrémités de son Empire. Comme il étoit l’ame de tout économie, de tout ordre, de tout embellissement, il étoit aussi de tous jeux, de toutes réjouissances, de tous plaisirs : il marquoit les tems de leur célébrité, de leur durée ; il prescrivoit ce que leur ordonnance devoit avoir d’agréable, d’ingénieux & de divertissant par la variété & la pompe du spectacle.

 

Quelqu’un avoit-il un avis utile à proposer ? Il étoit écouté avec bonté : les louanges & l’approbation du Prince, en présence de la Nation, étoient d’un prix inestimable pour celui qui en étoit honoré ; cette faveur étoit d’autant plus singuliére, qu’elle n’étoit jamais accordée qu’à juste titre ; & elle animoit les spectateurs à s’en rendre dignes pax leur zéle pour le bien public.

 

Ces Rois heureux n’étoient point environnés d’une foule d’esclaves, ni de flatteurs importuns : les soucis, les noirs chagrins, causés par les continuels efforts d’une puissance qui ne se fait obéir & respecter que par contrainte ; la gêne d’une grandeur qui semble vouloir tout ôter aux penchans naturels de l’humanité ; la crainte d’un fer conduit, ou d’un poison versé par une main scélérate, ne troubla jamais la sérénité de leur front ; leur personne chérie n’étoit point escortée d’une garde nombreuse, qui n’empêche point la mort de renverser les trônes.

 

Celui qui regnoit alors, faisoit les délices de son Peuple. À la majesté de sa personne se joignoient les plus éminentes & les plus aimables qualités d’un Prince né pour le bonheur de sa Nation. Ses occupations les plus douces, étoient de perfectionner tout ce qui pouvoit rendre la vie heureuse. Ses sujets étoient redevables à son industrie, à se recherches, aux soins qu’il prenoit de faire exécuter de bons conseils, de quantité d’usages très-commodes : il leur avoit appris à apprivoiser certains animaux pour en tirer des secours ; il leur avoit montré l’utilité de quantité de plantes, auparavant négligées ou inconnues ; il leur avoit enseigné à les cultiver, à les embellir, à les multiplier, aussi-bien que l’art d’en préparer, ou les fruits, ou les sucs. Exact observateur des saisons, il leur marquoit les instans propres à procurer l’abondance, & à recueillir ses libéralités, pour en conserver les provisions. Sa profonde connoissance de mille secrets de la Nature, le faisoit admirer. Cette aimable mere de l’Univers sembloit avoir épuisé sur la personne de ce Prince, ses dons les plus rares, & lui dévoiler ses mistéres, pour le rendre digne de regner sur un Peuple qu’elle préféroit à toutes les Nations, & sur lequel elle avoit pour toujours établi son empire : c’étoit elle qui lui avoit fait concevoir de la Divinité, une idée telle que la capacité de l’esprit humain peut la comprendre.

 

Ces Peuples, auparavant grossiers, se figuroient souvent quelque chose de Divin, dans les objets sensibles de leurs plaisirs, de leurs inclinations, de leurs goûts ; & ne suivant que les premieres impressions, ils prenoient un effet agréable pour la cause bienfaisante. Ce sage Prince par des maximes, par des raisonnemens proportionnés à la portée des génies les plus pénétrans, comme des plus foibles, avoit, par des discours pleins de dignité & de sens, réuni les esprits ; il leur avoit appris à reconnoître, non la Divinité dans ses dons, mais les effets d’une cause infiniment bonne, qui ne veut être connue de ses créatures, au moins en cette vie, que par l’évidence pénétrante des plus douces impressions.

 

[31]Princes & Législateurs, vous vous dites les Juges & les Pacificateurs de vos Peuples ; dites plutôt que vos Loix mal conçues, mal digérées, productions sistématiques de vos propres rêveries, font naître une multitude prodigieuse d’intérêts, de préjugés divers, éternels sujets de discorde & de crimes auparavant inouis. Vous êtes obligés de calmer des disputes, des querelles, des plaintes, & de réprimer mille injustices excitées par les leçons qu’en donnent vos propres réglemens ; vous êtes, à chaque instant, contraints d’abroger ceux-ci par d’autres contradictoires. Mauvais Architectes, vous replâtrez un bâtiment qui croule. Les mœurs de vos Sujets, semblables à ces liqueurs que trop de ferment agite, se débordent de tems en tems ; vous ne pouvez les contenir qu’en opposant de foibles digues : cet échafaudage mal construit, loin de produire l’effet que vous en espériez, sert de retraite à quelque monstre nouveau qui le mine, le renverse, & ouvre le passage à une foule de désordres : vous ne pouvez plus suffire pour les arrêter. Vous êtes accablés du poids de vos emplois, dont vous avez vous-mêmes appesanti le fardeau ; il faut que vous vous en déchargiez sur de vils esclaves. Vous livrez vos Sujets aux caprices tiranniques de ces insensés ; c’est avec justice alors qu’on vous accuse des maux qu’ils leur font. Votre excuse, que les détails immenses du gouvernement d’un État sont au-dessous de la dignité du Monarque, est frivole ; votre mauvaise économie, votre fausse politique, les ont multipliés ; ces détails minucieux & embarrassans, & les opinions bizarres de vos Ministres, de ceux dont vous prenez conseil, les multiplient encore : quand leur probité seroit intégre & reconnue, opiniâtrement attachés à des préjugés qui leur sont communs avec vous, peuvent-ils éviter de tomber dans l’erreur ? Vous prétendez réformer la Nature, lui prescrire des régles ; vous la rendez furieuse en l’assujettissant à d’inutiles devoirs. Ses loix sont courtes, précises, énergiques, uniformes & constantes ; le cœur humain en suivra toujours avec plaisir les sages directions, si rien d’étranger ne vient ternir la beauté de ces tables divines. L’évidence de leurs décisions n’a pas besoin de nouvelles lumiéres : ô Monarques ! n’en soyez point les interprétes, mais les conservateurs.

 

Tels étoient les Princes de ces heureuses Contrées ; tel étoit celui qui regnoit pour lors, vraiement l’ornement de ces tems fortunés : ses Peuples, suivant leur coutume de désigner les personnes par leurs qualités les plus aimables, le nommoient Alsmanzein[32]. Comme jamais cette furie, qui sous le nom d’Équité, dépéce par lambeaux les élémens mêmes pour donner à chacun le sien, n’excita d’inimitiés, de jalousies, ni de querelles chez ces Peuples : leurs Princes n’étoient point leurs Juges, mais les Présidens de leurs plaisirs, & des occupations qui en faisoient continuellement les préparatifs. Le méchanisme de cette admirable société se regloit sans efforts, sans peine, & presqu’au premier signal, tant étoit parfait l’arrangement de tous ses ressorts.

 

Le Ciel, pour récompenser la sagesse des Sujets & de leur Chef, avoit donné à celui-ci, avec un long regne, ce qu’il accorde de plus précieux aux Rois qu’il favorise, un ami, nommé Adel[33] pour la droiture de son cœur, & un successeur digne de lui. Son fils, au sortir de l’enfance, sembloit être formé par les mains de l’Amour même ; mais son extrême beauté n’étoit qu’un léger extérieur d’une ame, dont les charmes naissans faisoient concevoir de ce jeune Prince les plus hautes espérances ; elles le rendoient digne du nom de Zeinzemin[34], qu’il portoit, & qu’il mérita.

 

L’affection tendre & respectueuse des peuples pour le Pere, alloit jusqu’à la passion pour cet aimable Fils. Paroissoit-il en Public ? Les transports de leur joie & de leur admiration étoient excessifs : femmes, enfans, vieillards, faisoient retentir l’air de leurs acclamations : par-tout où il portoit ses pas, ils couroient rassasier leurs avides regards ; ils jonchoient la terre de fleurs ; ils lui présentoient leurs plus beaux fruits ; ils le nommoient leurs délices, l’aurore d’un beau jour, l’astre levant de leur félicité. De si doux épanchemens de cœur faisoient verser de larmes de joie à ce Pere fortuné ; & prenant quelquefois son Fils entre ses bras : Que tu es heureux, lui disoit-il, d’exciter, par ta présence, de si agréables délires ! Puisses-tu mériter d’en voir croître les transports ! Et vous, Peuple chéri, puissiez-vous le compter pour le meilleur de vos Peres !

 

L’éducation de ce jeune Prince étoit confiée aux soins de cet Ami, sans les conseils duquel le Monarque n’entreprenoit rien ; son grand âge même ne lui permettoit plus d’agir que par ce fidéle second : enfin, se sentant prêt à payer tribut à la Nature, il appelle Adel : Je sens, lui dit-il, cher compagnon de tout ce que j’ai fait de bien en cette vie, que je vais te quitter ; le sommeil appesantit mes yeux : j’ai long-tems joui de tout ce qui peut abreuver le cœur humain de délices ; le mien, comme rassasié des faveurs du Ciel, n’en peut plus gouter ici-bas ; il est comblé ; il faut que le repos vienne élargir ses bornes, étendre sa capacité pour lui faire éprouver d’autres biens ; je sors du festin, prens soin de celui qui va tenir ma place ; continue-lui la tendre amitié qui nous a toujours si intimement unis. Toi, mon fils, ajouta-t’il en l’embrassant, c’est par les soins officieux de cet autre Pere que ton ame a reçu les premiéres impressions de la sagesse ; c’est par ses prudens avis que ta raison développée va jouir de toutes ses prérogatives : apprens de lui l’art de regner sur les cœurs par des moyens plus efficaces que les impressions d’un extérieur aimable. C’est peu de chose que la pénétration & la vivacité d’esprit sans expérience : celle-ci ne s’acquiert souvent que par bien des erreurs, le tems ne l’améne qu’à pas lents & tardifs, quand on la cherche sans guide ; celle de mon Ami vient au-devant de toi ; suis-en les directions : sa tendresse t’est assurée comme la mienne ; mérite-la ; perpétue envers lui celle que tu me portes ; consulte-le comme moi-même. Adieu. Un doux soupir sembable à ceux de la joie, enleva ces derniéres paroles.

 

Après que l’amitié sincére & la tendresse filiale eurent honoré quelque tems cet éternel adieu de leurs larmes & de leurs regrets, l’Ami généreux prenant la parole, consola en ces termes le jeune Prince : Cessez de vous attrister sur un sort qui n’a rien de fâcheux pour la personne qui le subit ; ou c’est un néant insensible à la joie comme à la tristesse, ou c’est un passage à un état meilleur que celui que nous quittons : dans cette supposition qui est la plus vraisemblable & la plus conforme aux idées que nous avons des bontés infinies de l’Etre suprême, après avoir satisfait aux mouvemens de notre cœur, qui gémit de l’absence de ce qui lui est cher, il faut que la raison le délivre d’une douleur dont la durée deviendroit importune sans réparer notre perte, & paroîtroit faire injure à la personne que nous croyons dans un état heureux. Céder aux premiéres impressions de la nature qui se sent affligée, est un bien, c’est faire effort pour sortir d’une situation violente ; s’obstiner dans l’affliction, ce n’est plus vouloir se délivrer d’un mal, c’est en accumuler les tourmens. Pour distraire & calmer votre douleur, tournez-vous vers des objets qui vont toucher bien agréablement un cœur comme le vôtre ; vos Peuples vont s’empresser de transmettre au Fils un amour, éternel monument de la gloire du Pere & des Ayeux.

 

Tandis que ce discours, dicté par la plus douce persuasion, sembable aux rayons du soleil qui dissipent les nuages, raméne le calme & la sérénité dans le cœur du jeune Prince, les Sujets rendent les derniers devoirs à leur Monarque. Sa pompe funébre n’est point accompagnée de lugubres gémissemens : porté sur les épaules des plus respectables d’entre le Peuple ; étendu sur un lit de fleurs, il étoit suivi d’une foule qui chantoit des himnes en son honneur. Nous te regretterions, disoient les uns, Prince aimable, s’il n’y avoit pas de l’ingratitude de n’aimer nos bienfaiteurs que pour nous-mêmes, & d’être fâché qu’après avoir travaillé à nous rendre heureux, ils nous quittassent pour l’être eux-mêmes : Non, tu ne nous quittes pas ; ton ame généreuse n’est, sans doute, sortie de ce corps que pour s’unir plus intimement à ce qui lui est cher ; elle respire dans ton heureux Fils. Voyez, disoient d’autres, la même sérénité brille encore sur son front sacré ; pendant le sommeil il conserve toujours cet air qui répandoit l’allégresse dans nos cœurs, cet air qui nous encourageoit dans nos travaux, qui animoit & soutenoit notre espérance : Oui, il vit encore ; les bons Princes ne meurent jamais.

 

Après que le Pere eut, par ce triomphe, été conduit au tombeau de ses Ancêtres, le Peuple courut en foule baiser la main du Successeur. Chacun, non par superstition, mais par amour, regarde cet honneur comme un des plus heureux présages : enfin, ils le proclament Pere de la Patrie, & célébrent son avénement par tout ce que la joie a de plus expressif ; ici par des repas abondans & délicats, simboles de la prospérité du nouveau regne ; là de tendres Amans entre les bras de la volupté, semblent inviter de nouvelles créatures à naître dans ce siécle heureux ; dans un autre endroit ce ne sont que danses, que ris, que jeux folâtres, qu’agréables railleries : ceux qui aiment les délices de la bonne chére, badinent ceux qui se livrent aux douces langueurs de l’Amour ; ceux-ci reprochent aux autres qu’ils ne sont heureux qu’à demi.

 

C’est sous ces heureux auspices que le jeune Monarque commence son regne. Plein du désir de soutenir la haute opinion que ses Peuples avoient conçue de lui, il s’attacha à suivre en tout les sages conseils du respectable Vieillard, que son Pere lui avoit recommandé de prendre pour guide.

 

Cet héroïque Personnage ne portoit d’autres marques de son grand âge, que des cheveux blancs : sa gravité douce & affable, la majesté de son port, la vivacité de ses yeux annonçoient quelque chose de divin, ainsi que la douceur de ses discours, qui portoit dans les esprits une persuasion toujours victorieuse. Son illustre Éléve ne se lassoit point de l’entendre. Un jour qu’il le pressoit obligeamment de l’instruire des devoirs d’un Roi : J’ai toujours cru, grand Prince, lui répondit-il, que le Ciel favorable aux humains, ne leur donnoit pour chef que des ames sublimes, que la Divinité forme avec complaisance ; elles naissent ce que les autres hommes deviennent par beaucoup de travail. Les rares qualités dont je vous vois orné, sont un brillant exemple de cette vérité. Je ne vous tiendrois point ce discours flatteur, s’il n’étoit dicté par la réalité de votre mérite, & si je ne connoissois qu’il allume dans votre cœur une nouvelle ardeur de vous signaler. Mais puisque votre amitié exige de mon zéle des avis que vous pouvez prendre de vous-même, l’Histoire de la Nation que vous gouvernez, vous apprendra mieux que moi la façon de la régir : daignez, Prince, en écouter le récit.

 

On dit qu’autrefois cette Terre fut infestée d’une multitude de Monstres, qui après en avoir séduit les malheureux Habitans, les retenoient opprimés sous le poids des chaînes dont il s’étoient chargés eux-mêmes, ou qu’ils s’étoient laissé imposer. Un déluge de maux & de crimes, dont, graces au Ciel, vous ignorez le nom même, & dont il ne s’est conservé parmi nous qu’un souvenir confus ; ces maux, dis-je, ravageoient ces tristes climats. La Vérité & la Nature firent de vains efforts pour engager ces Peuples à s’affranchir de la domination de ces maîtres furieux : ils furent sourds à la voix salutaire de leurs libératrices. Nulle liaison entre les membres de cette Société confuse, prête à se dissoudre ; chaque particulier n’est plus retenu dans les devoirs de l’humanité, que parce qu’il ne se sent pas assez fort pour pouvoir seul écraser le reste des hommes ; son cœur cruel verroit avec joie périr le monde entier, s’il en pouvoit seul recueillir les dépouilles. Le désir d’obtenir des autres, par de feintes caresses, ce que leur avidité ne peut impunément ravir, empêche ceux-ci de s’entre-dévorer ; elle cache sa violence sous de faux égards & de perfides ménagemens chez ceux dont une lâche timidité fait l’innocence ; ceux-là, au contraire, n’ont de l’intrépidité que pour commettre le crime ; le plus vil intérêt les aveugle sur les dangers ; il arme leurs bras de poisons, de fer, ou de feux, pour établir leur bonheur sur les ruines de toute humanité.

 

La Vérité, indignée de tant d’horreurs, abandonne ces Mortels furieux ; la Nature, privée de cette tendre mere, languit bientôt sans force & sans vigueur ; elle fuit éperdue dans les bras de sa mere : C’en est fait, lui dit cette puissante protectrice, tu vas être vengée.

 

À ces mots le Ciel s’obscurcit d’épais nuages, l’air gronde, d’horribles mugissemens se font entendre dans les entrailles de la terre, mille échos en multiplient l’épouvantable bruit, les campagnes semblent des mers agitées, & la mer irritée souléve ses flots en d’énormes montagnes ; la vapeur ardente, qui sort avec impétuosité de mille gouffres entr’ouverts, va s’unir aux feux dont la voûte des Cieux paroît embrasée ; l’onde en fureur se précipite avec un horrible fracas dans les vastes canaux qui lui sont ouverts de toutes parts ; un feu dévorant semble conspirer avec elle pour lui faire passage ; il creuse les plus profonds abimes, & sapant les fondemens des plus durs rochers, il leur donne la légéreté de la ponce.

 

Les malheureux Habitans fuient éperdus par-tout où la frayeur les précipite ; ils courent vers les bords de la mer ; ils pensent y trouver la solidité que n’ont plus les campagnes ; mais bientôt ils se sentent emportés : le terrein flotte sous leurs pieds ; il se détache de ce vaste Continent une infinité d’Isles emportées par les flots, chargées des hommes & des animaux qui s’y sont refugiés.

 

C’est ainsi que la juste colére d’une Puissance à laquelle rien ne résiste, retrancha les branches pourries de cet arbre : elle éloigne pour jamais ces Peuples infidéles de leur Patrie, & ne leur laisse pour demeure que des monceaux de pierres calcinées qui les sauvent du naufrage. Survivez, dit-elle, à votre châtiment pour en sentir tout le poids ; indociles à ma voix, obéissez aux chimériques fantômes qui vous oppriment ; & vous, Monstres, regnez à votre gré sur ces frêles & stériles éponges, ma juste indignation est satisfaite. Elle dit, & à l’instant l’air reprend sa sérénité, les flots suspendus retombent, un profond silence succéde au bruit de l’Univers, prêt à rentrer dans le néant.

 

Une partie considérable de cette Terre infortunée étoit demeurée attachée à ses fondemens : c’est là que la Vérité se prépare à rétablir avec plus d’éclat, la magnificence de son empire. Elle console en ces termes la Nature affligée : Retourne, ma chere fille, dans ces Contrées, qui désormais vont faire mes délices & les tiennes ; vas leur redonner une nouvelle fécondité ; épuise-y, s’il est possible, tes libéralités ; enrichis les fleurs des plus belles couleurs ; fais couler dans les plantes les sucs les plus salutaires ; rassemble-y les plus rares productions ; redonne aux oiseaux les chants les plus mélodieux ; ôte aux animaux les plus cruels leur férocité, & au reptiles leur venin ; vas, fais regner en ces lieux un éternel printems ; vas m’y préparer une demeure qui renferme en abrégé toutes les beautés de l’Univers.

 

Deux jeunes personnes, ou plutôt deux enfans, un frere & une sœur, déplorable reste du Peuple nombreux qui s’efforçoit d’éviter par la suite les terribles coups de la colére céleste, se trouverent séparés de cette multitude par un précipice qui s’ouvrit devant eux : ils tendent les bras à leurs tristes parens, les supplient de ne les point abandonner, mais vainement ; un bord de ce gouffre s’éloigne de l’autre, & semble fuir ; bientôt leurs gémissemens ne sont plus entendus ; une vaste étendue d’eau leur fait perdre de vue la masse flottante, avec l’espérance de tout secours ; ils restent seuls habitans de la Terre qu’épargne la tempête.

 

Oh ! mon cher Frere, s’écrie la Sœur éperdue, qu’allons-nous devenir dans ces tristes déserts ? Qu’avons-nous fait au Ciel qui nous arrache des bras de nos chers Parens ? Que ne nous laissoit-il périr avec eux ! Car sans doute, la mer vient de les engloutir ; je ne les apperçois plus. Hélas ! du moins, il nous auroit été plus doux de mourir dans leurs bras. La vie ne nous est-elle conservée que pour nous être cruellement arrachée par quelque bête féroce, ou par la faim encore plus terrible ? Le frere, abattu de douleur, ne lui répond que par de tristes sanglots : un déluge de larmes obscurcit leurs yeux ; ils poussent mille cris lamentables qui ne sont entendus de personne : le silence de cette solitude les saisit de frayeur ; ils succombent à leurs maux, ils tombent évanouis ; mais bientôt la vigueur de leur âge leur rend l’usage de leurs sens : ils rouvrent les yeux à la lumiére ; ils portent autour d’eux leurs regards étonnés. Quoi ! nous vivons encore, disent-ils ! Ah ! que la mort n’achevoit-elle de nous délivrer de tant de peines !

 

Insensiblement la violence de leur désespoir se ralentit. Le Frere, plus robuste, se léve & présente la main à sa Sœur : Viens, dit-il, viens, un rayon d’espérance semble tout-à-coup me luire : sans doute qu’il reste encore quelques-uns de nos malheureux Compatriotes ; cherchons-les, ma chere Sœur ; leur compassion nous prêtera quelques secours ; ou si nous sommes restés seuls, nous trouverons encore quelques fruits échapés aux ravages de la tempête, & quelques provisions qu’avoient amassé ceux qui viennent de nous être enlevés. Cet espoir ranime ce tendre couple ; ils marchent au hazard vers les lieux qu’ils jugent avoir été habités ; ils n’y trouvent que des tas affreux de ruines ; ils montent sur des hauteurs, d’où ils portent par-tout leurs tristes regards ; ils s’efforcent de faire entendre leur voix : les échos qui leur répondent, les trompent ; ils courent vers l’endroit d’où il leur semble que la voix est partie. Après avoir long-tems erré vainement, ils alloient retomber dans leurs premiéres afflictions, quand le hazard, ou plutôt la nature, qui s’interesse à leur conservation, les conduit dans un lieu délicieux, que la fureur de l’orage semble avoir respecté. Au milieu de ces déserts arides ils apperçoivent des fleurs & des fruits renaissans ; l’herbe reprend sa verdure, & les arbres dépouillés repoussent de nouvelles feuilles. Ils s’avancent, un vallon charmant s’offre à leur vue ; le penchant des collines est couvert de vergers, & la plaine de plantes nourrissantes, arrosées par le cours paisible de quantité de ruisseaux qui y serpentent.

 

Vois, s’écrie le Frere, vois, ma chere Sœur : si le Ciel irrité a puni nos Parens pour quelques crimes, sans doute il n’a pas voulu envelopper notre innocence dans ce commun désastre : hélas ! sa bonté propice nous offre une abondance de secours inespérés. Essuie tes larmes, & prens part à ma joie. Eh bien, si nous sommes restés les seuls habitans de cette Terre, nous jouirons paisiblement de ses dons. Seul avec toi, je vivrai heureux, tu me tiendras lieu de tout.

 

Que ta compagnie m’est précieuse, mon cher Frere ! Que serois-je devenu sans toi ! Leur amitié s’épanche ainsi en discours consolans ; ils venoient de verser des larmes de désespoir, ils en versent de joie : leur cœur ne regrette plus que la perte de leurs Parens ; ils désirent de leur voir partager avec eux les douceurs de la vie douce & tranquille qu’ils se proposent de mener dans ce reduit charmant. En parcourant l’étendue de leur petit domaine, le creux d’un rocher leur ouvre une retraite contre les injures de l’air ; ils s’empressent d’aller reconnoître les appartemens de cette demeure ; ils en prennent possession ; ils y amassent un tas de mousse tendre, dont ils composent leur lit. Près delà une fontaine leur offre ses eaux, reçues dans un bassin que leur chute s’est creusé : les fleurs & les arbustes qui l’environnent & l’ombragent, annoncent leur fraîcheur & leur salubrité.

 

Ces deux jeunes personnes étoient à cet âge où l’homme commence à sortir de l’enfance, & se sent en état de s’aider lui-même[35]. Bientôt la nécessité, mere de l’industrie, jointe à quelque souvenir de ce qu’ils avoient vu pratiquer à leurs Prédécesseurs, leur apprit à se pourvoir des choses nécessaires à la vie ; la campagne voisine les leur offre. S’ils ignoroient les services que nous tirons du feu, ou comment on en rappelle les secours, le choc fortuit de deux cailloux, & les ravages récens de la foudre, leur montrerent les moyens, & de faire éclorre, & d’entretenir ce fluide subtil : sans doute qu’aux premiéres étincelles qui brillerent à leurs yeux, présentant à cet élément fugitif diverses matiéres séches, ils en trouverent enfin une qui le fixa : l’usage dut bientôt les instruire des effets de ce premier instrument de toutes nos commodités[36].

 

Ainsi, pendant que le Frere se charge du soin d’amasser des provisions, la Sœur rassemble & allume quelques feuilles séches, quelques branches, & corrige sur un brasier la crudité des fruits & des racines ; elle leur fait prendre par cette préparation, un goût plus agréable ; & en attendant le retour de son cher compagnon, elle dresse avec soin l’appareil des rafraîchissemens qu’elle lui destine avec complaisance. C’est dans ces petits repas, assaisonnés de mille tendres égards, de mille attentions prévenantes que le cœur leur suggére, qu’ils concertent sur de nouveaux moyens d’en varier les mêts. J’ai découvert, dit le Frere, un fruit qui me semble meilleur que celui-ci ; demain nous en ferons l’épreuve. Mon Frere, répond la Sœur, ne vous éloignez point trop de notre demeure ; je crains que vous ne vous égariez ; je tremble lorsqu’il me semble que vous tardez à revenir : que deviendrois-je si j’avois le malheur de vous perdre par quelque accident funeste ! Souffrez que je vous accompagne par-tout ; que je partage votre travail : mes secours ne vous seront peut-être pas inutiles ; je pourrai au moins vous aider par mes conseils : Soyons, je vous prie, inséparables.

 

L’union de ce couple heureux en rendoit chaque part insensible pour soi-même ; elle ne paroissoit respirer que par l’autre. Occupés du soin de se rendre réciproquement heureux, leur industrieuse affection leur apprenoit chaque jour quelque chose de nouveau. Le goût, fidéle interpréte de ce qui convient au soutien de notre vie, les instruit des qualités bienfaisantes de quantité de productions. Ils rassemblent près de leur demeure les plantes qu’ils jugent les plus nourrissantes. Des racines, jettées par hazard dans une terre remuée, venant à pousser des rejettons, leur apprirent à les transplanter : ce qui vient de favoriser l’accroissement de ces plantes, leur indique ce qu’ils doivent faire pour rendre cette mere féconde : les graines qu’ils voient éclorre & sortir de son sein, les avertissent de ce qu’ils peuvent faire pour la rendre encore plus libérale & pour perpétuer ses dons.

 

Une herbe, entre toutes les autres, croit au-dessus de celles qui l’environnent ; sa tête, artistement ornée, sort du milieu de plusieurs enveloppes qui lui servoient comme de voiles ; elle s’éléve en une piramide qui soutient quatre rangs de vases d’émeraude, que l’influence de l’astre du jour change bientôt en or[37]. Ces enfans examinent cette plante, & la trouvent chargée de quantité de grains, pleins d’un lait agréable : sans perdre sa blancheur, il quitte sa fluidité, épaissie par la chaleur. Ils amassent quelques-uns de ces grains, les dépouillent de leur écorce, & les reduisent avec la pierre en une poudre qu’ils essayent de préparer de diverses manières. L’ardeur du feu donne à l’argile de leur foyer une solidité qui leur a déja appris l’art d’en former des vases, dans lesquels ils cuisent avec l’eau, ce précieux aliment, source principale du sang qui coule dans nos veines, dont l’usage continuel n’est point sujet à causer de dégoût.

 

Bientôt les plantes qui produisent cette nourriture salutaire, auparavant éparses & confondues avec les autres, se trouvent réunies en peuplades : leur excellence leur fait mériter d’occuper avec distinction, la plus grande partie des campagnes ; elles deviennent la plus chere espérance du Laboureur.

 

C’est par ces degrés que ces heureux nourrissons de la Nature en reçoivent les utiles leçons. Exacts observateurs de tout ce qu’elle leur présente, ils imaginent, ils tentent plusieurs expériences, dont le succès les enrichit. Ceux d’entre les animaux qui se plaisent en la compagnie des hommes, & paroissent en attendre des secours que la Nature leur refuse, viennent se ranger près de ces bienfaiteurs : le Bœuf & la paisible Genisse, la timide Brebis & le léger Chevreau, viennent paître autour de leur demeure ; ils leur laissent partager le lait qu’ils donnent à leurs petits.

 

Mais l’âge, en les instruisant, fortifie leur raison & leurs sens : & comme l’humanité ne goûte guères de plaisirs sans mélange, ils éprouvent tous deux des inquiétudes, des désirs, dont ils ne peuvent démêler ni le but, ni la cause. De tristes réflexions viennent troubler leur repos. Nous vieillirons, disent-ils ; hélas ! qui sera pour lors le soutien de nos jours ? Si la mort cruelle vient enlever l’un de nous, (Ah ! nous préserve le Ciel d’un tel malheur ! qu’elle tranche plutôt du même coup la trame de notre vie !) dans quel funeste état se trouveroit celui qui survivroit à l’autre partie de lui-même ? Bannissons, poursuivoit le Frere, ces tristes pensées ; la Divinité qui nous protége ne nous abandonnera pas. Il rassure cette chere compagne par ses caresses ; il s’efforce de dissiper ses craintes par de tendres baisers : un feu, jusqu’alors inconnu, se glisse dans leurs ames ; ils y sentent tout-à-coup naître quelque chose de plus puissant que les sentimens d’une simple amitié ; ils ignoroient encore la véritable cause de la mutuelle tendresse des Époux ; ils ignoroient quels en étoient les plaisirs, les effets & les gages. Les douceurs qu’ils trouvent, pour la première fois, dans des embrassemens qu’ils ne se lassent plus de réitérer, excitent dans leurs cœurs une inquiétante ardeur : leurs désirs s’irritent & ne sont point satisfaits. Mais comme on voit une onde doucement épanchée s’étendre & prendre insensiblement la route que lui marque une pente ; de même, inspirés par la Nature, & guidés par le plus exquis de tous les sens, de caresses en caresses, ils rencontrent bientôt la source des plaisirs, auteurs de notre vie, qui en font quelquefois les délices, qui la perpétuent en quelque manière, qui sont la première cause de la tendresse des peres pour leurs enfans. Les doux saisissemens d’un court trépas leur firent comprendre qu’ils s’alloient voir renaître.

 

Prince, c’est aux puissantes leçons de ces maîtres délicats que votre famille est redevable de son origine ; & c’est par la fécondité de ses branches que s’est accrue la Nation sur laquelle vous regnez.

 

Les vœux de nos premiers Ayeux furent comblés : ils se virent bientôt une nombreuse postérité ; ils lui communiquerent, avec l’innocence & la pureté des mœurs, qui se sont conservées jusqu’à vous, leurs utiles découvertes ; il eurent même le plaisir de voir leurs enfans transmettre à cette société naissante un des plus importans secours de la vie, & le premier de tous les moyens qui, en abrégeant les travaux, en procure abondamment les commodités.

 

J’acheve, Prince, mon récit par ce trait intéréssant. Je vous ai dit que les deux enfans, tristes restes qu’avoit épargné la vengeance céleste, s’étoient trouvés les seuls habitans de cette Terre à un âge, à la vérité, capable de s’aider, & capable de conserver la mémoire de quelques-uns des usages les plus communs & de plus facile exécution. Mais trop jeunes pour réfléchir sur d’autres, leurs mains, qui n’étoient encore accoutumées à aucun travail pénible, n’en avoient manié aucun instrument ; & la tempête, qui venoit de ravager leur demeure, avoit totalement détruit ou enseveli les ouvrages des hommes. Le hazard seul, leur montrant, comme je l’ai dit, les moyens de rendre la terre fertile, leur fit imaginer de se servir de bois aiguisé par le feu, ou de pierres tranchantes, pour la remuer. Le fer leur étoit inconnu, ou, peut-être, n’avoient-ils qu’un souvenir confus de cet utile métal : ils ignoroient donc, & d’où ils se tire, & la façon de le préparer. Voici comment ils l’apprirent.

 

Les premiers soins de ces tendres époux, à mesure qu’ils virent leur famille s’accroître, furent de former de nouvelles dispositions pour rendre leurs enfans heureux, & de les mettre en état de s’entre-secourir. Lors donc que l’âge les eut rendu capables de quelque occupation utile, ils les instruisirent, par l’exemple, & les chargerent de tâches proportionnées à leur force & à leur adresse : remuer la terre, planter, sémer, en recueillir, en serrer les fruits, amasser du bois, construire une cabane, aiguiser avec le feu ou la pierre le bois propre au labourage, paitrir l’argile, en former des vases, prendre soin des animaux qui fournissoient leur lait, préparer des nourritures, des rafraichissemens & toutes les douceurs du repos, étoient autant d’emplois sagement partagés entre les Membres de cette petite République. La parfaite union & la tendresse qui les unissoit tous, faisoient de ces exercices, non des travaux, mais des amusemens variés. Cette concorde étoit le fruit des leçons de leurs Parens. Chers enfans, leur disoient-ils sans cesse, aimez-vous toujours ; le sang qui coule dans vos veines est le même ; c’est un sentiment qu’il doit vous inspirer. Reunissez-vous toujours tous, lorsque votre bien commun exige que vous fassiez des efforts communs ; partagés entre plusieurs bras, ils en deviennent moins pénibles : dans d’autres tems occupez-vous chacun de soins divers, mais également distribués ; vous profitez tous des dons de la Providence : elle ne répand ses largesses que sur un travail qui en fait sentir les douceurs ; nul ne peut se dispenser de contribuer de tout son pouvoir, à sa propre félicité ; & c’est pour nous y encourager tous, qu’elle l’a inséparablement attachée à celle de nos freres[38]. Ce peu de préceptes simples, évidens, inculqués dès l’enfance, appuyés de cette autorité douce & persuasive de la tendresse paternelle, se graverent profondément dans les cœurs des enfans, & la pratique en fit leur plus forte habitude ; ces maximes, dis-je, conséquences réfléchies d’un sentiment naturel, passerent elles-mêmes chez les descendans pour des principes qui naissent, se développent & s’accroissent avec nous. Heureux préjugé, Prince, qui, de bouche en bouche, est parvenu sans corruption jusqu’à nous, & s’est accrû comme la Nation !

 

Ces sages avis faisoient sur les cœurs une impression pareille à celle de la douce influence de cet élément, principe secret du mouvement & de la vie, dont l’agréable & brillante activité récrée les sens, & leur donne une nouvelle vigueur : cette heureuse famille les écoutoit un jour, assemblée autour d’un spacieux foyer, quand tout-à-coup quelqu’un apperçut un feu liquide couler, comme d’une source, sur le sable d’alentour ; il recule, effrayé de ce prodige ; mais bientôt cette liqueur ardente suspend son cours, se durcit, prend la forme de la surface sur laquelle elle s’étoit répandue, & perd sa chaleur.

 

Le Pere, attentif à ce qui peut devenir utile, s’avance, examine ce corps ; il est surpris, & de son extrême dureté, & de la figure que le hazard a fait prendre à quelques morceaux détachés ; il remarque que cette matiére a entraîné avec elle quelques parties de la terre qui environne le foyer ; que cette terre commençoit à s’amollir, & devenir fluide comme le reste avant l’écoulement de ce petit torrent enflammé ; il considére, avec étonnement, cette argile merveilleuse à demi transformée. Mes enfans, s’écrie-t’il avec joie, le Ciel propice nous indique un moyen sûr de soulager nos travaux ; cette matiére dure, qui se dissoud à l’ardeur du feu, & devient susceptible de différentes formes, peut prendre la figure de divers instrumens de bois & de pierre, dont nous nous servons ; elle peut devenir pointue ou tranchante, ronde ou plate, selon le vase ou le creux dans lequel elle sera reçue. Sa grande dureté la rendra propre résister aux efforts, à vaincre les obstacles contre lesquels la plupart de nos instrumens ordinaires se brisent, ou s’émoussent ; elle nous servira à diviser & à tailler facilement tout ce que nous sommes obligés de rompre & d’arracher avec beaucoup de peine & de sueur ; elle nous servira même à polir ce que nous ne pouvions auparavant rendre qu’informe & raboteux. Amassons donc quantité de bois & de cette terre précieuse ; sa couleur me fait connoître qu’il s’en trouve abondamment dans ces environs : essayons encore de la dissoudre par un grand feu.

 

À ces mots, vous eussiez vu toute cette Jeunesse, pleine d’espérance, semblable à la laborieuse Fourmi, empressée pour le bien commun, fouir & transporter le minéral, creuser & arrondir une large ouverture, autour de laquelle ils placent cette matiére, qu’ils couvrent d’un énorme bucher : ils l’allument avec de grandes acclamations ; une flamme dévorante, paroissant feconder leurs efforts, s’éléve avec bruit en de vastes tourbillons : ils ne cessent d’apporter & de lui fournir des alimens ; mais pendant que les uns en entretiennent l’ardeur, d’autres façonnent & moulent avec le sable & l’argile, les empreintes de divers ustensiles, tels que l’imagination, qui n’a point encore d’autre modéle qu’elle-même, les leur fait inventer, & prévoir les services qu’ils pourront en tirer. Enfin, la matiére dissoute & rassemblée dans le centre d’un brasier ardent, ils la tirent de ce réservoir à l’aide de longues perches, enduites de terre, au bout desquelles ils ont emmanché des vases de pierres pour la verser dans leurs moules, ou se servent de ces moules même qu’ils ont fait cuire à cette fournaise, pour la puiser.

 

Quelques-uns s’appercevant que cette matiére, en devenant solide, reste molle & flexible jusqu’à ce qu’elle ait perdu sa chaleur, tâchent, à coups de pierre, de la plier & de l’applatir à leur gré. Ce travail heureusement achevé, ils s’empressent d’éprouver leurs outils : l’un essaie de couper une branche ; cet autre de fouir la terre pour en tirer des racines ; celui-ci s’efforce de détacher un rocher ; celui-là de creuser ou de polir une pierre ; enfin, l’usage leur apprend ce qu’il manque à ces inventions, encore grossiéres : ils remarquent que ce métal s’use & se lime par le travail ; qu’étant aminci vers les bords, il devient plus tranchant. Cette observation leur découvre le moyen d’aiguiser & de polir le fer. Si son fil vient à s’émousser ou à se rompre, ils savent déja qu’en chauffant cette masse, elle se ramollit & s’étend sous les coups. Cette expérience leur fait appercevoir que plusieurs fois travaillée & battue, elle s’affine & devient moins cassante. Lorsqu’ils la mouillent à dessein de la refroidir plus promptement, une subite extinction, en la raffermissant, apprend l’utilité de la trempe. C’est ainsi, Prince, que la Providence, attentive aux besoins des hommes, leur présente à chaque instant, & leur met, comme devant les yeux, des objets qui réveillent leur industrie, leur fait faire des conjectures utiles que l’épreuve confirme, & les méne, par dégrés, de découvertes en découvertes ; souvent même un expédient, qui n’a qu’un but fort naturel & fort simple, les enrichit tout-à-coup de l’invention la plus importante. L’homme ne peut donc trop attentivement suivre pas à pas, la nature, toujours prête à lui découvrir ses plus beaux secrets.

 

Je ne vous entretiendrai pas plus long-tems de quantité d’autres détails, dont j’ai eu tant de fois occasion de vous parler. Je me contenterai d’appuyer sur ce que j’ai déja dit, que le tronc de cette grande famille, dont vous faites maintenant la tige principale, s’est accru, sans interruption, jusqu’à vous, de premier né en premier né, c’est cette tige qui réunit & lie ensemble toutes les branches de ce grand arbre, entretient & nourrit la séve de leur mutuelle tendresse. Vos Peuples, Prince, en jettant les yeux sur votre auguste Personne, se regardent tous comme les fils d’un même pere : maintenez donc une concorde qui ne s’est encore jamais démentie ; affermissez-en à jamais les nœuds, rendez-les indissolubles. Il est à propos pour cela, que vous parcouriez les différentes Contrées de votre Empire, & que votre présence, comme l’astre du jour, anime, échauffe, & donne de la vigueur à tous les membres de ce grand corps.

 

Votre sagesse n’a plus besoin d’autre guide que d’elle-même : mon âge demande quelque repos ; il ne me laisse pas le pouvoir de jouir de votre compagnie dans ce voyage ; permettez que je me retire. L’homme, après s’être acquitté des tendres devoirs de l’amitié, & de ceux de bon Citoyen, se doit quelque chose à lui-même : il peut jouir dans le loisir paisible de la retraite des richesses de son propre cœur & du plaisir de méditer sur les grandeurs de la cause souveraine de son Etre.

 

Le jeune Prince, opposant à cette résolution tout ce que l’amitié a de plus pressant : Ne me refusez pas, je vous prie, poursuivit ce vénérable Vieillard, la grace que je vous demande : si je demeure quelque tems éloigné de votre personne chérie, j’aurai peut-être dans peu, le bonheur de prouver, plus fortement que jamais, avec quel zéle je m’interesse à votre gloire : une courte absence rendra notre amitié plus vive. Souffrez que pour gouter l’agréable surprise de vous revoir bientôt dans ma demeure, je ne vous en désigne point les lieux : les soins que vous allez prendre de vos Peuples, vous y conduiront infailliblement[39].

 

Vous connoitrez, ô fortuné Zeinzemin ! qu’il est encore des sentimens plus forts que ceux qui nous unissent. La Nature n’a pas mis tous les hommes à portée d’en éprouver les douceurs ; elle a jetté dans les cœurs des particuliers, les premiéres semences d’une bienveillance générale ; mais leurs racines les plus fortes, ne s’étendent qu’à quelque distance. Un petit nombre de personnes qui nous environnent, viennent verser dans nos ames les tendres épanchemens de leurs affections ; elles reçoivent les nôtres : quoique cette circonférence ne s’étende pas fort loin, nous ne tardons pas à la perdre de vue. Il n’en est pas de même des cœurs que la Nature a faits pour gouverner, & pour être le centre & le mobile de tous les autres : un seul, ou quelques objets d’une amitié intime, ne peut remplir leur capacité ; ce n’est pour ces ames généreuses qu’un point d’appui de leur activité immense : le soleil, fait pour éclairer l’Univers, ne renferme point sa lumiére dans son sein.

 

Allez donc, Prince, allez, quittez quelque tems un Ami fidéle, pour éprouver combien il est doux de devenir celui de tout le genre humain. Si l’homme goute tant de délices à chérir son etre, son existence, n’est-ce pas ajouter infiniment à ce plaisir ? N’est-ce pas étendre les bornes de cet etre, que de voir tout ce qui respire, en souhaiter comme nous la durée ?

 

Il est encore d’autres feux, dont vous n’avez point ressenti les délicieuses atteintes. Une simple ressemblance, avec ce que nous aimons en nous-mêmes, des qualités qui paroissent applaudir aux nôtres, forment les nœuds de la simple amitié : la réflexion nous fait trouver agréable ce qui nous imite, ou ce que nous voulons imiter ; mais on veut être ce qu’on admire. Telle est, Prince, la différence entre l’amitié & l’amour. L’amitié n’a qu’un objet de complaisance ; l’amour a l’Univers entier. La beauté, l’ordre, l’harmonie qui regnent dans ce Tout admirable, qui en vivifient les parties, ne nous rendent la vie précieuse que parce qu’elle nous place au milieu de tant de merveilles ; c’est dans cet attrait tout-puissant que la Nature a voulu que l’homme trouvât le principe de son Etre ; c’est un feu où son cœur, semblable à cet oiseau[40] qui se consume pour renaître de sa cendre, cherche à s’embraser pour l’immortalité de son espéce.

 

Vous ressentirez bientôt, Prince, les effets enchanteurs des charmes de ce Sexe, que la Nature a si excellemment pourvu des beautés trop dispersées ailleurs, pour ne pas enfin fatiguer nos regards ; elle les a toutes rassemblées en cet objet pour nous les rendre toujours présentes avec un égal plaisir ; c’est pour lui que vous serez épris de ce feu vivifiant ; alors vos Sujets vous presseront avec joie d’assurer leur bonheur présent & à venir. Adieu. Ne différez plus de si heureux instans.

 

ARGUMENT DU CHANT III.

 

Zeinzemin part, accompagné de l’élite de la Jeunesse, pour visiter les Provinces du Royaume, suivant une ancienne coutume. Description du Coursier qu’il monte. Il est le premier qui dompte les chevaux : il raconte à ses amis comment il y a réussi. Tableau des belles qualités de ce jeune Prince. Il s’entend faire le récit de ses belles actions par une personne qui ne le connoit pas. Description des travaux qu’entreprend la Nation pour la construction des grandes Routes. Description de l’ordre que le Prince établit dans la distribution de tous les Édifices, tant publics que particuliers, par-tout l’Empire dont il fait une grande Ville réguliere. Division des Provinces : distribution des habitations, des familles. Partage de la culture des terres. Accueil que les Sujets font à leur Roi par-tout où il passe. Il aime la Maîtresse d’un de ses Sujets : il se propose de l’épouser. Désespoir de cette Fille : représentations qu’elle lui fait. Généreuse résolution qu’il prend de la rendre à son Amant : il l’exécute. Le Prince se fait connoître à celui qui lui raconte toutes ces choses : comment il récompense cet éloge.

 

CHANT III.

L’Amour de la Patrie attache enfin le jeune Prince des bras de l’amitié. Il part, accompagné de la plus florissante Jeunesse de son Empire : animés du même esprit, & par l’exemple de leur Monarque, ils alloient avec lui observer d’un œil attentif, ce que produisoit ou l’art, ou la nature dans chaque Province, soit pour faire part à leurs Compatriotes de leurs utiles observations, soit pour transmettre à ceux dont ils alloient rechercher l’amitié & les conseils, d’autres pratiques, ou d’autres usages en échange de leurs sages avis. Tel étoit l’obligeant commerce qui regnoit entre toutes les parties de ce Royaume.

 

Les Peres de famille de chaque Contrée, se députoient réciproquement leur Jeunesse, pour la former, & lui faire prendre de bonne heure des liaisons qui perpétuassent la bonne intelligence & l’union intime de tous les membres de ce grand Corps. C’étoit encore une coutume ancienne que le Prince séjournât une année entiére dans chaque Province de ses États, qui en étoit alors la Capitale, & la suivante il en parcouroit un certain nombre d’autres. C’étoit même par ces révolutions bienfaisantes que se comptoient les années[41] : ainsi le Roi de la lumiére échauffe & récrée alternativement les différentes zones : les faisuivent son char, & raménent la vie & la fécondité où le froid des hivers avoit répandu sa langueur.

 

Telle sembloit la brillante compagnie du jeune Héros. Une troupe nombreuse l’escortoit, montée sur de superbes coursiers ; les uns environnoient le Prince ; d’autres le précédoient de loin, & couroient répandre la joie avec l’heureuse nouvelle de son arrivée : son port majestueux, sa taille noble, avantageuse & légére, le font distinguer au milieu de cette Élite, comme le palmier entre de tendres mirtes. L’impétueux animal qu’il monte, paroit se glorifier du poids qui le charge : il éléve & recourbe fiérement son col, couvert d’une criniére brillante, qui semble un beau voile négligemment ajusté, voltiger au gré des vents : son poitrail, large & vigoureux, annonce sa force, & son attitude son courage ; sa croupe, ornée des flots épais d’une longue queue, présente avec ses flancs, les plus belles proportions ; ses jambes fines & déliées, lui donnent la légéreté du cerf ; sa tête séche & dégagée, la vivacité de ses regards, le font ressembler à l’aigle ; ses yeux ardens témoignent qu’il foule avec dédain la poussiére, & voudroit traverser les airs : il paroit libre malgré le frein qui le gouverne, & n’obéir qu’à une main capable de le dompter : aussi admire-t’on l’adresse & la dextérité de celle qui le guide. Ceux qui approchent de plus près Zeinzemin, voulant lui rappeller le souvenir agréable d’un important service rendu à tout le genre humain, & jouir des charmes de sa conversation, lui adressent ce discours : Prince, votre auguste Pere, dont la mémoire nous est toujours chere, & qui revit en votre personne, a soulagé nos travaux champêtres en nous procurant les secours du bœuf laborieux : Vous avez doublé ces secours en nous apprenant à dompter ce fougueux animal, également propre à porter ou traîner des fardeaux, & à nous épargner les fatigues d’une longue marche. Dites-nous, de grace, comment votre grand courage parvint à s’assujettir ce qui paroissoit auparavant si redoutable.

 

Je vais, reprit le Prince, mes chers compagnons, satisfaire votre curiosité sur un fait qui me flatte, puisqu’il vous est devenu utile. Je sortois des amusemens de cette agréable folie, qu’on nomme enfance, & ma raison s’éveillant comme d’un songe, commençoit à considérer d’un œil plus attentif, les beautés de l’Univers : sans quitter encore les amusemens, je ne fis qu’en changer ; il me semble que je me proposois d’en tirer quelque profit. Les uns aiment à considérer les productions inanimées de la Nature, les fleurs, les plantes, les fruits ; d’autres aiment à la contempler animée : je l’admirois à ces deux égards ; mais sous ce dernier aspect, elle avoit plus d’attraits pour des yeux encore aussi peu pénétrans que les miens. Je me plaisois donc à nourrir & apprivoiser les animaux qui fuient ordinairement notre compagnie ; je parcourois les campagnes & les forêts pour découvrir leurs retraites ; j’imaginois mille stratagêmes pour les surprendre, ou leur enlever leurs Petits. Quoique je me reprochasse en cela une espéce de cruauté, je croyois les dédommager de la perte de leur liberté, par le soin que j’avois de leur épargner la peine de chercher leur nourriture : d’ailleurs, je leur laissois une sorte de liberté ; oiseaux, quadrupédes de chaque espéce, étoient enfermés dans de vastes enceintes, où je leur faisois trouver tout ce que je savois convenir à leur instinct, à leur industrie naturelle. Je me faisois un plaisir d’étudier leurs inclinations, d’observer leurs travaux, leurs ruses, leurs cris, leurs chants, leurs amours.

 

Un jour que je parcourois une forêt pour découvrir quelques-uns de ses habitans, j’arrivai dans une profonde vallée, qui, s’applatissant en plaine, étoit environnée de toutes parts de grands arbres fort touffus ; au milieu serpentoit un ruisseau ; il nourrissoit de sa fraicheur l’herbe & les fleurs d’une prairie qui bordoit son rivage. Je fus frappé de la beauté de ce lieu charmant ; j’y promenai agréablement la vue ; mais je fus encore plus surpris d’y voir paître tranquillement une troupe d’animaux, dont j’admirai la taille & la figure. Je n’en avois point encore vu de cette espéce : dans ces tems ces animaux farouches se tenoient fort à l’écart. Je demandai à ceux qui m’accompagnoient, pourquoi on n’avoit pas encore essayé de les apprivoiser : j’observai que, puisqu’ils paissoient l’herbe, ils ne devoient point être voraces, ni absolument farouches. On me répondit, que leur extrême vitesse les avoit, aussi-bien que les cerfs, rendus inaccessibles ; qu’il seroit même dangereux de s’exposer aux coups redoutables de leurs pieds. Je ne me rendis point à ces raisons ; les difficultés exciterent mes désirs ; je crus qu’il me seroit glorieux de les surmonter, & je pris dès-lors la résolution secrete de me rendre maître de quelques-uns d’eux. Ce dessein formé, je me rendois souvent seul dans cette solitude : les premiéres fois, ces animaux disparoissoient à ma vue ; peu à peu ils s’accoutumerent à ne la plus redouter ; insensiblement même, ils me laissoient approcher à quelque distance d’eux : je remarquai que levant la tête, ils me regardoient avec quelque attention ; leurs regards, quoique vifs, n’avoient rien de féroce ; je crus leur reconnoître de l’inclination à se familiariser avec les hommes. Pour confirmer mes conjectures, j’essayai de leur présenter quelques poignées d’herbes, & quelques-uns s’avancerent comme pour recevoir mon présent ; je le leur jettois en m’éloignant un peu ; ces offres réitérées les habituerent à venir recevoir ces bienfaits de mes mains. Celui que je monte à présent, fut un des premiers qui eut cette confiance ; aussi étoit-il un de ceux dont je recherchois le plus les bonnes graces. Cette premiére réussite me fit imaginer un moyen de lui tendre des piéges & à quelques autres : je pris avec moi les secours que je crus nécessaires pour l’exécution de ce projet ; je préparai des liens & des entraves à ces nouveaux amis ; je fis cacher ceux qui m’accompagnoient, & m’avançai seul, présentant à ces animaux une main séduisante, qui les attira où je leur avois tendu des lacs capables de les arrêter ou de les abattre ; je les laissai plusieurs jours dans cette situation, & pris moi-même soin de leur donner à manger pour achever de les habituer à leur captivité. J’avois recommandé le secret à ceux qui m’aidoient, & nous délibérames sur les moyens de nous faire suivre par force : nous trouvames celui d’assujettir le cheval, par la tête & par la bouche. Fier de cette capture, je la fis conduire à mon Pere, que je surpris agréablement : il donna des éloges à mon adresse. Sa pénétration, sa sage prévoyance & son amour pour le bien public, lui faisant appercevoir de quelle utilité seroient ces robustes animaux : Mon fils, me dit-il, je loue la hardiesse de votre entreprise ; mais ceux que le Ciel destine à prendre soin du reste des humains, ne doivent rien se proposer que de relatif à cette fin glorieuse : vous avez, sans doute, prévu l’usage que l’on pourroit faire de ces nouveaux domestiques. Le même, lui répondis-je, ô mon Pere ! que nous faisons de l’animal qui laboure nos champs. Il approuve ma pensée, & m’invite à en faire l’essai.

 

Je contraignis donc mes vigoureux prisonniers à traîner de pesants fardeaux ; je m’avisai même de les en faire charger, & malgré leurs premiéres répugnances, ils devinrent dociles. La faim, la crainte, let récompenses, les caresses même, semblent faire sur les Brutes, ce que produit en nous la raison & l’amour de la société. On remarque dans le cheval quelque sensibilité pour la gloire & les bienfaits : celui-ci en est une preuve. Il s’étoit singuliérement attaché à moi ; je pouvois le mener où il me plaisoit ; je pouvois seul l’approcher ; du reste, fougueux, ombrageux, indomptable, il ne souffroit que la bride & ne la recevoit que de ma main : on avoit vainement tenté d’en tirer quelques services ; on étoit même prêt à lui rendre la liberté, lorsqu’un désir téméraire de me signaler, me fit trouver une façon toute nouvelle de se servir de ces animaux, & de les assujettir.

 

Un jour en présence de mon Pere & d’un grand nombre de nos Concitoyens, à l’entrée d’une vaste campagne, couverte de sable mouvant, j’améne cet orgueilleux coursier : il me suit, attiré par quelque nourriture que je lui présente ; je le flatte, je lui mets doucement le mords, lui passe les rênes, & d’un saut léger je m’élance sur son dos ; je lui presse fortement les flancs des cuisses & des jambes ; j’entortille autour de mon bras sa longue criniére ; je résiste à tous les premiers efforts qu’il fait pour secouer son fardeau : il se cabre, il saute, il bondit, mais en vain ; je me tiens aussi fortement attaché, que le vautour à la proie qu’il a saisie. Tout le monde épouvanté, craint pour ma vie : on me crie d’abandonner cette dangéreuse entreprise ; & déja je me sens emporté comme sur les aîles des vents ; j’entens mille cris lugubres, qui insensiblement cessent de frapper mes oreilles.

 

Ce coursier rapide traverse la plaine avec la vitesse d’un oiseau : un nuage de poussiére s’éléve sous ses pas : guidé par sa seule fureur, il court par-tout où elle l’emporte, jusqu’à ce que ses forces épuisées l’arrêtent ; alors je le flatte, je lui fais entendre ma voix : il marche quelque tems d’un pas tranquile, puis essaye encore de s’affranchir du joug ; enfin l’extrême fatigue me rend maître de ses mouvemens ; je lui fais sentir les impressions du frein. Je menace, je châtie, je le caresse quand il céde ; insensiblement je le tourne, je dirige & modere ses pas à mon gré, je le ramene soumis & paisible. L’affection de mes chers Compatriotes me reçoit au milieu des acclamations de joie ; mon Pere m’embrasse tendrement ; je n’entends de tous côtés que des applaudissemens, des éloges flatteurs dont il me sieroit peu de vous faire le récit[42].

 

Voilà, chers compagnons, l’utile exemple que j’eus le bonheur de donner aux jeunes gens de mon âge ; ils firent bientôt voir par leur adresse & leur courage dans ces exercices, qu’ils ne me cédoient que l’honneur de les avoir précédés.

 

C’étoit sur des récits de quantité d’inventions nouvelles, qui rendoient la société heureuse, & sur les justes louanges de leurs inventeurs, que rouloient les conversations amusantes de ces jeunes voyageurs : les Pays qu’ils traversoient, leur en fournissoient une ample matiere : quantité de merveilles s’offroient à leurs yeux : l’Empire qui avoit commencé à fleurir sous le regne du Pere, prenoit tout son lustre à l’aurore de celui du Fils. Ce grand Prince avoit un esprit capable de former & d’exécuter les plus magnifiques projets : il n’entreprenoit rien sans les conseils des plus sages & des plus expérimentés ; il faisoit choix des meilleurs avis, avec un discernement exquis ; il saisissoit avec promptitude, ce qu’il y avoit de judicieux dans un raisonnement ; il en développoit les conséquences, faisoit appercevoir ce qui n’avoit pas été observé, concilioit plusieurs idées, plusieurs expédiens, prévoyoit & résolvoit les difficultés ; comme il étoit l’ame de toutes les délibérations, il étoit entre les jeunes gens de son âge, le plus souple, le plus adroit aux exercices du corps ; dans les jeux & les divertissemens, le plus gai, le plus enjoué, comme le plus laborieux dans les affaires sérieuses.

 

Tant d’excellentes qualités ne tarderent pas de produire par tout ce vaste Empire des effets merveilleux. Mais quel éloge plus digne des grandes actions de ce jeune Héros, que celui qu’il s’entendit faire par une personne dont il n’étoit pas connu ? plaisir vif & délicat bien sensible pour un cœur généreux. Celui de Zeinzemin jouissoit déja des succès rapides de quantité de glorieuses entreprises, lorsqu’un jour s’étant écarté des siens, la nuit le surprit sans qu’il pût les rejoindre : l’obscurité ne l’empêcha pas de trouver bientôt une retraite. Les devoirs les plus humains de l’hospitalité étoient chez ces Peuples souverainement en honneur par une suite nécessaire de leurs usages. Le Prince se retira donc dans la demeure la plus prochaine[43] ; il y fut reçu avec cette joie pure & sincere, qui n’a rien des égards apparens & forcés, sous lesquels un sordide intérêt cache le dépit de n’oser refuser un service.

 

Jeune Voyageur, lui dit le Chef de famille, le tems du repas public est passé[44] ; je n’aurai pas le plaisir de procurer celui de votre compagnie à nos Concitoyens : quoiqu’il en soit, daignez agréer avec le repos, les mêts que nous pourrons vous offrir. On prépara aussi-tôt, & on servit avec empressement à cet Étranger, ce-qui se trouva de meilleur & de plus capable de rétablir ses forces : on l’excite obligeament à en faire usage.

 

Pendant le repas, Zeinzemin, moins par désir de s’entendre louer, que pour s’informer de ce qui pouvoit manquer au bonheur de ses Peuples, demande à son Hôte ce que l’on pense du Prince en ces Contrées. Ô cher Compatriote ! lui répondit cet homme, heureux ceux qui vivent ou naissent dans ces tems fortunés ! nos descendans loueront à jamais la mémoire du grand Zeinzemin. Le Ciel toûjours propice n’a point cessé de nous donner dans nos Chefs des peres tendres & affectionnés : celui-ci réunit aujourd’hui la sagesse de tous ses ancêtres, & rend présente toute la félicité de leurs regnes : ses Peuples désireroient que le sien fût immortel. Vous, aimable jeune homme, que le désir de connoître & de devenir sage, fait, sans doûte voyager, pouvez-vous ignorer aucune des grandes actions de notre Prince, & l’effet qu’elles produisent sur tous les cœurs ?

 

Je sais, reprit le feint Étranger, ce qu’il a fait par amour pour ses Peuples ; mais j’ignore encore s’il est partout également approuvé. Votre âge & votre expérience, généreux Citoyen, vous rendent capable de juger de ce qui est véritablement louable, par ce qui est utile : instruisez-moi, je vous prie, de ce qu’il a fait de meilleur.

 

Le Convive de Zeinzemin commença donc ainsi : Il est doublement agréable de raconter des merveilles : on admire & on jouit d’un plaisir que l’on communique à la personne qui nous écoute. Vous avez dû rencontrer à chaque pas des marques récentes de la grandeur & de la sagesse de notre Monarque ; elles doivent encore être comme présentes à vos yeux. Je vais, puisque vous le souhaitez, vous en entretenir, & comparer l’état présent de la Patrie à ce qu’elle fut autrefois. Le généreux Alsmanzein avoit conçu le dessein de l’embellir ; son grand âge en empêcha l’exécution : cette gloire étoit réservée à l’aimable Zeinzemin.

 

À son avénement le zèle des Concitoyens, réunissant une multitude innombrable de bras, entreprit d’ouvrir de longues routes, dont les unes conduisissent jusqu’aux extrémités du Royaume, & d’autres vinssent se rendre, comme autant de branches, à ces troncs principaux, pour lier communication entre toutes les parties même les plus écartées de la fréquentation des Habitans. Pour faciliter à leur Prince bienfaisant l’accès de toutes ses Provinces, & marquer l’empressement qu’ils avoient de jouir de sa présence, ils perçoient des rochers, applanissoient des montagnes, combloient des vallées, ou les couvroient de ponts d’une structure hardie.

 

Dans les temps que la terre montre au laboureur oisif, l’espérance d’une abondante recolte, recompense de ses travaux, femmes, enfans, vieillards, comme les plus robustes, tous quittoient leurs habitations, & se divisoient par troupes nombreuses, pour construire ces beaux ouvrages ; les uns creusent la terre, la transportent & la répandent ; d’autres détachent & roulent des pierres énormes, les taillent & les posent ; ceux-ci plantent aux bords de ces levées, les arbres qui donnent le plus promptement un ombrage touffu ; cependant le sexe & l’âge le plus foible construisent des cabanes de branches entrelassées, les ornent de fleurs & de feuillages, dressent des lits, des tables & des siéges de gazon & de mousse, apprêtent toutes sortes de rafraîchissemens : la campagne est couverte de longues chaînes d’habitans, qui s’encouragent & s’entr’aident : il regne dans cette multitude tant d’ordre, tant d’intelligence ; les occupations y sont si bien distribues, que des travaux immenses s’exécutent avec une promptitude aussi merveilleuse ; ils paroissent des jeux, & suffisent à peine pour occuper quelques jours cette Nation laborieuse : chacun avec une joie égale à son admiration, voit ces ouvrages commencés çà & là, comme au hazard, s’avancer avec un progrès rapide, se réunir & s’entre-couper avec la régularité des fils d’un réseau ; nos chemins s’élever en larges terrasses, pavés & revêtus de pierres polies, ou de briques solidement cimentées.

 

On redresse par des digues, le cours tortueux des rivières ; on creuse des canaux pour dessécher & fertiliser les endroits marécageux, pour arroser les plaines arides ; on construit des aquéducs, des bassins, des fontaines ; on érige des colonnes, des obélisques pour marquer la distance des lieux, & en mémoire des Citoyens qui ont bien mérité de la Patrie. Toutes ces choses rangées avec tant d’art & de simétrie, font des campagnes autant de jardins agréables, entrecoupés d’allées, divisés en de spacieuses plates-bandes, qui présentent avec ordre & distinction les nuances de différentes verdures & de différentes fleurs. À côté des moissons qui paroissent, lorsque le vent les agite, les flots d’une mer d’or liquide, se voyent des vergers, des bosquets, des prairies assortis comme autant de compartimens.

 

Zeinzemin anime ces merveilleuses entreprises : présent à tout, son génie sublime invente & ordonne, dirige toute cette magnificence, lui suggére mille expédiens heureux ; la bonté de son cœur lui fait en même-tems modérer l’ardeur que la douce persuasion qui coule de ses lévres, vient d’inspirer ; mais toutes puissantes, pour exciter au travail, ses exhortations peuvent à peine porter son Peuple à prendre quelque repos.

 

Il y avoit déja quelque tems que du sein de l’abondance étoit né le gout qui cherche à mettre de l’ordre, du choix & de la variété dans ses plaisirs ; ce goût, qui se plait à embellir les dons de la Nature, avoit déja inspiré à nos Citoyens la pensée de se bâtir des demeures agréables ; il leur avoit appris à polir la pierre, & à donner quelque régularité à leurs édifices : auparavant ils habitoient de simples cabanes, ou se creusoient des retraites spacieuses & commodes dans des rochers, sans ornement, sans beauté : ils avoient donc quitté ces logemens rustiques, pour se construire des maisons, choisissant au hazard une place voisine d’un ruisseau, d’un bois, d’une prairie : ces maisons, d’une architecture grossière, étoient éparses çà & là. Zeinzemin vient de faire naître l’amour du bel ordre : il a fait raser ces bâtimens mal rangés, peu uniformes, pour leur donner une situation & une figure qui plaisent également à la vûe ; lui-même a pris plaisir d’en tracer les plans. Ainsi, c’est encore par ses soins que les routes, qui, comme je viens de dire, divisent cet Empire en une infinité de quarrés spacieux, sont bordées, à distances égales, de quelques habitations champêtres, agréables retraites où le Voyageur, ceux qui cultivent & moissonnent nos campagnes, vont, pendant la chaleur du jour, prendre quelque repos ou un léger repas.

 

À chaque division de ces chemins somptueux, une large esplanade, en forme de terrasse, environnée de plusieurs rangées d’arbres, est occupée par plusieurs vastes bâtimens simples, mais propres, uniformes & réguliers : ils servent de demeure commune à certain nombre de familles réunie, sans être séparées des autres : au milieu une place couverte de berceaux ou de portiques, ornée de fontaines, sert à leurs jeux & à leurs repas.

 

Il y a toujours un nombre suffisant de ces habitations distribuées autour d’une plaine, pour que les familles qui les occupent en puissent entretenir, sans fatigue, la fertilité. Vous avez vû, sans doute, ô jeune voyageur ! ajouta celui qui venoit de donner retraite au Prince sans le connoître, le pompeux appareil de nos labours & de nos moissons. S’agit-il d’ouvrir le sein fécond de la terre ? le bord alligné d’une campagne est aussi-tôt couvert d’un grand nombre d’attelages qui, partant tous au même signal, commencent & achévent ensemble la révolution des sillons. Faut-il recueillir ce que la mere commune nous rend avec usure ? notre Jeunesse, couronnée de fleurs, rangée dans le même ordre, s’avance vers la plaine en chantant les louanges du souverain Bienfaiteur des humains. On voit quelquefois cent mille faux dépouiller les champs d’une forêt d’épis, aussi rapidement que la flamme d’un incendie, tandis qu’une foule de jeunes Beautés en rassemble & lie les gerbes[45].

 

Au centre de chaque territoire est un vaste édifice, réservoir commun des alimens & des délices de la vie ; mais ces partages des terres ne sont point pour nous des possessions absolues ; nous avons horreur de ce que l’on dit avoir été la cause des maux qui désoloient les premiers Habitans de ce Pays : ce ne sont donc que des portions d’un travail amusant que chacun de nous se hâte de finir pour aider nos voisins. Nos Provinces se disputent la gloire de voir leurs champs mieux cultivés, & celle de se prêter des secours : elles s’envoyent réciproquement les plus beaux fruits, ou ceux qui ne croissent pas également partout. Quelque contrée n’a-t-elle pas répondu aux espérances du laboureur ? on s’empresse de toute part à réparer cette disette, & elle se trouve la plus abondamment pourvûe. Tels sont les effets de l’amitié, de l’union cordiale & sincere qui regne avec harmonie entre toutes le peuplades de cet Empire ; telle est l’inclination bienfaisante, qui de proche en proche se répand dans toute son étendue.

 

Une parfaite concorde s’est toujours conservée parmi nous depuis l’origine de la Nation. L’aimable Zeinzemin vient d’en resserrer & d’en raffermir les liens ; il a étendu la régularité & le bel ordre des choses inanimées jusques sur toutes les Professions, soutiens ou agrémens de la vie : sans altérer la pureté ni la douceur des mœurs, il en a fait disparoître la simplicité grossiére ; une unanimité auparavant confuse, est devenue un concert prudent & mesuré, dont la beauté encourage[46].

 

Tel fut l’éloquent éloge que Zeinzemin eut le bonheur d’entendre d’une bouche inconnue ; louanges peu suspectes, dictées par la dignité & la grandeur de l’objet dont l’ame est vivement frappée. En effet, qui ne seroit épris des vertus d’un Prince qui fait de son Empire une grande Ville plus réguliere que celle dont l’Euphrate arrose les murs ? Qu’êtes-vous, orgueilleuse Babylone[47], comparée à cette immense Cité, où le bel ordre des édifices égale celui des vases dans lesquels l’industrieuse Abeille dépose son miel ? Que sont vos murs, vos terrasses, vos jardins suspendus près des ornemens d’une Ville, dont chaque quartier est une Province abondante, & chaque Province un jardin délicieux, environné d’agréables demeures ? Ne vantez point vos Temples, vos Palais ; vous avez aussi d’affreuses prisons : à quoi serviroient ces édifices, où la superstition, la tirannie & le crime sont inconnus ? Votre commerce vous rend les Nations tributaires ; & cette Ville, sans Professions mercenaires, posséde toutes les richesses ; chacun de ses Citoyens jouit de celles de toute la société.

 

Furieux Conquérans, vous couvrez la Terre d’armées nombreuses : quel ordre, quelle simétrie entre les parties de ces grands corps ! Leurs mouvemens réglés frappent agréablement la vûe ; une ravissante simphonie les accompagne. Est-ce l’ouverture d’une fête ? tant d’hommes rassemblés vont-ils célébrer les louanges de l’Auteur de la vie ? Non, c’est le triste appareil des sanglantes funérailles d’une Nation entiere.

 

Zeinzemin, vraiment Héros, fait servir la pompe & la magnificence de ce bel ordre aux travaux qui procurent le soutien de notre Etre, & vous l’employez sa destruction ; vous montrez à vos victimes un agréable spectacle qui va les priver pour toujours de celui de l’Univers.

 

Vous, Monarques, paisiblement indolens, que sont vos Empires ? Un amas de masures & de chétives cabanes entre lesquelles s’élevent confusément quelques grandes Villes percées d’un labyrinte de rues tortueuses, bordées de maisons aussi inégales, aussi peu uniformes que les conditions de leurs Habitans ; ouvrages bizarres de l’orgueil du riche à côté des foibles efforts du pauvre ; lieux où au mouvement tumultueux du faste & du luxe, se mêlent les empressemens inquiets d’une avarice insatiable, les travaux perpétuels de la misère ; lieux funestes où se font entendre, avec les ris & les réjouissances de l’oppresseur injuste, les plaintes & les gémissemens de l’opprimé.

 

Au récit agréable qui répandoit la joie sur le visage du jeune Prince, en succéda un autre, qui, touchant aux plaies encore récentes de son cœur, lui firent pousser de tristes soupirs, dont l’Hôte ne comprenoit pas la véritable cause. Je viens, continua-t-il, de vous montrer le Héros, je vais vous montrer le Citoyen généreux.

 

Zeinzemin, le magnanime Zeinzemin parcourant ses États pour hâter l’exécution de ses projets, voit ses Peuples en rendre les succès plus prompts que ses désirs. S’arrête-t-il quelque temps dans un endroit ? il est surpris en arrivant dans une autre Province, de voir que ses ordres ont été prévenus : des admirateurs attentifs aux actions de ce grand Prince, le devancent, en portent au loin la renommée ; elles sont aussi-tôt imitées : on accourt en foule sur son passage ; on s’empresse de voir un Héros, le plus bel ornement de la Patrie, qu’il prend soin de décorer de tant de chefs-d’œuvres immortels : partout il est reçu au milieu des acclamations que la joie éleve jusqu’au Ciel : une brillante jeunesse des deux sexes, chantant ses louanges, vient, ornée de fleurs, en joncher la terre sous ses pas : il n’est point de belle qui ne cherche dans ses yeux la route de son cœur : tous ses Sujets marquent avec quelle ardeur ils souhaitent de le voir devenir sensible, & que son choix les assure d’un digne Successeur ; ses amis les plus familiers l’en pressent : il céde enfin à tant d’instances, ou plutôt il y est tout-à-coup entraîné par les charmes vainqueurs d’une beauté, qui, à la tête d’une troupe de jeunes filles, vient lui offrir des présens de fleurs & de fruits. Frappé des graces naïves qui brillent sur toute sa personne, & de la douceur des accens de sa voix, son cœur épris dicta à sa bouche cet obligeant discours :

 

Ô aimable Fille ! Astre de ces heureuses Contrées, que les dons que mes Peuples m’offrent par vos belles mains, me sont agréables ! Ces yeux divins ont fait sur mon ame la même impression que les premiers rayons du soleil sur la rose prête à s’épanouir. Oui, ces traits occupent toutes les puissances de mon amie ; ils s’y sont peints pour ne s’en effacer jamais. Que ces fleurs que vous me présentez, ont une odeur délicieuse ! l’Amour lui-même en a composé les parfums. Souffrez que je leur fasse l’honneur de couronner vos appas. Il m’est bien doux de me voir si favorablement accueilli ; mais que je serois heureux si quelque inclination plus forte qu’une estime générale, m’attiroit vos bonnes graces !

 

Tout le Peuple applaudit par de grands cris de joie. Notre Prince, disoit-il, ce généreux Bienfaiteur, jusqu’à présent uniquement occupé de notre bonheur, veut donc éprouver lui-même ce que c’est qu’être véritablement heureux ! celui dont le doux Empire subjugue tous les cœurs, céde enfin la victoire à de beaux yeux ! Ô fille d’une heureuse mere ! vous allez devenir celle de tout la Nation ; votre tendresse va faire la félicité de notre Prince ! Quittez, quittez ces dons, trop foibles marques de notre reconnoissance ; vous seule pouvez nous acquitter envers lui : chargez-vous du soin de lui faire connoître combien il est aimé. Qu’il éprouve par vos tendres caresses les passions réunies de tous ceux qui le chérissent.

 

Cependant la rougeur qui s’étoit répandue sur les joues de la jeune beauté à laquelle s’adressoient tous ces vœux, relevoit infiniment l’éclat de ses attraits : cette altération n’étoit point l’effet de cette fausse pudeur qui a honte de paroître sensible : elle partoit d’une cause bien plus légitime, qui fit bientôt succéder une triste pâleur à ce vif coloris. Elle accepte, en tremblant, la main du Prince, qui la conduit vers le lieu des assemblées publiques : seule, au milieu d’une allégresse générale, elle est plongée dans une profonde mélancolie ; ses beaux yeux obscurcis ne jettent que des regards languissans. Le Monarque la presse tendrement de consentir à partager avec lui les honneurs du Diadême ; elle ne répond que par de profonds soupirs. Arrivés au lieu où se doit célébrer cette auguste cérémonie, son nouvel Amant la laisse quelque tems aux caresses de ses Compagnes : elles l’environnent, la félicitent & s’empressent à relever ses charmes par mille ornemens : sa mere la tient entre ses bras, la couvre de baisers ; elle ne l’entretient que de son prochain bonheur ; mais surprise de son silence : pourquoi, lui dit-elle, ma chere file, parois-tu si peu sensible à ma joie & à celle de tous nos Concitoyens ? Helas ! répondit-elle, que ne puis-je aimer l’Illustre Zeinzemin autant qu’il est aimable & qu’il m’aime ! Pourqoi mon cœur ne peut-il être également occupé de deux objets ! Vous savez qu’élevée avec le fils d’un ami de mon pere, dès nos plus jeunes ans, nous étions inséparables ; nous nous aimions, sans démêler encore, ni la cause, ni les effets de la tendresse ; elle s’est accrue avec nous ; nos cœurs ont commencé d’en gouter avec discernement les délices : si le sien éprouve les mêmes sentimens que le mien, je sens qu’il n’est pas possible de rompre des liens si doux ; la mort même ne pourroit les dissoudre. Pourrois-je oublier mes promesses ! Pourrois-je oublier les tendres adieux que nous nous fimes pour une absence de quelques jours, lorsqu’à la nouvelle de l’arrivée du Prince, il vola à sa rencontre avec une troupe de jeunes gens empressés de voir ce Héros ! Que cette absence a été cruelle pour moi, quelque courte qu’en ait été la durée ! Je ne pouvois en supporter les instans. Que seroit-ce si nous étions séparés pour toujours ! J’en mourrois de douleur, & il me suivroit bientôt au tombeau. Quoi ! Je serois cause de la mort d’une personne si chere ! Cette pensée me fait frémir. Vous avez vu avec quelle joie j’allois moi-même au-devant du Pere de la Patrie, parce qu’il me ramenoit cet Amant chéri. Je ne savois comment reconnoître ce bienfait : chargée de lui offrir les hommages de tous, je croyois lui payer le seul tribut de ma reconnoissance. Pourquoi ce peu d’attraits m’a-t’il attiré son attention ! Pourquoi à ce moment fatal a-t’il conçu un amour dont je ne suis pas digne, & auquel je ne saurois répondre ! Pourquoi a-t’il choisi la moindre de mes Compagnes ! J’ai vu, j’ai vu, lorsqu’il m’a fait l’aveu de sa flamme, mon triste Amant la douleur peinte sur le visage : bien-tôt mes yeux le cherchoient vainement pour l’assurer de ma confiance ; il étoit disparu ; hélas ! il est allé mourir, & il me croit coupable.

 

Elle n’en put dire davantage ; les sanglots lui coupent la voix. Sa mere mêle ses larmes aux siennes ; & après avoir laissé quelque tems un libre cours à ses plaintes : Ma fille, lui dit-elle, imitez votre Amant ; sans doute que par un effort généreux, l’amour du Prince & de la Patrie l’emporte dans son cœur sur son propre penchant : plus ce qu’il céde lui est cher, & plus le présent lui paroît digne de son Roi. Il en coute, sans doute, infiniment à sa tendresse ; mais quelqu’autre Belle le dédommagera de la perte de son Amante. Pour vous, ma fille, après quelques regrets vous l’oublierez dans les bras d’un Prince aimable[48]. Que dites vous, il pourroit m’oublier ? Je pourrois cesser de l’aimer ! Je cesserois aussi-tôt de vivre. Cessates-vous jamais d’aimer mon pere ? Non, non, la Patrie, le centre de notre bonheur, elle qui nous inspire de tendres sentimens, parce qu’elle associe tous ceux qu’elle nourrit dans son sein, n’exige point de tels sacrifices, & notre Prince a l’ame trop grande, pour n’être pas touché de mes peines ; il ne me refusera pas…

 

Elle alloit poursuivre, lorsque Zeinzemin parut : elle vole embrasser ses genoux. Ô Image de la Divinité ! lui dit-elle, serois-je la seule qui seroit malheureuse sous votre regne ! Vous, les délices de tous les cœurs, voudriez-vous attacher votre félicité à en posséder un qui ne peut se donner qu’au respect, à l’admiration & à l’amitié la plus zélée pour votre auguste Personne, mais qui ne peut répondre à votre amour ? Oui, ajouta-t’elle, un de vos Sujets s’est emparé d’une ame qui ne devroit respirer que pour vous, ou plutôt son infortune l’a rendu votre Rival : nous nous aimons dès nos tendres années. Ah ! s’il eût pu prévoir que vous daigneriez m’honorer d’un regard, son respect l’auroit fait dès long-tems renoncer à me rendre sensible, & je pourrois gouter sans trouble le plaisir de ne l’être que pour vous. C’est, sans doute, ce respect, grand Prince, qui éloigne de vous un de vos fils, qui craint que sa présence ne vous soit plus agréable ; daignez lui pardonner une offense involontaire ; il s’en punit sans doute, mais il est le moins coupable : c’est moi que vous devez punir ; cependant j’implore vos bontés ; unissez deux Amans qui ne peuvent vivre séparés.

 

Qu’entens-je, reprit vivement Zeinzemin ? Quoi ! la Beauté même suppliante devant moi ! Quoi ! celle de qui je voudrois recevoir des graces m’en demande ! Ah ! c’en est trop, divine Mortelle ; c’est un crime pour moi d’avoir osé troubler le bonheur de deux si parfaits Amans ; mais quoiqu’il en dût couter à mon cœur, je vais réparer cette faute. Où est-il ce fortuné Rival ? Qu’il paroisse : puisqu’il a le bonheur de vous plaire, quel qu’il soit, il est digne de toute ma tendresse. À ces mots, le Prince regarde autour de lui ; il s’informe où est cet Amant ; & comme on lui apprit qu’il s’étoit retiré dans un bosquet voisin : Allons, chers Compagnons, dit-il, allons porter la joie dans un lieu où un de nos Amis a porté la tristesse ; allons-y célébrer l’union de cet heureux couple.

 

Il prend, en soupirant, la main de cette Amante pour la conduire à celui qu’elle aime. Il le trouve couché au pied d’un arbre, plongé dans une si profonde tristesse, qu’il est déja près de celui qu’il va consoler, sans en être apperçu. Quoi ! lui dit-il, cher Ami, as-tu pu soupçonner un instant que je voulusse te priver d’un bien plus précieux que la vie ? Non, non, je serois indigne de posséder un cœur sur lequel tu as de si justes prétentions. Je te le restitue donc ce bien inestimable, sois heureux, promets à ta fidéle Amante une tendresse égale à la sienne. Le jeune homme admirant tant de générosité, s’éveille comme d’un profond sommeil ; l’excès de douleur & de joie sont deux extrémités entre lesquelles son ame demeure suspendue, immobile. Il veut ouvrir la bouche pour exprimer sa reconnoissance ; mais les sentimens en sont si vif, qu’ils font expirer les paroles sur ses lévres : il s’efforce en vain de parler, ses accens entrecoupés ne sont que des exclamations, des soupirs. Tous deux saisissent les mains bienfaisantes de leur Prince, & les baisent avec transport, tandis que le Peuple fait retentir de toutes parts les louanges du généreux Zeinzemin. Pourquoi, leur dit-il, célébrez-vous une action qui n’a rien que d’humain ? J’ai fait pour cet Ami ce que je voudrois que fît pour moi un Rival à qui je serois préféré : louez plutôt l’action de ce Concitoyen qui me sacrifioit, sans se plaindre, ce qu’il a de plus cher. Que ce bel exemple serve à jamais, répondit L’Assemblée, de loi qui assure parmi nous le bonheur des Amans, & que jamais l’Himen n’unisse que des cœurs assortis par l’Amour. C’est depuis ce tems, mon cher Convive, qu’il est établi que toutes les fois que notre Monarque paroîtra dans une Province, alors tous les Amans s’assembleront & viendront sous les heureux auspices de sa présence, se promettre d’être Époux[49]. Après cette action héroîque, le jeune Prince quitte ces Contrées pour aller répandre sur d’autres de nouveaux bienfaits ; mais il emporte le trait qui l’a blessé.

 

Je vois, ô cher Compatriote ! que cette histoire vous touche, ajoute celui qui vient de la raconter ; elle fait en vous l’impression qu’elle doit naturellement produire sur une ame bien née ; je loue votre sensibilité ; mais il est tems que vous preniez quelque repos.

 

Des témoignages si sincéres d’estime & d’admiration pour son Prince dans un sujet, étoient, sans doute, dignes d’une illustre récompense ; mais ces appas de l’intérêt, inventés pour exciter des malheureux à en servir d’autres ; ces funestes appas, qui, selon la force de l’attrait, font pancher les Mortels en faveur de l’innocence ou du crime ; ce mobile d’une volonté languissante, que la propriété a rendu nécessaire, étoit inutile où regnoit Zeinzemin. À quoi serviroient de vains dons où personne ne manque de rien, où l’humanité trouve dans ses propres sentimens, ses motifs & ses récompenses, & où la reconnoissance n’a pas besoin des secours d’une inutile libéralité, qui par-tout ailleurs répand sur quelques têtes coupables, & souvent ingrattes, & le sang, & la sueur des Peuples ?

 

Sitôt que le chant des oiseaux eut annoncé le retour de la lumiére, Zeinzemin, empressé de rejoindre ceux que son absence allarmoit, se léve ; & prenant congé de son Hôte officieux, il lui adresse ces paroles en présence de plusieurs Habitans de ces lieux : Fils de la Patrie, reconnoissez celui dont vous venez de louer les actions : pour vous marquer ma reconnoissance, je confie à votre sagesse le soin d’encourager ici vos Concitoyens seconder mon zéle pour le bien public. Ce soin m’appelle à présent ailleurs. Adieu. Que votre affection ne s’efforce point de me retenir. Zeinzemin part aussi-tôt ; & sans donner le tems aux Spectateurs de revenir de leur surprise, la vitesse de son coursier le dérobe à leur vue.

 

ARGUMENT DU CHANT IV.

 

Pendant que Zeinzemin parcouroit son Empire, la Nature se prépare à récompenser ce Prince & Adel. Description des ornemens dont elle se revêt pour aller trouver la Beauté. Description des lieux enchantés, demeure de ces Dives : quels en sont les habitans. Occupations de l’Amour. La Nature invite la Beauté, sa fille, à favoriser Zeinemin : celle-ci part avec l’Amour ; elle lui fait remarquer le jeune Héros : l’Amour lui décoche un trait dont la Beauté modére le coup. Quels avoient été les effets & les suites de cette premiére blessure. Le Prince avoit résolu de ne plus aimer ; ses Amis l’y invitent de nouveau : un d’eux lui fait le portrait de la plus belle personne du Royaume, nommée Zavaher. Zeinzemin veut se ranger au nombre de ses Amans, en cachant sa Qualité ; il se dérobe aux siens pour la chercher : dans le même instans la Beauté avec sa suite, vient trouver cette fille sous la figure de ses Compagnes. L’Amour, changé en fleur, lui inspire de la passion. Zeinzemin arrive où elle se promène. Tous deux sont épris ; mais ils l’ignorent : inquiétudes que cette incertitude cause à ces Amants. Description de la solitude où Zavaher se retire pour rêver : le Prince l’y rencontre par hazard. L’Amour, sous la figure d’un agneau qu’elle aime, fuit comme épouvanté, se jette dans un ruisseau : Zavaher veut l’en retirer, y tombe elle-même : son Amant la secourt, & en est favorablement écouté. Il reconnoit qu’Adel est le pere de sa Maîtresse, & que le Rival auquel il a généreusement cedé naguères, est aussi le fils de cet ami. Réjouissances des Peuples à la nouvelle du mariage de leur Prince. La prospérité du Héros touche à de grands malheurs.

 

CHANT IV.

 

La Nature, car c’étoit elle-même, c’étoit cette Dive[50], ce puissant Génie qui inspiroit le Vieillard respectable qui avoit pris soin d’élever Zeinzemin ; c’étoit elle, qui, par l’organe de ce sage Mortel, avoit fait couler dans le cœur du jeune Monarque ces sentimens héroïques, ces précieuses teintures qui divinisent les humains, parce qu’elles les rendent bienfaisans.

 

La Nature, dis-je, qui forme les inclinations de chaque âge, ayant fait naître à Adel le désir de retourner jouir dans le sein d’une famille caressante & chérie, des douceurs du repos, avoit allumé dans l’ame de son Éléve cette activité, cette ardeur qui venoient de faire briller aux yeux de ses Peuples étonnés tant d’actions immortelles.

 

Dès l’instant de ces travaux, vraiment glorieux, ainsi que cet oiseau courageux, qui, s’élevant au-dessus des nues, fixe, sans s’éblouir, d’immobiles regards sur le sein de la lumiére, & voit avec joie ses Petits nouvellement sortis de l’aire, imiter sa hardiesse & la rapidité de son vol ; de même la Mere de l’Univers voit avec complaisance son cher Favori, accompagné d’une troupe brillante, entrer & marcher à grands pas dans la carriére des Héros : portée sur les aîles des Zéphirs, elle favorise les succès des nobles entreprises de ce jeune Prince, elle l’accompagne ou le suit quelque tems des yeux, anime & excite ses desseins, hâte l’exécution des magnifiques projets de cet heureux génie. Par-tout où elle passe, naissent, se succédent & se renouvellent, & les fleurs & le fruits ; elle se plait à répandre l’abondance dans les lieux où Zeinzemin établit, ou se propose de porter le bel ordre : enfin, contente des soins généreux qu’il a du bonheur de ses Peuples : Il est tems, dit-elle, ô cher Zeinzemin ! de te préparer une digne récompense, & de l’étendre sur celui dont les sages avis t’ont disposé à la mériter.

 

La Dive prononce ces mots avec ce gracieux sourire qui fait la sérénité des plus beaux jours, & reléve les attraits répandus sur son visage auguste : ses yeux éclatans d’une lumiére vive & pure, ont la beauté de l’Astre qui annonce le lever de l’Aurore ; sa chevelure flottante avec grace sur ses épaules d’albâtre, a le lustre & les couleurs des plus tendres rayons de la blonde Avant-couriére du Soleil. Elle se revêt de sa robe, dont la riche broderie représente, & le vaste Océan avec tous les animaux qu’il renferme, & la Terre parée de ses plus riches productions : différentes Nations y sont dépeintes avec leurs divers habillemens, & les traits qui les caractérisent. Enfin, sur son voile brille l’azur d’un Ciel sans nuages, avec toutes les constellations qui le décorent. Elle part, accompagnée de toutes les saisons riantes ; elle ne laisse que l’hiver au sein d’un obscur repos ; elle arrive au séjour délicieux, demeure de la Beauté & la sienne.

 

Dans des lieux jusqu’alors inconnus au Mortels, confins de cet Empire, s’éleve une enceinte de rochers sourcilleux, escarpés de toutes parts : ils ne laissent aucune route qui conduise à leur sommet ; leur aspect extérieur n’offre rien que d’aride & de stérile ; leurs masses informes, entassées, ne les font paroître qu’une seule montagne ; mais ils dérobent à la vue le sanctuaire de la Mere de l’Univers, & cachent les secrets de ses plus riches trésors. Ces ramparts impénétrables bornent de tous côtés le vaste horison d’un Ciel aussi brillant que le saphir, qui sert de pavillon à une campagne riante, où croissent en abondance des fleurs, des arbrisseaux, des aromates, & des arbres rares, plus précieux & plus beaux que tout ce que produisent les plaines heureuses de l’Arabie & les rives fertiles du Gange : ils y conservent toujours leur fraicheur, leur fécondité, comme les ornemens variés qui la précédent : une infinité de ruisseaux serpentent dans de spacieux vallons, environnés de petites collines, qui, doucement arrondies, semblent de superbes sophas autour d’une sale pompeuse : leurs eaux pures & transparentes, figurent sur un fond d’argent, d’or ou de perle, le cours des différens fleuves qui arrosent l’Univers, & vont se perdre dans de grands bassins, dont les contours retracent les rivages des mers qui baignent divers Continents. Il sort du sein des plaines quantité de petites éminences de marbre, pareilles aux chaînes des montagnes qui servent de bornes aux Empires ou à leurs Provinces : ces pierres, ou par leur blancheur, ressemblent à la neige perpétuelle qui couvre quelques-uns de ces monts, ou les différentes couleurs dont elles sont diaprées, représentent la fertilité qui décore leur contour & leur base. Une infinité de touffes d’arbres, dispersées çà & là, font un effet pareil à celui des forêts qui ombragent différentes Contrées de la Terre. Pour marquer les Villes, les Palais, les Hameaux, l’industrieuse agate, dont les nuances semblent dirigées par le dessein, en trace, en végétant, les images sur ses tables polies. Quelques espaces nuds, parsemés de sable, offrent en petit des déserts pareils à ceux de la Lybie, de la Perse, de l’Arabie, ou des régions du Nord : ces mers arides présentent quelquefois le riant aspect d’une Isle où regne l’abondance[51].

 

Dans tout ceci la Nature, de concert avec la Beauté, s’est plu à se copier elle-même, ou plutôt c’est sur ces modéles qu’elle embellit l’Univers ; mais ailleurs elle a laissé la mere des Charmes & des Appas suivre les traces mesurées de l’Elégance & de la Simétrie[52]. Là se trouvent réunis tous les desseins que l’Art fournira jamais à l’imagination des Mortels pour l’ornement des jardins, des murs & des lambris des plus somptueux Palais : tous les contours, les compartimens, les entrelas les plus gracieux, les plus légers, y sont figurés par des avenues, des bosquets, & par l’arrangement d’une infinité de plantes immortelles, qui étalent aux yeux, dans ces lieux enchantés, sur un fond d’émeraude, la variété infinie de leur coloris ; il est relevé & multiplié par les miroirs de quantité de fontaines jaillissantes à travers des canaux de cristal, formés par les sels transparens dont elles s’enveloppent : les voûtes, les arcades, les colonades liquides de ces eaux bondissantes, acquierent en quelques endroits une solidité limpide, où brillent les filets de tous les sucs qui colorent les pierreries[53].

 

Jamais la magnificence qui revêt les plus puissans Monarques, n’étala tant de pompe que les plumages d’une infinité d’oiseaux, qui tirent leurs parures des fleurs, & enrichissent la verdure des arbres, sur lesquels ils s’assemblent pour former les plus mélodieux concerts.

 

Cette demeure de la Beauté l’est aussi de l’Amour, de la Jeunesse, de la Santé au teint fleuri & vermeil, de la troupe folâtre des Ris, des Jeux, & de la Volupté aux regards tendres & séduisans. Un printems éternel & les élémens les plus purs, travaillent de concert à la culture de ces lieux délicieux, où l’or même croit & végéte comme les plantes. Tous ces aimables Sujets s’empressent à servir leur Souveraine ; elle n’habite point de Palais : par-tout où elle se plait à considérer la perspective de quelque magnifique scéne, un nombreux cortége de Génies lui dresse, où elle s’arrête, une tente de rameaux de palmes, de pampres dorés[54] & de guirlandes entrelassées, dont ils varient chaque fois les décorations. Son char, composé d’un seul onix, taillé par les mains adroites de l’Elégance, est un ouvrage plus précieux que la matiére ; les roues en sont d’ivoire, garnies d’or & de diamans ; il est trainé par des tourterelles, dont le plumage imite les couleurs de l’Iris.

 

C’est, je le repéte, dans cette admirable demeure que la Nature a renfermé la source intarissable de toutes les richesses dont elle pare l’Univers ; c’est-là que l’Aurore vient se revêtir de son manteau tissu d’or & parsemé de perles, quand elle va ouvrir les portes de l’Orient ; c’est-là que le Soleil vient se couronner des traits dont il éclaire le Monde ; c’est dans ce réservoir qu’il puise les favorables influences, les principes vivifians qu’il répand par-tout ; c’est delà que découlent, avec la sensibilité, les délices & les soulagemens des Mortels.

 

Dans un réduit secret, l’Amour qui se plait aux mistéres, sous l’ombrage épais d’un labirinte de mirtes, d’orangers, de lauriers, de benjoins, environné de la troupe des tendres Regards, des Soupirs, des Caresses folâtres & vives, du Toucher délicat & exquis, sur lequel s’appuient les Langueurs ravissantes aux yeux mourans ; l’Amour, dis-je, ce puissant moteur des ressorts secrets de tous les Etres animés, sur un autel de rubis, allumoit, avec un flambeau composé d’ambre & de mille gommes odoriférantes, un feu dont chacun de ces Ministres lui présentoit la matiére. C’est à la chaleur de ce feu sacré qu’il compose des essences, principes de l’existence de tout ce qui respire ; c’est à ce feu qu’il forge ces chaînes, ces puissans attraits, ces forces secrétes qui lient les cœurs, & les armes qui les blessent. Il étoit occupé de ces soins importans à notre félicité, lorsque la Nature arriva dans ces lieux. La Beauté, à son aspect, court se précipiter dans ses bras ; la Joie donne un nouveau lustre à ses charmes.

 

Ô ma fille ! lui dit cette tendre mere ; toi, sans qui tout seroit sans ordre & confondu, tu fais qu’en établissant ton sanctuaire sur cette terre fortunée, dont les sages Habitans, fidéles observateurs de mes loix, me sont chers, tu m’aidas autrefois à former leurs mœurs ; tu embellis en eux, & l’esprit, & le corps ; tu te plus à pourvoir leurs aimables compagnes de mille charmes. Il te souvient que, considérant un jour ton ouvrage avec complaisance : Je veux, dis-tu, faire quelque chose de plus parfait ; il naîtra une Belle qui attirera tous les regards ; mais son cœur insensible fera vainement soupirer une foule d’Amans, jusqu’à ce qu’un Héros digne d’elle, fasse cesser cette indifférence. Il est ce Héros accompli ; unissons-les pour le bonheur des Peuples : Zeinzemin est digne de ta chere Zavaher ; ce Monarque n’a eu jusqu’à présent, d’autre passion que le bien de ses Sujets ; qu’il goute les douceurs de l’Amour. Il approche des lieux dont ta Favorite fait le plus bel ornement ; ils ignorent encore le prix de tes dons, & le pouvoir de ton fils ; qu’ils le ressentent ; fais-toi accompagner de cet aimable enfant ; qu’il allume dans leurs cœurs ses plus beaux feux. Elle dit…

 

Aussi-tôt la Beauté fit appeller l’Amour : il achevoit la délicieuse confection dont il enivre les ames ; il l’enferme dans une urne de topase ; il arrive & vole avec légéreté sur le sein de sa mere, qui en reçut un nouvel éclat. Prens, lui dit-elle, mon fils, tes armes les mieux acérées, mais celles qui font des blessures aussi douces que profondes ; trempe-les de ton baume précieux, & suis-moi ; je te méne à une glorieuse conquête. Elle fait atteler son char par les Graces, tandis que les Désirs empressés revêtent l’Amour de ses armes d’or ; ils partent enfin avec toute leur Cour.

 

La Beauté, en traversant les airs, fit remarquer à l’Amour Zeinzemin, qui recevoit alors, par les mains de la Belle dont elle fut subitement épris, les hommages de ses Peuples. Quoi ! dit ce Génie avec un soûris malin, voyons si ce Mortel seroit impénétrable à mes traits ? Essayons… qu’il aime. À ces mots la flêche vole & frappe. La plaie auroit été profonde, si la Reine des appas n’eût modéré le coup, en retenant le bras de son fils. Arrête, lui cria-t’elle ; veux-tu rendre malheureux celui qui ne t’offensa jamais ? Veux-tu qu’il brûle pour une personne qui ne peut plus répondre à sa tendresse ? Faut-il, pour te venger de celui qui ignore la douceur de ton empire, troubler le bonheur de ce couple soumis à tes loix ?

 

Non, ma mere, répliqua l’Amour, je ne veux lui faire éprouver que les premiéres atteintes de mes feux ; je veux que devenu Rival d’un des siens, il trouble quelque instant les plaisirs de ces Amans pour les rendre plus vifs, qu’il les couronne lui-même, & mérite par cette action généreuse, le cœur de la belle Zavaher, que je lui destine, & dans les yeux de laquelle vous m’ordonnez de l’aller attendre pour lui porter des coups plus certains. Tels sont souvent tes jeux cruels, ô Amour ! tu te plais à faire précéder tes faveurs de bien des peines cuisantes, & tu n’assortis les cœurs qu’après les avoir exposés aux dures épreuves de l’indifférence.

 

Telle étoit, dis-je, la triste situation du magnanime Zeinzemin, lorsqu’il fuyoit des lieux où il venoit de sacrifier sa passion aux devoirs de l’humanité, & lorsqu’il rejoignit ses compagnons, desquels sa rêverie l’avoit écarté le jour précédent : sa blessure, quoique légére, n’étoit point encore refermée : ceux qui l’environnent gardent un profond silence ; & non par une imitation de courtisans flatteurs qui copient machinalement l’humeur du Prince, ils étoient véritablement touchés du malheur d’un Ami ; ils n’osoient, par respect, le tirer de la rêverie profonde où il paroissoit plongé ; enfin, il rompit ainsi le silence. Chers Compagnons, je dois désormais éviter la rencontre de deux beaux yeux : je sens trop ce qu’il en coute à mon foible cœur (si l’on ose nommer la sensibilité une foiblesse ;) sans doute ils y feroient quelques nouvelles plaies qu’ils refuseroient de guérir : ne vous empressez donc plus d’annoncer ma venue dans les lieux où nous allons passer. Je ne veux plus que les honneurs, que le zéle de mes Peuples s’empresse à me rendre, m’exposent aux traits perçans de ce Sexe enchanteur ; je ne veux plus courir les risques d’aimer, sans espérer de retour.

 

Quoi ! Prince, reprit l’un d’eux, vous voulez renoncer aux douceurs de l’Amour pour cette petite disgrace ? Il est dans votre Empire une infinité de Belles qui vous la feront oublier. Nous avançons vers une des plus belles Provinces ; c’est là, sans doûte que le Ciel vous destine une Épouse digne de vous. Cet heureux climat est moins célèbre par sa fertilité, que pour avoir été le berceau de toute la Nation. On dit qu’assez près du rivage de la mer, est une solitude charmante, où l’on voit encore le lieu de la demeure des deux enfans, reste d’un Peuple nombreux qui fut enlevé par une tempête[55].

 

Ce tendre couple devint la tige féconde qui repeupla cet Empire. La première & la plus belle branche de cet arbre renaissant, celle qui a couvert tant de Provinces de son ombre bienfaisante, est celle qui s’est accrue sans interruption jusqu’à vous, ô aimable Zeinzemin ! On dit que dans ces lieux de notre origine, embellis par la Nature & par les mains d’un Sage, en respectant toûjours les précieux monumens de nos premiers Ancêtres, s’est aussi conservée une famille respectable qu’on croit être, après vous, le plus près rejetton de celle des Peres de la Patrie. Voilà, en général, ce que l’on fait sur ce sujet dans nos Provinces. Au reste, Prince, vous en allez bientôt être plus particulierement informé ; mais cet heureux climat est encore célèbre pour avoir donné naissance à une personne d’une rare beauté. Il semble, à ce que publie la Renommée, que les graces ayent épuisé sur elle toutes leurs richesses : la voir & en être éperdu, est une même chose. Jamais la Nature ne forma rien de plus parfait, jamais aussi ne produisit-elle rien de si indifférent ; rien de plus tendre & de plus touchant que ses regards ; rien de plus doux & de plus séduisant que ses paroles & ses actions ; rien de plus aimable que ses mœurs ; & personne n’est moins susceptible d’amour : ses Amans l’aiment, & trouvent de la douceur à l’aimer, même sans espérance. Elle les plaint avec bonté ; elle se défend de leurs caresses d’une façon plus obligeante que les autres n’accordent des faveurs. Pourquoi, leur dit-elle, vous obstinez-vous à offrir des hommages à une personne qui n’en peut sentir tout le prix ? Vous me dites qu’il est doux d’aimer & d’être aimé : hélas ! pourquoi suis-je forcée d’être ingrate ? Pourquoi la Nature m’a-t-elle refusé le don de devenir sensible à un bien que tant de témoignages me font juger si grand ? Pourquoi mon ame n’est-elle point émûe des transports que vous trouvez si délicieux ? Mais autant ses divins appas causent de tourmens, autant ses maniéres généreuses font d’heureux. Je ne sais par quels charmes secrets elle a une autorité si souveraine sur les cœurs, que lorsqu’elle ordonne ou marque le désirer, on aime tout-à-coup celle de ses Compagnes qu’elle veut que l’on aime : le présent d’un cœur offert de sa main, est précieux : on regarderoit comme un bien infini le bonheur de lui plaire ; mais on estime comme le plus grand qui puisse arriver à un Mortel, celui de recevoir des chaînes de ses Amies. Son discernement pénétre si subtilement les caractères, démêle si adroitement les ressemblances délicates, ces convenances qui peuvent exciter de douces simpaties ; elle fait si bien rapprocher ces puissances secrétes, que l’effet en est aussi prompt que la vûe ; deux personnes qu’elle veut rendre Amans, brûlent aussi-tôt des mêmes feux. Non, l’Amour même ne prescrit pas de loix aussi ponctuellement suivies. Cet heureux talent la rend également chere aux deux Sexes. C’est, sans doute, à vous, grand Prince, qu’est reservé le pouvoir de la rendre sensible.

 

Ce discours piqua la curiosité de Zeinzemin. Sur ce simple récit, son cœur se sent susceptible d’une nouvelle tendresse pour cette belle inconnue. Ah ! ne me flattez pas, répondit-il, mes amis ; qu’ai-je au-dessus de vous pour mériter la préférence auprès d’une personne digne de tels éloges ? Un rang que m’a donné la naissance, auquel je ne veux point être redevable des faveurs de l’Amour : non, je ne veux point les devoir aux égards que m’attire cette distinction, non plus qu’à quelque estime, quelque réputation acquise par des actions que l’on loue trop : elles ne font que remplir des devoirs prescrits par la Nature. Cette estime, ces égards pourroient tenir lieu des sentimens que j’ambitionnerois de faire naître dans un cœur ; & j’ai déja éprouvé que la tendresse est toute autre chose que de simples respects. L’Amour est l’impression vive d’une flamme divine, que la Nature seule a le pouvoir d’allumer par les yeux, sans que l’objet qui l’excite ait d’autres annonces que sa présence. Quelques qualités peuvent, il est vrai, alimenter & entretenir ce feu ; j’avoue même que sans elles il languiroit bientôt ; mais il brille déja avant que le flambeau lui fournisse la matiere. On est sûr d’être aimé, & dans peu doublement chéri, quand on a le bonheur de plaire avant que la raison ait reconnu qu’on le mérite. Ainsi, chers Compagnons, plus de distinctions, je vous prie, entre nous ; je veux me mettre au rang des adorateurs de cette Belle, & qu’elle ignore qui je suis.

 

Le Prince parloit encore, & commençoit à faire plusieurs questions à différentes personnes de sa suite, lorsqu’arrivant dans la Patrie & près de la demeure de l’aimable Zavaher, il fut interrompu[56] par une troupe de jeunes gens, qui venoient, selon la coûtume, faire accueil à ces Étrangers. Zeinzemin profite des premiers instans de cette obligeante réception ; il se dérobe aux siens, & vole vers les lieux où le porte déja un secret penchant.

 

Zavaher, assise à l’ombre au bord d’une prairie émaillée de fleurs, y respiroit le frais vers le déclin du jour, quand la Beauté l’apperçut du haut des airs ; elle la montre à l’Amour, il est lui-même surpris de tant d’appas. Ô ma mere ! s’écrie-t-il, cette fière Mortelle ne le céde qu’à vous. Oui, mon fils, reprit-elle, hâtons-nous de soumettre son cœur. Aussi-tôt elle dirige le cours de son char vers un bosquet voisin ; elle y descend avec la vîtesse de ces astres qui paroissent se précipiter, en laissant une longue trace de lumière : là elle ordonne à toute sa suite de prendre la figure de quelques-unes des compagnes de Zavaher ; elles courent à elle : sous ce déguisement elle les prend pour ses amies ; elle les caresse, se joint à elles pour cueillir des fleurs : ces feintes compagnes en composent des guirlandes & des couronnes dont elles se disputent l’honneur de la parer.

 

L’Amour, fécond en stratagêmes toûjours nouveaux pour surprendre les cœurs, s’étoit glissé sous une touffe épaisse de quantité de fleurs différentes : il dénoue l’écharpe de son carquois, dont la blancheur est teinte de quelques taches du sang des Amans qu’il y essuie en remettant ses traits lorsqu’il les retire de la plaie ; il ajuste artistement cette draperie sur sa tête, & prend aussi-tôt la forme agréable de la Reine des parterres, qui exhale l’odeur exquise du girofle[57] : ainsi que cette plante éleve sa tige, richement panachée, au-dessus de toutes les autres, telle paroît Zavaher au milieu des Belles qui l’environnent. La mere des Graces, sous l’apparence de sa plus chere Favorite, lui adresse ce discours flatteur :

 

Ô la plus précieuse de toutes les fleurs ![58] c’est à juste titre qu’on vous a donné ce nom ! Y en a-t-il quelqu’une ici capable de relever vos charmes ? Feignant aussi-tôt d’en remarquer une singuliére, elle court la cueillir ; elle la pose sur le sein d’albâtre de Zavaher. Quelle place, ajoute-t-elle en folâtrant, peut être plus digne de cette fleur merveilleuse ? Goutez, chere amie ; que cette odeur est suave ! il semble que tous les parfums réunis y ayent été prodigués ; elle ne le céde qu’à la douceur de vos soupirs.

 

Zavaher se défend obligeamment de toutes ces marques d’affection ; elle veut à son tour parer ses amies des mêmes ornemens dont elle se dépouille ; elle soutient qu’elles méritent mieux qu’elle de tels honneurs ; elle veut même se priver de son plus beau bouquet pour celle qui le lui a offert. Gardez, gardez, lui dit en riant la Dive, cette fleur, puisqu’elle est unique ainsi que vos attraits : elle lui en fait en même-tems respirer l’odeur ; son teint en acquiert une nouvelle vivacité ; ses yeux se remplissent des feux humides d’une tendre langueur. L’Amour, couvert de ce bel œillet reposant sur son sein, épuise tous ses traits sur son cœur. Mes cheres Compagnes, s’écrie-t-elle, quel trouble nouveau s’empare tout-à-coup de mes sens ? Pourquoi éprouvé-je un plaisir inquiétant, dont les douceurs imparfaites excitent des désirs qu’elles ne satisfont point ? Ôtez-moi cette fleur dangereuse ; c’est elle, sans doute, qui me cause cette ivresse ; c’est quelque poison agréable ; mais non, s’il est mortel, que la mort qu’il cause doit être délicieuse !

 

À ces mots toute la troupe déguisée applaudit en riant à cette naïveté. Cependant Zeinzemin s’avançoit vers ces lieux ; & ayant apperçu quantité de jeunes filles badinant dans la prairie, il y soupçonne celle qu’il cherche avec empressement ; il la reconnoit bientôt à l’éclat éblouissant de ses attraits ; il la trouve autant au-dessus de sa renommée, que supérieure aux autres Belles. Il s’arrête étonné ; tous ses sens sont passés dans ses yeux, & réunis pour admirer. Zavaher elle-même considére la bonne mine de cet Étranger. L’Amour, du haut du trône où il est assis, du milieu des fleurs qui parent un sein d’ivoire, prend un des traits qu’il a plongés dans le cœur de cette Belle, & en perce celui du jeune Prince.

 

Les premiers instans d’une passion tendre intimident un cœur : alors la bouche, sembable à ces vases trop resserrés, ne laisse qu’une foible issue à des sentimens empressés de paroître : on craint ; on est muet ; parce qu’on ne peut assez dire. Cette timidité, qu’augmente la présence de tant de personnes, retient Zeinzemin : il n’ose aborder celle dont il fait, & redoute l’indifférence ; il se souvient encore de ses premières blessures. Agité de mille irrésolutions, il se promene à quelque distance de la troupe enjouée qui erre dans la plaine, les yeux attachés sur celle à qui La Beauté même vient de céder : cette Dive & sa suite, sous leur déguisement, rient de son embarras ; & l’Amour profitant des approches de la nuit, engage malicieusement Zavaher à s’éloigner de ces lieux ; il laisse à Zeinzemin un violent désir de la suivre, & la foiblesse de n’oser l’entreprendre. C’est ainsi que cet adroit Génie, pour augmenter l’ardeur des feux qu’il vient d’allumer, emploie les soupirs, les regrets d’une première occasion manquée ; il en prive les Amans même qu’il favorise le plus, pour les rendre empressés à en chercher de nouvelles ; il leur fait faire des fautes légères qu’ils croient irréparables, pour les hâter à mériter des faveurs.

 

Zeinzemin retourne vers les siens, plein de pensées qui le désespérent. J’ai vû, j’ai vû, dit-il secrétement à un de ses intimes Confidens, la trop aimable & la trop insensible Zavaher : c’en est fait, cher Ami, je sens que je ne peux plus vivre, si cette divine Personne me traite comme vous dites qu’elle traite ses Amans. Falloit-il que je vinsse mettre le comble à des maux que je n’ai déja que trop vivement éprouvés ? Helas ! du moins, si en expirant, j’espérois émouvoir sa pitié, mon ame s’envoleroit contente d’un seul de ses soupirs : mais mon malheur est certain ; j’ai vû cette Cruelle fuir ma présence pour éviter mes regards.

 

Cet Ami s’efforce en vain de calmer la tristesse du Prince ; elle le prive, & de la gaieté des festins, & de la douceur du repos. Il ignoroit que l’aimable Zavaher éprouvoit les mêmes inquitudes. Sitôt le lever de l’Aurore, elle se rendit dans une retraite champêtre & solitaire pour y démêler la cause de son trouble. Elle s’étoit assise sous une arcade de rochers, naturellement ornée de différens arbrisseaux rampans, qui formoit le vestibule d’un antre peu profond, où la lumière, au plus haut point du jour, ne paroissoit jamais que le doux crépuscule d’une belle matinée : ses murs étoient couverts d’une mousse molle & légére, & sa voûte revêtue de cristaux & de coquillages : un gazon tendre, & quantité de fleurs aromatiques qui se plaisent à l’ombre, tapissoient son entrée, couverte de part & d’autre par les tiges réunies du chêne & de l’ormeau, dont l’épais feuillage formoit un pavillon impénétrable aux ardeurs du soleil. Cette tente de verdure, ouverte du côté de la plaine, laissoit appercevoir l’agréable perspective d’une campagne entrecoupée de jardins, de bosquets, terminée par la surface unie d’une mer paisible, & par le contour d’une chaîne de collines verdoyantes, d’où découlent quantité de ruisseaux qui fertilisent ces beaux lieux. Le tranquille silence qui y regne, une douce fraîcheur, une majestueuse simplicité, émeuvent l’ame, & l’excitent à se livrer librement à ses pensées. C’est là, ô Amour ! que Zavaher t’adressa ces plaintes : Pourquoi, dit-elle, l’image de cet aimable Étranger m’est-elle toûjours présente ? Pourquoi me plais-je à m’occuper sans cesse de son idée ? Pourquoi me retracé-je avec tant de complaisance la noblesse de son air, de ses traits, la douceur & la vivacité de ses yeux ? Pourquoi souhaité-je qu’il pense à moi, & même qu’il paroisse dans ces lieux ? Ô Amour ! je reconnois enfin ta puissance ; oui, j’aime : je voudrois en vain me déguiser une passion qui se fait plus vivement sentir que toutes les descriptions que j’en ai ouï faire. Mais, hélas ! douce liberté que je regrette, pourquoi m’êtes-vous si cruellement ravie ? Doux sommeil de l’indifférence, pourquoi êtes-vous troublé par un si fâcheux réveil, qui ne me présente un objet aimable que comme un rayon de lumière que fait disparoître une ombre obscure ? Hélas ! il est peut-être, déja loin de moi cet Étranger chéri, je ne le reverrai plus ; sans doute que son cœur vole vers l’heureuse Mortelle qui le possede.

 

Telles étoient les plaintes & les soupirs de cette Amante ; l’Amour lui faisoit éprouver ces premières amertumes pour lui faire gouter, à longs traits, les délices qu’il lui prépare ; il étoit resté avec la Volupté dans ces lieux.

 

Zavaher avoit apprivoisé un agneau : cet animal la suivoit partout, venoit manger dans sa main, se reposer près d’elle ; enfin, il sembloit reconnoître par mille petites caresses, ses bienfaits : sa laine, aussi blanche que la neige, étoit douce & fine comme de la soie ; elle se plaisoit à l’orner de fleurs, ou bien à la teindre de diverses couleurs avec le jus de quelque plante ou de quelque fruit. Cet animal paissoit alors tranquilement près de l’endroit où elle s’entretenoit de sa passion naissante. L’Amour, qui l’observoit, lui dérobe ce favori, l’endort & le cache sous des feuillages ; il en prend la figure, en imite la douceur, s’approche d’elle, il lui paroît sensible à ses peines, quand quelque bruit s’étant fait subitement entendre aux environs, il court comme effrayé, se précipiter dans un ruisseau qui couloit prés delà. Sa maîtresse allarmée, veut le sauver du péril ; & mal affermie sur un bord glissant, elle tombe dans une eau profonde, elle se croit perdue ; mais quelle est sa surprise, quand reprenant ses sens, elle se trouve dans les bras de celui qu’elle aime !

 

Plus étonnée de cet heureux hazard, que de l’horreur du danger qu’elle venoit de courir, la vivacité de son teint se ranime, & sa pâleur semble être passée sur le visage de son Amant tremblant, éperdu. Quoi ! c’est vous à qui je dois !… Vous ne me devez rien, repartit Zeinzemin, détournez ces funestes idées… Je viens, Soleil de mes plus beaux jours, Feu divin, Existence de mon Etre, Délices de mes pensées, je viens, conduit par l’Amour le plus tendre, vous conjurer de décider de mon sort. Si un rayon favorable de vos yeux divins ne ranime mes espérances, mon ame va s’exhaler comme une foible vapeur. Oui, je renonce à la vie, avec la gloire de vous délivrer d’un objet importun, où je vis divinisé par mon bonheur.

 

À ces mots, la tendre Zavaher, avec un soûris qui répand la sérénité dans l’ame de son Amant, & une candeur que n’infesta jamais la feinte, ni les soupçons injurieux, lui répond : Ô aimable Citoyen ! qui que vous soyez, je reconnois en vous moins un libérateur, que celui qui me rend une personne sans laquelle je ne puis aimer la vie qu’il m’a sauvée : oui, mon cœur éprouve les mêmes mouvemens que le votre : si cet aveu vous rend heureux, mon bonheur est inséparable des assurances que vous me donnez. Ô chere Zavaher ! divine Zavaher, s’écrie le fortuné Zeinzemin, puis-je le croire ? Quoi ! vous m’aimez ? L’ai-je bien entendu ? Redites donc encore ces paroles toute-puissantes qui inondent mon cœur d’une joie qu’il ne peut contenir.

 

Il n’en put dire davantage ; l’excès de ses transports le force au silence ; il se précipite aux pieds de sa chere Zavaher ; il embrasse tendrement ses genoux ; il couvre ses belles mains de baisers ardens ; il s’éleve jusqu’à sa bouche vermeille dont il adore les oracles de sa félicité ; il en interrompt, ou plutôt il en respire les soupirs ravissans. Leur ames se confondent, un doux frémissement s’empare de leurs sens, leur présage des plaisirs plus grands : l’Amour les y plonge, les enivre de ses faveurs les plus pénétrantes, les plus exquises ; il les transforme enfin en leurs propres plaisirs[59] ; mais l’instant qui comble les désirs de ces heureux Amans, leur en voit succéder de nouveaux ; & ceux-ci contentés, ils désirent encore. Zeinzemin, l’heureux Zeinzemin trouve dans sa chere Zavaher tantôt une Amante qui semble expirer dans ses bras, tantôt une Amante vive & folâtre qu’anime la Volupté, & qui le presse tendrement dans les siens ; tantôt enfin une Amante qui cherche moins à contenter ses désirs, que ceux de l’objet aimé.

 

Les plaisirs vifs & ardens sont compagnons du silence ; menagers des instans rapides de leurs ravissemens, ils ne les expriment que par le murmure des soupirs : les Amans, non plus que le tendre Rossignol, ne s’entretiennent de leurs amours qu’après que leurs doux emportemens les laissent réfléchir sur l’étendue de leur bonheur. Aux vives exagérations que Zeinzemin fait du sien, Zavaher ne répond que par l’éloquent désordre d’un discours plein d’expressions passionnées, dites, puis redites encore, plein de noms les plus doux, les plus caressans, que le cœur trouve toujours peu dignes de son objet. Ô vie de mon ame ! ajoute-t-elle, quelle joie va ressentir un pere que je chéris, quand il me saura unie à un si aimable Citoyen, lui qui m’a tant de fois reproché mon insensibilité, lui qui me pressoit d’une maniére si touchante de la vaincre !… Hâtons-nous donc, interrompit Zeinzemin, de lui annoncer que je suis l’heureux Mortel… Il me tarde de voir l’auteur du plus beau de mes jours, & de mériter… N’en doutez pas, chers Époux, paroissez ; mon cœur vous est garant de sa rendre amitié. Aussi-tôt ce couple charmant, le plus accompli de tout l’Empire, quitte l’antre, sanctuaire de leur doux himenée, dont l’Amour & la Volupté furent les seuls témoins : ils s’avancent vers la demeure voisine de celui qu’ils s’empressent de rencontrer. À peine ont-ils fait quelques pas, que parut un Vieillard respectable : Zavaher court l’embrasser avec transport. Source de ma vie, lui dit-elle, je viens vous présenter mon Libérateur & mon Époux ; votre tendresse ne me fera plus de reproches… Elle reste étonnée de l’apparente froideur de deux personnes chéries. Le Vieillard & Zeinzemin, quelque tems immobiles, ne peuvent croire leurs yeux ; ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre ; leurs visages se couvrent de larmes de joie ; ces premiers mouvemens ne leur permet que de s’écrier : Ô mon pere !… Ô mon fils !… Par quel bonheur m’êtes-vous rendu, ajoutent-ils de concert ?

 

Adel, car c’étoit ce sage instituteur des premières années du Héros, adresse ces paroles à sa fille : Comprens, Ornement de ma tête, comprens de quels dons le Ciel vient de combler ma vieillesse : tu vois dans ton illustre Époux, ton Pere, le Pere de la Patrie ; tu possédes seule toute la félicité de la Nation ; ton cœur a-t-il assez de capacité pour contenir son amour ? Chere Patrie, reprend Zeinzemin, nourrisse de tant de charmes, quelle inestimable recompense viens-tu te donner à mes foibles soins ? Beauté, il faudroit tes graces touchantes pour décrire celles que répandent sur le visage de Zavaher les doux saisissemens causés par tant d’événemens aussi heureux qu’inattendus.

 

Arrivés à la demeure d’Adel, ces Amans se hâtent de lui faire le récit de ce qui venoit de les occasionner. Ô chers enfans ! leur répondit-il, le Ciel, toujours propice, a voulu, sans doute, que cet antre, respectable lit nuptial de nos peres, vous rappellât les foibles commencemens d’un Peuple qu’il favorise, & vous inspirât pour lui des sentimens vraiment paternels. Oui, mon Pere, reprit Zeinzemin ; mais dites encore que pour comble de bienfaits, c’est là qu’il vient de resserrer les liens du sang & de l’amitié qui nous unissent. Pourquoi m’avez-vous si long-tems laissé ignorer que vous êtes comme moi, un des premiers descendans des deux aimables enfans, fondateurs de cet Empire ? Pourquoi me laissiez-vous ignorer les charmes de la divine Zavaher ? Pourquoi, mon Pere, en expirant…

 

Votre Pere, cher Zeinzemin, a pensé, sans doute, que vous n’ignoriez plus ce que je vous étois, & j’ai pensé moi-même que vous pouviez en être instruit dès long-tems : d’ailleurs nous étions plus occupés de notre amitié que des dégrés fortuits d’une parenté qui ne pouvoit l’accroître. Lorsque partagé entre son Peuple & vous, le généreux Alsmanzein m’appella pour se reposer sur moi des soins paternels, il n’eut égard qu’à quelque réputation de sagesse que m’avoient accordé mes Concitoyens ; pour remplir dignement cet emploi important, je me déchargeai des mêmes soins sur mes amis ; ma fille fut élevée dans ces lieux, & j’envoyai mon fils dans une autre Province. Assuré, en vous quittant, de vous revoir bientôt, j’attendois, Prince, à vous les faire connoître, que l’âge les eût rendu capables de mériter que votre affection pour le Pere, s’étendît sur les enfans. Mon bonheur a été plus grand que mes espérances ; il ne me reste plus pour y mettre le comble, que de revoir un fils…

 

Adel achevoit à peine ces paroles, que des acclamations de joie se firent entendre. La troupe de Jeunesse, à laquelle le Prince s’étoit dérobé dès le jour précédent, & celle de ses Amis qui le cherchoient, sans découvrir le secret qu’il leur a recommandé, amenoient, comme en triomphe, le fils d’Adel, accompagné d’une jeune Beauté qui ne le cédoit qu’à Zavaher : ils venoient féliciter ce sage Vieillard, aimé dans toute cette Contrée : ils entrent, & au premier aspect les deux Époux volent embrasser les genoux de Zeinzemin. Il reconnoit en eux les Amans que sa bonté a rendu heureux aux dépens de son cœur : ils publient à haute voix ses bienfaits ; personne ne méconnoît plus le Héros. Ô aimable Nature ! en épuisant alors sur cette famille chérie tout ce qui peut enivrer l’ame des sentimens les plus doux, tu en réunis toutes les délices en celle de Zeinzemin.

 

Ame de l’Univers, s’écrient les témoins de ce touchant spectacle, ce sont là tes miracles. Les uns restent saisis d’admiration, les autres versent des larmes de tendresse, d’autres transportés de joie, courent répandre cette agréable nouvelle ; elle est portée partout sur les aîles de l’allégresse. Le sage Adel, disent les Peuples dans leurs chants, est digne de sa prospérité ; son fils est digne de la tendresse constante d’une Amante qui le préfére à notre Monarque ; la beauté de Zavaher n’est comparable qu’à elle-même ; le Ciel la destinoit, sans doute, à celui en qui l’homme aimable surpasse le grand Roi : le cœur de cette fleur ne pouvoit s’ouvrir qu’aux rayons de cet astre. Toi, généreux Zeinzemin, tu n’es comparable qu’à ta propre grandeur, & celle-ci à l’excès de notre amour ; mais que ta félicité croisse encore au-delà de nos vœux.

 

Quel bonheur pouvoit égaler alors celui de ce jeune Monarque ? Mais telle est la condition des Mortels, que le plus haut point de leur élévation est le penchant de leur ruine. Souvent, hélas ! au milieu des plaisirs, ils n’apperçoivent pas le glaive suspendu sur leur tête, qui va, par sa chute, ensanglanter la scène. Que dis-je, ô divine Sagesse ! ta bonté leur cache des événemens qui répandroient l’amertume sur toute leur vie, s’ils étoient prévus. Qui auroit pu croire qu’une prospérité qui ne tenoit rien des caprices de ce fantome que nous nommons Fortune ; qu’une prospérité, l’ouvrage de la Sagesse, si fortement unie à celle d’un Peuple nombreux, dût bientôt souffrir les plus tristes revers ? Mais tu ne le permis, auguste Vérité, que pour la relever avec plus d’éclat, & en affermir à jamais les fondemens ; tu n’exposas le grand Zeinzemin à mille dangers, que pour faire briller son mérite & la grandeur de son courage.

 

ARGUMENT DU CHANT V.

 

Vices, messagers du Mensonge, qui parcourent l’Univers. Description de leur marche & de leur cortége : leur dépit à la vue des Régions fortunées : vains efforts qu’ils font pour y pénétrer : comment ils en sont repoussés : ils retournent au séjour du Mensonge. Description de ces lieux & de son Palais. Quels monstres l’habitent : leurs portraits : à quoi ils s’occupent. Les Émissaires font récit au Mensonge des prospérités de l’Empire de la Vérité : il assemble les Furies. Description de leur affluence, du lieu de leurs assemblées & du trône, portrait de leur Souverain : ils les exhorte à venger l’affront de ses Envoyés : leur frayeur au nom de la Vérité. L’Orgueil les rassure, propose d’attaquer cette ennemie à forces ouvertes. La Flatterie approuve son conseil. La ruse propose d’user de stratagême. La Témérité s’y oppose : il s’éléve une sédition : la Flatterie l’appaise ; le Mensonge veut envoyer reconnoître les forces de l’ennemie : la Fureur & la Cruauté ne veulent point qu’on différe le combat. La Ruse leur représente qu’il est de leur intérêt de la laisser agir : elle y consentent enfin.

 

CHANT V.

 

Tandis que ces illustres Époux goutent les premiéres douceurs de l’Himenée, la Frivolité toujours empressée, toujours occupée d’inutiles soucis ; l’Inconstance mobile, qui n’est bien que là où elle ne se trouve pas ; l’Incertitude toujours curieuse, & jamais persuadée ; l’irrésolution timide & chancelante, avec l’indiscréte Renommée, messagére du Mensonge, parcourent l’Univers, portées sur les aîles des Vents & des Tempêtes : elles étoient accompagnées du cortége affreux de l’Infortune, des Malheurs, de l’Imprudence, des Chagrins cuisans, de l’Inquitude, de l’Insomnie, des Douleurs, des Regrets, des Craintes, des Maladies, des Contagions, enfin de la Mort même : ces cruels ministres portoient par-tout les ordres de leur Souverain, entretenoient l’activité, la vigilance de tous les maux qui habitent son Empire. Tout tremble à leur aspect, tout obéit : ils portent par-tout l’horreur ; ils ne suspendent quelquefois leur fureur, que pour rendre l’attente de leurs coups plus redoutable. Ces Monstres considérant un jour du sein des airs, la vastitude de leurs conquêtes, fiérement appuyés sur un de ces nuages obscurs ; que l’extrême éloignement ne laisse voir au matelot que comme un point presque imperceptible[60], il pâlit de cet effrayant présage d’un naufrage prochain ; il plie promptement les voiles de son frêle vaisseau ; & tel que le liévre appercevant un aigle qui plane, prêt à fondre sur lui, il fait mille efforts pour éviter ce péril suspendu sur sa tête : un jour, dis-je, que du haut de ce terrible nuage, ces Monstres promenoient leurs regards furieux sur l’étendue de leur domination, ils apperçurent avec étonnement un grand Pays autrefois du domaine de leur Souverain, mais soumis alors au doux Empire de la Nature & de la Vérité. Ces Furies ignoroient que cette Terre, autrefois séparée de la leur, subsistât encore : elles virent donc avec une surprise mêlée de rage, la Nature occupée à verser sur ces heureux Climats, ses plus douces influences ; elles en frémissent, & la fureur précipite leur vol vers ces Contrées avec la rapidité de la foudre ; l’air s’obscurcit, les vents mugissent, l’éclair brille, le tonnerre mêle ses sons effrayans au bruit des mers soulevées ; mais leurs efforts sont vains. Ces lieux paisibles leur sont rendus inaccessibles ; l’air pur & salutaire qu’on y respire, est pour ces Monstres nourris de vapeurs infectées, un poison pernicieux. Du centre lumineux de l’Univers, où la puissante Protectrice de cet Empire a établi son trône, elle apperçoit leur funeste dessein ; & versant tout-à-coup l’éclat éblouissant de ses rayons vivifians, ils n’en peuvent soutenir l’éclat ; ils fuient avec la rapidité d’un tourbillon furieux qui se venge sur la poussiére de la résistance invincible d’un rocher immobile ; ils courent vers ces tristes Climats, où jamais l’Astre du jour n’éclaira que d’une foible & pâle Aurore : c’est-là que leur ténébreux Monarque a fixé son séjour.

 

Là, sous un Ciel toujours obscurci de nuages, sur la surface immobile d’une vaste étendue d’eau condensée par le froid, le Mensonge s’est élevé un Palais, bâti & décoré par les soins de l’Illusion, sa Favorite. Cet édifice n’a rien de somptueux que son énorme apparence : comme le Tiran s’efforce d’imiter la vérité, il prétend en égaler la magnificence.

 

Sur un amas prodigieux de glaces entassées, mille colonnes semblables à ces tourbillons de nuages que l’on voit sur la mer[61] pomper les ondes à grand bruit, s’élévent d’une hauteur prodigieuse, & forment un labirinte de portiques, dont les détours tortueux, tracés par la Ruse, se perdent en une infinité d’issues, qui n’offrent que de vastes déserts & de profonds abimes. Ces masses soutiennent des voûtes d’une étendue & d’une pésanteur en apparence prodigieuses : ce Palais semble de loin bâti d’un cristal verdâtre, & couvert d’un marbre d’une blancheur éblouissante ; mais ce n’est qu’un amas de vapeurs comprimées que le nitre retient suspendues. C’est avec ces mêmes sels, que les frimats apportent de toutes parts, que le Caprice & le Hazard ont tracé sur ses murs quantité de figures bizarres, de plantes & d’animaux à demi formés, imitation des stériles productions de ces déserts. Si la Nature est quelquefois copiée dans ces peintures, c’est la Nature triste & languissante ; les arbres y sont sans fleurs comme sans fruits[62] : d’immenses paysages paroissent dans ces tableaux entrecoupés de rochers arides, desquels dépendent les glaces des torrens suspendus : si l’on y voit éclorre quelques foibles fleurs, elles ne sont jamais couronnées que de pâles & tristes couleurs : tout enfin y semble pétrifié.

 

Dans la solitude silencieuse de ce vaste édifice résident, avec le Mensonge & l’Erreur, l’infame Calomnie au regard malin & perfide, la Flatterie rampante, l’Illusion au corps fantastique, le Sophisme entortillé, l’Équivoque à double visage, le Phanatisme furieux, l’Hipocrisie, la Tirannie, l’Envie, la Perfidie, la Discorde & mille autres Monstres. C’est dans ce repaire que quittant leur fureur, ils semblent s’accorder tous pour travailler à la perte des foibles Mortels ; tous y sont, comme de concert, occupés à former le tissu de quelque cruel projet. La Calomnie y médite sur les moyens de noircir l’Innocence ; la Flatterie y prépare avec art ses doucereux poisons ; l’Illusion s’exerce à prendre à chaque instant diverses formes séduisantes ; la noire Perfidie étudie & contrefait les airs de l’Amitié, de la Sincérité, de la Candeur, pour leur tendre des piéges ; le Phanatisme & l’Hipocrisie y paitrissent le fard de leur masque ; ils y peignent les traits de la Vertu : c’est à leur aide que l’Imposture & la Superstition inventent mille folles visions, qu’elles substituent dans l’esprit des Peuples, à la véritable idée de la Divinité & aux hommages qui lui sont dûs : la Tirannie y prépare des chaînes & toutes les rigueurs d’un honteux esclavage ; la Discorde, fille de l’Intérêt, aidée des Caprices, enfans de la Mélancolie, extrait des plantes vénimeuses les sucs les plus subtils & les plus pénétrants ; les Soucis, les Chagrins, les Craintes frivoles, les Espérances téméraires, raffinent la malignité de ces tristes breuvages ; la Fureur compose avec mille matiéres combustibles, l’artifice de ses incendies ; elle y aiguise le fer, y invente les tortures & les crimes : la Haine, la Jalousie, les Soupçons, animés par la Vengeance, y concertent les moyens de surprendre les objets de leur rage : l’Envie seule, toute oisive qu’elle est, ne cesse d’encourager ces Furies, & de la voix, & par le siflement de ses serpens ; tout autre succès que les leurs, la feroit frémir de dépit : non, elle est saisie d’une joie forcenée au récit, ou de leurs barbares desseins, ou de leurs barbares expéditions, & de leurs horribles préparatifs : enfin, autour de ces redoutables Puissances voltigent un nombre prodigieux de fantômes divers, & de funestes Préjugés, ministres de leurs ordres.

 

C’est dans ces lieux terribles qu’arrivent les Émissaires du ténébreux Monarque ; ils l’abordent d’un air consterné & confus. C’est vainement, grand Prince, lui dirent-ils, c’est vainement que vous vous flattez d’avoir étendu votre empire sur tout l’Univers, & banni d’entre les humains votre fiere Ennemie : il est encore des Peuples qui ne respectent point vos ordres, des Peuples soumis à la Nature, son orgueilleuse fille ; ils habitent en liberté un vaste & fertile Continent, qui faisoit autrefois partie de votre Domaine : cette puissante Rivale prépare en secret la ruine de votre souverain pouvoir.

 

C’est assez, reprit le Tiran en frémissant, je reconnois d’où partent les coups ; mais courons à la vengeance. Il ordonne aussitôt d’assembler ses Sujets furieux : ils accourent en foule par toutes les portes de son Palais ; l’affluence de leur multitude fait un bruit semblable à ces eaux bondissantes, qui viennent de rompre la digue qui les retenoit ; les écos nombreux de cette vaste caverne en mugissent avec un fracas épouvantable. Au centre des portiques de ce labirinte est un lieu spacieux, au milieu duquel s’éléve sur un tas de sable mouvant, amassé par l’Avarice, le trône du Mensonge ; quantité de morceaux de verres & de clinquans fragiles sont les ornemens de ce siége, dont le corps n’est qu’un chétif assemblage de foibles roseaux. C’est dans ce salon décoré de toutes ces pompes fantastiques, semblables à celles que les songes offrent aux crédules Mortels pendant leur sommeil, que se rendent les Grands de cet Empire ; c’est-là que vient s’asseoir le Tiran qui le gouverne. Ils s’avance appuyé sur la Crainte & l’Incertitude, accompagné de l’Illusion, de la Flatterie & de la ruse, ses plus intimes Favorites. Malgré une taille gigantesque que l’on croiroit robuste, son corps débile se soutient à peine, & marche d’un pas chancelant.

 

Sur les replis tortueux de deux longues queues de serpent à demi rampantes, à demi érigées, s’éléve le tronc hideux d’un des plus vils animaux : c’est le corps d’un énorme Singe, surmonté d’une tête humaine, dont les traits, avec quelque régularité, mélent aux apparences d’une beauté fade, les caractéres malins d’une phisionomie basse, abjecte & scélerate, mais susceptible de tous les airs imposans d’une feinte douceur. C’est à l’adresse qu’il a de composer son visage & ses discours, selon les inclinations des vices, qu’il est redevable du premier rang qu’il tient entr’eux. Ses yeux sombres & hagards roulent incertains, & ne fixent jamais leurs regards[63] : il craint qu’à travers ces organes, on ne lise dans son cœur le contraire de ce que sa bouche profére : sa langue double ne prononce qu’en hésitant des discours ambigus. Telle est la difformité de ce Monstre, que la Vanité cache sous les mêmes ornemens frivoles qui décorent son trône. Il est fils de la Crainte & de l’intérêt. Son pere s’est fait ériger des autels chez les foibles humains, & lui a laissé le soin de maintenir son culte. Il est vrai que cet affreux Monarque est détesté sous son véritable nom ; mais il n’en regne que plus absolument sous quantité de titres honorables.

 

Malgré le désordre qui doit nécessairement regner entre les Vices, il s’observe quelque apparence de subordination ; chacun y a un rang proportionné au dégré de sa méchanceté. Sitôt que le Monarque eut fait signe qu’il vouloit parler, alors on entendit insensiblement diminuer le fracas tumultueux de cette turbulente assemblée, comme le bruit des flots, lorsque le calme fait reprendre à la mer une surface tranquile ; un profond silence lui succéde, semblable celui qui regne pendant une nuit obscure dans ces déserts remplis de ruines, antiques monumens d’une grande Ville ravagée par le fer & le feu. Le Tiran parla donc ainsi d’une voix qui fit trembler les voûtes de son foible Palais.

 

Il est donc certain, fidéles appuis de mon trône, que la fatale Ennemie, je ne puis prononcer son nom sans frémir, que j’obligeai autrefois de fuir & de quitter la Terre, ou de demeurer cachée dans quelques déserts sans Partisans, sans Amis, sans Sujets, sortant de dessous les ruines dont la puissance de mon bras l’avoit accablée, prépare celles de ma puissance. Quoi ! malgré les énormes efforts qu’elle fit alors pour ébranler la stabilité de mon pouvoir, & ne me laisser que les débris flottans d’un Empire que je la forçois de quitter, a-t’il pu lui rester de ce naufrage quelque demeure constante ? Quoi ! cette retraite aura pu jusqu’à présent échaper à mes vigilans regards ? Et malgré le faux éclat dont elle se pare, & qui auroit dû la trahir, a-t’elle pu demeurer long-tems cachée ? [64] On dit qu’elle n’a encore osé ouvertement paroître dans les régions qui la récélent ; mais sa fille, la Nature, prépare les cœurs des Habitans à devenir rebelles à mes ordres : elle a même osé repousser avec audace ceux de mes fidéles Sujets qui vouloient prendre possession de cette nouvelle Terre. Quelque méprisable que paroisse cet Ennemi secret, prévenons de plus grands malheurs. Redoutables Furies, faites éclater votre zéle pour mon service ; indiquez-moi les moyens d’écraser promptement la Vérité, cette foible adversaire.

 

À ce nom redoutable tous ces Monstres se sentirent frappés comme de la foudre ; leur caverne leur parut ébranlée, & prête à tomber sur leurs têtes. Leur Souverain même, malgré le faste imposteur de ses indolens discours, paroissoit saisi de la même frayeur ; mais bientôt l’Orgueil ranimant leurs courages abattus : Quoi ! lâches, leur dit-il, vous paroissez redouter un vain nom ? Quoi ! la force invincible de vos armes n’oseroit attaquer qui n’a pour toute défense, que quelques éclats d’une lueur obscurcie qui n’ose plus paroître ? Quoi ! vous perdez courage long-tems même avant le signal du combat ? Que sont devenus vos feux, vos serpens, vos poisons, vos tortures ? Que servent dans vos mains ces inutiles instrumens, si ne les employant qu’à vous faire craindre des foibles humains, vous n’osez vous en servir contre celle qui veut les soustraire à votre obéissance ? Et vous, Prince, si vous ne pouvez soutenir l’aspect odieux de votre Rivale, que vous servent les épaisses ténébres dont vous pouvez vous envelopper quand il vous plait ? Employez-les au moins à l’empêcher d’être reconnue par les traitres qui voudroient suivre son parti. Ne savez-vous pas vous revêtir, à votre gré, de tous ces dehors séduisans dont elle se pare ? Où sont donc la Ruse, le Sophisme, la Fraude ? Qu’est devenue l’habileté de cette Politique, qui fait renverser les projets les mieux concertés ? Employez-la à creuser un précipice à votre ennemi, si vous ne pouvez le terrasser par la force.

 

L’Orgueil ayant cessé de parler, toute l’assemblée poussa des cris d’applaudissemens. La Fureur, la Rage, la Discorde, secouent leurs flambeaux, font sifler leurs serpens, & déploient leurs aîles énormes, avec le bruit de plusieurs voiles agités par les vents : déja même les bruyans Aquilons font retenir le bruit terrible des instrumens de guerre ; tous ces Monstres n’attendent plus que l’ordre du Souverain, quand la Flatterie faisant entendre les tons doucereux d’une éloquence fardée :

 

Secondez, dit-elle, grand Prince, le zéle de vos vaillans Sujets, parlez, & vous les verrez à l’instant reduire l’Univers en poudre. Est-il possible que l’on ait pu un moment douter de la victoire, après les brillans avantages que vous avez remportés sur votre foible Ennemie ? Paroissez seulement, & vous verrez ses frivoles desseins confondus ; vous la verrez tremblante, éperdue, dépouillée d’une lumiére importune, implorer le secours de vos propres ténébres, pour y cacher sa honte.

 

Votre espérance vous éblouit, lui répondit la Ruse, & vos désirs vous emportent trop loin. Nos succès, j’en conviens, ont été éclatans, l’Ennemi a été forcé de disparoître ; mais ignorez-vous que sa fuite avoit tout l’air d’une victoire ? Ignorez-vous qu’en quittant le champ de bataille, il ne nous a laissé, pour tout butin, que les lambeaux déchirés de ce qu’il ne pouvoit plus conserver ? Ignorez-vous que cet Empire flotte au gré d’une instabilité qui ne nous permet jamais d’en réunir les forces ? Ne vous souvient-il plus de ce jour mémorable, où le vaincu ensévelit presque le victorieux sous les ruines de sa conquête ? Son désespoir pensa vous être fatal ; & malgré la grandeur de votre courage, vous pâlites, & la victoire balança. Un Ennemi, quelque abattu qu’il soit, n’est point à mépriser tant qu’il n’est point anéanti. Votre valeur s’en promet, sans doute, une défaite prompte & aisée par la force des armes ; mais s’il est aussi foible qu’on le dit, qu’est-il besoin de si puissans efforts pour le charger de fer ? C’est l’avertir de se soustraire une seconde fois à une éternelle captivité. Si, comme en le dit, cette Puissance est encore maîtresse d’un Empire, dont les fondemens immobiles pénétrent au plus profond des mers ; si nos vaillans Émissaires ont vainement tenté d’y pénétrer, je pense qu’il ne faut rien entreprendre au hazard : reconnoissons les forces de l’Ennemi avant que de le combattre, il est même plus glorieux de s’en défaire par stratagême que par la force.

 

L’Imposture, l’Hipocrisie, la Crainte, mere du ténébreux Monarque ; la Perfidie, la Fraude, la Calomnie, ses plus cheres Compagnes, applaudirent à cet avis par de grands cris ; le Souverain même y paroissoit incliné, lorsque tout-à-coup la Témérité, la Discorde, l’Envie, la Cruauté, la Vengeance, toujours altérées de sang & de carnage, indignées que l’on osât proposer de suspendre les effets de leur impatiente rage, font retentir les airs de leurs cris séditieux, leurs yeux terribles semblent autant de fournaises ardentes ; des goufres de leurs bouches impures sortent, avec le Blasphême, les flots d’une écume empestée ; leurs corps secs & arides, teints des plus hideuses couleurs, paroissent tout sillonés de ruisseaux d’un sang infect, dont l’impétueux bouillonnement gonfle leurs veines. Ce fut alors que, pour le bonheur de l’Univers, ces Monstres parurent prêts à s’entre-dévorer eux-mêmes : on n’entend plus que d’épouvantables hurlemens : le Prince fait de vains efforts pour les appaiser, il n’est point écouté ; ses ordres, ses priéres ne sont plus respectés ; il ne fait que résoudre, il tremble sur son trône chancelant.

 

Aussi-tôt la Flatterie se jette entre les deux partis ; & paroissant, par ses gestes, pénétrée de la plus vive douleur, elle suspend un instant la fureur de ces cœurs féroces, s’il est possible de dire que ces Furies soient susceptibles de quelque pitié ; le tumulte diminue, elle leur parle ainsi :

 

Que faites-vous, insensés ? Voulez-vous, tournant vos armes contre vous-mêmes, déchirer vos propres entrailles ? Voulez-vous donner à votre cruelle Ennemie le spectacle agréable de votre ruine ? Suspendez au moins un instant les mouvemens de votre aveugle colére ; prêtez l’oreille aux décisions d’un maître que vous devez respecter : enfin mêlant adroitement la louange au blâme, elle vint à bout de calmer ces Génies turbulens.

 

Le timide Tiran, qui n’est fier & impérieux que contre qui n’ose lui résister, ou qui cesse de le faire, rassuré par ce subit changement, reprenant un air d’autorité & d’indignation : C’est donc ainsi, dit-il, que sans égard pour ma présence, & au mépris de mon souverain pouvoir, on ose vouloir décider, par la violence, sur des projets qu’il n’appartient qu’à moi d’approuver ou de rejetter ? Je devrois, pour vous punir d’un tel attentat, vous laisser en proie à votre fureur insensée, vous livrer même à la cruelle Ennemie… Mais non, je veux bien attribuer ces excès à votre zéle pour la gloire commune. Animé des mêmes sentimens, je ne prétens pas que personne soit frustré d’une part à cette gloire ; je ne suspens les coups de votre courroux que pour qu’ils deviennent plus terribles à celle qu’ils doivent écraser, & pour les rendre plus sûrs & plus utiles à l’affermissement de cet Empire. Je vous destine à chacun, sur mes nouvelles conquêtes, des emplois & des récompenses proportionnés à vos services, à vos talens & à vos inclinations. Mais tandis que je vais envoyer la Ruse reconnoître les forces de ma Rivale, & disposer ses Sujets à rentrer sous mon obéissance, allez vous préparer aux différens départemens que je vous destine. Vous, habiles Artistes de mille déguisemens divers, Hipocrisie, Dissimulation, Fraude, préparez pour vous & pour vos guerrieres Compagnes, les ornemens de nouvelles dignités. Il dit ; mais une partie de cette terrible assemblée n’applaudit que foiblement ; le reste murmure encore de la lenteur de ces dispositions. La Ruse, alors, déployant tout son artifice, leur adresse une seconde fois ce discours flatteur :

 

Redoutables Puissances, calmez le mécontentement que paroît vous causer l’emploi dont me charge notre Monarque. Il m’est facile de vous prouver que mes Compagnes & moi travaillons moins pour notre propre gloire, que pour le maintien de votre autorité sur les Humains.

 

Vous savez que notre commune Ennemie a mis dans les cœurs des Mortels des rayons de lumiére qu’aucun effort ne peut tellement éteindre, que quelques étincelles ne reparoissent de tems en tems. La Nature les a pourvus d’un guide qu’il est plus aisé de séduire que de contraindre. Je conviens qu’autrefois, le fer & le feu, la terreur & la mort, marchoient par-tout devant vos pas : l’homme soumis & rampant, vous respectoit en esclave ; il étoit contre lui-même le ministre aveugle de vos volontés ; vous éleviez & vous renversiez, à votre gré, les plus vastes Empires ; vous tiriez de déserts affreux des peuples endurcis & disciplinés par la férocité ; vous les animiez par l’espérance de riches possessions, vous le rendiez maîtres de Contrées délicieuses, dont vous chassiez les lâches Habitans, & bientôt vous en chassiez à leur tour ces nouveaux venus : votre impétueuse activité étoit dans un continuel exercice. Par-tout les Conquerans & les Peuples vaincus, vous dressoient des autels ; mais tous ces travaux, toutes ces révolutions lasserent enfin l’homme : son orgueilleuse Raison lui fit refuser de vous obéir, lui rendit odieux le titre de victorieux ; elle lui fit préférer le repos au tumulte des armes ; & possesseur de ce qu’on n’osoit plus lui disputer, l’avidité qui vous lui aviez inspirée, satisfaite, il s’imposa à lui & aux autres, la nécessité de ne plus usurper[65] : alors il quitta le fer ensanglanté pour l’employer à cultiver la Terre.

 

Que seroit donc devenu votre pouvoir ? N’alloit-il pas s’anéantir, si à l’aide de la séduction, nous n’eussions trouvé près de la Raison impérieuse, des motifs pour engager les Humains à vous demeurer soumis ? L’Imposture ne leur suggera-t’elle pas mille fois d’égorger leurs propres freres ? Les loix où nous sumes adroitement répandre l’obscurité & l’ambiguité, & que nous substituames à celles de votre Ennemie ; l’Intérêt que nous fimes adorer sous tant de formes diverses, punissent & excitent également les crimes. Si à présent, au moins en apparence, les hommes ne se massacrent plus de sang froid pour honorer vos autels, n’avons-nous pas l’art de lui en suggérer les prétextes[66] ? Ne les tirons-nous pas de notre propre Ennemie ? La Raison elle-même ne les trouve-t’elle pas dans l’espérance du gain, dans une offense reçue, dans des droits établis sur des principes & des préjugés que nous la forçons de respecter comme incontestables, & cependant toujours contestés ? Tout cela, dis-je, ne vous donne-t’il pas à chaque instant occasion d’exercer vos fonctions vengeresses ? N’avez-vous pas les principales dominations dans les Isles déja soumises à notre Empire ? Vous, Forfaits, enfans du Désespoir, l’Indigence ne vous prépare-t’elle pas des victimes ? Vous, Avarice, votre avidité ne trouve-t’elle pas toujours de quoi envahir ? Vous, noire Envie, ne voyez-vous pas avec joie la plupart des hommes travailler par nos conseils à se rendre malheureux ? Vous, redoutable Discorde, n’est-ce pas pour vous que nous agitons leurs cœurs de perpétuelles contrariétés ? N’est-ce pas en appesantissant le joug de la contrainte, que nous faisons jaillir des passions qui ne seroient que des mouvemens trop réglés pour favoriser vos troubles impétueux ? Vous, invincible fille de la Mort, ne portez-vous pas maintenant les titres glorieux de noble ambition, de bravoure, d’intrépidité, de point d’honneur ; titres que nous vous avons adroitement ménagés ? Ne versez-vous pas du sang quand il vous plaît ? Vous, toutes enfin, Furies, vous regnez ; & que vous importe sous quel nom ? Laissez-nous donc vous préparer la conquête de Peuples trop prévenus en faveur de leur Souveraine, aussi peu disposés à se soumettre à votre gouvernement[67], qu’ils auroient en horreur les tentatives que vous feriez à présent, si vous faisiez les mêmes efforts qu’autrefois pour terrasser votre Ennemie. Laissez-nous auparavant employer l’exemple de vos Peuples pour détruire ses fatales maximes trop fortement enracinées dans les cœurs de ceux-ci[68].

 

Ainsi parla la Ruse, secondée du Sophisme ; elle réussit à faire gouter ses pernicieux avis à ces Furies, & part pour préparer par ses sourdes menées, une route à leur ravage.

 

ARGUMENT DU CHANT VI.

 

La Ruse s’introduit dans les États de Zeinzemin, y répand les premiéres semences de discorde : elle se montre en songe au Prince, lui conseille de réformer le Gouvernement sur le modéle qu’elle lui donne de celui des autres Peuples. Le Monstre disparoit aux approches du jour. Le Prince s’éveille inquiet, va se promener sur le bord de la mer, y admire les ouvrages du Créateur, rencontre Adel, à qui il fait récit de son songe : ce Vieillard réfute les sophismes de la Ruse par un apologue ; exhorte Zeinzemin à maintenir les loix de la Nature : ce Monarque apprend les désordres naissans chez ses Peuples par les plaintes qu’on vient lui faire ; ce qu’il répond à ces plaintes : il prend la résolution d’aller remédier à ces maux : son amour lui en fait différer l’exécution ; Adel l’y détermine. Adieux de Zeinzemin & de Zavaher : moyens efficaces qu’il emploie pour faire rentrer ses Peuples dans le devoir. Le bon ordre est rétabli par tout son Empire.

 

CHANT VI.

 

La Ruse, accompagnée de l’Illusion & de Sophisme, après avoir long-temps erré dans le vuide des airs, découvrit enfin le Pays fortuné, séjour de la Nature ; ils s’y introduisirent à la faveur d’une nuit obscure ; & s’y cachant sous mille formes diverses, bientôt leur souffle empoisonné y répandit une contagion subtile, d’autant plus pernicieuse, que les progrès en étoient imperceptibles. Déja le Sophisme y répandant les premiéres semences de l’erreur, avoit ralenti dans les cœurs l’amour du bien général de la société ; il suggéroit les premières leçons d’un funeste intérêt : déja le fils ne chérissoit plus si tendrement le pere, ni l’épouse le mari : la concorde entre les freres s’affoiblissoit sensiblement ; chacun d’eux commençoit à s’excuser, sous divers prétextes, des devoirs de l’amitié & des secours mutuels ; les empressemens officieux se ralentissoient entre les membres de chaque famille comme entre les Concitoyens. Pourquoi, disoit l’un, irai-je entreprendre folement un pénible travail, du fruit duquel il ne me revient qu’une modique portion ? Ma famille étant peu nombreuse, je prendrai un terrain suffisant pour la nourrir ; je l’aurai bientôt ensemencé ; après quoi, sans me soucier de ce que font les autres, je me reposerai. Celui-là disoit : Nous sommes beaucoup plus de monde qu’il n’en faut pour cultiver cette Contrée, pour bâtir cette maison, pour fournir les ustenciles de cette Profession ; ainsi je puis me dispenser de me trouver au travail. Quelques-uns alléguoient qu’ayant aidé aux labours, ce n’étoit point à eux à faire les moissons.

 

Ce sont là les dangereuses maximes qu’inspiroit ce Monstre, enfant de l’Erreur & de l’Intérêt, secondé de l’Illusion. Il commençoit à persuader à ces Habitans qu’il seroit à propos que les terres fussent partagées entre les chefs de chaque famille, & la Nation distribuée en différentes Peuplades qui n’eussent rien de commun entr’elles. Déja les termes odieux de change, de commerce, de salaire, prenoient dans le langage la place de secours généreux de l’amitié : on connoissoit & on vouloit faire usage du tien & du mien, ce fatal couteau des liens de toute société, qui peuvent à peine se rejoindre quand ils en ont éprouvé le tranchant mortel : on entendoit prononcer, sans frémir, le funeste signal de toute discorde[69].

 

Ces criminelles pensées restoient pourtant encore sans exécution. Les ordre d’un Monarque respecté & chéri, ne laissoient encore à personne la liberté de s’ériger en réformateur : que dis-je ? en corrupteur des loix sacrées de la Nature. Quelques-uns des Anciens & des plus expérimentés d’entre le Peuple, avoient résolu de lui proposer leurs avis sur cela ; mais il ne s’étoit encore rien innové dans l’économie générale de la République. On s’en étoit tenu à de simples discours.

 

Il est tems, dit la Ruse, impatiente de la lenteur de ces premiers succès, il est tems de frapper les grands coups ; les cœurs sont disposés à recevoir mes loix : persuadons celui qui peut les faire exécuter. Elle saisit l’instant que tandis que l’Aurore répand la fraîcheur de la rosée, le sommeil y mêle ses liqueurs assoupissantes. La Ruse donc empruntant le masque de l’Illusion, ajoute à ses talens séducteurs les dehors imposans de la Sagesse ; elle se montre au Prince endormi au sortir des bras de l’Amour, & lui parle en ces termes :

 

Souverain, favorisé du Ciel, il m’envoie vers toi pour seconder ton zèle ; ton application à rendre les hommes heureux, te le rend propice ; apprends donc qu’il manque encore beaucoup au bonheur de tes Sujets ; l’innocence & la simplicité de leurs mœurs sont louables, mais elles tiennent encore trop d’une stupide grossiereté ; elles leur laissent ignorer quantité de choses utiles, que les autres Peuples de la Terre ; (car vous n’en êtes pas les seuls Habitans) même les moins policés, rougiroient d’ignorer : fais en sorte qu’ils te soient redevables de mille sages établissemens ; deviens le fondateur de ton Empire ; rends ton nom immortel ; fais que la postérité la plus reculée, chérisse ta mémoire ; apprends donc de moi l’art de regner.

 

Tout, jusqu’à présent, a été confus dans la société qui t’obéit ; nul rang, nulle dignité que celles de la Nature & de l’âge ; tout ce qui est utile est commun, partant sujet à devenir indifférent. Les liens sacrés du sang, si respectés chez les autres Nations, sont profané par des alliances illicites ; les familles sont à peine distinguées : les peuplades errantes s’arrêtoient & changeoient de demeure quand il leur plaisoit ; tu les a fixées ; mais ce n’est point assez : use de ton autorité, partage les terres entre les familles, fais que l’une ne puisse plus posséder ce qui est à l’autre, fixe à chacune les bornes de son patrimoine, tu les rendras par-là attentives à le faire valoir : le désir de se voir plus à leur aise, plus richement pourvûes les unes que les autres, excitera l’émulation entr’elles ; tu verras alors regner par-tout l’abondance. Une autre importante maxime du gouvernement, c’est que dans un État il n’est pas utile que tout le monde soit également partagé, tous les Sujets également à leur aise ; il faut que la crainte de manquer, excite celui qui a moins à aider celui qui a plus, pour engager celui-ci à suppléer par ses largesses, ou par recompense, à ce qui manque au plus pauvre. Les plus grands Princes de la terre observent encore que le bien général l’emporte sur le particulier. On ne doit pas s’embarrasser si ce Particulier souffre ; ces détails minucieux sont indignes d’un Roi : il est nécessaire qu’entre les membres d’une société, les uns possédent beaucoup, les autres peu, ou même rien du tout.

 

Après ces fondemens de l’harmonie de tout État policé, bâtis de grandes Villes, érige des Palais ; pour décorer ces édifices, tire des entrailles de la terre, & fais valoir des trésors jusqu’ici inconnus ou négligés, dépouille certaines plantes de leur écorce, & certains arbres du duvet qu’ils produisent, les Brebis de leur laine, les Insectes de leur soie ; qu’une main industrieuse en compose des étoffes ; fais chercher au fond de la mer de quoi les teindre des plus riches couleurs ; fais que l’or, l’argent entremêlés aux tissus de ces étoffes, se joignent aux pierreries pour en relever l’éclat ; orne de ces parures la Nature, jusqu’à présent toute nue, ou trop grossierement couverte ; elles sont faites pour en relever la beauté.

 

Tes Sujets ne naviguent encore que sur leurs rivieres ou leurs canaux dans de frêles barques ; fais abattre le pin de dessus les montagnes, construis-en des maisons flottantes, qui, portées par les flots & les vents, te rendent accessibles toutes les Contrées de l’Univers ; échange tes richesses contre celles des Nations les plus éloignées : tes Sujets ne commercent dans chaque canton, qu’avec l’amas commun de toutes leurs provisions, sans égard à la valeur de ce qu’ils prennent ou de ce qu’ils fournissent[70].

 

Ils distribuent indistinctement le travail de leurs mains & les fruits de la terre[71] ; fixe le prix de toutes ces choses, leur poids, leur mesure : tu viens de régler les divers travaux de tes Peuples, regle aussi leurs rangs, leurs droits & leurs prérogatives, alors tu verras croître ton autorité. Fais surtout que chaque Citoyen soit en perpétuelle possession, ou de ce qui lui sera transmis par ses Ancêtres, ou de ce que son industrie lui aura acquis : établis de sévères châtimens contre ceux que l’indigence aura induits au crime ; que rien ne s’obtienne gratuitement. Les Arts & les Sciences ne tarderont pas de naître ; & avec le désir de posséder beaucoup, fleurira le commerce, & brilleront le luxe & la magnificence ; reléves-en l’éclat de la majesté royale ; que chaque Sujet y contribue ; qu’on ne t’aborde plus qu’avec une crainte respectueuse ; qu’environné d’une Cour nombreuse, ceux que tu daigneras y admettre, s’efforcent d’en augmenter la pompe.

 

Mais ce n’est point assez, Prince, que l’on redoute ton autorité & celles des loix ; ce ne seroit qu’une foible barrière aux désirs des hommes que tu prétends gouverner : il faut faire intervenir la Divinité ; il faut, en multipliant leurs devoirs, appésantir le joug qui les y assujettit. Ce n’est point assez de cette idée générale d’une Divinité bienfaisante, que tes Ayeux om fait concevoir à tes Peuples ; il faut encore leur faire comprendre que qui n’obéit pas aux loix humaines, irrite la Puissance suprême, & qu’elle prépare des châtimens aux transgresseurs ; il faut même faire passer quelques-uns de ces ordres pour divins : fais donc révérer cet Etre Souverain, comme on révere les Rois de la Terre ; que la pompe extérieure d’un culte cérémonieux le fasse redouter : le Vulgaire grossier & stupide, ne se conduit que par un sensible frappant ; il est à propos qu’il ne se conduise que par-là. Bâtis des Temples, éleve des autels, fais couler le sang des victimes ; que les Prêtres mistérieusement ornés, imposent par leur gravité, & paroissent médiateurs entre l’homme & la Divinité ; qu’ils paroissent toûjours prêts à suspendre les coups redoutables de sa vengeance. Toi-même, malgré ton pouvoir, parois devant les tiens révérer ces appuis du Trône ; que l’enfant à la mammelle soit élevé selon les préceptes de leur doctrine ; que l’homme, toûjours incertain du dégré de faveur qu’il mérite près du Monarque de l’Univers, coure inquiet & tremblant, au moindre présage, consulter ces oracles ; qu’ils décident en Souverains de ses actions, de tous les mouvemens de son cœur.

 

Considére maintenant combien le gouvernement de ton Empire est éloigné de ce point de perfection, à combien peu de chose se reduit ton autorité : tes ordres une fois donnés pour le travail, tu n’es plus qu’un simple Particulier ; encore souvent ces ordres prévenus, font-ils oublier qu’il y a un maître qui commande. Rien ne se fait par contrainte : on ignorera donc toujours que tu as la puissance coactive : l’on te respecte parce qu’on t’aime ; mais que deviendroit ce respect, sans ce foible motif qu’un instant peut changer en haine ? Il n’en est pas ainsi des autres Rois de la Terre, la crainte & le respect marchent toûjours devant eux  : ils peuvent se passer de la compagnie de l’amour ; leurs Sujets tremblent, quoiqu’ils haïssent, ou ils aiment souvent sans savoir pourquoi. Sur quoi est fondé ton pouvoir ? Il n’y a nulle propriété dans ton Empire. Sera-ce sur l’antiquité de ta famille, sur la reconnoissance des services qu’elle a rendus à la société ? mais tu n’as point de Sujets qui ne puissent s’arroger les mêmes prétentions : d’ailleurs, qu’est pour toi cette foible Royauté ? un travail continuel pour le Chef qui dirige les Membres de ce grand Corps. Imite les autres Souverains, repose-toi de ces soins fatiguans sur des Ministres de tes volontés absolues ; regarde ton État comme un vaste domaine que tu fais valoir par les mains de tes esclaves ; jouis tranquilement, au milieu des plaisirs, des honneurs du diadême.

 

Mais pour parvenir à cette heureuse tranquilité, commence par exécuter mes conseils, sors des bras d’une honteuse foiblesse, bannis l’amour de ton cœur ; c’est l’écueil des Héros ; accoutume-toi par cette premiére victoire à cette fermeté d’ame, à cette fiere gravité qui te fasse redouter ; sacrifie tout sentiment, la pusillanime humanité à ta grandeur[72].

 

Ce Monstre parloit encore, quand l’Aurore ouvrant les portes de l’Orient, laissoit appercevoir ces premiéres nuances de la lumiére, qui, comme une eau limpide & pure, commençoient à chasser devant elles les plus épaisses parcelles du noir limon des ténébres. La ruse frémit à cet aspect ; sa foible paupiere ne peut supporter ces premieres lueurs ; le trouble fait expirer les paroles dans sa bouche perfide. Zeinzemin s’éveille, & n’entend que les cris lugubres d’un hibou qui fuit. Il se leve, agité de mille pensées confuses ; il laisse sa chere Zavaher livrée à un doux sommeil, & va se promener sur le rivage.

 

Déja la splendeur du jour avoit partagé l’Hémisphere avec la nuit qui retire ses sombres voiles ; les astres qui l’accompagnent, ne brillent plus que d’une lueur pâle aux approches de leur Roi ; la vaste étendue des eaux tranquiles paroît un amas immense d’or liquide ; la terre semble par sa verdure & ses fleurs, une émeraude, où s’enchassent une infinité de pierres précieuses, dont l’éclat animé est relevé par la blancheur des perles de la rosée : du fond des vallons qui sont comme l’ombre de cette riche broderie, s’éleve la gaze légere des vapeurs transparentes qui adoucissent la vivacité des couleurs : le gazouil varié des oiseaux célèbre avec leurs amours, l’Auteur de tant de merveilles.

 

Les charmes de ce ravissant spectacle suspendent quelque temps les soucis de Zeinzemin. Ô Divinité ! s’écrie-t-il, que tes ouvrages sont grands ! Quels yeux peuvent se lasser d’en admirer la magnificence ! Cependant, comme si ta bonté infinie vouloit se surpasser, tu interromps sans cesse cette merveilleuse annonce de ton pouvoir immense, pour nous la faire paroître toûjours nouvelle ; tu revêts chaque jour la Nature de nouveaux ornemens ; tu lui laisses tirer ces vêtemens pompeux de tes trésors inépuisables : & pour que tout ce qui respire soit également frappé de cet appareil de tes bienfaits, tu veux que le calme du repos prépare ses sens à des émotions toûjours plus délicieuses ; enfin, tu multiplies notre existence comme tes dons précieux ; tu fais plus envers moi, tu daignes m’instruire dans l’anéantissement même du sommeil……

 

À ces mot il apperçut le sage Adel qui s’avançoit vers lui : il court l’embrasser : Sans doute, dit-il, mon Pere, que le Ciel favorable dirige vers moi vos pas pour que vous m’aidiez encore de vos prudens conseils. Quelque chose de divin sous une forme humaine, sous votre ressemblance (nos rêves nous montrent souvent les objets de notre amitié) cette ombre, dis-je, m’a fait connoître que mon Peuple n’est point aussi heureux qu’il pourroit l’être ; elle m’a, par une faveur singuliere, instruit de quantité de choses que j’ignorois : ce ne sont point des images sans liaison présentées par l’erreur d’un songe ordinaire, qui se sont offertes à mon imagination ; ce sont des raisonnemens pleins de sagesse. Je ne suis embarassé que de quelques expressions, de quelques termes qui me sont inconnus[73] : votre expérience m’en éclaircira le sens. Il lui récite alors le discours séduisant de la Ruse. Que vous en semble, ajouta-t-il ? ne paroit-il pas dans ces dispositions un ordre, une économie admirable, & une variété infinie dans les ressorts[74] qui meuvent une République ainsi constituée ? Quelle fécondité de ressources ne résulte-t-il pas de tous ces moyens ! Que d’avantages, que de biens ne procurent-ils pas aux heureux Mortels qui sont dirigés par de si sages préceptes ! Je ne vois dans notre société qu’une uniformité ennuyeuse qui nous laisse ignorer la plûpart des choses qui rendent la vie délicieuse.

 

Ah ! Prince, s’écria douloureusement Adel, que dites-vous ? laissez, laissez vos Peuples dans cette heureuse ignorance ; elle fait toute leur félicité : imitez en cela nos premiers Peres ; quoiqu’ils se souvinssent d’une partie des causes funestes[75] du désastre qui les avoit seuls épargnés, ils ne parloient point à leurs enfans des crimes qui venoient d’être punis ; ou ils vouloient en effacer totalement les monstrueuses idées, ou ce qu’ils leur en disoient, n’étoit que pour leur en inspirer une éternelle horreur. Je ne vous ai point encore informé que c’est dans les mêmes vûes, qu’à présent même il n’y a qu’un certain nombre de personnes sages dans toute la Nation, qui ayent quelque connoissance des anciens forfaits ; encore n’est-ce qu’à un certain âge qu’on leur confie ce secret, qui souvent meurt avec eux : on ne leur découvre les dangers que peut courir le cœur humain, qu’en leur recommandant d’en écarter adroitement le reste des Concitoyens ; le commun du Peuple ne connoit, de tous les maux passés, que la propriété, pour la détester souverainement.

 

Pour vous, ô Zeinzemin ! vous voyant, dès l’âge le plus tendre, toute la sagesse des vieillards, je n’ai point craint de vous apprendre des choses qu’il étoit important pour la Patrie que vous sachiez. Je n’entrai point alors dans un détail des conséquences pernicieuses que j’ignorois moi-même ; le discours imposteur que vous venez d’ouïr en songe, me fait appercevoir tout le venin de ces sources empestées ; le vrai qui est mêlé dans ce raisonnemens, est un parfum qui enveloppe un poison subtil ; le bonheur apparent des autres Peuples de la terre, est un malheur réel : préservez-en les vôtres. Qu’arriveroit-il, hélas ! si vous partagiez entre les hommes ce que la Nature a voulu qui soit commun ? Écoutez, Prince, cet Apologue.

 

On dit qu’autrefois aucuns des animaux n’étoient voraces ; tous se contentoient d’une innocente nourriture : on voyoit le fier Lion, le Tigre, l’Ours, le Loup, mêlés indistinctement avec les timides Brebis, les Bœufs, les Cerfs & les Chevaux, paître l’herbe. Un jour se trouvant rassemblés dans une plaine fertile en paturages : Partageons, dirent-ils, cette prairie. La mere, qui allaitoit trois Petits, demanda trois parts ; celle qui n’en avoit point encore, se contenta d’une : il arriva que la premiére mourut, & ne laissa qu’un Petit, qui se mit seul en possession des trois parts par droit d’héritage. Celle qui n’avoit point été féconde, eut ensuite une nombreuse postérité. Ses nourrissons devenus grands, & reduits à vivre avec leur mere, de la part qui suffisoit à peine pour elle seule, prierent l’Animal qui venoit d’hériter de trois portions, de leur en céder au moins deux pour les garantir de mourir de faim. Je ne suis point cause de votre indigence, leur répondit celui auquel ils s’adressoient ; les partages ont été faits avant que nous fussions nés, & il faut que les choses demeurent comme elles ont été réglées par nos Peres. Pourvoyez-vous, comme il vous plaira, je ne prétens point que vous veniez paître sur le terrain qui m’est échu : s’il m’est plus que suffisant à présent, je le réserve pour mes enfans. Cette impitoyable cruauté fit périr de faim cette race nombreuse qui demandoit quelque secours. Ce mauvais exemple devint fréquent. On vit donc bientôt la famine, au sein même de l’abondance, obliger les plus forts à dévorer les plus foibles. On fit des réglemens pour réprimer ces désordres ; ils diminuerent le mal, mais ils n’en ôterent point la cause. Ceux des animaux qui étoient devenus voraces par nécessité, resterent tels par habitude ; les plus pacifiques reconnurent, mais trop tard, l’erreur de leurs prédécesseurs ; ils ne cesserent de partager les paturages, mais demeurerent exposés à la fureur des plus violens.

 

Il en doit être de même, Prince, chez les Peuples où regne la dure, l’insensible propriété ; elle est la mere de tous les crimes, enfans du désespoir & d’une indigence furieuse : leurs législateurs punissent souvent le malheureux, & épargnent le coupable : leurs loix chétives ne font que pallier les maux ; elles châtient des actions perverses ; elles ignorent les moyens de les rendre impossibles ; elles devroient être faites pour empêcher d’imprudentes conventions, causes de l’inconstance de la volonté ; mais imprudentes elles-mêmes, ou elles en aggravent le joug, ou elles lui imposent de nouvelles obligations ; souvent pour appuyer leur foible autorité, il faut qu’elles changent en crimes des actions innocentes.

 

Je vous le repete encore, ô cher Zeinzemin ! & peut-on trop souvent le redire ? Les loix éternelles de l’Univers font, que rien n’est à l’homme en particulier, que ce qu’exigent ses besoins actuels, ce qui lui suffit chaque jour pour le soutien ou les agrémens de sa durée ; le champ n’est point à celui qui le laboure, ni l’arbre à celui qui y cueille des fruits ; il ne lui appartient même des productions de sa propre industrie, que la portion dont il use ; le reste, ainsi que sa personne, est à l’humanité entiére.

 

Voilà les loix que votre autorité doit constamment maintenir ; tous ordres contraires à ces divins décrets, sont des crimes eux-mêmes. Si les Peuples que l’erreur d’un songe vous a fait paroître heureux, se gouvernent par d’autres régles, elles sont, à la vérité, des conséquences nécessaires de leurs coutumes bizarres ; mais qu’étoit-il besoin de les introduire ces coutumes, contre lesquelles la Nature reclame sans cesse dans tous les cœurs ; La Providence l’a permis, j’en conviens ; & c’est pour relever l’excellence & la douceur de son empire sur ses créatures, & l’ordre admirable établi dans le monde : si elle ne fait point un crime aux Nations de porter le joug qu’elles ont subi, peut-elle ne pas approuver de nous voir obéir aux divins préceptes qu’elle nous prescrit par la voix touchante de la Nature[76] ?

 

Vous, Zeinzemin, soyez le généreux défenseur des droits de l’humanité : les plus respectables loix sont ses doux sentimens ; les crimes ou l’esclavage sont des actions, ou un assujettissement contraire à ces oracles de nos cœurs ; loin de les faire taire, loin de resserrer les bornes de leur autorité par de pernicieux usages, étendez-les encore, s’il est possible. Si vous mettez de l’ordre & de l’économie dans la société, ne rompez jamais l’union intime de ses parties par des distinctions qui rendent l’homme étranger à l’homme même ; n’introduisez des Arts que ceux qui rapprochent les Concitoyens, qui les rendent complaisans & aimables ; ignorez pour jamais le pouvoir tirannique de la contrainte : quiconque regne sur des ames qui ne sont point corrompues, ne redoute point les caprices de l’inconstance.

 

Laissez dans le sein de la Terre d’inutiles métaux, ou ne les employez qu’aux ornemens de nos vases & de nos demeures.

 

Ah ! sans doute, les Monstres que la Vérité chassa autrefois de ces Contrées, essaient d’y rentrer ; c’est l’un d’eux qui vient de tenter de vous séduire par un songe flatteur.

 

Peu après de si salutaires avis, Zeinzemin apprit les désordres causés par le soufle empesté des Furies qui avoient tenté de l’en infecter lui-même ; il vit, pour la premiére fois, non sans douleur, plusieurs de ses Sujets accourir de différentes Provinces, lui porter leurs plaintes, le prier de décider leurs contestations, & de terminer leurs querelles.

 

Alors son front débonnaire s’obscurcit pour la premiére fois, des nuages de l’indignation : Allez, leur dit-il, insensés, je ne veux point écouter les violateurs des droits sacrés de l’humanité : à quoi serviroient mes décisions, mes conseils, pour qui n’écoute plus la voix de la Nature ? Quelles sont vos plaintes, artisans de vos propres maux ? Pouvez-vous ignorer pourquoi la paix ne regne plus entre vous ? & si près de l’état heureux d’où vous sortez, ne voyez-vous déja plus ce que vous devez faire pour y rentrer ? Retirez-vous ; ce n’est point ici que je veux vous entendre. J’irai, j’irai vous couvrir de honte aux yeux de vos Concitoyens. Quoi ! déja l’on ose s’approprier ?… On se refuse des secours ?… On dispute avec aigreur ?… Le nom d’adversaire prend la place de celui d’ami ?…

 

Ce peu de parolles, pleines de sens & de dignité, pénétrerent les cœurs avec plus de rapidité, que le feu d’un éclair ne traverse l’épaisseur des ténébres d’une nuit orageuse.

 

Que l’homme seroit heureux, s’il n’avoit pour préjugés que des vérités constantes ! Si le faux, tourné en habitude, a tant de pouvoir sur son ame, quel bien une persuasive évidence de ses vrais intérêts ne doit-elle pas produire ! Un mot, un clin d’œil qui l’avertit des approches du vice, peut la préserver ou la guérir de ses attteintes.

 

Tel fut l’effet des reproches que Zeinzemin fit à ces Concitoyens désunis, qui étoient venus pour se plaindre. Ils rougissent de cette démarche, ils en détestent les funestes motifs : l’amitié, la concorde se raniment entre eux ; il ne leur reste que le regret d’avoir osé les altérer ; ils retournent chez eux reprendre les moyens de les rendre désormais inviolables.

 

Zeinzemin a déja formé le glorieux dessein d’aller reprimer ces désordres naissans ; mais sur le point de l’exécuter, il hésite, il différe, son cœur s’allarme de l’instant douloureux qui va le séparer de ce qu’il aime. Zavaher triste, éplorée, est pour lui un objet qui lui perce l’ame ; il ne peut se résoudre à lui apprendre qu’il va la quitter, il n’ose porter à cette personne chérie un coup dont il va doublement ressentir tout le poids affligeant. Le sage Adel remarque son irrésolution, il en démêle aisément la cause : Partez, Prince, partez, lui dit-il, hâtez-vous d’arrêter les progrès de la contagion ; je sais ce qu’il en doit couter à votre cœur ; mais pouvez-vous balancer un instant, lorsqu’il s’agit du salut de la Patrie ? À ce nom sacré, tout autre sentiment doit se taire chez le généreux Zeinzemin. Le Prince ne répond que par un profond soupir.

 

Il fait avertir la Jeunesse, qui l’accompagne dans ses voyages, de se rassembler ; & précipitant le moment fâcheux dont l’attente lui est plus cruelle que le mal qu’il va ressentir, il va préparer sa chere Zavaher à recevoir ses adieux. Un grand nombre de personnes accourt voir ce spectacle touchant, & mêler leurs larmes à celles de ces illustres Époux. On avertit le Monarque que tout est prêt pour le départ ; son fier Coursier, impatient de voir paroître son maître, frappe la terre & fait retentir l’air de ses hennissemens.

 

Ils paroissent enfin, ces deux ornemens de l’Empire, flétris par la douleur ; toute l’assemblée fond en pleurs. Hélas ! qui auroit pu n’être pas pénétré ? telle qu’on dit que quelquefois l’humaine cruauté mena des victimes humaines à l’autel, telle on voit la triste Zavaher : Zeinzemin tremblant soutient à peine les pas chancelans de cette aimable Épouse ; sa tête, le siége des graces les plus ravissantes, languissamment panchée sur le cœur qu’elle adore, ainsi qu’une fleur qu’un vent impétueux vient de rompre, ne conserve plus que sa blancheur ; le vif incarnat qui l’animoit, s’est dissipé comme le coloris vermeil d’un léger nuage, lorsque le Soleil cesse de l’éclairer en cessant de donner le jour ; sa bouche, ce doux & éloquent organe d’une ame bienfaisante, entr’ouverte par les sanglots qui étouffent sa voix, paroit expirante ; ses beaux yeux, demi éteints, ne brillent plus que par des larmes qui les inondent ; ils fixent leurs foibles, mais tout-puissans regards, sur ceux de Zeinzemin, auxquels ils semblent redemander la lumiére ; mais la majesté de ce Héros est elle-même obscurcie par les plus sombres nuages de la consternation. Je pars, dit-il, ô chere moitié de mon ame ! ainsi l’exige le bien de la Patrie. Voulez-vous donc, pour une absence de quelque tems, accabler des plus cruels tourmens cette triste partie de moi-même que le devoir arraché de vos bras ? Calmez, je vous en conjure, par cet amour qui la cause, une douleur qui redouble mes peines ; que la douce espérance de vous revoir bientôt, & sans laquelle j’expirerois, vous ranime ; pensez que Zeinzemin vous quitte plus épris que jamais des charmes de votre ame & de votre personne ; pensez que votre divine image est aussi inséparable de mon cœur, qu’il est lui-même inséparable de ma vie ; pensez enfin, chere Épouse, que dès l’instant qui me sépare de vous, je me hâte de revoler vers l’objet de mes plus chers désirs.

 

Il est une douleur dont on se plait à voir & à ressentir les effets, celle qui prouve que nous aimons & que nous sommes aimés ; il est aussi une sorte de plaisir à se voir privé d’un bien avec l’espoir de se voir bientôt rendre cet objet cheri : alors la situation de notre cœur est pareille à une soif ardente, qui attend un délicieux breuvage qu’on lui prépare : telle est, dis-je, la situation de ces deux Amans.

 

Les tendres discours de Zeinzemin fixent sur cette consolante idée, l’ame de l’aimable Zavaher ; elle lui redonne la force de prononcer un adieu, que ce Prince lui-même ne peut exprimer que par des baisers arrosés de larmes ; il saisit cet instant, s’arrache à lui-même, il fuit. La tristesse & les soucis qu’il emporte, altérent la douceur de son visage. Un Roi qui marche à la tête d’une nombreuse armée pour aller châtier des rebelles, n’est pas plus redoutable qu’il le parut aux yeux des novateurs, & de ceux qui, séduits par l’erreur, avoient osé donner atteinte aux loix sacrées de la concorde des Concitoyens. Rien de plus terrible que l’indignation d’un pere que l’on chérit. Le bruit s’est déja répandu que Zeinzemin parcourt son Empire, non plus comme autrefois pour louer & encourager le zéle de ses Peuples, mais pour ranimer ce zéle prêt à mourir.

 

À son arrivée les coupables, saisis de crainte, n’osent paroître ; ils n’accourent plus au-devant de lui avec des acclamations joie ; leur amour pour le Prince n’est point ralenti ; mais la honte de mériter des reproches, le tient renfermé dans les cœurs : où Zeinzemin trouve ces dispositions, il ranime la confiance en ses bontés ; il les plaint de s’être laissés surprendre à de fausses apparences ; il feint même d’attribuer leur conduite à un amour peu prudent du bien public ; il leur fait envisager les dangers auxquels ils exposoient la société, en introduisant des usages qui alloient en rompre les liens : ici il encourage, ailleurs il étonne, il effraie par les menaces les plus capables d’intimider une Nation affectionnée à son Chef. C’en est fait, dit-il à ceux qui s’excusent sous différens prétextes de contribuer à l’utilité commune ; cherchez qui désormais se charge des soins pénibles de votre bonheur. Je renonce au vain titre de Pere de la Patrie, puisque des fils dénaturés veulent déchirer son sein. Je vous laisse en proie à l’aveugle fureur de la propriété : partagez entre vous, s’il est possible, l’air infecté que vous respirez. Si je ne suis plus écouté du reste de mes Peuples, j’irai jouir dans une paisible retraite d’un repos que je ne dois plus interrompre pour qui refuse de prêter des secours à ses freres, ou si j’en trouve encore, que votre funeste exemple n’ait point corrompus, je les assemblerai pour ériger un monument éternel de votre honte ; j’environnerai vos Contrées d’un mur impénétrable[77] qui préservera le reste de la Nation, de la contagion de vos mœurs : je voudrois pouvoir détacher vos campagnes de ce Continent, comme autrefois la Vérité irritée, en détacha ces Isles infortunées, qui emporterent ceux qui s’étoient rendus coupables des mêmes forfaits.

 

Ces paroles foudroyantes portent la consternation dans les cœurs, suivie d’un utile repentir : Zeinzemin veut se retirer, il est environné d’une foule de Concitoyens, qui le conjurent avec larmes, de ne les point abandonner ; ils le supplient d’oublier une erreur qu’ils détestent ; il résiste à leurs instances ; leur désespoir redouble ; il céde enfin tel qu’un pere attendri par tant de marques de douleur, & par les promesses les plus solemnelles de rentrer dans le devoir.

 

C’est ainsi que, par une éloquence insinuante ou rapide, soutenue de cet air de magnanimité, de cette dignité douce & sévére que la Divinité imprime sur le front des Héros, Zeinzemin se rend maître des volontés avec plus d’empire que les plus fiers Conquerans ne les subjuguent par la crainte : la Vérité elle-même l’inspire, parle par sa bouche, & brille dans ses yeux. Enfin, les foibles efforts que les Vices viennent de faire pour effacer les loix de la Nature, ne font que donner un nouveau lustre à leurs sacrés caractéres ; l’amitié entre les Concitoyens, la tendresse dans les familles, l’harmonie entre tous les Membres de l’Empire, l’amour de la Patrie revivent plus fortement que jamais.

 

Fin du premier Tome[78]

 

 

 

 

 

 


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[1] Fille du Paradis destinée, selon Mahomet, à faire plaisir aux bons Musulmans.

[2] Favorite.

[3] Chef des Eunuques noirs.

[4] Quelques-uns prétendent qu’il faut prononcer Dilli.

[5] Monnoie du Mogol qui vaut argent de France 24 livres 14 sols.

[6] Alexandre conquit à peu près les mêmes Pays que Thamas-Kouli-Khan ; & Muhammed regnoit où Porus avoit regné autrefois.

[7] Alexandre portoit avec lui & mettoit sous le chevet de son lit l’Iliade enfermée dans une boëte d’or pareille à celle qui renfermoit le Poëme de Pilpai.

[8] Le Mexique conquis, Poëme baroque.

[9] L’École de l’Homme.

[10] Barbara Pieridum sileant miracula…

Parodie de ce Vers de Martial :

Barbara Pyramidum sileant miracula…

[11] Les Eunuques noirs sont la plupart totalement dépouillés de ce qui pourroit laisser quelques saillantes de leur sexe.

[12] Les Odaliques sont des filles du Serrail, qui, quoique destinées aux plaisirs des Sultans passent quelquefois leur vie sans recevoir le mouchoir, & servent celles sur lesquelles est tombé ce signal de faveur.

[13] Les Dives ou Peris, sont chez les Orientaux ce que nous nommons les Génies.

[14] Ici, comme dans tout son Poëme, Pilpai rejette le principe ou faux ou mal entendu de la plûpart des Moralistes, qui ont fourré leur cuiqe suum part-tout où il ne devroit y avoir ni tien ni mien.

[15] Cet article & le suivant sont les principes fondamentaux de l’excellente Morale de Pilpai.

[16] Les mêmes usages s’observoient chez les Péruviens.

[17] Pilpai étoit de la secte des Bramines, Philosophes Indiens, qui observent cette abstinence; & l’on prétend que ce fut chez eux que Pytagore l’adopta.

[18] La Farine.

[19] Que pouvons-nous deviner de plus sur notre sort futur ? & pourquoi les hommes se sont-ils si souvent égorgés pour en savoir davantage ; sembables aux Nouvellistes, qui, prétendant être mieux informés ou plus pénétrans que d’autres, se ruinent par de folles gageures ?

[20] En comprimant les opinions métaphisiques de deux ou trois mille ans, tout ce qui en sortiroit de raisonnable & de sensé se reduiroit à ce que notre Poëte vient de dire sur la nature de la Divinité.

[21] Le dicton, Omne animal post coitum triste, a fait prendre pour une pudeur innée une simple langueur, une lassitude ; ou plutôt c’est sur cette belle observation que nos Moralistes appuient leur opinion ; étranges effets de certains préjugés qui sont tels, que si on s’avisoit d’inculquer quelqu’un, dès l’enfance, qu’il est honteux de remuer certains fardeaux ; lorsque cela lui seroit arrivé, il croiroit que la fatigue de ce travail seroit un effet de la honte naturelle qui y est attachée. Qu’on regarde comme infame toute action qui tend à la destruction de notre Etre ou de notre Espéce, cela est dans l’ordre.

[22] Cette comparaison métaphorique est, sans doute, tirée de l’opinion de quelques Peuples des Indes, croient que La Divinité se repose tranquilement sur la surface d’une mer de lait.

[23] Il est aisé de deviner les mots de ces deux belles énigmes ; mots qu’un sot usage a deshonorés & qu’il ne prononce qu’en périphrases.

[24] C’est celui qui fait les honneurs d’une nôce.

[25] On dit en badinant, que c’est à cet âge que l’esprit vient aux filles ; & il est effectivement vrai que c’est alors que se développe dans tous les animaux, soit raison, soit instinct.

[26] Tous les Peuples de la Terre sont vêtus, ou couvrent certaines parties de leur corps : Donc, disent les Moralistes, il est une pudeur naturelle qui veut que ses parties soient cachées. Je suis sûr que Pilpai leur répondroit : Tous les Peuples de la Terre s’habillent en tout, ou en partie, selon que le froid les y oblige, ou bien la sensibilité & la délicatesse de quelques parties de leur corps. Ce besoin naturel est devenu un précepte nécessaire de Morale, quand vos beaux réglemens ont commencé à introduire les désordres & la débauche.

[27] Le plus grand nombre des Législateurs, & même ceux que l’on estime les plus sages, n’ont point rendu le Mariage indissoluble, tous ont senti la dureté & les inconvéniens d’une loi qui assujettit à l’impossible, c’est-à-dire, à remplir les conditions d'un contract, quand il arrive que ce qui en fait la base & l’essence, ne subsiste plus. Or, pourquoi l’indifférence ou la haine ne romproient-elles pas aussi-bien que la mort ou l’impuissance, une convention qui n’est fondée que sur l’amour réciproque des parties ? Cependant ce sentiment qui dans les sistêmes ordinaires de Morale, souffre des difficultés, n’en souffre aucune dans celui de Pilpai, puisque toujours d’accord avec lui-même, ses principes détruisent toutes les causes prochaines ou éloignées qui rendent les divorces fréquens, comme ce qu’il en pourroit résulter de fâcheux pour les familles.

[28] Il est sûr que dans une République telle que celle de Pilpai, ces moyens de prévenir le divorce, ou l’infidélité, doivent être infaillibles.

[29] Il faut, sans doute, que la maladie dont parle ici le Poëte, soit la lépre ou l’éléphantiasis, maladies fort communes autrefois, & que l’on croit être le mal vénérien.

[30] Il paroît que dans tout ce Chant, le Poëte a eu en vue de relever les bévues de tous ceux qui se mêlent de raisonner sur l’inégalité des conditions : ils conviennent qu’à la vérité, la nature les fait toutes égales; mais comment bâtir une République avec cette égalité ? Il faut y mettre mille cruelles restrictions, en graduant habilement la misére des particuliers. Pilpai leur indique ici le vrai moyen de former une société, en laissant subsister les justes distinctions que la nature elle-même a mises entre les hommes.

[31] Pilpai reproche ici à ceux qui prétendent régler les mœurs & dicter des loix, que quand ils auroient pris à tache de saper les fondemens de toute morale, ils ne pouvoient rien imaginer de plus efficace que la plupart de leurs rares & ingénieuses constitutions.

[32] Alzmanzein signifie ornement du siécle ; c’est un mot composé de zein, ornement, & de alzaman, qui signifie siécle.

[33] Adel signifie juste. Comme j’avois d’abord traduit ce Poëme de l’Indien en Persan, pour me perfectionner dans cette langue, qui est la plus douce & la plus gracieuse de toute l’Asie, j’ai laissé ici les noms propres dans la même langue, pour qu’ils paroissent moins barbares.

[34] Zeinzemin signifie ornement de la terre.

[35] Robinson, jetté dans une Isle déserte, tire de son vaisseau échoué, des secours sans lesquels l’Auteur se trouvoit embarrassé de le faire subsister ; notre Indien fait ingénieusement découvrir à deux enfans, dépourvus de tout, les premiers élémens des arts nécessaires la vie. Je crois que ce Philosophe a voulu développer toutes les circonstances, toutes les rencontres naturelles & fortuites qui ont pu conduire une société naissante, d’expériences en expériences, aux inventions de tout ce qui meuble, pour ainsi dire, le genre humain.

[36] C’est vraisemblablement ainsi que les premiers hommes purent être instruits de cet important usage.

[37] Expression orientale, qui exprime la figure, le premier état d’un épi naissant, & sa maturité. On sait que la couleur de l’émeraude est le verd.

[38] Ce préjugé, fortement inculqué chez une Nation, devenu la base de la constitution d’une République, un de ces principes affermis par l’habitude que personne me conteste, passé en loi, que personne ne s’avise d’enfreindre, puisque par les dispositions même, elle n’impose que des obligations très-peu gênantes ; cette première maxime, dis-je, simple & naturelle, auroit seule autant d’effet que tous les ressorts de la Politique ordinaire : elle produiroit un encouragement universel chez tout un Peuple ; elle feroit naître, avec ce que nous nommons politesse, douceur des moeurs, les arts & les sciences ; bien-tôt à l’utile elle feroit succéder les recherches de l’agréable. Les plus beaux projets, qui, chez nous, loués & approuvés de tout le monde, manquent cependant d’exécution, & par l’impuissance de celui qui les enfante & parce que chacun s’en tient à une stérile admiration, trouveroient souvent dans une République, telle que celle de Pilpai, les secours de cent mille bras. De plus, dans son hypothèse on peut démontrer que la communauté de tous biens, de tous secours, fondée sur une unanimité générale, sagement économisée, peut remuer plus efficacement les hommes, que les tristes motifs d’intérêts particuliers qui les retiennent assujettis à des craintes frivoles, à des espérances, à des vûes fort bornées, à de timides entreprises, à de basses intrigues, & ne les occupent que des soins, des soucis & des peines d’un avancement, d’une fortune, qui n’influent presqu’en rien sur le bien de la société ; ces tourmens les découragent d’y travailler à cause du peu qu’ils en attendent. Quoi ! dira-t-on, le commerce qui lie des Concitoyens & les Peuples de la terre, tout fondé qu’il est sur des intérêts particuliers, n’est-il pas une source féconde de commodités, de délices, de richesses, de magnificence, d’industrie, de bon goût, de politesse, &c ? Oui; mais il n’y a pas un tiers des hommes qui en profite; le reste a pour lui les travaux & les inquiétudes, avec à peine de quoi ne pas mourir de faim. Et puis, est-il plus difficile de faire prendre racine à la maxime de Pilpai, qu’à une infinité de préjugés extraordinaires, de contes de vieille, dont on n’imagineroit pas que l’esprit humain pût être entiché, si l’expérience ne nous en assuroit ? Il faut avouer avec l’Auteur des Lettres Persanes, que la plûpart des Législateurs étoient des génies bornés, qui connoissoient bien peu le coeur humain.

[39] Le Poëte emploie le premier Chant, & le commencement de celui-ci, à décrire le lieu de la scene : il vient d’entamer l’action par le premier instant du regne de son Héros ; il attache ici les premiers fils du tissu de l’intrigue.

[40] Le Phénix.

[41] Si le Poëte eut vêcu dans notre siécle, il auroit, sans doute, ajouté : maniére bien différente de voyager des Princes d’à présent ; aussi inaccessible aux malheureux, que les cabanes où loge la misére, leur sont à eux-mêmes inaccessibles : ils traversent leurs États, sans voir, ou presqu’être vus de personne ; ils visitent, tout au plus les murs de quelques Villes, voient quelques parades militaires, assistent à des fêtes, à des repas, à des spectacles; font, par ostentation ou par politique bienséance, quelques dons de portraits, de montres & de tabatiéres, qui marquent moins leur libéralité, que les bornes de leur pouvoir, lorsqu’il s’agit de faire du bien.

[42] Cette partie du récit de Zeinzemin feroit juger que Pilpai vivoit du tems d’Alexandre le Grand, on peu après ; ou que lorsque ce Prince entreprit de dompter Bucephale, il n’osa que ce que firent les premiers qui entreprirent de monter un cheval.

[43] La même avanture est arrivée à quelques-uns de nos Princes, mais au lieu d’entendre faire des éloges de leur gouvernement, ils n’apprirent que de mortifiantes vérités; & je crois qu’il en est peu à présent qui voulussent tenter une pareille épreuve.

[44] Ces Peuples, comme on verra dans ce Chant, étoient divisés par cantons, composés d’un certain nombre de familles qui prenoient leurs repas réglés en commun, & qui cependant étoient libres d’avoir chez eux des provisions, ou d’en tirer du magazin public de chaque contrée.

[45] La même coutume s’observoit chez les Péruviens : les labours & les moissons étoient des jours de fête, & la récolte étoit commune.

[46] Ce qui est ici & dans le reste du Poëme sur la police que Zeinzemin établit chez ses Peuples, fait assez comprendre que le systême général de cette police est à peu près le même que celui dont nous allons donner un court exemple.

Mille hommes, ou tel nombre que l’on voudra, de tous Métiers & de toutes Professions, se trouvent habitans d’une Terre suffisante pour les nourrir. Ils conviennent entr’eux que tout sera commun, & pour qu’il n’y ait point de confusion dans cette communauté, & que chacun y puisse contribuer pour sa part au nécessaire, sans dégout, sans ennui, sans fatigue, ils s’arrangent ainsi :

Tous ensemble cultivent les terres, ramassent, serrent les moissons & les fruits dans un même magazin. Dans l’intervalle de ces opérations, chacun travaille de sa Profession particulière. Il y a un nombre suffisant d’Ouvriers, soit pour façonner & préparer les productions de la terre, soit pour fabriquer tous meubles & ustenciles de différente espece. Les corps d’Ouvriers, pourvûs par le Public, d’outils & de matiere comme de subsistance, ne s’embarrassent que de la quantité de ce qu’ils doivent fournir, pour que personne ne manque de rien ; & cette quantité est également distribuée entre les membres de ce corps. Les ouvrages de l’art, comme toute autre provision, sont mis en magazin commun, ou bien on prépose des gens pour les distribuer à qui en demande.

Passons aux conséquences d’une telle police. 1. Il y a une réciprocité de secours qui n’est jamais interrompue. 2. Elle peut être observée dans toutes les Provinces d’un Empire comme dans une seule. 3. Personne n’est surchargé d’ouvrage, & tous les Citoyens sont encouragés. 4. Les Provisions de toute espece s’accumulent ; & il ne faut, par la suite, qu’un travail modéré pour entretenir celles qui ne sont pas d’un continuel usage, ou qui sont de durée. 5. Quoique tout soit commun, rien ne se prodigue, parce que personne n’a intérêt de prendre plus que le nécessaire, quand il est assuré de le trouver toujours ; car que feroit-il du superflu, où rien n’est vénal ? 6. Les Provinces du même État s’entre-communiquent ce qu’elles ont de surabondant, non par échange, ni par prêt, ni par vente, mais par des dons simples, ou mutuels. 7. Cette Nation peut, sans difficulté, commercer avec des Étrangers chez qui la police seroit toute différente, par un certain nombre de ses Citoyens, auxquels elle fournit les fonds de son commerce, & qui rapportent les marchandises à la communauté. Ce qui précede prouve que rien ne pourroit exciter de tels Commissionnaires à devenir infidèles, parce qu’il n’existeroit dans cette République aucun des motifs qui causent ordinairement l’infidélité ; de plus, ces Négocians publics, secourus de toute la Patrie, animés du désir de te signaler, pourroient faire les entreprises les plus heureuses. Ajoutons à tout ceci, qu’un tel arrangement politique couperoit racine à une infinité de vices.

Voilà, dira-t-on, un fort beau systême bien imaginé pour être placé dans la fable d’un Poëme : nous voulons même accorder à Pilpai que tout cela est vrai en spéculation, mais impossible en pratique. Cette objection tombe, si l’on prend garde que le but de ce Philosophe n’est que de faire voir d’ou vient cette contrariété entre la vérité & sa spéculation & le faux de la pratique ordinaire, fondée sur la morale vulgaire.

[47] La magnificence de cette Ville ne devoit pas être inconnue à notre Poëte.

[48] Notre Poëte, toujours d’accord avec lui-même, ne nous représente point ici une mere qui essaie par des vues ambitieuses, de forcer les inclinations de sa fille, mais elle lui donne simplement des avis que sa tendresse croit bons, laissant du reste une entiére liberté à cette Amante.

[49] La même coutume s’observe dans quelques Contrées de la Guinée; c’est le Prince qui fait les mariages.

[50] Nous avons déja dit que les Dives sont chez lesOrientaux ce que les Fées étoient chez nos Romanciers, & les Demi-Dieux chez les Anciens : ils en racontent de même mille fables ridicules ; il y en a de bienfaisantes & de mauvaises. Voyez sur cela la Bibliothéque Orientale de Bordelot, ainsi que sur ce que j’ai dit dans la Lettre à la Sultane au l’objet de Pilpai, ou Bidepai : cette derniére prononciation est la meilleure, mais j’ai suivi la plus en usage.

J’observerai ici que ce Poëte célebre a été plus judicieux, & dans le choix de son sujet qui est universel, & dans le choix de ses fictions, que la plupart de nos Poëtes anciens & modernes. Il personifie des idées morales & métaphisiques, qui sont de tous les tems & de toutes les nations ; allégories, auxquelles l’imagination se prête toujours volontiers, parce qu’elles lui présentent une peinture emblématique des actions & des pensées des hommes, comme des biens & des maux qui les environnent. Mille Divinités chimériques, les Centaures, les Harpies, les Sirènes, les Pégases, les Méduses, &c. sont des choses qui ne signifient rien, non plus que les Hippogrifes, les Ogres, les Géans, les Magiciens, &c. nul Monstre chez notre Poëte dont les membres prodigieusement assemblés, n’aient une signification énergique.

Il en est de certaines fictions comme des modes ; elles plaisent chez le Vulgaire où elles ont cours, après quoi elles deviennent fades & insipides : on les pardonne à ceux qui les ont employées dans leurs Poëmes, parce que l’usage l’exigeoit alors : on les excuse, dis-je, de ces peintures puériles, parce qu’ils les ont fait valoir par le dessein & le coloris, & parce qu’entre ces grotesques on trouve d’autres tableaux, dont les sujets sont dans le vrai, & noblement exprimés.

On pourroit donc mettre les meilleurs ouvrages des Anciens & de ceux qui les ont imités, au rang de l’Histoire de Richard sans peur, si on n’étoit quelquefois dédommagé du fratras de mille contes peu vraisemblables par les agréables peintures de l’Amour, des Ris, des Jeux, &c. comme par les descriptions touchantes du deuil, des soucis, de la vieillesse, de la faim, de l’indigence personifiés.

Pilpai, sans donner dans les visions outrées de son Pays ni de son tems, suit l’opinion reçue presque chez toutes les Nations, qu’il y a de bons & de mauvais Génies ; mais il la rectifie de manière à la faire gouter par-tout, il prend pour ses Dives bienfaisantes les Puissances qui régissent l’Univers, & qui devroient gouverner les hommes ; il les expose aux préjugés & aux vices qui les tirannisent : tout est vrai dans ses tableaux. Il personifie ici la Nature, la Beauté, l’Amour & leur suite à peu près comme ont fait la plupart des Poëtes Grecs, soit qu’il ait été informé de leur maniére, en conversant avec leurs Philosophes qui voyageoient fort souvent en Asie, soit parce que tous les hommes ayant les mêmes idées sur ces choses, elles ne peuvent se peindre que sur les mêmes desseins; mais l’on peut dire que Pilpai a renchéri sur la variété, la délicatesse & la nouveauté même des ornemens.

[51] Il y a, en effet, de ces sortes d’Isles enchantées au milieu des déserts de l’Afrique.

[52] Sous l’ingénieux emblême d’un jardin, dont les compartimens représentent une carte géographique, Pilpai vient de peindre le beau désordre de la Nature répandu sur la surface de notre Globe : pour completter son tableau, il y ajoute les ouvrages de l’art, & fait adroitement sentir en quoi cette imitatrice différe de celle qui lui fournit les modéles, ou lui donne occasion de les imaginer.

[53] Les Phisiciens prétendent que se sont des sucs métalliques qui teignent les pierreries dans les entrailles de la terre, & que les cristaux sont formés par des sels.

[54] On dit qu’il s’est quelquefois vu des feuilles de vignes dans lesquelles la séve avoit charié des paillettes d’or.

[55] Voyez le second chant.

[56] Par cette interruption Pilpai suspend adroitement le dénoûment de cet Épisode.

[57] L’œillet : cette fleur a, dit-on, beaucoup de ressemblance avec ce qu fait chez le Sexe les marques de la virginité, cette belle chimère que les hommes recherchent avec tant d’empressement.

[58] Zavaher, signifie fleur précieuse.

[59] On sera, sans doute, surpris du progrès rapide des enquêtes de Zeinzemin sur le coeur de Zavaher; mais il faut remarquer que les gradations méthodiques que nos Belles font observer à leurs Amans, n’étoient point en usage dans un Pays où regnoit la simple Nature.

[60] Ce nuage se nomme pour cela œil de bœuf ; il est un présage assuré d’un violent ouragan ; il paroît grandir à mesure qu’il descend, & occupe, enfin tout l’horizon.

[61] Les trompes marines : ce phénoméne est fréquent sur la Méditerranée & sur les côtes des Indes.

[62] Comme tout est fantastique dans le Palais du Mensonge, Pilpai veut ici parler de ces espéces de végétations pareilles à celles que le givre trace sur les vitrages d’un appartement.

[63] Ce trait caractérise bien le Mensonge ; car ordinairement ceux qui mentent, ne regardent point fixement la personne à laquelle ils parlent, & souvent en les fixant, on les déconcerte.

[64] Voyez le récit d’Adel Chant II.

[65] La plupart des loix contre l’usurpation, ont été faites par les usurpateurs ; & tel qui s’est enrichi par les injustices les plus criantes, fait un gré infini aux Puissances de réprimer le vol.

[66] Ils publient auparavant de beaux manifestes, fort éloquemment raisonnés.

[67] Il seroit en effet bien difficile de faire gouter nos maximes à des Peuples tels que ceux qui sont dépeints dans ce Poëme.

[68] Ce discours de la Ruse fait voir que la plupart de ceux qui ont travaillé à dépouiller les Peuples de leur barbarie, loin de les rapprocher de la Nature, n’ont fait que substituer des vices fardés à des vices brutaux; ils ont, pour ainsi dire, changé les frénésies des Nations en des maladies de langueur, qui les conduisent insensiblement à leur ruine, ou les raméne à leur premier état.

[69] Le bel axiome, Cuique suum : c’est dommage que les parts n’en puissent jamais être égalés : à quoi servent donc les balances de la Justice ?

[70] Le Poëte n’a point parlé de la navigation, ni de cette sorte de commerce dans le récit des réglemens que Zeinzemin a faits dans ses États, Chant III. Pour ne point charger ce discours de trop de détails, il observe par-tout, comme ici, suivant le précepte d’Horace, de laisser toûjours quelque chose à dire dans un autre tems.

[71] Voyez les réflexions que nous avons faites sur cette espece de Commerce au Chant III.

[72] En traduisant ce discours, que l’Auteur met dans la bouche de la Ruse, j’avois fait dessus quelques réfléxions ; mais lisant peu après celles que fait Adel, j’effaçai les miennes, à l’exception de celle-ci: que c’est pourtant sur la pratique de pareilles maximes que sont moulés & façonnés les panégyriques de la plûpart des héros anciens & modernes.

[73] Effectivement le discours de la Ruse ne devoit pas être fort intelligible pour Zeinzemin : le Poète néanmoins observe de la faire parler comme si elle étoit entendue ; il fait par-là délicatement appercevoir qu’en voulant surprendre ce Prince, elle se trompe elle-même.

[74] En Morale & en Politique, ainsi qu’en Méchanique, les machines les plus simples sont les plus estimables & les meilleures.

[75] Voyez Chant II.

[76] Cette réflexion justifie le Poëte d’avoir mis dans la bouche profane de la Ruse la plupart des maximes de notre Morale ; Morale d’institution humaine qu’on peut, en quelque sorte, regarder comme criminelle & attentatoire, en comparaison des loix invariables que la Divinité a dictées à la Nature ; & on peut dire dans ce sens que des Peuples qui vivroient sous ces loix sacrées, seroient coupables & insensés, s’ils leur en substituoient d’autres.

[77] Le Poëte a, je pense, pris cette idée de la fameuse muraille de la Chine de 500 lieues de longueur, qui enferme cet Empire du côté de la Tartarie.

[78] Le deuxième tome est disponible sur Gallica - http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k844538.r=morelly.langFR (Note du correcteur – ELG.)